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Mystique féminine de toutes traditions





Mystique féminine de toutes traditions




RAB’IA c.713-801

HADEWIJCH ~ 1260

MARGUERITE PORETE ~1250-1310

JULIENNE DE NORWICH ~ 1343-apr.1416

CATHERINE DE GÊNES  1447-1510

LA BHAKTI

La Perle Evangélique  1535

CECILE de la NATIVITE 1570-1646

Madame GUYON 1648-1717

ETTY HILLESUM 1914-1942





En assemblant les textes transcrits de mystiques femmes je découvre le déséquilibre : une seule femme en traditions des pays en terres d’Islam pour dix-sept noms recensés ! Aucune en extrême orient boddhiste ou non. La situation est meilleure en Occident où sept figures apparaissent sur plus vingt-cinq noms recensés1. D’où l’intérêt de présenter le sixième réservé à l’autre moitié du genre humain.

Ce tome regroupe les figures en dix livres disponibles séparément.






RAB’IA


Quatrième (= Râb’ia) fille d’une famille très pauvre, s’il faut en croire Attar, elle se serait très tôt retrouvée orpheline. La tradition rapporte que vendue comme esclave, elle fut remise en liberté par son maître qui la découvrit un jour absorbée dans la prière et enveloppée dans la lumière. D’autres sources affirment qu’elle aurait été joueuse de flûte.

Sources et aperçu biographique reportés en fin de citations ou « dits ».

1

On raconte que Rabi'a — le Très-Haut l’ait en sa miséricorde — lorsqu’elle faisait la prière du soir, se tenait debout sur le toit de sa maison, serrait son voile et sa chemise et disait :

« Mon Dieu, les étoiles resplendissent, les yeux dorment, les rois ferment leurs portes, chaque amant se retire avec son aimée. Me voici : je demeure entre tes mains. »

Puis elle s’abîmait dans la prière.

À l’aurore, quand se levait la lumière, elle disait :

« Mon Dieu, la nuit s’en est allée, le jour resplendit Oh, je voudrais savoir si Tu as accepté ma nuit — et quelle serait alors ma joie ! — ou si Tu l’as rejetée — et je saurais alors me résigner.

« Par ta gloire, tel sera mon perpétuel souci, aussi longtemps que Tu me feras vivre et me soutiendras.

« Oui, par ta gloire, si Tu me chassais de ta porte je ne m’éloignerais pas. Car dans mon cœur est tombé l’amour de Toi. »

Puis elle chantait :

Ô ma joie, mon désir, ô mon appui,

Mon compagnon, ma provision, ô mon but,


Tu es l’esprit du cœur, Tu es mon espoir,

Tu es mon confident, mon désir de Toi est mon viatique.


Sans toi, ô ma vie, ô ma confiance,

Je ne me serais jamais lancée dans l’immensité du pays.


Combien de grâce s’est montrée,

Combien de dons et de faveurs Tu as pour moi !


Désormais ton amour est mon but et mon délice

Et la splendeur de l’œil de mon cœur assoiffé.


Tant que je vivrai, je ne m’éloignerai pas de Toi.

Tu es seul maître de l’obscurité de mon cœur.



Si Tu trouves plaisir en moi,

Alors, ô désir du cœur, ma joie débordera ! » (10)2


2

On demanda à Rabi'a :

« Comment as-tu atteint cet état suprême de la vie spirituelle ?

– En répétant ces mots, répondit-elle :

« Mon Dieu, je prends refuge en Toi contre tout ce qui me détourne de Toi.

Contre tout ce qui s’interpose entre Toi et moi » (1)


« Je T’aime de deux amours : l’un, tout entier d’aimer,

L’autre, pour ce que Tu es digne d’être aimé.


Le premier, c’est le souci de me souvenir de Toi,

De me dépouiller de tout ce qui est autre que Toi.


Le second, c’est l’enlèvement de tes voiles

Afin que je Te voie.


De l’un ni de l’autre, je ne veux être louée,

Mais pour l’un et pour l’autre, louange à Toi ! »(2)


*

On rapporte que Rabi'a fit un pèlerinage à La Mecque. Lorsqu’elle vit la kaaba, elle s’exclama :

“Ceci est l’idole adorée sur la terre.

« Dieu n’y est jamais entré. Mais jamais il ne l’a quittée.” (3)


*

« Qui nous fera voir notre Aimé ?, soupirait un jour Rabi'a.

— Notre Aimé est avec nous, lui répondit sa servante. Mais le monde nous a coupés de Lui. »(5)


*

Un jour qu’il était assis devant Rabi'a, Al-Thawri lui fit cette demande :

« Apprends-nous les merveilles de la sagesse que Dieu t’a révélées !

— Heureux serais-tu, s’exclama-t-elle, si tu n’aimais pas le monde ! »

Et pourtant Al-Thawri était un ascète et un sage. Mais elle considérait que scruter les paroles du Prophète et rechercher les hommes était déjà le premier pas vers le monde. (5)


*

Un jour, un groupe de jeunes gens vit Rabi'a qui courait en grande hâte, du feu dans une main et dans l’autre de l’eau.

Ils lui demandèrent : “Où vas-tu ainsi, Maîtresse ? Que cherches-tu ?

– Je vais au ciel, répondit-elle. Je vais porter le feu au Paradis et verser l’eau dans l’Enfer.

“Ainsi le Paradis disparaîtra, et l’Enfer disparaîtra, et seul apparaîtra Celui qui est le but.

« Alors les hommes considéreront Dieu sans espoir et sans crainte, et ainsi ils L’adoreront.

‘Car s’il n’y avait plus l’espoir du Paradis ni la crainte de l’Enfer, est-ce qu’ils n’adoreraient plus le Véridique ? Est-ce qu’ils ne Lui obéiraient plus ?” (4)


*

Al-Thawri dit un jour à Rabi'a :

‘Tout contrat a sa condition, toute foi sa vérité. Quelle est la vérité de ta foi ?

– Je ne L’ai adoré, répondit-elle, ni par crainte de son Enfer ni par espoir de son Paradis.

“Car, alors, j’aurais été comme un mauvais serviteur qui travaille lorsqu’il a peur ou lorsqu’il veut être récompensé.

« Je ne L’ai adoré que par amour et par pure passion de Lui.” (5)


*

Un homme demanda un jour à Rabi'a :

« J’ai commis de nombreux péchés et j’ai multiplié les désobéissances. Si j’en éprouve du repentir, Dieu me pardonnera-t-Il ?

— Non, répondit-elle : c’est seulement s’Il te pardonne que tu te repentiras. » (6)


*

Sahf ben Manzur nous a rapporté ceci :

Un jour, j’entrai chez Rabi'a alors qu’elle était abîmée dans l’adoration.

Quand elle s’aperçut de ma présence, elle leva la tête. Et voici que le lieu où elle se tenait fut comme inondé de l’eau de ses larmes.

Je la saluai. Elle vint vers moi et me dit ces mots : « Mon enfant, que cherches-tu ?

— Je suis venu pour te saluer », répondis-je.

Alors, éclatant en sanglots : « Cache-moi en Toi, mon Dieu ! s’écria-t-elle. Cache-moi en Toi ! »

Elle murmura quelques invocations, puis à nouveau s’enferma dans la prière. (7)


*

Rabi'a dit un jour à Sufyan :

‘Tu n’es qu’une somme de jours. Quand un jour s’en va, avec lui s’en va une part de toi-même.

« Et quand s’en va une partie, le tout est bien près de s’en aller.

‘Tu sais tout cela. Hé bien, agis !’ (7)


*

« La terre pourrait bien appartenir à un homme, disait-elle : il n’en serait pas plus riche pour autant.

— Et pourquoi ? lui demanda-t-on.

— Parce que, répondit-elle, la terre périra. » (8)


*

« Lorsque nous demandons pardon, disait-elle, il faut d’abord nous faire pardonner le manque de sincérité de notre demande. » (8)


*

Certains passaient leur temps à maudire ce monde.

Mais elle leur rappelait : ‘Le Prophète a dit : « Celui qui aime une chose s’en souvient continuellement. »

‘Que vous vous souveniez tant et tant du monde, montre bien comme vos cœurs sont vains.

‘Car si vous étiez vraiment noyés dans ce qui n’est pas le monde, vous n’en auriez pas même le souvenir !’ (8)


*

On raconte que Rabi'a était malade. Quand on lui demanda quelle en était la cause, elle répondit :

« Cette nuit, peu de temps avant l’aurore, mon cœur s’est pris à désirer le Paradis. Et Dieu m’a frappée de cette épreuve pour m’amener à Le craindre. » (9)


*

Sufyan lui dit encore : ‘Rabi'a, quelle est la chose que désire ton cœur ?

– Sufyan, répondit-elle, comment un homme aussi savant que toi peut-il s’exprimer de cette manière ?

“Dieu sait si, depuis douze ans, je désire des dattes mûres ! Et ici, à Basra, elles ne manquent pas… Pourtant, jusqu’à aujourd’hui, je suis restée sans en manger.

« Je ne suis qu’une servante, et il ne m’est pas donné de suivre les penchants de mon cœur. Si j’avais voulu contre sa volonté, j’aurais été une ingrate.” (9)


3

Un spirituel nous a rapporté ceci.

Alors que j’avais invoqué Rabi'a, elle m’apparut dans mon sommeil. Et elle disait :

« Tes dons nous parviennent sur des plateaux de lumière, couverts de voiles de lumière. » (8)


*

Un jour qu’elle était en chemin vers la kaaba, dit-on, elle demeura seule dans le désert et s’écria :

‘Mon Dieu, mon cœur est tout bouleversé parmi tant de merveilles !

« Mais je suis argile et la kaaba est une pierre. Mon désir, c’est de voir ton visage !’

Alors une voix l’appela d’auprès du Très-Haut :

‘Ô Rabi'a ! Comment pourrais-tu accomplir à toi seule ce qui demande le sang du monde entier ?

« Quand Moïse a voulu voir notre visage, Nous n’avons jeté sur la montagne qu’un seul atome de lumière, et il est tombé à terre foudroyé.’ (9)


*

Une nuit, alors que Rabi'a veillait en prière, une écharde de roseau se planta dans son œil.

Mais elle ne s’en aperçut même pas, tant l’amour de Dieu était enraciné dans la profondeur de son cœur. (9)


*

Un jour, dit-on, Rabi'a gravit une montagne. Les gazelles qui l’habitaient vinrent l’entourer et restèrent à ses côtés sans aucune crainte.

Mais lorsque Hasan al-Basri la rejoignit, toutes s’enfuirent.

« Pourquoi les gazelles se sont-elles enfuies en me voyant, lui demanda-t-il, alors qu’elles restaient tranquillement auprès de toi ?

— Hasan, lui dit-elle, qu’as-tu mangé aujourd’hui ?

— Un plat cuisiné à l’huile.

— Toi qui manges leur graisse, comment veux-tu qu’elles ne te fuient pas ? » (9)


*

Un jour Rabi'a était assise sur les bords de l’Euphrate quand Hasan al-Basri l’aperçut.

Il jeta son tapis sur l’eau et y monta

‘Rab’ia, lui cria-t-il-t-il, viens avec moi !. Prions ensemble et prosternons-nous sur l’eau !

Maître, lui répondit Rabi'a, est-ce que ce sont les choses de ce monde que tu souhaites montrer à ceux du monde prochain ?

« Montre-nous plutôt ce que le commun des hommes ne peut pas faire ! »

Ayant ainsi parlé, elle jeta son tapis dans les airs et y monta.

« Hasan, viens ! l’appela-t-elle. Ici nous serons en lieu sûr, loin des yeux de la foule. »

Puis, pour le consoler

‘Maître, lui dit-elle, ce que tu as fait, les poissons aussi peuvent le faire. Ce que j’ai fait, les mouches aussi savent le faire.

« Mais ce qui seul importe, c’est d’atteindre un degré plus élevé que celui auquel nous sommes à présent.’ (9)


*

On rapporte que Hasan al-Basri fit un jour ce récit.

Je restai une fois une nuit et un jour entiers auprès de Rabi'a et nous parlâmes avec une telle ardeur de la voie spirituelle et des mystères du Vrai que nous en avions oublié que j’étais un homme et elle une femme.

Mais, quand nous eûmes terminé cette conversation, je sentis que je n’étais qu’un pauvre homme et combien elle, au contraire, était riche de dévotion. (9)


*

« Te marieras-tu un jour ? demanda Hasan al-Basri à Rabi'a.

— Le mariage, lui répondit-elle, est utile à qui peut choisir. Quant à moi, je n’ai pas le choix de ma vie. Je suis à mon Seigneur et vis dans l’ombre de ses commandements. Ma personne n’a aucune valeur.

— Comment en es-tu arrivée là ? lui demanda-t-il encore.

— Par mon abandon au Tout. » (9)


*

« Toi, tu sais le pourquoi des choses, lui dit Hasan, mais nous, il ne nous est pas donné de le connaître. »

Puis il ajouta : ‘Rabi'a, parle-moi de ce qui t’a été révélé.

– Aujourd’hui, lui répondit-elle, je suis allée au marché avec deux rouleaux de corde.

“Je les ai vendus deux pièces d’or pour acheter à manger.

« Alors j’ai pris l’une des pièces et je l’ai tenue entre mes mains de peur que, si je les avais prises toutes les deux ensemble, elle ne me fassent perdre le droit chemin.” (9)


*

« D’où es-tu venue ? lui demanda-t-on.

— De l’autre monde.

— Et où vas-tu ?

— Vers l’autre monde.

— Et que fais-tu en ce monde-ci ?

— Je m’en moque.

— Et de quelle façon t’en moques-tu ?

— Je mange son pain et je fais les œuvres de l’autre monde. »(9)


*

‘Toi qui es si douée pour la parole, lui demanda-t-on encore, sais-tu aussi garder le lieu où l’on attache les chevaux ?

– Oui, en vérité, répondit-elle : ce lieu-là, j’en suis la gardienne.

« Car je n’ai rien laissé s’échapper de ce qui est au-dedans de moi et je n’ai rien laissé entrer de ce qui est au-dehors. » (9)


*

Rabi'a disait encore ceci :

‘Il est impossible au regard de distinguer les différentes stations de la voie qui mène à Dieu. Il est impossible à la langue de parvenir jusqu’à Lui.

« Aussi éveille ton cœur ! Si ton cœur s’éveille, tes yeux verront le chemin et tu parviendras sans peine à la Station.’ (9)


*

On raconte que Rabi'a se retirait l’été dans une maison isolée dont jamais elle ne sortait.

« Maîtresse, lui dit un jour sa servante, sors un peu de cette maison ! Viens ici contempler les signes de la puissance du Très-Haut.

— Non, toi plutôt, lui répondit Rabi'a, entre ! Viens contempler ici en Elle-même la Puissance. »

Et elle ajouta : « Ma tâche est de méditer la Puissance. » (9)


*

On raconte qu’elle disait avec beaucoup de tristesse : « Mon Dieu, au Jour de la Résurrection, si Tu décidais de m’envoyer dans les flammes, je révélerais un secret qui pourrait éloigner de moi le feu pour mille ans ! » (9)


*

Elle disait :

‘Tout le bien que Tu m’as destiné dans ce monde, donne-le à tes ennemis.

« Tout le bien que Tu m’as destiné au Paradis, donne-le à tes amis.

‘Moi, je n’aspire à rien d’autre que Toi.’ (9)


4

Sufyan al-Thawri nous a rapporté ceci.

Une nuit, j’étais chez Rabi'a. Elle pria jusqu’à l’aube, et je priai moi aussi.

Lorsque vint le matin : « À présent, me dit-elle, jeûnons ! Il nous faut rendre grâce pour les prières que nous avons faites cette nuit. » (9)


*

Rabi'a apparut dans un rêve. On lui demanda ce qu’elle avait répondu à Munkar et à Nakir, les gardiens de l’autre monde, lorsqu’elle s’était trouvée devant eux.

‘Munkar et Nakir, dit-elle, sont venus chez moi et m’ont interrogée : « Qui est ton Seigneur ? »

‘Voici ce que je leur ai répondu : ‘Anges, allez dire ceci à Sa Majesté Dieu le Très-Haut :

« Comment ! parmi tous tes serviteurs, c’est moi que Tu ordonnes d’interroger, moi, une vieille femme ?

le suis celle qui n’a connu personne d’autre queToi. T’ai-je oublié une seule fois pour qu’ainsi Tu envoies Munkar et Nakir me poser des questions ?’ (9)


*

Said ben Uthman nous a rapporté ceci.

J’étais avec Dhu-l-Nun al-Misri — que Dieu l’ait en sa miséricorde — dans la terre de perdition des fils d’Israël. Et voici que quelqu’un s’approcha.

Je dis à mon compagnon : « Maître, il y a ici quelqu’un.

— Regarde qui c’est, me répondit-il. Seul un ami de Dieu peut poser les pieds en ce lieu. »

J’allai voir et constatai que c’était une femme. « C’est une femme, lui dis-je, une amie de Dieu, par le Seigneur de la kaaba ! »

Il se dirigea vers elle et la salua. Elle lui dit : « Convient-il aux hommes de parler avec les femmes ?

— Je suis ton frère, Dhu-l-Nun, lui répondit-il. Je ne suis pas de ceux envers qui l’on peut avoir de tels soupçons.

— Sois le bienvenu ! lui dit-elle alors. Dieu te fasse vivre en paix ! »

Il lui demanda ce qui l’avait poussée à venir jusqu’en ce lieu :

‘C’est, dit elle, un verset du Livre de Dieu — gloire et puissance a Lui — de sa Parole — qu’Il soit exalté : « Mais la terre n’est-elle pas assez vaste devant vous ? Qu’avez-vous à ne pas émigrer ? »

Il lui demanda de lui décrire l’amour :

« Mon Dieu, dit-elle, tu le connais ! Car tu parles avec la langue du savoir. Est-ce à moi que tu demandes cela ?

À qui demande, il faut répondre ! », insista-t-il.

Alors elle chanta :

Ô aimé de mon cœur, je n’ai que Toi.

Aie pitié d’un pécheur qui vient à Toi.


O mon espoir, mon repos, ô ma joie,

Le cœur ne veut aimer d’autre que Toi. (10)


Mon repos, ô frères, est dans ma solitude,

Mon Aimé est toujours en ma présence.


Rien ne peut remplacer l’amour que j’ai pour Lui,

Mon amour est mon supplice parmi les créatures.


Partout où j’ai contemplé sa beauté,

Il a été mon mihrab et ma qibla.


Si je meurs de cet amour ardent et s’Il n’est satisfait,

Oh, cette peine aura été mon malheur en ce monde !


Ô médecin du cœur, Toi qui es tout mon désir,

Unis-moi à Toi d’un lien qui guérisse mon âme.


Ô ma joie, ô ma vie pour toujours !

En Toi mon origine, en Toi mon ivresse.


J’ai abandonné entièrement les créatures dans l’espoir

Que Tu me lies à Toi. Car tel est mon ultime désir. (10)


*

Parmi les paroles de Rabi'a — que Dieu, grâce à elle, nous ait en sa protection —, en voici une :

« Ce qui a paru de mes actions, je le compte pour rien. » (11)

Rabi'a disait :

‘Toute chose porte son fruit.

« Le fruit du savoir et de la connaissance, c’est de s’approcher de Dieu.’ (12)


*

Sufyan l’interrogea un jour :

« Quel est pour le serviteur le meilleur moyen de s’approcher de Dieu ?

— En ce monde comme dans l’autre, ne rien chercher que Lui. » (12)

*

On demanda à Rabi'a à quel moment le serviteur de Dieu se trouve dans un état d’abandon :

« Quand le malheur le réjouit aussi bien que le bonheur. » (6)


*

Azhar b. Haroun a rapporté ceci.

Rabah al-Qaysi, Salih b. ‘Abd al-Galil et Kilab se rendirent chez Rabi'a et commencèrent à parler des choses du monde en les blâmant.

Rabi'a observa alors :

« Dans vos cœurs je vois le monde, avec ses plus beaux herbages de printemps 1

— Qu’est-ce qui peut te faire supposer de nous une telle chose ? s’étonnèrent-ils.

— Vous avez posé le regard sur ce qui était le plus près de vos cœurs, et c’est de cela qu’ensemble vous avez parlé. » (7)


*

Ga'far b. Suleyman nous a rapporté ceci.

Sufyan al-Thawri me prit par la main et me dit : « Viens voir celle qui me guide. Si je la laissais, je ne trouverais personne d’autre à quoi me fier. »

Quand nous entrâmes chez elle, Sufyan leva la main et s’exclama : « Mon Dieu, je te demande le salut ! »

Alors Rabi'a se mit à pleurer.

« Qu’est-ce donc qui te fait pleurer ? lui demanda-t-il.

— C’est toi qui me fais pleurer.

— Et pourquoi ?

— Ne sais-tu pas que le salut consiste dans l’abandon des choses du monde ? Et comment le pourrais-tu, toi qui en es tout souillé ? »


*

Devant Rabi'a, Al-Thawri soupira un jour : ‘Hélas, quelle tristesse !

– Non, s’exclama Rabi'a, ne mens pas ! Dis plutôt : « Quel manque de tristesse ! »

« Si vraiment tu étais triste, tu ne te réjouirais pas autant de la vie. » (7)


*

Alors qu’elle était occupée à recoudre sa tunique à la lumière d’un brasier, elle laissa son cœur s’égarer durant un certain temps.

Puis elle se reprit.

Alors elle déchira la tunique, et son cœur revint à lui. (8)


5

On demanda à Rabi'a comment elle voyait l’amour :

‘Entre l’amant et l’aimé, dit-elle, il n’y a pas de distance.

« Il y a seulement ce que dit la nostalgie, ce que décrit le goût.

‘Qui a goûté a connu. Mais qui a décrit ne s’est pas décrit.

‘En vérité, comment peux-tu décrire une chose quand, en sa présence tu es absent, en son existence tu es dissous, en sa contemplation tu es défait ?

‘Quand, guéri d’elle, tu es ivre, abandonné à elle tu es comblé, joyeux à cause d’elle, tu brûles d’amour ?

‘La grandeur rend la langue muette. La perplexité empêche le lâche de s’exprimer. La jalousie dérobe les regards aux créatures. L’étonnement interdit à l’esprit toute certitude.

‘Alors, il n’y a que continuel étonnement, perplexité incessante, cœurs errants, secrets cachés, corps épuisés. Et l’amour, avec son inflexible pouvoir, gouverneur des cœurs.


Oh, aie pitié des amoureux !

Leurs cœurs sont égarés dans le dédale de l’amour,


Le jour de la résurrection de leur amour est arrivé.

Leurs âmes se tiennent debout, comblées de faveurs,


En vue du Paradis d’une perpétuelle union

Ou de l’Enfer d’un éternel éloignement des cœurs’ (13).


*

‘Ô Rabi'a, lui demanda-t-on, toi qui excelles dans les choses de l’amour, pourquoi t’a-t-on donné ce nom3? Le lieu du repos est unique : d’où vient alors cette multiplicité et cet assemblage ?

– Ô hommes, répondit-elle, l’harmonie est la condition de l’amitié.

« J’ai regardé le Prophète du désir et de la crainte jusqu’à ce qu’il boive l’océan de l’amour.

« Alors je l’ai vu dans la caverne dire à son ami : ‘Ne t’attriste pas ! Dieu est avec nous ! »

‘Que penses-tu de ces deux-là si, avec eux, le troisième est Dieu ?

‘Je me suis approchée de la solitude de la caverne dans une attitude de totale allégeance. Mais, de l’intérieur du rocher, la jalousie m’a crié : ‘Quelle est cette amoureuse craintive qui a ôté le masque et, hors de nous, n’a pas trouvé la joie » (13)


*

Ma coupe, mon vin, mon hôte sont Trois.

Et moi qui vais quêtant l’amour : Quatre.


Celui qui verse le vin remplit sans cesse

La coupe de la joie et de la grâce.


Quand je suis regard, je ne me vois que pour Lui,

Quand je suis présence, je ne me vois qu’avec Lui.


Ô toi qui me blâmes, j’aime sa beauté !

Par Dieu, mes oreilles n’écoutent pas ton reproche.


Combien de nuits avec mes passion et mes peines,

Laissant couler de mes yeux des ruisseaux de larmes !


Aucune de mes larmes n’est remontée.

Et mon union avec Lui n’a pas duré.


Mon œil blessé ne dort jamais. (13)


Alors que Rabi'a se trouvait dans l’amitié de Dieu, Ahmed l’entendit parler ainsi :


Je T’ai placé dans mon cœur comme mon confident.

J’ai offert mon corps à qui veut s’asseoir près de moi.


À celui-là, mon corps prête sa compagnie.

Mais Celui que j’aime est le compagnon de mon cœur. (14)


*

Alors que Rabi'a se trouvait dans la crainte de Dieu, Ahmed l’entendit parler ainsi :


Faible est ma provision, incapable de me mener au terme.

Sont-ils à cause d’elle, mes pleurs ; ou du trop long chemin ?


Ô but de mon désir, me brûleras-tu de ton feu ?

Où donc est mon espoir en Toi, où donc ma crainte ? (14)


*

On demanda un jour à Rabi'a : « De quelle manière aimes-tu le Prophète — que soit sur lui la bénédiction et la paix ?

— je l’aime, dit-elle d’un grand amour, mais mon amour du Créateur m’a détournée de l’amour pour les créatures. » (5)


*

On dit qu’elle resta quarante ans sans lever la tête, tant elle avait de honte à se montrer face à Dieu. (8)


*

Rabi'a se heurta la tête contre un angle et commença à perdre du sang. Mais elle n’y prêta pas attention.

« Tu ne sens donc pas la douleur ? lui demanda-t-on.

— Le souci de me conformer à la volonté de Dieu, dit-elle, dans tout ce qui arrive m’empêche de sentir ce que vous voyez. » (8)


*

Elle entendit un lecteur du Coran proclamer : « Ce jour-là, les habitants du Paradis auront en toutes choses leurs délices.

— Malheureux les habitants du Paradis, soupira-t-elle alors, eux et leurs femmes ! » (8)


*

Un des savants de Basra vint rendre visite à Rabi'a et commença à lui parler des joies de ce monde.

‘Hélas, lui dit Rabi'a il est évident que tu aimes ce monde. Car celui qui aime une chose s’y réfère souvent. Celui qui veut acheter des vêtements, il en parle beaucoup.

« Si vraiment tu as renoncé à ce monde, pourquoi te préoccupes-tu tant de ses bonheurs et de ses malheurs ?’ (9)


*

Au cours d’un de ses entretiens intimes avec Dieu, Rabi'a lui fit un jour cette demande :

« Mon Dieu, pourrais-tu vraiment brûler dans le feu un cœur qui T’aime ? »

Et au fond d’elle-même une voix s’éleva :

‘Non, Nous serions incapables de le faire !

« Ne conçois donc pas contre Nous de pensées si mauvaises !’ (46)


6

Elle dit un jour à Sufyan :

« Quel homme extraordinaire tu serais si seulement tu ne désirais pas le monde !

— En quoi peut-on dire que je le désire ? demanda-t-il.

— Dans les dits et les faits du Prophète, répondit-elle. Dans les hadith, c’est là qu’est ton désir du monde ! » (8)


*

Elle sema. Mais sur ses semis s’abattirent les sauterelles.

Alors elle pria :

‘Mon Dieu, charge-Toi de mon pain quotidien.

« Selon ta volonté, nourris-en tes ennemis comme tes saints.’

Et à ces mots les sauterelles s’en allèrent comme si jamais elles n’étaient venues. (8)


*

‘Je n’ai jamais écouté l’appel à la prière, disait-elle, sans me souvenir de Celui qui annoncera le Jour de la Résurrection.

« Je n’ai jamais regardé la neige sans me souvenir de ce jour où seront déployés les rouleaux.

‘Je n’ai jamais regardé les sauterelles sans me souvenir du Rassemblement.’ (8)


*

Elle demanda à Sufyan al-Thawri :

« Pour toi, qu’est-ce que la générosité ?

— Pour les fils de ce monde, répondit-il, c’est de donner largement leurs propres biens. Pour les fils de l’autre monde, c’est de se donner largement eux-mêmes.

— Non, tu te trompes.

— Qu’est-ce donc alors pour toi ?

— C’est de le servir par amour, sans en chercher aucun avantage ni aucune récompense. » (8)


*

On raconte que la servante de Rabi'a était en train de préparer pour sa maîtresse un plat à l’huile, mais elle n’avait pas d’oignon : « Je vais, dit-elle, en demander à notre voisine et je reviens tout de suite. »

Mais Rabi'a lui déclara alors : « Voici quarante ans que je me suis engagée auprès de Dieu à ne rien demander à personne d’autre qu’à Lui. Si l’oignon manque, hé bien, tant pis ! »

Aussitôt apparut un oiseau qui portait un oignon. La servante le pela, le coupa en morceaux et le jeta dans la poêle.

Mais Rabi'a ne mangea pas de ce plat et se contenta de pain.

« Les hommes, dit-elle, ne doivent pas se laisser séduire par les ruses de Satan. » (9)


*

On raconte que Rabi'a envoya à Hasan al-Basri ces trois choses : de la cire, une aiguille et un cheveu.

Elle ordonna au messager de lui dire ceci :

‘Hasan, brûle-toi comme cette cire, et éclaire les hommes !

« Commence par être nu comme cette aiguille. Et, alors seulement, livre-toi à l’action !

‘Lorsque tu auras fait ces deux choses-là, fais-toi aussi fin que ce cheveu si tu veux que ton effort n’ait pas été en vain.’ (9)


*

On demanda à Rabi'a : « Celui que tu adores, Le vois-tu ?

— Si je ne Le voyais pas, répondit-elle, e ne pourrais pas L’adorer. » (9)


*

On dit qu’elle pleurait sans cesse. Un jour, on lui demanda la raison de toutes ces larmes :

‘ Je crains toujours qu’à la dernière minute une Voix ne s’exclame : « Non, Rabi'a n’est pas digne d’être en notre Présence » (9)


*

Elle disait encore :

‘Le fruit de la science spirituelle est de détourner ton visage du créé pour le tourner vers le Créateur.

« Car il n’est de connaissance que la connaissance de Dieu.’(9)


*

On raconte qu’un groupe de personnes pieuses se rendit chez Rabi'a.

Elle interrogea l’une d’elles : « Dis-moi, pourquoi adores-tu Dieu ?

— Par peur des flammes, répondit celle-ci.

— Par crainte du feu et par désir du Paradis, répondit une autre. »

Rabi'a dit alors : ‘Quel mauvais adorateur, celui qui adore Dieu dans l’espoir d’entrer au Paradis ou par peur des flammes !

« S’il n’y avait pas de Paradis ni d’Enfer, ajouta-t-elle, est-ce qu’alors vous ne L’adoreriez pas ?’

À leur tour, ils lui demandèrent : « Et toi, pourquoi adores-tu Dieu ?

— Je l’adore pour Lui-même. Ne me suffit-il pas que, dans sa grâce, Il m’ordonne de L’adorer ? » (9)


*

On raconte encore que des hommes pieux vinrent rendre visite à Rabi'a.

La voyant couverte de vêtements déchirés, ils lui firent remarquer :

« Beaucoup de gens t’aideraient volontiers si tu leur demandais leur aide. »

Mais elle leur répondit :

‘J’aurais honte de demander aussi peu que ce soit des biens du monde.

« Car les choses de ce monde n’appartiennent à personne. Celui qui les a en mains n’en dispose qu’à titre de prêt.’

Alors les visiteurs se dirent entre eux : « Vraiment cette femme a des sentiments pleins de noblesse ! » (9)


*

Ils lui demandèrent ensuite :

‘Dieu a couronné la tête de ses Amis et les a entourés de la grâce des miracles. Aucune femme, cependant, n’a jamais atteint ses demeures. Toi, comment as-tu donc obtenu ce rang ?

– Ce que vous avez dit est vrai, répondit-elle.

“Mais l’orgueil, le mensonge et la fausse prétention à la divinité n’ont jamais eu leur origine chez une femme.

« Ce n’est pas une femme qui a été corrompue par une autre femme.” (9)


7

Souveraine du lieu de sa réclusion, voilée du voile de la sincérité, brûlée du feu de l’amour et du désir, assoiffée de la Proximité et du Respect, abandonnée dans l’Union, regardée par les hommes comme une autre Marie, pure comme la pureté même, telle fut Rabi'a — que Dieu l’ait en sa miséricorde.

Si l’on me demandait : « Pourquoi l’avoir rangée au nombre des hommes ? », je répondrais ceci :

Les saints prophètes — que la paix soit avec eux — ont dit : « Dieu ne regarde pas à vos formes… »

Ce qui compte n’est pas l’image, mais l’intention. Ainsi que l’a enseigné le Prophète : « Au Dernier Jour les hommes seront rassemblés et jugés selon leur intention. »

Puisque nous avons appris le tiers de notre religion de la fidèle A'isha — que Dieu la garde en son amour —, il nous paraît possible de tirer un profit spirituel de l’une de ses servantes.

Celle qui s’avance vers Dieu sur le même chemin que les hommes, on ne peut l’appeler femme.

De même Abbasa al-Tusi a dit :

Quand, au Jour de la Résurrection, nous serons appelés : « Hommes, venez ! » le premier à s’avancer dans le rang des hommes sera Marie — que la paix soit avec elle.

Si, ce Jour-là, Hasan ne la voyait pas parmi les hommes, alors il quitterait l’assemblée.’

La signification de cette vérité est que, là où sont les mystiques, il n’y a pas entre eux de différence au regard de l’Unité de l’être.

Dans cette Unité, que reste-t-il de l’existence du moi et du toi ? Et donc comment peut-il y avoir encore homme et femme ?

Ainsi que l’a dit aussi Abu Ali al-Farmidhi — que Dieu le garde en son amour — :

La Prophétie est la gloire et la noblesse même. Elle ne connaît ni grandeur ni décadence.

« Et il n’y a pas de doute que l’Amitié soit de même sorte.’ (9)


SOURCE4


Rabi'à, « Les Chants de la recluse », textes choisis et traduits de l’arabe par Mohammed Oudaimah, Arfuyen, 2006. Etabli en collaboration avec Gérard Pfister à partir de l’édition critique de Abdarrahman Badawi Shadihat al-ilahi, Rabia al-Adawiyya, Université du Caire, 1954. (J’ai éliminé « Râbi’a de feu et de larmes », Salah Stétié, Fata Morgana, estimé trop « poétique »).

Les chiffres figurant entre parenthèses à la fin de chaque fragment indiquent la source à laquelle il est pris : (1) Abu Bakr al-Hosni ; (2) Al-Makki ; (3) Ibn Tamiyya ; (4) Aflaki ; (5) Al-Zabidi ; (6) Al-Qushayri ; (7) Ibn al-Gawzi ; (8) Manawi ; (9) Attar ; (10) Hurrayfish ; (11) Al-Amili ; (12) Al-Garni ; (13) Ibn Ganim al-Maqdisi ; (14) Abu Bakr al-Hosni.

Une première édition des textes de Rabi'a a été publiée sous le même titre, Les Chants de la recluse, en novembre 1988 dans la collection Les Cahiers d’Affigen. La présente édition comporte un choix de textes très élargi et donne une traduction nouvelle des textes déjà publiés.



NOTE BIOGRAPHIQUE


Rabi'a al-Adawiyya, issue des Al-Atik, une tribu des Kaïs, serait née en l’an 95 de l’Hégire (713 après J.-C.). Quatrième fille (d’où son nom de Rabi'a : quatrième) d’une famille très pauvre, s’il faut en croire Attar, elle se serait très tôt retrouvée orpheline. Vendue comme esclave, elle fut remise en liberté, rapporte la tradition, par son maître qui la découvrit un jour absorbée dans la prière et enveloppée de lumière. D’autres sources affirment qu’elle aurait été joueuse de flûte et prostituée.

Au sortir de cette période trouble de sa vie, Rabi'a se serait retirée dans le désert, puis à Basra (dans l’actuel Irak). Là, un petit cercle de disciples commence à se former autour d’elle, recueillant ses enseignements et ses conseils. Il faut citer parmi eux Malik b. Dinar, Rabah al-Kais, Sufyan al-Thawri et Shakik al-Balai. Peu à peu, la renommée de Rabi'a s’étend et les plus grands savants et politiques de son temps s’honorent de lui rendre visite dans sa misérable habitation.

Sa vie d’extrême ascétisme et de réclusion attire le respect de tous. Son enseignement suscite l’étonnement et l’admiration. L’amour mystique et la communion avec la Divinité en constituent les thèmes centraux. Pour qui aime d’un tel amour, la recherche du Paradis, la crainte de l’Enfer, la vénération du Prophète perdent toute signification.

Bien avant Hallaj et les grands soufis, Rabi'a est ainsi l’une des premières à dépasser la démarche ascétique traditionnelle pour appeler à l’union parfaite avec Dieu et la célébrer dans des poèmes d’une brûlante ferveur. En cela son influence fut déterminante et une femme, Rabi'a, peut être tenue pour l’un des maîtres fondateurs de la mystique musulmane.

Rabi'a mourut à Basra, âgée de près de quatre-vingt dix ans, en l’an 185 de l’Hégire (801 après J.-C.). Une tradition, plus vraisemblablement relative il est vrai à Rabi'a al-Shamiyya, rapporte que Rabi'a aurait été enterrée à Jérusalem, sur le Mont des Oliviers, et que sa tombe devint un lieu de pèlerinage.



HADEWIJCH

Béguines et Moniales

Un nouveau mode de vie

Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.

De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268)5.

Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, « religieuses » dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. » 6.

Le mouvement des béguines dura cependant jusqu’au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame » (élue qui représentait leurs intérêts) à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).

Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.

Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIsiècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete…7. Nous laissons ici de côté les témoignages d’un milieu plus large où les femmes occupent une place importante aux côtés des hommes. Se détache la belle et profonde « idylle mystique » entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :

serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.

Même nature, jeunesse, condition égale,

Parole bienveillante, consolation vraie.

Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.

Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent

Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.

Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :

L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs

Font son ornement, et elle communie dans la joie.8.

Deux Hadewijch

La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active avant 1240, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connait les troubadours et la littérature courtoise.

L’intuition qui chez Guillaume prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté un exemple, celui d’une solution apportée au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour », dont dérive l’amour courtois. L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante 9.

L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire : les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais ; le rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes.

Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une traduction française magnifique, œuvre déjà signalée du chartreux Dom Porion. Aussi nous en donnons quelques extraits conséquents qui expriment l’amour donné à celui qui se donne :

Ce que vraiment nous devons faire,

nous le savons dans un éclair

lorsque Vérité nous révèle

combien nous manquons à l’amour :

la douleur comme une tempête

assaille alors un noble cœur.

Après cette prise de conscience permise par irruption de la Grâce divine vient le don et sa réponse, à l’image de la Samaritaine :

Qui donne tout à l’Amour

en éprouve grande merveille;

l’âme adhère dans l’unité

au clair Objet qu’elle contemple,

puisant par l’artère secrète

à cette fontaine où l’Amour

enivre les cœurs étonnés

de Sa divine violence. 10.

L’hymne à l’Amour marque la reconnaissance de celle qui a reçu le don :

Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences;

Son abîme insondable est sa forme la plus belle ;

se perdre en Lui, c’est atteindre le but ;

être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter ;

l’inquiétude d’amour est un état sûr ; [...]

s’Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]

ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. [...]

Le témoignage est authentifié par Hadewijch au nom de ses compagnes bénéficiaires des merveilles de l’Amour :

Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres

nous pouvons porter à toute heure,

à qui l’amour a souvent montré

des merveilles, dont nous reçûmes dérision,

ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.

Merveilles, appât, jeu de l’Amour, sont maintenant bien reconnus par expériences répétées :

Depuis qu’Il m’a joué ces tours

et que j’ai appris à connaître ses façons,

je me comporte tout autrement avec Lui :

Ses menaces, Ses promesses,

tout cela ne me trompe plus:

je le veux tel qu’Il est, peu importe

qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un.11.

Dans ses Lettres 12 la poésie laisse place à ce qui sera développé par Ruusbroec comme « fond » de Dieu : 

L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence.

La Lettre XII est particulièrement belle dans son expression et originale par son interprétation biblique mystique :

que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé. … Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour… Ah ! vraiment aidez-nous… Hâtez-vous d’aimer ! 13.

La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit 14. L’âme doit s’abîmer dans un non-savoir sans fond :

Si je désire quelque chose, je l’ignore, car dans une ignorance sans fond je me suis perdue moi-même.

Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le “bon cuisinier” Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs ; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement » 15.

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour.16.

Et :

L’unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m’adapte à la nature simple

de l’Éternité de l’éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée;

Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture,

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j’ai trouvé en moi-même - sans milieu, sans voile - au-dessus des paroles.17.

Hadewijch II influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital18. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete, qui fut considérée longtemps comme une hérétique, et dont la fin fut dramatique :


Lettres spirituelles

Avertissement

Voici les Lettres d’Hadewich. L’ouvrage livre le cœur de cette mystique qui vivait au treizième siècle et fut très influente sur Ruusbroec. Je ne l’ai pas retrouvé disponible sur le Net, ce qui m’a conduit à le rééditer en ligne hors commerce pour des amis19. On trouvera ici le texte allégé des notes.

La belle traduction réalisée antérieurement de Poèmes s’impose aussi. Elle est très accessible à faible coût dans la collection de poche «Sagesses», mais se prête moins aisément à l’usage spirituel. On trouvera sur le net de nombreux ouvrages relatifs à Hadewijch, moindres à mes yeux. En anglais on aura recours à Hadewijch, The complete works, « The Classics of Western spirituality », Mother Columba Hart, préface by Paul Mommaers, Paulist press, 1980. J’adjoins en fin d’ouvrage un relevé de lecture par Lilian Silburn.



Lettre I Vivre dans la clarté de Dieu

Comme Notre - Seigneur a manifesté le clair amour, inconnu avant lui, illuminant toutes les vertus par son éclatante charité, qu’il daigne vous illuminer et vous éclairer dans la pure clarté dont il brille pour lui-même, pour ses amis et ses amants intimes !

La plus haute clarté que l’on puisse avoir sur la terre, c’est d’être vrai en toute œuvre de justice actuelle, de pratiquer la vérité en toute chose pour la gloire du noble amour, qui est Dieu même. Ah ! la grande clarté que ceci : de laisser Dieu seul être et agir dans sa clarté propre ! C’est en elle que Dieu œuvre pour lui-même et pour toutes les créatures, donnant à chacune selon ses droits et selon ce que Sa bonté l’invite à répartir en toute justice dans la lumière.

C’est pourquoi je vous en prie, comme une amie prie l’amie qu’elle aime ; je vous y exhorte, comme une sœur exhorte sa sœur très chère ; je vous le commande comme une mère à son enfant chéri ; je vous l’ordonne de la part de votre Amant, comme l’époux à sa fiancée bien-aimée : ouvrez les yeux de votre cœur à la clarté et voyez-vous en Dieu, dans la vérité sainte !

Apprenez à contempler ce que Dieu est : Vérité en qui toute chose est manifeste, Bonté par qui toute richesse déborde, Intégrité de la toute-puissance. C’est pour ces noms mystérieux que l’on chante trois fois Sanctus dans le ciel, car ils comprennent dans leur Unité toutes les vertus, quelles que soient leurs œuvres particulières en tant que Personnes distinctes.

Voyez comme Dieu vous a gardée paternellement, ce qu’il vous a donné et ce qu’il vous a promis. Voyez comme l’amour est sublime que les amants se portent l’un à l’autre, et manifestez votre reconnaissance par l’amour. Faites-le, si vous voulez contempler ce que Dieu est et agir dans sa lumière, par la fruition glorieuse comme par la claire manifestation, illuminant les choses ou les cachant dans la ténèbre, selon ce qui leur sied.

C’est pour Ce que Dieu est qu’il convient de le laisser jouir de lui-même en toutes les œuvres de sa clarté, sicut in coelo et in terra, ne cessant de dire, en actes comme en paroles : fiat voluntas tua !

Ah ! chère enfant, à mesure que son irrésistible pouvoir se manifeste en vous, que sa volonté sainte en vous-même se parfait, et qu’apparaît en vous sa claire vérité, consentez à la privation du doux repos pour que règne ce Tout sublime et divin : illuminez votre être, ornez-le de vertus et de justes œuvres, dilatez votre esprit par les hauts désirs vers le Tout de Dieu, et disposez votre âme pour la fruition de l’Amour tout-puissant dans l’excessive douceur de notre Dieu !

Hélas ! chère enfant, je parle de douceur, mais c’est chose en vérité que j’ignore, sauf dans le vœu de mon cœur, qui m’a rendu suave la souffrance endurée pour Son amour. Il m’a été plus cruel que jamais démons ne furent, car ceux-ci ne pouvaient me priver de L’aimer ni d’aimer les âmes que Dieu me confiait ; or, c’est bien ce qu’il m’a ravi lui-même. Car ce qu’il est, il en vit seul dans sa douce fruition et me laisse errer loin de cette jouissance divine, sous le poids constant de la privation, dans la ténèbre où nulle joie n’est mienne de celles qui devraient être ma part.

Ah ! malheureuse ! Cela même qu’il m’avait offert comme gage de la jouissance du pur amour, il l’a maintenant retiré — vous n’êtes pas sans le savoir. Hélas ! Dieu m’est témoin que je respectais son droit souverain et ne lui demandais guère plus que ce qu’il voulait me donner, mais ce qu’il m’offrait, je l’eusse accepté volontiers dans la fruition, s’il eût daigné m’y élever. Au début même, je me défendais contre ses dons et me fis prier beaucoup avant de tendre la main. Mais il m’en advient maintenant comme à celui qui, par jeu, se voit offrir quelque chose, et dès qu’il veut le saisir, se sent frapper sur les doigts : « Vite puni qui tôt se fie ! » lui dit-on, et l’on reprend ce qu’il pensait tenir.

Lettre II S’en remettre de toute chose à l’amour

Notez maintenant, je vous prie, toutes les choses où vous avez manqué, soit par attachement à votre sens propre, soit par consentement à la vaine tristesse.

Il est vrai : Dieu attriste souvent l’âme qui se sent privée de lui, et ne sait même si elle s’en approche ou s’en éloigne. Mais le vrai fidèle n’ignore pas que la bonté du Bien-Aimé est toujours plus grande que nos fautes. On ne doit ni s’attrister d’avoir à souffrir, ni soupirer après le soulagement, mais donner le tout pour le tout et faire le sacrifice de son repos. Réjouissez-vous à toute heure dans le seul espoir de gagner l’amour même ; car si Vous désirez la charité parfaite, il ne faut accepter aucune consolation en retour de votre peine, que le seul amour.

Soyez donc sur vos gardes et ne laissez point troubler votre paix. Faites le bien en toute circonstance, mais sans nul souci de profit, ni de la béatitude, ni de la damnation, ni du salut ni des peines infernales ; ne faites rien, ne laissez rien que pour l’honneur de l’amour. Si telle est votre conduite, vous guérirez bientôt. Souffrez volontiers de sembler stupide aux hommes : on s’approche beaucoup de la vérité en acceptant de le paraître. Mais soyez docile et prompte au service de tous, et contentez les autres chaque fois que vous le pouvez sans vous avilir. Soyez joyeuse avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent, soyez bonne envers ceux qui ont besoin de vous, dévouée envers les malades, généreuse avec les pauvres et recueillie intérieurement au-dessus de toute créature.

Mais voulant agir en toute chose de votre mieux, vous verrez que souvent la nature humaine vous fera faillir : remettez-vous-en à la bonté de Dieu, qui dépasse infiniment votre faiblesse. Pratiquez dans cette confiance les vertus véritables : suivez fidèlement, sans rien épargner, la voie de Notre-Seigneur et sa très chère volonté, partout où vous pouvez la discerner. Et ne manquez pas d’examiner avec soin vos pensées, pour vous connaître en toute chose.

Vivez pour Dieu, je vous en conjure, de façon à ne pas manquer aux grandes œuvres qui sont votre vocation. Ne donnez jamais le pas sur elles à des travaux de moindre importance, écoutez ma prière et mon conseil. Car les grandes occasions ne vous feront jamais défaut de prendre peine au service de Dieu. De toute occasion mauvaise, il vous a gardée, pour peu que vous-même veuillez être attentive : avouez que votre voie, par sa grâce, est facile. Tout bien pesé, vous avez à peine souffert assez pour vous conduire à la maturité, où vous êtes tenue de parvenir si vous voulez rendre justice à Dieu, comme vous ne laissez point, je crois, de le vouloir.

Parfois cependant vous sentez telle angoisse en votre cœur qu’il vous semble être abandonnée de Dieu, mais gardez-vous pour cela de perdre confiance. Car je vous le dis en vérité : toute misère, tout exil que l’on supporte avec bonne volonté et pour son amour, est agréable à Dieu et nous rapproche de sa pure Essence. Mais il ne sied point que nous sachions si cela lui plaît, car nos peines prendraient fin avant le temps. Un homme voyant à découvert la volonté de Dieu et la complaisance qu’il prend en nos peines, volontiers pour lui irait au fond de l’enfer, mais tout progrès, toute croissance intérieure lui serait interdite, faute de souffrance. Si nous savions en effet que nos œuvres plaisent à Dieu, plus rien ne nous toucherait.

Vous êtes jeune encore, et vous devez grandir : il vous est bien meilleur de supporter les peines, si vous voulez suivre sa voie, et de souffrir pour l’honneur de l’amour, que de chercher à le sentir. Prenez ses intérêts, comme étant vouée pour toujours à son noble service. N’ayez souci ni d’honneur ni de honte, ne craignez ni les tourments de la terre ni ceux de l’enfer, dussiez-vous les affronter pour servir dignement cet amour. Son noble service est dans la peine que vous prenez pour réciter vos Heures, pour suivre votre règle, pour faire sa volonté en toute chose, sans chercher ni recevoir satisfaction. Et si vous trouvez plaisir en chose quelconque qui n’est point ce Dieu même promis à votre jouissance, ne vous y arrêtez point, jusqu’à ce qu’il vous illumine par son Être et vous permette de goûter l’amour fruitif dans l’essence de l’Amour, — là où l’Amour est tout entier à lui-même et se suffit à jamais.

Servez en toute beauté, ne veuillez rien, ne craignez rien : laissez l’amour librement prendre soin de lui-même ! Sachez qu’il paye toute sa dette, fût-ce tard bien souvent. Que nul doute, nulle déconvenue ne vous détourne de faire le bien, que nul échec ne vous fasse perdre espoir dans le secours divin. Il ne faut ni douter de la promesse de Dieu, ni en croire aucun autre : ni homme, ni saint, ni ange, quelque preuve qu’ils donnent. Vous avez été appelée très jeune et votre cœur sent, parfois du moins, qu’il est élu, que Dieu a commencé à le soutenir dans son abandon.

Reposez-vous donc si totalement sur cet appui divin qu’il vous rende parfaite. Et ne désirez l’appui d’aucun homme, si puissant qu’il soit sur la terre ou dans le ciel. Comme je vous l’ai dit, c’est Dieu même qui vous soutient : il faut vous abandonner de toute votre âme à sa puissance et le laisser faire sans plus douter.

En une seule chose pourtant il sied de garder la crainte : on doit redouter sans cesse de ne pas servir l’amour comme il en est digne. Cette crainte même nous emplit d’amour et suscite en nous une tempête de désirs. Par moments à vrai dire il nous semble que nous avons fait ce que nous pouvions faire pour l’amour et qu’il ne nous aide pas, ne nous aime pas selon nos mérites : tant que nous l’accusons de la sorte, nous ne pouvons ressentir la crainte dont je parle. C’est elle seule pourtant qu’il convient d’admettre : laissez-lui libre jeu dans votre cœur et qu’elle le visite à son gré.

Souffrez volontiers en toute son étendue la douleur que Dieu vous envoie : c’est ainsi que vous entendrez ses mystérieux conseils, comme Job le dit de lui-même : Une parole secrète a été dite â mon oreille.

Il est deux façons pour les hommes de se porter secours. Dans le premier cas, l’initiative vient de l’âme, c’est elle qui tend la main aux pécheurs par pitié pour eux. Elle est saisie de telle sorte par la compassion qu’elle veut renoncer à la fruition et aux délices de Dieu à cause de ceux qui vivent dans le péché, choisissant d’être privés du Bien-Aimé jusqu’à ce qu’elle ait l’assurance, pour ces pécheurs, qu’ils ne désespéreront point de la grâce divine. Ainsi la compassion fait qu’un homme en aide un autre.

L’autre cas dont je parle est celui-ci : lorsque Dieu sait qu’une âme est confirmée dans les vertus et dans l’amour, il ne l’épargne pas ; la voyant bien pourvue de forces et de lumière, il ne permet point qu’elle s’endorme ni qu’elle défaille sous l’excès de douceurs, comme il arriverait si elle ne préférait laisser tous les dons de Dieu pour le salut des pécheurs. Or parmi ces pécheurs, il en est d’une nature élevée et fière, mais qui se sont gâtés et corrompus à tel point qu’ils ne peuvent plus, de leurs propres forces, faire retour à Dieu : ce sont de tels pécheurs que Dieu, dans sa grâce singulière, confie à ces âmes fortes, jugées par lui en état de les aider, afin qu’elles les reconduisent en son nom sur les voies de l’amour parfait.

Vous n’avez pas besoin, quant à vous, d’un tel secours. Car vous avez commencé de bonne heure et n’avez rien refusé à Dieu de votre être, en sorte qu’il vous mènera sans nul doute à son Etre, pourvu que vous vous abandonniez à lui. Mais je vous dirai l’aide qui vous sied : suivez l’exigence de votre cœur, qui ne veut vivre que de Dieu. Nul étranger ne pénètre là. Celui que vous y trouvez, que vous croyez, que vous sentez habiter merveilleusement au plus profond de vous-même, vous assurant de son pouvoir et de sa présence intime, de son Être indéfectible, celui-là est vraiment au-dessus de vous, c’est lui qu’il vous faut suivre et c’est à lui que vous vous soumettrez sans vous avilir.

Si vous voulez avoir enfin ce qui est à vous, donnez-vous à Dieu et devenez ce qu’il est. Pour l’honneur de l’amour, renoncez à vous-même autant que vous le pouvez, ne faites plus qu’obéir en toute votre conduite au commandement d’être parfaite. À cette fin, demeurez humble, ne tirant aucune élévation de ce que vous aurez pu faire, mais soyez prête sagement à nourrir tous les êtres au ciel et sur la terre selon l’ordre de la vraie charité. Ainsi vous pourrez devenir parfaite et posséder ce qui est à vous — si vous le voulez.

Lettre III L’amour du prochain atteint le Cœur de Dieu

Que Dieu soit avec vous ! Je vous en prie, par la véritable vertu et fidélité qui est Dieu même, ne cessez point de songer à ces vertus saintes qui appartiennent à son être divin et qui parurent dans ses actes, lorsqu’il fut ici-bas sous la forme humaine. Ah ! doux amour, c’est comme hommes que nous vivons présentement. Pensez donc d’abord aux nobles vertus dont il fit bénéficier tous les hommes selon leurs besoins, et ensuite à la douce nature de l’Amour qui est son être éternel — si terrible et si merveilleux au regard !

La sagesse fait pénétrer bien avant dans la Divinité. Aussi ne faut-il attendre sur terre nulle sécurité, sinon en cette profonde sagesse qui cherche à l’atteindre. Hélas ! ce Dieu toujours inaccessible et qui se fait chercher à de telles profondeurs, il doit souffrir compassion de voir si peu d’hommes brûlés d’une juste soif dans l’impatience d’amour et les œuvres ardentes, si peu d’âmes désireuses de connaître, fût-ce un peu, la merveille qu’il est, et comme il en use avec l’amour.

Dès à présent nous pourrions comprendre les mœurs du ciel et les faire nôtres en grande partie, si le lien d’amour nous arrachait aux mœurs de cette terre, si nous désirions Dieu avec une passion céleste assez ardente, si nous aimions nos frères comme nous le devons en toutes leurs nécessités.

Ce que la charité requiert d’abord et ce qu’elle demande avant le reste, je m’applique d’abord à le faire. Car l’amour fraternel suit l’ordre intimé dans la charité de Jésus : il porte secours au frère bien-aimé dans l’hilarité ou dans la tristesse, dans la sévérité ou la douceur, par les services et les conseils, les avertissements ou les consolations, selon les besoins. Tenez donc vos puissances toujours prêtes et suivez pas à pas l’amour divin, en sorte qu’il ne trouve rien à reprendre en vous.

C’est ainsi qu’on atteint Dieu en vérité par le côté où il ne peut se défendre, car on le fait avec son œuvre même, avec la volonté de son Père dont il accomplit le commandement. Tel est le message de l’Esprit-Saint. Et c’est alors que l’Amour dévoile mainte merveille à notre connaissance, mainte vérité céleste à notre admiration.

Lettre IV Les égarements de la raison

Je vous conseille de faire un examen complet des points sur lesquels vous êtes en faute, pour en tenter la correction de tout votre pouvoir. Car nous péchons en bien des choses que nous tenons pour bonnes, et qui le sont vraiment : mais la raison s’y trompe ; lorsqu’elles ne sont pas appréhendées ou appliquées comme elles devraient l’être, c’est un égarement de notre raison. Et quand la raison est obscurcie, la volonté s’affaiblit et se trouve impuissante, tout labeur lui pèse parce que la raison ne l’éclaire plus. La mémoire à son tour perd ses notions profondes, la joyeuse confiance et cette promptitude de l’esprit fervent qui lui rendaient plus légère l’attente du Bien-Aimé dans l’exil. Tout cela oppresse l’âme ; mais quand elle succombe sous le poids, l’espoir en la bonté de Dieu la console de nouveau. Il faut errer et souffrir néanmoins avant que vienne cette heure libératrice.

Notez maintenant les choses que je vais énumérer, dans lesquelles raison se laisse séduire, et mettez tout votre zèle à vous réformer, si besoin en est. Ne vous laissez pas accabler par les fautes que vous reconnaissez. Car le chevalier vraiment humble n’aura pas souci de ses plaies s’il regarde les blessures de son divin Seigneur. Lorsque Dieu jugera le temps venu, tout sera vite guéri : souffrez donc avec patience. À la raison Dieu donnera lumière, constance et vérité ; la volonté entendra raison et de nouvelles forces lui viendront. Et la mémoire à son tour se trouvera vaillante, car le Tout-Puissant chassera d’elle toute angoisse et toute peur.

En bref, la raison s’égare dans la crainte, dans l’espérance, dans une règle de vie que l’on veut garder, dans la charité envers le prochain, dans les larmes, dans le désir des goûts spirituels, dans la jouissance des suavités, dans la terreur des menaces divines, dans la division d’intention, dans la façon de recevoir et de donner, en maintes choses que l’on juge bonnes, raison peut errer.

La raison sait que Dieu doit être craint, qu’il est grand et que l’homme est petit. Mais si elle a peur de la grandeur divine à cause de sa petitesse, si elle n’ose pas l’affronter et doute d’en être l’enfant préférée, ne pouvant concevoir que l’Être immense lui convienne — il en résulte pour beaucoup d’âmes qu’elles ne tentent plus rien de grand. Voilà donc une des choses où la raison s’égare.

Beaucoup d’hommes se trompent dans l’espérance, en s’assurant du pardon de toutes leurs fautes. Mais si vraiment elles leur étaient pardonnées, ils aimeraient Dieu et le manifesteraient en œuvres d’amour. L’espérance les fait compter sur des choses qu’ils n’atteindront jamais, car ils sont trop paresseux et ne payent pas leur dette envers Dieu ni envers l’amour, à qui nous devons notre peine jusqu’à la mort. La raison erre donc dans l’espérance et ceux qui sont ainsi disposés s’égarent de mainte façon. Mais sur ce point, vous avez moins besoin d’être avertie que sur d’autres.

Dans la charité envers le prochain, on manque de discernement, on donne par faveur et non pas selon les besoins, on rend service, mais suivant son penchant, on se tourmente aussi hors de propos. Ce qu’on nomme charité envers les autres procède bien souvent du penchant naturel.

En voulant maintenir une règle de vie, on s’embarrasse de maintes choses dont il faudrait être libre. C’est encore un point où la raison s’égare. Un esprit de bonne volonté assure intérieurement plus de beauté à notre vie que nulle règle n’en saurait prescrire.

Dans les larmes, on s’égare aussi : la raison prétend que l’âme déplore l’absence de son vrai bien, mais c’est souvent la volonté propre qui se désole et nous trompe. Quant au désir de la dévotion sensible, toutes les âmes sont égarées qui cherchent de telles faveurs, car c’est Dieu qu’il faut chercher et rien d’autre. Seulement s’il donne quelque chose par-dessus le compte, prenons-le simplement.

Dans la jouissance des suavités, on est séduit facilement, car le penchant propre y domine souvent, soit envers Dieu, soit envers les hommes. Les menaces divines, les tourments qu’on redoute égarent pareillement la raison, dès que la crainte supplante l’amour dans ce qu’on fait ou ce qu’on laisse.

De même encore, la division (de l’intention) en œuvres ou décisions multiples fait tort à la liberté de l’amour.

Prendre ce dont on pourrait se passer, au-dehors ou au-dedans, est erreur de la raison. Et dans les attachements de toute sorte, dans le repos qu’on veut garder, dans la paix qu’on défend anxieusement avec Dieu et avec les hommes, on peut aussi se laisser séduire.

Quant au don de nous-mêmes, nous nous égarons si nous voulons le faire avant l’heure, ou nous adonner à des choses étrangères, auxquelles nous ne sommes pas destinés par l’Amour.

Dans les peines dont on s’afflige, dans le travail et le repos, dans l’indignation qui s’allume ou s’apaise, dans ce qui nous plaît et nous déplaît : en toutes ces choses la raison se trompe, si elle n’observe pas le temps qui sied. Obéissance indiscrète aux divers appels : voilà donc l’erreur de l’esprit, toutes les autres se ramènent à celle-là. Obéir à la crainte sans contrôle, et aux autres penchants, obéir à la colère, à l’espérance, aux préférences naturelles, à toute impulsion qui n’est pas du parfait amour : c’est l’égarement de la raison.

Si je vous signale ainsi les erreurs du jugement en maintes choses qu’on présente souvent sous leur meilleur jour, c’est qu’il importe en effet d’y veiller : la tâche de la raison est de les estimer selon leur nature, à leur juste valeur.

Lettre V Consolation

Que Dieu soit avec vous, amie de mon cœur, qu’il vous donne réconfort et paix en lui-même ! Je souhaite par-dessus toute chose que sa paix vous assiste, que sa bonté vous console, que la noblesse de son Esprit vous illumine, — et soyez sûre qu’il vous traitera volontiers de la sorte, dès que vous serez avec lui assez confiante, assez abandonnée.

Ah ! chère enfant, jette-toi en lui de toute ton âme et sans réserve, loin de toutes ces choses qui ne sont pas l’amour, quoi qu’il nous arrive. Car les coups qui nous sont portés sont nombreux, mais à les recevoir sans faiblir, nous gagnerons la plénitude de notre maturité.

C’est grande perfection que de tout supporter de toutes sortes de gens ; mais Dieu le sait, la plus haute vertu est dans le support des maux que nous infligent les faux frères, en apparence compagnons de notre foi. Hélas ! ne vous étonnez pas si je souffre : ceux mêmes dont nous avions fait choix pour jubiler avec nous dans l’amour se mettent maintenant à semer le trouble, cherchant à détruire notre société ou à nous diviser, et veulent surtout que nul ne reste avec moi.

Ah ! que l’amour me fait sentir la douceur inexprimable de son essence et de ses dons ! Ah ! je ne puis rien lui refuser, et vous-même, comment pouvez-vous lui tenir tête, résister à ce pouvoir dont on assure qu’il l’emporte sur toute chose ?

Hélas ! très chère, que le violent amour ne t’ait pas encore vaincue et engloutie en son abîme ! Il est si doux, qu’est-ce donc qui te retient d’y tomber plus avant ? Pourquoi ne pénètres-tu pas assez dans ses profondeurs ? Mon amour, donnez-vous dans l’amour et par amour sans réserve à Dieu même : c’est de cela seul qu’il est besoin. Car nous avons bien à souffrir l’une et l’autre, — beaucoup pour vous, et trop pour moi.

Cher amour, n’ayez garde de négliger la vertu, quelque peine qu’il vous en coûte. Vous vous occupez de trop de choses qui ne devraient pas importer pour vous. Vous perdez beaucoup de temps par l’empressement que vous mettez en toute affaire : je n’ai jamais réussi à vous faire tenir en ceci la juste mesure. Dès qu’une chose vous sollicite, on dirait que plus rien par ailleurs ne mérite votre attention. Que vous vouliez consoler ou aider tous vos amis, je l’approuve et m’en réjouis : faites-le de votre mieux, mais de façon à garder la paix pour eux et pour vous-même.

Je vous prie et je vous exhorte, amie, par la vraie fidélité d’amour, suivez mes avis en tout ce que vous faites, et pour l’honneur de notre peine inconsolée, consolez toute peine selon votre pouvoir ! Par-dessus tout, je vous l’ordonne, obéissez de toute votre âme au commandement éternel, sans que souci étranger ni tristesse aucune ne vous arrête un instant au service d’amour.

Lettre VI L’amour vrai est sans souci de retour. Imitation du Christ

Je veux vous mettre en garde cette fois contre une faute d’où résulte grand dommage. C’est l’un des maux les plus pernicieux qu’on trouve parmi les âmes, de tous ceux qui les affligent malheureusement : chacune veut maintenant qu’on lui soit fidèle au lieu de songer à l’être, chacune veut éprouver l’ami et se plaindre ensuite de son infidélité. C’est à cela que s’occupent les âmes qui devraient aimer de bel amour le Dieu de toute grandeur !

Celui qui veut le bien, qui désire élever sa vie dans la vie de Dieu, quelle inquiétude aurait-il pour la foi qu’on lui garde ou qu’on lui refuse, comment songerait-il à mesurer sa gratitude aux faveurs et aux torts qu’on lui fait ? Si un homme manque de loyauté ou de justice envers un autre, c’est à lui-même qu’en échoit tout le dommage, et le pire est justement qu’il n’a plus le bonheur d’être fidèle.

Si quelqu’un se montre fidèle et bon envers vous dans les choses dont vous avez besoin, ne manquez pas de vous montrer reconnaissante et de rendre service en retour, mais servez Dieu d’abord et remerciez-le, par un plus grand amour, de cette foi même qu’on vous témoigne : pour la gratitude ou l’ingratitude, sachez vous en remettre à lui. Car il est la justice même et sait prendre comme il sait donner : il est au sommet de la fruition et nous sommes dans l’abîme de la privation. Je veux dire vous et moi, qui ne sommes pas encore devenues ce que nous sommes, qui n’avons pas saisi ce que nous avons, et qui tardons si loin encore de ce qui est à nous. Il nous faut, sans rien épargner, supporter que tout nous manque pour tout avoir, apprendre uniquement, insatiablement la vie parfaite de l’amour qui nous a appelées toutes deux à son œuvre.

Ah ! chère enfant, d’abord et par-dessus tout, je vous en prie, gardez-vous de l’instabilité, car nul défaut ne saurait si facilement vous séparer de Notre-Seigneur. Mais ne soyez pas non plus attachée à votre vouloir propre, et si vous avez à souffrir des contrariétés, ne doutez jamais que le Grand Dieu tout entier dans la vie d’amour ne soit votre unique bien : ne prenez en échange aucune chose inférieure. Que ni la timidité ni l’obstination ne vous fassent négliger une action bonne. Si vous vous abandonnez à l’amour, vous atteindrez bientôt la plénitude de l’âge intérieur, tandis que le doute vous rendrait paresseuse et sans courage devant des devoirs désormais trop lourds. Ne vous inquiétez point, et parmi les tâches qui mènent à votre but, ne croyez pas qu’il n’y ait rien de si fort ou de si haut, que vous ne puissiez le surmonter ou l’accomplir ; mais que votre zèle et votre vertu, renouvelés à chaque étape, franchissent toute chose !

Si vous voyez un homme pauvre d’amour, qui volontiers sortirait de sa détresse et que cela tourmente, soyez bonne envers lui en tout ce qui dépend de vous, répandez-vous à son secours ; prodiguez votre cœur en miséricorde, vos paroles en consolations, vos membres à son service. Envers les pécheurs, soyez compatissante en priant beaucoup pour eux ; mais pour exiger dans vos prières que Dieu les tire de cet état, c’est chose que je vous déconseille : vous y perdriez votre temps, et ces pratiques en elles-mêmes portent peu de fruit.

Ceux qui aiment Dieu déjà, vous pouvez les soutenir avec l’amour, en sorte qu’ils se fortifient et que le Bien-Aimé soit aimé davantage : voilà ce qui est profitable en vérité, rien d’autre. Ni efforts ni prières ne profitent aux âmes pécheresses, étrangères à Dieu, mais bien l’amour que nous-mêmes donnons à Dieu. Et plus l’amour sera fort, plus nombreux seront les pécheurs tirés de leur état, plus ferme l’assurance donnée à ceux qui aiment.

Vivre droitement selon la charité, c’est être si parfaitement simple dans la volonté du juste amour, si uniquement soucieux de le satisfaire, que hors cette volonté, on ne veuille ni ne préfère aucune chose, lui soumettant tout désir qu’on aurait par ailleurs, concernant le salut ou la damnation de quiconque. Rien ne doit nous priver du repos et de la joie d’aimer, sinon la conscience que nous ne suffisons pas à l’amour.

Il ne faut jamais oublier que le beau service et la souffrance d’exil ici-bas sont la condition de l’homme : telle fut la part de Jésus tant qu’il vécut sur la terre. On ne trouve écrit nulle part en toute sa vie qu’il ait eu recours au Père ni à la Nature toute-puissante pour jouir et se reposer. Il ne s’est rien accordé, de la naissance à la mort, affrontant des labeurs toujours nouveaux. Il l’a dit lui-même à telle personne qui vit encore et à qui il a ordonné de suivre son exemple, lui montrant que c’est la vraie justice de l’amour : où est l’amour sont aussi labeurs et lourdes peines. Toute souffrance a sa douceur cependant : qui amat non laborat, c’est-à-dire que lorsqu’on aime, la peine ne coûte pas.

Dans la vie de Notre-Seigneur ici-bas, tout fut accompli au temps opportun. Il agit à son heure, en paroles, en actions, en prédication, en doctrine, en correction, en consolation, en miracles, en pénitence, dans les douleurs endurées, supportant la honte et la calomnie, l’angoisse et la détresse jusqu’à la passion et jusqu’à la mort. En toutes ces choses, il attendit patiemment que le temps fût venu. Et quand l’heure advint où il lui appartenait d’opérer, intrépide et puissant il réalisa son œuvre, acquittant par haut et féal service la dette de la nature humaine envers la divine vérité du Père. C’est alors que la miséricorde rencontra la vérité, que la justice et la paix s’embrassèrent.

Et c’est ainsi que vous devez vivre ici-bas dans les travaux et les douleurs de l’exil, en même temps que vous aimerez et jubilerez à l’intérieur avec le Dieu éternel et tout puissant dans le doux abandon.

Car le véritable accomplissement de ces deux aspects (de l’imitation de Dieu) est dans leur union intime. Et de même que l’Humanité (du Christ) obéit sur la terre à la Majesté (paternelle), vous devez obéir à l’une et à l’autre, accomplissant leur volonté dans l’unité de l’amour. Servez humblement sous leur puissance unique, tenez-vous toujours devant elles, prête à suivre leur ordre, et laissez-les opérer ce qu’elles veulent en vous-même.

Encore une fois, n’entreprenez rien d’autre. Servez l’Humanité avec des mains toujours promptes et fidèles, avec une volonté courageuse en toutes vertus ; aimez la Divinité non seulement avec dévotion, mais avec des désirs indicibles, toujours debout devant la Face terrible et merveilleuse, dans laquelle l’Amour se révèle et où il engloutit toutes les œuvres. Lisez sur cette Face très sainte tous vos jugements et jugez selon elle la conduite de votre vie. Laissez toute la tristesse que vous portiez jusqu’ici et la pusillanimité qui est en vous ; préférez la détresse loin du Bien-Aimé à tout repos en quelque bien inférieur à Lui-même. C’est de cela que dépend votre perfection : fuir toute jouissance étrangère, qui est au-dessous de l’Etre divin ; fuir toute souffrance étrangère, qui n’est pas soufferte uniquement pour Lui.

Ah ! en toute chose, soyez compatissante : c’est pour moi-même un urgent devoir. Et tournez-vous avec volonté droite vers la Vérité suprême. La droite volonté, c’est que l’homme ne veuille ni chose ni jouissance, dans le ciel ni sur la terre, ni dans l’âme ni dans le corps, que cela seul à quoi nous voue l’amour et le dessein de Dieu.

Voilà ce que vous devez tenir au-dessus de tout, sans rien demander à personne ; toujours prête au bon plaisir de Dieu, n’épargnant nulle peine, sans nul souci du jugement d’autrui, qu’il soit moquerie ou reproche, qu’il naisse de la colère ou du zèle.

Pour bonne ou mauvaise impression que vous puissiez faire, ne renoncez pas à la vérité dans votre conduite. Nous pouvons supporter la dérision lorsqu’elle vise des actions où notre conscience reconnaît la volonté de Dieu ; nous pouvons admettre aussi la louange lorsqu’elle s’adresse à des vertus en qui ce Dieu de toute noblesse est honoré. La souffrance que notre doux Sauveur endura sur la terre est bien digne que l’on supporte pour lui toute souffrance et toute dérision — digne en vérité qu’on désire toute espèce de souffrance ; et la nature éternelle de son doux amour est bien digne aussi que chacun de nous s’exerce avec une bonne volonté parfaite dans les vertus qui font honneur à son Bien-Aimé.

Et comme vous êtes jeune et que mainte chose doit vous éprouver encore, soyez impatiente de croître à partir de ce rien que vous êtes, sachant que vous n’avez rien et que rien ne peut vous être donné si vous ne souffrez pour l’avoir, au plus intime du cœur. Quelque bonne œuvre qu’il vous soit donné d’accomplir, retombez toujours dans l’abîme de l’humilité. C’est ce que Dieu veut de vous : une conduite toujours plus humble avec ceux qui vous accompagnent sur la route. Et maintenez votre cœur au-dessus de toute chose qui est moins que Dieu même, si vous voulez devenir ce à quoi il vous destine : il veut pour vous la paix parfaite dans l’intégrité de votre nature.

Si vous voulez rejoindre l’être dans lequel Dieu vous a créée, il vous faut en toute noblesse ne refuser aucune peine ; en toute hardiesse et fierté, vous devez ne rien négliger, que vous n’emportiez vaillamment la meilleure part, je veux dire votre bien propre, qui est le Tout de Dieu. Et vous donnerez aussi généreusement selon votre richesse pour enrichir tous les pauvres : car la véritable charité guide toujours les fières âmes qui se livrent à sa puissance : elle donne vraiment par ces âmes ce qu’elle veut donner, gagne ce qu’elle veut gagner et garde ce qu’elle veut garder.

Ah ! je vous en prie chère enfant, travaillez toujours sans murmures, avec une sobre volonté accompagnée de toutes les vertus parfaites, dans les bonnes œuvres petites ou grandes. Et n’exigez, ne désirez nulle faveur de Dieu, ni pour vous ni pour vos amis, ne lui demandez jouissance d’aucune sorte, ni soulagement ni réconfort si ce n’est comme il le veut : allez et venez selon sa sainte volonté, qu’elle s’accomplisse entièrement selon qu’il en est digne, pour vous-même et pour tous ceux que vous désirez instruire en son amour.

C’est pour eux comme pour vous en effet qu’il vous faut aimer cette volonté, et si vous priez pour eux, ne demandez point ce qu’eux-mêmes choisiraient selon leur esprit propre. Sous le couvert des saints désirs, la plupart des âmes aujourd’hui s’égarent et cherchent leur consolation dans les biens inférieurs qu’elles peuvent saisir. Ceci est une grande pitié.

Ayez donc soin de suivre et d’aimer la volonté de Dieu en toute chose, en ce qui vous concerne ou concerne vos amis, et dans votre amitié aussi avec Lui-même, alors que si volontiers vous en recevriez ces douceurs qui nous font passer le temps de cette vie dans la consolation et le repos.

C’est ainsi qu’aujourd’hui chacun s’aime lui-même, c’est dans les consolations et le repos, la richesse et la puissance que l’on veut vivre avec Dieu, et partager la fruition de sa gloire. Nous voulons bien être Dieu avec Dieu, mais Dieu le sait, peu d’entre nous veulent être hommes avec son Humanité, porter sa croix, être crucifiés avec lui et payer jusqu’au bout la dette de l’humanité. Chacun peut s’en rendre compte en lui-même : nous savons si peu souffrir et supporter à tous égards ! Un petit ennui soudain qui nous pique, une médisance, un mensonge qu’on nous rapporte, tout ce qui nous dérobe un peu d’honneur, de repos ou de liberté : que cela nous blesse vite et profondément ! Et nous savons si bien ce que nous voulons ou ne voulons pas, il est tant de choses et d’espèces de choses où nous avons un désir propre : tantôt ceci, tantôt cela, contents ou mécontents, voulant un lieu puis un autre, aller ou venir, toujours prêts à nous rechercher dès que c’est possible. C’est pourquoi nous restons aveugles dans notre jugement, inconstants dans notre conduite, insincères dans nos paroles et nos pensées. Nous errons, pauvres et misérables, exilés et privés de tout sur les voies laborieuses d’une terre étrangère, ce qui ne serait point si le mensonge n’occupait nos puissances : nous ne vivons pas avec le Christ comme il a vécu, ni ne quittons les créatures comme il les a quittées, ni ne sommes quittés par elles comme il le fut. Observons-nous : soigneux de nous-mêmes en toute occasion, soucieux de notre honneur en toute circonstance, prompts à manifester notre volonté, conscients de nos besoins, amants de notre personne en tout ce qui lui plaît, avides d’avantages extérieurs et intérieurs. Car tout avantage nous délecte et nous fait croire que nous sommes quelque chose, alors que justement se révèle notre néant. Voilà comment nous nous perdons de toute manière ; nous ne vivons pas avec le Christ ni ne portons la croix avec le Fils de Dieu, mais avec Simon, qui reçut un salaire pour la porter.

C’est ainsi seulement que nous travaillons et que nous souffrons : nous voulons Dieu et sa présence sensible dès cette vie comme gage de nos bonnes œuvres, croyant l’avoir bien mérité et trouvant juste qu’il fasse notre volonté à son tour. Nous tenons en grande estime ce que nous faisons ou endurons pour lui, et ne nous résignons pas à rester sans récompense, ni sans témoignage sensible que cela lui plaît : nous prenons bien vite notre salaire de lui sous forme de satisfaction et de repos ; nous en prenons un autre en nous complaisant en nous-mêmes, et un troisième encore dans la satisfaction de plaire aux autres, d’en recevoir honneur et louange.

C’est bien là porter la croix avec Simon, qui ne l’eut sur les épaules que peu de temps et n’en mourut pas. Les personnes qui vivent comme je viens de le dire, même si leur conduite paraît élevée aux yeux du prochain, leurs œuvres manifestes et glorieuses, leurs vies loyales et saintes, ordonnée et ornée de toutes vertus, ne plaisent guère à Dieu, car elles ne restent pas debout jusqu’au terme ni ne cheminent jusqu’au but. Dans le souci de paraître, elles manquent d’être : le moindre obstacle qu’elles rencontrent manifeste le défaut de leur fond. Elles sont vite exaltées dans la faveur, vite abattues dans l’épreuve, parce qu’elles ne s’appuient pas sur la vérité : leur base reste incertaine et changeante. Quoi qu’elles bâtissent sur de tels fondements, leurs œuvres et leur conduite seront sans foi ni fermeté. Elles ne restent point debout ni ne vont jusqu’au but : elles ne meurent pas avec le Christ. Car dans les vertus mêmes qu’elles déploient, leur intention n’est ni pure ni sincère ; ceci fausse les vertus de telle sorte qu’elles n’ont point pour effet de justifier l’homme, ni de l’éclairer ni de le maintenir solidement dans la vérité, en laquelle il doit posséder sa vie éternelle.

Il faut pratiquer les vertus en effet sans égard pour la considération ni pour le bonheur, ni pour la richesse, ni pour le rang, ni pour aucune jouissance dans le ciel ni sur la terre, mais parce que cela convient à l’honneur de Dieu, qui a créé à cette fin notre nature, qui l’a faite pour sa gloire et sa louange et pour notre béatitude dans la lumière éternelle.

Telle est la voie que le Fils de Dieu a parcourue, dont il nous a donné l’intelligence et l’exemple alors que lui-même vivait ici-bas ; car toute la durée de son existence terrestre, du commencement à la fin, il accomplit et réalisa la volonté du Père en toute chose, selon l’heure et le lieu, de tout son être et de toutes ses forces, en paroles et en œuvres, dans la consolation et la désolation, dans la grandeur et l’abaissement, dans les miracles, dans le mépris des hommes, la douleur, les travaux, l’angoisse et la détresse et l’amer trépas. De tout son cœur et de toute son âme, de toutes ses facultés, en chacune de ses pensées, il s’appliqua à parfaire ce qui manquait de notre part. C’est ainsi qu’il nous a élevés et attirés par sa vertu divine et ses droits humains à la dignité première, nous rendant la liberté dans laquelle nous avions été créés d’abord et aimés de Dieu, confirmant son appel et consommant notre élection selon qu’il avait pourvu de toute éternité à notre bien.

Le gage de la grâce est la vie sainte, le gage de la prédestination est le pur élan du cœur, qui le porte dans la confiance vivante et les désirs indicibles vers l’honneur et le plaisir de l’incompréhensible noblesse de Dieu. La croix que nous devons porter avec le Fils du Dieu vivant, c’est le doux exil qui nous est imposé à cause du juste amour, dans lequel nous devons attendre avec un pur abandon et de saints désirs le temps nuptial où l’amour se révélera lui-même, faisant éclater sa noble vertu et sa puissance sur la terre comme au ciel. Et dès maintenant, il se manifeste si hardiment à l’âme éprise qu’elle en est jetée hors d’elle-même : il lui ravit le cœur et le sens, il la fait vivre et mourir du véritable amour.

Mais avant que l’amour ainsi, rompant ses digues, ne ravisse l’homme à lui-même pour en faire un seul esprit, un seul être avec l’Amour, il faut que l’âme serve noblement dans l’exil. Beau service en toute action vertueuse et vie souffrante en toute obéissance, c’est en ceci qu’elle doit persévérer avec un zèle inlassable : que nos mains soient prêtes en tout temps aux œuvres de vertu, notre volonté toujours prompte à ce qui honore la charité divine, sans autre intention que de rendre à l’amour sa place légitime dans l’homme et en toute créature. Voilà ce que j’appelle être crucifié avec le Christ, mourir avec lui et ressusciter avec lui. Qu’il veuille nous y aider toujours : je l’en prie par sa vertu suprême !

Lettre VII L’amour ne se se rend qu’à l’amour

Je vous salue très Chère, avec l’amour qui est Dieu même, et ce que je suis, qui l’est aussi pour une part. Et je vous loue pour autant que vous l’êtes, je vous reprends pour autant que vous ne l’êtes pas. Ah ! bien-aimée, c’est avec elles-mêmes qu’il nous faut gagner toutes choses : la force avec la force, l’intelligence avec l’intelligence, la richesse avec la richesse, l’amour avec l’amour, le tout avec le tout ; le semblable avec le pareil : c’est ainsi seulement qu’on y satisfait. L’amour nous suffit et rien d’autre : à nous de l’affronter en tout temps, de lui renouveler notre assaut avec toute force, toute intelligence, toute richesse, tout amour, avec toute chose et avec une seule. C’est ainsi qu’on en use avec le Bien-Aimé.

Ah ! mon amie, mon amour, ne laissez pas de cultiver notre amour en œuvres toujours nouvelles, et laissez-le opérer lui-même, pour insuffisante que soit la jouissance par quoi nous pouvons le goûter. S’il nous fait défaut hors de lui-même, sachez-le, il se suffit en soi. Et l’amour paie toujours, bien que souvent en retard. Qui lui donne tout, le possède enfin tout entier — plaise ou déplaise à qui ne sait aimer !

Lettre VIII La double crainte

À mesure que la dilection grandit entre ces deux êtres (Dieu et l’âme), une crainte aussi dans l’amour ne cesse de croître. Ou pour mieux dire, une double crainte. Ce que l’on redoute d’abord, c’est de n’être pas digne d’un si grand amour, de ne jamais donner assez pour le devenir, et cette crainte est parfaitement noble. Elle nous fait avancer plus que toute chose, car elle nous soumet totalement à l’amour, nous tenant toujours prêts à suivre ses ordres. Elle garde l’âme dans la charité et dans les sentiments dont elle a le plus grand besoin. Elle nous humilie justement lorsqu’il nous est bon d’être éveillés et effrayés. Car la peur de ne pas mériter si grand amour suscite en notre humanité la tempête d’un désir sans merci. Rien ne donne si parfait discours que de souffrir par amour, car l’amour craint toujours que ses paroles ne soient pas jugées dignes d’être entendues par son amour. Cette crainte est libératrice, car l’âme oublie tout et ne sent plus rien dans son désir de plaire à celui qu’elle aime. Elle se trouve ainsi parée d’une beauté nouvelle. C’est une noble passion qui éclaire l’esprit, instruit le cœur, purifie la conscience, confère sagesse à l’intelligence, unité à la mémoire, maintient la vérité dans les œuvres et les paroles et nous donne de ne redouter aucune mort. Voilà ce que fait en nous la crainte de ne pas aimer assez le bel Amour.

La seconde crainte est que l’Amour ne nous aime pas assez, car il nous lie et nous angoisse de telle sorte que nous sommes accablés sous la charge, et que son secours vraiment semble nous manquer : nous pensons être seuls à aimer. Cette défiance est au-dessus d’une foi trop facile, d’une confiance qui se résigne avant d’avoir atteint la pure connaissance et que l’instant satisfait. Le haut défi donne à la conscience une Ouverture nouvelle ; l’esprit a beau s’égarer par excès d’amour et le cœur soupirer, tandis que les artères se tendent et se déchirent et que l’âme fond comme au creuset, malgré qu’on aime ainsi l’Amour, la noble méfiance ne sent ni amour ni sécurité, tant la soif dilate la défiance. La défiance ne laisse pas de repos au désir, elle se méfie toujours de n’être pas assez aimée. Le haut défi est donc tel qu’il entretient constamment la crainte, soit celle de n’aimer pas assez, soit celle de n’être pas aimé.

Celui qui veut remédier à ses défauts devra veiller constamment et de grand cœur à demeurer en toutes choses d’une fidélité parfaite. Il acceptera toute peine pour l’amour avec contentement ; il taira mainte bonne réponse qu’il n’eût guère manqué de faire, si ce n’était pour l’amour. Il observera le silence, lorsque bien volontiers il eût parlé, et parlera lorsque volontiers il eût livré sa pensée à la jouissance divine, afin que l’amour n’encoure aucun blâme à cause de son amour. Il devra plutôt souffrir au-dessus de ses forces que de manquer sur un seul point à l’honneur de l’amour.

Ne nous fâchons jamais si nous aimons la paix du véritable amour, la personne que nous aimons fut-elle le diable en personne. Car si vous aimez, vous devez renoncer à toute chose et vous mépriser comme le dernier de tous afin de rendre parfaitement à l’amour ce qui lui est dû. Qui aime se laisse volontiers condamner sans se défendre pour être plus libre dans l’amour ; et pour aimer davantage, il est prêt à beaucoup endurer. Qui aime se laisse volontiers frapper pour apprendre. Qui aime se voit volontiers rejeté, parce qu’il trouve une liberté nouvelle. Qui aime demeure volontiers seul, pour aimer l’amour et le posséder.

Je ne vous en dirai guère davantage à présent, car bien des choses m’accablent, certaines que vous savez, d’autres que vous ne connaissez point et ne pouvez connaître. Je vous parlerais volontiers cependant, s’il se pouvait. Mon cœur est malade et souffrant ; la foi imparfaite dont je parlais tout à l’heure est pour une part la cause de mon mal. Quand l’amour y jaillira de nouveau, je vous en dirai sur ces choses davantage que je n’ai fait jusqu’ici.

Lettre IX L’union parfaite

Que Dieu vous fasse savoir, chère enfant, qui il est, et comment il en use avec ses serviteurs, surtout avec ses petites servantes — et qu’il vous absorbe en lui-même, dans les profondeurs de sa sagesse ! Là en effet il vous enseignera ce qu’il est, et combien douce est l’habitation de l’aimé dans l’aimé, et comme ils se pénètrent de telle sorte que chacun ne sait plus se distinguer. C’est fruition commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme ; une même suave Essence divine les traverse, les inonde tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre et le demeurent sans différence — le demeurent (à jamais).

Lettre X Valeurs des Vertus

Qui aime Dieu, aime ses œuvres. Ses œuvres sont les nobles vertus, qui aime Dieu aime donc les vertus. Cet amour est véritable et plein de consolations. Ce sont les vertus qui prouvent l’amour et non point les douces faveurs, car il arrive parfois que le moins aimant ait davantage de ces douceurs. L’amour n’est pas en nous selon que nous avons tel sentiment, mais selon que nous sommes fondés dans les vertus, enracinés dans la charité. Le désir de Dieu est parfois accompagné de douceur sensible, mais alors il n’est pas entièrement divin : il peut venir des sens plutôt que de la grâce, de la nature plutôt que de l’esprit. Cette douceur entraîne l’âme vers les biens inférieurs et l’excite moins à ceux qui lui seraient du plus haut avantage ; elle donne plus de suavité que d’utilité, car elle conserve la nature de la cause dont elle procède.

L’âme imparfaite peut goûter ce plaisir autant que la parfaite, et s’imaginera avoir plus grand amour parce qu’elle savoure une douceur, qui n’est point pure cependant, mais encore mêlée. Et la douceur fut-elle pure et toute divine — ce qui requiert discernement subtil — ce n’est point par elle encore qu’il faudrait mesurer l’amour, mais par la possession des vertus et de la charité, comme je vous l’ai dit. Nous en faisons l’expérience avec de telles âmes : tant que dure chez elles la suavité, elles sont douces et grasses ; dès qu’elle s’en va, leur amour disparaît aussi et leur fond reste rude et maigre. C’est parce qu’elles ne sont pas encore pourvues de vertus. Car si les vertus sont plantées de bonne heure dans l’âme et fermement enracinées en elle par une longue pratique, la suavité vient-elle à diminuer, les vertus ne laisseront point d’agir selon leur essence et de faire l’œuvre de Dieu. Ce ne sont point des douceurs que de telles âmes attendent, mais toute occasion de servir fidèlement l’Amour. Elles ne cherchent point l’agréable, mais l’utile. Elles regardent leurs mains et non la récompense. Elles abandonnent tout à l’Amour et ne s’en trouvent que mieux. L’Amour est si noble et si libéral que nul avec lui n’est privé du fruit de ses œuvres. Ne réclamons point notre salaire, faisons ce qui dépend de nous et l’Amour fera ce qui dépend de lui. Les prudents ne l’ignorent pas, qui s’appliquent assidûment aux vertus. Ils ne cherchent que la volonté de l’Amour, ils ne lui demandent nulle douceur, sinon celle-ci : qu’il leur donne en toute chose de reconnaître sa très chère volonté. Sont-ils en haut : comme l’Amour veut ; sont-ils en bas : comme il lui plaît !

D’autres âmes sont pauvres en vertus ; pour autant qu’elles ressentent la douceur, elles aiment ; et si la douceur s’en va, leur amour fait de même. Dans les jours de grâce, elles sont braves, dans les jours de tribulation, elles tournent les talons. Ce sont gens pusillanimes, que la suavité exalte facilement et que facilement déprime l’aigreur ; une petite grâce rend leur cœur joyeux, une petite contrariété le rend tout triste. Ainsi arrive-t-il que les cœurs légers soient émus plus facilement que les graves, et les âmes pauvres en grâce plus facilement que les riches. Car si Dieu survient avec ses grâces pour donner confiance à leur pusillanimité, soutenir leur faiblesse et stimuler leur volonté, elles ressentent un vif désir de Dieu et de ses faveurs, et reçoivent une motion plus forte que les âmes habituellement pénétrées de Ses dons. Et l’on s’imaginera peut-être qu’elles ont des grâces singulières, un grand amour, tandis qu’elles sont encore fort indigentes du divin. En sorte que parfois c’est la privation de la grâce divine qui cause les faveurs, plutôt que son abondance.

Parfois même c’est de l’esprit malin que viennent les douceurs. Car l’homme qui les ressent peut y trouver telle jouissance et s’abandonner de telle sorte à ces délectations qu’il tombe en grande faiblesse et néglige les choses utiles. Voyant qu’il est comblé de suavité, il se fie peu à peu à ses propres perfections, et se montre pour autant moins soucieux d’élever sa vie.

Il faut donc que chacun considère sa grâce et exploite sagement le don de Notre-Seigneur. Car les présents divins ne justifient pas l’homme, mais l’obligent : s’il œuvre avec eux, il plaît à Dieu, s’il ne le fait pas, il sera trouvé coupable. Puisse-t-il donc avoir la sagesse nécessaire pour en bien user. De même en effet que les vertus deviennent défauts si on les exerce hors de saison, ainsi les grâces ne demeurent telles que sous la conduite de la grâce.

Celui donc qui a reçu un talent de Dieu pour le négocier, doit être prudent et veiller sur le présent divin afin qu’il lui demeure. Comme celui qui n’a point de grâce doit prier Dieu pour la recevoir, ainsi celui qui l’a, pour la garder. Un homme qui laisse diminuer en lui ce bien de Notre-Seigneur, au lieu de l’augmenter, le perd autant qu’il dépend de lui et n’aurait plus rien, si Dieu n’y suppléait. Aussi lisons nous dans le Cantique de la Bien-Aimée qu’elle cherchait son fiancé non seulement avec désir, mais avec sagesse, et que l’ayant trouvé, elle n’en avait pas moins délicat souci de le garder/2. C’est ce que doit faire toute âme sage sous l’impulsion de l’amour. Elle doit sans cesse augmenter sa grâce par le désir et la prudence, et cultiver son champ avec sollicitude, arrachant l’ivraie stérile et semant les vertus, préparant enfin la maison d’une pure conscience pour y recevoir dignement l’Aimé.

Lettre XI Qui aime Dieu comme je l’aime ?

Ah ! chère enfant, que Dieu vous donne ce que mon cœur désire pour vous — qu’il soit aimé de vous dignement ! Jamais pourtant je n’ai pu admettre en cela qu’on me devance ou me dépasse ; je crois bien que d’autres l’ont aimé autant, aussi ardemment, et ne puis cependant supporter la pensée qu’il existe ailleurs envers lui connaissance et amour comme le mien.

Depuis l’âge de dix ans, j’ai été pressée de telle sorte par l’amour en sa ferveur extrême, que je serais morte avant la fin de la seconde année si Dieu ne m’avait donné d’autres forces que celles dont les hommes disposent communément, et s’il n’avait recréé ma nature selon la sienne. Car il m’impartit bientôt l’intelligence et l’orna de belles lumières, il me fit des présents nombreux, me donnant de Le sentir et se révélant Lui-même. Il le fit par tout ce que je découvrais entre lui et moi dans le rapport intime de l’amour, car les amants n’ont point coutume de se cacher, mais de se manifester au contraire l’un à l’autre dans le sentiment réciproque, lorsqu’ils se savourent jusqu’au fond, se dévorent, se boivent et s’engloutissent sans réserve aucune.

Par les signes nombreux que mon Aimé divin m’a donnés au début de ma vie d’amour, il m’a donc inspiré telle confiance en lui que j’ai souvent cru sentir envers lui un amour sans exemple. La raison entre-temps me faisait bien comprendre que je n’étais pas, de toutes les créatures, la plus proche de lui, mais le lien de l’amour même, ressenti au plus intime, ne me permettait pas d’éprouver et de croire ce qu’elle voulait me faire entendre. Il en est donc ainsi avec moi : je ne crois pas, au fond, que mon amour est le plus parfait qui soit, mais je ne puis d’autre part admettre qu’un seul homme vive dont Dieu est aimé plus que de moi. À certaines heures, l’Amour m’éclaire et je vois bien ce qui me manque pour aimer Dieu selon qu’il en est digne ; à d’autres moments, la suave nature de cet Amour m’aveugle à tel point que dans le goût et le sentiment de lui-même, je suis comblée — je me trouve si riche, que je dois en silence lui confesser qu’il me suffit.

Lettre XII Le précepte suprême

Que Dieu vous soit Dieu et que vous lui soyez amour ! Qu’il vous donne de vivre et d’œuvrer pour lui en tout ce que la divine charité demande. Et d’abord dans la sincère humilité ; c’est par elle que la (Vierge) bien-aimée a commencé, qu’elle a fait descendre Dieu en elle-même : ainsi doit faire toute âme qui veut l’attirer et jouir de lui dans l’amour. Que nul succès n’élève cette âme, que nul service ne l’accable ; qu’elle soit toujours d’égale vaillance à l’assaut, d’égale ferveur à la poursuite, de même ardeur à la rencontre ! Vous me demandez de vous écrire sur ces choses, mais vous-même savez bien ce qui est requis pour être parfait devant Dieu.

Ceux qui s’y appliquent et désirent satisfaire Dieu en amour, commencent dès ici-bas la vie qui est celle de Dieu même dans l’éternité. Car le ciel et la terre se vouent dans un hommage toujours nouveau à lui rendre le juste amour que sa noble nature exige, sans le pouvoir jamais parfaitement. La charité sublime, en effet, et la grandeur qui est Dieu même ne sauraient être satisfaites ni connues par aucune œuvre accomplie à son service, et toutes les âmes du ciel brûlent éternellement sans que diminue la dette de leur amour. Aussi l’homme qui ne prend nul repos et n’accepte nulle consolation étrangère, mais s’efforce à toute heure de satisfaire à l’amour, commence sur terre la vie éternelle — celle des bienheureux avec Dieu dans l’amour fruitif.

Tout ce que nous pouvons penser de Dieu, ou comprendre ou nous figurer de quelque façon, n’est point Dieu. Car si les hommes pouvaient le saisir et le concevoir avec leurs facultés, Dieu serait moins que l’homme et nous aurions vite fini de l’aimer : ainsi en est-il des hommes sans profondeur, chez qui l’amour est si vite épuisé.

Je veux parler de ceux qui ne sont pas attachés à l’amour éternel et ne veillent pas constamment dans leur cœur à le satisfaire. Ceux que brûle au contraire le souci de lui plaire, ceux-là sont comme lui éternels et sans fond. Car leur conversation est dans le ciel et leur âme suit partout le Bien-Aimé, qui est d’une profondeur infinie. Aussi les aima-t-on d’un amour éternel, jamais le fond de l’amour n’est atteint, de même qu’ils ne peuvent atteindre celui qu’ils aiment ni payer toute leur dette, alors pourtant qu’ils ont pour unique volonté de le satisfaire ou de mourir en chemin.

Je vous prie instamment et je vous conjure par la vraie Fidélité, qui est Dieu même, de vous hâter d’aimer et de nous aider à faire aimer Dieu : voilà ce que je vous demande d’abord et par-dessus tout. Pensez à toute heure à la bonté de Dieu et souffrez de savoir qu’elle reste hors de nos atteintes, tandis qu’il en a fruition parfaite, — que nous sommes exilés loin d’elle tandis que lui-même et ses amis, dans une mutuelle pénétration, jouissent de la surabondance de cette bonté, s’écoulent en elle et refluent en toute plénitude. Ah ! ce Dieu en vérité qu’on ne peut connaître par nulle sorte de labeurs, si le juste amour ne le révèle ! C’est l’amour seul qui l’attire à nous et nous fait sentir intimement qui est notre Dieu : nous ne saurions autrement le savoir. Délices indicibles, mais délices encore, Dieu le sait ! dans les douleurs ! L’amant courtois cependant y reconnaît sa loi : le seul repos pour lui est de souffrir pour le Bien-Aimé, de lui rendre amour et honneur selon qu’il en est digne, pour la joie de donner, de servir noblement 4) et non pour un salaire, car l’amour est à lui-même satisfaction plénière et parfaite récompense.

Mais trop souvent aujourd’hui on fait obstacle à l’amour et c’est par mainte injustice que ses droits sont blessés. Car nul ne veut renoncer à ses penchants pour l’honneur de l’Amour : on veut aimer et haïr à son gré, s’indigner et pardonner selon ses goûts et non point comme l’exige la charité fraternelle. On trahit aussi l’équité par fausse honte, et c’est encore un penchant propre. Ou de nouveau par colère : cette passion fait maints dommages. Le premier est la perte de la sagesse ; le second, le désordre dans la vie en commun ; le troisième, éloignement du Saint-Esprit ; le quatrième, renfort au démon ; le cinquième, trouble de l’amitié, qui faute d’exercice tombe dans l’oubli ; le sixième, la négligence des vertus ; et le septième, ruine de la justice.

Le penchant propre de la haine, de la colère selon le monde — je ne parle pas de la colère sainte — nous prive de l’amour, éloigne de nous les fiers désirs et la pureté du cœur, nous rend soupçonneux en toute chose, nous ravit la douceur de l’amour fraternel. Colère et jalousie sont contraires à toute conduite divine : elles marquent la conduite de l’enfer.

En suivant le penchant au plaisir, on oublie la voie étroite qui est celle de l’amour, la belle conduite, la gracieuse tenue et le doux visage, et le service ordonné qui lui siéent.

En suivant l’amour facile, on oublie l’humilité, qui est le lieu le plus pur et la plus digne salle où recevoir l’Amour. Ce penchant fait perdre aussi la raison illuminée, la règle qui nous montre justement ce que nous devons rendre à l’amour lorsque nous voulons lui plaire. La raison illuminée éclaire toutes les voies où nous suivrons la chère volonté de l’Amour, elle nous manifeste toute conduite à tenir pour le contenter. Ah ! pauvres âmes ! la perte de ces deux vertus, humilité et raison illuminée, par faiblesse envers l’amour facile, voilà bien le pire dommage que je connaisse et qui puisse advenir à l’âme.

Tous les penchants que j’ai signalés empêchent et ruinent la perfection de l’amour. Sous les points mentionnés, il s’en glisse d’autres, moins importants ; petits, mais innombrables, ils privent pourtant l’amour de sa clarté. Ni vous ni les autres (vos proches) n’en recevez dommage ; beaucoup cependant se faufilent parmi vos gens sous des vêtements flatteurs, en sorte qu’on ne prend pas la peine de les chasser. Le respect humain se déguise en humilité, la colère en juste zèle, la haine est fidélité et abonde en bonnes raisons ; le plaisir passe pour consolation et abandon, l’amour facile se masque de prudence et de patience, simule grande élévation et s’exprime en belles paroles, dont Dieu pourtant est absent. Contre ces dangers, nulle âme n’est gardée, si le lien de l’amour véritable ne la garde.

Je ne dis pas ces choses à cause de vous, sachez-le, mais à cause du tort qu’on nous fait ici et ailleurs, et dont nous ne savons pas nous défendre. C’est grande pitié pour nous de voir les hommes s’égarer mutuellement, et nous charger avec cela des conséquences de leurs erreurs, au lieu de nous aider à aimer notre Amour. Mais comme vous êtes dans la communauté l’une de celles à présent qui peuvent favoriser ou retarder ce progrès, je vous avertis d’être attentive et de vous dévouer en toute chose au règne du juste amour : que par vous les enseignes de l’Amour véritable soient constamment et partout présentées !

Je ne vois précepte en l’Écriture aussi grave que celui de la charité intimée à Moïse : Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces.

À quoi le Seigneur ajoute aussitôt : Tu n’oublieras jamais ces paroles, ni dans la veille ni dans le sommeil : sur ta couche que le songe te les rappelle, durant le jour que ta pensée, ta parole et tes actions leur soient consacrées. Transcris-les sur le seuil et le linteau de ta porte et sur la muraille dans le lieu où tu te tiens, afin de n’oublier jamais ton devoir.

Il nous est ordonné de vaquer jour et nuit à l’amour, aimant Dieu comme il le veut de tout ce que nous sommes, lui vouant sans réserve notre cœur et notre âme, nos sens, nos facultés, nos pensées.

Si tel est le commandement que Dieu donne à Moïse et qu’il répète dans son Évangile, comment oserions-nous lui mesurer le don de nous-mêmes ? N’est-ce pas un larcin horrible que d’épargner ou de refuser quelque chose à cette Charité divine ? Ah ! pensez-y constamment, je vous en prie, et travaillez sans rien négliger à servir l’Amour.

Rappelez-vous aussi ce que dit Abdias le prophète : Que la maison de Jacob soit un feu, celle de Joseph une flamme, celle d’Ésaü un champ d’éteules ! Jacob, c’est tout amant victorieux : par la vertu de l’amour, il l’emporte sur Dieu et obtint de Lui qu’Il soit son vainqueur. Ayant gagné d’être vaincu et reçu la bénédiction, il peut aider d’autres âmes à se laisser gagner : celles qui ne sont pas assez vaincues, qui cheminent encore sur deux pieds, et non point comme Jacob. Car Jacob fut blessé dans le combat et resta boiteux : par cette défaite qui le rend infirme, il contraint l’Ange à le bénir. Quiconque veut lutter avec Dieu doit obtenir d’être vaincu par Lui, et devenir infirme d’un côté — de ce côté où il préfère à Dieu quelque chose et demeure attaché à ce qui n’est pas Dieu même. Quiconque n’aime pas Dieu par-dessus tout et n’est pas uni à lui dans l’unique Bénédiction, celui-là chemine encore sur deux pieds, il n’est pas vaincu et ne peut goûter cette grâce. Il vous faut si totalement et si simplement vous renoncer que vous brûliez d’un feu pur au plus simple de vous-même, — que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé.

Que la Maison de Joseph soit une flamme. Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour, et par la flamme de la charité brûlante, vous les illuminerez.

Les étrangers du commun peuple sont désignés par Ésaü : leur maison est d’éteules [chaume qui reste en place], qui prennent feu en un clin d’œil : ainsi l’incendie chez les autres éclatera dès que vous-même serez de flamme. C’est ce qui sied à votre charge : incendiez les éteules arides par votre exemple, par votre façon d’être, par vos ordres, vos conseils et vos défenses. Dirigez aussi les pas de vos frères par le fervent amour et soyez leur en aide : qu’ils aiment Dieu en Dieu, en bonnes œuvres et en vraies vertus rapportées à Dieu seul. Songez à ce que dit saint Paul : Sobrie, pie et iuste vivamus in hoc saeculo il appartient en effet à votre charge de vivre ainsi.

Ah ! vraiment aidez-nous, par un amour pur et sans partage à faire aimer notre Bien-Aimé. Pour me résumer d’une seule parole, ce que je veux de vous est une vraie charité envers Dieu — voilà ce que je vous prie et vous conjure de faire : donnez-lui ce que nous manquons encore à lui donner !

Qu’il soit avec vous. Hâtez-vous d’aimer !

Lettre XIII L’amour est inapaisable

L’homme doit se garder toujours exempt de péché sous les choses adverses, en sorte qu’il croisse en toutes choses, et agisse selon la droite raison par-dessus toute chose. Ainsi Dieu agira sans cesse pour lui et avec lui, et lui-même avec Dieu accomplira toute justice, et désirera que Dieu accomplisse les justes œuvres de sa Nature en lui-même et en nous tous.

Voilà ce que le cœur aimant doit vouloir par-dessus toute chose, par-dessus les condamnations et les bénédictions. Il ne désire, il ne demande rien, sinon l’intime union que loue le Cantique : Dilectus mihi et ego illi — l’union parfaite dans la volonté une de l’amour unique.

Qui veut se soumettre le monde doit se soumettre à sa raison, au-dessus de tout ce qu’il désire ou que les autres hommes veulent de lui. Nul ne peut devenir parfait en amour qui n’obéit d’abord à sa raison. Car celle-ci aime Dieu selon sa dignité, et les hommes nobles selon que Dieu les aime, et les pécheurs selon leurs besoins. C’est ainsi que l’âme doit tendre de toutes ses forces à la perfection de l’amour — de l’amour inapaisable à jamais. Car on a beau faire : un homme peut satisfaire Dieu aux yeux de ceux qui le voient, il s’en faut bien qu’il satisfasse l’amour ; il ne cessera point de ressentir ses exigences et ses violents désirs au-delà de tous les biens acquis ou possédés.

On ne saurait plaire à l’amour qu’en étant privé de tout repos, que ce soit dans les amis ou les étrangers, ou dans l’amour lui-même. C’est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu’il faille renoncer même à l’apaisement de l’amour pour apaiser l’amour ! Mais ceux qui se sentent attirés dans l’amour et captivés par lui connaissent bien leur dette immense : ils doivent l’affronter et satisfaire à chaque instant aux ordres de sa puissante nature. Oui, leur vie est misérable, et plus que le cœur humain ne saurait supporter, car rien ne leur suffit jamais, ni les dons, ni les services, ni les consolations, ni chose aucune qu’ils peuvent accomplir. Si grande est la violence de l’amour qui les attire de l’intérieur, et l’épreuve qu’ils font de son mystère insaisissable ! Comme ils se sentent petits et incapables de justice, devant cette Essence qui est amour ! Aussi la conscience de leur dette envers lui rend-elle ces âmes indifférentes à ce qui peut leur échoir de bon ou de mauvais, ou échoir à d’autres, si cela ne touche pas l’amour même. Car quant à l’amour elles savent distinguer : bonheur est tout ce qui favorise l’amour et le fait croître en elles-mêmes ou dans le prochain, malheur tout ce qui le blesse ou le fait souffrir dans la personne des amants. Elles connaissent en effet les souffrances que les étrangers volontiers leur infligent ou infligent à d’autres.

Souffrez et travaillez pour le progrès de l’amour et pour l’exercice envers le prochain de la haute charité. Car la charité comprend sans erreur tous les ordres divins et les suit sans peine. Qui aime en effet ne peine point, ou ne sent point sa peine. Et qui aime d’un amour plus ardent court plus vite, arrive plus tôt à la sainteté divine, qui est Dieu même, à l’Intégrité divine, à Ce qu’il est. En l’honneur de son Unité, servez-le parfaitement, que votre zèle corresponde à cette Nature vierge, qui est un seul acte d’amour. Qu’il vous fasse connaître toute votre dette envers lui et le labeur qu’il attend de vous, mais surtout l’amour pur dont il nous a donné le commandement lui-même, pour être aimé par-dessus tout !

Lettre XIV Comme on sert sagement l’Amour

Que Dieu vous soit éternellement amour ! Qu’il vous donne vie sage et nobles vertus pour que vous puissiez répondre justement à sa charité sainte. Travaillez-y à toute heure sans rien épargner : soyez toujours zélée dans l’humilité, sagement dévouée. Que Dieu soit votre recours et votre consolation en toute chose, qu’il vous enseigne les vraies vertus par quoi nous rendons le mieux honneur et justice à l’Amour : la douce unité que le Christ offrit à son Père, vivant pour lui sa vie une et pure, et la sainte unité qu’il a enseignée à ses amis, aux saints dont le cœur a rejeté pour lui toute consolation étrangère. Et qu’il vous fasse comprendre aussi, en vérité et en fait, la gracieuse unité dont jouissent présentement les bien-aimés qui s’adonnent à son saint et suave amour par-dessus toute chose.

Ayez soin de vous renouveler, soyez fraîche toujours sans lassitude aucune, songez à la noble nature de la charité éternelle, dont saint Paul décrit les voies et les pouvoirs et fondez en elle votre vie. C’est le premier point, si vous voulez vivre pour Dieu, car toute chose faite sans charité est néant. Hâtez-vous donc à la suite de cette charité divine, avec la puissance des désirs enflammés dans le juste amour. Aimez avec zèle et courage durant votre pèlerinage ici-bas, obéissant à l’amour pour atteindre la fruition dans le pays qui est le sien, où la charité perdure à jamais !

La charité se doit d’être humble, car celui qui sait n’avoir pas réalisé dans ses œuvres le royaume de l’amour divin, s’humilie volontiers sous la puissance divine. Il est juste en vérité, si la bien-aimée dans le secret est toute au bien-aimé, que le bien-aimé soit tout à elle dans une intimité parfaite, comme le dit l’épouse du Cantique : Il est à moi et je suis à lui. Ah ! comment peut-on n’être pas à lui seul ? Tout ce qu’on fait aux autres, qui n’est pas du bien-aimé au bien-aimé, est chose étrangère : seul ce qui lui appartient est doux et juste de toute façon.

Si vous voulez atteindre cette perfection, il vous faut d’abord apprendre à vous connaître bien réellement : dans votre volonté bonne ou mauvaise, dans vos goûts et vos aversions, dans votre façon d’agir, de vous fier et de vous méfier, en toute chose qui vous advient. Faites l’épreuve de votre patience devant les contrariétés, et de votre détachement lorsque vous devez renoncer à ce qui vous plaît — car être frustré de son désir est bien la pire peine pour un jeune cœur. Éprouvez-vous aussi en ce qui vous arrive d’agréable, voyez si vous savez le prendre de façon sage et mesurée. En toute rencontre, demeurez égale, dans le repos comme dans la peine ; gardez prudemment devant les yeux l’exemple de Notre-Seigneur, qui de toute vertu est pour nous le modèle.

Il sied à tout homme en effet de contempler la grâce et la bonté de Dieu avec une sagesse vigilante ; car il nous a donné la belle Raison, qui nous instruit en toutes voies et nous éclaire en toutes nos œuvres ; si l’homme voulait la suivre, il ne serait jamais trompé.

Lettre XV Les règles du pèlerinage

Il y a neuf points à retenir pour le pèlerin qui doit faire longue route. D’abord, demander son chemin ; ensuite, bien choisir sa compagnie ; troisièmement, se méfier des voleurs ; quatrièmement, qu’il se garde de la trop bonne chère ; cinquièmement, qu’il se vête court et se ceigne ferme ; sixièmement, qu’il se penche en avant sur les montées ; septièmement, qu’il se tienne droit sur les descentes ; huitièmement, qu’il demande les prières des bonnes gens ; neuvièmement, qu’il parle volontiers de Dieu.

Il en est de même pour le pèlerinage intérieur où nous cherchons le royaume de Dieu et sa justice en parfaites œuvres d’amour.

D’abord il faut demander sa route : c’est lui-même qui nous l’indique Je suis la Voie. Et puisqu’il est la voie, il vous faut suivre sa trace : comme il a travaillé, comme il a brûlé intérieurement de charité et comme il l’a traduite à l’extérieur en œuvres de vertus envers les étrangers et les amis. Comme il a ordonné aux hommes d’aimer Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de toutes leurs forces, de ne l’oublier ni dans la veille ni dans le sommeil. Et voyez comme il a fait ceci lui-même, encore qu’il fût Dieu : comme il a tout donné et tout laissé pour l’amour vrai, l’amour du Père, et par compassion envers les hommes. Il a vécu dans une charité toujours en éveil, donnant à l’amour tout son cœur, toute son âme et toutes ses forces. Telle est la voie que Jésus nous montre et qu’il est lui-même : la voie qu’il a suivie et où se trouve la vie éternelle, la fruition dans la gloire et la vérité de son Père.

Demandez ensuite la voie à ses saints : ceux qu’il a déjà appelés près de lui et ceux qui sont encore sur la terre, qui le suivent dans les parfaites vertus, qui sont montés après lui de la profonde vallée de l’humilité à la montagne de noble vie, qui ont gravi cette haute montagne avec foi puissante et noble confiance dans la contemplation de l’Amour, si doux à notre cœur.

Demandez aussi votre route à ceux qui sont près de vous et que vous voyez suivre fidèlement le même chemin, dans l’obéissance à Jésus et en toute œuvre de vertu. Ainsi prendrez-vous pour guide celui qui est la voie même, et ceux qui ont cheminé par elle ou la suivent encore.

Le second point est le choix d’une bonne compagnie : l’ordre religieux où vous avez part à de grands biens, et surtout les amis de Dieu : ceux qui l’aiment et l’honorent le plus, dont vous sentez que vous recevrez l’aide la plus efficace, ceux qui vous aident le plus à retrouver la simplicité du cœur et à l’élever vers Dieu, dont la présence ou les paroles vous attirent à Dieu et vous approchent de lui. Mais évitez avec soin dans le choix d’une compagnie toute complaisance pour votre repos et toute partialité. Regardez bien en ces personnes, qu’il s’agisse de moi-même ou d’autres à qui vous pensez vous confier, si vraiment elles vous aideront â devenir meilleure, et voyez d’abord comme elles vivent. Car il y a bien peu de gens sur la terre aujourd’hui en qui trouver une vraie fidélité : presque tous veulent de Dieu et des hommes seulement ce qui leur plaît, la satisfaction de leurs désirs et de leurs besoins.

Le troisième point vous conseille de vous garder des voleurs, c’est-à-dire des subtiles tentations du dehors et du dedans. On ne peut apprendre aucun métier sans maître : n’ayez donc point la témérité d’adopter une voie singulière sans le conseil de personnes prudentes et spirituelles.

Le quatrième point vous invite à éviter la gourmandise, c’est-à-dire toute satisfaction profane ; que nulle chose hors de Dieu ne vous suffise, que nulle chose ne vous retienne avant d’avoir goûté comme il est doux ! Sachez-le et songez-y sans cesse : tout plaisir en ce qui n’est pas Dieu même, est gourmandise.

Le cinquième point vous ordonne de vous trousser court et de vous ceindre ferme, pour vous garder de toute souillure terrestre et de toute lâcheté, vous serrant si bien avec le lien de l’amour, c’est-à-dire avec Dieu, que vous ne tombiez jamais plus en chose inférieure.

Le sixième point vous rappelle dans les montées qu’il faut vous pencher bien fort, c’est-à-dire remercier en toute souffrance que vous endurez à cause de l’amour, et vous humilier de tout cœur, quand bien même vous exerceriez toutes les vertus qu’homme ici-bas peut exercer : qu’elles vous paraissent petites et nulles devant la grandeur de Dieu, au regard de la dette que vous avez envers lui dans le service d’amour.

Le septième point vous ordonne, dans la descente, de vous tenir bien droite. S’il vous faut descendre en effet quelquefois, en prenant ce dont vous avez besoin, en éprouvant les nécessités physiques, vous devez toujours tenir vos désirs élevés vers Dieu, avec les saints qui ont mené noble vie et qui ont dit : Notre conversation est dans le ciel.

Le huitième point est de requérir les prières des gens de bien : il vous faut demander l’aide des saints et des autres hommes pour accomplir la suprême volonté de Dieu, renonçant à toute chose pour être unie à cette volonté sainte en Dieu même.

Le neuvième point vous recommande de parler volontiers de Dieu, car c’est un signe d’amour que de trouver suave le nom de l’aimé. Saint Bernard l’a dit : Jésus est miel à notre bouche. Oui, c’est chose très douce que de parler du Bien-Aimé, cela émeut le cœur bien vivement et enflamme le zèle pour les œuvres.

Enfin je vous conjure par le saint amour de Dieu de faire en toute beauté et pureté votre pèlerinage, sans que les vouloirs propres vous blessent ou vous appesantissent, dans un doux esprit de joie, de paix et de bonheur. Traversez cet exil d’un amour si droit, si pur et si brûlant que vous trouviez Dieu, votre Bien-Aimé, à son terme : puisse-t-il vous y aider, Lui-même et son saint amour !

Lettre XVI Aimer Dieu de son propre amour

Que Dieu soit avec vous et vous enseigne les voies du noble amour ! Soyez courageuse et attentive à votre tâche, zélée à l’intérieur comme en toute recherche du bien, ferme dans votre foi, en sorte que votre quête soit véritable et qu’elle ne suive pas vos penchants propres, mais la volonté de Dieu. Ainsi vous recevrez sans faute ce que vous destine son amour.

Vivez noblement dans l’espérance et la confiance intangible que Dieu vous donnera de l’aimer avec ce grand amour dont il s’aime lui-même, trine et un, l’amour par lequel il s’est suffi éternellement et se suffit à jamais. C’est avec cet amour aussi que tous les esprits célestes s’efforcent de le satisfaire ; telle est leur tâche qui ne sera jamais accomplie : et la défaillance de cette fruition est leur suprême fruition : Les âmes d’ici-bas doivent donc y tendre avec grande humilité de cœur, et bien savoir, devant si grande dilection et si haute charité, devant cet Amant inapaisable, qu’elles sont trop petites pour satisfaire l’Amour.

Ah cette œuvre à jamais inaccomplie, c’est elle qui passionne toute âme noble et lui fait rejeter tout superflu — tout ce qui est inégal ou inférieur à l’exigence de l’amour !

Pour que deux choses en fassent une seule, rien ne doit plus se trouver entre elles que le ciment qui les joint. Ce ciment est l’amour même par quoi Dieu et l’âme bienheureuse se rencontrent dans l’unité. La sainte dilection conjure l’âme à toute heure de se fier sans réserve à l’amour — l’âme noble et fière qui est prête à l’entendre, à rejeter tout le reste pour gagner le seul amour, comme l’Amant a tout rejeté lorsqu’il a reçu mission de son Père pour accomplir l’œuvre d’amour, ainsi qu’il le dit lui-même en son Évangile : Père, voici l’heure ; j’ai accompli l’œuvre que vous m’avez donnée.

Considérez sa vie et celle des saints qui l’ont suivi, celle des hommes bons chargés ici-bas des œuvres de ce grand amour, qui est Dieu même ; voyez comme ils gardent l’humilité du cœur et le zèle dans les bonnes œuvres, sans s’épargner en aucun point. Vivez pour la justice et non pour votre satisfaction ni selon vos goûts, ne faites nulle chose dont vous ne sachiez qu’elle convient à l’honneur de Dieu et à ses droits divins. Abandonnez-vous filialement à son noble pouvoir. Soyez prête à suivre tout avis salutaire qui vous est donné par des amis désireux de vous voir avancer. Quelle que soit même la personne qui vous donne un conseil, écoutez-le volontiers. Et souffrez aussi volontiers toute souffrance pour l’amour.

Votre cœur est trop faible encore et votre humeur trop enfantine ; vous êtes vite abattue et vous manquez de mesure en tout ce que vous faites. Qu’allez-vous prendre à cœur tant de choses ? Dominez-vous pour rendre gloire à Dieu et appliquez-vous au travail : l’âme qui veut vivre saintement se méfie de l’oisiveté, mère de tous les vices. Ne cessez donc point de prier ou d’aimer, ou d’agir vertueusement ou de servir les malades ; supportez pour l’honneur de l’amour les personnes chagrines ou ignorantes. Et dans l’esprit de Dieu, soyez heureuse qu’il se suffise, que Dieu soit à lui-même parfait amour [litt. : Soyez heureuse dans l’Esprit de Dieu de ce qu’il est à lui seul suffisant et amour]. Soyez heureuse aussi parmi vos compagnes, sans laisser de partager leurs peines, comme le dit saint Paul : Qui est faible sans que je défaille aussi ? En toutes vos paroles, gardez la stricte vérité, comme parlant devant le Christ, qui est la Vérité même.

Je vous ennuie sans doute à vous prêcher des devoirs que vous n’ignorez pas et dont vous avez déjà la pratique. Mais je devais vous rappeler cette vérité : qui veut aimer doit commencer par les vertus sur lesquelles Notre-Seigneur et ses saints ont édifié tout le reste, comme on lit des martyrs que « par leur foi ils ont conquis des royaumes ». Il n’est pas dit, « par leur amour ». C’est qu’en effet la foi d’abord fonde l’amour, dont elle reçoit la flamme. Aussi les œuvres faites avec foi doivent-elles précéder l’amour, dont le feu les ennoblira. Veuillez donc agréer ces lignes : c’est dans le seul désir du bien que je les ai tracées.

Lettre XVII Agir avec les Personnes et reposer dans l’Unité

Soyez prompte et zélée en toute vertu,

Ne négligez aucune œuvre,

et ne faites rien de particulier.

Soyez bonne et pitoyable à toute misère,

et ne prenez soin de personne.

Je voulais depuis longtemps vous donner ces avis, car c’est chose qui me tient grandement à cœur.

Que Dieu même vous fasse comprendre ce que je veux dire, dans l’essence une et simple de l’Amour.

Ces défenses que je vous fais sont celles mêmes que Dieu m’a faites. Je désire vous les intimer à mon tour, parce qu’elles appartiennent en toute vérité à la perfection de l’amour — parce qu’elles conviennent de façon juste et parfaite à la Déité. Les modes que j’ai mentionnés désignent en effet (les aspects de) l’Etre divin. « Être prompt et zélé », c’est le caractère de l’Esprit Saint, par quoi il est Personne subsistante ; mais ne s’appliquer à nulle chose singulière, c’est la nature du Père (i.e. de l’Essence considérée comme origine des Personnes) : c’est par là qu’il est Père (Essence) sans distinctions. Donner ainsi et garder ainsi, c’est la Déité même et toute la nature de l’Amour.

Ne négligez aucune œuvre,

– et ne faites rien de particulier.

Le premier vers désigne la vertu du Père (comme Personne), par quoi il est Dieu tout-puissant ; et le second désigne sa volonté juste (en tant qu’Essence unique), par quoi il accomplit ses œuvres souveraines et secrètes au sein de la profonde ténèbre, inconnues et cachées à tous ceux qui sont au-dessous de cette pure unité de la Déité. Ils se tiennent au-dessous de l’Unité, tout en servant les Personnes selon qu’il sied à chacune, en toute fidélité, comme je le dis dans le premier vers (de chaque distique) : « Prompte et zélée en toute vertu » — « Ne négligeant aucune œuvre » — « Compatissant à toute misère ». Cela semble en vérité la plus belle vie qui se puisse mener ici-bas : je n’ai cessé de vous la conseiller avant tout, vous le savez, je l’ai vécue d’abord dans le dévouement et dans les œuvres, en toute noblesse, jusqu’au jour où elle me fut interdite.

Les trois autres vers (le second de chaque distique) expriment la perfection de l’union et de l’amour : l’amour en toute justice vaque à lui-même et à nulle autre chose — un seul Être, une seule Charité. Ah ! quelle Essence terrible que celle qui engloutit dans l’unité de sa nature tant de haine et tant d’amour !

Soyez bonne et pitoyable à toute misère, correspond au fils en tant que Personne distincte : tel il fut et telle fut son œuvre, en toute beauté;

– et ne prenez soin de personne,

c’est de nouveau le Père (l’Essence unique), qui engloutit le Fils : telle est toujours son œuvre, dont l’immensité nous effraye. Ceci est l’Unité, belle par-dessus toute chose, de l’amour de la Déité ; elle est si juste, des justices de l’amour, qu’elle absorbe le zèle et l’humanité, et la vertu qui ne voudrait manquer à nul besoin (de ses frères). Elle absorbe la charité et la pitié que l’on avait envers ceux de l’enfer et du purgatoire, envers ceux qui sont inconnus de Dieu, ou qui connus de lui, s’égarent loin de sa chère volonté ; envers les amants qui souffrent plus que tous ceux-là, car ils sont privés de ce qu’ils aiment. La justice absorbe tout ceci en elle-même. Chaque Personne cependant ne laisse pas de donner en particulier ce qui lui est propre, comme je l’ai dit. Mais la juste nature de l’Unité, en qui l’amour n’appartient qu’à lui-même et n’est que pure fruition de soi, ne se livre à aucun exercice de vertu ou de bonté, ni à aucune œuvre particulière, si belle et si recommandée qu’elle puisse être — l’Unité ne prend pitié d’aucune misère, pour capable qu’elle soit de la soulager. Car en cette jouissance de l’amour, il ne peut y avoir d’œuvre que la fruition simple, par quoi la puissante et simple Déité est amour.

Cette défense que j’ai reçue et que je vous ai dite, c’est donc celle de toute injustice en amour ici-bas. C’est l’ordre de ne rien épargner de ce qui n’est point l’amour, de me vouer à lui si intimement que tout ce qui lui est extérieur me soit en haine ; passer par-dessus tout ce qui n’est pas l’amour, sans penchant ni vertu ni œuvre particulière pour venir en aide aux autres, ni compassion pour les protéger, mais rester à toute heure dans la fruition d’amour. — Lorsque pourtant celle-ci s’affaiblit et défaille, on fait bien de s’adonner aux œuvres naguère interdites, c’est alors justice et devoir. Tant que l’on cherche l’amour et que l’on est à son service, on doit tout faire à son honneur, car durant tout ce temps on est homme, et on demeure dans le besoin : nous devons agir généreusement en toute chose, aimer personnellement le prochain, le servir et compatir à ses peines, car nous sentons partout le manque et le besoin. Mais dans la fruition d’amour, on est devenu Dieu puissant et juste. Alors la volonté, l’œuvre et la puissance sont également justes. Ces trois sont (comme) les trois Personnes en un seul Dieu.

Ces défenses me furent intimées il y a quatre ans à l’Ascension, par le Père, à l’instant que son Fils descendait sur l’autel. Dans cette venue, Celui-ci m’embrassa et par ce signe, je fus désignée. Et unie à Lui, je parus devant son Père, qui me reçut en Lui et Le reçut en moi. Me trouvant accueillie et illuminée dans l’Unité, je compris cette Essence et la connus plus clairement qu’on ne peut le faire ici-bas d’aucune chose connaissable, par paroles, raisons ou visions.

Ce semble merveille, mais pour merveilleux que je le nomme, vous ne sauriez, j’en suis sûre, vous en étonner.

Car les paroles divines sont chose que la terre ne peut comprendre : pour tout ce qui se rencontre ici-bas, on peut trouver assez de paroles en flamand, mais pour ce que je veux dire, il n’y a ni flamand ni paroles. J’ai pourtant connaissance de la langue autant qu’homme peut l’avoir ; mais pour ceci, je le répète, il n’est point de langage, et nulle expression que je sache n’y convient.

Je vous défends ainsi certaines choses et vous en ordonne d’autres, mais vous devez servir longtemps encore. Je vous interdis cette application particulière comme elle m’est à moi-même interdite par Dieu, mais vous devrez longtemps travailler dans les œuvres de l’amour, comme je l’ai fait moi-même, comme ses amis l’ont fait et le feront encore. Je m’y suis vouée pour ma part à mon heure et n’ai point cessé de m’y tenir (suivant cette règle divine :) n’avoir d’affaire que l’amour, n’avoir d’œuvre que lui-même, ne protéger que lui et ne demeurer qu’en lui. — Pour ce que vous avez à faire et à laisser en chaque chose, que Dieu lui-même, notre Amant, veuille vous le montrer !

Lettre XVIII La nature de l’âme et son repos divin

Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme [un chevalier] sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.

Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place : la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :

Soyez bonne et pitoyable à tous,

– et ne prenez soin de personne,

et le reste que je vous écrivais [dans la lettre précédente].

Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme [par nature] noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse ; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de [l’union avec] votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible [jeu entre sienleec [visible, transparent] et siele [âme]]. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Etre divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.

La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas ; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas ; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour. Rien d’étranger et nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.

Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.

Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine ; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.

Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.

Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé ; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.

Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue ; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plutôt cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.

Lettre XIX La guérison de l’homme

Que Dieu soit avec vous et vous donne

vraie connaissance des mœurs de l’Amour !

Qu’il vous fasse éprouver ce que signifie

la parole de l’Epouse du Cantique :

« Je suis à mon Bien-Aimé et il est à moi ».

Qui céderait comme il sied à l’Amour,

ferait de l’Amour parfaite conquête.

J’espère que ceci vous adviendra,

et bien que le temps nous dure,

remercions de toute chose l’Amour !

Qui veut goûter cet Amour véritable,

dans la quête ou la découverte

ne doit suivre ni voie ni sentier.

Errant à la recherche de la victoire d’Amour,

par monts et par vaux, au-delà

des vaines consolations, des peines, des tourments,

hors des chemins de la pensée humaine,

le puissant cheval d’Amour l’emporte.

Car la raison ne peut comprendre

comment l’amour par l’Amour voit au fond de l’Aimé,

et comme il vit libre en toute chose.

Ah ! lorsque l’âme arrive

à cette liberté que donne l’Amour,

elle n’épargne ni vie ni mort,

elle veut l’Amour, elle ne veut rien de moins.

Mais je laisse ici la rime et la Raison.



On ne saurait en effet par raison ou raisonnement faire entendre les choses de l’amour, que je désire et que je veux pour vous. Que dirais-je de plus : il faudrait parler avec son âme ! La matière d’un tel discours est trop vaste, puisque c’est l’amour et qu’Amour est Dieu même. Le vrai amour n’a nulle matière : point de substance que la pure liberté de Dieu, donnant sans compter et toujours aussi riche, agissant fièrement et croissant en toute noblesse.

Ah ! puissiez-vous croître selon cette dignité qui est vôtre et qui vous fut destinée avant le temps ! [cette dignité qui est vôtre et à laquelle Dieu vous a appelée sans commencement] Comment pouvez-vous supporter que Dieu jouisse de vous en son Essence et que vous ne jouissiez pas de lui ? Mais ce que j’en éprouve, je dois le taire : lisez ce que je vous écris et permettez-moi d’en rester là. Que Dieu me traite selon son bon plaisir ! Je dirai comme Jérémie : « Mon Dieu, vous m’avez trompé, et c’est volontiers que je me laisse jouer par vous ».

L’âme la plus intacte est la plus semblable à Dieu. Gardez-vous intacte de tout homme, dans le ciel et sur la terre, jusqu’au jour où le Christ sera élevé au-dessus de celle-ci et vous emportera avec lui ainsi que toute créature. Selon certains, il faut entendre par là la croix sur laquelle il fut élevé. Mais lorsque le Christ et l’âme bienheureuse sont unis, c’est alors que l’un et l’autre sont exaltés en toute perfection et beauté. Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a plus de vouloir que Sa volonté simple, qu’elle est anéantie et veut tout ce que Dieu veut avec Sa volonté, quand elle est engloutie et réduite à rien — alors il est élevé de terre et attire tout à lui : l’âme devient avec lui totalement cela même qu’Il est.

Les âmes englouties et perdues en Dieu de la sorte reçoivent dans l’amour la moitié de leur être comme la lune reçoit la lumière du soleil. La connaissance unifiante qu’elles reçoivent de cette lumière nouvelle, d’où elles procèdent et où elles demeurent — cette lumière simple absorbe l’autre et les deux moitiés de l’âme se rejoignent : ainsi l’heure s’accomplit. Si vous aviez obéi à cette lumière dans l’élection de votre bien-aimé, vous seriez libre, car ces âmes sont réunies et vêtues de la lumière même dont Dieu se vêt.

Comment s’unissent les deux moitiés de l’âme : il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Mais je ne veux pas en parler davantage, car je suis trop malheureuse en amour, et je crains par ailleurs que les étrangers ne sèment des orties dans la roseraie.

Il nous faut donc en rester là : que Dieu soit avec vous !

Lettre XX Les douze heures mystérieuses

La nature d’où procède le véritable Amour a douze heures à travers lesquelles nous le voyons sortir, puis retourner à lui-même. Et lorsque l’Amour revient ainsi, il réintègre en soi ce qu’il a rapporté de ce périple : l’esprit chercheur, le cœur assoiffé, l’âme aimante. L’Amour les jette dans l’abîme de sa puissante nature, d’où il est né et dont il se nourrit. C’est ainsi que les heures innommées reviennent à la nature inconnue. L’Amour est revenu à lui-même et jouit de sa nature au-dessus de lui-même, au-dessous de lui-même et autour de lui-même. Et tous ceux alors qui n’ont pas atteint cette expérience, ont pitié des âmes tombées dans l’abîme (de l’Amour), qui doivent œuvrer, vivre et mourir selon l’ordre de l’Amour et de sa nature terrible.

La première heure innommée, parmi les douze qui entraînent l’âme dans la nature de l’Amour, est celle de sa manifestation : l’Amour se révèle et nous touche à l’improviste, sans qu’on l’ait demandé — alors même qu’on est le plus loin de soupçonner sa noblesse, et comme sa nature en elle-même est puissante. C’est pourquoi une telle heure à bon droit s’appelle « innommée ».

La deuxième heure innommée est celle où l’Amour fait goûter la mort violente à notre cœur — le fait mourir sans expirer, malgré que l’âme ait connu l’amour peu de temps jusque-là et soit à peine passée de la première à la deuxième heure.

Dans la troisième heure innommée, l’Amour apprend à l’âme comment on peut vivre et mourir avec lui, et lui fait comprendre qu’on ne saurait aimer sans beaucoup souffrir.

Dans la quatrième heure innommée, l’Amour fait goûter à l’âme ses jugements secrets, plus profonds et plus ténébreux que l’abîme. Il lui fait comprendre comme on est malheureux sans amour. Et pourtant l’âme ne connaît pas encore l’essence de l’Amour. Cette heure est bien dite innommée, où l’on apprend les jugements de l’Amour sans le connaître encore.

La cinquième heure innommée est celle où l’Amour enlève à eux-mêmes l’âme et le cœur. L’âme sort de soi, elle se quitte et quitte l’Amour, pour entrer dans l’essence de l’Amour. Elle perd alors son étonnement, sa crainte devant l’obscurité des jugements divins, elle oublie les peines de l’amour. À ce stade, elle ne connaît plus rien de l’Amour, sinon l’acte d’aimer. Ce semble un abaissement et ne l’est point. Mais cette heure de nouveau est bien dite innommée : alors qu’on est le plus près de la connaissance, on connaît moins que jamais.

La sixième heure innommée se trouve en ceci, que l’amour méprise la raison, tout ce qui est en elle et tout ce qui s’y rattache. Car ce qui appartient à la raison (commune) est opposé à la nature de l’amour, elle ne peut rien lui donner et rien lui prendre. La noble raison de l’amour est un flot montant sans trêve et sans relâche. La septième heure innommée, c’est que nulle chose ne puisse demeurer dans l’amour et que rien ne puisse le toucher, sinon le désir. Cette touche est le secret de l’amour, elle naît de l’amour même. Car l’amour est toujours désir et se dévore lui-même, sans cesser pourtant d’être en lui-même parfait. L’amour peut demeurer en toute chose. Il peut demeurer dans le soin charitable du prochain, mais ce soin ne peut demeurer dans l’amour. Dans l’amour rien ne peut demeurer, ni compassion, ni bonté, ni humilité, ni raison, ni crainte, ni discrétion ni mesure, ni aucune autre chose. L’amour habite en toutes ces vertus ou activités, il les alimente, mais ne reçoit lui-même aucun aliment que de sa propre essence.

Dans la huitième heure innommée, la nature de l’Amour se fait connaître en son visage, comme la suprême merveille. Mais alors qu’en d’autres êtres le visage est ce qui se révèle le mieux, il est dans l’Amour au plus haut point secret, car il n’est autre chose que l’Amour en lui-même. Ses autres parties, ses œuvres sont plus faciles à connaître ou à concevoir.

La neuvième heure innommée est celle où l’Amour se manifeste en sa pire violence, dans l’assaut le plus dur et l’invasion la plus profonde, tandis que son visage atteint la plus grande douceur, la suavité et l’amabilité suprêmes : il s’offre sous son aspect le plus charmant. Et plus il blesse profondément celui qu’il assaille, plus doucement il ravit et absorbe en lui-même, par la noblesse de son visage, celui qu’il aime.

La dixième heure innommée consiste en ceci, que l’amour ne rend de comptes à personne, tandis que tous les êtres lui doivent raison. L’amour enlève à Dieu la puissance de juger ceux qu’il aime. L’amour ne cède ni aux saints, ni aux hommes, ni aux anges, ni au ciel, ni à la terre ; il vainc la Déité dans sa nature propre. Il clame en tous les cœurs d’amants, à voix haute, sans apaisement et sans trêve : « Aimez l’Amour ! » Cette voix est si puissante, si terriblement inouïe, qu’elle passe le bruit du tonnerre. Et cette parole est le lien par quoi l’amour tient ses prisonniers, c’est l’épée par quoi il blesse ceux qu’il touche, c’est la verge dont il châtie ses enfants, c’est la doctrine dont il instruit ses disciples.

La onzième heure innommée, c’est que l’Amour possède avec violence celui qu’il aime en sorte que notre esprit ne peut s’écarter de l’Amour un seul instant, notre cœur ne peut désirer, notre âme ne peut aimer nulle chose hors de lui. L’Amour rend la pensée de l’homme si simple, qu’il ne peut songer ni aux saints, ni aux hommes, ni au ciel, ni à la terre, ni aux anges, ni à lui-même, ni à Dieu, mais au seul Amour qui le possède, toujours présent, toujours nouveau.

Enfin la douzième heure est pareille à la suprême nature de l’Amour : là où l’Amour jaillissant de lui-même et œuvrant en lui-même s’abîme de telle sorte en lui-même qu’il se suffit en sa pure essence. Il se suffit en vérité, et si personne n’aimait l’Amour, son Nom resterait purement aimable en sa noble nature. Ce Nom est son être intérieur et son opération extérieure, sa couronne au-dessus de lui et son fondement au-dessous de lui.

Telles sont les douze heures innommées de l’Amour — innommées, car en aucune d’elles l’amour de l’Amour ne peut être compris, sinon des âmes dont j’ai parlé, qui ont été jetées dans l’abîme de la haute essence de l’Amour ou qui lui appartiennent. Et leur foi y pénètre plus avant que leur intelligence.

Lettre XXI Comment l’Amour se gagne et se possède

Que Dieu soit votre amour, mon cher cœur ! Gardez-lui votre zèle et que rien ne vous attriste de ce qui peut vous advenir, car le temps est court et nous avons beaucoup â faire ici-bas, et la récompense est grande. Je ne me suis guère plainte, je ne veux pas non plus que vous faiblissiez ni que vous vous plaigniez : livrez-vous à notre Amour, et laissez-le jouir de lui-même. Soyez prudente : efforcez-vous de comprendre quelles sont les vertus avec lesquelles on poursuit le véritable amour ; soyez compatissante aussi et n’abandonnez personne dans le besoin. Les hommes craignent en ceci de compromettre leurs biens et leur tranquillité, ce qu’ils ont et ce qu’ils espèrent gagner ; ils préfèrent leur paix à celle des autres. Mais pour vous, demeurez nue devant Dieu et dépouillée de tout repos qui n’est point le sien : que nulle chose vraiment ne vous satisfasse sinon lui-même. Et tant que ceci n’est pas atteint, vous devez le désirer comme femme arrêtée en travail.

Il en est ainsi de ceux qui aiment : ils ne peuvent jouir de l’amour ni s’en passer, c’est pourquoi ils se consument et dépérissent. Avant qu’on ne possède le Bien-Aimé, il faut faire sa cour pour l’obtenir, agissant de façon toujours belle et généreuse, en toute affaire, avec toute personne connue ou inconnue, selon la dignité du Bien-Aimé, pour la bonne et haute renommée qu’on aura près de lui. Car il entend courtoisie : lors donc qu’il voit les grandes peines et le dur exil que sa Bien-Aimée a souffert pour lui, et ses nobles dépenses, il ne peut laisser d’y répondre par l’amour et le don sans réserve de lui-même.

Voilà comment on travaille à gagner le Bien-Aimé : c’est au service de toutes les vertus qu’on s’applique alors. Mais lorsque nous avons affaire au Bien-Aimé lui-même, il faut laisser toutes choses pour lesquelles nous servions naguère, les bannir au-dehors et les oublier au-dedans.

Quand on sert pour gagner l’Amour, on s’occupe à ce service ; quand on aime l’Amour avec l’Amour, on exclut tout le reste pour vaquer à la jouissance avec tout son cœur et tout son être, pour saisir le fruit unique que l’âme bien-aimée obtient du seul Amour. Que toutes nos puissances, que toutes nos fibres s’y consacrent alors, que notre regard y demeure plongé, que les flots de l’amour mutuel s’écoulent suavement l’un dans l’autre et se mêlent à jamais ! C’est ainsi que l’amour doit vivre dans l’Amour !

Lettre XXII Les paradoxes de la nature divine

Celui qui veut comprendre Dieu, savoir ce qu’Il est en son Nom, en son Essence, doit être tout à Dieu, si totalement en vérité qu’il soit privé de soi. Car la charité ne requiert pas ce qui est sien, et l’amour ne veut rien d’étranger à lui-même. Qu’il se perde donc, celui qui veut trouver Dieu et connaître ce qu’Il est en soi.

Qui sait peu de choses a peu de choses à dire, remarque saint Augustin. Tel est mon cas, Dieu le sait. Je crois pourtant et j’espère beaucoup en Dieu, mais la connaissance que j’en ai est très faible : à peine je devine un peu du Divin, car les concepts humains ne le signifient pas. Pourtant celui qui dans l’âme serait touché par Dieu pourrait en signifier quelque chose à ceux qui l’écouteraient aussi avec leur âme.

La raison illuminée intime quelque notion de Dieu aux sens intérieurs, leur apprenant qu’il est admirable et par là même redoutable, terriblement suave en son Essence, qu’il est tout à tout être et tout en chacun. Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé ; il est au-dessous d’elles et n’est pas abaissé ; il est en elles et n’est pas circonscrit ; il est hors d’elles et cependant compris.

Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé, c’est-à-dire qu’il exalte et ne cessera d’exalter sa Nature sans mesure. Etant cela même qu’il exalte, il est sublime sans être élevé.

Et comme l’éternité de son Être s’exerce sans début ni fin dans la jouissance de l’amour possessif, la profondeur sans commencement fait que la hauteur sans terme de la même Essence n’élève pas celle-ci. Sa nature, terriblement douce, la satisfait pleinement : la sublimité divine s’abîme dans le fond divin, et Dieu n’est pas élevé.

En outre, il invite constamment l’homme à l’unité dans la fruition de Lui-même. Et tous sont mus par la force de l’intimation terrible ; en certains, l’esprit s’épouvante de la juste sommation, en sorte qu’ils s’égarent ; mais d’autres, les âmes fières, sont éveillées par elle, et les voici debout, avec une volonté nouvelle et enflammée : elles s’élèvent alors vers sa sublimité non-élevée, qui nous échappe et nous dépasse à jamais dans la hauteur de la hauteur.

Nous prions que son règne arrive, nous sommons à notre tour l’Unité en trois Personnes : nous exigeons sa vertu et sa riche Essence dans la confiance envers le Père. Nous exigeons sa dilection et sa doctrine de sagesse, nous voulons aimer fraternellement le Père avec le Fils, être avec lui ce Fils même qu’Il est dans l’Amour et le droit d’hériter. Nous l’exigeons (en tant qu’Esprit) dans sa bonté, dans sa gloire, dans sa fruition et son mystère admirable. C’est ainsi que nous adhérons à Lui par un ciment très fort, faisant un seul esprit avec Lui, parce que nous sommons le Père avec le Fils et l’Esprit-Saint — oui, les trois Personnes avec tout ce qu’elles sont.

En tout ceci, Dieu demeure non-élevé, car en exigeant pour nous son règne, nous ne saurions l’exalter ; rien ne le meut que lui-même, et c’est ainsi qu’il meut toutes les créatures. Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout ; il est suprême et n’est pas élevé.

L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence ; ma misère en est la cause, et personne d’ailleurs ne peut se reprocher d’ignorer ce qu’est Dieu. Mais les gens croient que le mystère est facile, et s’ils ne comprennent pas, ils doutent aussitôt. Tel est mon tourment, que je n’ose dire aux hommes ni écrire ce qui en vaut la peine, ni parole aucune selon le fond de mon âme.

Le second point, que Dieu est sous toute chose et que rien ne l’abaisse, signifie que le fond de sa nature éternelle soutient tous les êtres et les nourrit et les enrichit de la richesse divine. Mais comme le fond divin le plus profond et la hauteur divine la plus sublime sont au même niveau, Dieu est au-dessous de toute chose sans que nulle soit au-dessus de lui.

Toutes les âmes aussi l’aiment selon sa hauteur suprême, qui est l’amour, et n’aiment en lui rien de moins ; elles L’aiment ainsi sans commencement dans sa nature éternelle, où il satisfera éternellement toutes celles qui doivent devenir Dieu avec Dieu en sorte qu’elles seront avec lui sous toutes choses, les soutenant et les nourrissant. Rien ne l’abaisse, car ces âmes l’exaltent en tout temps et à toute heure avec de nouveaux désirs d’amour attirant et enflammé. Mais ici de nouveau, je n’ose en dire davantage, car nul ne sait comment Dieu est tout en tous.

Le troisième point, que Dieu est en toute chose et n’est pas inclus, il faut l’entendre dans la fruition éternelle de lui-même, dans la puissance ténébreuse du Père, dans la merveille de son amour de soi, dans le flot clair et jaillissant du Saint-Esprit. Dieu est aussi la tempête unitive (intratrinitaire) qui condamne ou bénit chaque chose selon qu’il lui sied. Il est fruitivement dans cette profondeur, selon la gloire de l’Etre qu’il est en lui-même.

Et tous ceux qui ont été et seront, ou même qui peuvent être, il jouit en eux de sa merveille aux richesses infinies en toute plénitude de gloire. Ah ! cette réalité intérieure ne peut être mise en paroles : les voies des étrangers n’y pénètrent point.

Et pour être en toute chose, il n’est pas inclus cependant, car Dieu exprime son Unité en trois Personnes et les incline vers nous sur quatre voies.

Il prodigue le temps éternel ? qu’il est en lui-même, dans l’amour que nul esprit ne peut atteindre ni comprendre s’il n’est un esprit avec lui : Il le prodigue si totalement qu’il spire les âmes avec son Esprit, il leur donne tout ce qu’il a, il (leur) est tout ce qu’il est. Celui que Dieu conduit dans cette voie, nul ne peut le suivre, ni par force, ni par habileté, sinon ceux que son sublime Esprit y spire en union avec lui. Ceux-là sont avec lui en dehors de toutes les voies communes. Telle est la première des quatre voies et la plus haute, dont on ne peut rien dire : il faudrait en parler avec l’âme, en parler à l’âme, l’une et l’autre inspirées. Cette voie passe là où Dieu dépasse les chemins de l’être.

Les trois autres voies par lesquelles il s’est penché vers nous sont les suivantes : la première, qu’il nous a communiqué sa nature, la seconde, qu’il a livré sa substance (la Personne du Fils) à la mort, la troisième, qu’il a incliné l’éternité.

Il nous a donné sa nature dans l’âme, avec trois puissances pour aimer les trois Personnes : le Père avec la raison illuminée, le Fils ou divine Sagesse avec la mémoire, et l’Esprit-Saint avec la haute volonté enflammée. Tel est le don que sa Nature a fait à la nôtre pour que nous puissions L’aimer.

Il a livré sa substance à la mort, c’est-à-dire son Corps très saint, livré aux mains de ses ennemis pour l’amour de ses amis, et il s’est donné lui-même en nourriture et en breuvage, autant qu’on le veut recevoir et comme on le veut. Mais ce que l’on en prend de fait, est moins qu’un atome par rapport au monde entier ; ce qu’on a de Dieu est infime, en comparaison de ce que l’on pourrait avoir si on se fiait à lui et qu’on le voulait en vérité. Hélas, que d’hommes demeurent ainsi affamés, combien peu d’âmes, parmi celles qui ont droit à ces trésors, prennent la nourriture et le breuvage divins !

Il a incliné l’éternité, c’est-à-dire qu’il se montre patient à l’extrême pour attendre la conversion de notre vie, le changement de notre vouloir. Nous voyons sa bouche penchée vers nous pour le baiser à qui veut le recevoir, et ses bras étendus pour accueillir celui qui veut courir à son embrassement. En bref, Dieu s’est incliné vers nous dans la durée en tout ce que nous pouvons et voulons recevoir de lui, en tout ce qu’on peut connaître, selon la mesure et le mode même de nos désirs, afin d’être avec nous dans la fruition et dans l’amour.

Ceux qui suivent la première voie, selon laquelle il nous a donné sa nature, vivent ici-bas comme dans le ciel : ils s’appliquent à l’amour sans peine, avec dévotion, jouissance et délices, car ils peuvent avoir celles-ci sans beaucoup d’effort.

Les autres, qui suivent la voie selon laquelle il a livré sa substance, vivent au contraire en enfer, et ceci vient de la redoutable sommation divine. Ce qu’ils ressentent est terrible : leur esprit conçoit la grandeur de cet abaissement (avec le Fils), mais la raison ne peut la comprendre. C’est pourquoi ils se condamnent eux-mêmes à toute heure ; tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font leur semble insuffisant et leur esprit ne croit pas qu’il puisse atteindre la grandeur admirée. Ainsi leur cœur demeure privé d’espérance et cette voie les conduit en Dieu très avant : c’est le grand désespoir qui les mène au-delà de tous les remparts et de tous les passages gardés, dans la ferme vérité.

Enfin ceux qui suivent la troisième voie, celle où s’incline l’éternité, vivent comme en purgatoire. Ils brûlent incessamment de désirs intérieurs, parce que tout (l’Être divin) est incliné vers eux : la bouche est ouverte, les bras sont étendus et le riche cœur est prêt. L’expansion terrible rend le fond de leur âme si profond et si vaste que rien ne peut la combler. Et Dieu, en s’ouvrant ainsi pour eux sans mesure, les sommes à toute heure de dépasser leurs facultés. Car de son bras droit, il embrasse tous ses amis, ceux du ciel et de la terre, dans une richesse débordante. Du gauche il embrasse tous les étrangers, qui doivent venir à lui à cause de ses amis, avec leur foi pauvre et nue, afin que s’accomplisse à jamais la pleine et unitive béatitude qui ne leur a jamais (de sa part) manqué 13. À cause de sa bonté et de ses bien-aimés, il donne sa gloire aussi aux étrangers et les rend tous amis de la divine Maison.

Ah ! sa douce sommation et son cœur ouvert les fait sommer Dieu à leur tour, qu’il leur accorde fruition. Les riches merveilles qui s’écoulent pour eux de son cœur inépuisable, leur inspirent des désirs au-dessus de toute raison et les fait brûler d’un feu inextinguible. Ceci est bien le purgatoire. S’ils brûlent en effet de ne pas brûler assez — l’amour parfait est un brasier — ils brûlent néanmoins pour le satisfaire et la vérité de son cœur ouvert, aux richesses infinies, assure leur esprit qu’ils le posséderont totalement. Avec cette confiance ils traversent au vol toutes les hauteurs de l’amour. Ils mangent et ne sont pas rassasiés.

Puisque Dieu nous a donné ces voies, afin que nous l’aimions de toute notre âme selon qu’Il est en lui-même, il est en soi et n’est pas enfermé : nous pouvons, selon ces chemins, pénétrer son secret le plus intime.

Il est une cinquième voie où cheminent les hommes ordinaires avec leur simple foi, qui marchent vers Dieu en le servant extérieurement en toutes leurs œuvres.

Ceux qui suivent l’éternité, la première voie, c’est-à-dire Dieu lui-même dans sa vertu insondable et son amour incompréhensible, pénètrent en lui de profondeur en profondeur. Ils marchent hors de tous les sentiers accessibles à la pensée.

Ceux qui vont à Dieu par la voie du ciel, mangent et sont rassasiés. Comme il donne sa nature, ainsi la prennent-ils librement. Ils habitent dès ici-bas dans la terre de la paix.

Ceux qui vont à Dieu par la voie de l’enfer, mangent sans être rassasiés. Car ils ne peuvent croire, ils ne peuvent espérer satisfaire l’Amour, selon la Personne incarnée. Ils habitent dans la terre de la dette : la raison pénètre toutes leurs artères et leur ordonne d’exalter en eux-mêmes cet abaissement divin avec celui de tous les bien-aimés. Ils ne peuvent croire ce qu’ils ressentent, tant Dieu les anime intérieurement d’une ire sans espoir.

Ceux qui vont aux profondeurs divines par la voie du purgatoire, habitent la terre de la sainte colère. Car ce qui leur est donné ou confié est vite dévoré par le désir toujours béant. Ce qui fait croître constamment la colère de l’âme, c’est de connaître par l’esprit intérieur ce qui reste de Dieu, ce qu’elle n’a pas encore de lui, en sorte qu’elle n’est pas rassasiée. Voilà la colère de l’âme. Mais il est une colère plus intime encore en certaines âmes, dont je ne veux pas parler.

Puisqu’on pénètre en lui par lui-même, par le ciel, par l’enfer et le purgatoire, Dieu n’est pas enclos — et demeure pourtant intérieur à tout ce qui est.

Le quatrième point, c’est que Dieu est en dehors des êtres et cependant compris. Il est en dehors, puisqu’il ne repose en rien que dans le flux inépuisable de son flot impétueux qui entoure et dépasse toute chose. C’est pourquoi il est dit dans le Cantique : Oleum effusum, etc. « Votre nom est une huile répandue, il attire les jeunes filles ». Ah ! qu’elle dit vrai, cette fiancée, comme elle entend bien sa Nature en disant que son Nom se répand en toutes les voies, irriguant chaque esprit selon ses besoins, selon qu’il en est digne et selon le service que Dieu attend de lui.

L’écoulement de son nom nous a donné de connaître le Nom unique dans les propriétés des Personnes. Le flot du Nom unique et éternel a jailli avec un rejaillissement terrible de sommations et d’appels entre les Personnes dans l’Unité-Trinité. Le Père a répandu son nom en œuvres puissantes, dans la richesse de ses dons et sa juste justice. Le Fils a répandu le sien en manifestations de brûlante dilection, en doctrine véritable, en témoignages de son tendre amour. La troisième Personne a répandu son nom dans la grande clarté de son esprit et de sa lumière, dans la plénitude de sa volonté débordante, dans la jubilation du suave abandon et la fruition d’amour.

Le Père a répandu son nom en nous donnant le Fils, et l’a retiré en lui-même de nouveau. Le Père a répandu son nom en nous envoyant le Saint-Esprit, et il a rappelé cet Esprit, qu’il revint à lui avec tout ce qu’il avait inspiré.

Le Fils a répandu son nom lorsqu’il est né Jésus — lorsque par ce nom il a voulu engraisser notre aridité et sauver tous ceux qui voulaient l’être. Le Fils a répandu son nom lorsqu’il a été baptisé Jésus-Christ, donnant à nos âmes d’être nourries de la vérité chrétienne — à celles qui sont nommées d’après lui et nourries de son corps, qui peuvent le dévorer selon leur désir, aussi abondamment, aussi délicieusement qu’elles le veulent. Mais il y a là disproportion plus grande qu’entre la pointe d’une aiguille et le monde entier, terre et mer : car on devrait le recevoir, goûter infiniment plus de ce flot divin — comme on en ferait justement l’épreuve, si on le cherchait en Lui avec une confiance pleine d’amour et de brûlants désirs. Qui veut fièrement accueillir la surabondance divine, doit appartenir aux adolescentes du Cantique et l’aimer avec elles. Le Fils a répandu son nom en merveilles, lorsque par son trépas il a porté la vie et la lumière dans les enfers, qui sont mort et ténèbres. Il a porté la lumière où nulle clarté ne brille, et son nom a tiré ses bien-aimés au jour serein, pour les nourrir avec abondance. Et ce même nom a brûlé au contraire ceux qui sont demeurés là-bas dans la nuit de la mort. Ah ! que la mort est sombre, là où son nom n’est point connu ! Le Fils a répandu son nom lorsqu’il a dit : Père, glorifiez-moi de cette clarté que j’eus auprès de vous avant que le monde ne fût. Non pas que la clarté à nul moment lui manquât, mais lorsqu’il eut attiré à lui tous les êtres, il voulut les glorifier avec lui-même, comme il le dit alors : Père, je veux qu’ils soient un en nous, comme vous et moi, nous sommes un ». Ceci est la suprême parole d’amour entre toutes celles que nous lisons dans l’Écriture. Ensuite il fit retour à l’intérieur avec ce nom qu’il avait répandu au-dehors et qu’il ramenait maintenant à Lui (le Père-Unité) multiplié. Je dis multiplié, bien que rien n’y fût ajouté, car pour avoir été répandue et multipliée dans l’huile nourrissante de son nom sublime, toute chose néanmoins est en Lui depuis le commencement, aussi grande qu’elle sera dans la durée sans fin.

Le Saint-Esprit a répandu son nom, puisque tous les esprits, saints et anges qui règnent là-haut dans la gloire viennent de lui. Les noms sous lesquels ils sont rangés sont les chœurs : ils ont été répandus par le sien. Et les Esprits saints du ciel et de la terre, et les bons esprits qui ne sont pas encore sanctifiés, ceux même qui ne le seront pas, tous les esprits ensemble et séparés, ont été spirés par son nom, chacun selon le degré dont il est aimé. Son nom a spiré tous les esprits sages et tous les esprits rapides, tous les esprits de force et de douceur : tous procèdent de son souffle. Son nom est répandu sur toute la terre et sur tous les hommes, pour soutenir et nourrir chacun selon qu’il est aimé.

Ainsi Dieu est hors de tout (et pourtant compris), car quelque chose de Dieu est Dieu tout entier. Et chacun l’ayant selon ce qui lui sied, chacun le comprend totalement en ce qu’il a de Lui : Dieu est compris tout entier.

Et comme la puissance du Père (l’Essence une) exige à chaque instant d’une exigence terrible l’Unité en qui il se suffit à lui-même, il se comprend toujours lui-même totalement, — oui, et ensemble tous les êtres : quel que soit leur nom, il les inclut dans son Unité et les appelle tous à la fruition de son Être. Et ils le comprennent aussi, ces esprits intérieurs des quatre premières voies, qui pénètrent en lui, qui veulent être ce qu’il est en toute chose et ne lui céder aucun avantage, mais l’obtenir tout entier dans la confiance et dans l’amour, — être ce qu’il est, rien de moins. En vérité, ces esprits aimants et intérieurs le comprennent tout entier.

Et par-dessus tout, la jubilation dans la merveille divine comprend en toute plénitude l’opulence de Dieu. Le Père comprend (la Déité) dans sa justice unitive : c’est pourquoi ses jugements sont mystérieux et profonds comme les abîmes, — mystérieuse par-dessus tout est la justice du Père et la jubilation de l’Esprit.

Le Père comprend aussi la justice du Fils et celle de l’Esprit-Saint, il comprend (la justice) en tous les esprits qu’il a spirés dans la jubilation et la pleine fruition de l’amour. Et c’est merveille, qu’en cela même Dieu est pleinement compris.

Dieu déborde donc avec tous les flots de son Nom, en tout, autour de tout, au-dessous et au-dessus de toute chose, et se trouve pourtant compris dans la fruition de l’amour.

Les quatre modes de l’Être divin sont maintenant ramenés à la fruition totale. Cette totalité est représentée gracieusement assise au milieu d’un cercle où veillent quatre animaux 22 l’aigle vole sans cesse de ses vives ailes vers la hauteur : Dieu est au-dessus de tout et n’est pas élevé ; le bœuf occupe la place où Dieu siège : Dieu est au-dessous de tout et n’est pas surmonté ; le lion garde cette place : Dieu est en toute chose et n’est pas enclos ; l’homme regarde vers elle : Dieu est hors de tout et n’est pas exclus.

L’âme intérieure qui est un aigle doit voler au-dessus d’elle-même en Dieu, comme il est écrit à propos des quatre animaux, que le quatrième volait le plus haut. C’est ce qu’a fait saint Jean lorsqu’il a écrit : In principio, etc. L’aigle fixe le soleil sans se détourner, ainsi de l’âme : elle ne détourne pas le regard de Dieu. L’âme sage sera donc Jean dans ce chœur divin, dans ce commerce d’amour avec Dieu. Là on ne pense plus aux saints ni à aucun homme, on vole simplement dans la hauteur de Dieu.

Quand son aiglon ne peut fixer le soleil ; l’aigle le jette hors du nid. Ainsi fera l’âme sage, rejetant d’elle tout ce qui pourrait obscurcir la clarté de l’esprit ; car tant qu’elle est aigle, il ne lui sied pas de se reposer, elle doit voler sans cesse vers la hauteur sublime.

Les animaux allaient et venaient, puis allaient et ne revenaient plus. Qu’ils ne revinssent plus, signifie que la hauteur divine n’est jamais sondée ; la course suivie de retour, c’est la vision et la vie de l’âme dans la latitude, la profondeur et l’égalité de l’Essence.

Lettre XXIII C’est en étant vrai qu’on imite Dieu

Que Dieu vous soit Dieu dans la vérité, par quoi il est Dieu et Amour en une seule essence : puisqu’il est à vous dans l’amour, il vous faut vivre pour lui, étant vous-même amour. En cette assurance, donnez-vous à la vérité qu’il est lui-même. Vivez donc dans l’unité, vouée à l’amour divin par un pur amour non point pour vous satisfaire de son amour en vos pratiques, mais pour vaquer à Dieu même dans les œuvres qui le satisfont. Et quoique Dieu vous donne, si beau que ce puisse être, ne donnez point votre baiser avant le jour où vous saurez qu’il est éternel. Soyez prudente maintenant, là où vous êtes, vous en avez assurément besoin. Surtout je vous le commande, gardez-vous sagement des singularités auxquelles on s’adonne là-bas de tant de façons. Ne vous y mêlez point, qu’elles vous plaisent ou non. Soyez humble à toute heure et en toute rencontre, mais non pas humble en devenant sotte : justice et vérité doivent en ceci garder leur autorité. Car je vous le dis en vérité, celui qui ment par humilité est digne de blâme. Vous êtes d’ailleurs bien instruite à cet égard. Ayez soin de vous-même et ménagez votre temps, soyez fidèle et croissez avec nous. Les autres volontiers vous attireraient à eux pour nous séparer : c’est notre fidélité même qu’ils ne peuvent souffrir. Que rien ne vous occupe plus qu’il ne sied, mais faites tout par amour. Et vivez avec nous, — vivons dans le doux Amour !

Soyez à Dieu, — et Lui à vous, — et vous à nous.

Lettre XXIV Dieu seul suffit

Je vous le dis sans ambages : rien ne doit vous suffire que l’Amour. Écoutez la Raison, et voyez si vous manquez envers elle ou lui faites justice. Ne vous attardez à aucune jouissance qui mette Raison en péril. Cette raison dont je parle doit maintenir la connaissance en vous-même et le discernement toujours en éveil. Que jamais ne vous pèse le service du prochain, petit ou grand, sain ou malade ; et plus il est infirme, moins il a d’amis, plus prompte vous devez être à le secourir. Supportez de même volontiers les personnes étrangères à notre amour. Et si vous êtes calomniée, ne dites mot contre celui qui vous accuse. Si quelqu’un vous méprise, cherchez son commerce, car il vous ouvre la voie de l’amour.

Que l’impatience jamais ne vous fasse manquer envers personne, ni négliger de questionner autrui lorsque vous avez besoin de science et de sagesse, que jamais la honte d’ignorer ne vous retienne en ceci. Car vous avez cette dette envers Dieu, d’acquérir la science des vertus, de vous y faire instruire par les questions, l’étude et le zèle.

Et si par votre faute il advient au prochain quelque tort, n’attendez pas, réparez sur-le-champ le dommage ou l’injure. Vous devez à la Passion de Notre-Seigneur de satisfaire la personne lésée. Ce qui vous semble de nature à la remettre en paix, le plus simplement, le plus promptement possible, faites-le sans tarder ; tomber à ses pieds et lui dire paroles d’apaisement, sceller une réconciliation, c’est chose que ni la colère en vous-même, ni le dommage subi, ni la honte ressentie ne doivent vous faire retarder, si vraiment vous voulez que Dieu soit votre amant et votre époux. Et de le négliger suivant la suggestion de l’orgueil, vous ferait gravement tort.

Ne vous attachez à nul objet de telle façon, que Dieu vous en doive retirer sa grâce. N’ayez garde, par orgueil, de vous soustraire à aucun service. Ne laissez point, par orgueil, d’offrir vos dons, fussent-ils pauvres et petits. Ne manquez point, par orgueil, de demander les choses dont vous avez besoin et dont vous ne pourriez sans dommage vous passer. Ne concevez, par orgueil, nulle honte d’avoir faim ou soif, ou sommeil ou froid, ou telle maladie déplaisante, ou d’avoir dit quelque sottise, ou fait quelque chose qui ne sied pas. C’est grand honneur au contraire, et parfaite courtoisie que de confesser franchement les choses qui font rougir; c’est vil orgueil de les taire. Il est honteux et ridicule de laisser les autres nous accuser au lieu de le faire nous-mêmes : c’est fausseté envers Dieu notre amour, conduite basse et déloyale. Car telle est la règle de la haute loyauté, le droit du pur amour, que l’Amant se découvre à l’Aimé en tout ce qu’il peut avoir d’humble ou d’élevé, sans réserve aucune.

Je vous dirai ceci encore : de toute faute que vous avez commise devant Dieu seul, rougissez aussitôt devant lui ; confessez-lui la vérité avec tant d’amour et si franche conscience, qu’il entende votre plainte, vous pardonne le méfait et vous rende la grâce, avant même que vous alliez trouver le prêtre et lui fassiez votre aveu. Ce que vous avez fait de mal devant les hommes, avouez-le ouvertement, pour confuse que vous en soyez, et ce que vous avez fait dans le secret du cœur seulement, confessez-le, comme je viens de vous le dire, à Dieu même.

Que vos regards soient fixés sur Dieu en toute simplicité, en toute pureté, de façon à n’avoir en vue que lui-même, à ne recevoir consolation que de lui. Par la mémoire, portez-le dans votre cœur, embrassez-le amoureusement d’un cœur ouvert et dilaté par l’espérance. Aspirez toujours à la douceur de son cœur, à l’intimité de sa douce nature intérieure.

Choisissez ce qu’il faut faire ou laisser pour mener une vie vraiment belle, selon la loi (d’Amour), dans une parfaite fidélité à ce que vous devez être. Si vous pouvez vous passer de quelque chose, laissez-le, et ne prenez dans le besoin que le strict nécessaire. Soyez humble dans votre conduite extérieure, que Dieu n’y trouve rien à reprendre, et dégagée dans votre vie intérieure, que votre cœur blessé, exilé, ne tende que vers lui seul. Demandez instamment à son Cœur aimant et doux, à son puissant amour, qu’il se livre au vôtre et qu’il reconnaisse l’angoisse d’un jeune cœur privé d’amour : car il est le Dieu de l’amour et ne saurait en ignorer les peines.

S’il connaît bien les voies de l’amour, ayez soin quant à vous de vous tenir pure, comme je vous l’ai dit : comment pourrait-il se refuser à vous, ce Dieu si doux qui s’abîme en nous si profondément, et nous pénètre autant que nous sommes ouverts à son avènement ? /3 Ne cessez de l’appeler intérieurement, sans distraction aucune, ce Bien-Aimé de notre cœur : « O grand Dieu, riche de tout présent et de toute puissance, ne me laissez pas si pauvre de vous-même ! » De toutes vos œuvres ou entreprises, dites-lui bien que vous n’entendez pas vous retirer sans fruit. N’acceptez ni reconnaissance ni récompense de vos services, mais de toute chose, en toute chose, ne recevez humblement que Dieu même.

Trouvez Dieu en toute créature, mais ne le recevez de personne, sinon de la pure plénitude de sa simple Essence, à laquelle votre amour doit s’appliquer sans cesse. Car son doux Nom plaît à tous les hommes et charme l’oreille de l’esprit. Toutes les paroles que vous trouverez de lui dans l’Écriture, que vous-même lirez ou que je vous ai transmises, que l’on vous dit en flamand ou en latin, accueillez-les dans votre cœur. Soyez attentive et ardente pour vivre selon qu’il en est digne. — Exercez-vous en ce que je vous ai dit, car on ne peut enseigner l’amour à personne, mais qui pratique ses vertus ne peut manquer de l’apprendre.

Que Dieu vous donne d’être parfaite en ceci ! Amen.

Lettre XXV L’Amour est tout

Saluez Sara aussi de ma part, avec tout ce qui est mien, — avec ce rien que je suis.

Si je pouvais être pour elle tout ce que souhaite mon amour, j’en serais heureuse, et ce vœu sans doute un jour s’accomplira, malgré la façon dont elle me traite à présent. Elle oublie bien ma misère et mon exil, mais je ne veux pas la gronder ni lui en faire de reproche, puisque l’amour apparemment ne le lui reproche pas, qui devrait la presser constamment et la tenir appliquée à son Bien-Aimé. Puisqu’elle a d’autres tâches et qu’elle peut supporter avec tant de patience les peines de mon cœur, qu’elle me laisse à mon exil ! Elle sait bien cependant qu’elle doit être ma consolation dans le bannissement d’ici-bas et là-haut dans la fruition. Elle ne peut manquer de l’être enfin, malgré qu’elle m’abandonne ainsi présentement.

Et vous qui pouvez obtenir de moi plus que toute autre personne au monde, sauf Sara, je vous embrasse, Emma et vous-même, dans une seule affection. Mais toutes deux encore vous avez trop peu souci de l’amour qui me possède, dont j’éprouve si terriblement l’étreinte et la violence. Ni mon cœur, ni mon âme, ni mes sens ne reposent, ni le jour ni la nuit, pas une heure : cette flamme ne cesse de brûler dans la moelle de mon être.

Dites à Marguerite qu’elle se garde bien de l’orgueil, qu’elle soit sage et prudente et s’applique à Dieu quotidiennement ; qu’elle tende à la perfection et se prépare à vivre avec nous là où nous serons réunies un jour ; qu’elle ne demeure donc pas avec les étrangers. Ce serait grande honte si elle nous manquait, elle qui désire tant nous satisfaire, qui nous est proche dès maintenant, — si proche ! et que nous désirons tant être des nôtres.

L’autre jour j’ai entendu un sermon où l’on parlait de saint Augustin. À l’ouïr sur l’instant, je fus si enflammée de l’intérieur que la terre entière avec ce qu’elle contient me semblait devoir se consumer dans cette flamme.

L’Amour est tout.

Lettre XXVI La plus belle œuvre

Recevez en Dieu le salut de mon amour fidèle : je vous l’envoie de tout mon cœur ! Et souffrez que je vous exhorte dans la vraie charité à vivre pour la vérité et la perfection, afin de satisfaire Dieu, de lui rendre amour, honneur et justice, — en lui-même d’abord, et dans les hommes bons qui sont aimés de lui, de qui il est aimé ; et que vous leur donniez ce dont ils ont besoin en toutes voies où ils peuvent cheminer.

Voilà ce que je vous prie de faire et que je n’ai point laissé de faire moi-même, depuis le temps que je demeurai chez vous. Car c’est l’œuvre la meilleure et la plus belle que je sache. L’Écriture nous l’enseigne, vous le savez ; mais par-dessus tout, songez à l’Amour unique, que j’aime et que je désire, bien que je ne puisse le servir dignement. Ah ! sentez comme je voudrais voir ceci réalisé en vous comme en moi-même, sentez et partagez ma peine de le savoir encore imparfait ! Notre exil et notre éloignement de l’Amour nous affligent d’autant plus que nous ne pouvons jouir l’une de l’autre non plus que de lui. Je veux donc que vous viviez seulement pour croître en perfection.

Mais moi, malheureuse, qui vous demande ceci dans l’amour, — à vous toutes qui devez être ma récréation dans la peine, ma consolation dans le triste exil, ma paix et ma douceur, — je suis seule, errante, loin de lui, — loin de celui à qui j’appartiens au-dessus de moi-même et pour qui je voudrais être un parfait amour. Dieu le sait, il jouit de tout, et moi je suis affamée de tous les biens qui feraient en lui le repos de mon âme.

Hélas ! pourquoi me laisse-t-il le servir ainsi pour jouir de lui et des siens, — et me tient-il ainsi loin de lui et des siens ?

Je vous salue encore, amie : menez belle vie !

Lettre XXVII Raisons d’être humble

Que Dieu soit avec vous et vous fasse connaître les voies secrètes que vous devez suivre et vivre dans le fidèle amour, en sorte qu’il vous révèle la douceur indicible de sa nature ardente et suave, si vaste, si insondable, émerveillement infini et mystère plus ténébreux que tout abîme ! Qu’il vous donne de savoir en toute chose ce qui vous convient, et puissiez-vous ainsi arriver à connaître l’Amour sublime, qui est Dieu même, notre grand Dieu.

Soumettez-vous à toute créature en toute humilité et ne trouvez point lieu de vous enorgueillir. Considérez votre petitesse et sa grandeur, votre bassesse et sa sublimité, votre cécité et son regard qui pénètre à l’infini — comme il voit tout, le ciel et la terre, l’abîme insondable et les profondeurs cachées. Et si vous songez à la perfection de son Être qui se suffit parfaitement dans l’amour et dans la gloire, si vous voyez d’ailleurs comme vous êtes exilée, privée de tout ce que les amants reçoivent l’un de l’autre en amour, dans l’embrassement, le baiser, l’union, dans la connaissance, le don et l’acceptation — si vous songez à l’humilité de chaque amant devant l’autre, dans le salut mutuel et le gracieux accueil ; et comme l’amant est incapable de rien cacher à l’aimée, alors que vous ne savez en vérité s’il est à vous, car il se cache encore — ah ! tout cela peut bien vous tenir dans l’humilité parfaite. Vous ne sauriez de quoi vous enorgueillir si vous connaissiez la profonde misère et les ténèbres de votre exil — qui sont trois fois plus graves que je ne puis vous le dire. C’est vrai, je le déclare : je devrais vous dire bien plus que je n’ai fait jusqu’ici. Mais vous sentez si peu l’absence de ce qui vous manque, vous ignorez tant l’importance de ces biens, et ce qui vous fait défaut, et quelles délices l’amante reçoit de l’Aimé.

J’ai parlé du baiser de l’Amant : c’est être unie à lui hors de toutes choses et n’avoir nulle satisfaction sinon la joie unitive que l’on goûte en Lui. Et pour l’embrassement, c’est le réconfort qu’il nous donne lorsque l’abandon loyal nous livre à Lui dans la pure charité. Voilà l’embrassement et le baiser selon qu’il est exprimable. Mais pour l’expérience intérieure et la fruition de l’Aimé, nul homme ne pourra jamais vous le décrire. On essayerait de vous en dire plus cependant, si cela servait à quelque chose, mais j’en resterai là.

Songez donc maintenant à ce qui vous manque : ce Dieu d’amour, vous n’en avez point ce que vous devriez en avoir si vous l’aimiez par-dessus tout, comme il doit être aimé. Vraiment, si vous l’aimiez ainsi et que vous étiez son Amante, vous recevriez de lui en abondance les merveilles indicibles dont je vous ai parlé. Sachant donc ce que vous êtes et ce qu’il est, et vous voyant dans l’état où vous demeurez : c’est assez pour vous interdire toute suffisance. Il n’est pas de raison plus profonde qui nous tienne dans l’humilité.

Lettre XXVIII Fruition de la Trinité dans l’Unité

C’est dans la gloire plénière de l’Esprit-Saint que l’âme comblée connaît la fête délicieuse. Cette fête se célèbre en paroles saintes, échangées avec la Sainteté divine dans le ravissement sacré. Et les mêmes paroles, à toute âme qui les écoute et les comprend essentiellement, donnent quatre choses saintes : plaisir, douceur, béatitude, excès délicieux, en esprit et en vérité.

Lors donc que Dieu accorde à l’âme bienheureuse la clarté qui lui permet de le contempler en sa divinité, elle le voit dans son éternité, dans sa grandeur, dans sa sagesse, dans sa noblesse, — dans son Affirmation, dans son Épanchement et dans sa Totalité. Elle voit Dieu comme il est dans son éternité : Dieu par sa propre divinité. Elle le voit comme il est dans sa grandeur : puissant de son essentiel pouvoir ; et comme il est dans sa sagesse : suave d’essentielle suavité. Elle le voit comme il est en sa noblesse : éclatant d’essentielle clarté. Elle le voit comme il est en son Affirmation : doux d’essentielle douceur ; comme il est en son Effusion : abondant d’essentielle abondance ; comme il est dans sa Totalité : riche d’essentielle richesse.

En tout ceci, elle voit Dieu comme un être simple, et sous chaque aspect cependant, elle le voit dans la multiplicité de la divine abondance. Lorsqu’elle est en cette contemplation, elle doit garder la paix du cœur, quelle que soit son occupation au-dehors. Voilà ce que dit la douce âme qui, pleine d’amour et souffrant de grandes peines, a longtemps attendu avec confiance le Seigneur ; et le Seigneur a maintenant illuminé son cœur, en sorte que cette lumière soit pour elle la plénitude de la manifestation, — et elle parle maintenant dans sa joie, elle dit dans ses délices : « Qu’ai-je donc si ce n’est Dieu ? Dieu m’est Présence, Dieu m’est Surabondance. Dieu m’est Totalité ; Dieu m’est présent avec le Fils dans la douceur, il s’écoule pour moi avec le Saint-Esprit dans l’abondance, il m’est totalité avec le Père dans l’excès délicieux. Ainsi Dieu m’est un seul Seigneur en trois Personnes, et trois Personnes en un seul Seigneur. Et par ces trois Personnes, il est à mon âme dans la multiple richesse divine. »

Elle dit encore : « L’âme qui chemine avec Dieu dans sa Présence parle volontiers de sa tendresse délicieuse, de sa douceur et de sa grandeur. L’âme qui marche plus avant avec Dieu dans son Épanchement parle volontiers de son amour, de son excès et de sa noblesse. L’âme qui va plus outre encore avec Dieu dans sa Totalité parle volontiers de la richesse céleste et des splendeurs du Ciel.

L’âme bienheureuse qui chemine en Dieu avec tout ceci et en tout ceci avec Dieu, connais toute espèce de grâces : elle est maîtresse, elle est comblée de la même opulence délicieuse que Dieu même en sa richesse divine, qui est maître de tout ce qui est bon, qui est Dieu et qui a tout créé.

Dieu est grandeur, Dieu est puissance et sagesse. Dieu est bonté, présence et douceur. Dieu est subtilité, noblesse et suavité. Dieu est sublime dans sa grandeur, parfait dans sa puissance, opulant dans sa sagesse. Dieu est merveille dans sa bonté, totalité dans sa présence, béatitude dans sa douceur. Dieu est vrai dans sa subtilité, suave dans sa noblesse, surabondant en son excès délicieux. Il est présent à lui-même en trois Personnes dans la multiple richesse divine : c’est ainsi qu’il subsiste, unique Béatitude, par la plénitude de sa puissance infinie au plus haut des Cieux.

Telles sont les paroles qui jaillissent délicieusement dans l’âme, de la beauté de Dieu. Qu’est-ce donc que la beauté de Dieu ? C’est l’être de la Déité dans l’Unité, et l’Unité dans la Totalité, et la Totalité dans la Manifestation, la Manifestation dans la Gloire, la Gloire dans la Fruition, la Fruition dans l’Éternité. Toutes les grâces de Dieu sont belles, mais celui qui comprend ceci, comme c’est en Dieu même et dans le Trône des Trônes et dans la richesse du Ciel, celui-là possède la beauté de toutes les grâces divines. Qui veut parler de ceci devra parler avec son âme.

Dieu est présent dans l’excès ravissant au milieu de sa gloire. Et là, il est en lui-même inexprimable par l’excès de sa bonté, de sa richesse et de sa merveille essentielle ; il est exprimé (cependant) en lui-même et par lui-même dans la joie infinie, pour la plénitude de ses créatures, comblées de ce qu’il est. C’est pourquoi le ciel et la terre sont pleins de Dieu, quand l’homme est assez spirituel pour le reconnaître.

Une âme bienheureuse regarda Dieu avec Dieu : elle le vit dans sa totalité et dans son épanchement. Elle le vit se répandre dans son intégrité et demeurer vierge dans son émanation. Elle parla dans son intégrité et s’écria : “Dieu est un grand et unique Seigneur dans l’éternité, et dans sa Divinité il subsiste en trois Personnes. Il est Père en sa puissance ; il est Fils en tant que connaissable ; il est Esprit dans sa gloire. Dieu donne dans le Père, il manifeste dans le Fils, il fait savourer dans l’Esprit. Il œuvre puissamment avec le Père, intelligiblement avec le Fils, subtilement avec l’Esprit. C’est ainsi que Dieu opère avec trois Personnes en seul Seigneur et avec un seul Seigneur en trois Personnes ; avec Trois Personnes dans une multiple richesse divine et avec cette innombrable richesse dans les âmes ravies à l’excès, qu’il a conduit dans le secret de son Père et qu’il comble toutes de la même joie.

Entre Dieu et l’âme bienheureuse qui est devenue Dieu avec Dieu, règne une charité spirituelle. Et lorsque Dieu révèle cette charité à l’âme, une tendre amitié se fait jour en elle, c’est-à-dire qu’elle sent en elle-même comme Dieu est son ami avant toute peine, en toute peine et par-dessus toute peine, oui, au-delà de toute peine, dans la foi envers le Père. Et cette tendre amitié fait naître la haute confiance ; dans la haute confiance une juste suavité ; dans la juste suavité la vraie béatitude ; dans la vraie béatitude une clarté divine. Alors elle voit et ne voit pas. Elle voit une vérité subsistante, effluente et totale, qui est Dieu même dans l’éternité. Elle se tient prête, Dieu donne, elle reçoit. Et ce qu’elle reçoit est certitude, esprit, tendresse, merveille au-delà de toute communication. Elle doit rester immobile en silence dans la liberté de cet excès/3. Ce que Dieu lui dit alors des hautes merveilles spirituelles, nul ne le sait sinon le Dieu qui le lui donne, et l’âme qui est spirituelle comme Dieu au-dessus de tout esprit.

Voici ce que disait un homme en Dieu : « Mon âme est toute déchirée par la violence de l’Eternité, et toute fondue par l’amitié de la Paternité, et toute répandue avec la grandeur de Dieu. La grandeur est sans mesure et le cœur de mon cœur est cette riche richesse, que Dieu mon Seigneur est dans l’éternité. »

Voici ce que disait une âme dans l’amitié de Dieu : « J’ai entendu la voix de l’excès délicieux, j’ai vu la terre de la clarté et goûté le fruit de béatitude. Depuis lors tous les sens de mon âme guettent la haute merveille de l’esprit et mes instantes prières sont comprises dans une douce confiance, qui est Dieu même dans la pure vérité. À cause de cela je suis comblée sans mesure du même excès bienheureux que Dieu même en sa divinité.»

Dieu s’écoule de lui-même en sainteté par-dessus tous les saints dans la Paternité, et de là il confère à tous ses enfants bien-aimés des richesses nouvelles, pleines de gloire. C’est parce qu’il en est ainsi que Dieu peut aujourd’hui et demain et toujours donner richesses nouvelles, inouïes et inconnues de tous, sinon des trois Personnes qui les tiennent de lui-même dans l’éternité.

Dieu est dans ses Personnes et dans ses Vertus. Dans ses Vertus, il est au-dessus de tout infiniment, au-dessous de toute chose infiniment et autour de tout infiniment. Et au milieu de ses Personnes, il exerce ses pouvoirs dans une plénitude de richesse divine. Ainsi Dieu est dans ses Personnes présent à lui-même dans la multiple richesse éternelle. Quelque chose de Dieu est Dieu : c’est pourquoi Dieu dans le moindre de ses dons met en œuvre tous ses Pouvoirs. Oui, quelque chose de Dieu est Dieu même (car) il est tout en lui-même. Les richesses de Dieu sont multiples, Dieu est innombrable dans l’unité et simple dans l’innombrable. Parce que Dieu est ainsi, tous ses enfants connaissent l’excès bienheureux, et l’un plus que l’autre, et tous sans mesure.

L’âme bienheureuse parle avec amour de sagesse spirituelle, elle énonce avec vérité le bien sublime, et déclare avec autorité les divines richesses. Dieu donne l’amour, la vérité et la richesse dans la plénitude de sa Déité. Dieu donne l’amour avec l’intelligence, la vérité avec l’évidence, la richesse avec la fruition.

Voici ce que disait une âme dans la présence de Dieu : « Il est un seul Dieu de la terre et du ciel, et les cieux sont ouverts et les vertus de ce grand Dieu brillent dans le cœur de ses intimes avec tendresse, avec douceur, avec béatitude. C’est ainsi que l’âme bienheureuse connaît l’ivresse spirituelle, où elle doit jouer et s’abandonner selon la pure douceur qu’elle ressent en elle-même. Nul ne la reprend, car elle est fille de Dieu et comblée par l’excès délicieux. »

Il est une autre âme que mon âme déclare encore plus comblée. C’est celle qui par la vérité et la noblesse, par la clarté et la sublimité, est conduite au silence qui la comble. Dans cet excès délicieux de tranquillité, elle entend résonner hautement la merveille qu’est Dieu même dans l’éternité.

Ces deux âmes sont filles de Dieu, et en cette vie déjà comblées à l’excès.

Celui qui est arrivé en Dieu à ce point qu’il possède l’amour et opère la sagesse dans la vérité divine, goûte souvent l’excès bienheureux comme le fait Dieu même. Autant qu’il peut voir avec la Sagesse, il aime avec l’Amour, et autant peut-il aimer avec l’Amour il voit avec la Sagesse ; et souvent il opère avec l’une et l’autre dans la richesse de Dieu. Et ceci est un sublime excès.

Celui qui est resté en Dieu si longtemps qu’il a compris la merveille que Dieu est en sa Divinité, paraît souvent, aux yeux mêmes des hommes de Dieu qui n’ont pas cette connaissance : sans Dieu par excès de Dieu, instable par excès de constance et ignorant par excès de savoir.

Je vis Dieu comme Dieu et l’homme comme homme, et je ne m’étonnais pas que Dieu fût Dieu ni que l’homme fût homme. Ensuite je vis Dieu homme et l’homme divinisé, et je ne m’étonnais pas que cet homme connût l’excès divin.

Je vis comment Dieu, par la douleur qui éprouve l’homme noble, lui donne l’intelligence, et par la douleur de nouveau la lui ôte. Et l’ayant ainsi privé de sens, il lui donne une intelligence nouvelle, la plus pénétrante de toutes. Ayant vu cela, je me suis consolée avec Dieu en toute douleur.

Voici comment parlait une âme dans la richesse de Dieu : ‘Divine sagesse et parfaite humilité constituent le pur excès divin dans la clarté du Père, haute perfection dans la vérité du Fils, libre jeu dans la suavité de l’Esprit-Saint. Depuis que la sainteté de Dieu m’a rendue silencieuse, j’ai entendu maintes choses, pourquoi les ai-je gardées ? Je n’ai pas gardé sans raison ce que j’ai gardé. J’ai observé la discrétion qui précède et qui suit (la connaissance) : je me suis tue et j’ai reposé en Dieu jusqu’à ce qu’il me dît de parler. — J’ai intégré tout ce qui était divisé en moi-même et je me suis approprié mon tout, et j’ai fait que mon propre fût gardé en Dieu jusqu’au jour où quelqu’un viendra qui puisse me demander et comprendre ce que j’entends. Et comme je sens à cette heure, en Dieu, que parler a pour seul effet de m’écarter de lui, je garde le silence.’

Ainsi parlait encore une âme dans la liberté de Dieu : ‘J’ai compris toute division dans l’Unité pure. Depuis lors, je suis restée à jouer dans le palais du Seigneur et j’ai laissé les vassaux prendre soin du royaume. Ah ! depuis cette heure tous les domaines (des autres pays) confluent en ce pays (qui est le mien). — C’est ainsi que j’ai nommé l’éternité de l’excès bienheureux. Ainsi je suis restée, au-dessus de toute chose et pourtant au milieu de toute chose, et mon regard a pénétré par-dessus toute chose dans la gloire sans fin.’

Lettre XXIX Ne souffrir que de l’Amour

Que Dieu soit avec vous et vous comble de la vraie consolation qu’il est lui-même, dans laquelle il se suffit et suffit à toutes les créatures selon leur être et leur besoin. Ah ! douce enfant, comme ce chagrin me fait peine qui vous afflige et vous oppresse ! Je vous prie instamment, je vous conseille, je vous adjure, je vous ordonne comme une mère à son cher enfant, qu’elle aime pour le suprême honneur et la douce dignité de l’Amour, de laisser tout chagrin profane et de souffrir le moins possible de ce qui me concerne. Ne vous souciez pas de ce qui peut m’advenir, que je sois errante par le pays ou jetée en prison, — car tout sera l’œuvre de l’Amour. Je sais bien que je ne suis pas pour vous un souci étranger : je vous suis proche de tout cœur, nous nous connaissons intimement et c’est vous qui m’êtes la plus chère, après Sara, de tous les êtres vivants. Je comprends donc aisément que vous souffriez de mes disgrâces ; et pourtant sachez-le chère enfant, c’est encore une souffrance profane. Songez-y vous-même : si vous croyez de tout votre cœur que je suis aimée de Dieu et qu’il accomplit son œuvre en moi, secrète ou manifeste, et qu’il y renouvelle les merveilles d’autrefois, vous devez reconnaître en toute chose son opération, sans vous étonner que je sois pour les étrangers sujet d’étonnement et d’épouvante. Ils ne peuvent vivre en effet dans le domaine de l’amour, car ils ne connaissent ni sa venue ni son départ. J’ai d’ailleurs pris très peu de part aux mœurs des hommes, dans le manger, le boire ou le sommeil, je ne me suis pourvue ni d’habits, ni de couleurs, ni de parures à leur façon. Et de tout ce qui peut réjouir un cœur humain, de ce qu’il peut recevoir ou prendre, jamais je n’eus plaisir, mais seulement par brefs instants, de l’Amour qui vainc toute chose.

Ma raison illuminée, qui dès la première révélation de Dieu en elle-même a été mon guide, m’a montré ce qui manquait à ma perfection comme à celle des autres ; cette raison illuminée depuis son éveil m’a désigné ma place, m’a conduite vers le lieu où je dois jouir de mon Bien-Aimé, selon la noblesse de mon dépassement, dans l’unité.

Ce lieu de l’amour, que la raison illuminée m’a montré, est tellement au-dessus de toute pensée humaine que j’ai compris ne plus devoir jamais goûter bonheur ni peine en chose grande ou petite, sinon seulement en ceci : que j’étais créature humaine et que j’éprouvais l’Amour — que je l’éprouvais dans mon cœur en aimant, mais sans pouvoir l’atteindre en sa Déité, sinon dans la privation de toute fruition.

Ce désir sans jouissance de la jouissance d’amour, que l’Amour m’a inspiré sans cesse, a été mon tourment et ma blessure, dans la poitrine et dans le cœur, in armariolo et in antisma. Armariolo désigne l’artère du cœur la plus intérieure, avec laquelle on aime, et l’antisma est le plus intérieur des esprits par lesquels nous vivons, celui qui éprouve les plus profondes passions.

J’ai pourtant vécu avec les hommes en toutes les œuvres que je pouvais accomplir à leur service. Ils m’ont trouvée toujours prête en leurs nécessités, mais je regrette qu’on ait rendu ceci public. Vraiment je fus avec eux en toute chose, depuis que Dieu m’a fait goûter le tout de l’Amour, j’ai ressenti aussi les besoins de chaque créature humaine, selon son état. Avec sa Charité, j’ai senti et voué à chacun l’affection dont il avait besoin. Avec sa Sagesse, j’ai éprouvé sa miséricorde et j’ai compris combien il faut pardonner aux hommes, comme ils tombent et se relèvent, comme Dieu donne et reprend, comme il frappe et guérit et se donne lui-même en tout cela gratuitement. Avec sa Sublimité, j’ai ressenti les fautes de tous ceux que j’ai entendu nommer ou que j’ai vus. Et c’est pourquoi j’ai toujours porté depuis lors avec Dieu les justes jugements, selon le fond de sa vérité, sur nous tous. Avec son Unité dans l’Amour enfin, j’ai toujours éprouvé depuis lors la perte bienheureuse (de moi-même) dans la fruition d’amour, ou la souffrance d’en être privée, et j’ai connu les voies du juste amour, les œuvres qu’il accomplit en Dieu et dans les hommes.

J’ai donc vécu selon tous ces états dans l’amour et j’ai agi avec justice envers les hommes, si gravement qu’ils me fissent tort. Mais si je possède tout ceci dans l’amour par mon être éternel, je ne le possède pas encore dans la fruition en mon être propre. Et je reste créature humaine, qui doit souffrir en aimant avec le Christ jusqu’à la mort. Car celui qui vit dans l’amour éprouvera le mépris des étrangers, jusqu’à ce que la Charité, croissant en nous dans la plénitude de ses vertus, entre en la pure possession d’elle-même, et que l’homme enfin soit un avec l’Amour.

Lettre XXX L’appel réciproque de l’Amour

Dieu est le fondement éternel du juste amour et de la foi parfaite : il nous est garant de la charité suprême par laquelle il s’aime lui-même et en lui-même, afin que ses amis et bien-aimés l’aiment à leur tour dans une pure perfection. C’est pour cette perfection que doivent vivre tous ceux qu’il a appelés et choisis, qu’il a marqué pour son service. Ils feraient de grandes œuvres et progresseraient rapidement, s’ils étaient ce qu’on les croit, ce qu’ils doivent être selon la juste dette de la foi parfaite et du juste amour. L’âme trouve si grandes les délices ressenties qu’elle en oublie la grandeur (objective) de l’Amour et son Être parfait. Lorsque le cœur et les sens, que peu de chose satisfait, sont émus vivement, il lui semble déjà qu’elle est un ciel dans les cieux ; et dans cette complaisance, elle ne songe plus à la grande dette qui est réclamée à toute heure — la dette que l’Amour exige de l’amour.

Celui qui aime en vérité fait de grandes œuvres, il n’épargne rien, il ne se laisse point décourager par la détresse qu’il éprouve ni par les tourments qu’il doit affronter : au sein de la douleur il se renouvelle et rafraîchit son âme. De même en toute chose, petite ou grande, légère ou grave, il trouve occasion de croître dans les vertus qui conviennent à l’Amour. Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité, et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité. Cette exigence est éternellement nouvelle, éternellement une dans l’avoir et dans l’être, et c’est en réponse à cet appel de l’Unité paternelle que toute justice s’accomplit.

Hélas ! il en est peu maintenant qui veuillent vivre au gré du noble Amour, mais bien selon leurs aises. On veut recevoir beaucoup de lui et faire peu de chose pour s’en rendre digne. Car nous sommes négligents dans la vertu, mais zélés dans le plaisir. Une petite contrariété nous fait oublier l’amour et cesser de l’exercer : c’est grande lâcheté. Il faut s’efforcer en tout temps de satisfaire l’amour ; être abîmé sans cesse dans sa douceur ou souffrir pour lui, s’il le veut, les plus cruels tourments, dans le seul dessein de lui rendre justice et de le satisfaire.

La vie la plus haute et la croissance la plus prompte sont inséparables de langueur et de douleur d’amour. La douceur sensible est inférieure, car nous nous laissons vaincre facilement par elle et notre désir s’affaiblit.

L’âme trouve si grandes les délices ressentis qu’elle en oublie la grandeur (objective) de l’Amour et son Être parfait. Lorsque le cœur et les sens, que peu de chose satisfait, sont émus vivement, il lui semble déjà qu’elle est un ciel dans les cieux; et dans cette complaisance, elle ne songe plus à la grande dette qui est réclamée à toute heure — la dette que l’Amour exige de l’amour.

Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité, et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité. Cette exigence est éternellement nouvelle, éternellement une dans l’avoir et dans l’être, et c’est en réponse à cet appel de l’Unité paternelle que toute justice s’accomplit.

En effet, c’est la sagesse du Fils et la bonté de l’Esprit, faisant appel à la puissance du Père, qui ont provoqué la création de l’homme. Et si l’homme est tombé, c’est parce qu’il n’a point satisfait à l’exigence de l’Unité. C’est par l’exigence de la Trinité que le Fils de Dieu s’est incarné, et pour satisfaire à la dette envers l’Unité qu’il est mort. C’est par l’exigence de la Trinité qu’il est ressuscité parmi les hommes, et pour satisfaire à la dette de l’Unité qu’il est remonté à son Père.

Et de même pour nous : lorsque la Trinité exige de nous sa dette, nous recevons la grâce de vivre divinement, selon qu’il lui convient. Si nous manquons à cet ordre par la volonté profane, et que laissant l’unité, nous retombons à notre complaisance propre, nous ne croissons plus, nous n’approchons plus de cette perfection à laquelle nous sommes appelés depuis l’origine par l’Unité et la Trinité. Mais que la noble raison de l’homme reconnaisse loyalement sa dette et se laisse guider par l’amour en son domaine — qu’il suive l’amour comme il sied à l’amour : l’homme alors est capable d’atteindre le grand bien dont je parle, et de posséder en Dieu toute richesse divine.

Celui qui veut se vêtir et être riche, être uni avec la Déité, doit s’orner de toutes les vertus dont s’est revêtu et orné Dieu lui-même lorsqu’il s’est fait homme : et ceci doit commencer par l’humilité que Notre-Seigneur a montrée d’abord. Car il fut privé de toute consolation étrangère, ne recevant aucune exaltation ni de sa noblesse, ni de ses vertus, ni de ses œuvres, ni de sa puissance, qui pourtant le mettaient au-dessus de toute créature : il ne s’est pas élevé jusqu’au moment où Dieu l’a élevé au ciel dans l’appel terrible et admirable de l’Unité. Nous vivons ici-bas sous le règne de cet appel, qui nous intime de vivre selon la Trinité. À nous donc de nous rappeler à nous-mêmes la requête de l’amour et de l’accomplir de tout notre zèle pour atteindre l’Unité, seul terme de notre exigence et de l’amour divin.

Il nous faut vivre selon le bon plaisir de l’amour qui a toujours réclamé cette unité et qui a orné l’humilité de justes œuvres — vivre selon l’appel de la Trinité Sainte qui exige constamment la vertu qui lui sied, condition de notre croissance ici-bas et de toute perfection. Telle est notre vie, trine et une.

Il est trois choses selon lesquelles on vit pour l’Amour, selon la Trinité ici-bas et selon l’Unité là-haut.

Premièrement la raison fait désirer l’amour et la satisfaction de cet amour par les justes œuvres de charité parfaite ; on veut être sans faute et digne de toute perfection. C’est ainsi que vit le Fils de Dieu.

Ensuite épouser à toute heure la volonté de l’Amour avec un zèle nouveau, œuvrer en toute vertu avec un désir débordant, illuminer toutes les créatures selon leur nature et la noblesse qu’on leur reconnaît, petite ou grande, en sorte qu’on accomplisse, dans l’amour et pour son honneur, la pure volonté de Dieu : c’est ainsi qu’on vit le Saint-Esprit.

En troisième lieu, on se trouve contraint par une douce violence à la constante pratique de l’amour, on reçoit le courage, heureux et invincible désormais, d’affronter cet état où la passion fait croître la Bien-Aimée dans l’être de l’Aimé et s’en pénétrer en toute chose : travailler avec Ses mains, cheminer avec Ses pieds, entendre avec Ses oreilles où la voix divine ne cesse de résonner, parler aussi par la bouche du Bien-Aimé, selon toute vérité de conseil, de justice, de pure douceur, de consolation impartiale, d’avertissement contre le mal, — paraître comme le Bien-Aimé sans parure d’aucune sorte, ne vivre de rien ni pour personne, sinon d’amour et pour le Bien-Aimé, vivre seulement comme l’Aimé dans l’Aimé avec une seule conduite, une seule pensée, un seul cœur, goûter en Lui, comme Lui en nous-mêmes, la suavité indicible qui est le fruit de ses douleurs, — ah ! oui, ne rien sentir que cœur à cœur, avec un seul cœur, un seul amour suave, avoir fruition l’un en l’autre de la plénitude d’amour, — savoir sans nul doute, d’une certitude toujours plus parfaite, que l’on est intégré dans l’Unité de l’Amour : c’est ainsi que l’on vit le Père.

On paye donc de la sorte ici-bas la dette de la Trinité Sainte, qu’elle réclame de nous et qu’elle exige depuis toujours de l’Unité. Il est bien vrai, ceux qui vivent selon l’amour font mainte belle ascension avec l’Aimé dans l’Aimé ; mais ce sont les âmes qui, ayant grandi en tout ceci jusqu’à la plénitude, sont réunies au sommet et y restent sans retour, là où le pur éclair d’abord a jailli et la foudre ensuite a tonné !

L’éclair est la lumière de l’amour qui se manifeste en un clin d’œil insaisissable et nous comble de mille grâces, nous révélant ce qu’il est, nous montrant comme il sait donner et prendre, dans la suave étreinte, dans le tendre embrassement et le très doux baiser, quand l’Amour lui-même dit à l’âme : « C’est moi qui t’ai prise. C’est moi. Je te suis tout. Je te donne tout ». Mais alors vient le tonnerre. Le tonnerre est la voix terrible de la menace, de l’amour qui retient ses dons et de la raison illuminée qui proclame en toute vérité notre dette, notre progrès insuffisant, notre petitesse devant le grand Amour.

Lors donc que l’on est recueilli au-dessus de la multiplicité des dons, on devient l’Unité même en qui tout est contenu. Et c’est alors que l’Unité obtient ce qu’elle exigeait, et que l’exigence se fait vraiment sentir, et que la fruition est accordée sans réserve par la Trinité sainte. Alors, dans un seul acte, doit s’intimer l’exigence éternelle et satisfaction lui être donnée éternellement, formant une seule réalité dans l’unique volonté, l’unique possession et l’unique fruition.

C’est chose d’ailleurs que je ne puis vous décrire, car je suis trop loin de la maturité et mon amour n’y suffit point.

Si cette vie d’union fait défaut, à moi et à d’autres âmes également dépourvues, c’est que nous fûmes infidèles à la vérité : nous avons commencé, mais nos œuvres sont encore petites et déjà nous voulons goûter l’abondance et l’abandon. Dispensés de la patience, honorés pour nos bonnes actions : voilà comme il nous plairait de servir, oublieux de la dette d’amour. Nous estimons nos œuvres, et c’est pour cela qu’elles sont vaines. Nous sommes conscients de notre pauvreté, c’est pourquoi nous n’y trouvons pas le Bien-Aimé. Nous faisons cas de nos labeurs, c’est pourquoi nous y cherchons en vain la riche auberge de la consolation et du repos, que le Bien-Aimé ouvre à sa Bien-Aimée lorsqu’elle vient à lui de loin et par grande aventure. Nous voulons que notre vertu soit connue, aussi n’est-elle point pour nous la robe nuptiale. Nous sommes charitables envers le prochain quand notre penchant nous y porte, et non pas selon ses besoins, aussi la charité en nous ne peut-elle déployer son immense vertu. Notre humilité est dans la voix, sur le visage, dans l’apparence et non point comme elle devrait être : fille de la grandeur de Dieu et de la conscience de notre petitesse.

Aussi ne savons-nous point porter en nous le Fils de Dieu ni l’allaiter maternellement de la substance du véritable amour, nous avons trop de volonté propre, nous aimons trop notre quiétude, notre confort et notre paix. Nous sommes trop vite las, trop vite abattus et troublés, nous cherchons trop les consolations de Dieu et des hommes. Nous ne tolérons nul désagrément, toujours conscients de ce qui nous manque, toujours soucieux de l’obtenir aussitôt, au lieu de souffrir avec patience. Nous sommes blessés dès qu’on nous méprise, qu’on met en doute nos grâces et nos divines faveurs, fâchés dès qu’on nous prend notre repos, notre honneur, nos amitiés. Nous voulons être saints à l’église, mais ne rien ignorer à la maison et ailleurs des choses du monde qui nous plaisent où nous font défaut : nous y trouvons tout le temps de nous entretenir avec nos amis, de nous fâcher et de nous réconcilier. Nous voulons avoir bonne réputation sans faire grand frais pour servir l’amour, préoccupés de beaux vêtements, de nourriture choisie, de jolis objets et de plaisirs extérieurs qui ne sont nécessaires à personne. On ne devrait jamais se distraire pour éviter Dieu, qui nous cherche sans cesse avec de nouvelles forces. Et si nous défaillons, faibles que nous sommes, moquons-nous de notre mal : c’est le plus sage et le plus utile pour nous-mêmes. Toujours empressés de nous soulager, de nous consoler, de nous tromper avec des biens inférieurs, nous oublions la sagesse d’en haut ; c’est pourquoi nous ne rejoignons pas les chevaliers de Dieu et ne recevons de lui ni soutien, ni consolation, ni aliment. Nous manquons à Dieu, ce n’est pas lui qui nous manque. Et parce que nous voulons nous réserver quelque chose dans le service d’Amour, nous ne portons pas sa couronne, nous ne sommes ni élevés ni honorés par lui.

Voilà pourquoi nous sommes arrêtés de tous côtés, privés de foi et d’amour. Et la présence en nous de tant de défauts nous empêche de croître dans la vie spirituelle, nous maintient dans l’imperfection de toutes les vertus, dans un état où nul ne peut aider les autres.

Ah ! pauvres de nous, que cela est désolant ! Que Dieu daigne suppléer à ce qui nous manque et nous rende parfaites, que nous puissions satisfaire enfin à la Trinité sainte et être unies à l’Unité de la Déité. Amen !

Lettre XXXI Toute-puissance de l’abandon

Ah ! chère enfant, la meilleure vie qui soit est bien celle-ci : s’appliquer à satisfaire Dieu dans l’amour et se fier à lui par-dessus toute chose. Rien n’approche de Dieu comme la confiance, lui-même l’a dit à une âme : prier vraiment n’est autre chose qu’avoir pure confiance en lui, s’en remettre à lui dans un total abandon, croire à ce Tout qu’il est. « Les hommes, dit-il (à cette âme), ne me connaissent pas comme je suis dans ma Divinité : ils me servent par le jeûne, les veilles et toutes sortes d’œuvres ; et c’est après avoir fondé sur cela leur espoir qu’ils s’abandonnent à moi. Mais rien ne me gagne comme le parfait abandon de la noble confiance. C’est la soif de ton âme qui me livre à toi tel que je suis. En voulant satisfaire à cette soif, tu grandiras en grâce et me deviendras pareille : nous aurons la même mort et donc la même vie, un seul amour étanchera notre soif commune. »

Je vous fait part de ces paroles bienheureuses, que le Seigneur a prononcées afin de fortifier votre foi, pour que vous y pensiez et compreniez que l’abandon de la confiance est la perfection suprême, par quoi l’homme donne à Dieu la plus haute satisfaction.

Je veux vous éveiller ainsi à la suprême liberté de l’amour, car j’ai rêvé naguère que vous vous rallieriez à mon signe, et je vous en conjure maintenant, j’y tiens plus qu’à toute chose. Hâtez-vous dans la vertu et le juste amour, veillez à ce que Dieu soit honoré par vous et par tous ceux que vous pouvez aider, par votre zèle, votre peine, votre conseil et tout ce que vous saurez généreusement donner.



UN RELEVÉ MYSTIQUE

Une lecture par Lilian Silburn




Références dans l’édition d’origine.

p.274 Annexe II, 15. « … il n’y a plus là que repos… »

p.260 Annexe I, 7. « Dans la fruition, nous sommes oisifs… »

p.258 Annexe I, 5. « C’est un état de repos… »

p.170 Lettre XXII. «  Le second point, que Dieu est sous toute chose… »

p.157 Lettre XX. Les douze heures mystérieuses.

p.144 Lettre XVIII. La nature de l’âme et son repos divin. 








I

Un florilège mystique relevé par

Lilian Silburn

II

Hadewijch

LETTRES SPIRITUELLES

Béatrice de Nazareth

SEPT DEGRÉS D’AMOUR

Traduction du moyen-néerlandais par

Fr. J.-B. M. P. [Jean-Baptiste Porion]

Claude Martingay, Genève, 1972

IMPRIMI POTEST

Grande-Chartreuse, en la fête de la Bse Béatrice d’Ornacieux, le 13 février 1971. fr. André, Prieur de Chartreuse



III

Béguines et Moniales

































Rééditions hors commerce, 2018, 2019 (avec corrections).

Version téléchargeable en livre numérique epub.

www.cheminsmystiques.fr

www.lulu.com







Avertissement

I

L’ouvrage est précédé d’un relevé par Lilian Silburn. Six extraits constituent un florilège mystique.

II

Suit l’ouvrage des Lettres d’HADEWIJCH, accompagné d’un court traité par une autre béguine et de comparaisons avec d’autres spirituels. Cet ouvrage comporte d’admirables traductions et des présentations érudites par Fr. dom Porion.

Ses lettres de direction livrent le cœur d’une mystique qui vivait au treizième siècle et fut influente sur Ruusbroec et d’autres. Je ne l’ai pas retrouvé disponible neuf ou d’occasion sur le Net, ce qui m’a conduit à l’éditer en ligne hors commerce pour usage par des amis.

La belle traduction de Poèmes d’Hadewich réalisée antérieurement par le même dom Porion s’impose en complément. Elle est accessible à faible coût dans la collection « Sagesses », mais se prête moins aisément à un usage spirituel.

On trouvera aujourd’hui de nombreux ouvrages consacrés à Hadewijch. Ils sont de moindre intérêt spirituel. En anglais on aura recours à Hadewijch, The complete works, “The Classics of Western spirituality”, Mother Columba Hart, préface by Paul Mommaers, Paulist press, 1980.

III

Brève présentation de béguines et de moniales.











I

UN FLORILEGE MYSTIQUE RELEVE PAR LILIAN SILBURN






Références dans l’édition d’origine.

p.274 Annexe II, 15. « … il n’y a plus là que repos… »

p.260 Annexe I, 7. « Dans la fruition, nous sommes oisifs… »

p.258 Annexe I, 5. « C’est un état de repos… »

p.170 Lettre XXII. «  Le second point, que Dieu est sous toute chose… »

p.157 Lettre XX. Les douze heures mystérieuses.

p.144 Lettre XVIII. La nature de l’âme et son repos divin. 




UN FLORILEGE MYSTIQUE RELEVE PAR LILIAN SILBURN

Six passages relevés

On les retrouvera dans le corps de l’ouvrage de dom Porieon accompagné de notes érudites.


  1. « Quiétude, oisiveté point d’opération Eckhart »

[Annexe II, 15. Dum medium silentium tenerent omnia. (Sap. 18, 14).]

Tout ce que l’âme opère à l’extérieur, elle le fait par moyens. Mais dans l’essence, il n’y a pas d’opération : l’âme en son essence n’opère pas, car les facultés par quoi elle agit émanent du fond de l’essence, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence ; il n’y a plus là que repos : c’est le lieu de la naissance divine où Dieu prononce son Verbe. — Ce fond par nature ne peut rien recevoir, en effet, que le seul Être divin, sans aucun moyen. Dieu est là dans l’âme comme tout et non comme partie : il pénètre l’âme dans le fond : nul ne touche le fond de l’âme sinon Dieu même.

2. « Le loisir divin Ruysbroeck »

[Annexe I, 7. LE LOISIR DIVIN.]

Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c’est l’œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d’eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l’unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d’amour, qui est plus que tout ce que Dieu a jamais fait. Chaque esprit est une braise ardente que Dieu allume au feu de son amour abyssal. Et tous unis, nous sommes une seule ardeur brûlante, inextinguible, avec le Père et avec le Fils dans l’unité de l’Esprit-Saint, là où les divines Personnes trépassent dans l’unité de leur commune Essence, dans cet abîme sans fond de la simple béatitude. Là, il n’y a plus ni Père ni Fils ni Esprit-Saint, ni aucune créature, mais une seule Essence, substance de ces divines Personnes. Là, nous sommes tous un et incréés en notre sur-être (notre être en Dieu de toute éternité). Là toute fruition est accomplie et parfaite en essentielle béatitude. Là, Dieu en son être simple est sans opération, éternel repos (ledegheit), ténèbre sans mode, EST innommé, suressence de toutes les créatures, béatitude simple et sans fond de lui-même et de tous les saints.

3. « Etat de repos »

[Annexe I, 5. C’EST DANS LE REPOS QUE L’ÂME EST ENGENDRÉE ÉTERNELLEMENT]

(Les douze Béguines, R. G.IV, 25-25 - W.VI, 37-38).

Selon cette manière d’aimer, les esprits sont oisifs et nus, élevés au-dessus de toute opération en une pure intellection, un pur amour. Ils n’agissent point, mais ils sont façonnés et agis par l’Esprit du Seigneur (Rom. 8,4) ; ils sont eux-mêmes grâce et amour, et ils sont appelés Fils de Dieu. Tous ceux qui sont morts à eux-mêmes en Dieu et qui ont dépouillé toute propriété dans la chère volonté de Dieu, leur vie est cachée avec le Christ en Dieu (Col. 3,3), et ils sont engendrés de nouveau sans cesse de l’Esprit-Saint, Fils élus de l’amour divin, au-dessus de la grâce et de toute œuvre.

Ruusbroec emploie des expressions identiques pour décrire le degré d’amour qui suit immédiatement :

C’est un état de repos où l’esprit est uni à Dieu dans l’amour nu et dans la clarté divine : il y est dégagé et libre (los ende ledich) de tout exercice d’amour, au-dessus de l’agir, éprouvant l’amour un et simple qui dévore et anéantit l’esprit de l’homme en lui-même, en sorte qu’il s’oublie...

4. « Le fond de Dieu Hadewijch »

[Lettre XXI Les paradoxes de la nature divine]

Le second point, que Dieu est sous toute chose et que rien ne l’abaisse, signifie que le fond de sa nature éternelle soutient tous les êtres et les nourrit et les enrichit de la richesse divine. Mais comme le fond divin le plus profond et la hauteur divine la plus sublime sont au même niveau, Dieu est au-dessous de toute chose sans que nulle soit au-dessus de lui.

Toutes les âmes aussi l’aiment selon sa hauteur suprême, qui est l’amour, et n’aiment en lui rien de moins ; elles L’aiment ainsi sans commencement dans sa nature éternelle, où il satisfera éternellement toutes celles qui doivent devenir Dieu avec Dieu en sorte qu’elles seront avec lui sous toutes choses, les soutenant et les nourrissant. Rien ne l’abaisse, car ces âmes l’exaltent en tout temps et à toute heure avec de nouveaux désirs d’amour attirant et enflammé. Mais ici de nouveau, je n’ose en dire davantage, car nul ne sait comment Dieu est tout en tous.

5. « Les 12 heures de l’Amour – Ses degrés / Très bon »

Lettre XX Les douze heures mystérieuses

La nature d’où procède le véritable Amour a douze heures à travers lesquelles nous le voyons sortir, puis retourner à lui-même. Et lorsque l’Amour revient ainsi, il réintègre en soi ce qu’il a rapporté de ce périple : l’esprit chercheur, le cœur assoiffé, l’âme aimante. L’Amour les jette dans l’abîme de sa puissante nature, d’où il est né et dont il se nourrit. C’est ainsi que les heures innommées reviennent à la nature inconnue. L’Amour est revenu à lui-même et jouit de sa nature au-dessus de lui-même, au-dessous de lui-même et autour de lui-même. Et tous ceux alors qui n’ont pas atteint cette expérience, ont pitié des âmes tombées dans l’abîme (de l’Amour), qui doivent œuvrer, vivre et mourir selon l’ordre de l’Amour et de sa nature terrible.

La première heure innommée, parmi les douze qui entraînent l’âme dans la nature de l’Amour, est celle de sa manifestation : l’Amour se révèle et nous touche à l’improviste, sans qu’on l’ait demandé — alors même qu’on est le plus loin de soupçonner sa noblesse, et comme sa nature en elle-même est puissante. C’est pourquoi une telle heure à bon droit s’appelle « innommée ».

La deuxième heure innommée est celle où l’Amour fait goûter la mort violente à notre cœur — le fait mourir sans expirer, malgré que l’âme ait connu l’amour peu de temps jusque là et soit à peine passée de la première à la deuxième heure.

Dans la troisième heure innommée, l’Amour apprend à l’âme comment on peut vivre et mourir avec lui, et lui fait comprendre qu’on ne saurait aimer sans beaucoup souffrir.

Dans la quatrième heure innommée, l’Amour fait goûter à l’âme ses jugements secrets, plus profonds et plus ténébreux que l’abîme. Il lui fait comprendre comme on est malheureux sans amour. Et pourtant l’âme ne connaît pas encore l’essence de l’Amour. Cette heure est bien dite innommée, où l’on apprend les jugements de l’Amour sans le connaître encore.

La cinquième heure innommée est celle où l’Amour enlève à eux-mêmes l’âme et le cœur. L’âme sort de soi, elle se quitte et quitte l’Amour, pour entrer dans l’essence de l’Amour. Elle perd alors son étonnement, sa crainte devant l’obscurité des jugements divins, elle oublie les peines de l’amour. A ce stade, elle ne connaît plus rien de l’Amour, sinon l’acte d’aimer. Ce semble un abaissement et ne l’est point. Mais cette heure de nouveau est bien dite innommée : alors qu’on est le plus près de la connaissance, on connaît moins que jamais.

La sixième heure innommée se trouve en ceci, que l’amour méprise la raison, tout ce qui est en elle et tout ce qui s’y rattache. Car ce qui appartient à la raison (commune) est opposé à la nature de l’amour, elle ne peut rien lui donner et rien lui prendre. La noble raison de l’amour est un flot montant sans trêve et sans relâche. La septième heure innommée, c’est que nulle chose ne puisse demeurer dans l’amour et que rien ne puisse le toucher, sinon le désir. Cette touche est le secret de l’amour, elle naît de l’amour même. Car l’amour est toujours désir et se dévore lui-même, sans cesser pourtant d’être en lui-même parfait. L’amour peut demeurer en toute chose. Il peut demeurer dans le soin charitable du prochain, mais ce soin ne peut demeurer dans l’amour. Dans l’amour rien ne peut demeurer, ni compassion, ni bonté, ni humilité, ni raison ni crainte, ni discrétion ni mesure, ni aucune autre chose. L’amour habite en toutes ces vertus ou activités, il les alimente, mais ne reçoit lui-même aucun aliment que de sa propre essence.

Dans la huitième heure innommée, la nature de l’Amour se fait connaître en son visage, comme la suprême merveille. Mais alors qu’en d’autres êtres le visage est ce qui se révèle le mieux, il est dans l’Amour au plus haut point secret, car il n’est autre chose que l’Amour en lui-même. Ses autres parties, ses œuvres sont plus faciles à connaître ou à concevoir.

La neuvième heure innommée est celle où l’Amour se manifeste en sa pire violence, dans l’assaut le plus dur et l’invasion la plus profonde, tandis que son visage atteint la plus grande douceur, la suavité et l’amabilité suprêmes : il s’offre sous son aspect le plus charmant. Et plus il blesse profondément celui qu’il assaille, plus doucement il ravit et absorbe en lui-même, par la noblesse de son visage, celui qu’il aime.

La dixième heure innommée consiste en ceci, que l’amour ne rend de comptes à personne, tandis que tous les êtres lui doivent raison. L’amour enlève à Dieu la puissance de juger ceux qu’il aime. L’amour ne cède ni aux saints, ni aux hommes, ni aux anges, ni au ciel, ni à la terre ; il vainc la Déité dans sa nature propre. Il clame en tous les cœurs d’amants, à voix haute, sans apaisement et sans trêve : « Aimez l’Amour ! » Cette voix est si puissante, si terriblement inouïe, qu’elle passe le bruit du tonnerre. Et cette parole est le lien par quoi l’amour tient ses prisonniers, c’est l’épée par quoi il blesse ceux qu’il touche, c’est la verge dont il châtie ses enfants, c’est la doctrine dont il instruit ses disciples.

La onzième heure innommée, c’est que l’Amour possède avec violence celui qu’il aime en sorte que notre esprit ne peut s’écarter de l’Amour un seul instant, notre cœur ne peut désirer, notre âme ne peut aimer nulle chose hors de lui. L’Amour rend la pensée de l’homme si simple, qu’il ne peut songer ni aux saints, ni aux hommes, ni au ciel, ni à la terre, ni aux anges, ni à lui-même, ni à Dieu, mais au seul Amour qui le possède, toujours présent, toujours nouveau.

Enfin la douzième heure est pareille à la suprême nature de l’Amour : là où l’Amour jaillissant de lui-même et œuvrant en lui-même s’abîme de telle sorte en lui-même qu’il se suffit en sa pure essence. Il se suffit en vérité, et si personne n’aimait l’Amour, son Nom resterait purement aimable en sa noble nature. Ce Nom est son être intérieur et son opération extérieure, sa couronne au-dessus de lui et son fondement au-dessous de lui.

Telles sont les douze heures innommées de l’Amour — innommées, car en aucune d’elles l’amour de l’Amour ne peut être compris, sinon des âmes dont j’ai parlé, qui ont été jetées dans l’abîme de la haute essence de l’Amour ou qui lui appartiennent. Et leur foi y pénètre plus avant que leur intelligence.

6. « Nature de l’âme et son repos divin »

Lettre XVIII La nature de l’âme et son repos divin

Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme [un chevalier] sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.

Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place : la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :

Soyez bonne et pitoyable à tous,

— et ne prenez soin de personne,

et le reste que je vous écrivais [dans la lettre précédente].

Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, [par nature] noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse ; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de [l’union avec] votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible [sienleec [visible, transparent] et siele [âme]]. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Etre divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.

La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas ; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas ; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là-même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour. Rien d’étranger et nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.

Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.

Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine ; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.

Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.

Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé ; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.

Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue ; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plutôt cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.

§

Pour abréger le travail opéré sur la reconnaissance de caractères de mes photos de l’ouvrage original devenu rare, je limite sa mise en forme.


En gardant -- parfois ! et pour toute la préface du traducteur dom Porion à fin de rendre possible une référence érudite -- l’en-tête et le pied de page (le titre de section et la pagination). Ensuite, pour les lettres, j’améliore la mise en forme puisqu’une lecture directe d’Hadewich est très recommandée.

En gardant -- toujours ! -- les notes au fil du texte principal afin de ne pas avoir à les reporter sous Word. Elles sont formatées en petit corps ce qui permet au lecteur de les « sauter » facilement.


Il en est de même pour les études de dom Porion, remarquables d’un point de vue érudit, mais décevant spirituellement car tel n’était pas leur objet. Parfois j’ajoute entre crochets au fil du texte des Lettres, un « résumé de note » lorsqu’il permet de mieux apprécier le texte (c’est le cas de quelques « mots à mots » donnés par le traducteur).


La mise en forme des Études de dom Porion et de ses notes est moins affinée -- mises en italiques incomplètes, etc. -- puisque le but de cette réédition hors commerce est de faire lire… Hadewijch.











II

Hadewijch

LETTRES SPIRITUELLES

Béatrice de Nazareth

SEPT DEGRÉS D’AMOUR



Introduction [de dom Porion]


La bienheureuse Hadewijch — ainsi fut-elle nommée aussi longtemps qu’on eut souvenir d’elle — a déjà été présentée au public de langue française/1 ; nous voulons cependant reprendre à grands traits l’exposé de ce qu’on en sait. Les données certaines sont en petit nombre : nous ne connaîtrions guère cette femme que par ses propres écrits, sans le témoignage de Jan van Leeuwen, ce cuisinier de Groenendael qui, sous la direction de Ruusbroec, se révéla à son tour maître des voies intérieures. Encore n’est-il pas certain que lui-même eût sur notre auteur des informations personnelles. Nous savons grâce à lui du moins que dans le milieu religieux où vécut Ruusbroec,

/1 J. van MIERLO Jun. Hadewijch, une mystique flamande du Xille siècle. R.A.M. 1924, p. 269 sq. — Hadewijch d’Anvers, HA (v. p. 311 la liste des sigles). J. LECLERCQ, Fr. VANDEN-BROUCKE, L. BOUYER, Histoire de la spiritualité du M. A. Paris 1961 (Hadewijch : pp. 430-438).

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HADEWIJCH

au XIVe siècle, on tenait Hadewijch pour une autorité/2. Antérieure à Ruusbroec d’un bon siècle, elle paraît avoir été à la tête d’un groupe de femmes ferventes, probablement d’une communauté de béguines. A en juger par ses lettres, elle dut jouir d’un prestige et exercer une influence, qui ne sauraient surprendre d’ailleurs pour peu qu’on fréquente ses écrits. Elle eut à souffrir de contradictions et même de persécutions. Celles-ci ne sont pas indiquées de façon précise, mais ce que nous savons de la réaction suscitée chez les clercs par le mouvement extatique des

/2 Jan van Leeuwen, le Bon Cuisinier, était entré à Groenendael sans culture : il y apprit â lire, et fit de tels progrès à tous égards, qu’il se gagna une haute estime dans ce même milieu. Le P. Axters a publié en 1943 une Anthologie de ses œuvres, conservées en manuscrit au couvent des dominicains de Lierre. A la p. 41, on y lit le naïf témoignage qu’il ne sera pas inutile de traduire en entier, pour la connaissance de Hadewijch et de son influence. Il est tiré du traité des Sept signes du Zodiaque, chap. 13 : L’amour est donc de telle nature qu’il est plus large et plus vaste, plus haut, plus profond et plus étendu que tout ce qu’embrassent ou peuvent embrasser la terre et le ciel, car l’amour de Dieu lui-même dépasse toute chose. Ainsi s’exprime une sainte et glorieuse femme nommée Hadewijch, authentique maîtresse (de spiritualité). Car ses livres sont de bonne et droite doctrine, venant de Dieu et révélée par lui : ils ont été éprouvés par la vertu de Dieu, examinés en Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l’Esprit-Saint, en qui ils ont été trouvés bons et véritables, en concordance et consentement avec la Sainte Écriture. Je tiens pour sûre la doctrine de Hadewijch comme celle de monseigneur saint Paul : mais elle n’est pas d’un égal profit pour tous, du fait que beaucoup de gens ne peuvent comprendre cet enseignement, parce qu’ils ont l’œil intérieur obnubilé, celui-ci n’ayant pas été ouvert chez eux par l’amour silencieux et nu, fruitif et adhérent à Dieu. — Nul doute que l’approbation des écrits hadewigiens, dont parle ainsi le Bon Cuisinier, ne remonte à Ruusbroec lui-même.

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INTRODUCTION20

Pays-Bas, et de façon générale, par l’avènement d’une piété laïque, toujours exigeante et parfois imprudente, ne nous permet pas non plus d’en être étonnés.

Des recherches récentes conduisent à situer son activité littéraire entre 1220 et 1240 (au lieu de 1240-1260, comme on le supposait auparavant)/3. Sur sa famille, nulle information : on peut seulement induire de sa désignation dans les manuscrits qu’elle était originaire d’Anvers ; et de son style, qu’elle appartenait à un milieu cultivé, sans doute aristocratique. Ce dernier point même est discutable. Hadewijch ne prend figure pour nous que dans son œuvre.

Celle-ci pourtant a failli disparaître, elle aussi. Elle se trouvait certainement aux mains des chanoines de Groenendael, où peut-être Ruusbroec l’aura apportée, car le bienheureux prieur s’était familiarisé déjà avec elle lorsqu’il composait à Bruxelles, chapelain de Sainte-Gudule, ses premiers ouvrages : tout ce qu’il a écrit porte la trace de son intérêt et de son admiration pour cet auteur, que cependant il n’a jamais nommé. C’est un cas parmi d’autres de la pratique ancienne et médiévale pour les écrivains, de ne pas indiquer les auteurs récents dont ils s’inspirent : nous verrons plus loin que Hadewijch

/3 P. C. BOEREN, Hadewijch en Heer Hendrick van Breda, Leyde 1962. Compte-rendu dans OGE 1962, p. 233 par le R.P. AMPE S. J., qui en accueille favorablement la principale conclusion — celle qui concerne les dates de Hadewijch. Cf. ci-après, Lettre XII, note initiale.

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HADEWIJCH

en use de même pour certains maîtres, dont l’influence chez elle est reconnaissable. Quelques manuscrits de ses écrits sont signalés dans d’autres communautés de chanoines réguliers et chez les chartreux de Zeelhem, près de Diest, encore au XV ° siècle. Au XVII°, les Bollandistes, ayant entre les mains une de ces copies qui nous est parvenue, s’interrogèrent sur l’auteur (et sur l’auréole que lui attribue le document), mais n’en trouvèrent nulle trace. Ensuite vint l’oubli complet. C’est de façon accidentelle que la curiosité des chercheurs modernes retrouva la piste perdue : en 1838, des érudits qui s’intéressaient à la poésie médiévale de langue germanique, remarquèrent à la Bibliothèque Royale de Bruxelles un recueil de poèmes strophiques, dont la publication fut même entreprise quinze ans plus tard, sans le nom de l’auteur : inscrit dans une marge, il avait échappé aux éditeurs. D’autres découvertes dans les bibliothèques permirent en 1857 l’attribution des poèmes, des lettres et des visions à la bienheureuse Hadewijch, que mentionnait un catalogue de manuscrits, rédigé au XV ° siècle au monastère de Val-Saint-Martin près de Louvain. La première édition complète parut lentement dans le dernier quart du XIX ° siècle, à l’usage des philologues. Il fallut attendre la veille de la première guerre mondiale pour que ces textes, revus et munis de l’appareil nécessaire, vinssent figurer parmi les sources de l’histoire de la spiritualité que l’on ne peut plus ignorer. Le mérite d’avoir préparé cette publication revient au R. P. J. van Mierlo, S. J.,

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INTRODUCTION

qui la compléta dans la suite : ayant voué aux écrits de notre auteur un intérêt passionné, et conçu pour elle-même une religieuse vénération, il consacra une somme considérable de temps et d’études à mettre en lumière son œuvre, sa doctrine et son talent. Un article de la Revue d’Ascétique et de Mystique la présenta aux lecteurs français en 1924 ; notre premier recueil de traductions, paru en 1954/4, n’avait pu inclure les textes en prose, plus importants cependant pour la connaissance de la contemplative et de la directrice. Il est temps que cette omission soit réparée.

Les manuscrits attribuent à Hadewijch, outre deux séries de poèmes (les uns en strophes, les autres à rimes plates), quatorze visions et trente et une lettres. Nous avons parlé ailleurs des poèmes, nous dirons quelque chose des visions, mais c’est aux lettres surtout que nous allons vouer notre attention : le présent volume en offre pour la première fois une traduction française intégrale. Elles constituent la partie la plus riche, la plus accessible aussi du recueil hadewigien, témoignage d’une expérience intérieure ardente et profonde, qui peut nourrir les âmes et les orienter vers le sommet que notre contemplative semble avoir atteint.

Certaines au moins de ces lettres ont dû être envoyées dans une circonstance particulière, et gardées par le desti-

/4 V. plus haut, note 1, et p. 311 : Liste des principaux ouvrages, avec indication des sigles.

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HADEWI JCH

nataire en raison de l’estime dans laquelle on tenait l’auteur ; d’autres sont proprement des traités de vie spirituelle ; certaines paraissent fragmentaires. L’ensemble relève de la littérature parénétique des milieux voués à l’ascèse et à la contemplation : parmi les moines depuis longtemps, de tels échanges étaient pratiqués ; ils l’étaient parfois entre religieux du même monastère. Et pour les béguines, nous savons que leur protecteur Jacques de Vitry (+ 1240), plus tard Cardinal évêque de Saint-Jean-d’Acre, leur avait obtenu d’Honorius III en 1216 l’autorisation « d’habiter en des maisons communes, aussi bien dans le Royaume que dans l’Empire, et de s’exhorter au bien mutuellement »/5. Il faut en fait considérer ce recueil comme la somme théorique et pratique d’une femme religieuse, jouissant dans son milieu d’une autorité certaine, en raison de ses dons naturels et surnaturels, de ses épreuves et de ses vertus ; sans doute aussi de ses miracles, s’il faut retenir quelques allusions éparses dans ses écrits.

Cette doctrine ne saurait être nouvelle quant à la substance ; elle plonge ses racines dans la tradition déjà riche de la théologie et de la piété occidentales, avec l’accent cistercien, qui marque l’époque et l’ambiance. L’influence de saint Bernard est aussi manifeste chez Hadewijch que chez Béatrice, bien que la première le

6 Briefe des Jacobus de Vitriaco, éd. R. ROEHRICHT, in Zeitschrift fur Kirchengeschichte 1894, p. 103.



INTRODUCTION

nomme seulement en passant/6 et que la seconde (qui en dépend plus encore) ne le mentionne pas dans le bref traité que nous avons d’elle. On trouve dans les lettres de Hadewijch des citations muettes de Guillaume de Saint-Thierry, disciple (liégeois, peut-être flamand) de l’Abbé de Clairvaux, qui continue la pensée mystique de son maître et ami, avec une certaine accentuation de l’élément ontologique et spéculatif. On y trouve aussi des traces précises de l’influence des Victorins, également répandue à cette époque. Le grand nom qui domine cet héritage doctrinal est celui de saint Augustin : c’est à la fois pour le docteur de l’exemplarisme, le théologien de la Trinité et le saint, que la béguine semble nourrir une dévotion fervente, comme en témoigne notamment sa XIe Vision.

La mystique de notre auteur et de son milieu est d’abord une mystique du Verbe incarné. Lorsque Hadewijch parle de Jésus, elle parle de Dieu et inversement : son langage ne comporte pas les distinctions que demanderait une christologie plus soucieuse de précision conceptuelle. Une lecture un peu attentive permet cependant de discerner dans sa doctrine les divers aspects qu’elle prend en considération, et de les situer correctement. A l’égard de l’humanité du Christ, sa piété rappelle celle de saint Bernard. Cette dévotion est teintée de sentiment courtois et s’inspire de la poésie des trouvères, non seule-

/6 Lettre XV, p. 132.

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HADEWI JCH

ment dans l’expression, mais dans l’attitude même à l’égard du Bien-Aimé. On ne peut se méprendre sur les témoignages que donne la béguine d’un culte ardent, extérieur et intérieur, pour l’Homme-Dieu et les sacrements qui maintiennent sa présence parmi nous. Elle est sœur en cela des saintes et des bienheureuses qui constellent à cette époque l’histoire des Pays-Bas : la prédominance de l’élément féminin dans ce mouvement explique peut-être en partie l’attention portée à la personne humaine du Christ, mais la piété bernardine et franciscaine manifestaient une évolution dans le même sens du sentiment religieux. Le R. P. St. Axters, dans son bel ouvrage sur la dévotion dans les Pays-Bas/7, n’a pas de peine à réfuter Mlle van der Zeyde. Cette érudite, qui a donné en 1934-36 une traduction partielle des Lettres en néerlandais moderne et une étude sur notre auteur/8, voudrait que la dévotion envers l’Humanité, pour autant qu’elle paraît dans les écrits, n’y fût que symbole ou prétexte. La vérité est que la bienheureuse assigne à cet élément la place d’un moyen, qui lui-même est divin, objet de culte et d’amour, — moyen cependant qui doit conduire à l’union immédiate, dans laquelle toutes les grâces se retrouvent, parfaites et consommées, qui ont accompagné

/7 AXTERS, t. I, p. 365 sq.

/8 M. H. VAN DER ZEYDE, Hadewijch, een studie over de mens en de schrijfstcr, Groningue 1934. — Brieven van Hadewijch in de oorspronkelijke tekst en in nieuw-nederlandse overzetting uitg. door Dr. M. H. VAN DER ZEYDE, Anvers 1936.

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INTRODUCTION

l’âme sur la voie nuptiale. Le savant dominicain mentionne notamment, parmi les épisodes de la vie du Christ ici-bas, que Hadewijch a retenus des Évangiles et qu’elle énumère dans la Vision XIII, la fuite en Égypte et la présentation au temple. Le passage est significatif de l’orientation de notre auteur, car les actions et les passions de la Mère du Christ y sont présentées à l’âme comme ce qu’elle doit vivre : l’histoire sacrée est intériorisée, selon cette tendance générale de la mystique, qui sera poussée très avant chez les contemplatifs brabançons et rhénans de la génération suivante. Hadewijch déclare en effet que le ciel suprême est interdit aux âmes qui n’ont pas été mères de Dieu et ne l’ont pas porté jusqu’au terme ; qui n’ont pas erré avec lui en exil et sur tous les chemins, qui ne l’ont pas présenté dans le sanctuaire, où l’épée a traversé l’âme de Marie, qui ne l’ont pas allaité jusqu’à l’âge adulte, qui n’ont pas pleuré près de sa tombe.

Mais dans les lettres mêmes que l’on va lire, Hadewijch intime avec beaucoup de force la nécessité de passer par le Christ en tant qu’homme pour atteindre sa divinité, pour pénétrer par sa grâce au sein de la vie trinitaire : c’est à cette fin que le Verbe s’est fait chair. « Il y a connexion et continuité parfaite entre les étapes de l’ascension qu’elle conçoit ; sa doctrine des vertus n’est que l’application de sa christologie à la vie quotidienne, comme sa christologie est le prolongement de sa théologie

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Trinitaire/9. » La vie chrétienne consistera donc à vivre le Christ. Elle met en garde contre la prétention de vouloir d’emblée être Dieu avec Dieu, de ne retenir du Christ que sa nature divine. Il nous faut d’abord être hommes avec l’Homme-Dieu, et non pas seulement comme Simon de Cyrène, qui porta bien la croix quelques instants, mais n’en mourut point. Il nous faut au contraire suivre Jésus jusqu’à la mort du détachement parfait. Détachement qui se réalise d’abord par la pratique des trois vertus d’humilité, de charité fraternelle et de patience dans les persécutions. L’humilité est la demeure de l’amour. La charité fraternelle est la vertu à laquelle Dieu ne peut résister : par amour pour nous, il a laissé son Fils devenir homme, et c’est à la charité qu’il demeure le plus sensible. Mais celui qui, par grâce divine, est orné de ces vertus, sera souvent l’objet, de la part des chrétiens infidèles, de méfiance et d’aversion ; le support, sans murmure ni vengeance, des mauvais traitements, est le signe de l’âme identifiée au Christ ; c’est en de telles épreuves que l’union se parfait.

L’amour du Verbe incarné se traduit également chez Hadewijch par la dévotion à l’Eucharistie, par quoi elle participe aussi à la ferveur du mouvement extatique, sous l’un des aspects qui ont laissé trace dans l’histoire,

/1 AXTERS, t. I, p. 370. Nous suivons également l’auteur dans l’analyse qui suit : elle met en relief le caractère anti-quiétiste de la doctrine hadewigienne.

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notamment dans notre liturgie/10. Parmi ses Visions, il y en a deux qui surviennent à l’occasion de la sainte Communion : l’une dans l’octave de la Pentecôte (Vis. I), l’autre à Pâques (Vis. III) : le saint Sacrement est le moyen de la grâce et la source de la lumière dont elle est inondée. Il est remarquable cependant que dans une autre Vision, la Vile, Hadewijch reçoit l’Eucharistie directement de la main du Christ, avec lequel se consomme alors l’union sans différence/11 : c’est le langage et l’expérience de la mystique nuptiale/12. La communion immédiate, donnée sans le ministère du prêtre, se rencontre dans les confidences de beaucoup de saintes, notam-

/10 Le P. AXTERS fait remonter à Ide Louvain (+ vers 1300) le culte moderne de l’Eucharistie (culte de la Sainte Réserve). Il lui associe Ide Nivelles, à cause de certaine vision sur le Saint Sacrement. Mais c’est Julienne de Cornillon (1193-1258) — d’abord membre d’une communauté de béguines, à laquelle Robert de Torote, évêque de Liège, donna ensuite la règle augustinienne, — qui obtint de cet évêque en 1246 la permission de célébrer une solennité spéciale du Saint-Sacrement. Son amie et biographe, Eve de Saint-Martin (recluse) la seconda dans cette entreprise, à laquelle elles étaient encouragées par des visions. La fête fut étendue à toute l’Eglise par le pontife Urbain IV en 1261 : il avait connu personnellement Eve de Saint-Martin à l’époque où il était archidiacre à Liège.

/11 « Il me sembla alors que nous étions un sans différence (sonder differencie) » : expression reprise, comme tant d’autres, par Ruusbroec.

/12 Cette Vision VII est la seule qui soit extérieure et sensible, — les autres, même figurées, sont situées dans le champ intérieur.

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INTRODUCTION

ment de celles qui se rattachent au mouvement dont nous parlons/13.

Il faut ranger aussi sous la rubrique de la dévotion hadewigienne à l’Humanité du Sauveur le sens de la souffrance, de sa valeur, de sa nécessité et de son efficacité pour nous assimiler à Jésus. Ces sentiments sont exprimés par Hadewijch avec un réalisme lucide, exempt d’ailleurs de complaisance dans la rumination et l’illustration des tourments éprouvés.

Les traits que nous venons de marquer se rencontrent en substance chez toutes les âmes qui suivent la vocation chrétienne jusqu’à ce que Dieu règne parfaitement en elles : ils suffiraient pour tracer une épure de la voie spirituelle. Il nous importait de relever leur présence et leur équilibre dans la vie intérieure dont notre auteur donne la description et l’exemple. Mais la spiritualité de Hadewijch se prête à notre admiration sous d’autres aspects. Sans doute même, à première lecture des écrits hadewigiens, serait-on frappé par la place qu’y tient une notion plus abstraite, celle de l’Amour subsistant et de son empire absolu. Pour bien entendre ceci chez Hadewijch, il faut se rappeler que la théologie pré-thomiste ne distinguait pas la grâce incréée (l’Esprit-Saint) de la grâce en nous-mêmes : en ce sens, la charité (l’Amour) qui nous inspire et nous sanctifie, se trouve identifiée la troisième Personne de la Trinité sainte. On sait par ailleurs que dans le milieu où vivait notre béguine, l’Amour personnifié par les poètes courtois — La Minne — est célébré pour sa puissance et ses vertus divines : Hadewijch utilise ces conventions poétiques pour exprimer l’amour qu’elle éprouve/14. Elle se plaît aux rapprochements, paradoxaux quelquefois, que permettent les divers sens de ce terme privilégié. Minne, pour elle, est tour à tour, ou simultanément : l’Essence divine — le Verbe incarné — la flamme qui brûle dans notre âme et l’élève à Dieu — et le prochain que nous aimons dans le Christ (elle appelle « douce Minne » une de ses correspondantes). On peut reconnaître en ceci un jeu, analogue à celui que M. Huizinga a caractérisé de façon très pertinente chez d’autres mystiques, et notamment chez saint François d’Assise, courtisan de la Pauvreté. Celle-ci est personnifiée de façon ludique, et défie pourtant le sérieux du monde. Pareillement chez notre béguine : Hadewijch joue sans nul doute, mais dans la partie avec l’Amour, elle engage sa vision de Dieu, son honneur éternel. C’est une erreur assurément de comprendre la personnification

/13 Une anonyme citée par Jacques de Vitry ; la bienheureuse Yvette de Huy, 0. Cist. (+ 1228); la bienheureuse Marguerite d’Ypres, laïque (+ 1237) ; Mechtilde de Magdebourg, béguine (+ 1281). La même grâce est mentionnée d’ailleurs dans les écrits de sainte Mechtilde (+ 1298) et de sainte Gertrude (+ 1302).

/14 Minne (féminin), mot commun au néerlandais médiéval et à l’allemand, se rattache étymologiquement au latin memini, mens, à l’anglais mind, etc. : c’est originairement la pensée (vivante en nous) de la personne aimée. Les Minnesinger en avaient emprunté la notion déjà personnifiée aux troubadours.

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de la Minne comme une théologie aberrante chez elle, mais on se tromperait beaucoup aussi en ne voyant dans son audace qu’un procédé littéraire, lorsque songeant à l’Incarnation, elle salue dans l’Amour une puissance souveraine, « qui vainc Dieu dans sa nature même »/15.

Chez Hadewijch, comme nous devrons le marquer aussi chez Béatrice, tout est donc vu dans la lumière de l’amour, qui est à la fois le moyen et la fin ; tout est ramené à ce mystère limpide, tout est traduit en amour. Et c’est ici, sur cette ligne même de la tradition dont elle relève (cistercienne, courtoise, béguinale), que nous voyons s’amorcer chez notre auteur une évolution très remarquable dans l’expérience et dans l’expression : le passage du registre de la Minnemystik à celui de la mystique spéculative, — de l’Amour cherché dans toute sa pureté, à la contemplation de la divine Essence.

On notera d’abord la place prise par l’exemplarisme dans les textes qu’on va lire. Hadewijch a pu en emprunter la notion aux enseignements théologiques les plus accessibles pour elle/16 ; mais elle lui donne une importance nouvelle et l’exploite dans une ligne à la fois doctrinale et contemplative, où le lecteur de Ruusbroec reconnaîtra l’un des motifs majeurs de son œuvre. Ce que nous voulons souligner est la continuité que cette conception présente chez Hadewijch avec les aspirations et les révéla-

15 Lettre XX, p. 162.

16 V. Annexe B, p. 289.

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tions de la Minnemystik : si nous n’avions connaissance des antécédents littéraires, nous pourrions y voir un fruit tout spontané de sa pensée fervente. En effet, la spiritualité de l’amour remet en valeur chez elle — plus nettement encore, chez Béatrice et chez Mechtilde — la notion de nature ; l’amour est redécouverte et restitution de la nature, au sens profond et pur que ce mot garde pour elles. Une lumière, liée à l’expérience de la Minne, leur fait concevoir la purification de l’âme comme le dégagement de son être véritable, celui que Dieu a pensé éternellement (qu’il a été éternellement). « Avoir ce qui est à nous », « devenir ce que nous sommes » : on trouvera ces expressions dans les Lettres II et IV ; on a pu les lire dans le poème XVIII de notre premier recueil : nous y avons joint en ce lieu une note explicative/17.

Si le thème se présente chez nos béguines et nos moniales avec une autre saveur, une efficacité que dans les exposés scolastiques, c’est en raison de la vie intérieure qui l’anime ; il apparaît chez elles comme expression de

/17 Cf. HA, p. 122. — Retrouver notre nature, revenir à la racine de notre vie : on reconnaît à cet élan du mouvement extatique que l’exemplarisme de nos auteurs manifeste un trait commun en profondeur à tous les réveils religieux : le recours aux sources. Mais le jaillissement que cherchent nos contemplatives est le tout premier : ce point au fond de l’âme où Dieu la prononce et se prononce en elle. Mises en parallèle, la réévaluation du naturel que tente actuellement la pensée religieuse, et celle que nous relevons dans le mouvement du XIIIe siècle, montrent que le mot nature, l’un des plus beaux de notre héritage linguistique, peut sonner à des niveaux très différents.

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ce qu’elles éprouvent. Ce caractère de théologie vécue se trouve pareillement dans une autre conception hadewigienne, sur laquelle nous devons appeler l’attention, car elle est de grande importance pour entendre la spiritualité de notre auteur et pour la situer dans l’histoire de la mystique. Nous voulons parler de la doctrine trinitaire, où l’accent est mis sur la rencontre des Personnes divines (et de l’âme) au-delà des distinctions, dans la simplicité de l’Essence. Elle est encore, chez Hadewijch, à un premier stade de son expression, tandis que Ruusbroec l’exposera de façon systématique. (Les poèmes de Hadewijch II appartiennent à une étape intermédiaire). Dans les Lettres qu’on va lire, elle est présente en maint passage, et n’est pas même expliquée comme une nouveauté : si les destinataires ne l’avaient pas connue de quelque façon, elles n’auraient pu comprendre les allusions qu’y fait l’auteur à diverses reprises pour illustrer les relations de l’âme avec Dieu. Cela est remarquable, pour autant que cette conception offre un aspect particulier dans la tradition théologique occidentale. Pour la mieux faire entendre dans ce qui suit, nous suivrons la voie que l’auteur semble avoir suivie : nous partirons de ses expériences intérieures pour remonter aux perspectives théoriques qui les prolongent.

Malgré la libre composition du recueil, les Lettres de Hadewijch contiennent des indications assez complètes pour former un traité de vie intérieure et nous faire connaître la sienne : elle en rappelle les principes dans un

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langage personnel, qui se réfère à son propre cheminement. Comme en toute description justement conçue des voies de l’esprit, une sagesse délicate y concilie des exigences, au premier regard divergentes. Hadewijch insiste en effet d’une part sur l’impératif de l’action et du témoignage : l’amour se traduit en œuvres bonnes, il se dévoue au service du prochain en toute miséricorde, abnégation et patience ; la moindre négligence dans l’accomplissement du devoir nous éloigne de Dieu. L’âme cependant étoufferait si elle était enfermée dans la sphère des conditions : son centre le plus pur doit reposer en Dieu dans une liberté et une solitude parfaites, au-dessus des œuvres et des préoccupations, si légitimes et si saintes qu’elles puissent être. Ce repos est fruition, contemplation unitive sans « raisons » et sans mesure : l’amour seul en connaît la valeur infinie, mais sa gratuité ne fait nul tort à l’activité que Dieu veut de nous, elle en assure au contraire la perfection : c’est cette nécessité et cette vertu de la vraie quiétude que notre auteur a tant souci de rappeler. La doctrine revêt chez elle une forme originale, mais ne saurait étonner chez une maîtresse de vie contemplative : elle se trouve implicitement en tout exposé bien équilibré de la spiritualité chrétienne. L’âme qui se confie à l’amour et qui essaie d’en vivre, éprouve jour après jour le double aspect dont nous parlons comme une grâce indivisible : les énoncés paradoxaux de notre auteur et de ses pairs dans l’histoire de la mystique, sont des énigmes transparentes, qui s’éclairent dans la mesure où l’esprit devient docile au rayon divin.

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Ce qui est nouveau chez Hadewijch, si on la compare aux écrivains spirituels dont elle a pu se nourrir, saint Augustin, les Victorins, les Cisterciens, n’est pas le rapport qu’elle conçoit ainsi entre les deux faces complémentaires de l’amour, mais le mystérieux parallèle qu’elle admet, avant Ruusbroec, entre cette structure de notre vie spirituelle et la vie trinitaire au sein même de l’Être divin. On le trouve exposé de façon relativement claire/18 dans la Lettre XVII, mais il apparaît à une lecture attentive en bien d’autres passages, comme aussi dans les Visions/18. Il est évident qu’il joue un rôle important dans la vie intérieure de notre auteur, comme il le jouera chez le contemplatif brabançon.

Selon cette conception, la sphère de l’activité est mise en relation avec la Trinité des Personnes en tant que distinctes ; tandis que le repos dans la simplicité de l’amour, qui dépasse tout concept, est rapporté à l’Essence, à la quiescence de Dieu dans sa propre Unité. Ces Personnes, aspect actif de Dieu, et cette Essence qui les « engloutit » dans la fruition abyssale : le lecteur de Ruusbroec a

/18 Relativement : Hadewijch en effet ne dispose pas du vocabulaire de Ruusbroec, qui lui-même n’est pas toujours d’une interprétation facile sur ce point. Chez les deux auteurs, la théologie trinitaire a une allure grecque-orientale, le Verbe et l’Esprit-Saint étant conçus dans la ligne de l’action divine (création et manifestation), et le Père, origine de la Trinité, étant pris tantôt comme Personne, tantôt assimilé à l’Essence-Unité.

/19 V. pareillement les Mengeldichten XVII-XXIX, qui sont sans doute d’une autre béguine un peu plus récente, et que nous avons publiés en traduction dans HA.

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reconnu déjà un langage familier ; c’est sa doctrine constante depuis le Royaume des Amants jusqu’aux derniers écrits. Ce parallèle est plus qu’une comparaison : le passage d’un aspect à l’autre marque en réalité, pour Hadewijch comme pour Ruusbroec, l’insertion de l’âme dans la vie divine. Nous ne saurions entreprendre ici une défense théologique de nos auteurs sur ce point : puisque la doctrine a paru admissible aux censeurs de Ruusbroec, on voudra bien l’interpréter de façon acceptable aussi chez la béguine qui l’a précédé. Il faut y voir, en tout état de cause, la traduction d’une expérience contemplative qui va en se simplifiant à mesure que l’amour se purifie, et qui, lorsque Dieu s’unit à l’âme, débouche sur un silence plus clair que toute expression. Si l’on fait crédit aux mystiques de cette famille, on admettra qu’ils jouissent dans le recueillement suprême de cela même que le dogme énonce, mais à un niveau de connaissance qui n’est plus conceptuel. La Trinité ne cesse pas assurément d’être trine : elle est seulement contemplée d’un regard simple comme son Objet. Ce qui surprend n’est pas l’exposé d’une théologie nouvelle ou aberrante, mais le passage à la limite des puissances. Si on écarte cette dimension de l’expérience des saints, il est évident que ni Hadewijch, ni Ruusbroec, ni Catherine de Gênes ne peuvent être écoutés comme ils parlent ; et ce qu’on devra éliminer ou ignorer en les lisant, est ce qui marque précisément le sommet de leur intention.

De quelque façon qu’on veuille l’entendre, l’apparition

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de ce thème chez Hadewijch est remarquable pour l’historien qui s’intéresse aux voies de l’esprit. Il faut insister sur ce fait, qu’il ne se présente nullement, dans les exposés et les confidences de Hadewijch, comme un élément étranger, mais comme le prolongement naturel de la Minnemystik : l’amour purifié conduit l’âme, par la grâce de Dieu, à ce point où l’Amour divin « vaque à lui-même » — c’est-à-dire à l’Essence qui se suffit éternellement/20 et « n’a rien de commun avec autre chose », comme le diront les auteurs plus récents de la mystique spéculative. Le registre de notre auteur prépare directement celui des maîtres du siècle suivant, et le passage de l’un à l’autre est insensible. De l’application à l’unique nécessaire à la révélation de l’Unité, de la recherche de l’essentiel à la contemplation de l’Essence, c’est un droit chemin que l’âme parcourt. S’il est plus articulé chez Ruusbroec, qui dispose pour le décrire de moyens plus riches (hérités pour une part de Hadewijch II), ce mouvement a bien chez lui la même orientation et le même terme. A lire attentivement ses écrits, on voit que partout la Minnemystik reste sous-jacent à la Wesensmystik/21 : il en garde les expressions, il en rappelle constamment les exigences, il ne s’en détache pas. Hadewijch et Ruus-

/20 Cf. Lettre 1, note 2 ; II, note 3 ; XX, note initiale, et XXI, note 1.

/21 Sur ces expressions, Minnernystik ou Brautmystik (mystique d’amour, mystique nuptiale) et Wesensmystik (mystique de l’Essence), cf. HA, pp. 18-20.

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broec chantent la même mélodie sur deux organes différents, et la perfection de celui dont usera le bienheureux prieur, laisse au mode plus fruste de l’initiatrice sa fraîcheur et son charme singulier.

La doctrine spirituelle de Hadewijch est d’une maternelle prudence : on reconnaît la directrice expérimentée à la façon dont elle a soin de compenser toujours un précepte d’abandon par un rappel à la vigilance, et l’invitation au repos contemplatif par de pressantes exhortations à la charité qui ne se lasse pas de servir. Cette synthèse n’a rien de schématique, c’est la recherche, au jour le jour, d’un juste accord. Rudolf Otto/22, concernant la mystique de Maître Eckhart, où il signale une certaine tension entre l’élément spéculatif (métaphysique) et la piété chrétienne, a fait remarquer qu’on se tromperait beaucoup si on tenait le second élément pour une concession, faite par nécessité à un ordre de choses que le contemplatif eût volontiers négligé : ce sont en vérité deux pôles de sa vie spirituelle, qui s’appellent réciproquement et s’exigent dans une dialectique vécue. Éliminer ou dévaluer l’un des deux, c’est s’interdire toute pénétration dans le domaine qu’éclaire ce témoignage. Ce qui est juste de Maître Eckhart l’est naturellement de Ruusbroec et de Hadewijch, chez qui l’aspect métaphysique de la pensée religieuse, dans son contexte affectif et pratique,

/22 R. OTTO, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, trad. française, p. 109. — Cf. HA, p. 18, note 19.

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prête moins à la méprise contre laquelle met en garde si pertinemment l’auteur de Das Heilige. Son observation appelle pourtant de notre part une remarque encore, qui vaut pour Maître Eckhart comme pour Hadewijch : l’équilibre que maintiennent ces mystiques entre l’aspect contemplatif et l’aspect actif (relatif), n’est pas celui d’un compromis dont les parties s’accomoderaient, mais celui d’une flamme entre la terre et le ciel, qui vit de ce qu’elle consume et brûle de le quitter.

Parmi les traits saillants de sa vie intérieure et de son style que nous voulons relever maintenant chez notre auteur, il en est de communs naturellement à toute âme inspirée par l’amour : sa passion de tout réduire au service du Bien-Aimé, son zèle pour communiquer la grâce, l’intérêt psychologique et pratique qu’elle porte aux vertus, comme témoignages de l’amour, ses plaintes concernant le retard des hommes, et surtout le sien propre, à l’égard des exigences divines, le sentiment d’être isolée dans un monde incompréhensif et hostile, tout cela est exprimé chez elle dans une langue vigoureuse et vive, mais se rencontre en substance chez bien d’autres écrivains favorisés des mêmes dons, dociles au même appel. Plus personnelle est son attitude à l’égard de la raison. Redene désigne chez elle l’intelligence discursive — l’une des trois facultés, avec la mémoire et la volonté, que la tradition augustinienne lui a appris à connaître —, mais aussi le jugement droit, le discours intérieur, ou simple-

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ment la parole. Nous voyons de nouveau par cet exemple la relative insuffisance de son vocabulaire : la langue se risque alors depuis peu dans l’ordre abstrait ; mais fût-il mieux défini par l’usage, le terme serait ambivalent chez notre auteur, du fait que sa vie intérieure la conduit au franchissement d’une frontière, et donc à deux éclairages différents. Sur la voie du progrès ascétique et moral, elle estime au plus haut point la raison ; elle parle même de telle sorte dans la Lettre XIII, que l’on croit entendre un écho de la sagesse antique (stoïcienne) : si l’homme veut que tout lui soit soumis, il doit être soumis à la raison (p. 123). La raison est nécessaire à la perfection de l’amour : elle nous fait aimer Dieu parce qu’il est aimable, et les hommes parce que Dieu les aime. Hadewijch tient beaucoup à cet aspect raisonnable, à cet appui mutuel que se prêtent la passion sainte et le jugement lucide : elle y insiste assez pour que nous y reconnaissions une ligne bien tracée de sa physionomie spirituelle. Mais dans la Lettre XX, la sentence de la sixième heure nous apprend que sous un autre aspect, révélé par l’expérience intérieure, l’amour méprise la raison et tout ce qui s’y rattache, comme contraire « à sa droite nature ». L’apparente contradiction est résolue quelques lignes plus loin : l’amour peut être dans la prudence et la mesure, dans la crainte, dans l’humilité, dans la compassion, dans l’activité, mais rien de tout cela ne peut être dans l’amour, dont l’essence est libre et simple. (Pareillement pour la Marguerite du Miroir des simples âmes, l’âme simplifiée

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est désormais sans les vertus, mais les vertus sont toujours avec elle/23). Ce traitement critique de la raison, non point comme faculté du vrai (fiancée de l’être), mais pour autant qu’elle suppute humainement l’avantage personnel est lui-même raisonnable chez notre béguine, si on fait crédit à sa connaissance vécue de l’amour. La charité, que révèle la sixième heure, informe et ordonne les vertus, mais n’en reçoit pas d’ordres : la pureté de sa nature — nature divine dans la pensée de Hadewijch — est son unique loi.

Un autre trait de la personnalité de Hadewijch qui colore sa piété, son comportement et son style, est la fierté. Il est marqué à tel point qu’il a été relevé par tous les auteurs qui se sont penchés sur ses écrits ; il a même fait en 1959 l’objet d’une thèse/24. Une fois de plus, nous sommes en présence d’une attitude dialectique : Hadewijch a un sens profond du rôle spirituel de l’humilité, elle y insiste en plusieurs endroits. La vraie humilité est intérieure et spontanée, fille de la grandeur de Dieu et de la conscience de ce que nous sommes (Lettre XXX, p. 224), elle est « le lieu le plus pur et la plus digne salle où recevoir l’amour » (Lettre XII, p. 117) ; elle lui reconnaît le mystérieux pouvoir de faire descendre Dieu en nous-mêmes (Lettre XII, p. 114), comme la Vierge l’a fait

/23 V. HA, p. 12, note 5.

/24 Marcel BRAUN, S. J. Fierheid in de religieuze beleving, Bruges 1961.

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pour notre salut/25. C’est par l’humilité que nous devons commencer notre assimilation au Christ (Lettre XXX, p. 220). Elle souligne d’ailleurs, dans un beau passage de la Lettre VI, qu’en se jetant dans l’abîme de l’humilité — en s’élevant par là-même au-dessus de tout ce qui n’est pas Dieu, l’homme devient ce que Dieu veut qu’il soit : il retrouve l’intégrité de sa nature (Lettre VI, p. 89, note 9). Comme nous l’avons vu, l’amour entre dans l’humilité, mais dans l’amour n’habite que l’amour. Elle réprouve une sorte d’abaissement de soi où le jugement abdique : notre sottise ne doit pas défigurer cette vertu, qui dans sa forme authentique est vérité et sagesse. Ces avertissements révèlent une maîtresse expérimentée dans la conduite des âmes, en même temps qu’ils manifestent le sentiment de dignité spirituelle dont nous voulons marquer la présence chez notre auteur. « Les fiers désirs et la pureté du cœur » : ce sont les biens qu’il faut préserver avant tout (Lettre XII, p. 117), en se gardant de la haine et de la « colère étrangère » (c’est-à-dire de la colère profane : Hadewijch et Béatrice connaissent, à l’opposé, une « ire d’amour » qui nous emporte vers Dieu). En un passage, l’adjectif est pris substantivement, les « fières » sont les âmes prêtes à écouter Dieu lorsqu’il les invite à tout quitter pour s’unir à lui (Lettre XVI, p. 134 n. 2). Ce qui fonde cette revendication de noblesse est

/25 Echo sans doute de saint Bernard, Homélie I Super « Missus est », — qui lui-même suit saint Augustin.

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l’intuition, déjà signalée, que nature et grâce sont sœurs, issues de la même Essence, vers laquelle l’âme appelée s’élance sans détour. La Lettre VI (p. 89) éclaire ce rapport : « si vous voulez rejoindre l’être dans lequel Dieu vous a créée, vous devez en toute noblesse ne refuser aucune peine ; en toute hardiesse et fierté, vous devez ne rien négliger que vous n’emportiez vaillamment la meilleure part ; je veux dire votre bien propre, qui est le Tout de Dieu. » Ailleurs (Lettre XXII, p. 180), elle nous parle d’un « fier accueil » de la surabondance divine, qui veut se communiquer à l’âme.

Cette faveur accordée à la fierté relève littérairement de l’influence courtoise, que nous avons signalée chez notre mystique/26 ; mais Hadewijch présente à un degré singulier le don de fondre et d’assimiler les influences qu’elle accepte de subir ; la fierté dont elle parle est à la fois un trait de son caractère, un idéal de la culture dont elle dépend et une vertu nécessaire à l’élan spirituel. Presque synonyme est le terme tout à l’heure rencontré de hardiesse. A la fin de la Vision XIV/27 la voix divine qui lui explique les symboles, la loue en termes étonnants, mais explicites : « O forte entre les forts dans la lutte, toi qui

/26 V. plus haut, p. 13. Un autre motif de même origine est la querelle Raison-Amour. — Pour l’influence courtoise, y. aussi plus bas, Lettre X1I, note 8 ; et HA, pp. 11 et 41-44.

/27 HADEWIJCH, Visioenen, opnieuw uitg. door Dr. J. VAN MIERLO S. J. 1924, I, p. 167.

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as surmonté toutes choses et qui as découvert le Tout scellé (que nulle créature n’a jamais découvert, si elle n’a compris, dans les conquêtes laborieuses et angoissées de l’amour, comment je suis Homme et Dieu), ô hardie ! puisque tu es telle et ne te plies pas, je te nomme hardie entre toutes, et c’est pourquoi il est juste que tu me connaisses totalement. »

Notons encore que fierté et hardiesse, pour être inégalement présentes dans la figure des saints, se rencontrent dans une mesure très proche de celle que nous venons d’apprécier, chez une autre béguine, Mechtilde de Magdebourg — apparentée à la nôtre à plus d’un égard. Mechtilde réclame notamment les droits de sa nature — celui de voler et de nager dans la Déité comme le poisson ou l’oiseau dans son élément natif/28. Il faut citer aussi dans

/28 Née vers 1210, d’abord béguine sous une direction dominicaine à Magdebourg, Mechtilde se retire à soixante ans au monastère cistercien de Helfta, où elle meurt en 1282. (Ne point la confondre avec sainte Mechtilde de Hackeborn + 1299). Ses écrits, exhortations et récits d’expériences spirituelles qui comprennent des visions, ont dormi, eux aussi, dans un oubli de plusieurs siècles ; et le texte publié en 1869 par Dom Morel à Ratisbonne (Offenbarungen der Schwester Mechtild) est une transposition tardive dans un autre dialecte allemand, faite au milieu du XIVe siècle : l’original est perdu. Nous citons d’après cette édition, en utilisant la thèse de Mme J. Ancelet-Hustache, Mechtilde de Magdebourg, Paris 1926. On ne nous en voudra pas de retranscrire plus complètement le passage de la Lumière débordante que nous avons cité en note HA, p. 95, car il est de grande importance pour l’intelligence de nos auteurs. — Après l’image du poisson et de l’oiseau dans leur élément, et de l’or qui ne craint pas le feu, mais en reçoit sa gloire, elle poursuit : « Dieu a donné à toutes les créatures de vivre selon leur

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cette ligne Béatrice de Nazareth, que nous allons présenter tout à l’heure, et la mystérieuse Marguerite du Miroir. Ces femmes sont à peu près de même époque, et ce que leur physionomie offre de pareil est dû pour une part à leurs affinités culturelles.

Assurément, les écrits de Hadewijch I, comme ceux de Hadewich II et de Ruusbroec, visent l’âme au centre secret où Dieu l’attend ; ils procèdent aussi de ce foyer,

nature comment pourrais-je résister d la mienne ? » Et peu après, Dieu même dit à l’âme (qu’il appelle Madame) : « Vous êtes si unie à ma nature, que rien ne peut s’interposer entre vous et moi. Ce qui vous est donné éternellement ne l’a pas été, fût-ce une heure, au plus noble des anges. Dépouillez donc la crainte et la pudeur, et toutes les vertus extérieures : celles-là seulement doivent demeurer que vous avez en vous-même par nature, c’est-à-dire votre noble avidité et votre désir abyssal. » (Gall Morel, I, 44. J. Ancelet-Hustache, p. 119). Quelques chapitres plus loin (G. M. VI, 31. A.-H. p. 121), Mechtilde s’explique : ce qui est grâce pour nous, se révèle aussi nature dans les profondeurs divines. — Relevons encore les passages suivants pour l’intérêt que présente leur comparaison avec les textes de ce recueil. L’âme qui voit, selon Mechtilde, ne peut plus rien demander : elle joue seule avec Dieu (G. M. I, 2. A.-H. p. 124). — Dieu infini attire l’âme sans fond (sans limite, abyssale). Le Dieu surabondant s’épanche dans l’âme avide, « chaque fois avec nouvelle connaissance, nouvelle contemplation, fruition singulière et nouvelle présence » (G. M. ibid. A.-H. p. 125). « Élevée au-dessus d’elle-même, anéantie, elle meurt vivante. Voilà ce que les dévots aveugles ne peuvent lui enlever, ceux qui aiment et ne connaissent pas » (G. M. ibid.) — Il y a cependant pour Mechtilde, semble-t-il, dans l’état le plus haut un dépassement de la connaissance (G. M. II, 19. A.-H. pp. 123-124), et même de la fruition (G. M. I, 44. A.-H. p. 117). Chez elle, comme chez Maître Eckhart et d’autres mystiques, tous les sommets désignés sont ensuite donnés comme relatifs à l’égard d’une transcendance ineffable.

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et on en déplacerait l’accent si on insistait sur leur aspect littéraire. Il se trouve pourtant que ces mystiques de même famille, créateurs en collaboration successive d’un mode d’expression adéquat à leur expérience, ont en commun un style dont l’étude relève de l’histoire des formes : pour autant qu’on en peut situer le registre en ce domaine, nous dirons que le trait nordique est sensible dans leur façon de sentir et de s’exprimer. La remarque a été faite souvent, que peintres et poètes du midi aiment à se reposer sur la limite et le fini d’une figure parfaite, tandis que pour leurs émules du nord, des Pays-Bas notamment, l’expression même est un dépassement, une dimension qui se découvre, une révélation du signe comme énigme. Toute proportion gardée, une différence analogue se fait sentir entre les spirituels des deux cultures, qui ont eu le don de traduire efficacement leur sage aventure entre la terre et le ciel/29.

Nous en sommes venus avec ces caractéristiques aux traits mineurs de la figure que nous voulons dessiner. En connexion avec la dernière remarque, soulignons encore, pour achever le portrait de la femme, de l’écrivain et de la sainte, le sens esthétique, très vif chez Hadewijch dans

/29 La tendance au dépassement, l’overvaren (Ueberfahrt) contemplatif, avec ses perpectives insondables, ses jeux sur les frontières, son penchant vers l’abîme d’en-haut, se manifeste chez les mystiques du Nord plusieurs siècles avant que des traits analogues s’affirment chez les artistes. L’expérience spirituelle anticipe les mutations du sentiment esthétique, qui en paraissent les reflets extérieurs et matérialisés.

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l’ordre naturel et surnaturel. Le R. P. van Mierlo, qui avant de l’éditer s’était consacré à l’histoire de la littérature flamande médiévale/30, non seulement loue sa prose comme la plus riche et la plus heureusement rythmée de toute la période, mais joint son nom à ceux de Vondel et de Gezelle, pour former le trio des meilleurs poètes de la langue. Ce n’est pas par hasard non plus, si le premier à faire entendre au public de langue française le nom de notre auteur se trouve avoir été un artiste, moins remarquable d’ailleurs comme poète que pour sa sensibilité dans la découverte des valeurs et des talents. Maurice Maeterlinck, ayant lu les écrits de Hadewijch dans l’original dès leur parution en 1895, parla dans un article de cet auteur « curieux et puissant »/31. On doit reconnaître en tous cas chez Hadewijch une tendance significative à qualifier les réalités morales et spirituelles en termes qui évoquent la joie de regard : les mots fijn et scone/32 reviennent souvent chez elle. Le second, dans la Vision I,

/30 Cf. J. VAN MIERLO S. J., Beknopte geschiedenis van de oud- en middelnederlandse letterkunde. Anvers, 6e éd. 1954.

/31 Numéro spécial sur la Belgique de la Revue encyclopédique de Paris, juillet 1897, article de M. Maeterlinck sur « La mystique en Flandre ». Cf. Reypens-Album, Anvers 1964, p. 289, sq. Maeterlinck avait traduit notamment ce vers, très caractéristique de Hadewijch, sur l’amour : Son plus profond abîme est sa plus haute forme, qu’il citera de nouveau dans Sagesse et destinée (1895), p. 62.

/32 Fijn est passé du français médiéval dans les langues germaniques, pour dénoter la qualité esthétique ; le mot scone (all. schijn), d’un usage plus ancien en ce domaine, ne s’en distingue pour le sens que par une nuance (fijn : beauté exquise ; scone : beauté éclatante).

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est l’épithète de la figure humaine dans sa poignante fragilité/33 ; mais les deux termes sont employés maintes fois pour les choses de l’esprit : le beau service d’amour, auquel nous sommes conviés (Lettre VI, p. 85, n. 3 et p. 95) ; la belle raison que Dieu nous a donnée pour nous conduire (Lettre XIV, p. 127) ; les belles lumières qu’elle a reçues dès l’enfance (Lettre XI, p. 110) ; l’exemple du Christ qui a vécu et œuvré bellement (en toute beauté : Lettre XVII, p. 140, n. 3) ; « la toute belle unité d’amour de la Déité », en qui le Père (l’Essence) absorbe le Fils (ibid. p. 140). « Vivez bellement ! » cette exhortation termine la Lettre XXIV et en résume l’enseignement.

Le trait esthétisant n’est pas sans relation chez Hadewijch avec le sens de la nature (humaine et divine) que nous avons déjà relevé ; et la noblesse de l’esprit virginal se fait sentir aussi dans l’expression d’un goût naïf et pur. On peut noter dans la Lettre IX avec quelle liberté elle use du symbole nuptial, comme le fera bientôt sa sœur spirituelle, Mechtilde de Magdebourg, dont les audaces ont embarrassé parfois les traducteurs/34.

Il n’est pas hors de propos de rappeler à ce sujet les critiques récemment formulées envers la tradition ascétique, dont on a relevé et déploré les expressions mépri-

/33 Vision I, début : description de l’arbre cosmique, dont une gracieuse » fleur représente « la belle forme humaine, qui si tôt se flétrit.

/34 V. ci-dessus, p. 33, note 28. L’exigence nuptiale se trouve dans le texte de Gall Morel I, 44 et II, 19.

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santes sur la valeur du créé, et de l’amour humain en particulier : on a pu nourrir assez facilement de la sorte l’indignation des lecteurs contemporains. Il se peut, comme les critiques et leur audience paraissent le penser, que la vocation spirituelle de notre siècle soit une conciliation nouvelle de la nature et de la grâce, — plus justement : une nouvelle intelligence de leur constant rapport. Une telle prise de conscience se manifeste à vrai dire d’âge en âge : le catholicisme romantique, l’humanisme chrétien baroque, la Renaissance en ce qu’elle a de meilleur, ont vu des esprits enthousiastes refaire, après Paul, la découverte de l’unique intention divine qui embrasse tout le réel et travaille mystérieusement à le transfigurer. Les contemplatifs n’en ont jamais perdu l’évidence. Mais leur voie n’est suivie que par le petit nombre, et il en est de la littérature religieuse comme de toute expression : la justesse et la netteté y sont exceptionnelles. L’incroyable pléthore de sa production laisserait à elle seule deviner que la médiocrité y règnent comme ailleurs. Mais qui sait lire et discerner la saveur de la source, reconnaîtra parmi ces témoignages un courant limpide : il se gardera de juger en termes généraux un tel ensemble de choses inégales. Les écrits de Hadewijch sont un exemple privilégié : de la familiarité avec le divin, résulte chez elle une attitude gracieuse envers les réalités humaines, et cette grande liberté dans les symboles qu’elle y puise. Non pas que ces béguines et moniales ignorent l’urgence pour l’âme de s’arracher au sensible, ni com-

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bien la fuite du monde est sage ; mais en raison même de leur élan, elles sont sans regret ni ressentiment à l’égard de ce qu’elles laissent. Il semble au contraire que pour les âmes contemplatives, le départ du monde soit aussi la révélation de ce monde : les créatures montrent leur vrai visage à celui qui les quitte, elles nous disent leur secret en nous disant adieu.

Si Béatrice de Nazareth n’a pas sombré dans la nuit de l’oubli où se cache pour nous la destinée de Hadewijch, c’est en raison de son appartenance à l’Ordre cistercien. Toutes deux sont extatiques et visionnaires, douées pour la conduite des âmes et pour l’expression littéraire de la vie intérieure ; mais la moniale devait trouver plus facilement dans sa famille religieuse un biographe et un culte (comme bienheureuse), que la béguine contemporaine. De fait, la vie de Béatrice que nous possédons en latin, est due à l’aumônier cistercien du monastère où elle était prieure : il se donne d’ailleurs pour un simple traducteur, le document de base étant un récit de sa propre vie que la moniale avait laissé avec d’autres écrits. Mais tandis que sa figure exemplaire était encore vénérée, et les traits édifiants de sa vie enregistrés au XVIIe siècle dans l’ouvrage hagiographique de Dom Christophe Henriquez/35, son œuvre avait disparu, tout

/35 Chr. HENRIQUEZ, O. Cist. Quinque prudentes virgines, Anvers 1630.

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comme celle de Hadewijch, de la mémoire des hommes. Henriquez en effet, en publiant le premier un texte presque complet de la Vita de Béatrice, en avait écarté le prologue, d’où résulte que les chapitres du livre II de cette biographie sont en réalité de petits traités, composés par la bienheureuse et mis en latin par le rédacteur. Ce prologue fut imprimé en 1870 dans les Analectes pour servir ci l’Histoire ecclésiastique de la Belgique, mais l’indication qu’il contenait ne retint pas tout de suite l’attention des historiens de la littérature néerlandaise. En 1895, une collection de textes édifiants en néerlandais médiéval, les Sermons du Limbourg, vit le jour à Leyde ; mais il fallut attendre 1925 pour que le R.P. Reypens S. J. reconnût dans l’un d’eux la rédaction originale du traité de Béatrice De septem gradibus caritatis, inclus en latin dans la Vita/36. Enfin la biographie et le traité — le seul qui survive de la plume même de Béatrice — ont été publiés avec tous les soins d’une piété savante par le même auteur/37.

Béatrice est née vers 1200 à Tirlemont dans une famille aisée de la classe moyenne, qui donnera quatre filles à l’Ordre de Cîteaux et un fils aux Prémontrés. Son père

/36 Seven manieren van minne, littéralement: Sept façons d’amour ; mais la traduction par sept degrés est déjà celle du biographe contemporain de l’auteur.

/37 BEATRI JS VAN NAZARETH, Seven manieren van minne, cd. L. REYPENS S. J. et J. VAN MIERLO, S. J. Louvain 1926. —Vita Beatricis, ed. L. REYPENS S. J. Anvers 1964.

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également béatifié, Barthélemy de Tirlemont, se dévouait aux abbayes cisterciennes : il avait aidé au relèvement de celle de Florival, où Béatrice entrerait en 1218. Il fit bâtir ensuite deux autres monastères de Cisterciennes, Val-des-Vierges en 1222 et Nazareth en 1235. Barthélemy meurt à Florival en 1250, où il s’était retiré avec un autre fils, laissant à ses filles présentes, Christine et Béatrice, les derniers encouragements. Béatrice, orpheline de sa mère à l’âge de sept ans, et saisie dès l’enfance par l’enthousiasme religieux, avait été d’abord confiée pour son éducation aux béguines de Léau. Au bout d’une année cependant, elle fut envoyée par son père comme oblate à Florival, où elle prit l’habit à l’âge de quinze ans. Professe l’année suivante, elle est envoyée ensuite à La Ramée, autre monastère cistercien, où elle apprend, entre autres disciplines, le latin ; plus tard encore, elle passe au Val-des-Vierges et finalement, en 1236, à Nazareth près de Lierre en Brabant, où elle meurt en 1268, après y avoir été maîtresse des novices et Prieure. A La Ramée, Béatrice avait eu pour amie et maîtresse de vie intérieure une autre extatique, la bienheureuse Ide de Nivelles (t 1232), qui avant d’être cistercienne avait été recluse. Une autre bienheureuse encore, qui se trouvait alors à La Ramée, Ide de Léau (+ 1260 ?), avait été comme Béatrice l’élève des béguines. Cette dernière Ide, malgré qu’elle vécût dans une extase presque continuelle, manifestait un sens pratique exceptionnel : elle avait développé à La Ramée l’art de copier les livres liturgiques et l’enseigna à notre moniale.

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Il nous convient de caractériser Béatrice en la comparant à Hadewijch, en raison des similitudes que présentent leurs expériences et de leur étroite parenté littéraire. La biographie que nous possédons de la première est un document stylisé, où la convention réclame sans doute une certaine part ; nous pouvons tenir cependant pour assuré que Béatrice a eu très tôt la passion des choses divines, qu’elle s’est livrée au cloître à d’impitoyables mortifications, et qu’elle a traversé des purifications passives plus impitoyables encore. Elle n’a pas connu seulement de longues sécheresses, mais les tentations contre la foi, les impulsions au blasphème. Ses états de jubilation sont décrits comme des excès qui lui font perdre les sens et la privent de ses forces. A la suite d’une « tempête intérieure » (tempête d’amour), un jour de saint Etienne, elle dut rester couchée une demi-année et ne se remit jamais complètement. Les savants jésuites qui ont édité sa vie, supposent une diathèse pathologique à laquelle se rattacheraient, pour une part, ces accidents, fréquents d’ailleurs chez les mystiques. Le rapport des deux sphères intéressées en pareil cas reste objet d’étude et de conjecture.

Béatrice était douce : les animaux venaient à elle, les oiseaux se réfugiaient dans son sein/38 ; elle ne disait aucun mal de personne, excusait de son mieux les pé-

/38 La même chose est rapportée des bienheureuses cisterciennes Yvette de Huy (+ 1228) et Ide de Louvain (+ 1300). Cf. MENS, pp. 107-108.

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cheurs. Un scrupule d’humilité lui fit commettre une erreur, dont elle revint dans la suite : elle s’accuse en effet d’avoir, durant six mois à La Ramée, négligé ses exercices par crainte d’attirer sur elle la vénération de ses sœurs ; mais à part cette période, le biographe nous la présente comme ayant donné toute sa vie l’exemple de l’observance la plus zélée. Nous apprenons qu’elle récitait fidèlement aussi l’office de la Vierge. Le souci d’une pureté parfaite lui valut des angoisses prolongées. A plusieurs égards, elle manifeste une délicatesse vulnérable : son tempérament semble moins fort, moins viril que celui de Hadewijch. Elle fut délivrée cependant de la pusillanimité, dont elle avait conscience comme d’un défaut, à la suite d’une vision de l’Essence divine, où elle apprit qu’elle était inscrite dans le Livre de Vie. (Elle y voit aussi le destin des autres : Béatrice aurait pu faire, comme Hadewijch, une liste des élus)/39. Admise à la fréquentation des anges, elle devient leur amie et leur sœur (« faite esprit séraphique »). Elle perd le jugement et la volonté propre ; elle arrive à cette heureuse liberté d’esprit dont parle la sixième manière d’amour : « si hardie, si libre... qu’elle ne craint plus ni démon ni ange,

/39 Ruusbroec n’a pas affirmé de lui-même qu’il eût ce don de clairvoyance, mais il est bien remarquable qu’il en reconnaisse l’existence chez certains spirituels. Selon un passage du Livre de la plus haute vérité, l’âme élevée à l’amour essentiel « est capable de connaître en vision — si Dieu le lui donne —, toutes les créatures au ciel et sur la terre avec la distinction de leur vie et de leur récompense. (R. G. III, p. 287).

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ni jugement divin ». Au terme de cette voie, engloutie dans la présence de la Déité, elle éprouve deux fois une fruition qu’elle tient certainement pour vision immédiate. Un autre jour à Noël, elle contemple le Père comme source de la Trinité ; le Fils en découle comme un flot puissant, où tous les courants de la charité s’abreuvent. Elle est conduite alors à la Source même et ne peut rien dire, par défense divine, de ce qu’elle a contemplé : elle doit suivre le Fils dans son incarnation.

Elle ne quitte pas, en effet, l’humanité du Christ. En d’autres visions, le Précieux Sang l’inonde pour la purifier ; elle repose sur le cœur de Jésus et elle éprouve elle-même la blessure du cœur. Sa dévotion à l’Eucharistie est si vive que la sainte Communion d’abord la rend malade, avant qu’elle sache en tirer de nouvelles forces. Dans la dernière vision du récit de sa vie, elle joue avec l’Enfant Jésus après la Circoncision.

Les mystères de la Foi conspirent donc pour la diviniser, chacun ayant son rôle et sa place dans une vivante économie. Bien qu’elle ait tu, selon la coutume de l’époque, les sources particulières de sa pensée religieuse, nous apprenons de son biographe qu’elle avait « une quantité de livres sur la Trinité » : nul doute, d’après ce que nous venons de dire, qu’elle n’ait en effet conçu le sommet de l’expérience intérieure comme une participation directe au mystère trinitaire, à laquelle l’âme est conduite par le Christ. « Ayant embrassé l’Essence divine d’une étreinte indissoluble, devenue avec Dieu un seul

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et même esprit, elle connut qu’elle avait retrouvé la pureté première, la liberté et l’amour dans lesquels elle avait été créée. »

Ces notes suffiront au lecteur, avec la lecture des Sept degrés d’amour, pour se faire une idée de la spiritualité de cette bienheureuse et constater son étroite parenté avec celle de Hadewijch. Les affinités concernent aussi bien les expériences que la doctrine et l’expression.

Pour les conceptions théologiques dont sa vie intérieure est en quelque sorte l’épreuve immédiate et personnelle, elle se situe bien entre les auteurs d’une part, que nous avons indiqués comme inspirateurs de Hadewijch — saint Bernard, les Victorins, Guillaume de Saint-Thierry — et notre béguine. La Minnemystik chez Béatrice est à l’état pur ; elle laisse pourtant paraître une amorce de la mystique essentielle, qui pour être moins nette que chez Hadewijch, est déjà perceptible. Si le biographe se fait l’interprète fidèle de ses pensées, Béatrice avait en haute estime la nature/40 : naturalis illa superbia, cette naturelle et noble fierté ; subtilitas et acumen ingenii, cette finesse et cette acuité de l’esprit ; cette simplicité et cette sévérité qui sont innées dans l’âme. Nous voyons dans le premier des sept degrés, que Béatrice espère la restitution de l’intégrité dans laquelle nous avons été créés à la ressemblance de Dieu : elle y tend seulement

/40 Sur l’estime de la nature dans l’ordre spirituel, y. encore Guillaume de Saint-Thierry, De natura corporis et animae, passim, et ce qu’en dit L. Boyer dans La spiritualité de Cîteaux, 1954, p. 124.

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dans ce texte, elle y atteint selon la Vita. Elle ne peut ni ne veut s’arrêter à aucune créature, ni ange ni saint, et nous venons de voir que son élan la mène au Père, conçu comme source de la Déité. La tension entre l’aspect trine et l’aspect un (qui n’exclut pas le premier, mais le comprend), mise en parallèle avec la dialectique de l’action charitable et du repos contemplatif, qui s’exprimera chez Hadewijch I, se précisera chez Hadewijch II, et sera traitée amplement par Ruusbroec, est donc présente, de façon moins explicite cependant, chez Béatrice. Le développement progressif et continu de ce thème chez nos auteurs est très remarquable : on y saisit sur le vif le passage de la Minnemystik à la mystique de l’Essence. Il s’agit bien d’une expérience vécue et approfondie par ces âmes saintes, que relie une évidente filiation.

Quant aux moyens d’expression, nous constatons entre Béatrice et Hadewijch la même parenté, et le même enrichissement de l’héritage en passant de l’une à l’autre. Quelques termes caractéristiques de la vie intérieure, telle qu’elle est conçue dans cette tradition, se trouvent chez Béatrice pour la première fois : s’ils ont été employés avant elle en d’autres écrits, ceux-ci ne sont point parvenus jusqu’à nous. Ainsi de l’orewoet/41, cette mystérieuse « fureur d’amour » qui remet au creuset notre nature ; sans pourquoi, locution adverbiale marquant la gratuité

41 Terme d’étymologie discutée, qui ne se trouve que chez Béatrice et Hadewijch, à qui Ruusbroec sans doute l’aura emprunté (Cf. HA, p. 102).

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de l’amour en Dieu et en nous-mêmes ; la touche divine/43 ; l’engloutissement/44 dans l’abîme divin. Béatrice emploie aussi le mot fruition (ghebruken) pour désigner l’union d’amour, terme dont le sens se précisera chez Hadewijch et qui deviendra familier à Ruusbroec. Avec Hadewijch II, on voit apparaître une nouvelle série d’expressions : registre d’allure métaphysique, qui passera intégralement chez Ruusbroec et formera avec les précédents, la trame de son style : vacance, étincelle de l’âme, dépouillement de l’accidentel, transformation essentielle, union sans moyen et sans mode. Mais le développement est graduel et comme naturel : les nouveaux éléments ne trouvent faveur qu’en raison de leur aptitude à marquer plus nettement ce qu’on avait déclaré au stade précédent dans un langage moins technique.

Parmi les moyens d’expression communs à nos deux auteurs, il faut ranger sans doute aussi les extases et les visions. La similitude frappante de ces phénomènes et des révélations dont ils sont l’occasion pour Béatrice et Hadewijch, les rapports étroits que le contenu des visions présente dans une aire historique et géographique déterminée, ne permettent pas de les tenir pour indépendants des facteurs sociaux : ces grâces ne sont pas reçues de

/42 Employée en ce sens par Béatrice, Hadewijch II, le Miroir des simples âmes, Eckhart, Ruusbroec, Harphius, Catherine de Gênes, Cf. HA, p. 147, n. 6.

/43 Gherinen : Béatrice, Hadewijch, Ruusbroec.

/44 Verswolghen : Béatrice, Hadewijch I et II, Ruusbroec.

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façon purement passive par les personnes en question. Ce n’est pas à dire que les extases, si fréquentes dans les vies des béguines et moniales du XIIIe siècle (et dans toute l’hagiographie), fussent provoquées intentionnellement, encore moins simulées ; ni que les visions se réduisent toutes à des exercices littéraires : la part subjective de l’homme dans ce qu’il éprouve se mêle plus subtilement à la part objective qu’une telle critique ne le supposerait. Il s’agit d’un procédé psychologique très général : l’âme n’utilise pas seulement la voix, les gestes, les jeux du visage pour traduire ses propres mouvements intérieurs — elle ne s’empare pas seulement des phénomènes cataleptiques mineurs, le rire et les larmes (qu’elle pourvoit de significations variables suivant les situations et les coutumes), mais elle fait flèche de tout bois pour s’exprimer. L’extase se produit en effet de façon plus facile et plus fréquente dans un milieu où elle est acceptée et reconnue comme manifestation d’une grâce insigne : l’homme est ainsi fait — et la femme plus encore — que ses attitudes les plus spontanées subissent inconsciemment de telles conditions. Ceci vaut pareillement pour les visions, même lorsqu’elles sont « reçues », et non pas conçues ou composées : on ne s’expliquerait guère autrement l’uniformité du matériel d’images qu’on y retrouve dans une période et un milieu donnés. Les visions de Hadewijch et de Béatrice se ressemblent de très près ; le tempérament de la béguine y tranche cependant, comme nous l’avons relevé, sur celui de la moniale

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cistercienne ; et toutes deux traduisent, dans ces récits d’expériences intérieures, une orientation spéculative dont nous avons indiqué le développement progressif. Ces caractères apparaissent avec plus de relief si on compare les visions de nos deux mystiques avec des récits du même genre, mais d’une autre provenance. Pour nous borner à un exemple, signalons les écrits de la bienheureuse Marguerite d’Oingt/45 (+1310) : on possède de cette moniale chartreuse, née dans le Lyonnais, quelques lettres et une biographie rédigée par elle de sa consœur Béatrice d’Ornacieux (+ 1305 ?). Nous avons de l’une et de l’autre aussi des visions (Marguerite rapportant celles de Béatrice), rédigées dans des circonstances analogues à celles où Hadewijch et Béatrice de Nazareth ont écrit les leurs : elles leur ressemblent matériellement, mais le registre ascétique et affectif auquel se tiennent les vierges chartreuses, fait ressortir par contraste l’élan spéculatif, qui mène les extatiques brabançonnes à scruter du regard le mystère divin. La sobriété classique des visions de Marguerite d’Oingt n’est pas dépourvue cependant de grâce : le fait qu’elles furent présentées en 1294, du vivant de la

/45 Les œuvres de Marguerite d’Oingt, publ. par A. DURAFFOUR, P. GARDETTE et P. DURDILLY, Paris 1965. — Ces écrits rédigés en franco-provençal constituent le premier document littéraire, sinon le seul, d’un dialecte qui n’a point survécu, la langue lyonnaise : ils intéressent à cet égard les philologues. Le cas de cette Marguerite offre donc un curieux parallèle avec celui de nos Brabançonnes, mais plus fortunées qu’elle en ceci, Hadewijch et Béatrice de Nazareth ont laissé leur nom attaché à la naissance d’une langue et d’une littérature qui a fleuri jusqu’à nos jours.

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moniale, au Chapitre Général des chartreux, montre que ce moyen d’expression était admis et reconnu comme l’un de ceux dont userait une âme religieuse, favorisée de grâces exceptionnelles et digne de foi.

Il reste, en toute objectivité croyons-nous, que les écrits composés par Béatrice et Hadewijch sous forme de lettres et de traités, sont supérieurs à tous égards à leurs visions — plus clairs, plus précis et plus efficaces. Nous présentons au lecteur les Sept degrés d’amour comme un aliment spirituel susceptible d’éveiller l’âme et de l’encourager à accueillir les dons les plus hauts. L’homme les reçoit en effet avec une ouverture et une gratitude inégales, mais la divine abondance est la même, qui nous les offre toujours.

On aura remarqué dans l’exposé ci-dessus que nos auteurs ont rédigé leurs écrits dans les mêmes limites chronologiques : l’activité littéraire de Béatrice de Nazareth, comme celle de Hadewijch, doit se situer entre 1220 et 1240. Nous ne savons rien des relations qu’elles ont pu avoir. Le R. P. Axters cependant, dans son Histoire, déjà citée, de la piété dans les Pays-Bas/46, admet sans autre démonstration une influence de la première sur la seconde : c’est l’impression en effet qui se dégage de la comparaison que nous venons de faire et de l’ordre dans lequel nous avons rangé les témoins de la spiritualité des Pays-Bas, chez qui l’élément spéculatif est de plus en plus

/46 AXTERS I, p. 237.

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prononcé. Cette influence néanmoins reste hypothétique : le R. P. van Mierlo tenait les écrits de Hadewijch pour plus anciens que ceux de la cistercienne.

Le lecteur complétera, en se familiarisant avec les textes présentés, notre relevé sommaire des traits communs et des différences caractéristiques de nos deux contemplatives. Il convient encore cependant de mentionner deux thèmes, en qui Mlle Guarnieri a reconnu à bon droit un signe de parenté avec les mouvements spirituels de l’époque, les uns orthodoxes, les autres aberrants. Mais tandis que les termes employés provoquent chez elle une grave méfiance, ils ont trouvé chez le R. P. Spaapen S. J. un défenseur autorisé. Il s’agit, pour Béatrice de Nazareth, de l’emploi spécial du mot liberté : « Arrivée à une telle liberté d’esprit... », « si hardie et si libre... », « libre (affranchie) d’elle-même... » ; et pour Hadewijch du mot nouveau : ces deux vocables se trouvent dans le nom que portent les sectes du libre esprit, de novo spiritu, quiconque veut suivre les recherches entreprises sur cette trace devra lire l’étude, extrêmement documentée et consciencieuse, que Mlle Guarnieri a jointe à son édition du Miroir des simples âmes/47. Plus expé-

/47 R. GUARNIERI, Il movimento dello libelo spirito. Testi e documenti. Roma 1965, pp. 352-708. Ouvrage malheureusement d’un format énorme et d’un prix élevé. Le Miroir des simples âmes devra figurer certainement parmi les textes spirituels importants de notre littérature : s’il n’a pas pris cette place encore, c’est faute d’être connu.

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ditif est l’article du R. P. Spaapen/48, qui a pris la défense de ses bienheureuses compatriotes. Le savant jésuite montre en tous cas sans peine que l’idéal de liberté chez Béatrice est d’origine scripturaire/49, et qu’elle le propose à l’âme avec les plus sages précautions : la liberté pour elle est mesurée par le détachement de la volonté propre, dont elle intime l’exigence en toute rigueur. Pour Hadewijch, le R. P. Spaapen marque aussi justement combien saine et profondément chrétienne est cette façon d’exposer la vie intérieure, qui n’accentue pas la nudité ou le néant comme terme des purifications, mais le renouvellement quotidien sous l’influx vivifiant de l’Esprit, — doctrine paulinienne, qui fait écho directement à la parole inspirée/50. Il reste d’ailleurs, le Révérend Père le note bien, que ces termes sont riches de connotations : outre l’intimation morale qu’on vient de relever, on peut y discerner un écho du mouvement multiple qui soulève à cette époque l’Europe du Nord, dans l’ordre social, intellectuel et spirituel : affranchissement des communes, pro-

/48 B. SPAAPEN, S. J. Le Mouvement des « Frères du libre esprit » et les mystiques flamandes du XIIIe siècle. R. A. M. 1966 (t. XLII) pp. 423-439, et du même : Hebben onze 13de-eeuwse mystieken sets gemeen met de Broeders en Zusters van de vrije geest ? OGE 1966 (t. XL), pp. 369-391.

/49 Veritas liberabit vos (Jean, 8, 32). Ubi spiritus, ibi libertas (II.Cor. 3, 17). In libertatem gloriae filiorum Dei (Rom, 8, 21). Qua libertate Christus nos liberavit (Gal. 4, 31).

/50 Facta sunt omnia nova (II Cor. 5, 17). Renovarnini spiritu mentis vestrae (Eph. 4, 23). Induite novum hominem (Ibid. 4, 24). Ecce nova facio omnia (Apoc. 21, 5).

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motion féminine, renouveau théologique/51 et « mouvement extatique ». Mais le sens profond, nous semble-t-il, de la notion de nouveauté chez Hadewijch (et chez Mechtilde), se réfère à l’expérience même du divin : cet amour est toujours le premier amour, qui nous restitue au matin de l’Être ; la joie nuptiale est toujours unique ; et toujours neuf l’éclair qui jaillit entre l’âme et Dieu.

Sur le plan historique, nous devons situer nos auteurs dans une période d’enthousiasme qui affranchit et renouvelle de quelque façon la vie spirituelle en Pays-Bas au XIIIe siècle. On en trouve une première description dans le prologue que Jacques de Vitry écrivit pour la vie de sainte Marie d’Oignies ; les témoignages subséquents ont été recueillis et coordonnés depuis quelques années par des érudits de valeur, sans que le champ soit épuisé. Les connexions de ce phénomène sont très étendues ; c’est de siècle en siècle qu’on suit ses résonances historiques sur la ligne qui relie Béatrice et Hadewijch à Ruusbroec, et par lui aux manifestations ultérieures du sentiment religieux.

/51 Le R. P. Spaapen renvoie au P. CHENU : La théologie au XIIe siècle, Paris 1957, pp. 289 sq. et 295. Plus récemment, le même jésuite, membre de la Ruusbroec-Genootschap d’Anvers, a commencé dans OGE (1970-1971) une étude approfondie sur Hadewijch et la Ve Vision, qui éclaire bien des points de la doctrine hadewigienne, et en montre incidemment le rapport avec celle de Béatrice. Il relève notamment (OGE 1971, p. 138 sq.) la parenté entre les écrits de ces mystiques et ceux de Grégoire de Nysse, concernant le désir jamais satisfait de l’âme contemplative. — Dans la même revue (juin 1971), un article de P. Wackers défend très pertinemment l’intégrité et l’authenticité du traité de Béatrice.

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A lire les hagiographes et les recueils d’anecdotes, c’est un tableau coloré et très divers au premier abord, qui se présente au regard dans cette région nord-ouest de l’Europe, sous l’angle religieux. Un esprit souffle, de ferveur et de rajeunissement, qui brise les conventions et cherche l’immédiat, le réel en plusieurs domaines. Béguins et Béguines se dévouent aux pauvres et aux malades, on trouve la trace jusqu’à nos jours de leurs initiatives charitables à cet égard ; ils suscitent et répandent la dévotion au Saint-Sacrement ; certaines des pieuses femmes illustrent dans leur personne même, par des stigmates visibles, l’union qu’elles réalisent avec l’Humanité du Christ. Outre les extases et les visions, il n’est pas sans intérêt de noter les comportements, que les biographes ont relevés chez des femmes privées de leur contrôle par l’intensité du goût spirituel ; rires, battements de mains, voltes et danses : ces expressions d’une joie irrésistible figurent dans la vie de sainte Lutgarde, de Béatrice, de Christine l’Admirable et d’autres encore. Une sympathie avec la nature inférieure est attestée pour Béatrice, Yvette, Ide de Louvain. La flamme de la Minnemystik veut embrasser tout l’horizon de l’être, comprendre les extrêmes et ne point négliger les étapes. Nous avons mentionné la dévotion à l’Eucharistie, et aussi l’expérience d’une communion donnée à la personne favorisée par le Christ lui-même. l a fuite du monde, la recherche de la solitude orante et pénitente, traits classiques de la vocation à la sainteté, ne manquent nullement chez nos béguines et

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nos moniales, qui cependant font éclater aussi leur ferveur en signes insolites, écrivent et prêchent de l’abondance de leur cœur. Mais le trait le plus digne d’attention reste celui que nous avons souligné chez nos auteurs : l’orientation intérieure, l’élan qui pousse l’âme à se dépasser pour se perdre dans la simplicité de l’Etre divin/52, distingue celles de nos saintes dont la figure est le mieux dessinée par les documents et les témoignages. Marie d’Oignies, Lutgarde de Tongres, Yvette de Huy, Béatrice

/52 Cette expérience, comme nous l’avons marqué plus haut, sera celle de Ruusbroec, qui lui donnera un cadre doctrinal et contribuera, par la diffusion de ses écrits, à la susciter. Il n’y a pas lieu de penser cependant que l’influence du mouvement extatique sur la littérature religieuse de l’âge suivant se confonde totalement avec celle de Ruusbroec, mais on ne peut distinguer ce qui, dans le milieu béguinal notamment, relève directement de la tradition dont nous avons indiqué l’origine. Nous en avons peut-être une trace dans les écrits de Marie Van Hout (+ 1547) et de ses compagnes. Cette béguine belge, invitée par les chartreux de Cologne à venir habiter aux portes du monastère, en raison de l’estime dans laquelle les moines tenaient sa direction spirituelle, a laissé plusieurs traités, où les échos de l’inspiration extatique ou ruusbroeckienne sont reconnaissables. La Perle évangélique est l’œuvre d’un autre auteur, anonyme, qui était en relations suivies avec le même milieu béguinal, et dont l’influence, grâce aux chartreux de Cologne, puis aux chartreux de Paris, qui l’ont éditée et traduite, fut considérable sur la spiritualité française du XVIIe siècle. Cf. Jean DAGENS, Bérulle et les origines de la restauration catholique, Paris 1952). La Perle présente des éléments familiers pour le lecteur de Béatrice et de Hadewijch. Ce vers quoi elle dirige l’effort intérieur, est le retour de l’âme unie au Christ à la Source divine : que notre « néant » (le fond ineffable de notre être) rejoigne le « néant » de Dieu et « s’anéantisse avec le Verbe dans la Déité ». On sait que Marie van Hout et l’auteur de la Perle ont été liés à saint Pierre Canisius par une intime communion d’esprits.

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et Hadewijch plongent le regard dans l’Essence divine, attestant quelle est visible à l’œil intérieur s’il retrouve sa nudité originelle. C’est à cause de ce témoignage que leur nom doit être conservé et leur voix transmise : audacieuses bienheureuses qui nous rappellent pourquoi nous sommes nés.

Nous ne pouvions tracer qu’une sommaire esquisse du mouvement auquel appartiennent les auteurs publiés par nos soins : pour qui s’intéresse aux rapports historiques signalés dans ces pages, la lecture des ouvrages indiqués en référence fournira complément et illustration.

Qu’il soit permis cependant de signaler en finissant les points communs entre cet éveil religieux et les initiatives actuelles, qui remettent en question divers aspects du sentiment et de la pensée catholiques. Le mouvement extatique peut être appelé laïque, malgré la profession monastique d’une partie de ses représentants : il est laïque par l’importance du courant béguinal et par la prédominance de l’élément féminin. Il l’est aussi par l’emploi tout nouveau en ce domaine de la langue vulgaire : l’expression plus spontanée va de pair avec une libération du sentiment et de l’intuition. La hiérarchie n’est pas critiquée par les porte-paroles de ce courant ; il se trouve pourtant que les clercs ressentent parfois comme un reproche implicite le zèle exigeant des âmes naïves : ils ont quelque peine à comprendre ce mépris des conventions et des compromis, ces manifestations origi-

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nales de l’amour divin. L’aventure personnelle de l’âme avec Dieu et le mode d’expression qu’elle se crée, leur semblent échapper au contrôle qu’ils ont mission d’exercer. L’accent mis sur certains conseils évangéliques peut réellement troubler le peuple fidèle et ses pasteurs, qui ne respirent pas à ce niveau dépouillé. Tout cela explique d’une part les persécutions, parfois injustes, dont les béguines ont été l’objet, et d’autre part une indépendance plus ou moins marquée à l’égard de la hiérarchie, que l’on sent chez Hadewijch elle-même à l’omission de certaines références/53. Le mouvement béguinal à cet égard est apparenté à d’autres réveils religieux-laïques de la même époque, les uns orthodoxes, les autres hérétiques ou glissant vers l’hérésie sans l’avoir voulu : Vaudois, Humiliates, Patarins, Fraticelles, Apostoliques : les mêmes requêtes des âmes ferventes se manifestent de façon analogue dans ces divers groupes envers le formalisme théorique et pratique du clergé : on veut des vertus efficaces, des sacrifices réels, des vues simples ; on ne veut plus être payé de mots, on veut revenir à l’Évangile même, à ce qui est essentiel et premier.

Le parallèle n’a pas besoin d’être précisé davantage : les intentions et les motifs du mouvement conciliaire actuel, qui en font la valeur spirituelle et justifient de nobles espérances, sont reconnaissables dans ces traits. Il

/53 On s’attend évidemment à ce qu’une dévote de ce genre s’appuie davantage sur les autorités et sur l’approbation d’un directeur. La remarque a été faite par le R. P. Axters.

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faut souligner cependant la différence qui oppose, d’une part, un élan vers l’intérieur, une exploration enthousiaste des vierges profondeurs de l’esprit où Dieu se révèle à notre amour, — d’autre part, la poussée impatiente d’un haut (et d’un clergé) conditionné à l’extrême par la culture extravertie de l’Occident moderne, sa confiance dans les solutions techniques et son hédonisme impérieux. Le mouvement extatique doit beaucoup, nous l’avons dit, à la culture de l’âge où il apparaît, mais il se sert des éléments qu’il lui emprunte pour exprimer une soif et une découverte étrangères au monde, pour lancer à celui-ci un nouveau défi. Le propos actuel de réforme et de renoncement, qui anime la pensée et le comportement religieux, ne sera vraiment tel que s’il reprend pour son compte cette manœuvre inspirée : l’aggiornamento ne sera ouverture au jour éternel que s’il est redécouverte de la vie contemplative — de ce loisir, plus précieux que toute œuvre, que la fière Hadewijch a loué magnifiquement.




LETTRES SPIRITUELLES

Lettre I Vivre dans la clarté de Dieu

Exhortation adressée à une sœur. Hadewijch énonce d’abord le commandement de l’amour : accepter les peines sans les distinguer des faveurs et regarder Dieu. Un dialogue s’engage pourtant (dans l’esprit de Job, qui sera cité dans la lettre suivante) : l’âme désire participer à cette jouissance que Dieu a de lui-même, et lui reproche de nous en laisser privés présentement : les amantes sont en un sens trompées par l’Époux divin. La notion de clarté court à travers cette lettre comme une note dominante : Hadewijch ne craint pas de répéter le mot et joue sur ses diverses acceptions (sincérité, vérité, pureté, gloire).

Comme Notre - Seigneur a manifesté le clair amour, inconnu avant lui, illuminant toutes les vertus par son éclatante charité, qu’il daigne vous illuminer et vous éclairer dans la pure clarté dont il brille pour lui-même, pour ses amis et ses amants intimes !

La plus haute clarté que l’on puisse avoir sur la terre, c’est d’être vrai en toute œuvre de justice actuelle, de pratiquer la vérité en toute chose pour la gloire du noble amour, qui est Dieu même. Ah ! la grande clarté que ceci : de laisser Dieu seul être et agir dans sa clarté propre ! C’est en elle que Dieu œuvre pour lui-même et pour toutes les créatures, donnant à chacune selon ses droits et selon ce que Sa bonté l’invite à répartir en toute justice dans la lumière.

C’est pourquoi je vous en prie, comme une amie prie l’amie qu’elle aime ; je vous y exhorte, comme une sœur exhorte sa sœur très chère ; je vous le commande comme une mère à son enfant chéri ; je vous l’ordonne de la part de votre Amant, comme l’époux à sa fiancée bien-aimée : ouvrez les yeux de votre cœur à la clarté et voyez-vous en Dieu, dans la vérité sainte !

Apprenez à contempler ce que Dieu est : Vérité en qui toute chose est manifeste, Bonté par qui toute richesse déborde, Intégrité de la toute-puissance. C’est pour ces noms mystérieux que l’on chante trois fois Sanctus dans le ciel, car ils comprennent dans leur Unité toutes les vertus, quelles que soient leurs œuvres particulières en tant que Personnes distinctes/1.

Voyez comme Dieu vous a gardée paternellement, ce qu’il vous a donné et ce qu’il vous a promis. Voyez comme l’amour est sublime que les amants se portent l’un à l’autre, et manifestez votre reconnaissance par l’amour. Faites-le, si vous voulez contempler ce que Dieu est et

/1 Première allusion au dépassement vers l’Unité : y. Introduction, p. 22 sq.

agir dans sa lumière, par la fruition glorieuse comme par la claire manifestation, illuminant les choses ou les cachant dans la ténèbre, selon ce qui leur sied.

C’est pour Ce que Dieu est qu’il convient de le laisser jouir de lui-même/2 en toutes les œuvres de sa clarté, sicut in coelo et in terra, ne cessant de dire, en actes comme en paroles : fiat voluntas tua !

Ah ! chère enfant, à mesure que son irrésistible pouvoir se manifeste en vous, que sa volonté sainte en vous-même se parfait, et qu’apparaît en vous sa claire vérité, consentez à la privation du doux repos pour que règne ce Tout sublime et divin : illuminez votre être, ornez-le de vertus et de justes œuvres, dilatez votre esprit par les hauts désirs vers le Tout de Dieu, et disposez votre âme pour la fruition de l’Amour tout-puissant dans l’excessive douceur de notre Dieu !

Hélas ! chère enfant, je parle de douceur, mais c’est chose en vérité que j’ignore, sauf dans le vœu de mon

/2 Contempler ce que Dieu EST, (paragraphe précédent) et le laisser jouir de lui-même, en son Être et en toutes choses, sur la terre comme au ciel. Cet abandon contemplatif se retrouve chez les mystiques de l’école française, mais ils peuvent bien le devoir à la grâce : il n’est pas prouvé qu’ils dépendent, pour ce thème, de la tradition littéraire. Ainsi le P. Coton S.J., cité par H. Brémond : « (Mon Dieu), je vous remercie de ce que vous êtes en vous-même, comme du plus grand bien que j’aie et qui me puisse arriver » (Hist. du Sentiment religieux, t. II. p. 123). — La nostalgie de la fruition et le pur abandon sont deux attitudes qui alternent constamment chez Hadewijch ; elles s’appellent plus qu’elles ne s’opposent : c’est la violence du désir qui fait la sublimité de l’abandon, et l’âme fait sienne par celui-ci la joie propre de Dieu.

cœur, qui m’a rendu suave la souffrance endurée pour Son amour. Il m’a été plus cruel que jamais démons ne furent, car ceux-ci ne pouvaient me priver de L’aimer ni d’aimer les âmes que Dieu me confiait ; or, c’est bien ce qu’il m’a ravi lui-même. Car ce qu’il est, il en vit seul dans sa douce fruition et me laisse errer loin de cette jouissance divine, sous le poids constant de la privation, dans la ténébre où nulle joie n’est mienne de celles qui devraient être ma part.

Ah ! malheureuse ! Cela même qu’il m’avait offert comme gage de la jouissance du pur amour, il l’a maintenant retiré — vous n’êtes pas sans le savoir. Hélas ! Dieu m’est témoin que je respectais son droit souverain et ne lui demandais guère plus que ce qu’il voulait me donner, mais ce qu’il m’offrait, je l’eusse accepté volontiers dans la fruition, s’il eût daigné m’y élever. Au début même, je me défendais contre ses dons et me fis prier beaucoup avant de tendre la main. Mais il m’en advient maintenant comme à celui qui, par jeu, se voit offrir quelque chose, et dès qu’il veut le saisir, se sent frapper sur les doigts : « Vite puni qui tôt se fie ! » lui dit-on, et l’on reprend ce qu’il pensait tenir.

Lettre II S’en remettre de toute chose à l’amour

Conseils et encouragements à une personne encore jeune, qui soigne les malades, distribue des aumônes et vit en communauté, semble-t-il : elle récite les Heures et doit garder une règle. Hadewijch insiste sur la simplicité de l’intention : il faut ne rien vouloir gagner, que l’amour même ; et pour cela, rester dans l’unité de l’esprit, au-dessus de toute créature. Garder confiance dans l’épreuve : nécessité de celle-ci et de l’obscurité où Dieu nous laisse. L’âme ne repose que sur lui-même, elle n’en doit croire ni homme, ni saint, ni ange (solitude avec Dieu). Se laisser éprouver à fond, accueillir la douleur. — Comment le contemplatif est amené à prendre soin des égarés : a) par initiative de l’âme, qui veut renoncer à ses grâces en leur faveur ; b) par initiative de Dieu qui, voulant sauver un pécheur, le confie à notre âme.

Notez maintenant, je vous prie, toutes les choses où vous avez manqué, soit par attachement à votre sens propre, soit par consentement à la vaine tristesse.

Il est vrai : Dieu attriste souvent l’âme qui se sent privée de lui, et ne sait même si elle s’en approche ou s’en éloigne. Mais le vrai fidèle n’ignore pas que la bonté du Bien-Aimé est toujours plus grande que nos fautes. On ne doit ni s’attrister d’avoir à souffrir, ni soupirer après le soulagement, mais donner le tout pour le tout et faire le sacrifice de son repos. Réjouissez-vous à toute heure dans le seul espoir de gagner l’amour même ; car si VOUS désirez la charité parfaite, il ne faut accepter aucune consolation en retour de votre peine, que le seul amour.

Soyez donc sur vos gardes et ne laissez point troubler votre paix. Faites le bien en toute circonstance, mais sans nul souci de profit, ni de la béatitude, ni de la damnation, ni du salut ni des peines infernales ; ne faites rien, ne laissez rien que pour l’honneur de l’amour. Si telle est votre conduite, vous guérirez bientôt. Souffrez volontiers de sembler stupide aux hommes : on s’approche beaucoup de la vérité en acceptant de le paraître. Mais soyez docile et prompte au service de tous, et contentez les autres chaque fois que vous le pouvez sans vous avilir. Soyez joyeuse avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent, soyez bonne envers ceux qui ont besoin de vous, dévouée envers les malades, généreuse avec les pauvres et recueillie intérieurement au-dessus de toute créature/1.

Mais voulant agir en toute chose de votre mieux, vous verrez que souvent la nature humaine vous fera faillir : remettez-vous en à la bonté de Dieu, qui dépasse infi-

/1 Recueillie intérieurement : mot-à-mot, « une en esprit au-dehors de toute créature ».

niment votre faiblesse. Pratiquez dans cette confiance les vertus véritables : suivez fidèlement, sans rien épargner, la voie de Notre-Seigneur et sa très chère volonté, partout où vous pouvez la discerner. Et ne manquez pas d’examiner avec soin vos pensées, pour vous connaître en toute chose.

Vivez pour Dieu, je vous en conjure, de façon à ne pas manquer aux grandes œuvres qui sont votre vocation. Ne donnez jamais le pas sur elles à des travaux de moindre importance, écoutez ma prière et mon conseil. Car les grandes occasions ne vous feront jamais défaut de prendre peine au service de Dieu. De toute occasion mauvaise, il vous a gardée, pour peu que vous-même veuillez être attentive : avouez que votre voie, par sa grâce, est facile. Tout bien pesé, vous avez à peine souffert assez pour vous conduire à la maturité, où vous êtes tenue de parvenir si vous voulez rendre justice à Dieu, comme vous ne laissez point, je crois, de le vouloir.

Parfois cependant vous sentez telle angoisse en votre cœur qu’il vous semble être abandonnée de Dieu, mais gardez-vous pour cela de perdre confiance. Car je vous le dis en vérité : toute misère, tout exil que l’on supporte avec bonne volonté et pour son amour, est agréable à Dieu/2 et nous rapproche de sa pure Essence. Mais il ne sied point que nous sachions si cela lui plaît, car nos peines prendraient fin avant le temps. Un homme voyant

/2 Agréable à Dieu : mot-à-mot, « est convenable au Tout de Dieu ».

à découvert la volonté de Dieu et la complaisance qu’il prend en nos peines, volontiers pour lui irait au fond de l’enfer, mais tout progrès, toute croissance intérieure lui serait interdite, faute de souffrance. Si nous savions en effet que nos œuvres plaisent à Dieu, plus rien ne nous toucherait.

Vous êtes jeune encore, et vous devez grandir : il vous est bien meilleur de supporter les peines, si vous voulez suivre sa voie, et de souffrir pour l’honneur de l’amour, que de chercher à le sentir. Prenez ses intérêts, comme étant vouée pour toujours à son noble service. N’ayez souci ni d’honneur ni de honte, ne craignez ni les tourments de la terre ni ceux de l’enfer, dussiez-vous les affronter pour servir dignement cet amour. Son noble service est dans la peine que vous prenez pour réciter vos Heures, pour suivre votre règle, pour faire sa volonté en toute chose, sans chercher ni recevoir satisfaction. Et si vous trouvez plaisir en chose quelconque qui n’est point ce Dieu même promis à votre jouissance, ne vous y arrêtez point, jusqu’à ce qu’il vous illumine par son Être et vous permette de goûter l’amour fruitif dans l’essence de l’Amour, — là où l’Amour est tout entier à lui-même et se suffit à jamais/3.

Servez en toute beauté, ne veuillez rien, ne craignez rien : laissez l’amour librement prendre soin de lui-même ! Sachez qu’il paye toute sa dette, fût-ce tard bien sou-

/3 Le terme vers lequel se dirige la pensée de Hadewijch est ce point où l’amour « vaque à lui-même » (Cf. Introduction, p. 23 sq.)

vent. Que nul doute, nulle déconvenue ne vous détourne de faire le bien, que nul échec ne vous fasse perdre espoir dans le secours divin. Il ne faut ni douter de la promesse de Dieu, ni en croire aucun autre : ni homme, ni saint, ni ange, quelque preuve qu’ils donnent. Vous avez été appelée très jeune et votre cœur sent, parfois du moins, qu’il est élu, que Dieu a commencé à le soutenir dans son abandon.

Reposez-vous donc si totalement sur cet appui divin qu’il vous rende parfaite. Et ne désirez l’appui d’aucun homme, si puissant qu’il soit sur la terre ou dans le ciel. Comme je vous l’ai dit, c’est Dieu même qui vous soutient : il faut vous abandonner de toute votre âme à sa puissance et le laisser faire sans plus douter.

En une seule chose pourtant il sied de garder la crainte : on doit redouter sans cesse de ne pas servir l’amour comme il en est digne. Cette crainte même nous emplit d’amour et suscite en nous une tempête de désirs. Par moments à vrai dire il nous semble que nous avons fait ce que nous pouvions faire pour l’amour et qu’il ne nous aide pas, ne nous aime pas selon nos mérites : tant que nous l’accusons de la sorte, nous ne pouvons ressentir la crainte dont je parle. C’est elle seule pourtant qu’il convient d’admettre : laissez-lui libre jeu dans votre cœur et qu’elle le visite à son gré.

Souffrez volontiers en toute son étendue la douleur que Dieu vous envoie : c’est ainsi que vous entendrez ses mystérieux conseils, comme Job le dit de lui-même : Une parole secrète a été dite â mon oreille/4.

Il est deux façons pour les hommes de se porter secours. Dans le premier cas, l’initiative vient de l’âme, c’est elle qui tend la main aux pécheurs par pitié pour eux. Elle est saisie de telle sorte par la compassion qu’elle veut renoncer à la fruition et aux délices de Dieu à cause de ceux qui vivent dans le péché, choisissant d’être privée du Bien-Aimé jusqu’à ce qu’elle ait l’assurance, pour ces pécheurs, qu’ils ne désespéreront point de la grâce divine. Ainsi la compassion fait qu’un homme en aide un autre.

L’autre cas dont je parle est celui-ci : lorsque Dieu sait qu’une âme est confirmée dans les vertus et dans l’amour, il ne l’épargne pas ; la voyant bien pourvue de forces et de lumière, il ne permet point qu’elle s’endorme ni qu’elle défaille sous l’excès de douceurs, comme il arriverait si elle ne préférait laisser tous les dons de Dieu pour le salut des pécheurs. Or parmi ces pécheurs, il en est d’une nature élevée et fière, mais qui se sont gâtés et corrompus à tel point qu’ils ne peuvent plus, de leurs propres forces, faire retour à Dieu : ce sont de tels pécheurs que Dieu, dans sa grâce singulière, confie à ces âmes fortes, jugées par lui en état de les aider, afin qu’elles les reconduisent en son nom sur les voies de l’amour parfait.

Vous n’avez pas besoin, quant à vous, d’un tel secours.

/4 Job 4, 12.

Car vous avez commencé de bonne heure et n’avez rien refusé à Dieu de votre être, en sorte qu’il vous mènera sans nul doute à son Etre, pourvu que vous vous abandonniez à lui. Mais je vous dirai l’aide qui vous sied : suivez l’exigence de votre cœur, qui ne veut vivre que de Dieu. Nul étranger ne pénètre là. Celui que vous y trouvez, que vous croyez, que vous sentez habiter merveilleusement au plus profond de vous-même, vous assurant de son pouvoir et de sa présence intime, de son Être indéfectible, celui-là est vraiment au-dessus de vous, c’est lui qu’il vous faut suivre et c’est à lui que vous vous soumettrez sans vous avilir.

Si vous voulez avoir enfin ce qui est à vous/5 donnez-vous à Dieu et devenez ce qu’il est. Pour l’honneur de l’amour, renoncez à vous-même autant que vous le pouvez, ne faites plus qu’obéir en toute votre conduite au commandement d’être parfaite. A cette fin demeurez humble, ne tirant aucune élévation de ce que vous aurez pu faire, mais soyez prête sagement à nourrir tous les êtres au ciel et sur la terre selon l’ordre de la vraie charité. Ainsi vous pourrez devenir parfaite et posséder ce qui est à vous — si vous le voulez.

/5 Si vous voulez avoir enfin tout ce qui est à vous : ce passage a été cité parmi ceux où la pensée exemplariste se fait jour chez notre auteur. On peut y voir d’ailleurs un écho de saint Paul, I Cor. 3, 12 : Omnia vestra sont...

Lettre III L’amour du prochain atteint le Cœur de Dieu

Missive à une amie : « Ah ! doux amour ! » dans le premier paragraphe, est un terme d’affection pour la destinataire. — Suivre Dieu incarné : l’amour nous oblige à servir. Le but néanmoins, dont une prélibation nous est donnée ici-bas, est de connaître l’essentielle merveille (fin du second et du quatrième paragraphe). — Gagner Dieu avec ses propres armes : il ne peut se défendre.

Que Dieu soit avec vous ! Je vous en prie, par la véritable vertu et fidélité qui est Dieu même, ne cessez point de songer à ces vertus saintes qui appartiennent à son être divin et qui parurent dans ses actes, lorsqu’il fut ici-bas sous la forme humaine. Ah ! doux amour, c’est comme hommes que nous vivons présentement. Pensez donc d’abord aux nobles vertus dont il fit bénéficier tous les hommes selon leurs besoins, et ensuite à la douce nature de l’Amour qui est son être éternel — si terrible et si merveilleux au regard !

La sagesse fait pénétrer bien avant dans la Divinité. Aussi ne faut-il attendre sur terre nulle sécurité, sinon en cette profonde sagesse qui cherche à l’atteindre. Hélas ! ce Dieu toujours inaccessible et qui se fait chercher à de telles profondeurs, il doit souffrir compassion de voir si peu d’hommes brûlés d’une juste soif dans l’impatience d’amour et les œuvres ardentes, si peu d’âmes désireuses de connaître, fût-ce un peu, la merveille qu’il est, et comme il en use avec l’amour.

Dès à présent nous pourrions comprendre les mœurs du ciel et les faire nôtres en grande partie, si le lien d’amour nous arrachait aux mœurs de cette terre, si nous désirions Dieu avec une passion céleste assez ardente, si nous aimions nos frères comme nous le devons en toutes leurs nécessités.

Ce que la charité requiert d’abord et ce qu’elle demande avant le reste, je m’applique d’abord à le faire. Car l’amour fraternel suit l’ordre intimé dans la charité de Jésus : il porte secours au frère bien-aimé dans l’hilarité ou dans la tristesse, dans la sévérité ou la douceur, par les services et les conseils, les avertissements ou les consolations, selon les besoins. Tenez donc vos puissances toujours prêtes et suivez pas à pas l’amour divin, en sorte qu’il ne trouve rien à reprendre en vous.

C’est ainsi qu’on atteint Dieu en vérité par le côté où il ne peut se défendre, car on le fait avec son œuvre même, avec la volonté de son Père dont il accomplit le commandement. Tel est le message de l’Esprit-Saint. Et c’est alors que l’Amour dévoile mainte merveille à notre connaissance, mainte vérité céleste à notre admiration.

Lettre IV Les égarements de la raison


Hadewijch louera ailleurs la raison objective, faculté précieuse que Dieu nous a donnée pour éclairer notre voie ici-bas ; son souci dans la présente lettre est de rappeler comme la raison chez nous est faillible. Elle énumère une série de points sur lesquels il importe de rester vigilant, pour n’être pas séduit par les apparences. Elle met en garde, avec un sobre bon sens, contre les larmes, qui peuvent être sans valeur ; et dans un autre paragraphe, contre les règles de communauté (ou celles de certaines recluses), qui peuvent paralyser l’âme au lieu de l’aider. Cette dernière critique fait penser que l’auteur a reconnu à son état laïque des avantages spirituels. Mais la remarque est d’une portée générale : toute vie religieuse cherche son équilibre entre la loi dont elle a besoin (qu’elle s’impose au besoin elle-même), et les inconvénients d’une réglementation indiscrète.

Je vous conseille de faire un examen complet des points sur lesquels vous êtes en faute, pour en tenter la correction de tout votre pouvoir. Car nous péchons en bien des choses que nous tenons pour bonnes, et qui le sont vraiment : mais la raison s’y trompe ; lorsqu’elles ne sont pas appréhendées ou appliquées comme elles devraient l’être, c’est un égarement de notre raison. Et quand la raison est obscurcie, la volonté s’affaiblit et se trouve impuissante, tout labeur lui pèse parce que la raison ne l’éclaire plus. La mémoire à son tour perd ses notions profondes, la joyeuse confiance et cette promptitude de l’esprit fervent qui lui rendait plus légère l’attente du Bien-Aimé dans l’exil. Tout cela oppresse l’âme ; mais quand elle succombe sous le poids, l’espoir en la bonté de Dieu la console de nouveau. Il faut errer et souffrir néanmoins avant que vienne cette heure libératrice.

Notez maintenant les choses que je vais énumérer, dans lesquelles raison se laisse séduire, et mettez tout votre zèle à vous réformer, si besoin en est. Ne vous laissez pas accabler par les fautes que vous reconnaissez. Car le chevalier vraiment humble n’aura pas souci de ses plaies s’il regarde les blessures de son divin Seigneur. Lorsque Dieu jugera le temps venu, tout sera vite guéri : souffrez donc avec patience. A la raison Dieu donnera lumière, constance et vérité ; la volonté entendra raison et de nouvelles forces lui viendront. Et la mémoire à son tour se trouvera vaillante, car le Tout-Puissant chassera d’elle toute angoisse et toute peur.

En bref, la raison s’égare dans la crainte, dans l’espérance, dans une règle de vie que l’on veut garder, dans la charité envers le prochain, dans les larmes, dans le désir des goûts spirituels, dans la jouissance des suavités, dans la terreur des menaces divines, dans la division d’intention, dans la façon de recevoir et de donner, en maintes choses que l’on juge bonnes, raison peut errer.

La raison sait que Dieu doit être craint, qu’il est grand et que l’homme est petit. Mais si elle a peur de la grandeur divine à cause de sa petitesse, si elle n’ose pas l’affronter et doute d’en être l’enfant préférée, ne pouvant concevoir que l’Être immense lui convienne — il en résulte pour beaucoup d’âmes qu’elle ne tentent plus rien de grand. Voilà donc une des choses où la raison s’égare.

Beaucoup d’hommes se trompent dans l’espérance, en s’assurant du pardon de toutes leurs fautes. Mais si vraiment elles leur étaient pardonnées, ils aimeraient Dieu et le manifesteraient en œuvres d’amour. L’espérance les fait compter sur des choses qu’ils n’atteindront jamais, car ils sont trop paresseux et ne payent pas leur dette envers Dieu ni envers l’amour, à qui nous devons notre peine jusqu’à la mort. La raison erre donc dans l’espérance et ceux qui sont ainsi disposés s’égarent de mainte façon. Mais sur ce point, vous avez moins besoin d’être avertie que sur d’autres.

Dans la charité envers le prochain, on manque de discernement, on donne par faveur et non pas selon les besoins, on rend service, mais suivant son penchant, on se tourmente aussi hors de propos. Ce qu’on nomme charité envers les autres procède bien souvent du penchant naturel.

En voulant maintenir une règle de vie, on s’embarrasse de maintes choses dont il faudrait être libre. C’est encore un point où la raison s’égare. Un esprit de bonne volonté assure intérieurement plus de beauté à notre vie que nulle règle n’en saurait prescrire.

Dans les larmes, on s’égare aussi : la raison prétend que l’âme déplore l’absence de son vrai bien, mais c’est souvent la volonté propre qui se désole et nous trompe. Quant au désir de la dévotion sensible, toutes les âmes sont égarées qui cherchent de telles faveurs, car c’est Dieu qu’il faut chercher et rien d’autre. Seulement s’il donne quelque chose par-dessus le compte, prenons-le simplement.

Dans la jouissance des suavités, on est séduit facilement, car le penchant propre y domine souvent, soit envers Dieu, soit envers les hommes. Les menaces divines, les tourments qu’on redoute égarent pareillement la raison, dès que la crainte supplante l’amour dans ce qu’on fait ou ce qu’on laisse.

De même encore, la division (de l’intention) en œuvres ou décisions multiples fait tort à la liberté de l’amour.

Prendre ce dont on pourrait se passer, au-dehors ou au-dedans, est erreur de la raison. Et dans les attachements de toute sorte, dans le repos qu’on veut garder, dans la paix qu’on défend anxieusement avec Dieu et avec les hommes, on peut aussi se laisser séduire.

Quant au don de nous-mêmes, nous nous égarons si nous voulons le faire avant l’heure, ou nous adonner à des choses étrangères, auxquelles nous ne sommes pas destinés par l’Amour.

Dans les peines dont on s’afflige, dans le travail et le repos, dans l’indignation qui s’allume ou s’apaise, dans ce qui nous plaît et nous déplaît : en toutes ces choses la raison se trompe, si elle n’observe pas le temps qui sied. Obéissance indiscrète aux divers appels : voilà donc l’erreur de l’esprit, toutes les autres se ramènent à celle-là. Obéir à la crainte sans contrôle, et aux autres penchants, obéir à la colère, à l’espérance, aux préférences naturelles, à toute impulsion qui n’est pas du parfait amour : c’est l’égarement de la raison.

Si je vous signale ainsi les erreurs du jugement en maintes choses qu’on présente souvent sous leur meilleur jour, c’est qu’il importe en effet d’y veiller : la tâche de la raison est de les estimer selon leur nature, à leur juste valeur.

Lettre V Consolation

Cette lettre a tous les caractères d’une missive personnelle, avec ses expressions de tendresse envers une amie plus jeune et ses exclamations librement semées. Hadewijch passe sans motif apparent de la deuxième personne du pluriel à celle du singulier : nous avons respecté l’irrégularité de l’original. — Quelques indications biographiques, mais très vagues : on peut comprendre que l’auteur est une fondatrice, ou du moins la tête d’un groupe, et que son influence est discutée : on veut éloigner d’elle ses compagnes d’élection. Les expressions de joie spirituelle se mêlent aux plaintes, arrachées à l’auteur par les contradictions dont elle est victime. Elle rappelle finalement la grande loi des vraies amantes : ne pas avoir de peines (ni de joies) étrangères à l’amour.

Que Dieu soit avec vous, amie de mon cœur, qu’il vous donne réconfort et paix en lui-même ! Je souhaite par-dessus toute chose que sa paix vous assiste, que sa bonté vous console, que la noblesse de son Esprit vous illumine, — et soyez sûre qu’il vous traitera volontiers de la sorte, dès que vous serez avec lui assez confiante, assez abandonnée.

Ah ! chère enfant, jette-toi en lui de toute ton âme et sans réserve, loin de toutes ces choses qui ne sont pas l’amour, quoi qu’il nous arrive. Car les coups qui nous sont portés sont nombreux, mais à les recevoir sans faiblir, nous gagnerons la plénitude de notre maturité.

C’est grande perfection que de tout supporter de toutes sortes de gens ; mais Dieu le sait, la plus haute vertu est dans le support des maux que nous infligent les faux frères, en apparence compagnons de notre foi. Hélas ! ne vous étonnez pas si je souffre : ceux même dont nous avions fait choix pour jubiler avec nous dans l’amour, se mettent maintenant à semer le trouble, cherchant à détruire notre société ou à nous diviser, et veulent surtout que nul ne reste avec moi.

Ah ! que l’amour me fait sentir la douceur inexprimable de son essence et de ses dons ! Ah ! je ne puis rien lui refuser, et vous-même, comment pouvez-vous lui tenir tête, résister à ce pouvoir dont on assure qu’il l’emporte sur toute chose ?

Hélas ! très chère, que le violent amour ne t’ait pas encore vaincue et engloutie en son abîme ! Il est si doux, qu’est-ce donc qui te retient d’y tomber plus avant ? Pourquoi ne pénètres-tu pas assez dans ses profondeurs ? /1 Mon amour, donnez-vous dans l’amour et par amour sans réserve à Dieu même : c’est de cela seul qu’il est be-

/1 L’insistance de Hadewijch, ici et ailleurs, sur le caractère abyssal de la pénétration contemplative, annonce Ruusbroec : c’est un trait bien marqué de l’orientation de ces mystiques.

soin. Car nous avons bien à souffrir l’une et l’autre, — beaucoup pour vous, et trop pour moi.

Cher amour, n’ayez garde de négliger la vertu, quelque peine qu’il vous en coûte. Vous vous occupez de trop de choses qui ne devraient pas importer pour vous. Vous perdez beaucoup de temps par l’empressement que vous mettez en toute affaire : je n’ai jamais réussi à vous faire tenir en ceci la juste mesure. Dès qu’une chose vous sollicite, on dirait que plus rien par ailleurs ne mérite votre attention. Que vous vouliez consoler ou aider tous vos amis, je l’approuve et m’en réjouis : faites-le de votre mieux, mais de façon à garder la paix pour eux et pour vous-même/2.

Je vous prie et je vous exhorte, amie, par la vraie fidélité d’amour, suivez mes avis en tout ce que vous faites, et pour l’honneur de notre peine inconsolée, consolez toute peine selon votre pouvoir ! Par-dessus tout, je vous l’ordonne, obéissez de toute votre âme au commandement éternel, sans que souci étranger ni tristesse aucune vous arrête un instant au service d’amour.

/2 La réprimande s’adresse évidemment à une personne connue, dont le caractère est défini en quelques mots : la psychologie et la sagesse des conseils donnés sont également remarquables. — Dans le dernier paragraphe, l’envoi de la lettre, brille singulièrement cette noblesse du sentiment et du style que nous avons signalée chez notre auteur.

Lettre VI L’amour vrai est sans souci de retour. Imitation du Christ

Cette belle et importante exhortation semble être un sermon : elle est pourtant adressée à une personne déterminée (p. 89 : « Car vous êtes jeune et mainte chose doit vous éprouver encore »...) — Le thème est la conception fondamentale de la doctrine hadewigienne (et ruusbroeckienne) : la jouissance contemplative où l’âme s’abîme dans l’Essence, doit être jointe à la vie du Christ (action et passion de Jésus), pour que l’une et l’autre soient vraies. — Les conseils pratiques pour l’âme qui cherche sincèrement l’abnégation, révèlent chez l’auteur un coup d’œil très lucide.

Je veux vous mettre en garde cette fois contre une faute d’où résulte grand dommage. C’est l’un des maux les plus pernicieux qu’on trouve parmi les âmes, de tous ceux qui les affligent malheureusement : chacune veut maintenant qu’on lui soit fidèle au lieu de songer à l’être, chacune veut éprouver l’ami et se plaindre ensuite de son infidélité. C’est à cela que s’occupent les âmes qui devraient aimer de bel amour le Dieu de toute grandeur !

Celui qui veut le bien, qui désire élever sa vie dans la vie de Dieu, quelle inquiétude aurait-il pour la foi qu’on lui garde ou qu’on lui refuse, comment songerait-il à mesurer sa gratitude aux faveurs et aux torts qu’on lui fait ? Si un homme manque de loyauté ou de justice envers un autre, c’est à lui-même qu’en échoit tout le dommage, et le pire est justement qu’il n’a plus le bonheur d’être fidèle.

Si quelqu’un se montre fidèle et bon envers vous dans les choses dont vous avez besoin, ne manquez pas de vous montrer reconnaissante et de rendre service en retour, mais servez Dieu d’abord et remerciez-le, par un plus grand amour, de cette foi même qu’on vous témoigne : pour la gratitude ou l’ingratitude, sachez vous en remettre à lui. Car il est la justice même et sait prendre comme il sait donner : il est au sommet de la fruition et nous sommes dans l’abîme de la privation/1. Je veux dire vous et moi, qui ne sommes pas encore devenues ce que nous sommes, qui n’avons pas saisi ce que nous avons, et qui tardons si loin encore de ce qui est à nous. Il nous faut, sans rien épargner, supporter que tout nous manque pour tout avoir, apprendre uniquement, insatiablement la vie parfaite de l’amour qui nous a appelées toutes deux à son œuvre.

Ah ! chère enfant, d’abord et par-dessus tout, je vous en prie, gardez-vous de l’instabilité, car nul défaut ne saurait si facilement vous séparer de Notre-Seigneur.

/1 Jeu de mots entre zhebruken (jouissance) et ghebreken (privation). Les lignes qui suivent sont l’un des passages où paraît l’exemplarisme hadewigien.

Mais ne soyez pas non plus attachée à votre vouloir propre, et si vous avez à souffrir des contrariétés, ne doutez jamais que le Grand Dieu tout entier dans la vie d’amour ne soit votre unique bien : ne prenez en échange aucune chose inférieure. Que ni la timidité ni l’obstination ne vous fassent négliger une action bonne. Si vous vous abandonnez à l’amour, vous atteindrez bientôt la plénitude de l’âge intérieur, tandis que le doute vous rendrait paresseuse et sans courage devant des devoirs désormais trop lourds. Ne vous inquiétez point, et parmi les taches qui mènent à votre but, ne croyez pas qu’il y ait rien de si fort ou de si haut, que vous ne puissiez le surmonter ou l’accomplir ; mais que votre zèle et votre vertu, renouvelés à chaque étape, franchissent toute chose !

Si vous voyez un homme pauvre d’amour, qui volontiers sortirait de sa détresse et que cela tourmente, soyez bonne envers lui en tout ce qui dépend de vous, répandez-vous à son secours ; prodiguez votre cœur en miséricorde, vos paroles en consolations, vos membres à son service. Envers les pécheurs, soyez compatissante en priant beaucoup pour eux ; mais pour exiger dans vos prières que Dieu les tire de cet état, c’est chose que je vous déconseille : vous y perdriez votre temps, et ces pratiques en elles-mêmes portent peu de fruit/2.

Ceux qui aiment Dieu déjà, vous pouvez les soutenir avec l’amour, en sorte qu’ils se fortifient et que le Bien-Aimé soit aimé davantage : voilà ce qui est profitable en vérité, rien d’autre. Ni efforts ni prières ne profitent aux âmes pécheresses, étrangères à Dieu, mais bien l’amour que nous-mêmes donnons à Dieu. Et plus l’amour sera fort, plus nombreux seront les pécheurs tirés de leur état, plus ferme l’assurance donnée à ceux qui aiment.

Vivre droitement selon la charité, c’est être si parfaitement simple dans la volonté du juste amour, si uniquement soucieux de le satisfaire, que hors cette volonté, on ne veuille ni ne préfère aucune chose, lui soumettant tout désir qu’on aurait par ailleurs, concernant le salut ou la damnation de quiconque. Rien ne doit nous priver du repos et de la joie d’aimer, sinon la conscience que nous ne suffisons pas à l’amour.

Il ne faut jamais oublier que le beau service et la souffrance d’exil ici-bas sont la condition de l’homme : telle fut la part de Jésus tant qu’il vécut sur la terre/3. On ne trouve écrit nulle part en toute sa vie qu’il ait eu recours au Père ni à la Nature toute-puissante pour jouir et se reposer. Il ne s’est rien accordé, de la naissance à la mort, affrontant des labeurs toujours nouveaux.

/2 Mise en garde contre la présomption spirituelle, qui voudrait forcer Dieu à la manifestation de sa grâce : mystérieuse tentation, à laquelle Hadewijch nous apprend qu’elle a succombé dans sa jeunesse.

/3 Avertissement anti-quiétiste : la souffrance et l’exil avec Jésus sont notre part ici-bas. — La personne « qui vit encore », quelques lignes plus loin, est sans doute Hadewijch elle-même.

Il l’a dit lui-même à telle personne qui vit encore et à qui il a ordonné de suivre son exemple, lui montrant que c’est la vraie justice de l’amour : où est l’amour sont aussi labeurs et lourdes peines. Toute souffrance a sa douceur cependant : qui amat non laborat/4, c’est-à-dire que lorsqu’on aime, la peine ne coûte pas.

Dans la vie de Notre-Seigneur ici-bas, tout fut accompli au temps opportun. Il agit à son heure, en paroles, en actions, en prédication, en doctrine, en correction, en consolation, en miracles, en pénitence, dans les douleurs endurées, supportant la honte et la calomnie, l’angoisse et la détresse jusqu’à la passion et jusqu’à la mort. En toutes ces choses, il attendit patiemment que le temps fût venu. Et quand l’heure advint où il lui appartenait d’opérer, intrépide et puissant il réalisa son œuvre, acquittant par haut et féal service la dette de la nature humaine envers la divine vérité du Père. C’est alors que la miséricorde rencontra la vérité, que la justice et la paix s’embrassèrent/5.

Et c’est ainsi que vous devez vivre ici-bas dans les travaux et les douleurs de l’exil, en même temps que vous aimerez et jubilerez à l’intérieur avec le Dieu éternel et tout puissant dans le doux abandon.

Car le véritable accomplissement de ces deux aspects

/4 Citation de saint Bernard.

/5 Ps. 84, 11.

(de l’imitation de Dieu) est dans leur union intime/6. Et de même que l’Humanité (du Christ) obéit sur la terre à la Majesté (paternelle), vous devez obéir à l’une et à l’autre, accomplissant leur volonté dans l’unité de l’amour. Servez humblement sous leur puissance unique, tenez-vous toujours devant elles, prête à suivre leur ordre, et laissez-les opérer ce qu’elles veulent en vous-même.

Encore une fois, n’entreprenez rien d’autre. Servez l’Humanité avec des mains toujours promptes et fidèles, avec une volonté courageuse en toutes vertus ; aimez la Divinité non seulement avec dévotion, mais avec des désirs indicibles, toujours debout devant la Face terrible et merveilleuse, dans laquelle l’Amour se révèle et où il engloutit toutes les œuvres/7. Lisez sur cette Face très sainte tous vos jugements et jugez selon elle la conduite de votre vie. Laissez toute la tristesse que vous portiez jusqu’ici et la pusillanimité qui est en vous ; préférez la détresse loin du Bien-Aimé à tout repos en quelque bien inférieur à Lui-même. C’est de cela que dépend votre perfection : fuir toute jouissance étrangère, qui est au-des-

/6 La réalisation authentique des deux aspects de la vie spirituelle est dans leur union : qui veut l’un sans l’autre, se leurre fatalement. Les deux aspects sont ceux dont Hadewijch recommande constamment l’harmonie, et qu’elle met en relation avec les deux aspects de la vie trinitaire.

/7 L’amour qui engloutit les œuvres, la Face de Dieu où l’âme lit ses jugements : motifs récurrents chez notre auteur. V. Lettres XVII et XVIII pour le premier point, et Lette XX (note 7) pour le second.

sous de l’Etre divin ; fuir toute souffrance étrangère, qui n’est pas soufferte uniquement pour Lui/8.

Ah ! en toute chose soyez compatissante : c’est pour moi-même un urgent devoir. Et tournez-vous avec volonté droite vers la Vérité suprême. La droite volonté, c’est que l’homme ne veuille ni chose ni jouissance, dans le ciel ni sur la terre, ni dans l’âme ni dans le corps, que cela seul à quoi nous voue l’amour et le dessein de Dieu.

Voilà ce que vous devez tenir au-dessus de tout, sans rien demander à personne ; toujours prête au bon plaisir de Dieu, n’épargnant nulle peine, sans nul souci du jugement d’autrui, qu’il soit moquerie ou reproche, qu’il naisse de la colère ou du zèle.

Pour bonne ou mauvaise impression que vous puissiez faire, ne renoncez pas à la vérité dans votre conduite. Nous pouvons supporter la dérision lorsqu’elle vise des actions où notre conscience reconnaît la volonté de Dieu ; nous pouvons admettre aussi la louange lorsqu’elle s’adresse à des vertus en qui ce Dieu de toute noblesse est honoré. La souffrance que notre doux Sauveur endura sur la terre est bien digne que l’on supporte pour lui toute souffrance et toute dérision — digne en vérité qu’on désire toute espèce de souffrance ; et la nature éternelle de son doux amour est bien digne aussi que chacun de nous

/8 Fuir toute jouissance qui n’est pas divine et toute souffrance qui n’est pas d’amour, ce commandement donne le vrai sens de la fuite du monde, si constamment prêchée par les saints et si peu comprise dans le climat actuel.

s’exerce avec une bonne volonté parfaite dans les vertus qui font honneur à son Bien-Aimé.

Et comme vous êtes jeune et que mainte chose doit vous éprouver encore, soyez impatiente de croître à partir de ce rien que vous êtes, sachant que vous n’avez rien et que rien ne peut vous être donné si vous ne souffrez pour l’avoir, au plus intime du cœur. Quelque bonne œuvre qu’il vous soit donné d’accomplir, retombez toujours dans l’abîme de l’humilité. C’est ce que Dieu veut de vous : une conduite toujours plus humble avec ceux qui vous accompagnent sur la route. Et maintenez votre cœur au-dessus de toute chose qui est moins que Dieu même, si vous voulez devenir ce à quoi il vous destine : il veut pour vous la paix parfaite dans l’intégrité de votre nature/9.

Si vous voulez rejoindre l’être dans lequel Dieu vous a créée, il vous faut en toute noblesse ne refuser aucune peine ; en toute hardiesse et fierté, vous devez ne rien négliger, que vous n’emportiez vaillamment la meilleure part, je veux dire votre bien propre, qui est le Tout de Dieu. Et vous donnerez aussi généreusement selon votre richesse pour enrichir tous les pauvres : car la véritable charité guide toujours les fières âmes qui se livrent à sa puissance : elle donne vraiment par ces âmes ce qu’elle veut donner, gagne ce qu’elle veut gagner et garde ce qu’elle veut garder.

/9 Retour à l’intégrité de notre nature : v. Introduction, pp. 21 et 45 (Béatrice). Cf. aussi le paragraphe suivant de la présente lettre.

Ah ! je vous en prie chère enfant, travaillez toujours sans murmures, avec une sobre volonté accompagnée de toutes les vertus parfaites, dans les bonnes œuvres petites ou grandes. Et n’exigez, ne désirez nulle faveur de Dieu, ni pour vous ni pour vos amis, ne lui demandez jouissance d’aucune sorte, ni soulagement ni réconfort si ce n’est comme il le veut : allez et venez selon sa sainte volonté, qu’elle s’accomplisse entièrement selon qu’il en est digne, pour vous-même et pour tous ceux que vous désirez instruire en son amour.

C’est pour eux comme pour vous en effet qu’il vous faut aimer cette volonté, et si vous priez pour eux, ne demandez point ce qu’eux-mêmes choisiraient selon leur esprit propre. Sous le couvert des saints désirs, la plupart des âmes aujourd’hui s’égarent et cherchent leur consolation dans les biens inférieurs qu’elles peuvent saisir. Ceci est une grande pitié.

Ayez donc soin de suivre et d’aimer la volonté de Dieu en toute chose, en ce qui vous concerne ou concerne vos amis, et dans votre amitié aussi avec Lui-même, alors que si volontiers vous en recevriez ces douceurs qui nous font passer le temps de cette vie dans la consolation et le repos.

C’est ainsi qu’aujourd’hui chacun s’aime lui-même, c’est dans les consolations et le repos, la richesse et la puissance que l’on veut vivre avec Dieu, et partager la fruition de sa gloire. Nous voulons bien être Dieu avec Dieu/10, mais Dieu le sait, peu d’entre nous veulent être hommes avec son Humanité, porter sa croix, être crucifiés avec lui et payer jusqu’au bout la dette de l’humanité. Chacun peut s’en rendre compte en lui-même : nous savons si peu souffrir et supporter à tous égards ! Un petit ennui soudain qui nous pique, une médisance, un mensonge qu’on nous rapporte, tout ce qui nous dérobe un peu d’honneur, de repos ou de liberté : que cela nous blesse vite et profondément ! Et nous savons si bien ce que nous voulons ou ne voulons pas, il est tant de choses et d’espèces de choses où nous avons un désir propre : tantôt ceci, tantôt cela, contents ou mécontents, voulant un lieu puis un autre, aller ou venir, toujours prêts à nous rechercher dès que c’est possible. C’est pourquoi nous restons aveugles dans notre jugement, inconstants dans notre conduite, insincères dans nos paroles et nos pensées. Nous

/10 « Nous voulons bien être Dieu avec Dieu » : l’expression, employée ici pour la première fois dans le recueil, s’oppose à « être hommes avec l’Humanité du Christ ». On la retrouvera dans la Lettre XIX, p. 156 (« L’âme est avec Dieu cela même qu’il est »), et dans la Lettre XXII, p. 171. — Dans la Lettre XXVIII, où on lit : « regarder Dieu avec Dieu », l’avec peut avoir le sens instrumental que M. Bizet voudrait lui donner partout (J. A. BIZET, Ruysbroeck, Œuvres choisies, Paris 1946, p. 118, n. 1 et p. 350, n. 1), mais dans la même lettre, p. 205, l’expression reprend toute sa force : « Entre Dieu et l’âme bienheureuse, qui est devenue Dieu avec Dieu, règne une charité spirituelle ». On la rencontre aussi dans la Vision VIII (Grandir dans les souffrances pour être enfin Dieu avec Dieu). C’est l’une des expressions qui ont passé dans Ruusbroec (Ornement des Noces, W. III, 209). Elle se trouve aussi dans les traités eckhartiens.

errons, pauvres et misérables, exilés et privés de tout sur les voies laborieuses d’une terre étrangère, ce qui ne serait point si le mensonge n’occupait nos puissances : nous ne vivons pas avec le Christ comme il a vécu, ni ne quittons les créatures comme il les a quittées, ni ne sommes quittés par elles comme il le fut. Observons-nous : soigneux de nous-mêmes en toute occasion, soucieux de notre honneur en toute circonstance, prompts à manifester notre volonté, conscients de nos besoins, amants de notre personne en tout ce qui lui plaît, avides d’avantages extérieurs et intérieurs. Car tout avantage nous délecte et nous fait croire que nous sommes quelque chose, alors que justement se révèle notre néant. Voilà comment nous nous perdons de toute manière ; nous ne vivons pas avec le Christ ni ne portons la croix avec le Fils de Dieu, mais avec Simon, qui reçut un salaire pour la porter.

C’est ainsi seulement que nous travaillons et que nous souffrons : nous voulons Dieu et sa présence sensible dès cette vie comme gage de nos bonnes œuvres, croyant l’avoir bien mérité et trouvant juste qu’il fasse notre volonté à son tour. Nous tenons en grande estime ce que nous faisons ou endurons pour lui, et ne nous résignons pas à rester sans récompense, ni sans témoignage sensible que cela lui plaît : nous prenons bien vite notre salaire de lui sous forme de satisfaction et de repos ; nous en prenons un autre en nous complaisant en nous-mêmes, et un troisième encore dans la satisfaction de plaire aux autres, d’en recevoir honneur et louange.

C’est bien là porter la croix avec Simon, qui ne l’eut sur les épaules que peu de temps et n’en mourut pas. Les personnes qui vivent comme je viens de le dire, même si leur conduite paraît élevée aux yeux du prochain, leurs œuvres manifestes et glorieuses, leur vie loyale et sainte, ordonnée et ornée de toutes vertus, ne plaisent guère à Dieu, car elles ne restent pas debout jusqu’au terme ni ne cheminent jusqu’au but. Dans le souci de paraître, elles manquent d’être : le moindre obstacle qu’elles rencontrent manifeste le défaut de leur fond. Elles sont vite exaltées dans la faveur, vite abattues dans l’épreuve, parce qu’elles ne s’appuient pas sur la vérité : leur base reste incertaine et changeante. Quoi qu’elles bâtissent sur de tels fondements, leurs œuvres et leur conduite seront sans foi ni fermeté. Elles ne restent point debout ni ne vont jusqu’au but : elles ne meurent pas avec le Christ. Car dans les vertus mêmes qu’elles déploient, leur intention n’est ni pure ni sincère ; ceci fausse les vertus de telle sorte qu’elles n’ont point pour effet de justifier l’homme, ni de l’éclairer ni de le maintenir solidement dans la vérité, en laquelle il doit posséder sa vie éternelle.

Il faut pratiquer les vertus en effet sans égard pour la considération ni pour le bonheur, ni pour la richesse ni pour le rang, ni pour aucune jouissance dans le ciel ni sur la terre, mais parce que cela convient à l’honneur de Dieu, qui a créé à cette fin notre nature, qui l’a faite pour sa gloire et sa louange et pour notre béatitude dans la lumière éternelle.

Telle est la voie que le Fils de Dieu a parcourue, dont il nous a donné l’intelligence et l’exemple alors que lui-même vivait ici-bas ; car toute la durée de son existence terrestre, du commencement à la fin, il accomplit et réalisa la volonté du Père en toute chose, selon l’heure et le lieu, de tout son être et de toutes ses forces, en paroles et en œuvres, dans la consolation et la désolation, dans la grandeur et l’abaissement, dans les miracles, dans le mépris des hommes, la douleur, les travaux, l’angoisse et la détresse et l’amer trépas. De tout son cœur et de toute son âme, de toutes ses facultés, en chacune de ses pensées il s’appliqua à parfaire ce qui manquait de notre part. C’est ainsi qu’il nous a élevés et attirés par sa vertu divine et ses droits humains à la dignité première, nous rendant la liberté dans laquelle nous avions été créés d’abord et aimés de Dieu, confirmant son appel et consommant notre élection selon qu’il avait pourvu de toute éternité à notre bien.

Le gage de la grâce est la vie sainte, le gage de la prédestination est le pur élan du cœur, qui le porte dans la confiance vivante et les désirs indicibles vers l’honneur et le plaisir de l’incompréhensible noblesse de Dieu. La croix que nous devons porter avec le Fils du Dieu vivant, c’est le doux exil qui nous est imposé à cause du juste amour, dans lequel nous devons attendre avec un pur abandon et de saints désirs le temps nuptial où l’amour se révélera lui-même, faisant éclater sa noble vertu et sa puissance sur la terre comme au ciel. Et dès maintenant, il se manifeste si hardiment à l’âme éprise qu’elle en est jetée hors d’elle-même : il lui ravit le cœur et le sens, il la fait vivre et mourir du véritable amour.

Mais avant que l’amour ainsi, rompant ses digues, ne ravisse l’homme à lui-même pour en faire un seul esprit, un seul être avec l’Amour, il faut que l’âme serve noblement dans l’exil. Beau service en toute action vertueuse et vie souffrante en toute obéissance, c’est en ceci qu’elle doit persévérer avec un zèle inlassable : que nos mains soient prêtes en tout temps aux œuvres de vertu, notre volonté toujours prompte à ce qui honore la charité divine, sans autre intention que de rendre à l’amour sa place légitime dans l’homme et en toute créature. Voilà ce que j’appelle être crucifié avec le Christ, mourir avec lui et ressusciter avec lui. Qu’il veuille nous y aider toujours : je l’en prie par sa vertu suprême !


Lettre VII L’amour ne se se rend qu’à l’amour

Vaincre Dieu par ses propres armes, c’est la stratégie de l’esprit. Cf. Lettre III, p. 73 et Lettre XII, note 8.

Je vous salue très chère, avec l’amour qui est Dieu même, et ce que je suis, qui l’est aussi pour une part. Et je vous loue pour autant que vous l’êtes, je vous reprends pour autant que vous ne l’êtes pas/1. Ah ! bien-aimée, c’est avec elle-mêmes qu’il nous faut gagner toutes choses : la force avec la force, l’intelligence avec l’intelligence, la richesse avec la richesse, l’amour avec l’amour,



/1 Notre substance a sa racine en Dieu, Amour subsistant

le tout avec le tout ; le semblable avec le pareil : c’est ainsi seulement qu’on y satisfait. L’amour nous suffit et rien d’autre : à nous de l’affronter en tout temps, de lui renouveler notre assaut avec toute force, toute intelligence, toute richesse, tout amour, avec toute chose et avec une seule. C’est ainsi qu’on en use avec le Bien-Aimé.

Ah ! mon amie, mon amour, ne laissez pas de cultiver notre amour en œuvres toujours nouvelles, et laissez-le opérer lui-même, pour insuffisante que soit la jouissance par quoi nous pouvons le goûter. S’il nous fait défaut hors de lui-même, sachez-le, il se suffit en soi/2. Et l’amour paie toujours, bien que souvent en retard. Qui lui donne tout, le possède enfin tout entier — plaise ou déplaise à qui ne sait aimer !



/2 L’idée que l’Amour jouit de lui-même, en lui-même, tandis que nous en sommes privés, qui ailleurs est exprimée comme une plainte, est ici consolation. Cf. Lettre I, note 2 et Lettre II, note 3.

Lettre VIII La double crainte

On dirait, d’après le début, un fragment : la fin montre pourtant qu’il s’agit bien d’une lettre. Hadewijch souffre, elle est accablée et renvoie à un meilleur moment la suite de son discours. — Paradoxal usage du mot ontrouwe (méfiance, défi, défiance) qui, parallèlement au mot trouve (foi, confiance), désigne une vertu : il faut désirer Dieu, lui lancer un défi d’amour, vouloir qu’il nous aime. (On pense à Job et à certaines âmes qui se plaignent à Dieu, à l’encontre des principes classiques, et qui pourtant paraissent plus proches de lui dans cette familrité et cette exigence que d’autres plus dociles aux règles données par les spirituels).

À mesure que la dilection grandit entre ces deux êtres (Dieu et l’âme), une crainte aussi dans l’amour ne cesse de croître. Ou pour mieux dire, une double crainte. Ce que l’on redoute d’abord, c’est de n’être pas digne d’un si grand amour, de ne jamais donner assez pour le devenir, et cette crainte est parfaitement noble. Elle nous fait avancer plus que toute chose, car elle nous soumet totalement à l’amour, nous tenant toujours prêts à suivre ses ordres. Elle garde l’âme dans la charité et dans les sentiments dont elle a le plus grand besoin. Elle nous humilie justement lorsqu’il nous est bon d’être éveillés et effrayés. Car la peur de ne pas mériter si grand amour suscite en notre humanité la tempête d’un désir sans merci. Rien ne donne si parfait discours que de souffrir par amour, car l’amour craint toujours que ses paroles ne soient pas jugées dignes d’être entendues par son amour. Cette crainte est libératrice, car l’âme oublie tout et ne sent plus rien dans son désir de plaire à celui qu’elle aime. Elle se trouve ainsi parée d’une beauté nouvelle. C’est une noble passion qui éclaire l’esprit, instruit le cœur, purifie la conscience, confère sagesse à l’intelligence, unité à la mémoire, maintient la vérité dans les œuvres et les paroles et nous donne de ne redouter aucune mort. Voilà ce que fait en nous la crainte de ne pas aimer assez le bel Amour.

La seconde crainte est que l’Amour ne nous aime pas assez, car il nous lie et nous angoisse de telle sorte que nous sommes accablés sous la charge, et que son secours vraiment semble nous manquer : nous pensons être seuls à aimer. Cette défiance est au-dessus d’une foi trop facile/1, d’une confiance qui se résigne avant d’avoir atteint

/1 Cette défiance est au-dessus d’une foi trop facile, mot-à-mot : « Cette défiance est au-dessus du fond de la confiance ». Le R. P. Van Mierlo comprend : d’une confiance superficielle, — et la suite semble lui donner raison.

la pure connaissance et que l’instant satisfait. Le haut défi donne à la conscience une Ouverture nouvelle ; l’esprit a beau s’égarer par excès d’amour et le cœur soupirer, tandis que les artères se tendent et se déchirent et que l’âme fond comme au creuset, malgré qu’on aime ainsi l’Amour, la noble méfiance ne sent ni amour ni sécurité, tant la soif dilate la défiance. La défiance ne laisse pas de repos au désir, elle se méfie toujours de n’être pas assez aimée. Le haut défi est donc tel qu’il entretient constamment la crainte, soit celle de n’aimer pas assez, soit celle de n’être pas aimé.

Celui qui veut remédier à ses défauts devra veiller constamment et de grand cœur à demeurer en toutes choses d’une fidélité parfaite. Il acceptera toute peine pour l’amour avec contentement ; il taira mainte bonne réponse qu’il n’eût guère manqué de faire, si ce n’était pour l’amour. Il observera le silence, lorsque bien volontiers il eût parlé, et parlera lorsque volontiers il eût livré sa pensée à la jouissance divine, afin que l’amour n’encoure aucun blâme à cause de son amour. Il devra plutôt souffrir au-dessus de ses forces que de manquer sur un seul point à l’honneur de l’amour.

Ne nous fâchons jamais si nous aimons la paix du véritable amour, la personne que nous aimons fût-elle le diable en personne. Car si vous aimez, vous devez renoncer à toute chose et vous mépriser comme le dernier de tous afin de rendre parfaitement à l’amour ce qui lui est dû. Qui aime se laisse volontiers condamner sans se défendre pour être plus libre dans l’amour ; et pour aimer davantage, il est prêt à beaucoup endurer. Qui aime se laisse volontiers frapper pour apprendre. Qui aime se voit volontiers rejeté, parce qu’il trouve une liberté nouvelle. Qui aime demeure volontiers seul/2, pour aimer l’amour et le posséder.

Je ne vous en dirai guère davantage à présent, car bien des choses m’accablent, certaines que vous savez, d’autres que vous ne connaissez point et ne pouvez connaître. Je vous parlerais volontiers cependant, s’il se pouvait. Mon cœur est malade et souffrant ; la foi imparfaite dont je parlais tout à l’heure est pour une part la cause de mon mal. Quand l’amour y jaillira de nouveau, je vous en dirai sur ces choses davantage que je n’ai fait jusqu’ici.



/2 Qui aime demeure volontiers seul : in enicheiden peut désigner la solitude ou la concentration, l’union avec Dieu.

Lettre IX L’union parfaite

C’est la plus courte lettre, peut-être fragment, seul conservé, d’une missive plus longue. Promesse nuptiale de l’amour divin, ardente et libre. — Les deux dernières lignes ont été interprétées différemment par le R. P. Van Mierlo (les RR. PP. Van Bladel et Spaapen le suivent dans leur texte en hollandais moderne) ; J.O. Plassmann par contre les comprend comme nous. La divergence porte sur le sens de l’expression « al eens », qui veut dire proprement « tout à fait de même », « sans différence », mais peut s’entendre aussi : « en même temps ». En adoptant ce dernier sens, le R. P. Van Mierlo comprend que les amants restent cependant (al eens) deux. Il obéit peut-être au souci d’épargner à Hadewijch tout reproche de panthéisme. Mais un épithalame qui se terminerait par une telle constatation, serait contraire aux lois du genre, depuis que les amants, spirituels ou non, expriment leurs aspirations en prose ou en vers. En outre, quelques lignes plus haut, Hadewijch dit en termes bien clairs que Dieu et l’âme « se pénètrent mutuellement et de telle façon, que chacun ne sait plus se distinguer » : elle ne fait que le confirmer dans la phrase terminale.

Que Dieu vous fasse savoir, chère enfant, qui il est, et comment il en use avec ses serviteurs, surtout avec ses petites servantes — et qu’il vous absorbe en lui-même, dans les profondeurs de sa sagesse ! Là en effet il vous enseignera ce qu’il est, et combien douce est l’habitation de l’aimé dans l’aimé, et comme ils se pénètrent de telle sorte que chacun ne sait plus se distinguer. C’est fruition commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à cœur, corps à corps, âme à âme ; une même suave Essence divine les traverse, les inonde tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un par l’autre et le demeurent sans différence — le demeurent (à jamais).

Lettre X Valeur des Vertus

Ce texte est un sermon. On y a reconnu une refonte assez libre d’un chapitre de l’Explicatio in Cantica Canticorum de Richard de Saint-Victor (PL 196, 422 D — 423 D). Nécessité d’une grâce pour bien user de la grâce ; rappel à la vigilance aussi dans la possession, selon l’exemple de l’Epouse du Cantique : ces pensées sont de Richard. Mais les éléments qui font la vigueur et la beauté de ces pages, sont de Hadewijch. Les grâces sensibles sont critiquées de façon pénétrante et sage. L’accent est mis sur les vertus comme œuvres de Dieu, et non pas sur les douceurs ressenties, qui sont accidentelles, qui peuvent même être la preuve d’un amour moins élevé, ou ruses du démon. Conclusion : faire fructifier la grâce en œuvrant sagement (opposé à begherlike : selon nos désirs).

Qui aime Dieu, aime ses œuvres. Ses œuvres sont les nobles vertus, qui aime Dieu aime donc les vertus. Cet amour est véritable et plein de consolations. Ce sont les vertus qui prouvent l’amour et non point les douces faveurs, car il arrive parfois que le moins aimant ait davantage de ces douceurs. L’amour n’est pas en nous selon que nous avons tel sentiment, mais selon que nous sommes fondés dans les vertus, enracinés dans la charité. Le désir de Dieu est parfois accompagné de douceur sensible, mais alors il n’est pas entièrement divin : il peut venir des sens plutôt que de la grâce, de la nature plutôt que de l’esprit. Cette douceur entraîne l’âme vers les biens inférieurs et l’excite moins à ceux qui lui seraient du plus haut avantage ; elle donne plus de suavité que d’utilité, car elle conserve la nature de la cause dont elle procède.

L’âme imparfaite peut goûter ce plaisir autant que la parfaite, et s’imaginera avoir plus grand amour parce qu’elle savoure une douceur, qui n’est point pure cependant, mais encore mêlée. Et la douceur fût-elle pure et toute divine/1 — ce qui requiert discernement subtil — ce n’est point par elle encore qu’il faudrait mesurer l’amour, mais par la possession des vertus et de la charité, comme je vous l’ai dit. Nous en faisons l’expérience avec de telles âmes : tant que dure chez elles la suavité, elles sont douces et grasses ; dès qu’elle s’en va, leur amour disparaît aussi et leur fond reste rude et maigre. C’est parce qu’elles ne sont pas encore pourvues de vertus. Car si les vertus sont plantées de bonne heure dans l’âme et fermement enracinées en elle par une longue pratique, la

/1 Même si la douceur est divine : mot-à-mot : « même si la douceur est Dieu ».

suavité vient-elle à diminuer, les vertus ne laisseront point d’agir selon leur essence et de faire l’œuvre de Dieu. Ce ne sont point des douceurs que de telles âmes attendent, mais toute occasion de servir fidèlement l’Amour. Elles ne cherchent point l’agréable, mais l’utile. Elles regardent leurs mains et non la récompense. Elles abandonnent tout à l’Amour et ne s’en trouvent que mieux. L’Amour est si noble et si libéral que nul avec lui n’est privé du fruit de ses œuvres. Ne réclamons point notre salaire, faisons ce qui dépend de nous et l’Amour fera ce qui dépend de lui. Les prudents ne l’ignorent pas, qui s’appliquent assidûment aux vertus. Ils ne cherchent que la volonté de l’Amour, ils ne lui demandent nulle douceur, sinon celle-ci : qu’il leur donne en toute chose de reconnaître sa très chère volonté. Sont-ils en haut : comme l’Amour veut ; sont-ils en bas : comme il lui plaît !

D’autres âmes sont pauvres en vertus ; pour autant qu’elles ressentent la douceur, elles aiment ; et si la douceur s’en va, leur amour fait de même. Dans les jours de grâce, elles sont braves, dans les jours de tribulation, elles tournent les talons. Ce sont gens pusillanimes, que la suavité exalte facilement et que facilement déprime l’aigreur ; une petite grâce rend leur cœur joyeux, une petite contrariété le rend tout triste. Ainsi arrive-t-il que les cœurs légers soient émus plus facilement que les graves, et les âmes pauvres en grâce plus facilement que les riches. Car si Dieu survient avec ses grâces pour donner confiance à leur pusillanimité, soutenir leur faiblesse et stimuler leur volonté, elles ressentent un vif désir de Dieu et de ses faveurs, et reçoivent une motion plus forte que les âmes habituellement pénétrées de Ses dons. Et l’on s’imaginera peut-être qu’elles ont des grâces singulières, un grand amour, tandis qu’elles sont encore fort indigentes du divin. En sorte que parfois c’est la privation de la grâce divine qui cause les faveurs, plutôt que son abondance.

Parfois même c’est de l’esprit malin que viennent les douceurs. Car l’homme qui les ressent peut y trouver telle jouissance et s’abandonner de telle sorte à ces délectations qu’il tombe en grande faiblesse et néglige les choses utiles. Voyant qu’il est comblé de suavité, il se fie peu à peu à ses propres perfections, et se montre pour autant moins soucieux d’élever sa vie.

Il faut donc que chacun considère sa grâce et exploite sagement le don de Notre-Seigneur. Car les présents divins ne justifient pas l’homme, mais l’obligent : s’il œuvre avec eux, il plaît à Dieu, s’il ne le fait pas, il sera trouvé coupable. Puisse-t-il donc avoir la sagesse nécessaire pour en bien user. De même en effet que les vertus deviennent défauts si on les exerce hors de saison, ainsi les grâces ne demeurent telles que sous la conduite de la grâce.

Celui donc qui a reçu un talent de Dieu pour le négocier, doit être prudent et veiller sur le présent divin afin qu’il lui demeure. Comme celui qui n’a point de grâce doit prier Dieu pour la recevoir, ainsi celui qui l’a, pour la garder. Un homme qui laisse diminuer en lui ce bien de Notre-Seigneur, au lieu de l’augmenter, le perd autant qu’il dépend de lui et n’aurait plus rien, si Dieu n’y suppléait. Aussi lisons nous dans le Cantique de la Bien-Aimée qu’elle cherchait son fiancé non seulement avec désir, mais avec sagesse, et que l’ayant trouvé, elle n’en avait pas moins délicat souci de le garder/2. C’est ce que doit faire toute âme sage sous l’impulsion de l’amour. Elle doit sans cesse augmenter sa grâce par le désir et la prudence, et cultiver son champ avec sollicitude, arrachant l’ivraie stérile et semant les vertus, préparant enfin la maison d’une pure conscience pour y recevoir dignement l’Aimé.

/2 Cant. 3, 4. 108


Lettre XI Qui aime Dieu comme je l’aime ?

Confidence adressée à une personne plus jeune. L’âme éprise de Dieu ne peut croire que son amour est chose relative. Y a-t-il une heure où l’exigence infinie de l’amour est satisfaite ? Hadewijch répond oui, mais c’est chose qui ne peut être dite qu’à Dieu même. Cette lettre traite donc de l’opposition, qui revient constamment chez Hadewijch, entre l’expérience d’un absolu divin et les limites nécessaires de l’expression. — La lettre offre par ailleurs une indication biographique : c’est depuis l’âge de dix ans que Hadewijch éprouve les avances de l’amour divin.

Ah ! chère enfant, que Dieu vous donne ce que mon cœur désire pour vous — qu’il soit aimé de vous dignement ! Jamais pourtant je n’ai pu admettre en cela qu’on me devance ou me dépasse ; je crois bien que d’autres l’ont aimé autant, aussi ardemment, et ne puis cependant supporter la pensée qu’il existe ailleurs envers lui connaissance et amour comme le mien.

/2 Cant. 3, 4. 108

Depuis l’âge de dix ans, j’ai été pressée de telle sorte par l’amour en sa ferveur extrême, que je serais morte avant la fin de la seconde année si Dieu ne m’avait donné d’autres forces que celles dont les hommes disposent communément, et s’il n’avait recréé ma nature selon la sienne. Car il m’impartit bientôt l’intelligence et l’orna de belles lumières, il me fit des présents nombreux, me donnant de Le sentir et se révélant Lui-même. Il le fit par tout ce que je découvrais entre lui et moi dans le rapport intime de l’amour, car les amants n’ont point coutume de se cacher, mais de se manifester au contraire l’un à l’autre dans le sentiment réciproque, lorsqu’ils se savourent jusqu’au fond, se dévorent, se boivent et s’engloutissent sans réserve aucune.

Par les signes nombreux que mon Aimé divin m’a donnés au début de ma vie d’amour, il m’a donc inspiré telle confiance en lui que j’ai souvent cru sentir envers lui un amour sans exemple. La raison entre-temps me faisait bien comprendre que je n’étais pas, de toutes les créatures, la plus proche de lui, mais le lien de l’amour même, ressenti au plus intime, ne me permettait pas d’éprouver et de croire ce qu’elle voulait me faire entendre. Il en est donc ainsi avec moi : je ne crois pas, au fond, que mon amour est le plus parfait qui soit, mais je ne puis d’autre part admettre qu’un seul homme vive dont Dieu est aimé plus que de moi. A certaines heures, l’Amour m’éclaire et je vois bien ce qui me manque pour aimer Dieu selon qu’il en est digne ; à d’autres moments, la suave nature de cet Amour m’aveugle à tel point que dans le goût et le sentiment de lui-même, je suis comblée — je me trouve si riche, que je dois en silence lui confesser qu’il me suffit.



Lettre XII Le précepte suprême

Le R. P. Van Mierlo, dans son édition de 1947, et les traducteurs des Lettres en flamand moderne, le RR. PP. Van Bladel et Spaapen en 1954, ont admis que la personne destinataire de cette épître était à la tête d’une communauté religieuse. Les termes employés ne permettent pas de savoir si c’est un homme ou une femme : le français devant distinguer les genres, nous avons employé le second, quitte à avertir le lecteur de notre incertitude. Le R. P. Stracke par ailleurs a publié en 1959 dans OGE une étude, où il met en relief les raisons d’estimer que le destinataire est un homme : la lettre ne contient aucun des termes de tendresse que Hadewijch emploie volontiers ; et les modèles donnés, Jacob et Joseph, sont des saints, non des saintes. Il relève que le destinataire a demandé à Hadewijch des conseils, alors que lui-même possède, selon sa correspondante, assez de lumières pour se guider (fin du premier paragraphe). La communauté où il exerce une grande autorité ne serait pas une communauté religieuse : les défauts que Hadewijch y signale ne sont pas ceux qui se rencontrent dans les cloîtres. La première phrase du dernier paragraphe de la page 117 (qui fait difficulté de toute façon), devrait se traduire : « — Tous ces penchants empêchent ou ruinent la perfection de l’amour chez les gens signalés (i. e. de haut rang) ». Enfin, la citation en latin p. 121 indiquerait un clerc peut-être, mais vivant dans le siècle. Groupant ces indices, le R. P. Stracke essaie d’identifier le prélat : il serait nommé ailleurs, dans la Liste des Parfaits, où il est question d’une recluse en Saxe, à qui Hadewijch a envoyé Monseigneur Henri de Breda. On connaît un Henri de Breda qui revêtait en effet des charges ecclésiastiques importantes, prévôt de Celles et de Deventer, doyen du Chapitre d’Utrecht. Mais l’hypothèse du savant jésuite a été naturellement discutée. En 1962, P. C. Boeren a publié dans les Bijdragen tot de Nederl. Taal — en Letterkunde une étude, où il propose un autre destinataire, présentant les traits que le R. P. Stracke avait discernés dans le prélat de la Lettre XII : un certain Gilbet, prévôt de la Maison Saint-Jacques à Bruxelles. M. Boeren constate par ailleurs l’absence de preuves pour la parenté de Hadewijch avec la famille des ducs de Breda, que le P. Stracke et d’autres avaient admise comme probable ; mais il distingue, sur la foi de recherches nouvelles, deux membres de cette famille qui ont porté au XIlle siècle le nom d’Henri : un duc et son oncle, le prêtre probablement désigné dans la Liste des Parfaits. Le floruit de Hadewijch se trouve ainsi reculé d’une génération (entre 1220 et 1240). — En ce qui concerne le sexe du destinataire de la lettre, ces auteurs peuvent bien avoir raison ; pour ses fonctions, les arguments donnés sont d’une valeur relative : le milieu où Hadewijch relève des défauts qui offensent l’amour, semble bien celui de personnes vouées à la perfection, si éloignées qu’elles en soient de fait. Hadewijch par ailleurs, dans sa perspective de contemplative et de moraliste, passe volontiers du particulier au général. — La lettre en tous cas est une exhortation ardente, avec mise en garde lucide contre les ruses de l’amour-propre. Le tout est illustré dans la seconde partie (pp. 118-121) par les préceptes de Moïse et l’application d’un passage d’Abdias. Ce dernier développement est d’une grande beauté. On ne lui a pas trouvé de modèle dans la littérature patristique ou scolastique : il semble avoir été conçu originalement par notre auteur.

Que Dieu vous soit Dieu et que vous lui soyez amour ! Qu’il vous donne de vivre et d’œuvrer pour lui en tout ce que la divine charité demande. Et d’abord dans la sincère humilité ; c’est par elle que la (Vierge) bien-aimée a commencé, qu’elle a fait descendre Dieu en elle-même/1 : ainsi doit faire toute âme qui veut l’attirer et jouir de lui dans l’amour. Que nul succès n’élève cette âme, que nul service ne l’accable ; qu’elle soit toujours d’égale vaillance à l’assaut, d’égale ferveur à la poursuite, de même ardeur à la rencontre ! Vous me demandez de vous écrire sur ces choses, mais vous-même savez bien ce qui est requis pour être parfait devant Dieu.

Ceux qui s’y appliquent et désirent satisfaire Dieu en amour, commencent dès ici-bas la vie qui est celle de Dieu même dans l’éternité. Car le ciel et la terre se vouent dans un hommage toujours nouveau à lui rendre le juste amour que sa noble nature exige, sans le pouvoir jamais parfaitement. La charité sublime, en effet, et la grandeur qui est Dieu même ne sauraient être satisfaites ni connues par aucune œuvre accomplie à son service, et toutes les âmes du ciel brûlent éternellement sans que diminue la dette de leur amour. Aussi l’homme qui ne prend nul repos et n’accepte nulle consolation étrangère, mais s’efforce à toute heure de satisfaire à l’amour, commence sur terre la vie éternelle — celle des bienheureux avec Dieu dans l’amour fruitif.

Tout ce que nous pouvons penser de Dieu, ou comprendre ou nous figurer de quelque façon, n’est point Dieu. Car si les hommes pouvaient le saisir et le concevoir

/1 L’humilité de Marie lui donne un rôle causal dans l’Incarnation. Cf. saint Bernard (qui suit saint Augustin) : Super Missus est, hom. 1, n. 5.

avec leurs facultés, Dieu serait moins que l’homme et nous aurions vite fini de l’aimer : ainsi en est-il des hommes sans profondeur, chez qui l’amour est si vite épuisé.

Je veux parler de ceux qui ne sont pas attachés à l’amour éternel et ne veillent pas constamment dans leur cœur à le satisfaire. Ceux que brûle au contraire le souci de lui plaire, ceux-là sont comme lui éternels et sans fond/2. Car leur conversation est dans le ciel et leur âme suit partout le Bien-Aimé, qui est d’une profondeur infinie. Aussi les aima-t-on d’un amour éternel, jamais le fond de l’amour n’est atteint, de même qu’ils ne peuvent atteindre celui qu’ils aiment ni payer toute leur dette, alors pourtant qu’ils ont pour unique volonté de le satisfaire ou de mourir en chemin.

Je vous prie instamment et je vous conjure par la vraie Fidélité, qui est Dieu même, de vous hâter d’aimer et de nous aider à faire aimer Dieu : voilà ce que je vous demande d’abord et par-dessus tout. Pensez à toute heure à la bonté de Dieu et souffrez de savoir qu’elle reste hors de nos atteintes, tandis qu’il en a fruition parfaite, — que nous sommes exilés loin d’elle tandis que lui-même et ses amis, dans une mutuelle pénétration, jouissent de la surabondance de cette bonté, s’écoulent en elle et

/2 Les âmes, dans l’amour de Dieu, se trouvent en quelque sorte éternelles et sans fond comme lui. Thème de la mystique béguinale qui annonce Maître Eckhart : adopté par celui-ci, il prend une allure métaphysique, mais la transition est déjà amorcée chez Hadewijch. Cf. Lettre XVIII, note initiale.

refluent en toute plénitude/3. Ah ! ce Dieu en vérité qu’on ne peut connaître par nulle sorte de labeurs, si le juste amour ne le révèle ! C’est l’amour seul qui l’attire à nous et nous fait sentir intimement qui est notre Dieu : nous ne saurions autrement le savoir. Délices indicibles, mais délices encore, Dieu le sait ! dans les douleurs ! L’amant courtois cependant y reconnaît sa loi : le seul repos pour lui est de souffrir pour le Bien-Aimé, de lui rendre amour et honneur selon qu’il en est digne, pour la joie de donner, de servir noblement 4) et non pour un salaire, car l’amour est à lui-même satisfaction plénière et parfaite récompense.

Mais trop souvent aujourd’hui on fait obstacle à l’amour et c’est par mainte injustice que ses droits sont blessés. Car nul ne veut renoncer à ses penchants pour l’honneur de l’Amour : on veut aimer et haïr à son gré, s’indigner et pardonner selon ses goûts et non point comme l’exige la charité fraternelle. On trahit aussi l’équité par fausse honte, et c’est encore un penchant propre. Ou de nouveau par colère : cette passion fait maints dommages. Le premier est la perte de la sagesse ; le second, le désordre dans la vie en commun ; le troisième, éloignement du Saint-Esprit ; le quatrième, renfort au démon ; le cinquième, trouble de l’amitié, qui faute d’exercice

/3 Le flux et le reflux de l’amour entre Dieu et l’âme (et d’abord au sein de la Trinité même) est une image commune à notre auteur et Ruusbroec, qui lui en est sans doute redevable.

/4 Servir noblement : scone, y. Introduction, pp. 36-37.

tombe dans l’oubli ; le sixième, la négligence des vertus ; et le septième, ruine de la justice.

Le penchant propre de la haine, de la colère selon le monde — je ne parle pas de la colère sainte — nous prive de l’amour, éloigne de nous les fiers désirs/5 et la pureté du cœur, nous rend soupçonneux en toute chose, nous ravit la douceur de l’amour fraternel. Colère et jalousie sont contraires à toute conduite divine : elles marquent la conduite de l’enfer.

En suivant le penchant au plaisir, on oublie la voie étroite qui est celle de l’amour, la belle conduite, la gracieuse tenue et le doux visage, et le service ordonné qui lui siéent.

En suivant l’amour facile, on oublie l’humilité, qui est le lieu le plus pur et la plus digne salle où recevoir l’Amour. Ce penchant fait perdre aussi la raison illuminée, la règle qui nous montre justement ce que nous devons rendre à l’amour lorsque nous voulons lui plaire. La raison illuminée éclaire toutes les voies où nous suivrons la chère volonté de l’Amour, elle nous manifeste toute conduite à tenir pour le contenter. Ah ! pauvres âmes ! la perte de ces deux vertus, humilité et raison illuminée, par faiblesse envers l’amour facile, voilà bien le pire dommage que je connaisse et qui puisse advenir à l’âme.

Tous les penchants que j’ai signalés empêchent et ruinent la perfection de l’amour. Sous les points mention-

/5 Fiers désirs : v. Introduction, pp. 29-30.

nés, il s’en glisse d’autres moins importants ; petits, mais innombrables, ils privent pourtant l’amour de sa clarté. Ni vous ni les autres (vos proches) n’en recevez dommage ; beaucoup cependant se faufilent parmi vos gens sous des vêtements flatteurs, en sorte qu’on ne prend pas la peine de les chasser. Le respect humain se déguise en humilité, la colère en juste zèle, la haine est fidélité et abonde en bonnes raisons ; le plaisir passe pour consolation et abandon, l’amour facile se masque de prudence et de patience, simule grande élévation et s’exprime en belles paroles, dont Dieu pourtant est absent. Contre ces dangers, nulle âme n’est gardée, si le lien de l’amour véritable ne la garde.

Je ne dis pas ces choses à cause de vous, sachez-le, mais à cause du tort qu’on nous fait ici et ailleurs, et dont nous ne savons pas nous défendre. C’est grande pitié pour nous de voir les hommes s’égarer mutuellement, et nous charger avec cela des conséquences de leurs erreurs, au lieu de nous aider à aimer notre Amour. Mais comme vous êtes dans la communauté l’une de celles à présent qui peuvent favoriser ou retarder ce progrès, je vous avertis d’être attentive et de vous dévouer en toute chose au règne du juste amour : que par vous les enseignes de l’Amour véritable soient constamment et partout présentées !

Je ne vois précepte en l’Écriture aussi grave que celui de la charité intimé à Moïse : Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces.

A quoi le Seigneur ajoute aussitôt : Tu n’oublieras jamais ces paroles, ni dans la veille ni dans le sommeil : sur ta couche que le songe te les rappelle, durant le jour que ta pensée, ta parole et tes actions leur soient consacrées. Transcris-les sur le seuil et le linteau de ta porte et sur la muraille dans le lieu où tu te tiens, afin de n’oublier jamais ton devoir/6.

Il nous est ordonné de vaquer jour et nuit à l’amour, aimant Dieu comme il le veut de tout ce que nous sommes, lui vouant sans réserve notre cœur et notre âme, nos sens, nos facultés, nos pensées.

Si tel est le commandement que Dieu donne à Moïse et qu’il répète dans son Évangile, comment oserions-nous lui mesurer le don de nous-mêmes ? N’est-ce pas un larcin horrible que d’épargner ou de refuser quelque chose à cette Charité divine ? Ah ! pensez-y constamment, je vous en prie, et travaillez sans rien négliger à servir l’Amour.

Rappelez-vous aussi ce que dit Abdias le prophète : Que la maison de Jacob soit un feu, celle de Joseph une flamme, celle d’Esaü un champ d’éteules ! 7 Jacob, c’est tout amant victorieux : par la vertu de l’amour, il l’emporte sur Dieu et obtint de Lui qu’Il soit son vainqueur. Ayant gagné d’être vaincu 8 et reçu la bénédiction,

/6 Deutér. 6, 5 sq.

/7 Abdias, 18.

/8 L’avantage en amour d’être vaincu : thème de la dialectique amoureuse qui passe la frontière du profane et du sacré (Cf. HA, p. 90, note 3). H. Brinkmann (Der Minnesang, Bad Homburg 1961, p. 115 sq.) le signale comme l’une des principales découvertes de l’amour courtois, de celles qui ont approfondi le sens de la vie pour la culture européenne tout entière. De façon plus générale, l’amour courtois est une passion qui se trouve (ou se met) devant un obstacle insurmontable — mariage, rang, éloignement — et fait en conséquence l’épreuve de l’échec, qui oblige à l’intériorité, au dépassement de tout l’ordre extérieur. De cette première spiritualisation, encore littéraire, à celle de la vie mystique, un grand pas reste à franchir : celui dont notre béguine et notre moniale sont précisément les témoins. La collaboration de la culture profane avec le sentiment religieux trouve ici une illustration de grand intérêt.

il peut aider d’autres âmes à se laisser gagner : celles qui ne sont pas assez vaincues, qui cheminent encore sur deux pieds, et non point comme Jacob. Car Jacob fut blessé dans le combat et resta boiteux : par cette défaite qui le rend infirme, il contraint l’Ange à le bénir. Quiconque veut lutter avec Dieu doit obtenir d’être vaincu par Lui, et devenir infirme d’un côté — de ce côté où il préfère à Dieu quelque chose et demeure attaché à ce qui n’est pas Dieu même. Quiconque n’aime pas Dieu par-dessus tout et n’est pas uni à lui dans l’unique Bénédiction, celui-là chemine encore sur deux pieds, il n’est pas vaincu et ne peut goûter cette grâce. Il vous faut si totalement et si simplement vous renoncer que vous brûliez d’un feu pur au plus simple de vous-même, — que le feu occupe tellement votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. Lorsque vous serez constamment ainsi, la Maison de Jacob sera le feu dont Abdias a parlé.

Que la Maison de Joseph soit une flamme. Comme Joseph fut sauveur et juge de son peuple et de ses frères, ainsi vous-même et toute âme identifiée à Joseph doit être protectrice et guide des autres, qui n’ont pas atteint cet état, qui souffrent encore famine parmi les douleurs étrangères à l’amour. Par le feu de la vie unifiée, vous les allumerez à leur tour, et par la flamme de la charité brûlante, vous les illuminerez.

Les étrangers du commun peuple sont désignés par Esaü : leur maison est d’éteules [chaume qui reste en place], qui prennent feu en un clin d’œil : ainsi l’incendie chez les autres éclatera dès que vous-même serez de flamme. C’est ce qui sied à votre charge : incendiez les éteules arides par votre exemple, par votre façon d’être, par vos ordres, vos conseils et vos défenses. Dirigez aussi les pas de vos frères par le fervent amour et soyez leur en aide : qu’ils aiment Dieu en Dieu, en bonnes œuvres et en vraies vertus rapportées à Dieu seul. Songez à ce que dit saint Paul : Sobrie, pie et iuste vivamus in hoc saeculo 9 il appartient en effet à votre charge de vivre ainsi.

Ah ! vraiment aidez-nous, par un amour pur et sans partage à faire aimer notre Bien-Aimé. Pour me résumer d’une seule parole, ce que je veux de vous est une vraie charité envers Dieu — voilà ce que je vous prie et vous conjure de faire : donnez-lui ce que nous manquons encore à lui donner !

Qu’il soit avec vous. Hâtez-vous d’aimer !

9 Tit. 2, 12.

Lettre XIII L’amour est inapaisable

Ce texte commence comme un traité, mais les lignes finales sont une exhortation personnelle. Hadewijch est anti-quiétiste spécialement en ce sens, qu’elle s’oppose constamment, comme dans la présente lettre, à tout relâchement de la tension morale et spirituelle. « On ne saurait plaire à l’Amour qu’en étant privé de tout repos... » (p. 123). Mais le souci dominant est celui de la pureté de l’amour : ne connaître ni joies ni peines que les siennes.

L’homme doit se garder toujours exempt de péché sous les choses adverses, en sorte qu’il croisse en toutes choses, et agisse selon la droite raison par-dessus toute chose. Ainsi Dieu agira sans cesse pour lui et avec lui, et lui-même avec Dieu accomplira toute justice, et désirera que Dieu accomplisse les justes œuvres de sa Nature en lui-même et en nous tous.

Voilà ce que le cœur aimant doit vouloir par-dessus toute chose, par-dessus les condamnations et les bénédictions. Il ne désire, il ne demande rien, sinon l’intime union que loue le Cantique : Dilectus mihi et ego illi/1 — l’union parfaite dans la volonté une de l’amour unique.

Qui veut se soumettre le monde doit se soumettre à sa raison, au-dessus de tout ce qu’il désire ou que les autres hommes veulent de lui. Nul ne peut devenir parfait en amour qui n’obéit d’abord à sa raison. Car celle-ci aime Dieu selon sa dignité, et les hommes nobles selon que Dieu les aime, et les pécheurs selon leurs besoins. C’est ainsi que l’âme doit tendre de toutes ses forces à la perfection de l’amour — de l’amour inapaisable à jamais. Car on a beau faire : un homme peut satisfaire Dieu aux yeux de ceux qui le voient, il s’en faut bien qu’il satisfasse l’amour ; il ne cessera point de ressentir ses exigences et ses violents désirs au-delà de tous les biens acquis ou possédés.

On ne saurait plaire à l’amour qu’en étant privé de tout repos, que ce soit dans les amis ou les étrangers, ou dans l’amour lui-même. C’est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu’il faille renoncer même à l’apaisement de l’amour pour apaiser l’amour ! /2, Mais ceux qui se sentent attirés dans l’amour et captivés par lui, connaissent bien leur dette immense : ils doivent l’affronter et satisfaire à chaque instant aux ordres de sa puissante nature. Oui, leur vie est misérable, et plus que le cœur humain ne saurait supporter, car rien ne leur suffit

/1 Cant. 2, 16.

/2 Il faut renoncer à la satisfaction que l’amour donne, pour le satisfaire lui-même. Formulation paradoxale, mais classique, thème commun, de nouveau, à la poésie courtoise et à la spiritualité qui lui fait écho à un niveau plus profond.

jamais, ni les dons, ni les services, ni les consolations, ni chose aucune qu’ils peuvent accomplir. Si grande est la violence de l’amour qui les attire de l’intérieur, et l’épreuve qu’ils font de son mystère insaisissable ! Comme ils se sentent petits et incapables de justice, devant cette Essence qui est amour ! Aussi la conscience de leur dette envers lui rend-elle ces âmes indifférentes à ce qui peut leur échoir de bon ou de mauvais, ou échoir à d’autres, si cela ne touche pas l’amour même. Car quant à l’amour elles savent distinguer : bonheur est tout ce qui favorise l’amour et le fait croître en elles-mêmes ou dans le prochain, malheur tout ce qui le blesse ou le fait souffrir dans la personne des amants. Elles connaissent en effet les souffrances que les étrangers volontiers leur infligent ou infligent à d’autres.

Souffrez et travaillez pour le progrès de l’amour et pour l’exercice envers le prochain de la haute charité. Car la charité comprend sans erreur tous les ordres divins et les suit sans peine. Qui aime en effet ne peine point, ou ne sent point sa peine. Et qui aime d’un amour plus ardent court plus vite, arrive plus tôt à la sainteté divine, qui est Dieu même, à l’Intégrité divine, à Ce qu’il est. En l’honneur de son Unité, servez-le parfaitement, que votre zèle corresponde à cette Nature vierge, qui est un seul acte d’amour. Qu’il vous fasse connaître toute votre dette envers lui et le labeur qu’il attend de vous, mais surtout l’amour pur dont il nous a donné le commandement lui-même, pour être aimé par-dessus tout !



Lettre XIV Comme on sert sagement l’Amour

Exhortation dont on ne saurait dire si c’est une lettre missive. Du fait qu’elle parle de « jeune cœur », le R. P. Van Mierlo croit qu’elle s’adresse à une ou plusieurs jeunes femmes consacrées à Dieu. C’est au plus une conjecture.

Que Dieu vous soit éternellement amour ! Qu’il vous donne vie sage et nobles vertus pour que vous puissiez répondre justement à sa charité sainte. Travaillez-y à toute heure sans rien épargner : soyez toujours zélée dans l’humilité, sagement dévouée. Que Dieu soit votre recours et votre consolation en toute chose, qu’il vous enseigne les vraies vertus par quoi nous rendons le mieux honneur et justice à l’Amour : la douce unité que le Christ offrit à son Père, vivant pour lui sa vie une et pure, et la sainte unité qu’il a enseignée à ses amis, aux saints dont le cœur a rejeté pour lui toute consolation étrangère. Et qu’il vous fasse comprendre aussi, en vérité et en fait, la gracieuse unité/1 dont jouissent présentement les bien-aimés qui s’adonnent à son saint et suave amour par-dessus toute chose.

Ayez soin de vous renouveler, soyez fraîche toujours sans lassitude aucune, songez à la noble nature de la charité éternelle, dont saint Paul décrit les voies et les pouvoirs/2, et fondez en elle votre vie. C’est le premier point, si vous voulez vivre pour Dieu, car toute chose faite sans charité est néant. Hâtez-vous donc à la suite de cette charité divine, avec la puissance des désirs enflammés dans le juste amour. Aimez avec zèle et courage durant votre pèlerinage ici-bas, obéissant à l’amour pour atteindre la fruition dans le pays qui est le sien, où la charité perdure à jamais !

La charité se doit d’être humble, car celui qui sait n’avoir pas réalisé dans ses œuvres le royaume de l’amour divin, s’humilie volontiers sous la puissance divine. Il est juste en vérité, si la bien-aimée dans le secret est toute au bien-aimé, que le bien-aimé soit tout à elle dans une intimité parfaite, comme le dit l’épouse du Cantique : Il est à moi et je suis à lui/3. Ah ! comment peut-on n’être pas à lui seul ? Tout ce qu’on fait aux autres, qui n’est pas du bien-aimé au bien-aimé, est chose étrangère : seul ce qui lui appartient est doux et juste de toute façon.

Si vous voulez atteindre cette perfection, il vous faut d’abord apprendre à vous connaître bien réellement : dans votre volonté bonne ou mauvaise, dans vos goûts et vos aversions, dans votre façon d’agir, de vous fier et de vous méfier, en toute chose qui vous advient. Faites l’épreuve de votre patience devant les contrariétés, et de votre détachement lorsque vous devez renoncer à ce qui vous plaît — car être frustré de son désir est bien la pire peine pour un jeune cœur. Éprouvez-vous aussi en ce qui vous arrive d’agréable, voyez si vous savez le prendre de façon sage et mesurée. En toute rencontre, demeurez égale, dans le repos comme dans la peine ; gardez prudemment devant les yeux l’exemple de Notre-Seigneur, qui de toute vertu est pour nous le modèle/4.

Il sied à tout homme en effet de contempler la grâce et la bonté de Dieu avec une sagesse vigilante ; car il nous a donné la belle Raison, qui nous instruit en toutes voies et nous éclaire en toutes nos œuvres ; si l’homme voulait la suivre, il ne serait jamais trompé/5.

/1 Son vocabulaire polyvalent permet à Hadewijch d’user d’un même mot pour recommander l’unité (la simplicité d’intention et de conduite), comme vraie vertu — et de louer l’unité (l’union) comme joie éternelle accordée aux vrais amants.

/2 I. Cor. 13.

/3 Cant. 2, 16 (déjà cité dans la lettre précédente).

/4 Avoir Notre-Seigneur toujours présent devant les yeux.

/5 Nouvel éloge de la raison (v. Lettre XIII, troisième paragraphe). Toute cette page de conseils, sereine, exacte et lucide, est de grande portée pratique. Le défaut de connaissance de soi est en effet l’obstacle qui de toute évidence arrête le plus souvent les âmes soucieuses de noblesse.


Lettre XV Les règles du pèlerinage

Petit traité sur le canevas d’un exemple tiré de la vie quotidienne, mais faisant écho sans doute à saint Paul (II Cor. 5, 6) — Il y est question de nouveau (v. Lettre XII) d’un ordre : religieuses, béguines ? Les avantages qu’assure l’appartenance à une telle société sont reconnus, mais dans le même paragraphe se trouve aussi une certaine mise en garde : choisir avec soin les gens avec lesquels on vivra. Conseil également prudent d’éviter une voie singulière, à moins qu’elle ne soit approuvée par des personnes spirituelles.

Il y a neuf points à retenir pour le pèlerin qui doit faire longue route. D’abord, demander son chemin ; ensuite, bien choisir sa compagnie ; troisièmement, se méfier des voleurs ; quatrièmement, qu’il se garde de la trop bonne chère ; cinquièmement, qu’il se vête court et se ceigne ferme ; sixièmement, qu’il se penche en avant sur les montées ; septièmement, qu’il se tienne droit sur les descentes ; huitièmement, qu’il demande les prières des bonnes gens ; neuvièmement, qu’il parle volontiers de Dieu.

Il en est de même pour le pèlerinage intérieur où nous cherchons le royaume de Dieu et sa justice en parfaites œuvres d’amour.

D’abord il faut demander sa route : c’est lui-même qui nous l’indique Je suis la Voie. Et puisqu’il est la voie, il vous faut suivre sa trace : comme il a travaillé, comme il a brûlé intérieurement de charité et comme il l’a traduite à l’extérieur en œuvres de vertus envers les étrangers et les amis. Comme il a ordonné aux hommes d’aimer Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de toutes leurs forces, de ne l’oublier ni dans la veille ni dans le sommeil. Et voyez comme il a fait ceci lui-même, encore qu’il fût Dieu : comme il a tout donné et tout laissé pour l’amour vrai, l’amour du Père, et par compassion envers les hommes. Il a vécu dans une charité toujours en éveil, donnant à l’amour tout son cœur, toute son âme et toutes ses forces. Telle est la voie que Jésus nous montre et qu’il est lui-même : la voie qu’il a suivie et où se trouve la vie éternelle, la fruition dans la gloire et la vérité de son Père.

Demandez ensuite la voie à ses saints : ceux qu’il a déjà appelés près de lui et ceux qui sont encore sur la terre, qui le suivent dans les parfaites vertus, qui sont montés après lui de la profonde vallée de l’humilité à la montagne de noble vie, qui ont gravi cette haute montagne avec foi puissante et noble confiance dans la contemplation de l’Amour/1, si doux à notre cœur.

Demandez aussi votre route à ceux qui sont près de vous et que vous voyez suivre fidèlement le même chemin, dans l’obéissance à Jésus et en toute œuvre de vertu. Ainsi prendrez-vous pour guide celui qui est la voie même, et ceux qui ont cheminé par elle ou la suivent encore.

Le second point est le choix d’une bonne compagnie : l’ordre religieux où vous avez part à de grands biens, et surtout les amis de Dieu : ceux qui l’aiment et l’honorent le plus, dont vous sentez que vous recevrez l’aide la plus efficace, ceux qui vous aident le plus à retrouver la simplicité du cœur et à l’élever vers Dieu, dont la présence ou les paroles vous attirent à Dieu et vous approchent de lui. Mais évitez avec soin dans le choix d’une compagnie toute complaisance pour votre repos et toute partialité. Regardez bien en ces personnes, qu’il s’agisse de moi-même ou d’autres à qui vous pensez vous confier, si vraiment elles vous aideront â devenir meilleure, et voyez d’abord comme elles vivent. Car il y a bien peu de gens sur la terre aujourd’hui en qui trouver une vraie fidélité : presque tous veulent de Dieu et des hommes seulement ce qui leur plaît, la satisfaction de leurs désirs et de leurs besoins.

1 Toeverlate der contemplacien : le mot contemplation, emprunté au latin, se trouve deux fois dans ces lettres. Cf. Lettre XV/H, p. 151.

Le troisième point vous conseille de vous garder des voleurs, c’est-à-dire des subtiles tentations du dehors et du dedans. On ne peut apprendre aucun métier sans maître : n’ayez donc point la témérité d’adopter une voie singulière sans le conseil de personnes prudentes et spirituelles.

Le quatrième point vous invite à éviter la gourmandise, c’est-à-dire toute satisfaction profane ; que nulle chose hors de Dieu ne vous suffise, que nulle chose ne vous retienne avant d’avoir goûté comme il est doux ! Sachez-le et songez-y sans cesse : tout plaisir en ce qui n’est pas Dieu même, est gourmandise.

Le cinquième point vous ordonne de vous trousser court et de vous ceindre ferme, pour vous garder de toute souillure terrestre et de toute lâcheté, vous serrant si bien avec le lien de l’amour, c’est-à-dire avec Dieu, que vous ne tombiez jamais plus en chose inférieure.

Le sixième point vous rappelle dans les montées qu’il faut vous pencher bien fort, c’est-à-dire remercier en toute souffrance que vous endurez à cause de l’amour, et vous humilier de tout cœur, quand bien même vous exerceriez toutes les vertus qu’homme ici-bas peut exercer : qu’elles vous paraissent petites et nulles devant la grandeur de Dieu, au regard de la dette que vous avez envers lui dans le service d’amour.

Le septième point vous ordonne, dans la descente, de vous tenir bien droite. S’il vous faut descendre en effet quelquefois, en prenant ce dont vous avez besoin, en éprouvant les nécessités physiques, vous devez toujours tenir vos désir élevés vers Dieu, avec les saints qui ont mené noble vie et qui ont dit : Notre conversation est dans le ciel/2.

Le huitième point est de requérir les prières des gens de bien : il vous faut demander l’aide des saints et des autres hommes pour accomplir la suprême volonté de Dieu, renonçant à toute chose pour être unie à cette volonté sainte en Dieu même.

Le neuvième point vous recommande de parler volontiers de Dieu, car c’est un signe d’amour que de trouver suave le nom de l’aimé. Saint Bernard l’a dit : Jésus est miel à notre bouche. Oui, c’est chose très douce que de parler du Bien-Aimé, cela émeut le cœur bien vivement et enflamme le zèle pour les œuvres.

Enfin je vous conjure par le saint amour de Dieu de faire en toute beauté et pureté votre pèlerinage, sans que les vouloirs propres vous blessent ou vous appesantissent, dans un doux esprit de joie, de paix et de bonheur. Traversez cet exil d’un amour si droit, si pur et si brûlant que vous trouviez Dieu, votre Bien-Aimé, à son terme : puisse-t-il vous y aider, Lui-même et son saint amour !

/2 Phil. 3, 20.

Lettre XVI Aimer Dieu de son propre amour

Exhortation qui pourrait être adressée à plusieurs personnes (le pronom employé est « vous »), mais les défauts signalés font penser qu’il s’agit plutôt d’une seule dirigée (un peu puérile, instable, s’occupe de trop de choses). Hadewijch exhorte au travail, mais y comprend la prière et l’acte même d’aimer.

Que Dieu soit avec vous et vous enseigne les voies du noble amour ! Soyez courageuse et attentive à votre tâche, zélée à l’intérieur comme en toute recherche du bien, ferme dans votre foi, en sorte que votre quête soit véritable et qu’elle ne suive pas vos penchants propres, mais la volonté de Dieu. Ainsi vous recevrez sans faute ce que vous destine son amour.

Vivez noblement dans l’espérance et la confiance intangible que Dieu vous donnera de l’aimer avec ce grand amour dont il s’aime lui-même, trine et un, l’amour par lequel il s’est suffi éternellement et se suffit à jamais. C’est avec cet amour aussi que tous les esprits célestes s’efforcent de le satisfaire ; telle est leur tâche qui ne sera jamais accomplie : et la défaillance de cette fruition est leur suprême fruition/1 [ghebreken (manquer) et ghebruken (jouir)] : Les âmes d’ici-bas doivent donc y tendre avec grande humilité de cœur, et bien savoir, devant si grande dilection et si haute charité, devant cet Amant inapaisable, qu’elles sont trop petites pour satisfaire l’Amour.

Ah cette œuvre à jamais inaccomplie, c’est elle qui passionne toute âme noble/2 et lui fait rejeter tout superflu — tout ce qui est inégal ou inférieur à l’exigence de l’amour !

Pour que deux choses en fassent une seule, rien ne doit plus se trouver entre elles que le ciment qui les joint. Ce ciment est l’amour même par quoi Dieu et l’âme bienheureuse se rencontrent dans l’unité. La sainte dilection conjure l’âme à toute heure de se fier sans réserve à l’amour — l’âme noble et fière qui est prête à l’entendre, à rejeter tout le reste pour gagner le seul amour, comme l’Amant a tout rejeté lorsqu’il a reçu mission de son

1 Jeu de mots entre ghebreken (manquer) et ghebruken (jouir) : v. Lettre VI, note 1. — Pour le thème de l’échec comme consommation, v. les poèmes traduits dans HA, pp. 117 et 133, et plus haut Lettre XII, note 8.

2 Toute âme noble : mot-à-mot : les nobles (âmes) fières — l’adjectif est pris substantivement.

Père pour accomplir l’œuvre d’amour, ainsi qu’il le dit lui même en son Évangile : Père, voici l’heure ; j’ai accompli l’œuvre que vous m’avez donnée/3.

Considérez sa vie et celle des saints qui l’ont suivi, celle des hommes bons chargés ici-bas des œuvres de ce grand amour, qui est Dieu même ; voyez comme ils gardent l’humilité du cœur et le zèle dans les bonnes œuvres, sans s’épargner en aucun point. Vivez pour la justice et non pour votre satisfaction ni selon vos goûts, ne faites nulle chose dont vous ne sachiez qu’elle convient à l’honneur de Dieu et à ses droits divins. Abandonnez-vous filialement à son noble pouvoir. Soyez prête à suivre tout avis salutaire qui vous est donné par des amis désireux de vous voir avancer. Quelle que soit même la personne qui vous donne un conseil, écoutez-le volontiers. Et souffrez aussi volontiers toute souffrance pour l’amour.

Votre cœur est trop faible encore et votre humeur trop enfantine ; vous êtes vite abattue et vous manquez de mesure en tout ce que vous faites. Qu’allez-vous prendre à cœur tant de choses ? Dominez-vous pour rendre gloire à Dieu et appliquez-vous au travail : l’âme qui veut vivre saintement se méfie de l’oisiveté, mère de tous les vices. Ne cessez donc point de prier ou d’aimer, ou d’agir vertueusement ou de servir les malades ; supportez pour l’honneur de l’amour les personnes chagrines ou ignorantes. Et dans l’esprit de Dieu, soyez heureuse qu’il

/3 Jean, 17, 1 et 4.

se suffise, que Dieu soit à lui-même parfait amour/4 [Soyez heureuse dans l’Esprit de Dieu de ce qu’il est à lui seul suffisant et amour]. Soyez heureuse aussi parmi vos compagnes, sans laisser de partager leurs peines, comme le dit saint Paul : Qui est faible sans que je défaille aussi ? /5 En toutes vos paroles, gardez la stricte vérité, comme parlant devant le Christ, qui est la Vérité même.

Je vous ennuie sans doute à vous prêcher des devoirs que vous n’ignorez pas et dont vous avez déjà la pratique. Mais je devais vous rappeler cette vérité : qui veut aimer doit commencer par les vertus sur lesquelles Notre-Seigneur et ses saints ont édifié tout le reste, comme on lit des martyrs que « par leur foi ils ont conquis des royaumes »/6. Il n’est pas dit, « par leur amour ». C’est qu’en effet la foi d’abord fonde l’amour, dont elle reçoit la flamme. Aussi les œuvres faites avec foi doivent-elles précéder l’amour, dont le feu les ennoblira. Veuillez donc agréer ces lignes : c’est dans le seul désir du bien que je les ai tracées.

/4 La traduction littérale serait : « Soyez heureuse dans l’Esprit de Dieu de ce qu’il est à lui seul suffisant et amour ». Trouver son bien en cela même que Dieu est : suprême pureté et suprême joie de la mystique hadewigienne. Cf. Lettre I, note 2.

/5 II Cor. 11, 29.

/6 Hébr. 11, 33.

Lettre XVII Agir avec les Personnes et reposer dans l’Unité

Texte important pour l’intelligence de la doctrine de Hadewijch et pour l’étude de la relation de Ruusbroec avec notre auteur. Il est remarquable qu’elle donne cette doctrine, p. 142 [retrouver infra], comme une révélation, intimée à elle personnellement le jour de l’Ascension (où le Christ retourne à son Père). Comme il y a une Réalité divine au-dessus de tout nom et de toute distinction de Personnes, il y a un royaume au fond de l’âme qui doit demeurer libre de tout penchant et de toute activité : telle est la thèse exposée. On notera un passage important de la même page sur le dépassement de la parole et du concept, qui fait partie de la thèse : le fond de l’âme est protégé par le silence. — La fin de la lettre met en garde contre tout laisser-aller dans la ligne morale : il faut attendre — longtemps, si Dieu le veut, et en travaillant de tout cœur — l’invitation divine à cet état de repos. Hadewijch atteste que chez elle-même, le repos fruitif est associé en toute harmonie avec une vie de dévouement charitable (« vie commune »). — Pour les deux acceptions du mot Père, v. la note 18 de l’Introduction. Cette ambivalence risquant de rendre la lecture laborieuse, nous avons pris la liberté d’insérer dans le texte de cette lettre quelques parenthèses explicatives21.

Soyez prompte et zélée en toute vertu,

Ne négligez aucune œuvre,

et ne faites rien de particulier.

Soyez bonne et pitoyable à toute misère,

et ne prenez soin de personne.

Je voulais depuis longtemps vous donner ces avis car c’est chose qui me tient grandement à cœur.

Que Dieu même vous fasse comprendre ce que je veux dire, dans l’essence une et simple de l’Amour/1.

/1 L’exposé commence par un poème, comme la Lettre XIX et comme certains textes en prose de Ruusbroec. Les trois premiers distiques sont des paradoxes, le second vers paraissant à chaque fois interdire ce qu’ordonne le premier. Dans le cours de la dissertation, Hadewijch explique qu’elle veut illustrer ainsi les deux aspects de la vie trinitaire et de notre vie spirituelle. L’aspect actif et manifesté, indiqué dans le premier vers de chaque distique, est mis en relation avec les Personnes (avec le Saint-Esprit pour le premier, avec le Père pour le second, avec le Fils pour le troisième) — tandis que le second vers se réfère « à la pure unité de la Déité » (p. 139) — « l’Unité belle par-dessus toute chose » (p. 140), en qui l’Amour est « pure fruition de soi » (p. 141). La sainteté ici-bas consiste à vivre les deux aspects, qui s’exigent réciproquement ; mais la fruition dans l’Unité, qui anticipe la consommation éternelle, garde son primat.

Ces défenses que je vous fais sont celles mêmes que Dieu m’a faites. Je désire vous les intimer à mon tour, parce qu’elles appartiennent en toute vérité à la perfection de l’amour — parce qu’elles conviennent de façon juste et parfaite à la Déité. Les modes que j’ai mentionnés désignent en effet (les aspects de) l’Etre divin. « Être prompt et zélé », c’est le caractère de l’Esprit Saint, par quoi il est Personne subsistante ; mais ne s’appliquer à nulle chose singulière, c’est la nature du Père (i.e. de l’Essence considérée comme origine des Personnes) : c’est par là qu’il est Père (Essence) sans distinctions. Donner ainsi et garder ainsi, c’est la Déité même et toute la nature de l’Amour.

Ne négligez aucune œuvre,

— et ne faites rien de particulier.

Le premier vers désigne la vertu du Père (comme Personne), par quoi il est Dieu tout-puissant ; et le second désigne sa volonté juste (en tant qu’Essence unique), par quoi il accomplit ses œuvres souveraines et secrètes au sein de la profonde ténèbre, inconnues et cachées à tous ceux qui sont au-dessous de cette pure unité de la Déité. Ils se tiennent au-dessous de l’Unité, tout en servant les Personnes selon qu’il sied à chacune, en toute fidélité, comme je le dis dans le premier vers (de chaque distique) : « Prompte et zélée en toute vertu » — « Ne négligeant aucune œuvre » — « Compatissant à toute misère ». Cela semble en vérité la plus belle vie qui se puisse mener ici-bas : je n’ai cessé de vous la conseiller avant tout, vous le savez, je l’ai vécue d’abord dans le dévouement et dans les œuvres, en toute noblesse, jusqu’au jour où elle me fut interdite.

Les trois autres vers (le second de chaque distique) expriment la perfection de l’union et de l’amour : l’amour en toute justice vaque à lui-même et à nulle autre chose/2, — un seul Être, une seule Charité. Ah ! quelle Essence terrible que celle qui engloutit dans l’unité de sa nature tant de haine et tant d’amour !

Soyez bonne et pitoyable à toute misère, correspond au fils en tant que Personne distincte : tel il fut et telle fut son œuvre, en toute beauté/3 ;

— et ne prenez soin de personne,

c’est de nouveau le Père (l’Essence unique), qui engloutit le Fils/4 : telle est toujours son œuvre, dont l’immensité nous effraye. Ceci est l’Unité, belle par-dessus toute chose, de l’amour de la Déité ; elle est si juste, des justices de l’amour, qu’elle absorbe le zèle et l’humanité, et la vertu qui ne voudrait manquer à nul besoin (de ses frères). Elle absorbe la charité et la pitié que l’on avait envers ceux de l’enfer et du purgatoire, envers ceux qui sont

/2 L’amour qui ne vaque qu’à lui-même : expression reprise par Ruusbroec. V. Annexe A, citation 6, p. 258.

/3 En toute beauté : mot-à-mot : « Tel il fut bellement et œuvra bellement ».

/4 L’image de l’engloutissement, pour marquer le reflux des Personnes dans l’unité de l’Essence, sera reprise par Ruusbroec et souvent employée par lui.

inconnus de Dieu, ou qui connus de lui, s’égarent loin de sa chère volonté ; envers les amants qui souffrent plus que tous ceux-là, car ils sont privés de ce qu’ils aiment. La justice absorbe tout ceci en elle-même. Chaque Personne cependant ne laisse pas de donner en particulier ce qui lui est propre, comme je l’ai dit. Mais la juste nature de l’Unité/5, en qui l’amour n’appartient qu’à lui-même et n’est que pure fruition de soi, ne se livre à aucun exercice de vertu ou de bonté, ni à aucune œuvre particulière, si belle et si recommandée qu’elle puisse être — l’Unité ne prend pitié d’aucune misère, pour capable qu’elle soit de la soulager. Car en cette jouissance de l’amour, il ne peut y avoir d’œuvre que la fruition simple, par quoi la puissante et simple Déité est amour.

Cette défense que j’ai reçue et que je vous ai dite, c’est donc celle de toute injustice en amour ici-bas. C’est l’ordre de ne rien épargner de ce qui n’est point l’amour, de me vouer à lui si intimement que tout ce qui lui est extérieur me soit en haine ; passer par-dessus tout ce qui n’est pas l’amour, sans penchant ni vertu ni œuvre particulière pour venir en aide aux autres, ni compassion pour les protéger, mais rester à toute heure dans la fruition d’amour. — Lorsque pourtant celle-ci s’affaiblit et défaille, on fait bien de s’adonner aux œuvres naguère

/5 La juste nature de l’Unité. Paradoxe eckhartien avant la lettre : Hadewijch met la justice au-dessus de la miséricorde (des œuvres particulières). La justice dont il est question est l’intégrité ineffable de la Nature divine.

interdites, c’est alors justice et devoir. Tant que l’on cherche l’amour et que l’on est à son service, on doit tout faire à son honneur, car durant tout ce temps on est homme, et on demeure dans le besoin : nous devons agir généreusement en toute chose, aimer personnellement le prochain, le servir et compatir à ses peines, car nous sentons partout le manque et le besoin. Mais dans la fruition d’amour, on est devenu Dieu puissant et juste/6. Alors la volonté, l’œuvre et la puissance sont également justes. Ces trois sont (comme) les trois Personnes en un seul Dieu.

Ces défenses me furent intimées il y a quatre ans à l’Ascension, par le Père, à l’instant que son Fils descendait sur l’autel. Dans cette venue, Celui-ci m’embrassa et par ce signe, je fus désignée. Et unie à Lui, je parus devant son Père, qui me reçut en Lui et Le reçut en moi. Me trouvant accueillie et illuminée dans l’Unité, je compris cette Essence et la connus plus clairement qu’on ne peut le faire ici-bas d’aucune chose connaissable, par paroles, raisons ou visions.

Ce semble merveille, mais pour merveilleux que je le nomme, vous ne sauriez, j’en suis sûre, vous en étonner.

Car les paroles divines sont chose que la terre ne peut comprendre : pour tout ce qui se rencontre ici-bas, on peut trouver assez de paroles en flamand, mais pour ce que je veux dire, il n’y a ni flamand ni paroles. J’ai pourtant connaissance de la langue autant qu’homme peut l’avoir ; mais pour ceci, je le répète, il n’est point de langage, et nulle expression que je sache n’y convient.

Je vous défends ainsi certaines choses et vous en ordonne d’autres, mais vous devez servir longtemps encore. Je vous interdis cette application particulière comme elle m’est à moi-même interdite par Dieu, mais vous devrez longtemps travailler dans les œuvres de l’amour, comme je l’ai fait moi-même, comme ses amis l’ont fait et le feront encore. Je m’y suis vouée pour ma part à mon heure et n’ai point cessé de m’y tenir (suivant cette règle divine :) n’avoir d’affaire que l’amour, n’avoir d’œuvre que lui-même, ne protéger que lui et ne demeurer qu’en lui. — Pour ce que vous avez à faire et à laisser en chaque chose, que Dieu lui-même, notre Amant, veuille vous le montrer !

6 On est devenu Dieu puissant et juste. Notre traduction est littérale. Inutile sans doute de relever que le verbe être est pris, ici et ailleurs, par Hadewijch, dans un sens analogique : l’ordre ontologique et l’ordre intentionnel n’ont pas, dans son langage, de registre distinct. La remarque vaut aussi pour la dernière phrase du paragraphe.


Lettre XVIII La nature de l’âme et son repos divin

Suite de la Lettre XVII, qui complète l’explication du poème énigmatique. — La première partie développe, sur l’image de la société féodale, une conception que l’on trouve chez une autre béguine, l’auteur du Miroir des simples âmes. Dans l’état de perfection spirituelle, comme le décrivent ces contemplatives, les vertus sont toujours avec l’âme [à son service], mais l’âme est toujours sans elles, c’est-à-dire toujours libre et livrée au seul amour. — Vient ensuite un passage digne d’attention : c’est un bref traité de psychologie mystique, où l’âme et Dieu sont conçus comme deux réalités également mystérieuses, qui se voient, s’accueillent et se suffisent dans une liberté insondable. Le mot fond de l’âme n’est pas employé ici, mais un équivalent [diepheit]. [L’expression gront der zielen se trouve ailleurs chez Hadewijch, sans avoir encore le sens précis qu’il aura dans la spiritualité d’introversion, chez Ruusbroec et Maître Eckhart]. — Les deux paragraphes suivants, depuis : « la vue dont l’âme est pourvue », p. 147, jusqu’à : « mais elle n’est pas manifestée encore, ni à elle-même ni aux autres », p. 149, sont empruntés à Guillaume de Saint-Thierry, De natura et dignitate amoris. L’amour dépasse la raison, mais l’une prête à l’autre une précieuse et réciproque assistance. Cet amour revêt pour les hommes un aspect terrible, lorsque l’âme illuminée par lui retourne parmi eux. Les deux paragraphes s’insèrent à merveille dans le texte hadewigien et semblent porter sa marque, de telle sorte qu’on ne soupçonnerait pas l’emprunt. — A lire attentivement ces deux lettres, XVII et XVIII, on voit qu’il ne s’agit nullement pour Hadewijch d’abandonner les œuvres, au contraire, mais bien de n’œuvrer que par ordre de l’Amour, unique, intérieur et intangible. Dans cette obéissance, l’action et la contemplation ne sont en aucune façon obstacle l’une à l’autre.

Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme [un chevalier] sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.

Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place : la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :

Soyez bonne et pitoyable à tous,

— et ne prenez soin de personne,

et le reste que je vous écrivais [dans la lettre précédente].

Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, [par nature] noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse ; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de [l’union avec] votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible/1 [sienleec [visible, transparent] et siele [âme]]. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Etre divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.

La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité/2. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La

/1 Cette belle définition comporte un jeu de mots entre sienleec [visible, transparent] et siele [âme].

/2 La vue naturelle de l’âme est la charité : le naturel chez nos auteurs n’est pas encore opposé à l’ordre de la grâce, comme il le sera dans une théologie plus récente.

raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas ; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas ; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là-même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour 3. Rien d’étranger et

/3 La phrase : « Car la sagesse ne se mêle pas... » ne se trouve pas dans Guillaume de Saint-Thierry : c’est une addition de Hadewijch. L’insistance sur le caractère secret de la fruition d’amour, abîme inaccessible aux mesures et aux pensées des hommes, où l’âme reste cachée, introuvable, est caractéristique de la mystique béguinale, de celle de Ruusbroec et de Maître Eckhart. Cf. Ruusbroec, Les XII Béguines, R. G. IV, 68 ; W. VI, 78. — Id. Ornement des Noces, R. G. I. 249 ; W. III, 219. — Ecrits eckhartiens Pf. Traité III, p. 398 ; Tr. XI, p. 508 ; Tr. XV, pp. 536 et 537. — Miroir des simples âmes, p. 19).

nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude/4, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.

Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.

Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine ; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux

/4 Cf. Prov. 14, 10 : In gaudio eius non miscebitur extraneus, cité par Guillaume de Saint-Thierry.

mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.

Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.

Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé ; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.

Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue ; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plutôt cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.



Lettre XIX La guérison de l’homme

Le poème initial est très beau. Thèmes hadewigiens : Se laisser conquérir pour gagner (notion courtoise, y. Lettre XII, note 8). L’amour mène l’âme hors de tout sentier et au-delà des concepts. Il pénètre du regard son Objet divin (« voit au fond de l’Aimé ») et nous assure la liberté. — L’image du coursier qui emporte l’âme (style chevaleresque) se trouve ailleurs, notamment dans l’Imitation : satis suaviter equitat, quem gratia Dei portat.

Que Dieu soit avec vous et vous donne

vraie connaissance des mœurs de l’Amour !

Qu’il vous fasse éprouver ce que signifie

la parole de l’Epouse du Cantique :

« Je suis à mon Bien-Aimé et il est à moi ». /1

Qui céderait comme il sied à l’Amour,

ferait de l’Amour parfaite conquête.

J’espère que ceci vous adviendra,

et bien que le temps nous dure,

remercions de toute chose l’Amour !

Qui veut goûter cet Amour véritable,

dans la quête ou la découverte

ne doit suivre ni voie ni sentier.

Errant à la recherche de la victoire d’Amour,

par monts et par vaux, au-delà

des vaines consolations, des peines, des tourments,

hors des chemins de la pensée humaine,

le puissant cheval d’Amour l’emporte.

Car la raison ne peut comprendre

comment l’amour par l’Amour voit au fond de l’Aimé,

et comme il vit libre en toute chose.

Ah ! lorsque l’âme arrive

à cette liberté que donne l’Amour,

elle n’épargne ni vie ni mort,

elle veut l’Amour, elle ne veut rien de moins.

Mais je laisse ici la rime et la Raison.

/1 Cant. 2, 16.


On ne saurait en effet par raison ou raisonnement faire entendre les choses de l’amour, que je désire et que je veux pour vous. Que dirais-je de plus : il faudrait parler avec son âme ! La matière d’un tel discours est trop vaste, puisque c’est l’amour et qu’Amour est Dieu même. Le vrai amour n’a nulle matière : point de substance que la pure liberté de Dieu, donnant sans compter et toujours aussi riche22, agissant fièrement et croissant en toute noblesse.

Ah ! puissiez-vous croître selon cette dignité qui est vôtre et qui vous fut destinée avant le temps ! /2 [cette dignité qui est vôtre et à laquelle Dieu vous a appelée sans commencement] Comment pouvez-vous supporter que Dieu jouisse de vous en son Essence et que vous ne jouissiez pas de lui ? Mais ce que j’en éprouve, je dois le taire : lisez ce que je vous écris et permettez-moi d’en rester là. Que Dieu me traite selon son bon plaisir ! Je dirai comme Jérémie : « Mon Dieu, vous m’avez trompé, et c’est volontiers que je me laisse jouer par vous ». /3

L’âme la plus intacte est la plus semblable à Dieu. /4 Gardez-vous intacte de tout homme, dans le ciel et sur la terre, jusqu’au jour où le Christ sera élevé au-dessus de celle-ci et vous emportera avec lui ainsi que toute créature. Selon certains, il faut entendre par là la croix sur laquelle il fut élevé. Mais lorsque le Christ et l’âme bienheureuse sont unis, c’est alors que l’un et l’autre sont exaltés en toute perfection et beauté. Quand l’âme n’a plus rien que Dieu, quand elle n’a plus de vouloir que Sa volonté simple, qu’elle est anéantie et veut tout ce que Dieu veut avec Sa volonté, quand elle est engloutie et réduite à rien — alors il est élevé de terre et attire tout à lui : l’âme devient avec lui totalement cela même qu’Il est/5.

Les âmes englouties et perdues en Dieu de la sorte reçoivent dans l’amour la moitié de leur être comme la lune reçoit la lumière du soleil. La connaissance unifiante qu’elles reçoivent de cette lumière nouvelle, d’où elles procèdent et où elles demeurent — cette lumière simple absorbe l’autre et les deux moitiés de l’âme se rejoignent : ainsi l’heure s’accomplit. Si vous aviez obéi à cette lumière dans l’élection de votre bien-aimé, vous seriez libre, car ces âmes sont réunies et vêtues de la lumière même dont Dieu se vêt.

Comment s’unissent les deux moitiés de l’âme : il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Mais je ne veux pas en parler davantage, car je suis trop malheureuse en amour, et je crains par ailleurs que les étrangers ne sèment des orties dans la roseraie.

Il nous faut donc en rester là : que Dieu soit avec vous !

/2 Mot-à-mot : « cette dignité qui est vôtre et à laquelle Dieu vous a appelée sans commencement ». La phrase suivante confirme qu’il s’agit ici, comme ailleurs chez Hadewijch, de notre existence en Dieu, de notre noblesse, de notre vocation éternelle.

/3 Cf. Jer. 20, 7. Mais le verset du prophète est assez différent de ce que lui fait dire Hadewijch.

/4 La ressemblance avec Dieu est assurée à l’âme qui reste intacte : thème des béguines et de Maître Eckhart. Cette notion d’une virginité essentielle, à garder ou à retrouver, se rattache à l’exemplarisme.

/5 L’âme engloutie et anéantie est divinisée (« elle devient avec Lui totalement cela même qu’Il est ») : soulignons de nouveau ces expressions caractéristiques de la mystique hadewigienne, et plus encore des contemplatifs qui hériteront de sa flamme au siècle suivant. — L’image astronomique de la fin est d’une curieuse précision : la lumière de la lune, empruntée au soleil, se fond dans celle du soleil même lorsque celui-ci se lève. Notre être en Dieu est la meilleure part de nous-mêmes, notre vrai être, en qui nous sommes appelés à nous perdre — à nous retrouver.



Lettre XX Les douze heures mystérieuses

Ce petit traité n’a rien d’une lettre missive : c’est une parabole spirituelle, brodée sur un canevas physique : la succession des heures. On peut la rapprocher de l’interprétation des signes du zodiaque, développée par Ruusbroec dans l’Ornement des Noces, et que le Bon Cuisinier avait imitée. — Les caractères attribués aux douze heures ne forment pas une suite logique, mais chaque description d’état intérieur a sa beauté. Bien claire est cependant l’attribution à la douzième et dernière heure de la « chute » de l’amour en lui-même, où il n’œuvre plus que lui-même et « se suffit dans sa pure essence ». L’amour de l’âme, au plus haut degré de dépouillement et d’intensité, rejoint ainsi « la suprême nature de l’Amour », c’est-à-dire la Déité sous l’aspect simple et un (V. Introduction, p. 26). — Cette description d’une suite de « demeures » a divers parallèles dans la littérature mystique : le R. P. Van Mierlo la compare au traité de Béatrice, que nous avons traduit ci-après. Mais ce dernier, pour être imparfaitement systématique, offre néanmoins une succession moins arbitraire des états ou étapes de la vie spirituelle.

La nature d’où procède le véritable Amour a douze heures à travers lesquelles nous le voyons sortir, puis retourner à lui-même. Et lorsque l’Amour revient ainsi, il réintègre en soi ce qu’il a rapporté de ce périple : l’esprit chercheur, le cœur assoiffé, l’âme aimante. L’Amour les jette dans l’abîme de sa puissante nature/1, d’où il est né et dont il se nourrit. C’est ainsi que les heures innommées reviennent à la nature inconnue. L’Amour est revenu à lui-même et jouit de sa nature au-dessus de lui-même, au-dessous de lui-même et autour de lui-même. Et tous ceux alors qui n’ont pas atteint cette expérience, ont pitié des âmes tombées dans l’abîme (de l’Amour), qui doivent œuvrer, vivre et mourir selon l’ordre de l’Amour et de sa nature terrible.

La première heure innommée, parmi les douze qui entraînent l’âme dans la nature de l’Amour, est celle de sa manifestation : l’Amour se révèle et nous touche à l’improviste, sans qu’on l’ait demandé — alors même qu’on est le plus loin de soupçonner sa noblesse, et comme sa nature en elle-même est puissante. C’est pourquoi une telle heure à bon droit s’appelle « innommée »./2

/1 La nature de l’Amour (l’Essence divine) conçue comme un abîme où tout est jeté : consonance, plusieurs fois signalée déjà, avec Ruusbroec (y. aussi les premières lignes de l’avant dernier paragraphe, p. 163).

/2 L’épithète que Hadewijch donne à ces heures de la journée de l’esprit — Heures « innommées » — est justifiée de façon explicite dans le texte quant à la première, la quatrième et la cinquième. Mais à y regarder de prés, les autres descriptions illustrent aussi, chacune à sa façon, le caractère transcendant de l’expérience intérieure, que le langage et le concept n’atteignent pas. Néanmoins l’adjectif appliqué aux heures cst à première vue étonnant : il s’éclaire si on admet qu’employé d’abord en d’autres descriptions d’états spirituels, où il sonnait plus naturellement, il est devenu dans le milieu où vécut Hadewijch un de ces termes conventionnels, dont elle use volontiers en raison de leur puissance évocatrice. Dans le recueil de textes eckhartiens de Pfeif fer, le sermon 38 (qui n’est pas considéré comme authentique), présente un passage, où le terme est employé dans le même sens, mais expliqué par une référence scripturaire : « Jacob repose en un lieu innommé (Gen. 28, 11). Ce lieu est nommé par cela même qu’il n’a point de nom. Lorsque l’âme arrive au lieu innommé, elle prend son repos, là où tous les êtres ont été (de toute éternité) Dieu en Dieu. Le lieu de l’âme, qui est Dieu même, est innommé... » (Pf. 130). Ce texte allemand, plus récent que ceux de notre auteur, appartient évidemment au même climat spéculatif.

La deuxième heure innommée est celle où l’Amour fait goûter la mort violente à notre cœur — le fait mourir sans expirer, malgré que l’âme ait connu l’amour peu de temps jusque là et soit à peine passée de la première à la deuxième heure.

Dans la troisième heure innommée, l’Amour apprend à l’âme comment on peut vivre et mourir avec lui, et lui fait comprendre qu’on ne saurait aimer sans beaucoup souffrir.

Dans la quatrième heure innommée, l’Amour fait goûter à l’âme ses jugements secrets, plus profonds et plus ténébreux que l’abîme/3. Il lui fait comprendre comme on est malheureux sans amour. Et pourtant l’âme ne connaît pas encore l’essence de l’Amour. Cette heure est bien dite innommée, où l’on apprend les jugements de l’Amour sans le connaître encore.

La cinquième heure innommée est celle où l’Amour enlève à eux-mêmes l’âme et le cœur. L’âme sort de soi, elle se quitte et quitte l’Amour, pour entrer dans l’essence de l’Amour. Elle perd alors son étonnement/4, sa crainte devant l’obscurité des jugements divins, elle oublie les peines de l’amour. A ce stade, elle ne connaît plus rien de l’Amour, sinon l’acte d’aimer. Ce semble un abaissement et ne l’est point. Mais cette heure de nouveau est bien dite innommée : alors qu’on est le plus près de la connaissance, on connaît moins que jamais.

La sixième heure innommée se trouve en ceci, que l’amour méprise la raison, tout ce qui est en elle et tout ce qui s’y rattache. Car ce qui appartient à la raison (commune) est opposé à la nature de l’amour, elle ne peut rien lui donner et rien lui prendre. La noble raison de l’amour est un flot montant sans trêve et sans relâche/5. La septième heure innommée, c’est que nulle chose ne puisse demeurer dans l’amour et que rien ne puisse le toucher, sinon le désir. Cette touche est le secret de l’amour, elle naît de l’amour même. Car l’amour est

/3 Les jugements de l’amour sont secrets, interdits aux regards humains : thème récurrent.

/4 Ce stade de la vie contemplative où cesse l’étonnement, est signalé plusieurs fois par Ruusbroec : Royaume des Amants, R. G. I, 9 ; W. II, 72. — Ornement des Noces, R. G. I. 248 ; W. III, 218.

/5 Distinction des deux raisons : l’une que l’amour méprise, l’autre qui lui appartient de façon essentielle et inséparable.

toujours désir et se dévore lui-même, sans cesser pourtant d’être en lui-même parfait. L’amour peut demeurer en toute chose. Il peut demeurer dans le soin charitable du prochain, mais ce soin ne peut demeurer dans l’amour. Dans l’amour rien ne peut demeurer, ni compassion, ni bonté, ni humilité, ni raison ni crainte, ni discrétion ni mesure, ni aucune autre chose. L’amour habite en toutes ces vertus ou activités, il les alimente, mais ne reçoit lui-même aucun aliment que de sa propre essence/6.

Dans la huitième heure innommée, la nature de l’Amour se fait connaître en son visage/7, comme la suprême merveille. Mais alors qu’en d’autres êtres le visage est ce qui se révèle le mieux, il est dans l’Amour

/6 L’amour est dans les vertus, les actions, les œuvres ; rien de tout cela n’est dans l’amour : l’âme ne fait rien qu’aimer. V. ci-dessous, Lettre XVIII, note initiale.

/7 Les VIIIe et IXe Heures insistent sur le visage (aanschijn) de l’Amour ; en néerlandais comme en français, le mot désigne étymologiquement l’objet de la vision. Cf. Lettre VI, note 7, et Lettre XXI1, note 13. — C’est l’un des mots de Hadewijch qui ont été repris par Ruusbroec, celui-ci leur donnant un sens plus précis et leur assignant une place déterminée dans sa conception systématique de l’ascension intérieure. Dans le Livre des XlI Béguines, chap. 11 (deuxième mode de la vraie contemplation), l’esprit, arrivé à la nudité, voit « la Face de Dieu, c’est-à-dire la substance et nature de Dieu, d’un simple regard, au-dessus de la raison et sans considération » (R. G. III, 19 ; W. VI, 307). Le chapitre 12 du même ouvrage présente de nouveau ce thème — parmi d’autres réminiscences bade-wigiennes. Le R. P. Ampe S. J., dans son étude sur la conception trinitaire de Ruusbroec (De grondlijnen van Ruusbroec's Drieëen-heidsleer, 1950, p. 38) donne un tableau où il situe exactement la notion ruusbroeckienne d’aanschijn. Cf. aussi HA, pp. 68, 78 et 103.

au plus haut point secret, car il n’est autre chose que l’Amour en lui-même. Ses autres parties, ses œuvres sont plus faciles à connaître ou à concevoir.

La neuvième heure innommée est celle où l’Amour se manifeste en sa pire violence, dans l’assaut le plus dur et l’invasion la plus profonde, tandis que son visage atteint la plus grande douceur, la suavité et l’amabilité suprêmes : il s’offre sous son aspect le plus charmant. Et plus il blesse profondément celui qu’il assaille, plus doucement il ravit et absorbe en lui-même, par la noblesse de son visage, celui qu’il aime.

La dixième heure innommée consiste en ceci, que l’amour ne rend de comptes à personne, tandis que tous les êtres lui doivent raison. L’amour enlève à Dieu la puissance de juger ceux qu’il aime. L’amour ne cède ni aux saints, ni aux hommes, ni aux anges, ni au ciel, ni à la terre ; il vainc la Déité dans sa nature propre. Il clame en tous les cœurs d’amants, à voix haute, sans apaisement et sans trêve : « Aimez l’Amour ! » Cette voix est si puissante, si terriblement inouïe, qu’elle passe le bruit du tonnerre. Et cette parole est le lien par quoi l’amour tient ses prisonniers, c’est l’épée par quoi il blesse ceux qu’il touche, c’est la verge dont il châtie ses enfants, c’est la doctrine dont il instruit ses disciples/8.

La onzième heure innommée, c’est que l’Amour possède avec violence celui qu’il aime en sorte que notre esprit ne peut s’écarter de l’Amour un seul instant, notre cœur ne peut désirer, notre âme ne peut aimer nulle chose hors de lui. L’Amour rend la pensée de l’homme si simple, qu’il ne peut songer ni aux saints, ni aux hommes, ni au ciel, ni à la terre, ni aux anges, ni à lui-même, ni à Dieu, mais au seul Amour qui le possède, toujours présent, toujours nouveau.

Enfin la douzième heure est pareille à la suprême nature de l’Amour : là où l’Amour jaillissant de lui-même et œuvrant en lui-même s’abîme de telle sorte en lui-même qu’il se suffit en sa pure essence. Il se suffit en vérité, et si personne n’aimait l’Amour, son Nom resterait purement aimable en sa noble nature/9. Ce Nom est son être intérieur et son opération extérieure, sa couronne au-dessus de lui et son fondement au-dessous de lui.

Telles sont les douze heures innommées de l’Amour — innommées, car en aucune d’elles l’amour de l’Amour ne peut être compris, sinon des âmes dont j’ai parlé, qui ont été jetées dans l’abîme de la haute essence de l’Amour ou qui lui appartiennent. Et leur foi y pénètre plus avant que leur intelligence.

/8 Ruusbroec a développé le thème de cette dixième Heure dans son livre des Sept degrés de l’Échelle d’Amour, chap. 14. (V. Annexe A, cit. 1). Plus important et plus frappant est l’emprunt que nous avons signalé dans HA, pp. 55-56, fait par le maître de Groenendael à la onzième Heure, dans ses XII Béguines : il y a reproduit, sans le signaler au lecteur, le passage le plus hardi de cette Lettre XX.

/9 Le Nom de Dieu désigne chez notre auteur l’action de Dieu, qui répand sa gloire et la révèle à nous. Cf. Lettre XXII, note 12.



Lettre XXI Comment l’Amour se gagne et se possède

Lettre adressée à une personne bien-aimée (« cher cœur »). Les deux premiers paragraphes décrivent avec une force singulière l’urgence de servir le prochain, telle que l’amour divin l’intime à l’âme fervente. Les paragraphes suivants sont une nouvelle confirmation de la doctrine des Lettres XVII et XVIII : l’application aux œuvres extérieures est nécessaire jusqu’à l’heure ou l’Amour invite l’âme à lui faire face directement : alors tout souci de l’action doit être « banni au-dehors et oublié au-dedans ». Les deux dernières lignes décrivent un baiser spirituel : « que le regard demeure plongé (dans son Objet), que les flots de l’amour mutuel s’écoulent suavement l’un dans l’autre et se mêlent (à jamais) ».

Que Dieu soit votre amour, mon cher cœur ! Gardez-lui votre zèle et que rien ne vous attriste de ce qui peut vous advenir, car le temps est court et nous avons beaucoup â faire ici-bas, et la récompense est grande. Je ne me suis guère plainte, je ne veux pas non plus que vous faiblissiez ni que vous vous plaigniez : livrez-vous à notre Amour, et laissez-le jouir de lui-même/1. Soyez prudente : efforcez-vous de comprendre quelles sont les vertus avec lesquelles on poursuit le véritable amour ; soyez compatissante aussi et n’abandonnez personne dans le besoin. Les hommes craignent en ceci de compromettre leurs biens et leur tranquillité, ce qu’ils ont et ce qu’ils espèrent gagner ; ils préfèrent leur paix à celle des autres. Mais pour vous, demeurez nue devant Dieu et dépouillée de tout repos qui n’est point le sien/2 : que nulle chose vraiment ne vous satisfasse sinon lui-même. Et tant que ceci n’est pas atteint, vous devez le désirer comme femme arrêtée en travail.

Il en est ainsi de ceux qui aiment : ils ne peuvent jouir de l’amour ni s’en passer, c’est pourquoi ils se consument et dépérissent. Avant qu’on ne possède le Bien-Aimé, il faut faire sa cour pour l’obtenir, agissant de façon toujours belle et généreuse, en toute affaire, avec toute personne connue ou inconnue, selon la dignité du Bien-Aimé, pour la bonne et haute renommée qu’on aura près de lui. Car il entend courtoisie : lors donc qu’il voit les grandes peines et le dur exil que sa Bien-Aimée a souffert pour lui, et ses nobles dépenses, il ne peut laisser d’y répondre par l’amour et le don sans réserve de lui-même.

Voilà comment on travaille à gagner le Bien-Aimé : c’est au service de toutes les vertus qu’on s’applique alors. Mais lorsque nous avons affaire au Bien-Aimé lui-même, il faut laisser toutes choses pour lesquelles nous servions naguère, les bannir au-dehors et les oublier au-dedans.

Quand on sert pour gagner l’Amour, on s’occupe à ce service ; quand on aime l’Amour avec l’Amour, on exclut tout le reste pour vaquer à la jouissance avec tout son cœur et tout son être, pour saisir le fruit unique que l’âme bien-aimée obtient du seul Amour. Que toutes nos puissances, que toutes nos fibres s’y consacrent alors, que notre regard y demeure plongé, que les flots de l’amour mutuel s’écoulent suavement l’un dans l’autre et se mêlent à jamais ! C’est ainsi que l’amour doit vivre dans l’Amour !

/1 De nouveau, ce conseil qui définit l’attitude contemplative : ne pas se plaindre, se livrer à l’Amour et le laisser jouir de lui-même.

/2 « Nue devant Dieu et dépouillée de tout repos qui n’est point le sien » : le mot nu (bloet), qui prendra un sens plus précis chez les auteurs plus récents de la même école, se rencontre donc chez Hadewijch pour désigner la disposition de l’âme prête à recevoir la grâce.



Lettre XXII Les paradoxes de la nature divine

Ce traité, d’une lecture peut-être moins facile, est cependant digne d’attention et d’étude. C’est proprement le commentaire d’une hymne au Père, qui peut être d’Hildebert de Lavardin (t 1134) ou d’Abélard (D 1142) : Cf. P. L. 171, 1411 et P. L. 178, 1816. Mais le thème des « dimensions » paradoxales de Dieu avait été traité antérieurement en prose dans les mêmes termes, notamment par Isidore de Séville (P. L. 83, 541). Hadewijch s’étend sur cette pensée dans un langage d’allure philosophique, mais où la précision scolastique fait défaut. Le thème lui sert de canevas pour des descriptions d’états spirituels, qui ne sont pas classés dans un ordre hiérarchique, malgré que certaines expressions puissent le faire penser. (Cf. Lettre XX, note initiale). Le lecteur peut trouver qu’on le mène par les voies sinueuses d’un symbolisme arbitraire, mais s’il fait crédit à l’auteur, il reconnaîtra dans ces pages l’expression d’un émerveillement de l’âme, certainement vécu, sincère et profond. — Ruusbroec s’est souvenu de cette lettre, dont il reprend les termes — ceux de l’hymne — dans les XII Béguines, R. G. rH, pp. 219-220 ; W. VI, 255-256. (Cf. aussi Ibid. R. G. III, 97-98 ; W. VI, 113-114).

Celui qui veut comprendre Dieu, savoir ce qu’Il est en son Nom, en son Essence, doit être tout à Dieu, si totalement en vérité qu’il soit privé de soi. Car la charité ne requiert pas ce qui est sien/1, et l’amour ne veut rien d’étranger à lui-même. Qu’il se perde donc, celui qui veut trouver Dieu et connaître ce qu’Il est en soi.

Qui sait peu de choses a peu de choses à dire, remarque saint Augustin. Tel est mon cas, Dieu le sait. Je crois pourtant et j’espère beaucoup en Dieu, mais la connaissance que j’en ai est très faible : à peine je devine un peu du Divin, car les concepts humains ne le signifient pas. Pourtant celui qui dans l’âme serait touché par Dieu pourrait en signifier quelque chose à ceux qui l’écouteraient aussi avec leur âme/2.

La raison illuminée intime quelque notion de Dieu aux sens intérieurs, leur apprenant qu’il est admirable et par là-même redoutable, terriblement suave en son Essence, qu’il est tout à tout être et tout en chacun. Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé ; il est au-dessous d’elles

/1 I. Cor. 13, 5 : Caritas non quaerit quæ sua sont. Hadewijch ajoute une antithèse à l’assertion de saint Paul : la charité ne réclame pas ce qui est à elle — l’amour ne veut que lui-même ; mais les deux affirmations, en apparence opposées, expriment le même désintéressement. — Charité chez Hadewijch, qui emploie le terme latin, désigne généralement le dévouement au prochain, tandis que l’amour (Minne) est la passion spirituelle tournée vers Dieu même.

/2 On rapprochera « écouter avec son âme » (p. 168), — parler avec son âme et à l’âme elle-même (p. 172, — et l’expression analogue p. 154).

et n’est pas abaissé ; il est en elles et n’est pas circonscrit ; il est hors d’elles et cependant compris.

Il est au-dessus de toute chose et n’est pas élevé, c’est-à-dire qu’il exalte et ne cessera d’exalter sa Nature sans mesure. Etant cela même qu’il exalte, il est sublime sans être élevé.

Et comme l’éternité de son Être s’exerce sans début ni fin dans la jouissance de l’amour possessif, la profondeur sans commencement fait que la hauteur sans terme de la même Essence n’élève pas celle-ci. Sa nature, terriblement douce, la satisfait pleinement : la sublimité divine s’abîme dans le fond divin, et Dieu n’est pas élevé.

En outre, il invite constamment l’homme à l’unité dans la fruition de Lui-même. Et tous sont mûs par la force de l’intimation terrible ; en certains, l’esprit s’épouvante de la juste sommation, en sorte qu’ils s’égarent ; mais d’autres, les âmes fières, sont éveillées par elle, et les voici debout, avec une volonté nouvelle et enflammée : elles s’élèvent alors vers sa sublimité non-élevée, qui nous échappe et nous dépasse à jamais dans la hauteur de la hauteur.

Nous prions que son règne arrive, nous sommons à notre tour l’Unité en trois Personnes : nous exigeons sa vertu et sa riche Essence dans la confiance envers le Père. Nous exigeons sa dilection et sa doctrine de sagesse, nous voulons aimer fraternellement le Père avec le Fils, être avec lui ce Fils même qu’Il est dans l’Amour et le droit d’hériter. Nous l’exigeons (en tant qu’Esprit) dans sa bonté, dans sa gloire, dans sa fruition et son mystère admirable. C’est ainsi que nous adhérons à Lui par un ciment très fort, faisant un seul esprit avec Lui, parce que nous sommons le Père avec le Fils et l’Esprit-Saint — oui, les trois Personnes avec tout ce qu’elles sont.

En tout ceci, Dieu demeure non-élevé, car en exigeant pour nous son règne, nous ne saurions l’exalter ; rien ne le meut que lui-même, et c’est ainsi qu’il meut toutes les créatures. Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout ; il est suprême et n’est pas élevé.

L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec Lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu ! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. Hélas ! je n’en puis écrire davantage : c’est sur le plus haut secret que je dois garder le plus profond silence ; ma misère en est la cause, et personne d’ailleurs ne peut se reprocher d’ignorer ce qu’est Dieu. Mais les gens croient que le mystère est facile, et s’ils ne comprennent pas, ils doutent aussitôt. Tel est mon tourment, que je n’ose dire aux hommes ni écrire ce qui en vaut la peine, ni parole aucune selon le fond de mon âme/3.

Le second point, que Dieu est sous toute chose et que rien ne l’abaisse, signifie que le fond de sa nature éternelle soutient tous les êtres et les nourrit et les enrichit de

/3 Fond de l’âme : cf. plus bas, note 12.

la richesse divine. Mais comme le fond divin le plus profond et la hauteur divine la plus sublime sont au même niveau, Dieu est au-dessous de toute chose sans que nulle soit au-dessus de lui.

Toutes les âmes aussi l’aiment selon sa hauteur suprême, qui est l’amour, et n’aiment en lui rien de moins ; elles L’aiment ainsi sans commencement dans sa nature éternelle, où il satisfera éternellement toutes celles qui doivent devenir Dieu avec Dieu en sorte qu’elles seront avec lui sous toutes choses, les soutenant et les nourrissant. Rien ne l’abaisse, car ces âmes l’exaltent en tout temps et à toute heure avec de nouveaux désirs d’amour attirant et enflammé. Mais ici de nouveau, je n’ose en dire davantage, car nul ne sait comment Dieu est tout en tous.

Le troisième point, que Dieu est en toute chose et n’est pas inclus, il faut l’entendre dans la fruition éternelle de lui-même, dans la puissance ténébreuse du Père, dans la merveille de son amour de soi, dans le flot clair et jaillissant du Saint-Esprit. Dieu est aussi la tempête unitive (intratrinitaire) 5) qui condamne ou bénit chaque chose selon qu’il lui sied. Il est fruitivement dans cette profondeur, selon la gloire de l’Etre qu’il est en lui-même.

/4 Etre Dieu avec Dieu : cf Lettre VI, note 10.

/5 Dans ce passage, le Fond de Dieu, obscur, est opposé au jaillissement clair des Personnes (manifestation). La « tempête unitive » est le retour où les Personnes, selon nos auteurs (Hadewijch et Ruusbroec) « s’abîment » dans l’Unité.

Et tous ceux qui ont été et seront, ou même qui peuvent être, il jouit en eux de sa merveille aux richesses infinies en toute plénitude de gloire 6. Ah ! cette réalité intérieure ne peut être mise en paroles : les voies des étrangers n’y pénètrent point.

Et pour être en toute chose, il n’est pas inclus cependant, car Dieu exprime son Unité en trois Personnes et les incline vers nous sur quatre voies.

Il prodigue le temps éternel ? qu’il est en lui-même, dans l’amour que nul esprit ne peut atteindre ni comprendre s’il n’est un esprit avec lui : Il le prodigue si totalement qu’il spire les âmes avec son Esprit, il leur donne tout ce qu’il a, il (leur) est tout ce qu’il est. Celui que Dieu conduit dans cette voie, nul ne peut le suivre, ni par force, ni par habileté, sinon ceux que son sublime Esprit y spire en union avec lui. Ceux-là sont avec lui en dehors de toutes les voies communes. Telle est la première des quatre voies et la plus haute, dont on ne peut rien dire : il faudrait en parler avec l’âme, en parler à l’âme, l’une et l’autre inspirées. Cette voie passe là où Dieu dépasse les chemins de l’être.

Les trois autres voies par lesquelles il s’est penché

/6 « Dieu jouit en lui-même des êtres qui sont, ou qui seront ou peuvent être » : nouvelle allusion à la préexistence des créatures en Dieu.

/7 « Prodiguer le temps éternel », et plus loin : « incliner l’éternité », expressions originales pour marquer l’élan vers nous de l’Esprit-Saint, et la condescendance de l’amour du Christ.

vers nous sont les suivantes : la première, qu’il nous a communiqué sa nature, la seconde, qu’il a livré sa substance (la Personne du Fils) à la mort/8, la troisième, qu’il a incliné l’éternité.

Il nous a donné sa nature dans l’âme, avec trois puissances pour aimer les trois Personnes : le Père avec la raison illuminée, le Fils ou divine Sagesse avec la mémoire, et l’Esprit-Saint avec la haute volonté enflammée/9. Tel

/8 « Il a livré sa substance à la mort » : le néerlandais porte simplement : « Il a abattu sa substance » (comme on abat un arbre) ; la voie correspondante, comme il est expliqué dans la suite, est un anéantissement terrible pour l’âme, à l’imitation du seipsum exinanivit.

/9 Ces lignes sur la relation des trois puissances de l’âme avec la Trinité divine demandent quelque attention. Depuis saint Augustin (De Trin. lib. X, cap. 1 et 2), le parallélisme était classique entre mémoire-intelligence-volonté et Père-Fils-Esprit. Après lui, parmi les auteurs que Hadewijch a dû connaître, saint Bernard et Guillaume de Saint-Thierry ont adopté le thème. Un passage en particulier de ce dernier annonce directement Hadewijch (De natura et dignitate amoris PL 184, 382). C’est Guillaume, semble-t-il, qui a donné un caractère dynamique au parallèle augustinien : le ternaire de l’âme est, en germe, une participation à la vie trinitaire (P.DECH ANET, Aux sources de Guillaume de Saint-Thierry, Bruges 1940, pp. 14-15). On trouve la même conception chez Ruusbroec et chez Maître Eckhart (Cf. Annexe A, cit. 16, p. 274 et note 5). Chez Hadewijch, elle n’est pas exposée théoriquement, mais supposée dans ce passage de la Lettre XXII. Nous devons aimer le Père avec la raison illuminée, c’est-à-dire avec la faculté en nous qui correspond au Fils ; aimer le Fils avec la mémoire, qui correspond au Père : les deux premières Personnes de la Trinité sont conçues comme se faisant face ; la troisième est l’ardeur d’amour qui jaillit entre elles, nous y adhérons simplement par la volonté enflammée. Par contre dans la Lettre XXX (p. 221, note 1), les vertus des facultés sont rapportées directement aux Personnes dont elles sont respectivement l’image : par les œuvres de la raison, on vit (selon) le Fils ; par le zèle charitable, (selon) l’Esprit ; et par la fidélité à l’union toujours plus intime, on se rapporte au Père. — Ce développement, dans la Lettre XXX, est précédé par un paragraphe qui indique un dépassement vers l’Unité, lequel domine et oriente dès ici-bas la participation à la vie trinitaire (« Il faut vivre pour l’Amour selon la Trinité ici-bas, et selon l’Unité là-haut », p. 221) ; il se termine aussi (p. 223) par un rappel de la dette à payer, non seulement par l’Unité, mais à l’Unité, cette satisfaction de la dette étant l’union essentielle, au-dessus des dons. — Tout cela se retrouve chez Ruusbroec, notamment dans le Miroir du Salut éternel (R. G. III, 167 ; W. I, 88) et dans les Sept Clôtures, chap. 19 (R. G. III, 114-115 ; W. I, 191). Ruusbroec, en ce dernier lieu, décrit les trois modes de la grâce attribuables aux trois Personnes. Le troisième mode, rapporté au Père, dépouille la mémoire et lui confère union stable avec l’origine, i.e. avec le Père lui-même. On trouvera à l’Annexe A d’autres rapprochements, qui font apparaître la constance et la cohérence, chez nos auteurs, de ces conceptions.

/10 On a, de Dieu, autant qu’on en prend. Cf. Lettre XXIV, p. 191, note 3.

est le don que sa Nature a fait à la nôtre pour que nous puissions L’aimer.

Il a livré sa substance à la mort, c’est-à-dire son Corps très saint, livré aux mains de ses ennemis pour l’amour de ses amis, et il s’est donné lui-même en nourriture et en breuvage, autant qu’on le veut recevoir et comme on le veut/10. Mais ce que l’on en prend de fait, est moins qu’un atome par rapport au monde entier ; ce qu’on a de Dieu est infime, en comparaison de ce que l’on pourrait avoir si on se fiait à lui et qu’on le voulait en vérité. Hélas, que d’hommes demeurent ainsi affamés, combien peu d’âmes, parmi celles qui ont droit à ces trésors, prennent la nourriture et le breuvage divins !

Il a incliné l’éternité, c’est-à-dire qu’il se montre patient à l’extrême pour attendre la conversion de notre vie, le changement de notre vouloir. Nous voyons sa bouche penchée vers nous pour le baiser à qui veut le recevoir, et ses bras étendus pour accueillir celui qui veut courir à son embrassement. En bref, Dieu s’est incliné vers nous dans la durée en tout ce que nous pouvons et voulons recevoir de lui, en tout ce qu’on peut connaître, selon la mesure et le mode même de nos désirs, afin d’être avec nous dans la fruition et dans l’amour.

Ceux qui suivent la première voie, selon laquelle il nous a donné sa nature, vivent ici-bas comme dans le ciel : ils s’appliquent à l’amour sans peine, avec dévotion, jouissance et délices, car ils peuvent avoir celles-ci sans beaucoup d’effort.

Les autres, qui suivent la voie selon laquelle il a livré sa substance, vivent au contraire en enfer, et ceci vient de la redoutable sommation divine. Ce qu’ils ressentent est terrible : leur esprit conçoit la grandeur de cet abaissement (avec le Fils), mais la raison ne peut la comprendre. C’est pourquoi ils se condamnent eux-mêmes à toute heure ; tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils font leur semble insuffisant et leur esprit ne croit pas qu’il puisse atteindre la grandeur admirée. Ainsi leur cœur demeure privé d’espérance et cette voie les conduit en Dieu très avant : c’est le grand désespoir qui les mène au-delà de tous les remparts et de tous les passages gardés, dans la ferme vérité.

Enfin ceux qui suivent la troisième voie, celle où s’incline l’éternité, vivent comme en purgatoire/11. Ils brûlent incessamment de désirs intérieurs, parce que tout (l’Être divin) est incliné vers eux : la bouche est ouverte, les bras sont étendus et le riche cœur est prêt. L’expansion terrible rend le fond de leur âme si profond et si vaste que rien ne peut la combler/12. Et Dieu, en s’ouvrant ainsi pour eux sans mesure, les somme à toute heure de dépasser leurs facultés. Car de son bras droit, il embrasse tous ses amis, ceux du ciel et de la terre, dans une richesse débordante. Du gauche il embrasse tous les étrangers, qui doivent venir à lui à cause de ses amis, avec leur foi pauvre et nue, afin que s’accomplisse à jamais la pleine et unitive béatitude qui ne leur a jamais (de sa part) manqué 13. À cause de sa bonté et de ses bien-aimés, il

/11 Hadewijch mêle plusieurs séries d’images. Le Ciel, l’Enfer et le Purgatoire sont pris ici comme un nouveau schéma, sur lequel elle brode la description de ses expériences intérieures.

/12 On a déjà rencontré plus haut dans cette lettre l’expression fond de l’âme. Le terme, connotant ici notre désir et capacité infinie de Dieu, n’a pas le sens technique qu’il prendra chez Hadewijch II, chez Eckhart et Ruusbroec : racine des facultés, nue et ineffablement apparentée à l’Essence divine ; mais la première intuition prépare la seconde. Elle est encore précisée, comme nous l’avons signalé, dans la Lettre XVIII, p. 147 et note initiale.

/13 Cet immense accueil de la miséricorde de Jésus crucifié complète la vision, en apparence étroite, de la Liste des Parfaits (Cf. HA, p. 40).

donne sa gloire aussi aux étrangers et les rend tous amis de la divine Maison.

Ah ! sa douce sommation et son cœur ouvert les fait sommer Dieu à leur tour, qu’il leur accorde fruition. Les riches merveilles qui s’écoulent pour eux de son cœur inépuisable, leur inspirent des désirs au-dessus de toute raison et les fait brûler d’un feu inextinguible. Ceci est bien le purgatoire. S’ils brûlent en effet de ne pas brûler assez — l’amour parfait est un brasier — ils brûlent néanmoins pour le satisfaire et la vérité de son cœur ouvert, aux richesses infinies, assure leur esprit qu’ils le posséderont totalement. Avec cette confiance ils traversent au vol toutes les hauteurs de l’amour. Ils mangent et ne sont pas rassasiés.

Puisque Dieu nous a donné ces voies, afin que nous l’aimions de toute notre âme selon qu’Il est en lui-même, il est en soi et n’est pas enfermé : nous pouvons, selon ces chemins, pénétrer son secret le plus intime.

Il est une cinquième voie où cheminent les hommes ordinaires avec leur simple foi, qui marchent vers Dieu en le servant extérieurement en toutes leurs œuvres.

Ceux qui suivent l’éternité, la première voie, c’est-à-dire Dieu lui-même dans sa vertu insondable et son amour incompréhensible, pénètrent en lui de profondeur en profondeur. Ils marchent hors de tous les sentiers accessibles à la pensée.

Ceux qui vont à Dieu par la voie du ciel, mangent et sont rassasiés. Comme il donne sa nature, ainsi la prennent-ils librement. Ils habitent dès ici-bas dans la terre de la paix.

Ceux qui vont à Dieu par la voie de l’enfer, mangent sans être rassasiés. Car ils ne peuvent croire, ils ne peuvent espérer satisfaire l’Amour, selon la Personne incarnée. Ils habitent dans la terre de la dette : la raison pénètre toutes leurs artères et leur ordonne d’exalter en eux-mêmes cet abaissement divin avec celui de tous les bien-aimés. Ils ne peuvent croire ce qu’ils ressentent, tant Dieu les anime intérieurement d’une ire sans espoir.

Ceux qui vont aux profondeurs divines par la voie du purgatoire, habitent la terre de la sainte colère. Car ce qui leur est donné ou confié est vite dévoré par le désir toujours béant. Ce qui fait croître constamment la colère de l’âme, c’est de connaître par l’esprit intérieur ce qui reste de Dieu, ce qu’elle n’a pas encore de lui, en sorte qu’elle n’est pas rassasiée. Voilà la colère de l’âme. Mais il est une colère plus intime encore en certaines âmes, dont je ne veux pas parler.

Puisqu’on pénètre en lui par lui-même, par le ciel, par l’enfer et le purgatoire, Dieu n’est pas enclos — et demeure pourtant intérieur à tout ce qui est.

Le quatrième point, c’est que Dieu est en dehors des êtres et cependant compris. Il est en dehors, puisqu’il ne repose en rien que dans le flux inépuisable de son flot impétueux qui entoure et dépasse toute chose. C’est pourquoi il est dit dans le Cantique : Oleum effusum, etc. « Votre nom est une huile répandue, il attire les jeunes filles »/14. Ah ! qu’elle dit vrai, cette fiancée, comme elle entend bien sa Nature en disant que son Nom se répand en toutes les voies, irriguant chaque esprit selon ses besoins, selon qu’il en est digne et selon le service que Dieu attend de lui.

L’écoulement de son nom nous a donné de connaître le Nom unique dans les propriétés des Personnes. Le flot du Nom unique et éternel a jailli avec un rejaillissement terrible de sommations et d’appels entre les Personnes dans l’Unité-Trinité. Le Père a répandu son nom en œuvres puissantes, dans la richesse de ses dons et sa juste justice. Le Fils a répandu le sien en manifestations de brûlante dilection, en doctrine véritable, en témoignages de son tendre amour. La troisième Personne a répandu son nom dans la grande clarté de son esprit et de sa lumière, dans la plénitude de sa volonté débordante, dans la jubilation du suave abandon et la fruition d’amour.

Le Père a répandu son nom en nous donnant le Fils, et l’a retiré en lui-même de nouveau. Le Père a répandu son nom en nous envoyant le Saint-Esprit, et il a rappelé cet Esprit, qu’il revint à lui avec tout ce qu’il avait inspiré.

Le Fils a répandu son nom lorsqu’il est né Jésus — lorsque par ce nom il a voulu engraisser notre aridité et sauver tous ceux qui voulaient l’être. Le Fils a répandu

/14 Cant. 1, 12. Pour le Nom de Dieu, v. Lettre XX, note 9 ; pour la Face de Dieu, ibid., note 7.

son nom lorsqu’il a été baptisé Jésus-Christ, donnant à nos âmes d’être nourries de la vérité chrétienne — à celles qui sont nommées d’après lui et nourries de son corps, qui peuvent le dévorer selon leur désir, aussi abondamment, aussi délicieusement qu’elles le veulent. Mais il y a là disproportion plus grande qu’entre la pointe d’une aiguille et le monde entier, terre et mer : car on devrait le recevoir, goûter infiniment plus de ce flot divin — comme on en ferait justement l’épreuve, si on le cherchait en Lui avec une confiance pleine d’amour et de brûlants désirs. Qui veut fièrement accueillir la surabondance divine, doit appartenir aux adolescentes du Cantique et l’aimer avec elles. Le Fils a répandu son nom en merveilles, lorsque par son trépas il a porté la vie et la lumière dans les enfers, qui sont mort et ténèbres. Il a porté la lumière où nulle clarté ne brille, et son nom a tiré ses bien-aimés au jour serein, pour les nourrir avec abondance. Et ce même nom a brûlé au contraire ceux qui sont demeurés là-bas dans la nuit de la mort. Ah ! que la mort est sombre, là où son nom n’est point connu ! Le Fils a répandu son nom lorsqu’il a dit : Père, glorifiez-moi de cette clarté que j’eus auprès de vous avant que le monde ne fût116 Non pas que la clarté à nul moment lui manquât, mais lorsqu’il eut attiré à lui tous les êtres, il voulut les glorifier avec lui-même, comme

/15 Sur la sommation (manen) intratrinitaire, v. Lettre XXX, note initiale.

/16 Jean 17, 5.

il le dit alors : Père, je veux qu’ils soient un en nous, comme vous et moi, nous sommes un ». Ceci est la suprême parole d’amour entre toutes celles que nous lisons dans l’Écriture. Ensuite il fit retour à l’intérieur avec ce nom qu’il avait répandu au dehors et qu’il ramenait maintenant à Lui (le Père-Unité) multiplié 18. Je dis multiplié, bien que rien n’y fût ajouté, car pour avoir été répandue et multipliée dans l’huile nourrissante de son nom sublime, toute chose néanmoins est en Lui depuis le commencement, aussi grande qu’elle sera dans la durée sans fin/19.

Le Saint-Esprit a répandu son nom, puisque tous les esprits, saints et anges qui règnent là-haut dans la gloire viennent de lui. Les noms sous lesquels ils sont rangés sont les chœurs : ils ont été répandus par le sien. Et les esprits saints du ciel et de la terre, et les bons esprits qui ne sont pas encore sanctifiés, ceux même qui ne le seront pas, tous les esprits ensemble et séparés, ont été spirés par son nom, chacun selon le degré dont il est aimé. Son nom a spiré tous les esprits sages et tous les esprits rapides, tous les esprits de force et de douceur : tous procèdent de son souffle/20. Son nom est répandu sur toute la terre et sur

/17 Jean 17, 21. Il est remarquable que Hadewijch, entre toutes les paroles du texte sacré, voie en celle-ci le sommet de la Révélation.

/18 La sortie des Personnes et leur retour à l’Unité.

/19 Existence éternelle des êtres en Dieu.

/20 Dans ce jeu de concepts (Esprit, inspirer, spirer), les termes sont employés sans souci de précision scolastique. Cf. note initiale de la présente lettre.

tous les hommes, pour soutenir et nourrir chacun selon qu’il est aimé.

Ainsi Dieu est hors de tout (et pourtant compris), car quelque chose de Dieu est Dieu tout entier. Et chacun l’ayant selon ce qui lui sied, chacun le comprend totalement en ce qu’il a de Lui : Dieu est compris tout entier.

Et comme la puissance du Père (l’Essence une) exige à chaque instant d’une exigence terrible l’Unité en qui il se suffit à lui-même, il se comprend toujours lui-même totalement, — oui, et ensemble tous les êtres : quel que soit leur nom, il les inclut dans son Unité et les appelle tous à la fruition de son Être. Et ils le comprennent aussi, ces esprits intérieurs des quatre premières voies, qui pénètrent en lui, qui veulent être ce qu’il est en toute chose et ne lui céder aucun avantage, mais l’obtenir tout entier dans la confiance et dans l’amour, — être ce qu’il est, rien de moins/21. En vérité, ces esprits aimants et intérieurs le comprennent tout entier.

/21 « Qui veulent être ce qu’il est en toute chose,... être ce qu’il est, rien de moins ». Cette expression semble ici un emprunt de Hadewijch à Guillaume de Saint-Thierry, dans sa Lettre aux Chartreux du Mont-Dieu : Fieri meretur homo non Deus, sed tamen quod Deus est, homo ex gratia quod Deus ex natura. (PL 184, 349). Mais Guillaume lui-même fait écho, ici comme ailleurs, à Jean Scot Erigène, qui dit de l’âme bienheureuse : Ultra omnem naturam, et suam, glorificata, inque ipsum Deum conversa, Deusque non natura, sed gratia f acta. (PL 122, 666). Les mots quod Deus est sont néanmoins de Guillaume : ils ont fourni un aliment ailleurs aussi, avec d’autres nuances, à la méditation de Hadewijch, puis de Ruusbroec. V. plus bas, Annexe A, p. 261, et texte 8 de Ruusbroec. — L’expression se trouvait déjà dans le poème de Lamprecht de Regensburg, cf. HA, p. 49.

Et par-dessus tout, la jubilation dans la merveille divine comprend en toute plénitude l’opulence de Dieu. Le Père comprend (la Déité) dans sa justice unitive : c’est pourquoi ses jugements sont mystérieux et profonds comme les abîmes, — mystérieuse par-dessus tout est la justice du Père et la jubilation de l’Esprit.

Le Père comprend aussi la justice du Fils et celle de l’Esprit-Saint, il comprend (la justice) en tous les esprits qu’il a spirés dans la jubilation et la pleine fruition de l’amour. Et c’est merveille, qu’en cela même Dieu est pleinement compris.

Dieu déborde donc avec tous les flots de son Nom, en tout, autour de tout, au-dessous et au-dessus de toute chose, et se trouve pourtant compris dans la fruition de l’amour.

Les quatre modes de l’Être divin sont maintenant ramenés à la fruition totale. Cette totalité est représentée gracieusement assise au milieu d’un cercle où veillent quatre animaux 22 l’aigle vole sans cesse de ses vives ailes vers la hauteur : Dieu est au-dessus de tout et n’est pas élevé ; le bœuf occupe la place où Dieu siège : Dieu est au-dessous de tout et n’est pas surmonté ; le lion garde cette place : Dieu est en toute chose et n’est pas enclos ; l’homme regarde vers elle : Dieu est hors de tout et n’est pas exclus.

L’âme intérieure qui est un aigle doit voler au-dessus d’elle-même en Dieu, comme il est écrit à propos des quatre animaux, que le quatrième volait le plus haut. C’est ce qu’a fait saint Jean lorsqu’il a écrit : In principio, etc. /23. L’aigle fixe le soleil sans se détourner, ainsi de l’âme : elle ne détourne pas le regard de Dieu. L’âme sage sera donc Jean dans ce chœur divin, dans ce commerce d’amour avec Dieu. Là on ne pense plus aux saints ni à aucun homme, on vole simplement dans la hauteur de Dieu/24.

Quand son aiglon ne peut fixer le soleil ; l’aigle le jette hors du nid/25. Ainsi fera l’âme sage, rejetant d’elle tout ce qui pourrait obscurcir la clarté de l’esprit ; car tant qu’elle est aigle, il ne lui sied pas de se reposer, elle doit voler sans cesse vers la hauteur sublime.

Les animaux allaient et venaient, puis allaient et ne revenaient plus. Qu’ils ne revinssent plus, signifie que la hauteur divine n’est jamais sondée ; la course suivie de retour, c’est la vision et la vie de l’âme dans la latitude, la profondeur et l’égalité de l’Essence.

/22 Les quatre animaux : cf. Ezechiel 1, 5 sq.

/23 Jean 1, 1.

/24 Cf. Lettre XX, p. 163.

/25 Il y a un jeu de mots en néerlandais entre voir et être (sien et sine). L’image de l’aiglon qui doit pouvoir fixer le soleil, se trouve plusieurs fois dans Ruusbroec : XII Béguines, R. G. III, 20 ; W. VI, 31 ; Tabernacle spirituel, R. G. II, 336 ; W. V, 196. Ce dernier passage de Ruusbroec est très remarquable par sa description de la contemplation naturelle : de ce qu’elle suppose, du sommet qu’elle atteint, des privilèges qu’elle confère (vaincre le Dragon) et des périls qu’elle offre pour l’âme, non pas dans la montée, mais dans la redescente.



Lettre XXIII C’est en étant vrai qu’on imite Dieu

Cette lettre peut être adressée à une ou plusieurs personnes (l’usage du vous laisse la chose incertaine), qui vit ou qui vivent dans une société dont on veut écarter Hadewijch : indication biographique, mais bien fragmentaire. — Eviter les pratiques singulières. Être humble, mais sans fausse naïveté. — « Et quoi que Dieu vous donne, si beau que ce puisse être, ne donnez point votre baiser avant le jour où vous saurez qu’il est éternel ». Expression typique de la fierté hadewigienne.

Que Dieu vous soit Dieu dans la vérité, par quoi il est Dieu et Amour en une seule essence : puisqu’il est à vous dans l’amour, il vous faut vivre pour lui, étant vous-même amour. En cette assurance, donnez-vous à la vérité qu’il est lui-même. Vivez donc dans l’unité, vouée à l’amour divin par un pur amour non point pour vous satisfaire de son amour en vos pratiques, mais pour vaquer à Dieu même dans les œuvres qui le satisfont. Et quoi que Dieu vous donne, si beau que ce puisse être, ne donnez point votre baiser avant le jour où vous saurez qu’il est éternel. Soyez prudente maintenant, là où vous êtes, vous en avez assurément besoin. Surtout je vous le commande, gardez-vous sagement des singularités auxquelles on s’adonne là-bas de tant de façons. Ne vous y mêlez point, qu’elles vous plaisent ou non. Soyez humble à toute heure et en toute rencontre, mais non pas humble en devenant sotte : justice et vérité doivent en ceci garder leur autorité. Car je vous le dis en vérité, celui qui ment par humilité est digne de blâme. Vous êtes d’ailleurs bien instruite à cet égard. Ayez soin de vous-même et ménagez votre temps, soyez fidèle et croissez avec nous. Les autres volontiers vous attireraient à eux pour nous séparer : c’est notre fidélité même qu’ils ne peuvent souffrir. Que rien ne vous occupe plus qu’il ne sied, mais faites tout par amour. Et vivez avec nous, — vivons dans le doux Amour !

Soyez à Dieu, — et Lui à vous, — et vous à nous.



Lettre XXIV Dieu seul suffit

Ce texte est une exhortation, il n’a pas la forme d’une lettre. Nous devons à la Passion de Notre-Seigneur d’être délicats et zélés. Conseils de charité envers les malades, de patience, de détachement, de promptitude à s’accuser, d’application intérieure. — Au début, précisions sur le rôle de la raison : point notable de la doctrine de Hadewijch. — Le deuxième paragraphe et le troisième rappellent la nécessité d’apprendre humblement des hommes ; tandis que l’avant-dernier suggère l’approche immédiate de la voie contemplative : « Trouvez Dieu en toute chose, mais ne le recevez de personne, sinon de la pure plénitude de sa simple Essence » : aspects contrastants en apparence, mais qui ne s’excluent pas en réalité, de l’exigence morale et spirituelle.

Je vous le dis sans ambages : rien ne doit vous suffire que l’Amour. Écoutez la Raison, et voyez si vous manquez envers elle ou lui faites justice. Ne vous attardez à aucune jouissance qui mette Raison en péril. Cette raison dont je parle doit maintenir la connaissance en vous-même et le discernement toujours en éveil. Que jamais ne vous pèse le service du prochain, petit ou grand, sain ou malade ; et plus il est infirme, moins il a d’amis, plus prompte vous devez être à le secourir. Supportez de même volontiers les personnes étrangères à notre amour. Et si vous êtes calomniée, ne dites mot contre celui qui vous accuse. Si quelqu’un vous méprise, cherchez son commerce, car il vous ouvre la voie de l’amour.

Que l’impatience jamais ne vous fasse manquer envers personne, ni négliger de questionner autrui lorsque vous avez besoin de science et de sagesse, que jamais la honte d’ignorer ne vous retienne en ceci. Car vous avez cette dette envers Dieu, d’acquérir la science des vertus, de vous y faire instruire par les questions, l’étude et le zèle.

Et si par votre faute il advient au prochain quelque tort, n’attendez pas, réparez sur-le-champ le dommage ou l’injure. Vous devez à la Passion de Notre-Seigneur de satisfaire la personne lésée. Ce qui vous semble de nature à la remettre en paix, le plus simplement, le plus promptement possible, faites-le sans tarder ; tomber à ses pieds et lui dire paroles d’apaisement, sceller une réconciliation, c’est chose que ni la colère en vous-même, ni le dommage subi, ni la honte ressentie ne doivent vous faire retarder, si vraiment vous voulez que Dieu soit votre amant et votre époux. Et de le négliger suivant la suggestion de l’orgueil, vous ferait gravement tort.

Ne vous attachez à nul objet de telle façon, que Dieu vous en doive retirer sa grâce. N’ayez garde, par orgueil, de vous soustraire à aucun service. Ne laissez point, par orgueil, d’offrir vos dons, fussent-ils pauvres et petits. Ne manquez point, par orgueil, de demander les choses dont vous avez besoin et dont vous ne pourriez sans dommage vous passer. Ne concevez, par orgueil, nulle honte d’avoir faim ou soif, ou sommeil ou froid, ou telle maladie déplaisante, ou d’avoir dit quelque sottise, ou fait quelque chose qui ne sied pas. C’est grand honneur au contraire, et parfaite courtoisie que de confesser franchement les choses qui font rougir/1 ; c’est vil orgueil de les taire. Il est honteux et ridicule de laisser les autres nous accuser au lieu de le faire nous-mêmes/2 : c’est fausseté envers Dieu notre amour, conduite basse et déloyale. Car telle est la règle de la haute loyauté, le droit du pur amour, que l’Amant se découvre à l’Aimé en tout ce qu’il peut avoir d’humble ou d’élevé, sans réserve aucune.

Je vous dirai ceci encore : de toute faute que vous avez commise devant Dieu seul, rougissez aussitôt devant lui ; confessez-lui la vérité avec tant d’amour et si franche conscience, qu’il entende votre plainte, vous pardonne le méfait et vous rende la grâce, avant même que vous alliez trouver le prêtre et lui fassiez votre aveu. Ce que vous avez fait de mal devant les hommes, avouez-le ouvertement, pour confuse que vous en soyez, et ce que vous avez fait dans le secret du cœur seulement, confessez-le, comme je viens de vous le dire, à Dieu même.

Que vos regards soient fixés sur Dieu en toute simplicité, en toute pureté, de façon à n’avoir en vue que lui-même, à ne recevoir consolation que de lui. Par la mémoire, portez-le dans votre cœur, embrassez-le amoureusement d’un cœur ouvert et dilaté par l’espérance. Aspirez toujours à la douceur de son cœur, à l’intimité de sa douce nature intérieure.

Choisissez ce qu’il faut faire ou laisser pour mener une vie vraiment belle, selon la loi (d’Amour), dans une parfaite fidélité à ce que vous devez être. Si vous pouvez vous passer de quelque chose, laissez-le, et ne prenez dans le besoin que le strict nécessaire. Soyez humble dans votre conduite extérieure, que Dieu n’y trouve rien à reprendre, et dégagée dans votre vie intérieure, que votre cœur blessé, exilé, ne tende que vers lui seul. Demandez instamment à son Cœur aimant et doux, à son puissant amour, qu’il se livre au vôtre et qu’il reconnaisse l’angoisse d’un jeune cœur privé d’amour : car il est le Dieu de l’amour et ne saurait en ignorer les peines.

S’il connaît bien les voies de l’amour, ayez soin quant à vous de vous tenir pure, comme je vous l’ai dit : comment pourrait-il se refuser à vous, ce Dieu si doux qui s’abîme en nous si profondément, et nous pénètre autant que nous sommes ouverts à son avènement ? /3 Ne cessez de l’appeler intérieurement, sans distraction aucune, ce Bien-Aimé de notre cœur : « O grand Dieu, riche de tout présent et de toute puissance, ne me laissez pas si pauvre de vous-même ! » De toutes vos œuvres ou entreprises, dites-lui bien que vous n’entendez pas vous retirer sans fruit. N’acceptez ni reconnaissance ni récompense de vos services, mais de toute chose, en toute chose, ne recevez humblement que Dieu même.

Trouvez Dieu en toute créature, mais ne le recevez de personne, sinon de la pure plénitude de sa simple Essence, à laquelle votre amour doit s’appliquer sans cesse. Car son doux Nom plaît à tous les hommes et charme l’oreille de l’esprit. Toutes les paroles que vous trouverez de lui dans l’Écriture, que vous-même lirez ou que je vous ai transmises, que l’on vous dit en flamand ou en latin, accueillez-les dans votre cœur. Soyez attentive et ardente pour vivre selon qu’il en est digne. — Exercez-vous en ce que je vous ai dit, car on ne peut enseigner l’amour à personne, mais qui pratique ses vertus ne peut manquer de l’apprendre.

Que Dieu vous donne d’être parfaite en ceci ! Amen.

/1 Etre humble par fierté.

/2 « Il est honteux et ridicule de laisser les autres nous accuser, au lieu de le faire nous-mêmes » : sens douteux, la phrase est comprise de diverses façons par les interprètes.

/3 V. Lettre XXII, p. 174, note 10.



Lettre XXV L’Amour est tout

Lettre personnelle, dont le commencement paraît manquer. Le R. P. Van Mierlo pense que c’est la suite, indûment séparée, de la Lettre XXIV (pourtant privée, elle aussi, d’introduction épistolaire). — Plusieurs compagnes de vie spirituelle sont nommées (Sara, Marguerite, Emma) : on remarquera la vive tendresse envers elles qui s’exprime conjointement à l’élan intérieur, avec la certitude consolatrice de l’union des âmes dans la fruition divine.

Saluez Sara aussi de ma part, avec tout ce qui est mien, — avec ce rien que je suis.

Si je pouvais être pour elle tout ce que souhaite mon amour, j’en serais heureuse, et ce vœu sans doute un jour s’accomplira, malgré la façon dont elle me traite à présent. Elle oublie bien ma misère et mon exil, mais je ne veux pas la gronder ni lui en faire de reproche, puisque l’amour apparemment ne le lui reproche pas, qui devrait la presser constamment et la tenir appliquée à son Bien-Aimé. Puisqu’elle a d’autres tâches et qu’elle peut supporter avec tant de patience les peines de mon cœur, qu’elle me laisse à mon exil ! Elle sait bien cependant qu’elle doit être ma consolation dans le bannissement d’ici-bas et là-haut dans la fruition. Elle ne peut manquer de l’être enfin, malgré qu’elle m’abandonne ainsi présentement.

Et vous qui pouvez obtenir de moi plus que toute autre personne au monde, sauf Sara, je vous embrasse, Emma et vous-même, dans une seule affection. Mais toutes deux encore vous avez trop peu souci de l’amour qui me possède, dont j’éprouve si terriblement l’étreinte et la violence. Ni mon cœur, ni mon âme, ni mes sens ne reposent, ni le jour ni la nuit, pas une heure : cette flamme ne cesse de brûler dans la moelle de mon être.

Dites à Marguerite qu’elle se garde bien de l’orgueil, qu’elle soit sage et prudente et s’applique à Dieu quotidiennement ; qu’elle tende à la perfection et se prépare à vivre avec nous là où nous serons réunies un jour ; qu’elle ne demeure donc pas avec les étrangers. Ce serait grande honte si elle nous manquait, elle qui désire tant nous satisfaire, qui nous est proche dès maintenant, - si proche ! et que nous désirons tant être des nôtres.

L’autre jour j’ai entendu un sermon où l’on parlait de saint Augustin/2. A l’ouïr sur l’instant, je fus si enflammée de l’intérieur que la terre entière avec ce qu’elle contient me semblait devoir se consumer dans cette flamme.

L’Amour est tout.

/1 Le R. P. Van Mierlo comprend cette phrase comme une invitation adressée à Marguerite (et sans doute aux autres béguines ou religieuses qui sont près d’elle) à venir rejoindre Hadewijch dans une autre demeure. Mais le séjour en question peut très bien être le ciel, dont il est question à la fin du premier paragraphe de cette page.

/2 L’ardente dévotion de notre auteur à saint Augustin paraît en plusieurs endroits de ses écrits. Elle se reproche même, dans la Vision XI, le préjudice que l’union de son âme avec celle d’Augustin pourrait faire à l’union avec Dieu même dans une pure solitude. Cette dévotion personnelle peut être due à certaines grâces reçues intérieurement du saint ; dans la doctrine de ce Père de l’Église par ailleurs, l’exemplarisme et la spiritualité trinitaire ne pouvaient manquer d’intéresser Hadewijch.



Lettre XXVI La plus belle œuvre

Adressée à la même personne sans doute que la lettre précédente, peut-être à la même occasion et dans le même but, si l’on admet la conjecture du R. P. Van Mierlo. On voit que Hadewijch et la destinataire ont vécu jadis ensemble, et que la séparation est une des causes de l’état de souffrance où se trouve l’auteur : « Notre exil et notre éloignement de l’Amour nous affligent d’autant plus que nous ne pouvons jouir l’une de l’autre non plus que de lui ». La lettre finit sur la même plainte encore : on est séparé et on ne jouit pas de Dieu. — Si virile que soit Hadewijch — c’est une qualité dont elle se trouve félicitée par un témoin céleste dans les Visions — les tendresses et les soupirs tiennent assez de place dans ses lettres pour trahir une plume féminine.

Recevez en Dieu le salut de mon amour fidèle : je vous l’envoie de tout mon cœur ! Et souffrez que je vous exhorte dans la vraie charité à vivre pour la vérité et la perfection, afin de satisfaire Dieu, de lui rendre amour, honneur et justice, — en lui-même d’abord, et dans les hommes bons qui sont aimés de lui, de qui il est aimé ; et que vous leur donniez ce dont ils ont besoin en toutes voies où ils peuvent cheminer.

Voilà ce que je vous prie de faire et que je n’ai point laissé de faire moi-même, depuis le temps que je demeurai chez vous. Car c’est l’œuvre la meilleure et la plus belle que je sache. L’Écriture nous l’enseigne, vous le savez ; mais par-dessus tout, songez à l’Amour unique, que j’aime et que je désire, bien que je ne puisse le servir dignement. Ah ! sentez comme je voudrais voir ceci réalisé en vous comme en moi-même, sentez et partagez ma peine de le savoir encore imparfait ! Notre exil et notre éloignement de l’Amour nous affligent d’autant plus que nous ne pouvons jouir l’une de l’autre non plus que de lui. Je veux donc que vous viviez seulement pour croître en perfection.

Mais moi, malheureuse, qui vous demande ceci dans l’amour, — à vous toutes qui devez être ma récréation dans la peine, ma consolation dans le triste exil, ma paix et ma douceur, — je suis seule, errante, loin de lui, — loin de celui à qui j’appartiens au-dessus de moi-même et pour qui je voudrais être un parfait amour. Dieu le sait, il jouit de tout, et moi je suis affamée de tous les biens qui feraient en lui le repos de mon âme.

Hélas ! pourquoi me laisse-t-il le servir ainsi pour jouir de lui et des siens, — et me tient-il ainsi loin de lui et des siens ?

Je vous salue encore, amie : menez belle vie !



Lettre XXVII Raisons d’être humble

Brève exhortation, qui ne semble pas proprement une lettre. Le pronom est tantôt « tu », tantôt « vous ». Le rappel à l’humilité est en même temps exhortation au désir de l’union la plus intime. A celui qui l’aime, Dieu se révèle : qu’il ne l’ait pas fait pour vous doit vous humilier, et vous ne devez pas vous y résigner. On reconnaît dans cette audace du désir d’amour, conçue comme une vertu, un trait de la vie spirituelle commune à nos deux auteurs. — Ici, comme dans la Lettre IX, les termes de l’amour naturel sont appliqués librement à l’amour divin.

Que Dieu soit avec vous et vous fasse connaître les voies secrètes que vous devez suivre et vivre dans le fidèle amour, en sorte qu’il vous révèle la douceur indicible de sa nature ardente et suave, si vaste, si insondable, émerveillement infini et mystère plus ténébreux que tout abîme ! Qu’il vous donne de savoir en toute chose ce qui vous convient, et puissiez-vous ainsi arriver à connaître l’Amour sublime, qui est Dieu même, notre Grand Dieu.

Soumettez-vous à toute créature en toute humilité et ne trouvez point lieu de vous enorgueillir. Considérez votre petitesse et sa grandeur, votre bassesse et sa sublimité, votre cécité et son regard qui pénètre à l’infini — comme il voit tout, le ciel et la terre, l’abîme insondable et les profondeurs cachées. Et si vous songez à la perfection de son Être qui se suffit parfaitement dans l’amour et dans la gloire, si vous voyez d’ailleurs comme vous êtes exilée, privée de tout ce que les amants reçoivent l’un de l’autre en amour, dans l’embrassement, le baiser, l’union, dans la connaissance, le don et l’acceptation — si vous songez à l’humilité de chaque amant devant l’autre, dans le salut mutuel et le gracieux accueil ; et comme l’amant est incapable de rien cacher à l’aimée, alors que vous ne savez en vérité s’il est à vous, car il se cache encore — ah ! tout cela peut bien vous tenir dans l’humilité parfaite. Vous ne sauriez de quoi vous enorgueillir si vous connaissiez la profonde misère et les ténèbres de votre exil — qui sont trois fois plus graves que je ne puis vous le dire. C’est vrai, je le déclare : je devrais vous dire bien plus que je n’ai fait jusqu’ici. Mais vous sentez si peu l’absence de ce qui vous manque, vous ignorez tant l’importance de ces biens, et ce qui vous fait défaut, et quelles délices l’amante reçoit de l’Aimé.

J’ai parlé du baiser de l’Amant : c’est être unie à lui hors de toutes choses et n’avoir nulle satisfaction sinon la joie unitive que l’on goûte en Lui. Et pour l’embrassement, c’est le réconfort qu’il nous donne lorsque l’abandon loyal nous livre à Lui dans la pure charité. Voilà l’embrassement et le baiser selon qu’il est exprimable. Mais pour l’expérience intérieure et la fruition de l’Aimé, nul homme ne pourra jamais vous le décrire. On essayerait de vous en dire plus cependant, si cela servait à quelque chose, mais j’en resterai là.

Songez donc maintenant à ce qui vous manque : ce Dieu d’amour, vous n’en avez point ce que vous devriez en avoir si vous l’aimiez par-dessus tout, comme il doit être aimé. Vraiment, si vous l’aimiez ainsi et que vous étiez son Amante, vous recevriez de lui en abondance les merveilles indicibles dont je vous ai parlé. Sachant donc ce que vous êtes et ce qu’il est, et vous voyant dans l’état où vous demeurez : c’est assez pour vous interdire toute suffisance. Il n’est pas de raison plus profonde qui nous tienne dans l’humilité.



Lettre XXVIII Fruition de la Trinité dans l’Unité

Cette lettre, description lyrique de l’ascension intérieure, est sans doute la plus difficile : Mlle Van der Zeyde a renoncé à la traduire. On y reconnaît cependant le thème spéculatif des Lettres XVII et XVIII : le Père, Source de la Trinité, se prononce dans le Fils et se répand dans l’Esprit ; l’âme unie aux Personnes remonte avec elles à l’Unité ineffable et s’y perd en silence. Mais l’exposé n’est pas systématique, et comme en d’autres de ses lettres, Hadewijch en traçant ce schéma théorique y insère des descriptions d’états (« L’âme dit... »), qui lui tiennent évidemment â cœur, parce qu’elles rendent ses expériences en termes qu’elle se répète à elle-même et dont elle éprouve l’efficacité. La valeur qu’elle leur attribue reste, pour une part, subjective. Il serait difficile de classer ces stations sur la voie d’amour, mais le terme vers lequel elles tendent, est nettement discernable.

C’est dans la gloire plénière de l’Esprit-Saint que l’âme comblée connaît la fête délicieuse. Cette fête se célèbre en paroles saintes, échangées avec la Sainteté divine dans le ravissement sacré. Et les mêmes paroles, à toute âme qui les écoute et les comprend essentiellement, donnent quatre choses saintes : plaisir, douceur, béatitude, excès délicieux, en esprit et en vérité/4

Lors donc que Dieu accorde à l’âme bienheureuse la clarté qui lui permet de le contempler en sa divinité, elle le voit dans son éternité, dans sa grandeur, dans sa sagesse, dans sa noblesse, — dans son Affirmation, dans son Épanchement et dans sa Totalité. Elle voit Dieu comme il est dans son éternité : Dieu par sa propre divinité. Elle le voit comme il est dans sa grandeur : puissant de son essentiel pouvoir ; et comme il est dans sa sagesse : suave d’essentielle suavité. Elle le voit comme il est en sa noblesse : éclatant d’essentielle clarté. Elle le voit comme il est en son Affirmation/2 : doux d’essentielle douceur ; comme il est en son Effusion : abondant d’es-

/1 « Plaisir, douceur, béatitude, excès délicieux » : cette énumération est un crescendo. La dernière expression, verweentheit, que nous traduisons par « excès délicieux », est familière à Hadewijch, d’où elle a passé dans la langue de Ruusbroec. On la trouve aussi dans le Traité XIII du recueil de Pfeiffer (Pf. p. 253). Le sens ordinaire de verweent (all. verwiihnt) serait « choyé à l’excès », et celui de verweentheit : « état ou sentiment de la personne ainsi traitée ». Mais Hadewijch lui donne une valeur singulière, puisqu’elle l’applique à la suprême fruition.

/2 Nous traduisons ici par « affirmation », ailleurs par « présence » le mot jeghenwordicheit, autre terme doué d’une signification particulière par notre auteur, qui l’applique à la Personne du Fils (en qui Dieu se prononce et se rend présent à nous). Dans la suite de la phrase, l’effusion (plus loin, « surabondance », « épanchement ») s’applique à l’Esprit-Saint, et la « Totalité » au Père (identifié à l’Essence).

sentielle abondance ; comme il est dans sa Totalité : riche d’essentielle richesse.

En tout ceci, elle voit Dieu comme un être simple, et sous chaque aspect cependant, elle le voit dans la multiplicité de la divine abondance. Lorsqu’elle est en cette contemplation, elle doit garder la paix du cœur, quelle que soit son occupation au dehors. Voilà ce que dit la douce âme qui, pleine d’amour et souffrant de grandes peines, a longtemps attendu avec confiance le Seigneur ; et le Seigneur a maintenant illuminé son cœur, en sorte que cette lumière soit pour elle la plénitude de la manifestation, — et elle parle maintenant dans sa joie, elle dit dans ses délices : « Qu’ai-je donc si ce n’est Dieu ? Dieu m’est Présence, Dieu m’est Surabondance. Dieu m’est Totalité ; Dieu m’est présent avec le Fils dans la douceur, il s’écoule pour moi avec le Saint-Esprit dans l’abondance, il m’est totalité avec le Père dans l’excès délicieux. Ainsi Dieu m’est un seul Seigneur en trois Personnes, et trois Personnes en un seul Seigneur. Et par ces trois Personnes, il est à mon âme dans la multiple richesse divine. »

Elle dit encore : « L’âme qui chemine avec Dieu dans sa Présence parle volontiers de sa tendresse délicieuse, de sa douceur et de sa grandeur. L’âme qui marche plus avant avec Dieu dans son Epanchement, parle volontiers de son amour, de son excès et de sa noblesse. L’âme qui va plus outre encore avec Dieu dans sa Totalité parle volontiers de la richesse céleste et des splendeurs du Ciel.

L’âme bienheureuse qui chemine en Dieu avec tout ceci et en tout ceci avec Dieu, connais toute espèce de grâces : elle est maîtresse, elle est comblée de la même opulence délicieuse que Dieu même en sa richesse divine, qui est maître de tout ce qui est bon, qui est Dieu et qui a tout créé.

Dieu est grandeur, Dieu est puissance et sagesse. Dieu est bonté, présence et douceur. Dieu est subtilité, noblesse et suavité. Dieu est sublime dans sa grandeur, parfait dans sa puissance, opulant dans sa sagesse. Dieu est merveille dans sa bonté, totalité dans sa présence, béatitude dans sa douceur. Dieu est vrai dans sa subtilité, suave dans sa noblesse, surabondant en son excès délicieux. Il est présent à lui-même en trois Personnes dans la multiple richesse divine : c’est ainsi qu’il subsiste, unique Béatitude, par la plénitude de sa puissance infinie au plus haut des Cieux.

Telles sont les paroles qui jaillissent délicieusement dans l’âme, de la beauté de Dieu. Qu’est-ce donc que la beauté de Dieu ? C’est l’être de la Déité dans l’Unité, et l’Unité dans la Totalité, et la Totalité dans la Manifestation, la Manifestation dans la Gloire, la Gloire dans la Fruition, la Fruition dans l’Éternité. Toutes les grâces de Dieu sont belles, mais celui qui comprend ceci, comme c’est en Dieu même et dans le Trône des Trônes et dans la richesse du Ciel, celui-là possède la beauté de toutes les grâces divines. Qui veut parler de ceci devra parler avec son âme.

Dieu est présent dans l’excès ravissant au milieu de sa gloire. Et là, il est en lui-même inexprimable par l’excès de sa bonté, de sa richesse et de sa merveille essentielle ; il est exprimé (cependant) en lui-même et par lui-même dans la joie infinie, pour la plénitude de ses créatures, comblées de ce qu’il est. C’est pourquoi le ciel et la terre sont pleins de Dieu, quand l’homme est assez spirituel pour le reconnaître.

Une âme bienheureuse regarda Dieu avec Dieu : elle le vit dans sa totalité et dans son épanchement. Elle le vit se répandre dans son intégrité et demeurer vierge dans son émanation. Elle parla dans son intégrité et s’écria : « Dieu est un grand et unique Seigneur dans l’éternité, et dans sa Divinité il subsiste en trois Personnes. Il est Père en sa puissance ; il est Fils en tant que connaissable ; il est Esprit dans sa gloire. Dieu donne dans le Père, il manifeste dans le Fils, il fait savourer dans l’Esprit. Il œuvre puissamment avec le Père, intelligiblement avec le Fils, subtilement avec l’Esprit. C’est ainsi que Dieu opère avec trois Personnes en seul Seigneur et avec un seul Seigneur en trois Personnes ; avec Trois Personnes dans une multiple richesse divine et avec cette innombrable richesse dans les âmes ravies à l’excès, qu’il a conduites dans le secret de son Père et qu’il comble toutes de la même joie.

Entre Dieu et l’âme bienheureuse qui est devenue Dieu avec Dieu, règne une charité spirituelle. Et lorsque Dieu révèle cette charité à l’âme, une tendre amitié se fait jour en elle, c’est-à-dire qu’elle sent en elle-même comme Dieu est son ami avant toute peine, en toute peine et par-dessus toute peine, oui, au-delà de toute peine, dans la foi envers le Père. Et cette tendre amitié fait naître la haute confiance ; dans la haute confiance une juste suavité ; dans la juste suavité la vraie béatitude ; dans la vraie béatitude une clarté divine. Alors elle voit et ne voit pas. Elle voit une vérité subsistante, effluente et totale, qui est Dieu même dans l’éternité. Elle se tient prête, Dieu donne, elle reçoit. Et ce qu’elle reçoit est certitude, esprit, tendresse, merveille au-delà de toute communication. Elle doit rester immobile en silence dans la liberté de cet excès/3. Ce que Dieu lui dit alors des hautes merveilles spirituelles, nul ne le sait sinon le Dieu qui le lui donne, et l’âme qui est spirituelle comme Dieu au-dessus de tout esprit.

Voici ce que disait un homme en Dieu : « Mon âme est toute déchirée par la violence de l’Eternité, et toute fondue par l’amitié de la Paternité, et toute répandue avec la grandeur de Dieu. La grandeur est sans mesure et le cœur de mon cœur est cette riche richesse, que Dieu mon Seigneur est dans l’éternité. »

Voici ce que disait une âme dans l’amitié de Dieu : « J’ai entendu la voix de l’excès délicieux, j’ai vu la

3 “Elle doit rester immobile en silence dans la liberté de cet excès (verweentheit)” : cette phrase et celle qui suit marquent l’entrée dans l’ineffable, où l’âme échappe à toute mesure, à tout regard humain. Cf. la note suivante.

terre de la clarté et goûté le fruit de béatitude. Depuis lors tous les sens de mon âme guettent la haute merveille de l’esprit et mes instantes prières sont comprises dans une douce confiance, qui est Dieu même dans la pure vérité. À cause de cela je suis comblée sans mesure du même excès bienheureux que Dieu même en sa divinité. /4 »

Dieu s’écoule de lui-même en sainteté par-dessus tous les saints dans la Paternité, et de là il confère à tous ses enfants bien-aimés des richesses nouvelles, pleines de gloire. C’est parce qu’il en est ainsi que Dieu peut aujourd’hui et demain et toujours donner richesses nouvelles, inouïes et inconnues de tous, sinon des trois Personnes qui les tiennent de lui-même dans l’éternité.

Dieu est dans ses Personnes et dans ses Vertus. Dans ses Vertus, il est au-dessus de tout infiniment, au-dessous de toute chose infiniment et autour de tout infiniment/5. Et au milieu de ses Personnes, il exerce ses pouvoirs dans une plénitude de richesse divine. Ainsi Dieu est dans ses Personnes présent à lui-même dans la multiple richesse éternelle. Quelque chose de Dieu est Dieu : c’est pourquoi Dieu dans le moindre de ses dons met en œuvre tous ses Pouvoirs. Oui, quelque chose de Dieu est Dieu même, (car) il est tout en lui-même. Les richesses de Dieu sont multiples, Dieu est innombrable dans l’unité et simple

/4 « Comblée (verweent) sans mesure du même excès (verweent-heit) que Dieu même en sa Divinité » : Cf. Lettre XIX, p. 156, note 5.

/5 V. Lettre XXII, note initiale.

dans l’innombrable. Parce que Dieu est ainsi, tous ses enfants connaissent l’excès bienheureux, et l’un plus que l’autre, et tous sans mesure.

L’âme bienheureuse parle avec amour de sagesse spirituelle, elle énonce avec vérité le bien sublime, et déclare avec autorité les divines richesses. Dieu donne l’amour, la vérité et la richesse dans la plénitude de sa Déité. Dieu donne l’amour avec l’intelligence, la vérité avec l’évidence, la richesse avec la fruition.

Voici ce que disait une âme dans la présence de Dieu : « Il est un seul Dieu de la terre et du ciel, et les cieux sont ouverts et les vertus de ce grand Dieu brillent dans le cœur de ses intimes avec tendresse, avec douceur, avec béatitude. C’est ainsi que l’âme bienheureuse connaît l’ivresse spirituelle, où elle doit jouer/6 et s’abandonner selon la pure douceur qu’elle ressent en elle-même. Nul ne la reprend, car elle est fille de Dieu et comblée par l’excès délicieux. »

Il est une autre âme que mon âme déclare encore plus comblée. C’est celle qui par la vérité et la noblesse, par la clarté et la sublimité, est conduite au silence qui la comble/7. Dans cet excès délicieux de tranquillité, elle

/6 La notion de jeu, jointe ici à celle d’ivresse spirituelle, revient trois fois dans cette lettre : la troisième fois pour décrire l’état le plus élevé. On la trouve également chez Mechtilde de Magdebourg. V. Introduction, p. 19.

/7 « Silence qui la comble », « excès délicieux de tranquillité » : par ces deux expressions, nous avons rendu, autant que possible, verweende stilheit, qui se trouve deux fois en ce passage. V. note 1.

entend résonner hautement la merveille qu’est Dieu même dans l’éternité.

Ces deux âmes sont filles de Dieu, et en cette vie déjà comblées à l’excès.

Celui qui est arrivé en Dieu à ce point qu’il possède l’amour et opère la sagesse dans la vérité divine, goûte souvent l’excès bienheureux comme le fait Dieu même. Autant qu’il peut voir avec la Sagesse, il aime avec l’Amour, et autant peut-il aimer avec l’Amour il voit avec la Sagesse ; et souvent il opère avec l’une et l’autre dans la richesse de Dieu. Et ceci est un sublime excès.

Celui qui est resté en Dieu si longtemps qu’il a compris la merveille que Dieu est en sa Divinité, paraît souvent, aux yeux mêmes des hommes de Dieu qui n’ont pas cette connaissance : sans Dieu par excès de Dieu, instable par excès de constance et ignorant par excès de savoir/8.

Je vis Dieu comme Dieu et l’homme comme homme, et je ne m’étonnais pas que Dieu fût Dieu ni que l’homme fût homme. Ensuite je vis Dieu homme et l’homme divinisé, et je ne m’étonnais pas que cet homme connût l’excès divin.

Je vis comment Dieu, par la douleur qui éprouve

/8 Une qualité positive, poussée à l’extrême, revêt l’apparence du défaut opposé (ou fait place à ce défaut) : ce thème, bien avant de faire la fortune de la philosophie dialectique, avait été énoncé par divers spirituels et contemplatifs, explorateurs de l’être. Sous la forme que lui donne ici notre auteur, elle se retrouve dans plusieurs traités eckhartiens du recueil de Pfeiffer, dont l’un, Von der Abegescheidenheit, est authentique (Pf. p. 491). V. Annexe A, cit. 18.

l’homme noble, lui donne l’intelligence, et par la douleur de nouveau la lui ôte. Et l’ayant ainsi privé de sens, il lui donne une intelligence nouvelle, la plus pénétrante de toutes. Ayant vu cela, je me suis consolée avec Dieu en toute douleur.

Voici comment parlait une âme dans la richesse de Dieu : « Divine sagesse et parfaite humilité constituent le pur excès divin dans la clarté du Père, haute perfection dans la vérité du Fils, libre jeu dans la suavité de l’Esprit-Saint. Depuis que la sainteté de Dieu m’a rendue silencieuse, j’ai entendu maintes choses, pourquoi les ai-je gardées ? Je n’ai pas gardé sans raison ce que j’ai gardé. J’ai observé la discrétion qui précède et qui suit (la connaissance) : je me suis tue et j’ai reposé en Dieu jusqu’à ce qu’il me dît de parler. — J’ai intégré tout ce qui était divisé en moi-même et je me suis approprié mon tout, et j’ai fait que mon propre fût gardé en Dieu jusqu’au jour où quelqu’un viendra qui puisse me demander et comprendre ce que j’entends. Et comme je sens à cette heure, en Dieu, que parler a pour seul effet de m’écarter de lui, je garde le silence. »

Ainsi parlait encore une âme dans la liberté de Dieu : « J’ai compris toute division dans l’Unité pure. Depuis lors, je suis restée à jouer dans le palais du Seigneur et j’ai laissé les vassaux prendre soin du royaume/9. Ah ! depuis cette heure tous les domaines (des autres pays) confluent en ce pays (qui est le mien). — C’est ainsi que j’ai nommé l’éternité de l’excès bienheureux. Ainsi je suis restée, au-dessus de toute chose et pourtant au milieu de toute chose, et mon regard a pénétré par-dessus toute chose dans la gloire sans fin. »

/9 Le dernier état décrit (liberté, jeu, activité laissée aux vassaux) est le terme du dépassement suggéré par les Lettres XVII et XVIII.



Lettre XXIX Ne souffrir que de l’Amour

Lettre de consolation à une jeune destinataire, — la même apparemment que celle des Lettres XXV et XXVI (celle qui est, avec Sara, la meilleure amie de Hadewijch). La lettre a pour thème principal le devoir de fuir les douleurs et les chagrins « étrangers » (vreemt) i.e. profanes : bannir tout souci qui n’est pas celui de l’amour. Hadewijch ne veut pas que son amie souffre des tribulations qu’elle-même, Hadewijch, doit endurer : ce serait encore une souffrance profane. Elle rappelle incidemment ce qu’elle a fait au service du prochain, et regrette que cela soit connu. Elle raconte que sa raison illuminée, dès le début de sa vie, l’a fait adhérer aux jugements de Dieu, — eérience importante chez elle : adhésion à une justice qui transcende nos jugements naturels, soit pour nous-mêmes, soit pour les autres. Le dernier paragraphe, p. 215, rappelle que notre substance est double, ayant en Dieu son être profond et propre, auquel l’amour nous reconduit.

Que Dieu soit avec vous et vous comble de la vraie consolation qu’il est lui-même, dans laquelle il se suffit et suffit à toutes les créatures selon leur être et leur besoin. Ah ! douce enfant, comme ce chagrin me fait peine qui vous afflige et vous oppresse ! Je vous prie instamment, je vous conseille, je vous adjure, je vous ordonne comme une mère à son cher enfant, qu’elle aime pour le suprême honneur et la douce dignité de l’Amour, de laisser tout chagrin profane et de souffrir le moins possible de ce qui me concerne. Ne vous souciez pas de ce qui peut m’advenir, que je sois errante par le pays ou jetée en prison, — car tout sera l’œuvre de l’Amour/1. Je sais bien que je ne suis pas pour vous un souci étranger : je vous suis proche de tout cœur, nous nous connaissons intimement et c’est vous qui m’êtes la plus chère, après Sara, de tous les êtres vivants. Je comprends donc aisément que vous souffriez de mes disgrâces ; et pourtant sachez-le chère enfant, c’est encore une souffrance profane. Songez-y vous-même : si vous croyez de tout votre cœur que je suis aimée de Dieu et qu’il accomplit son œuvre en moi, secrète ou manifeste, et qu’il y renouvelle les merveilles d’autrefois, vous devez reconnaître en toute chose son opération, sans vous étonner que je sois pour les étrangers sujet d’étonnement et d’épouvante. Ils ne peuvent vivre en effet dans le domaine de l’amour, car ils ne connaissent ni sa venue ni son départ. J’ai d’ailleurs pris très peu de part aux mœurs des hommes, dans le manger, le boire ou le sommeil, je ne me

/1 Hadewijch semble errante, et menacée même de prison ; la phrase ne permet pas de savoir cependant si la chose est actuelle ou seulement possible.

suis pourvue ni d’habits, ni de couleurs, ni de parures à leur façon. Et de tout ce qui peut réjouir un cœur humain, de ce qu’il peut recevoir ou prendre, jamais je n’eus plaisir, mais seulement par brefs instants, de l’Amour qui vainc toute chose.

Ma raison illuminée, qui dès la première révélation de Dieu en elle-même a été mon guide, m’a montré ce qui manquait à ma perfection comme à celle des autres ; cette raison illuminée depuis son éveil m’a désigné ma place, m’a conduite vers le lieu où je dois jouir de mon Bien-Aimé, selon la noblesse de mon dépassement, dans l’unité.

Ce lieu de l’amour, que la raison illuminée m’a montré, est tellement au-dessus de toute pensée humaine que j’ai compris ne plus devoir jamais goûter bonheur ni peine en chose grande ou petite, sinon seulement en ceci : que j’étais créature humaine et que j’éprouvais l’Amour — que je l’éprouvais dans mon cœur en aimant, mais sans pouvoir l’atteindre en sa Déité, sinon dans la privation de toute fruition.

Ce désir sans jouissance de la jouissance d’amour, que l’Amour m’a inspiré sans cesse, a été mon tourment et ma blessure, dans la poitrine et dans le cœur, in armariolo et in antisma/2. Armariolo désigne l’artère du cœur la plus intérieure, avec laquelle on aime, et l’antisma est

/2 Ces deux mots latins ont défié jusqu’ici les interprètes : le premier voudrait dire « petite armoire » ; le second n’a aucun sens que l’on sache : est-ce une forme corrompue ?

le plus intérieur des esprits par lesquels nous vivons, celui qui éprouve les plus profondes passions.

J’ai pourtant vécu avec les hommes en toutes les œuvres que je pouvais accomplir à leur service. Ils m’ont trouvée toujours prête en leurs nécessités, mais je regrette qu’on ait rendu ceci public. Vraiment je fus avec eux en toute chose, depuis que Dieu m’a fait goûter le tout de l’Amour, j’ai ressenti aussi les besoins de chaque créature humaine, selon son état. Avec sa Charité, j’ai senti et voué à chacun l’affection dont il avait besoin. Avec sa Sagesse, j’ai éprouvé sa miséricorde et j’ai compris combien il faut pardonner aux hommes, comme ils tombent et se relèvent, comme Dieu donne et reprend, comme il frappe et guérit et se donne lui-même en tout cela gratuitement. Avec sa Sublimité, j’ai ressenti les fautes de tous ceux que j’ai entendu nommer ou que j’ai vus. Et c’est pourquoi j’ai toujours porté depuis lors avec Dieu les justes jugements, selon le fond de sa vérité, sur nous tous. Avec son Unité dans l’Amour enfin, j’ai toujours éprouvé depuis lors la perte bienheureuse (de moi-même) dans la fruition d’amour, ou la souffrance d’en être privée, et j’ai connu les voies du juste amour, les œuvres qu’il accomplit en Dieu et dans les hommes.

J’ai donc vécu selon tous ces états dans l’amour et j’ai agi avec justice envers les hommes, si gravement qu’ils me fissent tort. Mais si je possède tout ceci dans l’amour par mon être éternel, je ne le possède pas encore dans la fruition en mon être propre. Et je reste créature humaine, qui doit souffrir en aimant avec le Christ jusqu’à la mort. Car celui qui vit dans l’amour éprouvera le mépris des étrangers, jusqu’à ce que la Charité, croissant en nous dans la plénitude de ses vertus, entre en la pure possession d’elle-même, et que l’homme enfin soit un avec l’Amour.



Lettre XXX L’appel réciproque de l’Amour

Ardente méditation sur l’exigence (ou appel, sommation : manen, mot repris et employé souvent dans le même sens par Ruusbroec), que Dieu et l’âme, les Personnes divines et l’Unité essentielle s’intiment réciproquement, ici-bas comme dans l’éternité, — et dont la satisfaction est l’Unité même (Cf. Lettre XXII, p. 180, note 15). L’intimation qui s’échange entre l’âme et Dieu et celle qui sonne mystérieusement en Dieu même (rappelant les Personnes à l’Unité ineffable), sont mises en relation et vues dans une même perspective. Cette continuité fait la force de l’exposé hadewigien, comme elle fera la beauté et la profondeur de l’œuvre de Ruusbroec, dont elle est le thème fondamental. Dans cette Lettre XXX, Hadewijch insiste aussi sur l’imitation du Christ : vivre le Christ, dans l’humilité d’abord, puis dans les autres vertus. Critique sévère de la lâcheté : il n’y a pas d’amour sans souffrance.

Dieu est le fondement éternel du juste amour et de la foi parfaite : il nous est garant de la charité suprême par laquelle il s’aime lui-même et en lui-même, afin que ses amis et bien-aimés l’aiment à leur tour dans une pure perfection. C’est pour cette perfection que doivent vivre tous ceux qu’il a appelés et choisis, qu’il a marqués pour son service. Ils feraient de grandes œuvres et progresseraient rapidement, s’ils étaient ce qu’on les croit, ce qu’ils doivent être selon la juste dette de la foi parfaite et du juste amour. L’âme trouve si grandes les délices ressenties qu’elle en oublie la grandeur (objective) de l’Amour et son Être parfait. Lorsque le cœur et les sens, que peu de chose satisfait, sont émus vivement, il lui semble déjà qu’elle est un ciel dans les cieux ; et dans cette complaisance, elle ne songe plus à la grande dette qui est réclamée à toute heure — la dette que l’Amour exige de l’amour.

Celui qui aime en vérité fait de grandes œuvres, il n’épargne rien, il ne se laisse point décourager par la détresse qu’il éprouve ni par les tourments qu’il doit affronter : au sein de la douleur il se renouvelle et rafraîchit son âme. De même en toute chose, petite ou grande, légère ou grave, il trouve occasion de croître dans les vertus qui conviennent à l’Amour. Entendez par là ce que le Père requiert du Fils et de l’Esprit dans la fruition éternelle de l’Unité, et la dette en retour que le Fils et l’Esprit exigent du Père en fruition de la Trinité. Cette exigence est éternellement nouvelle, éternellement une dans l’avoir et dans l’être, et c’est en réponse à cet appel de l’Unité paternelle que toute justice s’accomplit.

Hélas ! il en est peu maintenant qui veuillent vivre au gré du noble Amour, mais bien selon leurs aises. On veut recevoir beaucoup de lui et faire peu de chose pour s’en rendre digne. Car nous sommes négligents dans la vertu, mais zélés dans le plaisir. Une petite contrariété nous fait oublier l’amour et cesser de l’exercer : c’est grande lâcheté. Il faut s’efforcer en tout temps de satisfaire l’amour ; être abîmé sans cesse dans sa douceur ou souffrir pour lui, s’il le veut, les plus cruels tourments, dans le seul dessein de lui rendre justice et de le satisfaire.

La vie la plus haute et la croissance la plus prompte sont inséparables de langueur et de douleur d’amour. La douceur sensible est inférieure, car nous nous laissons vaincre facilement par elle et notre désir s’affaiblit.

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En effet, c’est la sagesse du Fils et la bonté de l’Esprit, faisant appel à la puissance du Père, qui ont provoqué la création de l’homme. Et si l’homme est tombé, c’est parce qu’il n’a point satisfait à l’exigence de l’Unité. C’est par l’exigence de la Trinité que le Fils de Dieu s’est incarné, et pour satisfaire à la dette envers l’Unité qu’il est mort. C’est par l’exigence de la Trinité qu’il est ressuscité parmi les hommes, et pour satisfaire à la dette de l’Unité qu’il est remonté à son Père.

Et de même pour nous : lorsque la Trinité exige de nous sa dette, nous recevons la grâce de vivre divinement, selon qu’il lui convient. Si nous manquons à cet ordre par la volonté profane, et que laissant l’unité, nous retombons à notre complaisance propre, nous ne croissons plus, nous n’approchons plus de cette perfection à laquelle nous sommes appelés depuis l’origine par l’Unité et la Trinité. Mais que la noble raison de l’homme reconnaisse loyalement sa dette et se laisse guider par l’amour en son domaine — qu’il suive l’amour comme il sied à l’amour : l’homme alors est capable d’atteindre le grand bien dont je parle, et de posséder en Dieu toute richesse divine.

Celui qui veut se vêtir et être riche, être uni avec la Déité, doit s’orner de toutes les vertus dont s’est revêtu et orné Dieu lui-même lorsqu’il s’est fait homme : et ceci doit commencer par l’humilité que Notre-Seigneur a montrée d’abord. Car il fut privé de toute consolation étrangère, ne recevant aucune exaltation ni de sa noblesse, ni de ses vertus, ni de ses œuvres, ni de sa puissance, qui pourtant le mettaient au-dessus de toute créature : il ne s’est pas élevé jusqu’au moment où Dieu l’a élevé au ciel dans l’appel terrible et admirable de l’Unité. Nous vivons ici-bas sous le règne de cet appel, qui nous intime de vivre selon la Trinité. A nous donc de nous rappeler à nous-mêmes la requête de l’amour et de l’accomplir de tout notre zèle pour atteindre l’Unité, seul terme de notre exigence et de l’amour divin.

Il nous faut vivre selon le bon plaisir de l’amour qui a toujours réclamé cette unité et qui a orné l’humilité de justes œuvres — vivre selon l’appel de la Trinité Sainte qui exige constamment la vertu qui lui sied, condition de notre croissance ici-bas et de toute perfection. Telle est notre vie, trine et une.

Il est trois choses selon lesquelles on vit pour l’Amour, selon la Trinité ici-bas et selon l’Unité là-haut/1.

Premièrement la raison fait désirer l’amour et la satisfaction de cet amour par les justes œuvres de charité parfaite ; on veut être sans faute et digne de toute perfection. C’est ainsi que vit le Fils de Dieu.

Ensuite épouser à toute heure la volonté de l’Amour avec un zèle nouveau, œuvrer en toute vertu avec un désir débordant, illuminer toutes les créatures selon leur nature et la noblesse qu’on leur reconnaît, petite ou grande, en sorte qu’on accomplisse, dans l’amour et pour son honneur, la pure volonté de Dieu : c’est ainsi qu’on vit le Saint-Esprit.

En troisième lieu, on se trouve contraint par une douce violence à la constante pratique de l’amour, on reçoit le courage, heureux et invincible désormais, d’affronter cet état où la passion fait croître la Bien-Aimée dans l’être de l’Aimé et s’en pénétrer en toute chose : travailler avec Ses mains, cheminer avec Ses pieds, entendre avec Ses oreilles où la voix divine ne cesse de résonner, parler aussi par la bouche du Bien-Aimé, selon toute vérité de conseil, de justice, de pure douceur, de consolation impartiale, d’avertissement contre le mal, — paraître comme le Bien-Aimé sans parure d’aucune sorte,

/1 V. Lettre XXII, p. 173, note 9.

ne vivre de rien ni pour personne, sinon d’amour et pour le Bien-Aimé, vivre seulement comme l’Aimé dans l’Aimé avec une seule conduite, une seule pensée, un seul cœur, goûter en Lui, comme Lui en nous-mêmes, la suavité indicible qui est le fruit de ses douleurs, — ah ! oui, ne rien sentir que cœur à cœur, avec un seul cœur, un seul amour suave, avoir fruition l’un en l’autre de la plénitude d’amour, — savoir sans nul doute, d’une certitude toujours plus parfaite, que l’on est intégré dans l’Unité de l’Amour : c’est ainsi que l’on vit le Père.

On paye donc de la sorte ici-bas la dette de la Trinité Sainte, qu’elle réclame de nous et qu’elle exige depuis toujours de l’Unité. Il est bien vrai, ceux qui vivent selon l’amour font mainte belle ascension avec l’Aimé dans l’Aimé ; mais ce sont les âmes qui, ayant grandi en tout ceci jusqu’à la plénitude, sont réunies au sommet et y restent sans retour, là où le pur éclair d’abord a jailli et la foudre ensuite a tonné !

L’éclair est la lumière de l’amour qui se manifeste en un clin d’œil insaisissable et nous comble de mille grâces, nous révélant ce qu’il est, nous montrant comme il sait donner et prendre, dans la suave étreinte, dans le tendre embrassement et le très doux baiser, quand l’Amour lui-même dit à l’âme : « C’est moi qui t’ai prise. C’est moi. Je te suis tout. Je te donne tout ». Mais alors vient le tonnerre. Le tonnerre est la voix terrible de la menace, de l’amour qui retient ses dons et de la raison illuminée qui proclame en toute vérité notre dette, notre progrès insuffisant, notre petitesse devant le grand Amour/2.

Lors donc que l’on est recueilli au-dessus de la multiplicité des dons, on devient l’Unité même en qui tout est contenu/3. Et c’est alors que l’Unité obtient ce qu’elle exigeait, et que l’exigence se fait vraiment sentir, et que la fruition est accordée sans réserve par la Trinité sainte. Alors, dans un seul acte, doit s’intimer l’exigence éternelle et satisfaction lui être donnée éternellement, formant une seule réalité dans l’unique volonté, l’unique possession et l’unique fruition.

C’est chose d’ailleurs que je ne puis vous décrire, car je suis trop loin de la maturité et mon amour n’y suffit point.

Si cette vie d’union fait défaut, à moi et à d’autres âmes également dépourvues, c’est que nous fûmes infidèles à la vérité : nous avons I. commencé, mais nos œuvres sont encore petites et déjà nous voulons goûter l’abondance et l’abandon. Dispensés de la patience, honorés pour nos bonnes actions : voilà comme il nous plairait de servir, oublieux de la dette d’amour. Nous estimons nos œuvres, et c’est pour cela qu’elles sont vaines. Nous sommes conscients de notre pauvreté, c’est pour-

/2 L’image de l’éclair et du tonnerre se trouve aussi chez Ruusbroec (VII Clôtures, chap. XVII), avec une interprétation un peu différente.

/3 La traduction littérale serait : « Lors donc qu’on est recueilli hors de la multiplicité des dons, on devient tout cela que Cela est. Et c’est alors que l’Unité a ce qu’elle exigeait ».

quoi nous n’y trouvons pas le Bien-Aimé. Nous faisons cas de nos labeurs, c’est pourquoi nous y cherchons en vain la riche auberge de la consolation et du repos, que le Bien-Aimé ouvre à sa Bien-Aimée lorsqu’elle vient à lui de loin et par grande aventure. Nous voulons que notre vertu soit connue, aussi n’est-elle point pour nous la robe nuptiale. Nous sommes charitables envers le prochain quand notre penchant nous y porte, et non pas selon ses besoins, aussi la charité en nous ne peut-elle déployer son immense vertu. Notre humilité est dans la voix, sur le visage, dans l’apparence et non point comme elle devrait être : fille de la grandeur de Dieu et de la conscience de notre petitesse.

Aussi ne savons nous point porter en nous le Fils de Dieu ni l’allaiter maternellement/4 de la substance du véritable amour, nous avons trop de volonté propre, nous aimons trop notre quiétude, notre confort et notre paix. Nous sommes trop vite las, trop vite abattus et troublés, nous cherchons trop les consolations de Dieu et des hommes. Nous ne tolérons nul désagrément, toujours conscients de ce qui nous manque, toujours soucieux de l’obtenir aussitôt, au lieu de souffrir avec patience. Nous sommes blessés dès qu’on nous méprise, qu’on met en doute nos grâces et nos divines faveurs, fâchés dès qu’on

/4 La conception hadewigienne de notre participation à la maternité de Marie, fondée sur la présence du Verbe en nous par la grâce, a été étudiée par le R. P. Van Cranenburgh dans OGE 1959, pp. 377-405.

nous prend notre repos, notre honneur, nos amitiés. Nous voulons être saints à l’église, mais ne rien ignorer à la maison et ailleurs des choses du monde qui nous plaisent où nous font défaut : nous y trouvons tout le temps de nous entretenir avec nos amis, de nous fâcher et de nous réconcilier. Nous voulons avoir bonne réputation sans faire grand frais pour servir l’amour, préoccupés de beaux vêtements, de nourriture choisie, de jolis objets et de plaisirs extérieurs qui ne sont nécessaires à personne. On ne devrait jamais se distraire pour éviter Dieu, qui nous cherche sans cesse avec de nouvelles forces. Et si nous défaillons, faibles que nous sommes, moquons-nous de notre mal : c’est le plus sage et le plus utile pour nous-mêmes/5. Toujours empressés de nous soulager, de nous consoler, de nous tromper avec des biens inférieurs, nous oublions la sagesse d’en-haut ; c’est pourquoi nous ne rejoignons pas les chevaliers de Dieu et ne recevons de lui ni soutien, ni consolation, ni aliment. Nous manquons à Dieu, ce n’est pas lui qui nous manque. Et parce que nous voulons nous réserver quelque chose dans le service d’Amour, nous ne portons pas sa couronne, nous ne sommes ni élevés ni honorés par lui.

Voilà pourquoi nous sommes arrêtés de tous côtés, privés de foi et d’amour. Et la présence en nous de tant de défauts nous empêche de croître dans la vie spirituelle,

/5 La note d’ironie de l’âme envers elle-même, comme élément de santé spirituelle, est digne d’attention.

nous maintient dans l’imperfection de toutes les vertus, dans un état où nul ne peut aider les autres.

Ah ! pauvres de nous, que cela est désolant ! Que Dieu daigne suppléer à ce qui nous manque et nous rende parfaites, que nous puissions satisfaire enfin à la Trinité sainte et être unies à l’Unité de la Déité. Amen !



Lettre XXXI Toute-puissance de l’abandon

La destinataire est appelée de nouveau « chère enfant », mais rien ne relie cette lettre à d’autres du même recueil. Hadewijch y fait état de paroles que Notre-Seigneur lui a dites, et d’un rêve (ce semble) concernant la destinataire, qui « se rallierait à son signe ». Le thème de cette brève exhortation personnelle est l’intériorité : jeûnes, veilles, œuvres ne valent pas « le parfait abandon de la noble confiance ». — Le R. P. Van Mierlo a relevé l’influence de ce texte sur le Livre des XII Vertus de Gode froid de Wevel, chanoine de Groenendael qui, à côté des influences de Hadewijch et de Ruusbroec (celle-ci dominante) se laisse inspirer aussi par les Reden der Unterscheidung de Maître Eckhart.

Ah ! chère enfant, la meilleure vie qui soit est bien celle-ci : s’appliquer à satisfaire Dieu dans l’amour et se fier à lui par-dessus toute chose. Rien n’approche de Dieu comme la confiance, lui-même l’a dit à une âme : prier vraiment n’est autre chose qu’avoir pure confiance en lui, s’en remettre à lui dans un total abandon, croire à ce Tout qu’il est. « Les hommes, dit-il (à cette âme), ne me connaissent pas comme je suis dans ma Divinité : ils me servent par le jeûne, les veilles et toutes sortes d’œuvres ; et c’est après avoir fondé sur cela leur espoir qu’ils s’abandonnent à moi. Mais rien ne me gagne comme le parfait abandon de la noble confiance. C’est la soif de ton âme qui me livre à toi tel que je suis. En voulant satisfaire à cette soif, tu grandiras en grâce et me deviendras pareille : nous aurons la même mort et donc la même vie, un seul amour étanchera notre soif commune. »

Je vous fait part de ces paroles bienheureuses, que le Seigneur a prononcées afin de fortifier votre foi, pour que vous y pensiez et compreniez que l’abandon de la confiance est la perfection suprême, par quoi l’homme donne à Dieu la plus haute satisfaction.

Je veux vous éveiller ainsi à la suprême liberté de l’amour, car j’ai rêvé naguère que vous vous rallieriez à mon signe, et je vous en conjure maintenant, j’y tiens plus qu’à toute chose. Hâtez-vous dans la vertu et le juste amour, veillez à ce que Dieu soit honoré par vous et par tous ceux que vous pouvez aider, par votre zèle, votre peine, votre conseil et tout ce que vous saurez généreusement donner.


BÉATRICE DE NAZARETH SEPT DEGRÉS D’AMOUR

VOICI SEPT MANIÈRES D’AMOUR

L’amour prend sept formes, qui viennent de la cime de l’être et font retour au sommet.



I

La première manière est un désir actif de l’amour, qui doit régner dans le cœur longtemps avant de vaincre tout obstacle, œuvrer avec force et vigilance et croître vaillamment tant que dure cet état.

Ce désir vient évidemment de l’amour même : l’âme bonne, qui veut servir fidèlement Notre-Seigneur, le suivre sans crainte et l’aimer en toute vérité, est mue par ce désir de vivre dans la pureté, dans la noblesse et la liberté/1 ou Dieu l’a créée à son image et à sa ressemblance, — ressemblance qu’il nous faut aimer et garder par-dessus tout.

C’est dans cette voie qu’elle veut cheminer, agir et grandir, monter vers un amour plus haut, vers une con-

/1 Pureté, noblesse, liberté : trois mots-clés de la mystique de nos auteurs. Béatrice veut revenir à l’état caractérisé par ces termes, où Dieu l’a créée : thème voisin, mais distinct de celui que nous avons signalé chez Hadewijch sous le nom d’exemplarisme (retour à ce que nous étions en Dieu avant notre création).

Naissance de Dieu plus intime, jusqu’à la perfection pour quoi elle est faite, où elle se sent appelée par son Créateur. C’est à cela que matin et soir elle s’applique, à cela qu’elle se livre tout entière. C’est toute sa question, toute son étude, toute son instance devant Dieu, toute sa pensée : comment arriver à gagner l’intimité de l’Amour et à lui ressembler en toute parure de vertus, en toute pureté de constante noblesse, en tout ce qui lui sied ?

Cette âme examine souvent ce qu’elle est et ce qu’elle doit être, ce qu’elle a et ce qui lui manque : pleine de zèle et de grands désirs, avec toute la sagacité dont elle est capable, elle tâche de se garder et d’éviter tout ce qui pourrait lui faire obstacle en ces œuvres d’amour ; son cœur ne se repose point, sa volonté ne se lasse pas de chercher, de réclamer, d’apprendre, de saisir et de garder tout ce qui peut l’aider, la faire avancer en amour.

Tel est le souci de l’âme en cet état, son œuvre et son labeur, jusqu’à ce qu’elle obtienne enfin de Dieu, par son zèle et sa foi, de pouvoir servir l’amour sans que les fautes passées l’arrêtent, avec une conscience libre, un esprit purifié, une claire intelligence.

Le désir d’une telle pureté et d’une telle noblesse vient assurément de l’amour et non de la crainte. Celle-ci nous fait bien agir ou pâtir, prendre ou laisser les choses pour éviter la terrible colère divine, les jugements de ce juste juge, les châtiments éternels et les maux temporels. Mais l’amour seul nous dirige vers la pureté, vers la haute et suprême noblesse qu’il est par essence, dont il a possession et fruition, qu’il enseigne naturellement aux âmes dès qu’elles se livrent à lui.

II

Une autre manière d’amour est en ceci parfois que l’âme veut aimer de façon toute gratuite. Elle veut servir Notre-Seigneur pour rien : l’aimer simplement, sans pourquoi/2, sans récompense de grâce ou de gloire ; comme une jeune fille qui vaque au service de son seigneur par pur amour, sans salaire aucun, satisfaite de le servir et qu’il la laisse servir. C’est ainsi qu’elle voudrait fidèlement rendre amour à l’Amour, le servir en aimant sans mesure, par-dessus toute raison et tout ce que l’homme peut entendre.

En cet état, elle est si brûlante de désirs, si prête à servir, si prompte à la peine, si douce dans la gêne, si joyeuse dans le chagrin : de tout son être, elle ne veut que plaire à l’amour. Faire ou souffrir quelque chose à son service, voilà ce qui lui plaît et lui suffit.

/2 Sans pourquoi : v. HA, p. 147, note 6, et ci-dessous Annexe B.

III

Pour la troisième manière d’aimer, l’âme de bonne volonté y passe par de grandes peines, car elle veut à tout prix contenter l’Amour et le satisfaire en tout honneur, en tout service, en toute obéissance d’amour.

Ce désir parfois s’élève en elle violemment, elle se prend avec passion à vouloir tout faire : il n’est vertu dont elle ne cherche la perfection, rien qu’elle ne veuille souffrir ou supporter, nulle épargne, nulle mesure qu’elle admette en son effort. Elle est disposée à tous les dévouements, prompte et intrépide dans la peine ou le labeur. Mais quoi qu’elle fasse, elle demeure insatisfaite.

Telle est bien sa pire douleur, de ne pouvoir rendre justice à l’amour selon ses désirs, de se trouver toujours avec lui en dette insolvable. Elle sait pourtant que cela dépasse les forces humaines, et de beaucoup ses propres pouvoirs : ce qu’elle désire en vérité est irréalisable pour toute créature. Car elle voudrait, à elle seule, faire autant que tous les hommes sur la terre et tous les esprits dans le ciel, que tous les êtres d’en-haut et d’en-bas, et infiniment plus encore, pour servir, honorer et aimer l’amour selon qu’il en est digne. Tout ce qui manque dans ses œuvres, elle veut y suppléer par l’intention parfaite et les puissants désirs. Mais cela même ne la console pas. Elle sait bien que l’accomplissement de tels vœux est au-dessus de ses atteintes, au-dessus de tout sens et de toute raison humaine, mais elle n’arrive pas à se modérer, à se dominer, à se tranquilliser. Elle fait cependant tout ce qu’elle peut : elle rend à l’amour grâces et louanges, elle œuvre et travaille pour lui, elle s’offre tout entière à l’amour et n’agit qu’en lui.

En tout cela donc, point de repos pour elle : elle doit souffrir toujours de ne point saisir ce qu’elle convoite. Elle reste plongée dans le crève-cœur, dans la langueur insatiable : il lui semble qu’elle meurt sans mourir, et que dans cette mort elle souffre l’enfer. Sa vie est infernale en vérité, elle n’est que déception et disgrâce, les désirs anxieux la martyrisent, nul accomplissement, nulle satisfaction, nul apaisement ne se laisse entrevoir.

Il lui faut rester en cet état jusqu’à ce que Notre-Seigneur la console dans un autre mode d’amour, par une connaissance plus intime de lui-même : alors elle pourra mettre en œuvre le don nouveau reçu de lui.

IV

Dans la quatrième manière d’amour, Notre-Seigneur fait goûter à l’âme tour à tour de grandes délices et de grandes peines, dont nous allons parler maintenant.

A certaines heures, il semble que l’amour s’éveille doucement en elle et se lève radieux pour émouvoir le cœur sans nulle action de la nature humaine. Le cœur alors est excité si tendrement, attiré si vivement, si fortement saisi et si passionnément embrasé par lui, que l’âme est totalement conquise. Elle éprouve une nouvelle intimité avec Dieu, une illumination de l’esprit, un merveilleux excès de délices 3, une noble liberté et une étroite nécessité d’obéir à l’amour ; elle connaît la plénitude et la surabondance. Elle sent que toutes ses facultés sont à l’amour, que sa volonté est amour, elle se trouve plongée et engloutie dans l’amour 4, elle-même n’est plus qu’amour. La beauté de l’amour l’a rendue belle, sa force l’a dévorée, sa douceur l’absorbe, sa justice la submerge, sa noblesse l’étreint ; la pureté de l’amour l’a parée, sa hauteur l’a élevée et l’a comprise en lui-même : elle est toute à l’amour et ne peut s’occuper que de lui.

Lorsqu’elle ressent cette surabondance de délices et cette plénitude, son esprit s’abîme tout entier dans l’amour, son corps défaille, son cœur se liquéfie et ses forces l’abandonnent. Elle est tellement dominée par l’amour qu’elle peut à peine se tenir : souvent elle perd

/3 Nous rencontrons de nouveau le terme verweentheit, que nous avons relevé chez Hadewijch (Lettre XVIII). Il revient plusieurs fois dans les VII Degrés d’Amour.

/4 « Engloutie dans l’amour, elle n’est plus qu’amour » : ces expressions, au jugement de Mens (Oorsprong, p. 123, note 64), n’appartiennent plus à la mystique bernardine, mais caractérisent la tendance propre de nos auteurs. — « Être amour » se trouve aussi chez Hadewijch, Lettre XII, première ligne ; Vision I, 1. 162 ; Vision III, 1. 19.

l’usage de ses membres et de ses sens. Elle est comme un vase comble dont le contenu se répand au moindre mouvement : la plénitude de son cœur l’accable, et sans qu’elle y prenne garde, pour un rien l’amour déborde.

V

Dans la cinquième manière, il arrive parfois que l’amour s’élève dans l’âme en tempête, avec grand bruit et excès délicieux en sorte que le cœur semble devoir se briser et l’âme sortir d’elle-même dans l’acte de l’amour et de la fruition. Elle est entraînée dans le désir d’amour à l’accomplissement de ses grandes œuvres, aux œuvres pures de l’amour : elle veut satisfaire l’amour en ses multiples exigences. Ou bien elle veut se reposer dans le doux embrassement de l’amour, dans la richesse délicieuse et la suffisance de tout bien : son cœur et tous ses sens le désirent avec ardeur, le cherchent avec zèle et le réclament avec passion. Lorsqu’elle est en cet état, elle se trouve si forte en esprit, elle embrasse tant de choses en son cœur, elle ressent un tel surcroît de vertu physique, de promptitude et d’énergie en son opération, au-dehors et au-dedans, que tout en elle, lui semble-t-il, est activité et travail, alors même que son corps est tranquille. Elle se sent néanmoins attirée de l’intérieur, fortement saisie par l’amour, pressée par l’impatience et les peines multiples d’un cœur insatisfait. Tantôt c’est le sentiment de l’amour même qui, sans raison aucune, la fait souffrir, tantôt l’absence de ces biens dont l’amour a soif, et la fruition refusée à son désir. Par instant, l’amour perd à ce point toute mesure en elle, il jaillit avec une telle effraction, agite le cœur si fort et si furieusement, que ce cœur semble de toutes parts blessé, et ses blessures ne cessent de se renouveler, chaque jour plus brûlantes et plus douloureuses. Il lui paraît que ses veines se rompent, que son sang l’abandonne, que sa moelle dépérit : ses os défaillent, sa poitrine éclate, sa gorge se dessèche ; son visage et tous ses membres ressentent la brûlure intérieure et l’ire souveraine de l’amour 5. Parfois aussi c’est comme une flèche qui traverse son cœur jusqu’à la gorge et lui fait perdre le sens, ou comme un feu qui attire tout ce qu’il peut consumer : telle est la violence que cette âme éprouve, l’action en elle de l’amour sans mesure et sans pitié, qui exige et dévore toute chose.

La Fiancée est ainsi tourmentée, écrasée, épuisée intérieurement, que ses énergies n’y suffisent point, mais son âme est nourrie, son amour est allaité et son esprit maintenu au-dessus de lui-même.

L’amour en vérité dépasse tellement ses puissances qu’elle voudrait parfois briser le lien de son pouvoir et de tant de souffrances, (s’il se pouvait) sans troubler l’u-

/5 « Ire souveraine », orewoet. Sur ce mot, v. HA, p. 102, et ci-dessous, Annexe B.

nion d’amour ; mais le lien d’amour la serre de si près, son immensité l’assujettit de telle sorte, qu’elle ne peut garder ni mesure ni raison, elle ne peut ni écouter le bon sens ni se modérer, ni attendre sagement.

Car plus elle reçoit d’en-haut, plus elle réclame, plus on lui révèle de vérité, plus le désir la presse d’approcher cette lumière : la vérité, la pureté, la noblesse et la fruition de l’amour. Elle est donc entraînée et stimulée plus fort chaque jour, nullement satisfaite ni calmée. Ce qui la dévore et la tourmente le plus, est cela même qui la guérit et la console ; ce qui la blesse le plus profondément, lui assure mieux que tout la santé.

VI

En la sixième manière, lorsque la Fiancée de Notre-Seigneur est plus haut et plus avant dans la piété, elle éprouve encore une autre forme de l’amour avec connaissance plus intime et plus élevée.

Elle sent que l’amour a triomphé de ses défauts, qu’il domine ses sens, qu’il orne sa nature, qu’il dilate et exalte son être. Elle est maîtresse d’elle-même à présent et ne trouve plus de résistance, elle possède son cœur en toute sécurité pour agir librement ou reposer dans la fruition. Rien en cet état qui lui paraisse petit : tout est facile à faire ou à laisser, à souffrir ou à porter, de ce qui sied à l’amour, l’exercice de la charité ne lui coûte plus.

Elle éprouve alors une dévotion divine, une pureté limpide, une suavité spirituelle, une liberté fervente, un sage discernement, une douce égalité avec Notre-Seigneur et une science intime de Dieu.

Voyez : elle est pareille maintenant à une ménagère qui a réglé comme il sied sa maison, qui l’a sagement arrangée et bellement ordonnée, et bien garantie et prudemment gardée, qui prend et laisse ce qui lui convient, ouvre et ferme à son gré. Ainsi en est-il de cette âme : elle est amour/6 et l’amour règne en elle, puissant et souverain, dans l’action ou le repos, dans ce qu’elle entreprend ou évite de faire, dans les choses extérieures ou intérieures selon sa volonté.

Et comme le poisson qui nage dans la largeur du fleuve ou se repose dans sa profondeur, comme l’oiseau qui vole hardiment dans les hauteurs, ainsi sent-elle que son esprit erre librement dans l’altitude et la profondeur et l’abondance délicieuse de l’amour.

La puissance de l’amour a requis et conduit cette âme, l’a gardée et protégée, lui a donné la prudence et la sagesse, la douceur et la force de la charité. Cette puissance pourtant, l’amour l’a tenue cachée jusqu’au moment où, par une ascension nouvelle, elle est devenue maîtresse d’elle-même, en sorte que le domaine de l’amour en elle fût incontesté. Il la rend alors si hardie qu’elle ne craint ni homme ni démon, ni ange ni saint, ni Dieu même, en

/6 « Etre amour » de nouveau : v. note 4.

ce qu’elle fait ou ne fait point, dans son agir et son repos. Et elle sent bien d’ailleurs que l’amour est en elle aussi éveillé, aussi actif lorsque son corps est en repos qu’en des labeurs multiples. Elle sait et sent que ni travail ni souffrance n’importe à l’amour lorsqu’il règne dans une âme.

Mais tous ceux qui veulent venir à lui doivent le chercher en tremblant, le suivre avec foi, s’y exercer avec ardeur et ne s’épargner eux-mêmes ni dans l’effort ni dans les douleurs, ni dans le support patient de la gêne ou du mépris. Il n’est chose petite que ces âmes ne doivent tenir pour grande, jusqu’à ce que l’amour vainqueur opère en elles ses œuvres souveraines, rende petites les grandes choses, facilite tout labeur, adoucisse toute peine, et de tout débit les acquitte.

Ceci est liberté de la conscience, douceur du cœur, sagesse des sens, noblesse de l’âme, élévation de l’esprit et commencement de la vie éternelle. C’est une vie angélique déjà dans cette chair, dont l’autre vie sera la suite. Que Dieu daigne à tous nous l’accorder ! Ainsi soit-il.

VII

L’âme bienheureuse connaît encore une septième sorte d’amour sublime/7, qui opère en elle intérieurement un

/7 Cette septième « manière d’amour » semble une récapitulation : les six degrés précédents forment un tout et la description du sixième avait bien l’allure d’une conclusion.

singulier travail. Elle est attirée dans l’amour au-dessus d’elle-même, au-dessus des sens, de l’humaine raison et de toute opération de son propre cœur ; elle est attirée par le seul amour divin dans l’éternité, dans l’immensité inconcevable, dans la latitude, la hauteur inattingible et l’abîme profond de la Déité, — qui est en toute chose et demeure incomprise, immuable dans la plénitude de l’être, toute-puissante, comprenant tout et opérant tout par son acte souverain.

La Fiancée est alors si tendrement abîmée dans l’amour, emportée par une aspiration si forte que son cœur affolé ne peut plus contenir l’élan intérieur, son âme dans l’excès d’amour s’écoule et s’évanouit, son esprit cède tout entier à la fureur des puissants désirs. Elle veut s’établir dans la fruition : tout en elle y tend. C’est cela qu’elle exige de Dieu, elle le cherche ardemment et passionnément en lui, elle ne peut cesser de le vouloir, car l’amour ne lui laisse ni répit ni repos, ni paix d’aucune sorte. L’amour l’exalte et l’abaisse, lui fait goûter mort et vie, la guérit et la blesse derechef, la rend folle et de nouveau sage, et par ces voies l’attire à l’état le plus haut.

C’est ainsi qu’elle est élevée en esprit au-dessus de la durée, au-dessus des dons de l’amour dans l’éternité de l’amour, qui n’a point de temps, qui transcende tous les modes humains d’aimer ; elle est élevée au-dessus de sa propre nature par le désir qui veut la dépasser.

Tout son être alors et toute sa volonté, son aspiration et son amour sont établis dans la vérité et dans la clarté pure, dans la haute noblesse et dans la beauté délicieuse, — dans la douce société de ces esprits supérieurs qui s’écoulent tous en flots d’amour tandis qu’ils contemplent leur Amour et le connaissent clairement dans la fruition/8. Sa volonté reste là-haut parmi les esprits, c’est là qu’elle erre par le désir, surtout dans le chœur des Séraphins brûlants ; mais c’est la Divinité, la très-haute Trinité qui est son habitation et son repos bienheureux.

Elle cherche le Bien-Aimé dans sa majesté, elle le suit et le contemple avec le cœur et l’esprit. Elle connaît, elle l’aime, elle le désire de telle sorte qu’elle ne regarde ni saint ni ange, ni homme ni créature aucune, sinon dans cet amour commun, en Dieu même, par quoi elle aime tous les êtres avec lui. C’est lui seul qu’elle a choisi dans

/8 Le P. Mens voit dans ce passage des Sept Degrés d’Amour une allusion à peine voilée à la vision béatifique transitoire que les auteurs mystiques du Nord attribuent dès ici-bas aux contemplatifs (Oorsprong, p. 13, n. 64 et p. 136, sixième caractéristique de la mystique du Nord). Elle est affirmée de façon explicite dans la Vita Beatricis (pp. 110, 115, 127-128, 137-140, 144-146 et 150-152). Le P. Reypens croit reconnaître la même doctrine chez Hadewijch (Vision V « Alors j’eus la fruition de Dieu que j’aurai éternellement »), chez la bienheureuse Yvette de Huy (recluse t 1227) et chez sainte Lutgarde (O. Cist. t 1246), mais surtout chez Ruusbroec en plusieurs passages — c’est l’objet de l’étude du P. Reypens — et chez quelques-uns de ses disciples (L. Reypens S. J. R. A. M. 1922-1924, Le sommet de la contemplation chez le bienheureux Ruusbroec). Il cite un petit nombre de théologiens qui ont admis la possibilité ou le don effectif de cette grâce chez certains saints. On peut nommer comme témoin antérieur de cette interprétation de l’expérience mystique, Richard de Saint-Victor (PL. 196, col. 337 C).

l’amour au-dessus de tout, au-dessous de tout et en tout : la passion de son cœur et les forces de son esprit ne veulent rien que le voir, le posséder, avoir fruition de lui.

La terre est donc pour elle un grand exil, une dure prison, un tourment cruel. Elle ne ressent pour le monde que dégoût et mépris, rien de ce qui est terrestre ne peut la flatter ni la satisfaire : c’est grande peine pour l’âme d’être ainsi, de devoir vivre au loin et partout étrangère. Elle ne peut oublier son exil ni apaiser sa langueur, le désir la tourmente à faire pitié. Ce qu’elle éprouve est passion et martyre, sans comparaison ni mesure.

Elle a donc grande soif d’être libérée de ce ban et déchargée des liens de ce corps ; elle soupire souvent d’un cœur brûlant avec l’Apôtre : Cupio dissolvi et esse cum Christo, c’est-à-dire, je voudrais être détachée et rester avec le Christ. Telle est bien l’ardente langueur, la douloureuse impatience qu’elle ressent d’être affranchie et de demeurer avec le Christ, non par ennui de cette vie ni par crainte des peines à venir, mais en vertu d’un amour saint et éternel : le désir la mine, la consume et la dévore d’atteindre le pays de l’éternité, la gloire et la fruition.

Sous l’empire immense de ce désir, sa condition est dure et pesante : la peine que lui fait endurer la soif est indicible. Il lui faut pourtant vivre dans l’espoir, et cet espoir même la fait haleter et souffrir. Ah ! saints désirs de l’amour, que vous avez de force dans une âme éprise ! C’est un mal aigu et une vie mourante ! L’âme ne peut ni monter là-haut ni se sentir en paix ici-bas. Elle ne peut supporter la pensée de l’Ami, tant elle le désire, et la pensée d’en être privée la torture incessamment. Il lui faut vivre tous les tourments.

Aussi ne peut-elle et ne veut-elle nullement être consolée, comme dit le Prophète : Renuit consolari anima mea 9, c’est-à-dire, Mon âme refuse la consolation. Oui, elle la refuse et souvent de la part de Dieu comme de celle des créatures, car toute consolation qu’elle reçoit, en faisant croître son amour, l’attire vers un état plus haut, renouvelle son désir de la fruition et lui rend plus intolérable cet exil. Elle reste donc inapaisée, inconsolée malgré tous les dons qu’elle peut recevoir, tant qu’elle est privée de la présence du Bien-Aimé.

C’est une vie de grands labeurs que celle-ci, où l’âme repousse toute consolation et n’admet nulle trêve en sa recherche. L’amour l’a appelée et conduite, lui a montré ses voies qu’elle a tenues fidèlement en de lourdes peines, en de pesants travaux, avec ardente langueur et puissants désirs, grande patience et grande impatience, dans les douceurs et les douleurs et maintes meurtrissures, dans la quête et la prière, dans la disette et la possession, dans la montée et le suspens et la poursuite et l’étreinte,

/9 Ps. 76, 3.

dans le besoin et l’inquiétude, dans l’angoisse et le souci, dans la fièvre mortelle, dans la foi pure et dans le doute aussi bien souvent. Joie ou douleur, elle est prête à tout porter ; morte ou vive, elle veut se livrer à l’amour, elle endure en son cœur d’immenses souffrances et c’est pour l’amour seul qu’elle veut gagner la Terre Promise. Lors qu’elle s’est bien éprouvée en tout ceci, la gloire est son unique refuge. Car telle est par-dessus tout l’œuvre de l’amour : il veut l’union la plus étroite et l’état le plus haut, où l’âme se livre à l’union la plus intime.

La Bien-Aimée ne cesse donc point de chercher l’amour, elle voudrait le connaître et en jouir toujours, mais c’est chose qui ne peut être en cet exil : elle veut donc migrer vers ce pays où elle a fondé sa demeure et fixé son cœur, où déjà elle repose avec l’amour. Car elle le sait bien, c’est là que tout obstacle cessera et que l’Aimé tendrement l’embrassera.

Elle y contemplera passionnément ce qu’elle a si tendrement aimé ; elle possédera pour son salut éternel celui qu’elle a si fidèlement servi ; elle jouira en toute plénitude de celui que par l’amour elle a si souvent embrassé dans son âme.

Ainsi elle entrera dans la joie de son Seigneur, comme le dit saint Augustin : Qui in te intrat, intrat in gaudium Domini sui, etc. Celui qui entre en vous, entre dans la joie de son Seigneur et n’aura plus de crainte, mais sera bienheureux dans le Bien souverain.

C’est alors que l’âme est unie à son Époux et devient un seul esprit avec lui, dans un amour indissoluble et une foi éternelle. Ceux qui dans le temps de la grâce se sont appliqués à l’amour jouiront de lui dans la gloire éternelle, où rien ne nous occupera que louange et amour.

Dieu veuille nous y conduire tous ! Amen.



ANNEXES

ANNEXE A LIEUX DE COMPARAISON CHEZ RUUSBROEC ET CHEZ MAÎTRE ECKHART

I

Les passages suivants de Ruusbroec ont été choisis parmi ceux où les thèmes fondamentaux, hérités de Hadewijch ou de la tradition spirituelle qu’elle incarne historiquement, se trouvent groupés et rapportés à l’intuition essentielle qui domine les deux œuvres. Ces textes, malgré leur brièveté, contiennent des répétitions, d’autant plus inévitables que Ruusbroec a pour habitude de reprendre le schéma de la vie mystique en termes presque identiques, non seulement dans chacun de ses traités, mais pour chacun des degrés ou l’âme approfondit son expérience du Divin.

1. VIE DANS LE CHRIST ET SOMMATION DE L’ESPRIT-SAINT

(Les sept Degrés, R. G. III, 268 - W. I, 262)/1.

Le Christ Jésus vit en nous et nous en lui ; par sa vie nous sommes vainqueurs du monde et du péché, avec lui nous sommes dirigés par l’amour vers notre Père céleste. Le Saint-Esprit opère en nous et nous opérons avec lui toutes nos bonnes œuvres. Il clame en nous à voix haute, sans paroles : Aimez l’Amour qui vous a aimés éternellement ! Son appel est une touche intérieure que ressent notre esprit. Cette voix est plus terrible que le tonnerre. Les éclairs qui en jaillissent nous ouvrent le ciel, nous manifestent la lumière et la vérité éternelle. L’ardeur de son toucher et de son amour est si grande, qu’elle veut nous consumer totalement. Ce toucher en notre esprit clame sans cesse : Payez votre dette, aimez l’Amour qui vous a éternellement aimés ! De là naissent dans l’âme une grande impatience et un comportement étrange au dehors : car plus nous aimons, plus nous désirons aimer ; et plus nous payons la dette que l’amour réclame, plus nous sommes endettés. L’amour ne se tait pas, il crie éternellement et sans cesse : Aimez l’Amour ! Cette lutte est inconnue aux esprits étrangers.

/1 V. Lettre XX, p. 162, note 8.

2. L’AMOUR EN LUI-MÊME

(L’Ornement des Noces, R.G.I, 200-201. – W.I1I, 159).

(Dans la troisième venue), l’homme est tellement possédé par l’amour qu’il doit oublier et lui-même et Dieu même, et ne plus rien savoir que l’amour. L’esprit est donc brûlé dans le feu de l’amour et s’enfonce si profondément dans la touche divine, qu’il est vaincu en tout son effort et anéanti en toute son activité ; il arrive au terme de celle-ci et devient lui-même amour, au-dessus de tout adjectif ou accident ; il possède la substance la plus intime de sa nature créée, au-dessus de toutes les vertus, en ce point où toutes les opérations créées commencent et finissent : je veux dire l’amour en lui-même, f onde-ment et fond de toutes les vertus.

3. REDEVENIR CE QUE NOUS SOMMES EN DIEU

(Ibid. R.G., 246-247. - W. 216).

Les hommes intérieurs et contemplatifs doivent donc sortir (Exite obviam ei, Mat. 25,6) selon le mode de la contemplation, au-dessus de la raison et de toute distinction : au-dessus de leur être créé dans un regard éternel, immobile, grâce à la lumière innée (du Verbe), ils sont transformés et deviennent une seule chose avec cette lumière même par laquelle ils voient et qu’ils contemplent. C’est ainsi que les voyants rejoignent leur image éternelle, d’après laquelle ils ont été créés, contemplant Dieu en toutes choses sans distinction, en une vue simple dans la divine clarté. C’est la contemplation la plus noble et la plus utile qu’on puisse atteindre en cette vie. Car l’homme y demeure parfaitement maître de lui-même et libre ; et il peut croître en vie spirituelle à chaque retour amoureux qu’il accomplit, au-dessus de tout ce que l’homme peut entendre. Il demeure libre et maître de soi, à la fois dans l’intériorité et dans les vertus. Car ce regard fixé dans la lumière divine le tient au-dessus de tout exercice intérieur, au-dessus de toute vertu et de tout mérite ; c’est bien la couronne et la récompense à laquelle nous aspirons, que nous possédons dès maintenant de cette façon. Ainsi la vie contemplative est une vie céleste.

L’équilibre ainsi décrit entre la contemplation et l’action est ce que Ruusbroec appelle la vie commune. Cet accord néanmoins n’exclut pas une tension, qu’il fait sentir comme Hadewijch en bien des pages, notamment dans la suivante :

4. LE JEU DE L’AMOUR

(Les sept Degrés, R.G.III, 260 - W.I, 253-254).

Nous demeurons donc unis à Dieu sans intermédiaire, là où nous portons son image à la cime même de notre nature créée ; néanmoins nous restons toujours, en nous-mêmes, semblables à Dieu et unis à lui par moyen de la grâce et d’une vie vertueuse... L’unité vivante avec Dieu est dans notre être même : nous ne pouvons cependant ni la comprendre, ni l’atteindre ni la saisir. Elle se joue de toutes nos puissances, en exigeant que nous soyons un avec Dieu au-dessus de tout intermédiaire, ce que nous ne pouvons pas accomplir. Aussi la suivons-nous dans la vacance de notre être (ledeghen sine) : c’est là qu’habite et repose l’Esprit du Seigneur avec tous ses dons. Il aspire sa grâce et ses dons en toutes nos puissances, il exige notre amour, notre gratitude et nos louanges. Mais lui-même habite en notre essence, et exige que nous soyons libres et oisifs, que nous soyons une seule chose avec lui au-dessus de toute vertu. C’est pourquoi nous ne pouvons trouver stabilité ni en nous-mêmes, ni au-dessus de nous dans le suspens de l’agir, avec Dieu. Tel est le jeu intime de l’amour.

5. C’EST DANS LE REPOS QUE L’ÂME EST ENGENDRÉE ÉTERNELLEMENT

(Les douze Béguines, R. G.IV, 25-25 - W.VI, 37-38).

Selon cette manière d’aimer, les esprits sont oisifs et nus, élevés au-dessus de toute opération en une pure intellection, un pur amour. Ils n’agissent point, mais ils sont façonnés et agis par l’Esprit du Seigneur (Rom. 8,4) ; ils sont eux-mêmes grâce et amour, et ils sont appelés Fils de Dieu. Tous ceux qui sont morts à eux-mêmes en Dieu et qui ont dépouillé toute propriété dans la chère volonté de Dieu, leur vie est cachée avec le Christ en Dieu (Col. 3,3), et ils sont engendrés de nouveau sans cesse de l’Esprit-Saint, Fils élus de l’amour divin, au-dessus de la grâce et de toute œuvre.

Ruusbroec emploie des expressions identiques pour décrire le degré d’amour qui suit immédiatement :

C’est un état de repos où l’esprit est uni à Dieu dans l’amour nu et dans la clarté divine : il y est dégagé et libre (los ende ledich) de tout exercice d’amour, au-dessus de l’agir, éprouvant l’amour un et simple qui dévore et anéantit l’esprit de l’homme en lui-même, en sorte qu’il s’oublie...

(Suite de la citation dans HA, p. 55 et 56 : c’est un écho de la Lettre XX de Hadewijch).

6. CORRESPONDANCE ENTRE LA VIE DE L’ÂME ET CELLE DE DIEU : TRINITÉ ET UNITÉ

(Ibid. R. G.IV, 57-58. – W.VI, 69-70).

Dieu est un dans sa nature, et cette nature est féconde dans la Trinité des Personnes ; sans cesse il s’épanche, vit et œuvre avec distinctions personnelles, il connaît et il aime, il crée et façonne le ciel et la terre et toutes les créatures. Mais éternellement et sans trêve aussi, il reflue en son Essence, libre de toute œuvre, dans l’unité du Saint-Esprit. C’est là qu’au-dessus de nous-mêmes nous sommes un seul amour et une seule jouissance avec lui. Dans l’épanchement extérieur, par la grâce, il nous rend semblables à lui ; et dans le reflux en lui-même, il nous recueille avec lui dans l’unité de son amour... Nul ne peut découvrir ni garder cette unité, sinon ceux qui déploient toutes leurs puissances jusqu’à cet amour tranquille, pareil à celui des séraphins ; car il s’élève au-dessus de toute la hiérarchie des pratiques d’amour et il constitue la plénitude de toutes les grâces, où commencent et s’achèvent tous les exercices de vertus. — L’amour tranquille est au-dessus de tout : il vaque seulement à lui-même et n’a pas d’autre opération/3.

Ce thème est bien le sommet vers lequel s’orientent chez Ruusbroec toutes les voies de la vie spirituelle, c’est par lui que s’achève dans son œuvre la description des états les plus élevés. On le trouve notamment à la fin de l’Ornement des Noces (R.G.I, 248-249. — W.2181-219, que nous avons citée dans HA, p. 137) ; au chap. XII du Livre de la plus haute Vérité (R.G.III, 294 - W.II, 221) et au chap XIV des Sept Degrés (R.G.III, 270. - W. 264-265) :

/3 Cf. Lettre XVII, p. 140, note 2 ; et HA, p. 179, note 5.

7. LE LOISIR DIVIN.

Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c’est l’œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d’eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l’unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d’amour, qui est plus que tout ce que Dieu a jamais fait. Chaque esprit est une braise ardente que Dieu allume au feu de son amour abyssal. Et tous unis, nous sommes une seule ardeur brûlante, inextinguible, avec le Père et avec le Fils dans l’unité de l’Esprit-Saint, là où les divines Personnes trépassent dans l’unité de leur commune Essence, dans cet abîme sans fond de la simple béatitude. La', il n’y a plus ni Père ni Fils ni Esprit-Saint/4, ni aucune

/4 Là il n’y a ni Père ni Fils ni Esprit-Saint. Les traducteurs bénédictins donnent à l’affirmation un caractère subjectif : « Là, on ne nomme ni le Père ni le Fils... » Nous ne les avons pas suivis, ni en ce passage ni en d’autres, où ils prennent d’analogues libertés dans le dessein légitime d’éviter une méprise du lecteur : ils songent à l’usage pratique auquel est destinée leur traduction. En fait, les expressions de ce genre n’ont pas valu de censures à Ruusbroec ; mais on doit admettre qu’elles demandent, pour être comprises, une exégèse basée sur toute l’œuvre du contemplatif. Nous renvoyons aux études du R. P. Ampe S. J., qui a dégagé avec une grande précision les arêtes de la spéculation ruusbroeckienne. En français, un examen rapide, mais remarquable par sa pénétration et son exactitude a été donné par le R. P. de Lubac (Le Surnaturel, Paris 1946, p. 402 sq). Les deux articles du R. P. Paul Henry S. J. sur la Mystique trinitaire du Bienheureux Jean de Ruusbroec (Recherches de Sc. Religieuse 1950 et 1953) sont aussi le fruit d’une étude approfondie. Ces théologiens n’ont pu se pencher sur l’œuvre de Ruusbroec sans admirer la vigueur et la justesse de son intuition.

créature, mais une seule Essence, substance de ces divines Personnes. Là, nous sommes tous un et incréés en notre sur-être (notre être en Dieu de toute éternité). Là toute fruition est accomplie et parfaite en essentielle béatitude. La', Dieu en son être simple est sans opération, éternel repos (ledegheit), ténèbre sans mode, EST innommé, suressence de toutes les créatures, béatitude simple et sans fond de lui-même et de tous les saints.

Le saint Prieur de Groenendael reprend maintes expressions de Hadewijch, mais les transpose dans un registre plus intellectuel ; il les ordonne en outre dans la gradation des états intérieurs. L’exposé ci-dessous offre un exemple de ce procédé, appliqué à la double désignation de l’Objet divin que nous avons soulignée dans la Lettre IX : Ce que Dieu est et Qui il est. La distinction de l’aspect personnel (Qui Dieu est) et essentiel (Ce qu’il est), est dépassée dans l’absolue simplicité de l’amour unitif. D’autres termes font écho dans cette page à Hadewijch : la Face du Père que l’œil intérieur doit fixer, la raison éclairée qui nous guide jusqu’au seuil, et sa défaillance bienheureuse devant la Réalité divine.

8. CE QUE DIEU EST POUR L’ŒIL SIMPLE

(Les Douze Béguines, R.G.IV, 20-22. – W.VI, 31-32).

L’œil simple de l’âme qui, au-dessus de la raison et en dehors d’elle, est élevé à une vue simple et nue, contemple toujours la Face du Père comme le font les anges qui noie servent ; car l’œil simple de l’âme n’a rien d’autre devant soi que cette Image, qui est Dieu même. Là, il voit Dieu et toutes choses en tant qu’elles sont Lui-même en Lui, d’un simple regard, qui lui suffit. Ceci s’appelle contemplation, c’est-à-dire simple regard en Dieu. (...) L’homme doué d’intelligence, qui a reçu de Dieu l’Esprit de vérité, doit marcher devant la Face du Seigneur, ordonner sa vie intérieure et l’orner de vertus selon la chère volonté de Dieu ; ainsi pourra-t-il entendre la douce voix du Père qui parle en son esprit : « Regarde-moi et connais-moi comme je te connais : contemple Ce que je suis et Qui je suis. » (...) C’est pourquoi l’âme contemplative dit : « Seigneur, montrez-moi votre Face au-dessus des images et des similitudes, nue et découverte ; alors nous serons sauvés et elle nous suffira » (Jean 14, 8). A cela, l’Esprit du Seigneur répond encore : « Regarde-moi, vois Qui je suis et Ce que je suis ». L’œil de l’intelligence (inférieur à l’œil simple) s’ouvre alors pour voir ce qu’il désire et que Dieu l’invite à regarder, mais c’est l’œil simple qui voit simplement d’une simple vue tout ce que Dieu est. L’œil de l’intelligence cherche à le suivre, voulant voir et éprouver dans la même lumière Ce que Dieu est et Qui il est ; mais devant la Face du Seigneur la raison défaille ainsi que toute considération distincte ; et la puissance intellectuelle se trouve élevée au-dessus de tout mode, c’est-à-dire sans manière, ni ceci ni cela, ni ici ni là.

Parmi les nombreux rapprochements que les écrits de Ruusbroec suggéreraient au lecteur familiarisé avec ceux de Hadewijch, citons encore le passage suivant du Tabernacle spirituel. Il y reprend une expression négative, étonnante au premier abord, que nous avons relevée chez Hadewijch/5 et que nous retrouverons chez Maître Eckhart. L’équivalent qu’en donne Ruusbroec montre bien qu’elle désigne pour lui l’Amen à Dieu même, au fond pur de notre être où son amour nous attend.

9. SANS AMOUR

(R. G.II, 65. – W.IV, 95-96).

Sachez qu’il y a grande différence entre notre désir ou aspiration sensible, qui reste dans la raison, et l’amour de notre esprit, qui nous porte au-dessus d’elle et nous unit à Dieu. Car cet amour tout intérieur est un amour sans mode, qui s’accomplit sans cesse et rend l’esprit sans amour (minnelos), c’est-à-dire anéanti dans l’amour/6.

Dans le trépas de cet accomplissement, l’esprit devient en effet l’amour même, amour essentiel au fond de sa propre unité.

/5 V. Lettre XXVIII, p. 209, note 8 ; et la strophe de HA, poème XV, p. 111, où se trouvent les expressions : Être anéantie dans l’amour, et Etre sans cœur et sans pensée. Cf. plus bas, la citation 18 de Maître Eckhart.

/6 Les Bénédictins de Wisques ont de nouveau traduit en atténuant l’expression : « Car cet amour spirituel tout intime est un amour sans mode, dont l’activité s’épanche sans cesse et rend l’esprit inconscient de l’amour, c’est-à-dire tout absorbé dans l’amour. » C’est une explication raisonnable, mais une explication ajoutée au texte sans avertissement.

Il convient de terminer ces courts extraits par une nouvelle description de ce que Ruusbroec et Hadewijch, pareillement d’accord en ceci, considèrent comme l’accomplissement de la sainteté : l’état d’une âme qui sait unir la contemplation fruitive de l’Unité avec la générosité des Personnes divines, en pourvoyant aux besoins du prochain, réellement aimé.

10. LA VIE COMMUNE

(Le Royaume des Amants de Dieu, R.G.I, 99-100 - W.II, 195-196).

L’homme élevé à cet état mènera la vie commune : il possédera son âme comme un roi possède son royaume. Son esprit s’inclinera sans cesse vers toute vertu, en sorte qu’il porte ressemblance parfaite de l’Unité féconde de Dieu, qui sans cesse s’épanche au-dehors selon la distinction des Personnes, avec tous les dons que nécessitent les créatures. Et sans trêve aussi, il adhère à Dieu essentiellement par ce même esprit, pour être transformé et transfiguré dans la clarté abyssale, comme les Personnes divines elles-mêmes, qui à chaque instant sont engouffrées dans l’Essence insondable et s’y écoulent en fruition ; tandis que par ailleurs elles s’épanchent et agissent selon les distinctions de la nature féconde. Ainsi l’homme de vie commune se tiendra au sommet de son esprit entre l’essence et les facultés, entre la jouissance et l’action, toujours adhérant de façon essentielle dans la fruition qui l’engloutit et sombrant dans son néant, c’est-à-dire dans la Ténèbre de la Déité. Telle est la béatitude de Dieu et de tous les esprits élevés ; c’est ainsi que l’homme est transformé de clarté en clarté grâce à son Image éternelle, qui est la Sagesse du Fils.

Le terme vie commune désigne à la fois chez Ruusbroec, comme dans la page ci-dessus, une pleine participation aux deux aspects de la vie divine, et comme dans les lignes ci-dessous, tirées de l’Ornement des Noces (R.G.I, 189 - W.III, 144), une charité impartiale et parfaite envers le prochain : ces deux sens ne sont pas séparables dans la vie sainte, telle que la conçoit le bienheureux Prieur :

11. Pour posséder le mode commun et y tenir au-dessus de tous les modes dont nous avons parlé, puisqu’il est le plus élevé, il nous faut prendre le Christ comme exemple, car il s’est donné sans réserve pour tous en commun, il le fait encore et le fera éternellement. C’est pour tous en commun qu’il été envoyé sur la terre, au bénéfice de tous les hommes qui consentent à se tourner vers lui. (...) Voyez comme le Christ s’est donné lui-même en commun, avec une fidélité sans reproche. Sa haute et fervente prière se répandait devant son Père au bénéfice commun de tous ceux qui veulent être sauvés. Il se donnait à tous en commun par son amour, ses enseignements, ses réprimandes, quand il consolait avec douceur, quand il donnait avec libéralité, quand il pardonnait avec bonté et miséricorde. Son âme et son corps, sa vie et sa mort, tous ses services furent offerts pour tous en commun et le sont encore. Ses sacrements et ses dons sont un bien commun. (...) Ses tourments, sa passion, sa détresse, cela seul lui fut propre en vérité, mais le profit et l’utilité qui en résultent sont à tous, et la gloire de ses mérites sera commune éternellement.

Il n’était pas question de comprendre dans ces paragraphes toute la doctrine de Ruusbroec. En signalant seulement comme nous l’avons fait quelques points originaux et hardis, nous avons pu mettre en lumière ses affinités avec nos contemplatives, mais le lecteur qui s’en tiendrait à ces extraits, serait naturellement amené à méconnaître la richesse de son œuvre, son économie et sa discrétion. Dans la composition de ses traités, non seulement Ruusbroec a soin de situer les plus hautes intuitions, véritables anticipations de la béatitude, dans un contexte ascétique et dévotionnel qui en détermine le niveau, mais il s’applique en plus d’une page à distinguer son intention de celle des quiétistes panthéistes, dont il avait dû combattre l’influence à Bruxelles. On doit reconnaître cependant que son effort pour caractériser la différence ne réussit qu’imparfaitement : les expressions qu’il adopte sont si proches de celles qu’il rejette, qu’on cherche souvent en vain la ligne de démarcation. On ne saurait s’en étonner beaucoup : Ruusbroec et les écrivains de sa race jouent nécessairement sur les frontières de l’ineffable, et nous proposent des énigmes qu’il ne nous appartient de déchiffrer qu’en les suivant dans leur vie. Il reste que ces énigmes, au sentiment de certaines âmes, sont d’une efficacité singulière pour éveiller l’esprit à sa vocation éternelle.

Il

On peut caractériser la pensée de Hadewijch et de Béatrice, nous l’avons noté en son lieu, comme une théologie de l’Amour subsistant, sur quoi se fonde une spiritualité dont le sommet et le foyer est l’intériorité de l’amour pur, dégagé de toute occupation étrangère — « amour vacant au seul amour ». On accordera que la définition convient également à la mystique de Ruusbroec ; elle en marque tout au moins un aspect important. Il faut plus d’attention pour reconnaître que cet aspect est présent aussi chez Maître Eckhart.

Il est vrai que dans sa conception de la vie de l’âme, le trait intellectuel prend un relief extrême : l’accent est si déplacé que le discours semble au premier abord différent. A y regarder de près, l’intention est pourtant la même. Il est plus d’un passage où la doctrine que nous venons de rappeler réapparaît : ils ne détonnent nullement dans son œuvre ; ils s’y trouvent parallèlement à d’autres passages, où la consommation en Dieu est décrite comme connaissance de la connaissance, ou comme dépassement de toute activité. Nous ne ferions pas état, pour la comparaison avec les mystiques flamandes, de la simple formule « Dieu est amour »/1 : citation de l’Écriture (I Jean 4,16) qui avait été commentée maintes fois, notamment par saint Bernard ; mais le développement que lui donne Maître Eckhart dans le texte suivant, tiré d’un sermon authentique, ne permet pas de se méprendre sur l’affinité mentionnée.

1 V.g. Das Buch der giittlichen Triistung, DW, V, p. 44, ligne 10. Cf. ibid, p. 93, note 155.

12. Hoc est praeceptum meum (Jean, 15,12). AMOUR

DE L’AMOUR.

(Pf. Pr. XII, p. 61 — QH.Pr. 50, p. 387).

Les meilleurs maîtres disent que l’amour (minne) avec lequel nous aimons, est l’Esprit-Saint. Beaucoup les contredisent, mais ce n’en est pas moins vrai : toute impulsion par laquelle nous sommes portés à l’amour, ne peut être que de l’Esprit-Saint. L’amour dans sa suprême pureté, séparé de toute chose et demeurant en lui-même, n’est rien d’autre que Dieu. Selon les docteurs, le terme de l’amour, ce pourquoi il opère toutes ses œuvres, est la bonté, et la bonté est Dieu. Pas plus que mon œil ne peut parler, ni ma langue apercevoir la couleur, l’amour ne peut tendre à nulle chose qui ne soit la bonté, qui ne soit Dieu. — Mais faites attention maintenant ! Que signifie le Sauveur en insistant de la sorte pour que nous aimions ? Il veut dire ceci : l’amour avec lequel nous aimons doit être si pur, si nu, si détaché qu’il ne s’incline ni vers moi ni vers mon ami, ni vers (nulle chose) autre que lui-même.

Comme nous l’avons vu en lisant Hadewijch, cette purification de l’amour qui se termine au-dessus des opérations, là où il repose en lui-même dans une fruition immobile, répond au mouvement mystérieux des Personnes divines qui s’engloutissent dans l’Unité. La correspondance (coïncidence) des deux exigences d’unité est aussi un thème capital de la mystique eckhartienne, il n’y a guère de sermon qui n’en traite ou n’y fasse allusion. Nous nous bornerons à quelques citations brèves. Dans la première, la considération porte d’abord sur le mouvement en Dieu même ; dans la seconde, Eckhart part de l’exigence de l’âme, comme si Dieu obéissait à celle-ci.

13. Adolescens, tibi dico surge (Luc 7,11) DES PERSONNES A L’ESSENCE

Et sic in Sion firmata sum et in civitate sancta similiter requievi. (DW.I. 301-302). — Le texte commenté est en vérité Eccl. 24,15 :

J’ai parlé récemment de la porte par laquelle Dieu s’écoule, à savoir la Bonté. Mais l’Essence est ce qui demeure en soi-même et ne s’écoule pas (au-dehors) : c’est vers l’intérieur que la fusion a lieu. Je veux dire l’Unité qui demeure en elle-même, une, sans admixtion d’aucune chose ni partage avec aucune au-dehors ; tandis que par la Bonté, Dieu se communique à toutes les créatures. L’Essence est le Père/2, l’Unité est le Fils avec le Père, la Bonté est l’Esprit-Saint. Or, le Saint-Esprit prend l’âme, la Cité sanctifiée en ce qu’elle a de plus haut et de plus pur, et l’élève jusqu’à sa propre origine, qui est le Père, dans le fond premier où le Fils a son Essence : c’est là que la Sagesse éternelle repose également (similiter re-quievi) dans la Cité sanctifiée, au plus secret de l’Être.

/2 On remarquera une certaine assimilation du Pére à l’Essence : ce trait, commun à Hadewijch et à Ruusbroec, paraît en plusieurs lieux de l’œuvre d’Eckhart : le Père est considéré tout à tour (ou à la fois) comme une Personne divine et comme le Fond de la Divinité. Ainsi dans le sermon Pf. 102, p. 332 (Haec dicit Dominos, honora patrem tuum ; QH. Pr. 25, p. 264) « Dieu n’est ni ceci, ni cela. C’est pourquoi le Père ne peut être satisfait qu’il ne rentre dans le (point) premier et le plus intérieur, dans le Fond et le Cœur de la Paternité, où il a subsisté éternellement en lui-même, et où il jouit de lui-même... C’est là ce qui l’emporte sur tout, c’est de cela que je suis épris. » — Pour une étude de cette conception chez Ruusbroec, y. R. P. A. Ampe S. J. De grondlijnen van Ruusbroec's Drieëenheidsleer als onderbouw van den zieleopgang, Anvers 1950, p. 151 sq. V. aussi plus bas, citation 16.

14. Intravit Jesus in quoddam castellum (Luc 10,38). AU-DELA DES FACULTÉS.

(DW.I. 42-44). La Citadelle dont parle ici Maître Eckhart est l’étincelle de l’âme, le centre où elle se recueille lorsque l’amour retrouve sa pureté.

Maintenant voyez et soyez attentifs ! Cette Citadelle est si une et si simple, si élevée au-dessus de tout mode, que la noble puissance dont j’ai parlé tout à l’heure (la volonté) n’est jamais digne d’y jeter, fût-ce un instant, un seul coup d’œil ; et l’autre faculté (la raison supérieure), dont j’ai dit que Dieu brille en elle avec toute sa richesse et sa joie, jamais non plus ne saurait y regarder — si une, si simple, si élevée au-dessus de tous modes et puissances est cette simple unité, que ni puissance ni mode d’aucune sorte ne peut y avoir accès, ni Dieu lui-même. En toute vérité, aussi vrai que Dieu vit ! Dieu même n’y a jamais jeté le regard un seul instant pour autant qu’il est avec modes et propriétés de Personnes. Cela est certain, car cette unité simple est en elle-même sans mode et sans propriété. Et dès lors, si Dieu jamais doit y regarder, il doit lui en coûter tous les noms divins et toutes les propriétés personnelles ; il faut qu’il s’en dépouille totalement pour pénétrer ici du regard. Il le peut seulement en tant qu’il est un et simple, sans mode ni propriété : là il n’y a plus de Père ni de Fils ni de Saint-Esprit ; il ne reste qu’une (Essence) qui n’est ni ceci ni cela/3.

La notion du fond de l’âme, intangible sauf à Dieu seul, est une de celles par lesquelles Hadewijch anticipe les développements de la mystique spéculative : on se rappelle la définition de la Lettre XVIII (p. 147). Plusieurs autres textes de Maître Eckhart rappellent de près ces lignes remarquables. Dans le sermon Qui odit animam suam (DW.I. p. 283), après avoir rapporté les définitions des philosophes, il énonce le parallèle : « Comme Dieu est sans nom, et donc ineffable, ainsi l’âme dans son fond est ineffable et sans nom ». L’éditeur J. Quint cite à ce propos de nombreuses formules à peu près identiques, tirées des écrits du maître/4. Les deux passages suivants traitent le même thème.

/3 A partir de « En toute vérité », ce texte est l’un de ceux qui ont été incriminés et que Maître Eckhart a dû défendre devant les inquisiteurs. La thèse sous cette forme est d’ailleurs fréquente chez lui : y. notamment Pf. Pr. 42 (QH. Pr. 40) Modicum quid et non videbitis me, et Pf. Pr. 60 (QH. Pr. 34) Alle glîchiu dinc, qui se terminent par un exposé identique en substance. — V. plus haut, la citation 7 et la note.

/4 V. aussi DW, I. Pr. 7, pp. 123-124.



15. Dum medium silentium tenerent omnia. (Sap. 18, 14).

(Pf. Pr. 1, p. 4).

Tout ce que l’âme opère à l’extérieur, elle le fait par moyens. Mais dans l’essence, il n’y a pas d’opération : l’âme en son essence n’opère pas, car les facultés par quoi elle agit émanent du fond de l’essence, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence ; il n’y a plus là que repos : c’est le lieu de la naissance divine où Dieu prononce son Verbe. — Ce fond par nature ne peut rien recevoir, en effet, que le seul Être divin, sans aucun moyen. Dieu est là dans l’âme comme tout et non comme partie : il pénètre l’âme dans le fond : nul ne touche le fond de l’âme sinon Dieu même.

16. (Fragment édité par Jostes, cité dans D W. I, 123-124).

Hier, on a lu ceci â l’école : Il y a un fond dans l’âme qui est comme la Paternité/5. De même que le Père

/5 Le fond ineffable de l’âme est conçu comme la source essentielle d’où procèdent les facultés : dans le parallélisme entre la structure de l’âme et celle de la Divinité, ce trait même est commun. Il se trouve déjà chez Scot Erigène (De divisione naturae, PL. 122, col. 566 sq.), qui s’inspire des Pères grecs, mais donne à leurs vues un tour plus systématique. L’intellect est identifié par lui à l’essence de l’âme, qui est la première puissance et la racine des autres puissances (appelées l’une raison ou verbe, l’autre sens), comme le Père l’est de toute la Trinité. Cet intellect a pour objet la Déité au-delà de tout concept (Essentia itaque animae nostrae est intellectus, qui universitati humanae naturae praesidet, quia circa Deum supra omnem naturam incognite circumvehitur. Col. 570). Scot Erigène, bien qu’il adopte aussi le ternaire psychologique de saint Augustin, suit ici Maxime le Confesseur, selon lequel il y a trois « mouvements substantiels » dans l’âme (non aliud est animae substantialiter esse et substantialiter moveri) : le premier, qui appartient à l’intellect-essence, vise Dieu absolutum ab omnibus quæ dici et intelligi possunt (col. 574) ; les deux autres appartiennent au monde de la création et de la manifestation, comme le Verbe et l’Esprit-Saint dans la conception des premiers Pères grecs. Guillaume de Saint-Thierry, en ceci comme en d’autres choses, est intermédiaire entre Scot Erigène et les mystiques du Nord. Si proches cependant que soient Scot et Guillaume des spéculatifs germaniques, la notion d’un dépassement de l’aspect personnel (concepts distincts) vers l’Unité essentielle, conçu comme une tension au sein de la vie intérieure (et, de quelque façon, au sein de la sphère divine), ne s’y trouve pas : Scot en fournit comme l’amorce, mais n’entre pas dans cette perspective, du fait que pour lui comme pour Denys, la Trinité même est l’Abîme suprême, au sein duquel la spéculation ne pénètre pas.

engendre le Fils dans le Saint-Esprit, les trois étant un seul Dieu, de même ce fond produit l’entendement et la volonté, et c’est pourtant une faculté, comme Dieu est un Verbe. Ce fond est si pur qu’il ne peut souffrir dommage d’aucune créature. Tout ce qu’on peut dire de l’âme est accessoire à son égard : en ce fond même Dieu regarde l’âme et l’âme regarde Dieu.

Un autre point de doctrine qui dans la pensée de Maître Eckhart, plus systématique naturellement que celle des béguines et moniales, prend aussi plus de relief, est l’exemplarisme. En explorant le miroir de son âme, l’homme découvre son visage éternel : ce qu’il est en Dieu. Cette intuition est connexe à l’attitude contemplative et à l’orientation vers l’intérieur, à laquelle la grâce et la nature même, selon ces auteurs, nous invitent. L’aventure de l’âme est conçue par Eckhart et Ruusbroec comme un cycle : la grâce nous fait revenir à la source intacte où les êtres subsistent dans une vierge unité. Cette perspective est le cadre de leur spéculation, alors même qu’elle n’est pas explicitement rappelée. Les créatures, pour le regard purifié, se trouvent plus réelles en Dieu qu’en elles-mêmes. Dans le passage suivant, l’emploi du mot nouveau retiendra aussi l’attention du lecteur.

17. Videns Jesus turbas ascendit in monteur. (Mat. 5, 1). LES CRÉATURES EN DIEU ET DANS L’ESPRIT SIMPLE.

(Pf. Pr. 98, p. 316. — QH. p. 412-413).

Le prophète a dit : « Dieu veut mener ses brebis dans un vert pâturage » (Ezech. 13, 14). La brebis est simple ; ces hommes seulement sont simples, qui sont recueillis dans l’unité (intérieure). Les créatures tombent lorsqu’elles sont créées, elles tombent de Dieu à travers les anges. Ce qui, étant simple, n’a aucune nature propre, possède l’idée de toutes les créatures : ainsi de l’ange. Ce qu’il reçoit, il l’avait depuis toujours dans sa nature : ce que Dieu crée était dans l’ange (comme idée innée), parce qu’il n’a pas perdu sa perfection naturelle. D’où lui vient ceci ? de la proximité de Dieu. Saint Augustin dit donc : Ce que Dieu crée passe par les anges. Au plus haut de l’Etre, les créatures verdoient. Au sommet de la montagne, toutes choses sont neuves et verdoient : lorsqu’elles tombent dans la temporalité, elles pâlissent et commencent à se faner. Mais dans la verdeur et verdure toujours nouvelle de toutes les créatures, c’est là que Notre-Seigneur veut paître ses brebis. Toutes les créatures qui subsistent dans cette verdure et cette hauteur, comme dans les anges, plaisent davantage à l’âme que tout ce qui est en ce monde. Autant le soleil diffère de la nuit, autant la plus infime créature, telle qu’elle est là-haut, l’emporte sur le monde entier.

La vertu consolatrice du regard fixé sur les êtres en Dieu, est une notion eckhartienne qui a été relevée par son éditeur. J. Quint et Ed. Schäfer insistent sur l’importance du thème exemplariste chez Maître Eckhart et indiquent avec raison, comme texte authentique où il est le plus développé, le sermon Beati pauperes spiritu (QH, Pr. 32). L’homme « pauvre », selon ce sermon, redevient proprement ce qu’il était en Dieu, il se trouve auteur du ciel et de la terre, son propre créateur, de la volonté duquel a dépendu l’action divine. Maître Eckhart ici de nouveau pousse le développement d’un thème — traditionnel dans sa lignée spirituelle — à une outrance telle, qu’il semble vouloir susciter le scandale, dont il eut à souffrir en effet.

On ne saurait s’étonner cependant que le trait paradoxal se rencontre, à des degrés divers, chez les auteurs contemplatifs, appliqués à dénoncer le monde des apparences comme un reflet inverti et décevant de la réalité. Éditeurs et commentateurs de Maître Eckhart ont étudié à plusieurs reprises la signification de ce procédé de style dans les exposés du maître. M. J. Quint y reconnaît « la forme de pensée et d’expression la plus adéquate pour le mystique. (...) en raison de l’élan qu’elle implique, par la juxtaposition abrupte de la position et de la négation, vers la coincidentia oppositorum. » M. Schäfer, qui cite ce jugement de son collègue, note bien « la tension extraordinairement féconde » du paradoxe dans l’usage qu’en fait Maître Eckhart, tension « qui joue un rôle essentiel dans le dynamisme de sa langue »/6. Dans le traité même qu’il édite, M. Schäfer relève un de ces paradoxes, si prégnant d’ailleurs et de forme si générale, qu’on peut y reconnaître la synthèse de tout ce que le terme implique.

/6 Ed. Schiffer, Meister Eckharts Traktat Von abegescheiden-heit, Bonn 1956, p. 142-143.





18. VON ABEGESCHEIDENHEIT (Du détachement),

ed : Schâfer, p. 183 (ou DW. V. p. 248).

Lorsque le détachement atteint le degré suprême, l’âme devient par (perfection de) connaissance, sans connaissance ; par (pureté d’) amour, sans amour (minnelos) ; et par (excès de) clarté, obscure. Là, nous devons convenir de ce que dit un maître : Bienheureux les pauvres d’esprit, qui ont laissé à Dieu toutes choses comme il les avait en lui avant que nous ne fussions. C’est ce que nul en vérité ne peut réaliser, sinon un cœur purement détaché. Que Dieu se plaise davantage en un tel cœur qu’en tout autre, nous le voyons en ceci : à la question, Que cherche Dieu en toute chose ? lui-même répond dans le Livre de la Sagesse : En toute chose, j’ai cherché le repos. (Eccli. 24, 11).

A la première phrase que nous avons soulignée, les éditeurs attachent une note (DW. V. p. 456) : la formule ne se trouve que cette fois dans un texte certainement authentique de Maître Eckhart, mais plusieurs fois dans les traités eckhartiens édités par Pfeiffer ; ensuite chez Tauler et chez Suso. Mais nos lecteurs savent que la surprenante tournure avait été employée, dans une intention analogue, par Hadewijch (Lettre XXVIII, p. 209) bien avant la naissance du génial prédicateur. (V. aussi plus haut citation 9, notes 5 et 6).

Cette rencontre n’est sans doute pas fortuite. Encore une fois, tout se passe comme si les docteurs mystiques du XIVe siècle, en accueillant certains éléments caractéristiques du langage des béguines et moniales, en avaient précisé et développé le sens, de façon à situer les concepts dans un ensemble plus cohérent et plus complet. C’est le cas notamment de l’expression « sans pourquoi », que l’on ne rencontre pas avant le passage où Béatrice l’introduit (ci-dessus, p. 235, note 2), mais qui, reprise par Hadewich II et par Ruusbroec, devient aussi un thème important chez Maître Eckhart. Il en varie l’application, lui faisant désigner la spontanéité de toute vie (D W. I, p. 91-92) ; puis le caractère de l’agir divin, modèle du nôtre (Pf. Pr. 43, p. 146 ; QH. Pr. 46, p. 371) ; et l’attitude de l’âme dépouillée (Pf. Pr. 59, p. 189 ; QH. Pr. 25, p. 267). Elle est « sans pourquoi » lorsqu’elle est revenue à la simplicité, au pur équilibre de son être éternel. Mais nous avons déjà signalé le curieux itinéraire de ce thème (de Béatrice à Catherine de Gènes, en passant par Hadewijch II et le Miroir) dans notre précédent ouvrage (HA, p. 49 sq. ; p. 146, n. 6 et p. 159) : qu’on nous permette d’y renvoyer, ainsi qu’à la note de J. Quint sur le sujet (DW. I, p. 80-81).

L’évidente affinité de la spiritualité eckhartienne avec celle du mouvement extatique — avec les écrits de Béatrice, de Hadewijch, de Mechtilde et de Marguerite, éveille naturellement la curiosité de l’historien à la recherche de filiations déterminées. Bien des éléments communs ont des sources connues 10, mais ni pour Hadewijch, ni pour Maître Eckhart, nous ne sommes en mesure de tracer la généalogie de certains thèmes, de ceux justement qui les apparentent le plus profondément. Pour comprendre en quelque mesure la relation entre ces auteurs, on retiendra les vues de M. H. Grundmann. Le souci dont il voit Maître Eckhart animé, ainsi que ses confrères à cette époque, est celui de formuler en termes théologiques les

/10 V. ci-dessous, Annexe B.



intuitions dont vivaient les âmes auxquelles ils s’adressaient, femmes religieuses notamment, dans le siècle ou sous le voile, dont ils assumaient la direction. Il était inévitable que l’héritage spirituel conservé dans ces milieux fût connu des prédicateurs et confesseurs voués à cette tâche, et Maître Eckhart se trouva doué entre tous pour en exploiter le trésor.

D’autres savants cependant écartent l’hypothèse d’emprunts faits par lui à la tradition des béguines, en raison des condamnations dont elles étaient l’objet dès cette époque : un dominicain surtout a dû, pensent-ils, les tenir en méfiance, et se garder en tous cas de se faire consciemment leur débiteur. En réalité, Maître Eckhart, comme Suso, comme Tauler et Ruusbroec — comme Hadewijch même, combat le quiétisme en situant à son niveau pur et sublime le repos de l’amour. Les contemplatifs de diverses tendances n’étaient pas séparés en fait comme ils le sont dans nos livres. Maître Eckhart a bien parlé comme directeur conscient de son autorité, mais les relations entre les âmes ne sont jamais unilatérales, et qui pense donner est parfois celui qui reçoit le plus. On peut s’enrichir même des dépouilles de ceux que l’on poursuit ; bien plus, il semble que tous les auteurs qui ont un nom historique comme représentants de la spiritualité du Nord, aient pris la plume dans le dessein de combattre les faux spirituels et, ce faisant, de racheter les valeurs que la mystique « sauvage » (comme l’appellera Suso) ne laissait pas de véhiculer.

Chacun des éléments analogues que l’on peut signaler, s’il était isolé, aurait peu de force probante c’est leur ensemble et leur cohésion qui permet de reconnaître une tradition spirituelle. Si la plupart ont des antécédents chez les scolastiques, on ne rencontre nulle part avant Hadewijch leur synthèse autour d’un thème, pareillement central chez les auteurs que nous étudions. La consommation de l’amour, conçue et présentée comme une aventure au sein même de l’are divin, ne se trouve sous cette forme bien définie que dans la lignée qui va de la béguine flamande à Ruusbroec d’une part, à Maître Eckhart de l’autre, et aux disciples immédiats de ces contemplatifs. Une telle relation ne s’explique que par des échanges entre esprits, qu’une expérience identique préparait à l’adoption d’un langage commun/11.

[début de note]



/11 Ces rapports s’éclaireraient notablement si l’on admettait que Ruusbroec doit beaucoup à Eckhart, et que les poèmes de Hadewijch II peuvent être considérés comme l’un des textes inspirés par lui, qui ont inspiré à leur tour le maître de Groenendael. Mais la date de ces pièces restant un problème, ils ne peuvent fournir la clé de l’énigme. En tout état de cause, les savants des Pays-Bas — ceux de la Ruusbroec-Genootschap, auxquels s’est joint résolument le P. Mens — repoussent énergiquement l’hypothèse d’une influence eckhartienne sur Ruusbroec : le saint Prieur n’ayant connu que tard les écrits d’Eckhart et les ayant jugés sévèrement (ce dernier point est un fait), ne leur devrait rien. On trouve un avis complètement différent chez d’autres historiens : pour M. Wautier d’Aygalliers (Ruysbroeck l’Admirable, Paris 1923) et pour Mine Melline d’Asbeck (La mystique de Ruysbroeck l’Admirable, Paris 1930) notamment, la thèse contraire ne fait aucun doute : les nombreuses coïncidences de pensée et de style relevées chez les deux auteurs emportent pour eux la conviction. Le jugement de M. d’Aygalliers et de Mme d’Asbeck est en partie disqualifié par le fait que tous deux ont négligé l’étude de la tradition à laquelle les deux mystiques peuvent être redevables indépendamment l’un de l’autre. Nos études confirment en tous cas que la pensée mystique de Ruusbroec plonge des racines directes dans l’œuvre de Hadewijch, dont elle fait sienne la substance et l’orientation, lui empruntant des moyens d’expression caractéristiques, et y ajoutant ceux de Hadewijch II. Mais outre cela (même si Hadewijch H ne fait pas écho, en réalité, à Maître Eckhart), il nous semble très probable que Ruusbroec a utilisé les intuitions et les créations expressives du maître allemand — lui-même héritier pour une part notable de la spiritualité des moniales, béguines et laïques d’Allemagne et des Pays-Bas. Ces échanges ne surprendraient nullement, si on tenait présentes à l’esprit deux choses bien certaines. D’abord que les personnes de vie intérieure intense et exceptionnelle, comme celles dont nous parlons, s’informent à merveille de tout ce qui ressemble à leur expérience — qu’il s’agisse d’écrits ou de prédications, ou de manifestations spontanées de la vie de l’âme. En second lieu que nos auteurs, outre la pratique, constante à l’époque, de ne pas citer les auteurs récents, ont certainement passé sous silence une partie des textes qui les ont intéressés. Non seulement on a dû lire Maître Eckhart en Pays-Bas, comme Eckhart a dû avoir connaissance des mystiques de ces contrées, mais par des moyens que nous ignorons, on a continué de subir l’influence d’Erigène et des Pères grecs dont lui-même s’était inspiré. C’est chose obvie pour Denys, mais le R. P. Déchanet a montré que Grégoire de Nysse à tout le moins doit lui être associé ; il croit même avoir prouvé que des traductions non seulement de Proclus, mais de certains textes de Plotin circulaient dès le XIIe siècle en Occident (Revue du Moyen Âge Latin, 1946, p. 241 sq.). On lisait dans ces milieux plus de choses qu’on n’en mentionnait, on dépouillait librement les Egyptes proches ou lointaines. La tranquille conscience de nos auteurs en ceci n’étonnera pas non plus si l’on croit à la réalité, à l’unité de la vie intérieure — qu’elle est due enfin à la seule grâce, et que l’âme dans son édénique solitude boit en vérité à la Source divine.

[fin de note]



Qu’elles vinssent de Maître Eckhart ou d’autres sources, les assertions relatives à l’anéantissement, à la perte de la volonté et de la conscience, ne pouvaient circuler comme maximes de dévotion sans que l’autorité ecclésiastique ne se crût en devoir d’intervenir. Pour apprécier des formules comme celles que nous avons citées de Ruusbroec, d’Eckhart et du traité du Trépas dans la Divinité, il faut naturellement tenir compte de l’ensemble doctrinal où elles se situent, et le contexte explicatif fût-il satisfaisant, mesurer encore leur effet sur les âmes qui les goûtent. Les considérations de ce dernier ordre ont sans doute prévalu pour provoquer les sentences de Vienne et d’Avignon. Les motifs occasionnels ayant disparu, les doctrines et les hommes ont bénéficié d’un jugement plus objectif. En ce qui concerne Maître Eckhart, on ne conteste plus sa foi chrétienne, ni la valeur de ce verbe, qui vise avec une précision admirable le sommet de la contemplation et marque vers lui un chemin sans détour. Nous sommes prêts à convenir cependant que la mise en garde dont sa parole fut l’objet paraît providentielle : l’abus d’un tel enseignement eût été facile, et sa vulgarisation fa tale aux valeurs mêmes dont il est porteur. On peut l’interpréter — à tort, mais trop aisément — de sorte qu’il mette en péril l’équilibre et la tension morale de l’homme. Alors même qu’il est bien compris, on se demandera si celui qui revendique son autorité mesure bien ses forces. L’absolu détachement que le maître intime est de réalisation si rare, il devrait se manifester par de si exceptionnelles vertus, qu’il jette à l’âme un défi redoutable. C’est entre elle et Dieu que la réponse doit jaillir, illuminant la conduite et la vie.



ANNEXE B RÉFÉRENCES A LA LITTÉRATURE THÉOLOGIQUE DE LANGUE LATINE

On peut autoriser généralement, en renvoyant à la littérature patristique et scolastique, les thèmes et les expressions qui caractérisent la mystique du Nord. Maître Eckhart l’a fait lui-même pour certaines de celles dont il use ; Jean de Schoonhoven s’y est appliqué dans sa défense de Ruusbroec, et les éditeurs de Maître Eckhart ont aussi relevé pour leur compte plusieurs antécédents de ce genre. Nous grouperons ci-dessous les plus dignes d’être signalés.

L’exemplarisme peut être d’origine augustinienne ou remonter à la source grecque, par les écrits et les traductions de Scot Erigène, les deux platonismes interférant, comme l’a marqué E. Gilson. Saint Anselme de Cantor-bery (t 1109) relève du premier, il fournit à la doctrine une expression particulièrement nette : « Les créatures sont en elles-mêmes d’essence mobile, faites à l’image d’une raison immuable ; mais en Dieu elles sont Dieu même, Essence première et première vérité de l’être, et la vérité comme l’excellence de la chose créée se mesure à sa ressemblance avec celle-là » (Monologion, PL. 158 col. 189). « Les créatures sont plus vraiment dans le Verbe qu’en elles-mêmes, pour autant que l’Essence créatriceexiste plus vraiment que l’essence créée » (Omnis creata substantia tanto verius est in Verbo, id est in intelligentia Creatoris, quam in se ipsa, quanto verius extitit creatrix quam creata substantia (Ibid, 190 a/b). Hadewijch fait écho plus directement peut-être à Guillaume de Saint-Thierry (+ 1149), chez qui l’influence d’Erigène vient renforcer celle d’Augustin. En fait, Erigène lui-même entend s’appuyer sur ce dernier — il le cite — dans le passage suivant, sur les deux substances de l’homme, « l’une constituée dans la Sagesse de Dieu (le Verbe), éternelle et immuable, tandis que l’autre est temporelle et soumise au changement ; l’une antérieure, l’autre qui suit (...), la seconde produite par la première et devant en elle faire retour » (De divisione naturae, PL, 122, col. 770-771). Scot Erigène, malgré les auteurs sur lesquels il s’appuie, avait conscience d’être en un sens pionnier dans ce domaine. Il fait dire à l’un des interlocuteurs de son dialogue : « Sur le retour de la nature humaine — et en elle, et grâce à elle de toutes les créatures dans les idées éternelles d’oit elle a procédé, sur son retour et sa restitution à sa dignité première, je ne sache pas que l’on ait écrit jusqu’ici, malgré que je trouve souvent avec joie les linéaments de cette doctrine épars dans les Livres saints et dans les œuvres des Pères ». (Ibid. 862 A). Nous avons vu que la notion de ternaire dans l’âme, naturellement préparée pour l’union avec le Ternaire divin, remonte aussi à saint Augustin ; qu’il a été conçu par Scot Erigène, puis par Guillaume de Saint-Thierry, de façon qui annonce la spéculation de nos auteurs (ci-dessus, note 5, p. 274). — A l’Être divin comme être de toute chose (et objet de contemplation), se réfèrent deux passages isolés, mais remarquables de saint Bernard dans le De consideratione (PL. 182, col. 746 : lpse sibi, ipse omnibus est. Ac per hoc quodammodo solus; ipse est, qui suum est et omnium esse) ; et ibid. col. 796 (sur le Nom révélé à Moïse).

Saint Augustin avait parlé de l’abditum mentis, fond secret où l’homme conçoit la vérité, où les puissances sont toujours en acte ; il avait dit que Dieu seul entre dans l’âme : Deus solus illabitur animae (De eccl. dogmatibus, PL. 42, col. 1221) : ses paroles s’insérent de façon très naturelle dans un texte de Maître Eckhart (Commentaire du livre de la Sagesse).

L’union spirituelle où l’âme s’écoule et se perd en Dieu, est bien décrite par saint Bernard (De diligendo Deo, cap. X) : Te enim quodammodo perdere tanquam qui non sis, et omnino non sentire te ipsum, et a te ipso exinaniri et pene annullari, coelestis est conversationis. — Que l’union avec Dieu, pour être divine en vérité, doive être immédiate, est chose qu’Hugues de Saint-Victor avait affirmée avant que la locution « sans moyen » devint courante chez les contemplatifs germaniques : Tollantur igitur qui ponunt media theophaniarum suarum inter nos et Deum, quia non stabit cor nostrum, nisi ad Deum immediate perveniat (PL. 175, col. 955). — La distinction chez Hadewijch d’une extase « en esprit » et d’une autre « hors de l’esprit » (dans les Visions), de même que la notion d’ex-spiration (Ruusbroec) et de perte du sujet dans l’Objet spirituel (esprit sans esprit) se trouvent dans le Beniamin maior de Richard de Saint-Victor (PL. 196, col. 182). Ces expressions paradoxales procèdent en dernière analyse de la théologie apophatique de Denys, dont l’influence est souvent difficile à distinguer de celle de son premier traducteur.

Les auteurs cisterciens ont reconnu certainement par expérience la nécessité du loisir, de la vacance intérieure pour l’accueil du Verbe divin, mais ils en ont pris l’expression au grand Docteur d’Hippone. Lisant le psaume 45 (Vacate et videte quoniam ego sum Deus), saint Augustin en effet traduit dans le registre intérieur qui est le sien : Agite otium, et agnoscetis quia ego sum Dominus (De vexa religione, PL. 34, col. 151). Cet agite otium est cité aussi par Maître Eckhart dans son Commentaire du livre de la Sagesse, et répond en latin à l’intimation de la ledicheit, centrale dans son éthique. — Le repos de l’amour au-dessus des vertus est recommandé par Guillaume de Saint-Thierry (Lettre aux Chartreux du Mont-Dieu, PL. 184, col. 148-149) : sa leçon n’a pas été perdue pour nos béguines et moniales des Pays-Bas. La quiescence de l’esprit comme acte éminent d’oraison était connue au demeurant de Cassien, contemporain de saint Augustin (Colla — tiones, 1,7 et 9,2) ; plus tôt encore, en climat grec, on la trouve chez Clément d’Alexandrie (PG. 9, col. 296 et 495).

L’expression sans mode, appliquée aussi bien à l’amour pur qu’à l’Essence divine, peut venir de saint Bernard (modus diligendi Deum est sine modo diligere), mais le sens métaphysique qu’elle revêt chez nos auteurs fait penser plutôt au De Trinitate de saint Augustin, où il oppose le bien divin, universel et absolu, omnis boni bonum, à tout bien particulier, hoc bonum. (Tolle hoc et hoc. Hoc enim et hoc, laqueus est, quo quis iam non liber est, sed raptus. Non enim agit bonum sui gratia, sed prop-ter hoc aut hoc, servit huic aut huic. PL. 42, col. 940). Le même texte pourrait fonder l’expression sans pourquoi et ses profondes implications ; elle fait écho néanmoins de façon plus directe à un passage de saint Bernard : Amor praeter se non requirit causam, non fructum. Fructus eius usus eius. Amo quia amo, amo ut amem. (Serm. 83,4).

Même l’orewoet, la curieuse « colère d’amour » de Béatrice a pu être rattachée à des antécédents latins : Guillaume de Saint-Thierry parle d’une insania amoris (Cf. Mens, op. cit. p. 133-134, note 97), et Richard de Saint-Victor a écrit un petit traité De quatuor gradibus violentae charitatis (PL. 196, col. 1207).

La notion de fruition s’exprime chez les mystiques du Nord par le verbe ghebruken, étymologiquement apparenté à frui : il apparaît pour la première fois à notre connaissance chez Hadewijch, pour désigner l’appréhension du Divin au-delà des opérations des facultés. Fréquent chez Ruusbroec, il se rencontre aussi, bien que rarement, dans les écrits eckhartiens (traités XIV et XV de Pfeiffer, p. 533). C’est sans doute chez saint Augustin de nouveau qu’il faut en chercher l’origine : il avait formulé la distinction, devenue classique, entre ce dont l’homme doit se servir (uti : les créatures) et ce dont il doit jouir (frui : Dieu seul). Le mot latin est employé dans un passage bien remarquable de la lettre déjà citée de Guillaume de Saint-Thierry aux Chartreux du Mont-Dieu : Aliorum est Deo service, vestrum adhaerere. Aliorum est Deum credere, scire, amare, revereri ; vestrum est sapere, intelligere, cognoscere, frui. Magnum est hoc, arduum est hoc. (PL. 184, col. 311).

Les passages indiqués peuvent être la source des expressions devenues usuelles chez les mystiques du Nord : le choix même et l’usage étendu qu’ils en ont fait, constituent de leur part une création significative. Certaines, qui sont des audaces isolées dans les textes originaux, seront employées désormais couramment pour décrire une forme de vie intérieure, dont ce vocabulaire permet de reconnaître les aspects et les étapes : les auteurs ont conscience de parler un langage intelligible pour les esprits de leur famille. Que leur apport fut génial en vérité est manifesté par ses effets historiques : les philologues savent quel enrichissement durable pour les idiomes germaniques résulta de cette plongée de quelques âmes audacieuses dans les profondeurs.




ANNEXE C LE MOUVEMENT EXTATIQUE CHEZ LES JUIFS CONTEMPORAINS

Parallèlement à la tradition chrétienne, il en est une autre susceptible d’offrir des points de comparaison avec la phase du développement qu’illustrent nos auteurs. Dans un secteur voisin de l’Europe, en Allemagne, et surtout en Rhénanie, on voit apparaître vers la même époque un mouvement spirituel dans les communautés juives, qui frappe d’un côté par son originalité dans le judaïsme, et d’autre côté par ses ressemblances avec les réveils religieux dans la chrétienté du XIIe et du XIIIe siècles. Nous voulons parler de ce que G. G. Scholem/1 appelle le



/1 Gershom G. SCHOLEM, Major Trends in Jewish Mysticism, 3d Ed. revised, Schocken Books New York 1961. Trad. de Mlle Davy (sur la 2e ed.) Les grands courants de la mystique juive, Paris 1950. Nous traduisons d’après le premier texte, mais pour la commodité du lecteur, nous indiquons entre parenthèses, après la page de l’original, celle de la version française. — Il y a peu de littérature aisément accessible sur la question. Nous avons consulté, parmi ceux que M. Scholem indique, les quelques ouvrages rédigés ou traduits en langues européennes, mais ils ne nous ont presque rien appris qui ne fût intégré ou dépassé dans son étude. On ne saurait attendre une comparaison plus poussée et plus complète que d’un érudit introduit dans les deux domaines, comme le professeur de Jérusalem l’est dans le sien et les savants de la Ruusbroec-Genootschap dans le leur.

[fin de note]



Hassidisme médiéval — pour le distinguer du mouvement de même nom, analogue à certains égards, mais sans connexion directe, qui a fleuri en Europe orientale au XVIIIe siècle.

M. Scholem, à la suite des savants du XIXe siècle qui ont étudié ce phénomène, relève bien la parenté avec les courants contemporains de dévotion chrétienne, mais faute sans doute d’avoir assez présents à l’esprit les caractères propres de la mystique chrétienne en cette région et à cette époque, il n’a pas donné aux rapprochements le relief précis que nous apercevons pour notre part. Nos brèves indications voudraient susciter l’intérêt d’autres chercheurs, mieux équipés que nous pour aborder les textes originaux en hébreu médiéval.

Dans le chapitre qu’il consacre donc au premier Hassidisme, M. Scholem commence par noter que la discussion philosophique (sur la place à donner dans la théologie biblique et talmudique aux vues systématiques de Platon et d’Aristote), très animée alors dans les milieux juifs de l’Orient, de l’Italie et de l’Espagne, n’avait guère intéressé les communautés de l’Allemagne et du nord de la France. On y constate par contre un élan spirituel, un enthousiasme pour la sainteté avec un renouvellement correspondant des attitudes et des concepts religieux, provoqué en partie par des exemples chrétiens, mais sans doute aussi par les persécutions qui accompagnèrent les croisades et firent parmi les fidèles juifs de nombreux martyrs. (M. Scholem insiste sur cette cause). Le premier trait notable du mouvement est qu’à la différence des épisodes antérieurs dans l’histoire religieuse de la diaspora juive, il ne reste pas confiné dans le cercle des clercs héritiers de la tradition, mais revêt un caractère populaire. Il présente, en ceci déjà, une analogie de base avec le mouvement extatique chrétien, comme d’ailleurs avec le courant franciscain et les réveils laïques analogues qui ont précédé et suivi cette explosion de ferveur.

L’accent mis sur le rôle du saint, indépendamment de sa science ou de son ignorance, est en fait à l’écart de la tradition juive, alors qu’il est conforme à la chrétienne. Aussi les historiens juifs ont-ils eu quelque peine à comprendre — M. Scholem le note p. 91/105 — « cette nouvelle conception du dévot, le Hassid, comme idéal religieux dépassant toutes les valeurs dérivées de la sphère intellectuelle, et dont la réalisation était considérée désormais comme plus désirable que tout succès d’un autre ordre. »

Le Hassidisme médiéval a pourtant des maîtres, auxquels sont dûs les textes dont nous tirons notre connaissance de ses aspects théoriques et pratiques. Trois figures dominent parmi ces spirituels, qui appartiennent toutes trois à la même famille. Samuel le Hassid ben Kalonymus de Spire, qui vécut au milieu du XIIe siècle ; son fils Jéhoudah le Hassid de Worms, mort en 1217 ; enfin le disciple de ce dernier, Eléazar ben Jéhoudah de Worms, mort entre 1223 et 1232. Le spirituel le plus influent est Jéhoudah, l’écrivain le plus important comme tel, est Eléazar. On puise les principaux renseignements concernant la doctrine et la dévotion dans le Sépher Hassidim, testament littéraire des trois Kalonymides compilé par leurs disciples.

Ce qui n’a pas manqué d’apparaître d’abord aux historiens qui ont exhumé ces textes au XIXe siècle, comme une assimilation à la piété chrétienne de l’époque, est l’apparition chez ces Juifs rhénans médiévaux d’un idéal de charité ardente envers le prochain, poussé aux formes extrêmes de service et de désintéressement (la Loi est tenue pour insuffisante). Il s’y joint un impératif de renoncement et de rigueur envers soi-même, qui proscrit toute satisfaction dans les choses créées. Les formes de pénitence paraissent empruntées à l’ascèse chrétienne, peut-être aux pénitentiels encore en usage à cette époque.

Il est frappant de trouver la pénitence liée à l’amour du Messie souffrant. On voit dans le Sépher Hassidim un dévot qui s’impose de dures mortifications, et qui répond à l’objection du moraliste traditionnel : « Il est vrai que je n’ai peut-être pas péché mortellement ; mais il est dit dans un Midrash que le Messie souffre pour nos péchés (Isaïe 53, 5) : “Il a été blessé à cause de nos transgressions”, et ceux qui sont vraiment justes prennent sur eux-mêmes de souffrir pour leur génération. » (p. 106/120). On a comparé Jéhoudah le Hassid à son contemporain saint François d’Assise : on aurait pu évoquer d’autres courants populaires italiens et français. Mais le nouveau comportement s’accompagne chez les Juifs d’un changement d’horizon théologique, qui nous fait songer de plus près au mouvement extatique des Pays-Bas.

Durant toute la période précédente, Israël dispersé avait nourri une intense piété et s’était « occupé de Dieu » plus peut-être qu’aucun peuple de l’histoire, mais dans une attitude d’adoration envers la Majesté divine, où le sentiment de la distance et de la transcendance est presque exclusif. Les extatiques juifs, historiques ou légendaires, du premier millénaire de notre ère, où domine la « mystique de la Merkabah » (le char décrit dans le chapitre I d’Ezéchiel), sont des visionnaires, rapportant un message gnostique et apocalyptique de leur ascension dans les cieux successifs, arrêtée cependant devant le Trône de Dieu, comme par une réverbération de la gloire : ni l’élan affectif ni le regard ne plongent dans la nature divine/2.



/2 Le plus ancien de ceux que l’on nomme, parmi ces explorateurs du ciel, est Hénoch, tout d’abord dans les apocryphes qui portent son nom. Il est appelé aussi Métatron (Ange du Trône) et Sar-ha-panim : Prince de la Divine Face. — Cette mystique qui insiste sur la royauté de Dieu, au sommet des hiérarchies longuement décrites, est de type cosmocratique. « Non seulement, écrit M. Scholem, la notion d’immanence y fait défaut, mais on n’y rencontre presque pas l’amour de Dieu (there is almost no love of God). Ce qu’on peut trouver de tel appartient à une période ultérieure du développement de la spiritualité juive. L’extase par contre y est bien connue, et cette expérience fondamentale a clCi être source d’inspiration, mais nous n’y découvrons aucune trace d’union mystique entre l’âme et Dieu (no trace of a mystical union between the soul and God) » (55/69).

[fin de note]



Les aventutres spirituelles des saints juifs de la période immédiatement antérieure à l’apparition du Hassidisme allemand sont encore de ce type. Elles ne manquent pas dans l’aire géographique qui nous intéresse : un Ezra de Moncontour, surnommé le Prophète, rabbin du nord de la France au XIIIe siècle, figure parmi ceux que l’extase a conduits jusqu’au seuil infranchissable de la Splendeur : ses dons, attestés par des témoins immédiats, furent confirmés par une révélation faite à Eléazar de Worms : la mystique de la Merkabah et le Hassidisme se tiennent historiquement la main/3.

Mais dans le climat de piété, nouveau à plus d’un égard, qui paraît en Rhénanie à la fin du Xlle siècle, le sentiment de la transcendance divine s’accompagne d’une découverte émouvante de son immanence, de sa présence en toute chose et en nous-mêmes. « Dieu dans cette conception, écrit M. Scholem, est plus proche de l’univers que l’âme ne l’est du corps. Proposée par Eléazar de Worms et acceptée par les Hassidim, elle s’apparente

/3 Ezra de Moncontour est connu comme disciple d’un autre rabbin extatique, Isaac de Dampierre (t 1195 ?), talmudiste de réputation durable, arrière-petit-fils du célèbre Rashi de Troyes, et par là cousin de la femme d’Eléazar de Worms. Rashi lui-même a d’ailleurs habité Worms : les Juifs français du nord et du centre étaient en relations continues avec ceux de Rhénanie.

[fin de note]



étroitement à la thèse de saint Augustin, si fréquemment rappelée par les mystiques chrétiens du XIIIe et duXIVe siècle, — que Dieu est plus proche de toute créature qu’elle ne l’est d’elle-même — Sous sa forme la plus absolue, la doctrine est exposée dans le Chant de l’Unité, hymne composée dans le cercle le plus intime de Jéhoudah le Hassid, et commentée par lui semble-t-il. » (p. 108/123)/4.

Cette mutation a paru assez singulière aux historiens, pour qu’ils lui cherchent une cause — après avoir paru assez dangereuse aux défenseurs de l’orthodoxie, pour qu’ils mettent en garde contre elle. M. Scholem prononce, à tort croyons-nous, le mot de panthéisme — et nomme Scot Erigène comme une source probable ou possible de cette conception. Les rabbins du XIe siècle, en Provence notamment, lisaient des écrivains scolastiques chrétiens 5, et le niveau littéraire exceptionnel du De divi-sione naturae, le génie métaphysique de son auteur, ont pu laisser une trace durable dans leurs spéculations. Le livre de Jean Scot néanmoins n’est pas le seul véhicule des



/4 Ces vers du Chant de l’Unité auront pour nos lecteurs un

accent familier :

Tout est en Toi et Tu es en tout,

Tu emplis chaque chose et tu l’embrasses,

Quand toute chose fut créée, tu étais en elle,

Avant qu’elle ne fût créée, tu étais toute chose.

(108-123.)

/5 It is well known that writers from these circles (Jewish scholars in Provence) drew heavily upon early sources of Latin scholasticism (109/123).

[fin de notes]



intuitions néo-platoniciennes — M. Scholem le relève aussi — qui a pu les introduire dans la pensée juive médiévale et les mettre finalement à la disposition des mystiques dont nous parlons. La théologie nouvelle qui s’exprime dans les textes hassidiques, marque â la fois, de façon paradoxale (mais familière à nos auteurs chrétiens) la transcendance divine, le fait que Dieu est tout autre, ineffable, inconnaissable — et sa présence comme fond essentiel de toute réalité, comme vie de notre vie/6. Cette intuition, au-delà du raisonnement, dénote un climat contemplatif. Aussi bien son apparition est-elle liée au changement déjà signalé de l’attitude envers les biens du monde et ses valeurs : la vertu de détachement, d’indifférence au plaisir et à la peine, est recommandée avec insistance par les textes, et illustrée par des exemples qui pourraient se trouver dans les recueils chrétiens contemporains. M. Scholem dénonce l’origine stoïcienne



/6 Le lecteur se souviendra, pour comprendre la citation suivante de G. Scholem, que le Hassidisme médiéval de Rhénanie est antérieur à la Kabbale savante d’Espagne — la rédaction du Zohar se situe après 1275 — a fortiori antérieure à la Kabbale populaire d’origine palestinienne, qui est l’héritière de celle-ci : « Parmi les Hassidim, la doctrine de l’immanence divine persista après qu’ils furent venus en contact avec les Kabbalistes espagnols — chose assez naturelle, du fait que ce Kabbalisme n’était nullement exempt de tendances similaires, poussées jusqu’au panthéisme. L’un de ces traités où le Hassidisme se mêle au Kabbalisme, contient une très éclairante description de Dieu comme âme de l’âme, où son habitation dans l’âme est donnée comme le vrai sens du verset du Deutéronome (7, 21) “Car Dieu est en votre milieu” » (110/124).

[fin de note]



(et cynique, dit-il) de cette estime de l’ataraxie chez les ascètes et les saints de l’Église comme chez les Hassidim ; mais l’égalité d’âme est une disposition nécessaire en tout temps au contemplatif, elle a été cultivée partout où les hommes ont cherché à purifier l’œil intérieur. Il cite pertinemment à ce propos Maître Eckhart, l’un de ceux qui ont marqué avec le plus de force le rôle de l’égalité (Gleichheit) comme condition de la vision/7.

Dans le Dieu à la fois transcendant et présent à l’âme, objet de leur dévotion, les Kalonymides et leurs disciples se plaisent à considérer les archétypes subsistants de toute créature. La notion de la préexistence des êtres en Dieu n’est pas entrée en Israël avec le Hassidisme médiéval, mais elle occupe une place très spéciale dans la spéculation mystique de ce mouvement, comme chez les mystiques chrétiens, rhénans et néerlandais, de la même époque/8.



/7 Un passage du Sepher Hassidim étend ce détachement, dans un style familier pour nous, aux compensations de l’au-delà : « Si le malheur frappe lourdement un homme, qu’il pense aux chevaliers à la guerre qui ne fuient pas devant l’épée, car ce serait grande honte pour eux — et plutôt que de s’exposer au déshonneur, se laissent tuer ou blesser, ne recevant aucune récompense de leur seigneur. Qu’il répète donc avec l’Ecriture : « Même s’il me tue, je croirai en lui et je le servirai sans espoir de récompense » (891 103).

/8 Elle est dominante dans le livre d’Eléazar de Worms sur La science de l’âme, et se trouve aussi dans le Sepher Hassidim (§ 1514). Allusion est faite dans ce dernier à un livre perdu, qui était consacré à ce thème, le Livre des Archétypes. Le mot hébreu pour « archétype » est demuth.

[fin de notes]



La découverte des contemplatifs est celle d’une parenté intime entre l’âme et Dieu : ils reconnaissent leur intuition vécue dans la doctrine exemplariste, connue chez les Juifs comme chez les Chrétiens grâce aux éléments platoniciens de la tradition religieuse antérieure. Dans les deux théologies, ces conceptions ont été accueillies très anciennement et par plusieurs voies. A la différence des théologiens scolastiques contemporains, les auteurs juifs ne spécifient pas le caractère idéal de notre existence pré-natale en Dieu : ils la conçoivent apparemment comme réelle : mais le langage de Hadewijch, on l’a vu, manque aussi de précision à cet égard.

Les thèmes d’allure néo-platonicienne qu’on trouve dans la littérature du mouvement, celui que nous venons de noter en particulier, ont pu venir, au moins pour une part, de Philon, qu’on trouve cité par les auteurs juifs de Perse et de Babylone jusqu’au Xe siècle. On songera au même penseur en constatant la réapparition chez les spéculatifs dont nous parlons, d’une doctrine du Logos divin : ils distinguent en Dieu même une entité active, l’Ange du Trône, intermédiaire entre l’Unité ineffable et le monde créé (p. 114-129). Mais un trait également notable pour la comparaison que nous traçons, est la volonté de dépassement des intermédiaires. L’âme ne s’arrête plus, comme chez les spirituels de la MerkabalI, au parvis de la Splendeur, il s’agit maintenant d’atteindre Dieu même. Le maniement des concepts n’est pas toujours facile à suivre, dans cette théologie où se mêlent des fragments de gnose juive et des intuitions personnelles ; certaines assertions plus précises révèlent néanmoins une parenté non douteuse avec le langage volontairement hardi de nos auteurs des Pays-Bas. « Le dévot dans sa prière, selon Eléazar de Worms, s’adresse à Dieu comme Roi, dans la théophanie visible de sa gloire. Mais sa véritable intention (kawana) n’est pas dirigée vers l’apparence sur le Trône (...) : le vrai objet de la contemplation mystique, son but propre est la sainteté cachée de Dieu, sa gloire infinie et sans forme, d’où procède sa voix et sa parole. » (p. 116/130. C’est nous qui soulignons.)

La fréquence des états cataleptiques, extases, ravissements, songes inspirés, et le fait qu’ils soient considérés comme l’occasion privilégiée de communications surnaturelles, se rencontrent en d’autres milieux fervents : ils sont à relever néanmoins parmi les éléments communs aux deux mouvements, dont nous signalons les similitudes. On a toute une collection de « réponses » de ce genre du rabbin Jacob Halévy de Marvège, qui semble avoir appartenu à un cercle hassidique (vers 1200). L’autorité attribuée de la sorte à la révélation directe s’écarte de la tradition talmudique (p. 103/107), et confirme l’impression traduite par M. Scholem, qu’on se trouve avec le Hassidisme médiéval devant un ordre de valeurs nouveau et différent (p. 91/105).

Un dernier trait, le plus important sans doute, doit compléter notre parallèle : l’insistance des auteurs sur l’amour comme substance et plénitude de la sainteté. C’est encore Eléazar de Worms qui s’exprime ainsi : « L’âme (du Hassid) est pleine d’amour de Dieu, liée avec les cordes de l’amour, dans la joie et l’allégresse du cœur. Il n’est pas semblable à qui sert son maître de mauvais gré ; bien au contraire, alors même qu’on veut l’en empêcher, l’amour du service de Dieu brûle dans son cœur et il est joyeux d’accomplir sa volonté. (...) L’amant ne pense pas à son avantage en ce monde (...), dans toute la contemplation de ses pensées, le feu de l’amour brûle en lui. » (p. 95/109). M. Scholem poursuit : « Il est caractéristique qu’à ce stade, l’accomplissement de la volonté divine devient un pur acte d’amour. Comme dans la mystique chrétienne de même époque, exprimée en poèmes d’amour, la relation du mystique avec Dieu est traduite en terme de passion érotique, et plus d’une fois au point de blesser notre sensibilité. » (P. 96/110. Pour le dernier jugement, v. notre note plus haut, pp. 37 et 38.) La chose est nouvelle, il le note bien, dans la tradition spirituelle d’Israël dispersé.

Les ressemblances signalées ne peuvent pas dans leur ensemble être fortuites ; mais l’influence de l’ambiance chrétienne sur le milieu ne les explique que partiellement. Le Hassidisme apparaît en Rhénanie antérieurement à la floraison du mouvement extatique, et l’adoption d’éléments chrétiens devait être limitée de toute façon par la méfiance et l’hostilité qui régnaient entre les deux communautés : il ne pouvait pas s’agir d’une imitation directe et volontaire 9. L’aveu de notre ignorance et le respect du mystère définissent, ici de nouveau sans doute, l’attitude la plus sage. Un même appel a été entendu dans les deux communautés voisines et séparées, il a trouvé une réponse à maints égards pareille : la raison ultime de ce qui nous étonne en de telles rencontres doit être cherchée dans l’unité de l’intention divine et dans sa souveraine liberté/10.



/9 L’un des historiens qui ont étudié ce rapport avant M. Scholem conclut ainsi : « Il n’est pas nécessaire d’admettre une dérivation : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le mysticisme était dans l’air et ses semences sont tombées en sol fertile, chez les Juifs comme chez les Chrétiens. » (M. Güdemann, Geschichte des Erziehungswesens in der Cultur der Juden im Mittelalter, vol. I, 1880, p. 158). — Plus récemment, M. I. Baer dans son livre sur Les tendances religieuses et sociales du Sepher Hassidim (en hébreu : Zion, vol. III [1938], p. 1-50), tout en reconnaissant une influence des milieux religieux chrétiens, y voit « des stimulants, qui ont seulement hâté un développement autonome ». M. Scholem est celui des trois savants qui attribue aux exemples chrétiens la part la plus importante. Mais il voit par ailleurs un facteur décisif dans la flamme de ferveur suscitée en Israël par les cruelles persécutions chrétiennes, et les deux assertions ne paraissent pas facilement s’accorder.

/10 Les contemplatifs chrétiens ne semblent pas avoir soupçonné l’existence dans leur voisinage d’une expérience du Divin si manifestement apparentée à la leur. L’hagiographie fait état de conversions qui aboutissent à la sainteté : Hadewijch mentionne dans sa Liste des Parfaits une certaine Sara, juive venue au Christ à l’âge de seize ans après avoir « entendu parler de Lui », ensuite extatique et favorisée de « très belles révélations », éclairée en toutes choses (« ayant toutes les raisons et toute la science »), douée aussi de l’esprit prophétique. Il semblerait même qu’elle ait été baptisée directement par le Christ (« on voulut la baptiser, elle dit qu’elle l’était déjà »). Mais rien ne fait penser que Sara eût une vie spirituelle développée avant sa conversion. Si une jeune fille juive se sentait appelée dans cette voie, elle devait d’ailleurs assez naturellement songer à quitter la communauté israélite, où les femmes, pratiquement exclues des études sacrées, ne sont jamais citées non plus parmi les mystiques : nulle attention n’est donnée à leur vie intérieure. Ce qu’une Rabia (t 801) et plusieurs autres représentent pour la mystique islamique, les Hadewijch, les Mechtilde, les Catherine pour la spiritualité chrétienne, fait totalement défaut dans la tradition juive, et le Hassidisme médiéval, si hardiment qu’il innove en d’autres choses, ne fait pas exception à cet égard (37/50).



Liste des principaux ouvrages et publications

mentionnés dans l’introduction ou les notes.



AXTERS, R. P. Stephanus, O. P. Geschiedenis van de vroomheid in de Nederlanden, t. I-IV, Anvers 1950-1960.

BEATRICE de NAZARETH, O. Cist. Seven manieren van minne, ed. L. Reypens, S. J. et J. van Mierlo, S. J., Louvain 1926.

- Vita Beatricis, ed. L. Reypens, S. J., Anvers 1964.

ECKHART, Meister. Die deutschen Werke (ed. Jos. Quint), t. I. Stuttgart 1958. Sigle: DW.

- Deutsche Predigten und Traktate (trad. Jos. Quint), Munich 1955. Sigle : QH.

HADEWIJCH. Brieven, opnieuw uitg. door Dr. J. Van Mierlo, S. J. t. I-II, Anvers 1947.

- Visionen, opnieuw uitg. door Dr. J. Van Mierlo, S. J. t. Louvain 1924. Sigle : VAGI. Vis.

- Strophische Gedichten, ed. J. Van Mierlo, S. J. t. I-II, Anvers 1942.

- Mengeldichten, ed. J. Van Mierlo, S. J. Bruxelles 1912.

– Hadewijch d’Anvers, Poèmes des Béguines, traduits du moyen-néerlandais par Fr. J.-B. M. P. Paris 1954. Sigle : HA.

MENS, R. P. Alcantara, O. F. M. Cap. Oorsprong en betekenis van de nederlands Begijnen- en Begaardenbeweging, Anvers 1947. Sigle : MENS.

MIGNE, Patrologie latine, Sigle : PL. Patrologie grecque, Sigle : PG.

ONS GEESTELI JK ERF, Revue trimestrielle de la Société Ruusbroec, Anvers. Sigle : OGE.

PFEIFFER, Franz. Deutsche Mystiker des XIV. Jahrh. Leipzig 1857 (t. II). Sigle : Pf.

RUUSBROEC, Jan van. Werken, ed. de la Société Ruusbroec, t. I-IV, Tielt 1944-1948. Sigle : RG.

– Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable, trad. par les Bénédictins de Saint-Paul de Wisques, t. I-VI, Bruxelles 1912-1938. Sigle : W.



Achevé d’imprimer en mars 1972 sur les presses de

l’Imprimerie Ganguin et Laubscher S. A., à Montreux. Imprimé en Suisse





III

Béguines et Moniales

Extrait de : D. Tronc, Expériences mystiques en Occident I. Des Origines à la Renaissance23.



Un nouveau mode de vie


Tant d’abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l’on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l’attirance de l’érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Cîteaux. Aussi cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l’afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.

De nombreuses femmes s’installent à l’intérieur ou à proximité d’un hôpital ou d’une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de Béatrice de Nazareth (1200-1268)24.

Pour Paul Verdeyen, biographe moderne de Ruusbroec : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l’audace de se jeter dans l’aventure d’une consécration personnelle et exclusive à l’amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des vœux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, « religieuses » dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en œuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l’intérieur d’enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l’aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi. » 25.

Le mouvement des béguines dura cependant jusqu’au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame » (élue qui représentait leurs intérêts) à plusieurs pressions : celle de l’Église, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant (outre les béguinages célèbres de Bruges et d’Amsterdam, on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos de Louvain, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin).

Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d’une église ou d’un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le chœur d’un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d’avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début d’une section consacrée à l’Angleterre.

Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIsiècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete…26.

Nous laissons ici de côté les témoignages d’un milieu plus large où les femmes occupent une place importante aux côtés des hommes. Se détache la belle et profonde « idylle mystique » entre le dominicain suédois Pierre de Dacie et la simple paysanne westphalienne Christine :



serviable et contemplative, tu es semblable à Marthe et Marie.

Même nature, jeunesse, condition égale,

Parole bienveillante, consolation vraie.

Merveilleux mystère : avec les tourments vient la guérison.

Attachée à ceux qui te révèrent, par eux tu es aimée, même si te flétrissent

Les ignorants qui ne veulent croire qu’à ce qu’ils connaissent.

Union, confession, mœurs et communion l’enrichissent :

L’union la consume, la confession la purifie, ses mœurs

Font son ornement, et elle communie dans la joie.27.



BEGUINES HADEWIJCH I & II


La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active vers 1230, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connaît les troubadours et la littérature courtoise.

L’amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante :

 C’est là que nous recevons la douce Vie vivante que la Vie donne à la vivante vie. On l’appelle Source vive, parce qu’elle nourrit et garde en l’homme l’âme vivante.

L’intuition qui chez Guillaume de Saint-Thierry prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté la réponse au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du «noble amour» dont dérive l’amour courtois.

L’emploi du moyen néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Bel exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignés des savants, les font accéder à l’expression littéraire, les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen néerlandais; le Rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande; Jean de la Croix apportera sa contribution à l’espagnol par ses poèmes. 

Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une belle traduction française, œuvre du chartreux Dom Porion. Ils expriment l’amour donné à celui qui se donne :

«Ce que vraiment nous devons faire,

nous le savons dans un éclair

lorsque Vérité nous révèle

combien nous manquons à l’amour :

la douleur comme une tempête

assaille alors un noble cœur....

Qui donne tout à l’amour

en éprouve grande merveille;

l’âme adhère dans l’unité

au clair Objet qu’elle contemple,

puisant par l’artère secrète

à cette fontaine où l’Amour

enivre les cœurs étonnés

de Sa divine violence28.»



«Ce que l’Amour a de plus doux, ce sont Ses violences;

Son abîme insondable est sa forme la plus belle;

se perdre en Lui, c’est atteindre le but;

être affamé de Lui c’est se nourrir et se délecter;

l’inquiétude d’amour est un état sûr; [...]

s’Il nous prend tout, quel bénéfice! [...]

ne rien avoir, c’est Sa richesse inépuisable. [...]

Voilà le témoignage que moi-même et bien d’autres

nous pouvons porter à toute heure,

à qui l’amour a souvent montré

des merveilles, dont nous reçûmes dérision,

ayant cru tenir ce qu’Il gardait pour Lui.

Depuis qu’Il m’a joué ces tours

et que j’ai appris à connaître ses façons,

je me comporte tout autrement avec Lui :

Ses menaces, Ses promesses,

tout cela ne me trompe plus :

je le veux tel qu’Il est, peu importe

qu’Il soit doux ou cruel, ce m’est tout un29.» 


Hadewich est aussi l’auteure d’admirables Lettres spirituelles30 dont voici quatre courts extraits suivis d’une lettre entière:


Les âmes englouties et perdues en Dieu de la sorte reçoivent dans l’amour la moitié de leur être comme la lune reçoit la lumière du soleil. La connaissance unifiante qu’elles reçoivent de cette lumière nouvelle, d’où elles procèdent et où elles demeurent — cette lumière simple absorbe l’autre et les deux moitiés de l’âme se rejoignent… (156)

Dieu est au-dessus de tout, mais égal en tout; i lest suprême et n’est pas élevé. /L’homme qui a dépouillé l’humanité terrestre, Dieu l’exalte avec lui-même et l’attire en Soi : Il a fruition de cette âme dans la non-élévation. Ah Dieu! quelle merveille survient alors, lorsque si grande dissemblance atteint l’égalité, atteint l’unité sans élévation. (170)

Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c’est l’œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d’eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l’unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d’amour… (260)31

l’âme en son essence n’opère pas, car les facultés par quoi elle agit émanent du fond de l’essence, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence; il n’y a plus là que repos : c’est le lieu de la naissance divine… (274)32.


Lettre XVIII La nature de l’âme et son repos divin

[Cette lettre est déjà éditée en première partie « I.  Un Florilège mystique relevé par Lilian Silburn ». Le doublon est conservé.] 

Ah! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse! C’est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours où plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l’Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Établissez-vous sagement et fortement, comme (un chevalier) sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.

Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa grâce. Non point qu’il œuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gouvernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l’honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place la Miséricorde soutient de ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d’honneur et de tout bien. L’Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d’armes son riche domaine, apanage souverain de l’âme dont je vous parle — cette âme qui, d’une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses œuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l’Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la Justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l’Empereur demeure libre et tranquille, parce qu’il ordonne à ses ministres de garantir l’équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour — de cet amour qui est la couronne de l’âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle œuvre ou entreprise que le pur amour de l’Aimé. C’est là ce que récemment j’ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus :

Soyez bonne et pitoyable à tous,

et ne prenez soin de personne,

et le reste que je vous écrivais (dans la lettre précédente).

Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, (par nature) noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l’unité, ne vous mêlez d’aucune œuvre bonne ou mauvaise, haute ou basse; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de (l’union avec) votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l’Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d’une intention parfaitement simple, et n’avoir occupation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. — Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme est un être qu’atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible33. Qu’elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature inférieure la ferait déchoir, l’âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suffit en Lui. L’âme est pour Dieu une voie libre, où s’élancer depuis Ses ultimes profondeurs; et Dieu pour l’âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l’Etre divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l’âme. Et si Dieu n’était à elle tout entier, il ne saurait lui suffire.

La vue dont l’âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l’amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu’il n’est pas; l’amour ne s’arrête à rien qu’à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l’amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la raison. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n’est pas; l’amour rejette ce que Dieu n’est pas, et trouve sa béatitude là-même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l’amour, mais c’est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L’une et l’autre au demeurant, l’amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l’amour, et celui-ci illumine celle-là. Que la raison se laisse emporter par le désir de l’amour, et que l’amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d’une œuvre inouïe, mais c’est chose qui ne peut être enseignée, si elle n’est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, réservé à la seule fruition d’amour. Rien d’étranger et nulle âme étrangère n’a part à cette béatitude, mais celle-là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la discipline de la miséricorde paternelle, attachée inséparablement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu’elle demeure dans Sa paix.

Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l’huile embaumée de la charité, qu’en tout ce qu’elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu’elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l’amour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. — Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l’union, d’amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l’éternité, mais elle n’est pas manifestée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres.

Telle est de l’amour l’illumination secrète. Cette vue de l’âme l’éclaire constamment sur la véritable volonté divine; car un être qui dans la Face de Dieu lit ses propres jugements, opère en toute chose selon les vraies lois de l’amour. Or c’est loi et coutume de l’amour que parfaite obéissance, et ceci est contraire bien souvent aux mœurs étrangères de ce monde profane. Qui de l’amour veut en vérité observer les préceptes, que son œuvre demeure séparée de celle de tout autre, selon la vérité du puissant amour. Il ne sera soumis à personne qu’à la seule charité, dont il est par amour prisonnier. Pour discours que tiennent les autres, il parle seulement selon la volonté de l’amour. Il demeure au service de l’amour et il accomplit ses œuvres, jour et nuit en toute liberté, sans rien épargner, sans crainte ni délai, selon les jugements qu’il a lus dans la Face de l’Amour. Ceux-ci restent cachés à ceux qui abandonnent les œuvres de l’amour par souci de choses et de personnes étrangères, craignant de n’avoir pas l’approbation de ces profanes, — qui trouvent leur volonté propre plus juste et meilleure que celle de l’amour. C’est qu’ils ne sont pas venus et ne demeurent pas devant cette Face très haute du puissant Amour, qui nous fait mener une vie libre au sein de toute peine.

Il vous faut connaître cette liberté, et ceux qui servent pour elle. Les gens parlent et s’affairent beaucoup contre les œuvres de l’amour, ils méprisent ses travaux pour une apparente liberté, et souvent dans ce qu’ils croient l’intention la plus sage. Ils émettent ainsi des ordres ou des interdictions, pour que soient abandonnés les commandements de l’amour. Mais l’âme noble, qui veut être fidèle à sa loi, selon ce que lui enseigne la raison illuminée, ne craint ni les conseils ni les ordres étrangers, quelque tourment qu’elle puisse en souffrir, par les calomnies, la honte, les plaintes ou les injures, par l’abandon et l’isolement, le refus de tout abri, la nudité et la privation de toute nécessité. Elle ne craint nulle de ces choses : pour être appelée bonne ou mauvaise, elle ne veut manquer un seul instant à l’obéissance de l’amour, quelle que soit la volonté de cet amour : elle s’applique à lui en toute chose selon la vérité, avec toute la puissance de l’amour même, — et parmi les peines, elle ne perd jamais la joie de son cœur.

Il vous faut donc, vivant sans partage, plonger en Dieu votre vue immobile, un doux regard simplifié par l’amour qui s’applique librement au seul Bien-Aimé; il vous faut fixer Dieu passionnément et plus que passionnément, en sorte que vos regards simples demeurent suspendus et cloués à la Face de l’Aimé par les désirs brûlants et toujours renouvelés. Alors seulement vous pourrez vous reposer avec saint Jean, qui dormit sur la poitrine de Jésus. Ainsi doivent faire tous ceux qui servent dans la liberté de l’amour : ils reposent sur cette sage et douce poitrine, où ils voient et entendent les paroles secrètes que l’Esprit-Saint murmure et que la foule ne peut ouïr ni percevoir aucunement.

Fixez donc fermement le Bien-Aimé de vos désirs, car celui qui regarde ce qu’il désire est sans cesse enflammé de nouveau, et son cœur bientôt cède au poids délicieux de l’amour. Il est attiré à l’intérieur de l’Aimé par cette vie constante du regard, cette contemplation jamais interrompue; et l’Amour se fait sentir à lui de façon si douce qu’il oublie tout ce qui est de la terre. Et pour chose que pourraient lui faire les étrangers, lui semble-t-il, il renoncerait plut & cent fois à lui-même que de laisser un seul point des œuvres prescrites par le noble amour, dont il est le serviteur et dont le Christ est le fondement.


Enfin quatorze Visions achèvent ce qui nous est parvenu de la première Hadewich, dont la première reprend l’image d’un verger spirituel dont le dernier arbre illustre

la fruition sensible de l’amour. Pour tous ceux, Bien-aimée, que te font du bien ou du mal, viens en aide à leurs nécessités, sans distinction. L’amour te rendra forte. Donne tout, car tout est à toi34.


La seconde Hadewijch a vécu probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d’esprit. L’âme doit se vider et s’abîmer dans un non-savoir sans fond :

«Si je désire quelque chose, je lignore, -  car dans une ignorance sans fond - je me suis perdue moi-même.»


Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu’il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le «bon cuisinier» Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : «Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d’auteurs; seules l’Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement35.»

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour36.



L’unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m’adapte à la nature simple

de l’Éternité de l’éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée;

Ceux qui n’ont jamais compris l’Écriture

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j’ai trouvé en moi-même — sans milieu, sans voile — au-dessus des paroles37.

Elle influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital38. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete39 dont la fin fut dramatique.

Tout incite à apprendre le brabançon40, dialecte de la zone centrale d’extension du flamand au Moyen Âge. Hadewijch et Ruusbroec furent les «créateurs de la langue flamande».

Marguerite Porete

Marguerite Porete (~1250-1310) naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne cependant l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain.

L’évêque de Cambrai n’est autre que Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel. Marguerite est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès,  puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises.

Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient dès le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte-rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auquel toutes les autorités de la Sorbonne participèrent.

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme41. Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes du lecteur moderne 42. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits de l’auto-commentaire placés entre crochets à la suite de chaque point abordé 43 :

Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie anéantie » [...] demandant que l’on puisse trouver

I  une âme,

[Elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire, ... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]

II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[C’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre ... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].

III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]

IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[C’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]  

V qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté,

[Tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne].

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu.44.

La « bonté de Dieu », c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément - car il ne saurait être un simple moyen - l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :

Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté.45.

La « perte en Dieu » s’ensuit :

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…46.

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits.47









MARGUERITE PORETE

Marguerite Porete et l’Inquisition

Marguerite Porete (~1250-1310) naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne cependant l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l’évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain.

L’évêque de Cambrai n’est autre que Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel. Marguerite est conduite devant l’Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C’est face à ces bourreaux qu’il faut évaluer l’attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l’instruction du procès,  puis refus de recevoir l’absolution pour des fautes qu’elle soutenait ne point avoir commises.

Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l’exécution intervient dès le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte-rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auquel toutes les autorités de la Sorbonne participèrent.

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme48. Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes du lecteur moderne 49. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits de l’auto-commentaire placés entre crochets à la suite de chaque point abordé 50 :

Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie anéantie » [...] demandant que l’on puisse trouver

I  une âme,

[Elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire, ... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle mais en mépris véritable du monde et d’elle-même.]

II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[C’est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu’elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre ... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d’œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].

III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]

IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[C’est-à-dire que Dieu n’a que faire de son œuvre, et que cette âme n’a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d’elle-même; que Dieu s’en soucie, lui qui l’aime plus qu’elle ne s’aime elle-même !]  

V qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l’on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l’on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n’ait point de volonté,

[Tout ce que cette âme veut en y consentant, c’est ce que Dieu veut qu’elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne].

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

Je sais en vérité que, pas plus que l’on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l’esprit, si peu et si petitement qu’il saisisse quelque chose de Dieu.51.

La « bonté de Dieu », c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément - car il ne saurait être un simple moyen - l’anéantissement de la volonté humaine et l’envahissement libérateur par la vie divine :

Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté.52.

La « perte en Dieu » s’ensuit :

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…53.

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits.54


Le miroir des âmes simples 55

(Chapitres 51 à 118)

Chapitre 51. Comment cette âme est semblable à la divinité

Amour : Il faut bien que cette âme soit semblable à la divinité, car elle est transformée en Dieu, ce par quoi est maintenue sa forme véritable qui lui est octroyée et donnée sans commencement par celui-là seul qui l’a toujours aimée en sa bonté.

L’âme : Oui, Amour, la sagesse de ce qui est dit m’a réduite à rien, et ce seul néant m’a plongée en un abîme plus insondable que ce qui est moins que rien. Et la connaissance de mon néant m’a donné le tout, et le néant de ce tout m’a enlevé oraison et prière, et je ne prie plus pour rien.

Sainte-Eglise-la-Petite : Et que faites-vous donc, très chère dame et maîtresse?

L’âme : Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu’un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu’en soit la richesse. L’accomplissement de mon œuvre, c’est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en lui, sans moi, et toute libérée; alors qu’en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté. Et si je ne veux rien, si j’ai tout perdu hors de mon vouloir, il ne me manque rien : libre est ma conduite, et je ne veux rien de personne.

Amour : O très précieuse Esther, vous qui avez perdu tout exercice, et dont l’exercice, par cette perte, est de ne rien faire, oui, vous êtes vraiment très précieuse! car, en vérité, cet exercice et cette perte se font dans le néant de votre bien-aimé, et en ce néant, vous vous pâmez et demeurez morte, alors que vous vivez, bien-aimée, totalement en son vouloir : c’est là sa chambre, et c’est là qu’il lui plaît de demeurer.

Chapitre 52. Comment Amour fait l’éloge de cette âme, et comment elle demeure dans l’abondance et les richesses de l’amour divin

Amour, à cette perle précieuse : Soyez la bienvenue, noble dame, au seul franc-manoir dans lequel personne n’entre s’il n’est de votre lignage et sans bâtardise.

[Aux auditeurs :] Cette âme est entrée dans l’abondance et les richesses de l’amour divin; non pas qu’elle y ait atteint par connaissance divine, car il ne peut se faire qu’un entendement, aussi illuminé soit-il, puisse rien atteindre des richesses de l’amour divin, mais l’amour de cette âme est si uni aux richesses de l’excellence de cet excès d’amour divin — ce n’est pas l’entendement d’amour, mais son excès d’amour qui y atteint —, qu’elle se trouve ornée des ornements de cet excès de paix en lequel elle vit, elle dure, elle est, elle fut et sera sans son être propre. En effet, tout comme le fer revêt le feu et perd son aspect parce que le feu qui le transforme en lui est plus fort que lui, cette âme revêt ce qui, ici, la dépasse; elle est nourrie et transformée en lui du fait de son amour pour lui, sans tenir compte de ce qui ne la dépasse pas; bien plutôt, elle demeure et est transformée en ce qui la dépasse de cet excès d’éternelle paix, sans qu’on la trouve nulle part : elle aime en la douce contrée de l’excès de paix, si bien qu’il n’est rien qui puisse aider ou importuner ceux qui l’aiment, ni créature, ni chose donnée, ni rien que Dieu promette.

Raison : Qu’est-ce donc que cela?

Amour : C’est ce qui jamais ne fut donné, ni ne l’est, ni ne le sera, qui l’a mise à nu et réduite à rien, sans qu’elle se soucie de chose qui soit, ni ne veuille être aidée ou épargnée par sa puissance, sa sagesse ou sa bonté.

L’âme, parlant de son bien-aimé : Il est, cela ne lui fait pas défaut; et moi je ne suis pas, si bien que cela ne me fait pas non plus défaut 6et qu’il m’a donné la paix; et je ne vis que de la paix qui est née de ses dons en mon âme, sans pensée; et ainsi ne puis-je rien si cela ne m’est donné : c’est là mon tout et ce que j’ai de meilleur. Et cet état fait posséder un seul amour, un seul vouloir et une seule opération en deux natures : tel est le pouvoir de l’anéantissement de l’unité de la justice divine.

[Amour, aux auditeurs :] Cette âme laisse les morts ensevelir les morts et les égarés agir selon les Vertus, et elle se repose de ce qui ne la dépasse pas en ce qui la dépasse, tout en se servant de toutes choses. Ce qui la dépasse lui montre son néant à nu et sans fard, et cette nudité lui montre le Tout-Puissant par la bonté de la justice divine. Ces considérations la rendent profonde, large, haute et assurée, car elles la mettent, tant qu’elles la tiennent, continuellement à nu, à la fois tout et rien.

Chapitre 53. Comment Raison demande explication de ce qui est dit plus haut

Raison : Âme très chère, abîmée au fond sans fond de l’humilité tout entière! Pierre très précieuse, vous que Vérité porte sur sa plaine! Vous l’unique souveraine, mais non sur ceux de votre domaine, je vous en prie : dites-nous ce que signifient ces mots couverts dont Fin Amour se sert!

L’âme : Raison, si quelqu’un vous le disait et que vous l’entendiez, vous ne comprendriez pourtant pas. Aussi vos questions ont-elles déshonoré et gâté ce livre, car il y a des gens qui l’auraient compris en quelques mots, alors qu’elles l’ont allongé à cause des réponses dont vous avez besoin, vous et ceux que vous avez nourris et qui avancent au train d’un escargot. En effet, vous l’avez ouvert à ceux de votre maison, et ils vont au train d’un escargot!

Amour : Ouvert? Oui, vraiment, en ce que Raison et tous ceux qui sont à son école ne peuvent protester que cela ne leur semble bien dit, quelque compréhension qu’ils en aient.

L’âme : C’est vrai, car celui-là seul le comprend, qui maîtrise Fin Amour; aussi faut-il qu’il soit mort de toute mort mortelle, celui qui le comprend avec finesse, car nul ne goûte à cette vie s’il n’est mort de toute mort.

Chapitre 54. Raison demande de combien de morts il faut que l’âme meure avant que l’on comprenne ce livre

Raison : Eh bien! trésorière d’Amour, dites-nous de combien de sortes de morts il vous a fallu mourir, avant que vous compreniez ce livre avec finesse.

L’âme : Demandez-le à Amour, car il en sait la vérité.

Raison : Eh bien! sire Amour, Dieu merci! dites-le-nous, et non seulement pour moi et pour ceux que j’ai nourris, mais aussi pour ceux qui ont pris congé de moi et à qui ce livre apportera, s’il plaît à Dieu, la lumière.

Amour : Raison, ceux qui ont pris congé de vous feront encore quelque chose de votre nourriture quant aux deux morts dont cette âme est morte et bien morte; mais la troisième mort dont elle est morte, nul vivant ne la comprend, sinon celui qui se tient sur la montagne.

Raison : Au nom de Dieu, dites-nous donc qui sont les gens de la montagne!

Amour : Ce sont ceux qui n’ont sur terre ni honte, ni honneur, ni crainte de quoi que ce soit qui leur advienne.

Raison : Mon Dieu! sire Amour, au nom de Dieu, répondez à nos questions avant d’aller plus avant! Car je crains et je m’effraie d’écouter la vie de cette âme.

Chapitre 55. Comment Amour répond aux questions de Raison

Amour : Raison, ceux qui vivent comme le dit ce livre (ceux qui ont atteint l’état propre à cette vie) le comprennent rapidement sans qu’il faille jamais en expliquer le sens caché. Mais je vais vous expliquer quelque chose de vos questions; maintenant, comprenez :

Il y a deux sortes de personnes qui mènent une vie de perfection selon les œuvres de la vertu en affection spirituelle.

Les uns sont ceux qui mortifient totalement leur corps en faisant les œuvres de la charité; mais ils se complaisent tant en leurs œuvres, qu’ils n’ont pas connaissance qu’il y ait un état meilleur que celui des œuvres de la vertu et de la mort du martyr, que le désir d’y persévérer à l’aide d’une oraison pleine de prières et que l’abondance de la bonne volonté; et, toujours en raison de la constance qu’ils y mettent, ils pensent que c’est là le meilleur de tous les états qui puissent être. Ces gens-là sont heureux, mais ils périssent en leurs œuvres du fait de la suffisance qu’ils mettent en leur état. Ils sont appelés rois, mais c’est au pays où tout le monde est borgne; et à coup sûr, ceux qui ont deux yeux les tiennent pour esclaves.

L’âme : Oui, esclaves, ils le sont vraiment, mais ils ne le savent pas. Ils ressemblent à la chouette qui pense qu’il n’y a pas de plus bel oiseau au bois que ses chouetteaux! Comme elle, ceux qui vivent en perpétuel désir pensent et croient qu’il n’y a pas d’état meilleur que celui de désirer, état où ils demeurent et veulent demeurer; et ils périssent en chemin parce qu’ils mettent leur satisfaction en ce que leur donnent désir et volonté.

Chapitre 56. Comment les Vertus se plaignent d’Amour qui leur porte si peu d’honneur

Les Vertus : Hélas, mon Dieu! sire Amour, qui donc nous portera honneur, puisque vous dites que périssent ceux qui vivent entièrement sous notre conseil? En vérité, si quelqu’un d’autre nous le disait, nous le tiendrions pour un bougre et un mauvais chrétien! Car nous ne pouvons comprendre que personne puisse périr en suivant entièrement notre enseignement, en l’ardeur du désir qui donne la vraie façon de sentir Jésus-Christ; et pourtant, nous croyons parfaitement et sans l’ombre d’un doute, sire Amour, tout ce que vous dites.

Amour : C’est vrai; mais comprendre cela, voilà qui est d’un maître, car là se trouve le grain de l’aliment divin.

Les Vertus : Nous le croyons, Amour, mais ce n’est pas grâce à notre office que nous le comprenons. Cependant, nous sommes bien quittes, si nous vous en croyons, quelle que soit la compréhension que nous en ayons, car nous sommes faites par vous pour servir de telles âmes.

L’âme, aux Vertus : Ma foi, voilà qui est bien dit, l’on doit bien vous en croire! Et c’est pourquoi je déclare ceci à tous ceux qui entendront ce livre : qui sert longuement un pauvre seigneur, pauvre salaire en attend, et petite solde! Or, il en est ainsi que les Vertus ont bien reconnu et aperçu — que ceux qui ont des oreilles entendent! — qu’elles ne comprennent pas l’état de Fin Amour. Aussi, je dis ceci : comment les Vertus apprendront-elles à leurs sujets ce qu’elles n’ont pas ni n’auront jamais? Alors, celui qui veut comprendre et apprendre comment périssent ceux qui demeurent dans les Vertus, qu’il le demande à Amour, je veux dire à cet Amour-là qui est maître de Connaissance, et non pas à l’amour qui en est fils, car il n’en sait rien; mieux encore : qu’on le demande à l’Amour qui est père de Connaissance et de Lumière divine, car il en sait tout, en raison de ce qui, en ce tout, dépasse cette âme; et elle s’y arrête et elle y demeure, si bien qu’elle ne peut faire que dans ce tout son séjour.

Chapitre 57. De ceux qui sont en l’état des égarés, et comment ils sont esclaves et marchands.

Amour : Vous savez désormais quelles personnes ont péri, en quoi, de quoi et pourquoi. Maintenant, nous allons vous dire aussi qui sont les égarés, eux qui sont esclaves et marchands; toutefois, ils agissent plus sagement que ceux qui ont péri.

L’âme : Eh bien! sire Amour, vous qui rendez toute chose légère, dites-nous, par Amour, pourquoi ils demeurent dans les vertus autant que ceux qui ont péri, et pourquoi ils les servent, eux qui sentent et désirent en l’ardeur du tranchant de l’opération de l’esprit. Ceux qui ont péri font cela autant que les égarés; où donc est la chose meilleure qui vous fait faire leur éloge plus que celui de ceux qui ont péri? Amour : Où est-elle? En bien des endroits, car c’est là tout ce qu’il y a de bon pour venir à l’état dont ceux qui ont péri ne peuvent plus recevoir aucun secours.

L’âme libérée : Eh bien! Amour de divin Amour, je vous prie de nous dire pourquoi ces égarés sont sages, comparés à ceux qui ont péri, alors que leur exercice est le même, excepté en cette sagesse pour laquelle vous les appréciez plus que les autres.

Amour : C’est parce qu’ils tiennent qu’il y a un état meilleur que le leur; aussi connaissent-ils bien qu’ils n’ont pas connaissance de ce meilleur état auquel ils croient. Et le fait d’y croire leur donne si peu de connaissance et de satisfaction en leur état, qu’ils se tiennent pour mauvais et égarés. Et certes, ils sont bien tels, à côté de la liberté de ceux qui sont en cet état meilleur et qui jamais ne se meuvent. Et parce qu’ils tiennent et savent en vérité qu’ils sont égarés, ils demandent souvent leur chemin avec ardent désir, à celle qui le sait, c’est-à-dire à demoiselle Connaissance, illuminée par la grâce divine. Et leurs questions apitoient cette demoiselle — ceux qui ont été égarés le savent bien —, et c’est pourquoi elle leur enseigne le droit chemin royal par le pays du rien-vouloir. Cette direction est la bonne : celui qui la prend sait si je dis vrai, et ils le savent aussi, ces gens égarés et qui se tiennent pour mauvais; en effet, s’ils sont égarés, ils peuvent venir à l’état des personnes libres dont nous parlons, grâce à l’enseignement de cette lumière divine, à qui cette âme d’humble condition et égarée demande son chemin et sa direction.

Raison : D’humble condition? Oui vraiment, et plus qu’humble!

Le Saint-Esprit ajoute : C’est vrai pour autant et aussi longtemps qu’elle posera des questions à Connaissance et à Amour, et qu’elle tiendra compte de choses qui ne peuvent être ni en amour, ni en connaissance, ni en louange; car personne de sage ne prie sans raison ni ne se soucie de ce qui ne peut pas être. Et c’est pourquoi l’on peut bien dire que celui-là est d’humble et pauvre condition, qui beaucoup demande, ou même qui ne demande pas grand-chose. En effet, tout autre état, quel qu’il soit, que l’état souverain de rien-vouloir en lequel se tiennent sans bouger ceux qui sont libres, n’est qu’un jeu de pelote et un jeu d’enfant, comparé à lui; en effet, celui qui est libre en l’état qui lui appartient, ne pourrait ni refuser, ni vouloir, ni promettre rien à cause de ce que l’on pourrait lui donner, mais il voudrait donner tout à cause de la loyauté qu’il veut garder.

Chapitre 58. Comment les âmes anéanties sont au cinquième état avec leur Bien-Aimé

Raison : Au nom de Dieu, mais que peuvent donc donner des âmes anéanties à ce point?

Amour : Ce qu’elles peuvent donner? Mais tout ce dont Dieu dispose! L’âme qui est ainsi n’a point péri ni n’est égarée, elle est plutôt dans les transports du cinquième état avec son amant. Là, elle ne fait point défaut, si bien qu’elle est souvent ravie au sixième état; mais cela lui dure peu, car c’est une ouverture qui arrive comme un éclair : elle se referme tout de suite et l’on ne peut y demeurer longtemps; et jamais on n’a rencontré un maître qui sût en parler.

Par la paix de son opération, le ravissement qui déborde de cette ouverture après qu’elle se soit refermée rend l’âme si libre, si noble et si désencombrée de toute chose — aussi longtemps que dure la paix donnée en cette ouverture —, que celui qui se maintiendrait en liberté après cette aventure se trouverait au cinquième état sans retomber dans le quatrième; en effet, au quatrième, on a de la volonté, alors qu’au cinquième on n’en a point. Et parce qu’il n’y a pas de volonté au cinquième état dont parle ce livre — état où l’âme demeure après l’opération de Loin-Près qui la ravit, et que nous appelons un éclair semblable à une ouverture tout de suite refermée —, personne ne pourrait croire quelle extrémité de paix reçoit cette âme, sinon elle-même.

[Aux auditeurs :] Pour l’amour de Dieu, comprenez cela divinement, auditeurs de ce livre. Ce Loin-Près, que nous appelons un éclair semblable à une ouverture tout de suite refermée, prend l’âme au cinquième état et la porte au sixième tant que son opération s’exerce, si bien qu’il y a là un nouvel état; mais ce sixième état lui dure peu, car elle est reportée au cinquième. Et ce n’est pas merveille, car l’opération de cet éclair, autant qu’elle dure, n’est pas autre chose que l’apparition de la gloire de l’âme. Cela ne reste pas longtemps en une créature, mais seulement le temps de se faire. Et ce don est noble en ce qu’il produit son œuvre en l’âme avant qu’elle ne lui apparaisse et qu’elle s’en aperçoive. Mais la paix produite par mon opération et qui demeure en l’âme autant que je l’y produis, elle est si délicieuse que Vérité l’appelle «nourriture glorieuse»; et nul ne peut en être nourri s’il demeure en désir. Les gens qui éprouvent cela gouverneraient un pays s’il en était besoin, mais tout s’y ferait sans eux-mêmes.

Chapitre 59. De quoi vécut cette âme; comment et quand elle est sans elle-même

Amour : Au commencement, cette âme vécut en vie de grâce, grâce née de la mort au péché. Ensuite, elle vécut en vie spirituelle, vie née de la mort à la nature; et maintenant, elle vit en vie divine, vie née de la mort à l’esprit. Cette âme, vivant en vie divine, est perpétuellement sans elle-même.

Raison : Au nom de Dieu, et quand donc cette âme est-elle sans elle-même?

Amour : Lorsqu’elle est à elle-même.

Raison : Et quand est-elle à elle-même?

Amour : Lorsqu’elle n’est nulle part de son propre gré, ni en Dieu, ni en elle-même, ni en son prochain, mais en l’anéantissement que cet éclair opère en elle à l’approche de son opération. Cette opération est si précieusement noble que, pas plus que l’on ne peut parler de l’ouverture d’un seul mouvement de gloire que donne l’aimable éclair, il n’y a point d’âme pour parler du refermement précieux qui la fait s’oublier en anéantissant la connaissance que cet anéantissement donne de lui-même.

L’âme : Mon Dieu! Quel grand seigneur, que celui qui pourrait comprendre le profit d’un seul mouvement d’un tel anéantissement!

Amour : Oui, en vérité.

L’âme, aux auditeurs de ce livre : En ce que l’on vient de dire, vous avez entendu des mots de haute élévation! Aussi, ne vous en déplaise, je vais maintenant parler d’humbles choses; il me faut le faire si je veux accomplir l’entreprise que j’ai projetée, non pas pour ceux qui en sont là, mais pour ceux qui n’y sont pas encore et qui y seront un jour, même s’ils doivent en être privés aussi longtemps qu’ils restent avec eux-mêmes.

Chapitre 60. Comment il faut mourir de trois morts avant de venir à la vie libre et anéantie

Amour : Vous nous avez demandé, Raison, de combien de morts il faut mourir avant que de venir à cette vie. Je vous réponds ceci : avant que l’âme puisse naître à cette vie, il lui faut mourir entièrement de trois morts. La première est la mort au péché, comme vous l’avez entendu; l’âme doit y mourir entièrement, de telle manière qu’il ne demeure en elle ni couleur, ni saveur, ni odeur d’aucune chose que Dieu défende en la Loi. Ceux qui meurent ainsi vivent en vie de grâce, et il leur suffit de se garder de faire ce que Dieu défend et de pouvoir faire ce que Dieu commande.

[Aux âmes anéanties :] Oui, très noble gent, vous qui êtes anéantie et élevée en grand étonnement et admiration par la conjonction qu’opère l’union de Divin Amour, ne vous déplaise si je touche certaines choses pour les personnes d’humble condition, car je vais bientôt parler de votre état. En attendant, mettre blanc et noir ensemble fait mieux voir ces deux couleurs l’une par l’autre, que chacune par elle-même.

[Aux disciples de Raison :] Maintenant, vous qui êtes élus et appelés à cet état souverain, comprenez et hâtez-vous, car la route est bien grande et le chemin est long entre le premier état de grâce et le dernier état de gloire que donne l’aimable Loin-Près. Si je vous demande de comprendre et de vous hâter, c’est que comprendre cela est à la fois difficile, subtil et très noble; les sanguins y sont aidés par la nature, mais sans la hâte du vouloir tranchant de l’ardeur du désir de l’esprit qu’elle donne aux colériques. Si bien que lorsque ces deux natures sont réunies, à savoir la nature et l’ardeur du désir de l’esprit, c’est un très grand avantage, car les personnes de cette sorte adhèrent et s’attachent alors si fort à ce qu’elles entreprennent, qu’elles sont tout entières là où elles s’appliquent, par la force du désir et de la nature; et lorsque ces deux natures s’accordent à la troisième qui, par justice, doit se joindre à elles pour toujours (c’est-à-dire à l’abîme de gloire qui, par justice, les attire naturellement en sa nature), cet accord est d’une noblesse raffinée. Et pour mieux connaître cela, je pose la question suivante : quelle est la chose la plus noble, l’abîme qui attire l’âme et l’embellit de la beauté de sa nature, ou l’âme qui est unie à cette gloire?

L’âme [aux auditeurs :] Je ne sais si cela vous ennuie, mais je ne puis faire mieux. Excusez-moi, mais Jalousie d’Amour et Œuvre de Charité, dont j’étais encombrée, ont fait faire ce livre afin que vous veniez à cela sans retard, au moins quant à la volonté, si vous l’avez encore. Et si vous êtes déjà désencombrés de toutes choses, si vous êtes des gens sans volonté et menant une vie qui soit au-dessus de votre entendement, elle l’a fait faire afin qu’au moins vous en disiez le sens caché.

Chapitre 61. Où Amour parle des sept états de l’âme

Amour : J’ai dit qu’il y a sept états de l’âme, plus difficiles à comprendre les uns que les autres et sans comparaison entre eux; car ce que l’on pourrait dire d’une goutte d’eau à côté de la mer tout entière en son immensité, on pourrait le dire du premier état de grâce à côté du second, et ainsi de suite pour les autres, sans comparaison entre eux. Cependant, parmi les quatre premiers, il n’y en a pas de si grand que l’âme n’y vive en très grand esclavage; mais le cinquième est en la liberté de la charité, car il est désencombré de toutes choses; et le sixième est glorieux, car l’ouverture du doux mouvement de gloire que donne l’aimable Loin-Près n’est pas autre chose qu’une apparition que Dieu veut que l’âme ait de sa propre gloire qu’elle possédera sans fin. Et c’est pourquoi il lui montre par sa bonté dans le sixième état ce qui appartient au septième; cette manifestation provient du septième état et procure le sixième, mais elle est donnée si vite, que celle-là même à qui c’est donné n’aperçoit aucunement le don qui lui est fait.

L’âme : Qu’y a-t-il là de merveilleux? Si je m’en apercevais avant que ce don ne me soit fait, je serais en moi-même, par la bonté divine, ce que le donné est et qu’elle me donnera sans fin lorsque mon corps aura laissé mon âme.

L’Époux de cette âme : Cela ne tient pas à elle : par mon Loin-Près, je vous en ai fait parvenir un acompte. Mais certains me demandent qui est ce Loin-Près, et quelles sont ses œuvres et ses opérations lorsqu’il montre sa gloire à l’âme; c’est qu’en effet, on n’en peut rien dire, sinon que le Loin-Près est la Trinité même, et cette manifestation qu’elle opère pour l’âme, nous la nommons «mouvement z., non pas que l’âme ou la Trinité se meuvent, mais parce que la Trinité opère pour cette âme la manifestation de sa gloire. De cela, nul ne peut parler, sinon la divinité elle-même; car l’âme à qui ce Loin-Près se donne à si grande connaissance de Dieu, de soi et de toutes choses, qu’elle voit en Dieu même, par connaissance divine, que la lumière de cette connaissance-là lui ôte la connaissance d’elle-même, de Dieu et de toutes choses.

L’âme : C’est vrai, il n’y a rien d’autre à dire. Et pour autant, si Dieu veut que j’aie cette grande connaissance, qu’il me l’enlève et m’empêche de le connaître, car autrement, je n’en aurais aucune connaissance. Et s’il veut que je me connaisse, qu’il m’enlève aussi la connaissance de moi-même, car autrement, je ne puis point l’avoir non plus.

Amour : Madame, ce que vous dites est vrai; mais il n’y a rien de plus sûr à connaître ni de plus profitable à posséder, que cette œuvre-là.

Chapitre 62. De ceux qui sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce

Amour : Maintenant, Raison, comprenez : j’en reviens à notre matière pour les personnes d’humble condition. Ces gens dont nous avons parlé, qui sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce, ils n’éprouvent aucun reproche ni remords de conscience du seul moment qu’ils s’acquittent envers Dieu de ce qu’il commande. Ils veulent bien des honneurs et sont désolés si on les méprise, mais ils se gardent de la vaine gloire et de l’impatience qui mène à la mort du péché. Ils aiment les richesses et sont tristes lorsqu’ils sont pauvres — et s’ils sont riches, perdre quelque chose les rend tristes —, mais toujours ils se gardent de la mort du péché, et ne veulent point aimer leurs richesses contre la volonté de Dieu, ni en perte ni en gain. Et ils aiment être à l’aise et se reposer à leur bon plaisir, mais ils se gardent du désordre. Ces gens-là sont morts au péché mortel et nés à la vie de grâce.

L’âme : Ma foi! Ces gens-là, leur condition est bien humble sur terre et encore plus humble au ciel! Et c’est de façon bien peu courtoise qu’ils se sauvent!

Raison : Holà! Madame, attention à ce que vous dites! Nous n’oserions dire de personne qu’il soit d’humble condition alors qu’il verra Dieu sans fin!

Amour : En vérité, on ne pourrait décrire leur mesquinerie, à côté de la noblesse de ceux qui meurent de la mort à la nature et vivent de la vie selon l’esprit.

Raison : Je le crois bien; c’est là ce qu’ils font, et s’ils disaient autre chose, ils mentiraient; et pour autant, ils ne veulent rien faire pour cette noblesse. Ils me disent bien à moi, Raison, qu’ils n’y sont pas tenus s’ils ne le veulent pas, car Dieu ne le leur a pas commandé : il le leur a bien conseillé, pas davantage. L’âme : Ils disent vrai, mais ils sont peu courtois! Désir : Ma foi, oui! Ils sont bien peu courtois! Ils ont oublié qu’il n’aurait pas suffi à Jésus-Christ de faire pour eux moins que tout ce que l’humanité peut supporter jusqu’à la mort.

Chapitre 63. Comment Amour traite de vilains ceux à qui il suffit d’être sauvés

L’âme : Oui, très cher Jésus-Christ, ne vous souciez pas de ces gens-là! Ils cherchent tellement leur propre intérêt, qu’ils vous oublient, dans la grossièreté où ils mettent leur satisfaction.

Amour : Ma foi, c’est là grande vilenie!

L’âme : Ce sont là façons de marchands, de ceux que dans le monde on traite de «vilains», car ils le sont. En effet, jamais un gentilhomme ne saurait se mêler de marchandage ni chercher son propre intérêt. Mais je vais vous dire en quoi je vais me reposer de ces gens-là : sire Amour, c’est en ce qu’ils sont mis hors de la cour de vos secrets, comme un vilain le serait de la cour d’un gentilhomme lors d’un jugement entre pairs, car là, il ne peut y avoir personne qui ne soit de haut lignage, au moins lorsqu’il s’agit de la cour d’un roi. Et en cela, je retrouve la paix, car eux aussi sont mis hors de la cour de vos secrets, alors que les autres y sont appelés, ceux qui jamais n’oublieront les œuvres de votre douce courtoisie, c’est-à-dire les mépris, les pauvretés et les tourments insupportables que vous avez supportés pour nous : eux n’oublieront jamais les dons de votre souffrance; bien plutôt, elle leur est toujours un miroir et un modèle.

Amour : À ces gens-ci, toute chose nécessaire est octroyée, car Jésus-Christ l’a promis en l’Évangile. Ils se sauvent infiniment plus courtoisement que ne le font les autres; et pourtant, ce sont encore des gens d’humble condition, si humble, même, qu’on ne pourrait le dire, à côté de la noblesse de ceux qui sont morts à la vie selon l’esprit.

Chapitre 64. Où l’on parle des âmes mortes à la vie selon l’esprit

Amour : De cette vie, nul ne goûte s’il n’est mort de cette mort-là.

Vérité : Cette mort emporte la fleur de l’amour de la divinité. Il n’y a aucun intermédiaire entre ces âmes et la divinité; et elles n’en veulent pas non plus. Elles ne peuvent supporter le souvenir d’aucun amour humain ni le vouloir des façons divines de sentir, à cause du pur amour divin qu’elles portent à Amour. Cette seule possession d’Amour leur donne la fleur de l’effervescence d’amour, au témoignage d’Amour lui-même.

Amour : C’est vrai. L’amour dont nous parlons, c’est l’union des amants, c’est un feu embrasé qui brûle sans s’essouffler.

Chapitre 65. Où l’on parle de ceux qui siègent sur la haute montagne, au-dessus des vents

Amour : Voilà, Raison; vous avez entendu quelque chose des trois morts d’où l’on vient à ces trois vies. Maintenant, je vais vous dire qui siège sur la montagne, au-dessus des vents et des pluies : ce sont ceux qui n’ont sur terre ni honte, ni honneur, ni crainte de quoi que ce soit qui advienne. Ces gens-là sont en sûreté, si bien que leurs portes restent ouvertes sans que personne puisse les importuner et sans que l’œuvre de la charité ose pénétrer : ce sont eux qui siègent sur la montagne, et personne d’autre.

Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, dites-nous ce que va devenir Pudeur, la plus belle des filles d’Humilité; et Crainte, aussi, qui a fait tant de bien à cette âme et lui a rendu tant de beaux services; et ce que je vais moi-même devenir, moi qui n’ai pas dormi tant qu’elles ont eu besoin de moi! Hélas! Serons-nous donc mises à la porte de son logis parce qu’elle en est devenue maîtresse?

Amour : Non point; vous resterez au contraire toutes trois de sa maison, et vous serez trois gardiennes à sa porte, pour que si quelqu’un voulait pénétrer en son hôtel et qui fût contre Amour, chacune de vous se réveille; mais ne vous y montrez pour aucun autre office que celui de portière, car la chose tournerait à votre confusion; d’ailleurs, vous ne seriez écoutées qu’à ce titre et à lui seul, et encore, à supposer que cette âme tombe si bas, qu’il y en ait besoin ou nécessité. En effet, cette créature est plutôt vêtue de la vie divine dont nous avons parlé, qu’elle ne l’est de l’esprit mis en son propre corps lors de sa création. Aussi son corps est-il plutôt vêtu de son esprit, que son esprit ne l’est de son corps, car la grossièreté du corps est ôtée et diminuée par l’opération divine; si bien que cette âme est plutôt en la douce contrée du rien-connu, là où elle aime, que dans son propre corps auquel elle donne vie : tel est le pouvoir de la liberté d’Amour.

Chapitre 66. Comment l’âme se réjouit d’avoir pris congé de Raison et des autres Vertus

Sainte-Eglise-la-Petite : Eh bien! cher et divin Amour…

L’âme : Oui, vraiment elle est petite! car elle n’attendra guère pour venir à sa fin, ce dont elle aura grande liesse.

Raison : Toutefois, dites-moi donc de quoi vous vous êtes le plus réjouie en vous-même.

L’âme : Sire Amour va le dire pour moi.

Amour : C’est d’avoir pris congé de vous et des œuvres des Vertus! Car lorsque cette âme fut investie d’amour, elle prit leçon à votre école en désirant les œuvres des Vertus. Mais elle est maintenant si avancée et élevée en la leçon divine, qu’elle commence à lire là où vous, vous finissez; et cette leçon n’est pas mise en écrit par la main de l’homme, mais par le Saint-Esprit qui l’écrit merveilleusement, et l’âme en est le parchemin précieux : c’est en elle que se tient l’école divine, à bouche close, et la sagesse humaine ne peut la mettre en paroles.

Chapitre 67. Où l’on parle du pays où cette âme demeure, et de la Trinité

Raison : Eh bien, Amour, je vous prierais de me dire encore quelque chose du pays où cette âme demeure.

Amour : Je vous dis que celui qui est là où se trouve cette âme, est de lui-même, en lui-même et par lui-même, sans rien recevoir de personne, sinon de lui-même seulement. Or, cette âme est en lui, de lui et pour lui, sans rien recevoir de personne, si ce n’est de lui seulement.

Vérité : Elle est donc en Dieu le Père, car nous croyons qu’il n’y a aucune personne en la Trinité qui n’ait rien reçu d’une autre que la sienne, sinon celle du Père seulement.

Amour : C’est vrai, car Dieu le Père possède la puissance divine de lui-même, sans la recevoir de personne; en effet, ce qu’il possède émane de sa puissance divine, et il donne à son Fils cela même qu’il possède de lui-même, et le Fils le reçoit du Père, si bien que le Fils naît du Père et lui est égal. Quant au Saint-Esprit, il est du Père et du Fils, une personne en la Trinité; non pas naît, mais est, car une chose est que le Fils naisse du Père, autre chose que le Saint-Esprit soit et du Père, et du Fils.

Chapitre 68. Comment cette âme est unie à la Trinité par opération divine, et comment elle traite d’ânes ceux qui vivent du conseil de Raison

Amour : Cette âme est tout entière fondue, liquéfiée et absorbée en la haute Trinité, jointe et unie à elle; et elle ne peut rien vouloir d’autre que la volonté divine, par l’opération divine de la Trinité tout entière. Une clarté, une lumière ravissante s’unit à elle et la presse au plus près, et pour autant elle parle ainsi :

L’âme : O. gent mesquine, rude et inconvenante!

Raison : À qui parlez-vous?

L’âme : À tous ceux qui vivent de votre conseil, qui sont si bêtes et si ânes qu’il me faut dissimuler mon langage du fait de leur grossièreté, et non le parler, de peur qu’ils ne trouvent la mort en l’état de vie, là où je suis en paix sans en bouger; à tous ceux-là, du fait de leur grossièreté, je dis qu’il me faut taire et dissimuler mon langage, celui que j’ai appris en secret à la cour secrète du doux pays;

en ce pays

courtoisie est loi,

amour est mesure,

et bonté, nourriture;

la douceur m’en attire,

la beauté m’en plaît,

la bonté m’en repaît;

que puis-je donc désormais,

puisque je vis en paix?

Chapitre 69. Où l’âme dit que l’exercice des Vertus n’est qu’inquiétude et travail

Raison : Au nom de Dieu, très douce fleur sans tache, que vous semble de notre exercice?

L’âme : Il me semble que c’est un travail plein de soucis! Néanmoins, c’est dans ces soucis que l’on gagne son pain et sa subsistance par son labeur; et Jésus-Christ l’ennoblit par son propre corps, lui qui voyait l’animalité de ceux qui se sauveraient en ce travail et qui avaient besoin d’en être assurés : Jésus-Christ, qui ne voulait pas les perdre, le leur a lui-même garanti par sa mort, par ses Évangiles et par ses Écritures, là où les gens de labeur cherchent le droit chemin.

Raison : Et vous, où cherchez-vous le droit chemin, notre très chère dame, vous qui faites et prenez votre labeur non pas en cette inquiétude, mais par la foi dont vous recevez ces dons?

L’âme : Non vraiment, je suis quitte de cela! Ce que j’ai de meilleur est ailleurs et en est si éloigné, qu’on ne pourrait l’y comparer : le terme en est en Dieu qui n’est point dans le temps, alors que moi j’y suis pour l’atteindre par lui; car ce que j’ai de meilleur, c’est que je sois établie en mon néant.

Maintenant, Raison, vous nous demandez où nous trouvons le droit chemin; je vous dis que c’est auprès de celui-là seul qui est si fort, qu’il ne peut jamais mourir, et dont la doctrine n’est pas écrite, que ce soit par des œuvres exemplaires ou par la doctrine des hommes, car le don qu’il fait ne peut être donné sous

une forme limitée. Il sait depuis toujours que je lui fais confiance sans témoin : y a-t-il plus grande vilenie que de vouloir des témoins en amour? Non, certes, me semble-t-il; puisqu’Amour en est témoin, c’est assez pour moi : si j’en voulais davantage, je ne lui ferais pas confiance.

Raison : Oui, Madame, mais vous avez deux lois, à savoir la vôtre et la nôtre : la nôtre pour croire, et la vôtre pour aimer. Pour autant, veuillez nous dire pourquoi vous avez traité de «bêtes» et d’«ânes» ceux que nous nourrissons!

L’âme : Ces gens que je traite d’ânes, ils cherchent Dieu dans les créatures, dans les monastères par des prières, dans les paradis créés, les paroles humaines et les Écritures. À coup sûr, Benjamin n’est pas né chez ces gens, car Rachel vit en eux; alors que Rachel doit mourir à la naissance de Benjamin, et jusqu’à ce que Rachel soit morte, Benjamin ne peut pas naître. Il semble aux novices que les gens qui cherchent Dieu ainsi par les montagnes et les vallées prétendent qu’il soit soumis à ses sacrements et à ses œuvres. Las! Quelle pitié que tous leurs maux, et que tous ceux qu’ils auront aussi longtemps qu’ils en resteront à cette façon de faire et à cet exercice! Alors qu’ils passent du bon temps et qu’ils profitent, ceux qui adorent Dieu non seulement dans les temples et dans les monastères, mais en tous lieux et par union à la volonté divine!

Raison : Oui, mais vous qui êtes si bien née, dites-nous, au nom de Dieu : où le cherchez-vous, et où le trouvez-vous ?

L’âme : Je le trouve partout, et c’est là qu’il est. Il est une seule divinité, un seul Dieu en trois personnes, et ce Dieu est tout entier partout : c’est là que je le trouve.

Chapitre 70. Comment cette âme est ce qu’elle est par la grâce de Dieu.

Raison : Maintenant, notre chère dame, dites-nous un peu qui vous êtes, pour nous parler ainsi.

L’âme : Je suis ce que je suis par la grâce de Dieu. Je suis donc seulement ce que Dieu est en moi et rien d’autre; et Dieu aussi est cela même qu’il est en moi. En effet, rien n’est rien, et ce qui est, est; et donc, je ne suis, si je suis, que ce que Dieu est, et personne n’est, sinon Dieu; et c’est pourquoi je ne trouve que Dieu, où que je pénètre, car rien n’est, sinon lui, à dire vrai.

Cette âme aime en vérité, c’est-à-dire en la divinité, mais Vérité aime en celui dont cette âme tient l’être; ainsi toute l’œuvre de Charité est-elle accomplie en elle.

Amour : C’est vrai, car toutes les âmes, excepté celle-ci, se cachent par manque d’innocence, à cause du péché d’Adam.

Chapitre 71. Comment cette âme n’œuvre plus pour Dieu, ni pour elle-même, ni pour son prochain.

Amour : Cette âme n’œuvre plus pour Dieu, ni pour elle-même, ni non plus pour son prochain, ainsi qu’on l’a dit; mais que Dieu œuvre donc à sa place, s’il le veut, lui qui peut le faire! Et s’il ne le veut pas, cette âme ne se soucie pas plus de l’un que de l’autre : elle est toujours dans le même état. Désormais, le rayon de la connaissance divine est en cette âme; il l’absorbe hors d’elle-même sans elle-même, en une paix divine et étonnante, frappée par une élévation d’amour abondant du Très-Haut Jaloux, qui lui donne en tous lieux la liberté d’un maître.

L’âme : Jaloux? Oui, jaloux, il l’est vraiment! Il le montre en ses œuvres qui m’ont tout entière dépouillée de moi-même et remise sans moi-même au bon plaisir divin. Et cette union de paix accomplie me rejoint et se conjoint à moi par l’élévation souveraine de la création préparée par l’être divin, lui dont je tiens l’être, car il est l’Être.

Amour : Lorsque cette âme est ainsi absorbée par lui sans elle-même, absorbée par Dieu et pour elle, c’est une opération divine; et jamais il n’y eut œuvre de charité faite par un corps humain, qui ait atteint à une telle opération, ou qui aurait pu y atteindre.

L’âme : Comprenez comme il faut les deux paroles d’Amour, car elles sont difficiles à comprendre pour qui n’a pas l’intelligence de leur sens caché.

Amour : C’est vrai, car l’œuvre d’une créature (comprenez : l’œuvre faite par l’homme) ne peut être comparée à l’opération divine, à celle que Dieu fait en une créature de par sa bonté pour elle.

Chapitre 72. Où l’on parle de la distance qui sépare le pays de ceux qui ont péri ou se sont égarés, du pays de liberté; pourquoi l’âme conserve sa volonté

L’âme : Comprenez comme il faut les deux paroles d’Amour, car elles sont étrangères au pays des égarés et appartiennent à celui de la liberté et de la paix accomplie, pays où demeurent ceux qui en sont là.

Amour : C’est vrai, je vais leur dire un mot.

L’âme : Oui vraiment, en dépit de Volonté, en qui ceux qui ont péri et ceux qui sont égarés demeurent, eux qui mènent ainsi leur vie de perfection.

Amour : Lorsque la Trinité divine créa les anges par la courtoisie de sa bonté divine, les mauvais s’accordèrent par leur choix pervers au vouloir mauvais de Lucifer, lui qui voulut posséder par sa propre nature ce qu’il ne pouvait avoir que par la grâce divine. Et aussitôt qu’ils voulurent cela par leur volonté désobéissante, ils perdirent l’état de bonté. Ils sont maintenant en enfer sans cet état, et sans jamais recouvrer par miséricorde la vision de Dieu. Et cette haute vision, leur volonté la leur fit perdre; alors qu’ils l’auraient conservée en donnant cette volonté, au lieu de la retenir. Et voyez à quelle extrémité ils en sont arrivés!

Vérité : Hélas, hélas! Pourquoi, âmes, aimez-vous tant votre volonté, puisqu’elle est occasion d’une si grande perte?

Amour : Je vais vous dire pourquoi l’âme conserve sa volonté : c’est parce qu’elle vit encore selon l’esprit, et en une vie selon l’esprit, il y a encore de la volonté.

Raison : Mon Dieu! sire Amour, dites-moi pourquoi, depuis le commencement de ce livre, vous avez nommé «âme» cette âme choisie et que vous aimez tant; alors que vous dites que les personnes égarées conservent leur volonté parce qu’elles vivent encore d’une vie selon l’esprit, pourquoi l’avez-vous tant de fois nommée par un nom si humble que celui d’«âme», qui est moindre que celui d’«esprit»?

Amour : Bonne question! En effet, à bien comprendre, tous ceux qui vivent d’une vie de grâce en accomplissant les commandements et en acceptant d’y trouver leur satisfaction 1, portent le nom d’«âme» véritablement; non pas celui d’«esprit», mais celui d’«âme» du fait de leur vie de grâce. En effet, toutes les hiérarchies du paradis ne portent pas un seul et même nom, qui permettrait de les désigner par leur nom le plus élevé; si toutes sont des anges, le premier ange ne reçut pas le nom de Séraphin, mais seulement celui d’ange, alors que les Séraphins portent l’un et l’autre. Comprenez ce que cela veut dire sans le dire. En effet, je vous ai pareillement dit que ceux qui gardent les commandements et à qui cela suffit, reçoivent le nom d’«âme» et non pas celui d’«esprit»; leur nom juste est «âme» et non pas «esprit» parce que ces gens-là sont loin de la vie selon l’esprit.

Raison : Et quand donc cette âme est-elle tout entière esprit?

Amour : C’est lorsque le corps est tout entier mis à mort et que la volonté se réjouit dans la honte, la pauvreté et la tribulation : il est alors tout entier esprit, mais pas autrement; alors ces créatures spirituelles connaissent la pureté de la conscience, la paix des affections et l’intelligence de la raison.

Chapitre 73. Comment il faut que l’esprit meure pour perdre sa volonté

Raison : Au nom de Dieu, sire Amour, je vous prie de me dire pourquoi il faut que l’esprit meure pour perdre sa volonté.

Amour : C’est parce que l’esprit est tout plein de volonté spirituelle, et nul ne peut vivre de vie divine tant qu’il a de la volonté, ni trouver satisfaction s’il n’a perdu sa volonté. Or, l’esprit n’est pas parfaitement mort jusqu’à ce qu’il ait perdu le sentiment de son amour, et la volonté qui lui donnait vie n’est pas morte non plus; et en cette perte, le vouloir atteint sa plénitude dans la satisfaction du bon plaisir divin; et en cette mort grandit la vie supérieure, qui est toujours soit libre, soit glorieuse.

Vérité : Au nom de Dieu, sire Amour divin, je vous prie de me montrer une âme parfaite en cet état.

Amour : Volontiers, et si elle n’est pas telle que je vais vous le dire, je vous recommande de la reprendre et de lui dire qu’elle est mal disposée et préparée pour me parler en ma chambre secrète, là où personne n’entre s’il n’est disposé comme vous allez me l’entendre dire.

Je n’ai pas d’autre bien-aimée que celle qui ne craint ni la perte ni le gain, sinon seulement pour mon bon plaisir; car autrement, elle chercherait son propre intérêt et non le mien, plutôt qu’elle serait avec moi; alors que cette mienne épouse ne saurait chercher son propre intérêt. Si elle avait commis autant de péchés que le monde entier en a jamais commis, et fait autant de bien que tous ceux qui sont au paradis, et si tout ce bien et tout ce mal apparaissaient au peuple tout entier, cette âme n’en ressentirait ni honte ni honneur pour elle-même, et elle ne voudrait ni cacher ni dissimuler son mal; et si elle faisait autrement, elle chercherait son propre intérêt et non le mien, plutôt qu’elle serait avec moi. Quelle honte ressentent ceux de mon paradis, même si l’on voit leurs péchés et les dons de gloire qu’ils reçoivent de moi? Certes, ils ne veulent nullement cacher leurs péchés, ils n’éprouvent pas de honte à ce qu’ils soient connus, ni non plus à montrer ma gloire.

Vérité : Mais certainement pas! Ils en laissent convenir le maître qui les cache ou les montre à sa volonté. Et les âmes dont nous parlons font la même chose, elles qui sont vases de cette élection : le Loin-Près leur représente ce noble don.

Chapitre 74. Pourquoi Amour appelle cette âme par un nom aussi humble que celui d’«âme»

Amour : Maintenant, Raison, vous me demandez pourquoi j’ai donné à cette âme un nom aussi humble que celui d’«âme». Raison, c’est à cause de votre grossièreté que je l’ai si souvent nommée par son surnom! Et parce que l’on comprend le sens caché de quelque chose grâce à un surnom, je m’en suis aidé, et je recommencerai; mais son nom juste, il est d’une noblesse parfaite : elle porte celui de «pure», de «céleste» et d’«Épouse de Paix». En effet, elle trône au fond de la vallée d’où elle voit le sommet de la montagne et d’où elle voit la montagne du sommet : nul ne peut pénétrer entre les deux; le sage y met en sûreté son trésor, c’est-à-dire le don du divin amour d’unité; et cette unité lui donne la paix et la nourriture subtile et merveilleuse du glorieux pays où demeure son bien-aimé. Elle ne se nourrit plus de ce qu’elle possède, mais de la vie glorieuse. Cette nourriture est celle de mon épouse choisie qui est Marie-de-Paix; et elle est Marie-de-Paix parce que Fin Amour la repaît. Marthe, sachez-le, est trop embarrassée et ne le sait pas; ses embarras la troublent, ce qui fait qu’elle est loin d’une telle vie.

Chapitre 75. Comment l’âme illuminée fait comprendre les choses susdites par l’exemple de la transfiguration de Jésus-Christ

Entendement de Lumière divine : Eh bien! Vous autres qui avez motif de vous cacher, dites-moi maintenant, par Amour, ce que vous comprenez en cela.

L’âme illuminée : Ce que j’en comprends, je vais vous le dire.

Les âmes qui ont motif de se cacher : Nous, nous comprenons que Jésus-Christ se transfigura sur la montagne du Thabor, où il n’y eut que trois de ses disciples. Et il leur dit de n’en point parler et de n’en rien dire jusqu’à ce qu’il soit ressuscité.

L’âme libre, aux esclaves de Nature, qui, pour autant, se cachent : Bien dit! Vous me donnez le bâton dont je vais vous vaincre! Aussi, je vous le demande : pourquoi Dieu fit-il cela?

L’âme qui se cache : Il le fit à cause de nous. Et puisqu’il nous l’enseigne, pourquoi ne le ferions-nous pas?

L’âme [libre] : Ah! Pauvres moutons! Que votre entendement est donc animal! Vous laissez le grain et vous prenez la paille! Je vous le dis : lorsque Jésus-Christ se transfigura devant trois de ses disciples, il le fit pour que vous sachiez que peu de gens verraient la gloire de sa transfiguration, et qu’il ne la montre qu’à ses amis intimes; c’est pour cela qu’il n’y en eut que trois. Et cela arrive encore en ce monde lorsque Dieu se donne dans l’ardeur de sa lumière au cœur de la créature.

Maintenant que vous savez pourquoi il y eut trois disciples, je vais vous dire pourquoi ce fut sur la montagne : ce fut pour montrer et signifier que nul ne peut voir les choses divines tant qu’il se mêle et s’occupe des choses temporelles, c’est-à-dire des choses moindres que Dieu. Et je vais vous dire pourquoi Dieu leur dit de n’en point parler jusqu’à ce qu’il soit ressuscité : ce fut pour montrer que vous ne pouvez dire un mot des secrets divins aussi longtemps que vous pourriez en prendre vaine gloire; jusque-là, personne ne doit en parler. En effet, je vous l’assure, autant celui qui a quelque chose à dissimuler ou à cacher, a quelque chose à montrer, autant celui qui n’a rien à montrer, n’a rien à cacher.

Chapitre 76. Où l’on montre qu’à l’exemple de la Madeleine et des saints, l’âme n’éprouve aucune confusion pour ses péchés.

L’âme : Mon Dieu, oui! Regardez la pécheresse repentante : elle n’éprouva point de confusion de ce que Jésus-Christ lui ait dit qu’elle avait choisi la meilleure part et la plus sûre, et, qui plus est, qu’elle ne lui serait jamais enlevée. Et elle n’éprouva point de confusion non plus de ce que ses péchés fussent connus de tout le peuple, au témoignage de l’Évangile même disant qu’au su de tous, Dieu chassa d’elle sept ennemis. Elle n’éprouva de confusion envers personne, sinon envers ceux à qui elle avait fait du mal; en effet, elle était envahie, ravie et possédée, et c’est pourquoi elle ne se souciait de personne, sinon de lui.

Et quelle fut la confusion de saint Pierre, alors que Dieu ressuscitait les morts à son ombre? Et il l’avait pourtant renié trois fois! Certes, il n’en éprouva point de confusion, mais cela lui fit plutôt grand honneur.

Quelle fut la confusion ou la gloire de saint Jean l’évangéliste, alors que Dieu fit par son intermédiaire la véritable Apocalypse? Et il s’était pourtant enfui à l’arrestation de Jésus-Christ!

L’âme : Je prétends que ni lui ni les autres n’en eurent ni confusion, ni honneur, ni volonté de se dissimuler ou de se cacher; et qu’ils ne se souciaient pas non plus de ce que Dieu faisait par leur intermédiaire, pour eux-mêmes comme pour le peuple, même si c’était là œuvre divine.

Ces exemples suffisent amplement à ceux qui peuvent comprendre, pour qu’ils comprennent ce qui resterait à dire, et ce livre n’est pas écrit pour d’autres.

Chapitre 77. Où l’âme demande si Dieu a mis une fin et un terme aux dons de sa bonté.

L’âme : J’ai dit, comme vous pouvez le voir plus haut, qu’ils n’eurent ni honte ni honneur de ce que Dieu fit pour eux, ni volonté de s’en cacher à personne.

Vérité : Mais, à coup sûr, ils n’auraient pas su pourquoi! car ils étaient désencombrés d’eux-mêmes et tout entier en Dieu.

L’âme : Mais, au nom de Dieu, puisqu’il leur fit ainsi cette grâce, n’en fait-il pas autant encore maintenant? Sa largesse à donner ne serait-elle plus ce qu’elle était? Aurait-il mis alors une fin et un terme aux dons de sa bonté?

Courtoisie : Certainement pas! Sa divine bonté ne pourrait pas le supporter. Pour qu’il fasse comme autrefois les grands dons qu’il veut faire, et pour qu’il donne ce qui ne l’a même jamais été ni n’a jamais été dit par aucune bouche et pensé par aucun cœur, il n’est que de vouloir et savoir s’y disposer. Comprenez, par Amour — Amour vous en prie —, qu’Amour a tant à donner et y met si peu de terme, qu’il réunit en un instant deux choses en une seule.

L’âme : Mais il y a une chose qu’il me plaît de dire, non pas pour ceux qui sont ainsi disposés, car ils n’en ont que faire, mais pour ceux qui ne le sont pas et qui le seront un jour (et ceux-là en ont quelque chose à faire!) : qu’ils soient sur leurs gardes, afin que, si Amour leur demande quelque chose de cela même qu’il leur a prêté, ils ne le refusent pas, quoi qu’il puisse en résulter, à quelque heure que ce soit et quelque Vertu qu’Amour envoie pour en être messager. En effet, en guise de messagers, les Vertus portent le vouloir d’Amour dans des lettres scellées de leur seigneur, comme le font les anges de la troisième hiérarchie.

Et tous ceux à qui Amour envoie ses messagers, qu’ils sachent aussi que, s’ils refusent alors ce que les Vertus demandent du dedans — lequel doit avoir seigneurie sur le corps —, jamais ils ne feront la paix avec le souverain qui les a envoyés, mais ils seront repris et troublés en leur connaissance, et encombrés d’eux-mêmes par manque de confiance. En effet, Amour dit que c’est lors d’un grand besoin que l’on reconnaît un ami.

Raison : Ici, répondez-moi : s’il ne l’aide pas dans le besoin, quand donc l’aidera-t-il? Dites-le-moi donc.

Amour : Et s’il ne m’en souvient pas, qu’y a-t-il là de merveilleux? Il me faut garder la paix de ma justice divine et rendre à chacun ce qui est sien; non pas ce qui n’est pas sien, mais ce qui l’est.

[À l’âme :] Maintenant, comprenez le sens caché de ce livre. En effet, une chose vaut pour autant qu’on l’apprécie et qu’on en a besoin, et pas plus. Or, lorsque je voulus avoir besoin de vous (je dis «besoin dans la mesure où je vous le demande) et que cela me plut, vous vous êtes refusée à moi en plusieurs de mes messagers; cela, personne ne le sait, sinon moi, et moi seul. Je vous ai envoyé les Trônes pour vous reprendre et vous donner des ordres, les Chérubins pour vous illuminer et les Séraphins pour vous embraser. Par tous mes messagers, je vous ai instruite de ma volonté et des états en lesquels je vous demandais d’être — et ils vous le faisaient savoir —, mais vous n’en teniez toujours pas compte. En voyant cela, je vous ai laissée à votre propre tutelle pour vous sauver vous-même; alors que si vous m’aviez obéi, vous auriez été différente, à votre propre témoignage. Oui, vous vous sauverez bien par vous-même, mais ce sera en une vie encombrée de votre propre esprit, et jamais elle n’en sera tout à fait désencombrée, car vous n’avez pas obéi à mes messagers ni aux Vertus lorsque je voulus par leur intermédiaire désaffranchir votre corps et affranchir votre esprit; et parce que vous n’avez pas obéi lorsque je vous instruisais par les Vertus subtiles que je vous envoyais et par mes anges dont je vous poursuivais, je ne puis pas non plus vous donner de droit la liberté que j’ai, car Justice ne peut faire cela. Oui, alors que je vous instruisais, si vous aviez obéi au vouloir des Vertus que je vous envoyais et à mes messagers dont je vous poursuivais, vous auriez eu de droit la liberté qui est la mienne. Ah! Madame, comme vous êtes encombrée de vous-même!

L’âme : C’est vrai, mon corps est plein de faiblesse, et mon âme est pleine de crainte, car je suis souvent inquiète selon ces deux natures, qu’on le veuille ou non, alors que les personnes libres ne le sont pas ni ne peuvent l’être.

Chapitre 78. Comment ceux qui n’ont pas obéi aux enseignements de perfection demeurent encombrés d’eux-mêmes jusqu’à la mort

Amour : Oui, âme épuisée, vous avez bien du mal et peu de gain! Et tout ça pour ne pas avoir obéi aux enseignements de perfection dont je vous poursuivais pour vous désencombrer en la fleur de votre jeunesse; néanmoins, vous n’avez jamais voulu changer, et vous n’en avez rien voulu faire. Vous avez plutôt toujours repoussé les demandes que je vous faisais connaître par des messagers aussi nobles que ceux dont vous venez d’entendre parler.

[Aux auditeurs :] Ces gens-là demeurent encombrés d’eux-mêmes jusqu’à la mort. Mais assurément, s’ils l’avaient voulu, ils auraient été délivrés de ce dont ils sont et seront en très grande servitude pour un petit profit… S’ils l’avaient voulu, ils en auraient été délivrés pour peu de chose. Oui, vraiment, il aurait suffi qu’ils se donnent eux-mêmes là où je les voulais, et je le leur montrais par les Vertus dont c’est l’office.

J’ai dit qu’ils auraient été absolument libres d’âme et de corps s’ils avaient suivi mon conseil exprimé par mes Vertus, mais ils leur refusèrent ma volonté et ce qu’il fallait qu’ils fassent, plutôt que je pénètre en eux avec ma liberté. Et parce qu’ils ne firent pas ce qu’il leur fallait faire, ils sont tout entier demeurés tels que vous l’entendez dire, et embarrassé d’eux-mêmes. Ils le savent bien, ceux qui sont libres, anéantis et ornés de délices, et ils voient par eux-mêmes l’esclavage des autres. En effet, le soleil véritable luit en leur lumière, si bien qu’ils voient les poussières dans le rayon du soleil grâce à l’éclat du soleil et de son rayon. Et quand ce soleil est en l’âme avec ces rayons et ces éclats, le corps n’éprouve plus de faiblesse ni l’âme de crainte, car le vrai Soleil de Justice n’a jamais soigné ni guéri une âme sans guérir le corps, lorsqu’il faisait des miracles sur terre; et il en fait encore souvent autant maintenant, mais pas pour ceux qui n’y mettent point de foi.

Ainsi pouvez-vous voir et entendre que celui-là est grand, fort, très libre et désencombré de toutes choses, qui se fie à Dieu, car alors Dieu le sanctifie.

Je viens de dire de ceux que je poursuivais de l’intérieur pour qu’ils obéissent à la perfection des Vertus et qui n’en ont rien fait, qu’ils demeureront jusqu’à la mort encombrés d’eux-mêmes; j’ajoute ceci : s’ils s’efforçaient chaque jour d’accomplir la perfection des apôtres par l’application de leur volonté, ils ne seraient pas pour autant désencombrés d’eux-mêmes — que personne ne s’y attende! —, pas plus de corps que d’âme. Non; et mieux encore : puisque la rudesse et les poursuites intérieures n’aboutissent pas à cela, il n’y a plus rien à faire. En effet, tout ce que l’on fait avec soi-même est tout encombré de soi-même : qu’ils le sachent, tous ceux qui entreprennent d’œuvrer avec eux-mêmes sans l’ardeur de l’effervescence intérieure.

Chapitre 79. Comment l’âme libre conseille de ne point s’opposer à ce que demande le bon esprit.

L’âme libre : Si je dis à tous ceux qui s’entraînent à la vie parfaite d’être sur leurs gardes, c’est pour qu’ils ne refusent pas ce que demande l’ardeur du désir du vouloir de l’esprit, si cher leur soit-il d’atteindre ce qu’il y a de meilleur et qui suit cette vie, elle que l’on nomme «vie égarée» et «vie selon l’esprit».

Amour : J’ai dit qu’ils soient sur leurs gardes, parce qu’ils en ont besoin s’ils veulent venir à ce qu’il y a de meilleur et l’atteindre; cette vie-ci en est domestique et servante, et elle prépare l’hôtel pour héberger à sa venue un état aussi grand que la liberté du rien-vouloir, état dont l’âme sera en tout point satisfaite, je veux dire : satisfaite de ce rien qui donne tout. En effet, celui qui donne tout possède tout, et personne d’autre.

L’âme : Oui, mais je voudrais dire encore ceci à ceux qui sont égarés : celui qui, comme je l’ai dit, se garderait en paix et accomplirait parfaitement le vouloir de l’ardeur du désir tranchant de l’opération de son esprit, en tenant ses sens si court qu’ils n’aient point d’opération en vertu de délibérations étrangères au vouloir de l’esprit, celui-là parviendrait ensuite, en héritier légitime, au plus près de l’état dont nous parlons.

Amour : Cette âme serait la fille aînée du Roi Très-Haut, à qui rien d’aimable ne manque. Et cette dame a atteint l’état dont nous parlons là où il est le plus noble, et je vais vous dire comment : rien n’est vide en elle qui ne soit tout rempli de moi-même; et c’est pourquoi elle ne peut abriter ni inquiétude ni ressouvenance, si bien qu’elle n’a plus en elle aucune image. Cependant, Pitié et Courtoisie ne sont pas éloignées de cette âme lorsqu’il le faut, c’est-à-dire en leur temps et en leur lieu.

L’âme : Il est juste que Pitié et Courtoisie ne soient pas éloignées de moi, car elles ne le furent pas non plus de Jésus-Christ par qui j’ai de nouveau la vie; et quoique sa douce âme ait été glorifiée dès qu’elle fut unie à un corps mortel et à une nature divine en la personne du Fils, Pitié et Courtoisie demeurèrent néanmoins en lui. Qui serait courtois n’aimerait que ce qu’il devrait; or, jamais il n’a aimé l’humanité du Fils de Dieu, celui qui l’aime temporellement, et jamais il ne l’a aimé divinement, celui qui aime quelque chose corporellement; car ceux qui aiment sa divinité, ils ressentent peu son humanité : jamais celui qui la ressent corporellement ne lui fut conjoint ni uni, ni n’en fut divinement empli. Et que ressentirait-on? Si Dieu ne bougeait pas, rien non plus ne bougerait! Maintenant, comprenez avec noblesse le sens caché de cela.

Raison : Oui, que de telles âmes soient fortes, cela est clair dans le cas du Baptiste.

Amour : Fut-il jamais faible et encombré de lui-même?

L’âme : Certes non! Amour ne détruit pas, mais il instruit plutôt, il nourrit et soutient ceux qui se fient à lui, car il rassasie, il est un abîme et un océan débordant.

Chapitre 80. Comment l’âme chante et déchante

L’âme : Un moment je chante, un autre je déchante, mais tout cela pour ceux qui ne sont pas encore libres, afin qu’ils entendent quelques points touchant la liberté et ce qu’il faut pour y parvenir.

Amour : Par une lumière divine, cette âme a aperçu l’état du pays où elle doit être, et elle a passé la mer pour sucer la moelle du haut cèdre. En effet, nul ne prend ni n’atteint cette moelle, s’il ne passe la haute mer et s’il ne noie sa volonté en ses ondes. Vous qui aimez, comprenez ce que cela veut dire.

Je viens de dire que, par moi, cette âme est venue au rien, et même au moins qu’infiniment rien : en effet, tout comme Dieu est insaisissable quant à sa puissance, cette âme est endettée de son insaisissable néant pour une seule heure de temps où elle a dressé sa volonté contre lui. Elle lui doit, sans réduction, la dette que mérite sa volonté, et cela autant de fois qu’elle a voulu la lui dérober.

L’âme : O Dieu vrai, vous qui voyez et supportez cela, qui donc va payer cette dette? (Se répondant à elle-même :) Eh bien! cher Seigneur, vous la paierez vous-même! Car la pleine bonté qui émane de votre courtoisie ne pourrait supporter que je n’en sois acquittée par le don d’Amour, de lui à qui vous faites payer en un instant toutes mes dettes. Ce très doux Loin-Près a porté le dernier denier de ma dette, et il me dit que vous avez autant à me rendre que moi envers vous. En effet, si je vous dois autant que vous valez, vous me devez autant que vous avez, car telle est la largesse de votre nature divine. Et, pour autant, cet aimable Loin-Près dont je viens de parler dit que ces deux dettes doivent s’annuler et n’en faire dorénavant qu’une seule; et j’en suis d’accord, car c’est là le conseil de mon prochain.

Raison : Mais, au nom de Dieu, Madame, qui donc est votre prochain le plus proche?

L’âme : C’est l’exhaussement qui me ravit : il m’envahit et m’unit au cœur de la moelle du divin Amour, et j’en suis liquéfiée; il est donc juste que je me souvienne de lui, car je suis abandonnée en lui. Il faut se taire sur cet état, car l’on n’en peut rien dire.

Amour : Rien, c’est vrai. Pas plus que l’on ne pourrait enfermer le soleil bien longtemps, cette âme ne peut dire en vérité quelque chose de cette vie, à côté de ce qu’il en est en réalité.

Étonnement : Oui, Madame, vous êtes une source d’amour divin, source où prend naissance la fontaine de la connaissance divine, source et fontaine où prend naissance le fleuve de la louange divine.

L’âme, confirmée en son néant : J’abandonne tout parfaitement, à la volonté divine.

Chapitre 81. Comment cette âme ne se soucie ni d’elle-même, ni de son prochain, ni de Dieu même.

Amour : Ainsi, cette âme tient son juste nom du néant où elle demeure. Et puisqu’elle n’est rien, elle ne se soucie de rien, ni d’elle-même, ni de son prochain, ni de Dieu même. En effet, elle est si petite qu’elle ne peut être trouvée; et toute chose créée est si éloignée d’elle, qu’elle ne peut la sentir; et Dieu est si grand, qu’elle n’en peut rien saisir; et pour ce rien, elle en est venue à la sûreté de ne rien savoir et de ne rien vouloir. Et ce rien dont nous parlons lui donne tout, et personne ne peut le posséder autrement.

Cette âme est emprisonnée et détenue au pays de paix entière, car elle est toujours en pleine satisfaction; elle y nage, elle y plonge, elle s’y baigne et y regorge de paix divine, sans qu’elle se meuve de son dedans ni qu’elle agisse au-dehors : ces deux choses lui ôteraient cette paix si elles pouvaient pénétrer en elle; mais elles ne le peuvent pas, car l’âme est en «état de souveraineté, et c’est pourquoi elles ne peuvent l’importuner ni la troubler en rien. Si elle fait quelque chose au-dehors, c’est toujours sans elle-même; si Dieu fait son œuvre en elle, c’est de lui-même en elle, sans elle et pour elle. Et cette âme n’en est pas plus encombrée que son ange ne l’est de la garder, car l’ange n’est pas plus encombré de nous garder que s’il ne nous gardait pas. En effet, cette âme n’est pas plus encombrée de ce qu’elle fait sans elle-même, que si elle ne le faisait pas, car d’elle-même, elle n’a rien : elle a tout donné librement, sans aucun «pourquoi», car elle est dame de l’époux de sa jeunesse, lequel est le soleil resplendissant qui échauffe et nourrit la vie de ce qui est et qui provient de son être à lui. Cette âme n’en est point restée ni au doute ni au chagrin.

Raison : Mais comment cela?

Amour : Par une alliance sûre et un accord véritable de vouloir seulement les dispositions divines.

Chapitre 82. Comment cette âme est libre

[L’auteur, aux auditeurs :] L’âme qui en est là parfaitement, elle est libre par ses quatre quartiers. Il faut en effet qu’un homme ait quatre quartiers de noblesse avant de pouvoir être appelé gentilhomme, et il en va de même au sens spirituel.

Le premier quartier par lequel cette âme est libre, c’est qu’elle n’a point de reproches en elle, même si elle ne fait ni n’opère les œuvres des Vertus. Au nom de Dieu, comprenez si vous le pouvez, vous qui entendez! Comment se pourrait-il que l’exercice d’Amour s’accompagne d’œuvres des Vertus, alors qu’il faut que cessent les œuvres là où Amour s’exerce?

Le second quartier, c’est qu’elle n’a pas de volonté, pas plus que les morts dans les tombeaux, sinon seulement la volonté divine. Cette âme ne se soucie ni de justice ni de miséricorde : elle établit et elle met tout en la seule volonté de celui qui l’aime C’est là le second quartier par lequel cette âme est libre.

Le troisième quartier, c’est qu’elle croit et prétend qu’il n’y eut, qu’il n’y a et qu’il n’y aura jamais personne de pire qu’elle, ou qui soit mieux aimé de celui qui l’aime telle qu’elle est. Notez cela et ne le comprenez pas de travers!

Le quatrième quartier, c’est qu’elle croit et prétend ceci : pas plus que Dieu ne peut vouloir autre chose que ce qui est bon, pas plus elle ne peut vouloir autre chose que sa divine volonté. Amour l’a tant enrichie de lui-même, qu’il lui fait prétendre cela, lui qui, de et par sa bonté, l’a transformée en cette bonté; lui qui, de et par son amour, l’a transformée en cet amour; lui qui, de et par son vouloir divin, l’a purement transformée en ce vouloir. Il est cela même de lui-même et en lui-même pour elle; et cela, elle le croit et le prétend, et autrement elle ne serait pas libre par tous ses quartiers.

Comprenez le sens caché de cela, auditeurs de ce livre, car il s’y trouve le grain qui nourrit l’épouse : cela vaut pour autant qu’elle est en l’état où Dieu la fait être, là où elle a donné sa volonté et où elle ne peut donc vouloir que la volonté de celui qui, de lui-même et pour elle, l’a transformée en sa bonté.

Et si elle est ainsi libre par tous ses quartiers, elle perd son nom, car elle accède à la souveraineté. C’est pourquoi elle le perd en celui avec qui elle se fond et en qui elle s’abandonne, par lui, en lui et pour elle-même, tout comme ferait une eau qui viendrait de la mer et qui recevrait un nom, par exemple l’Oise, ou la Seine ou une autre rivière : quand cette eau ou cette rivière rentre dans la mer, elle perd son cours et le nom sous lequel elle courait en plusieurs pays en accomplissant son œuvre; maintenant qu’elle est dans la mer et s’y repose, elle a perdu cette peine. De même en va-t-il pour cette âme; vous avez assez de cet exemple pour trouver le sens caché de son histoire : elle est venue de la mer et a reçu un nom, puis elle y rentre et perd ainsi son nom, et elle n’en a plus d’autre que celui de ce en quoi elle est parfaitement transformée, c’est-à-dire que celui de l’amour de l’époux de sa jeunesse, lui qui a transformé l’épouse tout entière en lui : il est, donc elle est; cela lui suffit merveilleusement, elle en est donc émerveillée; il est Amour jouissant, elle est donc amour, et cela la délecte.

Chapitre 83. Comment cette âme reçoit le nom de la transformation en laquelle Amour l’a transformée.

Amour : Maintenant, cette âme est sans nom, et c’est pourquoi elle reçoit celui de la transformation en laquelle Amour l’a transformée, tout comme les eaux dont nous avons parlé reçoivent le nom de «mer», car il n’y a plus que la mer dès qu’elles y sont rentrées.

Et il n’y a pas non plus de nature du feu qui n’attire en elle quelque matière, car le feu fait une seule chose de lui-même et de la matière — non pas deux, mais une seule —; il en va de même de ceux dont nous parlons : Amour attire toute leur matière en lui, et c’est une même chose qu’Amour et que ces âmes — non pas deux, car il y aurait alors discorde entre elles, mais une seule chose, et pour autant, il y a concorde.

Chapitre 84. Comment l’âme libre par ses quatre quartiers accède à la souveraineté et vit librement de vie divine.

Amour : J’ai dit que l’âme qui est ainsi libre par ses quatre quartiers, accède ensuite à la souveraineté.

Raison : Aïe! Amour, n’y a-t-il aucun don plus élevé?

Amour : Mais si! Il y en a un, et c’est son prochain le plus proche; en effet, lorsqu’elle est ainsi libre par ses quatre quartiers et noble en toutes les branches qui descendent d’elle — aucun vilain n’y est pris en mariage, et c’est pourquoi elle est absolument noble —, l’âme vient alors à un étonnement que l’on nomme «le rien-penser du proche Loin-Près». Désormais, elle ne vit plus seulement de vie de grâce et de vie selon l’esprit, mais aussi de vie divine, librement — non pas glorieusement, car elle n’est pas glorifiée, mais divinement —. En effet, Dieu l’a alors sanctifiée par lui-même; et là, personne ne peut pénétrer, qui soit contraire à la bonté.

[L’auteur, aux auditeurs :] Comprenez comme il faut, car cela vaut pour autant que cette âme est en cet état; Dieu vous donne d’y être continuellement sans en sortir! Je le dis à ceux pour qui Amour a fait faire ce livre, et à ceux pour qui je l’ai écrit. Mais vous qui n’en êtes pas, ni n’en fûtes, ni n’en serez, vous perdriez votre peine à vouloir le comprendre : il n’en peut rien goûter, celui qui, soit n’est pas en Dieu sans être, soit n’a pas Dieu en lui en étant 3. Comprenez le sens caché de cela, car ce qui nourrit, c’est ce qui a bon goût; on le dit souvent, en effet : «Mauvais goût mal nourrit!»

Raison, elle qui est encombrée : À coup sûr, voilà qui est bien dit!

L’âme, saisie dans le rien-penser par ce proche Loin-Près qui la délecte en paix : Vraiment, personne ne pourrait dire ni penser la grossièreté et l’encombrement de Raison! On le voit bien à ses disciples! Un âne qui voudrait les écouter n’y trouverait rien à redire! Mais Dieu m’a bien gardée de tels disciples! Ils ne me retiendront pas en leur conseil, et je ne veux plus écouter leur doctrine, car je m’y suis trop longtemps tenue, même si cela m’a été bon. Maintenant, j’ai mieux, quoiqu’ils ne le sachent pas, car un esprit étroit ne peut apprécier une chose de grosse valeur ou comprendre ce dont Raison n’est pas maîtresse; ou s’il le comprend, ce ne sera toujours pas bien souvent! Et c’est pourquoi je dis que je ne veux plus écouter leur grossièreté; qu’ils ne m’en parlent plus, je ne puis plus la souffrir! et je n’en ai d’ailleurs ni les moyens ni la raison. Et c’est là une œuvre de Dieu, car Dieu fait son œuvre en moi : je ne lui dois point d’œuvre, puisque lui-même opère en moi; et si j’y mettais du mien, je déferais son œuvre. Et c’est ainsi que les disciples de Raison voudraient, si je les en croyais, me ramener en cette pauvreté de leur conseil. Mais ils perdent leur peine, car c’est là chose impossible; cependant, je les en excuse pour leur bonne intention.

Chapitre 85. Comment cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre

Amour : Cette âme est libre, plus que libre, parfaitement libre, suprêmement libre, à sa racine, en son tronc, en toutes ses branches et en tous les fruits de ses branches.

Cette âme a pour héritage une liberté parfaite; chacun de ses quartiers en est revêtu sur sa plaine 1. Elle ne répond à personne si elle ne le veut bien et s’il n’est de son lignage, car un gentilhomme ne daignerait répondre à un vilain qui l’appellerait ou le convoquerait sur un champ de bataille; et c’est pourquoi, qui appelle cette âme ne la trouve pas : ses ennemis n’en reçoivent plus réponse.

L’âme : C’est juste. Puisque je crois Dieu en moi, il faut qu’il se souvienne de moi; sa bonté ne peut me perdre.

Amour : Cette âme est écorchée vive en étant mise à mort, elle est embrasée par l’ardeur du feu de la charité, et sa cendre est jetée en haute mer par le néant de sa volonté. Elle est d’une aimable noblesse dans la prospérité, d’une haute noblesse dans l’adversité, et d’une excellente noblesse en tous lieux, quels qu’ils soient. Celle qui est telle ne recherche plus Dieu, ni dans la pénitence, ni dans les sacrements de la Sainte Église, ni dans les pensées, ni dans les paroles, ni dans les œuvres, ni dans les créatures d’ici-bas, ni dans les créatures d’en haut, ni dans la justice, ni dans la miséricorde, ni dans la gloire glorieuse, ni dans la connaissance divine, ni dans l’amour divin, ni dans la louange divine.

Chapitre 86. Comment Raison est émerveillée de ce qui est dit de cette âme

Raison : Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu! Que dit cette créature? Il y a là de quoi étonner le monde entier! Mais que vont dire ceux que j’ai nourris? Je ne saurais pas quoi leur dire ni quoi leur répondre pour arranger cela!

L’âme : Voilà qui ne me surprend pas! Pour tout ce qui touche à cet état, ce sont en effet des gens qui ont des pieds et pas de chemin, des mains pour ne rien faire, une bouche et pas de parole, des yeux et pas de lumière, des oreilles pour ne rien entendre, une raison pour ne pas raisonner, un corps pour ne pas vivre et un cœur pour ne rien comprendre. Voilà pourquoi ceux que vous avez nourris vont de surprise en surprise!

Amour : Oui, vraiment, ce sont là des surprises dont ils sont bien surpris! En effet, ils sont trop éloignés du pays où l’on a cet exercice pour être à sa hauteur; alors que ceux qui y sont, qui appartiennent au pays où Dieu vit, ils n’en sont pas surpris.

L’âme libérée : Ah non! À Dieu ne plaise! car ce serait chose vilaine; je vais vous dire et vous montrer comment par un exemple : si un roi faisait à l’un de ses loyaux serviteurs un don si grand qu’il serait riche pour toujours sans plus jamais servir, un homme sage en serait-il surpris? Il ne devrait certes point l’être, car ce serait là blâmer le roi, le don qu’il a fait et celui qui est affranchi par ce don.

Courtoisie : Et moi je vais vous dire en quoi et pourquoi : c’est parce qu’un homme sage n’est pas surpris que l’on fasse ce que l’on doit faire; au contraire, il loue, il apprécie et il aime cela; et s’il en était surpris, il montrerait par là que l’on aurait fait quelque chose d’inconvenant. Alors que le vilain de cœur et le petit esprit, parce qu’il ne sait, faute de sens, ce que sont honneur et courtoisie ni ce qu’est le don d’un noble seigneur, en est grandement surpris.

Vérité : Ce n’est pas surprenant, il en est bien cause, comme vous avez pu l’entendre.

L’âme libérée, dans la noblesse de son unité : Pardieu! Comment quelqu’un de sensé serait-il surpris de ce que je dise des choses grandes et nouvelles, et de ce que je trouve partout, de tout et en tout ma pleine satisfaction? Mon bien-aimé est grand, lui qui me fait un grand don, et comme il est toujours neuf, il me renouvelle ce don; et comme il est par lui-même rempli et rassasié de l’abondance de tous les biens, je suis remplie et rassasiée de l’abondance des délices de la bonté qui déborde de sa bonté divine, sans que je la cherche avec peine et avec effort dans les satisfactions dont parle ce livre 2. Il est, et c’est cela qui me rassasie.

Pure Courtoisie : C’est tout à fait juste. Il revient à l’amant, puisqu’il en est digne, de rassasier sa bien-aimée de sa bonté.

Marthe est troublée, Marie est en paix; Marthe est louée, Marie l’est plus encore; Marthe est aimée, Marie l’est bien plus.

Marie n’a qu’un seul esprit en elle, c’est-à-dire une seule intention, qui lui fait trouver la paix; mais Marthe en a tout le temps de nouvelles, si bien que sa paix est tout le temps troublée; et pour autant, l’âme libre ne peut avoir qu’une seule intention.

Cette âme entend tout le temps ce qu’elle n’entend pas;

Elle voit tout le temps ce qu’elle ne voit pas;

Ainsi est-elle tout le temps là où elle n’est pas;

Ainsi sent-elle tout le temps ce qu’elle ne sent pas.

Et elle possède alors son bien-aimé et dit :

L’âme : Je le possède, car il est mien. Je ne le laisserai pas s’en aller : il est en ma volonté. Advienne que pourra, puisqu’il est avec moi, et ce serait ma faute que de m’inquiéter.


Chapitre 87. Comment cette âme est souveraine des Vertus et fille de Divinité

Amour : Cette âme est souveraine des Vertus, fille de Divinité, sœur de Sagesse et épouse d’Amour.

L’âme : C’est vrai, mais voilà qui semble à Raison un langage surprenant. Cela n’est pas merveille, car avant peu de temps, elle ne sera plus; alors que moi, je suis et serai toujours sans défaillir, car Amour n’a ni commencement, ni fin, ni mesure, et je ne suis qu’Amour : comment donc en aurais-je? Cela ne saurait être!

Raison : Mon Dieu! Comment oser dire une chose pareille? Je n’ose l’écouter, et en vérité, Madame, je défaille à vous entendre… le cœur me manque! je me meurs!

L’âme : Las! Que n’est-elle morte depuis longtemps! Car tant que je vous ai possédée, dame Raison, je n’ai pu jouir librement de mon héritage ni de ce qui était et est à moi; mais maintenant, je puis en jouir librement puisque je vous ai blessée à mort par amour!

Oui, désormais, Raison est morte.

Amour, à cette âme qui est Amour même et rien d’autre qu’Amour, depuis qu’Amour, en sa bonté divine, a jeté sous ses pieds et mis à mort sans retour Raison et les œuvres des Vertus : Je vais vous dire ce que Raison dirait si elle était vivante en vous, et ce qu’elle vous demanderait, à vous qui êtes notre bien-aimée.

Chapitre 88. Comment Amour demande ce que Raison demanderait si elle était en vie, à savoir, qui est la mère de Raison et des autres Vertus

Amour : Je vais vous dire ce que Raison demanderait si elle était en vie : elle demanderait qui est sa mère et celle des autres Vertus, ses sœurs, et si à leur tour elles sont mères de quelqu’un.

(Se répondant à lui-même :) Oui, toutes les Vertus sont mères.

L’âme : Mais de qui? de Paix?

Amour : De Sainteté!

L’âme : Ainsi, toutes les Vertus, elles qui sont sœurs de Raison, sont mères de Sainteté?

Amour : Oui, mais de cette Sainteté que Raison comprend, et pas d’une autre.

L’âme : Et qui donc sera mère des Vertus?

Amour : C’est Humilité, mais non l’humilité qui est telle par l’œuvre des Vertus, car celle-ci est sœur germaine de Raison — je dis «sœur» parce qu’une mère est plus que son enfant, infiniment plus, comme vous pouvez le voir vous-même.

L’âme, parlant à la place de Raison : Et d’où est donc l’Humilité qui est mère de ces Vertus? De qui est-elle fille, et d’où vient-elle pour être mère d’un si grand lignage que celui des Vertus, et grand-mère de Sainteté, dont les Vertus sont mères? Qui donc est l’aïeule de cette Sainteté? Personne ne peut-il dire d’où vient cette lignée?

Amour : Non; celui qui le sait ne sait rien qui se puisse mettre en paroles.

L’âme : C’est vrai, mais je mentirais plutôt que de n’en rien dire!

Cette Humilité, qui est grand-mère et mère, est fille de divine majesté, si bien qu’elle naît de Divinité. Déité est sa mère, et l’aïeule de ses branches, dont les rejets produisent du fruit en abondance. Nous nous en tairons, car en parler les gâte. Cette Humilité a donné le tronc et le fruit de ces rejets : c’est pourquoi s’en approche la paix de ce Loin-Près, lui qui la désencombre de toute opération. Le parler l’endommage, la pensée l’enténèbre. Loin-Près la désencombre et plus rien ne l’encombre : elle est quitte de tout service et vit de liberté.

Qui sert, n’est pas libre;

Qui sent, n’est pas mort;

Qui désire, veut;

Qui veut, mendie;

Qui mendie fait défaut

Au divin contentement.

Mais ceux qui sont toujours loyaux envers elle, ils sont toujours envahis par Amour, anéantis par Amour et tout dérobés par Amour; aussi n’ont-ils soin que d’Amour, même s’ils souffrent et endurent pour toujours des tourments aussi grands que Dieu est grand dans sa bonté. Et jamais elle n’aima en finesse, l’âme qui douterait que ce soit là vérité!

Chapitre 89. Comment cette âme a tout donné dans la liberté de sa noblesse

Amour : Cette âme a tout donné dans la liberté de la noblesse de l’œuvre de la Trinité : en elle, elle établit sa volonté avec tant de dépouillement, qu’elle ne peut pécher à moins de s’en arracher. Et si elle n’a pas de quoi pécher, c’est que personne ne le peut sans volonté. Elle n’a donc pas à s’en garder pour peu qu’elle laisse sa volonté là où elle est établie, c’est-à-dire en celui qui la lui avait donnée librement en sa bonté; mais il voulait, en retour, la recevoir à sa prière de la main de sa bien-aimée, libre et dépouillée, sans nul «pourquoi 1» de sa part, et cela pour deux raisons : parce qu’il le veut, et parce qu’il le mérite. Aussi n’a-t-elle point connu de paix abondante et continue jusqu’à ce qu’elle ait été purement dépouillée de son vouloir.

Cette âme ressemble à quelqu’un qui serait toujours ivre : qui est ivre ne se soucie de rien qui lui arrive, sous quelque forme que les événements arrivent, pas plus que si cela ne lui arrivait pas; et s’il s’en souciait, c’est qu’il ne serait pas vraiment ivre. De même, si cette âme a de quoi vouloir, c’est qu’elle est mal établie et qu’elle peut bien encore tomber lorsque l’adversité ou la prospérité l’assaille. Elle n’est alors pas «toute», puisqu’elle n’est pas rien tant qu’elle a de quoi vouloir, et que sa pauvreté et sa richesse sont de vouloir donner ou retenir.

Je voudrais bien dire encore ceci à tous ceux, qu’ils le veuillent ou non, que leur désir réclame et appelle du dedans vers des œuvres de perfection accomplies en cultivant Raison : s’ils voulaient être ce qu’ils pourraient être, ils en viendraient à l’état dont nous parlons, en même temps qu’ils seraient seigneurs sur eux-mêmes, sur le ciel et sur la terre.

Raison : Comment cela, «seigneurs»?

L’âme libre, qui possède tout sans y mettre son cœur — car si son cœur le sent, c’est qu’elle n’en est pas là : Cela, personne ne peut le dire.

Chapitre 90. Comment on peut venir à la perfection en faisant le contraire de son vouloir

Amour : J’ai dit que celui qui obéirait à la demande provenant du dedans de son esprit — s’il est provoqué à un bon vouloir, car autrement, je ne le dis pas —, s’il laissait tout son vouloir du dehors pour vivre une vie selon l’esprit, il en viendrait aussi à une totale seigneurie.

L’esprit, qui cherche cela même en sa vie égarée : Au nom de Dieu, dites-nous donc comment!

L’âme libérée : Cela, personne ne peut le dire, sinon celui-là seul qui est tel en sa créature du fait

de sa bonté pour elle. Mais je puis bien vous dire qu’il faut, avant d’y parvenir, accomplir parfaitement le contraire de son vouloir et nourrir les Vertus jusqu’à la gorge, et se tenir ferme sans défaillir pour que l’esprit ait toujours seigneurie sans contrariété.

Vérité : Mon Dieu! Comment serait-il malade, le corps dont le cœur enferme un tel esprit?

L’âme libérée : J’ose bien dire que ce vouloir — et il faut l’avoir en la vie égarée, c’est-à-dire en la vie selon l’esprit —, gâterait en un bref instant les humeurs de toutes les maladies : tel est le remède de l’ardeur de l’esprit.

Amour : C’est vrai! Qu’il l’essaie, celui qui en doute, et il en saura la vérité! Maintenant, je vous dirai ceci : à l’opposé de ce qui se passe pour l’âme libérée, la vie dont nous avons parlé et que nous appelons «vie selon l’esprit», ne peut trouver la paix si le corps ne fait toujours le contraire de sa volonté; il faut comprendre que ces gens-là font l’opposé de ce que veut leur sensualité, et qu’autrement, s’ils ne vivaient pas à l’opposé de leur bon plaisir, ils retomberaient dans la perdition de cette vie. Mais ceux qui sont libres font tout le contraire : en effet, tout comme il faut faire, dans la vie selon l’esprit, le contraire de sa volonté pour ne pas perdre la paix, à l’opposé, ceux qui sont libres font tout ce qui leur plaît pour ne pas perdre la paix, puisqu’ils en sont venus à l’état de liberté, c’est-à-dire puisqu’ils sont tombés des Vertus en Amour, et d’Amour en Néant.

Chapitre 91. Comment la volonté de ces âmes est la volonté d’Amour; quelle en est la raison

L’âme : Ceux-là ne font rien qui ne leur plaise, et s’ils le faisaient, ils s’enlèveraient à eux-mêmes la paix, la liberté et la noblesse. En effet, une âme n’est pas accomplie tant qu’elle ne fait pas ce qui lui plaît et qu’elle n’éprouve point de remords à faire son bon plaisir.

Amour : C’est juste, car sa volonté est nôtre : elle a passé la mer Rouge et ses ennemis y sont restés». Son bon plaisir est notre volonté, du fait de la pureté de l’unité du vouloir de la divinité, où nous l’avons enfermée. Sa volonté est nôtre, car elle est tombée de la grâce en la perfection de l’œuvre des Vertus, des Vertus en Amour, d’Amour en Néant, et de Néant en la glorification ade Dieu, laquelle se voit par les yeux de Sa Majesté qui l’a ici glorifiée par lui-même. Aussi est-elle si remise en lui, qu’elle ne voit plus ni elle, ni lui; et c’est pourquoi il se voit tout seul, du fait de sa divine bonté. Il sera par lui-même en cette bonté qu’il avait de lui-même avant que l’âme soit et qu’il lui donne sa bonté dont il la fit souveraine : telle fut sa volonté libre, et il ne peut la retrouver de lui-même sans le bon plaisir de l’âme; mais il la retrouve maintenant sans aucun «pourquoi», au point même où il l’avait avant que celle-ci en soit souveraine. Personne ne vit cela sinon lui, personne n’aime sinon lui, car personne n’est sinon lui; et pour autant, il est seul à aimer, seul à se voir et seul à se louer de ce qu’il est en lui-même. Et ici, je m’arrête, car c’est l’état le plus noble que l’âme puisse connaître ici-bas.

Mais il y a cinq états en dessous de celui-là, et il faut aller jusqu’au bout de ce que demande chacun d’eux, avant que l’âme puisse recevoir ce sixième, qui est le plus profitable, le plus noble et le plus aimable de tous. Quant au septième, il est au paradis, et il est parfait sans que rien lui manque. Ainsi Dieu fait-il ses œuvres divines en ses créatures par sa bonté : là où «il se trouve, le Saint-Esprit souffle, et c’est comme cela qu’il fait ses merveilles en elles.

Chapitre 92. Comment l’âme se désencombre de Dieu, d’elle-même et de son prochain

L’âme satisfaite : Oui, Seigneur, vous avez tant souffert par nous, et vous avez opéré tant de choses en nous, par vous-même et de vous-même, que ces deux œuvres ont pris fin en nous, mais bien tard! Maintenant, faites votre œuvre en nous de vous-même, pour nous-mêmes et sans nous-mêmes, comme il vous plaira, Seigneur. Car pour moi, dorénavant, je ne crains plus rien; je me désencombre de vous, de moi-même et de mon prochain, et je vais vous dire comment : je vous abandonne, je m’abandonne moi-même et j’abandonne tout mon prochain au savoir de votre divine sagesse, au pouvoir de votre divine puissance et au gouvernement de votre divine bonté, et cela, pour votre seule divine volonté. Et seules ces choses divines, anéanties, illuminées et glorifiées par la majesté divine, m’ont libérée de toutes choses; et cela sans retour, car autrement, s’il y manquait quelque chose, ce ne serait pas un don.

(La même, aux esclaves de Raison et de Nature, pour leur faire envie :) Maintenant, si vous le voulez et si vous avez reçu ce don, comprenez : je ne dois rien, si Amour n’est pas esclave ou si rien n’est qui ne puisse être; et quand cela est, Dieu vit alors lui-même en cette créature et sans qu’elle l’en empêche.

Chapitre 93. Où l’on parle de la paix de la vie divine

[L’auteur, aux auditeurs :] La paix de cette vie, qui est vie divine, ne se laisse ni penser, ni dire, ni écrire, tant l’âme est en cet amour sans l’œuvre du corps, sans celle du cœur, sans celle de l’esprit : c’est par l’œuvre divine qu’elle a accompli la Loi. Raison apprécie bien que Madeleine ait cherché Jésus-Christ, mais Amour s’en tait. Notez-le bien et ne l’oubliez pas, car elle manquait à la vie divine — que Vérité nomme vie glorieuse — tant qu’elle le cherchait. Mais lorsqu’elle fut au désert, Amour la posséda et l’anéantit, et c’est pourquoi Amour fit désormais son œuvre en elle, pour elle, sans elle, et elle vécut désormais de la vie divine qui lui fit posséder la vie glorieuse. Désormais, elle trouva Dieu en elle-même, sans le chercher; et d’ailleurs, elle n’avait pas de quoi, puisqu’Amour l’avait possédée. Mais avant qu’Amour la possède, elle le cherchait par le désir du vouloir en une façon de sentir selon l’esprit, et pour autant, elle était humaine et d’humble condition, car elle était égarée, «marrie», et non pas Marie. Elle ne savait pas, lorsqu’elle le cherchait, que Dieu est tout entier partout; sinon, elle ne l’aurait pas cherché. Et je n’ai trouvé personne qui le sût toujours, si ce n’est la vierge Marie : jamais elle n’eut de volonté par sensualité ni ne fit d’œuvre selon l’esprit, mais elle eut seulement la volonté de la divinité, laquelle naît de l’opération divine. Vouloir seulement la volonté divine : voilà ce que fut, est et sera son divin regard, sa nourriture divine, son amour divin, sa paix divine, sa louange divine, tout son labeur et son repos. Et c’est pourquoi elle reçut, sans aucun intermédiaire en son âme, la vie glorieuse de la Trinité en un corps mortel.

Chapitre 94. Du langage de la vie divine

[L’auteur, aux auditeurs :] Le langage de cette vie, qui est vie divine, c’est le silence secret de l’amour divin. Elle y est venue depuis longtemps si elle l’a voulu depuis longtemps. Il n’y a plus ici d’autre vie que de toujours vouloir la volonté divine.

Pourquoi tarder à vous abandonner vous-même? Car nul ne peut reposer au suprême repos s’il n’est d’abord épuisé, j’en suis certain. Laissez les Vertus avoir ce qui en vous leur appartient du vouloir tranchant et du cœur de votre esprit, jusqu’à ce qu’elles vous aient acquittés de ce que vous devez à Jésus-Christ; cela, il convient de le faire, avant que de venir à la Vie.

Au nom de Dieu, comprenez ce que dit Jésus-Christ lui-même : ne dit-il pas en l’Evangile que «quiconque croira en moi fera les œuvres mêmes que je fais, et il en fera encore de plus grandes»? Où se trouve, je vous le demande, le sens caché de cette parole? Jusqu’à ce que l’on ait payé à Jésus-Christ tout ce qu’on lui doit, on ne peut trouver la paix du pays de l’état divin où demeure la Vie. Que Dieu vous donne rapidement l’accomplissement de votre perfection naturelle, l’accord des puissances de l’âme et la satisfaction en toutes choses! Cela, il vous faut l’avoir, car c’est là le sentier de la vie divine, que nous appelons «vie glorieuse». Et cet état dont nous parlons, dont Amour, par sa bonté, nous donne le modèle, reconduit aujourd’hui l’âme à son premier jour : celui qui est reconduit aujourd’hui à son premier jour, c’est celui qui acquiert sur terre par obéissance à Dieu, l’innocence qu’Adam perdit au paradis terrestre par désobéissance 2. Cependant, la peine lui en demeure : puisque Jésus-Christ l’assume, il est bien normal qu’elle nous demeure.

Les vrais innocents n’ont jamais raison et l’on ne leur fait jamais tort; ils sont tout nus et n’ont rien à cacher : tous se cachent à cause du péché d’Adam, mais pas ceux qui sont anéantis, car ils n’ont rien à cacher.

Chapitre 95. Comment le pays des égarés est éloigné du pays de ceux qui sont anéantis

[L’auteur, aux auditeurs :] Le chemin est bien long du pays des Vertus, dont jouissent ceux qui sont égarés, à celui des oubliés et des anéantis en complet dépouillement, ou à celui des glorifiés en l’état le plus haut, là où Dieu est abandonné par lui-même en lui-même. Il n’est alors ni connu, ni aimé, ni loué par ces créatures, sinon seulement de ce qu’on ne peut ni le connaître, ni l’aimer, ni le louer : telle est la somme de tout leur amour et la dernière étape de leur chemin. Cette dernière étape reconduit à la première, car l’étape intermédiaire ne s’en détourne pas. Puisque cette âme l’a achevée, il est juste qu’elle se repose en celui qui peut tout ce qu’il veut par la bonté propre à son être divin; aussi peut-elle tout ce qu’elle veut, sans que lui soient repris les dons de celui qui possède son être en propre. Et pourquoi pas? Ses dons à elle sont aussi grands que celui qui a donné cela, et ce don-là le meut de lui-même en lui-même : il est Amour même, et Amour peut tout ce qu’il veut; pour autant, ni Crainte, ni Discernement, ni Raison ne peuvent rien dire contre Amour.

Cette âme, selon ce qu’elle comprend, vit en plénitude; mieux : Dieu la vit en elle sans empêchement de sa part, et c’est pourquoi les Vertus n’ont pas de quoi lui faire des reproches. Pour autant, elle parle ainsi à Dieu :

Chapitre 96. Où l’âme parle à la Trinité

L’âme : Ah! Seigneur qui pouvez tout! Ah! Maître qui savez tout! Oh! amis qui valez tout! faites tout ce que vous voudrez! Cher Père, je ne puis rien; cher Fils, je ne sais rien; chers amis, je ne vaux rien, et c’est pourquoi je ne veux rien. Au nom de Dieu, ne laissons jamais entrer en nous une chose de nous-mêmes ou d’autrui, pour laquelle il faudrait faire sortir Dieu de sa bonté!

[L’auteur, aux auditeurs :] Il y eut une fois une créature qui mendiait, et longtemps elle chercha Dieu dans sa créature pour voir si elle l’y trouverait comme elle le voulait, et comme il y serait lui-même si la créature le laissait opérer ses œuvres divines en elle sans qu’elle l’en empêche; mais elle n’en trouva rien et demeura au contraire affamée de ce qu’elle poursuivait. Et lorsqu’elle vit qu’elle n’avait rien trouvé, elle se mit à penser; et en pensant, elle se dit à elle-même qu’il fallait le chercher — et c’est ainsi qu’elle le poursuivait — au fond du cœur de son entendement, par la pureté de sa haute pensée. Et c’est là que cette mendiante créature alla le chercher, et elle pensa qu’elle écrirait sur Dieu de la façon dont elle voulait le trouver en ses créatures. Et c’est ainsi qu’elle écrivit ce que vous entendez, et qu’elle voulut que son prochain trouve Dieu en elle, par ses écrits et ses paroles; autrement dit, comprenez qu’elle voulait que son prochain soit parfaitement comme elle en aurait discouru (tous ceux, du moins, à qui elle voulait le dire!). Mais en faisant, disant et voulant cela, elle demeurait, sachez-le, mendiante et encombrée d’elle-même; et c’est parce qu’elle voulait faire ainsi, qu’elle mendiait.

Chapitre 97. Comment le paradis n’est pas autre chose que de voir Dieu

La très haute demoiselle de Paix, elle qui vit de vie glorieuse, mieux encore : de la gloire même qui est seulement en paradis : Certes, le paradis n’est pas autre chose que de seulement voir Dieu; et c’est pourquoi le larron fut en paradis dès que son âme eut quitté son corps; même si Jésus-Christ, le Fils de Dieu, n’est pas remonté au ciel avant l’Ascension, il fut, lui, le jour même du Vendredi saint en paradis 1. Comment cela peut-il être? Il faut bien qu’il en soit ainsi, puisque Jésus-Christ le lui avait promis, et il est donc vrai qu’il y fut le jour même : c’est parce qu’il vit Dieu, qu’il fut en paradis et qu’il le posséda; car le paradis n’est pas autre chose que de voir Dieu. Et quelqu’un s’y trouve en vérité pour autant et aussi souvent qu’il est désencombré de lui-même; et cela, non pas glorieusement — car, pour cette créature, son corps est trop grossier —, mais divinement, car au-dedans, elle est parfaitement délivrée de toutes les créatures; et c’est pourquoi elle vit de gloire, sans intermédiaire, et elle est en paradis sans y être.

Recherchez le sens caché de ces paroles, si vous voulez les comprendre, sinon vous les comprendrez mal; en effet, elles sembleront quelque peu contradictoires à celui qui n’ira pas jusqu’au cœur de ce sens caché. Mais ce qui ne fait que sembler n’est pas la vérité : il n’y a qu’elle-même qui le soit, et rien d’autre.

Mais à quoi donc pensait l’âme qui fit ce livre, en voulant que l’on trouve Dieu en elle pour vivre cela même qu’elle en dirait? Il semble qu’elle ait voulu se venger, c’est-à-dire, qu’elle ait voulu que les créatures mendient auprès d’autres créatures comme elle le fit elle-même!

L’âme qui écrivit ce livre : Certes, il convient de le faire avant que l’on vienne en tout point à l’état de liberté, j’en suis tout à fait certaine. Et pourtant, j’étais si sotte au temps où je fis ce livre, ou plutôt, au temps où Amour le fit pour moi à ma requête, que je faisais valoir quelque chose que l’on ne pouvait ni faire, ni penser, ni dire, tout comme quelqu’un qui voudrait enfermer la mer dans son œil, porter le monde sur la pointe d’un jonc ou illuminer le soleil avec une lanterne ou une torche. Oui, j’étais encore plus sotte,

Lorsque je faisais valoir ce qu’on ne pouvait dire,

Et que je m’encombrais de ces mots à écrire.

Mais ainsi pris-je ma course

Et vins à ma rescousse

Au plus haut échelon

De l’état dont nous parlons,

Qui est en perfection,

lorsque l’âme demeure en pur néant et sans pensée, et pas avant.

Chapitre 98. Raison demande ce que font ceux dont l’état est au-dessus de leurs pensées

Raison : Au nom de Dieu, que font donc ceux dont l’état est au-dessus de leurs pensées?

Amour : Ils sont saisis en celui qui est au sommet de sa montagne, et ainsi sont-ils saisis de cela même qui est au fond de leur vallée 1, par un rien-penser enfermé et scellé en la clôture secrète de la plus haute pureté de cette âme excellente; cette clôture, personne ne peut l’ouvrir, ni la desceller, ni la fermer lorsqu’elle est ouverte, à moins que l’aimable Loin-Près, à la fois très loin et très près, ne la ferme ou ne l’ouvre : il est seul à en avoir les clefs, et personne d’autre ne les porte ni ne pourrait les porter.

(Aux âmes libérées :) Et vous toutes, mesdames, à qui Dieu, dans sa bonté divine, a donné cette vie abondamment et sans retour — et non seulement cette vie dont nous parlons, mais encore, avec elle, celui dont personne n’a jamais parlé —, vous reconnaîtrez en ce livre votre exercice. Quant aux âmes qui ne sont pas telles, ni ne le furent, ni ne le seront, elles ne sentiront pas ni ne reconnaîtront cet état; cela leur est et leur sera impossible : elles ne sont point, sachez-le, du lignage dont nous parlons, pas plus que les anges du premier ordre ne sont des Séraphins ni ne peuvent en être, car Dieu ne leur donne pas l’état des Séraphins 2. Et les âmes qui ne sont pas encore telles — sinon déjà en Dieu, et c’est pourquoi elles le seront un jour —, elles reconnaîtront cet état et le sentiront plus fortement encore qu’elles ne l’ont connu et senti, du fait du lignage auquel elles appartiennent et appartiendront. Mais les gens dont nous parlons, qui déjà sont tels et le seront encore, ils reconnaîtront dès qu’ils l’entendront, sachez-le, le lignage auquel ils appartiennent.

Chapitre 99. Comment les gens qui sont en cet état sont en souveraineté sur toutes choses

[L’auteur, aux auditeurs :] Les gens qui sont en cet état, sont en souveraineté sur toutes choses. En effet, la noblesse de leur esprit est celle de l’ordre angélique le plus élevé, les anges étant créés selon une hiérarchie ordonnée. Ces gens ont donc la demeure du plus élevé de tous les ordres pour ce qui est de l’esprit, et la complexion la plus noble pour ce qui est de la nature; en effet, ils sont sanguins ou colériques, et non pas mélancoliques ni flegmatiques et ainsi ont-ils la meilleure part des dons de la fortune, car tout est à leur volonté et à leur nécessité, pour eux comme pour leur prochain, sans reproches de Raison. Ecoutez donc avec envie cette grande perfection des âmes anéanties dont nous parlons!

Chapitre 100. Comment il y a une grande différence entre les anges

Amour : On dit, et je le dis moi-même, qu’il y a une aussi grande différence de nature entre les anges, qu’entre les hommes et les ânes! C’est facile à croire : la sagesse divine a voulu qu’il en soit ainsi. Et que personne ne demande pourquoi, s’il veut le croire plutôt que se tromper, car c’est là vérité. Et tout ce que l’on dirait des anges entre eux, comme vous l’avez entendu, on le dirait, quant à la grâce, de la différence entre les anéantis dont nous parlons et tous ceux qui ne le sont pas.

Ils sont très bien nés, ceux qui sont de ce lignage; ce sont là personnes royales. Leurs aïeux sont d’excellente noblesse et de grande destinée, et elles ne pourraient faire œuvre de petite valeur ni commencer quelque chose qui n’aboutisse à bonne fin; en effet, ces personnes sont à la fois les plus humbles qu’elles peuvent être et les plus grandes qui doivent être, au témoignage de Jésus-Christ lui-même disant que le plus petit sera le plus grand au royaume des cieux. On doit bien le croire, mais nul ne le croira s’il n’est tel : celui qui est tel que ce qu’il croit, il le croit vraiment; mais qui croit ce qu’il n’est pas, c’est qu’il ne vit pas ce qu’il croit; et celui-là ne le croit pas vraiment, car la vérité du croire est d’être tel que ce que l’on croit. Et celui qui croit quelque chose, c’est celui qui est tel que ce qu’il croit : il n’a plus rien à faire, ni de lui-même, ni d’autrui, ni même de Dieu, pas plus que s’il n’était pas, alors qu’il est. Comprenez le sens caché de cela : c’est en sa volonté, que ce qui est n’est pour lui rien de plus que si ce n’était pas.

En ces trois morts est accomplie la perfection de cette vie illuminée. Je l’appelle illuminée en ce qu’elle dépasse la vie anéantie, qui est aveugle : l’âme aveugle soutient les pieds de l’illuminée, celle-ci étant plus noble et plus aimable. Elle ne sait rien de qui que ce soit, Dieu ou homme, car elle n’est pas; mais Dieu le sait de lui-même, en lui-même, pour elle-même et par elle-même. Cette dame ne cherche jamais Dieu : elle n’a pas de quoi et n’a que faire de lui. Il ne lui manque pas; pourquoi le chercherait-elle donc? Celui qui cherche est avec lui-même, et ainsi se possède-t-il; mais ainsi lui manque-t-il quelque chose, puisqu’il se met à chercher.

Chapitre 101. Comment cette âme ne veut rien faire, si bien que rien ne lui manque, pas plus qu’à son bien-aimé.

L’âme : Pardieu! Pourquoi ferais-je quelque chose que mon bien-aimé ne ferait pas? Il ne lui manque rien; que me manquerait-il donc? En vérité, je me tromperais si quelque chose me manquait, puisqu’il ne lui manque rien : s’il ne lui manque rien, il ne me manque rien! Et cela m’enlève l’amour de moi-même, si bien que je me donne à lui sans intermédiaire et sans retenue. Je viens de dire qu’il ne lui manque rien : que me manquerait-il donc? Il ne cherche rien : que chercherais-je donc? Il ne pense à rien : que penserais-je donc?

(La même, anéantie et glorifiée par défaut d’amour-propre :) Je ne ferai rien, Raison, mais cherchez quelqu’un qui fasse quelque chose; et cela, vous le ferez, telle que je vous connais! Mais, Dieu merci, je n’ai garde de vous. Moi, j’ai fini de faire quoi que ce soit!

Raison : Mais depuis quand? Et à quel moment?

L’âme : Depuis le moment où Amour m’ouvrit son livre. En effet, ce livre est ainsi fait, qu’aussitôt qu’Amour l’ouvre, l’âme sait tout; et ainsi a-t-elle tout, et ainsi est accomplie en elle toute œuvre de perfection par l’ouverture de ce livre. Cette ouverture m’a fait voir si clair, qu’elle m’a fait rendre ce qui est sien et reprendre ce qui est mien; c’est-à-dire que lui est, et c’est pourquoi il se possède toujours lui-même, alors que moi je ne suis pas, et c’est pourquoi il est bien juste que je ne me possède pas. Et la lumière de l’ouverture de ce livre m’a fait trouver ce qui est mien et y demeurer; et c’est pourquoi je n’ai pas tant d’être que quelque chose de lui puisse être en moi. Ainsi le Juste m’a-t-il, par justice, rendu ce qui est mien, et montré à nu que je ne suis pas; et c’est pourquoi il veut, par justice, que je ne me possède pas : cette justice est écrite au cœur du Livre de Vie. Il en va de ce livre et de moi comme il en alla de Dieu et des créatures lorsqu’il les créa : quand il le voulut de sa bonté divine, tout cela fut fait à l’instant même par sa puissance divine, et tout fut ordonné à l’heure même par sa sagesse divine.

[Aux auditeurs :] Au nom de Dieu, regardez ce qu’il fit, ce qu’il fait et ce qu’il fera, et vous trouverez alors la paix, une paix commune, une paix souveraine, une paix absolue, elle-même envahie d’une telle paix que la corruption de votre complexion n’y pourrait jamais être cause de châtiment si vous demeurez en elle. Mon Dieu! Que ces paroles sont belles et grandes, pour qui comprend la vérité de leur sens caché!

Chapitre 102. Où Entendement-de-l’âme-anéantie montre combien il est pitoyable que la malice l’emporte sur la bonté

Entendement-de-l’âme-anéantie : Pardieu! Ne suis-je pas assez dans la prison de la corruption où il me faut être, que je le veuille ou non, sans que je me loge en celle du châtiment? Mon Dieu! Quelle pitié lorsque la malice l’emporte sur la bonté! Et cela pour le corps comme pour l’esprit. L’esprit est créé par Dieu, et le corps est formé par Dieu; mais ces deux natures, unies pour la corruption selon la nature et selon la justice, échappent au châtiment dans les eaux du baptême : ces deux natures sont bonnes, du fait de la justice divine qui les a faites. Mais lorsque la faute vainc cette complexion et cette création que la bonté divine a faites, il n’y a rien de plus pitoyable, pour petite que soit la faute; nous jetons alors dans l’amertume celui qui ne veut pas cela, et nous le forçons à se déchaîner contre nous, car il n’y a pas de petite faute : ce qui ne plaît pas à la volonté divine, il faut que cela lui déplaise.

Connaissance de Lumière Divine : Mon Dieu! Qui donc ose appeler cela petit? Je prétends que celui qui le nomme «petit», ne fut ni ne sera jamais bien illuminé, à moins qu’il ne s’en amende. Mais il y a plus grave encore : il a méprisé le bon plaisir de son seigneur, en cette négligence. Il y aurait beaucoup à dire sur la différence entre un tel serviteur et celui qui sert son seigneur en tout point, et en tout ce dont il sait que cela puisse plaire à sa volonté!

Chapitre 103. Où l’on montre ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour

L’âme : Certains tirent argument de ce que l’Écriture dit que le juste tombe sept fois par jour. Mais quels ânes seraient-ils, s’ils comprenaient que ce soit en choses sujettes à châtiment ! Le châtiment, il est pour qui tombe dans une faute par le consentement de sa volonté; alors que la corruption, elle, est due à la grossièreté de la complexion de notre corps. Sinon, à ce compte, s’il fallait pécher contre notre volonté sept fois par jour, il semblerait que nous n’ayons pas de volonté libre! Ce n’est pas le cas, Dieu merci! Car il faudrait que Dieu ne soit pas Dieu pour que la vertu me soit enlevée malgré moi. En effet, pas plus que Dieu ne peut pécher, lui qui ne peut le vouloir, je ne puis pécher sans que ma volonté le veuille : en son amour, mon bien-aimé m’a donné cette liberté par sa bonté. Mais si je voulais pécher, pourquoi ne le supporterait-il pas? S’il ne le supportait pas, son pouvoir m’enlèverait ma liberté; mais sa bonté ne pourrait supporter que son pouvoir m’ôte ma liberté en rien; autrement dit, elle ne pourrait supporter qu’aucun pouvoir m’ôte mon vouloir sans que ma volonté y consente. Sa bonté m’a donc donné, par pure bonté, une volonté libre : en tout ce qu’il a fait pour moi, il ne m’a rien donné de meilleur; le reste, il me l’a prêté par courtoisie, et s’il me le reprend, il ne me fait aucun tort; mais ma volonté, il me l’a librement donnée, et c’est pourquoi il ne peut la retrouver s’il ne plaît à mon vouloir. Le maître de l’amour m’a donné par amour une telle noblesse en sa bonté, que jamais la liberté de mon vouloir ne peut m’enlever de lui si je ne le veux.

Chapitre 104. Où l’âme dit comment Dieu lui a donné sa volonté libre.

L’âme : Voyez comment Dieu m’a librement donné ma volonté libre! J’ai dit plus haut qu’il m’a en plus donné autre chose; mais en disant cela, on pourrait comprendre qu’il ne m’aurait pas tout donné, vu qu’il ne m’a donné que la volonté libre, et que les autres choses, il me les a prêtées. Certes, ce serait mal comprendre, car il m’a tout donné et il n’aurait rien pu retenir sans me le donner, ce que confirme Amour lorsqu’il dit que ce ne serait pas amour de bien-aimé à moins de cela. En effet, en me donnant par sa pure bonté une volonté libre, il m’a tout donné pour peu que ma volonté le veuille : il ne possède rien d’autre, j’en suis certaine.

Crainte : Au nom de Dieu, Madame, en quoi vous a-t-il tout donné?

L’âme : En ce que je lui ai donné librement ma volonté, sans aucune retenue, en complet dépouillement, pour sa bonté et sa seule volonté, tout comme en sa bonté divine, il me la donna de sa volonté divine pour mon profit.

Maintenant, j’ai dit qu’il faudrait que Dieu ne soit pas Dieu si la vertu m’était enlevée malgré moi. C’est vrai : il n’y a rien de plus certain que ce que Dieu est, et rien de moins certain que de prétendre que la vertu me soit enlevée sans que ma volonté le veuille; et cela est bien loin de ce que l’Écriture dise que le juste tombe sept fois par jour en choses sujettes à châtiment!

Chapitre 105. Ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour

Vérité : Je vais vous dire ce que veut dire que le juste tombe sept fois par jour. Il faut comprendre que, lorsque la volonté du juste est tout adonnée, sans plus d’empêchement, à contempler la bonté divine, le corps est faible et induit aux fautes à cause de l’héritage du péché d’Adam; et c’est pourquoi il s’incline souvent à désirer chose moindre que la bonté de Dieu; et cela, l’Écriture l’appelle «chute», car c’en est bien une, mais la volonté du juste se garde de consentir à la faute qui pourrait naître de cette inclination. Si bien que cette chute où tombe le juste par l’inclination susdite, lui est plus une vertu qu’un vice, du fait de sa volonté qui demeure libre en refusant toute faute, comme on l’a dit. Ainsi pouvez-vous comprendre comment, de si haut, le juste tombe si bas, et comment cette chute, même si elle le fait tomber bien bas, lui est plus une vertu qu’un vice.

Maintenant, comprenez : si le juste tombe sept fois, c’est donc qu’il est relevé sept fois, sinon il ne pourrait pas retomber sept fois! Celui-là est bien heureux, qui tombe souvent de là-haut, car cela veut dire qu’il vient de là où véritablement personne ne va s’il ne porte à bon droit le nom de juste. Et pourtant, plus heureux encore celui qui toujours y demeure! Mais nul ne peut y être continuellement tant que l’âme est accompagnée en ce monde de ce méchant corps; cependant, ce genre de chute ne fait pas perdre la paix dans les reproches ou les remords de la conscience, si bien que l’âme ne vivrait plus dans la paix des dons qui lui sont faits par-dessus les Vertus — non pas contre les Vertus, mais par-dessus. Et si cela ne pouvait être, c’est donc que Dieu serait sujet de ses Vertus, et que les Vertus seraient contre l’âme, elles qui tiennent l’être de leur seigneur et pour son profit 1.

Chapitre 106. Comment l’âme déclare l’ensemble de ses demandes.

L’âme : Maintenant, je vais déclarer l’ensemble de mes demandes : en elles, toutes mes requêtes seraient complètement satisfaites. Non pas que je sache demander ce que je demande ou voudrais demander, car les anges de tous les ordres et les saints et saintes qui leur appartiennent ne le savent pas : si ceux-là ne le savent pas, le dixième état, qui appartient à la gloire, mais à aucun de ces neuf ordres, ne saurait davantage le demander!

Raison : Mais vous, Madame, savez-vous en demander quelque chose?

L’âme : Mais oui, pardi!

Amour : Elle peut bien le savoir par la nature divine de l’attirance de son amour, qui forme en elle ses demandes sans qu’elle le sache, si bien que ses demandes sont étrangères à tout pays où une créature peut avoir connaissance.

L’âme : Qu’y a-t-il là de surprenant? Pourquoi n’y aurait-il pas quelqu’un d’autre que moi qui le saurait et qui serait ainsi en moi? Cet autre, c’est Amour secret, qui est au-delà de toute paix 1, là où mon amour est ancré sans moi-même. Cette attirance vient de sa bonté pour moi, laquelle me renouvelle continuellement en amour. Mais parce qu’il est cela de lui-même, en moi et pour moi, et parce que je le demande par l’attirance de sa pure nature sans le demander de moi-même, je n’en puis rien savoir; tous ceux qui sont en gloire ne font pas cela, mais celui-là seul qui est un seul Dieu en trois personnes.

Amour : Mais en ce qu’elle a dit qu’elle allait déclarer l’ensemble de ces demandes, il faut comprendre que c’est celui qui a ce qu’elle a qui va les déclarer; car en vérité, ce qu’elle a, personne d’autre que Dieu ne peut le dire ni le penser, lui qui opère en elle continuellement de son opération propre, sans celle de l’âme et par sa bonté divine.

Chapitre 107. Où commencent les demandes de l’âme

[L’auteur :] La première chose qu’elle demande, c’est de se voir toujours — si tant est qu’elle voit quelque chose — là où elle était lorsque, de rien, Dieu fit tout; et ainsi, d’être certaine de n’être rien d’autre que cela maintenant et toujours, pour autant qu’il dépende d’elle et à supposer qu’elle ne fasse jamais tort à la bonté divine.

La seconde demande, c’est de voir ce qu’elle a fait de la volonté libre que Dieu lui avait donnée; et elle verra ainsi qu’elle a enlevé à Dieu même sa volonté, en un seul instant où elle a consenti au péché. Il faut comprendre que Dieu hait tout péché, et celui qui consent à pécher, il enlève à Dieu sa volonté : c’est vrai, car il fait alors ce que Dieu ne veut pas et qui est opposé à sa divine bonté.

Chapitre 108. Une belle considération pour éviter le péché

[L’auteur : I L’âme doit donc considérer la dette d’un seul de ses méfaits, pour voir combien elle doit pour deux, si par deux fois elle y est tombée.

La Lumière de l’âme : Par deux fois? En vérité, pas plus que l’on ne pourrait compter les reprises de mon souffle, pas plus — bien moins, au contraire! — on ne pourrait compter les fois où j’ai enlevé à Dieu sa volonté. Aussi longtemps que j’ai eu une volonté, je n’ai fait que cela! Ainsi ma volonté était-elle perdue, jusqu’à ce que je la rende en complet dépouillement à celui qui me l’avait donnée librement en sa bonté. En effet, celui qui fait le bien, mais voit un bien plus grand encore qu’il peut faire et qui lui est demandé, s’il ne le fait pas, il pèche. Considérez donc ce que vous devez pour une seule de vos fautes, et vous trouverez que vous devez à Dieu pour elle autant que vaut sa volonté, vous qui la lui avez enlevée en faisant la vôtre. Pour mieux comprendre cela, considérez ce qu’est la volonté de Dieu : c’est la Trinité tout entière, qui est une seule volonté. Ainsi, la volonté de Dieu dans la Trinité est une seule nature divine, et l’âme doit tout cela à Dieu pour une seule de ses fautes.

Nous allons faire une comparaison pour ceux qui comprennent de façon animale. Supposons que cette âme qui est néant, soit maintenant aussi riche que Dieu : si elle voulait être quitte de la dette qu’elle devrait pour une seule faute, et payer à Dieu ni plus ni moins que ce qu’elle lui devrait alors, elle retomberait en son néant et y resterait; et cela pour peu qu’elle ait voulu commettre une seule faute, et en supposant qu’elle ne soit pas néant d’elle-même et qu’elle ait par nature cela même que Dieu a. Ainsi, ne conviendrait-il pas qu’elle se réduise à rien selon le droit, il ne lui resterait quand même rien pour être quitte de sa faute en rigueur de justice.

Et si l’on peut dire cela d’un seul péché, que pourrait donc dire Vérité si elle voulait parler des autres en s’en tenant au droit? Il lui faut pourtant le dire, car elle est elle-même ce droit, et rien d’autre que lui!

L’âme, se répondant à elle-même : Oui, Madame, si vous possédiez tout ce dont ce livre parle, même en ne donnant rien à Dieu, cela lui appartiendrait quand même en tant que dette et sans que vous soyez quitte. — Et combien dois-je donc pour les autres péchés, alors que personne ne peut les compter, sinon Justice et Vérité? — Hélas, cette dette, je la dois et la devrai sans fin et sans escompte! En effet, avant même de devoir quelque chose, je n’avais déjà rien, vous le savez et le voyez; car ma volonté, Dieu me l’a donnée pour faire la sienne et le gagner ainsi lui-même par lui-même… Hélas! et j’ai ajouté à ma pauvreté la grande pauvreté du péché! et d’un péché que personne ne connaît, sinon Vérité seule!

Chapitre 109. Comment l’âme s’étonne de ne pouvoir suffisamment satisfaire pour ses fautes

L’âme : Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu! Qui suis-je donc maintenant, alors que je n’étais déjà rien avant de devoir quelque chose? Qui suis-je donc si je n’étais déjà rien avant de devoir à mon Dieu quelque chose du fait de ma volonté propre? Et alors que je ne serais toujours rien sans être pour autant acquittée d’une seule de mes fautes — oui, d’une seule, pas plus! —, si j’avais cela même que dit ce livre dans la comparaison que vous avez entendue? Et cela ou autre chose, je ne l’ai ni ne puis l’avoir en moi! Et si je l’avais, vous voyez où j’en serais une fois acquittée d’un seul péché! Oui, jamais je n’ai rien eu et je ne puis rien gagner de moi-même, et personne ne peut rien me donner pour payer mes dettes. Oui, Vérité, qui suis-je? Je vous en prie, dites-le-moi!

Vérité : Vous êtes néant, et cela avant même de m’avoir fait aucun tort en ce que je vous ai donné. Vous êtes même autre que cela, car vous êtes moins que rien, et cela autant de fois que vous avez voulu autre chose que ma volonté.

L’âme qui a fait le mal : Oui, en toute vérité, je ne suis rien d’autre, je le sais bien, et c’est vous, Vérité, qui me l’avez appris. Et il n’y a rien que je sache mieux que ceci : si Dieu s’en tenait au droit, sans miséricorde pour un seul de mes péchés, je ne devrais pas souffrir moins d’interminables tourments qu’il a de puissance. Mais si vous êtes, vous, Droite Vérité, si vous êtes la justice raide et rigoureuse, il y a Indulgence et Miséricorde, vos sœurs douces et courtoises, qui me défendront devant vous pour toutes mes dettes, et en cela je trouve la paix. Laquelle parmi ces sœurs, va me secourir? Peu m’importe : je m’en remets à elle de toute ma volonté, qu’elle soit Justice ou Miséricorde, Vérité ou Indulgence. Oui, il m’importe peu de tomber en l’un ou l’autre de leurs deux partis; tout m’est égal, sans joie ni inquiétude. Et pourquoi sans joie ni inquiétude? Parce qu’il n’en peut venir ni dans la justice qu’il m’appliquerait ni dans la miséricorde qu’il me ferait; aussi n’ai-je ni joie de l’un, ni chagrin de l’autre. Puisqu’il n’y a là ni gain ni perte pour mon bien-aimé, tout m’est égal de la part de celui-là seul qui est l’Égalité; et cela me rend égale aussi, alors que s’il m’en importait, je serais aussitôt divisée, car je serais avec moi-même.

Le Fils de Dieu le Père est mon miroir en cela, car Dieu le Père nous donna son Fils en nous sauvant; et en nous faisant ce don, il ne considéra rien d’autre que notre seul salut. Et le Fils nous racheta en mourant dans l’obéissance à son Père; ce faisant, il ne considéra rien d’autre que la seule volonté de son Père. Comme le Fils de Dieu est notre exemple, nous devons le suivre en considérant nous aussi et en voulant en toutes choses la seule volonté divine : ainsi serons-nous fils de Dieu le Père à l’exemple de son Fils Jésus-Christ.

Mon Dieu, qu’il est doux de considérer cette volonté! Il nous en a rendus capables : non pas qu’il me soit impossible de pécher si je le veux, mais il est impossible que je pèche si ma volonté ne le veut pas. Ainsi sommes-nous pleinement capables d’accomplir son vouloir s’il demeure en nous sans que nous le cherchions ailleurs a : qui cherche ce qu’il possède, c’est par défaut de connaissance, faute de posséder l’art qui donne cette science.

Chapitre 110. Comment l’art, en la créature, est une habileté subtile, qui est en la substance de l’âme.

Celle qui cherche : Qu’est-ce donc que l’art en la créature?

Amour : C’est une habileté subtile dont naît l’entendement, et qui donne en l’âme la connaissance par laquelle on comprend ce qui est dit plus parfaitement que celui-là même qui le dit, quelle que soit sa compréhension de ce qu’il dit. Cela vient de ce que celui qui comprend se repose, alors que celui qui parle travaille; or, la connaissance ne peut souffrir le travail sans en devenir moins noble».

Cet art est agile, et c’est pourquoi il tend par nature à atteindre la plénitude de ce qu’il entreprend. Ce qu’il entreprend, c’est le juste vouloir de Dieu, ni plus ni moins. Cette habileté subtile est la substance de l’âme, tandis que la connaissance en est le sommet, car elle est faite de substance et d’entendement.

[L’auteur :] Cette âme héberge en elle tout ce qui fait une vie de bonnes mœurs, et c’est pourquoi Amour habite en elle et lui donne d’être ainsi; mais elle, elle demeure en néant, et non pas en l’amour». En effet, tant qu’elle demeure en l’amour, l’âme se possède elle-même; et tant qu’elle y demeure, cet amour la rend orgueilleuse et frivole : c’est que Nature accompagne cet amour-là, si bien qu’il y a souvent en cet état de quoi donner et prendre, ce qui rend l’âme possessive et fière. Elle s’exerce alors dans les considérations distinctes et les méditations, ce qui est propre à l’état de contemplation, laquelle retient Pensée auprès d’elle pour s’en aider 5. Mais maintenant que cette âme demeure en néant parce qu’Amour demeure en elle, cet état n’a plus prise sur elle 6, et pour autant, plus rien en elle ne la rend triste ou frivole, car Pensée n’en a plus la seigneurie. Elle a perdu l’usage de ses sens — non pas ses sens, mais leur usage —, car Amour l’a ôtée du lieu où elle était en les laissant en paix, et il lui a ainsi ôté cet usage : tel est l’accomplissement de son pèlerinage et son retour au néant par la restitution de son vouloir lorsqu’il s’évanouit en elle». C’est là une capture de haute mer! car elle vit sans la volonté de son vouloir, si bien qu’elle est en un état qui dépasse son conseil; autrement, elle encourrait les reproches du souverain qui met ici cette volonté hors d’elle, et elle serait alors en guerre avec Amour — qui est le Saint-Esprit —, et encourrait les reproches du Père et le jugement du Fils.

Chapitre 111. De la différence entre l’onction de paix et la guerre que fait le reproche ou remords de conscience

Amour : Il y a bien de la différence entre l’onction de paix, qui dépasse tout sens et qui demeure dans les délices de la satisfaction plénière que donne le bien-aimé par union d’amour, et cette guerre que fait le reproche. Celui qui demeure avec de la volonté connaît souvent cette guerre, quelque œuvre bonne que fasse cette volonté; alors qu’il est en paix, celui qui demeure en rien-vouloir, là où il était avant de posséder le vouloir : la divine bonté n’a rien à lui reprocher.

L’âme libérée : Mon Dieu! Comme c’est bien dit! Mais cela, le bien-aimé doit le faire sans moi-même, tout comme il me créa sans moi-même en sa bonté divine. En effet, je suis une âme créée par lui sans moi, pour opérer de lui à moi les œuvres difficiles des Vertus, lui pour moi et moi pour lui, jusqu’à ce que je sois de nouveau en lui; mais je ne puis être en lui s’il ne m’y met de lui-même et sans moi, tout comme il me fit de lui-même et sans moi. Lui, il est la Bonté incréée qui aime la bonté qu’elle a créée; or, la Bonté incréée possède en propre une volonté libre, et à nous aussi elle donne par sa bonté une volonté libre et extérieure à sa puissance, sans aucun «pourquoi 1», sinon pour nous-mêmes et pour que nous soyons par cette bonté. Ainsi avons-nous une volonté qui émane de sa bonté et qui est extérieure à sa puissance, afin que nous soyons plus libres, tout comme sa volonté à lui est extérieure à notre puissance dans sa propre liberté.

Mais la divine Bonté vit que nous irions dans la voie du malheur et de la perdition du fait de la volonté libre que Dieu nous a donnée et qui émane de sa bonté, bonté qui nous est donnée par bonté; si bien que la nature humaine s’est unie à elle en la personne du Fils, afin de payer le mal que nous avons commis par la désobéissance de notre volonté.

Volonté désobéissante : Aussi ne puis-je plus être ce que je dois, jusqu’à ce que je sois de nouveau là où je fus, et comme j’y fus avant de sortir de Dieu aussi nue que lui est, lui qui est; oui, aussi nue que j’étais lorsque j’étais celui qui n’était pas. Et il me faut avoir cela si je veux ravoir ce qui est mien; autrement, je ne l’aurai pas.

[L’auteur :] Comprenez le sens caché de cela si vous le voulez, mais surtout si vous le pouvez; si vous ne le pouvez pas, c’est que vous n’en êtes pas là, car si vous en étiez là, vous y seriez ouverts. Si vous avez de quoi écouter cela, c’est que vous n’êtes pas anéantis à ce point-là — autrement, je ne dis pas. Et si sa bonté vous a enlevé la capacité d’écouter, je n’y contredis pas.

Chapitre 112. De la bonté éternelle qui est amour éternel

[L’auteur :] 11 y a une bonté éternelle qui est amour éternel; et elle tend, par sa nature de charité, à donner et répandre toute sa bonté. Cette bonté éternelle engendre une bonté communicable 1; de cette bonté éternelle et de cette bonté communicable procède l’amour intime Zde l’amant en l’aimée; et l’aimée regarde continuellement son amant en cet amour intime.

Chapitre 113. Que penser à la passion de Jésus-Christ fait avoir victoire sur nous-mêmes

[L’auteur :] Je fais savoir à tous ceux qui entendront ce livre, qu’il nous faut reproduire en nous-mêmes autant que nous le pouvons — par de dévotes pensées, par les œuvres de perfection, par les exigences de Raison —, toute la vie que mena Jésus-Christ et qu’il nous prêcha. Il dit en effet, comme déjà plus haut : «Quiconque croira en moi fera les œuvres mêmes que je fais, et il en fera encore de plus grandes 1.» Cela, il nous faut le faire pour avoir victoire sur nous-mêmes. Et si nous le faisions autant que nous le pourrions, nous parviendrions à le posséder tout en mettant hors de nous toutes les pensées, toutes les œuvres de perfection et toutes les exigences de Raison, car nous n’en aurions que faire : la divinité opérerait alors en nous, pour nous-mêmes et sans nous-mêmes, ses œuvres divines. Dieu est ce qui est; c’est pourquoi il est ce qu’il est par lui-même : amant, aimé, amour.

Chapitre 114. Si la créature humaine peut demeurer en vie tout en étant sans elle-même

[L’auteur :] Je demande aux aveugles, ou à ceux qui sont illuminés 1 et qui voient mieux qu’eux, si la créature humaine peut demeurer en vie tout en étant sans elle-même. Si ceux-là ne me le disent pas, personne ne me le dira, car personne ne le sait s’il n’est de ce lignage.

Vérité, quant à elle, répond oui; et Amour le souligne en disant que l’âme anéantie est sans elle-même lorsqu’elle ne sent plus d’aucune façon ni la nature, ni son opération, ni aucune œuvre intérieure, ni honte, ni honneur, ni aucune crainte de quoi que ce soit qui advienne, ni aucune affection envers la bonté divine, lorsqu’elle n’abrite plus aucune volonté, mais qu’elle est plutôt perpétuellement sans volonté : elle est alors anéantie, sans elle-même, quoi que Dieu puisse supporter d’elle; elle fait alors toute chose sans elle-même, et elle laisse ainsi toute chose sans elle-même. Ce n’est pas surprenant : elle n’est plus pour elle-même, car elle vit de substance divine.

Chapitre 115. Où l’on parle de la substance éternelle; comment Amour engendre la Trinité en l’âme

[L’auteur :] Il y a une substance éternelle, une fruition communicable, une conjonction intime : le Père est la substance éternelle; le Fils est la fruition communicable; le Saint-Esprit est la conjonction intime. Cette conjonction intime procède de la substance éternelle et de la fruition communicable et elle se fait par l’amour divin.

L’âme envahie par la bonté divine : Oui, Unité, vous engendrez l’unité : Unité réfléchit son ardeur en l’unité; et ce divin amour d’Unité engendre en l’âme anéantie, en l’âme libérée, en l’âme glorifiée, la substance éternelle, la fruition communicable et la conjonction intime 1. De cette substance éternelle, la mémoire reçoit la puissance du Père; de cette fruition communicable, l’entendement reçoit la sagesse du Fils; et de la conjonction intime, la volonté reçoit la bonté du Saint-Esprit, bonté qui le conjoint en l’amour du Père et du Fils. Cette conjonction établit l’âme en l’être sans être qui est l’Être, et cet Être est le Saint-Esprit même qui est amour du Père et du Fils. Cet amour du Saint-Esprit s’écoule en l’âme et se répand en abondance de délices, par le don unique et éminent que le Bien-Aimé souverain fait en une conjonction très choisie et magistrale, lorsqu’il se donne en sa simplicité en se faisant simple. Et il se donne en simplicité en ce qu’il montre qu’il n’y a rien hors de lui, de qui toute chose tient l’être, si bien qu’il n’y a rien hors de lui en amour, qui soit lumière, union et louange : il n’y a qu’une seule volonté, un seul amour, une seule opération en deux natures, une seule bonté, grâce à la conjonction qu’opère la force de la transformation d’amour de mon bien-aimé, domaine sans limite du débordement de l’amour divin, amour divin que la volonté divine exerce en moi et pour moi, sans que je la possède.

Chapitre 116. Comment l’âme se réjouit de l’épreuve de son prochain

[L’auteur :] Cette âme voit en son bien-aimé un amour accompli et parfait; aussi ne cherche-t-elle aucune occasion d’avoir son aide, mais elle prend plutôt ses intérêts pour les siens. Elle se réjouit parfois à son insu en sa partie supérieure, qu’elle le veuille ou non, des épreuves de son prochain, car elle voit en son esprit et sait sans son savoir que c’est la voie par laquelle il parviendra au port de son salut.

Cette âme voit sa propre lumière au point sublime où se fait l’union, et ainsi se plaît-elle au plaisir de celui auquel elle est unie; en effet, ses plaisirs sont le salut des créatures. Elle est unie à la volonté de son bien-aimé, et pour autant elle trouve sa joie en sa bonté, du fait de l’accord par lequel sa bonté l’a ainsi unie à lui à l’insu de Raison. Mais par là même, Raison s’aperçoit maintenant de sa joie, et elle lui dit que c’est un péché que de se réjouir de l’épreuve de son prochain : Raison juge toujours selon ce qu’elle sait, car elle veut toujours faire l’œuvre qui lui appartient; mais ici, elle est borgne et ne peut voir assez haut, et c’est pourquoi elle se plaint ainsi à l’âme. Oui, Raison est borgne, on ne peut dire le contraire, car personne ne peut voir les choses élevées s’il ne doit être éternellement; aussi, en toute justice, Raison ne peut voir cela, car il faut que son être disparaisse.

Chapitre 117. Comment cette âme montre qu’elle est l’exemple du salut de toute créature

Le Très-Haut Esprit, qui n’est plus sous la domination de Raison 1 : Mais maintenant, Dieu n’a plus où mettre sa bonté, sinon en moi; il n’a plus où s’abriter convenablement et il ne peut trouver où pouvoir se mettre tout entier, sinon en moi; et en cela, je suis exemple du salut, et non seulement exemple, mais, qui plus est, le salut même de toute créature et la gloire de Dieu. Je vais vous dire comment, pourquoi et en quoi : c’est parce que je suis la somme de tous les maux!

En effet, je contiens par ma nature propre ce qui est mauvais, et je suis donc toute malice; alors que celui qui est la somme de tous les biens, contient en lui-même et par sa nature propre, toute bonté, et il est donc toute bonté. Ainsi suis-je toute malice et lui, il est toute bonté. Or, c’est au plus pauvre que l’on doit faire l’aumône, sous peine de lui enlever ce qui lui appartient de droit; et Dieu ne peut être injuste sans se renier. Aussi sa bonté est-elle moi-même, du fait de ma nécessité et de la justice de sa pure bonté : puisque je suis toute malice et qu’il est toute bonté, il me faut avoir toute sa bonté pour que puisse être absorbée ma malice! Ma pauvreté ne peut s’accommoder de moins! Et sa bonté ne pourrait supporter que je mendie, puisqu’elle est puissante et forte; alors qu’il me faudrait forcément mendier s’il ne me donnait toute sa bonté, car je suis toute malice; et rien de moindre que le comble de l’abondance de toute sa bonté ne peut combler l’abîme de ma propre malice. Par ce moyen, je reçois donc en moi-même toute sa bonté divine, de sa pure bonté et par bonté; je l’ai reçue sans commencement et je la recevrai sans fin, car il a toujours su cette nécessité, et en cela je l’ai toujours reçue dans la science de sa divine sagesse, par le vouloir de sa pure bonté divine et par l’opération de sa divine puissance. Autrement, s’il n’avait pas toujours agi ainsi envers moi, je n’existerais plus. Et c’est en cela que je dis que je suis le salut de toute créature et la gloire de Dieu : de même que le Christ, par sa mort, est le rachat de la multitude et la louange de Dieu le Père, je suis, du fait de ma malice, le salut du genre humain et la gloire de Dieu le Père». En effet, Dieu le Père a donné toute sa bonté à son Fils, et cette bonté de Dieu est donnée à connaître au genre humain dans la mort de son Fils Jésus-Christ, lui qui est éternellement la louange du Père et le rachat de la créature humaine.

L’âme : Je vous dis pareillement que Dieu le Père a répandu en moi toute sa bonté, et qu’il me l’a donnée. Cette bonté de Dieu est donnée à connaître au genre humain par le moyen de la malice; d’où il appert clairement que je suis éternellement la louange de Dieu et le salut de la créature humaine, car le salut de toute créature n’est pas autre chose que la connaissance de la bonté de Dieu : puisque tous auront par moi connaissance de la bonté de Dieu qui me fait cette bonté, elle leur sera donc connue par moi, et elle ne l’aurait jamais été s’il n’y avait eu ma malice. Puisque la bonté divine leur est connue par ma malice, et que leur salut n’est pas autre chose que de connaître la bonté divine, je suis donc cause du salut de toute créature en ce que la bonté de Dieu leur est connue par moi; et puisque la bonté de Dieu est connue par moi, je suis sa seule gloire et sa seule louange, car sa gloire et sa louange ne sont pas autre chose que la connaissance de sa bonté : notre salut et toute sa volonté ne consistent en rien d’autre, en effet, qu’en connaître sa bonté divine, ce dont je suis cause, puisque la bonté de sa pure nature est connue par la malice de ma nature cruelle, et que je n’ai d’autre raison de posséder sa bonté, que ma propre malice.

Je ne puis non plus jamais perdre sa bonté, car je ne puis perdre ma malice; et ce point m’a assuré sans aucun doute de sa pure bonté. Et la seule nature de ma malice m’a ainsi ornée de ce don, et non pas une œuvre de bonté que j’aurais jamais faite ou que quelqu’un aurait pu faire : rien de cela ne me donne réconfort ou espérance, mais seulement ma malice, car c’est par elle que je tiens cette certitude.

Ainsi avez-vous vu — et vous pouvez le voir s’il y a en vous un tant soit peu de lumière — comment, en quoi et pourquoi je suis le salut de toute créature et la gloire de Dieu. Et puisque je reçois toute sa bonté, je suis donc cela même qu’il est par transformation d’amour, car le plus fort transforme en lui le plus faible.

Cette transformation est riche de bien des délices : ils le savent, ceux qui l’ont essayée! Mais si la prunelle de l’œil est ce qu’il y a de plus fragile — elle craint le moindre corps étranger, qu’il soit du feu, du fer ou de la pierre, ce qui serait sa mort —, l’amour divin est encore plus vulnérable à tout ce qu’on peut lui opposer lorsque l’on ne se tient pas toujours à toute la plénitude de son pur vouloir.

Vous pouvez maintenant comprendre comment ma malice est cause de recevoir sa bonté à l’occasion de la nécessité que j’en ai. En effet, Dieu laisse parfois s’accomplir quelque mal pour un plus grand bien qui doit en naître ensuite, et tous ceux qui sont créés par le Père et venus en ce monde, sont descendus de la perfection à l’imperfection pour atteindre la plus grande perfection : là est ouverte la plaie qui va guérir ceux qui étaient blessés à leur insu». Ces gens se sont humiliés d’eux-mêmes et ils ont porté la croix de Jésus-Christ en l’œuvre de bonté par laquelle ils portent la leur.

Chapitre 118. Des sept états de l’âme dévote, que l’on appelle aussi «êtres»

L’âme : J’ai promis, dès qu’Amour eut lancé son emprise, de dire quelque chose des sept états que nous appelons «êtres», car ils sont sept. Ce sont les degrés par où l’on monte de la vallée au sommet de la montagne si isolée que l’on n’y voit que Dieu, et chaque degré est établi en un état particulier.

[L’auteur :] Le premier état, ou degré, c’est que l’âme touchée de Dieu par la grâce et dépouillée de son pouvoir de péché, ait l’intention de garder au prix de sa vie même — autrement dit, dût-elle en mourir — les commandements que Dieu donne en la Loi. Pour autant, cette âme regarde et considère avec grand respect que Dieu lui a commandé de l’aimer de tout son cœur, et son prochain comme elle-même. Cela lui semble bien du travail à côté de ce qu’elle peut faire, et il lui semble que si elle devait vivre mille ans, son pouvoir aurait assez de seulement tenir et garder les commandements.

L’âme libre : En ce point et en cet état, je me suis trouvée jadis un temps. Mais nul ne craint d’arriver au sommet, si son cœur est généreux et intérieurement rempli de noble courage; seul un cœur mesquin n’ose pas entreprendre de grandes choses ni monter plus haut, par manque d’amour : c’est là de la couardise, et elle n’est pas surprenante chez les gens qui demeurent ainsi en une paresse qui ne leur permet pas de chercher Dieu; or, ils ne le trouveront jamais s’ils ne le cherchent pas avec diligence.

[L’auteur :] Le second état, ou degré, c’est que l’âme considère ce que Dieu conseille à ses amis intimes, au-delà de ce qu’il commande; car celui-là n’est pas un ami, qui peut s’écarter d’accomplir tout ce qu’il sait plaire à son ami. Aussi la créature s’abandonne-t-elle elle-même et s’efforce-t-elle d’agir au-dessus de tous les conseils des hommes, dans les œuvres qui mortifient la nature, dans le mépris des richesses, des délices et des honneurs, pour accomplir en perfection les conseils de l’Évangile, ce dont Jésus-Christ est modèle. Aussi ne craint-elle ni la perte de ce qu’elle a, ni les paroles des gens, ni la faiblesse du corps, car son bien-aimé ne les a pas craints, et l’âme envahie par lui ne peut les craindre davantage.

Le troisième état, c’est que l’âme se considère en l’affection d’amour de l’œuvre de perfection, là où son esprit décide, par un bouillonnant désir de l’amour, de multiplier en elle ces œuvres; cela se fait par la subtile connaissance de l’entendement de son amour, qui ne peut offrir à son bien-aimé pour le réconforter, rien d’autre que ce qu’il aime. En effet, rien n’a de prix en amour, que de donner au bien-aimé la chose la plus aimée.

Maintenant, la volonté de cette créature n’aime donc plus que les œuvres de bonté, à travers la difficulté de ses grandes entreprises en tous les travaux dont elle peut repaître son esprit. D’où il lui semble, à juste raison, qu’elle n’aime que les œuvres de bonté; et pour autant, elle ne peut rien donner à Amour si elle ne lui en fait le sacrifice; en effet, nulle mort ne lui serait un martyre, sinon celle qui consiste à s’abstenir de l’œuvre qu’elle aime, c’est-à-dire des délices de son bon plaisir et de la vie selon la volonté qui s’en nourrit. Et c’est pourquoi elle abandonne de telles œuvres où elle trouve de si grandes délices, et met à mort la volonté qui y prenait vie; et elle s’oblige, pour être martyre, à obéir au vouloir d’autrui en s’abstenant d’œuvre et de vouloir, et en accomplissant le vouloir d’autrui pour détruire son vouloir. Et cela est plus difficile, beaucoup plus difficile, que les deux états susdits, car il est plus difficile de vaincre les œuvres du vouloir de l’esprit que de vaincre la volonté du corps ou de faire la volonté de l’esprit. Aussi faut-il se broyer soi-même, en se cassant et en se brisant soi-même, et élargir ainsi la place où Amour voudra se tenir; et il faut s’encombrer soi-même de plusieurs états pour se désencombrer et pour atteindre son état.

Le quatrième état, c’est que l’âme soit absorbée par élévation d’amour en délices de pensée grâce à la méditation, et qu’elle soit détachée de tous les travaux du dehors et de l’obéissance à autrui grâce à l’élévation de la contemplation; cela rend l’âme si fragile, si noble et si délicieuse, qu’elle ne peut supporter que rien la touche, sinon l’attouchement du pur délice d’Amour dont elle jouit avec une grâce singulière. Cet attouchement la rend orgueilleuse en abondance d’amour, car elle en est maîtresse grâce à l’éclat, c’est-à-dire grâce à la clarté, de son âme qui la remplit merveilleusement d’amour, en une grande foi et par la concorde de l’union qui l’a mise en possession de ses délices.

L’âme prétend alors qu’il n’y a pas de vie plus haute que de posséder cela, dont elle a seigneurie; en effet, Amour l’a si grandement rassasiée de ses délices, qu’elle ne croit point que Dieu puisse faire ici-bas à une âme un don plus grand que cet amour qu’Amour a répandu en elle par amour.

Oui, il n’est pas surprenant que cette âme soit envahie, car Amour Gracieux l’enivre complètement, si fort qu’il ne la laisse rien comprendre d’autre que lui, en raison de la force dont Amour la délecte. Et pour autant, l’âme ne peut apprécier un autre état; en effet, la grande clarté d’Amour a tellement ébloui sa vue, qu’elle ne lui laisse rien voir au-delà de son amour. Mais là, elle se trompe, car il y a deux autres états que Dieu donne ici-bas, et qui sont plus grands et plus nobles que celui-ci; mais Amour a trompé bien des âmes à cause de la douceur de la jouissance de son amour, qui envahit l’âme dès qu’elle s’en approche! Et nul ne peut s’opposer à cette force : cela, l’âme le sait, qui, par fin amour, a exalté Amour au-delà d’elle-même.

Le cinquième état, c’est que l’âme considère que Dieu est, lui qui est et dont toute chose tient d’être, et qu’elle-même n’est pas et n’est donc pas ce dont toute chose tient d’être. Et ces deux considérations lui donnent un étonnement émerveillé : elle voit qu’il est toute bonté, celui qui a mis une volonté libre en elle qui n’est pas, sinon comme entière malice.

Maintenant que la bonté divine a mis en l’âme une volonté libre par pure bonté divine, ce qui n’est pas — si ce n’est comme malice et qui est donc entièrement malice — contient en soi la volonté libre de l’être de Dieu, de lui qui est l’Être et qui veut que ce qui n’a point d’être ait l’être en ce don qu’il lui fait. Et c’est pourquoi la divine bonté répand devant elle, par le mouvement de la lumière divine, un débordement qui ravit l’âme. Ce mouvement de la lumière divine, répandu en lumière au-dedans de l’âme, montre à son vouloir l’égalité d’âme de ce qui est et lui donne la connaissance de ce qui n’est pas, afin de l’ôter du lieu d’où il est et où il ne doit pas être, et de le remettre là où il n’est pas et d’où il est venu, là où il doit être.

Maintenant, ce Vouloir voit donc, par la lumière du débordement de la lumière divine (lumière qui se donne à ce Vouloir pour le remettre en Dieu, car il ne peut s’y rendre sans elle), qu’il ne peut de lui-même profiter s’il ne se sépare de son vouloir propre; en effet, sa nature est mauvaise, du fait de l’inclination qui la porte au néant', et le vouloir l’a réduit à moins que rien. Aussi l’âme voit-elle cette inclination et cette perdition du néant de sa nature et de son vouloir propre, et ainsi voit-elle dans la lumière que son Vouloir doit vouloir le seul vouloir divin, et nul autre, et que c’est pour cela que lui fut donné ce Vouloir. Et c’est pourquoi l’âme se retire du vouloir propre, et le Vouloir se retire de cette âme pour se remettre en Dieu, pour se donner et se rendre à lui là où il fut pris à l’origine, sans rien retenir de soi en propre, afin d’accomplir la parfaite volonté divine; celle-ci ne peut être accomplie en l’âme sans ce don, à moins d’être soit en guerre, soit en défaillance; et ce don opère en elle cette perfection et la transforme ainsi en la nature d’Amour, qui la délecte d’une paix achevée et la rassasie d’une nourriture divine. Pour autant, elle n’a plus garde de guerroyer en sa nature, car son vouloir est remis dépouillé là où il fut pris et là où il doit être par justice; alors qu’elle était toujours en guerre tant qu’elle retenait en elle le Vouloir hors de son être.

Maintenant, cette âme est donc «rien», car elle voit par l’abondance de la connaissance divine son néant qui la rend nulle et la réduit à néant. Et ainsi est-elle tout entière, car elle voit par la profondeur de la connaissance de sa malice, laquelle est si profonde et si grande qu’elle n’y trouve ni commencement, ni mesure, ni fin, mais un abîme abyssal et sans fond; c’est là qu’elle se trouve sans se trouver et sans rencontrer de fond. En effet, il ne se trouve pas, celui qui ne peut s’atteindre; et plus il se voit en cette connaissance de sa malice, plus il connaît en vérité qu’il ne peut la connaître, pas même du moindre point qui fait de cette âme un abîme de malice, un gouffre où elle s’abrite et se répand, comme le péché dans le déluge, lui qui contenait toute perdition. Voilà comment cette âme se voit sans le voir. Mais qui donc la fait voir à elle-même? C’est la profondeur d’Humilité, qui la place sur le trône 8 et règne sans orgueil : là, l’orgueil ne peut point pénétrer, puisqu’elle se voit elle-même sans se voir. Et ce non-voir lui fait se voir parfaitement elle-même.

Maintenant, cette âme est établie au bas-fond, là où il n’y a pas de fond, ce qui fait que ce soit si bas; et cet abaissement lui fait voir très clairement le vrai soleil de la bonté très haute, car elle n’a rien qui l’empêche de le voir. Cette divine bonté se montre à elle par la bonté qui l’absorbe, la transforme et l’unit par union de bonté en la pure bonté divine, dont Bonté est maîtresse. Et la connaissance des deux natures dont nous avons parlé, à savoir de la divine bonté et de sa malice, est la science qui l’a dotée de cette bonté. Et parce que l’Époux de sa jeunesse ne veut qu’une seule chose, lui qui est un, Miséricorde a fait la paix avec la ferme Justice en ayant transformé cette âme en sa bonté. Aussi est-elle à la fois tout entière et pas du tout, car son bien-aimé la fait une.

Maintenant, cette âme est tombée d’amour en néant, un néant sans lequel elle ne peut être tout entière. Cette chute est tellement profonde, si elle est bien tombée, que l’âme ne peut se relever d’un tel abîme; elle ne doit d’ailleurs pas le faire, mais plutôt y demeurer : c’est là que l’âme perd son orgueil et sa jeunesse, car son esprit est désormais un vieillard qui ne la laisse plus à la jouissance et à la frivolité. En effet, le Vouloir s’est retiré d’elle, lui qui la rendait souvent, par sentiment d’amour, fière, orgueilleuse et possessive en l’élévation de la contemplation du quatrième état. Mais le cinquième état l’a mise à point en la montrant à elle-même. Maintenant, elle voit par elle-même et connaît la bonté divine, connaissance qui lui fait se voir elle-même en retour; et ces deux visions lui ôtent la volonté, le désir et l’œuvre de bonté, si bien qu’elle est tout entière en repos et mise en possession d’un état de liberté qui la repose de toutes choses en une noblesse excellente.

Le sixième état, c’est que l’âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d’humilité qu’elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par Sa Majesté divine qui illumine «cette âme de lui-même, si bien qu’elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même, lui qui est et dont toute chose tient d’être. Ce qui est, c’est Dieu même, et pour autant, elle ne voit rien qu’elle-même, car qui voit ce qui est, ne voit que Dieu même se voyant en cette âme même par Sa Majesté divine. Alors l’âme est au sixième état, affranchie de toute chose, pure et illuminée — mais non glorifiée, car la glorification est au septième état; nous le posséderons dans la gloire et nul ne peut en parler. Cependant, cette âme ainsi pure et éclairée ne voit ni Dieu ni elle-même, mais Dieu se voit par lui-même en elle, pour elle, sans elle. Et Dieu lui montre qu’il n’y a rien qui puisse être hors de lui. C’est pourquoi elle ne connaît que lui, si bien qu’elle n’aime que lui et ne loue que lui, car il n’y a rien qui puisse être hors de lui. En effet, ce qui est, est par sa bonté; et Dieu aime sa bonté, quelque part qu’il en ait donnée par bonté; et sa bonté donnée, c’est Dieu même, et Dieu ne peut se retirer de sa bonté sans qu’elle lui demeure; c’est pourquoi ce qui est, est bonté, et la bonté est ce que Dieu est. Et pour autant, la Bonté se voit par sa bonté dans la lumière divine du sixième état où l’âme est illuminée. Ainsi n’y a-t-il rien qui soit hors de celui qui est et qui se voit en cet être par Sa Majesté divine, dans la transformation d’amour de la bonté répandue et remise en lui. Et pour autant, il se voit par lui-même en cette créature sans rien lui donner en propre : tout lui est propre et est lui-même en propre». Tel est le sixième état que nous avions promis de dire aux auditeurs dès qu’Amour eut lancé son emprise «; et Amour a de lui-même payé cette dette dans sa haute noblesse.

Quant au septième état, Amour le garde en lui pour nous le donner en gloire éternelle : nous n’en aurons pas connaissance jusqu’à ce que notre âme ait laissé notre corps.






JULIENNE DE NORWICH

UNE RÉVÉLATION DE L’AMOUR DE DIEU

Version brève des Seize Révélations de l’Amour divin56


I LES TROIS DÉSIRS DE JULIENNE

Je désirais trois grâces, par le don de Dieu. La première était d’acquérir l’intelligence de la Passion du Christ. La seconde était une maladie corporelle. La troisième, de recevoir, par le don de Dieu, trois blessures.

Quant à la première grâce : cela me vint à l’esprit avec dévotion. Il me semblait que j’éprouvais un grand sentiment pour la Passion du Christ, mais je désirais le voir croître encore, par la grâce de Dieu. Il me semblait que j’aurais aimé avoir été à ce moment-là avec Marie-Madeleine et les autres qui aimaient Jésus; alors j’aurais pu voir, de mes yeux de chair, la Passion de notre Seigneur qu’Il souffrit pour moi, si bien que j’aurais pu souffrir avec Lui comme les autres qui L’aimaient.

Bien que j’eusse une foi fervente en toutes les souffrances du Christ, telles que la Sainte Église les montre et enseigne (et aussi les images du Crucifié faites, par la grâce de Dieu, en conformité avec l’enseignement de la Sainte Église, à la ressemblance de la Passion du Christ — pour autant qu’il est possible à l’habileté de l’homme), malgré cette foi authentique, je désirais une vision corporelle qui me fît mieux connaître les souffrances corporelles de notre Seigneur et Sauveur, et la compassion de notre Dame et de tous Ses véritables amis qui ont cru en Ses souffrances à ce moment-là et par la suite; car j’aurais été l’une d’entre eux et j’aurais souffert avec eux.

D’autre vision ou révélation de Dieu, je n’en désirais plus jamais aucune jusqu’à ce que mon âme se sépare de mon corps (car j’avais une ferme confiance que je serais sauvée). Mon désir était d’avoir, à cause de cette révélation, une intelligence d’autant plus vraie de la Passion du Christ.

Quant à la seconde grâce : il me vint à l’esprit, avec contrition, librement, sans l’avoir du tout cherché, un désir ardent de recevoir, de la main de Dieu, une maladie corporelle. Je la désirais grave, jusqu’à la mort même, si bien qu’en telle maladie je puisse recevoir tous les sacrements de la Sainte Église, estimant que j’allais mourir. Et je voulais que toute personne qui me vît pensât de même. Car je désirais ne recevoir de réconfort d’aucun être charnel ou terrestre. En cette maladie, je désirais éprouver toutes sortes de souffrances corporelles et spirituelles, telles que si j’avais été à la mort : toutes les frayeurs, toutes les tentations des démons et tout ce qu’ils font endurer, hormis le départ de l’âme. J’espérais que cela hâterait pour moi l’heure où je viendrais à mourir, car je désirais être bientôt avec mon Dieu.

À ces deux désirs — de la Passion et de la maladie —, j’avais mis une condition, car ils sortaient, me semblait-il, du domaine habituel de la prière. Je disais donc : «Seigneur, tu sais ce que je voudrais. Si c’est Ta volonté que je l’obtienne, accorde-le moi; et si telle n’est pas Ta volonté, bon Seigneur, n’en sois pas fâché, car je ne veux rien d’autre que ce que Tu veux.» Cette maladie, je désirais intérieurement en être atteinte quand j’aurais trente ans.

Quant à la troisième grâce : j’avais entendu un homme d’Église narrer l’histoire de sainte Cécile; de cette narration j’avais retiré que, blessée à la gorge de trois coups d’épée, elle avait décliné jusqu’à la mort. Émue de ce trait, j’en conçus un vif désir, et priai notre Seigneur Dieu qu’Il voulût m’accorder durant ma vie trois blessures, à savoir, la blessure de la contrition, la blessure de la compassion et la blessure d’une soif ardente de Dieu. Et tout comme j’avais demandé les deux autres grâces à une condition, la troisième, elle, je la demandai sans condition aucune.

Les deux désirs dont j’ai parlé me passèrent de l’esprit, et le troisième demeurait en moi continuellement.

Et il me fut répondu, en ma raison, et par les souffrances que je ressentais, que j’allais mourir. Et j’acquiesçai pleinement, de toute la volonté de mon cœur, à la volonté de Dieu.

II MALADIE ET DERNIERS SACREMENTS

Lorsque j’eus atteint trente ans et demi, Dieu m’envoya une maladie corporelle, qui me tint alitée trois jours et trois nuits. La quatrième nuit, je reçus tous les sacrements de la Sainte Église et je pensai que je ne vivrais pas jusqu’à l’aube.

Après cela, je languis encore deux jours et deux nuits, et la troisième nuit je pensai à maintes reprises que j’allais mourir, et les personnes qui m’entouraient le pensaient aussi. Mais alors j’étais bien désolée et répugnais à mourir (non qu’il y eût chose sur terre qui me donnât envie de vivre, ni que je craignisse quelque chose; car j’avais confiance en Dieu). Mais c’était que j’aurais voulu vivre encore pour aimer Dieu davantage et plus longtemps, que j’aurais pu — par la grâce de cette vie — avoir plus grande connaissance et amour de Dieu dans la béatitude du ciel, car tout le temps que j’avais vécu ici-bas était, me semblait-il, si peu et si bref en regard de la béatitude éternelle. Je pensai : «Bon Seigneur, ma vie ne peut-elle être plus longue pour Ta gloire?»

Je souffris ainsi jusqu’au jour, et alors toute la partie inférieure de mon corps me semblait morte. On me souleva pour me redresser, le dos appuyé, avec des oreillers sous la tête, afin que j’aie le cœur plus libre pour m’unir à la volonté de Dieu et penser à Lui tant que ma vie se prolongerait.

Les personnes qui m’entouraient envoyèrent chercher le prêtre, mon curé, pour qu’il assiste à mes derniers moments. Il vint, accompagné d’un enfant, et apporta un crucifix. Déjà mes yeux étaient fixes et je ne pouvais plus parler. Le prêtre plaça le crucifix devant mon visage et dit : «Ma fille, je t’ai apporté l’image de ton Sauveur. Regarde-la et sois-en réconfortée en révérant Celui qui est mort pour toi et pour moi». Il me semblait que j’étais bien comme j’étais, car mes yeux étaient dirigés vers le haut, vers le ciel où j’espérais aller. Mais néanmoins je consentis à fixer les yeux sur la Face du Crucifix, afin de souffrir de mon mieux jusqu’à l’heure de ma propre mort; car il me semblait que je pourrais mieux supporter mes souffrances en Le regardant qu’en regardant vers le ciel. Après cela ma vue commença à s’affaiblir et il faisait tout noir autour de moi dans la chambre, et ténébreux comme si c’était la nuit, si ce n’est que l’image de la croix restait normalement éclairée. Et, je ne savais comment, tout hors la croix était pour moi aussi terrifiant que s’il y avait eu foule de démons.

Après cela, la partie supérieure de mon corps commença à mourir; mes mains tombèrent de chaque côté et, de faiblesse, ma tête aussi s’affaissa de côté. La plus grande souffrance que j’éprouvais venait de ma respiration haletante et de la défaillance de mes forces. Alors je pensai véritablement que j’étais sur le point de mourir.

Et voici que, soudainement, toute souffrance me quitta : j’étais tout à fait comme j’ai toujours été auparavant ou par la suite, et spécialement dans la partie supérieure de mon corps. Je m’émerveillai de ce changement, car il me semblait être l’œuvre mystérieuse de Dieu et non celle de la nature; cependant, ce sentiment de bien-être ne me fit pas escompter le moins du monde que j’allais vivre, et il n’était pas pour moi un véritable bien-être, car il me semblait que j’aurais bien préféré être délivrée de ce monde, et mon cœur s’en tenait là.

III RÉCONFORT CONTRE LA TENTATION

Soudain il me revint en mémoire que je désirais une seconde blessure, par le don de Dieu et par Sa grâce, à savoir : qu’Il veuille bien emplir mon corps de l’intelligence et du sentiment de Sa bienheureuse Passion, comme je L’en avais prié précédemment. Car je voulais que Ses souffrances soient mes souffrances, avec compassion et soif de Dieu. Il me semblait donc que je pourrais, avec Sa grâce, recevoir ces blessures que j’avais désirées précédemment. Toutefois je n’ai jamais désiré de Dieu ni vision corporelle ni aucune sorte de révélation, mais seulement une compassion comme il me semblait que toute âme aimante peut en éprouver envers notre Seigneur Jésus, qui par amour voulut devenir un homme mortel. Je désirais souffrir avec Lui — tant que je vivais en ce corps mortel, selon que Dieu m’en ferait la grâce.

C’est alors que je vis, tout à coup, le sang vermeil couler goutte à goutte de sous la couronne d’épines, tout chaud, frais, abondant, et comme vivant, exactement comme il était, me semblait-il, au moment où l’on enfonça la couronne d’épines sur Sa bienheureuse tête, exactement ainsi que Lui, à la fois Dieu et homme, l’avait souffert pour moi. Je saisis vraiment et avec force que c’était Lui-même qui me montrait cela sans aucun intermédiaire, et je dis alors : Benedicite! Dominus. Je le dis avec révérence, d’une voix forte. J’étais tellement étonnée du prodige et de la merveille qui m’arrivaient : qu’Il fût si intime avec une créature pécheresse vivant en cette misérable vie mortelle.

Je compris que, en ce moment, notre Seigneur Jésus, dans son amour si courtois, voulait me réconforter avant l’heure de la tentation — car il me serait bon, me semblait-il, d’être, avec la permission de Dieu et sous sa protection, tentée par les démons avant de mourir — et dans cette vision de Sa bienheureuse Passion, avec la Divinité que je voyais en mon entendement, je vis qu’il y avait là, certes! assez de force pour moi, et pour toutes les créatures qui seraient sauvées, contre tous les démons de l’enfer et contre tous les ennemis spirituels.

IV DIEU : IL NOUS CRÉE, NOUS AIME, NOUS GARDE.

Au moment même où je percevais cette vision corporelle57, notre Seigneur me montra une vision spirituelle de son amour intime. Je vis qu’Il est pour nous tout ce qu’il y a de bon et réconfortant pour notre salut. Dans son amour, Il nous est un vêtement. Il nous couvre et nous enveloppe, nous embrasse et nous étreint; Il étend sur nous Ses ailes, dans un tendre amour : Il ne peut nous abandonner. Oui, dans cette vision je vis vraiment qu’Il est tout ce qu’il y a de bon; je le vis en mon entendement.

Alors Il me montra une petite chose, de la grosseur d’une noisette, reposant dans le creux de ma main, et à ce qu’il me semble c’était rond comme une boule. Je la considérai et pensai : «Qu’est-ce que cela peut être?» Et il me fut ainsi répondu, de manière générale : «C’est tout ce qui est créé.» Et je m’étonnai que cela puisse subsister, car il me semblait que cela pouvait être anéanti en un clin d’œil, tant c’était petit. Et il me fut répondu en mon entendement : «Cela subsiste et subsistera toujours parce que Dieu l’aime, et ainsi tout ce qui est tient son être de l’amour de Dieu.»

Dans cette petite chose, je vis trois propriétés. La première est que Dieu l’a créée; la seconde est qu’Il l’aime; la troisième est que Dieu la garde. Mais qu’est-ce à dire pour moi? En vérité, qu’Il m’a créée, qu’Il m’aime, qu’Il me garde. Car tant que je ne lui serai pas substantiellement unie, je ne pourrai jamais connaître amour, repos ni bonheur véritable. C’est-à-dire jusqu’à ce que je lui sois si attachée qu’il n’y ait absolument rien de créé entre mon Dieu et moi. Et qui opérera cette œuvre? En vérité, Lui-même, par Sa miséricorde et Sa grâce, car Il m’a créée pour cela et pour cela m’a très miséricordieusement restaurée.

Alors, Dieu présenta notre Dame à mon entendement. Je la vis spirituellement, sous une forme corporelle, une jeune fille simple et douce, jeune, telle qu’elle était lorsqu’elle conçut. Dieu me montra également quelque chose de la sagesse et de la droiture de son âme; d’où je compris le regard plein de révérence avec lequel elle regardait son Dieu qui est son Créateur, s’émerveillant avec grande révérence que Celui qui est son Créateur fût né d’elle. Car tel était son émerveillement : que Celui qui était son Créateur fût né d’elle, simple créature de Ses mains. Et cette sagesse si droite, cette connaissance de la grandeur de son Créateur et de sa propre petitesse de créature, lui fit répondre avec douceur à l’Ange Gabriel : «Me voici, servante du Seigneur».

Dans cette vision, je vis vraiment qu’elle est plus grande que tout ce que Dieu a créé au-dessous d’elle en dignité et plénitude de grâce. Oui, au-dessous d’elle il n’est rien de créé, si ce n’est la bienheureuse Humanité du Christ.

Cette petite chose, qui est créée, qui est au-dessous de notre Dame Sainte Marie, Dieu me la montra aussi petite qu’une noisette. Il me semblait qu’elle aurait pu être réduite à rien, tant elle était petite.

En cette bienheureuse révélation, Dieu me montra un triple néant; et voici le premier qu’Il me montra — et ceci, il faut que tout homme, toute femme qui désire vivre la vie contemplative en ait connaissance : il leur faut tenir pour un néant tout le créé pour avoir l’amour de Dieu qui est incréé. Car voilà la raison pour laquelle ceux qui sont absorbés tout entier dans les affaires terrestres, et cherchent toujours plus de bien-être en ce monde, ceux-là ne sont pas à Lui, ni en leur cœur, ni en leur âme : ils mettent leur amour et cherchent leur repos dans cette chose qui est si petite, en laquelle il n’y a pas de repos, et ne connaissent pas Dieu qui est Toute-Puissance, Toute-Sagesse et Toute-Bonté. Car Il est le vrai repos.

Dieu veut être connu et il Lui plaît que nous trouvions en Lui notre repos. Car rien au-dessous de Lui ne nous suffit; et c’est pourquoi nulle âme n’a de repos que tout le créé ne soit pour elle un néant. Quand, par amour, elle a été totalement dépouillée pour posséder Celui qui est tout ce qu’il y a de bon, alors elle est capable de recevoir un repos spirituel.

V DIEU EST TOUT CE QU’IL Y A DE BON

Dans le même temps où notre Seigneur me montrait, en une vision spirituelle, ce que je viens de dire, je voyais se prolonger la vision corporelle — le sang qui coulait abondamment de Sa tête. Et tant que je vis cela, je répétai, à plusieurs reprises, Benedicite Dominus.

Dans cette première révélation de notre Seigneur, je vis six choses en mon entendement :

La première : les marques de Sa bienheureuse Passion et l’abondante effusion de Son précieux Sang.

La seconde : la Vierge, qui est Sa mère tant-aimée.

La troisième : la bienheureuse Divinité qui toujours a été, qui est, et toujours sera, Toute-Puissance, Toute-Sagesse et Tout-Amour.

La quatrième : tout ce qu’Il a fait; c’est grand et beau, immense et bon, mais si cela paraissait à mes yeux tellement petit, c’est que je le voyais en présence du Créateur, «car à une âme qui voit le Créateur de toutes choses, tout ce qui est créé semble infiniment petit».

La cinquième : c’est par amour qu’Il a créé tout ce qui est créé, et tout est gardé dans le même amour et le sera toujours, à jamais, comme il a été dit précédemment.

La sixième : c’est que Dieu est tout ce qu’il y a de bon; et ce qu’il y a de bon en toutes choses, c’est Lui.

Et tout ceci, notre Seigneur me le montra dans la première vision, et Il me donna le temps et le loisir de contempler.

La vision corporelle cessa et la vision spirituelle demeura en mon entendement; je restai avec une crainte pleine de révérence, toute joyeuse de ce que j’avais vu et désireuse, autant que je l’osais, d’en voir plus, si c’était Sa volonté, ou de voir cette même vision se prolonger encore.

VI CONTEMPLER JÉSUS QUI EST NOTRE MAÎTRE À TOUS

Tout ce que je dis de moi-même, je le dis au nom de tous mes frères-chrétiens car, dans la révélation spirituelle de notre Seigneur, j’ai appris qu’Il l’entend ainsi. Et c’est pourquoi je vous prie tous pour l’amour de Dieu, et vous conseille pour votre propre profit, d’oublier la misérable créature, terrestre et pécheresse, à qui cela fut montré, et de tourner, avec force, sagesse, amour et douceur, votre regard vers Dieu qui, dans son amour si courtois et sa bonté infinie, voulut révéler cette vision de manière générale, pour notre réconfort à tous. Et vous qui entendez et voyez cette vision et cet enseignement, qui vient de Jésus-Christ pour l’édification de vos âmes, c’est la volonté de Dieu et mon désir que vous le receviez avec grande joie et satisfaction, comme si Jésus vous l’avait révélé à vous-mêmes ainsi qu’Il l’a fait pour moi.

Je ne suis pas meilleure du fait de cette révélation, mais seulement si j’en aime Dieu d’autant mieux; et ainsi peut, et ainsi doit faire quiconque la voit et l’entend avec bonne volonté et intention droite. Et tel est mon désir : qu’elle soit pour chacun d’eux du même profit que j’en espérais pour mon compte.

Dieu m’avait incitée à cela lors de ma première vision, car puisque nous sommes tous un, la révélation nous est commune à tous. Je suis certaine de l’avoir vue au profit de beaucoup d’autres, car en vérité, il ne m’a pas été montré que Dieu m’aimât mieux que la plus petite âme qui est en état de grâce. Je suis certaine qu’il y en a des quantités qui n’ont jamais eu vision ni révélation, si ce n’est par l’enseignement commun de la Sainte Église, et qui aiment Dieu mieux que moi. Car si je ne considère que moi-même, en particulier, je ne suis absolument rien, mais en général, je suis en union de charité avec tous mes frères-chrétiens; car en cette union de charité se trouve la vie de toute l’humanité qui sera sauvée.

Oui, Dieu est tout ce qu’il y a de bon, et Dieu a créé tout ce qui est créé, et Dieu aime tout ce qu’Il a créé. Aussi, si un homme ou une femme refuse son amour à l’un de ses frères-chrétiens, il n’aime strictement rien, car il n’aime pas tout; en ce cas, il n’est donc pas sauf, car il n’est pas dans la paix. Celui qui aime ses frères-chrétiens en général aime tout ce qui existe. Car dans l’humanité qui sera sauvée est inclus tout ce qui existe, tout ce qui est créé, et Celui qui a tout créé. Car en l’homme il y a Dieu et ainsi en l’homme il y a tout. Celui, donc, qui aime tous ses frères-chrétiens en général, celui-là aime tout; et celui qui aime ainsi est sauf. Et c’est ainsi que je veux aimer, et c’est ainsi que j’aime et c’est ainsi que je suis sauve (je parle ici au nom de mes frères-chrétiens); et plus j’aime de cet amour alors que je suis ici-bas, plus je suis proche de la béatitude que j’aurai dans le ciel éternellement, c’est-à-dire Dieu qui, dans Son amour infini, voulut devenir notre Frère et souffrir pour nous.

Je suis sûre que si quelqu’un le comprend ainsi, il s’en trouvera véritablement instruit et puissamment réconforté s’il avait besoin de réconfort. Mais Dieu défend que vous disiez ou croyiez que j’enseigne en maître, car ce n’est pas mon intention et ne l’a jamais été. Car je suis une femme, illettrée, faible et frêle. Mais je sais bien ce que je dis. Je le dis sur révélation de Celui qui est le Souverain Maître — et vraiment la charité me presse de vous en parler, car je voudrais que Dieu soit connu et mes frères-chrétiens aidés (comme je voudrais l’être moi-même) à posséder une plus grande haine du péché et un plus grand amour pour Dieu. Parce que je suis une femme, croirais-je donc que je ne dois pas vous parler de la bonté de Dieu, puisque j’ai vu en même temps que c’est Sa volonté qu’elle soit connue? Et que vous verrez bien d’après ce qui va suivre si ce fut bien et correctement perçu. Alors bientôt, vous m’oublierez — moi qui suis misérable et fais en sorte de ne pas vous gêner — et vous contemplerez Jésus qui est notre Maître à tous.

Je parle de ceux qui seront sauvés, puisqu’alors Dieu ne m’a rien montré d’autre. Mais en toutes choses je crois selon ce qu’enseigne la Sainte Église, car, en cette bienheureuse révélation de notre Seigneur, je voyais toutes choses comme ne faisant qu’un avec l’enseignement de la Sainte Église au regard de Dieu; et je n’y ai jamais rien trouvé (je veux dire, dans cette révélation) qui m’ait causé un dommage ou détournée de l’enseignement véridique de la Sainte Église.

VII TOUS NOUS SOMMES UN DANS L’AMOUR

Tout ce bienheureux enseignement de notre Seigneur Dieu me fut montré de trois manières, à savoir : par vision corporelle, par des paroles formées en mon entendement, et par vision spirituelle. La vision spirituelle, je ne puis ni ne saurais vous l’exposer aussi clairement et intégralement que je le souhaiterais, mais j’ai confiance que Dieu notre Seigneur Tout-Puissant, dans Sa bonté et Son amour pour vous, vous la fera saisir plus spirituellement et suavement que je ne puis ou ne saurais le dire. Puisse-t-il en être ainsi, car tous nous sommes un dans l’amour.

En tout ceci j’étais vivement poussée par la charité envers mes frères-chrétiens, afin que tous puissent voir et savoir ce que je voyais; et je désirais que cela leur soit un réconfort comme ce l’était pour moi. Car cette vision m’était montrée pour mes frères-chrétiens en général et non pour moi seule en particulier. De tout ce que je vis, voici ce qui fut pour moi le plus grand réconfort : que notre Seigneur fût si intime et si courtois. Et ceci me remplit l’âme de contentement et de sécurité.

Je dis alors aux personnes qui m’entouraient : «C’est pour moi aujourd’hui le Jour du Jugement». Je le dis parce que je pensais que j’allais mourir et que le jour où meurt un homme ou une femme, il est jugé pour l’éternité. Je le dis, car je désirais qu’elles aiment Dieil davantage et qu’elles fassent moins de cas des vanités du monde; et pour leur faire considérer que cette vie est brève, comme elles pouvaient le voir en mon cas; car, à ce moment-là, je me voyais déjà morte.

VIII TOUT CE QUI EST FAIT EST BIEN FAIT

Après cela, je vis de mes yeux corporels la Face du crucifix devant moi, où je contemplais continuellement quelque chose de la Passion : mépris, crachats, Son Corps souillé, Sa bienheureuse Face frappée de coups et tant de langueurs et de souffrances — plus que je n’en saurais dire; et puis un fréquent changement de couleur. À un moment, toute Sa bienheureuse Face était couverte de sang séché. Ceci, je le voyais corporellement, mais obscurément et confusément; et je désirai plus de lumière corporelle afin de voir plus distinctement et il me fut répondu en ma raison que si Dieu voulait m’en montrer plus, Il le ferait, et que je n’avais besoin d’autre lumière que Lui.

Et après cela, je vis Dieu en un point; ceci, en mon entendement; et par là je vis qu’Il est en toutes choses. Je fixais avec attention, saisissant et comprenant en cette vision qu’Il fait tout ce qui est fait. Je m’émerveillai à cette vue, avec une douce crainte, et je pensai : «Qu’est-ce que le péché?» Car je voyais vraiment que Dieu fait toute chose, si petite soit-elle, que rien n’arrive par pur hasard, mais par l’éternelle providence de la sagesse de Dieu; c’est pourquoi il me fallait admettre que tout ce qui est fait est bien fait. De plus j’étais certaine que Dieu n’a pas fait le péché, aussi me sembla-t-il que le péché est un néant. Car en tout ceci le péché ne m’a pas été montré. Et je ne voulus pas m’y attarder plus longtemps, mais regarder notre Seigneur et ce qu’Il me montrerait. C’est une autre fois que Dieu me montra ce qu’est le péché, à nu, en lui-même, comme je le dirai plus loin.

Et après cela je vis, en regardant, le sang couler abondamment de Son corps, chaud, frais, et comme vivant, exactement comme je l’avais vu précédemment couler de Sa tête. Il perlait dans les sillons creusés par les verges; je le voyais ruisseler avec une telle abondance qu’il aurait, me semblait-il, inondé le lit et se serait répandu tout alentour s’il en avait été ainsi en réalité. Dieu a créé des eaux abondantes sur la terre pour notre service et pour le bien-être de nos corps, à cause du tendre amour qu’Il a pour nous. Il lui plaît mieux encore que nous nous plongions entièrement dans Son bienheureux Sang pour nous laver du péché. Car il n’est aucune boisson créée qu’Il aime autant nous donner — ce Sang est si abondant, et il est de notre nature.

Après cela, avant de me montrer encore Ses blessures, Dieu me permit de contempler à loisir à la fois tout ce que j’avais vu et tout ce qui y était contenu. Et alors, sans aucun son de voix ni mouvement de lèvres, cette parole se forma en mon âme : «Avec ceci le démon est vaincu». Notre Seigneur disait ceci de Sa Passion, comme Il me l’avait montré précédemment.

Alors notre Seigneur me mit en l’esprit et me montra un peu de la malice du démon et la totalité de son impuissance. Bien qu’Il m’eût révélé que la Passion est la victoire sur le démon, Dieu me montra que le démon a maintenant la même malice qu’avant l’Incarnation, et si dur qu’il peine, c’est continuellement qu’il voit toutes les âmes élues lui échapper glorieusement : c’est son grand chagrin. Car tout ce que Dieu lui permet de faire tourne à notre joie et à sa honte et détriment. Et il a aussi grand chagrin quand Dieu lui donne licence de travailler que lorsqu’il ne travaille point, parce qu’il ne peut jamais faire autant de mal qu’il le veut — car sa puissance est toute verrouillée dans la main de Dieu. Je vis aussi notre Seigneur méprisant sa malice et le réduisant à néant, et Il veut que nous fassions de même. À cette vue, je ris de bon cœur, ce qui fit rire aussi les personnes qui m’entouraient, et leur rire me fit plaisir. Je pensai : «Je voudrais que mes frères-chrétiens aient vu ce que j’ai vu et qu’ils en aient tous ri avec moi.» Mais je ne vis pas le Christ rire. Néanmoins il Lui plaisait que nous riions de réconfort et nous réjouissions en Dieu de ce que le démon est vaincu.

Après cela je devins d’humeur plus grave et dis : «Je vois! Je vois trois choses : lutte, mépris, ferveur. Je vois une lutte puisque le démon est vaincu; je vois du mépris parce que Dieu le méprise et qu’il sera méprisé; et je vois de la ferveur : il est vaincu par la Passion de notre Seigneur Jésus Christ et par Sa mort qui fut accomplie avec tant de ferveur et par si dur labeur!»

IX DIEU NOUS PROTEGE TOUJOURS PAREILLEMENT DANS LA CONSOLATION ET LA DÉSOLATION

Après cela notre Seigneur dit : «Je te remercie pour ton service et pour ton labeur, tout spécialement dans ta jeunesse.»

Dieu me montra trois degrés de béatitude, que recevra dans le ciel toute âme qui L’aura servi avec ardeur, en quelque façon, sur la terre. Le premier degré est le glorieux remerciement de notre Seigneur, qu’elle recevra quand elle sera délivrée de la souffrance. Ce remerciement est si élevé et si glorieux qu’il lui semblera en ëtre comblé, comme s’il ne se trouvait pas d’autre béatitude. Car il me semble que toute la peine et le labeur que pourraient endurer tous les hommes ensemble ne sauraient mériter le remerciement qu’en recevra un seul homme ayant servi Dieu de tout son cœur.

Quant au second degré : toutes les créatures bienheureuses qui sont au ciel verront ce remerciement glorieux de notre Seigneur, et le service qui Lui aura été rendu sera porté à la connaissance de tous ceux qui sont au ciel.

Et quant au troisième : neuf et délicieux comme il est reçu alors, ainsi se prolongera-t-il sans fin. Je vis que, avec bonté et douceur, il m’était montré ceci : que l’âge de chacun, au ciel, sera connu et chacun récompensé pour le service qu’il aura présenté et pour sa durée; et tout spécialement l’âge de ceux qui, en toute volonté et liberté, offrent à Dieu leur jeunesse, voilà qui est incomparablement récompensé et merveilleusement remercié.

Après cela notre Seigneur me montra la souveraine jouissance spirituelle qu’Il prenait en mon âme. En cette jouissance je fus remplie d’un sentiment de sécurité inaltérable, puissamment assurée, sans aucune frayeur. Ce sentiment était si spirituel et si dilatant que j’étais dans la paix, le bien-être et le repos. Rien sur terre n’aurait pu me causer de peine. Cela ne dura qu’un moment et puis tout changea. Je fus abandonnée à moi-même, lourde, lasse de moi-même et dégoûtée de vivre, si bien que j’avais peine à supporter la vie. Il n’y avait plus, en mon sentiment, ni bien-être ni réconfort, mais seulement espérance, foi et charité. Elles, je les avais en réalité, mais bien peu en mon sentiment. Et bientôt après, Dieu me donna à nouveau le réconfort et le repos dans l’âme : jouissance et assurance si bienheureuses et si fortes qu’aucune crainte, aucune tristesse, aucune souffrance, du corps ni de l’esprit, n’auraient pu m’angoisser. Et puis, la souffrance reparut à nouveau, en mon sentiment, et à nouveau la jouissance et la joie, et tantôt l’une et tantôt l’autre, à plusieurs reprises (je pourrais dire, une vingtaine de reprises). Dans les moments de joie j’aurais pu dire avec saint Paul : «Rien ne me séparera de l’amour du Christ»; et dans les moments de souffrance, j’aurais pu dire avec saint Pierre : «Seigneur, sauve-moi! Je péris».

Cette vision me fut montrée pour m’enseigner (à ce qu’il m’en semble) qu’il est nécessaire à tout homme d’en passer par là — d’être parfois dans le réconfort et parfois de retomber et d’être abandonné à soi-même. Dieu veut que nous sachions qu’Il nous protège toujours pareillement, dans la consolation et dans la désolation, et qu’Il nous aime autant dans la désolation que dans la consolation. Parfois, pour le bien de son âme, un homme est abandonné à soi-même, même s’il n’y a pas en cause de péché; car à ce moment-là je ne péchais pas, pour être ainsi abandonnée à moi-même. Je ne méritais pas non plus d’avoir ce sentiment de béatitude. Mais Dieu donne librement la consolation quand il Lui plaît, et permet que nous soyons parfois dans la désolation, et toutes deux viennent de Son amour. Car c’est la volonté de Dieu que nous nous maintenions dans le réconfort de toute notre force; car la béatitude est durable, sans fin, tandis que la souffrance est passagère et sera réduite à néant.

C’est pourquoi ce n’est pas la volonté de Dieu que nous cédions aux sentiments de souffrance, avec chagrin et lamentation, mais que nous les dépassions tout de suite et nous maintenions dans la jouissance éternelle du Dieu Tout-Puissant qui nous aime et nous protège.

X QUELQUE CHOSE DE LA PASSION

Après cela le Christ me montra quelque chose de Sa passion, un peu avant Sa mort : je vis Sa douce Face comme si elle était sèche et exsangue, avec la pâleur de la mort, puis devenant plus mortellement pâle, languissante, prendre une couleur bleuâtre, la couleur de la mort, qui devenait plus foncée à mesure que la chair devenait plus cadavéreuse. Car toutes les souffrances que le Christ endurait dans Son corps transparaissaient sur Sa bienheureuse Face (pour autant que je pouvais voir) et spécialement sur Ses lèvres; là je voyais ces quatre couleurs, sur ces lèvres que j’avais vues auparavant fraîches et colorées, animées, que j’avais eu plaisir à voir. Cela faisait un pénible changement, que cette profonde pâleur de mort. Les narines aussi changèrent sous mes yeux, et se pincèrent. Ce dépérissement me parut aussi long que s’Il eût été une semaine sur le point de mourir, sans cesse accablé de souffrance.

Et il me semblait que le dessèchement de la chair du Christ fût la plus grande souffrance de la Passion — et l’ultime. Alors me revint en mémoire cette parole du Christ : «J’ai soif». Car je vis dans le Christ une double soif : une corporelle, une autre spirituelle; cette parole m’était montrée quant à la soif corporelle. Et quant à la soif spirituelle, elle me fut montrée ensuite, de la manière que je dirai plus tard.

J’entendais par soif corporelle celle que Son corps éprouvait par défaut d’humeurs, car Sa bienheureuse chair et Ses os étaient complètement vidés de leur sang et de leurs humeurs. Pendant longtemps, bien longtemps, Son bienheureux corps avait été saigné à blanc par les blessures sanglantes des clous, déchirées par le poids de la tête et la pesanteur du corps. Le vent qui soufflait au-dehors le desséchait aussi, et le froid le torturait plus que toutes les autres souffrances — plus que mon cœur n’y saurait songer. Tant de souffrances ai-je vu, que tout ce que j’en saurais dire ou exprimer serait trop peu, car cela ne peut être exprimé, à moins que chaque âme ne ressente en elle-même ce qui était dans le Christ Jésus, selon ce que dit saint Paul : «Ayez en vous les sentiments qui furent dans le Christ Jésus». Car bien qu’Il n’ait jamais souffert qu’une seule fois, comme je le sais bien, cependant Il voulait me le montrer et m’emplir de l’intelligence de Sa passion, comme je l’avais précédemment désiré.

Ma mère, qui était là, avec d’autres, et me regardait, leva la main vers mon visage pour me fermer les yeux, car elle pensait que je me mourais ou bien que je venais de mourir; et cela augmenta beaucoup ma tristesse. Car malgré toutes mes souffrances, j’aurais voulu ne pas en être empêchée (je veux dire de regarder notre Seigneur) à cause de l’amour que j’avais pour Lui. Et d’ailleurs, durant tout ce temps que le Christ était là, je ne souffrais plus sinon de Ses souffrances à Lui. Alors il me sembla que je connaissais pleinement ce qu’était la souffrance que j’avais demandée, car il me semblait que mes souffrances surpassaient celles de toute mort corporelle. Je pensai : «Y a-t-il, en enfer, une souffrance comme cette souffrance?» Et il me fut répondu en ma raison que le désespoir est pire, car c’est une souffrance spirituelle; mais de souffrance corporelle, il n’en est pas de plus grande que celle-ci. Comment pourrais-je avoir plus grande souffrance que celle de voir souffrir Celui qui est toute ma vie, toute ma béatitude et toute ma joie?

Là je sentis véritablement que j’aimais le Christ tellement plus que moi-même que j’aurais été bien aise, me semblait-il, d’être morte corporellement. En ceci je vis quelque chose de la compassion de notre Dame, sainte Marie, car le Christ et elle étaient si unis dans l’amour que la grandeur de son amour faisait la grandeur de sa souffrance. Car autant elle L’aimait plus que tout autre, autant sa souffrance surpassait celle de tous les autres; et ainsi tous Ses disciples et tous Ses véritables amis enduraient plus grande souffrance que s’ils eussent eux-mêmes souffert la mort corporelle. Car je suis certaine, à ce que je ressentais moi-même personnellement, que les derniers d’entre eux L’aimaient plus qu’ils ne s’aimaient eux-mêmes; là je vis une grande union entre le Christ et nous, car, lorsqu’Il était dans la souffrance, nous étions dans la souffrance : toutes les créatures qui pouvaient souffrir souffraient avec Lui, et celles qui ne Le connaissaient pas souffraient en ceci : que toutes les créatures, le soleil et la lune, refusèrent leur service — et ainsi étaient-ils tous, pendant ce temps, livrés à la tristesse. Ceux donc qui L’aimaient souffraient à cause de leur amour, et ceux qui ne L’aimaient pas souffraient parce que leur manquait l’agrément de toutes les créatures.

Pendant ce temps, j’aurais voulu détourner les yeux de la croix, mais je ne l’osais. Car je savais bien que tant que je fixais les yeux sur la croix, j’étais saine et sauve. C’est pourquoi je n’aurais pas consenti à mettre mon âme en péril, car loin de la croix rien qui fût assuré sinon les terreurs des démons. Alors une pensée me vint à l’esprit, comme si les mots m’en eussent été dits sur un ton amical : «Regarde vers le ciel, vers Son Père!» Alors je vis bien, avec la foi que je ressentais, que, puisqu’il n’y avait, entre la croix et le ciel, aucun sujet d’angoisse, il m’appartenait ou de regarder, ou autrement de répondre. Je répondis et dis : «Je ne puis — car Tu es mon ciel». Ceci, je le dis parce que je ne voulais pas — car je préférais demeurer dans cette souffrance jusqu’au Jugement dernier plutôt qu’aller au ciel autrement que par Lui. Car je savais bien que Celui qui m’acheta à si grand prix me délivrerait quand Il voudrait.

XI L’AMOUR FUT SANS COMMENCEMENT

Ainsi ai-je choisi Jésus pour mon ciel, au moment où je ne Le voyais que dans la souffrance. Aucun autre ciel ne m’attirait que Jésus, qui sera ma béatitude quand je serai là-haut. Et cela a toujours été pour moi un réconfort : que j’aie choisi Jésus pour mon ciel en ce moment de passion et de tristesse; et cela a été pour moi une leçon : que je devrai toujours faire ainsi et ne choisir que Lui seul pour mon ciel dans la consolation comme dans la désolation.

Je vis donc mon Seigneur Jésus languir pendant longtemps, car l’union de la Divinité — par amour — à l’Humanité lui donnait la force d’endurer plus qu’aucun homme ne l’aurait pu. Je veux dire, non seulement plus de souffrance homme ne pourrait supporter, mais aussi dura plus d’angoisse que jamais homme au premier instant au dernier jour.

Ni la langue ne peut dire, ni le cœur véritablement concevoir la souffrance que notre Seigneur endura pour nous, si l’on considère le mérite de ce Très-Haut et glorieux Roi et ses humiliations infamantes et sa mort douloureuse. Car Lui qui était le plus élevé et le plus digne fut le plus totalement abaissé et le plus absolument humilié. Mais l’amour qui Lui faisait endurer tout ceci, autant dépasse-t-il toutes Ses souffrances que le ciel est élevé au-dessus de la terre. Car la Passion fut une œuvre accomplie dans le temps par l’opération de l’amour; mais l’amour fut sans commencement, il est, et sera toujours, sans fin.

Tout à coup, alors que je regardais toujours la croix, Son visage prit une expression radieuse. Ce changement d’expression me transforma aussi, et j’étais aussi heureuse et gaie qu’il est possible de l’être. Alors notre Seigneur me mit en l’esprit, avec allégresse : «Où y a-t-il maintenant quelque sujet de souffrance ou de chagrin?» Et j’étais pleine d’allégresse.

XII SI JE POUVAIS SOUFFRIR PLUS ENCORE PLUS ENCORE JE SOUFFRIRAIS

Alors notre Seigneur me demanda : «Es-tu bien contente que J’aie souffert pour toi»

«Oui, bon Seigneur, dis-je. Grand merci, bon seigneur : béni sois-Tu!»

«Si tu es notre Seigneur, Je suis content.

«Ce M’est une joie,

et une béatitude

et une jouissance éternelle

d’avoir un jour souffert Passion pour toi.

Car si Je pouvais souffrir plus encore,

plus encore Je souffrirais.»

En ce sentiment, mon entendement fut élevé dans les cieux, et là je vis trois cieux, et à cette vue je fus grandement émerveillée et pensai : «J’ai vu trois cieux et tous dans la bienheureuse Humanité du Christ; et aucun n’est plus, aucun n’est moins, aucun n’est plus élevé, aucun n’est plus bas, mais ils sont tous parfaitement égaux en béatitude.»

Pour ce qui est du premier ciel, le Christ me montra Son Père — non sous une apparence corporelle, mais dans ce qui Lui est propre et Son opération. L’opération du Père, c’est ceci : Il donne récompense à Son Fils Jésus Christ. Ce don et cette récompense apportent tant de joie à Jésus que le Père ne pourrait Lui donner récompense qui Lui convienne mieux. Pour ce qui est du premier ciel — à savoir, la réjouissance du Père, qui me fut montré comme un ciel — il n’est que béatitude. Il se complaît parfaitement en tout ce que Lui a accompli pour notre salut; aussi bien Lui appartenons-nous non seulement du fait de la Rédemption, mais encore par le don gracieux que Lui en a fait Son Père. Nous sommes Sa béatitude. Nous sommes Sa récompense. Nous sommes Sa gloire. Nous sommes Sa couronne. Ce que je viens de dire constitue pour Jésus une telle béatitude qu’Il compte pour rien Son labeur et Sa dure Passion et Sa mort cruelle et infamante.

Et dans ces mots «Si je pouvais souffrir plus encore, plus encore je souffrirais», je vis vraiment que s’Il pouvait mourir autant de fois qu’il y a d’âmes à sauver, connue Il est mort une seule fois pour toutes, l’amour ne Lui laisserait jamais de repos qu’Il ne l’ait fait. Et quand Il l’aurait fait, dans Son amour Il le compterait pour rien; car tout ceci n’est pour Lui que peu de chose, vu dans la lumière de Son amour.

Cela, Il me le montra bien nettement, en disant cette parole : «Si je pouvais souffrir plus encore»; il ne dit pas : «S’il eût été nécessaire de souffrir plus encore»; car bien que cela ne fût pas nécessaire, s’Il avait pu souffrir davantage, Il aurait souffert davantage. Cette œuvre et cette opération au sujet de notre salut étaient conçues aussi bien qu’Il pouvait les concevoir; elles furent réalisées aussi glorieusement que le Christ pouvait le faire. Et là je vis une plénitude de béatitude dans le Christ; mais cette béatitude n’eût pas été complète si l’œuvre de notre salut avait pu être accomplie tant soit peu mieux qu’elle n’a été accomplie.

Et dans ces trois mots «Ce M’est une joie, une béatitude et une jouissance éternelle» me furent montrés trois cieux, à savoir que : par joie, j’entendis le bon plaisir du Père; par béatitude, la gloire du Fils; par jouissance éternelle, le Saint-Esprit. Le Père est réjoui. Le Fils est glorifié. Le Saint-Esprit est satisfait.

Jésus veut que nous prêtions attention à cette joie qui est dans la bienheureuse Trinité à cause de notre salut, et que nous nous réjouissions pareillement, avec Sa grâce, tandis que nous sommes ici-bas. Ceci me fut montré dans cette parole : «Es-tu bien contente?» Par cette autre parole (que le Christ dit) : «Si tu es contente, Je suis content», Il m’en montrait la signification, comme s’Il avait dit : «Ce M’est assez joie et jouissance, et Je ne demande rien d’autre pour Mon labeur que d’avoir pu te contenter.»

Ceci me fut montré abondamment et complètement. Considérez aussi avec sagacité la grandeur de cette parole : «Que j’aie un jour souffert Passion pour toi», car en cette parole était une sublime révélation de l’amour et de la jouissance qu’Il trouve en notre salut.

XIII VOIS, COMBIEN JE T’AI AIMÉE !

D’un air plein d’allégresse et de bonheur, notre Seigneur considéra Son côté, le contempla et dit ces mots : «Vois, combien Je t’ai aimée!», comme pour dire : «Mon enfant, si tu ne peux chercher à voir Ma Divinité, vois ici comment J’ai permis que Mon côté soit ouvert et Mon cœur transpercé en sorte que tout le sang et l’eau qu’il contenait s’en écoulent. Et ceci Me donne joie et Je veux qu’il en soit de même pour toi.» Ceci, notre Seigneur me l’a révélé pour nous rendre heureux et joyeux.

Avec le même air de bonheur, Il baissa les yeux vers Sa droite, me donnant à comprendre où se tenait notre Dame au moment de la Passion, et Il ajouta : «Veux-tu la voir?» Je répondis et dis : «Oui, bon Seigneur, grand merci, si c’est Ta volonté.» Maintes fois je l’avais demandé dans mes prières et j’aurais aimé la voir sous une forme corporelle. Mais je ne la vis pas ainsi. Et Jésus, quand Il dit ces mots, m’en montra une vision spirituelle : tout comme je l’avais vue auparavant petite et simple, de même Il me la montra alors grande, noble et glorieuse, et plaisant à son Dieu plus que toute créature. Ainsi veut-Il qu’on sache que tous ceux qui trouvent en Lui leur joie doivent trouver en elle leur joie, et dans la jouissance qu’Il a en elle et elle en Lui. Et dans ces mots : «Veux-tu la voir?» il me semblait que j’éprouvais le plus grand plaisir qu’Il pût me faire, grâce à la vision spirituelle qu’Il m’en donna. Car notre Seigneur ne m’a accordé aucune vision particulière, sinon celle de notre Dame, sainte Marie, et elle, Il me l’a montrée trois fois : la première fois, c’était au moment où elle conçut; la deuxième fois, tandis qu’elle était dans la douleur au pied de la Croix; et la troisième fois, telle qu’elle est maintenant — dans la jouissance, la gloire et la joie.

Après cela notre Seigneur se montra Lui-même à moi plus glorifié que je ne L’avais vu auparavant, à ce qu’il me semble, et dans cette révélation il me fut enseigné que toute âme contemplative à qui il est donné de contempler et goûter Dieu la verra elle aussi et ira à Dieu par cette contemplation.

Et après cet enseignement — tout intime, courtois, tout heureux et plein de vie — à plusieurs reprises notre Seigneur me répéta :

«C’est Moi qui suis le Très-Haut.

C’est Moi que tu aimes.

C’est Moi qui te réjouis.

C’est Moi que tu sers.

C’est après Moi que tu soupires.

C’est Moi que tu désires.

C’est Moi que tu gardes dans ta pensée.

C’est Moi qui suis Tout.

C’est Moi que la Sainte Église te prêche et t’enseignes.

C’est Moi qui Me suis révélé à toi.»

Ces paroles, je les dévoile, mais seulement afin que chacun, selon la grâce d’intelligence et d’amour que Dieu lui donne, puisse les accueillir de la manière que notre Seigneur veut pour lui.

Ensuite notre Seigneur me mit en mémoire la soif ardente de Lui que j’avais eue jadis, et je vis que rien n’y faisait obstacle sinon Ie péché; et ainsi en était-il — je le voyais — pour nous tous en général. Et je me disais : «Que le péché n’eût pas été, et nous serions tous purs et semblables à notre Seigneur — tels qu’Il nous créa.» Et donc, dans ma folie, à ce moment, je me demandais sans cesse pourquoi la grande sagesse prévoyante de Dieu n’a pas écarté le péché, «car alors, me semblait-il, tout aurait été bien.» Ce sentiment, il fallait en faire grand mépris et pourtant je m’en faisais chagrin et affliction, sans raison ni discrétion, par excès de fierté.

Néanmoins Jésus, dans cette vision, me fit savoir tout ce que j’avais besoin de savoir (je ne dis pas que je n’ai plus besoin d’enseignement, car notre Seigneur, en me révélant ceci, m’a remise à la Sainte Église : j’ai faim et soif, je suis pauvre, pécheresse et fragile, et je me soumets de tout mon cœur à l’enseignement de la Sainte Église, avec tous mes frères-chrétiens, jusqu’à la fin de ma vie).

Jésus me répondit par ces mots et dit : «Il faut que le péché soit, nécessairement.» Dans le mot «péché», notre Seigneur porta à mon entendement, d’une façon générale, tout ce qui n’est pas bon : le mépris infamant et l’extrême anéantissement qu’Il supporta pour nous durant Sa vie et à Sa mort, et toutes les souffrances et passions de toutes Ses créatures, spirituelles et corporelles (car nous sommes tous partiellement anéantis et nous le serons, à la suite de notre Maître Jésus, jusqu’à ce que nous soyons totalement purifiés, c’est-à-dire jusqu’à ce que nous ayons totalement mortifié notre chair mortelle et celles de nos affections intérieures qui ne sont pas bonnes). Et la vision de ceci, avec toutes les souffrances qui ont jamais été ou seront jamais, me fut montré un bref instant, puis se changea promptement en réconfort. Car notre bon Seigneur ne voulait pas que l’âme fut effrayée par cet affreux spectacle.

Mais je ne vis pas le péché, car je savais par la foi qu’il n’a en aucune façon de substance ni de participation à l’être, et qu’on ne peut le connaître que par la souffrance dont il est la cause. Et cette souffrance, c’est quelque chose qui subsiste, à mon avis, tant qu’il dure, car elle nous purifie, et fait que nous nous connaissions nous-mêmes et demandions pardon. Car la Passion de notre Seigneur nous est réconfort contre tout ceci, et telle est Sa bienheureuse volonté vis-à-vis de tous ceux qui seront sauvés. Il réconforte promptement et doucement par Ses paroles et dit : «Mais tout ira bien; et toute espèce de chose ira bien.» Ces paroles me furent révélées avec une grande tendresse, sans plus de reproche à l’encontre de moi-même ni d’aucun de ceux qui seront sauvés. Il y avait donc grande vilenie de ma part à reprocher ou demander quelque chose à Dieu à propos de mes péchés, puisque Lui ne me reproche point d’avoir péché.

Je vis donc comment notre Seigneur a compassion de nous à cause du péché; et de même qu’auparavant, à cause de la Passion du Christ, j’étais remplie de souffrance et compassion, de la même manière étais-je alors remplie de quelque chose de cette compassion pour tous mes frères-chrétiens. Et alors je m’aperçus de ceci : lorsque la compassion pour ses frères-chrétiens jaillit naturellement d’un homme qui vit dans la charité, c’est en lui le Christ.

XIV IL NE FAUT NOUS RÉJOUIR QU’EN NOTRE BIENHEUREUX SAUVEUR, JÉSUS.

Mais de ceci, vous allez prendre la mesure : considérant cet état de choses avec grand chagrin et affliction, je dis donc à notre Seigneur en mon entendement avec une très grande crainte : «Ah, bon Seigneur, comment se pourrait-il que tout aille bien, étant donné le grand mal causé par le péché à Tes créatures?» Et je désirais, autant que je l’osais, obtenir une déclaration plus claire qui puisse me tranquilliser sur ce point.

À ceci notre Seigneur répondit avec une grande douceur, me consolant très tendrement. Il me montra que le péché d’Adam fut le plus grand mal qui ait jamais été fait ou sera jamais fait, jusqu’à la fin du monde; et encore Il me montra que ceci est ouvertement reconnu dans toute la Sainte Église sur la terre. Bien plus, Il m’enseigna que j’en devais considérer la glorieuse réparation. Car cette œuvre de réparation est plus agréable à la bienheureuse Divinité et plus glorieuse pour le salut de l’homme — et sans comparaison — que le péché d’Adam ne lui fut jamais pernicieux.

Ce que désire notre bienheureux Seigneur, donc, c’est que nous prêtions attention à Son enseignement : «Car puisque J’ai fait tourner au bien le plus grand des maux, c’est Ma volonté que tu apprennes par là que Je ferai tourner de même tous les maux qui sont moindres.»

Il m’ouvrit l’intelligence à propos des deux domaines touchés par cette parole. Le premier concerne notre Sauveur et notre salut. Ce bienheureux domaine, largement ouvert et bien éclairé, beau, lumineux et riche, il est pour tous les hommes de bonne volonté, qui sont ou qui seront. Là nous sommes invités par Dieu, et attirés, et conseillés, et enseignés — intérieurement par le Saint-Esprit et extérieurement par la Sainte Église — par la même grâce. C’est là que notre Seigneur nous veut occupés, trouvant en Lui notre réjouissance; car Lui se réjouit en nous. Et plus nous y prenons notre joie, avec révérence et humilité, plus nous méritons Ses remerciements, et plus nous nous en trouvons bien. Ainsi pouvons-nous dire, pleins de joie : «Notre part, c’est le Seigneur».

L’autre domaine nous est fermé et caché; à savoir, tout ce qui ne touche pas à notre salut. Car c’est le domaine des desseins secrets de notre Seigneur. Il appartient à la souveraine seigneurie de Dieu d’avoir en toute quiétude Ses desseins secrets, et il appartient à Ses serviteurs, par obéissance et révérence, de ne pas chercher à connaître Ses desseins.

Notre Seigneur a pitié et compassion de nous, parce que certaines créatures se mêlent tellement de cela! Et je suis sûre que si nous savions combien nous Lui plairions et nous soulagerions nous-mêmes en ne nous en mêlant pas, nous cesserions de le faire. Les saints dans le ciel ne veulent rien savoir d’autre que ce que notre Seigneur veut leur révéler; aussi leur charité et leur désir se règlent-ils sur la volonté de notre Seigneur. Et ainsi devons-nous faire, et ne pas vouloir être comme Lui. Et alors nous ne voudrons et ne désirerons que la volonté de notre Seigneur, en tout ce qu’Il fait (car nous ne faisons qu’un dans l’intention de Dieu).

Là il me fut enseigné que nous ne devons nous réjouir qu’en notre bienheureux Sauveur Jésus, et nous fier à Lui en toutes choses.

XV DIEU A PITIÉ ET COMPASSION DE NOUS

Et ainsi notre bon Seigneur répondit-Il à toutes les questions et incertitudes que je pouvais avoir, disant d’une manière tout apaisante :

«Je veux faire que tout aille bien.

Je vais faire que tout aille bien.

Je puis faire que tout aille bien,

et je sais faire que tout aille bien.

Et tu vas voir toi-même

que tout ira bien.»

Où Il dit qu’Il peut, je le comprends du Père. Et où Il dit qu’Il sait, je le comprends du Fils. Et où fi dit Je veux, je le comprends du Saint-Esprit. Et où Il dit Je vais faire, je le comprends de l’unité de la Sainte Trinité : trois Personnes en une seule vérité. Et où Il dit Tu vas voir toi-même, je comprends l’ensemble de l’humanité qui sera sauvée dans la bienheureuse Trinité.

En ces cinq paroles, Dieu veut que nous soyons baignés de quiétude et de paix. Et ainsi la soif spirituelle du Christ a-t-elle une fin. Car voilà la soif spirituelle — le désir d’amour — qui dure et durera jusqu’à ce que nous Le voyions de nos yeux au Jour du Jugement. Car nous qui serons sauvés et serons la joie du Christ et Sa béatitude, sommes encore ici-bas, et y serons, jusqu’à ce Jour. Voici donc quelle est Sa soif : une béatitude inachevée en ceci qu’Il ne nous a pas en Lui aussi complètement qu’Il nous aura alors.

Tout cela me fut montré dans la révélation de compassion (car cette soif cessera au Jour du Jugement). Oui, Il a pitié et compassion de nous. Et Il a un désir ardent de nous avoir. Mais Sa sagesse et Son amour ne permettent pas à la fin de venir avant l’heure la plus favorable.

Et dans ces mêmes cinq paroles : «Je puis faire que tout aille bien, etc.», je perçois le puissant réconfort qu’il y aura dans toutes les paroles de notre Seigneur qui sont encore à venir. Car tout comme la bienheureuse Trinité a fait toutes choses à partir de rien, tout de même la bienheureuse Trinité fera-t-elle tourner au bien tout ce qui n’est point bien. C’est la volonté de Dieu que nous prêtions grande attention à toutes les œuvres qu’Il a faites, car Il veut que nous sachions par là tout ce qu’Il va faire. Et c’est ce qu’Il m’a montré dans cette parole qu’Il a dite : «Et tu vas voir toi-même que toute espèce de chose ira bien», et que je comprends de deux manières : d’une part, je suis bien contente de ne pas le savoir; d’autre part, je suis heureuse et joyeuse parce que je vais le savoir.

C’est la volonté de Dieu que nous sachions, d’une façon générale, que tout ira bien; mais ce n’est pas la volonté de Dieu que nous en sachions plus que ce qu’il nous appartient de savoir pour le moment. Tel est l’enseignement de la Sainte Église.

XVI UN RÉCONFORT CONTRE LE PÉCHÉ

Dieu me montra le très grand plaisir qu’Il trouve en tous ceux, hommes et femmes, qui reçoivent avec force, humilité et respect la prédication et l’enseignement de la Sainte Église. Car la Sainte Église, c’est Lui. Il en est le Fondement; Il en est la Substance. Il est l’Enseignement et Il est l’Enseignant. Il est la Fin. Il est le Centre vers lequel tend toute âme fidèle; et Il est connu et sera connu de toute âme à qui le Saint-Esprit le révèle.

Et je suis sûre que tous ceux qui cherchent de cette manière trouveront, car ils cherchent Dieu.

Tout ce que je viens de dire, et plus encore ce que je vais dire plus loin, est un réconfort contre le péché. Car lorsque, en premier lieu, j’ai vu que Dieu fait tout ce qui est fait, je n’ai pas vu le péché, et alors j’ai vu que tout va bien. Mais quand Dieu m’a montré le péché, alors Il m’a dit que «tout ira bien».

Et quand le Dieu Tout-Puissant m’eut montré l’abondance et la plénitude de Sa bonté, j’eus envie de savoir, au sujet d’une certaine personne que j’aimais, ce qu’il en adviendrait pour elle. Par cette envie, je me créais à moi-même un obstacle, et en cette occasion je ne fus pas éclairée. Mais il me fut répondu en ma raison, comme si ç’eut été d’un ami : «Prends-le d’une façon générale, et considère la courtoisie de notre Seigneur Dieu lorsqu’Il te montre cela. Car on rend plus grande gloire à Dieu en Le contemplant en tout, qu’en une chose particulière.» J’acquiesçai et j’appris par là qu’on rend plus grande gloire à Dieu en sachant toutes choses en général qu’en se complaisant en une chose particulière. Et dans la mesure où sagement j’agirais en conformité avec cet enseignement, rien de spécial ne pourrait m’enchanter ni aucune sorte de chose me chagriner; car «tout ira bien».

Dieu me mit en l’esprit que je pourrais pécher, et à cause de la jouissance que j’avais à Le contempler, je ne me pressai pas de faire attention à cette révélation, et notre Seigneur attendit très courtoisement que je veuille bien faire attention. Alors notre Seigneur me mit en l’esprit, avec mes péchés, le péché de tous mes frères-chrétiens : tout cela d’une façon générale, sans rien de particulier.

XVII JE TE GARDE EN TOUTE SÉCURITÉ

Bien que notre Seigneur m’eût montré que je pourrais pécher, en moi seule je comprenais tous les hommes. À ce moment je conçus une douce crainte, et alors notre Seigneur me répondit ainsi : «Je te garde en toute sécurité». Cette parole me fut dite avec plus d’amour et d’assurance de protection spirituelle que je ne saurais ou pourrais le dire. Car, de même qu’il m’avait été montré précédemment que je pourrais pécher, ainsi le réconfort me fut-il montré : assurance de protection spirituelle pour tous mes frères-chrétiens.

Qu’est-ce qui pourrait davantage me faire aimer mes frères-chrétiens que de voir en Dieu qu’Il aime tous ceux qui seront sauvés comme s’ils ne faisaient tous qu’une seule âme?

Et en chaque âme qui sera sauvée, il y a une volonté noble qui n’a jamais donné son consentement au péché, et ne le donnera jamais. Car de même qu’il y a une volonté bestiale dans la nature inférieure de l’homme qui ne peut vouloir rien de bien, ainsi y a-t-il une volonté noble dans la partie supérieure de l’homme qui veut toujours le bien et qui ne peut pas plus vouloir le mal que ne le peuvent les Personnes de la bienheureuse Trinité.

Ceci, notre Seigneur me le montra dans la plénitude d’amour sous son regard — maintenant tandis nous aimera quand Face bienheureuse.

Également, Dieu me montra que le péché n’est pas un sujet de honte, mais de gloire pour l’homme. Car en cette vision mon entendement fut élevé dans les cieux et alors, véritablement, se présentèrent à mon esprit David, Pierre et Paul, Thomas l’apôtre des Indes, et la Madeleine : comme on les connaît sur la terre dans l’Église, avec leurs péchés qui firent leur gloire (4). Et pas plus qu’ils ne sont méprisés pour avoir péché, non plus ne le sont-ils dans la béatitude du ciel. Car là-haut la marque du péché s’est changée en gloire. C’est bien ainsi que notre Seigneur me les montra, comme les exemples de tous ceux qui vont y parvenir.

Le péché est le fouet le plus mordant dont puisse être frappée une âme élue : avec ce fouet, il brise et broie complètement hommes et femmes et les fait passer pour néant à leurs propres yeux, si bien qu’il leur semble n’être digne d’autre chose que de tomber au fond de l’enfer. Mais quand la contrition s’empare d’un homme, par une touche du Saint-Esprit, alors son amertume est changée en espérance du pardon de Dieu. Alors ses blessures commencent à cicatriser et son âme à se ranimer puisqu’il est revenu à la vie de la Sainte Église. Le Saint-Esprit le pousse à la confession, pour dévoiler spontanément ses péchés, sans feinte et en toute vérité, et avec grande tristesse et honte pour avoir ainsi défiguré la belle image de Dieu. Alors il reçoit une pénitence pour chaque péché, selon que le lui enjoint son confesseur qui est lui-même enraciné par le Saint-Esprit dans l’enseignement de la Sainte Église.

Par cette médecine, il convient que toute âme pécheresse soit guérie, et spécialement des péchés qui sont mortels en eux-mêmes. Bien qu’elle soit guérie, ses blessures subsistent au regard de Dieu, cependant non comme des blessures, mais comme des marques glorieuses. Et ainsi, alors que le péché est ici-bas objet de châtiment par le chagrin et la pénitence, il sera au contraire objet de récompense dans le ciel par l’amour courtois de notre Seigneur Tout-Puissant qui veut qu’aucun de ceux qui viennent là ne perde sa peine. La récompense que nous recevrons là-haut ne sera pas petite - elle sera élevée, magnifique et glorieuse; et ainsi toute honte se changera-t-elle en gloire et en surcroît de joie. Et je suis certaine, à ce que je ressens moi-même personnellement, que plus une âme aimante s’avise de ceci dans l’amour bienveillant et courtois de Dieu, moins elle a de goût pour le péché.

XVIII TOUTES CHOSES SONT BONNES EXCEPTÉ LE PÉCHÉ

Mais maintenant, si vous aviez envie de dire ou de penser : «Si c’est bien vrai, alors c’est une bonne chose de pécher pour avoir une plus grande récompense», prenez garde à cette suggestion et méprisez-la, car elle vient de l’ennemi. Car l’âme qui reçoit volontiers cette suggestion ne pourra jamais être sauve qu’elle ne s’en soit amendée, comme d’un péché mortel. Car si toute la souffrance qui est en enfer et au purgatoire et sur la terre, la mort et toutes les autres souffrances, et le péché, m’étaient présentés, je choisirais toute cette souffrance plutôt que le péché. Car le péché est si bas, et si haïssable, qu’il ne peut être préféré à aucune souffrance, souffrance qui n’est pas péché.

Car toutes choses sont bonnes, excepté le péché, et aucune n’est mauvaise, sinon le péché. Le péché n’est ni un acte ni une affection, et quand une âme choisit de son plein gré le péché, qui est une souffrance, comme pour être son dieu, à la fin elle n’aura strictement que néant.

Cette souffrance me semble la plus cruelle des souffrances de l’enfer, en ce qu’elle ne possède pas son Dieu. Car en toutes souffrances une âme peut posséder Dieu, excepté dans la souffrance du péché.

Et aussi puissant et sage que soit Dieu pour sauver l’homme, c’est ainsi qu’Il en a disposé. Car le Christ Lui-même est le fondement de la loi chrétienne, et Il nous a enseigné à le bien en dépit du mal. Là nous pouvons voir qu’Il est Lui-même cette charité et fait pour nous ce qu’Il nous a enseigné à faire, car Il veut que nous Lui soyons semblables dans l’unité d’un amour infini pour nous-mêmes et pour nos frères-chrétiens : pas plus que Son amour pour nous n’est brisé à cause de nos péchés, non plus ne veut-Il que soit brisé notre amour pour nous-mêmes ou pour nos frères-chrétiens. Mais haïssons sans feinte le péché et aimons notre âme infiniment comme Dieu l’aime; car cette parole que Dieu a dite — qu’Il nous garde en toute sécurité — est d’un infini réconfort.

XIX SUR LA PRIÈRE

Après cela, notre Seigneur m’a accordé une révélation sur la prière. Je vis deux conditions de la part de ceux qui prient, en accord avec ma propre expérience. L’une est qu’ils ne veuillent rien demander du tout qui ne soit la volonté de Dieu et ne serve à Sa gloire. L’autre, qu’ils se mettent avec force et persévérance à demander cette chose qui est la volonté de Dieu et Le glorifie : voilà comment je l’ai compris d’après l’enseignement de la Sainte Église. Car dans cette révélation notre Seigneur m’a enseigné la même chose : à prier pour obtenir, de la largesse de Dieu, la Foi, l’Espérance et la Charité, et nous y tenir jusqu’à la fin de nos vies.

Et à cette fin nous disons Pater noster, Ave et Credo, avec toute la dévotion que Dieu veut bien nous donner. Ainsi nous prions pour tous nos frères-chrétiens et pour toutes sortes de gens; car la volonté de Dieu est que nous demandions pour toutes sortes de gens les mêmes vertus et grâces qu’il nous faut demander pour nous-mêmes.

Néanmoins en tout ceci bien souvent notre confiance n’est pas absolue; car nous ne sommes pas absolument sûrs que Dieu Tout-Puissant nous écoute, en raison de notre indignité — à ce qu’il nous semble — et parce que nous ne sentons absolument rien. Car souvent nous sommes aussi arides et secs après la prière que nous l’étions auparavant — ceci au jugement de notre sensibilité. C’est folie de notre part, et c’est ce qui est cause de notre faiblesse, comme je l’ai moi-même expérimenté.

C’est tout ceci que notre Seigneur porta soudain à mon entendement; et, avec force et d’une manière vivante, il m’affermit contre cette sorte de faiblesse dans la prière, disant :

«Je suis au fondement de ta supplication.

Tout d’abord, c’est Ma volonté que tu aies telle chose.

Puis, Je fais que tu la veuilles.

Et puis, Je fais que tu M’en supplies.

Et si tu M’en supplies,

comment pourrait-il se faire alors que tu n’obtiennes pas

cette chose pour laquelle tu M’as supplié?»

Et ainsi, dans cette première affirmation, avec les trois qui suivent ensuite, notre Seigneur me montra un puissant réconfort.

Dans la première affirmation, où Il dit «Si tu M’en supplies» — là Il montre le très grand plaisir qui est le Sien et la récompense éternelle qu’Il veut nous donner pour notre supplication. Et dans la quatrième affirmation, où Il dit «Comment pourrait-il se faire que tu n’obtiennes pas cette chose pour laquelle tu M’as supplié?», là Il prend le ferme engagement d’écouter nos prières (car nous n’avons pas aussi ferme confiance que nous le devrions).

Notre Seigneur veut et que nous priions et que nous ayons confiance de cette manière. Son dessein est de nous affermir contre la faiblesse dans la prière. Aussi est-ce la volonté de Dieu que nous priions, et Il nous y incite par les paroles que je viens de rapporter. Car Il veut que nous soyons absolument sûrs que notre prière sera exaucée; parce que la prière est agréable à Dieu. La prière met l’homme en paix avec lui-même et rend paisible et serein celui qui était auparavant dans l’angoisse et la lutte. La prière unit l’âme à Dieu. Car bien que l’âme soit toujours semblable à Dieu dans sa nature et sa substance, elle en est souvent dissemblable en sa condition actuelle, parce que l’homme a péché. La prière, elle, rend l’homme semblable à Dieu en sa condition actuelle comme il l’est par nature, c’est pourquoi Dieu nous enseigne à prier et à avoir ferme confiance que nous obtiendrons ce que nous demandons. Tout ce qui est fait le serait même si nous ne l’avions jamais demandé, mais l’amour de Dieu est si grand qu’Il nous prend comme associés en Ses œuvres de bonté, et donc Il nous incite à demander ce qu’il Lui plaît de faire. Pour quelque prière ou bon vouloir que nous aurons eu par Sa grâce, Il nous récompensera infiniment — et c’est ce qui me fut montré en cette parole : «Si tu M’en supplies».

En cette parole, Dieu me montra Son grand plaisir et Sa grande jouissance, comme s’Il nous était grandement redevable de chaque action bonne que nous accomplissons (bien que ce soit Lui qui l’accomplisse), et de ce que nous Le supplions avec ferveur de faire cette chose qui Lui est agréable. Comme s’Il disait : «De quelle manière pourrais-tu M’être plus agréable qu’en Me suppliant avec ferveur, discernement et constance, de faire cela même que Je veux faire?»

De cette façon, la prière opère l’union entre Dieu et l’âme d’un homme. Car au temps où son âme est en intimité avec Dieu, l’homme n’a pas besoin de prier, mais d’écouter avec révérence ce qu’Il dit : ainsi, pendant tout le temps où ceci m’était montré, je n’étais pas poussée à prier, mais à garder toujours en l’esprit, comme un réconfort, que, lorsque nous voyons Dieu, nous avons ce que nous désirons et alors nous n’avons pas besoin de prier. Mais quand nous ne voyons pas Dieu, alors nous avons besoin de prier à cause de notre fragilité, et pour nous mettre en relation avec Jésus. Car lorsqu’une âme est tentée, troublée par l’inquiétude et abandonnée à elle-même, alors c’est le moment de prier et de se faire simple et souple sous la main de Dieu. Si elle n’est pas souple, aucune espèce de prière ne pourra rendre Dieu souple envers elle.

Car Dieu est toujours le même en amour, mais tant que l’homme est dans le péché il est si impuissant, si imprudent et si insensible qu’il ne peut aimer ni Dieu ni lui-même. La plus grande de ses infirmités, c’est son aveuglement, car il ne voit rien de tout cela. Alors le saint amour de Dieu Tout-Puissant qui est toujours égal, lui donne un aperçu sur lui-même. À cette vue, il pense que Dieu est irrité contre lui à cause de ses péchés, et alors il est poussé à la contrition, et à la confession et autres bonnes œuvres pour éteindre la colère de Dieu, jusqu’à ce qu’il trouve la paix de l’âme et la délicatesse de la conscience. Il lui semble maintenant que Dieu a pardonné ses péchés, et c’est vrai. L’âme prend conscience que Dieu a tourné vers elle Son regard, comme si elle s’était trouvée dans la peine ou en prison, lui disant : «Je suis content que tu aies trouvé le repos; car Je t’ai toujours aimée et Je t’aime, et maintenant tu M’aimes.»

Et ainsi donc, par la prière (comme je l’ai déjà dit) et par les autres bonnes œuvres qui sont d’usage, selon l’enseignement de la Sainte Église, l’âme se trouve-t-elle unie à Dieu.

XX TU SERAS COMBLÉE DE JOIE ET DE BÉATITUDE

Avant cette époque, j’avais souvent un grand désir, par un don de Dieu, d’être délivrée de ce monde et de cette vie, parce que je voulais être avec mon Dieu dans la béatitude où j’espère fermement, en vertu de Sa miséricorde, être pour l’éternité. Car bien souvent je considérais le malheur qui est ici-bas et, là-haut, le bonheur et l’existence bienheureuse. Et n’y eut-il autre souffrance sur terre que l’absence de notre Seigneur Dieu, il me semblait parfois que c’était plus que je n’en pourrais supporter. Et ceci me faisait pleurer et languir ardemment. Alors Dieu me parla ainsi à propos de la patience et de l’endurance :

«Tout à coup

tu seras dégagée de toute ta souffrance,

toute ta détresse,

et tout ton malheur;

Tu viendras là-haut, et tu Me posséderas pour récompense.

Tu seras comblée de joie et de béatitude

et tu n’auras plus aucune sorte de maladie,

aucune sorte de désagrément,

aucune inclination mauvaise,

Mais toujours joie et béatitude à jamais.

Comment pourrait-il alors t’être pénible de souffrir quelque temps,

puisque c’est Ma volonté et Ma gloire?»


Dans cette affirmation : «Tout à coup tu seras dégagée», je vis également comment Dieu récompense l’homme pour la patience avec laquelle il est resté fidèle à la volonté de Dieu au temps de son pèlerinage, et comment l’homme prolonge sa patience tout au long de sa vie parce qu’il ne connaît pas l’heure de son trépas. Ceci est un grand bienfait. Car si un homme connaissait son heure, il ne garderait point patience tout au long de ce temps. Aussi Dieu veut-Il que, tant que l’âme est unie au corps, il lui paraisse toujours qu’elle est sur le point de lui être enlevée. Car toute cette vie, en cette langueur qui est la nôtre ici-bas, n’est qu’un instant. Quand nous serons tout à coup dégagés de la souffrance, dans la béatitude, ce sera comme rien, et c’est pourquoi notre Seigneur a dit : «Comment pourrait-il alors t’être pénible de souffrir quelque temps, puisque c’est Ma volonté et Ma gloire?»

C’est la volonté de Dieu que nous recevions Ses commandements et Ses consolations avec autant de générosité et de force que nous le pouvons; et Il veut aussi que nous acceptions notre attente et notre détresse aussi allègrement que nous le pouvons et les comptions pour rien. Car plus nous les prenons allègrement, moins nous en faisons de cas, par amour, moins nous en éprouverons de peine et plus nous en serons récompensés.

Dans Lette bienheureuse révélation, il me fut enseigné en toute vérité que quiconque, homme ou femme, de tout son cœur, s’en tient à choisir Dieu durant sa vie, peut être sûr qu’il en est lui-même choisi. Tenez-vous-en à cela en toute vérité, car en toute vérité c’est la volonté de Dieu que nous soyons assurés, ici-bas, dans la confiance, de la béatitude du ciel, tout autant que nous le serons là-haut dans la certitude. Et plus nous trouverons de jouissance et de joie en cette assurance, avec respect et humilité, plus cela Lui plaît. Car je suis sûre que n’y eût-il eu d’autre personne que moi à être sauvée, Dieu aurait fait tout ce qu’Il a fait, pour moi. Et ainsi devrait penser chaque âme, reconnaissant Celui qui l’aime, oubliant, si elle le peut, toutes les créatures, et pensant que Dieu a fait pour elle tout ce qu’Il a fait. Et il y a là, me semble-t-il, de quoi inciter une âme à L’aimer et à Lui plaire et à ne rien craindre que Lui. Car c’est Sa volonté que nous sachions que la puissance de notre ennemi est toute verrouillée dans la main de notre Ami, et c’est pourquoi une âme qui sait cela avec certitude ne craindra que Celui qu’elle aime, et rangera toutes les autres craintes parmi les passions, les maladies corporelles et les imaginations.

Donc si un homme se trouve en telle souffrance, en tel malheur et en telle détresse qu’il lui semble ne pouvoir absolument pas avoir la tête ailleurs qu’en la souffrance où il se trouve, en la détresse qu’il ressent — dès qu’il le peut, qu’il la surmonte allègrement et la compte pour rien. Et pourquoi? Parce que Dieu veut être reconnu : or si nous Le reconnaissions et L’aimions, nous prendrions patience et serions en profonde quiétude, et nous serions contents de tout ce qu’Il fait. Et c’est ce que notre Seigneur m’a révélé dans ces paroles : «Comment pourrait-il t’être pénible de souffrir quelque temps, puisque c’est Ma volonté et Ma gloire?».

XXI MISÉRABLE QUE JE SUIS !

Bientôt après cela, je revins à moi et me retrouvai avec ma maladie corporelle, comprenant que j’allais vivre. Et comme une misérable, je m’agitais et gémissais sur les souffrances corporelles que je ressentais, et trouvais très ennuyeux de devoir continuer à vivre. J’étais aussi sèche et aride que si je n’avais guère eu de réconfort auparavant, parce que je retombais dans la souffrance et que me faisait défaut le sentiment spirituel.

Alors un Religieux vint me voir et me demanda comment j’allais. Et je dis que j’avais divagué toute la journée, et il rit bien fort et de bon cœur. Je dis : «Le crucifix qui est au pied de mon lit a saigné à flots.» Et à ces mots, la personne dont je parle devint fort sérieuse, s’émerveillant. Et à l’instant je fus affreusement confuse de ma témérité et je pensai ainsi : «Cet homme prend au sérieux la moindre de mes paroles, puisqu’il n’en dit rien.» Et quand je vis qu’il l’avait pris de cette manière et avec tant de révérence, je devins vraiment très grandement confuse et j’aurais voulu me confesser. Mais je ne pouvais en parler à un prêtre, car je pensais : «Comment un prêtre me croirait-il? Je n’ai pas cru notre Seigneur Dieu.» Au moment où je Le voyais, j’y croyais fermement et c’était alors ma volonté et mon intention de continuer à croire, toujours. Mais comme une folle, j’avais laissé la vision me sortir de l’esprit, misérable que je suis. C’était un grand péché, un grand manque d’amour filial, que d’avoir — contrariée de ressentir la souffrance corporelle — si sottement laissé échapper pour un moment le réconfort de toute cette bienheureuse révélation de notre Seigneur.

Par là vous pouvez voir ce que je vaux laissée à moi-même. Mais notre Seigneur si courtois ne voulut pas m’y abandonner. Je restai étendue jusqu’à la nuit, me confiant en Sa miséricorde, et puis je m’endormis.

À peine endormie, il me sembla que le démon me saisissait à la gorge et voulait m’étrangler; mais il ne le pouvait. À demi-morte, je m’éveillai de mon sommeil. Les personnes qui m’entouraient s’en aperçurent et baignèrent mes tempes; et mon cœur commença à se réconforter. Bientôt une fumée légère entra par la porte, avec une grande chaleur et une odeur infecte. Je dis : «Benedicite ! Dominus — Est-ce que tout brûle ici?» Et je pensais que c’était un feu matériel qui allait nous brûler et nous consumer. Je demandai aux personnes qui m’entouraient si elles remarquaient une mauvaise odeur; non, elles ne remarquaient rien. Je dis : «Dieu soit béni!», comprenant bien alors que c’était le démon qui était venu me tourmenter. Et une fois encore je reçus ce que notre Seigneur m’avait montré ce même jour avec toute la foi de la Sainte Église (car cela ne faisait qu’un pour moi) et m’y réfugiai comme en mon réconfort. Et très bientôt tout s’évanouit et je me retrouvai en grande paix et repos, sans maladie de corps ni frayeur de conscience.

XXII EN NOUS IL A SA DEMEURE LA PLUS INTIME

Alors je restai tranquille, éveillée; et notre Seigneur ouvrit les yeux de mon esprit et me montra mon âme au milieu de mon cœur. Je vis mon âme aussi vaste que si elle était un royaume, et d’après ce que j’y vis, il me sembla que c’était une Cité glorieuse. Au milieu de cette Cité siège notre Seigneur, vrai Dieu et vrai homme — magnifique en Sa personne et de haute stature — le glorieux, le Très-Haut Seigneur; et je Le vis en majesté, revêtu de gloire. Il siège au centre même de l’âme, en paix et repos, et régit et conduit le ciel et la terre et tout ce qui existe. L’Humanité, avec la Divinité, se tient là en repos et la Divinité régit et dirige sans aucun intermédiaire ni affairement; et mon âme est bienheureusement possédée par la Divinité qui est Souveraine-Puissance, Souveraine-Sagesse, Souveraine-Bonté.

La place que Jésus occupe dans notre âme, Il ne l’abandonnera jamais, éternellement; car en nous I1 trouve Sa demeure la plus intime, celle où Il éprouve le plus de plaisir à résider.

C’était une vision délicieuse, c’était aussi une vision apaisante, puisqu’il en est ainsi dans la réalité éternellement. Cette manière de voir les choses tandis que nous sommes ici-bas est très agréable à Dieu et d’un très grand profit pour nous : quand l’âme contemple ceci, cette vision la rend semblable à Celui qu’elle contemple et l’unit à Lui dans le repos et la paix. Et ce fut pour moi une joie particulière et une béatitude que de Le voir assis; car le voir ainsi siéger me rendait certaine qu’Il y résiderait à jamais. Et je reconnus vraiment que c’était Lui qui m’avait tout montré auparavant.

Quand j’eus contemplé ceci avec la plus grande attention, alors notre Seigneur me révéla des paroles, très suavement, sans bruit de voix ni mouvement de lèvres, comme Il l’avait fait auparavant, et dit bien calmement :

«Sache-le bien : ce ne sont pas des divagations que tu as vues aujourd’hui. Mais recueille-le, crois-le et tiens-t’en à cela, et tu ne seras pas vaincue.»

Ces derniers mots m’étaient dits pour m’apprendre avec une certitude absolue que c’est notre Seigneur Jésus qui me montrait tout cela. Car exactement comme dans la première parole que notre Seigneur me révéla, concernant Sa bienheureuse Passion : «Avec cela le démon est vaincu», ainsi me dit-il, en cette dernière parole, avec une certitude absolue : «Tu ne seras pas vaincue». Et cet enseignement, avec ce qu’il a de vrai réconfort, il est pour tous mes frères-chrétiens en général, comme je l’ai déjà dit; telle est la volonté de Dieu. Cette parole : «Tu ne seras pas vaincue» était dite très clairement et très fortement, comme assurance et réconfort contre toutes les tribulations qui peuvent survenir. Il n’a point dit : «Tu ne seras pas tourmentée; tu ne seras pas éprouvée; tu ne seras pas angoissée». Mais Il a dit : «Tu ne seras pas vaincue».

Dieu veut que nous prêtions grande attention à cette parole et que nous ayons toujours une ferme assurance, dans la consolation comme dans la désolation. Car Il nous aime et se réjouit en nous, et ainsi veut-Il que nous L’aimions et nous réjouissions en Lui — et que nous ayons une ferme confiance en Lui. «Et tout ira bien.»

Bientôt après, tout fut fini et je ne vis plus rien.

XXIII TOUJOURS IL ASPIRE A POSSÉDER NOTRE AMOUR

Après cela, le démon revint avec sa chaleur et sa puanteur et il me rendit très agitée : la puanteur était si abominable et si pénible, et la chaleur corporelle si effroyable et accablante. J’entendais aussi parler et se chamailler comme s’il se fût agi de deux personnes (et toutes deux, à mon avis, se chamaillaient en chœur, avec la plus grande animation, comme si elles eussent tenu un parlement); tout était marmonné à voix basse, et je ne comprenais pas ce qu’elles disaient. Et tout ceci était pour me pousser au désespoir, me semblait-il, mais je me confiais en Dieu avec ferveur et me réconfortais en m’adressant des discours, comme je l’aurais fait pour toute autre personne qui eût été ainsi accablée.

Il me semblait que cette agitation ne pouvait être comparée à quelque agitation corporelle. Les yeux de mon corps, je les fixai sur ce même crucifix où j’avais vu auparavant mon réconfort; ma langue, je l’occupai avec des propos sur la Passion du Christ et à répéter les vérités de la Sainte Église; et mon cœur, je l’attachai à Dieu de toute la confiance et de toute la force qui étaient en moi. Et je pensai en moi-même : «Te voilà maintenant bien agitée. Si dorénavant tu voulais t’agiter toujours autant pour te garder du péché, ce serait une souveraine et bonne occupation.» Car je le crois véritablement, étant sauve du péché, je serais sauve de tous les démons de l’enfer et des ennemis de mon âme.

Ils me tinrent ainsi occupée toute la nuit et le lendemain jusqu’à ce qu’il soit à peu près l’heure de Prime. Alors, en un instant, ils furent tous partis et disparus, et il n’en resta rien, sinon la puanteur qui dura encore un peu. Et je les méprisai. Ainsi ai-je été délivrée par la vertu de la Passion du Christ, «car avec ceci le démon est vaincu», comme le Christ me l’avait dit précédemment.

Ah, misérable péché! Qu’est-ce que tu es?

Tu es un néant.

Car j’ai vu que Dieu est tout;

toi, je ne t’ai point vu.

Et quand j’ai vu que Dieu a créé toute chose, je ne t’ai pas vu.

Et quand j’ai vu que Dieu est en toutes choses, je ne t’ai pas vu.

Et quand j’ai vu que Dieu fait tout ce qui est fait,

les petites choses et les grandes,

je ne t’ai pas vu.

Et quand j’ai vu notre Seigneur,

siégeant en notre âme,

si glorieusement,

aimer et chérir, régir et gouverner tout ce qu’Il a créé,

toi, je ne t’ai point vu.

Je suis donc certaine que tu es un néant.

Et tous ceux qui t’aiment et se complaisent en toi, te suivent,

et librement mettent leur fin en toi,

Je suis certaine qu’ils seront, comme toi, réduits à néant;

Éternellement ils seront confondus.

Que Dieu nous protège tous contre toi.

Ainsi soit-il, pour l’amour de Dieu.

Qu’est-ce qu’être misérable? Je vais le dire comme cela m’a été enseigné par révélation de Dieu. La misère, c’est toute chose qui n’est pas bonne : l’aveuglement spirituel qui nous précipita dans notre premier péché, et tout ce qui découle de cette misère, passions et souffrances, spirituelles ou corporelles, et tout ce qui — sur terre ou partout ailleurs — n’est pas bon.

Et si là-dessus on me demande : «Qu’en est-il de nous?», je réponds à cela : «Si se trouvait écarté de nous tout ce qui n’est pas bon, nous serions bons. Quand la misère est écartée de nous, Dieu et l’âme ne font qu’un, et Dieu et l’homme ne font qu’un.»

Toute chose sur terre nous sépare-t-elle donc de Dieu? Je réponds et déclare : «Ce qui nous est utile, voilà ce qui est bon; ce qui doit périr, voilà ce qui est misère; et quand l’homme y attache son cœur autrement que de cette manière, voilà le péché.» Et du moment qu’un homme ou une femme aime le péché (s’il y en a de tels), il se trouve dans une souffrance qui surpasse toutes les souffrances. Lorsqu’il n’aime pas le péché, mais le hait, et qu’il aime Dieu, tout va bien; et celui qui véritablement agit ainsi, bien que parfois il pèche par faiblesse ou ignorance, il ne faute pas pourtant en sa volonté parce qu’il veut avec force se relever et contempler Dieu qu’il aime de toute sa volonté. Dieu les a créés (c’est-à-dire de tels hommes et de telles femmes), car Il veut être aimé de celui ou celle qui a péché; mais Lui, toujours Il aime et toujours Il aspire à notre amour. Et nous, quand, avec force et sagesse, nous aimons Jésus, nous sommes en paix.

Tout ce bienheureux enseignement de notre Seigneur Dieu me fut montré de trois manières, comme je l’ai déjà dit. C’est-à-dire : par vision corporelle, et par des paroles formées en mon entendement, et par vision spirituelle. Pour ce qui est de la vision corporelle, j’ai dit ce que j’ai vu, aussi exactement que je puis. Et pour ce qui est des paroles formées, je les ai dites exactement comme notre Seigneur me les a révélées. Et pour ce qui est de la vision spirituelle, j’en ai dit quelque chose, mais je ne puis jamais la dire complètement. Et c’est pourquoi je suis poussée à parler davantage de cette vision spirituelle, autant que Dieu veut m’en donner la grâce.

XXIV L’AMOUR CHANGE POUR NOUS EN DOUCEUR LA PUISSANCE ET LA SAGESSE

Dieu me montra deux sortes de maladies que nous avons, dont Il veut que nous soyons guéris. L’une est l’impatience, car nous supportons avec peine notre labeur et notre souffrance; l’autre est le désespoir ou crainte, comme je vais le dire plus loin. Ces deux maladies sont ce qui nous accable et nous tourmente le plus (selon ce que m’a montré notre Seigneur) et ce qu’Il désire le plus voir guéri. Je parle de ces hommes et de ces femmes qui haussent le péché pour l’amour de Dieu et se disposent à faire la volonté de Dieu. Quand il en est ainsi, ces deux péchés secrets sont ceux qui nous obsèdent le plus. C’est donc la volonté de Dieu qu’ils soient reconnus, car alors nous les refuserons comme nous refusons les autres péchés.

Alors, avec beaucoup de douceur, notre Seigneur me montra la patience qu’Il eut pendant sa dure Passion, et aussi la joie et la jouissance qu’Il trouvait en cette Passion, par amour. Ceci, Il l’a fait pour nous montrer que nous devons porter joyeusement et tranquillement nos souffrances — car c’est une grande satisfaction pour Lui, et un profit infini pour nous.

La raison pour laquelle nous sommes accablés par nos souffrances, c’est que nous méconnaissons l’Amour. Bien que les Personnes de la bienheureuse Trinité soient toutes égales en qualité, l’Amour me fut montré surtout en ce qu’il est le plus proche de nous tous. Et c’est à le reconnaître que nous sommes le plus aveugles. Car beaucoup d’hommes et de femmes croient que Dieu est Toute-Puissance et peut tout faire; et qu’Il est Toute-Sagesse et sait tout faire; mais qu’Il soit Tout-Amour et veuille tout faire — là ils s’arrêtent court. Et cette méconnaissance est ce qui gêne le plus les cœurs épris de Dieu. Car lorsqu’ils commencent à haïr le péché et à amender leur vie selon les ordonnances de la Sainte Egli-se, il leur reste encore une crainte qui les pousse à se regarder eux-mêmes et leurs péchés passés. Et ils prennent cela pour de l’humilité, mais c’est un abominable aveuglement et une faiblesse que nous sommes impuissants à mépriser. Pourtant si réellement nous la reconnaissions, nous la rejetterions immédiatement comme nous le faisons de tout autre péché que nous reconnaissons : car elle vient de l’ennemi et elle va contre la vérité.

Car parmi tous les attributs propres de la bienheureuse Trinité, c’est la volonté de Dieu que nous ayons la plus grande confiance en Son affection et en Son amour; car l’amour change pour nous en douceur la Puissance et la Sagesse. Et de même que dans Sa courtoisie Dieu oublie nos péchés du moment que nous nous en repentons, ainsi veut-Il que nous aussi oubliions nos péchés et nos craintes inquiètes.

XXV À JAMAIS DIEU VEUT QUE NOUS SOYONS PLEINS D’ASSURANCE DANS L’AMOUR

Car je vis quatre sortes de crainte.

L’une est la crainte d’effroi, qui fond soudain sur un homme, à cause de sa fragilité. Cette crainte est bonne, car elle aide à purifier l’homme comme le fait la maladie corporelle ou toute autre souffrance où le péché n’a pas de part; toutes ces souffrances aident l’homme quand on les supporte avec patience.

La seconde est la crainte du châtiment, par laquelle l’homme est tiré et réveillé du sommeil du péché. Car un homme qui est profondément endormi dans le péché n’est pas capable, pendant ce temps, de recevoir la douce consolation du Saint-Esprit, jusqu’à ce qu’il ait conçu cette crainte de la mort corporelle et du feu du purgatoire. Cette crainte le pousse à demander à Dieu réconfort et miséricorde, et ainsi cette crainte l’aide à approcher Dieu, et le rend capable de se repentir sous l’effet du bienheureux enseignement du Saint-Esprit.

La troisième est la crainte inquiète. Bien qu’elle soit peu de chose en elle-même, elle est une des formes du désespoir (si l’on reconnaissait la vérité). Car je suis certaine que Dieu hait toutes les craintes inquiètes et veut que nous les chassions loin de nous par la connaissance de la Vie véritable.

La quatrième est la crainte révérencielle. Il n’y a aucune crainte qui plaise à Dieu, excepté la crainte révérencielle, et celle-ci est toute suave et douce en raison de la grandeur de notre amour. Pourtant la crainte révérencielle et l’amour ne sont pas une seule et même chose : ils diffèrent dans leurs propriétés et leurs opérations, mais l’un ne peut aller sans l’autre. Je suis donc certaine que celui qui aime, craint, bien qu’il puisse en être seulement très peu conscient.

Toutes les craintes qui se présentent à nous, autres que la crainte révérencielle, même si elles se présentent sous couleur de sainteté, n’en sont point en réalité, et voici à quoi on peut les reconnaître, à savoir : cette crainte révérencielle, plus elle est présente, plus elle attendrit et réconforte, réjouit et repose l’âme; la fausse crainte, elle, tourmente l’âme, l’inquiète et la trouble. Alors voici le remède : les reconnaître l’une et l’autre, et repousser la fausse crainte, exactement comme nous le ferions d’un mauvais esprit qui se montrerait sous l’apparence d’un bon ange. Exactement comme un esprit mauvais, quand même il se manifeste sous l’aspect et l’apparence d’un bon ange — bien que, d’abord, il se présente avec un langage séduisant et fasse du beau travail — cependant tourmente, inquiète et trouble la personne à laquelle il s’adresse, lui fait obstacle et la laisse dans l’inquiétude. Et plus cet esprit converse avec l’âme, plus il la tourmente et moins l’âme est en paix. C’est donc la volonté de Dieu, et notre propre profit, que nous sachions les discerner.

Car Dieu veut que nous soyons toujours pleins d’assurance dans l’amour et paisibles et tranquilles, comme Il l’est envers nous. Tel Il est envers nous, tels I1 veut que nous soyons envers nous-mêmes et envers nos frères-chrétiens. Amen.

Explicit Julienne de Norwich










CATHERINE DE GÊNES

Un florilège établi sur la traduction de Pierre Debongnie, La Grande Dame du Pur Amour, Sainte Catherine de Gênes, Desclée de Brouwer, 1960.

Livre de la Vie admirable de la Bienheureuse Catherine de Gênes (choix)

CHAPITRE PREMIER58

[…]

Quand elle eut environ treize ans lui vint le désir d’entrer en religion. Elle s’efforça autant qu’elle put, par l’intermédiaire de son confesseur, d’entrer dans un monastère d’exacte observance et de piété appelé Notre-Dame des Grâces en la cité de Gênes, où elle avait une sœur moniale.

Plus tard, vers ses seize ans, ses parents la marièrent à messire Julien Adorno, d’une noble maison génoise. Malgré ses répugnances, elle y consentit, par l’obéissance sans détour et la révérence qu’elle avait à ses parents. Mais la bonté divine, pour empêcher que cette âme élue plaçât son amour en choses terrestres et charnelles, permit qu’il lui fût donné un mari de caractère très opposé au sien. Il la fit tant souffrir que cette vie lui fut une charge très lourde, dix années durant. De conduite fort dissolue, il dissipa tout ce qu’elle avait, si bien qu’ils se trouvèrent ruinés.

Au bout de ces dix ans, Catherine fut appelée de Dieu et par lui convertie en un moment de façon admirable, comme on le dira ci-après. Auparavant dans les trois mois qui précédèrent sa conversion, il lui survint une très grande tristesse d’esprit, un dégoût profond de toutes les choses de ce monde, qui lui faisait fuir la compagnie. Elle éprouvait une si profonde tristesse qu’elle était insupportable à elle-même, ne sachant ce qu’elle voulait. Les cinq dernières de ces dix années dont on vient de parler, elle s’était adonnée aux occupations extérieures, recherchant les plaisirs et vanités du monde, comme font généralement les dames. C’était pour trouver quelque soulagement à cette vie si dure, parce que les cinq années précédentes elle avait tant souffert de cette tristesse dont il a été question, qu’elle n’y trouvait pas de remède.

Quoiqu’elle cherchât maintenant des distractions extérieures, cette tristesse du cœur, loin de diminuer, ne faisait qu’augmenter, tant lui était insupportable la conduite de son mari. Ce fut au point que se trouvant un jour dans l’église Saint-Benoît c’était précisément la veille de la fête du saint — elle lui dit, dans l’extrémité de sa douleur :

Saint Benoît, priez Dieu qu’il me tienne trois mois au lit, malade.

Elle parlait ainsi comme une désespérée, ne sachant plus que faire, dans le tourment d’esprit et de cœur où elle se trouvait.


CHAPITRE II

Le jour après la fête de saint Benoît, dame Catherine sur les instances de sa sœur moniale, alla pour se confesser au confesseur de ce monastère. Ce n’est point qu’elle eût goût de se confesser, mais sa sœur lui avait dit : «Va au moins te recommander à lui, parce que c’est un bon religieux» — et de fait, c’était un saint homme. Tout d’un coup à peine agenouillée devant lui, elle reçut au cœur la blessure d’un immense amour de Dieu, avec une si claire vue de ses misères et de ses défauts, et aussi de la bonté divine, qu’elle en fut pour tomber à terre. Ensuite de ce sentiment de l’immense amour de Dieu et des offenses qu’elle avait faites à ce Dieu de douceur, elle fut tirée avec tant de force hors des misères du monde, par un mouvement tout purifié de son cœur, qu’elle resta comme hors d’elle-même. Sous cette impression elle criait en son cœur avec un amour enflammé :

Plus de monde! plus de péché!

En ce moment si elle avait possédé mille mondes, elle les eût tous rejetés.

Par cette flamme d’amour brûlant qu’elle ressentait, le doux Seigneur imprima dans cette âme et lui infusa en un moment par sa grâce toute perfection. Il la purgea donc de toute affection terrestre, il l’illumina de sa divine lumière, en lui faisant voir intérieurement sa douce bonté, et enfin il se l’unit totalement, la changeant et la transformant en soi par vraie union de bonne volonté et l’embrasement total de son brûlant amour.

[…]

Tous ces jours, ses paroles n’étaient autre chose que des soupirs si véhéments que c’était merveille. Elle avait un extrême brisement de cœur pour les offenses faites à une si grande bonté; si une force miraculeuse ne l’eût soutenue, elle eût expiré et son cœur eût éclaté.

Mais le Seigneur voulut augmenter encore dans cette âme l’ardeur profonde de son amour et la douleur de ses péchés. Il se montra en esprit avec la croix sur l’épaule, tout ruisselant de sang, au point que la maison lui paraissait pleine des ruisseaux de ce sang. Elle voyait comment ce sang fut répandu tout entier par amour. Cela lui alluma au cœur un tel feu qu’elle en était hors d’elle-même et paraissait comme folle, par la violence de l’amour et de la douleur qu’elle ressentait.

[…]

Néanmoins voulant satisfaire à la justice, il la fit passer par la voie de la pénitence satisfactoire. Cette voie, qui fut contrition, lumière et conversion, ne dura pas plus que quatorze mois.

Après qu’elle eut satisfait, sa vie antérieure lui fut tirée de l’esprit, de sorte qu’elle ne vit plus même une étincelle de ses péchés passés, comme s’ils avaient tous été jetés au fond de la mer.

Dans cet appel susdit, c’est-à-dire, au moment qu’elle fut blessée d’amour aux pieds du confesseur, il lui parut être tirée aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ et elle vit en esprit toutes les grâces, les voies et les moyens par quoi le Seigneur, par pur amour, l’amenait à la conversion. Elle resta dans cette lumière un peu plus d’une année, jusqu’après avoir satisfait à sa conscience par voie de contrition, confession et satisfaction.

Elle se sentit ensuite tirée plus haut par le Crucifié et vit une voie plus douce, toute faite des innombrables secrets de l’amour qui la sanctifiait et la consumait d’amour, au point qu’elle était souvent tirée hors d’elle-même. Dans cette grande soif intérieure, de haine contre elle-même et de contrition pénétrante, elle frottait souvent la langue sur le sol. Si véhémentes étaient la douleur de la contrition et la suavité de l’amour qu’elle ne savait pas bien quoi faire. Il lui semblait ainsi soulager son cœur tourmenté de douleur sans mesure et de suave ardeur.

Elle resta ainsi trois années ou un peu plus dans ces violences continuelles d’amour et de douleur, avec des rayons si pénétrants et si brûlants qu’ils lui consumaient le cœur.

[…]

CHAPITRE III

[…]

Seigneur, ce n’est pas pour ces douceurs que je veux vous suivre, mais uniquement par seul amour.

[…]

Une nuit, elle rêva pendant son sommeil que le jour suivant elle ne pourrait communier. À son réveil elle se trouva des larmes qui lui jaillissaient des yeux, et elle s’en étonna, car elle était très dure aux larmes; c’était que le feu de l’amour allumait en elle un tel désir de cet aliment que s’en croyant privée, il lui semblât impossible de le supporter.

Mais s’il arrivait qu’elle ne pût le recevoir par les moyens ordinaires, elle se gardait en patience et en abandon disant à son Seigneur :

Si tu le veux, il me sera donné.

[…]

Elle disait encore que si elle eût vu toute la cour céleste vêtue de même manière de sorte qu’il n’y eût pas de différence de vêtement entre Dieu et les anges, néanmoins l’amour qu’elle avait au cœur aurait reconnu Dieu comme le chien reconnaît son maître, et même bien plus vite et avec moins de peine, parce que l’amour qui est Dieu même, instantanément et sans intermédiaire découvre sa fin et son repos suprême.

[…]

CHAPITRE IV

Quelque temps après sa conversion, — c’était le jour de l’Annonciation de Notre-Dame — son Amour lui parla intérieurement, lui signifiant sa volonté qu’elle aurait à faire le carême en lui tenant compagnie au désert. Elle commença dès lors à ne plus pouvoir manger, au point qu’elle resta jusqu’à Pâques sans nourriture corporelle. Pendant les trois jours de fête elle eut faculté de manger, puis cela lui fut enlevé pour autant de jours que dure le carême. Ceux-ci achevés, elle pu se remettre à manger comme les autres sans aucune résistance de l’estomac. Elle passa de cette façon sans rien prendre vingt-trois carêmes et autant d’avents. Tout au plus il lui arrivait de boire de fois à autre un verre d’un mélange d’eau, de vinaigre et de sel pilé. Quand elle buvait cette mixture, il lui semblait la jeter sur une pierre chauffée à rouge qui aussitôt la consumait, à cause du grand feu qui la brûlait intérieurement. Chose extraordinaire et stupéfiante, car il n’y a pas d’estomac, si sain fût-il, qui pourrait supporter, surtout sans rien absorber de solide, pareil breuvage. Mais elle disait en ressentir une telle douceur à l’estomac, provenant du feu de son cœur, qu’en prenant cette potion si amère, elle avait le sentiment de soulager son corps.

Cette impuissance à rien prendre lui donna d’abord beaucoup d’inquiétude, car elle n’en savait pas la cause et elle craignait toujours qu’il s’y glissât quelque tromperie. Elle se forçait donc à manger, dans la pensée que la nature le réclamait. Mais à peine avait-elle la nourriture à l’estomac qu’elle ne pouvait la retenir. Sous l’empire du même souci, elle se remettait à manger, mais chaque fois elle était contrainte de tout rejeter, et cela lui paraissait à elle et aux autres de la maison un phénomène inexplicable.

[…]

Ceux de la maison et aussi les autres qui la connaissaient, s’étonnaient beaucoup qu’elle restait ainsi sans manger, mais elle-même n’en faisait aucun cas et disait :

Si nous voulions estimer à leur vrai prix les œuvres de Dieu, nous devrions regarder aux choses intérieures plutôt qu’à l’extérieur. Mon jeûne est une œuvre divine sans rien de ma volonté. Je n’ai donc pas à m’enorgueillir et nous ne devons pas l’admirer, puisque pour Dieu c’est comme rien. La vraie lumière fait voir et comprendre qu’on ne doit pas regarder à ce qui sort de Dieu pour notre nécessité et pour sa gloire, mais uniquement au pur amour qui fait agir envers nous sa Majesté. Et l’âme voyant que les œuvres de cet amour sont si nettes et si pures, car l’amour ne regarde à aucun bien que nous puissions lui faire, il faut qu’elle se mette aussi à l’aimer d’amour pur sans s’arrêter à aucune grâce particulière qu’elle en pourrait recevoir; il faut qu’elle le regarde lui seul et pour lui seul, car il est digne d’être aimé lui seul, sans aucun intermédiaire qui soit de l’âme ou du corps, comme sans mesure.

[…]

CHAPITRE V

Les quatre premières années après qu’elle eut reçu du Seigneur la douce blessure, elle fit de grandes pénitences au point de mortifier complètement tous ses penchants. Tout d’abord, dès qu’elle voyait sa nature désirer quelque chose, aussitôt elle le lui enlevait, et ce que la nature avait en horreur, elle le lui faisait prendre. Elle portait de rudes cilices, ne mangeait pas de chair, ni rien qui lui fut appétissant, jamais de fruits ni frais ni secs. Comme elle était de nature gracieuse et aimable, elle se faisait en ce point grande force et violence. Ainsi quand ses proches la visitaient et voulaient s’entretenir avec elle, elle ne leur parlait point, hormis ce qui était strictement indispensable, sans souci d’elle-même ni d’autrui, afin de se vaincre. Si quelqu’un s’en étonnait, elle n’en avait cure.

Elle usait aussi de grande austérité dans le dormir, en glissant sous elle des objets pointus.

Le feu qu’elle portait intérieurement était si fort qu’elle ne prenait aucun soin des choses extérieures dont son corps pouvait avoir besoin, et cependant elle ne négligeât rien des occupations nécessaires.

Je n’ai pas le sentiment de posséder ni âme, ni corps, ni cœur, ni volonté, ni goût, ni rien autre chose, hormis le pur amour.

La résistance à ses inclinations allait si loin qu’elle ne tenait compte ni d’elle-même ni des autres. Remarquait-elle que sa nature désirât quelque chose, tout aussitôt elle lui opposait une résistance fermement résolue, et désormais elle n’en avait plus souci. Quand sa nature éprouvait de fortes répugnances à certaines choses, comme par exemple sanie, charogne et pourriture et semblables choses qui soulèvent le cœur, à l’instant elle les mettait en bouche, en mangeait ou en buvait; par la suite elle n’y avait plus de répugnance, et par ce moyen elle tuait ses penchants.

Elle allait les yeux baissés vers le sol sans regarder personne en face.

Dans les quatre premières années de sa conversion, elle demeurait chaque jour six heures en oraison. Si quelquefois la partie sensible en avait assez, elle était à ce point soumise à l’esprit qu’elle n’avait pas envie de lui résister.

En ces années-là, elle était à ce point remplie de sentiment intérieur qu’elle pouvait à peine parler et si bas qu’on l’entendait à peine. La plus grande partie du temps, elle paraissait hébétée, sans parler, sans ouïr, sans goût, sans intérêt pour quoi que ce soit au monde, sans prendre garde à rien. Elle était si absorbée à l’intérieur qu’elle semblait morte à toute chose extérieure.

Elle était aussi très soumise à tout le monde, toujours cherchant à faire toute chose qui fût contre sa volonté; de telle façon qu’elle était toujours inclinée à faire la volonté d’autrui plutôt que la sienne propre.

[…]

En la voyant faire tant et de si grandes mortifications dans tous ses sens, on lui demandait quelquefois : «Pourquoi faites-vous cela?»

Elle répondait :

Je ne sais, mais je me sens tirée intérieurement à le faire et je n’y sens nulle résistance, et je crois que Dieu le veut ainsi. Mais il ne souffre pas que je m’arrête à rien de déterminé.

[…]

CHAPITRE VI

Au terme de ces quatre années dont il a été question, il lui fut donné un esprit net, libre et rempli de Dieu, à ce point qu’il était fermé à toute autre chose. Quand elle assistait aux prédications ou à la messe, elle était tellement occupée de ce sentiment intérieur qu’elle ne voyait ni entendait ce qui se disait ou se faisait hors d’elle.

[…]

D’autre part, dans le dessein d’éviter ces suavités, elle se forçait à rester davantage en compagnie, autant qu’il lui était possible, et elle disait à son Seigneur :

Je ne veux pas ce qui procède de toi, c’est toi seul que je veux, ô doux Amour.

Elle voulait aimer Dieu sans âme et sans corps, c’est-à-dire, sans qu’ils pussent trouver leur nourriture, d’un amour droit, pur et sincère. Mais parce qu’elle voulait se garder de ces consolations, le Seigneur lui en donnait davantage. À la fin Dieu enracina si fortement et si profondément le pur amour dans cet esprit purifié, qu’elle accoutuma de dire :

Dès que j’ai commencé à l’aimer, jamais l’amour ne m’a manqué, mais il est allé toujours croissant,

et il grandit toujours jusqu’à la fin dans l’intime de son cœur. La cause en était dans la vue chaque jour plus claire de la droiture et de la pureté de son doux Amour qui opérait en elle de si grands effets.

[…]

L’Amour lui dit un jour à l’esprit : «Ma fille, observe les trois règles que voici : ne jamais dire : je veux, je ne veux pas. — Ne jamais dire : mien; tu diras toujours : nôtre. — Ne jamais t’excuser, sois prompte à t’accuser.»

Il lui dit encore : «Quand tu réciteras le Pater, prends pour fondement le fiat voluntas tua, c’est-à-dire, ta volonté se fasse en toute chose, dans l’âme, le corps, les fils, parents, amis, les biens et toute autre chose qui puisse te toucher, et en bien et en mal. De l’Ave Maria prends Jésus; qu’il te soit toujours fixé au cœur, et il te sera un doux guide, un bouclier au cours de cette vie et en toutes tes nécessités. Du reste de l’Écriture prend pour ton soutien ce mot : Amour. Avec lui tu iras toujours droite, nette, légère, attentive et soigneuse, toujours prête, illuminée, sans erreur et sans guide ni aide d’autre créature, parce que l’amour n’a pas besoin d’aide, il suffit pour accomplir toute chose sans peur et sans effort. Le martyre même lui paraît doux. On ne saurait expliquer fût-ce la plus petite étincelle de la puissance de l’amour et de ses effets. Finalement cet amour consumera en toi toutes les inclinations et les sentiments de l’âme et du corps, de toutes les choses de cette vie.»

[…]

Si elle avait à faire quelque chose pour elle-même, les mains lui tombaient d’impuissance et elle disait en pleurant : 

O mon Dieu, mon Amour, je n’en peux plus.

Elle s’asseyait, ses sens l’abandonnaient, comme si elle était morte. Cela lui arrivait plus ou moins souvent, selon la plénitude de son esprit purifié.

Faisant allusion à cela, elle disait un jour qu’elle n’éprouvait plus aucun sentiment hormis cette plénitude de Dieu son amour […].

CHAPITRE VII

Quand elle éprouvait et avait cette suavité spirituelle si puissante et ce sentiment si absorbant qui l’empêchaient d’agir et de se servir des sens, alors elle disait à son humanité :

Es-tu contente d’être ainsi nourrie?

L’humanité répondait oui et qu’elle laisserait pour ce goût surnaturel tout autre qu’elle pourrait acquérir en cette vie.

[…]

De là vient que lorsqu’elle voyait des morts ou entendait des offices ou des messes pour les défunts, ou encore le glas funèbre, on voyait l’humanité s’en réjouir. Il lui semblait qu’elle s’en allait contempler cette vérité qu’elle ressentait dans son cœur. Son humanité eût préféré mourir que vivre dans une telle aliénation intérieure et dans la privation de ce qui aurait pu lui donner quelque aliment et quelque réconfort. Elle en était réduite à ce point qu’il ne lui était donné aucun soulagement, sinon quand elle dormait. Il lui semblait à ce moment sortir de prison, parce qu’elle n’était plus si absorbée dans cette continuelle attention à Dieu.

Le désir de la mort lui dura deux années environ, pendant lesquelles son esprit en était sans cesse en quête et disait :

O. mort cruelle, pourquoi me laisses-tu à l’écart quand j’ai de toi une telle faim?

Ce désir était sans pourquoi ni comment, et la tenait sans répit jusqu’au moment de sa communion quotidienne. Quand elle l’éprouvait elle disait à la mort :

O. douce mort, suave, gracieuse, belle, forte, riche, digne.

Elle ajoutait beaucoup d’autres qualificatifs d’honneur et de dignité, autant qu’elle en savait. Elle poursuivait :

Je te trouve, à mort, un seul défaut, c’est que tu es trop avare à qui soupire après toi, et trop prompte à qui te fuit. Je vois cependant que tu fais toute chose selon la disposition divine, en quoi ne peut se trouver aucun défaut. Ce sont nos penchants désordonnés qui ne s’accordent pas avec toi. S’ils étaient bien dirigés, nous serions tout abandonnés en silence au vouloir de Dieu, comme la mort à faire ce que Dieu ordonne et nous arriverions à ce point que nous n’aurions plus de choix volontaire ni de vie ni de mort, comme si nous étions déjà au tombeau.

Mais, disait-elle, si elle avait pu faire un choix, c’est la mort qui lui eût semblé préférable, puisque grâce à elle l’âme n’a plus à craindre de faire chose qui mette obstacle à son pur amour.

[…]

Elle disait : Une âme qui aime véritablement Dieu, si elle est entraînée à la perfection de l’amour, comme elle se voit emprisonnée dans le monde et le corps, si Dieu ne la soutenait par sa Providence, la vie corporelle lui serait un enfer, parce qu’elle empêche d’atteindre la fin pour laquelle elle a été créée.

[…]

CHAPITRE VIII

Dès sa conversion elle s’occupa activement de bonnes œuvres. Elle recherchait les pauvres dans la ville, engagée à cette fin par les dames du bureau de la miséricorde qui étaient chargées de cette œuvre. Elles la fournissaient d’argent et de provisions pour le soulagement de ces pauvres, conformément à la coutume de la cité. Avec grand zèle Catherine s’acquittait de tout ce qui lui était confié. Elle portait secours aux malades et aux pauvres, elle nettoyait le mieux possible leurs ordures et leurs saletés.

[…]

Mais elle se donnait à sa tâche de telle manière que tout le soin qu’elle y apportait ne lui enlevait jamais le sentiment de Dieu son doux amour, ni d’autre part, quelle que fût cette occupation intérieure, jamais rien ne fit défaut à l’hôpital. Tout le monde voyait en cela quelque chose de miraculeux. Il paraissait impossible, en effet, qu’une personne si occupée à des affaires extérieures pu ressentir sans interruption un tel goût divin dans son intérieur, comme d’un autre côté, qu’une personne engloutie à ce point dans le feu de l’amour divin se pût occuper d’affaires, avoir la tête à tout sans défaillance, au point de n’oublier jamais rien de ce qu’elle avait à faire.

Chose non moins admirable : elle eut pendant de nombreuses années la charge des dépenses et mania des sommes considérables appartenant à l’hôpital; jamais cependant il ne manqua un denier aux comptes qu’elle rendait. Quoiqu’elle eût consacré toute son activité au service de l’hôpital, jamais elle ne voulut employer à son usage et pour son entretien la moindre chose appartenant à l’hôpital.

[…]

CHAPITRE IX

La bienheureuse avait une si merveilleuse connaissance d’elle-même que cela paraissait presque incroyable à des intelligences humaines. […]

C’est en cet état d’élévation qu’elle disait :

S’il était possible de subir pour l’amour de Dieu autant de tourments qu’en ont souffert tous les martyrs, et en plus l’enfer, — prétendre par là satisfaire à sa justice, serait en quelque sorte faire injure à ce Dieu, en comparaison de l’amour et de la bonté qu’il eut en nous créant, en nous créant de nouveau, en nous appelant par vocation particulière.

Elle ajoutait :

C’est pourquoi je vois clairement que s’il y a en moi, ou en les autres créatures ou dans les saints quelque chose de bien, ceci dépend, en vérité, de Dieu uniquement; si je fais quelque chose de mal, je vois que c’est moi seule qui le fais et que je n’en peux rejeter la faute sur le démon ni sur aucune autre créature, mais l’attribuer seulement à ma propre volonté, à mes penchants, à ma superbe, à mon amour-propre, à ma sensualité et autres semblables mouvements pervers. Si Dieu ne m’aidait, jamais je ne ferais quoi que ce soit de bon. En agissant mal je me vois pire que Lucifer. Tout cela m’apparaît avec une telle évidence que si tous les anges venaient me dire qu’il y a quelque bien en moi, je ne les croirais pas. Car je vois clairement que tout bien est en Dieu seul et qu’en moi, sans la grâce divine, il n’y a pas autre chose que péché.

[…]

Elle disait aussi :

En définitive, qu’une personne puisse parler des choses de Dieu, en avoir le goût, l’intelligence, la mémoire ou le désir, elle n’est pas encore au but. Ce sont là, à vrai dire, des voies et moyens pour y conduire, mais la créature ne peut rien savoir hors ce que Dieu lui donne de jour en jour, elle ne peut rien saisir de plus. En conséquence, qu’elle reste en paix en tout point où elle est menée. Si donc la créature savait les degrés que Dieu veut lui donner en cette vie, elle ne s’apaiserait jamais, mais elle aurait une impatience déterminée et un désir véhément d’avoir bien vite ce dernier degré de perfection que Dieu a disposé de lui accorder. Elle serait comme dans un enfer par le furieux et brûlant désir d’y atteindre.

Et disait cette âme sainte et dévote, brûlée d’amour divin déjà dès le début de sa conversion :

Seigneur je te veux tout entier, parce que je vois en ta lumière éclatante et claire que jamais l’amour ne s’apaise qu’il ne soit arrivé à la dernière perfection. O. doux Seigneur, si je voyais que tu me manquerais seulement d’une étincelle, certainement je ne pourrais vivre.

Elle disait encore :

En y prenant garde par intervalles, je m’apercevais que l’amour dont j’aimais mon doux Amour grandissait de jour en jour. Et chaque fois il me semblait que l’amour avait atteint toute la plénitude qu’il pouvait réaliser. L’amour est ainsi fait qu’il ne peut apercevoir aucune imperfection si minime soit-elle. Mais, ensuite, avec le temps ayant acquis une vue plus claire, je reconnaissais avoir eu beaucoup d’imperfections.

Dans ses propos cette sainte créature employait souvent ces mots :

Douceur de Dieu, Netteté de Dieu, Bonté de Dieu, Pureté de Dieu,

avec d’autres belles expressions de même genre. Elle disait aussi :

Je vois sans mes yeux, je comprends sans mon intelligence, j’éprouve sans aucun sentiment, je goûte sans goût; je n’ai ni forme, ni mesure, de façon que sans voir je vois une telle activité et une vigueur toute divine, à côté de quoi tous ces mots de perfection, de netteté, de pureté, que j’employais d’abord, me paraissent maintenant mensonges et contes en présence de la vérité et de la droiture (divines).

Finalement je ne puis même plus dire : Dieu mien, tout mien, toute chose est mienne (étant donné que tout ce qui est à Dieu me paraît être à moi). Il m’est devenu impossible d’employer pareilles expressions pour quoi que ce soit au ciel ou en terre et je reste ainsi toute muette et perdue en Dieu.

Je ne puis voir aucun bien ni aucune béatitude en aucune créature, à moins que cette créature ne soit totalement annihilée en elle-même et en tout, et tellement submergée en Dieu que Dieu seul demeure dans la créature, et la créature en Dieu. Voilà toute la béatitude que peuvent posséder les bienheureux. Et néanmoins ils ne la possèdent pas. Je veux dire qu’ils l’ont dans la mesure où ils sont annihilés en eux-mêmes et revêtus de Dieu, mais pour autant qu’ils sont dans leur être propre, de façon que certains d’entre eux puissent dire : «Moi je suis heureux», ils ne l’ont pas.

[…]

CHAPITRE X

La vaine gloire ne pouvait pénétrer en son esprit, parce qu’elle possédait la vérité. Elle désespérait d’elle-même et plaçait par suite toute sa confiance en Dieu seul son très doux amour à qui elle s’abandonnait âme et corps, lui disant :

Seigneur fais de moi tout ce que tu veux.

Elle parlait ainsi avec la ferme assurance qu’il ne l’abandonnerait jamais…

[…]

Je ne voudrais pas voir qu’il me soit jamais attribué à moi-même un seul acte méritoire, même si l’on ajoutait l’assurance de ne plus jamais commettre de fautes et d’être sauvée, parce que la vue d’un tel acte me serait comme un enfer. Et quand à mon salut, avoir fait toute seule et par moi un seul acte qui, en tant que mien, aiderait à mon salut en dehors de la grâce divine, ce serait pire qu’un démon, car ce serait vouloir dérober à Dieu ce qui est à lui.

[…]

Elle disait :

Il est impossible que la créature, en tant qu’elle est créature et sans la grâce divine, puisse faire quoi que ce soit de méritoire. Cela n’appartient qu’à la seule grâce qui est Dieu. Il suffit que la grâce soit toujours prête à sanctifier tout ce qu’opère la créature dès qu’elle n’est pas en péché mortel. De la sorte personne ne peut alléguer qu’il lui est impossible de se sauver. Il suffit de vouloir faire le bien et laisser le mal, c’est-à-dire le péché. […]

[…]

Pour conclure, elle disait :

Si je pouvais trouver, par impossible, quelque bien dans une créature quelconque, je le lui enlèverais de force pour tout remettre à Dieu.

Elle ne voulait pas que personne pût penser qu’il y ait quelque chose de bon, hormis en Dieu. […]

CHAPITRE XI

[…]

Elle disait :

La pureté de la conscience ne peut supporter rien, Dieu seul excepté, qui est pur, sans tache et simple. De tout le reste, c’est-à-dire de quelque mal, je ne puis supporter rien, pas même la plus petite étincelle. Cela ne se peut comprendre ni savoir, sinon de qui en fait l’expérience.

C’est pourquoi elle avait toujours à la bouche par habitude ce mot de netteté. Il y avait aussi dans son langage une netteté, une pureté admirables.

[…]

Je vois clairement, de l’œil intérieur, que ce Dieu de douceur aime de pur amour toutes ses créatures.

Il n’a de haine pour rien, le péché seul excepté. Celui-ci lui est opposé à un degré qui ne se peut mesurer ni imaginer. Je dis que Dieu aime de si parfait amour ses créatures qu’il ne se trouve pas et ne se trouvera jamais une intelligence si angélique qu’elle en puisse comprendre la moindre étincelle. Et si Dieu voulait faire qu’une âme le puisse comprendre, il faudrait d’abord qu’il lui fasse un corps immortel. En effet, par notre nature cela ne se pourra jamais comprendre.

Il est impossible par conséquent que Dieu et le péché, si petit soit-il, se trouvent ensemble. Un tel obstacle empêche l’âme de recevoir sa glorification, de même qu’un petit rien que tu aurais dans l’œil t’empêche de voir le soleil.

En conséquence cette âme qui veut et qui doit être en cette vie gardée du péché, et dans l’autre glorifiée par Dieu, il faut qu’elle soit nette, pure et simple, et que de sa volonté rien ne lui reste dont elle ne soit entièrement purifiée par contrition, confession et satisfaction. Car nos actions sont toutes imparfaites, voire fautives en tant qu’elles sont nôtres.

Aussi voyant ces choses comme elles sont à la pleine clarté de l’œil intérieur, il me faut vivre sans moi-même, puisque l’Amour m’a fait connaître à moi-même ce que je suis. Je me connais de telle façon que je ne puis plus être trompée. J’ai abandonné mon moi. Je n’en puis faire aucun cas sinon comme d’un démon et pire encore, si on peut dire. Quand Dieu donne cette lumière à l’âme, à cette lumière elle voit si clairement cette vérité qu’elle ne peut ni ne veut plus agir avec ce moi qui souille toujours toute chose et trouble l’eau claire, je veux dire la grâce de Dieu. Alors elle s’offre et se remet toute à lui, et le Seigneur prend possession de sa créature, la remplit de lui-même à l’intérieur et à l’extérieur, à tel point qu’elle ne peut plus agir sinon autant et de la façon que le veut ce doux Amour. Par l’effet de cette union avec Dieu, l’âme ne lui résiste en rien et ne fait plus d’œuvres que toutes pures, nettes, droites, qui sont suaves, douces et délectables. Dieu leur a enlevé toute difficulté. […]

Je vois en Dieu une telle conformité à la créature raisonnable que si le démon pouvait sortir de ce vêtement de péché, au même instant Dieu se l’unirait, et il ferait ce que le démon voulait se procurer lui-même, — mais ce serait par participation à sa bonté. Je dis la même chose de l’homme. Enlève-lui le péché des épaules et puis laisse faire à la douceur divine. Il apparaît clairement que Dieu semble n’avoir autre chose à faire sinon de vouloir s’unir à nous, au point que par tant d’appels pleins d’amour, il semble risquer de forcer le libre arbitre. Plus l’homme s’approche de Dieu, mieux il voit qu’il en est ainsi, de sorte que je ne sais pas comment l’homme peut vivre s’il voit cela.

CHAPITRE XII

… je suis presque forcée de dire que ce doux Seigneur paraît être notre esclave. Si l’homme pouvait voir quel soin Dieu a de l’âme, sans savoir autre chose, il serait stupéfait en lui-même, et serait confondu en considérant que ce Dieu de gloire, en qui est toute l’essence des êtres visibles et invisibles, a tant de souci de sa créature. Et nous, de qui il s’agit, pour profit ou dommage, nous n’en avons cure.

[…]

Et si la mer était toute de feu, vite, vite il s’y engloutirait jusqu’au fond pour éviter ce péché, et il refuserait d’en sortir jamais s’il savait qu’en sortant il verrait en soi un seul péché.

Tout cela paraîtra fort à beaucoup et il en est ainsi. Mais à cette âme ces choses furent montrées comme elles sont en vérité, aussi cette image lui paraissait-elle faible 1. Et elle disait :

[…]

Je vois le moi de l’homme si opposé et si rebelle à Dieu qu’il ne peut l’amener à sa volonté pour ainsi dire que par des leurres. Il faut lui promettre plus qu’il ne doit laisser et lui en donner quelque avant-goût dès cette vie. Dieu agit ainsi parce qu’il voit l’âme si attachée aux choses visibles que jamais elle ne lâcherait un si elle ne voyait quatre à prendre. Et avec tout cela elle cherche continuellement à se dérober, si Dieu ne la retenait à tout instant par quelque grâce intérieure et extérieure; sans quoi l’homme, à cause de son instinct pervers, ne se pourrait conserver. Il est travaillé par le levain du péché originel et du péché actuel; continuellement nos sens par un attrait inné penchent vers les choses terrestres. Comme messire Adam voulut faire sa volonté contre celle de Dieu, ainsi devons-nous prendre pour objet de notre volonté celle de Dieu, qui renverse et détruise notre propre vouloir. Mais puisque de nous-mêmes nous ne savons ni ne pouvons détruire cette volonté propre, à cause de notre penchant mauvais et de notre amour-propre, il sera fort utile de nous soumettre pour l’amour de Dieu à quelque créature, pour accomplir purement et droitement la volonté d’autrui plutôt que la nôtre. Plus on se soumet pour l’amour de Dieu, plus on sera libéré de cette peste maligne de la volonté propre. […]

Parce que Dieu voit cela mieux que nous, il y compatit tellement qu’il ne cesse jamais de nous envoyer quelque bonne inspiration pour nous en libérer. Il ne force pas pour cela notre libre arbitre, mais il l’incline par ses nombreux cheminements d’amour.

Aussi l’âme qui ouvre son intelligence et voit le grand soin que Dieu a d’elle, est forcée de dire : O mon Dieu, il me semble que tu n’as d’autre affaire que de t’occuper de moi. Que suis-je, moi, pour que tu aies tant de soin de moi? […]

CHAPITRE XIII

J’ai eu, disait-elle, une vue qui m’a comblée. Il me fut montré en Dieu la source vive de la bonté. Dieu était d’abord tout en lui seul, sans participation d’aucune créature. Je vis ensuite qu’il se mit à se communiquer à la créature. Il créa cette compagnie angélique, de si grande beauté, pour qu’elle jouît de sa gloire ineffable. Il n’exigeait d’eux autre chose sinon de se reconnaître créatures faites par sa bonté suprême et que leur être procédait tout entier de Dieu, sans qui toute chose se résout en un pur néant. De l’âme, il faut dire la même chose. Elle aussi a été créée et faite immortelle en vue de cette béatitude.

[…]

Aussi personne ne doit s’étonner de ce que je dis. Je comprends que je ne puis plus vivre davantage avec moi-même, il me faut vivre sans moi, c’est-à-dire sans aucun mouvement personnel de volonté, d’intelligence ni de mémoire. Dès lors, que je parle, chemine, marche ou m’arrête, dorme ou mange, que je fasse quoi que ce soit comme en moi-même et par principe personnel, je n’en sais rien et n’en ai nul sentiment, et ces choses sont plus éloignées de moi, c’est-à-dire de l’intime de mon cœur, que le ciel n’est distant de la terre. Si l’une quelconque de ces choses pouvait de quelque manière pénétrer en moi et me donner la satisfaction qu’elles procurent d’habitude, certainement j’en éprouverais dans l’intime de moi-même un tourment intolérable. Il me semblerait revenir en arrière de ce qui doit être consumé, comme il m’a été montré. De cette manière toutes les inclinations naturelles tant de l’âme que du corps vont se consumant.

Je comprends ainsi que tout ce qui est nôtre doit être détruit de façon qu’il n’en reste rien.

[…]

CHAPITRE XIV

[…]

Mais l’amour pur et net ne peut vouloir de Dieu aucune chose, pour bonne qu’elle puisse être, qui ait nom participation. C’est qu’il veut ce Dieu tout entier, tout pur, sans mélange, immense, tel qu’il est. S’il ne lui manquait qu’une toute petite parcelle, il ne pourrait se contenter, mais il se croirait plutôt en enfer. Voilà pourquoi je dis que je ne veux pas d’amour créé, c’est-à-dire d’un amour qu’on puisse goûter, comprendre, dont on puisse se réjouir. Je ne veux pas, dis-je, d’un amour qui passe par la voie de l’intelligence, de la mémoire ou de la volonté. Le pur amour, en effet, est au-dessus de tout cela. Il dépasse tout et s’écrie : Moi je n’aurai de cesse que je ne sois serré et enfermé dans cette divine poitrine où se perdent toutes les formes créées et se perdant elles-mêmes, deviennent divines. De nulle autre façon ne peut se contenter l’amour pur, vrai et net.

J’ai donc décidé, tant que je vivrai de dire toujours au monde : à l’extérieur fais de moi ce que tu veux, mais à l’intime laisse-moi, car je ne puis, je ne veux et je ne voudrais qu’il soit en mon pouvoir de vouloir occuper mon intérieur d’autre chose que ce Dieu seul qui l’a saisi et l’a enfermé en soi, si bien qu’il ne veut ouvrir à personne. Sache que la force qu’il déploie ici est aussi grande que sa toute-puissance. Il ne fait autre chose que de consumer cette humanité, sa créature, au-dedans et au-dehors. Quand elle sera toute consumée, ils sortiront tous deux de ce corps. et ainsi unis ils monteront à la patrie. En mon intérieur je ne puis voir que lui puisque je n’y laisse entrer nul autre et moi moins encore que les autres, parce que c’est à moi que je suis le plus ennemi.

Il m’arrive cependant et il est parfois nécessaire de désigner ce moi, selon l’usage du monde qui ne sait parler d’autre manière; mais quand je me nomme ou suis nommée par d’autres, je dis en moi-même : Mon moi est Dieu, je n’en connais pas d’autre, hors mon Dieu lui-même59. De même quand je parle de l’être. Chaque chose qui a l’existence la tient par communication de la souveraine essence de Dieu. Mais l’amour pur et net ne peut s’arrêter à voir cette communication comme sortie de Dieu et qui soit en elle comme créature, à la façon des autres créatures qui participent plus ou moins à Dieu. Le vrai amour ne peut supporter de ressembler ainsi aux autres créatures, mais avec un grand élan d’amour il dit : Mon être est Dieu, non par simple participation, mais par vraie transformation et annihilation de l’être propre60.

[…]

De là vient que, quand il le peut, Dieu attire à lui le libre arbitre de l’homme par des artifices suaves; s’il y réussit, il le met dans la direction voulue pour le conduire à l’annihilation de son être propre.

Ainsi c’est en Dieu qu’est mon être, mon moi, ma force, mon bonheur, mon bien, ma joie. Ce mien, que je viens de prononcer, je le présente comme mien, parce que je ne puis m’exprimer autrement, mais au fait je ne sais ce que c’est que ce moi, ce mien, cette joie, ce bien, cette force, cette fermeté, ni encore ce bonheur. Je ne puis tourner les yeux sur rien ni au ciel ni sur terre. Si cependant je prononce quelques paroles qui sentent l’humilité, ou la spiritualité, au-dedans de moi je ne sais et ne sens rien, mais j’ai honte de dire tant de mots si peu conformes à la réalité et à ce que j’éprouve en moi.

Je vois clairement qu’en vérité l’homme se trompe en ce monde, en s’occupant de ces choses qui ne sont pas et en leur donnant de la valeur. Et par suite il ne regarde ni n’estime ce qui en vérité est.

Écoute ce que dit à ce propos frère Jacopone dans une de ses laudes qui débute : « Ô amour de la pauvreté.» Il dit ainsi :

«Ce que tu vois n’est pas,

tant est grand ce qui est.

La superbe est au ciel

et l’humilité se damne.»

Il dit : ce qui se voit, c’est-à-dire toutes les choses visibles qui sont créées ne sont pas, elles n’ont pas l’être véritable, tant est grand celui qui est, Dieu, en qui est tout être vrai. La superbe est au ciel, c’est-à-dire la vraie grandeur est au ciel, et sur terre, l’humilité se damne, c’est-à-dire l’affection placée en ces choses créées qui sont basses et viles, n’ayant pas en soi l’être véritable.

[…]

À cet homme superbe Dieu dit :

Ce que tu vois n’est pas,

Tant est grand ce qui est.

C’est-à-dire : aucune chose n’a l’être sinon par union à l’être de Dieu. Ce qui se voit n’est pas, parce que l’être de l’homme ne peut en vérité être appelé «être», mais plutôt «perte d’être», puisqu’il ne participe pas de droit à l’être unique de Dieu.

[…]

Puisque l’homme est d’une si grande dignité de nature par son âme, et fait pour de grandes choses, quand il se tourne vers des choses finies, c’est alors qu’il s’humilie et qu’il avilit la dignité de sa nature. Plus il descend, plus il s’avilit en s’éloignant de l’être infini avec lequel il a si grande conformité de nature. Et parce qu’il s’est humilié en choses de ce genre, il (Jacopone) dit :

Se damne l’humilité.

[…]

En vérité notre esprit est créé pour aimer et jouir, et c’est ce qu’il va cherchant par toutes choses. Il ne trouvera jamais d’apaisement dans les choses temporelles, et cependant il va espérant toujours de l’y trouver. Finalement il se trompe lui-même; il perd le temps si précieux qui lui est assigné pour chercher Dieu le souverain Bien; c’est en lui qu’il trouverait le vrai amour et la sainte jouissance qui l’assouviraient et le rendraient heureux.

[…]

À ce propos je me rappelle ce possédé à qui un religieux commanda de lui dire ce qu’il était. Il cria d’une voix forte : «Je suis ce malheureux privé d’amour.» Il le disait d’une voix si pitoyable et si pénétrante, qu’il me remua tout entière de compassion intime, tant je le comprenais en l’entendant dire : privation d’amour.

CHAPITRE XV

[…]

Dieu a fait l’homme en vue du bonheur, avec tant d’amour qu’on ne peut l’imaginer. Il lui fournit tous les moyens utiles, il le fait avec un amour, une pureté, une rectitude infinis. De tout ce qui est nécessaire, il ne le laisse manquer si peu que ce soit, si grands soient les péchés commis. Il ne cesse jamais de lui envoyer toutes les inspirations, avertissements et châtiments utiles pour le conduire à ce degré de bonheur pour lequel son amour brûlant l’a créé.

[…]

CHAPITRE XVI

[…]

Le mal, je suis bien sûre qu’il est tout entier de moi, mais du bien je n’en puis faire aucun de moi-même, puisque le néant ne peut rien faire de soi.

[…]

Elle disait :

Je ne veux parler de moi ni en bien ni en mal, de peur que mon propre moi ne s’estime être quelque chose.

[…]

Mais quand tu entends parler de toi en mauvaise part, rappelle-toi qu’on n’en pourra dire autant, à beaucoup près, que la réalité vraie. Bien plus, tu n’es pas digne d’être nommée, même en mal, comme si tu valais qu’on prenne garde à toi.

On voyait à cela que toute sa confiance était en Dieu. Elle y était si fortement appuyée, avec une telle assurance qu’il n’était plus, pour ainsi dire, question de foi. Elle se voyait plus assurée dans les mains de Dieu son amour, en qui elle avait placé toute sa confiance, à qui elle avait donné tout le gouvernement d’elle-même, en se blotissant sous le manteau de sa sollicitude et de sa providence, que si elle s’était vue en possession actuelle de tout bien, de tout avantage et de tout bonheur qu’on puisse désirer ou imaginer de posséder en ce monde.

[…]

C’est pourquoi j’ai prié Dieu qu’il ne me permette ni de me réjouir intérieurement ni de me plaindre de quoi que ce soit de créé, afin que ce mauvais moi ne me voie jamais jeter une seule larme. Je l’ai encore prié de s’emparer de tout mon libre arbitre, de telle manière qu’il ne puisse vouloir ce que je veux, mais uniquement ce qui lui plaît. J’ai obtenu tout cela de sa clémence.

[…]

Sache encore que je te méprise à tel point que j’aimerais mieux être sans toi damnée en enfer que par ton moyen posséder Dieu tout entier en moi. C’est qu’il est impossible à une âme pure de souffrir entre Dieu et elle aucun intermédiaire. C’est uniquement tout entier qu’elle le veut, et comme il est, pur et net. Comment donc supporterait-elle un intermédiaire aussi détestable qui pourrait sans droit se glorifier d’une si grande chose? Quoique cela soit impossible, je me sens néanmoins, rien qu’à en parler, toute remuée d’horreur qu’une telle chose puisse seulement se penser.

Mon moi se voyant enfin réduit à un tel sort, ne sut plus que répondre; il se retira tout à fait de ma présence et n’osa plus répliquer.

[…]

Mais comme je voyais que Dieu le tenait toujours en bride, sa vue ne me donnait aucun ennui, ni souci ni travail ni aucune impatience, mais plutôt le contraire. Qui aime la justice est satisfait que les voleurs soient pendus

[…]

Il m’apparaît avec évidence que si je devais redouter quelque chose, ce serait ce moi parce que je le vois si mauvais; mais d’un autre côté le voyant aux mains de Dieu, à qui je m’abandonnais en toute confiance, je n’en eus plus jamais peur; je n’y pensais même plus, je n’en tenais aucun compte, comme si je n’avais rien à faire avec lui.

[…]

CHAPITRE XVII

Cette sainte âme disait :

Quand Dieu veut disposer une âme, pourvu qu’elle lui réponde avec son libre arbitre en se remettant tout entière entre ses mains, il la conduit à toute perfection. C’est ainsi qu’il fit à une âme. Celle-ci, dès qu’elle eut reçu de lui sa disposition interne ne fit plus jamais sa volonté propre; elle restait toujours en son secret intérieur, attentive à la volonté de Dieu. Elle la sentait imprimée en son esprit et en avait une telle assurance qu’elle disait parfois à Dieu : «Pour tout ce que je penserai, dirai et ferai, j’ai confiance en toi que tu ne me laisseras pas faillir.»

En cette âme l’intelligence fut ainsi disposée qu’elle ne chercherait jamais à comprendre quoi que ce soit au ciel ni sur terre, ni même les opérations spirituelles qui la concernaient elle-même. Elle agit ainsi de façon que jamais plus elle ne chercha rien en soi ni en autrui.

Tu pourrais ici poser une question et dire : A quoi donc s’appliquait l’activité de l’intelligence? Je réponds que toutes les puissances de l’âme étaient continuellement actives en Dieu. Quand il y avait quelque chose à faire, à ce moment même qu’il fallait l’accomplir, il lui était donné à connaître ce qu’elle devait faire, et aussitôt après la porte se refermait.

Quant à la mémoire, elle n’aurait pu l’expliquer davantage, parce que rien ne lui restait, comme si elle était sans capacité de se souvenir ni de comprendre. Cela ne se produisait pas en forme de discours humain. Comme elle était toute en acte, elle voyait et agissait du même coup. On se rendait compte facilement que c’était Dieu qui agissait, tandis qu’elle restait tellement absorbée qu’elle n’avait ni temps ni lieu, ni volonté ni liberté de se tourner d’un autre côté que celui où Dieu subitement la tournait. Elle ne pouvait considérer autre chose sinon ce que Dieu d’un instant à l’autre lui proposait. De cette façon elle était tout attentive à ses actes au moment où elle avait à les faire. Passé ce moment, le souvenir lui passait aussi. Tout comme si elle n’avait pas été la même qui avait agi, il ne lui en demeurait rien.

Même phénomène dans le sentiment, que l’Amour lui enleva dès le principe, au point qu’elle ne pouvait avoir d’affection à nulle chose créée ou incréée, ni en Dieu même pour ce qui est sentiments, visions, goûts et satisfactions spirituels. Elle voyait les autres faire grand cas de ces choses; elle, au contraire, les avait en horreur et les fuyait autant qu’elle pouvait. Mais plus elle les voulait fuir et plus elle en était comblée.

[…]

Cette rectitude de volonté la tenait sur ses gardes, toujours renfermée en Dieu, au point que ne pouvaient s’insinuer les illusions, imaginations, inspirations ni aucune lumière, rien qui n’eût pas été immédiatement en Dieu.

Après que Dieu lui eut déchargé les épaules de son moi, l’esprit se trouva tout dégagé et apte à faire de grandes choses. L’instinct d’amour que Dieu lui avait donné dès qu’elle se vit séparée d’elle-même, se trouva si dégagé et d’une telle puissance et grandeur qu’il n’y avait lieu, en dessous de Dieu, où il pût trouver repos. Alors Dieu, voyant cette âme ainsi disposée et préparée, lui jeta du ciel le bout de ce lien très saint de l’amour pur, net et droit, par lequel il la tenait continuellement occupée en lui. Elle aussitôt, comme il descendait, lui répondait aussi, c’est-à-dire en pureté. car son moi ne pouvait le toucher, le voir ni l’entendre d’aucune façon. Elle laissait courir l’eau claire comme elle descendait de la source vive. Et par le moyen de cet amour, à cause de sa grande pureté, elle découvrait toute paille fût-ce la plus menue, qui à ses yeux pouvait lui faire tort. Et si elle avait pu expliquer l’extrême gravité du moindre empêchement, les cœurs de diamant seraient, de terreur, tombés en poussière.

CHAPITRE XVIII

[…]

Je ne veux pas d’un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu; je ne puis souffrir ce mot de pour, ni celui d’en, parce qu’ils indiquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi. C’est ce que l’amour pur et net ne peut supporter, à cause de sa souveraine pureté et netteté. Cette pureté et netteté d’amour est aussi grande que Dieu même puisqu’il est son être propre.

[…]

Chaque jour je sens qu’on m’enlève des brins de paille. Ce pur amour les rejette tous. Il s’y applique avec grand zèle, ses yeux pénétrants découvrent les moindres imperfections cachées, qui aux yeux d’un autre amour paraîtraient des perfections. De ce travail Dieu se charge, l’homme ne s’en avise pas. Il ne peut discerner ces imperfections, pour cette raison aussi que s’il les apercevait il n’en pourrait supporter la vue. Dieu lui montre toujours son travail achevé comme s’il n’y restait plus aucune imperfection, mais par ce moyen il ne cesse de les lui enlever, bien qu’elles soient inconnues à toute intelligence.

Et puisque, comme on dit, les cieux ne sont pas purs devant Dieu, il faut comprendre qu’une telle pureté ne peut être discernée que par une lumière surnaturelle. Sans que l’homme s’interpose, elle y travaille à sa manière et purifie toujours davantage le vase, qui se voit toujours et paraît à lui-même parfaitement purifié. Dieu agit en cela de façon cachée. La raison en est que l’homme qui est tout donné aux mains de Dieu, ne veut et ne peut vouloir en soi autre chose que la vertu et la perfection de Dieu. Comprenant quelle est aux yeux de Dieu la gravité d’un seul fétu d’imperfection, s’il en apercevait en soi, si opposés à Dieu et si nombreux, comme Dieu de jour en jour les y découvre et les arrache, il serait impossible que de désespoir il ne tombe pas en poussière. C’est pourquoi Dieu les lui enlève peu à peu sans que l’homme s’en aperçoive. Aussi longtemps que nous sommes en cette vie présente, sa douce bonté ne fait pas autre chose en nous.

Quand ce Dieu aimant nous appelle hors du monde, il nous trouve pleins de vices et de péchés; d’abord il nous donne le goût de la vertu, puis il nous excite à la perfection, ensuite par grâce infuse il nous conduit au véritable anéantissement, et enfin à la vraie transformation.

Dieu conserve ce bel ordre pour mener l’âme dans la voie. Mais quand l’âme est annihilée et transformée, alors elle n’agit plus, ne parle plus, reste sans vouloir, sans sentiment à l’intérieur et à l’extérieur qui puisse la mouvoir. En toute chose, c’est Dieu qui la dirige et qui la guide sans l’aide d’aucune créature.

L’état de cette âme à ce stade est un sentiment d’une telle paix et d’une telle tranquillité, qu’il lui semble être toute immergée de cœur et d’entrailles, à l’intérieur comme à l’extérieur, dans une mer de très profonde paix. Elle n’en sort jamais, quoi qu’il puisse lui arriver en cette vie; elle se tient immobile, imperturbable, impassible, tellement qu’elle n’éprouve, lui semble-t-il, dans son humanité et dans son esprit, à l’intérieur et à l’extérieur, rien autre chose qu’une paix souverainement douce. Elle est si remplie de cette paix que si on lui comprimait les chairs, les nerfs et les os, on n’en exprimerait que de la paix.

[…]

Plus j’avance, mieux je vois chaque jour que la fin pour laquelle l’homme est fait n’est autre certainement que d’aimer et se réjouir dans ce saint et pur amour.

C’est pourquoi quand l’homme est parvenu par grâce à ce port désirable du pur amour il ne peut plus faire autre chose, quoi qu’il veuille et s’efforce là-contre, qu’aimer et se réjouir. Cette grâce que Dieu fait à l’homme est si admirable et tellement au-dessus de tout désir et de toute pensée humaine que sans nul doute, dès cette vie présente, il se sent déjà participant de la gloire bienheureuse.

CHAPITRE XIX

Un jour un frère prêcheur — soit qu’il parlât ainsi pour l’éprouver, soit par quelque fausse présomption, comme il arrive souvent — lui dit qu’il était plus apte qu’elle à l’amour.

[…]

Quand il eut longuement parlé sur ce thème, il vint à la bienheureuse Catherine une ardente flamme de ce pur amour incapable de supporter dans son zèle pieux le thème qu’il développait. Elle en eut le cœur tout enflammé, se dressa debout avec une telle ferveur qu’elle paraissait hors d’elle-même, et elle lui dit :

Si je croyais que votre habit pût me faire grandir seulement d’une étincelle d’amour, je vous l’arracherais n’importe comment s’il ne m’était pas accordé de l’avoir autrement. Qu’ensuite vous ayez plus de mérites que moi par votre renoncement fait pour Dieu et par l’organisation de la vie religieuse, qui vous donne de continuelles occasions de mérite, je l’accorde. Mais ce n’est pas cela que je cherche, tout cela je vous le laisse. Mais que je ne puisse l’aimer autant que vous, jamais, et d’aucune façon vous ne me le ferez admettre.

Elle disait cela avec tant de ferveur et de force que ses cheveux se dénouèrent et en tombant se répandirent sur ses épaules. Elle paraissait transportée hors d’elle-même par le feu de son zèle, mais avec une telle décence, une telle grâce que tous les assistants en étaient dans l’admiration, édifiés et contents. Elle ajoutait :

L’amour ne peut être entravé, et s’il l’est, ce n’est pas cet amour-là tout pur et tout net.


[…]

Elle était un jour fort affligée et tourmentée par son humanité qui aurait voulu, pour soutenir une vie affaiblie et infirme, user de choses licites et permises dont elle jugeait que par nature et nécessité elle ne devait pas être privée. Dieu lui fit entendre intérieurement connurent elle devait faire. Il lui disait ainsi :

Je ne veux pas que jamais plus tu tournes les yeux sinon vers l’amour, et je veux que là tu te fixes, et garde-toi de t’en détourner pour quelque changement qui survienne en toi ou en d’autres, à l’intérieur ou à l’extérieur. Décide-toi à être comme morte à toute autre chose, parce que celui qui a confiance en moi ne doit pas douter de soi.

C’est pourquoi je te notifie que tout cela : raisons, pensées, hésitations, doutes que l’homme peut avoir à l’égard de l’esprit, tout cela procède de la détestable racine de son moi.

Cela arrive principalement à ceux qui sont tirés par le pur amour, parce que celui-ci veut traverser et dépasser toutes les pensées humaines. Il ne veut s’arrêter ni à la raison ni au jugement de l’homme; il ne veut vivre ni dans l’âme ni dans le corps d’après leur nature, mais veut agir en tout au-dessus du pouvoir de cette nature. Quand parle le pur amour, il parle toujours au-dessus de la nature; tout ce qu’il fait, tout ce qu’il pense, tout ce qu’il dit est toujours au-dessus de la nature. Par là se peut comprendre pourquoi il ne peut être entravé, moins encore vaincu, cet amour pur qui n’est autre que Dieu.

Les empêchements qui peuvent se présenter, viennent tous de cette nature qui tient l’homme en servitude, tandis qu’elle s’inquiète beaucoup plus d’elle-même que de l’esprit. Mais quand Dieu sépare de l’esprit la partie inférieure de l’homme, alors l’esprit est tout à fait libre et agit en tout sans crainte et sans attention à rien. Sa liberté est d’une telle excellence et d’une telle dignité que si elle se voyait entravée par une paille minuscule, pour l’enlever elle tiendrait pour rien n’importe quelle souffrance.

CHAPITRE XX

[…]

Mais Dieu veut que la foi ait son mérite, et non que l’homme fasse le bien par propriété. Il va le menant petit à petit. Il lui donne une connaissance toujours proportionnée à la capacité de la foi. Il l’amène ensuite à une lumière si vive sur les choses d’en haut par la claire et certaine connaissance qu’il en reçoit dès cette vie, que dans un homme illuminé à ce point et rempli des joies célestes semble défaillir la foi. Quand il en éprouve la douceur, quoique soit peu de chose ce qui est accordé ici-bas, il en demeure stupéfait et ne comprend pas que tous les hommes ne se mettent pas en quête de tant de douceur et de suavité.

D’autre part si l’homme savait ce qu’il devra subir plus tard, s’il vient à mourir dans l’infortune du péché, je m’assure que dans la peur qu’il en aurait, il se laisserait non seulement tailler, mais hacher menu et revenir à la vie, et se laisser hacher de nouveau, et ainsi jusqu’au jour du jugement et au-delà, si c’était possible, plutôt que de commettre un seul péché. Mais Dieu ne veut pas que l’homme laisse de mal faire par peur, parce que s’il était envahi par la crainte jamais l’amour n’y pourrait entrer. Il veut que ce soit seulement par amour. Aussi ne lui accorde-t-il pas de voir un si épouvantable spectacle. Cependant il en montre quelque chose à ceux qui sont revêtus de son amour pur et si absorbés en lui que la crainte ne peut plus pénétrer en eux. La lumière de l’amour, en effet, pénètre partout, jamais une porte ne lui est fermée, elle voit au ciel et sur terre plus de choses que la langue n’en peut exprimer. Ainsi Dieu l’attire par des stratagèmes de douceur et des voies suaves. Voilà comment il agit avec qui se laisse conduire par foi, qui reconnaît la main toute bonne de Dieu et ne la refuse pas, mais au contraire la prend et la tient fortement et la suit «comme une jument» (PS., 72, 23).

[…]

CHAPITRE XXI

Cette bienheureuse, illuminée par la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde (Jean, 1, 9), voyait intérieurement les merveilles que le Dieu amour accomplit dans une âme qui se donne à lui généreusement tout entière. D’où elle voyait comment est fait l’amour net et pur qui se répand dans l’âme. À le considérer si pur, si droit, si net, elle comprenait qu’il n’est autre que Dieu même, qui est amour béatifiant, et rien autre chose, c’est-à-dire sans autre cause que lui-même. Et ce pur amour est de telle nature qu’il ne peut faire autre chose que d’aimer. Il rejaillit plus ou moins dans la créature, dans la mesure où le sujet est capable de recevoir la grâce, et selon la droiture avec laquelle il s’adapte à la conformité de cet amour. Il faut en effet que l’amour réponde à l’amour, et à égalité. Si cette égalité venait à manquer, ce ne serait pas le vrai et pur amour. Il serait contaminé d’amour-propre, qui est si contraire au pur amour que rien ne peut l’être davantage. L’âme ne peut trouver de repos tant que les eaux qui sortent d’elle ne soient aussi claires qu’elles lui arrivent de la source divine. Voilà le sentiment dont il est dit qu’en cette vie c’est un goût de vie éternelle.

[…]

Aussi disait-elle :

Si grand était le sentiment que je goûtais dans cette douce union qu’il n’y a pas à s’étonner si j’étais hors de moi; je ne voyais rien sinon Dieu seul, sans moi et hors de moi. Cette vue cause une telle absorption qu’on ne peut voir ni vouloir ni goûter autre chose. Notre être tant du corps que de l’âme reste comme une chose morte sans agir ni à l’intérieur ni à l’extérieur. Quel besoin y a-t-il de parler en tant de mots d’une chose à ce point hors de mesure et inexprimable? De sa grandeur et de son excellence je me sens incapable de rien dire.

[…]

CHAPITRE XXII

[…]

La foi, il me semble l’avoir totalement perdue; l’espérance est morte, parce qu’il me semble avoir et tenir avec assurance ce qu’autrefois je croyais et espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne sais et ne puis plus rien voir que Dieu seul, lui seul, sans moi. Je ne sais où j’en suis, je ne cherche pas à le savoir et ne voudrais pas en apprendre quelque chose. Je suis ainsi placée et submergée en la fontaine de son immense amour, comme si j’étais au fond de la mer sous toutes les eaux, et que d’aucun côté je ne puisse toucher ni voir ni ouïr rien d’autre que l’eau. Ainsi je suis noyée en ce doux feu d’amour dont je ne puis rien comprendre de plus, sinon que c’est tout amour.

[…]

CHAPITRE XXIII

[…]

Tu me commandes d’aimer mon prochain, et moi je ne puis aimer que toi ni admettre aucun mélange avec toi. Comment ferai-je donc?

À quoi il lui fut répondu intérieurement :

«Celui qui m’aime, aime encore tout ce que j’aime. Il suffit que pour le salut du prochain tu sois prête à lui faire à l’âme et au corps tout ce qui serait nécessaire. Cet amour est sûr parce qu’il est dégagé de la sensibilité puisque le prochain est aimé non en lui, mais en Dieu.»

Et parlant de cet amour pur, elle disait :

Avant que Dieu créât l’homme, l’amour était pur et simple sans avoir aucun regard de propriété, parce qu’il n’y avait pas où regarder. Quand Dieu donc créa l’homme, il ne se décida pas pour autre chose que son pur amour. Pour faire une créature si belle et si grande, avec tout ce qui la concerne, il n’eut d’autre motif ni d’autre but que son pur et simple amour lui-même. C’est pourquoi, de même que cet amour ne néglige rien, quelque avantage ou désavantage qu’il y rencontre, et ne vise à autre chose, sans aucun détour, qu’à la nécessité et à l’unité de l’aimé, ainsi l’amour de l’aimé doit retourner vers celui qui l’aime de la même manière et sous la même forme qu’il est venu vers lui. Dès lors cet amour qui n’a de regard pour rien sinon pour l’Amour ne peut avoir peur de rien, puisqu’il n’a pas de regard pour son propre moi.

Elle disait encore :

Non seulement l’amour pur ne peut sentir la peine, mais il ne peut comprendre ce que c’est que peine ou tourment, fut-ce comme ceux de l’enfer ni penser à ceux qui lui en feraient. S’il lui était possible d’endurer toutes les peines au degré qu’endurent les démons et les damnés, il ne pourrait jamais dire que ce sont des peines. C’est que quand il se rendrait compte de la peine et en sentirait la morsure, il serait par le fait même hors de cet amour. Le vrai et pur amour a tant de force qu’il se tient toujours fixé et immobile en celui qui l’aime; il ne laisse jamais la liberté de voir ou entendre autre chose que le pur amour. En vain s’efforce qui voudrait lui faire remarquer les choses du monde. Il reste immobile et immuable en son amour, tel qu’un mort.

[…]

CHAPITRE XXIV

[…]

C’est pour cela qu’elle disait :

Ceux qui voient combien importe l’œuvre spirituelle, c’est-à-dire combien importe l’offense de Dieu ou sa grâce, ne peuvent tenir compte d’autre souffrance ni d’autre enfer que cette offense. À leurs yeux toutes les autres peines que l’on peut endurer en cette vie, en comparaison de celle-là, sont des soulagements. À l’opposé, tout ce qui est en dessous de Dieu avec apparence de bien, en comparaison peut s’appeler mal. Mais je sais bien que celui qui n’en fait pas l’expérience l’entendra malaisément.

D’un autre côté, je ne puis comprendre que l’homme soit aveugle à ce point. Comment ne voit-il pas que tout ce à quoi Dieu ne correspond pas, tout ce que Dieu ne soutient de sa grâce, n’est que peine, chagrin, amertume, colère, mélancolie, tristesse, malheur, même en cette vie?

[…]

Quand j’ai eu cette vue qui m’a fait voir combien importe l’ombre d’un tout petit acte contre Dieu, je ne comprends pas comment je n’en suis pas morte. Je dis alors : Je ne m’étonne plus que l’enfer soit si horrible, puisqu’il est l’effet du péché. (…) Cette vue que j’en ai eue, en effet, toute petite et qui ne dura qu’un instant, si elle avait duré un peu plus, mon corps, eût-il été de diamant, aurait été réduit au néant.

Pour conclure, tout ce que j’en ai dit me paraît mensonge à côté de ce que j’en ai saisi dans mon esprit quand je faillis mourir de cette vue rapide. Tout mon sang se glaçait par tout mon être et ma défaillance fut telle que je croyais trépasser. Mais la bonté de Dieu a voulu de plus que je puisse le raconter.

[…]

CHAPITRE XXV

[…]

Elle disait :

Cet amour-propre, quand il est dans sa vraie nature est ainsi fait : D’abord il n’a cure du dommage de l’âme et du corps, ni du prochain, ni de la renommée, ni des biens personnels ou d’autrui. Pour satisfaire sa propre volonté il est cruel à lui-même et aux autres; il refuse de céder pour aucune opposition qui se puisse imaginer. Quand l’amour-propre a décidé de faire quelque chose, il ne change ni pour flatteries ni pour menace de malheurs si grands qu’ils soient. Pour faire sa volonté il n’a cure de servitude, d’esclavage, ni de pauvreté, de déshonneur ni de maladie, de purgatoire, de mort ou d’enfer. De tout cela il ne voit et ne comprend l’importance, car il est aveugle.

Si tu lui disais : Laisse ton amour-propre et tu gagneras de l’argent, tu vivras en santé, tu auras en ce monde tout ce que ton cœur pourra désirer et ensuite tu iras certainement en paradis, — il rejette tout cela, parce que son cœur ne peut apprécier d’autre bien ou d’autre mal temporel ou éternel, que celui qu’il porte imprimé par amour-propre. De tout le reste il fait fi et le tient pour rien.

[…]

Elle disait encore :

Et de même que l’amour-propre ne peut savoir ce que c’est que l’amour nu, ainsi l’amour nu ne peut comprendre comment, dans ce qu’il connaît en vérité, il y ait ou puisse y avoir de la propriété. Il ne voudrait à aucun prix qu’il existe une chose qu’il puisse dire sienne. La raison en est que cet amour nu voit toujours la vérité et même ne peut voir autre chose. Or la vérité est, de sa nature, communicable à tout le monde, elle ne peut appartenir en propre à personne. L’amour-propre, au contraire est à lui-même un empêchement, il ne peut ni croire ni voir la vérité. Et même, s’il croit la posséder, il la tient pour ennemie, une étrangère lointaine et inconnue.

Mais l’amour-propre spirituel est beaucoup plus subtil et dangereux que l’amour-propre corporel, Son poison est très pénétrant; fort peu s’en gardent, car il se cache beaucoup mieux sous une grande subtilité, c’est-à-dire sous couleur de sainteté, de nécessité, quelquefois de charité, de compassion et sous une infinité d’apparence dont il se couvre. En voulant les dénombrer, il me semble voir une plage immense de sable, et le cœur me manque rien qu’à y penser.

[…]

S’il en est ainsi, je ne vois à cette maladie si incurable d’autre remède que Dieu même. S’il ne nous en guérit pas ici-bas par sa grâce, il nous la fera purger plus tard, à nos dépens, au purgatoire. Il est en effet indispensable, avant de pouvoir contempler la pure face de Dieu, que nous nous purifiions de toute notre souillure jusqu’à ce que nous soyons rendus purs et sans tache.

[…]

Ceci est un des effets du divin amour. Il met l’homme dans une telle liberté, une telle paix et un tel contentement, qu’il lui semble être en paradis dès cette vie. Il demeure si fermement fixé et attentif en cet amour, qu’il ne peut parler d’autre chose, ni penser à autre chose, ni vouloir autre chose, ni faire d’aucune créature plus de cas que si elle n’existait pas.

Ce divin amour est notre vrai et propre amour, il nous sépare du monde et de nous-mêmes et nous unit à Dieu, et quand cet amour divin se répand dans nos cœurs, à quoi peut-il encore s’arrêter en ce monde ou en l’autre?

[…]

Pour finir on peut connaître par l’expérience de chaque jour que l’amour de Dieu est notre repos, notre joie et notre vie. L’amour-propre est au contraire une tension continuelle et une tristesse, notre mort en cette vie et en l’autre.

CHAPITRE XXVI

Cette sainte âme disait :

Je vois trois moyens que Dieu emploie pour arriver à purger la créature. Le premier, quand il lui donne un amour nu de telle sorte qu’elle ne puisse plus vouloir — à supposer qu’elle veuille — ni voir autre chose que cet amour. Cet amour est à ce point dépouillé et net qu’il lui fait voir toutes les broutilles de l’amour-propre. Établie dans cette vue véritable, l’âme ne peut plus être abusée par son propre moi. Celui-ci est réduit à désespérer de lui-même à tel point qu’on ne peut rien lui dire qui soit capable de le réconforter, quelle qu’en soit son envie. En conséquence, l’amour-propre se consume peu à peu, puisqu’il faut bien que meure celui qui ne se nourrit pas. Et malgré cela, si grandes sont l’étendue et la malignité de cet amour-propre qu’il accompagne l’homme presque jusqu’à la fin de sa vie.

De cela je m’aperçois bien, moi, puisque de temps en temps je sens mourir en moi beaucoup de penchants qui d’abord paraissaient bons et parfaits. Une fois qu’ils ont été consumés, je comprends qu’ils étaient dépravés et imparfaits, selon le degré de mon infirmité spirituelle et corporelle que je ne voyais pas et que je croyais ne plus avoir. Il est donc nécessaire d’acquérir une vue si fine que tout ce qui d’abord paraissait parfait devienne et à la fin se découvre imperfection, vol et malheur. Tout cela se découvre et se distingue au miroir de la vérité c’est-à-dire de l’amour pur, qui montre tout ce qui auparavant paraissait droit.

La seconde manière que j’ai vue, et qui me plaît beaucoup plus que la précédente, c’est quand Dieu donne à l’homme un esprit absorbé en grande peine, par quoi il lui fait voir ce qu’il est en vérité, c’est-à-dire combien il est vil et abject. Cette vue le tient continuellement en excessive privation de toute chose qui puisse avoir saveur de bien, de sorte que le moi ne trouve plus à se nourrir d’aucune façon. Ne pouvant se nourrir (ayant au contraire la vue continuelle de ce moi si mauvais qu’il n’y peut rien entrer de bon) force est bien qu’il se consume. Il doit finalement reconnaître que si Dieu n’y met la main en lui donnant son être divin par quoi lui sera enlevée cette vue si déplaisante, jamais, jamais il ne sortira de cet enfer qu’il porte en soi.

Quand Dieu ensuite, à cette vue de totale désespérance de soi ajoute la grâce de l’enlever, alors l’âme demeure en grande paix et consolée.

Le troisième moyen est encore plus excellent que les précédents. C’est quand Dieu donne à la créature un esprit tout absorbé en lui, de telle façon qu’elle ne sait penser à autre chose, à l’intérieur ou à l’extérieur, que ce Dieu même. De tout ce qui la concerne, quelles que soient ses affaires et occupations elle ne peut rien penser ni faire cas, sinon pour autant que l’exige l’amour de Dieu. Aussi paraît-elle une chose morte au monde, parce qu’elle ne peut se satisfaire en rien et ne sait ce qu’elle veut au ciel ni en terre. Il lui vient en même temps une telle pauvreté d’esprit qu’elle ne sait ce qu’elle fait ni ce qu’elle a fait et ne pourvoit à ce qu’elle aurait à faire en quoi que ce soit, quant à Dieu et quant au monde, pour elle-même et pour le prochain. C’est que Dieu ne lui donne aucune vue qui la nourrisse, mais il la tient contre lui en union et en suave fusion. En cet état l’âme est riche et pauvre à la fois, ne peut rien s’approprier ni se nourrir de rien. Il faut donc qu’elle se consume, qu’elle reste à la fin perdue en elle-même et qu’ainsi elle se retrouve en Dieu. Elle était en lui déjà sans doute, mais ne savait comment elle y était.

Il y a encore la voie de la vie religieuse dont je ne dirai pas plus, parce que tous de toute façon doivent passer sous l’une ou l’autre de ces trois voies susdites, et aussi parce que d’autres en ont traité au long et au large.

CHAPITRE XXVII

[…]

Cette âme avait sans cesse de tels élans du cœur et de si grande force qu’elle en tombait souvent malade. On la soignait comme pour une maladie corporelle, alors que son mal était feu de l’esprit, on lui appliquait des ventouses pour faire respirer le cœur et lui rendre la parole. Mais cela servait de peu. Elle avait des suffocations violentes, elle perdait la parole, on la croyait proche de mourir. Comme on ne discernait pas l’opération divine, on lui donnait des remèdes qui lui faisaient du tort. Très obéissante, elle les prenait. On comprit ensuite que Dieu était l’auteur de ces choses. On se mit à laisser passer les assauts divins le mieux possible sans médecine, on se contentait de la soutenir en l’entourant de soins et de vigilance.

Par suite de ces élans elle avait très souvent au cœur un si grand feu qu’il lui devenait impossible de parler, ou si doucement qu’on l’entendait et la comprenait à peine. On ne savait que faire pour la soulager; ses dévots qui l’entouraient en restaient interdits. Elle disait :

En ce moment je sens mon cœur réduit en poussière, je me sens consumer d’amour.

Alors pour soulager son humanité, elle se retirait seule dans une chambre, s’y jetait à terre de tout son long et criait :

Amour, je n’en puis plus!

Elle restait ainsi, poussant de grandes plaintes, se tordant comme une couleuvre et jetant de grands soupirs au point d’être entendue de tous ceux de la maison. Il fallait bien pour la garder en vie, qu’on usât de toute sorte de remèdes selon l’humanité pour soulager son esprit de ce feu intérieur. Oh! que de fois il fallut recourir à ces remèdes, car on voyait clairement qu’autrement elle n’eût pu le supporter. Elle disait qu’il lui semblait quelquefois avoir l’esprit sous la meule qui lui écrasait l’âme et le corps. Souvent aussi elle se promenait au jardin et parlait aux plantes et aux arbres, en leur disant :

N’êtes-vous pas aussi des créatures, œuvre de mon Dieu? Et vous, ne lui êtes-vous pas obéissantes?

Elle se répandait en beaucoup de propos semblables, elle arrivait à obtenir quelque réconfort, répétant cela pendant un certain temps, soupirant avec tant de force qu’on l’entendait sans qu’elle s’en rendît compte. Quand elle s’en apercevait ou qu’elle voyait quelqu’un, aussitôt elle se taisait et à qui la cherchait elle répondait avec à-propos d’après l’ordre des choses de la vie humaine.

CHAPITRE XXVIII

[…]

Elle disait souvent :

Si je mange ou bois, si je vais ou reste, si je parle ou me tais, si je dors ou veille, si je vois, entends ou pense, si je suis à l’église, à la maison ou sur la place publique, si je suis malade ou en santé, si je meurs ou ne meurs pas, à toute heure et à tout moment de ma vie, je veux que tout soit en Dieu et pour Dieu dans le prochain. Et même je voudrais être incapable de vouloir, de faire, ou penser ou parler excepté ce qui est la volonté de Dieu; et la part en moi qui s’y opposerait, je la voudrais réduite en poussière et répandue au vent.

[…]

CHAPITRE XXIX

[…]

Elle disait à ses amis.

Si tu as peine ou consolation, si grandes qu’elles soient, n’en dis rien sinon à ton confesseur, parce que cette absorption que tu éprouves en ton esprit vient peut-être de Dieu; elle te garde de quelque défaut que tu commettrais si tu n’étais ainsi absorbé.

Elle voyait que tout est nécessaire de ce que Dieu nous envoie d’épreuves, lui qui n’a d’autre intention que de consumer tous nos mauvais penchants, tant au-dehors qu’au-dedans. Elle voyait que toutes les vilenies, injures et mépris, la maladie, 1 a pauvreté, l’abandon de la part des parents et des amis, les tentations du démon, les confusions et tout ce qui va contre notre humanité, tout cela nous est souverainement nécessaire. Par leur moyen nous pouvons combattre nos penchants mauvais, les vaincre, les éteindre jusqu’à n’en faire plus aucun cas. Et même, aussi longtemps que les adversités nous paraîtront amères, tant qu’elles ne nous seront pas devenues douces pour Dieu, nous ne pourrons contracter avec lui cette union. Si quelqu’un craint donc qu’il puisse lui arriver une chose bonne ou mauvaise capable de le séparer de l’amour de Dieu, c’est un signe qu’il n’est pas encore fort dans la vraie charité. C’est pourquoi l’homme ne devrait rien craindre, hormis l’offense de Dieu. Il faut que tout le reste, en comparaison, lui soit comme chose qui n’est pas et ne peut jamais être, et ceci vaut même de l’enfer avec tous ses démons et ses tourments.

[…]

Elle gardait son esprit purgé de tout empêchement de chose créée, au point que lorsqu’elle avait à faire quelque fonction qui réclamât l’attention de l’esprit, elle l’expédiait le plus lestement qu’elle pouvait. Elle avait purifié ses affections et noyé tous les sentiments de l’âme et du corps et demeurait dans une telle paix, une telle union, avec un tel feu d’amour, qu’elle paraissait toujours comme hors d’elle-même.


Elle disait en ce sens :

Dieu s’est fait homme pour me faire Dieu; je veux donc devenir tout entière Dieu par participation.

Elle disait encore qu’il lui semblait recevoir de Dieu dans son âme un continuel rayon d’amour qui les liait l’un à l’autre par un fil d’or dont elle ne craignait pas qu’il se rompe jamais. Cela lui avait été donné dès le début de sa conversion; par suite toute crainte servile et mercenaire lui avait été ôtée, en sorte qu’elle n’avait plus peur de perdre Dieu. Au contraire son doux Seigneur lui donnait tant de confiance que lorsqu’elle était attirée à demander quelque chose qu’il voulait lui donner, il lui était dit dans l’esprit : «Commande, parce que l’Amour le peut faire.» En retour elle obtenait tout ce qu’elle demandait avec toute l’assurance imaginable.

[…]

Elle disait encore :

L’amour de Dieu est proprement l’amour de nous, puisque nous sommes créés par cet Amour, mais l’amour de toute autre chose se doit appeler exactement haine de nous-mêmes, attendu qu’il nous prive de notre propre amour qui est Dieu. Aime par conséquent qui t’aime, c’est-à-dire Dieu; laisse qui ne t’aime pas, c’est-à-dire, toute autre chose en dessous de Dieu, puisque toutes ces choses sont ennemies de ce vrai Amour.

[…]

CHAPITRE XXX

[…]

À y voir tant d’amour pour nous, un autre amour pour lui rejaillirait en nous. En cet amour on ne pourrait voir ni peine ni dommage en tout ce qui vient de lui. Celui qui serait en enfer avec cette vue ne pourrait souffrir, parce que l’âme amoureuse ne craint aucune souffrance et ne tient compte de rien excepté l’offense de Dieu. Et pour cette raison elle dit qu’elle serait plus contente d’être en enfer que d’être Dieu dans son paradis, si c’était possible, plutôt que de faire ou penser chose si petite qu’on veut contre le bon plaisir de Dieu; de tout le reste elle n’a cure, L’amour ne peut consentir non seulement à commettre l’offense, mais pas même à la voir.


[…]

Elle disait donc :

Je vois les portes du paradis ouvertes de la part de Dieu à qui veut entrer. Dieu est la souveraine miséricorde, il se tient les bras ouverts pour nous recevoir en sa compagnie. Mais je vois clairement qu’en cette divine essence, il y a une telle netteté et une telle pureté qu’il est impossible de l’imaginer si peu que ce soit. En conséquence, un homme qui aurait en soi une imperfection pas plus grande qu’une patte de mouche se jetterait en mille enfers plutôt que de paraître devant Dieu avec cette imperfection. Aussi l’âme voyant que le purgatoire a été constitué par disposition divine pour purger ces imperfections, s’y plonge. Elle voit en cela une grande miséricorde.

[…]

CHAPITRE XXXI

[…]

Elle disait donc, dans cette ferveur et cette lumière :

Tu verras que Dieu veut tout ce que nous voulons, nous; il ne vise pas à autre chose qu’à notre utilité spirituelle. Mais l’homme dans son imperfection, ne voit pas cela. Plus il se conforme au divin vouloir, plus il se dépouille de son imperfection, plus aussi il s’approche de la perfection, En conséquence, quand il en vient à ne plus pouvoir s’écarter de la divine volonté, alors il devient tout parfait, tout uni et transformé au doux Seigneur.

[…]

À un esprit humilié, disait-elle, Dieu donne une lumière surnaturelle par laquelle il voit plus de choses et de beaucoup plus élevées qu’il ne pouvait auparavant. Il les voit avec plus de certitude et plus de clarté, sans hésitation aucune. Il ne procède plus par degrés distincts, ni peu à peu, mais il lui est donné en un instant par une nouvelle lumière d’en haut tout ce que Dieu veut qu’il sache. Il le sait avec tant de certitude qu’il serait impossible de l’amener à croire autre chose. Il ne lui est montré rien de plus qu’il n’en a besoin pour lui-même ou pour les autres, selon ce qui est nécessaire pour conduire la créature à une perfection plus haute. Cette lumière n’est pas le fruit de sa recherche. Dieu la lui donne quand il veut, et l’homme, pour sa part, ne sait comment il arrive à savoir ce qu’il lui est donné de savoir. Et si même il cherchait à en savoir un peu plus qu’il ne lui est donné, il n’avancerait pas, il resterait comme un caillou qui ne peut rien absorber. Cette lumière surnaturelle, celui-là ne peut l’avoir qui n’a pas dépouillé l’entendement naturel. La raison en est que lorsque notre entendement naturel se met en quête notre imperfection l’accompagne; Dieu le laisse chercher tant qu’il peut et à la fin il l’amène à reconnaître son imperfection. Celle-ci une fois reconnue, Dieu lui donne cette lumière qui jette l’entendement par terre; ainsi prosterné il ne cherche plus autre chose. Il dit à Dieu; C’est toi qui es mon entendement. Je saurai ce qu’il te plaira que je sache. Je ne me fatiguerai plus à chercher, mais je resterai dans ma paix avec ton entendement qui occupe mon esprit.

[…]

Quant à la mémoire, celle-ci ne peut retenir quoi que ce soit de façon durable. Elle ne peut retenir que pendant ce court moment où le souvenir lui vient. Si tu lui dis une chose à un moment donné, en un clin d’œil elle l’oublie. Et si on dit : Nous ferons ceci ou cela, tout aussitôt cela lui sort de la mémoire, surtout s’il s’agit de choses du monde. Mais Dieu pourvoit à tout ce qu’il faut pour l’honneur divin ou pour la vie parmi les hommes et ne lui laisse commettre aucune faute, il a soin qu’en temps et lieu elle ait les avertissements nécessaires. On dirait qu’au moment voulu quelqu’un se tient à son oreille pour l’avertir de tout ce qu’elle doit faire en ce moment. Dieu arrange ainsi les choses afin que l’esprit n’ait rien qui l’arrête, il empêche que rien de bien ni de mal ne se fixe en sa mémoire, comme si elle n’en avait pas. En échange il lui donne une certaine occupation intérieure et il l’y tient tellement submergée qu’elle se croit au fond de la mer. Occupée à une si grande chose, elle ne peut exercer son activité naturelle, mais étant anéantie et abîmée dans cette mer, elle reçoit une telle participation de la tranquillité divine que cela suffirait pour adoucir l’enfer. Quand l’âme se trouve anéantie par l’opération divine, elle reste en Dieu toute transformée; c’est lui qui la meut en tout et l’emploie à sa manière sans intervention de l’homme.

[…]

CHAPITRE XXXII

Au sujet de l’anéantissement du propre de l’homme, comment il doit se faire en Dieu, elle s’expliquait de cette manière.

Prends du pain et mange-le. Après que tu l’as mangé, sa substance passe en nourriture du corps et le reste, l’inutile, est évacué, parce que la nature n’en tire rien d’utile; même si elle le retenait, le corps en mourrait. Maintenant, suppose que ce pain te dise : Pourquoi m’enlèves-tu mon être? Par nature il ne me plait pas d’être ainsi anéanti. Si je pouvais me défendre de toi je lutterais pour ma conservation, comme c’est naturel à toute créature.

Tu lui répondrais : Pain, ton être est destiné à soutenir mon corps, qui est plus digne que toi. Aussi dois-tu désirer davantage d’atteindre la fin pour laquelle tu es créé que de rester en ton être propre. Parce que de ton être on ne devrait faire aucun cas s’il n’y avait sa fin. On devrait plutôt le jeter dehors comme chose inutile et morte. C’est ta fin qui te donne cette dignité et tu ne peux y arriver sinon par le moyen de ton anéantissement. Si donc tu vivais vraiment pour ta fin, tu n’aurais cure de ton être, mais tu dirais : Vite, vite, tire-moi de mon être et mets-moi à l’accomplissement de ma fin pour laquelle je suis créé.

C’est ce que Dieu fait de l’homme, qui est créé pour la vie éternelle. Comme le pain agit de deux façons, l’une pour l’entretien de l’homme, et l’autre s’élimine comme chose sans utilité, ainsi l’homme composé d’âme et de corps. Quand il était dans sa première création, avant le péché, l’homme était si pur qu’il n’avait rien de grossier, rien d’inutile.

[…]

Pour revenir au sujet du pain, c’est-à-dire maintenant de l’âme que Dieu transforme en lui-même, je dis que Dieu va réglant et ordonnant les puissances de l’âme jusqu’à les tirer hors de leurs propres opérations. Il arrive ainsi que l’entendement ne peut plus comprendre, ni la mémoire retenir, ni la volonté désirer, mais toutes ensemble ces puissances perçoivent la présence d’une grande chose qui les dépasse, et de cela même il leur reste peu de chose à saisir, parce que Dieu, en augmentant son opération dans cette âme, consume en elle le comprendre et le saisir. De cette façon il jette dehors toutes les activités par lesquelles elle pourrait s’approprier quelque bien spirituel pour soi ou pour d’autres. Faute de cela, elle ne serait pas nette devant les regards de Dieu.

[…]

De même que l’entendement est au-dessus de la langue, de même l’amour est au-dessus de l’intelligence. De cette manière l’homme tout entier est anéanti, à l’extérieur comme à l’intérieur. Il peut dire avec saint Paul : «Je vis, mais non pas moi, en moi vit le Christ» (Galates, 2, 20).

Dès lors, l’âme étant en Dieu, qui a pris possession d’elle et qui agit en elle sans l’être de l’homme et sans sa connaissance, l’homme reste anéanti par l’opération divine. De quelle façon penses-tu que cette âme demeure en Dieu? Ne lui sera-t-il pas permis de dire avec l’Apôtre : «Qui me séparera de la charité de Dieu?» (Romains, 8, 35) et d’autres paroles enflammées d’amour, qui sont comme rien pourtant, car la puissance de l’amour est infinie. Cette âme ne voit rien par son être propre. Celui-ci de sa nature pourrait s’épouvanter, non seulement de ce qui vient d’être dit, mais de la moindre opposition. Ne voyant en soi ni âme ni corps, mais seulement ce point d’amour net de Dieu en Dieu, elle ne peut rien comprendre à elle-même, ni dire comment elle est formée. Elle n’a plus ni choix, ni visée, ni désir au ciel ou sur terre. Elle ne peut avec cet amour aimer sinon ceux que Dieu veut et Dieu ne laisse son amour s’accorder qu’à ceux qui se trouvent dans ce point. Par suite, selon le sentiment qui lui vient au cœur, puisque l’un et l’autre amour est net et un même amour en Dieu, elle ne peut même prier pour quelqu’un si Dieu ne met en branle son esprit; autrement elle ne le peut faire. 

CHAPITRE XXXIII

On n’arrivait pas à bien comprendre cette âme, même en étant en relations fréquentes avec elle. Tu la voyais sourire et tu ne savais quel goût avait ce sourire, et ainsi de tous ses autres sentiments, bien qu’elle parût se comporter comme tout le monde. Qui ne la comprenait pas parlait d’elle comme d’une personne quelconque, à ne voir que son comportement extérieur sans façons.

[…]

Cette créature en vint à un tel degré d’éloignement intérieur et extérieur qu’elle devenait incapable d’accomplir ces pratiques pieuses qu’elle avait coutume de faire. Elle se trouvait pour cela privée de toute force du corps et de l’esprit. Elle n’avait dans l’esprit aucun attrait à se confesser; mais comme elle voulait cependant se confesser à l’accoutumée, elle ne trouvait son être propre en aucune faute, les bras lui tombaient, elle ne savait que dire. À grand effort, elle disait sa coulpe en général, ayant l’impression qu’elle dissimulait. Mais dans cette aliénation même, elle se trouvait absorbée dans une très grande paix dont elle ne s’était pas laissée distraire.

[…]

Cette âme bénie disait :

Aussi longtemps que l’homme peut désigner par son nom quelque perfection, comme serait dire : union, anéantissement, amour pur, ou quelque autre terme de ce genre, avec sentiment, intelligence ou désir, il n’est pas encore bien anéanti. Le vrai anéanti emprisonne tous les sentiments de l’âme et du corps, il reste comme une chose tout entière hors de son être propre. Il sent souvent au cœur comme une liqueur pénétrante, d’une telle force qu’elle tire en soi toutes les puissances de l’âme et du corps. Il demeure comme s’il n’avait plus d’être, d’être intérieur surtout, il est tout perdu. L’extérieur se meut encore un peu, mais si peu qu’on l’entend à peine quand il parle. Il ne peut rire, il ne peut marcher sinon à tout petits pas, il ne peut manger, ne peut dormir, il est réduit à s’asseoir sans pouvoir s’aider d’aucune chose créée. Cela provient de ce qu’il a le cœur tellement serré par le Dieu tout puissant, et sous une telle compression qu’il semble devoir crever d’amour, comme celui de Jacopone61. Si le Dieu tout puissant continue, comme il fait, à lui envoyer tant de fléchettes d’amour, je ne crois pas que la vie soit encore possible à moins d’un miracle. Il me semble déjà voir ce miracle, ne comprenant pas qu’une créature puisse vivre sans un miracle sous de tels assauts. Mais Dieu, lorsqu’il lui fait de ces assauts, ne l’y laisse pas longtemps, sinon elle en mourrait. Il ne fait durer ces impressions que trois ou quatre jours, ensuite il la laisse autant de jours en paix, et ainsi elle peut vivre.

CHAPITRE XXXIV

Au sujet du libre arbitre, cette bienheureuse disait que lorsqu’elle considérait en particulier comment elle-même avait été appelée, qu’elle voyait les grandes choses accomplies en elle par Dieu, il lui paraissait que Dieu l’avait en quelque sorte forcée. Elle ne voyait pas quel consentement elle y avait donné. Bien plus, elle avait été rebelle plutôt que consentante, surtout au commencement, et cette pensée la brûlait d’un feu d’amour.

Mais quand elle en parlait en général, elle disait :

Je dis que Dieu premièrement excite l’homme à se lever du péché, puis avec la lumière de la foi il éclaire l’intelligence, ensuite par un certain goût et une certaine saveur il embrase la volonté. Tout cela, Dieu l’accomplit en un instant, quoique nous l’exprimions en beaucoup de paroles et en y introduisant un intervalle de temps.

Cette œuvre, Dieu la produit plus ou moins dans les hommes, selon le fruit qu’il prévoit. À chacun est donné lumière et grâce afin que faisant ce qui est en son pouvoir il puisse se sauver, rien qu’en donnant son consentement. Ce consentement se fait de la manière suivante : Quand Dieu a fait son œuvre, il suffit à l’homme de dire : je suis content, Seigneur, fais de moi ce qui te plaît, je me décide à ne plus jamais pécher et à laisser là pour ton amour toute chose au monde.

Ce consentement et ce mouvement de la volonté se font si rapidement que la volonté de l’homme s’unit à celle de Dieu sans que lui-même s’en aperçoive, d’autant plus que cela se fait en silence.


O libre arbitre, de quel bien et de quel mal tu es la cause! Si tu te privais de toi-même pour Dieu, tu serais vite en liberté, et celle-ci ensuite ne te manquerait plus jamais. Tu verrais clairement que dès cette vie, servir Dieu est en vérité régner. Quand Dieu, en effet, délivre l’homme du péché qui le rend esclave, il le dégage de toute servitude et il l’établit en vraie liberté. Autrement l’homme va toujours de désir en désir sans jamais s’apaiser, plus il a plus il voudrait avoir; cherchant à se satisfaire, jamais il n’est content. En effet, quiconque a un désir en est possédé; à cette chose qu’il aime, il s’est vendu; […]

CHAPITRE XXXV

Quand Dieu a purifié l’esprit des imperfections contractées par le péché originel et actuel — disait cette âme sainte —, cet esprit est alors attiré vers le lieu pour lequel il a été créé. Et comme il est devenu beau, pur, digne et excellent plus qu’on ne peut dire, il ne peut trouver de demeure plus appropriée à ce qu’il est que Dieu qui l’a fait à son image et à sa ressemblance. Cette ressemblance crée une telle attirance et une telle adaptation à Dieu, que si l’esprit ne pouvait se transformer en Dieu, tout autre lieu lui serait un enfer.

Cet esprit étant ainsi ramené à son être propre de pureté et d’union avec Dieu, comme il est encore en cette vie, il est réduit à un rien si subtil et si minuscule que l’homme n’en peut rien connaître ni comprendre. C’est comme une goutte d’eau jetée dans la mer; si tu la cherchais, tu ne trouverais que la mer, c’est-à-dire Dieu lui-même.

[…]

CHAPITRE XXXVI

[…]Le religieux lui dit alors : «Mère, ne pouvez-vous demander à Dieu votre Amour quelques-unes de ces gouttelettes pour vos fils?» Elle répondit avec plus de joie encore :

Je vois ce doux Amour si courtois envers mes fils que je ne puis rien lui demander pour eux; je ne puis que les présenter à ses yeux.

[…]

CHAPITRE XXXVII

Selon la diversité des temps, le Seigneur opérait diversement en cette sainte âme. Elle s’était consacrée à s’occuper sans répit du gouvernement de l’hôpital et de sa maison. Plus tard, quand elle eut l’âge de cinquante ans environ, il lui devint impossible de s’occuper de l’un comme de l’autre, par suite de sa grande faiblesse corporelle causée par l’excessif et continuel feu d’amour qui lui brûlait sans cesse le cœur. Il lui était nécessaire après la communion de prendre quelque nourriture pour réparer ses forces, même si c’était jour de jeûne.

Elle en vint à un tel éloignement d’esprit à l’égard des choses de la terre qu’elle ne pouvait plus s’en occuper, sinon à grand effort, tant de ce qui la regardait en propre que des choses de la communauté. Aussitôt fait ce qu’elle avait à faire, son doux Amour lui tirait cela de l’esprit. Quand elle avait à faire ou à dire quelque chose, tout d’un coup cela lui était remis en mémoire.

[…]

Quand elle eut atteint l’âge de soixante ans environ, son Amour redoubla de nouveaux feux. Elle dit qu’il lui fut montré une étincelle de l’amour pur, l’espace d’un instant; si cette vue avait duré un peu plus, elle aurait rendu l’âme sous cette violence. Il lui semblait que non seulement le corps, mais l’âme même n’aurait pu supporter une telle vue; elle n’aurait pas été étonnée si l’âme en avait été anéantie. Quant au corps, s’il restait en vie, ce serait une plus grande merveille que si un mort depuis cent ans ressuscitait.

Par cette vue, elle fut réduite à un tel état qu’elle ne pouvait presque plus manger, ni parler de façon à être entendue. La blessure d’amour qu’elle reçut au cœur fut si grande et si pénétrante que sur la poitrine et dans le dos, à hauteur du cœur, il semblait qu’elle avait une plaie, et tout son corps en était endolori 2.

Quelques jours après elle eut une autre flamme d’amour, et chaque fois elle avait l’impression que c’était la plus forte qu’elle avait subie.

CHAPITRE XXXVIII

L’an 1507, tandis qu’elle assistait à des offices des morts, il lui vint un désir de mourir. C’était l’âme qui avait ce désir, pour sortir de ce corps et s’unir à Dieu; le corps avait aussi ce désir pour sortir du grand tourment que lui donnait le feu d’amour qui brûlait dans l’âme. La volonté n’y correspondait pas, c’était des désirs purement de nature.

Mais parce que son Amour la voulait purifier en tout et éteindre tout désir en ce cœur pour s’y faire une demeure agréable, il lui donnait du remords de ce désir. Mais comme son désir n’était pas de volonté, aussitôt qu’elle sentait cet aiguillon, elle disait :

Amour, je ne veux que toi et à ta manière. Mais si tu ne veux pas encore que je meure, ni que j’en aie le désir, du moins permets-moi d’aller voir mourir et ensevelir, afin que je voie chez les autres ce grand bien qu’il ne te plaît pas que j’aie en moi.

Son Amour y consentit, et pendant quelque temps elle allait voir mourir et ensevelir tous ceux qui mouraient à l’hôpital. Elle n’en éprouvait plus de remords. Mais plus tard, comme croissait dans son cœur purifié l’union avec son doux Amour, ce désir s’éteignit peu à peu entièrement et elle n’eut plus d’attrait à voir mourir les autres. Mais cependant quand on parlait de la mort, il semblait que son intérieur voulait encore s’ébranler et se réjouir.

Il arriva une année qu’elle eut certaines extases qui la firent rester inanimée. Ceux qui n’y comprenaient rien croyaient qu’elle était ainsi tombée par une faiblesse du cerveau qu’on appelle vulgairement vertige.

[…]

Elle se tenait toujours unie et transformée au pur vouloir de son doux Amour, sans plus ressentir de désir de vivre ou de mourir. Cette âme éclairée reconnaissait que tout désir est une imperfection. En effet, si cette âme éprouve un désir, c’est que lui manque ce qu’elle désire, c’est-à-dire Dieu qui est toute chose. L’âme unie à Dieu trouve tout en lui et ne peut désirer rien autre chose.

CHAPITRE XXXIX

[…]

Tu as offensé Dieu, c’est-à-dire, tu as chassé Dieu de toi, lui qui voulait avec tant d’amour te faire du bien. Cependant c’est l’homme qui subit le dommage et qui s’offense lui-même. Mais parce que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, pour cette raison on dit qu’il est offensé. Et si Dieu pouvait subir la souffrance, il la ressentirait quand il est chassé de chez nous par le péché.

[…]

L’amour ne regarde pas à la réparation, mais seulement à l’offense, de celle-ci seulement il tient compte. S’il faisait plus de cas de la pénitence que de l’offense, il ne serait pas un amour net, mais un amour-propre. Et pour cela je dis que l’amour n’a pas de plus grande douleur que celle de voir qu’il aurait en soi quelque chose de contraire à la volonté de Dieu.

Et puisque l’amour voit l’homme si contraire à Dieu à l’intérieur et à l’extérieur, il serait content d’en perdre la graine, c’est-à-dire, que toute puissance d’agir soit éteinte en lui. Mais cela n’est pas possible, l’homme ne pouvant à la fois être vivant et mort. Aussi l’homme, s’il ne veut pas être ingrat pour tant de bienfaits, doit s’efforcer avec son libre arbitre de correspondre à tant d’amour et de cheminer par cette voie droite qui mène à ce divin amour.

Cet amour a trois degrés ou trois états qui purifient l’âme.

Au premier, il la dépouille de tous ses vêtements, lui enlève ainsi à l’intérieur comme à l’extérieur tous empêchements qu’elle lui fait par amour-propre et mauvais penchant. Au second, l’âme se tient en Dieu et jouit sans cesse de lui par le moyen des lectures, méditations et contemplations, par quoi elle s’instruit de beaucoup de secrets divins et se nourrit suavement. Elle va ainsi se transformant en Dieu, tournée vers lui sans cesse, toujours occupée en lui. Elle s’enivre tellement de Dieu par l’abondance des grâces choisies qu’il lui fait (puisqu’il ne trouve en elle aucun obstacle intérieur ni extérieur) qu’elle sort d’elle-même et entre dans un état nouveau, supérieur aux autres. Dans le premier, en effet, l’homme participe à Dieu en faisant effort sur soi pour se dégager de tout empêchement; dans le second il jouit de beaucoup de consolations spirituelles.

Le troisième état est celui où l’âme est tirée hors d’elle-même, à l’intérieur comme à l’extérieur. Établie en ce degré, l’âme ne sait pas où elle est, elle jouit d’une grande paix et d’un grand contentement, mais elle est perdue en elle-même, ne participant plus avec Dieu par le moyen des sentiments comme elle était habituée. C’est Dieu alors qui travaille dans l’âme d’une manière nouvelle dépassant toute notre capacité, et l’âme n’agit plus, mais elle reste comme un instrument inerte, attentive à ce que Dieu opère. Et quand Dieu trouve une âme qui ne se meut pas, c’est-à-dire qui ne veuille ni ne puisse remuer par elle-même, lui-même alors opère à sa manière et met la main à de plus grandes choses qu’il veut produire en cette âme. Et cela d’autant plus qu’il sait que rien ne tournera plus à mal de ce qu’il fera, parce que l’homme s’est dépouillé de tout ce qui est de lui, le goûter, le voir et le pouvoir. Dieu enlève à l’âme la clef de ses trésors qu’il lui avait donnée pour qu’elle en pût jouir. Il lui donne maintenant le soin de sa présence qui l’absorbe tout entière. De cette présence divine jaillissent ensuite certains rayons et des flammes d’amour divin si pénétrants, si véhéments, si forts, qu’ils devraient anéantir non seulement le corps, mais l’âme, si c’était possible.

CHAPITRE XL

Cette âme bienheureuse disait :

Il y a deux vues qui m’ont ouvert les portes à deux choses extrêmes : dans la première il me fut montré comment tout bien procède de la source divine sans cause antérieure, mais uniquement de sa pure et simple bonté. Cette vue produisit en moi un pur et simple rejaillissement qui était pur regard d’amour envers cette bonté.

[…]

L’autre vue fut de l’être propre de l’homme

[…]

Il est si lié par l’amour-propre aux plaisirs de la chair, du monde et de l’estime propre que, pour l’en garder il faut que Dieu lui donne des goûts spirituels et que cet homme mauvais en vienne à les estimer plus que toutes les choses que précédemment il estimait beaucoup. Sans cela jamais il ne les quitterait.


Il faut de plus que Dieu nous tienne continuellement absorbés en lui par ses douces visites et bien exercés en quelque bonne action jusqu’à ce qu’il nous ait formés à la vie de l’esprit. Autrement, s’il nous lâchait seulement un peu nous retournerions bien vite à notre mauvais instinct.

[…]

Mais hélas! notre malignité est si grande que si Dieu y prenait garde, malheur à nous! jamais il ne pourrait nous voir avec faveur ni nous faire du bien. Mais il regarde uniquement à sa clémence et bonté infinies avec lesquelles il cherche à nous conduire à cette fin pour laquelle il nous a créés. Pour y arriver, dans son pur amour, il opère en nous tout ce qui est nécessaire.

[…]

CHAPITRE XLI

[…]

S’il m’arrivait de parler des choses spirituelles qui m’assaillaient souvent (à cause de ce grand feu que je sentais et que je comprenais quand l’œil de l’amour me les montrait), tout aussitôt l’Amour me reprenait. Il me disait que je n’avais pas à parler, mais à me laisser brûler tout entière sans exhaler parole ni acte qui pût tendre au rafraîchissement ni de l’âme ni du corps. Si je gardais le silence sans tenir compte de rien, et disais seulement : Si le corps se meurt, qu’il meure; s’il ne peut supporter, qu’il lâche tout, je ne m’occupe de rien — l’Amour me reprenait. Il me disait : je veux que tu aies les yeux fermés sur toi de telle manière que tu ne puisses voir que j’opère quelque chose en toi, comme en toi. Je veux au contraire que tu sois morte, qu’en toi soit réduit à rien tout regard si parfait qu’il soit; je ne veux pas que tu découvres en toi aucun endroit où tu pourrais être toi-même.

Quand donc j’avais fermé la bouche, me tenant comme une chose inerte (par suite du resserrement intérieur que produisait l’Amour) je ressentais une telle paix intérieure et un si grand contentement que j’en devenais insupportable à moi-même 1. Je ne pouvais plus alors que m’angoisser et me lamenter sans paroles, je ne pouvais plus me soucier de voir comment allaient les choses. C’était au point que j’étais comme morte à moi-même. Et cependant cet Amour me disait : Tu trouves insupportable ce que tu as? Si tu ressens quelque chose, c’est donc évidemment que tu vis encore. Je ne veux pas que tu soupires ni te lamentes, mais je veux que tu sois comme les morts et proche de mourir; je ne veux plus voir en toi apparence de vivant.


Je voyais l’Amour si jaloux de cette âme, examinant toute chose en détail avec une pénétration si subtile, animé d’une telle sollicitude et d’une telle force pour arriver à ses fins, c’est-à-dire, pour détruire tout ce qui en moi était indigne de paraître en la présence divine.

[…]

Quand ce moi spirituel avait beaucoup travaillé, qu’il semblait avoir vaincu et mis par terre ce moi extérieur en lui enlevant toutes voies et moyens de se nourrir, quand il avait pacifié pour lui son propre domaine, alors survenait cet Amour insatiable et violent et il lui disait : Que crois-tu faire? Je veux tout pour moi. Ne pense pas que je te laisse le moindre bien au corps ni à l’âme. Je veux rendre nu, nu, tout ce qui est au-dessous de moi, et au-dessus de moi je ne veux rien. Sache qu’est au-dessous de moi tout cela, vues, sentiments et perfections, que je n’ai pas approuvé. Quand je me mets à passer l’âme au crible, j’ai une vue si pénétrante que toute perfection à mes yeux est défaut. C’est pourquoi je ne veux pas qu’au-dessous de moi rien puisse subsister, sinon ce que j’approuve comme bon. Et au-dessus de moi rien ne peut rester. Si haut, en effet, que tu montes par la perfection que tu pourrais acquérir, toujours je serai au-dessus de toi pour ruiner toutes les imperfections qui se mettraient dans les vues d’union à Dieu que tu pourrais produire. C’est que, tant que je n’approuve pas, rien ne se fait. Seul je sais ce qu’il faut. À moi a été donnée l’autorité. On ne peut paraître en la divine présence que pour autant que je l’approuve, et ce que j’approuve ne sera jamais réprouvé. Sache que ce pouvoir m’a été donné à cause de ma pureté qui me rend incapable de rester en paix avec l’imperfection, fût-ce la moindre.

Je te fais savoir encore, ô âme, que je suis d’une telle nature que toutes les âmes que je puis transformer en moi, je les change et les transforme ainsi, en les dépouillant d’elles-mêmes. Je n’approuve jamais aucune chose si elle n’est pas anéantie en elle-même au point qu’il lui soit impossible de se voir en soi, ni de ressentir autre chose que le pur Amour sans aucun mélange. C’est pourquoi l’Amour veut être seul, parce que s’il avait d’autres en sa compagnie, les portes du paradis leur resteraient fermées; elles ne s’ouvrent qu’au pur amour.

Que donc chacun se laisse conduire par l’Amour. Il le mènera et le transformera en soi. Cachés ainsi sous son manteau, nous pourrons être conduits à cette fin à laquelle ce pur Amour nous aspire tous.

Pour tirer l’âme à la perfection ce pur Amour use de beaucoup de moyens. Dés qu’il la voit occupée de quelque chose par une affection d’amour, il note comme ses ennemies toutes ces choses qu’il lui voit aimer et il décide de les consumer sans avoir compassion ni d’elle ni du corps. De sa nature, si on le laissait faire, l’amour couperait tout d’un seul coup. Mais voyant la faiblesse de l’homme, il taille petit à petit. (C’est de crainte que l’homme soit incapable de supporter une opération si puissante et si rapide sans la connaître, à cause de sa faiblesse.) Quand l’homme voit cette opération progressive, il l’imprime mieux en lui 1, chaque jour il en est embrasé davantage, et ce feu va consumant tous ses désirs et amours imparfaits attachés à ses épaules.

L’Amour voit que nous sommes tellement obstinés à garder pour nous ce que nous avons une fois choisi par élection d’amour, parce que cela nous paraît beau, bon et juste, et que nous ne voulons pas entendre parler là-contre, aveuglés que nous sommes par l’amour propre.

Il parle donc ainsi : Il me faut mettre la main aux actes, puisque avec des paroles je n’obtiens rien. Il agit de cette manière : il met en ruine tout ce que tu aimes, par mort, maladie, pauvreté, par haine et discorde, par détraction, scandale, raillerie, infamie, avec les parents, les amis, avec toi-même. Tu en viens au point que tu ne sais plus quoi faire de toi, en te voyant tiré hors de ces choses où tu trouvais ton plaisir et que de toutes tu reçois peine et confusion. Tu ne sais pas pourquoi le divin Amour fait toutes ces choses. Elles te paraissent toutes contre la raison, et quant à Dieu et quant au monde. Aussi vas-tu criant et te tourmentant, tu cherches dans l’espoir d’échapper à tant d’anxiétés et jamais tu n’en sors.

Quand ce divin Amour a tenu un certain temps la personne avec l’esprit ainsi suspendu, comme désespérée et dégoûtée de tout ce qu’elle aimait autrefois, alors il se montre lui-même à elle avec sa divine face joyeuse et rayonnante.

[…]

CHAPITRE XLII

[…]

Elle portait compassion à toutes les créatures — quoiqu’elle fût impitoyable aux défauts — à ce point que lorsqu’on abattait un animal ou que l’on coupait un arbre, elle semblait ne pouvoir supporter de les voir perdre l’être que Dieu leur avait donné. Mais pour trancher l’être mauvais de l’homme, qu’il s’est fait à lui-même par le péché, elle aurait été sans pitié.

[…]

Il lui restait uniquement son confesseur, avec qui elle s’harmonisait intérieurement et extérieurement, mais dans la suite cela aussi lui fut retiré; cela en vint au point qu’il n’avait plus rien à lui dire et qu’il ne s’occupait plus d’elle. Cela portait au comble son resserrement, parce qu’il lui devenait impossible de se tourner vers rien ni au ciel ni sur la terre.

[…]

Elle disait :

Il me semble être en ce monde comme ceux qui sont hors de leur maison et qui ont quitté tous leurs parents et amis; ils se trouvent en terre étrangère où ils n’ont ni maison, ni amis, ni parents; ayant terminé l’affaire pour laquelle ils étaient venus, ils se tiennent prêts à partir et retourner chez eux, là où ils sont toujours par le cœur et l’esprit. Si brûlant pourrait être leur amour de la patrie que pour y aller un jour leur paraîtrait une année.

Plus tard, étant plus encore retirée au-dedans, elle n’eut plus cet instinct de se cacher; mais parce qu’elle ne pouvait expliquer aucun de ses besoins, elle en souffrait avec plus grand resserrement. Il lui fut montré que tout ce qu’elle faisait auparavant était choses en quoi elle se réconfortait. Aussi pour exprimer son état elle disait :

Je me trouve de jour en jour plus retirée, comme quelqu’un qui serait confiné d’abord dans une cité à l’intérieur des murs; puis dans une maison avec un beau jardin; ensuite dans une maison sans jardin, puis dans une salle, puis dans une chambre, puis dans une antichambre; ensuite au fond de la maison avec peu de lumière; puis dans un cachot sans lumière. Ensuite on lui lierait les mains, on lui mettrait des ceps aux pieds, puis on lui banderait les yeux; ensuite on ne lui donnerait plus à manger; puis plus personne ne pourrait lui parler. À la fin, ayant perdu tout espoir d’en sortir jamais jusqu’à la mort, il ne lui resterait d’autre consolation que de savoir que c’est Dieu qui fait cela par amour et grande miséricorde. Cette vue lui donne un grand contentement, mais cependant ce contentement ne diminue pas la peine de l’assaut qu’elle subit, et d’autre part il ne peut endurer si grande peine qui l’amènerait à vouloir sortir de cette volonté divine, dont il voit la justice et la grande miséricorde.

[…]

Une fois, elle entendit dire : «Levez-vous, levez-vous, morts, venez au jugement.» Elle cria très haut, sous l’impétuosité de l’amour :

Je voudrais y aller à l’instant, à l’instant!

Tous les auditeurs en furent stupéfaits

[…]

CHAPITRE XLIII

CHAPITRE XLIV

[…]

«Fie-toi à moi, et ne crains rien.» En somme, son doux Amour voulut se charger d’elle lui-même pendant une longue période. Il ne lui permettait de goûter aucune chose spirituelle ni d’y fixer son esprit, hormis ce qu’il voulait. Quand elle était au sermon, si elle entendait dire quelque chose en quoi elle eût goûté quelque contentement, aussitôt ce sentiment lui était enlevé, et elle était tirée hors d’elle-même pour goûter et considérer uniquement ce qui plaisait à son Amour. Aussi entendait-elle peu de sermons, bien qu’elle s’y rendît.

Madame Catherine persévéra de cette façon dans la voie de Dieu vingt-cinq années environ l, étant instruite, gouvernée et conduite par Dieu seul sans l’aide d’aucune créature, par une opération admirable. Plus tard, que ce fût par le grand âge ou la grande faiblesse, elle n’arrivait plus à supporter de rester ainsi, sans actes ni sentiments dans l’âme, car l’esprit les avait tirés; avec cela un corps tout affaibli et sans force, comme abandonné de lui-même. Le Seigneur alors lui donna un prêtre pour prendre charge d’elle au spirituel comme au temporel. C’était un homme de vie intérieure et sainte, tout à fait apte à cet office, et Dieu lui donna lumière et grâce pour discerner les choses qui s’opéraient en elle. Il fut nommé recteur de l’hôpital où elle se trouvait, il l’entendait en confession, disait pour elle la messe et lui donnait la communion à sa convenance. Ce prêtre, à la prière de certaines personnes spirituelles qui portaient dévotion à cette bienheureuse, a écrit une bonne partie de ce présent ouvrage.

[…]

Je ne sais comment faire pour me confesser, parce que je ne trouve rien en moi, ni dans l’extérieur ni dans l’intérieur, qui ait assez de vigueur pour pouvoir dire : C’est moi qui ai fait ou dit quelque chose dont je doive sentir remords de conscience. Je ne veux omettre de me confesser et je ne sais à qui imputer la coulpe de mes péchés; je veux m’accuser et n’y arrive pas.

[…]

CHAPITRE XLV

Comme il a déjà été dit plus haut, cette créature bénie de Dieu fut mariée, âgée de seize ans, à un homme appelé messer Julien Adorno. Celui-ci, bien qu’il fût de noble maison était d’une nature bizarre et bourrue. De plus, il s’entendait fort mal à conduire ses affaires, de sorte qu’il fut réduit à la pauvreté. Néanmoins, elle fut toujours obéissante envers lui et fort patiente à supporter ses bizarreries désordonnées. Mais cela lui était une telle souffrance qu’elle restait à peine en santé, qu’elle devint maigre, sèche et défaite au point de paraître un corps plein d’humeur mélancolique. Elle restait seule en ermite à la maison pour ne pas irriter son mari; ne sortant que pour entendre la messe, elle rentrait aussitôt à la maison. Pour ne donner aucune peine à autrui, elle était capable de tout souffrir. Dieu voyant qu’il pouvait tout faire de cette âme, lui faisait tout supporter sans murmure, en silence et avec une suprême patience.

Les cinq premières années, il la tint si étroitement qu’elle ne savait ce que sont les choses du monde. Les cinq années suivantes, pour secouer ces grands chagrins que lui donnait son mari, elle se mit à rechercher la conversation des autres dames, à s’adonner aux choses du monde, comme faisaient les autres. Après quoi, elle fut en un instant appelée par le Seigneur, elle quitta tout et jamais plus ne retourna en arrière. Elle obtint de son mari, par une grâce de Dieu, de vivre avec lui dans la chasteté, comme frère et sœur62. Plus tard, son mari se fit membre du Tiers Ordre de saint François; finalement il fut visité par Dieu qui l’affligea d’une grande maladie. C’était une pénible infirmité des voies urinaires, qui lui dura longtemps. À cause de quoi, il tomba dans une grande impatience, au point qu’arrivé à la fin de sa vie, toujours sujet à cette impatience, il craignit de perdre son âme. Alors cette bienheureuse se retira dans une chambre, et cria pour son salut aux oreilles de son doux Amour avec larmes et soupirs. Elle répétait uniquement ceci :

Amour, je te demande cette âme; je te prie de me la donner parce que tu peux me la donner.

Elle continua ainsi l’espace d’environ une demi-heure avec beaucoup de gémissements. Elle fut enfin assurée intérieurement qu’elle était exaucée, Retoumée à la chambre de son mari, elle le trouva tout changé, tout apaisé, montrant clairement en paroles et par signes qu’il était content de la divine volonté.

[…]

Quand son mari fut passé en sainte paix et que le corps fut enterré, ses amis lui disaient : «Enfin tu seras hors de tant d’ennuis.» Il semblait au sens humain qu’elle fut sortie d’une grande sujétion.

Mais elle répondait qu’elle ne voulait rien savoir ni s’occuper de rien, hormis le vouloir de Dieu; et qu’elle n’avait cure de rien de bon ou de mauvais qui pût lui arriver. Ses frères et sœurs lui furent enlevés aussi. Mais par la grande union qu’elle avait au doux vouloir de Dieu, elle n’en éprouvait nulle peine, tout comme s’ils n’avaient pas été de son sang. Par où l’on pouvait clairement connaître à quel point elle était dépouillée d’elle-même et unie par grâce infuse à son doux Amour.

C’est pourquoi elle s’étonnait au sujet d’une de ses compagnes, qui était de la même famille Fieschi et mariée comme elle; cette dame avait été appelée par Dieu en même temps qu’elle. Ce qui l’étonnait, c’est que cette dame ne s’écartait que petit à petit du monde, par crainte de retourner en arrière.

Celle-ci, après la mort de son mari, se fit religieuse dans un monastère de moniales observantes de saint Dominique au monastère dit de Saint-Sylvestre. Après vingt ans de profession elle fut transférée, avec onze autres moniales de sainte vie, dans un autre monastère du même ordre, appelé le monastère neuf, afin de le réformer avec plus d’observance. Elle s’appelait sœur Thomasa; remplie de beaucoup de prudence et de sainteté, elle grandit en perfection; elle fut mère de ce monastère. Elle éprouvait tant d’ardeur d’esprit que pour la tempérer elle s’occupait à écrire, à composer, à peindre et faire d’autres pieux travaux. Elle écrivit sur l’Apocalypse et fit un Opuscule sur Denys l’Aréopagite, et d’autres beaux traités, dévots et utiles.

[…]

CHAPITRE XLVI

CHAPITRE XLVII

Neuf ans environ avant la mort de cette bienheureuse, elle fut prise d’une maladie inconnue aux hommes et aux médecins. On ne savait pas ce que c’était.

[…]

Cette créature était dans un tel feu d’amour divin qu’on sentait et qu’on voyait de façon sensible les signes du feu excessif qui la brûlait toute. Comme brûle une foumaise, ainsi brûlait son cœur.

En effet, quelques années avant sa mort on pouvait voir sur elle à hauteur du cœur, une couleur fort différente de la couleur naturelle; c’était jaune comme du safran. Elle disait qu’elle ressentait à cet endroit un feu sensible si violent qu’elle s’étonnait de vivre dans cette ardeur. Ce feu était d’une ardeur extrême et puissant hors de toute mesure. Elle en fit l’expérience plusieurs fois en s’appliquant sur le bras nu le feu matériel d’une bougie ou d’un charbon; il la brûlait et l’on voyait extérieurement la brûlure de la chair, mais elle ne sentait pas la violence du feu extérieur à cause de la puissance et de la violence plus grandes du feu intérieur.

[…]

Mais Dieu ne découvre son œuvre que petit à petit, et de façon secrète, afin que tout se fasse avec plus de justice. S’il la découvrait un peu plus largement, l’esprit ne pourrait rester dans le corps, par la violente ardeur qui le porterait à s’unir à l’objet de son désir et le corps, de son côté, ne pourrait vivre sans l’esprit. Ainsi l’œuvre accomplie hors des moyens ordonnés par Dieu n’atteindrait pas sa perfection.

Il faut donc que Dieu avance peu à peu son ouvrage par les moyens et dans l’ordre qu’il détermine. Toujours il travaille avec le plus grand amour et du mieux qu’il est possible, à détruire tous les sentiments de l’âme et du corps jusqu’à la mort.

[…]

CHAPITRE XLVIII

À cette âme élue de Dieu furent accordées, un an avant qu’elle passât de cette vie au Seigneur, de nombreuses grâces et s’accomplirent en elle beaucoup d’opérations divines. Parce que ce qui arrive à l’improviste donne une peur plus vive, Dieu ne voulut pas qu’il lui arrivât rien d’imprévu et il lui montra en un instant toute la suite de son œuvre en elle : comment elle devait mourir d’un grand martyre, et toute la suite de ce martyre jusqu’à sa mort lui fut mise sous les yeux.

Quand son humanité eut connaissance de ces choses, elle subit un tel assaut d’anxiété qu’elle paraissait hors d’elle-même; elle se tordait comme un ver sur son lit et défaillait; il semblait que l’âme dût sortir du corps; elle ne pouvait proférer un seul mot.

[…]

Elle eut encore une autre vue terrifiante. Elle voyait, disait-elle, son esprit demeurer attentif, attaché au rayon de l’amour divin avec une telle véhémence qu’il disait à l’humanité : Je ne veux me retirer jamais d’ici, car c’est ici ma place, mon repos, Si tu meurs, ce sera un dommage pour toi seule. Moi je veux rester ici avec Dieu. Quand l’humanité s’entendit dire cela avec un tel feu d’amour, enragée, elle répondit à l’esprit : Comment pourras-tu agir ainsi sans que je ne meure? Dieu ne veut pas encore ma mort.

[…]

Une telle façon de vivre lui était une mort prolongée.

Il lui arrivait souvent de crier :

Malheureux que je suis. En quelle bataille cruelle suis-je engagé?

Et il disait à son esprit :

Je sais que tu ne peux me supporter, parce que je te tiens contre ton gré, lié en cet exil de la terre. Je t’empêche de savourer l’amour sans limites de Dieu et le si grand bonheur que tu aurais. Mais je te déclare que je ne peux soutenir un si violent incendie d’amour divin

[…]

Cette créature fut tout un temps sans prononcer d’autres mots sinon :

Amour de Dieu… pureté de Dieu… douceur de Dieu…

En une autre période, elle ne disait plus que :

charité… union et paix…

En une période suivante, elle disait :

Dieu… Dieu…

À la fin, elle ne disait plus rien, parce que toute chose en elle était intérieurement comprimée.

Il lui vint un jour un feu d’amour divin si extrême et si excessif qu’elle ne pouvait en aucune manière le supporter. Il lui semblait que son corps allait se résoudre en poussière. Dans cette ardeur brûlante, elle fut contrainte de se toumer vers une image qui représentait la Samaritaine près du puits avec Notre-Seigneur. Dans son angoisse extrême et intolérable, d’une voix pieuse et avec un sentiment expressif, elle parlait ainsi :

Seigneur, je t’en prie, donne-moi une gouttelette de cette eau divine que tu donnas à la Samaritaine, parce que je ne peux plus supporter un feu si ardent qui me brûle toute, intérieurement et extérieurement.

En ce même instant lui fut accordée une gouttelette de cette eau divine; elle en tira un tel rafraîchissement au-dedans et au-dehors, que la langue humaine ne pourrait l’expliquer. Et ce rafraîchissement lui donna quelque repos.

[…]

Elle disait : 

L’âme, qui est sortie de Dieu pure et nette, a un instinct naturel de retourner à Dieu dans cette même pureté et netteté, d’autant plus qu’elle n’a pas d’autre moyen de retourner vers lui, Mais elle se trouve liée à un corps tout contraire à sa nature.

[…]

Elle eut ensuite une autre vue plus subtile encore et plus pénétrante qu’à l’ordinaire. Elle en fut à ce point rendue étrangère aux choses terrestres qu’elle ne savait plus si elle se trouvait au ciel ou en terre; elle ne connaissait plus ni année, ni mois, ni jour; elle n’avait plus conscience, ni en général ni en particulier, des actes naturels de l’homme; ses sentiments se trouvaient si éloignés de leurs objets qu’elle ne paraissait plus être une créature humaine. On ne voyait plus en elle aucun indice de choix en rien de corporel ou de spirituel. On n’y entendait rien sinon qu’elle paraissait étrangère d’esprit à toute chose et absorbée en une seule qu’elle ne pouvait dire et qu’on n’arrivait pas à comprendre. Il ne semblait pas qu’elle fût absorbée ni en Dieu ni en ses saints, mais étourdie en une grande chose inconnue. Elle avait le cœur si resserré qu’il lui devenait presque impossible de respirer.

Dans cette angoisse et resserrement du cœur, elle était contrainte de s’éloigner et de se retirer des hommes, pour ne pas provoquer d’étonnement, puisqu’on ne la comprenait pas. Jusqu’à ce que son cœur se réconfortât un peu, et qu’elle fût rendue capable de supporter autrui et d’en être supportée, personne, pour intime et familier qu’il fût, qui n’éprouvât près d’elle de l’ennui. Si elle était restée un temps plus prolongé dans cette manière de vivre, elle eût été forcée de faire des choses étranges et bizarres, mais elle n’y demeurait que six ou sept jours, après quoi il lui était donné de respirer. Elle resta quelque temps dans cette voie.

Après quoi Dieu la tira dans un autre état plus resserré encore, dont on ne peut comprendre ce qui s’y passait. Il lui survint un assaut du feu divin plus grand et plus fort qu’elle n’en avait eu jusque-là. Et d’abord, elle resta deux jours sans presque rien dire, même en choses spirituelles. Elle montait et descendait par la maison, se consumant sans paroles, avec l’intérieur caché, impénétrable, sans rien en dévoiler ni par signes, ni en paroles, Elle montrait plutôt tout le contraire. Comme on lui demandait souvent ce qu’elle avait, elle répondait de travers. Elle tenait pour rien la souffrance qu’elle ressentait en son corps. On était en décembre [1509] et elle souffrait du froid, mais n’en tenait pas compte. Tout ce qui arrivait ici-bas, que ce fût pénible ou nécessaire, lui paraissait une broutille au prix de ce qu’elle ressentait au-dedans d’elle-même et qui la torturait au point de l’empêcher de manger.

Une nuit, vers les huit heures, il lui vint un assaut si violent qu’elle ne put le dissimuler davantage. Tout l’intérieur de son corps fut ébranlé, elle rendit une bile abondante, alors qu’elle n’avait pas mangé, et il sortit du sang par le nez [cancer?]. En cette même heure, elle fit demander son confesseur et lui dit :

Père, il me semble que je vais mourir, à cause de tous les accidents qui m’arrivent.

Ces accidents étaient, en effet, si violents que son humanité tremblait comme une feuille, quoique son esprit fût en grand contentement, ainsi que ses paroles le donnaient à comprendre. Mais il semblait à son humanité qu’elle ne pourrait jamais échapper à ces assauts brûlants qu’elle ressentait. C’était comme si tout brûlait au-dedans, comme si elle se fût trouvée dans un grand brasier, et ce corps rempli de feu le projetât au-dehors de toute part.

Cet assaut dura trois heures ou environ; ensuite peu à peu, il s’apaisa. Le corps en resta rompu et flasque, au point qu’on dut lui donner du poulet pilé pour la restaurer. Elle fut quelque temps avant de reprendre force. Et puis, quand elle était un peu remise, le Seigneur lui donnait un autre assaut plus fort et plus violent que les précédents.


CHAPITRE XLIX.

Le 10 janvier 1510, elle subit un nouvel assaut de la façon suivante.

[…]

Elle se trouvait comme une âme sans Dieu, laquelle ne meurt pas puisqu’elle ne peut mourir. Ainsi son humanité, abandonnée du ciel et délaissée par la terre, enrage et ne meurt pas, parce que Dieu ne le veut. À moins d’avoir éprouvé par expérience cette nudité intérieure, il n’est possible d’aucune manière de comprendre le grand feu dont cette dame était brûlée dans son intime. Elle n’en parlât point, car c’était chose impossible; moins elle en parlait, plus grandissait l’incendie; elle était d’autant plus contrainte de s’en taire, parce que l’esprit la poussait à fuir la conversation des hommes. Après un peu de temps qu’elle fut ainsi tenue (elle n’aurait pu en supporter davantage) la nuit suivante, son humanité étant tellement assiégée qu’elle ne pouvait souffrir plus, elle s’enferma seule dans une chambre, refusant toute nourriture, toute conversation, tout soulagement d’aucune créature. Cet instinct était de l’esprit qui voulait anéantir la partie humaine sans en être empêché. Elle resta ainsi un grand espace de temps, enfermée dans cette chambre, sans vouloir à aucun prix ouvrir à qui que ce fût.

En étant sortie ensuite pour un certain service, son confesseur y entra secrètement et s’y cacha. Quand elle eut accompli ce qu’elle voulait, elle retourna à cette chambre et s’y enferma, décidée à n’ouvrir à personne, sans apercevoir le confesseur. Elle disait à son Seigneur d’une voix plaintive et pénétrante :

Seigneur, que veux-tu que je fasse encore en ce monde? Je ne vois plus, je n’entends plus, je ne mange plus, je ne dors plus, je ne sais ni ce qu’on me fait ni ce qu’on me dit; tous sentiments extérieurs et intérieurs sont évanouis, je ne trouve plus rien en moi comme les autres créatures.

Chacun trouve quelque chose à faire, à dire ou à penser; je vois qu’on se réjouit en quelque chose, à l’extérieur ou à l’intérieur; mais je me trouve comme une chose morte et je ne vis que parce que je suis maintenue comme de force dans la vie. Il n’est personne qui me comprenne. Je me trouve seule, inconnue, pauvre, nue, étrangère et opposée à tout le monde. Je ne sais plus ce que c’est que le monde et c’est pourquoi je ne peux plus vivre sur terre avec les créatures.

[…]

Placée dans une telle nudité, elle disait ainsi à son Seigneur :

Voici déjà trente-cinq ans à peu près que jamais, ô mon Seigneur, je ne t’ai demandé quelque chose pour moi, Maintenant je te prie tant que je peux, que tu ne me sépares pas de toi, car tu sais bien, Seigneur, que cela je ne saurais le supporter.

Elle parlait ainsi parce que depuis que Dieu l’avait appelée, jamais son esprit n’était resté sans union avec Dieu et elle jouissait d’une tranquillité aussi grande qu’elle la pouvait soutenir. Aussi était-ce pour elle une chose terrible que cette séparation inaccoutumée.

[…]

le confesseur vit que cette terrible angoisse passerait comme les autres. Cet assaut lui causa un spasme dans la gorge et dans la bouche, elle ne pouvait parler ni ouvrir les yeux ni presque respirer; elle se tenait repliée sur elle-même comme un nœud de cordage; elle resta ainsi une heure environ. Revenue ensuite à elle-même, elle dit aux assistants beaucoup de belles choses; chacun pleurait de dévotion à la voir dans un tel tourment et avec tant de contentement dans l’esprit. Toutes les paroles qu’elle disait semblaient des flammes du divin amour (elles l’étaient en vérité); elles pénétraient si profondément les cœurs des auditeurs qu’ils en restaient étonnés et blessés.

Ces opérations devenaient de jour en jour plus pénétrantes et plus profondes; elle resta ainsi plusieurs jours sans aucun changement. Le Seigneur la laissait reposer afin qu’elle vécût assez pour achever l’œuvre qu’il avait décidée.

Quelques jours après, elle eut un autre assaut encore plus terrible. On lui voyait les nerfs tourmentés au point que de la tête au pied, rien dans ce corps n’était sain. Il y avait dans ces chairs certains creux comme lorsqu’on met le doigt dans la pâte. Dans sa grande douleur, elle criait à haute voix, et qui la voyait était contraint, par grande compassion, de demander à Dieu miséricorde. Cet assaut lui dura un jour et une nuit. Tout ce qu’on en peut dire ou écrire ne paraît rien en comparaison de ce que c’était en réalité.

La nuit suivante lui vinrent quatre accidents plus forts l’un que l’autre, de façon qu’elle perdit la parole et la vue

[…]

On ne pouvait lui donner le moindre soulagement. Se tenant ainsi entre les deux extrêmes, elle disait :

Je trouve en moi, pour ce qui est de l’esprit, un tel contentement et une telle paix, que langue humaine ne le pourrait exposer, ni entendement le comprendre; mais du côté de l’humanité, toutes les peines que pourrait subir un corps en manière humaine ne doivent guère se dire peines en comparaison de ce que je sens.

[…]

CHAPITRE L

[…]

Maintenant je touche à la fin, je viens à toi avec cette souffrance extrême à l’intérieur et à l’extérieur et de la tête aux pieds. Je ne crois pas qu’un corps d’homme, quelle que soit sa vigueur, puisse supporter cette souffrance démesurée. Il me semble qu’une telle souffrance devrait non seulement faire mourir un corps de chair et d’os, mais détruire un corps de fer ou de diamant. D’où il apparaît clairement que tu es celui qui régit et gouverne toute chose avec ta disposition juste et sainte, par laquelle tu ne veux pas encore que je meure. Et quoique j’aie à supporter en ce corps tant de tourments et si excessif sans le moindre remède, je me trouve cependant dans une telle force et dans une telle disposition que je ne puis dire que je souffre; il me semble au contraire demeurer continuellement dans un grand contentement qui m’est si agréable et si aimable que je ne puis l’exprimer ni même le concevoir.

[…]

Elle vit ensuite une grande échelle de feu, où petit à petit elle était tirée. D’autres vues lui furent données; elle en ressentait une grande joie qui apparaissait au-dehors dans ses yeux et cela dura environ quatre heures.

[…]

Elle vit ensuite ce que c’est qu’un esprit pur et net, ou rien ne peut plus pénétrer, sinon le souvenir des choses divines. À cette vue, elle se mit à sourire en disant :

Oh! si quelqu’un se trouvait à ce degré au moment de la mort!...

Comme si elle eut voulu dire : quel serait le bonheur de cette créature. Son visage resta joyeux tandis qu’elle était dans la stupeur et le saisissement au point de paraître une chose inerte et insensible. Moins d’une heure après, un nouveau rayon de feu divin lui fut révélé. Elle multipliait les gestes de joie, on la voyait toute réjouie, mais elle ne pouvait expliquer ce qu’elle ressentait. Chacun cependant se rendait compte qu’elle était plus au ciel par l’esprit que sur la terre par le corps, d’autant plus qu’elle vivait sans aucun rafraîchissement terrestre.

[…]

CHAPITRE LI

[…]

Quand il fut six heures de la nuit 1, on lui demanda si elle voulait communier, et comme elle s’informait s’il était l’heure habituelle, il lui fut répondu qu’on n’y était pas encore. Alors elle leva vers le ciel le doigt de la main voulant signifier par là (comme on peut le croire) qu’elle devait aller communier au ciel et s’y unir totalement à son Amour et triompher avec lui éternellement. Comme jusqu’à ce temps elle avait vécu privée de toutes les choses de la terre, ainsi voyant arrivée son heure, elle comprit qu’elle n’avait plus besoin sur terre de la communion.

À ce moment même, cette âme bienheureuse, en grande paix et tranquillité, doucement, s’exhala de cette vie et s’envola à son doux Amour tant désiré.

[…]

(le lendemain) Tous ceux qui entendaient cette messe (c’étaient de nombreux dévots de la bienheureuse Catherine) furent contraints de pleurer, ce qui jeta ce confesseur dans le saisissement et la stupeur et c’est à grand-peine qu’il acheva la messe. Celle-ci finie, il fut forcé de pleurer à part soi pendant une demi-heure avant de pouvoir réjouir un peu son cœur.

[…] CHAPITRE LII.



Traité du purgatoire

[…]

Les âmes qui sont au purgatoire, à ce que je crois comprendre, ne peuvent avoir d’autre choix que d’être en ce lieu puisque telle est la volonté de Dieu qui dans sa justice l’a ainsi décidé. Elles ne peuvent pas davantage se retourner sur elles-mêmes.

[…]

Elles sont incapables d’avoir ni d’elles-mêmes ni des autres aucun souvenir, ni en bien ni en mal, qui puisse augmenter leur souffrance. Elles ont, au contraire, un tel contentement d’être établies dans la condition voulue par Dieu et que Dieu accomplisse en elles tout ce qu’il veut, comme il le veut, qu’elles ne peuvent penser à elles-mêmes ni en ressentir quelque accroissement de peine.

Elles ne voient qu’une chose, la bonté divine qui travaille en elles, cette miséricorde qui s’exerce sur l’homme pour le ramener à Dieu. En conséquence, ni bien ni mal qui leur arrive à elles-mêmes ne peut attirer leur regard. Si ces âmes pouvaient en prendre conscience, elles ne seraient plus dans la pure charité.

Elles ne peuvent non plus considérer qu’elles sont dans ces peines à cause de leurs péchés,

[…]

Étant donc établies en charité et n’en pouvant plus dévier par un acte défectueux, elles sont rendues incapables de rien vouloir, de rien désirer, hormis le pur vouloir de la pure charité. Placées dans ce feu purifiant, elles y sont dans l’ordre voulu par Dieu. Cette disposition divine est pur amour, elles ne peuvent s’en écarter en rien, parce qu’elles sont incapables de commettre un péché, comme aussi de faire un acte méritoire.

[…]

[2] Je ne crois pas qu’il puisse se trouver un contentement comparable à celui d’une âme du purgatoire, à l’exception de celui des saints en paradis. Chaque jour s’accroît ce contentement par l’action de Dieu en ces âmes, action qui va croissant comme va se consumant ce qui empêche cette action divine. Cet empêchement, c’est la rouille du péché

[…]

Ainsi la rouille, c’est-à-dire le péché, est ce qui recouvre l’âme. Au purgatoire cette rouille est consumée par le feu. Plus elle se consume, plus aussi l’âme s’expose au vrai soleil, à Dieu. Sa joie augmente à mesure que la rouille disparaît et que l’âme s’expose au rayon divin.

[…]

[3] La source de toutes les souffrances est le péché, soit originel, soit actuel. Dieu a créé l’âme toute pure et toute simple, sans aucune tache de péché et avec un instinct béatifique qui la porte vers lui.

[…]

En conséquence, il n’y a pas d’obstacle entre Dieu et elles, hors cette peine qui les retarde et qui consiste en ce que leur instinct béatifique n’a pas atteint sa pleine perfection.

Voyant en toute certitude combien importe le moindre empêchement, voyant que la justice exige que leur attrait soit retardé, il leur naît au cœur un feu d’une violence extrême, qui ressemble à celui de l’enfer. Il y a la différence du péché qui rend mauvaise la volonté des damnés de l’enfer; à ceux-ci Dieu ne fait point part de sa bonté.

[…]

[4] On voit par là que cette opposition de la volonté mauvaise à la volonté de Dieu est cela même qui constitue le péché. Comme leur volonté s’obstine dans le mal, le péché aussi se maintient. Ceux de l’enfer sont sortis de cette vie avec leur volonté mauvaise. Aussi leur péché n’est pas remis et ne peut l’être, parce qu’ils ne peuvent plus changer de volonté, une fois qu’ils sont sortis ainsi disposés de cette vie. 

[…]

[5] Mais les âmes du purgatoire tiennent leur volonté en tout conforme à celle de Dieu. En conséquence, Dieu s’accorde avec elles dans sa bonté et elles demeurent contentes (quant à leur volonté) et purifiées de la coulpe du péché originel et du péché actuel.

Ces âmes sont rendues aussi pures que Dieu les a créées.

[…]

[8] J’ajoute encore ceci que je vois. De la part de Dieu, le paradis est ouvert, y entre qui veut. C’est que Dieu est toute miséricorde, il reste tourné vers nous, les bras ouverts pour nous recevoir dans sa gloire.

Mais je vois d’autre part comment cette divine essence est d’une telle pureté et netteté, au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer, que l’âme qui aurait en soi une imperfection aussi légère qu’un fétu minuscule se jetterait en mille enfers plutôt que de se trouver avec cette tache en présence de la majesté divine.

Aussi voyant que le purgatoire a été fait pour lui enlever ces taches, elle s’y jette. Elle voit que c’est là une grande miséricorde pour elle que ce moyen d’enlever cet empêchement.

[…]

Je vois aussi que le tourment des âmes du purgatoire consiste bien davantage en ceci qu’elles voient en elles quelque chose qui déplaît à Dieu et qu’elles l’ont contracté volontairement en agissant contre une si grande bonté, plutôt que dans nul autre tourment qu’elles ressentent en purgatoire. C’est qu’étant dans la grâce divine elles voient la réalité et l’importance de cet empêchement qui ne leur permet pas d’approcher de Dieu.

[…]

[9] Je vois entre Dieu et l’âme une incroyable conformité. Lorsqu’il la voit dans cette pureté où Sa Majesté l’a créée, il lui donne une certaine force d’attraction faite d’amour brûlant, capable de la réduire au néant, tout immortelle qu’elle soit.

Il la met dans un état de si parfaite transformation en lui son Dieu, qu’elle se voit n’être plus autre chose que Dieu. Il la tire continuellement à lui, il l’embrase, il ne la laisse pas jusqu’à ce qu’il l’ait menée à cet être divin dont elle procède, c’est-à-dire à cette pureté dans laquelle il l’a créée.

L’âme se voit, par une vue intérieure, ainsi tirée par Dieu avec un tel feu d’amour. Alors, sous l’ardeur de cet amour embrasé de son doux Seigneur et Dieu qu’elle sent rejaillir en son esprit, elle se liquéfie tout entière.

[…]

Elle voit aussi combien lui est douloureux ce retardement qui la retient de contempler la divine lumière.

S’y ajoute l’instinct de l’âme impatiente d’être libérée de cet empêchement, attirée qu’elle est par ce regard unitif.

[…]

C’est au point que si l’âme pouvait découvrir un autre purgatoire plus fort que celui où elle se trouve, elle s’y jetterait aussitôt pour se débarrasser plus vite de cet empêchement. Tant est violent l’amour de conformité entre Dieu et l’âme.

[…]

§ 12. Comment Dieu purifie les âmes Exemple de l’or dans le creuset

[…]

[10] De ce divin Amour, je vois jaillir vers l’âme certains rayons et flammes brûlantes, si pénétrants et si forts qu’ils sembleraient capables de réduire au néant non seulement le corps, mais l’âme elle-même s’il était possible.

Ces rayons opèrent de deux manières : l’une est de purifier, l’autre d’anéantir.

[…]

L’or, quand il est purifié à vingt-quatre carats ne se consume plus, quel que soit le feu par où tu le ferais passer. Ce qui peut être consumé en lui, ce n’est que sa propre imperfection. Ainsi opère dans l’âme le feu divin. Dieu la maintient dans le feu jusqu’à ce que toute imperfection soit consumée. Il la conduit à la pureté totale de vingt-quatre carats, chaque âme cependant selon son degré 1. Quand elle est purifiée elle reste tout entière en Dieu, sans rien en elle qui lui soit propre, et son être est Dieu.

Une fois que Dieu a ramené à lui l’âme ainsi purifiée, alors celle-ci est mise hors d’état de souffrir encore, puisqu’il ne lui reste plus rien à consumer. Supposé que dans cet état de pureté on la tienne dans le feu, elle n’en sentirait nulle souffrance. Ce feu ne serait autre chose que celui du divin amour de la vie éternelle, sans rien de pénible.

[…]

§ 13. Les âmes ont un désir ardent de se transformer en Dieu sagesse de Dieu qui leur tient cachées leurs imperfections

[…]

Quand l’âme se met en route pour retourner à son premier état, si grande est l’ardeur qui la presse de se transformer en Dieu que c’est là son purgatoire. Elle ne regarde pas ce purgatoire comme un purgatoire, mais cet instinct brûlant et entravé constitue son purgatoire.

Ce dernier acte d’amour accomplit son œuvre, sans que l’homme y ait part. Il y a dans l’âme tant d’imperfections cachées qu’elle désespérerait s’il lui était donné de les voir. Ce dernier état les consume toutes.

Après qu’elles sont consumées, Dieu les découvre à l’âme pour qu’elle reconnaisse l’œuvre divine accomplie en elle par le feu d’amour. C’est lui qui a consumé en elle toutes ces imperfections qui doivent l’être.

[…]

[12] Sache ceci. La perfection que l’homme croit constater en lui n’est pour Dieu que défaut. En effet, tout ce que l’homme accomplit sous couleur de perfection, toute connaissance, tout sentiment, tout vouloir, tout souvenir, dès qu’il ne le fait pas remonter à Dieu, tout cela l’infecte et le souille.

Pour que ces actes soient parfaits, il est nécessaire qu’ils soient faits en nous sans nous, sans que nous en soyons le premier agent, et que l’opération de Dieu soit faite en Dieu sans que l’homme en soit la cause principale.

Ces actes seuls sont parfaits, que Dieu accomplit et achève dans son amour pur et net, sans mérite de notre part. Ils pénètrent l’âme si profondément et l’embrasent à tel point que le corps où elle se trouve se sent brûler comme s’il était dans un grand brasier qui ne s’éteindra pas avant la mort.

[…]

Il est vrai, comme je le vois, que l’amour qui procède de Dieu et rejaillit dans l’âme cause en elle un contentement inexprimable; mais ce contentement n’enlève pas une étincelle de leur peine aux âmes du purgatoire.

Donc, cet amour qui se trouve entravé, c’est lui qui constitue leur souffrance. Cette souffrance est d’autant plus grande que plus grande est la capacité d’amour et de perfection que Dieu a donnée à chacune.

Ainsi les âmes du purgatoire ont tout ensemble une joie extrême et une extrême souffrance sans que l’une soit un obstacle pour l’autre.

[…]

§18. Elles savent que ces peines elles les ont méritées en toute justice et qu’elles sont parfaitement réglées. Par suite, elles ne se plaignent pas plus de Dieu (quant à la volonté) que si elles étaient dans la vie étemelle.

L’autre opération est un contentement qu’elles éprouvent à voir comment Dieu agit envers elles, avec quel amour et quelle miséricorde.

Ces deux vues, Dieu les imprime en elles instantanément. Puisqu’elles sont en état de grâce elles saisissent et comprennent à la mesure de leur capacité. Elles en éprouvent une immense joie, qui ne leur manquera plus; au contraire, elle ira toujours croissant au fur et à mesure qu’elles s’approchent davantage de Dieu.

Ces âmes ne voient point cela en elles-mêmes ni par elles-mêmes ni comme quelque chose qui serait à elles, mais seulement en Dieu.

Elles s’occupent intensément de lui beaucoup plus que de leurs peines, elles tiennent celles-ci pour rien en comparaison de lui.

La moindre vue qu’on puisse avoir de Dieu surpasse toute peine et toute joie que l’homme puisse avoir, mais sans leur enlever une étincelle ni de joie ni de peine.

[…]

§19. Cette forme de purification que je vois appliquée aux âmes du purgatoire, je l’éprouve dans mon esprit, surtout depuis deux ans. De jour en jour je la ressens et la vois plus clairement.

Mon âme, à ce que je vois, est dans ce corps comme dans un purgatoire en tout semblable au vrai purgatoire, mais à la mesure réduite que le corps peut supporter, pour éviter qu’il ne meure.

Néanmoins cela s’aggrave peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin mort s’ensuive.

Je vois l’esprit rendu étranger à toute chose, même d’ordre spirituel, où il pourrait trouver quelque aliment, comme serait joie, plaisir, consolation. Il est hors d’état de prendre goût à quelque chose que ce soit, temporelle ou spirituelle, ni par la volonté, ni par l’entendement, ni par la mémoire. Il m’est devenu impossible de dire : je prends plus de plaisir à ceci qu’à cela.

Mon intérieur est assiégé. De toute chose qui portait rafraîchissement à sa vie spirituelle et corporelle il a été dépouillé petit à petit. Chaque fois qu’une de ces choses lui est enlevée il reconnaît qu’elle était de nature à lui donner aliment et réconfort. Aussitôt que l’esprit en prend conscience, il les prend en haine et en abomination et elles s’en vont sans aucun remède.

La raison en est que l’esprit porte en soi l’instinct de se débarrasser de toute chose qui puisse faire obstacle à sa perfection.

[…]

Il ne lui reste d’autre soutien que Dieu. C’est lui qui opère tout cela par amour et avec grande miséricorde pour satisfaire à sa justice.

Cette vue donne à l’esprit grande paix et contentement. Mais ce contentement ne diminue en rien la souffrance ni la compression qu’il subit. Jamais la souffrance ne pourrait devenir cruelle au point qu’il puisse désirer de se dégager de ce que Dieu dispose à son sujet. Il ne sort pas de sa prison, il ne cherche pas à en sortir, tant que Dieu n’aura pas accompli en lui tout ce qui est nécessaire. Ce qui me contente c’est que Dieu soit satisfait, Il n’y aurait pas pour moi de souffrance pire que de m’écarter des desseins de Dieu sur moi, tant j’y vois de justice et de miséricorde.

Tout ce qui vient d’être dit, je le vois, je le touche, mais je n’arrive pas à trouver d’expressions satisfaisantes pour le dire comme je voudrais. Ce que j’en ai dit, je le sens s’opérer en moi spirituellement et c’est pour cela que je l’ai dit.

La prison dans laquelle je me vois, c’est le monde; la chaîne, c’est le corps. L’âme illuminée par la grâce, c’est elle qui connaît l’importance d’être retenue ou retardée d’atteindre sa fin, par quelque empêchement que ce soit. Cela lui cause une peine extrême, car elle est d’une sensibilité aiguë.

De plus, cette âme reçoit de Dieu une certaine dignité qui la rend semblable à Dieu même. Il la fait une même chose avec lui en la rendant participante de sa bonté. Et comme il est impossible qu’une peine quelconque atteigne Dieu, ainsi en advient-il des âmes qui s’approchent de lui. Plus elles s’approchent, plus aussi elles reçoivent de ce qui est propre à la divinité.

Par suite, le retardement qui atteint l’âme lui cause une souffrance intolérable. Cette souffrance et ce retard la rendent dissemblable de ces propriétés qu’elle avait de naturel, et que la grâce lui montre; elle est empêchée d’y atteindre, alors qu’elle y est apte, et cela lui cause une souffrance très grande, à la mesure de l’estime qu’elle a de Dieu. Mieux elle le connaît, plus elle l’estime; plus elle est dégagée du péché, mieux elle le connaît. À mesure aussi, l’empêchement lui devient plus terrible d’autant plus que l’âme est toute recueillie en Dieu et rien ne l’empêche de le connaître sans aucune erreur.





[Texte intégral] La Grande Dame du pur Amour


SAINTE CATHERINE DE GÊNES

1447-1510


VIE ET DOCTRINE ET TRAITÉ DU PURGATOIRE

Introduction, traduction et notes de PIERRE DEBONGNIE, C. SS. R.


LES ÉTUDES CARMÉLITAINES CHEZ DESCLÉE DE BROUWER


INTRODUCTION

I Sources


Catherine de Gênes n'a laissé aucun écrit. Le cadre extérieur de sa vie, dates et monuments, nous est connu par une série d'actes notariés, spécialement les testaments et codicilles de son mari (20 oct. 1494 et I0 janv. 1496) et d'elle-même (quatre testaments et quatre codicilles échelonnés de 1484 au 12 sept. 1510, trois jours avant sa mort). Suivent l'inventaire de son mobilier, les testaments de ses amis et fidèles, les actes concernant la sépulture et les translations de son corps, les diverses étapes du procès de canonisation, etc... 2 Tout cela fournit des points de repères chronologiques sûrs, précieux à l'historien, mais sans rien révéler de sa vie intérieure ni de sa pensée.

Pour nous faire connaître cela, qui seul nous intéresse, il y a l'ouvrage intitulé Vie et doctrine, qu'il importe de décrire avec quelque détail.

La Vita e dottrina est l'oeuvre collective de Cattaneo Marabotto et d'autres disciples de la sainte. Elle s'est faite progressivement, et son élaboration a pris une trentaine d'années.

Déjà du vivant de Catherine, ils recueillaient ses propos et leurs observations et les consignaient par écrit. Après sa mort, le travail se poursuivit, pour aboutir à l'édition princeps de 1551 3.


1. Cette introduction reproduit en partie, avec coupures, retouches et additions, mon article Catherine de Gênes du Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique, t. XI, col. 1506-1511, avec l'aimable autorisation de M. A. Letouzey, éditeur, à qui je présente mes vifs remerciements.

2. Tous ces documents ont été reproduits par GABRIELE DA PANTASINA, O-F-M- CAP.

Vita di Santa Caterina Fieschi-Adorno da Genova, Gênes, 1929, avec 91 phototypies. Cette biographie sera souvent citée sous le nom de son auteur. Le même a publié aussi un Album storico-artistico, Gênes, 1915, contenant de nombreuses vues des monuments en rapport avec la sainte.

3. UMILE BONZI DA GENOVA, O.F.M. CAP., L'opus catherinianum et ses auteurs, Étude critique sur la biographie et les écrits de sainte Catherine de Gênes, dans Rev. d'ascét. et de myst., 1935, t. 16, p. 351-380. Umile reprend, complète et corrige le travail de Fr. VON HüGEL, The mystical element of religion as studied in saint Catherine of Genoa, Londres 1908 et rééd.

VII


De cette élaboration progressive, nous avons deux témoins principaux.

1. Le premier est conservé dans le manuscrit de l'université de Gênes, coté B VII, 17, manuscrit D dans la description du P. Umile da Genova 1. C'est une copie officielle, prise en I67I par Angelo Luigi Giovo, protonotaire apostolique, pour la cause de canonisation.

Faite avec soin, elle reproduit un texte qui fut achevé vers 1520 2.

Ce texte a pour titre : Della mirabile conversione et vita della dama Catarineta Adorna.

Dans ce premier état, la Vita est divisée, de façon assez incohérente, en 41 chapitres. Le dernier donne ce qui deviendra le traité du purgatoire (fol. 47-53) ; suit le Dialogo, réduit encore à ce qui sera le chapitre premier dans l'édition de I55I (fol. 53v-70v). Au Dialogo se soude sans aucune indication ni séparation la suite et la fin de la Vita (fol. 70v-78).

2. Le deuxième témoin est l'édition de Gênes I55I, qui donne le résultat final, la rédaction définitive 3. L'oeuvre est divisée en trois parties principales :

La Vita, en 52 chapitres, avec des intitulés nouveaux (fol. 1-171).


1. Von Hügel avait découvert 3 mss ; Umile en ajoute deux autres. Voici la liste de ces mss, selon Umile :

Ms. A : Gênes, Bibl. universitaire B.I, 29, daté de 1548.

Ms. B : Gênes, Capitolo, xvie siècle.

Ms. C : Gênes, Capitolo, xvie siècle, copié par fra Paolo de Savone.

Ms. D : Gênes, Bibl. universitaire B. VII, 17. Copie d'un texte antérieur par Giovo, datée de 1671 (et non 1674, comme écrit Umile).

Ms. E : Gênes, Bibl. Urbana, xviie siècle, en latin, par le même Giovo, datée de 1675

Éd. G : Édition princeps de Gênes 1551.

Ajoutons : 2e édition, Venise 1568.

2. La date du texte se déduit de la finale : « Il y a déjà dix ans qu'il (le corps de la sainte) persévère dans cette intégrité et est élevé dans un tombeau de marbre dans une bière de bois dans l'église dite d'En-Haut. » Catherine est morte en 1510, le corps fut retiré du premier tombeau en 1512, dix-huit mois après, pour ètre mis dans un nouveau tombeau.

3. Libro de la vita mirabile e dottrina santa, de la beata Caterinetta da Genoa, Nel quale si contiene vna utile et catholica dimostratione et dechiaratione del purgatorio. - Colophon: Stampata in Genoua, per Antonio BELLONO, Nelli Anni del Signore. M. D. L. 1. (1551).

Petit in-8, 8 ff. non foliotés et 271 ff., 3 planches gravées sur bois. Le seul exemplaire connu est conservé par les capucins Ligures à Gênes.

Réédition en phototypie par le P. VALERiANO DA FiNALMARiNA, O-F-M- CAP., Gênes, 1957.

Cette édition fut bientôt suivie d'une autre, fidèle reproduction, sauf correction de formes dialectales génoises :

Vita mirabile, Et dottrina Santa della beata Caterina da Genoua, nella quale si contiene una utile, e catholica dimostratione, et dichiratione del Purgatorio. Con un Dialogo tra l'Anima, et il Corpo, composta dalla medesima. Florence, Giunti, 1568. Petit in-8, 16-334 p. 13-344 p. Le traducteur en possède un exemplaire qui lui a été donné par feu Mgr Félix Vernet, en son temps professeur aux Facultés catholiques de Lyon.


b) Le Trattato dei purgatorio, sans division (fol. 17Iv-185).

c) Le Dialogo, en trois chapitres (fol. 185v-27Iv). Les chapitres II et III n'ont pas de correspondant dans le manuscrit D.

Si nous comparons ces deux états de la Vita et dottrina, nous apparaissent à la fois une identité substantielle dans le fond et la forme et des modifications d'importance variable. Le nouveau texte présente des améliorations et des accroissements qu'il sera bon de signaler sommairement.

Les améliorations consistent dans un meilleur découpage des chapitres, mieux équilibrés, et dans leurs titres. Les additions les plus importantes se trouvent dans le récit de la dernière maladie.

Le Trattato del purgatorio a été retiré de la Vita e dottrina et mis, inchangé, à la suite, sous ce titre.

Le Dialogo a été de même détaché et mis, comme traité séparé, à la suite du Purgatorio. On lui a ajouté deux chapitres ; le troisième est d'un genre assez différent : le dialogue s'établit non plus entre les puissances de l'âme comme dans les précédents, mais entre l'âme et Dieu.

On se rend compte que les rédacteurs ont poursuivi leur oeuvre d'après la même méthode. Ce qu'ils ajoutent à la rédaction de 1520 est en harmonie de doctrine et de ton avec l'ensemble précédent.


Quel jugement critique porter sur la Vita e dottrina? On y distingue deux sortes de textes. Les uns sont des récits, les autres rapportent les propos de la sainte.

Sans vouloir entrer ici dans une discussion, on peut se ranger à l'opinion des historiens de la sainte 1 : ces récits méritent confiance et l'authenticité des discours est assurée, de la même façon que celle des Révélations de sainte Brigitte, des Entretiens de saint François de Sales ou de saint Vincent de Paul comme des effusions extatiques de Gemma Galgani. Les fidèles de Catherine lui portaient un culte


1. C'est von Hügel qui a le mieux étudié cette question dans l'ouvrage cité. Il a remarqué, notamment, la forme rythtnique de certains discours de la sainte, moins accusée en d'autres. Il y a cherché un critère d'authenticité. La valeur de ce critère ne doit pas être surévaluée. Il y a aussi, de façon plus génèrale, le style parlé qu'on retrouve partout dans la Vita et le Purgatorio, et dans de nombreux Passages du Dialogo. Ce dernier est dans l'ensemble, d'une authenticité moins assurée que le reste.

Quant aux faits rapportés dans la Vita, chaque fois qu'on peut les contrôler sur pièces d'archives ou autres documents historiques, ils en sont confirmés.

IX


et vivaient de sa doctrine. Ils ont voulu transmettre fidèlement son message. Ils ont mis ensemble leurs souvenirs encore frais, rédigé presque sur l'heure ce qu'ils venaient d'entendre, il n'est pas exclu qu'ils aient quelquefois soumis leurs rédactions à son jugement l.

Manifestement c'est du style parlé, souvent pathétique, parfois rythmé, d'une originalité marquée, et une doctrine d'une puissante unité. Textes et récits en pleine harmonie, se confirment les uns les autres. Leur authenticité globale et souvent verbale s'impose, d'autant plus qu'on ne décèle dans la doctrine et dans l'expression aucune dépendance à quelque source antérieure. La pensée de Catherine, comme l'expérience mystique dont elle jaillit, est en contraste sur des points capitaux - tels la recherche ou le refus des consolations - avec la tradition des spirituels du moyen âge. Un théologien comme était Marabotto a pu y insérer des précisions et de menues retouches, il n'a pu l'inventer.


II Vie

2


Les Fieschi étaient au xve siècle une des familles les plus importantes de Gênes, la plus notable du parti guelfe. Elle s'enorgueillissait d'avoir donné à l'Église deux papes, Innocent IV et Adrien V, des cardinaux, des évêques, et des doges à la cité. Giacomo Fieschi, qui descendait de Robert, frère du pape Innocent IV, épousa en I4I8 Francesca di Negro, de noble lignage, dont il eut cinq enfants.

Il avait rempli des charges importantes dans la cité, quand il fut fait vice-roi de Naples (1438-1439) par René d'Anjou 3. Il mourut en


1. On lit un bel exemple de cette collaboration au chap. xix de la Vita.

2. Dans sa Santa Caterina Fieschi Adorno (Gênes, 1938), Alberto GUADALAXARA écrit : « Les soixante-trois ans que dame Caterina Fieschi a passés dans son existence tertestre ont été vécus dans une période troublée, à travers des vicissitudes politiques tumultueuses, dans une époque tout entière arrosée de sang » (p. 3). Il croit nécessaire de replacer la biographie de Catherine dans ce cadre d'agitations politiques, dont il fait un tableau vivant et animé. Par contre, L. SERTORiUS, dans Katharina Von Genua, Lebensbild und geistige Gestalt ihrer Werke (Munich, 1939), est d'un avis opposé : « Tandis que les siens sont mêlés aux luttes passionnées et se jettent résolument dans les bouleversements politiques de leur cité natale, cette femme vit comme si rien de tout cela n'existait » (p. 16). Cette position est la bonne ; aussi bien, quand Guadalaxarara conte les luttes politiques,il ne cite pas le nom de Catherine, et inversement quand il retrace la vie de celle-ci, il ne fait pas allusion à ces événements.

Avant son mariage, Julien Adomo avait pris une part active aux luttes de la cité, tour à tour investi de commandements et jeté en prison. Ensuite, tandis que d'autres Adomo et des Fieschi jouent leur chance dans les va-et-vient des guerres d'Italie, Julien, qui se ruine, semble bien s'en être tenu écarté.

3. La Vita ajoute que Jacques Fieschi « mourut dans cette dignité » . Cette erreur s'explique par l'éloignement ; près d'un siècle s'était écoulé quand les rédacteurs de la Vita entreprirent de la compléter. Encore est-il possible que le vice-roi ait conservé son titre.

X


1446, avant le 15 septembre. Catherine naquit dans les premiers mois de 1447, sans qu'on puisse préciser la date. Elle ne connut pas son père. Sa soeur Limbania était entrée chez les chanoinesses de Santa Maria delle Grazie ; la cadette sentit l'inspiration de la suivre. A treize ans elle fit sa demande, mais elle ne fut pas agréée, très probablement par l'opposition de la famille qui l'avait déjà promise en mariage, comme il appert d'un acte du 27 août 1456 (donation des Doria en vue de ce mariage). A des fins de politique familiale et citadine, elle fut en janvier 1463 donnée pour femme à Julien Adorno, d'une grande famille gibeline, notablement plus âgé qu'elle. Déjà signalé par ses avatars politiques, Julien ne l'était pas moins par son inconduite ; dés avant son mariage il avait eu cinq enfants. Cette union ne fut pas heureuse, non point par l'efet des agitations politiques du temps dont il n'est jamais parlé dans la Vita, mais par le caractère « bizarre et revêche » de Julien 1. Délaissée par lui, Catherine se confina d'abord, cinq années durant, dans une solitude désolée. Les cinq années suivantes, elle chercha une diversion en fréquentant la société, mais sans trouver la paix. L'ennui, le dégoût de tout l'envahit.

Le 20 mars 1473, veille de St-Benoît, elle demande au saint de lui accorder trois mois de maladie, « Le jour de la fête, dit la Vita, sur les instances de sa soeur la moniale, Catherine alla pour se confesser au confesseur du monastère, quoiqu'elle n'y fût pas disposée... A peine agenouillée, elle reçut au coeur la blessure d'un immense amour de Dieu, avec une vue si claire de ses misères, de ses défauts et de la bonté divine qu'elle en fut près de tomber par terre... Elle criait intérieurement : 'Plus de monde ; plus de péché!' » Catherine a toujours présenté cette conversion comme subite et totale. Elle fut instantanément et tout à la fois purgée, illuminée et transformée - ce qui n'empêche de distinguer plusieurs étapes dans la suite de sa vie.

Il y eut d'abord quatre années de pénitences sévères, de renoncements énergiques. Peu de mois après la conversion, Julien, ruiné par ses désordres, revient à Dieu et à sa femme ; ils s'établissent dans une dépendance de l'hôpital de Pammatone 2, se consacrant


1. Vita, chap, xlv. Dans son testament au contraire, Julien rend bon témoignage à sa femme, « qui en a toujours bien agi envers lui (dans GABRiELE, p. 339).

z. Sur cet hôpital, voir CASSiANO CARMANETO DA LANGASCO, O-F-M- CAP., Pammatone, cinque secoli di vita ospedaliera, Gênes, 1953, spécialement V, « Il collaudo della santità », p. 59-76. L'auteur signale l'accord des données de la Vita avec l'histoire de l'hôpital (p. 68, n.31).

XI


l'un et l'autre au service des malades. Elle se confesse fréquemment, communie tous les jours avec une faim inexprimable. En 1476, elle commence, par inspiration intérieure, des carêmes et des avents dans un jeûne absolu et forcé ; elle se trouvait incapable de manger ou de retenir ce qu'elle avait absorbé par effort d'obéissance. Ces jeûnes se maintinrent jusqu'en 1499, sans entraver son activité charitable. La deuxième période va de 1477 à 1499. Toutes les pénitences lui sont tirées de l'esprit ; elle est dirigée uniquement par l'inspiration intérieure, sans aucune direction sacerdotale ; seule la pureté de l'amour, avec ses exigences toujours plus pénétrantes, avec ses lumières et ses ardeurs, avec ses consolations extatiques, dont elle ne veut pas mais qui l'accablent et l'exaltent, est son guide. Elle continue d'ailleurs, avec un zèle et un à-propos que ses ravissements ne troublent pas, son oeuvre auprès des malades. De 1490 à 1496, elle dirige la section des femmes de l'hôpital. Son mari meurt en 1497.

Une troisième période, à partir de 1499, se caractérise extérieurement par deux changements notables : ses jeûnes extraordinaires cessent et elle accepte une direction spirituelle. Cattaneo Marabotto 1 devient son confesseur, son directeur, son confident respectueux et fidèle, son chargé d'affaires ; il sera pour une bonne part son biographe et le héraut de son message spirituel. Elle ne peut plus s'en passer, tant lui devient pénible le poids de sa vie intérieure et d'une santé qui fléchit. Un groupe de fidèles se forme autour d'elle ; on y distingue, avec Marabotto, Tommasina Fieschi, lointaine cousine (v. 1448-1534), qui entre au couvent et rédige des traités spirituels ; Ettore Vernazza, riche et pieux notaire génois (I470-1525), père de Tommasina, en religion Battistina (1497-1587), gracieuse mystique, écrivain abondant ; don Jacopo Carenzio, qui dirige l'hôpital (+ 1513), quelques religieux. C'est l'époque du « purgatoire », des grandes épreuves mystiques qui la consument et la dessèchent. Viennent aussi les maladies, du moins à partir de 1506 ou 1507. Elle éprouve de brusques sautes de santé. Les médecins n'y comprennent rien ; après plusieurs essais de traitement, ils déclarent la maladie surnaturelle. Il est difficile aujourd'hui de ne pas y reconnaître des dérangements nerveux ; on pourrait aussi diagnostiquer un cancer


1. Sur Marabotto (+1518)> cf fr CASSiANO cité, p. 69 et 92, et VON HüGEL, t. II, p. 310 ss.

XII


à la région gastrique. Sa nature se consume à la fois sous la violence et la concentration de l'amour et sous l'action destructive de son mal ; des lésions organiques, du délire se déclarent. Rongée, exténuée de faim et de soif, elle meurt en silence le 15 septembre 1510.

Par un codicille du 12, elle chargeait de désigner le lieu de sa sépulture ses disciples Marabotto et Carenzio. Ils la déposèrent dans l'église de l'hôpital, dédiée à l'Annunziata. Dix-huit mois après, le corps fut exhumé ; il fut trouvé intact, la foule accourut et ce fut le commencement de la vénération publique. D'autres translations eurent lieu, avant I55I, en 1593, dans une chapelle supérieure de la même église. Depuis 1642, le cercueil est muni de glaces qui permettent de voir le corps desséché, mais incorrompu, sauf le nez 1.

L'hôpital contigu fut détruit par les bombardements de la guerre I940-1945, mais l'église, la chapelle et le corps n'ont pas subi de dommages. Depuis 1929, l'église est dédiée à la sainte.

Son culte fut reconnu par Clément X le 6 avril 1675. Elle fut canonisée par Clément XII le 16 mai 1737 en même temps que Vincent de Paul, François Régis et Julienne de Falconieri. C'est au 15 septembre que fut assignée la fête, qui n'est pas étendue à l'Église universelle. Gênes vénère Catherine Fieschi comme sa patronne particulière, par décret de la Sérénissime République de 1684.

Catherine Fieschi était d'un visage fin et beau, d'une nature vive et impressionnable, d'une sensibilité exquise. Dominant et gouvernant tous ces dons de nature, une intelligence vive, une volonté de feu, nourrie et exaltée des plus hautes pensées, des plus pures conceptions religieuses, des dons mystiques les plus sublimes. On vit rarement plus belle harmonie de nature et de grâce. Une si noble et si divine figure devait tracer un sillage de lumière. Elle laissait à ses dévots et à l'Église une doctrine, où l'on sent vibrer son âme.


III. Doctrine


Catherine Fieschi n'a jamais pensé à faire de son enseignement un corps de doctrine. Elle parlait sous l'impulsion de son coeur, contrainte de parler malgré le sentiment très vif de son impuissance à rendre en langage d'homme son ineffable expérience mystique.


1. La tribune au-dessus de l'entrée de l'église de l'hôpital a été dédiée au culte de sainte Catherine et la châsse y fut placée, dominant l'autel. Pour dissimuler la perte du nez, on a placé sur la partie béante une rose d'or. Sur tour cela, cfr GABRiELE, appendice, p, 141 ss.

XIII


On la voit quelquefois soucieuse de mettre de l'ordre dans son discours, sans y bien réussir. Ses disciples s'attachaient davantage à rendre fidèlement ses propos qu'à les ordonner.

Cependant, il est peu de doctrines d'une aussi puissante unité. La sienne se résume et se concentre en un seul point : le pur amour. En Dieu et en l'homme tout en procède et tout y ramène. Le pur amour suffit à tout.

Un frère prêcheur lui dit un jour.., qu'il était plus apte à l'amour qu'elle, qui, à ce moment, vivait avec son mari... Il avait, en entrant en religion, renoncé à toute chose.., et par là se trouvait plus libre d'aimer Dieu et plus apte à le faire... Il vint à la bienheureuse Catherine une ardente flamme de ce pur amour, incapable de supporter encore, dans son zèle pieux, une telle façon de parler.

Elle se dressa avec une telle ferveur qu'elle en paraissait hors de soi, et dit : « Si je pensais que votre habit dût me faire croître d'une seule étincelle d'amour, bien sûr, je vous l'enlèverais, s'il ne me fût pas donné de l'avoir d'autre façon. Que là-dessus vous ayez plus de mérite que moi,... je le concède, et ce n'est pas cela que je cherche. Mais que je ne puisse aimer autant que vous, vous ne me le ferez jamais admettre, d'aucune façon » (Vita, c. 19).

Cette noble page nous la livre toute vive, avec sa haute conception de l'amour, si puissant qu'une goutte de celui qu'elle se sentait au coeur serait capable de transformer l'enfer. Il se suffit à lui-même ; on vient de voir comment Catherine fait bon marché des mérites de la vie religieuse. La vocation qu'elle avait elle, enfant, ne se réveillera pas ; son mari se fait tertiaire, elle ne l'imite pas 1. Elle refuse de même les consolations de l'amour divin. Son amour est indifférent au choix des moyens extérieurs. C'est lui qui la dirige, réduisant toute son activité à l'unique parole qu'elle doive retenir du Pater: « Que votre volonté se fasse » (c. 6) ; lui faisant concevoir et faire au moment voulu ce qu'elle devait accomplir, et le lui tirant de l'esprit aussitôt. « Je me sens tirée intérieurement à faire ceci ou cela, sans aucune résistance, et je crois que Dieu le veut ainsi ; mais il ne veut pas que j'aie à sa place aucun objet dans l'esprit » (c. 5). Elle restera vingt et un ans sans direction sacerdotale.


1. Dans son testament du 20 oct. 1494 et son codicille du 10 janv. 1497, Julien est dit : « reverendus vir frater Julianus .., tercii ordinis sancti Francisci professor sub cura fratrum minorum observantiae » (GABRiELE, p. 335 et 347). De Catherine il est dit : « domina Catarineta » sans aucune allusion au tiers-ordre. Voir ses testaments et codicilles dans GABRIELE, p. 333-349 et ss.

XIV


Cet amour est personnifié ; elle lui parle, elle l'invoque. C'est « Dieu même infus dans nos coeurs par son immense bonté » (c. 25). Cet amour n'a aucun caractère nuptial ; son objet n'est pas trinitaire ; il semble garder quelque chose d'abstrait. Cependant l'humanité du Christ tient une place primordiale dans sa vie intérieure ; c'est une vue de Jésus portant sa croix et répandant du sang qui contribue à sa conversion (c. 2) ; ses jeûnes extraordinaires ont le même sens : « Son amour lui parla intérieurement, lui disant qu'il voulait qu'elle fît le carême en sa compagnie au désert » (c. 4).

De l'Ave Maria, il lui est dit de ne retenir que : « Jésus, qui doit toujours lui rester fiché au coeur » (c. 6). Enfin, cette faim de la communion quotidienne - chose extraordinaire à cette époque « parce que la communion n'est pas autre chose que Dieu même » (c. 28), tout cela fait assez voir que l'amour, pour elle, c'est le Christ vivant en elle. Toute mystique tend à l'union, à l'identification ; celle de Catherine, plus hardiment peut-être que d'autres. Quand Dieu créa, par une effusion d'amour, la créature raisonnable, il mit entre lui et elle « une si grande conformité que, si le démon pouvait sortir de son vêtement de péché, à l'instant même Dieu s'unirait à lui » (c. 11). Notre âme a été faite « avec un certain instinct béatifique vers Dieu »  (Purg., §3) ; de son côté, Dieu a tant de soin de l'âme : « Quand il le peut, il tire à lui le libre arbitre de l'homme avec de suaves artifices » (c. 14). Tout ce chapitre traite du vrai moi qu'est Dieu, « mon être, mon moi, ma force, ma béatitude... Mon moi, c'est Dieu, disait-elle encore, et je n'en connais pas d'autre, hors lui-même, mon Dieu ». On entend bien qu'il s'agit ici de l'identification d'amour, à laquelle on n'arrive d'ailleurs « que par l'annihilation de son être propre » ; « non par seule participation, mais par vraie transformation en Dieu ». Notre mystique distingue en l'homme plusieurs éléments, qui deviendront les interlocuteurs en conflit dans le Dialogo: le corps et l'âme, l'humanité ou la partie inférieure, et l'esprit qui tend vers Dieu par l'amour pur. Opposé à ce pur amour, il y a l'amour propre, le faux moi de l'âme. « L'homme, créé pour posséder le bonheur s'étant détourné de cette fin, il s'est rendu difforme pour s'être fait un être propre qui est tout en opposition à la béatitude. C'est pourquoi nous sommes tous contraints de soumettre cet être propre qui est en nous et qui jette dans notre esprit tant d'occupations, entraves à notre droit cheminement, afin

XV


que Dieu les consume au point qu'il ne reste plus rien que lui-même » (ibid. ).

Le pur amour a trois degrés ou états. Dans le premier, l'homme participe à Dieu en faisant effort sur lui-même pour se dégager de tous les empêchements ; dans le second, il jouit de beaucoup de consolations spirituelles. Le troisième est celui où l'âme est tirée hors d'elle-même quant à l'intérieur et quant à l'extérieur. A ce troisième stage, « l'âme ne sait plus où elle se trouve... Dieu est celui qui opère en elle par un autre moyen qui surpasse toutes nos capacités, et l'âme n'agit plus. Elle se tient comme un instrument immobile, attentive à ce que Dieu opère en elle... L'homme est dépouillé de toute connaissance, de toute vue, de tout pouvoir d'agir. Dieu enlève à cette âme la clef de tous ses trésors qu'il lui avait donnés pour qu'elle en jouît ; il lui donne l'occupation de sa présence qui l'absorbe toute. De la présence divine jaillissent ensuite certains rayons de flamme, des éclairs brûlants d'amour divin si pénétrants, si véhéments, si puissants, qu'ils devraient détruire non seulement le corps, mais l'âme même, si c'était possible » (c. 39).

Ce demier état, du moins dans son développement final, constitue le « purgatoire » mystique, fort apparenté à celui de l'au-delà, et dont l'expérience intime éclaira la sainte sur les réalités d'outretombe. Elle en parle de façon poignante dans ce qu'on appela Traité du purgatoire.

Le purgatoire est, si l'on peut ainsi parler, la résultante de deux forces convergentes, les exigences de la pureté divine et celle du pur amour dans l'homme. La sainte s'en explique : « Je vois que, de la part de Dieu, le paradis n'a pas les portes fermées ; quiconque veut y entrer y entre... Mais je vois cette divine essence d'une telle pureté que l'âme qui aurait en elle la moindre imperfection, comme serait un minuscule brin de paille, se jetterait en mille enfers plutôt que de se trouver avec cette tache en présence de la divine majesté. C'est pourquoi, voyant le purgatoire destiné à enlever cette tache, elle s'y précipite et il lui semble trouver une grande miséricorde de pouvoir se débarrasser de cet empêchement » (Purg., § 9). Les âmes qui passent de cette vie à l'autre en état de grâce sont élevées en ce moment même à la pureté de l'amour, sans aucune « propriété », sans aucun retour sur elles-mêmes ; « elles ne peuvent avoir d'autre choix que d'être en ce lieu... Étant établies en charité... elles ne peuvent plus vouloir ni désirer autre chose sinon le pur vouloir


de la pure charité » (§ I). Quelle que soit la gravité du purgatoire sur quoi la sainte insiste à plusieurs reprises, « je ne crois pas, dit-elle, qu'il se puisse trouver contentement comparable à celui d'une âme du purgatoire, sinon celui des saints du paradis ; et tous les jours ce contentement va croissant par l'influx divin en ces âmes, qui va croissant lui aussi à mesure que se consume l'obstacle à cet influx. Cet obstacle est la rouille du péché, et le feu va consumant la rouille, et ainsi l'âme s'ouvre de plus en plus à l'influx divin » (§13). C'est dans cette souffrance et cette paix, dans cette conformité totale et amoureuse aux dispositions divines, que les âmes reconquièrent cette pureté absolue, cette simplicité, cette netteté dans lesquelles Dieu les avait créées. L'instinct béatifique qui tend vers Dieu et dont le retardement, suite du péché, allume un feu extrême comparable à celui de l'enfer, « cet instinct brûlant et contrarié, c'est cela même qui fait (leur) purgatoire » (§ 2).

On ne voit pas bien quelle place occupait, dans la pensée de la sainte, la doctrine courante sur le feu matériel du purgatoire.

Les quiétistes ont complaisamment cité à l'appui de leurs thèses certaines déclarations de la mystique génoise 1. Bien à tort. Sa doctrine n'a rien de commun avec l'acte continu de contemplation identifié avec le pur amour; elle pousse aux renoncements les plus pénétrants et à l'accomplissement généreux de la volonté divine.

Le pur amour ne la détourne pas du service du prochain, il l'anime d'une charité ardente et active pour les pécheurs et ceux qui souffrent. Elle s'émeut sur les dangers que courent les âmes, elle les avertit, son zèle s'épanche en adjurations pathétiques « capables de réveiller un mort », disait un bon juge (M. Viller, S. J.). Ses disciples les ont recueillies et nous les lisons dans la Vita (c. 14, 15, 20, 39 et passim). La mystique de sainte Catherine de Gênes n'a rien de désincarné.

Est-il possible de déterminer des sources littéraires aux doctrines de Catherine Fieschi?

On en discerne deux. Du Dialogue de sainte Catherine de Sienne se retrouvent quelques traces çà et là, et peut-être l'idée même du discours dialogué. Plus marquante est l'influence de Jacopone de Todi. Quelques citations expresses sont commentées par notre Génoise, signes d'une dépendance plus profonde dans la conception du pur amour, dans le dialogue entre les facultés de l'homme, dans

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le tour paradoxal et les affirmations abruptes qu'elle affectionne. Peu de chose en somme. Elle-même se réfère toujours à son expérience intime. Ce n'était pas une femme d'étude et de livres. Il faut se rendre à son affirmation 1.


IV. Influence


Catherine exerça une influence profonde sur un petit groupe de disciples : Cattaneo Marabotto, son confesseur, son chargé d'affaires, et aussi pour une bonne part son biographe (+1528) ; le prêtre Giacomo Carenzio (+ I5I3) ; Soeur Tomassina Fieschi, lointaine parente de Catherine, qui se fit dominicaine, écrivain mystique abondant, morte en 1534 à 86 ans, avait été la compagne de la sainte dans ses oeuvres de charité et put s'imprégner de son esprit. Le plus notable fut Ettore Vernazza (I470-1524), notaire génois qui employa sa fortune à établir des hôpitaux et des oeuvres d'assistance : lazaret et hôpital d'incurables à Gênes, à Rome, à Naples ; soin des enfants abandonnés, confréries de piété et de charité. Il mourut du mal contracté en soignant les pestiférés. Sa fille Battistina (1497-1587), religieuse, est un écrivain mystique dont l'oeuvre est considérable.

Ainsi, par son disciple Vernazza, Catherine est à l'origine de plusieurs fondations hospitalières ; elle fut l'inspiratrice aussi de confréries de piété. Le 26 décembre 1497 fut établie à Gênes, par Ettore Vemazza et quelques amis, la « Confrérie du divin amour », sorte de société secrète de piété et de charité, dont les statuts furent approuvés par Léon X le 24 mars I5I4. En 1497 encore, une « Congrégation de la Miséricorde », dont l'origine remonte à I430, fut réformée et animée d'un nouvel esprit par Vernazza ; elle groupait d'une part des hommes, de l'autre des dames, pour des oeuvres de charité spécialement en faveur des pauvres honteux ; on l'appela la Compagnie « del mandiletto ». A Naples et à Gênes se fondent sous la même impulsion des confréries pour l'assistance des condamnés à mort. Et ces initiatives furent contagieuses. A Rome, l'Hôpital des Arches pour les incurables fut fondé avec l'approbation de Léon X et avec l'appui actif des cardinaux Caraffa et Sauli; Gaétan de Thienne en fonda un semblable à Venise et Barthélemy Stella à Brescia.


1. Cf VON HüGEL, op.cit., t. I, p. 234 et t. II, p. 258 ss.

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L'influence proprement spirituelle de Catherine a été profonde.

« La Vita della Cataritta Adorna, parue à Gênes en I55I est un des livres spirituels les plus importants du xvie siècle. Elle eut tout de suite un très vif succès qu'il est facile de montrer, et par les nombreuses éditions qui se succédèrent, et par l'influence qu'elle exerça. S. Louis de Gonzague en faisait ses délices. Dans la préface du Traité de l'amour de Dieu, saint François de Sales range Catherine de Gênes parmi les femmes qui ont divinement parlé de l'amour. » (M. VILLER et G. JOPPIN, Les sources italiennes de l'Abrégé de la perfection, dans Rev. d'asc. et de myst., XV, 1934, 381 sq.). Et par l'Abrégé, la doctrine catherinienne atteint et gagne Bérulle, dans « Le bref discours de l'abnégation intérieure », Paris, 1597 (VILLER, Autour de l’Abrégé..., Rev. cit., 1932, 35). L'Abrégé... dépend encore de Catherine par Battista Vernazza et ses écrits (cf. UMILE DE GENOVA, La vén. Battistina Vernazza, Rev. cit., XVI, 1935, p. 147 sq.).

Quoiqu'il y ait une harmonie évidente entre le « purgatoire » de Catherine et la « nuit obscure » de Jean de la Croix, il ne semble pas possible d'établir une dépendance littéraire (cf. BARUzI, S. Jean de la Croix et le problème de l'expérience mystique, Paris, 1924, 142 sq.).

La Vita fut mise à l'Index espagnol de 1583. En France, les quiétistes ont subi son influence et se réclament de son enseignement. Mme Guyon a connu sans doute l'édition française de Desmarets de Saint-Sorlin qui avait pour titre : La pure doctrine du pur amour, Paris, I66I et rééditions. Dans ses justifications Fénelon se réfère à Catherine de Gênes et Mme Guyon fait de même. Bossuet, que gênaient certaines expressions de la sainte, écrivait : « Je ne vois rien que d'admirable.., mais tout n'est pas à imiter et beaucoup de choses ont besoin d'explication » (Correspondance, VII, 279).

Tout le xviie siècle français a révéré en Catherine le docteur de l'amour pur et ses vues sur l'amour propre sont devenues classiques. Depuis quelques années les capucins de Gênes travaillent à ranimer sa mémoire, à promouvoir son culte, à faire mieux connaître et apprécier sa doctrine 1.


1. On trouvera une bibliographie dans les articles cités plus haut des dictionnaire d'histoire et géographie ecclésiastiques, t. XI, col, 1506-1515 et de spiritualité, t. II, col. 290 ss (UMiLE DA GENOVA et M. ViLLER). Acta Sanctorum, Sept. t. V, col.123 ss. SERTORiUS, Katharina Von Genua (Gestalten des chrisuichen Abendlandes), Munich, 1939.

L'ouvrage fondamental reste celui de Fr. VON HUGEL, The mystical element of religion as Studied in St Catherine of Genua and her friends, Londres, 1908 ; 2e éd. 1923.

Au point de vue biographique, GABRiELE DA PANTASiNA, O-FM- CAP., Vita di S. C. Fieschi Adorno, Gênes, 1929.

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V. La Présente Traduction


Des trois éléments qui forment le corpus catherinianum comme il a été dit plus haut, deux sont retenus ici : la Vie et doctrine et le Traité du purgatoire. Ces deux parties donnent le message et tout l'enseignement mystique de la sainte.

Le Dialogue, dans les chapitres I et II, présente d'après un plan systématique les étapes spirituelles de Catherine, sous forme de dialogue entre les puissances sensibles de l'âme, ses puissances spirituelles et l'amour-propre. Tout l'essentiel en est donc dans la Vie et doctrine.

Le chapitre III, moins sûrement attesté mais cependant conforme dans son ensemble à la pensée et à la tonalité cathériniennes, est un dialogue entre Dieu et l'âme.

Pour ne pas alourdir le présent volume, ces trois chapitres n'y ont pas été introduits.


Comme il a été dit plus haut, deux textes principaux s'offraient au traducteur. Celui de I520, conservé dans le manuscrit D, et celui de l'édition princeps de I55I, qu'ont reproduit toutes les autres éditions, non sans le retoucher légèrement pour le ramener à plus de correction grammaticale.

Le texte adopté ici est celui de l'édition princeps. Remarquons en passant que toutes les éditions et traductions de l'Opus catherinianum procèdent, non de l'édition princeps, mais de celle de Florence 1568, où le texte primitif a été quelque peu corrigé et parfois adouci, perdant de sa verdeur et de sa spontanéité. Il sera tenu compte quelquefois du texte de I520 (ms. D), quand il paraîtra nettement supérieur à l'imprimé.

L'ensemble de l'oeuvre enchâsse dans un récit et des explications, oeuvre des rédacteurs, les paroles de la sainte. Celles-ci sont de valeur spirituelle bien supérieure. Elles sont imprimées en caractères plus petits - sans qu'on prétende pour autant affirmer la totale authenticité verbale de tous les passages. Ainsi seront-elles reconnaissables au premier coup d'oeil.


La traduction française qu'on peut dire classique est des chartreux de Bourg-Fontaine; Paris, 1498, rééditée plusieurs fois au XVIIe siècle.

Voir aussi les articles et notes du P. B. DE GAUTIER dans Analecta Bollandiana, 1939.

t. LVII, p, I95ss ; 1942, t. LX, p.282


Le traducteur se heurte à diverses difficultés.

Le vocabulaire mystique emploie des termes courants dans un sens spécial, fort éloigné du sens ordinaire. Ces termes ont été rendus ordinairement par l'équivalent français. Pour éviter l'équivoque, le lecteur trouvera ci-après un lexique où ces termes sont expliqués dans leurs diverses acceptions.

Il y a aussi la longueur des phrases de l'original, compliquées par des cascades de relatives et de conjonctions. Il a fallu couper ces phrases pour offrir un texte lisible tout en s'efforçant de rendre le mieux possible le mouvement et le rythme.

Il convenait encore d'éviter un autre travers auquel n'ont pas échappé certains versions, comme celle des chartreux de Bourgfontaine de 1599 ni d'autres versions des textes bibliques. Le traducteur, qui croit comprendre ce que veut dire l'auteur, est tenté de rendre sa version plus claire que n'est l'original. Tentation fallacieuse. Le traducteur n'a pas à dire à sa façon ce que pense l'auteur, mais à rendre aussi exactement que possible ce qu'il a dit et comme il l'a dit. La tentation était grande dans le cas présent. Le style parlé et pathétique de Catherine n'a pas toujours la précision qu'on exigerait d'un exposé didactique rédigé à loisir. Il importait de lui laisser ce caractère, ce ton et ces imprécisions mêmes. Elles s'éclairent par le contexte immédiat ou général. Quand cela paraîtra nécessaire, une note en bas de page donnera une brève explication.


VI. Vocabulaire Mystique


Les termes mystiques sont groupés sous certains mots principaux:


AMOUR : divers sens, selon le contexte:

- Dieu, et spécialement Jésus-Christ.

- L'amour qui pousse Dieu à faire du bien à sa créature.

- L'amour communiqué à l'homme par grâce et qui remonte vers Dieu.

- Le vrai amour est pur, net, droit, sans retour sur soi.

- L'amour-propre par lequel, sous toutes sortes de déguisements, l'homme se recherche lui-même. C'est l'ennemi principal du pur amour.

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AME :

- L'âme est entendue parfois au sens ordinaire : principe immatériel dans l'homme, sujet de la vie spirituelle.

- L'âme est quelquefois considérée dans ses facultés, selon la division tripartite courante chez les auteurs mystiques, en mémoire, intelligence et volonté. Cette manière de voir ne se retrouve pas fréquemment dans la Vita (plus souvent dans le Dialogo), et n'est pas proprement cathérinienne. Voir plus bas : homme.


CRÉATURE :

- L'homme en général, ou toute créature.

- « Cette créature » désigne Catherine.


L’HOMME : dans la pensée de Catherine, est divisé comme suit:

- Le corps, animé, avec ses tendances, ses besoins et ses passions.

- L'âme : principe animant le corps et participant à ses tendances, besoins et passions.

- L'esprit (mente): terme rarement employé par Catherine. C'est la partie supérieure de l'âme, siège des opérations spirituelles, animée ou non par la grâce.

- L'esprit (spirite): terme fréquemment employé. C'est la partie supérieure de l'âme, apte à la connaissance et à l'amour de Dieu. Catherine le voit toujours animé par l'amour infus, tendant à la pureté de l'amour, et finalement identifié avec l'Amour qui est Dieu.

- L'humanité : la partie inférieure de l'homme, contraire à l'esprit, se confond pratiquement avec le corps dont elle épouse les réactions devant l'esprit.

- Recherche de soi, attachement à soi, qui atteint et corrompt jusqu'aux actions bonnes et saintes.


MOI, « la mia parte »:

- L'âme en tant que siège et objet de l'amour-propre.


OCCUPATION :

- Envahissement de l'âme par un objet de pensée et d'amour, coupable, imparfait ou saint, naturel ou sumaturel, ou Dieu même infus en elle ; activement, quand l'âme exerce son activité sur l'objet auquel elle s'attache ;

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dans la voie passive, quand elle est attirée et subjuguée par l'objet infus.

- Au sens fort, c'est l'absorption passive des facultés de l'âme par leur objet infus.


OPÉRATION :

- Le travail de la grâce dans l'âme ; il s'agit souvent des grâces mystiques.


POINT, « ponto » :

- Application à l'âme, d'instant en instant, de la volonté divine (Voir plus loin, ch. XXXI, p. 99).


PROPRIÉTÉS SENTIMENTS, « Sentimenti »:

- Terme très général, désignant impressions, sensations et réactions des facultés naturelles soit du corps, soit de l'âme.

VUE :

- Ni apparition, ni vision imaginative, mais vue intellectuelle, généralement infuse.

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LIVRE DE LA VIE ADMIRABLE ET DOCTRINE SAINTE

DE LA BIENHEUREUSE CATHERINE DE GÊNES

dans lequel se trouve une utile et catholique

démonstration et explication du purgatoire


IMPRIMÉ À GÊNES PAR ANTONIO BELLONO

dans l'an du Seigneur MDLI

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AUX PIEUX LECTEURS


Quoique notre tout aimant Seigneur, assoiffé du salut de ses créatures raisonnables, leur ait abondamment enseigné dans les saintes lettres de l'un et de l'autre testament le moyen et la voie qui mènent à la perfection de la vie chrétienne, cependant son Esprit consolateur, source de tous les charismes et de toutes les grâces spirituelles, n'a jamais cessé et ne cesse en aucun temps ni en aucun lieu de manifester sa tendre Providence, en révélant par ses très dignes instruments, les âmes dévotes et saintes, et non seulement en paroles ou par l'enseignement, mais dans l'exemple authentique de leur vie et de leur conduite, des voies et des états variés pour trouver l'union parfaite et achevée accessible aux âmes voyagères.

C'est pourquoi il a de nos jours suscité une très excellente créature, dame génoise de sang noble, idéal de vie spirituelle, flambeau de sainteté et miroir de perfection, pour ouvrir de nombreux esprits à la connaissance de l'autre vie. Il s'agit de madame Catherine, fille de messire Jacques, de la très noble maison des Fieschi, épouse de messire Julien Adorno. Pour le profit et la consolation des âmes ferventes nous traiterons de sa conversion, de sa vie, de sa doctrine admirable, ainsi que des innombrables faveurs divines et des grâces qui lui furent faites. A l'exemple de cette âme bienheureuse puissent ces âmes apprendre à placer tout leur amour en Dieu, à se laisser mener par lui en toutes choses et à lui abandonner leur volonté propre. Dans cette vie et cette doctrine se découvrira, non la faiblesse d'une femme, mais un coeur viril et généreux, de ferme foi, qu'on eût dite non plus une foi, mais déjà une évidence, et de longue patience, au vrai, un séraphin enflammé d'un amour pur, net, et tout ardent. On trouvera de plus dans ce livre ses remarquables traités de l'amour de Dieu et de l'amour-propre, une très belle et très claire explication du purgatoire et comment les âmes s'y trouvent très contentes de leur sort, un beau dialogue de l'âme, du corps et de l'amour-propre, que suit un colloque d'amour de l'âme avec le Seigneur, et d'autres choses très dignes d'être lues. Tout cela est vraiment de très haute

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doctrine et de très grande utilité, bien nécessaire surtout à notre époque troublée.

Nous prions donc nos pieux lecteurs de ne point s'étonner, s'ils trouvent un ordre défectueux, des répétitions. On s'est attaché beaucoup moins à mettre de l'ordre et à user d'expressions élégantes qu'à reproduire l'exactitude et la simplicité qu'ont mises à recueillir ces choses de la bouche de cette âme séraphique des coeurs pieux et religieux, son confesseur et un fils spirituel. Tout ce qu'on pourra écrire sera comme rien en comparaison de ce qu'elle sentait dans son coeur tout brûlant et tout enflammé du divin amour.


CHAPITRE PREMIER QUI FURENT LES PÈRE ET MÈRE DE LA BIENHEUREUSE CATHERINE, COMMENT DÉS SES HUIT ANS ELLE SE MIT À FAIRE PÉNITENCE, COMMENT ELLE REÇUT LE DON D'ORAISON, COMMENT ELLE VOULUT ENTRER EN RELIGION ET FUT MARIÉE CONTRE SA VOLONTÉ.


En la cité de Gênes il y eut de nos jours une très noble créature appelée Catherine, fille du Père éternel. Par sa naissance elle était de très noble famille, étant fille de messire Jacques de l'illustre maison des Fieschi, lequel, en considération de son savoir-faire fut constitué vice-roi de Naples par le roi René 1 et mourut dans cette dignité. Il descendait de Robert, frère du pape Innocent IV 2.

Quoique noble et délicate et belle de corps, Catherine se mit dés l'âge le plus tendre à fouler aux pieds l'orgueil de la noblesse et à prendre en haine les plaisirs. C'est ainsi que vers ses huit ans elle reçut l'inspiration de faire pénitence ; elle commença à mépriser la douceur et la splendeur du lit. Elle dormait sur la paille et reposait la tête sur du bois au lieu d'oreiller et de coussin moelleux.

Il y avait dans sa chambre une image de Notre-Seigneur JésusChrist, de celles qu'on appelle vulgairement piéta. Chaque fois qu'entrant en sa chambre elle y portait les yeux, elle se sentait toute pénétrée jusqu'à la moelle de douleur et d'amour par la si amère passion que le Seigneur avait prise sur lui pour notre amour. Elle vivait en grande humilité sans parler à personne, en prompte obéissance envers ses parents. Elle était bien instruite des com-


1. René d'Anjou, « le bon roi René , (I409-I480), qui tenta en 1438-I442 de s'emparer du royaume de Naples, sans y réussir. Il avait nommé Giacomo Fieschi vice-roi de Naples en 1438 ; il lui donna un successeur dés 1439 en la personne d'Arano Cibo, père du pape Innocent VIII. Dés I44I, Giacomo Fieschi était rentré à Gênes. Cfr GABRIELE, Vita di S. Caterina da Genova, p. 38 s.

2. Innocent IV, Sinibaldo Fieschi, pape de I243 à I253. Son neveu, Ortobono Fieschi fut élu pape en I276 ; il ne régna qu'un mois. Les Fieschi ont donné 72 cardinaux à l'Église. Leur écu est bandé d'azur et d'argent. Depuis Innocent IV, les Fieschi font partie du Parti guelfe à Gênes.

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mandements de Dieu, avec un grand zèle pour acquérir la vertu.

Un peu plus tard ayant atteint l'âge de douze ans, elle eut par grâce divine le don d'oraison. Elle y correspondit de façon merveilleuse envers son Seigneur, d'où lui survinrent de nouvelles flammes de profond et tendre amour pour la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec beaucoup d'autres bons sentiments des choses de Dieu.

Quand elle eut environ treize ans, lui vint le désir d'entrer en religion. Elle s'efforça autant qu'elle put, par l'intermédiaire de son confesseur, d'entrer dans un monastère d'exacte observance et de piété appelé Notre-Dame des Grâces en la cité de Gênes, où elle avait une soeur moniale. Comme elle était trop jeune 1, on ne put l'admettre, ce qui lui causa grande peine.

Plus tard, vers ses seize ans, ses parents la marièrent à messire Julien Adorno 2, d'une noble maison génoise. Malgré ses répugnances, elle y consentit, par l'obéissance sans détours et la révérence qu'elle avait à ses parents. Mais la bonté divine, pour empêcher que cette âme élue plaçât son amour en choses terrestres et charnelles, permit qu'il lui fût donné un mari de caractère très opposé au sien. Il la fit tant souffrir que cette vie lui fut une charge très lourde, dix années durant. De conduite fort dissolue, il dissipa tout ce qu'elle avait, si bien qu'ils se trouvèrent ruinés 3.

Au bout de ces dix ans, Catherine fut appelée de Dieu et par lui convertie en un moment de façon admirable, comme on le dira ci-après. Auparavant dans les trois mois qui précédèrent sa conversion, il lui survint une très grande tristesse d'esprit, un dégoût profond de toutes les choses de ce monde, qui lui faisait fuir la

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compagnie. Elle éprouvait une si profonde tristesse qu'elle était insupportable à elle-même, ne sachant ce qu'elle voulait. Les cinq dernières de ces dix années dont on vient de parler, elle s'était adonnée aux occupations extérieures, recherchant les plaisirs et vanités du monde, comme font généralement les dames 4. C'était pour trouver quelque soulagement à cette vie si dure, parce que les cinq annèes précédentes elle avait tant souffert de cette tristesse dont il a été question, qu'elle n'y trouvait pas de remède.

Quoiqu'elle cherchât maintenant des distractions extérieures, cette tristesse du coeur, loin de diminuer, ne faisait qu'augmenter, tant lui était insupportable la conduite de son mari. Ce fut au point que se trouvant un jour dans l'église Saint-Benoît c'était précisément la veille de la fête du saint - elle lui dit, dans l'extrémité de sa douleur :

Saint Benoît, priez Dieu qu'il me tienne trois mois au lit, malade.

Elle parlait ainsi comme une désespérée, ne sachant plus que faire, dans le tourment d'esprit et de coeur où elle se trouvait.


I. La vraie raison est que la famille destinait Catherine à une alliance utile à sa politique ; un accord était intervenu dés 1456 avec les Doria.

2. Les Adorno sont du parti gibelin, fort engagés dans les luttes partisanes de la cité. On a voulu par ce mariage rapprocher les familles des partis opposés. Il y avait une grande différence d'âge entre les époux, autant que de moeurs ; celles de Julien étaient fort dissolues ; il avait eu cinq enfants hors mariage. Les Adorno portent d'or à une bande échiquetée de sable et d'argent de 3 tires. On peut voir ces armes unies à celles des Fieschi dans l'écu qui orne la chasse de la sainte. Sur ces deux familles, cfr GABRIELE, p. 31-37, et l'Enciclopedia italiana, à ces mots.

3. Les testaments de Julien et de Catherine les montrent en jouissance de biens et de revenus assez importants. On peut supposer que la ruine n'était pas totale et que dans la suite, Julien s'étant rangé, il a pu rétablir en quelque mesure leur situation. Plus tard, Marabotto prenant en mains, du consentement de la sainte, l'administration de ses biens, le notaire Vernazza, devenu disciple de la sainte, collaborant avec lui, l'oeuvre de restauration put être menée à bonne fin, sans que Catherine elle-même eût à s'en occuper, sinon pour donner les signatures qu'on lui demandait. - Dans le Dialogo, ch. I, on parle de ruine totale, mais le Dialago présente une image et une interprétation mystiques plutôt qu'un récit exact.

4. Le ms. D précisait ici (fol.1v « non cependant en chose de péché ».

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CHAPITRE II DE LA BLESSURE D'AMOUR QUI LUI FUT DONNÉE TANDIS QU'ELLE SE TENAIT EN PRÉSENCE DU CONFESSEUR, ET DE CERTAINES LUMIÈRES SUR L'AMOUR DE DIEU ET SES OFFENSES PERSONNELLES ; COMMENT LE SEIGNEUR LUI APPARUT AVEC LA CROIX SUR L'ÉPAULE, ET COMMENT ELLE FUT ÉLEVÉE PAR TROIS DEGRÉS JUSQU'À LA DIVINITÉ.


Le jour après la fête de saint Benoît, dame Catherine sur les instances de sa soeur moniale l, alla pour se confesser au confesseur de ce monastère. Ce n'est point qu'elle eût goût de se confesser, mais sa soeur lui avait dit : « Va au moins te recommander à lui, parce que c'est un bon religieux » - et de fait, c'était un saint homme. Tout d'un coup à peine agenouillée devant lui, elle reçut au coeur la blessure d'un immense amour de Dieu, avec une si claire vue de ses misères et de ses défauts, et aussi de la bonté divine, qu'elle en fut pour tomber à terre. Ensuite de ce sentiment de l'immense amour de Dieu et des offenses qu'elle avait faites à ce Dieu de douceur, elle fut tirée avec tant de force hors des misères du monde, par un mouvement tout purifié de son coeur, qu'elle resta comme hors d'elle-même.

Sous cette impression elle criait en son coeur avec un amour enflammé :

Plus de monde ! plus de péché !

En ce moment si elle avait possédé mille mondes, elle les eût tous rejetés.

Par cette flamme d'amour brûlant qu'elle ressentait, le doux Seigneur imprima dans cette âme et lui infusa en un moment par sa grâce toute perfection. Il la purgea donc de toute affection terrestre, il l'illumina de sa divine lumière, en lui faisant voir intérieurement


1. Sa soeur Limbania. Cet évènement se date du 22 mars 1473.

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sa douce bonté, et enfin il se l'unit totalement, la changeant et la transformant en soi par vraie union de bonne volonté et l'embrasement total de son brûlant amour.

Tandis qu'elle se trouvait, par cette douce blessure, comme hors de ses sens en présence de son confesseur et sans pouvoir parler, il ne s'en aperçut pas. Il fut appelé par hasard, se leva et revint aussitôt après. Aors Catherine, presque incapable de parler par l'effet de sa douleur profonde et de son immense amour, lui dit du mieux qu'elle put :

Père, avec votre agrément, je laisserais volontiers cette confession pour une autre fois ;

et ainsi fut fait. Elle partit et s'en retourna chez elle, tellement enflammée et blessée du si grand amour de Dieu qui lui avait été montré intérieurement en même temps que la vue de ses misères, qu'elle paraissait hors de soi. Elle entra dans la chambre la plus retirée qu'elle put avoir, et là elle pleura et soupira beaucoup avec grande ardeur. En cet instant précis elle fut intérieurement formée à l'oraison, mais sa langue ne pouvait dire autre chose que ceci :

O Amour, comment se peut-il que tu m'aies appelée avec tant d'amour et que tu m'aies fait connaître en un instant ce que la langue ne peut expliquer ?

Tous ces jours, ses paroles n'étaient autre chose que des soupirs si véhéments que c'était merveille. Elle avait un extrême brisement de coeur pour les offenses faites à une si grande bonté ; si une force miraculeuse ne l'eût soutenue, elle eût expiré et son coeur eût éclaté.

Mais le Seigneur voulut augmenter encore dans cette âme l'ardeur profonde de son amour et la douleur de ses péchés. Il se montra en esprit 2 avec la croix sur l'épaule, tout ruisselant de sang, au point que la maison lui paraissait pleine des ruisseaux de ce sang. Elle voyait comment ce sang fut répandu tout entier par amour. Cela lui alluma au coeur un tel feu qu'elle en était hors d'elle-même et paraissait comme folle, par la violence de l'amour et de la douleur qu'elle ressentait.


1. Notons ces mots : « en esprit ». Il s'agit d'une vue intellectuelle, non pas d'une vision ou apparition sensible ou imaginative. Catherine semble bien n'avoir iarnais eu de visions de ce genre.

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Cette vue était si pénétrante qu'il lui semblait sans cesse voir - et avec les yeux du corps 1 - son Amour tout ensanglanté cloué à la croix. Elle voyait aussi les offenses qu'elle lui avait faites et criait :

O Amour, jamais plus, jamais plus de péché l

Il s'alluma en elle une haine d'elle-même, au point qu'elle ne pouvait se supporter et disait :

O Amour, s'il le faut, je suis prête à confesser en public mes péchés.

C'est après cela qu'elle fit sa confession générale, avec tant de contrition et de tels élancements qu'ils lui arrachaient l'âme. En ce moment où il lui fit la douce blessure d'amour, Dieu lui avait, il est vrai, pardonné toutes ses fautes, les brûlant au feu de son immense amour. Néanmoins voulant satisfaire à la justice, il la fit passer par la voie de la pénitence satisfactoire. Cette voie, qui fut contrition, lumière et conversion, ne dura pas plus que quatorze mois 2.

Après qu'elle eut satisfait, sa vie antérieure lui fut tirée de l'esprit, de sorte qu'elle ne vit plus même une étincelle de ses péchés passés, comme s'ils avaient tous été jetés au fond de la mer.

Dans cet appel susdit, c'est-à-dire, au moment qu'elle fut blessée d'amour aux pieds du confesseur, il lui parut être tirée aux pieds de Notre-Seigneur Jésus-Christ et elle vit en esprit toutes les grâces, les voies et les moyens par quoi le Seigneur, par pur amour, l'amenait à la conversion. Elle resta dans cette lumière un peu plus d'une année, jusqu'après avoir satisfait à sa conscience par voie de contrition, confession et satisfaction.

Elle se sentit ensuite tirée plus haut par le Crucifié et vit une voie plus douce, toute faite des innombrables secrets de l'amour qui la sanctifiait 3 et la consumait d'amour, au point qu'elle était souvent tirée hors d'elle-même. Dans cette grande soif intérieure, de haine contre elle-même et de contrition pénétrante, elle frottait souvent la langue sur le sol. Si véhémentes étaient la douleur de la contrition et la suavité de l'amour qu'elle ne savait pas bien quoi faire. Il lui

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1. « Et avec les yeux du corps », ceci ne contredit pas ce qui vient d'être dit : « en esprit ». Comprenons : aussi vivement qu'avec les yeux du corps.

2. Donc jusqu'en mai 1474.

3. Le ms. D confire l'édition porte ici la précision théologique grato faciente, d'une grâce gratum faciens destinée à sanctifier cela qui la reçoit, par opposition à la grâce gratis data destinée au service de l'Église et du prochain.


semblait ainsi soulager son coeur tourmenté de douleur sans mesure et de suave ardeur.

Elle resta ainsi trois années ou un peu plus dans ces violences continuelles d'amour et de douleur, avec des rayons si pénétrants et si brûlants qu'ils lui consumaient le coeur. Elle fut ensuite tirée à la poitrine du Crucifié, où lui fut montré le Coeur sacré de ce Crucifié qui lui paraissait tout de feu. Elle s'en voyait embrasée et, ce voyant, elle défaillait. Elle garda cette impression plusieurs années de façon qu'elle jetait des soupirs continuels, tout enflammés du feu le plus brûlant. Par quoi son coeur et son âme furent liquéfiés et consumés dans ce feu d'amour, au point qu'elle disait ensuite :

Je n'ai plus ni âme ni coeur, mais mon âme et mon coeur est celui de mon doux Amour,

de cet Amour en qui elle était toute noyée et transformée.

Enfin elle fut tirée à la très douce et très suave bouche de son Seigneur, et là un baiser lui fut donné de telle façon qu'elle fut toute submergée en cette douce Divinité en qui elle se perdait elle-même tant pour l'extérieur que pour l'intime, de façon qu'elle pouvait dire :

Je ne vis plus, moi, mais en moi vit le Christ (Galates 2, 20).

Par quoi elle ne pouvait plus voir ce qu'étaient ses actions en elles-mêmes, ou bonnes ou mauvaises, mais toutes choses uniquement en Dieu.

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CHAPITRE III COMMENT LUI FUT DONNÉ LE DÉSIR DE LA SAINTE COMMUNION, ET DES EFFETS D'AMOUR QUE LE SACREMENT PRODUISAIT EN ELLE ; COMBIEN ELLE SOUFFRAIT D'ÊTRE EMPÊCHÉE DE COMMUNIER, ET COMMENT IL LUI SEMBLAIT AVOIR PERDU LA FOI ET CHEMINER PAR ÉVIDENCE.


Le jour de l'Annonciation de la glorieuse Vierge Marie qui suivit sa conversion 1, son Seigneur lui donna le désir de la sainte communion. Ce désir ne la quitta plus tout le reste de sa vie. Son Amour régla ainsi toutes choses que la communion lui était donnée sans qu'elle fît rien pour l'obtenir. De façon ou d'autre il y était pourvu de façon merveilleuse. Sans qu'elle eût rien disposé pour cela, des prêtres l'appelaient à qui Dieu inspirât de lui donner la communion.

Un frère spirituel 2 lui dit un jour : « Vous communiez chaque jour ; comment y trouvez-vous l'apaisement de votre conscience ? » Elle lui répondit sans détours et lui dit les désirs et les attraits de son coeur. Aors le frère, pour éprouver la droiture de ses intentions lui dit : « Il pourrait y avoir quelque faute en des communions si fréquentes, » et cela dit, il s'en alla. Et Catherine, dans la crainte de quelque faute, s'abstint de communier, mais elle en éprouva une grande tristesse.

Le religieux l'ayant observée quelques jours et voyant qu'elle recherchait la consolation et la douceur de la communion beaucoup moins qu'elle ne craignait la moindre faute, lui fit dire que désormais elle communiât chaque jour. Elle retourna ainsi à son habitude.

Une autre fois, elle était si gravement malade qu'elle ne pouvait rien prendre et comme près d'expirer, elle dit à son confesseur :

Si vous me donniez trois fois mon Sauveur, je serais guérie.

Ce qu'il fit, et elle guérit sur-le-champ.


1. Donc, le 25 tnars 1473.

2. D'après GaBRIELE, p. 93, ce frate spirituale serait le bienheureux Angelo de Chivasso, frère mineur. Cette identification n'est pas assurée.

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Avant de communier elle avait de grandes angoisses de coeur et disait :

Je n'ai pas le coeur comme les autres, parce qu'il n'a de joie que de son Seigneur, aussi, donnez-le moi.

Il apparut qu'autrement elle ne pouvait vivre, et qui l'aurait laissée sans communion lui aurait causé une si vive souffrance qu'elle aurait consumé sa vie. On en fit assez souvent l'expérience. S'il arrivait que par quelque empêchement elle n'eût pas communié, elle en était toute cette journée affligée et insupportable à elle-même. Ceux qui vivaient avec elle s'en apercevaient et en éprouvaient une grande compassion, disant que c'était clairement le bon plaisir de Dieu qu'elle communiât tous les jours.

Certain jour à la communion, Dieu lui donna une si vive consolation qu'elle en resta hors d'elle-même et le prêtre qui s'apprêtait à lui donner le calice l la trouva tout absorbée sans aucun sentiment. On fut contraint de la ramener par force à son naturel. Revenue à elle-même, elle dit à son Seigneur :

Seigneur, ce n'est pas pour ces douceurs que je veux vous suivre, mais uniquement par seul amour.

Si le médecin de l'âme ou des corps lui avait dit pour quelque motif : « Demain je ne veux pas que vous communiiez », elle ne l'aurait pas fait, tant était grande son humilité et son obéissance, mais elle fût restée dans une peine extrême, comme on l'a dit, C'est pourquoi ils s'en gardaient sinon en cas de toute nécessité, car ils la voyaient guidée de Dieu par le moyen de cette très suave nourriture.

Une nuit, elle rêva pendant son sommeil que le jour suivant elle ne pourrait communier. A son réveil elle se trouva des larmes qui lui jaillissaient des yeux, et elle s'en étonna, car elle était très dure aux larmes ; c'était que le feu de l'amour allumait en elle un tel désir de cet aliment que s'en croyant privée, il lui semblât impossible de le supporter.

Mais s'il arrivait qu'elle ne pût le recevoir par les moyens ordinaires, elle se gardait en patience et en abandon disant à son Seigneur :

Si tu le veux, il me sera donné.


1. Il ne s'agit pas ici de la communion sous les deux espèces, mais d'un peu de vin naturel qu'on prenait après la communion, comme font encore les ordinands à la messe d'ordination

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Elle disait qu'au début de sa conversion, quand lui fut donné ce désir de la communion, il lui arrivait quelquefois d'envier en quelque sorte les prêtres, parce qu'ils se communient quand ils veulent sans que personne s'en étonne. Elle eût voulu aussi - et avec quelle ardeur 1 - dire les trois messes de Noël. De sorte qu'en cette vie elle n'avait personne à envier sinon les prêtres parce qu'ils peuvent du coeur et des mains manier à leur gré le sacrement. Quand elle le voyait sur l'autel dans les mains du prêtre, elle disait en elle-même :

Ah ! vite, vite ! donne-le à mon coeur, puisque c'en est l'aliment.

Il ne lui paraissait pas possible de souffrir que le sacrement s'attardât hors de son coeur, mais elle allait toute frémissante jusqu'à ce qu'elle l'eût reçu.

Il lui semblait que chacun avait la même faim et le même attrait qu'elle ressentait. Pour le recevoir, elle aurait marché cinq milles sans fatigue et sans regarder à l'effort. Il lui semblait qu'elle aurait accompli des choses impossibles à un corps d'homme, tant ce désir brûlait en elle.

La cité de Gênes avait été, je ne sais pour quel motif, frappée d'interdit pour quelques jours 1. En apprenant qu'il lui serait refusé de communier, elle en ressentit une blessure au coeur. Aussi, tant que dura l'interdit, elle sortait chaque matin et faisait un mille pour communier hors ville. Il lui semblait, tant son désir la soulevait, que son corps serait allé n'importe où aussi vite que son esprit et que personne n'aurait pu l'apercevoir.

S'il arrivait que par maladie ou quelque autre cause elle était empêchée de communier, elle restait ce jour lasse, sans force et sans joie et la vie lui paraissait impossible à supporter, comme on l'a dit.

Tandis qu'elle assistait à la messe, il lui arrivait souvent d'être tenue dans une si profonde application à Dieu qu'elle n'entendait rien. Mais au moment de la communion elle se réveillait aussitôt et elle disait :

O Seigneur, il me semble que si j'étais morte, pour te recevoir je ressusciterais, et s'il m'était donné une hostie non consacrée, je la reconnaîtrais au goût, tout comme je distinguerais le vin de l'eau.


1. En 1489, le pape Innocent VIII jeta l'interdit sur la ville de Gênes; pour dix jours. GABRiELE, p. 94 s. D'après la tradition, c'est à la chapelle de N.-D. des Monts que se rendit la sainte pour la messe et la communion.

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Elle parlait ainsi parce que l'hostie consacrée lui lançait un certain rayon d'amour qui lui transperçait l'intime du coeur. Elle disait encore que si elle eût vu toute la cour céleste vêtue de même manière de sorte qu'il n'y eût pas de différence de vêtement entre Dieu et les anges, néanmoins l'amour qu'elle avait au coeur aurait reconnu Dieu comme le chien reconnaît son maître, et même bien plus vite et avec moins de peine, parce que l'amour qui est Dieu même, instantanément et sans intermédiaire découvre sa fin et son repos suprême.

Un jour qu'elle venait de communier, il lui survit un tel parfum et une telle suavité, qu'elle crut être au Paradis. S'en étant aperçue, elle se tourna aussitôt humblement vers son Seigneur et dit :

O Amour, voudrais-tu d'aventure, me tirer à toi par ces douceurs ? Ce n'est point cela que je veux, mais tu sais que dès le début j'ai demandé la grâce de ne m'accorder jamais ni visions ni consolations sensibles, parce que je vois si clairement ta bonté qu'il me semble ne plus marcher par la foi, mais par vraie expérience du coeur.

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CHAPITRE IV COMMENT ELLE PERDIT LE MANGER AUX TEMPS DE CARÊME ET D'AVENT, SE SUSTENTANT ALORS PAR LA SEULE EUCHARISTIE.


Quelque temps après sa conversion, - c'était le jour de l'Annonciation de Notre-Dame - son Amour lui parla intérieurement, lui signifiant sa volonté qu'elle aurait à faire le carême en lui tenant compagnie au désert. Elle commença dès lors à ne plus pouvoir manger, au point qu'elle resta jusqu'à Pâques sans nourriture corporelle 1. Pendant les trois jours de fête elle eut faculté de manger, puis cela lui fut enlevé pour autant de jours que dure le carême 2.

Ceux-ci achevés, elle put se remettre à manger comme les autres sans aucune résistance de l'estomac. Elle passa de cette façon sans rien prendre vingt-trois carêmes et autant d'avents. Tout au plus il lui arrivait de boire de fois à autre un verre d'un mélange d'eau, de vinaigre et de sel pilé. Quand elle buvait cette mixture, il lui semblait la jeter sur une pierre chauffée à rouge qui aussitôt la consumait, à cause du grand feu qui la brûlait intérieurement. Chose extraordinaire et stupéfiante car il n'y a pas d'estomac, si sain fût-il, qui pourrait supporter, surtout sans rien absorber de solide, pareil breuvage. Mais elle disait en ressentir une telle douceur à l'estomac, provenant du feu de son coeur, qu'en prenant cette potion si amère, elle avait le sentiment de soulager son corps.


i. Ce phénomène d'inédie n'est pas sans cxemples antérieurs à Catherine de Gênes ; il s'est présenté chez Catherine de Sienne (+1480), Lidwine de Schiedam (1388-1433) et plusieurs autres depuis. Il ressemble au jeûne quadragésimal absolu de certains ermites du désert, tel Siméon le stylite. Mais il s'agit dans ces derniers d'un jeûne volontaire, exercice ascétique ; dans Catherine de Gênes ce jeûne forcé a le caractère d'une grâce mystique. Catherine le subit en acquiesçant.

2. Le jeûne commencé le jour de l’Annonciation dura jusqu’au Samedi Saint inclus, soit du 25 mars au 17 avril, Pâques tombant cette année 1473 le 18 avril. Catherine avait donc jeûné 24 jours. Elle put manger du dimanche au mardi de Pâques, « les trois jours de fête » du texte. Après quoi, pour arriver au nombre de 40 jours, le jeûne reprit et se poursuivit jusqu'au 6 mai.

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Cette impuissance à rien prendre lui donna d'abord beaucoup d'inquiétude, car elle n'en savait pas la cause et elle craignait toujours qu'il s'y glissât quelque tromperie. Elle se forçait donc à manger, dans la pensée que la nature le réclamait. Mais à peine avait-elle la nourriture à l'estomac qu'elle ne pouvait la retenir. Sous l'empire du même souci, elle se remettait à manger, mais chaque fois elle était contrainte de tout rejeter, et cela lui paraissait à elle et aux autres de la maison un phénomène inexplicable.

Un jour son confesseur, pour l'éprouver, lui commanda de manger. Avec une joyeuse obéissance, elle s'efforça aussitôt de le faire quoique à grand effort. Mais finalement elle fut forcée de tout rejeter, tandis qu'elle éprouvait de si terribles accidents qu'elle faillit en mourir. Aussi le confesseur n'eut-il plus le courage de lui imposer pareille expérience.

C'était chose vraiment surprenante que cette impuissance à rien absorber. Ainsi jusque dans la journée entière de la Saint-Martin, elle mangeât comme les autres, mais ensuite elle n'en avait plus la possibilité jusqu'à la Nativité de Notre-Seigneur. A partir de ce jour, elle se remettait à manger et à garder la nourriture jusqu'à la journée entière de la Quinquagésime, et dés lors elle retombait dans l'impossibilité de rien prendre ni retenir jusqu'au jour de Pâques.

Et de ce jour à l'Avent elle pouvait manger coInrne les autres sans aucune incommodité 1.

Dans ces périodes où elle ne pouvait manger, elle s'occupait plus encore qu'en autre temps à des oeuvres pies, dormait mieux, et se sentait plus allante et plus forte. Quoique ne mangeant pas, elle se rendait à table avec les autres et se forçait à manger et à boire quelque peu pour éviter autant que possible de se singulariser. Elle désirait fort que cela restât inaperçu et qu'on n'y prît point garde. Elle disait à part soi, émerveillée : Oh! si vous saviez une autre chose que je ressens en moi! C'était son union à Dieu et cet amour pur et si enflammé qu'elle ne pouvait presque le supporter.

Ceux de la maison et aussi les autres qui la connaissaient, s'étonnaient beaucoup qu'elle restait ainsi sans manger, mais elle-même n'en faisait aucun cas et disait :

Si nous voulions estimer à leur vrai prix les oeuvres de Dieu, nous devrions regarder aux choses intérieures plutôt qu'à l'extérieur. Mon


1. L'avent était donc compté du 12 novembre au 24 décembre, soit 43 jours, plus long que l'avent liturgique. Certains usages monastiques le pratiquaient ainsi.

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jeûne est une oeuvre divine sans rien de ma volonté. Je n'ai donc pas à m'enorgueillir et nous ne devons pas l'admirer, puisque pour Dieu c'est comme rien. La vraie lumière fait voir et comprendre qu'on ne doit pas regarder à ce qui sort de Dieu pour notre nécessité et pour sa gloire, mais uniquement au pur amour qui fait agir envers nous sa Majesté. Et l'âme voyant que les oeuvres de cet amour sont si nettes et si pures, car l'amour ne regarde à aucun bien que nous puissions lui faire, il faut qu'elle se mette aussi à l'aimer d'amour pur sans s'arrêter à aucune grâce particulière qu'elle en pourrait recevoir; il faut qu'elle le regarde lui seul et pour lui seul, car il est digne d'être aimé lui seul, sans aucun intermédiaire qui soit de l'âme ou du corps, comme sans mesure.

En ces jours qu'elle ne mangeait pas, elle fut contrainte d'aller chez ses proches à des repas qu'elle ne pouvait éviter. Elle voulait empêcher qu'on fît du cas de son impuissance à manger et qu'on en parlât. S'apercevant qu'on l'observât pour voir si elle mangerait, elle s'efforçait de prendre autant qu'il lui était possible. Mais quoiqu'elle ne pût prendre que fort peu de chose, elle était forcée de se lever de table et de tout rejeter. Il lui était impossible de rien retenir, de rien digérer. Quand elle était à ses périodes de jeûne, rien n'apportait de secours naturel à son corps, parce que tout ce qu'elle buvait se consumait par l'immense feu d'amour qu'elle avait au coeur.


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CHAPITRE V DE SES GRANDES PÉNITENCES ET MORTIFICATIONS


Les quatre premières années après qu'elle eut reçu du Seigneur la douce blessure, elle fit de grandes pénitences au point de mortifier complètement tous ses penchants. Tout d'abord, dès qu'elle voyait sa nature désirer quelque chose, aussitôt elle le lui enlevait, et ce que la nature avait en horreur, elle le lui faisait prendre. Elle portait de rudes cilices, ne mangeait pas de chair, ni rien qui lui fut appétissant, jamais de fruits ni frais ni secs. Comme elle était de nature gracieuse et aimable, elle se faisait en ce point grande force et violence. Ainsi quand ses proches la visitaient et voulaient s'entretenir avec elle, elle ne leur parlait point, hormis ce qui était strictement indispensable, sans souci d'elle-même ni d'autrui, afin de se vaincre. Si quelqu'un s'en étonnait, elle n'en avait cure.

Elle usait aussi de grande austérité dans le dormir, en glissant sous elle des objets pointus.

Le feu qu'elle portait intérieurement était si fort qu'elle ne prenait aucun soin des choses extérieures dont son corps pouvait avoir besoin, et cependant elle ne négligeât rien des occupations nécessaires. Telle était la véhémence continuelle et l'ardeur de son esprit que nulle tentation ne parvenait à s'y insinuer, en dehors des inclinations naturelles, et il en fut ainsi jusqu'à la fin de sa vie.

Encore ces inclinations naturelles, par suite de la forte résistance qu'elle leur opposa, peu à peu furent réduites à rien. Quel que fut le genre de tentation qui lui venait, disait-elle, elle n'éprouvait aucune difficulté à lui résister. La raison en était qu'ayant le coeur tout enflammé d'amour pur, les mouches des tentations n'en pouvaient approcher. De même elle n'éprouvait aucune difficulté dans ses oeuvres tant intérieures qu'extérieures. Le doux Amour lui avait tout ravi, âme, coeur, volonté, tout le reste, et transformé toute chose en

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lui-même par véritable union. C'est lui, en conséquence, qui la dirigeait en tout et toujours. D'où vient qu'il lui arriva de dire :

Je n'ai pas le sentiment de posséder ni âme, ni corps, ni coeur, ni volonté, ni goût, ni rien autre chose, hormis le pur amour.

La résistance à ses inclinations allait si loin qu'elle ne tenait compte ni d'elle-même ni des autres. Remarquait-elle que sa nature désirât quelque chose, tout aussitôt elle lui opposait une résistance fermement résolue, et désormais elle n'en avait plus souci. Quand sa nature éprouvait de fortes répugnances à certaines choses, comme par exemple sanie, charogne et pourriture et semblables choses qui soulèvent le coeur, à l'instant elle les mettait en bouche, en mangeait ou en buvait ; par la suite elle n'y avait plus de répugnance, et par ce moyen elle tuait ses penchants.

Elle allait les yeux baissés vers le sol sans regarder personne en face.

Dans les quatre premières années de sa conversion, elle demeurait chaque jour six heures en oraison. Si quelquefois la partie sensible en avait assez, elle était à ce point soumise à l'esprit qu'elle n'avait pas envie de lui résister. En ces quatre années, par le feu violent qu'elle sentait au coeur et qui le lui brûlait et le réduisait en cendres, il lui vint une faim si violente qu'elle paraissait insatiable. Elle digérait sa nourriture si rapidement qu'elle eût consommé jusqu'à du fer. Manifestement cette faim démesurée était chose au-dessus de la nature. Cependant elle ne mangeait que de façon ordinaire et ne laissait pas de jeûner les jours prescrits.

En ces années-là, elle était à ce point remplie de sentiment intérieur qu'elle pouvait à peine parler et si bas qu'on l'entendait à peine. La plus grande partie du temps, elle paraissait hébétée, sans parler, sans ouïr, sans goût, sans intérêt pour quoi que ce soit au monde, sans prendre garde à rien. Elle était si absorbée à l'intérieur qu'elle semblait morte à toute chose extérieure.

Elle était aussi très soumise à tout le monde, toujours cherchant à faire toute chose qui fût contre sa volonté ; de telle façon qu'elle était toujours inclinée à faire la volonté d'autrui plutôt que la sienne propre.

Chose admirable ! Dès le premier moment, comme il a été dit, le Seigneur la rendit parfaite par grâce infuse, de façon qu'en un instant elle fut toute purifiée dans ses forces affectives, illuminée et

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unie dans l'esprit, et toute transformée en son doux Amour, au point qu'il lui était impossible d'avoir aucun goût sinon de cet Amour. Néanmoins, Dieu voulut que fût observé l'ordre de la justice divine par la mortification de tous ses penchants. Ils étaient sans doute mortifiés quant au consentement de la volonté, aux mouvements de la sensibilité, si imperceptibles qu'on les imagine, cependant le Seigneur permit qu'elle perçût ces penchants naturels comme ils étaient, pour qu'elle eût occasion de les mortifier avec une attention soutenue.

En la voyant faire tant et de si grandes mortifications dans tous ses sens, on lui demandait quelquefois : « Pourquoi faites-vous cela ? »

Elle répondait :

Je ne sais, mais je me sens tirée intérieurement à le faire et je n'y sens nulle résistance, et je crois que Dieu le veut ainsi. Mais il ne souffre pas que je m'arrête à rien de déterminé.

Ce qui paraît bien véritable, puisque dès le début de ces quatre années, en un instant, toutes choses particulières lui furent tirées de l'esprit de telle façon que si par la suite elle eût voulu les faire encore, cela lui eût été impossible. Cette remarque et beaucoup d'autres pareilles nous la montrent visiblement guidée par l'Esprit saint et font voir qu'elle ne pouvait faire aucun acte déterminé sans cette motion intérieure. Si bien qu'au terme de ces quatre années toutes ses inclinations furent mortifiées, il lui resta l'habitude de la vertu en toute chose sans aucune peine.

C'est en ce temps qu'assistant à un sermon où était racontée la conversion de la Madeleine par appel intérieur et extérieur et autres considérations, elle entendait son coeur répondre en elle-même :

« Je te comprends. » Elle s'appliquait pleinement à elle-même ce qui était prêché ; elle sentait que sa vocation était toute pareille à celle de la Madeleine.

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CHAPITRE VI COMMENT ELLE ÉTAIT RAVIE HORS DE SES SENS EN DIEU, ET DE TROIS RÈGLES QUE LE SEIGNEUR LUI DONNA, ET DES PAROLES À CHOISIR DANS LE PATER, DANS L’AVE MARIA ET DANS TOUTE L'ÉCRITURE.


Au terme de ces quatre années dont il a été question, il lui fut donné un esprit net, libre et rempli de Dieu, à ce point qu'il était fermé à toute autre chose. Quand elle assistait aux prédications ou à la messe, elle était tellement occupée de ce sentiment intérieur qu'elle ne voyait ni entendait ce qui se disait ou se faisait hors d'elle. Intérieurement, dans la douce lumière divine, elle voyait et entendait d'aunes choses, tout absorbée qu'elle était dans ce goût intérieur et il n'était pas en son pouvoir de s'en dégager. Et cependant, c'est merveille qu'avec une occupation intérieure si absorbante, le Seigneur ne la laissait jaInais s'écarter du bon ordre. Chaque fois qu'il en était besoin elle revenait à elle-même, de façon à pouvoir répondre à qui la deInandait. Le Seigneur la menait de telle sorte que jamais personne n'eut à se plaindre d'elle.

Elle avait l'esprit si rempli d'amour divin qu'elle en était comme incapable de parler, par suite de ce goût et de ce sentiment continuels de Dieu. Ses transports allaient quelquefois si loin qu'elle était forcée de se dérober aux regards, parce qu'elle perdait l'usage de ses sens et restait comme morte.

D'autre part, dans le dessein d'éviter ces suavités, elle se forçait à rester davantage en compagnie, autant qu'il lui était possible, et elle disait à son Seigneur :

Je ne veux pas ce qui procède de toi, c'est toi seul que je veux, ô doux Amour.

Elle voulait aimer Dieu sans âme et sans corps, c'est-à-dire, sans qu'ils pussent trouver leur nourriture, d'un amour droit, pur

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et sincère. Mais parce qu'elle voulait se garder de ces consolations, le Seigneur lui en donnait davantage. A la fin Dieu enracina si fortement et si profondément le pur amour dans cet esprit purifié, qu'elle accoutuma de dire :

Dès que j'ai commencé à l'aimer, jamais l'amour ne m'a manqué, mais il est allé toujours croissant,

et il grandit toujours jusqu'à la fin dans l'intime de son coeur. La cause en était dans la vue chaque jour plus claire de la droiture et de la pureté de son doux Amour qui opérait en elle de si grands effets.

Cette âme était tellement absorbée dans son intérieur par l'amour, qu'elle ne pouvait plus converser avec les hommes ; c'est pourquoi elle se cachait souvent en quelque coin retiré. On la recherchait, on la trouvait prosternée en terre, la tête dans les mains 1, hors d'elle, avec une telle douceur qu'on ne la peut dire ni penser. Appelée, elle n'entendait pas, si fort qu'on criât. D'autres fois elle montât et descendait par la maison, elle semblait toujours vouloir marcher, sans savoir pourquoi. C'est qu'elle était comme tirée hors d'elle-même par l'impétueux mouvement de l'amour. Certaines fois, elle restait six heures durant comme morte, mais à peine s'entendait-elle appelée, elle se levait aussitôt, répondait et se mettait à tout travail nécessaire, si petit qu'il fût. Elle laissait ainsi tout sans regret, fuyant la recherche d'elle-même 2 autant que le démon. Quand elle sortait ainsi de ses cachettes, elle avait la figure enflammée, on eût dit un chérubin. Il lui semblait pouvoir dire :

Qui me séparera de la charité de Dieu...

et le reste des paroles que disait le glorieux apôtre (Rom., 8, 35), et elle ajoutait :

Il me semble voir cette âme inébranlable de saint Paul dépasser de bien loin ce qu'il pouvait exprimer en paroles, mais tout ce qu'il a dit pour célébrer la vigueur du vrai et pur amour, tout cela est comme rien, puisque le vrai et pur amour c'est Dieu même. Qui dès lors pourrait le séparer de lui-même ?


Ms. D : sous le lit. Ce qui veut dire sans doute, prosternée dans la ruelle du lit

Proprietà, dans le ms. D comme dans l'édition.

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L'Amour lui dit un jour à l'esprit : « Ma fille, observe les trois règles que voici : ne jamais dire : je veux, je ne veux pas. - Ne jamais dire : mien ; tu diras toujours : nôtre. - Ne jamais t'excuser, sois prompte à t'accuser. » [notre note : nous soulignons les passages rapportés par Catherine à son confesseur] Il lui dit encore : « Quand tu réciteras le Pater, prends pour fondement le fiat voluntas tua, c'est-à-dire, ta volonté se fasse en toute chose, dans l'âme, le corps, les fils 1, parents, amis, les biens et toute autre chose qui puisse te toucher, et en bien et en mal. De l'Ave Maria prends Jésus ; qu'il te soit toujours fixé au coeur, et il te sera un doux guide, un bouclier au cours de cette vie et en toutes tes nécessités. Du reste de l'Écriture prends pour ton soutien ce mot : Amour. Avec lui tu iras toujours droite, nette, légère, attentive et soigneuse, toujours prête, illuminée, sans erreur et sans guide ni aide d'autre créature, parce que l'amour n'a pas besoin d'aide, il suffit pour accomplir toute chose sans peur et sans effort. Le martyre même lui paraît doux. On ne saurait expliquer fût-ce la plus petite étincelle de la puissance de l'amour et de ses effets. Finalement cet amour consumera en toi toutes les inclinations et les sentiments de l'âme et du corps, de toutes les choses de cette vie. » Son doux Amour lui permit un jour d'entendre 2 exposer par un prédicateur tous les degrés et les états de perfection qu'on peut atteindre en cette vie. Son expérience intime y correspondait exactement. Elle reconnut donc qu'elle possédait tout cela en elle-même, parce qu'il avait plu ainsi à son doux Amour. Il l'avait menée à la perfection par grâce infuse non dans un espace de temps mais en un moment ; il en fut ainsi par la prompte correspondance de son libre arbitre dès le premier appel. C'est pourquoi elle sentait, goûtait, comprenait et expliquait toutes ces perfections, mais elle ne pouvait renseigner sur les voies qui y mènent.

Elle vivait comme hors de tout sentiment d'elle-même, de façon à ne connaître en soi ni âme ni corps. L'un et l'autre étaient à ce point brûlés dans cette fournaise de l'amour divin, par continuelle sortie d'elle-même et union à Dieu, que ses yeux ne voyaient, ses oreilles n'entendaient plus chose du monde qui lui causât plaisir. Les narines avaient comme perdu l'odorat, cela s'entend quant au plaisir qu'on y trouve, - le goût, à peine l'avait-elle au degré indis-

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1. Il s'agit de ses fils spirituels, ses disciples.

2. C'état par exception, car elle était ordinairement absorbée en Dieu au point de ne rien percevoir de l'extérieur comme il a été dit.


pensable, et si elle avait à faire quelque chose pour elle-même, les mains lui tombaient d'impuissance et elle disait en pleurant : 

O mon Dieu, mon Amour, je n'en peux plus.

Elle s'asseyait, ses sens l'abandonnaient, comme si elle était morte. Cela lui arrivait plus ou moins souvent, selon la plénitude de son esprit purifié.

Faisant allusion à cela, elle disait un jour qu'elle n'éprouvait plus aucun sentiment hormis cette plénitude de Dieu son amour ; d'où il provenait qu'elle ne pouvait ni goûter ni connaître que Dieu, sans rien d'elle-même, tout comme si elle avait été sans âme ni corps. Ainsi s'accomplissait en elle ce qui est dit : « Qui s'attache à Dieu devient un seul et même esprit avec Dieu même » (I Cor., 6, 17).

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CHAPITRE VII COMMENT IL APPARAISSAIT QUE SON HUMANITÉ RESSENTAIT ELLE AUSSI LA SUAVITÉ DE L'AMOUR, ET COMMENT PAR SUITE DU FEU SI PUISSANT QUI LA BRÛLAIT, ELLE DÉSIRAIT LA MORT ET SE RÉJOUISSAIT D'ENTENDRE DES MESSES, DES GLAS ET DES OFFICES FUNÈBRES.


Quand elle éprouvait et avait cette suavité spirituelle si puissante et ce sentiment si absorbant qui l'empêchaient d'agir et de se servir des sens, alors elle disait à son humanité l :

Es-tu contente d'être ainsi nourrie ?

L'humanité répondait oui et qu'elle laisserait pour ce goût surnaturel tout autre qu'elle pourrait acquérir en cette vie. Que devait donc goûter l'âme, quand l'humanité, contraire par nature à l'esprit, trouvait déjà sa joie dans cette paix et cette union à Dieu ? Il en était ainsi dans les commencements, mais à la fin, son coeur ressentait un tel incendie d'amour pur et pénétrant qu'elle ne pouvait toucher la peau de sa poitrine, comme si elle avait eu une plaie au coeur. Elle en ressentait la douleur à la poitrine et dans le dos 2. Elle y portait souvent la main pour se soulager et son coeur s'affolait comme un soufflet. Elle en souffrait inégalement d'un jour à l'autre ; il lui eût été impossible d'en supporter deux jours de suite la violence. Elle en serait morte, comme on pouvait le voir à son état.

Quand s'était un peu apaisé ce paroxysme du feu intérieur, son coeur restait tout liquéfié dans cette merveilleuse suavité divine. Dieu la laissait reposer quelques jours dans cette impression. Il revenait ensuite sur elle avec un nouvel assaut de ce genre, et encore


1. L'humanité ; c'est la première fois que ce mot apparaît dans la Vita.

2. Tout ceci sera redit plus en détail plus loin dans la Vita, vers la fin de la vie. Le récit anticipe, comme il est dit : ultimamente, à la fin.

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plus violent, au point que l'humanité n'y trouvait plus à prendre comme autrefois, mais c'était pour elle plutôt un martyre.

De là vient que lorsqu'elle voyait des morts ou entendait des offices ou des messes pour les défunts, ou encore le glas funèbre, on voyait l'humanité s'en réjouir. Il lui semblait qu'elle s'en allait contempler cette vérité qu'elle ressentait dans son coeur. Son humanité eût préféré mourir que vivre dans une telle aliénation intérieure et dans la privation de ce qui aurait pu lui donner quelque aliment et quelque réconfort. Elle en était réduite à ce point qu'il ne lui était donné aucun soulagement, sinon quand elle dormait. Il lui semblait à ce moment sortir de prison, parce qu'elle n'était plus si absorbée dans cette continuelle attention à Dieu.

Le désir de la mort lui dura deux années environ, pendant lesquelles son esprit en était sans cesse en quête et disait :

O mort cruelle, pourquoi me laisses-tu à l'écart quand j'ai de toi une telle faim ?

Ce désir était sans pourquoi ni comment, et la tenait sans répit jusqu'au moment de sa communion quotidienne. Quand elle l'éprouvait elle disait à la mort :

O douce mort, suave, gracieuse, belle, forte, riche, digne 1.

Elle ajoutait beaucoup d'autres qualificatifs d'honneur et de dignité, autant qu'elle en savait. Elle poursuivait :

Je te trouve, à mort, un seul défaut, c'est que tu es trop avare à qui soupire après toi, et trop prompte à qui te fuit. Je vois cependant que tu fais toute chose selon la disposition divine, en quoi ne peut se trouver aucun défaut. Ce sont nos penchants désordonnés qui ne s'accordent pas avec toi. S'ils étaient bien dirigés, nous serions tout abandonnés en silence au vouloir de Dieu, comme la mort à faire ce que Dieu ordonne et nous arriverions à ce point que nous n'aurions plus de choix volontaire ni de vie ni de mort, comme si nous étions déjà au tombeau.

Mais, disait-elle, si elle avait pu faire un choix, c'est la mort qui lui eût semblé préférable, puisque grâce à elle l'âme n'a plus à craindre de faire chose qui mette obstacle à son pur amour. Elle se trouve aussi hors de la prison de ce misérable corps et de ce monde qui l'attirent à leurs affaires de tout leur pouvoir par toute sorte de voies et de moyens. Aussi l'âme qui est presque tout absorbée en Dieu, voit en


Écho reconnaissable du Cantique du soleil de FRANçOIS d’ASSISE, dernière strophe.

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tout cela contre ses ennemis à qui elle est en butte. Aussi désire-t-elle sans cesse de leur échapper, d'autant plus qu'à ses yeux c'est par le moyen de la mort corporelle que l'âme s'unit à Dieu, à ce Dieu en qui sont rassemblés tous les biens qui se peuvent désirer et posséder.


C'est pourquoi Pétrarque dit :

« La mort est le terme d'une obscure prison

Aux âmes bien nées ; un chagrin pour les autres

Qui dans la fange ont tout leur cœur 1. »


Elle disait : Une âme qui aime véritablement Dieu, si elle est entraînée à la perfection de l'amour, comme elle se voit emprisonnée dans le monde et le corps, si Dieu ne la soutenait par sa Providence, la vie corporelle lui serait un enfer, parce qu'elle empêche d'atteindre la fin pour laquelle elle a été créée.

Quand elle faisait ces âpres pénitences, la partie sensible n'y contredisait jamais et lui était soumise en tout. Mais dans ces violents incendies d'amour, c'est chose étonnante qu'elle y éprouvait tant de souffrance et d'opposition. La raison en est qu'à ces pénitences son esprit correspondait, donnant vigueur à l'humanité puisque l'esprit doit prendre part à des actes de ce genre. Mais ensuite l'esprit étant comme séparé des choses sensibles, puisque Dieu même opérait en lui et avec lui sans intermédiaire, l'humanité restait abandonnée et souffrait de façon intolérable sans y correspondre en rien. L'humanité se soumet aux pénitences humaines et elle en est capable puisque ce sont actes humains, mais elle n'est pas capable d'un tel feu d'amour. Comme elle doit supporter un esprit qui est comme devenu feu d'amour par union réelle et intime transformation, cela lui est plus qu'un martyre, car c'est là chose qui excède ses forces.

Tout cela était réglé par son Dieu très doux avec une souveraine proportion. C'est lui qui sut réjouir le corps de façon merveilleuse dans les oeuvres d'austère pénitence, et le fit vivre sans plainte dans le feu d'un tel martyre intérieur. Quelle est la dureté de ce martyre, celui-là seul le sait qui en fait ou en a fait l'expérience.


1. PETRARQUE, Triomphe de la mort ch.2

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CHAPITRE VIII COMMENT ELLE SE DÉVOUA AUX BONNES OEUVRES ET COMMENT ELLE SE MIT AU SERVICE DE L'HÔPITAL.


Dès sa conversion elle s'occupa activement de bonnes oeuvres. Elle recherchait les pauvres dans la ville, engagée à cette fin par les dames du bureau de la miséricorde l qui étaient chargées de cette oeuvre. Elles la fournissaient d'argent et de provisions pour le soulagement de ces pauvres, conformément à la coutume de la cité. Avec grand zèle Catherine s'acquittait de tout ce qui lui était confié. Elle portait secours aux malades et aux pauvres, elle nettoyait le mieux possible leurs ordures et leurs saletés. Si l'estomac se soulevait devant des choses répugnantes et qu'elle sentit venir le vomissement, aussitôt elle se mettait cela en bouche pour vaincre ces rébellions de sa sensibilité. Elle s'emparait des hardes des malades pleines de vermine et de saleté, elle les rapportait chez elle et après les avoir nettoyées fort proprement elle les leur reportait. Elle mettait tout son soin à ce travail, et chose remarquable, à nettoyer tant de saletés, jamais il n'en vint sur elle. Elle servait les malades d'un coeur fervent, tant pour l'âme, en leur rappelant les choses spirituelles, que pour le corps. Jamais elle ne fuyait un malade si répugnant que fût l'aspect de son mal ou l'odeur de son haleine.

Ensuite elle s'engagea au grand hôpital 2 de la ville de Gênes ; elle eut charge de tout 3. Elle s'en acquitta avec plus de soin qu'on ne


1. Compagnie ou confraternité de la Miséricorde, composée d'hommes et de dames de la société. Les premiers se chargeaient des funérailles chrétiennes des défunts, les secondes visitaient les pauvres. Cfr GABRIELE, p. 69. Catherine était alors dénuée de ressources ; elle avait donc l'office de distribuer les autnônes que lui confiaient les dames de la Miséricorde. Pour une Fieschi, c'était une situation humiliante, comme le rappellera le Dialogo, ch. 1.

2. L'hôpital Pammatone, fondé en I423 par Bartolomeo Bosco, avocat génois. L'histoire de cette institution hospitalière encore subsistante et renaissant aujourd'hui des ruines accumulées par la dernière guerre, a été racontée dans l'excellent ouvrage de CASSIANO DA LANGASCO, cité plus haut. Le chap. v, « Il collaudo della santita », p. 59-75 traite de l'oeuvre accomplie par Catherine et de son séjour à l'hôpital 3. La Vita ne distingue pas les deux périodes de cette activité. Le Dialogo est plus précis. Nous y voyons que Catherine fut d'abord employée subalterne et peu considérée avant d'en

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pourrait dire. Mais elle se donnait à sa tâche de telle manière que tout le soin qu'elle y apportait ne lui enlevait jamais le sentiment de Dieu son doux amour, ni d'autre part, quelle que fût cette occupation intérieure, jamais rien ne fit défaut à l'hôpital. Tout le monde voyait en cela quelque chose de miraculeux. Il paraissait impossible, en effet, qu'une personne si occupée à des affaires extérieures pût ressentir sans interruption un tel goût divin dans son intérieur, comme d'un autre côté, qu'une personne engloutie à ce point dans le feu de l'amour divin se pût occuper d'affaires, avoir la tête à tout sans défaillance, au point de n'oublier jamais rien de ce qu'elle avait à faire.

Chose non moins admirable : elle eut pendant de nombreuses années la charge des dépenses et mania des sommes considérables appartenant à l'hôpital ; jamais cependant il ne manqua un denier aux comptes qu'elle rendait. Quoiqu'elle eût consacré toute son activité au service de l'hôpital, jamais elle ne voulut employer à son usage et pour son entretien la moindre chose appartenant à l'hôpital. Pour le peu qui lui était nécessaire elle se servait de son petit avoir. En quoi il apparaissait clairement que son doux Amour était là pour accomplir tout en elle par son intime union.

Il y eut à l'hôpital une dame gravement malade d'une fièvre contagieuse. C'était une pieuse personne, affiliée au Tiers Ordre de Saint-François, qui passa huit jours en agonie sans pouvoir dire un mot. Dame Catherine qui la visitait souvent, lui disait : « Invoque Jésus. » Comme la malade était incapable d'émettre un son, elle remuait les lèvres, d'où l'on pouvait penser qu'elle l'invoquait comme elle pouvait. Quand dame Catherine lui vit la bouche pleine de Jésus, elle ne put se contenir et lui baisa les lèvres avec un grand élan de coeur. Elle gagna ainsi la fièvre contagieuse, au point qu'elle faillit en mourir, et demeura quelques jours sans manger. Une fois guérie, elle reprit le service de l'hôpital avec grand soin et grand empressement 1.


être constituée « rettora » non pas de l'hôpital entier, comme semble dire la Vita, mais de la section des feturnes. Cfr CASSIANO, p. 67, et GABRIELE, p. 72 ss, en corrigeant certains détails donnés par ce dernier selon les précisions fournies par le premier. A quelle date se place l'entrée de Catherine à l'hôpital, la Vita ne se soucie pas de l'indiquer. CASSIANO, p. 62, propose 1477, avec beaucoup de vraisemblance. Le testament de Catherine, du 23 juillet 1484, sigttale qu'elle habite depuis longtemps (diu morata fuit et habitavit) à l'hôpital (dans GABRIELE, p. 333).

1. les biographes rattachent volontiers cet épisode à la grande peste qui sévit à Gênes en 1493-1494. Cassiano le situe à meilleur titre en 1484, quand Catherine fit son testament, où elle est déclarée « corpore languens et infirmate gravata » (p. 66).

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CHAPITRE IX COMMENT ELLE AVAIT UNE MERVEILLEUSE CONNAISSANCE DE DIEU ET D'ELLE-MÊME.


La bienheureuse avait une si merveilleuse connaissance d'elle-même que cela paraissait presque incroyable à des intelligences humaines. Elle était purifiée en elle-même et illuminée, unie et transformée en Dieu son amour à un tel point qu'elle parlât (par expérience intime qu'elle avait de ce qu'elle disait) non avec une langue humaine, mais plutôt comme un ange et comme un être tout divin. Cette connaissance qui dépasse de si loin la portée de l'intelligence humaine, du moins les âmes humbles et amoureuses de Dieu peuvent l'admirer dévotement et en savourer quelque petite chose par élévation d'esprit. C'est en cet état d'élévation qu'elle disait :

S'il était possible de subir pour l'amour de Dieu autant de tourments qu'en ont souffert tous les martyrs, et en plus l'enfer, - prétendre par là satisfaire à sa justice, serait en quelque sorte faire injure à ce Dieu, en comparaison de l'amour et de la bonté qu'il eut en nous créant, en nous créant de nouveau 1, en nous appelant par vocation particulière. C'est que par lui-même, sans la grâce de Dieu l'homme est pire que le démon. En effet, le démon n'a pas de corps tandis que l'homme sans la grâce de Dieu, est un démon incarné, parce qu'il a son libre arbitre lequel par disposition divine n'est sujet à aucune contrainte mais peut faire tout mal qui lui plaise. Le démon n'en peut faire autant, mais seulement dans la mesure que Dieu lui permet. Et quand l'homme lui donne sa volonté mauvaise, c'est celle-ci qui agit et avec elle qu'il le tente 2.


1. « si quelqu'un est dans le Christ, c'est une créature nouvelle » (2. aux Corinthiens 5, 17). Cfr Galates, 6, 15.

2. Cette phrase donne un sens assez subtil : L'homme en cette Vie a son plein libre urbitre et peut aller toujours plus avant dans la malice ; le démon, depuis son péché, est fixé dans sa malice qui ne peut plus ni diminuer ni croitre en elle-même ni produire au-dehors d'effets mauvais que dans la mesure permise par Dieu.

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Elle ajoutait :

C'est pourquoi je vois clairement que s'il y a en moi, ou en les autres créatures ou dans les saints quelque chose de bien, ceci dépend, en vérité, de Dieu uniquement ; si je fais quelque chose de mal, je vois que c'est moi seule qui le fais et que je n'en peux rejeter la faute sur le démon ni sur aucune autre créature, mais l'attribuer seulement à ma propre volonté, à mes penchants, à ma superbe, à mon amour-propre, à ma sensualité et autres semblables mouvements pervers. Si Dieu ne m'aidait, jamais je ne ferais quoi que ce soit de bon. En agissant mal je me vois pire que Lucifer 1. Tout cela m'apparaît avec une telle évidence que si tous les anges venaient me dire qu'il y a quelque bien en moi, je ne les croirais pas. Car je vois clairement que tout bien est en Dieu seul et qu'en moi, sans la grâce divine, il n'y a pas autre chose que péché.

On voyait cette âme savoir et connaître en quoi consiste la vraie perfection, et posséder le discernement de toute imperfection. Et ce n'est pas merveille, puisqu'elle avait l'oeil intérieur illuminé, l'affectif purifié, le coeur tout uni à Dieu son amour. C'est en lui qu'elle voyait les choses admirables cachées au sens humain.

Elle disait aussi :

En définitive, qu'une personne puisse parler des choses de Dieu, en avoir le goût, l'intelligence, la mémoire ou le désir, elle n'est pas encore au but. Ce sont là, à vrai dire, des voies et moyens pour y conduire, mais la créature ne peut rien savoir hors ce que Dieu lui donne de jour en jour, elle ne peut rien saisir de plus. En conséquence, qu'elle reste en paix en tout point où elle est menée. Si donc la créature savait les degrés que Dieu veut lui donner en cette vie, elle ne s'apaiserait jamais, mais elle aurait une impatience déterminée et un désir véhément d'avoir bien vite ce dernier degré de perfection que Dieu a disposé de lui accorder. Elle serait comme dans un enfer par le furieux et brûlant désir d'y atteindre.

Et disait cette âme sainte et dévote, brûlée d'amour divin déjà dès le début de sa conversion :

Seigneur je te veux tout entier, parce que je vois en ta lumière éclatante et claire que jamais l'amour ne s'apaise qu'il ne soit arrivé à la dernière perfection. O doux Seigneur, si je voyais que tu me manquerais seulement d'une étincelle, certainement je ne pourrais vivre.


1. Le texte du ms. D parait meilleur que la correction introduite par l'édition. Il donne : si Dieu ne m'avoit retenue, je me vois agir plus mal que Lucifer.

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Elle disait encore :

En y prenant garde par intervalles, je m'apercevais que l'amour dont j'aimais mon doux Amour grandissait de jour en jour. Et chaque fois il me semblait que l'amour avait atteint toute la plénitude qu'il pouvait réaliser. L'amour est ainsi fait qu'il ne peut apercevoir aucune imperfection si minime soit-elle. Mais, ensuite, avec le temps ayant acquis une vue plus claire, je reconnaissais avoir eu beaucoup d'imperfections. Si je les avais remarquées dès le principe, je n'aurais tenu compte d'aucune peine si grande fût-elle, y compris même l'enfer, pour les enlever. Au commencement, je ne le comprenais pas parce que l'Amour mon Dieu ne le voulait pas. Il entendait agir petit à petit, pour ne pas détruire l'humanité et pour que je pusse m'accommoder à ceux avec qui j'habitais. Avec des vues pareilles se seraient produits des actes si étranges que l'âme se serait rendue insupportable à elle-même et aux autres. A la fin, reconnaissant qu'une perfection quelconque est totalement hors de portée de la créature, je suis contrainte de dire ce que je n'aurais pu dire auparavant, que tout est imparfait de ce que la créature a pu ou peut comprendre.

Dans ses propos cette sainte créature employait souvent ces mots :

Douceur de Dieu, Netteté de Dieu, Bonté de Dieu, Pureté de Dieu,

avec d'autres belles expressions de même genre. Elle disait aussi :

Je vois sans mes yeux, je comprends sans mon intelligence, j'éprouve sans aucun sentiment, je goûte sans goût ; je n'ai ni forme, ni mesure, de façon que sans voir je vois une telle activité et une vigueur toute divine, à côté de quoi tous ces mots de perfection, de netteté, de pureté, que j'employais d'abord, me paraissent maintenant mensonges et contes en présence de la vérité et de la droiture (divines). Le soleil qui d'abord me paraissait si éclatant, à présent me paraît obscur. Ce qui me semblait doux, maintenant me paraît amer. C'est que toutes les beautés et les douceurs, dès qu'elles sont mêlées à la créature, se corrompent et se gâtent. Plus tard, quand la créature se voit purgée, purifiée et transformée en Dieu, alors elle voit le vrai et le pur. De cette vue, qui n'est pas une vue, il ne se peut rien dire ni penser. Finalement je ne puis même plus dire : Dieu mien, tout mien, toute chose est mienne (étant donné que tout ce qui est à Dieu me paraît être à moi). Il m'est devenu impossible d'employer pareilles expressions pour quoi que ce soit au ciel ou en terre et je reste ainsi toute muette et perdue en Dieu.

Je ne puis plus dire : Bienheureux, à aucun saint comme de par lui-même, cela me paraît un mot incorrect. Je ne vois aucun saint bienheureux par lui-même mais je vois bien que toute la sainteté et

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toute la béatitude dont jouissent les saints est hors d'eux 1 et toute en Dieu par excellence. Je ne puis voir aucun bien ni aucune béatitude en aucune créature, à moins que cette créature ne soit totalement annihilée en elle-même et en tout, et tellement submergée en Dieu que Dieu seul demeure dans la créature, et la créature en Dieu. Voilà toute la béatitude que peuvent posséder les bienheureux. Et néanmoins ils ne la possèdent pas. Je veux dire qu'ils l'ont dans la mesure où ils sont annihilés en eux-mêmes et revêtus de Dieu, mais pour autant qu'ils sont dans leur être propre, de façon que certains d'entre eux puissent dire : « Moi je suis heureux », ils ne l'ont pas.

Tandis que je parle de ces choses, je me reprends moi-même, en considérant ces mots et ces expressions, incorrectes en regard de ce que je sens - sans aucun sentiment - et qui ne se peut comprendre. Mais j'ai au dedans de moi un tel feu - sans feu - que je voudrais que toute créature le comprenne. Si je pouvais souffler cette flamme sur les créatures, je suis sûre de les allumer et de les embraser du feu de l'amour divin. O merveille ! je sens un tel amour et une telle droiture envers Dieu que tout l'amour et la droiture envers le prochain, nécessaires pour vivre de façon humaine pour autant qu'on y va droitement, me paraissent en comparaison une hypocrisie. De là vient que je ne puis plus m'accommoder au monde. Je me rends compte, quand je m'accommode à lui, que je le fais à contre-coeur et pour ne pas donner de mauvais exemples au prochain, puisqu'ainsi est l'usage du monde, qui semble-t-il, ne peut vivre que de fumée.


1. C'est-à-dire que l'origine en est en Dieu, non en eux-mêmes.


CHAPITRE X COMMENT LA VAINE GLOIRE NE POUVAIT ENTRER EN SON ESPRIT, DE LA LUMIÈRE QUE LUI DONNAIT LA IHAINE D'ELLE-MÊME, ET CE QUE VALENT NOS OEUVRES.


La vaine gloire ne pouvait pénétrer en son esprit, parce qu'elle possédait la vérité. Elle désespérait d'elle-même et plaçait par suite toute sa confiance en Dieu seul son très doux amour à qui elle s'abandonnait âme et corps, lui disant :

Seigneur fais de moi tout ce que tu veux.

Elle parlait ainsi avec la ferme assurance qu'il ne l'abandonnerait jamais, surtout qu'il ne la laisserait jamais tomber dans aucun péché. Elle aurait choisi tous les enfers imaginables plutôt que de voir sur elle la tache d'aucun péché si minime qu'il soit. D'autant plus, disait-elle,

que pour Dieu il ne peut être parlé de chose petite en matière de péché, mais de grave ou plutôt d'énorme puisque c'est contre sa si grande bonté 1.

Cette âme purifiée était non seulement sans estime d'elle-même ni vaine gloire d'aucune sorte de chose, mais il lui était beaucoup plus agréable d'être reprise et avertie de quelque penchant qu'elle aurait eu. Jamais elle ne s'excusait. Si profond était le regard intérieur de cette âme illuminée, elle disait des secrets de si haute perfection qu'à peine pouvait-elle être comprise, fût-ce d'âmes ferventes. Entre autres choses elle disait, non pour elle-même, mais pour d'autres, sujets à la vaine gloire :


1. Ce n'est pas nier la distinction entre péché véniel ou mortel, mais énoncer que tout péché est un mal par-dessus tout autre, qu'il est le seul mal véritable.

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Je ne voudrais pas voir qu'il me soit jamais attribué à moi-même un seul acte méritoire, même si l'on ajoutait l'assurance de ne plus jamais commettre de fautes et d'être sauvée, parce que la vue d'un tel acte me serait comme un enfer. Et quand à mon salut, avoir fait toute seule et par moi un seul acte qui, en tant que mien, aiderait à mon salut en dehors de la grâce divine, ce serait pire qu'un démon, car ce serait vouloir dérober à Dieu ce qui est à lui.

C'est que toutes les oeuvres et les actes vertueux, s'ils ne sont pas vivifiés par la grâce sanctifiante, ne sont rien et restent sans aucune valeur méritoire. Il en faut faire et en produire néanmoins, parce que la grâce ne peut vivifier et enrichir que nos actions. Sans actes la grâce refuse de sauver. C'est dire que toutes les oeuvres, faute d'être rendues saintes par la grâce, sont mortes, en tant qu'elles procèdent de la créature. Tandis que la grâce rend saintes toutes les actions faites par ceux qui ne sont pas en péché mortel, elle rend ces actes méritoires pour le ciel, non en vue de la personne qui agit mais en vue de la grâce qui sanctifie. C'est cela qui rend méritoires les actions par l'oeuvre de la seule grâce, c'est cela même dont elle disait qu'elle n'eût voulu la voir en soi 1.

Elle disait :

Il est impossible que la créature, en tant qu'elle est créature et sans la grâce divine, puisse faire quoi que ce soit de méritoire. Cela n'appartient qu'à la seule grâce qui est Dieu 2. Il suffit que la grâce soit toujours prête à sanctifier tout ce qu'opère la créature dès qu'elle n'est pas en péché mortel. De la sorte personne ne peut alléguer qu'il lui est impossible de se sauver. Il suffit de vouloir faire le bien et laisser le mal, c'est-à-dire le péché. De même chacun peut être sûr d'aller à la damnation éternelle s'il reste en péché mortel - si multipliées que soient ses bonnes oeuvres, puisqu'elles ne seraient pas sanctifiées par la grâce divine mais resteraient mortes.

Elle disait encore:

J'aimerais mieux demeurer en péril de toute la damnation éternelle, plutôt que d'être sauvée en voyant en moi cet acte qui me serait propre.

Cette haine d'elle-même lui donnait donc une lumière qui lui faisait voir clairement comment tout bien procède de Dieu seul ;


1. Explication des auteurs de la Vita.

2. Dans les hauts états mystiques Dieu pénètre et unit à lui la substance même de l'être.

C'est l'union sans intermédiaire et sans différence de Ruysbroeck. En ce sens peut s'entendre la formule abrupte de Catherine. Une oraison liturgique énonce que l'Esprit-saint est lui-même la rémission des péchés (Mardi de Pentecôte, postcommunion).

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c'est en Dieu même qu'elle le voyait, qu'elle le voulait, à lui qu'elle le laissait de toute sa volonté. Pour conclure, elle disait :

Si je pouvais trouver, par impossible, quelque bien dans une créature quelconque, je le lui enlèverais de force pour tout remettre à Dieu 1.

Elle ne voulait pas que personne pût penser qu'il y ait quelque chose de bon, hormis en Dieu 2. Elle voulait que chacun eût conscience que tout mal provient de la seule créature par vaine gloire.

Attendu que tous les bons mouvements et toutes les bonnes actions qui se peuvent imaginer et dire, procèdent de cette source première du divin Amour, qui semble n'avoir d'autre souci que notre salut à procurer de toutes façons. Mais la créature par elle-même ne peut avoir d'autre pensée que des sens et du péché, selon l'inclination naturelle au mal que produit le péché, qui tire toujours en bas. Ainsi la pierre jetée en l'air cherche toujours à retourner au sol et y retombe, si elle n'est retenue de force.


1. La sainte ne veut considérer ni estimer que le seul bien surnaturel procédant de lt glace divine, le seul qui soit bien éternel.

2. Jésus au jeune homme riche : « Il n'y a de bon que Dieu seul » (Luc, 18, 19).

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CHAPITRE XI COMMENT ELLE COMPRENAIT LA PURETÉ DE LA CONSCIENCE, ET DE L'OPPOSITION DU PÉCHÉ À DIEU.


Par cette claire lumière allumée par la vraie lumière 1 qui resplendissait en son esprit, cette sainte âme parlait en termes admirables de la pureté de conscience.

Elle disait :

La pureté de la conscience ne peut supporter rien, Dieu seul excepté, qui est pur, sans tache et simple. De tout le reste, c'est-à-dire de quelque mal, je ne puis supporter rien, pas même la plus petite étincelle. Cela ne se peut comprendre ni savoir, sinon de qui en fait l'expérience.

C'est pourquoi elle avait toujours à la bouche par habitude ce mot de netteté. Il y avait aussi dans son langage une netteté, une pureté admirables. Elle voulait que tout ce qui se concevait dans l'esprit en sortît net et pur sans le moindre détour. Aussi ne pouvait-elle exprimer extérieurement, par amitié ou convenance, des sentiments accordés à ceux du prochain, sinon dans la mesure où elle y éprouvait de la correspondance dans son esprit.

Il se maintenait dans cette âme une telle humilité, un tel mépris, une telle haine d'elle-même que c'était chose admirable. Quand par permission divine son esprit se trouvait dans une telle souffrance qu'elle ne pouvait quasiment ouvrir la bouche, elle disait alors :

O Amour, laisse-moi en cet état, afin que je te sois soumise et que mon misérable non-être ne se puisse mouvoir, parce qu'autrement je ne saurais faire que du mal.

O excellent et admirable déscernement de l'âme, quand elle est parfaite, unie et transformée en son doux Seigneur, au point qu'elle


1. S.Jean, 1, 9 : « Il y avait la vraie lumière, qui illumine tout homme.

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voie clairement que de sa part elle est portée à tout mal, et d'autre part qu'elle est tenue par Dieu qui ne la laisse aller 1 en oeuvres de péché. Il en est ainsi vraiment. Jamais l'âme n'est si parfaite qu'elle n'ait besoin du secours continuel de Dieu, quoiqu'elle soit déjà transformée en Dieu même. A vrai dire le penchant naturel du doux Seigneur le porte à ne jamais laisser tomber de telles âmes. Encore que l'âme, par elle-même, soit toujours capable de tomber s'il ne la retient, toutefois il garde de la chute celles qui avec leur libre arbitre refusent leur consentement au péché. Celles qu'il laisse tomber ce sont les âmes qui volontairement consentent au péché. Puisqu'il leur a donné ce libre arbitre il ne veut pas les forcer. Qui donc tombe en péché, la cause en est en lui-même, et non en Dieu qui reste toujours prêt à l'aider, même encore après sa chute, pour peu que l'âme tombée se laisse aider en correspondant à la grâce divine, qui continuellement la rappelle et l'invite à se relever.

Elle disait donc :

Si l'âme tombée en quelque péché que ce soit, répond à la grâce qui l'appelle et s'afflige de tous les péchés passés, avec la résolution et la volonté de ne plus pécher, tout aussitôt Dieu la relève de tout.

Il la conserve et la retient désormais si bien qu'elle ne tombe plus, tant qu'elle-même par sa propre malice ne se sépare de ce doux Seigneur, c'est-à-dire de l'observation de ses commandements qui sont la volonté de ce même Seigneur, et qu'elle consente volontairement au péché - ce qui est quitter Dieu. Et non seulement Dieu est prêt à faire tout cela pour sa part, mais je vois clairement, de l'oeil intérieur, que ce Dieu de douceur aime de pur amour toutes ses créatures.

Il n'a de haine pour rien 2, le péché seul excepté. Celui-ci lui est opposé à un degré qui ne se peut mesurer ni imaginer. Je dis que Dieu aime de si parfait amour ses créatures qu'il ne se trouve pas et ne se trouvera jamais une intelligence si angélique qu'elle en puisse comprendre la moindre étincelle. Et si Dieu voulait faire qu'une âme le puisse comprendre, il faudrait d'abord qu'il lui fasse un corps immortel. En effet, par notre nature cela ne se pourra jamais comprendre.

Il est impossible par conséquent que Dieu et le péché, si petit soit-il, se trouvent ensemble. Un tel obstacle empêche l'âme de recevoir sa glorification, de même qu'un petit rien que tu aurais dans l'oeil t'empêche de voir le soleil. Comparez là-dessus quelle différence


1. L'édition : non gli lasci mandar in opera di peccato. Le ms. D, f. 11, porte : che non mandasse in opera di peccato = qui ne l'induit pas en oeuvre de péché. Comme dans le Pater: « et non inducas ». Le ms. rend fidèlement l'expression dont usa la sainte ; l'édition a voulu éviter tout soupçon de self arbitre, par opposition au luthéranisme.

2. « vous ne haïssez rien de ce que vous avez fait » (Sagesse, 11, 25).

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entre Dieu et le soleil, et puis entre la vue intellectuelle et celle de l'oeil du corps. Cette différence est si grande qu'on ne peut l'établir ni même l'imaginer à cause de l'excessive distance de l'une à l'autre.

En conséquence cette âme qui veut et qui doit être en cette vie gardée du péché, et dans l'autre glorifiée par Dieu, il faut qu'elle soit nette, pure et simple, et que de sa volonté rien ne lui reste dont elle ne soit entièrement purifiée par contrition, confession et satisfaction. Car nos actions sont toutes imparfaites, voire fautives en tant qu'elles sont nôtres.

Aussi voyant ces choses comme elles sont à la pleine clarté de l'oeil intérieur, il me faut vivre sans moi-même, puisque l'Amour m'a fait connaître à moi-même ce que je suis. Je me connais de telle façon que je ne puis plus être trompée. J'ai abandonné mon moi. Je n'en puis faire aucun cas sinon comme d'un démon et pire encore, si on peut dire. Quand Dieu donne cette lumière à l'âme, à cette lumière elle voit si clairement cette vérité qu'elle ne peut ni ne veut plus agir avec ce moi qui souille toujours toute chose et trouble l'eau claire, je veux dire la grâce de Dieu. Alors elle s'offre et se remet toute à lui, et le Seigneur prend possession de sa créature, la remplit de lui-même à l'intérieur et à l'extérieur, à tel point qu'elle ne peut plus agir sinon autant et de la façon que le veut ce doux Amour. Par l'effet de cette union avec Dieu, l'âme ne lui résiste en rien et ne fait plus d'oeuvres que toutes pures, nettes, droites, qui sont suaves, douces et délectables. Dieu leur a enlevé toute difficulté. Telles sont les oeuvres qui plaisent à ce Seigneur Dieu.

Pour toutes ces raisons, je ne puis concevoir en la Vie présente ni en l'autre vie d'autre adversité que le péché. Il procède de notre moi, qui veut suivre sa propre manière de voir et son propre penchant.

C'est ainsi que l'âme se prive d'un tel bien infini comme est Dieu.

Je vois en Dieu une telle conformité à la créature raisonnable que si le démon pouvait sortir de ce vêtement de péché, au même instant Dieu se l'unirait, et il ferait ce que le démon voulait se procurer luimême, - mais ce serait par participation à sa bonté. Je dis la même chose de l'homme. Enlève-lui le péché des épaules et puis laisse faire à la douceur divine. Il apparaît clairement que Dieu semble n'avoir autre chose à faire sinon de vouloir s'unir à nous, au point que par tant d'appels pleins d'amour, il semble risquer de forcer le libre arbitre. Plus l'homme s'approche de Dieu, mieux il voit qu'il en est ainsi, de sorte que je ne sais pas comment l'homme peut vivre s'il voit cela.


CHAPITRE XII DU SOIN ASSIDU ET DU GRAND SOUCI QUE DIEU DÉPLOIE DE DIVERSES MANIÈRES POUR ATTIRER L'ÂME, TELLEMENT QU'IL SEMBLERAIT ÊTRE NOTRE ESCLAVE, ET DE L'AVEUGLEMENT DE L'HOMME ET DE COMBIEN DE MANIÈRES NOUS TROMPE NOTRE PROPRE VOLONTÉ.


Je vois que ce doux Seigneur a tant de soin de l'âme, que pas un homme n'en aurait autant pour gagner le monde entier, quand même il serait sûr d'y arriver. Aussi voyant avec quel amour il s'empresse de nous fournir tous les secours qu'il nous peut donner pour nous conduire à sa patrie, je suis presque forcée de dire que ce doux Seigneur paraît être notre esclave. Si l'homme pouvait voir quel soin Dieu a de l'âme, sans savoir autre chose, il serait stupéfait en lui-même, et serait confondu en considérant que ce Dieu de gloire, en qui est toute l'essence des êtres visibles et invisibles 1, a tant de souci de sa créature. Et nous, de qui il s'agit, pour profit ou dommage, nous n'en avons cure.

Hélas! comment cela se peut-il ? Si nous n'apprécions pas ce que Dieu met si haut, de quoi devons-nous encore faire cas ? O homme infortuné ! où vas-tu t'égarer ? Que fais-tu de ce temps si précieux qui te sera un jour si nécessaire ? Que fais-tu de ce bien qui doit te servir à acheter le paradis? Que fais-tu de toi-même, de ce toi qui devrait se dépenser au service de l'âme? Que fais-tu de cette âme destinée à s'unir à Dieu par amour ? Tu as rabattu tout cela vers la terre, et la terre produit une semence et des fruits qu'on mange avec les démons en enfer. Là règne un désespoir sans fin, parce que tu as perdu cette gloire pour laquelle tu étais créé, à laquelle tu étais appelé par tant d'inspirations de ton Seigneur, et tu verras que rien ne t'a manqué sinon toi-même.

Sache donc que si l'homme voyait quelle est l'importance d'un seul péché il choisirait d'être dans une fournaise brûlante et d'y rester tout vif en âme et en corps, plutôt que de supporter en soi ce péché. Et si


1. Une de ces choses dont Bossuet disait « qu'elles ont besoin d'explication » Il ne s'agit pas ici d'essence dans la rigueur de signification philosophique du terme. Toutes les créatures ont en Dieu la source de leur être et Dieu en possède toute l'excellence de façon suréminente. Aussi bien, il suffira de se reporter au début du chapitre suivantoù Catherine s'explique avec plus de précision, pour se rendre compte qu'il n'y a rien de panthéiste dans sa pensée.

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la mer était toute de feu, vite, vite il s'y engloutirait jusqu'au fond pour éviter ce péché, et il refuserait d'en sortir jamais s'il savait qu'en sortant il verrait en soi un seul péché.

Tout cela paraîtra fort à beaucoup et il en est ainsi. Mais à cette âme ces choses furent montrées comme elles sont en vérité, aussi cette image lui paraissait-elle faible 1. Et elle disait :

Il me semble voir encore ceci, chose trop honteuse à dire : l'homme vit comme avec allégresse dans le péché et je m'étonne qu'unechose si terrible passe presque inaperçue.

Elle disait encore:

Quand je vois et contemple ce qu'est Dieu et ce qu'est notre misère, que Dieu s'efforce par tant de voies et de moyens d'élever si haut (pourvu que nous-mêmes nous ne nous dérobions pas), je reste étourdie et hors de moi. Je vois le moi de l'homme si opposé et si rebelle à Dieu qu'il ne peut l'amener à sa volonté pour ainsi dire que par des leurres 2. Il faut lui promettre plus qu'il ne doit laisser et lui en donner quelque avant-goût dès cette vie. Dieu agit ainsi parce qu'il voit l'âme si attachée aux choses visibles que jamais elle ne lâcherait un si elle ne voyait quatre à prendre. Et avec tout cela elle cherche continuellement à se dérober, si Dieu ne la retenait à tout instant par quelque grâce intérieure et extérieure ; sans quoi l'homme, à cause de son instinct pervers, ne se pourrait conserver. Il est travaillé par le levain du péché originel et du péché actuel ; continuellement nos sens par un attrait inné penchent vers les choses terrestres. Comme messire Adam voulut faire sa volonté contre celle de Dieu, ainsi devons-nous prendre pour objet de notre volonté celle de Dieu, qui renverse et détruise notre propre vouloir. Mais puisque de nous-même nous ne savons ni ne pouvons détruire cette volonté propre, à cause de notre penchant mauvais et de notre amour-propre, il sera fort utile de nous soumettre pour l'amour de Dieu à quelque créature, pour accomplir purement et droitement la volonté d'autrui plutôt que la nôtre. Plus on se soumet pour l'amour de Dieu, plus on sera libéré de cette peste maligne de la volonté propre. Celle-ci est si subtile et pénètre si loin en nous, elle se couvre de tant de prétextes et se défend avec tant d'arguties, qu'elle paraît proprement un démon. C'est au point que quand nous ne la faisons pas d'une manière, nous l'accomplissons d'une autre, sous toute sorte de prétextes, comme celui de charité, de nécessité, de justice, de perfection, ou pour souffrir pour Dieu, ou pour trouver quelque consolation spirituelle, ou pour la santé,


1. Ce passage qui manque au ms. D est une glose des rédacteurs de l'édition.

2. Lusinghe. Terme de sens général et imprécis, soit cajoleries, flatteries, soit appâts et leurres. La suite du texte l'explique.

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pour faire comme les autres ou pour condescendre à celui qui cherche à nous obliger en paroles ou en actes. Je vois là un océan si vaste et si empoisonné et si contraire à Dieu qu'il est impossible de s'en garder à moins d'un secours divin. Parce que Dieu voit cela mieux que nous, il y compatit tellement qu'il ne cesse jamais de nous envoyer quelque bonne inspiration pour nous en libérer. Il ne force pas pour cela notre libre arbitre, mais il l'incline par ses nombreux cheminements d'amour.

Aussi l'âme qui ouvre son intelligence et voit le grand soin que Dieu a d'elle, est forcée de dire : O mon Dieu, il me semble que tu n'as d'autre affaire que de t'occuper de moi. Que suis-je, moi, pour que tu aies tant de soin de moi ? Si toi, qui es Dieu, tu as si grand souci de moi, tandis que moi je ne sais pas ce qui m'est bon, ne dois-je pas estimer ce dont tu fais si grand cas ? Ne dois-je pas rester toujours soumise à tes commandements ? et me tenir attentive à tes gracieuses inspirations que tu m'envoies sans interruption par toute sorte de voies et moyens?

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CHAPITRE XIII COMMENT ELLE VOYAIT EN DIEU LA SOURCE DE LA BONTÉ, ET COMMENT DIEU LA COMMMUNIQUE À SES CRÉATURES.


J'ai eu, disait-elle, une vue qui m'a comblée. Il me fut montré en Dieu la source vive de la bonté. Dieu était d'abord tout en lui seul, sans participation d'aucune créature. Je vis ensuite qu'il se mit à se communiquer à la créature. Il créa cette compagnie angélique, de si grande beauté, pour qu'elle jouît de sa gloire ineffable. Il n'exigeait d'eux autre chose sinon de se reconnaître créatures faites par sa bonté suprême et que leur être procédait tout entier de Dieu, sans qui toute chose se résout en un pur néant. De l'âme, il faut dire la même chose. Elle aussi a été créée et faite immortelle en vue de cette béatitude. S'il n'y avait pas d'immortalité, il n'y aurait point de bonheur. Comme les anges ne pouvaient être réduits au néant, dès qu'ils furent revêtus de péché, par leur superbe et leur désobéissance, Dieu leur retira à l'instant la participation à sa bonté qu'il avait déjà décidé de leur accorder par sa grâce. En conséquence ils furent rendus si infernaux et si terribles qu'il est impossible d'en concevoir le cent-millième, même à ceux qui ont reçu lumière de Dieu. Le Seigneur cependant ne leur enleva pas toute sa bonté, sinon ils seraient encore plus mauvais et ils subiraient un enfer infini et sans limite de peine comme il l'est d'éternité 1.

Dieu supporte aussi l'homme sa créature tant qu'il reste en ce monde, même s'il vit dans le péché, et il le dirige par sa bonté. Dans la mesure où il veut nous la communiquer plus ou moins, nous sommes aussi plus ou moins tourmentés ou plus ou moins joyeux à nous supporter nous-mêmes au milieu des adversités. Nous pécheurs sur cette terre, nous avons une plus grande part à sa bonté, parce que Dieu nous voit avec cette chair qui nous met en beaucoup d'ignorance et de fragilité. Aussi tant que nous sommes en cette vie, il nous supporte et nous allèche par la communication de sa bonté. Nous l'ignorons encore, mais à notre départ de cette vie, si nous nous trouvions en péché mortel - que Dieu nous en garde ! - alors il retirerait de nous


1. Pensée familière à Catherine. Dieu n'exerce pas sa justice en toute sa rigueur, ni envers les pécheurs en enfer ni envers les anges rebelles. Il la tempère par un effet de sa bonté.

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sa bonté et nous laisserait en nous-mêmes. Pas tout à fait cependant, puisqu'il veut que partout se trouve sa bonté, accompagnée de sa justice. S'il pouvait exister une créature qui n'eût aucune part à la bonté divine, elle serait presque aussi mauvaise que Dieu est bon.

Je dis cela parce que Dieu m'a fait voir quelque chose de sa vérité afin que je sache ce que c'est que l'homme sans Dieu, c'est-à-dire quand l'âme est en péché mortel. L'âme est alors si monstrueuse et horrible à voir qu'il est impossible de le comprendre ou de l'imaginer.

La réalité est toujours infiniment pire.

Aussi personne ne doit s'étonner de ce que je dis. Je comprends que je ne puis plus vivre davantage avec moi-même, il me faut vivre sans moi, c'est-à-dire sans aucun mouvement personnel de volonté, d'intelligence ni de mémoire. Dés lors, que je parle, chemine, marche ou m'arrête, dorme ou mange, que je fasse quoi que ce soit comme en moi-même et par principe personnel, je n'en sais rien et n'en ai nul sentiment, et ces choses sont plus éloignées de moi, c'est-à-dire de l'intime de mon coeur, que le ciel n'est distant de la terre 1. Si l'une quelconque de ces choses pouvait de quelque manière pénétrer en moi et me donner la satisfaction qu'elles procurent d'habitude, certainement j'en éprouverais dans l'intime de moi-même un tourment intolérable. Il me semblerait revenir en arrière de ce qui doit être consumé, comme il m'a été montré. De cette manière toutes les inclinations naturelles tant de l'âme que du corps vont se consumant.

Je comprends ainsi que tout ce qui est nôtre doit être détruit de façon qu'il n'en reste rien. Il le faut ainsi à cause de sa malignité qui est telle que rien ne peut la surmonter hormis l'infinie bonté de Dieu. Si Dieu ne la cachait et ne la consumait en soi, il ne serait jamais possible de nous enlever des épaules cela qui est pire que l'enfer. J'y vois mieux de jour en jour l'horreur de ce qui est de nous. Si on n'avait confiance en la providence de Dieu on perdrait tout espoir, tant, à la lumière intérieure, nous nous trouvons mauvais, par comparaison à la bonté de Dieu, qui cherche sans cesse à nous aider avec le plus grand amour et la plus grande sollicitude.

Il lui fut encore montré en esprit comment toutes les actions de l'homme, et surtout les spirituelles, sans la grâce surnaturelle, restent pour Dieu sans fruit et de peu ou de nulle valeur. Elle voyait encore que Dieu ne cesse jamais de frapper au coeur de l'homme pour y entrer et sanctifier ses actes. Personne ne pourra se plaindre qu'il n'ait pas reçu de ces appels continuels. Dieu frappe à toute porte sans distinguer bons ou méchants.


i. C'est l'anéantissement du moi et son absorption ou transformation en Dieu, point capital de la doctrine cathérinienne du pur amour. Elle s'en explique aussitôt et y revient souvent.

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CHAPITRE XIV COMMENT ELLE ÉTAIT TOUTE TRANSFORMÉE EN DIEU ET DÉTESTAIT DE DIRE MOI OU MIEN ; CE QUE C'EST QUE L'ORGUEIL, ET DE L'ERREUR DES HOMMES QUI CHERCHENT LE BIEN ET LA GRANDEUR SUR CETTE TERRE OÙ CELA NE SE PEUT TROUVER, ET QUEL MALHEUR D'ÊTRE PRIVÉ D'AMOUR.


Elle poursuivait et disait :

J'ai toujours vu et je vois de mieux en mieux que tout bien est en un seul lieu, c'est-à-dire en Dieu. Et tous les autres biens qui se trouvent en dessous de lui sont des biens par participation. Mais l'amour pur et net ne peut vouloir de Dieu aucune chose, pour bonne qu'elle puisse être, qui ait nom participation. C'est qu'il veut ce Dieu tout entier, tout pur, sans mélange, immense, tel qu'il est. S'il ne lui manquait qu'une toute petite parcelle, il ne pourrait se contenter, mais il se croirait plutôt en enfer. Voilà pourquoi je dis que je ne veux pas d'amour créé, c'est-à-dire d'un amour qu'on puisse goûter, comprendre, dont on puisse se réjouir. Je ne veux pas, dis-je, d'un amour qui passe par la voie de l'intelligence, de la mémoire ou de la volonté 1. Le pur amour, en effet, est au-dessus de tout cela. Il dépasse tout et s'écrie : Moi je n'aurai de cesse que je ne sois serré et enfermé dans cette divine poitrine où se perdent toutes les formes créées et se perdant elles-mêmes, deviennent divines. De nulle autre façon ne peut se contenter l'amour pur, vrai et net.

J'ai donc décidé 2, tant que je vivrai de dire toujours au monde :

à l'extérieur fais de moi ce que tu veux, mais à l'intime laisse-moi car je ne puis, je ne veux et je ne voudrais qu'il soit en mon pouvoir de


1. L'amour mystique, la grâce d'union est infuse dans la substance de l'âme, plus profondément que les activités des facultés, hors de toute perception consciente. C'est l'union sans intermédiaire et sans différence de Ruysbroeck.

2. Le ms. D a ici un passage qui a été supprimé par l'édition, à tort car il introduit la suite, voici ce passage : Qaund je vois que l'homme se perd lui-même quand il est envahi par l'amour-propre, comment il n'a cure ni de Dieu, ni de la crainte de l'enfer, qu'il en vient à n'éprouver plut aucune crainte et ne peut être vaincu par aucun amour, hors celui qu'il a dans l'instinct de son coeur, qu'il semble être tout perdu dans cet amour-propre sans espoir d'en pouvoir jamais sortir alors je me dis: si cet amour a tant de force pour réaliser ces choses et plus encore, quelle puissance n'aura pas cet amour pur et net, qui est Dieu même ? Ne me transformera-t-il pas en lui et ne fera-t-il pas que je soit toute perdue en lui? Aussi, tant que je vivrai je dirai au monde...

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vouloir occuper mon intérieur d'autre chose que ce Dieu seul qui l'a saisi et l'a enfermé en soi, si bien qu'il ne veut ouvrir à personne. Sache que la force qu'il déploie ici est aussi grande que sa toute puissance. Il ne fait autre chose que de consumer cette humanité, sa créature, au dedans et au dehors. Quand elle sera toute consumée, ils sortiront tous deux de ce corps 1. et ainsi unis ils monteront à la patrie. En mon intérieur je ne puis voir que lui puisque je n'y laisse entrer nul autre et moi moins encore que les autres, parce que c'est à moi que je suis le plus ennemie.

Il m'arrive cependant et il est parfois nécessaire de désigner ce moi, selon l'usage du monde qui ne sait parler d'autre manière ; mais quand je me nomme ou suis nommée par d'autres, je dis en moi-même : Mon moi est Dieu, je n'en connais pas d'autre, hors mon Dieu lui-même 2. De même quand je parle de l'être. Chaque chose qui a l'existence la tient par communication de la souveraine essence de Dieu. Mais l'amour pur et net ne peut s'arrêter à voir cette communication comme sortie de Dieu et qui soit en elle comme créature, à la façon des autres créatures qui participent plus ou moins à Dieu. Le vrai amour ne peut supporter de ressembler ainsi aux autres créatures mais avec un grand élan d'amour il dit : Mon être est Dieu, non par simple participation, mais par vraie transformation et annihilation de l'être propre 3.

Note ici un exemple. Les éléments 4 ne peuvent être transformés, parce que leur propriété est de demeurer inchangés. Étant sous cette loi, ils n'ont pas de libre arbitre et par suite ne peuvent sortir de leur être propre qui leur a été communiqué à leur formation. Ainsi quiconque veut rester ferme en son esprit, doit mettre sa fin première en Dieu qui affermit toute créature selon la fin pour laquelle il l'a créée. Il est impossible qu'elle puisse s'arrêter autrement ; elle est insatisfaite tant qu'elle n'est pas revenue à son principe qui est Dieu même.

Or l'homme est créé pour posséder la béatitude. S'en écartant, il s'est rendu difforme pour s'être fait un être propre tout opposé à la béatitude. C'est pourquoi nous sommes tous obligés de soumettre à Dieu notre être propre, qui nous verse dans l'esprit tant d'occupations et qui entrave par là notre droit cheminement. Il faut que Dieu même le consume au point qu'il ne reste nulle autre chose que lui,


1. « Tous deux ,... Ou bien Dieu et l'âme, ou bien l'humanité et l'esprit, dont il n'est pas fait mention en ces lignes, mais conformément à la doctrine développée dans le Dialogo. Voir plus haut, le Vocabulaire mystique.

2. Encore une de ces « choses qui ont besoin d'explication ». Il s'agit de l'identité d'amour.

JACOPONE chantait dans la Laude citée ci-après:

Je vis, moi et non moi,

Mon être et non mon être.

3. JACOPONE DE TODI, Laude 60 :

Là où le Christ est greffé,

Tout l'ancien est décapité.

L'un dans l'autre est transformé

En merveilleuse unité.

4. Les quatre éléments de la physique ancienne : l'eau, l'air, la terre et le feu

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faute de quoi l'âme ne peut trouver ni fermeté ni contentement, puisqu'elle n'est pas faite pour une autre fin.

De là vient que, quand il le peut, Dieu attire à lui le libre arbitre de l'homme par des artifices suaves ; s'il y réussit, il le met dans la direction voulue pour le conduire à l'annihilation de son être propre.

Ainsi c'est en Dieu qu'est mon être, mon moi, ma force, mon bonheur, mon bien, ma joie. Ce mien, que je viens de prononcer, je le présente comme mien, parce que je ne puis m'exprimer autrement, mais au fait je ne sais ce que c'est que ce moi, ce mien, cette joie, ce bien, cette force, cette fermeté, ni encore ce bonheur. Je ne puis tourner les yeux sur rien ni au ciel ni sur terre. Si cependant je prononce quelques paroles qui sentent l'humilité, ou la spiritualité, au-dedans de moi je ne sais et ne sens rien, mais j'ai honte de dire tant de mots si peu conformes à la réalité et à ce que j'éprouve en moi.

Je vois clairement qu'en vérité l'homme se trompe en ce monde, en s'occupant de ces choses qui ne sont pas et en leur donnant de la valeur. Et par suite il ne regarde ni n'estime ce qui en vérité est.

Écoute ce que dit à ce propos frère Jacopone l dans une de ses laudes qui débute : « O amour de la pauvreté. » Il dit ainsi :

« Ce que tu vois n'est pas,

tant est grand ce qui est.

La superbe est au ciel

et l'humilité se damne. »

Il dit : ce qui se voit, c'est-à-dire toutes les choses visibles qui sont créées ne sont pas, elles n'ont pas l'être véritable, tant est grand celui qui est, Dieu, en qui est tout être vrai. La superbe est au ciel, c'est-à-dire la vraie grandeur est au ciel, et sur terre, l'humilité se damne, c'està-dire l'affection placée en ces choses créées qui sont basses et viles, n'ayant pas en soi l'être véritable.

Mais considérons un peu plus longuement ce sujet, je veux dire cet aveuglement de l'homme qui prend le blanc pour le noir, la superbe pour l'humilité, l'humilité pour la superbe. De là provient la perversion du jugement, cause inévitable de toute erreur.

Voyons donc ce que c'est que la superbe. Je dis, d'après ce que je vois de l'oeil intérieur, que la superbe n'est autre chose que l'élévation de l'esprit en des choses qui font dépasser à l'homme son rang. Peu importe en quoi, dès que l'homme sort de ce qu'il est, de ce qu'il sait, de ce qu'il peut, pour prétendre à ce qu'en vérité il n'est pas ni ne sait ni ne peut. En se tenant ainsi au-dessus de soi, il engendre en son âme cette superbe qui s'accompagne de présomption, d'estime de soi, d'arrogance. De là procèdent beaucoup d'actes contre la charité envers le prochain, l'homme croyant être vraiment ce qu'il imagine dans son esprit désordonné et plein d'amertume.


1. JACOPONE DE TODI, ib. Dans cette Laude, Jacopone aligne des paradoxes dans le genre de celui que Catherine vient de citer.

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A cet homme superbe Dieu dit 1 :

Ce que tu vois n'est pas,

Tant est grand ce qui est.

C'est-à-dire : aucune chose n'a l'être sinon par union à l'être de Dieu. Ce qui se voit n'est pas, parce que l'être de l'homme ne peut en vérité être appelé « être », mais plutôt « perte d'être », puisqu'il ne participe pas de droit à l'être unique de Dieu. Et parce que l'homme n'a rien en soi, Dieu lui donne seulement un être abaissé (umiliato). L'homme s'imagine posséder de grandes choses, mais il s'en éloigne chaque jour davantage, parce que nulle chose visible ne peut en vérité être dite grande.

A cet homme Dieu dit :

Si vraiment tu aspires à de grandes choses, par la nature même de ton âme laquelle est ainsi faite qu'elle ne peut se satisfaire de choses terrestres, (s'ensuit) :

La superbe est au ciel,

(c'est-à-dire, comme il a été dit déjà), si tu cherches de grandes choses pour t'élever sans péché et te tenir au-dessus de toi, cherche-les au ciel, ne les cherche pas où elles ne se peuvent trouver. Je te dis en vérité, si tu te mets à mal chercher, jamais tu ne trouveras ce à quoi tu aspires et tu perdras ce qu'avec mérite tu devrais chercher.

En effet, si l'homme avait l'oeil clair, il verrait que tout ce qui est en ce monde, pour bon et beau et utile que ce soit, avec toutes les délices qu'on pourrait avoir et tout ce qu'on peut dire,

Ce que tu vois n'est pas,

Tant est grand ce qui est.

C'est que d'une chose qui passe si vite on ne peut dire en vérité qu'elle est. On ne peut dire qu'elle est qu'à une chose qui jamais ne doit trouver de fin.

Puisque l'homme est d'une si grande dignité de nature par son âme, et fait pour de grandes choses, quand il se tourne vers des choses finies, c'est alors qu'il s'humilie et qu'il avilit la dignité de sa nature. Plus il descend, plus il s'avilit en s'éloignant de l'être infini avec lequel il a si grande conformité de nature. Et parce qu'il s'est humilié en choses de ce genre, il (Jacopone) dit :

Se damne l'humilité.

En effet, il s'abaisse en croyant s'élever. C'est pourquoi son être et sa grandeur seront humiliés. Parce qu'il a aspiré à des choses basses, il demeurera toujours dans cette bassesse1.


1. Tout le passage entre ces deux chiffres a été profondément modifié dans l'édition. Catherine continue de commenter la strophe citée de Jacopone, en reprenant plusieurs fois les distiques. Les éditeurs semblent s'y être embrouillés, ils ont entrepris de le simplifier. Il a paru intéressant de le rétablir dans sa rédaction primitive.

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Hélas ! que penses-tu que fera cet esprit de nature si généreuse, créé pour parvenir à une dignité si haute et à tant de bonheur, quand il se verra noyé dans la vile ordure de ses mauvais désirs, maintenu à cause de ses démérites dans une telle dégradation, et qu'il n'y aura jamais, voilà le pire, ni fin ni remède à pareil malheur? Quelle souffrance alors, quelle amertume, quelle plainte désespérée dans cette âme ? Nous voyons bien et nous savons d'expérience que l'esprit ne peut demeurer en lieu pénible, sinon par deux causes dont l'une est la force, l'autre une grande récompense qu'on espère obtenir un jour par cette peine. En quel désespoir sera donc l'homme tourmenté en enfer, quand la force qui l'y tient n'aura pas de fin et que sa souffrance n'obtiendra jamais aucun salaire? En vérité notre esprit est créé pour aimer et jouir, et c'est ce qu'il va cherchant par toutes choses. Il ne trouvera jamais d'apaisement dans les choses temporelles, et cependant il va espérant toujours de l'y trouver. Finalement il se trompe lui-même ; il perd le temps si précieux qui lui est assigné pour chercher Dieu le souverain Bien ; c'est en lui qu'il trouverait le vrai amour et la sainte jouissance qui l'assouviraient et le rendraient heureux. Mais que fera-t-il à la fin, quand lui manqueront toutes ces occupations et se dévoileront les illusions et sa vaine espérance, et qu'ayant perdu le temps il restera vide de tout bien? Pour finir il lui faudra rester, contre sa nature, privé encore par force de tout amour et de toute joie. Je vois en cela, avec pleine évidence, une chose si douloureuse et intolérable qu'à en parler je tremble de peur.

Je comprends par là ce que c'est que l'enfer et le ciel. Je vois comment l'homme par l'amour se fait Dieu en qui se trouve tout bien, tout amour et toute joie. A l'opposé, je vois que privé d'amour il reste plein d'autant de souffrances qu'il aurait été capable de recevoir de ces biens qui sont infinis, s'il n'avait pas été insensé à ce point. C'est pourquoi quand j'entends dire que l'enfer est un si grand tourment, il ne me paraît pas qu'on dise, ni qu'on puisse dire ni encore comprendre combien il est pesant. Impossible de l'exprimer comme je le comprends, et pas davantage la grandeur de son contraire, le pur amour de Dieu tout-puissant.

Quand je considère quel est l'aveuglement de ceux qui se laissent conduire en telle folie, pour des choses viles et minimes, à cette extrémité mortelle de tourments si horribles et infinis, je sens mes entrailles s'émouvoir de pitié.

A ce propos je me rappelle ce possédé à qui un religieux commanda de lui dire ce qu'il était. Il cria d'une voix forte : « Je suis ce malheureux privé d'amour. » Il le disait d'une voix si pitoyable et si pénétrante, qu'il me remua tout entière de compassion intime, tant je le comprenais en l'entendant dire : privation d'amour.

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CHAPITRE XV À QUEL POINT LA MOINDRE IMPERFECTION EST CONTRAIRE À L'AMOUR ; DE LA MULTITUDE DES MOYENS DE SALUT QUE DIEU NOUS FOURNIT ; ET, À LA MORT, QU'EST-CE QU'ON TIENDRA POUR PLUS IMPORTANT : LA RÉSISTANCE FAITE AUX INSPIRATIONS DIVINES, OU L'ENFER ?


Je comprends clairement, disait-elle, que l'amour pur, quand il aperçoit la plus minime imperfection, si Dieu n'y portait remède, il tomberait en poussière, non seulement le corps mais aussi l'âme si elle n'était immortelle. Pense donc maintenant comment sera celui qui demeure tout à fait privé de cet amour. De si grands malheurs je vois la cause : c'est que nous sommes tellement aveuglés par la disgrâce du péché, que nous ne pouvons nous rendre compte de quels maux extrêmes nous sommes menacés, alors que nous aurions si grand besoin de le savoir. Quand ensuite l'homme est réduit aux dernières angoisses, parce qu'à cette heure toutes joies s'enfuient et tous les maux se présentent et s'approchent de lui sans qu'il y ait de remède, je ne sais comment exprimer le degré de désolation et les extrêmes tribulations dont cette âme est environnée. C'est pourquoi je m'en tais, oppressée d'angoisse dès que j'en parle.

O homme infortuné, tu verras en ce moment à quel point Dieu eut plus que toi soin de ton salut. On te mettra devant les yeux tout le temps de ta vie, toutes les facilités de bien faire que tu as elles, avec tant de bonnes inspirations que tu n'as pas acceptées. En un instant tu verras tout cela clairement sans pouvoir y contredire. Comment crois-tu que se tiendra ton âme qui passera, de tant d'injustices devant la vraie justice? Je ne puis penser à cela, tant je vois l'extrême importance de cette affaire, et je suis comme contrainte de crier :

Prends garde ! prends garde! prends garde ! parce que la chose est de très grande importance. Et si je croyais qu'on m'écouterait, je ne dirais jamais autre chose.

Aussi quand je vois mourir quelqu'un, je dis au-dedans de moi : Quelles choses inconnues, terribles cette âme va voir! Et quand je vois des hommes mourir presque à la façon des bêtes, sans crainte, sans lumière, sans grâce, alors que c'est une affaire de si grande importance, si Dieu ne me soutenait, ce serait peine plus grande que toutes celles que je pourrais me faire pour le prochain.

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Et quand j'entends dire : Dieu est bon, il pardonnera, - et qu'en même temps on ne laisse pas de mal agir – oh ! comme j'en souffre! Je dis à tous que son infinie bonté dont il nous fait part, si méchants que nous sommes, devrait d'autant plus augmenter en nous son amour et nous pousser à faire sa volonté. Mais nous, au contraire, ce que nous devrions prendre pour une raison de bien faire, en voyant une telle bonté, nous la changeons en espoir de pardon sans cesser de mal faire, ce qui finalement tournera à plus grand malheur.

Je vois comment Dieu, tant que l'homme est en cette vie, use de tous les moyens de miséricorde pour le sauver, il lui donne toutes grâces nécessaires au salut. Lui, le plus tendre et le plus clément des pères, il ne sait que nous faire du bien, tant que dure cette vie, surtout en supportant nos péchés. Ils ont à ses yeux une telle gravité que si dans sa bonté il ne le maintenait, l'homme par suite de son péché tomberait en poussière. Le pécheur ne le sait pas, et cependant Dieu, dans sa bonté l'attend jusqu'à la mort. Alors ce sera sa justice qui agira, mais non sans miséricorde, puisqu'en enfer on ne souffre pas autant qu'on le mérite. Mais malheur ! malheur ! malheur ! à qui s'y laisse conduire. Et quand je vois l'homme mettre son amour dans les créatures au point d'aimer un chien, un chat ou quelque autre chose créée, y trouver grande joie et ne penser plus à autre chose, et qu'il s'asservit chaque jour davantage à ce qu'il aime, au point que ne pénétre en lui nul autre amour, nulle autre inspiration, dont il aurait cependant si grand besoin, il me vient une envie de lui arracher cet objet qui le tient ainsi prisonnier et lui fait perdre le bien si précieux de l'amour divin, qui seul pourrait le rendre heureux et content.

Mais hélas ! je dirai seulement ceci de la justice et de la miséricorde divines, bien que je ne sache si tout le monde voudra m'écouter : Dieu a fait l'homme en vue du bonheur, avec tant d'amour qu'on ne peut l'imaginer. Il lui fournit tous les moyens utiles, il le fait avec un amour, une pureté, une rectitude infinis. De tout ce qui est nécessaire, il ne le laisse manquer si peu que ce soit, si grands soient les péchés commis. Il ne cesse jamais de lui envoyer toutes les inspirations, avertissements et châtiments utiles pour le conduire à ce degré de bonheur pour lequel son amour brûlant l'a créé. Aussi, à la mort, quand cet homme verra tout cela, quand il reconnaîtra qu'il n'a jamais voulu se laisser conduire par la divine bonté, que lui seul a manqué à lui-même, je dis qu'alors il donnera plus d'importance à l'opposition par lui faite à la bonté divine qu'à l'enfer qui l'attend. Toutes les peines de l'enfer, en effet, si extrêmes qu'elles soient, ne sont rien, comparées au fait de s'être privé par sa propre résistance, de la vision béatifique de Dieu. Voilà ce qu'éprouve dans l'amour divin celui qui déclare attacher plus d'importance à la moindre imperfection qu'à tous les enfers imaginables. Que dirons-nous donc de cette âme qui en tout s'oppose à la volonté divine ? Que lui reste-t-il, sinon à un degré infini, malheur, souffrance, douleurs et afflictions sans remède, sans consolation, sans fin ? Ils sont submergés dans la bassesse sans fond de l'enfer ténébreux.

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CHAPITRE XVI COMMENT ELLE AVAIT CONSCIENCE DE SON PROPRE NÉANT ET PAR SUITE NE VOULAIT SE NOMMER. DE SA GRANDE FOI EN DIEU ; COMMENT ELLE AVAIT OPPOSITION À SON MOI PROPRE ET LE HAÏSSAIT, ET QU'IL EST NÉCESSAIRE QUE NOUS LE REMETTIONS TOUT À DIEU.


Si grande était l'humilité sincère de cette sainte âme qu'elle lui faisait voir clairement son propre néant, tellement qu'elle ne parlait jamais d'elle-même ni en bien ni en mal, disant :

Le mal, je suis bien sûre qu'il est tout entier de moi, mais du bien je n'en puis faire aucun de moi-même, puisque le néant ne peut rien faire de soi.

Elle ne voulait pas davantage dire, comme on fait souvent, qu'elle était mauvaise, de peur que son propre moi n'en prît confiance et présomption qu'elle pût arriver à devenir bonne. Étant ainsi sans espoir l elle désirait d'être jugée de même par les autres, afin de couper ainsi à la racine 2.

Elle disait :

Je ne veux parler de moi ni en bien ni en mal, de peur que mon propre moi ne s'estime être quelque chose. Quand je m'entendais désigner par d'autres, surtout en bonne part, je disais en moi-même : Si tu savais ce que je suis au fond, tu ne parlerais pas ainsi. Et puis me toumant vers ce moi je lui disais : Quand tu t'entends nommer et que te viennent aux oreilles des paroles qui pourraient avoir forme et apparence de bien, sache qu'on ne parle pas d'une chose qui soit à toi et qui puisse te faire valoir toi seul ; elle est de Dieu puisque toi, c'est-à-dire ton moi personnel, terrestre et charnel, tu as autant de conformité avec le bien qu'en a un démon. Mais quand tu entends


« Sans espoir » ; comprenons : en elle-même. Les éditions subséquentes ont corrigé de façon plus terne : « Étant dans cette opinion d'elle-même. »

Comprenons : à la racine du moi.

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parler de toi en mauvaise part, rappelle-toi qu'on n'en pourra dire autant, à beaucoup près, que la réalité vraie. Bien plus, tu n'es pas digne d'être nommée, même en mal, comme si tu valais qu'on prenne garde à toi.

On voyait à cela que toute sa confiance était en Dieu. Elle y était si fortement appuyée, avec une telle assurance qu'il n'était plus, pour ainsi dire, question de foi. Elle se voyait plus assurée dans les mains de Dieu son amour, en qui elle avait placé toute sa confiance, à qui elle avait donné tout le gouvernement d'elle-même, en se blotissant sous le manteau de sa sollicitude et de sa providence, que si elle s'était vue en possession actuelle de tout bien, de tout avantage et de tout bonheur qu'on puisse désirer ou imaginer de posséder en ce monde.

Elle devint encore tellement ennemie d'elle-même, que s'il fallait qu'elle se désignât elle-même en quelque affaire, elle ne se nommait pas en particulier, mais disait : nous, en général, tant en bonne qu'en mauvaise part.

La mauvaise partie de l'homme, disait-elle, se complaît à être nommée et le meilleur coup qu'on lui puisse donner c'est de ne la désigner jamais, de n'y prendre point garde,

et pour cela elle ne voulait se nommer d'aucune manière, A son être propre elle disait :

Je te connais, je te tiens pour ce que tu vaux, je ne veux plus que tu puisses jamais te justifier devant moi.

S'il était venu un ange pour lui dire quelque mot en faveur d'elle-même, elle ne l'aurait pas cru, tant elle était certaine de sa propre malignité.

De la sorte, elle avait une claire vue d'elle-même et par cette claire vérité elle était contrainte de se pacifier en toute affaire, soit qu'elle la concernât elle seule ou qu'elle lui fût commune avec d'autres, que ce fût du corps ou de l'âme. Quand il lui arrivait quelque chose comme une faute ou une peine, elle disait aussitôt en elle-même :

Tout cela est le produit de cette mauvaise part qui est en moi. Je vois bien qu'elle ne sait et ne peut porter d'autres fruits que ceux-là qui sont tout mauvais. Si elle n'en fait pas davantage c'est parce que Dieu la tient. Je la connais bien parce que Dieu m'a fait voir l'imper-

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fection et la malignité de ces penchants qui sont en nous. Aussi suis-je bien certaine de ne pouvoir jamais avoir moyen ni forme - si Dieu ne m'aide par sa grâce - de faire autre chose que le mal 1. Quant au bien, je n'en ai pas plus d'espérance que les démons, j'en ai encore moins qu'eux, pour avoir ce qu'ils n'ont pas, le corps et le libre arbitre 2. L'un et l'autre s'entendent avec ce moi mauvais et accomplissent ensemble toutes mes actions mauvaises, plus ou moins selon que Dieu leur lâche la bride.

Mais si je veux m'unir à Dieu, il faut que je sois de toute manière ennemie de ses ennemis. Et puisqu'il ne se trouve rien qui lui soit plus opposé ni par là même plus pernicieux à moi que moi-même, je suis forcée d'avoir en haine plus que toute autre chose cette part en moi qui est mienne. C'est pourquoi je n'en attends rien, je ne veux plus jamais en tenir compte. Et même, à cause de cette opposition qu'elle a avec l'esprit je la veux séparer de tous les biens de ce monde et de l'autre, n'en faire pas plus de cas que si elle n'existait pas, - du moins par la volonté. C'est pourquoi j'ai prié Dieu qu'il ne me permette ni de me réjouir intérieurement ni de me plaindre de quoi que ce soit de créé, afin que ce mauvais moi ne me voie jamais jeter une seule larme. Je l'ai encore prié de s'emparer de tout mon libre arbitre, de telle manière qu'il ne puisse vouloir ce que je veux mais uniquement ce qui lui plaît. J'ai obtenu tout cela de sa clémence.

Mon moi 3 se voyant réduit à cette extrémité, me disait : Au moins laisse-moi prendre un peu de réconfort. Que je ne m'entende pas qualifier comme je suis, quoique je sois ainsi. Il me faut pourtant vivre de quelque chose. Il n'est pas une créature qui ne soit pourvue du nécessaire selon son rang. Et je suis cependant une créature de Dieu.

Alors l'esprit se levait et disait : Tu es sans doute une créature faite par Dieu mais tu n'es pas de Dieu 4. Si tu veux être de Dieu il faut que je t'enlève tout ce dont tu t'es emparé de façon perverse, d'abord par le péché originel et puis par le péché actuel que tu as multiplié par ta propre volonté, de façon si horriblement opposée à la volonté de Dieu. Alors on pourra se fier à ton langage. Mais je te vois porter aux épaules plus de vêtements de propriété qu'un chat n'a de poils et si cachés qu'on ne peut les voir ni les imaginer ; comment as-tu le front de dire que tu es de Dieu?

Si j'étais assez sotte pour te nourrir selon ton inclination (qui est si corrompue et si opposée à cette pureté, à cette netteté qui est requise envers Dieu) tu me ferais deux dommages fort dangereux.


1. « Comme le sarment ne peut porter de fruit par lui-même sans demeurer dans la vigne, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi... Hors de moi vous ne pouvez rien faire , (s. Jean, 14, 4 s.).

2. La volonté des démons est fixée irrévocablement dans le mal, celle des hommes en cette vie peut varier.

3. Tout ce passage jusqu'à la fin du chap. prélude au Dialogo.

4. N'est de Dieu, au sens plein, que ce qui est surnaturel. Cfr s. Jean, 8, 47 : « Celui qui est de Dieu accueille les paroles de Dieu. ,

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L'un est que jamais tu ne serais rassasié et l'autre que te fortifiant chaque jour tu me ferais des blessures toujours plus pénétrantes.

Surtout, comme tu es plein de malice, tu attaquerais sournoisement sous des apparences spirituelles et autres que Dieu ne pourrait t'en tirer.

Décidément, ne me parle plus de ton mélange 1. Je l'ai décidé, je n'en veux plus rien entendre. Recommande-toi à Dieu pour qu'il t'accorde son aide, et moi je t'aiderai avec son secours. Je le prie de plus qu'il consume tous tes penchants pervers et qu'il te ramène à l'innocence première en laquelle il t'a créé 2. Autrement cette propriété qui est en toi ne pourra jamais se rassasier. Seul peut te rassasier celui qui t'a créé à cette fin et qui a le moyen d'y satisfaire aisément. Aussi ne veut-il pas que nous nous rassasions nous-mêmes, puisque si largement fournis que nous soyons, nous resterons toujours pauvres et mendiants. Et quand à la fin tu seras justifié, il te sera donné tout ce que tu voudras au ciel et sur la terre.

Sache encore que je te méprise à tel point que j'aimerais mieux être sans toi damnée en enfer que par ton moyen posséder Dieu tout entier en moi 3. C'est qu'il est impossible à une âme pure de souffrir entre Dieu et elle aucun intermédiaire. C'est uniquement tout entier qu'elle le veut, et comme il est, pur et net. Comment donc supporterait-elle un intermédiaire aussi détestable qui pourrait sans droit se glorifier d'une si grande chose? Quoique cela soit impossible, je me sens néanmoins, rien qu'à en parler, toute remuée d'horreur qu'une telle chose puisse seulement se penser.

Mon moi se voyant enfin réduit à un tel sort, ne sut plus que répondre ; il se retira tout à fait de ma présence et n'osa plus répliquer. Il ne regardait plus ni au corps, ni à l'âme, ni au ciel ni à la terre. Je le voyais toujours se tenir en un certain coin de la maison avec toute son inclination maligne. Si Dieu l'avait laissé faire, il eût fait aussitôt contre lui pis que Lucifer.


1. le texte de l'édition porte : parlar più de la tua meschia overmistura (sic ). Il faut lire :

ove mistura. Le ms. D, f. 17 v, porte simplement : Si che non mi pariare più della tua meschia.

Les mots : ove mistura sont une simple glose. - Il s'agit du mélange de motifs humains à des vues surnaturelles, celles-ci couvrant les premiers. Les éditions subséquentes ont mis :

della tua volpina intenzione: tes vues astucieuses, comme d'un renard.

2. Une des grandes idées de Catherine. Dieu a fait l'homme pur et élevé à l'ordre surnaturel. Le péché originel a privé l'homme de ces deux biens. Pour parvenir à sa fin, l'homme doit être rétabli dans cette pureté primitive, voulue par Dieu dès avant la création.

3. Une de ces « suppositions impossibles » comme en emploient tous les mystiques pour exprimer comme ils peuvent leurs ineffables évidences. Écoutons ici Bossuet, peu suspect de complaisance excessive pour les mystiques :

« Plusieurs savants hommes, qui voient ces suppositions impossibles si fréquentes parmi les saints du dernier âge, sont portés à les mépriser ou à les blâmer comme de pieuses extravagances ; en tout cas, comme de faibles dévotions où les modernes ont dégénéré de la gravité des premiers siècles. Mais la vérité ne me permet pas de consentir à leurs discours. Dès l'origine du christianisme...

« Après avoir établi le fait constant, qu'on ne peut rejeter ces résignations et soumissions, fondées sur des suppositions impossibles, sans en même temps condamner ce qu'il y a de plus saint dans l'Église... » (Instruction sur les états d'oraison, livre ix. OEuvres complètes, éd. Paris 1868, t. V, p. 504 s et 507).

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Mais comme je voyais que Dieu le tenait toujours en bride, sa vue ne me donnait aucun ennui, ni souci ni travail ni aucune impatience mais plutôt le contraire. Qui aime la justice est satisfait que les voleurs soient pendus 1. Qui est mauvais par nature acquise et veut devenir bon par sa propre nature, celui-là est un voleur digne d'être enfermé en enfer.

Aussi quand je voyais sa mauvaise inclination opprimée à ce point par Dieu, condamnée et réduite au néant, j'en étais fort contente. J'y trouvais d'autant plus de plaisir que je voyais plus clairement sa malice. Ainsi me devenait-il impossible de me glorifier encore en moimême, comme il se doit 2. Il m'apparaît avec évidence que si je devais redouter quelque chose, ce serait ce moi parce que je le vois si mauvais ; mais d'un autre côté le voyant aux mains de Dieu, à qui je m'abandonnais en toute confiance, je n'en eus plus jamais peur ; je n'y pensais même plus, je n'en tenais aucun compte, comme si je n'avais rien à faire avec lui.

Je voyais les autres déplorer leurs penchants mauvais et méchants, et se travailler beaucoup pour y résister. Mais plus ils combattaient pour corriger leurs défauts, plus ils commettaient de fautes. Quand l'un ou l'autre me le disait, je lui répondais :

Tu as ces maux et t'en affliges ; je les ai et ne m'en afflige pas. Tu fais le mal et tu pleures, et je ferais comme toi si Dieu ne me retenait. Tu ne peux te défendre, et moi je ne puis me défendre. Par conséquent il est nécessaire de remettre le soin de nos actes à qui peut nous défendre du mal, et lui fera ce que nous ne pouvons faire 8. De cette façon il est possible de trouver la paix avec cette partie mauvaise qui par sa nature nous tourmente de tout côté.

Mais ainsi emprisonnée par Dieu elle reste soumise, ne parle plus et ne souffle mot.


1. On sait que jusqu'à l'époque moderne le chatiment ordinaire du vol était la pendaison.

2. « Si quelqu'un se glorifie, qu'il se glorifie dans le Seigneur » (II corinthiens, 10, 17 cité à l'office des vierges).

3. Maxime qui prélude à la doctrine de sainte Thérèse de l'Enfant- Jésus.

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CHAPITRE XVII DE QUELLE MANIÈRE DIEU DISPOSE L'ÂME QUAND ELLE LUI RÉPOND, ET COMMENT ELLE DÉTESTAIT LES GOÛTS SPIRITUELS, ET COMMENT DIEU LUI JETA UN BOUT DU LIEN DU PUR AMOUR.


Cette sainte âme disait :

Quand Dieu veut disposer une âme, pourvu qu'elle lui réponde avec son libre arbitre en se remettant tout entière entre ses mains, il la conduit à toute perfection. C'est ainsi qu'il fit à une âme 1. Celle-ci, dès qu'elle eut reçu de lui sa disposition interne ne fit plus jamais sa volonté propre ; elle restait toujours en son secret intérieur, attentive à la volonté de Dieu. Elle la sentait imprimée en son esprit et en avait une telle assurance qu'elle disait parfois à Dieu : « Pour tout ce que je penserai, dirai et ferai, j'ai confiance en toi que tu ne me laisseras pas faillir. »

En cette âme l'intelligence fut ainsi disposée qu'elle ne chercherait jamais à comprendre quoi que ce soit au ciel ni sur terre, ni même les opérations spirituelles qui la concernaient elle-même. Elle agit ainsi de façon que jamais plus elle ne chercha rien en soi ni en autrui.

Tu pourrais ici poser une question et dire : A quoi donc s'appliquait l'activité de l'intelligence ? Je réponds que toutes les puissances de l'âme étaient continuellement actives en Dieu. Quand il y avait quelque chose à faire, à ce moment même qu'il fallait l'accomplir, il lui était donné à connaître ce qu'elle devait faire, et aussitôt après la porte se refermait.

Quant à la mémoire, elle n'aurait pu l'expliquer davantage, parce que rien ne lui restait, comme si elle était sans capacité de se souvenir ni de comprendre. Cela ne se produisait pas en forme de discours humain. Comme elle était toute en acte, elle voyait et agissait du même coup. On se rendait compte facilement que c'était


1. La sainte parle d'elle-même.

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Dieu qui agissait, tandis qu'elle restait tellement absorbée qu'elle n'avait ni temps ni lieu, ni volonté ni liberté de se tourner d'un autre côté que celui où Dieu subitement la tournait. Elle ne pouvait considérer autre chose sinon ce que Dieu d'un instant à l'autre lui proposait. De cette façon elle était tout attentive à ses actes au moment où elle avait à les faire. Passé ce moment, le souvenir lui passait aussi. Tout comme si elle n'avait pas été la même qui avait agi, il ne lui en demeurait rien.

Même phénomène dans le sentiment, que l'Amour lui enleva dès le principe, au point qu'elle ne pouvait avoir d'affection à nulle chose créée ou incréée, ni en Dieu même pour ce qui est sentiments, visions, goûts et satisfactions spirituels. Elle voyait les autres faire grand cas de ces choses ; elle, au contraire, les avait en horreur et les fuyait autant qu'elle pouvait. Mais plus elle les voulait fuir et plus elle en était comblée. Cela montait en elle de telle façon qu'après avoir fait et refait beaucoup d'efforts pour résister, le corps à la fin en était brisé, rompu et pilé. N’en pouvant porter plus longtemps le poids, elle se jetait épuisée, à bout de forces, dans un coin et restait là, affligée de corps mais avec l'esprit ailleurs, toute hors d'elle-même dans la douceur divine, jusqu'à ce que fût passé l'assaut ou qu'elle en fût tirée par quelqu'un qui d'aventure la cherchait. Quand il lui était enlevé elle se sentait fortifiée tant de l'esprit que du corps - quoiqu'elle ne cherchât pas ce mieux-être. Elle ne cherchait autre chose que Dieu son amour, en comparaison de qui elle refusait tout ce qui venait de lui comme chose de bien moindre prix, et même comme rien.

Cette rectitude de volonté la tenait sur ses gardes, toujours renfermée en Dieu, au point que ne pouvaient s'insinuer les illusions, imaginations, inspirations ni aucune lumière, rien qui n'eût pas été immédiatement en Dieu.

Après que Dieu lui eut déchargé les épaules de son moi, l'esprit se trouva tout dégagé et apte à faire de grandes choses. L'instinct d'amour que Dieu lui avait donné dès qu'elle se vit séparée d'elle-même, se trouva si dégagé et d'une telle puissance et grandeur qu'il n'y avait lieu, en dessous de Dieu, où il pût trouver repos. Alors Dieu, voyant cette âme ainsi disposée et préparée, lui jeta du ciel le bout de ce lien très saint de l'amour pur, net et droit, par lequel il la tenait continuellement occupée en lui. Elle aussitôt, comme il descendait, lui répondait aussi, c'est-à-dire en pureté. car son moi

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ne pouvait le toucher, le voir ni l'entendre d'aucune façon. Elle laissait courir l'eau claire comme elle descendait de la source vive. Et par le moyen de cet amour, à cause de sa grande pureté, elle découvrait toute paille fût-ce la plus menue, qui à ses yeux pouvait lui faire tort. Et si elle avait pu expliquer l'extrême gravité du moindre empêchement, les coeurs de diamant seraient, de terreur, tombés en poussière.

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CHAPITRE XVIII COMMENT ELLE NE VOULAIT PAS D'UN AMOUR POUR DIEU OU EN DIEU NI INTERMÉDIAIRE ENTRE ELLE ET DIEU ; ELLE NE VOYAIT PAS COMMENT L'AMOUR POURRAIT CROÎTRE EN ELLE. DE LA DOUCEUR QU'ÉPROUVE UNE ÂME TRANSFORMÉE EN DIEU.


Cette sainte âme disait que jamais elle n'avait dit aux autres des choses si grandes que pour elle il ne lui parût avoir dit un mensonge, en comparaison de ce qu'elle ressentait en son pur et droit amour. Elle disait donc :

Je ne veux pas d'un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu ; je ne puis souffrir ce mot de pour, ni celui d'en, parce qu'ils indiquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi. C'est ce que l'amour pur et net ne peut supporter, à cause de sa souveraine pureté et netteté. Cette pureté et netteté d'amour est aussi grande que Dieu même puisqu'il est son être propre 1.

D'une telle pureté et netteté d'amour, il ne lui était jamais arrivé d'entendre parler de la manière qu'elle les sentait, parce que c'est chose tout à fait ineffable et au-dessus de la capacité humaine.

L'amour était en elle avec une telle abondance que quoi qu'on eût pu alléguer ou argumenter là-contre, elle ne voyait ni ne pouvait comprendre comment un tel amour pouvait grandir en elle.

Ce qui vient d'être dit ici 2, qu'elle ne voyait pas comment l'amour pur pouvait grandir en elle, se doit entendre comme suit : Comme toute sa capacité d'amour était toujours exactement remplie, elle ne pouvait concevoir ni désirer plus que ce qui la tenait comblée en cet instant. Mais il n'en résulte pas que l'amour s'arrête de purifier et


Dieu est charité, cette charité est lui-même ; elle se communique aux âmes, les habite, les anime sans rien perdre des propriétés de l'être divin

Explication théologique des éditeurs de la vita.

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d'émonder le précieux vase d'élection, pour l'agrandir et le remplir toujours à mesure. Elle le montrait en disant :

Chaque jour je sens qu'on m'enlève des brins de paille. Ce pur amour les rejette tous. Il s'y applique avec grand zèle, ses yeux pénétrants découvrent les moindres imperfections cachées, qui aux yeux d'un autre amour paraîtraient des perfections. De ce travail Dieu se charge, l'homme ne s'en avise pas. Il ne peut discerner ces imperfections, pour cette raison aussi que s'il les apercevait il n'en pourrait supporter la vue. Dieu lui montre toujours son travail achevé comme s'il n'y restait plus aucune imperfection, mais par ce moyen il ne cesse de les lui enlever, bien qu'elles soient inconnues à toute intelligence.

Et puisque, comme on dit, les cieux ne sont pas purs devant Dieu, il faut comprendre qu'une telle pureté ne peut être discernée que par une lumière surnaturelle. Sans que l'homme s'interpose, elle y travaille à sa manière et purifie toujours davantage le vase, qui se voit toujours et paraît à lui-même parfaitement purifié. Dieu agit en cela de façon cachée. La raison en est que l'homme qui est tout donné aux mains de Dieu, ne veut et ne peut vouloir en soi autre chose que la vertu et la perfection de Dieu. Comprenant quelle est aux yeux de Dieu la gravité d'un seul fétu d'imperfection, s'il en apercevait en soi, si opposés à Dieu et si nombreux, comme Dieu de jour en jour les y découvre et les arrache, il serait impossible que de désespoir il ne tombe pas en poussière. C'est pourquoi Dieu les lui enlève peu à peu sans que l'homme s'en aperçoive. Aussi longtemps que nous sommes en cette vie présente, sa douce bonté ne fait pas autre chose en nous.

Quand ce Dieu aimant nous appelle hors du monde, il nous trouve pleins de vices et de péchés ; d'abord il nous donne le goût de la vertu, puis il nous excite à la perfection, ensuite par grâce infuse il nous conduit au véritable anéantissement, et enfin à la vraie transformation.

Dieu conserve ce bel ordre pour mener l'âme dans la voie. Mais quand l'âme est annihilée et transformée, alors elle n'agit plus, ne parle plus, reste sans vouloir, sans sentiment à l'intérieur et à l'extérieur qui puisse la mouvoir. En toute chose, c'est Dieu qui la dirige et qui la guide sans l'aide d'aucune créature.

L'état de cette âme à ce stade est un sentiment d'une telle paix et d'une telle tranquillité, qu'il lui semble être toute immergée de coeur et d'entrailles, à l'intérieur comme à l'extérieur, dans une mer de très profonde paix. Elle n'en sort jamais, quoi qu'il puisse lui arriver en cette vie ; elle se tient immobile, imperturbable, impassible, tellement qu'elle n'éprouve, lui semble-t-il, dans son humanité et dans son esprit, à l'intérieur et à l'extérieur, rien autre chose qu'une paix souverainement douce. Elle est si remplie de cette paix que si on lui comprimait les chairs, les nerfs et les os, on n'en exprimerait que de la paix. Alors elle récite dans sa joie des bouts rimés qu'elle fabrique à longueur de journée, dans ce genre-ci :

Veux-tu que je te montre en bref ce qu’est Dieu ?

Ne trouve paix qui s’en sépare 1.

Plus elle avance, et plus de jour en jour elle s'enfonce, s'immerge, s'absorbe et se transforme en cette paix. La partie humaine de son être s'éloigne chaque jour davantage du monde, des choses terrestres et naturelles, Ainsi son corps ne mange plus de nourriture corporelle, et il n'en meurt ni ne se consume. Cette créature est en santé en dehors des causes habituelles de la santé, parce qu'elle est soutenue non par nature, mais par un incompréhensible rassasiement qui influe aussi sur le corps. Il n'est pas douteux, à voir cette créature d'un aspect si admirable, surtout avec des yeux purifiés semblables à deux étoiles radieuses dans le ciel, qu'elle n'apparaisse en vérité un ange sur terre.

Cet amour est d'une telle générosité, d'une telle excellence spirituelle qu'il dédaigne de perdre son temps à autre chose si belle et si précieuse qu'elle soit. Il n'a souci que de limpidité et de pureté, d'où jaillissent des rayons brillants d'une force brûlante et enflammée.

Il en est occupé continuellement et de tout le reste il vient à dire :

Aie soin que plus rien ne t'appartienne,

ne jette plus un regard sur rien

Plus j'avance, mieux je vois chaque jour que la fin pour laquelle l'homme est fait n'est autre certainement que d'aimer et se réjouir dans ce saint et pur amour.

C'est pourquoi quand l'homme est parvenu par grâce à ce port désirable du pur amour il ne peut plus faire autre chose, quoi qu'il veuille et s'efforce là-contre, qu'aimer et se réjouir. Cette grâce que Dieu fait à l'homme est si admirable et tellement au-dessus de tout désir et de toute pensée humaine que sans nul doute, dès cette vie présente, il se sent déjà participant de la gloire bienheureuse.


1. Bouts rimés en italien

Vuoi tu che ti mostri presto

Che cosa é Dio ?

Pace non trova

Chi da lui si partio.

Plusieurs passages de chapitre sont fortement rythmés.

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CHAPITRE XIX D'UNE RÉPONSE ENFLAMMÉE QU'ELLE FIT À UN RELIGIEUX QUI PRÉTENDAIT ÊTRE PLUS QU'ELLE APTE À L'AMOUR ; RIEN NE PEUT ENTRAVER L'AMOUR PUR, IL NE PEUT ÊTRE TROMPÉ, ET DE SES NOMBREUSES QUALITÉS.


Un jour un frère prêcheur - soit qu'il parlât ainsi pour l'éprouver, soit par quelque fausse présomption, comme il arrive souvent - lui dit qu'il était plus apte qu'elle à l'amour. Elle était alors encore avec son mari. Il en alléguait la raison laquelle était qu'il avait renoncé, en entrant en religion, à toute chose tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, et que par suite il se trouvait plus libre d'aimer Dieu et plus apte qu'elle. Il ajoutait beaucoup d'autres raisons qui seraient alléguées à cette lin par des hommes plus savants que saints et pieux, spécialement qu'elle était mariée, dans le monde et lui en religion. Comme si l'état religieux par lui-même et sans plus, et l'habit simplement, étaient la cause principale d'un si grand effet, et non pas plutôt la pureté du coeur, à laquelle on arrive, non par rien d'extérieur, mais bien par l'exercice intérieur qui mène à l'excellence de l'amour pur.

Quand il eut longuement parlé sur ce thème, il vint à la bienheureuse Catherine une ardente flamme de ce pur amour incapable de supporter dans son zèle pieux le thème qu'il développait. Elle en eut le coeur tout enflammé, se dressa debout avec une telle ferveur qu'elle paraissait hors d'elle-même, et elle lui dit :

Si je croyais que votre habit pût me faire grandir seulement d'une étincelle d'amour, je vous l'arracherais n'importe comment s'il ne m'était pas accordé de l'avoir autrement. Qu'ensuite vous ayez plus de mérites que moi par votre renoncement fait pour Dieu et par l'organisation de la vie religieuse, qui vous donne de continuelles occasions de mérite, je l'accorde. Mais ce n'est pas cela que je cherche, tout cela je vous le laisse. Mais que je ne puisse l'aimer autant que vous, jamais, et d'aucune façon vous ne me le ferez admettre.

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Elle disait cela avec tant de ferveur et de force que ses cheveux se dénouèrent et en tombant se répandirent sur ses épaules. Elle paraissait transportée hors d'elle-même 1 par le feu de son zèle, mais avec une telle décence, une telle grâce que tous les assistants en étaient dans l'admiration, édifiés et contents. Elle ajoutait :

L'amour ne peut être entravé, et s'il l'est, ce n'est pas cet amour-là tout pur et tout net.

Rentrée ensuite à la maison, elle disait, selon son habitude de s'entretenir familièrement avec son Seigneur :

O Amour, qui m'empêchera de t'aimer ? Si même je n'étais pas comme je suis maintenant (elle voulait dire qu'elle était dans l'état conjugal) même si je me trouvais dans un camp de soldats, je ne pourrais en être empêchée. Si le monde ou le mari pouvait empêcher l'amour, que serait cet amour, sinon certainement une chose de faible vertu et de basse vigueur ? Mais d'après ce que j'en ai éprouvé et ce que j'en ressens en moi, je juge que nulle chose ne peut vaincre cet amour et par suite que rien ne peut l'empêcher. Pour lui, il vainc toute chose.

On comprend par là qu'elle n'entendait pas prétendre que la voie pour arriver au parfait amour n'est pas plus ardue chez les séculiers qu'en religion. Son affirmation visait uniquement l'amour parfait et pur, parce que cet amour arrivé à ce point ne rencontre plus de difficulté ni d'empêchement, puisqu'il a rompu tous les liens et surmonté tous les obstacles.

Comme on lui avait dit qu'elle pourrait être trompée par le démon, elle disait :

Je ne puis croire qu'un amour, à moins qu'il ne soit entaché de propriété, puisse être trompé.

Et qu'il en est ainsi, Dieu le lui montrait par sa parole intérieure et l'apaisait en lui disant :

S'il était possible qu'une âme aimât le démon d'un pur amour où il n'y eût pas de propriété, quoique le démon soit en lui-même si détestable et si méchant, néanmoins à une telle âme cela ne pourrait faire aucun mal. Il en est ainsi parce que l'amour pur est d'une telle force et d'une telle vigueur qu'il enlèverait au dèmon toute sa malice. Si donc cet amour pur a tant de puissance sur un être si mauvais,


1. Ms. D, ib.: elle avait l'air d'une folle et chacun en était stupéfait et satisfait

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qui sera assez stupide pour douter d'une âme qui ait pour moi ce pur amour ? On pourrait tout aussi bien dire que Dieu n'est pas, que dire que l'amour pur et net puisse être trompé en une créature quelconque.

Elle était un jour fort affligée et tourmentée par son humanité qui aurait voulu, pour soutenir une vie affaiblie et infirme, user de choses licites et permises dont elle jugeait que par nature et nécessité elle ne devait pas être privée. Dieu lui fit entendre intérieurement connurent elle devait faire. Il lui disait ainsi :

Je ne veux pas que jamais plus tu tournes les yeux sinon vers l'amour, et je veux que là tu te fixes, et garde-toi de t'en détourner pour quelque changement qui survienne en toi ou en d'autres, à l'intérieur ou à l'extérieur. Décide-toi à être comme morte à toute autre chose, parce que celui qui a confiance en moi ne doit pas douter de soi.

C'est pourquoi je te notifie que tout cela : raisons, pensées, hésitations, doutes que l'homme peut avoir à l'égard de l'esprit, tout cela procède de la détestable racine de son moi.

Cela arrive principalement à ceux qui sont tirés par le pur amour, parce que celui-ci veut traverser et dépasser toutes les pensées humaines. Il ne veut s'arrêter ni à la raison ni au jugement de l'homme ; il ne veut vivre ni dans l'âme ni dans le corps d'après leur nature, mais veut agir en tout au-dessus du pouvoir de cette nature., Quand parle le pur amour, il parle toujours au-dessus de la nature ; tout ce qu'il fait, tout ce qu'il pense, tout ce qu'il dit est toujours au-dessus de la nature. Par là se peut comprendre pourquoi il ne peut être entravé, moins encore vaincu, cet amour pur qui n'est autre que Dieu 1.

Les empêchements qui peuvent se présenter, viennent tous de cette nature qui tient l'homme en servitude, tandis qu'elle s'inquiète beaucoup plus d'elle-même que de l'esprit. Mais quand Dieu sépare de l'esprit la partie inférieure de l'homme, alors l'esprit est tout à fait libre et agit en tout sans crainte et sans attention à rien. Sa liberté est d'une telle excellence et d'une telle dignité que si elle se voyait entravée par une paille minuscule, pour l'enlever elle tiendrait pour rien n'importe quelle souffrance.


1. Dieu qui est amour, infus dans l'âme et la transformant en lui.

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CHAPITRE XX COMMENT DIEU NE VEUT GAGNER L'HOMME PAR SA PROPRIÉTÉ NI PAR CRAINTE, MAIS PAR FOI ET PAR AMOUR ET À CETTE FIN L'ATTIRE PAR DES MOYENS DE DOUCEUR. ELLE NE VOULAIT NI FAVEUR NI MISÉRICORDE, MAIS LA JUSTICE ; L'AMOUR PUR NE CRAINT QUE L'OFFENSE SI MINIME QU'ELLE SOIT.


Cette âme était arrivée, comme on peut le comprendre par ce qu'elle disait ci-dessus, à cet état de perfection où l'on commence à goûter la suavité des fruits de l'éternelle béatitude. Elle considérait ces infortunés qui se trouvent encore dans cette vallée de misère, tout fangeux des passions du siècle présent et qui ne cherchent pas à se relever ni à s'échapper d'un si grand malheur. Dans sa compassion elle leur parlait et disait :

O homme créé dans une si haute dignité, pourquoi te perdre dans la misère de choses si basses ? Si tu voulais les considérer sérieusement, tu connaîtrais sans peine que tout ce que tu pourras désirer et obtenir dans cette vie présente est chose de rien en comparaison des choses spirituelles qui sont données par Dieu. Je dis : même pendant que tu es encore dans cette vie pleine d'ignorance. Que sera-ce donc plus tard, dans cette patrie supérieure où il y a des choses que l'oeil n'a jamais vues ni l'oreille entendues, qui ne sont pas entrées au coeur de l'homme et que Dieu a préparées à ceux qui l'aiment (I Cor., 2, 9), Si l'homme voyait ce qu'il acquerra là-haut en vivant bien, s'il pouvait concevoir combien grands seront la gloire et le bonheur du ciel (supposé qu'il n'ait pas le sceau de l'amour pur et net qui empêche de rien rapporter à soi) il se mettrait à bien agir pour son propre avantage avec tant de zèle que, dût-il vivre ainsi jusqu'à la fin du monde, il n'aurait de pensée, il n'occuperait sa mémoire, son intelligence et sa volonté que des choses d'en-haut. Et pourtant à sa mort il se verrait damné à cause de l'imperfection de ses œuvres 1,


1. A plusieurs cette affirmation a paru et paraitra excessive. L'édition de 1568 et celles qui en procèdent ont omis cette dernière phrase, comme aussi la parenthèse qui précède

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Mais Dieu veut que la foi ait son mérite, et non que l'homme fasse le bien par propriété. Il va le menant petit à petit. Il lui donne une connaissance toujours proportionnée à la capacité de la foi. Il l'amène ensuite à une lumière si vive sur les choses d'en haut par la claire et certaine connaissance qu'il en reçoit dès cette vie, que dans un homme illuminé à ce point et rempli des joies célestes semble défaillir la foi. Quand il en éprouve la douceur, quoique soit peu de chose ce qui est accordé ici-bas, il en demeure stupéfait et ne comprend pas que tous les hommes ne se mettent pas en quête de tant de douceur et de suavité.

D'autre part si l'homme savait ce qu'il devra subir plus tard, s'il vient à mourir dans l'infortune du péché, je m'assure que dans la peur qu'il en aurait, il se laisserait non seulement tailler mais hacher menu et revenir à la vie, et se laisser hacher de nouveau, et ainsi jusqu'au jour du jugement et au-delà, si c'était possible, plutôt que de commettre un seul péché. Mais Dieu ne veut pas que l'homme laisse de mal faire par peur, parce que s'il était envahi par la crainte jamais l'amour n'y pourrait entrer. Il veut que ce soit seulement par amour. Aussi ne lui accorde-t-il pas de voir un si épouvantable spectacle. Cependant il en montre quelque chose à ceux qui sont revêtus de son amour pur et si absorbés en lui que la crainte ne peut plus pénétrer en eux 1. La lumière de l'amour, en effet, pénètre partout, jamais une porte ne lui est fermée, elle voit au ciel et sur terre plus de choses que la langue n'en peut exprimer. Ainsi Dieu l'attire par des stratagèmes de douceur et des voies suaves. Voilà comment il agit avec qui se laisse conduire par foi, qui reconnaît la main toute bonne de Dieu et ne la refuse pas, mais au contraire la prend et la tient fortement et la suit « comme une jument » (PS., 72, 23).

Mais ceux qui refusent un si grand bienfait et se décident à continuer de vivre selon leurs appétits, ceux-là auront au moment de leur mort une vue de la pureté si pénétrante, si affreuse et si opposée à ce qu'ils ont pensé, qu'ayant en eux fût-ce le moindre défaut, ils ne pourront le supporter.

C'est pourquoi elle disait, étonnée de tant de folie :

O homme infortuné, toi qui ne penses pas à un sort si affreux que ton endurcissement rend inévitable, tu n'y réfléchis pas. Mais sache qu'il t'atteindra à l'heure où il n'y aura plus de remède pour toi, parce que dans cette béatitude ne peut se trouver l'ombre la plus légère du péché. Il faudra tout au moins que le purgatoire le consume avant que tu puisses entrer dans cette éternelle félicité.


quelques lignes plus haut, et qui éclaire tout. La sainte suppose ici que l'homme a bien vécu non par pur amour de Dieu mais par vue intéressée, pour son avantage éternel. Ses oeuvres bonnes en elles-mêmes, mais n'étant rapportées à Dieu par l'intention d'amour, ne sont pas méritoires pour le ciel. La béatitude éternelle, qui n'est autre que Dieu même, est réservée à ceux qui aiment Dieu pour lui-même, d'une vraie charité. Saint Thomas enseigne : « C'est premièrement à la charité qu'il appartient de mériter la vie éternelle, et secondairement aux autres venus dans la mesure où leurs actes sont commandés par la charité » (Somme théol., I-I°, q. 114 a. 4).

1. « L'amour parfait bannit la crainte. » (I S. jean, 4, 18).

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Elle disait que Dieu nous tient dans une voie moyenne. D'une part il nous montre sans cesse de grandes preuves d'amour afin que l'homme aille par la voie de cet amour puisque sa nature est faite pour se déterminer par amour plus que par crainte. Mais en même temps Dieu donne à l'homme des raisons de crainte afin de le détourner du péché et de l'amener ensuite à l'amour.

Cependant, disait-elle, l'amour et la crainte que Dieu nous inspire ne sont pas à ce degré qu'ils nous forcent à nous diriger vers lui. Il veut que nous soyons accompagnés de notre libre arbitre et de la foi, qui font faire à l'homme tout ce dont il est capable pour sa part. Le reste, Dieu l'opère par ses bonnes inspirations qui meuvent aisément l'homme (quand il y consent) à bien agir contre la partie sensible. Il arrivera ensuite à ne plus tenir compte de cette part sensible, par l'effet de l'immense contentement intérieur que Dieu accorde par grâce, et l'âme ne peut prétendre qu'il manque quelque chose à ce contentement intérieur.

Là-dessus elle disait :

Je vois que Dieu est là si empressé à nous fournir tous les secours intérieurs et extérieurs dont nous avons besoin pour nous sauver, il veille avec tant de soin sur tous nos actes, uniquement pour notre bien ; par contre, je vois l'homme tellement occupé de choses inutiles, nuisibles et de nulle valeur. Au moment de la mort Dieu lui dira : qu'ai-je pu faire pour toi, à homme, que je n'aie fait? et lui-même alors le verra clairement, et c'est de cela qu'il devra rendre un compte plus sévère, comme je vois, que de tous ses autres péchés. Voyant tout cela, je reste étourdie et je ne puis comprendre ni même penser que l'homme soit à ce point fou et hors de bon sens que de ne point penser à une chose de si grande et si extrême importance.

Ce qu'elle voyait de toutes ces choses n'était pas représenté faiblement dans son intérieur, comme il arrive d'ordinaire. La vue qu'elle en avait lui était si clairement imprimée et si nette qu'il semblait qu'elle fût placée devant pour les voir et les toucher.

Il n'est pas douteux que si l'homme était favorisé de telles lumières, il choisirait la mort plutôt que d'offenser Dieu volontairement fût-ce de la faute la plus légère, Aussi n'y a-t-il pas à s'étonner qu'elle, en considérant de pareils malheurs en fût par là-même délivrée, et dirigée vers les biens éternels et déjà admise à les goûter.

C'est pourquoi elle avait pour elle-même tant de haine qu'elle n'hésitait pas à dire :

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Je ne voudrais ni faveur ni miséricorde en cette vie, mais que justice et vengeance soit tirée du malfaiteur.

Elle parlait ainsi dans l'ardeur de son zèle, voyant que la miséricorde du Dieu très bénin est d'autant plus grande envers ses élus qu'eux-mêmes reconnaissent plus sincèrement et plus amèrement leurs fautes. Aussi ne pouvait-elle supporter la pensée qu'elle aurait offensé son Amour sans en être châtiée.

Pour ce même motif, on voyait qu'elle n'avait aucun soin d'aller aux indulgences plénières. Ce n'est pas qu'elle ne leur portât grand respect et dévotion et qu'elle ne les tînt pour très utiles et de grande valeur, mais 1 elle aurait voulu que son propre moi fût châtié et puni comme il le méritait, plutôt que de le voir absous et libéré devant Dieu au moyen de ces satisfactions. Elle voyait d'un côté l'offensé, la souveraine Bonté, et de l'autre l'offenseur qui en est tout le contraire, et elle ne supportait pas, en conséquence, de voir une part quelconque d'elle-même qui ne fût toujours soumise à la divine justice pour en être bien punie. Et pour ne pas lui donner espérance d'être libérée de la peine, elle négligeait les indulgences plénières et même de se recommander aux prières d'autrui, afin qu'elle fût toujours sujette à tout supplice et condamnée selon ses mérites. .

Par là se peut connaître à quel degré de perfection cette sainte âme était déjà arrivée. Presque assurée de la victoire, pour glorifier davantage son Seigneur, elle désirait combattre encore et comme un valeureux combattant elle ne cherchait et n'acceptait aucun secours.

Elle ne pouvait voir en aucune manière que Dieu fût offensé. Elle disait:

Mon Amour, tout le reste m'est supportable, mais de t'avoir offensé est pour moi chose si horrible et si insupportable que je te demande de m'imposer toute autre pénitence, mais non pas celle de voir que je t'ai offensé. Les offenses que je t'ai faites, je ne veux pas les avoir commises, je ne puis consentir à t'avoir jamais offensé. Au moment de la mort, montre-moi plutôt tous les démons, et toute leur laideur et tous leurs supplices. Je tiens tout cela pour rien en comparaison de cette vue d'une mienne offense si minime qu'elle soit. Elle ne peut d'ailleurs être minime, puisqu'elle offense ta majesté si grande.


1. Addition des éditeurs pour écarter tout soupçon de protestantisme. Le texte de 1520, antérieur à la condamnation de Luther, n'avait pas à insérer cette réserve.

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Je vois avec certitude que si l'âme qui aime en vérité voyait en elle un rien pour faire obstacle à Dieu, son corps tomberait aussitôt en poussière. Je le comprends par l'extrême et indicible tourment que j'endure, causé par le feu intérieur que j'éprouve en moi. D'où je conclus que l'amour ne peut souffrir la moindre opposition. Mais cet amour ne demeure en personne si d'abord on n'écarte tout obstacle et tout empêchement. A ce prix on pourra rester en parfaite paix avec lui.

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CHAPITRE XXI DU NET ET PUR AMOUR QUI SE RÉPAND DANS L'ÊTRE.


Cette bienheureuse, illuminée par la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde ( Jean, 1, 9), voyait intérieurement les merveilles que le Dieu amour accomplit dans une âme qui se donne à lui généreusement tout entière. D'où elle voyait comment est fait l'amour net et pur qui se répand dans l'âme. A le considérer si pur, si droit, si net, elle comprenait qu'il n'est autre que Dieu même, qui est amour béatifiant, et rien autre chose, c'est-à-dire sans autre cause que lui-même. Et ce pur amour est de telle nature qu'il ne peut faire autre chose que d'aimer. Il rejaillit plus ou moins dans la créature, dans la mesure où le sujet est capable de recevoir la grâce, et selon la droiture avec laquelle il s'adapte à la conformité de cet amour. Il faut en effet que l'amour réponde à l'amour, et à égalité l. Si cette égalité venait à manquer, ce ne serait pas le vrai et pur amour. Il serait contaminé d'amour-propre, qui est si contraire au pur amour que rien ne peut l'être davantage. L'âme ne peut trouver de repos tant que les eaux qui sortent d'elle ne soient aussi claires qu'elles lui arrivent de la source divine. Voilà le sentiment dont il est dit qu'en cette vie c'est un goût de vie éternelle.

Combien cette vue était élevée et combien ces merveilles découvertes à ses yeux dépassaient les forces humaines, c'est ce que démontrait l'effet produit dans cette âme. Son coeur en était pénétré de telle façon qu'elle ne pouvait comprendre comment elle n'expirait pas. Mais Dieu qui opérait tout le reste en elle accomplissait encore ce miracle qu'elle pût vivre quand nulle autre chose ne soutenait sa vie. En ces moments son humanité était tenue captive et à ce point


I. Sur l'égalité d'amour entre Dieu et l'âme aimante selon S. Jean de la Croix, cfr JUAN DE JESUS MARIA, o-c-d-, Le amara tanto como es amada, dans Ephemerides carmelitanae, 1955, t. VI, p. 3-103.

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hors de ses sens qu'elle ne pouvait plus se tourner vers la terre pour se nourrir de rien de terrestre, tout comme si l'âme était hors de son corps. Sans plus rien pouvoir d'autre elle était tellement absorbée en cet amour qu'elle semblait être hors de son corps et transformée toute en amour.

Aussi disait-elle :

Si grand était le sentiment que je goûtais dans cette douce union qu'il n'y a pas à s'étonner si j'étais hors de moi ; je ne voyais rien sinon Dieu seul, sans moi et hors de moi. Cette vue cause une telle absorption qu'on ne peut voir ni vouloir ni goûter autre chose. Notre être tant du corps que de l'âme reste comme une chose morte sans agir ni à l'intérieur ni à l'extérieur. Quel besoin y a-t-il de parler en tant de mots d'une chose à ce point hors de mesure et inexprimable? De sa grandeur et de son excellence je me sens incapable de rien dire.

Il n'est pas possible, ni à moi de l'exprimer en paroles ni, à qui ne l'a pas éprouvée, de comprendre.

O merveille dont on ne peut rendre compte ni en paroles ni par signes, ni par figures, ni par des soupirs ni par des cris, ni d'aucune manière. C'est pourquoi je dis à juste titre qu'il me semble être emprisonnée et investie de toutes parts, n'en pouvant dire la moindre miette.

O pauvre langue qui ne trouve pas de mots!

O paume intelligence, tu es vaincue !

O volonté, comme tu es apaisée! Tu ne veux plus autre chose désormais parce que tu es engloutie dans le rassasiement.

O mémoire remplie et sans occupation ni attention aucune 1!

Toutes ces facultés ont fini par perdre leur activité naturelle, elles restent totalement emprisonnées et embrasées dans cette fournaise du divin amour, avec une joie excessive et un bonheur profond. C'est au point qu'elles semblent déjà béatifiées et amenées au port désiré, où se goûtent sans goût les flammes intimes de ce pur amour, capable par sa puissance démesurée de consumer l'enfer même quoique ce feu soit de nature à brûler sans consumer.

O créature raisonnable, je m'assure que si tu considérais à quelle fin tu as été créée avec tant d'amour, tout ce qui est au-dessous de Dieu te paraîtrait si vil que tu ne souffrirais pas de le garder pour toi, tu le fuirais au contraire comme le pire ennemi, de peur que cela ne t'empêche d'atteindre à ce trésor sans limites et sans fin.


I. On remarquera le tour lyrique et le rythme de ces exclamations, beaucoup plus sensible en italien. Exemple de ces « rimes » , dont Catherine parlait plus haut, ch. XVIII.

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CHAPITRE XXII COMME ELLE ÉTAIT RASSASIÉE ET TOUTE SUBMERGÉE DANS SON AMOUR, AYANT PERDU LA FOI, ET RENDUE ÉTRANGÈRE AUX CHOSES TERRESTRES.


Cette âme sainte, toute transformée en Dieu par sortie d'ellemême disait des choses si secrètes de Dieu son doux amour, que les intelligences humaines n'étaient quasiment pas à même de les saisir.

Elle disait :

Par la grâce de Dieu, je trouve en moi un contentement sans nourriture, un amour sans crainte, c'est-à-dire sans craindre qu'il me manque jamais. La foi, il me semble l'avoir totalement perdue l; l'espérance est morte, parce qu'il me semble avoir et tenir avec assurance ce qu'autrefois je croyais et espérais. Je ne vois plus d'union, parce que je ne sais et ne puis plus rien voir que Dieu seul, lui seul, sans moi. Je ne sais où j'en suis, je ne cherche pas à le savoir et ne voudrais pas en apprendre quelque chose. Je suis ainsi placée et submergée en la fontaine de son immense amour, comme si j'étais au fond de la mer sous toutes les eaux, et que d'aucun côté je ne puisse toucher ni voir ni ouïr rien d'autre que l'eau. Ainsi je suis noyée en ce doux feu d'amour dont je ne puis rien comprendre de plus, sinon que c'est tout amour. Et cet amour liquéfie en moi toutes les moelles de l'âme et du corps, et certaines fois je me sens comme si mon corps était fait de pâte, et dans l'aversion que j'ai aux choses corporelles, je ne le puis supporter.

Il me semble par là que je ne suis plus de ce monde, je ne puis comme les autres faire les actions du monde et même tout ce que je vois faire aux autres me donne du dégoût, parce que je ne puis faire comme eux ni comme j'avais accoutumé autrefois. Je me sens devenue tout à fait étrangère aux choses terrestres et spécialement à celles qui me touchent. A les voir seulement des yeux je ne les puis supporter, et je dis à toutes choses : Laissez-moi, je ne puis avoir soin ni mémoire de vous, tout comme si pour moi vous n'existiez pas. Je ne puis travailler, aller, rester, ni même parler ; je me vois moi-même comme une chose inutile et de trop pour le monde. Beaucoup s'étonnent et se scandalisent, faute d'en comprendre la cause. En vérité si ce n'était Dieu qui nie soutient et me dirige, le monde souvent me tiendrait pour folle, et cela parce que je vis presque toujours hors de moi.


1.La foi théologale est restée, mais son expérience sensible ne l'aperçoit plus.

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CHAPITRE XXIII COMMENT ELLE ÉTAIT EN RÈGLE AVEC DIEU ET AVEC LE PROCHAIN ; ET CE QUE C'EST QUE L'AMOUR PUR ET SIMPLE.


Cette âme sainte était si bien réglée par Dieu qu'elle ne manquait à rien de ce qui était nécessaire ou raisonnable. Quoiqu'elle fût tout adonnée à satisfaire son doux Amour, elle n'eût voulu cependant déplaire jamais à son prochain en paroles, ni lui manquer en actes, ni lui causer aucun dommage même le moindre, et ne lui refusait pas secours dans ses nécessités. Elle disait à son Seigneur :

Tu me commandes d'aimer mon prochain, et moi je ne puis aimer que toi ni admettre aucun mélange avec toi. Comment ferai-je donc?

A quoi il lui fut répondu intérieurement :

« Celui qui m'aime, aime encore tout ce que j'aime. Il suffit que pour le salut du prochain tu sois prête à lui faire à l'âme et au corps tout ce qui serait nécessaire. Cet amour est sûr parce qu'il est dégagé de la sensibilité puisque le prochain est aimé non en lui, mais en Dieu. »

Et parlant de cet amour pur, elle disait :

Avant que Dieu créât l'homme, l'amour était pur et simple sans avoir aucun regard de propriété, parce qu'il n'y avait pas où regarder 1. Quand Dieu donc créa l'homme, il ne se décida pas pour autre chose que son pur amour. Pour faire une créature si belle et si grande, avec tout ce qui la concerne, il n'eut d'autre motif ni d'autre but que son pur et simple amour lui-même. C'est pourquoi, de même que cet


1. Pensée assez subtile. Dieu étant l'amour même en acte, et cet amour étant identique à son être, il ne peut y avoir, dans sa simplicité, de retour sur soi. Il y a cependant entre les personnes de la Trinité un don mutuel qui aboutit à l'unité, sans retour de chaque personne sur elle-même, puisque chacune est toute tournée vers les autres. Mais Catherine ne voit que la simplicité de l'être divin. Sa mystique n'est pas trinitaire. celle de Ruysbroeck passait par la Trinité pour aboutir à la simplicité de l’être divin; Catherine s'établit d'emblée dans cette perspective.

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amour ne néglige rien, quelque avantage ou désavantage qu'il y rencontre, et ne vise à autre chose, sans aucun détour, qu'à la nécessité et à l'unité de l'aimé, ainsi l'amour de l'aimé doit retourner vers celui qui l'aime de la même manière et sous la même forme qu'il est venu vers lui. Dès lors cet amour qui n'a de regard pour rien sinon pour l'Amour ne peut avoir peur de rien, puisqu'il n'a pas de regard pour son propre moi.

Elle disait encore :

Non seulement l'amour pur ne peut sentir la peine, mais il ne peut comprendre ce que c'est que peine ou tourment, fût-ce comme ceux de l'enfer ni penser à ceux qui lui en feraient. S'il lui était possible d'endurer toutes les peines au degré qu'endurent les démons et les damnés, il ne pourrait jamais dire que ce sont des peines. C'est que quand il se rendrait compte de la peine et en sentirait la morsure, il serait par le fait même hors de cet amour. Le vrai et pur amour a tant de force qu'il se tient toujours fixé et immobile en celui qui l'aime ; il ne laisse jamais la liberté de voir ou entendre autre chose que le pur amour. En vain s'efforce qui voudrait lui faire remarquer les choses du monde. Il reste immobile et immuable en son amour, tel qu'un mort.

De cet amour il ne se peut dire des paroles ni produire des symboles si exacts et si ressemblants qu'on les suppose qui ne soient autant de mensonges, dès qu'on les compare à ce qu'il est en réalité. Tout ce qu'on en peut comprendre, c'est qu'il ne peut être compris par l'intelligence. Et si tu demandes ce que je vois, ou ce que je ressens, je réponds que j'ai le sentiment d'un premier être, par-dessus l'intelligence ; au-dessus de lui, un autre plus grand, et au-dessus de ce dernier, encore un autre plus élevé. Et ainsi de suite et de plus en plus l'un au-dessus de l'autre en croissant sans cesse en grandeur et en nombre, de telle sorte que je conclus qu'il est impossible d'en exprimer seulement la plus petite étincelle. Aussi tout ce que j'en pourrais dire n'est rien, tant est grande la réalité qui est. Et pour cette raison je n'en dis pas plus en ce moment.

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CHAPITRE XXIV DE SA VOCATION À LA MANIÈRE DE SAINT PAUL. DANS SON GRAND AMOUR ELLE TENAIT POUR RIEN LA SOUFFRANCE. COMBIEN REDOUTABLE L'ÉTAT D'UN HOMME HORS DE LA GRÂCE. COMBIEN IMPORTE LA SEULE OMBRE D'UN TOUT PETIT DÉFAUT, ET COMBIEN PLUS LE PÉCHÉ LUI-MÊME.


La vocation et la réponse de cette sainte âme fut à la ressemblance de celle du glorieux apôtre Paul. C'est-à-dire qu'en un instant, comme on l'a raconté au début, elle fut rendue parfaite, et cela fut manifeste parce que dès cet instant et dans toute la suite, elle se conduisit non comme une commençante, mais comme une âme déjà parfaite. C'est ainsi qu'elle ne pouvait renseigner sur la voie qui mène à la perfection, puisqu'elle n'y était pas arrivée par vertu acquise, mais par grâce infuse ; cette infusion de grâce avait accompli son oeuvre en elle de façon instantanée, la portant au même point que par l'exercice de toute une vie d'homme.

Cette âme toute transformée en Dieu avait donc en son coeur purifié un tel feu d'amour, dès le début de sa conversion et jusqu'à la fin, que c'était chose miraculeuse. Elle disait qu'aussitôt qu'elle fut appelée et blessée par son Amour, elle ne sut plus ce que c'est que de souffrir soit intérieurement soit extérieurement, par le monde, les démons, la chair, ou autre chose que ce soit. Il en était ainsi parce qu'elle était à ce point transformée intérieurement en Dieu que, bien qu'elle eût à endurer beaucoup d'adversités, sa volonté ne les ressentait pas comme des contrariétés mais les prenait comme choses envoyées par son Amour. Mêlé à cet amour tout lui devenait grand contentement. A l'extérieur son humanité se soumettait si parfaitement à l'esprit que jamais elle ne le tirait en arrière, bien qu'il lui fît faire beaucoup de pénitence. Ainsi s'accomplissait toujours en elle ce qui est dit : « Mon coeur et ma chair se réjouissent en Dieu vivant » (PS., 83, 3).

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C'est pour cela qu'elle disait :

Ceux qui voient combien importe l'oeuvre spirituelle, c'est-à-dire combien importe l'offense de Dieu ou sa grâce, ne peuvent tenir compte d'autre souffrance ni d'autre enfer que cette offense. A leurs yeux toutes les autres peines que l'on peut endurer en cette vie, en comparaison de celle-là, sont des soulagements. A l'opposé, tout ce qui est en-dessous de Dieu avec apparence de bien, en comparaison peut s'appeler mal. Mais je sais bien que celui qui n'en fait pas l'expérience l'entendra malaisément.

D'un autre côté, je ne puis comprendre que l'homme soit aveugle à ce point. Comment ne voit-il pas que tout ce à quoi Dieu ne correspond pas, tout ce que Dieu ne soutient de sa grâce, n'est que peine, chagrin, amertume, colère, mélancolie, tristesse, malheur, même en cette vie ? Jamais cependant tant qu'elle dure, nous ne sommes totalement abandonnés de la grâce, quelques péchés qu'on ait pu commettre, Parce que s'il était possible à un homme de vivre de vie corporelle tout en étant totalement abandonné de Dieu, excepté par sa justice, - autrement il tomberait dans le néant - je suis sûre que celui qui le verrait tomberait mort. Et non seulement à le voir, mais rien qu'à apprendre qu'il en existe, à une distance de beaucoup de milles, et qu'il approche, cette simple nouvelle le ferait tomber sans vie. Comprenons du moins que s'il y avait un homme si misérable qu'il fût abandonné de Dieu à ce point, il est impossible d'en exprimer l'horreur ni avec des mots ni avec des images, étant donné surtout la petitesse de nos intelligences.

Oh! que de dangers assiègent l'homme en cette vie! Quand j'y pense en me mettant à leur place et vois l'importance de la vie et de la mort spirituelles, si Dieu ne me portait secours, je crois que je mourrais. Et si je pouvais avoir un désir, ce serait de pouvoir exprimer ce que je sais et ressens là-dessus. S'il m'était accordé de le faire voir par des martyres, je crois qu'il n'est aucun supplice que je ne souffrirais avec joie, pour faire connaître à l'homme l'importance de ces choses.

Quand j'ai eu cette vue qui m'a fait voir combien importe l'ombre d'un tout petit acte contre Dieu, je ne comprends pas comment je n'en suis pas morte. Je dis alors : Je ne m'étonne plus que l'enfer soit si horrible, puisqu'il est l'effet du péché. L'enfer même, pour autant que je l'ai vu, je ne crois pas qu'il soit proportionné à l'horreur de ce péché. Il me semble plutôt que Dieu lui fait miséricorde, tant me paraît horrible l'ombre seule du péché véniel. Dès lors, en comparaison, que sera le péché mortel? et tant de péchés mortels? Je crois que qui les verrait, même s'il était immortel, deviendrait mortel à force de douleur. Cette vue que j'en ai eue, en effet, toute petite et qui ne dura qu'un instant, si elle avait duré un peu plus, mon corps, eût-il été de diamant, aurait été réduit au néant.

Pour conclure, tout ce que j'en ai dit me paraît mensonge à côté de ce que j'en ai saisi dans mon esprit quand je faillis mourir de cette

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vue rapide. Tout mon sang se glaçait par tout mon être et ma défaillance fut telle que je croyais trépasser. Mais la bonté de Dieu a voulu de plus que je puisse le raconter.

Elle disait encore:

Je ne m'étonnerai plus que le purgatoire soit une chose aussi terrible que l'enfer, puisque l'un est fait pour châtier, l'autre pour purifier, mais l'un et l'autre sont l'oeuvre du péché. Et celui-ci est si horrible qu'il faut bien que le châtiment et la purification soient en rapport avec son horreur. Si l'homme en avait conscience, en considérant sa mauvaise inclination il serait au désespoir et s'abandonnerait en lui-même. Mais Dieu ne fait voir de pareils spectacles qu'à ceux qui ne peuvent plus sortir de sa volonté sur eux, à qui il ne permet de rien faire hormis ce qu'il dispose pour leur bien et le bon exemple des autres. C'est à eux qu'il fait voir comment sa bonté garde l'homme de périls si affreux et inimaginables, qui le menacent et qu'il ne voit pas. Mais Dieu les voit, il sait leur gravité. C'est pourquoi il a grande compassion des hommes, dans l'amour qu'il leur porte. Aussi ne cesse-t-il en cette vie de nous exciter à bien faire afin que nous ne soyons pas ensevelis dans un tel malheur.

Ainsi se peut voir comment la conversion de cette sainte âme ressembla à celle de saint Paul. Il fut ravi au ciel et vit la gloire des justes ; et cette bienheureuse vit la peine des pécheurs, c'est-à-dire ce que mérite le péché, combien il est abominable et comme il faut le fuir.

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CHAPITRE XXV DE L'AMOUR-PROPRE ET DE L'AMOUR DIVIN ET DE LEUR NATURE.


Cette âme illuminée disait qu'elle eut un jour une vue de l'amour-propre. Elle vit comment il avait pour maître et seigneur le démon. Elle disait que mieux vaudrait l'appeler haine de soi parce qu'il fait accomplir à l'homme tout le mal qu'il veut et à la fin il le précipite en enfer. Elle le voyait présent presque par essence, dans l'homme, dans l'esprit et dans le corps, et tellement incorporé à l'un et à l'autre qu'il lui paraissait presque impossible de parvenir en cette vie à s'en purger.

Elle disait :

Cet amour-propre, quand il est dans sa vraie nature est ainsi fait : D'abord il n'a cure du dommage de l'âme et du corps, ni du prochain, ni de la renommée, ni des biens personnels ou d'autrui. Pour satisfaire sa propre volonté il est cruel à lui-même et aux autres ; il refuse de céder pour aucune opposition qui se puisse imaginer. Quand l'amour-propre a décidé de faire quelque chose, il ne change ni pour flatteries ni pour menace de malheurs si grands qu'ils soient. Pour faire sa volonté il n'a cure de servitude, d'esclavage, ni de pauvreté, de déshonneur ni de maladie, de purgatoire, de mort ou d'enfer. De tout cela il ne voit et ne comprend l'importance, car il est aveugle.

Si tu lui disais : Laisse ton amour-propre et tu gagneras de l'argent, tu vivras en santé, tu auras en ce monde tout ce que ton coeur pourra désirer et ensuite tu iras certainement en paradis, - il rejette tout cela, parce que son coeur ne peut apprécier d'autre bien ou d'autre mal temporel ou éternel, que celui qu'il porte imprimé par amour-propre. De tout le reste il fait fi et le tient pour rien. Comme un esclave il se laisse tirer par lui où il veut et comme il veut. Il lui est soumis au point qu'il ne peut vouloir autre chose. Il ne parle, il ne pense et ne tend pas à autre chose. Si on lui dit : tu es fou, il n'en a cure ; qu'on se moque de lui, il ne s'en soucie pas. Il a fermé ses yeux et bouché ses oreilles à toute autre chose, il tient pour rien tout le reste.

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Elle disait encore :

L'amour-propre est un voleur si subtil qu'il vole Dieu même sans remords ni reproche intérieur. Il prétend par là reprendre simplement son bien sans quoi il ne peut vivre ; il affirme que c'est raisonnable et nécessaire. Il agit en tout cela d'une certaine façon dissimulée, sous beaucoup de voiles ayant apparence de bien. On n'arrive pas à lui prouver le contraire, sinon avec l'aide de cette lumière pénétrante du vrai amour. Celui-ci déclare qu'il veut rester nu et sans voile au ciel et en terre, puisqu'il n'a rien de honteux à cacher.

Et de même que l'amour-propre ne peut savoir ce que c'est que l'amour nu, ainsi l'amour nu ne peut comprendre comment, dans ce qu'il connaît en vérité, il y ait ou puisse y avoir de la propriété. Il ne voudrait à aucun prix qu'il existe une chose qu'il puisse dire sienne. La raison en est que cet amour nu voit toujours la vérité et même ne peut voir autre chose. Or la vérité est, de sa nature, communicable à tout le monde, elle ne peut appartenir en propre à personne. L'amour-propre, au contraire est à lui-même un empêchement, il ne peut ni croire ni voir la vérité. Et même, s'il croit la posséder, il la tient pour ennemie, une étrangère lointaine et inconnue.

Mais l'amour-propre spirituel est beaucoup plus subtil et dangereux que l'amour-propre corporel, Son poison est très pénétrant ; fort peu s'en gardent, car il se cache beaucoup mieux sous une grande subtilité, c'est-à-dire sous couleur de sainteté, de nécessité, quelquefois de charité, de compassion et sous une infinité d'apparence dont il se couvre. En voulant les dénombrer, il me semble voir une plage immense de sable, et le coeur me manque rien qu'à y penser.

Voyons encore quel aveuglement cet amour propre interpose entre Dieu et l'homme, sachons que nous n'avons pas de poison plus mortel que lui ; et néanmoins l'homme ne s'en avise pas, mais il lui paraît très salutaire, il se réjouit de ce dont il devrait, à mon avis, pleurer.

Nul doute que si l'homme se rendait compte de l'immense empêchement que l'amour-propre oppose à son bien, il ne se laisserait pas séduire. Il y a donc beaucoup à craindre de sa malignité. Elle est si grande que s'il n'en existait pas plus gros qu'un petit grain de sable, cela suffirait pour corrompre le monde entier comme un seul homme. Aussi je conclus que cet amour-propre est la racine de tous les malheurs qui peuvent nous arriver en ce monde et en l'autre. Je vois l'exemple de Lucifer, à quoi il est réduit pour avoir fixé sa fin dans ce pervers amour. Je le vois mieux encore en nous, et où notre père Adam nous a conduits avec ce malheureux germe qu'il nous a laissé, germe presque incurable à mes yeux ; je vois que l'homme en a plein les veines, les nerfs et les os et qu'il ne peut dire, penser ou faire, avec l'âme ou avec le corps aucun acte qui ne soit plein de cet amour venimeux, au point qu'il contamine jusqu'aux actes, paroles et pensées accomplis en vue de la perfection de l'esprit.

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S'il en est ainsi, je ne vois à cette maladie si incurable d'autre remède que Dieu même. S'il ne nous en guérit pas ici-bas par sa grâce, il nous la fera purger plus tard, à nos dépens, au purgatoire. Il est en effet indispensable, avant de pouvoir contempler la pure face de Dieu, que nous nous purifiions de toute notre souillure jusqu'à ce que nous soyons rendus purs et sans tache.

Aussi quand je vois cette purgation si rigoureuse et extrême qui nous attend, et que l'homme n'a pas le pouvoir de dénouer cet amour propre, ce poison caché, parce qu'il ne le connaît pas et ne le voit pas, et qu'il n'y croit pas comme il faudrait, il me vient une envie de crier assez fort pour être entendue jusqu'au ciel, et je ne voudrais dire autre chose que « A l'aide ! à l'aide ! » aussi souvent qu'il me resterait du souffle et que j'aurais vie dans mon corps.

Or si cet amour-propre a tant de puissance que l'homme ne tient compte de vie ni de mort, d'enfer ni de paradis, combien plus puissante sans comparaison sera la force de l'amour divin, qui est Dieu même infus dans nos coeurs par son immense bonté. Cet amour veille à notre utilité pour l'âme et pour le corps, et à celle du prochain aussi, ayant à coeur l'honneur et les biens d'autrui. Bénin et doux en tout et envers tous, il renonce à sa propre volonté et prend pour son vouloir la volonté de Dieu à qui il se soumet en tout. Et Dieu par son amour allume, purifie, illumine et fortifie cette volonté au point qu'elle ne craint plus rien, hormis le péché, parce que le péché seul déplaît à Dieu. C'est pourquoi elle accepterait, plutôt que d'en commettre le plus petit, tous les tourments et les martyres les plus atroces qui se puissent imaginer. Ceci est un des effets du divin amour. Il met l'homme dans une telle liberté, une telle paix et un tel contentement, qu'il lui semble être en paradis dès cette vie. Il demeure si fermement fixé et attentif en cet amour, qu'il ne peut parler d'autre chose, ni penser à autre chose ni vouloir autre chose, ni faire d'aucune créature plus de cas que si elle n'existait pas.

Ce divin amour est notre vrai et propre amour, il nous sépare du monde et de nous-mêmes et nous unit à Dieu, et quand cet amour divin se répand dans nos coeurs, à quoi peut-il encore s'arrêter en ce monde ou en l'autre ? La mort lui donnerait un soulagement, il ne peut s'épouvanter de l'enfer, parce que l'amour divin ne peut rien craindre hormis de perdre ce qu'il aime, qui ne se perd que par le péché.

Oh! si l'homme voyait de quel poids, de quelle importance est l'offense de Dieu, surtout à celui qui aime, il connaîtrait que là serait le pire enfer qu'il puisse avoir. Qui a une fois goûté ce si doux et si suave amour, s'il venait à le perdre par quelque défaut, il resterait au supplice presque comme les damnés. Pour le regagner, il n'est rien de si extrême qu'il ne ferait. Pour finir on peut connaître par l'expérience de chaque jour que l'amour de Dieu est notre repos, notre joie et notre vie. L'amour-propre est au contraire une tension continuelle et une tristesse, notre mort en cette vie et en l'autre.

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CHAPITRE XXVI DE TROIS VOIES QUE DIEU EMPLOIE POUR PURGER LA CRÉATURE.


Cette sainte âme disait :

Je vois trois moyens que Dieu emploie pour arriver à purger la créature. Le premier, quand il lui donne un amour nu de telle sorte qu'elle ne puisse plus vouloir - à supposer qu'elle veuille - ni voir autre chose que cet amour. Cet amour est à ce point dépouillé et net qu'il lui fait voir toutes les broutilles de l'amour-propre. Établie dans cette vue véritable, l'âme ne peut plus être abusée par son propre moi. Celui-ci est réduit à désespérer de lui-même à tel point qu'on ne peut rien lui dire qui soit capable de le réconforter, quelle qu'en soit son envie. En conséquence, l'amour-propre se consume peu à peu, puisqu'il faut bien que meure celui qui ne se nourrit pas. Et malgré cela, si grandes sont l'étendue et la malignité de cet amour-propre qu'il accompagne l'homme presque jusqu'à la fin de sa vie.

De cela je m'aperçois bien, moi, puisque de temps en temps je sens mourir en moi beaucoup de penchants qui d'abord paraissaient bons et parfaits. Une fois qu'ils ont été consumés, je comprends qu'ils étaient dépravés et imparfaits, selon le degré de mon infirmité spirituelle et corporelle que je ne voyais pas et que je croyais ne plus avoir. Il est donc nécessaire d'acquérir une vue si fine que tout ce qui d'abord paraissait parfait devienne et à la fin se découvre imperfection, vol et malheur. Tout cela se découvre et se distingue au miroir de la vérité c'est-à-dire de l'amour pur, qui montre tortu ce qui auparavant paraissait droit.

La seconde manière que j'ai vue, et qui me plaît beaucoup plus que la précédente, c'est quand Dieu donne à l'homme un esprit absorbé en grande peine, par quoi il lui fait voir ce qu'il est en vérité, c'est-à-dire combien il est vil et abject. Cette vue le tient continuellement en excessive privation de toute chose qui puisse avoir saveur de bien, de sorte que le moi ne trouve plus à se nourrir d'aucune façon. Ne pouvant se nourrir (ayant au contraire la vue continuelle de ce moi si mauvais qu'il n'y peut rien entrer de bon) force est bien qu'il se consume. Il doit finalement reconnaître que si Dieu n'y met la main en lui donnant son être divin par quoi lui sera enlevée cette vue si

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déplaisante, jamais, jamais il ne sortira de cet enfer qu'il porte en soi.

Quand Dieu ensuite, à cette vue de totale désespérance de soi ajoute la grâce de l'enlever, alors l'âme demeure en grande paix et consolée.

Le troisième moyen est encore plus excellent que les précédents. C'est quand Dieu donne à la créature un esprit tout absorbé en lui, de telle façon qu'elle ne sait penser à autre chose, à l'intérieur ou à l'extérieur, que ce Dieu même. De tout ce qui la concerne, quelles que soient ses affaires et occupations elle ne peut rien penser ni faire cas, sinon pour autant que l'exige l'amour de Dieu. Aussi paraît-elle une chose morte au monde, parce qu'elle ne peut se satisfaire en rien et ne sait ce qu'elle veut au ciel ni en terre. Il lui vient en même temps une telle pauvreté d'esprit qu'elle ne sait ce qu'elle fait ni ce qu'elle a fait et ne pourvoit à ce qu'elle aurait à faire en quoi que ce soit, quant à Dieu et quant au monde, pour elle-même et pour le prochain. C'est que Dieu ne lui donne aucune vue qui la nourrisse, mais il la tient contre lui en union et en suave fusion. En cet état l'âme est riche et pauvre à la fois, ne peut rien s'approprier ni se nourrir de rien. Il faut donc qu'elle se consume, qu'elle reste à la fin perdue en elle-même et qu'ainsi elle se retrouve en Dieu. Elle était en lui déjà sans doute, mais ne savait comment elle y était.

Il y a encore la voie de la vie religieuse dont je ne dirai pas plus, parce que tous de toute façon doivent passer sous l'une ou l'autre de ces trois voies susdites, et aussi parce que d'autres en ont traité au long et au large.

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CHAPITRE XXVII COMMENT ET À QUEL POINT LUI ÉTAIT HORRIBLE LA VUE DU PÉCHÉ, ELLE EST PLUS INTOLÉRABLE À QUI AIME DE PUR AMOUR QUE L'ENFER DE LUCIFER. ELLE ÉTAIT SOIGNÉE COMME POUR UNE MALADIE CORPORELLE ET SON MAL ÉTAIT FEU DE L'ESPRIT. ET D'AUTRES PHÉNOMÈNES QUI SE PRODUISAIENT EN ELLE.


On ne pouvait comprendre le degré de perfection où était parvenue cette âme illuminée de Dieu vraie lumière. C'est qu'elle ne s'étendait pas à des actes extérieurs de vertu qu'on pût constater, mais toute sa perfection restait à l'intérieur de l'âme, dans la connaissance d'elle-même et de son Dieu à qui elle était unie de façon merveilleuse, et dans le mystère de ses colloques intérieurs. Elle en exposait quelques-uns, quoiqu'elle ne pût en dire grand'chose, non comme ils se passaient dans son intime - c'était chose indicible mais elle en exprimait ce qu'elle pouvait par des comparaisons.

Un jour, sous le coup d'une grande ardeur qu'elle éprouvait en elle-même, elle appela Lucifer et lui dit :

Je veux discuter avec toi d'une question qui me vient à l'esprit. Dis-moi ce qu'il y a de plus grave : d'un côté tout l'enfer avec tous ses tourments et ses souffrances, supposé que tu les aies tous en toi, ou de l'autre, en cette âme qui aime d'un incomparable amour pur et net, un seul fétu qui entrave son vrai amour?

Alors en guise de réponse, il lui fut montré dans l'esprit comment l'offense de Dieu, si petite et minuscule qu'elle puisse être, est beaucoup plus intolérable que l'enfer de Lucifer. Cette vue de l'âme n'était pas sans douleur, comme il arrive ordinairement. A voir l'importance de cette chose, il s'alluma en son coeur un tel feu qu'elle en fit une maladie et qu'elle faillit en mourir.

En cela on peut comprendre à quel point cette âme était loin de la commune mesure des sentiments ordinaires. Nous voyons

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toujours l'homme sentir à peine une contrition générale d'avoir péché, il n'a que peu de souci des péchés véniels.

Mais elle, ayant eu une autre fois la vision intérieure de l'importance d'un seul péché véniel, il lui survint au coeur un assaut de feu d'une telle violence qu'il lui sembla que tout son corps se rompait, ne pouvant en supporter l'ardeur. Sans nul doute, si Dieu lui avait fait connaître en elle la présence d'un de ces péchés, elle serait tombée morte sur l'heure. Et si par impossible il y en avait eu en elle, son Amour l'eût empêchée de s'en apercevoir, car le droit amour est d'un tel zèle qu'il ne craint que le péché 1.

Elle fut un temps dans une grande crainte en se disant :

Malheureuse que je suis ! s'il m'arrivait d'être inquiète d'un péché, dont je ne me serais pas purifiée ou châtiée aussitôt, je ne pourrais tenir.

C'est pourquoi elle était forcée, si quelque doute lui venait, d'en avoir tout de suite la solution. Sans quoi elle ne pouvait s'apaiser, exactement comme si elle se fut trouvée dans le feu. Si quelqu'un lui avait dit : « Cela était mal agir », elle aurait répondu aussitôt :

Seigneur, si c'est mal, je ne veux pas l'avoir fait. Je ne puis vouloir qu'il soit jamais dit que le vrai amour ait laissé faire quelque mal à celui qu'il aime.

Elle parlait ainsi parce qu'elle avait avec Dieu une telle union qu'elle ne pouvait vouloir que lui.

Cette âme avait sans cesse de tels élans du coeur et de si grande force qu'elle en tombait souvent malade. On la soignait comme pour une maladie corporelle, alors que son mal était feu de l'esprit, on lui appliquait des ventouses pour faire respirer le coeur et lui rendre la parole. Mais cela servait de peu. Elle avait des suffocations violentes, elle perdait la parole, on la croyait proche de mourir. Comme on ne discernait pas l'opération divine, on lui donnait des remèdes qui lui faisaient du tort. Très obéissante, elle les prenait. On comprit ensuite que Dieu était l'auteur de ces choses. On se mit à laisser passer les assauts divins le mieux possible sans médecine, on se contentait de la soutenir en l'entourant de soins et de vigilance.


I. Tout ce passage est dans l'édition le développement du texte du ms. D, f. 25 v-26 : Alors il lui fut montré dans l'esprit que cette broutille avait beaucoup plus d'importance que l'enfer de Lucifer. A cette vue, un tel feu s'alluma en son corps qu'elle en fit une maladie et qu'elle faillit en mourir. Une autre fois, il lui fut dit en esprit, dans une parole intérieure : « Si tu savais quelle est devant moi l'importance d'un péché véniel » et on lui fit connaitre ce qu'en est l'importance.

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Par suite de ces élans elle avait très souvent au coeur un si grand feu qu'il lui devenait impossible de parler, ou si doucement qu'on l'entendait et la comprenait à peine. On ne savait que faire pour la soulager ; ses dévots qui l'entouraient en restaient interdits. Elle disait :

En ce moment je sens mon coeur réduit en poussière, je me sens consumer d'amour.

Alors pour soulager son humanité, elle se retirait seule dans une chambre, s'y jetait à terre de tout son long et criait :

Amour, je n'en puis plus !

Elle restait ainsi, poussant de grandes plaintes, se tordant comtne une couleuvre et jetant de grands soupirs au point d'être entendue de tous ceux de la maison. Il fallait bien pour la garder en vie, qu'on usât de toute sorte de remèdes selon l'humanité pour soulager son esprit de ce feu intérieur 2. Oh ! que de fois il fallut recourir à ces remèdes, car on voyait clairement qu'autrement elle n'eût pu le supporter. Elle disait qu'il lui semblait quelquefois avoir l'esprit sous la meule qui lui écrasait l'âme et le corps. Souvent aussi elle se promenait au jardin et parlait aux plantes et aux arbres, en leur disant:

N'êtes-vous pas aussi des créatures, oeuvre de mon Dieu? Et vous, ne lui êtes-vous pas obéissantes ?

Elle se répandait en beaucoup de propos semblables, elle arrivait à obtenir quelque réconfort, répétant cela pendant un certain temps, soupirant avec tant de force qu'on l'entendait sans qu'elle s'en rendît compte. Quand elle s'en apercevait ou qu'elle voyait quelqu'un, aussitôt elle se taisait et à qui la cherchait elle répondait avec à-propos d'après l'ordre des choses de la vie humaine.


1. Le ms. D donne un texte meilleur que l'édition : Il fallait bien, pour qu'elle pût vivre qu'on fit tout pour distraire cet esprit d'un tel feu par quelque chose qui fût conforme à l’humanité. Oh ! que de fois il fut nécessaire d'y recourir. - Il ne s'agissait donc pas de remède médicaux, mais de moyens de soustraire son esprit à l'absorption extatique.

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CHAPITRE XXVIII COMMENT ELLE ÉTAIT ADMIRAELEMENT UNIE À DIEU ; DE TROIS CHOSES À QUOI ELLE NE POUVAIT CONSENTIR NI ACCEPTER DE NE PAS RÉSISTER.


Cette âme sainte avait une telle union avec Dieu, son libre arbitre était lié à tel point qu'elle ne ressentait en elle aucune résistance ni aucun choix. Elle avait tout surpassé d'une façon qui ne se peut humainement comprendre. Elle disait souvent :

Si je mange ou bois, si je vais ou reste, si je parle ou me tais, si je dors ou veille, si je vois, entends ou pense, si je suis à l'église, à la maison ou sur la place publique, si je suis malade ou en santé, si je meurs ou ne meurs pas, à toute heure et à tout moment de ma vie, je veux que tout soit en Dieu et pour Dieu dans le prochain. Et même je voudrais être incapable de vouloir, de faire, ou penser ou parler excepté ce qui est la volonté de Dieu ; et la part en moi qui s'y opposerait, je la voudrais réduite en poussière et répandue au vent.

Cependant, quoiqu'elle fût sans vouloir ni choix aucuns, elle disait trouver en elle trois choses : aux deux premières elle ne pouvait consentir ; la dernière, elle ne pouvait refuser de la vouloir, comme chose que de par Dieu elle devait absolument accepter.

La première est qu'elle ne pouvait vouloir ni accepter le péché, même le plus petit, pour l'avoir souverainement en haine. Parvenue comme elle était, par la claire connaissance de sa propre misère, à la parfaite simplicité, elle ne pouvait davantage le voir chez les autres ni comprendre comment i1est possible que l'homme le commette jamais volontairement, surtout s'il s'agissait du péché mortel. S'il lui arrivait de voir de ses yeux quelque chose qui fut indiscutablement péché, elle ne pouvait pour cela comprendre qu'il y eût en l'homme malice de péché. Elle voyait pour sa part, si clairement la gravité du péché, elle qui aurait choisi de se laisser hacher en petits morceaux plutôt que de le commettre, qu'il pouvait lui venir à l'idée que

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son prochain ne fût pas dans le même sentiment. Elle pensait que les autres faisaient de Dieu autant de cas qu'elle-même. D'où on peut conclure que non seulement elle ne pouvait vouloir le péché, mais pas même penser qu'il y eût quelqu'un d'assez mauvais pour avoir une autre volonté.

La seconde est très obscure et difficile à comprendre aux âmes imparfaites, mais c'était pour elle chose toute claire. C'est qu'elle ne pouvait consentir que Dieu son amour eût souffert une si dure passion. Elle eût préféré subir, si c'eût été possible, autant de peines qu'il y en a pour tous les damnés en enfer, plutôt que de voir son Amour souffrir tant de tourments. Tout cela à cause de l'amour qu'elle voyait en Dieu même, pur, droit et net et si grand que notre amour, si parfait qu'il soit, lui paraissait bien au-dessous, puisqu'il est infus dans l'âme et par suite, mesuré. Aussi aurait-elle volontiers pris sur elle toute la passion que son Amour a subie.

Et ce désir lui brûlât le coeur avec une telle violence, qu'elle disait :

Il m'est plus facile de tenir la main dans le feu matériel que le coeur dans une telle ardeur. De ce feu intérieur, disait-elle, on ne pouvait rien dire ni rien savoir à moins de l'avoir éprouvé soi-même.

La troisième chose, celle qu'elle ne pouvait refuser, était, disait-elle, la sainte communion, parce que la sainte communion n'est pas autre chose que Dieu même. Ici se manifeste la vénération et l'honneur qu'elle rendait aux prêtres. Elle disait que si le prêtre avait refusé de lui donner la communion, c'est en patience qu'elle l'aurait supporté et n'aurait pas insisté. Mais s'il voulait la communier, elle ne pouvait dire : Je ne veux pas.

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CHAPITRE XXIX DE LA DOUCEUR DES PRÉCEPTES DIVINS, DE L'UTILITÉ DES ADVERSITÉS TEMPORELLES. QU'ELLE ÉTAIT TOUT ABIMÉE DANS L'AMOUR, AVEC UNE TELLE CONFIANCE QU'IL LUI ÉTAIT DIT : COMMANDE. SI LA MER ÉTAIT L'ALIMENT DE L'AMOUR, ETC... DE NOMBREUSES QUALITÉS DE L'AMOUR.


Cette sainte âme était tant aimée et aimait tant son doux Amour, que toutes choses procédaient en elle selon l'ordonnance du véritable amour. Elle disait donc à son Seigneur :

O Amour, si les autres ont une obligation d'observer tes commandements, moi j'en veux avoir dix, parce qu'ils sont tous suaves et pleins d'amour. Tu ne commandes rien qui fasse mal ; au contraire, à qui les observe tu accordes grande paix, l'amour et l'union avec toi. Qui ne l'a pas expérimenté ne peut le comprendre. C'est que les préceptes divins, s'ils vont contre la sensualité sont néanmoins conformes à l'esprit. Celui-ci, de sa nature, veut être étranger à tout sentiment du corps pour pouvoir s'unir à Dieu par amour. A une telle union, je le vois, tout amour inférieur à Dieu est un empêchement.

Cette âme bénie gardait en son droit et net amour toutes ses expériences intérieures dans toute leur force. Quelquefois, ne pouvant les supporter, elle allait par la maison, à tout petits pas et criant.

Elle disait à ses amis.

Si tu as peine ou consolation, si grandes qu'elles soient, n'en dis rien sinon à ton confesseur, parce que cette absorption que tu éprouves en ton esprit vient peut-être de Dieu ; elle te garde de quelque défaut que tu commettrais si tu n'étais ainsi absorbé.

Elle voyait que tout est nécessaire de ce que Dieu nous envoie d'épreuves, lui qui n'a d'autre intention que de consumer tous nos mauvais penchants, tant au dehors qu'au dedans. Elle voyait que toutes les vilenies, injures et mépris, la maladie, 1a pauvreté, l'abandon

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de la part des parents et des amis, les tentations du démon, les confusions et tout ce qui va contre notre humanité, tout cela nous est souverainement nécessaire. Par leur moyen nous pouvons combattre nos penchants mauvais, les vaincre, les éteindre jusqu'à n'en faire plus aucun cas. Et même, aussi longtemps que les adversités nous paraîtront amères, tant qu'elles ne nous seront pas devenues douces pour Dieu, nous ne pourrons contracter avec lui cette union. Si quelqu'un craint donc qu'il puisse lui arriver une chose bonne ou mauvaise capable de le séparer de l'amour de Dieu, c'est un signe qu'il n'est pas encore fort dans la vraie charité. C'est pourquoi l'homme ne devrait rien craindre, hormis l'offense de Dieu. Il faut que tout le reste, en comparaison, lui soit comme chose qui n'est pas et ne peut jamais être, et ceci vaut même de l'enfer avec tous ses démons et ses tourments.

Elle en vint ensuite à un tel degré d'absorption par l'intelligence et la volonté et la mémoire dans l'océan pacifié de son amour, qu'elle ne trouvait plus de mots appropriés pour en parler. La correspondance de son âme unie à ce point avait pour effet qu'elle ne parvenait presque plus à parler ni des choses d'ici-bas ni des choses d'en-haut, mais son langage n'était que soupirs d'ardente flamme et perte des sens. Si cependant il était nécessaire de s'entretenir ou de s'occuper d'autres choses, cela se présentât à son esprit comme une forme vide, morte, disait-elle, sans pouvoir pénétrer à l'intérieur.

Elle gardait son esprit purgé de tout empêchement de chose créée, au point que lorsqu'elle avait à faire quelque fonction qui réclamât l'attention de l'esprit, elle l'expédiait le plus lestement qu'elle pouvait. Elle avait purifié ses affections et noyé tous les sentiments de l'âme et du corps et demeurait dans une telle paix, une telle union, avec un tel feu d'amour, qu'elle paraissait toujours comme hors d'elle-même. Elle s'étonnait que personne pût penser à autre chose qu'à son doux Amour. Voyant qu'il est à la portée de chacun, et sachant quelle en est la grandeur, elle ne pouvait croire que quelqu'un puisse s'occuper d'autre chose en cette vie.

C'était pour elle une chose allant de soi, que chacun devrait avoir les moelles de l'âme et du corps imprégnées de son doux Amour, non seulement sans effort, mais plutôt avec grande consolation.

Elle disait en ce sens :

Dieu s'est fait homme pour me faire Dieu ; je veux donc devenir tout entière Dieu par participation.

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Elle disait encore qu'il lui semblait recevoir de Dieu dans son âme un continuel rayon d'amour qui les liait l'un à l'autre par un fil d'or dont elle ne craignait pas qu'il se rompe jamais. Cela lui avait été donné dès le début de sa conversion ; par suite toute crainte servile et mercenaire lui avait été ôtée, en sorte qu'elle n'avait plus peur de perdre Dieu. Au contraire son doux Seigneur lui donnait tant de confiance que lorsqu'elle était attirée à demander quelque chose qu'il voulait lui donner, il lui était dit dans l'esprit : « Commande, parce que l'Amour le peut faire. » En retour elle obtenait tout ce qu'elle demandait avec toute l'assurance imaginable.

Cette âme disait à son Amour :

Se peut-il, ô doux Amour, que tu ne doives jamais être aimé sans consolation, sans espérance de bien au ciel ou sur la terre?

Il lui fut répondu qu'une telle union ne pouvait exister sans une grande paix et contentement pour l'âme et pour le corps.

Elle disait pour finir :

O Amour, je ne puis comprendre que d'autres que toi doivent être aimés, et si je le comprenais, j'en aurais grand'peine.

Elle ajoutait encore :

Si Dieu ne m'avait soutenue, je sais que je serais morte de voir un péché aussi bien que de voir Dieu lui-même. Ces deux vues, comme il m'est donné de le comprendre, sont si excessives qu'aucun homme ne pourrait en sortir indemne.

Elle disait encore :

L'amour de Dieu est proprement l'amour de nous, puisque nous sommes créés par cet Amour, mais l'amour de toute autre chose se doit appeler exactement haine de nous-mêmes, attendu qu'il nous prive de notre propre amour qui est Dieu. Aime par conséquent qui t'aime, c'est-à-dire Dieu ; laisse qui ne t'aime pas, c'est-à-dire, toute autre chose en dessous de Dieu, puisque toutes ces choses sont ennemies de ce vrai Amour.

Oh ! si je pouvais faire voir cette vérité, la faire toucher, la faire sentir au goût comme je la sens moi-même, je suis sûre qu'il ne resterait sur terre aucune créature qui ne l'aimât et, si la mer était l'aliment de l'amour, il n'y aurait ni homme ni femme qui ne s'y jetterait, et ceux qui seraient loin de la mer n'auraient d'autre occupation que de s'en approcher pour s'y noyer. La raison en est que cet amour est un tel contentement que tout autre contentement, en proportion,

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semble plutôt une tristesse ; il rend l'homme si riche que tout ce qu'on peut imaginer hors de cela ne paraît que misère ; il le rend si léger qu'il ne sent plus la terre sous ses pieds ; pour avoir placé son coeur si haut, il ne peut éprouver nulle peine sur terre ; il est si libre que sans empêchement il se tient toujours avec Dieu, pour y rester toujours.

Et si tu me demandais : Qu'est-ce que tu ressens ? je te répondrais : Ce que l'oeil ne peut voir ni l'oreille entendre (I Cor., 2, 9), En vérité, j'en rends témoignage par l'expérience intime, d'après ma capacité, sans faire d'erreur. Eu égard à ce que je ressens, il me paraît honteux de dire ces mots défectueux, assurée que je suis que tout ce qu'on peut dire de Dieu n'est pas Dieu, mais seulement quelques miettes qui tombent de la table.

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CHAPITRE XXX DE L'ANÉANTISSEMENT EN DIEU, QUE NOUS DEVRIONS ÊTRE CONSENTANTS ET SATISFAITS DANS LES DISPOSITIONS DIVINES ; DU CÔTÉ DE DIEU LES PORTES DU PARADIS SONT OUVERTES.


Cette âme illuminée disait :

Dieu rend l'humanité si étrangère à l'âme, et l'âme si étrangère au corps que par l'action de l'âme, l'humanité n'a plus ni souci ni sentiment des actions de la nature ; elle y perd tout goût par le grand éloignement que l'âme a de la terre. Dieu ensuite rend l'âme si étrangère à son activité naturelle qu'il la réduit à rien, et il demeure lui seul. L'homme reste sans âme et sans corps, sans ciel ni terre. Il mange, boit, il goûte, il pense, il veut, il se souvient, mais tous ces actes s'accomplissent sans activité de nature. Ils se font au-dessus de la nature, parce que c'est Dieu qui lui donne le goût, l'intelligence, la volonté et la mémoire, comme il lui plaît, et l'âme de son côté goûte de tels aliments que le corps à leur vue voudrait plutôt être mort.

Quand l'âme voit que le corps, pour la plus petite opération divine qu'il éprouve, se jette par terre sans vie, disant qu'il ne peut la supporter, elle voudrait alors être en un lieu où elle ne lui serait plus assujettie ; elle connaît alors qu'elle est prisonnière. Cela se produit avec plus de force en certains cas d'excès que dans le cours ordinaire où elle ne connaît plus rien, hors l'union à Dieu. Malgré cela, l'âme et le corps se tiennent ensemble avec une telle paix, dans une telle obéissance et un tel silence, qu'il n'y a pas le moindre désir discordant de l'une à l'autre. Le corps obéit à l'âme et l'âme obéit à Dieu, ainsi chacun a ce qu'il lui faut selon l'ordre établi par Dieu, avec grande paix.

Maintenant si on pouvait voir cette conduite divine, quels suaves artifices Dieu présente à l'âme et au corps, avec quel amour et quelle sollicitude il les attire à son doux gouvernement, il n'est coeur qui ne se romprait d'amour. Chacun s'offrirait à soutenir en cette vie et en l'autrc plus de souffrances que n'endure le démon, plutôt que de sortir de cette sainte conduite. A y voir tant d'amour pour nous, un autre amour pour lui rejaillirait en nous. En cet amour on ne pourrait

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voir ni peine ni dommage en tout ce qui vient de lui. Celui qui serait en enfer avec cette vue ne pourrait souffrir, parce que l'âme amoureuse ne craint aucune souffrance et ne tient compte de rien excepté l'offense de Dieu. Et pour cette raison elle dit qu'elle serait plus contente d'être en enfer que d'être Dieu dans son paradis, si c'était possible, plutôt que de faire ou penser chose si petite qu'on veut contre le bon plaisir de Dieu ; de tout le reste elle n'a cure, L'amour ne peut consentir non seulement à commettre l'offense, mais pas même à la voir, En vérité la gravité de tout cela ne se peut concevoir. Oh ! que de créatures désordonnées vont cherchant la paix, le plaisir, la joie. Mais parce qu'elles ne sont pas dans ce gouvernement divin et qu'elles ont le pied hors de la place fixée par Dieu, elles rencontrent toujours le contraire, Dans l'espoir d'en sortir, elles crient sans cesse de douleur et n'en sortent jamais.

Elle disait donc:

Je vois les portes du paradis ouvertes de la part de Dieu à qui veut entrer. Dieu est la souveraine miséricorde, il se tient les bras ouverts pour nous recevoir en sa compagnie. Mais je vois clairement qu'en cette divine essence, il y a une telle netteté et une telle pureté qu'il est impossible de l'imaginer si peu que ce soit. En conséquence, un homme qui aurait en soi une imperfection pas plus grande qu'une patte de mouche se jetterait en mille enfers plutôt que de paraître devant Dieu avec cette imperfection. Aussi l'âme voyant que le purgatoire a été constitué par disposition divine pour purger ces imperfections, s'y plonge. Elle voit en cela une grande miséricorde. Ce purgatoire est une chose si terrible qu'il n'est pas d'intelligence humaine capable de le comprendre. Mais l'âme amoureuse donne plus d'importance à ses imperfections qu'aux peines du purgatoire. Cellesci sont cependant si extrêmes que toute idée qu'on en pourrait avoir en cette vie présente, toute parole, tout sentiment, toute notre vérité, à proportion, me paraît un mensonge. C'est pourquoi, bien que je sois contrainte de parler ainsi, j'en suis plus honteuse que satisfaite.

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CHAPITRE XXXI COMMENT SON VOULOIR ÉTAIT CELUI DE DIEU, ET COMMENT ELLE NE VOULAIT AUTRE CHOSE QUE CE QUI SE PRÉSENTAIT D'INSTANT EN INSTANT. DE L'ANÉANTISSEMENT DE LA VOLONTÉ ET DE LA MANIÈRE D'ÊTRE DE L'ENTENDEMENT ET DE LA MÉMOIRE.


Cette âme plus divine qu'humaine, en vertu de son amour (et pour son contentement), avait le vouloir même de cet Amour. De là procédait en elle une si grande privation et mortification, voire même un si grand anéantissement d'elle-même dans l'esprit que la langue humaine ne pourrait le décrire. Tout ce qui se présentait d'instant à instant, elle le prenait de la volonté divine, dont pour rien elle ne pouvait se séparer. Cela lui procurait en tout temps et en,toute chose une certaine saveur qu'elle partageait avec les bienheureux, qui n'ont d'autre vouloir que celui du doux Seigneur. Ce divin vouloir est en vérité ce qui enlève toute imperfection à notre volonté.

Elle disait donc, dans cette ferveur et cette lumière :

Tu verras que Dieu veut tout ce que nous voulons, nous ; il ne vise pas à autre chose qu'à notre utilité spirituelle. Mais l'homme dans son imperfection, ne voit pas cela. Plus il se conforme au divin vouloir, plus il se dépouille de son imperfection, plus aussi il s'approche de la perfection, En conséquence, quand il en vient à ne plus pouvoir s'écarter de la divine volonté, alors il devient tout parfait, tout uni et transformé au doux Seigneur.

Tu vois ainsi comment l'âme qui se tient dans sa volonté dépravée est imparfaite et comment, en la délaissant et en s'attachant à celle de Dieu, elle devient parfaite. Bienheureuse cette âme qui meurt en tout à elle-même par volonté, parce qu'alors elle vit en tout pour son doux Seigneur, et Dieu même vit en elle.

En vérité, cette âme bienueureuse était morte en toute chose à elle-même par volonté, En tout temps, en toute manière, en tout

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lieu, si on lui avait dit : Que voudrais-tu au ciel ou sur terre? on ne lui aurait jamais fait répondre autre chose que ceci :

Je veux ce qui m'arrive en ce point 1.

Change ce point, fais tout changement que tu imagines, elle répondra toujours de même.

Il en était ainsi pour elle, Tel était son vouloir parce qu'elle était assurée qu'en tout point, en tout lieu, de toute manière, la divine bonté régit, gouverne et dispose toute chose j qu'elle nous guide toujours de la meilleure manière, par le meilleur chemin, à ce qui sera pour nous le meilleur. Elle disait :

Nous ne devons pas vouloir autre chose que ce qui nous arrive point par point, en nous exerçant néanmoins toujours au bien. Refuser de s'exercer au bien et vouloir cependant attendre ce que Dieu envoie, ce serait tenter Dieu même 2.

Comprenons que nous devons vouloir de cette manière la volonté de Dieu, c'est-à-dire d'abord faire de notre côté tout ce que nous pouvons de bien, et ensuite, tout ce qui arrive et ne dépend pas de nous, quoi que ce soit d'ailleurs, le prendre toujours comme venant de Dieu seul, et y unir pleinement notre volonté.

Celui qui goûterait, disait-elle, le repos qu'on trouve dans l'union de la volonté, il croirait dès cette vie posséder le paradis. Ce contentement, ceux-là le goûtent plus ou moins, qui travaillent toujours à anéantir leur propre volonté pour l'amour de Dieu. Quand l'homme abandonne son propre vouloir, Dieu se saisit de son libre arbitre, il s'en sert pour agir et ne permet plus qu'il lui vienne autre chose dans la volonté que ce qui lui plaît. Ces volontés ainsi réglées deviennent par là toutes parfaites.

O volonté anéantie ! tu es la reine du ciel et de la terre, tu n'es sujette à rien, tu ne trouveras rien qui te puisse faire peine, puisque toutes les douleurs, les déplaisirs et les peines sont l'effet de la propriété spirituelle ou temporelle, Souvent il nous semble que les adversités


I. POINT (ponta dans l'édition génoise, punto dans l'italien classique). Ce terme reviendra plusieurs fois dans ce chapitre et les suivants. Par Ce mot Cathetine entend l'application à l'âme, d'instant en instant, de la volonté divine, soit à l'extérieur par les événements, soit à l'intime de l'’âme par la grâce infuse qui la dépouille de ses activités propres en y substituant la lumière et l'amour infus. Cette lumière et l’amour divins Communiqués à l'âme deviennent la propre pensée et le propre vouloir de l'âme, en vertu de l'identification d'amour mystique. On peut croire que Catherine, qui était d'une famille de navigateurs, a pris ce terme au vocabulaire de la marine, où « faire le point » signifie déterminer la position exacte d'un navire à un moment donné et la direction à prendre.

2. On voit bien ici que Catherine n'a rien de quiétiste. La phrase suivante est un commentaire des rédacteurs de la Vita.

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arrivent sans raison, à certains points de vue que nous croyons vrais, clairs et évidents ; la vérité est néanmoins que c'est notre propre imperfection qui nous empêche de voir le vrai, et c'est à cause de cela qu'on ressent peine, douleur et ennui.

Elle disait encore :

Ohl si je pouvais exprimer ce que je vois et comprends au sujet de cet anéantissement de la volonté propre, je suis sûre que chacun se mettrait à détester la sienne comme si c'était un vrai démon. Jamais on ne tiendrait à sa façon de voir, on ne s'excuserait pas, on ne voudrait rien avoir à soi, on ne dirait jamais : ceci est à moi. Un esprit humble voit, comprend, goûte et sent ce secret et arrive promptement au but. Mais l'esprit dépourvu de cette sagesse qui est science savoureuse, n'arrivera jamais à la perfection qu'il désire et ce sera sa faute.

A un esprit humilié, disait-elle, Dieu donne une lumière surnaturelle par laquelle il voit plus de choses et de beaucoup plus élevées qu'il ne pouvait auparavant. Il les voit avec plus de certitude et plus de clarté, sans hésitation aucune. Il ne procède plus par degrés distincts, ni peu à peu, mais il lui est donné en un instant par une nouvelle lumière d'en haut tout ce que Dieu veut qu'il sache. Il le sait avec tant de certitude qu'il serait impossible de l'amener à croire autre chose. Il ne lui est montré rien de plus qu'il n'en a besoin pour lui-même ou pour les autres, selon ce qui est nécessaire pour conduire la créature à une perfection plus haute. Cette lumière n'est pas le fruit de sa recherche. Dieu la lui donne quand il veut, et l'homme, pour sa part, ne sait comment il arrive à savoir ce qu'il lui est donné de savoir. Et si même il cherchait à en savoir un peu plus qu'il ne lui est donné, il n'avancerait pas, il resterait comme un caillou qui ne peut rien absorber. Cette lumière surnaturelle, celui-là ne peut l'avoir qui n'a pas dépouillé l'entendement naturel. La raison en est que lorsque notre entendement naturel se met en quête notre imperfection l'accompagne ; Dieu le laisse chercher tant qu'il peut et à la fin il l'amène à reconnaître son imperfection. Celle-ci une fois reconnue, Dieu lui donne cette lumière qui jette l'entendement par terre ; ainsi prostemé il ne cherche plus autre chose. Il dit à Dieu ; C'est toi qui es mon entendement. Je saurai ce qu'il te plaira que je sache. Je ne me fatiguerai plus à chercher, mais je resterai dans ma paix avec ton entendement qui occupe mon esprit.

De même que cette lumière est sumaturelle, l'homme n'en peut avoir le discemement, il ne peut donc l'accaparer, incapable qu'il est de la comprendre 1. Mais cette lumière reste en son esprit avec une


I. phrase obscure et qu'il est malaisé de rendre. On peut proposer l'interprétation suivante : L'homme n'a pas le discemement (non lo puo discernere)  parce que cette lumière infuse pénètre en son intelligence sans qu'elle se rende compte comment ; de même, quand elle est en lui, il ne peut la dominer, incapable qu'il est de la comprendre (non la occupa, non possendo la capire).

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légèreté et une délectation qui semble le rendre participant des anges, car ceux-ci obtiennent leur part de gloire par le moyen de cette divine intelligence avec Dieu 1.

Par conséquent, celui qui veut bien voir spirituellement, qu'il s'arrache les yeux de la présomption personnelle, parce que qui regarde trop le globe du soleil se rend aveugle. Je crois que de même l'orgueil en aveugle beaucoup qui veulent trop savoir par leur propre intelligence. Un entendement humble a bien vite obtenu d'être illuminé ; mais qui cherche à comprendre sans avoir la sagesse n'arrive jamais au but, à cause de sa présomption.

Quant à la mémoire, celle-ci ne peut retenir quoi que ce soit de façon durable. Elle ne peut retenir que pendant ce court moment où le souvenir lui vient. Si tu lui dis une chose à un moment donné, en un clin d'oeil elle l'oublie. Et si on dit : Nous ferons ceci ou cela, tout aussitôt cela lui sort de la mémoire, surtout s'il s'agit de choses du monde. Mais Dieu pourvoit à tout ce qu'il faut pour l'honneur divin ou pour la vie panai les hommes et ne lui laisse commettre aucune faute, il a soin qu'en temps et lieu elle ait les avertissements nécessaires. On dirait qu'au moment voulu quelqu'un se tient à son oreille pour l'avertir de tout ce qu'elle doit faire en ce moment. Dieu arrange ainsi les choses afin que l'esprit n'ait rien qui l'arrête, il empêche que rien de bien ni de mal ne se fixe en sa mémoire, comme si elle n'en avait pas. En échange il lui donne une certaine occupation intérieure et il l'y tient tellement submergée qu'elle se croit au fond de la mer. Occupée à une si grande chose, elle ne peut exercer son activité naturelle, mais étant anéantie et abîmée dans cette mer, elle reçoit une telle participation de la tranquillité divine que cela suffirait pour adoucir l'enfer. Quand l'âme se trouve anéantie par l'opération divine, elle reste en Dieu toute transformée ; c'est lui qui la meut en tout et l'emploie à sa manière sans intervention de l'homme. Qui peut alors avoir une idée de ce qu'éprouve cette créature ? Si elle pouvait en parler à la mesure de sa véhémence, ses paroles seraient d'un tel feu que les coeurs de pierre s'enflammeraient. En cet anéantissement, elle connaît que toute volonté est peine, toute intelligence ennui, tout souvenir une entrave, Elle s'écrie :

O amour de pauvreté, règne de tranquillité 2.

Une fois accompli l'anéantissement de l'âme, voici que se dissipe la vigueur et l'activité des impressions corporelles, de la manière suivante. D'abord quant à la vue : elle ne peut plus rien voir sur terre


I. La lumière de gloire des anges et des bienheureux est une participation immédiate à l'intelligence divine, et la lumière infuse dans l'âme dans la connaissance mystique par le don de sagesse est une anticipation de la lumière de gloire des bienheureux. La Sainte s'en explique d'autre manière, plus précise, vers la fin du ch. suivant.

2. JACOPONE DE TODi, Laude 60, déjà citée au ch. xiv. Dans ce commentaire de Catherine, comme dans le développement de la Laude, la pauvreté s'entend au sens mystique, de dépouillement intérieur par grâce infuse.

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qui lui donne plaisir, joie ou peine ; si cependant elle voit quelque chose qui de sa nature devrait causer peine ou plaisir, elle ne se réjouit ni ne s'afflige. Parce que cette âme est transformée en Dieu, Dieu ne la laisse pas correspondre à ses impressions corporelles, mais peu à peu il les fait mourir toutes sans miséricorde. De cette façon, qu'elle regarde ou voie une chose, elle ne peut plus en prendre conscience comme autrefois, avec un goût corporel; elle ne saurait expliquer comment sont faites les choses qui font plaisir aux hommes. Quand elle entend dire : Ceci est bon, elle ne comprend plus de quelle bonté il s'agit.

Je dirai de même, de toutes les autres impressions. Tous ses goûts sont sans saveur, tous ses désirs éteints, elle éprouve autant de paix qu'elle en peut contenir, Et comme l'âme et le corps sont rendus ainsi à ce point étrangers à leurs activités naturelles, ils vivent comme par force. Quant à leur vie propre, il leur paraît être en enfer parce qu'ils désespèrent de pouvoir sortir jamais de cette absorption et vivre selon leur nature. S'ils pouvaient parler, ils diraient à Dieu : Combien il nous serait préférable de mourir que de vivre dans cet anéantissement. Mais le pire, c'est que ce point surnaturel que Dieu met en cette créature est d'une si grande force qu'elle ne peut avoir cure ni de la vie de l'âme ni de la mort corporelle, tout comme si elle n'avait ni âme ni corps.

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CHAPITRE XXXII COMME ELLE EXPLIQUE PAR LA COMPARAISON DU PAIN MANGÉ COMMENT SE FAIT L'ANÉANTISSEMENT DE L'HOMME EN DIEU.


Au sujet de l'anéantissement du propre de l'horntne, comment il doit se faire en Dieu, elle s'expliquait de cette manière.

Prends du pain et mange-le. Après que tu l'as mangé, sa substance passe en nourriture du corps et le reste, l'inutile, est évacué, parce que la nature n'en tire rien d'utile ; même si elle le retenait, le corps en mourrait. Maintenant suppose que ce pain te dise : Pourquoi m'enlèves-tu mon être? Par nature il ne me plait pas d'être ainsi anéanti. Si je pouvais me défendre de toi je lutterais pour ma conservation, comme c'est naturel à toute créature.

Tu lui répondrais : Pain, ton être est destiné à soutenir mon corps, qui est plus digne que toi. Aussi dois-tu désirer davantage d'atteindre la fin pour laquelle tu es créé que de rester en ton être propre. Parce que de ton être on ne devrait faire aucun cas s'il n'y avait sa fin. On devrait plutôt le jeter dehors comme chose inutile et morte. C'est ta fin qui te donne cette dignité et tu ne peux y arriver sinon par le moyen de ton anéantissement. Si donc tu vivais vraiment pour ta fin, tu n'aurais cure de ton être, mais tu dirais : Vite, vite, tire-moi de mon être et mets-moi à l'accomplissement de ma fin pour laquelle je suis créé.

C'est ce que Dieu fait de l'homme, qui est créé pour la vie éternelle. Comme le pain agit de deux façons, l'une pour l'entretien de l'homme, et l'autre s'élimine comme chose sans utilité, ainsi l'homme composé d'âme et de corps. Quand il était dans sa première création, avant le péché, l'homme était si pur qu'il n'avait rien de grossier, rien d'inutile.

N'eût été le péché, c'est avec cette pureté qu'il aurait sans effort atteint sa fin. Mais le péché a corrompu l'être de l'homme, lui donnant inclination à tout mal. Cette inclination au mal est si forte que sans la grâce et l'opération de Dieu nous ne pourrions la vaincre ni même discemer nos mauvais instincts. De par nous-mêmes, nous resterions aveugles et incurables. L'âme, voyant la gravité et le danger de son mal, dit ; je n'ai pas de remède, à moins que Dieu ne prenne ce soin, c'est

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pourquoi je m'offre à lui et je lui donne avec mon corps tout ce que j'ai et puis avoir, afin qu'il fasse de moi ce que je fais du pain. Quand je l'ai mangé, ma nature ne garde pour soi que la bonne substance, elle rejette le reste, et ainsi demeure en santé. Si Dieu par ses moyens gracieux ne nous amenait là, jamais notre moi ne se laisserait anéantir. Étant mauvais, il se défendrait jusqu'au bout, de toutes ses forces. Mais quand il s'est remis au soin et à la providence de Dieu, Dieu lui-même petit à petit taille les racines de l'arbre et par là se dèssèchent les rameaux de nos penchants désordonnés, sans que l'homme s'en aperçoive. Il remarque seulement qu'il ne peut plus se réjouir dans les choses extérieures comme il avait accoutumé ; il ne sent en lui d'autre bien, sinon de consentir que Dieu fasse en lui tout ce qui lui plaît.

Dieu ayant pris ce soin, il consume les inclinations mauvaises et les éteint de la manière suivante : il tient l'âme si absorbée en lui que le corps reste abandonné sans satisfaction, et l'âme reste fixée en lui et n'a cure du corps sinon pour le strict nécessaire. Quand Dieu tient cette créature quelque temps de cette manière, il consume tous ses mauvais instincts et finalement l'âme tire le corps à sa discrétion, sans résistance. Ils font même la paix ensemble et se contentent, et le corps par sa correspondance avec l'âme jouit par participation.

Tu diras peut-être que c'est là chose très difficile. Je réponds qu'étant donné cette absorption il ne peut en arriver autrement. C'est comme si tu coupais les racines d'un arbre et que tu prétendrais ensuite qu'il ne dessèche pas, ce serait chose impossible. Et de même qu'une fois l'âme détachée du corps, celui-ci meurt, de même quand on retire des choses terrestres et corporelles l'activité de l'âme, que pourra faire le corps? Il restera comme un oisillon sans plumes qui s'efforcerait de voler, et moins encore ; il reste sans sentiment, il est réduit à une si grande mortification 1 qu'il ne sait s'il est vivant ou mort. L'âme est dans le corps comme sans corps, puisqu'elle a tiré à elle tous les sentiments du corps. Elle s'étonne qu'une créature quelconque puisse jamais se réjouir en autre chose qu'en Dieu. Elle a en horreur tout mal en général, mais elle ne peut avoir idée d'aucun mal en particulier, parce que l'âme avec le feu d'amour a consumé toutes les humeurs des penchants mauvais. Et le corps en vient à un tel anéantissement de son être naturel habitué au mal que même si l'âme le laissait agir à son gré il ne pourrait plus faire autre chose qu'elle ne veut. Il reste ainsi hors de son être mauvais, en toute chose il obéit à l'âme, sans résistance aucune. Et comme l'âme reste tendue vers Dieu et ne correspond à son corps ni par amour ni par plaisir, il faut bien que ce corps perde sa vigueur.

Mais quand l'âme, en correspondant à Dieu, peut entrevoir la dignité et la puissance qui sont en elle, cela lui paraît une raison pour assujettir non seulement son corps avec tous les penchants et les


1. Il ne s'agit pas ici de la vertu de mortification, mais d'un état de mort des facultés naturelles.

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habitudes mauvaises qu'il pourrait avoir, mais encore tous les corps créés.

C'est pourquoi il me semble voir que les martyrs, de qui on raconte tant de choses extraordinaires, tenaient pour rien les tortures, comme si ce n'était pas des tortures, à cause de la vue et du sentiment qu'ils avaient de la dignité de l'âme. Les hommes qui ne voyaient que l'action extérieure jugeaient que ces tortures étaient cruelles, mais les martyrs eux-mêmes, à cause de l'ardeur et de la joie qu'ils ressentaient dans leur coeur n'auraient pu donner à cela le nom de torture. Mais quand Dieu ne correspond pas à l'âme par l'amour, un léger défaut la rend faible et misérable, et le moindre fétu la jette par terre, Pour conclure ce que j'ai dit du pain qu'on mange, dont une partie est retenue pour nourrir et l'autre rejetée au dehors, je dis aussi que l'âme, par l'opération de Dieu, rejette du corps toutes les superfluités, les habitudes mauvaises acquises par le péché, et elle retient en soi le corps purifié qui opère désormais avec des sens purifiés. Et plus l'âme progresse dans la voie spirituelle, plus le corps perd de ses activités naturelles. Et comme les nourritures spirituelles ne lui donnent pas d'aliment, il est contraint de dire : Il me serait préférable d'être mort puisque je ne peux vivre de l'esprit ; et cependant il me faut subir et porter cette opération divine qui va croissant et m'assiège avec tant de force que la mort me serait un soulagement. Je subis souvent l'assaut de certains rayons divins si pénétrants que c'est miracle, à mon sens, que je vive encore. Il me faut rester dans cette oppression sans pouvoir parler ni avec Dieu ni avec aucune créature. Dans cette oppression, quand il faut que j'exécute beaucoup d'actes corporels, il arrive souvent que bras et jambes me tombent de faiblesse. Je vais criant : je n'en puis plus ! et il me vient tant de dégoût que je pleurerais volontiers, si je pouvais pleurer.

Quand de cette manière notre mauvais instinct de péché a été consumé, le corps arrive à un état proche de la pureté primitive de notre premier père à sa création, sans laquelle il ne peut se présenter à son Créateur.

Après que l'âme a ainsi consumé, par la grâce de Dieu, toutes les inclinations mauvaises du corps, Dieu consume toutes les imperfections de l'âme en la tirant à lui de la manière que voici : Il la rend à chaque coup plus apte à recevoir les opérations qu'il accomplit sur elle et sur le monde entier ; et puisque ces opérations augmentent chaque jour, l'intelligence pénètre plus avant, la mémoire se remplit et la volonté s'enflamme d'amour. Ce que l'intelligence peut saisir, la langue peut l'exprimer quelque peu, mais non en entier, parce que l'intelligence la dépasse. Si grande est l'abondance de ces lumières et de ces sentiments que Dieu infuse dans l'âme, que la langue ne peut ni se taire ni davantage s'exprimer comme elle voudrait. Et ce qu'elle dit alors, celui qui n'a pas été dépouillé et illuminé ne peut l'entendre, parce que si l'intelligence est dépourvue de la lumière de la grâce, elle ne voit que de façon confuse, sans goût ni sentiment.

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Pour revenir au sujet du pain, c'est-à-dire maintenant de l'âme que Dieu transforme en lui-même, je dis que Dieu va réglant et ordonnant les puissances de l'âme jusqu'à les tirer hors de leurs propres opérations. Il arrive ainsi que l'entendement ne peut plus comprendre, ni la mémoire retenir, ni la volonté désirer, mais toutes ensemble ces puissances perçoivent la présence d'une grande chose qui les dépasse 1, et de cela même il leur reste peu de chose à saisir, parce que Dieu, en augmentant son opération dans cette âme, consume en elle le comprendre et le saisir. De cette façon il jette dehors toutes les activités par lesquelles elle pourrait s'approprier quelque bien spirituel pour soi ou pour d'autres. Faute de cela, elle ne serait pas nette devant les regards de Dieu.

L'âme étant dépouillée des activités qu'on a dites, Dieu infuse en elle des dons et des grâces plus grands qui ne lui font jamais défaut, mais bien plutôt vont croissant, C'est en vertu de cela qu'elle ne se meut plus, restant toujours en Dieu par l'infusion d'un amour pur, net, simple, par lequel ensuite elle aime Dieu sans pourquoi et comme il doit être aimé. Car cet amour étant sorti du Dieu pur, fait que l'âme aime à son tour avec cette simple vérité 2.

Cet amour ainsi purifié ne peut être compris par l'entendement, ni moins encore exprimé par la langue. De même que l'entendement est au-dessus de la langue, de même l'amour est au-dessus de l'intelligence. De cette manière l'homme tout entier est anéanti, à l'extérieur comme à l'intérieur. Il peut dire avec saint Paul : « Je vis, mais non pas moi, en moi vit le Christ » (Galates, 2, 20).

Dés lors, l'âme étant en Dieu, qui a pris possession d'elle et qui agit en elle sans l'être de l'homme et sans sa connaissance, l'homme reste anéanti par l'opération divine. De quelle façon penses-tu que cette âme demeure en Dieu? Ne lui sera-t-il pas permis de dire avec l'Apôtre : « Qui me séparera de la charité de Dieu ? » (Romains, 8, 35) et d'autres paroles enflammées d'amour, qui sont comme rien pourtant, car la puissance de l'amour est infinie. Cette âme ne voit rien par son être propre. Celui-ci de sa nature pourrait s'épouvanter, non seulement de ce qui vient d'être dit, mais de la moindre opposition. Ne voyant en soi ni âme ni corps mais seulement ce point d'amour net de Dieu en Dieu, elle ne peut rien comprendre à elle-même, ni dire comment elle est formée. Elle n'a plus ni choix, ni visée, ni désir au ciel ou sur terre. Elle ne peut avec cet amour aimer sinon ceux que Dieu veut et Dieu ne laisse son amour s'accorder qu'à ceux qui se trouvent dans ce point. Par suite, selon le sentiment qui lui vient au coeur, puisque l'un et l'autre amour est net et un même amour en Dieu, elle ne peut même prier pour quelqu'un si Dieu ne met en branle son esprit ; autrement elle ne le peut faire. 


I. Expression heureuse du « sentiment de présence » des mystiques, l'être divin infus dans l'essence de l'âme, au delà des facultés conscientes.

2. L'âme aime Dieu avec ce propre amour infus en elle, qui est Dieu même. « Cette simple Vérité », Dieu même, qui est la Vérité comme il est l'Amour. Mais Catherine emploie rarement cc terme de Vérité pour désigner Dieu. Elle préfère le second.

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CHAPITRE XXXIII COMMENT SON INTÉRIEUR NE POUVAIT ÊTRE CONNU. DE SON ALIÉNATION INTÉRIEURE ET EXTÉRIEURE ET DE SES MANIÈRES D'ÊTRE. CELUI QUI PEUT ENCORE DÉSIGNER UN DEGRÉ QUELCONQUE DE PERFECTION N'EST PAS ENCORE BIEN ANÉANTI.


On n'arrivait pas à bien comprendre cette âme, même en étant en relations fréquentes avec elle. Tu la voyais sourire et tu ne savais quel goût avait ce sourire, et ainsi de tous ses autres sentiments, bien qu'elle parût se comporter comme tout le monde. Qui ne la comprenait pas parlait d'elle comme d'une personne quelconque, à ne voir que son comportement extérieur sans façons.

C'était chose difficile à comprendre. Il y avait en son intérieur un mur si solide que si toutes les délectations du monde, de la chair et des créatures avaient été des bombes plus pénétrantes que les éclairs du ciel, elles n'auraient pu enlever à ce mur le plus petit éclat. Elle-même s'étonnait que les créatures puissent trouver plaisir en quelque chose en dessous de Dieu, car elle savait en vérité qu'il ne s'en peut trouver là. Quand on lui disait : Faisons ceci, qui sera une chose bonne en soi et nécessaire pour vivre de façon humaine, elle semblait y consentir avec la même disposition que tout autre aurait elle en parlant ainsi et par un acte humain où tu n'aurais rien remarqué. Mais à ce même moment, elle éprouvait en elle une si forte opposition à cette chose, que si on avait battu son corps on ne lui aurait pas fait plus mal. Mais puisqu'elle vivait avec les créatures qui toutes pensent à semblables choses, en parlent, s'en réjouissent, elle croyait étant parmi elles, pouvoir agir comme elles ; mais quand elle voulait ensuite passer à l'acte, elle s'en trouvait plus éloignée que le ciel n'est de la terre. Cette créature vivait dans la chair sans la chair, elle était dans le monde et ne le connaissait pas, elle vivait avec les hommes et ne les comprenait pas, Quand elle les entendait parler,

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mais de chose qu'elle ne ressentait pas au coeur, elle s'étonnait, surtout s'ils parlaient avec intérêt et plaisir, ce qui pour elle était impossible à comprendre.

Cette créature en vint à un tel degré d'éloignement intérieur et extérieur qu'elle devenait incapable d'accomplir ces pratiques pieuses qu'elle avait coutume de faire. Elle se trouvait pour cela privée de toute force du corps et de l'esprit 1. Elle n'avait dans l'esprit aucun attrait à se confesser ; mais comme elle voulait cependant se confesser à l'accoutumée, elle ne trouvait son être propre en aucune faute, les bras lui tombaient, elle ne savait que dire. A grand effort, elle disait sa coulpe en général, ayant l'impression qu'elle dissimulait. Mais dans cette aliénation même, elle se trouvait absorbée dans une très grande paix dont elle ne s'était pas laissée distraire.

En cet état Dieu lui envoyait des fléchettes d'amour si pénétrantes et si aiguës que son humanité en restait comme morte ; elle ne pouvait ni se soulager ni demander secours, avec le sentiment d'être inaccessible à tout remède, elle n'attendait plus que la mort. Elle ne pouvait plus penser à ce qui pourrait lui arriver au ciel ou sur terre ; elle semblait un corps de pâte, sans âme, car son coeur avait tiré à lui tous ses esprits vitaux.

Si on avait pu voir cette créature dans une telle nudité et un tel supplice, on aurait pleuré du fond du coeur, de compassion. Et moi qui ai vu et connu par expérience, quoique imparfaitement, quand je me le rappelle, je suis forcé de pleurer d'attendrissement 2.

Cette âme bénie disait :

Aussi longtemps que l'homme peut désigner par son nom quelque perfection, comme serait dire : union, anéantissement, amour pur, ou quelque autre terme de ce genre, avec sentiment, intelligence ou désir, il n'est pas encore bien anéanti. Le vrai anéanti emprisonne tous les sentiments de l'âme et du corps, il reste comme une chose tout entière hors de son être propre. Il sent souvent au coeur comme une liqueur pénétrante, d'une telle force qu'elle tire en soi toutes les puissances de l'âme et du corps. Il demeure comme s'il n'avait plus d'être, d'être intérieur surtout, il est tout perdu. L'extérieur se meut encore un peu, mais si peu qu'on l'entend à peine quand il parle. Il ne peut rire, il ne peut marcher sinon à tout petits pas, il ne peut manger, ne peut dormir, il est réduit à s'asseoir sans pouvoir s'aider d'aucune chose créée. Cela provient de ce qu'il a le coeur tellement serré par le


1. Phénomène de la suspension des puissances. Qu'on se rappelle Mme Acarie récitant le chapelet avec ses filles et incapable d'aller plus loin que le Notre Père.

2. Touchant aveu de Marabotto.

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Dieu tout puissant, et sous une telle compression qu'il semble devoir crever d'amour, comme celui de Jacopone 1. Si le Dieu tout puissant continue, comme il fait, à lui envoyer tant de fléchettes d'amour, je ne crois pas que la vie soit encore possible à moins d'un miracle. Il me semble déjà voir ce miracle, ne comprenant pas qu'une créature puisse vivre sans un miracle sous de tels assauts. Mais Dieu, lorsqu'il lui fait de ces assauts, ne l'y laisse pas longtemps, sinon elle en mourrait. Il ne fait durer ces impressions que trois ou quatre jours, ensuite il la laisse autant de jours en paix, et ainsi elle peut vivre.


1. JACOPONE DE TODi, Laude 81, fin.

Le coeur et la langue crient:

Amour! amour! amour!

A qui tait sa douceur

que lui crève le coeur.

Et je crois que crèverait

le coeur qui te goûte

S'il ne criait : Amour ;

il en serait brûlé.

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CHAPITRE XXXIV DE LA VUE QU'ELLE AVAIT DU LIBRE ARBITRE.


Au sujet du libre arbitre, cette bienheureuse disait que lorsqu'elle considérait en particulier comment elle-même avait été appelée, qu'elle voyait les grandes choses accomplies en elle par Dieu, il lui paraissait que Dieu l'avait en quelque sorte forcée. Elle ne voyait pas quel consentement elle y avait donné. Bien plus, elle avait été rebelle plutôt que consentante, surtout au commencement, et cette pensée la brûlait d'un feu d'amour.

Mais quand elle en parlait en général, elle disait :

Je dis que Dieu premièrement excite l'homme à se lever du péché, puis avec la lumière de la foi il éclaire l'intelligence, ensuite par un certain goût et une certaine saveur il embrase la volonté. Tout cela, Dieu l'accomplit en un instant, quoique nous l'exprimions en beaucoup de paroles et en y introduisant un intervalle de temps.

Cette oeuvre, Dieu la produit plus ou moins dans les hommes, selon le fruit qu'il prévoit. A chacun est donné lumière et grâce afin que faisant ce qui est en son pouvoir il puisse se sauver, rien qu'en donnant son consentement. Ce consentement se fait de la manière suivante : Quand Dieu a fait son oeuvre, il suffit à l'homme de dire : je suis content, Seigneur, fais de moi ce qui te plaît, je me décide à ne plus jamais pécher et à laisser là pour ton amour toute chose au monde.

Ce consentement et ce mouvement de la volonté se font si rapidement que la volonté de l'homme s'unit à celle de Dieu sans que lui-même s'en aperçoive, d'autant plus que cela se fait en silence. L'homme ne voit pas le consentement, mais il lui reste une impression intérieure qui le pousse à donner suite. Dans cette opération, il se trouve si enflammé qu'il reste étourdi et stupéfait, et il ne peut se tourner ailleurs. Par cette union spirituelle l'homme est lié à Dieu d'un lien presque indissoluble, parce que Dieu fait presque tout, ayant pris le consentement de l'homme. Si celui-ci se laisse mener, Dieu le règle et le conduit à cette perfection à quoi il le destine. Et plus promptement l'homme reconnaît sa misère, plus vite aussi il s'humilie et s'abandonne à Dieu, connaisssnt que c'est à Dieu qu'il appartient de faire cette oeuvre. Il en prend conscience peu à peu par les inspirations continuelles que Dieu lui envoie, et voyant l'oeuvre et l'avantage qu'il en retire il dit en lui-même ; Il me semble vraiment que Dieu n'ait pas autre chose à faire que de s'occuper de moi.

Oh ! qu'elles sont douces et pleines d'amour les oeuvres de Dieu sur nous ! Si quelqu'un pouvait les connaître, un tel feu d'amour s'allumerait en son coeur que s'il pouvait s'étendre et accomplir son oeuvre, comme fait le feu matériel, en un instant il consumerait tout ce qui peut l'être. Je dis ainsi en voyant la véhémence inexplicable du divin amour.

O libre arbitre, de quel bien et de quel mal tu es la cause ! Si tu te privais de toi-même pour Dieu, tu serais vite en liberté, et celle-ci ensuite ne te manquerait plus jamais. Tu verrais clairement que dès cette vie, servir Dieu est en vérité régner. Quand Dieu, en effet, délivre l'homme du péché qui le rend esclave, il le dégage de toute servitude et il l'établit en vraie liberté. Autrement l'homme va toujours de désir en désir sans jamais s'apaiser, plus il a plus il voudrait avoir ; cherchant à se satisfaire, jamais il n'est content. En effet, quiconque a un désir en est possédé ; à cette chose qu'il aime, il s'est vendu ; cherchant la liberté, suivant ses appétits avec offense de Dieu, il se rend esclave du démon, sans fin. Considère donc, à homme, la force et la puissance de notre libre arbitre qui renferme en soi deux choses si opposées et si contraires l'une à l'autre, la vie ou la mort éternelles. Il ne peut être violenté par aucune créature s'il ne le veut pas ; c'est pourquoi, tant que ce sera en ton pouvoir, réfléchis bien et prends garde à ce que tu fais,

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CHAPITRE XXXV COMMENT L'ESPRIT PURIFIÉ PAR DIEU NE TROUVE D'AUTRE DEMEURE QUE DIEU ; ET DE QUELLE MANIÈRE IL FAUT SE PURIFIER.


Quand Dieu a purifié l'esprit 1 des imperfections contractées par le péché originel et actuel - disait cette âme sainte -, cet esprit est alors attiré vers le lieu pour lequel il a été créé. Et comme il est devenu beau, pur, digne et excellent plus qu'on ne peut dire, il ne peut trouver de demeure plus appropriée à ce qu'il est que Dieu qui l'a fait à son image et à sa ressemblance. Cette ressemblance crée une telle attirance et une telle adaptation à Dieu, que si l'esprit ne pouvait se transformer en Dieu, tout autre lieu lui serait un enfer.

Cet esprit étant ainsi ramené à son être propre de pureté et d'union avec Dieu, comme il est encore en cette vie, il est réduit à un rien si subtil et si minuscule que l'homme n'en peut rien connaître ni comprendre. C'est comme une goutte d'eau jetée dans la mer ; si tu la cherchais, tu ne trouverais que la mer, c'est-à-dire Dieu lui-même, Mais l'âme qui reste encore dans le corps, se voyant dépouillée et privée de la concordance avec l'esprit, demeure comme désespérée. Elle se sent incapable de se servir de ses puissances comme elle avait accoutumé ; elle a perdu toutes ses joies et tous ses aliments corporels et spirituels qu'elle goûtait auparavant avec une grande suavité et en grande abondance.

De cette dernière perfection on ne peut rien dire ; toutes paroles, figures et exemples qu'on pourrait fournir ne seraient que confusion et erreur, car ils n'y ont aucune proportion. On en peut dire seulement ceci : qui se trouve en cet état participe, dès cette vie (par un contentement sans saveur) à la béatitude des bienheureux. Mais quant à savoir comment se fait cette participation, ne pense pas que cela se puisse dire ; tu ne le sauras que si ton esprit retourne à cette pureté et cette netteté où il fut créé de Dieu.

Mais si nous devons parvenir à ce point, il faut que Dieu nous consume intérieurement et extérieurement et que l'être de l'hornrre soit anéanti de façon que plus en rien, mais en rien, il ne puisse remuer, tout comme s'il était un corps mort et inerte. Je dis qu'il est indispen-


I. Il s'agit de l'esprit au sein cathérinien, tel qu'il est expliqué dans l'introduction.

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-sable que l'intérieur meure en soi-même et que sa vie et son être tout entier se trouvent cachés en Dieu, qu'il n'en sache rien et n'en puisse rien savoir ni rien penser, tout comme s'il était privé de vie et d'être. Il faut, dis-je, que l'homme soit dans son extérieur, aveugle, muet, sourd, sans goût, et sans activité d'intelligence, de mémoire et de volonté, qu'il soit à ce point perdu qu'il ne puisse comprendre où il est, qu'il demeure privé de lui-même, qu'il paraisse fou aux yeux des autres. Chacun s'étonnera voir une créature qui ait l'être sans en avoir l'activité.

Cette créature est sur terre et n'est pas sur terre, elle a toutes les impressions et sentiments intérieurs et extérieurs, mais elle ne peut plus les exercer en sentiment d'homme. Toute transformée en l'amour divin, elle n'éprouve plus de passions en son coeur comme autrefois, mais elle sent un subtil et pénétrant assaut de l'esprit avec une opération spirituelle puissante. Consumée intérieurement, elle ne tient plus compte ni de coeur ni de corps. Elle voit chaque jour davantage l'esprit se dégager de toutes les choses corporelles. Tout recueilli en Dieu, il trouve en Dieu une abondance intime et secrète. Mais se voyant encore dans une grande contradiction intérieure, il lui vient envie de crier et de dire à Dieu : Seigneur, je ne puis plus vivre dans cette vie ; j'ai l'impression d'être en cette vie comme celui qui voudrait maintenir du liège sous l'eau sans le lier à une pierre ou quelque autre objet pesant. C'est de cette manière, dis-je, que l'esprit a l'impression d'être attaché à ce corps, Mais cette vue et cette opposition sont choses si cachées, que cette créature n'en sait rien quant à son extérieur. Elle se voit seulement consumer et tirer hors d’elle-même sans agir elle-même.

A ceux qui se trouvent en cet état on peut dire : « Bienheureux les pauvres en esprit parce qu'à eux appartient le royaume des cieux » (Matthieu 5, 3).


CHAPITRE XXXVI COMMENT ELLE DISAIT QUE SI UNE GOUTTE DE SON AMOUR ENFLAMMÉ TOMBAIT DANS L'ENFER, CELUI-CI DEVIENDRAIT VIE ÉTERNELLE. ELLE VOYAIT L'AMOUR SI COURTOIS QU'ELLE NE POUVAIT RIEN LUI DEMANDER. LE VRAI AMOUR N'A CURE DE PROFIT NI DE DOMMAGE.


Cette âme bénie, abîmée dans la mer pacifique de Dieu son amour, désirait - pour autant qu'elle pût désirer, privée qu'elle était de tout désir - d'exprimer à ses fils spirituels 1 ces sentiments qu'elle avait de son doux Amour en qui elle était submergée. Elle leur dit un jour :

oh ! si je pouvais dire ce que ressent ce coeur que je sens brûler et se consumer tout entier en moi.

Et ceux-ci lui disaient : « O mère, dis-nous-en quelque chose. » Et elle répondait.

Je ne puis trouver de mots adaptés à tant d'amour enflammé. Il me semble que tout ce que j'en dirais serait si dissemblable que ce serait faire injure à ce doux Amour. Ce que j'en peux dire est ceci : Si une gouttelette de ce que ressent ce coeur tombait en enfer, celui-ci deviendrait tout entier vie éternelle et il y aurait là tant d'amour et d'union que les démons deviendraient anges et les peines se changeraient en consolations, parce qu'avec l'amour de Dieu il ne peut exister de peine.

Un religieux 2 se trouvait là et s'étonnait fort de ce qu'elle


1. Voici qu'apparaissent autour de Catherine de Gênes, comme un siècle auparavant autour de Catherine de Sienne, un groupe de fils spirituels », prêtres ou séculiers, qui l'appellent « mère », vivent dans son rayonnement et se nourrissent de la doctrine qu'elle leur livre selon l'inspiration et la poussée de son coeur. Ils recueillent ses dires et nous voyons dans ce chapitre qu'ils l'aident à la formuler, ce qui donne à penser que déjà ils s'attachent à la mettre par écrit.

2. Qui était ce « religieux »? Faut-il prendre ce terme au sens précis? Rien n'y oblige. Au contraire, quand il est question, au ch. xix, d'un dominicain, on le désigne du terme exact:

un fraie predicaiore. Nous verrons plus loin que Marabotto, devenu confesseur et directeur de la sainte, est appelé tour à tour prete, Sacerdote, persona Spiritoale et religioso. Il n'est donc

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avançait. Il dit : « Mère, je ne comprends pas ces choses ; si c'était possible, je voudrais mieux les comprendre. » Elle répondit :

Fils, je trouve impossible de t'en dire davantage.

Alors celui-là, désireux de mieux comprendre, lui dit : « Mère, si nous essayions nous-mêmes d'en donner quelque interprétation? Si elle vous parût correspondre à votre pensée, le direz-vous? » Elle répondit avec joie :

Doux fils, très volontiers.

Alors le religieux lui dit : « Cela pourrait se faire de cette manière. L'effet de l'amour que vous sentez est une chaleur intime et unitive qui unit l'âme avec Dieu son Amour. Cette union est si étroite, par la participation de sa bonté, que l'âme ne se distingue plus elle-même de Dieu, et si merveilleuse qu'il n'y a pas de mots pour l'exprimer. Par son effet il devient impossible de pouvoir sentir, goûter ou désirer autre chose que l'amour unitif et ce qui pourrait être la volonté et l'honneur de Dieu Amour. D'autre part, l'enfer avec les démons et les damnés sont tout à l'opposé, en révolte contre Dieu. Si donc il leur était possible de recevoir une gouttelette d'une telle union, elle leur enlèverait toute la rébellion qu'ils ont contre Dieu et les unirait de telle manière avec ce même Dieu Amour qu'ils seraient placés en vie étemelle. La raison en est que la rébellion qu'ils ont contre Dieu est leur enfer même et l'enfer est en tout lieu où se trouve cette rébellion. Ainsi, s'ils avaient une gouttelette pareille d'union en ce lieu où ils sont, ce ne serait plus l'enfer mais la vie éternelle, car celle-ci se trouve là où se trouve cette union 1. »

Ce qu'entendant, la mère paraissait toute joyeuse ; elle répondit avec un visage riant :

Doux fils, c'est exactement comme vous l'avez dit ; c'est ainsi en effet ; en l'entendant je sens que c'est ainsi, mais mon intelligence et ma langue sont à ce point absorbés par l'Amour que je ne puis dire ni penser ces raisons ni d'autres. Je sens bien cependant que ce que vous avez dit, c'est cela, pour autant qu'on peut le dire. Mais la réalité dépasse l'entendement, c'est pourquoi je ne puis l'expliquer.


pas exclu, il semble probable que ce « religioso » dont il est question ici, comme plus loin au ch. XXXVIII, n'est autre que ce même Marabotto, principal rédacteur de la Vita, du Purgatorio et du Dialogo, du moins du ch. I. Dans le ms. D, au passage parallèle, f. 41, ce religieux est dit son fils spirituel.

1. Belle explication d'un théologien, qui exorcise tout ce qu'on pourrait trouver d'inquiétant et de contradictoire dans les « suppositions impossibles » des mystiques.

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Le religieux lui dit alors : « Mère, ne pouvez-vous demander à Dieu votre Amour quelques-unes de ces gouttelettes pour vos fils ? » Elle répondit avec plus de joie encore :

Je vois ce doux Amour si courtois envers mes fils que je ne puis rien lui demander pour eux ; je ne puis que les présenter à ses yeux.

On devinait dans ce coeur de grandes choses, et tous les assistants en étaient stupéfaits. On la voyait noyée dans cette mer de l'Amour infini qui la tirait souvent hors d'elle-même, non hors de ses sens, mais noyée par tant d'abondance d'amour. Et comme il paraissait que son humanité cherchait quelque rafraîchissement pour pouvoir vivre en ce feu, il lui vint subitement une vue intérieure qui lui disait : Pourquoi cherches-tu du rafraîchissement pour ton humanité, de peur qu'elle ne meure par trop d'amour ? Pourquoi dis-tu que tu n'en peux plus ? Pourquoi vas-tu parlant et criant pour te soulager? Comme elle réfléchissait à ces choses, il lui vint une autre vue, que l'amour pur ne veut rien de grossier, par quoi elle comprit que le vrai amour ne doit ni ne peut prendre garde à son dam ni à son utilité. Et là-dessus, se tournant vers son humanité, elle lui dit :

Si tu veux mourir, meurs. Je ne veux plus avoir la pensée de te soulager puisque la mort me vaut mieux que la vie. Que Dieu Amour fasse tout ce qui lui plaît, mais je ne veux plus jamais avoir compassion de toi.

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CHAPITRE XXXVII COMMENT ELLE ÉTAIT ÉTRANGÈRE AUX CHOSES EXTÉRIEURES ; ELLE FUYAIT LES CONSOLATIONS SPIRITUELLES ET À MESURE CELLES-CI SURABONDAIENT. ÉLEVÉE EN EXTASE ELLE AVAIT LA FACE D'UN CHÉRUBIN, ET DE BEAUCOUP D'INCENDIES D'AMOUR QUI LUI SURVENAIENT.


Selon la diversité des temps, le Seigneur opérait diversement en cette sainte âme. Elle s'était consacrée à s'occuper sans répit du gouvernement de l'hôpital et de sa maison. Plus tard, quand elle eut l'âge de cinquante ans environ, il lui devint impossible de s'occuper de l'un comme de l'autre, par suite de sa grande faiblesse corporelle causée par l'excessif et continuel feu d'amour qui lui brûlait sans cesse le coeur. Il lui était nécessaire après la communion de prendre quelque nourriture pour réparer ses forces, même si c'était jour de jeûne.

Elle en vint à un tel éloignement d'esprit à l'égard des choses de la terre qu'elle ne pouvait plus s'en occuper, sinon à grand effort, tant de ce qui la regardait en propre que des choses de la communauté. Aussitôt fait ce qu'elle avait à faire, son doux Amour lui tirait cela de l'esprit. Quand elle avait à faire ou à dire quelque chose, tout d'un coup cela lui était remis en mémoire. Ainsi jamais le Seigneur Dieu ne la laissa manquer en chose qui valait la peine, afin de ne pas scandaliser le prochain. Elle cherchait aussi dans les divers travaux de l'hôpital une diversion pour apaiser ce grand feu qui la brûlait.

Elle ne s'arrêtait pas même à ce qui venait de Dieu, parce qu'elle ne tendait à autre chose qu'à Dieu lui-même et lui seul. Pour ce motif elle fuyait les consolations spirituelles, cherchant à s'en distraire en s'occupant des malades ; mais plus elle les fuyait, plus elle en Surabondait. Elle se voyait forcée de laisser là toute affaire extérieure et de se retirer à l'écart. Tout aussitôt, la contemplation la tirait

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hors de ses sens, avec un tel goût et tant de consolations des lumières divines que c'était chose indicible. Ces extases lui duraient presque chaque fois trois ou quatre heures. Quand elle revenait ensuite à elle-même et qu'elle disait quelque chose de ses admirables visions, il n'y avait personne qui pût la comprendre ; aussi elle se taisait. Dès le début de sa conversion, quand elle était prise de ses ravissements, ne pouvant se soustraire d'autre manière à une telle ardeur qui la brûlait, elle allait souvent mettre la tête dans un lieu caché pour éviter d'être entendue. Là elle criait avec force, et ainsi elle apaisait un peu ce feu intérieur qu'elle ne pouvait supporter.

Quand on regardait cette créature, sa face paraissait être d'un chérubin, sa vue donnait une grande consolation à qui la regardait, ceux qui la visitaient ne pouvaient se détacher d'elle. Elle mangeait seulement par nécessité, pour se soutenir, et se gardait des mets qui lui plaisaient.

Quand elle eut atteint l'âge de soixante ans environ 1, son Amour redoubla de nouveaux feux. Elle dit qu'il lui fut montré une étincelle de l'amour pur, l'espace d'un instant ; si cette vue avait duré un peu plus, elle aurait rendu l'âme sous cette violence. Il lui semblait que non seulement le corps, mais l'âme même n'aurait pu supporter une telle vue ; elle n'aurait pas été étonnée si l'âme en avait été anéantie. Quant au corps, s'il restait en vie, ce serait une plus grande merveille que si un mort depuis cent ans ressuscitait.

Par cette vue, elle fut réduite à un tel état qu'elle ne pouvait presque plus manger, ni parler de façon à être entendue. La blessure d'amour qu'elle reçut au coeur fut si grande et si pénétrante que sur la poitrine et dans le dos, à hauteur du coeur, il semblait qu'elle avait une plaie, et tout son corps en était endolori 2.

Quelques jours après elle eut une autre flamme d'amour, et chaque fois elle avait l'impression que c'était la plus forte qu'elle avait subie.


1. L'édition porte, f. 74 v : soixante-trois ans. Les corrigenda rectifient en soixante.

2. N'est-ce pas là la blessure d'amour des grands mystiques, comme l'une et l'autre Thérèse, et Marie de l'Incarnation, l'ursuline de Québec, etc. ?

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CHAPITRE XXXVIII COMMENT ELLE EUT UNE INQUIÉTUDE DE CONSCIENCE POUR AVOIR DÉSIRÉ LA MORT, ET QUE TOUT DÉSIR MANQUE DE PERFECTION. COMMENT ELLE RACONTA SA CONVERSION À UN DE SES FILS SPIRITUELS.


L'an 1507, tandis qu'elle assistait à des offices des morts, il lui vint un désir de mourir. C'était l'âme qui avait ce désir, pour sortir de ce corps et s'unir à Dieu ; le corps avait aussi ce désir pour sortir du grand tourment que lui donnait le feu d'amour qui brûlait dans l'âme. La volonté n'y correspondait pas, c'était des désirs purement de nature.

Mais parce que son Amour la voulait purifier en tout et éteindre tout désir en ce coeur pour s'y faire une demeure agréable, il lui donnait du remords de ce désir. Mais comme son désir n'était pas de volonté, aussitôt qu'elle sentait cet aiguillon, elle disait :

Amour, je ne veux que toi et à ta manière. Mais si tu ne veux pas encore que je meure, ni que j'en aie le désir, du moins permets-moi d'aller voir mourir et ensevelir, afin que je voie chez les autres ce grand bien qu'il ne te plaît pas que j'aie en moi.

Son Amour y consentit, et pendant quelque temps elle allait voir mourir et ensevelir tous ceux qui mouraient à l'hôpital. Elle n'en éprouvait plus de remords. Mais plus tard, comme croissait dans son coeur purifié l'union avec son doux Amour, ce désir s'éteignit peu à peu entièrement et elle n'eut plus d'attrait à voir mourir les autres. Mais cependant quand on parlait de la mort, il semblait que son intérieur voulait encore s'ébranler et se réjouir l.

Il arriva une année qu'elle eut certaines extases qui la firent rester inanimée. Ceux qui n'y comprenaient rien croyaient qu'elle


1. Déjà au ch. vii il est raconté que Catherine éprouva ce désir de la mort. Mais il semble bien qu'il s'agit de deux cas différents, l'un se rapportant aux premières annees de la conversion, l'autre à une période plus avancée de sa vie spirituelle.

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était ainsi tombée par une faiblesse du cerveau qu'on appelle vulgairement vertige. En parlant un jour de cela à un religieux, elle employa aussi ce mot de vertige, par humilité, voulant se dissimuler. Mais ce religieux lui dit : « Mère, il ne faut pas que vous vous cachiez de moi ; je vous prie au contraire pour la gloire et l'honneur de Dieu, de consentir à vous choisir une personne qui convienne à votre esprit et à qui vous puissiez raconter les grâces que Dieu vous a faites, afin qu'à votre mort ces grâces ne restent pas cachées et qu'il ne soit pas fait de détriment à la louange et à la gloire du Seigneur. » Alors cette âme répondit qu'elle en était contente pour autant que cela plût à son doux Amour et qu'elle ne choisirait personne d'autre que lui-même qui lui avait donné ce conseil. Elle savait cependant qu'il était impossible de raconter la moindre partie de ces choses intimes entre Dieu et l'âme ; quant à l'extérieur, il ne s'était rien passé, ou fort peu de chose.

Parlant une autre fois à ce religieux, elle se mit à lui raconter sa conversion ; elle en fit autant de beaucoup d'autres choses, le mieux qu'elle pouvait. Et ces choses sont fidèlement réunies et mises dans ce présent livre 1.

Là-dessus, ledit religieux ayant rappelé qu'elle pouvait mourir subitement, la joie de mourir se réveilla en elle une, nouvelle fois. Comme ce religieux se trouvât de nouveau avec elle, elle lui dit :

Fils, j'ai eu un certain remords que je vous dirai. L'autre jour quand vous me disiez que je pourrais rester morte dans un de ces vertiges, il me sembla à ce moment sentir s'éveiller à l'intérieur une allégresse et comme une voix intérieure qui disait avec un intime soupir : Oh ! si elle venait cette heure ! Et subitement cette voix se tut. Ainsi je vous le déclare : Je ne veux pas qu'il y ait en cela une seule étincelle de désir personnel, soit de la terre, soit du ciel ni d'autre chose créée. Je laisse tout cela à la disposition divine.

Alors le religieux répondit qu'elle ne devait avoir aucun remords, puisque cette joie s'éveillait dans son esprit quand il lui arrivait de parler ou d'entendre parler de la mort, cela ne procédait pas de la volonté, ni n'était accepté par la raison. Tout cela provenait seule-


I. Ce « religieux » innommé, investi de la confiance de Catherine et qui collabora ensuite à la rédaction de la Vita n'est autre que Marabotto, qui devint son directeur spirituel et le gérant de ses affaires. Cataneo, lui aussi prêtre séculier et, comme le précèdent, un des recteurs de l'hôpital,eut aussi à s'occuper de Catherine et à veiller à ses intérêts.On pourrait être tenté de débrouiller dans la Vita leurs parts respectives et celle des autres collaborateurs, mais il ne semble pas qu'on puisse arriver à des résultats satisfaisants.

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ment de l'instinct de l'âme qui de sa nature tend à cette fin. Et on peut voir qu'il disait vrai à ceci que ce remords ne pénétra point à l'intime du coeur mais resta à la superficie, tout comme était resté ce sentiment de joie. Elle reconnut qu'il en était ainsi, et elle en fut tellement satisfaite que désormais et jusqu'à sa fin tout désir s'éteignit en elle. Elle se tenait toujours unie et transformée au pur vouloir de son doux Amour, sans plus ressentir de désir de vivre ou de mourir. Cette âme éclairée reconnaissait que tout désir est une imperfection. En effet, si cette âme éprouve un désir, c'est que lui manque ce qu'elle désire, c'est-à-dire Dieu qui est toute chose. L'âme unie à Dieu trouve tout en lui et ne peut désirer rien autre chose.

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CHAPITRE XXXIX QUELLE EST LA GRAVITÉ DU PÉCHÉ : SI DIEU POUVAIT SOUFFRIR, IL SOUFFRIRAIT PLUS QUE L'ÂME DE LA SÉPARATION DU PÉCHÉ ; L'AME, QUAND ELLE EST ÉCLAIRÉE, DÉSESPÈRE PRESQUE DE POUVOIR RÉPARER, FÛT-CE AVEC UN OCÉAN DE LARMES DE SANG. ET DE TROIS DEGRÉS QUI SONT DANS LA DROITE VOIE DE L'AMOUR.


Cette âme disait:

Supposé que l'homme soit capable d'évaluer la gloire de la glorieuse Vierge Marie, qu'il la possède dans sa volonté et réellement par disposition divine, tout comme la Madone elle-même ; supposons ensuite qu'on lui dise : Avec cette gloire il faut que tu voies en toi une étincelle d'imperfection opposée à la disposition du Dieu tout puissant. Je suis certaine qu'il répondrait, voyant cette douce Vérité : Je ne veux pas de cette gloire avec cette compagnie, je suis plutôt prêt à me jeter en enfer. La raison en est que l'âme qui veut être bienheureuse, doit être nette de toute imperfection. Puisque Dieu est la béatitude de l'âme, comment pourrait-elle être heureuse, empêchée qu'elle serait d'entrer en cette divinité où toute créature atteint sa béatitude? Donc, si l'âme trouvait en elle une imperfection, même la plus petite, elle ne pourrait accepter de la porter dans ce sein très pur. Et même je ne doute pas qu'elle ne subisse volontiers tous les tourments imaginables plutôt que de se présenter ainsi souillée en cette divine présence.

Vois donc de quel mal le péché est la cause, si petit qu'il soit, puisqu'il désharmonise et sépare l'âme d'avec Dieu. Et s'il était possible que Dieu éprouve quelque souffrance, j'avance hardiment que cette séparation lui en serait une très grande. Il en souffrirait beaucoup plus que l'âme, puisque celui qui aime davantage souffre davantage aussi de la séparation de l'aimé. Dieu aimant l'âme plus que l'âme n'aime Dieu, il souffrirait plus de cette séparation.

Prends cette comparaison. Quand deux personnes s'aiment, si une tierce personne introduit la mésentente et trouble leur amour par quelque moyen, lequel de ces deux amis crois-tu, en pâtira le plus et sentira le plus de peine ? Bien sûr, celui qui aime le plus, ayant l'amour

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plus profondément enfoncé en soi. Ainsi me semble-t-il voir Dieu et l'âme, quant à l'amour qu'ils ont l'un pour l'autre, quand l'âme n'a pas encore perdu l'image et la ressemblance qui lui est donnée par grâce et bonté infinies. Mais quand elle les a perdues par quelque péché, c'est-à-dire coupé la voie à qui veut lui faire du bien comme à son propre détriment, on lui dit alors : Tu as offensé Dieu. Cette expression est correcte, quoique Dieu ne puisse subir d'offense. Mais l'offense doit se comprendre comme suit : Dieu aime tant l'âme, il est si prompt à se lier avec elle par ses grâces et à lui donner toutes les perfections qu'il lui a destinées, que lorsque ses desseins sont traversés par quelque péché, alors on dit : tu as offensé Dieu, c'est-à-dire, tu as chassé Dieu de toi, lui qui voulait avec tant d'amour te faire du bien. Cependant c'est l'homme qui subit le dommage et qui s'offense lui-même. Mais parce que Dieu nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, pour cette raison on dit qu'il est offensé. Et si Dieu pouvait subir la souffrance, il la ressentirait quand il est chassé de chez nous par le péché.

Je m'en rends bien compte à ceci : Même lorsque l'âme est en quelque péché, ce Dieu très bénin ne cesse pourtant jamais de l'aiguillonner, de l'attirer par un appel intérieur. Si elle répond à ses doux appels, il l'accueille de nouveau dans sa grâce avec ce pur amour, comme précédemment, de telle façon qu'il ne veut plus se rappeler jamais qu'il a été offensé par elle. Plus encore, il ne cesse jamais de lui faire autant de bien qu'il peut lui faire. Et l'homme aveugle ne pense pas à tant de bonté, tant d'amour, tant de sollicitude, tant de bienfaits qu'il reçoit et qu'il recevrait sans cesse si lui-même ne s'y soustrayait.

Mais quand l'âme est éclairée par l'amour divin, alors elle voit, elle connaît et considère toutes ces choses et voyant qu'elle a offensé un Dieu si grand et de tant de bonté, elle reste comme désespérée. Elle se dit en elle-même : Se peut-il que j'aie offensé Dieu? Que ferai-je? Quelle réparation pourrai-je faire jamais? Elle voit, à la lumière divine, que cette offense est d'une telle gravité qu'on ne trouvera aucune pénitence qui suffise.

Et pour cela cette âme pleine d'amour disait :

Que penses-tu qu'il m'arriverait, quand bien même de mes yeux jailliraient des larmes de sang autant que toute la mer, uniquement pour rendre à Dieu satisfaction de mes péchés? Crois-tu qu'elles seraient en mesure de satisfaire, du moins pour le plus petit de mes péchés? Certainement non. Parce que si je souffrais autant et aussi longtemps que le démon, et en plus dans ce corps autant de tourments et de martyres qu'on peut imaginer, ne crois pas que l'amour puisse tenir tout cela comme une satisfaction auprès de Dieu. Il ne pourrait trouver d'expression plus appropriée que de se dire à lui-même : C'est envers moi que j'ai satisfait.

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L'amour ne regarde pas à la réparation mais seulement à l'offense, de celle-ci seulement il tient compte. S'il faisait plus de cas de la pénitence que de l'offense, il ne serait pas un amour net mais un amour-propre. Et pour cela je dis que l'amour n'a pas de plus grande douleur que celle de voir qu'il aurait en soi quelque chose de contraire à la volonté de Dieu.

Et puisque l'amour voit l'homme si contraire à Dieu à l'intérieur et à l'extérieur, il serait content d'en perdre la graine, c'est-à-dire, que toute puissance d'agir soit éteinte en lui. Mais cela n'est pas possible, l'homme ne pouvant à la fois être vivant et mort. Aussi l'homme, s'il ne veut pas être ingrat pour tant de bienfaits, doit s'efforcer avec son libre arbitre de correspondre à tant d'amour et de cheminer par cette voie droite qui mène à ce divin amour.

Cet amour a trois degrés ou trois états qui purifient l'âme.

Au premier, il la dépouille de tous ses vêtements, lui enlève ainsi à l'intérieur comme à l'extérieur tous empêchements qu'elle lui fait par amour-propre et mauvais penchant. Au second, l'âme se tient en Dieu et jouit sans cesse de lui par le moyen des lectures, méditations et contemplations, par quoi elle s'instruit de beaucoup de secrets divins et se nourrit suavement. Elle va ainsi se transformant en Dieu, tournée vers lui sans cesse, toujours occupée en lui. Elle s'enivre tellement de Dieu par l'abondance des grâces choisies qu'il lui fait (puisqu'il ne trouve en elle aucun obstacle intérieur ni extérieur) qu'elle sort d'elle-même et entre dans un état nouveau, supérieur aux autres. Dans le premier, en effet, l'homme participe à Dieu en faisant effort sur soi pour se dégager de tout empêchement ; dans le second il jouit de beaucoup de consolations spirituelles.

Le troisième état est celui où l'âme est tirée hors d'elle-même, à l'intérieur comme à l'extérieur. Établie en ce degré, l'âme ne sait pas où elle est, elle jouit d'une grande paix et d'un grand contentement, mais elle est perdue en elle-même, ne participant plus avec Dieu par le moyen des sentiments comme elle était habituée. C'est Dieu alors qui travaille dans l'âme d'une manière nouvelle dépassant toute notre capacité, et l'âme n'agit plus mais elle reste comme un instrument inerte, attentive à ce que Dieu opère. Et quand Dieu trouve une âme qui ne se meut pas, c'est-à-dire qui ne veuille ni ne puisse remuer par elle-même, lui-même alors opère à sa manière et met la main à de plus grandes choses qu'il veut produire en cette âme. Et cela d'autant plus qu'il sait que rien ne tournera plus à mal de ce qu'il fera, parce que l'homme s'est dépouillé de tout ce qui est de lui, le goûter, le voir et le pouvoir. Dieu enlève à l'âme la clef de ses trésors qu'il lui avait donnée pour qu'elle en pût jouir. Il lui donne maintenant le soin de sa présence qui l'absorbe tout entière. De cette présence divine jaillissent ensuite certains rayons et des flammes d'amour divin si pénétrants, si véhéments, si forts, qu'ils devraient anéantir non seulement le corps, mais l'âme, si c'était possible.

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CHAPITRE XL DE DEUX VUES QUI LUI FURENT MONTRÉES, L'UNE DE L'AMOUR ET DE LA BONTÉ DE DIEU ET COMBIEN OPÉRAIT EN ELLE CET AMOUR, L'AUTRE DE L'ÊTRE MAUVAIS DE L'HOMME.


Cette âme bienheureuse disait :

Il y a deux vues qui m'ont ouvert les portes à deux choses extrêmes : dans la première il me fut montré comment tout bien procède de la source divine sans cause antérieure, mais uniquement de sa pure et simple bonté. Cette vue produisit en moi un pur et simple rejaillissement qui était pur regard d'amour envers cette bonté. Je voyais l'amour avec lequel cette bonté cherchait à nous faire du bien par tant de moyens et de voies. A cette vue il rejaillissait en moi un certain feu d'amour ; il sortait et ensuite retournait avec cette même pureté qu'il était sorti. Il était si intérieur que de ce moment me furent enlevées la mémoire, l'intelligence et la volonté, et par suite l'amour de tout ce qui est hors de Dieu.

Cet amour opérait avec toutes les puissances de l'âme comme il voulait, toutes lui obéissaient et ne savaient vouloir autre chose que ce qu'elles recevaient de lui instant par instant, et rien de plus; chercher autre chose leur aurait été un enfer. Mais puisque l'amour monte plus haut que n'atteint la force des puissances de l'âme, ces puissances restaient sous l'amour du mieux qu'elles pouvaient. Et cela les rendait heureuses et les contentait plus que ce qu'elles-mêmes auraient pu faire avec toute l'aide et tout le pouvoir possibles Si tu me demandais : « Qu'est-ce que tu veux? A quoi penses-tu? Qu'est-ce que tu as dans la mémoire? » Je te répondrais : rien, sinon ce que l’amour veut, ce qu'il pense, ce qu'il se rappelle. Il me tient tellement occupée en lui et si rassasiée qu'il ne me faut plus aller mendier pour nourrir ces puissances ; et il semble même que, n'était l'amour, elles mourraient de disette et de besoin.

L'autre vue fut de l'être propre de l'homme ; il me fut montré dès le commencement et me reste continuellement présent, et chaque jour je le vois plus clairement. Il est d'une malice et d'une malignité

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presque inexprimables, incroyables à qui ne l'a vu ou senti. J'en tire cette conclusion qu'il est d'une telle force dans sa volonté propre que pour le vaincre, il faut la puissance divine et l'application humaine ; et pour arriver à l'éteindre, il faut l'opération de la bonté et de la sagesse divines. Il est si lié par l'amour-propre aux plaisirs de la chair, du monde et de l'estime propre que, pour l'en garder il faut que Dieu lui donne des goûts spirituels et que cet homme mauvais en vienne à les estimer plus que toutes les choses que précédemment il estimait beaucoup. Sans cela jamais il ne les quitterait. Et même notre malignité est telle que ces goûts spirituels ne suffisent pas encore. Supposé qu'ils lui aient été montrés si grands qu'après les avoir éprouvés l'homme ait décidé souvent de quitter tout le reste, au point que s'il pouvait posséder mille mondes, il les abandonnerait tous pour un seul et le moindre de ces goûts, cela ne suffirait pas encore. Il faut de plus que Dieu nous tienne continuellement absorbés en lui par ses douces visites et bien exercés en quelque bonne action jusqu'à ce qu'il nous ait formés à la vie de l'esprit. Autrement, s'il nous lâchait seulement un peu nous retournerions bien vite à notre mauvais instinct. Quand ensuite il nous a bien fortifiés, nous ne sommes plus si prompts à retourner en arrière. C'est pour cela qu'il fut dit : « Personne ne vient à moi si mon Père ne le tire » ( Jean, 6, 44). La sollicitude amoureuse de Dieu à cette fin ne manque jamais, et il dit : « Je me tiens à la porte et je frappe » (Apocalypse, 3, 20).

Mais hélas! notre malignité est si grande que si Dieu y prenait garde, malheur à nous ! jamais il ne pourrait nous voir avec faveur ni nous faire du bien. Mais il regarde uniquement à sa clémence et bonté infinies avec lesquelles il cherche à nous conduire à cette fin pour laquelle il nous a créés. Pour y arriver, dans son pur amour, il opère en nous tout ce qui est nécessaire. Si avec son aide nous nous aidons nous-mêmes, bien nous soit ; sinon, malheur! malheur! au temps de la mort, où tu entendras cette parole : « Qu'ai-je pu faire que je n'aie fait, mauvais serviteur 1? » En conséquence l'homme, si malin qu'il soit, ne pourra trouver d'excuse, ni alléguer qu'avec l'aide de Dieu, cette aide qui lui est toujours offerte, il lui était impossible de sortir de sa malignité et d'arriver à dire : « Seigneur tu as rompu mes liens, je t'offrirai une hostie de louange » (Ps. 115, 17).

Je vois que Dieu ne regarde qu'à son infinie bonté pour nous faire toujours du bien, et de même je vois que l'homme regarde toujours à sa propre malignité et ferait toujours mal. Mais moi, voyant cette malignité en moi soumise à la puissance de Dieu je ne peux y avoir aucun égard ; il me plaît, puisqu'elle est si mauvaise et si méchante, qu'elle soit soumise au point qu'elle ne puisse agir comme ferait son mauvais instinct. De cette façon il apparaît que toute gloire est de Dieu, et toute la malignité est de l'homme. Si Dieu laissait sans sa miséricorde cette malignité jusqu'au point où tout mal serait possible dans une


1. Impropéres du vendredi-saint, avec allusion à S. Luc, 19, 22.

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seule créature, tout mal se produirait en cet homme et il n'en pourrait jamais sortir, si la main de Dieu par sa bonté ne le délivrait.

C'est la seule chose en quoi je me glorifie, que je ne puisse rien voir en moi de quoi je puisse me vanter. Et si quelqu'un même voit sa gloire en soi, sa gloire est vaine, parce qu'il ne sait pas que la gloire est et doit être de Dieu et non à lui, et ainsi la vaine gloire naît de l'ignorance.

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CHAPITRE XLI COMMENT ELLE ABANDONNA TOUT SOIN D'ELLE-MÊME À L'AMOUR, ET COMBIEN CET AMOUR TRAVAILLAIT CONTRE LE MOI À PURGER LES IMPERFECTIONS.


Dès que l'Amour eut pris sur lui le soin et le gouvernement de toute chose, il ne s'en relâcha plus. Pour ma part je ne m'occupais plus de rien, je n'arrivais plus à exercer l'intelligence, la mémoire et la volonté, tout comme si je n'en avais jamais eu. Et même chaque jour je me sens absorbée davantage en lui par un feu croissant.

Cela provenait de ce que l'Amour me libérait toujours plus de toutes les imperfections intérieures et extérieures et les consumait peu à peu. Quand il en avait consumé une, alors il la faisait voir à l'âme, et l'âme à cette vue s'enflammait davantage d'amour, fille était maintenue en ce degré où elle ne pouvait supporter de voir en elle aucune chose qui fît obstacle à cet Amour, sans quoi elle se serait désespérée. Il lui fallait vivre toujours avec cette pureté que l'Amour recherchait. S'il y avait en elle une imperfection à lui enlever, elle n'était pas montrée à l'âme, elle lui était même cachée et il ne lui était pas donné la pensée d'y pourvoir ni d'en prendre sur soi aucun soin, tout comme si cette imperfection n'appartenait pas à elle-même.

J'avais donné les clefs de la maison à l'Amour avec large pouvoir d'y faire tout ce qu'il fallait, sans égard à l'âme, au corps, aux biens, aux parents, aux amis ni au monde, qu'il ne négligeât le moindre fétu de tout ce que réclamait la loi du pur amour. Et quand je vis qu'il acceptait ce soin et qu'il se mettait à l'oeuvre, je me tournai vers cet Amour et je restai là, immobile, attentive à son activité nécessaire et gracieuse.

Il accomplissait toutes choses nécessaires, ni plus ni moins, avec tant d'amour, tant de sollicitude, et dans une parfaite justice, à ma satisfaction intérieure et extérieure. Et moi, je restais si absorbée à considérer son activité en moi que, s'il m'avait jetée corps et âme en enfer, je n'aurais vu en cela qu'amour et consolation.

Je voyais en cet Amour un oeil si ouvert et si pur, un regard si pénétrant et si étendu que j'étais stupéfaite tant il découvrait en moi d'imperfections, et il me les montrât si clairement que je devais les

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reconnaître. Il me faisait voir beaucoup de choses qui à moi et à d'autres eussent paru justes et parfaites, mais que l'Amour jugeait coupables et imparfaites, et c'est en tout qu'il trouvait du défaut.

S'il m'arrivait de parler des choses spirituelles qui m'assaillaient souvent (à cause de ce grand feu que je sentais et que je comprenais quand l'oeil de l'amour me les montrait), tout aussitôt l'Amour me reprenait. Il me disait que je n'avais pas à parler mais à me laisser brûler tout entière sans exhaler parole ni acte qui pût tendre au rafraîchissement ni de l'âme ni du corps. Si je gardais le silence sans tenir compte de rien, et disais seulement : Si le corps se meurt, qu'il meure; s'il ne peut supporter, qu'il lâche tout, je ne m'occupe de rien - l'Amour me reprenait. Il me disait : je veux que tu aies les yeux fermés sur toi de telle manière que tu ne puisses voir que j'opère quelque chose en toi, comme en toi. Je veux au contraire que tu sois morte, qu'en toi soit réduit à rien tout regard si parfait qu'il soit ; je ne veux pas que tu découvres en toi aucun endroit où tu pourrais être toi-même.

Quand donc j'avais fermé la bouche, me tenant comme une chose inerte (par suite du resserrement intérieur que produisait l'Amour) je ressentais une telle paix intérieure et un si grand contentement que j'en devenais insupportable à moi-même 1. Je ne pouvais plus alors que m'angoisser et me lamenter sans paroles, je ne pouvais plus me soucier de voir comment allaient les choses. C'était au point que j'étais comme morte à moi-même. Et cependant cet Amour me disait : Tu trouves insupportable ce que tu as ? Si tu ressens quelque chose, c'est donc évidemment que tu vis encore. Je ne veux pas que tu soupires ni te lamentes, mais je veux que tu sois comme les morts et proche de mourir ; je ne veux plus voir en toi apparence de vivant.

Et moi, ainsi reprise, je ne faisais plus un acte ni extérieur ni intérieur qu'un autre eût pu remarquer, comme j'avais accoutumé. Mais quand on parlait de choses du genre de celles que je ressentais en mon esprit, mes oreilles se préparaient à en saisir quelque chose ; C'était mon intention. Mais me trouvant dans l'impuissance d'agir ou de parler, je me tenais attentive à voir si d'un côté ou d'autre il me serait dit quelque chose, pour pouvoir secrètement porter quelque faible remède à un tel assaut. De même avec mes yeux, je me soulageais comme je pouvais ; j'essayais ainsi tantôt d'un côté et tantôt d'un autre d'oublier quelque peu cette ardeur si impétueuse que je ressentais. Cela n'était pas volontaire, je ne cherchais pas de moi-même à me soulager ; c'était mon inclination naturelle qui agissait ainsi sans aucun choix volontaire. Je n'en avais pas conscience ; il me semblait que je ne pouvais faire autrement.

Cela m'arrivait surtout quand je regardais en face mon confesseur, et qu'il me paraissait regarder vers moi, ce dont je tirais un grand


1. Paix et angoisse tout ensemble, paix dans l'esprit où réside et règne l'amour, angoisse et peine dans l'âme et l'humanité, par suite de cette absorption de la partie supérieure en Dieu comme il est expliqué dans le Dialogo.

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réconfort. Mais l'Amour disait : Ce voir et cet ouïr ne me plaisent pas. Tout cela c'est la défense de ce moi qui doit mourir. Je ne savais que faire ni que dire contre ces vues si pénétrantes de cet Amour qui m'assiégeait avec tant de force, et mon humanité ne pouvait plus goûter aucune nourriture comme à l'accoutumée, au point que je ne mangeais presque plus rien.

Je dis un jour à mon confesseur : « Il me semble que je devrais me forcer à manger, de peur que par ma négligence je ne sois cause de quelque dommage à l'âme ou au corps. » Et l'Amour me répondit intérieurement, et le confesseur à l'extérieur : Qui est celui-là qui s'inquiète et parle de manger ou de ne pas manger, alléguant une inquiétude de conscience? Tais-toi, tais-toi, car je te connais, tu ne pourras me tromper. Et quand mon moi se vit découvert sans pouvoir nier ces imperfections dénoncées par l'Amour, il se tourna vers lui et lui dit : Puisque tu as l'oeil si pénétrant et une telle puissance, sois le bienvenu, poursuis ton oeuvre quoi qu'il en coûte au sensible, assouvis librement ton envie de m'enlever cette détestable défroque et de me revêtir d'amour net, pur, droit, fort, grand et enflammé.

Je voyais l'Amour si jaloux de cette âme, examinant toute chose en détail avec une pénétration si subtile, animé d'une telle sollicitude et d'une telle force pour arriver à ses fins, c'est-à-dire, pour détruire tout ce qui en moi était indigne de paraître en la présence divine.

Quoique ce moi m'apparût pire que le diable, indestructible et d'une terrible malignité, je voyais néanmoins qu'à la fin il serait comme réduit à rien par la présence et le regard de cet Amour, et par la puissance dont il usait contre lui.

Aussi, tandis que j'étais ainsi occupée à considérer l'Amour et son activité, mon moi ne pouvait me faire peur, si mauvais qu'il fût ; pas davantage le purgatoire, l'enfer ou toute autre chose terrifiante qu'on puisse imaginer n'auraient pu m'épouvanter. Par contre si j'avais aperçu en moi fût-ce une minuscule opposition à cet Amour, voilà ce qui aurait été pour moi un enfer pire que celui des démons infernaux.

L'Amour ne détruisait pas seulement ce moi mauvais à l'extérieur, mais aussi l'intérieur, le moi spirituel qui goûtait et comprenait et qui semblait vouloir se transformer tout en Dieu et détruire cette partie extérieure. Quand ce moi spirituel avait beaucoup travaillé, qu'il semblait avoir vaincu et mis par terre ce moi extérieur en lui enlevant toutes voies et moyens de se nourrir, quand il avait pacifié pour lui son propre domaine, alors survenait cet Amour insatiable et violent et il lui disait : Que crois-tu faire ? Je veux tout pour moi. Ne pense pas que je te laisse le moindre bien au corps ni à l'âme. Je veux rendre nu, nu, tout ce qui est au-dessous de moi, et au-dessus de moi je ne veux rien. Sache qu'est au-dessous de moi tout cela, vues, sentiments et perfections, que je n'ai pas approuvé. Quand je me mets à passer l'âme au crible, j'ai une vue si pénétrante que toute perfection à mes yeux est défaut. C'est pourquoi je ne veux pas qu'au-dessous de moi rien puisse subsister, sinon ce que j'approuve comme bon. Et au-dessus

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de moi rien ne peut rester. Si haut, en effet, que tu montes par la perfection que tu pourrais acquérir, toujours je serai au-dessus de toi pour ruiner toutes les imperfections qui se mettraient dans les vues d'union à Dieu que tu pourrais produire. C'est que, tant que je n'approuve pas, rien ne se fait. Seul je sais ce qu'il faut. A moi a été donnée l'autorité. On ne peut paraître en la divine présence que pour autant que je l'approuve, et ce que j'approuve ne sera jamais réprouvé. Sache que ce pouvoir m'a été donné à cause de ma pureté qui me rend incapable de rester en paix avec l'imperfection, fût-ce la moindre.

Je te fais savoir encore, ô âme, que je suis d'une telle nature que toutes les âmes que je puis transformer en moi, je les change et les transforme ainsi, en les dépouillant d'elles-mêmes. Je n'approuve jamais aucune chose si elle n'est pas anéantie en elle-même au point qu'il lui soit impossible de se voir en soi, ni de ressentir autre chose que le pur Amour sans aucun mélange. C'est pourquoi l'Amour veut être seul, parce que s'il avait d'autres en sa compagnie, les portes du paradis leur resteraient fermées ; elles ne s'ouvrent qu'au pur amour.

Que donc chacun se laisse conduire par l'Amour. Il le mènera et le transformera en soi. Cachés ainsi sous son manteau, nous pourrons être conduits à cette fin à laquelle ce pur Amour nous aspire tous.

Pour tirer l'âme à la perfection ce pur Amour use de beaucoup de moyens. Dés qu'il la voit occupée de quelque chose par une affection d'amour, il note comme ses ennemies toutes ces choses qu'il lui voit aimer et il décide de les consumer sans avoir compassion ni d'elle ni du corps. De sa nature, si on le laissait faire, l'amour couperait tout d'un seul coup. Mais voyant la faiblesse de l'homme, il taille petit à petit. (C'est de crainte que l'homme soit incapable de supporter une opération si puissante et si rapide sans la connaître, à cause de sa faiblesse. ) Quand l'homme voit cette opération progressive, il l'imprime mieux en lui 1, chaque jour il en est embrasé davantage, et ce feu va consumant tous ses désirs et amours imparfaits attachés à ses épaules.

L'Amour voit que nous sommes tellement obstinés à garder pour nous ce que nous avons une fois choisi par élection d'amour, parce que cela nous paraît beau, bon et juste, et que nous ne voulons pas entendre parler là-contre, aveuglés que nous sommes par l'amour propre.

Il parle donc ainsi : Il me faut mettre la main aux actes, puisque avec des paroles je n'obtiens rien. Il agit de cette manière : il met en ruine tout ce que tu aimes, par mort, maladie, pauvreté, par haine et discorde, par détraction, scandale, raillerie, infamie, avec les parents, les amis, avec toi-même. Tu en viens au point que tu ne sais plus quoi faire de toi, en te voyant tiré hors de ces choses où tu trouvais ton plaisir et que de toutes tu reçois peine et confusion. Tu ne sais pas pourquoi le divin Amour fait toutes ces choses. Elles te paraissent toutes contre la

1. Ce passage est plus clair en D, f. 46v : Mais à cause de la faiblesse de l’homme il (l'amour) agit petit à petit, parce que l'homme risquerait de ne pouvoir supporter, a cause de son imperfection, une opération si puissante et si rapide à la fois et ne la connaitrait pas. Mais quand l'homme voit agir petit à petit, il imprime mieux en soi...

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raison, et quant à Dieu et quant au monde. Aussi vas-tu criant et te tourmentant, tu cherches dans l'espoir d'échapper à tant d'anxiétés et jamais tu n'en sors.

Quand ce divin Amour a tenu un certain temps la personne avec l'esprit ainsi suspendu, comme désespérée et dégoûtée de tout ce qu'elle aimait autrefois, alors il se montre lui-même à elle avec sa divine face joyeuse et rayonnante. Dès que l'âme le voit, étant pour sa part nue et abandonnée de tout autre secours, elle se jette prostrée entre ses mains.

Après que l'âme a vu ce que Dieu opère en elle par le moyen de l'Amour pur, elle se parle ainsi : O aveugle, à quoi étais-tu donc occupée? Qu'allais-tu chercher? Qu'est-ce que tu désirais? Vois, ici se trouve tout ce que tu cherches ; ici, tout ce que tu désires. Ici, tout le plaisir que tu voudrais ; ici je trouve autant que je pourrais avoir et désirer. O Amour divin, par quels doux stratagèmes tu m'as séduite pour m'enlever tout amour-propre et me vêtir de pur amour plein de toutes les joies. Mais maintenant que je vois la vérité, je ne me plains plus sinon de mon ignorance.

Tournée ainsi vers toi, ô divin Amour, je dis que désormais je te laisse tout le soin de moi-même, car je vois clairement que tu t'occuperas mieux de moi que je ne pourrais faire par moi-même. Je ne veux plus prendre garde à rien sinon à ce que tu opères en moi. Tu ne vises à autre chose qu'à procurer ce qu'au fond l'âme veut et désire, mais d'elle-même elle ne peut y atteindre ; elle ne sait comment elle devrait faire parce que l'aveugle son amour-propre. La voie nette et droite, l'Amour divin la connaît. La voie par laquelle il mène l'âme est de lui faire toujours voir l'oeuvre de son pur Amour. Cet Amour vainc, séduit, contraint, enchante et nourrit l'âme. Il produit tout cela pour la mener dans la liberté, hors de l'amour-propre. Aussi ne puis-je me rassasier de redire sans cesse comme je le vois agir bellement par tant de moyens si doux et de voies si droites.

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CHAPITRE XLII COMME ELLE ÉTAIT BIEN ORDONNÉE. DE L'OPPOSITION DE L'ESPRIT À L'HUMANITÉ, ET COMMENT IL L'ASSIÉGEAIT. ET DE SON AMOUR NET.


Cette âme bienheureuse était au-dedans d'elle-même si bien ordonnée que là où il lui était donné de commander ou de corriger, elle n'aurait pu supporter aucun désordre. Elle ne pouvait vivre ni être en relations avec des personnes qui n'auraient pas été bien ordonnées. Cela était plus vrai encore de quelques-unes qui l'approchaient davantage et qui paraissaient dans les voies de la perfection.

Quand elle les voyait tolérer en elles-mêmes quelque imperfection et se nourrir de ces choses qu'elle avait rejetées avec horreur, elle se retirait de leur compagnie.

Elle portait compassion à toutes les créatures - quoiqu'elle fût impitoyable aux défauts - à ce point que lorsqu'on abattait un animal ou que l'on coupait un arbre, elle semblait ne pouvoir supporter de les voir perdre l'être que Dieu leur avait donné. Mais pour trancher l'être mauvais de l'homme, qu'il s'est fait à lui-même par le péché, elle aurait été sans pitié.

Elle n'arrivait pas à voir des péchés qu'elle eût commis ni concevoir qu'elle ait pu jamais pécher, ni que d'autres pécheraient. Son esprit était dans une si grande tranquillité, une si grande paix, qu'elle n'avait plus conscience du sommeil de son corps. Ce repos était plus profitable à son corps que le sommeil naturel, puisque quand elle dormait selon la nature, le dormir lui enlevait l'usage de son esprit, qui n'était plus occupé de Dieu. Et cette âme qui vivait plus de vie spirituelle que de vie corporelle voulait que cette partie qui avait plus haute puissance agît selon sa nature.

Elle était si retirée en elle-même, qu'elle disait :

Si je pouvais dire une parole, pousser un soupir ou tourner un regard vers une personne qui ferait attention à moi, cette humanité

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qui est en moi s'estimerait aussi heureuse que si on donnait à boire à qui aurait grand'soif.

Elle parlait ainsi parce que, quand Dieu lui envoyait de ces flèches d'amour, elle en perdait presque tout sentiment et restait inerte jusqu'à ce que Dieu lui enlevât cette absorption, et cela lui arrivait souvent.

L'esprit était si opposé et si hostile à l'humanité que, lorsque celle-ci pleurait, l'esprit en riait. Il tenait cette humanité dans une si étroite servitude qu'elle était reprise non seulement de toute action non nécessaire, mais encore de toute parole. Il la reprenait de choses si minimes et il la liait si étroitement qu'elle ne pouvait se détourner seulement pour un clin d'oeil. Telle était l'attention de l'esprit à Dieu, que le moindre empêchement était pour lui un enfer. Il avait pris une si grande liberté et seigneurie que si l'humanité lui avait fait par hasard une toute légère opposition, il lui faisait une réprimande capable d'épouvanter tout le monde. De cette façon, l'humanité se trouvait si étroitement ligotée par la justice que la langue ne pourrait l'expliquer ni l'intelligence le comprendre, sinon chez ceux qui en auraient fait l'épreuve par l'expérience.

Si ceux qui l'entouraient proposaient à l'humanité diverses choses pour la réconforter dans ses assauts, cela ne lui servait de rien. L'esprit, en effet, qui tenait la bride en main, n'en voulait pas. Il semblait même qu'il voulait lui faire une tromperie d'amour en la manière suivante : Il lui donnait envie de toutes ces choses où elle avait accoutumé de trouver du soulagement. Il la laissait y goûter, et au moment même il lui enlevait ce goût. Ainsi peu à peu perdait-elle tout goût de la terre et ne trouvait-elle rien qui pût la nourrir intérieurement et extérieurement. Par suite de cette grande nudité, il lui venait un impétueux et secret désir de se cacher, avec explosion de cris et de gémissements, sans qu'elle en eût conscience. Certaines fois, elle restait ainsi cachée en silence, heureuse de ne pas être trouvée. D'autres fois, elle se jetait dans le buisson de roses du jardin, serrant les épines à deux mains, sans se faire mal ; en tout cela elle avait l'esprit transporté. Elle se mordait les mains et se les brûlait ; pour se distraire de l'assaut intérieur, il lui semblait qu'elle n'aurait craint aucune douleur extérieure, elle aurait été heureuse de se laisser hacher le corps en petits morceaux, elle ne se serait plainte d'aucune souffrance si violente fût-elle, si du moins elle pouvait par là

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échapper à l'assaut intérieur. Son corps était à ce point délaissé de l'esprit que quatre personnes qui s'efforçaient de la bouger de sa chaise ne pouvaient y réussir, sans qu'elle opposât la moindre résistance 1.

En toutes ces choses elle agissait non par volonté, mais par une recherche instinctive de libération ; elle ne trouvait en terre aucun réconfort, contrainte qu'elle était de fuir ces choses sans quoi les autres ne peuvent vivre.

Il lui restait uniquement son confesseur, avec qui elle s'harmonisait intérieurement et extérieurement, mais dans la suite cela aussi lui fut retiré ; cela en vint au point qu'il n'avait plus rien à lui dire et qu'il ne s'occupait plus d'elle. Cela portait au comble son resserrement, parce qu'il lui devenait impossible de se tourner vers rien ni au ciel ni sur la terre.

Elle disait :

Il me semble être en ce monde comme ceux qui sont hors de leur maison et qui ont quitté tous leurs parents et amis ; ils se trouvent en terre étrangère où ils n'ont ni maison, ni amis, ni parents ; ayant terminé l'affaire pour laquelle ils étaient venus, ils se tiennent prêts à partir et retourner chez eux, là où ils sont toujours par le coeur et l'esprit. Si brûlant pourrait être leur amour de la patrie que pour y aller un jour leur paraîtrait une année.

Plus tard, étant plus encore retirée au dedans, elle n'eut plus cet instinct de se cacher ; mais parce qu'elle ne pouvait expliquer aucun de ses besoins, elle en souffrait avec plus grand resserrement. Il lui fut montré que tout ce qu'elle faisait auparavant était choses en quoi elle se réconfortait. Aussi pour exprimer son état elle disait :

Je me trouve de jour en jour plus retirée, comme quelqu'un qui serait confiné d'abord dans une cité à l'intérieur des murs ; puis dans une maison avec un beau jardin ; ensuite dans une maison sans jardin, puis dans une salle, puis dans une chambre, puis dans une antichambre; ensuite au fond de la maison avec peu de lumière ; puis dans un cachot sans lumière. Ensuite on lui lierait les mains, on lui mettrait des ceps aux pieds, puis on lui banderait les yeux ; ensuite on ne lui donnerait plus à manger ; puis plus personne ne pourrait lui parler. A la fin, ayant perdu tout espoir d'en sortir jamais jusqu'à la mort, il ne lui resterait d'autre consolation que de savoir que c'est Dieu qui fait cela


1. Ces phénomènes et d'autres qui seront racontés plus loin ne sont pas uniquement d’origine surnaturelle. Sa faiblesse croissante et le mal qui la ronge en sont la cause immédiate.

Mais à ces maux physiques se mêle et s'ajoute l'absorption douloureuse de la nuit mystique.

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par amour et grande miséricorde. Cette vue lui donne un grand contentement, mais cependant ce contentement ne diminue pas la peine de l'assaut qu'elle subit, et d'autre part il ne peut endurer si grande peine qui l'amènerait à vouloir sortir de cette volonté divine, dont il voit la justice et la grande miséricorde.

Et par l'effet de sa grande pureté d'amour, elle disait :

Si Dieu me donnait toutes les grâces et tous les mérites qu'ont eus les saints, et qu'avec cela il me donnât toutes les souffrances des damnés, le pur amour tiendrait ces souffrances comme joies de vie éternelle.

Et comme on lui disait que si elle était mise à cette épreuve, elle en jugerait peut-être autrement ; elle répondait :

Si l'amour faisait cas de la souffrance, il ne serait plus amour de Dieu, mais amour-propre.

Il lui semblait que par l'amour qu'elle ressentait elle désirerait de faire cette expérience, et elle disait:

Mets en enfer une âme avec son corps, qu'elle ressente les peines avec la même acuité qu'éprouve une âme damnée - la cause étant enlevée, qui est le péché - et dis-lui : Sens-tu ces peines ? Elle répondrait qu'elle craindrait beaucoup plus en elle la moindre cause de ces peines qu'elle ne craint ces peines mêmes. Si elle parlait autrement, elle ne serait pas encore en charité parfaite.

Une fois, elle entendit dire : « Levez-vous, levez-vous, morts, venez au jugement 2. » Elle cria très haut, sous l'impétuosité de l'amour :

Je voudrais y aller à l'instant, à l'instant !

Tous les auditeurs en furent stupéfaits. Il lui semblait, par l'effet de l'amour qu'elle ressentait au coeur, qu'elle pourrait subir le plus sévère jugement, elle ne voyait en elle rien qui fût opposé à ce jugement. Bien plus, elle s'en réjouissait, désirant de voir ce juste juge infiniment puissant qui fait trembler toute chose, excepté le pur et vrai amour.


1. Nous savons qu'habituellement elle assistait aux sermons sans les entendre, telle était son absorption intérieure. Mais en ce cas qui est ici raconté, elle entendit et perçut ce que clamait un prédicateur, sorts doute au moment précis où elle sortait de son absorption.

Ce texte n'est pas dans l'Écriture sainte. On le trouve dans CATERINE DE SIENNE, Dialogo, éd. I. Taurisano, Rome, 1947, p. 92.

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CHAPITRE XLIII COMMENT UN MAUVAIS ESPRIT QUI ÉTAIT DANS UNE DE SES FILLES SPIRITUELLES, Y ÉTANT CONTRAINT, L'APPELA CATHERINE LE SÉRAPHIN. QUEL EXTRÊME MALHEUR C'EST D'ÊTRE SÉPARÉ DE L'AMOUR, ET PAR SUITE ELLE INVECTIVE CONTRE L'AVEUGLEMENT DES HOMMES.


Avec cette sainte âme habitait une sienne fille spirituelle que tourmentait un démon ; il l'affligeait souvent, la jetant par terre, et la tourmentait grandement. Il la mettait dans une grande angoisse et un grand désespoir. Cet esprit méchant entrait dans son esprit, l'empêchant de penser aux choses de Dieu ; elle avait le sentiment d'être séparée de Dieu et damnée. Elle en avait si grand tourment qu'en ces moments elle était comme une chose hors d'elle-même, toute submergée dans cette volonté mauvaise que lui inspirait le démon et pleine d'autant de péchés que si elle eût été un vrai démon. Elle était si insupportable à elle-même qu'elle ne pouvait tenir en place, sinon quand elle était en compagnie de sa mère spirituelle. Quand elles étaient ensemble, en effet, rien qu'à se regarder en face elles se comprenaient, ayant l'une l'esprit de Dieu et l'autre son contraire.

Un jour cette infortunée, tourmentée par l'esprit impur, s'agenouilla aux pieds de la bienheureuse Catherine, leur confesseur étant présent 1, et le démon parlant par sa bouche lui dit : « Nous sommes tous deux tes esclaves à cause de ce pur amour que tu as dans ton coeur. » Et ensuite, plein de rage d'avoir prononcé ces paroles, il se jeta en terre se tordant comme un serpent. Quand elle se releva de terre, le confesseur dit : « Quel est le nom de cette dame ? Dis-le moi. » L'esprit mauvais répondit : « Catherine » et ne voulait pas dire autre chose. Le confesseur dit : « Dis-moi son surnom 2. Est-elle Adorno


1. L'épisode ici rapporté suppose que Catherine avait son confesseur dont il ne sera question qu'au ch. suivant. Donc, il se date de 1497 ou des années suivantes.

2. C'est-à-dire son nom de famille.

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ou Fiesca? » Le démon refusait de le prononcer. Mais le confesseur l'y contraignant, il finit par dire : « Catherine le Séraphin. » Mais ce fut avec un grand tourment et beaucoup de plaintes qu'il prononça ces paroles.

Cette possédée était d'un esprit élevé. Elle vécut toujours dans la virginité 1. Nous croyons que le Seigneur lui avait donné cet esprit mauvais pour la tenir dans l'humilité. Elle acheva saintement sa vie. L'esprit mauvais ne la quitta jamais presque jusqu'au dernier moment, quand elle fut sur le point de mourir.

La bienheureuse Catherine mesurait l'éloignement de l'amour pur à l'égard de l'esprit mauvais, et elle disait :

Je le vois, il est nécessaire que l'opposition de ces deux esprits soit extrême. Mais l'homme n'y réfléchit pas, et parce qu'il ne la connaît pas il n'éprouve pas en soi ces peines excessives ni cet immense amour, comme il le faudrait. En vérité qui ne connaît les pierres précieuses n'en a pas d'estime.

Et par la compassion qu'elle portait à l'aveuglement de l'homme, elle disait :

S'il m'était permis en me tirant le sang et en le faisant boire à l'homme, de lui faire connaître cette vérité, je le répandrais tout entier par amour pour lui. Je ne puis supporter que l'homme créé pour un bien si grand, tel que je le vois et le connais, doive le perdre pour si peu de chose. Puisque en vérité, tout ce que l'homme peut avoir en ce monde pour sa consolation - même si cela durait jusqu'au jour du jugement -, en comparaison d'un si grand bien, est chose de rien. Et quand je pense là-dessus qu'au bout de ce temps l'homme doit être damné, privé éternellement de Dieu et toujours son ennemi sans plus pouvoir l'aimer, je ne puis supporter de l'entendre dire.

Là-dessus, elle s'écriait :

O homme, ne sens-tu pas, déjà dans ce monde, le grand amour de Dieu ? Que penses-tu que ce sera plus tard dans l'autre vie ? Je n'en vis plus de tristesse. Si je savais comment faire, je ne négligerais rien si du moins j'arrivais à faire savoir à tous quel extrême malheur c'est d'être privé de l'amour de Dieu.


1. La possédée est donc à distinguer de la veuve Argentina del Sale, qui viendra au ch. 46.

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CHAPITRE XLIV COMMENT DIEU LUI DONNA DANS SON EXTRÊME NÉCESSITÉ UN CONFESSEUR QUI LA COMPRENAIT ET LUI ÉTAIT D'UN GRAND RÉCONFORT.


Cette âme était intérieurement guidée et instruite uniquement par son doux Amour, par sa parole divine et intime, en tout ce dont elle avait besoin, sans intermédiaire d'aucune créature, ni religieux ni séculier. Si elle avait voulu s'attacher à l'un ou l'autre, l'Amour lui donnait aussitôt en l'esprit une telle peine et en telle mesure qu'elle était forcée de l'abandonner. Elle disait alors : Seigneur, je te comprends. Comme on lui disait que pour sa plus grande sûreté il lui serait bon de se soumette à l'obéissance, cela la fit douter de ce qu'elle devait faire. Il lui fut ainsi répondu intérieurement par son Seigneur :

« Fie-toi à moi, et ne crains rien. » En somme, son doux Amour voulut se charger d'elle lui-même pendant une longue période. Il ne lui permettait de goûter aucune chose spirituelle ni d'y fixer son esprit, hormis ce qu'il voulait. Quand elle était au sermon, si elle entendait dire quelque chose en quoi elle eût goûté quelque contentement, aussitôt ce sentiment lui était enlevé, et elle était tirée hors d'elle-même pour goûter et considérer uniquement ce qui plaisait à son Amour. Aussi entendait-elle peu de sermons, bien qu'elle s'y rendît.

Madame Catherine persévéra de cette façon dans la voie de Dieu vingt-cinq années environ l, étant instruite, gouvernée et conduite par Dieu seul sans l'aide d'aucune créature, par une opération admirable. Plus tard, que ce fût par le grand âge ou la grande faiblesse, elle n'arrivait plus à supporter de rester ainsi, sans actes ni


1. Pendant vingt-cinq ans environ Catherine n'eut pas de confesseur ou directeur de conscience attitré, mais nous savons qu'elle se confessait, et que ses confesseurs lui imposaient, à l'occasion, par exemple, de ses jeûnes, des injonctions plus ou moins heureuses. Le recours à une direction suivie se place vers l'année 1497, quatorze ans environ avant sa mort

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sentiments dans l'âme, car l'esprit les avait tirés ; avec cela un corps tout affaibli et sans force, comme abandonné de lui-même. Le Seigneur alors lui donna un prêtre pour prendre charge d'elle au spirituel comme au temporel 1. C'était un homme de vie intérieure et sainte, tout à fait apte à cet office, et Dieu lui donna lumière et grâce pour discerner les choses qui s'opéraient en elle. Il fut nommé recteur de l'hôpital où elle se trouvait, il l'entendait en confession, disait pour elle la messe et lui donnait la communion à sa convenance. Ce prêtre, à la prière de certaines personnes spirituelles qui portaient dévotion à cette bienheureuse, a écrit une bonne partie de ce présent ouvrage. Il l'avait souvent invitée et encouragée à lui dire les grâces singulières que Dieu lui avait données et qu'il avait opérées en elle, d'autant plus que ce religieux, grâce à sa longue expérience et à son commerce prolongé, savait et comprenait fort bien la suite de sa vie.

La première fois qu'elle vint se confesser à ce religieux, elle lui dit :

Père, je ne sais où j'en suis ni pour l'âme ni pour le corps. Je voudrais me confesser mais je ne puis trouver d'offense que j'aurais faite.

Quant aux péchés qu'elle disait, il ne lui était pas accordé de les considérer comme des péchés qu'elle aurait fait par pensée, parole ou action ; c'était comme d'un petit garçon, qui fait quelque enfantillage sans en avoir le discernement. Quand on lui dit : « Tu as mal fait », il rougit parce qu'on lui parle ainsi, mais non parce qu'il a connaissance du mal. Elle disait un jour à son confesseur :

Je ne sais comment faire pour me confesser, parce que je ne trouve rien en moi, ni dans l'extérieur ni dans l'intérieur, qui ait assez de vigueur pour pouvoir dire : C'est moi qui ai fait ou dit quelque chose dont je doive sentir remords de conscience. Je ne veux omettre de me confesser et je ne sais à qui imputer la coulpe de mes péchés ; je veux m'accuser et n'y arrive pas.


Plus haut, ch. XXXVIII, une autre explication est donnée et le confesseur n'est pas nommé. Les deux versions ne sont pas contradictoires ; les motiff allégués en ces deux endroits ne s'excluent pas nécessairement.

Le récit du ch. XXXVIII, déjà présent dans le ms. D, est donc antérieur à 1520. Marabotto n'y est pas nommé - ne s'est pas nommé - parce qu'il vivait encore. Après sa mort en 152s le silence ne s'imposait plus. On a pu donner son nom dans la rédaction définitive publiée en 1551. Est-ce à dire que l'ensemble du récit ait été rédigé après 152s ? Tout ce récit a le caractère d'un témoignage vécu, avec des détails que seul un acteur intimement mêlé aut événements a pu connaitre. on est amené à conclure que Marabotto a rédigé une relation qu'il a gardée par devers lui jusqu'à sa mort. Après quoi, d'autres disciples de la sainte ont introduit cette relation dans la rédaction définitive, en y insérant ce coup-d'oeil rétrospectif sur le déroulement général de la vie de Catherine et le nom avec l'éloge du confesseur.

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Malgré cela, elle accomplissait tous les actes relatiff à la confession. Elle en était confuse, parce qu'elle ne sentait, ne voyait et ne pouvait voir une part en elle qui eût jamais offensé Dieu. Elle voulait néanmoins se confesser et accuser la partie rebelle à Dieu, c'est-à-dire son moi, et ne la découvrait pas.

Quand Dieu opérait en elle une chose qui l'oppressait fortement à l'intérieur ou à l'extérieur, elle s'en remettait de tout à son confesseur et s'en entretenait avec lui. Et lui, avec la grâce et la lumière de Dieu, comprenait presque tout. Il lui donnait des réponses qui faisaient croire qu'il éprouvait ce qu'elle-même éprouvait, et c'était pour elle un grand rafraîchissement. C'est pourquoi elle lui disait tout avec grande confiance ; elle n'avait nulle paix avant de lui avoir dit tout ce qu'elle ressentait. S'il lui venait quelque chose à l'esprit et qu'elle était empêchée, comme il arrive, de conférer avec le confesseur, il lui semblait être dans un grand feu. Mais dès qu'elle s'était expliquée à ce père, elle demeurait tranquille et satisfaite. Elle disait encore que d'être simplement en sa présence était pour elle un grand réconfort ; rien qu'à se regarder l'un l'autre en face, sans parler 1, ils se comprenaient, et cela adoucissait beaucoup le feu de son esprit et réconfortait son corps brisé, d'autant plus que l'assaut intérieur l'empêchait de dire ce qu'elle éprouvait. Ainsi trouvait-elle du réconfort à regarder quelqu'un qui la comprenait. Cet assaut intérieur était si fort et si continu qu'elle avait besoin de distraire son esprit au moyen de choses extérieures. De cette diversion même elle éprouvait du tourment, à cause de la grande violence qu'elle se faisait au coeur. Quand elle se trouvait dans ces assauts, une lumière était donnée à ce confesseur qui lui donnait à comprendre ce qu'il avait à faire pour l'en distraire.

Dans une longue maladie, cette bienheureuse prit la main de son confesseur et l'approcha de son nez pour l'odorer 2. Cette odeur lui pénétra le coeur avec tant de force et de suavité intérieure et extérieure qu'à la façon dont elle la prenait et la savourât, il parut bien que c’était une chose surnaturelle. Son confesseur lui demande ce que


1. Il est question du même regard à propos de la possédée du ch. xliii. Comment ne pas évoquer à ce sujet les beaux yeux profonds du portrait présumé de la sainte?

2. Ce geste ne paraitra pas extraordinaire à qui se rappellera l'usage italien de baiser la main du prêtre et spécialement du confesseur après la confession. On notera d'ailleurs que cet épisode se produit au cours d'une longue maladie. Il est à croire qu'aux premières périodes de son avancement spirituel, Catherine n'aurait pas recherché ni même accepté ce réconfort sensible. En ses demières années, sa faiblesse et ses maux extrêmes lui rendent nécessaire ce qu elle refusait d'abord.

Tout ce récit trahit le témoin direct mêlé intimement à ces faits.

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c'était que ce parfum; elle répondit que c'était un parfum que Dieu lui avait envoyé pour réconforter l'âme et le corps sous le coup de tels assauts. Il était si pénétrant et si suave qu'elle l'eût cru capable de ressusciter les morts. Elle disait :

Puisque Dieu me l'accorde, je m'y réconforterai aussi longtemps qu'il lui plaira.

Le confesseur fut pris d'un grand désir de savoir comment était ce parfum ; il le lui demanda, pensant qu'il pourrait en être instruit puisque cela passait par son intermédiaire; il flairait sa propre main, dans l'espoir de sentir et discerner ce parfum ; mais sans résultat. Il lui fut répondu que ces choses, que Dieu seul peut donner, il ne les accorde pas à qui les recherche, mais il les accorde seulement en cas de grande nécessité pour qu'on en retire un grand fruit spirituel. Elle dit encore qu'il lui fut montré comment ce parfum était une goutte de cette béatitude que posséderont dans la patrie nos corps dans leur sensibilité, par le moyen de l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Par ce moyen chacun sera content et satisfait pour l'éternité, dans son âme et dans son corps.

C'est pourquoi sa bonté infinie et son Amour enflammé pour nous m'a accordé le rafraîchissement de ce parfum. Je suis sûre qu'il ne se trouverait pas en terre et qu'on ne pourrait le comprendre, ni rien imaginer de semblable. Tant est grande la suavité et la force de ce parfum, je ne trouve pas de mot qui convienne, ni de saveur qui en approche.

Elle disait au confesseur :

A moins de le sentir vous-même, jamais vous ne pourrez en avoir une idée ni le croire.

Ce qu'entendant, le confesseur éprouva un plus vif désir encore de connaître et de sentir ce parfum. Elle demeura de longs jours avec cette odeur. Son âme et son corps en furent restaurés et fortifiés au point qu'elle en resta nourrie tout un temps par l'impression et le souvenir.

Elle dit un jour à son confesseur qui la quittait pour un temps :

Il me semble voir que Dieu vous a donné le soin de moi seule ; aussi ne devriez-vous pas avoir souci d'un autre. S'il n'en était ainsi, Dieu ne l'aurait pas fait 1, J'ai persévéré vingt-cinq ans dans la vie


1. Expression ambiguë, qu'on peut expliquer comme suit : S'il n'était pas dans ses intentions que vous vous occupiez de moi seule, Dieu n'aurait pas ainsi disposé les événements.

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spirituelle sans l'aide d'aucune créature. Maintenant je ne puis plus supporter tant d'assauts extérieurs et intérieurs. C'est pour cela que Dieu m'a pourvue de votre aide dont je ne puis me passer. Aussi, quand vous vous éloignez, j'en éprouve de tels assauts et un tel abandon que si vous vous en rendiez compte, vous resteriez avec moi dans l'affliction plutôt que d'aller à quelque délassement que ce soit. Je ne puis cependant vous dire de ne point vous en aller. Mais quand vous me quittez, je vais me lamentant par la maison, vous disant cruel de ne comprendre pas l'extrême nécessité où je me trouve. Si vous la connaissiez, vous lui accorderiez plus d'importance que vous ne faites.

Cependant, comme elle n'avait aucun choix volontaire, alors même que le confesseur se trouvait proche de la maison et qu'elle avait très grand besoin de lui, elle ne lui aurait cependant pas dit ni fait dire de venir plus tôt ou plus tard, ni qu'elle avait besoin qu'il ne s'en allât pas. C'est que tous les secours et remèdes que Dieu voulait lui procurer pour l'âme ou pour le corps, il les lui accordait toujours par le moyen de ce confesseur. Au moment voulu, il le pourvoyait de lumière et des paroles qui convenaient à sa nécessité, de façon si merveilleuse qu'il en restait stupéfait. Une fois en effet qu'il avait satisfait à sa nécessité et pourvu à son besoin, il ne lui restait aucun souvenir de ce qu'il avait procuré.

Comme ces entretiens continuels et cette étroite familiarité donnaient à quelques-uns l'occasion de murmurer, parce qu'ils n'en comprenaient ni l'effet ni la nécessité, le confesseur se retira d'elle et se tint trois jours durant à l'écart pour éprouver si ces effets étaient tout divins et sans part humaine, et pour se dégager de toute inquiétude de conscience. Au terme de ces trois jours, il revint à la maison. Voyant et considérant sous tous leurs aspects les événements et leurs circonstances, il en fut tellement satisfait qu'il ne lui resta plus aucun aiguillon de conscience. Il se repentit d'avoir fait une pareille expérience à cause de la souffrance qu'elle en avait éprouvée, souffrance qui fut très grande. Il fut, de plus, repris intérieurement par Dieu de son incrédulité, puisqu'il avait vu si longtemps tant de signes surnaturels qui auraient suffi pour convertir un juif même s'il n'en avait connu qu'un sur mille. Aussi n'eut-il plus jamais d'inquiétude et il ne renouvela pas l'expérience.

Quand Dieu envoyait au coeur de cette dame quelque flèche d'amour, elle en était suffoquée et oppressée dans son humanité au Point qu'elle se cachait par la maison comme une frénétique ou une enragée, désirant qu'on ne la trouvât point. L'esprit qui l'oppres-

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sait la dirigeait en ce sens, afin qu'elle ne fût pas dégagée de cet envahissement ; elle n'eût pas voulu que cette opération fût connue par d'autres, désireuse qu'elle était de lui être livrée sans obstacles ; pour ne pas en sortir, elle évitait souvent de parler à son confesseur ; par ses actes extérieurs elle feignait le contraire pour n'être pas devinée. Son humanité voulait tout l'opposé ; il lui semblait impossible de pouvoir vivre encore, quand elle se voyait dans un si grand assaut, sans le refuge dont Dieu lui avait donné un si grand besoin. Elle eût voulu être toujours avec le confesseur, pour être retirée de cette oppression qui l'affligeait à tel point qu'il lui semblait sortir d'un martyre ; dans sa grande souffrance on ne pouvait la toucher.

Elle vécut ainsi de longues années avec ce besoin de la présence continuelle du confesseur auprès d'elle pour soutenir son humanité. Par un secours divin, parmi tant de fatigues et tant de labeurs, il ne tomba jamais malade.

Quand il lui arrivait quelquefois de cacher au confesseur l'opération intérieure, il en était avisé par inspiration divine. Il lui disait : « Vous avez telle et telle chose dans l'esprit ; vous voulez me le cacher mais Dieu ne le veut pas. » Ces paroles la jetaient dans l'étonnement ; elle avouait qu'il en était ainsi ; par là elle était délivrée de l'assaut qu'elle avait d'abord caché.

Certaines fois elle disait au confesseur :

Que croyez-vous que j'aie dans l'esprit ?

Il n'en savait rien, mais à cet instant cela lui était mis à la bouche et il disait tout. De quoi l'un et l'autre restaient dans l'étonnement, avec grande assurance que c'était là une opération toute divine.

Le confesseur était éclairé sur ce qu'il devait faire ; lié par l'Amour divin, il supportait ce travail avec joie et patience.

Cette créature avait une conscience si délicate que dès qu'elle ressentait une inquiétude, il lui fallait que tout de suite on y satisfît, autrement elle serait demeurée dans un extrême tourment ; de peur que ce secours ne lui fût pas accordé, quoiqu'il arrivât rarement, le confesseur n'osait s'éloigner 1. C'est pourquoi elle lui donnait pleine confiance. Pour se dépouiller parfaitement de tout, elle remettait entre ses mains toutes ses affaires et tout le soin d'elle-même.


1. Ceci donne à comprendre que Catherine passa par une épreuve de scrupules dont elle souffrit intensément; étant donné son extrême sensibilité, encore accrue par sa faiblesse générale. Cette épreuve semble coïncider avec son « purgatoire » dont elle était sans doute un élément.

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CHAPITRE XLV COMMENT ELLE FUT TRAITÉE PAR SON MARI, ET COMMENT ELLE OBTINT DE DIEU SON ÂME ; ET DE SOEUR THOMASA FIESCA, SA COMPAGNE 1.


Comme il a déjà été dit plus haut, cette créature bénie de Dieu fut mariée, âgée de seize ans, à un homme appelé messer Julien Adorno. Celui-ci, bien qu'il fût de noble maison était d'une nature bizarre et bourrue. De plus, il s'entendait fort mal à conduire ses affaires, de sorte qu'il fut réduit à la pauvreté. Néanmoins, elle fut toujours obéissante envers lui 2 et fort patiente à supporter ses bizarreries désordonnées. Mais cela lui était une telle souffrance qu'elle restait à peine en santé, qu'elle devint maigre, sèche et défaite au point de paraître un corps plein d'humeur mélancolique. Elle restait seule en ermite à la maison pour ne pas irriter son mari ; ne sortant que pour entendre la messe, elle rentrait aussitôt à la maison. Pour ne donner aucune peine à autrui, elle était capable de tout souffrir. Dieu voyant qu'il pouvait tout faire de cette âme, lui faisait tout supporter sans murmure, en silence et avec une suprême patience.

Les cinq premières années, il la tint si étroitement qu'elle ne savait ce que sont les choses du monde. Les cinq années suivantes, pour secouer ces grands chagrins que lui donnait son mari, elle se mit à rechercher la conversation des autres dames, à s'adonner aux choses du monde, comme faisaient les autres. Après quoi, elle fut en un instant appelée par le Seigneur, elle quitta tout et jamais plus ne retourna en arrière. Elle obtint de son mari, par une grâce de


1. Ce ch. se trouve au ms. D, f. 27v-29, ch. XXIV, avec des détails plus circonstanciés, dont l'un ou l'autre sera relevé en note. Le titre en donne déjà : Comment elle se conduisait avec son mari pendant qu'il vivait et de son infrangible patience qu'elle eut tout le temps qu’il vécut, en supportant sa nature contrariante comme les coups qu'il lui donnait.

2. Le ms. D, f. 27v, précise : Cette sainte âme lui fut toujours obéissante en tout ce qui était selon la conscience, même en des choses qui étaient contre sa volonté. - On entrevoit ici des conflits qui se résolvaient dans ces volées de coups dont le titre fait mention.

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Dieu, de vivre avec lui dans la chasteté, comme frère et sœur 1. Plus tard, son mari se fit membre du Tiers Ordre de saint François ; finalement il fut visité par Dieu qui l'affligea d'une grande maladie. C'était une pénible infirmité des voies urinaires, qui lui dura longtemps. A cause de quoi, il tomba dans une grande impatience, au point qu'arrivé à la fin de sa vie, toujours sujet à cette impatience, il craignit de perdre son âme. Alors cette bienheureuse se retira dans une chambre, et cria pour son salut aux oreilles de son doux Amour avec larmes et soupirs. Elle répétait uniquement ceci :

Amour, je te demande cette âme ; je te prie de me la donner parce que tu peux me la donner.

Elle continua ainsi l'espace d'environ une demi-heure avec beaucoup de gémissements. Elle fut enfin assurée intérieurement qu'elle était exaucée, Retoumée à la chambre de son mari, elle le trouva tout changé, tout apaisé, montrant clairement en paroles et par signes qu'il était content de la divine volonté.

On sut expressément que c'était là un miracle 2. Dévoilé par une de ses filles spirituelles, qui en avait entendu cette prière, il le fut encore plus expressément par cette bienheureuse, par ce qu'elle confia à l'un de ses fils spirituels, après la mort de son mari. Elle disait:

Messer Julien s'en est allé. Vous savez bien comment il était d'un naturel quelque peu étrange ; j'en avais grand chagrin à l'esprit, mais avant qu'il passât de cette vie, mon doux Amour m'a certifiée de son salut.

Ce fils spirituel reconnut que ces paroles étaient sorties de sa bouche par volonté divine, afin que le Iniracle accompli par son intermédiaire fût rendu manifeste. La preuve en est qu'elle laissa voir aussitôt qu'il lui déplaisait d'avoir dit ces paroles, et lui, bien avisé, n'y donna pas de réponse mais poursuivit en parlant d'autre chose.


1. Il n'est pas fait ici mention de la conversion de Julien ; elle eut lieu en 1476, trois ans après celle de Catherine. Il s'agit, bien entendu, de deux conversions à des degrés différents.

Catherine n'eut pas d'enfants. Elle s'occupa d'une fille naturelle de Julien, Tobia ou Tobietta, peut-être la seule survivante, puisqu'il n'est pas question des autres dans les testaments de Julien et de Catherine. Tobietta mourut elle-même entre 1503 et1506, comme on peut l'inférer des testament et codicilles de la sainte en ces deux dates (GABRIELE, p. 355-35s).

2. Miracle moral, au sens large, puisqu'il fut transformé en un instant. Le tcxte du ms. D, plus détaillé, précise que Julien mourut le lendemain.

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Quand son mari fut passé en sainte paix l et que le corps fut enterré, ses amis lui disaient : « Enfin tu seras hors de tant d'ennuis. » Il semblait au sens humain qu'elle fut sortie d'une grande sujétion.

Mais elle répondait qu'elle ne voulait rien savoir ni s'occuper de rien, hormis le vouloir de Dieu ; et qu'elle n'avait cure de rien de bon ou de mauvais qui pût lui arriver. Ses frères et soeurs lui furent enlevés aussi. Mais par la grande union qu'elle avait au doux vouloir de Dieu, elle n'en éprouvait nulle peine, tout comme s'ils n'avaient pas été de son sang 2. Par où l'on pouvait clairement connaître à quel point elle était dépouillée d'elle-même et unie par grâce infuse à son doux Amour.

C'est pourquoi elle s'étonnait au sujet d'une de ses compagnes 3, qui était de la même famille Fieschi et mariée comme elle ; cette dame avait été appelée par Dieu en même temps qu'elle. Ce qui l'étonnait, c'est que cette dame ne s'écartait que petit à petit du monde, par crainte de retourner en arrière.

Celle-ci, après la mort de son mari, se fit religieuse dans un monastère de moniales observantes de saint Dominique au monastère dit de Saint-Sylvestre. Après vingt ans de profession elle fut transférée, avec onze autres moniales de sainte vie, dans un autre monastère du même ordre, appelé le monastère neuf, afin de le réformer avec plus d'observance. Elle s'appelait soeur Thomasa ; remplie de beaucoup de prudence et de sainteté, elle grandit en perfection; elle fut mère de ce monastère. Elle éprouvait tant d'ardeur d'esprit que pour la tempérer elle s'occupait à écrire, à composer, à peindre et faire d'autres pieux travaux. Elle écrivit sur l'Apocalypse et fit un Opuscule sur Denys l'Aréopagite, et d'autres beaux traités, dévots et utiles 4. Elle peignait de sa main beaucoup d'images de dévotion, principalement des Madones de pitié, et aussi un très dévot symbole représentant le prêtre quand il consacre à l'autel. Elle travaillait habilement à l'aiguille et brodait de beaux objets de Piété ; on peut en voir encore chez les religieuses de son premier monastère, par exemple un Dieu le Père avec beaucoup d'anges


1. Cette mort eut lieu en 1497, après 34 ans de mariage et 1s ans de vie retirée à l'hôpital Pammatone. Dans son testament du 15 oct. 1494, Julien rend bon témoignage à « son épouse bien-aimée, qui s'est toujours bien et louablement conduite envers lui » (GABRIELE, p. 339)

2. Pour des détails sur les frères et soeurs de Catherine Fieschi, cfr GABRIELE,p. 39 ss.

3. Cette notice sur Tomasina Fieschi a été rédigée en deux fois ; une partie avant 1520, assez brève et sans indication du nom ; l'autre après sa mort en 1534. on voit ici sur un exemple éclairant comment les auteurs de l'édition 1551 ont retravaillé la Vita antérieure.

4. Cfr UMILE BONZI DA GENOVA, O-F-M- CAP. Le traité des sept degrés de l'amour, dans Rev. d'asc. et myst., 1935, t. XVI, p. 29-s6.

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autour, et avec un Christ, et d'autres figures de saints, d'un grand art et de grande majesté.

De cette sainte mère, de sa pieuse et sainte vie et de sa conduite exemplaire, on peut entendre raconter des choses toutes pleines de la ferveur du divin amour, tant des moniales de ses premier et second monastères que des personnes séculières qui ont été de ses intimes et qui sont des personnes de piété.

Elle passa heureusement de cette vie, à la louange du Seigneur, l'an mil cinq cent trente-quatre, à l'âge de quatre-vingt-six ans ou plus.

Donc, la bienheureuse Catherine s'étonnait de voir comment cette compagne, tandis qu'elle était encore dans le siècle, avançait lentement dans le mépris du monde, et d'autre part cette compagne disait que Catherinetta (ainsi l'appelait-on) y allait comme une désespérée, et qu'il y aurait pour elle trop de honte si ensuite elle retournait en arrière. Et la bienheureuse Catherine s'étonnait encore plus de cette crainte de retourner en arrière et ne pouvait la comprendre. Elle disait :

Si je devais retoumer en arrière, je voudrais non seulement qu'on m'arrache les yeux, mais encore qu'on me fasse toute sorte d'affronts et d'injures.

En ces deux femmes mariées se manifestait l'admirable providence et conduite de Dieu ; en un même temps l'une était convertie par grâce infuse et rendue aussitôt parfaite tandis que l'autre avait besoin pour arriver à la perfection, de cheminer par vertu acquise.

14s


CHAPITRE XLVI COMMENT GRÂCE À SA PRIÈRE FUT CONVERTI UN MALADE PRESQUE AU DÉSESPOIR 1.


Il y avait un homme, appelé Marco del Sale, qui souffrait d'un chancre au nez. Il avait déjà essayé de tous les remèdes possibles dans l'art de la médecine, et ne pouvant guérir, en vint à un tel degré d'impatience qu'il en était presque au désespoir. Ce que voyant, sa femme 2, qui avait nom Argentina, se rendit à l'hôpital où habitait cette sainte âme, et lui demanda qu'elle voulût visiter son mari malade et prier le Seigneur pour lui. Et Catherine, toujours prompte à obéir s'y rendit aussitôt.

Cette âme bénie était si prompte à obéir à chacun, que si, par impossible, une fourmi lui avait dit : venez pour faire oeuvre de miséricorde, elle se serait levée aussitôt pour aller où on l'aurait conduite.

Arrivée donc près du malade elle le réconforta quelque peu, humblement, dévotement et en peu de mots. Sortie de là pour l'hôpital, accompagnée encore d'Argentina, elles entrèrent dans une église dite Notre-Dame des Grâces la Vieille, et s'y étant agenouillées dans un coin, Catherine fut attirée à prier pour ce malade. Sa prière achevée, elles rentrèrent à l'hôpital et Argentina ayant pris congé, retourna vers son mari. Entrée au logis, elle trouva son mari tout changé, comme si de démon il était devenu un ange. Toumé vers Argentina, il lui dit avec une joyeuse tendresse de coeur : « O Argentina, dis-moi qui est cette âme sainte que tu as amenée ici ? » - Elle


1. MS. D, f. 29, Ch. XXV. Nous apprenons par le titre que le témoin allégué au ch. précédent, cette fille spirituelle qui entendit Catherine prier pour la conversion de son mari, est cette Argentina del Sale dont il va être question. D'où il faut conclure que les événements racontés au ch. xlvi sont antérieurs à ceux du ch. xlv.

2. D'après le récit du ms. D, ils étaient mariés de 14 mois, et Argentina, sa femme était encore jeune.

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répondit : « C'est dame Catherine Adorna, qui est une personne de vie très parfaite. » Le malade ajoute : « Je te prie, pour l'amour de Dieu, amène-la moi ici encore une fois. » Le lendemain, la femme fit ce qui lui était commandé ; retournée à l'hôpital, elle raconta tout à la bienheureuse Catherine, la priant de nouveau de bien vouloir le visiter comme il le demandait. Elle s'y rendit sans retard. Elle n'ignorait pas comment était le malade avant qu'elle y fut allée ni comment il s'était trouvé après ; elle le savait par la réponse intérieure qu'elle avait sentie pendant sa prière de la veille. Jamais, en effet, elle ne pouvait se mettre à faire une demande particulière à Dieu si d'abord elle ne s'y sentait appelée et mue intérieurement par son Amour. De là que, sentant ce mouvement intérieur, elle savait aussi par là même qu'elle était exaucée.

Dès qu'elle fut entrée dans la maison, le malade l'embrassa en pleurant longuement 1. Puis, toujours répandant de douces larmes, il lui dit : « Madame, la raison pour laquelle j'ai désiré votre venue ici est d'abord pour vous remercier de la charité dont vous avez usé envers moi. C'est ensuite pour vous demander une grâce que je vous prie de ne pas me refuser, et qui est celle-ci. Après que vous fûtes sortie d'ici, Jésus-Christ s'approcha de moi en forme visible, comme il apparut à Madeleine au jardin ; il me donna sa sainte bénédiction et me pardonna mes péchés. Il me dit aussi de me préparer, parce que le jour de l'Ascension j'irai vers lui. C'est pourquoi je vous prie, très douce Mère, qu'il vous plaise d'accepter Argentina pour votre fille spirituelle et de la garder toujours avec vous. Et toi, Argentina, je te prie d'en être contente. » Sur le champ, toutes deux, ayant entendu ces paroles, répondirent pleines de joie qu'elles en étaient heureuses.

Après le départ de la bienheureuse Catherine, le malade envoya demander un religieux observant de Saint-Augustin du monastère dit de la Consolation ; s'étant confessé avec soin et ayant communié, il disposa de ses affaires avec un notaire et avec ses proches à la satisfaction de tous. Ses proches croyaient que ses grandes souffrances lui avaient fait perdre la tête, et lui disaient : ii Prends bon courage, Marco, bientôt tu seras guéri. Il n'est pas encore temps que tu t'occupes de ces choses. » Mais lui, mieux avisé, ne se laissait pas prendre à leurs assurances.


1. D'après une expression du ms. D, f. 30v, Argentina était morte quand fut achevé ce chapitre. Mais il est clair que toute cette histoire a été racontée par elle, unique témoin de plusieurs faits. Le lecteur se rend compte qu'Argentina était fort portée au merveilleux: il n'acceptera pas sans quelque réserve certaines de ses allégations, dans ce passage et plus loin.

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Quand arriva la vigile de l'Ascension, il manda derechef le même confesseur, se confessa de nouveau, communia et se fit donner ensuite l'extrême-onction avec la recommandation de l'âme. Il fit tout cela avec grande piété, préparant tout ce qui était nécessaire à son voyage.

La nuit venue il dit au confesseur : « Retournez à votre monastère. Quand il sera temps, je vous avertirai. » Quand tout le monde eut quitté la maison, restant seul avec Argentina sa femme, il prit en main le crucifix et se tournant vers elle, il lui dit : « Argentina, voilà celui que je te laisse pour ton époux. Apprête-toi à souffrir, car je t'annonce que tu auras à souffrir. » Il en arriva ainsi dans la suite, par des peines d'esprit et de longues maladies. Lui prêchant toute cette nuit durant, il l'exhortait à se donner tout entière à Dieu et à souffrir avec joie, car c'est là l'échelle pour monter au ciel.

Quand vint l'aurore il dit : « Argentina, reste avec Dieu, car l'heure est venue. » Ayant achevé ces mots il expira. Et tout aussitôt son âme se rendit à la fenêtre de la cellule de son confesseur, y frappa et dit : « Voilà l'homrne. » Ce qu'entendant, le confesseur comprit aussitôt que Marco était passé à Dieu.

Quand Marco eut été enterré, la bienheureuse Catherine prit Argentina pour sa fille spirituelle, comme elle l'avait promis. Il en fut ainsi par disposition divine. Comme elle était en effet presque toujours surprise et absorbée des ardeurs admirables que lui envoyait son doux Amour, si elle n'avait pas eu cette fille qui s'employait avec zèle à porter remède à ses absorptions, elle serait morte beaucoup plus tôt.

Dès lors elle aima beaucoup cette fille spirituelle. Quand elle sortait de la maison elle l'emmenait. C'est ainsi qu'il arriva un jour que passant près de l'église susdite de Notre-Dame des Grâces, elle y entra et, sa prière faite, dit à Argentina :

C'est ici l'endroit où fut obtenue la grâce pour ton mari.

Le Seigneur permit qu'elle le dît afin que pour notre instruction ce miracle fût publié.

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CHAPITRE XLVII ON RACONTE BRIÈVEMENT SON MIRACULEUX GENRE DE VIE ET CE QUI SE FIT D'ÉTONNANT EN ELLE PEU AVANT QU'ELLE MOURÛT.


Neuf ans environ avant la mort de cette bienheureuse, elle fut prise d'une maladie inconnue aux hommes et aux médecins. On ne savait pas ce que c'était. Cela ne paraissait pas être une infirmité naturelle et ils ne voyaient pas davantage que c'était une opération spirituelle. Il régnait par suite une grande confusion dans la manière de la traiter, non de sa part, mais chez ceux qui la servaient. Les remèdes ne servaient à rien ni davantage le réconfort qu'eussent dû lui donner les aliments corporels, et tout semblait sans effet, de sorte que ceux qui la servaient en étaient déroutés, on ne savait que lui faire et elle était soignée en quelque sorte au hasard.

Son humanité s'affaiblissait peu à peu. A certains moments elle paraissait se bien porter et peu après elle paraissait près de mourir, avec de si violentes attaques au corps et à l'âme qu'elles semblaient insupportables, sans qu'on pût lui foumir de secours corporels ni spirituels.

De ces assauts ou incendies du divin amour, il a été longuement parlé. Plus d'une fois on crut qu'elle en mourrait. Mais durant l'année qui précéda sa mort elle ne mangeait plus même en toute une semaine ce qu'en un seul repas un autre aurait pris 1. Les six derniers mois, elle ne mangeait plus qu'un peu de poulet haché, elle refusait le reste comme inutile. Elle ne laissait jamais la communion, à moins que la maladie ne fût de nature à la rendre impossible. En ce cas, elle souffrait plus de ne pouvoir communier que de son mal et toute la joumée elle demeurait comme affamée. En somme, il paraissait qu'elle ne pouvait vivre sans le Saint-Sacrement. Vers la fin l'esprit


1. Ses carêmes et avents de jeûne absolu avaient cessé depuis plusieurs années.

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qui l'animait devint d'une telle véhémence qu'il brisa tout son corps des pieds à la tête au point qu'il ne lui resta ni un membre, ni un nerf, ni uns os qui ne fût torturé de flammes intérieures. Elle vomit ensuite du sang et beaucoup d'autres choses intérieures, et l'on peut croire qu'au-dedans il ne lui restait plus rien, d'autant moins qu'elle mangeait si peu. Tout à la fin, elle resta environ quinze jours sans manger, ne prenant que la sainte communion ; sans doute on baignait sa bouche d'eau pure, mais elle ne pouvait absorber une seule gouttelette.

Ses grandes souffrances l'empêchaient de dormir, elles lui arrachaient des cris qui montaient jusqu'au ciel. Elle brûlait toute, intérieurement et extérieurement. Il s'ajoutait à cela qu'elle était incapable de remuer ; il fallait que d'autres la soulèvent. Là-dessus l'esprit lui enleva encore ceci : tous ses amis, les personnes pieuses qui le réconfortaient quelque peu dans son cruel martyre, il les faisait tous partir de sa chambre et elle restait dans la solitude intérieure et extérieure.

L'esprit lui imposa encore d'autres épreuves : il laissait venir en elle des envies de manger ou de boire certaines choses, et son humanité enragée et assoiffée désirait ces choses avec une ardeur si véhémente qu'elle n'eût tenu compte de rien pour se les procurer. Quand ensuite elle les avait, l’appétit lui était enlevé et elle n'en pouvait goûter. Elle restait patiemment avec sa faim.

Finalement cet esprit se rendit seul maître de cette créature ; il ne resta plus en elle que l'instinct du sacrement qui jamais ne lui fut enlevé. Elle resta si assiégée qu'elle paraissait fixée en croix avec un tel martyre qu'il serait impossible à la langue humaine de l'expliquer.

D'autre part elle jouissait d'un si grand contentement, elle disait des paroles enflammées d'amour avec tant de force que chacun en restait étonné; presque tous en pleuraient de dévotion. Il venait beaucoup de monde, et de loin, pour la voir, l'entendre et lui parler ; ils restaient là stupéfaits, ils se recommandaient à elle et jugeaient qu'ils venaient de voir une personne plus divine qu'humaine, ce qu'elle était en vérité.

Dans l'esprit de cette créature on pouvait considérer le paradis, et dans son corps martyrisé le purgatoire. Ces deux ouvrages dépassaient la nature par leur ampleur et leur opposition. Ce qui est manifeste, puisque dans cet esprit purifié et uni à Dieu, au milieu

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d'un feu si violent qu'elle ressentait dans son humanité, l'un n'empêchait pas l'autre, Dans le miroir de son humanité et de son esprit, elle voyait comment étaient les âmes du purgatoire, et c'est pourquoi elle en parlait si clairement et si bien, comme je l'ai exposé en détail en son chapitre l. C'est ainsi qu'elle fut purifiée au purgatoire du divin amour.

O bienheureux purgatoire, qui a donné au monde une telle connaissance de lui-même que jamais ne s'en est vue de plus claire ! O âme bienheureuse, qui a passé par le martyre si glorieux du feu d'amour ! On voyait à l'évidence que Dieu avait placé cette créature précisément pour être un tableau et un exemple des peines que l'on endure dans l'autre vie au purgatoire. C'était tout comme s'il l'avait fait tenir sur une haute muraille dressée entre cette vie et l'autre, afin qu'au spectacle de ce qu'on souffre ici fût rendu manifeste ce qui est préparé là-bas. Par là s'entendait cette parole des Proverbes qui dit : « Si le juste reçoit des maux en cette terre, combien plus en recevra dans l'autre vie l'impie et le pécheur? » (Proverbes, 11, 31).

Cette créature vivait sans secours de la nature, de plus cette nature était à tel point brisée et oppressée que c'était merveille que la vie se soutînt dans le corps. En elle brûlait sans cesse un feu mortel, et elle ne mourait pas parce qu'ainsi l'Amour immortel le procurait.

On raconte de saint Ignace qu'après son martyre on lui ouvrit le coeur et l'on y trouva écrit en lettres d'or le doux nom de Jésus. Si on avait ouvert le coeur de cette amante si passionnée de Dieu, nul doute qu'on n'y eût trouvé quelque signe merveilleux! Je sais bien que cela pourra paraître une chose incroyable à quelques-uns, mais nous ne laisserons pas pour cela de raconter l'oeuvre admirable de Dieu, afin que les âmes pieuses grandissent en piété et que les autres y trouvent une preuve de la foi, d'autant plus que plusieurs qui sont encore en vie savent ces merveilles et d'autres encore.

Cette créature était dans un tel feu d'amour divin qu'on sentait et qu'on voyait de façon sensible les signes du feu excessif qui la brûlait toute. Comme brûle une foumaise, ainsi brûlait son coeur.

En effet, quelques années avant sa mort on pouvait voir sur elle à hauteur du coeur, une couleur fort différente de la couleur naturelle ;


1. Allusion au « traité du Purgatoire », qui vient de la Vita de 1520, où le « chapitre du purgatoire », ch. xli, précède. L'édition l'a transposé après la Vita. - D'après ces indications on peut conjecturer que le purgatoire mystique a commencé vers 1520.

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c'était jaune comme du safran. Elle disait qu'elle ressentait à cet endroit un feu sensible si violent qu'elle s'étonnait de vivre dans cette ardeur. Ce feu était d'une ardeur extrême et puissant hors de toute mesure. Elle en fit l'expérience plusieurs fois en s'appliquant sur le bras nu le feu matériel d'une bougie ou d'un charbon ; il la brûlait et l'on voyait extérieurement la brûlure de la chair, mais elle ne sentait pas la violence du feu extérieur à cause de la puissance et de la violence plus grandes du feu intérieur. Ce feu intérieur était donc si intense qu'elle ne sentait pas le feu du dehors ; il était si violent et si actif qu'elle devenait insensible à un feu moins violent.

De même que lorsque surgit une lumière plus vive, une autre plus petite reste comme dissipée, et quand naît le soleil les étoiles et la lune perdent leur éclat, ainsi ce feu invisible éteint le feu sensible et lui fait perdre toute force. Mais il y a ici une différence, c'est que le feu matériel et sensible, même s'il est de peu de force, consume et détruit, ce que ne fait pas le feu d'amour qui conserve et maintient autant qu'il lui plaît. De cette expérience elle fut blâmée par le confesseur, et elle se garda de la tenter encore.

Ce feu la brûlait de telle façon que toute son humanité était oppressée et consumée, et détruite en elle-même ; ainsi était-elle devenue toute divine, conforme à l'esprit et transformée en Dieu. Elle y était arrivée par le moyen de ces martyres continuels qu'on a dits.

Oh! si on avait pu voir cette créature ainsi démunie de tout sentiment du corps. Il ne se trouvait plus en elle aucune partie vivante, mais toute chose paraissait hors de son être naturel ; quoiqu'elle pût sentir, ouïr et parler comme les autres, c'était sans force d'esprit et l’on ne voyait en elle aucune activité, fût-elle spirituelle.

Elle semblait dépourvue d'âme, car on ne voyait en elle aucune opération qui fût selon la nature de l'âme. A l'extérieur, elle paraissait une créature humaine ; mais qui eût pénétré son intérieur aurait aperçu une créature divine parfaitement purifiée à l'intérieur et à l’extérieur en vérité et en réalité. On peut admettre pour certain qu'elle était en ce degré de pureté, de netteté et de simplicité qu'il faut pour être transformé en Dieu. Celui qui aurait regardé cette face à la condition d'avoir la vue bonne, l'aurait pu voir resplendissante comme un séraphin. Elle pénétrait les secrets des coeurs des hommes et les manifestait souvent. On l'a vue souvent ravie hors d'elle-même, la figure resplen-

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dissante. Elle disait ensuite des choses si subtiles et si relevées sur l'amour de Dieu que personne ne la comprenait, mais ses paroles étaient des flèches qui pénétraient les coeurs des hommes. Quand elle se mettait à parler de l'amour, elle s'enflammait tellement que le corps en devenait malade. Lorsqu'elle sortait d'elle-même, l'humanité restait abandonnée et ne s'en remettait que difficilement.

Mais quand elle était contrainte de revenir à elle-même, elle ne pouvait qu'à grand'peine se dégager.

Dieu, pour finir, fit voir à cette créature la conduite merveilleuse de sa grâce et son intérieur mort en elle et vivifié en Dieu. Elle eut des visions angéliques si simples et si belles que son intérieur mort et son corps à peine vivant reprenaient vie. Elle usait fréquemment aussi du sacrement de la sainte communion et par ces deux moyens Dieu la réconfortait afin qu'elle pût vivre, Tous les autres secours lui avaient été enlevés, il fallait donc que le secours lui vint du ciel.

L'humanité en elle était à ce point mortifiée qu'elle ne pouvait plus rien dérober pour elle. Quand l'homme n'en est plus capable, Dieu lui donne les cleff de ses trésors, il le rend maître et seigneur de toute chose 1.

Elle avait déjà la vue de ce principe 2 ; elle était presque continuellement maintenue dans ce resserrement et dans cet assaut continuel, elle en perdait presque le souffle, à peine ce qu'il faut pour vivre et pour expirer le déchet. Elle s'amenuisait et se consumait. Dieu la tirait en ce point 3 qui était un feu pénétrant son humanité et capable de consumer du fer. Elle en était enragée à l'intérieur et à l'extérieur au point qu'il ne lui restait presque plus rien de vivant dans la partie corporelle. Ainsi réduite et presque morte, elle restait en Dieu en grand silence et en grande paix, parce que Dieu tirait à soi toute la vigueur de cette créature.

Au moment de sa mort, quand tout fut consumé, si on avait pu voir avec quelle violence d'amour cet esprit était tiré à Dieu (qui de son côté l'attendait avec une autre forme d'amour inconnaissable pour s'associer et s'unir à lui) il ne serait resté personne, ce me semble, qui ne se fût anéanti d'amour, si Dieu ne l'eût retenu en vie.


1. Rapprocher l'Imitation de J.-C., L. III, ch. LIII, v. 14 : Qui se tient soi-même en soumission, de sorte que la sensualité soit obéissante à la raison et que sa raison en toutes choses m'obéisse, il est vraiment vainqueur de soi et maître du monde. (Trad. André BEAUNIER).

2. Que voulait dire le biographe dans cette phrase sybilline ? L'explication s'en trouve peut-être vers la fin de ce chapitre.

3. Ce « point » dont il a été parlé plus haut, ch. XXXI, p. 99.

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En voyant le mode, la forme, l'ordre et l'amour que Dieu met à tirer à lui l'esprit, il n'est martyre qu'on n'eût voulu souffrir. Mais Dieu ne découvre son oeuvre que petit à petit, et de façon secrète, afin que tout se fasse avec plus de justice. S'il la découvrait un peu plus largement, l'esprit ne pourrait rester dans le corps, par la violente ardeur qui le porterait à s'unir à l'objet de son désir et le corps, de son côté, ne pourrait vivre sans l'esprit. Ainsi l'oeuvre accomplie hors des moyens ordonnés par Dieu n'atteindrait pas sa perfection.

Il faut donc que Dieu avance peu à peu son ouvrage par les moyens et dans l'ordre qu'il détermine. Toujours il travaille avec le plus grand amour et du mieux qu'il est possible, à détruire tous les sentiments de l'âme et du corps jusqu'à la mort. Cela s'accomplit déjà pendant la vie de l'homme selon la parole de l'Apôtre qui dit : « Vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Colossiens, 3, 3). Et dans l'évangile : « Qui perd son âme pour moi la trouve » (Matthieu, 10, 39).

Or cette créature, quand elle fut toute perdue en elle-même, se trouva aussitôt en Dieu. Là elle vit toutes les oeuvres par lesquelles la grâce divine lui avait fait gagner des mérites. Elle se tenait pour très pauvre, sachant que la grâce et l'oeuvre venaient de Dieu seul. Mais puisqu'elle lui avait remis son libre arbitre, Dieu qui a oeuvré par son moyen, rend le mérite à l'âme et lui en fait présent ; par suite, l'âme reste riche et enflammée du divin amour, perdue pour elle-même et vivant en Dieu seul.

Chose merveilleuse à voir! L'homme est établi dans une telle misère et Dieu en a tant de soin! Toute langue est incapable de l'exprimer, et toute intelligence de le comprendre. Il en devient fou au jugement du monde, l'homme à qui, Seigneur Dieu, tu montres la plus légère étincelle de cet amour ineffable qui te porte à l'exalter et à faire de lui comme un autre Dieu par amour.

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CHAPITRE XLVIII COMMENT LUI FUT MONTRÉ EN ESPRIT LE MARTYRE QU'ELLE AURAIT À SUBIR ET DE LA TERREUR QU'EN RESSENTIT SON HUMANITÉ. VOYANT UNE IMAGE DE LA SAMARITAINE, ELLE DEMANDA À DIEU DE CETTE EAU. D'UNE OPPOSITION QU'ELLE VIT ENTRE L'ESPRIT ET L'HUMANITÉ ET D'AUTRES CHOSES ADMIRABLES 1.

A cette âme élue de Dieu furent accordées, un an avant qu'elle passât de cette vie au Seigneur, de nombreuses grâces et s'accomplirent en elle beaucoup d'opérations divines. Parce que ce qui arrive à l'improviste donne une peur plus vive, Dieu ne voulut pas qu'il lui arrivât rien d'imprévu et il lui montra en un instant toute la suite de son oeuvre en elle : comment elle devait mourir d'un grand martyre, et toute la suite de ce martyre jusqu'à sa mort lui fut mise sous les yeux.

Quand son humanité eut connaissance de ces choses, elle subit un tel assaut d'anxiété qu'elle paraissait hors d'elle-même ; elle se tordait comme un ver sur son lit et défaillait ; il semblait que l'âme dût sortir du corps ; elle ne pouvait proférer un seul mot. Quand la fureur de cette vue fut passée, elle se mit à dire des paroles d'un si ardent et si enflammé amour, que ceux qui les entendaient en étaient secoués. Ils ne pouvaient la comprendre, mais ils restaient dans l'étonnement de voir une opération d'une telle puissance, comme ils pouvaient l'imaginer par les paroles qu'ils entendaient.

En cette lumière, il lui fut montré comment il fallait que son âme fut réduite, en sa nature propre à une sorte de mort semblable à celle du corps. Il lui serait refusé, en effet, de trouver aucune joie ni de savourer aucune chose spirituelle dans sa partie affective, tout comme un vrai cadavre. Il lui était impossible d'exprimer en

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paroles cette vue spirituelle ou de la faire entendre de manière quelconque, mais par les gestes et les mouvements qu'elle faisait, il paraissait bien que c'était là des choses extrêmes, à faire trembler et à jeter les assistants dans la stupéfaction.

Son confesseur, voyant ces choses et ce qu'elle éprouvait, en resta épouvanté et comme hors de soi. Il considérait quel compte minutieux et quel règlement sévère il faudra rendre à Dieu au moment de la mort, quand on devra passer par un sentier resserré, sans pouvoir alléguer aucune excuse. Combien plus encore cette âme bienheureuse, qui voyait Dieu tout faire de son côté pour sauver l'homme.

Ces lumières lui restèrent longtemps imprimées dans l'esprit et la consumaient toute.

Elle eut encore une autre vue terrifiante. Elle voyait, disait-elle, son esprit demeurer attentif, attaché au rayon de l'amour divin avec une telle véhémence qu'il disait à l'humanité : Je ne veux me retirer jamais d'ici, car c'est ici ma place, mon repos, Si tu meurs, ce sera un dommage pour toi seule. Moi je veux rester ici avec Dieu. Quand l'humanité s'entendit dire cela avec un tel feu d'amour, enragée, elle répondit à l'esprit : Comment pourras-tu agir ainsi sans que je ne meure? Dieu ne veut pas encore ma mort. Tu ne pourras rien faire sans la permission de Dieu. Puisque je dois vivre encore, il faut bien que tu sortes de ce feu si ardent et que tu condescendes bon gré mal gré à me supporter, tant qu'à Dieu plaira. Je suis d'ailleurs bien assurée que tu me feras beaucoup souffrir dans l'intervalle ; je te vois chaque jour plus ardent et plus vigoureux pour atteindre ton but. A la fin tu l'emporteras.

Quand l'esprit s'entendit dire qu'il lui faudrait, à toute force, condescendre à l'humanité, il aurait réduit le corps en poussière si la volonté divine ne l'avait retenu, pour n'avoir plus à s'occuper que de soi. Souvent il la réduisait à une telle extrémité que le corps eût préféré mille morts plutôt que de demeurer en cette oppression et Cet étouffement que l'esprit lui faisait subir. Il lui enlevait tout moyen, toute possibilité de vivre comme les autres. Une telle façon de vivre lui était une mort prolongée.

Il lui arrivait souvent de crier :

Malheureux que je suis 2. En quelle bataille cruelle suis-je engagé ?


1. on trouve ici une esquisse du Dialogo, la lutte entre l'esprit, l'humanité et le corps. Comme l'indique le biographe, il s'agit de l'évolution finale de Catherine, en 1509-1510.

2. C'est le corps qui parle.

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Et il disait à son esprit :

Je sais que tu ne peux me supporter, parce que je te tiens contre ton gré, lié en cet exil de la terre. Je t'empêche de savourer l'amour sans limites de Dieu et le si grand bonheur que tu aurais. Mais je te déclare que je ne peux soutenir un si violent incendie d'amour divin ; il m'inflige un tel supplice qu'il serait impossible de m'en imposer un plus cruel. Je supporterais plus facilement tout autre tourment prolongé qu'un seul jour l'accablement de ce feu. J'ai fait l'essai du feu matériel, je me suis brûlé les chairs jusqu'à me faire de grandes plaies profondes, pour voir quel serait le feu le plus ardent ; mais je ne sentais pas le feu matériel, en comparaison de ton amour enflammé et violent.

Peu à peu, l'esprit consumait l'humanité, il la réduisait à un tel degré de faiblesse qu'elle n'avait plus la force de se lamenter ni de faire aucune de ces démonstrations qu'elle avait accoutumé de faire.

Cet esprit agissait d'une certaine façon secrète qu'elle-même ne comprenait pas. Elle ne gardait qu'une faible part de ses forces humaines. C'est pourquoi cette opération ne se pouvait comprendre, sinon par quelque conjecture.

Impossible de dire ou d'écrire les modes et les formes qu'employait l'esprit avec cette sainte âme, puisque cet amour que Dieu infuse en l'homme n'a ni limite ni mesure. Plus il torture et plus il croît. Il va toujours croissant jusqu'à sortir de soi, et il ne reste plus que l'amour pur, net et tout en Dieu, et séparé de l'homme. Quand Dieu opère avec son pur amour, quelle souffrance serait capable de le retarder? Et quelle joie personnelle pourrait jamais l'ébranler? Cette oeuvre est toute divine, l'homme n'y a nulle part, il reste nu et dépouillé de lui-même.

Par suite, toutes les oeuvres accomplies par cette créature restaient en Dieu. De là venait qu'elle était incapable de fréquenter les hommes et de s'entretenir avec eux, tant elle leur était dissemblable. Mais comme elle n'avait aucun choix personnel, elle se contraignait autant qu'elle le pouvait à satisfaire aux vouloirs d'autrui. Elle vivait avec cette absorption intérieure cachée qui consumait en elle presque toute sa vigueur vitale. Personne ne la comprenait, à part quelques amis très liés qui vivaient dans son intimité.

Un jour l'humanité se trouva étroitement assaillie. Elle s'écria :

Hélas! malheureuse! Hélas! infortunée! A quelle lamentable extrémité es-tu réduite ! Je ne puis ni manger ni dormir, je ne puis

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faire choix de quoi que ce soit qui pourrait soutenir ma vie. Je ne trouve aucun rafraichissement dans les choses spirituelles. Je suis privée des personnes spirituelles qui m'aidaient quelquefois à me supporter. Maintenant je suis incapable de recourir à elles, quoique je les verrais volontiers. En somme, je suis comme un poisson hors de l'eau qui palpite sur le sol.

Cette créature fut tout un temps sans prononcer d'autres mots sinon:

Amour de Dieu... pureté de Dieu... douceur de Dieu...

En une autre période, elle ne disait plus que :

charité... union et paix...

En une période suivante, elle disait :

Dieu... Dieu...

A la fin, elle ne disait plus rien, parce que toute chose en elle était intérieurement comprimée.

Il lui vint un jour un feu d'amour divin si extrême et si excessif qu'elle ne pouvait en aucune manière le supporter. Il lui semblait que son corps allait se résoudre en poussière. Dans cette ardeur brûlante, elle fut contrainte de se toumer vers une image qui représentait la Samaritaine près du puits avec Notre-Seigneur. Dans son angoisse extrême et intolérable, d'une voix pieuse et avec un sentiment expressif, elle parlait ainsi :

Seigneur, je t'en prie, donne-moi une gouttelette de cette eau divine que tu donnas à la Samaritaine, parce que je ne peux plus supporter un feu si ardent qui me brûle toute, intérieurement et extérieurement.

En ce même instant lui fut accordée une gouttelette de cette eau divine ; elle en tira un tel rafraîchissement au-dedans et au-dehors, que la langue humaine ne pourrait l'expliquer. Et ce rafraîchissement lui donna quelque repos.

Il ne lui était pas possible de rester longtemps dans la même attitude 1il lui fallait remuer sans cesse à cause de ces flammes excessives d'amour qui lui pénétraient le coeur et tout le corps au point que souvent elle en restait comme morte. C'est pourquoi il était nécessaire que son corps fût réconforté et rafraîchi par de nombreux

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mouvements. Et cependant à certains moments, il paraissait être en santé comme si jamais il n'avait été mal.

Ces effets merveilleux étonnaient tout le monde, car on n'y trouvait aucune explication ni spirituelle ni corporelle. Il en était ainsi parce que Dieu était l'auteur caché de ces choses, sans vouloir que personne pût la comprendre ni l'aider. Dieu voulait être seul à lui porter secours. Elle-même, voyant avec certitude que tout cela se faisait pour son bien, ne cherchait aucun remède humain. Supportant tout en patience, elle acceptait tout ce qui lui arrivait d'heure en heure, comme chose de choix et désirable.

Or, tandis que se consumait son moi, il s'élevait une lutte entre l'humanité et l'esprit. De là vient qu'un jour elle dit qu'il lui semblait être suspendue en l'air ; la partie spirituelle se fût volontiers attachée au ciel, avec l'âme elle tendait en haut, mais l'autre partie, l'humaine, aurait voulu s'accrocher de quelque manière à la terre, Elle avait donc le sentiment que ces deux parties se combattaient sans que ni l'une ni l'autre puisse atteindre ce qu'elle voulait. L'une et l'autre semblaient enragées. Après être restées longtemps dans cette lutte, il lui parut que la partie qui tendait au ciel l'emportait sur l'adversaire et que peu à peu, de force elle l'entraînait en haut. Aussi se voyait-elle d'heure en heure éloigner davantage de la terre. Au début cela parut chose étrange à la partie entraînée et elle en fut mécontente ; mais quand elle se trouva éloignée de la terre au point de ne plus pouvoir l'apercevoir, c'est-à-dire quand lui fut enlevé tout espoir de retoumer à ses convoitises, alors elle commença à perdre l'instinct et l'affection qu'elle avait pour la terre. Elle commença aussi à sentir et à goûter quelque peu des choses que goûtait la partie spirituelle, qui ne cessait de la tirer au ciel.

De cette manière, elles finirent par s'accorder en trouvant toutes deux leur satisfaction dans la même nourriture. S'il arrivait encore souvent que la partie humaine se ressouvînt de la terre, elle ne pouvait demeurer dans ce souvenir, en se voyant élevée si haut et si loin. D'autre part, les nouvelles qui lui arrivaient du ciel la rendaient à chaque heure plus ferme et plus satisfaite. Elle perdait en effet peu à peu tout son mauvais instinct, elle ne molestait plus la partie qui tirait vers le ciel puisqu'elle jouissait d'un contentement continuel. Ce mouvement de la partie spirituelle qui tirait en haut, se faisait par voie de purgation, Plus elle se purifiait, plus haut elle montait et se dégageait de sa pesanteur naturelle.

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Elle disait: 

L'âme, qui est sortie de Dieu pure et nette, a un instinct naturel de retourner à Dieu dans cette même pureté et netteté, d'autant plus qu'elle n'a pas d'autre moyen de retourner vers lui, Mais elle se trouve liée à un corps tout contraire à sa nature. Elle attend donc et désire la séparation, pour pouvoir par la mort sortir de son corps, à peu prés de la manière dont elle sort du purgatoire pour aller en paradis. (A certaines personnes, en effet, Dieu fait la grâce que leur corps leur soit en ce monde un purgatoire.) Plus il tire à lui leur esprit par cet instinct, plus il allume leur désir d'avancer plus loin. Quand il a mené l'âme au dernier pas et qu'il veut la tirer de son corps et la conduire à la patrie, l'âme en vient à un si violent désir de sortir du corps pour s'unir à Dieu que son corps lui paraît un purgatoire, en l'empêchant d'atteindre son but.

De même, il semble au corps qu'il est en purgatoire en trouvant l'âme si opposée à ses appétits naturels. Elle ne s'accorde plus à ses sentiments. Aussi voudrait-elle toujours vivre sans le corps qui lui est insupportable.

Mais entre la captivité du corps et celle de l'âme il y a une différence aussi grande que si tu mettais ensemble deux extrêmes opposés, l'un bon à l'infini et l'autre mauvais à l'infini ; l'un qui aurait toujours été esclave et l'autre toujours maître, et tous deux mis en prison. Tu peux penser lequel des deux souffrira davantage. On ne peut comparer le fini à l'infini. L'instinct de l'âme vers Dieu, quand il n'est pas entravé, est si grand qu'il n'est rien qui ait une véhémence ou une ardeur plus grandes.

Elle disait encore :

Quand l'âme est purifiée de ses imperfections et dégagée des suggestions du corps, elle reste fixée en Dieu à un tel point que le corps tremble de peur, rien qu'à en entendre parler.

Dieu faisait quelquefois sentir à son humanité ce que l'âme éprouve en son pays 1, mais ce n'était qu'un moment, car si cette vue avait duré quelque temps, l'âme serait sortie du corps. Celui-ci, en effet, est trop faible pour pouvoir supporter pareille chose. L'âme étant immortelle, ne craint pas ces sortes de lumières. Bien plutôt, elle se transformerait toute en Dieu si c'était possible. Et cela, quoique Dieu soit si grand dans son essence et si éminent dans sa


1. C'est-à-dire, des illuminations et des suavités, des participations fulgurantes et brèves à la vie des bienheureux dans le ciel. Nous arrivons ici aux sommets des expériences mystiques de Catherine. Elle n'avait plus les forces nécessaires pour s'en expliquer elle-même, aussi bien s'agit-il d'expériences ineffables. Le biographe, sans doute Marabotto, les traduit du mieux qu'il peut.

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présence, qu'elle avouait ne pas comprendre comment elle n'était pas réduite au néant, surtout en certaines vues et certaines impressions que Dieu lui faisait souvent ressentir en un moment. Le corps en était écrasé, rompu et fracassé au point de ne pouvoir remuer.

Elle eut ensuite une autre vue plus subtile encore et plus pénétrante qu'à l'ordinaire. Elle en fut à ce point rendue étrangère aux choses terrestres qu'elle ne savait plus si elle se trouvait au ciel ou en terre ; elle ne connaissait plus ni année, ni mois, ni jour ; elle n'avait plus conscience, ni en général ni en particulier, des actes naturels de l'homme ; ses sentiments se trouvaient si éloignés de leurs objets qu'elle ne paraissait plus être une créature humaine. On ne voyait plus en elle aucun indice de choix en rien de corporel ou de spirituel. On n'y entendait rien sinon qu'elle paraissait étrangère d'esprit à toute chose et absorbée en une seule qu'elle ne pouvait dire et qu'on n'arrivait pas à comprendre. Il ne semblait pas qu'elle fût absorbée ni en Dieu ni en ses saints mais étourdie en une grande chose inconnue. Elle avait le coeur si resserré qu'il lui devenait presque impossible de respirer.

Dans cette angoisse et resserrement du coeur, elle était contrainte de s'éloigner et de se retirer des hommes, pour ne pas provoquer d'étonnement, puisqu'on ne la comprenait pas. Jusqu'à ce que son coeur se réconfortât un peu, et qu'elle fût rendue capable de supporter autrui et d'en être supportée, personne, pour intime et familier qu'il fût, qui n'éprouvât près d'elle de l'ennui. Si elle était restée un temps plus prolongé dans cette manière de vivre, elle eût été forcée de faire des choses étranges et bizarres, mais elle n'y demeurait que six ou sept jours, après quoi il lui était donné de respirer. Elle resta quelque temps dans cette voie.

Après quoi Dieu la tira dans un autre état plus resserré encore, dont on ne peut comprendre ce qui s'y passait. Il lui survint un assaut du feu divin plus grand et plus fort qu'elle n'en avait eu jusque-là. Et d'abord, elle resta deux jours sans presque rien dire, même en choses spirituelles. Elle montait et descendait par la maison, se consumant sans paroles, avec l'intérieur caché, impénétrable, sans rien en dévoiler ni par signes, ni en paroles, Elle montrait plutôt tout le contraire. Comme on lui demandait souvent ce qu'elle avait, elle répondait de travers. Elle tenait pour rien la souffrance qu'elle ressentait en son corps. On était en décembre 1 et elle souffrait


1. Décembre 1509.

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du froid, mais n'en tenait pas compte. Tout ce qui arrivait ici-bas, que ce fût pénible ou nécessaire, lui paraissait une broutille au prix de ce qu'elle ressentait au-dedans d'elle-même et qui la torturait au point de l'empêcher de manger.

Une nuit, vers les huit heures, il lui vint un assaut si violent qu'elle ne put le dissimuler davantage. Tout l'intérieur de son corps fut ébranlé, elle rendit une bile abondante, alors qu'elle n'avait pas mangé, et il sortit du sang par le nez 1. En cette même heure, elle fit demander son confesseur et lui dit :

Père, il me semble que je vais mourir, à cause de tous les accidents qui m'arrivent.

Ces accidents étaient, en effet, si violents que son humanité tremblait comme une feuille, quoique son esprit fût en grand contentement, ainsi que ses paroles le donnaient à comprendre. Mais il semblait à son humanité qu'elle ne pourrait jamais échapper à ces assauts brûlants qu'elle ressentait. C'était comme si tout brûlait au-dedans, comme si elle se fût trouvée dans un grand brasier, et ce corps rempli de feu le projetât au-dehors de toute part.

Cet assaut dura trois heures ou environ ; ensuite peu à peu, il s'apaisa. Le corps en resta rompu et flasque, au point qu'on dut lui donner du poulet pilé pour la restaurer. Elle fut quelque temps avant de reprendre force. Et puis, quand elle était un peu remise, le Seigneur lui donnait un autre assaut plus fort et plus violent que les précédents.


1. Un médecin reconnaîtra sans doute ici un phénomène cancéreux. ...

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CHAPITRE XLIX COMMENT L'ESPRIT LA PRIVA DE SON CONFESSEUR ET COMMENT ALORS QU'ELLE S'ÉTAIT ENFERMÉE, SON CONFESSEUR, S'ÉTANT CACHÉ, L'ÉCOUTAIT. PARMI TANT DE MARTYRES ELLE SE TENAIT SATISFAITE DANS LA DISPOSITION DE DIEU. ELLE EUT DES VISIONS D'ANGES. DES EXPÉRIENCES FAITES SUR ELLE PAR LES MÉDECINS. D'UN MÉDECIN VENU D'ANGLETERRE. ET D'AUTRES ÉTONNANTES OPÉRATIONS DIVINES.


Le 10 janvier 1510, elle subit un nouvel assaut de la façon suivante.

Son confesseur lui fut tiré de l'esprit. Il apparut qu'elle ne voulait plus le voir pour le soutien de son âme ni de son corps, mais elle tint secrète cette pensée pendant plusieurs heures, affectant le contraire dans ses conversations. Cet instinct lui venait de son esprit qui voulait manier à son gré son humanité sans aucun empêchement, parce que, à son jugement, le confesseur la soutenait de façon exagérée en paroles et en actes. Seul ce confesseur comprenait sa voie. Il savait la nécessité où elle se trouvait d'accomplir tout ce que l'instinct (de l'esprit) lui présentait à faire ou à dire. Il reconnaissait en tout cela les dispositions divines. Ces opérations ne pouvaient être comprises sinon de ceux à qui Dieu donnât cette lumière et ce soin.

Elle était ainsi portée qu'elle ne pouvait agir autrement. Il eût été presque impossible de la faire agir contre ses mouvements intérieurs. Mais pour elle, comme elle-même était en cause, elle ne discernait pas de pareils ordonnancements (divins). Ils lui paraissaient autant de désordres et elle se mettait à la gêne avec celui qui la soutenait pour ne pas lui être à charge.

Maintenant que l'esprit voulait se séparer de cette âme, il lui enlevait son confesseur, et son humanité restait sur terre, nue et presque insupportable à elle-même. Elle se trouvait comme une âme sans Dieu, laquelle ne meurt pas puisqu'elle ne peut mourir. Ainsi son humanité, abandonnée du ciel et délaissée par la terre,

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enrage et ne meurt pas, parce que Dieu ne le veut. A moins d'avoir éprouvé par expérience cette nudité intérieure, il n'est possible d'aucune manière de comprendre le grand feu dont cette dame était brûlée dans son intime. Elle n'en parlât point, car c'était chose impossible ; moins elle en parlait, plus grandissait l'incendie ; elle était d'autant plus contrainte de s'en taire, parce que l'esprit la poussait à fuir la conversation des hommes.

Après un peu de temps qu'elle fut ainsi tenue (elle n'aurait pu en supporter davantage) la nuit suivante, son humanité étant tellement assiégée qu'elle ne pouvait souffrir plus, elle s'enferma seule dans une chambre, refusant toute nourriture, toute conversation, tout soulagement d'aucune créature. Cet instinct était de l'esprit qui voulait anéantir la partie humaine sans en être empêché. Elle resta ainsi un grand espace de temps, enfermée dans cette chambre, sans vouloir à aucun prix ouvrir à qui que ce fût.

En étant sortie ensuite pour un certain service, son confesseur y entra secrètement et s'y cacha. Quand elle eut accompli ce qu'elle voulait, elle retourna à cette chambre et s'y enferma, décidée à n'ouvrir à personne, sans apercevoir le confesseur. Elle disait à son Seigneur d'une voix plaintive et pénétrante :

Seigneur, que veux-tu que je fasse encore en ce monde? Je ne vois plus, je n'entends plus, je ne mange plus, je ne dors plus, je ne sais ni ce qu'on me fait ni ce qu'on me dit ; tous sentiments extérieurs et intérieurs sont évanouis, je ne trouve plus rien en moi comme les autres créatures.

Chacun trouve quelque chose à faire, à dire ou à penser ; je vois qu'on se réjouit en quelque chose, à l'extérieur ou à l'intérieur ; mais je me trouve comme une chose morte et je ne vis que parce que je suis maintenue comme de force dans la vie. Il n'est personne qui me comprenne. Je me trouve seule, inconnue, pauvre, nue, étrangère et opposée à tout le monde. Je ne sais plus ce que c'est que le monde et c'est pourquoi je ne peux plus vivre sur terre avec les créatures.

Elle prononçait ces choses et disait beaucoup d'autres paroles semblables d'un ton si pitoyable qu'elle aurait, de compassion, rompu des pierres. Le confesseur qui s'était caché et entendait tout n'en put supporter davantage. Dans son attendrissement il se fit voir, s'approcha d'elle et tandis qu'il lui parlait, Dieu lui fit la grâce qu'elle s'harmonisa avec lui. Elle s'en trouvait réconfortée d'esprit et de corps et elle se porta bien pendant quelques jours.

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Il lui vint ensuite une autre opération divine plus subtile et plus pénétrante que les précédentes ; elle en était presque continuellement comme un corps brisé et haché menu, sans remède corporel ni spirituel. Chacun restait dans l'étonnement de ces choses qu'on ne pouvait comprendre. Elle restait seule dans son supplice, ne vivant plus que par miracle.

Elle fut blessée encore d'une flèche plus fine et plus aiguë que les précédentes et en cette circonstance son corps se tordait dans un si terrible tourment que les assistants en étaient étonnés et effrayés sans savoir que faire. On voyait qu'il y avait en elle un grand sentiment, bien qu'elle ne parlât point. Dans son lit elle faisait des mouvements si violents qu'elle paraissait à l'extrémité. La véhémence de cet assaut dura environ deux heures sans qu'on pût y porter remède. Quand fut passé ce violent excès, on lui demanda ce qu'elle avait vu. Elle répondit qu'elle avait vu son esprit nu de toutes choses créées et d'elle-même, dans une nudité semblable à celle où Dieu le créa, et comme il doit être pour s'unir à lui. L'esprit disait à l'humanité : mieux vaudrait pour toi d'être dans une fournaise ardente que dans l'attente de cette sorte de nudité que je veux faire à ton âme.

Cette impression lui demeura dans l'esprit et y alluma un tel feu qu'elle vivait presque toujours dans une violence l continuelle. Quand cette nudité lui revenait en mémoire, c'était comme si elle eût reçu au coeur une blessure et son visage s'altérait que c'était grande pitié de la voir. Dans un si grand besoin on ne pouvait lui porter remède, parce qu'on n'y comprenait rien ; mais l'humanité s'aidait elle-même comme elle pouvait par instinct naturel. Elle restait si faible qu'à peine pouvait-elle se mouvoir.

Peu après, elle sentit un jour une opération plus subtile encore, qu'on ne pouvait comprendre à aucun signe. En elle était ramassé un tel feu qu'elle paraissait brûler tout entière. Elle en perdait la parole, faisant des signes de la main et de la tète, C'était une chose terrible à voir et cet accident dura environ trois heures. Les assistants l'entouraient en la regardant comme on regarde un mort, ne sachant que faire.

Un autre jour, elle fut frappée d'une flèche du divin amour plus subtile encore. C'est lui qui opérait de façon cachée dans cette âme pour la purifier. Cette blessure fut si grande qu'elle en perdit la


1. Litt. Une fureur (rabbia)

16s


parole et la vue, et elle resta en cet état trois heures environ. Elle fit signe avec les trains qu'on lui donnât l'huile sainte parce qu'elle pensait mourir. Elle faisait signe encore qu'elle sentait des tenailles brûlantes qui lui fouillaient le coeur et les entrailles. On se demandait si elle n'allait pas expirer. Cependant, quoiqu'elle eût perdu la vue et la parole, elle gardait toujours conscience d'elle-même.

Elle eut souvent des blessures semblables, si terribles que c'était grande merveille qu'elle pût vivre dans pareil tourment.

Elle eut ensuite une journée très dure avec beaucoup d'angoisses et à l'intérieur un nouvel incendie si grand qu'elle ne pouvait tenir au lit. On eût dit une créature placée dans une grande flamme de feu. C'était au point que les yeux des hommes ne pouvaient supporter davantage de voir un tel martyre. Cela dura un jour et une nuit ; on ne pouvait toucher sa chair à cause des grandes douleurs qu'elle y ressentait. Elle disait avoir tous ses nerff tourmentés de la même façon que lorsqu'on a de grandes douleurs de dents, qui s'irritent extrêmement quand on les touche. Elle était tourmentée de telle manière que tous ceux qui la voyaient en pleuraient de compassion, s'étonnant qu'il fût possible de souffrir des peines si extrêmes et de n'en point mourir.

Elle ressentit ensuite un clou plus dur au coeur. Dieu lui montra quelque chose de son dessein, qui s'exécutait en tout ce qui lui arrivait. Pour s'y conformer, elle aurait par volonté souffert tous les martyres qu'on pourrait imaginer. Elle voyait, en effet, comment ce dessein est tout entier dirigé à notre utilité, avec un amour inestimable. En suite de quoi elle resta avec grande paix et contentement de coeur et un certain soulagement dans l'esprit et dans le corps, et elle reprit vigueur après un tel martyre. Elle ne resta pas longtemps dans cet état, parce que bientôt elle se trouva aride et privée de toute correspondance avec Dieu, gardant toutefois l'impression de ce dessein de Dieu qui était de lui donner force mais sans assouvissement.

Placée dans une telle nudité, elle disait ainsi à son Seigneur :

Voici déjà trente-cinq ans 1 à peu près que jamais, ô mon Seigneur, je ne t'ai demandé quelque chose pour moi, Maintenant je te prie tant que je peux, que tu ne me sépares pas de toi, car tu sais bien, Seigneur, que cela je ne saurais le supporter.


1. Donc en 150s. Elle ressent la déréliction ternble de la nuit de l'esprit.

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Elle parlait ainsi parce que depuis que Dieu l'avait appelée, jamais son esprit n'était resté sans union avec Dieu et elle jouissait d'une tranquillité aussi grande qu'elle la pouvait soutenir. Aussi était-ce pour elle une chose terrible que cette séparation inaccoutumée.

Et elle disait :

Si une âme était enlevée du paradis, connurent penses-tu qu'elle se trouverait ? Tu pourrais lui donner toute la joie du monde et toute celle qu'on peut imaginer, tout lui serait un enfer au souvenir de l'union divine, et toute douceur lui deviendrait par là un fiel très amer,

C'est pourquoi elle disait à son Seigneur :

Seigneur, toute chose m'est aisée à supporter excepté cette séparation ; elle est contraire à l'âme. Il me semble impossible qu'elle vive ainsi, mais ta divine volonté la fait vivre contre sa nature.

Elle disait ces paroles et beaucoup d'autres de même sens avec une telle ardeur d'amour, qu'elle aurait fait pleurer jusqu'à des pierres, si c'eût été possible.

Dieu la laissa reposer sans souffrances un jour et une nuit. Après quoi, il lui donna un autre assaut plus violent, dirigé contre son humanité. Quant à l'esprit, de jour en jour il paraissait plus satisfait, puisqu'il atteignait au terme de ses désirs. Cet assaut fut si grand qu'on voyait toutes ses chairs trembler, surtout l'épaule droite, qui semblait comme détachée du corps. Il y avait aussi une côte soulevée au-dessus des autres, avec des douleurs si vives, tant de souffrances et de tourments des nerff et des os, que c'était chose stupéfiante à voir et il paraissait impossible qu'un corps humain pût le supporter.

Cet assaut dura un jour et une nuit. Elle fut ensuite un autre jour et une autre nuit sans subir une si extrême douleur, mais elle était toujours dans une telle affliction du coeur, des nerff, du cerveau et des os, qu'elle ne pouvait bouger du lit ; elle ne mangeait et ne buvait presque rien, elle ne dormait pas. C'était une chose surnaturelle à voir que cette opération par laquelle le corps restait en vie sans nourriture et sans remèdes. Cela paraît presque impossible à croire et néanmoins cela s'est vu en vérité.

Il lui survint ensuite un autre assaut ; toute la nuit et le jour suivant elle souffrit beaucoup, et la nuit suivante davantage, et plus encore le jour suivant. Chacun croyait qu'elle allait mourir et ellemême, une nouvelle fois, demanda les saintes huiles, mais elle ne

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lui furent point données parce que le confesseur vit que cette terrible angoisse passerait comme les autres. Cet assaut lui causa un spasme dans la gorge et dans la bouche, elle ne pouvait parler ni ouvrir les yeux ni presque respirer ; elle se tenait repliée sur elle-même comme un noeud de cordage ; elle resta ainsi une heure environ. Revenue ensuite à elle-même, elle dit aux assistants beaucoup de belles choses ; chacun pleurait de dévotion à la voir dans un tel tourment et avec tant de contentement dans l'esprit. Toutes les paroles qu'elle disait semblaient des flammes du divin amour (elles l'étaient en vérité) ; elles pénétraient si profondément les coeurs des auditeurs qu'ils en restaient étonnés et blessés.

Ces opérations devenaient de jour en jour plus pénétrantes et plus profondes ; elle resta ainsi plusieurs jours sans aucun changement. Le Seigneur la laissait reposer afin qu'elle vécût assez pour achever l'oeuvre qu'il avait décidée.

Quelques jours après, elle eut un autre assaut encore plus terrible. On lui voyait les nerfs tourmentés au point que de la tête au pied, rien dans ce corps n'était sain. Il y avait dans ces chairs certains creux comme lorsqu'on met le doigt dans la pâte. Dans sa grande douleur, elle criait à haute voix, et qui la voyait était contraint, par grande compassion, de demander à Dieu miséricorde 1, Cet assaut lui dura un jour et une nuit. Tout ce qu'on en peut dire ou écrire ne paraît rien en comparaison de ce que c'était en réalité.

La nuit suivante lui vinrent quatre accidents plus forts l'un que l'autre, de façon qu'elle perdit la parole et la vue ; tout son corps était torturé et ses nerff furent tourmentés une nouvelle fois, avec tant de douleur que son corps, eût-il été de fer, aurait dû se consumer dans un tel feu et un tel martyre. On ne pouvait lui donner le moindre soulagement. Se tenant ainsi entre les deux extrêmes, elle disait :

Je trouve en moi, pour ce qui est de l'esprit, un tel contentement et une telle paix, que langue humaine ne le pourrait exposer, ni entendement le comprendre ; mais du côté de l'humanité, toutes les peines que pourrait subir un corps en manière humaine ne doivent guère se dire peines en comparaison de ce que je sens. Dans ces opérations, l’esprit et l'humanité se tiennent toujours attentiff à observer tout ce que Dieu opère.

Cette opération allât toujours croissant avec ces deux effets, l’un de joie, l'autre de tourments, et l'un et l'autre cependant avec


1. Qu’il mit fin par la mort à tant de souffrances, - comme plus loin.

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une grande patience. Tout cela montre manifestement que cette créature était dans une fournaise ardente d'amour embrasé. Là, elle se purifiait comme font les âmes au purgatoire, comJne il est dit dans le chapitre qui en traite. Il lui fut ensuite donné un sentiment pénétrant du divin amour.

Elle reçut intérieurement la lumière dans laquelle elle goûta une étincelle de ce pur amour où Dieu l'avait créée. Ce qui lui mit au coeur un tel incendie que toutes les autres douleurs qu'elle avait d'abord s'évanouirent, elle resta brûlée d'un incendie subtil et son coeur y répondit avec tant de force et ce divin amour la remplit au point que, par grande violence et tension, il aurait volontiers laissé sur terre le corps pour se transformer en Dieu.

Le corps l, ressentant cette angoisse, contraint par de très grandes douleurs, disait :

Tu me mets trop à bout. Je me sens petit à petit couper les racines de la vie et je me vois abandonné de tous côtés par la terre ; et toi qui devrais avoir compassion de moi, tu as ton intention si fortement établie au ciel que tu n'as plus rien qui s'harmonise à moi. C'est comme si je n'étais point ta chair et tes os, comme si tu n'avais rien à faire avec moi. Il est bien clair que tu veux me réduire à bout, je sens que tu me lances des flèches si aiguës que je ne sais comment nommer, elles me font un mal pénétrant et intense au-dessus de tout ce qu'on pourrait dire et imaginer.

A quel point ces douleurs furent excessives et intolérables, on peut l'évaluer à ceci, qu'elles la faisaient crier de toutes ses forces ; dans ses transports furieux, elle marchait à quatre pattes sur son lit sans pouvoir se retenir. Ce n'était pas l'esprit qui criait, mais l'humanité torturée, sans aide ni réponse à ses lamentations. Les assistants étaient dans l'étonnement à voir un corps qui paraissait en santé, subir un tel tourment sans altération de fièvre ; il leur paraissait impossible que se trouvât sur terre un supplice plus grand que celui qu'elle sentait en son corps. Elle riait ; elle parlait comme si elle était en santé et disait aux autres de ne point s'attrister sur elle, puisqu'elle était très contente, mais que plutôt ils s'occupassent de faire beaucoup de bonnes oeuvres parce que les chemins de Dieu sont très étroits.

Ce tourment furieux dura quatre jours ; elle eut ensuite un peu de relâche et ses douleurs revinrent au degré antérieur. Le médecin


1. L’humanita li disse... Ms. D

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voulut lui donner un remède, mais il lui causa de tels accidents qu'elle en fut pour mourir et en resta très affaiblie. Il fut dit qu'en de semblables maladies (qui sont des opérations divines) on ne doit point donner de remèdes corporels. A cause de cette médecine, elle resta huit jours comme en danger continuel de mort, avec tant de douleurs, de brûlures, de souffrances furieuses sans aucun répit, que la langue humaine ne le pourrait raconter. Tandis qu'elle était ainsi en tant de martyres, tous ceux qui lui étaient dévoués, la voyant souffrir à ce point, souhaitaient qu'elle expirât pour ne plus la voir dans ce grand martyre continuel.

Elle eut en ce temps de nombreuses visions d'anges 1 ; on la voyait quelquefois sourire avec eux. Elle riait cependant sans parler. Selon ce qu'elle raconta plus tard, elle voyait la joie de ces anges, qui la consolaient au milieu de tant de peines et lui montraient les apprêts de son triomphe. Elle vit aussi les démons, mais sans grande peur, parce qu'elle était assurée et parfaitement unie avec Dieu en cette charité qui chasse dehors toute crainte, D'où l'on peut conclure que les esprits mauvais n'ont aucun pouvoir de tenter ceux qui sont purgés par l'esprit bon, puisqu'ils ne trouvent en eux rien qui leur appartienne et par où ils puissent l'attaquer, excepté quand Dieu le leur permet pour éprouver, comme on le comprendra plus loin. Et cela, d'autant plus que cette créature était déjà depuis longtemps dans son purgatoire : elle s'était toujours trouvée en de très grandes opérations divines intérieures et extérieures, elle avait persévéré dans cette voie trente-cinq ans environ, toujours brûlée d'un grand feu de charité, Il est donc bien à croire que les traits de l'ennemi ne pouvaient l'atteindre.

Quatre mois 2 à peu près avant qu'elle mourût, alors qu'on avait déjà fait sur elle tant et tant d'expériences médicales pour porter rellléde à son mal, il s'en fit une plus importante qu'à l'ordinaire. On appela de nombreux médecins qui examinèrent et palpèrent cette créature; après avoir étudié tous les symptômes de cette nlaladle et discuté entre eux, ils conclurent que c'était une maladie au-dessus de la nature et qu'on n'y pouvait porter aucun remède par l'art de la médecine. Cela se voyait par claire expérience, puisqu'on ne trouvait aucun signe d'une maladie corporelle, malgré tout


I. On peut reconnaître en ces visions de légers délires causés par son extrême faiblesse.

On se rappelle que Catherine n'avait pas eu de visions sensibles et qu'elle n'en voulait pas.

2. Donc en mai-juin 1310. cet épisode manque au ms. D de même que le suivant concernant le médecin Boerio.

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le soin et toute l'attention qu'ils pussent y mettre. Elle-même l'avait prédit longtemps auparavant. C'est pourquoi elle refusait de prendre les remèdes que prescrivaient les médecins, protestant que son mal n'était pas d'une espèce qui eût besoin ni de médecins ni de médecine. Cependant, comme les médecins insistaient et ordonnaient, dans son obéissance elle prenait toute chose, mais avec grande peine et à son dam. Elle continua d'agir ainsi jusqu'à ce qu'enfin ces médecins conclurent ensemble avec plusieurs autres, dans cette consultation dont on vient de parler. Et il ne se trouva plus de médecins pour oser parler encore de remèdes. Ils étaient tous déconcertés et stupéfaits.

Mais il arriva d'Angleterre un éminent médecin génois appelé maître Jean-Baptiste Boerio l, qui avait été longtemps au service du roi de cette île. Celui-ci donc, informé de la réputation de cette sainte dame et de sa maladie, s'étonna beaucoup qu'elle donnât son infirmité pour surnaturelle et qu'elle prétendît n'avoir pas besoin de remède médical ; il ne pouvait l'admettre. C'est pourquoi il se déplaça pour la visiter et il lui parla ainsi : « Je m'étonne beaucoup, Madame, que vous, qui êtes en grande réputation dans cette ville, vous n'évitiez pas de donner scandale à tout le monde, comme vous faites en prétendant que votre maladie n'est pas naturelle et qu'en conséquence vous n'avez pas besoin de remèdes, prenez garde que c'est là une espèce d'hypocrisie. » Elle lui répondit humblement en disant :

Il me peine beaucoup que quelqu'un se scandalise à cause de moi. Si l'on peut trouver quelque remède à mon mal, je suis prête à m'en servir.

Elle lui déclara qu'elle était toute disposée à lui obéir en tout ce qu'il lui ordonnerait, s'il avait espoir de la guérir. Le médecin lui répondit aussitôt : « Pourvu que vous vous laissiez soigner, j'espère que vous aurez remède à votre mal. » Il lui prescrivit ensuite remède sur remède et de toute sorte, selon qu'il lui paraissait mieux convenir. Elle, en fille d'obéissance, les accepta tous et les prit sans hésiter. Elle continua d'agir ainsi, ajoutant remède sur remède pendant plusieurs jours, mais sans profit, et elle en resta au même point qu'au début.


I. Sur Boerio ou Boero, cfr CASSIANo, p. 72 et s6. Boerio se donnait le titre de « Protomedicus serenissimi Regis Angliae ».

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Après vingt jours ou environ de cette cure, elle se tourna vers ce médecin et lui dit :

Ne vous semble-t-il pas, messire, que j'ai suivi toutes vos ordonnances? Vous voyez bien que je me trouve pourtant sans amélioration aucune. Jusqu'à présent, j'ai fait comme vous le vouliez pour enlever le scandale à vos yeux et aux yeux d'autrui. Désormais, vous accepterez de me laisser soigner moi-même.

En cette circonstance, l'Esprit-Saint qui opérait et parlait en elle, voulut confondre l'excès de confiance des médecins en leur art. Non que cet art ne soit une bonne chose ni que les médecins ne doivent être écoutés et honorés, mais il ne faut pas qu'ils sortent du domaine naturel. C'est pourquoi les médecins qui craignent Dieu, quand ils entendent parler de pareilles créatures, ne se hasardent pas à en juger ni en penser autre chose que du bien ; ils les ont en estime et en révérence. C'est ainsi qu'agit celui dont on vient de parler ; de ce jour, il l'appela mère et la visita souvent.

A cette heure, ayant mis à l'épreuve et confondu tous les médecins, l'esprit voulut démontrer qu'il n'était besoin de semblables remèdes. En effet, au premier moment que ce médecin la visita, l'humanité fit voir qu'elle s'en réjouissait, dans l'espoir de sa guérison, mais la nuit suivante elle éprouva tant de peine et de tourment, qu'elle déclarait que c'était pire que le purgatoire, et Catherine gourmandait l'humanité disant :

Endure ceci, puisque tu t'es réjouie sans raison.

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CHAPITRE L DES VISIONS NOMBREUSES ET MERVEILLEUSES QU'ELLE EUT DANS SES DERNIERS JOURS. DE LA GRANDEUR DE SON MARTYRE. EN DEHORS DU SAINT-SACREMENT, ELLE NE POUVAIT NI MANGER NI BOIRE. ELLE SOUFFRAIT EN ELLE LES PEINES DE LA PASSION DU SEIGNEUR. DIX MÉDECINS RÉUNIS DE NOUVEAU, CONCLUENT QUE SON INFIRMITÉ ÉTAIT SURNATURELLE, ET D'AUTRES CHOSES MERVEILLEUSES.


Dans ses derniers jours, tandis que cette créature était fixée au milieu de tant de martyres, qui se succédaient l'un à l'autre avec toujours plus de violence et l'acheminaient à son heureux passage, il se produisait en elle de plus en plus d'opérations divines, comme on le dira dans la suite. Ces opérations pour autant qu'on peut le comprendre, recevaient leur forme selon le temps et la qualité des jours de fête et des solennités des saints.

La nuit de la Saint-Laurent 1, elle eut l'impression que son corps était dans un feu semblable à celui que subit le saint, avec tant de cris qu'elle s'agitait de tous côtés en désordre et sans soulagement.

Le jour suivant, tandis que ce corps était encore en peine et tourment, Dieu la visita. Il la tirait, élevant vers lui son esprit, et elle, tenant les yeux fixés au plafond de la chambre, resta presque imtnobile une heure environ. Elle ne parlait pas, mais souriait en grande liesse et allégresse intérieure. Quand elle fut revenue à elle, on lui demanda ce qu'elle avait vu. Elle répondit que le Seigneur lui avait montré une étincelle des joies de la vie éternelle, et son allégresse était si vive qu'elle IIe pouvait se retenir de rire. Là-desstls, elle disait :

Seigneur, fais de moi tout ce qui te plait.


La St-Laurent, 10 août 1510.

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Cette parole était un signe manifeste qu'approchait le moment de sortir de cette fournaise de purgatoire pour s'en aller à cette vie bienheureuse.

Elle avait des peines très grandes à quoi succédait une consolation très suave. C'est ainsi que le 14 août (c'était la vigile de l'Assomption de la Madone), elle eut toute la journée grande souffrance et de même toute la nuit suivante, au point qu'on crut qu'elle allait passer à son Seigneur. Quand vint le moment de communier, à son accoutumée, elle se mit à dire tant de belles choses en s'adressant au Saint-Sacrement et aux assistants, avec tant de ferveur et de piété que chacun en pleurait de dévotion. Ses paroles étaient brûlantes, elles sortaient de la fournaise embrasée de son coeur qu'enflammait le divin amour. Elles l'étaient plus encore quand elle voyait ce Saint Sacrement où se tournait toute sa puissance d'amour. Ses paroles jaillissaient alors avec tant d'amour qu'elles pénétraient le coeur de chacun, dévoilant à l'extérieur la réalité qu'elle portait au-dedans, c'est-à-dire, la surabondance de l'amour dans son coeur.

Le jour suivant l et la nuit qui succéda, elle fut dans un grand martyre, de sorte que chacun tint pour assuré qu'elle allait mourir. Elle demanda les saintes huiles ; on les lui donna et elle les reçut avec très grande dévotion.

Le jour suivant 2, elle eut une joie du coeur qui se répandit audehors en sourire de bonheur ; elle riait d'un rire si joyeux que toutes ses puissances manifestement participaient à ce rire. Les assistants restaient à la regarder, émerveillés mais sans comprendre. Quand la vision fut passée, on l'interrogea et elle répondit qu'elle avait vu des figures belles, légères et joyeuses avec des yeux d'une telle simplicité, si purs, si nets qu'elle ne pouvait en les regardant contenir son rire.

Elle sentait leur joie s'imprimer en elle. Certe impression de joie lui dura sept jours ; elle paraissait en meilleure santé. On comprenait clairement que c'était chose sumaturelle 3, en la voyant changer d'état si fortement et si vite, passer subitement, quant au corps, de la mort à la vie et puis retomber plus bas, selon que chaque fois elle approchait davantage du terme.

Elle eut ensuite une très dure journée de feu et de tourments. Elle resta paralysée d'une main et d'un doigt de l'autre maiIn, sans


I. Le 15 août.

2. Le 16 aoùt.

3. ici encore, sans doute, de légers délires de faiblesse.

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pouvoir remuer du côté gauche depuis ce doigt jusqu'au pied. Elle fut comme morte environ seize heures et l'on doutait qu'elle pût en revenir. Elle était dans une si grande absorption qu'elle ne parlait ni n'ouvrait les yeux ni ne pouvait rien prendre par la bouche, Les assistants s'évertuaient de tout leur pouvoir mais sans résultat. Parce que c'était là une opération divine, il fallait qu'elle suivît son cours sans l'intervention des hommes.

Elle restait presque continuellement dans un feu très ardent. On voyait qu'il ne sortait de son corps que des choses brûlantes. Elle avait une telle soif qu'elle semblait à même de boire toute l'eau de la mer. A cause de ce feu qu'elle ressentait, il lui semblait que le monde entier brûlait. Elle était incapable de boire fût-ce une gouttelette d'eau ou de se rafraîchir d'aucune manière, tout goût de quoi que ce soit lui étant enlevé. Apercevant un fruit, elle se le fit donner avec une grande envie de le manger, mais quand elle l'eut en bouche, elle le rejeta avec une telle nausée et tant d'oppression qu'elle semblait devoir rejeter tout ce qu'elle avait dans le corps. On put donc constater par expérience que Dieu l'avait privée de tout soulagement humain, et qu'il était inutile de la charger d'aliments corporels.

La veille de la Saint-Barthélemy 1, elle fut assaillie d'un grand combat. Ce fut une journée de douleurs, dont on n'attendait que la mort, d'autant plus qu'elle resta environ vingt-quatre heures sans prendre aucune nourriture. Si d'aventure elle en prenait, c'était pour la rejeter bientôt.

Vers les sept heures de la nuit, elle eut une vision diabolique qui lui causa un grand assaut d'esprit et de corps. Ne pouvant parler, elle fit signe qu'on traçât sur son coeur le signe de la croix et ellemême se signait. Onne comprit point d'abord ce qu'elle voulait dire, ensuite on se rendit compte qu'elle était tourmentée d'une tentation diabolique. Elle faisait signe de prendre le surplis et l'étole avec l'eau bénite ; il en fut ainsi fait et en une demi-heure elle fut délivrée.

Revenue à elle-même et interrogée, elle dit que Dieu avait laissé entrer dans sa mémoire l'être diabolique, comme son esprit était embrasé du divin amour, cet aspect lui était insupportable (non par crainte du démon mais par opposition et aversion de coeur). Elle se serait jetée en enfer plutôt que de supporter cette vision si difforme,


1.Le 23 août 1510

17s


trouble et répugnante à son esprit, que Dieu pourtant dirigeait et pacifiait.

Oh! que sont malheureux les pécheurs qui se préparent sans y prendre garde une apparition si terrible et un tourment à la mesure de cette apparition, puisque fut si horrible ce qui arriva sans péché. Cette vision lui fut sans doute pesante et intolérable mais plus intolérable encore sans comparaison lui eût été la vue d'une faute quelconque qu'elle aurait commise, parce que c'eût été sa chose propre.

Le 25 août, on voulut lui donner d'une potion fortifiante. Elle la prit avec tant d'efforts et de cris que chacun en était effrayé. Elle se faisait cette violence pour aller contre sa volonté ; elle se mettait en péril de mort pour accomplir l'obéissance. Elle l'estimait si haut que pour la pratiquer elle ne pensait à rien de ce qui pourrait s'ensuivre. Il lui resta une telle faiblesse qu'elle pouvait à peine ouvrir les yeux. Elle fit ouvrir les fenêtres pour voir le ciel. Quand vint la nuit, elle fit allumer beaucoup de lampes et elle entonna du mieux qu'elle put le chant : Veni, creator Spiritus et on l'aida à chanter l'hymne. Quand celle-ci fut achevée, elle tint les yeux fixés vers le ciel et elle resta ainsi environ une heure et demie, en faisant beaucoup de mouvements des mains et des yeux. Les assistants s'émerveillaient, pensant qu'elle voyait de grandes choses. Elle avait la figure heureuse, joyeuse et resplendissante, mais on croyait qu'elle était sur le point de mourir.

Revenue à elle, elle dit et répéta de nombreuses fois 1 :

Allons...

et elle ajoutait ensuite :

non, plus la terre, plus la terre.

De cette vision son corps resta tout brisé de telle sorte qu'il lui était presque impossible de parler ou de se mouvoir. Quand on lui demanda ce qu'elle avait vu elle répondit qu'elle ne le pouvait exprimer, mais que c'était là des choses de grand contentement.

Le 27 de ce même mois, elle eut une vue d'elle-même sans âme et sans corps, c'est-à-dire sans aucun sentiment de l'une ou de l'autre comme elle l'avait toujours désiré afin qu'elle pût demeurer en Dieu avec son seul esprit, et qu'ayant délaissé tout le reste, soit

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du ciel soit de la terre, elle fût ainsi comme dépouillée de son être 1.

A la suite de cette vue si claire, elle se trouva si bien détachée de toute chose qu'elle renvoyait tout le monde de la chambre, disant :

Que seuls entrent dans cette chambre ceux dont la présence est nécessaire et dont je ne puis me passer.

Elle n'avait plus de contact avec aucune créature sinon par nécessité ; elle ne souffrait pas qu'on lui parlât sinon pour chose nécessaire. Quand elle avait besoin d'un service, elle disait :

Faites ceci par charité.

Ce n'était pas son habitude de parler ainsi, elle parlait toujours avec grande simplicité et liberté avec toute personne et elle acceptait les services avec amour, se montrant toujours obligée à qui lui rendait service. Mais après cette vision, elle ne pouvait plus considérer qu'on lui eût rendu service comme à elle-même, mais seulement par amour de Dieu.

Elle ne pouvait plus parler avec aucune créature, elle ne voulait plus qu'on lui adressât la parole, sinon pour ce dont elle ne pouvait se passer. Elle ne voulait voir et ne laissait approcher personne.

Ceux qui l'entouraient pour son service accoutumé la servaient comme avec discrétion pour éviter de l'importuner. Elle était si absorbée dans son intérieur qu'elle ne pouvait plus se servir de son humanité en quelle chose terrestre que ce fût. Cette vue se prolongea environ deux jours. Elle paraissait une créature hors de tout sentiment, qui ne trouvait plus de repos sur terre.

Le 2s août, fête de saint Augustin, elle eut une nuit très pénible et pendant la journée, elle subit encore un feu très violent et tel qu'il la brûlait tout entière avec un grand tourment. D'une façon générale, on put constater dans les quatre mois qui précédèrent sa mort, qu'aux jours de fêtes, surtout de la Madone, des apôtres et des martyrs, elle ressentait plus de souffrances et de tourments qu'aux autres jours ; elle ne manqua jamais de participer à la passion des saints dont on célébrait la fête.

A quel point son martyre intérieur et extérieur fut excessif et douloureux et comment il allait croissant, c'est chose incroyable.


1. Elle est arrivée à cet anéantissement d'elle-même et à cette transformation en Dieu sommet de son évolution mystique.

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Qui l'a vu de ses propres yeux ne sait comment exprimer en langage humain ce que Dieu opérait en cette créature. Tout comme si elle eût été morte, elle ne pouvait recevoir d'aucune chose créée le moindre soulagement. Elle avait toujours autour d'elle de nombreuses personnes qui se seraient volontiers tiré du sang pour lui venir en aide ; impuissantes à lui donner le moindre réconfort, elles ne savaient que faire. Pas davantage, les médecins ne trouvaient à son mal aucun remède, ni en forme d'aliment, ni d'aucune autre manière. Cette humanité demeurait resserrée en elle-même et toujours brûlée d'un feu continuel. Elle disait :

Toute l'eau de la terre ne me donnerait pas le moindre soulagement ni rafraîchissement.

On le constatait par une expérience continuelle. En effet, il arrivait souvent que, voulant boire, elle en était empêchée et ne pouvait rien prendre. Si cependant elle arrivait à absorber quelque gouttelette, elle n'en était pas rafraîchie parce que le feu intérieur la consumait en ce même instant. Il en était de même de tout soulagement qu'elle eût pu prendre en chose créée et elle demeurait continuellement en cet état.

On vit encore qu'il y avait comme une corde qui lui sortait du coeur et tordait tous ses nerff de la tête aux pieds. A cause de quoi elle gardait les yeux presque continuellement fermés par l'effet de cette violence intérieure. S'il lui arrivait quelquefois de les ouvrir, elle ne voyait presque rien, tant ses souffrances la suffoquaient.

On s'aperçut quelquefois qu'il lui était impossible de remuer la bouche ni la langue, ni de mouvoir sans aide bras ni jambes, surtout le côté gauche, ses nerff se contractaient de telle façon qu'elle ne voyait plus de ses yeux. Elle se trouva dans ce tourment jusqu'à trois et quatre heures quelquefois, avec tant de douleur que c'est chose incroyable et qui ne se peut dire. Ses entrailles aussi étaient cruellement tourmentées ; elle se tordait avec des cris jusqu'au ciel, mais quant à la volonté, elle était toujours très contente et satisfaite et elle le disait souvent.

Certaines fois, elle était si brûlante qu'on ne pouvait la toucher à cause de la grande douleur qu'elle en ressentait. Sa langue et ses lèvres étaient si brûlantes qu'elles semblaient proprement du feu ; elle restait sans mouvement, sans parole, sans voir ; quand elle était ainsi immobile, elle en avait plus de tourment que lorsqu'elle pouvait

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crier et s'agiter dans le lit. Elle était aussi d'une telle sensibilité qu'on n'eût pu toucher d'aucune façon les draps, ni même les bois de son lit, ni aucun des cheveux de sa tête, parce qu'elle criait comme si on l'avait grièvement blessée.

Par suite de l'ardeur extrême de ce grand feu d'amour, elle devint toute jaune comme de couleur safran. C'était le signe manifeste que cette humanité se consumait tout entière en ce feu du divin amour, comme dans un purgatoire. De là provient que certaines fois elle était toute froide, d'autres fois toute brûlante ; elle restait quelquefois sans aucun pouls et en d'autres moments elle l'avait bon, cela provenait de la variété des opérations que l'Esprit accomplissait en son intérieur.

Elle était souvent absorbée au point qu'elle paraissait dormir ; elle sortait de cette absorption, certaines fois toute rétablie, et d'autres fois toute rompue, endolorie et brisée, au point de ne pouvoir plus remuer. Ceux qui la servaient ne pouvaient distinguer l'une de l'autre ces opérations. Quand elle en sortait ainsi abattue, revenue à elle :

Pourquoi m'avez-vous laissée dans cette torpeur ? j'en suis presque morte.

Quand l'esprit saisissait l'humanité, il la tenait suffoquée, loin de toute chose créée et il la maintenait ainsi autant qu'il plaisait à Dieu, Elle en restait comme morte, ensuite Dieu la laissait reposer un peu et son état semblait s'améliorer. Quelquefois un bras, une jambe, une main étaient saisis d'un tremblement ; on voyait qu'un spasme la prenait à l'intérieur et elle souffrait presque sans arrêt de très grandes douleurs aux flancs, aux épaules, au ventre, aux pieds et au cerveau. On voyait que Dieu lui enlevait peu à peu toutes voies et moyens par quoi l'humanité eût pu s'accrocher. Aujourd'hui lui plaisait l'odeur du vin et elle s'en humectait les mains et la face avec grand plaisir, et le lendemain elle l'avait en tel dégoût qu'elle ne le pouvait plus voir ni sentir dans sa chambre.

Le 2 septembre, elle était d'une grande lassitude. Les assistants s'eflorcaient de la fortifier en lui donnant quelque chose à prendre, mais elle n'en était que plus mal. La violence qu'elle se faisait pour prendre la nourriture était si grande qu'elle semblait devoir expirer à force de vomissements et d'angoisses, et l'on en fit plus d'une fois l'expérience. Bref, on ne trouvait aucun moyen, aucune manière

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par invention humaine, de lui porter secours. C'était chose étonnante à voir que tout ce qu'on lui donnait (la sainte communion exceptée) elle le remettait et l'expérience s'en fit souvent. Quant à la sainte communion, elle la recevait avidement, sans peine ni difficulté. Aussi disait-elle que dès qu'elle l'avait en bouche, tout aussitôt elle la sentait au coeur. Il semblait que l'esprit disait : Je ne veux plus de nourriture, sinon spirituelle. C'est pourquoi les médecins finirent par conclure qu'il n'y avait plus lieu de tenter de telles expériences, puisqu'elles ne lui faisaient que du tort, ainsi qu'elle-même l'avait prédit longtemps à l'avance, Aussi la laissa-t-on dans cet état, sans remède ni intérieur ni extérieur ; il devenait manifeste que l'esprit ne voulait plus qu'il fût encore besoin de secours humain et l'on connut que c'était présomption de vouloir soutenir au moyen de ressources et de forces humaines l'arche que Dieu régit et gouverne par lui-même.

Ce jour-là, un médecin de ses amis vint la visiter. Il était vêtu d'écarlate ; en le voyant, elle crut voir un séraphin embrasé de l'amour divin, et toute remuée intérieurement par cette vue, elle supporta un peu de temps sa présence pour ne pas lui faire de peine, mais ensuite ne pouvant l'endurer davantage, elle lui dit :

Messire, je ne peux souffrir plus longtemps de voir ce vêtement que vous portez, à cause du souvenir qu'il me représente.

Le médecin s'éloigna un moment et revint vêtu d'autre manière 1.

Elle parlait fort peu, incapable d'entendre parler; de faiblesse elle gisait toute lasse, avec un grand feu enfermé dans son sein et qui ne la quittait pas. Pour se rafraîchir, il lui était impossible d'absorber une goutte d'eau ; elle s'en humectait souvent la bouche, mais aussitôt la rejetait et cela lui arrivait souvent.

Le lendemain 2, on lui donna un peu de poulet pilé ; à ce moment, elle posa sa tête sur l'oreiller, les yeux clos, sans rien dire, et elle resta ainsi environ douze heures, comme une chose immobile et insensible. Mais quand vint son heure de communier, elle fit signe qu'on appelât le confesseur. Celui-ci comprit qu'elle voulait communier, et craignant qu'elle ne pût avaler le sacrement, il lui dit:

« Comment ferez-vous pour l'avaler ? » Mais elle, la figure joyeuse, faisait signe qu'on n'eût point peur. Elle reçut donc la communion


I. Sans doute un sub-délire causé par sa faiblesse extrême.

2. Le 3 septembre.

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et elle demeura ensuite avec une figure joyeuse et vermeille semblable à un séraphin ; sa joie intérieure était si grande qu'elle apparaissait à l'extérieur. Revigorée par le sacrement, elle se mit à parler. On lui demanda comment elle avait fait pour pouvoir communier ; elle répondit qu'au même moment qu'elle l'eut dans la bouche, elle l'avait senti au coeur et qu'elle ne pouvait rien absorber sinon avec de grandes souffrances, à l'exception de ce sacrement, Un autre jour, elle eut grand froid au bras droit et ensuite une telle douleur et si intolérable qu'elle poussait de hauts cris. Elle

disait ensuite :

Quant à la volonté, bienvenue toute peine de la part de Dieu.

Cette souffrance dura environ huit heures, sans soulagement ; à l'heure accoutumée elle communia avec cette même bouche desséchée et chacun s'étonnait comment au même instant le sacrement lui entrait au coeur.

Le jour suivant, comme elle était en grande peine et tourment, elle étendit les bras de façon qu'elle semblait un corps cloué en croix. Comme elle était à l'intérieur, ainsi se montrait-elle à l'extérieur ; ce qui me donne à croire en vérité que les stigmates spirituels furent imprimés par son Amour dans son corps tant affligé et crucifié 1. Quoiqu'on ne les vît point à l'extérieur, on pouvait cependant les discerner à la passion qu'elle ressentait ; elle souffrait dans son corps cette douleur que son Amour avait soufferte en croix, tout comme on le lit de l'apôtre qui portait les stigmates de Notre Seigneur Jésus-Christ, non sans doute extérieurement, mais en son intérieur par le grand amour et le désir qu'il ressentait en soi de son Maître.

En preuve que cette bienheureuse dame portait en son intérieur les stigmates, on lui présenta une grande coupe d'argent à pied très élevé, pleine d'eau fraîche pour lui rafraîchir les mains ; à cause du grand feu qu'elle avait au paumes, elle y ressentait une douleur intolérable. En mettant les mains dans l'eau, elle la rendit si bouillante que le pied même de la coupe en fut échauffé. Elle souffrait aussi une chaleur ardente et douloureuse aux pieds et c'est pourquoi elle les


1. il n'y eut donc pas de stigmates visibles. Quant aux stigmates invisibles, à l'instar de Catherine de Sienne, dont le souvenir hante l'esprit du biographe, rien dans les déclarations de notre Génoise ne permet de les lui attribuer. Ce passage manque au ms. D ce qui donne à penser que cette supposition ne se forma qu'après 1520.

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tenait découverts. De même, elle endurait à la tête une grande chaleur et beaucoup de douleur 1.

Une fille spirituelle, nommée Argentina, qui la servait, raconta comment la nuit suivante cette bienheureuse eut à un bras une douleur très grande de sorte qu'il s'allongea d'une demi-palme 2.

Et quoiqu'elle endurât des peines à ce point excessives et intolérables, jamais néanmoins elle ne dit un seul mot sur l'origine de tant de souffrances. Il est vrai cependant qu'un peu avant sa dernière maladie, elle prédit qu'elle aurait à souffrir d'un si grand mal qui ne serait pas naturel, mais tout différent des autres et qu'elle en mourrait. Elle prédit de même qu'avant sa mort, elle aurait en elle les stigmates et les mystères de la passion, La susdite Argentina le révéla ensuite à de nombreuses personnes.

Or, tandis que cette bienheureuse était ainsi les bras étendus avec tant de douleurs qu'elle ne pouvait remuer, elle disait :

Bienvenue cette passion et tout autre événement envoyé de cette douce disposition de Dieu. Voilà trente-six ans environ que tu m'as, ô doux Amour, éclairée, et depuis lors j'ai toujours désiré de souffrir à l'intérieur et à l'extérieur. Pour avoir eu ce désir, jamais je n'ai cru ressentir aucune souffrance, mais bien plutôt (quoique toutes les peines et douleurs que j'ai elles aient paru à l'extérieur de grands tourments) par suite de ta disposition tout m'a semblé très doux et de grand contentement dans mon coeur. Maintenant je touche à la fin, je viens à toi avec cette souffrance extrême à l'intérieur et à l'extérieur et de la tête aux pieds. Je ne crois pas qu'un corps d'homme, quelle que soit sa vigueur, puisse supporter cette souffrance démesurée. Il me semble qu'une telle souffrance devrait non seulement faire mourir un corps de chair et d'os, mais détruire un corps de fer ou de diamant. D'où il apparaît clairement que tu es celui qui régit et gouverne toute chose avec ta disposition juste et sainte, par laquelle tu ne veux pas encore que je meure. Et quoique j'aie à supporter en ce corps tant de tourments et si excessif sans le moindre remède, je me trouve cependant dans une telle force et dans une telle disposition que je ne puis dire que je souffre ; il me semble au contraire demeurer continuellement dans un grand contentement qui m'est si agréable et si aimable que je ne puis l'exprimer ni même le concevoir.

Le 5 septembre, quand elle eut communié à l'heure habituelle, le sacrement lui passa au coeur, comme c'était l'ordinaire. Elle eut


1. ce récit manque au ms. D. Il doit provenir d'Argentino del Sala.

2. ce récit manque de même au ms. D. - Argentina, qui prétend avoir constaté ce phénomène, ne mérite pas un crédit sans réserves, comme nous l'avons observé plus haut et le ferons encore plus loin. Aussi bien, en ce cas précis, le biographe relate simplement ses dires sans vouloir les prendre à son compte. La palme vaut environ 25-30 cm.

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tout à coup une vision. Elle se voyait morte et son cadavre dans un cercueil et tout autour nombre de religieux vêtus de noir. Cela lui donna grande joie, mais ensuite elle eut quelque remords de cette joie et s'en confessa à son confesseur, se reprochant de s'être réjouie de sa mort. On lui donna un jaune d'oeuf ; elle le prit et le fit passer jusqu'en son estomac et peu après elle le rejeta entier, comme elle l'avait pris, avec un vomissement si violent et une telle oppression qu'on craignait qu'elle en mourût. Le feu intérieur allait toujours croissant, il l'affaiblissait et la consumait à tel point qu'elle ne pouvait plus se mouvoir; elle restait immobile sur le côté droit, comme ligotée dans un cachot et tourmentée sans relâche.

Le 6 du même mois, elle eut au coeur un nouveau clou qui lui causa une souffrance beaucoup plus grande qu'à l'ordinaire ; c'était afin qu'elle ressentît la plaie du côté de son doux Amour. Cette douleur dura environ dix heures et elle en sortit si affaiblie et si dolente qu'elle paraissait morte. Elle criait avec force, surtout quand elle se réveilla de ce qui paraissait un repos et n'en était point, mais plutôt défaillance et oppression des sens tourmentés. Il en arrivait ainsi parce que l'intérieur étouflhit l'extérieur, mais les assistants croyaient que c'était un repos, ne s'avisant pas de cette suffocation. Il sembla alors à son confesseur et aux autres, que ce feu s'était concentré au coeur et la ferait bientôt mourir.

Elle communia avec une grande joie et le sacrement, comme à l'accoutumée, passa au coeur tout aussitôt. Il lui vint alors un nouveau feu, par suite de quoi une grande chaleur s'échappait de son oreille gauche ; l'oreille était rouge et brûlante au point que, lorsqu'on y mettait la main, on y sentait cette grande chaleur. Cela dura environ trois heures. Ce corps paraissait tout plein de feu, d'où provenait que l'urine était comme du sang et très douloureuse l.

Le 7, elle communia à son ordinaire avec toutes les circonstances susdites, sans manger ni boire, et vers les vingt heures lui vint au coeur une allégresse nouvelle, qui fut si excessive qu'elle ne put la contenir. Elle l'exprima pendant près de deux heures avec un rire continuel. Après quoi elle vit un rayon du divin amour, tellement disproportionné à l'humanité qu'elle ne le pouvait supporter, d'autant moins qu'elle était très faible. L'esprit s'accordait à ce


1.Ces phénomènes s'accordent avec l'hypothèse d'un cancer à la région gastrique. Ils n'excluent pas l'opération mystique de la grâce se poursuivant à travers la destruction progressive de ce corps rongé par le mal

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rayon et l'humanité se liquéfiait d'autant plus, parce qu'elle était abandonnée à sa naturelle faiblesse sans aucun soutien.

Elle vit ensuite une grande échelle de feu, où petit à petit elle était tirée. D'autres vues lui furent données ; elle en ressentait une grande joie qui apparaissait au-dehors dans ses yeux et cela dura environ quatre heures. Elle demeura ensuite avec un tel incendie d'amour divin dans son humanité qu'elle brûlait tout entière ; il lui semblait aussi que le monde entier était en feu. Elle demanda s'il en était ainsi et elle fit ouvrir les fenêtres pour s'en assurer, et elle resta toute cette nuit sous cette impression. Ainsi se vérifia ce qu'elle avait auparavant prédit, qu'il eût mieux valu pour son humanité de se trouver dans une fournaise ardente de feu matériel, plutôt que de subir cet autre feu surnaturel du divin amour, dont l'incendie devait nécessairement la consumer et la détruire dans sa nature.

Le s, elle communia à l'heure habituelle et de la manière accoutumée avec les circonstances déjà décrites. Il lui resta une grande faiblesse ; elle disait que si ces vues avaient duré plus longtemps, elle en serait morte.

Le 9, elle communia ainsi qu'à l'ordinaire sans boire ni manger, et tout d'un coup lui fut donnée la vue de ses misères par où elle était passée. Cela lui donna une grande peine d'esprit ; quand elle put parler, elle les dit, et de cette façon elle en fut délivrée. Ce n'était point là des choses de quelque importance, mais toute ombre de faute, même la plus légère, lui était insupportable, Elle vit ensuite ce que c'est qu'un esprit pur et net, ou rien ne peut plus pénétrer, sinon le souvenir des choses divines. A cette vue, elle se mit à sourire en disant :

Oh ! si quelqu'un se trouvait à ce degré au moment de la mort 1...

Comme si elle eut voulu dire : quel serait le bonheur de cette créature. Son visage resta joyeux tandis qu'elle était dans la stupeur et le saisissement au point de paraître une chose inerte et insensible. Moins d'une heure après, un nouveau rayon de feu divin lui fut révélé. Elle multipliait les gestes de joie, on la voyait toute réjouie, mais elle ne pouvait expliquer ce qu'elle ressentait. Chacun cependant se rendait compte qu'elle était plus au ciel par l'esprit que sur la terre par le corps, d'autant plus qu'elle vivait sans aucun rafraîchissement terrestre.

1s7


Le 10, elle communia - elle ne vivait d'aucune autre nourriture - et le feu intérieur allait toujours croissant. Elle eut beaucoup de pensées et d'imaginations de toute sorte de péchés, à quoi jamais elle n'avait songé. Cela ne lui causait aucune inquiétude, mais leur seule pensée lui donnait grand tourment. Ce jour-là, ceux qui l'assistaient, voyant sa grande faiblesse et qu'elle restait si longtemps sans nourriture, firent venir une nouvelle fois en consultation dix médecins - dont plus d'un vit encore aujourd'hui - pour voir s'il leur était possible au moyen de leur art médical de remédier quelque peu à sa maladie. Ces médecins lui portaient grande compassion mais ne pouvaient croire que tout fût en elle opération divine totalement étrangère à la science et à l'expérience des hommes, L'ayant palpée, ayant examiné toute chose avec grande diligence, et ensuite étudiant et débattant le cas entre eux dix, ils finirent par conclure (comme qui va à une fontaine desséchée revient sans eau) que ce cas ne se trouvait pas dans leurs livres. Ils avouèrent sans détour que c'était une chose surnaturelle et divine, puisque ni le pouls ni l'urine ni quelqu'autre indice que ce fût ne décelait la nature de cette infirmité. Ainsi, déconcertés, se recommandant à ses prières, ils la laissèrent.

Ce même jour, elle eut un tel feu qu'elle semblait brûler tout entière. Pour la rafraîchir, on lui donnait sans cesse de l'eau à la bouche, mais elle la rejetait aussitôt sans que la plus petite gouttelette parvînt à l'estomac. Ces personnes qui lui donnaient à boire se relayaient autour d'elle pour suffire à l'impétuosité qu'elle mettait à prendre de l'eau et tout aussitôt à la rejeter. Elles croyaient n'avoir jamais assez d'eau pour l'ardeur violente de l'humanité qui aspirait à se désaltérer, Chacun s'émerveillait extrêmement qu'elle put rester si longtemps sans manger ni boire, au milieu d'un tel martyre et avec un corps défait à ce point. Cependant par l'intelligence, le langage et aussi le pouls, du moins quand elle n'était pas oppressée par les accidents qui lui survenaient, elle semblait comme en santé, mais quand elle était oppressée, elle paraissait morte sans espoir d'en revenir jamais. Et puis tout d'un coup on voyait le contraire. C'est pourquoi on comprenait clairement que toutes ces opérations étaient ordonnées par la bonté divine, et tous s'en étonnaient grandement et s'émerveillaient, n'ayant jamais vu de pareils effets divins.

Le 12, elle communia comme elle avait coutume, toujours sans goûter à aucune autre nourriture. Elle resta ensuite fort longtemps sans parler. Comme on lui humectait la bouche, elle dit :

1ss


J'étouffe.

Elle parlait ainsi parce qu'une gouttelette d'eau avait glissé dans sa gorge sans qu'elle pût l'avaler. Elle demeura ensuite toute cette journée sans parler ni ouvrir les yeux, sans manger ni boire ; c'est par signes qu'elle demandait ce qui lui était nécessaire, mais son intelligence était bonne, comme aussi le pouls ; elle ne semblait pas malade mais d'une faiblesse extrême. A 10 heures de la nuit, elle se plaignit intensément d'un très grand feu, il lui sortit de la bouche un sang caillé très noir et il lui vint sur tout le corps des taches noires, le tout avec une souffrance très grande. Sa vue s'affaiblissait au point qu'elle ne reconnaissait ni ne distinguait personne.

Le 13, à la vingt-troisième heure, il sortit de son corps beaucoup de sang caillé et noir. Cela dura toute la nuit, de sorte qu'elle resta plus faible encore. Cependant, elle communia à son heure habituelle 1.

A la vue de tout ce sang si chaud, qui rendait brûlants les vases où on l'avait mis, chacun s'étonnait sans comprendre comment elle n'expirait pas. On avouait que c'était bien vrai ce qu'elle disait du feu ardent qu'elle endurait, puisqu'on le constatait à des phénomènes manifestes. Ce sang était si brûlant et si chaud qu'il était nécessaire, là où il avait atteint les chairs, de les rafraîchir avec de l'eau de rose.

Une fois, elle remplit de ce sang une coupe d'argent. Il était si chaud que cette chaleur atteignit le dessous de la coupe. Il s'y marqua une tache si forte qu'on ne put jamais l'enlever quoi qu'on y fît.

A partir de ce moment, elle fixa les yeux sur le plafond, remuant fréquemment les lèvres et les mains. Les assistants lui demandèrent ce qu'elle voyait. Elle dit :

Chassez cette bête...

Il ne fut pas possible de comprendre la suite.


1. L'heure habituelle étant six heures du matin il faut comprendre que cette communion se fit, la nuit passée, le 14 septembre.

1s9


CHAPITRE LI QUAND ET COMMENT ELLE PASSA DE CETTE VIE AU SEIGNEUR. PLUSIEURS PERSONNES DE DIFFÉRENTES FAÇONS ET SOUS DIFFÉRENTES FORMES VIRENT CETTE ÂME BIENHEUREUSE S'UNIR À SON DIEU. ET CE QUI ARRIVA À SON CONFESSEUR PENDANT QU'IL CÉLÉBRAIT LA MESSE DES MARTYRS.


Enfin, le 14 de ce mois de septembre, cette bienheureuse Catherine évacua tant de sang qu'on pût croire que son corps se vidait de tout élément liquide ; ce qu'elle n'avait pas rejeté avait dû être consumé par ce feu intérieur continuel. Le pouls était devenu fin comme un cheveu, souvent même on ne le trouvait pas, mais l'intelligence restait saine. Elle parla beaucoup cette nuit, elle communia comme d'habitude et resta ainsi toute cette journée et la nuit suivante jusqu'à six heures. Étaient présentes, beaucoup de personnes qui lui étaient dévouées, qui furent témoins successivement de tout ce qui a été dit plus haut et de ce qu'on dira dans la suite.

Quand il fut six heures de la nuit 1, on lui demanda si elle voulait communier, et comme elle s'informait s'il était l'heure habituelle, il lui fut répondu qu'on n'y était pas encore. Alors elle leva vers le ciel le doigt de la main voulant signifier par là (comme on peut le croire) qu'elle devait aller communier au ciel et s'y unir totalement à son Amour et triompher avec lui éternellement. Comme jusqu'à ce temps elle avait vécu privée de toutes les choses de la terre, ainsi voyant arrivée son heure, elle comprit qu'elle n'avait plus besoin sur terre de la communion.

A ce moment même, cette âme bienheureuse, en grande paix et tranquillité, doucement, s'exhala de cette vie et s'envola à son doux Amour 2 tant désiré.


1. Six heures du matin, heure habituelle de la communion. Donc, si nous comprenons bien, la nuit du 14 au 15 septembre s'achève.

2. Dans les éditions plus récentes de la Vita et les traductions qui en dépendent, on ajouta que la sainte, immédiatement avant de mourir, avait prononcé les paroles du psaume :

< Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit> (Ps.,30, 6; S.Luc,23,46).Invention d'hagiographc.

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Après qu'elle fut morte, on vit se répandre sur tout son corps cette couleur jaune qui au début ne se trouvait qu'à hauteur du coeur. Ce phénomène signifiait que ce divin feu avait tout envahi et qu'il avait peu à peu rongé toute cette humanité maintenue vivante dans la chair pour être consumée tout entière jusqu'à la moindre étincelle. Alors, délivrée de toute peine, elle sortit de ce purgatoire et s'envola, bienheureuse, vers son Amour. On doit croire que là-haut elle a été placée dans les choeurs de séraphins enflammés.

Puisqu'elle a été pendant sa vie purifiée à ce point dans un tel feu d'amour, il est à croire que le Seigneur l'a placée et exaltée dans un tel degré d'excellence et de splendeur. Il ne semble pas déraissonnable de l'admettre puisque cela ne s'écarte en rien de la rectitude de la foi chrétienne. Que l'on considère surtout le point de départ quand elle fut blessée du divin Amour, et le développement de cette vie entière et les preuves qu'on en eut au cours de longues années dans sa conduite.

Jusqu'à son dernier soupir, elle garda toute son intelligence.

Jusqu'au jour qui précéda sa mort, bien qu'elle n'eût plus de pouls, elle ne resta pas une demi-heure sans parler, ainsi que le rapportent plusieurs personnes d'autorité parmi ses intimes et ses fils spirituels qui étaient présents.

.....

Ce bienheureux trépas eut lieu l'an mil cinq cent dix, le quatorze de septembre à la sixième heure de la nuit, peu avant l'heure à laquelle elle avait accoutumé de communier 1.

Beaucoup de personnes eurent des visions diverses en cette heure même où elle montait aux cieux. Il semblait que toutes parlaient d'une même voix et que toutes avaient été présentes. Qui dormait fut éveillé, qui veillait fut averti, qui priait reçut assurance, qui était loin et qui était près, tous disaient de même ; il y eut tant de choses perçues par toute sorte de personnes qu'il serait trop long de les raconter.

Quant à son confesseur, il n'eut de toute cette nuit et de tout le jour suivant aucune nouvelle. Le surlendemain il voulut célébrer une messe des morts pour elle en particulier, mais il n'y put jamais


i. Comme on l'a noté plus haut il semble bien qu'on doive comprendre : le 15 septembre à Six heures du matin....

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réussir mais seulement en général. Le jour qui suivit, il lui arriva de célébrer une messe de plusieurs martyrs, sans penser aucunement à cette bienheureuse dame. Quand il commenca de réciter l'introït qui dit : Le salut des justes est dans le Seigneur, en cet instant il fut tout remué en esprit. Tout le martyre de la bienheureuse lui fut montré ; à chaque parole qu'il prononçait, il lui était donné à connaître que tout s'adaptait au martyre qu'elle avait subi. L'épître disait : les âmes des justes sont dans la main de Dieu, et l'évangile : gardez-vous du levain des pharisiens ; et chaque mot semblait le blesser au coeur de dévotion et de compassion et il fut contraint de pleurer si impétueusement qu'il crut ne pouvoir achever la messe. L'abondance des larmes l'empêchait de lire et l'attendrissement de son coeur sur un tel martyre, de prononcer les paroles. Mais en même temps qu'il pleurait, jaillissaient en lui une joie intérieure et un grand contentement des dispositions divines et du repos qu'elle avait.

Tous ceux qui entendaient cette messe (c'étaient de nombreux dévots de la bienheureuse Catherine) furent contraints de pleurer, ce qui jeta ce confesseur dans le saisissement et la stupeur et c'est à grand'peine qu'il acheva la messe. Celle-ci finie, il fut forcé de pleurer à part soi pendant une demi-heure avant de pouvoir réjouir un peu son coeur. Mais à partir de ce moment, il n'eut plus aucune tristesse, il lui reste dans l'esprit une vue claire et nette de la grandeur du martyre de cette dame élue; tout ce qu'il avait vu des yeux du corps et appris par longue expérience ne lui paraissait presque plus rien en comparaison de ce qu'il en comprenait désormais. Si Dieu ne l'avait secouru par cette vision, il serait mort de douleur.


Suivent des apparitions et paroles surnaturelles aux intimes de la sainte et à d'autres. Ces récits manquent au ms. D et sont mal attestés, c'est pourquoi ils ne sont pas reproduits dans la présente traduction.

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CHAPITRE LII DE SA SÉPULTURE ET COMMENT LE CORPS S'EST CONSERVÉ DANS BEAUCOUP D'HUMIDITÉ ET DE CORRUPTION ; BEAUCOUP FURENT EXAUCÉS ET UNE DAME FUT GUÉRIE ; ELLE AVAIT ORDONNÉ QU'ON LUI OUVRIT LE CŒUR ET CE NE FUT PAS FAIT.


Le corps de cette bienheureuse fut enterré dans l'église du grand hôpital de la cité de Gênes, où elle s'était consacrée au service des malades durant de longues années. Il fut d'abord déposé provisoirement dans un cercueil de bois le long d'un mur sans qu'on eût remarqué qu'il y avait dessous une conduite d'eau, et il resta là environ dix-huit mois. Après quoi la fosse se rompit et le cercueil s'ouvrit. On découvrit qu'à cause de l'humidité, les vers s'étaient multipliés ; il y en avait beaucoup, blancs et gros, dans l'étoupe qui garnissait le cercueil et cependant pas un seul ne s'était mis sur le saint corps. On le trouva entier de la tête aux pieds sans lésion aucune et la chair, quand on la palpait, paraissait au toucher une chair desséchée et non consumée.

Quand on ouvrit la fosse, il accourut beaucoup de monde pour voir ce saint corps ainsi conservé et il fut nécessaire de l'exposer en public pendant huit jours de suite, et il fut enfermé dans une chapelle afin qu'on pût le voir mais non le toucher parce qu'on avait dérobé un ongle. Tout le monde s'étonnait en voyant que tous les linges qui avaient enveloppé le saint corps et de même le cercueil de bois étaient pourris et gâtés, alors que le saint corps restait intact et sans aucune tache ; à l'endroit du coeur, la peau était encore rouge, en signe de l'amour brûlant qu'il avait porté en soi. l.e reste du corps était jaune, comme on l'a dit plus haut, de façon que chacun voyait clairement que tout était oeuvre divine.

Beaucoup furent exaucés pour s'être recommandés à elle. Entre autres, il y eut une dévote malade qui l'avait contemplée en vision

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la nuit précédente et lui avait demandé la grâce de la santé. La plus grande partie de l'année, elle était incapable de se mouvoir à cause de son mal, et en ce temps même elle gardait le lit, sa maladie s'étant fort aggravée. Elle se fit porter à l'église tout près du saint corps et, prenant de ces linges moisis qui entouraient le corps, elle les appliqua à l'endroit douloureux en se recommandant à cette bienheureuse. Au même instant, elle fut guérie et elle s'en retouma seule et sans l'aide de personne à sa maison. Elle garda pour la faveur reçue tant de dévotion à la bienheureuse que chaque année au même jour elle faisait chanter une messe de Notre-Dame et elle disposa par testament qu'il en serait fait ainsi après sa mort à perpétuité.

Cette bienheureuse Catherine est en grande dévotion, à cause de sa sainte vie enrichie et illuminée de tant de grâces extraordinaires dont elle fut habituellement favorisée pendant trente-six ans environ, et pour avoir enduré avec tant de patience un martyre si long, si pesant, si cruel. A quoi s'ajoute que son corps, après avoir été tant de mois dans un lieu si humide et par suite plus apte à la corruption par les vers et les linges moisis et corrompus, est resté ainsi sans lésion ni corruption.

Plusieurs mois avant de mourir, cette sainte âme avait disposé et voulu, qu'après sa mort on lui ouvrirait le corps et,garderait son coeur à part. A cause du grand feu qu'elle y ressentait, elle pensait qu'il serait trouvé tout brûlé d'amour. Il serait, pensait-elle, devenu un signe et un emblème expressif, comme on le lit de saint Ignace et de beaucoup d'autres et spécialement de la bienheureuse Claire de Montefalco. Mais ses amis n'osèrent pas accomplir son dessein 1.

Après cela, ce saint corps fut déposé en lieu élevé dans un sépulcre de marbre en l'église de l'hôpital. Mais la foule des visiteurs et l'incommodité qu'ils y avaient fit qu'on le déposa dans un endroit moins élevé où il se trouve encore jusqu'en cette année I55I, comme chacun peut voir 2.


1. On peut douter que Catherine ait émis ce voeu et donné cette assurance peu en accord avec l'oubli d'elle-même et l'abandon à Dieu qui la caractérisaient.

2. Le ms. D donne une finale plus courte, f. 77v-7s, avec des variantes intéressantes.

L'une indique que le texte fut achevé en I520. La voici.

Beaucoup de personnes qui se sont recommandées à elle ont été exaucées. Et ainsi ce saint corps reste en grande dévotion à chacun, en considération de sa sainte vie accompagnée de tant de grâces particulières devenues habituelles pendant trente-cinq ans environ, pour finir par un si grand marty-re avec tant de patience et une incroyable charité.

A voir ce corps ainsi conservé intact, tout comme au moment de la sépulture, sans vers ni odeur (sauf un faible relent) chacun s'étonnait. Surle coeur la peau était encore rouge, signe de l'amour qu’elle y avait toujours porté ; tout le reste du corps était jaune.

Il y a déjà dix ons qu'il demeure dans cettc intégrité. Il se trouve élevé dans un tombeau

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Maintenant ceux qui ont vu et approché de longues années ces opérations miraculeuses intérieures et extérieures et qui en acquirent une claire expérience par les soins qu'ils ont eu d'elle, quand ils considèrent que tout ce qu'on peut dire et écrire de ces choses surprenantes n'est rien à côté de ce que fut la réalité, ils sont tentés de déchirer ou jeter au feu ce qu'ils ont écrit.

Ce qui les touche surtout, c'est que la pauvreté et l'étroitesse des mots ne donnent rien ou presque rien à comprendre. Mais pour satisfaire au désir de quelques personnes pieuses, le Seigneur Dieu a permis, pour le salut des âmes, qu'un si grand trésor ne soit pas tenu caché.

Il nous reste à prier ce miséricordieux Seigneur que par l'intercession de cette âme bienheureuse, il nous accorde l'abondance de son amour, afin que tous nous puissions croître de vertu en vertu et enfin aller jouir de l'éternelle béatitude avec celui qui règne aux siècles des siècles.

S'ACHÈVE LA VIE DE LA NOBLE DAME CATHERINETTE ADORNO


de marbre, placé dans un cercueil de bois, dans l'église susdite. Beaucoup de personnes lui ont grande dévotion, souvent leurs prières ont été exaucées, et cette dévotion continue de s'accroitre principalement chez eux qui l'ont connue.

A celui qui a pu voir pendant quinze ans environ ce qui s'est opéré en elle et a pu le connaître par expérience intérieure et extérieure, il apparait que tout ce qu'on en dit n'est rien en comparaison de la réalité ; voyant ensuite ce qui en est écrit, il lui est venu l'envie de tout déchirer. Il lui semble que les mois si faibles et si pauvres dont il s'est servi en écrivant ne peuvent rien faire comprendre. Mais Dieu a permis qu'il écrive ces choses et qu'il les conserve pour quelques âmes particulièrement éclairées.

Très chère fille, j'achève ici d'écrire cette oeuvre. Je crois qu'il y a beaucoup de fautes; j'en suis responsable ne sachant pour ma part ni écrire ni composer une oeuvre. Aussi me pardonnerez-vous si vous trouvez quelque erreur dans la manière d'écrire. En composant, j'ai écrit comme j'ai trouvé.

Je ne vous dis qu'une chose, c'est que jamais dans ma vie je n'ai pris autant de peine à quoi que ce soit que j'aie écrit. Qu'il vous plaise de prier pour l'écrivain (ou le scribe?).

- Qui est l'auteur ? Il se décrit lui-même. Pendant quinze ans environ il a été en relations intimes avec la sainte et connu tout ce que s'opérait en elle. Ce doit être Marabotto, directeur spirituel et gérant de ses affaires, de 1495 à I5I0. Il adresse son travail à une fille spirituelle, Peut-être Battistina Vernazza. Il a écrit comme il a trouvé, soit dans sa mémoire, soit plutôt dans les mémoires rédigés par lui et par d'autres témoins.

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(199 à 201 note préliminaire au Traité du Purgatoire qui formait le chapitre XLI dans la première élaboration de la Vita)


TRAITÉ DU PURGATOIRE

DE LA DITE BIENHEUREUSE DAME CATARINETTA ADORNA

COMMENT, PAR COMPARAISON AVEC LE FEU DIVIN QU'ELLE RESSENTAIT AU-DEDANS D'ELLE-MÊME, ELLE COMPRENAIT CE QU'ÉTAIT LE PURGATOIRE, ET COMMENT LES ÂMES S'Y TROUVENT CONTENTES ET SOUFFRANTES


Cette sainte âme encore dans sa chair se trouva établie dans le purgatoire du brûlant amour de Dieu. Il la brûlait toute et la purifiait de ce qu'elle avait à purifier, de façon qu'au sortir de cette vie elle pût être présentée au regard de Dieu son doux amour. Par le moyen de ce brûlant amour, elle comprenait en elle-même dans quel état se trouvent au purgatoire les âmes des fidèles pour purifier toute espèce de rouille et de tache du péché non encore effacée duIant cette vie. Elle-même, établie au purgatoire du feu divin d'amour, se tenait unie à son divin amour, satisfaite de tout ce qu'il opérait en elle ; comprenant qu'il en était ainsi des âmes qui sont au purgatoire, elle disait :


§ I. Parfaite conformité des âmes du purgatoire à la volonté de Dieu


Les âmes qui sont au purgatoire, à ce que je crois comprendre, ne peuvent avoir d'autre choix que d'être en ce lieu puisque telle est la volonté de Dieu qui dans sa justice l'a ainsi décidé. Elles ne peuvent pas davantage se retourner sur elles-mêmes. Elles ne peuvent dire : j'ai fait tels péchés et c'est à cause d'eux que je mérite de me trouver ici. Il ne leur est pas possible de dire : je voudrais ne pas avoir fait tels péchés, parce qu'ainsi j'irais tout de suite en paradis. Pas davantage : celui-là sortira d'ici avant moi. Ni dire : j'en sortirai avant lui 1.


1. Les âmes du purgatoire, livrées tout entières à l'amour, n'ont plus aucune espèce de retour sur elles-mêmes, elles sont incapables de dire je. Catherine de Gènes était arrivée à cette totale abnégation d'elle-même dès son vivant, comme elle le déclare à plusieurs reprises.

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Elles sont incapables d'avoir ni d'elles-mêmes ni des autres aucun souvenir, ni en bien ni en mal, qui puisse augmenter leur souffrance. Elles ont, au contraire, un tel contentement d'être établies dans la condition voulue par Dieu et que Dieu accomplisse en elles tout ce qu'il veut, comme il le veut, qu'elles ne peuvent penser à elles-mêmes ni en ressentir quelque accroissement de peine.

Elles ne voient qu'une chose, la bonté divine qui travaille en elles, cette miséricorde qui s'exerce sur l'homme pour le ramener à Dieu. En conséquence, ni bien ni mal qui leur arrive à elles-mêmes ne peut attirer leur regard. Si ces âmes pouvaient en prendre conscience, elles ne seraient plus dans la pure charité.

Elles ne peuvent non plus considérer qu'elles sont dans ces peines à cause de leurs péchés, cette idée n'entre pas dans leur esprit. Ce serait en effet, une imperfection en acte, chose qui ne peut exister en ce lieu où il est impossible de commettre un péché.

Pourquoi elles sont en purgatoire, cette cause qui est en elles, il ne leur est donné de la voir qu'une seule fois, au moment qu'elles sortent de cette vie, et dans la suite ne la voient plus jamais. Autrement, ce regard serait un retour sur soi.

Étant donc établies en charité et n'en pouvant plus dévier par un acte défectueux, elles sont rendues incapables de rien vouloir, de rien désirer, hormis le pur vouloir de la pure charité. Placées dans ce feu purifiant, elles y sont dans l'ordre voulu par Dieu. Cette disposition divine est pur amour, elles ne peuvent s'en écarter en rien, parce qu'elles sont incapables de commettre un péché, comme aussi de faire un acte méritoire.


§ 2, joie des âmes du purgatoire Leur croissante vision de Dieu La raison de la rouille


[2] Je ne crois pas qu'il puisse se trouver un contentement comparable à celui d'une âme du purgatoire, à l'exception de celui des saints en paradis. Chaque jour s'accroît ce contentement par l'action de Dieu en ces âmes, action qui va croissant comme va se consumant ce qui empêche cette action divine. Cet empêchement, c'est la rouille du péché 1. Le feu consume progressivement cette rouille et ainsi l'âme se découvre de plus en plus à l'influx divin.

De même un objet qu'on aurait recouvert ne peut correspondre à l'éclat du soleil, non point parce que le soleil serait insuffisant, lui qui continue de briller, mais par l'empêchement de ce qui recouvre


1. La rouille n'est pas un reste de péché, une disposition mauvaise de la volonté qui serait l'effet en l'âme des péchés qu'elle a commis durant sa vie terrestre ; c'est une souillure de l'âme, un manque de perfection, suite des péchés d'autrefois, dent la volonté s'est totalement détachée au moment de la mort.

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l'objet. Que vienne à se consumer l'obstacle qui fait écran, l'objet se découvrira à l'action du soleil ; il la subira de plus en plus à mesure que l'obstacle diminuera.

Ainsi la rouille, c'est-à-dire le péché 1, est ce qui recouvre l'âme. Au purgatoire cette rouille est consumée par le feu. Plus elle se consume, plus aussi l'âme s'expose au vrai soleil, à Dieu. Sa joie augmente à mesure que la rouille disparaît et que l'âme s'expose au rayon divin.

Ainsi l'une croît et l'autre diminue jusqu'à ce que le temps soit accompli. Ce n'est pas la souffrance qui diminue, c'est uniquement le temps de rester dans cette peine.

Quant à la volonté, ces âmes ne peuvent jamais dire que ces peines soient des peines, tant elles sont satisfaites des dispositions divines auxquelles leur volonté est unie par pure charité.


§ 3. souffrances des âmes du purgatoire La séparation d'avec Dieu est leur plus grande peine


D'autre part, la peine qu'elles subissent est si extrême qu'il n'est aucune langue qui puisse l'exprimer ni aucune intelligence qui puisse en saisir la moindre étincelle si Dieu ne la lui découvre par une grâce toute spéciale. Cette étincelle, Dieu fit à cette âme la grâce de la lui faire voir, mais je ne puis l'exprimer par la langue. Cette connaissance que Dieu m'a fait voir n'est jamais sortie de mon esprit. J'en dirai ce que je pourrai et ceux-là comprendront à qui le Seigneur daignera ouvrir l'entendement.

[3] La source de toutes les souffrances est le péché, soit originel, soit actuel. Dieu a créé l'âme toute pure et toute simple, sans aucune tache de péché et avec un instinct béatifique qui la porte vers lui.

De cet instinct, le péché originel en quoi elle se trouve la détourne. Le péché actuel, quand il s'y ajoute, l'en détourne plus encore. Plus elle s'en éloigne, plus elle devient mauvaise, puisque Dieu de moins en moins s'accorde avec elle.

Tout ce qu'il peut y avoir de bon dans les créatures n'existe que par la communication que Dieu en fait. Aux créatures non raisonnables, Dieu en fait part selon ses desseins et il ne leur fait jamais défaut.

A la créature raisonnable, à l'âme, il correspond plus ou moins dans la mesure où il la trouve purifiée de l'empêchement du péché. Existe-t-il une âme qui revienne à la première pureté de sa création, l'instinct du bonheur se découvre en elle et s'accroît aussitôt avec une telle véhémence, une telle ardeur de charité l'entraînant vers sa fin dernière, que c'est pour elle chose insupportable d'en être écartée. Plus elle en a la conscience, plus extrême est son tourment.


1. Faute de lecture de l'édition. Il faut lire, comme au ms. D : la rouille du péché, conformément à ce qui est dit huit lignes plus haut.

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§ 4. Différence entre les damnés et les âmes du purgatoire


Les âmes qui sont au purgatoire se trouvent sans la coulpe du péché 1. En conséquence, il n'y a pas d'obstacle entre Dieu et elles, hors cette peine qui les retarde et qui consiste en ce que leur instinct béatifique n'a pas atteint sa pleine perfection.

Voyant en toute certitude combien importe le moindre empêchement, voyant que la justice exige que leur attrait soit retardé, il leur naît au coeur un feu d'une violence extrême, qui ressemble à celui de l'enfer. Il y a la différence du péché qui rend mauvaise la volonté des damnés de l'enfer ; à ceux-ci Dieu ne fait point part de sa bonté.

Ils demeurent dans cette malice désespérée, opposée à la volonté de Dieu.

[4] On voit par là que cette opposition de la volonté mauvaise à la volonté de Dieu est cela même qui constitue le péché. Comme leur volonté s'obstine dans le mal, le péché aussi se maintient. Ceux de l'enfer sont sortis de cette vie avec leur volonté mauvaise. Aussi leur péché n'est pas remis et ne peut l'être, parce qu'ils ne peuvent plus changer de volonté, une fois qu'ils sont sortis ainsi disposés de cette vie. 

En ce passage l'âme s'établit définitivement dans le bien ou dans le mal, selon qu'elle s'y trouve par sa volonté délibérée, conformément à ce qui est écrit : « Là où je te trouverai, c'est-à-dire au moment de la mort, avec cette volonté ou du péché ou de rejet et de regret du péché, là je te jugerai 2. » Ce jugement est sans rémission puisque après la mort la liberté du libre vouloir n'est plus sujette au changement. Elle reste fixée dans la disposition où elle se trouvait au moment de la mort.

Ceux de l'enfer, pour s'être trouvés à ce moment avec la volonté de pécher, portent sur eux la coulpe et la peine. Celle-là est infinie; celle-ci n'est pas aussi grave qu'ils l'ont méritée, mais ils la porteront sans fin.

Au contraire, ceux du purgatoire ont seulement la peine, puisque le péché fut effacé au moment de la mort, car ils étaient contrits de leurs fautes et se repentaient d'avoir offensé la bonté de Dieu. Aussi leur peine aura sa fini, elle va diminuant sans cesse dans le temps, comme il a été dit 3.

O misère au-delà de toute misère et d'autant plus lamentable que les hommes aveugles n'y pensent pas !


1. Vue profonde de Catherine. A la mort, tout le sensible disparaît, tout le transitoire s'évanouit. L'âme s'établit dans l'absolu. Il n'y a plus dans l'au-delà de péché véniel. C'est le refus ou le don, total et définitif l'un et l'autre. Dans l'âme au purgatoire règne la charité divine sans mélange d'aucun péché. Catherine y revient plus loin, §6.

2. Ce texte n'est pas dans l'Ecriture sainte ; Ce pourrait être une accomodation d'Ézéchiel, 24, 14.

3. Selon Catherine, la peine diminue, non en intensité mais seulement en durée, à mesure qu'en approche de la délivrance.

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§ 5. Dieu montre sa bonté même envers les damnés


Ce châtiment des damnés n'est pas infini en quantité. La raison en est que la douce bonté divine étend le rayon de sa miséricorde jusqu'en enfer.

En effet, l'homme décédé en état de péché mortel mérite un châtiment infini et pour un temps infini. Mais la miséricorde de Dieu a disposé que seul le temps serait sans fin, et les peines limitées en quantité. En toute justice il aurait pu leur infliger une peine plus grande qu'il ne fait.

Oh ! quel est le danger du péché commis par mauvais vouloir ! C'est à grand'peine que l'homme s'en repent, et tant qu'il n'en a pas de repentir, le péché demeure et ce péché continue aussi longtemps que l'homme reste dans la volonté du péché qu'il a commis ou dans celle de le commettre.


§6. Purifiées du péché, c'est avec joie que les âmes du purgatoire s'acquittent de leurs peines


[5] Mais les âmes du purgatoire tiennent leur volonté en tout conforme à celle de Dieu. En conséquence, Dieu s'accorde avec elles dans sa bonté et elles demeurent contentes (quant à leur volonté) et purifiées de la coulpe du péché originel et du péché actuel.

Ces âmes sont rendues aussi pures que Dieu les a créées. Quand elles sortent de cette vie contrites de tous les péchés qu'elles ont commis, les ayant confessés et animées de la volonté de ne les plus commettre, Dieu les absout aussitôt de leur coulpe et il ne reste plus en elles que la rouille du péché. Elles s'en purifient ensuite dans le feu par la souffrance.

Ainsi purifiées de toute coulpe et unies à Dieu par leur volonté, elles voient Dieu clairement, selon le degré de connaissance qu'il leur accorde l ; elles voient aussi de quelle valeur il est de jouir de Dieu et que les âmes sont créées précisément pour cela.


§ 7, De quel violent amour les âmes du purgatoire aspirent à jouir de Dieu Exemple du pain et de l'affamé


Elles éprouvent de plus une confortnité si unifiante à leur Dieu, cette conformité les tire vers lui avec une si grande force par l'instinct


I. Il ne s'agit pas de la vision face à face réservée au ciel, mais d'une connaissance plus claire que sur terre, puisqu'il n'y a plus de passion ni de perception ou souvenirs sensibles pour en troubler la netteté.

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de nature qui existe entre Dieu et l'âme 1 qu'on ne peut donner aucun raisonnement, aucune comparaison, aucun exemple qui puisse expliquer assez cette chose au degré où l'âme la ressent dans son opération en elle et par son expérience intime. J'en donnerai cependant un exemple qui se présente à mon esprit.

[6] Supposons qu'il n'y eût dans le monde entier qu'un seul pain pour enlever la faim à toute créature ; supposons de plus que rien qu'à voir ce pain les hommes en seraient rassasiés.

Étant donné que l'homme, à moins d'être malade, a l'instinct naturel de manger, s'il vient à ne plus manger, tout en étant préservé de maladie et de mort, sa faim grandirait continuellement puisque son instinct de manger ne diminuerait jamais.

Il sait que ce pain est seul capable de le rassasier ; s'il ne peut l'avoir sa faim ne s'en ira pas, il restera dans un tourment intolérable.

Plus il s'en approche sans arriver cependant à le voir, plus aussi s'allume le désir naturel que son instinct ramasse tout entier sur le pain en quoi se trouve tout contentement.

S'il savait avec certitude que jamais il ne lui sera donné de voir ce pain, à ce moment l'enfer s'accomplirait pour lui ; il serait dans l'état des âmes damnées qui sont privées de toute espérance d'arriver jamais à voir le pain qui est Dieu leur vrai Sauveur.

Mais les âmes du purgatoire ont l'espérance de contempler le pain et de s'en rassasier pleinement. Par suite, elles souffrent la faim et restent dans leur tourment aussi longtemps qu'elles sont retenues de se rassasier de ce pain, Jésus-Christ, vrai Dieu Sauveur, notre Amour.


§ 8. L'enfer et le purgatoire font connaître l'admirable sagesse de Dieu


[7] De même que l'esprit net et purifié ne se connaît aucun lieu de repos sinon Dieu même puisqu'il a été créé à cette fini, de même l'âme pécheresse n'a de place nulle part sinon l'enfer puisque Dieu le lui a destiné pour sa fini.

C'est pourquoi au moment même où l'esprit est séparé du corps, l'âme se rend au lieu qui lui est destiné, sans autre guide que la nature même de son péché, au cas où l'âme se détache du corps en état de péché mortel.

Si l'âme ne trouvait pas à ce moment même cette destination qui procède de la justice divine, elle serait dans un enfer pire que l'enfer même. La raison en est que l'âme se trouverait hors de cette disposition divine qui n'est pas sans une part de miséricorde, puisque la peine


I. Idée plus d'une fois énoncée par Catherine. Il y a entre Dieu et ses créatures spirituelles une conformité de nature et surnaturelle qui les attire vers lui, si elles n'y mettent obstacle par le péché. On se rappelle S. Augustin: « Tu nous as faits pour toi, Seigneur...»

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infligée n'est pas aussi grande qu'elle le mérite. Aussi l'âme, ne trouvant aucun lieu qui lui convienne davantage ni lui soit moins douloureux, Dieu l'ayant disposé ainsi, elle se jette d'elle-même en enfer puisque c'est là sa place.

Il en est de même du purgatoire dont nous parlons. Séparée du corps, l'âme qui ne se trouve pas dans cette netteté dans laquelle Dieu l'a créée, voyant en elle l'obstacle qui la retient et sachant qu'il ne peut être enlevé que par le moyen du purgatoire, elle s'y jette aussitôt et de grand coeur.

Si elle ne découvrait ce moyen disposé par Dieu pour la débarrasser de cet empêchement, à l'instant se formerait en elle un enfer pire que le purgatoire, parce qu'elle se verrait empêchée d'atteindre sa fin qui est Dieu. Cela est pour elle d'une telle importance qu'en comparaison le purgatoire est comme rien, quoique, comme il a été dit, le purgatoire est semblable à l'enfer. Mais c'est en comparaison qu'il est comme rien.


§ 9. Nécessité du purgatoire


[8] J'ajoute encore ceci que je vois. De la part de Dieu, le paradis est ouvert, y entre qui veut. C'est que Dieu est toute miséricorde, il reste tourné vers nous, les bras ouverts pour nous recevoir dans sa gloire.

Mais je vois d'autre part comment cette divine essence est d'une telle pureté et netteté, au-delà de tout ce qu'on pourrait imaginer, que l'âme qui aurait en soi une imperfection aussi légère qu'un fétu minuscule, se jetterait en mille enfers plutôt que de se trouver avec cette tache en présence de la majesté divine.

Aussi voyant que le purgatoire a été fait pour lui enlever ces taches, elle s'y jette. Elle voit que c'est là une grande miséricorde pour elle que ce moyen d'enlever cet empêchement.


§ 10. Comme le purgatoire est chose terrible


De quelle gravité est le purgatoire, ni la langue ne le peut expliquer, ni l'esprit le saisir. Je ne vois que ceci : que les tourments y égalent ceux de l'enfer. Néanmoins, je vois que l'âme qui découvre la moindre tache d'imperfection le reçoit, selon ce qui a été dit, comme un bienfait qui lui est accordé. Dans un certain sens, elle le tient pour rien en comparaison de cette tache qui arrête son amour.

Je vois aussi que le tourment des âmes du purgatoire consiste bien davantage en ceci qu'elles voient en elles quelque chose qui déplaît à Dieu et qu'elles l'ont contracté volontairement en agissant contre une si grande bonté, plutôt que dans nul autre tourment qu'elles

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ressentent en purgatoire. C'est qu'étant dans la grâce divine elles voient la réalité et l'importance de cet empêchement qui ne leur permet pas d'approcher de Dieu.

[9] Tout ce qu'on vient de dire, qu'est-ce en comparaison des évidences qui me sont données dans mon esprit (pour autant que j'en ai pu concevoir dans cette vie) ? Devant de telles extrémités, toute vue, toute parole, tout sentiment, toute imagination, toute justice, toute vérité, tout cela n'est pour moi que tromperies et choses de néant.

Je reste confuse, faute de pouvoir trouver des expressions plus fortes.


§ Il. L'amour de Dieu qui attire les âmes saintes et l'empêchement qu'elles trouvent dans le péché sont les causes des tourments du purgatoire


Je vois entre Dieu et l'âme une incroyable conformité. Lorsqu'il la voit dans cette pureté où sa majesté l'a créée, il lui donne une certaine force d'attraction faite d'amour brûlant, capable de la réduire au néant, tout immortelle qu'elle soit.

Il la met dans un état de si parfaite transformation en lui son Dieu, qu'elle se voit n'être plus autre chose que Dieu. Il la tire continuellement à lui, il l'embrase, il ne la laisse pas jusqu'à ce qu'il l'ait menée à cet être divin dont elle procède, c'est-à-dire à cette pureté dans laquelle il l'a créée.

L'âme se voit, par une vue intérieure, ainsi tirée par Dieu avec un tel feu d'amour. Alors, sous l'ardeur de cet amour embrasé de son doux Seigneur et Dieu qu'elle sent rejaillir en son esprit, elle se liquéfie tout entière.

A la lumière divine, elle voit comment Dieu ne cesse pas un instant de la tirer vers lui pour la conduire à son entière perfection. Il y met un soin extrême, une continuelle sollicitude ; en tout cela Dieu n'agit que par un pur amour. Mais elle-même, par cet obstacle de péché qui subsiste en elle, se trouve empêchée de se livrer à ce divin attrait, c'est-à-dire à ce regard unitif que Dieu lui a donné pour qu'elle soit tirée à lui.

Elle voit aussi combien lui est douloureux ce retardement qui la retient de contempler la divine lumière.

S'y ajoute l'instinct de l'âme impatiente d'être libérée de cet empêchement, attirée qu'elle est par ce regard unitif. Je dis que tout cela et la vue qu'en ont les âmes, est ce qui engendre en elles la peine du purgatoire.

De cette peine, si grande qu'elle soit cependant, elles ne tiennent pas compte. Elles s'occupent bien davantage de l'opposition qu'elles ont à la volonté de Dieu. Elles le voient brûler pour elles d'un extrême et pur amour. Cet amour, avec son regard unitif, les tire à soi avec une puissance extrême et sans arrêt, comme s'il n'avait autre chose à faire.

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C'est au point que si l'âme pouvait découvrir un autre purgatoire plus fort que celui où elle se trouve, elle s'y jetterait aussitôt pour se débarrasser plus vite de cet empêchement. Tant est violent l'amour de conformité entre Dieu et l'âme.


§ 12. Comment Dieu purifie les âmes Exemple de l'or dans le creuset


[10] De ce divin Amour, je vois jaillir vers l'âme certains rayons et flammes brûlantes, si pénétrants et si forts qu'ils sembleraient capables de réduire au néant non seulement le corps, mais l'âme ellemême s'il était possible.

Ces rayons opèrent de deux manières : l'une est de purifier, l'autre d'anéantir.

Vois l'or. A mesure que tu le fonds, à mesure il s'améliore. Tu pourrais le fondre au point de détruire en lui toute imperfection.

Tel est l'effet du feu dans les choses matérielles. Il y a cette différence que l'âme ne peut s'anéantir en Dieu, mais uniquement dans son être propre. Plus tu la purifies, plus aussi elle s'anéantit en ellemême et pour finir elle est toute purifiée en Dieu.

L'or, quand il est purifié à vingt-quatre carats ne se consume plus, quel que soit le feu par où tu le ferais passer. Ce qui peut être consumé en lui, ce n'est que sa propre imperfection. Ainsi opère dans l'âme le feu divin. Dieu la maintient dans le feu jusqu'à ce que toute imperfection soit consumée. Il la conduit à la pureté totale de vingt-quatre carats, chaque âme cependant selon son degré 1. Quand elle est purifiée elle reste tout entière en Dieu, sans rien en elle qui lui soit propre, et son être est Dieu.

Une fois que Dieu a ramené à lui l'âme ainsi purifiée, alors celle-ci est mise hors d'état de souffrir encore, puisqu'il ne lui reste plus rien à consumer. Supposé que dans cet état de pureté on la tienne dans le feu, elle n'en sentirait nulle souffrance. Ce feu ne serait autre chose que celui du divin amour de la vie éternelle, sans rien de pénible.


§ 13. Les âmes ont un désir ardent de se transformer en Dieu sagesse de Dieu qui leur tient cachées leurs imperfections


[II] L'âme a été créée munie de toutes les bonnes dispositions dont elle est capable, pour la mettre à même d'atteindre sa perfection, à condition qu'elle vive comme Dieu l'ordonne sans se souiller d'aucune tache de péché.


I. Le purgatoire purifie l'âme sans accroître sa charité ni son mérite.

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Mais elle s'est contaminée par le péché originel qui lui fait perdre ses dons de grâce. Elle est morte, elle ne peut ressusciter sinon par Dieu. Quand elle renaît par le baptême, il lui reste l'inclination au mal ; cette inclination la conduit, si elle n'y résiste pas, au péché actuel, par quoi elle meurt de nouveau.

Une nouvelle fois, Dieu lui rend la vie. C'est une grâce toute particulière qu'il lui fait, car elle est salie et tournée vers elle-même. Pour la ramener à son premier état telle que Dieu l'a créée, elle a besoin de ces opérations divines faute desquelles il lui serait à jamais impossible de se tourner de nouveau vers Dieu.

Quand l'âme se met en route pour retourner à son premier état, si grande est l'ardeur qui la presse de se transformer en Dieu que c'est là son purgatoire. Elle ne regarde pas ce purgatoire comme un purgatoire, mais cet instinct brûlant et entravé constitue son purgatoire.

Ce dernier acte d'amour accomplit son oeuvre, sans que l'homme y ait part. Il y a dans l'âme tant d'imperfections cachées qu'elle désespérerait s'il lui était donné de les voir. Ce dernier état les consume toutes.

Après qu'elles sont consumées, Dieu les découvre à l'âme pour qu'elle reconnaisse l'oeuvre divine accomplie en elle par le feu d'amour. C'est lui qui a consumé en elle toutes ces imperfections qui doivent l'être.


§ 14. Joie et douleur de l'âme du purgatoire


[12] Sache ceci. La perfection que l'homme croit constater en lui n'est pour Dieu que défaut. En effet, tout ce que l'homme accomplit sous couleur de perfection, toute connaissance, tout sentiment, tout vouloir, tout souvenir, dès qu'il ne le fait pas remonter à Dieu, tout cela l'infecte et le souille.

Pour que ces actes soient parfaits, il est nécessaire qu'ils soient faits en nous sans nous, sans que nous en soyons le premier agent, et que l'opération de Dieu soit faite en Dieu sans que l'homme en soit la cause principale.

Ces actes seuls sont parfaits, que Dieu accomplit et achève dans son amour pur et net, sans mérite de notre part. Ils pénètrent l'âme si profondément et l'embrasent à tel point que le corps où elle se trouve se sent brûler 2 comme s'il était dans un grand brasier qui ne s'éteindra pas avant la mort.


I. Ms. D,ib.: état. - L'édition a mis : atto, acte. Mais à la ligne suivante elle est d'accord avec le ms. pour mettre stato, état. Cette leçon est donc plus probable.

2. Ms. D, f. 51v : s'enrage (vada arrabiando) - mot fréquemment employé par Catherine et qui a été rendu par véhémence, violence. La violence de l'amour frustré de son objet divin est une rage et un feu, le feu même que subit Catherine de son vivant et qu'elle reconnût dans le purgatoire. La mention du corps dans ce texte nous avertit de la transposition du purgatoire de cette vie à celui de l'au-delà, thème général de son enseignement.

Dans tout ce passage l'édition princeps a introduit de légères additions, pour préciser la pensée de Catherine.

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Il est vrai, comme je le vois, que l'amour qui procède de Dieu et rejaillit dans l'âme cause en elle un contentement inexprimable; mais ce contentement n'enléve pas une étincelle de leur peine aux âmes du purgatoire.

Donc, cet amour qui se trouve entravé, c'est lui qui constitue leur souffrance. Cette souffrance est d'autant plus grande que plus grande est la capacité d'amour et de perfection que Dieu a donnée à chacune.

Ainsi les âmes du purgatoire ont tout ensemble une joie extrême et une extrême souffrance sans que l'une soit un obstacle pour l'autre.


§ 15. Les âmes du purgatoire sont hors d'état de pouvoir méditer encore Comment leur volonté est disposée à l'égard des bonnes oeuvres offertes ici-bas en suffrage pour elles


[13] S'il était donné aux âmes du purgatoire de se purifier par la contrition, en un instant elles acquitteraient leur dette entière, tant serait brûlante l'impétuosité de leur contrition. Car elles voient clairement la gravité de cet empêchement qui les retient de s'unir à Dieu, leur fin et leur amour.

Tiens pour certain que dans ce paiement, elles ne sont quittes d'un seul dernicr, la justice de Dieu l'ayant ainsi déterminé. Ceci vaut du côté de Dieu.

Du côté de l'âme, elles n'ont plus aucun choix personnel, aucun regard sur elles-mêmes, sans vouloir considérer autre chose que la volonté de Dieu ; elles sont ainsi établies.

Si quelqu'un en ce monde fait une aumône à leur intention et qu'ainsi la durée de leur peine soit diminuée, elles ne peuvent se retourner pour en prendre connaissance et s'y attacher. Elles abandonnent tout à l'exacte balance de la volonté divine, elles laissent Dieu tout régler à lui seul, qu'il se paie comme il plaît à sa bonté infinié.

S'il leur arrivait de penser à ces aumônes en dehors de la volonté divine, ce serait un retour sur elles-mêmes 1, elles perdraient de ce fait la vue de ce divin vouloir et cela serait pour elles un enfer.

[14] C'est pourquoi ces âmes restent attachées à tout ce que Dieu accomplit en elles, que ce soit plaisir et contentenlent ou que ce soit souffrance. Elles ne peuvent plus se détourner sur elles-mêmes, transformées qu'elles sont totalement dans la volonté de Dieu et contentes de ce qu'il décide dans son infinie sainteté.


§ 16. Ces âmes veulent être pleinement purifiées


Si une âme était présentée aux regards divins ayant encore quelque chose à purger, ce serait lui faire une grande injure, ce serait pour elle un tourment pire que dix purgatoires.


I. Ms. D, f. 51 : une propriété.

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La raison en est que ce serait pour la pure bonté et la souveraine justice de Dieu une chose intolérable. De son côté, l'âme verrait qu'elle n'a pas encore pleinement satisfait à Dieu. Ne manquerait-il qu'un clin d'oeil de purification, ce serait pour elle aussi chose intolérable.

Pour enlever ce rien de rouille, elle irait dans mille enfers (supposé qu'il lui fût accordé de choisir) plutôt que de se trouver face à la présence divine sans être totalement purifiée.


§ 17. Exhortation et reproches aux vivants


[15] Éclairée sur toutes ces choses à la lumière divine, cette âme bénie disait :

Il me vient une envie de crier avec une telle force que sur la terre tous les hommes en seraient épouvantés.

Je leur dirais : Malheureux, pourquoi vous laissez-vous aveugler à ce point par le monde? A cette nécessité si pressante où vous vous trouverez au moment de la mort, vous n'avez aucun souci de vous préparer ! Vous vous abritez tous sous l'espérance de la miséricorde divine.

Elle est si grande, dites-vous. Mais vous ne voyez pas que cette bonté de Dieu tournera à votre condamnation puisque c'est contre la volonté d'un si bon maître que vous aurez agi.

Sa bonté devrait au contraire vous forcer à faire sa volonté tout entière et non pas vous porter à la présomption de faire le mal.

Sa justice ne peut être frustrée, il faut de toute façon qu'elle soit pleinement satisfaite.

Ne t'encourage pas en te disant : je me confesserai, j'aurai ensuite l'indulgence plénière,je serai d'un seul coup purgé de tous mes péchés, et ainsi je serai sauvé.

Prends garde que la confession et la contrition, requises pour l'indulgence plénière, sont bien difficiles à réaliser. Si tu en avais conscience, tu tremblerais de terreur ; tu serais plus assuré de ne l'avoir pas que de l'avoir.


§18. Au purgatoire, les âmes souffrent volontiers et dans la joie


[17] Au purgatoire, je vois les âmes souffrir avec la vue de deux opérations.

La première, c'est qu'elles souffrent de très bon coeur leurs peines. Elles se rendent compte que Dieu leur fait grande miséricorde, considérant le châtiment qu'elles ont mérité, sachant aussi à quel point il leur est nécessaire. Si la bonté divine n'avait tempéré sa justice par

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sa miséricorde (payant pour elles par le précieux sang de Jésus-Christ) un seul péché mériterait mille enfers étemels.

Aussi subissent-elles de si grand coeur leurs peines qu'elles ne voudraient en retirer un seul carat. Elles savent que ces peines elles les ont méritées en toute justice et qu'elles sont parfaitement réglées. Par suite, elles ne se plaignent pas plus de Dieu (quant à la volonté) que si elles étaient dans la vie étemelle.

L'autre opération est un contentement qu'elles éprouvent à voir comment Dieu agit envers elles, avec quel amour et quelle miséricorde.

Ces deux vues, Dieu les imprime en elles instantanément. Puisqu'elles sont en état de grâce elles saisissent et comprennent à la mesure de leur capacité. Elles en éprouvent une immense joie, qui ne leur manquera plus ; au contraire, elle ira toujours croissant au fur et à mesure qu'elles s'approchent davantage de Dieu.

Ces âmes ne voient point cela en elles-mêmes ni par elles-mêmes ni comme quelque chose qui serait à elles, mais seulement en Dieu.

Elles s'occupent intensément de lui beaucoup plus que de leurs peines, elles tiennent celles-ci pour rien en comparaison de lui.

La moindre vue 1 qu'on puisse avoir de Dieu surpasse toute peine et toute joie que l'homme puisse avoir, mais sans leur enlever une étincelle ni de joie ni de peine.


§19. La sainte conclut son exposé sur les âmes du purgatoire en leur attribuant ce qu'elle ressent dans son âme


[17] Cette forme de purification que je vois appliquée aux âmes du purgatoire, je l'éprouve dans mon esprit, surtout depuis deux ans 2. De jour en jour je la ressens et la vois plus clairement.

Mon âme, à ce que je vois, est dans ce corps comme dans un purgatoire en tout semblable au vrai purgatoire, mais à la mesure réduite que le corps peut supporter, pour éviter qu'il ne meure.

Néanmoins cela s'aggrave peu à peu, jusqu'à ce qu'enfin mort s'ensuive.

Je vois l'esprit rendu étranger à toute chose, même d'ordre spirituel, où il pourrait trouver quelque aliment, comme serait joie, plaisir, consolation. Il est hors d'état de prendre goût à quelque chose que ce soit, temporelle ou spirituelle, ni par la volonté, ni par l'entendement,


I. Vue (vista) ne signifie pas la vision béatifique, mais toute lumière surnaturelle et intellectuelle donnée à l'âme soit en cette vie soit au purgatoire. Dès sa conversion, Catherine en fut dotée abondamment et dans un degré éminent de clarté et d'évidence.

2. Il est dommage que cette notation chronologique soit si imprécise. Cependant, comme le chapitre du purgatoire précède, dans le ms. D, le Dialogo qui lui-même s'enchaine au ch. xlvii de l'édition, lequel se date de I50I environ, « neuf ans avant la mort de cette bienheureuse », on peut placer cette déclaration de Catherine vers 1500. Ceci se confirme par le ministère de Marabotto auprès d'elle, à partir de I498 environ, nécessité en bonne partie par les scrupules dont elle fut tourmentée et qui font un élément de son purgatoire. Le purgatoire a duré beaucoup plus de deux ans; iI avait commencé plus de deux ans avant cette déclaration et il s'est prolongé peut-être jusqu'à la mort.

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ni par la mémoire. Il m'est devenu impossible de dire : je prends plus de plaisir à ceci qu'à cela.

Mon intérieur est assiégé. De toute chose qui portait rafraîchissement à sa vie spirituelle et corporelle il a été dépouillé petit à petit. Chaque fois qu'une de ces choses lui est enlevée il reconnaît qu'elle était de nature à lui donner aliment et réconfort. Aussitôt que l'esprit en prend conscience, il les prend en haine et en abomination et elles s'en vont sans aucun remède.

La raison en est que l'esprit porte en soi l'instinct de se débarrasser de toute chose qui puisse faire obstacle à sa perfection. Il s'y acharne au point qu'il irait presque jusqu'à se laisser mettre en enfer pour atteindre à son but.

Il va rejetant toute chose dont l'homme intérieur pourrait se nourrir, il l'investit de façon si subtile que ne peut passer le moindre fétu d'imperfection sans qu'il ne l'aperçoive et ne le prenne en horreur.

Quant à la partie extérieure, puisque l'esprit n'a plus de corlespondance avec elle, elle aussi est assiégée étroitement ; il lui devient impossible de se rafraîchir au gré de son instinct humain.

Il ne lui reste d'autre soutien que Dieu. C'est lui qui opère tout cela par amour et avec grande miséricorde pour satisfaire à sa justice.

Cette vue donne à l'esprit grande paix et contentement. Mais ce contentement ne diminue en rien la souffrance ni la compression qu'il subit. Jamais la souffrance ne pourrait devenir cruelle au point qu'il puisse désirer de se dégager de ce que Dieu dispose à son sujet. Il ne sort pas de sa prison, il ne cherche pas à en sortir, tant que Dieu n'aura pas accompli en lui tout ce qui est nécessaire. Ce qui me contente c'est que Dieu soit satisfait, Il n'y aurait pas pour moi de souffrance pire que de m'écarter des desseins de Dieu sur moi, tant j'y vois de justice et de miséricorde.

Tout ce qui vient d'être dit, je le vois, je le touche, mais je n'arrive pas à trouver d'expressions satisfaisantes pour le dire comme je voudrais. Ce que j'en ai dit, je le sens s'opérer en moi spirituellement et c'est pour cela que je l'ai dit.

La prison dans laquelle je me vois, c'est le monde ; la chaîne, c'est le corps. L'âme illuminée par la grâce, c'est elle qui connaît l'importance d'être retenue ou retardée d'atteindre sa fin, par quelque empêchement que ce soit. Cela lui cause une peine extrême, car elle est d'une sensibilité aiguë.

De plus, cette âme reçoit de Dieu une certaine dignité qui la rend semblable à Dieu même. Il la fait une même chose avec lui en la rendant participante de sa bonté. Et comme il est impossible qu'une peine quelconque atteigne Dieu, ainsi en advient-il des âmes qui s'approchent de lui. Plus elles s'approchent, plus aussi elles reçoivent de ce qui est propre à la divinité.

Par suite, le retardement qui atteint l'âme lui cause une souffrance intolérable. Cette souffrance et ce retard la rendent dissemblable de ces propriétés qu'elle avait de naturel, et que la grâce lui montre ;

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elle est empêchée d'y atteindre, alors qu'elle y est apte, et cela lui cause une souffrance très grande, à la mesure de l'estime qu'elle a de Dieu. Mieux elle le connaît, plus elle l'estime ; plus elle est dégagée du péché, mieux elle le connaît. A mesure aussi, l'empêchement lui devient plus terrible d'autant plus que l'âme est toute recueillie en Dieu et rien ne l'empêche de le connaître sans aucune erreur.

L'homme qui est prêt à se laisser tuer plutôt que d'offenser Dieu ressent la mort et en éprouve toute la peine. Mais dans le zèle que lui donne la lumière divine, il place l'honneur de Dieu au-dessus de la mort. Ainsi l'âme qui connaît les desseins de Dieu en fait plus de cas que de toute torture intérieure ou extérieure, si grande qu'elle soit.

C'est que Dieu qui opère en elle ces choses dépasse tout ce qu'on peut en ressentir ou imaginer.

L'occupation, pour faible qu'elle soit, que Dieu donne de lui-même à une âme l'absorbe en lui au point qu'elle ne peut tenir compte de rien autre. Par suite elle perd tout retour sur soi, elle ne voit plus rien en elle-même, ni dommage ni peine, elle n'en parle pas, elle n'en sait plus rien. Un instant seulement elle en a connaissance, comme il a été dit, au moment qu'elle sort de cette vie.

Finalement, tirons cette conclusion : Dieu fait perdre à l'homme tout ce qui est de l'homme, et le purgatoire le purifie 2.

SE TERMINE LE TRAITE DU PURGATOIRE


1. Ed., f. 184v Quelle proprietadi; ms. D, f. 3s : quella proprieta. Ce terme n'est pas pris ici dans le sens moral et habituel de retour sur soi, mais dans son acception philosophique ei ontologique d'aptitude essentielle. Il s'agit précisément de cette aptitude et tendance à s'unir à lui que Dieu a mise en l'àme en la créant, comme Catherine l'a dit maintes fois.

2. Conclusion de l'édition, non de Catherine. Manque au ms. D.




ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE SAINT-AUGUSTIN A BRUGES, LE 5 JANVIER 1960 POUR LES EDITIONS DESCLÉE DE BROUWER



PUBLICATIONS DE L’INSTITUT DE CIVILISATION INDIENNE

Série in-8° Fascicule 19



ÉTUDE SUR LE SIVAÏSME DU KASMIR

LA BHAKTI

Le Stavacintamani

de Bhattanarayana


Texte traduit et commenté

par

Lilian SILBURN

Publié avec le concours du Centre National

de la Recherche Scientifique

Nouveau tirage

PARIS

Éditeur : Collège de France

Institut de Civilisation Indienne

1979

Dépositaire exclusif : Diffusion E. de Boccard

11, rue de Médicis — Paris 6e



[v°]

3e éd. revue, comportant une liste de corrections et d’additions, 1979 (1re éd. 1964)

[r°]

À Anne-Marie ESNOUL.

ABRÉVIATIONS

Sauf indication contraire, les textes sanskrits cités sont édités dans les Kasmir Series of Texts and Studies, à Srinagar.

I.P.v. Isvarapratyabhijnavimarsini d'Abhinavagupta.

M.M. Maharthamanjari de Mahesvarananda avec sa glose, Parimala. Ed. Trivandrum Sanskrit Series N° 66. Traduction L. Silburn, Paris, 1968.

M.V.v. Malinivijayavarttika d’Abhinavagupta. N° 31.

P.S. Paramarthasara d'Abhinavagupta. N° 7. Traduction L. Silburn, Paris 1957.

P.T. Paratrimsika Tantra.

P.T.v. Paratrimsikavivarana, glose d’Abhinavagupta. N° 18.

S.D. Sivadrsti de Somananda avec le commentaire d’Utpaladeva. N° 54.

S.K. Spandakarika ou sûtra et

S.N. Spandanirnaya, commentaire de Kemaraja. N° 42.

S.S.v. Sivasûtravimarsini de Ksemaraja. N° 1.

Stav. Stavacintamani de Bhattanarayana avec le commentaire de Ksemaraja. N° 10. 1918.

T.A. Tantraloka d’Abhinavagupta avec le commentaire de Jayaratha.

Ut. Utpaladeva : Sivastotravali. C.S.S. Bénarès, 1902 et en 1964 même éd. The Sivastotravali of Utpaladevacharya with the sanskrit commentary of Ksemaraja, by Rajanaka Laksmana.

V.B. Vijñanabhairava. Traduction L. Silburn. Paris, 1961. Réimpr. 1976.



INTRODUCTION

LA BHAKTI DANS LE SIVAÏSME DU KASMIR

INTRODUCTION

Sa place, son rôle et ses représentants

Le terme bhakti désigne uniquement l’amour mêlé de respect et d’adoration de l’homme pour Dieu. Déjà mentionné dans les Âgama sivaïtes1, la bhakti a sa place de choix parmi les moyens les plus élevés d’atteindre Siva.

Au moment où se fonde l’école Trika avec Vasugupta, le terme bhakti ne se trouve ni dans les Sivasûtra ni dans la Spandakarika bien que celle-ci mentionne la vénération continue envers Siva (sl. 34). Quant aux sûtras, ils traitent des voies de la libération : voie inférieure de l’individu (anavopaya) qui est celle des techniques et du yoga ; voie de l’énergie (saktopaya) « qui examine par le cœur la Réalité ineffable » (II.10) et voie suprême de la pure volonté ou de Siva (sambhavopaya) dans laquelle un amour intense permet au yogin de s’élancer jusqu’à la Réalité ultime et de s’en emparer.

Bientôt les fondateurs du système Pratyabhijna, chercheurs en quête d’absolu, ne s’astreignent plus aux trois voies de réalisation et découvrent une voie nouvelle2, directe et plus simple, celle du cœur (hrdaya) ou de la Reconnaissance de soi (pratyabhijna) dans laquelle l’amour devient prépondérant, en particulier chez Utpaladeva 3.

1. Le V. B. lui consacre un verset (121), cité Stav. sl. 55 com. Inf. p. 122

2. Qui rejoint l’anupaya, voie » sans manière d’être » du Trika.

3. Le sivaïsme moniste du Kasmir, nommé Bhairavasasana ou Svatantryavada, s’étend sur trois périodes : Âgama monistes, Trika ou Spanda dont Vasugupta est le fondateur, et Pratyabhijna qu’exposent Somananda, Utpaladeva, Abhinavagupta, Ksemaraja. Il existait d’autres branches, tels Krama et Kaula, dont il ne reste pas grand’chose.

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Rares sont à date ancienne les témoignages vécus de mystiques indiens. Nous avons donc tenu à réunir les plus significatifs parmi les représentants de la bhakti au Kasmir : Bhattanarayana, Utpaladeva et Lalla, et c’est à eux que se réfèrent les pages qui suivent.

La caractéristique de leur voie d’amour est d’ignorer toute technique. Élan et spontanéité sont seuls requis de la part du mystique. En outre, cette voie ne se présente pas comme une voie parmi d’autres, mais comme la voie unique. Est-ce même une voie ? Ce serait plutôt un sentier que le mystique trace à mesure qu’il avance.

Les poèmes d’amour de Lalla et d’Utpala ne constituent pas des œuvres élaborées : les stances qu’ils improvisent ici et là selon l’inspiration, recueillies par leur admirateurs, nous ont été transmises, rassemblées au hasard. Dans ces conditions, il nous a semblé que la meilleure méthode pour pénétrer leur pensée et pour l’atteindre dans sa réalité vivante serait encore de les laisser s’exprimer à leur manière afin de mieux percevoir les profondeurs insondées de leur amour. Mais comme ces poètes ne puisent qu’à une seule source, l’amour, et ne disent et ne redisent qu’une chose, l’amour, nous n’avons pu éviter la monotonie qui accablera celui qui n’a jamais connu la bhakti.

Bhattanarayana

De lui nous ne savons rien, exception faite des noms de membres de sa famille : son grand-père se nommait Paramesvara et son père Aparajita1.

Postérieur à Vasugupta dont il était peut-être le disciple direct, il vivait probablement au début du règne de Avantivarman, roi du Kasmir (855 à 883), c’est-à-dire au temps de Kallata et de Somananda, dans la seconde moitié du IXe siècle. Il eut lui-même comme descendants Muktakana et son frère Ramakantha, ce dernier, disciple de Utpaladeva2. Abhinavagupta le cite avec grand respect3.

L’œuvre de Bhattanarayana que nous avons ici traduite, le Stavacintamani, eut comme glossateur un disciple d’Abhinavagupta, Rajanaka Ksemaraja4, dont nous suivons librement le

1. Stav. sl. 3, p. 10, 1. 6.

2. Voir à ce sujet J. C. Chatterjee, Kashmir Shaivaism. K. S., p. 40.

3. Dans son commentaire à l’I. P. d’Utpaladeva, I. II, vol. I, p. 51.

4. Nous nous étendrons sur les œuvres de ce commentateur prolifique dans notre introduction à sa glose aux Sivasûtra.

commentaire en nous inspirant du contenu, tout en supprimant les redites, et y ajoutant à l’occasion nos propres éclaircissements et interprétations.

Les versets présentent une ordonnance interne que le lecteur pourra dégager à l’aide des quelques indications que nous donnons d’après Ksemaraja.

Le thème qui revient dans ce poème et que pose déjà le premier sloka est l’union de Siva et de son énergie (sakti) ou, plus précisément, des deux pôles complémentaires prakasa et vimarsa dont on trouvera plus loin une explication.

La langue de Narayana est concise, les mots à plusieurs significations y foisonnent ; les vers aux assonances raffinées contiennent des jeux de mots subtils et par cela même intraduisibles. Le poème est intitulé Stavacintamani, joyau à la louange de Siva. On peut se demander si le poète n’a pas composé ces stances au sortir de l’extase après avoir plongé dans les mers profondes pour en rapporter la perle inestimable de l’Amour.

Utpaladeva

Utpaladeva, connu encore sous le nom de Utpalacarya, vivait à la fin du IXe siècle et au début du Xe. De lui nous savons peu de choses1 : fils spirituel de Somananda — fondateur de l’école Pratyabhijna —, il eut pour condisciple Padmananda et fut le père de Vibhramakara. Il n’était donc ni célibataire ni moine errant (sanyasin). Abhinavagupta qui commenta ses œuvres avec vénération eut pour maître un de ses disciples, Laksmanagupta.

À la fois mystique de génie, puissant métaphysicien, fin psychologue et, par surcroît, grand poète, Utpala fut à côté d’Abhinavagupta la figure la plus marquante et la plus audacieuse de l’école Pratyabhijna.

Ses œuvres philosophiques2 sont caractérisées par une analyse pénétrante basée sur l’expérience — et quelle expérience ! celle du jaillissement spontané de la liberté qui mène à l’identification avec Dieu. Rares sont les êtres qui eurent aussi intensément que lui le sentiment de la Réalité sans le moindre intermédiaire et la possédèrent, libre et nue, dans son éternelle fraîcheur.

Son poème d’amour, la Sivastotravali, se présente comme un recueil de vers épars dont Sri Rama et Adityaraja firent un

1. Cf. Introduction à l’I. P. v, vol. II. K. S., 1921, de Madhusudan Kaul Sastri.

2. Dont certaines sont perdues. Nous possédons encore l’Isvarapratyabhijnakarika ou sûtra, un commentaire sur la Sivadrsti de Somananda, les trois Siddhi et leurs vrtti (K. S.).

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volume après sa mort et que Vivanatha divisa en vingt chapitresl. À l’exception des portions XIII et XIV écrites en toute lucidité d’esprit, les autres furent composées lors d’une période d’exaltation intense et de folie mystique.

Ce poème est le plus beau des chants d’amour sivaïtes : ses accents sont profonds et vrais, ses intuitions originales s’expriment de façon personnelle. Son style simple et touchant ne manque ni de mystère ni d’humour. Pourtant, comme les mots y sont des allusions indiquant des réalités spirituelles plutôt que des images ou des concepts, la traduction en est particulièrement malaisée.

Lalla

Nommée Lallesvari par les sivaïtes et Lal Didi ou Ded par les Musulmans, cette yogini vivait au Kasmir entre 1300 et 1400 et fut contemporaine du grand sufi Sayyid « Ali Hamadani2 qui convertit le Kasmir à l’Islam en 1380.

Lalla appartenait à la religion sivaïte, mais il est possible qu’elle ait subi l’influence du sufisme et qu’elle ait connu de célèbres sufi éclectiques comme Sayyid et Amir Shamsa'ddin'Iraki, Nuru » — ddin shah que les hindous eux-mêmes vénèrent sous le nom de Nand Rishi Sahazananda. Son guru qui se nommait Sad Mol n’était pas sivaïte. Bientôt Lalla dut dépasser le stade mystique où il se trouvait lors de leur rencontre3.

Mariée dans une noble famille kasmirienne, chassée par sa belle-mère, Lalla errait en ascète, chantant et dansant entièrement nue, dit-on. Lorsqu’on lui reprochait son indécence, elle répondait que seuls sont des hommes ceux qui craignent Dieu et, vu leur nombre restreint, il ne valait guère la peine de se vêtir. Mais, un jour, apercevant au loin Sayyid « Ali, elle s’enfuit et se cacha dans le four d’un boulanger en criant « j’ai vu un homme ».

Musulmans et Hindous récitent à l’envi aujourd’hui encore ses quatrains en ancien kashmirien pleins d’un charme étrange et si musicaux. Son style est simple, direct, concis et familier ; ses images tirées de la vie journalière. Lalla ne se soucie ni d’abstraction ni de doctrines philosophiques ; elle se contente de nous

1. Sivastotravali by Utpaladevacharya with the Commentary of Ksemaraja, Chow-khamba Sanskrit Series 1902, Benares. Les informations sont fournies par Ksemaraja dans la glose du sl. 1, p. 1. Le chapitre XIII est le seul qui ait été traduit par Durgaprasad Kachru sous le titre : Utpala, the saint mystic of Kashmir. Poona, 1945. Nous publierons bientôt la traduction de ce poème que le Swami Lakshman Brahmacarin réédite avec corrections.

2. Cf. préface de Sir Richard Temple, p. 2.

3. D’après le Swami Lakshman qui nous a aidée dans nos traductions.

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faire part de ses propres expériences mystiques et, sur ce plan, ses quatrains se présentent comme une autobiographie.

Elle illustre aussi de façon pittoresque et vivante les croyances des philosophes sivaïtes de son temps et c’est pourquoi sa popularité n’a nullement faibli au cours des siècles, ni auprès des pandit ni auprès des masses musulmanes. Sa poésie, expression si spontanée de son être, reste en contact avec la vie sous toutes ses formes : vie divine, vie des yogin, vie humaine en général et en particulier la vie quotidienne du Kasmir au XIVe siècle.

Aucun manuscrit authentique de ses œuvres n’est parvenu jusqu’à nous, mais il existe plusieurs collections incomplètes et qui ne concordent pas toujours entre elles. Nombreux sont les pandit qui ont conservé en mémoire ses stances qu’ils récitent volontiers. Sir George Grierson et le Dr. L. D. Barnett les traduisirent et publièrent en 1920 sous le titre « Lallavakyani or wise sayings of Lal Ded, a mystic poetess of ancient Kashmir » 1.

Citons encore les noms de deux poètes Sivaites : Jagaddhara Bhatta et Mahesvarananda. Le premier, célèbre sous les noms de Jagadar et de Mahakavi, vivait au Kasmir il y a environ cinq cents ans. Il composa la Stutikusumanjali2, poème d’un millier de vers à la louange de Siva. Sa vie spirituelle n’a ni la profondeur ni la spontanéité de celles d’un Utpala ou d’une Lalla ; néanmoins son poème mériterait d’être étudié et traduit à cause de sa grande beauté et des qualités de sa forme : subtilité extrême, ornementations verbales, jeux brillants, délicates allusions et nombreuses allitérations qui témoignent d’une virtuosité technique et d’un talent éblouissant.

Mahesvara ou Goraksa, disciple de Mahaprakasa, est un poète du sud de l’Inde, natif du royaume de Chola et grand admirateur d’Abhinavagupta. Nous citerons quelques stances de sa Maharthamanjari3.

Lallesvari, Utpaladeva et Bhattanarayana ont un trait commun : le sentiment aigu de la présence divine. Leur poésie jaillit de leur amour et nous ramène sans cesse à la Réalité fondamentale ; parce qu’ils sont si vivants et originaux, ils nous font partager

1. Royal Asiatic Society. Vol. XVII. Cf. « The word of Lalla the prophetess being the sayings of Lal Ded or Lal Diddi of Kashmir «. Sir Richard Carnac Temple. Cambridge, 1924. Rajanaka Bhaskara a fait une libre traduction de ses « dires » en vers sanscrits. Cette traduction de 60 sloka est éditée avec la version originale en Kasmiri dans la K. S. sous le titre Lallesvari vakyani. Nous avons suivi tantôt une édition, tantôt l’autre, la version Grierson étant la meilleure. Il existe aussi une traduction anglaise de S. N. Charagi, Srinagar, contenant quelques quatrains inédits de Lalla.

2. Ed. Sivabhaktigranthamala, Bénarès.

3. Ed. T. Ganapati Sastri. Trivandrum Series. LXVI, 1919.

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leurs émotions : luttes, souffrances, ivresses, folie et quelque peu leur émerveillement. Contrairement à tant de bhakta, ils n’ont rien de solennel ; nous verrons le plaisir qu’ils prennent à s’élever contre les coutumes et les croyances respectées de tout temps dans l’Inde : ils raillent les pratiques des ascètes et des yogin ainsi que les diverses marques d’ostentation, et fuient la considération des hommes. Sens de l’humour et ironie émaillent leur profonde poésie qui, ne s’attachant qu’à l’essentiel, se rit de l’accessoire.

Pour être complète, cette étude aurait dû donner quelques précisions sur le milieu où vécurent ces poètes en insistant sur la force et la richesse du courant mystique qui déferla sur le Kasmir du IXe au XIIe siècle. Mais ceci déborde de beaucoup le cadre de cet essai1. Nous nous contenterons donc de présenter par un commentaire aussi discret que possible quelques-unes parmi les plus belles stances d’amour de l’ancien Kasmir2.

Les différents visages de Siva

« Hommage à Sambhu qui revêt des aspects merveilleux et divers : magicien, Tu es véridique ; caché, Tu es patent ; subtil, Tu assumes l’apparence de l’univers ! » Utpala. II. 12.

Bhairava, Paramasiva, sont les noms que les sivaïtes kasmiriens donnèrent à l’absolu, au Tout indivisible (nikhila). Mais à côté de cette pure Conscience indicible, ils firent place à un aspect personnel du Dieu lié à sa manifestation et qu’ils nommèrent Siva, Mahevara, Sankara, Bhagavan, Isa, Sambhu, etc., le Seigneur à la fois transcendant et immanent auquel s’adresse la vénération des fidèles.

Le Sivaïsme d’un Narayana et d’un Utpaladeva se présente

1. Notre intention est de dégager dans un travail d’ensemble sur la mystique kasmirienne la place et le rôle de la bhakti dans le système Bhairava, d’étudier ses rapports avec les pratiques religieuses et de comparer cette bhakti aux autres formes de dévotion répandues dans l’Inde : Bhagavata, Visnouisme et Sivaïsme du Sud. Sur la bhakti dans les divers systèmes de l’Inde, voir l’étude de A.-M. Esnoul : « Le courant affectif à l’intérieur du Brahmanisme ancien », Bulletin de l’École Française d’E. O., XLVIII, Fas. 1. Paris, 1956. Sur le Sivaïsme du Kasmir en général, cf. nos ouvrages : Paramarthasara d’Abhinavagupta et sa traduction, éd. de Boccard, 1957, et le Vijnanabhairava, Introduction et traduction, 1961.

2. On trouvera ici de nombreuses citations sans référence à un auteur ou à une œuvre ; elles concernent toutes la Sivastotravali d’Utpaladeva.

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d’abord comme une mystique qui ne se laisse pas enfermer sous les dénominations philosophiques : monisme, dualisme, panthéisme. S’efforçant de se tracer une route entre deux écueils, le Dieu personnel du dualisme théiste1 et l’absolu impersonnel de certains vedantin, il a découvert le Dieu d’amour, réalité vivante douée d’une libre énergie, rejoignant ainsi la religion populaire de l’antique Sivaïsme.

Comme les dualistes, mais sans être dualiste, le sivaïte adore un Dieu dont il éprouve la présence réelle et qu’il considère en quelque sorte comme une personne : ‘Tu es la grande Personne (mahapurusa), l’unique, le refuge de toutes les personnes’ (III.14), c’est-à-dire de la première, de la seconde et de la troisième, je, tu, il. Et Utpaladeva dit encore, s’adressant à Siva : ‘Tu es la Personne suprême (adhipurusa) toujours vigilante dans un monde profondément assoupi !’ (XIV.18). Siva n’a en effet d’autre témoin que lui-même ; il ne peut jamais être un objet, car il est le Sujet même « que l’on obtient à la cime de toute cime » (11,25), le Connaisseur du connaisseur, le seul Sujet conscient2.

Mais si le mystique kasmirien rejoint ainsi le partisan de la non-dualité (advaita), il ne se contente pas d’un brahman impersonnel et passif comme celui de Samkara, simple prakasa 3, Lumière consciente. L’unité dans laquelle il s’absorbe est riche d’une dimension en profondeur, celle du Centre, le Je universel ou le Cœur divin, qui se révèle en une libre prise de conscience de soi appelée vimarsa ou pratyabhijna. L’importance accordée au Cœur par l’école Pratyabhijna permettait d’accueillir le Dieu en acte synthétisant prakasa et vimarsa, le Dieu de grâce aimé des fidèles.

Le Sivaïsme du Kasmir s’apparente encore au panthéisme puisque Siva est revêtu de la splendeur de l’univers, son corps étant formé de l’ensemble des sons (sabdarasi) sous son aspect de dynamisme verbal, et de l’ensemble des choses sous son aspect de dynamisme substantiel ; mais il s’en écarte parce que ce Dieu

1. Mahesvara des Sivaites Siddhanta ou Visnu des systèmes théistes et de dualisme mitigé.

2. « Si tous les êtres réduits à l’état d’objets par le Seigneur sont couverts de honte, comment donc le Seigneur pourrait-il être réduit, lui aussi, au niveau d’objet connu ? » dit Abhinavagupta. Et pourtant la Conscience universelle se manifeste librement en devenant un objet connu (jeyikaroti) sous des formes divines omniprésentes et autonomes, tels Prabhu, Siva, Isvara etc., qui n’ont pas d’existences distinctes de la Conscience. I. P., v. I. V., 15-16 et II. III. 16.

3. Il est svaprakasa, lumineux par lui-même, mais cette conscience est privée de vimarsa selon le Trika. À ce sujet cf. p. 84 n. 4 et 128.

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ineffable n’est pas seulement immanent à l’univers, il le transcende 1.

Laissant de côté les problèmes métaphysiques de transcendance et d’immanence ou celui que pose l’existence d’un Dieu personnel dispensateur de grâce dans un système qui soutient l’identité de l’homme avec Siva, nous ne ferons qu’évoquer brièvement les différents visages de Siva2 transmis par la tradition des Puiâna et des Âgama sivaïtes et que nos poètes se plurent à célébrer. Ces visages serviront de jalons à la voie d’amour divin, seul objet de notre étude.

Mayavin, magicien.

Siva apparaît d’abord comme le magicien qui engendre par son sortilège (maya) la diversité phénoménale. Peintre prodigieux, il étend sur le mur de sa propre conscience, sans instrument ni matériel, la fresque de l’univers. Il marque de son sceau (mudra) le monde entier en distinguant mâles et femelles 3. Acteur, il joue la pantomime des trois mondes4, s’identifiant aux personnages dont il assume tous les rôles ; il se laisse souvent prendre à son jeu au point d’oublier son véritable moi. À cet oubli de soi-même répond, sur le plan mystique, et pour y porter remède, la prise de conscience ou souvenance ininterrompue de soi.

Pasupati, gardien du troupeau.

Siva est encore le Dieu compatissant. Sous cet aspect il est imploré sous le nom de Pasupati, gardien des âmes asservies (pasu) qu’il protège et aiguillonne sur le chemin de la délivrance. C’est pourquoi le fidèle prend refuge en Siva-le-Protecteur.

Umapati, amant d’Uma.

Siva est le Dieu d’amour, époux bien-aimé de l’Énergie, Uma ou Parvati, qu’il tient éternellement enlacées. À cet universel amour répondent l’ivresse et la folie des cœurs aimants et fidèles.

1. En tant qu’immanent (visvamaya), Siva est à la fois prakasa et vimarsa. De la lecture des poèmes d’Utpala et de Lalla se dégage le sentiment profond de la transcendance divine. Siva inaccessible aux pensées n’est atteint que par la voie de dépassement. En réalité, le fond de leur expérience mystique c’est Paramasiva, qui n’est ni transcendant ni immanent. Cf. Lalla sl. 2, Stav. 53 et Inf. p. 76.

2. Ces symboles et mythes nous apparaîtront tels qu’ils furent vécus et interprétés par les mystiques kasmiriens.

3. XIV, 12. yoni et linga : Jaya sarvajagannyastaspamudravyaktavaibhava

4. Stav., sl. 59.

5. Image que l’iconographie indienne nous a rendue familière.

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Virupaksa, Siva indifférencié.

En tant que Virupaksa ou Trilocana, Siva possède un troisième œil : œil de feu qui consume la dualité et détruit la mort et, en même temps, œil de compassion qui rayonne de félicité et d’amour mystiques. Cet aspect du Dieu se reflète sur le plan spirituel dans l’absorption contemplative.

Dhurjati, ascète et Sivaratri, Nuit de Siva.

Siva revêt la forme de l’ascète archétype, maître du yoga et des siddhi — Kapardin, Kapalin —. Il réduisit en cendres le dieu de l’amour charnel qui, tandis qu’Il pratiquait l’ascèse au bûcher funéraire de Parvati, essayait d’éveiller en Lui l’amour pour Uma.

Mais au-delà encore, il est Bhairava, terrifiant et nu, absorbé en lui-même dans l’indifférenciation primordiale. À cet absolu ineffable, accède le renonçant qui suit héroïquement la voie du vide et du nirvikalpa, nuit obscure et douloureuse, débouchant sur la Nuit de joie indicible et d’éblouissement silencieux.

Nataraja, Roi des danseurs.

Siva est enfin le danseur cosmique qui crée et détruit l’univers par ses mouvements tantôt impétueux, tantôt frénétiques et farouches ; ou qui l’apaise par ses rythmes harmonieux. À ce ballet prend part le libéré vivant, qui danse spontanément dans toutes les activités de ce monde, se jouant avec amour de la vie en ses multiples aspects reconnus par lui comme l’expression de l’énergie divine.

À travers les millénaires, Mahesvara a été adoré comme le danseur unique qui exprime en d’innombrables danses les aspects les plus divers et les plus opposés de la Vie par les gestes (mudra) 1 de ses mains et les objets symboliques qu’elles tiennent2. Il danse avec le tambour, les grelots aux chevilles ; — héros (vira), il brandit le trident redoutable ; — ascète, oint des cendres de l’univers, avec son chignon tressé, ses serpents brillants comme des bijoux (X IV.6), sa guirlande de crânes, il porte le rosaire, la peau de tigre, un crâne en guise de bol à aumône ; — destructeur, il est armé de l’arc et des flèches, de l’épée, de la massue… ;

1. En particulier l’abhaya mudra qui délivre de la crainte et des doutes.

2. Cette description de Siva correspond à nos poèmes, mais non aux données de l’archéologie. Pour plus de précisions, cf. T. A. Gopinatha Bas, Elements of Hindu Iconographv. Madras, 1916, vol. II. I.

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gardien des troupeaux, il serre dans ses mains le lacet, l’aiguillon et le croc ; — souverain des dieux, rayonnant de gloire, il est muni de ses insignes : l’ombrelle blanche de la pleine lune et l’éventail1 de la voie lactée ; à l’aide de la Ganga qui ruisselle de sa mèche de cheveux, il asperge l’univers2 ; — mystique, il se drape dans le halo radieux de son corps cosmique, un croissant de lune dans sa chevelure et le troisième œil sur son front3.

Tel est le cadre mythologique et symbolique dans lequel les poètes kasmiriens ont intégré leur conception de l’amour divin.

1. Éventail à queue de cheval.

2. Utp. XIV, 7 et 5, 4 et 3. Cf. 17.

3. XX, 1-2.

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I. SIVA — LE — MAGICIEN (MAYAVIN)

« Hommage à Lui… qui seul possède assez de pouvoir pour faire de l’irréel le réel même ! » 1.

Seul existe Siva, lumière de la Conscience indifférenciée (prakasa) qui se manifeste sous forme de tout ce qui est. Cette lumière repose en elle-même, d’où sa béatitude ; libre, parce qu’unique, il n’y a rien dont elle dépende. Préexistant à l’espace et au temps qu’elle engendre, elle est omniprésente et éternelle. Elle contient tout, pas un atome n’existe hors d’elle.

Résidant dans notre cœur en tant que Sujet universel, elle illumine notre vie, nos démarches psychiques et nous permet de percevoir le monde externe ; sans elle nous serions insensibles, aveugles et aucune expérience ne serait possible2.

C’est pourquoi Utpaladeva s’écrie : « Pour Te connaître, il n’est nul besoin d’aide ; il n’existe pas d’obstacle non plus. Tout est submergé par le flot surabondant de Ton existence ! » (XII.1). La Réalité infinie, en sa plénitude, mais sans jamais sortir d’elle-même, irradie le monde.

Si Paramasiva — conscience et félicité indivises — constitue notre substance, pourquoi ne le discernons-nous pas comme tel et sommes-nous soumis à l’illusion, à l’angoisse et aux douleurs, asservis au corps et à l’ego ? C’est que, répondent les philosophes kasmiriens, Siva est un magicien qui, par sa force créatrice et décevante, la maya, se cache lui-même à lui-même — comme l’araignée s’enroule dans sa toile. — afin de déployer son jeu prodigieux, servitude et délivrances. Il se perçoit alors comme fragmenté en d’innombrables êtres pétris d’oubli de soi, car suscitant une multiplicité, il se dérobe et masque l’unité :

« Il n’y a ni Toi ni moi, ni contemplé ni contemplation, dit Lalla, mais seulement le créateur de l’univers qui s’est perdu dans l’oubli de lui-même. Si les aveugles n’y découvrent aucun

1. Stav., sl. 60.

2. I. P., v. I. III, I stance d’introduction et II. III, 14 avec comm. d’Abhinavagupta, vol. II, p. 119, 1. 8.

3. Paramarthasara M. 32-33.

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sens, par contre les sages, ayant vu le Suprême, se perdent en Lui » (59).

S’adressant à son âme, elle gémit : « En ton illusion pourquoi as-tu sombré dans le fleuve des existences ? Ayant détruit la levée (qui permet de traverser les marécages), il n’y a plus pour toi que le bourbier des ténèbres spirituelles. Les aides de Yama (la Mort) au temps marqué t’entraîneront vers un horrible sort. Qui peut te délivrer de la peur de la mort ? » (74).

S’il est vrai qu’en Siva liberté, connaissance, félicité et amour ne font qu’un, pourtant, selon la nature du mystique, différentes attitudes prédominent : l’intuition chez le jñânin adonné à la connaissance, l’absorption contemplative à la fois bienheureuse et efficiente chez le yogin et l’amour chez le bhakta.

C’est sous ces trois chefs que nous aborderons le problème de la réalisation de Siva : dans l’acte de conscience, puis dans l’appréhension de la libre félicité et enfin dans l’amour ; trois modes d’approche de Siva voilé par l’illusion.

Conscience chez le jñânin.

La lumière consciente (prakasa), étant incolore, n’est perçue que si, projetée à travers le prisme des consciences individuelles, elle se décompose en lumières colorées distinctes. Dès qu’on cherche à s’emparer d’elle à l’aide des facultés intellectuelles, elle se fragmente en d’innombrables aspects : « Bien qu’universellement présent, le Soi ne se révèle dans le miroir de la pensée qu’en prenant pour assises les objets sensoriels » 1, dit Abhinavagupta. Toute expérience que l’on peut avoir de Siva est donc fallacieuse, le samadhi compris, Siva ne pouvant être un objet connu, lui le Sujet suprême. S’il est appréhendé en son essence, ce ne peut être que par lui-même.

Ce philosophe illustre d’une autre manière l’ineffabilité divine : « On ne peut distinguer, dit-il, dans un hymne2, les gouttes d’une averse drue sur un fond continu de ciel, mais on les perçoit avec netteté lorsqu’elles se détachent sur un fond précis tels les arbres d’un jardin, le toit d’un palais. De même le suprême Bhairava, en raison de son extrême subtilité, ne tombe jamais dans le domaine de l’expérience consciente. Si l’association au temps, au lieu, à la forme, au mouvement, à l’activité… engendre immédiatement une conscience qui est expérience (de Bhairava), ce n’est qu’en humiliant et en abaissant la véritable Conscience bhairavienne. » Il faut donc devenir identique à Siva pour le connaître vraiment.

1. P. S. 8.

2. Et qu’il cite dans son P. T., v. p. 23-24.

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Prakasa, la Lumière de la conscience qui éclaire toute chose, est évident par lui-même et source de toute connaissance. Nos poètes ne l’ignorent pas : « Ta pure Lumière surpasse en éclat le rayonnement de milliers de soleils, dit Utpala, Tu remplis l’univers entier et cependant (nulle part) Tu n’es visible1 ».

Et Narayana « Tu es celui que l’on serre dans son poing ; Tu es celui que l’on voit (d’évidence)… Où pourrais-Tu disparaître ? » (68). On a beau savoir que Siva remplit intégralement le temps et l’espace, on ne l’a pas pour autant réalisé. Il reste à le connaître de façon intuitive, intime et profonde par le cœur : « Ce qui n’est pas vraiment saisi dans le cœur, dit Abhinavagupta, est comme s’il n’existait pas, tels les brins d’herbe pour le char qui passe3 ».

On nomme vimarsa cette prise de possession de la Lumière indifférenciée (prakasa) dont elle est inséparable ; énergie vibrante et libre (spanda), c’est la conscience de la conscience, la mise à nu qui forme l’expérience mystique par excellence, réalisation immédiate et foudroyante de la présence divine qui ne laisse place à aucun doute.

Cette prise de conscience comporte deux aspects : quand elle est purement intérieure (antarvimarsa), la lumière du cœur repose satisfaite en elle-même et correspond à l’autorévélation de Siva ; on la nomme Cœur suprême, libre énergie, paravak, Verbe, intuition du Je transcendant. Elle devient prise de conscience extérieure (bahirvimarsa) ou révélation objective dès que l’agitation se manifeste et que le monde se déploie4.

En tant qu’énergie libre et toute-puissante (svatantryasakti), vimarsa fait surgir hors d’elle-même les énergies qu’elle contient encore indivises : conscience de soi (cit), félicité (ananda), volonté (iccha), connaissance (jnana) et activité (kriya).

C’est elle aussi qui par jeu distingue le sujet et l’objet à l’intérieur même de l’unité originelle (prakasa), faisant miroiter la fresque cosmique sur la muraille lisse et sans tache de cette der -

1. III. 19. Cf. Al-Hallaj : « Je leur dis : mes amis, Elle, c’est le soleil ; sa lumière est proche, mais pour l’atteindre, qu’il y a loin ! », p. 107. Et encore : « Ton image est dans mon œil, ton mémorial sur mes lèvres, ta demeure en mon cœur, mais où te caches-tu donc ? » op. cit., p. 106.

2. Cf. Stav. 56 et 85. Lalla 18 : « Pourquoi avancez-vous à tâtons comme des aveugles ? Siva est en vous. » S. N. Charagi.

3. Hrdayangamibhavena vina blatam apy abhatam eva rathyÂgamane trnaparnadivat. Paratrisikalaghuvrtti K. S., 1947, p. 3, 1. 3.

4. Pure, elle est indifférenciée, nirvikalpa ; impure, prenant appui sur un corps, des organes, etc., elle est vikalpa et obscurcie par l’illusion. Voir M. M., sl. 11 : «San hrdaya-prakaso bhavanasya kriyayam bhavati karta/Saiva kriya vimarsa svastha ksubhita ca visvavistarah // I Cf. comm. p. 34-35. Cf. Ajadapramatrsiddhi. M. M., p. 13.

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nière1 en y projetant son faisceau lumineux qui partage la lumière indivise en zones d’ombre et de clarté.

À l’aube de la manifestation, les énergies subjectives et objectives n’ont qu’un seul substrat, la pure Conscience, et une seule saveur, la félicité. Siva éprouve une tendance obscure à contempler2 un univers encore en germe, à l’image de l’œuf cosmique contenu au sein de Hamsi 3, l’énergie qui vogue sur les eaux primordiales et indistinctes.

Au stade de pure science (suddhavidyâ), Siva, ou le Soi, a pleine conscience de lui-même comme unique substrat du cosmos ; toutefois il prend plaisir aux jeux du moi et de l’univers, acceptant de cette manière une certaine limitation de l’énergie subjective par l’énergie objective4 dont il se sait le créateur ; c’est ainsi qu’un rêveur s’amuse à échafauder ses rêveries. Il n’est nullement dupe de l’énergie créatrice d’illusion (Inciyakti) qu’il dirige en maître et qui à ce niveau n’est qu’énergie autonome (socitantryakkli). Par contre à une étape ultérieure de la connaissance impure, à mesure qu’il se referme sur lui-même et se laisse guider par son complexe psycho-organique, vivant en marge du moi profond, il devient victime de cette illusion et se croit effectivement limité et impuissant. Dès qu’il se sépare du Tout, il se nomme individu (arju) et il perçoit ce Tout fragmenté en d’innombrables sujets et objets, tandis que ses propres modalités conscientes obnubilent à ses yeux l’être absolu qu’il est en son essence.

Notons cependant que jamais au cours de cette évolution le Seigneur n’a cessé de reposer en son cœur ; témoin de la fantasmagorie cosmique, il joue tel un acteur le drame de la transmigration5.

Cet abîme qui se creuse toujours davantage entre la Lumière indivise et la prise de conscience différenciée qu’engendre l’attitude extravertie propre à l’énergie créatrice d’illusion, c’est lui que nos poètes cherchent à combler. Quoique révélation, parole du maître, raisonnement et illumination leur aient appris qu’ils sont identiques à cette Lumière, ils ne peuvent découvrir l’intimité des consciences ; ou, s’ils l’ont entrevue en un éclair, ils ne savent pas en jouir de façon continue.

1. Visvavaieitryacitrasga samabhittitalopame... I. P. II. III, il. 15-16 et comm. d’Abhinavagupta.

2. Cf. pâyanti de Stav. M. I.

3. L’oie divine du sl. 8 de Bhatta.

4. 11 ne s’agit pas encore de sujet ni d’objet, mais seulement d’énergies en présence.

5. M. M. M. 22-24. Sur cette manifestation et ses étapes, voir notre Introduction au P. S., p. 27 sqq.

— 21 —

Béatitude et liberté chez le yogin.

Siva n’est pas seulement conscience (cit), il est aussi béatitude (ânanda) et liberté, ces diverses énergies ayant leur centre dans l’énergie autonome (sveitantryaîakti) 1.

Le Soi identique à Siva, et donc éternellement indépendant comme lui, baigne sans discontinuer dans un océan de félicité2.

« Ici-bas, dit Utpaladeva à Siva, rien n’est séparé de Toi. Il n’y a rien qui ne soit béatitude puisque façonné par Toi. Et cependant ne règnent en tous lieux que différenciation et douleur ! Ô demeure d’un étonnement sans pareil, je Te salue ! » (XVIII.18). Il insiste sur ce douloureux paradoxe : « O Maître, trésor de béatitude, me voici maintenant terrifié par la naissance et par la mort ; je ne suis rien d’autre qu’un réceptacle de douleurs » (XI. 14). « C’est Toi ma propre essence d’immortelle félicité, Tu es indivisible, pourtant ne subsistent en moi que les caractéristiques de la mortalité » (X.22).

Ce même poète confesse son angoisse et sa faiblesse : « Je suis ignorant, je suis pétri de souffrances, je suis épouvanté par les maux de la vieillesse et privé de forces… » 3. S’il se tourne vers l’univers, sa plainte est non moins amère : « Bien que ce monde repose toujours paisiblement dans la demeure de Ton corps, au-dedans, il ne cesse d’être consumé par le feu de la douleur… » (XVIII.5).

Les humains plongés, à cause de l’ignorance, dans les tourments effroyables du samsâra que hantent les monstres de la douleur4 sont esclaves de leurs désirs et ne font « qu’ajouter nœud sur nœud par centaines au réseau enchevêtré des naissances successives » (Lallâ, M. 6).

Lallà pleure sur son âme :… « 0 mon âme, l’attrait mensonger du monde t’est échu en partage… Pas même l’ombre de ton ancre de fer ne survivra. Hélas ! pourquoi as-tu oublié la nature du Soi ? » (67). Tout est précaire et vain : « Intégrité morale et respectabilité ne sont que de l’eau transportée dans un panier ; ou encore, le vent qu’un homme héroïque voudrait saisir dans son poing ; un éléphant qu’il prétendrait retenir à l’aide d’un seul cheveu !... » (24). Et son ignorance est invincible : “De quelle région suis-je

1. T. A. 1.67 et comm.

2. IL dit encore : « Tu remplis constamment de la douceur d’une félicité ininterrompue tous les mondes. » II. 22.

3. XI. 8. Cf. Bhatta qui constate tristement : “Je suis impuissant, j’ai perdu confiance, que vais-je devenir ?” (52).

4. Stav. 26.

-22 —

venue, et par quelle route ? Où irai-je et comment connaîtrai-je le chemin ? À la fin il me faudra payer1 et je ne possède que souffle vide !”

La cause de ses infortunes réside dans une pensée instable qu’un désir incessant harcèle : « Considère ta pensée, dit-elle, comme l’océan de l’existence » (23) ; car ce sont nos émotions multiples, nos impressions sensorielles, nos craintes et leurs remous qui nous cachent notre liberté et notre béatitude originelles. Tout arrêt à une chose limitée signifie dépendance et souffrance. La liberté, par contre, est repos définitif dans le sujet ; l’autonomie de celui-ci se rattache directement à la conscience du Soi qui reconnaît :' je suis je ». Tel est, d’après Abhinavagupta, le lieu du repos et de la parfaite liberté2. En ce lieu privilégié, fermes assises de la réalité, en cet instant décisif qui surplombe le temps, le mystique ne s’occupe que de soi en saisissant sa propre essence par un acte de libre volonté et de conscience émerveillée ; tout entier dans son acte, il est vraiment un sujet qui prend conscience de soi, non le champ où s’abattent pensées et émotions avec lesquelles il s’identifierait à tort. Il repose dans le lac d’ambroisie qui s’étale sans ride au milieu de l’océan de la connaissance.

L’amour du Soi chez le bhakta.

En sa grâce et en sa compassion miséricordieuse, Siva qui donne tout et se gaspille sans compter4 va jusqu’à offrir son âtman5. La bhakli se rattache précisément à cette manifestation de Siva en tant que l’essence des êtres, leur Soi, car si l’amour pour Siva est possible c’est que l’amour de chaque être pour soi-même est naturel, inné et irrésistible : « L’amour que l’on a à l’égard de toute chose est seulement pour l’amour du Soi ; en conséquence, le Soi, libre ou asservi, a pour essence la félicité. » 6

Déjà, avant MaheSvarânanda qui reprend ici le thème célèbre de la Brhaarahyakopanisad (IV.V.6.), Utpaladeva louait Siva en

1. Si je reçois Le Bon Conseil., c’est bien ; lire dily1 agemay tate, 41. Elle doit témoigner de son gain, mais elle n’a rien gagné, seul peut l’aider le conseil que lui donna son maître, Inf. p. 50.

2. sk. I. P., V. I. 5. 17, vol. II, p. 222, 1. 9. Cf.

p. 219 sqq. Abhinagavupta définit paràmarja comme une libre conscience et une volonté qui est aspiration à agir. II. 4. 20, vol. Il, p. 181,

I. 1 et 3.

3. Stav. 95.

4. Stav. 60.

5. Ut. XIV, 12.

6. M. M., sl. 55.

– 23 —

ces termes : “O Souverain, Tu es le Soi de tout être et tout être est attaché à son propre Soi ; ainsi Ton amour se réalise spontanément. (Cependant seul) l’homme qui l’a compris est glorifié.” 1

Ici encore se présente le même paradoxe : « Tous adorent leur Soi. Quand donc jouirai-je vraiment de cette réalisation ? » (IX.8). Mais la réponse, il la connaît « Le collier de perles de Ton amour, dit-il à Siva, est hélas ! plongé dans ma pensée impure et, bien qu’innée, la splendeur de sa gloire surnaturelle ne rayonne pas ! » (XV.15).

Ce paradoxe se ramène en définitive à constater que l’homme a la certitude d’être le centre de l’univers ; et il ne se trompe pas puisqu’il est le Soi universel. Son erreur réside en la manière dont il prétend l’être : traçant autour de soi, par amour-propre et orgueil, un cercle limité qui le coupe de la Totalité, il fait ainsi du Je cosmique (purnahanta) un ego phénoménal et fuit le Centre véritable, son propre cœur, pour vivre à la périphérie de ce cercle ; il s’étend ainsi autant qu’il le peut à l’horizontale et se laisse aller au flot d’expériences sensorielles et conceptuelles, incapable de tenir la pointe de sa pensée fixée sur le Centre.

Il n’a pourtant jamais quitté ce Centre, mais il y réside à son insu, agité et tourmenté. La bhakti se présente comme l’aspect affectif de la prise de conscience de soi (vimarsa), l’amour exclusif à l’égard du Soi étant le moyen le plus court et le plus énergique qui permette de reconnaître le Centre comme le Tout, le para pada, lieu du bonheur et de la paix. Avec la pointe ardente de son esprit (ekagra) 2, le bhakta effectuera une percée jusqu’au Centre et de là, toute droite3, jaillira la flamme d’amour ; elle brûlera le cercle artificiel et restreint qui coupait le bhakta à la fois de son moi profond et de la Totalité cosmique.

1. I. 7.

2. Voir à ce sujet Stav., sl. 15, et p. 42.

3. Vie mystique selon la pure verticale que chantent sous des formes variées les poètes du Trika : colonne, tronc, flamme (Stav.), flamme qui flambe vers le haut (M. M., É.1. 10) et que figure la montée de la kumialini. Cf. V. B., p. 35 sqq. 42, 47, 98, 193.

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II. SIVA DIEU DE GRÂCE

« Le Soi dont la merveilleuse essence est Lumière, Siva souverainement libre, par le jeu impétueux de sa liberté, masque d’abord sa propre essence puis la révèle à nouveau en sa plénitude, d’un seul coup ou par degrés. Et cette tombée de la grâce est entièrement indépendante. » Abhinavagupta (T.S.p. 7).

PASUPATI, gardien du troupeau

Siva est la providence qui pourvoit à tout ici-bas, assignant à chacun pour son bien sa place dans l’univers1 et dirigeant sa vie à son gré. L’homme n’a donc d’autre ressource que de l’invoquer par un cri : « Esprit agité, ne nourris aucune crainte en ton cœur : l’Un sans origine pense pour toi, s’occupant d’apaiser ta faim. Lance donc vers Lui l’appel du salut2. »

Dieu sauveur, Siva tire l’homme de l’océan des douleurs ; il est le cygne qui extrait des eaux impures de l’illusion le lait immaculé de la discrimination et qui, en sa bonté infinie, le distribue aux humains3.

On l’adore en tant que Pasupati, berger vigilant qui de son tejas4 incite son troupeau, égaré dans l’impasse étroite de l’égocentrisme, à prendre une orientation nouvelle : l’intériorisation qui mène au Cœur universel. L’énergie que Pasupati utilise à cette fin est l’énergie apaisée, la grâce (anugrahagakti) « qui réside éternellement dans le cœur humain » 5. Lorsque Siva se révèle en sa véritable essence, il le fait librement, quand il veut et sans dépendre des efforts ni des actes (karman), si grand est ce don généreux et gratuit : « Si au moment d’accorder Ta grâce, Seigneur, Tu prenais en considération (le mérite), ce serait juste ; mais Tu

1. Stav. 18.

2. Lallâ, M. 72.

3. Stav. 10 et 76.

4. Glaive ardent, voir Stav. 77.

5. P. T., p. 3, 1. 8. Cf. Stav. 52. La grâce nous appartient par essence, mais nous l’ignorons. Elle s’adresse à tous, cf. Stav. 45 : Siva est l’unique agent, sans Lui l’acte méritoire ne porterait pas son fruit (67).

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ne le fais jamais. En ce cas, par quelle malchance mienne retardes-Tu encore l’instant de Te révéler à moi ? » (XIII.11).

La grâce ne découle pas de qualités ou de perfections spirituelles résultant d’un travail humain ; ni la faiblesse ni l’ignorance ne mettent un terme à son action. Dans d’autres écoles1, la grâce surgit : à la disparition de l’impureté, lors du renoncement total (vairagga), quand se produit la connaissance discriminatrice de Siva, par le commerce des saints, la vénération du Seigneur ou l’étude des traités religieux2.

Mais Abhinavagupta se refuse à réduire l’action de la faveur divine à des termes de cet ordre, celle-ci ne devant rien aux circonstances ni même à la pratique des vertus3. Quant à l’instant qui convient à la grâce, c’est celui-là même où elle jaillit ; il n’en existe pas d’autre4.

Ainsi le degré d’intensité de ce don gratuit explique la voie suivie, la dévotion et le mode de connaissance, le maître spirituel rencontré et l’amoureuse absorption de l’amant, car « l’amour, dont dépend entièrement la réalisation suprême, procède lui aussi de la grâce. » 5

C’est pourquoi un Utpaladeva attend tout de la grâce : « O Adorable ! que les rayons de Ton soleil brillent jusqu’à ce que le lotus de mon cœur s’épanouisse pour T’adorer ! » (V. 8).

Siva étant unique, on ne peut aller à lui que par lui. Il est le premier à attirer son serviteur vers lui et « à le rendre digne du flot de sa propre gloire » (XIV.22). « 0 Seigneur, Ta propre volonté même m’a assigné cet éclat d’esclave. Pourquoi, en ce cas, ne me considères-Tu pas comme digne de Te contempler, ou même de masser Tes pieds bénis ? » (XIII.10).

Et cette plainte d’Utpala revient comme un leitmotiv : « 0 Maître, Ta splendeur pleine6 d’ambroisie ne luit pour moi que de temps à autre, mais qu’elle devienne plus stable7 et Tu seras adoré comme il sied. Que me restera-t-il alors à accomplir ? » (IV.8).

Ainsi on ne peut obtenir l’amour divin par un exercice quelconque, il est entièrement subordonné à la grâce ; Siva prend

1. Sivaites Pâsupata et Siddhânta qui ne relèvent pas du Trika.

2. Ajoutons encore, au moment de la convergence de deux karman alors qu’il n’y a plus ni plaisir ni douleur, l’expérience de ces actes touchant à leur fin.

3. T. A. XIII, sl. 285 ainsi que le com. du Stav. 67 qui le résume.

4. T. A. XIII, 204 sqq.

5. T. A. XIII, 285 et com. sk. Vol. VIII. Ah. XIII, p. 174.

6. Text. ointe, dighâ.

7. En effet, plus constante, la grâce pénétrerait jusqu’aux états ordinaires et pas seulement le samâdhi.

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l’initiative de la quête d’amour en accordant sa grâce : il inspire l’amour et l’amour s’éveille ; puis grâce et amour forment un cercle sans fin, l’amour appelant la grâce et la grâce l’amour : « Tu n’es satisfait, Seigneur, que par l’amour et il n’y a d’amour que si Tu es satisfait. Toi seul sais comment porter remède à ce cercle vicieux » (XVI.21).

Bhattanàràyana fait pencher la balance en faveur de la grâce : « Entres-Tu dans un cœur parce qu’il est purifié, ou est-ce Ton entrée qui le purifie ? Ainsi l’homme balance. Mais sur ce point il n’y a pas de doute : c’est Ta présence même qui purifie le cœur, ô Maître… » (117-118).

Utpala implore Siva lui aussi : « Entre ouvertement en moi, alors c’est avec fougue que j’entrerai en Toi… Ensuite je T’adorerai face à face en accédant à l’état suprême » (XVIII.20). Pourtant ce désir n’est satisfait que si grâce et amour collaborent : « Cette parcelle minime de grâce qui séjourne en Toi et cet amour qui s’est pour ainsi dire approché de moi, quand donc chercheront-ils tous deux, de concert, à s’emparer de Ton indicible essence ? » (VIII.1).

Mais n’y a-t-il pas rivalité entre grâce et bhakti ? Avec humour le poète souhaite que sa dévotion passionnément éprise de son époux, Siva, n’éveille pas la jalousie de l’épouse légitime — la liberté souveraine — et que cette dernière soit toujours satisfaite de la dévotion (XV.12).

Le mystique n’a qu’un désir, contenter Siva et l’adorer continuellement1, le premier soin de son amour étant de plaire à la Grâce : « 0 Maître, que soit toujours à ma disposition le moyen d’obtenir Ta seule faveur, ce grand banquet où l’on savoure le nectar de Ton adoration » (XVII.18).

De son côté Siva convoite (lampat ! —) la tendresse des hommes : « Gloire à Toi avide du don d’un cœur où surabonde toute la suavité de l’amour ! » (XIV.1O). Assouvi, Siva danse pour ceux qui l’aiment ardemment.

Lorsque s’unissent étroitement la satisfaction de Dieu qui exige tout de l’homme et le cœur humain, grisé d’amour et attendri par la douceur d’une intimité toujours renouvelée, amant, aimé et amour ne font plus qu’un.

1. XIX.15 et XIII, 3.

– 27 —

VIRUPÂKSA et le troisième Oeil

« Afin de rendre pur l’œil de Sapience aveuglé par l’impureté du mal de l’illusion, ô Seigneur, l’amour pour Toi est le collyre suprême. » Stav. 88.

Les Sivaites célèbrent Siva sous les noms de Tryambaka et de Virupâksa, « Siva aux yeux monstrueux », en raison de son troisième œil au milieu du front. Cet œil de feu, signe de la singularité et de l’incomparabilité primordiales, s’oppose à la vision ordinaire de l’homme égaré dans la dualité : « Sans Toi, tout l’univers doué d’une vision équilibrée découvre l’objectivité. Par contre, Toi seul, — le Souverain de cet (univers) — possèdes une vision impaire1. »

Ce même chantre dit encore : « Une goutte de Ta félicité tombe sur la terre et voici la lune. Une étincelle de Ton feu destructeur jaillit, et voilà le soleil. O Omnipénétrant, nous nous offrons en victime sacrificielle à Ton troisième Oeil, marque unique d’une grandeur indicible et surnaturelle.2 »

L’œil spirituel de l’illumination3 ouvert par l’amour et qui figure le Sujet conscient au-delà de connaissance et de connu, est ainsi célébré par Utpaladeva comme l’œil de feu4 — qui consume la dualité, embrasant le cœur d’amour divin — et comme

1. Tvadrte nikhilam visvam samadrg yâtam îksyatam /

Ivarah punar etasya tvam eko visameksanah // X. 9. L’homme abandonné à lui-même considère comme distincts le sujet et l’objet, sa vision est à double pôle (Ksemarâja glosant yâtam iksyatam par prameyam, objectivité). Lorsque sa vision se confond avec la vision divine, elle devient visama, impaire, à savoir, sans second (advaya). Le flot du Gange lui-même ne peut éteindre le feu du troisième Œil qui, dirigé vers Krtânta, le consume comme un papillon de nuit. Kusumâñjali, III. 46.

2. X. 5-6. On retrouve chez Saint-Jean de la Croix ces images rapprochées dans une même strophe ; trois manifestations de Dieu dans l’âme : étincelle qui embrase le cœur, baume qui le guérit et vin qui l’enivre (Cantique, strophe 25 et commentaire du saint) :

A zaga de tu huella

las jévenes discurren al camino

al toque de centella,

al adobado vino,

emisiones de balsamo divino.

3. Chez le bhakta, l’illumination est celle de l’amour transfigurant.

4. Nous traiterons cet aspect du troisième Œil, feu secret d’un brûlant amour, au cours de notre étude sur l’ascèse et le désir ardent, p. 39 et p. 54.

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œil lumineux d’où rayonnent amour et félicité, incomparable ambroisie 1.

La véritable bhakti, puisant sa vie dans l’ambroisie (amrta), ne livrera pas son secret tant que l’on n’aura pas compris la nature spécifique de cet abîme mystique. Sa spécificité même nous permettra en outre de distinguer, d’une part, l’émotivité sentimentale de la dévotion à double pôle sujet-objet, — pâle imitation du grand amour divin — et, d’autre part, l’amour exclusif pour Virûpâksa qui s’enracine dans l’indifférencié, se nourrit d’indifférencié et vise au seul indifférencié.

Philosophes et poètes du Svâtantryavâda comparent cet abîme à une caverne, Cœur secret et mystérieux. Bien qu’elle possède sa propre luminosité, la caverne nous demeure invisible, car « Siva éclaire perpétuellement avec la torche de son énergie cognitive1 la multiplicité des choses immergées dans l’abîme profond (mahagu) qu’est son propre Cceur 2 ».

Par cette image, Abhinavagupta veut montrer que le faisceau lumineux de la lampe que Siva promène sur le fond de pure irradiation (prakâk) découpe des formes déterminées, satisfaisantes pour l’entendement, la sensibilité et la volonté, mais qui, dès que le regard s’y attache, en cachent la profondeur. Oubliant alors la caverne et la lampe divine qui l’éclaire, l’homme s’élance de forme en forme, inlassablement, afin de s’en emparer. S’il veut découvrir la beauté de la caverne, il lui faudra changer la direction du faisceau extraverti (bahirvimar) et le centrer vers les profondeurs (antarvimar) en projetant sur elles une lumière unique afin d’appréhender le Tout infini. Tel est le désir de Bhattanârâyana : explorer l’insondable3 caverne de Siva, illuminée par le rayonnement intérieur et surnaturel qui dissipe les ténèbres de l’ignorance (12).

Si rien n’est plus mystérieux et inconcevable que cet abîme pour qui ne l’a jamais entrevu — d’où son nom de guhya, rahasya — rien n’est plus évident pour qui le découvre puisque, lumineux par lui-même, il est éternellement manifeste à tous.

C’est ce paradoxe que les mystiques du Kasmir se sont plu à mettre en lumière. Dès le début d’un ancien Tantra, la Déesse

1. Au III. 5, Utpala craignant le regard de feu qui anéantit le monde (cf. XIV. 17) n’implore de Siva que son regard pur, frais et lumineux, unique et incomparable source — comme le croissant de lune — d’une céleste ambroisie : Prakâsâm.… sasika-lâm iva/drsam vitara me nâtha kâm apy amrtahinim //

2. Mahâguhântarnimagnabhâvajâtaprakâsah / jñânasaktipradîpena yah sada tam stumah sivam // I. P., v. I. V. Stance d'introduction d'Abhinavagupta. Sur hrdguhâ voir encore Spandakârikâ, dernier vers et son commentaire par Ksemarâja.

3. La caverne est vaste et profonde, car elle contient l’univers entier.

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pose à Siva le problème fondamental : « O. Tout-Puissant ! Toi, mon propre Soi, révèle-moi cet abîme caché, l’essentiel non-caché, cette énergie qui séjourne dans le cœur et par laquelle j’obtiendrai un parfait assouvissement1 ».

Beaucoup plus tard, Mahevarânanda chantera lui aussi « la Réalité plus cachée que cachée, plus évidente qu’évidente » 2. Et : « Ô conscience de ma conscience, qui Te fais si ténue, que Tu échappes à l’imagination de toute créature vivante ! Et qui, en même temps, et patente et cachée, transfigures toute chose, par devers toute chose ! 3 ».

Pour découvrir ces profondeurs abyssales une attitude d’intériorité entièrement nouvelle par rapport à la vie courante est indispensable. Mais qu’on ne la confonde pas avec l’extraversion ou l’introversion égocentrique dans laquelle on se connaît par référence au monde objectif, même si l’on s’oriente uniquement vers les phénomènes de la vie dite intérieure : analyse d’états subtils, concentration sur le vide, rêverie.

Privé de cette pure intériorisation qui s’exerce au-delà des oppositions sujets-objets, interne-externe, l’homme, qu’il soit extraverti ou introverti, ne peut en dépit de tous ses efforts franchir le seuil de la vie mystique ; il prétend entrer en contact avec la réalité en soi, qui est indétermination spontanée et vouloir pur, en l’abordant avec des facultés limitées et limitantes et en continuant à séparer, individualiser et à se couper de l’univers.

Par contre le mystique adonné à cette intériorisation mystique peut, en renonçant aux démarches discursives, explorer le fond de pure Conscience (prakâsa) d’où surgit la libre pulsation de la volonté (vimarsa). Pourtant ce renoncement ne dépend pas de son effort, car rien de limité n’est apte à y conduire. C’est pourquoi les grands mystiques de tous les temps eurent recours au don gratuit de la grâce pour expliquer cette expérience simple et indicible.

L’intériorisation mystique ne s’arrête pas à l’ego, mais s’achemine vers le foyer même de la Conscience, le Je identique au Tout (pûrnâhantâ), Centre (madhya) unique, Cœur divin où convergent le cœur de l’homme et le cœur du cosmos 4.

1. Etadguhyam mahâguhyam kathaya sua marna prabho / hrdayasthâ lu yâ saktih... tâm me kathaya devesa yena trptim labhàmy aham / ParâtrsSikâ, A. 2, p. 52.

2. Gûdhâd gûdhataro bhavati sphud api sphutatara esah /... 67. Cf. Ut. II. 12.

3. Op. cit., p. 104.

4. On la nomme hrdayagocara, paramasivabhûmi. I. P., v. IL I. 1, vol. I, p. 7, 1. 13. Au cours des trente premiers versets de son poème, Bhatta consacre de nombreuses strophes au Soi, Centre des choses, lieu où tout converge (17), efficience secrète (18), lait de la sapience mêlé à une eau impure ou joyau d’amour caché dans l’océan (10, 26), lumière au milieu des ténèbres (12), tronc d’arbre aux ramifications multiples ou liane à la floraison variée (16, 23, 34), absence de qualité au milieu des qualités (28), en un mot : indifférencié dans le différencié (6, 11).

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Nous n’examinerons pas l’intériorité dans ses aspects les plus profonds : extase, illumination, conscience cosmique ; nous nous bornerons à souligner ce qui la caractérise au premier degré d’absorption, au seuil de la vie mystique.

C’est elle que les contemplatifs chrétiens découvrent à l’instant où se creuse le fossé entre oraison ordinaire et oraison extraordinaire ou entre la méditation intellectuelle et la contemplation infuse 1.

Si la première qui relève de la pensée discursive ne pose pas de problème, il n’en va pas de même de la seconde. Elle n’offre en effet aucune commune mesure avec les phénomènes qui l’ont précédée, le mystique se trouvant soudain précipité dans une réalité entièrement nouvelle, bien que familière. Nos poètes la désignent par kimcit, « quid » spirituel indifférencié, inexprimable en raison de sa simplicité.

Examinée de l’extérieur, à travers les écrits des mystiques, pour qui n’en a pas une connaissance expérimentale, l’absorption contemplative se confondra avec les états bien connus de rêverie vague où règnent en maîtresses des tendances émotionnelles subconscientes et automatiques, ensemble d’états troubles et confus sur lesquels se détachent des intuitions assez rapprochées pour former une habitude 2.

Pour qui l’a éprouvée, l’absorption mystique n’est rien de tel, mais un mélange indéfinissable de quiétude, de douceur et d’amour.

Bien que l’agitation ait disparu, il ne faut pas voir en elle pour autant torpeur et nonchalance, car ce qui se révèle dans le cœur est une énergie libre, intense et vibrante ; plus simplement encore, c’est la Réalité substantielle et dense saisie dans son indivision primordiale en tant que conscience bienheureuse qui porte en soi une certitude absolue. Et ce fond continu sur lequel se détachent extases et intuitions, c’est lui que le mystique découvre peu à peu, et de lui encore que fuse soudain une illumination qui finit par envahir toute la vie.

En vain, l’école Sivaïte kasmirienne a-t-elle cherché à dénommer cette réalité : pour Vasugupta elle est spanda, svâtantryasakti, acte pur et vibrant, énergie libre et éternelle ; pour l’école Pratyabhijñâ,

1. Bhâvanâ désigne cette contemplation infuse, samavesa, l’absorption proprement mystique et vapus, atman, etc., l’essence ainsi découverte.

2. Voir, à ce sujet, H. Delacroix, Les grands mystiques chrétiens », Paris, Presses Univ. 1938, p. 369 et suiv.

– 31 —

elle devient, nous l’avons vu, guhâ, guhya et rahasya, caverne mystérieuse, profondeurs abyssales, Cœur (hrdaya), terme qui souligne de préférence sa nature intime et insondable : « Nouveau et caché, ancien et universellement évident, ce Cœur suprême éclate de lui-même en une suprême irradiation » selon la définition qu’en donne Abhinavagupta 1.

On l’appelle aussi sâra, moelle, essence, sève de l’univers, quand on cherche à faire ressortir son aspect de libre jaillissement ; mahâsattâ 2, existence en soi sous-jacente à tout et, de ce fait, compatible avec tout.

Avec vapus, terme que l’on trouve déjà dans les Tantra anciens, on met l’accent sur sa beauté et l’émerveillement qu’elle suscite et on la qualifie de légère, onctueuse, resplendissante et diaphane (VIII.6).

Le terme qui connote la spécificité de l’expérience mystique est d’origine védique, amrta, liqueur céleste d’immortalité dont la saveur, rasa 3, délicate et subtile, est souvent évoquée dans les œuvres de nos poètes : Nârâyana s’étonne de la douceur du divin élixir qui toujours à notre disposition ne perd jamais sa fraîcheur (111) et dont nous ne saurions nous lasser. Il la compare à un océan de félicité qui dépasse l’imagination et l’entendement. Sans cet océan, dit-il, tous les bonheurs de ce monde qui, réunis, n’en forment qu’une gouttelette, ne pourraient exister (50 et 61).

Utpaladeva, de même, décrit fréquemment ce torrent d’ambroisie que la grâce déverse sur les mystiques : « Ils connaissent bien Ta réalité, Seigneur, océan d’une infinie béatitude, ceux qui sont plongés dans la félicité d’un amour intense, semblable à cet océan même » (1,6). Mais s’il suffit d’une goutte de cette béatitude pour apprécier l’extraordinaire saveur de l’océan dont elle procède, ne la savoure vraiment que le cœur plein d’amour qui s’est identifié

1. Sadâbhinavaguptam yal purânam ca prasiddhimat /

hrdayam tai parollàsaih svayam sphûrjaty anuttaram//Laghuvrtti com. à la P. T., p. 1, st. 3 d’introd.

2. On la nomme encore bhairavi, sikhâ, flamme (S. K., M. 45), bhava, nom de Siva, expérience nue, primitive et ultime que Bhatta se plalt à opposer à bhava, existence au sens banal du terme.

3. Rasa est le fait de savourer la félicité suprême, celle du Soi, au moment où, sous l’effet d’une parfaite intériorisation, la dualité du sujet et de l’objet disparaît. Il arrive, mais rarement d’après Abhinavagupta, que le rasa propre à l’expérience mystique soit éprouvé par l’homme de goût ; en général le plaisir esthétique se situe sur le plan universel, l’objet faisant résonner les tendances subconscientes profondes du sujet (samskâra et sanâ). Plus il s’exerce et plus le goût artistique se purifie et s’affine ; de même la saveur de Dieu, lors de l’expérience mystique, gagne en finesse et en délicatesse à mesure qu’elle s’intériorise et s’approfondit.

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à Siva, « seul susceptible d’en jouir et de la transmettre aux hommes » 1.

Cet océan de lait est rafraîchissant, car il met fin à la brûlure du samsara ; limpide et transparent, il apparaît comme le pur miroir dans lequel se reflète l’univers en sa véritable essence ; exquis, à cause de l’incomparable joie qu’il dispense ; apaisé, parce que les vagues de la multiplicité ne l’agitent plus. Cette ambroisie2 est en outre celle de la liberté (svatantrya), gratuite et spontanée, comme tout ce qui relève de la grâce3.

Dès ses premières expériences d’ordre strictement mystique, le contemplatif, ayant fait retour sur soi, explore ravi les profondeurs tranquilles du cœur, et cette réalité dans laquelle il repose pleinement satisfait, parce qu’il y a découvert ses fermes assises, vivifie et intensifie son amour. Par contraste, la réalité ordinaire ne lui semblera qu’un artifice dénué de signification.

1. Stav. 98. Cf. 107 : ce lac d’ambroisie apaise tous les tourments.

2. À côté d’amrta, nous trouvons encore piyûsa, sudhâ, nectar, élixir dont quelques gouttes suffisent à purifier l’homme des trois souillures (M. 76).

3. Voir I. 21 et II. 26-27 avec le comm. de Ksemarâja.

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III. SIVA, DIEU D’AMOUR, AMANT D’UMÂ — PARVATI

« Gloire à Paramesvara, le Seigneur suprême : sa grandeur faite de félicité resplendit grâce à Pasyantî à la douce voix qui, sitôt vue, captive son cœur ! » 1 (Stav. I.).

La voix mélodieuse d’Umâ-Pasyantî est seule digne de chanter la louange divine ; son regard contemplatif n’est encore que `désir indéterminé de voir' 2 son Bien-aimé avec lequel elle reste confondue, tout en se distinguant assez de lui pour qu’il prenne conscience de sa glorieuse Majesté et qu’amour et félicité jaillissent aussitôt de leur mutuel attrait.

« Les jeux gracieux de la belle épouse Kâmakalâ, l’énergie divine, attirent éternellement le cœur de son amant, le suprême Siva, qui la désire passionnément. » D’après ce vers d’un Tantra 3, les gestes voluptueux de la Sakti doivent leur charme à la présence du Bien-aimé qui l’observe avec amour et, en retour, ses mouvements pleins de séduction éveillent en lui un désir sans mesure ; l’énergie apparaissant comme le pur miroir où Siva se perçoit et s’aime infiniment lorsqu’il se reconnaît comme le Je transcendant.

Abhinavagupta trace l'esquisse de l'éternel échange d'amour entre Siva et son énergie au troisième livre de son Tantrâloka qu'il nous faut paraphraser si nous voulons le rendre intelligible 4 : à l'intérieur même de l'Absolu, Paramasiva, le Tout indicible 5, se distingue un couple (yamala) formé de akula et de kaulikisakti, c'est-à-dire Siva-prakâsa, Lumière consciente en son unicité, et l'énergie de cette lumière, Sakti-vimarsa, puissance fulgurante et douée d'expansion. Inséparablement unis et tournés l’un vers l’autre, leur mutuelle contemplation les remplit d’une félicité inépuisable qui a sa source dans la parfaite conscience de soi.

1. Stav., AI. 1. Cf. Cantique de Saint Jean de la Croix, strophe 32.

2. Pasyantî que Ksemarâja glose par avikalpakadidrksâ S. n. III, 11 p. 64, 1. 3.

3. Sl. 21 du Kâmakalâvilâsa de Punyânandanâtha, tantra tardif consacré à la louange de la Déesse. Trad. A. Avalon. Ganesh, Madras, 1953.

4. SI. 69 à 72 avec comm. de Jayaratha, p. 74 à 85. Spéculations techniques extraites d’une section traitant de l’émanation des phonèmes de l’alphabet sanskrit : A= Akula, À = Amenda, I = Icchà, U = Unmesa.

5. Nikhila et, selon l’école Kula, kula.

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L’union vivante (samghatta) de Siva et de la sakti revêt l’aspect d’une vibration (spanda) en l’unique essence, nommée Je suprême ou Cœur (hrdaya), dont le désir d’amour va surgir en une série d’étapes : au premier stade de félicité sans mélange (ânanda), Siva, prenant conscience de soi en tant qu’énergie vibrante, repose paisiblement en lui-même sans aucun désir. Ensuite, au stade de volonté (icchâsakti) à son premier ébranlement 1, commence à poindre le désir ou l’amour de soi qui n’est encore que pure approche ou simple acceptation globale (abhyupâgama) 2 — amour de cette existence de soi qui se traduit par un émerveillement (camalkâra) devant sa propre liberté. Abhinavagupta nomme « réciproque » (pratyavamarsa) cette nouvelle prise de conscience de soi parce que Siva, moins absorbé dans sa béatitude, aspire à se distinguer d’elle pour la mieux contempler. Et ce « Je » qu’il aime dans la félicité, puis qu’il désire obscurément, sera perçu par son énergie de connaissance sous l’image du cosmos, objet universel et, plus tard encore, réalisé comme tel par son activité 3.

Au stade du pur amour — désir ou volonté (icchâ) — l’aspiration à la félicité reste toute intérieure parce que pleinement assouvie. Par contre dès qu’apparaît l’attachement à la félicité, le désir s’accompagne d’une nuance d’agitation (praksobha) 4 et implique une ombre de déficience 5 puisque désir signifie manque et séparation. Mais si Siva ne s’écartait pas en quelque sorte de la félicité, le besoin de recouvrer la plénitude ne se ferait pas sentir. Cette ombre d’imperfection, première fissure dans l’unité originelle, est ce qui ouvre à l’amour la possibilité d’exister. Afin d’aimer, Paramasiva doit renoncer — pour ainsi dire et en manière de jeu — à sa pure conscience et à sa liberté absolue ; et, brisant leur essence indivise, il révèle tantôt la liberté (sakti, vimarsa ou nâda), tantôt la Conscience (Siva, prakâsa ou bindu 6) et, par leurs jeux amoureux, il engendre le cosmos et les individus (nara) ; toute l’évolution se ramène en définitive à un mouvement d’amour, Siva s’aimant dans la Déesse et aimant l’univers en elle.

Le mouvement inverse de réabsorption se fera à partir de l’univers, c’est-à-dire de l’homme individuel (nara) qui, épris de

1. Prathamâ tutî, voir T. A. XIII, p. 84,1. 3. I. P. v. p. 1,1. 4, S. D. 1, 7-8 et sur icchâspanda I. P. v. II. III, 17, vol. II, p. 128 fin.

2. Sivadrsti de Somânanda, com. d’Utpala I, Sl. 4, p. 7, 1. 4 et 16-17, p. 16.

3. Notons que ce processus est intemporel à ce stade bien que les cinq énergies se manifestent à tour de rôle : conscience, félicité, volonté, connaissance et activité, chacune dépendant de la précédente, car il n’y a pas de volonté sans conscience, etc.

4. Effervescence qui est cause de l’univers. P. T., p. 14, 1. 1.

5. Simple potentialité dans l’Un, elle ne devient déficience proprement dite (ûnatâ) qu’à une étape ultérieure.

6. Voir à ce sujet S. S. v. p. 13, 1. 7.

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l’Énergie universelle (Umâ-Sakti), s’absorbera en elle ; Umâ, se dissolvant à son tour en Siva, le portera vers l’indicible Paramasiva.

Origine divine de la bhakti

Icchâ, terme clef de cet extrait du Tantrâloka, signifie à la fois volonté, désir, aspiration sans objet défini et renferme les caractères essentiels de l’amour (bhakti) : indifférenciation et ébranlement original.

Indifférenciation et triangle du cœur :

Lorsque Siva, dont l’énergie forme la nature, se tourne vers le monde pour le désirer, le connaître et l’engendrer, on le nomme « épanouissement doux et puissant du triangle du cœur 1. » Ce célèbre triangle, profond mystère de l’école Trika, est le trident (trisûla) de Siva, symbole de l’union parfaite des trois énergies : icchâ, aspiration indéfinie2, jñana, connaissance et kriyâ, activité. L’énergie forme la nature consciente de Siva lorsqu’il sort de la plénitude de la félicité et se met à vibrer vers l’expression de soi, Siva étant identique alors au triangle du cœur (trikona) qu’adoucit le nectar d’une joie intérieure.

Ce triangle, que constituent les trois énergies à peine dégagées de la félicité et de la Conscience, et donc indéterminées, mais vibrantes, forme le fond mystique dans lequel Siva est saisi dans l’intimité de la connaissance et de l’acte. Et c’est sur ce fond précisément que la véritable bhakti se détache. Il en résulte que l’amour divin est conscience subtile, infiniment délicate, saveur (rasa) de Dieu dont la douceur ne peut être éprouvée que dans la quiétude et la vacuité propres à la volonté en repos. Cet amour est donc léger, intime, diaphane, nullement un émoi de l’affectivité ou une tendresse sentimentale. D’autre part, la connaissance qui l’imprègne n’a rien d’un savoir clair et superficiel procédant du sens interne et de l’intellect (manas et buddhi) ; c’est une connaissance d’absorption amoureuse (samàvesa) — fusion entre la volonté divine et la volonté humaine — commençant à l’examen par le coeur3 et s’achevant en une connaissance intuitive indifférenciée (nirvikalpa). La Science de l’amour, nous le

1. Hrdayatrikouamadhumâmsalollâsah, sl. 14, M. M.

2. À cette volonté encore indifférenciée répond, chez le Saint, la volonté sans contenu défini ni aucun retour sur soi-même, cet irrésistible attrait (ruci) vers le Dieu ineffable, qui l’arrache violemment à lui-même. Stav., sl. 14.

3. Sur la voie de l’énergie. Voir infra, p. 7.

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verrons, transcende la connaissance et l’ignorance parce qu’elle saisit leur substrat1.

Plus encore que saveur et connaissance, la bhakti se présente comme un élan sans réserve de la volonté (icchà) douée d’efficience. Lieu privilégié de la grâce, icchâsakti est source de la grâce la plus intense et la meilleure (tivrasaktipâta), celle dont fut favorisé Abhinavagupta 2 et que de grands yogin peuvent supporter sans en mourir sur le champ. Cette grâce, par une voie sans gradation, les conduit immédiatement à l’illumination spontanée (pralibhâ) et les libère en cette vie. Le signe d’une telle grâce est un amour inébranlable3, intense et désintéressé pour Rudra 4, qui néglige le bonheur ici-bas et, à lui seul, mène à l’état théopathique (bhairava) 5.

D’un tel yogin, les Sivasûtra déclarent : « Sa volonté est l’énergie vierge Umâ 6 ». Et Ksemarâja explique : volonté invincible qui détruit l’illusion, c’est la vierge Umâ, ardente en amour qui ne s’attache à rien, pur sujet qui ne peut jamais devenir objet de jouissance. Dès que le yogin s’identifie à cette énergie indéfinissable, et aussi inséparable de Siva que les rayons du soleil 7, il puise à son gré dans son efficience illimitée.

Umâ personnifie l’amour de Siva pour lui-même. Et ce parfait amour qui est d’aimer Siva du même amour dont il s’aime, c’est lui que désirait Utpaladeva lorsqu’il chantait, s’adressant à Siva : « La Déesse qui a la saveur d’une béatitude infinie et que Tu chéris plus que tout, ne peut être séparée de Toi ; ainsi, que mon amour ne fasse plus qu’un avec moi.8 » Utpala ne souhaite pas tant posséder l’amour que de s’identifier à lui, à la manière de Siva qui est un avec son énergie mais ne la possède pas.

1. Selon Utpaladeva, cf. stance I. 12, citée p. 87 n. 1.

2. D’après le glossateur du T. A. XIII, SI. 214, p. 137, I. 7.

3. Atra rudre bhaktih suniscalâ. Il existe d’autres grâces : l’une, plus intense encore (tivrativra), entraîne immédiatement la mort, et des grâces moyennes ou faibles relevant respectivement de la connaissance et de l’activité divines. Les bhakta qu’elles touchent désirent à la fois la libération après la mort et le bonheur durant la vie ; leur amour n’est donc pas désintéressé.

4. C’est-à-dire Siva à peine différencié d’Umâ. Sur cette grâce, cf. Mâlinivijaya tantra VIII. 13.

5. Voir à ce sujet V. B., Introd., p. 63.

6. Icchâ saktir umâ kumârî, I. 13. Voir comm., p. 30.

7. Netratantra, I. 25-26.

8. Anantânandasarasi devi priyatamâ ganga / aviyuklâsti te tadvad ekâ tvadbhaktir astu me I. 9.

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Ébranlement de la volonté :

Au stade d’icchâsakti se produit le premier ébranlement du désir ou de la volonté (prathamâ tuti), vibration initiale de l’Acte1 qui est un commencement absolu exempt de dualité (nirvikalpa) ; cette volonté gratuite et libre déclenche la manifestation cosmique.

On trouve ce premier instant au niveau de notre connaissance ordinaire, laquelle s’effectue toujours en trois temps, depuis la volonté jusqu’au plan de l’activité, en passant par le plan de la connaissance.

La conscience qu’on a au premier instant d’une sensation, d’une intuition, d’un désir, est vive, intense et indifférenciée ; ébranlement instantané, il pénètre celui qui l’éprouve d’une impression extraordinaire pour la raison que l’homme n’a pas encore perdu contact avec la réalité profonde et que Siva opère en lui, bien qu’à son insu. En cet instant, pour qui réussit à s’y maintenir un moment, jaillit l’illumination ; mais le cas est exceptionnel et, à l’instant suivant, l’homme reprend sa propre initiative, se posant comme un moi face au non-moi, sous la poussée de sa tendance dualisante (vikalpa). Ce second moment appartient à la construction mentale du domaine conceptuel et logique. Enfin, au troisième instant, ce qui fut plénitude sensorielle puis idée (vikalpa) devient objet construit qui doit remplir une fonction et tombe, de ce fait, dans le champ de l’activité2.

Tous les partisans du système Svâtantryavâda, à commencer par Somânanda, accordèrent une importance considérable au premier instant, celui de l’incitation de la grâce (prerana) dans lequel le yogin ressent en sa volonté une impulsion soudaine et aveugle vers Siva qui se manifeste par un élan d’amour, un mouvement du cceur3, une saveur (rasa) subtile et ténue ou d’autres indices extérieurs : sursaut inopiné, premier regard (prathamâlocana), un cri violent exprimant bien cette phase inarticulée qui précède la pensée ; en un mot par tous ces symptômes qui surgissent de la source de vie, icchâ, où fusionnent volonté humaine et volonté divine.

Mais si les désirs et les actes du saint sont divins en leur origine, au moment furtif de leur apparition, ils doivent le devenir aussi en leurs conséquences, lorsque l’illumination du premier instant

1. Âdispanda, parispanda, prathamaspanda.

2. Quant aux deux premiers instants, voir V. B., Introd., p. 60-61.

3. Sivadrsti, ch. I, sl. 9.

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se répand sur l’activité noétique et finit par s’étendre aux choses réelles et efficientes perçues telles qu’elles sont en leur essence — monde inconnu aux sujets ordinaires — mais qui se révèle aux regards émerveillés de l’être libéré1. Ces trois phases, Utpaladeva les dégage clairement en un verset où il implore Siva : « Comme j’aimerais toujours (Te) contempler, libre de l’universelle multiplicité, quand Tu jaillis spontanément au premier départ de la sensation, du milieu même de la connaissance (état coutumier) et de l’ensemble des choses elles-mêmes2. »

Jusqu’ici nous n’avons examiné la bhakti que d’une manière statique, en cherchant à déterminer sa source — la grâce — le fond sur lequel elle se déploie et sa nature spécifiquement mystique. Il nous reste à l’étudier en son dynamisme et à dégager les grandes étapes de son évolution. Mais cette tâche est d’autant plus difficile que cette évolution, qui varie d’un individu à l’autre, nous échappe complètement en ce qui concerne Utpala et Lallâ, dont les poèmes, bien que riches d’une expérience vécue, nous sont parvenus sans aucun ordre chronologique. Dans le cas d’Utpala, comment pourrions-nous définir une progression à l’intérieur des aspects si variés de son amour : vigilance du cœur, absorption continue, sommeil de la Nuit mystique, aspiration aveugle, impatiente et douloureuse, soumission de l’esclave, attachement intense, avidité d’une passion exclusive, exaltation d’un amour sans mesure, élan fougueux du désir, émerveillement de la béatitude cosmique, bhakti où l’adoration côtoie une familiarité pleine d’humour et où cris de joie et cris de douleur se répondent inlassablement.

Néanmoins quelques phases principales se détachent plus clairement et nous les décrirons sans préjuger de l’ordre de leur apparition.

La première consiste en un recueillement ininterrompu et la dernière en un amour divinisé et triomphant ; entre ces deux, des phases diverses se succèdent3, l’une remplaçant l’autre subitement ou insensiblement : nuit indifférenciée avec son sommeil spécifique, ivresse de la découverte du Soi, kramamudrâ qui concilie illumination et états psychiques ordinaires, amour étale et son ivresse cosmique dès que l’amour a tout envahi.

Mais, à l’intérieur même de ces phases, nous discernerons à

1. Voir la kramamudrâ, infra p. 68 et p. 90, qui a pour fin de faire pénétrer la révélation du premier instant dans les moments suivants en conciliant samâdhi et vyutthâna.

2. sk. XII. 2.

3. Elles se succèdent selon des cycles que nous avons dégagés dans notre postface au V. B., p. 173 sqq.

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nouveau deux tendances maîtresses qui se partagent constamment le champ de la bhakti ; ce sont l’amour apaisé de l’absorption contemplative et l’élan du désir, dans lesquels nous retrouvons la pulsation de la vie mystique : plénitude qui tend à l’épanouissement infini (vikâsa) et vide d’où surgit l’élan vers le Centre où l’être entier se ramasse pour bondir par-delà le relatif (samkoca) 1.

Amour apaisé

L’amour apaisé qui relève de l’absorption (samâvesa) découvre le Je (âtman ou aham) dans le samadhi et appartient à la voie de l’immanence (saktopâya), celle de l’énergie-universelle qui submerge tout comme un flot en brisant les digues de l’ego centré sur lui-même.

L’apôtre de la bhakti s’abandonne au gré des puissances mystiques qui le parcourent sans arrêt en tendant obscurément à la totalité primordiale ou à l’énergie vierge, Umâ. Grâce à son amoureuse vigilance, il accède à la stabilité (sthiti) 2 ; fixé ensuite en son amour, il parvient au stade où il s’écrie émerveillé : « je suis brahman ». Enfin, après avoir décelé la présence divine en lui puis dans l’univers, il voit bientôt à la fois lui-même et l’univers perdus dans l’Énergie sans limite.

Cet amour universel et apaisé, qui a ses attaches en une conscience homogène et sans fissure (samata) d’immanence totale, est le propre d’êtres qui obéissent spontanément au grand courant de la vie divine. Éprouvé dans la plénitude de la joie, du ravissement et de l’ivresse, un tel amour, dont la douceur pousse le mystique à se dissoudre en Dieu, se rattache à l’amrta que répand le troisième œil de Siva.

Élan fougueux d’icchâ

Par contre, l’élan ou la flamme du désir qu’allume l’œil de feu appartient à l’amour consumant de la voie transcendante Siva (sâmbhavopâya). Cette haute flamme, jaillie du cœur des victimes propitiatoires, s’élance d’emblée vers le centre unique du Je et du cosmos — le Cœur divin — réduisant en cendres la dualité pour faire place au nirvikalpa.

1. Satiété de l’ivresse et soif insatiable qui ne sont qu’une forme de unmesa-nimesa, ouverture et fermeture des yeux, trouvent leur achèvement pour le saint dans les deux mouvements de la kramamudrâ, voir ici p. 69. Quant à vikâsa et samkoca, cf. T. A. V., sl. 58 sq.

2. Sur la stabilité (sthiti) voir Stav. sl. 15 et 110. Ici p. 42.

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Le Jnânagarbha décrit la voie héroïque : « Quand les hommes ont complètement renoncé à leurs activités mentales et se sont libérés par les flammes de la dépendance à l’égard du fonctionnement de leurs organes, ces héros ainsi fortement établis par Ta grâce, ô Mère ! jouissent aussitôt de cet état suprême qui se déverse en une ambroisie de béatitude sans égale et sans défaillance1. »

« Udyamo bhairavah, l’élan, proclament les Sivasûtra2, c’est Bhairava », à savoir le feu de la Conscience absolue3, foyer où le moi se consume tandis que le cosmos devenu ardent disparaît à son tour devant le Je parfait (purnahantâ) pour ne laisser subsister que le Centre éblouissant.

Mais avant de devenir ardeur consumante, l’élan qui prend appui sur la volonté (icc) est d’abord un mouvement secret et subtil du cœur. Si dans la voie de l’énergie il revêt l’aspect d’un effort intense4, quoique spontané, dans la voie accélérée de Siva, il se manifeste comme un élan inné, sans mesure5, jaillissant imprévisible et puissant vers Siva.

Le Tantrasadbhâva compare le mystique, se précipitant vers Bhairava qu’il étreint de toutes ses forces, au rapace qui fond sur sa proie : « Dès que l’oiseau, volant en plein ciel, aperçoit sa proie, aussitôt avec son impétuosité native, il la saisit6. » Le yogindra n’est plus à ce moment qu’élan, acte pur ; son moi et ses facultés anéanties, il ne sait plus rien, ne comprend plus, ne pense plus7. Il a suffi d’un seul élan pour qu’il oublie subitement et à jamais le monde entier. Mais que cet élan faiblisse si peu que ce soit, il retombe au niveau du contingent et laisse échapper la Réalité 8.

Rare est le héros (vira) dont l’amour au dénuement spontané, libéré de la dualité, rejoint en une fraction de seconde la Cons -

1. Strophe citée par Ksemarâja dans sa glose au M. I du Stav.

2. I. 5. Toute la voie de Siva est contenue dans ces deux mots. N’est-ce pas la voie très brève d’une Sainte Catherine de Gênes ? Sur les trois voies, cf. V. B., Introd., p. 24 sqq.

3. Voir V. B., M. 149 et notre comm.

4. Nommé prayatna, S. S. v. Il. 2.

5. Udyama, udyantr désignent un élan, mais est-ce un élan d’amour ? Oui, d’après M. M., M. 13 nijahrdayodyama, élan du cœur suprêmement libre au moment où les innombrables énergies de Siva fusionnent. Cf. S. n. I. 6-7 Ksemarâja, commentant ce sûtra, précise que cet élan appartient à qui se voue au service (sevanâ) de sa propre nature identique à Siva.63

6. Strophe d’un Tantra perdu citée par S. S. v. II. 2, p. 49.

7. Élan aveugle du barattement (bhramavega) (S. S. v. II. 3, p. 53, 1. 3) qui réussit à unifier toutes les énergies du mystique. Ce passage d’un Âgama décrit l’éveil de la kundalinî.

8. C’est ce qui arrive dans la voie de l’énergie où l’adepte doit se lancer sans répit à l’assaut de la Réalité.

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cience indifférenciée — icchâ en son premier ébranlement — et parvient à s’y maintenir.

Utpaladeva ne se lasse pas de chanter ce prodige de grâce : l’élan est si fort, dit-il, que la Réalité doit infailliblement se révéler, pas une seconde ne s’écoulant entre l’élan d’amour du fidèle et le don de soi du Seigneur : « Dès qu’ils éprouvent la soif ardente de Te contempler, de Te réaliser, de T’étreindre étroitement, ô Tout-Puissant, leur apparaît au moment même le grand étang frais et délicieux de Ton adoration ! 1. » Et ils s’y jettent sans hésiter afin d’étancher leur soif.

Utpala aspire à un semblable amour : « Quand donc, Seigneur, mon attachement pour Toi aura-t-il une puissance telle que Tu ne pourras absolument pas T’évader loin de moi » (IX.7).

Si, dans la voie de l’énergie, le mystique cherche à se perdre dans l’énergie divine, il veut ici posséder Siva en s’agrippant à lui : « Hommage à cette convoitise même qui, adhérant à Toi, me permet de T’atteindre ! 2 » Plus tard, en pleine possession de l’amour et devenu maître en amour, lorsque le feu aura embrasé sa volonté, le mystique ne sera plus qu’amour à la manière dont le bois se transforme en feu.

Si Bhattanârâyana appelle de toutes ses forces la torche d’amour qui consumera le différencié et dissipera la trame des tourbillonnantes ténèbres (58), Utpala se situe au vif de cette flamme qui provoque en lui soif insatiable et folie mystique.

Parmi les grands mystiques, la plupart suivent la voie de l’absorption amoureuse et quelques-uns seulement s’aventurent dans la voie de Siva. En règle générale, absorption et élan se succèdent alternativement, formant les marches de la progression spirituelle. À mesure qu’elle s’affermit, l’absorption engendre et accroît l’amour intense, tandis que l’amour, en s’intensifiant, accroît à son tour l’absorption.

Utpaladeva explique : « Celui qui contemple Siva comme le Soi de l’univers plein de béatitude se plaît en lui seul et devient bientôt extrêmement anxieux de savourer la douceur de son étreinte » (X.15). Plus il trouve de joie et de ravissement dans l’amour et plus son désir s’aiguise ; l’amour apaisé qui s’épanouissait avec lenteur fait soudain place à une volonté brûlante : le mystique, torturé par la longueur de l’attente, se consume de

1. XVII. 28. Cf. XX. 19, XV. 13 et XX. 8. Bhatta nous montre aussi les Bienheureux enflammés du désir d’amour se précipitant vers Dhûrjati (68). Pourquoi vont-ils vers Siva-l’Ascète ? C’est que, comme lui, ils ont renoncé à tout. Cf. Utpala : <Chez Tes amants, le puissant soulèvement de Ton adoration engendre un résultat immédiat et évident, car ils éprouvent aussitôt un incomparable bonheur ! XVII. 20.

2. Stav. 47bis.

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désir, toutes ses forces concentrées puis fondues dans la véhémence de l’amour. Dès que l’amrta l’a désaltéré, il se perd en une absorption plus profonde et plus vaste que celle qu’il avait naguère connue. Puis à nouveau, du centre même de cette nappe de lumière, s’élance la flamme dévorante.

Stabilité et agitation de l’amour se complètent ainsi nécessairement : la jouissance de l’amour stabilise la pensée1. Mais si l’agitation de la soif ou de l’ivresse ne secouait les derniers liens qui rattachent le mystique au monde, ceux-ci ne tomberaient pas2. L’excitation de l’ivresse mène donc à la stabilité de l’immuable essence2, tout comme la quiétude conduit peu à peu à l’ivresse3.

Souvenir constant et vigilance amoureuse

Le mystique, au seuil de la vie spirituelle, commence par pénétrer en son propre cœur et, tant qu’il n’y est pas parvenu, il ne peut garder dans l’esprit le souvenir permanent de Siva et moins encore épier les mouvements subtils de la grâce. Mais qu’est-ce qu’un amour inapte à se fixer sur l’être aimé, ne fût-ce que quelques minutes, et qui se disperse sans cesse loin de lui ? Aussi Bhattanârâyana implore-t-il Siva, il souhaite ne plus avoir qu’une tâche à accomplir jusqu’à sa mort : demeurer paisible, maintenant en Lui seul la fine pointe de son esprit (15).

Ces quelques mots résument les traits essentiels de la véritable attitude mystique ; celui qui se tient perpétuellement à la pointe suprême de son esprit sans se laisser entraîner par ses désirs se repose en Siva ; et de cette concentration jaillit soudain la prière intense et efficace.

Mais pour atteindre à une telle fixité, il faut reposer immobile dans l’être aimé : « Cette stabilité (sthiti) en Toi, dit Nârâyana à Siva, transcende la quintessence même du meilleur des états » (110), elle écarte en effet tous les obstacles qui séparent de Siva.

La parfaite absorption dans la quiétude du cœur et dans l’oubli de toute chose comporte déjà le silence intérieur, la paix de la conscience, le sommeil vigilant et l’expérience de la saveur divine,

1. XVII. 42.

2. XVII. 41.

3. Un mystique de l’Islam disait également : « Je n’ai pas cessé de me fixer, à cause de Ton amour, de me fixer à une place où les cœurs sont égarés. » Ces deux vers traduits et cités par E. Dermenghen, Hermès, vol. II, juin 1936, furent l’occasion de la mort du mystique Abou'l-hasan Al Nouri (Xe s.) « fou de Dieu ». Les ayant entendus au cours d’une réunion, il entra en extase et se mit à errer çà et là dans des lieux arides ; et si grande était son agitation qu’il piétina des roseaux coupés au ras du sol et mourut de ses blessures.

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le rasa exquis que décrit le verset suivant (111). Bhatta sait que toute interférence de sa part ne peut que troubler cette paix et il s’abandonne à l’œuvre de Siva en qui il reconnaît le seul et libre agent (M. 45), l’essence inconcevable, inaccessible en raison de sa subtilité et de son infinité 1. Ainsi rivé en lui par le lien de l’amour, à aucun moment, éveillé ou endormi, il ne peut l’oublier.

Lallâ s’engage résolument, elle aussi, dans la voie de l’intériorisation, après avoir longtemps poursuivi la vérité hors d’elle-même et s’être épuisée en vain efforts: « Pleine de désirs nostalgiques, moi, Lallâ, je sortis, errante (en quête de la Vérité) ; cherchant et cherchant, je passais (mes) jours et (mes) nuits. Puis je vis en ma propre demeure un Sage ; ce fut mon heureuse étoile et mon instant fortuné quand je pris possession de Lui3. »

Renonçant aux efforts exténuants, elle fait retour sur soi et descend dans la subjectivité pure, selon l’unique précepte que lui avait donné son maître (sl. 94).

La vigilance impossible à l’homme extraverti devient aisée au mystique dont l’être entier, tendu vers Siva et puissamment attiré par Lui, est dévoré du désir de s’abîmer toujours davantage en Lui : il ne voit bientôt plus que Lui, ne reconnaissant d’autre œil que celui qui Le contemple, d’autre voie que celle qui mène à Lui, d’autre fruit que celui qui a poussé sur l’arbre miraculeux de sa parole4.

Unique remède au défaut de la vision5 qui fait percevoir la dualité là où il n’y a qu’unicité, cette muette vigilance est une prière ininterrompue, un souvenir ardent qui purifie la pensée souillée par le torrent de l’illusion6. À son apogée elle se confond avec la prise de conscience (vimarsa) de notre propre nature et conduit à une félicité cosmique (jagadânanda) : « Siva ! dans ce seul nom qui demeure toujours sur la langue de Tes amants, quel indicible attrait de tous les objets sensibles ne trouve-t-on pas ! » (I.20). Murmurer le nom de Siva donne la jouissance des sons, des odeurs, des saveurs répandues dans l’univers.

1. sl. 7. 33. 35. 39. 73-74.

2. Recherche vaine si, dans sa transcendance, Siva dépasse tout ce qui est à la mesure humaine, mais profitable si elle est l’expression d’un désir persistant de. Dieu.

3. sl. 3. Cette chance inespérée qui vient avec la rapidité d’un clin d’œil est nommée pratibhâ, réalisation spontanée, sans maître, par intériorisation naturelle. Le Sage (pandit) qu’elle découvre en son âme est Paramasiva.

4. Stav. 109.

5. Stav. 24. Sur la vigilance (smrti, samsmrti), cf. Stav. 2. 30.36. 81. Nous y trouvons le zikr des sufi et la récitation ininterrompue du nom de Jésus des hésychastes.64

6. Stav. 65.

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Et Lallâ dit aussi : « Celui qui sans trêve évoque le nom de Siva et se rappelle la voie du cygne céleste, qui sans égard au fruit, purifie son esprit de la dualité, même si nuit et jour il vaque aux affaires mondaines, envers lui et lui seul le Maitre des dieux se montre toujours gracieux ! » (65).

Hamsa1, cygne, symbolise le rythme spontané et ininterrompu du souffle en tout être, tant que dure sa vie ; chant de Siva « qui pénètre jusque dans le cœur des bêtes » (IV.13), il devient chez le yogin une respiration extatique en laquelle vibre le souffle bien intériorisé2 qui le mène à l’apaisement et à la révélation de Siva, Cygne très pur, Bhattanârâyana compare son élan à la colonne qui s’élève verticalement au centre du corps, ou au tronc d’arbre où se reposent les pensées voltigeantes, ces oiseaux3.

L’amour apaisé accomplit ainsi le miracle de faire adhérer à Siva toute la personne, souffle y compris, en une communion sans parole et sans pensée. La prière n’est donc nullement une répétition mécanique du nom de Siva, c’est un jaillissement spontané du cœur sans préparation ni procédé, issu d’un désir vigilant, exclusif, qui n’a cure de rien hormis Siva et ne se souvient que de lui.

Puisque l’oubli de soi est la cause du samsâra, nous comprenons que la souvenance de notre vraie nature joue un rôle essentiel en contrecarrant les agissements de l’ennemi de Siva, Smara, dont le nom signifie souvenir du monde. Ce souvenir implique oubli de Dieu, car entre Dieu et le monde un choix s’impose : il faut oublier l’un si l’on veut se remémorer l’autre, Siva faisant disparaître Smara dès qu’il se manifeste.4

Appel intense et élan

Du profond de cette souvenance continue surgit quelquefois une évocation exceptionnelle et le nom de l’aimé ravira l’amant hors de lui-même5.

Utpaladeva s’étonne : « O Dieu ! éminent et extraordinaire est

1. Ham est l’inspiration et sa l’expiration. Sur harnsa, voir ici p. 81 et Stav. 8. 10,57.

2. Simple épanouissement de la prière silencieuse sous son aspect de kundalini qui se dresse droite et raide jusqu’au brahmarandhra, ce souffle devenu ûrdhvakundalini sur le plan cosmique se contracte et s’épanouit en accord avec le rythme de la kramamudrâ. À ce sujet cf. infra, p. 69 et 81.

3. Stav. 7 et 23.

4. Mais dès que l’amour aura envahi le monde, il n’y aura plus incompatibilité entre Siva et un monde divinisé. Cf. samatâ, p. 72 et sqq.

5. Cf. Stav. 82.

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le sentiment de gloire qui s’épanouit dans le cœur des Tiens puisqu’une simple allusion à Toi agit sur eux comme le tonnerre annonciateur de pluie sur l’oiseau câtaka et, sans délai, ils s’identifient à cette gloire » (IV.11). En raison d’une particularité anatomique cet oiseau, dit-on, ne peut boire que des gouttes de pluie, et attend l’orage avec une impatience fébrile ; il offre ainsi l’image saisissante de l’homme altéré d’absolu et qui se donne sans réserve à Siva. Le nom divin, proféré ou entendu une seule fois, possède d’après Nârâyana une si grande efficience qu’il confère à lui seul la libération1.

N’objectera-t-on pas que la délivrance est acquise à bien peu de frais ? En fait le secret de l’efficience réside dans l’élan du désir qui se montre à nu, à l’instant du nirvikalpa où l’esprit est englouti, la dualité non encore construite, et l’être immobilisé par la surprise, d’où le conseil de Saint Augustin : « Dans l’instant même où, au mot de vérité, tu es comme saisi par un éclair, demeures-y si tu peux2. »

Incapable de formuler une prière, son désir s’exhale par une parole inachevée, incohérente, un cri qui s’échappe de son cœur, expression d’un prodigieux élan d’amour, car l’absence du Bien-aimé est devenue intolérable. Ce cri qui contient tout, Utpala en apprécie la valeur : « Quand donc, Seigneur, le cri jaillissant de moi sera-t-il assez fort pour que, immédiatement, Ton essence devant moi fulgure d’évidence ? » (IX.19). À ce cri qui ne tolère plus l’attente, Siva répond nécessairement et à l’instant même puisque le seul obstacle à sa manifestation — la dualité — n’est plus.

D’après une autre stance3 de ce poète, l’exultation qu’éprouve le mystique au tout début de l’adoration, alors qu’il y tend confusément, se change en tremplin pour lui faire franchir d’un bond les limites du moi et le précipiter en Siva. L’amour a si bien embrasé son cœur qu’à peine a-t-il pensé à Siva qu’il perd sa présence d’esprit, abandonne toute mesure et découvre aux profondeurs du Soi le Soi divin.

L’élan réitéré, toujours neuf dans l’instant présent, puise sa force aux sources de l’énergie du Je en une vive prise de conscience et explique l’efficacité de la souvenance contemplative.

1. sl. 79. Affirmation fréquente dans la littérature religieuse de l’Inde, de l’Iran et d’Israël. Cf. Stav. 24, 67, 79.

2. Lallâ, elle aussi (sl. 55), conseille vivement le même arrêt : « Jour et nuit, comptant chaque souffle, telle tu es, telle il te faut demeurer. » (Yu thuy chukh ta tyuthuy âs), c’est-à-dire en toi-même, recueillie à la jonction des souffles, au Centre.

3. sk. //XVII. 32.

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Mais celle-ci n’est parfaite que si elle réussit à franchir l’abîme douloureux — la dualité — qui sépare le fidèle de Dieu, en le comblant de félicité : « Que je voudrais Te contempler sans cesse, moi qui me suis purifié de l’impureté de la pensée dualisante, en remplissant d’ambroisie le fossé de l’angoissante séparation 1 et qui ai pulvérisé l’inconciliable ennemi, le doute. »

Par-delà le limité, l’élan d’amour emporte coutumes, normes morales, idées du bien et du mal : il n’existe qu’un mal, croire à la limitation en s’identifiant au moi individuel ; il n’y a qu’un bien, s’unir à Siva, le Tout.65

Non sans paradoxe nos poètes se plaisent à glorifier la haine, l’attachement, la passion amoureuse, la convoitise des biens temporels, l’égotisme, l’orgueil présomptueux, l’illusion excessive, l’ambition et le sentiment du moi et du mien si, par leur intensité exceptionnelle, ces défauts honnis entre tous permettent de surmonter les obstacles sur le chemin vers Siva.66

Nârâyana mêle la haine à l’attraction en un vivant amour pour Siva qu’il interpelle ainsi : « Nous Te haïssons, nous Te louons… ô Époux de la Mère ! » (4).

L’intensité et l’exclusivité d’un sentiment importent plus que sa nature ; à la tiède dévotion sans élan les poètes du Trika préfèrent la haine vivace, obsédante, de Dieu parce qu’elle absorbe l’être total. Ils voudraient éprouver pour Siva un amour aussi irrésistible que la passion amoureuse ou l’avidité 3 qui, ne tenant compte de rien pour étancher sa soif immodérée, renverse les obstacles et secoue les entraves : « Que la passion4 avide de jouir de la douceur ambrosiaque de Ton adoration, ô Omniprésent, s’accroisse de jour en jour et fructifie pour moi perpétuellement ! » (XVII.13).

Parvenu à ce degré, l’amour n’est plus que soif insatiable : « O Adorable, d’un cœur uniquement adonné à une seule saveur et sans égard pour autre chose, ce puissant Seigneur facile à obtenir et qui repose en chaque être, m’en désaltérerai-je jamais à mon entière satisfaction ? » (XII.11). Cette soif peut même, sans inconvénient, s’étendre aux choses de ce monde : « Que j’aimerais, comme les mondains, avoir ardemment soif des objets senso -

1. Khara nisedha représente tout ce qui est refus de la présence divine : blessante négation, refoulement, M. XVIII. 19.

2. Stav. 47.

3. Kâma, râga ; déjà Maitry Upanisad VI. 34 : “Si la pensée d’un être humain était fixée sur le brahman comme elle est fixée sur les objets matériels, qui ne serait délivré du lien ?” Trad. A. M. Esnoul (Maisonneuve).

4. Lampatâ, convoitise ou concupiscence. Cf. V. 13 : “Je dépose (à Tes pieds) mon offrande : désir (colère et convoitise), accepte-la et transforme-la en ambroisie ; puis distribue-la impartialement parmi ceux qui T’adorent.” Cf. XVII. 47.

— 47 —

riels eux-mêmes en lesquels, ô Seigneur, je ne percevrais que Ton corps, aussitôt disparue la pensée dualisante ! » (VIII.3).

À côté de la passion qui draine les forces de l’homme en les faisant converger vers l’être aimé, la possession ou le sentiment d’appartenance — considéré lui aussi comme un sérieux obstacle à la vie spirituelle — peut par son exclusivité se transformer en aide précieuse. Utpala espère jouir de la vision béatifique en tous lieux dès qu’il aura satisfait Siva par l’offrande de son propre égoïsme (abhimâna) en faveur du Mien absolu (mamatâ), la possession de Siva lui-même (XVIII.12).

Il n’y a pas jusqu’à l’illusion (mâyâ) qui ne confère la plus haute des qualifications lorsqu’elle précipite dans le Soi universel l’individu qui se croit identique à l’absolu (72). Mais quel serait l’être assez ambitieux pour en tirer profit ? se demande Nârâyana (72). De même, au moment où le mystique s’écrie : je suis identique à Siva, l’orgueil émerveillé (smaya), par le transport qu’il provoque, l’arrache à ses limites et lui permet de s’écouler dans l’abîme indifférencié (37).

Utpala reprend la même idée : « Tu es, Seigneur, le lien incomparable unissant entre eux tous les orgueils humains. Puissé-je grâce à la plénitude de la douceur de Ton amour posséder le plus grand d’eux tous ! » 1 — la croyance en l’identité avec Siva.

Mais parmi les causes diverses d’exaltation, l’amour est la plus puissante parce que l’élan y est particulièrement intense2 ; il exclut tout ce qui n’est pas Dieu et assure la réalisation de l’Un.

Nous retrouvons ici la contrepartie du paradoxe propre à l’Amour créateur qui exige la différenciation de Paramasiva, indivisible par essence, en Siva et sakti ou prakasa et vimarsa. Maintenant, sur la voie du retour vers l’Un, la dualité adorant-adoré doit faire place à l’identification : « O Souverain des dieux ! bien que Tu sois adoré constamment des grands (saints), Tu subsistes sous forme unique d’adorateur. Bien que Tu sois visible ici-bas, intérieurement et extérieurement, Tu Te révèles toujours sous l’aspect du seul Sujet connaissant ! » (IV. 25).

Et pourtant Utpala ne veut renoncer ni à l’amour ni à l’identité : « Tandis que je pénètre en Toi, insondable, indifférencié, sans-second, omnidévorant, universelle Essence, ô Seigneur d’Umâ ! je voudrais Te célébrer et T’adorer toujours. » 3 Utpaladeva se raccroche à l’amour de Siva pour Umâ afin de pouvoir continuer à

1. IX. 13. Cf. Abhinavagupta : « A l’aide de la surestimation (abhimâna) on obtient l’intuition : je suis Siva » T. A. I, M. 215.

2. Nos philosophes ajouteraient que la grâce agit directement en lui.

3. sk. //XIII. 20.

— 48 —

aimer. C’est que, à l’opposé de l’amour ordinaire de Dieu qui comporte dualité, l’absorption mystique (samâvesa) 1 réalise une union parfaite, car les saints possèdent Siva en se perdant en lui et sont possédés par Siva d’une façon inconcevable et sans mode (nirvikalpa). Mais s’ils vivent dans le Sans-second, sous l’empire de l’ivresse, ils voient « double » et se distinguent en quelque sorte de lui : « Gloire à ceux qu’enivre un vin précieux lorsqu’ils savourent la liqueur d’amour, ô Tout-Puissant ! Quoique toujours sans-second, ils T’ont néanmoins comme second.2 »

L’ivresse qui brouille au même titre la vision de la dualité et celle de l’unité incite un Utpala à prendre une voie médiane entre le samsara dont la dualité exclut l’amour et le nirvana où l’identité régnant seule, l’amour n’a plus qu’à disparaître : « Comment, s’exclame-t-il, l’amour en Toi serait-il compatible avec l’état de libération (moksa) ? Il ne brille pas non plus chez le mortel. (Permets) donc, Éternel, que j’accède à l’étape de réalisation qui sied à cet amour.3 »

Tandis que l’expression « amour pour toi'4 impliquerait dualité, celle d" amour en toi », si fréquente chez nos poètes5, désigne précisément ce stade où le mystique vit en Dieu, perçoit tout en lui, est semblable (sama) à lui. Quant à l’identité parfaite, il ne l’atteindra qu’après sa mort6.

On trouve un même souci chez les mystiques chrétiens. Sainte Catherine de Gênes va plus loin encore : « Je ne veux pas, dit-elle, d’un amour qui soit pour Dieu ni en Dieu ; je ne puis souffrir ce mot de “pour” ni celui de “en”, parce qu’ils impliquent à mes yeux quelque chose qui pourrait être intermédiaire entre Dieu et moi. C’est ce que l’amour pur et net ne peut supporter, à cause de sa souveraine pureté et netteté. Cette pureté et netteté d’amour est aussi grande que Dieu même puisqu’il est son être propre7. »

Et Lalla s’écrie au sortir de l’illumination : « Je ne savais pas que Tu es moi et que je suis Toi ; que ces deux sont unis en Un. C’est un doute que de se demander “qui suis-je et qui es-Tu8 ?”

1. Au sens fort du terme, compénétration.

2. sk. //I. 5.

3. sk.//XIX 13.

4. Nos poètes ne l’emploient guère, mais ils ont habituellement tvadbhakti, Ton amour, et s’ils ne peuvent l’utiliser, “amour en toi”.

5. Utpa. XVI 24-25. Stav. 22.

6. Voir S. S. III, 42 et comm. (patisamah).

7. Sainte Catherine de Gênes, par Pierre Debongnie, Desclée 1960, p. 63.

8. On peut interpréter différemment ce quatrain, si elle fait allusion à l’époque de l’ignorance précédant l’illumination, sl. 7.

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Même position, semble-t-il, d’un adorateur islamique :

“Ah !” : est-ce moi, est-ce Toi ? Cela ferait deux dieux. Loin de moi, loin de moi la pensée d’affirmer “deux” ! Il y a une ipséité tienne, au fond de mon néant pour toujours, et mon tout, pardessus toutes choses, s’équivoque d’un double visage. Où donc est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair ? Mais déjà mon essence s’élucide, au point qu’elle n’a plus de lieu… Entre moi et Toi, il y a un “c’est moi” qui me tourmente, Ah ! enlève par Ton “c’est moi”, mon “c’est moi” d’entre nous deux ! » Ce poème fut récité par Al-Hallaj en réponse à la question : « Comment est donc la route qui mène à Dieu ? » — (Il répondit :) « Il n’est de route qu’entre deux, et ici, avec moi, il n’y a plus personne. » 1

Utpaladeva, métaphysicien de l’identité du Soi et de Siva, aspire cependant à la distinction qui fait place à l’amour ; il rejoint Al-Hallâj qui chante l’identité : « J’ai vu mon Seigneur avec l’œil du cœur, et Lui dis « Qui es-Tu ? » Il me dit « Toi ! » 2…

Si l’amour pour Siva est possible, c’est à cause de l’amour réciproque de Siva et de son énergie, qui pourtant ne sont pas distincts l’un de l’autre. Ce problème, la raison ne peut le résoudre, mais le mystique en vit simultanément les termes contradictoires, en se tenant dans la pleine subjectivité (purnahantâ), le Tout qui renferme à la fois l’unité et la dualité3. Le saint peut ainsi à son gré, durant sa vie ici-bas, se livrer au jeu inhérent à l’amour contemplatif, à l’élan vers l’Un ou à l’état ineffable qui les transcende.

Ivresse et folie mystiques

Nous n’avons guère de documents sur l’ivresse et la folie surnaturelles à l’exception de nombreuses stances d’Utpaladeva que pour ce motif nous n’hésiterons pas à citer à profusion.

Pourtant la divine folie se rattache à une ancienne tradition ; Siva lui-même, Dieu de la vie intense et Dieu de la mort, est honoré sous le nom d’Unmattabhairava. Son activité déchaînée est souverainement libre et spontanée, comme celle du fou ou de l’ivrogne, ou encore du mystique éperdu d’amour, le terme unmalla « hors du sens commun » les désignant tous trois indifféremment.

Les partisans de Bhairava l’imaginent dansant et chantant sauvagement, sans peur ni contrainte, sur les lieux de crémation,

1. Trad. Massignon, p. 91 et 89.

2. Id., p. 46.

3. D’après le Samvidullâsa, cité par M. M. fin de la p. 78, Paramasiva est l’indicible, l’Un à la saveur unique et sans aucune inertie, duquel procèdent à la fois les théories de la dualité et de l’unicité : “. ..âlasyojjhitam aikarasya mubhayor advaitam âcaksmahe..

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ou errant comme un dément, les cheveux en désordre et couvert de cendres. Le libéré vivant (jivanmukta), d’après Abhinavagupta, vagabonde à l’image de Siva, sans parole ni pensée, tel un insensé (unmalla) 1.

Bhattanârâyana et Abhinavagupta ont-ils personnellement éprouvé cette divine ébriété ? Nous ignorons de quelle manière ils vécurent leur amour. Il n’en va pas de même de Lallesvari dont le Kasmir a gardé un vivant souvenir. La légende, que nous avons rapportée, selon laquelle elle allait nue, folle d’amour divin, s’explique probablement par l’une de ses poésies qu’il faudrait interpréter de façon spirituelle ; ‘Mon guru, dit-elle, ne m’a transmis que ce précepte : “du dehors entre en ton cœur” 2. Ceci devint pour moi, Lallâ, une loi et un précepte et alors nue je me mis à danser’ (94). Elle dévoile son cœur, dansant pour l’univers par le rythme de ses chants et cette danse, nous le verrons, représente le Soi libéré du corps et des entraves limitantes de la personnalité.

Comme en témoigne son grand poème d’amour, la Sivastotrâvali, Utpaladeva a traversé la phase d’ivresse et de folie et n’en est peut-être jamais entièrement sorti.

Utpaladeva ne cesse de clamer son désir d’ivresse ; ne souhaitant devenir ni un renonçant, ni un souverain de l’univers, ni un libéré, il aspire à être uniquement l’adorateur de Siva que grise la douceur du vin d’un amour sans mesure (XV.4). “Quand, dit-il encore, prendrai-je mon repos en ne nie livrant qu’à l’agrément de savourer le nectar de Ton amour ?” (IX.18). Une telle ivresse est due à l’absorption extasiée en Siva : “Lorsque mes yeux se ferment complètement au contact de Tes pieds de lotus, comme je voudrais m’épanouir tout en titubant sous l’effet de l’ivresse du vin de Ton amour !” (V.5). Dans son désir d’ivresse son cœur tremble d’une impatience frénétique et fébrile (V.21).

Ce désir d’ivresse est-il le signe d’un détachement encore imparfait ? On ne doit pas en faire grief à Utpala et le considérer comme un poète préoccupé de cultiver l’extase, car ce vin qu’il veut boire à grands traits est celui de la grâce (XIII.13) et symbolise la boisson de l’amour divin ; ainsi l’ivresse désirée, capable de lui faire oublier tout ce qui existe ici-bas, est une ivresse d’amour et non une soif d’extase.

Il n’hésite d’ailleurs pas à renoncer à la très grande félicité spirituelle : ‘O Souverain ! ce poison mortel lui-même que Tu

1. P. S. sl. 71.

2. andaray : intime. Au quatrain 104, afin de déchirer le voile intime et ténébreux qui lui cachait le Soi, Lallâ s’enivrait du nectar de ses propres paroles (k).

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conserves au fond de Ta gorge1 deviendra pour moi une éminente ambroisie tandis que, même si elle m’est offerte (sans effort de ma part), l’ambroisie n’aura pour moi aucun attrait si elle me sépare de Toi’ (XIII.17).

Ayant une fois goûté au vin généreux de l’amour, son seul désir est d’en jouir à jamais : “Accorde-moi Ta grâce, ô Adorable ! Alors ma pensée gisant pour toujours à Tes pieds deviendra comme ivre et se dissoudra dans une délectation répétée2.”

“Te voit vraiment, dit-il autre part, celui-là seul que Ta vision fait exulter au plus haut degré” (X.7), car une semblable vision éveille un amour délirant qui lui fait perdre le sens3.

“Victorieux, ils rient ; même vaincus, ils rient encore ! Tels sont ces êtres extraordinaires qu’enivre le nectar de Ton amour, ô Omniprésent !” (XVI.3).

Fous d’amour, rassasiés de félicité jusqu’à l’ivresse, “ils tournent en rond, vacillants, aveuglés par des larmes de joie, le visage épanoui, criant des mots incohérents4” comme Utpala et Lallâ dans la vallée kasmirienne :

“L’amour dans le caché, l’amour dans le suprême… l’amour en Toi, ô Sambhu ! l’amour en Siva ; ô Dieu ! l’amour excessif… à grands cris perçants je le proclame ; que mon amour violents ne soit qu’en Toi seul ! 6” — ‘Je voudrais crier “Siva !”, crier encore, crier toujours ‘Siva !’ et, plein de fureur, plein de regret hostile à l’égard du monde, rire et pleurer (de joie) dans l’ivresse de l’amour !’ (XVI.7).

Ce cri n’est plus ici la répétition du nom de Siva ni le cri d’appel angoissé, ni ce cri irrésistible du cœur auquel Siva répond aussitôt. Il ne naît pas d’un manque, mais d’une surabondance7 et semble inexplicable. Les bhakta à ce stade n’éprouvent plus ni la souffrance ni le besoin de posséder Siva puisqu’ils l’ont reconnu comme leur propre Soi ; et pourtant, de l’extérieur, on les entend pousser le cri extraordinaire “Siva, Siva !” (XX.15).

Une telle ivresse les conduit à s’abandonner sans réserve à la

1. Pour sauver l’univers, Siva absorba ce poison, agonie des mondes terrifiés”, baratté dans l’océan de lait ; sa gorge en demeura noire (XIV. 3.)

2. Prasida bhagavan yena tvatpade patitam sadâ /

mano me tattadâsvâdya ksived iva galed iva //I V. 9.

3. Celui qui peut parler froidement et raisonnablement de son expérience mystique n’a rien vu, rien éprouvé.

4. IX. 16 et XII. 4.

5. Tivra, incisif, aigu et pénétrant comme une flamme.

6. Sur l’expression « en Toi » au lieu de « pour Toi » voir l’explication, p. 48, cf. XVI 24-25.

7. Ils n’ont plus besoin de rien, car, identifiés à Siva, ils jouissent de la plus haute félicité.

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volonté divine dans laquelle ils vont puiser l’élan qui les arrachera aux limites de l’ego : « Puisque je T’ai atteint, ô Maître, Toi dont l’éclat m’éblouit, ah ! je rugis et je danse, toutes mes ambitions satisfaites ! » (III.11).

« Transports sauvages et irréfrénés de la danse » (V.2), rires inspirés par une joie inépuisable, voilà ce qui brise les entraves, en secouant avec violence la conscience limitée du corps grossier et du corps subtil 1. Aussitôt les liens tombés, à l’ivresse engendrée par la découverte du Soi, succède une ivresse d’ordre cosmique, stupeur indescriptible qui force Utpaladeva à témoigner : « Je suis hvara même, je suis beau, je suis savant, je suis fortuné ! Qui d’autre est semblable à moi en ce monde ? Une si haute opinion de soi ne sied qu’à l’homme éperdument épris de Toi » (XIII.4).

1. Selon la glose de Ksemarâja au M. V. 18.

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IV. SIVA, ASCÈTE

« Salut à Toi, Conscience, à l’Unique qui porte la guirlande de crânes ! » II. 11.

L’ascète suprême nommé Kapardin1, aux cheveux enroulés en coquille, ou encore Kapâlin, avec un serpent comme cordon sacré et tenant le feu (agni) dans la paume de sa main, par ses bonds rythmés anime et fait tressauter la guirlande de crânes qui mime à son cou la fête de la danse cosmique (XX.2). Sous cet aspect il symbolise la Conscience universelle (bhairava) qui prête mouvement et vie aux individus privés de vie et de conscience propres. C’est elle qui hante le cimetière immense de l’univers, buvant dans un crâne la liqueur enivrante qui a la saveur du cosmos2 ; elle aussi, ce feu du sacrifice (homa-bhairava) 3 auquel on jette l’univers différencié en oblation, feu de l’ascèse spirituelle “dont la splendeur purifiante est recouverte des grandes cendres de (l’univers) qu’elle consume” (II.2).

Siva, ascète primordial couvert de cendres, errant solitaire sur les lieux arides de crémation et dans les solitudes désertiques, est l’image archétype du yogin ; porteur du feu destructeur, il piétine au cours de sa danse sauvage (tândava) les liens et les impuretés du mystique et change le cœur où s’insinue sa flamme en un véritable désert4, sans connaissances distinctes, sans plaisirs sensibles ni volonté propre.

Pourtant ces grands renonçants que sont les sivaïtes kasmiriens s’opposent aux ascètes et muni qui cherchent à imiter Siva, mais ne parviennent pas à le découvrir malgré les tourments dont ils affligent leur corps (11,24). Utpaladeva ironise à ce sujet ; c’est

1. Ou encore Dhûrjati dont les tresses forment un chignon, coiffure de l’ascète Sivaite.

2. P. S. M. 79-80.

3. Sur la Conscience identique au Feu et l’oblation sacrificielle, cf. V. B., M. 149 et P. S. 68, 76.

4. Voir à ce sujet Gopinath Rao, op. cit., vol. II. I, p. 230.

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pour s’amuser, dit-il, que Siva a trompé l’ignorant en revêtant le déguisement de l’ascète1 (XIV.9).

Le véritable renoncement qu’exige la nuit mystique doit être en effet purement intérieur ; c’est la mort totale à soi-même, la renonciation au contingent et au distinct, à la jouissance comme à la douleur, à la connaissance, à l’effort personnel, aux pouvoirs surnaturels, à l’illumination et même à la félicité et à l’amour mystiques s’ils s’accompagnent de la moindre limitation. Un tel détachement ne peut être acquis qu’en concentrant son attention sur Siva unique et permanent, car c’est de l’attachement exclusif à Siva que découle l’oubli complet de soi ; si bien que cette ascèse d’amour consiste moins à se détourner de l’univers qu’à posséder Dieu. Les ascètes renoncent spontanément à tout parce qu’ils n’ont soif que de lui seul. Le don généreux de soi va jusqu’à l’immolation : un Bhatta (11) ou un Utpala marche au sacrifice en s’offrant au feu de la Conscience indifférenciée : sa flamme purificatrice fait de lui un simple instrumente qui, se consumant, témoigne de la toute-puissance divine. Désormais Siva seul règne et opère en lui. Devenu esclave de Siva, il ne dispose plus de lui-même ; sans volonté propre, perdu dans la volonté infinie, il s’efface devant Dieu en reconnaissant son néant. Lallà dit : « L’impureté de ma pensée s’envola comme la poussière d’un miroir et ma réputation, auprès des gens, grandit. Quand je Le contemplai et (sus) qu’Il était près de moi, je vis que tout était Lui et que je n’étais rien » (31).

Utpaladeva commence son traité philosophique en faisant allusion à son identité avec Siva par ces mots : « Ayant en quelque sorte réalisé mon esclavage à l’égard du Seigneur… » 3 Dans sa Sivastotrâvali il exprime maintes fois le souhait de devenir l’esclave de Siva toujours aux aguets pour le servir (IV.3). « Si, dit-il encore, je n’avais pas savouré avec un profond respect et sans interruption la liqueur dont la saveur est l’union indifférenciée à Toi, je ne serais pas digne de subir Ton esclavage ici-bas, ne fût-ce qu’un instant » (IV.18). Dans cette humilité, que doit-on le plus

1. La mortification de ces ascètes est vaine parce qu’ils manquent d’amour. Pleins d’orgueil, ils ne comptent que sur leurs propres efforts au lieu de s’en remettre à la grâce. D’autre part leur ascèse n’a d’autre but que de maîtriser leur corps, leur pensée ou l’univers, tandis que le dénuement mystique n’est pas une fin par lui-même, mais un simple rejet, spontané d’ailleurs, de ce qui entrave l’élan vers Siva. Cf. Bhatta, sl. 19 sur Siva, ascète sans désir, qui comble les désirs, 42, 51, 63.

2. Yantra. « Au moment même où le nirvikalpa lui est dévoilé,… le saint est délivré à l’endroit même, et il demeure semblable à une machine (lire yantra). » Vers de la Ratnamâlâ, M. M. 66 : Yasmin kâle tu guruniâ nirvikalpam prabhâsitam tadaiva kila mukto'sau yantra tisthati kevalam//p. 173.

3. Kathamcid âsâdya mahesvarasya dâsya... I. P. I. I., p. 5

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admirer de la dépendance ou du dénuement, car, pour être esclave, il faut ne plus s’appartenir et c’est en un tel esclavage qu’Utpala met son honneur et sa gloire : bien qu’occupé aux affaires de ce monde, seul je suis indépendant, dit-il fièrement à Tsa, le libre souverain de l’univers, mais que toujours je dépende de mon amour pour Toi… (XVII.27).

Celui-là seul est puissant qui porte au front l’emblème de la prosternation, la poussière des pieds divins1 ; le seul vraiment libre, l’esclave de Siva : « Parmi les dieux, les sages et les hommes, dans ce triple univers privé de liberté, seuls sont libres ceux qui pour subsister dépendent de Toi, ô Être libre ! » (III.2). Ils vivent en lui et non plus en eux-mêmes. Utpala dit encore : « Ceux qui ont vaincu le monde et sont Tes esclaves, ô Omniprésent ! doivent être vénérés par l’univers. La mer orageuse de la transmigration elle-même n’est plus pour eux qu’un vaste lac où ils se jouent. » (III.15). Écho que l’on discerne chez un Mandsour : « … Et qui j’enviais, m’a envié, moi que voici maître des créatures, maintenant que Tu es mon Maître » 39).

Le Soi, libéré de ses limitations par sa fusion à la volonté absolue, a recouvré sa nature infinie et omnipotente.

Selon la loi du renoncement qui régit la vie mystique, seul peut devenir souverain celui qui, à l’image de Siva, fait don de lui-même : « Gloire à Toi, Seigneur, Maître de l’univers, qui vas jusqu’à donner Ton Soi3 ! » dit Utpala. Ce don s’entend, sur le plan cosmique, quand Siva fait de son Soi l’univers, mais il y a don de grâce lorsque, le premier, il pénètre dans le cœur et s’unit à lui par une emprise d’amour.

Quelques exemples choisis chez nos poètes éclaireront l’idée qu’ils se faisaient du renoncement : indifférence à la vie et à la mort, à l’honneur et au déshonneur, à la nourriture et aux diverses modalités de la vie.

Lallà est prolixe à ce sujet : « Si quelqu’un meurt, cela ne m’est rien et si je meurs, cela ne lui est rien. Si je meurs, c’est bien et bien encore si je vis longtemps » (8). « N’aie de vêtement que pour te protéger du froid. Ne mange que pour apaiser ta faim. O pensée, consacre-toi au discernement du Soi et du suprême. Quant à ton corps, considère-le comme nourriture des corbeaux4. »

1. X. 23. Cf. Stav. 94,1 es fronts étincelants qui ne s’inclinent pas et 103 : « L’orgueil de ne dépendre que de Toi !

2. Cf. Lallâ, M. 43. Stav. 73 et 75. Le saint, dans l’ignorance, mais par amour, se conforme d’abord à la volonté de Siva ; ensuite il la fait sienne en toute lucidité d’esprit et de cœur, enfin il s’identifie à elle.

3. Jayâtmadânaparyantavisvesvara mahesvara il XIV. 12.

4. Sl. 28. Cf. Utpala XVIII. 4.

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… « Le monde matériel s’est flétri en moi ; du feu de l’amour j’ai consumé mon cœur comme un homme grille le grain. C’est alors que j’ai trouvé Siva1. », — « Qu’on me couvre d’injures, qu’on me blâme ou qu’on m’adore en m’offrant des fleurs avec sincérité, tout cela ne me touche même pas2 ! »

Dans l’union à Siva ses activités sont suspendues et Lallâ s’adresse ainsi à elle-même : “Tu étais autrefois un cygne et maintenant tu es muette. Quelqu’un, je ne sais qui, s’est enfui, te dérobant un je ne sais quoi. Dès que le moulin a cessé de tourner, (la paille) a obstrué l’orifice et le meunier s’est enfui avec le grain” (86).

Le moulin de la connaissance ne fonctionne plus dès qu’elle a reconnu l’identité de Siva avec le Soi. Le divin meunier a emporté le grain moulu et désormais elle restera silencieuse.

Elle conseille donc : « Connaissant, sois ignorant ; voyant, sois aveugle3 ; entendant, sois muet. En toutes choses demeure tel un roc. Quoi qu’on te dise, réponds de même4. Voici la vraie pratique pour connaître la Réalité » (M. 20).

Al-Hallâj disait de même : « … Aveugle, je suis voyant ; simple d’esprit, je suis sagace, et ces expressions miennes, si j’y tiens, peuvent s’intervertir5. »

Celui qui aime s’anéantit jusqu’à la mort du moi : « Meurs même avant que de mourir ; alors quand la mort viendra, honneur à toi6 ! » Et, après avoir atteint son but (Paramasiva) : “Que m’importe maintenant (l’existence), car bien que vivante encore, j’y serai comme morte” (68).

1. 25. Cf. sl. 69.

2. sl. 21. L’homme qui a reçu l’empreinte indélébile et extraordinaire vit une vie toute intérieure, cachée au public. Utp. XII. 3.

3. Text. borgne.

4. Ou : Écoute sans écouter, sans conserver en ton esprit de traces.

5. Op. cit, p. 17.

6. D’après un dicton attribué à Lallâ.

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V. SIVARATRI, LA NUIT MYSTIQUE

(Siva indifférencié et ineffable)

« Lumière de toutes les lumières, ténèbres de toutes les ténèbres ! À ces lumières et à ces ténèbres, Clarté sans égale, hommage ! » (Abhinavagupta) 1.

Siva renferme les lumières et les ombres dans une clarté incomparable. S’il est sans manière d’être, « troisième merveille au-delà de l’existence et de la non-existence » (111,1), libre de qualification2, Dieu extraordinaire dont le signe distinctif est de n’en point avoir (11,6), on comprend que le mystique accède à « … l’ineffable Nuit, là où il n’est plus question de voyage, ni d’étape », selon la belle parole d’Al-Hallâj3. Cette nuit, Utpaladeva l’appelle de ses vœux ardents : “Que règne souveraine cette indicible Nuit de Siva dont l’essence radieuse répand son propre éclat. C’est en elle que lune et soleil ainsi que toutes les autres (dualités) pénètrent en se couchant” 4.

La nuit de l’indifférenciation — clarté sans ombre du Seigneur qui remplace le jour de l’illusion — n’est qu’un aspect du dénuement qui mène à l’indétermination finale (nirvikalpa).

De la nuit de liesse, nuit comblée de l’ineffable Paramasiva, dans laquelle le héros parvenu au terme de son ascension danse avec les Vetâla, nous ne saurions rien dire, puisqu’elle défie toute description et qu’aucune notion n’y trouve accès. Par contre nous pouvons dégager les traits majeurs de la nuit obscure de l’anéantissement qui est une attitude de l’âme enfoncée dans la vie secrète du Soi ; celle-ci progresse dans le silence et la vacuité, à la mystérieuse clarté de la seule lumière de l’amour, sans comprendre, bien que fortifiée par une nourriture cachée et subtile. Quelque chose qu’elle ignore lui fait désirer elle ne sait quoi,

1. Laghuvrtti I. I. Stance d’introduction.

2. Stav. 97.

3. Le Diwân, p. 84.

4. Yatra so'stamayam eti vivasvams candramah prabhrtibhih saha sarvaih /

'pi sâ viyajate svarâtrih svaprabhâprasarabsvararûpâ // IV. 22.

5. Voir sl. XX. 20, cité p. 66.

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sans qu’elle sache comment : « D’une manière que je n’ai pas connue, dit Utpala, j’ai acquis le nectar de Ton amour, qu’auparavant je ne connaissais pas. Puisse-t-il à présent, de la même manière, me nourrir, ô Souverain ! 1 »

Cette nuit s’étend aux diverses facultés qui perdent leur fonctionnement dualiste : nuit de la volonté où le mystique brûle du feu de l’amour avant de jouir de l’illumination ; nuit douloureuse, nous allons le voir, parce que si Siva se dévoile de temps à autre, il se cache longuement ; nuit de la pensée, car l’amour déverse une connaissance entièrement nouvelle, pleine de saveur et de délicatesse, qui remplace peu à peu la connaissance différenciée et factice des sens et de l’entendement. Les facultés sont suspendues, les occupations extérieures interrompues tandis que les prestiges de la màyû s’effacent.

Alors, dans cette nuit profonde et apaisée, l’agitation de l’esprit s’étant calmée, le saint s’abîme en Siva. Utpaladeva décrit en quelques mots cette nuit du cœur que Ksemarâja assimile à une fusion mutuelle de l’âme en Siva et de Siva dans l’âme (samâvesa) :

« L’amant T’adore perpétuellement, Seigneur, dans l’état de la nuit de Siva où il n’y a pas le moindre signe de lumière et où l’univers entier est profondément assoupi3. »

Qu’il dorme ou qu’il veille, l’amant connaît le sommeil vigilant (yoganidra) 4 de l’amour qui le mènera jusqu’au nirvikalpa. Par l’ardeur de la volonté la pensée est comme endormie, endormie au monde, l’être entier reposant dans la quiétude de l’amour. Et ce sommeil ne concerne pas seulement l’entendement, il s’étend jusqu’au cœur ; car, de même que l’esprit se dépouille de ses concepts et de ses images en s’absorbant dans l’indifférencié pour ne laisser subsister que la pure conscience sans états, le cœur doit se vider de tout ce qui n’est pas Siva : souvenir, dévotion sensible, délices spirituelles, afin que seul demeure le sentiment nu de Siva. Telle est, pour le cœur aimant, la véritable ascèse mystique.

Si Utpaladeva a surtout recours au symbolisme nocturne,

1. sk. //XVI. 5.

2. sk. //com. IV 22.

3. sk. //XV. 18. Voir comm.

4. Notons qu’Umâ est « grand sommeil mystique mahânidrâ » dans la mythologie indienne. Ksemarâja (Spandanirnaya III. 1-2) définit ce sommeil (yoganidrâ) comme le sommeil vigilant d’un yogin qui désire ardemment Siva et demeure sans discontinuer en une attitude recueillie. Afin d’illustrer ce sommeil mystique, il cite V. B., sl. 79 et 99.

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Nârâyana, comme nous l’avons vu, utilise l’image de la caverne secrète du cœur (Sl. 12), lieu de naissance de l’univers mais aussi de la prise de conscience émerveillée (camatkara) de soi 1. De là vient sa nature ambiguë, puisqu’elle est à la fois caverne de l’illusion et caverne de la Conscience absolue. Parce que mémoire, volonté, entendement et sens sont obscurcis par l’illusion et ses tendances inconscientes dont il faut les purifier, cette caverne est ténébreuse, mais c’est celle aussi de la Conscience (Bhagavatï) secrète, parce qu’elle n’est pas connue et que la triade de sujet connaissant, objet et connaissance se dissimule sous la grandeur de l’indifférenciation 2.

Dès que la Lumière resplendissante de Siva y pénètre, la caverne insondable de l’illusion qui ne peut être remplie que par l’infini, (Siva en tant que Vibhu), apparaît en sa réalité comme la caverne de l’énergie autonome.

Au symbole de la nuit, dont elle se sert quelquefois pour exprimer son exigence de total dépouillement, Lallâ préfère celui du vide où l’on ne s’appuie sur rien. Elle accède à l’ineffable Paramasiva par une trajectoire de dépassement en allant d’un vide en un vide toujours plus parfait jusqu’à l’indifférenciation totale.

« Il n’y a là ni parole ni pensée. Il n’y a là ni immanent ni transcendant. Il n’est nul accès à ce silence scellé3. Il n’y a place ni pour Siva ni pour son énergie. S’il reste quelque chose, voici ce que la doctrine enseigne » (2).

Les ténèbres accompagnent ce silence très secret et inviolable : “Quand le soleil (la connaissance) disparut, alors le clair de lune (le sujet conscient) se montra. Quand la lune disparut, seule la pensée demeura. Quand la pensée disparut, alors rien ne demeura. Où donc terre, ciel, éther, tous, s’en allèrent-ils ?” (9).

Aussitôt soleil et lune4 couchés, Lallà devient le cygne qui fait entendre son chant mélodieux et qui vogue dans la nuit, lentement, sur l’étendue sans borne des eaux5.

Procédant d’absorption en absorption toujours plus simple jusqu’à l’essence fondamentale, elle souhaite encore que les traités religieux s’évanouissent devant la formule mystique (mantra) et qu’à la disparition de cette dernière, la pensée seule demeure :

1. Voir comm. d’Abhinavagupta P. T. p. 55, L 2.

2. Idem, p. 53, 1. 4. Sur la caverne de mâyâ et de l’énergie très pure, voir le commentaire au sl. 1 « etadguhyarn mahâguhyam... », p. 53-56.

3. Ce silence intérieur est vide en tant qu’oubli parfait de soi et du monde..

4. Souffles inspiré et expiré, sujet et objet, toutes formes de dualité ou de couples antinomiques.

5. Sur le cygne (hamsa), souffle central, cf. p. 104 et sur son chant, pp. 44, 59.

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Quand, à son tour, la pensée s’évanouit, plus rien ne subsiste et le vide se perd dans le vide1.

Elle résume cette même expérience en un quatrain : “Lorsque, à l’aide de pratiques réitérées, l’épanouissement du cosmos réussit à se dissoudre dans le vide et que le qualifié s’absorbe à l’intérieur du vide atmosphérique (gagana), lorsque ce vide même se fond (comme une éclaboussure dans l’eau), seul, le Bien (anamâya) demeure. La véritable doctrine consiste précisément en cela, ô brahmin !” (1).

L’essence la plus profonde des choses n’assume aucune forme et c’est pourquoi le vide se perd dans le Vide hors de toute pensée ; Lallà n’admet pas un vide face à un autre vide, mais une vacuité totale impliquant une liberté absolue2.


Nuit douloureuse

Il n’y a pas d’aurore sans une nuit préalable. C’est probablement le sens qu’il faut donner aux paroles d’Al-Hallâj : « L’aurore du bien-aimé s’est levée, de nuit ; elle resplendit, et n’aura pas de couchant3… »

La sombre nuit qui accompagne la progression du mystique jusqu’à l’illumination diffère selon l’étape et le degré d’amour. Si elle s’achève pour celui qui a réalisé son identité avec Siva en une nuit de liesse, elle paraît tantôt douce et tantôt cruelle selon les moments du parcours. Le mystique avance à tâtons, désorienté, privé de la présence divine, après avoir longtemps connu le bonheur de sa possession : « Bien que Ton essence de grande Lumière soit permanente et de toutes parts évidente, Souverain, pourquoi donc m’y acheminé-je dans les ténèbres ? » (X.21).

Ce qui est obscurité pour l’entendement devient amertume et aridité pour le cœur « Pour nous qui nous complaisons en Toi.

1. I. 11. On trouve ce refrain à plusieurs quatrains 30, 69. D’autres stances de Lallâ célèbrent la nuit (22) : le jour s’éteindra et la Nuit viendra (nuit qui est la défaite du monde multiple et varié) ; la surface de la terre s’étendra jusqu’au ciel (ciel et terre se confondent dans la nuit de l’indifférenciation) puis, à la nouvelle lune, la lune ne fera qu’une bouchée du démon de l’éclipse ; l’illumination du Soi dans la pensée est l’adoration véritable de Siva. La nouvelle lune figure ici le Sujet conscient qui se révèle, tandis que le clair de lune représente le monde illuminé et transfiguré au sortir de la nuit totale ; la clarté lunaire est faible si on la compare au jour illusoire de la différenciation. En cette nuit silencieuse tout est apaisé et indistinct.

2. A-t-on conscience de cette vacuité ? Oui, une conscience indifférenciée (nir-vikalpa), mais en quelque sorte subtilement déterminée (pur vimarsa), bien qu’exempte de conscience à double pôle (vikalpa) qui opposerait un vide objectif à un vide subjectif.

3. Op. cit., p. 45, vers 1.

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il n’y a nulle douleur ni au commencement, ni au milieu, ni à la fin. Néanmoins, Seigneur, c’est elle qui nous fait défaillir ! explique-nous comment ! » (XX.13).

Il n’existe pas en effet de plus grande souffrance que celle de l’amour mystique ; auprès d’elle toute autre douleur s’efface. Mais cet indicible tourment est cher à l’amant : « Seigneur, la douleur que j’éprouve à cause de Toi supprime toute douleur et mon angoisse devant Toi exclut de mon âme toute angoisse », dit un docteur de la synagogue, Bahya Ibn Paqûda1.

Utpaladeva définit brièvement « d’après sa propre expérience2 » ce qu’est la souffrance : « Si même un seul instant je suis séparé de Toi, ô Souverain, aussitôt je me consume de tourments. Reste donc toujours visible ! » (VI.1).

La séparation qui s’étend dans l’infini des âges a produit pour qui n’a su discerner l’unicité divine (advaprathana) les blessures inguérissables du cœur (VIII.8) : « Quand donc Ton essence, Seigneur, qui se révèle à l’instant précis où l’on médite sur elle3, remplira-t-elle à jamais du flot de sa suprême ambroisie les très anciennes plaies4 creusées par (mon) ignorance de la vraie libération5. »

Ne connaissent vraiment la souffrance que les mystiques habitués à l’extase et dont le cœur déborde d’amour : « Eux seuls jouissent, eux seuls souffrent, eux seuls voient la beauté de l’univers. » Pour eux nuit et douleur sont fécondes et chargées de sens, par contraste avec la douleur dispersée et agitée du samsâra dont l’homme ordinaire ne tire aucun profit : « L’expérience de la souffrance, elle aussi, dit encore Utpaladeva, vaut la peine d’être tentée par ceux qui T’aiment et dont la conscience faite de Ta clarté lunaire est comme toute adoucie de nectar » (XVI.11). Ce clair de lune figure ici, d’après la glose, l’énergie qui répand sa fraîche ambroisie d’amour.



Étapes douloureuses et purificatrices de la montée

La souffrance s’approfondit à mesure que le mystique progresse. Au début il s’afflige de ses propres imperfections et de sa faiblesse naturelle. De façon imagée, Lallâ décrit les difficultés qui s’élèvent sur la voie : « Moi, Lallä, je sortis dans l’espoir de m’épanouir

1. Introduction aux devoirs des cœurs, p. 474, trad. de A. Chouraqui. Paris. L’auteur vivait au XIe siècle.

2. “La douleur est séparation d’avec Toi, et le bonheur union à Toi.” XI II. I.

3. Dhyâta au sens de contemplé mystiquement.

4. Vivarana, fissures, plaies béantes.

5. La non-séparation d’avec Siva. XIX. 7.


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comme la fleur de cotonnier. Le batteur et le cardeur me donnèrent maints coups violents et la fileuse avec son rouet fit de moi un fil de la vierge. Suspendue dans l’atelier du tisserand, je fus fort mal traitée. Puis le laveur me frappa contre une pierre et me frictionna durement avec de la terre à foulon et du savon ; enfin le tailleur me découpa en morceaux à l’aide de ses ciseaux. C’est alors que moi, Lallâ, j’obtins la voie suprême » (102-103).

Lallâ constate sa propre misère, d’elle-même elle ne fait rien, ne peut rien ou, si elle veut agir, ses efforts se révèlent inutiles : « C’est à l’aide d’une corde aux brins détordus que je hâle une barque sur l’océan. Ah ! mon Dieu m’entendra-t-Il ? Me transportera-t-Il sur l’autre rive ? Comme de l’eau dans des gobelets d’argile crue, lentement, je m’éparpille. Mon âme est un tourbillon. Comme je voudrais atteindre ma demeure ! » (106).

Dans sa Stuti Kusumañjalî, Jagadar a recours à une comparaison similaire : « O Seigneur, je suis monté dans la barque de mon corps afin de traverser l’océan du devenir (samsara). Il m’a fallu attendre si longtemps avant de découvrir le nautonier. Ce nautonier, c’est Toi, toujours miséricordieux à mon égard. Désormais j’ai pleine confiance, j’atteindrai la rive opposée. Mais si, au lieu de traverser, je sombre dans l’océan du devenir, à qui en imputer la faute, dis-le-moi, Seigneur ? » (XI.32).

De son côté Utpaladeva s’étonne : Siva s’est révélé à lui et pourtant le lien qui continue à enchaîner le Soi au corps ne desserre pas ses nœuds d’un pouce1. Il déplore l’impureté intérieure et si subtile, due à la non-révélation du Dieu, qui ne permet pas à la pure essence lumineuse de se manifester (XIII.2). Il prie encore, accablé de sa lâcheté : « Fais-moi pénétrer de force, Seigneur, dans ma propre demeure.2 »

Il sent son cœur douloureusement tiraillé entre deux attitudes incompatibles, l’une tendant vers les joies sensibles, l’autre vers l’absorption fervente en Siva (V.20).

Plus tard, bien qu’il ait refusé à ses facultés leurs satisfactions naturelles, il n’en est pas pour autant capable de demeurer fermement en lui-même et de s’anéantir en Dieu ; de nouvelles craintes le tourmentent : « Je me détourne, dit-il, des plaisirs du monde dès que je suis aspergé d’une goutte d’ambroisie de Ton union, mais cela est si rare et la goutte si infime ! Ne vais-je pas (désormais) être privé des deux à la fois ? » (VIII.9).

Lallà connaissait un semblable découragement lorsque, privée de la douceur de l’extase, elle ne vivait ni en elle-même ni en

1. Ou très brièvement IV. 24.

2. sk. V. I.

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Siva : « Le nœud qui maintient la corde de mon fardeau de sucre candi s’est desserré sur mon (épaule) ; ma tâche journalière va de travers. La parole de mon maître est tombée sur moi comme une meurtrissure. Mon troupeau 1 a perdu son berger. Comment réussirai-je ? » (108). Lallâ exhale ainsi la douleur de l’âme suspendue dans le vide entre deux mondes, celui qu’elle vient de quitter et celui dont elle n’a pas encore franchi le seuil, mais dont le vantail s’est entr’ouvert pour se refermer aussitôt. Elle porte le poids de l’illusion, apparemment douce — sucre candi — mais son entrée dans la vie mystique ayant relâché le nœud de la corde qui le retenait sur son dos, le fardeau paraît plus lourd et la corde la blesse. Les douceurs de la vie ne sont plus qu’une charge qui l’accable. Â ce poids du monde s’ajoute la perte du berger, Siva. Il lui est donc difficile de suivre la parole de son maître : « se retirer en elle-même2 », incapacité qui lui cause une intolérable anxiété3.

Utpaladeva fait entendre une plainte analogue : « Pourquoi la pensée de Ton esclave s’égare-t-elle sur le mauvais chemin, évitant l’intuition de son identité avec Toi, (tout en sachant) qu’il n’existe ici-bas nulle autre gloire, nulle autre.joie ? » (IV.17).

Angoisse de la possession et affres du désir

À un stade plus avancé de son ascension le mystique subit d’autres épreuves dévastatrices du moi au cours de sa quête ardente, mais obscure à la recherche d’une Réalité qui lui échappe : « Ce monde effroyable a pour ainsi dire pris fin et l’impureté compacte de ma pensée s’est évanouie, dit Utpala, néanmoins il n’apparaît pas le moindre interstice au panneau de la porte verrouillée de Ta forteresse » (IV.15).

Lallâ, elle aussi, en vue d’acquérir le gain suprême et après avoir tout perdu, accède à la nuit de la non-connaissance : « Moi, Lallâ, je m’épuisais, Le cherchant encore et encore. Je luttais contre mes goûts et tout ce que ma langue désirait je le lui refusais. Je commençai à Le contempler par sa grâce, mais hélas ! je vis des verrous à sa porte. » Elle demeure là simplement, tranquille, résignée à son impuissance, et la stabilité de son désir la conduit' au but : « Même alors le désir s’implanta fixement en moi et là même où j’étais je Le contemplai. » (48).

Entre la vision fugitive et la fermeté d’un désir constant, bien

1. Ce troupeau désigne les sens et les tendances diverses de sa personne qui errent sans guide.

2. Voir sl. 94, cité infra, p. 50. et sl. 15 du Stav. Cf. p. 43.

3. Voir explication du traducteur.

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des obstacles s’interposent, les uns dus aux imperfections de l’homme, les autres à l’abandon où Siva le laisse: il aspire de toutes ses forces à la radieuse Beauté entrevue, mais, au moment de s’en saisir, il relâche son étreinte et celle-ci se dérobe, d’où la plainte d’Utpala « Et si maintenant mon esprit, bien que soulevé d’ardeur (udyoga), n’approche pas même de l’Essence du Soi, alors, hélas ! je meurs ! » (XVIII.3).

Utpala connut aussi un abandon d’autant plus amer2 que l’union fut plus douce et plus prolongée : « Puisque Tu T’es approché du champ de ma vision, Seigneur, pourquoi T’éloignes-Tu de moi, Ton esclave ? Ne Te fais-Tu pas voir à tout être vivant ici-bas l’espace d’un instant ? » (XII.16). Il arrive en effet à Siva de se manifester très brièvement au moment d’émotions intenses, peur, colère, passion3. Ainsi tant qu’il ne se montrera pas de façon continue à Utpala, il n’aura vraiment rien fait en sa faveur. Le poète reproche à Siva son illogisme : « Il ne peut y avoir une chose en Ton cœur, une autre en Ta parole, une autre encore en Tes actions, ô Sambhu ! Si Tu es la vérité même, n’adopte qu’une seule manière d’agir : grâce ou disgrâce4. »

Lorsque le mystique a eu la révélation foudroyante du Soi, qu’il n’a plus aucun doute et s’attache à Siva en une union dont « l’incomparable douceur a comblé l’effroyable précipice de la séparation » 5, il s’attriste encore de ne pouvoir contempler Dieu sans interruption, car la splendeur divine ne brille que de temps à autre, comme la lueur de l’éclair6, durant l’extase et non au cours des états de veille et de sommeil :

« Hélas, combien inimaginables les jeux amoureux7 du Seigneur ! Il m’a offert son Essence pleine d’ambroisie, mais sans me permettre d’en boire ! » (XIII.19).

Et cette souffrance devient à son tour source d’un plus profond tourment d’amour : « Je pleure amèrement devant Toi, Omniprésent ! pour la seule raison que, même sachant tout, je reste dans l’erreur ! » (III.21). Ksemarâja explique : sorti de l’extase et actif dans les affaires temporelles, le poète continue à désirer l’extase ; c’est là son erreur puisque Siva se trouve aussi bien dans un état que dans un autre. L’extase et les diverses attitudes

1. Voir Stav. M. 44 et ici p. 120.

2. IV. 16 et XVIII. 3.

3. Cf. V. B. M. 101 et 118, Introd., p. 40 sqq.

4. Anugraha et nigraha, obstruction. C’est-à-dire que Siva révèle ou cache le Soi. XI. 7.

5. XVIII. 19 et VIII. 8.

6. IV. 8.

7. Ihita, commenté par vilasita, coquetterie, jeu amoureux.

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mystiques ne sont que des manifestations accessoires de la vie sivaïte aux yeux du grand saint.

Sur cette voie de grâce et de déréliction, béatitude et souffrance se mêlent de façon indiscernable : « Gloire à cette grande fête d’amour indicible où les pleurs eux-mêmes ont au plus haut degré la saveur d’ambroisie. » (XVII.1).

Et Lallesvari proclame : « À la fin du clair de lune1, j’appellai la folle (mon âme) et j’apaisai sa douleur avec l’amour de Dieu, criant “c’est (moi), Lallâ, c’est (moi), Lallâ !” j’éveillai le Bien-aimé, je me plongeai en Lui et mon esprit perdit la décuple impureté 2. »

Son expérience s’achève sur une note heureuse : « Absorbé en Toi-même, dit-elle à Siva, Tu me demeurais caché. J’ai passé tout le jour à chercher Toi et moi. Puis, dès que je T’ai contemplé en moi-même, j’accordai à Toi comme à moi l’extase sans restriction » (44).

Et encore : « L’univers tout entier se dessécha en moi. Je consumai mon cœur par le feu de l’amour. C’est ainsi que j’ai trouvé Siva 3. »

1. C’est-à-dire à l’aube du jour de l’illumination.

2. 105. On peut aussi comprendre : « folle d’amour pour le Bien-aimé (Lali) j’essayai de réveiller le Soi, nourrissant la blessure d’amour de mon cœur et c’était là ma folie ; je criais : Seigneur, Seigneur (au double sens de Lali). À cet appel le Soi s’éveille et se reconnaît comme identique au Seigneur. Cette stance joue sur le double sens des mots, jeu auquel se complaît Lallâ. Lallâ éveille donc par ses appels ardents le Bien-aimé qui dort spirituellement caché dans son cœur, là où elle s’est enfin retirée et après l’avoir trouvé en son àme elle trouve son âme en lui. Tantôt Siva s’éveille en l’âme (Stav. 117), tantôt comme ici, l’âme éveille Siva. À l’éveil (unmesa) de Dieu dans l’âme, succède l’éveil cosmique de l’univers en Dieu. Cf. Saint-Jean de la Croix, `Llama », st. IV : « … Tu Te réveilles dans mon sein où secrètement seul Tu demeures. »

3. S. N. Charagi, sl. 96.

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VI, SIVA DANSEUR AU GRAND BANQUET DE LA VIE

« Quand Toi-même Tu frémis, Tu déploies le monde entier. Quand Tu prends conscience de Ton essence, Tu prends conscience de l’univers. Quand Toi-même Tu titubes sous l’effet de Ton propre nectar, alors scintille l’anneau des existences ! » (Utpala XIII. 15).

La danse cosmique de Siva qui symbolise le parfait épanouissement de la Conscience a pour origine la vibration primordiale, le spanda 1, germe de tout mouvement. C’est ce mouvement subtil, jailli du cœur, qu’exprime Hara2, poète et acteur qui, toujours vigilant, avec l’univers pour théâtre, interprète du commencement à la fin le drame cosmique, assumant tous les rôles en même temps. Il déploie sa quintuple activité, créant, soutenant et détruisant l’univers, se cachant sous le voile de l’illusion, mais aussi se révélant en sa véritable nature.

Le but ultime de cette danse est, en effet, avec un cœur purifié pour scène, de conférer la pleine libération à celui qui a fait le vide en son cœur pour le mieux recevoir : “Aspirant au don des cœurs débordants d’amour, satisfait, Tu te mets à danser (aux cris) sauvages de Tes adorateurs ivres d’amour ! gloire (à Toi) !... » (XIV.10).

Le saint apprend alors du maître de danse, Siva, à rejeter le poids de la matière, à se libérer de ses entraves, doutes et restrictions ; puis, devenu semblable à lui, il « danse en héros, aspergé du vin de l’amour, dans la nuit de liesse, encouragé par la troupe bondissante des Vetâla3, en une ronde de mystères joyeux » 4.

D’après les Sivasûtra et leur commentateur : « Le Soi est le danseur. » Ses organes sensoriels en tant que spectateurs perçoivent, émerveillés, le Soi qui déploie le spectacle de la transmigration ; son intelligence finement exercée apprécie le jeu exquis de la Réalité perpétuellement jaillissante et vibrante. Lorsque le

1. Spanda, âdispanda ou parispanda insiste sur le dynamisme conscient. Mot clef du Trika, ce n’est qu’un autre aspect de vimarsa, prise de conscience de soi.

2. Siva-le-Ravisseur. Cf. Stav. 41. 59.

3. Démons hideux, compagnons de Siva, hantant les lieux d’incinération et animant les cadavres.

4. sk. XX. 20. Cf. V. 18.

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saint ravi, grâce au mouvement très pur et spontané1 de son propre cœur, s’est uni (samghattana) à la Conscience universelle en se reconnaissant comme le Soi, il a atteint la liberté totale, l’énergie Umâ, « le germe » (III.11 à 13). Tout son être danse harmonieusement, par jeu, à l’unisson du cosmos. Il va sans but au gré de son inspiration. Utpaladeva compare son libre et insouciant vagabondage dans la Conscience infinie avec l’égarement des êtres soumis à leurs désirs et qui vont de vie en vie sans échapper à leur propre moi limité : « Les uns errent2, Seigneur, mécontents au plus haut point, à l’intérieur même du soi. Les autres errent, Seigneur, contents au plus haut point, à l’intérieur même du Soi3. »

Ces derniers, leur tâche achevée, n’ont plus qu’à transmettre leur joie surnaturelle à l’aide des mudra4, dont la plus significative est celle de l’homme ivre : son corps entier et ses moindres gestes témoignent de façon indiscutable de son état d’ébriété : « Lorsqu’un yogin a bu avec excès le vin de Bhairava, et que son corps titube d’ivresse, voilà la véritable mudra » dit Abhinavagupta dans son Tantrâloka (IV. sl. 200)

À ce stade, comme Utpala le constate, l’ivresse a tout envahi, même le corps qui, entièrement nourri et fortifié de l’intérieur par le nectar d’un très pur amour, devient digne d’adorer Siva (XVII.26).

Par-delà le corps individuel, l’amour se manifeste jusque dans le corps cosmique qui apparaît à son tour rempli de félicité : “Ceux qui T’aiment, glorieux de T’adorer, vivent ici-bas dans l’étang du devenir (samsâra), rempli de tous côtés par les flots d’une fraîche ambroisie qui s’écoule de Ton corps” (XVIII.9).

Mais les saints ne participent pas tous au même degré à cette gloire. Utpaladeva les répartit en deux groupes : les uns étreignent Siva après avoir exclu le samsâra tandis que c’est dans le samsâra même que les autres l’étreignent en repoussant toutes les restrictions6, à savoir, non plus le monde externe, mais les moyens

1. Parispanda, ce flot du cœur est l’absorption dans la conscience cosmique au moment de l’illumination. Cf. M. M. sl. 7 et comm. p. 22, fin.

2. De pensée en pensée, lesquelles sont autant d’obstacles aveuglants.

3. sk. X. 12.

4. Attitude mystique intérieure, mais qui devient quelquefois perceptible à l’extérieur par des poses particulières.

5. Mahesvara dit aussi : O Merveille ! le samsâra même déborde de félicité pour le yogin sivaite. M. M. sl. 65.

6. sk. XVI. 28, selon le commentateur.

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spirituels préconisés pour atteindre Siva : prohibitions, concentration, méditation, prière, extase, etc. Ravis d’amour, ils gardent conscience de leur corps sans que leur activité externe soit entravée, par opposition aux premiers, purs contemplatifs (jñânin) ou ascètes qui, retirés du monde, s’adonnent au samâdhi, oublient leur corps et se protègent contre les empiétements extérieurs.

Laissant ces derniers, nous ne nous intéresserons qu’aux vrais bhakta pour lesquels samsâra et nirvâna se confondent1. Parce qu’ils ne tendent que vers Paramasiva — le Tout — (nikhila) ou Siva uni à l’Énergie (sakti), ils s’écrient avec Utpaladeva : “J’adore Siva étroitement enlacé par l’énergie (Sivà)… laquelle boit, mange, se pare, avide d’engendrer et d’engloutir (l’univers) 2.”

KRAMAMUDRÂ

Parmi ces grands mystiques, Utpala distingue à nouveau ceux qui pour parvenir aux cimes « se balancent dans l’amour divin adouci de nectar » et les êtres d’exception qui adorent Siva en esprit seulement et demeurent absorbés en lui partout, à l’extérieur ou à l’intérieur, parce qu’ils reposent toujours en lui3.

Les premiers, n’ayant pas encore atteint le but, s’efforcent d’harmoniser samâdhi et vie ordinaire en imprégnant d’extase leurs multiples activités à l’aide de l’attitude nommée kramamudrà. Utpala compare celle-ci à un jeu de foire, composé de deux cordes, avec lesquelles on se balance d’une extrémité à l’autre, la vie se trouvant transfigurée à mesure même qu’on s’élève dans l’extase et qu’on s’y raffermit :

“Gloire à la grande Fête d’Utpala (le lotus) qui s’amuse à se balancer, ivre d’amour” (XIV.23).

Sous cette allégorie se cache le problème de la conciliation entre l’absorption en l’amour divin et l’action, dont la plus éminente est le dévouement au service des hommes : plus le saint

1. Abhinavagupta trace avec précision les diverses possibilités qui s’offrent aux mystiques après l’illumination ; les uns, bien qu’ils aient pris conscience de leur identité au Soi, conservent des traces d’ignorance dont ils ne peuvent se défaire leur vie durant : sortis du samâdhi et actifs dans la vie journalière, ils n’arrivent pas à se reconnaître identiques aux choses et doivent attendre la mort pour participer à la souveraineté du Seigneur (paramesvaratâ). Les autres réalisent, par bhâvanâ l’identité du Soi, de leur corps et des choses (vases, etc.) avec Siva et acquièrent les attributs de Siva en cette vie même. Ils visent à la plénitude (pûrnatva), c’est-à-dire à jouir des objets de l’univers clairement manifestés. Pourtant ils ne l’atteignent pas intégralement, car on n’accède pas à l’identité avec l’univers avant la mort, le corps étant une insurmontable limitation. I. P. v. II. III. 17, vol. II, p. 128 fin.

2. XVI. 29. Cf. IX. 14, où il exprime le même souhait.

3. sk. //XV. 10.

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vaque, par amour et dans l’amour, aux affaires du monde, plus il acquiert de qualités spirituelles ; il lui faut en effet se réfugier profondément dans le secret de son cœur pour y puiser efficacité et savoir. Il possédera finalement une liberté totale parce qu’il aura appris à se livrer en même temps à l’amour et à l’activité, sans que l’un fasse obstacle à l’autre1.

Mahesvara indique comment la kramamudrâ extériorise l’intérieur et intériorise l’extérieur en une succession de flux et de reflux : les organes de la connaissance ondulent toujours en vagues dans l’océan du Cœur. Ils entraînent l’objet jusque dans le sujet et les adaptent l’un à l’autre2.

On nomme cette attitude mudra, sceau ou empreinte à vif de la conscience, qui grave sa forme indélébile sur ce qu’elle absorbe comme le feu transforme toute chose en feu. On l’appelle aussi krama du fait qu’elle s’établit en phases successives qui, à chaque balancement, imprègnent de conscience l’homme et l’univers en leur ajustement mutuel et toujours plus profond.

Ce jeu exige au début une certaine attention avant de devenir automatique : le saint transmet au monde la félicité et l’amour découverts au fond de soi ; puis il fait sienne à nouveau la jouissance devenue cosmique (jagadânanda). Ensuite, toute l’extériorité qu’il a reprise en son cœur à l’aide de flots d’amour (XV.6) est projetée vers l’extérieur.

Dans d’autres versets3, de la céleste citadelle — l’inaccessible Essence divine — le mystique dégage le cosmos que Siva porte4 en Soi et, tout débordant de pure Conscience, il le place dans son propre coeur5. Ainsi Siva, le Soi et le cosmos se fondent dans le Cœur absolu lorsque, leur tâche achevée, les deux mouvements de la kramamudrâ s’effacent spontanément devant la samatâ.

1. C’est à cet équilibre qu’aspirait sans y réussir tout à fait Al-Hallâj lorsqu’il chantait : a Le raccordement de la réalité à Dieu est œuvre divine, et le sens de cette expression est ténu à saisir. J’ai raccordé mon existence à la Source de l’existence, mais mon cœur ne sent pas fondre son endurcissement. » Op. cit., p. 76.

2. sk. //M. M. M. 21.

3. X. 8 et VIII. 13.

4. Text. « enfilé sur le Soi du Seigneur » : bhavadâtmani visvam umbhitam, VIII. 13.

5. Autrement dit, ce monde qu’il avait d’abord perçu en Dieu, il le découvre en lui-même, à la suite d’une introversion plus poussée.

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SAMATÂ, AMOUR GLORIEUX DE LA MAJESTÉ DIVINE

« La période de l’équinoxe, qui consiste en une égalité (du jour et de la nuit) 1, est constante chez les amants dont l’hommage s’épanouit sous l’influence de la douceur de Ta réalité. » 2

Le saint bien recueilli lors de la pratique de la kramamudrâ, tour à tour extraverti et introverti, se livrait à la danse créatrice et destructrice de l’univers ; mais, dès son accord intime à la nature réelle des choses et le règne incontesté de l’amour, affranchi de toute modalité, il se livre à la danse glorieuse du grand Natarâja en prenant part au « banquet indicible de douce adoration » 3.

L’activité de pure adoration a rejoint le Centre de toute harmonie, permanent par-delà les oppositions, et où « … il n’existe aucune succession temporelle, qui n’a ni commencement ni fin » et dont les tenants « sont exclusivement absorbés en Siva » (XVII.6).

« Pour les bhakta, ce banquet d’amour se poursuit jusque dans le rêve, jusque dans l’inconscience… non seulement, quand ils récitent des mantra, se baignent ou méditent, mais à chaque instant et en tout ce qu’ils font » (XVII.7-8).

Sur le plan de la bhakti, samatâ se présente comme un équilibre amoureux. À ce niveau, c’est d’un amour réciproque que Siva aime le saint et que le saint aime Siva : la compénétration (samâvesa) ayant atteint sa perfection, il n’existe entre eux qu’un seul et même amour4, qu’une seule et même volonté. D’autre part l’amour est étale et infini puisque le saint ne voit qu’amour en lui-même et dans le monde.

Lallâ décrit brièvement, mais avec une extraordinaire précision, ces dernières étapes de la montée spirituelle : au premier

1. Mais ici c’est l’équilibre entre extase et états ordinaires par la disparition de toutes les antinomies.

2. sk. XVII. 5.

3. Ko' pi svâdupûjâmahotsavah, expression fréquente chez Utpala XVII. I, qui désigne la fête cosmique dont jouit le saint pleinement conscient de soi dans un univers reconnu comme identique à Siva.

4. Voir infra, p. 33. l’amour réciproque de Siva et de l’énergie. Cf. Lallâ, sl. 5 : « Celui qui considère autrui (ou le Soi suprême) et soi-même comme non-différents (adugu) ; celui qui considère le jour et la nuit comme semblables et dont la pensée s’est dégagée de la dualité, lui et lui seul a réalisé le Maître des dieux. »

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stade de la kramamudrâ, c’est l’extase, yeux fermés : « J’étais, dit-elle, à la recherche de moi-même et je m’épuisais en vain, car personne n’a jamais pu par de tels efforts obtenir la sagesse cachée. Alors je m’absorbai en Lui (le Soi) et aussitôt j’atteignis le cellier du nectar — lune mystique — où il y a maintes jarres pleines, mais personne n’y boit 1. »

Après l’illumination et l’ivresse, à la seconde phase de la kramamudrâ, Lallà se tourne vers le monde et son extase devient cosmique. À ce moment ses yeux sont grands ouverts (unmila-nasamâdhi) : « En une quête ardente, je sortis 2 de mon cceur3 en plein clair de lune. En une quête ardente, j’arrivai (à réaliser) que le même s’unit au même. Ce monde entier, c’est Toi, uniquement Toi, ô Nârâyana ! Que sont toutes les choses ? Tes jeux ! » (109).

Le clair de lune symbolise, pour les mystiques, l’univers illuminé par la splendeur divine. La lune de la conscience, selon le Candrajnana4, consiste à jouir de façon spontanée des objets sensoriels dans un sentiment de pleine conscience qui délivre de tout esclavage à leur égard. Ibn Faridh y fait aussi allusion : « La pleine lune a remplacé pour mon œil réveillé l’image de Ta face ; en toute forme étrangère Ton apparition a rafraîchi mes yeux ; je n’ai vu que Toi seul5. »

Lallâ ravie, au lieu des phantasmes de l’illusion, ne perçoit qu’identité (samata) 6, le Soi uni au Soi, dedans, dehors, tout n’étant plus que le libre jeu de la divine énergie, sans qu’il y ait la moindre différence entre état ordinaire et extase7, l’extase a tout emporté.

Le premier instant de l’éveil lui apparaît comme un éternel présent : chaque chose jaillit neuve8, à chaque instant, sans lien ni avec le passé ni avec l’avenir : « La conscience, dit-elle, est

1. Sl. 60. Cf. le cellier intérieur d’amour de l’épouse du Cantique des cantiques ainsi que le Cantique de Saint-Jean de la Croix :

Au plus profond du cellier

de mon Aimé j’ai bu, et quand je sortis,

dans toute cette plaine

je ne savais plus rien,

j’ai perdu le troupeau que je suivais naguère.

C’est là qu’il me donna son, cœur.” (Cantique, str. 26).

2. Elle sortit sans pour autant briser l’union à Siva, et le cherche dans les choses.

3. Andariy, ce qu’il y a de plus intérieur, le cœur.

4. Texte cité par M. M., sl. 62, p. 166.

5. Essai sur la mystique, p. 73.

6. N’est-ce pas la “plaine” de la strophe citée du Cantique de Saint-Jean  ?

7. Vyutthâna et samâdhi.

8. Cf. Stav. 80, “le renouvellement des multiples beautés de l’univers”.

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toujours nouvelle ; la lune toujours nouvelle. Ainsi j’ai vu l’expansion des eaux toujours nouvelle. Mais depuis que moi, Lallâ, ai purifié mon corps et ma pensée, je suis toujours nouvelle et nouvelle » (93). L’éclat virginal et inaccoutumé de l’univers s’explique par la limpidité du regard.

Dans ce monde nouveau, Lallâ exerce activité et connaissance en plein oubli de ses connaissances antérieures, cependant elle ne connaît plus rien ; elle est inactive1, car elle demeure immobile, fixée au Centre — Siva ; mais elle ne cesse pas d’être efficiente puisqu’elle est le lieu de passage des forces divines. Elle dort, se reposant dans l’indifférenciation primordiale (nirvikalpa), comme en sommeil à l’égard du tumulte des désirs et des choses mondaines, mais veillant intérieurement dans le silence de son cœur apaisé.

Comparant les saints aux hommes ordinaires, Lallâ chante : « Certains, bien que profondément endormis, sont (intérieurement) vigilants. Les autres bien qu’éveillés (extérieurement) ont sombré dans le sommeil. Les uns, se baignant dans les étangs sacrés, restent néanmoins impurs ; les autres, même s’ils s’affairent aux soins familiaux, demeurent inactifs (akriya) » (32).

L’état d’union définitive de Siva et de Sakti 2 est désormais sa part : « Moi, Lallâ, j’entrai par la porte de mon âme et là, ô joie ! je vis Siva uni à l’Énergie et je m’absorbai dans le lac d’ambroisie » (68).

Elle contemple Paramasiva doué de son énergie, le danseur cosmique dont tous les mouvements de l’univers composent la danse.

Utpaladeva 3 a eu, lui aussi, l’expérience de la samata et le monde lui semble submergé d’amour : « Le déluge ambrosiaque de Ta contemplation a recouvert d’un flot uniforme joies et chagrins comme une inondation égalise sur le sol ornières et talus4. »

1. Elle n’a plus ses actions dans son corps, mais en Dieu. Cf. Sainte Catherine de Gênes, op. cit., p. 96 : « Dieu… rend l’âme si étrangère à son activité naturelle qu’il la réduit à rien, et il demeure lui seul. L’homme reste sans âme et sans corps… Il mange, il boit, il goûte, il pense, il veut, il se souvient, mais tous ces actes s’accomplissent sans activité de nature. Ils se font au-dessus de la nature, parce que c’est Dieu qui lui donne le goût, l’intelligence, la volonté…67

2. État correspondant au mariage spirituel des mystiques chrétiens.68

3. Bhatta fait aussi allusion à la samatâ lorsqu’il salue l’Essence souveraine, uniforme (sanya) en tout ce qui existe, M. 6.

4. sk. III.9

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Dans la parfaite indifférenciation de la nuit sivaïte, les choses ont même poids et une seule et même saveur : « O Souverain ! Tu es l’endroit où afflue toute magnificence : bijou ou brin d’herbe deviennent inestimables s’ils se rattachent à Toi » (XVI.26).

Lorsque le saint est parvenu à l’équilibre d’amour, devenu semblable (sama) à Siva, enivré par le nectar de l’adoration, il est inondé de gloire et il ne lui reste qu’à chanter Siva par des hymnes de louange. Les couples antinomiques qui, séparés de Siva, fondaient inopinément sur lui, desséchés, amers et avides (XIX.9), provoquant sa détresse, sont accueillis avec allégresse dès que l’amour les imprègne de façon uniforme et égale : « Pour-les êtres nobles, ivres d’amour, ô Maître, intérieurement, extérieurement, pourvu ou dépourvu de modalités et de toutes les manières, Tu n’es que nectar ! » (XVI.22).

En quelque condition qu’il soit, actif ou inactif, dans la veille, le rêve ou l’inconscience, le mystique ne perd pas contact avec la Beauté divine, dénuée d’artifice et toujours semblable à elle-même (XVI.12).

Ce qu’il tenait naguère pour un obstacle à l’union se transforme, sous le poids de l’amour, en acte d’adoration « La voie de la conscience triplement différenciée en plaisir, douleur et illusion, c’est elle toute entière qui devient pour Tes amants le moyen de s’emparer de Toi, ô Omniprésent ! » (1,10).

L’éparpillement naturel des organes et les fluctuations de la pensée, que l’on considère comme le samsâra et le germe de la douleur, ne font maintenant qu’exalter pour les bhakta la grande Fête de l’adoration (XVII.38). Ce sont les organes eux-mêmes qui, à la fin, confèrent l’indicible lorsque « devenus gouttelettes de Connaissance, ils s’écoulent de l’océan de félicité consciente embellis par les attraits de cette ambroisie » 1.

Ainsi la pensée fécondée par la sève de l’amour porte un fruit éminent, la suprême béatitude (1,24). Utpaladeva nous explique de quelle façon : “Comme les dieux se procurèrent le nectar d’immortalité en agitant l’Océan de lait, ainsi ceux qui T’aiment, agitant en tous sens leurs organes devenus (agents) de pure adoration, font surgir l’ambroisie2.” La folle ivresse d’amour asperge de cette ambroisie les objets des sens en guise d’adoration, répandant ainsi l’amour divin. (XVII.16).

Si l’agitation des organes se révèle précieuse, en raison de l’amour inaltérable dont elle procède, on ne condamne pas l’activité

1. III. 6.

2. XVII. 36. Agitation et ivresse dispersante de l’amour (bhaktiksobha, bhaktimada, bhaktisamvega) ont inspiré de belles stances à Utpala, voir entre autres XVII. 10, VII. 8. Cf. Lallâ 104.

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dualisante de la pensée (vikalpa, kalpanâ), à condition qu’elle se détache sur un fond d’amoureuse indifférenciation (nirvikalpa). C’est pour cette raison que Bhattanârâyana désire s’ébattre dans la félicité et la conscience divines pendant que sa pensée s’abandonne à son instabilité naturelle, échafaudant mille projetsl. Utpaladeva exprime un souhait analogue : « Pourquoi ma pensée n’erre-t-elle pas d’objet en objet, à savoir Ton corps même2, de sorte qu’elle n’ait pas à contrarier sa tendance innée3 et que mon suprême désir soit en même temps parfaitement satisfait ? » (XII.20).

Ce désir est de percevoir chaque chose, des profondeurs abyssales dont elle jaillit, comme le corps de Siva. Il dit encore dans le même sens : “Les yeux fermés pour savourer l’émerveillement de l’amour intérieur, m’écriant « hommage à moi, Siva ! » je voudrais adorer jusqu’aux brins d’herbe !” (V.15). Utpala salue ici la Conscience absolue dont la saveur indivise relève du banquet d’amour cosmique. À ce niveau, le saint percevant l’univers comme le corps de Siva, se préoccupe moins de la disparition de ses angoisses que de l’ivresse intense qui lui fera tout oublier : « O Seigneur, comme j’adhère intimement à Ton corps universel, lors des maux qui me frappent,. puissent mes craintes non seulement s’évanouir, mais encore que ma joie exulte ! » (VIII.12).

Au début de la voie, les épreuves servaient à détacher le mystique de son corps et à resserrer son union à l’Être absolu ; maintenant, submergé d’une même plénitude dans le malheur et dans le bonheur, bien loin que la souffrance l’atteigne, il n’éprouve que la douceur de l’amour : “Si, plein d’amour pour Toi, les douleurs m’assaillent, bienvenues soient-elles ! ô Omniprésent ! Mais que surtout je ne sois pas privé d’amour, même (si je devais éprouver) un bonheur ininterrompu !” (XVI.20).

Un sufi, Abu Firâs Hamdâni disait en sa prière : « Puisses-Tu m’être doux, et que la vie soit amère ; puissé-je Te contenter, alors que les colères gronderont.4 ! »


Le bhakta et son identification au cosmos

 l’aube de la vie mystique, le bhakta se retirait dans son cœur apaisé, conscient du caractère illusoire de la dualité où il s’était jusque-là complu. Puis parvenu à l’extase, il la reversait sur un

1. Sl.38. Cf. 102 il désire jouir des plaisirs de l’existence et posséder l’état suprême.

2. Les objets désirés sont son corps.

3. L’instabilité.

4. Op. cit., trad. P. Massignon, p. 120.

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monde dont il s’était naguère détourné. Alors, ivre d’amour, il outrepassait ses propres limites et s’apercevait que sa recherche d’extase n’échappait pas, elle non plus, à l’illusion puisque Siva séjourne au même titre dans la condition ordinaire que dans le samâdhi 1. Après ce long périple il revient donc à son point de départ, mais transfiguré par l’amour divin : si au temps de l’ignorance, il souffrait, victime du faisceau lumineux créateur de mirages, dans un monde apparemment privé de Dieu, désormais il se tient à la source du pouvoir d’illusion qu’il régit souverainement. Vivant encore ici-bas, le monde lui apparaît très différent de ce qu’il est pour l’homme ordinaire, c’est-à-dire « tout jaillissant de félicité et de lumière2 ». Il s’incline avec une admiration égale devant l’énergie autonome (svàtantryasakti) et l’énergie qui engendre l’illusion (mâyâsakti) : « Souverain de l’univers ! Gloire à Ton incomparable souveraineté… Mais gloire aussi à Ton autre souveraineté par laquelle cet univers ne se manifeste pas tel qu’il est en son essence ! » (XVI.30).

À la question : doit-on chercher à s’évader de l’existence ou faut-il s’y intégrer, Utpala donne sous une forme lapidaire « la moelle de sa conviction » à cet égard : « Séparé de Toi, dit-il à Siva, ce cosmos est à rejeter intégralement ; identique à Toi, c’est lui, en vérité, qu’il faut obtenir3. »

L’expérience globale de l’univers théophanique n’est plus celle d’un moi séparé de son objet4, mais une nouvelle connaissance par identification (pratyabhijnâ) ; c’est du centre de l’intériorité recouvrée et dans la parfaite autarcie du présent que le mystique découvre un cosmos harmonieux et « unifié, tel qu’il se reflète dans la Conscience absolue ». S’épanouissant à partir de l’Acte pur, ce monde n’exclut rien, pas même l’agitation et le multiple. Utpaladeva nomme cette plénitude (purnatva), dans laquelle on distingue les choses en toute clartés, « l’indicible banquet d’adoration 6 ».

Qu’importe alors la différenciation si elle se déploie à l’intérieur du Tout que l’on peut sans inconvénient appréhender en sa mul -

1. Sl. III. 21, cité ici p. 64.

2. Il a acquis le fruit de la lumière (prakâsa) et de la joie (harsa = vimarsa) au cours de toutes ses activités séculières, XVI. 23.

3. sk. XII. 12.

4. Sujet asservi qui engendre par son karman un objet limité, une nature soumise aux vicissitudes temporelles et dépouillée du divin.

5. I. P. v., vol. Il, p. 128. On en jouit lorsque surgit icchâspanda.

6. C’est en cette fête (utsava) qu’apparaît précisément l’agitation des trente-six catégories, XVI I. 30.

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tiplicité fragmentaire, aussi bien qu’en sa pureté transcendante1 : « Puissé-je vraiment Te contempler, Toi, mon propre Maître, en Ton Essence cosmique, percevant Ta forme infinie d’instant en instant et en chaque objet particulier ! » (XII.19). Et ce désir revient tenace : “Quand donc, Omniscient, participerai-je au banquet d’amour dont la saveur déborde de félicité, au point que nom (ou forme) 2, saisi en sa spécificité, me remplisse de joie et d’éclat3.”

Pour le mystique kasmirien, le monde en sa variété ne disparaît pas4, les choses individuelles sont captées de l’intérieur, en leur infinité, en leur plénitude sensorielle et en leur signification profonde, parce qu’elles se trouvent éminemment dans l’Être total (bhava) — leur substrat — et inséparables de lui, à la manière dont nos idées résident en nous avant que nous les exprimions en paroles. Le saint s’émerveille alors de la Beauté de chaque être ainsi que de l’ordonnance établie entre eux tous, car il en pénètre la vérité et la valeur absolue.

C’est donc avec des flots d’ambroisie, s’écoulant de la création entière, que Siva asperge ceux qui, « marqués de l’empreinte ineffables, naturelle et profonde », fuient, solitaires, le sentier de la renommée (XII.3).

L’expérience de la totalité présente deux phases successives ; soit que l’on découvre Siva à l’intérieur de tous les êtres, soit que l’on perçoive les êtres en lui : « O Souverain de l’univers ! s’écrie Utpala, ceux qui ont part à Ton amour T’atteignent d’abord dans l’univers, puis à nouveau, c’est en Toi qu’ils voient l’univers. Rien ici-bas ne leur est donc inaccessible » (XVIII.1).

Jetant sur la nature un regard lucide et plein d’amour, le saint n’y voit que le Bien-aimé, et ce monde lui est restitué, mais dans la personne de Siva. Utpaladeva célèbre de préférence la seconde phase, l’extase cosmique du banquet d’amour où « l’univers entier sertit la merveilleuse beauté de Siva » (III.3) et dans laquelle les choses apparaissent toujours comme surgissant sans interruption de l’essence divine et s’y résorbant (XVIII.7).

Lorsqu’il possède la maîtrise de ces phases, le mystique passe de l’une à l’autre, les vit simultanément ou — si l’on en croit Utpala — il prend appui, par-delà toute phase, en Paramasiva qui échappe à nos distinctions d’immanence et de transcendance :

1. Tantôt l’énergie prédomine, les reflets étant perçus dans le miroir, tantôt Siva, si ne demeure que le substrat ou miroir indifférencié.

2. À savoir le monde phénoménal (namarûpa).

3. C’est-à-dire félicité et lumière, vimarsa et prakâsa, IX. 5.

4. Comme pour le partisan du Vedânta, tel Sankara.69

5. Kenâpi prakrtimahatânkena khacitâh

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« Chez les êtres riches en amour, le banquet de Ton adoration et la vision de la nature des choses telles qu’elles sont en leur essence se déploient tous deux perpétuellement, l’un reposant sur l’autre » (XIII.7).

Comme l’intelligence, l’activité ordinaire trouve sa place en ce monde divinisé, car ce que nos mystiques condamnent n’est que l’action centrée sur le moi individuel. Par contre, les activités d’un homme qui participe au rythme universel, quelque banales soient-elles — simples tâches journalières ou occupations domestiques — « deviennent dignes de louange puisqu’elles sont identiques à Siva » (XVI.18).

En conséquence peu importe le mode de vie : mener la vie de maître de maison ou de sanyasin revient au même si les désirs ont été détruits et Siva reconnu en sa pureté et son omniprésence1. Ce qui compte aux yeux des poètes sivaïtes, c’est un amour assez fort pour stimuler constamment toutes leurs énergies au point de les transfigurer.

Dans ces conditions quel accueil réserveront-ils aux pouvoirs surnaturels (siddhi) si ce n’est le mépris ? « Arrêter un fleuve torrentiel, refroidir un feu dévorant, marcher dans le ciel, traire une vache de bois, tout cela n’est en fin de compte que fraude de magicien », constate Lallâ (38). Mahesvarânanda voit l’empreinte universelle (sarvamudrâ) de Dieu lorsque, au jaillissement de la félicité cosmique, les huit grands pouvoirs surnaturels paraissent bien insignifiants (St. 51). D’après Utpala, chez ceux qui sont entièrement voués à Siva, ces états pitoyables 2 s’enfuient pleins de honte dès que Siva se révèle, rendant ainsi témoignage de la présence divine (III.16).

Le mystique se détourne des réalisations surnaturelles, parce que, d’après les paroles mêmes d’Utpala : « l’amour en l’adorable… est la plus haute des réalisations (siddhi). » Que m’importe, ajoute-t-il, si cette réalisation reste incomplète en l’absence des pouvoirs d’extrême petitesse et autres ! (XV.16).

Selon Utpaladeva l’efficacité même de Siva se manifeste à deux niveaux différents : « Toutes les activités ordinaires accomplies en T’adorant confèrent des pouvoirs extraordinaires (siddhi) ; mais pour Tes amants, ces activités, identiques à Toi70, sont naturellement ces pouvoirs mêmes3 », à savoir des énergies divines dont l’efficience n’a pas de borne4.

1. Lallâvâkyani, 64.

2. Dainya, ce sont d’après la glose de Ksemarâja les divers siddhi. Cf. Stav. 55, les siddhi ne sont que les bourgeons de l’arbre d’amour.

3. sk. XVII. 2.

4. « L’univers est plein de sa propre énergie ». S. S. III. 30.

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Utpaladeva se moque des dieux et des puissants : « Ceux qui, absorbés en Tes pieds de lotus, composent l’univers au gré de leurs désirs1, ô libre Souverain ! se rient du dieu Brahmâ privé d’autonomie et qui porte la souillure inhérente à sa fonction cosmique » (IV.5). Si l’activité du saint ne consiste pas à déployer des pouvoirs surnaturels, se dépense-t-elle en actes de vénération tels qu’offrandes ou pèlerinages ? Lallâ condamne les pèlerinages en quête de Siva, « Soi du pèlerin » : « Un sanyasin, dit-elle, erre de sanctuaire en sanctuaire à la recherche de l’union… alors qu’il ne fait que se rendre visite à lui-même. O mon cœur, comprends que (Siva est le Soi) et cesse d’être incroyant. Plus tu regardes loin de (ton Soi) et plus l’herbe te semblera verte » (36).71

Al-Hallâj disait aussi :… « Les gens font le pèlerinage, moi je vais en pèlerinage (spirituel) vers mon Hôte bien-aimé ; s’ils offrent en sacrifice des agneaux, moi j’offre le sang de mes veines ! Il en est qui processionnent autour du Temple, sans y être corporellement, car c’est en Dieu qu’ils processionnent2… »

Pour Utpaladeva, le pèlerinage des saints s’accomplit à l’intérieur même du devenir : « Au milieu de l’étang du samsâra alimenté de tous côtés par les flots d’une fraîche ambroisie s’écoulant de Ton corps, là se promènent Tes amants, excellemment pourvus de Ton adoration » (XVIII.9). Et le poète rend hommage à ceux qui, sans aller nulle part et sans renoncer à rien, contemplent la demeure de Siva, l’univers3.

Dès que le saint se reconnaît comme l’universel Agent, ses moindres actes lui tiennent lieu de pèlerinage, puisqu’il baigne continuellement dans la présence divine : « Il se plonge sans cesse dans les bains sacrés (tirtha) quand il rit, éternue, tousse et baille… dit Lallâ ; c’est lui l’ascète nu d’un bout à l’autre de l’année. Sache en vérité qu’il t’est proche ! » (46).

En conséquence, le culte perd sa signification : « Toi seul, dit-elle à Siva, Tu es les cieux, Toi seul Tu es la terre, Toi seul le jour, la nuit et l’air ; Toi seul, Tu es l’offrande de grain et de sandal, les fleurs, l’eau d’aspersion. Tu es tout ce qui existe. Alors que pourrais-je donc T’offrir ? 4 »72

Les actes et les paroles du saint lui tiennent lieu de culte :

1. Ils créent ce qu’ils veulent par simple imagination. S. S. III. 37, comm. p. 125..

2. Op. cit., p. 86.

3. Selon la lecture idam eva, XX. 10.

4. Lallâ, 41. 42. Cf. 52. Comme nos poètes, Lallâ repousse culte et idolâtrie sous toutes leurs formes : « une idole n’est que masse de pierre… À quoi donc offres-tu adoration ? » (17).

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« Toute œuvre accomplie par moi était adoration. Toute parole proférée par moi était une formule mystique (mantra) 1. »

De même, Utpala désire, après avoir atteint la pure Conscience, adorer Siva sans répit par ses activités corporelles, ses pensées. ses paroles, et par le déploiement cosmique qui s’étend de l’esprit jusqu’à la terre (XVII.11).

Lallâ définit l’activité innée et spontanée (sahajakriya) du saint comme une amoureuse ardeur qui lui sert à contempler constamment Siva. Quant aux divers instruments du culte : fleurs. grains, sésame, eau, lampe d’adoration…, ils ne sont pas requis par celui qui veille sur la parole du Maître gravée dans son cœur (45).

Transfigurées par l’amour, les pratiques rituelles et religieuses naguère reniées par un excès d’amour, acquièrent aujourd’hui une valeur nouvelle parce que, devant l’amour triomphant, le culte aussi bien que son reniement perdent leur signification propre :

« Hommage, s’écrie Utpaladeva, à ceux qui vénèrent les instruments mêmes de Ta vénération, en les aspergeant du nectar d’amour ! » (XVII.31). Mieux encore, « ces bhakta qui T’invoquent pleurant, riant, hurlant leurs plaintes, ce sont eux qui constituent tout particulièrement le cérémonial de Ta louange ! » (XV.3).

Le culte rendu par impulsion amoureuse passe au plan cosmique : « O Merveille ! Dès qu’ils s’absorbent dans un univers devenu instrument de (leur) culte, une lourdeur et en même temps une légèreté extraordinaires (s’emparent) de ceux qui T’aiment2 », dit Utpala à Siva. Dès que Siva entre dans la substance de leur âme, ils sont si lourds que rien ne peut les arracher de leur refuge en Siva et leur esprit est si dégagé de ses lourdeurs que, devenus aériens et subtils, ils ne sentent plus le poids de l’univers.

Le mystique, parvenu à ce haut degré, se consacre au bien des hommes qu’il guide vers Paramasiva3. Comme celle de Siva, sa générosité est gratuite et miséricordieuse, son amour pour l’humanité sans limite puisqu’il vit dans le sentiment de totale égalité4, ne voyant en chaque être que Siva.73

Les poètes kasmiriens comparent le saint à l’arbre paradisiaque de l’amour qui exauce tons les désirs ; ses pousses sont les pouvoirs surnaturels et la souveraineté sur l’univers, sa fleur, l’Énergie,

1. Lallâvâk. 58.

2. XVII. 35, selon l’interprétation de Ksemarâja.

3. C’est en ce but que Utpala nous dit avoir écrit l’Isvarapratyabhijñâkârikâ. Stance I, p. 1.

4. Nous n’osons pas dire identité puisque celle-ci ne sera vraiment réalisée qu’après la mort, cf. p. 68 n. 1 et I. P. v., vol. II, p. 132, 1. 1. 74

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et son fruit, Siva en personnel. Reprenant cette image de Bhattanârâyana, Mahevara fait de l’arbre « aux branches puissantes » la prise de conscience de soi. Il a poussé, dit-il, dans le Cœur, il fleurit dans la gloire de la jouissance cosmique et ses fruits sont l’épanouissement de la félicité transcendante (52).

Selon Nârâyana, les saints connaissent leur champ, Siva, le cultivent assidûment et avec zèle, en y semant le grain de l’amour divin qui produira un fruit infini (43). De son côté, Utpaladeva nous montre le saint, épanoui comme s’il venait de gagner un royaume, faire généreusement don du vin enivrant de Siva à toutes les créatures au cours du grand banquet cosmique (XVII.38). Il voudrait aussi servir de guide aux adorateurs de Siva dès que le cercle entier de l’univers sera identifié au Soi (IX.12). Mieux encore, il attend avec impatience le moment où, tombant à l’improviste sur le plus précieux des trésors, l’amour divin, il s’en emparera, le plaçant dans la profonde cachette de son — cœur, mais bientôt, perdant toute maîtrise par excès de joie, il le montrera à tous2.

L’amour n’est pas un trésor que l’on puisse garder jalousement caché, car il se répand de soi-même et le saint ne peut s’empêcher de le distribuer autour de lui.

Utpaladeva menace ainsi Siva : « Quand donc, reconnaissant soudain mon Maître, souverain, sans peur, généreux, sans cause… dissimulant son propre Soi, le couvrirai-je de honte (en l’exposant aux yeux de tous) ? 3 »

Comment fait-il profiter les autres de son amour et leur communique-t-il sa grâce ? Est-ce en révélant dans son traité philosophique une voie brève et efficace qui permette de reconnaître le Soi comme Siva ou bien est-ce en célébrant son amour intense par des chants à la gloire de Siva ? En fait, il a transmis bien autre chose qu’un enseignement doctrinal ou une simple croyance : à savoir, la tradition mystique des Maîtres (paramparâgama) 4 à laquelle l’école kasmirienne dut son éclat. La grâce passe de maître à disciple sans aucun intermédiaire et par la simple présence silencieuse du maître.75 Cette haute initiation qui devait disparaître du système Bhairava au bout de quelques siècles se trouve déjà mentionnée par les Âgama5 ; au temps d’Abhinavagupta il

1. Stav. 55 et comm.

2. IX. 10. Sur la caverne du cœur, hrdguhântakrtanihila, cf. S. Kârikâ, sl. 51. Le trésor caché de l’amour, il faut le trouver dans le cœur puis trouver le cœur en lui. Il n’est caché qu’à ceux qui restent attachés au monde et à Smara. 76

3.]X. 6. litpala joue sur le sens des termes, giva étant sans vergogne, prodigue et akârana, fils adultérin puisque sans parents.

4. Cf. Svacchandatantra, IV. 238.

5. Spécialement la Parâtrisikâ, M. 25, mais de façon obscure et allusive.

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en existait plusieurs lignées parallèles, celles du Trika, du Krama et du Kaula1. Utpaladeva, qui eut pour guru Somânanda, dix-neuvième descendant de Tryambaka auquel sa propre tradition se rattachait, transféra l’initiation qu’il avait lui-même reçue à ses propres disciples, Laksmanagupta entre autres.

De cette transmission2 — puisqu’elle est initiation — il est difficile de donner autre chose qu’un aperçu : on ne peut enseigner l’amour77 comme on enseigne des techniques de yoga ou des connaissances religieuses, la voie de l’amour étant aussi ineffable et inconcevable que le but à atteindre.

Le Maître suprême qui connaît cette pratique efficace (prali-patti) accorde sa grâce au cours d’une initiation libératrice en unissant directement le Soi du disciple à Siva3.

Abhinavagupta mentionne à plusieurs reprises cette initiation ésotérique qu’il assimile au sacrifice svâdhyanajnâna 4. Le guru accomplit d’abord ce sacrifice en son propre Soi par l’ascension du souffle (prâna) jusqu’au centre supérieur du cerveau, le brahmarandhra, — ou plus précisément, du phonème A de la syllabe mystique AUM jusqu’à la more ultime, samanâ 5. — Offrant ainsi le souffle prâna en oblation dans le souffle inspiré (apâna), il s’absorbe dans sa félicité la plus intime. Il purifie et apaise ensuite la conscience du disciple qui se tient devant lui, en pénétrant dans son souffle ; ou si l’on préfère, le disciple reprend en son apâna le souffle expiré que le guru vient de faire monter en samanâ, l’énergie subtile et très pure. Puis le maître reprend le souffle impur du sisya et le rejette. À la suite d’incitations (prerana) réitérées du guru, le disciple réussit, lui aussi, à élever son souffle jusqu’au brahmarandhra. Dès que la conscience du maître et celle du disciple sont étales (visuvat dans lequel prâna et apâna se trouvent engloutis) alors, en un instant, le guru fait jaillir le Son (aum ou nâda) et s’identifie au disciple en une seule ascension. C’est sans doute à ce moment que tout l’amour qui remplit son cœur passe dans le cœur de ce dernier.

Quand Bhattanârâyana célèbre Siva, cygne (hamsa) éclatant de

1. C’est à la lignée Kaula qu’appartenait Sambhunâtha grâce auquel Abhinavagupta réalisa son identité à Paramasiva.

2. Nous nous réservons de traiter ce sujet dans un ouvrage en préparation sur la grâce et le maître spirituel.

3. Elle est nommée dans le Tantrasâra « sivayojanârûpâdiksâ’ et dans le Vivarana à P. T., p. 25, 1. 1 `pûrutiyojanâ, Ksemarâja la mentionne S. n. II. 6-7, fin du commentaire.

4. Voir son commentaire à la Bhagavadgitâ IV. 29-30, que nous paraphrasons ici. Il s’agit de la montée de la kundalinî avec identification de maître et de disciple. Sur la kundalinî Cf. V. B. M. 154 et 26-27, 42, p. 48 sqq.

5. Cf. Stav. gl. 7 et 8.

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gloire, qui demeure uniquement dans le cœur purifié des saints (Sl. 57), il fait probablement allusion à cette pratique qui se nomme, elle aussi, hamsa.

Ainsi comme Siva fait le don généreux de lui-même, l’homme qui a brisé ses attaches et n’est que grâce, ne s’appartient plus : il reçoit et donne en un seul geste, répandant cette grâce à l’image de la gemme cintamani qui, de toutes ses facettes, reçoit et rayonne la lumière1.

LA BHAKTI PAR RAPPORT AU YOGA ET A L’ILLUMINATION

La bhakti nous apparaît, chez les mystiques du seul amour, comme la source et la fin de toute chose. Adorer l’indicible suffit : c’est là l’éclat, c’est là l’accomplissement (siddhi), c’est là la délivrance, il n’en existe pas d’autre (XVII.25).

Certains dévots, précise Utpala, ne considèrent dans l’adoration que le moyen d’atteindre l’état suprême, ne voulant y voir que la vache qui exauce tous les souhaits ; mais les vrais amants ne désirent que son lait savoureux et, recueillis en leur amour, ils se mettent à boire sans attendre, sans réfléchir, tant ils ont soif de la seule essence divine ; l’adoration se confond pour eux avec le flot de la félicité qui jaillit au moment précis de leur identification à Siva 2.

N’ayant plus rien à acquérir ni aucun effort à tenter, ils errent grisés par le nectar d’amour3. Ils ne mendient rien : “Ah ! Combien digne de louanges est la façon extraordinaire dont ces êtres au cœur débordant de générosité T’adorent dans l’excès de leur amour pour Toi, ô Donneur de dons ! car (leur amour) n’est pas stigmatisé par la sollicitation” (XVII.24).

Et Utpala dit encore : « Révèle-Toi à nous qui n’exigeons que Toi, et nous ne T’excéderons pas par d’autres requêtes. » (VI.11). D’ailleurs que pourraient-ils demander si ce n’est Dieu même ? Siva étant le Seigneur tout-puissant et l’univers entier manifestement identique à lui, ne serait-il pas absurde et vain de lui demander quelque objet particulier ? (XI.2). Il faut donc tout

1. « Au contact des rayons brûlants du soleil de Ton amour, et par leur puissance, que la gemme de mon cœur rejette très loin les étincelles ardentes de l’attraction et de la répulsion. » (VII. 6).

2. XVII. 37 et 40.

3. XVII. 23. Bhatta ne veut lui aussi que l’amour seul et de toutes les manières possibles (99) ainsi que la douceur de servir Siva (111), la douceur de l’amour étant une jouissance sans égale (50). Il prie Siva de pénétrer dans son cœur et prend la grâce pour refuge (114 et 52). Lorsqu’on s’empare du joyau de Siva, l’amour, il ne reste rien à conquérir, dit-il encore (26).

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lui demander ; à moins encore de solliciter un accroissement infini d’amour : « Lorsque l’amour de Siva s’amplifie de jour en jour, n’est-ce pas là une réalisation incomparable ? Et quel bonheur essentiel n’en découlerait-il pas ? » (XV.14). C’est que le don d’amour contient le donateur et le don.

Nârâyana va même jusqu’à suggérer, par boutade, que l’amour est supérieur à Siva, auteur du bien et du mal, puisque l’amour n’engendre, lui, que le bien (116).

Amour et délivrance

L’amour donne tout : libération, souveraineté sur l’univers, pouvoirs surnaturels, parce qu’on possède Dieu même : « Que peuvent encore quémander les hommes richement pourvus de la Beauté de l’amour ? Quant à ceux qui en sont privés, à quoi bon solliciteraient-ils autre chose1 ? »

Le seul but du samsâra et du nirvâna est exclusivement Siva, la non-différenciation d’avec lui qu’exige l’amour et par le moyen le plus direct, l’amour : “Le fruit de tout acte religieux ou profane est l’identification à Toi, ô Dieu, ceux qui cherchent en cette (identification) une fin différente demeurent toujours dans l’ignorance 2.”78

D’après Utpaladeva, les gens se mettent en peine de la délivrance, mais, en réalité, la saveur ininterrompue appelée libération est celle de la puissante drogue de l’amour (1,22).

Ni paix ni libération n’importent aux vrais bhakta dont l’excès d’amour paralyse la pensée : dans l’ivresse surabondante de leur amour, ils ne cherchent pas le bonheur en vue de la paix et oublient même, le cœur ravi de la présence divine, de réclamer le fruit de la voie du salut (XVIII.15). Ils obéissent à un attrait irrésistible : “Pour quelle autre raison Tes amants, que la chaleur ardente d’un élan d’amour véhément a dépouillés de toute volonté propre, se plongeraient-ils dans l’ambroisie de Ton adoration (si ce n’est pour en éteindre la flamme) ?” (XVII.17). L’ardeur qui les embrase est telle qu’il ne leur reste qu’à se jeter dans le flot mystique pour y trouver immédiatement la fraîcheur.

De son côté, Bhattanârâyana désire atteindre sans délai Siva, par-delà tous les états, en échappant aux pures étapes de la vie spirituelle qui, malgré la béatitude qu’on y goûte, se dressent comme des embûches, retardant le moment de l’identification (110).

1. XX. 11. Et Abhinavagupta glosant ces vers d’Utpala (I. P. v. I, p. 24) précise : “Si l’on a réalisé le Soi, on a tout, sinon de quel profit serait tout le reste ?

2. Abhinavagupta I. P. v. I. 1,1, vol. I, p. 24. Cf. Ut. IV. 23 et XI. 13.

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L’amour et les moyens de délivrance : ascèse et yoga

Jamais l’amour ne résulte des expédients limités et artificiels que sont pour les mystiques sivaïtes rites, hommage du culte, mortifications, procédés de concentration, connaissances théologiques, méditation, yoga… Il se fait plutôt une voie de ce qui s’oppose à sa voie : « Si, pour Tes amants, tout sert à s’identifier à Toi1, pour ceux qui sont séparés2 de Toi, tout devient obstacle à cette réalisation3. »

La position des sivaïtes kasmiriens à l’égard du yoga et de jñana ne se comprend bien que par rapport aux trois énergies du triangle du cœur (trikona ou trisula), et dans la perspective des trois voies qui en découlent.

Toute la manifestation évolue à partir de ce triangle comme un flot frémissant et pur du Cœur divin et c’est aussi, par le frémissement de son propre cœur, que l’homme retrouve le Centre du trikona, en prenant conscience de soi.

S’il suit la voie la plus longue, celle de l’activité (kriyâsakti) qui comporte effort du corps et de ses organes ainsi que du sens interne (manas), il pratiquera sept des huit membres du yoga, exercices du souffle, concentration de la pensée (pratyâhara), méditation, mais sans aller au-delà, car, à partir du samâdhi — le point culminant du yoga — il aura atteint la voie plus directe, celle de l’énergie, où prédomine la connaissance (jñânasakti) ; dans cette voie qui ne relève que de l’intellect (buddhi) et ne vise qu’à l’universel, l’intuition du cœur joue un rôle primordisl. A son tour la voie de l’énergie débouche sur l’illumination (jñana, pratibhâ) faisant place à la voie suprême et brève, celle de la pure volonté (icchâsakti) qui, commençant au moment de l’illumination, va encore au-delà : non seulement le Soi mais encore le monde entier s’engouffrent spontanément dans le Je absolu. Abhinavagupta appelle cette parfaite absorption samyagâvesana, absorption intégrale dans la Réalité : le soi, la pensée, le corps

1. Même la haine, l’orgueil et l’illusion, voir p. 46.

2. Tirés vers le bas, avilis.

3. sk. //I. 15. Libre trad.

4. Pour Utpala et Nârâyana, le terme yoga désigne les huit membres du yoga de Patañjali concernant les moyens de délivrance ainsi que les quatre aspects fondamentaux du yoga : souveraineté, connaissance, renoncement et vertu. Jñâna est la connaissance libératrice se rattachant à la discrimination par l’intellect (buddhi) telle que l’entendent les systèmes Yoga et Sâmkhya selon les partisans du Trika ; c’est aussi l’illumination des Vedântin, pur prakâsa sans vimarsa. Inf. p. 13 n. 3.

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et les objets externes, abandonnant leur nature objective, s’identifient au Seigneur. C’est, dit-il, à cette compénétration que tendent tous les moyens, y compris le samâdhi ; et si, à la mort du corps, elle est achevée et parfaite, seul le Seigneur demeure1.79

Commençant par la voie inférieure avec ses pratiques yoga, le yogin peut parvenir à la voie de la connaissance et, de là, s’élever à la voie supérieure de Siva. C’est dans la seconde de ces voies que se place l’amour ; mais s’il est excessivement intense, il correspond à la voie de la volonté (icchâ) et de l’élan du cœur vers Siva.

Ainsi les pratiques du yoga se trouvent reléguées à un plan inférieur. La science qu’on y acquiert conduit tout au plus à une libération restreinte, qui est délivrance par rapport au corps et à la nature avec lesquels l’homme s’identifiait à tort.

Adepte de la voie simple et directe du cœur (pratyabhijnâ), Utpala s’écrie : ‘Seul l’amour est digne d’estime dans la voie sans illusion de Siva. Ni yoga, ni ascèse, ni pieux hommage… ne mènent (au but)’ (I.18).

Les maîtres anciens disaient de même : « En vérité, dès que la Réalité ultime est ardemment désirée, tous les moyens sont réduits à néant2. »80

Et Utpaladeva reprend : « Honneur à Lui que ni les dieux souverains ni les ascètes qui s’infligent d’insupportables pénitences ne peuvent approcher ! Honneur à Lui que contemple le bhakla au cœur débordant d’amour, alors même qu’il se trouve engagé dans les états les plus divers » (XIV.21).

Utpala se refuse aux techniques psychologiques et physiologiques soumises aux limitations spatiales et temporelles : « Soutenir que Tu deviens accessible par le yoga à un moment donné et en un lieu particulier, c’est se fourvoyer. S’il en était ainsi, ô Souverain ! comment au cours de tous les états Te révélerais-Tu à ceux qui T’aiment ? » (I.16). 81

Il dit encore : « La grande Fête de Ton union3 n’est obtenue qu’en repoussant l’effort de la méditation. Telle est, dit-on, la véritable manière dont adorent les amants. Qu’elle soit mienne à jamais ! » (XVII.4).

Al-Hallaj exprimait une idée analogue : “Quand l’amant arrive au plein élan de la générosité, et qu’il est distrait de l’union avec l’Ami par l’ivresse (de prier) 4, alors il doit constater ce dont sa

1. I. P. v., vol. II, p. 231 (III. II. Il).

2. “Saruopciyaparikepris te mahcirthârthinah kila”. M. M. citation p. 179, comm. au 68.

3. Spanla, étreinte, contact.

4. Ou selon une variante : qu’il oublie l’invoqué à force d’invocations.

— 86 —

passion le prend à témoin : prier devient, pour les amoureux, de l’impiété 1.”

Bhatta, lui aussi, est étonné par la puissance de la magie divine qui tient sous sa coupe l’humanité entière, y compris les yogin : bien qu’ils se soient approprié le trésor de la méditation, ils s’enlisent pourtant, faute d’ardeur (44) ; l’élan d’amour 2 leur permettrait seul d’éviter les deux écueils que sont, d’une part, l’effort du vouloir propre et, de l’autre, le relâchement qui menace la quiétude.82

Lallâ reconnaît l’insuffisance des vertus contemplatives : “Paix et contrôle de soi (sama et dama), dit-elle, ne sont pas indispensables pour réaliser l’Essence innée. Par simple désir tu n’atteindras pas non plus la porte de la libération. Alors même qu’un homme se dissout (dans le Soi) comme le sel dans l’eau, il est rare qu’il discerne l’Essence innée2.”

D’après Utpaladeva, l’amant a un grand avantage sur le yogin : il peut se concentrer sans fournir le moindre effort : « Ceux qui T’aiment, dit-il à Siva, diffèrent au plus haut degré des yogin parce qu’ils demeurent parfaitement recueillis au cours de leurs activités journalières, sans même s’être exercés le moins du monde à la rétraction mentale ou aux autres membres du yoga » (I.17).

L’existence véritable transcende également les quatre aspects fondamentaux du yoga : souveraineté, connaissance, renoncement et vertu. La souveraineté pour le yogin doué de siddhi, la connaissance pour le pandit, le renoncement pour l’ascète et la vertu pour le partisan du dharma 4 sont les plus grands obstacles qui séparent de Siva. D’où le peu de cas que fait Utpala du yoga et de la connaissance : « Que seule s’accroisse en moi, à tout moment, l’indicible saveur vivifiante acquise par la manducation répétée de Ta souveraineté et que s’éloigne loin de moi la majesté du yoga et de la Connaissance » (VIII.2).83

Amour et illumination

L’illumination, bien qu’importante dans la voie mystique, reste secondaire par rapport à l’amour (bhakti), voie complète en

1. P. 56, op. cit. Cf. “C’est Toi, mon ravisseur, ce n’est pas l’oraison qui m’a ravi I Loin de mon cœur l’idée de tenir à mon oraison ! L’oraison… Te dérobe à mes yeux, dès que ma pensée s’en laisse ceindre par mon attention. » p. 53.

2. Sur l’ardeur du désir et le bond final, Inf. p. 40.

3. Sahaja, essence du Soi (Sk. comm. svabhâva). On peut y être immergé, en goûter la saveur sans pour autant la discerner clairement (vicar —), c’est-à-dire se reconnaître identique à Siva. Cf. sl. 29.

4. Aisvarya, jñâna, vairâgya et dharma. Voir Stav. 92.

– 87 —

soi, qui se passe de toute aide et vaut infiniment plus que yoga et connaissance dont il représente « l’étape suprême » (IV.9). Ainsi Bhatta implore-t-il Siva que la torche de son illumination devienne pour lui la torche de son amour, apte à consumer son combustible propre, l’existence différenciée (58).

Utpala va plus loin encore : « Parce que j’ai goûté, dit-il, à l’ambroisie de Ton amour, ô Maître, l’illumination, même à son summum, ne me semble plus que liqueur aigrelette » (I.11).

L’amour joue un rôle essentiel avant l’illumination qu’il prépare et après, en la stabilisant. C’est de lui que découlent les deux conditions favorables à l’illumination, quiétude et intensité exceptionnelle qui activent chez les bhakta le moment de l’illumination : « Bien que Ton essence soit inconcevable — donc au-delà de la méditation — elle se montre à ceux qui T’aiment dès qu’ils commencent à méditer » (XX.19).

D’autre part, la connaissance amoureuse qui imprègne l’être entier est plus efficace et plus profonde que toute autre : “Ceux qui ont l’expérience de la Science éminente de Ton amour, dit Utpala, ce sont eux et eux seuls qui discernent la Réalité inhérente à ces deux (contraires), science et nescience l.”

Cette stance distingue deux modalités d’illumination : l’une cosmique, qui englobe aussi bien science que nescience ; elle est prise de conscience de sa propre identité à Siva et s’accompagne de la jouissance d’une toute-puissante liberté. L’autre, illumination momentanée telle que la comprennent les systèmes classiques de l’Inde, est la connaissance salvatrice qui disperse l’illusion2.

C’est qu’il faut découvrir au centre même de l’illumination — prakasa ou lumière consciente — le cœur de cette lumière, vimarsa, libre énergie dont jouit Siva uni à Umâ ; ou, selon l’image de Nârâyana, retrouver au milieu de l’océan de la Connaissance (jñâna) le lac apaisé de la pure ambroisie3, ce havre d’amour qui est aussi liberté absolue.

Utpaladeva constate encore une grande différence entre amour d’une part et d’autre part yoga et connaissance, au moment précis de l’illumination, car chez les cœurs aimants, dit-il, l’illumination (prakasa) jaillit librement et d’elle-même sans l’aide d’aucun moyen, tandis que chez les autres elle dépend, pour se révéler, du

1. sk. I. 12.

2. Ainsi jñâna correspond à turya, quatrième état ou illumination qui passe comme l’éclair et vijñâna à turyâtita qui transcende les divers états, l’illumination ayant tout envahi. Bhatta fait allusion à cette distinction au sl. 27. Cf. V. B. Introd., p. 187 sqq.

3. s1. 95.

– 88 —

yoga et de la Connaissance1. « Même si Ton Soi est bondé d’attributs distincts et même s’Il est atteint par une gradation de moyens, Il se manifeste pur (sans attribut) et une fois pour toutes (sakrt) à ceux qui partagent Ton amour » (XVI.2).

Après l’illumination, les bhakta, selon Utpala, étreignent un Dieu sans mode, partout et toujours ; les yogin et les jñânin le saisissent en une intuition fulgurante lors du samâdhi mais, sortis de l’extase, ils retombent sous l’empire de l’illusion, soumis comme par le passé aux anciennes habitudes et aux antinomies2. Seul l’amour est en effet capable de dénouer les complexes et de balayer les résidus des expériences antérieures (vasana) : lorsque la pensée déborde sous les averses continues du nectar d’amour, tous les vestiges insipides et sans force, se mettant à flotter, s’écoulent loin d’elle (XIX.12).

Utpala conclut : « Que sont les jñânin comparés à ces êtres supérieurs qui, grâce à la splendeur de l’amour, ont surmonté les ténèbres de l’attraction et de la répulsion ! » (XVI.16).84

L’être déifié demeure à jamais dans la sama car il a fait retour définitif vers l’Un.85





CONCLUSION

En résumé, l’amour dans la voie rapide de haute perfection est, comme le dit Utpaladeva, « le grand trésor digne d’être protégé, accru et profondément vénéré » (XV.11).

Il n’est pas seulement la source de la vie du mystique, mais encore sa fin, car Siva est amour et la bhakti trouve son achèvement dans le désir divin (icchâsakti) lorsqu’elle rejoint le Cœur universel et vibrant et se met à l’unisson de la pulsation cosmique (spanda).

Tout commence par un regard d’amour86 de Dieu 3 ; et à l’intérieur de Siva sans limites, le mouvement d’amour qui émane de lui retourne à lui. C’est en ce sens que l’amour est un don gratuit de la grâce : Siva prend l’initiative de la quête d’amour ; il révèle d’abord sa présence vivifiante dans le cœur de l’homme et celui-ci, ainsi sollicité, répond aussitôt à la grâce, en un élan spontané de tout son être, si la grâce est intense, ou bien avec lenteur, s’absorbant amoureusement en elle, si l’appel est plus doux.

1. XX. 14.

2. Stav. 54.

3. Cf. Stav. M. 1

– 89 —

Le désir de la Réalité contient tout : il suffit de la désirer, de ne désirer qu’elle pendant un instant, pour l’obtenir aussitôt ; sa possession ne dépend que de la force et de la constance du désir87.

À l’inverse des ascètes qui se dispersent en essayant d’écarter les obstacles et en s’astreignant à des moyens extérieurs, les bhakta, recueillis et unifiés dans le seul amour, ne se soucient que de la Réalité dont ils ont l’âpre désir.

Le mystique cherche à la connaître et à l’aimer s’il chemine sur la voie de l’énergie. Dès le début, son amour se présente comme une intériorisation ou une expérience abyssale obscure et apaisée. En contact1 avec Siva, il s’absorbe dans la saveur délicieuse de l’amour, mais il ne la goûte que de temps à autre et d’une manière sensible. Il garde constamment sur les lèvres et dans le cœur le nom de l’aimé ; puis l’absorption devient si douce que, par-delà les mots, surgit un désir intérieur difficilement contenu ; le mystique se tient dans l’élan, au premier instant, dans l’inachevé incapable d’exprimer en phrases ni en mots la ferveur de son amour, la pensée interdite et muette. L’attrait qu’il ressent est si vif que, dès qu’il se tourne vers Siva, il est projeté dans un abîme d’amour.

Puis, bien imprégné de cet amour, il discrimine avec le cœur, possédant à la fois lumière mystérieuse et amour dans la sérénité, la paix et la joie, passant tantôt par une phase d’ivresse, d’extase et de folie, tantôt de sommeil mystique, d’assoupissement et de quiétude dans laquelle il oublie tout ce qui est extérieur. Parvenu à ce degré, il ne goûte plus à l’amour, il y baigne sans discontinuer, entièrement plongé, en Dieu et vivant de sa vie.

L’envahissement graduel de l’amour obéit à des alternances de plénitude et de privation. La privation, non moins essentielle que l’abondance, et qui mène à l’anéantissement du moi, porte sur tous les plans : mourant à ses diverses modalités psychiques, le mystique plongé dans les ténèbres se dirige à son insu vers une connaissance nouvelle et indifférenciée (nirvikalpa) tandis que l’embrasement d’amour s’élabore dans le secret de son cœur, l’amour devenant de plus en plus simple, dépouillé et délicat à mesure que l’intelligence et la sensibilité s’affinent. Au cours de cette immersion profonde et obscure d’un vide en un vide toujours plus parfait, sa volonté elle-même se transforme : véritable esclave de Siva le mystique renonce à son désir propre ; il ne sait pas, ne sent

1. Sparsa, c’est en termes de contact que la mystique sivaite s’efforce de suggérer la présence divine à la fois puissante, mais obscure, parce que cachée dans le cœur et échappant aux visions, images et à toute appréhension distincte.

2. » Celui qui sait comment goûter le nectar d’amour et comment s’y baigner, jouit du plus grand des bonheurs.. (XVI. 17).

– 90 —

pas, n’aime rien, ne veut rien et, progressant ainsi, il atteint le Centre ardent où le feu de l’amour a tout consumé, immolant à la Conscience du Bhairava sans mode toutes les modalités des sens et de la pensée.

Que la possession ait été lente ou rapide, à la fin le saint doit faire un bond dans l’infini et soudain lâcher prise, renoncer à tout le relatif s’il veut s’emparer de l’absolu. Par cette marche fulgurante, propre à la voie brève de Siva, l’être intrépide parvient à l’illumination.

Il n’y a qu’une seule illumination, il est vrai, mais elle peut être ou précaire ou permanente. Si le désir est d’une ardeur exceptionnelle, le saint, dans son âpre recherche et en un seul élan, saisit la Réalité et ne la lâche plus ; alors toutes ses habitudes passées s’évanouissent d’un coup et l’illumination aboutit à la divinisation de l’être total (voie de Siva). Si, par contre, le désir manque d’intensité, le mystique ne peut s’accrocher à la Réalité : il doit monter à l’assaut encore et encore, et veiller fidèlement à la porte, en percevant des éclairs par les fentes du panneau verrouillé (voie de l’énergie). Bien que, durant l’extase, il jouisse de sa véritable nature, les tendances de son inconscient réapparaissent lors de son retour aux conditions humaines et voilent la Réalité88 :

Sa tâche n’est donc pas achevée : l’amour illuminé qui forme désormais sa substance la plus intime, doit envahir sa propre personne et l’univers entier ; passant d’abord du cœur dans le corps qu’il nourrit de l’intérieur, il pénètre de façon égale dans tous les états psychiques : veille, rêve, sommeil profond et se manifeste dans ses œuvres. Enfin il s’insinue dans l’univers, simple prolongement de son activité1.

Avec une liberté souveraine, le mystique jouit de toutes les choses divines et humaines qu’il aime pour leur beauté essentielle et parce qu’elles sont Siva même.

Alors, totalement imprégné de Dieu, les facultés comblées, le cœur vraiment satisfait, et la volonté divinisée, il atteint l’amoureuse égalité (samatâ), tout n’étant plus pour lui qu’amour universel et divin.

S’étant dépouillé de ses diverses modalités, devenu immense et sans limites, il rejoint le Dieu indifférencié (nirvikalpa) auquel il s’identifie. Parvenu à l’amour triomphant de la Majesté divine, il répand gratuitement cet amour, car il réside au Centre efficace, dans la volonté de Siva, en pleine grâce, y puisant les dons qu’il distribue avec générosité.

Tel est le Banquet cosmique où ne siège que Paramasiva.

1. Le mystique identifié à Siva étant l’agent unique et universel.

LA PERLE ÉVANGÉLIQUE

La perle évangélique 1602, Edition établie et présentée par Daniel Vidal, Grenoble, 1997.

« La Perle Evangélique, texte flamand d’une béguine jusqu’ici anonyme, parut en 1535 à l’initiative du chartreux colonais Thierry Loher. La traduction latine fut établie par L. Surius, écrivain ascétique, et chartreux, en 1545. En 1602, les chartreux de Paris en livrent la traduction française, que nous reprenons.

« Cet ouvrage est capital, à double titre. La Perle est héritière de tous les mystiques qui se décidèrent, au fil des siècles, en pays thiois, flamands, alémaniques. Héritage littéral, filiation conceptuelle. Mais elle décrit moins une progression de foi, qu’elle ne se porte d’emblée au point d’accomplissement du parcours, où l’intime fusion de la créature et de Dieu rend indécidable le partage des eaux, le fidèle entièrement déiforme, et son Dieu immergé sans reste en sa création. La Perle se dispose ainsi au plus vite en ce foyer de toute quête mystique, en sa raison, son acte essentiel. Elle s’entend dès lors comme exaspération spectaculaire des mystiques précédentes, leur soudaine imposition comme textes dispersés venus à convergence, et façonnage de leur sens en un énoncé emblématique.

« De là sa force de pénétration dans le tissu culturel européen. Sa traduction française, à l’aube du xviie, va irriguer, à leur su ou insu, tous les réseaux et toutes les écoles mystiques du “siècle des saints, de la mystique abstraite de Benoît de Canfield, aux aboutissements quiétistes du pur amour. La Perle tisse un argument de complicité d’un bout à l’autre du siècle, qui permet de lire Bérulle en entendant déjà François de Sales, et d’écouter les leçons majeures de Madame Guyon en gardant mémoire de Jeanne de Chantal. Car le dit de La Perle traverse en une seule audace de sens et d’indiscipline l’ensemble des sites où la créature doit purger ses passions et s’épandre en la lumière de son dieu.

« C’est dire que La Perle Evangélique est texte de toute nécessité pour notre temps propre. À déchiffrer et lire en toute impatience et passion, pour son écriture exacte, sa leçon de souveraineté, la conceptualité exemplaire d’une mise à nu réciproque de la créature et de son dieu. En cet ouvrage, témoignage d’historicités brûlantes et écriture argumentative d’impeccable lucidité, un nouvel espace de sens est fondé, qui, jusqu’à nous, dure.”



LA PERLE ÉVANGÉLIQUE

Trésor Incomparable de la Sapience divine/Nouvellement traduit de Latin en Français par les P. P. Ch. lez Paris à Paris chez la veuve Guillaume de la Nouë, Rue Saint-Jacques 1602.



Je livre un choix de chapitres, partie réduite d’un ouvrage qui couvre 208 [Introduction par Daniel Vidal] + 522 [La Perle, glossaire et table] pages. Sans indiquer les sauts entre chapitres numérotés.

LIVRE PREMIER Du noble et excellent principe duquel nous sommes originellement sortis, et auquel par les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur et Rédempteur, nous devons retourner.

CHAPITRE I

Pourautant que, comme même l’Écriture sainte nous témoigne, nous avons tous offensé, et péché en notre premier père Adam, et sommes tombés en un horrible gouffre de toute difformité et misère : si nous voulons obtenir et recouvrer la pureté de vie perdue en ce premier homme, il nous faut commencer avec [1 v°] celui qui est sans commencement c’est-à-dire avec Dieu, lequel est ce très-noble et très-excellent principe duquel nous avons pris notre origine, et avec lequel nous demeurons toujours par idée. Car tout ainsi que les rayons solaires procèdent et dépendent du soleil, ainsi notre âme procède et dépend de Dieu, qui est notre principe, notre vie, et notre conservateur. Mais par les puissances de notre âme et de nos sens, nous nous sommes épars et dispersés aux choses extérieures, et volontairement détournés et séparés de Dieu, notre principe, nous attachant par amour aux choses créées, et en icelles cherchant nos plaisirs. Et par ce moyen nous avons grandement difforme et souillé notre âme, et sommes tellement devenus boiteux et estropiés de nos membres, que nous ne pouvons plus maintenant atteindre ni parvenir au souverain bien, ni marcher par la voie de vérité. Nous sommes d’abondant devenus aveugles et sourds, en sorte que ne pouvons reconnaître ni entendre le bien éternel. De là vient cette désobéissance et mépris des inspirations divines.

Finalement nous avons perdu le droit sentier de la vie, et avons été dépouillés de notre première beauté. Et néanmoins l’essence intérieure et image de notre âme est demeurée en Dieu, vit en Dieu, et Dieu en nous, jaçoit que nous l’ignorions. Car il n’y a personne qui puisse savoir ou sentir cela, cependant qu’il est désordonné-ment affectionné aux créatures, et attaché aux choses visibles. [2 r°] Et pour ce il est nécessaire que nous nous étudions à mourir à notre sensualité, et que toute créature rejetée nous nous convertissions à Dieu notre Créateur. Car l’âme ne peut être en repos, si de toutes ses forces, appliquée à Dieu, elle ne se convertit à Dieu son principe. Que si nous voulons unir toutes nos forces à Dieu, et adhérer à ce principe nôtre, il nous faut observer ce qui est commandé aux Anges, et nous garder de ce qui est défendu aux hommes. Lors que nous et toutes choses étions encore dans l’abîme de la divinité, incréées, la veine de sa très-ardente charité poussait et pressait la vertu toute-puissante de la divine essence, qui demeurait cachée au dit abîme de la divinité, afin qu’elle sortît, fit et formât des créatures qui eussent la fruition et jouissance des richesses infinies de sa bonté. Il créa donc par l’opération de sa très Sainte Trinité, le ciel et la terre et orna le ciel d’Anges, afin qu’ils jouissent de ses délicieuses richesses, et qu’ils contemplassent l’abîme de sa divinité, et fussent les trônes et sièges, esquels Dieu tout-puissant serait assis et reposerait. Et laissa aux hommes la possession du paradis de volupté, afin qu’ils jouissent avec lui de toutes délices, fussent l’habitation et tabernacle de sa déité, et cheminassent continuellement avec lui. Et finalement il para et orna toute la terre d’herbes et fleurs de diverses sortes, de plusieurs fruits et animaux, et ce pour le seul homme.

CHAPITRE III De l’origine, justice et chute de l’homme.

Or Dieu tout-puissant, ayant trouvé les saints Anges tellement préparés et les ayant confirmés à jouir éternellement en joie parfaite de sa divinité, il fut ému d’un abîme d’amour à parfaire ce que de toute éternité il avait pensé, connu, et aimé, et ce par sa puissance, toute prévoyante sagesse, et très coulante bonté. Il dit donc en soi-même : Faisons l’homme à notre image et semblance, afin que comme nous sommes un esprit et une simple essence, il soit aussi un esprit et une simple essence reposant avec nous, et habitant par grâce en notre immuable éternité ; à notre semblance aussi, afin que comme nous sommes trois personnes, qui opèrent toutes choses, c’est à savoir l’une par l’autre, qu’il ait aussi trois puissances — savoir est la mémoire, par laquelle il se puisse ressouvenir des choses éternelles ; l’entendement [4 r°] par lequel il puisse connaître et entendre la vérité éternelle, et disposer sagement toutes choses. Et la volonté, par laquelle il aime et retourne hâtivement à son principe, et embrasse le souverain bien, et possède tous biens par amour et dilection.

Dieu aussi l’a formé d’une terre monde, et non souillée, et en fin a créé son âme si noble, que rien hors Dieu ne la peut contenter ni rassasier, supérieure à toutes créatures irraisonnables, et semblable à Dieu même. Il s’est d’abondant uni en elle, lui imprimant son image et semblance éternelle, lui donnant l’esprit de vie, et voulant, comme père fidèle des esprits, demeurer toujours avec nous jusques à la fin, à ce qu’à jamais elle vêcut avec lui, et tout à fait regorgeante et comblée de félicité, elle se rassasiât en la jouissance éternelle de sa gloire. Et quant au premier homme, il l’imbut et l’illumina de la claire lumière de sa vérité éternelle, l’ornant de toutes vertus, afin qu’il fût le trône et siège auquel Dieu reposerait, et l’outil et instrument par lequel il besognerait. Sa mémoire était pure et tranquille, unie à Dieu, et aussi dilatée à l’influence de Dieu, comme si elle eût eu le ciel et Dieu même en sa puissance.

Son entendement était si simple, et illuminé de la clarté divine, qu’il voyait parfaitement dans le miroir de la divinité toutes les choses qui lui étaient nécessaires, et avec une joie très-parfaite la régénération éternelle était toujours renouvelée en lui. Sa volonté était tellement [4 v°] unie en Dieu, et remplie d’amour divin, et tellement en somme élevée à une certaine sorte de liberté divine, que d’une seule affection de cœur il était uni avec Dieu, et comme il voulait. Sa raison était remplie d’une lumière raisonnable de discernement du bien et du mal, par laquelle il ordonnait prudemment toutes choses, et imposait les noms à toutes créatures. Sa conscience était établie en une joie parfaite, comme elle qui n’avait rien de quoi rougir devant Dieu. Sa puissance concupiscible était en toute pureté élevée au souverain bien, l’aimant seul, et en lui seul se réjouissant. L’irascible était par amour forte et puissante pour obtenir et acquérir tout bien et conserver avec crainte ce qu’elle avait acquis, et pour éviter aussi tout mal, avec une entière aversion et haine d’icelui.

Il était couronné de gloire et honneur, et oint de l’huile de joie et liesse, et outre ce rempli de toute pureté, et lumière de l’éternelle Déité. Car Dieu Tout-puissant habitait et conversait avec lui, comme a de coutume un ami avec son ami. Et d’abondant lui permit d’user en toute liberté de toutes les délices du Paradis même, et l’établir seigneur et maître sur toutes les créatures, à ce qu’elles fussent soumises sous son autorité et empire. Et afin que de même les hommes fussent sujets et obéissants à leur Créateur, il leur fit inhibition et défense d’être si présomptueux et outrecuidés, que de manger du fruit de l’arbre de science du [5 r°] bien et du mal. Toutefois bien peu de temps après ils transgressèrent et outrepassèrent le commandement de Dieu leur Seigneur, par l’envie du diable, qui s’était transfiguré et transformé en serpent, car par mensonge il déçut et trompa Eve, en sorte qu’elle douta du commandement du Seigneur, et accomplit la volonté du serpent.

Adam aussi fut subverti par la femme, laquelle premièrement par douces paroles s’efforça à l’induire de manger le fruit du bois défendu. Et lui l’admonestant de la prohibition divine, et menace de mort, grandement troublée et désolée, se complaint s’il fallait donc qu’elle mourût toute seule, ce qui émut Adam à acquiescer et obéir à la sensualité de sa femme, ne la voulant contrister, et par ce moyen il perdit la vie, et trouva la mort. Il résista donc à sa raison, et mangea de la viande défendue : ce qu’ayant fait, il perdit malheureux la robe d’innocence, son esprit fut privé de la liberté de gloire, son âme dénuée et dépouillée de toutes vertus, sa mémoire close, et ses pensées éparses. Son entendement obscurci, sa volonté détournée du souverain bien, et réduite sous la servitude du péché, sa raison aveuglée, et privée du discernement des vertus. Sa force concupiscible rendue impure s’attacha aux sales et déshonnêtes délectations : l’irascible devint paresseuse à tout bien, et pour le faire court, toutes ses forces furent cassées et brisées, et toutes ses affections et désirs désordonnés. Ces cinq sens furent [5v0] exclus et privés de la frui-tion et jouissance des biens éternels, et dispersés à plusieurs et diverses calamités des choses temporelles.

Sa conscience était accablée du lourd et pesant fardeau de tous péchés, et fut très grièvement contristée et confuse en la présence de Dieu : la robe de beauté lui fut ôtée, et la splendeur de la divinité. Il perdit aussi l’adresse et la plus courte voie à la vérité, laquelle nous guide et conduit au fond de l’âme, où nous adorons Dieu, et sommes faits un esprit avec lui. Et après toutes ces choses, il eut connaissance qu’il était nu, et en ayant honte, il tâchait de se cacher, et couvrir sa nudité ; mais soudain la voix divine l’admonesta, lui disant : Adam, où es-tu ? laquelle aussi le reprit de sa transgression et désobéissance. Mais il s’excusa, et voulut rejeter la faute sur sa femme, et elle par conséquent imputa le tout au serpent, et pour ce ils furent incontinent jetés hors du Paradis. Car si Adam eut confessé son péché, et eut demandé pardon au Seigneur, certainement Dieu lui eut remis son péché, et fut demeuré au Paradis. Mais pour ce qu’il ne voulut confesser son offense, il tomba en plusieurs calamités, et s’égara de la voie de vérité : laquelle n’a jamais depuis été si manifestement connue aux hommes, jusques à tant que la très-pure Vierge Marie a été née, laquelle a très-bien et très — clairement remarqué cette voie en soi-même — comme très-pure et vide de toute contagion de péché, et introvertie au fond de son âme, où [6 r°] continuellement elle marchait par cette voie, adhérant perpétuellement à Dieu son principe. En sorte que le fils unique de Dieu, qui est la vérité éternelle, a eu à plaisir de passer par elle, et d’être et converser avec les fils des hommes, et accomplir cette charité de laquelle il nous a aimés de toute éternité. Et combien que notre nature fut grandement détruite et déchue de sa noblesse et excellence, toutefois il ne nous a point dédaignés.

CHAPITRE IV De notre réparation et restauration en notre premier état, par le moyen du fils de Dieu.

Le fils de Dieu s’est donc levé de son trône royal, et du siège de sa gloire, et est descendu au ventre virginal de la très humble et très heureuse Vierge, et du très pur sang de son cœur virginal a pris nature humaine : car c’était une chose grandement délectable au Seigneur de toute Majesté, se reposer en la fleur du champ, et aux lis des vallées, et être nourri de la violette d’humilité. Elle nous a produit le Soleil de justice, et la voie de vérité, et la vie, qui est la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Car celui qui chemine par le fond de son âme, et là se tient en la présence [6e] de Dieu, il reçoit de lui vie, et est très clairement illuminé par-dessus tous les autres. Pour cette cause aussi est-il venu en ce monde, afin qu’il illuminât nos ténèbres, et pour ce est-il naît, afin que par la nativité nous puissions renaître en une nouvelle vie de grâce.

Finalement il a vécu et conversé avec nous, afin que nous puissions ordonner et disposer toute notre vie et conversation, selon ses très parfaites vertus : car il nous a enseigné la plus proche à la vérité qui nous conduit au fond de notre âme, afin que là le cherchions et trouvions. À ce propos manifestement il dit : Le royaume de Dieu est dedans vous. Et après : Il y a un trésor caché au champ. Ce trésor ici est Dieu, qui est caché au champ de l’essence créée de cette âme. Ce que le prophète voyait, quand il dit : En vérité, Seigneur, vous êtes le

Dieu caché. Quiconque donc veut chercher Dieu, et le trouver, qu’il le cherche en soi-même, savoir est, au fond intime de son âme où est l’image de Dieu, et fouisse le champ de son essence créée fort avant, et par ce moyen il se trouvera soi-même idéalement incréé en l’essence divine, et en la nue essence de l’âme, et ce faisant il reviendra à son principe, par le moyen de Jésus-Christ, qui est notre voie, qui par sa passion a payé toute notre dette, et a rendu fructueux tout ce que nous endurons, qui par sa mort a détruit notre mort, et nous a préparé la vie éternelle. Il a aussi par son esprit restitué l’ancienne liberté à notre esprit, et l’a ramené à notre principe, dans ce [7 r°] fond de l’âme, où c’est que Dieu habite, et où il nous a unis avec lui, afin que là nous l’adorions en esprit et vérité.

Outreplus par son âme il a réformé toutes les forces de la nôtre, à ce que nous soyons un instrument apte endurant son inaction divine. Et finalement par son corps et péneuse vie et mort, il a nettoyé derechef notre cœur, nos sens, tous nos membres, et notre corps de toute tâche de péché, et nous a faits et rendus purs et nets, en tant que la lumière de vérité et le Soleil de justice se lèveraient derechef en nous, et qu’en nous et par nous ils épandraient leur lumière. Il a aussi réformé en nous tout ce qui était détruit en Adam, et nous a très abondamment restitué tout ce qui nous a été ôté par icelui. Cela s’entend si nous le voulons, et nous efforçons de nous dresser et ordonner intérieurement et extérieurement selon ses voies, et que soigneusement nous observions ce noble principe, afin que nous puissions retourner et refluer en lui, considérant soigneusement que c’est qu’il a commandé aux Anges, et défendu aux hommes, et comment par soi-même il nous a réparés. Car étant perdus, il nous a ramenés à notre principe, afin qu’ensemblement avec les esprits célestes nous lui administrions et demeurions toujours en sa présence, servant aux hommes très-volontiers pour l’amour de lui (car ainsi faisant, il nous confirmera avec les bons anges, et nous fera esprits célestes, et anges terrestres, établissant [7 v°] son trône et son ciel en notre esprit). Et de peur que ne transgressions ce qui est défendu, à ce que notre âme puisse être le paradis de paix, qu’il puisse marcher avec nous, et établir en notre âme un paradis de volupté, lequel il rende fructueux en bonnes odeurs de toutes vertus. Et finalement afin que la très sainte vie et passion soit continuellement en notre cœur en signe d’amour, comme modèles selon lesquels nous devons dresser et ordonner notre vie et conversation, et être faits un champ fertile en nos cœurs, dans lequel l’époux puisse s’ébattre, et le rendre fertile et fructueux par la fontaine de sa miséricorde.

Certainement en ces points-là nous pratiquons le vieil et le nouveau Testament, c’est à savoir, en ce que continuellement nous adhérons à notre très noble principe, et observons avec les Anges les commandements de Dieu, et avec les hommes, fuyons ce qui est par lui défendu, et portons en nous les signes d’amour et dilection de notre Rédempteur, et que nous habitons en lui, et lui en nous. Et si quelques fois il advient que par fragilité humaine nous excédions, reconnaissons incontinent notre faute, et demandons grâce, évitant la pernicieuse excuse de notre péché, en laquelle Adam et Eve persévéraient trop obstinés. Car en ce faisant, Dieu aura pitié de nous, et ne nous déjettera point du ciel de notre esprit, ni hors du paradis de notre âme. De ceci dit saint Bernard, Il n’y a chose qui provoque tant l’ire de Dieu, [8r1 comme la maudite excuse de soi-même. Et pour-ce accusons-nous toujours devant Dieu, juste juge, auquel tous les secrets de nos cœurs sont notoires, et par ce moyen nous pourrons être délivrés de nos péchés, et par le moyen de sa grâce être conservés en cette voie, en laquelle il nous a mis. Et en ce tout est compris.


CHAPITRE V De la triple union en laquelle la vie superessentielle, illuminative et active sont parfaites.

Mais il faut savoir que la susdite et subséquente matière nous conduit à trois degrés, trois sortes de vie, et à ces trois parties qui sont en l’homme : car chaque homme semble presque représenter trois hommes. Selon le corps il est bestial, selon l’âme il est raisonnable et intellectuel, et selon l’esprit en la nue essence de l’âme où Dieu habite, il est déiforme. Au surplus il faut que ces trois choses aient chacune leurs exercices et leurs ornements, si nous voulons être unis à Dieu, et être conformes à Jésus-Christ. Or est-il qu’il y a en l’homme une triple union très-noble, de laquelle sourd tout exercice spirituel, et les [8 v°] vertus. Mais par elle seule sans notre coopération nous ne pourrons être sauvés — car une triple union est essentiellement en tous hommes bons et mauvais : mais aux bons seuls elle est encore supernaturellement ornée de tout exercice de vertu, en la manière de quelque beau royaume ou palais richement paré. En la première nous sommes superessentiels et déiformes, et en la seconde, spirituels et internes, en la troisième actifs et moraux. La première et suprême union est en Dieu essentiellement, et est l’intime être ou essence de notre âme qui est en Dieu, et demeure essentiellement unie à Dieu, et est élevée par-dessus nous-mêmes, par-dessus toutes choses créées, et par-dessus tous les sens et puissances de notre âme. Ce néanmoins il est dedans nous essentiellement en l’abîme et intime essence d’icelle, là où est le royaume de Dieu, et son éternelle habitation. Cette union est en Dieu, duquel nous sommes issus créaturalement, et en qui nous demeurons idéalement en une certaine déiformité. La seconde union est aussi en nous, savoir est, ès forces supérieures, lesquelles unitivement et simplement sortent de la première union, c’est-à-dire, qu’elles en sourdent, et adhèrent essentiellement à icelle, comme à leur principe, et de là procède toute vertu et opération déifique.

La première union est une certaine simple force de l’âme, tout ainsi que Dieu est simple en l’essence de sa divinité, et est totalement déiforme : car elle demeure [9 r°] en Dieu selon la simplicité de son essence, et n’a rien de commun avec les autres forces, mais elle confère encore à l’âme une certaine simple union, qui est la seconde union. Et de cette union sortent les forces supérieures, savoir est la mémoire, l’entendement, et la volonté selon l’opération de la très Sainte Trinité, qui se donne soi-même, et s’unit aux forces de l’âme. Et de là procède la troisième union. Et cette troisième est aux forces inférieures, lesquelles en une certaine union assemblées, se conservent par la découlante lumière, qui descend de la seconde union, et s’épand sur la raison et forces sensitives. De là procède la vie, et la vivacité du cœur et des forces corporelles, et tout mouvement sensible et mobilité de la vie naturelle. Et ainsi il est manifeste que tous dons et grâces procèdent du dedans, de cette ardente suprême union, où nous vivons en Dieu, et Dieu en nous : car Dieu habite en nous avec la lumière de sa grâce en la suprême union. Et tout ainsi qu’un vaisseau de cristal (dans lequel y a enclose une chandelle allumée) illumine tous ceux qui s’en approchent, ainsi la clarté divine et vérité éternelle illumine et enflambe le fond nu de l’essence intérieure de notre âme, en telle abondance, que de là toutes les forces en sont illuminées, nourries et renforcées. Car la mémoire devient pure et tranquille, l’entendement est illuminé et simplifié, et la volonté en est rendue fervente en amour.

En cette manière Dieu se donne [9 v°] soi-même en l’union des forces supérieures, et unit dedans soi notre esprit, le faisant habiter en une certaine déifique liberté, et opulence de charité. De là alors Dieu avec grande abondance de grâces s’écoule en bas en la troisième union des forces inférieures, et illumine la raison, afin qu’elle puisse sagement gouverner toutes les autres forces et affections. Et d’abondant lui donne lumière et l’informe de la manière qu’elle doit suivre les inspirations et admonitions divines. Il purifie aussi la force concupiscible, et l’attire à suivre cette lumière, il fléchit et déprime la force irascible, sous le mouvement et repréhension divine ; il purifie la conscience, et la restitue en liberté ; il élève en haut aux choses éternelles, l’amour, l’espérance, et la joie, et soulève la crainte, la tristesse, la haine, et la honte, pour virilemment résister à tout mal. Il rend aussi le cœur joyeux, interne et dévot à tout service divin, et rend l’homme bien composé en toute sa conversation. O. combien grande félicité consiste en ce que Dieu daigne en cette sorte habiter par sa grâce en l’âme ! Certainement ceux auxquels cela est notoire, et qui fidèlement en ce s’exercent, trouvent là tout bien, et la vie éternelle : mais qui pourra persuader aux hommes charnels qu’il y a en eux un bien si invisible ? Et d’autant qu’ils ne le veulent croire, c’est pourquoi, attachés aux choses visibles seulement par les sens extérieurs, ils deviennent comme le cheval et le mulet, auxquels n’y a point d’entendement. Mais [10 r°] Dieu Tout-puissant leur veuille bien pardonner de ce qu’ils cachent en terre ce tant précieux talent, au moyen duquel ils pourraient faire un si grand fruit, et retirer un si grand gain, et qui leur sera ce néanmoins redemandé quelque jour avec tant de rigueur et si étroite distriction.

CHAPITRE VI De l’ornement de ces trois parties.

En cette manière donc ces trois susdites unions sont en ces trois parties de l’homme, esquelles les trois sortes de vie sont parfaites par notre Seigneur Jésus-Christ. Outreplus, chacune doit prendre sa beauté, ornement, et exercice de cette triple vie. La première vie et suprême union, c’est une certaine perpétuelle et simple introversion, par laquelle la simple essence de l’âme continuellement se plonge et encline vers l’union divine, où elle demeure libre, sans interposition ni entremise d’aucune autre chose, embrassée du souverain bien, ornée et stabiliée en un immuable et éternel repos, demeurant libre, et non touchée, ni d’elle-même, ni de toutes les autres choses inférieures, et lui est donné cet être de toutes vertus, qui est Dieu même. C’est ici que Dieu demande l’âme avec toutes ses forces, et l’appelle dans [10 v°] l’abîme de sa divinité qui est dans elle : et par une certaine subite motion il recueille et resserre ensemble toutes ses forces et sens, les étreint et serre d’un lien d’amour, les attire à lui, les absorbe et environne. Et de là vient le second exercice, qui est comme une certaine inaction de Dieu, par laquelle la très Sainte Trinité agit ès trois forces supérieures, et subtilise tous les exercices de l’homme, et lui inspire mille moyens et exercices de la connaissance de Dieu, et de soi-même, et les transforme totalement en soi, et par foi, espérance, et charité les fait habiter en elle.

C’est de là d’où en après procède le troisième exercice en l’union inférieure, lequel est une certaine influence et continuel désir et mouvement de suivre Jésus-Christ nu crucifié en toute sa patience, humilité, obédience, résignation, et l’exercice de toutes vertus. Et cet exercice fonde l’homme en la profonde et abyssale abnégation de soi-même, et de toutes créatures. Et pour ce dit notre Seigneur Jésus-Christ : Sortez avec moi, et heureusement entrez, en la manière que je vous ai précédés. Alors et dès lors l’homme est fait l’instrument de Dieu, orné de toute vertu, et se soumet soi-même avec toutes ses forces à Dieu tout-puissant, très-sage, très-doux et très-digne de toute révérence, et à toutes créatures pour l’amour de lui. Et ainsi faisant il est introduit, fondé et affermi en la vie superessentielle déi-forme, en la spirituelle profitante et en l’active mourante. Or ceci s’obtient plutôt [11 r°] par une simple introversion, que par une haute contemplation, et plutôt par une amoureuse aspiration, que par une grande exercitation, et plutôt par une dévote oraison, que par quelque grand travail extérieur. Nous devons donc sur toutes choses observer, et nous accoutumer à l’essentielle introversion, et à l’amoureuse aspiration, avec une continuelle et fervente oraison. Car tout bien et toute inflexion divine vient du fond intime de notre âme de Dieu qui est dedans nous, et qui nous est plus proche et voisin, que nous ne sommes à nous-mêmes, et son inaction est plus notre proximité de nous, que tout ce que nous pouvons faire.

CHAPITRE VIII Comment nous devons connaître Dieu en nous-mêmes.

Mais afin qu’au moins nous puissions, selon que nous sommes tenus, avoir quelque connaissance de Dieu, il faut savoir que Dieu est une simple essence, qui s’est unie soi-même en l’essence de notre âme. Or Dieu est trine en personnes et s’est uni soi-même ès puissances suprêmes, aussi nous a-t-il fait à son image et semblance. Selon la simple essence de notre âme, nous avons l’image de Dieu dedans nous, mais selon les trois puissances suprêmes qui viennent et tirent leur origine de cette simple image, nous avons la semblance de Dieu dedans nous. Par sa simplicité il repose en nous, et ce par les mérites de sa très sainte humanité. Mais selon que nous opérons et que plus étroitement nous nous appliquons nous-mêmes, et convertissons à Dieu, à telle proportion il opère plus parfaitement en nous la semblance de sa divinité et humanité, et nous fait être par grâce ce que ne sommes point par nature, jusques à ce que intérieurement et extérieurement nous le puissions suivre en la manière [13 v°] qu’il nous a précédés. Et ce sont les délices et la joie de notre Seigneur en nous, savoir est, que nous sommes faits semblables à lui. Car notre salut parfait consiste en cela, que nous soyons en cette sorte transformés en Jésus-Christ, et demeurons en lui.

CHAPITRE XI Comment Dieu est dedans nous.

Mais il faut savoir qu’en nous et en tous les hommes, Dieu y est comme le soleil est au ciel : car chaque homme juste est le ciel de la très Sainte Trinité, auquel Dieu (afin que je dis ainsi) s’est scellé et attaché soi-même, qui est ce Soleil divin de justice, qui par la lumière de sa grâce jette ses rayons en bas (à la manière des rayons du soleil) vers l’âme raisonnable, illumine sa conscience [16 v°] rend le cœur fervent et fertile. L’âme aussi par ces rayons de la grâce divine est nourrie et enseignée. Mais tout ainsi que le soleil matériel ne luit pas en tout temps, ains quelquefois est empêché par les pluies, par une nuée, par les tonnerres, et par la nuit obscure — pour toutes lesquelles choses n’étant en soi moins lumineux, il est ce néanmoins empêché d’épandre ses rayons sur la terre. Ainsi sans doute advient-il touchant ce divin soleil de justice, qui daigne habiter en notre esprit, et l’illuminer. Car comme ainsi soit qu’en soi-même il ait toujours une même clarté, toutefois empêché par nos péchés et défectuosités, il ne peut dresser la lumière de sa grâce, ni ses rayons vers notre âme. Car quand la force concupiscible de l’âme extro-vertie et adonnée aux consolations de la sensualité, appète et désire les délectations et voluptés sensuelles, et apporte son consentement à la jouissance d’icelles, c’est alors qu’assurément il pleut en l’âme. Et quand la force raisonnable est avec trop grand soin occupée aux choses extérieures, quelles qu’elles soient — voilà la nuée qui s’interpose entre cette lumière divine et l’âme. Quand encore l’irascible est troublée, c’est lors que les tonnerres s’émeuvent en l’âme. Mais quand tels et autres péchés ne sont lavés par les larmes de pénitence, qu’advient-il en l’âme, sinon une très-noire et obscure nuit.

Que si ce Soleil doit derechef luire en l’âme, il est nécessaire qu’avec contrition, et [17 r°] d’où elle connaisse et confesse ses péchés, et que de tout son pouvoir elle s’amende, et mortifie en soi toute délectation sensuelle, sollicitude, et trouble. Ce sera alors que le Soleil de justice jettera derechef les rayons sur icelle, qui lui fera clairement connaître toutes les interpositions entre son Dieu et elle. Car tout ainsi que de l’illumination du Soleil matériel on voit les atomes mêmes en l’air illuminé, ainsi cette âme pure et nette, intérieurement illuminée du Soleil divin, connaît tous ses défauts, vicieuses inclinations et infirmités. Mais quand elle consent au péché, elle chasse hors de soi la lumière de l’amour divin et forbanit de soi l’inflexion divine. Au surplus de cette essence divine une certaine lumière ou rayon reluit continuellement en l’âme, appelée syndérèse : qui cause et donne le remords à la conscience, laquelle est aussi en tous les hommes. Mais par la perpétration du péché l’âme encourt un si grand aveuglement et dégoût, qu’elle ne connaît sa félicité principale, et de demeurer en elle-même lui est rendu fort ennuyeux. C’est pourquoi hors d’elle, à la faveur de ses cinq sens, elle cherche sa consolation ès choses sensibles et externes, et ainsi d’un aveuglement, elle tombe en un autre plus profond.

Mais notre esprit (auquel comme j’ai dit, ce Soleil divin demeure toujours) est cette simple et nue essence de l’âme. Et tout ainsi que Dieu, selon sa divinité, est appelé simple essence, qui n’est connue sinon de lui seul, de même aussi notre [17 v°] âme a dedans soi je ne sais quelle force ou puissance divine, qui est comme le centre de toutes ses autres puissances, laquelle n’est d’aucuns parfaitement connu. Et tout ainsi que Dieu n’est point tout ce qui se peut dire de lui, mais infinies fois davantage : ainsi cette puissance qui n’a point aussi de nom, n’est rien de tout ce qui se peut expliquer par aucune sorte de doctrine, et par icelle l’âme est fort semblable à Dieu. Car l’image de Dieu est en l’âme, contenant en soi trois puissances : savoir est la mémoire, l’entendement, et la volonté, par lesquelles l’âme a en soi la semblance de Dieu. Et cette très heureuse Trinité, qui est et sera à tout jamais un Dieu inséparable, s’est unie, et (afin que je die ainsi) imprimée soi-même en ces trois forces ou puissances : c’est-à-dire, que Dieu le Père avec la Sapience et Bonté, s’est imprimé en la mémoire, afin qu’elle se reposât en Dieu par bonnes pensées. Mais étant tout notoire, que l’âme de soi sans l’aide divin ne peut avoir une bonne pensée, pour ce doit-elle rentrer en elle-même, disant en telle semblable manière : je vous prie Père céleste, mon Seigneur, mon Dieu, aidez-moi par la Sapience de votre Fils, et par les très-saints mérites, et par l’amour de votre Saint-Esprit, par lequel vous daignez habiter en ma mémoire, que je ne présume jamais rien penser ou désirer, non ce qui est très agréable à votre volonté. Puis Dieu le fils par sa sapience s’est gravé en l’entendement, afin que par icelui connût Dieu.

Mais parce que la pureté de notre entendement [18 r°] est maintenant si fort obscurcie que l’âme ne peut contempler son Dieu, pour cette cause il faut qu’elle se tourne vers l’autre personne de la divinité en cette manière, disant : O fils de Dieu éternel qui habitez en mon entendement, je vous prie par la puissance de votre Père, et par l’amour de votre Saint-Esprit, aidez-moi, que je ne connaisse, ni entende jamais rien, sinon ce que voudrez. Finalement Dieu le Saint-Esprit s’est empreint soi-même en la libre volonté, afin qu’elle aimât Dieu, et qu’elle fût unie avec lui en un amour, et même volonté. Mais pour ce que (chose certainement à déplorer) la volonté et l’amour de l’âme sont maintenant si défectueux, l’âme se doit convertir à son intérieur vers le Saint-Esprit, qui est la troisième personne en la divinité, priant en cette manière : O glorieux Saint-Esprit mon Dieu, qui daignez habiter en ma libre volonté, je vous prie aidez-moi par la puissance du Père, et la Sapience de son Fils, attendu que vous êtes l’esprit des deux, afin que jamais je ne parle, fasse, délaisse, ou endure chose aucune, sinon autant qu’il vous plaira. Et pour autant que ces trois personnes sont indivisibles et inséparables, pour ce nous les devons toujours adorer pour un vrai Dieu, et sans aucune recherche croire simplement en lui, disant ainsi intimement et dévotement à Dieu, O Père, ô Fils, ô Saint-Esprit, qui en Trinité de personnes êtes un Dieu, je vous prie que vous daignez tellement m’unir à vous, que jamais rien ne me puisse séparer de votre amour. Finalement combien que Dieu tout-puissant se soit ainsi soi-même scellé en [18e] nous, il ne veut néanmoins jamais rien opérer en nous, sinon par la très sainte humanité — car par Adam notre premier parent, nous avons jadis offensé, et étions enfants d’ire, privés de la fruition divine. Mais par le nouveau Adam qui est dit Jésus, c’est-à-dire Sauveur, nous avons été rétablis et réhabilités.

CHAPITRE XVI Cinquièmement, en quoi elles doivent persister et demeurer toujours.

Finalement, afin qu’elles puissent persévérer en leur rectitude, il nous faut continuellement observer trois choses. Premièrement, l’introversion continuelle vers l’esprit, et que nous demeurons toujours en la présence de Dieu par pures et nettes pensées, par claire connaissance, et union de volonté. C’est-à-dire que nous désirions d’être et demeurer un même esprit avec Dieu, et ce par les mérites de son humain joyeux esprit, par lequel notre mémoire est rendue à sa première liberté, l’entendement illuminé, et la volonté unie à l’amour divin, pour embrasser toujours le bon plaisir, et volonté de Dieu. Secondement, que nous obéissions toujours à notre Seigneur Dieu, et lui soyons sujets avec toutes nos puissances, que nous contregarderons toutes ensemble unies et appliquées à Dieu, et ce par les mérites de son âme très-sainte [22 v°] et attristée outre mesure, par laquelle la raison est illuminée, la puissance concupiscible purifiée, et l’irascible rendue humble et débonnaire. Par laquelle, encore, toutes les affections qui sont espérance, crainte, amour, haine, joie, douleur et honte n’agissent qu’autant que le mouvement divin agit par elles, et se conservent ensemble, unies à Dieu, par l’étroite garde des cinq sens. La conscience alors est établie en une joie et exultation souveraine, d’autant que toutes les puissances, affections, et sens sont conservés par Jésus-Christ en leur propre lieu, et rectitude.

Tiercement, que nous ayons en tout temps la mort et passion de notre Seigneur imprimée en nos cœurs, et là-même son image crucifiée, dressée et élevée, en laquelle le sommaire de toute sa vie et passion est enclos. Que continuellement nous ayons devant les yeux de notre cœur ce clair miroir et très parfait exemplaire, regardant et considérant quelle chose a été en Jésus-Christ, quelles étaient toutes les puissances et affections, comment il était disposé intérieurement et extérieurement en toute sa conversation, paroles, et œuvres, afin qu’en tout nous le puissions suivre, et ainsi mériter d’être transformés en lui par le mérite de son très-saint, très-net, et navré corps, par lequel tous nos membres sont nettoyés et conservés en Jésus-Christ. Nous ne devons jamais détourner notre vue de ce miroir, ains continuellement nous mirer en icelui, là considérer notre [23 r°] dissemblance, et ce qui nous défaut encore en l’esprit, en l’âme, et au corps, en quoi nous ne le suivons point encore. Nous devons aussi regarder comment l’esprit de Jésus-Christ était élevé par une certaine essentielle introversion en une souveraine et très-grande joie, voire alors qu’il endurait très-grièvement, et comment son âme a été outrée de très-grandes douleurs et peines pour la réparation des nôtres. Comment finalement son corps misérablement déchiré, et cruellement navré, pendait en la croix, en un très-grand tourment, en extrême pauvreté et mépris très-déplorable tel, que jamais créature n’a soutenu rien de pareil. Comment encore dès le commencement de sa nativité, jusques à ce temps qu’il mourait en la croix, il n’a jamais été qu’environné de toutes sortes de croix.

Et toutes ces choses, pareillement chacun chrétien les doit porter en son cœur, afin qu’en cas pareil par une essentielle introversion ïl le puisse imiter avec un esprit joyeux, une âme soumise, et un corps pur et patient. Au surplus, quiconque s’exercera à bon escient, et avec une grande persévérance en ces choses, il reconnaîtra tout ce que dessus plus clairement en soi-même. Et certainement nous sommes tous nécessairement tenus d’avoir cette connaissance de Dieu et de nous-mêmes, quelles sont les puissances de l’âme, où elles sont, pourquoi elles nous sont données, quels maux elles ont encourus, par quel moyen derechef elles doivent être [23 v°] relevées, et en quoi elles doivent persévérer ainsi que nous avons dit ci-dessus. Car telle connaissance est quasi quelque fondement sur lequel tous exercices se peuvent édifier selon qu’un chacun se sentira tiré ; et sans icelui il n’y a espérance d’aucun profit, ni qu’aucun exercice puisse de soi durer, et persévérer en stabilité jusques à la fin : car de là tout degré et profits spirituels des vertus procèdent.

CHAPITRE XVIII Comment nous devons parfaitement mourir à nous-mêmes, et vivre à Dieu seul.

Au surplus de ce fond nôtre, nous pourrons tous les jours offrir à Dieu Tout-puissant, voire mille morts, en ce que sortant hors de nous-mêmes, c’est-à-dire hors de notre intérêt propre, nous déracinerons de tout point toute volonté propre, convoitise et intention, et nous submergerons en Dieu. Car ces trois choses, convoitise, volonté et intention, sont les principales racines sur lesquelles la vie humaine s’appuie. Lesquelles quand elles sont du tout [25 v°] mortifiées en nous, et référées en Dieu, tout le reste suit facilement, et l’homme mourant à soi-même, vit à Dieu seul, en ce qu’ja en aucune chose il ne se cherche plus soi-même. Car s’oubliant, il observe seulement la très agréable volonté de Dieu, et ce pour son seul amour. Il vit en tout selon le désir de Dieu, et ce à son honneur, et est mû de la seule intention de Dieu, et ce pour ses délices.

Touchant ces choses, un chacun se doit observer soigneusement qu’il ne fasse, ou laisse rien par inclination ou mouvement de la sensualité, soit en pensée, ou en désir, à voir, ou à ouïr, en paroles, ou en œuvres, en mangeant ou buvant, en veillant, ou dormant, en faisant ou en laissant à faire, c’est-à-dire, que de toutes ces choses il n’en fasse aucune pour sa commodité ou délectation, mais seulement et purement, pour l’amour de Dieu, et à sa gloire. Et ainsi l’homme est rendu et demeure tout déifié. Car pour ce qu’il s’est délaissé, et s’oubliant soi-même il observe Dieu seul. Dieu réciproquement prend un soin particulier de lui, lequel aussi à ce propos a dit : Personne ne ravira mes ouailles de ma main. Et sur ce il promet trois choses. Premièrement, je garderai mon Sanctuaire. Mais qui est celui qui est chu, sinon celui qui a été trouvé en soi-même, et en vérité ne s’est point arrêté en moi ? Secondement, le suis conservateur de mon royaume, et ne permets point entrer, ou du moins séjourner, les imaginations, ou formes étrangères en mon Saint Temple.

Tiercement, Je défendrai mon tabernacle et aucun fléau n’en approchera. A côté de toi, il en tombera [26 r°] mil, et dix mille à ta dextre. Voilà : Dieu promet ces choses à ceux qui s’oublient eux-mêmes, et entendent à lui seul en toutes choses. Car puis après il les défend, et combat pour ceux qui volontairement en abnégation parfaite d’eux-mêmes ont détourné leur affection de toutes créatures, et reversent en la source divine tout ce qu’ils ont reçu de Dieu, submergent, et abîment en la très agréable volonté de Dieu, toutes leurs inclinations naturelles, mourant parfaitement à eux-mêmes et vivant à Dieu seul, et ce non seulement ès choses illicites, mais aussi ès bonnes et permises, et encore duisibles et nécessaires à la nature. Voire même ès choses supernaturelles concernant l’esprit et l’âme, comme ès exercices spirituels et dons de Dieu, esquels l’homme doit chercher non sa commodité, goût sensible, ou consolation de repos intérieur, non utilité quelconque de présent, ou pour l’advenir, mais purement la seule gloire de Dieu.

Outre plus, par cette mortification, la vraie vie, et souveraine loi, la suprême liberté, la parfaite paix aussi se trouvent en ce fond de l’âme. Et cette paix est faite le lieu, habitation et repos de Dieu. C’est ce fond pour lequel il faut faire toutes choses, là où nous défaillons si misérablement, nous cherchant nous-mêmes, tant en la nature, qu’en l’esprit : jaçoit qu’il nous soit défendu de Dieu, et ne nous soit aucunement permis d’user d’aucune chose, soit corporelle, soit spirituelle, quand en icelle nous nous cherchons nous-mêmes, [26 v°] négligeons et méprisons la très agréable volonté de Dieu, et son souverain honneur. Car en ce faisant, c’est sans doute par trop abuser de notre âme, la profaner et souiller. C’est par trop persister dedans les limites de notre créaturalité (pardonnez à ce mot), et ne serons jamais rendus déiformes, jusques à tant que renonçant du tout à nous, nous sortions tout à fait de nous-mêmes, passions en Dieu, et submergions toutes nos puissances en la vertu divine, savoir est, la volonté de l’esprit, le désir de l’âme, et l’intention de notre cœur. Que laissions toutes ces choses en Dieu, formions et ordonnions toute notre vie selon la très sainte volonté, désir, et intention seulement.

Ainsi nous sommes faits déiformes, habitons en Dieu, et usons de toutes choses, tant corporelles, que spirituelles, pour le seul amour 238 de Dieu. Quoi faisant, toutes choses nous sont licites, et tout déifiés nous demeurons en Dieu. O ! si quelqu’un par l’espace d’un mois, ou d’un an, observait ces choses ainsi qu’il appartient, certainement celui-là offrirait à Dieu tous les jours plusieurs morts, jusques à ce qu’il fut tout à fait mortifié et enseveli en Dieu. Quoi étant, il produirait par après plusieurs fruits immenses, vifs et célestes. Maintenant donc (ô mon âme) renonce tout à fait à toi-même, et te détourne de toute créature, recherche Dieu dedans toi, qui de toute éternité t’a aimée, connue, et appelée, et qui maintenant d’un amour languissant crie dedans toi, afin qu’aussi toi-même tu [27 r°] sois soigneuse de l’élire, sur toutes choses incomparablement l’aimer, et en toutes chercher son honneur.

CHAPITRE XIX Comment l’âme cherche son aimé ès quatre éléments, lequel elle trouve dedans soi-même.

J’ai doncques maintenant aperçu (ô monde très décevable) comme véritablement ce n’est que toute tromperie tout ce qui semble être quelque chose en toi. Car ta beauté est comme la fleur du champ, tes richesses sont semblables aux gouttes de rosée qui demeurent attachées sur les herbes verdoyantes ; ta confiance est semblable à la neige : qui t’embrasse, sans doute il embrasse l’ombre ; qui t’épouse, il épouse un songe. Ô monde très embarrassé et intriqué, puisque telles sont les choses qui sont en toi, je ne veux plus désormais demeurer avec toi, je te dis dès maintenant tout à fait Adieu, me hâtant et tâchant de retourner à mon principe, et ce par le chemin par lequel je suis venu. Je discourrai donc par tous les éléments, et verrai si en iceux par aventure je le pourrai trouver.

Dis-moi donc, je te prie, très solide élément de la terre, où penses-tu que je [27 v°] pourrai trouver mon principe, n’est-il point dedans toi ? Ne le cherche point dedans moi, ô homme, mais en toi : quant à moi je te nourris par sa volonté, et te sustente. Dis-moi donc, ô terre, comment il est en moi ? Il y est véritablement ainsi que le Soleil est au ciel, et selon que tu te convertiras à lui, il luira en toi, et se manifestera soi-même à toi comme s’il n’y avait personne que toi de qui il dût avoir soin.

Dis-moi, je te prie, ô air, que je vois si richement orné d’admirables planètes, mon principe est-il dedans toi ? Non, mais bien plutôt totalement en toi, où tu le chercheras si tu es sage, et là le trouveras en la même manière que le Soleil est en moi. Car tout ainsi que par les nuages, pluies, tonnerres, et grêles la lumière du Soleil est empêchée qu’elle ne luise en moi, de même par tes péchés tu empêches que la lumière de sa grâce ne luise en toi, selon sa divinité néanmoins il est dedans toi.

Sus donc, ô feu le plus excellent de tous les éléments, montre — Feu moi mon principe. Il est dedans toi, ô homme, tout ainsi que l’étincelle en moi, et comme le fer tant qu’il demeure au feu, est feu ainsi, ô âme noble, si tu demeures en charité, tu es en Dieu par grâce.

Je viens maintenant à toi, ô onde coulante de la mer, qui t’enflant Eau par la volonté de ton Créateur, as par le milieu de toi laissé passer à pied sec le peuple du Seigneur, et enveloppé dans tes flots tous ceux qui lui étaient contraires : mène-moi je te prie, à mon principe, ne le trouverai-je point dedans toi ? [28 r°] Non, mais il est dedans toi, ô homme, et toi pareillement en lui, en la manière que les ruisseaux sont en moi. Et tout ainsi que par les levées, chaussées, ou remparts ils sont empêchés de couler dedans moi, de même par tes péchés tu es gardé de retourner vers ton principe. Fuis donc le péché, et cherche Dieu en toi.

Finalement, ô ciel et terre, et toutes choses qui êtes en iceux, Terre dites moi je vous prie, si vous le pouvez, où je trouverai celui qu’aime mon âme ? Véritablement tu le trouveras, ô homme, lors que tu auras abandonné toutes les créatures frêles et instables. Adieu donc, adieu pour jamais vous toutes, créatures, je crois maintenant, et me confie que celui-là est en moi, lequel en vain j’ai cherché en vous. Je l’ai maintenant trouvé, et jamais ne le laisserai, mais l’introduirai dans la maison de ma mémoire, je l’introduirai dans la chambre de mon repos, et au lit de ma paix, auquel ensemble avec lui je dormirai et reposerai. Là il me mettra caché à couvert dedans le tabernacle de son humanité, et au secret de son tabernacle, qui est sa divinité. Maintenant il exaltera mon chef, c’est-à-dire, mon âme par-dessus mes ennemis (car il m’a promis qu’il sera ennemi de mes ennemis) et m’a fondé sur la ferme pierre : c’est-à-dire en Jésus-Christ, afin qu’aucune tentation ne puisse avoir avantage sur moi.

CHAPITRE XX Comment Dieu est dedans nous, et comment nous sommes faits à son image.

Plusieurs savent beaucoup de choses, et ignorent eux-mêmes ; ils considèrent les autres, et ne se considèrent point ; ils cherchent Dieu parmi les choses extérieures, délaissant leur intérieur, auquel Dieu est intérieur. pource des extérieures je viendrai aux intérieures, et des intérieures je monterai aux supérieures, afin que je puisse connaître d’où je viens, où je vais, qui je suis, et d’où je suis, afin qu’ainsi par la connaissance de moi-même, je puisse parvenir à la connaissance de Dieu. Car d’autant plus que je profite en la connaissance de moi-même, plus aussi j’approche de la connaissance de Dieu.

Selon l’homme intérieur, je trouve trois choses en mon esprit, par lesquelles je remémore Dieu, je le regarde et désire. Ces trois choses sont la mémoire, l’intelligence, la volonté, ou l’amour. Par la mémoire je me ressouviens, par l’intelligence je considère, par la volonté j’embrasse. Quand il me souvient de Dieu, je le trouve en ma mémoire, et en icelle je me délecte de lui, et en lui, selon qu’il daigne m’en donner la grâce. Par l’intelligence je considère que c’est que Dieu en soi-même, quoi ès anges, quoi ès saints, quoi [29 r°] aux hommes, quoi ès créatures. En soi il est incompréhensible, parce qu’il est le commencement et la fin, le commencement sans commencement, et la fin sans fin. Par moi j’entends comme Dieu est incompréhensible, attendu que je ne me peux comprendre moi-même, qui ai été créé de lui. Es anges il est désirable, pour ce qu’ils désirent le contempler ; ès saints il est délectable, pour ce qu’en lui continuellement heureux, ils se réjouissent. Es créatures il est admirable, pour ce qu’il créé puissamment toutes choses, les gouverne sagement, et dispose bénignement. Es hommes il est aimable, pour ce qu’il est leur Dieu, et eux son peuple, il habite en eux comme en son temple, et ils sont son temple. Il ne dédaigne personne, ni en particulier, ni en général, quiconque a souvenance de lui, le contemple, et aime, il est avec lui. Nous le devons aimer, pour ce qu’il nous a aimés le premier, et nous a faits à son image et semblance, ce qu’il n’a voulu donner à aucune autre créature.

Car nous sommes faits à l’image de Dieu, c’est-à-dire selon l’intelligence et connaissance du fils, par lequel nous entendons et connaissons le Père, et avons accès à lui. Il y a si grande alliance entre nous et le fils de Dieu, qu’il est l’image de Dieu, et que nous sommes faits à son image, et cette cognation et affinité est même témoignée par la semblance, pour ce que non seulement nous sommes faits à son image, mais aussi à sa semblance. Il faut [29 v°] donc que ce qui est fait à l’image convienne avec l’image, et ne participe point le nom d’image en vain. Que son image donc soit représentée en nous par le désir de la paix, contemplation de la vérité, et amour de la charité. Tenons-le en la mémoire, portons-le en la conscience, et présent révérons-le en tout lieu. Car notre esprit en ce qu’il est capable de lui, et en peut être participant, est son image. Et partant l’esprit n’est pas l’image de Dieu en ce qu’il se souvient de soi, qu’il s’entend, qu’il s’aime — mais pour autant qu’il peut se souvenir, connaître, et aimer celui de qui il a été créé, quoi faisant il devient sage et savant. Car il n’y a rien si semblable à cette suprême Sapience que l’esprit raisonnable, lequel par la mémoire, intelligence, et volonté, demeure en cette ineffable Trinité. Mais il ne peut demeurer en icelle, sinon quand il a souvenance d’icelle, et qu’il la connaît et aime. Qu’il se souvienne donc de son Dieu, à l’image duquel il est fait, et qu’il mette peine de connaître, aimer, et révérer celui avec lequel il peut être toujours bien heureux. Cette âme est bien heureuse chez laquelle Dieu trouve repos, et au tabernacle de laquelle il repose. Bienheureuse l’âme qui peut dire : Celui qui m’a créée, a pris repos chez moi ; certainement il ne lui pourra nier le repos éternel.

Pourquoi donc nous délaissant nous-même, cherchons-nous Dieu en ces choses extérieures, attendu qu’il est chez nous, si nous voulons être chez lui ? [30 r°]. Véritablement il est avec nous, et dedans nous, ce que nous ne connaissons que par foi, jusques à ce que nous méritions de le voir face à face. Nous avons connu, dit l’Apôtre, que Jésus-Christ habite par foi en nos cœurs. Car Jésus-Christ est en la foi, la foi en l’esprit, l’esprit au cœur, le cœur en la poitrine. Par la foi je réduis en mémoire Dieu Créateur, je l’adore Rédempteur, je l’attends Salvateur, je crois le voir en toutes créatures, l’avoir en moi-même — et ce qu’ineffablement surpasse toutes ces choses en joie et félicité est le connaître en lui-même. Car connaître le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, c’est la vie éternelle, la béatitude parfaite, et suprême volupté. Œil n’a vu, ni oreille entendu, et cœur d’homme n’a pu comprendre combien grande clarté, suavité, et joie nous est réservée en cette vision, où nous verrons Dieu face à face, qui est la lumière des illuminés, le repos des travaillés, la patrie des voyagers, la vie des vivants, et la couronne des victorieux.

CHAPITRE XXII Comment le Soleil divin attire à soi toutes les facultés ou puissances de l’âme, et les illumine de la lumière céleste.

Que reste-il, d’oncques, sinon qu’avec toute la vivacité de notre mémoire, subtilité d’entendement, promptitude de volonté, toutes nos forces rendues et nos cœurs élevés, nous nous introvertissions nous-mêmes à celui qui nous conforte, [34 r°] enseigne, et gouverne ? Certainement alors Dieu très pitoyable ferait lever sur l’horizon de notre âme le Soleil de Justice, qui épandrait sa lumière sur toutes les montagnes et collines jusques à la vallée de notre conscience, la purgerait, nettoierait, rendrait fertile, élèverait le sommet de notre esprit en Dieu, illuminerait toutes les facultés de notre âme. Il ferait aussi connaître à notre âme comment elle est posée entre le temps et l’éternité, et comment en elle est la très profonde mer de la divinité, c’est à savoir, cette fontaine originelle de laquelle elle est le ruisseau, ayant son essence, vie et nourriture en l’heureuse éternité, et ce selon la meilleure partie d’elle et simplicité d’essence.

Au reste selon son inférieure partie, elle est en temps et en corps corruptible, lequel a de commun avec les bêtes, d’être et vivre. Et tout ainsi que les bêtes par un certain sens commun, voient et aperçoivent les champs, et les arbres, cherchent elles-mêmes leur pâture, et dorment quand bon leur semble — de même fait notre homme inférieur et bestial, quand nous négligeons de nous exercer en vertus. Car pour lors nous n’avons aussi qu’un sens commun, quand d’un œil sans garde et vagabond nous avons et recevons en notre sens plusieurs choses ensemble. Non ès cinq sens, mais en ce sens que nous avons de commun avec les bêtes, et qui a son lieu et place en notre tête, au-dessus les yeux, qui produit en l’homme des pensées sans intelligence, [34 v°] engendrent des mélancolies et imaginations en la tête, d’où sourdent alors des fantaisies et des folies pleines d’ombrages, qui comme une certaine nue ténébreuse enveloppent et environnent les pensées de l’homme, empêchent l’esprit de s’élever en haut, dépriment les facultés de l’âme, appesantissent les sens, le sang et toute la nature de l’homme, rendent le cœur instable à tout exercice de vertu, et distraient l’homme aux choses extérieures.

De sorte que pour lors l’homme devient tout engourdi, sommeillant et paresseux, se cherche soi-même, et sa consolation au sommeil, au boire et manger, en légéretés, en l’avarice, immondicité, inobédience, et finalement en tous les vices et pernicieuses défectuosités, esquelles notre homme bestial s’incline. Car ces vices sont par trop profondément enracinés au fond de notre nature, et ont épandu leurs racines en notre cœur, troublent et captivent ordinairement l’inférieure partie de notre âme. Ainsi notre âme est misérablement embourbée en la fange de nos vices, et, privée de toute vertu, est submergée et plongée dans les ténèbres. Aussi est-ce le premier erreur qui principalement arrête les hommes en ses lacs, que la nature indomptée et immortifiée, sous laquelle sont compris tous ceux qui vivent selon les voluptés du corps et de leurs sens. Car par trop extérieurs et cheminant selon la chair, ils sont aveugles et désobéissants à la vérité et au mouvement du S.Esprit. Ce qui est plus que suffisant pour nous [35 r°] perdre éternellement, si nous ne mettons peine de retirer nos sens de cette manière d’excès pernicieux, et ne permettons qu’ils soient bridés avec le frein de la crainte de Dieu.

De peur donc que notre âme ne soit privée de sa principale félicité, il faut mettre peine de mortifier cette bestiale et sensuelle nature, et nous retirer par-delà le temps en l’éternité, où Dieu est au fond très profond de notre âme, toujours prêt de nous aider, afin que là nous puissions supprimer et extirper les vices, et selon l’esprit exercer les vertus. Car lui présent au fond de notre âme, le repaît continuellement d’une certaine vigoureuse infraction, afin que l’âme s’humilie et submerge dedans l’union divine, comme celle qui naturellement a été faite, pour se perdre et noyer dedans l’abîme de la divinité, ainsi que la pierre (est) naturellement s’abîme et submerge au fond de l’eau, et en cette submersion l’âme s’oublie, et toutes choses, se remémorant seulement les choses éternelles. Et cette est la vraie et souveraine délectation, que l’âme par une déifique méditation adhère à son Dieu. Car de là procède la connaissance divine, 248 laquelle récréé et réjouit l’âme, et la fait ardre et consommer d’amour.

Au reste en ce fond l’âme est d’une telle noblesse, qu’elle ne peut être nommée d’aucun certain nom, et est par grâce en ce lieu (s’il est loisible de le dire) une même chose avec l’essence divine. Voire même de ce fond provient toute béatitude et sainteté : car l’âme a Dieu dedans soi, et elle-même [35 v°] est en Dieu, duquel tous les Saints ont pris et tiré leur sainteté. De là sourd cette fontaine de divinité, qui est en l’âme, afin de la remplir et rendre féconde de sa grâce, et afin de faire noyer, et submerger tout le royaume de son âme dedans l’abondance, et amplitude de ses larges dons, à ce que, comme un certain flux et reflux, il la puisse retirer en la mer de sa divinité. Et fait sourdre et bouillonner dedans elle un petit ruisseau très-désireux d’amour, par lequel elle s’écoule et épand à toutes les créatures, pour les réduire et ramener à leur origine, et à l’heureux port de l’éternité. Et pour faire que cette fontaine de vie flue toujours en l’âme, il faut que l’âme s’applique toujours à Dieu, et que continuellement elle lui adhère. Et lors le ruisseau de la divinité l’arrosera et abreuvera, qui fait qu’ensemble elle est illuminée et instruite, comment en tout temps elle doit soigneusement éviter les péchés, et tout ce qui se peut interposer et apposer quelque empêchement entre Dieu et elle, qui garde l’influence de sa grâce. Car comme la moindre poudrette donne empêchement à la vue extérieure, de même les yeux intérieurs de l’âme sont offensés des plus petites fautes, desquelles nous ne faisons ni scrupule ni estime, ou que même nous croyons être biens et vertus.

Mais pour pouvoir conserver en notre âme cette fontaine, il faut poser en notre cœur le fondement solide et la ferme pierre, Jésus-Christ notre Sauveur, et sur ce fondement [36 r°] continuellement surbâtir les murs de sa très sainte vie et Passion, avec la couverture de tous ses exemples, et vertus vraiment très parfaites, le tout enrichi de ses enseignements évangéliques et saints avertissements. Toutes lesquelles choses doivent être l’étude de l’âme fidèle, pour quelques fois se pouvoir transformer en la vie et Passion de son époux Jésus-Christ, auquel après elle habitera comme en un riche tabernacle, où elle sera comme le bel arbre planté près le courant des eaux, lequel porte et donne son fruit en sa saison. L’âme alors sera élevée jusques au ciel, la fontaine divine sourdra et ruissellera en elle, et l’arrosant, la fera verdoyer, fleurir, croître, et profiter en toute vertu, et rendre le champ de son cœur fertile et très-fécond, l’illuminant et échauffant de la clarté et chaleur du Soleil divin, pour faire croître, et augmenter en lui toutes les bonnes et sous efflerantes odeurs des vertus. De la suavité et douceur desquelles l’époux céleste attiré, est contraint de descendre dans un tel jardin, pour ce que l’âme a planté en son cœur la fleur de Nazareth, Jésus-Christ : si que quelque part qu’elle aille ou vienne, elle ne sent, ne voit, et n’ouït rien, sinon Jésus-Christ, et icelui crucifié. Or quiconque ne se veut exercer ès choses susdites, ne peut avoir en soi cette fontaine coulante : et par ainsi faut qu’il s’attende que son cœur demeurera stérile et aride, et son âme defaudra par trop de sécheresse, d’autant qu’elle a délaissé la veine d’eau vive, le Seigneur.

Mais quant à celle qui en cette façon s’introvertit au fond de Dieu, et secourue de lui fuit tous péchés avec toutes les occasions d’iceux, et à la manière susdite porte en son cœur la Passion de Jésus : cette âme, dis-je, est illuminée, comprend, et entend en quelle sorte elle est constituée entre le temps et l’éternité, entre la lumière et les ténèbres, entre la mort et la vie. Que si pour lors elle se tourne et convertit vers l’éternité, elle est déjà parvenue à la vie, et habite en une gloire inaccessible, à l’entrée de la gloire et porte du ciel. Mais si elle se tourne vers le temps labile et passager, elle est en la mort et au jugement, pleine de misères, enveloppée de ténèbres et anxiétés, et les yeux clos elle marche et va jusques aux portes de la mort. Ce qu’à Dieu ne plaise qu’il nous advienne. Ainsi soit-il.

CHAPITRE XXV Aucunes très-belles instructions et enseignements touchant les trois vertus théologales, c’est à savoir, Foi, l’Espérance, et Charité : et premièrement de quatre sortes de foi que nous devons avoir en notre âme.

Avant toutes choses nous devons toujours avoir en nos cœurs une foi vive, qui opère par charité : car cette foi est cet huile qui nous est nécessaire en nos lampes, c’est-à-dire, en nos cœurs. D’oncques tout en premier lieu nous devons croire que de toute éternité nous avons été idéalement en Dieu. Car il dit par son prophète : je t’ai aimée en charité perpétuelle : et pour ce ayant pitié de toi, je t’ai attirée.

Secondement, il faut croire que Dieu est dedans nous : car lors qu’il nous créa, il nous fit à son image et semblance ; et cet image a essentiellement Dieu en soi, et Dieu est cette essence de l’âme, et lui est plus proche qu’elle à elle-même. Cette image ne cherche point son principe, pour autant qu’elle l’a dedans soi : car le Père est en l’âme tout-puissant, le Fils tout-sage, le Saint-Esprit tout-aimant, et ces trois sont une douce, amoureuse [44 r°] divine essence. Or cette image, selon les trois facultés supérieures, est appelée esprit, ou chef de l’âme. Car tout ainsi comme du chef humain s’écoule et épand par tous les membres du corps une certaine vive force, vertu et vigueur, — ainsi de cette image s’écoule en l’âme une certaine vivacité divine. Outre plus, l’âme et l’esprit ne sont qu’un, tout ainsi comme la tête et le corps ne font qu’un. Mais les trois puissances supérieures, par lesquelles nous sommes semblables à la très Sainte Trinité, ont leur être naturel en la tête. Finalement l’âme a été créée pour connaître ces choses, et pour être submergée dedans le puits de cette abyssale fontaine de l’infinie essence de Dieu. Car il n’y a rien de plus utile et salutaire, que de cheminer en une humble et amoureuse connaissance de la très Sainte Trinité.

Or chaque créature a ses dons et grâces, à elle particulièrement conférées : mais icelle est donnée pour don et présent de la divine divinité. Sur laquelle, quand elle s’appuie, comme elle doit, le Saint-Esprit lui donne aide, purge, et nettoie son fond, et lui ouvre les yeux, de manière qu’elle peut voir en la divinité, pourquoi, ou à quelle fin, toutes choses ont été faites. Le Fils aussi lui donne secours, avec cette union, en laquelle il est un, avec son Père, et dit : Père saint, gardez ceux-là en votre nom, lesquels vous m’avez donnés, afin qu’ils soient un comme nous. Le Père aussi avec la lumière divine, vient à le [44 v°] secourir et donner aide, et l’attire en sa divinité, où lors Dieu incréé par l’union d’amour, se fait maître de la créaturéité, c’est-à-dire, de ce qui est créé. Ce qu’étant arrivé à l’âme, Dieu remplit très abondamment toutes ses facultés et puissances, transverbérant de sa lumière tous les os et moelles d’icelle, et par une certaine merveilleuse et admirable transformation et extase, la mène et tire à cette union en laquelle ce même vrai Dieu est. Ceux-là sont parfaitement heureux, qui entrent et cheminent par ces secrets sentiers, car ils sont amis de Dieu.

Tiercement, nous devons ajouter une pleine et entière foi aux paroles de Dieu, c’est à savoir, que lui-même a donné en tables de pierre les commandements à Moïse, et que d’une excessive charité, il nous a donné son fils unique, conçu du Saint-Esprit, né de la vierge Marie, qui par lui-même nous a enseigné ses commandements, et donné moyen de remarquer en lui les exemples de bien vivre, tout ce qu’il a fait en terre, qu’il a enduré et souffert sous Ponce Pilate, qu’il est mort, qu’il a été enseveli, et en fin que le troisième jour il est ressuscité de mort à vie, séant maintenant à la dextre de Dieu son Père. En somme nous devons croire tout ce que croit et confesse l’Église catholique, épouse de Dieu.

Quatrièmement nous devons indubitablement croire que Dieu et homme, il est au saint Sacrement, et que toutefois et [45 r°] quantes que le prêtre célèbre la messe, et qu’il a prononcé les paroles de la consécration, que Dieu véritablement est là, contenu sous l’espèce du pain avec son corps glorieux, son âme très-sainte, et son esprit rempli de joie, avec toute sa divinité en telle beauté qu’il est monté au ciel. Semblablement nous devons croire qu’il est vraiment, réellement et parfaitement au calice, vivant en la même sorte qu’il était quand il se vivifia, et reprit vie au sépulcre et demeure tel à l’autel jour et nuit, prêt et appareillé de venir à nous à toute heure que nous le désirons, ou lors que notre âme est malade, a faim, et est par trop grevée et ennuyée. Au surplus, bien que nous croyons que de toute éternité nous avons été incréés en Dieu, que Dieu est en nous, bien que nous ajoutions foi aux paroles de Dieu, et que nous tenions pour tout certain, et pour chose indubitable, qu’il est au saint Sacrement : cela toutefois ne suffit, et ne peut nous sauver, si cette Effet foi n’est enflambée et illuminée du feu de l’amour divin, en sorte de que pour son amour nous nous retirions de toute créature, ayons l’esprit élevé, et un continuel respect et égard à notre principe. Car l’amour opère en nous la mortification de nature, la vie de l’esprit, aversion de toute créature, et écoulement en Dieu.

Et bien que nous sachions et croyons que Dieu est dedans nous, en notre âme, cela toutefois ne suffit, si par amour nous ne nous recoulons [45 v°] et refluons en lui, et si nous ne rejetons notre esprit dans l’essence divine, et faisons notre demeure en l’esprit, si notre conversation n’est en cet intime ciel qui est dedans nous, là où Dieu se manifeste, illuminant tous ceux qui se convertissent à lui. Car là luit le miroir de la très Sainte Trinité, lequel illumine nos ténèbres intérieures. Là l’esprit de Dieu rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu, c’est-à-dire, révèle à notre esprit par des inspirations internes ses mystères les plus secrets, et lui enseigne les occultes et internes sentiers. Et par une union et un esprit immobile, il transperce des rayons de sa divine clarté, l’esprit, l’âme et le corps, et en ce lieu nous marchons alors comme enfants de Dieu.

Ne suffit pas aussi d’ajouter foi aux paroles de Dieu, si par amour nous ne les recueillons, et par une vive foi ne les écrivons ès tables charnelles de notre cœur, à ce que l’âme par icelles soit instruite, fortifiée, et affermie. Car la parole de Dieu est la pâture de l’âme, lui donnant force, pour ensuivre les traces et vestiges d’icelui. Mais après que par l’apprentissage des saintes lettres nous avons comme dressé en notre âme une certaine bibliothèque, alors ce maître et régent céleste vient, et nous explique le sens de l’Écriture, nous confirme, encourage, façonne et enseigne comment nous devons vivre vertueusement, et nous revêtir de Jésus-Christ selon l’esprit, selon [46 r°] l’âme, selon le corps, et selon la divinité, afin (comme dit saint Paul) ce que même et Jésus-Christ, nous vivions en telle façon, que Dieu trouve et reconnaisse en nous une certaine représentation, et comme un vif image de toutes ses œuvres.

Ce n’est encore assez de croire, et savoir que Dieu est présent au vénérable Sacrement, si par amour souvent nous ne désirons de le recevoir spirituellement et sacramentalement, toutes et quantes fois qu’opportunément nous le pouvons faire. Car d’autant que plus souvent l’âme est repue de cette viande spirituelle, d’autant plus elle croît en l’amour et grâce de Dieu, est rendue plus pure et illuminée, et plus courageuse à vivre vertueusement. Et pour ce nous devons, ainsi qu’il appartient, nous préparer et disposer pour recevoir cette très digne viande. Car si nous avons si grand soin de la préparation de la viande corporelle et de la fréquente réfection de ce corps, qui toutefois bientôt sera pâture aux vers, combien davantage devons-nous être soigneux de prendre souvent cette très-digne pâture de l’âme, laquelle nous donne et administre la vie de grâce ?

Mais pour autant que nous ne sommes capables, ni dignes de la recevoir souvent, c’est pourquoi nous devons prier Dieu que par le moyen de ses très saints mérites, il lui plaise nous en faire dignes et capables, disant : O Dieu béni, puisqu’ainsi est que par votre divinité vous daignez être dedans moi, je vous supplie humblement [46 v°], par vos mérites très saints, que vous laissiez rayonner dedans moi et par moi cette divinité vôtre. Chassez loin de moi tout ce que met en moi empêchement à votre grâce, et daignez en ce très-excellent Sacrement vous recevoir vous-même à vous-même en moi selon votre désir, délices et bon plaisir, en cet amour plus que très digne, souverain et singulier, auquel vous vous êtes reçu vous-même en votre dernière Cène. Et me transmuez, je vous supplie, tout entièrement à vous, et ce, par les mérites de votre esprit rempli de joie, de votre sainte et douloureuse Âme, et de votre sacré et navré corps. Daignez faire qu’avec ce même esprit, âme très-sainte, corps glorifié, divinité très-sainte, je sois et demeure à jamais un avec vous.

Ô combien grande dignité et richesses ! Combien d’amiables grâces sont cachées en ce trésor, par lequel nous sommes faits semblables aux Anges, et avons à dégoût toutes les choses terriennes ! O combien grandes joies, et combien grands mystères reçoit et entend l’esprit, uni à l’esprit divin. O. combien grandes vertus, et quelle beauté acquiert l’âme, lors que la très sainte âme de Jésus-Christ daigne de venir à elle. Quelle pureté finalement, reçoit le corps quand ce corps très-pur et glorieux, avec le très sacré sang vient à lui, purge notre corps, nous délivre de tout péché, diminue ce qui l’enflambe et nourrit en nous, et avec toute la divinité anoblit toutes les actions de l’âme, et la fait toute entièrement déiforme et, fort profondément, l’attirant en soi, fait que tout ce qui est [47 r°] au monde lui est amer, l’illumine et la change toute.

Car ni le ciel ni la terre, ni autre chose quelconque peut rassasier l’âme : Dieu seul le peut, lequel elle a dedans soi, et lequel tout le monde ensemble ne lui peut ôter. Combien donc ô mon âme, est noble cette viande, de laquelle tu es repue ? de celle-là certainement qui est la viande et la gloire des esprits supernels et bienheureux ? O combien est précieux le trésor que tu acquiers en terre ! Tu es la rendue comme assurée, que tu seras un jour héritière de la vie éternelle : tu as enfin sa signature et lettres de lui cachetées de cinq sceaux, c’est-à-dire, ses cinq très sacrées plaies, et sept autres sceaux d’attache, qui sont les sept sacrements. Ne veuilles donc, mon âme, négliger cette viande très-noble, de peur que ton cœur ne dessèche et vienne à défaillir en sorte que tu ne puisses plus avancer en la voie des vertus. Garde ce trésor, et refréne tes sens, de peur qu’oisivement et sans discipline, ils ne soient vagabonds. Car ainsi faisant tu pourras intérieurement conserver perpétuellement dedans toi le Sabbat et repos de Dieu.

CHAPITRE XXXIII Comme nous devons profiter en l’amour.

Rejetons donc toute inutile crainte servile, et convertissons-nous vers l’élection des enfants de Dieu. Honorons Dieu comme Seigneur tout-puissant, qui est notre conservateur et protecteur. Honorons-le, et le craignons, comme le Père qui nous a faits, auquel nous avons été de toute éternité, qui maintenant est dedans nous, et avec son aide paternelle veut demeurer avec nous. Que nous sert ce limon de l’amitié terrienne, ayant dedans nous un ami si secret, immortel, incommuable, en qui sont ensemblement toute puissance, victoire, beauté, délices et salut. Aimons-le comme frère, et Rédempteur, lui qui nous a faits cohéritiers de son Royaume. Embrassons-le comme époux, lui qui nous a lui-même épousé, lui qui est la vive nourriture de notre âme, lumière sans ténèbres, le Verbe vif et efficace, par lequel toutes choses vivent et sont nourries, c’est à savoir par sa Sapience et par les ruisseaux de ses très puissantes richesses. Duquel on lit en l’Ecclésiastique : La fontaine de Sapience, le Verbe de Dieu és cieux.

Et cette Sapience est le Verbe incréé de Dieu souverain, lequel est inspiré aux âmes de ceux qui l’aiment, [59] lequel sans cesse nous enseigne et instruit comment d’un esprit libre et élevé, nous devons adhérer à lui et l’observer, comment ce Verbe vif est engendré dedans nous, comment en nos cœurs nous devons avoir imprimée l’image crucifiée de sa très sainte vie et Passion, et comment d’une entière et parfaite dilection nous devons l’imiter comme l’épouse son époux, et ne rien craindre du tout, suivant ce que dit ce pitoyable Seigneur : Mon joug est suave, et mon fardeau est léger, en icelui vous trouverez repos pour vos âmes. De sorte que ni âpreté, ni difficulté aucune [ne] vous pourra retirer de mon amour, et pourrez dire avec mon Apôtre : Qui sera celui qui me séparera de la charité de Christ ? Sera-ce la tribulation, ou l’angoisse, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou la persécution, ou le glaive ? Car je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ notre Seigneur.

CHAPITRE XXXVII Qu’en notre infirmité nous ne devons point nous troubler.

Il advient souvent, que toutes et quantes fois que secourus de la grâce divine, nous détournant de toutes les choses créées, nous rentrons en notre intérieur, que c’est lors que nous sommes plus fortement tentés de notre propre infirmité et pusillanimité. La cause principale de ce est le défaut de vive foi, de connaissance, et de vrai discernement. C’est à savoir que Dieu est en l’image de notre âme, et à icelle si parfaitement et inséparablement uni, qu’il ne veut et ne peut jamais s’en séparer, comme celui qui est la vie d’icelle, la nourriture de l’esprit, et la conservation du corps, qui sans intermission continuellement nous semond et instruit à nous retirer du mal, et à vaquer à bonnes actions. Si donc, mus de sa grâce, nous nous [65 v°] convertissons tout à fait au bien, lors par l’exemple de son humanité très parfaite, il est notre force, notre instructeur et directeur au progrès de toutes les vertus, étant son dessein principal, quand il s’est uni à notre âme, d’être notre secours, protection, consolation et rédemption, et de jamais ne l’abandonner. Car quoi qu’outre mesure notre âme soit assaillie et pressée, quelque chute et défauts qui lui adviennent, si de tout son cœur il lui en déplaît, tout aussitôt et volontiers, il lui veut pardonner, et lui ouvrir le sein de sa miséricorde.

Nous ne devons donc jamais craindre de pouvoir chasser Dieu hors de nous, attendu qu’il est la vie de notre âme. Toutefois, à proportion que par nos péchés, ou par quelque amour que nous portons aux choses créées, nous mettons quelque obstacle entre Dieu et nous, et autant qu’icelles possèdent notre âme, et occupent notre cœur : à même mesure Dieu cédant, nous départ moins de son amour et de sa grâce. Mais rien ne peut entrer ni arriver à cette image et simple essence de l’âme, que la bienheureuse Trinité, qui veut éternellement demeurer en icelle, et jamais n’en partir, ni s’en retirer. Et partant, l’âme veuille ou non, vivra en l’éternité des siècles, pour être à perpétuité bienheureuse, ou endurer des tourments éternels. O Que grand et incompréhensible est le soulas et le contentement de l’âme, d’avoir enclos dedans soi un trésor si rare et précieux, un ami si fidèle, que personne ni aucune [66 r°] injure du temps ne lui peut ôter.

Qui a jamais en cette vie acquis un ami tellement fidèle, qu’il ne doive être par divers intervalles séparé de lui, et auquel il ne soit quelquefois à dégoût, et qu’il ne puisse offenser ? Mais il n’y a saison ni temps, duquel Dieu veuille jamais abandonner l’âme, si tant est qu’elle-même ne le veuille. Car autant que l’âme introvertie à soi-même, a la présence de Dieu en icelle pour objet, autant est-elle remplie de sa grâce et est faite le trône, le siège, l’outil, et l’instrument de Dieu, avec lequel elle est faite par les mérites très-saints de Jésus-Christ, avec lui jouissante, agente et patiente. Jouissante, par la suspension de la partie supérieure de l’âme en Dieu, en une certaine paisible et tranquille union, qui la rend en une liberté divine toute clarifiée en Dieu, de la lumière duquel elle est alors toute environnée et illustrée, opérant en elle toutes sortes de vertus, et lui fournissant force et courage pour rendre son corps sujet et soumis à l’esprit. D’où vient que l’âme en son intérieur porte allègrement, et en son extérieur patiente autant qu’elle peut, tout mépris, affliction et mal qui lui peut advenir. Et ainsi tout l’homme marche par le droit chemin de Dieu et ne pourra dores-en avant être abattu d’aucune pusillanimité, fondé qu’il est sur la pierre ferme Jésus-Christ, ayant empreint dedans soi son image crucifiée, qui est ce clair miroir sans aucune tache ni macule.

[66 v°] Quand donc les pas de l’homme sont guidés en cette voie de Dieu, le voilà lors en sa félicité telle qu’il la peut désirer ici-bas. Mais si, voire pour peu que ce soit, il détourne le moindre de ses membres de cette voie, et de l’image crucifiée de Jésus-Christ, sa candeur et blancheur est incontinent ternie. Or les membres de l’homme desquels j’entends ici parler, sont l’âme avec toutes ses puissances et affections, et le corps avec ses cinq sens naturels, lesquels avec lesdites puissances, s’ils sont détraqués de Dieu, perdent la noblesse de leur être, sont dépouillés de la lumière, assistance et coopération du Saint-Esprit, et misérablement souillés de toutes sortes de vices et péchés. La mémoire est rendue instable et vagabonde, l’entendement offusqué et plein de ténèbres, la volonté lente et pesante à aimer, la force concupiscible est toute pleine d’impuretés, la raisonnable dépourvue de simplicité, l’irascible ne produit que fougues, colères et orages, le cœur est en perpétuelle inquiétude, le ver rongeant ne donne aucun repos à la conscience, les cinq sens dissolus sont sans aucun arrêt, et le corps indiscipliné et immodeste va misérable, cherchant à se repaître des siliques des pourceaux.

Et ainsi l’homme dépouillé de toutes vertus à grand-peine se peut-il persuader que Dieu habite dedans lui, croyant véritablement qu’il l’en a banni. Ce qui ne peut être en aucune manière, non pas pour un seul moment, nonobstant ce qui se lit en quelques lieux de [67 r°] Ecriture, que Dieu se retire de l’âme laquelle consent au péché. Car cela n’est à prendre selon la lettre, mais selon l’esprit vivifiant la lettre, Dieu étant au fond essentiel de l’âme inséparablement, et pourtant elle vivra éternellement. Que si, voire pour un instant, Dieu s’était retiré de l’âme, il faudrait qu’aussitôt réduite en son néant, elle perdît l’être, sans pouvoir animer le corps, ni faire aucune pénitence de ses péchés. Il est bien vrai que toutes et quantes fois qu’elle tombe en péché mortel, qu’elle meurt spirituellement : premièrement à tout le bien qu’elle a fait tout le temps de sa vie, secondement à tout ce que le fils unique de Dieu a fait et souffert pour nous sur terre, tiercement à toute la charité, amour et grâce de Dieu. Car par le péché mortel, elle met un empêchement formel à l’inaction divine, et s’oppose à ce que le Saint-Esprit, selon ce qu’il désire, ne lui départe ses grâces.

Dieu toutefois pitoyable et bon, nonobstant toutes ces choses, ne délaisse jamais, tant que l’homme respire, et quelque déterminé pécheur qu’il soit, de le visiter par semonces intérieures, à ce qu’il se convertisse à lui. Car Dieu sans intermission frappe à la porte de la conscience par son illumination, qui est cette noble scintille ou syndérèse que nous appelions, laquelle comme quelque force divine, est une douce messagère de joie et de paix produisant en l’âme de l’homme un amour au bien avec un déplaisir et remords de tout péché. Et cette scintille excellente gît cachée [67e] en l’âme, couverte et ensevelie des cendres des péchés, en sorte que le feu divin ne peut en aucun temps luire en icelle.

C’est d’elle que notre Seigneur a dit : Je suis venu mettre le feu en terre, que désirai-je autre chose sinon qu’il brûle ? Ce feu c’est la charité divine, par laquelle Dieu s’est uni à l’âme quand il l’a créée, mais quand elle a été baptisée, la lumière divine alors brûlait et luisait en icelle. Et quand par péchés elle s’est souillée, la flamme de la charité divine s’est éteinte et offusquée en elle. Mais pour autant que c’est la volonté de Dieu que ce feu y luise et brûle, c’est pourquoi comme juge toujours il l’admoneste et reprend de sa dissolution désordonnée, de sa conversation et forme de vivre tépide et négligente, jusques à ce que enfin touchée de componction, aidée de Dieu, elle résiste soigneusement à ses vices, et que toute convertie elle s’adonne à accomplir en tout la volonté divine, et à observer diligemment par exercices continuels le fond de son âme.

Par infirmité, toutefois, et de mauvaise habitude et accoutumance, elle tombe encore souvent. D’où vient qu’aussitôt elle perd courage, pensant en soi-même : Jamais cette manière de vivre ne me sera convenable, ce sera le meilleur pour moi de m’en détourner bientôt : car voilà qu’à l’instant que je me résous de l’embrasser, j’en deviens pire que je ne fus jamais. Et la cause de cela, est le peu d’estime qu’auparavant il faisait de ses péchés. Se voyant d’ailleurs par cette guerre, tant intérieure [68 r°] qu’extérieure, si souvent navrée, tantôt par impatience, une autre fois par pusillanimité, — de là une nouvelle crainte naît en son âme, d’avoir par la multiplicité et griefveté de ses offenses, banni son Dieu hors d’elle, source conséquemment d’un nombre d’autres craintes et appréhensions, et commence à ignorer du tout de quel côté elle se doit tourner, ou par quel moyen elle pourra parvenir à Dieu. Et de toutes ces choses, l’origine est d’une part l’infidélité, qui lui garde de croire qu’elle a Dieu dedans soi, de l’autre, la négligence d’implorer le secours divin, d’invoquer Dieu, qui à ces fins s’est uni à nous, d’autant qu’en tout temps il est très-près de nous aider très-volontiers.

Que s’il nous était advenu de tomber septante fois sept fois en un jour, les bras ouverts il nous veut pardonner le tout, si contrits et avec amour nous nous voulons retourner vers lui. Car comme dit le Psalmiste : Il enseignera ses voies aux débonnaires. C’est la vérité, qu’une telle conversion amoureuse vers Dieu, bannit toute amertume de péché, forclôt toute tristesse d’esprit, et en toute action vertueuse, élève et conforte l’âme à une certaine joie, que savent ceux qui l’ont expérimentée. La bienheureuse Magdeleine, pour avoir aimé beaucoup, beaucoup de péchés lui ont été pardonnés : Ta foi (disait notre Seigneur) t’a sauvée, va en paix. Bienheureux (dit le même Seigneur en autre lieu), ceux qui ne m’ont point vu et ont cru.

Et à [68 v°] Marthe : Je suis la résurrection et la vie, qui croit en moi, ores qu’il fût mort il vivra, et toute personne qui vit et croit en moi, ne mourra point éternellement. Crois-tu cela ? Elle lui répond : Oui Seigneur. Noue Seigneur lui avait dit : Qui croit en moi, ores qu’il fût mort, il vivra. C’est-à-dire : ores qu’en ses péchés il fût mort spirituellement, qu’il croie que je suis dedans lui et, se convertissant entièrement à moi en quelque silencieux colloque, qu’il me dise : Je crois en Dieu. O mon Dieu et Seigneur très — amiable, oubliez, je vous supplie, toutes mes iniquités. Vous voyez, Seigneur, que je suis infirme, et ce que j’ai péché, c’est mon infirmité. Et partant je vous supplie de me pardonner : fortifiez-moi en amour et en grâce, préservez-moi de toute offense, voire des moindres, et tout ce qui pourrait faire barre entre vous et moi, éloignez-le bien loin de moi, mon Seigneur et mon Dieu, afin que vous puissiez avoir joie et paix dedans moi.

Telles ou semblables paroles pourront être son entretien avec Dieu, oubliant et effaçant de sa mémoire, autant qu’il pourra, ses vieux péchés commis, esquels il a autrefois croupi, laissant ce bourbier lequel, remué, ne peut apporter que très-mauvaise odeur. Mais soudain il faut fuir et avoir recours à son intérieur, à cette fontaine de miséricorde, à ce Seigneur pitoyable et bénin, le prier très-humblement qu’il lui plaise nettoyer notre âme souillée et ruinée de vices et péchés, guérir ses plaies, et, par les mérites et trésors précieux de sa passion très-amère, nous pardonner miséricordieusement tout le mal que nous [69 r°] nous sommes fait, et qu’il nous rende vaisseaux capables à recevoir les infusions de sa divine grâce.

Que s’il advient quelquefois qu’en nos prières, nos requêtes ne nous soient sitôt octroyées de notre Dieu, cela ne nous doit troubler : car il feint quelquefois de vouloir aller plus loin pour se faire prier davantage, voire contraindre, comme nous lisons qu’il fit à ses deux disciples allant en Emmaüs. Même quelquefois il fait semblant de dormir pour être prié et invoqué, comme de saint Pierre en sa nacelle criant à lui : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons. Notre Seigneur d’autres fois permet telles choses, et va comme se cachant, afin que mieux fondés en la vraie foi et abnégation, nous soyons plus épurés et fortifiés en amour. Il manque encore exprès à nous exaucer et consoler ainsi que nous le désirerions, pour ce que nous-même nous avons fait la sourde oreille à ses semonces, et que, le quittant, nous avons admis des consolations étrangères. Ou bien même pour ce que nous avons empêché son inaction dedans nous, ou négligeament observé notre fond, ou pour ce que nous avons été et sommes encore distraits de cœur, nos sens indisciplinés, désordonnés et déréglés par trop en nos mœurs, ou pour ce que nous avons manqué de diligence en choses esquelles nous étions obligés, et que de toutes ces choses nous n’avons encore une vraie connaissance et douleur.

C’est donc une chose [69 v°] grandement nécessaire, d’éplucher et discuter soigneusement notre fond, et de nous juger nous-mêmes à notre rigueur. Retournons-nous avec toute ferveur vers Dieu, et le prions qu’il lui plaise y porter le flambeau de la divine lumière, et nous donner une parfaite connaissance et douleur de tous nos péchés, et nous prêter secours, à ce que pleinement nous puissions nous en douloir, les confesser et les corriger, pour d’ores-en-avant vivre et mourir en charité et en sa grâce, lui qui est notre bien souverain, notre consolation, notre refuge et rédemption.

CHAPITRE XL L’abnégation, la souffrance, et le néant doivent être tout notre exercice.

Afin donc que sans empêchement Dieu puisse parfaire en nous son ouvrage divin, et que continuellement nous soyons disposés à le laisser jouir en nous, et nous par après à agir et opérer pour nous, et que toujours nous puissions avoir le fond de notre âme nu, libre et résigné, tout notre exercice doit consister en abnégation, souffrance et néant, ou annihilation. Premièrement donc, quand nous nous apercevons que [73 v°] Dieu veut opérer en nous, ou que les hommes requièrent et demandent quelque chose de nous, qui ne soit point illicite, en ces choses nous devons continuellement pratiquer l’abnégation, prêts d’accomplir tout ce que Dieu et les hommes demandent de nous. Secondement, il nous est expédient d’être exercés en la souffrance et patience, et que nous supportions volontiers et joyeusement en toutes les occasions quoique ce Dieu nous présente pour souffrir, car il le veut ainsi, et que courageusement d’un esprit égal, nous le supportions jusques à la fin. Puis nous lui demanderons de nous remettre miséricordieusement la peine qui est due à nos péchés, et ce par les mérites de sa très douloureuse Passion, par laquelle il a payé toutes nos dettes et satisfait pour tous ceux qui le désirent et qui avec un bon propos et ferme confiance se convertissent à lui.

Car avec toutes nos souffrances, nous ne saurions expier et payer la moindre des peines du purgatoire dues à nos péchés, ni mériter la moindre joie de la vie éternelle, si nos travaux ne sont anoblis par les mérites de la Passion de Jésus-Christ. Cela est rendu tout notoire, par ce qu’auparavant sa mort pénible, personne, pour quelque perfection et sainteté en laquelle il ait vécu, n’a su parvenir à la vie éternelle. C’est donc là la première croix que notre Seigneur veut que nous portions jusques à l’extrémité de nos jours. Quand nous le voulons suivre et que d’un cœur franc [74 r°] et libre, nous nous voulons adonner à bien faire, le diable ancien de malice (qui dès le commencement du monde s’est toujours opposé à toute chose bonne) nous l’envie, cherche toutes sortes d’artifices et tromperies, tend subtilement diversité de lacs et de pièges par lesquels (nous voyant en cette volonté) il nous fait beaucoup de dommage, et nous donne grand nombre d’afflictions pour nous faire abandonner nos desseins et nous garder autant qu’il pourra de persévérer. Mais cela ne nous doit faire quitter prise, quoique nous sentions sur nous redoubler le dommage et les afflictions. Mais apprenons de nous confier toujours en notre Seigneur, comme le mont de Sion.

Tiercement, nous devons toujours nous étendre en la considération de notre néant, comme celui qui n’a rien, ne peut rien, ne sait rien et ne se peut prévaloir de rien : car c’est en ce néant que consiste tout notre salut. Si donc nous voulons derechef retourner à ce rien, que nous étions lorsque nous n’étions point encore créés, il faut que nous rejetions en Dieu ce libéral arbitre, qu’il a tellement fait nôtre, que personne ne peut, et lui-même ne veut, contraindre, afin qu’aussi librement il puisse user d’icelui que lorsque nous étions encore incréés en lui. Car lors nous n’avons rien pu, ni prévalu, rien désiré, ni eu nécessité de chose aucune. Si donc derechef nous rejetons notre volonté en la volonté de Dieu, nous ne pouvons certainement rien, nous ne saurions [74 v°] nous prévaloir de rien, et n’avons besoin de rien, et, oubliant notre volonté, nous l’avons toute écoulée en la volonté divine.

En ce néant, comme nous avons dit, tout notre salut consiste, et d’icelui prennent origine toutes les vertus, comme la vraie humilité. Car quelle plus grande humilité peut être, que de n’être rien ? Et ce qui n’est rien ne se peut élever. La vraie résignation, car qui n’a rien, laisse tout. La vraie essentielle pauvreté, — il n’y a rien plus pauvre que le néant. Voilà comment de ce néant toutes vertus sourdent comme de leur source originelle. Il est bien vrai que quand je travaille pour acquérir quelque vertu, j’agis et fais quelque chose, mais je ne puis obtenir cette vertu essentiellement si je ne me jette en ce néant et fasse là ma demeure, par-dessus toute indigence de cette vertu, et que naturellement je sois fait et devienne cette vertu même.

Que si je veux parvenir à ce noble néant et être fait rien, il est nécessaire que ce rien, c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien : car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui. La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n’en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu’il nous soit tellement totalement rendu innominable, que nous le [75 r°] sentions n’être rien du tout, voire moins que rien, de toutes les choses qu’on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l’essence divine, tellement que nous n’en revenions jamais. Là alors sera l’essence comprise de l’essence. Là ce rien, c’est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c’est-à-dire de l’âme. Là rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c’est-à-dire Dieu. Là enfin le rien est absorbé et englouti du rien. J’habiterai là, d’autant que c’est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l’ombre d’icelui. J’entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c’est à savoir que nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-mêmes droitement, toutes les vraies richesses de Dieu y sont comprises.

Dieu n’a pas fait de même à toute nation, et ne leur a pas manifesté ces jugements. Je ferai donc paître mes ouailles en jugement et en justice. Car de ce jugement par lequel nous reconnaissons que nous ne sommes rien, et qu’intérieurement nous nous convertissons au jugement de Dieu, nous ne tombons jamais en son jugement, mais nous sommes transformés en sa justice même et repus de l’unité de l’essence divine, laquelle pour son immesurable bonté, est du 293 tout innominable, au fond de laquelle personne ne peut atteindre. Et partant il n’a pas [75v0] fait de même à toute nation. Car plusieurs nations sont passées, lesquelles ne se sont point elles-mêmes jugées en vérité, n’ont point marché en la présence du jugement divin, et ne se sont, comme elles pouvaient, introverties à ce fond essentiel de leur âme, auquel elles devaient se renoncer et dépouiller d’elles-mêmes, et en la divine unité, se réduire au néant, et vivre seulement à la vérité seule.

CHAPITRE XLIV En quelle manière nous nous devons unir avec Dieu, quand nous voulons prier pour notre prochain.

Quand nous nous déterminons à vouloir prier pour nos prochains, il faut qu’en premier lieu nous nous unissions intérieurement avec Dieu dedans le Saint des Saints le plus secret, auquel nul ne peut entrer que le souverain prêtre, c’est-à-dire, autre que l’esprit qui est la suprême partie de l’âme. Et en cette union nous devons nous offrir nous-mêmes totalement à Dieu en hostie de louange, et en sacrifice vivant, pour en être brûlé du feu de son amour, en sorte qu’en nous-mêmes nous soyons du tout anéanti, et éloigné de tout ce qui n’est point Dieu ; à ce qu’ainsi le même Dieu tout-puissant, puisse [84 v°] sans empêchement user de nous, en la même manière qu’il en pouvait user, lors que même nous n’étions pas encore créés. Car il était en sa puissance alors, de faire de nous tout ainsi comme bon lui semblait. Or est-il qu’il nous a faits à son image et semblance, afin qu’en lui-même il put user de nous, et que de notre part nous fussions jouissants de sa bonté. Il faut donc que nous renoncions cela même que nous sommes, afin que derechef Dieu puisse en cette sorte user de nous et sans aucun empêchement opérer en nous, et faire de nous tout ce qui lui plaira. Puis en cette union, il nous faut adresser à Dieu pour les choses nécessaires, et le prier de cœur et d’affection, qu’il daigne voir tous les hommes avec lui, en la même sorte que nous-mêmes sommes unis à lui, et à un chacun, selon que leurs nécessités le requièrent, leur tendre la main de son secours céleste, et les faire tels que nous-mêmes avons requis de lui être faits et dirons ainsi : O mon Seigneur, et mon Dieu très amiable, tout ainsi que par votre divinité très-sainte, vous êtes maintenant en tous les hommes et en moi, plaise à votre bonté les unir tous à vous, et tellement les faire un avec vous, comme nous-mêmes nous sommes un, et tout ce qui se pourrait trouver en iceux qui se pourrait opposer et donner empêchement à cette union, par votre clémence, mon Dieu, bannissez-le loin d’eux [85 r°]. Et tout ce qu’ils ont besoin, et dont votre bonté a agréable de les secourir, donnez-leur, ô mon souverain Seigneur, à ceux principalement qui seront par vous trouvés en avoir le plus de besoin.

Et ainsi nous prions pour nos prochains en une manière suprême très-amoureuse et très-noble, s’il y en a une monde, qui fait que libres, vuides de tous empêchements, nous demeurons en Dieu. Mais quand, ayant à prier pour quelqu’un, nous ne nous unissons point à Dieu, airs que nous sommes beaucoup occupés autour de la cause ou affaire pour laquelle nous délibérons prier, et en concevons des images, — sans doute alors notre oraison n’est ni si dévote ni si profitable, et par les images reçues, nous en sommes davantage empêchés et distraits.

En cette même sorte nous devons prier pour les âmes qui sont en Purgatoire, qu’il plaise à notre Seigneur, par sa Passion très-amère, leur pardonner tout ce en quoi ils ont offensé contre les commandements de Dieu et de l’Église, ensemble toutes leurs négligences, disant en cette manière : Daignez, mon Dieu, recevoir ces choses, comme si eux-mêmes réellement vous les eussent présentées et en eussent eu une pleine connaissance, et comme si, ayant toujours dignement marché en votre présence, ils eussent été continuellement unis à vous, et leur donnez le repos éternel. Car vous êtes vous-même le repos, la paix et fruition de tous les esprits bienheureux. Que la [85 v°] lumière perpétuelle qui est en eux leur éclaire, et cette lumière c’est vous, laquelle ils ont offusquée en eux, et jamais ne vous ont connu, comme il était requis, — ce qui leur est maintenant un remords continuel, un tourment et répréhension intérieure, jusques à ce qu’ils aient une entière et parfaite connaissance de vous. Sus donc, ô Seigneur très-pitoyable, transpercez-les des rayons de votre lumière divine, à ce que les tourments ne leur fassent aucune nuisance, et qu’exempts de toutes peines, aucun esprit immonde n’ait la hardiesse de les apporter.

Que cette lumière, dis-je, les traverse en la même manière qu’elle transperçait votre âme très-sainte, lorsqu’elle partait de votre corps très-sacré. Par cette lumière, vous priviez les esprits immondes de toute force et puissance, par icelle vous rompiez les portes de l’enfer, et par la vertu de votre divinité, vous tiriez de là et délivriez toutes les âmes de vos amis intimes. De même, mon Seigneur, je vous prie qu’il plaise encore consoler et délivrer les âmes de tous les fidèles trépassés, et ce par votre passion très-amère. Et par cette grande angoisse et déréliction, en laquelle se trouva enveloppée votre âme très-noble à l’heure de la mort, lors qu’elle était prête de se séparer de votre corps très-sacré et par laquelle vous dissipâtes toutes les forces de votre ennemi, faites en sorte qu’à l’heure de notre mort, il n’ait aucune puissance sur nous, qu’il ne soit alors si [86 r°] osé de nous approcher ni épouvanter en aucune façon, sinon en tant que nous aurons négligé d’expier nos fautes par une bonne confession et contrition, application de votre passion très-amère, et par la perception des Sacrements.

Je supplie donc votre bonté, ô mon Dieu, que par cette heure terrible de votre mort, que votre amour vous a contraint de souffrir pour moi, il vous plaise à l’heure de ma mort garantir et délivrer de toute terreur et appréhension, mon âme pauvre pécheresse et destituée de tout bien.

Au surplus quand quelqu’un vient à nous pour recevoir quelque secours, consolation ou résolution, jamais nous ne devons préméditer disant : Je ferai ou dirai telle ou telle chose, car nous avons la promesse de notre Seigneur qui dit : Je vous donnerai parole et sapience à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister ni contredire. Mais nous devons rentrer en notre intérieur disant : Faites par moi, ou parlez, mon Dieu, telle ou telle chose, en la manière qui doit réussir le plus à votre honneur, et qui sera la plus expédiente et nécessaire à ces personnes. Et vous, ô mon Seigneur, qui avez daigné parler par l’ânesse de Balaam, ne dédaignez pas s’il vous plaît de parler encore par moi.

Et alors notre Dieu qui est bon et pitoyable, fera abonder la grâce en nous, et par nous parlera [86 v°] en sorte que notre prochain en recevra consolation et sera conforté en notre Seigneur. Mais cependant nous devons soigneusement observer dedans nous l’inspiration de Dieu, afin de connaître s’il aura agréable que nous étendions notre discours plus outre, ou si nous cesserons de parler. Et quand nous aurons suffisamment satisfait à ce que nous voulions dire, il faut que soudain rentrant dedans nous-mêmes nous disions : O mon Dieu à jamais béni, s’il m’est advenu de dire quelque chose de bon et à propos, c’est vous qui l’avez dite par moi, et votre saint nom en soit à jamais loué et honoré. Que si j’ai mal parlé, cela est de moi, c’est mon ouvrage, pour lequel j’ai recours à votre clémence et vous prie me le pardonner. Daignez encore, ô mon Dieu, opérer en moi tout ce que par moi vous avez parlé maintenant, et faites par votre bénignité, que moyennant votre aide, je fasse paraître par ma vie et mes mœurs ce que ma bouche a proféré. Parlez ainsi s’il vous plaît, en celui auquel j’ai maintenant parlé, et conservez en lui ce qu’il a par moi entendu. Car quand nous croyons et savons certainement, que jamais nous ne disons ni pouvons dire ces choses, nous pouvons alors, pour l’amour de lui, les dire assurément et sans que cela nous doive faire peine, toujours toutefois avec quelque humble érubescence et sapience provide.

CHAPITRE L De quelle sorte l’âme se doit comporter lors de la visitation divine, et comment elle ne doit chercher aucune délectation extérieure ni intérieure.

C’est ainsi que Dieu tout-puissant visite la terre, la rend fructueuse, l’enivre, l’enrichit et multiplie ses productions, c’est-à-dire ses œuvres vertueuses. Et en cette visitation et consolation, l’âme est beaucoup fortifiée en son avancement, si tant est qu’elle ne cherche point sa propre délectation en icelle, et qu’aucune douleur ne la surprenne, pour s’en voir privée, qu’elle n’en soit alors moins diligente que de coutume, et qu’en elle-même [97 r°] elle demeure libre et paisible. Certainement en cette consolation ne consiste aucune sainteté, sinon autant qu’elle produit l’opération du bien. De quoi sert de concevoir, qui ne produit en lumière le fruit de sa conception. La vraie sainteté, c’est cette équalité d’esprit, laquelle nous rend toujours prêts et préparés à servir à Dieu, tant en l’adversité qu’en la prospérité.

Au reste en telles visitations il est besoin d’une grande discrétion. Et premièrement, que comme une chose morte et insensible, nous nous comportions dedans nous et hors de nous, insensiblement et immobilement, et que de tout nous ne nous en attribuions rien. Et tout ainsi qu’extérieurement nous devons être morts, rassis, meurs et bien morigénés, ne cherchant aucune délectation extérieure — ainsi nous devons être morts intérieurement, meurs et bien composés, et ne procurer délectation aucune, à fin que Dieu tout-puissant, puisse tout seul avoir en nous toute sa paix, joie et délectation.

Car si à quelque Roi de la terre, la modestie et maturité de son épouse est à grand plaisir et délectation, spécialement quand il voit, que quasi morte à tout fors qu’à lui, elle « se prive et retire de tout autre amour, se soumet à sa seule volonté, ne cherchant sa délectation en ses richesses, famille ni en sa beauté même, mais en lui seulement, afin qu’en elle aussi il puisse avoir toute sa paix, joie et délectation — combien est-il plus juste et convenable à l’épouse de Dieu éternel et Roi [97 v°] souverain, de se trouver comme morte à tout autre amour, dons et richesses, même au plaisir qu’elle peut prendre en sa beauté, c’est-à-dire, és dons et vertus que Dieu très-pitoyable a infus en son âme et en son corps. Et ce seulement, afin qu’il puisse, avec délectation prendre sa paix et son repos en elle, sans s’attribuer aucun de ses dons et grâces, et comme immobile à icelles ne se peiner pour les retenir, voire même n’en désirer davantage, ni se troubler en elle-même, ni faire mine de l’être (car cela rabat cette lumière simple), n’affecter de comprendre ou connaître telles grâces par son entendement, mais seulement de mériter d’être comprise et connue, et volontiers captiver son entendement à ce que Jésus-Christ demande de nous.

Car quand nous désirons de les comprendre et prendre en iceux vainement notre plaisir, certainement nous nous rendons semblables au paon, qui par superbe étendant ses plumes en roue et au large, venant à jeter sa vue sur ses pieds en demeure triste et honteux. Le même advient aux hommes qui vont par trop étendant leur entendement, et qui s’égarent hors de la simplicité, savoir est en cette image de l’âme (en laquelle par une certaine manière simple toutes choses se connaissent), laquelle par cela est obscurcie. Et lorsqu’ils se trouvent en cet état, ces ténèbres intérieures les attristent. De là viennent toutes les tentations et angoisses intérieures [98 r°], qui surpassent de beaucoup toutes les extérieures, de sorte qu’ils pensent porter dedans eux-mêmes, non moins qu’un petit enfer. Et il n’y a docte ni indocte qui leur puisse apporter aucun secours ni consolation, jusques à ce qu’ils parviennent à la connaissance de leur petitesse et qu’ils aient appris de captiver leur entendement. C’est pourquoi, sans doute, il est grandement nécessaire, de chercher en ces choses la grâce de discrétion, et de l’acquérir, et qu’aucun (quelque grand et sage qu’il soit à ses yeux) n’ait honte de se soumettre à quelque personne, pour simple et abjecte qu’elle soit, pourvu qu’elle ait l’intelligence et connaissance de ces choses.

Que s’il le peut faire, s’humilier et simplement se soumettre à la direction d’autrui, indubitablement enfin il méritera d’être dirigé par l’esprit divin, et par la bonté divine (pour laquelle il s’est humilié soi-même), délivré de toutes ces tentations et angoisses intolérables. Que si quelques-uns au commencement de leur conversion, permettent qu’ils soient ainsi enseignés, sans doute ils n’expérimenteront jamais telles tentations, pourvu que, se soumettant au conseil d’autrui, ils manifestent leur fantasie, et se dépouillent tout à fait d’eux-mêmes. Ce sera en cette manière que facilement ils s’avanceront, et parviendront à une certaine simple lumière, devenus instruments de Dieu, par lesquels, et avec lesquels, il opérera ainsi qu’il verra bon être.

[98 v°], Mais revenons maintenant d’où nous sommes partis, c’est à savoir, aux grâces et dons amoureux de Dieu. Quand en cette manière ci-dessus déclarée l’esprit est illuminé, l’âme est comme toute baignée, la nature et le corps altérés, le cœur aussi dilaté : c’est lors que dedans nous, nous devons demeurer tranquilles, paisibles et oisifs, ne nous en étonner plus qu’il faut et n’y mélanger chose quelconque de notre action, d’autant que cela apporterait empêchement à notre simple tranquillité. Car tout ainsi que l’eau posée dedans un beau vaisseau bien net, cependant qu’on ne la remuera nullement, la moindre chose qui pourrait être au fond du vaisseau paraîtra, et chacun comme en un miroir s’y pourrait contempler, ores même que le vaisseau ne fut plein qu’à demi. Que s’il advient qu’on rejette de l’eau par-dessus, l’eau en est rendue toute turbulente et inquiète, de sorte qu’il n’y a aucun moyen de s’y mirer comme auparavant.

Il advient tout de même à cette simple lumière, que si quelqu’un y veut apporter et mêler du sien, elle en est obscurcie, en sorte qu’on ne pourrait clairement voir et connaître ses défauts, comme en ce simple rassérénement et tranquillité. De là vient que la nature est débilitée et vaincue, le sang échauffé, qui environne, suffoque et offense le cœur, et contraint l’homme de défaillir. Le sang alors vient à se refroidir, tous les membres à se roidir, toute la lumière à s’obscurcir, cette noble inaction de Dieu à recevoir empêchement, et [99 r°] se cause un très grand dommage, tellement qu’il ne peut plus sans grande difficulté, revenir par après à cette clarté de l’inaction divine. Et quand cela advient une fois, le cœur en est tellement débilité, qu’il ne peut plus souffrir la divine inaction. Et un tel s’est rendu incapable d’accomplir ce que dit Jésus-Christ : Qui voudra entre vous être le plus grand, soit le ministre de tous. Car c’est lui qui a besoin du ministère des autres, comme celui auquel on doit secours pour son infirmité.

Et ceux qui ne l’entendent point, pensent qu’en cela consiste une grande sainteté et pensent cela être quelque chose tout à fait divin, comme ainsi soit que véritablement ce n’est qu’un dérèglement et la pure nature. Car ils se servent des dons de Dieu, à la pure délectation et volupté de la nature, et s’en enivrent tellement, qu’ils ne se sauraient gouverner eux-mêmes, ainsi que font ceux qui goûtent les mêmes choses, mais en usent avec sobriété. Et afin que nous soyons pour toujours exempts d’un tel mal, et que nous méritions en être assurés, il nous faut rejeter en arrière toute telle action, et que nous laissions l’esprit de Dieu librement agir en nous, et nous gouverner, et nous garder tant intérieurement qu’extérieurement, de tous gestes inaccoutumés, conserver notre corps en assiette et droit, et se garder que par l’inclination de la tête et de la poitrine, notre cœur n’en soit oppressé. Et ainsi nous demeurerons sans être endommagés et pourrons servir [99 v°] aux autres.

Ainsi nous joignons l’active à la contemplative, jouissant toujours dedans nous de la présence divine, et la lumière que nous contemplons intérieurement reluit és œuvres par dehors. Et cette vie mélangée d’action et contemplation est la vie la plus parfaite qu’on peut mener en ce monde. Notre Seigneur Jésus-Christ, sa glorieuse mère, et tous les plus chers amis de Dieu, nous ont précédés en cette manière de vie. Mais beaucoup d’humilité et résignation est nécessaire en icelle, si que nous pouvons penser ou dire à Dieu telles ou semblables choses : Je suis indigne, ô mon Dieu, que si ardemment vous désiriez mon cœur. Je veux bien néanmoins, mon Seigneur, et condescends volontiers, qu’avec moi, et toutes et quantes fois qu’il vous plaira, vous ayez votre joie et récréation entière. Car vous voulez, ô Dieu de mon âme, vous gouverner à la mode de grands, aller et revenir quand et ainsi que vous trouverez bon être. Mais qu’est-ce dire aller et revenir, vu qu’il est toujours dedans nous ?

C’est la vérité qu’en notre esprit, c’est-à-dire en l’image de l’âme, il est toujours présent, et que sans cesse il épand les rayons de sa lumière en l’âme raisonnable, c’est-à-dire, en la partie inférieure — en laquelle néanmoins il ne vient pas toujours avec sa consolation, mais quand il lui plaît, et qu’il la trouve disposée, c’est à savoir, quand elle est en elle-même tranquille, quand elle l’aime, non pour ses dons, mais [100 r°] pour l’amour de lui-même, quand elle désire non des récompenses, non des lettres, non des assurances, non de la science, non des honneurs, non des songes, non des visions, non des consolations, mais vous seulement, ô mon Dieu, qui seul êtes tout délectable et désirable. Car une telle âme en cette simple lumière connaît que toute contemplation par images et représentations (quoique sublimes, nobles et spirituelles, et tout ce qui peut comprendre par l’entendement et cogitation nue) est infiniment distante de la vérité de l’essence divine.

Et pourtant c’est és ténèbres qu’il établit son habitacle et repose à l’ombre. Es ténèbres, c’est-à-dire, en la lumière de la divine clarté qui l’environne, contre laquelle l’entendement naturel souffre réverbération, et les yeux raisonnables sont offusqués. Mais au point suprême de la mémoire, il demeure fixe d’un œil simple, regardant en cette lumière, sans aucune réverbération. Nous disons encore ténèbres, d’autant qu’il ne désire aucune autre lumière ni connaissance, mais, content, il veut demeurer en cette claire obscurité de la foi, par laquelle il croit que Dieu est dedans lui et y demeurera à jamais. Que si constant il persévère en cela, certainement en cette ombre caligineuse, il jouit d’un fruit admirablement doux.

Là il trouve en Dieu une admirable et secrète familiarité, laquelle surpasse toutes sortes de délices et richesses, voire même la capacité de [100 v°] l’intellect créé. Il est fait un même esprit avec Dieu, ainsi Dieu est sa fruition, son repos et sa paix, qui l’exempte et prive de toute action. Car c’est un amant qui d’un amour simple et nu embrasse un autre amant.

CHAPITRE LV Des huit béatitudes qu’il faut exercer en l’esprit.

Bienheureux les pauvres d’esprit, pour ce qu’à eux est le royaume des cieux. Ce sont les paroles de votre bouche, Seigneur mon Dieu. Je vous prie donc, ô béatitude éternelle, enseignez-moi que c’est être bienheureux. Bienheureux, dit le Seigneur, est mon propre nom, lequel j’ai eu de toute éternité, et lequel je donnerai à tous ceux qui retiennent de cœur cette mienne doctrine [117 r°], et l’accomplissent d’œuvre, et qui d’icelle ornent les puissances de leur âme. Bienheureux les pauvres d’esprit. Cette béatitude doit être écrite en l’esprit, lequel étant l’image de Dieu, d’où l’âme vit, et ayant Dieu dedans soi, doit se tourner vers Dieu avec ses puissances, savoir est avec la mémoire vers le Père, avec l’intellect vers le fils, et avec la volonté vers le Saint-Esprit. Et ici anéantir toutes les facultés et puissances, et renoncer à toute liberté d’esprit, pensant en cette manière : si Dieu est en moi, pourquoi le cherché-je hors de moi ? Si mon créateur et ma béatitude est dedans moi, pourquoi le cherché-je ailleurs ? Si d’oncques vous êtes en moi, ô Seigneur, dites-moi, je vous prie, en quelle manière vous êtes en moi. Certainement je ne sens point dedans moi votre présence. Dieu : sache, ô âme, que je suis dedans toi comme le soleil est au ciel, et bien qu’il ne luise toujours, sa vertu néanmoins lui demeure toujours entière au ciel. Or la raison pourquoi il ne luit toujours, est qu’il est empêché par l’intempérie de l’air. Ainsi, ô âme noble, sache que le semblable est entre moi et toi. Certainement par ma divinité, avec la divine vertu, je suis toujours en toi, mais tu ne crois ni dûment cela, et ne l’entends comme il appartient. Car la cause pourquoi je n’opère en toi, et que tu n’as sentiment de moi, et que je n’agis point en toi, est que tu me donnes empêchement par tes péchés, et que tu ne me connais, ni aimes comme [117 v°] tu devrais : et pour ce tu ne peux jouir de moi, ni moi parfaitement user de toi.

Renonce donc à toi-même, ô homme, et jette-toi simplement dans cette lumière de foi, croyant fermement que Dieu est dedans toi, et que tu n’es rien, tu ne sais rien, ne peux rien, et prie ainsi : O Seigneur mon Dieu, qui remplissez le ciel et la terre, qui êtes la vie de mon âme : d’autant que je n’ai rien plus cher que moi-même, je me donne du tout à vous, et vous prie que premièrement vous receviez votre propre image, et puis après moi, qui suis vaisseau d’iniquité, et faites avec moi selon votre bon plaisir en temps et éternité. Et m’attirez tout à vous si parfaitement que jamais je ne puisse être séparé de vous. O Père céleste, désormais gouvernez mes pensées et désirs, lesquels vraiment je vous donne, et véritablement les fais vôtres, et vous prie daignez garder ce qui est vôtre : car vous êtes l’éternelle, incréée et inséparable force, de façon que ceux qui sont entre vos mains, nul ne peut les ravir d’icelle. O Saint-Esprit Dieu, dirigez ma volonté et mon amour, ils sont vôtres, et pour ce ne permettez que ce qui est vôtre périsse, car vous êtes l’éternel et incréé amour du Père, et du Fils. Ô fils de Dieu Très-Haut, daignez, je vous prie, illuminer et instruire mon entendement et raison, selon votre souverain plaisir. Car je vous rends maintenant, avec pleine abnégation de moi-même, mon entendement, et toute ma liberté en laquelle vous m’avez mis. Mon âme aussi, et mon corps, et tout ce que je suis ou puis : confessant humblement que sans votre grâce je ne puis du tout rien. Et pour ce que je sais véritablement que personne ne peut résister à [118 r° 1 votre puissante vertu, c’est pourquoi je vous prie, mon Dieu, que me possédant vous ayez mémoire de moi, et m’attirez et unissez à vous — à vous, dis-je, qui êtes ce souverain bien, duquel sont pleins le ciel et la terre. Si d’oncques, ô Seigneur mon Dieu, vous remplissez le ciel et la terre de la Majesté de votre gloire, daignez aussi me remplir, qui suis vaisseau de fange, et faites en moi votre habitacle, et me rendez vraiment pauvre d’esprit. De façon que hors de vous je ne veuille, ni sache, ni désire être quelque chose : mais que je vous suive, Seigneur mon Dieu, en telles pauvreté et état qui vous sera le plus agréable.

Maintenant donc, ô mon âme, fuis de bon cœur tout ce qui est contraire à cette sainte pauvreté, et mets peine d’accomplir tout ce que tu connaîtras t’y pouvoir avancer, afin que tu mérites d’être du nombre de celles qui font force au Royaume des cieux, lequel est Dieu même, auquel les pauvres font force, et violentement le ravissent, pour ce que véritablement il est en eux. Et partant, ils sont bienheureux de la même béatitude de laquelle Dieu est bienheureux, et les nomme de son nom propre.

Tels pauvres aussi doivent premièrement mourir à toutes les choses qui vivent sensuellement en eux. Secondement, désirer toujours Dieu insatiablement d’une faim toujours nouvelle. Troisièmement souffrir la pauvreté, et ne la désirer à personne plus qu’à soi-même. Quatrièmement, se séparer eux-mêmes de toute créature, en laquelle, hors Dieu, ils pourraient avoir quelque délectation. Cinquièmement [118 v°] être grandement humbles intérieurement et extérieurement. Sixièmement, avoir toujours l’esprit élevé en Dieu. Septièmement, avoir une infatigable dévotion. Huitièmement ne vouloir rien savoir fors que Dieu. Neuvièmement, ne chercher hors d’eux-mêmes aucunes choses de celles qui leur sont nécessaires pour le salut : mais se retirer eux-mêmes en leur cœur, où Dieu est toujours présent. Dixièmement, ne porter aucun dons spirituels au lit : c’est-à-dire, ne se reposer en aucun dons de Dieu. Et ne porter aucuns tels biens en la campagne, c’est-à-dire, ne se glorifier en iceux, et ne se les attribuer : mais au seul Dieu attribuer tous biens, et croire que Dieu est en iceux. Et pour ce doivent toujours hors et dans eux-mêmes fuir vers Dieu, et lui offrir toutes choses qui lui appartiennent, et apprendre de lui tout ce qui leur est nécessaire, et ne chercher soulas en aucune autre chose, fors qu’en lui, et lui adhérer toujours d’une égale stabilité et fidélité, soit qu’il soit consolé ou non, et ainsi penser :

O Mon Dieu très amiable, il est assez juste que votre divine familiarité me soit soustraite, qui tant de fois vous ai été infidèle : mais je constituerai librement mon soulas en désolation, afin que votre divine justice soit en moi accomplie, laquelle ne peut juger sinon selon que mes mérites le requièrent. Or je vous prie, mon Dieu, confortez-moi en votre amour (pour ce que sans votre aide je ne peux rien) [119 r°] et lors allez et venez selon votre volonté, comme il appartient bien à vous qui êtes le Seigneur des Seigneurs.

La seconde béatitude doit être écrite en la concupiscible.

Bienheureux sont ceux qui ont le cœur net, pour ce qu’ils verront Dieu. Cette béatitude doit être écrite en la force concupiscible. Car où le cœur sera net, là incontinent Dieu paraît en l’âme, d’autant que l’âme est au cœur, vivifiant tous les membres du corps, et a en soi plusieurs et diverses forces et inclinations, lesquelles toutes doivent être nettes, de sorte qu’elles n’adhèrent à aucunes créatures, avec volupté ou délectation, et ne cherchent rien avec désir, sinon la gloire de Dieu, pour ce chacun doit toujours garder en Dieu les puissances de son âme, avec ses cinq sens, et tous ses membres, qu’il doit tous jeter dans la lumière de la foi — croyant que Dieu est dedans soi et auprès de soi, qui volontiers lui veut aider (s’il le demande), et qui lui donnera une couronne d’or, qu’aucun autre n’aura et chantera un Cantique nouveau, qu’aucun autre ne chantera, et ensuivra l’agneau en quelque part qu’il aille.

Par quoi je vous prie, mon Dieu, enseignez-moi qui est cet Agneau-ci, et qui sont ceux qui le suivent et où va cet agneau. L’agneau est (dit le Seigneur) ma noble, innocente, pure et incontaminée [119 v°] humanité, unie avec ma souveraine et vénérable divinité, lequel Agneau toujours se récrée et repaît en la montagne de ma souveraine divinité, et icelui ensuivent tous ceux qui ont laissé leurs souliers, et qui ont lavé leurs pieds. Ce sont ceux, qui non seulement se sont gardés d’actes immondes, mais aussi de toutes mauvaises cogitations et affections, et ainsi ils ont déchaussé leurs souliers, c’est-à-dire ont rejeté loin de soi tous mauvais désirs, et avec désir suivent Jésus-Christ en chasteté, à ce qu’ils puissent approcher de la très-haute montagne de sa divinité, et jouir de sa déité. Ils ont aussi lavé leurs pieds — c’est-à-dire, quand ils se sont trouvés enclins aux mauvais désirs, allant ils se lavaient en l’amère passion et précieux sang de l’agneau, et là ont perdu tous leurs mauvais désirs, et pour ce sont dignes de suivre l’agneau, et de jouir avec lui de sa divinité.

Outre ils chantent un cantique nouveau, qu’aucun autre ne pourra chanter, c’est-à-dire, ils seront très clairement transpercés des rayons de la lumière divine par-dessus tous. Au moyen de quoi ils connaîtront très appertement Dieu être en eux, et pour ce loueront toujours magnifiquement Dieu avec connaissance et amour, en une tranquille et manifeste fruition, unis à icelui sans obstacle, en ce, (maintenant) éternelle. Et cestui est le Cantique qu’ils chanteront. Ils auront aussi une couronne d’or que nul autre ne peut avoir, qui est une certaine splendeur ou clarté qui [120 r°] environnera leur tête, laquelle ils recevront de la souveraine déité par-dessus tous les autres Saints. En cette manière d’oncques sont bienheureux ceux qui ont le cœur net, et cet époux invisible Dieu tout-puissant les aimera, lui qui est l’époux des âmes nettes, lequel, bien qu’il soit invisible et incompréhensible en soi, il se délecte toutefois en l’âme nette, des fruits de laquelle aussi, c’est-à-dire des nets, dévots et flamboyants désirs, il est repu.

La troisième béatitude en la force raisonnable.

Bienheureux les pacifiques, pour ce qu’ils seront appelés enfants de Dieu. De cette béatitude la faculté raisonnable doit être ornée. Et pour ce que Dieu est le pacifique, coi, tranquille et incommuable bien, qui ne peut onques être ému à indignation, et la paix duquel ne peut jamais être troublée, qui toujours est également tranquille, qui fait lever son Soleil sur les bons et mauvais. C’est-à-dire, il est aussi prêt d’épandre la lumière de sa grâce sur les mauvais, comme sur les bons, pourvu qu’ils se veuillent convertir, et fait pleuvoir sur les justes et injustes, c’est-à-dire, il donne les nécessités du corps à ses ennemis aussi bien qu’à ses amis. Et pour ce les enfants de Dieu doivent être parfaits, comme leur Père céleste est parfait, et librement endurer quelque chose par-dessus équité et raison, quand même ils ne l’auraient point [120 v°] mérité.

Et leur raison ne doit liciter et se débattre, pour rejeter de soi et se décharger de telle adversité, mais humblement et avec résignation volontairement soi-même se livrer captive. Et dire avec Jésus ce qu’il disait à ses ennemis : Si vous me cherchez, prenez-moi. Et baiser cette tribulation aussi amoureusement, comme il baisait son traître disciple, et penser ainsi : O très — amiable Père, Seigneur mon Dieu, si vous voulez que cette tribulation vienne sur moi, que votre très agréable volonté soit faite selon votre désir. Seulement confortez-moi en icelle, et aidez-moi, que je la porte pour votre amour aussi volontiers comme vous avez souffert pour moi. 545

La quatrième béatitude en la force irascible.

Bienheureux les débonnaires, pour ce qu’ils possèderont la terre. En premier lieu, les débonnaires posséderont la terre des vivants, à savoir notre Seigneur Jésus-Christ avec tous ses très opulents mérites, lesquels il nous doit donner. Lequel aussi veut habiter en nous si nous sommes débonnaires, et se cacher dedans nous, et nous défendre de toute pernicieuse tentation, et changer notre force irascible en douceur et débonnaireté. Secondement, ils posséderont leur propre terre, c’est-à-dire, leur chair et sang ; car d’autant qu’ils profitent en débonnaireté, d’autant plus aussi croissent-ils en pureté. Troisièmement ils possèderont la terre de leurs prochains ; car en ce qu’ils sont humbles et débonnaires [121e], ils attirent tous les hommes. Pour cette cause nous devons prier en cette manière. O très-débonnaire et très-doux Agneau de Dieu, changez mon orgueilleuse et enflée force irascible en débonnaireté et douceur, et me confortez tellement en votre amour, que je ne cesse jamais de bien faire.

La cinquième béatitude, en l’amour de l’Âme.

Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice pour ce qu’ils seront rassasiés. Cette béatitude doit être écrite en l’amour, en sorte que l’amour en l’âme ait une continuelle faim, soif, et désir à la fontaine de vie, et aux ruisseaux d’eau vive, et oncques ne cesse de prier jusques à ce qu’il mérite d’en boire. Quoi étant, il ne souffrira désormais aucune soif des choses transitoires et vaines, mais beaucoup plus aura faim et soif de justice, c’est-à-dire, d’amour de Dieu auquel d’autant plus que nous profiterons, d’autant plus aussi nous croîtrons en l’union de Dieu. Et d’autant plus que nous serons unis à Dieu, d’autant plus aussi nous le connaîtrons en lui par lui-même ; et d’autant que plus clairement nous l’aurons connu, d’autant plus nous l’aimerons. Et d’autant plus que nous l’aimerons avec foi et pour l’amour de soi, d’autant plus jouirons-nous de lui et lui de nous és joies éternelles. Et lors perpétuellement nous aurons faim et soif de justice, c’est-à-dire de Dieu. Car quoi qu’abondamment [121 v°] nous mangions ou buvions de lui, nous ne pouvons entièrement être rassasiés, et en cette manière nous sommes plus gourmands que tous : car plus on mange, moins on est rassasié de ce Très-Haut amour qui oncques ne sera enfreint.

La sixième béatitude és mains de l’âme.

Bienheureux les miséricordieux, pour ce qu’ils obtiendront miséricorde. Cette béatitude doit être signée és mains de l’âme. Car quiconque espère ou désire obtenir miséricorde ou de Dieu ou des hommes, celui-là doit faire miséricorde et à soi et à son prochain, et pareillement à Dieu même. Par quoi tout premièrement il fera miséricorde à Jésus-Christ, principal amateur de son âme, qui est toujours à l’huis du cœur, c’est-à-dire, au désir de l’âme, et heurte, disant : Ouvre-moi, ma sœur, et te souvienne, je te prie, que je suis fait ton frère par l’assomption de l’humaine nature, désirant de diviser et partir avec toi mon héritage paternel. Ouvre-moi, mon épouse, les désirs de ton cœur, et me permets de reposer en iceux, qui suis ton époux, et te souvienne combien cher prix j’ai donné pour toi, c’est à savoir mon corps, mon âme et mon sang. Par quoi aie pitié de toi, et fais ton salut propre, de peur qu’en vain je n’aie épandu mon sang. Ouvre-moi, ma belle épouse, et reconnais que je suis ton créateur, qui t’ai créée si belle à mon image propre. Retourne donc en ton origine d’où tu es issue si belle : car je désire derechef te recevoir [122 r°]. À tout le moins, montre-moi ta face, c’est-à-dire, ton intention, et continuellement m’appelles à ton aide, afin qu’ainsi j’aie occasion de t’aider. Voilà que je suis derrière la paroi, et heurte. je ne peux me manifester et faire connaître, pour ce que je crois que tu as admis d’autres amateurs. je vois ta mémoire dispersée, ton entendement obscurci, ta volonté courbée : tes désirs infirmes, ton amour fort petit. Aie, je te prie, pitié de toi : fuis le mal et fais le bien ; donne et il te sera donné ; pardonne et il te sera pardonné.

La septième béatitude, en l’érubescence.

Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Cette béatitude doit être écrite en l’érubescence de l’âme, en sorte que personne n’ait aucunement honte de servir à Dieu, et de se soustraire toutes les délectations des sens, et journellement tâcher de mourir à soi-même et à sa propre nature, et s’éloigner de toute créature. Que si d’aventure pour ce il est méprisé, il ne doit rougir ne cesser de cet étude. Ainçois si toutes les choses qu’il a faites du mieux qu’il lui a été possible, les autres les interprètent en la mauvaise part, voire très-méchamment, il doit humblement et avec érubescence d’esprit supporter cela, et pleurer l’aveuglement et transgression de ses prochains, et le dommage qu’ils s’acquièrent par leur propre malice.

[122 v°] La huitième béatitude en la joie.

Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour l’amour de justice, pour ce qu’à eux est le Royaume des Cieux. Bienheureux êtes-vous lors que les hommes vous maudiront et vous persécuteront pour l’amour de moi (dit notre Seigneur). Réjouissez-vous et tressaillez de joie, pour ce que votre récompense est très-abondante és cieux, voire autant de fois multipliée comme vous avez souvent pour les vertus été oppressés et méprisés. Il faut noter que Dieu est le fond ou la source de toutes les vertus. Quand d’oncques suivant les vertus nous souffrons persécutions pour l’amour d’icelles, lors les vertus mêmes nous sont données pour loyer et récompense. Cette béatitude embellit la joie de l’âme, laquelle certainement à bon droit peut s’éjouir, toutefois et quantes que quelqu’un a à endurer quelque chose pour Dieu. Car il est lors bienheureux et sa béatitude est grande, et de diverses sortes et façons.

SECOND LIVRE DE LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE

CHAPITRE I Dialogue de l’âme seule avec Dieu seul.

CREDO in Deum : je crois en Dieu. Je crois, dis-je, que vous, ô mon très-aimé, êtes un vrai Dieu, une certaine simple et immuable essence en Trinité de personnes, contenant en soi puissance, sapience et bonté, et que par votre puissance vous conservez toutes choses, par votre Sapience vous connaissez tout, par votre bonté vous aimez toutes les choses que vous avez créées.

Je crois que vous êtes l’essence de toute essence [128 r°] et même l’essence de mon âme, la lumière de toute lumière, et la lumière de mon âme, la vie de toute vie, et la vie de mon âme.

Je crois que dès l’éternité j’ai été incréé en votre divine essence en la mémoire du Père, en la connaissance du Fils, et en l’amour du Saint-Esprit, et que vous m’avez créé à votre image et semblance, et qu’à icelle vous vous êtes uni. Je crois qu’essentiellement, véritablement et nuement vous êtes en l’essence de mon âme, et en tous les hommes, comme il y a un Soleil auquel tous les rayons sont unis. Le Soleil en ses rayons, et les rayons au Soleil, ne font qu’un Soleil, et est tout en un chacun. De même aussi vous êtes un Dieu, m’ayant en vous, et je suis votre ouvrage vous ayant en moi, et ainsi vous êtes en tous les hommes et nous avez tous également rachetés. Et comme le Soleil luit et rayonne sur toutes les choses par sa vertu, lumière et chaleur ainsi le soleil divin est en tous les hommes, avec la puissance du Père, la lumière et sapience du Fils, et la chaleur de l’amour du Saint-Esprit. Et d’autant plus que chacun se dénue, d’autant plus opérez-vous en lui. Et comme le soleil en toutes choses attire et consomme toute puanteur, et toutes mauvaises humeurs qui lui sont découvertes et auxquelles il peut atteindre, ainsi vous consommez en nous et détruisez toutes nos défectuosités et imperfections, et la mauvaise odeur de notre conscience (pourvu qu’elle vous soit découverte) et la faites par votre divine vertu, lumière et chaleur, fleurante et délectable, féconde en toute vertu Et pour ce que vous êtes ainsi dedans moi et m’avez formé à votre image et semblance, c’est pourquoi vous voulez que je vous connaisse. Mais que me profiterait avoir en moi un excellent bien et précieux trésor, si je ne vous connaissais, car la chose inconnue ne peut être aimée.

Si donc j’ai votre image et semblance dedans moi, êtes-vous donc image ?

Dieu. Non, mais je suis esprit et une certaine simple essence, et père des esprits.

L’âme. Je suis donc aussi une simple essence. D’où me viennent donc toutes ces images desquelles je suis dépeinte ? Dieu. Tu les attires des créatures de dehors par tes cinq sens en ton intérieur, et les gardes en tes puissances. Car elles ne peuvent parvenir jusques à la nue essence de l’esprit, ni jusques en l’unité de l’essence en laquelle j’habite proprement, actuellement et fruitive-ment sans image. Et ces images-ci et multiplicités t’empêchent que tu ne me puisses connaître, et que tu ne sois faite une simple essence et un esprit avec moi.

L’âme. Où suis-je donc un esprit ?

Dieu. En la suprême portion de l’âme en cette simple essence, où les trois puissances sont un, là où est l’image de l’âme.

L’âme. Où ai-je votre similitude ?

Dieu. Là où ces trois puissances de la simplicité d’essence s’écoulent en l’actualité de la similitude de la plus que très [129 r°] glorieuse Trinité.

L’âme. Quelle chose est-ce qui me rend semblable à vous ?

Dieu. C’est l’introversion que tu fais en ton fond, en ta simple essence, où tu es faite un même esprit avec moi. Alors aussi, que tu prends garde que tes pensées ne résistent ou donnent quelque empêchement, à ce que par ma puissance j’opère en ta mémoire, et que ton intellect n’offusque cette lumière, que j’opère en toi par ma Sapience divine, et qu’encore ce que par ma bonté j’opère intérieurement en toi, ne soit empêché par ta volonté. Et tout ainsi que par ma Puissance, Sapience et Bonté j’opère en toi, de même par toi j’opère, par ta mémoire, connaissance et volonté ou amour.

Bien est-il vrai, que tu puis empêcher ces choses, et ainsi pervertir la semblance et perdre la conformité, en tant que tu manques à correspondre aux bonnes pensées, et que tu offusques la lumière, lui résistant par ta volonté. Car je t’ai créée à ma semblance, te douant d’une volonté libre par laquelle tu puis embrasser le bien et éviter le mal, non toutefois sans moi. Et pour autant que sans moi tu ne puis rien, j’ai voulu être et suis dedans toi, prêt et appareillé de te secourir très volontiers. Mais ce n’est point ma volonté de te sauver, sans que tu y coopères, ores que je me sois tellement uni avec toi et avec tout homme, que je ne veux ni ne puis m’en séparer à jamais. Si donc tu viens à te convertir à ce nu fond et t’unir avec moi, alors tu pourras être faite par grâce, ce que je suis par nature. Car je suis la vie et l’aliment de ton esprit. Il faut donc que tu sois faite à moi, comme l’enfant nouveau-né, qui prend la mamelle de la mère, et se nourrit de la substance et nourriture de la mère, en sorte que rien ne le peut plus commodément nourrir et alimenter.

Ainsi par mes mérites très-saints, purs et mondes, tu dois devenir petit enfant, et par une introversion sainte te convertir à moi en ton intérieur et là sucer le lait, et être nourri en l’union de la divine essence. Car ailleurs, ni en aucune autre chose, tu ne puis trouver nourriture qui te soit si convenable, que là d’où ton esprit est intérieurement attiré de mon esprit, où il reçoit assurance, et est certifié que tu es ma fille. Là je t’enseigne à découvert toute vérité, et te manifeste mon secret, et ainsi en ton essence, tu es nourrie par ma divine essence. Là je te baise du baiser de ma bouche, c’est-à-dire, que mon essence divine baise ton essence et alors comme suçant, tu prends ta nourriture de l’aliment le plus convenable qui soit en moi, par lequel d’oresnavant, en tous tes membres, c’est-à-dire, en toutes tes puissances et affections, tu commences tellement à profiter, et deviens si grande et robuste, que je puis sans crainte te charger de tous les fardeaux de mon humanité. Par cet aliment qui vient de moi, tu es rendu intelligent et sage, connaissant ma volonté, mon désir et mon intention ; ta mémoire est rendue [130 r°] féconde et une même fruition avec moi ; ta volonté reçoit un changement et avec moi est faite un même amour et un même esprit. Le calme et la tranquillité possèdent tes cogitations car elles reposent en moi ; ton intellect est comblé de joie, reconnaissant qu’il est dedans moi ; ta volonté jouit d’une pleine et entière liberté, située et placée qu’elle est en moi.

Et ainsi en la partie supérieure de ton âme et sommet de l’esprit, tu es rendue toute sainte et déiforme, ayant toujours l’esprit joyeux et en exultation, et ce par les mérites de mon joyeux esprit humain qui t’a acquis et mérité cela pour toi, afin qu’il te put ramener à cette semblance et conformité. Car ma volonté est telle que tu sois toujours paisible, joyeuse et libre, afin qu’à ma gloire je puisse reposer en ton esprit. D’abondant cette nourriture et fécondité fait, que tu t’inclines et rabaisse en l’abîme d’humilité sous ma puissance divine, ce que tant plus tu le fais profondément, d’autant plus amplement je me convertis et incline vers toi.

La raison aussi en vertu de cet aliment est illuminée par ma sapience, pour discerner et élire le bien, et en cette élection de la vertu elle est faite sainte. Par cette même nourriture, la faculté concupiscible est attirée à vouloir mourir à toute délectation, richesses, et honneurs de ce monde, ayant choisi la mortification pour son souverain contentement, La puissance [130 v°] irascible regarde toutes choses, voire les plus contraires, sans s’émouvoir et en paix. C’est alors, ô âme, que j’ai à grand plaisir d’établir ma demeure, mon siège et prendre mon repos en toi, te gouverner à souhait, et selon mon désir, et ce, par les mérites de ma douloureuse âme très-sainte.

Je fais encore un changement tout nouveau en ton cœur et en ton corps, les purifiant et nettoyant, faisant qu’avec joie et exultation tu t’emploies en tout ce qui est de mon service, et qu’en cette paix intérieure de cœur, tu converses paisiblement et joyeusement avec toute personne, apprenant à l’exemple de mon humanité sacrée, de te soumettre à un chacun, et ce par les mérites de mon corps très-saint, très-pur et navré de toutes parts. Et alors je me délecte de demeurer en ton corps. Voilà comment en la nourriture de ma divine essence tu es repue et renouvelée, et par grâce ton essence changée en ma divine essence, et ta nature en ma nature divine. De là adviendra que pour t’être ainsi convertie à moi, et pris ta demeure en moi, j’imprimerai en ton esprit une certaine essence essentielle, unique, éternelle, divine, délectable, pacifique, joyeuse et pareille à ma divine essence.

Outre et par-dessus que j’imprimerai encore en toi-même cette croix et peine intérieure que j’ai portée en mon âme, croix qui est un don si précieux, que mes seuls élus sont capables de le recevoir et d’en être favorisés de [131 r°] moi, qui sont vraiment ceux qui, parvenant en ce secret cellier à vin, savent combien peu je puis accomplir mes intentions, désirs et volontés en plusieurs, comme ainsi soit néanmoins que je sois en tous les hommes, croix et passion très griefve et une plaie très-douce. Car d’autant que la passion est grande, l’esprit en est d’autant plus réjoui et content, et plus l’esprit est gai et joyeux, plus la croix est pesante et griefve. Car l’un ne diminue rien de l’autre. Mon humanité très-sainte a toujours souffert les mêmes choses, et n’ai été un seul moment libre de cette croix. C’est pourquoi il faut que mes élus la portent, lesquels plus ils me désirent et aiment, plus s’augmente leur dilection envers tous les hommes.

L’âme : Qu’est-ce que cela, ô mon bien-aimé, que vous voulez reposer en mon esprit qui est tant incapable ?

Dieu : C’est afin que tu reposes toujours en moi, que tu sois un même esprit avec moi, et que continuellement tu y demeures attachée et unie, ainsi que mon humanité à ma divinité. Que si par ta volonté toujours unie à ma volonté, par les mérites de mon esprit joyeux, je rendrai ton esprit idoine et capable, et ainsi je me délecterai de reposer en icelui.

L’âme : Pourquoi encore désirez-vous établir votre siège en moi, qui reconnais si ouvertement que j’en suis du tout indigne ?

Dieu. Je veux tenir mon siège et mon trône dedans toi, afin [131 v°] que toujours je te puisse juger et reprendre de tous tes maux. Que si tu reçois bien ce jugement, tu te corriges suivant les saintes inspirations que je te donnerai, je te serai juge propice et favorable à l’heure de la mort. Et venant le jour du jugement, tu siéra avec moi, jugeant les douze tribus d’Israël. Et si tous tes désirs n’ont autre but que moi, qu’ici-bas en terre j’aie possédé ton Royaume, et qu’à mes lois et à moi tu l’aies rendu obéissant et assujetti — je te mettrai en contre-échange en possession de mon Royaume au Ciel. S’il est vrai que je te possède, le royaume de Dieu est dedans toi, et par les mérites de mon âme très-triste, je te rends digne de ces choses, et ainsi j’ai paix dedans toi.

L’Âme : Pourquoi encore désirez-vous choisir votre séjour en mon corps, si mal dressé et préparé pour l’habitation d’un tel et si grand Seigneur comme vous êtes ?

Dieu : Tu dois savoir que par les mérites de mon très-pur navré et très-sacré corps, je rendrai volontiers le tien, quoique mal préparé et disposé ; je le rendrai, dis-je, tout purifié, capable et idoine à me recevoir. Car si tes intentions sont dressées à moi, j’aurai à grande délectation de faire ma demeure en ton corps, afin qu’en icelui et par icelui je puisse opérer, ainsi que j’ai fait par ma très sainte humanité, et que pareillement je puisse en toi et par toi parler et annoncer la vérité, et par [132 r°] toi et en toi avoir ma conversation libre, te rendant en la tienne douce et pacifique, afin que tu me puisses imiter et te conformer à mon humanité. Premièrement les peines que j’ai souffertes en icelui, renonçant à toute délectation en ton corps, voilà comment j’aurai à plaisir d’y faire ma demeure. Secondement en ma pauvreté, ne cherchant ici aucun soulagement ni consolation. Tiercement au mépris, ne procurant ici aucun honneur, mais seulement ma gloire, et ainsi tu seras ma fille unique, laquelle j’engendre derechef, et seras conforme à mon humanité très-sainte, en ce que tu demeures toujours en moi, et moi en toi, avec un esprit joyeux, une âme douloureuse et un corps travaillé. Car ceux qui me suivent en mon corps, ce sont ceux qui ont crucifié leur chair avec tous leurs vices et concupiscences. Et si tu demeures ainsi en moi, et moi en toi, tu rapporteras beaucoup de fruit.

Au reste, puisque je suis tellement en toi, et que ton esprit est mon trône, et toi-même mon siège, et ton corps mon tabernacle, je te ferai assister et environner de tout mon exercice céleste, lequel t’environnera, puisque je suis dedans toi (car où je suis, là est aussi mon ministre) afin qu’ainsi stable, je me puisse reposer en toi, célébrer les noces et ma cène chez toi, et par même moyen, dedans toi me recevoir moi-même spirituellement au très saint et vénérable Sacrement (car je ne suis point en toi par mon humanité, mais par ma divinité), et par icelle réception de moi-même, te rendre participant de mon humanité, afin que tu sois repu de moi et en moi totalement transformé et que tu vives en moi, qui fera que je pourrai accomplir en toi parfaitement tout mon désir. Car celui qui mange ma chair, et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. Ainsi donc, je te sustente de ma chair, je t’abreuve de mon sang et me livre tout entièrement à toi, te revêtant de ma divinité, qui fait que par ce moyen tu es fait un avec moi, en la même sorte que je suis un avec mon Père céleste.

CHAPITRE XVII Le troisième escalier, qui est l’esprit joyeux de notre Seigneur Jésus-Christ.

Le troisième escalier, par lequel nous entrons en la montagne de la souveraine divinité, c’est cet esprit de Jésus-Christ, qui demeurait fixe et immuable en une joie parfaite, et fruition de sa divinité, en l’unité essentielle de ses puissances supérieures, et en plénitude de délices, hors lesquelles il ne se départait, non pas un petit moment, en quelque grande peine et désolation qu’il fût, d’âme et de corps. Et comme nous témoigne saint Bonaventure, il était tout disposé, avec une joie parfaite, de livrer autant de corps à la mort, s’il les eût eus, qu’il y a d’étoiles au Ciel, de gouttes d’eau en la mer, de grains [156 v° 1 de sable sur les rivages, de graines et de semences sur la terre, et demeurer pour le salut d’une seule âme, en cette peine, tel qu’il l’avait pendant en la croix, jusques au jour du jugement dernier, si sa justice le requérait. En cette même joie aussi était-il toujours, se contemplant en l’abîme de la divinité, c’est-à-dire dedans le clair miroir de la très sainte, vénérable et toujours adorable Trinité, auquel face à face, c’est-à-dire d’esprit à esprit, il se connaissait parfaitement.

Cela fait, que notre esprit en cet endroit est soulevé, et, avec l’esprit de Jésus-Christ, introduit en la montagne de la divinité. Ainsi retournant en son pays, il est reçu en sa source et origine, embrassé et environné de la plus que très glorieuse Trinité, et par grand excès, il est ravi à ce bien superessentiel et en cette lumière de vérité, et par une simple cogitation, un regard pur, et amour indépeint, il se voit en un instant posé en la présence Dieu, pour là à toujours le contempler, en ce fond secret et profond intime de soi-même, où il est rendu tout céleste, où son esprit est fait puissant, attiré et trans-rayonné de Dieu, en la connaissance de sa très claire vérité. Et s’épandant en l’esprit, en l’âme, au corps, au cœur et par tous les sens, il fait une transformation et changement d’un tel homme, en une certaine connaissance divine, le revêtant comme de quelque lumière empruntée de la divinité, et de sa première robe de pureté et innocence.

C’est [157 r°] ici que l’esprit se voit tout environné et comme transpercé de je ne sais quelle lumière immense, et par le moyen d’icelle, pénétrant jusques au plus secret et intime fond de son âme, il connaît tout ce qui s’oppose à son avancement, et par quelle voie d’ores en avant il lui conviendra marcher. Et la même connaissance lui est donnée pour la conduite des autres. Car il voit toutes choses en cette lumière, et même tous les sens les plus secrets et cachés de l’Écriture sacrée lui sont alors ouverts et manifestés, comme à celui qui en cet abîme secret, en toutes les fins et limites de la terre, voit Dieu face à face, c’est-à-dire, qu’il regarde Dieu simplement, en ce caché et profond abîme, autrement en l’intime de son esprit, et en tous les fonds des âmes et des cœurs des hommes, lesquels tous Dieu tout-puissant voudrait bien absorber en lui-même, et les attirer à lui, s’il les trouvait libres et expédiés de tout empêchement.

Cela est une douleur immense et insupportable à l’âme qui a cette connaissance, comme celle qui a toujours une soif ardente du salut des hommes, demeurant néanmoins indépeinte d’aucune image d’homme qui puisse être. Aussi est-elle environnée de la vérité simple, qui est Dieu même, lequel a autant de joie, paix et délectation en un tel homme qu’en ses Saints. Aussi l’a-t-il attiré à soi, tout uni à soi, d’esprit, d’âme, de corps, de cœur et de tous ses sens, en telle [157 v°] sorte le changeant totalement, que, ne demeurant point à soi, il est fait par grâce ce que Jésus-Christ est par nature. Car il a uni sa volonté avec sa volonté divine, son désir avec son désir divin, son intention avec son intention divine, et sa nature avec sa nature divine, et commence la à naître, vivre, marcher, opérer, pâtir et ressusciter en lui, se réjouissant d’avoir trouvé un homme selon son cœur. Et un tel homme, l’homme commence à mourir à toute action, délaissement, paroles et œuvres, et a perdu, non l’être, mais l’apparence d’être, et ne vit plus lui, mais Jésus-Christ vit en lui.

Et cela est la joie souveraine de l’esprit, que l’homme soit tellement annihilé, qu’il vive à Dieu seul. Car tout ainsi que l’âme de chacun juste mourant, est tirée de son corps et de son sang, et, reçue entre les bras de notre Seigneur, est introduite au Ciel (car Dieu qui est ce même Ciel du Ciel, étant en l’âme, la tire dedans soi), ainsi la divinité traverse cette âme et la remplit des rayons de sa lumière, et s’est attiré toutes ses forces, et l’a environnée de la clarté divine, en sorte qu’il vit plus en Dieu qu’en son corps, et la déité plus en son corps que son âme même. Et la conversation est plus au Ciel qu’en la terre, comme celui qui toujours se promène avec Dieu au Ciel, c’est-à-dire, en ce fond intime de l’âme, qui est le Ciel auquel Dieu habite à jamais. Et ce Ciel est le Ciel auquel l’Apôtre dit avoir [158 r°] été ravi, ce troisième Ciel, où il vit Dieu face à face, lequel Ciel est sans doute la première essence de l’âme. Car alors l’Apôtre n’était point mort, mais son âme était en son corps, qui fut ravie en la première essence de l’âme, où, par delà toute raison, image et semblance, elle vit Dieu essentiellement en son essence nue, comme de fait il se voit maintenant en la vie éternelle. Cet esprit donc est tiré en ce troisième Ciel, et introduit par delà ses puissances supérieures, c’est à savoir par-dessus sa mémoire, laquelle contemple par une manière intellectuelle, et par-dessus l’intellect, qui ne voit que par formes, et par-dessus la volonté, qui n’a que les similitudes pour objets de sa connaissance.

Par-dessus toutes ces choses, dis-je, l’âme transportée en une certaine nudité essentielle, elle contemple Dieu sans obstacle, en la simplicité de la divine essence, en l’essence intime de l’âme, sans aucun intellect, forme et similitude. Et en cet endroit, l’âme est trans-rayonnée et remplie de cette même lumière de laquelle Adam était revêtu et environné au Paradis de délices, et par Jésus-Christ, est ramenée en la même lumière, en laquelle l’âme connaît une telle vérité, qu’il n’est donné à personne d’en recevoir une telle, sinon à celui qui, par Jésus-Christ, aura monté ce triple escalier et aura été introduit en ce troisième Ciel, c’est à savoir [158 v°] en la montagne de la souveraine divinité. Ô qu’heureuse est l’âme qui a mérité de monter là, et d’y être introduite, et qui, morte à elle-même, est ensevelie en Dieu. O. combien épurée est une telle âme, dénuée de toute créature et de tout désir étranger, combien tranquille de cœur, pure de tout vice, délivrée de toute peine, hors de toute crainte, ornée de toute vertu, illuminée en l’intellect, soulevée en l’esprit, unie avec Dieu, et éternellement béatifiée.

CHAPITRE XX Comment le sommet et plus haut de cet escalier se joint au Ciel, et comment le Ciel même est en notre âme.

Ce triple escalier, c’est à savoir notre Seigneur Jésus-Christ, touche depuis la terre jusques au Ciel et jusques à l’entrée du Ciel, et parvient en ce Ciel, en cet abîme essentiel, c’est-à-dire depuis le corps, jusques au Ciel étoilé de l’âme, auquel Ciel de l’âme Dieu fait sa continuelle demeure, laquelle aussi est plus large et spacieuse que tous les Cieux. En icelle les puissances donnent leur lumière, comme les étoiles au firmament, par laquelle les habitants de la terre, c’est-à-dire le corps et les sens de l’homme, sont illuminés et éclairés. Et de là il touche jusques à l’entrée du Ciel, c’est-à-dire, en ce ciel essentiel auquel l’âme vit en Dieu, d’où les puissances s’écoulent de leur origine, et où la bienheureuse Trinité agit, ès trois facultés ou puissances supérieures. De là il passe outre et donne jusques en l’abîme de la divinité, en l’unité essentielle de l’esprit, où l’esprit est rendu angélique et divin, et de là en avant sa demeure est plus au Ciel qu’en la terre. Car son lieu est en Dieu et son œuvre est Dieu même, et est Dieu par grâce d’une part, c’est à savoir, au fond inférieur elle n’est rien ; mais ce fond intérieur que Dieu habite, est tellement divin, et absorbé en Dieu, que rien n’est là, sinon l’unité et simplicité divine, et la [161 r°) pure essence de Dieu, et là l’âme est plus proche du ciel que de la terre.

Et encore que d’une part elle occupe son corps et le vivifie, ce qui est de la terre est terre, et retournera en terre. Et en ce que selon sa création de Dieu elle est sustentée, nourrie et vêtue de terre, et en ce qu’elle goûte, voit, ouït, touche et fleure les choses de la terre, en toutes ces choses elle est certainement fort proche de la terre. Toutefois de l’autre part elle est plus voisine du ciel, et encore que d’une part elle occupe son corps, Dieu toutefois qui habite en l’âme, la fait vivre, et c’est le ciel de volupté et le ciel du ciel, auquel tous les ciels (s’il faut dire ainsi) sont cachetés et scellés, tous les esprits unis et absorbés, lequel ils contemplent et en jouissent en leur intime essence.

Et en ce ciel l’âme contemplera éternellement son Dieu, qui maintenant y fait sa demeure, et avec lequel elle est faite une même chose, duquel elle est procédée et est déifique, et auquel elle retourne, et est esprit céleste, et avec les Anges sent, pense, et entend les choses célestes, voit, ouït, fleure, goûte, et touche les choses divines et éternelles. Et en cela l’âme est plus proche du ciel que de la terre. Et lors elle se revêt de l’humanité de Jésus-Christ, elle est posée entre le ciel et la terre, entre la divinité et l’humanité.

Que si elle veut être toute céleste, elle doit cacher en l’humanité de Jésus-Christ son habitation terrienne, et ainsi ne se trouvera rien en elle sinon Dieu homme, et icelle n’habitera jamais [161 v°] en Dieu. Mais personne ne pourra trouver dedans soi, sentir et ouvrir ce royaume des cieux et ce trésor, sinon par la clef de David, qui est Jésus-Christ, fils de David. Et nul ne peut toucher ce ciel, s’il ne tâche à monter et entrer par Jésus-Christ. Ce que faisant, sans doute, il trouvera ce trésor et royaume des cieux : car cette clef ouvre tous les cabinets les plus secrets, et ce qu’elle ouvre personne ne le ferme, et ce qu’elle ferme n’est ouvert par aucun. Portons donc tou — jours cette clef dessus nous, et l’enfermons dedans l’étui de notre cœur, afin qu’aussi nous méritions d’être introduits par lui, et être enfermés en son héritage. C’est là le fondement et la serrure de tous les monastères et lieux reclus.

[…]

CHAPITRE XXXIII Comment tels hommes sont doués de Dieu.

C’est la vérité que ces hommes-là sont reçus amoureusement du souverain bien, qui est Dieu très-bon et très-grand, et introduits en son royaume, non seulement à l’article de la mort, mais encore dès maintenant. Car quand en cette sorte ils sont morts à eux-mêmes, que leur vie est cachée en Jésus-Christ, et que Dieu seul vit en eux, lors en leur âme le royaume des cieux leur est ouvert, et sont introduits au secret de l’esprit, c’est-à-dire, en ce troisième ciel, auquel s. Paul décrit avoir été, quand il vit Dieu essentiellement, et auquel Jésus-Christ lui-même contemplait sans cesse sa divinité et jouissait d’icelle en l’esprit, le promenant dans les cieux avec les esprits Angéliques, lors même que son corps et son âme étaient ici-bas en terre oppressés de peines et tourments très-griefs.

Que le fidèle lecteur entende bien ces choses comme il les faut entendre, l’intellect nous est donné, afin que par icelui nous entendions [173 v°] et connaissions la vérité.

Il faut donc savoir que l’âme est l’image de Dieu, l’habitation et demeure de la bienheureuse Trinité, en laquelle Dieu habite continuellement. Le cœur et le corps sont vaisseaux de terre, desquels l’être a un temps préfix. En iceux réside l’âme. L’âme est donc posée entre le temps et l’éternité, entre Dieu et le corps. Selon la suprême partie d’icelle, elle est déifique et unie avec Dieu, selon la partie inférieure elle est humaine, et conjointe au corps. Il est donc vrai que cela est plus proche de l’âme, que Dieu habite en elle, qu’il la fait vivre, savourer et entendre les choses éternelles, que non pas qu’elle habite dedans le corps, et lui donne la vie, laquelle vie même néanmoins elle a de Dieu. Dieu donc étant en moi, m’est plus proche que le corps qui m’environne. O si l’âme pouvait arriver à connaître cela parfaitement, que joyeusement dégoûtée elle foulerait aux pieds toutes les choses de la terre. Assujettissant le corps à l’esprit, méprisant et oubliant tout ce qui est hors de soi, elle chercherait sérieusement, et de tout son soin, le Royaume de Dieu, qu’elle porte dedans soi.

La glorieuse Vierge s’était convertie à ce Royaume lorsque saluée par la bienheureuse Trinité, elle fut choisie de° leu' du Père, mère du Fils, et épouse du Saint-Esprit. Tout de P° 11rfille mêm, quand saluée par l’Ange, le Verbe éternel fut fait chair en [174 r°] elle, et demeurait continuellement en icelui, adorant Dieu au fond de son âme. Là aussi s’était introvertie la bienheureuse Magdaleine lorsque la suprême et meilleure part lui était appliquée. En ce Royaume les Saints et tous les Anges contemplent Dieu essentiellement, auquel je désire aussi moi-même le trouver, et voir à jamais et avec lui demeurer en l’infinité des siècles. En ce ciel se promènent et récréent ces hommes aimables, desquels nous venons de parler, là jouissent continuellement de Dieu, recevant la bénédiction de toutes grâces. Ils sont enrichis comme les étoiles du ciel, et leurs engeances sont multipliées, rendus si féconds par grâce, qu’ils remplissent le ciel des œuvres fructueuses de leurs vertus, œuvres que Dieu opère lui-même en eux. Et ainsi ils sont multipliés en leurs générations, comme l’arène qui est au rivage de la mer, c’est à savoir, en tous les ordres des Anges et des Saints, auxquels ils sont en Dieu très intime et fort familier, comme ceux qui également avec eux sont écoulés de Dieu, faits à son image et unis avec lui en volonté, désir et intention.

Ils sont aussi tellement enrichis de grâces et toutes leurs facultés intérieures si abondamment arrosées, que toutes leurs forces, tout leur sang et moëlle de leurs os, sont totalement altérés et consommés en l’amour divin, et en la vraie [174 v°] résignation, et reçoivent un certain aliment nouveau et inflexion divine, et sont confortés et fortifiés de Dieu, afin qu’ils puissent supporter son inaction. Ils sont oints aussi de l’huile de joie, et reçoivent la couronne d’exultation, que personne ne peut recevoir, s’il n’a les mains innocentes et le cœur net, et qu’il n’a point reçu son âme en vain, et qu’en vérité il adhère à Dieu. Ceux-là sont tellement remplis et illustrés de la très claire splendeur de la divinité, et comblés de joie en l’esprit, qu’un certain diadème divin en resplendit sur le chef de l’âme.

Et cela est la joie sempiternelle sur leur tête, qui est une auréole spéciale, qu’autres ne peuvent recevoir que ceux qui ont gardé leur virginité entière et inviolée, lesquels suivent l’Agneau en quelque lieu qu’il aille. C’est-à-dire, qu’en leur âme ils ont reçu quelque lumière de la sapience éternelle, c’est à savoir le Verbe vivant fils de Dieu, lequel avec joie ils suivent en toutes les choses auxquelles cette lumière les conduit, en la manière qu’a fait Jésus-Christ, qui les a précédés. Et chantent un Cantique quasi tout nouveau, qu’aucun autre ne peut apprendre, c’est-à-dire qu’occultement ils sont secrets à Dieu, et que toujours ils reçoivent une nouvelle grâce, et une nouvelle connaissance de la vérité.

C’est ce qui les fait chanter et louer Dieu en l’intime de leur esprit, où Dieu lui-même se loue en eux de ses propres dons, d’un haut Cantique de louanges, d’une voix très-suave de souveraine exultation, et [175 r°] d’hymnes nouveaux de la joie de ses élus. Ils sont par lui couronnés de gloire et d’honneur, portent son nom en leurs fronts, qui est sapience bien assaisonnée, odeur et onction de l’esprit et de la vie éternelle. Cet assaisonnement ou saveur n’est point de viandes et breuvages, mais une joie et exultation au Saint-Esprit, et assurance de cette vie qui ne prendra jamais fin. Ici ils reçoivent ce centuple qui leur a été promis de Dieu : c’est une certaine expérience et consolation intérieure, avec une connaissance de la perfection des vertus. Ils acquièrent aussi en cette introversion, la discrétion du bien et du mal, si bien qu’ils ne peuvent errer ni être séduits, guidés qu’ils sont de ce resplendissant agneau qu’ils suivent.

Ne dirons-nous point que ceux-là ont vraiment reçu le centuple, qui sont tirés et introduits par la vertu du Père, remplis du Saint-Esprit, qui ont Jésus-Christ en leur poitrine, portent le royaume de Dieu dedans eux, et sont faits enfants adoptifs ? Ne dirons-nous point qu’ils ont reçu, voire mille fois le centuple ? Et cela néanmoins ne leur échet point pour une seule fois, mais toutes et quantes qu’en ce fond intime ils se convertissent à Dieu, se méprisent eux-mêmes, et ne réputent toutes choses non plus que fumier, ils sont autant de fois introduits en ce voilé Saint des Saints, jusqu’à ce secret embrassement de l’amour divin, faisant leur demeure ès intimes de Jésus-Christ notre Sauveur, et leur âme ne réside [dé] ja plus en leur corps, mais au corps de Jésus-Christ.

À ce propos, dit saint Bernard : De là vient la tolérance [175 r°] au martyr, de ce qu’avec toute dévotion il se promène par les plaies de Jésus-Christ et par une continuelle méditation il séjourne en icelles. Le martyr demeure constant, tressaillant de joie et triomphant. Quoique son corps tout déchiré, le fer lui ait ouvert les côtés, non seulement il le porte courageusement, mais joyeux il regarde au travers de sa chair bouillonner son sang sacré. Où est donc alors l’âme du martyr ? Elle est à l’abri, elle est en la pierre. Elle est aux entrailles de Jésus, c’est-à-dire aux plaies pour y entrer. S’il était en ses entrailles à lui, cependant que le fer y fouille, certainement il le sentirait, ne pourrait supporter la douleur, il succomberait et nierait. De même ces hommes qui aiment parfaitement Dieu, d’une pensée constante et stable, s’arrêtent aux intimes de Jésus-Christ, par lequel quand ils sont gardés, ils sont consolés en toutes leurs adversités. Comment pourraient-ils autrement supporter tous les tribulations, opprobres, adversités et tentations des ennemis, s’ils n’étaient fortifiés de Jésus-Christ, par lequel ils peuvent tout ? Et non seulement ils portent toutes leurs infirmités et peines patiemment, mais aussi joyeusement. L’Apôtre disait : je suis tout en celui qui me fortifie.

En somme, à tels victorieux est donnée une manne cachée, et un jeton ou merleau blanc en leurs âmes, ainsi que le témoigne l’esprit de Dieu en l’Apocalypse : À celui, dit-il, qui sera victorieux, c’est à savoir, de soi et [176 r°] de toutes choses, et qui passera par-dessus, je donnerai une manne cachée (c’est-à-dire, quelque secrète et intérieure faveur, une joie céleste) et un jeton blanc, et en ce jeton sera écrit un nom nouveau, que personne ne sait que celui qui le reçoit. Cette pierre, pour sa petitesse, est appelée jeton, lequel, encore qu’on marche dessus, il n’offense point le pied de celui qui le foule. Mais il est blanc, clair et rougeâtre comme la flamme du feu, petit, rond et égal de toutes parts. Par icelui est entendu notre Seigneur Jésus-Christ, qui selon sa divinité est la blancheur de la lumière éternelle, et le miroir sans macule de la Majesté de Dieu, auquel toutes choses vivent. Au vainqueur donc, et à celui qui passe par-dessus tout, il reçoit la vérité très-claire, et la vie.

Cette pierre aussi est dite semblable à la flamme du feu, d’autant que la très ardente charité du Verbe éternel a rempli toute la terre d’amour, et désire que tous les esprits amoureux brûlent, et soient consommés de l’ardeur de dilection, jusques à leur annihilation et réduction au néant. D’abondant, cette pierre pour sa petitesse, à grand-peine peut-elle être tant soit peu sentie, et rencontrée de celui qui marche dessus, aussi est-elle dite en latin, calculus, de ce Verbe, calco, calcas, qui signifie fouler aux pieds, ou si vous voulez, jeton, pour ce qu’il est jeté pour être aussi foulé aux pieds.

[176 v°] De même si ces amateurs de Dieu sont foulés, on ne leur peut faire mal, et personne ne se peut scandaliser en eux. Cette pierre encore est en forme sphérique et circulaire, d’autant que la 411 rotondité de l’esprit, c’est cette vérité éternelle, qui n’a ni fin ni commencement. C’est donc ici ce jeton blanc qui est donné à ces hommes, qui en la manière susdite sont montés à ces neuf degrés de vertus, par Jésus-Christ notre Seigneur, par lequel il nous faut aussi nécessairement entrer, si nous voulons être sauvés.

CHAPITRE XXXIV Comment nous devons monter et descendre en cette échelle.

Quand quelqu’un, comme nous avons dit, sera parvenu à être ja parfaitement monté en cette triple vie, jusques au neuvième degré des vertus, et chœurs des Anges du même nombre, et que par Jésus Christ notre Seigneur, qui est notre échelle, il sera remonté à son origine — échelle par laquelle Jacob vit les Anges montant et descendant, laquelle est environnée de tous les esprits célestes, tant Anges que Saints, et par laquelle nous devons sans cesse monter et descendre, — quiconque, dis-je, sera parvenu au sommet d’icelle, doit [177 r°] mettre tout son effort à ce qu’il y demeure fixe et permanent, s’avancer toujours en vertu et éviter tout empêchement. Mais aussi lui est-il nécessaire qu’il en descende, afin que par sa vie et par ses œuvres, il fasse paraître ce qui s’est ja passé en l’intime de son esprit, comme aussi pour la charité fraternelle, afin de faire part par amour et dilection à son prochain, de ce qu’il a mérité recevoir de la vérité divine, et lui enseigne la voie, laquelle par amour lui a été révélée et ouverte, par laquelle il tend à son origine, à laquelle il doit vouloir tirer un chacun, à cause du précepte de charité, comme il est écrit : Vous ne verrez point ma face, si vous n’amenez avec vous votre frère le plus petit.

Au surplus, celui qui n’est point encore monté, doit soigneusement tâcher de monter par Jésus-Christ, et de s’avancer aux vertus, se lavant premièrement en la fontaine de miséricorde, et se dépouillant de sa vieille robe, afin qu’il puisse courageusement monter, et se prosternant devant le crucifix, il considérera combien et en quoi il lui est dissemblable et découvrira à son Dieu la multitude de ses péchés, qui lui ont causé toutes ses plaies. Puis les regardant, les confessera au Seigneur de toute miséricorde, d’un cœur larmoyant, d’une âme contrite, et d’un esprit gémissant, devant cette même fontaine de miséricorde, disant en cette manière.



LIVRE TROISIÈME de LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE

CHAPITRE IV Comme nous devons intérieurement et extérieurement suivre notre Seigneur, et être transformés en lui.

Notre Seigneur dit en quelque passage : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il s’abnège soi-même, qu’il porte tous les jours sa croix, et me suive. Véritablement cette imitation ou suite ne se fait pas seulement extérieurement au corps, ains beaucoup plus intérieurement en l’âme et en l’esprit. Derechef notre Seigneur dit en un autre lieu : Où je suis (dit-il) là aussi sera mon serviteur. Et ailleurs : Où je vais vous ne pouvez venir, car où je suis en mon Père, la créature quelconque ne peut parvenir ou demeurer. Si d’oncques où est notre Seigneur, là aussi doit être son ministre et serviteur, il faut qu’il quitte et délaisse toutes créatures, qu’il surpasse tout ce qui est créé, et lors qu’il vienne dans le fond de son âme, [231 r°] auquel est caché le Seigneur son Dieu, lequel jà il trouve ici, et en ce fond le Royaume de Dieu est en nous manifesté. Car selon que nous sommes nus et que nous abnégeons et renonçons à nous-même, intérieurement Dieu se manifeste en nous. Outre plus, s’il faut que notre fond soit nu, faut que Dieu nous l’octroye — lequel pour cette cause nous devons très dévotement prier, qu’il veuille ôter de nous toutes choses qui mettent empêchement à sa grâce — et nous conduire en ce noble fond, dans lequel il habite occultement.

Car ici nous sommes comme anéantis, et comme dépouillés de cette notre créaturité, c’est-à-dire, de tout ce qui en temps a été créé en nous. Nous sommes faits par grâce, cela même que Dieu est. Ici nous avons un certain occulte accès à Dieu, nous jouissons de ses secrets, de lui est mû et pulsé notre esprit, la lumière luit en ténèbres, et l’homme passe outre en un nouveau monde, c’est-à-dire en la vie superessentielle, où lors la très heureuse Trinité se manifeste soi-même, le Père, en la mémoire, par la simple lumière des cogitations ; le Fils en l’entendement, par une claire connaissance ; le Saint-Esprit en la volonté, par l’amour, et le fait un esprit avec Dieu, en laquelle unité d’esprit, l’esprit est aussi fait simple et pur. Et ici le Père engendre son Verbe éternel, c’est-à-dire il illumine l’esprit de la lumière de discrétion, et l’esprit est divisé et séparé de l’âme, qui toutefois essentiellement sont une même chose. Pour [231 v°] autant que l’esprit avec les trois suprêmes puissances est mû, possédé et conduit en cette simple chose (qui est Dieu même), et l’âme inférieurement avec les trois facultés inférieures, demeure en une amertume de diverses façons, à raison de quoi l’âme est désignée par Marie, qui signifie mer amère. Car l’esprit demeure toujours joyeux, tranquille et libre, l’âme expérimente diverses batailles et combats, et diverses douleurs et tristesses, et principalement trois.

CHAPITRE XVI Combien grandes richesses l’âme mortifiée expérimente.

Véritablement ces hommes-ci peuvent dire avec l’Apôtre : Je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni autre créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu. Et ailleurs : Or je vis, jà non moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Car ceux qui sont parfaitement morts à eux-mêmes, ont Dieu vivant en eux. C’est pourquoi ils ne craignent la mort et se sont dénués de toutes choses. Et pour ce rien de ce que les malins esprits pourraient leur proposer ou mettre en avant en leur mort, ne les grève, mais en eux reluit et resplendit une essentielle pauvreté, par laquelle ils se sentent plus pauvres que lorsqu’ils naquirent. Et pourtant l’ancien ennemi ne leur peut ingérer aucune présomption et vaine complaisance d’aucune bonnes œuvres qu’ils aient faites. Car ils savent et croient plus que sûrement, que (si) par aventure ils ont bien fait, ce n’est eux, ains plutôt [248 v°] notre Seigneur qui l’a fait par eux.

Au surplus ils nettoient et purgent toutes leurs coulpes et négligences par les mérites et Passion de Jésus-Christ, et se convertissent dedans eux-mêmes en la nue connaissance de l’âme, (laquelle nulle créature n’a oncques pu atteindre, laquelle est la propre habitation et demeure de Dieu). Et par ainsi font un certain excès en Dieu, où ils apprennent cet abrégé et court sentier et accès à Dieu, et pourtant à l’heure de la mort ils ne s’épouvantent de l’ignorance de cette voie. Et étant de telle manière en Dieu, que quiconque les touche, touche Dieu, ils ne craignent ni la vie, ni la mort et n’y a personne qui les puisse vaincre ou surmonter. Mais quiconque présumera de batailler avec eux, sera d’eux vaincu et surmonté : car il est difficile à telles personnes de récalcitrer et regimber contre l’aiguillon. Certainement ils ne désirent ni le ciel, ni la vie éternelle, pour ce qu’ils ont Dieu dedans soi, qui est la vie éternelle — en qui aussi ils ont colloqué et mis tous leurs désirs, volonté et intention. Et avec l’Apôtre sont ravis jusqu’au troisième ciel. Pourautant que le Père céleste attire la mémoire de la lumière de sa divinité et la fait grandement dilater et regorger en célestes et divines Méditations, le fils illumine l’entendement de la sapience de sa déité, qui est le second ciel, et le Saint-Esprit s’écoulant de toutes parts par la volonté d’une certaine amoureuse douceur et ardeur de charité, la fait [249 r°] fondre et couler en Dieu, afin qu’elle soit faite avec lui un esprit, et un lien de paix et amour.

Et certainement, telle personne ne sait pour lors s’il est au corps, ou hors d’icelui (et toutefois il est au corps, lequel est tellement sujet à l’esprit, comme s’il était mort à toutes choses naturelles), et au milieu de la très heureuse Trinité il voit et connaît, tant soi-même que tous les hommes, semblablement tous les Anges et bienheureux, comme sous un moment en la déité de la Trinité. Et le père céleste le remplit de ses éternels délices, le fils l’instruit, et lui ouvre et explique toute la force et vertu de l’Écriture, et le Saint-Esprit le fait ardre [brûler] et comme écouler pour le grand amour qu’il porte à tous, souhaitant de ramener et réduire tout un chacun à Dieu.

Outre, ces personnages ici sont au monde inconnus et occultes, comme ceux qui n’ont rien de commun avec lui. Ils sont aussi inconnus et peu estimés de ceux qui vivent en grande austérité et distriction [rigueur] de vie, pour autant qu’ils donnent à leurs corps le repos et choses nécessaires, afin qu’ils soient plus aptes à servir à l’esprit. Ils sont aussi inconnus à ceux qui semblent extérieurement avoir quelque sainteté, et qui tiennent certains propres, durs et étroits exercices qu’ils ont pris de leur propre sens. Car ceux-ci n’ont rien de propre soit intérieurement, soit extérieurement, mais demeurent toujours résignés, prenant garde à la divine inaction et intérieure opération [249 v°] de Dieu, se souciant seulement de voir ce qu’il lui plaît d’opérer en eux, ou par eux. Et intérieurement ils obéissent à Dieu et extérieurement aux hommes, et sont toujours prêts de quitter tous leurs exercices quand il plaira à Dieu et aux hommes. Ils sont aussi inconnus aux esprits immondes, pour autant qu’ils n’ont aucune particulière coutume prise d’eux (au moyen de laquelle ils puissent être notés ou tentés), mais toujours ont recours à Dieu, qui est sans aucune fin ou manière.

Et ainsi sont (comme l’or en la terre) inconnus à tous, à ceux seulement notoires qui se tiennent nus, libres, expédiés et résignés en leur fond. Ceux-là se connaissent fort bien l’un l’autre, et fussent-ils éloignés, voire de plus de cent lieues. Car jaçoit qu’ils soient divisés de corps, ils sont toutefois totalement unis d’esprit. Ceux-là sont les colonnes de la sainte Église et sont toujours joyeux, car ayant trouvé et foui la terre de leurs corps, ils sont parvenus jusques à l’âme, c’est-à-dire, jusques à la suprême partie de cette nue essence (en laquelle Dieu tout-puissant, qui est l’aimable, douce et divine essence, s’est lui-même uni), et ont trouvé l’or très-luisant et très-resplendissant de cette même divine essence, et ce trésor caché dans le champ, duquel est parlé en l’Évangile, et ce royaume de Dieu qui est dedans nous.

Or advient qu’ils expérimentent ces choses par les mérites de notre [250 r°] Seigneur Jésus-Christ, qui a pour nous mérité que soyons nommés, et soyons enfants de Dieu, et nous a lui-même montré ce trésor. Au moyen de quoi ils sont remplis d’une telle joie, que tout le monde même ne peut les contrister, et ne craignent aucun, fors celui qui a la puissance d’occire l’âme, lequel ils aiment et suivent. Ce qui est véritablement cause que nul ne les peut contrister. Or Dieu ne veut les contrister, car l’ami ne peut contrister l’ami. Au surplus cette joie, paix et liesse surpasse tout entendement créé : car ils ne peuvent aucunement être dolents en cette suprême partie, en laquelle certainement ils sont faits conformes à l’humain esprit de Jésus-Christ (qui ne s’éjouissait en rien moins en sa très-angoisseuse passion, qu’il fait aujourd’hui). Et le même a aussi été en la très heureuse Vierge Marie, laquelle a été 495 tellement libre et joyeuse, et d’esprit élevé en Dieu, et a si bien su ne s’attribuer rien des grâces et œuvres que Dieu opérait en elle, que comme si elle n’eût point été mère de Dieu, et n’a oncques été pour aucuns dons ou inactions divines que Dieu ait opéré en elle, voire un seul moment séparée de la superessentielle union de la déité.

CHAPITRE XVII De la croix des amis de Dieu.

Et jaçoit que ces amiables hommes-ci jouissent d’une si grande liberté et paix en l’esprit, toutefois en l’inférieure partie de l’âme ils souffrent une chose par trop âpre, et très griève [préjudicieuse] peine et croix. Car déjà ils commencent de connaître et sentir en soi-même ce que Jésus-Christ a senti en soi. Or cette ineffable peine et croix, leur provient de ce que le royaume de Dieu et ce trésor (lesquels sont véritablement en tous les hommes) sont exercés et connus de si peu de personnes. D’où vient que même en eux-mêmes ils n’expérimentent ces choses. Et ce, non seulement ès séculiers, mais hélas ! aux religieux, qui pour cette cause ne font aucun profit en la vie spirituelle, mais sont contents d’avoir gardé et tellement quellement observé et accompli ces extérieures coutumes et coutumiers exercices, d’où par conséquent ils tombent intérieurement en une grande paresse et tépidité. Auxquels ne reste plus rien, sinon que Dieu tout-puissant les vomit de sa bénite bouche, c’est-à-dire de sa grâce et amour, et les plonges dans les très rigoureux tourments du Purgatoire (où ils aient les démons pour bourreaux) [251 r°]. Ce que véritablement engendre une douleur incomparable à cesdits amis de Dieu, attendu que facilement en cette vie ils pourraient parvenir à toutes ces choses, et outre faire un grand fruit et profit, se convertissant intérieurement vers ce trésor. Car quiconque se convertit vers icelui est sans doute illuminé, enrichi et instruit.

Finalement cette croix des amis de Dieu a quatre coins, c’est-à-dire quatre sortes de peines ou passions. Le premier et suprême côté est que, plus qu’ils s’approchent près de Dieu, d’autant mieux sentent-ils et connaissent la charité de Dieu envers les hommes, c’est à savoir, comme il désire user de tous, et à grand-peine se peut-il obtenir en fort peu de personnes. Le second et inférieur côté est, qu’ils connaissent combien inestimables peines ils seront contraints d’endurer pour ce, qu’ainsi ils repoussent loin d’eux leur Seigneur Dieu. Car la plus grande peine que les hommes sentiront en l’autre monde, est qu’ils n’ont connu dedans soi ce trésor et lumière (qui est Dieu même) et ne s’y sont exercés comme il appartient.

Le troisième, et icelui dextre côté, est cette peine qu’ils endurent à cause de leurs amis, c’est à savoir qu’ils ne se convertissent intérieurement vers ce riche trésor, en telle manière que Dieu puisse en eux opérer selon sa très agréable volonté et bon plaisir. Le quatrième et senestre côté, est, qu’ils ont une très grande compassion à l’endroit de leurs persécuteurs [251 v°] et de ceux qui les endommagent, quand ils considèrent combien ils se font de tort eux-mêmes. Car Dieu a commandé que nous nous aimions l’un l’autre, et que nous nous fassions plaisir l’un à l’autre — lequel précepte ils transgressent et font contre la charité de leurs prochains. Par quoi en cette manière les amis de Dieu, en l’inférieure partie de l’âme et en leur cœur, sont étendus en cette croix, et pâtissent avec Jésus Christ leur Seigneur.

Davantage, outre ces choses, leur corps leur multiplie aussi leur peine, pour ce qu’il est si enclin à plusieurs vices et infirmités, et qu’ils sont contraints de lui en tant octroyer et souffrir au repos, manger, boire et dormir. Et pour ce que cela les afflige d’être ainsi contraints de servir, traiter et donner les nécessités à leurs corps, c’est pourquoi ceci même leur est aussi méritoire et profitable maintenant, comme était au commencement toute âpreté et austérité, quand le corps ne voulait encore obéir et se soumettre à l’esprit. Car maintenant que volontairement il est sujet à l’esprit, et est volontaire à toutes bonnes œuvres et exercices, l’esprit réciproquement lui est aussi fidèle et a soin de lui, de peur que d’aventure il ne lui fasse empêchement par ses infirmités.

Or quand le corps et l’esprit (qui ont de coutume de se faire par ensemble la guerre) sont tellement d’accord et profitables l’un à l’autre, que l’esprit soit le maître, et l’inférieure [252 r°] partie de l’âme, savoir est la raison, la femme, et le corps, le serviteur, et que, librement et volontiers il obéit à son maître et maîtresse, et que comme les yeux des serviteurs sont ès mains de leurs maîtres et ceux des servantes ès mains de leurs maîtresses, ils soient en pareille forme, prêts et appareillés d’obéir. Quand, dis-je, ces choses seront en telles manières disposées, c’est à savoir qu’il y ait une si grande paix et concorde entre eux, lors assurément y a joie en l’esprit, paix en l’âme et délectation au corps. Et lors notre seigneur Dieu nous illumine de telle façon de sa divine clarté, comme fait le Soleil tout l’air, quand il est serein et libre de tout vent, tempête, pluie et nuée. Et lors sommes faits conformes à l’humanité de Jésus-Christ en l’esprit, en l’âme et au corps. Certainement ceux qui peuvent être tels, sont si intimement chéris de Dieu, qu’il est plus volontiers en eux, qu’au ciel même.

Car tel exercice, par lequel nous nous convertissons céans à lui avec un nu et résigné fond, lui plaît par-dessus les grands et extérieurs exercices, comme l’on peut voir en l’Évangile, où il reprend Marthe, et loue Marie, disant : Marthe, Marthe, tu es soigneuse et te troubles en plusieurs affaires. Or une chose est nécessaire : qui est cette chose ? C’est véritablement la libre et aisée abstraction et le fond qui est sans empêchement et résigné. Cette chose ici est à tous nécessaire, et après Dieu n’y a rien de plus noble, car cela passe aucunement en excellence [252 v°] la charité même. Car la charité fait convertir l’homme à Dieu, mais le nu, libre et résigné fond, fait que Dieu même, avec toute son amiable opulence, liberté et grâce, se convertit vers l’homme, et en lui et par lui opère ses divines œuvres, et le confirme tellement en son amour, et remplit intérieurement l’esprit d’une telle abondance de ses délices, que ja tout le monde lui est amer, fâcheux et à dédain.

Et lors avec la bienheureuse Magdelaine, voire avec une certaine assurance, leur est donnée cette meilleure partie qui ne leur sera oncques ôtée. Et en cette manière la vie superessentielle, qui est très-agréable à Dieu, est ici obtenue et possédée. Et lors joie est à Dieu tout-puissant, de se reposer en l’esprit, paix, de se seoir en l’âme, et délectation de faire sa demeure au corps. Et véritablement la volonté, intention et désir de Dieu, est qu’il puisse à cette fin user de tous les hommes. Puis donc qu’il désire si fort cela, permettons-le je vous supplie, et accordons-le à sa bonté, et nous convertissons totalement vers lui, le priant qu’il daigne de nous en faire idoines, et nous orner de toutes ces siennes et divines vernis, desquelles l’âme de Jésus-Christ était ornée, en notre esprit, âme et corps, à sa gloire, honneur et délectation.

CHAPITRE XXX Comme intérieurement nous devons parler à notre Seigneur, afin que nous puissions le connaître.

Une chose nous est totalement nécessaire, qui est l’abstraction des choses créées, et union avec Dieu : car nous devons abstraire notre cœur de tout ce qu’avons ou fait, ou que devons encore faire, et de toutes incidences et événements qui pourraient empêcher notre amoureux accès à Dieu, et oublier tous nos chagrins, perturbations, et sollicitudes. Et par une simple cogitation fuir en Dieu, et à la manière des cerfs et chevreuils, d’un vite saut sauter et nous lancer par-dessus tous empêchements qui nous surviennent, et ainsi parler à notre Seigneur : Où êtes-vous, Seigneur mon Dieu ? vous m’avez créé pour et afin que je vous connaisse, et vous ayant connu, que je vous aime. O. bénit Dieu, qui êtes-vous ? Véritablement le souverain bien. Au surplus, combien vous êtes bon, il n’y a que vous seul qui le sache. Vous êtes qui êtes, vous êtes l’unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, aimable [280 v°] délectable, vertueuse, et joyeuse essence.

Mais d’où procède cette essence ? Elle n’engendre et si n’est engendrée. Que fait donc cette essence ? En elle est le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit. Et le Père engendre son unique Fils, et le saint-Esprit est la complaisance des deux. Et ces trois sont une unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, délectable, vertueuse, et joyeuse essence. Mais nous devons méditer ces choses sans formes ni images, et continuellement sans tristesse nous convertir à Dieu, et tant de fois et si souvent recorder ces choses, jusques à ce que nous venions à oublier toutes autres. Et celle est l’abstraction, laquelle est nécessaire devant toutes, si nous voulons venir à Dieu. Car cette notre cogitation doit toujours fuir en Dieu, outre et par-delà toute multiplicité. Autrement, chacun demeurera distrait, et sera contraint de défaillir.

Puis nous penserons plus outre en cette manière : qu’est donc cette essence ? Elle est l’essence de toute essence, le vin de toute vie, et la lumière de toute lumière. Et ici se faut donner garde que ne permettions notre pensée s’évaguer [se perdre] vers les substances créées, et sortir hors de propos, ains nous demeurerons continuellement en cette vive essence, jusques à ce que nous sortions avec notre Seigneur nous conduisant. En après, consécutivement pense en Dieu : O éternelle, abymale, infinie, n’admettant aucun moyen, incréée, incompréhensible essence, dès l’éternité et moi et [281 r°] toutes autres choses, avons été incréés en vous. Et certainement lors vous pouviez faire avec moi tout ce que vouliez, car je ne vous faisais point de résistance. Mais maintenant vous vous êtes unis avec moi, et êtes la vie de mon âme. Puisqu’ainsi est, ô essence de toute essence, que vous vous êtes uni avec moi, et demeurerez toujours en moi, je jette entièrement toute ma volonté en votre divine essence, vous priant et suppliant que daigniez tellement me régir, et user de moi comme vous en pouvez user quand j’étais encore incréé en votre divine mémoire et entendement.

CHAPITRE XXXI Interne union avec Dieu

Je vous prie, ô très-aimable Seigneur, mon Dieu, ô souverain et incommuable bien, donnez-moi la grâce de vous adorer, selon votre bon plaisir et très agréable volonté, en l’image de mon âme, en laquelle vous vous êtes vous-même uni, où aussi je vous peux toujours trouver présent, entendant et connaissant toutes mes intentions, cogitations, volontés, et désirs, selon lesquels aussi vous me rétribuerez. Ô Dieu très-aimable, voilà, vous êtes dedans moi, plus voisin et proche de moi que moi-même de moi. Toutefois vous m’avez créé libre, et m’avez mis entre le temps et [281 v°] l’éternité. Si donc je viens à me convertir vers le temps, c’est-à-dire, vers les choses caduques et transitoires, c’est fait de mon salut. Mais si je me convertis vers l’éternité, je serai sauvé.

Que si au vrai, et comme il appartient, je dois me convertir vers l’éternité, il faut en premier lieu, que je sache quelle est l’origine de l’éternité. Elle est véritablement de cet éternel divin abîme, qui ne peut oncques être changé, et est l’amiable, douce et divine essence, laquelle par sa divine présence est dedans moi, s’est unie avec moi, et est la vie de mon âme. Maintenant donc, ô éternel et unique un, ô mon Dieu, ô la vie de mon âme, je vous prie, ôtez-moi à moi-même et usez vous-même de moi : recevez-moi, je vous prie, qui ne suis qu’un vaisseau d’iniquité. Voilà, je m’offre et résigne tout à vous, pour faire avec moi selon votre souverain bon plaisir, en temps et en éternité. Élève-toi donc maintenant, ô mon âme, et passe en ton Dieu. Considère combien grande est ta dignité, laquelle Dieu ne peut mettre en oubli, qui aussi est tellement uni avec toi, qu’il ne veut en aucune façon en être séparé. Il n’a craint ni appréhendé aucun labeur pour l’amour de toi, il n’a fui et ne s’est soutrait d’aucunes peines et travaux, mais par grand amour s’est livré à la mort, et s’est soi-même donné à nous. Qui, jaçoit que soyez par-dessus toutes choses, et en toutes choses essentiellement, vous ne chassez toutefois de vous, ô Dieu très-doux, personne qui veuille venir à vous. Nous mangeons bien [282 r°] tous une même viande, mais les seuls bons sont repus de suavité savoureuse.

O Père de tous, qui êtes par-dessus tout, je crois en vous, je me donne et résigne à votre divine bonté, à votre éternelle essence, ès bras de votre divinité, et divine vertu. J’espère aussi en vous, pour autant que je vous aime par-dessus toutes choses, et me recommande à votre divine présence. Ô très-puissante vertu. Ô très-luisante et souveraine sapience. Ô immense et infinie bonté. O abimale humilité. Ô très-noble dignité. O. éternel bien. Ô lumière incréée. Ô Père des lumières. O Verbe du Père. Ô éternelle vérité. Ô splendeur de la paternelle essence. Ô trine unité. O. essence de toute essence. Ô vie de toute vie. Ô lumière de toute lumière. Ô Père. Ô Fils. O Saint-Esprit. Ô trine unité, trois personnes et un inséparable Dieu. O simple divinité, qui par l’opération de votre Trinité avez créé le ciel et la terre et toutes les choses qui sont en iceux. O vie de ma vie, ma joie et ma consolation, je ne suis suffisant de vous louer, mais que votre toute-puissance vous loue, votre incompréhensible sapience, et incréée bonté, votre éternelle vertu et divinité, votre excellente grâce et miséricorde, votre puissante et souveraine force, votre bénignité et charité, pour l’amour de laquelle vous m’avez créé. Ô vie de mon âme.

Ô sainte douceur, mon Seigneur et mon Dieu. O trine unité, qui souverainement vous éjouissez en vous-même en une très-grande et très-haute contemplation, [282 v°] trois en un, avec une incompréhensible et souveraine joie, vivant en l’éternelle, bienheureuse et inaccessible lumière. Pour laquelle joie, vous m’avez aussi fait, — mais par le péché j’en ai été mis dehors, et par les mérites de votre humanité et passion, vous me l’avez restituée. Et partant je prie votre bonté, doux Jésus, Seigneur mon Dieu, mon Créateur et Rédempteur, par les mérites de votre sacrée sainte humanité, que vous permettiez votre divinité luire en moi, et chassez de moi tout ce qui déplaît en moi. O Splendeur de l’éternelle lumière, dès l’éternité j’ai été en vous incréé, en votre divine mémoire, en votre entendement et volonté, et jà m’aviez fait tel que je suis, en tel temps, de tels parents, sous telle planète, et m’avez préordonné à tel état qui vous a plu. Partant, je veux vouloir votre unique ordination et disposition, soit qu’elle me soit agréable ou contraire — car vous m’avez conféré une si grande liberté d’arbitre, que je puis faire ce que je veux.

Je veux donc et désire perpétuellement vous servir et à vous être sujet. Or, je confesse que par votre divine présence vous êtes partout et semblablement en moi. Mais était-il donc convenable, ô facteur de toute créature, que vous vous unissiez à votre facture ? Avions-nous mérité cela ? O Vie de mon âme, si j’étais maintenant tout ce que vous êtes, volontiers je voudrais être fait créature, afin que vous, Seigneur mon Dieu et créateur, puissiez être fait cela même, que vous [283 r°] êtes à présent, afin que moi et toutes les créatures puissions perpétuellement vous faire service. Je ne puis faire autre chose outre cela, pour autant que sans votre aide je ne suis rien. Et partant je me plonge dans votre divin abîme, dans laquelle vous avez absorbé plusieurs aimants esprits, vous priant que par votre très amère passion, vous me purgiez et receviez la ruine de mes péchés et par votre abîsmale miséricorde, me fondiez, liquéfiez et transformiez en vous, afin que puissiez avoir paix et joie en moi.

CHAPITRE XXXII Exercice d’union de notre cœur avec Dieu.

Ensuit maintenant une certaine union avec Dieu, et simple exercice de cœur, par lequel nous sommes introduits en l’occulte fond de l’esprit et totalement transformés en Dieu, avec l’esprit, l’âme et le corps. Car l’esprit est transformé en une vie superessentielle, en la connaissance de la divine vérité, en l’amour de la divine bonté, en un certain interne silence, auquel aussi sont ouïes paroles secrètes, et l’âme en une disposition de toutes ses forces en leurs lieux, et perfections de toutes vertus. Finalement, le corps en chasteté et en l’opération de tout bien. Et cestui est le fondement et origine de tous les exercices spirituels, par lequel aussi ils sont conservés et dans lequel sont cachés [283 v°] tous les spirituels et mystiques sens. Il est aussi l’art de toute perfection, de laquelle est traité par tout ce livre, de peur que (ce qu’à Dieu ne plaise) ne fourvoyons hors la voie de vérité. Outre, si d’aventure quelqu’un ne peut continuellement l’exercer, qu’il mette peine à tout le moins de le pratiquer trois fois le jour, le matin, à midi, et au soir, afin que Dieu tout-puissant soit la première pensée le matin, et la dernière le soir. Qu’il convertisse semblablement à midi son cœur à Dieu et par ainsi pourra adhérer à son Dieu, et être fait un esprit avec lui, et un corps avec Jésus-Christ.

Finalement, pour plus manifeste intelligence de cet exercice, comme nous devons par icelui nous transférer en Dieu, faut noter les choses qui ensuivent. Premièrement, quand avec une interne aspiration l’on dit : je crois en Dieu, — lors notre esprit doit s’incliner hors du temps en l’éternité, c’est-à-dire, hors de notre créée nature, et hors de soi-même, en cet incréé bien, c’est à savoir Dieu très bon et souverain, et au nu fond de l’âme, en l’indépeinte nudité, doit adorer cette simple vérité. Secondement, en cet exercice nous adorons la très heureuse Trinité, à l’image de laquelle nous sommes faits, de laquelle nous sommes mus et conduits, afin que soyons faits un esprit avec Dieu. Tiercement, par les mérites de sa très sainte humanité, par laquelle sommes rachetés, nous prions que par iceux mêmes puissions être derechef unis à Dieu : — par le joyeux esprit duquel notre esprit est remis [284 r°] en liberté, et est réduit en son origine divine ; par la sacrée sainte âme duquel notre âme avec toutes ses forces est réformée ; par le très-net et très patient corps duquel pareillement notre corps, avec tous ses membres, est derechef purgé, afin que puissions être un corps avec lui.

Quartement, nous demandons que le vénérable Sacrement spirituellement nous soit donné, et ce par sa très-digne préparation qu’il a exhibée en sa dernière Cène, quand il s’est lui-même très dignement donné à soi-même, c’est à savoir, Dieu se recevant soi-même Dieu. Or nous le prions que par la vertu de sa divinité, habitant en nous, il daigne se recevoir soi-même à soi-même en nous et par nous, selon son humanité, en ce même vénérable Sacrement. Cinquièmement, nous prions Dieu que par ses très-saints mérites il veuille en nous et par nous opérer, comme il a fait par sa très sainte humanité, et nous fasse conformes à toute la louange et exercice de vertu, selon qu’il est pratiqué en la sainte Église, en quelque temps que ce soit, et qu’il veuille parfaire, en nous et par nous, les mêmes choses à sa gloire. Amen Jésus.

CHAPITRE XXXIX Comme nous devons adorer Dieu en esprit, et intérieurement exercer la Passion de notre Seigneur.

Nous devons exercer la Passion de notre Seigneur avec gratitude et amour, par manière d’oraison en l’esprit, et au nu fond de l’âme sans images, en telle manière que demeurions en la divinité et en la connaissance de la plus que très Sainte Trinité. Car l’unité de la Trinité, par sa puissance, Sapience et amour, a opéré la très sainte humanité de Jésus-Christ, par la Passion duquel nous sommes rachetés de notre Seigneur, par les mérites aussi duquel il ne nous déniera rien de toutes les choses que nous lui demanderons, pourvu qu’elles soient salutaires. Et pour ce, durant la messe, ou en autre temps qu’il nous plaira, nous devons nous introvertir en notre esprit, auquel la bienheureuse Trinité est toujours présente, le Père en la mémoire, le Fils en l’entendement, et le Saint-Esprit en la volonté. Ce que croyant, nous sommes transférés en la contemplation superessentielle. le Saint-Esprit en la volonté avec amour, faisant l’âme une même chose avec Dieu. Et ici faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, pour autant qu’ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l’on sent et expérimente là.

Car nous ne pourrons, en lieu qui soit, trouver Dieu si nuement, comme en cette nue essence de l’âme, en laquelle ce saint Prophète Esaïe l’avait trouvé, quand il disait : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos œuvres [298 r°]. Et Jérémie, quand il disait : Vous êtes en nous Seigneur, et votre nom est invoqué sur nous. Moïse aussi quand il parlait avec lui face à face, c’est-à-dire esprit à esprit, et lorsqu’il reçut les tables du Décalogue. David pareillement, quand il chantait : N’eût été que Dieu notre Seigneur était en nous, ils nous eussent par aventure engloutis vifs. Finalement tous les saints Prophètes l’ont ici trouvé et ont connu qu’il était en eux-mêmes. Et pourtant ils lui ont attribué toutes leurs paroles et prophéties, disant toujours toutes et quantes fois qu’ils prononçaient quelque chose de bon : Le Seigneur dit ces choses, en cela s’abnégeant eux-mêmes, et donnant l’honneur à Dieu — ce que tous les hommes doivent faire, s’ils veulent plaire à notre Seigneur.

Au reste, tous les amis de Dieu l’ont ici trouvé, c’est à savoir tous ceux qui ont pu parvenir à l’union de Dieu, et entrer en la patrie céleste sans Purgatoire. Par quoi revenant à ce que j’avais commencé de dire, toutes et quantes fois que nous voulons rendre grâces à notre Seigneur pour sa très amère Passion, nous devons nous convertir en notre esprit, et croire qu’il est là présent, lequel, si lors nous voulons être vrais adorateurs, nous adorerons en esprit, — et avec esprit, c’est-à-dire, avec la mémoire, entendement, volonté et amour. Et lors en telle oraison, quelquefois la glorieuse Trinité même se manifeste ès forces de l’âme, par lesquelles l’âme est très-semblable à Dieu : le Père en la [298 v°] mémoire avec une simple cogitation : le fils en l’entendement avec une claire connaissance, et le Saint-Esprit en la volonté avec amour, faisant l’âme une même chose avec Dieu. Et ici il faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, pour autant qu’ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l’on sent et expérimente là.

Mais le pur amour avec un très grand désir, mérite et a seul privilège d’entrer. Et lors l’âme est faite libre de tout péché et est unie à Dieu en un certain occulte silence. Elle est aussi dépouillée de toute perverse intention et impure affection, et est derechef vêtue de charité. En manière que jà en toutes choses, elle désire et cherche purement l’honneur de Dieu, et le salut et profit de ses prochains. De laquelle robe de charité saint Augustin était vêtu quand il disait : J’aime, j’aime et ne cesserai oncques d’aimer jusqu’à ce que je sois moi-même fait amour. Car il savait bien que Dieu était charité, et pourtant il voulait aussi être charité ou amour. Saint Bernard aussi était vêtu de ce vêtement de charité, quand il disait : Dès l’heure que je commençais premièrement de connaître et voir Dieu, il ne me suffisait d’avoir les vertus, et ne cessais jusqu’à ce que je fusse moi-même fait vertu. Certainement il connaissait que Dieu était vertu, c’est pourquoi il voulait aussi être vertu. Finalement de cette robe était vêtu saint Paul, quand il disait : Qui me séparera de la charité de Christ, qui est en moi ? Car il savait bien pareillement [299 r°] que Dieu tout-puissant, qui est la vraie charité même, était dedans soi, et que son âme vivait de cette charité et amour. Et pourtant il disait être impossible que quelqu’un le séparât de la charité de Dieu, comme étant pris et lié des liens de cette même charité. Nous devons donc ainsi adorer Dieu en nous-mêmes, si nous désirons être aimés et chéris du Père céleste.

CHAPITRE LVII Oraison sur cette triple vie.

O Fontaine et origine de tout bien, Seigneur mon Dieu, qui êtes le livre de vie, pourquoi discourè-je çà et là et vous cherche en multiplicité, qu’oncques n’êtes trouvé fors qu’en l’unité ? Je vous prie donc, céleste maître, docteur supernel, de m’enseigner et m’apprendre la manière d’étudier en ce livre, afin que j’évite toute la multiplicité des Écritures. Ouvrez-moi l’esprit et science de ce livre, livre de vie, afin que je puisse être parfait en la vie profitante et active. Donnez-moi qu’essentiellement je sois introverti, et que j’habite en l’occulte fond de mon âme, là où vous, Dieu de ma vie, vraiment [330 r°] habitez, et d’où ne vous retirez onc, afin que là je puisse toujours ouïr de mes oreilles intérieures vos très douces paroles, où continuellement toute la journée en cet intérieur temple de mon âme vous faites leçon. Et expliquez et ouvrez les divers, mystiques et occultes sens des Écritures, où l’esprit tressaillit de joie en vous, superessentiel bien. L’âme est avertie et admonestée de profiter ès vertus, et le corps est dirigé aux actes et œuvres de justice.

D’oncques la vie profitante et active prend son origine de la vie superessentielle, car elles ne peuvent être parfaites, sinon de ce très parfait bien, Dieu tout-puissant, sans lequel nous n’avons rien, et ne pouvons rien. Et cette-ci est la cause pourquoi Dieu s’est uni avec nous, pour ce qu’il veut volontiers nous aider et faire avec nous toutes nos œuvres, et porter ensemblement avec nous toutes nos charges et fardeaux, si nous l’en requérons. Ce que faisant, l’homme ne sent point de labeur, ains semble être quasi comme libre de toute charge et peine, étant en toute passion et adversité patient, et en tous dons et grâces nu et libre, en toutes les choses qui lui surviennent recourant toujours à Dieu. Il permet et laisse Dieu répondre pour soi : en tous dons et grâces humblement s’abaissant et soumettant, se reconnaît et répute indigne d’opérer avec iceux. Et ainsi avec tous ces dons et grâces s’écoulant en Dieu et s’offrant à lui, il le prie qu’il veuille opérer avec lui. Et lors [330 v°] tous dons et grâces sont fructueusement mis en œuvre, et toutes les œuvres de l’homme sont faites divines.

Un certain docteur dit : Si l’homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l’inaction divine, il trouverait d’admirables œuvres de Dieu en soi, voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l’espace d’un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux œuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n’aurait mieux employé année, ni aurait oncques fait œuvre si bonne que cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si voire à la fin de l’année, quelque chose de cet œuvre interne et occulte, qui se fait au fond de l’âme, lui était révélé, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes œuvres pour autant qu’avec Dieu rien ne peut être négligé.

Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici délaissant toutes les œuvres extérieures a assez à quoi s’occuper intérieurement. Et c’est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c’est à savoir qu’une œuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c’est pourquoi une si grande erreur occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, pour autant qu’ils sont déchus et se sont éloignés [331 r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont délaissé la vive veine inconnue à tous pécheurs.

Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après ès autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, pour autant que demeurant en l’inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu’ils ne s’introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu’il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs œuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.

Car quand l’homme, avec tout son entendement et ses forces, s’applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu’il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses œuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C’est pourquoi quelqu’un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n’adviendra jamais à un bon état. Ou, te résignant toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré.

CHAPITRE LXV Du fruit de cet exercice.

Certainement quelqu’un pourrait avec telles foi, intention et désir quelquefois recevoir ce très digne Sacrement, qu’il recevrait en soi le fruit d’icelui, qui est l’amour divin, avec telle union de charité, que ci-après il ne pourrait oncques commettre péché mortel. Et jaçoit qu’il encourût parfois les véniels, il ne pourrait toutefois lui adhérer qu’incontinent ils ne fussent consumés de l’amour divin, par lequel l’âme est en ses intérieurs illustrée et illuminée en la totale abnégation de soi-même, par laquelle elle s’appuie toujours plus à Dieu tout-puissant qu’à soi — en l’abnégation de soi-même, en croyant Dieu être dedans elle, et qu’il peut tout, et que d’elle-même elle n’est et ne peut rien. En espérant aussi que volontiers il la veut aider, jetant son amour en lui, et postposant l’honneur et volonté d’icelui à toutes choses. Et lors Dieu très-bénin selon sa piété opère en l’âme, qui lors ici (afin que je dis ainsi) est faite sans mode, ou manière, sans fin, sans œuvre, sans désir, sans volonté [340 r°] sans amour et sans connaissance.

Et premièrement, elle est certainement faite sans mode, non qu’elle perde l’être créé, mais elle est transformée en Dieu et est à lui unie comme le fer au feu. Car comme le fer tandis qu’il dure au feu est feu, ainsi aussi l’âme avec Dieu par grâce est Dieu, jusques à ce qu’elle vienne à se détourner et sortir hors de cette union. Secondement, elle est faite sans œuvre, pourtant que jà elle n’opère rien, ainçois Dieu opère en elle, et elle le laisse opérer, sachant fort bien qu’elle ne peut rien faire sans lui. A raison de quoi elle ne s’attribue aucunes bonnes œuvres, ains confesse toujours avec Esaïe, disant : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos œuvres, desquelles louange, honneur et gloire soit à votre infinie bonté.

Tiercement, elle est faite sans désir, pourtant qu’elle a jà [déjà] obtenu tout ce qu’elle désirait. Quatrièmement, elle est faite sans volonté, pour ce qu’elle ne veut jà rien, sinon ce que Dieu veut, lequel elle s’éjouit ore [maintenant] avoir obtenu. Cinquièmement, elle est faite sans amour : car elle est jà faite, comme l’amour même qui est Dieu, tant elle est faite divine, et un esprit avec Dieu. Sixièmement, elle est aussi faite sans connaissance : car tout ce qu’elle a ici connu, est jà hors de sa connaissance, pourtant qu’elle sent et reconnaît en elle-même ce très ample et incréé bien, qui est Dieu même, lequel créature quelconque ne peut comprendre.

L’âme donc qui désire de connaître le souverain [340 v°] bien, de l’aimer et en jouir : qu’elle s’abnège [se renie] soi-même, comme a été dit ci-dessus, et croie Dieu par sa divinité être dedans elle, et que lui seul se connaît parfaitement soi-même. À raison de quoi il peut s’aimer seul et jouir de soi parfaitement, et ainsi l’âme sera transformée en Dieu, et Dieu en elle (afin que je ne dise ainsi) sera fait rien. Pourtant qu’elle connaîtra icelui être si grand, qu’il n’y a totalement rien ès créatures à quoi il [ne] puisse aucunement être comparé, et elle sera dépouillée de toutes forces, comme étant déjà faite la force et vertu même, et très encline aux vertus. Maintenant donc, ô noble âme, rends toujours grâces au Seigneur ton Dieu, de ce que tu as mérité de recevoir au logis de ton cœur, un si grand Seigneur, que le ciel et la terre ne peuvent contenir et comprendre. Ainsi soit-il.

LIVRE QUATRIÈME DE LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE.

CHAPITRE XI Comment quelqu’un réconcilié à Dieu par la voie purgative, et cuit et mortifié par la voie illuminative, peut sûrement monter par la voie unitive.

La voie unitive est celle par laquelle l’homme bien purgé et illuminé est uni à son créateur d’un amour très-pur, à raison de sa seule bonté, sans aucun respect ou égard de sa propre commodité et profit, comme dit le psalmiste : Quelle chose ai-je au ciel, et qu’ai-je désiré hormis vous sur la terre ? À cette voie est requise une intime et profonde récollection, ou introversion de toi des choses extérieures aux intérieures, des choses basses aux choses hautes, des temporelles aux éternelles. Et que tu élèves ton esprit à Dieu mettant hors toutes [383 r°] les vanités des terriennes créatures, et que tu les chasses de toi comme mouches toutes et quantes fois qu’elles reviendront, ayant le cœur totalement diverti des choses créées, et converti à Dieu. Et que tu sois bien-fondé en toutes vertus, et pareillement mort aux concupiscences de la chair des yeux, et à l’orgueil et ambition de vie, gardant un intime silence avec Dieu, et méprisant toutes choses extérieures, comme si elles t’étaient venues en songe ou en dormant.

Et que ta dilection et intention soit très pure et non mêlée, ne cherchant rien que Dieu, le réputant à toi très suffisant. Et que tu le surexaltes en ton cœur par-dessus toutes choses visibles et imaginables et désirables. Et que tu gardes une amoureuse union avec Dieu, en embrassant tous ses jugements, tous ses faits, toutes ses doctrines avec souveraine révérence. Il est aussi requis, que tu réduises souvent en mémoire ses perfections, et que tu congratules intimement à icelles, et bien que les perfections de Dieu soient innumérables, toutefois communément trois se présentent, esquelles tu dois exciter ton affection en disant :

O Mon très aimable Seigneur, je vous congratule, pour autant que vous êtes très-puissant, non pour ce que de là il m’en vient bien, mais parce que vous êtes si heureux. Car vous ne craignez personne, vous n’avez besoin d’aucuns, personne ne peut vous vaincre ou surmonter, personne ne vous peut résister, nul diable, nul adversaire. Et de ce en premier lieu je m’éjouis, [383 v°] O Seigneur, je vous congratule, pour autant que vous êtes très sage. Car en vous-même très clairement et purement vous voyez toutes choses, bonnes ou mauvaises, passées, présentes et futures, actuelles et passibles, temporelles et éternelles, les muables immuablement, et les contingentes infailliblement. Et cela est tout de votre perfection, personne ne vous peut tromper, rien ne vous est caché.

O. Seigneur, je vous congratule, à raison que vous êtes souverainement bon, c’est-à-dire de souveraine perfection, d’autant que vous êtes immuablement bon, et tellement bon, que l’on ne peut rien penser de meilleur ni plus digne, ni plus noble que vous. Et tout ce qui se trouve de bonté aux créatures, elles le participent de votre bonté. Puis après, dis l’oraison suivante, d’une affection doucement enflammée et embrasée : Ô, mon très-cher Seigneur, vous êtes mon amour, mon honneur, et ainsi finalement tu impétreras ce que tu désires, si, méprisant toute attédiation, tu viens à persévérer constamment.

Méditations des perfections de Dieu par les sept féries de la semaine.

Mais pour autant qu’il est utile que celui qui commence ait quelques points ou paroles, par lesquelles il puisse exciter son affection et amour, parlant affablement et familièrement à Dieu, en l’oraison, nous [ne] distinguerons ici par féries aucunes méditations de perfections et louanges divines, esquelles tu [384 r°] puisses apprendre à goûter combien notre Seigneur est doux.

La seconde férie, ou le Lundi, ayant fait le signe de la croix et invoqué l’aide divine, et ayant recueilli ton esprit, prends la personne d’un fils, ou d’une épouse, et dis : Je vous congratule, mon père et très cher Seigneur, à raison que vous êtes l’auteur de l’être, c’est-à-dire, alpha et oméga, le commencement et la fin de toute essence, duquel quelqu’un parle ainsi.

De son arbitre et volonté dépendent toutes choses mortelles, qui seul a donné être à toutes choses.

Qui fait et refait, qui créé et qui gouverne les choses créées : la puissance duquel est la volonté même, et n’est sa volonté moindre que son pouvoir.

Je vous congratule donc en la perfection de votre être, d’autant que votre être est le très parfait être : car on ne peut penser que vous ne soyiez point, à raison que si vous n’étiez point, rien ne serait. Puis après pour ce que vous n’avez être d’aucun autre, et tout ce qui est tient son être de vous.

Je vous congratule mon très cher père et Seigneur, à raison que vous êtes la souveraine bonté. Car il n’y a chose qui soit si diffuse et communicative de sa bonté, comme vous. Et le bien tant plus qu’il est commun, d’autant est-il meilleur. Et d’autant qu’il n’y a chose qui soit si tôt apaisée, si désirable, délectable et aimable comme vous.

[384 v°] Je vous congratule, à raison que vous êtes la cause très universelle que les Philosophes ont connu de la raison naturelle. Voyant qu’il n’y avait point de progrès jusques au nombre infini, ès causes qui sont essentiellement soumises et ordonnées les unes aux autres, mais qu’il fallait nécessairement qu’elles se terminassent toutes en la cause première et principale qui est vous-même, qu’Aristote appelle unique et seul principe.

La troisième férie, ayant fait le signe de la croix, et invoquant l’aide divine, dis : Je vous congratule mon très cher père et Seigneur, à raison que vous êtes la beauté de l’univers, qui avez donné et départi à toutes choses leur beauté. La beauté duquel le ciel et la terre admirent, lequel les Anges désirent voir et contempler. De vous tiennent l’excellence de leur beauté, les étoiles, les roses, les lis. De vous ont et tiennent leur doux chant, tous les genres d’oiseaux, orgues et instruments de musique. De vous ont leur saveur et goût le miel, le vin et tous genres de drogues et épiceries. De vous le ciel a été embelli d’étoiles, l’air d’oiseaux, la terre d’animaux, l’eau de poissons.

Je vous congratule, à raison que vous êtes l’éternel sustentateur et conservateur de toutes les créatures. Car il n’y en a pas une qui ne fût incontinent réduite à rien si vous venez à en retirer tant soit peu votre conservation.

Je vous congratule à raison que vous êtes [385 r°] la fontaine de sapience, de laquelle procèdent et ruissellent tous les trésors de sapience et science, touchant vaillamment d’un bout à l’autre, et disposant doucement toutes choses. Qui contenez les trônes des cieux, et qui voyez et contemplez les abîmes. Qui de trois doigts, c’est à savoir de votre puissance, sapience et bonté, pesez la grandeur, grosseur et pesanteur de la terre. Qui balancez et examinez au poids les montagnes, et qui avez donné lois à la mer, afin qu’elle n’outrepasse ses termes et limites.

La quatrième férie, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon très cher Seigneur, à raison que vous êtes la gloire du monde. Car tous les esprits Angéliques vous adorent et louent. À bon droit aussi toutes créatures vous louangent. Vous êtes notre espérance, notre salut, notre honneur, notre gloire, notre dernière fin et attente. Je vous congratule, à raison que vous êtes très-abondant : car à vous appartient la terre et tout ce qui est contenu en icelle, à vous appartient la rondeur d’icelle, et de l’univers, et tous ceux qui habitent en icelui. Gloire et richesses sont en votre maison. Si l’homme riche est honoré, et respecté à cause de son or, combien devez-vous être honoré, qui avez fait l’or ; les perles, les pierres précieuses et toutes les choses qui sont au ciel et en la terre.

Je vous congratule, à raison que vous êtes incompréhensible. Vous êtes aussi grand Seigneur [385e] et grandement louable, et votre grandeur est sans fin. Car vous êtes d’une excellence si grande, que personne ne peut bien à plein la comprendre, soit homme, soit Ange, soit autre créature quelconque. Pour autant que toute créature est finie et bornée, mais quant à vous, vous êtes infini. Or est-il qu’il n’y a aucune proportion ni conférence de la chose finie à la chose infinie.

La cinquième férie, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule ô mon père, et très-cher Seigneur, à raison que vous êtes toute charité, et qui demeure en vous demeure en charité et vous en lui. Et comme la nature du feu est de brûler, d’enflamber et chauffer, ainsi c’est le propre de votre charité, de très largement vous épandre, enflammer et embraser en l’amour, racheter, garder, délivrer, sauver, toujours faire miséricorde, avoir pitié et pardonner.

Je vous congratule, à raison que vous êtes le lieu incirconscriptible, c’est-à-dire, que ne pouvez être limité ni compris en aucun lieu, et toutefois vous êtes partout. Si je viens à monter au ciel, vous êtes là : car vous régnez en tous lieux, vous commandez partout, en toutes parts votre Majesté remplit tout. Vous êtes aussi présent en enfer, exerçant l’œuvre et acte de votre justice : vous ne pouvez aussi être mesuré du temps, pour autant que vous avez créé le temps, et avez été devant tout temps.

Je vous congratule, à raison que vous êtes le loyer et récompense des saints, le jubilé et [386 r°] indicible joie des Anges, l’attente et expectation des Patriarches, le fondement des Prophètes, le coulas et appui des Apôtres, la couronne et guerdon [récompense] des Martyrs, la splendeur et clarté des Confesseurs, la gloire des Vierges et le salut de tous les élus.

La sixième férie [fête sans travailler], ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon Père et très-cher Seigneur, à raison que vous êtes la règle, le patron et exemplaire de toutes choses. Car d’autant que les choses créées approchent plus près de vous, d’autant elles sont plus nobles, car celles-là tiennent l’extrême et dernier lieu, qui ont seulement l’être avec vous. Ceux-là vous sont plus proches, qui ont être et vivre, en après ensuivent celles qui ont être, vivre et discerner. Finalement, celles-là qui ont l’être pur et vertueux, vous sont très proches et les plus nobles d’entre les créatures. Car par votre très reluisante et resplendissante bonté, en vous est tout modèle, forme et patron de toute exemplarité, vertu et communicabilité.

Je vous congratule, à raison que vous êtes l’ordre ou celui qui ordonne toutes créatures — lesquelles vous situez et logez chacune en son lieu selon son état et mérite, haut ou bas, comme le prudent peintre distingue ses couleurs, afin d’embellir et parer son ouvrage. Je vous congratule, à raison que vous êtes très-parfait sans aucune défaillance ; qui n’avez indigence d’aucune chose, qui êtes très suffisant à vous-même. Et ne peut-on penser rien de meilleur, de plus digne, de plus noble, de plus parfait. Et tout ce qu’il y a de perfection ès créatures, est en vous d’une très excellente et infinie manière.

Le samedi, ayant fait le signe de la croix, etc., dis : Je vous congratule ô mon Père et très-cher Seigneur, à raison de ce que vous êtes très-tranquille et très-paisible. Duquel quelqu’un dit ainsi : O vous qui gouvernez le monde d’une perpétuelle manière et raison, Créateur du ciel et de la terre, qui dès le commencement donnez cours au temps, et, demeurant stable et immobile en vous-même, donnez mouvement à toutes choses. Principe, porteur, conducteur, chef et capitaine, sentier, limite et borne : vous êtes le tranquille repos aux pieux : vous voir et contempler, c’est mettre fin à ses travaux.

Vous êtes aussi immobile et incommuable, d’autant que vous êtes partout. Or la chose est dite se mouvoir, à cause qu’elle tend à son lieu, auquel elle n’a auparavant été. Mais elle est appelée immobile, qui est partout, et qui n’a point de lieu auquel elle tende. Je vous congratule, à raison que vous êtes récréateur et confort de tous les fidèles, qui avez dit : Venez à moi, vous tous qui travaillez et êtes chargés, je vous récréerai, déchargerai et soulagerai. Car l’âme qui a pris racine en vous se repose parfaitement comme en son centre. Mais celle qui est hors de vous est divisée, et déchirée [387 r°] de plusieurs perturbations et amertumes.

Je vous congratule, à raison que vous êtes à vous et à tous très-suffisant. Celui qui vous a, a tout ce qu’il peut désirer. Celui qui ne vous a est mendiant et pauvre. Car tout ce qu’il a sans vous, ne lui donne soulagement ni récréation, ni réjouissance, ni repos, ni contentement qui soit perdurable, ni à toujours. Mais celui qui vous a, à la fin il est rassasié, assouvi et content, et ne sait quelle chose il doive chercher davantage, car vous êtes par-dessus tout ce qui se peut voir, ouïr, fleurer, goûter, manier et sentir. Outre plus, vous êtes haut par-dessus ce qui se peut figurer, nombrer, et enclore. D’avantage, vous êtes Très-Haut par-dessus tout ce qui se peut démontrer, définir, penser, rechercher, imaginer, estimer, entendre et comprendre. Car vous êtes totalement aimable, infiniment louable et souverainement désirable.

Le dimanche, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon Père très-cher, à raison que vous êtes mon trésor : car là où est mon trésor, là aussi est mon cœur. Car quoique l’on me sache ôter, pourvu que vous me demeuriez, il me suffit, car vous êtes mon désir. A la mienne volonté aussi que vous agréassiez à tout le monde et que tout le monde vous fût sujet. À la mienne volonté que je pusse impétrer cela par mon propre sang.

Je vous congratule, à raison que vous êtes la vie, de laquelle toutes choses vivantes ont pris vie, en qui nous vivons, nous mouvons [387 v°] et sommes, comme il est écrit : De lui et en lui et par lui sont toutes choses. À lui soit honneur et gloire ès siècles des siècles. Je vous congratule, à raison que vous êtes Christ, qui est interprété oint, et êtes l’onction, laquelle, apposée à quelque chose que ce soit du monde, la fait et rend savoureuse. Car ès élus vous êtes la saveur de grâce et ès réprouvés, la saveur de justice, et vengeur d’iniquité tout-puissant, sublime, glorieux et louable ès siècles.

Quand d’oncques tu auras traité et ruminé en ton cœur tout à loisir les prédites méditations en congratulant à la souveraine bonté et perfection de ton bien-aimé, tu clor[e]ras ton oraison de soupirs, et embrasées affections, l’esprit étant élevé en Dieu, en criant souvent en ton cœur à ton Seigneur et bien-aimé en cette ou semblable manière.


CHAPITRE XIII Oraison qu’il faut faire et prononcer plus de cœur que de bouche, pour l’amoureuse union avec Dieu.

Ô, mon très-cher Seigneur, vous êtes mon amour, mon honneur, mon espérance, mon refuge, ma vie, ma gloire et ma fin. Je ne cherche autre chose, je ne veux autre chose, que l’on ne me parle d’autre chose, que l’on ne me propose autre chose que de vous, mon Dieu. Pour autant que vous m’êtes très suffisant. Vous êtes mon père [388 r°] mon frère, mon nourricier, mon gouverneur, ma garde, mon époux. Vous êtes tout aimable, tout désirable, tout fidèle. Qui est celui si libéral qui voulut se donner soi-même ? Qui est celui si charitable qui voulut mourir pour un si vil pécheur ? Qui est celui si humble qui humilia si fort sa majesté ? O Seigneur qui ne méprisez personne, n’avez horreur de personne, qui ne délaissez personne de tous ceux qui vous cherchent, ains qui les prévenez, et qui allez au-devant d’eux — car vos délices sont d’être avec les enfants des hommes : qu’avez-vous trouvé en nous sinon que des ordures de péché — et vous voulez être avec nous jusques à la consommation des siècles ?

Ne vous eut-il pas suffi de mourir pour nous, et donner tant de sacrements, et vos anges pour gardes ? Jaçoit que nous soyons toujours ingrats, toutefois vous voulez être avec nous, ô très-aimable Père, pour ce que vous êtes si bon, que vous ne pouvez vous nier.

Faisons donc une commutation et échange par ensemble : vous prenez garde à moi et je prendrai garde à vous. Et faites avec moi, comme savez et voulez : car je veux être vôtre et non à autre. Donnez-moi la grâce, Seigneur, que j’entende à vous seul, que je vous aime seul, et brûle continuellement de votre amour. Que je ne souhaite autre chose que vous, que je m’offre totalement à vous, et m’étant offert, que je ne vienne onc à me redemander, ou reprendre à moi. O Feu qui me brûle, ô charité qui m’enflamme ! ô lumière qui m’illumine ! ô mon [388 v°] repos ! ô mon rafraîchissement ! ô mon espérance ! ô mon trésor ! ô ma vie ! ô amour qui toujours brûlez et qui n’êtes oncques éteint ! O Mon Roi et mon Dieu ! embrasez-moi du feu de votre amour, de votre charité, de votre liesse, de votre paix, de votre piété, et de votre mansuétude et douceur, afin qu’entièrement rempli de la douceur de votre amour, tout embrasé de la flamme de votre charité, je vienne à vous aimer, mon très-doux et très beau Seigneur, de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit et de toutes mes forces, avec une grande contrition de cœur et fontaines de larmes, avec grande révérence, tremeur [tremor : tremblement] et crainte, vous ayant toujours au cœur et en ma bouche, et devant mes yeux, en tout lieu. De sorte que le propre et privé amour n’ait aucun accès ou entrée en mon âme, ains, totalement transformé en votre amour, je vienne à mériter d’être un esprit avec vous. Ainsi soit-il.

Abrégé de toute la vie unitive.

Jaçoit que pour obtenir la perfection de charité, plusieurs voies et sentiers nous soient donnés des Saints, nous dirigeant et conduisant à même fin, toutefois cette-ci est estimée la plus facile de toutes, et la plus courte et compendieuse que saint Denys, et après lui quelques autres ont enseignée. C’est à savoir, que par ardentes affections l’âme se lève [389 r°] en Dieu, aspire à lui, parle avec lui, et désire de parvenir à lui, et à lui adhérer. Ce sentier, cet exercice est cette admirable et occulte sapience unitive, que le même saint Denys appelle Théologie mystique, laquelle ne s’apprend pas par la multitude des livres, par la subtilité de dispute, ains elle est cherchée par l’extension de notre affection en Dieu (par laquelle le désir d’aimer Dieu plus fort, de plus grande affection, et de lui complaire plus parfaitement, soit perpétuellement excité en nous), et est infuse et donnée par l’irradiation et illumination divine, non aux endormis et paresseux, ainçois à ceux qui se préparent, faisant ce qui est en eux, et est fréquenté, pratiqué, ou mis en usage, plus par affection que par pensée ou cogitation.

Pour icelle obtenir, si tu n’as encore les sens exercés, et si tu n’y es versé, tu dois au commencement de ton exercice recueillir un petit faisceau ou bouquet de l’amour divin, et d’un cœur humble bien reconnaissant, et amoureux, ruminer tous ou aucuns des principaux signes d’amour et bénéfices que Jésus-Christ, selon sa divinité ou humanité, t’a départis, afin que par iceux ton cœur soit enflammé du feu de l’amour divin. Or entre tous les bénéfices de Dieu, tu t’exerces dévotement à son amoureuse Passion. Premièrement considérant l’œuvre, et l’ordre et continuation de l’histoire, afin que tu lui compatisses. Secondement, la mode ou manière d’icelle, afin que tu sois excité [389 v°] de l’imiter. Car en la manière d’endurer tu as la perfection de toutes vertus, c’est à savoir l’abîsmale et très-profonde humilité, l’incompréhensible mansuétude et douceur, l’admirable patience, et ainsi des autres.

Tiercement, en considérant la cause, c’est à savoir sa très excessive charité, laquelle l’a contraint d’endurer pour toi un si horrible genre de mort. C’est pourquoi tu considéreras sa divinité, comme celle qui le mouvait intérieurement, et qui parfaisait toutes ces choses pour ton salut. Car il est presque impossible au novice, ou à celui qui commence, si préalablement il ne commence par la méditation, d’être enflammé en l’amour de Dieu, jusques à ce qu’étant tout accoutumé enfin sans aucune préméditation, tu puisses toutes et quantes fois que tu voudras, voire cent ou mille fois le jour, tout de prime face, et à l’instant que tu te recueilleras ou introvertiras, lever ton esprit et l’enflammer en Dieu.

Pour obtenir cette Sapience, t’est semblablement nécessaire la pureté de cœur que tu obtiendras en cette manière : c’est à savoir, qu’après avoir dûment purgé et nettoyé ta conscience, tu aies toujours une bonne volonté et ferveur envers Dieu, que tu gardes très soigneusement ton cœur net de tout péché et vraie innocence, humilité et simplicité. Tu cherches Dieu en toutes choses, l’ayant toujours devant les yeux comme présent. Car tandis que nous sommes en ce monde, si l’amour [390 r°] propre et privé n’est continuellement retranché en nous, il germera et produire des vices, c’est-à-dire, des mauvais désirs, des dépravées inclinations et vaines pensées, lesquelles nous séparent et retirent de Dieu, nous fouillent, perturbent, et empêchent.

Partant, tout ce que tu sentiras de semblable, si tu désires la pureté de cœur, tu le dois incontinent froisser, rejeter, t’abnéger. Et où que ce soit que tu reconnaîtras que tu ne cherches point la gloire de Dieu, ains toi-même, tu dois incontinent le détester, le rejeter et poursuivre. Car cela est t’abnéger toi-même, de non seulement n’accomplir pas tes désirs, ains aussi vouloir et tâcher de ne les sentir, et de mourir à toi-même et à tout amour désordonné, tant envers toi qu’envers les créatures. Véritablement il n’y a point d’autre voie qui conduise à Dieu, sinon que tu te renies et délaisses toi-même, et sans contradiction de cœur tu te soumettes à Dieu, et aux hommes pour l’amour de Dieu, et sois toujours prêt, appareillé, et résigné à tout le bon plaisir de Dieu, par qui que ce soit qu’il te le fasse connaître, aussi bien en adversité comme en prospérité.

Tu dois aussi tâcher, autant que tu peux, d’avoir l’âme nue et nette de tous fantômes et imaginations des choses, de toutes espèces, figures et formes et libre (comme j’ai dit) de toute désordonnée affection envers toi, et envers toutes créatures que ce [390 v°] soient. À ce, aide beaucoup, et est nécessaire, le continuel étude et soin que l’on doit avoir de fuir toute multiplicité de propos, occasions de parler, la curiosité de savoir, les cures, soins, sollicitudes ou occupations inutiles, l’affection, consolation, et délectation des sens, autant la superfluité que le désordonné amour, voire même des choses nécessaires.

En après, tu exerceras continuellement la force concupiscible de l’âme, en multipliant les désirs de très-fermement et très-chastement aimer Dieu, ayant aussi en ta mémoire appareillées plusieurs brèves petites oraisons pour exercer ton affection en l’amour, lesquelles saint Augustin appelle jaculatoires, comme étant flèches d’amour, desquelles tu peux doucement navrer le cœur de notre Seigneur Jésus-Christ. Porte-les en ton cœur, et dis-les de cœur, ou si tu aimes mieux de bouche, à Dieu, qui toujours et en tout lieu t’est présent. Avec le plus de ferveur que tu pourras, non seulement quand tu dis les ordinaires et accoutumées oraisons, ains en tous temps et lieu, allant, venant, étant debout, assis, couché, mangeant, buvant, et travaillant. Accoutume-toi à tout le moins de les avoir en cœur, présentes, et de les dire ou ruminer en ta pensée, non certainement d’une tépide et négligente, ains d’une fervente affection et ardent désir, afin que tu puisses être fait un esprit avec Dieu, fondu en l’ardeur de son amour. [391 r°] Car il pourra très-promptement toujours t’enflamber, pensant qu’un si grand Seigneur t’a premier aimé, vil vermisseau et pécheur si ingrat, et s’est lui-même livré pour toi. Et ce, d’un amour non tépide, ains éternel, infini, total, gratuit, commun, spécial et béatifiant. Et qu’il a daigné de se joindre à toi d’une très prochaine cognation et parenté, et être ton père, frère et époux ; voire même ton fils en esprit, et tout ce que tu saurais désirer. De sorte que tu trouves et possèdes tout cela en lui très-abondamment sans mesure. Que doncque cette voix de ton fidèle Père sonne toujours es oreilles de ton cœur, te rappelant à soi. Mon fils, revenez à votre cœur, en vous abstrayant et retirant de toutes choses autant qu’il vous est possible. Gardez toujours l’œil de l’esprit en pureté et tranquillité, en préservant votre entendement des formes et figures des choses inférieures. Dépétrez et faites entièrement quitte l’affection de votre volonté des cures et soins des choses terriennes, en vous abnégeant et reniant vous-même, et en adhérant toujours, et mettant votre affection au souverain bien d’un fervent amour. Ayez aussi votre mémoire continuellement élevée aux choses célestes et spirituelles, tendant aux choses éternelles, par la contemplation des choses divines. En sorte que toute votre âme, avec toutes ses forces recueillies en Dieu, soit faite un esprit avec lui. Si vous persévérez fidèlement en ces choses, [391 v°] vous obtiendrez en bref un grand degré de sainteté, que personne de ceux qui demeurent en leur propre volonté et sensualité ne méritera d’obtenir.

Pour exemple nous ajouterons ici quelques formules de ces oraisons jaculatoires, par le moyen desquelles chacun en pourra former plusieurs semblables sans nombre. Quiconque les connaîtra, tant simple soit-il, et exercera affectueusement, subtilement il se sentira changé, et beaucoup plus enrichi en charité et en toutes grâces, que s’il pensait mille fois aux secrets et mystères célestes, et apprit par cœur la science de toutes les écritures.

O Mon amour, ô ma seule espérance, ô mon total refuge, et tout mon désir, ô mon très amiable, à la mienne volonté que je sois trouvé digne que mon âme jouisse de vos très doux embrassements, voire que d’un mutuel lien vous recréez en elle, et elle en vous, afin qu’ainsi sa tépidité valeureusement s’échauffe et embrase du feu de votre infini amour.

O Âme de mon âme, ô vie de mon âme, je vous désire tout, je m’offre tout à vous, tout à tout, un à un, seul à seul. À la mienne volonté que cestui votre oracle fait à votre Père soit en moi accompli, par lequel vous disiez : Père, je vous prie qu’ils soient un, ainsi qu’aussi nous sommes un. Je suis en eux, et vous en moi, afin qu’ils soient parfaits en un.

O Seigneur, quand vous aimerai-je parfaitement [392 r°] ? Ô Seigneur, quand sera-ce que je vous embrasserai nuement des bras de mon âme ? Ô, Seigneur quand sera-ce que je me contenterai moi-même, et tout le monde, pour votre amour ? Ô, Seigneur, quand sera-ce que mon âme avec toutes ses forces, vous sera unie ? Ô Seigneur, quand sera-ce que mon âme sera totalement et parfaitement plongée et engloutie en vous ? O Seigneur, je désire de vous posséder totalement, et de m’offrir tout à vous, et de reposer éternellement et inséparablement un en un.

Ô Seigneur, quand sera-ce que je vous aimerai ? Quand sera-ce que je vous embrasserai étroitement ? Quand serai-je tout uni et plongé en vous ? Quand serai-je du tout absorbé et englouti de votre plénitude ? Je vous souhaite tout, je me donne tout à vous.

O Seigneur mon Dieu, quand sera-ce que je vous étreindrai d’une très-douce dilection ? Quand sera-ce que je vous aimerai ardemment d’un très-étroit amour ? Quand sera-ce que je serai totalement attaché et adhérant à vous ? O Dieu plus que très-digne, ayez pitié de moi très-indigne, ô Dieu très heureux, ayez pitié de moi très-misérable. O Dieu très saint, assistez-moi très méchant, ô Dieu très-débonnaire, et très-doux, soyez-moi propice, très méchant pécheur que je suis. O Dieu très miséricordieux, secourez-moi très-ingrat.



Traité de l'Union de l'âme avec Dieu de Cécile de la Nativité

Un beau texte mystique introduit par la traductrice mystique des Oeuvres de Jean de la Croix dans son quatrième et dernier tome 89. Elle utilise une partie du texte espagnol de l’édition parue à Tolède en 1914 90.

Données biographiques sur Cécile de la Nativité Carmélite de Valladolid

Cécile de la Nativité naquit à Valladolid en 1570 91. Son père, François Sobrino, était Portugais de nation ; sa mère, Cécile Marillas, possédait un savoir tout à fait exceptionnel chez une femme. Ils eurent cinq fils et deux filles. Deux des fils furent Carmes Déchaussés ; un troisième devint Évêque de Valladolid ; un autre mena dans le monde une vie très édifiante ; le cinquième mourut en odeur de sainteté dans l'Ordre de Saint-François. Les deux filles entrèrent chez les Carmélites Déchaussées de Valladolid. La première y reçut le nom de Marie de Saint-Albert ; la seconde devint la célèbre Cécile de la Nativité.

Cécile avait des dispositions peu communes à la vertu, une intelligence singulièrement ouverte et avide d'apprendre. Elle fit de rapides progrès dans les différentes branches du savoir. Sans parler des travaux propres à son sexe, elle étudia — sans doute guidée par sa mère — non seulement la langue latine et l'Écriture sacrée, mais la rhétorique, la philosophie, la théologie, la poésie et la peinture. Tout d'abord cet esprit si bien doué se laissa quelque peu éblouir par les vanités du siècle, mais Dieu l'en détacha promptement, et enflamma son coeur du divin amour. Renonçant au monde, elle prit l'habit des Filles de sainte Thérèse cinq ans après la mort de la Réformatrice et lorsque saint Jean de la Croix vivait encore.

Sa profession, à son propre témoignage, eut lieu le 2 février 1589. Sans délai, elle embrassa la pratique des plus hautes

vertus et se donna tout entière à la vie d'oraison. Dieu répondit à sa générosité par un don de contemplation très sublime, ainsi que ses écrits en font foi. Ses Supérieurs l'employèrent à la

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fondation du monastère de Calahorra. Elle revint ensuite en celui de Valladolid, où elle ne cessa d'être pour ses Soeurs un modèle de perfection. Elle y mourut l'année 1646, âgée de près de soixante-seize ans, laissant de nombreux écrits spirituels d'une valeur singulière.

Traité de l'Union de l'âme avec Dieu de Cécile de la Nativité

Malgré la difficulté que j'éprouve à exécuter l'ordre que m'a donné l'obéissance, je vais pour m'en acquitter dire ici quelque chose au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Son très saint Esprit, qui est aussi celui de son Père, est assez puissant pour guider ma plume, et mon incapacité d'ailleurs lui est bien connue.

Les choses de Dieu, lorsqu'elles surpassent la raison et les sens, sont d'autant plus difficiles à exposer qu'elles sont plus hautes, plus divines, plus éloignées des choses communes et temporelles. Par là même aussi, elles sont très peu connues et très peu comprises des mortels, à qui la claire vue de Dieu est encore refusée. Mais plus on les goûte, plus elles se manifestent, bien que par des fissures seulement et dans une demi-obscurité, et plus on en est abondamment gratifié, plus elles se font clairement connaître. A la vérité, on ne les perçoit point par les sens extérieurs, et bien des personnes ne font cas que des choses sensibles, s'arrêtant peu à celles qui sont plus intérieures : je veux dire à celles qui concernent l'Essence de Dieu et l'essence des âmes créées par lui.

Je traiterai ici de l'union de ces deux essences. J'ai grand besoin de l'assistance divine pour réussir à en dire quelque chose de juste, car l'entreprise est bien malaisée pour une personne à la fois dépourvue de savoir et de perfection 1. Je me garderai donc d'expliquer l'essence de l'union, parce que c'est l'affaire des théologiens ; j'exposerai seulement quelques traits et linéaments de ce que l'âme éprouve dans cette union, sans le sentir ou en le sentant. Et ceci même, j'ose à peine l'entreprendre, tant il est difficile de le rendre par des paroles. Mais

Cécile de la Nativité, nous l'avons dit, avait au contraire une connaissance profonde de la théologie dogmatique, comme le montrent la clarté et l'exactitude avec lesquelles elle touche les questions les plus difficiles.

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la puissance de l'obéissance est grande. Si la volonté de Dieu est que j'exécute ce qu'elle m'impose, qu'il me donne ce qu'il me commande, et qu'il me commande ensuite ce qu'il voudra. Je crois être certaine que mon seul désir est d'obéir, et comment une personne qui voit si clairement son néant pourrait-elle en avoir d'autre ?

Tout le monde sait que Dieu renferme en soi toutes choses et, en tant que leur auteur, leur communique l'être et la vie. En ce sens, il est présent aussi dans les enfers, mais pour un plus grand tourment des damnés. Il l'est également dans les pécheurs, quoiqu'ils soient dans un état de mort par rapport à lui et en eux-mêmes, ce qui dure tant qu'ils ne rentrent point dans son amitié. En cet état, rien ne leur profite et Dieu ne se communique point à eux de la manière dont nous parlons.

Enfin il est présent dans les âmes qui sont en grâce, pour leur plus grand mérite et pour leur salut éternel. Il est vrai qu'à moins d'une révélation surnaturelle nous ne pouvons avoir la certitude d'être en grâce ; et cependant, Dieu a parmi ses créatures un grand nombre d'âmes qui ont ce bonheur. Mais celles-là sont singulièrement heureuses, auxquelles il se révèle comme par une fissure, ou pour mieux dire, celles-là qui ont su profiter des biens qu'il découvre à tous ceux qui sont en sa grâce. Je laisse de côté pour le moment les cas particuliers, alors que Dieu trouve bon de dévoiler ses merveilles.

Au reste, elle n'est pas petite, la faveur accordée par lui à beaucoup d'âmes fidèles, de ne se lasser jamais de le chercher, tandis qu'il se dérobe sans cesse. A la fin, tôt ou tard, il viendra récompenser surabondamment leur foi et désaltérer leur soif des biens éternels.

Puisque nous sommes sur ce sujet, disons que lorsque l'âme s'est appliquée aux premiers exercices spirituels sans se lasser, qu'elle a surmonté ses ennemis par le parfait renoncement à soi-même, Dieu la dispose graduellement aux divers degrés d'oraison qui précèdent celui dont nous allons parler. Afin de l'en rendre capable, il la visite par des épreuves nombreuses. Enfin, voyant la continuité de ses désirs et de son anxiété, il en vient à lui accorder un contact substantiel avec lui. Cette

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touche est de si haut prix, qu'elle apporte à l'âme une joie et un rassasiement ineffables. Quiconque en a été gratifié ne saurait l'ignorer. Cette touche, il est vrai, n'a rien de corporel et n'est point perçue par les sens ; mais à la jouissance délicieuse qui se répand dans son essence, jointe à une notion extrêmement délicate de l'immensité de Dieu, l'âme connaît avec une certitude entière qu'elle touche Dieu même et se joint à lui, de la même manière que se touchent deux choses auparavant séparées. Ce n'est pas que Dieu fût séparé de l'âme, mais par rapport à cette communication, il semble qu'il en était ainsi. Et, en effet, l'essence de l'âme ne le sentait pas auparavant de cette manière, et une pareille certitude lui eût été impossible.

Ainsi, à moins de vouloir s'aveugler soi-même — comme le ferait une personne qui, fixant le soleil dans son éclat, déclarerait qu'il fait nuit, — il est impossible à celui qui a reçu cette touche divine, de l'ignorer. J'ai dit : à moins de vouloir s'aveugler soi-même. C'est qu'effectivement il y a des âmes si dépourvues d'intelligence quant aux choses spirituelles — ou peut-être Dieu les leur voile-t-il parce que cela convient pour lors, — il y a des âmes, dis-je, qui reçoivent de Dieu des faveurs très certaines et qui cependant ne parviennent pas à se rassurer. Supposez qu'on ait été gratifié de ce don, sur lequel on n'a pour l'instant aucun doute, et que la partie inférieure vienne ensuite à s'obscurcir et à douter. Il n'en reste pas moins vrai, si la grâce a été réelle, que l'essence de l'âme se trouve renouvelée et changée : en un mot, elle est fort différente de ce qu'elle était auparavant. Et si elle continue à se disposer à recevoir cette grâce, le doute durera peu, parce que la grâce dont il s'agit étant de sa nature immense, elle communique à l'âme un goût d'immensité et d'infinité. L'âme qui en est là, à moins d'une notable négligence, fera, à n'en point douter, de grands progrès dans la transformation en Dieu.

Mais que fera, je le demande, l'âme qui ayant expérimenté une fois cette touche divine, se sent tourmentée d'une soif inextinguible, et ignore ce qu'elle doit faire pour boire une nouvelle gorgée de cette eau de la Vie éternelle, surtout si,

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après cette première faveur, Dieu la laisse dans une obscurité profonde et de rigoureux tourments ? Il est vrai, le tourment de l'âme parvenue jusque-là ne consiste plus, comme autrefois, à faire effort pour briser les pierres qui ferment sa voie. Quoique déjà élevée à la contemplation, cette âme, dans sa souffrance, se trouvait comme éloignée de Dieu. Ses puissances avaient bien joui de lui comme par des fissures, mais son essence n'avait pas été admise à en jouir de cette façon : de là, cette séparation si douloureuse et cette difficulté terrible à trouver l'union désirée.

Mais une fois que l'âme a été favorisée, ne fût-ce qu'une seule fois, du contact substantiel avec son Bien-Aimé, son angoisse grandit, car celle-ci est toujours proportionnée à la connaissance, à l'estime et à l'expérience. L'estime et le désir font donc croître avec intensité l'angoisse de cette âme, elle est violemment altérée et désireuse du bien dont il lui a été donné de jouir.

Il est à noter néanmoins que pour de telles âmes l'entrée à la jouissance est beaucoup plus facile que pour les autres. Comme elles sont toutes disposées à la pure contemplation et que le Seigneur la leur accorde, non seulement il n'est pas loin d'elles, mais il en est même très proche. Pour obtenir les touches substantielles, la foi est à ces âmes de la plus haute importance. Il ne suffit pas qu'elles s'absorbent dans le goût spirituel qui leur est accordé, il faut de plus qu'elles s'unissent à ce qu'il y a en Dieu de substantiel, tel que la foi nous l'enseigne, il faut qu'elles s'attachent fortement à Dieu en sa substance même, jusqu'à ce qu'elles expérimentent d'une manière intime et secrète la touche divine.

Supposé qu'elles aient atteint cette divine union, il leur importe extrêmement de continuer à exercer ce contact avec Dieu, si toutefois Dieu ne l'opère lui-même sans autre moyen ni disposition préalable. Quand je parle d'exercer ce contact, j'entends, avant qu'il se produise, car une fois produit, l'union est immédiate, puisqu'il s'agit de la jonction de deux substances. Au reste, cette disposition de foi est, d'une manière générale, nécessaire à ces âmes dans l'oraison.

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C'est par une lumière vive et pleine de douceur 'que l'âme reconnaît ici son Créateur. Elle sait par la foi d'une manière certaine qu'il est présent en elle. Tandis qu'elle s'attache à cette vérité de toute la force de son amour et de son embrassement — et cela, non d'une manière quelconque, mais, suivant l'expression de notre Sauveur, de tout son coeur, de toute son âme, de toutes ses forces et de tout son esprit' — elle expérimente en elle-même le divin et amoureux contact —' fort et terrible aussi — avec Celui qu'elle aime.

Lorsque cet effet vient à s'affaiblir et à se relâcher un peu — en cet état, à moins de faute grave, le relâchement n'est jamais entier et le désir de Dieu demeure toujours, — l'âme peut sentir quelque difficulté à une entreprise aussi sublime que celle d'une nouvelle emprise sur la Substance de Dieu, car chacune de ces touches lui procure cet ineffable bien. Et pourtant chacune d'elles lui apporte une disposition à une autre touche, plus intérieure et plus forte : je veux dire, plus perçue, plus habituelle et plus parfaite. Non que Dieu devienne plus grand, ou qu'à chaque fois l'âme ne touche pas sa Substance tout entière, mais comme il est impossible de connaître ce grand Dieu tel qu'il est en lui-même, cette succession de contacts avec lui le fait connaître d'une manière de plus en plus parfaite.

C'est un insigne bienfait du Seigneur envers nos âmes que cette capacité qu'il leur a donnée de toujours croître en lui — et lui en elles — tout le temps que dure l'état de la vie présente. Les unes grandissent en plus intense, les autres en moindre degré, mais toutes croissent et progressent. Quant au degré de vie spirituelle dont nous parlons, il y a un grand nombre d'âmes qui ne parviennent point aux richesses qu'il comporte, même parmi celles qui atteignent l'état de pure contemplation et de divine union. H faut donc reconnaître que les âmes ainsi favorisées sont en petit nombre, et de fait ce degré est de soi très élevé, c'est même le plus sublime qui soit ici-bas. Il conduit l'âme, si elle ne s'arrête pas en chemin, à se perdre tout entière en Dieu.

1 Diliges Dominum Deum tuum ex Loto corde tuo, et ex iota anima tua et ex lotis scribus Luis, et ex Iota mente tua. (Luc, x, 27.)

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De même que celui qui se noie dans une mer profonde est perdu pour ce monde, que celui qui se consume dans les flammes est réduit à rien, ainsi cette âme bienheureuse, noyée dans la mer sans fond de la Divinité, consumée dans un feu qui surpasse en violence et en activité celui de la sphère céleste, et dont l'activité à dévorer est de beaucoup supérieure, demeure très véritablement engloutie et consumée.

Au commencement de cette divine union, les sens extérieurs ne sont pas suspendus, et chez certaines personnes ils ne le sont jamais, en sorte qu'étant appelées, elles se trouvent parfaitement conscientes : ce qui dénote moins de faiblesse dans la partie inférieure et montre que Dieu l'a fortifiée. Par une perception puissante et toute divine, l'âme connaît qu'elle s'approche de son Bien-Aimé, ce qui a lieu purement dans la substance de l'âme et sans sortir de ses limites, qui, il est vrai, sont immenses.

J'ai dit que l'âme sent très clairement qu'elle s'approche de son Bien-Aimé et qu'il s'en faut de peu qu'elle ne le touche. Dans l'immense soif qu'elle a de lui, elle peut le chercher et le désirer avec tant d'ardeur, qu'elle en vienne au contact avec lui. Ce divin contact cause à l'âme un rassasiement infini, car Celui auquel elle s'unit est Vie éternelle pour l'âme. L'Être divin qui la porte en soi, qui soutient sa vie naturelle, qui lui donne la connaissance et le goût de la vie éternelle, est le même qui se révèle ainsi à elle, qui se joint à sa substance même, non plus seulement par la foi, mais par un goût intérieur expérimental de son Être divin et éternel, tel qu'il est en lui-même.

Comme les puissances ne comprennent pas ce que Dieu opère ici, elles sont dans l'obscurité, et cependant beaucoup plus illuminées qu'elles ne le seraient par des connaissances particulières. Dans une simplicité intime, elles connaissent ici une Vérité éternelle, un immense et puissant Seigneur qui, s'unissant à l'âme, la change et la transforme en soi.

Il peut se faire qu'au début et avant cet effet d'union, l'âme se trouvât vivement impressionnée par tel mystère en parti-

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culier. Alors, à mesure qu'elle approche du divin contact, elle perd de vue le mystère qui l'occupait, et ne sent plus que cette Puissance infinie, avec la certitude d'être jointe à son Bien-Aimé. Il peut arriver aussi qu'elle ne perde point de vue le mystère, mais seulement ce mode plus bas de connaissance, qui n'était basé que sur la foi.

Ici, c'est la jouissance qui lui révèle son Bien-Aimé tel qu'il est dans la vérité, et, sans comprendre, elle expérimente la substance et la réalité du mystère. De là sans doute l'impression si vive produite sur certaines personnes par tel ou tel mystère en particulier. Au seul mot de paradis, le saint Frère Gilles demeurait ravi et hors de lui-même. II est d'autres âmes qui, entendant parler d'un mystère de la foi, en sont profondément émues et sentent intérieurement de merveilleux effets. C'est qu'au souvenir de ces mystères ou de ce qui s'y rapporte, l'Essence et la Substance du Seigneur leur Dieu qui les a opérés agit sur elles avec plus de force. Et, après tout, c'est par le moyen de ces mystères qu'il s'est révélé et fait connaître à ses créatures, et c'est en qualité de vérités accomplies en lui et par lui, en un mot c'est en tant qu'émanées de lui qu'ils produisent sur l'âme cette divine impression.

Ce qui surpasse tout, c'est l'Être de Dieu, et comme ici c'est lui qui se communique substantiellement à l'âme, lui qui la touche et l'unit à soi, cet effet d'union et ceux qui découlent des oeuvres qu'il a opérées se trouvent ici joints ensemble. Supposez une personne qui en aime une autre. C'est la personne même qui est aimée, et cependant tout ce qu'elle fait, tout ce qu'on entend dire d'elle vient aviver l'affection qu'on lui porte.

Ainsi, notre grand Dieu étant ce qu'il est, rien d'étonnant si l'union avec lui change et transforme l'âme, avec une

incroyable puissance d'amour, en l'Être même du Bien-Aimé,

et si cette transformation en un Être si fort et si divin la tire

d'elle-même et de son opération naturelle, pour la faire passer

à des opérations surnaturelles et divines. Rien d'étonnant

non plus si, après cela, quelque oeuvre ou quelque souvenir

que ce soit se rattachant à Dieu, produit en l'âme le même

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effet d'union, puisque Dieu a créé l'essence de l'âme apte et disposée par nature à l'union.

Cette union est beaucoup plus parfaite que celle d'un feu s'incorporant à un autre feu, que celle d'une eau se mêlant à une autre eau, parce que ces éléments sont corporels et qu'il s'agit ici de deux substances spirituelles : l'une éternelle, toute-puissante, forte à l'infini, divine, incompréhensible, immense, et si opérante que d'un seul acte de sa volonté elle a tiré du néant d'innombrables créatures, l'autre, qui est notre âme, très semblable à la première, mais non cependant quant à la force, quant au pouvoir, quant à la grandeur, quant à la nature de son Être, ni quant aux propriétés infinies qui sont en Dieu. Par le fait, il y a entre les deux substances toute la distance qui sépare le Créateur incréé, éternel, sans bornes, d'une créature qui, vu la petitesse de son être, est par rapport à lui comme un néant. D'ailleurs, une fois qu'il a engendré son Fils unique, qui emporte toute la force de son Être, qu'il a spiré le Saint-Esprit qui procède de l'un et de l'autre et a le même Être, Dieu ne peut rien faire qui soit comme lui, et il ne peut y avoir qu'un seul Dieu et Seigneur. Ce sont les fondements de notre foi, et l'âme connaît ici ces vérités d'une manière tout autre qu'auparavant et entièrement ineffable, qui lui montre avec évidence comment toutes les créatures en présence de cet Être infini sont comme rien.

Et pourtant il est vrai de dire que Dieu a fait l'âme très semblable à lui, puisqu'il l'a faite spirituelle, immortelle, incompréhensible. Saint Augustin nous dit que nul ne sait ce qu'est l'essence de l'âme, sinon celui qui l'a créée. Outre cela, une fois unie à Dieu, elle est immense ; en lui elle est vie, elle est sanctification et perfection. Enfin elle en arrive à être Dieu en Dieu, parce qu'elle est une avec Dieu, et avec le temps elle acquiert des propriétés fort semblables à celles de Dieu lui-même.

Oui, redisons-le, celle qui est néant devient Dieu ; celle qui est mortelle devient vie ; celle qui par le péché est corruption devient sanctification. Et néanmoins, même avec la partici-

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pation que lui communique une si étroite union avec l'Océan de la Nature divine — union plus parfaite que celle de l'eau tombant du ciel dans la mer, — les deux natures restent distinctes, et la distance qui sépare le Dieu Créateur de la créature, l'Éternel de celle qui vient du néant, subsistera toujours.

Mais pourquoi ai-je dit qu'avec le temps l'âme acquiert leS propriétés divines ? Parce que si l'âme, après avoir reçu de Dieu une touche substantielle, au lieu de se montrer reconnaissante d'une si immense faveur et de se joindre à lui de nouveau, se néglige et se sépare de lui par le péché, sans retourner à son bienfaiteur, il est visible que le don reçu ne lui servira de rien et lui sera même un sujet de plus rigoureuse condamnation. Si, au contraire, une fois ce don reçu, elle se défait et se dégage des choses terrestres, et, pour s'en mieux détacher, continue avec d'ardents désirs à s'approcher davantage de son Bien-Aimé, le gain est infaillible. Or, ce qu'elle gagne, c'est Dieu même, puisqu'elle en vient à le posséder très heureusement en état de continuelle transformation.

Elles ont bien raison, les âmes qui ne se contentent pas d'un degré d'oraison quelconque et n'en font pas le dernier objet de leurs prétentions, les âmes qui ne s'arrêtent à rien de limité, comme font celles qui demeurent toute leur vie au même point, à placer et déplacer une petite tuile qu'elles ont trouvée à leur convenance. Celles dont je parle ont pris Dieu même pour leur fin, et en ce grand Dieu elles ont beau découvrir, toujours il leur reste en lui des immensités voilées à désirer, des immensités voilées à pénétrer, et toujours beaucoup plus à découvrir.

Et comment n'en serait-il pas ainsi, puisque dans l'éternité celui qui aura de Dieu le plus de connaissance, connaîtra forcément que ce qui lui reste à connaître est infini ?

Au début, cette divine union à laquelle l'âme est parvenue n'est pas continuelle, bien que les contacts substantiels puissent être fréquents, suivant qu'il plaît au Seigneur de les accorder, et aussi suivant la disposition de l'âme et son plus ou moins d'assiduité à l'oraison. Avant d'en venir à l'union, on jouit d'ordinaire d'une disposition à la contemplation, dans laquelle

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l'âme cherche Dieu sans vouloir s'arrêter à rien de particulier, qui puisse la distraire et l'entraver, mais se laisse emporter suavement par la force divine et cherche son Dieu avec le désir de se joindre à lui.

Une âme, même ayant expérimenté une très pure contemplation, se trouvera au moment d'arriver à l'union — j'entends la première fois — en proie à la sécheresse et fortement attachée à une vérité de la foi, avec un ardent désir de recevoir ce que nous promet l'Écriture, c'est-à-dire, en substance, la pénétration de l'âme par son Dieu et son union avec lui. Se sentant donc enflammée de ce désir, elle expérimente la jouissance de Dieu, avec la ferme croyance qu'il peut accomplir cette oeuvre en elle.

Quand ensuite elle cherche Dieu, elle a de la facilité à se joindre à lui dans ce contact substantiel. Et cependant, après en avoir été favorisée, elle pourra passer par bien des souffrances. Dieu les envoie beaucoup plus rigoureuses aux âmes de cette classe qu'aux autres, parce qu'il leur donne de quoi les porter sans défaillir. Il prend d'ailleurs un soin très particulier de ces âmes, comme de chose qui est déjà très spécialement sienne.

La première fois, je l'ai dit, cette touche divine a été précédée d'une anxiété marquée de sécheresse ; mais ensuite les désirs de l'âme se trouvent bien largement récompensés. Après tout, il n'est point de désirs qui puissent mériter un don si libéral de la main de Dieu, pas plus que nous n'avons mérité d'avoir été créés de rien, capables de lui. Néanmoins il entend qu'ici la volonté de l'homme intervienne, qu'un bien si élevé soit ardemment désiré et que, tout en étant ainsi poursuivi, il reste un don purement concédé par grâce.

Dieu ne le refusera pas à ceux qui n'y mettront pas obstacle et qui au contraire s'y disposeront. Que s'il le refusait à un vrai et fidèle serviteur, c'est que ce don ne lui conviendrait pas ou qu'il n serait pas appelé à marcher par cette voie. Encore est-ce à regret que j'écris ceci, car en toute vérité je crois que la faute est à nous. Nous ne nous dépouillons pas sérieusement avec

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Jésus-Christ, nous ne rendons pas notre âme nette et pure, en sorte que son essence puisse se joindre à celle de Dieu. C'est parce que tous ne sont pas capables d'une telle perfection, que tous ne sont pas intimement unis à Dieu.

A la vérité, quelques-uns possèdent Dieu, à qui cependant il se dérobe. Quant à ce feu intense qui s'empare de l'âme et qui croît puissamment, il ne peut manquer, s'il est vraiment tel, de percer par mille endroits, car celui qui possède Dieu si intimement fait les oeuvres de Dieu. La participation qu'il acquiert avec lui le conduit graduellement jusqu'à l'état parfait et dépose en lui des richesses infinies, des merveilles divines. Et qui pourra dire les richesses dont il est en possession celui dont le centre jouit de la Substance même de Dieu et lui est uni ?

Si Dieu est la souveraine Sainteté, la souveraine Bonté, la souveraine Sagesse, la Toute-Puissance, la Majesté, la Beauté, la Paix, la Gloire infinies, avec d'autres attributs sans nombre ; si, de plus, il est en lui-même beaucoup plus que tout ce que nous pouvons lui attribuer, que tout ce que nous pouvons saisir et comprendre de lui naturellement et surnaturellement, je le déclare, lorsqu'une âme est devenue à ce point une avec lui, elle a une participation et une union avec Celui qui est au-dessus de tous les attributs et qui les possède tous en lui-même à l'infini.

Simultanément avec cet ineffable Bien, supérieur à tout le reste, l'âme reçoit communication de la Bonté, de la Sagesse, de la Beauté, de la Puissance divines. Dieu lui-même la rend bonne, sage ; il la fait participer à tous ses autres attributs.

Ainsi l'âme se trouve transformée en Dieu substantiellement ; elle jouit de son Essence en sa Substance, en même temps que des propriétés excellentes qu'elle puise dans le Bien infini auquel elle participe. Comme elle a en elle-même la vie substantielle de Dieu, toutes les autres excellences lui arrivent comme accidentellement.

L'âme une fois jointe à ce grand Dieu, à ce souverain Seigneur, reçoit donc en elle substantiellement et véritablement tous les

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biens que nous avons dit. Rien d'étonnant dès lors que celui qui aura une première fois reçu la touche divine et par là expérimenté quelque chose d'une telle Immensité, soit perpétuellement altéré de Celui qui est la vie et la jouissance de son âme, en un mot qu'il désire vivre en son Bien-Aimé. Il sait, du reste, — et c'est la vérité — que certaines âmes vivent en lui de cette vie essentielle et privilégiée, Il sent combien il est juste de se joindre de plus en plus ici-bas à Celui qui doit se donner éternellement, et qui, dès cette vie même, s'unit aux âmes par un lien si étroit. Il n'ignore pas qu'il peut avoir ce Bien-Aimé sans cesse avec lui comme un soutien puissant, par le moyen de cette union si intime que Dieu se plaît à communiquer aux âmes, même avant leur sortie de cette vie.

Qui donc, je le demande, pourra redouter les épreuves, quelles qu'elles soient ? Qui perdra coeur dans les périls ? Qui ne foulera aux pieds les obstacles pour en venir à un état de si intime participation avec Dieu, où l'on traite avec lui, comme Moïse, ainsi qu'un ami avec son ami ? Oui, cette haute Majesté semble vouloir en quelque sorte s'égaler à son serviteur et l'élever jusqu'à lui pour le faire Dieu avec lui, de façon qu'on puisse dire avec vérité non seulement que l'homme sera comme Dieu, mais qu'il est Dieu et le fils du Très-Haut 1.

Saint Augustin eût désiré, s'il eût été Dieu, cesser de l'être pour que Dieu le fût, tant l'amour qu'il lui portait était extrême. Dieu ne peut cesser d'être Dieu, et cela n'est pas nécessaire pour que l'homme le devienne. Il prétend l'élever d'une façon sublime à la participation de lui-même ; il veut être la vie qui le soutienne, et donner de telle sorte vie à son âme, que cette vie divine devienne son être même. Il veut résider en sa créature au point qu'elle ne se sente plus elle-même, mais que, réduite à rien en son fond le plus intime, elle vive de la vie même de son Dieu.

A force de mourir et de défaillir ainsi en Dieu, l'âme en arrive à voir tout ce qui est sien disparaître entièrement : son essence est devenue celle de Dieu, en laquelle elle s'est transformée.

Eritis sicut dii. (Gen., in, 3.) — Ego dixi Dii estis et fui Excelsi omnes. (Ps. Lxxxl, 6.)

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Elle est toute consumée et changée au feu divin, au feu du Dieu qui l'a absorbée en soi. Elle est pacifique en la Paix de Dieu, elle est sage de la Sagesse de Dieu, et ainsi du reste.

Les âmes parvenues à cette transformation s'occupent des choses d'ici-bas sans en rien retenir. Comme la Force qui les a absorbées en sa Substance est immense, éternelle, infiniment active et efficace, elles peuvent traiter toutes sortes d'affaires sans que rien en pénètre en elles, les affaires étant pour elles de simples accidents sans subsistance. En les traitant, elles n'ont qu'un désir : accomplir la volonté de Celui qui les a absorbées en soi.

A la vérité, pour ces âmes parvenues à la transformation, Dieu permet d'ordinaire de très cuisantes souffrances dans la partie inférieure. Elles en éprouvent quelque trouble et se demandent si elles offensent Dieu. De fait, il peut arriver que ces âmes tombent en quelque offense. Cependant le meilleur d'elles-mêmes est toujours parfaitement soumis à la divine volonté ; il leur serait même impossible de lui opposer la moindre résistance. Elles ne le voudraient pas, quand il s'agirait d'endurer les plus grands tourments du monde. Elles sont prêtes à tout souffrir et même à laisser Dieu les anéantir entièrement, si tel était son bon plaisir, parce qu'elles n'ont d'autre vouloir que le vouloir de Dieu.

Comme une telle âme a perdu toute propriété et qu'elle se trouve transférée en la Substance de Dieu, il peut se communiquer à elle soit douloureusement, soit glorieusement : l'essence de l'âme, qui est son centre intime, étant transformée en Dieu, elle demeure attachée à lui en conformité de volonté, pour qu'il fasse de sa partie supérieure ou de sa partie inférieure selon son beau plaisir et conformément. à son divin vouloir.

Ainsi, depuis que l'âme est arrivée à l'union et à la transformation permanente, le meilleur d'elle-même, je le répète, est toujours soumis à Dieu dans la paix, quelque épreuve qui s'offre à elle. Cette âme porte en elle-même la marque de Dieu et une vive étincelle qui ne s'éteint jamais, quels que soient les peines. et les tourments qui l'assaillent.

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Je l'ai dit, c'est dans la partie inférieure que se fait sentir la plus grande souffrance ; mais graduellement cette souffrance se spiritualise et se consume, et l'âme sent moins de perturbation en sa partie inférieure, qui devient mieux disposée à souffrir et beaucoup plus pacifiée. A mon avis, cette âme atteindra une pacification et une conformité complètes avant que Dieu la retire de cette vie.

L'union stable et permanente produit de si grands effets que, par la continuité des touches substantielles, la substance de l'âme, nous l'avons vu, en vient à ne faire plus qu'un avec la Substance de Dieu.

Lorsque cette continuité d'union a duré un certain temps, comme elle va nécessairement toujours croissant, l'effort de l'âme n'est plus pour chercher à s'approcher du Bien-Aimé afin de l'embrasser, mais pour se joindre plus étroitement à Celui qui l'embrasse, à recevoir plus puissamment la Substance de Dieu, à se livrer plus pleinement à elle, à s'identifier davantage avec elle, à vivre plus intimement de sa vie, en demeurant plus morte à son être propre.

Ici les touches substantielles ne sont plus pour l'âme quelque chose de nouveau, puisqu'elle a toujours en elle la Substance de Dieu ; mais elle comprend, sans toutefois le comprendre, qu'elle pénètre plus profondément en lui.

C'est un peu ce qui arriverait à quelqu'un qui entrerait dans la mer. Tant qu'il ne se noierait pas, il sentirait sa propre vie naturelle ; mais à mesure que les eaux lutteraient contre lui, elles le noieraient progressivement, jusqu'à l'engloutir tout à fait. Supposez qu'ainsi englouti, il conserve quelque sentiment intérieur et surnaturel — comme il arrive à l'âme en cet état, car plus elle meurt, plus elle est vivante, et plus elle est engloutie, plus elle éprouve de jouissance, — il pourrait sentir et comprendre qu'une fois mort il meurt davantage, qu'une fois englouti il se noie davantage, et que plus il se noie, plus il pénètre dans les profondeurs de la mer, où il perçoit toujours de nouveaux trésors et de nouvelles richesses.

Supposez maintenant que cette mer soit si profonde qu'elle

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n'ait point de fond, et que plus on pénètre dans ses abîmes, plus les beautés et les richesses deviennent immenses, et c'est la réalité quand il s'agit de notre Dieu, qui seul comprend infiniment l'infinité de son Être. Il y aurait alors quelque justesse dans la comparaison, bien que les choses spirituelles n'aient point de ressemblance avec les corporelles, ni les surnaturelles avec les naturelles, puisque les premières surpassent les secondes sans limite et à l'infini. Comme nous les entendons bassement, nous sommes obligés pour les faire saisir de recourir à des comparaisons.

Heureuse l'âme qui les expérimente ! Il n'est pas de meilleure voie pour les entendre, parce qu'alors on les entend sans moyen et telles qu'elles sont en elles-mêmes. Comme en leur présence l'entendement et la raison restent courts — et c'est par leur moyen nécessairement que cherchent à les comprendre ceux qui n'ont encore ni connu ni goûté les richesses spirituelles-de l'union avec Dieu, — l'âme alors les entend surnaturellement au-dessus de l'entendement et au-dessus de la raison.

De là vient que lorsque l'âme n'est pas encore entièrement perdue à elle-même et qu'elle se sent approcher de son Bien-Aimé, il lui reste encore une certaine perception naturelle qui lui permet de s'en rendre compte : aussi la joie et les délices qu'elle goûte sont-elles très vives. Mais dès qu'elle en est venue à se perdre entièrement, elle perd en même temps toute perception intérieure naturelle, avec l'usage de ses puissances, et elle se trouve en possession de Dieu, objet de tous ses désirs. Quand elle revient à elle-même, elle voit qu'elle a connu Dieu d'une connaissance nouvelle, qui n'est point celle de la raison et de l'entendement naturels, en usage entre les mortels. Elle voit qu'elle l'a perçu en son Être éternel, en dehors de la perception naturelle ; elle voit qu'elle l'a vu en dehors de la vision humaine.

Tout ceci doit s'entendre du mode selon lequel il a plu à Dieu de se découvrir surnaturellement, car il ne s'agit point de la vision selon laquelle les bienheureux le voient dans le ciel. C'est une vue très surnaturelle de Dieu en son Être divin, de la manière possible à l'homme encore revêtu d'une chair mortelle.

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Une fois que Dieu a résolu de se communiquer à sa créature autant qu'il est possible conformément à son infinie Bonté, et qu'il veut bien lui faire ce don, il ne manque pas de moyens pour cela.

Il a mis cette âme en état de connaître sa divine Essence et d'en jouir, en l'unissant à lui immédiatement par la communication de son Être éternel. De même qu'il est véritable que Dieu est en nous, nous donnant la vie, de même il est véritable qu'il communique surnaturellement son Être à cette âme, et cela de telle sorte qu'elle en ait la perception surnaturelle.

Il est clair qu'une telle perception ne peut se rendre par des paroles humaines, qu'on n'en peut même exprimer que la moindre partie, par la raison qu'elle ne vient pas de l'intelligence et du sentiment naturels. Aussi quelques saints nous disent-ils que l'âme alors entend sans entendre, parce que sa compréhension n'est pas humaine, mais divine. Elle entend sur-naturellement, mais, à proprement parler, elle ne comprend pas.

Ici les puissances sont suspendues, parce que tout ce qui est naturel défaille et devient divin. La substance de l'âme s'anéantit pour se transformer en Dieu, elle demeure déifiée, changée en Dieu.

Il est certain que toutes les âmes ont en elles-mêmes l'image de Dieu. Il est certain aussi que Dieu les porte dans son Essence, où il leur donne l'être et la vie. Mais ici l'essence de l'âme défaille d'une manière spéciale, pour se transformer en l'Essence du Dieu qui l'a faite, par nature, capable de lui-même et apte à recevoir ce bienfait.

L'âme ici se rend compte qu'elle perçoit en Dieu même, Vérité souveraine, des vérités qu'elle ignorait. Elle voit qu'elle se transforme maintenant en lui d'une manière qu'elle ne connaissait pas.

Non, il n'est pas d'âme capable de cet ineffable bien qui ne doive faire tout ce qui dépend d'elle pour s'y disposer et pour renverser les obstacles qui s'y opposent. Qu'elle s'efforce constamment de s'unir à Dieu, en sorte que tout ce qu'elle fait, que tout ce que réclament les exigences de la vie présente soit accompli en lui et pour lui. En un mot, que ses oeuvres soient

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moins les oeuvres de la creature que les oeuvres de Dieu en sa créature. Je veux dire, que la part qu'y a nécessairement la créature devienne celle de Dieu.

J'ai dit plus haut qu'il en est de l'âme comme d'une personne qui se noie et qui n'est pas encore morte. J'ai appliqué cette comparaison à l'état d'une âme qui progresse dans l'union divine et qui approche de la mort à elle-même, d'une âme qui connaît très clairement que Jésus-Christ vit en elle, qui peut dire avec vérité qu'elle vit et qu'elle ne vit pas, parce que c'est Lùi qui vit en elle et que si elle vit, ce n'est plus pour elle, mais pour Celui qui est mort et ressuscité 1.

Et cependant cette mort ne va pas jusqu'à la dissolution du corps, afin que l'âme puisse progresser encore dans la mort spirituelle et recevoir en Dieu une vie plus haute et plus intime.

On peut aussi appliquer cette comparaison à ce qui se passe actuellement dans l'âme. Bien qu'elle soit dans l'habitude de l'union et de la transformation, elle est encore à elle-même et elle sent. Mais voici que tandis qu'elle goûte ainsi Dieu, elle se sent peu à peu défaillir, le sentiment intérieur lui manque, elle est comme une personne qui perd la respiration et va mourir. Mais qui dira ce qu'elle acquiert par cette mort ? L'éternité nous l'apprendra. L'âme elle-même est incapable de comprendre ce dont elle jouit, bien moins encore peut-elle l'exprimer. Qu'il nous suffise de dire qu'elle jouit de Dieu et qu'elle est devenue un autre lui-même par participation.

Des biens que Dieu envoie à l'essence de l'âme, une partie s'épanche sur la partie supérieure, et de là passe à l'inférieure et au corps lui-même, atteignant ainsi la substance des forces naturelles. L'âme se trouve ensuite et pour longtemps comme si on les lui avait enlevées, et le corps est habituellement réduit à une grande faiblesse, à quoi vient se joindre la répugnance à prendre ce qui soutient les forces physiques. Mais tout le temps que dure ce qu'il y a de plus sublime dans l'union — et ce temps est court — on ne sent ni ne perçoit rien de tout cela. On ne fait que percevoir Dieu surnaturellement.

Vivo ego, iam non ego ; vivit vero in me Christus. (Gala., II, 2.)

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Je le répète, la perception naturelle des effets de l'union n'accompagne pas l'union divine : elle la précède et la suit. Cependant, quand la transformation est très continue, très puissante, très supérieure à toute perception, l'âme, après être revenue à elle, demeure encore unie. Elle fait alors peu de cas de tout le reste et l'oublie, car elle possède Dieu dans une immensité et une grandeur souverainement paisibles. De là, nous l'avons dit, le prix merveilleux de l'union et de la transformation continue ; car lorsque les excès de l'esprit sont passés, l'âme s'attache tellement à la Vérité pure, qu'un moment vient où il n'y a plus pour elle de porte fermée pour aborder l'Être divin, auquel elle est toujours plus unie et qu'elle tient toujours plus étroitement embrassé.

Les progrès de l'âme sont ici tellement spirituels, qu'il est bien difficile de dire ce qui se passe en son intérieur et les différents effets qui se produisent non seulement chez les diverses personnes, mais chez la même âme. De fait, c'est Dieu qui ordonne et dispose tout ce qu'il lui plaît d'opérer ici, soit spirituellement, soit corporellement, soit surnaturellement, en chaque temps, suivant son ordonnance et son divin vouloir, pour la plus grande purification et la plus grande perfection de l'âme. C'est lui qui fait choix des modes admirables par lesquels il l'élève surnaturellement, modes fort au-dessus de l'entendement humain.

Dieu se communique à ses saints de manières très diverses, et cependant tous sont saints, tous reçoivent essentiellement un seul et même esprit : de même les hommes, qui ont tous une même nature, ont tous un visage différent. Cependant, une fois que les âmes sont parvenues à ce qu'il y a de substantiel en Dieu, et qu'il se donne à connaître à elles surnaturellement, il y a beau y avoir de grandes différences quant à l'immensité de l'âme et quant au mode sous lequel l'Être divin se communique : il reste vrai que toutes les âmes qui parviennent à cette union et à cette transformation en Dieu, parviennent à un immense abîme. Cet abîme n'est autre que notre Dieu, abîme dans lequel il n'y a ni variété ni diversité d'objets, mais une très simple unité, celle de l'Être divin, qui est tout entier et

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à l'infini Substance très pure. Et dans cette unité sont renfermées toutes les variétés, qui deviennent en elle vie et pureté de su bstan ce.

L'âme se voit unir à cette très pure Substance, qui pour l'instant l'aveugle de sa Force infinie, et elle se trouve obté-nébrée au sein de l'Être divin, car la créature humaine est incapable de voir son Dieu tant qu'elle est retenue dans la chair mortelle. En conséquence, plus elle le voit véritablement, plus elle est aveugle ; plus elle le goûte véritablement, moins elle le sent ; plus elle le perçoit véritablement, moins elle le comprend.

C'est qu'alors tout ce qui est humain et naturel s'obscurcit, afin que seule la Substance de l'âme s'unisse à la Substance de Dieu et se transforme en elle.

Ceux qui ont le mieux compris cette divine perception l'ont appelée un rayon de ténèbres. Dès lors, en effet, que cette lumière excède à l'extrême notre entendement, que cette divine intensité d'amour excède notre volonté, que cette toute-puissance et cette grandeur excèdent notre mémoire, rien d'étonnant qu'elles les fassent totalement défaillir et leur enlèvent leur opération naturelle, les laissant réduites à rien dans les grandeurs de Dieu. Rien d'étonnant, dis-je, puisque non seulement ces puissances, mais l'essence même de l'âme, qui est ce qu'il y a de plus noble en l'âme, se trouve elle-même engloutie, quand elle en arrive à se joindre à l'Essence de Dieu par cette merveilleuse communication.

L'âme donc, tant que dure ce qu'il y a de plus sublime dans l'union, défaille totalement en toutes ses parties ; mais ensuite elle voit et connaît clairement qu'elle est en Dieu, ou plutôt qu'elle a été en lui tandis qu'elle était hors de tout le reste.

Ainsi l'obscurcissement et la défaillance sont complets, et l'on n'a plus alors connaissance de soi-même. Mais en réalité, jamais l'âme ne s'est appartenue davantage ; jamais son être n'a eu plus d'excellence ; jamais elle n'a connu Dieu plus véritablement ; jamais elle ne l'a aimé d'un plus grand amour. Dans cette défaillance à son être propre, elle n'a jamais vécu d'une vie plus véritable ; car, grâce à cette mort en Dieu, où

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elle a défailli à toute connaissance, à tout sentiment, à toute intelligence, à tout amour, Dieu est devenu sa vie. Dieu est désormais en elle la Sagesse qui la rend surnaturellement sage. Elle goûte désormais par Dieu même, et non plus par les sens. Elle entend désormais par l'intelligence que Dieu met en elle au-dessus de tout ce qui se peut comprendre. Enfin Dieu est désormais l'amour qui aime en elle.

Ainsi, ces âmes aiment Dieu non plus seulement par leur propre amour, mais par l'amour de Celui qu'elles aiment, amour que lui-même met en elles. De là vient qu'elles ne l'aiment plus seulement, ni même principalement par leurs actes propres, mais en souffrant et pâtissant en elles son amour ; en outre, elles consentent aux opérations de Dieu en elles, liées qu'elles sont par son amour infini ; et tant que cet amour demeure en elles, elles ne peuvent ni ne veulent empêcher ses divines opérations. Rien de surprenant en cela, puisqu'elles savent la souveraine excellence de leur Créateur, et qu'elles la connaissent d'une science qui dépasse de beaucoup la notion que peuvent en avoir ceux qui ignorent ces ineffables biens et ne les ont jamais goûtés.

Ah ! qu'il est lamentable de voir tant d'âmes, — sans parler de l'immense multitude qui n'a jamais goûté ces biens : Goûtez et voyez, dit David, combien le Seigneur est doux 1 — qu'il est lamentable, dis-je, de voir tant d'âmes qui, faute de savoir attendre quelque peu, perdent de pareils trésors, parce qu'elles manquent de la persévérance et de l'endurance que réclament les grandes difficultés inhérentes à ces divines voies !

Bienheureux au contraire tous ceux qui espèrent au Seigneur et se confient en lui ! Car il est impossible que la fidélité de Dieu et sa miséricorde fassent jamais défaut à celui qui a mis en lui son espérance, à celui qui, s'étant mortifié et vaincu lui-même, s'est résolu de le servir au-dessus de la raison et par delà toute mesure. Si les forces corporelles ont une limite, si le courage et la vie en ont une, l'amour n'en a point. Tout

1 Gustate et videte quoniam suavis est Dominus. (Ps. xxxiii, 8.)

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ce qu'il espère de son Dieu surnaturellement, Dieu le lui accordera, et infiniment davantage, parce que dans les voies divines il n'y a point de bornes. Dieu comble des espérances sans bornes par des dons infinis. Aussi un amour fervent n'acquiert jamais de si grandes richesses, qu'il n'en puisse espérer de son Dieu bien plus encore, puisque son Dieu lui-même est son infinie richesse. Lorsqu'on a atteint en lui des biens immenses, il demeure encore infini ; lorsqu'on le connaît, il reste encore inconnu ; lorsqu'on l'a compris, il est encore incompréhensible. Lui seul se connaît, lui seul se comprend ; lui seul s'aime comme il mérite d'être aimé.

Tout cela est l'exacte vérité. Et cependant, il reste vrai qu'il a plu à Dieu de communiquer en immensité son Être divin à ses créatures, autant qu'elles sont capables de le recevoir, non toutefois à la mesure de son immensité infinie, que lui seul connaît.

Heureuse l'âme qui possède en soi ce Dieu infini tel qu'il se connaît lui-même, et à laquelle il veut bien se découvrir ! Bienheureuse celle qui le perçoit par l'entendement de Dieu même, parce qu'il veut bien lui communiquer son entendement divin pour qu'elle le perçoive ! Bienheureuse celle qui aime Dieu par l'amour de Dieu même, qui veut bien lui donner son amour pour qu'elle l'aime, lui qui, étant la Vie éternelle, lui communique la vie pour qu'elle vive en lui éternellement !








Carmélites françaises à l’âge classique

Histoire et Florilège


D. Tronc, sept. 2005 rév. 2006, août 2010 rév. 2014 :


1.Orientations, été 2006 :


but : présenter de beaux textes pour « lectio divina ».

domaine : mystique ! (ordres et coutumes sont déjà bien couverts – abondance de publications mettant en avant le religieux, ce qui limite au seul public catholique),

plan : chronologique : un réseau de figures en trois « générations ». Ce qui suggère une filiation et - pb annexe - règle la concurrence Acarie (Pontoise)-Madeleine de St-Joseph (Paris).


Pour l’instant on a accolé à des fragments tirés d’une future « Littérature et expérience mystique en France à l’époque classique » (qui forme ici la partie « I Fondations… »), les extraits que nous avons recueillis à Clamart et à Pontoise, ainsi que les saisies faites à Chatou / Concarneau, largement augmenté de celles par sœur Thérèse et communiquées en 2004/5 (partie « II Ecrits et témoignages).

Il faudra compléter et ajouter des extr. d’articles de la revue « Carmel », des saisies de textes…


Ce fichier constituera - par adjonction de saisies futures - les « sources étendues » dont on tirera par sélection le premier mince volume « mystique » …à suivre par un autre volume intéressant plus particulièrement le vécu intra-carmélitain soit l’intégrale des Avis…, etc.


2.Présentation Centre JnX, Août 2010 :


Assemblage révisé en août 10 soit après la fermeture du carmel de Clamart héritier du premier carmel de Paris et le transfert de ses archives à Pontoise, de ses livres à Avon.


Le travail débuta en ~2003. Il était prévu d’ouvrir la collection « Sources Mystiques » publiée aux Editions du Carmel par un volume assez mince, sans prétention historique, mais offrant quelques « belles feuilles » mystiques. (Le volume « Jacques Bertot, Directeur Mystique » prit la place).


Le travail considérable de mise en ordre des archives réalisé par madame Sanson et celui des livres réalisé par sœur Marie-Sylvie, fut achevé en 2010 - juste à temps !

Il m’est en même temps devenu évident que les contributions de carmélites étaient très souhaitables, en se situant au-delà d’une guidance au sein des sources (qui me fut offerte par sœur Thérèse) et de saisies (réalisées par sœur Thérèse et soeur Odile).


La Providence semble de nouveau favorable… On trouvera donc ci-dessous l‘assemblage accompagné d’un choix de sources utiles pour un premier travail. Ces dernières sont signalées comme « Document numéro … » ou « =Doc… » (soit 15 dossiers).


De très nombreuses sources laissées de côté pour l’instant mais disponible dans ma base « MYS. CARMELITES. FSES_17e » seront utiles lors d’un approfondissement - ils serait cependant prématuré de se perdre dans un arbre qui couvre 209 dossiers…


Note : On ajoutera Isabelle des Ange, seule espagnole restée en France : souvent ignorée elle peut prendre place au sein de ce volume : =Doc15.


Enfin nous suggérons de débuter par les transcriptions du manuscrit Doc7_3 Vies… (que nous venons de photographier de nouveau avec haute résolution) et d’un texte imprimé de Madeleine de Saint-Joseph (choix laissé à l’appréciation).

3.Révision 2014, notes:


On a rédigé à partir de la rédaction 2006 ( 2.Présentation 2010 ayant seulement ajoutée des commentaires soulignés et des références = Doc 1 à 15)

…le chapitre : 3. Le Carmel « déchaussé », pages 167 à 252 de Expériences mystiques en Occident II L’Invasion mystique des Ordres anciens, Les Deux Océans, Paris, 2012.


On complète maintenant (fév.2014) infra, à l’intention de soeur Marie, par quelques indications relatives à la base entière de données.



En premier lieu : où se trouvent actuellement les documents du Grand couvent de Paris photographiés à Clamart ?


Les Doc1 à 15 se trouvent actuellement (2014) dans notre base sous :

!MY-xE [Mystique – XianismeEtudes] /Et[udes]_carmels/ doc c.Jn X / MYS.Carm.17e_chx.DT_août2010/ !PROJET… & Doc1 à 15

!.... / doc c.Jn X / MYS..Carm.etc_addition_nov2010


Les Doc1 à 15 ont été parallèlement redistribuées en doubles voire en triple dans notre base complètement remodelée, privilégiant les entrées par auteurs plutôt que par domaines :

!MY-xE [Mystique – XianismeEtudes] /Et[udes]_carmels/ Au[teurs] francais / MADEL.ST-JOSEPH [en capitales pour indiquer l’abondance des documents] /Doc4, 5, 9, 10, 11,

!.... / Marie de J(de Bréauté) /Doc7_3, 12

!.... / Marie de l’Incar (Mme Acarie) /Doc2 92

!.... / Brétigny (J de Quintadanavoine) /…=doc1

!.... / Agnès de JM (de Bellefonds) /Doc13 93

!MY-xE [Mystique – XianismeEtudes] /Et[udes]_carmels/ Et[udes] France /Doc_14

!MY-x1 /17e s A / !TEXTES 17e A / Acarie / Transcription CD Pontoise/ Témoignages Acarie TOTAL / Doc8

Doc6 Petite instruction ?

Doc15 ?


Les sources non retenues en 2010 pour un premier travail (dont de précieux manuscrits) figurent maintenant dispersés dans notre base arborescente surtout à proximité des Doc1 à 15: il faudra donc retrouver les documents autres que !PROJET… + Doc1 à 15 + …addition nov2010 en analysant l’ensemble de notre base, aidée en cela par deux outils (gratuits sur web) :

Picasa 3 permet la recherche dans l’immense arborescence par mots clés, par exemple « carmel » affiche tous les noms de dossiers ou directoires le comportant,

TreeSize Free permet d’établir une bonne « table des matières » ou synthèse en choisissant la profondeur d’exploration.


!!! On joint à l’envoi de ce fichier celui de l’arborescence développée de tout notre arbre de données. Son analyse permet la demande de communication de documents complémentaires (ou mieux la communication entière de cette base sous forme d’un DD à envoyer au centre JnX ! )


Voici le début de cette arborescence : utile pour comprendre les regroupements opérés ! :

[Racine commune] /

/ !MY[stique]-h[ors]x[ianisme]////

/ !MY-x1 [première moitié de la base chrétienne classée par siècles et par noms d’auteurs spirituels surtout des mystiques (éventuellement ils sont regroupés alphabétiquement sous /A … /Z) ////

/ !MY-x2 [suite et fin par noms d’auteurs]////

/ !MY-xE[tudes] [base essentiellement chrétienne par études – avec regroupements thématiques : carmels, franciscains…]////

On a donc assez bien séparé sources d’époques par auteurs et études modernes.

! Attention : cette base est complémentaire d’une bibliothèque papier et donc l’essentiel n’apparaît pas forcément (c’est par exemple le cas d’éditions et de traductions disponibles de Jean de la Croix…).





I. Fondations et figures à l’âge classique.


Introduction


Le thème cher au Carmel est celui de l’humilité, comme celui des franciscains est celui de la pauvreté, les deux ne s’excluant guère dans la pratique. Il est souligné par le rôle exceptionnel et inattendu de sœurs converses, dites du voile blanc : on le voit dès la transmission de l’Espagne en France par le rôle central assumé par Anne de Saint-Barthélemy. Ce thème fut bien mis en valeur par Anne de Jésus, lorsque cette dernière fit passer en tête, le jour de la prise de voile des premières carmélites françaises, deux figures : la laïque madame Acarie aux côtés de l’humble Andrée Levoix, arrêtant ainsi, par quelque inspiration bienvenue, les autres paires de postulantes accompagnées, qui les précédaient à l’entrée solennelle de la cérémonie.

Madame Acarie tout à la fin de sa vie obéira, non sans avoir éprouvée une première résistance, à l’ordre intimement reçu de Thérèse : devenir un jour sœur converse. Madeleine de Saint-Joseph avait demandé d’être converse ; elle restera très discrète, au risque d’apparaître à certains comme l’ombre du cardinal de Bérulle. A la fin du siècle, le frère convers Laurent de la Résurrection inspirera un Fénelon avant bien d’autres. Dans la réforme parallèle dite de Touraine, l’aveugle convers Jean de Saint-Samson assura la formation mystique d’une génération de Grands carmes.

En effet, l’humilité est bien adaptée à la vie contemplative, qui peut abriter un orgueil nourri de l’évidence d’une différence, comme la pauvreté est bien adaptée à une vie active, qui peut se satisfaire des richesses acquises. Dieu cisèle délicatement ce qui convient à chacun.

Il reste à rendre justice à ces figures négligées par suite de leur humilité, de l’effacement volontaire de leurs personnes, qui se retrouvent alors à l’ombre de ceux qui les gouvernent - même si la vérité jointe à l’humilité dans une limpide rectitude permet à une discrète Madeleine de Saint-Joseph d’être ferme et libre dans ses rapports avec les Grands. Aussi nous privilégions ici Anne de Saint-Barthélemy, Jean de Quintadanavoine, madame Acarie, Madeleine de Saint-Joseph et Marie de Bréauté, leurs dirigées… C’estl’intérieur mystique vécu au sein des carmels et non plus les aspects extérieurs et leurs acteurs très visibles, tel le cardinal de Bérulle. Ces derniers ont été largement couverts et mis en valeur par de nombreuses études historiques.

Evoquer le cadre qui a permis la naissance des textes et des témoignages fait l’objet d’une première partie biographique qui présente brièvement les concours qui établirent en deux générations la vie mystique carmélitaine en France (I. Figures et fondations à l’âge classique).

La plus grande partie de présente des textes et quelques témoignages de carmélites du XVIIe siècle, trésors enfouis par humilité (II. Ecrits et témoignages). Une anthologie peut seule en effet refléter la vie mystique, tandis qu’une étude ne peut en être l’expression, même de façon lointaine : il n’y a pas plus de « pensée mystique » que de « pensée » poétique ou musicale. Notre but est de présenter des textes liés à l’expérience vécue, s’adressant au cœur plutôt qu’à l’intelligence.



Une greffe réussie.


L’implantation du carmel réformé en France est un cas exemplaire de l’Invasion mystique chère à l’historien du Sentiment religieux Bremond. Privilégiant ceux qui vécurent « au carmel » ou du moins qui furent en accord étroit avec les religieuses, plutôt que ceux qui l’administrèrent, assure la reconnaissance des figures mystiques, et évite de s’attacher au cadre formel des règles et des conflits compliqués propres à l’histoire de l’institution. Nous commençons par illustrer l’humilité carmélitaine en soulignant le rôle du co-fondateur Jean de Quintadanavoine.

Jean de Quintanadueñas de Brétigny (1556-1634) et ses voyages.

Jean de Quintanadueñas de Brétigny est la figure qui fut la plus active en ce qui concerne l’acculturation du Carmel espagnol en France et en Flandre. Extrêmement humble, ne recevant que tardivement la prêtrise, il a été méconnu - jusqu’à l’étude fine du P. Sérouet, dont l’intérêt va au-delà de Jean car il retrace l’histoire de l’arrivée en France des carmélites espagnoles 94. Prototype du laïc pieux de l’époque - plus profondément, quelques traits discrets suggèrent l’efficacité de sa prière - il apparaît à nos yeux comme le préféré des moniales parmi les nombreux ecclésiastiques qui en assuraient de gré ou de force les directions. Il est apprécié par Anne de Jésus et par Anne de Saint-Barthélémy qu’il accompagnera en France puis à Bruxelles. Il tire une efficacité certaine de son origine, liée au milieu international de Séville et de Rouen. D’intelligence concrète à défaut de facilités intellectuelles, sa double culture espagnole et française s’avèrera très utile. S’y prenant très tôt pour implanter la réforme dans une France plongée encore dans l’affrontement des deux religions, sa constance assurera le succès de l’équipée prise en main par Bérulle. Il ne cherchait par contre aucunement à s’adapter à l’habileté des puissants ecclésiastiques et des politiques, ce qui fut un handicap certain lors des négociations précédant immédiatement la venue en France des premières carmélites réformées.

Reprenons le récit mêlant intimement sa biographie au célèbre voyage assurant l’arrivée en France des carmélites. Long récit de la vie d’un « missionnaire intérieur » allant et venant entre deux royaumes ennemis. Rouen est à l’époque la deuxième ville du royaume. Le milieu de marchands espagnols immigrés, marranes pour la majorité, contrôle le commerce maritime entre Rouen et Séville. La famille vient de Burgos, « l'extension de la firme familiale exige qu'elle soit représentée sur les marchés extérieurs », aussi conserve t-elle des liens étroits avec ses membres demeurés en Espagne. Jean est envoyé à Séville à six ans où il arrive après une navigation dangereuse 95. Il y demeure huit ans. Un événement vaut d’être noté : sa lecture de la vie de François d'Assise. Revenu à quatorze ans à la maison natale de Rouen, fils aîné suivi de deux filles, il est initié aux affaires commerciales. Il ne semble pas avoir de dons intellectuels mais compense cet handicap par une grande détermination : « si Jean n'avait pas de mémoire, il suppléait à cette déficience trop réelle par une extrême minutie et notait par écrit tout ce qu'il avait fait comme tout ce qu'il devait faire 96. » De plus il lui était difficile de composer, ce qui est bien nécessaire dans le commerce, car il « aimait singulièrement la vérité, en sorte que jamais, quoi qu'il fût arrivé, il n'usait d'aucune dissimulation...97 » Il soulage les miséreux, refuse le mariage.

Il entreprend un second voyage en Espagne, l’été 1581, s'occupe efficacement de neuf religieuses flamandes réfugiées, rencontre Philippe II au Portugal, revient probablement à Séville en décembre 1582, juste après l'installation des religieuses à Lisbonne, enfin s'occupe des affaires familiales… Son « coup de foudre » se produit au premier entretien avec Maria de San José, prieure du couvent déchaussé de Séville pendant neuf ans : appréciée de Teresa, cette religieuse fonda le carmel de Lisbonne en 1584 puis en fut prieure, avant de mourir en 1603. Il rencontre le confesseur de Teresa, le Père Gratien (Graciàn) qui « lui fit suivre quelques mois les exercices du noviciat, ce qui était une faveur assez extraordinaire 98. » Ce dernier lui avait raconté qu’avant d’entrer dans les ordres il « allait souvent trouver ces sortes de femmes qui mettent leur honneur à prix d’argent, et leur donnait largement ce qu’elles eussent pu recevoir en faisant le mal, les obligeant à passer ce jour-là sans pécher ; et même passait souvent la nuit en leur chambre, en prières et en oraisons pour leur conversion, pendant qu’elles dormaient…99 » Il s’en inspire – mais sans aller jusqu’à prendre de tels risques ! Compagnot déclare qu’« au lieu d’un monastère de pauvres repenties qui l’appelaient leur père, comme lui reprochait sa cousine et de cinquante enfants que lui souhaitait sa tante, Dieu avait voulu que les religieuses de plus de cinquante monastères … l’appelassent leur père…100 ».

Jean de Brétigny rencontre Jean de la Croix en tant que jeune laïc assistant exceptionnellement au chapitre des carmes déchaussés : « Enfin, tous les problèmes importants ainsi réglés, on fit comparaître ce curieux jeune homme qui avait la bourse si bien garnie et le cœur si généreux. Jean de Brétigny plaida avec ferveur la cause de sa patrie…101 ». Il obtient l’accord du chapitre pour la fondation de couvents de carmélites en France – à la condition qu’un couvent de carmes précède leur établissement, l’état de la France étant peu sûr. Il rentre en France en octobre 1686 après être passé par Madrid, avoir rencontré Anne de Jésus et financé partiellement une édition des Fondations (qu’il traduira plus tard). Ainsi le « fils prodigue … n’avait fréquenté que les prostituées et les carmélites » ! La situation politique troublée - quel roi ? Henri III ? Charles X ? Henri IV ? - ne permet pas de faire avancer le projet du transfert de religieuses espagnoles.

Il fait un nouveau séjour en Espagne en 1593 et 1594. Les carmes, tombés sous la coupe de Doria, refusent de laisser partir des carmélites « en France, où l’on veille à soutenir la foi catholique plus avec les armes qu’avec l’observance régulière de deux ou trois moniales étrangères ; elles ne savent pas la langue et ce n’est pas leur profession de prêcher ni de disputer contre les hérétiques … il faudrait faire accompagner ces religieuses d’une demi-douzaine des pères les plus graves de l’Ordre…102 ». Mais Brétigny tient bon. Il forme une sorte de petite communauté à Madrid avec Etienne Fouquet, prêtre, et Romain Le Doux, serviteur. On y lit à trois l’excellent Art d’aimer Dieu d’Alonso de Madrid. On pratique deux heures d’oraison journalière.

Après de nouvelles tentatives pour instaurer un couvent en France, il reçoit le sacerdoce en 1598, formé par « un jeune curé savant et pieux, Jacques Gallemant ». Ce dernier lui ordonne t-il de faire le sermon à sa place ? il se contente de réciter posément le Notre Père, « ce qui toucha plus les cœurs que le beau sermon de Gallemant. » Il traduit fidèlement Teresa : paraît en 1601 cette première édition française qui demeurera longtemps la seule. Il assure la délicate réforme du couvent de bénédictines de Montivilliers (qui sera attribuée à Gallemant par les historiens).

Des réunions prennent place à Paris chez madame Acarie, dans la cellule de dom Beaucousin et dans la chapelle publique de la chartreuse de Vauvert, réunissant : Père vicaire, Gallemant, Duval, Bérulle (cousin de Mme Acarie), Brétigny. Occasionnellement les Pères Pacifique et Archange, capucins ; enfin François de Sales (devenu le confesseur de madame Acarie) : « Il laissait discuter tous ces grands personnages … quand on avait besoin d’un renseignement pratique, il était seul à pouvoir le fournir, le seul qui connut vraiment le sujet…103 ». Finalement l’affaire est prise en main par un « triumvirat d’ecclésiastiques, Messieurs Gallemant, Duval, Bérulle … on se défiait de lui. On pensait qu’il considérerait sa mission de supérieur comme une charge provisoire » . « Jean de Brétigny reprit sa correspondance avec les carmes espagnols. Ce n’était pas chose facile de leur expliquer qu’on allait fonder des monastères de carmélites en se passant d’eux : on leur demandait des sujets de valeur pour ces fondations, dont on serait bien reconnaissant de ne plus s’occuper par la suite ». On réquisitionne le terrain du prieuré bénédictin à Saint-Germain des Prés pour construire le nouveau monastère mais il « n’aimait pas négocier en menaçant l’autre partie des foudres royales ou papales » 104.

Le voyage d’Espagne qui ramènera les carmélites a enfin lieu (1603-1604). Jean parti en premier fait montre d’une apparente inaction suite à la lettre comminatoire de Bérulle :

Contentez-vous, s’il vous plaît, de mettre le pied dans le pays … sans vous adresser ni au roi, ni à la reine, ni à monsieur le nonce, ni à monsieur l’ambassadeur, ni même aux pères de l’Ordre…105.

Quand Bérulle et Gaultier arrivent :

notre bienheureux Père de Quintanadoine eut un grand champ pour exercer sa patience et charité en ce pays, car n’y ayant que lui et mademoiselle du Pucheuil qui y fussent connus, tout tombait sur lui, il fallait qu’il répondît et rendît raison de tout … y introduire Monsieur de Bérulle et Monsieur Gaultier, qui faisaient toutes les affaires 106.

La famille de Jean se porte caution d’une forte somme pour financer le retour des mères espagnoles dans le cas où il se produirait avant deux années. A quarante-huit ans, Jean voit enfin son rêve exaucé. « On n’a plus besoin tellement de lui au carmel de Paris », mais il sera encore actif pendant trente ans. Fondation du Carmel de France à Paris (1604), de celui de Pontoise. Il s’entend bien avec Anne de Saint-Barthélémy qui écrit  en février 1605 : « Je ne sais comment il se fait que l’on vous laisse si longtemps là-bas. Ce doit être pour nous mortifier … Que ceci soit pour vous seul, parce que, si l’on pense que nous le désirons, ce sera pis ». Il escorte les trois religieuses salmantines (on n’est pas mécontent de les voir quitter Paris) pour la fondation de Dijon, car il a toute leur confiance. C’est à ce moment qu’il traverse une « nuit spirituelle la plus noire ». Il est le confident d’un « ténébreux passage » vécu par la mère Isabelle des Anges 107.

Il fait un séjour préparatoire pour la fondation du carmel de Bruxelles en 1606, car il connait bien l’Infante Isabelle. Il va ensuite à Dijon porter la lettre de l’Infante à Anne de Jésus. S’ensuit le départ de sœurs pour la Flandre. Bérulle et Duval nomment Gallemant comme accompagnateur d’Anne de Jésus, mais ce dernier passe outre à leur souhait en inscrivant le nom de Jean sur le bref… Supérieur des carmels des Pays-Bas (1607-1610), il prend part aux trois fondations de Bruxelles, Louvain et Mons, sans oublier de fonder le Carmel de Rouen (1609).

Il eut la tentation de partir comme missionnaire au Congo, à l’époque de sa nuit car « considérant ma tiédeur … Il me ferait [ainsi] la grâce de me pardonner mes péchés. » Mais il demeure en Bourgogne à Dole de 1614 à 1622, car cette ville dépend de l’Espagne tout en étant près de Dijon, enfin à Besançon. Les voyages entre Rouen et Bourgogne sont fréquents tandis que la tentation du Congo revient. A soixante-cinq ans son activité est inlassable : « Ce sont mes folies, mais, comme elles sont faites par amour, elles sont dignes de pardon 108 ». Au service des carmélites de 1622 à 1634, il s’efface au moment de la « crise des années 1620 », liée aux règles.

Le cercle de madame Acarie.

L’introduction à Paris de la réforme espagnole fut l’œuvre conjointe d’un grand nombre de religieux et laïcs rassemblés autour de madame Acarie, même si le premier ouvrier fut Brétigny ; outre François de Sales et le cardinal de Bérulle, sur lesquels nous reviendrons, et laissant de côté Beaucousin et ses chartreux actifs par leurs traductions et leurs conseils, se détachent quatre figures dévouées à la cause du carmel. L’élan apporté à l’œuvre commune par madame Acarie lui donne droit au titre de « fondatrice du carmel français ».

Commençons par deux membres du « triumvirat » qui sera chargé de la direction des carmélites. La forte personnalité du groupe, le futur cardinal de Bérulle, sera abordée lors d’un prochain chapitre, mais brièvement (ce n’est pas un mystique). Les deux autres membres sont Jacques Gallemant et André Duval.

Jacques Gallemant (1559-1630) 109 « souple et nuancé, prudent et désintéressé, sait … montrer avec les carmes une condescendance qui contraste avec l’attitude de Bérulle ou de Marillac. Doctrinalement, il est dans le sillage de Benoît de Canfield », ce qui est remarquable compte tenu de l’opposition entre christo-centrisme carmélitain et mystique « abstraite » rhéno-flamande, illustrée par le combat de Graciàn contre les capucins de Flandre.

Gallemant sera aux côtés de Duval contre Bérulle, et saura libérer Brétigny en le faisant nommer à sa place supérieur en Flandres. Enfin il est profondément spirituel :

La mère Marie de Hannivel de la Sainte Trinité, la première carmélite professe de France m’a assuré … qu’elle était entièrement persuadée, que pas une de ses pensées, ni les plus déliés mouvements de son cœur, ne lui étaient point cachés. Il connaissait même pendant ses visites, ce que la grâce opérait dans un monastère, dès qu’il s’en approchait. … Dieu lui mettait dans les mains en ces conjonctures [les ministères de la pénitence et de l’eucharistie] comme une balance, dont il pesait les âmes. Ce sont les termes dont il a déclaré confidemment cette haute prérogative. Il y voyait d’ordinaire les formes différentes que la grâce y prenait … le point de Justice où elles arrivaient … il y ressentait avec des peines horribles, les indispositions criminelles de ceux qui lui demandaient avec des consciences de démons les dons de Dieu 110.

André Duval (1564-1638) protège Vincent de Paul en opposition avec Bérulle et s’oppose au vœu de servitude que ce dernier voulait imposer aux carmélites. Il est le conseiller et le biographe de madame Acarie qu’il soutint lors du dernier terrible affrontement à Pontoise. Il approuva, comme Gallemant, la Règle de perfection de Benoît de Canfield : ainsi la fortune de l’école abstraite « s’explique en bonne partie par la protection active du « bon monsieur Duval » enseignant pendant plus de quarante ans » selon Dodin. Bérulle et Condren furent ses élèves 111.

Le vécu mystique de Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation.

Nous allons retracer brièvement la vie de Madame Acarie en me centrant non sur son rôle historique mais sur les seuls aspects personnels. Puis nous aborderons quelques thèmes en essayant de cerner son vécu sans recourir à des grilles d’analyse psychologiques, c'est-à-dire en la respectant en s’appuyant sur les témoignages nombreux recueillis lors d’un procès de canonisation qui ne put aboutir par suite de querelles qui affligèrent le carmel réformé français 112. Il existe également de nombreux témoignages moins directs 113.

Barbe Avrillot est née en 1566 à Paris pendant les guerres de religion - elle a six ans lors de la Saint-Barthélemy. Elle voulut être religieuse à l’Hôtel-Dieu mais on la maria à seize ans et demi à Pierre Acarie, âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans. Sa vie est agréable : ils sont amoureux l'un de l'autre, et la belle-mère chérit sa belle-fille. Elle eut six enfants entre dix-huit et vingt-six ans, dont elle s'occupa très bien conjointement avec sa servante Andrée Levoix, puiqu'ils restèrent tous vivants. Ils furent élevés très strictement, apprenant très tôt à donner et haïssant le mensonge. La belle Acarie aimait les fêtes, lisait Amadis de Gaule, éprouvait beaucoup de déplaisir à rencontrer plus belle qu'elle.

À vingt-et-un ou vingt-deux ans, elle lit cette maxime : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit », et c'est le choc qui la fait basculer vers l'intériorité. Jusqu'à sa mort, elle sera sujette à des états mystiques profonds où elle pense « mourir de douceur ». Bien qu'elle ait honte de montrer ces états, elle ne peut les cacher et elle reste sans mots, « hors des sens ». Les médecins ne savent qu'en penser et prescrivent des saignées qui l'anéantissent. Elle craint beaucoup de se tromper, d'autant plus qu'à cette époque la peur du diable est répandue. En témoignent les crises et les conversions non dénuées de crainte de contemporains : le jeune François de Sales, les mystiques Benoît de Canfield, Augustin Baker, Marie des Vallées. Heureusement le père Benoît de Canfeld reconnaît en elle la présence de la grâce.

A l'époque du siège de Paris par Henri IV elle se dévoue pour soigner les blessés et les malades comme pour nourrir les affamés.

Puis viennent de nombreuses épreuves qu'elle assume avec grand courage : son mari dévôt choisit la Ligue, est retenu prisonnier en 1594, lorque Henri IV entre à Paris. Leur maison est saisie, Barbe et ses six enfants se retrouvent sans ressource. On voit alors son extrême patience dans l’adversité. La carmélite Marguerite du Saint-Sacrement, raconte comment sa mère fut obligée de demander de l'argent à une relation 114 :

Elle se mit à genoux, lui supplie lui faire la faveur lui prêter au moins cinq sols pour lui avoir du pain, lui remontrant sa nécessité et la charge de ses enfants, lui pensant amollir le cœur ; au contraire avec paroles piquantes lui fait refus et lui dit qu’elle ne mettait ses enfants en métier chez quelque cordonnier ou savetier - l’aîné de tous avait environ huit à neuf ans - et la renvoya de la sorte sans lui bailler un sol.

La même Marguerite témoigne du calme de sa mère dans l’épreuve 115 :

Et un jour pendant qu’elle prenait sa réfection les sergents entrèrent en sa maison qui saisirent tout même les plats qui étaient sur la table jusqu’à l’assiette qui était devant elle sans qu’elle s’en émut aucunement. Et nous a dit qu’elle ressentit une joie très grande de se voir réduite à cet état de pauvreté…

Elle a un très grave accident : au retour d’une visite à son mari, autorisé à se rapprocher de Paris, elle est désarçonnée et trainée longuement par son cheval ce qui provoque la rupture du fémur en trois endroits : elle marchera dorénavant avec des béquilles. Deux autres chutes qui succèdent à la première la rendront définitivement infirme.

En 1599 elle obtient d’Henri IV la grâce de son mari et l'hôtel de la rue des juifs leur est restitué. Il devient un centre de la spiritualité catholique fréquenté en particulier par Bérulle et par François de Sales. Ce dernier confia au P. Jean de Saint-François :

…quand il approchait de cette sainte âme [il s’agit de Barbe], elle imprimait en la sienne un si grand respect à sa vertu [au sens latin de virtus], qu’il n’eut jamais la hardiesse de l’interroger de chose qui se passait en elle…

A trente-deux ans Madame Acarie demeure toujours belle, gaie et agréable. Elle déploie une grande activité, par exemple en faveur de prostituées.

Son premier contact, à trente-cinq ans, avec l’œuvre traduite en 1601 de Thérèse d’Avila ne l’emballe pas : trop de visions ! Mais la sainte se manifeste intérieurement par deux « visions » espacées de sept à huit mois - Barbe n’utilise pas un tel terme mais celui de « vues de l’esprit » 116 - et le projet d’introduire le Carmel réformé féminin en France prend forme : les futures jeunes carmélites françaises se placent sous sa direction, réunies à l’hôtel de la rue des Juifs. Les travaux du premier monastère de Paris commencent en 1603, dirigés et financés par Barbe (et par Marillac). Les sœurs espagnoles arrivent enfin le 15 octobre 1604 après l’équipée célèbre de Madrid à Paris. Le second monastère est ouvert à Pontoise dès janvier 1605. Barbe est liée aux nombreuses fondations suivantes.

Pierre meurt en novembre 1613. Barbe entre au carmel d’Amiens à l’âge de quarante-huit ans comme sœur laie, suivant le vœu exprimé par Thérèse, en février 1614. Elle aide à la cuisine. On rapprochera Marie de l’Incarnation du frère Laurent de la Résurrection : « tous deux sont affectés à des travaux dits abjects à cette époque, […] avec un handicap physique lourd : Laurent avait une jambe de bois et madame Acarie des « potences » pour suppléer à l’infirmité de ses jambes. » 117. Elle ne peut être prieure comme le désiraient les carmélites et la nouvelle prieure imposée, qui gouverne « à la Turque », lui interdit de guider les autres sœurs sans les prévenir de cette interdiction… Elle est finalement transférée à Pontoise en décembre 1616 où elle peut donner conseil aux novices : tout est paix. Mais elle est fondamentalement opposée à toute idée de servitude, et le conflit né du vœu à Jésus et Marie demandé par Bérulle lui est particulièrement pénible.

Elle est très malade et là encore sa patience est totale. Sa fille raconte :

En ses maladies sa vertu paraissait en elle par-dessus tout autre temps. Jamais je ne l’ai ouï plaindre par mouvement d’impatience et comme j’étais toujours en sa chambre et y couchais, je l’entendais la nuit se lever seule et chanter des Hymnes à Dieu pour ne se laisser aller à donner plaintes pour les grandes douleurs qu’elle souffrait de sa jambe rompue. 118.

Lors de sa dernière maladie, Agnès de Jésus - des Lyons

… a remarqué qu'Icelle Sr Marie de l'Incarnation fût vingt-deux jours et vingt-deux nuits sans reposer aucunement et néanmoins demeura si tranquille et unie à Dieu qu'elle disait quelquefois la nuit : « Mon Dieu je n'en peux plus, pouvez pour moi. » 119

Barbe Acarie, devenue la converse Marie de l’Incarnation, meurt le mercredi de Pâques 1618.

Elle aurait détruit ses écrits. On ne possède que quinze lettres ou extraits de lettres, un petit opuscule des Vrais exercices…, enfin des dits rapportés dans les témoignages, en particulier par le P. Coton, André Duval, etc.  D’où l’importance des témoignages que nous présenterons dans les textes qui suivent cette introduction.

« Le » voyage d’Espagne.

Présentation

Ayant présenté les deux principales figures de Brétigny et de madame Acarie, nous pouvons revenir sur l’histoire de l’implantation carmélitaine. Nous serons bref, n’oubliant pas que tout ce déroulement n’est qu’un des moyens mis en œuvre pour faciliter l’essor de la vie mystique. Tout commence par le voyage qui, après ceux de Brétigny, assure enfin le transfert de six religieuses espagnoles en France. Nous avons déjà placé cet événement dans le contexte de la biographie de son premier ouvrier. Outre le récit de Bremond et l’approfondissement - mais cela est-il vraiment utile ? - des politiques et des querelles, il est plaisant de revivre par leurs propres récits les aventures et les traverses surmontées par les principales intéressées 120.

Un contexte plus parisien, débordant l’infatigable protecteur des carmélites Brétigny placé dans l’ombre de la forte personnalité de Bérulle, montre le rôle central de madame Acarie qui découvre en 1601 les récits des fondations de Teresa (il semblerait toutefois que cette dernière ait dû intervenir ensuite directement pour convaincre la future Marie de l’Incarnation !). A la seconde assemblée à la chartreuse de Paris, en 1602, « tout le monde est là » : dom Beaucousin, Mme Acarie, Jacques Gallemant (figure méconnue qui saura « équilibrer » Bérulle), André Duval (docteur de la Sorbonne, toujours utile), Jean de Brétigny, Pierre de Bérulle (dans toute l’énergie de la jeunesse) et François de Sales (brièvement lors de son passage à Paris) 121.

On n’oubliera pas le rôle très important de Michel de Marillac (1560-1632), futur garde des sceaux au destin tragique. Il était familier de Pierre, le mari de madame Acarie, ayant fréquenté le même collège de Navarre. Il avait eu indépendamment l’idée d’établir la réforme en France, et se joignit ainsi à madame Acarie pour l’aider à obtenir les lettres patentes du roi, obtenir la permission du pape 122, enfin faire hâter les travaux de construction du futur monastère :

Je ne sais si j’ose dire … que j’ai toujours vécu avec elle dans la plus grande et la plus entière amitié qui peut être entre deux personnes et plus liberté et de franchise qui s’en puisse avoir 123.

Les négociations commencent, elles sont compliquées par la politique de l’époque où les catholiques dévôts sont écartelés dans leur fidélités : au pays de France ou à la religion hispano-romaine ? Henri IV sera un temps excommunié et finalement assassiné par un dévot fanatique 124.

Jean de Brétigny, son compagnon serviteur Jean Navet, René Gaultier (le futur traducteur de Jean de la Croix) et son domestique Claude, Mme Jourdain qui deviendra en religion Louise de Jésus (1569-1628) 125, une cousine de Brétigny et une servante, future carmélite, forment l’équipe qui part de Paris à la fin septembre 1603. A l’exception de Gaultier et de son domestique, l’équipe prend le bateau à Nantes à la mi-octobre, arrive au pays basque espagnol le 20 novembre après une tempête prévisible en la saison - la saisie des livres au débarquement par l’Inquisition locale, dont Thérèse en français, l’était moins - enfin voyagent par temps de neige pour arriver à Burgos et à Valladolid le 30. Gaultier et Bérulle les rejoignent trois mois plus tard. Les négociations furent difficiles.

Enfin, le 15 septembre 1604, passent au retour, à Irùn, six sœurs espagnoles et non des moindres, comptant parmi elles Anne de Jésus, Anne de Saint Barthélémy, Isabelle des Anges (1565-1644) qui ne quittera plus la France et demanderait à être mieux connue : elle vécut en France quarante ans et « exerca une influence discrète mais puissante », fondant de nombreux carmels ; mais elle ne laissa aucun écrit : « Nos actions n’ont pas à être multipliées, mais perfectionnées » disait-elle 126.

Un mois plus tard le convoi arrive à Paris car les français sont moins sauvages que ne le craignaient les sœurs. Elles pensaient (ou désiraient ?) être martyres aux mains de protestants. Accueillies par les bénédictines de Montmartre, elles sont dès le lendemain installées dans le monastère de Notre-Dame-des-Champs en voie d’achèvement.

Le récit d’Anne de Saint-Barthélemy (1608).

Le récit de la religieuse espagnole Ana de San Bartolome qui eut la plus grande influence sur la naissance du carmel thérésien en France est resté inédit en français jusqu’à maintenant 127, tandis que celui de madame Jourdain devenue par la suite la vénérable Mère Louise de Jésus est disponible 128.


§1. Un de nos supérieurs m’a ordonné d’écrire ce qui s’est passé au cours du voyage d’Espagne mais je ne sais si je me souviendrais car il fut très long, il s’y est passé bien des choses.

§2. Il n’y a ni terre, ni lieu si abandonné que Dieu ne lui envoie quelque Moïse pour prier et élever les mains et le cœur vers le ciel comme nous le voyons dans le cas de la France. Quand tout paraissait perdu, Dieu laissa en elle, non un seul Moïse mais beaucoup qui devaient intercéder pour leur peuple avec des veilles, des mortifications et des larmes.

§3. Comme je l’ai déjà dit, en ce temps de souffrances et de désolation pour les catholiques – car il y avait beaucoup de bons et d’excellents chrétiens – voyant qu’en Espagne s’était levée la grande Thérèse, la sainte Mère des carmélites, qui avait un grand zèle pour Dieu et à qui – pour cela—Dieu avait donné la grâce et le charisme pour réformer et renforcer son Ordre avec la rigueur nécessaire pour que celles qui s’y réuniront, comme elle le dit dans ses livres, soient toujours en oraison, en exercice de mortification et de pénitence pour aider le Christ et les catholiques dans la conversion du royaume de France. Elle portait toujours en son âme un vif désir qui la poussait à l’implorer pour lui. C’est vraiment une chose que se racontent beaucoup de ceux qui en ont été témoins que le jour même où fut fondé le premier monastère – jour de la saint Barthélemy – ce jour même eut lieu une si grande bataille entre chrétiens et hérétiques que dans les rues de beaucoup de villes de France le sang de ceux qui mouraient coulait comme de l’eau tant il y en avait 129. Bien que de part et d’autre beaucoup moururent, les chrétiens eurent la victoire. Depuis ce jour, à cause de ce pauvre petit monastère que cette sainte avait élevé, on ne voit aucune église, si petite soit-elle, qui ait été détruite

§4. Après avoir fonder beaucoup de monastères de sœurs et de frères, Dieu lui donna de jouir du fruit de ses travaux et permit la séparation de la Province. A sa mort, et depuis, comme Dieu voulait la faire connaître ; il se fit beaucoup de miracles.A ce moment là, il y avait beaucoup de français catholiques en Espagne qui désiraient le salut de leur peuple. Parmi eux Dieu avantagea un de ses bons serviteurs appelé Monsieur de Brétigny 130qui, avec beaucoup d’ardeur, s’efforçait d’emmener des religieuses. Mais à ce moment là il ne put y arriver et donc emporta les livres de la Sainte et les fit traduire en français. Elle y parlait de la France si favorablement que les dévots s’intéressèrent à elle et prirent courage.. Ils réunirent des jeunes filles dans quelques villes pour les instruire selon l’esprit de cet Ordre. Voyant qu’elles étaient dans de bonnes dispositions, ils demandèrent licence au Roi de fonder ce monastère de Paris avec le désir d’y amener des religieuses et si cela ne pouvait se faire d’apporter les Constitutions et d’instruire celles qui étaient réunies et de leur donner l’habit de l’Ordre de notre Sainte Mère.

§5. A partir de cela, ce serviteur de Dieu dont j’ai parlé, retourna en Espagne et prit avec lui trois dames honorables 131 pour que –si on lui donnait les religieuses – elles reviennent en leur compagnie et leur apprennent la langue. Il y eu aussi don René 132 . C’est au grand péril de leur vie qu’ils prirent la mer. Sa Majesté éprouvait leur courage en toutes sortes d’occasions mais ils étaient si fidèles au dessein de Dieu que rien ne les abattit.

§6. Ils restèrent en Espagne quelques mois sans pouvoir obtenir ce qu’ils désiraient, c’est à dire que l’Ordre leur donne des religieuses. Voyant cela Monsieur de Bérulle vint et tous y travaillèrent presque une année. Avant d’obtenir la permission de l’Ordre, ils supportèrent de gros affronts et difficultés car on ne les reconnaissaient pas comme les bons serviteurs de Dieu qu’ils étaient. Ils le sont beaucoup, les œuvres et le zèle pour l’honneur de Dieu qu’ils ont montrés, témoignent de leur grand esprit de foi, mais pour que leur vertu soit éprouvée, Dieu permettait qu’on ne les reconnaissent pas comme tels. Certains disaient qu’ils étaient hérétiques ou d’autres choses semblables, qu’ils allaient tromper leur monde. Ils supportaient tout avec grande patience et humilité et, persévérant malgré tout, obtinrent ce qu’ils désiraient. Il y avait en Espagne beaucoup de serviteurs et de servantes de Dieu à qui Dieu avait révélé que c’était sa volonté qu’elles aillent en France. Notre Seigneur dit à quelque une d’entre elles 133 qu’elle dise aux français que ce qu’ils faisaient lui plaisait beaucoup et qu’une bonne couronne leur était réservée.

§7. Les religieuses qui devaient partir se réunirent au premier monastère fondé par notre Sainte Mère, à Saint Joseph d’Avila. Ce fut chose merveilleuse de voir que cette réunion eut lieu le jour même où elle l’avait fondé : jour de Saint Barthélemy, apôtre. Elles restèrent là sept ou huit jours jusqu’à l’arrivée de notre Père Général 134 et d’autres pères de l’Ordre pour donner le coup d’envoi à ce voyage.

§8. En fait elles partirent d’ici le jour de la décollation de Saint Jean 135 Notre Père Général, frère François de la Mère de Dieu, les accompagna une partie de la première étape et quand il fit ses adieux, elles lui demandèrent de les bénir. Il le fit avec beaucoup de peine tant de sa part que de celle des religieuses : lui de voir partir des filles qu’il aimait, seules en terre étrangère, avec des personnes étrangères. Bien que ceux-ci étaient et sont grands serviteurs de Dieu, comme je l’ai déjà dit, notre Père ne connaissait pas à ce moment là ce qu’était leur vertu et les filles et le Père faisaient un grand sacrifice à Dieu. Il ne faut pas s’étonner de cette peine et de ces larmes car leurs cœurs ressentirent très violemment la peine de cette séparation. Elles quittaient pour toujours leur pays et des supérieurs – si religieux - et étant de faibles femmes et plus sujettes au changement que les hommes, elles ne pouvaient manquer de craindre et de se demander si ce voyage était l’œuvre de Dieu bien qu’il y eut beaucoup de raisons de l’espérer. Les cœurs bien qu’ils sentaient cette faiblesse étaient par ailleurs forts et remplis de détermination pour endurer et souffrir pour Dieu et le bien des âmes jusqu’à la mort. Je sais de quelqu’une 136 que pendant tout le voyage, elle avait la certitude que Dieu était avec elles, aussi sûrement que si elle le voyait avec les yeux du corps. Elle le voyait aussi avec les yeux de l’âme et recevait très souvent bien des grâces particulières au cours desquelles Dieu l’assurait que venue de toutes ces religieuses devait lui être très agréable.

§9. Deux religieux, grands serviteurs de Dieu, 137 venaient avec nous ainsi que deux prêtres français 138, un autre gentilhomme 139 et trois cavaliers plus quelques espagnols. Il y avait aussi trois françaises 140, seules dans un coche et dans un autre les six religieuses ensemble.141. Nous nous retrouvions seulement dans les auberges et elles nous apprenaient la langue mais nous ne sommes pas arriver à la maîtriser et bien que la plupart d’entre nous la comprenons, nous ne la parlons pas bien si ce n’est pour quelques expressions. Notre Seigneur nous a mortifiées mais je crois que c’est pour un bien car parler peu n’a pas eu qu’un mauvais côté : chaque nation a ses usages et ceux qui y habitent en possèdent les caractères, ils ne désirent pas toujours, ni ne trouvent bon de les changer. Aussi cela a été mieux pour eux que nous ne parlions pas bien pour que les choses aillent avec plus de douceur. Cependant en ce qui touche la rigueur et le respect de la Règle qu’elles gardent très scrupuleusement, elles nous comprennent bien mais c’est en d’autres choses que cela manque. Ainsi le silence est une bonne chose pour toutes.

§10. Revenons à notre voyage. Il se poursuivait avec bonheur et contentement mais le mauvais esprit voyant que ceci pourrait nuire à ses prétentions , commença, Dieu le permettant, à semer le trouble et le désordre. Ce ne fut pas une petite peine pour les françaises que vienne à quelques unes des religieuses une grande tentation de mécontentement et le désir de s’en retourner car il leur semblait qu’elles allaient à leur perte. Ceci troubla tout le monde car le voyage était déjà commencé et tout était organisé. Mais le Seigneur, bien qu’il éprouve, ne laisse pas le démon arriver à ses fins. Bien que les trois 142 étaient très perturbées et avaient le plus de poids, les trois autres ne voulaient pas et disaient qu’elles poursuivraient la route, faudrait-il mourir. Ainsi fut désamorcée la tentation parce que la volte face des unes et non des autres aurait donner lieu à des rumeurs et pardessus tout Dieu le voulait. Pendant tout le trajet jusqu’en France, elles ne manquèrent pas de peine et de déplaisir mais elles décidèrent de rester un an et après avoir fait faire profession à quelques françaises, de repartir. Telle était leur idée, mais Dieu en avait d’autres et a dirigé les choses autrement et jusqu’à présent – cela fait quatre ans que nous sommes sorties d’Espagne – aucune n’est retournée ni, je crois, ne retournera. Elles ont fait et font beaucoup de bien car elles ont traversé et traversent beaucoup de difficultés, chaque jour, mais c’est inévitable parce que c’est l’occasion de beaucoup de conversions et de paix dans les Royaumes143 et comme on dit : « Qui divise en sort toujours blessé. » mais ces blessures sont pour le salut des âmes.

§11. Je crois que toutes mes compagnes sont des saintes et le montrent par leurs œuvres, leur patience et leur persévérance au milieu de tant de contradictions. Je pourrais facilement en dire beaucoup et aussi au sujet de ce qu’elles ont souffert pendant le voyage mais j’en ai déjà parlé ailleurs et d’autres écriront ce qu’ils en savent et le feront comprendre mieux que moi.

§12. On ne peut imaginer la difficulté pour des femmes et qui plus est des religieuses, que ces grands voyages. Obligatoirement on devait faire à pied beaucoup de trajet et à découvert, il fallait se servir du premier venu capable d’aider à sortir des périls quand on se voyait au milieu d’obstacles et de la boue. Mais il faut louer le soin et de la vertu des français qui nous emmenaient : leur prévenance pleine de délicatesse pour nous rendre service nous confondaient toutes car pendant tout le voyage, on ne remarqua en eux aucune parole déplacée, ni impatience, ni quelques légèretés causées d’habitude par la fatigue des grandes routes car cette fatigue même égaie et fait dire des impertinences. Ceci me fait beaucoup rendre grâces à Dieu et admirer la sainteté et la perfection qu’ils montaient en respectant l’habit de la Vierge et de la sainte Mère, notre fondatrice Thérèse de Jésus. Tout ceci est pour nous un exemple de vertu et un motif de confusion.

[…]

L’essor.

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), une vie cachée.

Notre connaissance de la vie en clôture de cette religieuse est par chance excellente, grâce à de très nombreuses sources 144. Les « brouillons » des carmélites qui déposèrent en vue du procès de béatification donnent de précieuses informations car les plus intéressantes d’un point de vue intérieur ne sont pas retenues dans les dépositions d’un procès exigeant des faits objectifs et le summarium du procès présente donc peu d’intérêt 145. La belle biographie par Louise de Jésus, à compléter par des études particulières, demeure incontournable 146. De nombreux écrits nous sont parvenus grâce aux sources manuscrites, aux citations de ses biographes, aux publications faites au XVIIe siècle à l’intention des carmels nouvellement fondés 147.

Née à Paris en mai 1578 elle habite en Touraine et fait connaissance au cours de l’hiver 1603-1604 de Bérulle : ce dernier travaille alors à introduire les carmélites en France. Madeleine décide de se joindre à la fondation : elle fait profession le 12 novembre 1605, soit treize mois après l’arrivée des espagnoles ; immédiatement chargée des novices, elle prendra effectivement cet emploi au printemps 1606. Son père désire fonder un couvent à Tours sous la direction d’Anne de Saint-Barthélemy qui s’y rend. Madeleine de Saint Joseph est alors élue prieure du premier couvent de Paris en avril 1608, puis réélue en 1611. Déchargée en 1614, elle fonde en 1616 le carmel de Lyon. Elle est rappelée en 1617 pour établir le deuxième couvent de Paris, rue Chapon, dont elle est prieure pendant six ans.

Sa vie intime est traduite par quelques notes « échappées à son humilité destructrice ». Elle peint ainsi un état de séparation et de mort mystique :

…la vérité qui est en elle lui montre que de faire quelque chose, c’est dérober à Dieu. Et lors l’âme dit : Je ne dois pas Seigneur, me trouver en quelque lieu, puisque je ne suis pas 148.

Elle est assistée dans cette nuit :

Le 15e janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté, et qu’au moment de ma mort, il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire, sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les autres et non plus pour moi-même  149.

Sa biographe ne doute pas d’une filiation dont les chaînons sont Jean de la Croix, Anne de Jésus, Madeleine de Saint-Joseph  150, Marie-Madeleine de Jésus  151.

En 1624 Madeleine est de nouveau élue prieure du premier couvent, qu’elle gouverne pendant onze ans. Elle ne nous apparaît pas comme une créature soumise aux cardinaux de Bérulle et Richelieu. Elle est estimée de ce dernier 152, tout en ne manquant pas de courage politique 153.

Elle fut longuement malade :

Ses douleurs atteignaient parfois une telle acuité, « qu’elle se trouvait obligée de s’écrier … « Mon Dieu, patience ! » … Son esprit était dans une aussi grande paix, et sa conversation avec les sœurs aussi libre que si elle n’eût rien souffert 154.

Le premier médecin de la reine lui ayant demandé quelque chose sur ses maladies, lui offrant de la traiter, elle se contenta de sourire et lui répondit qu’elle savait un bon remède qui était la résurrection, détournant ainsi l’entretien … elle en faisait de même à nos sœurs … si je meurs de ce mal, je ne mourrai pas d’un autre 155.

Elle meurt en avril 1637. Cette vie en communauté sous la clôture, et donc sans événements particulièrement originaux qui nous soient parvenus, cache une action très profonde qui assure le développement et l’unité des carmels par la formation intérieure de leurs fondatrices.

La direction spirituelle.

Une « élévation » ou courte homélie faite par Madeleine à ses religieuses, ainsi qu’une « instruction » ou méditation proposée pour la semaine constituent des témoignages intéressants sur la spiritualité des carmélites, au-delà de la présentation d’une d’entre elles. Le caractère de joie qui en est la marque mystique disparaîtra malheureusement dès la fin du siècle par l’arrivée d’influences du (second voire troisième) jansénisme.

Dans l’« Elévation » proposée par Madeleine de Saint-Joseph à ses religieuses à l’occasion de la fête de saint Jean l’Evangéliste :

Nous devons faire ce que vous commandez, rien de plus, sans nous mettre en peine de ce que votre sainte volonté ordonne à l’égard des autres, n’étant point à nous à entrer dans vos secrets ; votre disciple bien-aimé nous en a donné l’exemple, n’ayant pas voulu pénétrer votre dessein sur lui, s’y abandonnant sans le connaître, il a eu le privilège de reposer sur votre sein en la Cène, c’est là où il a puisé les vérités si relevées qu’il nous a laissé par écrit, ce qui nous fait voir que ce sera par un humble repos en vous, dans l’Eucharistie, que nous connaissons bien mieux les vérités saintes, que par toute autre étude […] ce repos de saint Jean sur votre sein est l’image du repos que tous les chrétiens doivent trouver en vous et le modèle du silence intérieur où ils doivent se tenir, pour vous écouter parler, que de parler eux-mêmes extérieurement aux hommes ; car on peut dire, que comme la vie du Ciel est un amour tranquille dans la vue et connaissance que les esprits bienheureux ont de vous, celle du Chrétien sur la terre doit être dans un amour et repos en vous. Je vous adore au Très saint Sacrement comme mon repos, faites-moi la grâce que je ne le cherche qu’en vous seul, et que je trouve toutes mes délices dans l’union intérieure avec vous […] Exaucez-moi, Seigneur, puisque votre miséricorde est si prête à faire du bien et tournez vos regards sur moi selon la grandeur de vos miséricordes. Psal.68. 156 »

D’autres « Elévations » montrent une visée directe vers Dieu sans concession et affirment une unité possible :

…aller en haute mer, cela marque l’état de perfection … [les âmes] doivent toujours chercher ce qui est plus parfait … vous voulez entrer en mon âme comme vous entrâtes en la barque de saint Pierre et vous me recommandez comme à lui de m’éloigner de la terre 157

Quoi que je ne sois que poudre et cendre, j’oserai dire, appuyée sur l’autorité de l’Ecriture Sainte, que je ne suis qu’un seul esprit avec Vous, pourvu que je sois attachée à Vous. Ainsi que l’est un de ceux qui demeurent en Votre amour, c’est-à-dire en Vous-même, comme Vous demeurez en eux … celui qui est uni à Dieu n’est qu’un seul esprit avec Lui. Si donc vous disez, mon Seigneur, « Je suis dans mon Père et mon Père est dans moi », l’homme a l’avantage de pouvoir dire aussi, « Je suis en vous mon Dieu et vous êtes en moi, et nous ne sommes qu’un seul esprit 158.

Sa direction journalière demeure toujours en référence à la grâce divine et traduit un recours à Dieu dans un élan renouvelé 159 :

Eprouvant toujours plus son impuissance … [elle] recourait aussi toujours plus à Dieu … elle consacrait ses journées presque entières à l’oraison … ne faisait point d’action … qu’elle n’eût été faire prière au chœur.

A propos d’une personne qui disait « Ma voie est de cette sorte », elle déclare :

J’ai déjà cinquante ans, et je ne pourrais parler de moi avec cette assurance … Rien ne m’appartient … nous allons à Dieu comme nous pouvons … cette voie n’est pas circonscrite si exactement … que Dieu n’y puisse renfermer d’autres sentiers … Que peuvent savoir ces âmes parmi les ténèbres de ce monde, qu’elles puissent dire avec assurance : telle est ma voie ? Peut être le disent-elles au moment même où cette voie leur est ôtée.

L’on passe la vie comme l’on peut ; l’on tombe, l’on se relève ! Le propre de la terre c’est l’inconstance et la diversité. Dieu, qui voit cela, excuse la faiblesse de sa créature. Il faut vivre en liberté d’esprit, nonobstant la vue et l’expérience de ces choses, et se confier en la divine bonté. … Oh que si les âmes pouvaient voir combien Dieu les aime et est prêt de les aider et leur faire miséricorde, elles marcheraient bien d’un autre pas qu’elles ne font ! … Mes enfants, or sus ! Ne nous lassons jamais de commencer, et novices et professes ! Il faut toujours commencer jusqu’à la mort.

Son gouvernement de 1624 à 1635 montre une grande autorité jointe à la douceur et au souci de prêter toute son attention à autrui 160 :

[Elle avait une] grâce toute extraordinaire … pour assister ses filles en ce dernier passage … Elle dit à plusieurs de nous sur la mort d’une de nos sœurs, que comme nous ne sommes toutes qu’unes [sic] en Jésus-Christ, nous devions regarder notre sœur comme quelque chose de nous qui était allé à Dieu. Continuant ce discours, elle disait : Nous devons … nous appliquer beaucoup à Dieu pour elle, afin de lui aider à faire son chemin … Les âmes qui sont séparées du corps languissent de ne pas voir Dieu, de telle sorte que cela ne se peut comprendre … Aussitôt qu’une autre de mes sœurs eut rendu l’esprit, cette servante de Dieu dit tout haut dans l’infirmerie : maintenant cette âme est dans un parfait amour et une parfaite souffrance !

Je n’ai jamais vu [la mère] en émotion d’esprit ni de corps. Si elle reprenait, c’était avec tant de douceur, des termes si charitables et une façon si affable qu’elle donnait grande humiliation … Elle le faisait à voix basse … après … il ne lui en restait plus rien ; elle était tout de même vers la personne qu’elle avait reprise … et lui parlait avec plus de tendresse et de charité … Elle agissait en ce sujet, selon ce que j’en ai pu reconnaître, tout à fait divinement

Notre Mère Madeleine portait Dieu en soi et le répandait avec efficace dans les âmes qui s’en voulaient rendre dignes …je sentais, lorsque j’approchais d’elle, qu’elle répandait dans mon âme je ne sais quoi de divin … ses paroles … ont fait en un instant en moi ce qu’elle voulait de moi.

Elle sépare l’Essentiel de l’accessoire :

Ayant été élue prieure au loin, cette religieuse vint, avant son départ, passer quelque temps auprès de la Mère Madeleine pour profiter de ses conseils. Or la mère l’entretenait souvent, mais toujours de sa sanctification personnelle…  « Je lui fis paraître quelque petit étonnement de ce qu’elle ne me disait rien du tout de la charge où l’on me mettait … - Ma fille, rien n’est important que d’être à Dieu, je veux que vous y soyez. La charge n’est qu’un accident ; et en vérité quand vous serez à Dieu par état, vous verrez que ce n’est rien d’aller ici ou là. Ne vous en occupez point. » 161

Enfin un « exercice de retraite » montre comment la méditation de la Passion propre à la tradition du carmel espagnole est revêtue de douceur tourangelle dans la Petite Instruction … à faire l’Oraison 162 :

L’ordre des points que l’on prendra pour la méditation de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ chaque jour de la semaine…

[…] Et voyons seulement la préparation [de l’oraison mentale]. Voir et se représenter que l’on est devant cette Majesté Divine qui est ce grand Tout que nous pouvons seulement adorer et aimer, et que les anges même ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que cette parole : « Saint, saint, saint est le Seigneur. » Ainsi l’âme demeure Angélique par la présence de son Dieu, L’admire, Le révère et se remplit tout de Lui, ne pouvant plus parler.

[…] Et puis si l’âme pénètre dans cet amour divin qui fait pâtir et qui fait désirer souffrir encore davantage à ce Seigneur impassible, et que l’amour de nos âmes tient ici si patient. Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l’âme un peu désireuse de son Époux trouvera bien de quoi s’occuper et s’en approcher, lui rendant grâce et donnant mille bénédictions pour ses infinies miséricordes. […]

Mais pour ce que les dispositions de l’esprit sont diverses, ceux qui auront moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, ou sécheresse, pourront se servir d’un moyen bien aisé à l’âme qui a quelque fidélité et amour vers notre Seigneur. L’âme pourra donc prendre son point sans user de discours, mais par un œil et douce inclination, et regard vers notre Seigneur, souvent elle lui ouvrira l’intime et fonds de son âme, désirant L’aimer au plus profond de soi, et se lier à Lui par l’effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en Sa puissance, et dont parfois même, il lui semble ne pouvoir entièrement user si l’amour n’est pas assez puissant pour l’assurer de ce que dit saint Paul : « Qui nous séparera de la charité ? »

Que si l’âme parfois se trouve ne pouvant rien faire de ceci, elle peut néanmoins souffrir ses peines en sa présence, et avec Lui se résigner ainsi qu’il fit, s’humilier comme elle le voit abaissé, être patiente, et enfin exercer toutes les vertus à son exemple.

Sœur Catherine de Jésus.

Madeleine de Saint-Joseph écrivit la vie de cette jeune religieuse dont elle avait été maîtresse des novices et prieure 163 : Catherine de Jésus (1589-1623) est une figure attachante, typique des vies brèves sans histoire de carmélites, intentionnellement proposée par Madeleine comme modèle. Voici quelques « dits » qui situent l’esprit qui anime la mystique carmélite en ses débuts français :

Je me jette en Dieu comme dans un abîme profond pour faire de moi des choses qui semblent n’avoir point de limites ni de fin. […] il me suffit que Dieu est suffisant à Lui-même 164

Il est en tout ce que vous portez ; c’est Lui qui vous soutient ; encore que vous ne Le voyiez ni ne Le sentiez pas. Nous en savons par sa grâce de bonnes nouvelles que je ne vous écris pas, parce qu’Il ne ne veut pas. Entrez … dans la voie inconnue […] J’ai eu quelque vue que votre âme se doit perdre toute dans l’amour pur […] Je dis donc que cette perte nous fait retrouver en Dieu et que c’est une très heureuse perte, mais qu’elle doit être persévérante ; elle ne doit avoir fin qu’avec notre vie […] C’est un travail sur lequel on trouve peu à dire, mais beaucoup à faire 165.

Dieu me montra […] quelle netteté et simplicité il me faut avoir pour être transformée en cet amour 166.

Elle témoigne dans sa lettre dix-neuvième d’un rapport étroit avec Madeleine de Saint-Joseph, portant sur sa vie mystique :

…il y a eu plusieurs choses […] auxquelles Dieu s’est servi de notre mère Prieure, pour m’y assister ; et elle m’y a beaucoup aidée. Ensuite il me fut présenté de me perdre en Dieu […] Je donnai mon consentement à cette perte, avec la permission de notre mère Prieure ; et depuis l’avoir donné, je me vois comme dans un abîme, où je ne puis trouver le fond ; et cela sans connaître où je vais 167.

Une religieuse témoignera par ailleurs de l’efficience spirituelle de la mère depuis sa mort :

Elle m’est demeurée fort présente, depuis ce jour-là, et je la sens toujours proche de moi, avec plus de certitude que si je la voyais en la terre ; elle me met dans une continuelle présence de Dieu […] Je la ressens vers moi comme une Mère […] Je la vois comme une guide, que Dieu m’a donnée pour aller à lui… 168.

Marie de Jésus de Bréauté (1579-1652).

Marie-Madeleine de Jésus (1579-1652) fut la compagne très proche de Madeleine de Saint-Joseph 169. Mariée à dix-huit ans au marquis de Bréauté, brillant dans le métier des armes, et qui lui plut davantage qu’un prétendant prudemment éconduit, elle se trouve veuve avec un enfant de treize mois, le 5 février 1600. Elle rencontre madame Acarie et rentre au Carmel le 8 décembre 1604. Elle est à l’infirmerie, puis sous-prieure en 1606, responsable des novices en 1608, lorsque Madeleine de Saint-Joseph devient prieure. Prieure à son tour en 1615, elle fait bâtir une infirmerie. Elle exprima l’ardent désir de ne plus accepter de charge en 1624. A la fin de la même année, son fils meurt en combat singulier : 

Je sais par expérience … les efforts que le diable fait dans les âmes … afin de les porter au désespoir … lorsque Dieu nous traite plus rigoureusement 170.

Depuis 1641 sa santé était ruinée : elle disait « n’avoir pas assez de mal pour mourir et en avoir trop pour appeler cela vivre. » Elle meurt le 29 novembre 1652. Son portrait nous est donné par ses lettres

Il [Dieu] ne nous donne pas toujours en nous-mêmes toute la lumière dont nous avons besoin pour notre conduite, Il la met souvent en autrui afin de nous lier les uns avec les autres d’une plus grande charité 171.

Ne sentant rien de Dieu pour assister les âmes … [il suffit de] lui demander par ce regard que ce soit lui qui fasse votre charge, puisque vous n’êtes, et ne pouvez rien, et puis faites doucement selon votre conscience … sans faire tant de réflexion sur vos actions pour voir comme vous avez fait, car ce n’est que perte de temps 172.

…l’abandon que l’âme doit faire continuellement à Dieu de tout ce qu’elle est … nous n’avons pas le droit de lui rien demander, sinon la grâce de le bien servir … nous ne devons faire autre chose que recevoir tout de sa main 173.

…Je rends grâces très humbles avec vous à notre Seigneur, de ce qu’il lui plaît vous donner pour mère au ciel, celle qui l’a été en la terre, elle ne vous y sera pas moins utile qu’elle était ici, et même il se peut dire qu’elle vous la sera davantage parce que sa condition l’enfermait entre quatre murailles dont elle ne pouvait sortir, et ne pouvait humainement savoir le besoin des âmes absentes que par lettres, ce qui était quelquefois un peu long : mais maintenant elle écoute les prières, voit les besoins, et y remédie. Grand nombre de religieuses de cet Ordre l’ont déjà éprouvé en divers endroits, et ce m’est une grande consolation que vous en soyez une 174.

Des lettres montrent son intelligence des situations tout autant que sa profondeur spirituelle : elle n’a pas trop d’illusion sur le monde et sait se battre pour préserver les vocations :

…En faisant le service du roi, il est bon, Monsieur mon neveu, de conserver la vie des hommes autant qu’il se peut, ils l’ont reçue de Dieu pour chose grande, et il ne faut pas la leur faire prodiguer sans grande nécessité. Je sais bien que peu de généraux d’armée s’y appliquent pour y penser, mais quand vous seriez un peu meilleur que le commun, il n’y aura pas de mal 175.

…Ces personnes-là n’ont d’autre dessein que de vous amuser et gagner du temps, sachant bien que vous ne pouvez, étant privée de toute assistance, persévérer en vos bonnes intentions [de quitter le monde] si vous ne sortez promptement du lieu où vous êtes, et en cela ils ont raison. C’est pourquoi, ma très chère fille, il vous faut bien garder de prolonger le temps que vous avez donné quoique l’on vous puisse dire pour vous le persuader. Si la plupart de nous autres religieuses avions écouté quand nous quittâmes le monde, tout ce que nos amis et nos parents nous disaient, et faisaient dire par des personnes de très grande piété et doctrine, pour nous y retenir, et cela sous de beaux et apparents prétextes, il n’y en a guères qui n’y fussent demeurées. Pour moi, j’avais un fils qui n’avait pas encore six ans, qui apparemment pouvait avoir besoin de moi, il y avait bien des choses à dire là-dessus pour m’empêcher de le quitter, et on ne manquait pas de me représenter que lorsque je l’aurais mis dans un état plus assuré, je pourrais après me faire religieuse. Mais Dieu me fit la grâce de me fortifier contre ces tentations, et d’entrer où je suis depuis quarante-cinq ans, malgré toutes leurs raisons, et je vous assure devant Dieu que je ne m’en suis jamais repentie, et que j’aimerais mieux être morte de cent mille morts, que d’y avoir manqué 176.

Ma fille, il court un bruit chez vous que la personne que vous savez a bien plus d’espérance sur votre sujet que de coutume, que vous lui avez parlé avec bien plus de douceur que par le passé, que vous commencez à changer un peu votre habillement et votre coiffure, et que vous portez maintenant des gants d’Espagne. Mais comme nous connaissons la facilité que le monde a de parler, nous ne prenons pas garde à ces discours … Je vous prie, ma fille, de ne point croire ceux qui vous disent qu’il est nécessaire que vous voyez cette personne pour essayer de le convertir, c’est une tromperie. Jamais Dieu ne vous prendra pour faire cette œuvre-là, il n’y est pas disposé, au contraire votre vue et vos paroles entretiennent sa passion, et ne peuvent faire nul bon effet que de lui donner des espérances très préjudiciables pour vous. Votre âge ne vous permet pas de connaître le monde comme moi, c’est pourquoi je vous supplie de croire en cela mon conseil, et d’être toujours le plus retirée et solitaire que vous pourrez, hormis la visite des Eglises qui ne vous peut être qu’utile, pourvu que vous n’y entreteniez que celui que vous y allez chercher. Je suis bien aise que vous ayez un bon confesseur pour votre âme comme vous me mandez, mais je ne sais s’il est vrai ce que l’on m’a dit, qu’il y a un autre religieux qui vous voit tous les jours, et qui est envoyé vers vous sans que vous le sachiez par ceux qui désirent détruire vos bons desseins. Prenez-y bien garde, s’il vous plaît, il est très propre à faire ce métier-là, et très adroit pour le faire, en sorte que vous ne vous en apperceviez pas jusqu’à ce qu’il ait trouvé moyen de faire son coup. Si j’étais à votre place je diminuerais peu à peu ces communications jusques à ce qu’elles soient réduites à une fois le mois. La lecture des deux livres que je vous ai mandé vous sera bien plus utile que son entretien ; vous n’avez besoin que de fidélité à Dieu pour poursuivre ce que vous avez commencé jusques à son accomplissement…177

D’autres informations, dont de nombreuses précisions biographiques intéressantes, demeurent manuscrites 178 :

Elle dit à la Mère Marie-Madeleine de Bains : « J’ai vu … que notre union ne périra pas et qu’elle sera stable pour l’éternité, et j’ai une grande consolation de voir que ma mort n’y changera rien. C’est Dieu qui l’a faite et je l’emporte, elle ne s’évanouira pas. Oh ! que j’en ai de joie et que c’est une grande chose que cette volonté de Dieu ! Elle conserve elle-même tout ce qui vient d’elle. »

Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691).

Elle fut supérieure durant trois périodes couvrant dix-neuf années et eut la charge de maintenir intérieurement vivante la communauté. Elle semble être la dernière grande spirituelle de la filiation. Ses réponses à la (future) sœur Anne Marie d'Epernon s'avèrent intéressantes, en particulier sur la prière :

...la vraie oraison est un entretien de l'âme avec Dieu et une parole intérieure par laquelle l'âme se communique à Dieu et Dieu se communique à elle, mais comme c'est chose si grande, il ne faut pas penser que nous la puissions acquérir par nous-même, quoique nous devions y employer tous nos soins ; mais il la faut demander à Dieu avec beaucoup d'humilité et de connaissance que nous ne la méritons pas, l'attendre avec patience et confiance et la recevoir avec action de grâce 179.

Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune : quelle mystique ?

Nous avons approché d’autres figures, dont les deux célèbres carmélites de Beaune, Marie de la Trinité et Marguerite du Saint-Sacrement, avec lesquelles Gaston de Renty était en relation suivie. Nous y avons trouvé des manifestations de la dévotion, mais sans « dits » rapportés qui laisseraient transparaître une vie intérieure mystique et surtout qui la justifieraient par une exemplarité des comportements de la vie quotidienne. L’instrumentalisation de sœur Marguerite dans divers milieux est suspecte. Marie de Jésus de Bréauté se serait opposée à l’impression de la vie de la sœur Marguerite 180.

Le lecteur curieux est invité à recourir à la Vie rédigée par Amelote  181, un prêtre de l’Oratoire par ailleurs fort savant, qui fut chargé de la réédition d’un Nouveau Testament largement distribué dans le royaume après la révocation de l’Edit de Nantes. Nous y relevons bien des déformations et caricatures de la « sainteté mystique » et l’adoption sans aucun sens critique des représentations propres à l’époque : diables bérulliens, almanach évangélique. Les « dits » rapportés sont très généralement incolores.

La liste qui suit constitue une anthologie étonnante. Elle est donnée ici parce que ses excès sont typique des publications dévotes du siècle : Cette liste avec l’indication des paginations souligne la valeur des témoignages mystiques sobres, que nous avons concentrés dans ce manuel au point de fatiguer le lecteur par leur répétition, mais qui sont en réalité très largement minoritaire au sein du surabondant genre littéraire dévôt…

Le pus d’un malade est léché et avalé  « deux ou trois heures » (15) : on ne peut donc trop reprocher ce topos de l’excès ascétique repris par Marie de l’Incarnation (du Canada), comme par la jeune madame Guyon, grande lectrice de textes religieux ; leurs excès sont modérés en comparaison. Puis les spectres apparaîssent (20), ainsi que « la fumée d’enfer » (41), tandis que la sainte éprouve convulsion et assoupissement (43), affrontant les bataillons de malins esprits (51). Il s’ensuit bien naturellement convulsions, traitées par un cautère sur la tête (59), lequel est remplacé fort efficacement par le camail de Bérulle ! (65). Mais la « rage des diables » (ou « épilepsie » ?) perdurent (67). Une attestation médicale décrit une tétanisation hystérique (76).

Dans la partie consacrée aux visions, « le Fils de Dieu habitait en elle comme dans son temple » (142), ou bien elle est « enfermée dans la croix » (163). Aussi « dix jours pâmée de douleur, les mains et les pieds attachés l’un sur l’autre […] elle ne cessa de prier pour les Ordres Religieux… » (167). La puanteur de l’enfer  se manifeste à nouveau (185). Elle fait de nombreux « voyages » au jardin des Olives, pour assister à la capture du fils de Dieu, pour rencontrer Anne ou Caïphe, etc. (285 sv.). Ceci annonçe la reprise du même genre visionnaire par A.-C. Emmerich assistée de C. Brentano  au début de la période romantique.

On n’oubliera pas « la pesanteur du péché de Judas et de celui des Juifs » (227). Des dévotions sont organisées avec une minutie étonnante  (316sv., 350sv., 391sv.). Elle obtient « les grâces sublimes » pour Renty  (383). Suivent des questions puériles : « s’ils avaient cherché l’étable de Bethléem », etc. (428-453). On respire enfin dans les dernières pages (627, 630, 716 citée ci-après).

Dans ce dernier beau passage, l’on retrouve heureusement exprimée (introduite toutefois par des « Il faut… Il veut… », et sous forme d’une injonction à son confesseur) la grande humilité propre au carmel, caractéristique dont l’évocation ouvrait ce chapitre :

Il faut que vous viviez selon Lui, dans une très grande pureté, simplicité et humilité de cœur… attentif à la grâce pour le faire … comme s’il n’y avait que Lui et vous au monde … Il veut que vous conserviez une égalité ferme et stable, soit dans l’intérieur ou dans l’extérieur, en sorte que vous ne vous éleviez en aucun bon succès, ni ne vous laissiez emporter à la joie, et que vous ne vous abbatiez dans les disgrâces et désolations. Il faut que vous vous laissiez entre Ses mains divines, afin qu’Il dispose de vous, pour la vie et pour la mort, pour la santé et pour la maladie, pour l’estime et pour le mépris … que vous Lui laissiez tout ce que vous êtes … il vaut bien mieux penser à Dieu et à Ses divines perfections, qu’à nous-mêmes et à nos fautes et misères.


Contraintes et influences.

Constitutions et confesseurs.

Nous serons encore plus bref sur ce sujet qui a fait l’objet de nombreuses études 182. Il souligne la difficulté d’assurer un minimum de liberté intérieure à des femmes qui prennent une voie mystique en choisissant le cadre carmélitain. Les frictions entre Anne de Jésus et Bérulle (1575-1629) commencent bientôt : Anne (1545-1621) avait déjà dû lutter en Espagne pour préserver les Constitutions de la fondatrice, contre la volonté des carmes de régenter leur vie intérieure en s’imposant comme confesseurs ; elle a cinquante-neuf ans lorsque l’étranger Bérulle en a vingt-neuf et veut régenter les abords d’une vie intérieure dont il méconnait la profondeur :

Bérulle aurait pu remarquer dans les carmels thérésiens la place donnée à l’oraison, à l’humanité du Christ, au silence, à la joie des récréations … non : il souligne l’abnégation, « la mortification extrême de la nature », cet anéantissement … renoncement à cette autonomie illusoire qui empêche la nature d’être totalement disponible dans les mains de Dieu 183.

Et les mains de Dieu passent par ses clercs. Se greffe le problème des Constitutions : faut-il adopter le premier texte élaboré par Thérèse entre 1562 et 1567 (il est perdu, probablement détruit en 1567), la forme approuvée en 1567 par Rubeo, les constitutions d’Alcalà de 1581 (introduites par Gracian donc acceptées par Thérèse ; elle meurt en 1582), l’édition corrigée de 1588, la traduction castillane de l’édition latine de 1590 modifiées sous l’influence de Doria, approuvées par le pape en 1592 qui constitueront le texte législatif légal ? Toutes ces dates montrent la pression permanente subie, c’est pourquoi nous les énumérons. Anne de Jésus est arrivée en France avec les constitutions de 1588 (traduites par Brétigny vers 1590, donc accessibles aux carmélites françaises) bien décidée à défendre l’esprit de la mère Thérèse. Se pose enfin le problème du choix parmi les confesseurs imposés : carmes espagnols ou supérieurs français (le triumvirat Gallemant - Duval - Bérulle) ?

Pour faire vite en ce qui concerne l’histoire complexe des rapports entre espagnoles et français, nous résumons ainsi : des fondations multiples (Pontoise, Dijon, etc.) vont faire éclater le noyau des espagnoles ; Anne de Jésus part à Dijon – elle y rencontrera au parloir la baronne de Chantal 184 – puis dès 1607 décide de quitter la France à ses yeux hostile 185 pour les Pays-Bas espagnols ; elle est accompagnée des deux sœurs espagnoles dont nous n’avons pas cité les noms et de quatre sœurs françaises, pour fonder à Bruxelles. Anne de Saint-Barthélémy paraît plus souple - elle ne fut longtemps qu’une simple converse, même si elle accompagna Thérèse sur tous les chemins d’Espagne – et elle l’est – au début, d’où une incompréhension de la part d’Anne de Jésus. Mais se rendant compte de tentatives de manipulation 186, elle se rebiffe et part à son tour : d’abord à Tours en 1608, puis aux Pays-Bas en 1611. Seule Isabelle des Anges reste : elle fonde en province, à Amiens, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Limoges où elle meurt en 1644.

Une vie mystique en péril.

A partir de la fin du siècle et culminant dans la première moitié du XVIIIe siècle, des influences tarissent la vie mystique : nous ressentons l’angoisse de religieuses soumises alors à une prédication que l’on peut résumer ainsi : Vous qui avez reçu tant de grâces, vous devrez en rendre compte au jugement de Dieu… 

Les « livres » des carmélites portées sur elles-mêmes, où ces dernières transcrivaient des textes aimés et mystiques (on trouve dans l’exemplaire que nous avons analysé des textes de Bernières puis de Milley), ainsi que des notes de leurs retraites annuelles de dix jours. Ces notes montrent comment la mystique vivante des années ~1640 laisse place à la « vertu de crainte » un siècle plus tard. Une monographie analysant les centaines de feuillets écrits dans ces livres intimes, par des mains anonymes qui se sont succédées entre les années 1650 et 1750, dont certaines sont admirables, éclairerait l’involution de la spiritualité carmélitaine en conservant une grande intensité, et dans le rendu mystique, et dans le rendu d’angoisse - involution parallèle à celle plus générale d’une censure étouffant les mystiques. Les sources “externes” imprimées demeurent en comparaison bien pâles 187.

Voici un terrible témoignage tiré de l’un de ces recueils 188. Il est annoncé comme « 3e point » de « Méditations sur les peines de l’enfer ». Il traduit l’angoisse inscrite au cœur de malheureuses femmes soumises à de mauvais directeurs. Il illustre la source de l’assèchement mystique qui atteindra les carmels à la fin du siècle et au début du XVIIIe siècle :

Un ver immortel : Ce ver n’est autre chose qu’un souvenir fixe et funeste des grâces et des moyens de salut qu’on aura eu durant la vie, et un reproche rongeur de l’abus qu’on en aura fait par sa négligence et par ses crimes, c’est proprement le supplice des chrétiens et des religieux. L’enfer de l’enfer, dit le chrétien intérieur, c’est d’avoir pu si aisément éviter l’enfer et de ne l’avoir pas voulu faire. Qu’est-ce qu’il faut pour me délivrer de cet abîme de douleur, revenir à Dieu par une sincère et prompte pénitence […] Que vois-je ici de tous côtés sur moi, une pluie de sang, ou des ruisseaux de feu, l’un et l’autre tout ensemble, c’est le sang de Jésus-Christ qui coule de toutes ses plaies transformé en des torrents de flammes et de colère.

La situation fut redressée autoritairement en 1748 189, peu avant les effets, dévastateurs en ce qui concerne les communautés, de la grande Révolution.

Influences exercées par les carmels.

Nous clôturons ce chapitre sur les influences issues des carmels : la rencontre à Dijon d’Anne de Jésus orienta dès le début du siècle la grande mystique Jeanne de Chantal et des liens se tissèrent ensuite entre visitandines et carmélites dont on trouve des traces dans les « livres » que portaient sur elles ces dernières.

Madame Guyon eut une correspondance avec le Grand carme Maur de l’Enfant-Jésus et le rencontra ; on a conservé vingt-et-une lettres qu’il lui adressa 190. D’autre part, si l’on ajoute les passages cités de Jean de Saint-Samson à ceux de Jean de la Croix et de Thérèse, ainsi que ceux de quelques carmes « secondaires », l’ensemble carmélitain représente la moitié du nombre de passages mystiques cités dans l’anthologie des Justifications 191 (1694). Elle attribuait beaucoup d’importance au Carmel comme étant l’école mystique récente antérieure à sa filiation. Fénelon connut directement frère Laurent, comme l’atteste ses lettres à la mère du Saint-Sacrement, Catherine de Bar.

De nos jours l’influence des fondateurs de l’école carmélitaine déborde le cadre chrétien, comme le montre la présentation d’une réédition récente des œuvres de Jean de la Croix 192.

Une « filiation » ?

Il est plus important de faire vivre les figures intérieures aux couvents du carmel, directement en prise avec l’aventure mystique, que de retracer les péripéties des traverses qu’elles durent surmonter et le détail de règles diverses auxquelles elles se soumettaient volontiers dès lors qu’on leur laissait leur liberté intérieure sans exercer une inquisition des âmes.

Nous avons présentés, dans la section consacrée à l’Espagne, les figures des deux carmélites espagnoles les plus proches de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila : Anne de Jésus (1545-1621) et Anne de Saint-Barthélémy (1549-1614). Elles contribuent brièvement mais de façon décisive à la transplantation du carmel en France. Anne de Saint-Barthélémy fut chargé du noviciat du premier carmel de l’Incarnation. Elle était remarquable par sa douceur non dénuée de fermeté 193.

Dès sa nomination comme prieure, elle désigna Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) pour la remplacer comme maîtresse des novices ; elle gardera une « estime particulière » pour Marie de Jésus (de Bréauté), intime de Madeleine et pour Marie de la Trinité (Sevin). Nous allons sortir de l’ombre ces trois figures. Madeleine de Saint-Joseph est la plus importante d’entre elles car la majorité des fondatrices de carmels en France se forment sous la direction spirituelle de cette maîtresse des novices puis supérieure du couvent de Paris.

On devine un réseau spirituel symétrique du réseau que nous mettrons en évidence chez les pré-quiétistes normands puis parisiens où se mêlent religieux et laïcs dans le monde. Mais dans le cas du carmel il est délicat d’en trouver des preuves explicites parce que tout se passe au sein de communautés réglées et fermées ne livrant que peu de traces écrites personnelles tandis que dans le monde ouvert, où vivaient un Bernières ou plus tard une Madame Guyon, l’échange de lettres de direction palliait à l’éloignement physique.

Nous pensons qu’une filiation mystique existe chez les carmélites réformées comme chez les grands carmes. En témoignent indirectement des textes normatifs expliquant la « demeure » intérieure ou le sens mystique de l’Ecriture, des lettres même si ces dernières remplissent d’abord une fonction de contact intercommunautaire, des dépositions faites à l’occasion de procès de béatification même si les témoins ont en vue de souligner la sainteté plutôt que l’activité mystique (les témoignages retenus dans les procès n’incluent pas ce qui reste du domaine « psychologique » tandis que les miracles sont considérés comme des faits « objectifs » pouvant avancer la cause d’un procès). Puis ces traces disparaissent à la fin du siècle, comme c’est le cas pour la génération qui suit les disciples directs de Jean de Saint-Samson, tandis que l’on perçoit une involution ascétique dans les « livres » de religieuses, sous l’influence jansénisante.

Les influences passent d’Espagne en France selon un réseau dont nous situons les figures en deux tableaux complémentaires, à la fin de ce chapitre. Une chaîne passe par Pierre d’Alcantara - Teresa et Jean de la Croix - Ana de San Bartolome et Ana de Jesus - Madeleine de Saint-Joseph … sans préjudice d’influences adjacentes, convergentes ou divergentes dont se détachent les figures de Madame Acarie co-fondatrice du Carmel français, de Gallemant… Elle irrigue les fondations religieuses de Jeanne de Chantal et de la Mère Mectilde du Saint Sacrement. Parallèlement (mais sans contact semble-t-il) Jean de Saint-Samson, carme de la réforme dite de Touraine (réforme française indépendante de celle de Jean de la Croix) initie des disciples dont Maur de l’Enfant-Jésus. Ce dernier - comme plus tard la Mère du Saint Sacrement - seront en relation avec Madame Guyon. Enfin, des influences probables venant « de l’extérieur » ne sont pas répertoriées, puisque nous nous limitons à l’ordre du Carmel : influences de conversos sur Teresa ; influences possibles venant du vieux fond islamique sur Jean de la Croix ; influences certaines des « mystiques du Nord » sur Jean de Saint-Samson.


[cette étude constituée pour le moment de « collages » empruntés à un projet historique est à reprendre : insister sur Anne de Saint-Barthélemy ! adjoindre un ou deux diagrammes utilisants le fascicule des fondations des carmels réalisé à Cherbourg! articles du quatrième centenaire…etc.]

II. Ecrits et témoignages


La première génération :

Madame Acarie.

Une « Centurie » ?

Reprenant le titre souvent donné aux recueils des dits de Pères du désert, une trentaine de « dits » amorcent une telle collection :

Je Vous offre, mon Dieu, ma volonté, que je ne veux plus faire et suivre, mais remettre totalement à la Vôtre, afin que je n’en aie plus du tout. (E26).194

C’est pourquoi je prendrai la hardiesse de demander non seulement vos dons et vos grâces, mais aussi Vous-même. (E27).

Je les jette [les péchés], mon Bien-aimé, dans le feu admirable de votre divin amour, afin qu’il Vous plaise les anéantir et consumer entièrement. (E31).

Je ne sais, Seigneur, que vous rendre, sinon ce que Vous m’avez donné. (E81).

Je reconnais que tout ce que je pourrais faire jusqu’à la mort, n’est rien : c’est pourquoi je vous supplie de tout mon cœur de vous glorifier en moi, selon que vous trouverez plus expédient, et en la manière que vous rechercherez . (E139).

Je me tiens ici avec une profonde révérence et une très grande reconnaissance de mon néant. Je ne suis rien, je ne puis rien, je ne sais rien. (E140).

Ô mon Dieu, tirez-moi à Vous pour me brûler de ce feu très ardent de Votre Amour, dans lequel je sois toute consumée et anéantie. (E143).

Je Vous supplie de regarder avec Votre œil de miséricorde ma désolation, la grande disette que j’ai de Vos grâces, le grand aveuglement où je suis. (E144).

Pour la vertu, il suffirait que nous en ayons l’usage, sans en vouloir la possession. (v64).195

Il est vraiment trop insatiable celui à qui Dieu ne suffit pas. (v64)

L’office de Marthe était bon, mais c’est du trouble et de l’inquiétude qu’il faut se garder. (v71).

Ceux qui sont fervents tant que dure la dévotion sensible et après demeurent là sans courage, sont tout comme les bêtes qui suivent seulement ce à quoi leurs sensations les porte (s. Anne de Saint-Laurent de Saint-Lieu, Pontoise).(v72).

(Mère Agnès de Jésus des Lyons, Pontoise, lui demande si elle a dormi cette nuit :) Oh ! non ma mère.Mon esprit travaille [souffre] fort. il est question d’une âme qui nese donne à Dieu qu’à demi. et je désire la mettre tout en Dieu. Il faut que ce soit aujourd’hui ; je vous supplie, laissez-moi pour suivre cette affaire. (v74).

une âme ne peut jamais bien faire, si elle ne se jette à perte de vue entre les bras dela Providence divine… (v76).

Il ne faut pas vouloir trouver en nous ce qui ne peut pas y être si Dieu ne l’y met pas. (Mère Françoise de Jésus de Fleury, Amiens)(v81).

Il faut être humble et dépendre en tout de sa Providence. (s. Marie du Saint Sacrement de Marillac)(v88).

(Dans sa dernière maladie :) Ceux qui sont au faubourg entendent bien les joies de la ville mais c’est leur tourment de n’être pas dedans. (v99).

Mourir et n’avoir pas aimé ! (v112).

Il faut se dégager peu à peu de tous ces respects, ne regarder que Dieu, arriver à la parfaite simplicité d’esprit où l’âme est en une merveilleuse liberté. (v128).

On ne peut se fier aux moyens humains, mais à la Providence. Mais il faut se fier aux moyens humains comme s’il n’y avait pas de Providence. (v133).

David disait à Dieu qu’il avait le désir du désir : et qui sommes-nous, qui voudrions paraître avoir quelque chose ? (Mère Marie de saint Joseph Fournier, Pontoise).(v134).

Les fautes doivent servir à l’âme, ce que le fumier sert à la terre, qui est à l’engraisser et la rendre plus féconde. (v137).

Il faut nous étonner, non pas de nous voir tomber, mais de ce que nous ne retournons pas plus vite à Dieu, même plusieurs fois par jour. (v143).

(se tenir devant Dieu :) comme les pauvres gens qui, sur la place, attendent d’être embauchés. (v145).

(je m’étonnais … qu’elle n’en ai rien écrit :) autrefois je l’ai fait, mais j’ai tout brûlé, parce que ce qui part de moi me semble être si fade et si bas. (s. Marie du Saint Sacrement de Marillac)(v151).

Nous ne sommes devant Dieu que comme un pauvre pot de terre tout sale, lequel sera bien riche, si le roi le remplit de ses trésors. (Mère Françoise de Jésus de Fleury, Amiens)(v153).

…toujours prête d’entreprendre de grandes choses ! Mais c’est en la vue de Dieu et non de soi. (v156).

…Dieu est infiniment meilleur que je ne suis méchante, plus puissant que je ne suis faible, plus miséricordieux que je ne saurais être misérable. (v189).

Mon âme hors de la présence de Dieu est comme un poisson hors de l’eau. (v192).

Témoignages du procès informatif.

Tout d'abord Dieu : Madame Acarie connaissait à la fois le Château de l'âme de Thérèse dont la traduction était récente 196, et la tradition rhéno-flamande. On sait que son conseiller spirituel dom Beaucousin et ses compagnons chartreux ont traduit Ruusbroec et la Perle évangélique. Madame Acarie recevait aussi le frère minime Antoine Étienne qui traduisait Tauler. On est donc dans une tradition d'absolue nudité dans l’offrande de soi au divin. Mère Marie du Saint-Sacrement raconte :

Je demandais une fois à cette Bienheureuse la manière et exercice de l’actuelle présence de Dieu. Elle me répondit qu’elle n’en savait pratique que par une continuelle vue et conversion à Dieu et confusion de soi-même Et qu’elle estimait l’actuelle présence de Dieu être l’état des bienheureux au ciel qui sans cesse sont toujours unis et appliqués à Dieu sans nul détour et que l’homme en sa première justice originelle avait cette droiture […] que le remède est aussi une continuelle conversion à Dieu et détour de nous-mêmes par humiliation et propre confusion.197

Mais Dieu seul a l'initiative :

Hélas ! mon Bien-aimé, si vous voulez que je vous regarde, regardez-moi, premièrement 198.

…rapporte le père Duval. Elle n'a laissé aucune description de ses états, et ce que nous en savons provient des témoins qui l'ont vu en oraison :

Son visage était lumineux et si plein de beauté qu'il donnait en même temps de la dévotion et du respect.199

La place où j'étais au chœur durant l'office et l'oraison était tout proche d'elle ; j'avoue que son seul aspect me mettait en recueillement. Elle était toujours comme immobile et cela les heures toutes entières. Elle avait très souvent la face belle et fort enflammée… 200

Elle devenait totalement inconsciente de son entourage :

Un jour après la Sainte Communion étant en oraison à la grille de l'infirmerie devant le précieux Corps de Notre Seigneur je l'appelai par deux fois et voyant qu'elle ne me répondait point je me mis à la tirer pour lui faire prendre quelque chose à cause de son infirmité. Elle ne m'entendit non plus que si elle eut été morte, la voyant ainsi je pris la hardiesse de la considérer. Elle était d'une façon si modeste et anéantie les yeux et la bouche fermés, les mains jointes dessous son scapulaire. Ce qu'elle continua par l'espace d'une heure sans souffler ni remuer. 201.

…bien souvent il est arrivé que la deposante allant ayder à deshabiller et coucher ladicte Sr Marie de l'Incarnation, comme la deposante ayant allumé le feu pour la chauffer, et lui ayant osté son voile pour la desabiller, ladicte Sr Marie de l'Incarnation tomboit en extase et ravissement qui lui duroit bien souvant jusques sur le minuit, ores qu'il ne fust que dix heures lorsqu'on l'aloit coucher sy bien que la deposante estoit contraincte de lui remettre son voile, et esteindre le feu jusques à ce qu'elle fust revenue en elle. Pendant lesquels extases la deposante a remarqué qu'icelle Sr Marie de l'Incarnation avoit le visage beaucoup plus beau qu'à l'acoustumé, et estoit son visage tout enflambé… 202.

Et pourtant elle avait honte que ses états se voient et elle les dissimulait le plus possible :

Elle se frottait les mains et les bras pour mettre empêchement à ses abstractions et ravissements auxquels elle eût été quasi continuellement si elle n’y eut apporté ses artifices. 203.

Elle … estoit si fort pressée des visites et des assautz de Dieu, qu’elle jestoit parfois de grands cris comme sy le cœur lui eut voulu crever, puis pour couvrir cela elle s'en prenoit à une cuisse, disant que c'estoit sa cuisse qui de temps en temps lui donnoit des douleurs extremement aigues et fort sensibles. 204

En fait ces « plongées » deviennent une unité vécue où contemplation et action sont indissociables :

En ce mesme temps et longues années depuis elle voioit sans veoir, escoutoit sans escouter et respondoit sans apperceuvoir ses responses, faisant toutes ces choses tellement en Dieu et avec Dieu qu'elle n'en eut sceu rendre compte après pour ce qu'elles estoient faictes sans réflexion ny destour de la veue actuelle et action de Dieu. Et ce néantmoings etoient telles qu'on n'y eut sceu remarquer aucune défectuosité ny presque apercevoir la différence de sa conversation avec les aultres sy ce n'est en la suavité d'esprit, modestie composition du visage qui respiroit saincteté et en l'efficace et secrete energie de ses parolles qui perçoient les cœurs et illuminoient les entendementz de ceux qui lui parloient d'une manière du tout admirable. Ceste disposition Intérieure de l'âme avec Dieu faisoit qu'elle estoit en extaze sans y estre. 205.

L’élan dans ses paroles comme les absences qui touchent la mémoire sont d’autre signe d’un état continu de contemplation :

…elle me disait souvent qu’elle était fort étonnée de ce qu’on faisait tant d'état de ses paroles vu que bien souvent elle ne savait ce qu’elle disait, au moins n’y avait-elle pas pensé. (Père Etienne Binet 206).

Une fois elle me dict que quand Dieu lui donnoit de telles lumières qu'après les avoir dictes à ceux à qui elles touchoient elle en pardoit la souvenance entièrement. (Père Pierre Coton).

La raison en était qu'elle ne voulait parler ou agir que sous l'impulsion de la grâce :

Je l’ai vue en plusieurs occasions ou affaires qu’elle n’entreprenait rien et même en ses paroles ne disait rien si elle ne se sentait mue de Dieu. Je lui ai demandé sur divers sujets d’importance et prié de me dire ce qu’elle en pensait et jugeait. Elle me répondit : « Ma mère, en telle et telle chose que vous me demandez, je ne vous puis rien dire ; Dieu ne me donne rien pour cela, et je n’en dois pas parler par moi-même. » (déposition de Marie de Saint-Joseph – Fournier ).

En communauté, elle restait donc très silencieuse :

Elle ne parlait jamais en la communauté des choses de Dieu mais écoutait seulement sans s'avancer d'en rien dire. Et quelquefois notre Mère lui en demandant son avis, elle répondait : « Nous avons ouï dire ceci ou cela sur ce sujet », ne faisant rien paraître d'elle, et encore le disait en trois ou quatre mots dont nous étions grandement édifiées, son humble silence nous instruisant beaucoup plus que n'eut fait sa parole et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes » (Marie de Saint-Joseph – Castellet 207 ).

En réponse à la grandeur de Dieu et à Ses dons, l'humilité est la marque propre de Madame Acarie. C'est d'ailleurs le thème carmélitain par excellence, parallèle à celui de la pauvreté chez les franciscains. C’est ce que voulut souligner Anne de Jésus, lorsqu’elle fit passer en premier, le jour de la prise de voile des premières françaises, deux figures : madame Acarie aux côtés de l’humble Andrée Levoix, arrêtant par quelque inspiration bienvenue les autres paires de postulantes accompagnées, qui les précédaient à l’entrée solennelle de la cérémonie. Les mystiques du Carmel furent souvent des converses ou des convers : Anne de Saint-Barthélemy, Madame Acarie ; plus tard Laurent de la Résurrection ; du côté de la réforme dite de Touraine, Jean de Saint-Samson.

Chez Madame Acarie, l'humilité n'est pas une simple vertu morale, c'est une conséquence de l'expérience mystique : la nature humaine est nue devant la Face divine, et le seul désir du mystique est qu'elle disparaisse pour laisser place à Dieu :

ay ouy dire que pour peu qu'il y eust de l'impur en l'union de l'âme avec Dieu, elle demeuroit ternie comme la glace d'un miroir par le souffle et que cela se sentoit aussy tost. (Père Pierre Coton).

Une image forte fait le point de la situation :

 Elle disait que si un Roi mettait en un chaudron force richesses et pierreries et que puis après il les fit ôter, le chaudron n’en serait pas plus [ou moins] riche. Et qu’ainsi était de nous (Marie du St Sacrement - de St Leu).

Elle appelait ses compagnes à l’humilité en réponse à la grandeur divine, mais radicalement distincte d'une pusillanimité qui rendrait lâche ou craintif 208 :

Une fois, nous étions dans sa cellule avec elle. Elle en vint à nous parler de l’humilité : comme elle retient toujours l’âme en son devoir, lui fait sentir son néant, sa petitesse (qu’elle ne peut rien, qu’elle n’est rien et choses semblables). Elle était si fort plongée dans le sentiment de ce qu’elle disait qu’en parlant de cet abaissement profond où est l’âme qui se connaît en vérité, elle se baissait aussi extérieurement et son visage était fort pâle. Je la regardais attentivement, étant ainsi debout devant elle, sans lui dire un seul mot. Je pensais en moi-même, avec quelque sentiment de dégoût de ce qu’elle nous disait : « Mais celui qui serait toujours ainsi n’aurait point de courage, il n’entreprendrait rien ! » A peine avais-je achevé de penser cela, […] qu’elle se leva comme en sursaut de dessus son siège et, étant droite avec un visage beau et vermeil, elle dit, dans une grande ferveur, en me regardant : « Oh ! l’âme humble est toujours vigoureuse, toujours courageuse, toujours prête à entreprendre de grandes choses, mais c’est en la vue de Dieu et non de soi, car de soi-même elle n’attend rien, mais tout de Dieu. La confiance qu’elle a de Dieu lui fait faire de grandes choses 209.

Pour elle, la grâce entraînait automatiquement l'humilité par une lucidité implacable envers soi-même :

Un jour il y avait une personne religieuse qui […] lui parla de ce qui se passait en elle des dispositions de son âme de son oraison ; quand notre bienheureuse eut tout entendu ce que cette personne lui disait en des termes que notre bienheureuse n'aimait point, elle lui dit qu'elle n'entendait point tout ce qu'elle lui disait, qu'elle n'avait pas la capacité d'entendre ses termes et dit : « Or sus parlons de l'intérieur puisque vous voulez que nous en parlions. Pour moi mon intérieur est de voir le fond de mon orgueil et les passions mal mortifiées qui sont en moi ». (Marie de Saint-Joseph-Fournier).

…surtout elle avait une pratique d’humilité admirable qui faisait que voyant quelques âmes qui avaient reçu quelque grande grâce et n’en ayant point la fidélité à pratiquer l’humilité, elle ne pouvait quasi supporter que l’on dît ces âmes avoir reçu telles grâces et sur cela on pouvait bien dire des particularités. » (Jacques Gallement).

Certes cette clairvoyance conduit à un juste réalisme :

 Un jour je lui parlais d'une âme qui d'ordinaire mettait une partie de ses fautes sur la tentation et avait plus de discours que d'œuvres […] elle me dit seulement : « Que voulez-vous, ma mère […] pour y avoir un grain d'amour de Dieu il leur en faut laisser huit d'amour d'eux-mêmes » (Marie de Saint-Joseph - Fournier).

Cette lucidité allait de pair avec une extrême droiture :

Cette bienheureuse avait une si grande pureté et droiture vers Dieu qu’elle n’eût pas voulu faire la plus petite action qu’elle eût pensé ne lui pas être agréable et dirigeait tellement ses intentions qu’elle semblait ne pouvoir rien faire sans une particulière vue de Dieu. (Marie du St Sacrement – de St Leu).

Elle ne supportait pas la plus petite pensée dirigée vers elle-même :

Une fois qu'un des serviteurs de sa maison tombe malade, il lui vint en pensée qu'il en fallait avoir du soin parce qu'il était fort utile au bien de sa maison ; en lui donnant un bouillon elle se sentit intérieurement reprise d'avoir prêté l'oreille à cette pensée, voulant mêler les intérêts de sa maison avec les offices de charité desquels elle se dépouillait entièrement Cela la toucha si fort qu'elle en pleura fort amèrement… (Marie de Saint-Joseph – Castellet ).

Cette rectitude s'appliqua aussi à l'éducation de ses enfants faite,

…ne nous parlant jamais de religion. Entre les fautes qu’elle avait le plus d’aversion, c’était le mensonge quoique léger, et ne nous en pardonnait jamais aucun pour le plus petit sujet que ce fût ; elle nous disait souvent à tous ses enfants : « quand vous auriez perdu et renversé toute la maison l’avouant lorsqu’on vous le demandera je vous le pardonnerai de bon cœur. Mais je ne vous pardonnerai jamais la plus petite menterie »… (Marguerite du Saint Sacrement - Acarie)

Cette constante plongée dans la grâce alliée à une lucidité parfaite lui permirent d'assurer la direction de ses sœurs. Les sœurs parlent beaucoup de sa clairvoyance :

Elle avait une si claire lumière pour connaître l'intérieur des personnes et discerner l'esprit dont on était mu en ses actions que souvent on demeurait sans lui pouvoir répondre autre chose sinon : « Il est vrai » et avouer tout ce qu'elle disait. Une fois, elle était entrée en ce couvent avant qu'elle fût religieuse et comme je parlais à elle en particulier elle me dit : « Je parlais une fois à une personne et lui disais telle et telle chose », et par cette manière me fit voir beaucoup de fautes que je connaissais point et quoiqu'elle parlât toujours d'une autre personne, je répondais de bouche et de cœur : « Il est vrai, il est vrai... » (Anne de Saint Laurent - de St Lieu).

Tout comme le pratiquait Jean de la Croix,

Elle écrivait des passages des Evangiles et Epîtres de Saint Paul sur des petits papiers qu'elle donnait comme remèdes et instructions des besoins qu'elle voyait dans les âmes. (Seguier).

Elle répondait ainsi aux besoins spirituels d'une façon qui paraissait quasi miraculeuse :

Il arriva aussi à notre Sœur Magdeleine de la Croix défunte et qui a été la première professe de ce Couvent que ne se pouvant supporter elle-même à cause d'un extraordinaire délaissement intérieur dans lequel il lui semblait que sa conscience fut morte, et que Dieu l'eut abandonnée, et soustrait toutes ses grâces, elle crut que notre Bienheureuse Sœur la pouvait soulager en ses peines et s'en allant la chercher en sa cellule elle la trouva qu'elle écrivait et quand elle eut achevé d'écrire sans attendre que notre Sœur Magdeleine de la Croix eut ouvert la bouche pour lui parler, elle lui mit en main le billet qu'elle venait d'écrire dans lequel notre susdite sœur Magdeleine trouva représenté bien au net l'état de son intérieur, et ce qu'elle devait faire pour se tirer de ses peines dont elle et toutes nous autres qui avons vu ce billet demeurâmes fort étonnées… (Marie de Saint-Ursule – Amiens).

Partout où elle allait elle assurait la direction des âmes, mais sans le vouloir, et tout en pratiquant la plus extrême obéissance envers ses supérieures. À Amiens, la sœur Marie de Saint-Ursule raconte qu'à l’infirmerie, le soir où Madame Acarie était en extase,

… arriva Notre Mère Prieure qui était pour lors la Mère Isabelle de Jésus-Christ qui la reprit bien fort de ce qu'elle n'avait pas pris un bouillon, la force de l'obéissance la fit promptement revenir à soi du ravissement qui l'avait reprise et se levant en hâte de sa chaire, prenant ses potences et venant au devant de notre Mère d'une façon si humble qu'il semblait une pauvre criminelle qui demanda pardon, et prit en cet acte son bouillon et comme notre Mère l'interrogeait de ce qui s'était passé en son intérieur elle lui fit réponse : « Hélas ma mère je suis une pauvre créature. » Notre Mère lui répliqua : « Comment dites-vous cela, cette sœur vous a vue, vous a appelée et tirée et vous ne lui avez pas répondu. » (Marie de Saint-Ursule – Amiens).

C’était une direction joyeuse et bien ancrée dans la réalité :

Elle en chargeait fort particulièrement aux novices et le disait aussi aux autres sœurs de faire chaque chose parfaitement en son temps et se bien accoutumer à bien chanter au chœur quand elles y étaient d'être bien ferventes à l'oraison, bien manger quand elles étaient au réfectoire, d'être gaies et se bien réjouir … quand elle en voyait quelqu'une qui ne paraissait pas assez gaie à la récréation elle la regardait doucement et s'adressait à lui dire quelque parole gracieusement. (Marie de Saint-Joseph - Fournier).

Elle combat toute mélancolie (directrice, elle s’opposait au défaut d’espérance) :

Il me souvient qu'une fois cette Bienheureuse me rencontrant en la sacristie du Monastère de l'Incarnation à Paris et me voyant triste et fort abattu, elle me tira à part et me dit : « Il me semble que je vous vois d'une façon fort contraire à la vie des âmes qui sont à Dieu comme vous désirez d'être. » … Elle me dit plusieurs autres choses à ce propos avec tant de grâce et avec un si grand efficace que dès lors cette tristesse s'évanouit. Et du depuis je ne pense pas être tombé en une semblable mélancolie. (Jean-Baptiste).

Joie, liberté :

Elle disait qu'elle n'aimait pas quand on met son principal soin à ne point faire des fautes extérieures que cela souvent procède d'orgueil, qu'il vaut mieux marcher avec une sainte liberté, joie, ouverture de cœur et rondeur parce qu'encore que quelquefois on fit des fautes extérieures, après cela sert beaucoup à humilier l'âme et la rend plus docile et affable (Marie de Saint-Joseph - Fournier).

Elle est optimiste et dynamique :

Elle dit plusieurs fois que les fautes que nous faisons doivent servir beaucoup pour réveiller l'âme, et que ce lui doit être un coup d'éperon pour la faire courir plus vite … Elle nous disait que les fautes doivent servir à l'âme ce que le fumier sert à la terre qui est à l'engraisser et la rendre plus féconde.  (Seguier).

Elle était très sensible à la beauté de la nature comme signe de Dieu :

…je dirai que toutes choses portaient cette bienheureuse à Dieu : quand elle allait au jardin, les fleurs, les feuilles tout ce qu'elle y voyait lui servaient à cet effet, elle prenait une feuille et la montrait en admirant la puissance de Dieu, elle s'entretenait quelquefois toute une récréation sur cette feuille et toutes les autres à l'écouter comme si c'eût été un ange qui leur parlait, Elle avait d'ordinaire des feuilles, des fleurs et des feuilles d'arbres dans ses livres et les considérait de temps en temps… (Marie de Saint-Joseph - Fournier).

Le dernier jour de notre voyage, sur les neuf heures du matin, il se leva un très beau soleil de sorte qu’il semblait être au printemps ; lors cette bienheureuse commence si fort à s’enflammer à la considération d’iceluy qu’elle se mit à parler de telle ferveur du grand soleil de justice qu’illumine tous les hommes et des grands effets qu’il cause dans les âmes qui sont en grâce et qu’il illumine (Marie du St Sacrement – de St Leu).

Ce qui a frappé aussi les contemporains est son continuel va-et-vient entre oraison et charité car en réalité les deux ne font qu’un :

…à l'Eglise si ravie et absorbée en Dieu qu'elle n'avoit que son chappelet en la main pour contenance, n'usant d'aucune prière vocalle, estant quasi toujours et partout abstraicte en son intérieur, et ni avoit que la charité qui la peut rappeller à soy, vertu si eminente en elle qu'elle a converti pendant ce temps la plus de dix mille ames. Se rendant debitrice à tous ceux qui l'emploioient, sa porte n'estant jamais fermée à personne ni a heure que ce fust elle touchoit si vivement les cœurs par son exemple et remonstrances, que j'admirois ses cochers et lacquaiz bref toute sa famille mieux convertie que s'ils eussent demeuré dix ans en religion… » (René Gaultier).

Sa bonté envers les humbles qu’elle traitait comme des égaux :

La première fois que je fus chez elle pour lui parler du désir que j'avais d'être religieuse, encore que je ne fusse qu'une pauvre fille de basse condition, elle me reçut avec autant d'amour et de charité que si j'eusse été quelque chose ; me donnant autant de temps qu'il en fut besoin avec autant de tranquillité que si elle n'eût eu que moi à satisfaire. Il me semble même qu'il y avait lors des personnes de qualité. Et ne vis point qu'elle leur satisfit premier que moi. (Anne de Saint Laurent – de St Lieu ).

Je m’appelle Marguerin Goubelet, tailleur de pierre …Elle était lors fort incommodée de sa personne et marchait aux potences avec beaucoup de peine, mais elle portait une si grande suavité sur son visage qu’il paraissait bien que son mal lui était bien précieux. J’étais extrêmement consolé quand je lui pouvais parler parce que quoiqu’elle parlât de bâtiment et d’autres semblables choses elle assaisonnait tellement toutes choses de l’esprit de dévotion que tout ce qu’elle disait servait d’édification. » (Goube).

Les pauvres sont l’image de ce que nous devons être pour Dieu :

…quand elle allait voir les ouvriers, elle était quelquefois qu'elle s'arrêtait de parler puis elle disait : « Je regarde ces pauvres gens qui sont attentifs à leurs ouvrages. Les voilà comme tremblants devant leur maître. Ils se rendent diligents à lui obéir et à lui agréer pour ce qu'ils dépendent de lui pour gagner leur vie … Elle nous a dit que cela lui a beaucoup servi dès que l'on faisait le bâtiment de Notre Dame des Champs de Paris que quelquefois, y allant du matin avec une personne signalée qui passait par une place qu'elle nommait où sont les gens qui vont pour gagner leur journée, qu'elle les voyait les uns avec un outil, les autres avec un autre, que ces gens sortaient de leurs maisons sans savoir qui les emploierait ni à quoi ils seraient employés. (Marie de Saint-Joseph - Fournier).

Elle se mettra à l’image des pauvres : 

En sa dernière maladie elle buvait dans un biberon de verre, quelqu'une dit qu'un de terre serait plus aisé. Je dis qu'il n'était pas si propre, que je ne les aimais point, que j'en avais vu à l'Hôtel-Dieu aux pauvres de même. Quand elle entendit que les pauvres en avaient de semblables, elle me pria instamment qu'elle eût celui-là et qu'elle était pauvre. Elle s'en servit durant toute sa maladie pour ce qu'il était pauvre. (Marie de Saint-Joseph - Fournier).

Sa charité est active à l’exemple du bon Brétigny de Quintadanavoine à Séville 210 :

Elle s'emploioit fort heureusement à la conversion des filles desbauchées et les assistoit jusques à les retirer en sa maison et les touchoit tellement quelle menoient une vie exemplaire de vertu… (Père Jean Sublet de la Guichonnière).

Et avec les malades, son exigence de perfection dans l’amour des autres a frappé son entourage d’admiration :

Une fois étant à la cuisine elle faisait un bouillon pour une personne malade avec une telle ferveur et y prenait telle peine qu'elle faisait dévotion à la voir. Et après qu'elle y eût bien travaillé, il lui en fallut faire un autre parce que, quoiqu'elle y eût goûté plusieurs fois, il lui semblait toujours n'avoir point de goût. … Elle se remit tout aussitôt avec la même charité à en faire un autre… (Anne de Saint Laurent – de St Lieu).

Elle soigne un malade qui dégoûte tout le monde :

Aussitôt que Sœur Marie de l'Incarnation s'en aperçut elle retira ce malade à part en une chambre séparée du reste de son logis défendant à tous ceux de la maison de s'en approcher sans leur dire pourquoi c'était afin de ne les pas effrayer Elle prit toute seule le soin de le servir. Elle faisait son lit elle pansait cet apostume qui supurait et jetait un pus si puant que le malade même n'en pouvait supporter l'infection Elle lui donnait à manger et le servait avec un si grand soin et charité qu'il en fut tout guéri. (Mère Françoise, 322).

Elle exprime ainsi l’union requise entre la grâce et l’activité :

…il faut laisser à la providence divine, comme s'il n'y avait point de moyens humains et travailler et avoir soin comme s'il n'y avait point de providence divine… (Marie de Saint-Joseph – Fournier, 99).

Je concluerai en disant combien Madame Acarie fut une mystique complète : sa vie est totalement unifiée en Dieu. Elle vit plongée dans la Réalité divine, dans l’oubli de soi, allant et venant entre l’oraison et l’action, mais en fait toujours en raison même de l’action. Comme le disait dom Sans, Général des Feuillants :

…encore que s'occuper avec Dieu soit une action plus divine et noble et plus douce à l'ame, que s'occuper pour Dieu ; néantmoings quand il est necessaire il fault descendre, et se divertir de Dieu aux choses de ceste vie pour le service du mesme Dieu, ce qui s'appelle laisser Dieu pour Dieu. (Dom Sans de Sainte Catherine, 69).

Constamment plongée en Dieu, elle irradiait l’amour divin autour d’elle comme en témoigne le père Sans :

 …elle allumait les cœurs, détrompait les âmes et changeait les intérieurs, de telle sorte qu’il n’y avait presque personne qui l’allât voir, qu’elle ne s’en retournât touchée extraordinairement par Dieu… 211.

La deuxième génération :


Madeleine de Saint-Joseph.

Lettres.

[1965] [Madeleine de Saint-Joseph], Lettres spirituelles, présentées par Pierre Serouet, Présence du Carmel, Desclée de Brouwer, 1965, 435 pages. [OCR corrigé =Doc6]

Notre choix en fin  du vol. Chatou : en éditant un certain nombre de lettres complètes ou leur début ou leur fin. No pages : 45 46 5152 7273 104105 136 138 149 154 159 186 191 196 199 200 217 218219 224 229 234 238 241242 244 251 253 254255 258 261 265 268 274 291 296 311 à regrouper par thèmes ? prière, direction spirituelle, volonté propre…

On se limitera à une ou deux lettres, compte tenu de leur réédition prévue

Ecrits.

Ordre chronologique

La vie de sœur Catherine… [1628]

[1628] [Madeleine de Saint-Joseph], La vie de sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’Ordre de nostre Dame du Mont-Carmel […] decedée à Paris le dix-neuviesme fevrier 1623, Paris, chez Edme Martin, 1624 ; Toulouse, chez Jean Boude, 1625 ; Paris, 1626, 1628 ; Paris, chez Fiacre Dehors, 1631 ; Paris, chez Pierre Le Petit, 1656. 

Voir la section consacrée à Catherine de J

La Vie de la Mère Magdelaine… Senault puis Talon [1645 puis 1670]

[1645] La Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph…, par un prêtre de l’Oratoire [les P. Gibieuf et J.- F. Senault ; la bibliogr. de Louise de Jésus cite seulement Senault, Paris, chez la veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1645, 460 pages . [=Doc4b]

Apparaît comme la première source, reprise et augm. par Talon en 1670.

A.S.S K4-89.

[1670] La vie de la Mère Magdeleine de S. Joseph, religieuse carmélite […] / Par un prêtre de l’Oratoire de Jésus-Christ N.S., [Senault], nouvelle édition revue et augmentée [par le P. Talon], Paris, chez Pierre Le Petit, 1670, 756 pages. [=Doc4]

lectures été 06 de et sur Madeleine de SJ :

96 102 144 145/6

149 164 181/2

204 240 241

299-314 (avis)

319 326 329

334-335 (transcriptions écriture)

337

355-361 (mort)

406-408 (la foi)

420-421

425-426 (autres transcriptions de l'écriture)

430-432 (!amour)

439, 443 (influences)

459 (charité)

476 487 505

(ensuite beaucoupde faiblesse chez Talon)

592 599

612-613 (compréhension de l'évangile)

618 (3e recueil de l'écriture)

624 (je suis unepauvre vieille...)

639 655

673-675 (novices sans dots)

693-694 (D lui demande anéantissement)

697 (l'état stable)

700 (présence intérieure de JC)

702 (4e recueil de l'écriture)

712 (ne pas se retourner sur soi)

713 (à 50 ans ma voie : ?)

715 (un fort inexpugnable)

717-718,721 (ne pas jouir ds la voie)

756findu txt

nos saisies antérieures d’extraits :

* commun avec lecture ci-dessus été 06 soit 18* sur 31 presque 2/3 ;

or 83pages retenues /765… = bon accord !


à faire : comparer Senault et Talon ! puis compléter les saisies (chez Senault ou chez Talon ?) : au moins correspondant aux * de notre liste, au plus tout ce qui intéresse s. Odile ! prendre les citations complètes + les débuts et fins de § ouvrant et fermant ces citations (donnent le contexte).

96*,108,144*,146*,149*,181*,182*,197,

204*,213,223,241*,291,320,344,

407*,408*,422,431*,432*,433,443*,455,496,

624*,633,697*,712*,713*,715*,711 ci-après :

La parfaite charité n'est pas dans les sens, elle réside dans le coeur, et ne regarde que Dieu ; et comme elle ne regarde que Lui, elle ne cherche que ce qui peut aider à s'en approcher davantage, et non ce qui peut satisfaire les sens, et qui est conforme aux inclinations de la nature corrompue que nous avons reçue d'Adam. Si vous êtes véritablement animée de cette parfaite charité, vous ne verrez que Dieu dans vos soeurs, vous ne considérerez en elles, que ce qu'il y a de bon et de vertueux pour l'estimer, pour l'aimer, et pour vous y lier. Elle leur disait aussi, Ne soutenez jamais vos pensées mais soyez faciles à les quitter, et à céder à vos soeurs ; car c'est la marque d'une âme vertueuse, et une partie de la charité que nous nous devons les unes aux autres. (96).

Il y a à peu près 25 ans, dit cette servante de Dieu, qu'étant travaillée d'une forte et violente migraine, à laquelle j'étais sujette dès ma jeunesse, je fus contrainte de me mettre sur le lit, avec d'autant plus de peine et de regrets, que c'était un jour solennel, auquel j'étais obligée de faire l'office à matines : notre mère Madeleine me vint visiter, et comme elle était toute remplie de charité, et ne pouvait voir souffrir personne sans y compatir, ayant connu par des marques que je ne pouvais cacher, que le mal était fort pressant, elle mit sa main sur ma tête, et me dit d'un accent qui témoignait bien le tendre sentiment de son coeur : Si j'étais une grande sainte, je vous guérirais. Dieu bénit sa parole, et l'imposition de sa main fut si efficace, qu'au même temps, je me trouvai non seulement guérie, et en parfaite santé, quand au corps, mais je ressentis jusque dans l'intérieur l'effet de cet attouchement, car mon esprit en cet instant reçut une nouvelle liberté, et une nouvelle ferveur, pour m'élever à Dieu avec plus de vigueur, et pour m'occuper de Lui avec une application toute particulière. (108).

Une de ses novices fut un jour enquise par une dame de grande qualité, si les soeurs de ce monastère était de bonne maison : la mère l'entendit et le dissimula selon sa prudence ordinaire : mais au sortir elle dit à cette novice : ma fille, quand quelques-unes vous feront cette demande, répondez-leur, que nous sommes toutes de très bonne maison, puisque nous avons l'honneur d'être filles de roi, soeur de roi et épouse de roi : c'est-à-dire filles du Père éternel, soeurs de Jésus-Christ son fils, et épouses du Saint Esprit ; c'est la maison dont nous sommes à présent, et celles qui se sont données à Dieu, n'en doivent pas considérer d'autre. (144).

Quelquefois, que d'un lui pouvant parler, parce qu'elle était occupée pour des choses importantes, je rappelais dans mon esprit quelques-unes de ses paroles, et je m'en allais aussi contente, et avec autant de peine que si j'eusse eu le bonheur de lui parler, le seul souvenir de ce qu'elle m'avait dit portant une vertu dont je ne saurais pas exprimer la force et le pouvoir, et qui m'élevait à Dieu. (146).

Le quinzième janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l'éternité était arrêté, et qu'au moment de ma mort il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire, sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourrais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les autres et non plus pour moi-même : et je vis encore que j'étais dédiée à l'amour, que le Verbe porte à son Père dans l'éternité dans le temps. (149).

Ma fille, les âmes qui se laissent aller à tant de choses différentes, ne feront jamais grand fruit, liez-vous à Dieu par une adhérence intérieure et simple, chassez toute autre pensée de votre esprit, et ne vous arrêtez qu'à Lui, sous quelque prétexte que ce soit. Elle lui avoua que ces paroles avaient fait tant d'impression sur son esprit, que plus de douze années qui s'étaient depuis écoulées n'avait pu les effacer ; mais qu'elles lui étaient aussi présentes, que si la mère les lui répétait à chaque moment. (181).

Souvent pendant que j'ai eu la bénédiction de demeurer avec elle, lorsqu'elle me rencontrait en allant par la maison, elle m'arrêtait, et me parlait charitablement sur ma disposition présente, avec autant de clarté que si je fusse venu de lui rendre compte. Une fois sur la fin de mon noviciat, comme je passais auprès d'elle sans lui rien dire, elle connut une grande peine que j'avais dans l'esprit sur le sujet de ma profession : elle m'arrêta tout à l'heure, et me regardant fixement, me demanda ce que j'avais et qu'est-ce qui me troublait. Je lui avouai que tout le jour, j'avais vu cet esprit de ténèbres en une forme épouvantable, jetant le feu par la bouche, et qu'il me suivait partout comme s'il m'eût voulu étouffer, que (182) j'en avais une très grande frayeur, et que la nuit précédente cela m'avait entièrement ôté le sommeil. La bienheureuse me fit le signe de la croix sur le front et me dit: Allez n'ayez pas de peur, ce méchant n'a pas de pouvoir sur vous, donnez-vous bien à Notre Seigneur Jésus-Christ, auquel je vous offre de tout mon coeur. Au même moment je me trouvai délivré de cette horrible vision et de toutes les autres peines et difficultés, me sentant revêtu d'une nouvelle force.

Je me souviens que ne faisant alors que commencer à prêcher, elle m'encouragea et me fortifia extrêmement. Mais elle ne pouvait se lasser de m'avertir que je prisse garde à ne pas altérer la pureté de la parole de Dieu par un mélange affecté des choses profanes et curieuses ; à ne m'attacher pas tant à la délicatesse qu'à la force de mon discours, à ne m'étudier pas tant à contenter un auditoire qu'à le toucher, et à ne chercher pas ma réputation au préjudice de la gloire de Jésus-Christ, du salut des âmes, que je devais uniquement envisager (197) en cette fonction. Elle avait accoutumé de me dire qu'il ne fallait imputer à autre chose qu'à cela, le peu de profit et le peu de succès que l'on voyait des sermons des personnes auxquelles Dieu même avait donné de bons talents, qui ne manquaient ni de doctrine ni d'éloquence, et qui les étalaient dans les chaires avec tant d'ostentation, que c'était des trompettes qui n'avaient qu'un son qui battait l'air et les oreilles sans être porté jusqu'au coeur ; et que prêchant sans dessein de convertir et de sauver les autres, ils se pervertissaient et se perdaient eux-mêmes, selon le dire de saint Paul (I Corinthiens 9,17).

La Mère Madeleine s'appliquait aux bonnes œuvres avec plaisir et joie, et nous y excitait avec des sentiments si pleins d'amour et des paroles si efficaces qu'elles touchaient le fond du coeur (...) Tantôt elle nous exagérait la grande (204) bonté de Dieu a récompenser la moindre des bonnes œuvres que nous faisons. Elle pesait grandement ces vérités et les imprimait fortement à la plupart des dames qui la hantaient, qui étaient les principales de la Cour. Ce fut elle qui me donna la pensée et me sollicita de visiter les hôpitaux pour y servir des malades. Ce fut elle qui porta feu Madame la princesse de Condé et Madame la duchesse de Longueville à entrer dans les prisons pour y consoler et assister les pauvres prisonniers. Et quoique ce fut une chose que les dames de grandes conditions ne pratiquaient pas en ce temps-là, elle représentait néanmoins avec tant de grâce, de force et de douceur, l'excellence ces oeuvres de miséricorde, que l'on était insensiblement contraint de se rendre à ce qu'elle désirait. Je me souviens qu'elle me disait quelquefois : Je n'y puis pas aller, allez-y je vous en prie, pour moi.

J'ai un très grand besoin de vos prières dans les continuelles maladies dont il plaît à Dieu de me visiter ; car il est vrai que c'est chose étrange d'être chargée d'un si grand nombre de filles avec si peu de santé, et il n'y a que la seule obéissance que je dois à Dieu qui m'y puisse faire soumettre ; mais quand je Le regarde, je ne puis que Lui représenter mes raisons et mes misères ; et puis Le laisser faire ; car ce serait le plus grand mal de tous, que de ne pas vouloir ce qu'Il veut puisque toutes choses doivent être assujetties à sa (213) très sainte volonté ; tout ce que je sais faire, c'est de prier et de patienter. Elle fit ce qu'elle dit, elle rentra dans ce pénible exercice par obéissance, elle s'en acquitta avec charité, et l'on remarqua que toutes ces vertus me furent jamais plus éclatantes que dans cette dernière Supériorité.

Quand notre bienheureuse mère était devant le très-saint Sacrement, c'était une chose admirable de voir son humilité, sa gravité, son attention, sa sainte crainte et son recueillement, car toutes ces choses paraissaient rassemblées en elle : et pour moi j'avoue que j'étais plus instruite de la foi en cet état, que mon esprit s'élevait plus promptement à Dieu, et que ma foi étais plus vivifiée de la présence de Notre Seigneur Jésus-Christ au très Saint sacrement, que si j'eusse ouï dire, ou lu, toutes les plus belles choses du monde sur ce sujet. (223)

Mon père, toute mon application est à demander à Notre Seigneur Jésus-Christ que je ne sois qu'une capacité toute remplie de son pur amour. (241)

Comme elle se disposait plus soigneusement au baptême, elle fut si agitée, ce qui auparavant n'était jamais arrivé, que le devant de sa tête répondait au dos et le derrière à la poitrine ; elle roulait les yeux comme une possédée, elle écumait, elle agitait son corps, elle criait "je tremble" et disais à haute voix qu'elle voyait comme dans les ténèbres je ne sais quoi d'épouvantable. La vénérable mère Madeleine connut en France les efforts du Démon, peut-être même avant que le Démon les eut faits, car par une lettre écrite avant, ou environ le temps de ce fait, elle me pria de donner le nom de Madeleine à la fille tourmentée du démon et de l'assister des aumônes qu'elle m'envoyait. Je ne fis pas d'abord réflexion à ceci, lors que je reçus et que je lus sa lettre ; mais après qu'au baptême elle fut nommée Madeleine, et tout à fait délivrée, et que les vaisseaux furent partis, je commençais à songer par qu'elle voie cette vénérable mère l'avait pu apprendre ; je fis réflexion au temps et je conclus que cela s'était fait par une vertu divine, et je louai Dieu qui Se fait voir admirable en ceux qui le servent. / Dieu lui donna même cette consolation que de pouvoir travailler en personne à la conversion de quelques-unes de ces âmes : car les révérends pères jésuites ayant envoyé en France (291) une femme iroquoise, et deux petites canadiennes, cette bienheureuse s'en voulut charger ; elle les retira au logis dss Tourières de son monastère, où elle prenait soin de tout ce qui leur était nécessaire ; mais surtout de leur instruction à notre sainte foi comme si elles eussent été ses enfants. Lors qu'elle vit les deux canadiennes en état de recevoir de sa baptême, elle en eut une extrême joie ; elle pria deux de Messieurs les Evêques de les vouloir baptiser et choisit la fête de la glorieuse manifestation de Jésus-Christ. Cette cérémonie, qui se fit dans l'église de son monastère, avec toute la solennité possible. La reine assista et presque toute la Cour. Après leur baptême elles entrèrent dans le couvent où la bienheureuse leur fit dss caresses extraordinaires ; sa joie la porta à les embrasser en la présence de la reine et cette princesse ayant dit : Ma Mère, vous avez bien de la charité et du courage, car ces pauvres créatures étaient fort sales et ointes (selon la coutume de leur pays, d'une graisse très dégoûtante) Elle répondit agréablement à sa Majesté : Elles sont mes soeurs, Madame, maintenant qu'elles sont filles de Dieu, je les aime, elles sont membres de Jésus-Christ, nous irons tout en paradis ensemble.

Quelques-unes des Mères les plus vertueuses et plus considérables de son couvent, touché des grandes traverses qu'elle souffrait, et particulièrement de ce que l'on disait qu'il fallait la déposer de la manière qu'on le prétendait, ne purent s'empêcher de lui en témoigner leur douleur ; elle répondit à visage content : je vous avoue que si Dieu l'ordonne ainsi, je serais plus satisfaite d'être hors de charge par cette voie, que si j'en étais sorti par (320) mon choix ; je connaîtrai par là, que Dieu veut que j'en sorte maintenant, et je ne serai pas en scrupules d'avoir quitté la croix et les travaux et d'avoir mis notre Ordre en quelque hasard de trouble pour avoir cherché mon repos, lorsque ceux à qui je dois obéir, n'avaient pas dessein de me le donner.

Et ce même jour, comme on l'avertit que Madame la Princesse arrivait, elle ne parut pas entendre la voix de celle qui lui parlait : on le lui dit une seconde fois, à quoi n'ayant pas encore pris garde, cette pieuse Princesse entra dans le Choeur et s'approcha d'elle pour lui dire quelque chose selon sa coutume ; mais leur entretien fut court car la Mère se contenta de lui dire : Eh bien, Madame, que nous direz-vous de la croix et de la mort de Jésus-Christ ? Nous apprendrez-vous quelque chose de ce qui s'est passé sur le Calvaire ? Puis ayant ajouté encore quelques paroles touchant la grandeur de ces mystères et de la vénération qui leur est dûe, elle rentra incontinent dans son silence... (344).

La foi est un don que Dieu fait à Sa créature, par lequel elle croit et adore cette puissance souveraine et lui rend l'honneur qui lui est dû : et comme cette foi est au-dessus de toutes les choses que nous pouvons sentir en la terre, l'âme s'y doit attacher aussi, au-dessus de tout ce qu'elle voit et de ce qu'elle sent. C'est un don très pur, que l'âme doit suivre avec une grande et haute pureté, se séparant même de tous les sentiments intérieurs, ou ne s'en servant qu'autant qu'ils la peuvent fortifier ; encore faut-il qu'elle se fonde toujours sur la foi, quelque lumière qu'elle reçoive d'ailleurs, et qu'elle reconnaisse que c'est (407) un guide, sous la conduite duquel elle ne peut s'égarer ; mais parce que la tentation, et l'obscurité qu'elle produit, nous empêche quelquefois de faire usage de cette vertu, et diminue en nous la liberté de nous élever à Dieu par elle, il faut souffrir avec patience cet empêchement, et ne pas croire que pour en avoir perdu l'usage sensible, nous en ayons perdu l'habitude ; car le don de la foi ne sera jamais ôté quelque chose qui arrive, si nous-mêmes n'y renonçons volontairement ; Dieu sera toujours ce qu'Il nous a enseigné qu'Il est, et Il nous aimera en toute éternité, si nous Le servons, Sa grâce sera toujours présente, jusqu'à la mort, et il faut que l'âme soit fidèle à rendre hommage à son Dieu par cette croyance.

La Foi établit les âmes dans les lumières de Dieu, et les élève au-dessus d'elles-mêmes par une intime union à Dieu, et à toutes Ses divines perfections, pour croire humblement tout ce qui Lui plait de leur révéler de ses grandeurs, de ses conseils, et de ses œuvres, sans consulter la raison, pour agir avec confiance en Lui, et en Jésus-Christ Son Fils, sans s'appuyer sur leurs propres forces, et enfin pour se contenter de Lui, sans chercher le vain supplément des biens périssables. La Foi, poursuivait-elle, demeure aussi bien dans la tempête que dans le calme, pourvu que nous soyons toujours fidèle à Dieu, et que notre volonté soit soumise à la Sienne. (408).

Reconnaissez, ma soeur, le peu de pouvoir qu'à votre âme pour suivre parfaitement la voie par laquelle Dieu veut que vous marchiez : regardez-le humblement, abandonnez-vous toute à Lui, rendez-vous fidèle aux occasions, et entièrement dépendants de Sa bonté, pour Lui rendre ce qu'Il demande de vous, et ainsi appuyée sur Lui, vous espérerez tout de Lui et rien de vous-même. (422).

Dans un papier écrit de sa main : L'état de mon âme est une union avec Dieu si totale, si puissante, et si transformante, que n'ayant pas de terme pour l'exprimer, je m'abstiens le plus souvent d'en parler. Ces opérations sont si intime, et l'amour, au moins ce que j'appelle ainsi, est si secret, que quelquefois je dis : Amour, vu que vous êtes si puissant, comment opérez-Vous avec si peu de bruit ? Et comment êtes-Vous si caché, qu'on ne Vous peut nommer, sinon que Vous-même Vous formiez dans l'âme ce (431) nom d'amour ?

Le plus souvent mon âme se trouve comme la boue des rues, ou comme une chose très immonde, sur laquelle repose une grande pureté ; et comme un jour mon âme demandait à Dieu, pourquoi Il l'aimait ainsi, Il lui montra par une grande vérité, qu'il n'y avait pas d'autre oraison en l'amour, sinon qu'il était amour pur, et qu'il aimait à cause de Lui-même. Je sens un extrême bien que l'on m'humilie par toutes sortes d'abaissements, et j'ai grande dévotion (432) à un passage des cantiques qui dit : "Si tu te méconnaîs, ô la plus belle des femmes, va paître tes troupeaux", c'est-à-dire, comme je l'ai pensé, retourne à ta première condition, rentre dans la connaissance de toi-même, et du peu que tu es devant Dieu, afin que la vue de tes misères t'éloignant de toi-même, te rapproche de Lui. / Rien ne l'étonnait davantage que de penser que Dieu la daignait aimer. Elle disait à ce propos dans un autre papier écrit de sa main. Ma raison et mon intelligence ne peuvent comprendre comme Dieu se veut communiquer à une personne telle que moi...

Il me semblait, il y a quelques jours, que Notre Seigneur me disait que je voulais (432) cacher Sa gloire, pourquoi j'avais tant de contradictions à parler, que ce ne serait pas par moi-même que je me préserverai de vanité. Depuis ce moment je me trouvai si abandonnée à Lui, que Son opération anéantit toutes choses en moi. Or je ne puis dire comme ceci se fait, car je sens l'usage libre de tout mes sens, et je ne me trouve empêchée de nulle action.

Étant un jour accablé une grande tristesse, je demandai à parler à la vénérable Mère : quoiqu'alors elle ne fut pas en bonne santé, elle prit la peine de venir en même temps au parloir : je sentis aussitôt que sa présence dissipait comme un soleil les ténèbres qui offusquaient mon esprit, et par la suite je reconnus clairement que c'était la force de la grâce qui résidait dans son âme qui avait apaisé cette tempête. (443).

Faisant tout le reste avec tant de circonspection et de mesure, elle n'en pouvait garder lorsqu'il était question de servir quelqu'un qui était tombé dans quelque malheur. (...) Une personne de fort grande condition (455), à qui néanmoins, ni la Mère ni son Ordre n'avaient aucune obligation particulière, avait été arrêté et souffrait une fort longue et ennuyeuse prison ; dans le seul mouvement de la charité et par la seule compassion qu'elle eut de l'affliction de cette personne et de quelques-uns de ses proches qu'elle savait être pleins de vertu et de piété, elle osa intercéder plusieurs fois pour lui, auprès de ceux de qui dépendait sa liberté, encore qu'elle connut bien qu'ils n'y avaient pas d'inclination ; que d'en entendre seulement parler leur donnait même de la peine, et cela dans un temps auquel personne n'eût entrepris d'ouvrir la bouche pour parler en sa faveur.

Priez Celui qui vient vous visiter avec tant d'amour, que comme Il s'est donné à toute notre nature, Il se donne à chacune de vos personnes, et qu'en se donnant à vous, Il vous prenne aussi en Lui, qu'Il vous élève, et vous tire en Lui ; qu'Il vous tire de votre pauvreté dans Ses richesses, de votre bassesse et de vos misères dans Son bonheur, et dans Ses grandeurs. Enfin qu'Il vous tire et qu'Il vous élève de tout ce que vous êtes, dans tout ce qu'Il est. Dans un autre entretien qu'elle eut avec elle, elle ajouta encore : Demandez au Fils de Dieu, que comme Il s'est uni à votre nature, Il s'unisse (496) à vos personnes, qu'Il s'unisse à votre esprit, qu'Il s'unisse à votre coeur, qu'Il s'unisse à votre volonté, enfin qu'Il s'unisse si parfaitement à tout ce que vous êtes, que vous demeuriez pour jamais toutes unies et consommées en Lui, et Lui consommé en vous.

Une jeune religieuse prit la liberté de lui dire tout naïvement : Je crois, ma mère, que votre intérieur est bien beau, s'il vous plaisait de nous en dire quelque chose. La bienheureuse se plût dans la simplicité de sa fille et lui répondit en riant : vous dites vrai, ma fille, c'est une belle chose que mon intérieur, il est fait comme celui de plusieurs autres, il y a du bon et du mauvais, un peu de bons désirs et beaucoup de mauvaises oeuvres. Elle ajouta encore. Je suis une pauvre vieille, de qui Notre Seigneur n'attend pas grand-chose, il me laisse aller mon grand chemin. (624)

Quand nous nous abaissons devant Dieu, Dieu s'abaisse vers nous, et c'est alors qu'Il nous regarde, parce que nous nous mettons dans notre véritable lieu. (633).

L'état de mon âme est une union si totale, si puissante et si transformante, que je n'ai pas de terme pour l'expliquer. Ce qui fait voir, que ce qu'elle ressentait (697) en elle-même, n'était pas une disposition passagère, mais un état qui marque quelqus chose de stable et de permanent ; que son âme n'était pas seulement unie à Dieu par quelqu'une de ses puissances, mais par tout ce qu'elle était, que Dieu l'attirait à Lui avec autant de force que de douceur, et qu'enfin ce grand effet allait jusqu'à transformer son âme, en Celui qui était l'objet de son amour.

Elle lui dit qu'un des usages plus continuels qu'elle faisait elle-même, était de se séparer de toute occupation et de tout retour sur les effets de Dieu en elle, et d'aller droit à Lui sans application à aucune autre chose ; afin de ne pas retenir aux voies de Dieu, qu'autant qu'il l'y voudrait tenir par Lui-même, et ainsi d'être toujours pleinement dans Sa main, pour être appliqué et tourner du côté qu'il Lui plairait, et en la manière qui Lui serait la plus agréable. (712).

Je suis toute étonnée de ce que ces personnes parlent avec tant d'assurance de leur voie : pour moi j'ai tantôt cinquante ans et quand mon supérieur et même mon bon Ange m'obligerai à dire quelle est ma voie, je ne le pourrais pas faire ; on va à Dieu comme l'on peut et l'importance est d'y arriver. (713) (et la suite?)

C'est un grand abus en quelques âmes de croire qu'elles ne peuvent pas ce qu'en effet elles peuvent, non pas en leur propre force, mais en celle de Jésus-Christ. Elle se doit souvenir de ces paroles de saint Paul : "Je puis tout en celui qui me conforte", (Filip. 4,13), et quelques combats que l'âme souffre, et en quelque accablement qu'elle se trouve, il faut qu'elle essaie de s'élever et de se donner à Dieu, par-dessus tous les obstacles. (715)

Vous avez raison de n'être pas satisfaite de ces deux soeurs, qui s'occupent si fort des effets de Dieu qui se passent en elles, car c'est un défaut des plus dangereux que les âmes puissent commettre dans la vie intérieure. Elles font justement comme des voyageurs, qui étant bien pressés d'avancer leur voyage, s'amuseraient aux belles maisons et aux autres choses agréables qu'ils trouveraient par les chemins. Nous allons à Dieu, et toute notre vie n'est qu'un continuel voyage dont Il est la fin. Nous ne devons penser qu'à cela, tous nos usages intérieurs, aussi bien que toutes nos actions extérieures y doivent tendre, et c'est une espèce de (711) folie de se laisser arrêter par les mêmes choses qui nous doivent avancer.

Un jour une ancienne religieuse dit à la bienheureuse Mère, qu'elle se trouvait dans une grande pauvreté, et que tout ce qu'elle pouvait faire, c'était de se tenir humblement devant Dieu et de l'adorer selon ce que la foi nous enseigne. Sur quoi la Mère répondit : Jésus ma fille, appelez-vous pauvreté d'adorer Dieu et de l'adorer dans la conduite de la foi ? N'est-ce pas la foi qui nous rend agréable à Dieu ? Et l'adoration n'est-elle pas l'usage le plus saint et le plus important que nous puissions faire ? N'est-ce pas l'occupation de tous les saints dans le ciel, qui sont dans une continuelle adoration et dans un continuel anéantissement devant Dieu et devant Jésus-Christ ? Le même Fils de Dieu en tant qu'homme n'est-il pas dans un état perpétuel d'adoration et de sacrifice à son Père ? O ténèbres ! O incapacité de l'esprit humain ! Il est très petit et borné, et Dieu est infini et immense, et il le voudrait comprendre : il est très bas et Dieu est la souveraine grandeur, et il faudrait en quelque sorte s'égaler à Lui : gardez-vous en bien, ma fille, mais tenez-vous humblement dans cette voie de foi et d'adoration, qui est la plus sainte et la plus solide. / Elle dit à une autre religieuse sur le même sujet : Cette manière d'aider à Dieu est la plus sainte et la plus parfaite, mais pourvu qu'elle soit véritable. Car il y (713) a bien des âmes qui se trompent en prenant leur inutilité et leur inapplication à Dieu, pour une voie qui ne tient rien des sens, mais qui est bien au-dessus, et toute de la foi. Je supplie Notre Seigneur de vous garder de cette méprise et de vous faire la grâce de l'adorer continuellement sous la conduite de la foi tant que vous serez en la terre...

Avis…pour la conduite des novices… [1672]

[1672] Avis de la vénérable Mère Madeleine de S. Joseph, pour la conduite des novices, Paris, de l’Imprimerie d’Antoine Vitré, 1672, 1-74 suivi de Petite Instruction que la V. Mère Madeleine de Saint Joseph, étant Maîtresse des Novices, donna par écrit à quelques unes d’entre elles, pour leur apprendre à faire l’Oraison, 1-5. =Doc9

On a fait un choix indiqué par ** dans la transcription intégrale par s.Thérèse des Avis. On omet la Petite Instruction qui suit.

notre courte saisie :

Avis que notre bienheureuse Mère Madeleine de Saint-Joseph a donné… ms. XVIIe siècle référencé dans “ Vives flammes ”, 1987, 168.

(38)…quoique je nomme ici toutes ces parties de l’oraison et que j’ai dit qu’il soit bon de les faire observer aux jeunes âmes, je n’entends pas pourtant qu’elles s’en servent toujours, si l’on voit qu’elles puissent être occupées d’une seule … tout ce que nous cherchons en cela … est pour éviter l’inutilité dans laquelle plusieurs esprits pourraient être (39) n’ayant pas suffisemment de quoi s’occuper. Mais pour celles qui peuvent facilement s’appliquer à Dieu, il ne faut pas les obliger à cela : car ce serait une grande contrainte et les gêner par trop, et l’on pourrait même, en les assujetissant à cette manière d’oraison les tirer de l’application que Dieu leur donnerait, pour les faire passer en d’autres, où elles ne feraient que se divertir, ayant plus de soin de suivre toutes ces parties les unes après les autres, que de se rendre dans les choses auxquelles sa DivineMajesté les attire, etce serait les faire reculer au lieu de les faire avancer. …

(préparation : se mettre en présence de la Majesté Divine - considération : ‘(42) tant de livres qui en traitent … je dirai seulement qu’il faut bien se souvenir qu l’Oraison est beaucoup plus l’ouvrage de la grâce que celui de la nature’ - l’action de grâces : ‘(43) émouvoir la volonté à adorer Dieu, à l’aimer et à aimer les choses qu’Il nous commande’)

transcription par s. Thérèse des Avis :

AVIS de la vénérable mère MADELEINE

DE S. JOSEPH, POUR LA CONDUITE des novices

Paris 1672

Il ne se peut dire de quelle importance il est que les âmes soient bien élevées dès leur commencement. Pour cela il est nécessaire d'en avoir un très grand soin et de tâcher d'y former et reformer jusqu'aux plus petites choses et il faut veiller sur tous les traits de la nature corrompue pour les effacer et pour y mettre à leur place ceux de la grâce et des vertus.

Quand elles entrent dans le Monastère, si ce sont des personnes qui sortent du grand monde et de la vanité, il faut travailler à le leur faire oublier et à leur en donner de l'horreur parce que pour peu qu'il leur en reste, soit en paroles, soit en façons ou en affections, il est fort dommageable dans la Religion. J'ai trouvé que ces paroles de Notre Seigneur les touchaient fort : Je ne suis point pour le monde mais pour ceux que vous m'avez donnés (Jean 17, 9). Et

celles-ci :: Le monde les a haïs parce qu'ils ne sont pas du monde, comme aussi je ne suis point du monde (id, 14).

J'ai trouvé utile de les accoutumer doucement dès les premiers jours à toutes les choses de la Religion parce que lorsqu'elles viennent elles sont préparées à observer tout ce qui se garde ici, ne croyant qu'il y ait lieu de faire autrement; et si on les laissait pendant quelques jours parler et faire toutes leurs volontés, on aurait après bien plus de peine à les accoutumer à notre sorte de vie. Mais j'entends ceci pour le silence, la modestie, la régularité et l'assujettissement car pour les austérités corporelles, il faut considérer la manière dont les personnes ont été nourries afin de les faire passer plus doucement à celle dont on vit ici.

*Il faut bien employer leur ferveur quand elles en ont. Et si elle sont froides et peu courageuses, il faut essayer de les émouvoir, leur parlant souvent en particulier et quelques fois en commun, et tâchant de leur faire voir et goûter quelque chose des grands avantages qui sont renfermés dans la liaison intérieure de l'âme avec Dieu, de leur en donner envie et de les rendre fort affectionnées à la grâce : car après qu'elles y ont fait quelque progrès, on tire de là tout ce qui est nécessaire pour la pratique des vertus.

Peu après qu'elles sont entrées, il leur faut faire lire une fois le Catéchisme du cardinal Bellarmin et prendre garde qu'elles soient suffisamment instruites de ce qui est de la foi et, si elles ne les sont pas, il les faut en instruire très soigneusement.

Il faut s'enquérir si elles ont été confirmées. Si elles ne l'ont pas été, il les faut faire confirmer et s'appliquer auparavant à leur faire bien entendre la vertu de ce sacrement et à les faire disposer avec beaucoup de soin à le recevoir;

*Il faut les élever dès le commencement à la dévotion et à l'amour de la personne Sainte du Fils de Dieu et de ses Mystères, leur en parler souvent et leur représenter comme c'est l'objet que le Père Eternel nous a donner pour le regarder, pour l'aimer, pour l'adorer et pour nous y conformer en toutes choses. Il les faut porter à élever souvent leur esprit à lui, soit par quelques Actes d'Adoration envers sa Personne Sainte, soit en unissant leurs actions à ses actions, leurs paroles à ses paroles, leurs pensées à ses pensées et à leur montrer jusqu'aux plus petites choses comme elles les doivent toutes faire avec quelque regard envers lui : car il n'y a rien qui soit plus utile aux âmes religieuses (autant que je le puis connaître) que de les porter beaucoup à regarder et à imiter vraiment, et par oeuvres, les exemples et les actions du Fils de Dieu qui est la voie qui nous conduit à son Père et la porte par laquelle nous entrons dans la vie éternelle. (Jn 14, 6 ; 10,9)

Mais encore que l'on doive avoir un très grand soin de les porter généralement à tout ce qui est du Fils de Dieu et à faire qu'elles y ouvrent leurs âmes pour en recevoir les effets, comme pour l'ordinaire il y a quelque chose de sa Personne Sainte et de ses Mystères à quoi il les attire plus particulièrement, on doit aussi prendre un soin particulier de les faire suivre son attrait.

Entre les Mystères du Fils de Dieu, un de ceux dont on doit parler des premiers, et le plus souvent aux Novices, c'est celui de sa sainte Enfance; et il les faut beaucoup porter à u grand amour et application à cette vie commençante de Notre Seigneur et à le prendre dans cet état pour Maître et pour modèle des Vertus auxquelles elles doivent travailler : à la douceur, à l'humilité, à la simplicité et particulièrement à l'assujettissement dans lequel elles doivent vivre et par lequel elles doivent honorer et imiter celui que le même Fils de Dieu a rendu dans cet humble état, non seulement à son Père mais encore à sa Sainte Mère et à son Bienheureux Epoux Saint Joseph (Luc 2,51).

Ensuite, il faut les porter à honorer fort particulièrement la Sainte Vierge dans le même état de son Enfance, leur parlant des Vertus qu'elle y a pratiquées en particulier de sa retraite, de son recueillement, de sa modestie, de son silence et de son humilité; comme aussi à recourir à cette vie commençante de la Vierge afin d'en recevoir grâce pour honorer plus parfaitement celle de son Fils et ensuite pour commencer elles-mêmes la vie sainte et parfaite à laquelle elles sont appelées.

Il faut aussi leur apprendre à être fort soigneuses d'honorer la Vierge dans tous ses états et dans tout ce qu'elle est : la regardant premièrement comme Mère de Dieu, puis comme notre Mère et notre Patronne. Après ce que nous devons rendre à Notre Seigneur Jésus-Christ, notre plus grande application doit être envers Elle, et il nous faut souvenir que, comme la plus grande joie de la Mère de Dieu, c'est de voir son Fils parfaitement honoré de toute créature, c'est aussi l'un des plus grands plaisirs que l'on puisse faire à Notre Seigneur Jésus-Christ que d'honorer sa Sainte Mère.

Il faut avoir grand soin de leur faire entendre les fins de notre Institution qui sont de prier pour l'Eglise, pour la conversion des Hérétiques et pour ceux qui s'emploient à y travailler, à quoi elles doivent joindre, comme notre Mère Sainte Thérèse nous le recommande aussi, les Princes et ceux qui gouvernent les Etats (dont la bonne ou mauvaise conduite est si importante à la gloire de Dieu et au bien de tant d'âmes), les Bienfaiteurs et les autres sujets que la charité et notre Profession nous obligent à recommander à Dieu

Et tous les soirs, après Complies, il faut dire un Veni Creator pour ceux qui se sont recommandés aux prières du Monastère dans la journée et un Sub tuum praesidium ou un Sancta Maria pour toutes les personnes qui sont à l'agonie et qui doivent mourir la nuit.

Quand elles auront été quelque temps dans la Maison, il sera bon de leur enseigner en perfection ce qui est des Cérémonies tant pour ce qui regarde le choeur que pour les humiliations et autres choses extérieures qui s'observent parmi Nous, leur ouvrant l'esprit, et les portant à faire usage de la grâce intérieure que Dieu leur donne pour s'appliquer à cela afin que joignant l'un à l'autre, l'action serve à leur accroître la présence de Dieu et la présence de Dieu leur fasse accomplir l'action avec perfection parce qu'il semble qu'il soit pénible aux âmes intérieures de leur parler de quelque chose que ce soit si l'on ne leur montre, dans cela même, la vertu intérieure.

Il faut leur parler aux Fêtes principales au Noviciat leur donnant à entendre les mystères que l'Eglise célèbre en ces jours-là.

Il faut en leur parlant essayer de leur donner une grande estime des dévotions de l'Eglise, leur faisant bien entendre que ce sont les principales, les plus saintes et les plus solides puisqu'elles lui sont inspirées par l'Esprit de Dieu qui la régit en toutes choses. Il les faut beaucoup porter à les prendre dans les Fêtes qu'elle nous propose pour honorer les Mystères de Notre Seigneur Jésus-Christ, laissant leurs propres pensées sur ces sujets-là pour suivre celles d'une Mère si sainte et si éclairée.

Il faut essayer de leur donner du désir et de l'estime de la solitude et du silence dont nous faisons profession particulière dans cet Ordre, leur faisant connaître les grands avantages qui s'y trouvent, et les accoutumer peu à peu à notre manière de vie et de retraite intérieure avec Dieu à laquelle notre Mère Sainte Thérèse nous exhorte si souvent dans ses Livres.

Dès qu'elles entrent il faut prendre un grand soin de leur faire estimer toutes les choses qui s'observent dans la vie religieuse, leur montrant qu'encore qu'elles soient petites en apparence, elles sont néanmoins très grandes en effet parce qu'elles ont été établies par des Saints et des Saintes qui ont reçu l'esprit de Dieu pour nous donner nos Règles et parce que jusqu'à la moindre petite action, tout s'y fait pour Dieu, qu'ainsi elles n'en doivent négliger aucunes mais les honorer toutes et se rendre fort soigneuses et exactes à les observer. Et comme le Noviciat doit être tout dédié à l'Enfance de Notre Seigneur Jésus-Christ, il faut élever leur esprit à lui et faire qu'en s'assujettissant à tous ces petits règlements, elles le fassent par hommage à l'assujettissement parfait qu'il a rendu à sa très sainte Mère et à S. Joseph, dans cet humble état de son Enfance.

**Une des choses que je trouve plus importantes à faire dans les âmes dès le commencement, c'est de prendre un grand soin de voir ce que Dieu fait en elles et à quoi il les tire parce qu'il conduit les unes d'une façon et les autres d'une autre, et l'on doit suivre exactement ce qu'il fait sans les en détourner. Il faut cultiver la grâce peu à peu dans ces jeunes âmes se servant de leur application vers le Fils de Dieu et des autres choses dans lesquelles elles peuvent être, pour les former en la vie intérieure et parfaite, y faisant un jour une chose et l'autre une autre, et cela selon que l'on voit qu'elles le peuvent porter, usant de grande prudence et de grande adresse pour les conduire doucement dans ce que Dieu demande de chacune : car quelques fois pour trop surcharger une âme, on la recule de bien loin. C'est un grand secret que doivent apprendre celles que Dieu a choisies pour cet emploi que la nécessité qu'elles ont d'attendre avec patience, le temps ordonné de sa Divine Majesté pour faire ses oeuvres dans les âmes : car alors on fait plus en un jour que l'on aurait fait en beaucoup d'années, et cela, je l'ai vu par expérience en plusieurs. Ce n'est pas qu'il n'y faille toujours faire quelque chose, car les âmes commençantes ont besoin qu'on s'applique beaucoup à elles, qu'on leur fasse estimer le prix de la vertu et aimer le joug de Jésus-Christ en leur faisant voir combien c'est chose grande et excellente que de vivre de sa vie, d'appartenir à ses Mystères, de participer à ses travaux et à sa Croix. Mais je dis que lorsqu'on ne voit pas en elles le progrès en toutes ces choses que l'on y pourrait désirer, il ne faut pour cela s'étonner ni faire violence aux âmes pour les contraindre d'entrer dans les dispositions où nous croyons qu'elles devraient être, quoique nous le fissions par grand zèle ce nous semblerait : car cette manière est fort peu utile. Les âmes sont à Dieu ; il les lui faut commettre incessamment et nous souvenir que c'est de lui et non pas de nous et de nos forces que dépend leur avancement. Voyez avec quelle patience le Fils de Dieu supportait les faiblesses et les défauts des hommes, ne se lassant point de voir, même ses Apôtres qui étaient instruits en son école, manquer tantôt en la Foi, tantôt en la Charité et ainsi dans les autres Vertus. Ce qui nous est un merveilleux exemple de patience et nous doit apprendre à la pratiquer envers les âmes, faisant avec douceur ce qui nous est possible pour les faire entrer dans les Vertus en attendant qu'il plaise à Dieu donner bénédiction à nos travaux et les établir parfaitement dans la grâce de leur vocation.

**Il me semble que la manière dont on doit parler aux âmes n'est pas de beaucoup d'étendre à les entretenir sur leur voie. Je trouve que l'on y perd le temps et même que cela ne fait que les divertir et les détourner de la simplicité et droiture dans laquelle elles doivent aller à Dieu et les remplir davantage d'elles-mêmes. Le besoin principal des âmes n'est pas qu'on leur donne lumière dans leurs dispositions mais qu'on leur enseigne à entrer vraiment dans la force, dans la fidélité et dans l'usage parfait qu'elles doivent rendre au Fils de Dieu dans tout ce qu'elles ont.

**Lorsqu'on voit que Dieu donne quelquefois des grâces extraordinaires à des âmes qui ne font que d'entrer à son service, ou bien qui n'ont pas fait grand progrès dans la perfection, il ne faut pas pour cela s'en étonner puisque nous ne devons chercher la raison des effets de la bonté de Dieu que dans sa même bonté envers sa Créature. Il me semble que nous pouvons appliquer à ces âmes-là, ces paroles du Fils de Dieu, et même leur conseiller de les dire : Ita Pater, quoniam sic placitum fuit ante te (Mt 11,26). Ces visites de Dieu leur doivent servir à entrer dans une grande humiliation et confusion, voyant la bonté et la libéralité de Notre Seigneur qui donne même à ceux qui ne sont pas disposés à recevoir, et cela leur doit faire entreprendre avec grand courage le travail de la Vertu. Et si ces dons de Dieu ne produisent en elles ces effets, elles n'en peuvent pas attendre la continuation.

Il faut apprendre aux Novices dès leur commencement, la pratique d'une vertu solide et d'une grande mortification de leurs sens, car sans cela, il n'y a pas grands sujet d'estimer toutes les plus grandes et les plus hautes élévations dans lesquelles elles pourraient quelques fois paraître, parce qu'aucun édifice spirituel ne saurait être solide s'il n'est fondé dans une véritable et constante vertu, et particulièrement dans un continuel renoncement de soi-même, comme il nous parait dans les instructions que le Fils de Dieu nous a données sur ce sujet dans l'Evangile.

Il leur faut montrer qu'elles doivent porter beaucoup de respect à toutes leurs Soeurs, et particulièrement aux Professes, et qu'elles se doivent bien garder de juger de leurs actions.

Il leur faut apprendre à parler humblement et bassement de leurs dispositions, sans aller chercher des termes extraordinaires pour cela; et si l'on voit qu'elles en usent quelques fois, il faut essayer de leur ôter doucement cette manière, parce qu'elle n'est pas conforme à celle que les Saints ont tenu pour parler des choses grandes que Dieu faisait en eux et ainsi les accoutumer dès leurs commencements à dire simplement et naïvement ce qu'elles ont, nommant les choses par leur nom sans y faire aucune autre façon.

Il faut faire voir qu'elles doivent dire tout ce qui est en elles soit tentations, ou sentiments excessifs de penne, ou de consolation, de dérèglement ou d'imperfection, bref qu'elles ne doivent rien avoir qu'elles cachent volontairement, étant nécessaire qu'une âme soit toute ouverte à celle qui la conduit et qu'une Carmélite porte son âme dans sa main.

Il faut aussi leur faire observer cet article des Constitutions qui ordonne aux Novices de dire à celle qui a soin d'elle, toutes leurs nécessités.

Il est nécessaire de prendre bien garde qu'elles ne disent jamais aucune parole légère car l'esprit de Dieu est sérieux et il faut des Ames sérieuses pour le recevoir et pour le conserver. L'esprit malin tâche continuellement de mettre les âmes en légèreté et c'est un des principaux moyens dont il se sert pour dissiper la grâce en elles. C'est pourquoi il faut prendre grand soin qu'elles parlent toujours vertueusement et les accoutumer doucement à faire profit de tout sans se laisser divertir par les choses qu'elles voient. Mais particulièrement il ne faut point souffrir qu'elles disent jamais aucune parole qui sente la moquerie ou la raillerie, pour peu que ce soit.

Il faut prendre un très grand soin d'empêcher qu'elles ne se communiquent jamais les unes aux autres leurs tentations et leurs sentiments imparfaits car cela leur ferait un grand tort parce que notre nature nous incline bien davantage au mal qu'au bien que nous voyons dans les autres, et aussi l'esprit malin qui connaît bien ce défaut, ne vient pas ordinairement dans une âme pour elle seule mais avec dessein de nuire encore par son moyen à plusieurs autres.

Il faut aussi leur enseigner qu'elles ne doivent pas du tout faire paraître leurs inclinations naturelles comme qu'une religieuse leur plaît davantage qu'une autre, qu'elles aimeraient mieux être en ce lieu ici qu'en celui-là, ou être employées à une chose qu'à une autre. Mais qu'elles doivent toujours paraître et être en effet dans une entière indifférence, sans choix, sans retour et sans réplique à tout ce qu'on voudra faire d'elles. Et s'il leur vient quelque sentiment contraire à cette disposition, elles doivent beaucoup s'en humilier et prendre bien garde de n'en témoigner à personne, excepté à celle qui a soin de leur conduite, à qui elles ne doivent rien cacher.

On doit se souvenir qu'une Religieuse devant être une âme parfaite, il faut y travailler beaucoup et voir comme elle fait toutes choses, soit intérieures, soit extérieures, d'obligation ou de perfection, n'oubliant rien de ce que Dieu nous fait voir que nous y devons faire : car la négligence se coule facilement dans les esprits si l'on ne les veille de près.

Il faut traiter les jeunes âmes avec beaucoup de douceur et de charité et leur témoigner quelquefois de la satisfaction de ce qu'elles font pour les encourager davantage au travail de la vertu particulièrement celles que l'on voit qui ont l'esprit timide et craintif.

J'ai trouvé qu'il leur nuisait de les louer les unes aux autres et que cela y mettait quelques petites envies.

Il les faut peu reprendre aux récréations de petites fautes qu'elles y peuvent faire, car pour les grandes on ne les doit pas laisser passer, mais pour des choses légères, il vaut beaucoup mieux les laisser écouler sans leur en rien faire paraître, attendant au Noviciat à leur en parler, parce que, comme elles y viennent avec disposition de dire leurs fautes et qu'on les en avertisse, et que pour l'ordinaire Dieu donne grâce et quelque sentiment de respect particulier aux âmes pour recevoir ce qui leur est dit en ce lieu-là, elles y prennent tout d'une autre façon les représentions qu'on leur fait et elles en tirent un bien plus grand profit qu'elles ne le feraient ailleurs.

Celles que l'on peut rabaisser en entrant en religion jusqu'à leur apprendre comme à des enfants les premiers principes des Vertus, profitent beaucoup dans l'esprit de simplicité et d'humilité religieuse, mais c'est ce que l'on ne peut et que l'on ne doit pas f&ire dans toute âme car il y en a telle, qui venant se donner au service de Dieu et ayant déjà fait quelque progrès dans la Vertu, soit par connaissance, soit par pratique, aurait bien de la peine à être remise à tout recommencer. C'est pourquoi je dis sur ce sujet, comme je l'ai souvent dit sur plusieurs autres, qu'il ne faut pas faire dans toute âme une même chose et qu'on ne le doit pas, car ce qui est bon et utile aux unes, ne l'est pas aux autres et par les mêmes choses par lesquelles plusieurs s'avancent, d'autres reculent. L'expérience nous l'apprend tous les jours et nous fait voir qu'il faut une grande sapience de Dieu pour la conduite des âmes et que c'est une chose fort importante que de faire dans chacune ce qui est nécessaire.

Il faut remarquer qu'il y a des esprits vertueux et portés au bien mais peu intelligents et où l'on ne trouve presque rien à faire pour les choses intérieures. A celles-là, il me semble nécessaire de leur parler souvent - et dès le commencement - d'une très exacte observation De la Règle afin de tâcher que si elles n'arrivent pas à l'un, elles excellent en l'autre.

Il faut leur apprendre dès le commencement à porter les petites peines et indispositions d'esprit qu'elles peuvent avoir dans une grande force et tâcher qu'elles s'y accoutument de bonne heure, car après elles ont bien muons de peine que lorsque elles se sont accoutumées à les porter faiblement et imparfaitement. Et c'est pourquoi il est très nécessaire de leur parler souvent de la grande fidélité que les âmes de Dieu sont obligées de rendre à sa Divine Majesté dans leurs épreuves, ne se laissant jamais aller à en faire paraître aucune chose, ni en leurs paroles, ni en leur visage, ni en leurs actions, mais étant toujours égales et toujours vertueuses quoiqu'il leur arrive. Ce point ici est fort important, car souvent les âmes croient qu'elles ne peuvent se rendre à Dieu et à la vertu dans leurs peines, ce qui est très faux, la grâce de Jésus-Christ leur étant toujours présentée pour leur donner la force qui leur est nécessaire, pour accomplir parfaitement les choses qu'il demande d'elles. Et ainsi il faut leur faire voir qu'elles peuvent beaucoup plus qu'elles ne pensent, n'y ayant rien d'impossible à une âme de Dieu pourvu qu'elle soit fidèle à recourir à lui humblement en toutes ses nécessités. Voyez ce que dit S. Paul : "Je puis toutes choses en celui qui me conforte" (Ph 4, 13).

De la Communion .

Il est bon, ce me semble, qu'elles ne Communient pas si souvent au commencement car quand on les en retient, cela augmente leur ferveur et le désir de travailler à se rendre dignes d'approcher du Fils de Dieu dans le Saint Sacrement, et il me semble aussi qu'il est nécessaire de leur parler beaucoup, je dis à celles qui commencent, et à celles qui sont plus avancées, de l'obligation qu'elles ont, Communiant si souvent, de vivre d'une vie sainte, d'une vie parfaite et qui adore et imite celle de Notre Seigneur Jésus-Christ, leur faisant voir que ce sont les effets que doit produire en elles cette Divine Viande, qu'elles doivent recevoir avec grande disposition et préparation. Il faut bien prendre garde que la fréquentation ne diminue point en elles la ferveur et qu'il ne s'y glisse point de la négligence, c'est pourquoi il est besoin de leur faire beaucoup peser l'importance de se bien disposer à recevoir le Fils de Dieu : car pour l'ordinaire les âmes désirent assez de Communier, mais fort peu travaillent à ce qui est nécessaire pour le faire comme il faut.

Je pense qu'il serait bon que celles qui sentiront quelque froideur aux jours ordonnés pour Communier, demandent si elles le doivent faire dans cette disposition afin de leur faire voir combien il importe de faire cette grande action avec ferveur et désir du Fils de Dieu. Car il est vrai qu'il n'y a rien qui puisse être si profitable que le très Saint Sacrement aux âmes qui en font bon usage et je pense que dans celles-là le Fils de Dieu y venant, renouvellerait chaque jour la vie de l'âme et lui enseignerait la voie et la vérité que lui seul peut apprendre et la conduirait jusqu'à être crucifiée avec lui : à quoi il semble que par tant de manières et de voies, il attire les âmes.

Il faut que le jours qu'elles Communient, elles soient beaucoup plis recueillies que les autres et il faut recommander cela particulièrement aux Soeurs Laies et prendre garde qu'elles l'observent parce que leur condition les obligeant à tant d'action, il est nécessaire qu'elles prennent encore plus de soin de se recueillir que les autres.

De l'Oraison .

Pour ce qui est de l'Oraison, il faut essayer de connaître les conditions de leur esprit et s'enquérir de leur vie passée, et si ce sont des personnes qui aient été fort du monde, il les faut tenir quelque temps à la connaissance de l'énormité du péché, leur faisant regretter leurs fautes passées et faire avec grand soin une Confession générale, s'il en est besoin.

Après qu'elles auront suffisamment arrêté sur leurs plus grosses fautes, il les faut conduire à l'horreur de tout péché, pour petit qu'il soit, et puis de toute imperfection et ensuite de cela, il faut leur donner lumière et désir autant qu'on le peut de la perfection, leur exagérant beaucoup sa beauté, sa grandeur, ses richesses et la gloire qui la doit suivre, particulièrement si ce sont des esprits capables de ses connaissances. Que si ce sont des âmes qui aient déjà quelque commencement, il leur faut faire seulement renouveler le désir de cette perfection prenant sujet sur leur changement de vie en un état plus parfait et il faut avoir grand soin de ceci.

**Selon le temps que l'on verra à propos et les conditions des esprits, on les pourra tenir quelque temps en la considération des bénéfices reçus de Dieu, tant généraux que particuliers, et puis les arrêter aux mystères de la Passion et il faut pour celles qui sont toutes nouvelles, leur ordonner de lire tous les jours ce qu'elles doivent méditer et leur enseigner à observer les parties, la préparation, la considération, les actions de grâces, les offres et demandes et il leur faut parler de toutes ce s choses l'une après l'autre et les leur faire faire afin de tenir leurs esprits occupés pendant le temps de l'Oraison, car autrement les âmes qui ne viennent que de sortir du monde demeureraient en grande inutilité devant Dieu. Néanmoins quoique je nomme ici toutes ces parties de l'Oraison et que j'ai dit qu'il soit bon de les faire observer aux jeunes âmes, je n'entends pas pourtant qu'elles s'en servent toujours, si l'on voit qu'elles peuvent être occupées d'une seule, ou de deux plus ou moins, pendant le temps qu'elles emploient à faire Oraison. Car tout ce que nous cherchons en cela, et que nous devons essayer de faire, est d'éviter l'inutilité dans laquelle plusieurs esprits pourraient être, n'ayant pas suffisamment de quoi s'occuper. Mais pour celles qui peuvent facilement s'appliquer à Dieu, il ne faut pas les obliger à cela, car ce serait une grande contrainte et les gêner par trop et l'on pourrait même, en les assujettissant à cette manière d'Oraison, les tirer de l'application que Dieu leur donnerait pour les faire passer en d'autres où elles ne feraient que se divertir, ayant plus de soin de suivre toutes ces parties les unes après les autres, que de se rendre dans les choses auxquelles sa Divine majesté les attire, et ce serait les faire reculer au lieu de les faire avancer. C'est pourquoi il faut voir avec prudence ce qui est propre à chacune et s'y conduire selon ce que l'on en découvre. Il est bon néanmoins qu'elles sachent toutes ces parties d'Oraison, quoi quelles ne les suivent pas toujours et il leur faut apprendre ce que l'on doit faire en chacune parce qu'elles peuvent être occupées une fois sur l'une, une fois sur l'autre.

La première partie, qui est la préparation, est, comme chacun sait, pour se mettre en la présence de Dieu et il leur faut beaucoup parler du grand respect, de la grande révérence et du profond abaissement dans lequel elles doivent être en la présence de celui devant qui les Anges tremblent. Car comme la plus grand partie de notre vie se doit passer au choeur à parler à Dieu, soit en récitant l'Office, soit en faisant l'Oraison, il faut que nous sachions en quelle manière nous devons approcher de lui en ce saint exercice, et il est d'une importance qui ne se peut dire, d'apprendre aux Novices dès leur commencement, ce qu'elles ont à faire lorsqu'elles vont communiquer avec sa Divine Majesté qui est l'occupation la plus grande et la plus sainte, sans nulle comparaison, qu'elles puissent avoir. Il leur faut enseigner qu'elles doivent bien se souvenir de traiter toujours avec Dieu dans une humilité la plus profonde qu'il leur est possible, qu'elles doivent se regarder comme un néant devant celui qui est, par essence, la grandeur infinie et comme des pécheresses devant celui qui est la Sainteté même. Voyez ce que dit Abraham : "Je parlerai à Monseigneur quoique je ne sois que poudre et cendre" (Gen 18,27) et ce que l'Ecriture dit des plus hauts Séraphins qui semblent être tous honteux de paraître devant cette Majesté suprême et qui ne font autre chose que de confesser sans cesse sa Sainteté dans un profond respect. (Is 6,2) Or il serait bien injuste que de pauvres créatures viles et pleines de souillures et de crimes comme nous sommes, fissent un si mauvais usage de la grâce qu'elles ont d'approcher si souvent de Dieu, que de s'en servir pour le faire avec moins de soin et d'application. C'est pourquoi celles qui sont chargées d'instruire les Novices, doivent extrêmement prendre garde à ce point qui est essentiel et fondamental parce que notre misère est telle que peu à peu, lorsque les choses nous sont ordinaires, quoique très grandes, nous les négligeons et les faisons presque sans y penser.

**Pour la seconde partie qui est la considération, et un discours de l'entendement sur les sujet que l'on a pris pour s'occuper pendant l'Oraison, il y a tant de livres qui en traitent, et si amplement, qu'il n'est pas besoin d'en parler ici. Je dirai seulement qu'il faut bien se souvenir que l'Oraison est beaucoup plus l'ouvrage de la grâce que celui de la nature, que comme il faut prendre un grand soin d'éviter l'oisiveté, il n'en faut pas avoir moins de retrancher les trop grandes activités et empressements de son esprit afin de ne pas empêcher par ses propres opérations celles de Dieu et enfin que dans ce saint exercice, l'âme doit encore beaucoup plus écouter Dieu qu'elle ne lui doit parler.

** La troisième qui est l'action de grâces et les deux autres qui sont les offres et les demandes, appartiennent à la volonté, comme l'on sait bien aussi, car l'esprit ne s'applique à la considération que pour émouvoir la volonté à adorer Dieu, à l'aimer et à aimer les choses qu'ils nous commande, à haïr ce qu'il nous défend et autres choses semblables. Et quand en l'Oraison, la volonté est occupée à l'une de ces chiasses, elle ne doit pas passer à une autre tant que cette occupation durera. Enfin je dis que je ne prétends en aucune façon obliger personne à suivre toutes ces parties d'Oraison, et qu'il n'est nullement nécessaire, sinon en cas que l'on perdit le temps en faisant autrement. Et je redis encore que l'on ne peut donner de règle générale sur ce sujet mais que la meilleure manière d'Oraison et la plus utile est celle qui nous fait davantage entrer par oeuvre dans l'imitation des Vertus de Notre Seigneur Jésus-Christ. Voyez la pensée d'Avila sur ce sujet; il dit que celui qui s'humilie le plus et qui gémit le plus, demandant miséricorde à Dieu, est le plus savant en l'Oraison et non pas celui qui en sait beaucoup de règles. Je ne m'étends pas à expliquer ces Actes parce qu'on peut les voir dans les Auteurs qui ont écrit de l'Oraison, Arias et les autres.

La Passion est le sujet le plus ordinaire dont on se sert pour l'Oraison et il me semble qu'il est aussi le plus utile pour nous porter à l'amour et à l'imitation du Fils de Dieu. Néanmoins comme toutes les âmes ne peuvent pas être appliquées à une même chose, elles peuvent prendre ce qui leur donnera le plus de dévotion et pourvu que ce soit ou des Mystères de Jésus-Christ ou de ses Miracles, ou de ses paroles, ou de ses actions, de ses perfections et autres choses semblables, tout cela est fort bon et il n'y a qu'à suivre l'application que Dieu leur donne là-dessus. Car nous ne pouvons rien faire qui soit plus agréable au Père Eternel que de nous occuper à regarder, à aimer et à écouter son Fils comme lui-même nous l'ordonne, et que d'employer tout ce que nous pouvons et tout ce que nous sommes, en nature et en grâce, à lui rendre de continuels hommages. C'est pour cela que nous sommes créés, c'est à quoi nous oblige la grâce du Christianisme et de plus nous avons une double obligation en cet Ordre où nous avons l'honneur d'être Filles de la Vierge, car la Vierge étant tout ce qu'elle est par rapport à Notre Seigneur Jésus-Christ, et toutes ses grandeurs étant fondées sur sa qualité de Mère de Dieu, celles qui ont l'honneur d'être ses Filles doivent avoir une dévotion toute particulière à son Fils.

En ce même temps qu'on leur parle de l'Oraison et qu'on leur apprend à la faire, on doit aussi leur enseigner la pratique de quelques vertus, et ceci avec grand soin, en leur parlant souvent, et usant de termes enflammés, pour essayer d'émouvoir leur volonté et de leur en donner beaucoup de désir. Il me semble qu'il est bon de s'arrêter plus particulièrement sur celles-ci.

La première sera l'humilité qui est le fondement de toutes les autres et celle par laquelle chaque âme doit commencer pour faire un grand progrès dans la vie intérieure et parfaite. Voyez l'exemple que nous en donne Notre Seigneur Jésus-Christ : sa venue au monde n'est qu'humilité, toute sa vie, toutes ses actions nous enseignent cette grande vertu, ses paroles nous l'ont toujours prêchée et il semble que ses inspirations en nos coeurs nous la demandent sans cesse. C'est cette grande vertu qui nous rend semblable à lui, qui nous dit dans l'Evangile :"Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur" (Mat 11,29). C'est pour quoi il est nécessaire de prendre un grand soin d'y établir vraiment et profondément les Novices, leur montrant que la vraie grandeur en la terre ne se trouve que dans l'humilité. Une âme vraiment humble est toujours retirée au Fils de Dieu en toutes ses actions et, ne voyant rien en elle, va sans cesse à lui comme à sa seule élévation et à sa seule grandeur. Et lui arrive-t-il une occasion de trouble et de renversement au lieu de se divertir à regarder d'où cela peut venir et qui en est la cause, aussitôt elle s'élève à lui et le regarde comme son principe, sa source, le seul nécessaire, comme son soutien, son appui, sa force et sa fermeté. Ainsi l'âme humble est toujours paisible, tranquille, attentive à Dieu et à sa grâce et soumise à toute créature, car voyant qu'elle n'est rien, elle n'a garde d'avoir peine de se soumettre aux autres et de se rendre à leurs pensées et à leurs sentiments. Tant s'en faut, elle le fait avec joie et avec grande facilité, de sorte que dans une âme humble l'on y met tout ce que l'on veut sans y trouver aucune résistance et c'est la disposition où doit être une Novice. Ce qui oblige celles qui ont la charge de les élever d'avoir un très grand soin de les faire avancer de bonne heure dans une vraie humilité parce qu'il est nécessaire d'y mettre et d'en ôter plusieurs choses ce que l'on ne saurait faire si elles ne sont fort dociles, et elles ne le sauraient être et se rendre avec douceur à tout ce que l'on veut d'elles si elles ne sont profondément et solidement fondées dans cette vertu.

Cette disposition est la plus importante et la plus nécessaire aux âmes pour se préparer aux grâces que Notre Seigneur veut leur communiquer et elle ne consiste pas seulement en lumière mais dans les effets, dans un sincère aveu et confession devant Dieu de notre propre bassesse et indignité, dans le désir que nos imperfections soient connues et dans la joie d'être traitées selon ce que nous sommes par nous-mêmes, c'est à dire rien que néant et péché. Or cette vraie humilité doit retrancher en nous toutes les superfluités, les jugements, les curiosités, les paroles inutiles, les vanités, les légèretés et toutes les défectuosités de notre nature imparfaite.

La seconde vertu est l'obéissance qui a été si admirable en la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ qu'il dit de lui même dans son Evangile qu'il n'est pas venu pour faire sa volonté mais la volonté de celui qui l'a envoyé (Jn 6,38) et qu'elle l'a enfin conduit à souffrir tant de tourments et jusqu'à mourir sur la Croix. Une âme obéissante est vraiment Fille de Dieu et toujours unie à lui, car, par l'obédience, il la possède et prend en elle son Divin plaisir. C'est pourquoi il faut apprendre aux Novices qu'il leur importe beaucoup, pour acquérir la perfection qu'elles sont venues chercher ici, de se rendre fort exactes en cette grande vertu.

Il leur apprendre à porter un très grana respect à leur Prieure, et à tout ce qui regarde la supériorité comme dérivant de la suprême autorité de Dieu et elles doivent être si fortement établies dans cette disposition que jamais (rien), quoique ce puisse être, ne soit capable de les en faire sortir. Il me semble que ce point ici est très important parce que le défaut de respect envers une Supérieure est cause que l'on fait peu d'estime de tout ce qu'elle dit et ainsi quand cela manque, elle aurait beau faire de belles Ordonnances, elles seraient sans doute bien mal observées.

Elles doivent aussi par ce même respect recevoir toujours fort sérieusement les choses que leur Supérieure leur ordonne de faire et non pas en riant, ce qui ne serait pas une petite imperfection à une Religieuse. Vous savez ce que dit Jésus-Christ dans l'Evangile : "Celui qui vous écoute, m'écoute et celui qui méprise, me méprise" (Luc 10,16). Ce sont ses propres termes; lesquels elles doivent avoir souvent en la mémoire afin que la force de ses sainte paroles les fasse entrer dans un profond respect, dans un assujettissement très grand et dans une simplicité parfaite au regard de l'obéissance, recevant ce que leur Supérieure leur ordonne comme si le Fils de Dieu le leur disait lui-même de sa propre bouche. Et à mon avis cette pensée, qui est une très grande vérité, leur peut servir beaucoup pour les rendre fort affectionnées et exactes à l'obéissance, c'est pour quoi je penserais qu'il serait bien utile de leur en parler souvent pour l'imprimer davantage dans leur esprit.

Il leur faut enseigner que, quand même ce qui leur serait ordonné par leur Supérieure leur paraîtrait impossible, elles ne devraient pas laisser de s'y rendre avec simplicité, leur faisant voir que la perfection de l'obéissance ne consiste pas à se soumettre seulement à ce qui est facile et que notre raison nous montre que nous devons faire, car en cela nous n'avons pas grand mérite, mais nous rendons beaucoup au Fils de Dieu, lorsque que nous captivons notre esprit et que nous l'assujettissons à croire que ce que nous voyons ne se pouvoir faire par nos propres forces, peut néanmoins être fait par obéissance. Voyez ce que dit notre Mère saint Thérèse au livre de ses Fondations (chap.1), qu'il lui est quelque fois arrivé d'ordonner sept ou huit choses contraires à une même Soeur et qu'elle s'en allait sans répliquer un mot, croyant qu'il lui était possible de les faire toutes. Et nous voyons ce qu'elle rapporte dans ces mêmes Fondations (chap. 15) que l'obéissance était si grande parmi les Religieuses de son temps, qu'il fallait que la Supérieure prit bien garde à ce qu'elle ordonnait parce qu'aussitôt, quoique ce fut, il était exécuté. Témoin cette Soeur qui s'alla jeter dans une mare d'eau quoique la sainte ne lui en eut parler qu'en riant. Or nous ne devons pas maintenant être moins exactes à l'obéissance qu'elles l'étaient alors, puisque nous sommes obligées à une même perfection.

Ainsi il faut que la Maîtresse des Novices travaille à les élever dans une grande simplicité à l'égard de cette vertu et à ne faire jamais aucun retour sur les choses qu'on leur ordonne mais à les exécuter dans le même temps et en la même façon qu'on leur dit.

Il me semble qu'il faut les tenir fort assujetties et qu'elles aient leurs exercices réglés sans qu'elles puissent rien laisser, changer ou diminuer, sans permission et qu'il est nécessaire de les accoutumer à cela de bonne heure parce qu'autrement on a bien de la peine ensuite à les faire rendre à cette manière d'agir si opposée à l'esprit humain qui cherche toujours à suivre sa raison, sa lumière et sa volonté en toutes choses.

Pour les perfectionner en cette vertu, il est bon quelque fois de les obliger à observer plusieurs petites choses, mais il se faut souvenir de ne les en pas trop charger et avoir soin de leur en ôter quand on voit que cela les inquiète ou quand elles l'ont suffisamment pratiqué et quand elles en ont retiré l'effet que l'on désirait, car autrement elles quittent ces choses par elles-mêmes et cela leur fait un grand tort.

Oh ! que j'aurais un grand désir que les âmes de cette Maison excellassent en l'obéissance et que l'on pût revoir en chacune d'elles, ce que l'on voyait autre fois en tant de grands Saints qui nous ont devancés et qui ont été éminents en cette vertu. Car enfin nous servons le même Dieu qu'eux et la même grâce qu'ils recevaient pour faire de si saintes oeuvres ne nous sera pas déniée si nous travaillons fidèlement pour nous disposer à la recevoir.

( Cet avis n'a pas été donné à la Mère Marie de Jésus mais à une autre) Il y a une chose que je trouve fort importante et dont je veux donner avis aux Maîtresses des Novices qui est qu'elles soient très soigneuses de les élever dans une grande liaison et amour envers leur Prieure car si elles n'y font pas attention, il arrive quelque fois qu'elles se lient tellement les âmes qu'il semble qu'elles ne connaissent point du tout leur Prieure et que quand la Prieure leur parle, si elle leur dit quelque chose qui ne soit pas conforme à ce que leur Maîtresse leur dit, elles pensent aussitôt qu'elle ne les entend pas et qu'elle n'a pas autant de grâce pour les conduire que leur Maîtresse. Or c'est une mauvaise manière de les élever et qui leur peut faire un très grand tort. Il est bon que la Maîtresse des Novices s'en fasse aimer parce que dans les âmes de Dieu l'on y fait beaucoup plus par l'amour que par la crainte, mais elle doit avoir grand soin qu'elles aient leur principale liaison et leur principal rapport à leur Prieure comme étant celle qui est leur Mère et que Dieu a principalement chargé d'elles et, si les autres y font quelque chose, ce ne doit être qu'en suivant ses pensées et ses avis. Pour cela il faut que la Maîtresse des Novices ait soin de lui rendre souvent compte de leurs dispositions afin de n'y rien faire que ce qu'elle jugera à propos et qu'elle doit bien savoir qu'elle n'est pas dans cette charge pour conduire les âmes à sa mode et selon ses inclinations mais selon ce que la Supérieure lui dit qu'elle doit faire.

Elle doit essayer de les rendre fort libres et familières avec leur Prieure mais d'une familiarité accompagnée de respect. J'entends qu'elle doit les porter, autant qu'elle peut, à avoir leur principal recours à elle dans leurs besoins autant que ses affaires et sa santé le lui permettront, car quoiqu'il soit vrai qu'elle travaille plus souvent que la Prieure dans ces jeunes âmes et qu'elle leur parle beaucoup davantage, elle doit néanmoins les élever en sorte qu'elles aient pour leur Prieure une entière ouverture de coeur et qu'elles soient toujours dans la disposition de lui en faire connaître tous les replis quand l'occasion s'en offrira. Si les Maîtresses des Novices se conduisent de cette façon, je crois que Dieu bénira leur travail et que les âmes profiteront beaucoup dans leurs mains.

Il faut que dans les Maisons de Dieu tout se fasse avec ordre. Or c'est l'ordre que chacun demeure en son lieu et ne passe pas plus outre. Et ainsi la Maîtresse des Novices étant seulement employée à cette charge par la Prieure qui peut choisir qui bon lui semble pour cela, il ne faut pas qu'elle se lie les âmes davantage que ce qui lui convient, c'est à dire qu'elle doit travailler à faire que la Prieure ait toujours le premier lieu dans leurs esprits et dans leurs coeurs et leur faire bien entendre que, s'il arrive que la Prieure leur dise quelque chose qui soit différente des instructions qu'elle leur aurait données, il faut qu'elles préfèrent les pensées et les avis de leur première Mère aux siens, car comme je l'ai déjà dit, il faut que chacun demeure en son lieu, autrement tout serait en désordre

La troisième vertu est la simplicité sur laquelle il faut s'arrêter fort particulièrement étant une vraie vertu des Novices qui ne doivent voir, entendre ni juger volontairement aucune chose que dans l'esprit qu'on leur donne, quelques commencements qu'elles eussent auparavant dans la vie spirituelle. Car puisqu'elles viennent à naître, il faut qu'elles soient comme des petits enfants qui n'ont point encore de jugement ni de raison pour se conduire par elles-mêmes, toutes innocentes, simples et petites, sans fiel ni amertume, plaisantes à Dieu et agréables même à celles qui les voient.

Mais il faut que les Maîtresses des Novices veillent sur une chose dont je leur donne avis, c'est qu'il y a des âmes qui prennent une certaine simplicité affectée qui n'est pas simplicité en effet parce qu'elles voient fort bien ce qu'elles font et ne manquent point d'y faire bien des retours. Or cette sorte de simplicité est aussi préjudiciable aux âmes que la vraie leur est utile et agréable à Dieu.

La simplicité est une vertu si nécessaire aux âmes commençantes dans la vie Religieuse que sans elle on ne peut espérer qu'elles arrivent jamais à la perfection où Dieu les appelle. Et d'ailleurs cette vertu est si difficile à acquérir et à conserver qu'il faut pour l'un et l'autre un très grand travail et une merveilleuse garde sur soi-même. C'est une vertu propre à l'état d'innocence et un des premier effet du péché a été de la faire perdre à nos premiers parents comme il paraît par ce que l'Ecriture nous rapporte de leur chute et de ce qui se passa ensuite (Gen 3,7 et s.)

La quatrième est la résignation qui est une autre grande vertu, toujours nécessaire à l'âme et de grand prix devant Dieu. Elle est toute intérieure et fait naître dans l'âme d'infinies perfections car autant de fois qu'une âme se résigne au divin plaisir, soit pour embrasser des travaux pour la gloire de Dieu, soit pour souffrir des mépris et des humiliations extérieures, soit enfin pour souffrir des peines intérieures comme des sécheresses, distractions, tentations ou de quelque autre sorte, autant de fois elle se rend plus proche de Dieu et change son vouloir au sien.

La cinquième est la patience qui est un habillement dont l'âme doit être toujours revêtue et qui accoise les impétuosités, les promptitudes et les mouvements déréglés qui rendent notre esprit instable et diverti et bien souvent plein d'aigreur, de troubles et séparé de Dieu. L'âme patiente est liée avec le Dieu de paix et a toujours le regard amoureux et paisible de son esprit ouvert à lui.

La sixième vertu est la mortification. Comme la vie religieuse ne doit être depuis son commencement jusqu'à sa fin qu'une continuelle pénitence et mortification, la Maîtresse des Novices doit avoir grand soin de leur apprendre à travailler par elles-mêmes et pour l'amour de Notre Seigneur Jésus-Christ, à vaincre leur nature en toutes choses et elle doit essayer de les rendre fort affectionnées à la pénitence, car il faut qu'une Religieuse abandonne entièrement son corps, ne l'écoutant point, ne s'en occupant point mais le faisant servir fidèlement à Dieu pour qui il est créé, quelque peine qu'il y ait. C'est à quoi il faut les accoutumer de bonne heure et leur en parler souvent parce qu'il est très important, je le redis encore, qu'une âme de Dieu soit dans un entier dégagement d'elle-même et dans la pratique d'une continuelle mortification à laquelle notre manière de vie austère nous oblige particulièrement

Comme c'est un ouvrage où il se rencontre de grandes difficultés, il est besoin qu'on les y encourage beaucoup leur montrant combien est grande la gloire dont sera récompensée un jour la fidélité qu'elles auront rendue au Fils de Dieu dans les petites occasions où elles auront remporté la victoire sur elles-mêmes et sur l'Esprit malin, et plusieurs autres choses semblables pour leur rendre le travail de la vertu facile et agréable. Mais surtout, il faut les porter à regarder le même Fils de Dieu dont la vie n'a été qu'une continuelle pénitence et à faire tout ce qu'elles font pour honorer tout ce qu'il a fait, unissant leurs actions à ses actions très saintes parce que c'est lui seul qui peut les rendre méritoires et agréables à son Père. Ce regard vers Notre Seigneur et cette union que nous devons avoir avec lui, donne un grande force aux âmes pour surmonter toutes les choses les plus difficiles et une grand ferveur pour travailler à l'imiter parfaitement. Et cette ferveur s'augmente ou diminue à proportion de l'application qu'elles ont à la personne Sainte du même Fils de Dieu. Car comme il est seul la voie et la vie de ses Elus (Jn 14,6 ; 15,5) et tout le soutien de sa créature, ce ne sera que dans lui et dans la conformité de leurs petites peines avec la grandeur de ses travaux et de ses souffrances, qu'elles trouveront cette force dont elles ont besoin pour soutenir le faix et la dureté des choses pénibles qu'il faut sans cesse porter dans cette vallée de larmes. Vous voyez aussi qu'il dit : "Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés et je vous soulagerai" (Mat 11,28). Nous faisant voir par ces paroles combien nous devons recourir à lui dans toutes nos nécessités non seulement pour être soulagés dans nos travaux et dans nos peines (selon la vérité de sa parole), mais encore pour recevoir de sa Divine Majesté la grâce de les porter saintement et parfaitement, ce qu'une âme de Dieu doit sans doute estimer bien davantage. Car comme tout le bonheur de ses Elus et de ses serviteurs sur la terre, c'est de pâtir et d'endurer pour lui, leur plus grand désir doit être, non pas qu'il les décharge de leurs croix mais qu'il les aide à les porter, lui qui a daigné, par l'excès de son infinie charité pour nous, se revêtir de nos misères pour compatir à nos infirmités, selon ce que dit l'Apôtre. Ainsi, en faisant voir aux âmes qu'il a expérimenté en sa personne toutes les choses pénibles dont la vie de la créature par sa condition basse, infirme et misérable, est toujours accompagnée, il les faudra porter à aller à lui en toute confiance, le regardant comme leur modèle dans l'exercice continuel des pratiques de la pénitence Religieuse. Par exemple, ont-elles quelque difficulté à être tout le jour dans la solitude et dans le silence, qu'elles regardent Jésus-Christ dans le désert et dans la vie cachée et inconnue aux hommes l'espace de trente ans. Ont-elles de la peine à être privées de plusieurs choses que leur corps et leur nature imparfaite leur pourraient faire désirer, qu'elles se souviennent qu'il a dit que : "Les renards ont des tanières et que les oiseaux du ciel ont des nids, mais que le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête" (Mat 8,2 ; Luc 9,58). Ont-elles des difficultés à manger ce qu'on leur donne, qu'elles le regardent en la Croix abreuvé de fiel et de vinaigre. Se sentent-elles abattues et accablées par le travail du corps, qu'elles le regardent las et fatigué du chemin, car l'Evangile ne dit-il pas que quand il fut trouvé par la Samaritaine, il était assis, étant fatigué du chemin (Jn 4,6) et qu'elles le considèrent encore dans les extrêmes douleurs qu'il souffrit allant au Calvaire lorsqu'il était accablé sous la pesanteur de sa Croix. Si elles ont de la peine à se rendre à la mortification et à la pénitence, qu'elles regardent sa vie pendant son séjour sur la terre, comme elle a été pauvre, austère, pleine de grands labeurs, endurant la faim, la soif et les autres incommodités auxquelles nos corps sont sujets et qu'elles se souviennent encore de l'excès de douleur et de souffrance qu'il a porté en sa Passion, par le Couronnement d'épines et par les plaies dont son Corps sacré fut tout couvert à la flagellation. C'est dans ce regard, que je dis, que les âmes doivent avoir vers lui, qu'elles trouveront (si elles s'y rendent fidèlement sans aucun détour sur elles-mêmes) leurs austérités bien légères, voyant la différence qu'il y a entre ce qu'elles font et ce qu'il a fait et, au lieu de la répugnance et de l'aversion que leur nature leur pourrait faire sentir à la mortification et à la pénitence, elles auront de la joie de pouvoir imiter Jésus-Christ en quelque petite chose. C'est pourquoi les Maîtresses des Novices ne leur peuvent trop parler de ce regard vers Notre seigneur pour les accoutumer de bonne heure à dompter leur nature et à renoncer à elles-mêmes pour son amour et pour rendre hommage à la vie pénible et souffrante qu'il a menée sur la terre, qui est l'ouvrage auquel elles doivent travailler avec persévérance jusqu'à la mort.

Or il me semble que la pénitence, dont on doit parler davantage aux Novices, c'est de faire avec perfection toutes les choses de la Règle, leur montrant que c'est la principale, celle qu'elles doivent préférer à toutes les autres et qu'il faut qu'elles commencent par celle-là si elles veulent être dignes d'en faire quelque jour de plus grandes.

Il faut dès le commencement leur composer l'extérieur et leur apprendre que leur corps doit être en tous lieux, et en tous temps, (même dans leur Celle où personne ne les voit), dans la mortification et la modestie Religieuse mais particulièrement au Choeur où elles doivent toujours se tenir dans un très profond respect intérieur et extérieur par hommage au Fils de Dieu présent sur l'Autel, et au parloir où il ne faut point qu'elles lèvent les yeux pour y rien regarder mais qu'elles paraissent comme mortes à toutes les choses de la terre et du monde, par l'entière séparation qu'elles doivent en avoir.

Enfin, comme l'âme de toutes les vertus, c'est la Charité, il faut sur toutes choses avoir soin d'élever les jeunes âmes dans la vérité et la perfection de cette vertu et dans un grand amour les unes envers les autres qui est ce que le Fils de Dieu nous recommande davantage dans l'Evangile : "Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés et en cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples" (Jn 13,34-35). Et saint Jean nous dit dans ses Epîtres pour nous montrer la grandeur et l'excellence de la Charité : "Que Dieu est Charité et que ceux qui sont en Charité, sont en Dieu et que Dieu est en eux" (1Jn 4,16). Ce point de s'entr'aimer les uns les autres est grandement important à tout le Christianisme mais surtout dans les Maisons de Dieu, pour conserver la parfaire union que doivent avoir ensemble les Epouses de Jésus-Christ, à l'exemple des premiers chrétiens qui n'avaient tous qu'un même coeur et une même âme, comme enfants d'un même Père et serviteurs d'un même Maître, et c'est une des choses auxquelles la Maîtresses des Novices doit travailler davantage dès le commencement qu'à les établir profondément dans cette charité parfaite. Mais il ne faut pas qu'elle oublie de leur bien faire entendre que cette charité n'est pas dans les sens, ni selon les sens mais qu'elle est en Dieu, selon Dieu et toute pour Dieu, leur faisant remarquer que son Fils unique, en nous commandant de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés nous oblige de former notre charité sur le modèle de la sienne très sainte, très pure et très parfaite. Ensuite il leur faut montrer que pour l'honorer et pour s'y conformer, selon qu'elles le peuvent dans leur petitesse, il faut qu'elles rendent à leurs soeurs tous les effets d'une véritable charité qui seront en leur pouvoir, qu'elles aient un grand soin de les soulager en tout ce qu'elles pourront, jusqu'à donner leur vie pour elles, s'il en était besoin, puisque Jésus-Christ a donné la sienne pour tous. Qu'elles ne appliquent jamais à leurs fautes mais qu'elles les estiment toutes ne voyant rien en elles que ce qui est bon, que ce qui est vertueux et non tout le reste. Ainsi elles seront parfaitement unies les unes aux autres; se fortifiant et s'encourageant à la perfection comme Filles de Dieu, comme Filles de Grâce et de Sanctification.

Il leur faut aussi apprendre à ne jamais soutenir leurs pensées contre celles de leurs Soeurs mas à être grandement faciles à quitter leur sens. C'est la marque d'une âme humble et vertueuse que de préférer toujours, autant qu'elle le peut, selon Dieu, les pensées des autres aux siennes et même une partie considérable de la charité que nous nous devons les uns aux autres.

Enfin il faut travailler de tout son pouvoir à mettre dans ces jeunes âmes une vraie et parfaite charité parce que c'est ce que le Fils de Dieu nous commande uniquement et par ce que ce qui rend une Communauté plus ou moins parfaite, c'est ce qu'il y a plus ou moins de charité.

Après qu'on leur aura parlé quelque temps des Vertus, on leur doit appliquer cela en pratique, selon leurs besoins, soit aux temps de consolation, soit en ceux de sécheresses, de tentation, peines et autres choses semblables, qui arrivent souvent dans cette pauvre et misérable vie. Et à celles qui ne peuvent point avoir de discours à l'Oraison, il leur faut montrer qu'elles peuvent au moins pratiquer et produire des actes des Vertus, s'abandonnant et se résignant à Dieu, demeurant patientes, humbles, douces et soumises à lui dans leurs peines. Il me semble que cette sorte d'Oraison ne fait point de mal et qu'elle est la plus profitable.

Il faut prendre soin de leur parler plusieurs fois d'une même vertu parce que si on la leur change avant qu'elles aient pris quelque habitude, elles quitteront la première vertu pour prendre la seconde et ainsi elles n'y entreront que fort superficiellement.

transcription par s. Thérèse de la Petite Instruction :

PETITE INSTRUCTION

que la vénérable Mère Madeleine de Saint Joseph, étant Maîtresse des Novices, donna par écrit à quelques unes d'elles pour leur apprendre à faire l'Oraison.

L'ordre des points que l'on prendra pour la méditation de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ :

- Le Lundi, la prière au Jardin des Oliviers.

- Le Mardi, la prise et toutes les confusions reçues en ce jour-là.

- Le Mercredi, la Flagellation et le Couronnement d'Epines.

- Le Jeudi se doit employer tout au Saint Sacrement.

- Le Vendredi, le Crucifiement et la mort en la Croix.

- Le Samedi, la Sépulture et les douleurs de la sainte Mère de Dieu.

- Le Dimanche, la Résurrection glorieuse de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Prenant donc tous les jours au matin un de ces points, l'on tâchera de s'y occuper, selon la grâce que l'Esprit-Saint nous donnera, nous employant fidèlement de notre part à donner lieu à l'infusion de la Grâce qui ne nous sera point déniée, si ce n'est par notre faute, en l'une ou l'autre des parties, ou manières d'Oraison, que nous dirons brièvement ci-après.

Il faut donc savoir qu'il y a plusieurs parties en l'Oraison mentale et que le sujet de la Passion est une chose si admirable, si grande et si ample qu'il contient en soi tout ce qui peut former les plus hautes et les plus parfaites pensées que nous puissions avoir.

Voyons seulement la préparation :

Voir et se représenter que l'on est devant cette Majesté Divine, qui est ce grand Tout que nous pouvons seulement adorer et aimer et que les Anges même ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que ces paroles : Saint, Saint, Saint est le Seigneur.

Ainsi l'âme devenue comme Angélique par la présence de son Dieu l'admire, le révère et se remplit toute de lui. Mais si l'âme peut voir que ce Seigneur si puissant, abaissant sa grandeur infinie, se fait homme ainsi que nous, souffre des douleurs, prie son Père avec angoisse et sueur de sang et porte tant d'autres souffrances, quel coeur ne sera touché d'amour pour cet admirable objet ?

Et si nous voyons pour qui, pour l'homme misérable, de qui chacun en particulier voit en soi le démérite et les défectuosités, et puis, si l'âme pénètre un peu dans cet amour immense qui fait tant pâtir ce Seigneur impassible dans sa nature Divine et qui lui fait désirer de souffrir encore davantage pour nos âmes, que ne sentirait-elle pas ?

Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l'âme un peu désireuse de son Epoux, trouvera bien de quoi s'occuper et s'en approcher, lui rendant grâces et lui donnant mile bénédictions pour ses infinies miséricordes et s'offrant à lui en sacrifice, en résignation, en vraie obéissance et le suppliant aussi de lui accorder quelqu'une des vertus qu'elle aura vue reluire le plus au mystère auquel elle aura pensé le jour.

Mais parce que les dispositions de l'esprit sont diverses, celles qui auront moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, soit par la sécheresse de l'esprit, pourront se servir d'un moyen bien aisé à l'âme qui a quelque amour et quelque fidélité envers N.S.

L'âme pourra donc prendre son point, sans user de discours, mais par une douce inclination et un regard de respect et d'amour vers Notre Seigneur souffrant, lui ouvrir l'intime et le fonds d'elle-même, désirant de l'attirer au plus profond de soi et de se lier à lui par l'effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en sa puissance, et dont parfois il lui semble même ne pouvoir entièrement user, si l'amour est assez puissant l'assurer de ce que dit S.Paul : "Qui nous séparera de la Charité de Jésus-Christ, sera-ce la tribulation ou l'angoisse etc... e suis certain que ni la mort, ni la vie etc... ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre Seigneur" (Rom 8,35, 38-39).

Elévations

Elévations… sur tous les Evangiles… [1684] 

[1684] [Madeleine de Saint-Joseph], Jesus, Maria, Theresia. / Elévations au Fils de Dieu, sur toutes les Evangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année, / Tirées en partie des Pensées des Saints Pères, p.1-394 et retraite p. 1-89, 1684. Suivi d’une Paraphrase du Magnificat. =Doc5 [Page de titre sans nom d’auteur ni d’imprimeur car relié avec d’autres txts ; les approbations etc. ont été enlevées ; la note :

« L’ouvrage qui suit… est attribué à …Madeleine de Saint-Joseph par le décret de 1789 sur ses écrits … rarissime… 29 pages qui ont été suppléées à la main. Le tout a été relié – après la Révolution – avec divers autres opuscules qui n’ont aucun rapport… prêté par le carmel d’Aix en 1932… »]

lectures été 06 :

un très grand nombre d'élévations : 'je vous adore...’ en gral 3 pages

= en choisir une ou deux!

9-12 (humilité de Jn le baptiste)

70-73 (l'aveugle)

78-80 (le vaisseau 4e age de la vie)

96-98 (Thabor)

128 (l'aveugle né)

142-144 (la divine amante)

146-148 (trouble)

162-164 (Emmaus)

175-177 [le sépulcre ds cette vie)

188-190 (JC médiateur)

199-201 (la pierre mystique)

220-222 (pardon)

225-228ms (amour)

176-179 (le samaritain)

298-302 (esprit simple immortel)

356 Quis ut deus St Michel

389fin txt

suivent autres txts ‘sans rapport’ selon la note ms :

suit la Consécration à la SteVierge paginée [1 à 4 )

suit Retraite sur l'amour de Dieu paginée 7 à 60

qui continue par Cantique d'amour

paraphrase du Magnificat 61 à 80 (peu de car /p) ! très belle = voir à la fin des oeuvres car probablement pas de Mad de SJ

suit Amende honorable à Jésus-Christ [1 à 12] ‘L’esprit de réparation…’

sélection 2001 sv. :

55 57 7980 88 104105 159 161 166 186 191192 198 200201 203 212213 216217 253256 319320 323+ 380

ajout 11.01 : 319320 323ss : oui ! 380 ; autres pages d’intérêt : 16-19 22 33 57

Je vous adore, ô mon Seigneur Jésus-Christ, entrant dans une barque comme Maître Divin, apprenant à vos disciples à ne se pas étonner dans les périls. Vous permettez qu'ils tremblent dans les dangers du naufrage, et vous avez voulu en même temps que par le danger dont vous les avez délivrés, leur apprendre à ne pas perdre le courage ni la confiance dans les maux, vous dormiez dans cette barque durant la tempête de la mer pour nous marquer votre présence dans les plus grands périls, et que nous vous laissons dormir dans notre coeur, en laissant dormir la foi que nous avons en Vous ; ce n'est donc pas un mal, lorsque nous sommes dans cet état d'assoupissement, qu'il nous arrive quelque affliction, pour nous réveiller et pour recourir à (58) vous comme les Apôtres, vous disant, "Domine salva nos perimus", cette tempête nous marque le trouble que les passions excitent quelquefois en l'âme, et lorsque nous nous en sentons agitées, nous devons vous prier de faire goûter le calme et la douceur que sentirent vos Apôtres, lorsque vous commandâtes à la mer de se calmer et arrêter ses flots, d'imprimer en nous comme vous fîtes en eux, une haute idée de Votre toute-puissance, avec laquelle vous rendez en un moment la paix à nos âmes : Vous éprouvez souvent ceux qui sont à vous, Vous entrez dans leurs cœurs, Vous y dormez comme dans la barque, permettant qu'aussitôt il s'y lève des tempêtes pour voir s'ils vous seraient fidèles, et auront recours à vous avec confiance. C'est en la sainte Eucharistie où vous n'êtes pas seulement comme endormi, mais comme mort, quoique vous n'y soyez ni mort ni endormi, mais plein de vie pour la donner abondamment à ceux qui Vous cherchent et à ceux qui se confient en Vous, Vous trouvant toujours veillant sur tous leurs besoins. Vos yeux sont ouverts sur notre état, et Vos oreilles (59) attentives à nos prières, si nous sommes dans l'affliction Vous êtes notre consolateur, si nous sommes faibles Vous êtes notre force, si nous sommes troublés Vous êtes notre paix, si nous sommes en quelque danger Vous êtes le seul tout puissant pour nous en retirer; je vous adore dans le très Saint sacrement où vous vous donnez à nous comme un Vaisseau pour me recevoir, soutenir dans la tempête et conduire au port de salut. Mon Seigneur, faites-moi s'il Vous plaît ressentir le calme de mes passions, qui s'élèvent dans mon coeur comme autant de tempêtes qui me menacent de la mort, et puisque Vous êtes le même qui d'une seule parole calma la mer, et que je reçois votre corps qui est le même qui marcha sur elles et foula aux pieds ses ondes les plus irritées, je n'ai qu'à m'abandonner à Vous, ne pouvant douter de Votre présence et de Votre puissance ; je dois tout espérer de Votre miséricorde et de la vertu de Votre sainte Eucharistie. Vous voyez, Seigneur, le vaisseau de mon coeur agité de violentes tempêtes, que mes cris vous empêchent de dormir dans mon âme, ou qu'ils Vous réveillent, afin qu'étant en (60) moi vous disiez à cette tempête qui m'afflige, de se calmer, "verba mea auribus percipe Domine, intellige clamorem meus", Seigneur prêtez l'oreille à ma parole et écoutez mes cris. (Psalm. 5).

(79) …Me voici déjà à la quatrième veille de la nuit, cad sur le déclin de ma vie, sans avoir rien fait …entrez maintenant dans ce pauvre navire

(88)…mon cœur pour être votre Temple vivant, exercez, s’il vous plaît en lui le même zèle qui vous fit autrefois chasser du Temple les vendeurs et acheteurs

…que la pauvreté, l’abandon des créatures et les maladies sont utiles …(105) pauvre Lazare …dans la paix et le silence jusqu’à ce que vous-même m’en retiriez, je vous expose les ulcères de mon âme…

(159)…roulez s’il vous plaît la pierre de mon âme, ôtez-en la dureté …il faut qu’un Ange cad votre vertu invisible renverse la pierre afin que mon âme donne une libre entrée à votre grâce, afin que vous ressuscitiez en elle et que je puisse dire (160)…que j’ai pris une nouvelle vie en vous

(161)…que je me puisse regarder comme mort au péché et comme ne vivant plus qu’en vous pour vous et mener une vie non seulement sainte et innocente, mais aussi céleste et toute divine.

(198)…l’oraison n’est pas un effort de notre propre esprit mais une faveu spéciale de votre miséricorde…

(200)…la pierre mystique de laquelle je vous supplie de faire sortir l’eau, l’huile, le feu et le miel …l’eau pour purifier, …l’huile pour adoucir… le feu pour consommer …le miel pour nourrir

J'adore, ô mon seigneur Jésus-Christ, ces paroles que vous nous avez dit, « personne ne peut venir à moi que mon père ne le tire » ; nous sommes attirés à vous par la voie intérieure et toute-puissante de Dieu votre Père, par la foi et la charité, l'un et l'autre est un don singulier et particulier de Dieu ; si nous voulons être à Vous mon Seigneur, il ne suffit pas de penser à Vous, mais il faut à tout moment avoir le coeur et l'esprit élevé vers Vous, et prendre garde à ne s'engager dans l'amour à aucune chose créée, pour ne pas rompre cette chaîne céleste et divine, qui nous doit toujours tenir unie et liée à Vous ; Vous n'avez pas dit mon Seigneur "duxerit" mais "traxerit", cette violence se fait qu'au coeur et non au corps ; aimons, et nous serons attirés, ne croyons pas que l'on nous attiremalgré nous, l'esprit est aussi attiré par l'amour comme le coeur, je vous supplie mon Seigneur de m'attirer et me (213) faire sentir cette douce violence "trahe me per te", faites moi sortir de ma langueur, excitez-moi afin que je coure, entraînez-moi en quelque sorte malgré moi afin que je coure ensuite volontairement, il m'est bien plus avantageux que vous m'entreniez (sic) et que vous me fassiez quelque violence, ou en m'épouvantant par vos menaces ou en m''exerçant par vos châtiments ; que non pas que vous me pardonniez, et laissiez en paix dans ma langueur.

…une même divinité dans laquelle il se passe trois merveilles admirables, la première que Dieu est tellement seul qu’il n’y a que lui et il ne peut y avoir jamais autre Dieu que lui, la seconde qu’il (217) garde un très profond silence mais pourtant il ne cesse jamais de parler ; la troisième qu’il est dans un très parfait repos et il agit perpétuellement…

…aller en haute mer, cela marque (254) l’état de perfection … [les âmes] doivent toujours chercher ce qui est plus parfait et aller si avant … qu’elles ne voient plus la terre ! …(255) …vous voulez entrer en mon âme comme vous entrâtes en la barque de saint Pierre et vous me recommandez comme à lui de m’éloigner de la terre… (256)… dans cette grande Mer de grâces, [une âme] en devrait faire une pêche abondante…

Vous dites « mon père et moi ne sommes qu'un » : moi aussi comme dit Saint-Bernard ; quoique je ne sois que poudre et cendre, j'oserai dire, appuyé sur l'autorité de l'Ecriture sainte, que je ne suis qu'un seul esprit avec Vous, pourvu que je sois attachée à Vous : ainsi que l'est un de ceux qui demeurent en Votre amour, c'est-à-dire en Vous-même, comme Vous demeurez en eux, parce qu'ils vous mangent et qui sont mangés par Vous : car c'est de cette union si étroite qu'il est dit, que celui qui est uni à Dieu n'est qu'un seul esprit avec Lui. (323).

323+ : Quoi que je ne sois que poudre et cendre, j’oserai dire, appuyé sur l’autorité de l’Ecriture Sainte, que je ne suis qu’un seul esprit avec vous, pourvu que je sois attaché à vous. Ainsi que l’est un de ceux qui demeurent en votre amour, cad en vous-même, comme vous demeurez en eux … celui qui est uni à Dieu n’est qu’un seul esprit avec lui. Si donc vous disez, mon Seigneur, ‘je suis dans mon Père et mon Père est dans moi’, l’homme a l’avantage de pouvoir dire aussi, ‘je suis en vous mon Dieu et vous êtes en moi, et nous ne sommes qu’un seul esprit’. Faites-moi la grâce de le dire avec vérité et qu’il n’y ait rien qui soit capable de rompre cette union sainte avec vous.

Élévations ms. révisée par Louise de J :

A comparer les 5 pièces « M » à l’imprimé ! (paginations en marges du ms facilitent le travail). Transcrire la pièce sûre ou plus.


=Doc10

M.S.J / R no 4

[d’une écriture ancienne 17e s. ; paginé 1 à 317, pages petites

+ annotation en p de garde : “ Les 2 livres in-8° dont la transcription suit [1933] sont mentionnés par le décret d’approbation des écrits de la V. … parmi les Œuvres imprimées que l’on croit être de la servante de Dieu (4e classe, nos 4 & 5) … sur des exemplaires prêtés par les carmélites d’Aix.  Elévations in-extenso, Recueil… partiel ” [car première partie tirée de la Vie de la V. ou des Avis pour la conduite des novices]

+ table des matières probablement de la main de Louise de J qui marque d’un M rouge ce qu’elle pense être de Madeleine de SJ. outre des discours du Cal de Bérulle : 5 discours “ probablement d’elle ” : pages 215-221 Incarnation ( ?), 257-262 Transfiguration ( ?), 278-283 Simplicité (oui ! confirmé été 06 ), 292-296 ordre des points transcrits ici (oui), 302-306 Visite (oui) : la pièce sûre p293 « L’ordre des points que l’on prendra pendant la méditation de la passion de NSJC chaque jour de la semaine » : passion mais aussi ‘douce inclination’…


(16)

(21) …les anges ne vous offrent point des présents, ils ne font que vous adorer pour nous apprendre que le principal et l’essentiel de la Loi nouvelle consiste dans l’adoration intérieure de Dieu, en esprit et en vérité, qui peut nous suffire pour opérer notre salut, lors que nous sommes dans l’impuissance d’exercer les bonnes œuvres

(28) [ nous transcrivons une élévation entière pour exemple:]

Jour de saint Jean l’Evangéliste. S. Jean c.21 v.19 :

Je vous adore, ô mon Seigneur Jésus-Christ, disant ces paroles à saint Pierre sur le sujet de saint Jean; si je veux [p39 du texte original] qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que vous importe-t-il pour vous, suivez-moi : nous devons faire ce que vous commandez, rien de plus, sans nous mettre en peine de ce que votre sainte volonté ordonne à l’égard des autres, n’étant point à nous à entrer dans vos secrets; votre disciple bien-aimé nous en a donné l’exemple, n’ayant pas voulu pénétrer votre dessein sur lui, s’y abandonnant sans le connaître, il a eu le privilège de reposer sur votre sein en la Cène, c’est là où il a puisé les vérités si relevées qu’il nous a laissé par écrit, ce qui nous fait voir que ce sera par un humble repos en vous, dans l’Eucharistie, que nous connaissons bien mieux les vérités saintes, que par toute autre étude; les hommes ne nous peuvent faire entendre que des paroles, s. Jean même, tout éclairé qu’il a été, n’a pu faire passer en nous que le fors des vérités qu’il nous a dites, mais non pas les vérités mêmes qu’il comprenait; c’est de vous seul dont il les a aprises, que nous les devons recevoir, au moins par petites gouttes. Ce grand saint que nous honorons en a reçu la plénitude dans le repos qu’il a pris sur [40] votre poitrine sacrée, c’est le lieu qu’il prit pour sa retraite le reste de ses jours, ce repos de s. Jean sur votre sein est l’image du repos que tous les chrétiens doivent trouver en vous et le modèle du silence intérieur où ils doivent se tenir, pour vous écouter parler, que de parler eux-mêmes extérieurement (29) aux hommes; car on peut dire, que comme la vie du Ciel est un amour tranquille dans la vue et connaissance que les esprits bienheureux ont de vous, celle du Chrétien sur la terre doit être dans un amour et repos en vous. Je vous adore au Très saint Sacrement comme mon repos, faites-moi la grâce que je ne le cherche qu’en vous seul, et que je trouve toutes mes délices dans l’union intérieure avec vous, rien ne sera capable de m’en détourner si j’ai soin de m’enfermer dans votre sein, il n’y a que mes infidélités qui m’en puissent retirer, et faites moi la grâce de n’y point adhérer. Exaucez-moi, Seigneur, puisque votre miséricorde est si prête à faire du bien et tournez vos regards sur moi [41]selon la grandeur de vos miséricordes. Psal.68.

(41)

………….! à faire. Table p.271 (de la copie)


sûr : pp.293-296 

que nous transcrivons comme exemple de la méditation carmélitaine au début du 17e s. et qui est de Madeleine car contenu dans les Elévations !

D désigne : [1684] [Madeleine de Saint-Joseph], Jesus, Maria, Theresia. / Elévations au Fils de Dieu, sur toutes les Evangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année, / Tirées en partie des Pensées des Saints Pères, p.1-394 et retraite p. 1-89, 1684


La Petite Instruction incluse dans les Elévations imprimées et ms. se trouve également dans Avis… : voir plus haut la transcription par s. Thérèse : donc trois versions à comparer ! Compte tenu de la solidité de ces sources faut-il revenir sur notre décision antérieure de l’écarter ?


Petite Instruction …à faire l’Oraison.

(293) L’ordre des points que l’on prendra pour la méditation de la passion de notre s jésus christ chaque jour de la semaine.

Le premier la prière au jardin. / Le 2 la prise et les contusions reçues ce jour-là. / Le 3 La flagellation / Le 4 doit être employé au st sacrement / Le 5 la mort de la croix / Le 6 la sépulture et les souffrances de la sainte Vierge. / Le 7 la Résurrection.

Prenant donc tous les jours au matin un de ces points, l’on tâchera de s’y occuper, selon la grâce que l’Esprit de Dieu (nous add D) donnera, nous employant fidèlement de notre part, à donner lieu à l’infusion de la grâce, qui ne nous sera point déniée, si ce n’est par notre faute, en l’une ou en l’autre des parties ou manières d’Oraison que nous dirons brièvement ci-après.

Il faut (donc D) savoir qu’il y a plusieurs parties à l’oraison mentale, et que le sujet de la passion est une chose si admirable, si grande et (si D) ample, qui contient en soi (294) (toutes les perfections et tout omis D) ce qui peut former les hautes et parfaites pensées que nous puissions avoir.

(Et omis D ; dorénavant on corrige parfois en suivant D) voyons seulement la préparation. Voir et se représenter que l’on est devant cette Majesté Divine qui est ce grand tout que nous pouvons seulement adorer et aimer, et que les anges même ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que cette parole : st, st, st est le Seigneur. Ainsi l’âme demeure (comme D) Angélique par la présence de son Dieu, L’admire, Le révère et se remplit tout de Lui, (ne pouvant plus parler omis D).

Mais si l’âme peut voir (que D) ce S si puissant, abaissant sa grandeur (infinie D), se fait homme ainsi que nous, souffre (des D) douleur(s D), prie son Père avec angoisse et sueur de sang, et (porte D) tant d’autre(s D) souffrance(s D). Quel cœur ne sera touché d’amour de ce si fort objet. (d’amour pour cet admirable objet D)

(295) Que si nous voyons pourquoi, (Et si nous voyons pour qui, D) pour l’homme misérable de qui chacun(e ms) en particulier voit en soi le démérite et les défectuosités.

Et puis si l’âme pénètre (un peu D) dans cet amour divin (amour immense D), qui fait (tant D) pâtir et qui fait désirer souffrir encore davantage à ce S impassible, et que l’amour de nos âmes tient ici si patient.(et qui lui fait désirer de souffrir encore davantage pour nos âmes, que ne sentira-t’elle pas ? D)

Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l’âme un peu désireuse de son Epoux trouvera bien de quoi s’occuper et s’en approcher, lui rendant grâce et (lui D) donnant mille bénédictions pour ces infinies miséricordes. Et s’offrant à Lui en sacrifice, en résignation et (en D) vraie obéissance, et le suppliant aussi de lui accorder quelqu’une des vertus qu’elle aura vu le plus reluire (vues reluire le plus D) au mystère, où elle aura pensé le jour.

Mais pour ce (parce D) que les dispositions de l’esprit sont diverses, ceux (celles D) qui auront (296) moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, ou sécheresse (soit par la sécheresse de l’esprit D), pourront se servir d’un moyen bien aisé à l’âme qui a quelque fidélité et amour vers (envers D) n S.

L’âme pourra donc prendre son point sans user de discours, mais par un ?œil et douce inclination, et regard vers notre S, souvent elle lui ouvrira l’intime et fonds de son âme, désirant L’aimer (de l’attirer D) au plus profond de soi, et (de D) se lier à Lui par l’effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en sa puissance, et dont parfois même, il lui semble ne pouvoir entièrement user si l’amour n’est pas (pas omis D) assez puissant pour l’assurer de ce que dit saint Paul : qui nous séparera de la charité (de Jésus-Christ, sera-ce la tribulation, ou l’angoisse etc. Je suis certain que ni la mort ni la vie etc. ni aucune autre créature ne poura nous séparer de la Charité de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre Seigneur D complète ainsi la cit.)

Que si l’âme parfois se trouve ne pouvant rien faire de ceci, elle peut néanmoins souffrir ses peines en sa présence, et avec Lui se résigner ainsi qu’il fit, s’humilier comme elle le voit abaissé, être patiente, et enfin exercer toutes les vertus à son exemple. (cette dernière phrase omise D)

(ms serait plus proche de la source que D)

Recueil… Aix [1689]

[1689] [Madeleine de Saint-Joseph], Jésus, Maria, Joseph. Theresia. / Recueil de plusieurs paroles et sentiments de piété sur les Mystères du Fils de Dieu, tirées de la Vie de la Vénérable Mère Magdeleine de Saint Joseph…, à Aix, chez Charles David, 1689. =Doc11

lectures été 06 :

Recueil d’Aix imprimé 1689 « M.S.J. »

annotation en p de garde

avant-propos : ‘tiré du livre de sa Vie’

en marges paginations crayon (de la Vie, à vérifier : concordance exacte ?)

suit une précieuse table ms de Louise de J

dont ‘c’est le chap XXIX de Talon p717’

première sélection :

contient ensuite : Recueil de quelques avis, Table, p.294-296 ; Applications… ‘sur notre bienheureuse mère [Thérèse]’ & qq. autres txts p.297-388. [informatique : / Recueil Aix 1689].

(5) …tiré du livre de sa Vie [de Talon ? cf. numéros crayon marge et table ms. ajoutée d’une main moderne]

peu d’intérêt ? se limiter à citer le Recueil en bibliogr.

Oraison [1937]

[1937] [Madeleine de Saint-Joseph], L’oraison à l’école de la V. Madeleine de St J., opuscule, Clamart, 1937, 46 pages. [Lettre à la prieures d’un carmel p. 5-10 ; Avis pour la conduite des Novices p. 10-22 ; Lettres à des Novices p. 22-26 ; divers extraits de lettres… p. 22-46 ; annonce d’un vol. d’œuvres en préparation ! ; Chatou impr.]

l"oraison n"est pas l"ouvrage de la nature mais celui de la grâce – l"enfant prodigue – il faut tj commencer et toujours continuer et ne jamais finir. Toutes nos actions dans le service de Dieu ne sont que des commencements tant elles sont faibles… - l"oraison …cet unique nécessaire … votre vraie vie – quand vous vous trouvez dénuée de toutes les vertus, allez à Notre Seigneur comme à vos richesses et la source - cette manière est la plus sainte et la plus parfaite, mais pourvu qu"elle soit véritable, car il y a bien des âmes qui se trompent en prenant leur inutilité et leur inapplication à Dieu pour une voie qui ne tient rien des sens mais qui est bien au-dessus et toute de la foi. – une lumière fort extraordinaire est néanmoins tj une chose passagère … qui ne subsistera point ds l"éternité.


pour une « Centurie » ?

Centurie en faisant un choix dans les transcriptions suivantes dûes à s.Thérèse !

(et retrouver les sources !),soit Avis… + Table et txt thématiques extraits de Lettres + Txts du procès (ce qui permet d’introduire les perles des lettres dans une présentation alternative de ces dernières) :

Avis que notre Bienheureuse Mère Madeleine de Saint Joseph

a donné tant à ses religieuses

qu’à d’autres personnes

sur des dispositions et besoins différents

1. Puisque l’homme n’ a été créé de Dieu que pour l’honorer et le servir, il est obligé pour ne se point détourner de la fin pour laquelle il a reçu l’être, de bannir de lui toute autre pensée, tout autre désir, tout autre amour et tout autre intérêt et il doit employer toute sa puissance, qui est si petite, à honorer un Dieu qui est si digne d’honneur.

2. Comme la puissance de Dieu sur sa créature est infinie, la créature lui devrait rendre une soumission infinie si elle en était capable, mais comme elle ne l’est pas, au moins doit-elle s’y soumettre autant qu’elle peut, en tous temps, en tous lieux et en toutes choses, sans aucune réserve.

3. L’âme se doit rendre toute au désir de la gloire de Dieu et de l’accomplissement de ses volontés, quelque contraire qu’elles soient à ses inclinations, car elle n’est pas créée pour se contenter elle-même mais pour contenter Dieu.

4. Dans les divers événements de cette vie, nous ne devons pas nous arrêter à ce qui se passe sur la terre, mais il faut élever nos esprits à ce qui est caché dans la Sapience, adorer ses desseins et nous y rendre fidèlement autant que nous le pouvons connaître.

5. Dieu demande de sa créature un retour continuel vers lui de tout ce qu’elle est, de tout ce qu’elle a, de tout ce qu’elle fait et de tout ce qui lui arrive, comme étant la source de son être, de sa vie, de sa voie et de sa perfection.

6. En tous lieux, en tous temps et en toutes choses, ne pensez qu’à rendre à Dieu ce qu’il y demande de vous et il aura soin de disposer de tout pour votre sanctification.

7. Il ne faut pas nous donner, mais seulement nous prêter, aux choses créées puisque nous ne sommes pas à nous-mêmes mais à Dieu qui a seul le droit de disposer de nous.

8. Il ne faut jamais, où il s’agit de l’intérêt de Dieu, regarder celui des créatures, ni si on leur plaît ou si on leur déplaît, mais il faut toujours faire ce qui est le plus droit devant Dieu, et lui qui est l’auteur des vraies joies saura bien contenter sa créature autrement que nous ne pouvons penser.

9. Nous ne devons jamais remplir nos esprits de nous-mêmes, de ce que nous faisons, de ce qui se passe en nous ou de ce qui nous arrive, mais oublier tout cela comme chose de néant et nous occuper du Fils de Dieu et de ce qu’il a opéré en la terre pour notre salut qui doit faire toute notre plénitude.

10. Toutes nos richesses sont la vie, les actions, les paroles et les mystères du Fils de Dieu et nous nous devons tenir heureuses de passer le cours de notre pèlerinage sur la terre à contempler, à adorer et à imiter ces choses si grandes et si divines, comme ce sera une grande partie de notre bonheur dans l’éternité de les voir à découvert.

11. Les mystères de Jésus-Christ doivent être honorés non seulement par de bonnes pensées mais principalement par la pratique exacte des vertus chrétiennes et religieuses qui sont les plus remarquables dans les mêmes mystères.

12. Lorsque vous vous sentirez plus distraite et plus pauvre dans la prière, demandez à l’âme sainte de Jésus Christ qu’elle daigne vous donner quelque part aux hommages qu’elle lui a continuellement rendu sur la terre, à sa révérence vers lui, à ses adorations, à son amour et à ses louanges et unissez-vous y de tout votre pouvoir.

13. Si vous voulez parler des choses intérieures, parlez du Fils de Dieu qui est à l’intérieur de tous les intérieurs, le principe et le soutien de toutes les bonnes dispositions où les âmes peuvent être.



14. Comme le Fils de Dieu s’est donné à nous par la Sainte Vierge, il veut aussi qu’elle nous soit vie et moyen pour aller à lui.

15. Nous devons beaucoup demander à la très Sainte Vierge qu’elle nous apprenne à adorer et à aimer son Fils et nous souvenir que le privilège incomparable de sa divine maternité lui donne un droit et un pouvoir qui vont infiniment au delà de tout ce que nous en pouvons comprendre pour nous faire accomplir ces grands devoirs avec perfection.

16. Bien que le Fils de Dieu soit le Dieu de la Sainte Vierge, il est aussi son fils et comme il a toutes les perfections à un degré plus éminent sans comparaison qu’il ne les a répandues dans ses créatures, il aime et il honore sa Mère plus que nous pouvons penser. Liez-vous donc à cet honneur et à cet amour qu’il lui rend, pensant qu’il n’y en a point d’autre digne d’une Mère de Dieu.

17. Nous ne pouvons rien faire qui soit plus agréable à la Sainte Vierge que de pratiquer la vertu qui l’a rendue digne d’être la Mère de Dieu, qui est l’humilité.

18. Demandez beaucoup à la Sainte Vierge qu’elle vous donne part aux dispositions de son âme lorsqu’elle dit ces paroles : « Ecce ancilla domini » et souvenez-vous que plus vous serez esclave de Dieu par amour, et que plus toutes vos actions porterons la marque de cette servitude, plus vous serez en possession de la véritable liberté de ses enfants.

19. Il faut beaucoup demander au grand Saint Joseph qu’il exerce sur nous sa qualité de père, laquelle il a sur toutes les âmes ensuite de ce que le Fils de Dieu l’a voulu reconnaître pour père sur la terre et, nous autres carmélites, avons un droit particulier de le regarder en cette qualité.

20. Il faut avoir grand recours aux saints dont on porte le nom puisque Dieu nous les a donnés pour avoir soin de nous.

21. La charité est une vertu si précieuse et si nécessaire, et elle nous a été si particulièrement recommandée par le Fils de Dieu, que nous ne devons point laisser passer de jour sans la lui demander. Lui-même l’a demandée pour nous à son Père quand il lui a dit : « Qu’ils soient tous un ainsi que vous, mon Père, êtes en moi et que je suis en vous afin qu’eux aussi soient un en nous. »

22. La vertu de charité est grande et tout ce qui la regarde est grand aussi, pour petit qu’il paraisse, c’est pourquoi il faut bien prendre garde de n’y pas manquer dans la moindre de nos actions, de nos paroles et même de nos pensées.

23. Il faut aimer toutes sortes de personnes quoique de partis contraires et d’humeurs différentes car la charité de Dieu unit tout en lui.

24. Soyez douce vers autrui et rigoureux vers vous-même et quand il se présente quelque chose de pénible, chargez vous en toujours pour en décharger les autres.

25. Il ne faut jamais parler de personne que pour dire ses vertus, et faire le contraire c’est donner lieu à la malignité de notre nature et aller ouvertement contre l’obligation de la charité.

26. C’est une chose très périlleuse de juger de son prochain quand on n’en a pas le droit car bien souvent ce que nous jugeons imperfection en autrui ne l’est pas et, quand il le serait, nous ne devons pas faire une chose que Dieu nous défend si expressément : « Ne jugez point et vous ne serez point jugé. »

27. On verra souvent dans une personne 50 vertus auxquelles on ne pensera point et s’il y a en elle la moindre imperfection, on la remarquera, mais tout au contraire s’il y avait dans le prochain 50 imperfections et qu’il n’y eut qu’une seule vertu, il faudrait fermer les yeux à celles-là et s’arrêter à celle-ci pour l’en estimer selon ce que dit Saint Paul de la charité : « Elle ne pense point en mal, elle ne se réjouit point de l’iniquité mais elle se réjouit de la vérité. »

28. Nous jugeons bien souvent des âmes qui nous jugeront un jour. Les supérieurs même, qui ont droit de juger ceux qui leur sont inférieurs, ne le peuvent bien souvent faire néanmoins sans danger.

29. Tant qu’une âme s’occupe à remarquer les défauts des autres, dont Dieu ne l’a pas chargée, elle ne saurait être parfaite.

30. La parfaite charité que nous devons à nous-même consiste en grande partie à nous refuser continuellement ce que notre nature imparfaite nous demande.

31. C’est une grand chose que l’humilité de cœur. Il y a vraiment peu d'âmes qui soient de ces humbles et de ces petits dont parle Notre Seigneur dans l’Evangile et cependant c’est cette vertu qui lui prépare dans l’âme une demeure agréable et sans laquelle toutes les autres ne lui peuvent plaire.

32. Ce qui nous fait croître en humilité nous doit être grandement agréable et nous devons tenir plus chère une humiliation de quelque part qu’elle nous arrive, que si l’on nous donnait la possession de quelque grand trésor.

33. Recherchez toujours les choses les plus humbles et les plus basses et vous réjouissez quand vous serez méprisées.

34. Dieu n’a que faire de notre esprit pour avancer ses œuvres et lorsqu’il veut s’en servir, il commence par l’humilier et l’abattre à ses pieds car c’est par ces dispositions d’abaissement, de destruction et de mort à soi-même qu’il veut préparer à entrer dans ses conseils et si nous voulons nous en rendre digne il faut suivre fidèlement sa conduite sur nous.

35. S’il vous vient des pensées ou des sentiments contraires à l’humilité, adressez-vous à la sainte Vierge qui a su s’abaisser jusqu’à la qualité d’esclave, lorsque même Dieu l’élevait jusqu’à celle de sa mère, et lui demandez qu’elle vous apprenne à pratiquer cette grande vertu.

36. Comme c’est une marque d’une âme vraiment humble d’aimer à être méprisée de tout le monde, c’est un orgueil intolérable et une espèce de folie lorsqu’étant tout remplis de fautes, nous ne voulons pas souffrir que l’on nous en fasse voir une seule.

37. C’est une joie aux enfants d’Adam d’être exaltés et d’entendre dire leurs louanges et de parler d’eux-mêmes à leur avantage, mais au contraire c’est la joie des enfants de Dieu d’être humiliés et méprisés, d’entendre dire leurs défauts et de les faire connaître eux-mêmes.

38. Regardez-vous comme la dernière de toutes et obéissez à toutes vos sœurs comme vous voyant leur inférieure et la plus imparfaite.

39. Tenez pour règle de suivre toujours plutôt la volonté et les pensées des autres que la vôtres, autant que vous pourrez selon Dieu, vous souvenant que sans la soumission d’esprit et la démission du propre sens, l’on ne peut être à Jésus-Christ selon sa parole que « l’on ne peut être son disciple ni le suivre si l’on ne renonce à soi-même. »

40. Lorsque les âmes sont assez dociles pour être toujours en disposition d’apprendre de tout le monde, celui qui est la sagesse même et le docteur des humbles ne manque point de leur enseigner la science du salut et le chemin de la vie éternelle.

41. La qualité d’enfants de Dieu que nous avons reçue au baptême et qui nous a été acquise par le sang de Jésus-Christ, nous oblige à renoncer continuellement à nous-même et à tout ce qui est du péché, pour vivre de la vie des enfants de Dieu, laquelle n’est pas une vie de délices mais de souffrances, de croix et de mort

42. La souffrance est le chemin que le Fils de Dieu nous a enseigné dans sa vie, dans ses actions et dans sa mort. C’est ce qu’il a laissé en partage à ses enfants et à ses élus pour les sanctifier et plus particulièrement ceux qui lui doivent appartenir davantage dans l’état de la grâce et dans celui de la gloire.

43. Souvenez-vous que Jésus-Christ a choisi la voie des souffrances pour entrer dans sa gloire et qu’il les a laissées pour partage à ses élus voulant que leurs richesses en la terre fussent l’assujettissement, l’humiliation et la croix par laquelle il faut qu’ils se lient à celui qui est mort pour eux.

44. Jésus-Christ n’a pas dit à ceux qui possèdent des biens, vous serez bienheureux, mais il l’a dit à ceux qui sont pauvres et à ceux qui souffrent pour son amour.

45. La vie des saints est accompagnée de beaucoup de travaux. Il faut couler le temps en patience et en humilité jusqu’à ce que nous soyons faits dignes de recevoir la couronne de vie que le Saint et le Véritable a promise à ceux qui lui auront été fidèles jusqu’à la mort.

46. Beaucoup cherchent la croix de paroles et de désirs qui après la fuient dans les occasions. Or il faut qu’ils se souviennent que ce n’est pas aux paroles ni aux désirs qu’est promise la récompense de la vie éternelle mais aux œuvres.

47. Portez humblement vos petites peines sans vous en occuper et sans en rien faire paraître au dehors. Elles ne vous sont pas données pour vous en entretenir ni les autres, car le conseil de Dieu en vous éprouvant n’est pas de vous dissiper mais de vous élever à lui en silence, en patience et dans l’ oubli de vous-même.

48. La patience est grandement nécessaire dans la vie tant pour porter ses propres misères que pour toutes les autres choses difficiles qui s’y rencontre continuellement.



49. Lorsque l’on se trouve dans de grandes peines, il faut se souvenir de ces paroles que le Fils de Dieu a dit à ses apôtres au jardin des Olives : « Ne sauriez-vous veiller une heure avec moi » et en tirer force pour demeurer veillant et souffrant avec lui.

50. Quand il nous arrive des afflictions intérieures ou extérieures, il nous faut souvenir que  ce sont des peines dues à nos péchés et que bien loin d’avoir à droit de nous en plaindre, nous avons sujet d’admirer la bonté de Dieu et de lui rendre grâces de ce que, méritant de si grands châtiments pour nos crimes, il se contente de nous en envoyer de si petits.

51. Il nous faut bien souvenir que nous sommes appelées à la religion pour suivre de plus près le Fils de Dieu et pour participer davantage à sa croix qui est une très grande grâce. Il vous est donné, dit Saint Paul, non seulement de croire en Jésus-Christ mais aussi de souffrir pour lui.

52. La vie religieuse ne doit être depuis le commencement jusqu’à la fin qu’une continuelle mortification et si nous manquons d’y travailler, nous serons religieuse seulement d’habit et non pas en effet.

53. Si vous ne mortifiez pas votre nature, elle prendra le dessus et vous serez enfin pénible à vous-même et aux autres.

54. L’âme qui se résout à travailler courageusement à se vaincre elle-même et qui en effet met la main à l’œuvre, emporte cet avantage que si aujourd’hui elle se surmonte en une chose, demain elle aura plus de force pour se surmonter en une autre et ainsi la nature meurt et la grâce vit. L’âme se rend la maîtresse et les sens demeurent soumis.,

55. Quand la mortification cesse, la grâce se perd et la grâce quoique très grande se retire quand nous abandonnons les œuvres.

56. L’on doit avoir un grand recours au Fils de Dieu dans la tentation et regarder en lui les vertus contraires aux imperfections dont l’on se sent combattu.

57. Quand vous serez attaqué de quelque tentation, entrez dans un profond abaissement devant le Fils de Dieu et, avec cette disposition, retirez-vous dans son âme très sainte comme dans un refuge assuré afin qu’elle vous environne, qu’elle vous protège et qu’elle vous défende des desseins et de la puissance de vos ennemis.

58. Les âmes qui ont quelques tentations ou peines d’esprit se doivent bien garder de se servir de ce prétexte pour s’exempter d’obéir ponctuellement, car en tous temps l’on doit s’assujettir mais particulièrement en celui-ci où l’âme étant plus combattue a besoin de se tenir plus fortement à la grâce qui est renfermée pour elle dans la pratique de l’obéissance et des autres vertus.

59. Les saints n’ont pas acquis l’entrée au Royaume de Dieu pour avoir été tentés mais pour avoir été fidèles dans leurs tentations en les portant fortement et en travaillant sans cesse à les vaincre.

60. La prière et la patience sont les armes avec lesquelles il faut vaincre toutes les adversités de cette vie.

61. La prière donne beaucoup de force à l’âme. En priant et en cherchant l’âme trouve selon la promesse de Jésus-Christ :« Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez .»

62. L’âme devrait toujours désirer l’oraison comme un pauvre qui est affamé désire manger, car l’oraison est la nourriture de l’âme.

63. Il ne faut jamais quitter la prière sans grand sujet, car c’est par l’oraison que nous recevons les grâces de Notre Seigneur et que nous sommes unis en ses mains pour faire ses œuvres.

64. Souvenez-vous toujours que c’est le conseil du Fils de Dieu que, tout ce qu’il a demandé pour nous à son Père, nous le demandions aussi avec lui, et dans la même demande qu’il lui en a faite afin que nous soyons exaucés.

65. Pour obtenir de Dieu ce qu’on lui demande, il faut accompagner sa prière d’une profonde humilité et une des principales causes pour lesquelles nos oraisons ne sont point exaucées, c’est qu’elles ne sont point assez humbles.

66. Quand nous prions ou demandons pardon à Dieu pour les pécheurs, il nous faut mettre toujours les premières du nombre.

67. Si vous vous trouvez dans la facilité, servez-vous-en pour travailler fidèlement à la vertu et si vous vous trouvez dans la peine et dans la souffrance, alors soyez forte pour rendre à Dieu ce que vous lui devez en cet état et allez à lui en patience et humilité.

68. Quand vous vous trouvez dénuées de toutes les vertus, allez à Notre Seigneur Jésus-Christ comme à votre richesse et la source inépuisable de tous les biens et le priez qu’il vous en remplisse. Il ne lui faut ni des mois, ni des jours pour le faire. En un moment il peut vous enrichir, selon ce que dit l’Ecriture, qu’il est facile à Dieu de revêtir un pauvre tout d’un coup.

69. Dieu n’est pas comme les rois de la terre, lorsque vous leur faites une demande pour plusieurs, cela vous empêche d’obtenir pour vous-même, mais au contraire ce Roi souverain, plus on lui demande et plus la charité par laquelle on le prie est étendue, plus il se rend libéral à accorder.

70. La vraie retraite ne consiste pas seulement à être tout le jour seule, mais bien à retrancher toutes les pensées, tous les désirs et toutes les occupations vaines et inutiles.

71. Si les âmes veulent avancer dans la vie intérieure, il faut qu’elles prennent un très grand soin d’éviter toute légèreté et dissipation car l’esprit de Dieu est sérieux et il faut des âmes sérieuses pour le recevoir et pour le garder.

72. Notre Seigneur prend grand plaisir à voir les âmes qui sont à lui, passer leur vie en silence, en patience et en prière.

73. Aimez la retraite, priez beaucoup, parlez peu et soyez humble car c’est ce qui met les âmes dans la voie sainte et les dispose à l’accroissement des dons de Dieu.

74. Parlez beaucoup à Dieu et peu aux créatures. Le silence est une grande chose et très nécessaire pour acquérir la perfection

75. La langue nous est donnée pour louer Dieu et pour dire les choses nécessaires et non pour en dire d’inutiles. C’est pourquoi il la faut soigneusement garder et vous voyez aussi que Notre Seigneur n’a pas dit seulement : « Quand vous médirez, quand vous mentirez, vous en rendrez compte au jour du jugement » mais que « vous rendrez compte de chaque parole oiseuse que vous aurez dites. »

76. Un des usages par lesquels nous pouvons honorer le Fils de Dieu comme Verbe et Parole de son Père, c’est la parole. C’est pour cela que nous devons avoir un très grand soin que toutes celles que nous sommes obligées de proférer, soient saintes et parfaites et comme paroles de Dieu, selon ce que dit saint Pierre.

77. Soyez fort reconnaissante des charités que l’on vous rend, vous ressouvenant que la justice vous y oblige et que Dieu hait autant l’ingratitude qu’il aime la reconnaissance.

78. Les âmes qui vont simplement et innocemment sont remplies de la plénitude de Dieu et vous voyez que son Fils lui rend grâce « de ce qu’il a caché ses secrets aux sages et aux prudents et les a révélé aux petits qui sont les simples et les humbles. »

79. Il n’y a rien que l’homme ne craigne davantage que l’assujettissement, ni rien qu’il aime mieux que la liberté, c’est pourquoi Dieu veut qu’il lui en fasse un sacrifice et pour moi je ne fais nulle estime de toutes les dévotions d’une âme si elle n’est assujettie.

80. Lorsque les âmes se retirent de l’assujettissement, elles entrent dans une fausse liberté et sortent de la liberté des enfants de Dieu que l’on ne reçoit que dans le parfait assujettissement à Dieu et aux hommes pour son amour.

81. Il ne faut rien demander, ni rien refuser, mais être disposé à tout ce que l’obéissance voudra faire de nous.

82. Les vraies carmélites doivent faire toutes choses par amour.

83. La perfection à laquelle sont appelées les âmes chrétiennes et religieuses ne consiste pas seulement en la pratique de quelque vertu et pour un temps, mais à les pratiquer toutes, en tous temps, en toutes occasions et quelque difficulté que l’on y rencontre de la part de la nature ou de la tentation.

84. Comme Dieu peut agir sur le néant et en tirer quelque chose, il pourrait bien mettre en nous les vertus en un moment et sans qu’il nous en coûtât rien, mais il ne lui plaît pas d’agir de cette sorte que très rarement, car il veut que nous les acquérions par un long et pénible travail joint à l’opération de sa grâce sans laquelle tout ce que nous pourrions faire de notre part serait vain et inutile.

85. Travaillez sans cesse à toutes les vertus mais particulièrement à l’humilité et à la douceur, vous souvenant que le Fils de Dieu nous les a singulièrement recommandées lorsqu’il a dit à ses apôtres : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. »

86. Une âme qui veut suivre Jésus-Christ ne doit jamais chercher le repos, mais travailler continuellement sans se lasser jusqu’à la mort.

87. Souvenez-vous que la terre n’est pas une région de clarté mais de ténèbres, que ce n’est pas le lieu où l’on voit mais bien celui où l’on travaille et ainsi résolvez-vous à le faire quoique vous n’ayez point de lumière.

88. La perfection chrétienne n’est pas l’œuvre d’un jour, elle ne s’acquiert que par un long travail et en se renonçant et en se mortifiant soi-même en toutes choses petites et grandes et cela sans relâche. Elle ne consiste pas en belles paroles, en bon dessein, ni en bonnes résolutions mais en œuvres saintes et parfaites.

89. Ne vous y trompez pas, la perfection chrétienne est très difficile à acquérir et si quelqu’un la croit facile, il fait bien voir non seulement qu’il ne l’a pas acquise mais même qu’il n’y a pas essayé, et néanmoins cette difficulté ne vous dispense pas d’être parfaite puisque le Fils de Dieu nous y oblige dans l’Evangile lorsqu’il dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »

90. Ce n’est pas la peine mais l’indisposition de l’âme qui l’empêche de travailler à la pratique de la vertu, car la grâce de souffrir n’empêche jamais celle de se rendre à toutes les choses auxquelles on est obligé.

91. Dieu se plaît quelque fois à se cacher à ses élus pour éprouver leur foi, leur amour et leur fidélité, et alors il faut qu’ils prennent double soin d’agir en l’intérieur et à l’extérieur, non pas selon ce qu’ilssentent mais selon ce qu’ils croient conformément à ce que dit saint Paul : « Le juste vit de la foi. »

92. Pour l’ordinaire, Dieu nous fait désirer ce qu’il veut nous donner, c’est pourquoi quand l’âme ressent quelque désir particulier pour quelque vertu, elle doit aussi travailler avec un soin particulier à l’acquérir et espérer que celui qui peut tout ce qu’il veut, bénira son travail et l’accompagnera de sa grâce.

93. Quand on reçoit quelque grâce de Dieu, il ne faut pas s’y arrêter pour en jouir, mais l’accepter par amour vers lui et pour l’honorer davantage, retranchant la part que notre amour propre y pourrait prendre.

94. Toute la vie nous est donnée pour commencer à servir Dieu. La pratique d’une vertu est une disposition pour en acquérir une autre. Après la mort on commencera une vie de gloire dans le ciel qui durera toujours et où tout sera parfait, mais en la terre, il faut toujours et à tout moment commencer. David était un grand prophète, néanmoins il disait :« Ecce nunc coepi. Maintenant je commence. »

95. Quand on veut se résoudre à travailler pour acquérir la perfection, il ne faut pas regarder à son âge, car ce n’est pas l’âge qui donne les vertus, mais la seule grâce de Dieu suivie de la fidélité de l’âme à y correspondre.

96. Soyez fort fidèle à la parole intérieure de la grâce, car la grâce a une parole et les âmes doivent être très attentives à l’écouter et très promptes à se rendre à ce qu’elle demande.

97. Souvent les âmes se trompent beaucoup croyant des choses impossibles qui leur seraient faciles si elles avaient plus de soin de recourir à Dieu, dans leurs besoins et plus de courage et de fidélité pour bien user de la grâce qu’il leur présente pour se surmonter elle-même et pour se rendre à leur devoir.

98. Lorsque quelque chose du service de Dieu ou de votre perfection vous paraîtra extrêmement difficile, ne vous arrêtez pas à regarder cette difficulté, mais dites dans votre cœur ces paroles de saint Paul : « Je puis tout en celui qui me conforte ». Recourez humblement à lui et vous souvenez qu’il ne refuse point sa grâce à ceux qui persévèrent à la lui demander avec humilité et confiance.

99. Si les âmes n’ont un grand soin de se rappeler souvent à l’estime et à l’amour du joug de Jésus-Christ, non seulement elles n’arriveront jamais à la perfection car elles en demeureront toujours très éloignées, mais elles ne trouveront jamais le vrai repos que le cœur de l’homme désire et cherche continuellement, car Jésus-Christ ne donne sa paix qu’à ceux qui aiment son joug et qui s’y assujettissent de toutes leurs puissances.

100. Il importe peu que l’on soit dans l’action ou dans le repos, mais il importe beaucoup que l’on soit séparé de soi-même dans l’un et dans l’autre.

101. Il nous importe peu que l’on nous loue ou que l’on nous blâme, que l’on ait bonne ou mauvaise opinion de nous, car les hommes passeront en un moment, alors toutes leurs pensées passeront, c’est pourquoi nous ne devons faire estime que du jugement qui demeure éternellement.

102. Il n’importe pas à l’âme de savoir en quelle voie Dieu la met, mais il importe infiniment en quelque état où elle soit d’y être à Dieu et d’y accomplir parfaitement toutes ses saintes volontés sur elle.

103. Faites plus d’état de la pratique solide de la vertu que de plusieurs visions et révélations, car si elles ne sont accompagnées d’une grande humilité, mortification et soumission d’esprit, l’âme se pourrait perdre dans ces dons extraordinaires.

104. Quand vous rendez compte des dispositions de votre âme, il ne faut pas que ce soit pour recevoir de la satisfaction de ceux à qui vous parlez, mais pour recevoir la grâce que Jésus-Christ vous a méritée et qu’il vous veut donner par cette communication.

105. Le besoin le plus ordinaire des âmes n’est pas de recevoir de nouvelles lumières mais bien de faire un saint usage de celles qu’elles ont déjà reçues.

106. Il ne faut pas que les âmes fidèles reviennent à deux fois à demander avis sur une même chose, une seule doit suffire et en peu de paroles.

107. Ceux qui ont la conduite des âmes doivent leur parler non par leur esprit propre mais par celui de Jésus-Christ qui est bénin et tout ensemble fort et puissant, selon ce qui est écrit de la Sagesse de Dieu qui est si son même Fils, qu’elle atteint d’une extrémité jusqu’à l’autre fortement et dispose toutes choses suavement.

108. C’est une chose si dangereuse que la direction des âmes, que si l’on envoyait les périls, bien loin de s’y ingérer par son propre choix, lors même que l’on serait contraint de s’y rendre pour se soumettre à l’ordre de Dieu, l’on ne le ferait qu’avec crainte et tremblement.

109. Il faut, travailler soigneusement à retrancher en nous jusqu’à la moindre petite imperfection, car puisqu’il n’y en a pas une qui, en quelque manière, ne nous détourne de Dieu, nous n’en devons négliger aucune.

110. Jamais imperfection ne donne de joie à l’âme qui s’y laisse aller, au contraire elle lui laisse une certaine tristesse qui ne peut s’exprimer et elle ne la lui fait pas ressentir seulement pendant qu’elle est dans le monde mais aussi lorsqu’elle en sort, et encore plus quand elle en est sortie, si bien qu’une âme imparfaite porte la tristesse de son imperfection dans la vie, dans la mort et jusqu’après la mort, et au contraire les âmes vertueuses ont toujours joie et paix en elles-mêmes, quelque sujet de trouble et de tristesse qu’elles puissent avoir au dehors.

111. Lorsque nous nous laissons aller à quelques imperfections, nous manquons non seulement aux vertus mais aussi à Jésus-Christ qui en est l’auteur.

112. Il ne faut point écouter la nature qui tend toujours du côté de l’imperfection mais quand elle veut quelque chose conforme à son inclination dépravée, il la faut faire obéir à la grâce et entrer dans l’assujettissement à la loi de Dieu car c’est notre devoir et notre ouvrage.

113. Lorsque nous manquons à Dieu dans les petites décisions, c’est un grand abus de croire que nous ferons mieux dans les plus importantes car, comme la fidélité que nous lui rendons dans ces petites choses nous dispose à lui en rendre dans les grandes, ainsi les légères imperfections où nous tombons nous font un chemin pour passer à en faire de plus grandes.

114. C’est par les petites choses que le Fils de Dieu nous veut élever aux plus grandes selon cette parole qu’il dit dans l’Evangile : « Bon serviteur et fidèle qui avez été fidèle en peu de choses, je vous constituerai sur beaucoup. »

115. Quand nous sentons notre nature émue et dans quelque passion, il faut peu parler afin d’éviter de dire quelque chose qui soit conforme à ses sentiments imparfaits, ce qui serait encore un plus grand mal et un sujet de nouveau trouble pour l’âme, mais il faut aussitôt aller au Fils de Dieu chercher notre remède.

116. Il ne faut pas se décourager à la vue de ses fautes, mais il faut s’en humilier. C’est le propre des enfants d’Adam de tomber et celui des enfants de Dieu de se relever et de tirer profit de leurs chutes, selon ce qu’il est dit qu’ « à ceux qui aiment Dieu, toutes choses coopèrent en bien. »

117. L’âme ne doit jamais s’abattre en sorte qu’elle manque à l’espérance que Dieu veut qu’elle ait de jouir de lui et de le posséder éternellement, et pour témoigner combien cette espérance lui est agréable, il nous y oblige sous peine de péché.

118. Quand vous aurez fait quelque faute, demandez-en pardon à Notre Seigneur Jésus-Christ avec une profonde humilité et le remerciez de ce qu’il a donné son sang pour l’effacer puis rentrez dans la paix et dans la confiance en Dieu et recommencez de nouveau comme si vous n’aviez rien fait.

119. Lorsque nous recevons l’absolution de nos fautes, il faut nous lier aux actes de contrition que Notre Seigneur Jésus-Christ a fait pour nous quand il était sur la terre et supplier son Père que pour l’amour de lui, il daigne nous regarder non plus comme des ennemies mais comme ses filles et servantes.

120. Il faut avoir une grande confiance en Jésus-Christ comme en celui qui peut seul remédier à tous nos maux, et qui ne se lasse jamais de nous faire du bien.

121. Souvenez-vous que plus nous avons soin de nous-mêmes et de ce qui nous regarde conformément à l’inclination de notre amour propre, moins Notre Seigneur en a et que moins nous en prenons pour nous abandonner à sa providence, plus il en prend par sa bonté infinie.

122. Il faut être égal en tous temps, ne se laissant aller ni à la joie, ni à la tristesse et toujours soumise à ce qu’il plait à Dieu d’ordonner sur nous, acceptant également le travail et le repos, la peine et la facilité. Un jour vient que nous entrerons dans une autre vie et dans une autre terre où la joie et la paix seront éternelles.

123. Nous devons passer chaque jour comme si c’était le dernier de notre vie et faire chaque action comme si c’était la dernière que nous eussions à faire.

124. Prenez toujours le moment présent pour en faire un bon usage car vous n’avez que cela entre les mains. C’est un effet de notre pauvreté et de notre bannissement en la terre que nous ne possédons ni pour nous, ni pour les autres que le monde où nous sommes, car ce qui est passé n’est plus en notre pouvoir et personne ne nous saurait répondre de l’avenir.

125. Comme notre corps tend continuellement à la terre de laquelle il a été tiré et en laquelle il doit en fin être réduit par la mort, notre esprit doit de même, et à bien plus forte raison, tendre à Dieu continuellement lui qui est son principe et sa dernière et souveraine fin.

126. Le temps de la mort étant si terrible et si incertain et « la porte du ciel si étroite » comme le Fils de Dieu nous l’apprend, il est nécessaire de veiller et d’être toujours sur ses gardes afin de ne point se détourner de Dieu et de n’être pas pris à l’impourvue de cette dernière heure.

127. Il ne s’y faut pas tromper, jusqu’au dernier moment de notre vie il n’y a point d’assurance non seulement pour la perfection car il n’y a point d’âme pour avancée qu’elle soit qui puisse croire y avoir fait le premier pas, mais même pour le salut, c’est pourquoi nous devons travailler sans cesse jusqu’à la mort sans nous lasser et opérer notre salut en crainte et tremblement comme nous l’apprend l’Ecriture et vous savez ce qu’elle dit ailleurs que « l’homme ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. »

128. Cherchez la paix, souffrez de tout le monde et vous réjouissez dans l’espérance des biens à venir que Dieu a préparés et promis à ceux qui l’aiment.


Table et txt thématiques extr. de lettres

par Sœur Thérèse !

Abandon à Dieu L 37 ; 62

Adoration L 67,3 ; 77 ;

Amour de Dieu pour nous L 2, 2

Amour pour Dieu L 8, 2

Bérulle L 45 ; 47( cf enfance) ; 96 (cf Vierge Marie) ; 97 (cf Monastère –fermeture)

Bonnes oeuvres L 8, 2

Cloture L 64

Combat spirituel L 2, 1 ,2 ;

Conseils pour la vie intérieure L 10 1, 2

Conseils pour la conduite des novices L 11 1; L 22, 1

Conseils à une prieure L 31, 3; L 111, 1-2 ; 112 ; 133 ; 114 ;

Croix de Jésus-Christ L 81

Désinteressement : L 99,1

Dévotions : 109, 2 ; 110

Diable L 2, 2 ;

Douceur L 22, 1; 97 ; 116

Enfance (mystère de l'état) L 47, 2

Foi L 1, 1, 2 ;

Force L 26, 1;

Guerre L 98, 1 ; 117, 2 ; 120,1-2 ;

Homme L 1, 3 ;

Honorer Dieu : L 39 ; 41

humilité : L 1, 1; 8, 2

mort : L 33, 1

Madeleine de St Joseph : L 23, 1 ; L 39, 1 ; 93 ; 95 ; 96 ; 108 ; 115 ;

Monastère : L 97, 3 ;

novices : L 19, 3 ; 69 ;

Obéissance : L 1, 1,2 ;

Pauvreté L 100, 4 ;

Prieures : L 6, 1 ; 9, 1 ; 96

Prière : L 15, 1 ; 17,1 ; 68

protestant : L 1, 1 ;

protestantisme : L 1, 2 ;

renoncement à soi-même : L 80

Saint Sacrement : L 122

Santé : L 100, 5 ; 104, 2 ;

Vierge Marie : L 1, 1 ; 96 ; 98 ; 121 ; 122, 3 ;

Vie religieuse L 2, 3 ;

Voie de Jésus-Christ : L 1, 1 ; 2, 2 ; 49, 2

Volonté de Dieu : L 2, 1 ; L 27, 1;

Zèle des âmes L 1, 3 ; 2, 1; 3, 1 ; 101 ; 117, 4 ; 123 :



Abandon à Dieu L 37 : Il est vrai que c'est une chose étrange d'être chargée d'un si grand nombre de filles avec si peu de santé ; et il n'y a que le seul abandon à Dieu qui me puisse faire soumettre... ce serait le plus grand mal de tous de ne pas vouloir ce qu'il veut puisque toutes choses doivent être entièrement assujetties à sa très sainte volonté.

L 62 : ...Il faut élever son esprit à Dieu et lui laisser conduire la terre comme il lui plait, sans y apporter de notre part autre chose que de la bénignité et de la charité envers tous, les regardant dans celui qui les a crées er rachetés de son sang et qui sait seul la fin et le jugement qui sera fait de chacun..

Adoration L 67, 3 : ...les mytères du Fils de Dieu.C’est à quoi je désire occuper le reste de mes jours adorant jusqu'à ses pas et jusqu'au plus petites particularités de sa vie, s’il y a quelque chose de petit dans celui qui est la grandeur même.

L 77 : Ne vous occupez pas tant à y résister ou à faire des actes contraires, comme à vous élever par ces petites peines, adorer les grandes de Jésus-Christ en sa vie voyagère et en tout ce qu’il a été.

Amour de Dieu pour nous L 2, 2 : Je supplie J-C par la grandeur de son amour qui lui a fait donner son sang et sa vie en la croix pour notre salut ...qui vous appelle depuis si longtemps avec tant d'amour et de miséricorde

Amour pour Dieu: L 8, 2 : saintes âmes qui ont aimé et servi J-C en patience, humilité et bonnes œuvres et en donnant le bon exemple au prochain.

Bérulle : L 45 : entière (éloge de Bérulle)

L 96 : cf Vierge Marie

Cloture : L 64 : ..ne pas demander de permission au Pape pour entrer en ce monastère.

Combat spirituel -vocation : L 2, 1 : Je ne doute point que vous ne soyez bien combattue dans la résolution que vous avez prise de vous donner à Lui 2 mais il faut que cette grâce vous coûte et que vous l'achetiez par la fidélité

L 2, 2 : ...de vous donner la force de quitter la terre avec un généreux courage

Conseils pour la vie intérieure : L 10, 1, 2 : ..la chose la plus nécessaire en la vie et qui nous peut tirer hors de nous et nous élever à la divine Majesté que de se servir des occasions quelles qu'elles soient et les recevoir humblement

Conseils pour la conduite des novices : L 11, 1 : il est nécessaire de tenir quelques sévérité aux âmes, non pas de paroles ni rudes ni sévères, mais avoir un œil à Dieu pour ne pas adhérer aux faiblesses et défectuosités de leur nature

L 22, 1 :j'en au vu plusieurs...en qui la dévotion n'est venue de quelques années même après leur profession... et cela vient avec le temps et quelques fois les humilie et donne par la vertu ce qu'elles n'ont pas par la dévotion...mais enfin N-S fait son œuvre petit à petit et non pas tout d'un coup et sans s'accommoder à la misère et à la petitesse humaine

Conseils à une prieure L 31, 3 : Ne craignez pas de montrer quelque tendresse à ses âmes; il les faut prendre par où elles sont prenables et ne point regarder ni dire les manières conformes à nous-mêmes mais prendre humblement celles que J-C nous donne, c'est à dire celles par lesquelles nous voyons que nous leur pouvons servir

L 111,1 : Je vous recommande cela tant que je peux et de ne jamais dire de paroles dures aux Sœurs mais toujours doucement et avec un visage ouvert et charitable leur parler et leur dire ce qui sera besoin, sur tout élevant votre esprit à Dieu pour elles et sur elles et ne leur parlant pas par l’esprit naturel, mais par l’esprit de Jésus-Christ, qui est bénin, doux fort et puissant, non pour charger les âmes, mais pour travailler avec persévérance jusqu’à ce que vous les ayez mises au point où sa divine Majesté les demande. Offrez continuellement cet œuvre à Jésus-Christ afin qu’il l’élève et qu’il le sanctifie...

L 111, 2 : Pour ce qui est de vous, laissez fa ire à Dieu. Vous serez bienheureuse si sa Majesté vous rend digne de la servir en ses œuvres et que vous puissiez y apporter quelque chose par prières et par patience : ce sont les armes par lesquelles il faut vaincre. Pour toutes les choses qui ne concernent point le service que nous devons à Dieu, il les faut laisser écouler doucement et patiemment. Elles sont une heure et ne sont pas une autre, nous font de la peine et puis n’en font plus. Il faut tout laisser passer, hors Jésus-Christ et ses voies sûres et véritables . Continuez à vous laisser à Dieu et à ne chercher aucune assurance en vous-même, la créature n’étant que bassesse et néant.

L 112 :Nous devons faire trois choses en la vie qui nous la doivent faire écouler et passer dans quelque sorte de disposition que l’on ait : c’est de soumission à Dieu, d’abandon total de nous-mêmes à sa divine conduite et de référence de tout ce que nous sommes entre les mains de Jésus-Christ à ce qu’il nous donne à son Père.

L 113 : Ne vous souciez pas de ce qui vous occupe, si c’est peine ou plaisir, difficulté ou facilité, mais seulement regardez à être droite, simple et pure devant Dieu, jamais ne cessant de vous rendre à lui.

L 114 : Ayez soin de ne pas laisser les voies intérieures sous quelque prétexte que ce soit ; mais en grande patience d’esprit suivez Dieu et ce qu’il demande de vous, soit pat liaison avec lui, soit par une humble pratique des vetus intérieures et extérieures. Il n’y a jamais rien qui nous en puisse empêcher : il faut biern s’établir sure cette vérité afin que nous en soyons pas trompéees et que sous un prétexte ou un autre nous ne soyons toujours à recommencer.

Croix de Jésus-Christ L 81 :c’est chose précieuse que la croix de Jésus-Christ ; et, quoiqu’il lui plaise de nous en départir, il faut la tenir chère. Et ne pas chercher à ; nous en défaire.

Désintéressement L 99, 1 : (Les supérieurs réfutèrent à la petite de V. de faire faire profession avant son âge) Je vousdirai que pour attendre son temps, l’on a pensé perdre tout ce qu’elle donnait, qui était la moitié de notre couvent de Troyes.

Dévotions L 109, 2 : C’est une dévotion que j’ai depuis quelque temps que les âmes soient liées aux saints et aux anges qui ont soin particulier du lieu où elles sont.

L 110 : ...avoir part à l’humilité qu’il donna à sainte Madeleine étant à ses pieds. Ce sont là mes dévotions et mes désirs d’avoir une petite place en la terre et au ciel aux pieds de Notre-Seigneur.

Diable L 2, 2 : ...résistant à toutes les poursuites du diable et en méprisant généreusement tout ce qu'il vous montre

Douceur L 22, 1 : je me suis accoutumée de telle sorte à la douceur que je ne pense pas avoir donnée de pénitence à pas une sœur plus grande depuis six ans que d'une mortification au réfectoire et si, jamais je n'ai au plus de respect et plus d'obéissance véritable et sincère

L 97, 1 : .. faisant entendre avec prudence et respect vos raisons à ceux qui vous traversent, afin de les adoucir. Il est nécessaire dans ces rencontres d’écouler beaucoup de petites choses qui ne sont pas importantes et d’accommoder les autres avec adresse.

L 116 : J’offre votre âme au Fils de Dieu pour recevoir la qualité de sa douceur afin que vous rendiez hommage à cette grandeur que saint Paul nous annonce quand il dit : La bénignité et l’humanité de notre Sauveur nous est apparue etc...(Tite 3, 4)

Enfance (mystère de l'état d') L 47,( Bérulle)Il avait promis à Dieu de porter toutes les maisons de notre Ordre à une particulière application à Notre Seigneur Jésus-Christ en son état d'enfant .

Foi L 1, 1 ; Vous avez changé la foi et la religion qui vous devait accompagner jusqu'au jugement de Dieu....2 chercher les passages dans l'Ecriture pour censurer la vérité de la foi catholique, apostolique et romaine dont la vérité, dont l'antiquité et dont la sainteté rendront à jamais d'autant plus de gloire à Dieu qu'elle a dès le commencement été combattue et que de temps en temps, elle a par nouvel assaut gagné nouvelle victoire

Force : L 26, 1 : vous devez vous séparer de l'attachement que vous pourriez peut-être avoir à celles qui ne sont plus avec vous, ne vous laissant pas aller aux faiblesses de la nature et vous souvenant de cet esprit de notre mère sainte Thérèse, je veux dire de cet esprit de force qu'elle nous a tant désiré et que le Fils de Dieu départ aux âmes qui sont à lui.

Guerre : L 98,1 : Il semble que la charité et la bénignité qui nous sont apparues en Jésus-Christ (Tite 3,4)soient éteintes sur la terre : tout est rempli de guerre, de troubles et de misères dans la France et dans toute l’Eglise....

L 117, 2 : Je vous rends grâces très humbles aussi de la très grande charité avec laquelle vous nous offrez de nous loger. Nous n’avons pas été trop loin de quitter notre monastère pour le grand effroi où l’on était ici de l’armée ennemie ; car on disait que toutes les religieuses seraient obligées de se retirer dans un lieu de sûreté. ( cf. aussi L 120)

Humilité : L 1, 1 ; Je ressens beaucoup l'état où est votre âme, qui est séparée de l'humilité chrétienne...voyez par quelle voie vous avez changé la foi et la religion qui vous devait , accompagner...comme humble sujette de ses commandements.

8, 2 : saintes âmes qui ont aimé et servi J-C en patience, humilité et bonnes œuvre et en donnant le bon exemple au prochain.

Homme Faiblesse L 1, 3 : sachant la faiblesse de l'homme

Honorer Dieu L 39 :Que pouvons-nous mieux faire que d'adorer sa personne sainte et tous les mystères de notre salut qu'il a accomplis ?

L 41 : Rendez hommage au Fils de dieu humilié.

Mort L 33, 1 : je vous dirai qu'elle(la mort) m'est fort présente et qu'il me semble que Dieu m'oblige de m'y préparer. J'essaie de le faire et pour cela d'entrer tous les jours dans les dispositions où je voudrais être en ce temps-là.

Madeleine de St Joseph L 23, 1 : Je sens une grande dévotion à l'amour que J-C porte à son père

L 39, 1 : Pour ce que vous croyez que j'ai toutes choses ensemble, les grandes et les ordinaires, je vous dirai librement ce qu'il en est: je n'ai rien du tout de ces subtilités, mais il est vrai que je puis avoir quelque chose comme les autres, quelques applications, mais la manière dont j'ai les choses est pour y tendre, non pour m'y voir établie et je suis tout étonnée de ces âmes qui tout aussitôt ont tout fait.

L 93, 2 : Il y a certaines personnes qui m’attribuent tout ce qui se fait en notre Ordre qui donne peine à quelqu’un. Je les laisse dire et si Dieu en retire quelque gloire pour petite qu’elle soit, cela me suffit.

L 95, 3 : Je suis toujours dans mes incommodités ordinaires et je marche avec très grande difficulté. Enfin, ma mère, cette vie n’est que travail et il la faut souffrir dans l’espérance d’une meilleure à laquelle nous nous acheminons tous les jours. Je n’en passe aucun où quelque chose ne m’oblige à me disposer à ce que je dois et à ce pourquoi je suis créée, dont je rends grâces à Notre-Seigneur Jésus-Christ, car, quand j’aurais encore beaucoup à vivre, je ne désirerais pas d’autres dispositions ni d’autre part en la terre. Tout ce qui s’y passe me semble maintenant comme un songe et je sens et connais clairement que je n’en suis plus.

4 : Je cache tout ce que je puis de mes infirmités, tant pour ne pas donner de la peine à mes soeurs que pour que ceux qui troublent l’Ordre en tirent des espérfances, quoiqu’il y en ait bien peu de sujet ! car le Fils de Dieu, qui défend ses ouvrages, n’a que faire de ses créatures et moins encore d’une telle que moi pour maintenir celui-ci.

L 96, 1 : Je vous écris pendant que j’ai la vue un peu plus forte

L 108 : Je suis tout étonnée de ce que les âmes parlent ainsi de leur voie car j’ai tantôt soixante ans et si je ne pourrais pas dire cela ; quand mon supérieur m’obligerait et même mon bon ange à dire qu’elle est ma voie, je ne le pourrais pas faire car je n’ai rien et ne sais que c’est de parler ainsi. L’on va à Dieu comme l’on peut. Ce n’est pas que les âmes n’aient une voie, par où elles vont à Dieu, ni qu’elles n’en puissent avoir quelque petite connaissance, tant par la lumière que Dieu leur en donne immédiatement par lui-même que par la personne qui les conduise, mais cette vois n’est pas tellement limitée à une certaine disposition qu’elle n’en enferme beaucoup d’autres selon le vouloir de Dieu qui fait à ses créatures ce qu’il lui plaît, ni l’âme ne se doit tellement approprier sa voie et s’en assurer qu’elle ne pense que Dieu la changera quand il lui plaira : et que peuvent savoir ces âmes dans les ténèbres de la terre, quand ils disent si assurément : ma voie ? Pour être que leur voie est déjà changée quand ils parlent ainsi et les inégalités que nous expérimentons tous les jours dans cde qui se passe en nous nous empêchent bien, ce me semble, de pouvoir parler de cette sorte, car un jour Dieu élève l’âme et lors elle est dans une voie d’élévation par laquelle il faut qu’elle cherche, le lendemain il lui ôte tout et la laisse dans sa petitesse et sa misère et lors c‘est une vois d’humiliation et de patience.

L 115 : Je supplie Notre Seigneur de se donner lui même à vous comme doux et bénin. J’offre de tout mon coeur votre âme à son âme sainte et désire qu’elle entre en la mansuétude et patience de Jésus-Christ souffrant et mourant, étant une des choses dont j’ai plus de désir pour moi-même.

Monastère L 97, 3 :...on presse Messieurs nos supérieurs de défaire le monastère de N (Guingamp) et de détruire une oeuvre de Dieu pour huit religieuses mortes en quatre ou cinq ans....Je crains bien que, si on donnait lieu à ces appréhensions et que l’on commençat à se défaire de nos maisons, l’esprit malin ne s’arrêterait pas pour une. Il lui serait bien facile dans le temps où nous sommes, plein de troubles et de guerre, de tirer profit de cet exemple.

Novices L 19, 3 : (future novice) il faut les élever et accoutumer à être gaie, ouverte et de douce humeur, ne leur endurant jamais de ses renfermer, de faire de petites mines que font quelques fois les enfants, ni de disputer avec les autres enfants.

L 69 : Il faut une grande douceur et quand vous leur parlerez, parlez à vous premièrement. Quand nous reprenons les fautes, il faut aussi parler à nous mêmes plutôt qu’à celle qui a failli,et en cette sorte nos avertissements font de bons effets parce qu’ils sont accopagnés d’humilité.

Obéissance : L 1, 1 : Je ressens beaucoup l'état où est votre âme, qui est séparée de l'humilité chrétienne...voyez par quelle voie vous avez changé la foi et la religion qui vous devait accompagner ...comme obéissante à ses saints apôtres. 2 Mais qui a tiré votre âme de l'obéissance ?

Pauvreté : L 100, 1 :Nous avons grande compassion de votre pauvreté mais nous sommes dans u temps si cher et l’on a tant de peine à vovre qu’il est vrai qu’on ne fait pas tout ce qu’on voudrait bien. Mandez-nous, s’il vous plaît, par quelle voie nous vous pourrions envoyer cent livres que notre Mèr eet nous désirons vous donner.

Prieures - Choix L 6,1: Vous savez que l'on ne peut pas trouver si promptement des supérieures

L 9, 1 :Celle qu'on a choisie est très vertueuse et très propre à cette chose...je vous assure qu'elle est très grande servante de Dieu et fort humble et charitable.

L 96, 1 : ..afin que la grâce s’accroise tous les jours en vous et l‘amour à ses mystères, à sa personne sainte et à l’imitation de ses vertus : de son humilité, en servant ses servantes, et de sa charité en souffrant leurs défauts et les incommodités qui se trouvent ne servant les âmes et en leur enseignant plus par la pratique que par la parole.

L 15,1 : Il nous faut beaucoup prier , car ce sont les armes par lesquelles nous nous devons défendre et combattre nos ennemis

L 17, 1 : Je vous conseille de retrancher toutes les communications que vous ne voyez pas absolument nécessaires ou pour le moins d'en diminuer le temps afin d'en avoir davantage pour la prière; car c'est par l'oraison que nous recevons les grâces de N-S et que nous sommes mis en ses mains pour faire ses œuvres...je vous conseille de ne point passer de jour sans prendre quelque heure d'extraordinaire outre celles de la communauté. Le peu de paroles que vous direz feront plus d'effets que beaucoup de discours étant dissipée vous-même.

L 68,3 : La prière donne beaucoup de force et j’y porte toutes les âmes d’ici le plus que je puis, particulièrement celles qui sont assurées par leur âge de ne plus pouvoir guère vivre..car en priant et en cherchant, l’âme trouve avec le temps et la patience selon la parole de Jésus-Christ.

Protestant : L 1,1 Je ressens beaucoup l'état de votre âme qui est séparée de l'humilité chrétienne. Entrez, je vous supplie, dans le fond de votre conscience et voyez par quelle voie vous avez changé la foi et la religion qui vous devait accompagner jusqu'au jugement de Dieu comme fille de la vraie et ancienne Eglise...2,.Qui vous a enseigné à délaisser la vraie et parfaite voie de Jésus-Christ, suivie par vos pères il y a seize cents ans ?...

Protestantisme : L 1, 2 ; nouvelle et fausse religion

Renoncement à soi-même : L 80 ; Encore que sa divine Majesté ne vous envoie point de croix particulière, il faut porter celle qui est commune et, ce semble, la plus pénible de toutes, qui est le renoncement à soi-même et l’assujettissement à toute créature.

Saint Sacrement : L 122, 1-3 : Je vous dirai que je voudrais que l’on composât un traité du Saint Sacrement. Je désirerais que celui qui  composerait ce livrevmontrât que Jésus-Christ a multiplié sa pré&sence en tant de lieux par desz conseils très élevé&s et cependant peu connus et moins honorés. Je voudrais qu’il fît voir que dans ce Sacrement se trouve l’abrégé de tous ses états et de tous ses mystères. ...

Santé : 100, 5 : La fluxion qui me continue toujours fort fâcheuse sur mon oeil m’empèche de vous donner la consolation de vous écrire de ma main .

L 104, 2 : Je suis fort in commodé de mon mal de jambe et de plusieurs infirmités, qui ne sont, comme je coirs, tant pour me faire sitôt aller voir Dieu, comme pour obliger une âme faible comme la mienne à une pluis particulière disposition pour cela.

Vierge Marie :L 1,1 ; Je ressens beaucoup l'état où est votre âme, qui est séparée de l'humilité chrétienne...voyez par quelle voie vous avez changé la foi et la religion qui vous devait accompagner .. comme servante de sa sainte Mère et de ses saints et saintes.

3, 1 La pensée de servir la Vierge en l'Ordre m'a beaucoup aidé

L 96, 1 : Sur toutes choses ayez soin de les rendre bien dévotes à la Mère de Dieu, leur Patronne. C’est un des plus grands désirs de notre bon Père Monseigneur le Cardinal de Bérulle et il tenait que c’était par cette dévotion que notre Ordre tirerait le plus de grâces et ferait plus de profit.

L 98, 2 : Il faut avoir aussi, tant pour cela que pour toutes les autres nécessités présentes, un grand recours à la sainte Vierge qui est la Mère de Miséricorde et la Mère de l’Eglise. C’est en elle que Dieu a rassemblé tous ses trésors ...

L 121 ... 2 : Demandez lui qu’e’lle vous dispose pleinement à recevoir les effets de sa maternité ? C’est une grâce qui est communiquée en plénitude à très peu d’âmes. Je la supplie par sa grande bonté que nous soyons de ce petit nombre. ...

L 122 ,3 : Dieu ...m’a montré que la Vierge avait une prérogative d’adorer son Fils en tous les lieux où il est en même temps. Et je lui ai demandé qu’elle nous y donnât quelque petite part

Vie religieuse L 2, 3 : vivre ici-bas de la vie des anges, en pureté, en sainteté et en élévation continuelle vers lui.

Voie de Jésus-Christ : L 1, 1 ; Qui vous a enseigné à délaisser la vraie et parfaite voie de Jésus-Christ.

L 2, 2 ; la voie la meilleure et la plus assurée pour arriver au ciel

L 49, 2, 4 ; Qui donc est le plus parfait ? Celui qui est le plus en Jésus-Christ, qui est notre voie. Or nous entrons en Lui par une perpétuelle adhérence à lui soit par notre esprit, soit par nos œuvres en imitant sa profonde humilité, sa patience, sa soumission et obéissance jusqu’à la mort et à la mort de la croix. Nous nous unissons à lui encore par l’adoration de ses mystères....Or si la sainte Vierge n’a par cherché d’autre dévotion que voulons nous nous autres et où pourrons nous trouver rien qui peut en approcher ?

(§ 4) Je sais que tous ne peuvent pas d’appliquer par discours à nos mystères... Je parle d’une adhérence de volonté, ou simple ou plus forte selon la facilité, le don de Dieu et la liberté d’esprit ; je parle d’une adhérence de tout soi-même au Fils de Dieu, je parle d’une patience ayant relation à la sienne et à ses travaux et d’un hommage permanent et continuel qui ne finit qu’avec nous.

Volonté de Dieu : L 2, 1 vous rendre plus facile le passage que vous devez faire pour accomplir sa volonté

L 27, 1 : ...vous ne puissiez être appliquée qu'à une dépendance entière et parfaire de sa grandeur et de sa souveraineté sur ses créatures, en laquelle il ne nous est pas permis de disposer de nous un seul momentmais comme de pauvres néants, nous devons remettre notre être entre les mains de celui à qui il appartient

Zèle des âmes : L 1, 3 ; touchée au vif du désir de vous voir rentrée dans la bergerie de J-C.. je ne sache rien, pour pénible qu'il fut, que je voulusse porter pour votre salut....Je ne sache rien pour pénible qu'il fut que je ne voulusse porter pour votre salut

2, 1 Je voudrais qu'il plut à Dieu de m'envoyer quelque nouvelle croix pour adoucir celle que vous portez et vous rendre plus facile le passage que vous devez faire pour accomplir sa volonté ; je la recevrais avec joie et tiendrais à bénédiction d'augmenter mes souffrances pour diminuer les vôtres.

3, 1 âmes que vous savez qui sont en de si grands besoins, ce que vous (Bérulle) m'avez ordonné de recevoir

L 101, 3 : lequel (Jésus-Christ), s’il nous fait miséricorde, comme je le lui demande et l’espère de sa bonté, nous ne vous oublierons pas ni la moisson à quoi vous êtes appelés. (Le Père Le Jeune s.j.)

L 117, 4 : Nous ne savons kusqu’à quel point ira la colère de Dieu. Je vous supplie de lui faire beaucoup demander l paix de la chrétienté par nos bonns soeurs de votre monastère et de les prier de laisser toutes les autres choses pour s’appliquer seulement à cela.

L 123, 1 : baptême des deux petites Sauvages tant pour la célébrité de l’action que pour la grnade dévotion qu’un grand peuple y témoigna. ( description du Baptême)

NOTES : L 86 (vers 1634) L e con flit avec l’Oratoire s’apaisait après les brefs d’Urbain VIII réglant la visite des carmélites (2 avril 1632 et 29 janvier 1633) ;quand la déposition d’une prieure (celle de Saint Denis ?) fille spirituelle du P. de Condren, vint en novembre 1633 aigrir de nouveau les esprits. La Mère Madeleine surtout fut critiquée car on la regardait comme l’instigatrice d’une mesure qu’elle s’était au contraire efforcée d’empêcher.


Textes sur Madeleine de saint Joseph tirés du procès



Par sœur Thérèse !

les dossiers sont ceux de la malle

BERULLE

2 C 16 ( des Rochers p. 16) Monsieur de Bérulle disait qu'il avait plus appris des grandeurs de Dieu en sa communication qu'il avait fait dans toutes ses études

ABANDON A DIEU

2 C 16 (des Rochers p. 17)toute ma consolation est de pratiquer le conseil de cette bienheureuse qui était un grand abandon à la conduite de la divine providence mais pourtant elle disait qu'il fallait travailler et faire tout ce que l'on pouvait et d'attendre tout de Dieu comme si nous ne faisions rien

CONFIANCE EN DIEU

2 C 2(Gibieuf p.11) Elle disait : "Qu'il est très utile de se défier de soi-même et de faire peu de cas de nos propres pensées, afin que mettant entre les mains de Dieu tout l'ouvrage de notre salut, il en fasse selon sa volonté et qu'étant dégagés d'une infinités de chemins embarrassants, il nous conduise simplement où il souhaitera et qu'il nous donne une tranquillité d'esprit, une longue vie et une assiduité à le prier et avec tous ces avantages nous attendions en repos et avec humilité qu'il nous fasse connaître sa sainte volonté; c'est de vivre selon l'évangile que de prier mais de prier sans relâche

DOUCEUR

2 C 4 - (évêque de Bazas) p. 4 La douceur de son esprit, la force de son entendement, les clartés et les lumières de son âme ,le goût et le sentiment qu'elle avait des choses de Dieu, l'intelligence de ses mystères, le don qu'elle avait de pénétrer les coeurs, de discerner les esprits et pour comprendre toute une sagesse vraiment évangélique...

GOUVERNEMENT :

2 C 12 ( Castaing p. 4 s.) Dans la charge de prieure elle s'est si bien gouvernée dans l'esprit de J-C qu'elle n'agissait jamais que par l'esprit de servitude et non de domination et au lieu d'être maîtresse et supérieure de ses religieuses, elle paraissait et était la servante de toutes en général et de chacune en particulier et sa conduite était si douce et si solide qu'elle imprimait aux religieuses l'amour et la crainte tout ensemble, qu'elles avaient pour elle c'est à dire un amour filial en N-S et une crainte de respect

GRACES INTERIEURES :

D ( Catherine du Saint Esprit) p. 17 "Dieu met en moi par grâce, tout d'un coup et ne fait pas les choses peu à peu, j'ai après un grand travail pour l'établir. cela me consomme toute".

p. 22 : Elle se voyait souvent en un état que l'essence de son âme se voyait séparée de ses sens inférieurs et qu'elle opérait vers Dieu en cette manière et qu'une personne qu'elle lui nomma lui avait voulu donner une conduite conforme à cela mais qu'elle avait plutôt choisi de suivre une voie communue et ordinaire et qu'elle n'cait pas voulu y entrer et que quand cela n'était pas présent qu'elle n'y pensât plus et elle avqit si peu d'estime de tout ce qu'elle avait en elle qu'elle disait que son oraison était de dire un miserere.

p. 24 : An commencement qu'elle se résolut de quitter le monde et de servir (?) entièrement à Dieu, elle lui demanda soigneusement et avec grand désir de le connaître et persévéra longtemps en cette demande après laquelle il lui donna une connaissance particulière de lui comme elle l'a dit elle-même, et qu'ensuite de cela elle pensa : après la connaissance, il faut l'amour au quel elle s'appliqua soigneusement.

Elle dit un jour à Notre-Seigneur :" Voilà une telle personne qui reçoit tant de contentement dans une recherche qu'il fait d'une chose de la terre et moi qui ne veut plus chercher que vous, ne me donnerez-vous rien?" Et lors Dieu lui donna quelque chose de partuculier mais l'on en sait point ce que c'est parce que sa soeur à qui elle dit ces deux choses ne lui demanda pas.

HUMANITE DU CHRIST

2 C 12 (Castaing p. 35) Je ne saurais exprimer l'amour et la dévotion que la servante de Dieu avait à la sainte Humanité du Fils de Dieu et comme son âme en était possédée parce qu'elle en parlait à ses religieuses. elle y faisait une telle impression dans les âmes de cette sacrée Humanité du Fils de Dieu ou pour mieux dire J-C-N-S le faisait lui-même par sa servante que c'était merveille de voir les âmes liées et unies par amour à cette sacrée Humanité et toutes ses appartenances.

MARIE

2 C 2 ( Gibieuf p.13) Combien de fois m'a-t-elle dit et à ses soeurs :"Nous sommes des filles de la Vierge. Notre vocation nous élève et nous attache à la Vierge comme mère et par la Vierge nous entrons dans l'alliance de J-C, c'est là tout l'honneur et la couronne de notre ordre.":

MARIE DE MEDICIS

2 C 2 (Gibieuf p.6)..plutôt que de faire la moindre chose, elle aima beaucoup lieux se voir abandonnée de tout le monde, exilée ...

MORTIFICATIONS

2 C 16 ( des Rochers p. 18) Ses mortifications et pénitences corporelles ne paraissaient pas grands, je sais pourtant qu'elle en faisait.

ORATOIRE

2 C 2 (Gibieuf p.7) ..(sur la fondation) ..à Bérulle : "qu'attendez-vous, est-ce que vous attendez de Dieu des preuves plus certaines que ces inspirations et ces commandements"..

PAUVRES

2 C 17 ( Nicole Bourgoing p. 8) Ma soeur Marguerite Casserat, ma compagne, m'a dit que M. de Fontaines donna une fois à sa fille Notre bse Mère, une somme notable d'écus d'or qui ont duré un fort longtemps et elle en donnait à ma dite soeur Marguerite pour distribuer aux pauvres selon leurs besoins ;;;étant celle que la Ste avait choisie pour avoir soin des pauvres.

TEMOIGNAGES - Madeleine de St Joseph , une autre Thérèse

2 C 2 - (Gibieuf p.5) Michel de Marillac.. a souvent dit que la v.m. était une autre Thérèse et que Dieu avait permis exprès que cette fille entrât dans l'ordre des carmélites pour faire en France ce que Thérèse avait fait en Espagne. Tout le monde sait pour avoir entendu cet oracle d'un véritable homme de Dieu, et comme la suite l'a fait voir, que la v.m. a parfaitement représenté sainte Thérèse tant par ses propres vertus que pour avoir saintement gouverné ses religieuses

2 C 16 ( des Rochers p.12) Mlle Acarie disait qu'elle serait un jour aux religieuses carmélites de France ce que Ste Thérèse était à celles d'Espagne. Elle en avait une très haute estime et qu'elle pourrait être régente

2 C 16 ( des Rochers p. 12) Chancelier de Sillery disait : "Il n'avait jamais connu d'esprit plus digne d'être régent en France qu'elle".

(idem p.16) Ces bonnes mères sont trop heureuses d'avoir ce bon esprit car il est capable de gouverner un empire ( d'autres disent un royaume)

( idem p. 18) M Louytre, doyen de Nantes et visiteur disait :"Cette servante de Dieu que j'estime comme une autre Thérèse".

TOURIERES

2 C 17 (Nicole Bourgoing p.2) Instruction et Règlement du tour

UNION DES MONASTERES

2 C 12 - (Castaing p. 8) (les monastères) avaient recours en toutes leurs affaires temporelles et spirituelles à la Mère Mad. comme si elle restait leur prieure et supérieure... comme si elle n'eut d'autre soin;

il y avait une telle liaison de tous les couvents qui sont en France avec la Rev. M. Mad. et avec le couvent de l'Incarnation dont elle était prieure qu'il semblait que dans toute la France, il n'y eut qu'un couvent..

VOCATION

2 C 16 ( des Rochers p.25) Je lui disais ma chère mère, dites-moi quand nonobstant vous êtes d'avis quand je quitte tout et que j'entre; je le ferai. elle me répondit sérieusement: : "Non, ma fille, je ne le ferai jamais, ce n'est pas à nous à prédestiner les âmes, donnez-vous à Dieu et attendez de lui la connaissance de ses volontés.

VOIX

2 C 17 ( Nicole Bourgoing p.2) J'ai vu souvent Mlle Acarie venir céans demander à parler à notre Bse mère qu'elle aimait fort. Elle venait les faire chanter ici les chants que les mères espagnoles avaient apportés. Notre Bse Mère avait la voix fort douce.

D ( Lezeau p.6) : Elle avait un ton de voix fort doux et agréable. Elle était gaie et joviale dans son entretien.

ZELE APOSTOLIQUE

2 C 1 - (princesse de Condé) Je rends témoignage pour la vérité que c'est la mère Mad. qui m'a donné les premières pensées de l'éternité car avant de la connaître j'étais fort du monde et ne pensais guère de m'en retirer.

2 C 4 - ( évêque de Bazas) p.4 ..Prendre garde de ne pas altérer la pureté de la parole de Dieu par un mélange affecté des choses profanes et curieuses, de m'attacher plus à la délicatesse qu'à la force dans mes discours, à ne pas étudier à plus contenter un auditoire qu'à le toucher, à ne pas chercher ma réputation au préjudice de la gloire de J-C. et du salut des âmes que je devais en cette fonction uniquement envisager.

D (Lezeau p. 11) : Elle m'a dit qu'une fois, voyant la Reine-Mère, Marie de Medicis, entrer dans son couvent, elle résolut d'entreprendre une princesse de grand esprit et fort mondaine qui était à la suite pour la réduire au service de Dieu et qu'elle y employa tous ses meilleurs discours mais qu'elle reconnut bien qu'il n'appartient qu'à Dieu de convertir les âmes.

Textes normatifs

Par sœur Thérèse !

Intructions aux tourières

N’est pas notre objet mais peut être commenté dans une présentation de Madeleine

Instructions et règlements donnés

par la Mère Madeleine de saint Joseph

aux tourières du carmel de l'Incarnation



Tels qu'ils ont été retenus par Nicole Bourgoing, tourière,

et écrits par Soeur Marguerite de Jésus (1646)

(extraits de la. déposition. Cf. malle Dossier 2 C 17)



Que les tourières se levassent à pareille heure que les religieuses.

En s'habillant qu'elles récitassent les litanies de Jésus toutes ensemble.

Elles doivent faire une heure d'oraison quand cela se peut.

Tous les jours entendre la messe et les fêtes et dimanche assister à la grand messe par tour tantôt l'une tantôt l'autre.

Vêpres, celles qui pourront les iront entendre tous les jours.

Les samedis, le salut quand elles pourront ...

Aller faire oraison à l'église à cinq heures du soir comme les religieuses.

Elles diront les Pater et Ave comme les soeurs layes.

Elles doivent aller tour à tour entendre les sermons à l'église du couvent.

Elle nous faisait communier les dimanches et les fêtes qui se rencontrent la semaine, ou le jeudi, et cela selon l'âge de chacune et qu'elle jugeait devoir leur permettre

Elles doivent se confesser au confesseur des religieuses ou à d'autres selon qu'elles auront dévotion. ( nota de soeur Marguerite : Je crois qu'il fallait pourtant demander permission).

Elles feront leur examen de conscience avant le dîner.

Durant le repas quelles fassent la lecture de la vie des saints ou autres livres de dévotion

Le soir, elles se retireront à 9 heures en leur chambre, prieront là Dieu toutes ensemble, diront le Veni Sancte Spiritus, les litanies de la Vierge, le salve, feront leur examen et un petit peu de lecture tout haut, dans les méditations de Dupont ou autres livres de dévotion qu'on leur doit donner du couvent.

Elles garderont le silence tout ce temps là.

(nota : peut-être depuis la fin de complies comme les religieuses)

Et seront couchées à dix heures.

Elle avait donné charge à une religieuse capable de parler à chacune des tourières pour les instruire et voulait que quand il y avait eu quelque petit différent entre elles, elle le disent à cette religieuse, laquelle y remédiait...

La Bienheureuse Mère parlait quelque fois elle-même.

Elle nous portait à ne nous point laisser aller au divertissement

Une parole d'elle faisait beaucoup d'effet.

Elle était douce et quand on lui disait que l'on désirait communier extraordinairement, ou quelque chose semblable, elle acquiesçait.

Elle nous avait prescrit de ne point aller au logis des ecclésiastiques du couvent, mais quand on avait besoin d'eux nous nous contentions de frapper à leur porte sans entrer. eux non plus ni pas un autre homme n'osait entrer dans notre chambre si ce n'était quand quelqu'une de nous était malade, comme le médecin, chirurgien, et le confesseur. cela était de grande édification aux voisins et nous l'observons encore.

Paraphrase du Magnificat.

Dans (voir précédemment) : [1684] [Madeleine de Saint-Joseph], Jesus, Maria, Theresia. / Elévations au Fils de Dieu, sur toutes les Evangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année, / Tirées en partie des Pensées des Saints Pères, p.1-394 et retraite p. 1-89, 1684. Suivi d’une Paraphrase du Magnificat. [Page de titre sans nom d’auteur ni d’imprimeur car relié avec d’autres txts ; les approbations etc. ont été enlevées.] [situé après les retraites ; approbation de 1707 ; cet opuscule n'est probablement pas de la mère Madeleine? voir Louise de Jésus, note en tête du livre]

Ce txt ne serait pas de Madeleine ; à déplacer dans txts génération suivante ?

Cantique d'amour, de reconnaissance et d'humilité. Paraphrase du Magnificat.

I. Mon âme glorifie le Seigneur.

Je suis à Lui. Il n'avait pas besoin de me former pour son bonheur, mais il m'a formée (62).

II. Et mon esprit a été ravi de joie en Dieu qui est mon salut.

Ma joie vient de Lui : il est bien juste qu'elle se rapporte, et qu'elle me rapporte moi-même à Lui. Elle inonde toute mon âme ; elle en pénètre toute la substance et tout le fond, et elle fait par là ce que ne pourraient jamais faire les autres joies. Malheur à (65) l'âme qui les cherche ces autres joies. Malheur encore plus grand à l'âme qui les trouve ; et souverain malheur à l'âme qui les goûte et qui s'y plaît jusqu'oublier la joie pure qui ne peut être qu'en Dieu, de même que le véritable salut n'est qu'en Lui.

III. Parce qu'il a regardé la bassesse de sa servante.

Ne chercher pas (66) ailleurs la cause du bien que vous apercevez en moi. Le regard de Dieu a tout fait. O regard de mon Dieu, source féconde tous les biens ! Ce regard tombe sur la profondeur de l'abîme, et aussitôt on en voit sortir l'Univers. Il est tombé sur ma bassesse, et Il m'a faite ce que je suis. Rien ne n'appartient en propre. Tout est à Lui, jusqu'à moi-même.

C'est à Lui que toute louange est dûe : si vous pensez m'en donner (67) quelqu'une, je m'enfuis dans l'humilité, je me cache dans ma petitesse, et je ne me réserve de toutes les qualités que vous pouvez m'attribuer que celle de "servante du Seigneur".

De là toutes les générations m'appelleront heureuses.

Oui. De ce moment où Dieu m'a regardée d'un oeil favorable : de cet amour (68) de prédilection qu'Il a eu pour moi ; de ce choix qu'Il a daigné faire de moi naîtra comme de son véritable principe le sentiment universel et perpétuel que je suis heureuse. Je n'ai garde de le nier ; je tomberais dans l'ingratitude ; je méconnaîtrais les dons de Dieu ; et d'ailleurs ce bonheur, quoiqu'il me soit donné, retourne encore comme tout le reste à la gloire de sa Grâce. (69)

IV. Parce que le Tout-puissant a fait pour moi de grandes choses ; et son Nom est saint.

Je ne suis heureuse en effet que parce qu'il Lui a plû de me rendre l'objet de Ses grandes miséricordes. J'en suis comblée : mais tout ce que vous pouvez inférer de là, c'est que Son Nom est saint et digne (70) d'une louange éternelle. Que tout ce qu'il y a de créé, quelqu'éclatant qu'il soit à vos yeux s'éclipse et disparaisse en présence de cette sainteté souveraine qui remplit tout.

V. Et Sa miséricorde se répand d'âge en âge sur ceux qui Le craignent.

Au reste ne croyez pas qu'Il ne soit bon, libéral (71) est magnifique que pour moi seule : ses faveurs sont pour toutes les âmes qui voudront Le craindre comme les enfants craignent leur père, et l'aimer comme les épouses aiment leur époux.

VI. Il a déployé la force de Son bras ; Il a dissipé les superbes et tous les desseins qu'ils avaient formés dans leur cœur.

Le Seigneur a une autre (72) puissance bien redoutable ; et ceux qui refuseront d'éprouver ce qu'Il peut en bonté, éprouveront à leurs dépens combien Il est puissant en justice et en rigueur. Voyez-en l'exemple dans tant de rois qui nous ont précédés, et qu'Il a confondus dans leur vains projets ; parce qu'Il n'y trouvait que de la superbe et de l'enflure de cœur.

VII. Il a renversé les Grands de leur Trône, et Il a élevé les petits.

Ces Trônes éclatants et magnifiques où ils étaient placé sur la tête des autres hommes, éblouissait tous ceux qui les regardaient, et attiraient de la part des sujets un hommage mêlé de respect et de frayeur. Le Dieu jaloux a tout renversé, tout réduit en (74) poudre ; et de cette même poussière, Il a tiré par un merveilleux revers les petits et les humbles. Il en a fait les véritables Grands et les véritables rois de son royaume, afin que tout esprit comprenne, et que toute langue publie que Dieu fera à jamais la gloire des humbles et la confusion des superbes.

VIII. Il a rempli de biens ceux qui étaient affamés; et il a renvoyé vides ceux qui étaient riches.

C'est par une suite de mêmes conseils adorables et éternels qu'Il a pris plaisir à rassasier ceux qui étaient pressés par la faim et par la soif : et qu'Il a laissé tomber dans l'épuisement ceux qui étaient dans la plénitude. Pour opérer (76) le premier miracle, il a fallu qu'il tirât de ses Trésors les richesses de la Grâce ; mais pour produire le second effet, il n'a eu besoin d'autre chose que d'ouvrir les yeux à ceux qui étaient remplis de faux biens, pour leur en laisser voir la fausseté ; et conséquemment pour leur faire ressentir leur pauvreté véritable.

Il continuera de faire la même chose dans tous les siècles ; et rien en tout temps ne sera plus propre (77) à nous attirer les richesses de son amour qu'une vive faim et qu'une ardente soif de la justice.

IX. Il a pris soin d'Israël Son serviteur, Se ressouvenant de Sa miséricorde.

Il suffit d'être sous la protection de Dieu. Il conserve avec une fidélité inviolable ceux qui sont à lui, et qui se font un devoir de le (118) servir. S'il paraît les oublier dans de certains intervalles, il les tient néanmoins toujours dans Sa main et sous Ses yeux. Le cours de Sa miséricorde qui semblait interrompu, se remontre bientôt après ; et il n'est pas en nous de meilleur titre pour continuer d'attirer Sa grâce que d'avoir commencé de l'obtenir et de s'efforcer d'y être fidèle. On va de lumière en lumière, et de trésor en trésor : « un jour annonce la nouvelle (119) au jour suivant, et un abîme appelle un autre abîme » encore plus profond.

6. Selon les promesses qu'Il a faites à nos Pères, à Abraham, et à Sa postérité pour jamais.

Le ciel et la terre passeront, mais une seule de ses paroles ne passera pas sans s'accomplir. Heureuse la confiance qui a pour (80) soutient un fondement inébranlable, et pour bornes une éternité. Telles sont les promesses de notre Dieu. L'assurance en est infaillible pour le passé, Il les a faites ; l'exécution en est immanquable pour un certain temps, Il les remplira : et l'effet en est solide et durable pour jamais, elles ne finiront point.

Témoignages.

Déposition de Marie de Jésus ( Bréauté)

Transcription complète par s. Thérèse

…Et notre choix (* en tête de§) éliminant surtout la fin

Procès 1647 tome I

[402] Moi, Charlotte de Harlay, dite sœur Marie de Jésus, de l’Ordre de Notre-Dame du Mont Carmel selon la réforme de sainte Thérèse en France et professe du premier monastère de cet Ordre, sis au faubourg Saint Jacques à Paris, ci-devant prieure dudit monastère, âgée de soixante-huit ans et de religion quarante-deux, atteste et certifie pour rendre témoignage à la vérité que la famille de Messieurs de Fontaines d’où est sortie la vénérable Madeleine de Saint Joseph est une des nobles et anciennes de la Touraine. J’ai connu plusieurs parents de cette servante de Dieu et très particulièrement Monsieur de Fontaines, son père, qui s’appelait Antoine du Bois et j’assure que depuis l’année 1604 que j’ai commencé de communiquer avec lui jusqu’en l’année où il mourut (1627) je n’ai rien remarqué ni en sa conversation, ni en la conduite de sa vie qui ne m’ait confirmé en la croyance que j’ai qu’il était un grand serviteur de Dieu, ses paroles étaient pleines de vérité, de vertu et de modestie ; je ne lui ai jamais vu faire [403] ou entendu dire qu’il ait fait aucune action qui ne fût digne d’un très bon et parfait chrétien et d’un homme très religieux ; il visitait souvent les églises et entendait tous les jours la messe et je suis certaine qu’il était grand aumônier [il faisait beaucoup d’aumônes]. Il a fondé notre monastère de Tours et une maison de prêtres de l’Oratoire de Jésus en sa terre de Fontaine pour l’utilité et l’instruction de ses sujets. Je sais qu’il avait un grand amour pour notre mère Madeleine et qu’il fit un si grand sacrifice en se séparant d’elle pour la laisser être religieuse qu’il en fut malade jusqu’au mourir, ce que j’atteste comme l’ayant vu car je le visitai assez souvent pendant cette maladie et suis témoin de sa vertu. Il ne se contenta pas de donner ses enfants à Dieu mais il s’y consacra lui-même dans le saint Ordre de prêtrise et, plus de dix ans avant sa mort, il entra dans la congrégation des prêtres de l’Oratoire où il a consommé ses jours dans une sainte retraite et a assisté les pauvres nécessiteux. Il m’a souvent témoigné qu’il n’avait plus d’autre plaisir en la vie que de s’adonner à ses pieux exercices. Je sais que notre [404] Mère Madeleine de Saint Joseph a beaucoup contribué par ses bons conseils à faire embrasser ce saint état à son père.

Je commençai à connaître cette servante de Dieu en l’année 1604 qui fut lorsqu’elle vint à Paris pour être religieuse. Peu de temps après, elle et moi-même entrâmes en ce monastère à trois semaines l’une de l’autre où nous avons demeuré vingt-cinq ou vingt-six ans ensemble et le temps qu’elle en a été absente pour aller fonder notre monastère de Lyon et celui de la Mère de Dieu en cette ville de Paris, j’ai toujours communiqué avec elle par lettres ce qui m’a donné beaucoup de connaissance de ce qu’elle était, joint qu’elle avait particulière confiance en moi. Il faut pourtant que je dise à la plus grande gloire de Dieu et pour rendre la témoignage que je dois à la vertu de cette sienne servante que tout ce que je pourrais dire et ce que les autres rapporteront de ses vertus, ne sera que la moindre partie de ce qui en serait dire parce qu’elle a toute sa vie rendu une très exacte fidélité à l’attrait que Dieu lui avait donné pour être cachée aux yeux de la créature, [405] parce que aussi elle a observé dans la conduite de sa vie une grande uniformité et égalité d’esprit qui ne se laissait pas aller à ces saillies de ferveur qui rendent les actions plus visibles, enfin parce que, dans cette conduite toujours égale, ses actions vertueuses étaient si pressées que l’attention de ceux qui les voyaient opérer, ne s’attachait pas tant à discerner ses actions particulières comme à considérer la suite continuelle et la raison d’opération d’actions vertueuses de façon que, pour parler dignement et véritablement de la sainteté de cette grande servante de Dieu, il ne la faut pas prendre par le détail de ses actions mais en bloc car on ne saurait parler dignement de sa vertu ni égaler la vérité de ce qu’on pourrait dire à ce qu’elle a fait qu’en disant que toute sa vie a été une constante et continuelle pratique de vertu.

J’ai appris de sa propre bouche que plusieurs années avant d’être religieuse, elle eut par disposition de grâce, un grand éloignement du monde et de la vanité et un si grand désir d’honorer notre Seigneur dans un état d’humilité qu’elle eût penser de passer ses jours dans [406] une vie inconnue demandant l’aumône avec les pauvres qui mendiaient aux portes mais voyant le libertinage des paroles des pauvres mendiants, cela l’en détourna parce qu’ils étaient éloignés de la sainteté de leur condition. Elle était dans sa jeunesse si soigneuse de vaincre ses répugnances qu’elle ne laissait pas de visiter les pauvres malades en des lieux sales et puants et embrassait des pauvres filles fort sales et gâtées de mal, et elle était si courageuse et pénitente que quoiqu’elle fût fort faible et maladive, elle n’a jamais pu regarder pour elle autre religion que celles où il y avait beaucoup d’austérités comme des feuillantines, des capucines, des carmélites ou bien des filles pénitentes à cause de la confusion qu’elle croyait recevoir en y entrant et qui lui était plus dur que toutes les austérités du monde. Je sais cela de sa propre bouche. Enfin elle se résolut d’ être carmélite selon la réforme de Sainte Thérèse. Mais pour exécuter ce dessein elle eut de grandes oppositions à combattre. Monsieur de Fontaines, son père, fut fort longtemps [407] sans y vouloir consentir par le grand amour qu’il lui portait. M. le Chancelier de Sillery, son oncle, fit ce qu’il pu pour l’en empêcher mais le plus violent de ses combats, comme elle me l’a confessé, fut celui qu’elle eut de l’appréhension de ne pouvoir observer une règle si austère que celle de notre Ordre à cause de ses infirmités qui à la vérité étaient grandes et continuelles et il lui fallut un merveilleux courage pour passer par dessus.

Peu de temps après qu’elle fut entrée dans ce monastère, elle tomba gravement malade. Comme la maison était encore fort commençante, Notre Seigneur permit qu’elle fut assez mal secourue ce qui donna sujet à l’esprit malin de lui représenter les soulagements et les viandes qu’elle eut reçus dans la maison de son père et de lui faire beaucoup appréhender les infirmités et l’état de vie austère et pénitent qu’elle embrassait. Mais cette servante de Dieu, ne pouvant souffrir des pensées si lâches, fit vœu de ne point quitter cette sorte de vie où elle avait rencontré la pénitence qu’elle avait tant souhaitée [408]. Son noviciat fut si saint et si parfait qu’elle paraissait une âme toute consommée dans les vertus plutôt qu’une novice commençante. Son obéissance était si exacte que, la regardant de près comme je le faisais, je ne lui ai jamais vu faire un manquement en cette vertu et pour une preuve entre mille autres de son exacte obéissance, il me souvint qu’elle fut une fois un temps notable sans toucher à une dartre vive dont elle était fort travaillée parce que la maîtresse des novices le lui avait défendu, ce qui lui fut une continuelle pratique d’obéissance bien pénible à cause de la grande ardeur et démangeaison qu’elle endurait en cette partie. Elle s’appliquait avec grand soin à tout ce qui regardait la régularité et son esprit était si simple et soumis à tout le monde qu’on n’ a jamais trouvé aucune résistance quoiqu’on eût désiré d’elle. Je l’ai vu en tant d’occasions que le nombre m’en confond la mémoire. Elle était si fervente et allait directement à Dieu ne regardant que lui dans toutes ses actions ce qui faisait qu’elle ne rencontrait rien de si difficile ni de si contraire à ses sens en matière [409] d’obéissance  qu’elle n’accomplît aisément de façon que dès son noviciat, sa vie et son exemple était la règle par laquelle les autres novices pouvaient se régler.

Dieu avait donné à ses paroles un si grand effet de grâce que celles à qui elle parlait se trouvaient beaucoup aidées à s’employer à la perfection de leur vocation.

Elle était très austère et rigoureuse sur elle-même. Il n’y a personne qui puisse dire que dès son entrée en religion jusqu’au dernier moment de sa vie, elle ait fait une action ou dit une seule parole qui ait pu flatter la nature. Elle ne se plaignait jamais de quelque chose qui lui arrivât, il ne lui est jamais échappé de dire par imperfection qu’elle manquât de quelque chose quoique cela arrive souvent dans les infirmités continuelles.

Si on la blâmait de quelque chose comme on a fait quelquefois, toujours à tort, elle ne répondait jamais rien ni pour excuser de ses intentions, ni pour défendre son innocence. Enfin je puis dire avec vérité que je n’ai jamais vu une âme qui eut tant de douceur et de tendresse pour le prochain et tant de rigueur pour soi-même.

[410] Cette servante de Dieu, tout le couvent en est témoin, aimait grandement la sainte pauvreté et la pratique de cette vertu lui était si précieuse qu’elle la cherchait pour tout, comme en sa nourriture, en ses habits et petits meubles de sa cellule, aux livres qui étaient à son usage, jusqu’à ses chapelets et aux croix qui y étaient attachées. Ses habits étaient les plus pauvres, elle les rapiéçait elle-même et ne les quittaient jamais qu’ils ne fussent entièrement usés. Elle était si pauvre dans son manger que dans ses longues maladies qui étaient ordinairement accompagnées de grands dégoûts, elle n’usait jamais que de viandes communes. Elle voulait aussi que ses religieuses fussent nourries pauvrement et les portait par son exemple et par les louanges qu’elle donnait à cette vertu à la pratiquer en toutes choses.

Tout ce qu’elle a fait bâtir dans nos monastères a toujours été avec grande simplicité et pauvreté et meublé de même hormis ce qui regardait l’église. Je suis témoin des choses susdites et qu’elle a reçu quantité de filles, les unes pour rien, les autres avec fort peu de dot et qu’elle n’en refusa pas [411] pour leur pauvreté pourvu qu’elle reconnût que leur vocation fût bonne. Et une fois on lui conseilla de retarder la profession d’une novice très riche afin de jouir du revenu de ses grands biens qui, étant notables, eût beaucoup pu accommoder son monastère qui était fort nécessiteux. Mais elle n’en voulu rien faire disant que pour tous les biens de la terre, elle n’eût voulu retarder d’un moment une âme de se sacrifier à Dieu . Enfin je puis dire en très grande vérité qu’elle était si parfaitement désapropriée de toutes choses qu’on n’a jamais aperçu qu’elle eut aucune sorte d’attachement ou d’engagement ou la moindre inclination à quoique ce soit hors de Dieu et de sa grâce.

Elle avait un très sensible amour pour les pauvres et les appelait ses amis. Elle quêtait autant qu’elle pouvait aux personnes de condition pour soigner les pauvres quoiqu’elle eût naturellement une grande répugnance à importuner. Elle m’a dit que souvent elle se faisait effort à demander l’aumône pour les pauvres à des personnes à qui elle savait bien qu’elle ne faisait pas plaisir.

La vertu de chasteté était éminente chez cette servante [412] de Dieu. Je sais qu’elle a passé ses jours en une si grande pureté que je ne saurais douter qu’elle ne possède dans le ciel la couronne d’une parfaite virginité. Le peu de temps que je l’ai vue dans le monde, elle paraissait extrêmement sage et modeste particulièrement dans ses habits. Elle n’a jamais mis ni blanc, ni rouge, ni aucune sorte de fard sur son visage. Elle portait la pudeur sur le front, sa façon était honnête et fort recueillie, son entretien sage et judicieux, sa parole fort agréable, son esprit par disposition de nature si sage et si sérieux qu’elle n’aimait l’entretien que des personnes capables et qui excellaient en quelques sciences . Je sais que son cœur avait un grand éloignement de toutes les créatures sur quoi elle me disait une fois qu’“ il lui semblait que son âme était entre le ciel et la terre , ce qui lui causait une incroyable dureté de vie pour le grand détachement que cela faisait en elle ”. Elle disait une autre fois  “ Quand j’entends dire qu’on est consolé ou qu’on affectionne quelque créature, je pense : hélas ! comment cela se peut-il faire, les bons et les mauvais doivent tous mourir et moi comment [413] pourrait mon âme rechercher quelque chose pour la perdre à l’heure même. ”

Ce sont là ses propres paroles. Je suis témoin qu’elle a aidé plusieurs âmes à sortir du monde et à rompre les attaches qui les y tenaient arrêtées, qu’elle les avertissait dans l’entretien et par lettres de fuir les engagements et les occasions de péché.

Elle était très attachée à l’observance de la clôture et à ne pas souffrir l’ouverture de la grille.

Enfin cette servante de Dieu m’ayant toujours témoigné une grande ouverture de cœur et m’ayant fait voir le détail de tout le cours de sa vie, je n’ai jamais remarqué qu’il y eût rien d’impur en ses inclinations ni qu’elle ait jamais eu le moindre sentiment d’affection pour personne. Comme “ elle n’aimait que Dieu en la créature ” comme elle me l’a dit, que quoique ses religieuses l’aimassent avec tendresse, c’était néanmoins sans attache et d’un amour par dessus les sens. J’ai expérimenté par moi-même que ce qui était de Dieu dans les âmes les inclinaient à l’aimer d’un amour spirituel et intime et pour cela [414] celles de qui les inclinations ne se mouvaient que par les sens n’avaient pas grande affection pour elle car elle ne donnait rien aux sens si ce n’était que quelquefois elle reconnut que les âmes n’avaient pas les dispositions d’être gagnées par d’autre voie et encore lors attirait-elle les sens par l’Esprit de Dieu de façon que ce n’était pas sa douceur et adresse naturelle qui attiraient les âmes mais la bénignité de Jésus-Christ qui opérait en elle et attirait les âmes à Lui par elle.

Elle avait un si grand respect pour ses supérieurs, une si grande déférence à leurs volontés et à leurs paroles que la voix de Dieu et celle de ses supérieurs lui était une même chose. Elle disait que quand “ on lui aurait ordonné de passer sa vie à coudre des feuilles ensemble, qu’elle tiendrait son temps bien employé, le faisant par obéissance et que nous devions être indifférentes à tout ce qu’on nous fait faire. ” Elle l’accomplissait, comme elle-même disait, “ simplement et sans retour, humblement et sans appréhender le jugement des hommes, généreusement sans intérêt

p. 415 - et sans crainte des difficultés par inclination de son esprit et de ses intentions à Dieu, fermant les yeux à toutes autres considérations. ” Je l’ai vu mille fois le pratiquer ainsi et, quoique ses grands talents l’aient tenue une partie de sa vie dans les charges de supérieure, sa vertu n’a pas manqué d’occasions pour ses saintes pratiques. Aussi, disait-elle, “  qu’elle n’avait point trouvé que sa charge la priva de la bénédiction de l’obéissance et que sous ombre de commander elle avait souvent obéi. ” Et je l’ai vue en diverses sortes de rencontres ou d’affaires où sa charge ne l’obligeait pas à se conduire par elle-même, qu’elle prenait volontiers l’avis des autres et s’y rendant entièrement avouant après en particulier “ qu’elle était bien aise d’avoir de semblables occasions qui tenaient sa raison dans la pratique de la sainte soumission et que c’était un des soins que devaient prendre les supérieures parce que, ne trouvant point de résistance, il serait à craindre que leur esprit ne contracta quelque mauvaise habitude contraire à la perfection. ” Elle enseignait, par son exemple, l’obéissance

p. 416 - à ses religieuses et leur en faisait comprendre l’importance par la relation spéciale que les âmes chrétiennes, et particulièrement les religieuses, ont à Dieu par cette vertu et que c’est rendre hommage à Dieu que de ne pas obéir seulement à ses commandements mais aussi à ceux qui nous commandent de sa part. Elle était si obéissante à nos Règles et Constitutions que je l’ai vue refuser généreusement des personnes de haute condition qui tâchait de l’obliger de relâcher quelque chose de la rigueur de nos observances pour leur accorder quelque privilège.

Quant à la dépendance de Dieu qui est la source de la souveraine obéissance et la première règle à la quelle nous devons rapporter toutes nos actions, je puis assurer cette vérité que je n’ai jamais connu une désappropriation si parfaite ni une plus active dépendance de Dieu que celle que j’ai vue en notre Mère Madeleine de Saint Joseph. Je proteste que je ne lui ai jamais rien vu entreprendre qu’en la pure vue de Dieu et de l’annonce de son royaume dans les âmes, que je ne lui ai jamais rien vu [417] commander qu’après avoir consulté l’esprit de Dieu dans l’oraison, que je n’ai jamais découvert qu’elle eut autre espérance, ni appui qu’en la divine Providence et c’est la conduite dans laquelle elle s’est tenue depuis l’année 1604 que j’ai eu la bénédiction de la connaître et d’entrer en religion avec elle jusqu’à l’année 1637 qu’elle passa à l’éternité.

Cette servante de Dieu était si humble que, se voyant proche de faire profession, elle désira d’embrasser la condition de sœur laye et qu’elle supplia Monseigneur de Bérulle, supérieur de notre Ordre, de lui bien vouloir accorder mais, comme il connaissait les rares talents que Dieu avait mis en elle pour la conduite des âmes et le gouvernement de l’Ordre, l’en refusa et Mademoiselle Acarie à qui elle avait aussi fait la proposition, la dissuada d’insister davantage. Je suis témoin qu’elle a fait profession dans notre monastère le 12ème de novembre 1605 au contentement de [418] nos supérieurs et de toutes les religieuses de cette maison. Elle fit ce sacrifice de soi-même avec tant de disposition qu’elle y reçut des grâces très extraordinaires. Elle m’a dit que “ le lendemain de sa profession, en lisant au chœur le chapitre des vêpres : O altitudo divitiarum, Dieu éleva son esprit en la vue des secrets de sa providence divine et la conduite qu’il tenait sur ses créatures mais particulièrement celle qu’il avait tenue pour la conduire au point où elle était, comme il l’avait soutenue durant son noviciat pendant lequel elle avait été fort durement éprouvée tant par de rigoureuses infirmités du corps comme par de violentes peines d’esprit et par la fureur des esprits malins qui tâchaient à la troubler. ”

Je suis témoin que peu après sa profession, les supérieurs lui donnèrent la charge de maîtresse des novices qu’elle accepta avec beaucoup d’humilité et par pure soumission. Elle l’exerça en bénédiction et avec un incroyable avancement du royaume de Dieu dans les âmes. La crainte qu’elle avait de manquer en une charge si importante la tenait toujours devant Dieu pour y [419] implorer son assistance. Elle était si remplie de grâce dans cet emploi qu’elle portait une odeur de sainteté en tout.. Ses paroles étaient toutes saintes et élevantes à Dieu et si efficaces qu’elles imprimaient sans difficulté dans les âmes les dispositions telles qu’elle voulait. Elle ne disait rien dont elle ne montra l’exemple par ses actions car elle était la première dans la pratique de toutes les vertus.

Sa douceur était admirable car outre qu’elle était naturellement fort douce et charitable, elle l’était encore beaucoup plus par un principe bien plus haut et bien plus saint. J’assure que je l’ai ressenti en moi-même et que je l’ai ouï assurer à plusieurs personnes et qu’on ne la pouvait connaître sans sentir en soi-même impression de sa douceur et de son humilité.

Sa charité pour les âmes et le zèle de leur avancement à la perfection était si pressant qu’elle perdait souvent le manger et le dormir pour satisfaire aux besoins de ses novices et quoiqu’elle fut fort infirme et qu’elle fut travaillée d’un continuel mal [420] de tête auquel le bruit et les continuels entretiens étaient extrêmement contraires. Il n’y a personne qui puisse dire qu’elle se soit jamais plainte, ni qu’il lui soit échappé ni peine ni excuse pour s’en exempter. Cette vérité est connue de toutes les religieuses qui l’ont fréquentée.

Elle ne regardait dans les âmes que le gloire de Dieu et de leur faire rendre à chacune correspondance et fidélité en ce que Dieu demandait d’elles.

Elle avait un grand don de Dieu pour connaître et discerner à quoi chacune d’elles était appelée et les voies par où il fallait les conduire.

Elle pénétrait jusqu’au fond de leurs humeurs et inclinations naturelles et avait admirable adresse pour les séparer d’elles-mêmes et pour les faire aller à Dieu par le chemin de la mortification de la nature et, ce qui était bien remarquable chez elle, c’est que quoiqu’elle fut extrêmement humble, douce et supportante, on ne lui manquait jamais de respect. Dieu avait mis chez elle je ne sais quel air de sainteté qui faisait qu’on ne [421] la pouvait voir sans concevoir de la dévotion et un grand respect pour elle, ce qui ne se perdait jamais quelque fréquentation ou familiarité qu’on eût avec elle. Il n’y a pas une sœur qui ne témoigne de cette vérité.

Les grands talents que Dieu avait mis chez cette sienne servante conduisirent les religieuses de ce monastère de l’élire prieure deux ans et demi après sa profession : ce qui fut fait par le consentement de toutes les voix dont j’étais l’une, le 2ème dimanche d’après Pâques de l’année 1608. Je ne saurais rien dire de la consolation qui s’épancha dans les âmes pour une si heureuse élection mais le succès surpassa encore de beaucoup nos attentes et fut plus grand que ce que nous avions conçu de son esprit et de sa grâce nous en avait fait espérer.

Pour moi je confesse et assure que je voyais une si grande plénitude de Dieu chez elle que je ne la pouvais regarder qu’avec vénération et grand respect et je me [422] voyais en comparaison d’elle si petite devant Dieu que je n’osais approcher d’elle.

Il parut un si grand renouvellement dans tout le monastère lorsqu’elle y fut faite prieure que je puis dire avec vérité qu’il semblait un paradis tant on voyait de ferveur dans les âmes et de désir de la perfection. C’était à qui serait la plus humble, la plus pénitente, la plus mortifiée, la plus vertueuse, la plus solitaire, la plus charitable, bref à qui serait la plus conforme à l’esprit de Notre Seigneur Jésus Christ et tout cela dans une paix, dans une innocence, dans une exaction et dans une élévation à Dieu qui ne se peut exprimer et cette servante de Dieu était parmi nous comme une règle vivante de laquelle nous pouvions apprendre à devenir saintes comme ont fait plusieurs de ses filles dont Notre Seigneur s’est servi pour étendre notre Ordre et l’esprit de notre mère Sainte Thérèse dans la France, dont plusieurs sont mortes très saintement après avoir donné beaucoup d’édification [423] par leurs vertus et leur sainte vie.

Notre vénérable sœur Marie de l’Incarnation, nommée au monde Mademoiselle Acarie, ayant permission de notre Saint Père d’entrer dan ce monastère avec Mademoiselle de Longueville, notre fondatrice, y passa une semaine quelques temps après que notre Mère Madeleine y fut élue prieure et elle s’appliqua selon le grand talent que Dieu lui avait donné par dessus sa condition séculière dans laquelle elle était encore, à remarquer de bien près le train de toute la communauté et la conduite de cette servante de Dieu qui en était la prieure et, à ce qu’elle témoigna depuis, elle trouva tant de solides vertus dans la communauté, et la conduite de la prieure si sage et si sainte, qu’elle en était ravie et n’en parlait qu’avec admiration et, à sa sortie, elle disait avec beaucoup de sentiment : vraiment je sors d’avec des Anges, cette maison est un paradis en la terre.

Notre Mère Madeleine avait une forte [424] application à faire goûter les règles et les constitutions et toutes les coutumes et observances de l’Ordre et d’imprimer l’exaction pour toutes ces choses dans les esprits des religieuses, leur représentant que “ c’était toutes ordonnances que Dieu avait données et que nous n’en devions rien estimer petit de ce qui vient de cette part ” et confirmait par son exemple ce qu’elle nous enseignait de bouche. 

Son affection à la régularité trouvait toujours quelques temps parmi ses plus importantes affaires pour les exercices humbles : c’était ceux qui lui étaient le plus agréables comme de balayer les lieux de la communauté, laver les écuelles, travailler au jardin et autres choses semblables.

Elle disait quelque fois sur ce sujet qu’ “ étant la première en charge, elle devait être la première en l’observance et l’humilité. ”

Elle était si ferme en l’observance des règles et constitutions qu’elle refusait librement les privilèges [425] aux grandes dames qui exigeaient d’elle l’ouverture des grilles et l’entrée dans le monastère même à celles qui lui apportaient les permissions de Rome allégeant la liberté que le Saint Siège laisse aux religieuses d’en user ou de ne pas accepter ses privilèges, conservant en ce rencontre le respect qui est dû au Saint Siège. Je sais ces choses comme témoin oculaire, lesquelles sont connues aussi à la plupart de nos sœurs et à plusieurs amis de l’Ordre.

Elle était fort portée aux pénitences et ressentaient une grande joie quand elle voyait les religieuses animées de cet esprit mais elle mesurait leurs forces avec beaucoup de discrétion.

Elle portait puissamment les âmes à la retraire intérieure et à la solitude. Elle disait que “ c’était l’esprit de notre sainte Mère Thérèse qui avait prétendu que chaque maison de son ordre fut un ermitage. ” Elle nous enseignait comme il fallait vivre avec Jésus Christ et converser avec les Anges. [426] Elle imprimait dans les âmes une grande vénération pour tout ce qui regardait le culte divin et son saint service, une très haute estime pour l’obéissance et un grand respect aux supérieurs comme à ceux à qui Dieu avait commis son autorité sur nous.

Elle avait soin, sur toutes choses, de tenir les esprits dans la paix et dans la tranquillité intérieure et Dieu lui avait donné une grande grâce pour les maintenir en cet état et pour y mettre celles qui n’y étaient pas.

Sur la sagesse de sa conduite et sur les dons que Dieu lui avait fait pour cela, il y aurait des choses infinies à dire. Je sais par les assistances que j’ai reçues d’elle et par ce que j’en ai appris de nos anciennes mères qui sont passées par sa direction, que l’esprit de Dieu nous conduisait par elle. Je n’ai guère eu de recours à elle que je n’ai ressenti les effets de Dieu en moi par l’organe de cette sienne servante.

Ce qu’elle opérait dans les âmes était par un pur [427] esprit de charité mais charité toute surnaturelle qui lui faisait porter leurs peines et leurs afflictions avec plus de sentiment que les siennes propres, aussi opéraient-ils en elle des effets miraculeux comme je l’ai expérimenté en ma propre personne. J’étais fort travaillée d’une grande migraine et cette servante de Dieu m’étant venue voir, connut à mon visage que la douleur était extrême, ce qui lui fit par compassion mettre sa main sur ma tête et me dit en riant : “ Si j’étais sainte, je vous guérirais. ” Au même instant, je fus guérie et je sentis mon esprit extraordinairement élevé à Dieu.

J’ai entendu dire d’une de nos sœurs qui était tombée en de grandes peines intérieures dont elle ne pouvait être tirée parce qu’elle n’avait pas facilité de découvrir son mal, dont cette servante de Dieu étant en peine, elle entendit une voix qui lui fit connaître en un moment l’état de cette âme affligée, elle les lui représenta comme si elle eût lu dans son cœur et lui donna de si bons remèdes qu’elle fût sur le champ hors de [428] ses peines et en une liberté d’esprit par laquelle elle fit de notables progrès dans la vertu.

La sainteté de sa conduite consistait proprement à ce qu’elle ne conduisait pas les âmes par la lumière de son propre esprit mais par celle qu’elle recevait de Dieu en l’oraison. Je dépose de ceci comme de choses que j’ai remarquées en sa conduite et que j’ai apprises dans la communication que j’ai eue avec elle.

Toutes celles qui ont eu le bonheur de sa conduite avouent qu’il y avait tant de saintes adresses en sa douceur et une efficace si puissante qu’elles ôtaient la difficulté aux choses les plus austères et qu’il n’y avait rien de si pénible que sa douceur ne rendît facile. Enfin nous n’avons jamais entendu parler d’une âme qui fit tant goûter la suavité du joug de Notre seigneur Jésus Christ.

Dès le commencement que j’ai connu cette servante de Dieu, j’ai remarqué qu’elle avait un parfaitement bon esprit, mais depuis le temps que j’ai demeuré avec [429] elle et la bénédiction que j’ai reçue d’avoir eu beaucoup de part en sa confiance, m’a encore plus particulièrement fait connaître l’étendue de sa capacité et je puis assurer sur ce que j’en ai pu comprendre qu’elle avait l’esprit selon la nature aussi bien fait que je n’en aie jamais connu mais infiniment meilleur selon la grâce.

Elle avait le sens grand et profond et qui d’abord pénétrait les affaires jusqu’au fond et les démêlait à merveille ; elle avait un grand jugement et qui n’agissait que par de fortes raisons et sur des maximes solides ; elle avait une grande expérience et usait extrême bien du passé pour sa conduite de l’avenir ; elle comprenait les difficultés avec une facilité incroyable ; elle avait l’esprit présent et abondant pour remédier aux fautes et en expédients sur les difficultés qui tranchaient les bons desseins et avec cela si soumise qu'à la moindre parole de ses supérieurs elle quittait toutes ses raisons pour s'abandonner entièrement [430] à leur ordre .Ça a été la conduite de sa vie de laquelle elle ne s’est jamais départie et j’en dépose de science certaine pour l’avoir toujours vu marcher dans cette voie.

Ses conseils étaient fort solides. Elle conseillait toujours ce qui était le plus sûr pour la conscience, disant que ceux qui voulaient se ranger du côté des choses douteuses ne devaient pas venir à elle.

La prudence et tout ensemble la force de son esprit s’est bien fait voir dans les grandes et très fâcheuses affaires de l’Ordre qui sont passés par ses mains dans lesquelles elle a souffert les efforts de très puissants adversaires. Les supérieurs de l’Ordre avec les meilleurs et plus grands esprits de nos amis qui y étaient employés ne faisaient rien que par son avis. Monsieur de Marillac depuis garde des Sceaux de France, l’un des grands personnages de notre temps qui, ayant embrassé fortement nos affaires, avoue qu’il n’avait rien fait en tout cela que par les lumières qu’il avait reçu [431] de cette servante de Dieu.

Je me souviens que dès le commencement que cette servante de Dieu fut religieuse que la grande capacité de son esprit et la sagesse de Dieu chez elle paraissait déjà avec tant d’éclat que les supérieurs de l’Ordre et Mademoiselle Acarie ne faisaient rien dans ce monastère sans l’avis de cette servante de Dieu quoiqu’elle ne fût que jeune novice et les mères espagnoles se déchargeaient sur elle d’une partie de ses compagnes de noviciat.

Ce n’était point sur les règles de la prudence humaine que notre Mère Madeleine formait sa conduite mais sur les lumières du ciel et sur les maximes de l’Evangile qu’elle avait toujours bien présentes. Ses desseins étaient conçus sur une très innocente droiture et elle n’avait d’autre vue en ses intentions que la pure gloire de Dieu et l’établissement de son Royaume dans les âmes, aussi n’a-t-elle jamais formé des desseins ni pris de résolution qu’après avoir consulté l’esprit de Dieu dans la [432] prière et cette conduite lui était si ordinaire qu’elle n’y manquait point. Je parle de cette vérité avec aptitude d’observation que j’en ai faite de tant d’années que j’ai été auprès d’elle sans que je l’ai jamais vu manquer à cela.

Ses désirs de souffrir pour Dieu étaient si grands qu’elle a préféré la vie pénible de la terre à la gloire qui lui était offerte ainsi que je l’ai vu dans un billet écrit de sa main plus de vingt ans avant sa mort où elle dit “ Il m’a été montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté et que, si je voulais maintenant sortir de la terre, il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. ”

Elle était si pénitente qu’encore qu’il semblât que ses grandes maladies et infirmités habituelles l’eussent dû rendre incapable de ces rigueurs, Dieu lui donnait assez de force et de courage pour en prendre quelque fois au delà de celles de l’Ordre, comme toutes nos sœurs [433] l’ont vu.

Les nœuds de sa discipline étaient garnis de fil de fer et de rosettes. Elle couchait sur une pauvre paillasse et ne se déshabillait pas la nuit du jeudi au vendredi. Elle était austère en son boire et en son manger et ne refusait jamais les choses malpropres ou mal apprêtées qu’on lui donnait. L’on ne l’entendait pas se plaindre de la rigueur des saisons ni de l’incommodité du temps.

Un de ses soins à l’entrée des âmes au service de Dieu, était de les porter à l’oubli du monde, à la mortification des sens et haine de soi-même. Elle les enseignait de s’unir au Fils de Dieu et à ce qu’il avait souffert pour leur salut et disait que “ les âmes ne se relâchaient dans la pénitence que parce qu’elle cessent de regarder Jésus Christ pour se regarder elles-mêmes et s’occuper de leurs misères, que nous ne devons désirer qu’il nous décharge de notre croix mais qu’il nous aide à la porter. ”

La vie de cette servante de Dieu a été une [434] continuelle pénitence tant pas les maladies perpétuelles dont elle a été travaillée dès sa jeunesse jusqu’à sa mort, que par d’autres diverses souffrances : elle avait un continuel mal de tête et cela dès sa jeunesse avec des fluxions en diverses parties de son corps qui la travaillaient extrêmement particulièrement sur les yeux, sur le poumon et sur les jambes, un dégoût perpétuel et au lieu de se plaindre de tous ces maux, elle les dissimulait et les portait avec gaieté et patience admirables, ne voulant point qu’on s’appliqua à lui donner soulagement.

Elle a aussi beaucoup souffert par la malice des démons qui la tourmentaient en diverses manières, tantôt en l’épouvantant par des effroyables apparitions, d’autres fois par des puissantes impressions de troubles intérieurs qui l’affligeait au mourir.

Notre Seigneur par lui-même imprimait d’autres fois des effets de peines intérieures dans son âme. Un jour elle écrivit à Monseigneur le Cardinal de Bérulle et lui mandait entre autres choses “ Dieu m’a [435] mise dans des prisons et dans des liens pour les âmes que vous savez qui sont en de si grands besoins. ”

Elle souffrait beaucoup de la crainte des jugements de Dieu par la vue qu’il lui donnait que c’était chose terrible que de paraître devant lui. Je lui demandai un jour quelle était pour lors sa plus grande souffrance, elle me répondit que “ c’était la crainte de la mort et des jugements de Dieu et que si Dieu ne l’eût soutenue dans cela que la peine lui en eût été insupportable ”.

Je l’ai vu souffrir avec une patience admirable beaucoup de contradictions dans diverses affaires épineuses qu’elle a été obligée de soutenir pour la gloire de Dieu et le bien de notre Ordre ; enfin je l’ai vue surchargée de peines, d’infirmités et d’affaires mais parmi tout cela l’ayant observée, j’ai remarqué que son esprit ne paraissait jamais si fort que quand la nature était sous le faix.

Elle me dit lorsqu’elle fit profession que “ Notre Seigneur lui fit connaître par devant qu’elle prononça [436] ses vœux qu’en la suite de sa vie elle souffrirait beaucoup pour lui. ” Ce qui a été véritablement accompli.

Elle a passé une grande partie de sa vie dans de très fâcheuses traverses et persécutions pour la conservation de l’Ordre.

Elle a eu toute sa vie des charges en la religion et dans des emplois traversés de peines et de contradictions. Ceux qui ont connu particulièrement cette servante de Dieu savent qu’elle avait une humilité parfaite produite chez elle par la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ car, quoique naturellement elle méprisait les sujets de vanité auxquels les personnes de sa condition et de son sexe s’attachent ordinairement, elle ne pouvait néanmoins concevoir un vrai mépris de soi-même et de son esprit qu’elle avait naturellement bon et il n’y eut que l’exemple du Fils de Dieu qui gagna cela sur elle mais ces saintes paroles “ Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ” entrèrent si avant dans son âme que depuis qu’elles eurent fait [437] impression dans son esprit, elle a été fort éloignée de la complaisance de soi-même et de toutes vanités. Ce que j’ai observé en sa conduite et de ses fréquentes communications, m’en fait parler avec cette certitude.

Elle ne se servait des dons de Dieu que pour s’élever à lui et les cachait avec beaucoup plus d’humilité que de discernement disant qu’ “ on devait craindre de les anéantir à force de les considérer et d’en tirer vanité au lieu d’en tirer avantage. ”

Elle me dit un jour “  Il s’est passé un effet dans mon âme si grand et si puissant que si je m’étais appliquée à le discerner, il m’aurait bien donné sujet de parler huit jours entiers mais je ne l’ai pas voulu faire laissant à Dieu de juger de tout et pensant en moi-même qu’au jour du jugement on verrait ce qui en avait été. ”

J’ai remarqué que plus les grâces divines et les lumières croissaient chez elle, plus ses moindres imperfections se représentaient grandes à ses yeux comme des [438] fautes notables. Elle entrait toujours plus avant dans la créance qu’elle était une grande pécheresse et s’en allait plusieurs fois le jour devant le Très Saint Sacrement pour demander le pardon de ses péchés.

Elle priait les sœurs avec beaucoup d’humilité de lui obtenir le pardon de ses péchés. Elle leur dit une fois : “ Ne pensez pas qu’il vaille mieux demander chose plus grande et plus élevée. Si Dieu nous pardonne nos péchés, nous serons dans la véritable élévation étant faits dignes par cette grâce de posséder Notre Seigneur Jésus Christ qui est la seule et souveraine grandeur ” 

Le grand désir qu’elle avait d’être reprise faisait qu’elle priait quelquefois les religieuses de l’avertir de ses fautes et elle-même s’en accusait au réfectoire avec tant d’exagération et d’humilité qu’il semblait qu’elle se devait enfoncer dans la terre.

Lorsque sa charge l’obligeait de reprendre quelqu’une des religieuses, elle n’usait jamais de paroles de mépris. [439] Elle ne parlait à la communauté qu’avec révérence et respect et comme à ses égales, non pas comme à ses inférieures et elle disait bien souvent “ que d’être prieure, c’était être servante des autres et que cette charge ne devait porter qu’humiliation à celle qui y était. ”

Elle était si fortement établie dans l’abîme de son néant que ni l’éclat de tant de grandes choses que Dieu a opérées en elle, ni tant de grâces extraordinaires dont il l’avait prévenue, ni même les miracles qu’il a faits par elle, ne l’ont jamais jetée ni dans les sentiments de vanité, ni dans le moindre retour de complaisance. J’ai reconnu cette vérité chez elle parce qu’elle m’a fait assez souvent voir ses dispositions et parce qu’elle dit une fois à la Mère Marie de Saint Bernard de qui je le tiens traitant avec elle de quelques affaires : “ Depuis que je suis religieuse, je n’ai jamais pris de satisfaction en moi-même ni penser d’estime de quoi que j’aie fait. ” [440] Cette vue continuelle de son néant la rendait très soigneuse à cacher les choses grandes de Dieu qui se passaient dans son âme jusqu’à ce que Notre Seigneur l’en eût reprise comme elle me l’a avoué, de façon que depuis elle les communiquait sans intéresser son humilité lorsqu’elle s’y sentait poussée de Dieu.

Elle aimait tellement d’être cachée que quoiqu’elle fût prieure et qu’en ce temps la reine Marie de Médicis vint quasi toutes les semaines en ce monastère, elle fut plusieurs années avant que la reine la connut particulièrement. Elle me la faisait entretenir et s’éloignait tellement que si la reine ne l’eût recherchée sur ce qu’on lui avait fait entendre de sa sainteté, elle ne l’eût jamais abordée. Toutes nos sœurs en sont témoins.

Elle avait grand soin de cacher ses pénitences et quoiqu’elle se mortifiât en toutes choses, il était bien difficile de découvrir comme elle le faisait.

Elle était fort industrieuse à taire ses vertus cachées [441] et paraître commune et ordinaire en toutes choses.

Pour le dernier temps de sa vie, il parut visible que Dieu la tirait de plus en plus en lui-même, la cachant pour l’ordinaire à ses yeux propres.

Elle lui demandait tous les jours que les grâces que par sa bonté il lui plaisait de lui faire, ne fussent reconnues que de lui seul et nous voyons que d’autant qu’elle augmentait, d’autant plus ce désir aussi augmentait en elle.

Non seulement elle désirait être inconnue et méprisée durant sa vie mais encore après sa mort. Elle disait “ que son corps fut mis sur un fumier si cela eût pu seulement causer une bonne pensée à quelqu’un ou empêcher que Dieu ne fût offensé en la moindre chose. ”

Pour empêcher qu’il ne demeurât aucune mémoire d’elle après sa mort, elle retira les lettres qu’elle avait écrites à Monseigneur le Cardinal de Bérulle et les mit au feu comme aussi plusieurs papiers où elle avait [442] marqué quelques unes des grâces extraordinaires qu’elle avait reçues de Dieu pour lui servir de mémoire.

Son humilité était généreuse qui embrassait les humiliations avec joie. J’aurais beaucoup d’autres choses à dire des exemples et des enseignements que cette servante de Dieu nous a donnés sur cette sainte vertu d’humilité ; mais je les retranche crainte d’être trop longue. Je dirai seulement qu’elle parlait souvent de cette vertu et disait que “ l’humilité s’étend très loin et qu’une âme humble ne se plaint jamais de quoi que ce soit. L’âme parfaitement humble, disait-elle, n’a jamais rien contre personne quelque chose qu’on lui fasse non pas même une seule pensée, elle se met et voit au dessous de tout, elle excuse et estime tout le monde et bien éloignée de condamner ou de reprendre sinon elle-même, n’étant appliquée qu’à ses propres défauts. Que c’est une grande chose, disait-elle, que l’humilité de cœur et qu’il y a peu d’âmes qui l’aient vraiment. ”

Elle avait une très grande connaissance [443] de cette vertu et de très claires lumières pour discerner si les âmes étaient véritablement humbles ou seulement en apparence.

Cette servante de Dieu avait une foi très grande et de très excellentes lumières sur les plus hauts mystères de notre religion. Elle nous faisait souvent des entretiens admirables sur les matières de la foi. Il n’y avait rien d’embrouillé en son esprit ni d’ambigu en ses paroles, au contraire les lumières que Dieu avait infusées dans cette sainte âme étaient si nettes et ce qu’elle disait sur les choses de Dieu était si énergique et si communicant qu’elle ne faisait pas seulement connaître les choses mais il semblait qu’on les vit et qu’on les touchât et avec cette certitude elle imprimait dans nos cœurs une haute estime et une très grande vénération pour Dieu et pour sa sainte parole et pour les mystères de la foi.

Elle avait une continuelle application de son esprit à Dieu et à son admirable présence en tous lieux, qui était [444] la grande règle de ses actions tant extérieures qu’intérieures. Sa dévotion et le respectueux et humble recueillement qu’elle avait en la vue des choses saintes de l’Eglise était admirables et sont des marques très manifestes de sa foi.

Elle me disait souvent que “ la foi est un don de Dieu à sa créature par lequel elle avait ce qu’elle ne voit pas, adore cette puissance souveraine et lui rend l’honneur qui lui est dû, que c’est un don très pur et très grand, lequel il faut aussi que l’âme suive avec une très grande et très haute pureté, qu’il faut pour cela qu’elle se sépare des sentiments intérieurs et qu’elle n’en reçoive que l’usage lequel elle en doit tirer pour fortifier cette foi, sur laquelle elle se doit appuyer, quelque lumière ou autre effet qu’elle reçoive d’ailleurs, reconnaissant que cette foi nous est donnée pour un guide qui jamais ne nous défaudra. ”

Je pourrais rapporter plusieurs autres belles choses qu’elle nous disait sur la foi dont je me tais parce que  ce [445] n’est rien que des paroles auprès de l’esprit qui les animait dans sa bouche et qui nous faisait bien voir que ce qu’elle en disait n’était pas tiré des livres ni étudié mais que c’était des connaissances que le Saint Esprit lui donnait.

Elle ne parlait jamais des choses de dévotion qu’avec respect et modestie et ne pouvait du tout souffrir ceux qui faisaient le contraire disant que “ cela était opposé à la vertu et fort dommageable aux âmes nouvelles dans la piété. ”

Sa foi était vive et féconde en bonnes œuvres comme il a paru en la conduite de toute sa vie et elle était ennuyée des dévotions savantes et qui ne se portent pas à la pratique des vertus.

Nous l’avons vue, et moi en particulier, fort affligée par une fausse dévotion qui s’éleva de son temps qui n’ayant que l’orgueil et certaines formes et subtilités pour fondement, jetait les âmes dans la vanité et dans la fainéantise et les éloignait de la [446] pratique des vertus, leur en faisant mépriser l’application qu’on doit avoir à y travailler. Cette servante de Dieu y fit tant par ses soins qu’elle retira quelques personnes de ces erreurs et empêcha quelques autres d’y tomber. J’en pourrais nommer quelques unes si ce que je dois à leur honneur ne m’en empêchait.

Son zèle pour le salut des âmes et pour l’établissement de la foi embrassait tout le monde. Je ne saurais dire ce qu’elle n’a pas fait pour obtenir de Dieu l’humiliation et l’extirpation de l’hérésie en ce royaume et les grandes prières qu’elle a faites pour ce sujet spécialement pendant le siège de La Rochelle. Elle ne partait quasi point de devant Dieu et fit veiller la communauté grand nombre de nuits en prières devant le Très Saint Sacrement.

Elle employait une bonne partie de ses prières durant les dernières années de sa vie, pour la conversion du Royaume d’Angleterre. Ce fut en particulier à cette intention qu’elle établit la dévotion dans ce [447] monastère qui, par la bonté de Dieu, continue encore à présent, d’exposer le Saint Sacrement depuis les 7 heures du jeudi au matin jusqu’au vendredi à la même heure et que les religieuses tour à tour y assistent jour et nuit.

Elle a rendu grande assistance aux pauvres prêtres écoliers anglais et ibérois pour les aider à étudier et se rendre capables d’aller travailler à la conversion de leur nation.

Dieu avait imprimé en cette sainte âme une dévotion particulière pour le peuple du Canada et pour la publication de l’Evangile parmi ces pauvres sauvages. Elle avait une inclination singulière pour les religieux qui étaient envoyés en ce pays-là pour travailler aux fonctions apostoliques. Elle leur écrivit quelques fois. Entre autre elle écrivit une fois au Père Le Jeune, jésuite, qui était en ce pays-là, d’assister des aumônes qu’elle lui avait procurées, une petite fille canadoise que l’esprit malin tourmentait fort, par où l’on découvrit que [448] Dieu lui faisait connaître par des voies extraordinaires, l’état de cette nouvelle chrétienté car elle écrivit cela en un temps qu’on n’avait point de nouvelles du Canada.

Elle faisait toutes les années des quêtes pour l’entretien de ces nouveaux convertis et de leurs enfants et y contribuait du bien de ce monastère autant qu’il lui était possible.

Une de ses plus pressants désirs était de faire bâtir des églises en ces pays-là. Les pères jésuites lui ayant témoigné qu’un hôpital y était nécessaire, elle persuada Madame la Duchesse d’Aiguillon d’en faire bâtir un et de le renter. Ce qu’elle fit.

On envoya de ce pays-là deux petites filles canadiennes et une jeune femme iroquoise afin qu’ayant été instruites au christianisme, elles puissent servir à l’instruction des autres sauvages. Cette servante de Dieu s’en chargea et les logea avec les tourières de dehors, prit soin de leur instruction et après les fit baptiser avec beaucoup de magnificence. [449] Sa charité embrassait aussi les chrétiens qui vivent parmi les infidèles et spécialement ceux de la Terre Sainte. Leurs nécessités la touchaient jusqu’au cœur et elle faisait des quêtes pour leur soulagement.

Elle ne lassait de prier et de faire prier ses religieuses, disant qu’elles y étaient obligées comme filles de l’Eglise et d’autant plus qu’elles avaient été assemblées par notre sainte mère Thérèse à cette intention et pour aider les ouvriers qui travaillent à la vigne de Notre Seigneur.

Elle appelait les dévotions de l’Eglise les grandes dévotions et réglait les siennes par celles-là. Elle les estimait infiniment par dessus les particulières quand c’eût été des visions et des révélations, disant “ qu’encore que les dévotions particulières soient bonnes, ce qui est de l’Eglise est toujours beaucoup meilleur, que Jésus Christ en est le chef, que le Saint Esprit la gouverne et régit et que en tout nous ne pouvons nous tromper en nous conformant à elle ”. [450] Elle portait un grand honneur à la mémoire et aux reliques des saints martyrs parce qu’ils ont répandu leur sang pour soutenir la foi de Jésus Christ et elle disait “ qu’il avait fallu une grâce extraordinaire et merveilleusement grande pour exposer leurs corps à tant et de si cruels tourments, qu’ils ont enduré et pour se résoudre à mourir pour des biens qu’ils ne voyaient pas, et ne connaissaient que par la foi ”.

Elle disait que “ les miracles que Dieu opéraient par les saints causaient grande consolation parce qu’ils servaient à réveiller la foi ”.

Elle témoignait une grande dévotion au symbole des Apôtres et le disait plusieurs fois le jour et faisait de fort fréquents actes de foi.

Elle ne nous faisait jamais de discours en commun sur les vertus qu’elle ne les appuyât sur l’Evangile et sur la parole de Notre Seigneur qu’elle rapportait si à propos et expliquait si nettement que nous ne pouvions pas douter que le même esprit qui les avait prononcé [451] ne parlât par la bouche de cette servante de Dieu.

Dieu lui fit connaître que tous les mystères de la vie de Jésus Christ sont enclos et enfermés dans celui de l’Eucharistie. C’est pour cela qu’elle nous exhortait et plusieurs autres personnes de ma connaissance, de les y adorer “ car ils y sont, disait-elle, compris en sorte que nous n’avons rien perdu des états de sa vie très sainte pour n’avoir pas été dignes de converser avec lui sur la terre ”.

Elle a eu en divers temps des apparitions de la sainte Vierge, de divers saints et âmes bienheureuses dans lesquelles elle a eu connaissance de l’état des âmes dans la gloire et plusieurs autres choses touchant la conduite de Notre Seigneur Jésus Christ sur son Eglise, plusieurs mystères de la foi et sur les desseins de Dieu tant pour des personnes particulières que pour tout notre saint Ordre.

Il me serait difficile d’exprimer la grande espérance que notre mère Madeleine avait en Dieu, mais je [452] suis témoin qu’elle n’a jamais rien entrepris ni exécuté d’important qu’après de longues prières, faisant voir par là que toute sa confiance était en Notre Seigneur. Elle disait “ qu’il fallait bien prendre garde que les âmes ne manquassent pas à l’espérance que Dieu veut qu’elles aient de le posséder en l’éternité et que Dieu exige tellement cette espérance de nous qu’il nous y oblige sous peine de péché. Qu’il ne faut rien regarder de ce qu’il y a sur la terre ni pour crainte ni pour assurance mais chercher en Jésus-Christ seul notre force, notre appui, notre puissance et nous donner tout à lui, le priant que comme il est venu en terre pour élever les âmes au sein de son Père, il daigne tirer les nôtres selon son bon plaisir et son conseil ”.

Je sais que dans les affaires de notre Ordre pour nous conserver dans la conduite de nos révérends pères supérieurs dont elle porta quasi tout le poids, sa patience surmonta les montagnes de peines et de difficultés et sa [453] confiance en Dieu, demeura immobile parmi les grands orages.

Il se passa une autre affaire fort fâcheuse de laquelle tout l’orage tomba sur cette servante de Dieu qui demeura durant tout ce temps en une paix si profonde qui naissait de sa grande confiance en Dieu qui faisait que nous ne la pouvions regarder sans l’admirer.

Ses espérances étaient souvent suivies de la Providence de Dieu sur elle qui lui voulait montrer que sa confiance en sa protection n’était point vaine car il a fait réussir des affaires selon ses désirs contre toute apparence humaine.

Une grande espérance de cette servante de Dieu paraissait lors principalement qu’elle était en la considération des grands biens que Dieu a réservés à ses élus dans la bienheureuse éternité et des promesses qu’il a faites aux âmes de les assister dans le chemin de leur sanctification. La seule pensée du ciel remplissait son âme d’une joie et d’une consolation si abondante qu’elle s’épandait sur [454] ses infirmités et lui rendait douces les afflictions les plus amères. “ Or sus, disait-elle sur le sujet de ses plus fâcheuses maladies et infirmités habituelles, toutes les misères de la vie passeront et puis nous irons dans ce beau pays de l’éternité où il n’y a ni pleurs, ni douleurs, ni gémissements et où nous posséderons tous les biens dans l’unité du Souverain Bien. Elle avait aussi fréquemment ces paroles pour se consoler de ses maux :“ Béni soit Dieu qui réparera toutes nos misères. ” Je lui ai fort souvent entendu faire ces discours et d’autres que je ne saurais rapporter non plus que la ferveur de laquelle elle les animait. Je dirai seulement ce que j’ai très souvent expérimenté en moi-même que quand elle était dans le discours de l’éternité et du bonheur des âmes que Dieu y attire par le chemin de la croix et du renoncement à soi-même et à toutes les créatures, j’en ai reçu de grandes aides pour suivre Notre Seigneur sur le chemin de la sanctification.

Un jour de Pâques elle me dit sortant d’un [455] ermitage dédié à la sainte Vierge “ que si les âmes savaient ce que c’est que la gloire, elles ne pourraient s’empêcher de la désirer d’un grand désir tant c’est une chose si belle et admirable et ce qui fait que l’on ne la désire pas, c’est qu’on ne la connaît point. ” Elle parlait de cela avec une disposition qui faisait bien connaître qu’elle avait reçu de Dieu ce jour-là quelque lumière bien particulière sur ce mystère.

Cette servante de Dieu m’a souvent fait connaître qu’elle n’avait point de plus grand désir que d’être unie à Jésus Christ et que sa grande et singulière dévotion était à la vie à la mort, aux mystères de Jésus Christ et à tout ce qu’il est en tant que Dieu est homme. Elle en parlait avec tant de ferveur que nous la considérions comme un séraphin qui, par l’ardeur de son amour et par la lumière divine, pénétrait si avant dans la profondeur des mystères qu’elle ne laissait rien passer qui regardât Jésus Christ sans s’y appliquer par amour et par adoration [456] continuelle car elle honorait tout ce qui appartenait à Notre Seigneur quelque petit qu’il pût être. Ses paroles, ses actions, les mouvements de son coeur, ses pensées, ses désirs, les lieux où il avait été, ses pas et les vestiges de ses pieds, les choses qui lui avaient servi et celles qu’il avait touchées. Enfin il n’y avait rien où elle ne trouvât moyen de lui rendre hommage.

Une fois qu’elle me parlait de ses dispositions et de quelques effets de l’amour de Dieu qui se passaient en son âme, ce qu’elle me dit me parut si beau que je le mis par écrit pour n’en pas perdre la mémoire. En voici les propres termes : “ Je ne puis dire combien ce que je sens est éloigné de toutes mes paroles, les opérations de Dieu en nom âme sont si intimes et l’amour, au moins ce que j’appelle ainsi, est si secret que je dis quelquefois : Amour vu que vous êtes si puissant, comment opérez-vous avec si peu de bruit ? Comment êtes-vous si caché ? Comment est-ce qu’on ne peut vous nommer ? Sinon que vous-même formez [457] dans l’âme ce nom d’amour sans qu’elle ait autre connaissance car il la laisse bien peu parler parce qu’il fait qu’elle meure et il me semble que sans cesse mon être ne fasse autre chose et que tout me serve à cela c’est à dire à mourir .” J’ai su de sa propre bouche que sainte Marie-Madeleine lui apparut en notre monastère de Lyon et lui fit entendre qu’elle lui donnait part en son amour en Jésus. Elle me dit aussi “ que cette sainte lui avait fait connaître que l’esprit malin par la haine qu’il porte à cet unique et véritable amour contrefait mille sortes de faux amours dans la monde pour le détruire. ”

J’était une fois en prière pour elle devant le Très Saint Sacrement dans le chœur de ce monastère, j’entendis une voix qui me dit en paroles distinctes et intelligibles : “ Cette âme est appelée à un amour séraphique, elle peut le perdre. Mais elle y est appelée. Ayez soin de prier et de faire prier pour elle car elle porte de grandes épreuves. ” [458] Elle-même m’a fait connaître qu’ “ elle avait une dévotion très particulière à l’ordre des Séraphins ” ce qui me confirme dans la croyance qu’elle avait participation à l’amour de ces esprits bienheureux.

Je puis rendre témoignage que, quoique cette servante de Dieu ait un cœur naturellement doux et affectif et une âme la plus reconnaissante que j’aie vue, parmi tout cela depuis le premier moment que j’ai eu la bénédiction de la connaître jusqu’au dernier de sa vie, je ne l’ai jamais vue attachée à chose aucune que par une très pure, très sainte et très parfaite charité et par une très simple vue de Dieu. Elle a eu toujours une très grande charité pour toutes sortes de personnes spécialement pour les pauvres nécessiteux et un très grand soin de pourvoir à leurs besoins sans en vouloir éconduire aucun, disant que “ elle aimait mieux donner à quelqu’un qui n’avait pas nécessité que de manquer à ceux [459] qui en avaient ”.

En l’année 1631, il y eut une grande cherté à Paris.. Elle nourrit un grand nombre de pauvres, elle fit augmenter le pain qu’on donnait à l’ordinaire à chaque pauvre et eut soin qu’on le fit meilleur et ne voulut pas que, pour cela, on refusa aucun de ceux qui viendraient demander hors de la distribution commune.

Elle était la mère commune des pauvres de ce faubourg et une des tourières du dehors avait charge de les visiter, de reconnaître leurs besoins et d’en rendre compte tous les jours à cette servante de Dieu qui redoublait ses soins pour eux à mesure que leurs nécessités étaient plus grandes. Quand elle savait qu’ils étaient malades, elle leur faisait faire des bouillons, elle leur envoyait des confitures, des matelas, de l’argent et de tout ce qu’elle pouvait. Elle leur donnait si libéralement que les charités qu’elle quêtait et recevait de dehors pour [460] leur distribuer avec ce qu’elle prenait au monastère n’étaient point pour faire les continuelles aumônes qu’elle faisait.

Lorsque les pauvres étaient en danger de mort, elle avait soin de les faire confesser, administrer les sacrements et préparer à bien mourir.

J’ai remarqué chez elle un talent très extraordinaire pour la consolation des affligés parce que, outre la grande compassion qu’elle avait par laquelle prenant part à la peine du prochain il semblait qu’elle partageait l’affliction avec lui et l’en déchargeait d’autant, on sentait en son entretien un certain effet de grâce qui élevait les âmes à Dieu et leur faisait connaître et estimer ce que vaut la croix quand elle se porte avec celle de Notre Seigneur Jésus Christ . J’ai connu plusieurs personnes de diverses conditions qui ont reçu beaucoup d’assistance et de consolation de cette servante de Dieu en leurs afflictions. [461] Sa charité était si générale que je puis assurer qu’il n’y a âge ni condition de personnes à qui cette servante de Dieu n’ait servi autant qu’elle ait pu pour les attirer à la connaissance et au service de Dieu. Je lui ai vu donner de très saintes et très belles instructions à la reine Marie de Médicis, à la reine qui est aujourd’hui régente, à Mesdames, filles de France, et depuis reines d’Espagne, d’Angleterre et duchesse de Savoie. Elle a fait le même à plusieurs autres princesses de ce royaume. Enfin depuis les plus grands jusqu’aux plus petits et jusqu’aux enfants, elle s’appliquait à les faire aimer et servir Notre Seigneur selon leur condition et la portée de leur âge.

Elle retira une fois une fille d’entre les mains de sa mère qui la voulait vendre pour avoir de quoi vivre, la mit pensionnaire aux Ursulines où depuis elle est demeurée religieuse et cette servante de Dieu quêta sa pension et sa dot avec une grande joie [462] d’avoir tiré cette âme d’un si évident danger. La mère irritée de ce qu’on lui avait ôté sa fille, vint en ce monastère dire mille injures à notre mère Madeleine qui parla si efficacement à cette pauvre femme qu’elle s’en retourna toute adoucie et lui promit de s’amender.

Elle avait un soin, pour toutes les sœurs, qui n’est point imaginable principalement quand elles étaient malades notablement. Elle n’oubliait rien de ce qu’elle voyait les pouvoir soulager ou adoucir leur mal. Elle les visitait souvent oubliant elle-même ses propres infirmités et sa faiblesse. Je me souviens que quoiqu’elle fut accablée de mal et eut peine à se soutenir, elle ne laissait pas pour cela d’aider à marcher une sœur paralytique pour lui faire faire 3 ou 4 pas en quoi elle seule réussissait mieux que les plus fortes du couvent.

Elle ne regardait que Dieu dans la charité et la plus pressante nécessité sans s’arrêter à la condition [463] des personnes. Et j’ai souvent remarqué qu’elle s’appliquait aux sœurs laies comme aux premières du monastère selon le besoin de chacune.

Elle avait une dévotion très particulière à la douceur de Notre Seigneur Jésus Christ conversant avec les hommes et j’ai remarqué assez souvent qu’étant occupée en des affaires importantes, elle recevait avec une douceur incomparable les religieuses qui la venaient interrompre pour des choses assez petites : elle s’appliquait à les écouter et leur répondre et à satisfaire à leur esprit avec autant de douceur et de paix comme si elle n’eût rien à faire ; aussi ne voyait-elle pas qu’il n’y eût rien de si important en la vie après ce que nous devons à Dieu, comme de donner la paix et la satisfaction à l’esprit du prochain.

Sa charité était supportante et elle avait un grand soin de pratiquer une sainte maxime que je lui ai souvent ouï dire “ qu’il fallait supporter en toutes sortes de personnes ce qu’il y avait en elle [464] de plus pénible et plus fâcheux et se si bien comporter avec toutes que personne n’eût rien à souffrir de nous .”

Elle nous disait “ que ce n’est pas dans les sens que la charité habite mais dans le cœur, que la charité n’arrête sa vue qu’en Dieu et que par conséquent nous ne devons considérer les unes dans les autres que ce que Dieu y a mis, qui est la vertu et la grâce. ”

Je sais qu’elle a fait de si grandes prières pour obtenir cette grâce que Dieu lui a accordée, comme il a paru en toutes rencontres.

Sa charité était tellement généreuse que rien ne lui semblait difficile particulièrement là où il y allait de l’honneur de Dieu et du salut des âmes. Elle vainquait pour cela toutes sortes de peines et ne se lassait jamais.

Cette servante de Dieu avait grande dévotion à la décoration des églises et à l’embellissement des autels. Tout ce qu’il y a d’enrichissement à l’église de céans, les beaux tableaux, les peintures et dorures, les riches ornements d’autel est le fruit de sa piété. C’est elle [465] aussi qui a fait réparer la chapelle de la Vierge qui est au-dessous le grand autel de l’église de céans où Dieu a fait anciennement un grand nombre de miracles. C’est elle qui l’a fait mettre en l’état où elle est et qui a réveillé la dévotion du peuple qui y accourt et y fait dire un bon nombre de messes à l’autel de la sainte Vierge devant lequel il y a une lampe d’argent allumée depuis plusieurs ans.

Elle avait une grande dévotion pour les saints Lieux que Notre Seigneur Jésus Christ et sa sainte Mère ont sanctifié par leur présence et auxquels ont été opéré les grands mystères de notre rédemption et disait assez souvent que “ si sa condition religieuse lui eût permis de sortir, elle eut employé une grande partie de sa vie à cette sorte de voyage ; elle les faisait en esprit. ”

Elle honorait fort les lieux où reposent les corps des saints et principalement ceux qui sont en plus grande vénération dans l’église. [466] Elle vénérait aussi beaucoup tous les lieux où la sainte Vierge s’est manifestée par quelques miracles et y envoyait des aumônes pour y faire dire des messes.

Elle avait une grande vénération pour les sacrements de l’Eglise et les regardait comme les canaux par lesquels le Fils de Dieu verse son sang sur son Eglise et ses grâces dans les âmes. Elle nous a quelques fois entretenues sur le sacrement du Baptême et sur l’effet qu’il produit dans les âmes nous en disant chose admirable.

Elle a toujours fait paraître combien elle estimait le sacrement de la Confession par le soin qu’elle prenait de le recevoir souvent et celui de l’Extrême Onction, le faisant donner soigneusement aux malades qu’elle savait en danger de mort.

Quand il entrait céans des novices qui n’avaient pas reçu le don de la Confirmation, je suis témoin qu’elle avait grand soin de leur faire recevoir et [467] leur faire connaître la dignité et l’importance de ce sacrement, les effets qu’il produit dans les âmes et les dispositions qu’il faut y apporter.

Pour le Très Saint Sacrement de l’autel, c’était l’objet le plus ordinaire de la dévotion de cette servante de Dieu et de ses adorations et c’était l’occupation la plus forte de son intérieur. C’était tout son recours en ses nécessités, c’était là d’où elle tirait toute la force en la tentation et toutes ses consolations en ses peines et afflictions et pour tout dire j’avoue pour la longue connaissance que j’ai de cette servante de Dieu que si elle a eu quelque sentiment de piété – comme elle en a eu de très grands et très signalés, ce qui en a paru en toutes les autres choses saintes – n’est rien auprès de ce qu’elle a témoigné à l’endroit de ce divin sacrement.

Elle avait les indulgences en grande vénération [468] et grand soin de les gagner. Elle portait avec beaucoup de dévotion les chapelets et les médailles bénites pour les gagner. Nous l’avons toutes vue en une dévotion très particulière aux Jubilés qui ont été de son temps et en de grandes applications à se disposer pour participer à ces grâces et pour en faire usage. Elle nous disait “ que comme les saints nous communiquent l’esprit et la grâce du Fils de Dieu, les indulgences nous en appliquent ces satisfactions ; que la sainte Eglise qui garde en ses trésors ces inestimables richesses en tire de temps en temps pour nous en enrichir ; qu’il n’y a rien en Jésus qui ne nous doit être en vénération singulière et à quoi nous ne devons souhaiter de prendre part.” Elle avait aussi grande estime de l’eau bénite et en prenait plusieurs fois le jour.

Sa charité pour les âmes du Purgatoire était très grande et particulière. Elle avait un grand soin d’insinuer cette dévotion dans les âmes. Quand [469] on apprenait la mort de quelqu’un, elle voulait que d’abord on se mit en prière pour son âme sans s’amuser de s’enquérir des causes ou des accidents de sa maladie.

Cette grande charité mérita qu‘ elle eût la connaissance de l’état de plusieurs âmes qui étaient sorties de cette vie : les unes qui la priaient de les secourir, les autres en reconnaissance du secours qu’elle leur avait rendu se faisaient voir à elle en l’état de la gloire qu’elles possédaient. Elle m’en a nommé plusieurs qui lui ont apparu.

Elle récitait l’office divin avec grande dévotion et disait “ que nous devions beaucoup peser et reconnaître le grand avantage que nous avions d’être appelées à faire en la terre l’office des Anges dans le ciel. ”

Quoiqu’elle eût en vénération toutes les cérémonies et les observances de l’Eglise, il n’y en avait point qui la touchât si fortement et qui réveillait sa ferveur comme celles de la Semaine sainte et celle de la [470] très sainte Messe. Elle ne s’y appliquait jamais qu’elle n’entrât dans les sentiments particuliers de dévotion sur les divines opérations du Fils de Dieu qui nous sont si saintement et si vivement représentées par ces sacrées cérémonies, et ne pouvait pas s’imaginer comme le monde négligeait des choses si saintes pour passer son temps comme il le fait à des choses si vaines comme sont celles de la vie.

Notre mère Madeleine de Saint Joseph a toujours eu un grand respect pour notre saint Père le Pape. Il ne venait rien de sa part qu’elle ne reçût avec honneur et profonde soumission. Elle considérait en lui la qualité de Vicaire de Jésus-Christ en terre et de chef ici de la sainte Eglise catholique, ce qui imprimait chez elle grand amour et estime et elle ne parlait jamais de lui qu’avec une grande révérence.

Notre Saint Père le Pape Urbain VIII ayant donné à ce monastère les indulgences des sept [471] autels de Saint Pierre de Rome, et une autre fois qu’il donna l’indulgence plénière à l’heure de la mort pour toutes les religieuses qui étaient lors en ce monastère, elle reçut ces grâces du Saint Siège avec plus de joie que si on lui eût donné tous les trésors de la terre.

Elle honorait les décrets du Saint Siège et des Conciles comme la parole de Dieu. Elle avait aussi en très particulière vénération le Saint Concile de Trente. Je lui en ai quelques fois ouï rapporter quelque point qu’elle en avait appris.

Lorsque Monsieur le cardinal Barbarin vint légat en France du temps du Pape Urbain VIII, elle le fit supplier de venir donner sa bénédiction à cette communauté, qu’elle reçut avec grande consolation et respect.

Elle a toujours rendu de très grands respects à Messieurs les Nonces, tenait à grand bonheur [472] quand ils lui faisaient la grâce de venir dire la Sainte Messe dans notre église, communier la communauté de leurs mains aux fêtes solennelles et lui donner la bénédiction.

Elle respectait aussi beaucoup Messieurs les Evêques, leur parlait avec une profonde révérence et recevait leur bénédiction avec grande humilité comme je l’ai vu en plusieurs rencontres.

Elle avait en très grande vénération la dignité sacerdotale et respectait comme des Anges ceux que Dieu y avait appelés. Lorsqu’il paraissait en eux quelques défauts, elle avait grand soin de les couvrir. Elle recommandait soigneusement de prier pour eux afin que Dieu fut honoré en eux et qu’il les rendit dignes de leur ministère. Elle avait un grand respect pour les prédicateurs et voulait qu’on les honorât comme venant de la part de Dieu et annonçant sa sainte Parole. Elle ne [473] pouvait souffrir qu’on n’en parlât qu’avec respect. Elle prenait la liberté de reprendre les plus grandes dames quand elle les entendait parler avec peu de dévotion et estime des sermons et des prédicateurs.

Je lui ai souvent ouï parler de la condition religieuse avec une grande estime et vénération. Elle témoignait une grande joie quand quelques personnes l’embrassaient et disait sur ce sujet que “ la grâce de la religion était si grande qu’on n’en reconnaîtrait la grandeur que dans le ciel, que c’était vivre ici-bas de la vie des Anges en pureté et sainteté et en élévation continuelle vers Dieu. ”

C’est dans cette vue qu’elle rendait tant de respect à toutes les religieuses même à celles dont elle était la supérieure, qu’elle ne leur parlait jamais qu’avec douceur et humilité.

C’est aussi pour cela, qu’encore qu’elle ait beaucoup d’humilité en toutes choses et beaucoup de déférence pour les puissants de la terre, c’était toujours sans [474] souffrir aucunes sortes d’avilissement en la condition religieuse qu’elle voulait que tout le monde honorât. Elle reprit une fois une religieuse de ce monastère de ce qu’elle se familiarisait trop avec une princesse encore enfant et de quoi elle souffrait qu’elle lui donnât de petits soufflets en se jouant parce que elle ne trouvait pas cette action assez respectueuse.

Notre Mère Madeleine avait une très grande dévotion aux saints et un grand recours et confiance en leur intercession. Et il y en avait entre autres quelques uns vers qui sa dévotion était plus particulière comme les Saints Apôtres, saint Joseph, sainte Madeleine, saint Jean Baptiste, saint Michel, notre Mère sainte Thérèse était des premières et ensuite quelques autres que je serais trop longue à nommer.

Elle révérait beaucoup les images de Notre Seigneur, de la sainte Vierge et des saints et fit faire quantité de tableaux qui les représentaient. Elle [475] les fit mettre par tous les endroits de ce monastère pour exciter la dévotion et en visitait grand nombre tous les jours.

Sa dévotion envers la sainte Vierge était très grande et extraordinaire. Il me serait difficile de la pouvoir exprimer. Elle en parlait souvent à toutes les religieuses et disait que “ nous devions avoir soin de regarder et honorer la sainte Vierge en tous les mystères du Fils de Dieu et de joindre nos honneurs à ceux qu’elle rendait à son Fils. ”

Elle disait aussi qu’ “ elle honorait tous les jours une des grandeurs de la sainte Vierge, lui demandant quelques unes de ses vertus et qu’elle lui donnât son Fils. ”

Elle faisait ordinairement recourir à la sainte Vierge pour tous les besoins des personnes qui se recommandaient à nos prières.

Elle exhortait les prieures et les maîtresses des novices de l’Ordre de porter fortement les âmes à [476] cette dévotion de la sainte Vierge et disait que “ c’était un des plus grands privilèges de l’Ordre d’avoir pour patronne, pour mère et pour maîtresse la mère du Fils de Dieu et que cela nous obligeait d’avoir un regard très spécial vers elle . ”

Elle fut cause que le Père Gibieuf écrivit le livre des grandeurs de la sainte Vierge.

Sa vénération pour les saintes reliques était très grande. Elle en portait sur elle avec beaucoup de respect et de dévotion. Elle recevait une grande joie lorsqu’on lui en donnait mais sur la fin de sa vie, sa dévotion s’accrut si fort et le désir d’enrichir ce monastère de ces saints trésors, qu’elle n’a rien oublié pour en amasser de tous côtés. Et Notre Seigneur a tellement béni son travail qu’elle en a eu un grand nombre de très belles et fort assurées que la reine Marie de Médicis, la reine à présent régente, la feue reine d’Espagne, plusieurs princesses, prélats et autres personnes de condition [477] lui ont données. Elle les faisait enchâsser fort richement et placer très décemment ainsi qu’il se peut voir dans ce monastère et avait grand soin de les faire vénérer par les religieuses.

Une de ses grandes dévotions – comme elle nous l’a témoigné assez souvent – était d’aller plusieurs fois le jour devant le Saint Sacrement pour rendre honneur à la demeure que Notre Seigneur y a fait parmi nous, pour se lier à l’adoration qu’il rend à son Père et pour y honorer sa très sainte Passion et pour satisfaire à une des grandes obligations des religieuses qui est de suppléer au peu d’amour et d’adoration que les hommes rendent à la Croix et à la mort de Notre Seigneur Jésus Christ.

Depuis qu’elle fut la première fois prieure de ce monastère, Monseigneur le cardinal de Bérulle lui ordonna de communier tous les jours, ce qu’elle faisait avec beaucoup de dévotion.

Sa dévotion au Saint Sacrifice de la Messe était [478] très grande et elle nous recommandait sur toutes choses de nous appliquer à ce qui se fait en cet adorable sacrifice comme à chose grande et importante “ qu’il faut tout quitter pour cela, que nous nous devions souvenir que c’est Jésus Christ qui nous appelle à son sacrifice et que, quand on perd la grâce qu’il y eût donné, on perd beaucoup plus qu’on ne saurait gagner par toutes les meilleures choses que l’on pourrait avoir en la vie et qu’elle estimait beaucoup plus le don que Notre Seigneur nous fait dans le Saint Sacrement que toutes les grâces extraordinaires et les lumières les plus élevées. ”

Cette servante de Dieu employait tous les jours plusieurs heures en oraison mentale et je puis dire selon la connaissance qu’elle m’a donné de son intérieur que sa manière d’oraison était une union de tout ce qu’elle était à la personne sainte de Notre Seigneur Jésus Christ.

Je la voyais souvent avec des effets de Dieu si [479] puissants qu’ils étaient capables de mettre en extase une âme moins forte que la sienne. .Les grands et continuels emplois qu’elle avait, ne séparaient point son esprit de l’application à Dieu. Et quoi qu’elle apportât grand soin à tenir caché les choses grandes et extraordinaires qui se passaient en elle, on ne pouvait pas beaucoup converser avec elle qu’on ne reconnût bien facilement qu’il se passait quelque chose de grand en son âme. J’en parle en témoin de vue.

A mesure que cette servante de Dieu avançait en âge, elle s’adonnait avec plus d’assiduité à ce saint exercice de l’oraison de façon que les dernières années de sa vie on ne la trouvait quasi plus qu’au chœur devant le Saint Sacrement, ce qui est si vrai que les sœurs avaient peine de trouver le temps de balayer le chœur tant elle s’y rendait assidue. Elle disait elle-même qu’ “  elle savait faire état de patience et de prières et que ses infirmités qui allaient accroissant l’obligeaient à recourir à Dieu [480] avec plus de soin que par le passé. ”

Elle disait que “ l’esprit malin faisait tous ses efforts pour détourner les âmes de la prière sachant bien que ce sont les armes que Dieu nous donnait pour nous défendre et pour le vaincre. ”

Elle disait aussi que “ l’opinion qu’avaient certaines personnes que ceux qui ont facilité de s’appliquer à Dieu en tous temps et en tous lieux, n’avaient nécessité de beaucoup prendre de temps pour faire oraison, était une grande erreur puisque Notre Seigneur Jésus Christ qui était toujours en une si haute contemplation ne laissait pas de prendre du temps et de se retirer les nuits pour prier Dieu, son Père, ainsi que le rapporte l’Evangile . ”

Elle disait que “ pour obtenir de Dieu ce qu’on lui demandait, il fallait accompagner notre prière de grande humilité, qu’il y avait peu d’âmes dignes de demander et d’obtenir parce qu’il y en avait peu de vraiment humbles ”. Sa façon en la prière [481] était fort simple, humble et attentive et pleine de révérence.

Cette servante de Dieu était souvent élevée en une très haute contemplation et elle avait des communications et apparitions de Notre Seigneur, de la sainte Vierge, de son bon Ange, de sainte Madeleine, de sainte Blandine et autres saints et de plusieurs âmes bienheureuses et elle m’a fait connaître que ses visions et apparitions lui étaient si communes qu’elle ne s’en étonnait, ni émouvait nullement.

Elle m’a aussi fait connaître que l’application à la personne sainte de Notre Seigneur Jésus Christ a été la plus ordinaire et la plus constante disposition de sa vie, qu’elle avait une très particulière application à l’état du Fils de Dieu incarné et sa première oblation à Dieu son Père et à son état d’adoration et d’immolation au Très Saint Sacrement sur quoi elle a eu de très grandes lumières. [482] Sa grande capacité était la cause qu’on la consultait souvent sur l’oraison et sur les dispositions intérieures. A quoi elle répondait toujours par des avis qui tendaient à la pratique des vertus chrétiennes.

Je l’ai toujours vue fort difficile à asseoir jugement sur des voies extraordinaires, disant qu’ “ il fallait des années pour les considérer et examiner. ” Elle éprouvait beaucoup les âmes qui étaient en ces voies et désirait surtout que la vertu égalât les lumières en elles.

Elle faisait bien plus d’estime de la solide vertu que de plusieurs visions ou révélations parce que, disait-elle “ l’âme se pouvait bien perdre dans ces dons extraordinaires, s’ils ne sont accompagnés d’une grande humilité, mortification et soumission d’esprit. ”

J’ai reconnu en plusieurs choses que cette servante de Dieu avait le don de prophétie dont je ne rapporterai que quelques unes pour éviter la longueur. Elle m’assura une fois de la mort d’un gentilhomme [483] qui avait été tué bien loin d’ici et qu’elle avait appris par des voies extraordinaires, Dieu lui ayant révélé.

Elle disait fort souvent que “ les malheurs des guerres présentes étaient causés par les irrévérences que l’on commet vers la personne sainte de Notre Seigneur Jésus Christ. ” J’ai cru que ce qu’elle en disait venait d’une connaissance surnaturelle.

Cette servante de Dieu a su le temps de sa mort plusieurs années avant qu’elle fut arrivée. Et une fois je la suppliai de me dire combien elle pensait vivre, elle me répondit environ soixante ans, ce qui est ainsi arrivé.

Le même jour qu’elle revint de notre second monastère de Paris pour être la deuxième fois prieure en celui-ci, elle me dit que Dieu lui avait montré clairement que ce serait sa dernière charge et qu’elle avait encore un peu de temps pour se disposer à la mort, ce qui a été véritable, car elle a été deux ans hors de charge devant sa mort. [484] Un an avant son décès, elle écrivit à la Mère Marguerite de Saint Elie qui était fort malade en notre second couvent de cette ville, qu’ “ elle ne mourrait pas de cette maladie, au contraire que c’était elle qui mourrait la première. ” Ce qui fut ainsi car la Mère Marguerite de Saint Elie survécut huit jours cette servante de Dieu.

Je suis aussi très certaine que notre Mère Madeleine avait en un haut degré le discernement des esprits. Je me souviens que lorsqu’elle était prieure en ce monastère, sur le jugement que l’on faisait de la différente capacité de deux de ses religieuses pour la conduite, elle dit à la personne qui faisait le jugement que “ quand celle qu’on estimait le plus serait en charge, on y découvrirait des défauts qui n’avaient pas paru jusqu’alors et au contraire on découvrirait parmi les charges en celle qu’on estimait le moins des perfections qu’on n’y avait pas remarquées auparavant. ” Le temps vérifia ses paroles et comment les autres s’étaient méprises au jugement de ces deux religieuses. [485] La conduite qu’elle a tenu à la réception de plusieurs religieuses a bien fait voir qu’elle agissait par d’autres lumières que celles de la prudence naturelle. Elle reçut entre autre une jeune dame, veuve du comte de Bury, laquelle était d’une complexion si délicate, si faible et si infirme que les médecins ne jugeaient pas qu’elle dut vivre longtemps ni qu’elle put en aucune façon garder aucune des austérités de notre règle. Elle la reçut non seulement pour être du chœur mais pour être sœur laie qui est une condition bien plus pénible et laborieuse. Dieu fit un si grand changement en cette dame que dès lors et toujours depuis elle a eu assez de santé et de force pour garder la règle et pour la charger de la cuisine. J’aurais beaucoup d’autres preuves à donner que je tais pour éviter la longueur.

Je dirai seulement que par la lumière que Dieu [486] lui donnait, elle connaissait des choses très cachées dans les âmes. Il y en a plusieurs de celles-ci qui ont été sous sa conduite, qui m’ont témoigné qu’elle leur parlait des dispositions de leur intérieur et leur en représentait l’état comme si elle eût lu dans leurs âmes et qu’elle avait un grand don de Dieu pour débrouiller les esprits qui, par défaut de lumière, ne pouvaient pas se découvrir.

J’assure que la vie de cette servante de Dieu depuis qu’elle a été religieuse a été une préparation continuelle à mourir comme elle a fait de la mort des saints. La pensée de la mort lui était fort présente dès ses premières années et l’appréhension des jugements de Dieu qui lui a toujours continué comme elle me l’a fait connaître diverses fois. J’ai cru et avec beaucoup de raison que cette pénible appréhension de la mort était un effet de la grâce et non de faiblesse de nature. Et que comme le mystère de la passion de Notre Seigneur Jésus Christ avait [487] toujours été l’objet principal de ses dévotions, que Notre seigneur par opération de grâce en elle lui faisait boire en son calice et participer à l’état pénible de son agonie et aux dispositions avec lesquelles il portait la fâcheuse vue de la mort.

Elle fut quinze jours malade de la maladie dont elle est morte pendant lesquels elle fut tous les matins communier au chœur et y passait plusieurs heures tous ces jours nonobstant l’extrémité de son mal.

Trois jours devant sa mort elle désira aller visiter un ermitage dédié au mystère de l’Incarnation qui est dans le fond du jardin et voulut faire ce pèlerinage à pied quoiqu’il fut très éloigné, qu’elle eut les jambes extrêmement enflées et qu’elle fut si mal qu’à peine se pouvait-elle soutenir pendant ce voyage. Elle adoucissait par la douceur de ses paroles la tristesse des sœurs qui l’accompagnaient, causée par la crainte de la perdre car quoiqu’elle fut en cet [488] état et qu’elle souffrit de très aiguës douleurs, sa douceur, sa gaieté ordinaire et son application aux sœurs n’étaient en rien diminuée et pour ne pas nous affliger de la pensée de sa mort, elle s’empêchait de rien dire qui pût nous y faire penser.

Parmi tout cela elle était dans une humilité si profonde qu’elle prenait occasion de tout d’entrer dans le mépris de soi-même.

Le mercredi, veille de sa mort, elle communia au chœur où, ayant été un temps notable, la faiblesse et le mal la pressait si fort qu’il fallut la remporter à l’infirmerie où elle fut saisie d’une oppression si violente qu’il semblait qu’elle dût mourir. Elle revint de cet accident et voyant notre mère prieure et toutes les sœurs alarmées et éplorées, elle les consola d’une façon douce, agréable et élevante à Dieu.

Le jeudi, jour de sa mort, on lui apporta le Saint Sacrement dans son lit, notre mère prieure l’ayant priée de ne se point lever pour l’aller recevoir au [489] chœur ne jugeant pas qu’elle en eut la force à quoi elle obéit. Elle communia par viatique et reçut ce divin Sacrement avec tant d’amour et dans des dispositions si saintes que la joie qui en rejaillissait sur son visage nous la faisait voir comme un Ange. Elle se tint dans ces sentiments jusqu’environ 10 heures devant midi, sentant sa fin approcher. Elle désira d’aller rendre à Notre Seigneur dans le chœur les dernières adorations de sa vie, mais comme on l’y portait, elle tomba en une si grande faiblesse que nous croyons qu’elle en dût mourir. Elle en revint. Et comme le révérend Père Gibieuf, un de nos supérieurs, était entré pour l’assister en la nuit, elle lui témoigna beaucoup de joie de le revoir, se confessa à lui et lui demanda l’Extrême-Onction.

Monseigneur Bolognety, lors Nonce de Sa Sainteté en France, revint en propre personne, reprendre des nouvelles de la santé de cette servante de Dieu . et quand il sut qu’il n’y avait plus d’espérance de sa vie, il témoigna un fort grand regret et se recommanda à ses prières et lui envoya une médaille de l’indulgence plénière avec la bénédiction de Notre Saint Père, qu’elle reçut avec beaucoup de dévotion et fort grande reconnaissance.

Lorsqu’elle vit arriver le révérend Père Gibieuf portant les sainte huiles de l’Extrême-Onction, elle en témoigna une très grande satisfaction disant : “ Je ressens une grande joie, me voyant sur le point de recevoir la grâce de Jésus-Christ par ce dernier sacrement. ” Elle les reçut avec des dispositions dignes de sa vie et de sa mort et demeura jusqu’au dernier moment de sa vie, l’esprit fort libre et fort tranquille.

Un quart d’heure devant l’agonie, passant sa main sur son visage, elle dit fort doucement ces paroles “ Les inquiétudes de la mort m’environnent. ” Et demeurant le visage fort élevé, elle dit ces autres paroles “ Jésus Christus, filius Dei, miserere nobis. ” et tomba au même temps en l’agonie [491] où elle ne fut qu’environ un quart d’heure, les yeux toujours élevés au ciel, le visage majestueux et plein d’une grande douceur, paraissant si remplie de Dieu et si profondément appliquée à lui que ceux qui la voyaient en cet état et un de nos ecclésiastiques qui accompagnait le Révérend Père Gibieuf en cette action, a témoigné d’avoir été plusieurs jours occupé de ce qu’il avait vu en cette servante de Dieu.

Elle rendit l’esprit entre les mains de Notre Seigneur en cet état d’élévation que j’ai dit, le trentième avril, jour de jeudi de l’année 1637, une heure et demie après midi, âgée de 59 ans moins dix huit jours dont elle en avait saintement vécue 32 et demi dans la religion.

Son corps fut porté au chœur avec les cérémonies accoutumées. Nous récitâmes les prières et suffrages pour satisfaire aux coutumes de la sainte Eglise et de l’Ordre quoique nous nous sentions plus portées [492] à la prier qu’à prier pour elle car sa seule vue portait odeur de sainteté. Notre dévotion et la croyance que nous avions toutes conçue que cette âme jouissait déjà de Dieu fut beaucoup fortifiée par ce qui arriva la même nuit : le corps commença d’exhaler une très agréable odeur qui n’avait en tout rien de commun avec les parfums de la terre et qui les surpassait de beaucoup. Cette odeur dura quelques heures ne se faisant pas sentir généralement à toutes mais à quelques unes. Après avoir cessé elle recommença lorsqu’on chantait la messe et au temps de la communion. Plusieurs sœurs témoignent l’avoir sentie incomparablement plus suave et plus excellente qu’auparavant.

Le concours du peuple fut si grand dans notre église que nous n’en avons jamais vu un tel. On y accourut à la foule de plusieurs endroits de Paris et toutes sortes de personnes. Il y en eut quelques unes des endroits les plus écartés qui dirent céans [493] à une de nos mères qu’ils y étaient accourus sans savoir pourquoi sinon qu’ils s’étaient sentis obligés par un mouvement particulier fort puissant de venir à notre église.

Plusieurs personnes passaient leurs chapelets par la grille priant les religieuses de les faire toucher à ce saint corps. Ils demandaient des fleurs dont elle était couverte et la presse était si grande que les religieuses ne pouvaient suffire.

Les reines et les princesses voulurent avoir quelque chose qui eut appartenu à cette servante de Dieu et le nombre des personnes qui en demandaient était si grand, qu’après avoir distribué ses croix, médailles, chapelets et images, il fallut mettre ses habits en pièce pour satisfaire à la dévotion du peuple. Il s’en trouva qui demandèrent jusqu’aux épingles qui lui avaient servi.

Je sais que Dieu fait beaucoup de miracles par l’intercession de cette servante de Dieu par [494] l’attouchement des choses qui lui avaient servi, ce qui se pourra voir par quelques procès-verbaux qui en ont été faits devant les Evêques quoiqu’on en ait recueilli qu’un très petit nombre en comparaison de ceux que Dieu a opéré par cette sienne servante.

Je sais aussi que Dieu a continué de temps en temps de la manifester par diverses odeurs surnaturelles et moi-même j’ai joui quelques fois de cette faveur.

J’atteste et certifie que tout ce que j’ai dit ci-dessus est très véritable et que l’estime que j’ai des grâces et des vertus de cette servante de Dieu est incomparablement plus grand que tout ce que j’en ai dit et tout ce qui m’en reste à dire. En foi de quoi, je l’ai signé de mon seing en présence de deux notaires apostoliques de Paris en notre monastère de l’Incarnation ce dixième juillet 1647.

Sœur Marie de Jésus.

Déposition de Agnès de saint Michel

Entrée au carmel de l’Incarnation en 1616, Professe du carmel de la Mère de Dieu, prieure à Angers, Procès tome 1.

choix à faire = couper la fin

[690] Michelle Josse, dite sœur Agnès de saint Michel, religieuse de l’Ordre de Notre-Dame du Mont Carmel selon la réforme de notre mère sainte Thérèse, de la congrégation de France, professe du second couvent de la ville de Paris, dit de la Mère de Dieu, et humble prieure des religieuses du même Ordre de la ville d’Angers, âgée de quarante neuf ans et de trente de religion, certifie et atteste que j’ai eu le bonheur [691] d’être instruite pendant mon noviciat par feue notre très révérende mère Madeleine de saint Joseph.

J’ai fait profession entre ses mains et demeuré depuis sous sa conduite quatre ans pendant lesquels j’ai reconnu chez elle tant et de si grandes vertus que je confesse que je n’ai point de paroles suffisantes de les exprimer.

Je fus reçue en notre premier couvent de Paris en l’année mil six cent seize où je trouvais les religieuses dans un si grand esprit de retraite et de silence qu’il semblait que ce fussent des ermites. Et il y avait tant de perfection dans le monastère et la régularité y était si parfaitement observée, qu’il paraissait bien que celle qui avait formé en la vie religieuse tant de saintes âmes était elle-même très sainte et très capable.

Lorsque j’entrais dans le couvent, notre révérende mère Madeleine était allée en établir un en la ville [692] de Lyon par l’ordre de nos révérends pères supérieurs. Elle revint comme j’étais encore en habit séculier et cinq semaines après que j’eus celui de la religion, la fondation du second couvent de Paris fut faite par cette servante de Dieu. Elle me demanda quelque peu de temps auparavant : “ si je voulais bien aller avec elle pour être une des pierres vives de la maison de la sainte Vierge ”. Je lui dis franchement que oui, me sentant très contente de la suivre quoiqu’il y eut si peu qu’elle fut revenue de Lyon et moi si peu que j’étais novice. Je ne pouvais pas en avoir autre connaissance que par l’intérieur de mon cœur que je sentis, dès cette heure, tout à elle. Depuis cet instant je ne m’en suis jamais sentie séparée, au contraire ma soumission, mon respect et liaison vers elle croissaient toujours de plus en plus de sorte que les paroles de cette bonne mère portaient une telle impression en mon âme que, quand elle me disait quelque chose, je la croyais comme si ç’eût été mon bon Ange qui me l’eût dit clairement de la part de Dieu.

[693] Je ne croyais pas qu’on pût avoir tentation ou peine contre elle tant je sentais que sa sainteté et que sa conduite, ses actions et ses paroles étaient remplies de l’esprit de Dieu. En même temps qu’elle me faisait donner à Dieu, je sentais que son esprit était tout en lui et que c’était lui-même qui me parlait en elle. Quelquefois je la priais de me redire ce qu’elle venait de me dire sur mes dispositions intérieures, elle me répondait : “ Je ne peux, que ne les reteniez-vous. ” Ce qui m’a fait voir fermement que Dieu ne lui donnait rien au moment présent que pour la pure nécessité de mon besoin, et elle ne m’en voulait pas dire davantage à l’heure mais elle m’envoyait devant le Saint Sacrement m’offrir à Notre Seigneur pour ce qu’elle m’avait dit.

Ce qui se sentait continuellement, étant avec notre bonne mère Madeleine, c’est qu’elle était dans un respect continuel devant la majesté de Dieu ce qui s’imprimait dans celles qui l’approchaient et les élevait à Dieu. [694] Ce qu’elle disait aux âmes était si profond et si efficace qu’il semblait que ce fut Dieu qui parlât lui-même par sa langue et que sa puissance divine portât ses paroles dans les âmes et dans les cœurs pour les incliner du côté qu’il voulait.

Sa paix et tranquillité étaient chose admirable et dans toutes les grandes affaires de notre Ordre dont elle avait principal soin et celles du monastère qu'elle avait toutes sur les bras et lesquelles lui étaient une charge d'autant plus grande qu'elle n'avait avec elle que des jeunes filles qui ne la pouvaient soulager mais seulement accroître son travail par l’assiduité qu’elle était obligée de rendre à leur conduite, nonobstant tout cela et encore ses grands maux de tête et plusieurs autres infirmités, il ne m’est jamais arrivé qu’une seule fois de l’avoir vue un peu retirée et qu’elle ne m’ait fait l’agrément accoutumé lorsque j’allais à elle. Une fois étant tourière et lui allant porter quelque chose qu’une personne lui envoyait, [695] elle me regarda doucement sans dire mot, ce qui me fit juger que les affaires de notre Ordre étaient en fort mauvais état. J’ai su depuis qu’elle était lors en grande angoisse des affaires de l’Ordre mais c’était de quoi elle ne parlait point que de sa peine et de ceux qui en étaient la cause.

Elle avait aussi beaucoup de peine pour pourvoir au temporel tant pour ce qui regardait en particulier la maison que pour les grands frais qu’il fallait faire pour les affaires de notre Ordre. Mais elle se contentait de recourir à Dieu et d’employer les moyens qu’elle trouvait convenables et n’en parlait jamais à la communauté. Une fois elle me dit qu’une personne qui travaillait aux affaires de l’Ordre la pressait de lui donner de l’argent dont il avait besoin et qu’elle n’en avait point et qu’elle se sentait si chargée de voir que d’un côté on la pressait si fort et que de l’autre elle était sans moyen d’y satisfaire, que les jambes lui en tremblaient.

J’admirais sa grande prudence en toutes choses. Elle [696] s’appliquait aux affaires grandes et petites et toujours élevée à Dieu. Je considérais en toutes rencontres son grand jugement et le grand ordre qu’elle donnait à tout : en trois mots elle résolvait les affaires importantes. Une fois un des amis de ce monastère d’Angers qui avait traité avec elle, me dit en admirant sa prudence, qu’en deux ou trois mots elle avait conclu l’achat de cette maison d’Angers. Il est à remarquer que cette affaire était fort difficile : une dame à qui appartenait la maison ne nous la voulait laisser qu’à condition de nous obliger à plusieurs messes et prières pour les morts, ce qui nous eut été une très grande charge mais la prudence et la charité de notre bonne mère nous en délivrèrent et fut cause que nous avons eu la maison sans cela.

Quoiqu’elle fut chargée de si grandes affaires et si importantes à notre Ordre et qu’elle eut tant d’infirmités, elle ne laissait pas de s’appliquer aux besoins intérieurs et extérieurs des sœurs avec tant de soin que si elle n’eut d’autre chose à faire.

[697] Je peux dire que son seul regard conduisait tout le couvent de la Mère de Dieu (où elle était prieure) qui était dans une grande observance et les religieuses fort élevées à Dieu, et notre bonne mère me dit une fois que : “ C’était la sainte Vierge qui gouvernait le monastère. ” Ce fut au temps que les anciennes de la maison furent choisies pour être prieures en d’autres couvents et qu’il ne demeurait plus que des jeunes avec elle.

Elle était extrêmement exacte à tout ce qui était de la régularité. Il me souvient qu’elle ne me voulut pas faire parler, un jour de fête, à un mien frère Capucin qui était venu à leur chapitre et s’en retournait, quelque prière qu’on lui en fit.

Une fois je lui fus demander durant Prime si j’irais aider à des sœurs qui faisaient quelques affaires de nécessité à la cuisine, elle me dit fort sérieusement qu’il ne fallait pas parler devant que Prime fut dit et ne m’y voulut jamais envoyer.

Cette bonne mère se comportait avec tant de bénignité [698] et de conduite de Dieu avec chacune de nous, qu’il semblait qu’à chacune elle n’eut que celle-là à faire. Avec celles qui étaient d’âge, c’était chose admirable que la douce familiarité avec laquelle elle les traitait et les faisait rendre à la mortification. Il y avait une si grande bénédiction en sa conduite que trois de nos bonne sœurs, qui avaient chacune près de soixante ans, étaient dans toute la régularité car, encore que la servante de Dieu fut extrêmement douce, néanmoins elle voulait que la régularité et la charité fussent toujours observées.

Pour les jeunes, je n’ai point de paroles pour exprimer sa très grande charité vers elles, et comme elle ses rendait à leurs besoins, elle passait des heures entières avec elles, en quoi connaissant la grandeur de son esprit et de sa capacité, je la trouvais plus admirable que si je lui eusse vu faire des miracles : comme elle révérait Dieu dans chaque âme, il n’y avait point de soin et de travail qu’elle ne trouvât bien employé pour les servir tant soit peu.

En mes commencement dans la vie religieuse, Dieu [699] permettait que je fusse travaillée de tentations qui augmentaient la répugnance que j’avais par ma nature imparfaite à me rendre aux pratiques de vertu que Dieu demandait de moi. Quelquefois notre bonne mère me faisait mettre auprès d’elle et s’élevait à Dieu pour moi et de temps en temps me demandait : “ Comment êtes-vous ? ” et ne me renvoyait point que je ne fusse libre de tentation.

Elle avait un très grand soin de nous faire instruire des points de notre sainte foi : toutes les semaines le révérend père Gibieuf, docteur en théologie, dont la capacité et piété sont assez reconnues nous les avait enseignés, une fois chaque semaine. C’était la plus grande dévotion qu’elle nous donnait : elle nous recommandait beaucoup d’adorer Notre Seigneur Jésus Christ en son père, dans son enfance en ses souffrances et en sa croix et d’honorer très singulièrement la sainte Vierge.

J’ai remarqué qu’elle ne souffrait point de bassesses aux âmes, ni attaches à leur propre volonté pour peu que ce fût, [700] mais elle les voulait dans un grand dégagement d’elles-mêmes et de tout ce qui est avec, et dans une élévation continuelle vers Dieu jusque dans les choses les plus petites, et elle avait une grâce très puissante pour les établir dans cette disposition. Pendant mon noviciat ce qu’elle m’enseignait le plus était ce dégagement parfait dont je viens de parler et l’obéissance. Ce fut ce qu’elle me représenta davantage en me faisant faire profession et ce qu’elle enseignait à toutes plutôt par effets que de paroles.

Vers ce temps là, elle offrit elle-même à nos révérends pères supérieurs quasi toutes les anciennes de son couvent pour aller en d’autres de notre Ordre voyant qu’elles y étaient nécessaires pour être en charge. Elle se priva premièrement de sa sous-prieure, puis de la maîtresse des novices qui était une fort sainte âme et en qui elle avait une parfaite confiance, après elle donna l’infirmière qu’elle aimait beaucoup et qui lui était bien nécessaire dans ses grandes infirmités qui n’étaient presque connues que d’elle, enfin elle se privait très volontiers de tout pour la charité.

Une fois, une de nos mères qui allait être prieure à un [701] autre couvent, me demandant si je voulais bien aller avec elle, et lui en ayant fait paraître que je n’en avais point d’envie, notre mère Madeleine m’en reprit et une autre fois lui ayant dit que j’étais prête d’aller partout où on me voudrait envoyer, elle m’en témoigna grande amitié.

J’ai remarqué aussi la droiture et la force de sa conduite en ce que quelque affection qu’elle daigna me porter, jamais elle ne m’a accordé chose conforme à ma faiblesse lorsqu’il m’arrivait lui faire paraître de le désirer, mais toujours elle tenait ferme dans ce qu’elle connaissait que Dieu demandait de moi.

Elle reprochait les fautes avec tant d’efficace que l’on n’y pouvait plus retourner : son regard seulement m’enseignait tout ce que je devais faire. Je peux bien dire que cette servante de Dieu me servait de vraie mère. Encore qu’elle me fit accomplir l’obéissance qui m’envoyait hors d’avec elle, ce fut avec tant d’amour et de charité que quoi que je [702] fisse tout le plus grand sacrifice que j’eusse à faire en la terre, ce fut pourtant avec élévation à Dieu telle que je ne la puis exprimer : il ne me fut pas possible de dire une parole pour en témoigner la moindre répugnance et cela par la grâce que Dieu mettait en cette sainte âme. Elle voulait que la liaison fut selon Dieu et non selon les sens et la donnait ainsi vers elle. Celle que j’y avais toujours eu s’augmenta encore par cette séparation et ma dépendance à sa sainte conduite que, par sa très grande charité, elle m’a continué par ses lettres fréquentes jusque à un mois devant sa sainte mort que je reçus sa dernière, et sa bonté était telle que c’était toujours de sa main quoiqu’elle eut de grandes incommodités aux yeux. Toutes les lettres que cette servante de Dieu m’écrivait, étaient remplies d’une sainte et divine doctrine par laquelle elle m’instruisait de ce qui m’était nécessaire tant pour moi en particulier que pour les âmes dont Dieu m’avait chargée. Elle m’excitait très particulièrement à la charité et à la douceur et me disait “ Je vous recommande cela autant que je peux et de ne [703] jamais dire de paroles rudes aux sœurs mais toujours doucement et avec un visage ouvert et charitable, leur parler et leur dire ce qui sera besoin, surtout élevant votre esprit à Dieu pour elles et ne leur parlant pas par l’esprit naturel mais par l’esprit de Jésus Christ qui est bénin, doux, fort et puissant non pour charger les âmes mais pour travailler avec persévérance jusqu’à ce que vous les ayez mises au point où sa divine Majesté les demande. Offrez continuellement cet œuvre à Jésus Christ afin qu’il l’élève et qu’il le sanctifie selon son conseil très saint et très grand. Je vous offre à lui pour cela selon tous les pouvoirs et vouloirs qu’il a sur votre âme. Pour ce qui est de vous, ma Mère, laissez faire à Dieu, vous serez bien-heureuse si sa Majesté vous rend digne de la servir en ses œuvres et que vous puissiez y apporter quelque chose par prières et par patience : ce sont les armes par lesquelles il faut vaincre. Pour toutes les choses qui ne concernent point le service que nous devons à Dieu, il les faut laisser écouler doucement et patiemment. Elles sont une heure et ne sont pas une [704] autre, nous font de la peine et puis n’en font plus. Il faut tout laisser passer hors Jésus Christ et ses voies sûres et véritables. Continuez à vous laisser à Dieu et à ne chercher aucune assurance en vous-même, la créature n’étant que bassesse et néant.

Nous devons faire trois ou quatre choses en la vie qui nous la doivent faire écouler dans quelque sorte de disposition que l’on ait : c’est de soumission à Dieu, d’abandon total de nous même à sa divine conduite et de référence de tout ce que nous sommes entre les mains de Jésus Christ à ce qu’il nous donne à son père. ”Et disait à une religieuse de notre Ordre de qui je l’ai su  : “ Prenez garde de ne vous pas trop embrouiller en la vue de vos fautes et de n’y appliquer votre esprit qu’avec disposition intérieure et particulière, parce qu’autrement cela vous pourrait aigrir la nature et activer ? l’esprit ou du moins se rendre en coutume en sorte vous y penseriez et en parleriez sans en tirer les effets humbles et véritables que cela doit produire.

Ne vous souciez point de ce qui vous occupe, si c’est peine [705] ou plaisir, difficulté ou facilité, mais seulement regardez à être droite, simple et pure devant Dieu, jamais ne cessant de vous rendre à Lui.

Ayez soin de ne pas laisser les voies intérieures sous quelque prétexte que ce soit, mais en grande patience d’esprit suivez Dieu et ce qu’il demande de vous, soit par liaison avec lui soit par une humble pratique des vertus intérieures et extérieures. Il n’y a jamais rien qui nous en puisse empêcher. Il faut bien s’établir sur cette vérité afin que nous ne soyons point trompées et que sous un prétexte ou un autre nous ne soyons point toujours à recommencer. ”

La bénignité que possédait cette sainte âme était si extraordinaire que je ne peux dire ce que j’en sens. Elle portait celles qui étaient sous sa conduite avec une affection très grande à la pratique de cette vertu comme à une de celles qui les pouvait rendre plus semblables à Notre Seigneur Jésus Christ et à sa sainte mère. Elle m’en a souvent parlé avec très grande efficace. Quelquefois elle priait la sainte [706] Vierge de me faire appartenir à la bénignité de son Fils , d’autres fois elle priait le même Fils de Dieu de m’appliquer cette sienne qualité. Dans une de ses lettres, elle me disait que : “ Je supplie Notre Seigneur de se donner lui-même à vous comme doux et bénin. J’offre de tout mon cœur votre âme à son âme sainte et désire qu’elle entre en la mansuétude et patience de Jésus Christ souffrant et mourant, étant une des choses dont j’ai plus de désir pour moi-même. ”

Encore dans une de ses lettres : “ J’offre votre âme au Fils de Dieu pour recevoir la qualité de sa douceur à qui vous êtes dédiée par son Père Eternel afin que vous rendiez hommage à cette grandeur que saint Paul nous annonce quand il dit : “ La bénignité et l’humanité de Dieu notre Sauveur nous est apparue ” et afin qu’elle remplisse votre âme de l’effet de cette grâce en cette vie et de la gloire à quoi elle est destinée et dont elle sera glorifiée en l’autre. ”

J’ai vu pratiquer cette vertu de bénignité à notre mère Madeleine non seulement pour ce qui regardait l’intérieur mais aussi l’extérieur. Pendant l’année de mon noviciat, comme [707] j’était fort maladroite, il ne se passait guère de jours que je ne rompisse quelque chose comme cruches, plats, écuelles, que je ne répandisse quelque lampe ou autres choses semblables. Notre bonne mère portait cela doucement et m’en disait fort peu de choses. A la fin comme elle vit que cela continuait, elle me prit un jour et me demanda si j’en étais bien fâchée, je lui répondis que oui. Elle me conseilla et m’ordonna dans sa douceur accoutumée de faire quelque petite mortification pour cela et enfin petit à petit cela se passa.

Je peux bien dire que sa charité était sans borne et sans se lasser de la rendre depuis qu’elle croyait que quelque chose était nécessaire pour l’avancement d’une âme. Après avoir travaillé tout le jour avec son mal de tête et ses autres très grandes infirmités, quoiqu’elle fût lasse à n’en pouvoir plus, elle nous donnait (je dis à moi et aux autres jeunes religieuses qui étaient avec elle au couvent de la Mère de Dieu) le peu de temps qui lui restait pour se reposer.

Elle avait un grand soin des malades et lorsqu’elles [708] l’étaient notablement, elle ne partait presque point d’auprès d’elles, les consolant et encourageant à faire bon usage de leur mal, et avait un soin qui ne se peut dire qu’elles eussent tous les soulagements qui leur étaient nécessaires. Elle en avait aussi un très grand de toutes les autres religieuses tant pour l’intérieur que pour l’extérieur : sa charité ne se refermait pas dans son couvent mais s’étendait à plusieurs personnes que Dieu lui adressait pour les conduire dans les voies du salut. Elle a servi aux unes à les retirer du péché et à d’autres à les établir dans une piété fort solide. Entre celles-ci il y en a eu quelques unes de fort considérables comme Madame de Longueville, la douairière, et Madame la duchesse de Longueville, sa belle-fille qui la respectaient comme la mère de leurs âmes et se conduisaient pas ses saints avis. Celles qui étaient de notre temps au couvent de la Mère de Dieu en peuvent rendre témoignage aussi bien que moi

Dieu lui adressait aussi des personnes pauvres et peu [709] considérables selon le monde dont elle avait autant de soin que de celles qui l’étaient davantage parce qu’elle regardait incomparablement plus la grâce de Dieu dans les âmes que les biens, la grandeur et tout ce que le monde a accoutumé d’estimer davantage. Je me souviens entre autre qu’il y eut une pauvre femme boulangère qui fit un grand progrès en la vertu sous sa conduite.

Elle était grandement charitable vers les pauvres particulièrement vers les pauvres filles. Elle a eu soin de plusieurs qu’on les mit en lieu de sécurité pour leur honneur. Et tous les pauvres gens du voisinage qui avaient besoin de quelque chose soit pour vivre, soit de conseil ou de recommandations, s’adressaient à elle et elle n’en renvoyait jamais pas un sans lui rendre toute la charité qu’elle pouvait.

Il ne se peut dire avec quelle charité elle servait toutes nos maisons tant pour l’intérieur que pour l’extérieur. Elle avait un soin très grand que la régularité y fut [710] parfaitement gardée, aidant à cela les prieures par ses saints avis qu’elle leur donnait continuellement par ses lettres en toutes occasions et encore beaucoup plus par ses prières qui étaient continuelles pour obtenir de Dieu qu’il lui plut maintenir notre Ordre dans la perfection où notre mère sainte Thérèse l’avait établi.

Elle aidait aussi nos susdites maisons en toutes leurs affaires extérieures, chacune ayant recours à elle comme à celle qu’elles savaient avoir un cœur de vraie mère pour toutes. Ce que je viens de dire sur ce sujet est reconnu si universellement de toutes nos maisons que je ne crois pas qu’il y en ait une dont on n’en puisse recevoir quelque témoignage. J’en ai en mon particulier fait l’expérience les trois fois que j’ai été en charge du temps de cette servante de Dieu. Sa charité s’étendait jusqu’à nous quêter des livres, tableaux et autres choses de dévotion que mes sœurs et moi désirions avoir. Et enfin je ne m’adressai jamais à elle en quelque besoin que ce fut, petit ou grand, sans recevoir son secours.[711] Sa grande charité s’est encore fait voir en ce qu’elle reçut plusieurs filles sans dot ou si petite que c’était presque rien.

Cette servante de Dieu voulait que nous eussions un fort grand soin de ne jamais rien dire du prochain contre la charité, pour peu que ce fut, et non pas même en nous récréant. Une fois m’étant arrivé de dire quelque petit mot en riant à la récréation sur des dévotes qui avaient des visions, après elle me reprit fort sévèrement. Je n’avais pas encore fait profession.

Celle qui était si remplie de charité et de bénignité, était très rigoureuse vers elle-même : pendant que j’ai été avec elle au second couvent de Paris, quoiqu’elle fut fort faible et eut de grandes infirmités, jamais elle ne voulait manger de viande. Elle venait presque tous les jours à matines, était levée des premières. Elle était fort exacte aux heures d’oraison et à toutes les autres de la communauté quoiqu’elle eut de grandes affaires.

[712] Elle eut durant plusieurs mois une douleur de dents si excessive, qu’elle ne lui laissait point de repos et qu’elle souffrait avec une très grande patience. J’ai vu le chirurgien mettre des fers chauds dans sa bouche pour brûler ses gencives et elle riait pendant ce remède. Enfin durant tout le temps que le grand mal lui dura, ni pour quelque autre mal ou peine qu’elle ait eu, jamais je ne l’ai vu plaindre ni changer de visage et sa douceur à recevoir les sœurs était toujours de même.

Cette grande servante de Dieu avait tant d’amour pour la pénitence, même dès qu’elle était encore séculière. Elle eut désir d’entrer dans l’Ordre des Capucines comme celui qu’elle croyait plus austère et elle-même a eu la bonté de me le dire en particulier. Mais feu Monsieur de Bérulle qui n’était pas encore cardinal, ni notre supérieur, lui ayant parlé de notre Ordre, Dieu lui donna mouvement d’y entrer quoique les austérités de notre règle lui fussent assez difficiles à porter à cause de sa (713] faiblesse et de ses très grandes et continuelles infirmités et ne laissant pas d’y en ajouter d’autres : elle mettait de petits bouts de fer aux nœuds de sa discipline et une sœur m’en a donné par dévotion.

Elle avait un si ardent amour pour les souffrances que c’était sa plus grande joie quand elle en avait : elle les regardait, pour elle, comme un très grand trésor. Il ne se peut représenter avec quelle efficace elle nous enseignait et nous incitait à les aimer. Elle nous faisait dédier très particulièrement au mystère des souffrances de Notre Seigneur Jésus Christ et nous le recommandait continuellement. L’un des usages ordinaires qu’elle nous faisait faire devant le Très Saint Sacrement était de nous unir aux souffrances du même Fils de Dieu et à son amour vers son Père. Son exemple nous était un enseignement encore plus efficace que sa parole et elle nous témoignait tant de congratulation lorsqu’elle voyait quelqu’une de nous particulièrement affectionnée à la croix, à la mortification et à la pénitence que cela nous encourageait à les aimer de plus en plus : et [714] nous semblait en la contentant que c’était Dieu que nous contentions et qui nous faisait sentir avoir agréable le peu que nous faisions pour lui. Il y en avait plusieurs dans le couvent qui faisaient de fort grandes pénitences, entre autres notre bonne sœur Catherine de Jésus et la mère Marguerite de saint Elie. Celle-ci passa tout un carême à ne manger qu’un petit morceau de pain tous les jours qu’elle allait demander comme par aumône à la servante de Dieu et le mangeait au milieu du réfectoire.

Du temps que j’étais au second couvent de Paris, il y eut des dames qui voulurent, le carême, donner tous les jours de la semaine du poisson pour la communauté. La servante de Dieu voulut que l’on achetât le vendredi de la morue salée pour marque de la mortification. Une fois Madame de Longueville leur envoya un grand morceau d’un poisson fort rare et de grand prix, notre mère Madeleine en fit un présent en disant que cela était trop bon pour des carmélites.

[715] Une fois la tourière fit acheter quelque poisson pour la servante de Dieu qui se trouvait mal : elle la reprit si fortement que quand ç’eut été une des plus grande fautes de l’Ordre, je crois qu’elle ne l'eût pas fait davantage et n’en voulut point manger.

Elle avait un si grand mépris d’elle-même que jamais elle n’en parlait, se laissant là comme chose qui ne vaut pas la peine qu’on y pense. Elle ne parlait non plus de ses souffrances ni des dons rares et extraordinaires qu’elle recevait de Dieu et ne pouvait souffrir qu’on la loua. Si c’était personne sur qui elle eut quelque pouvoir qui le fit, elle la faisait promptement taire. Il me souvint qu’une fois étant encore avec le voile blanc, je lui dis qu’elle me faisait souvenir de notre mère sainte Thérèse. Elle me reprit bien sévèrement et me montra que cela lui était fort désagréable. Quand on la priait de donner quelque image ou autres petites dévotions, elle disait : “ Je n’ai rien que du péché . ”. Une fois madame [716] de Longueville, la mère, lui demandant si elle n’avait pas des visions, la servante de Dieu lui répondit fort humblement : “ Madame, je n’ai que du péché. ”

Quelques années devant sa mort, elle me mandait dans une de ses lettres qu’ “ un de ses plus grands désirs était d’avoir part à l’humilité que Notre Seigneur Jésus Christ donna à sainte Madeleine étant à ses pieds ” ajoutant sur ce sujet : “ Ce sont là mes dévotions et mes désirs d’avoir une petite place en la terre et au ciel aux pieds de Notre Seigneur. ”

Lorsque m’en allant être prieure, cette servante de Dieu m’instruisit pour parler aux âmes, elle me dit entre autres choses “ que je le fisse toujours humblement même en parlant des choses de Dieu et me servant de termes communs comme d’abaissement, d’humilité, de patience et que je ne prisse point de termes si élevés dont quelques [717] uns se servaient. ” Elle me recommanda aussi (bien que je fusse prieure) “ de traiter les religieuses avec respect et de prendre garde de ne leur jamais dire aucune parole de mépris ou qui les put offenser. ”

Elle avait la vertu d’obéissance en singulière recommandation. Lorsqu’elle nous expliquait nos constitutions au noviciat, elle pesait davantage ce qui concernait l’obéissance et nous recommandait beaucoup de regarder le Saint Esprit agissant en nos révérends pères supérieurs. L’extrême respect qu’elle leur rendait portait un poids grand en nos esprits et ne se peut dire combien nous toutes avions de révérence et d’amour pour eux. Elle a porté de très grands travaux pour conserver toutes les maisons de notre Ordre sous l’obéissance de nos dits révérends pères supérieurs, ce qui a été reconnu généralement de tous nos monastères.

Son amour vers la sainte pauvreté était très remarquable. Comme savent toutes celles qui ont eu le [718] bonheur de converser avec elle : c’était un dégagement total de tout ce qui touchait sa personne, son vêtement, son manger, sa cellule. Elle était la plus pauvre de toutes. Elle n’avait rien de propre et se privait très volontiers des choses mêmes qui lui étaient nécessaires pour en accommoder les autres. Lorsque nous étions au couvent de la Mère de Dieu, au commencement de la fondation et qu’il y avait encore peu de logement, une religieuse étant tombée malade, la servante de Dieu lui donna sa petite cellule et n’avait pour se retirer qu’un passage exposé au vent.

Elle avait un amour singulier pour les pauvres et leur allait volontiers parler quand ils la venaient demander et leur faisait fort bon accueil. Elle leur témoignait tant de compassion de leurs maux et leur donnait toute l’assistance qui était en son pouvoir. Les pauvres l’aimaient aussi comme si ç’eût été leur mère ; ils lui faisaient quelque fois de petits présents qu’elle recevait avec reconnaissance. Une fois une pauvre femme ayant donné des noix au [719] couvent, la tourière ayant oublié de le dire à notre communauté, afin qu’on la recommandât à Dieu selon ce qui se pratique en notre Ordre à toutes les aumônes qu’on y fait, elle prit soin elle-même de faire recommander cette pauvre femme.

Cette servante de Dieu était dans une si grande pureté qu’elle paraissait un ange. Pour moi je ne sentais que Dieu en elle. Il ne se peut dire la vigilance qu’elle apportait pour conserver ses religieuses dans un entier oubli du monde et de toutes les vanités. Elle avait un très grand soin d’empêcher que celles qui en venaient de nouveau ne disent rien aux autres qui leur en pût rafraîchir la mémoire ou leur apprendre quelque chose qu’elles n’eussent pas su de ce qui se passe dans le monde, et, si quelqu’une de ces nouvelles venues en voulait dire quelque chose, elle leur faisait doucement signe de se taire ou détournait prudemment le discours. Enfin elle disait que nous étions venues en religion pour [720] ne nous occuper que de Dieu et des choses du ciel, qu’il fallait oublier entièrement tout le reste qui nous en pouvait tant soit peu détourner.

Dieu l’avait douée d’une très grande lumière pour discerner ce qui se passait dans les âmes de sorte que bien souvent, sans qu’elles lui disent leurs besoins, elle en avait connaissance : ceci a été si ordinaire que je crois qu’il serait bien aise d’en avoir un très grand nombre de témoignages de celles qui ont eu le bonheur de vivre avec cette sainte âme. J’en ai fait l’expérience en mon particulier et me souviens qu’une fois entre autres, au commencement que je fus religieuse, j’avais quelque tristesse en l’esprit et n’en voulais point du tout parler ayant ouï dire qu’il fallait être toujours contente en religion. Notre bonne mère me demanda comme j’étais, je lui dis que je n’avais rien, elle me pressa fort et m’assura que j’avais quelque chose, ce qu’enfin je fus contrainte de lui avouer comme j’étais où je gagnais [721] beaucoup, car depuis elle prit un grand soin de mon âme qui a reçu abondance de bénédictions de Dieu par son moyen.

Je lui ai vu recevoir quelques filles pour être religieuses qui paraissaient fort peu et que même plusieurs ne croyaient pas être propres, mais comme notre bonne mère avait une plus profonde connaissance des desseins de Dieu sur les âmes et de ce qu’il mettait en elles pour s’en servir, elle ne laissait pas de les admettre et elles ont parfaitement bien réussi.

Dieu lui a aussi souvent donné des lumières extraordinaires sur ce qui la regardait elle-même comme on le reconnut soit par des paroles qu’elle disait sans y prendre garde soit parce qu’elle-même en a quelque fois témoigné à des personnes à qui elle avait particulière confiance. Elle m’écrivit une fois : “ J’ai cinquante ans, je m’en vais me disposer à la mort quoique ce ne sera pas sitôt. ” Ceci fait voir qu’elle savait bien le temps qu’elle devait sortir [722] de la terre, car en effet elle n’est morte que neuf ans après.

Cette servante de Dieu était si remplie de piété qu’elle reluisait en toutes ses actions. Il paraissait continuellement en elle un si profond respect et recherche vers la majesté de Dieu, que cela portait une puissante impression dans les âmes de celles qui l’approchaient, à quoi elle ajoutait encore les paroles, étant la chose qu’elle nous recommandait davantage que cette sainte recherche vers Dieu et de toutes les choses divines.

Elle nous parlait aussi sans cesse du Fils de Dieu incarné et de tout ce qu’il a fait pour la gloire de son père et notre sanctification et nous exhortait avec des paroles toutes de feu à nous oublier nous-mêmes et toutes les choses basses de la terre, pour nous occuper continuellement à le regarder, à l’adorer et à conformer notre vie à la vie très sainte qu’il a menée sur la terre et nous disait que c’était pourquoi le Père éternel nous avait donné son Fils que pour être adoré et imité de ses enfants et élus.

[723] Elle nous recommandait avec soin incroyable de prier pour l’Eglise et que nos dévotions fussent toujours conformes à ce qu’elle nous représente dans les mystères de notre sainte foi. Elle nous disait aussi, pour nous porter à recevoir la grâce que Notre Seigneur Jésus Christ nous voulait donner par les mystères, qu’ils étaient toujours présents pour la répandre dans les âmes qui étaient disposées à la recevoir.

Elle avait une dévotion très extraordinaire à la très sainte mère de Dieu et ne se peut dire avec combien de poids, elle me parlait de l’obligation que nous avions à l’honorer et de reconnaître la grâce que Dieu a fait à cet Ordre la donnant pour mère et pour patronne : quand elle voyait quelque novice fort dévote à la sainte Vierge, elle en avait une joie toute particulière.

Je ne peux exprimer sa recherche vers le saint bois de la Croix de Notre Seigneur Jésus Christ : on lui en donna [724] un morceau assez notable peu après la fondation du couvent de la Mère de Dieu dont elle reçut une si grande joie qu’elle était répandue dans tout le monastère. Elle promit à celui qui lui donna beaucoup de prières en reconnaissance de ce précieux gage et lui fit ériger un oratoire bien pavé et fit enchâsser la sainte Croix dans une croix d’or enrichie de beaux diamants.

Elle était bien aise lorsqu'on lui donnait quelque tableau ou image de Notre Seigneur, de la Vierge ou des saints et leur rendait beaucoup d’honneur : elle nous enseignait cette sainte coutume de leur demander la première fois que nous les voyons quelque grâce particulière.

Elle gagnait les indulgences avec une telle dévotion que je lui ai vu faire des stations d’un Jubilé qu’elle n’en pouvait plus de faiblesse ; elle me dit qu’elle ne pouvait presque dire les Cinq Pater et néanmoins elle voulut les gagner à jeun.

[725] La foi et la confiance en Dieu se reconnaissaient en cette sainte âme en un degré très éminent comme aussi son zèle pour la gloire de sa divine Majesté. Elle ne se lassait point de travailler à ses œuvres quoiqu’il y eut de grandes difficultés. Mais au contraire quand il semblait que tout fut renversé, c’était lorsqu’on la voyait avec un nouveau courage qui nous animait toutes et quand je lis, dans quelques mémoires dressés pour sa vie, les assurances que Notre Seigneur et la sainte Vierge lui ont données de garder l’Ordre, cela m’a fait souvenir du temps qu’on lui apportait souvent des lettres pleines de très fâcheuses nouvelles sur nos affaires et qu’elle les recevait avec un visage serein et gai. Ceux qui la voyaient disaient en eux-mêmes : je ne m’en étonne pas puisque Dieu l’assurait ainsi.

Pendant ce temps même, des affaires de notre Ordre, lesquelles durèrent plusieurs années, elle faisait et faisait faire des prières et des dévotions continuelles pour obtenir [726] le secours divin. Elle ordonna que le jeudi il y aurait toujours une sœur devant le Saint Sacrement, le vendredi toujours une devant la vraie croix, le samedi devant la Vierge. Elle faisait quelquefois exposer le très Saint Sacrement la nuit et y demeurait en prières avec les autres.

Elle avait aussi grand recours à Dieu et aux saints pour tous les besoins publics. Elle faisait faire force prières et processions et exposer les saintes reliques à quoi elle avait grande dévotion. Ceux à qui je me souviens qu’elle avait particulièrement recours sont : la sainte Vierge, saint Pierre aux Liens, saint Paul et sainte Madeleine. Elle m’écrivit quelque temps devant sa mort : “ Je vous prie faites prier aux lieux saints du pays où vous êtes et pour tant de maux qui troublent toute la terre. Je vous prie nous quêter une octave de messes que vous distribuerez aux lieux de dévotion que vous connaissez. Je vous offre aux saints [727] du pays où vous êtes et à la protection de l’Ange de la province. C’est une dévotion que j’ai depuis quelque temps que les âmes soient liées aux saints et aux Anges qui ont soin particulier du lieu où elles sont. ” Elle était fort soigneuse de prier pour les âmes du purgatoire et nous faisait demander à Dieu que par sa bonté, il rendit ces âmes bientôt jouissantes de lui.

Sa grande capacité et sainteté lui avaient acquis une telle estime dans l’Ordre qu’on la consultait de toutes parts tant les religieuses pour les besoins particuliers de leurs âmes que les prieures pour la conduite des maisons qui leur étaient commises et les unes et les autres recevaient ses avis comme si ç’eût été Dieu même qui leur eût donnés tant elles la croyaient pleine de lui et je crois qu’il y a encore bon nombre de religieuses de notre Ordre qui pourraient rendre témoignage qu’elles ont toujours trouvé très grande bénédiction à les suivre

[728] Lorsque la servante de Dieu revint du couvent de Lyon en notre premier couvent de Paris où j’étais encore en habit séculier, je remarquai que toutes les religieuses étaient ravies de joie de son retour et le jour que nous partîmes pour aller à la fondation de celui de la Mère de Dieu, dix des plus anciennes religieuses du susdit couvent de l’Incarnation m’estimaient très heureuse de m’en aller avec une si sainte mère. Celles qui furent choisies pour l’accompagner en cette fondation reçurent cette obédience comme une grâce de Dieu bien particulière. Ma sœur Marie de saint Joseph, sœur de feu monseigneur le cardinal de la Rochefoucauld la demanda avec instance à nos révérends pères supérieurs par le grand désir qu’elle avait de ne se jamais séparer de notre bonne mère. Ma sœur Catherine de Jésus qui a été reconnue, dans notre Ordre et de quantité des plus saints personnages de son temps qui ont conversé avec elle, pour une âme des plus pures et des plus saintes qui ait été depuis son établissement en ce royaume, tenait à grand honneur et [729] bénédiction de Dieu de suivre en toutes choses sa sainte conduite et remerciait beaucoup sa divine Majesté de lui avoir fait la grâce d’être venue avec elle.

Le jour où la nouvelle fondation du couvent de la Mère de Dieu fut transportée en la maison où les religieuses sont à présent, tout le jour le parloir fut plein de personnes de condition qui venaient voir la servante de Dieu et j’ai remarqué qu’elles lui parlaient avec un fort grand respect en particulier Monsieur de Marillac, depuis garde des Sceaux de France, et son fils qui entra quelque temps après dans l’ordre des Capucins où il a vécu en grande réputation de vertu et de religiosité et j’ai appris que ce fut en cet après dîner qu’il prit sa dernière résolution d’entrer dans le susdit Ordre à quoi il avait longtemps combattu.

Nos révérends pères supérieurs la consultaient ordinairement sur toutes les choses importantes qu’ils voulaient faire en notre Ordre. Feu monseigneur le Cardinal de [730] Bérulle en particulier en faisait une estime incroyable. Il disait que c’était un trésor caché dans le sable de son humilité et qu’il admirait sa foi. Une fois, lui parlant de quelques choses particulières qui se passaient en mon intérieur, il me conseilla d’en parler à la servante de Dieu me témoignant qu’elle avait beaucoup plus de lumières que lui pour discerner ce qui se passait dans les âmes.

Feu monseigneur le Cardinal de la Rochefoucauld, feu monsieur le Duc de Mantoue, messieurs de Marillac, père et fils, monsieur de Lezeau, maître des requêtes, monsieur de Crauan, conseiller au parlement, et plusieurs autres personnes tant ecclésiastiques que séculières dont je ne me souviens pas en particulier, la visitaient souvent et témoignaient faire beaucoup d’estime de son grand jugement et de sa rare vertu.

Monsieur le Duc de Mantoue lui fit un présent de deux tableaux de saint Charles et de notre mère sainte Thérèse qu’elle reçut avec grande dévotion.

[731] Monsieur de Roissy l’aimait et l’honorait très particulièrement et elle l’aida beaucoup par ses discours à entrer dans la piété. Il lui donnait quelquefois de bonnes aumônes pour distribuer aux pauvres.

Monsieur de Laubrière (?) président au parlement de Rennes, personne de probité et de capacité et qui était fort des amis de ce couvent d’Angers disait que la mère Madeleine de saint Joseph était le plus grand cerveau de fille qu’il eût jamais vu.

Feu monsieur le Curé de saint Nicolas qui était fort renommé dans Paris pour sa sainte vie et bonnes mœurs, l’aimait et estimait beaucoup et déférait fort à ses pensées comme aussi monsieur Louytre, docteur de Sorbonne et doyen de Nantes et l’un et l’autre ont très charitablement assisté la servante de Dieu et notre Ordre dans les grandes affaires qu’il a eu.

Feu madame du val de Grâce, religieuse de très [732] grandes vertus, désirant de venir établir dans Paris une maison de saint Benoît qui fut dans une parfaite réforme et régularité, celle où elle était auparavant n’y étant pas, avant qu’exécuter ce dessein elle visita notre révérende mère Madeleine et l’entretint plusieurs fois pour prendre ses avis sur tous les règlements qu’elle prétendait mettre dans sa maison et elle lui parlait avec tant de respect et de révérence qu’il paraissait qu’elle la regardait comme une sainte. Elle essayait d’apprendre tout ce qui se faisait au couvent et les religieuses qui l’accompagnaient s’enquêtaient aussi fort soigneusement de tout ce que nous faisions dans les offices pour s’y conformer et prendre nos méthodes.

Madame de Longueville, la douairière, venait souvent visiter notre mère Madeleine et avait une entière confiance en elle particulièrement pour ce qui regardait son âme qui profita beaucoup sous la conduite de notre susdite mère qu’elle respectait beaucoup. [733] Elle était (séjournait) dans le monastère avec grande dévotion et recueillement, demeurant fort longtemps au chœur. Madame la duchesse de Longueville, sa belle-fille, l’imitait en son respect et confiance vers notre bonne mère laquelle s’appliquait de son côté fort particulièrement à la former à la solide piété, et cette dame y fit un tel progrès, qu’étant morte bien jeune, elle a laissé un grand exemple de vertu à toutes celles de sa qualité.

Madame la marquise de Maignelay venait se retirer souvent au couvent où elle entrait comme fondatrice. Elle fit une retraite de dix jours pendant que j’étais au dit couvent, demeurant ce temps-là en silence, sans parler qu’à notre révérende mère Madeleine dont on voyait bien qu’elle prenait conduite pour ce qui regardait son âme et aussi pour ses plus importantes affaires. Elle avait un grand respect pour sa sainteté. Elle eut même dévotion de donner le pain qu’elle mangeait, et toutes les semaines [734] ne manquait point d’en envoyer au couvent pour cela.

Madame la duchesse d’Halluin, sa fille était dans les mêmes sentiments et recevait avec reconnaissance comme encore la comtesse de Fiesque, madame Zamet et madame de la Châteigneraie. Outre cela Dieu se servait de cette sienne servante pour plusieurs autres dames et demoiselles de Paris qui prenaient entière conduite d’elle et y avaient une telle confiance et respect que quand ç’eût été un ange du ciel, elles n’y eussent pas eu, ce semble, plus de révérence et de soumission.

C’est ce que j’atteste être véritable et en témoin de quoi je l’ai signé et sous seing en notre couvent à Angers le seizième jour de juillet mil six cent quarante sept, jour de la fête de Notre Dame du Mont Carmel, à la grille du parloir de notre dit couvent. Ainsi signé : sœur Agnès de saint Michel, religieuse carmélite.

...

sur feuille séparée mais insérée dans le procès :



[738] Je, sœur Agnès de saint Michel, humble prieure des carmélites selon la réformation de notre mère Ste Thérèse au couvent d’Angers, ajoute ce que j’ai omis en la relation que j’ai faite des vertus que j’ai reconnues en notre vénérable (d’heureuse mémoire) mère Madeleine de saint Joseph pendant sa vie en religion. J’ai cru devoir aussi rendre hommage pour la gloire de Dieu et l’honneur de cette bienheureuse âme de ce que j’ai vu et reconnu s’être passé tant à mon regard en particulier qu’au dehors après son décès. Je dis donc :

Que lorsque Dieu tira à lui cette sainte âme, j’étais dans notre couvent de Poitiers et j’avoue que, la nouvelle que j’en reçus me causa la plus grande affliction que j’eusse pu ressentir en ce monde. Aussi était-ce la plus grande perte que je pouvais faire, cette bonne mère ayant toujours eu pour moi un cœur vraiment maternel et un soin continuel de m’assister en tous mes besoins soit que je fusse présente ou absente. Je considérais encore que notre Ordre perdait son soutien en perdant celle qui était le secours général de nous toutes qui, à bon droit, la regardions comme une seconde sainte Thérèse en France à cause des grands et continuels travaux qu’elle avait portés depuis son entrée en l’Ordre pour y maintenir la liberté, la paix et la perfection où Dieu l’avait établi par cette grande sainte en Espagne.

Ma douleur ne fut pas seulement en cette occasion pour ce qui me concerne en particulier et notre Ordre en général, mais aussi pour beaucoup de personnes qui en recevaient assistance parce que je savais que le zèle de cette Ste âme était si ardent pour tout ce qui regardait le service de Dieu, les affaires importantes de l’Eglise et le salut et avancement des âmes qu ’il ne se pouvait [739] faire qu’elle n’y servît beaucoup par ses prières à donner œuvres et en donnant des conseils à plusieurs qui s’adressaient à elle.

Ma douleur fut bientôt adoucie et changée en consolation apprenant de plusieurs endroits que Dieu avait commencé de manifester sa fidèle servante par diverses merveilles et particularités par des célestes odeurs d’une admirable suavité qui furent senties pendant que son corps était exposé à la grille du chœur de notre monastère de l’Incarnation de Paris où elle était décédée ce qui peut être témoigné par plusieurs personnes qui y ont participé.

Il nous faut aussi rapporter par quelques voies de ceux qui avaient vu son corps exposé à la grille qu’ils apercevaient le visage d’une beauté si grave, si douce et si élevante à Dieu que tout le monde en était attiré à dévotion et ne pouvait se lasser de la considérer. Ce qui était plus admirable est que cette beauté augmentait de plus en plus sur son visage jusqu’à ce que son corps fut porté au tombeau.

J’ai encore appris qu’il vint dans l’église pour la voir et l’honorer une grande multitude de peuple et que leur dévotion fut telle que ce fut à qui aurait quelque chose qui eut servi à cette grande servante de Dieu.

Nonobstant la grande douleur que me causa, comme j’ai dit, la mort de notre bonne mère, je sentis mon esprit fort élevé à Dieu et résigné à sa sainte volonté et toutes nos sœurs et moi nous nous trouvâmes portées à la prier et invoquer en tous nos besoins avec grande confiance et plusieurs en ont reçu beaucoup d’assistance en leur âme et en leur corps et même je crois qu’elles en témoigneront volontiers.

Dix ou vingt mois après le décès heureux de cette grande servante de Dieu il se fit un signalé miracle par son intercession à Poitiers en la personne d’un enfant de huit ans lequel ayant[740] l’esprit troublé il revint en bon sens sitôt après que ses parents eurent mis sur lui un linge qui avait servi à la servante de Dieu.

Ce miracle donna commencement à un grand nombre d’autres qui se firent par la suite en la même ville de Poitiers et aux environs dont il y en a de très remarquables bien connus. J’en ai su les particularités que je serais trop longue à dire ici et j’ai même envoyé les dépositions de plusieurs en notre grand couvent de Paris où on les peut voir.

La dévotion de ceux du pays était si grande vers cette servante de Dieu pendant que j’y ai demeuré que je ne peux dire l’abord (l’afflux) du monde en notre couvent pour avoir de l’eau où avait trempé du linge teint de son sang. Les uns venaient faire des neuvaines pour l’invoquer et d’autres en action de grâces de quelques assistances reçues par ses intercessions.

Depuis que je suis en ce monastère d’Angers j’ai appris plusieurs beaux miracles que Notre Seigneur y a opéré par les intercessions de cette sienne servante et je peux dire que si on les voulait tous recueillir, il y en aurait un gros volume. La dévotion et le recours vers elle y continue et augmente tous les jours en sorte que nous avions peine à suffire ( ?). On nous demande souvent de ses images ou quelque chose d’elle aussi bien que les diverses sortes de guérisons qui sont arrivées en suite du recours qu’on y a eu. L’eau où l’on met tremper du linge teint de son sang a une propriété qui a été remarquée par plusieurs : qu’après l’avoir gardée longtemps, elle est aussi belle, saine et fraîche que si elle venait d’être puisée de la fontaine. Aussi avons-nous appris qu’un morceau de linge qui avait touché à cette servante de Dieu, ayant passé par notre tour le troisième juin dernier, pour être envoyé à une demoiselle de cette ville qui avait une grande érésipèle à une jambe et était réduite à l’extrémité, ce linge exhala une odeur si suave que [741] celle qui l’était venu quérir commença à être émue en elle-même et à recourir à cette bonne mère à qui elle n’avait point de dévotion auparavant. En emportant ledit linge à la demoiselle malade, elle sentit toujours cette suave odeur. Toute la chambre en fut parfumée et tout le monde y participa, hormis la malade sur la jambe de laquelle les assistants ayant appliqué le linge, elle en reçut un grand soulagement.

Dans ce monastère d’Angers il y a eu quelques religieuses qui ont été délivrées de leurs infirmités ayant eu recours à cette servante de Dieu et plusieurs qui en ont reçu de grandes assistances intérieures.

On pourra témoigner plus amplement et en particulier des merveilles que j’ai dit être arrivées depuis la mort de notre vénérable mère Madeleine de saint Joseph quand il plaira à notre Saint Père envoyer des commissions pour en informer.

Je ne peux omettre une chose que j’ai apprise en ce monastère, c’est qu’une religieuse de l’Ordre de la Visitation Sainte Marie qui connaissait la servante de Dieu vit une grande lumière au temps de sa mort et en eut un sentiment que Dieu ôtait de ce monde une personne fort remarquable. Elle vint trouver sa supérieure et lui demanda si elle n’avait point reçu de lettres de Paris. Bientôt après elle apprit les nouvelles de la mort de notre vénérable mère Madeleine et cette bonne religieuse lui dit : “ C’est ce que j’ai vu par la lumière qui m’a apparu, étant en prière ” C’est la supérieure de cette religieuse qui a écrit ceci à celle qui était prieure de ce monastère en ce temps-là. J’affirme que tout ce que j’ai dit ci-dessus est très véritable. En foi de quoi je l’ai signé de ma main en présence de deux notaires apostoliques en notre couvent des carmélites d’Angers, ce vingtième jour (742] de juillet l’an de Notre Seigneur mil six cent quarante sept : sœur Agnès de saint Michel, religieuse carmélite.

Déposition de Anne de la Croix (extrait)

Sa douceur à reprendre les fautes étaient admirable et tout ensemble très efficace. J'en éprouvai une fois entre autres un grand effet. Étant infirmière, par mon indiscrétion je pensai donner à une malade un remède pour un autre, et sans une soeur qui survint cela eût été fait, laquelle soeur par charité (17) en ayant averti notre bienheureuse mère elle me vint trouver au lieu où j'étais et fis sortir une soeur qui était présente, puis me dit dans une très grande douceur : "ma soeur Anne vous avez failli de donner à ma soeur telle, un remède pour un autre, si elle l'eusse pris elle était morte, vous auriez un regret pour toute votre vie si un tel accident vous était arrivé prenez-y bien garde, ne donnez jamais aucun remède sans savoir de celle qui la prépare ce que c'est. Elles ne m'en dit pas davantage, mais ce peu servit tout autant et plus, ce qu'une autre qu'elle, moins remplie de l'esprit de Dieu eu pu ajouter ou exagérer. Après cela elle dit à la première infirmière, je lui en ai parlé ne lui en dites rien. Pour mon particulier je puis dire avec vérité avoir expérimenté qu'elle avait une grâce très grande pour conduire les âmes, accompagnée d'une rare prudence et d'une force et puissance merveilleuse pour imprimer ce qu'elle disait, et faire même changer de disposition, et était quasi impossible de lui répliquer, dans sa seule présence imprimer le respect et de soumission à ses pensées. Il m'arriva un jour de lui dire en riant, que dans le changement qu'elle avait fait d'une maîtresse des novices on avait bien pleuré au noviciat. Elle prit cela tout sérieusement et me demanda si je l'avais fait, mes larmes sur le champ lui en confessèrent la vérité. Lors elle me le fit quitter mon ouvrage, me fit approcher d'elle et me dit, dans une force et douceur tout ensemble, "je veux que vous parliez à celle-ci (c'était notre nouvelle maîtresse) c'est une âme de Dieu. Et bien qu' intérieurement je fusse très opposée à cela, néanmoins je me soumis à ce qu'elle me disait et au même instant je changeais et demeurais dans la disposition que la bienheureuse Mère désirait de moi au regard de cette soeur ; même j'y ai (18) eu depuis une liaison très particulière en Notre seigneur, et ai reçu beaucoup de consolation de sa sainte conduite et conversation.

(20) Elle nous dit une fois au chapitre que Dieu nous ayant donné notre libéral arbitre, Sa grande bonté et bénignité nous présentait la grâce et ne nous forcait pas, qu'il était en nous de la prendre ou de la laisser, c'est-à-dire d'en faire usage ou non.

... Dit (28) un jour en riant sur quelque chose de ces habits qui se réeemploient, tout se rompt. Je la vis aussitôt dans un grand recueillement et me répondit, « Ainsi ma fille je décline en toutes choses et c'est grande pitié que de tout ce que je suis. »

Elle nous dit un jour que l'âme vraiment humble était toujours en paix et ne se troublait jamais parce qu'elle voyait toutes choses au-dessus d'elle, et que dans sa bassesse elle s'élevait à Dieu qui était sa véritable grandeur.

(30) Dans ces infirmités qui étaient continuelles et très notables et de tant de sorte qu'il m'est impossible de les exprimer, elle n'en parlait quasi jamais, et j'ai souvent eu la bénédiction de passer de long espace de temps avec elle sans entendre la moindre petite plainte. En une certaine occasion elle dit le jugeant nécessaire, et non pas par manière de plainte que quand elle se mettait à genoux elle était surprise d'une extrême douleur, et d'un tremblement des nerfs depuis la tête jusqu'au pied. Quand elle était plus mal elle tâchait de parler avec encore plus de douceur que son ordinaire et une soeur ayant remarqué cela prit une fois la liberté de lui en demander la cause, que la sainte lui dit tout naïvement en ces termes, c'est dit-elle que ne pouvant rien faire je tâche au moins de parler avec plus de douceur.

Déposition de Bains (authentique 1647)

(Feuillet séparé, pliés en huit avec en adresse : « Songe de la Mère Marie Madeleine où l'intérieur de notre vénérable mère Madeleine de Saint-Joseph me fut montré [d'une écriture tremblante])

+Ceci a été dicté par notre mère Marie-Madeleine de Jésus, c'est d'elle, sur notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph.

L'estime particulière que j'avais de la grande sainteté de notre mère Madeleine m'avait donné désir depuis un long temps de savoir l'état intérieur de son âme, mais pour le très grand respect que je lui portais, n'osant pas prendre la liberté de lui demander, Notre seigneur voulu par Sa bonté satisfaire Lui-même mon désir en cette manière. Il me sembla une nuit que j'étais en quelque lieu où je parlais avec notre mère Madeleine et je lui dis : "ma mère je voudrais bien avoir connaissance de votre intérieur à quoi elle me répondit d'une façon douce et gracieuse : "Bien ma fille je m'en vais vous le montrer. Alors je vis une âme toute revêtue de Jésus-Christ, toute possédée de Jésus-Christ et avec une telle plénitude de lui qu'il ne paraissait rien que Jésus-Christ en elle duquel elle était entièrement pénétrée et je voyait cette âme dans une si merveilleuses gloire et beauté qu'il me serait impossible de le pouvoir faire entendre. Il me sembla que la servante de Dieu me disait : "voilà mon intérieur", c'est-à-dire Jésus-Christ qu'elle me montrait. D'où j'entendis que c'est grande âme était tellement transformée en Jésus-Christ que lui et elle ne faisait qu'une même chose. Je demeurai dans une très grande joie de ce (verso) que j'avais vu, et le lendemain ayant rencontré notre bonne mère je lui dis : "Je ne vous prierai point de me dire votre intérieur car je le sais fort bien à cette heure, le bon Dieu me l'a montré cette nuit. La dessus elle me demanda ce que c'était et lui ayant dit elle répliqua en se souriant, "c'est mon bon ange qui vous a voulu faire voir cela pour vous consoler". Ne me disant rien davantage et ne me désavoua pas que la chose ne fut comme je l'avais vue.

Déposition de Bains (petite déclaration 1648)

(14) Elles passait une partie de sa vie devant le très Saint-Sacrement adorant Notre seigneur Jésus-Christ selon les qualités que je viens de dire, s'offrant à Lui avec toutes les âmes qu'Il lui avait commise et lui demandant avec beaucoup d'instance et d'ardeur qu'il daignât Lui-même les régir en elle et par elle.

(15) Les mêmes personnes témoignent en particulier que l'esprit, la lumière et la grâce de cette grande Supérieure n'était pas bornée à conduire les âmes dans une sorte de voie ou à remédier à une sorte de besoin, mais qu'en quelque voie, en quelque état, dispositions ou besoin que les âmes fussent, elles l'a trouvaient aussi pleine de Dieu et de sa grâce pour y être conduite (16) et aidée puissamment que si son talent propre et particulier eût été seulement pour cette sorte de disposition ou de besoin.

Elle disait que la grandeur des merveilles de Dieu paraissait en ce que l'état des âmes est si différent et ces voies si diverses en elles, qu'on en voie que rarement deux de même, et qu'il ne se trouve pas de saint dans le ciel qui aient été sanctifiés par une voie pareille (...) Qu'on ne devait pas faire même chose dans chaque âme parce que ce qui était bien bon et utile aux unes ne n'était pas aux autres, et que par les mêmes choses par lesquelles les unes avançaient, d'autre reculaient, que l'expérience nous l'apprenait tous les jours et nous faisait voir qu'il fallait une grande grâce et une grande sapiance de Dieu pour la conduite des âmes.

(17) Comme elle était fortement persuadée de ces vérités, outre le recours continuel que j'ai dit qu'elle avait à Dieu pour la conduite des âmes, elle étudiait soigneusement sa voie sur chacune de celles qu'elle avait sous sa charge, et y faisait selon cela, diversifiant sa conduite conformément à ce qu'elle connaissait être du conseil de Dieu sur elles. (...) Aux âmes que Dieu menait par des voies de consolation et de lumière et à qui Il faisait des grâces extraordinaires, elle leur apprenait à recevoir les dons de Dieu avec une humilité profonde et un parfait dégagement d'elles-mêmes, n'y cherchant aucune complaisance ou propre satisfaction, et enfin à ne s'en servir que pour s'élever à Celui (18) qui en était l'auteur.

Déposition de Bréauté

Ce grand amour qu'elle avait pour toutes nos maisons a persévéré en elle jusqu'à la fin, car en ses derniers temps, une des choses qu'elle me recommanda plus particulièrement fut d'apporter tout ce qui serait en ma puissance pour maintenir cette maison en parfaite charité vers les autres et qu'elle fut le recours en toutes choses. Encore peu d'heures avant qu'expirer notre révérend père Gibieuf étant auprès d'elle, elle laissait l'explication de son état mourant pour lui parler de notre ordre avec un coeur vraiment maternel.

(...) Elle faisait et procurait aux pauvres toutes les aumônes qui lui était possible, elle les envoyait visiter par des personnes qui l'avertissaient en particulier de leurs besoins afin d'y pouvoir mieux remédier. Quand ils la venaient demander (54) elle quittait avec joie ses autres occupations pour les aller entretenir et consoler, enfin elle leur donnait toutes sortes de témoignages d'affection, et le faisait d'autant plus volontiers qu'ils étaient plus pauvres et avaient moins de pouvoir de lui en rendre quelque reconnaissance.

Elle avait une dévotion et application toute particulière à l'amour pur que Notre seigneur Jésus-Christ porte aux âmes et désirait beaucoup d'y rendre hommage et d'y avoir quelque part, de sorte que ce qui regardait le salut et la perfection des âmes lui était infiniment plus considérable que tout autre chose. C'est à quoi était employés tous ses soins, c'est à quoi tendaient tous ses travaux, prières, pénitence et bonnes œuvres et à quoi elle nous exhortait souvent avec beaucoup de zèle d'employer les nôtres, disant qu'une des plus grandes obligations des âmes retirées de l'indignité du siècle est de prier pour les grands besoins qui sont au monde (...) (16) Entre tous les usages intérieurs que l'on peut faire vers Dieu celui qui lui était le plus ordinaire et qu'elle conseillait le plus aux autres était celui de l'adoration et elle disait que l'adoration prise dans toute son étendue comprenait aussi l'amour.

Déposition de Marie de la Croix des Champs (Bordeaux )

...et toute la suite, soit 39 ou 41pages? = faire un tri !


[En tête, carré collé sur feuille] notre chère mère disait quelquefois dans le temps des premières traverses de l'ordre, qu'elle pensait au commencement qu'après que les choses seraient passées elle aurait du repos, mais qu'en voyant qu'ensuite d'une chose en venait une autre et que cette vie n'était que pour souffrir, il fallait mieux se soumettre à ce qui se présentait en chaque…

Déposition de notre très révérende, très honorée et très chère mère Marie de la Croix sur ce qu'elle a vu et connu de la vie et des vertus de notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph.

Nous tenons à l'une des plus grandes grâces que nous ayons reçue de Dieu en notre vie d'avoir eu la bénédiction d'être reçue en notre saint ordre par notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph, de qui les exemples nous ont plus instruite que les paroles, quoique l'un et l'autre fusse fort efficace, et imprimasse de très puissants effets de grâce en l'âme, et sa seule présence m'a souvent mise en application vers Dieu, fait sortir de la dissipation et imperfection, et rappelée dedans la disposition, ou nous parlant, elle nous avait dit que Dieu nous demandait, et quoiqu'il y ai plus de dix-sept ans qu'elle est allée à Dieu, le seul souvenir de ce qu'elle nous paraissait en son extérieur porte le même effet toutes les fois que je me la rends présente ; et si je n'étais si infidèle à Dieu comme je suis, produirait de (v°)

Brouillon Gibieuf212 

L'on remarqua en elle, une si solide et parfaite vertus, qu'elle fut élue prieure dans le couvent de l'Incarnation du contentement général de toutes les religieuses, avant que trois ans fussent accomplis depuis sa profession. Notre Seigneur bénit si avantageusement ses travaux, qu'Il a fait de cette maison comme une source abondante qui ne se tarit pas et qui a fournie à toute la France, comme par un débordement qui peut la rendre heureuse, un si grand nombre de saintes filles qui sont : 1. La mère Thérèse de Jésus, qui est aujourd'hui prieure à Lyon, qui a fondé les monastères de Marseille, d'Aix et d'Arles. 2. La mère Geneviève que Saint-Bernard, qui a été prieure à Sens, et qui a fondé le monastère de Chartres. 3. La mère Renée de Jésus Maria qui a fondé le monastère d'Angers, qui a été prieure à Lyon, à Châtillon sur Seine, a Aix et à Arles. 4. la mère Marguerite de Saint-Joseph, qui a fondé les monastères de Nevers, de Bourges, et de Mâcon. 5. La mère Denise de Jésus, qui a fondé les monastères de Chaumont et de Moulins. 6. La mère Catherine du Saintt-Esprit, sœur de la vénérable mère, qui a fondé le monastère de Metz dans lequel elle a été prieure. Je peux encore trouver un plus grand nombre de filles célèbres qui ont fait profit des instructions qu'elles ont reçues de la vénérable mère, lesquelles ont été toutes prieures ; comme : 7. La mère Marie de Saint Gabriel qui mourut à Bordeaux après avoir été prieure à Tours, à (blanc) à Poitiers, à Toulouse et à Bordeaux. 8. La mère Marguerite du Saint-Sacrement, à Tours et au monastère de la mère de Dieu à Paris. 9. La mère Marie de Saint-Bernard, à Orléans, à Tours, à Sens, et à Gisors. 10. La mère Hélène de la Croix, à Châtillon sur Seine, à Bordeaux, et à Saintes. 11. La mère Marguerite de l'Incarnation, qui été prieure à Caen. 12. La mère Agnès de Saint-Michel qui l'a été à Dieppe, à Angers, et à Poitiers. 13. La mère Élisabeth de Jésus, à Nantes, à Chaumont, et à Poitiers. 14. La mère Catherine de la mère de Dieu, à Dieppe et à Caen. 15. La mère Anne du Saint-Sacrement, à Amiens et à St Denis en France. 16. La mère Anne de Saint-Joseph, qui l'a été à Caen, à (blanc), à Amiens et à Compiègne. 17. La mère Marie de Jésus à Orléans. 18. La mère Marguerite de Saint Elie, à [5] Tours. 19. La mère Marguerite de la Croix à Blois. 20. La mère Élisabeth de Saint Paul à Nevers et à Saintes. (20bis). La mère Marguerite de Jésus à Tours et à Verdun. 21. La mère Jeanne de Saint-Joseph à Metz et à Aix. 22. La mère Anne des Anges, à Amiens et à Paris au couvent de la mère de Dieu. 23. La mère Marguerite de la Trinité qui l'a été à (blanc). 25. La mère Élisabeth de Saint-Joseph dans le grand couvent de Bordeaux. 26. La mère Angélique de la Passion, à Nantes et à Orléans. 27. La mère Isabelle de Jésus, à Morlaix et à Amiens. 28. La mère Charlotte de Jésus Maria à Tours. 30. La mère Marie de la Croix, à Moulins. Mais entre toutes les autres il faut éterniser la mémoire de la mère Marie de Jésus qui ensuite de la vénérable mère a été prieure du monastère de l'Incarnation, et de la mère Madeleine de Jésus, qui parfaitement imbu des rares qualités de la vénérable mère elle en a puisé tout le zèle, par lequel elle a tant pris de soin à mettre tout l'ordre dans un haut point de perfection, qu'il n'a rien perdu de sa première ferveur, et présentement dans le couvent de l'Incarnation, on ne l'estime pas seulement comme une prieure, mais comme la plus considérable et dans l'opinion de toutes elle est digne d'avoir succédé la vénérable mère.

Brouillon Melle des Rochers213 

J'avais l'honneur de coucher en sa chambre. Sitôt qu'elle était levée, qui était sur les six heures, elle entrait en son cabinet proche de sa chambre pour y faire oraison. Son heure étant passée elle se venait habiller, pendant qu'on la peignait elle faisait lecture de quelque livre spirituel tant pour elle que pour celles qui la servaient. Après elle allait donner le bonjour à M. son père, de là s'en allait en la chapelle se préparer à entendre la sainte messe et à la sainte communion qu'elle faisait tous les jours.

Je l'ai maintes fois admirée la voyant à genoux un si long temps vu sa faiblesse naturelle ; voyant sortir de ses yeux si grandes quantité de larmes, sans aucun mouvement extérieur.[5] quand elle sortait de la, elle avait un esprit aussi égal et aussi gai que si elle fut sortie de la plus grande récréation du monde.

Brouillon Paul le Jeune214, S.J. 

Secondement une fille âgée de dix ans ou environ laquelle avait pour père un homme tout à fait Barbare, et à ce que l'on disait magicien, était tombée malade ; ému de compassion envers elle, nous demandâmes à son père de nous permettre de guérir sa fille et de la faire élever par une honnête femme à qui nous la commettrions. D'abord le Barbare, n'y voulut consentir, mais se voyant à la veille de perdre sa fille, sur l'espérance que nous lui donnions qu'elle reviendrait en convalescence, nous la donna pour deux ans, à condition que si elle voulait y demeurer après ce temps-là, il ne l'empêcherait pas : peu de temps après, la fille se porta bien, le père la demanda devant le temps dont on était convenu, on la lui refusa. Voire même après les deux ans, elle ne voulut pas sortir de la maison de cette femme qu'elle honorait comme sa mère. Or comme nous avions la pensée, la voyant avancé en âge et bien instruite aux choses de la foi de la baptiser, l'esprit malin s'apercevant que cette proie lui serait bientôt enlevée (nous ne savons s'il s'empara du corps de cette fille y étant envoyé de la part du père, ou bien si lui-même par permission de Dieu, de sa propre malice s'en était saisi) mais nous tenant pour assuré, que lorsque nous la disposions avec tous les soins que nous pouvions y apporter au sacrement de baptême, elle fut tourmentée deux ou trois fois de telle façon que (ce qui ne s'était jamais vu) le devant de la tête répondait au dos et le derrière venaient répondre à l'estomac. Elle tournait les yeux dans la tête comme un démoniaque, écumait, tourmentait son corps, "je tremble" criait-elle et disait qu'elle voyait "Je ne sais quoi d'horrible et d'effroyable à travers les ténèbres". La vénérable mère Madeleine de Saint-Joseph eut connaissance de tels effets apportés de l'esprit malin et peut-être le connut-elle auparavant que le Démon s'était fait connaître car elle me pria par une lettre écrite devant ou durant que (2) cela se faisait, non toutefois rendue, de donner le nom de Madeleine à la possédée, d'abord que je reçus et lus sa lettre. Je n'y pris pas garde mais après cette fille ayant reçu au baptême le nom de Madeleine et ayant été entièrement délivré et après que les navires furent partis je commençai à penser en moi-même par quels moyens la vénérable mère Madeleine avait pu apprendre ce que dessus après avoir pris garde au temps, je reconnus que cela lui avait été révélé du ciel. Je me pris à louer Dieu qui se fait admirer en ses serviteurs.

Brouillon Catherine du Saint-Esprit215

...cette bienheureuses avait une grande grâce pour les âmes. Dès ce temps-là, elle ne tenait autre manière pour faire ce changement que sa grande douceur ordinaire. À ce commencement, comme plusieurs étaient un peu neuves dans la voie de la perfection, elle les assemblait quelquefois pour leur parler de la vertu, ce qu'elle faisait en paroles simples, familières et telle qu'elle la rendait tout facile, qui est une grâce qu'elle avait spéciale et que Dieu lui avait donné très rare. On lui a quelquefois ouï dire : Je voudrais vous pouvoir rendre votre règle toute la plus facile qu'il se peut ; elle ne laissait pour cela d'être des plus exacte à la garder et faire garder, ce qu'elle a continué jusqu'à la fin de sa vie comme aussi cette grâce de rendre toutes choses faciles qui est allé croissant avec ces années car sans qu'elle fit aucune repréhension (sic) mais par une (18) application qu'elle avait à Dieu et une manière d'écouter ce que l'on lui disait sur les imperfections que l'on sentait ou que l'on avait faites sans qu'elle dit quasi rien, demeurant dans sa douceur ordinaire, elle mettait les âmes dans la vertu et l'on sortait d'auprès d'elle fortifiée et liée à Jésus-Christ. L'on amena pour quelque bonne raison une jeune religieuse d'un des autres couvents, laquelle encore qu'elle fut fort bonne fille avait le naturel un peu fort. L'on voulait que cette bienheureuse usât de quelque sévérité vers elle croyant que cela lui serait utile. Elle dit familièrement à une religieuse : "L'on m'a dit que je fisse telle chose à cette bonne religieuse mais j'ai répondu que l'on me le fit à moi-même si on le trouvait bon mais que je ne le pouvais faire à personne. Elle n'usât vers elle que de sa manière ordinaire de douceur et dans une année qu'elle l'eut en sa charge elle devint tout autre et fut tellement changée que la grâce y paraissait particulière, elle était si humble qu'encore que sa manière de traiter avec ses soeurs fut si douce et familière (v°) elle craignait de prendre trop d'autorité tellement qu'elle demanda un jour à une religieuse familièrement ce qu'elle en connaissait. Elle lui dit : "Je vous prie dites-moi si je ne le prend pas trop d'autorité." Cette religieuse qui n'avaient pas pensé de prendre garde à cela ne lui pouvait rien répondre mais elle la pressa. Elle fut contrainte de s'y appliquer ainsi elle l'assura que non; c'était les premières années de sa charge l'on remarqua qu'elle fut élue cette fois le jour de l'Evangile du bon Pasteur. À l'une des visites que l'on fit durant qu'elle était en charge, le révérend père visiteur ne trouvant rien en elle à reprendre lui dit que c'était une incapacité d'être en charge que cette grande douceur qu'elle avait et de ne pouvoir juger d'autre manière. Elle lui répondit qu'il fit tout ce qui lui plairait. Elle était si humble qu'elle se croyait (19) facilement incapable.

Petit cahier :

Disant un jour à notre très honorée mère quelque chose d'une de mes soeurs qui se voyait si pauvre devant Dieu qui lui semblait ne pas pouvoir avoir seulement une bonne pensée elle ne répondit : « Il y a diverses manières d'honorer Dieu, les unes sont avec facilité et les autres avec grand travail et grande peine mais cela n'importe pourvu que cela se fasse et que cela soit. Car c'est là le point et notre pauvreté et notre abondance nous doivent conduire à Lui, la vie de la terre est une vie de ténèbres et d'obscurité et peu souvent l'âme est éclairée et en facilité, mais elle a Jésus-Christ qui lui doit être toutes choses. O quelle richesse, quelle grandeur, quel privilège de l'avoir comme voie, comme chemin qui nous doit conduire à son père, selon les paroles de l'Évangile. Nul ne peut venir au père sinon par moi, l'âme donc le doit suivre elle le doit (v°) regarder sans cesse quoiqu'à travers des voiles bien épais, car la misère et la pauvreté de l'âme lui rendent très difficile ce regard, par ce qu'elle l'attire vers elle-même et (les applique à ses misères dont souvent elle est toute occupée barré) lui applique en étant souvent toute occupée et sans aucun fruit, mais plus nous nous voyons en besoin et plus nous devons recourir à Dieu, et c'est l'usage que nous devons faire, et non pas nous tourner vers nous-mêmes, si ce n'est pour nous humilier, et tirer par notre propre expérience, un sujet de connaître quelles nous sommes, et ce que nous en pouvons attendre. Si Dieu ne se mêle de nos affaires, (ligne blanche)

Souvent sa divine majesté nous laisse dans la pauvreté et est bien aise que nous marchions par cette voie afin que n'ayant nulle confiance en nous, nous l'ayons toute à fait en Lui, et il aime (dte) tant cette confiance en l'âme, qu'Il la voit comme un fondement sur lequel Il veut établir Sa grâce, afin que nous la regardions non pas comme chose méritée par nos services et par nos oeuvres, mais comme un effet de Sa miséricorde, qui paraît d'autant plus grande sur les sujets sur lesquels elle s'applique que plus ils sont éloignés de la recevoir. Je pense quelquefois, et qui est ce qui pouvait être en nous qui peut obliger Dieu à nous enrichir de ses dons, Sa seule bonté en est la cause et non ce que nous pouvions y apporter du nôtre. Cette vérité me console grandement, et il me semble qu'il nous est bien plus avantageux que Dieu nous donne parce qu'Il nous aime, que par nulle autre chose qui peut venir de nous. (Fin de page blanche)

Je pensais l'autre jour toute seule que ce n'est pas sans raison que le fils de Dieu a dit en l'Évangile que la porte est étroite et le chemin étroit qui mène à la vie, car je voyais tant de choses en l'homme (pour le détourner de le suivre barré) pour l'empêcher de le suivre et pour lui en faire prendre un autre, qu'il me semblait que chaque pas qu'il fait qu'il s'en détournait tantôt pour un sujet tantôt pour un autre, aujourd'hui pour un intérêt, demain pour un[e] autre raison et enfin mille choses semblables qui nous arrêtent, qui nous amusent, sans regarder ce chemin qui est le seul qui nous conduit à Dieu. O qu'il y a de chemins écartés, ô que de portes larges par où volontiers nous passons. Car nous n'avons pas de peine à suivre et entrer par celles de nos sens, par celle de la nature et de l'amour (dte) propre et tant s'en faut cela nous plaît grandement et nous est fort agréable mais pour entrer par un autre, il faut sans cesse combattre contre nous-mêmes et contre nos inclinations, et ce combat se donne et se rend en nous et au milieu de nous et c'est ce qui nous le fait sentir si difficile, quand on combat contre un autre la peine et la difficulté qui s'y rencontre est merveilleusement diminuée par la victoire que nous prétendons remporter contre notre ennemi, mais en celui-ci il n'en va pas de même, et nous gagnons en perdant en ce qui nous est le plus cher, et contre nous, de sorte qu'il est bien plus malaisé que l'autre, et nos forces seraient bien petites si Dieu ne nous fortifiait par Sa grâce et ne nous ouvrait les yeux pour nous faire connaître le vrai d'avec le faux, car pour moi il me semble que toutes la vie (page suivante) l'homme sur la terre n'est qu'un mensonge perpétuel aimant ce qu'il devrait haïr, estimant ce qu'il devrait mépriser, louant ce qu'il devrait blâmer, et se détournant sans cesse de Celui seul qu'il devrait chercher, et en comparaison duquel tout ne lui devrait être rien, pour moi je ne m'étonne pas pourquoi nous avons tant de peine à prendre ce chemin étroit que nous disions à cette heure, étant certain que nous avons de merveilleux empêchements à cela, et chacun le sait par sa propre expérience et n'a pas besoin de celle de son compagnon, la sienne propre lui suffisant bien.

Je lui dis une fois lui parlant d'une âme que Dieu conduisait par une voie de grande facilité et à qui Il donnait mille belles choses, elle me répondit : « voilà qui est bien, (mais il faut encore quelque autre chose barré)(dte) mais ce n'est pas assez, et qui n'aurait rien de plus de ferait pas grand chemin, ce n'est pas que cette manière aisée et pleine d'occupation de Dieu, ne puisse produire de très bons effets, mais il faut que cela soit et les effets dont je parle est une grande humilité qui nous fasse désirer le mépris et d'être traité conformément à ce que nous méritons, une grande soumission d'esprit sans laquelle nulle âme ne peut être vraiment à Dieu selon les paroles de l'Évangile, Qui ne renonce à soi-même tous les jours de sa vie ne peut être mon disciple, et c'est ce que nous faisons par la démission de notre propre sens. Or c'est ce que les choses de Dieu doivent opérer en nous, et non une certaine complaisance qui nous fait être bien aise de nous voir ainsi élevés, qui est un piège très dangereux et dans lequel beaucoup d'âmes (page suivante) se perdent, les dons de Dieu ne tendant pas à cette fin et au contraire, ils tendent à les abaisser et à leur faire connaître qu'en les recevant, ils les rendent vains, s'ils ne les réfèrent à Celui qui en est l'auteur. Je dis donc encore une fois que ce n'est pas assez d'avoir application à Dieu, sentiment d'amour vers lui, et choses semblables si nous n'en venons aux oeuvres. C'est là où gît la difficulté et c'est là aussi où le fils de Dieu connaît quelles nous sommes, disant Lui-même qu'au fruit on connaît l'arbre, et cela ne peut être autrement, et ne nous y trompons pas. (Fin de page blanche et du texte).

Brouillon de Bréauté

Ce qu'à dit notre très honoré mère Marie de Jésus sur notre bienheureuse mère Madeleine plusieurs années devant qu'elle sortit de la terre.

(1) C'est une grande sainte. Il y a trente ans que nous nous connaissons, il ne faut pas s'étonner si on lui fait tant la guerre. Je sais bien ce qu'elle est, vous ne devez rien perdre de ce qu'elle vous dit et cela vous servira bien dans les occasions et Dieu vous fait une grande mesure(?) de ce qu'une âme si sainte a charité et liaison pour vous.

Pour nous ma soeur ce n'est pas grand chose que d'avoir liaison avec nous au prix de cette grande servante de Dieu. Cela ne vous peut pas être utile car comme je suis peu tout en est petit.

Parlant sur cette bienheureuse qui alors était en charge, dit : "Notre mère est une âme qui se consomme tout dans l'oeuvre de Dieu et et à qui sa divine Majesté donne une grande puissance en ses paroles. Et le peu qu'elle en dit fait dans les âmes de très grands effets. Il semble que ce silence accroît la puissance que Dieu lui donne dans une application très souffrante dans ce qu'elle fait comme oeuvre de Dieu et à son imitation pour la sanctification des âmes qui lui sont si chères et qu'il a rachetées par le sang de son fils."

(3) Il y a deux choses qui nous doivent consoler dans la perte des âmes saintes que nous avons connues dans la terre et qui ont eu pour nous charité particulière. La première est, être entièrement dépendant de de la volonté de Dieu et voir que c'est Lui qui qui l'a ainsi ordonné. La seconde chose, est de ce qu'on voit leur bonheur et de ce qu'elles jouissent de sa divine Majesté et par cela hors des peines de la vie.

(9) Notre bienheureuse mère nous a dit qu'ayant une fois une grande application sur la bonté de Dieu, et voyant comme elle était grande, elle commença à s'étonner de ce qu'il y avait un enfer (...) Elle vit que Dieu ne n'avait pas fait et que c'était une œuvre hors de Dieu...

Brouillon de Bains

(18) Sa résignation au vouloir divin fut aussi très entière et parfaite ; ne voulant rien choisir pour elle, mais laissant à Dieu à choisir et à ordonner de tout ce qui la concernait, ce qui était plus agréable à sa Majesté. C'est ce que nous avons remarqué en nos rencontres durant sa vie, et qui parût plus clairement lorsqu'elle fut proche de sa mort. Pendant sa maladie elle disait très souvent de bouche et encore plus souvent de cœur, ces sacrées paroles que le Fils de Dieu dit à son père au jardin des olives, "non mea voluntas sed tua fiat", elle nous disait que ce n'était pas chose de grande conséquence de partir un petit plus tôt ou un petit plus tard et que Dieu étant le maître de la vie et de la mort, il fallait nous soumettre à ce qu'il Lui plaisait ordonner de nous. / (19) elle donna encore une grande preuve de sa foi, de sa piété et de son ardent amour pour Jésus-Christ en ce que, durant sa maladie, toute défaillante et mourante qu'elle était, elle se contraignit à ne rien prendre toutes les nuits, et à se lever et tous les matins pour aller communier au choeur et rendre ses hommages au Fils de Dieu jusqu'au pied de son autel, et même elle y retournait encore l'après-dîner, ne se pouvant lasser d'être en la présence de Jésus-Christ à l'adorer et à lui offrir son âme et son corps en sacrifice. Seulement la veille de sa mort elle ne fit pas ce second voyage au choeur, le défaut de ses forces lui en ayant ôté le pouvoir, et le même jour de sa mort sa faiblesse fut si extrême qu'elle fut contrainte de souffrir qu'on lui apportât le très Saint-Sacrement pour viatique à l'infirmerie, lequel elle reçut avec un respect, un amour et une ferveur qui ne se peuvent représenter. Mais quelque temps après et seulement trois ou quatre heures avent mourir, elle se sentit si vivement et si fortement pressée de l'amour extraordinaire qu'elle avait pour la personne sacrée de Jésus-Christ dans l'eucharistie, que quoique déjà mourante, l'amour de ce Dieu dont elle était toute possédée lui donna assez de courage pour nous demander avec insistance qu'on la portât encore une fois dans le choeur pour rendre ses derniers devoirs à Jésus-Christ. Le respect que nous avions pour une âme si éminente en grâce et la crainte de nous opposer aux mouvements de Dieu, nous fit condescendre à ses instantes prières, mais une grande défaillance qui la surprit, obligea celles qui la portaient de s'arrêter au milieu du chemin. Ce repos lui ayant donné un peu de vigueur, le révérend père Gibieuf, un de nos supérieurs qui était revenu (20) de Rouen en grande diligence pour l'assister à la mort, la vint visiter, elle témoigna une extrême joie de le voir devant que partir de cette vie ; ce qu'elle avait beaucoup désiré ; et comme elle avait très ardemment aimé durant sa vie toutes les maisons de notre ordre, elle fit paraître par sa grande application d'esprit et la tendresse d'une vraie mère avec laquelle elle en parla à ce bon père, qu'à l'exemple du Fils de Dieu elle les aimait jusqu'à la fin. Elle voulut se confesser encore à lui, l'ayant déjà fait auparavant; s'étant donc confessée avec une profonde humilité de sa faiblesse, nous contraignit de la remporter dans l'infirmerie pour la remettre au lit, comme elle vit qu'elle ne pouvait satisfaire au désir ardent qu'elle avait d'aller au choeur devant le très Saint-Sacrement, elle pria de la tourner au moins du côté où il reposait, d'où elle l'adora et lui offrit les derniers moments de sa vie. Ensuite on la reporta à infirmerie où étant arrivée et remise dans le lit, elle demanda instamment par deux fois le sacrement de l'extrême onction et le reçut avec beaucoup de révérence des mains du révérend père Gibieuf ; à qui elle dit qu'elle voyait notre très honoré père feu monseigneur le cardinal de Bérulle qui priait pour elle ; et après avoir évoqué plusieurs fois le saint nom de notre Seigneur, elle entra dans l'agonie, laquelle ne dura qu'un petit quart d'heure. Durant ce temps elle eut continuellement le visage et les yeux tournés vers le ciel, et paraissait dans une application si forte et si profonde que je ne crois pas que cela puisse être suffisamment exprimé (...) Chacun était attentif non à pleurer, mais à prier et à admirer la consommation de l'oeuvre de Dieu sur cette grande âme. Ce ne fut pas seulement les religieuses et les ecclésiastiques qui se trouvaient dans ce sentiment, car les médecins ayant encore demandé à rentrer pour voir s'ils ne pourraient pas sinon allonger sa vie au moins lui apporter quelque petit soulagement, lorsqu'ils furent arrivés en l'infirmerie ils se mirent à genoux pour prier comme les autres (...) Durant ce temps une religieuse de ce monastère vit notre seigneur Jésus-Christ, sa très Sainte mère et les saints Anges, qui étaient présents à la servante de Dieu pour l'assister en ce dernier passage et pour recevoir son âme à la sortie du corps, et d'un autre côté elle vit les démons en un coin qui montraient une extrême rage de la sainteté de cette âme et se plaignaient de ce qu'elle leur en avait ravi un très grand nombre.

(38) de son temps il s'éleva de grandes traverses contre notre ordre, certaine personnes s'efforçant de le diviser et de soustraire quelques-unes de nos maisons de l'obéissance des supérieurs qui nous avaient été donnés par les saints Pères en ce royaume. On fit pour ce sujet de grandes poursuites tant en France qu'à Rome et ces poursuites étaient accompagnées de tant de violences, de calomnies et d'injures si atroces contre nos supérieures et d'autres circonstances si aigres et si dures à porter que si nous n'avions dans ce monastère les papiers de toutes les procédures qui vérifient ces choses, il serait impossible de les croire de personnes de la condition de ceux qui les faisaient. Le principal faix de toutes ces fâcheuses affaires tomba sur la servante de Dieu, qui eut à porter durant sept à huit ans qu'elles durèrent d'extrêmes fatigues du corps et d'esprit. Et néanmoins quand tout cela fût passé elle dit en confiance à notre mère Marie de Jésus qui nous l'a rapporté, que durant tout ce temps elle n'avait rien eu à confesser sur ce sujet, ce qui est d'autant plus remarquable qu'elle avait la conscience si tendre et si pure qu'elle se confessait de choses extrêmement légères (...) (39). En l'année 1630 et les suivantes il arriva certaines autre affaires à notre ordre qui furent aussi très fâcheuses et dans lesquelles quelques ecclésiastiques qui y étaient intéressés la désobligèrent beaucoup par leurs paroles et leurs actions...



Mémoire de la mère Marie-Madeleine de Bains « pour une déposition plus en plus »



(19) elle disait que quoique toutes les âmes chrétiennes et en particulier les religieuses et entre les religieuses les Carmélites ont l'honneur d'être fille de la très sainte Vierge, doivent vivre dans un soin continuel d'employer tout ce qu'elles sont à révérer et adorer, a aimer et imiter la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ : que pour l'ordinaire il attirait chacune à rendre un hommage particulier à quelqu'un de ses états ou mystères, que l'âme devait être fort fidèle à suivre cet attrait et soigneuse de référer tout ce qu'elle est, tout ce qu'elle fait et tout ce qu'elle souffre, non seulement au Fils de Dieu mais à lui dans ce même esprit, ou mystère et qu'il faut que ce soit son refuge en tout ses besoins. (barré ce qui suit, que l'on retrouve dans l'imprimé ascétisant et favorisant l'activité :) or elle ne voulait pas que les âmes se contentasse de faire ce que je viens de dire seulement par pensées et applications d'esprit, car elle comptait pour rien et plus belle pensée et les meilleurs désirs...

(41) Elle disait que souvent les âmes croient qu'elles ne se peuvent rendre à Dieu ni à la vertu dans leurs peines et que cela est très faux parce que la grâce Jésus-Christ leur est toujours présentée pour leur donner la force qui leur est nécessaire pour porter parfaitement leurs petites épreuves et qu'il n'y a rien d'impossible à une âme de Dieu pourvu qu'elle soit fidèle à recourir à Lui dans toutes ses nécessités. Voyez disait-elle ce que dit que l'Apôtre : « je suis toute chose en Celui qui me conforte. »

Elle désirait que toutes les âmes fussent dans une grande droiture et simplicité et elle m'a témoigné plusieurs fois que cette disposition leur était une des plus nécessaires pour s'établir profondément dans la grâce et dans les voies intérieures, et que lors qu'elle manquait en elle, il n'y avait pas lieu d'espérer qu'elles y fissent de un grand progrès.

(42) sur les âmes commençantes en particulier elle disait que la simplicité était une vraie vertu des novices, et il ne se peut dire combien elle travaillait à l'établir vraiment en elles. Or elle leur faisait entendre que ce qu'elle leur désirait n'était pas de ces certaines simplicités qui font faire par soi-même plusieurs choses sans raison et qui souvent tiennent plus de la bêtise que de la vertu, mais bien d'une disposition par laquelle l'âme n'ayant pour objet que Dieu, et n'écoutant que Lui en ceux qui lui tiennent Sa place, reçoit ce qu'ils lui disent dans une entière soumission de son jugement et sans en penser davantage ni en chercher aucune raison, et ensuite l'accomplir à la lettre sans en rien retrancher ou y ajouter aucune chose du sien.

(44) quand on les interrogeait sur ces mêmes choses elle voulait qu'elles répondissent toujours avec grande naïveté et candeur disant aussi librement leurs inclinations imparfaites que les bonnes et leurs manquements que les vertus qu'elles avaient pratiquées, sans juger qu'on les estimerait plus ou moins pour les choses qu'elles auraient pratiquées, sans penser que peut-être on ne les entendait pas bien (...) Et leur enseignait que cette même disposition mettait l'âme dans un grand d'éloignement de faire aucun jugement sur les actions du prochain puisque même elle lui interdisait de juger des siennes propres et de s'en occuper, outre la nécessité, pour en rendre compte à ceux à qui on doit et s'humilier devant Dieu de ses manquements et que retranchant en elles toute multiplicité, elle lui faisait en tout lieu en tout temps et en toutes choses regarder et rechercher cette unique nécessaire duquel parle Notre seigneur dans son Evangile, et tendre à Lui de toutes... (fin de feuillet)

(45) quoique cette servante de Dieu fût si soigneuse que je viens de dire d'établir les âmes que Notre Seigneur lui adressait pour les former à son service, dans toutes les vertus chrétiennes les religieuses comme je viens de dire, son attention principale était de remarquer soigneusement dès lors commencement ce que Dieu faisait en elle.

(47) Elle disait qu'une des choses qu'elle trouvait plus importante pour la conduite des âmes, c'est de prendre un grand soin de remarquer dès leur commencement ce que Dieu fait en elles et à quoi Il les tire, par ce disait-elle, qu'Il conduit les unes d'une façon et les autres d'une autre et il faut suivre ce qu'Il fait sans leur rien apprendre davantage et cultiver peu à peu ces petites âmes se servant de leur application vers le Fils de Dieu ou autres choses dans lesquelles elles peuvent être, pour les former dans la vie intérieure et parfaite y faisant un jour une chose et l'autre une autre, et cela selon qu'on voit qu'elles le peuvent porter, usant de grande prudence et adresse pour les conduire doucement dans ce que Dieu demande de chacune, parce que quelquefois pour trop surcharger une âme on la recule de bien loin.

Elle disait avoir vu par expérience que c'était une chose très nécessaire aux personnes qui conduit ces âmes, d'attendre avec grande patience le temps ordonné de Dieu pour faire ses oeuvres dans les âmes, et que lors on n'y fait plus en un jour qu'on aurait fait en beaucoup d'années. Qu'il ne fallait pas néanmoins laisser de s'appliquer beaucoup aux jeunes âmes, lesquelles ont besoin d'être cultivées soigneusement, et qu'on leur fasse estimer le prix de la vertu à aimer le joug de Jésus-Christ et qu'on leur fasse voir la grandeur et l'excellence qu'il y a de vivre de sa vie, d'appartenir à ses mystères, de participer à ses travaux et à sa croix. Mais que lorsqu'on ne voit pas en elle de progrès et ... de toutes choses qu'on n'y pourrait désirer il ne faut pas (48) s'étonner pour cela ni faire violence aux âmes pour les contraindre à entrer dans les dispositions où nous pourrions croire qu'elles devraient être. Elle disait que quoique l'on fasse cela par grand zèle (comme il semble) cette manière est fort peu utile. Que les âmes sont à Dieu et qu'il faut les y commettre incessamment et se souvenir que c'est de Lui et non de nous ni de nos forces que dépend l'avancement des âmes.

(52) sœur Anne de Saint-Barthélemy dit à M. Duval que sœur Madeleine de Saint-Joseph avait beaucoup pour les âmes, et que la sainte Vierge lui avait donné à entendre. Mon dit sieur Duval ledit à notre mère (illis...) La vénérable mère Anne de Saint-Barthélemy était lors prieure du monastère et la vénérable mère Anne de Jésus allant en Flandre y passa et séjourna quelques jours. La servante de Dieu assembla ses novices qu'elle désirait qu'elles grandissent compte de leur intérieur à cette vénérable Mère qui était la première prieure du couvent, ce que les novice firent avec tant de naïveté et sincérité que la vénérable mère Anne de Jésus fut ravie de joie voyant l'état des âmes que sœur Madeleine de Saint-Joseph conduisait avec tant de perfection, que cela accrut encore l'estime qu'elle faisaient d'elle, et possible le désir de l'emmener avec elle en Flandre, car elle lui en parla lors... (Fin de feuillet) (en travers : de soeur Marie de saint Jean-Baptiste de Chartres)

dans ceux et celles qui avaient la grâce de l'approcher je l'ai su de plusieurs qui en avait fait l'expérience lesquelles ont rapporté que quelquefois par les saints avis qu'elle leur donnait, quelquefois par sa bénédiction et d'autres par sa seule approche, des tentations impures dont ils étaient fort travaillés ont été dissipées. Quelques-uns m'ont dit qu'étant auprès de la servante de Dieu, ils sentaient comme découler d'elle une certaine pureté qui anéantissait tout sentiment et pensée contraire. Le même est aussi arrivé en plusieurs autres sortes de tentations, ce que je sais comme j'ai déjà dit des mêmes personnes qui ont reçu ces assistances.

... Que le grand talent qu'ils [les supérieurs] connaissaient en elle pour la supériorité leur fit désirer qu'elle instruisit le plus qu'il se pouvait des religieuses qui allaient exercer des charges dans les monastères de notre ordre, de sorte que, outre celles qui étaient professes de celui-ci et qui allaient faire des fondations, ou gouverner des maisons déjà établies, ils en faisaient venir d'ailleurs demeurer quelque temps auprès d'elle pour recevoir ses saints enseignements, (13) la conviant encore de les donner par lettre aux absentes qui ne pouvaient venir jouir de ce bien...

(18) Monseigneur le cardinal de Richelieu disait que c'était un des plus grands esprits qui eût jamais connu et il n'avait pas moins d'estime de sa sainteté, ainsi qu'il le témoignait par le soin qu'il prenait de recommander à ses prières, tant sa personne que les grandes affaires du royaume...



Summarium

Rien d’intérieur.

du procès (deux in-folio), 1655, imprimé à Rome, 1782 & 1785

Vol.1 latin et italien vol.2 surtout en italien.



G. Gibieuf, Vie (ms.)

de la Mère Magdelaine de S. Joseph, Clamart, ms. [cité par Louise de Jésus et par Serouet, art. DS].


Etudes.


[1921] J.-B. Eriau, La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph. Essais sur sa vie et ses écrits, Paris, 1921. [voir du même : L’ancien carmel du faubourg Saint-Jacques, 1604-1792, Paris, 1929, surtout le ch. 16]

Louise de J

Reprendre Louise de J (extraits à compléter, bios dont Bréauté) en voyant les notes de relecture, v. réf. en fin de vol. Chatou

[1935] La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du premier monastère des Carmélites Déchaussées en France (1578-1637), sans nom d’auteur [Louise de Jésus], Carmel de l’Incarnation (Clamart), 1935, 612 pages. [dont de nombreux extraits, parfois : v. p. 117-123, 372-386]

cit extraites le plus souvent des dépositions ou de Talon. Extraits :


(204) “ Tandis que l’âme sent en soi quelque résistance à ce qu’on lui commande ou qu’on lui fait faire, elle est bien éloignée … Et même elle a peine de se nommer et de paraître qu’elle est, parce quela vérité qui est en elle lui montre que se faire quelque chose, c’est dérober à Dieu. Et lors l’âme dit : Je ne dois pas Seigneur, me trouver en quelque lieu, puisque je ne suis pas ; mais je dois demeurer comme chose si basse que je sois à jamais ignorée. ”


(208) “ Le 15e janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté … sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les autres et non plus pour moi-même. ” (Talon p.149)


(212) Filiation Jn de la X – Anne de Jésus – Madeleine


(231) bio de la 2e supérieure française Marie-Madeleine de Jésus


sur la simplicité dans la maladie : (274, 276, 277 : à un médecin proposant ses services : ‘ elle savait un bon remède qui était la résurrection’)


(290) estime de Richelieu


(303, 328) courage politique


(309, 310) protection du démon d’une sœur par bilocation


(312) bio Gibieuf


Ch.17 : La mère au milieu de ses filles. Sa direction spirituelle.


(365) Eprouvant toujours plus son impuissance … recourait aussi tj plus à Dieu … s’efforçait de ne donner aux devoirs de sa charge que les instants strictement nécessaires, et elle consacrait ses journées presque entières à l’oraison …ne faisait point d’action …qu’elle n’eût été faire prière au chœur.

(365) Elle ne faisait point d’action, elle ne se mettait point à parler aux sœurs de leurs dispositions intérieures, qu’elle n’eut été faire prière …les sœurs avaient peine de trouver le temps de balayer le chœur 


Sobriété spirituelle : (367, 369, 371, 373 Thérèse : qu’elle n’avait pas été récompensée au ciel pour ses ravissements mais bien pour ses travaux) Contre les lumières : (371, 373, 375)


(378) “ C’est un grand abus en quelques âmes de croire qu’elles ne peuvent point ce qu’en effet elles peuvent, non pas en leur prorpe force, mais en celle de Jésus-Christ. ”


(367) ...s’il faut donner aux âmes tout le temps qu’elles désirent, je vous dirai que je ne suis pas de cet avis ...assez de parler un quart d’heure ...pour les âmes nouvelles ...elles ont besoin qu’on leur parle davantage pendant quelques années …

C’est une chose si dangereuse que la direction des âmes …on ne le ferait qu’avec crainte et frayeur.


(368) Il faut parler humblement et simplement, et employer les termes les plus communs lorsqu’on parle de soi. …il me semble …quelque désir que l’on estime ce qu’elles disent.


(369) à propos d’une personne qui …disait …Ma voie est de cette sorte. …J’ai déjà cinquante ans, et je ne pourrais parler de moi avec cette assurance ; ni à un supérieur, ni même à mon ange, je ne pourrais dire quelle est ma voie. Rien ne m’appartient …nous allons à Dieu comme nous pouvons …cette voie n’est pas circonscrite si exactement …que Dieu n’y puisse renfermer d’autres sentiers …Que peuvent savoir ces âmes parmi les ténèbres de ce monde, qu’elles puissent dire avec assurance : telle est ma voie ? peut-être le disent-elles au moment même où cette voie leur est ôtée


(371) la servante de Dieu faisait une estime tout autre de la dernière (dirigée sans visions) que de la première (dirigée avec visions et phénomènes). Ce qui me donna quelque sujet de croire que peut-être elle tenait que celle-ci était trompée. Et comme elle m’avait chargée de travailler sous elle à la conduite de ces deux âmes, je voulus m’en éclaircir. Lui ayant donc demandé ce qu’il en était, elle me répondit que ce n’était point qu’elle crût cette religieuse trompée, qu’au contraire, elle tenait que les effets extraordinaires qui se passaient en elle étaient de Dieu ; mais que c’était sa sorte de voie, et que celle de l’autre ne renfermait pas cela. Et en même temps elle me fit entendre que la grandeur de la grâce dans les âmes n’était pas mesurée selon ces choses, et que la religieuse qui n’en avait point ne laissait pas de passer beaucoup l’autre (ce qui se vérifia).


(372-373) (longue cit dans le même sens, à reproduire)


(375) (à reproduire) (les grâces ne sont que semences pour aller)


(383) elle a supporté des années entières …de certaines âmes qui n’avaient nulle dévotion ni entrée aux choses de Dieu, essayant néanmoinsd’y faire toujours petit à petit tantôt une chose, tantôt l’autre


(384) il faut prendre garde à un défaut où la plupart des âmes se laissent aller, qui est de laisser les voies essentielles de leur perfection pour s’arrêter à des choses particulières qui, bien souvent, ruinent la même perfection. [l’immense divin]


(386) L’on passe la vie comme l’on peut ; l’on tombe, l’on se relève ! le propre de la terre c’est l’inconstance et la diversité. Dieu, qui voit cela, excuse la faiblesse de sa créature. Il faut vivre en liberté d’esprit, nonobstant la vue et l’expérience de ces choses, et se confier en la divine bonté. …

Oh que si les âmes pouvaient voir combien Dieu les aime et est prêt de les aider et leur faire miséricorde, elles marcheraient bien d’un autre pas qu’elles ne font ! …

Mes enfants, or sus ! Ne nous lassons jamais de commencer, et novices et professes ! il faut toujours commencer jusqu’à la mort.


Ch. 18 : La mère au milieu de ses filles. Son gouvernement. 1624-1635.


(390) (délicatesse : elle fait intervenir des ouvriers pour ne pas refuser la construction d’une cheminée particulière à une sœur âgée)


(394) elle lui dit (à Marie de Médicis) dans une sainte liberté qu’ayant une religieuse malade, elle ne pouvait guère penser à autre chose.


(394-395) grâce toute extraordinaire … pour assister ses filles en ce dernier passage … elle lui parlait sur les privilèges de cette vie heureuse dans laquelle on aimerait, on adorerait, on louerait sans cesse … Elle dit à plusieurs de nous sur la mort d’une de nos sœurs, que comme nous ne sommes toutes qu’unes (sic) en Jésus-Christ, nous devions regarder notre sœur comme quelque chose de nous qui était allé à Dieu. Continuant ce discours, elle disait : Nous devons …nous appliquer beaucoup à Dieu pour elle, afin de lui aider à faire son chemin … Les âmes qui sont séparées du corps languissent de ne pas voir Dieu, de telle sorte que cela ne se peut comprendre… Aussitôt qu’une autre de mes sœurs eut rendu l’esprit, cette servante de Dieu dit tout haut dans l’infirmerie : maintenant cette âme est dans un parfait amour et une parfaite souffrance !


(397) Elle estimait toutes les âmes et ne les appréciait (sic) jamais, et disait qu’elles sont toutes d’un prix infini …que Dieu a des trésors cachés dans les âmes, lesquels …il ne faut point laisser de les vénérer ; qu’elle ne voyait point d’âme qui n’eût quelque don particulier de Dieu, et en laquelle in ne fut honoré.


(398) maxime du P. Pacifique : vivre avec les parfaits comme s’ils eussent été imparfaits, prenant garde à ne rien dire qui les pût le moins du monde indisposer ; et vivre avec les imparfaits comme s’ils eussent été parfaits, en leur rendant toutes sortes de soumission et de respect.


(401ss.) (nbreux exemples d’indépendance vis-à-vis des puissants)


(407) douceur ..suavité …cachet définitif de son gouvernement et de son action sur les âmes.


(409) Et moi qui à présent n’ai presque plus de capacité d’observer les austérités religieuses, je désira au moins exercer les vertus que nous pouvons toujours pratiquer, qui sont la douceur, la patience, l’humilité et les autres.


(410) il est nécessaire de tenir quelque sévérité aux âmes, non pas de paroles ni rudes ni sévères ; mais avoir un œil à Dieu pour ne pas adhérer aux faiblesses ou défectuosités de leur nature, ains leur parler par la grâce … ne cherchez nulle sévérité en la nature ni par vos industries. Mais élevez votre esprit à Jésus-Christ en parlant et en traitant avec les âmes, et vous donnez à lui pour parler selon lui et selon ses voies, mortes et anéanties.


(411) (témoignage sur sa façon de reprendre) Je n’ai jamais vu [la mère] en émotion d’esprit ni de corps. Si elle reprenait, c’était avec tant de douceur, des termes si charitables et unefaçon si affable qu’elle donnait grande humiliation …Elle le faisait à voix basse …après …il ne lui en restait plus rien ; elle était tout de même vers la personne qu’elle avait reprise …et lui parlait avec plus de tendresse et de charité …Elle agissait en ce sujet, selon ce que j’en ai pu reconnaître, tout à fait divinement (toute la note longue est à reprendre)


(412) (traitement indirect de l’anorexie en reprenant la maîtresse de la novice)


(414) elle ne laissait pas …de se démettre de ses pensées et se soumettre à celles d’autrui : ‘c’est un des soins que doivent prendre les supérieures que de se servir de ces légères occasions, parce que, comme on leur cède toujours, il serait à craindre que l’esprit ne contractât quelque habitude très préjudiciable à la perfection’.


(417) témoignages : “ notre Mère Madeleine portait Dieu en soi et le répandait avec efficace dans les âmes qui s’en voulaient rendre dignes. ” (418) “ …je sentais, lorsque j"approchais d"elle, qu"elle répandait dans mon âme je ne sais quoi de divin …ses paroles …ont fait en un instant en moi ce qu"elle voulait de moi …j"en sens encore la force et la vertu dans le fond de mon cœur, où je les conserve comme une semence de vie éternelle… ” “ …elle avait une puissance d"établir les âmes en Dieu et Dieu en elles …Ceux qui l"ont expérimenté et qui ont reçu l"effet de ces grâces, savent que je dis vrai et que cela ne se peut exprimer. ”


(421) “ Il semblait …qu"elle vit les âmes et tout ce qui s"y passait presque aussi facilement que nous faisons les corps …j"en ai fait l"expérience en tant d"occcasions que je ne puis les nombrer. ”


(428) “ Vers l"année 1634 …je fis la visite au couvent de l’Incarnation [le “ grand couvent ”], où la V.M. Madeleine de Saint-Joseph était prieure, et je sentis qu’elle portait une plénitude de Dieu si présente et si abondante, même pour autrui …je ressentis ce que je dis fort efficacement ”

(429) (influence prolongée jusqu’à la fin du XVIIe s. ; ensuite jansénisme selon note intéressante ! …Dans la première moitié du XVIIIe s.les Carmélites, à la suite de leurs confesseurs… adhérèrent au Jansénisme …mesures énergiques (1748) pour bannir l’hérésie de la maison, qui revit alors quarante ans de prospérité spirituelle…(jusqu’en 1792 ; puis reprise en 1802 jusqu’en 1901 ; 19ans d’exil à Anderlecht-les-Bruxelles ; en 1920 à Clamart)

(429)…la Thérèse de notre France a gravé …dans le cœur de ses filles …ce grand couvent …m’a paru toujours un grand désert, mais un désert dans lequele la grâce parle incessamment au cœur …ce lieu m’a toujours semblé un sanctuaire rempli de tous côtés de la sainteté de Dieu et qui m’excitait à l’aimer… ” (Melle de Budos)


Ch. 19 La V. et les carmélites de France.

(elle apparaît comme le pivot)

(elle a formée une trentaine de prieures…)

(438) Ayant été élue prieure au loin, cette religieuse vint, avant son départ, passer quelque temps auprès de la Mère Madeleine pour profiter de ses conseils. Or la mère l’entretenait souvent, mais toujours de sa sanctification personnelle…  “ Je lui fis paraître quelque petit étonnement de ce qu"elle neme disait rien du tout de la charge où l"on me mettait … - Ma fille, rien n"est important que d"être à Dieu, je veux que vous y soyez. La charge n"est qu"un accident ; et ne vérité quand vous serez à Dieu par état, vous verrez quece n"est rien d"aller ici ou là. Ne vous en occupez point. ”

(439/40)vraie et fausse humilité


Ch.20 (445)… Ch.21…

(481) aspiration : “ Seigneur, vous avez pris ma nature, prenez encore ma personne ! ”

!le livre a été totalement relu 01.01, v. réf en fin

autres

[1966] Th. Bailloud, Sillages de foi, Blois, 1966. [95 pages, Les Dubays de Fontaines, Madeleine de Fontaines.]


[1977] DS, art. “ Madeleine de Saint-Joseph ” par P. Serouet, vol. 10, col. 57-60.


[1987 ?] Madeleine de Saint-Joseph ou l’accomplissement d’une vocation, Stéphane-Marie du Cœur de Jésus ocd, mémoire de licence, Univ. de Fribourg, [200 pages env., 1987 (?) date de la thèse].


histoire du voyage en Espagne ; (45) sur Marie de Jésus (de Bréauté), “ l’amie la plus intime de Mère Madeleine de Saint-Joseph ” ; synthèse des sources surtout concentrées au carmel de Clamart ; dépositions ; annexes : liste des religieuses professes du grand couvent – des prieures – des carmels fondés jusqu’en 1637 ; bibliogr. : les archives du carmel de l’Incarnation sur Madeleine (31 vol. !) + paquets + bibliogr grale.


[1987] Vives Flammes, no. 168 consacré à “ Mère Madeleine de Saint-Joseph, o.c.d. ”, 1987.5 [p.1-34 ; contient huit titres : études et textes ; inform.]


[2000] Stéphane-Marie Morgain, “ La disgrâce de Michel de Marillac, édition critique du Papier envoyé de Lisieux à la révérende Mère Madeleine de Saint Joseph, du 26 décembre 1630 ”, Histoire et Archives, no.7, janvier-juin 2000, 49-80.


1563- aout 1632 - son frère Louis sera exécuté en mai 1632 - sur la mort de Mlle Acarie : “ elle est morte religieuse, mais vous savez l"état de ses dernières années, et comme elle y a été délaissée et semble en quelque mépris, même dans le couvent d"Amiens… ” et note106 explicitant le mépris de la prieure Anne du SS (Viole) favorable à la dévotion de servitude – belle glose ACC note 98 : “ il ne faut jamais prendre un état opposé à l"attrait qui nous attire à Dieu, sous prétexte d"y faire un bien qui n"est point une suite de notre situation actuelle. C"est un écueil très délicat … mais aussi il ne faut pas sortir de l"état où Dieu nous a mis, sous prétexte du déchet de notre âme. Car ce ne sont pas les maux que l"âme voit et sent qui la perdent, ce sont ceux qu"elle porte sans les connaître. Il faut abandonner à Dieu le degré de perfection et les moyens, sûre qu"il nous fera sortir de l"état qui nous est effectivement contraire… (et la suite)


Marie de Jésus, de Bréauté

Biographies

Biographie dans La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du premier monastère des Carmélites Déchaussées en France (1578-1637), sans nom d’auteur [Louise de Jésus], Carmel de l’Incarnation (Clamart), 1935 :

p. 231 (bio en note longue) et 505 (confidente ordinaire de Madeleine de Saint-Joseph)


Carmel, Revue trimestrielle de spiritualité, 1962, II, “ Aux origines du Carmel de France, Mère Marie de Jésus, marquise de Bréauté, 125-147.


Bonne bio. : naissance 8 mai 1579. mariée à 18 ans 17 déc 1597 au marquis de Bréauté, “ brillant dans le métier des armes, [il] lui plut davantage [qu’un prétendant prudemment éconduit] ”. veuve avec un enfant de 13 mois le 5 fév 1600. Rencontre Madame Acarie. Entre au Carmel le 8 déc 1604. Infirmerie. S/prieure en 1606. Responsable des novices en 1608 lorsque Madeleine de SJ devient prieure. Prieure en 1615 ; fait bâtir une infirmerie. “ Exprima l’ardent désir de ne plus accepter de charge ” en 1624. Fin de l’année : mort de son fils en combat singulier. = “ je sais par expérience …les efforts que le diable fait dans les âmes …afin de les porter au désespoir …lorsque Dieu nous traite plus rigoureusement …il agit avec plus d’amour ” Lettres p163. 1629 mort des parents. “ Depuis 1641 sa santé était ruinée… coliques pierreuses et bilieuses… elle disait n"avoir pas assez de ma l pour mourir et en avoir trop pour appeler cela vivre ” Mort 29 nov 1652.

Bonnes références.


Cit : Elle dit à la Mère Marie-Madeleine de Bains : “ …j’ai vu …que notre union ne périra pas et qu’elle sera stable pour l’éternité, et j’ai une grande consolation de voir que ma mort n’y changera rien. C’est Dieu qui l’a faite et je l’emporte, elle ne s’évanouira pas. Oh ! que j’en ai de joie et que c’est une grande chose que cette volonté de Dieu !Elle conserve elle-même tout ce qui vient d’elle. ” réf à la Vie ms de la Mère Marie-Madeleine de Bains, p.385 et suiv.


Vies de MJ Bréauté, AJM de Bellefonds, MJ de Bains

Saisies ds Ms 3A2 vies de MJ Bréauté, AJM de Bellefonds, MJ de Bains (à partir de la table succincte relevée à première lecture)

[= Doc7&Doc7b début de saisie]

Ms. 3A2

Verso couverture : “ I Vie de la Mère Marie de Jésus de Bréauté II p.180 Vie de la Mère Agnès de Jésus Maria (de Bellefonds) III Vie de la Mère Madeleine de Jésus de Bains p195 ”


Après 1691 par un P. de L’Oratoire ? (annot. marg.)


I

4 Cette sainte dont j’ai même éprouvé l’onction quand j’ai voulu en écrire … quelqu’un avait même proposé …qu’on donnât un chronique entière de l’ordre des carmélites … elles [vertueuses Mères] ont répondu qu’il y avait du danger pour elles de si fort publier les grâces que Dieu 5 avait faites à l’ordre

9 (début de la bio I reprise dans l’article résumé ci-dessus – intéressant ex d’intolérance quant aux réformés)

10 (la gouvernante huguenotte)

18 (mort du mari)

20 (et sa tristesse ; l’imprimé effaçe ce côté attachant de l’amour pour le mari)

23 (lecture de Seneca etc. tout ceci repris dans l’article ; il vaudrait beaucoup mieux éditer un choix du ms. qui est plus vivant ; la maladresse “ elle n"était plus athée ” p.151 est levée ds le ms !)

25 cette peine qui la faisait passer à ses yeux pour une athée…

(le ms s’améliore grandement lors que les protestants ou les dignitaires sont loin de vue !)

(il éclaire spirituellement cf. contre terre courbée devant la grandeur de Dieu)

27 s’étant retirée en un coin pour y faire son action de grâces elle y employa trois heures … en sorte …qu’elle commençait à croire que quand elle serait tout à fait engagée ds la dévotion…

28 de deux choses : l’une où nous croyons qu’il y a un Dieu, ou nous croyons qu’il n’y en a pas (et la suite)

31 Beaucousin

34 (nouvelle main) ô que je suis heureuse de n’être point religieuse … croyez mes sœurs… (conversation directe)

35 (proche de Mme Acarie)

38(début d’un récit historique de la fondation du Carmel en France Gallement Duval Berulle etc)

42 (Bérulle manque de se noyer)

44(les sœurs échappent à l’abîme, leur carosse volant en l’air comme Elie !)

44(reprise du récit concernant Mme de Bréauté restée avec Mme Acarie

45 mon fils je vous aime bien mais j’aime encore mieux Dieu que vous

48-49 Coton Bérulle Acarie pour fléchir ce père par leurs prières

50 hélas Mgr vous paraissez bien affligé : vous ne venez pas à un enterrement mais à une noce ! (sur l’exemple qu’elle donne) je ne me sens pas assez de vertu pour être imitée de personne

52 car je m’imaginais que cette confiance en Jésus-Christ me donnait une espèce de droit au mérite de ses œuvres

54 Livre second. (depuis son entrée au carmel)

58 quant aux demandes que je lui fis alors …que jele pusse aimer d’un amour bien pur et bien dégagé de l’amour de moi-même ; car ce mélange m’a toujours fait frayeur ; il est souvent si imperceptible qu’on croit aimer Dieu lorsqu’on s’aime soi-même. D’ailleurs c’est une alliance qui me paraît monstrueuse quand il se trouve qq chose d’humain ds cet amoure de Dieu

59 Magdelaine de saint Joseph

61 que Dieu qui avait pris soin d’elle en prendrait jusqu’au bout

62 (infirmerie, réfectoire)

64 (pruneaux âpres)

67 (prieure)

70 (pb des carmes espagnols des Flandres etc.)

76 (Condren se démet de la charge de visiteur en 1632)

77 une occasion à un nouveau désordre mais qui ne dura pas longtemps (grâce au) bref de …1659 ( !)

78 son humeur pacifique devait être à l’abri de cette tempête. Elle en ressentit pourtant comme les autres descoups de vent…

79 (Magdelaine à Tours)

90 (soin des converses)

97 (marie-magdelaine de J luis succède en 1624)

98 mère et fille

99 une espèce de résolution de n’y jamais rentrer (dans les charges)

101 infirmités 

104 tellement courbé l’épine …elle ne savait en quelle situation se mettre …si maigre et si décharnée que n’ayant que la peau, c’était une de ses peines de demeurer ainsi longtemps au lit

105 regarder cette majesté de Dieu …tous nos maux, quelques grands qu’ils soient, ils deviennent non seulemetn supportables, mais aussi agréables à porter

107 l’intérieur

112 Adieu A Dieu …elle paraissait ne pas entendre ce qu’on lui disait. On lui en faisait un peu la guerre et pour la tirer en quelque façon de ce profond oubli d’elle-même (…)

113 toute dépendance n’étant dûe qu’à Dieu seul (…)

120 (liste de saints anciens et nouveaux dont Magelaine de St Joseph et Lopez)

122ss (revue des vertus etc. selon plan classique des bios = moins d’intérêt)

123 (conversation rapportée avec Magdelaine)

125 (sa comparaison avec frère Elie, Magd étant François)

126 (psy)

131 la marchandise, disait-elle en riant, ne vaut pas grand chose, ainsi ne l’épargnez pas

SS.

148 (recueil de divers avis…)

149 no 8

150 no 24

156 c’est aimer qqchose plus que Dieu, que d’y penser plus qu’à Dieu no 75

160 (bio : maladie et mort)

162 (dits des deux derniers mois)

164 (gangrène, récit de la fin …) 169

175 (fin)

II

178

III

195 (autre main)

212 (à Blois)

213 (lettre : crainte de la mort et du jugement 1647)

231 (maladie prières de Magd et d’autres grâces reçues)

235 (vœux en 1620)

(ds toute cette bio style pâle et pas de ‘dits’ !)

249 (source  : ) que nous nommions le petit logis

253 (union de cœur avec la mère Marie-Madeleine)

254 (combat d’humilité entre ) la Mère Marie Madeleine et Marie de J

254 (élection de Marie de la passion - du Til) la regardant avec la mère Marie de J comme l’âme du monastère, elle ne fit rien sans l’avis de ces deux respectables mères

258 (terrible maladie ) du démon ?

260 esprit … couvert de ténèbres

…..sur photos

449 fin du ms. 


Lettres

Lettres de la Révérende Mère Marie de Jésus, seconde prieure française de ce premier monastère de l’Incarnation à Paris, 203pp copie en 1872 d’un ancien ms. des Carmes du couvent de Santa Maria della Vittoria à Rome.

Lettres à transcrire (copie 1872) =Doc12


(4 : je ne crois point qu’une âme puisse approcher de JC à son autel pour quelque besoin que ce soit, et s’en retourner les mains vides… 6 : il ne nous donne pas tj en nous-mêmes toute la lumière dont nous avons besoin pour notre conduite, il la met souvent en autrui afin de nous lier les uns avec les autres d’une plus grande charité. 7 : Quand les âmes font quelques fautes, il vaut mieux les en reprendre charitablement, sans les contraindre par votre froideur à deviner ce qu’elles ont fait, elles s’en amendent bien plutôt et ne demeurent pas peinées comme souvent elles le sont, quand on paraît renfermée à leur égard. 15 : peu de personnes à qui l’on puisse parler de sa disposition utilement, et cela même oblige à se lier davantage à JC et à sa Ste Mère qui ne manquent à personne quand on les cherchent, ils vous le font connaître par eux-mêmes 17 : votre lettre que j’ai trouvée humble et sincère. (26) Ce ne sont pas nos prévoyances et diligences qui font les œuvres de Dieu, c’est sa grâce et l’assistance de son esprit. (42) je suis marrie …du peu de confiance qu’elle a à notre R.P. Gibieuf…

(43ss. A faire…suite depuis p.53 :)


(57) lettre 32 [à une Prieure] : …Quant à la maladie de la mère Madeleine a commençé, nous n’y voyons qu’un mal commun, dans son progrès dangereux, et dans son période mortel. En sorte que sans une grâce très extraordinaire, elle n’en pouvait réchapper, et il semble que Dieu ait fait tout cela pour lui demander la liberté de demander sa décharge, qu’elle avait fort en l’esprit depuis un an. Ce fut moi, qui par l’instante et pressante prière qu’elle m’en fit, en portai la parole à la communauté que je trouvai si docile, si dégagée des créatures, et si soumises à la volonté de Dieu,qu’elles accordèrent ma demande tout aussitôt, quoiqu’elles fussent toutes en larmes.


(65) Lettre 37 : …ne sentant rien de Dieu pour assister les âmes… lui demander par ce regard que ce soi lui qui fasse votre charge, puisque vous n’êtes, et ne pouvez rien, et puis faites doucement selon votre conscience …sans faire tant de réflexion sur vos actions pour voir comme vous avez fait, car ce n’est que perte de temps.

(66)…je vous dirai que Dieu vous a menée en un lieu où vous êtes seule … il veut que vous soyez toute pour lui… Car vous êtes si aisée à vous attacher aux objets vers lesquels vous avez quelque correspondance, que ce bon Dieu a été contraint de vous séparer de tous, tout d’un coup : j’en ai de la joie pour l’amitié que je vous porte, voyant que c’est le plus grand bien qui vous pouvait arriver…

(75) Lettre 42 : …comme la mère Marie Magdeleine de Jésus et moi sommes unies …(76) bienheureux sont ceux qui seront fidèles dans le combat ( …) M. le Cardinal de Bérulle nous ayant appris que nous ne devons faire usage de la tendresse de notre nature que vers l’humanité sainte de Jésus-Christ. …


(87) Lettre 48 à la mère Béatrix à Salamanque : (88) …après notre bonne mère Magdeleine, il n’y est jamais entré personne qui y soit si utile…

(le pb des structures c’est l’exemple que l’on est contraint ou tenté de donner, qui vite met la vertu avant la grâce parce que cette dernière ne dépend pas de notre appréciation de nos besoins)


(93) Lettre 2 à une Sous-prieure : …l’abandon que l’âme doit faire continuellement à Dieu de tout ce qu’elle est … nous n’avons pas le droit de lui rien demander, sinon la grâce de le bien servir … nous ne devons faire autre chose que recevoir tout de sa main…


(95) Lettre 1re à une religieuse : …Je rends grâces très humbles avec vous à notre Seigneur, de ce qu’il lui plaît vous donner pour mère au ciel, celle qui l’a été en la terre, elle ne vous y sera pas moins utile qu’elle était ici, et même il se peut dire qu’elle vous la sera davantage parce que sa condition l’enfermait entre quatre murailles dont elle ne pouvait sortir, et ne pouvait humainement savoir le besoin des âmes absentes que par lettres, ce qui était quelquefois un peu long: mais maintenant elle écoute les prières, voit les besoins, et y remédie. Grand nombre de religieuses de cet Ordre l’ont déjà éprouvé en divers endroits, et ce m’est une grande consolation que vous en soyez une … notre R P Gibieuf est parti d’ici pour aller voir plusieurs de nos monastères, dont le vôtre… c’est un saint personnage en qui repose l’esprit de M. le Cardinal (96) de Bérulle…


(148) Lettre 3e à M. le duc de Villeroy son neveu : …En faisant le service du roi, il est bon, Monsieur mon neveu, de conserver la vie des hommes autant qu’il se peut, ils l’ont reçue de Dieu pour chose grande, et il ne faut pas la leur faire prodiguer sans grande nécessité. Je sais bien que peu de généraux d’armée s’y appliquent pour y penser, mais quand vous seriez un peu meilleur que le commun, il n’y aura pas de mal. …


(177) Lettre 3° à Mlle de M. : …Ces personnes-là n’ont d’autre dessein que de vous amuser et gagner du temps, sachant bien que vous ne pouvez, étant privée de toute assistance, persévérer en vos bonnes intentions (de quitter le monde) si vous ne sortez promptement du lieu où vous êtes, et en cela il sont raison. C’est pourquoi, ma très chère fille, il vous faut bien garder de prolonger le temps que vous avez donné quoique l’on vous puisse dire (179) pour vous le persuader. Si la plupart de nous autres religieuses avions écouté quand nous quittâmes le monde, tout ce que nos amis et nos parents nous disaient, et faisaient dire par des personnes de très grande piété et doctrine, pour nous y retenir, et cela sous de beaux et apparents prétextes, il n’y en a guères qui n’y fussent demeurées. Pour moi, j’avais un fils qui n’avait pas encore six ans, qui apparemment pouvait avoir besoin de moi, il y avait bien des choses à dire là-dessus pour m’empêcher de le quitter, et on ne manquait pas de me représenter que lorsque je l’aurais mis dans un état plus assuré, je pourrais après me faire religieuse. Mais Dieu me fit la grâce de me fortifier contre ces tentations, et d’entrer où je suis depuis quarante-cinq ans, malgré toutes leurs raisons, et je vous assure devant Dieu que je ne m’en suis jamais repentie, et que j’aimerais mieux être morte de cent mille morts, que d’y avoir manqué. …


(186) Lettre 6° à la même : Ma fille, il court un bruit chez vous que la personne que vous savez a bien plus d’espérance sur votre sujet que de coutume, que vous lui avez parlé avec bien plus de douceur que par le passé, que vous commencez à changer un peu votre habillement et votre coiffure, et que vous portez maintenant des gants d’Espagne. Mais comme nous connaissons la facilité que le monde a de parler, nous ne prenons pas garde à ces discours … Je vous prie, ma fille, de ne point croire ceux qui vous disent qu’il est nécessaire que vous voyez cette personne pour essayer de le convertir, c’est une tromperie. Jamais Dieu ne vous prendra pour faire cette œuvre-là, il n’y est pas disposé, au contraire votre vue et vos paroles (187) entretiennent sa passion, et ne peuvent faire nul bon effet que de lui donner des espérances très préjudiciables pour vous. Votre âge ne vous permet pas de connaître le monde comme moi, c’est pourquoi je vous supplie de croire en cela mon conseil, et d’être toujours le plus retirée et solitaire que vous pourrez, hormis la visite des Eglises qui ne vous peut être qu’utile, pourvu que vous n’y entreteniez que celui que vous y allez chercher. Je suis bien aise que vousayez un bon confesseur pour votre âme comme vous me mandez, mais je ne sais s’il est vrai ce que l’on m’a dit, qu’il y a un autre religieux qui vous voit tous les jours, et qui est envoyé vers vous sans que vous le sachiez par ceux qui désirent détruire vos bons desseins. Prenez-y bien garde, s’il vous plaît, il est très propre à faire ce métier-là, et très adroit pour le faire, en sorte que vous ne vous en apperceviez pas jusqu’à ce qu’il ait trouvé moyen de faire son coup. Si j’étais à votre place je diminuerais peu à peu ces communications jusques à ce qu’elles soient réduites à une fois le mois. La lecture des deux livres que je vous ai mandé vous sera bien plus utile que son entretien ; vous n’avez besoin que de fidélité à Dieu pour poursuivre ce que vous avez commencé jusques à son accomplissement… (et toute la suite de la lettre mérite reproduction)


Catherine de Jésus (1589-1623).

Saisie par OCR sur réimpr. Eriau

[1628] [Madeleine de Saint-Joseph], La vie de sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’Ordre de nostre Dame du Mont-Carmel […] decedée à Paris le dix-neuviesme fevrier 1623, op.cit.

J.-B. Eriau, Une mystique du XVIIe siècle, sœur Catherine de Jésus, Carmélite (1589-1623), Paris, Desclée, 1929, Introduction, I-XVI, réimpression de La Vie… d’après l’édition de 1656, pages 1-204.


06.02 choix de fragments surtout de Catherine de J, sur Eriau, exempl. À Chatou : pages 43 67 68 125 126 127 135 136 152 176 180 193 soit env. 6kcar ou 3 pages à intégrer ds une brève présentation de ce seul ouvrage publié du vivant de Mad.

Les générations suivantes :


D’autres carmélites.

Agnès de Jésus Maria (1611-1691)

Lettres d'Epernon, contient aussi des réponses à la (future) soeur Anne-Marie d'Epernon par

Saisies lettres qui s'avèrent intéressantes en particulier sur la prière ! =Doc13

extraits:

1ere lettre de sr Agnès : (folios non numérotés) ...la prière est celle qui nous unit avec Dieu et dans laquelle nous tirons force pour surmonter (f2r) ce qui oppose à ses divines volontés, on apprend par la prière à connaitre dieu, à communiquer avec lui, à mépriser les choses périssables et estimer les éternelles, enfin il instruit l'ame de se séparer de tout pour le posséder plus parfaitement et il lui fait sentir que toute abondance qui n'est pas dieu meme est l'indigence meme ... donner soigneusement l'aumone aux pauvres

2e lettre (f2v) : ... je vous conjure de continuer Mademoiselle à avoir recours à notre bienheureuse mère Madeleine car je ne doute point que vous n'en receviez beaucoup d'assistances, elle avait une affection qui n'est point imaginable pour vous... (f3r) ...les choses quoique grandes Mademoiselle doivent néanmoins etre considérées petites par la brièveté de leur durée qui passe à véritablement parler comme un songe... je vous assure (f3v) que dieu récompense si abondamment dès cette vie... Melle du Vigean en rend maintenant un témoignage tout nouveau...

4e lettre (f3r) ...la vraie oraison est un entretien de l'ame avec dieu et une parole intérieure par laquelle l'ame se communique à dieu et dieu se communique à elle mais comme c'est chose si grande il ne faut pas penser que nous la puissions acquérir par nous_meme quoique nous devions y employer tous nos soins, mais il la faut demander à dieu avec beaucoup d'humilité et de connaissance que nous ne la méritons pas, l'attendre avec patience et confiance et la recevoir avec action de grace.

Marguerite Acarie

Ms. : La vie… [1689]

La vie de la V.M. Marguerite Acarie, dite du S. Sacrement … Fille de la B. Sœur Marie de l’Incarnation… Ecrite par M.T.D.C. [Tronson de Chenevière], Paris, Chez Louis Sevestre 1689 [cité et largement utilisé par Bremond, Invasion mystique, 344 ; il s’agit de la seconde fille de Madame Acarie] 416p. (Clamart C3 M.AC 1a 1689)


(31) (lettre à Anne de St Barthélemy) : …J’ai seulement les vertus dans l’imagination … ce qui me fait bien connaître le peu de force que j’ai de moi-même, et qu’elle est toute en Dieu seul.

(61) (en réponse à question, témoignage ! )…si elle n’avait point trouvé de différence dans leurs gouvernements : Il est vrai qu’il y en avait en quelque manière. Notre Sœur Marie de l’Incarnation était fort appliquée à faire travailler les âmes à mourir à leurs sens, à l’orgueil et à la nature. A l’égard de notre Mère Magdelaine, sa grâce et son esprit intérieur faisaient entrer dans une grande séparation de soi-même, et dans une mort à toutes les choses de la terre. Pour notre honoré Monsieur de Bérulle, sa conduite était de lier les âmes à Jésus-Christ, à ses états, et à ses mystères. Je trouvais que ces trois sortes de conduites se rencontraient parfaitement bien pour m’aider…

(149) Lettre (choisie comme exemplaire) du 31 oct. 1634 : …Vous ne devez point régler votre salut dans vos impuissances et misères, puisque vous ne le pouvez pas même acquérir par votre puissance … Ne vous arrêtez pas à vous-même, si ce n’est pour vous élever à lui (Jésus-Christ) par vos misères et par vos impuissances ; car de chercher en vous une autre voie, c’est y chercher ce qui n’y est point. C’est pourquoi il faut que vous soyez à Dieu selon ce que vous y pouvez être, pour demeurer en la vue et en l’impuissance de vous-même sans vous y affaiblir, s’il vous ôte votre puissance ; et ce qu’à votre vue vous trouverez nécessaire de faire, portez cela puisqu’il le veut, et perdez votre âme, puisqu’il vous veut dans cet état ; car il veut que votre âme soit à lui sans acceptation et sans appui ni vue d’aucune chose, hors la puissance de son amour et de sa miséricorde pour nous sauver, afin qu’en toutes choses vous lui sacrifiez tout ce que vous êtes. Il veut vous laisser pauvre sans volonté du bien, afin de voir si vous serez fidèle, et si dans cette nudité vous vous tiendrez attachée à lui par cette nudité même, et par la tentation qu’il permet qui vous arrive, vousmettant presque dans la mécréance de votre salut ; l’esprit malin vous faisant sentir et porter tout ce qu’il lui plaît, selon la permission que Dieu lui donne de vous travailler. …

(172) A M. de Gondy : (Dieu) ne vous contraindra point ; mais il vous charmera doucement par les attraits de sa miséricorde, en sorte que votre volonté se soumettra à ses inspirations ; i lappellera Madame votre femme hors de ce monde dans un tel temps et après sa mort il vous fera entrer parmi les Pères de l’Oratoire…

(178) Au P. de Gondy : Le moins que vous pourrez penser aux événements de la terre, c’est le meilleur … La patience et la bonté de Dieu est l’objet de notre méditation dans tout ce qui se passe… (218) Je me trouve acheminée dans une disposition si séparée de la terre et de toute occupation, que j’achève notre charge comme une préparation à une entière solitude de tout ce qui se trouve ici-bas et dans une vue de tendre à Dieu sans divertissement detoute passion et sollicitude.

(230) tout passe, ma fille, la peine, la douleur, l’affliction et le tourment. Dieu seul demeure comme le centre et le premier mobile de toutes choses. Liez-vous à cette vérité, que Dieu est, et qu’il ne vous peut rien arriver de plus souhaitable que ce qui part de son aimable conduite. C’est une béatitude anticipée de prendre les événements de ce biais.

(250) Il n’y a point, selon mon sens d’enfer, que la privation de l’amour de Dieu. Les autres peiens que les damnés endurent, ne sont rien en comparaison ; et s’il y avait une étincelle de l’amour de Dieu dans ce lieu de ténèbres, et que par son ordre j’y fusse envoyée, j’aimerais mieux y être que dans le paradis.

(291) Lors qu’un jour Monsieur de Lorme son médecin lui promit quelque brevage plus propre que les communs à la désaltérer, et à diminuer cette soif excessive qui la tourmentait sans cesse, elle lui dit tout bas : Je suis bien plus altérée de votre salut. Mais si vous ne m’aidez pas à travailler à ce grand ouvrage, vous deviendrez plus malade que moi ; et votre maladie surpassera d’autant plus la mienne que l’âme est plus considérable que le corps. Et comme si elle eut connu toutes les pensées de M. de Lorme, qui a laissé par écrit ces particularités, elle lui dit ensuite tous les remèdes qu’il pouvait apporter aux passions qui le dominaient alors…

(302) Il faut s’abandonner à Dieu, pour être dirigée par sa sagesse, et pour diriger les autres sur les besoins qu’ils vous communiquent ; et si l’on ne parle en humilité, on est en hasard de tomber en de grands aveuglements ; vu que l’intelligence spirituelle n’entre dans l’intelligence de l’homme que par une grâce spéciale, opérant le plus souvent ses plus admirables effets dans l’ignorance même de celui dont Dieu se sert. Ainsi l’âme n’a autre chose à faire qu’à adorer Dieu, qui est la souveraine intelligence, se désapproprier par désaveu de ses propres pensées, et néanmoins s ‘y abandonner avec humilité, lors que par nécessité elle ne se trouve avoir autre chose.

(362) Je netrouve pas seulement en soixante-dix ans une action raisonnable … je n’y vois qu’abominations.

(373) Je ne souhaite que la volonté de Dieu, et c’est ce que je lui dis dès le matin : mon Dieu, voulez-vous que je vive ? je le veux bien. Voulez-vous que je meure ? je le veux bien aussi : un peu plus tôt, un peu plus tard, il n’importe pas beaucoup, pourvu que l’on fasse la volonté de Dieu…


Conduite chrétienne et religieuse selon les sentimens de la V.M. Marguerite du S. Sacrement… avec un abrégé de sa vie (par Jean Marie de Vernon, selon la fiche Clamart), Lyon, chez François Comba, 1687, 434p.

(Clamart C2 M. AC 1687 2)

(tout à fait différent du vol. précédent)

Préface servant d’abrégé de la vie… non numérotée avec une bio et des dates précises !

Table, approbations…

Conduite…1-434. (Conseils généraux… Excellentes règles… Elévations… Maximes ou pratiques de vertus…)

Réécrit, peu inspirant.


Lettres

Saisies par OCR sur éd. Serouet

Marguerite Acarie, Lettres Spirituelles, présentées par Pierre Sérouet, Cerf, Ed. du Carmel, documents, 1993, 232p.

p.63 65 83 90 120 à faire!!!


Cahiers de retraites et de prières.

Ms. : Association au saint Amour…

Contient des passages jugés beaux ou caractéristiques. =Doc14

Ass. au St Amour, Carmel de Clamart, 701 pages manuscrites à l’exception de l’ « Association au saint Amour » proprement dit.

- voir à part les lettres choisies de Milley p.287-400, à comparer à l'édition : forme contractée ou d'origine ?


Table (5.5p suivie d’annotations personnelles 2.5p)

Association au saint Amour (le seul imprimé de ce « livre » relié au Carmel) paginé 3-34 :

« elle tomba sur la vie de la V. Mère Elisabeth de Brême, prieure de Rambervilliers …sentit ses premiers sentiments [d"amour de Dieu ] se renouveler …les communiqua à deux personnes de confiance, qui lui dirent avoir eu aussi de leur côté des touches assez semblables. C"est ainsi que se forma entre elles cette Association. (réf. A Blémur 2e tome premier éloge) …. 2. L"Association que l"on propose ici, n"est point une Association extérieure et visible, mais une Association qui consiste uniquement à s"unir de cœur et d"esprit entre les fidèles qui aiment Dieu, afin, comme on vient de le dire, de donner plus de vivacité et plus d"étendue à son amour, et d"obtenir, par une communication de prières, la grâce de faire chaque jour de novueaux progrès … 3. Il doit y avoir une très particulière participation de biens spirituels entre les associés et un grand soin de prier en tout temps les uns pour les autres. … 5. La sainte amitié n"étant en rien sujette à la mort, parce qu"elle a pour lien la charité, qui, comme parle saint Paul, ne finira jamais, même après la mort ; cette communauté de biens spirituels se continuera entre les associés… 6. Les associés regarderont la Pentecôte comme leur principale fête… (9) (Marie Forneri fondatrice de l"ordre de l"Annonciade céleste morte en 1617, Magdeleine de Pazzi) (11-13) (liste de saints du calendrier dont Néri, Catherine de Gênes) (13) Maximes du pur Amour : Donnez à Dieu sans réserve et il vous donnera sans mesure. (et d"autres un peu ascétisantes) (17) Sentiments… (19) 6. L"amour divin peut être comparé au grain de moutarde. Une étincelle de ce feu sacré dans un cœur disposé …y croît comme à l"infini… (Bonaventure et frère Gilles) (22) Une célèbre pénitente morte Carmélite en 1710… (23) Quatrains : Pour nous rendre savants, l"amour n"a qu"à paraître, / Ses divines leçons ont de quoi nous charmer, / Il ne nous faut point d"autre maître ; / On sait tout quand on sait aimer. Etc. (30) Extr. d"une lettre du R. Père Surin …que l"espace de six mois notre âme se disposât … à recevoir le Fils de Dieu en sa Nativité, et les six autres mois à recevoir le Saint Esprit à la Pentecôte … » (33) (Prière de saint Bonaventure).


35ss. Manière courte et facile pour faire oraison en foi et de simple présence de Dieu par Mgr Bossuet…

( ! recherche le 29.11.00 > Pierre de Clorivière, Prière et Oraison, Christus, 1961 pp.148ss. : le texte n’est pas de Bossuet (note Rayez) en fait il est « d’une main guyonnienne » (selon l’éditeur de Caussade, Traité…, p. 31) et même (selon nous) de Mme Guyon ! )

« I Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu et en NSJC et pour cet effet il faut la séparer doucement du raisonnement, du discours et de la multitude d’affection pour la tenir en simplicité, respect et attention, et l’approcher ainsi de plus en plus de Dieu son unique souverain bien, son premier principe et sa dernière fin.

II La perfection de cette vie consiste en l’union avec Notre souverain bien et tant plus la simplicité est grande l’union est aussi plus parfaite. C’est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier (36) pour être enfin rendu capable de la jouissance de l’un nécessaire, c'est-à-dire de l’unité éternelle ; disons donc souvent du fond du cœur…

III La méditation est fort bonne en son temps … mais il ne faut pas s’y arrêter…

VI La continuation de cette attention en foi lui servira pour remercier Dieu des grâces reçues pendant la nuit et en toute sa vie, d’offrande de soi-même et de toutes ses actions, de direction, d’intention et autres. … »

(Etc. intéressante adaptation à la vie conventuelle)


51ss. Sur la garde du cœur

……

75ss. L’oraison de silence « est une simple et respectueuse vue de Dieu, une amoureuse attention à la présence de Dieu et un doux repos de l’âme en Dieu. … cette simple vue de Dieu n’exprime distinctement aucune connaissance particulière, c’est une notion confuse et universelle du souverain être … Ce simple acquiescement… » (belle description des débuts)

(87) (vraie et fausse oraison de silence) (94) (les empêchements) (manque le maître)

(101) Pieux sentiments du R. P. Rigoleuc tirées de sa vie (assez morne ; mais en bas de page 118, autre main :

« Liaison entre notre âme et le S.Esprit : Le S. Esprit est un sacré soupir du cœur de Dieu qui le comble d’une joie infinie en lui-même ; et notre âme est un souffle de la poitrine de Dieu qui lui donne de la complaisance au dehors de lui-même … notre âme est la dernière de toutes les admirables productions au dehors de lui. O mon âme qui a la gloire de porter l’image de Dieu …qui a ce grand honneur d’être un Esprit de son Esprit, d’être sortie comme de sa poitrine, d’être un soupir de son cœur… »

(il y a trois mains pages 118-119)

(119) Des peines surnaturelles…

(120) Boudon – Simon du ?Bouvez capucin (intéressante description par ce dernier) (126) (Surin catéchisme spirituel)

(142) (autre main a) « V. Mère de Chantal remarquait que les perfections de la Très sainte Vierge ne consistaient pas en des actions extraordinaires et éclatantes, on ne voyait dans sa vie rien que de commun de simple, que cette vie était toute intérieure… »

(143) (autre main b) Avis pour les âmes que Dieu conduit par les voies communes de la grâce (montre l’esprit de la communauté )

(150) (main a) sans titre ; « nous dirons que le vrai amour a quatre ou cinq âges… »(une seule page)

(151) (main b) Retraite de dix jours … (160)  « « je me suis assise à l"ombre de mon Bien-aimé… » C’est à l’ombre d’une foi nue que je me reposerai tout le jour ; s’il me vient des lumières je ne fermerai pas les yeux, mais si mon esprit les voit il ne s’y arrêtera pas… (161) les lumières ne sont donc que des moyens que Dieu nous donne pour augmenter les désirs que nous avons de le posséder …fortifier notre foi… (164) le silence n’est point une inaction volontaire et oisive … pour reconnaître mieux l’infinie disproportion qui est entre son Dieu et elle… (165) sans impétuosité, sans bouillonnement ; dans une paix profonde …pour vouloir toujours faire, je ne fais rien ! la nature se fortifie, et je m’oppose à l’action de Dieu même, il est dans la substance de mon âme… »

(171) (nouvelle main pour une nouvelle retraite, assez plate (collée dans pages percées) mais commentaire profond d’une autre main, celle de la p.150 : ) « le fruit de l’oraison la plus sublime et la plus excellente, c’est de sortir de soi-même et de son amour propre pour suivre sa volonté ou plutôt la perdre heureusement en celle de Dieu même. » (Ste Chantal souvent citée).

(Txt collé parfois bon :) (179) « …ne tirez jamais d’autre avantage de la connaissance de la vérité que celui d’en être plus humble »

(180) (main de la p.150 :) Saint Jure, saint Fr de Sales (182) La mère de l’Incarnation

(184) ! M. de Bernières : « il n"y a pas de plus grande tiranie que celle de la grâce dans une personne qu"elle a entreprise de former à la ressemblance de Jésus-Christ »

(187) (tj en ajout même main) « Dieu est un feu consumant et un Esprit Exterminateur qui ne peut faire alliance avec la créature sans la détruire, s’il ne l’élève ?par quelque qualité divine qui la fortifie, ou s’il ne s’abaisse lui-même en modérant l’éclat de sa Majesté et de sa puissance »

(188) (id) « il faut à une âme immortelle un objet qui soit digne d’elle, qui sans fin la puisse assouvir, un Dieu qui la comble de gloire et la fasse incessamment boire au torrent de son doux plaisir. (et en bas de page) Si ma douleur devient extrême / L’amour rend léger mes tourments. »

(172) !M de Bernières cité aussi pages (173) et (174)

(178) préparation à la mort (Txt collé)

(241) (autre main) Alphabet de préparation à la mort plat

(287) Fragments de quelques [nombreuses !] lettres choisies du R. P. Claude François Milley SJ mort en odeur de sainteté en assistant les pestiférés de Marseille l’an 1720…en particulier à des moniales de la Visitation …lettre 43

(!recherche le 29.11.00 =  DS 10 – 1226ss. par Olphe-Galliard ; nombreux recueils de lettres col.1227)


(403) Lettres spirituelles du P. Rigoleuc (proche de ce que l’on connaît : v. notre table comparative)


(479) Méditation de la mort en général L’enfer etc. ( !déviation, témoignage intéressant : influence janséniste ? nous relevons un passage caractéristique :)

(530) « 3e point Un ver immortel : Ce ver n’est autre chose qu’un souvenir fixe et funeste des grâces et des moyens de salut qu’on aura eu durant la vie, et un reproche rongeur de l’abus qu’on en aura fait par sa négligence et par ses crimes, c’est proprement le suplice des chrétiens et des religieux. L’enfer de l’enfer, dit le chrétien intérieur, c’est d’avoir pu si aisément éviter l’enfer et de ne l’avoir pas voulu faire. (531) …de tous côtés sur moi, une pluie de sang, ou des ruisseaux de feu, l’un et l’autre tout ensemble, c’est le sang de Jésus-Christ qui coule de toutes ses plaies transformé en des torrents de flammes et de colère. »

(puis les vertus, l’obéissance etc. plat)


(634) (autre main) « Celui qui aime véritablement n’a point d’autre soin que celui d’aimer qui n’en est pas un. Il se prête à tout et il peut dire qu’il n’a jamais rien à faire, parce que tout lui est égal et que pourvu qu’il aime, il a toujours réussi quoi qu’il arrive. Le moindre souci qui entrerait dans son âme y ferait le même effet qu’une paille dans son œil : il faudrait l’en chasser. Son amour ne pouvant souffrir qu’il soit en peine pour quoi que ce soit, tandis que tout est réglé par la volonté de celui qu’il aime »

(- à reprendre pour mieux comprendre la « vie intime » carmélitaine au XVIIIe s. ; recueil de choix de lettres, de retraites, d’annotations personnelles ; plusieurs mains se succèdent, dont l’une est particulièrement profonde)

Ms. : Autre cahier de prières.

(intérieur) 7A1 ; ms. 649 p. + env. 25 f° non numérotés

Belles élévations et considérations christocentriques

puis (426) lettres (444) retraite de 10 jours (478) …(499) lettre, avis, pratique, (527)copie de lettre de Thérèse de Jésus de Dole + 1657 etc. etc.

signets : ‘…son esprit ne souffrant rien de sombre, ni de mélancolie, parce qu’elle agit par amour …(427) Dès le premier regard elle va au pur amour… Voilà pourquoi l’esprit de l’Ordre est d’une exactitude si sévère et si étendus. Parce qu’il porte le cœur droit au souverain bien et qu’il n’a pour but que de plaire à Dieu , il ne modifie rien, il ne se dispense de rien, il ne peut supporter de mitigation, il n’accorde rien à la nature, il ne capitule point avec l’amour-propre. Charmé de la noblesse de l’amour divin, il ne trouve rien de difficile. L’Amour lui fait goûter des douceurs dans les plus grandes austérités. (…) Permettez-moi de vous dire à vous et à toutes vos chères sœurs qu’il faut que la grâce maintienne en vous trois dispositions. Premièrement l’amour de la retraite afin que vous puissiez être admise dans le cabinet de Jésus, et y entendre les secrètes paroles qu’il dit aux (433) vrais solitaires. Secondement la perpétuelle ferveur de l’amour, qui ne se contente de rien de médiocre, s’efforçant par une vigilance fidelle de tendre toujours au plus grand bien de la grâce, troisièmeement une affectation particulière pour la vie pénitente de sorte que vous y trouviez non seulement la vigueur de votre esprit mais encore vos délices.’ (lettre à une carmélite, annoncée p.425 ; lettre suivante :) (434) …Thérèse est un feu qui ne s’éteint jamais, c’est une fournaise ardente où l’amour divin fabrique tout ce qui est à son usage… elle devient une excellente Maîtresse. L’école de la théologie mystique est (435) chez elle. … (436) l’éloignement non seulement du monde mais de tout amour propre. Leur caractère est dans exterminer jusqu’à la racine et jusqu’aux moindres fibres, de tendre toujours au pur amour, et faire uen continuelle étude du recueillement intérieur. … (437) elle veut que dès votre noviciat que vous soyez dans une disposition qui semble devoir être le travail de plusieurs années… (439) Voilà ce me semble, ma chère sœur, ce que votre sainte mère attand de vous etc. (fin de correspondance)

(f° non numérotés : ) La ?Synthèse de l’esprit du Carmel : L’Ordre de N.D. du mont Carmel est par choix divin un ordre d’âmes choisies liées au Verbe incarné. Leur vocation est de perpétuer sur la terre sa Vie cachée en qulité de victime, d’aodoration, de ?, de médiateur etc. … Une véritable et parfaite carmélite est et doit être une âme intérieure et d’oraison continuelle fondée et exercée sur une profonde humilité, un détachement universel, une mortification générale et constante, une obéissance parfaite. L’on peut appeler ces quatre vertus les Elémens de la Vie Intérieure. C’est une âme morte et ensevelie au monde… C’est un cœur à Dieu sans partage, un esprit uni à Jésus-Christ sans division. C’est une épouse du verbe incarné substituée à sa place… C’est un cœur mâle et généreux … une médiatrice de la conversion … pour donner soutien et secours aux âmes.

(dans tout ceci et d’autres txts lus ce jour, grande intériorité mais risque d’une part de confir en dévotion, d’autre part d’orgueil caché sous la perfection que l’on se fixe - certes droitement et directement - pour but, enfin problèmes posés par l’efforcement dès que le rôle premier de la grâce est oublié (ce qui n’est pas le cas de passages transcrits) : alors la notion de mérite surnage. S’en tenir fermement à : Il n’y a pas de mérite, tout est donné, nous ne pouvons rien et nous ne sommes rien ! ceci à la pointe de l’âme car le fonctionnement en charité est permis et même recommandé mais de manière spontanée (car donné).)

Ms. : Un cahier de principes et de règles.

Exposition simple et abrégée des principes et des règles principales de la vie intérieure

(contenu dans l’Abrégé des Anonymes 7A1, numéroté de 1 à 279, puis 9 feuillets sans n°s dont des extraits de M de Bernières)

Beaux textes

(4)…s’appliquer constamment à ne suivre que les mouvements de la grâce et que c’est dans cette application proprement que consiste la vie intérieure.

(6) Dieu …se doit à lui-même tout ce qu’il a fait, et en cela il ne peut jamais rien relâcher de ses droits. La créature intelligente et libre n’est pas moins à lui que la créature sans (7) intelligence et sans liberté. … Il est vrai qu’il veut notre bonheur, mais notre bonheur n’est ni la fin principale de son ouvrage, ni une fin égale à celle de sa gloire … il est lui-même sa fin unique et essentielle en toutes choses

(8) c’est vous qui bien loin de recevoir donnez à tout ce qui n’est pas vous-même

Mais pourquoi fîtes-vous toutes ces choses? Elles furent toutes (10)faites pour l’homme,et l’homme fut fait pour vous, voilà l’ordre que vous établîtes : malheur à l’âme qui le renverse et qui veut que tout soit pour elle et qui se renferme en soi! C’est là violer la loi fondamentale de la création.

(11) O néant tu veux te glorifier, tu n’es qu’à condition de n’être jamais rien à tes propres yeux. Tu n’es que pour celui qui te fait être. Il se doit tout à lui-même, tu te dois tout à lui.

(13) C’est sa volonté règle de tout bien qui doit vouloir en nous.

(15) Le dévouement parfait d’où le terme de dévotion a été formé, n’exige pas seulement que nous fassions la volonté de Dieu, mais que nous la fassions avec amour. Dieu aime qu’on lui donne avec joie et dans tout ce qu’il nous prescrit c’est toujours le cœur qu’il demande.

(21 Bourdaloue cité)

Tout fidèle … doit s’appliquer (26) constamment à ne suivre que les mouvements de la grâce, et c’est dans cette application que consiste proprement la vie intérieure.

L’unique affaire … (31) c’est de s’appliquer à ne suivre que les mouvements de Sa grâce. Or telle est la conduite d’une âme véritablement intérieure.

(34) (tout) pour le motif de l’amour surnaturel et souverain

(36) Elle reconnaît même dans ces actions …une bonté morale et de l’Ordre naturel. … (37) L’on ne peut pas s’élever à un ordre surnaturel par les seules forces de la nature : elle sait par conséquent que quelque louable que soit le motif d’un acte quelconque et quand bien même elle croirait s’y déterminer par quelqu’un des motifs que la foi lui découvre, un tel acte n’est pas néanmoins surnaturel si elle s’y porte d’elle-même et par le seul mouvement de sa volonté. (39)…des œuvres toutes naturelles parce que la grâce n’en est pas le principe.

(40) …s’interdire tout acte libre et volontaire auquel elle ne serait excitée que par le mouvement de sa propre volonté, elle s’appplique en un mot à ne suivre que les mouvements de la grâce

(54) demandez et on vous donne

(70) Jamais occupée sans de bonnes raisons ni du temps qui s’est déjà écoulé ni de celui qui est encore à venir, elle s’applique uniquement (71) à être fidèle à Dieu dans chaque moment… Dieu ne lui accorde le secours de sa grâce que pour lui faire accomplir sa (72) sainte volonté, ne lui accorde ce secours que pour le momentou elle peut l’accomplir en coopérant à cette grâce, or le moment présent est le seul où elle puisse y coopérer … ne se permettre aucun retour inutile … de même que toute préoyance inutile

(76) vigilance simple et tranquille … aussi éloignée du trouble perpétuel et de l’inquiétude désolante du scrupule que de la fausse paix

(passages psy très fins sautés)

(83) intimement persuadée suivant l’expression de Mr de Fénelon que tout le bien ainsi que tout le mal est dans la volonté

(86) (ne pas juger par les goûts sensibles ou les sentimens des passions) il ne s’agit pas de ce que l’âme sent mais de ce qu’elle veut.

(87… grande finesse)

(95) L’oubli est le martyre de l’amour-propre suivant la remarque de Mr de Fénelon

(105) qu’avez-vous que vous n’ayez point reçu (et finesse de l’analyse)

(134) admirable simplicité …sans affecter l’air de modestie …de ces personnes qui ne veulent pas montrer ce qu’elles ont de bon, mais qui sont bien aises que les autres le leur découvrent pour avoir l’honneur tout ensemble et de leur vertu et du soin de leur cacher.

(139) Simple enfin dans toute sa conduite,elle n’a qu’une affaire, c’est de se tenir étroitement unie à Dieu …moyen le plus sûr d’attirer le secours surnaturel dont elle a besoin sans cesse

(141) craint toute voie extraordinaire

(nombreuses réf à Teresa d’où attribution à une carmélite par ex 144)

(147 réf Fénelon 155)

(156) le dépit de l’orgueil pour un sentiment de pénitence …comme si l’œuvre de Dieu se pouvait accomplir par notre chagrin! Comme si on pouvait s’unir au Dieu de paix en perdant la paix intérieure.

(157) Soyez seulement fidèle à vous tourner simplement vers Dieu seul

(et beau passage et indique écrit pour une sœur)

vous aurez beau chicaner avec (158) vous-même, ce n’est point avec vous-même que vousdevez prendre vos mesures …qui vous tendra la main …sera ce vous? Hé…

(160) le grand archevêque de Cambrai

(162) Mr de Fénelon

(167) J’ai fais attention mon bon duc, écrivait Mr de Fénelon à un de ses amis… à votre difficulté pour discerner les mouvements de la grâce…(170) Il ne faut pas s’étonner suivant la pensée du même auteur… (171) Mr de Fénelon

(grande finesse d’analyse du scrupule appliqué à la recherche de confirmation de la grâce)

(178) Marchez à la lumière pendant qu’elle luit au lieu d’en examiner la source et les causes. La pratique du vrai amour dissipe tous doutes et dégoûte de tous les raisonnemens spéculatifs. Il faut suivre ce que Dieu met au cœur dit ailleurs Mr de Fénelon (et analyse très fine du risque de fanatisme)

(180) Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple très directe, très rapide qui suffit pour agir avec droiture

(181) Marchez comme Abraham sans savoir où; suivez le mouvement de la grâce : mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir vous vous rendrez juge de votre grâce (182) au lieu de lui être docile et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu dit St Luc dans les Actes (et ce qui suit; accent guyonnien!)

(rédaction en 3 Propositions + 40 articles titrés + conclusion 222)

(223) (se conformer à Jésus-Christ )

(226-234) table détaillée des propositions et articles

(235-266) récapitulation des principes de la vie intérieure

Ms. : « Traité pour conduire les âmes ».

Dans petit volume relié noir intitulé ‘7A1 abrégé’, contenant : ‘Maximes spirituelles de Mr Zamet…’ 3 pages non numérotées, page de garde avec citation ‘En matière de spiritualité il est bien malaisé de s’exprimer d’une manière claire et intelligible et encore plus difficile de le faire avec brièveté Ste Thérèse, lettre 13e tome Ier.’,

Exposition simple… numéroté de 1 à 279, puis

Différents passages de l’Ecriture Sainte et de pieux auteurs’ 267-279 suivi de

9 feuillets sans n°s dont des extraits de M de Bernières, 1 feuillet blanc,

Traité pour conduire des âmes à l’étroite union d’amour avec Dieu pour les y maintenir et faire profiter’/ Recueilly de la doctrine des Sts en faveur de la vraie dévotion… dernière éd. revue corrigé et augmenté, A Paris chez la veuve Denis Thierry rue St Jacques …1669, 1-155 puis 1 feuillet approbation par Alain, évêque de Cahors puis 2 f. table. [Tout le ms. est de la même main ; la seconde partie est une copie d’un livre anonyme ; il en est peut-être de même pour la première partie].

Intéressant !

(77) Seconde partie : Adresse pour se maintenir et pour profiter en la possession de l’union divine.

Quand une âme est parvenue à l’état d’union avec Dieu qu’on appelle déiformité, ou le parfait anéantissement spirituel où la mort à tout nous conduit, elle n’a pas tant besoin de préceptes et d’enseignements particuliers pour se maintenir et perfectionner en ce sublime état comme elle en a besoin pour s’y conduire. L’esprit de Dieu est en elle et la possède et a assez de soin de l’instruire. (78) Il la traite comme son épouse et lui sert de soleil en beaucoup d’occasions, obscurcissant la lumière naturelle dont elle jouissait auparavant comme à la venue du soleil la lumière des astres s’obscurcit pour notre regard. Dieu lui est tout et c’est une chose pour ainsi dire naturelle d’être en Dieu, traiter de Dieu, parler de Dieu, vivre en Dieu, et pour Dieu comme à l’homme de respirer l’air ; et au poisson d’être dans l’eau. Agir pour Dieu est son exercice ordinaire, son manger, son boire et toute sa vie et pour ce qu’elle est comme transformé en Dieu, elle ne pense plus d’ordinaire, ni ne veut plus, ni n’opère plus comme auparavant par conduite et détermination de son esprit naturel, mais par l’Esprit de Dieu, et (79) par le pur amour qui vit en elle son esprit propre étant comme interdit de ses fonctions et de sa charge ordinaire, suspendu en son office et rendu sujet à un Esprit supérieur qui semble être venu gouverner en sa place, s’être coulé en tout l’homme, avoir tout pénétré, pris la conduite de tout en cette âme. Néanmoins comme elle n’est pas ici impeccable ni exempte de toute imperfection et qu’elle peut coopérer aux grâces de Dieu plus ou moins et se perfectionner en son état, aussi la peut-on aider beaucoup par des avis et enseignements convenables, et la volonté de Dieu est qu’elle s’y soumette humblement comme nous dirons à la fin de ce traité. L’humilité et la docilité sont les vraies marques (80) des Enfants de Dieu.

Chap. 2e . Elle doit vivre selon l’esprit et selon la grâce que Dieu lui a communiqué en cet état.

(83)…aussi ne vit-elle plus qu’en Dieu qu’elle regarde seul droitement, qu’elle contemple amoureusement, qu’elle aime fortement, qu’elle honore singulièrement et qu’elle sert tout seul uniquement. Dieu lui a ôté ses yeux de chair, ses vues et ses lumières pour lui en donner d’autres, pour être lui-même son œil et sa vue et sa lumière, c’est pourquoi elle ne considère plus les créatures si elle est fidèle à Dieu qu’avec lui-même, cad comme Dieu les considère, approuvant ce qu’il approuve…

(84) Chap. 3e. Elle ne se doit pas divertir de Dieu…

En cet état excellent l’âme ne se doit pas divertir de Dieu tout à fait ni quitter la manière d’agir avec lui surnaturelle qui lui a été comuniquées. Elle converse avec Dieu non comme elle sait ou peut d’elle-même mais comme notre Seigneur veut et le lui donne par une vue de Dieu confuse et générale, accompagné d’amour. Elle ne s’abaisse ni ne s’élève presque plus par actes exprès si particuliers (85) et si distingués, elle ne s’offre à Dieu ni ne lui demande rien si elle ne s’y trouve obligée et si Dieu ne l’y pousse… (86) …c’est une erreur de penser que l’âme soit alors en oisiveté comme si c’était un tronc ou un marbre, elle agit autant en vérité qu’elle voit et aime et goûte ce que Dieu lui fait goûter voir et aimer de sa grandeur, bonté (87)…

…………(intéressant !)

(réf à S. Grégoire sur Job, solitude sainte = religieux ?)

(133) Chap.14e. Elle doit être parfaitement simple aux yeux de Dieu.

En cet état toutes choses sont indifférentes à l’âme excepté Dieu et sa pure volonté, c’est pourquoi elle accepte tout ce qui se présente de moment en moment, mais avec un contentement doux et paisible qui ne ?dépend pas plus de l’adversité que de la prospérité, qui prend tout comme venant de la main de Dieu (134)…

(155) Conclusion

C’est tout ce que j’avais à dire … la fin et le terme de la perfection chrétienne, la communication divine qui porte le terme d’unité et de consommation en un comme Jésus-Christ même l’appelle, bref la vie parfaite où nous aspirons dans la voie … nos esprits un avec lui en sortent qu’ils se noient dans la mer immense de sa divinité et (156) s’y perdent heureusement pour jamais …

Approbation de Mgr l’Evêque Cahors.

…je supprime le nom de l’auteur qui m’est très bien connu … en l’abbaye de la Chancelade / Alain, évêque de Cahors.

Ms. : Manuel de carmélite 7A1

Table :

Ouvrage de très petit format contient relié peau recouvert cuir fermoir :

Règle et constitutions …sainte Thérèse, Lyon, J Gaudion, 1626 : prologue, règle (1-210), table

Advis de sainte Thérèse de Jésus à ses religieuses 1-19

Advis que notre mère sainte Thérèse a donné après sa mort à quelques personnes de son ordre 8 pages

« Pendant que la joie en Dieu durera , le vrai esprit persévérera dans l"âme… »

Advis spirituels du B Père Jean de la Croix 3-41

(ascétique en 58 points)

Cantique d’amour … Thérèse 42-48

(« …que je meure de ne mourir pas »)

Points notables pour un religieux désireux d’acquérir une profonde humilité, Paris, Huré, 1656 1-96

Conduite pour la retraite du mois, Paris, Pierre de Bats, 1675 1-172

(examens…)

Traité… Martial d’Estampes

Suivi de

Homélie de la Magdelaine faite par Origène 264-320

Formulaire de prières 600-639

Oraison à la sainte Vierge 12-16

Litanies 25-42, une centaine de pages diverses

= un « manuel » de carmélite


Ms. : Retraite J M de la Miséricorde 

ms. 18° voire 19° s.

+ en 1735

(2) Explication des cérémonies

(61-389) retraite annuelle (dont lettre de Chardon) de 10 jours : bien écrit, explications sur ces retraites érémitiques personnelles (65) assez religieux « une parfaite carmélite… » …(283) il y a un certain carcan des thèmes etc. qui empêche l’expression de la vie profonde, et une certaine crainte « que rendrai-je au Seigneur… », beaucoup de « réflexions pour servir… » (je comprends ce que l’on peut traduire par « confit en dévotion » sans négativité : une bonté confite)

et tout est très subtilement faussé par le devoir, cependant parfois onction : ‘cette pauvreté que nous demandons et dont nous faisons profession, nous engage à la perfection de ce conseil évangélique, elle consiste en trois choses qu’une carmélite doit demander à Dieu et pratiquer sans relâche : 1° Un détachement universel de toutes choses petites et grandes, intérieures et extérieures ; ayant tout quitté pour Dieu il serait honteux de s’attacher à des bagatelles comme livres, images, cellules etc. ou autres choses dont la possession occupe quelquefois autant que quelque chose de grand. Pour l’intérieur, une dévotion, un secours, un moyen de perfection etc. tout cela est saint dans l’usage pauvre mais non l’attache, qui pourrait s’y trouver et le corrompre comme lien du cœur. Ce n’est pas assez d’être détachées du cœur et sans désir de superflu et d’abondance, il faut être pauvre dans l’usage du nécessaire, un pauvre se contente de peu, de (168) choses simples, il estime richesse et abondance ce qui serait misère et disette pour un riche, il reçoit comme grâce les moindres services qu’on lui rend … voilà notre modèle, ce qui est à notre usage n’est que prêté et une chose d’emprunt se conserve avec soin telle qu’elle est, sans l’accomoder à notre goût comme étant à soi…’


Ms. : ‘Catéchèse’ (table)

Ouvrage ‘catéchèse’ de très petit format contient relié peau (non recouvert cuir) mais fermoir:

(/ / donc au précédent recouvert de peau) imprimés

Catéchèse de la manière de vie parfaite…(3-140 & 1-92 pour la seconde partie)

Exercices sur la vie et passion de Jésus-Christ (au crayon ‘Taulère’) (1-317) ‘Confession très humble et imploration de la bonté divine Ch.I – Dévote méditation et action de grâces de l’Incarnation et vie de Jésus Ch.2 (6) … Marie mère très ennuyée suit son fils très dolent Ch.30 (175) …– Oraison très dévote pour se conformer à la vie très sacrée, et à l’image crudifiée de Jésus-Christ Ch.55 (311)

(en très petits caractères :) Prières chrétiennes (17-28), règles de la vie chrétienne (246-266), Des contemplations d’Idiote, de l’amour divin (119-140) ‘…ta bonté redonde tellement que tu viens au devant, tu nous aimes et ta grande dilections’étend même sur tes ennemis ; tu ne te refuses à aucun, tu ne méprises aucun … tu nous forces quelquefois à revenir..’ (mais le reste est moins bon).

III. Annexes


Historique éclair.

à partir de l’exposé de sœur Thérèse :

1604-2004

4ème centenaire de la fondation du carmel en France

Rencontre de deux désirs.


Désir venant de France


Après les grandes difficultés religieuses, politiques et sociales des guerres de religion, arrive le temps où le royaume retrouve sa stabilité politique avec Henri IV, sacré à Chartres le 27 février 1594.

Le catholicisme bousculé par la réforme protestante a besoin d’une restauration. C’est une époque de discussions théologiques, mais aussi d’enseignement. On peut citer, parmi d’autres, l’évêque de Genève, François de Sales ( 1567-1622), qui dans son diocèse, passé en masse au calvinisme, emploie tout son dynamisme et ses dons à expliquer à chacun la doctrine catholique tout en proposant aux fidèles en quête de vie intérieure un chemin simple et pratique pour vivre sous le regard de Dieu (Introduction à la vie dévote paru en 1608).

En même temps des groupes de catholiques fervents (les dévots) se réunissent et cherchent une voie: leurs efforts tendent à promouvoir une renaissance religieuse tant pour l’Eglise que pour les monastères ou abbayes dont beaucoup sont ruinés ou relâchés. A Paris on se réunit autour de madame Acarie (1566-1618), mère de six enfants aussi connue pour sa beauté et sa sagesse que pour les extases dont elle est favorisée. Chez elle se rencontrent des laïcs, des prêtres, des religieux.

Un hôte assidu, Jean de Brétigny ( 1556-1634) , avait lors de ses voyages en Espagne, rencontré assez fortuitement une des compagnes préférées de la grande sainte espagnole Thérèse de Jésus, Marie de saint Joseph, et vu aussitôt quel service rendrait à la France cette nouvelle manière de vivre la vie religieuse en perfection avec un tel zèle pour la gloire de Dieu et le salut du prochain. Puisque toutes les tentatives qu’il avait faites depuis 1586 pour introduire le Carmel en France avaient échouées, il s’était résolu a faire connaître Thérèse en traduisant ses écrits. En1601, on lit donc à l’hôtel Acarie les œuvres de sainte Thérèse. Après mûre réflexion madame Acarie, l’abbé Pierre de Bérulle (1575-1629) et les docteurs en théologie Jacques Gallemant et André Duval, appuyés par François de Sales, décidèrent alors de faire venir d’Espagne des proches compagnes de la sainte Fondatrice pour établir le Carmel en France et, par leur exemple, aider à la réforme des Ordres religieux et au renouveau de l’Eglise.


Désir venant d’Espagne


La Mère Thérèse de Jésus dès 1562 priait pour la France et encourageait ses sœurs à le faire.. Elle meurt en 1582. Son zèle missionnaire se transmet. Dès que le désir de Jean de Brétigny de faire venir en France des carmélites est connu, un certain nombre se préparent à répondre à l’appel : elles apprennent le français, s’informent. Certaines demandent explicitement à partir comme la Mère Anne de Jésus, d’autre, telle la sœur Anne de Saint Barthélemy a la certitude intérieure que cela se fera et qu’elle-même ira fonder. Ni le manque de santé pour certaines, ni les difficultés du voyage, ni le fait de quitter leur pays et ses coutumes pour d’autres très différents, ni la perspective du martyre en pays hérétique – ainsi était vue la France de l’Espagne - ne font obstacle à ce qu’elles considèrent comme l’œuvre de Dieu.


Les préparatifs


En Espagne :

Madame Acarie écrivait à l’abbé de Bérulle le 18 mars 1604 : « Plus je vais en avant, plus je pense combien il est important que Dieu nous donne des âmes propres pour la conduite de cet édifice ; nous l’attendons du choix qu’il vous fera la grâce de faire... Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ faites choix d’esprits où reluise particulièrement la vertu de charité qui n’est jamais sans la vraie lumière des cœurs pleins d’amour, des âmes grandement compatissantes aux besoins de leur prochain »

Le choix de porta sur :

- Mère Anne de Jésus (1545-1621) une des plus proches de la Mère Thérèse. De son vivant elle avait été plusieurs fois prieure et avait fondé Grenade. En 1586 elle fonda Madrid. Au milieu des difficultés qui s’étaient élevées dans l’Ordre, elle se montra un chef d’où l’appellation « Capitaine des prieures ».

- Sœur Anne de saint Barthélemy (1546-1626) infirmière et secrétaire de la fondatrice. Elle l’avait accompagnée dans ses fondations les dernières années de sa vie et c’est entre ses bras qu’elle mourut.

- Les sœurs Isabelle des Anges (1565-1644), Béatrice de la Conception (1569-1646), Isabelle de saint Paul ( 1560-1641) et Eléonore de saint Bernard ( 1579-1639) n’avaient pas connu la sainte Mère mais formées à son école, elles portent en elles tous les désirs et les qualités nécessaires à cette fondation qui doit devenir source d’autres fondations.


Le 24 août 1604, 42ème anniversaire de la fondation du carmel Saint Joseph à Avila, elles s’y rassemblent. Elles en partiront quelques jours plus tard avec la ferme détermination d’implanter le Carmel en France. Elles sont accompagnées de Pierre de Bérulle, Jean de Brétigny et de trois dames françaises venues les chercher.


En France :

Madame Acarie avait regroupé autour d’elle des jeunes femmes portant en elle le désir exigeant d’une vie toute consacrée à Dieu. Ce groupe s’appelait «  la congrégation sainte Geneviève ». Les œuvres de Thérèse leur étaient lues, la vie des carmélites leur était expliquée ainsi que les vertus religieuses telles la pauvreté et l’obéissance, on apprenait à réciter l’office. Parmi elles, madame Acarie choisit celles dont les qualités spirituelles et humaines permettaient de penser qu’elles seraient des pierres de fondation capables de recevoir le charisme, de l’intégrer et de le transmettre.


Le 18 octobre 1604


En ce jour les six carmélites espagnoles fondent à Paris, le carmel de l’Incarnation, dans l’ancien prieuré de Notre-Dame des Champs, au faubourg saint Jacques.

La rencontre des fondatrices espagnoles et des aspirantes françaises se révèlera un terreau magnifique qui portera de nombreux fruits. La mère Anne de Jésus écrit : «  Les gens sont surpris de voir une si grande amitié et un si bon accord entre nous et leurs françaises ... Dieu nous fait la grâce que, sans connaître leur langue, nous nous comprenons et vivons bien en paix suivant en tout ponctuellement les exercices de notre communauté. » (lettre de mars 1605)

Elle leur transmet l’expérience de Thérèse en essayant « de leur faire regarder et imiter Notre Seigneur Jésus-Christ car ici on se souvient peu de lui : tout consiste en une simple vue de Dieu, je ne sais comment ils peuvent faire cela tout le temps. » (idem) et leur montrera comment vivre en petite communauté (21 sœurs maximum) dans le silence et la solitude, dans un climat de connaissance mutuelle, de charité fraternelle, de joie qui s’extériorise très spécialement lors des « récréations » (2h. par jour) qui équilibrent une vie nécessairement très simple puisque les sœurs vivent du travail de leurs mains.

Dès mars 1605, 17 novices ont été admises et un carmel a été fondé à Pontoise en janvier. En septembre un autre l’est à Dijon et en mai 1606 un autre à Amiens.

Dès janvier 1607, soit à peine 2 ans et trois mois après la fondation de Paris, la mère Anne de Jésus et trois de ses compagnes partent fonder en Belgique. Elles seront suivies par la mère Anne de saint Barthélemy en 1611 . Une seule fondatrice espagnole restera en France mère Isabelle des Anges. Mais le grain est semé et les françaises assurent la relève.

*Parmi elles Madeleine de saint Joseph ( Madeleine de Fontaines–Marans 1578-1637) douée de rares qualités d’intelligence et de jugement tient une place particulière. Elue prieure du carmel de l’Incarnation à Paris, en 1608 à 30 ans, elle appuya de tous ses dons la rapide extension du Carmel en France. A sa mort en 1637, il y avait 52 carmels et en 1668, ils étaient 63. Elle-même fonda Lyon et le second carmel de Paris (carmel de la Mère de Dieu) mais surtout elle possédait à un degré éminent le don d’éclairer et de diriger les âmes de sorte que non seulement ses sœurs bénéficiaient de sa direction mais que de province les évêques envoyaient celles qui se destinaient au Carmel afin que, formées par la mère Madeleine, elles puissent à leur retour assurer la transmission de l’expérience de Thérèse. Des sœurs de Paris étaient aussi envoyées dans les carmels à leur début. Cela créait tout un réseau qui donna aux jeunes carmels français un riche fond commun. L’avenir et les accidents de l’histoire montreront la solidité de l’édifice.


La postérité


En 1789 les carmels français sont au nombre de 74 en incluant ceux fondés par des carmels italien ou belges. Tous sont fermés et les sœurs expulsées de leurs monastères. En 1794, les 16 carmélites de Compiègne montent ensemble à l’échafaud dans la sérénité montrant à tous la profondeur de leur attachement au Christ et à leur communauté.

Dès 1795 les premières communautés se reconstituent et l’histoire de leur renaissance au milieu d’énormes difficultés est une page de foi et de courage. En 1850 ils sont 72 et en 1901 au moment des expulsions. 132.

C’est au carmel de Lisieux que vivra de 1888 à 1897, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et en celui de Dijon de 1900 à 1906, la bienheureuse Elisabeth de la Trinité dont les messages ont parcouru le monde entier.

Aujourd’hui l’appel existe toujours mais les entrées sont moins nombreuses tant pour des causes démographiques que culturelles. Des regroupements sont devenus nécessaires et il y a en France 97 carmels.

On peut aussi mentionner la grande extension missionnaire des carmels issus de France au 17ème siècle, au 18ème et au 19ème siècles aussi bien en Europe que sur les autres continents, ces nouvelles fondations assurant elles-mêmes de nouvelles fondations.


Tableaux.


Les deux tableaux récapitulent les figures des carmels féminin et masculin, espagnols et français.

Le tableau I : Carmel et milieux associés rassemble les nombreuses figures rencontrées jusqu’ici et à venir, en les regroupant en trois colonnes, les deux premières relatives à la réforme espagnole, la dernière relative à la réforme française dite de Touraine. On y ajoute les influences au-delà du carmel sur les visitandines, les bénédictines du Saint Sacrement, des cercles mystiques quiétistes. On le fait suivre d’annotations faisant ressortir les influences (« > ») et les liens (« ^ »), signalant des noms de figures intéressantes omis dans le tableau, enfin donnant quelques indications quantitatives sur la durée des supériorats exercés dans le couvent fondateur parisien : en dehors de Madeleine et de Marie de Jésus (de Bréauté), du même âge, deux figures se détachent, que nous avons donc étudiées : Marie-Madeleine de Jésus de Bains (1598-1679) et Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691).

Compléments au tableau I :

Références à des influences ou à des liens :

P. d’Alcantara > Teresa : DS 12.1492b 

Marie-Madeleine de J. < Madeleine de Saint-Joseph (v. La Vén. Madeleine…, 231, 505) 

Marie de Jésus (de Bréauté)  ^ Marie-Madeleine de Jésus (v. La Vén. Madeleine…, app. II)

Anne de J > M de Chantal  (au parloir de Dijon)

Isabelle des Anges > Surin (v. Surin, Poésies…, Catta, Vrin, 1957, 8)

D’autres sœurs dignes d’intérêt ne figurent pas dans ce tableau :

Marguerite Acarie

Anne Marie de J d’Epernon (petite fille d’Henri IV)

Marie de la Trinité d’Hannivel (est l’amie de Mme de Chantal,

v. Eriau, L’ancien carmel…, 442 ; pour sa bio. v. Gosselin, Carmel de Beaune… )

Durées de supériorats dans le couvent fondateur parisien :

Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélémy 4 ans

Madeleine de Saint-Joseph 7+11=18ans

Marie de J de Bréauté 9 ans

Marie-Madeleine de J de Bains 7+4+6+3=20 ans

Agnès de J Maria de Bellefonds 7+6+6=19 ans

Marie du Saint Sacrement de la Thuillerie 6+5=11ans

Autres entre 1604 et 1705 : 16 ans soit seulement 15% de la durée totale


Le Tableau II : Fondatrices du Carmel français présente la population nombreuse des premières fondatrices de couvents en France et date quelques-unes de leurs fondations.

Notes du tableau II :

1 1ers vœux de France 1.11.1605 ; Pontoise

2 vœux 12.11.1605

3 9.09.1605, arrive de Pontoise en 10.1605

4 vœux 24.12.1605

5 arrive d’Amiens fin 1616, + 18.04.1618

6 de Pontoise à Dijon 08.1605

7 après avoir été parmi les 4 premières novices à la fondation de Pontoise

8 01 et 02 puis 08.1605 ; première professe de Pontoise ; sera MN à Dijon

9 Protestante dans sa jeunesse

10 à l’initiative de Mme Acarie

11 à l’initiative de la Mère Anne de Jésus

12 apprend l’espagnol, familière d’Anne de J avec Marie de la T

13 Isabelle des Anges part de Paris le 10.05.1606 avec Marie de la Trinité (Sevin) ; elles iront à Rouen

en 1609 ; Is. fondera Amiens, Bordeaux en 1610, Toulouse, Limoges en 1618 où elle meurt le 14.10.1644.

14 18.05.1608 ; Claire (de Pontoise) SP ; Marguerite de la Trinité

MADAME GUYON



LA VIE ET L’OEUVRE

Une vie courageuse

Madame Guyon (1648-1717) surmonte de grandes épreuves avec un dynamisme qui accorde peu de place au « quiétisme » pris au sens ordinaire de paresse. La timidité et le respect des conventions de la jeune femme au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affrontent avec intelligence la coalition des structures civiles et religieuses de l’époque. Finalement, après la tempête, demeure chez la vieille dame une vision ample et paisible qui associe le respect des traditions chrétiennes à une grande liberté. Reprenant sa Vie écrite par elle-même voici quelques éléments biographiques:

   La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Elle sait comment éviter un simulacre de martyre en leur objectant de manière décidée : « Il ne m'est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! » Sa demi-sœur religieuse du côté de son père, si habile qu’il n’y avait guère de prédicateurs qui composât mieux des sermons qu’elle,  l’éveille à la vie de l’esprit. Mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent cette adolescence.

Elle est mariée à seize ans avec un mari ayant vingt et deux ans de plus et le mariage est malheureux. Elle rapporte dans son autobiographie : « J'eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche. » Enfin après douze ans et quatre mois de mariage son mari - qu'elle assista avec constance - lui en est reconnaissant et lui donne « des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens. »

A trente-deux ans la riche veuve part pour Genève en se détachant de tous biens : « Je donnai dès Paris … tout l'argent que j'avais … Je n'avais ni cassette fermant à clef, ni bourse. » A Gex, proche de Genève, on lui propose l'engagement et la supériorité des Nouvelles Catholiques, religieuses chargées d’élever des filles d’origine protestante, mais elle refuse car « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ». 

« Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucuns papiers, sans peine et sans aucun souci de l'avenir », elle compose à Thonon les Torrents : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire … Je passais quelquefois les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole ». Elle découvre une autre manière de converser avec son confesseur le P. Lacombe : « J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait … Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu'en silence. » Cette autre manière s’étend à des proches. Suivent des séjours fructueux à Turin, capitale du royaume de Savoie-Piémont, et à Verceil (Vercelli) pendant près d’une année, puis, de retour en France, à Grenoble.

Agée de trente-huit ans, elle revient à Paris en juillet 1686, peu avant la chute du quiétiste espagnol Molinos en 1685 suivi de sa condamnation romaine (décret de l'Index porté le 22 novembre 1689). Des jalousies entre religieux firent entendre que le père Lacombe était ami de Molinos ; il est finalement arrêté. Quant à madame Guyon, on lui « signifia que l'on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre … au mois de juillet dans une chambre surchauffée. » On veut en effet marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris. Elle se défend vigoureusement.

Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter « une petite maison éloignée du monde. » Estimée de tous, dont madame de Miramion, elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr. A l'époque madame de Maintenon lui marquait « beaucoup de bontés ». Le duc de Chevreuse lui fait connaître Bossuet, qui accède au manuscrit de la Vie écrite par elle-même  : il la considère comme « si bonne qu'il lui écrivit qu'il y trouvait une onction qu'il ne trouvait point ailleurs, qu'il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu. »

Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque commence à partir de l'été 1693 une seconde et longue période d’épreuves. Son Moyen court est saisi lors d'une visite canonique (mise en scène dans le film "Saint-Cyr" réalisé par  Patricia Masuy et qui reçut le prix Jean Vigo en 2000). Elle se rend spontanément au couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime des religieuses tandis qu’elle est fort malmenée par l'évêque Bossuet, soumis lui-même aux pressions de madame de Maintenon ; les causes du changement d’attitude de l’épouse secrète du Grand Roi ne sont pas encore clairement établies : se mêlent l’attitude de Fénelon opposé à son mariage, la crainte du scandale, une jalousie spirituelle.

Madame Guyon est finalement saisie de corps et enfermée par lettre de cachet à Vincennes (27 décembre 1695).  Les interrogatoires se succèdent, d'une journée parfois. Elle est transférée dans un couvent-prison à Vaugirard constitué spécialement pour l'occasion. La gardienne « venait m'insulter, me dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en colère. » On bascule de la contrainte à la terreur et son confesseur imposé lui dit un jour,  « qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait pas de quoi me faire mourir … défendant, s'il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre. » Après un chantage exercé sur ses proches sans succès, elle est embastillée.

L’archevêque de Paris s’abaisse à lui présenter une lettre forgée attribuée au Père Lacombe tandis que le confesseur s'approchant lui dit tout bas : 'On vous perdra'. On la sépare de ses filles de compagnie qui seront maltraitées : « Il y en a encore une dans la peine [tourment] depuis dix ans ... L’autre dont l'esprit était plus faible le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d'elle contre moi … elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son cœur. » On les remplace par « une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi. » Les pressions continuent : « M. d'Argenson [selon Saint-Simon une 'figure effrayante qui retraçait celle des trois juges de l'enfer' ] vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. »  

Un prisonnier tente de se suicider ? Elle explique: « Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté … sans quoi les duretés qu'on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir … Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et l'on me disait que c'était là qu'on donnait la question. D'autres fois on me montrait un cachot, je disais que je le trouvais fort joli. » 

Agée de cinquante-quatre ans, elle est libérée le 24 mai 1703. Durant ses douze dernières années passées en résidence plus ou moins surveillée à Blois, elle reste en relation avec Fénelon et forme des disciples français et étrangers qui rapportent: « Elle vivait avec ces Anglais [des Ecossais] comme une mère avec ses enfants. … ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en demandait son avis, elle leur répondait : 'Oui mes enfants, comme vous voulez.' … Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle. » Elle meurt en paix à l'âge de soixante-neuf ans, le 9 juin 1717.

Des contraintes

 Le contexte était défavorable par suite de la condamnation romaine de Molinos et, post-mortem, de « pré-quiétistes » par les Inquisitions espagnole et italienne. Ce qui nous surprend n'est pas tant le désastre final apparent, prévisible compte tenu de la disparité des forces en présence, que sa date tardive. En effet la condamnation de Molinos précèdent de dix années l'isolement de Madame Guyon dans une des huit tours de la Bastille.

 Il ne s’agit pas tant d’une querelle d’idées que du trouble créé par une femme dans l’ordre social masculin : simple laïque, elle refuse l’entrée en religion mais dirige des religieux. Bourgeoise, elle détourne les grandes familles du « couvent de la Cour », nom donné par Saint-Simon aux dévots ainsi dévoyés. Bossuet, soucieux de sa carrière, se fait l’exécuteur de l’épouse du roi. Fénelon voudra concilier les extrêmes et tentera d’expliquer l’expérience mystique,  tâche impossible ! Il restera fidèle à l’expérience intérieure qui lui a été révélée et il choisira le parti de son initiatrice. D’autres adopteront un profil bas.

 Pour comprendre ces crises (quiétiste, janséniste, protestante) et leur conclusion amère (condamnation, destruction de Port-Royal, exil ou galères), il faut tenir compte de la mentalité de l’époque : l’adhésion au catholicisme, religion unique après la révocation de l’Edit de Nantes, et l’obéissance à l’oint de Dieu, sont des évidences approuvées par la majorité des sujets du Roi Très Chrétien. Tous se souviennent  des luttes religieuses atroces du siècle précédent. Leur dévotion est maintenant contrôlée par une inquisition  « douce » : celle du confesseur, obligatoire pour tout catholique depuis le concile de Trente, et qui a le droit de connaître le fond des consciences.

Or pour Madame Guyon comme pour tout mystique, son état la rend incapable de mentir ou de biaiser par omission, comme furent obligés de le faire les libertins : le mot d’ordre de Guy de la Brosse, « la vérité et non l’autorité », n’est pas réalisable en pratique (et les ravages occasionnés par le mensonge obligé ont été mis en évidence par R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, 2000). De plus, à ses yeux, chaque événement et chaque personne sont envoyés par ou de Dieu, d’où l’obligation torturante d’obéir au confesseur imposé.

 Le statut féminin de l’époque complique encore la situation : Mme Guyon, veuve demeurée laïque, exerçait une « influence » hors cadre. Elle était ressentie par les clercs comme une concurrence vis-à-vis de leur fonction appuyée sur la discrétion sacramentaire - ils approuvent ou interdisent la communion. Elle fut interprétée comme une résistance plus ou moins cachée, donc suspecte pour le pouvoir civil toujours à la recherche de quelque « assemblée secrète » (protestante ?). Même les moins combatifs sont agacés par l’apostolat de la « Dame directrice » (c'est le nom accolé malicieusement à madame Guyon par monsieur Tronson, l'honnête supérieur de Saint-Sulpice). 

 La réponse de madame Guyon à toutes ces contraintes n'est pas stoïque : son origine est intérieure, trouvant son appui dans la vie mystique, à laquelle se soumet consciemment et entièrement une nature par ailleurs volontaire. Il s'agit de se laisser entièrement conduire par la grâce divine. C'est le sens profond de la « méthode » dite quiétiste, au-delà de la nature particulière d'une oraison dite passive : dans chaque action, dans chaque état de la vie de tous les jours, il « suffit » de s’ouvrir à l'action de la grâce pour en être imprégné. Mais il faut pour cela croire à son existence et pour cela en avoir bénéficié. Madame Guyon, dont la certitude ne s’appuie que sur cette expérience, ne peut guère s'en prévaloir sans être traitée d'illuminée ou accusée d'orgueil. On se moquera à la Cour de la « naïveté » du bon duc de Chevreuse qui en fera état.

Le Quiétisme historique

 Le « Quiétisme » est le nom que prend au dix-septième siècle la résistance de nombreux mystiques dans le monde catholique au primat exagéré des pratiques extérieures (la religion sociale). Il est symétrique de « Piétisme » dans le monde protestant. Des liens s’établiront d’ailleurs entre ces deux mouvances convergeant vers un « christianisme intérieur » sans structure humaine de pouvoir. En témoigneront les échanges entre disciples guyonniens catholiques ou protestants, français, suisses, hollandais, écossais. 

 Lorsque le quiétisme devient une cause controversée après le succès retentissant de la Guia espiritual de Molinos - huit éditions italiennes voient le jour de 1675 à 1685 - un équilibre paraît encore possible, évitant en terre catholique un « crépuscule » des mystiques, terme repris de l'ouvrage de L. Cognet, Crépuscule des Mystiques, 1958. Le pape Innocent XI cherche d’ailleurs un accord  entre « méditatifs » et « contemplatifs ». 

 Le quiétisme méditerranéen était connu de Madame Guyon. Elle  rencontra le mystique Malaval à Marseille. Elle séjourna près d’un an en Piémont, à Turin et dans le diocèse de Verceil, où, en compagnie de son confesseur elle se lia avec l’évêque Ripa : ils entreprirent un apostolat commun : en 1686, le P. Lacombe fit imprimer son Orationis mentalis analysis, Madame Guyon son Explication de l’Apocalypse, l’évêque Ripa son Orazione del cuore facilitata.

 Madame Guyon arrive à Paris en 1686 dans un cadre religieux troublé. Car la situation favorable à Molinos s'est détériorée assez brusquement, tout comme avait été rapide son ascension. Emprisonné depuis le 18 juillet 1685, sa Guia fut condamnée par l’Inquisition espagnole le 24 novembre suivant. Suivra la condamnation à Rome post-mortem du « pré-quiétiste » mystique Jean de Bernières (1602-1659), l'auteur français d'un célèbre Chrétien intérieur. Or on n’ignorait pas à l’époque son influence sur le cercle de Montmartre créé par son disciple, le confesseur Jacques Bertot (1620-1681). C'est ce même cercle parisien que va animer la Dame directrice à son retour de voyage…

Le Quiétisme mystique

 Tout ce combat pour quelles « idées » ? Que recouvre pour les critiques français l’étiquette de quiétiste ? Les protagonistes de la querelle ont comme perspectives la question de la cessation des actes, et celle de l'absence possible de toute pensée pendant l’oraison. C’est alors que l’inaction prend son sens moderne de perte de temps, alors qu'il s'agit d'action intérieure mystique, in-action. Les uns, s’attachent à une représentation intellectuelle, les autres, dans la tradition  transmise par Benoît de Canfeld (1562-1610), font intervenir la volonté, la fine pointe de l’âme chère à François de Sales (1567-1622), ou « cœur », siège de la volonté :

  « Mme Guyon met l'oraison du coeur au-dessus de « l'oraison de seule pensée » [dans son Moyen court] car la pensée est discontinue, l'esprit ne pouvant penser à une chose qu'en cessant de penser à une autre, tandis que l'oraison du cœur n'est point interrompue ... tandis que Bossuet s'oppose, comme Nicole, à une foi nue et à un amour qui ne reposerait sur une connaissance, tout en refusant à la fois un retour sur soi et un retour sur une simple présence de Dieu. Les « actes intérieurs » sont produits par l'attention, et, selon Bossuet, disposent à l'attention… » [Article « Quiétisme » du Dictionnaire de spiritualité, par J. Le Brun, col. 2820 sv.]

 Au niveau sémantique, quiétisme renvoie donc à « l’oraison de quiétude » qui se distingue de « l’oraison discursive ». Le disciple mystique défenseur de Jean de la Croix éclaire ces points :

  « La contemplation est parfaite, elle s'exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l'entendement connaît par la lumière divine les choses que n'atteint aucune raison humaine … Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c'est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l'obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d'esprit, bien rares sont ceux qui s'y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l'intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l'intention de l'esprit, s'opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l'entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s'abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d'être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part. » [José de Jésus-Maria Quiroga, 1562-1629, Apologie mystique…, Chap. 6,  « Où l'on expose plus à fond cette quiétude de la contemplation…].

 L’opposition naît de la variété des expériences intérieures qui se situent à divers niveaux. Certains analystes modernes s’attachent à distinguer entre les couches successives de conscience atteintes par des « plongées » plus ou moins actives et profondes (avec le risque de se limiter à l’humain décrit au niveau conscient ou approché au niveau de ses rêves). Le mystique y voit des reflets traduisant une lente évolution intérieure rendue possible lorsque s’exerce une influence qui se situe au-delà de l’humain : la grâce divine.

Allant au-delà de la distinction entre des types d’oraison, il s'agit d'inclure toute la vie, aussi bien extérieure qu’intérieure. Un grand calme déborde peu à peu des temps d’oraison, signe de l'imprégnation par la grâce, qui est une émanation de l’amour divin par in-action. Alors l’attention aux expériences, aux étapes, aux ruptures, laisse place à l’état de grand large, le vaisseau ayant atteint l’océan sans rivage. Madame Guyon décrit finalement un tel « état apostolique » :

  « Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle Se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par Ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans  et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances… » [Discours Chrétiens et Spirituels surla vie intérieure…, 1716 : tome II, n°65 sur l’état Apostolique.]

Une oeuvre préservée et d'influence souterraine

 L’intérêt des écrits mystiques de madame Guyon provient non seulement de leur valeur intrinsèque mais également de leur excellente préservation. Ils furent assez largement édités de son vivant tandis que de nombreux manuscrits furent rassemblés à l’époque du procès - les « rencontres d’Issy » qui eurent lieu en 1694 et 1695 - puis furent copiés par des membres du cercle qu'elle animait et enfin préservés. En fait on possède tout ce qu’elle a écrit (à l’exception d'écrits de jeunesse qu'elle n'a pas jugé bon de conserver et de lettres perdues), ce qui est très exceptionnel, car un auteur mystique ne se préoccupe généralement pas de la survie de son œuvre écrite. L'essentiel du corpus vient récemment d’être rendu de nouveau accessible : on se reportera à la Bibliographie qui termine cette page web.

 L'influence de l'oeuvre demeura souterraine pour plusieurs raisons : l’auteur livre des informations ordinairement tenues cachées ; il ne se soucie guère de la mise en forme par souci de ne pas interférer avec la spontanéité de l’inspiration ; vu du monde catholique de l’époque, le rôle des éditeurs ministres protestants Poiret puis Dutoit et la présence parmi les proches de la fin de sa vie à Blois de nombreux Ecossais, Hollandais, Suisses - qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir - n’est-il pas détestable ? vu du monde protestant, demeure l’équivoque d’une femme qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques converties après la révocation de l’édit de Nantes, et qui n’a jamais rejeté la messe ni les sacrements.

 Il s’agit plus intimement de l’appréciation difficile d’écrits qui abordent la communication en prière silencieuse et le rôle apostolique du mystique. Des réactions compréhensibles sur ces points délicats ne sont pas atténués par une appartenance religieuse, comme cela fut le cas par exemple pour Marie de l’Incarnation, l’autre grande mystique du siècle. Car ils mettent ici en cause le rôle d'enseignement assumé par des clercs - dont quelques-uns s'emparent parfois indûement du rôle de médiateur réservé à Jésus-Christ.

La liste des défenseurs qui ont surmonté une certaine « étrangeté » est cependant de qualité : on en détachera sur trois siècles les noms de Fénelon, des éditeurs Poiret et Dutoit, des érudits Chavannes, Masson,  Brémond, du philosophe Bergson, et plus récemment, de l'abbé Cognet, de la romancière Mallet-Joris, de madame Gondal, de nombreux érudits.

Son très large spectre

 L’expérience intime, l’enseignement qui constitue un système cohérent, la connaissance des deux Traditions scripturaire et mystique offrent des approches de la vie mystique qui se complètent harmonieusement, cas très rare de compétences assurées simultanément en ces domaines distincts. 

 En premier lieu, les témoignages de sa vie et de son expérience intérieure se distinguent par une grande acuité psychologique propre au siècle de Racine et par un fort désir de comprendre tout ce qui lui arrive, dont elle ne trouve pas autour d’elle une explication satisfaisante. On note, surtout dans des écrits de jeunesse, une forte volonté appliquée à ne rien laisser sans tenter une explication, défaut dont elle se corrigera ensuite. Elle demeurerait ensuite , dit-on, « bavarde » : en fait cette abondance est liée à l'irruption toute moderne de la dimension subjective psychologique. Elle influera plus particulièrement des auteurs sensibles à cette dimension, tels Rousseau, Constant, Amiel.

 En second lieu, un enseignement est mis en forme dont témoigne tôt le Moyen court qui a atteint un large public avant sa condamnation grâce à la simplification qui caractérise ce texte direct. Cette simplification vient de l’affranchissement vis-à-vis de tout moyen préalable qui apparaît trop souvent comme une condition humaine posée en préalable à l’exercice de la grâce divine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul demeure le recours à l’expérience intérieure faisant appel à la médiation du « petit maître » Jésus. Cette simplification permet une ouverture à tous, car la liberté sauvage des torrents est préférable aux canaux faits de mains d’hommes. Ceci pouvait faire peur aux hommes du métier. A leur décharge, les événements vécus dans les convulsions de la Réforme et Contre-réforme étaient encore proches et peu encourageants. Cette remise en cause par l’intérieur de l’ordre traditionnel sera d’ailleurs appliquée au siècle des lumières sous une forme subversive qui conduira à des révolutions politiques et sociales.

 En troisième lieu, un recours aux Traditions confrontées avec l’expérience intérieure ont conduit aux très amples Explications de l’Ecriture et du Nouveau Testament complétées dix ans plus tard par les Justifications, large anthologie de textes mystiques assemblée autour de thèmes annoncés par des mots-clefs et toujours actuels.

Un enseignement qui couvre la carrière mystique

 On peut distinguer chez Madame Guyon et chez ses prédécesseurs Bertot et Bernières, comme chez la majorité des mystiques, sans en faire le seul système possible, trois périodes s’étendant chacune sur plusieurs années :

 La découverte de l’intériorité, accompagnée d’une simplification et d’une pacification progressive peut s’accompagner d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extra-ordinaire a toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer dans ces phénomènes divers alliages impurs de la nature à la grâce. Très utiles pour confirmer le commençant dans sa voie, ils relativisent les jouissances, réelles et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle directe aux croyances.

 De longues années de désappropriations correspondent au stade de purification décrit par tous. Le terme de « purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser croire qu’elle conduirait à son terme à un « nous-même » délivré de ses défauts !  Le « nous-même » ne pourra subsister. Sera-t-il transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison classique de la  goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle, même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure, comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset repris le plus fréquemment par madame Guyon : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi » [épître aux Galates, 2, 20].  Des épreuves sont fréquentes durant cette longue période - sans lesquelles l’amour propre ne serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur amour. 

 Cette naissance à une vie nouvelle peut très exceptionnellement permettre une transmission. Le terme de vie  « apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est pas leur discours qui compte - il ne pouvait être entendu physiquement en diverses langues ! mais ce qui passe de cœur à cœur  à travers les mots et qui peut aussi bien être transmis en silence.

Anthologie

 Il est prématuré de structurer les quelques extraits qui suivent selon un schéma préétabli : madame Guyon s’en était bien gardée lorsqu’elle rassembla des textes mystiques dans ses Justifications en 67 « clés » constituant en quelque sorte un glossaire spirituel. Nous suivons ici une séquence au fil d'oeuvres prises dans l’ordre presque chronologique : Moyen court, Torrents, Vie par elle-même,  plus largement dans les Discours qui concernent la vie intérieure rassemblant de nombreux opuscules qui circulaient à la fin de sa vie dans le cercle des disciples, enfin dans une Correspondance longtemps demeurée inédite. Dans ces textes, appelés par l’urgence et rédigés sans repentir, les événements de la vie concrète, la vie intérieure à l’écoute de la grâce, l'enseignement mystique perçus et mis au service du « petit maître » et médiateur Jésus, forment une tresse.

Moyen court

Moyen court fut édité dès 1685 à Grenoble, avant même le début de l'apostolat parisien, et fut un succès de librairie réédité à Lyon, Paris, Rouen, avant d'être repris par l'éditeur protestant Pierre Poiret - au total 7 éditions se succèdent jusqu'en 1720. Seul texte normatif de madame Guyon publié dans le Royaume avant 1700, il lance sur le chemin du long pèlerinage mystique. Pour les débutants, Mme Guyon suggère de pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :

 Après s'être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s'arrêter doucement dessus non avec raisonnement mais seulement pour fixer l'esprit, observant que l'exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l'esprit que pour l'exercer au raisonnement [Chapitre II].

Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car « le Royaume de Dieu est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin [Ch. III].

Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » : Si je suis tourné vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu'à ce que je sois parfaitement converti, j'ai besoin d'actes pour me tourner vers Dieu [Ch. XXII, §2].

Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la grâce :

Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l'arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu'ils veulent aller. Lorsque l'âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l'attirer au-dedans, l'éloignant peu à peu de son propre port…

Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s'éloigne de la terre, moins il faut d'effort pour l'attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s'éloigne si fort qu'il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d'étendre les voiles et de tenir le gouvernail.

Torrents

 Les Torrents décrivent le parcours mystique à l’image de la Dranse, petite rivière au cours irrégulier issue des Alpes, qui termine sa course dans le lac Léman près de Thonon, où séjourna madame Guyon. Facilement accessible, ce texte connu, composé relativement tôt, dès la fin 1682, ne fut publié que tardivement par Poiret (1704, 1712, 1720). Il faut apprécier son contenu comme traduisant une expérience encore récente - Madame Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige rapidement le texte. Mais il est très précis malgré un style souvent lyrique. Voici des extraits sautant loin devant sur le chemin ouvert précédemment.

 La lente purification ou « mort » mystique mène à la vie divine sans limitation visible :

  Chapitre 7.

  5. Ce degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente années à moins que Dieu n'ait des desseins particuliers sur les âmes. … 30. Ici Dieu va chercher jusques dans le plus profond de l'âme son impureté [impureté foncière, qui est l'effet de l'amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Ajout de l’édition de 1720]. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu'il vous plaira : vous nettoierez le dehors mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l'éponge pour en exprimer toute l'ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C'est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme d'une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu'il y a de plus caché.

  Chapitre 9.

  5. Il faut remarquer que comme elle n'a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n'est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense …

  6. Cette vie divine devient toute naturelle à l'âme. Comme l'âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n'en comprend rien, n'en distingue rien. Il n'y a plus d'amour, de lumières ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d'elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu'elle n'est plus, ne subsiste et ne vit plus qu'en lui.

 Vie par elle-même

 Cette autobiographie fut rédigée tout au long de la vie, en plusieurs reprises, et parfois en prison, entre 1683 et 1709. C’est ce qui explique des reprises, une modification progressive du style, mais surtout l’extraordinaire qualité intuitive et vivante d'un récit toujours proche des événements. Nous en citons ici un court passage extrait de la conclusion rédigée par la vieille dame qui a traversé les plus grandes épreuves :

  3.21. L’état simple et invariable  [dernières pages de la troisième partie de la Vie].

  Dans ces derniers temps je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et invariable. …  Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c'est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu'il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m'a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j'ai tout payé d'ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n'ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d'un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j'en ai, est égale pour moi à l'état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l'immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. … Décembre 1709

Discours

 Madame Guyon ne va pas s’arrêter sur cette perte dans l’immense : elle va former des disciples français et étrangers, catholiques et protestants. Des opuscules rassemblent les points communs expérimentaux et répondent aux uns et aux autres. Parfois issus de lettres, ils furent rassemblés sous le titre de Discours chrétiens et spirituelsqui concernent la vie intérieure, publiés en 1716. Le titre n’est guère attirant pour notre époque mais les écrits qu’il recouvre sont les plus achevés de la mystique. L’ouverture de cette collection de textes est un appel à gravir le mont qui rassemble à son sommet tous les mystiques [dans cette foule on aperçoit le francicain Bernardino de Laredo auteur de la Subida del Monte Sion précédant Jean de la Croix auteur de la Subida del Monte Carmelo…] :

  1.01 De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures  [1.01 : premier opuscule ou discours du premier volume de Discours].

  …comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin...

 L’amour est le « moyen » utilisé pour connaître Dieu, dans la tradition de la mystique « affective » mais non sensible, particulièrement développé chez des franciscains, des chartreux et des carmes. La belle image d’une balance lie notre abaissement et l’élévation vers Dieu :

  1.49 Divers effets de l’amour.

  … Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.

 Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est proprement « mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu lui-même qui agit :

  1.53 Du repos en Dieu.

  … Pour aimer Dieu comme Il le mérite … il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau [Des Noms Divins, chap. 4] … C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité.

  … Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.

  1.60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu.         

  Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes.

  ... Ceux en qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…

 La voie mystique n’est pas une voie de facilité, même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des œuvres ; elle inclut parfois la nuit achevant l’abandon par la perte de soi-même :

  1.62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.

  Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.

 Mais auparavant un long chemin aura été parcouru, dont la mémoire est d’ailleurs utile pour ne pas abandonner lorsque l’espoir de survie se perd ; la comparaison de la tempête et du naufrage est menée sans concession jusqu’à son terme : 

  2.15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.

  Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.

  La nuit vient : vous craignez de vous égarer mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.

  Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.

  Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau… 

 Si les hommes diffèrent, Dieu est un et Il est toujours le premier à nous aimer, comme l’attestent les mystiques dont le chemin a été ainsi ouvert, parfois par un contact fort : cas de François d’Assise, d’Angèle de Foligno, de Catherine de Gênes.

 2.25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes [2.25 : vingt-cinquième discours du deuxième volume de Discours].

  La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire.

  … Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. … Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. 

  3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite [3.11 : onzième discours publié au tome cinquième de Lettres, 1768].

    Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.

  Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau : Emitte  Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ [Ps 104, 30 : « Envoyez votre esprit et ces choses seront créées ; et vous renouvellerez la face de la terre.]

  Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté...

Correspondance

  Des lettres furent le moyen second utilisé par Madame Guyon pour animer ses disciples : l’illustre Fénelon, le fidèle duc de Chevreuse, plus tard l’éditeur Poiret, le baron de Metternich, les Ecossais Duplin et Lord Deskford, ainsi que des figures plus cachées telle la paysanne qui concluera cet aperçu. Mais le moyen premier le plus efficace, qui explique la ferme fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années, malgré la parenthèse du secret durant cinq ans à la Bastille, est celui de la transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur dont nous trouvons parfois l’affirmation :

  À Fénelon.  21 juin (?) 1689.

  … Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jean, 17, 22].

 Ces communications parurent extravagantes à la fin du XVIIe siècle cartésien. Elles sont attestées, mais de façon voilée, par de nombreux spirituels chrétiens. On peut concevoir qu’il n’y ait point de coupure entre ce monde visible et sa totalité ; madame Guyon a recours aux hiérarchies de Denys, auteur traditionnellement invoqué par les mystiques, et aussi, cartésienne et moderne, au mystère de l’aimant, pour suggérer la plausibilité de telles circulations d’amour divin – il s’agit simplement de reconnaître l’efficace de la prière :

  Au duc de Chevreuse.  Octobre 1693.

  La main du Seigneur n’est point raccourcie. Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent, ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par elle les autres cœurs.

 Puis madame Guyon utilise l’image souple de l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie intérieure sans phénomènes extraordinaires, comme ce dernier les appréciait chez certaines religieuses imaginatives :

  A Bossuet. Vers le 10 février 1694.

 ... Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune. 

 Mais Bossuet ne comprend pas.
Suivront de longues périodes d'enfermement suivi d'un rétablissement progressif.
Dans les toutes dernières années la vieille dame prépare l'avenir auprès de disciples "cis" - français - et "trans" - étrangers :

 Madame Guyon doit parfois mettre un terme à certaines pratiques, que l’on retrouve à toute époque, et aujourd’hui dans certaines techniques empruntées sans discrimination,  lorsqu’elles font appel à un effort de concentration juste à l’opposé de l’abandon à la providence divine :  

  À Milord Duplin. Vers 1714.

 ... Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre.

  À Lord Deskford. 15 avril 1715.

 ... Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet. 

Comment prier, comment se détacher - sans pour cela quitter le monde -, comment lâcher intellectuellement prise ? Cela était difficile pour le baron de Metternich, protestant subtil et questionneur :

Au baron de Metternich. Vers 1715.

... Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.

... Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile … Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière...

... Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire…

 Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu [D.2.1 : Première lettre du deuxième volume publié par Dutoit].

 Monsieur, Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour propre la cause … Lors donc que toutes ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté. … Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre...

 ... Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela, sont des moyens ou éloignés, ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.

 Lettre [D.3.74].

On m’a lu votre lettre, monsieur. … Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage...

 Une mise en garde vis-à-vis du « sentiment » et surtout des voies extraordinaires préconisées par le prophétisme de certains jeunes émigrés protestants, - considérés comme des martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, et qui firent le tour d’Angleterre et d’Ecosse, inspirés par les annonces publiques des prophètes de l’Ancien Testament -, confirme le caractère sobre de Madame Guyon :

 Lettre [D.2.111].

 Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. … N'allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d'abord et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu'il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n'êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu'il s'en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d'en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.

 Lettre [D.4.124].

 … Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit  Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela [les jeunes cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n'occupe point la tête, mais c'est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L'aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l'esprit et en est comme entièrement séparée.

 Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu'il est bien éloigné de consister en ces choses. L'état de ces prophètes ne peut donner ce qu'on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j'appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu'il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu'une personne même qui possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d'agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s'agitera jamais. Saint Jean dit en l'Apocalypse qu'il se fit un grand silence au ciel [Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l'âme, il se communique jusqu'au dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l'un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n'est pas pareil à : 2° l'autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c'est nous qui nous taisons ; dans le second, c'est l'amour qui fait taire, et l'âme sent bien que, lorsqu'elle veut parler, elle s'arrache à un je ne sais quoi qui l'attire au-dedans d'elle-même…

 Nous terminons cette évocation de la voie mystique servie par Madame Guyon par deux lettres qui ne sont pas d’elle. La première, « en amont », lui est  adressée par Monsieur Bertot, le prêtre mystique qui la dirigea lorsqu’elle était encore mariée ; la suivante, « en aval », provient d’une « simple paysanne » qui résume l’enseignement de tous, en rapportant tout à l’amour :

 De Bertot. De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible. [Lettre écrite avant avril 1681. Publiée comme conclusion dans : Le Directeur Mystique…, 1726].

 Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.

 … Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’Il voudra pour le temps et pour l’éternité … Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.

 La lettre suivante d’une personne simple (on a cependant peine à l’attribuer sans retouches à une simple paysanne) fut placée intentionnellement à la fin de la correspondance de madame Guyon éditée en cinq volumes par Dutoit, pour bien souligner l’indépendance de la vie mystique vis-à-vis de toute condition :

 Lettre d’une paysanne à Madame Guyon.

 … L’amour tient lieu de tout, il ne m’apprend autre chose que la vérité, qui est au- dessus de moi et hors de moi. Oui, Amour, tout ce que l’on me peut dire regarde l’âme, et vous m’avez chassée hors d’elle. Vous y tenez lieu de tout, et je ne puis m’arrêter en aucun autre objet qu’en vous seul. O divin Amour ! Vous êtes tellement seul que je ne sais pas si j’ai une âme. Mon unique et pur Amour a délaissé et oublié l’âme : il n’y a temps et lieu que pour lui. Je me soucie autant de toi, ô âme, comme d’une paille … Oh ! qu’on ne me parle plus de l’âme ni de tout ce qui la concerne ! Je ne sais plus autre chose que mon Amour ; et il me semble que tout y est tellement Lui, qu’il y a une impossibilité morale de pouvoir plus regarder ni penser à son âme, mais bien à ce seul et unique Amour, et à cet objet de pureté.

 Mais de dire ce qui occupe, et comme l’on est occupé, c’est ce qui ne se dira jamais. Je n’ai rien de distinct ni de particulier : c’est un objet où tout est un, sans aucune distinction ni discernement. Il n’y a rien en Dieu de particulier, tout y est un, mais silence à toute expression ! Silence à toute intelligence ! Silence pour toute parole ! Je commence de rendre compte de la vérité dont je suis certaine, qui est Dieu, et de Son divin amour, qui est tout mien et qui est tout moi, en disant que je ne puis rien dire. Et je finis en disant que je n’en dirai rien.

  Une ouverture sur le quiétisme

  La littérature spécialisée est pléthorique mais fut rarement objective compte tenu des enjeux de pouvoir. La « question du quiétisme » est à reprendre car le dossier des sources n'est établi que depuis peu - en premier lieu par les éditions commentées des Correspondances de Guyon et de Fénelon - tandis que les passions sont aujourd’hui calmées.

  En première introduction « au quiétisme » on se reportera à la notice située à la fin du second tome de l’édition des Œuvres de Fénelon dans la Bibliothèque de la Pléiade, qui présente également sa Métaphysique des saints, texte fondamental traduisant le point de vue du cercle guyonnien. En second lieu on aura recours aux très larges articles « Quiétisme » du Dictionnaire de spiritualité couvrant l’historique dans les trois grand pays catholiques européens : Espagne, Italie, France.

  Puis on pourra prendre le temps de méditer les textes originaux qui ont été le plus souvent négligés : Guyon, Fénelon en tant que directeur spirituel, les précurseurs dont Bernières et Bertot, les successeurs dont Milley et Caussade encore proches de Guyon. Leurs successeurs plus récents restent à redécouvrir pour mieux rendre compte du vécu difficile de la mystique en terres catholiques.










Les TORRENTS216


«Mes jugements [pour purifier les âmes de leurs péchés] se manifesteront comme de l’eau, et ma justice en façon d’un gros torrent.»

Lettre de l’auteur à son confesseur servant de préambule. Vive Jésus, Marie, Joseph !  C’est en leurs noms et pour obéir à Votre Révérence, que je vais commencer à écrire ce que je ne sais pas moi-même, tâchant autant qu’il me sera possible de laisser conduire mon esprit et ma plume au mouvement de Dieu, n’en faisant point d’autre que celui de ma main. Mais comme mes infidélités, et la pente naturelle que nous avons à mêler ce qui est nôtre à ce que Dieu fait, pourrai [en] t bien m’engager, sans le vouloir, à mêler mes atomes et mes impuretés parmi les rayons divins, j’espère que Notre Seigneur vous les fera distinguer, et que cette impureté ne pouvant s’allier au soleil, servira à le mieux découvrir, et à faire connaître davantage sa pureté. Je reconnais donc que tout ce qui se trouvera de bon, sera de Notre Seigneur, n’y ayant moi-même aucune part, puisque, lorsque je commence à écrire, je ne sais point ce que je dois écrire; et que même s’il me venait des pensées sur cela, je les regarderais comme des distractions, et l’attention que j’y ferais, comme des infidélités notables. Tout ce qui se trouvera de gâté, sera mon propre : et comme je sais que c’est à votre lumière, mon très cher Père, que ceci sera exposé, j’écris simplement et sans retour ce qui me viendra dans l’esprit, laissant à Votre Révérence le soin de séparer le vil du précieux, l’humain du divin, et l’erreur de la vérité.

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I. Divers retours de l’âme à Dieu.

1. Sitôt qu’une âme est touchée de Dieu et que son retour est véritable et sincère, après la première purgation que la confession et la contrition ont faite, Dieu lui donne un certain instinct de retourner à Lui d’une manière plus parfaite et de s’unir à Lui. Elle sent alors qu’elle n’est pas créée pour les amusements et les bagatelles du monde, mais qu’elle a un centre et une fin où il faut qu’elle tâche de retourner et hors de laquelle elle ne trouve jamais de véritable repos.

2. Cet instinct est mis dans l’âme d’une manière très forte : en quelques âmes plus, et en quelques autres moins, selon les desseins de Dieu; mais elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier, et de prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. Vous voyez même que de toutes ces rivières les unes vont gravement et lentement, et les autres vont avec plus de vitesse; mais il y a des fleuves et des torrents qui courent avec une impétuosité effroyable et que rien ne peut arrêter. Toutes les charges que vous pourriez leur donner, et les digues que vous pourriez mettre pour empêcher leur cours, ne serviraient qu’à en redoubler la violence.

3. Il en est ainsi de ces âmes. Les unes vont doucement à la perfection, et elles n’arrivent jamais à la mer, ou que très tard, se contentant de se perdre dans quelque rivière plus forte et plus rapide, qui les entraîne avec elle dans la mer; les autres, qui sont les secondes, y vont plus fortement et plus promptement que les premières. Elles y portent même avec elles quantité de ruisseaux; mais elles sont lentes et paresseuses en comparaison des dernières, qui se précipitent avec tant d’impétuosité, qu’elles ne sont même bonnes à guère de choses. On n’ose naviguer sur elles, ni leur confier aucune marchandise, si ce n’est en certains endroits et en certains temps. C’est une eau folle et téméraire, qui se bat contre les rochers, qui effraie de son bruit, et qui ne s’arrête à rien; les secondes au contraire, sont plus agréables et plus utiles : leur gravité plaît, et elles sont toutes chargées de marchandises; et on y va sans crainte et sans péril.

Il faut voir avec l’aide de la grâce ces trois sortes de différentes personnes sous ces trois figures que j’ai proposées, et commencer par les premières pour heureusement finir par les dernières.

Chapitre II. Voie active de la méditation.

1. Les premières âmes sont celles qui, après leur conversion, s’adonnent à la méditation, ou aux œuvres mêmes de charité; elles font quelques austérités extérieures; enfin elles tâchent peu à peu de se purifier, d’essuyer certains péchés notables, et même des véniels volontaires. Elles travaillent selon leurs petites forces à avancer peu à peu, mais faiblement et petitement.

2. Comme leur source n’est pas abondante, la sécheresse les fait quasi tarir. Il y a des endroits même dans les temps d’aridité où elles se dessèchent tout à fait. Elles ne laissent pas de couler de la source; mais c’est si faiblement qu’à peine s’en aperçoit-on. Ces rivières ne portent point ou peu de marchandises; et si, pour le besoin public, il faut leur en faire porter, il faut en même temps que l’art supplée à la nature, et trouver le moyen de les grossir, ou par la décharge de quelques étangs, ou par le secours de quelques autres rivières de même espèce, que l’on joint et unit à elles, lesquelles rivières jointes ensemble augmentent l’eau et, se secourant les unes les autres, se mettent en état de porter quelques petits bateaux, non dans la mer, mais dans quelques-unes de ces maîtresses rivières dont nous parlerons ci-après.

3. Ces âmes-ci sont ordinairement peu appliquées au-dedans. Elles travaillent au-dehors, et ne sortent guère de la méditation, aussi ne sont-elles pas propres à de grandes choses. Elles ne portent point pour l’ordinaire de marchandises : cela veut dire qu’elles n’ont rien pour les autres; et Dieu ne se sert ordinairement de ces âmes si ce n’est pour porter quelques petits bateaux, c’est-à-dire pour quelques œuvres de miséricorde corporelle : encore pour s’en servir, il leur faut décharger des étangs des grâces sensibles, ou les unir à quelques autres dans la religion, où plusieurs d’une grâce médiocre ne laissent pas de porter un petit bateau, non dans la mer même, qui est Dieu, où elles n’entrent jamais dans cette vie, mais bien dans l’autre.

4. Ce n’est pas que ces âmes ne se sanctifient par cette voie. Il y a même quantité de bonnes âmes qui passent pour très vertueuses, qui ne la passent pas, Dieu leur donnant des lumières conformes à leur état, et qui sont quelquefois très belles, et font l’admiration des spirituels ordinaires. Il y a même quelques-unes de ces âmes qui à la fin de leur vie reçoivent quelques lumières passives, selon la fidélité qu’elles ont eue dans leur voie; mais pour l’ordinaire elles ne sortent point d’elles-mêmes : toutes leurs grâces et leurs lumières, étant d’une manière créée, je veux dire proportionnées à leur capacité, sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs; et plus ces mêmes lumières sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs, plus elles s’y attachent, et ne trouvent rien de plus grand en cette vie.

5. Les plus favorisées de ces âmes pratiquent la vertu avec beaucoup de générosité. Elles ont mille inventions saintes et mille pratiques pour se porter à Dieu et pour demeurer en sa présence. Le tout cependant se fait par leurs propres efforts, aidés et secourus de la grâce. Mais dans ces âmes, leur opérer paraît excéder celui de Dieu, et celui de Dieu ne fait que concourir avec le leur.

6. Je crois que qui voudrait porter ces âmes à une oraison plus élevée n’y réussirait pas pour plusieurs raisons. La première est que, comme ces âmes n’ont rien de surnaturel qu’à mesure de leur travail, si vous leur ôtez leur travail, vous empêchez le cours des grâces, semblables à ces pompes qui ne donnent de l’eau qu’à mesure qu’elles sont agitées. Vous remarquerez même en ces âmes une grande facilité à raisonner, à s’aider de leurs puissances, une activité toujours vigoureuse et forte, un désir de faire toujours quelque chose de plus et de nouveau pour se perfectionner; et dans les sécheresses, une anxiété pour s’en défaire, aussi bien que de leurs défauts.

7. Ces âmes ont beaucoup de hauts et bas. Tantôt elles font merveille, d’autres fois elles languissent et rampent, et elles n’ont jamais une conduite unie; d’autant que le principal de leur oraison étant dans les puissances, lorsque ces puissances sont desséchées, soit faute de travail de leur part, soit faute de correspondance de la part de Dieu, elles tombent dans le découragement, ou bien elles s’accablent d’austérités et d’efforts pour retrouver par elles-mêmes ce qu’elles ont perdu. Elles n’ont jamais, comme les autres âmes, une profonde paix ni le calme dans leurs distractions; au contraire elles sont toujours alertes pour les combattre ou pour s’en plaindre. Elles sont pour l’ordinaire scrupuleuses, entortillées dans leurs voies, à moins qu’elles n’aient l’esprit d’une force assez raisonnable.

8. Il ne faut donc pas porter ces âmes à l’oraison passive : car ce serait les ruiner sans ressource, leur ôtant les moyens d’avancer vers Dieu. Car comme une personne qui serait obligée de voyager et qui n’aurait ni bateaux ni carrosses, ni aucunes autres voies que celle d’aller à pied, si vous lui ôtiez les pieds, vous la mettriez hors d’état d’avancer. De même ces âmes, si vous leur ôtiez leur opérer, qui est leurs pieds, elles n’avanceraient jamais.

9. Et je crois que c’est ce qui fait aujourd’hui les contestations qui arrivent parmi les personnes d’oraison. Celles qui sont dans la passive connaissant le bien qui leur en revient, y voudraient faire marcher tout le monde; les autres au contraire, qui sont dans la méditation, voudraient borner tout le monde à leur voie, ce qui serait une perte et un dommage qui ne se peut dire. Que faut-il donc faire? Il faut prendre le milieu et voir si les âmes sont propres à une voie ou à l’autre.

10. Le directeur expérimenté le pourra connaître par l’opposition qu’elles ont à demeurer en repos et à se laisser conduire par l’Esprit de Dieu, par un fourmillement de fautes et de défauts dans lesquels elles tombent sans quasi les voir ou les connaître; ou, si ce sont des personnes d’une sagesse et prudence humaines, par une certaine adresse à couvrir et à elles et aux autres leurs défauts, par une attache à leurs sentiments et par quantité de fautes que l’on ne peut expliquer et que le directeur expérimenté connaîtra.

Les faut-il donc laisser toute leur vie dans le raisonnement? Je crois que si elles sont assez heureuses que de trouver un directeur habile, il ne laissera pas de les faire bien plus avancer : et un nombre infini d’âmes qui ne croient être propres que pour la méditation, arriveraient à la perfection la plus consommée si elles trouvaient un directeur avancé. Et tant s’en faut qu’un directeur de grâce leur nuise : il leur servira infiniment, les faisant marcher selon toute l’étendue que Dieu veut d’elles, ne prévenant pas la grâce ni ne différant pas de la suivre, mais la secondant et y faisant correspondre, au lieu qu’un directeur d’une grâce commune arrête les âmes, empêche qu’elles n’avancent, et se les approprie.

11. Le directeur expérimenté portera donc ces âmes-ci à faire moins de raisonnements et plus d’affections : il les dénuera peu à peu de leur raisonnement, y substituant les bonnes affections en la place; et s’il voit ces âmes peu à peu se simplifier et goûter plus l’affection que le raisonnement, le raisonnement tarissant peu à peu, c’est une marque qu’il y a quelque chose à faire dans ces âmes pour le spirituel.

12. Il faut remarquer cependant que si le raisonnement tarissait par la faiblesse du sujet et que ces âmes se sentissent portées non à aimer, mais seulement à ne rien faire par une stupidité et fainéantise, il faut les porter à s’exercer. Si elles ne le peuvent pas par l’entendement, du moins par l’affection et la volonté, car les âmes qui commencent à se dessécher par grâce ne sont pas plus imparfaites plus elles se dessèchent : au contraire elles ont un instinct de se poursuivre elles-mêmes pour se combattre et de poursuivre la lumière pour la retrouver et la suivre. Il faut donc les aider et les porter, non à se dénuer, mais à se remplir plus la volonté que l’entendement. Il ne faut pas les porter à se reposer, mais à courir de toutes leurs forces selon leur petit pouvoir jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de soulager leur travail et leur marcher par quelque voiture, ou plutôt, suivant ma première comparaison, jusqu’à ce que ces petites rivières faibles trouvent le fleuve ou la grande rivière, qui les reçoit dans son sein et les porte dans la mer.

13. Je ne sais pourquoi l’on crie si fort contre les livres spirituels et les personnes qui écrivent et parlent des voies intérieures. Je soutiens que cela ne peut nuire, si ce n’est à quelques âmes qui veulent se perdre pour leur plaisir, à qui non seulement ces choses nuisent, mais tout le reste, semblables aux araignées qui convertissent les fleurs en venin. Mais aux âmes humbles et désireuses de leur perfection, cela ne leur peut nuire, d’autant qu’il est impossible qu’une âme puisse les comprendre et en faire usage si le don ne lui en est donné; et quelques lectures qu’elles puissent faire, elles ne peuvent se figurer des états qui, étant surnaturels, ne peuvent tomber sous l’imagination, mais bien sous l’expérience. Et de plus, quand la personne voudrait se tromper elle-même et se servir des termes qu’elle aurait lus, le directeur habile dans les interrogations qu’il lui ferait, verrait bien la tromperie. De plus l’état d’une âme dans un degré en suppose toutes les suites, et la perfection va d’un pas égal avec l’avancement intérieur.

Ce n’est pas qu’il n’y ait des âmes avancées dans l’oraison qui auront des défauts en apparence plus grands que des âmes communes; mais ils ne sont pas de même ni quant à la nature ni quant à la qualité.

14. La seconde raison pourquoi je dis que ces livres ne peuvent faire de mal, c’est qu’ils portent avec soi tant de morts, de détachements, tant de choses à vaincre et à détruire que l’âme n’aurait jamais assez de force pour l’entreprendre si son intérieur n’est vrai. Et quand même elle l’entreprendrait, elle aurait par ses seules pratiques l’effet de la méditation, qui n’est que de travailler à se détruire. Toute la différence est que l’âme n’agirait pas par un principe divin, mais seulement vertueux : ce que le directeur expérimenté découvrirait.

15. C’est pourquoi une âme ne doit jamais se conduire elle-même, ni craindre d’avoir un directeur trop éclairé. C’est se vouloir tromper soi-même que d’en vouloir chercher un autre; et par une lâcheté de courage vouloir borner l’Esprit de Dieu en bornant sa perfection à telle ou telle chose.

Ce que je conclus de cela, c’est qu’il faut toujours choisir le directeur le plus spirituel, qui en quelque degré que l’on soit, servira; et que Dieu vous accordera, ô vous qui n’espérez rien de surnaturel, par cet homme qui Lui est cher, ce qu’Il ne vous accorderait pas à vous-même.

16. Mais pour ces directeurs qui s’approprient les âmes, qui les veulent conduire à leur mode et non à celle de Dieu, qui veulent donner des bornes à ses grâces et poser des limites pour les empêcher d’avancer, pour ces directeurs, dis-je, qui ne connaissent qu’une voie et qui y veulent faire marcher tout le monde, les maux qu’ils font aux âmes sont sans remède, parce qu’ils les tiennent arrêtées tout le temps de leur vie à certaines choses qui empêchent Dieu de se communiquer infiniment. Quel compte ne leur faudra-t-il pas rendre de ces âmes? S’ils n’ont pas de lumière pour les conduire, que ne les laissent-ils aller à d’autres maîtres plus avancés? Ils devraient avoir assez de charité pour le leur conseiller eux-mêmes.

Il me semble qu’il faudrait agir dans la vie spirituelle comme l’on fait dans l’école : on ne retient pas toujours les écoliers dans une même classe; on les fait passer dans d’autres plus élevées et les maîtres de sixième et de cinquième ne s’ingèrent pas de montrer la philosophie. O sciences humaines, vous êtes si peu de chose et l’on ne laisse pas de prendre tant de précautions! O science mystique et divine, vous êtes si grande et si nécessaire; et cependant on vous néglige, on vous borne, on vous contraint, on vous violente! O n’y aura-t-il jamais une école d’oraison! Hélas, pour en avoir voulu faire une étude, on a tout gâté! On a voulu donner des règles et des mesures à l’Esprit de Dieu, qui est sans mesure.*.

17. Il n’y a pas une âme qui ne soit capable d’oraison et qui ne puisse et ne doive s’y appliquer. Les personnes les plus grossières et les plus stupides en sont capables. Je le sais par mon expérience : car certaines âmes s’étant adressées à moi, qui avaient une incapacité quasi invincible pour l’oraison et qui ne voulaient pas s’y appliquer, et après s’y être appliquées, voulaient tout quitter; comme elles avaient bien de la confiance en moi, je les obligeais par une douce violence à continuer malgré leur répugnance et le peu de profit qu’elles croyaient faire, car elles se croyaient tout à fait inutiles. Cependant, après plusieurs années de persévérance, elles sont arrivées à une très haute oraison infuse. Elles m’ont avoué elles-mêmes que si je n’avais tenu bon, elles auraient tout quitté et se seraient perdues. Cependant, si ces âmes avaient trouvé certains directeurs, ils n’auraient pas hésité de leur dire qu’après avoir passé quatre et cinq années à faire l’oraison sans pouvoir ni méditer ni être échauffées de l’amour de Dieu ni sans être plus parfaites, c’était une marque que Dieu ne les y appelait pas. O pauvres âmes ainsi impuissantes! Vous êtes plus propres à servir aux desseins de Dieu et si vous êtes fidèles, vous ferez mieux oraison que ces grands raisonneurs, qui font plutôt une étude à l’oraison qu’une oraison.

18. Je dis plus, ces pauvres âmes qui paraissent si impuissantes et si incapables, sont très propres pour la contemplation, pourvu qu’elles ne se lassent point de frapper à la porte et d’attendre avec une humble patience qu’elle leur soit ouverte. Ces grands raisonneurs, ces entendements si féconds, qui ne sauraient demeurer un moment en silence devant Dieu, qui paraissent avoir une facilité admirable, qui ont un babil continuel, qui savent si bien rendre compte de leur oraison et de toutes ses parties, qui la font toujours comme il leur plaît et avec les mêmes méthodes, qui s’exercent comme ils veulent sur tous les sujets qu’ils se proposent, qui se contentent si fort d’eux-mêmes et de leurs lumières, qui raffinent sur les préparations et méthodes d’oraison, n’y avanceront jamais guère, et après dix et vingt ans de cet exercice, seront toujours les mêmes. O mon Dieu, enseignera-t-on avec méthode à faire l’amour à l’Amour même? Hélas! Quand il est question d’aimer une misérable créature, se sert-on de méthode pour cela? Les plus ignorants en ce métier sont les plus habiles. Il en est de même, quoique bien différemment, de l’Amour divin.

19. C’est pourquoi, ô sage directeur, si une pauvre âme qui n’a jamais fait oraison s’adresse à vous pour apprendre à la faire, apprenez-lui à bien aimer Dieu et faites-la jeter à corps perdu dans l’Amour, et elle sera bientôt maîtresse. Si c’est un naturel peu propre à aimer, qu’elle fasse de son mieux et qu’elle attende en patience que l’Amour même se fasse aimer à sa mode et non à la vôtre. Des sujets simples, courts, affectifs et peu raisonnés sont les meilleurs pour des commençants. Des vérités solides, lues et un peu digérées hors de l’oraison feront autant que la méditation; mais faites-leur employer le temps de l’oraison à beaucoup aimer.

Chapitre III. Voie passive de lumière

1. Les secondes âmes sont comme ces grandes rivières qui vont à pas lents et graves. Elles coulent avec pompe et majesté. On distingue leur course, qui a de l’ordre. Elles sont chargées de marchandises et peuvent aller elles-mêmes dans la mer sans s’écouler dans d’autres rivières; mais elles n’y arrivent que tard, leur marcher étant grave et lent; de plus il y en a quelques-unes qui n’y entrent jamais; et pour la plupart, elles se perdent dans d’autres plus grands fleuves ou bien elles aboutissent à quelque bras de mer. Plusieurs de ces rivières-ci ne servent qu’à porter des marchandises, et elles en sont très chargées. On les peut retenir par des écluses et les détourner par certains endroits. Telles sont les âmes qui sont dans la voie passive de lumière. Leur source est très abondante. Elles sont chargées de dons, de grâces et de faveurs célestes. Elles font l’admiration de leur siècle, et quantité de saints qui brillent dans l’Église comme des étoiles lumineuses n’ont jamais passé ce degré.

2. Ces âmes-ci sont de deux manières. Les unes ont commencé par la voie commune et ont été ensuite attirées à la contemplation passive par la bonté de Dieu qui a eu pitié de leur travail inutile, sec et aride, ou pour une récompense de leur première fidélité.

Les autres sont prises comme tout à coup : elles ont été saisies par le cœur et elles se sentent aimer sans avoir appris a connaître l’objet de leur amour. Car il y a cette différence entre l’Amour divin et l’amour humain, que le dernier suppose une connaissance de l’objet, parce que, comme il est au-dehors, il faut que les sens s’y portent; et les sens ne s’y portent que parce qu’il leur est communiqué : les yeux voient et le cœur aime. Il n’en est pas de même de l’Amour divin. Dieu ayant une puissance absolue sur le cœur de l’homme et étant son principe et sa fin, il n’est pas nécessaire qu’Il lui fasse connaître ce qu’Il est : Il le prend d’assaut sans donner de bataille. Le cœur est impuissant de Lui résister sans que Dieu use d’une autorité absolue et de violence, si ce n’est en quelques-uns où Il l’a fait pour faire éclater son pouvoir. Il prend donc ces âmes de cette manière, les faisant brûler tout d’un coup; mais pour l’ordinaire Il leur donne des éclairs de lumière qui les éblouissent et les enlèvent.

3. Rien n’est si lumineux ni si ardent que ces âmes. Les directeurs sont charmés lorsqu’ils les ont sous leur conduite. Et comme le travail de ces âmes-ci n’est pas essentiel, aussi sont-elles plus tôt parfaites selon le degré qu’elles ont à perfectionner. Car comme Dieu ne veut pas d’elles une perfection si éminente que de celles qui suivent ni une purification si profonde, aussi leurs défauts sont plus tôt épuisés.

4. Ce n’est pas que ces âmes dont je parle ne paraissent bien plus grandes que celles qui suivent à ceux qui n’ont pas le discernement divin. Car elles arrivent extérieurement à une perfection éminente, Dieu élevant leur capacité naturelle à un degré éminent. Elles ont des unions admirables, Dieu s’accommodant à leur capacité qu’Il rehausse extraordinairement en quelque manière. Mais cependant ces personnes ne sont jamais anéanties véritablement et Dieu ne les tire pas de leur être propre pour l’ordinaire pour les perdre en Lui.

5. Ces âmes-ci font pourtant l’admiration et l’étonnement des hommes. Dieu leur donne dons sur dons, grâces sur grâces, lumières sur lumières, visions, révélations, paroles intérieures, extases, ravissements, etc. Il semble que Dieu n’ait pas d’autre soin que d’enrichir et d’embellir ces âmes, que de leur communiquer ses secrets. Toutes les douceurs sont pour elles.

6. Ce n’est pas qu’elles ne portent de grandes croix, de fortes tentations qui sont comme les ombres qui rehaussent l’éclat de leurs vertus : car ces tentations sont repoussées avec vigueur, ces croix sont portées avec force, elles en désirent encore davantage, elles sont toutes feu et flammes, toute langueur, tout amour. Elles ont un grand cœur prêt à tout entreprendre. Enfin, en très peu de temps, elles font des prodiges et les miracles de leur siècle : Dieu se sert d’elles pour en faire et il semble qu’il suffise qu’elles désirent quelque chose pour que Dieu le leur accorde. Il semble que Dieu fasse son plaisir d’accomplir tous leurs désirs et de faire toutes leurs volontés. Elles sont dans une mortification très grande, elles portent de très grandes austérités, les unes plus, les autres moins selon leur état et leur degré : car dans chaque état il y a bien des degrés et les uns arrivent à une perfection bien plus éminente que les autres. Dans la même voie, il y a bien des degrés différents.

7. Le directeur peut beaucoup nuire à ces âmes ou beaucoup les aider, parce que s’il n’entend pas leur voie, ou il les combattra et leur fera bien de la peine, comme l’on fit à sainte Thérèse, ce qui pourtant n’est pas le plus à craindre; ou bien il les admirera trop et leur fera connaître à elles-mêmes le cas qu’il en fait, et c’est ici où est le grand dommage que l’on fait aux âmes, parce qu’on les amuse autour d’elles, les arrêtant aux dons de Dieu au lieu de les faire courir à Dieu par ses dons.

Le dessein de Dieu, dans la distribution et même dans la profusion qu’Il leur fait de ses grâces, est pour les faire avancer vers Lui, mais elles en font un usage tout différent : elles s’y arrêtent, elles les considèrent, les regardent et se les approprient; d’où viennent les vanités, les complaisances, la propre estime, la préférence que l’on fait de soi aux autres, et souvent la perte et la ruine de l’intérieur.

8. Ces âmes-ci sont admirables pour elles-mêmes et quelquefois, par une grâce spéciale, elles peuvent beaucoup aider les autres, particulièrement si elles ont été pécheresses. Mais pour l’ordinaire ces âmes ne sont pas si propres à la conduite que celles qui suivent : car comme elles sont très fortes en Dieu et dans un degré éminent, elles ont de l’horreur pour le péché et souvent de l’éloignement pour les pécheurs [et] certaines antipathies qui sont de grâce. Si ces âmes sont supérieures, elles n’ont pas une certaine compassion de mère pour les pécheurs. Et comme elles n’ont pas éprouvé les misères qu’on leur découvre, elles s’en étonnent et s’en formalisent. Elles veulent une perfection trop forte des âmes et ne les acheminent pas peu à peu; et s’il leur tombe entre les mains des âmes dans l’affaiblissement, elles ne les aident pas selon leur degré et selon les desseins de Dieu, et même souvent les écartent de leur voie. Elles ont peine à converser avec les âmes imparfaites, préférant leur solitude et leur vie à tous les accommodements de charité.

9. Si on entend parler ces personnes et que l’on ne soit pas divinement éclairé, on les croira dans les mêmes voies des dernières et même plus avancées. Elles se servent des mêmes termes de morts, de pertes, d’anéantissement, etc., et il est bien vrai qu’elles meurent en leur manières, qu’elles s’anéantissent et se perdent, car souvent leurs puissances sont perdues ou suspendues à l’oraison, elles perdent même l’usage de s’en servir et d’opérer avec, car tout ce qu’elles reçoivent, c’est passivement. Ainsi ces âmes sont passives, mais en lumière, en amour, en force. Si vous examinez de près les choses et que vous conversiez avec ces personnes, vous verrez qu’elles ont des volontés très bonnes et même admirables. Elles ont des désirs des plus grands et éminents du monde, elles portent la perfection où elle peut aller, elles sont détachées, elles aiment la pauvreté; cependant elles sont et seront toujours propriétaires, et même de la vertu, mais d’une manière si délicate que les seuls yeux divins le peuvent découvrir.

10. La plupart des saints dont les vies sont si admirables, ont été conduits par cette voie. Ces âmes sont si chargées de marchandises que leur course est fort lente. Que faut-il donc faire à ces âmes? Ne sortiront-elles jamais de cette voie? Non, sans un miracle de la Providence et sans une conduite d’une direction divine, qui porte ces âmes non à résister à ces grâces, non à les regarder, mais à les outrepasser, en sorte qu’elles ne s’y arrêtent pas un moment : car ces vues sur elles-mêmes sont comme des écluses qui empêchent l’eau de couler.

11. Il faut que le directeur leur fasse connaître qu’il y a une autre voie plus sûre pour elles, qui est la foi : que Dieu ne leur donne ces grâces qu’à cause de leur faiblesse. Il faut, dis-je, que le directeur les porte à passer du sensible au surnaturel, de l’aperçu et assuré aux très profondes et très assurées ténèbres de la foi : qu’il ne paraisse faire aucun cas de tout cela, qu’il ne les en fasse pas écrire, à moins que l’âme ne fût dans un avancement si notable dans sa voie qu’ayant des connaissances nécessaires à être sues, il les leur fasse écrire. Encore est-il mieux qu’elles ne les écrivent point, car aussi bien ce n’est pas sur ces connaissances qu’il faut assurer rien, mais sur la Providence. Il est bon de connaître les desseins de Dieu, de travailler à les exécuter; mais c’est la seule Providence qui en doit fournir les moyens et les faire exécuter. C’est là où il ne peut y avoir de tromperie.

Il est aussi inutile de vouloir discerner si ces choses sont de Dieu ou non puisqu’il faut les outrepasser : car si elles sont de Dieu, elles s’exécuteront par la Providence en nous y abandonnant; et si elles n’en sont point, nous ne serons pas trompés, ne nous y arrêtant pas.

12. Ces âmes-ci ont bien plus de peine d’entrer dans la voie de foi que les premières, et pour l’ordinaire elles n’y entrent jamais à moins que Dieu n’ait quelque dessein extraordinaire sur elles et qu’Il ne les destine à la conduite des autres. Car comme ce qu’elles ont est si grand et si fort de Dieu, qu’elles en sont certifiées et qu’elles ont même vu accomplir ce qu’elles ont prédit, elles ne croient point qu’il y ait rien de plus grand dans l’Église de Dieu : c’est pourquoi elles s’y tiennent attachées. Ces personnes sont sages, prudentes, elles ont souvent un zèle trop fort contre les faibles et les pécheurs. Elles ne feraient pas une fausse démarche tant elles sont compassées; mais ce qu’elles veulent, elles le veulent très imparfaitement et très fortement. O. Dieu, que de propriétés spirituelles qui paraissent de grandes vertus aux âmes qui ne sont pas éminemment éclairées, et qui paraissent de grands défauts et bien dangereux à celles qui le sont! Car les âmes de cette voie regardent comme vertus ce que les autres considèrent comme des défauts subtils; et même la lumière ne leur en est pas donnée, et lorsque on leur en parle, elles n’y entrent pas.

13. Ces âmes sont fermes dans leurs opinions et, comme leur grâce est grande et forte, elles s’en tiennent plus assurées. Elles ont des règles et des mesures dans leurs obéissances et la prudence les accompagne; enfin elles sont fortes et vivantes en Dieu, quoiqu’elles paraissent mortes. Elles sont bien mortes quant à leur opérer propre, recevant les lumières passivement, mais non quant à leur fond.

14. Ces âmes ont aussi souvent le silence intérieur, la paix savoureuse, certains enfoncements en Dieu qu’elles distinguent et expriment bien; mais elles n’ont pas cette pente secrète à n’être rien, comme les dernières. Elles veulent bien être rien par un certain anéantissement aperçu, une humilité profonde, un certain abattement sous le poids immense de la grandeur de Dieu, qui leur fait d’autant plus de peine à porter qu’elles sentent plus fortement ce poids de Dieu. Tout cela est un anéantissement où on loge sans être anéanti : on a le sentiment de l’anéantissement, mais on n’en a pas la réalité, car cela soutient encore l’âme, et cet état lui est plus satisfaisant qu’aucun autre, car il est plus sûr et elles le savent bien.

15. Ces âmes pour l’ordinaire n’arrivent en Dieu qu’en mourant, si ce n’est des âmes privilégiées que Dieu destine à être les lumières de son Église ou pour les sanctifier plus éminemment; et celles-là, Dieu les dépouille peu à peu de toute leurs richesses. Mais comme il y en a peu d’assez courageuses après tant de biens pour les vouloir perdre, peu aussi et moins que l’on ne peut dire passent ce degré, le dessein de Dieu étant peut-être qu’elles ne le passent pas et que, comme il y a plusieurs demeures dans la maison de son Père, elles n’occupent que celle-ci; ou bien faute de courage, faute de directeurs éclairés : ceux qui les conduisent croiraient peut-être les avoir perdues s’ils les voyaient déchoir de ces dons et de ces grâces éminentes. Laissons-en les causes dans le dessein de Dieu.

16. Quelques-unes de ces âmes n’ont pas ces dons gratuits, mais seulement une force généreuse et intime, un amour secret, doux et paisible, général et vigoureux, qui consomme leur perfection et leur vie. Ces âmes sont adroites à cacher leurs défauts et à les déguiser, y donnant toujours quelque couleur ou prétexte.

17. Les épreuves des âmes dont je viens de parler sont aussi extraordinaires que leur état. Elles viennent du démon et, quoique elles soient d’une extrême violence et toutes autres en apparence que celles qui doivent suivre, elles leur servent cependant encore de soutien. Elles sont livrées au démon qui exerce sur elles ce que peut sa malice, mais elles sont gardées toutes entières malgré les effroyables excès de ces esprits malins. Il faut une lumière bien grande pour discerner le soutien caché dans un état si terrible, mais l’expérience le fait connaître.

Chapitre IV. Voie passive en foi, premier degré

1. Pour les âmes du troisième degré [ou de cette troisième voie] que dirons-nous sinon que ce sont comme des TORRENTS qui sortent des hautes montagnes? Elles sortent de Dieu même, et elles n’ont pas un instant de repos qu’elles ne soient perdues en Lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait peur aux plus assurées. Ces torrents coulent sans ordre çà et là par tous les endroits qu’ils rencontrent propres à leur faire passage. Ils n’ont ni leurs lits réguliers, comme les autres, ni leur démarche dans l’ordre. Vous les voyez courir par tout ce qui leur fait passage sans s’arrêter à rien. Ils se brisent contre les rochers. Ils font des chutes qui font bruit. Ils se salissent quelquefois passant par des terres qui ne sont pas solides. Ils les entraînent à cause de leur rapidité. Quelquefois ils se perdent dans des fonds et dans des abîmes où il y a bien de l’espace sans les retrouver; enfin, on les revoit un peu paraître, mais ce n’est que pour se mieux précipiter de nouveau dans un nouveau gouffre et plus profond et plus long. C’est un jeu de ces torrents de se montrer et de se perdre et de se briser contre des rochers. Leur course est si rapide que les yeux ne la discernent pas. Ce n’est qu’un certain bruit général, confus et ténébreux. Mais enfin, après bien des précipices et des abîmes, après avoir été bien battus des rochers, après s’être bien perdus et retrouvés, ils rencontrent la mer où ils se perdent heureusement pour ne jamais se retrouver.

2. Et c’est là où autant que ce torrent a été pauvre, vil, inutile et dépouillé de marchandises, autant est-il enrichi admirablement. Car il n’est pas riche de ses propres richesses, comme les autres rivières qui ne contiennent qu’une certaine quantité de marchandises ou certaines raretés; mais il est riche des richesses de la mer même. Il porte sur son dos les plus gros navires. C’est la mer qui les porte et c’est lui, parce qu’étant perdu en la mer, il est devenu une même chose avec la mer.

3. Il est à remarquer que le fleuve [ou torrent] ainsi précipité dans la mer ne perd pas sa nature, quoique il soit si changé et si perdu qu’on ne le connaisse plus. Il est toujours ce qu’il était, mais son être est confondu et perdu, non quant à la réalité, mais quant à la qualité : car il prend tellement la qualité de l’eau marine que l’on ne voit plus rien qui lui soit propre; et plus il s’abîme, s’enfonce et demeure dans la mer, plus il perd sa qualité pour prendre celle de la mer.

4. À quoi n’est pas propre alors ce pauvre torrent? Sa capacité est sans bornes puisqu’elle est celle de la mer même. Ses richesses sont immenses quoique il n’en possède aucunes puisqu’elles sont celles de la mer même. Il est alors capable d’enrichir toute la terre. O heureuse perte, qui te pourrait décrire et le gain qu’a fait ce fleuve inutile et propre à rien, méprisé et appréhendé, qui était un étourdi à qui l’on n’osait confier le moindre bateau, puisque ne pouvant se conserver soi-même et se perdant si souvent, il l’aurait abîmé avec lui? Que dites-vous du sort de ce torrent, ô grandes rivières qui coulez avec tant de majesté, qui êtes la joie et l’admiration des peuples, qui vous glorifiez dans la quantité des marchandises étalées sur votre dos? Le sort de ce pauvre torrent que vous regardiez avec mépris ou du moins avec compassion, qui était le rebut de tout le monde, qui paraissait n’être propre à rien, qu’est-il devenu et à quoi est-il propre à présent ou plutôt à quoi n’est-il pas propre? Qu’est-ce qu’il lui manque? Vous êtes à présent ses servantes puisque les richesses que vous portez sont ou pour le décharger de celles dont il abonde ou pour lui en porter de nouvelles.

Mais avant que de parler du bonheur d’une âme ainsi perdue en Dieu, il faut commencer par l’origine et ensuite poursuivre par degrés.

5. L’âme, comme il a été dit, étant sortie de Dieu, a une pente continuelle à retourner en Lui, parce que, comme Il est son principe, Il est aussi sa dernière fin. Sa course serait infinie si elle n’était interrompue, ou empêchée, ou tout à fait arrêtée par le péché et l’infidélité continuelle. C’est ce qui fait que le cœur de l’homme est dans un perpétuel mouvement et ne peut trouver de repos qu’il ne soit retourné à son principe et à son centre, qui est Dieu : semblable au feu qui, étant éloigné de sa sphère, est dans une agitation continuelle et ne trouve son repos que lorsqu’il y est retourné; et c’est là que par un miracle naturel, cet élément si actif de lui-même qu’il consume tout par son activité, est dans un repos parfait.*.

O pauvres âmes qui cherchez du repos dans cette vie, vous n’en trouverez jamais qu’en Dieu. Tâchez d’y rentrer, et c’est là où toutes vos pentes et peines, vos agitations et anxiétés seront réduites dans l’unité du repos.

6. Il est à remarquer que plus le feu s’approche de son centre, plus aussi approche-t-il du repos, quoique sa vitesse pour y retourner augmente; mais sitôt qu’aucun sujet ne le retient plus, aussitôt il s’élance en haut avec une vitesse incroyable qui augmente à mesure qu’il approche : quoique sa vitesse augmente, son activité diminue. Il en est de même d’une âme : sitôt que le péché ne la retient plus, elle court d’une manière infatigable pour retrouver Dieu; et si par impossible elle était impeccable, rien n’empêcherait sa course qui serait si prompte qu’elle y arriverait bientôt. Mais aussi, plus elle approcherait de Dieu, plus sa course redoublerait, et plus cette même course deviendrait paisible : car le repos, ou plutôt la paix (puisque ce n’est pas alors repos, mais une course paisible), augmenterait, de sorte que la paix redoublerait la course et la course augmenterait la paix.

7. Ce qui fait le trouble alors, ce sont les péchés et les imperfections, qui arrêtent pour quelque temps la course de cette âme, ou plus ou moins selon la grandeur de la faute. Alors l’âme sent très bien son activité, comme si, lorsque le feu remonte à sa sphère, il rencontrait quelques obstacles comme quelque morceau de bois ou de paille, il reprendrait sa première activité pour consumer cet obstacle ou entre-deux; et plus l’obstacle serait grand, plus son activité redoublerait : si c’était un morceau de bois, il faudrait une plus longue et plus forte activité pour le consumer, mais si ce n’était qu’une paille, en un moment elle serait consumée et n’arrêterait que très peu sa course. Vous remarquerez que cet obstacle que le feu rencontrerait, ne servirait qu’à augmenter sa course et qu’à lui donner un nouvel empressement de surmonter tous ces obstacles pour s’unir à son centre. Il est à remarquer encore que plus le feu rencontrerait d’obstacles et plus les obstacles seraient considérables, plus ils retarderaient sa course; et s’il s’en trouvait incessamment et toujours de nouveaux, ce serait autant de sujets qui le tiendraient attaché et l’empêcheraient de retourner d’où il est sorti. On voit par expérience que si on donne toujours du bois au feu, vous l’arrêterez toujours et l’empêcherez de jamais remonter en haut.

8. Il en est de même des âmes. Leurs instincts et pentes naturelles les portent à Dieu. Elles courraient incessamment, sans jamais s’arrêter dans leurs courses, si ce n’était les empêchements qu’elles rencontrent. Ces empêchements sont les péchés et les fautes, qui mettent d’autant plus d’obstacles à leur retour à Dieu qu’ils sont forts et de durée; en sortent que, si elles pèchent incessamment, elles demeurent arrêtées sans jamais arriver; et si elles meurent en péché, elles sont hors d’état pour jamais d’arriver, n’étant plus en voie et en course et tout étant terminé pour elles. Les autres qui meurent dans un autre empêchement moindre, qui est le péché véniel, vont dans le feu du Purgatoire achever de consumer ce que le feu de l’amour n’a pas consumé en cette vie; et les autres avancent, autant ou plus ou moins que ces obstacles qu’elles se fournissent elles-mêmes sont plus ou moins forts.

9. Les âmes qui n’ont jamais péché mortellement doivent donc beaucoup plus avancer que les autres. Cela est vrai pour l’ordinaire, mais cependant il semble que Dieu prenne plus de plaisir à faire abonder ses miséricordes où le péché a plus abondé. Je crois qu’une des causes de cela, qui est dans les âmes qui n’ont pas péché, vient de ce qu’elles ont une estime extraordinaire de leur propre justice en tous les chefs où elle s’étend. Si elles sont vierges, elles sont idolâtres de leur pureté et ainsi du reste; et cette attache, estime ou amour désordonné de leur propre justice, est un obstacle plus difficile à surmonter que les plus gros péchés, à cause que l’on ne peut point avoir une attache si forte aux péchés qui sont si hideux d’eux-mêmes, comme on en a en sa propre justice; et Dieu, qui ne violente pas la liberté, laisse jouir ces âmes à leur plaisir de leur sainteté, pendant qu’Il prend ses délices à purifier la boue des plus misérables. Et pour réussir dans son dessein, Il donne un feu et plus fort et plus ardent, qui consume par son activité ces grosses fautes plus facilement qu’un feu plus léger ne consume les plus légers obstacles. Il semble même que Dieu prenne plaisir à faire de ces âmes criminelles le trône de son amour, afin de faire voir son pouvoir, et comment Il peut consommer et rétablir en son premier état cette âme défigurée et même la rendre plus belle que celle qui n’a pas été salie.

10. Ces âmes donc qui ont péché et pour lesquelles j’écris, laissant les autres à part, trouvent avoir un grand feu qui consume en un moment tous leurs défauts et empêchements. Elles s’élancent avec d’autant plus de force que ce qui les retenait était plus fort et plus difficile à consumer. Elles se trouvent souvent arrêtées par des fautes notables que leurs anciennes habitudes avaient contractées, mais ce feu les consume et passe outre, et cela tant et tant de fois et si souvent qu’il n’en trouve plus. Il faut remarquer que plus il va consumant, plus il avance et plus les obstacles qu’il rencontre sont faciles à consumer, en sorte qu’à la fin ce ne sont plus que des pailles, qui, loin d’empêcher sa course, ne servent qu’à le rendre plus ardent.

Tout ceci exposé et supposé, il est aisé d’en faire l’application et de le concevoir comme il est. Il faut donc prendre l’âme dans son premier état et poursuivre, si Dieu, qui fait écrire ces choses (que l’on ne voit qu’à mesure qu’elles s’écrivent), veut que l’on poursuive.

11. Dieu destinant l’âme pour Lui-même, et pour la perdre en Lui d’une manière admirable et très peu connue aux spirituels ordinaires, commence par lui faire sentir intérieurement son éloignement. Sitôt qu’elle a senti et connu son éloignement, cette inclination qui est en elle de retourner à son principe, et qui était comme éteinte par le péché, se réveille. Alors l’âme conçoit une véritable douleur de ses péchés et sent avec peine et inquiétude le mal que lui cause cet éloignement. Ce sentiment inquiet ainsi mis dans l’âme, lui fait chercher les moyens de se défaire de cette peine et d’entrer dans un certain repos qu’elle voit de loin, mais qui ne sert qu’à redoubler cette inquiétude et à augmenter son désir de Le poursuivre et de Le trouver.

12. Quelques-unes de ces âmes, faute d’être instruites qu’il faut chercher Dieu dans leur fond et là Le poursuivre sans sortir de chez elles, se portent à la méditation et à chercher au-dehors ce qu’elles ne trouveront jamais qu’au-dedans. Cette méditation à laquelle elles sont pour l’ordinaire très peu habiles (parce que Dieu, qui désire autre chose d’elles, ne permet pas qu’elles trouvent rien en cet exercice), ne sert qu’à augmenter leur désir : car leur blessure est au cœur et elles veulent mettre l’emplâtre au-dehors. Cependant c’est flatter leur mal et non le guérir. Elles combattent longtemps avec cet exercice et leur combat redouble leur impuissance. Et si ces âmes, dont Dieu prend soin Lui-même, ne rencontrent quelqu’un qui leur fasse connaître qu’elles prennent le change, elles perdront leur temps et le perdront autant de temps qu’elles demeureront sans secours.

13. Mais Dieu, tout plein de bonté, ne manque pas de leur faire trouver par providence ce secours, quand ce ne serait qu’en passant et pour quelques jours. Ce secours n’est point recherché par elles, quoique elles sentent bien ce qui leur manque sans deviner le remède; mais par un pur effet de la Providence, elles le trouvent sans le chercher. Car comme elles sont proprement les vrais enfants de Providence, Dieu leur fait trouver sans rien d’extraordinaire ce dont elles ont besoin, mais comme tout naturellement.

14. Lors donc que ces âmes sont instruites par quelqu’un (que la Providence leur envoie) qu’elles n’ont garde d’avancer, parce que leur blessure est au-dedans et qu’elles veulent guérir le dehors, lorsque on les fait retourner au-dedans d’elles-mêmes et chercher dans le fond de leur cœur ce qu’elles cherchent inutilement au-dehors, alors ces pauvres âmes éprouvent avec un étonnement qui les ravit et les surprend tout ensemble, qu’elles ont au-dedans d’elles-mêmes un trésor qu’elles cherchaient si loin. Elles se pâment de joie dans leur liberté nouvelle. Elles sont tout étonnées que l’oraison ne leur coûte plus rien et que plus elles se concentrent, s’enfoncent et s’abîment en elles-mêmes, plus elles goûtent un certain «je ne sais quoi» qui les ravit et les enlève; et elles voudraient toujours aimer et s’enfoncer ainsi.

Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ce qu’elles goûtent, quelque délicieux qu’il paraisse, si elles sont destinées à la pure foi, ne les arrête pas, mais les porte par là même à courir après je ne sais quoi qu’elles ne connaissent pas. L’âme n’est plus qu’ardeur et qu’amour. Elle croit déjà être en Paradis, car ce qu’elle goûte au-dedans étant infiniment plus doux que toutes les douceurs de la terre : elle les quitte sans peine et quitterait tout le monde pour jouir un moment dans son fond ce qu’elle expérimente. Cette âme s’aperçoit donc que son oraison devient quasi continuelle. Son amour augmente de jour en jour et il devient si ardent qu’elle ne le peut contenir. Ses sens se concentrent si fort et le recueillement s’empare tellement de toute elle-même que tout lui tombe des mains. Elle voudrait toujours aimer et n’être point interrompue.

15. Et comme l’âme en cet état n’est pas assez forte pour ne se point dissiper par les conversations, elle les fuit et les craint. Elle voudrait toujours être en solitude et toujours jouir des embrassements de son Bien-aimé. Elle a au-dedans d’elle un directeur qui ne lui laisse prendre de plaisir à rien et ne lui laisse pas faire une faute sans la reprendre fortement et sans lui faire sentir par ses froideurs combien la faute lui déplaît. Ces froids de Dieu dans les fautes sont à l’âme des pénitences plus terribles que les plus grands châtiments. Elle est reprise d’un regard inutile, d’une parole précipitée. Il semble que Dieu n’ait d’autre soin que de corriger et de reprendre cette âme et que toute son application soit pour sa perfection. Elle est elle-même étonnée, et les autres aussi, de voir qu’elle a plus changée en un mois par cette voie, même en un jour, qu’en plusieurs années par l’autre voie. O. Dieu, il n’appartient qu’à Vous de corriger et de purifier les âmes!

L’âme est instruite de toutes les mortifications sans en avoir jamais entendu parler. Si elle pense manger quelque chose à son goût, elle est retenue comme par une main invisible; si elle va dans un jardin, elle n’y peut rien voir, pas même retenir une fleur ni la regarder. Il semble que Dieu ait mis des sentinelles à tous ses sens. Elle n’ose entendre une nouvelle. C’est alors qu’elle peut dire ces paroles : qu’elle est entourée de haies et d’épines, car si elle veut prendre quelque essor, elle se sent piquée au vif.

Elle voudrait alors, principalement dans le commencement, se consumer d’austérités. Il semble qu’elle ne tient plus à la terre tant elle s’en sent détachée. Ses paroles ne sont que feu et flammes. Dieu a encore une autre manière de punir cette âme, mais c’est lorsque elle est plus avancée : c’est qu’Il se fait sentir à elle plus fortement [et amiablement] après sa chute. Alors la pauvre âme est abîmée de confusion. Elle aimerait mieux le châtiment le plus rude que cette bonté de Dieu après sa chute, qui la fait mourir et abîmer de confusion.

16. Alors l’âme est si pleine de ce qu’elle sent qu’elle en voudrait faire part à tout le monde. Elle voudrait apprendre à tout le monde à aimer Dieu. Ses sentiments pour Lui sont si vifs, si purs et si éloignés de l’intérêt que les directeurs qui l’entendraient parler, s’ils n’étaient pas expérimentés dans ces voies, la croiraient au sommet de la perfection. Elle est féconde en belles choses qu’elle couche par écrit avec une facilité admirable. Ce sont des sentiments profonds, vifs et intimes. Il n’y a plus de raisonnement ici, mais rien qu’amour, le plus ardent et le plus fort. L’âme durant le jour se sent saisie et prise par une force divine qui la ravit et la consume et la tient jour et nuit sans savoir ce qu’elle fait. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes. Elle a peine à les ouvrir. Elle voudrait être aveugle, sourde et muette, afin que rien n’empêchât sa jouissance. Elle est comme ces ivrognes qui sont tellement pris et possédés du vin qu’ils ne savent ce qu’ils font et ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Si ces personnes veulent lire, le livre leur tombe des mains et une ligne leur suffit : à peine en tout un jour peuvent-elles lire une page, quelque assiduité qu’elles y donnent. Ce n’est pas qu’elles comprennent ce qu’elles lisent : elles n’y pensent pas; mais c’est qu’un mot de Dieu ou l’approche d’un livre réveille ce secret instinct qui les anime et brûle, en sorte que l’amour leur ferme et la bouche et les yeux.

17. C’est ce qui fait qu’elles ne peuvent dire des prières vocales, ne les pouvant prononcer. Un Pater les tiendrait une heure. Une pauvre âme qui n’est pas accoutumée à cela ne sait ce que c’est, car elle n’a jamais rien vu ni ouï de pareil, et elle ne sait pourquoi elle ne peut prier. Cependant elle ne peut résister à un plus puissant qui l’enlève. Elle ne peut craindre de mal faire ni ne s’en met en peine, car Celui qui la tient ainsi liée ne lui permet ni de douter que ce ne soit Lui qui la tient ainsi liée, ni de se défendre. Car si elle voulait faire effort pour prier, elle sent que Celui qui la possède lui ferme la bouche et la contraint par une douce et aimable violence de se taire.

Ce n’est pas que la créature ne puisse résister et parler avec effort, mais, outre qu’elle se fait une grande violence, c’est qu’elle perd cette paix divine et sent bien qu’elle se dessèche. Il faut donc que cette âme se laisse mouvoir au gré de Dieu et non à sa mode, et si on a alors un Directeur qui n’est pas expérimenté et qui oblige cette âme à prier [vocalement], outre qu’il lui fait souffrir une gêne très grande, il lui fait un tort irréparable.

18. C’est alors que l’âme a un désir de souffrir si véhément qu’il la fait languir et mourir. Elle voudrait payer pour les péchés de tout le monde et satisfaire à Dieu. C’est alors qu’elle commence à ne pouvoir gagner les indulgences et l’amour ne lui permet pas de vouloir abréger les peines.

19. L’âme en cet état croit être dans le silence intérieur parce que son opérer est si doux, si facile et si tranquille qu’elle ne l’aperçoit plus. Elle croit être arrivée au sommet de la perfection, et elle ne voit rien à faire pour elle que de jouir du bien qu’elle possède. Ce degré dure longtemps et va peu à peu s’augmentant, et très souvent il y a des âmes qui ne le passent pas et qui y sont toute leur vie, lesquelles ne laissent pas d’être des saints et l’admiration de tous les hommes. L’âme a dans ce degré certaines sécheresses passagères et courtes qui ne la tirent pas de son degré, mais qui servent à l’avancer.

20. Ces âmes cependant si brûlantes et si désireuses de Dieu commencent à se reposer en cet état et à perdre insensiblement l’activité amoureuse qu’elles avaient pour courir après Dieu, se contentant de leur jouissance qu’elles croient être Dieu même. Et c’est un malheur pour elles irréparable que ce repos et cette cessation qu’elles font de leur course, si Dieu, par une bonté infinie, ne les tirait au plus vite de cet état pour les faire passer dans celui qui suit. Mais avant que d’en parler, il faut dire les imperfections de ce degré.

Chapitre V. Imperfections de ce premier degré. Sécheresses

1. L’âme qui est dans le degré dont je viens de parler, y peut avancer beaucoup et y avance aussi très fort, allant d’amour en amour et de croix en croix; mais elle tombe si souvent et elle est si propriétaire que l’on peut dire qu’elle ne va qu’à pas de tortue quoique elle paraisse à elle et aux autres courir infiniment. Ici ce torrent est dans un pays uni et n’a pas encore trouvé la pente de la montagne pour se précipiter et prendre une course qui ne doit plus être arrêtée.

2. Les défauts de l’âme dans ce degré sont une certaine estime d’elle-même, plus cachée et plus enracinée qu’elle n’était avant que d’avoir reçu ces grâces et faveurs de Dieu; un certain dédain et mépris secret des autres que l’on voit si éloignés de sa voie; une facilité à se scandaliser de leurs fautes et une certaine dureté pour les péchés et pour les pécheurs; un zèle de saint Jean avant la venue du Saint-Esprit, qui voulait faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains pour les consumer; une certaine confiance en son salut et en sa vertu en sorte qu’il semble que l’on soit impeccable; un orgueil secret qui fait, principalement au commencement, qu’on a peine des fautes qu’on a faites en public. On voudrait être impeccable. On a un maintien recueilli et ce recueillement paraît aux autres. On se rend propriétaire des dons de Dieu et on en fait comme s’ils étaient à nous. On oublie sa faiblesse et sa pauvreté par l’expérience qu’on a de sa force, en sorte qu’on perd la défiance de soi-même et qu’on ne craint point de s’exposer aux occasions.

Quoique tous ces défauts et plusieurs autres soient dans les personnes de ce degré, elles ne les connaissent point et il leur paraît même plus d’humilité qu’aux autres à cause que leur humilité est plus comprise. Mais, patience! ces défauts se feront sentir et toucher en leur temps. 

3. La grâce qu’elles sentent si fort en elles-mêmes leur étant un témoignage qu’il n’y a rien à craindre pour elles, elles s’exposent sans mission divine à parler. Elles voudraient communiquer ce qu’elles sentent à tout le monde. Il est vrai qu’elles font quelque bien aux autres, car leurs paroles toutes de feu et de flammes embrasent les cœurs qui les écoutent. Mais outre qu’elles ne font pas le bien qu’elles feraient si elles étaient dans le degré où l’ordre de Dieu porte à répandre ce que l’on a, c’est que leurs grâces n’étant pas encore en plénitude, elles donnent de leur nécessaire au lieu de ne donner que de leur abondance. En sorte qu’elles se dessèchent elles-mêmes : comme vous voyez plusieurs bassins d’eau au-dessous d’une fontaine, la seule fontaine donne de sa plénitude et les autres bassins ne se répandent les uns dans les autres que de la plénitude que la source leur communique; mais si on bouche ou si on détourne la source et que les bassins ne laissent pas de couler, alors comme ils n’ont plus de source, ils se dessèchent eux-mêmes. C’est ce qui arrive aux âmes de ce degré. Elles veulent sans cesse répandre leurs eaux et elles ne s’aperçoivent que tard, que l’eau qu’elles ont n’était que pour elles et qu’elles ne sont pas en degré de la communiquer parce qu’elles ne sont pas en source. Elles sont comme ces fioles de liqueur que l’on répand : on trouve tant de douceur dans l’odeur qu’elles rendent en s’épanchant que l’on ne s’aperçoit pas de la perte que l’on en fait.

4. C’est dans ce degré où on prend aisément le change, prenant le moyen pour la fin, et comme il est très long en certaines âmes et que même il y en a quelques-unes qui ne le passent pas, on prend cet état, principalement sur la fin, pour l’état consommé. Ce qui est bien se méprendre. Il est vrai qu’il y a bien du rapport et, à moins que le directeur n’ait passé tous les états, il croira aisément que l’âme est dans la consommation, quoiqu’elle en soit infiniment éloignée. Et ce qui le lui fait croire plus aisément, c’est que l’âme pratique toutes les vertus avec une force admirable : elle se surmonte aisément, elle ne trouve rien de difficile parce que l’amour est fort comme la mort.

5. Il faut remarquer aussi que les vertus paraissent être venues dans l’âme sans aucunes peines : car l’âme dont je parle n’y pense pas puisque toute son occupation est un amour général sans motif ni raison d’aimer. Demandez-lui ce qu’elle fait à l’oraison et durant le jour : elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou quelle raison avez-vous d’aimer? Elle n’en sait ni n’en connaît rien. Tout ce qu’elle sait est qu’elle aime et qu’elle brûle de souffrir pour ce qu’elle aime. Mais c’est peut-être la vue des souffrances de votre Bien-aimé, ô âme, qui vous porte ainsi à vouloir souffrir? Hélas! dira-t-elle, elles ne me viennent pas dans l’esprit. Mais est-ce donc le désir d’imiter les vertus que vous voyez en Lui? Je n’y pense pas. Mais que faites-vous donc? J’aime. N’est-ce pas la vue de la beauté de votre Amant qui enlève votre cœur? Je ne regarde pas cette beauté. Qu’est-ce donc? Je n’en sais rien. Je sens bien dans le plus profond de mon cœur une blessure profonde, mais si délicieuse que je me repose dans ma peine, faisant mon plaisir de ma douleur.

6. L’âme croit alors avoir tout gagné et tout consommé : car quoique elle soit pleine de défauts que je viens de dire et d’une infinité d’autres très dangereux, qui se sentent mieux dans le degré suivant qu’ils ne se peuvent exprimer, alors elle se repose dans la perfection qu’elle croit avoir acquise; et s’arrêtant aux moyens qu’elle croit être la fin, elle y demeurerait toujours attachée si Dieu ne faisait rencontrer à ce torrent (qui est comme un lac paisible sur le haut de la montagne) la pente de la montagne, pour le faire précipiter et prendre une course d’autant plus rapide que la chute qu’il fera sera plus profonde.

7. Il me semble que l’âme de ce premier degré, même dans les plus avancés, a une certaine habitude à cacher ses défauts et à elle et aux autres. Elle trouve des excuses et des prétextes. Elle ne les dit jamais ingénument : non par volonté, mais par un certain amour de sa propre excellence, par une dissimulation habituelle sous laquelle elle se cache. Elle n’a pas tant de paix dans ses misères : au contraire elle se sent affligée extraordinairement. Elle a un certain empressement de s’en purifier. Elle le dit historiquement. Celles qui paraissent le plus sont celles qui lui font le plus de peine. Elle goûte et savoure les dons de Dieu. Elle en a un amour d’elle-même secret plus fort que jamais, une estime de sa voie extraordinaire, un secret désir de se produire, une certaine composition extérieure, une modestie gênée et affectée, un fourmillement de réflexions lorsque elle est tombée en quelque défaut apparent, une facilité à juger des autres et, avec tous ces défauts, mille propriétés attachées à ses dévotions : préférant l’oraison au devoir de sa famille, elle est cause de mille péchés que font ceux avec qui elle est.

8. Ceci est d’extrême conséquence, car l’âme se sentant attirée d’une manière si douce et si forte, voudrait toujours être seule et en oraison, et elle en fait plus que ne porte son état et extérieur et intérieur : le premier cause mille bruits, fait faire mille fautes, fait négliger les obligations essentielles; et le second épuise peu à peu les forces de l’âme et sa vigueur amoureuse, et lui cause des sécheresses qui, n’étant pas de l’ordre de Dieu, lui nuisent, loin de lui servir.

9. Il arrive de là deux inconvénients : le premier, que l’âme veut trop être en oraison et en solitude lorsqu’elle en a la facilité; le second est que lorsqu’elle a épuisé sa vigueur amoureuse, comme c’est par sa faute, elle n’a pas la même force dans la sécheresse : elle a peine à rester si longtemps en oraison, elle en abrège facilement le temps, elle va quelquefois se divertir dans les objets extérieurs; elle s’abat, se décourage, s’afflige, croyant avoir tout perdu et fait tout ce qu’elle peut pour se procurer la présence et l’amour de Dieu.

10. Mais si elle était assez forte pour tenir une vie égale, et ne point faire plus dans l’abondance que dans la sécheresse, elle satisferait à tout. Elle est incommode au prochain, pour qui elle n’a pas de la condescendance, se faisant une affaire de se relâcher un peu pour le contenter : elle a une sévérité et un silence trop austère où il n’en faudrait pas; et dans d’autres rencontres, elle a un babil qui ne finit point pour les choses de Dieu. Une femme fera scrupule de plaire à son mari, de l’entretenir, de se promener et de se divertir avec lui et n’en fera point de parler deux heures sans nécessité avec des dévots et des dévotes : c’est un abus horrible.

Il faut satisfaire à son devoir de quelque nature qu’il soit et quelque peine que cela nous cause, quoique même on croit y faire des fautes; et ce procédé nous fera profiter infiniment davantage, non comme nous croyons, mais en nous faisant mourir. Il semble même que Notre Seigneur nous fasse connaître que cela Lui plaît par la grâce qu’Il y répand. J’ai connu une personne qui jouant aux cartes avec son mari par condescendance, éprouvait une union si forte et si intime qu’elle n’en éprouva jamais de pareille dans l’oraison; et cela lui était ordinaire dans tout ce que son mari voulait qu’elle fît, quelque répugnance qu’elle y eût; et si elle y manquait pour mieux faire selon sa pensée, elle connaissait fort bien qu’elle sortait de son état et de l’ordre de Dieu. Ce qui n’empêchait pas que cette personne ne fît souvent de ces fautes, parce que l’attrait du recueillement, l’excellence de l’oraison, que l’on préfère à ces pertes de temps apparentes, entraînent insensiblement l’âme et lui font prendre le change. Et c’est ce qui paraît sainteté en la plupart.

11. Cependant les âmes destinées à la foi ne font pas longtemps et souvent de ces méprises, parce que, comme Dieu les veut conduire dans son ordre divin, Il leur fait bien sentir leur manquement. Et la différence d’une âme destinée pour la foi et d’une autre est que la dernière demeure dans ces dévotions sans peines : c’est lui arracher l’âme que de la tirer de ce tranquille amour; mais l’autre n’a pas de repos dans le repos même qu’elle n’ait satisfait à son devoir; et lorsqu’elle y reste malgré l’instinct de quitter le repos, c’est une infidélité qui lui cause de la peine.

12. Il arrive aussi que l’âme par cette mort et cette contrariété se sente plus fortement attachée ou attirée à son repos intérieur : car c’est le propre de l’homme de s’attacher plus fortement à ce qui lui est plus difficile à avoir (du moins s’il a un peu de courage), et de s’affermir par la contrariété, voulant plus fortement les choses auxquelles on s’oppose. Cette peine de ne pouvoir avoir le repos qu’à demi augmente son repos et fait que, dans l’action même, elle se sent tirée d’une manière si forte qu’il semble qu’il y ait en elle deux âmes et deux conversations tout à la fois, et que celle du dedans est infiniment plus forte que celle du dehors. Mais si l’âme veut quitter son obligation pour l’oraison, elle ne trouve plus rien et son attrait se perd.

13. Je n’entends pas l’oraison d’obligation, et dont on s’est fait un devoir auquel il ne faut manquer que par impuissance; mais je parle d’une oraison que l’on voudrait rendre continuelle, où on se sent entraîné par la force du recueillement. Je n’entends pas non plus par l’action celle de propre choix, mais celle du devoir absolu. Car si la personne a du temps après avoir satisfait à ses obligations, qu’elle le donne à l’oraison et qu’elle y emploie tout le temps qu’elle pourra. Alors cela lui servira infiniment. Il faut aussi sous prétexte de l’obligation ne se point charger d’actions non nécessaires : l’amour d’un mari, des enfants, de l’économie, pourrait bien se mêler avec le nécessaire; l’empressement naturel d’achever une chose commencée, tout ceci se découvrira aisément par une âme qui ne se flatte pas. Ceci n’est pas si dangereux.

14. Lorsque le recueillement est bien fort, pour l’ordinaire l’âme ne tombe pas dans ces derniers défauts, mais bien dans les autres : d’excéder dans la retraite. Lorsque la sécheresse commence, il est plus à craindre qu’elle ne se charge d’occupations, à cause de la peine des sens à demeurer en oraison. Mais il faut tenir ferme et y être aussi exact que dans le recueillement. J’ai connu une personne qui en faisait plus lorsqu’elle lui était la plus pénible, se roidissant contre la peine même; mais ceci nuit à la santé à cause de la violence et de la peine des sens et de l’entendement, qui ne pouvant s’arrêter à aucun objet et étant privé de la douce correspondance qui le tenait auprès de Dieu, en a des tourments horribles, jusques-là que l’âme souffrirait plutôt les plus grandes austérités que la violence qu’il se faut faire pour s’arrêter sans soutien auprès de Dieu. Ici la peine est intolérable et la nature en est comme dans la rage. Cette personne dont je parle passait quelquefois deux ou trois heures de suite dans cette pénible oraison; et comme Dieu lui avait donné beaucoup de courage, elle se laissait dévorer à sa peine quoiqu’elle sentît ses sens dans la rage. Et cette personne m’a avoué que l’austérité qui paraît la plus étrange lui aurait passé pour des délices plutôt que de rester ainsi. Et quelquefois elle en faisait pour se soulager, ce qui n’était pas une petite infidélité. Mais comme cette violence si forte dans des sujets si faibles pourrait ruiner le corps et l’esprit, je crois qu’il est mieux de ne diminuer ni augmenter l’oraison pour les dispositions différentes.

15. Ces sécheresses si pénibles et si douloureuses dont je viens de parler, qui passent parmi certains spirituels peu éclairé pour des états terribles et des épreuves de Dieu les plus fortes, n’appartiennent qu’à ce premier degré de foi et sont souvent causés par l’épuisement; et cependant les âmes qui les ont passées, croient être mortes et en écrivent et parlent comme du passage le plus douloureux de la vie spirituelle. Il est vrai qu’elles n’ont point l’expérience du contraire; et très souvent l’âme n’a pas le courage de passer outre, quoique ce soit là si peu de chose. Car ici, dans ces peines qui sont comme un feu brûlant, l’âme y est bien laissée de Dieu, qui retire d’elle son secours aperçu; mais ce sont les sens qui les causent, parce qu’étant habitués à agir, voir, sentir et goûter et que, n’ayant jamais éprouvé des privations pareilles et ne trouvant pas ailleurs où se repaître, ils sont dans un désespoir épouvantable.

L’âme ne laisse pas ici d’être en vigueur : elle se tient ferme si elle a du courage. Sa peine lui est glorieuse et elle n’est pas de longue durée, car les forces de l’âme ne sont pas alors en état de porter longtemps un tel poids : elle retournerait en arrière chercher de la nourriture ou bien elle quitterait tout.

16. C’est pourquoi Notre Seigneur ne tarde guère à revenir : quelquefois même la fin de l’oraison ne se passe pas sans qu’Il revienne. Et s’Il ne vient pas dans la fin de l’oraison, Il revient durant le jour d’une manière plus forte. Il semble qu’Il se repente d’avoir fait souffrir l’âme, sa bien-aimée, ou qu’Il lui veuille payer avec usure ce qu’elle a souffert pour son amour. Si cela dure quelques jours, ce sont alors des peines intolérables. Elle l’appelle doux et cruel. Elle lui dit s’Il ne l’a blessée que pour la faire mourir. Mais cet aimable Amant rit de sa peine et revient mettre sur sa plaie un baume si doux qu’elle voudrait toujours sentir de nouvelles blessures pour avoir toujours un nouveau plaisir dans une guérison qui lui rend non seulement sa première santé, mais même une santé plus abondante.

17. Jusqu’ici, ce ne sont que des jeux d’amour où l’âme s’accoutumerait aisément si l’Ami ne changeait de conduite. O Pauvres âmes qui vous plaignez des fuites de l’Amour! Vous ne savez pas que ce ne sont que des feintes, que des essais, que des échantillons de ce qui doit suivre. Les heures d’absence vous marquent les jours, les semaines, les mois et les années. Il faut apprendre à vos dépends à devenir plus généreuses, à laisser aller et venir l’Époux sans Lui rien dire. Il me semble que je vois ces jeunes épouses. Elles sont dans les dernières douleurs lorsque leur Époux les quitte pour peu que ce soit. Elles pleurent trois jours d’absence comme s’Il était mort, et elles se défendent tant qu’elles peuvent de Le laisser aller. Cet amour paraît fort et grand, cependant il ne l’est nullement. C’est le plaisir qu’elles ont de voir leur Époux qu’elles pleurent. C’est leur propre satisfaction qu’elles recherchent. Car si c’était le plaisir de leur Époux, elles seraient aussi contentes du plaisir qu’Il prend séparé d’elles à la promenade, à la chasse et ailleurs, que de celui qu’Il prend avec elles. C’est donc un amour intéressé, quoiqu’il ne paraisse pas tel à l’âme : au contraire, elle croit ne L’aimer que parce qu’Il est aimable. Il est vrai, pauvres âmes, que vous ne L’aimez que parce qu’Il est aimable; mais vous aimez pour le plaisir que vous trouvez dans cette amabilité.

18. Cependant vous voulez bien, dites-vous, souffrir pour l’Ami. Il est vrai, pourvu qu’Il soit témoin et compagnon de votre souffrance. Vous n’en voulez point de récompense, dites-vous. J’en demeure d’accord, mais vous voulez qu’Il connaisse votre souffrance et qu’Il l’agrée, vous voulez qu’Il s’y plaise. Y a-t-il rien de plus juste que de vouloir que celui pour qui l’on souffre le sache, l’agrée et y prenne plaisir? Oh, que vous êtes loin de compte! L’Amour jaloux ne vous laissera guère jouir du plaisir que vous prenez à Le voir se satisfaire de vos douleurs. Il vous faudra souffrir sans qu’Il fasse semblant ni de le voir ni de l’agréer, ni de le savoir. C’est trop pour vous que d’être agréées. Et quelle peine ne souffrirait-on pas à ce prix? Quoi ! Savoir que l’Amant voit nos peines et qu’Il y trouve un plaisir infini! Oh, c’est un trop grand plaisir pour un cœur généreux! Cependant je m’assure que la générosité la plus forte de ceux de cet état ne passe point cela.

19. Mais souffrir sans que l’Amant le sache, lorsqu’il paraît mépriser et se détourner de ce que nous faisons pour Lui plaire, n’avoir que du rebut pour ce qui semblait le charmer autrefois, le voir payer d’un froid et d’un éloignement effroyable ce que l’on fait pour son seul plaisir et ne point cesser de le faire, voir qu’Il ne paye nos poursuites que de fuites effroyables, se laisser dépouiller sans se plaindre de tout ce qu’Il avait donné autrefois pour gages de son amour et que l’âme croyait avoir payé par son amour, par sa fidélité et par sa souffrance; non seulement s’en voir dépouiller sans se plaindre, mais voir enrichir les autres de ses dépouilles et ne pas laisser de faire toujours de même tout ce qui peut contenter l’Ami, quoiqu’absent; ne cesser de courir après, et si, par infidélité ou par surprise, on s’arrête pour quelque moment, redoubler sa course avec plus de vitesse, sans craindre ni envisager les précipices, quoique l’on tombe et retombe mille fois, que l’âme soit si crottée et si lasse qu’elle perde ses propres forces pour mourir et expirer par les fatigues continuelles, - où, si quelquefois l’Ami se retourne et la regarde, Il lui redonne la vie et l’empêche de mourir, tant ce regard lui cause de plaisir, - jusqu’à ce qu’enfin l’Ami devienne si cruel qu’Il la laisse expirer faute de secours; tout cela dis-je, n’est point de cet état-ci, mais de celui qui suit. Il faut remarquer ici que le degré dont je viens de parler est très long, à moins que Dieu n’ait dessein de faire beaucoup avancer l’âme; et plusieurs, comme j’ai dit, ne le passent pas.

Chapitre VI. Deuxième degré de la voie passive en foi.

1. Le torrent ayant commencé à trouver la pente de la montagne, commence aussi le deuxième degré de la voie passive en foi. Cette âme qui était si paisible sur cette montagne, s’y tenait fort en repos et ne songeait pas à en descendre. Cependant, faute de pente et de descente, ces eaux du Ciel, par le séjour qu’elles faisaient sur la terre, commençaient à se corrompre : car il y a aussi cette différence des eaux qui ne coulent pas et ne se déchargent pas, de celles qui coulent et se déchargent, que les premières (si ce n’est la mer ou les grands lacs qui lui ressemblent) se corrompent, et leur repos fait leur perte. Mais, lorsqu’étant sorties de leurs sources, elles ont une issue facile, plus elles coulent avec rapidité, plus aussi se conservent-elles.

2. Vous remarquerez que (comme j’ai déjà dit de cette âme,) dès que Dieu lui a donné le don de la foi passive, Il lui a donné en même temps un instinct de courir pour Le trouver comme son centre. Mais cette âme si infidèle (quoiqu’elle se croie pleine de fidélité) étouffe par son repos cet instinct de courir et demeurerait sans avancer, si Dieu ne réveillait cet instinct en lui faisant trouver la pente de la montagne, où il faut qu’elle se précipite presque malgré elle. Elle sent d’abord perdre son calme, qu’elle croyait posséder pour jamais. Ses eaux si tranquilles commencent à faire bruit. Le tumulte se met dans ses ondes, elles courent et se précipitent. Mais où courent-elles? Hélas! C’est à leur perte [à ce qu’elle s’imagine].

Si elles pouvaient vouloir quelque chose, elles voudraient se retenir et retourner à leur calme. Mais c’est une chose impossible. La pente est trouvée : il faut se précipiter de pente en pente. Il n’est point encore ici question d’abîme ni de perte. L’eau (l’âme) paraît toujours et ne se perd point dans ce degré. Elle se brouille et se précipite : une onde suit l’autre, et l’autre l’attrape et la choque par sa précipitation.

3. Cette eau rencontre pourtant sur la pente de cette montagne certains lieux unis où elle prend un peu de relâche. Elle se plaît dans la clarté de ses eaux et elle voit que ses chutes, ses courses, ce brisement de ses ondes contre les rochers, n’ont servi qu’à la rendre plus pure. Elle se trouve délivrée de ses bruits et orages et croit être déjà arrivée au lieu de repos; et elle le croit avec d’autant plus de facilité qu’elle ne peut douter que l’état par lequel elle vient de passer, ne l’ait beaucoup purifiée. Car elle se voit plus claire et elle ne sent plus la méchante odeur que certains endroits corrompus lui faisaient sentir sur le haut de la montagne. Elle a même acquis une pente, qui est un degré de connaissance de ce qu’elle est : elle a vu par ce trouble des passions ou plutôt des ondes qu’elle n’était pas perdue, mais endormie.

4. Comme lorsqu’elle était dans la pente de la montagne pour arriver à cet endroit uni, elle croyait se perdre et n’avait plus d’espérance de recouvrer la paix; aussi à présent qu’elle n’entend plus le bruit de ses ondes, qu’elle se voit couler si doucement et si agréablement sur le sable, elle oublie sa peine première et ne croit pas qu’elle doive revenir : car elle voit qu’elle a acquis plus de pureté et elle ne craint pas de se gâter. Car ici elle n’est point arrêtée, mais coule si doucement et si agréablement que rien plus. O pauvre torrent, vous croyez avoir trouvé le repos et y être arrivé! Vous commencez à vous plaire dans vos eaux : les créatures s’y mirent et les trouvent très belles. Mais vous voilà bien surpris lorsqu’en coulant si doucement sur le sable, vous rencontrez sans y penser une pente plus forte, plus longue et plus dangereuse que la première. Alors ce torrent recommence son bruit. Ce n’était qu’un bruit médiocre et il devient insupportable. Il fait un bruit et un tintamarre plus grand qu’auparavant. Il n’y a presque plus de lit pour ce torrent, mais il tombe de rocher en rocher, il se précipite sans ordre ni raison, il effraye tout le monde de son bruit, chacun craint de l’aborder.

5. O pauvre torrent, que ferez-vous? Vous entraînez tout ce que vous trouvez dans votre furie, vous ne sentez que la pente qui vous entraîne et vous vous croyez perdu. Non, non, ne craignez point : vous n’êtes pas perdu, mais le degré de votre bonheur n’est pas encore arrivé. Il faudra bien d’autres bruits et d’autres pertes avant ce temps. Vous ne faites que commencer votre course. Enfin ce torrent courant sent qu’il trouve encore le bas de la montagne et le pays uni. Il reprend son premier calme et même plus grand; et après avoir passé de longues années dans ces alternatives [suit] le troisième degré [dont on remet à parler après avoir touché les dispositions à y entrer, et ses premières démarches].

6. L’âme, après avoir passé quelques années dans le lieu tranquille dont nous avons parlé, qu’elle croyait posséder pour toujours et avoir acquis les vertus (ce lui semblait) dans toute leur étendue, croyant toutes ses passions mortes, et lorsqu’elle pensait jouir avec plus d’assurance d’un bonheur qu’elle croyait posséder sans crainte de le perdre, elle est tout étonnée qu’au lieu de monter plus haut ou du moins de demeurer dans un état égal, elle rencontre sans y penser le penchant de la montagne. Elle est étonnée qu’elle commence d’avoir de la pente pour les choses qu’elle avait quittées. Elle voit tout à coup ce calme si grand se troubler. Les distractions viennent en foule : elles se battent et se précipitent l’une l’autre; l’âme ne trouve que pierres en son chemin, que sécheresses, qu’aridités. Le dégoût se met dans ses prières. Ses passions, qu’elle croyait mortes et qui n’étaient qu’assoupies, se réveillent.

7. Elle est tout étonnée de ce changement. Elle voudrait ou remonter d’où elle descend, ou du moins s’arrêter là, mais il n’y a pas moyen. La pente de la montagne est trouvée : il faut que cette âme tombe. Elle fait de son mieux pour se relever de ses chutes. Elle fait ce qu’elle peut pour se retenir et se raccrocher à quelque dévotion. Elle redouble ses pénitences. Elle se fait effort pour regoûter sa première paix. Elle cherche la solitude pour voir si elle la trouvera. Mais son travail est inutile. Elle voit que c’est sa faute; elle se résigne à souffrir l’abjection qui lui en revient, déteste le péché. Elle voudrait ajuster les choses, mais il n’y a pas moyen : il faut que ce torrent ait son cours. Il entraîne tout ce qu’on lui oppose. L’âme qui voit qu’elle ne trouve plus en Dieu de soutien va cherchant si elle en trouvera dans la créature; mais elle n’en trouve point et son infidélité ne sert qu’à l’effrayer davantage.

8. Enfin cette pauvre âme ne sachant que faire, pleurant partout la perte de son Bien-aimé, elle est tout étonnée qu’Il se présente de nouveau à elle. Cette vue charme d’abord cette pauvre âme qui croyait L’avoir perdu pour toujours. Elle se trouve d’autant plus fortunée qu’elle s’aperçoit qu’Il a apporté avec Lui de nouveaux biens, une pureté nouvelle, une plus grande défiance d’elle-même. Elle n’a plus envie, comme la première fois, de s’arrêter : elle court toujours, mais c’est paisiblement, doucement, et elle craint encore de troubler sa paix. Elle appréhende de perdre de nouveau le trésor qui lui est d’autant plus précieux que sa perte lui avait été plus sensible. Elle craint de Lui déplaire et qu’Il ne s’en aille encore une fois. Elle tâche de Lui être plus fidèle et de ne pas faire la fin des moyens.

9. Cependant ce repos l’enlève, la ravit, la rend plus paresseuse. Elle ne peut s’empêcher de le goûter et elle voudrait toujours être seule. Elle a encore l’avidité ou la gourmandise spirituelle. L’arracher de la solitude ou de l’oraison, c’est lui arracher l’âme. Elle est encore plus propriétaire, ce qu’elle goûte étant plus délicat et son goût étant devenu plus fin par la peine qu’elle a souffert. Il semble qu’elle soit dans un nouveau repos.

10. Elle va doucement lorsque tout d’un coup elle rencontre une nouvelle pente plus forte et plus longue que la première. Elle entre tout d’un coup dans une nouvelle surprise, elle veut se retenir, mais inutilement : il faut tomber, il faut courir par les rochers de rocher en rocher. Elle est étonnée qu’elle perd le goût de la prière et de l’oraison. Il faut qu’elle se fasse des violences extrêmes pour y rester. Elle ne trouve que morts à chaque pas. Ce qui la vivifiait autrefois est ce qui cause la mort.

Elle ne sent plus de paix, mais un trouble et une agitation plus forte que jamais, tant du côté des passions, qui se réveillent avec d’autant plus de force qu’elles paraissaient plus éteintes, que du côté des croix qui se redoublent au-dehors : l’âme se trouve plus faible pour les porter. Elle s’arme de patience, elle pleure, elle gémit, elle s’afflige, elle se plaint à son Époux de ce qu’Il l’a ainsi abandonnée; mais ses plaintes ne sont pas écoutées. Plus elle s’afflige, plus elle se plaint de nouveau : tout lui devient mort, elle trouve tout ce qui est bon difficile; elle sent pour le mal une pente qui l’entraîne.

11. Cependant elle ne se peut reposer dans la créature, ayant goûté du Créateur. Elle court encore plus fort, et plus les rochers et les obstacles sont forts et s’opposent à son passage, plus elle s’opiniâtre à redoubler sa course. Elle est comme la colombe de l’Arche qui ne trouvant pas sur la terre de quoi reposer ses pieds est obligée de retourner. Mais, hélas! Que fera cette pauvre colombe lorsqu’elle veut retourner en l’Arche? Noé ne lui tend sa main pour la reprendre. Elle ne fait que voltiger autour de l’Arche, cherchant du repos sans en pouvoir trouver. Elle grommelle autour de cette Arche, jusqu’à ce que le divin Noé, ayant compassion de sa persévérance et de ses gémissements, ouvre enfin la porte et la reçoive agréablement*.

12. O invention toute admirable et toute amoureuse de la bonté de Dieu! Il n’amuse ainsi l’âme que pour la faire courir avec plus de vitesse. Il se cache pour se faire chercher. Il s’enfuit pour faire courir. Il laisse tomber en apparence pour avoir le plaisir de soutenir et de relever. O Âme forte et vigoureuse qui n’avez jamais éprouvé ces jeux d’amour, ces jalousies apparentes, ces fuites, aimables à l’âme qui les a passés, mais terribles à celle qui les expérimente, vous, dis-je, qui ne savez ce que c’est que les fuites d’amour parce que vous êtes enivrée d’une possession continuelle de votre Bien-aimé - ou que, s’Il se cache, c’est pour si peu que vous ne sauriez juger par une absence longue et ennuyeuse du bonheur de sa présence, - vous n’avez jamais éprouvé votre faiblesse et le besoin que vous avez de son secours. Mais pour ces pauvres âmes ainsi délaissées, elles commencent à ne plus s’appuyer sur elles et à ne s’appuyer que sur leur Bien-aimé. Les rigueurs de ce Bien-aimé leur ont rendu ses douceurs plus souhaitables.

13. Ces âmes font souvent des fautes à cause de leur affaiblissement et que leurs sens ne trouvent plus d’appuis; et ces fautes les rendent si honteuses qu’elles se cacheraient elles-mêmes, si elles pouvaient, de leur Bien-aimé. Hélas! Dans l’horrible confusion où elles se trouvent, Il leur montre sa face pour un moment. Il les touche de son sceptre, comme un autre Assuerus, afin qu’elles ne meurent pas, mais ses caresses si courtes et si tendres ne servent qu’à augmenter leur confusion de Lui avoir déplu. D’autres fois, Il leur fait sentir par ses rigueurs combien leur infidélité Lui déplaît. O Dieu, si ces âmes pouvaient devenir en poudre, elles y deviendraient! Elles se mettent en cent postures pour réparer l’injure faite à Dieu. Et si par quelques légères promptitudes, qu’elles regardent comme des crimes, elles ont offensé le prochain, quelles satisfactions ne lui font-elles pas! Elles portent cela si loin qu’elles s’en croient coupables comme d’injures qu’elles lui auraient faites et lui en demandent pardon. Mais c’est grand pitié de voir l’état de cette pauvre âme qui a pu chasser son Bien-aimé. Elle fait tous ses efforts pour se corriger. Elle ne cesse de courir après Lui, mais plus elle court et plus Il fuit; et s’Il s’arrête, ce n’est que pour des moments, afin de lui faire reprendre haleine. Ensuite elle rencontre un peu de repos, mais plus elle avance, plus ce repos devient court et délicat.

14. Elle voit bien, cette pauvre âme, qu’il faut mourir, car elle ne trouve plus de vie en rien, tout lui devient mort et croix : l’oraison, la lecture, la conversation, tout est mort. Plus de goût à rien : ni aux pratiques des vertus, ni au secours des malades, ni à tout le reste qui rend une vie vertueuse. Elle perd tout cela ou plutôt elle y meurt, le faisant avec tant de peine et de dégoût que ce lui est une mort. Enfin, après avoir bien combattu, mais inutilement, après une longue suite de peines et de repos, de morts et de vies, elle commence à connaître l’abus qu’elle a fait des grâces de Dieu, et combien cet état de mort lui est plus avantageux que celui de vie. Car comme elle voit son Bien-aimé revenir, que plus elle avance et plus elle le possède purement, et que l’état qui précède la jouissance est une purgation pour elle, elle s’abandonne de bon cœur à la mort et aux allées et venues de son Bien-aimé, Lui donnant toute liberté d’aller et de venir comme il Lui plaît. Elle connaît alors que de Le vouloir retenir, ce serait une propriété défectueuse : elle est instruite de ce dont elle est capable. Elle perd peu à peu sa propre jouissance et est préparée par là à un état nouveau. Mais avant que d’en parler, il faut dire que plus l’âme avance, plus [aussi] ses jouissances sont courtes, simples et pures, et plus ses privations sont longues, rudes et angoisseuses, et cela jusqu’à ce que l’âme ait perdu toute jouissance pour ne la plus retrouver jamais. Et c’est ici le troisième degré que l’on appelle perte, sépulture et pourriture. Celui-là [le second] se termine à la mort et ne passe pas outre.

Chapitre VII.

Section I. Troisième degré de la voie passive en foi. Morts.

1. Vous voyez ces moribonds, lorsqu’on les croit expirés, reprendre tout d’un coup une nouvelle force et faire cela jusqu’à ce qu’ils expirent. Comme une lampe qui n’a plus d’humeur, jette au milieu de l’obscurité quelques feux, mais ce n’est que pour mourir plus promptement, l’âme jette des feux, mais qui ne durent que des moments. Enfin on a beau combattre contre la mort, il n’y a plus d’humide radical dans cette âme : le soleil de Justice l’a tellement desséchée qu’il faut qu’elle expire.

2. Mais que prétend-il autre chose, cet aimable soleil avec ses ardeurs rigoureuses, que de consumer cette âme? Et cette pauvre âme ainsi brûlée se croit toute glace! C’est que le tourment qu’elle souffre ne lui laisse pas connaître la nature de son supplice. Tant que le soleil s’est couvert de nuages et lui a fait sentir ses rayons d’une manière tempérée, elle sentait bien sa chaleur et croyait brûler, bien qu’elle ne fût que très peu échauffée; mais lorsqu’il a dardé à plomb ses rayons, elle se sentait rôtir et dessécher sans croire avoir seulement de la chaleur.

3. O aimable tromperie : ô Amour doux et cruel, n’avez-vous des amants que pour les tromper ainsi? Vous blessez ces âmes, et puis Vous cachez votre dard et Vous les faites courir après ce qui les a blessées! Vous les attirez ensuite et Vous montrez à elles. Et lorsqu’elles veulent Vous posséder, Vous Vous enfuyez. Lorsque Vous voyez l’âme réduite aux abois et qu’elle perd haleine à force de courir, Vous Vous montrez un moment afin de lui faire reprendre vie pour la faire mourir mille et mille fois avec plus de rigueurs. O rigoureux Amant, innocent meurtrier, que ne tuez-Vous tout d’un coup? Pourquoi donner du vin à ce cœur qui expire et redonner la vie pour la lui arracher de nouveau? C’est donc là votre jeu : Vous blessez à mort, et lorsque Vous voyez le malade près d’expirer, Vous guérissez sa blessure pour lui en faire de nouvelles! Hélas, on ne meurt ordinairement qu’une fois et les plus cruels bourreaux dans les persécutions allongeaient bien la vie aux criminels, mais ils se contentaient qu’ils la perdissent une fois. Mais Vous, plus impitoyablement, Vous nous ôtez mille et mille fois la vie et en donnez de nouvelles!

4. O vie que l’on ne peut perdre sans tant de morts! Ô mort que l’on ne peut avoir que par la perte de tant de vies! Tu viendras à la fin de cette vie. Mais pour quoi faire? Peut-être que cette âme, après que tu l’auras dévorée dans ton sein, jouira de son Bien-aimé. Elle serait trop heureuse si cela était, mais il faut essuyer un autre supplice. Il faut qu’elle soit ensevelie, qu’elle pourrisse et qu’elle soit réduite en cendres. Mais peut-être ne souffrira-t-elle plus, car les corps qui pourrissent ne souffrent plus. Oh! il n’en est pas ainsi de l’âme. Elle souffre toujours et le sépulcre, la pourriture, le néant lui sont infiniment plus sensibles que la mort même.

5. Ce degré de mort est extrêmement long, et dure quelquefois les vingt et trente années, à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. Et comme j’ai dit que bien peu passaient les autres degrés, je dis que bien moins passent celui-ci. C’est ce qui a tant étonné de gens de voir des personnes très saintes avoir vécu comme les anges et mourir dans des peines terribles et quasi dans le désespoir de leur salut. On s’en étonne et on ne sait à quoi attribuer cela. C’est qu’elles mouraient dans ce degré de mort mystique et, comme Dieu voulait avancer leur course parce qu’elles étaient proches de leur fin, Il redoublait leur douleurs, comme à Tauler.

On me dira à cela : c’étaient des saints et consommés selon leur degré et dans leur degré. Mais ils n’avaient pas passé celui-ci, ce qui n’empêche pas que ce ne fussent des saints; et grand nombre sont canonisés de l’Église qui n’ont éprouvé ce degré qu’en mourant; et plusieurs n’y sont jamais entrés. Aussi quand je vois des âmes qui disent qu’elles courent si vite, je ne puis m’empêcher de dire qu’elles se trompent. Elles sont toutes consommées, je le veux, oui, dans les états inférieurs qu’elles ne passent peut-être pas; mais pour avoir parcouru celui-ci, je dis que cela n’est pas. Et cela se vérifie dans la suite.

6. Aussi les âmes qui sont dans l’union au premier degré qui commence la voie de la foi nue dont je parle, se font tort de prendre pour elles les avis des états les plus avancés. Il faut laisser à Dieu de dénuer l’âme. Il le fera bien en Maître, et l’âme secondera le dénuement et la mort sans y mettre d’empêchement. Mais de le faire par soi-même, c’est tout perdre et faire un état vil d’un état divin. Vous voyez aussi des âmes qui, pour avoir lu ou avoir entendu parler du dénuement, s’y mettent d’elles-mêmes et demeurent toujours ainsi sans avancer : car comme elles se dénuent d’elles-mêmes, Dieu ne les revêt pas de Lui-même. Car il faut remarquer que le dessein de Dieu en dépouillant, n’est que pour revêtir. Il n’appauvrit que pour enrichir et Il devient dans le secret le remplacement de tout ce qu’Il ôte à l’âme. Ce qui n’est pas en ceux qui se dénuent d’eux-mêmes : ils perdent bien à la vérité par leur faute les dons de Dieu, mais ils ne possèdent pas Dieu pour cela.

7. Dans ce degré, l’âme ne saurait trop se laisser dépouiller, vider, appauvrir, tuer; et tout ce qu’elle fait pour se soutenir sont des pertes irréparables, car c’est conserver une vie qu’il faut perdre. Comme une personne qui, ayant dessein de faire mourir une lampe sans l’éteindre, n’aurait qu’à n’y point mettre d’huile : elle s’éteindrait d’elle-même; mais si cette personne, en disant toujours qu’elle veut faire mourir cette lampe, ne cessait pas d’y mettre de temps en temps de l’huile, la lampe ne s’éteindrait jamais. Il en est de même de l’âme qui prend vie pour peu que ce soit en ce degré. Si elle se soulage, si elle ne se laisse pas dénuer, enfin quelque acte de vie qu’elle fasse, elle retardera sa mort autant et plus de temps que sa vie sera longue.

8. O pauvre âme, ne combattez pas contre la mort, et vous vivrez par votre mort. Il me semble que je vois ces gens qui se noient : ils font tous leurs efforts pour venir sur l’eau : ils se tiennent à ce qu’ils peuvent, ils se conservent la vie autant de temps qu’ils ont de force, ils ne se noient que lorsque les forces leur manquent. Il en est ainsi de ces âmes : elles se défendent tant qu’elles peuvent pour s’empêcher de périr. Il n’y a que le défaut de force et de puissance qui les fait expirer. Dieu, qui veut avancer cette mort et qui a pitié de cette âme, lui coupe les mains par où elle se tenait attachée et l’oblige ainsi de tomber dans le fond*. Cette âme crie de toutes ses forces pour la douleur qu’elle ressent, mais il n’importe, Dieu est impitoyable et c’est une grande miséricorde de n’en point recevoir en cette rencontre.

O Directeurs, soyez les aides de Dieu dans cette œuvre : ne donnez pas secours à cette âme. Et comme il ne vous est pas permis de contribuer à sa mort en l’enfonçant vous-mêmes dans l’eau, il ne vous est pas permis non plus de lui tendre la main pour la soutenir. Ne lui souffrez point d’appui et soyez inexorables à leurs plaintes. Devenez de bronze pour elles, aussi bien que le Ciel l’est devenu, et si vous la voyez mourir, ne donnez pas de sépulture à son corps. L’Amour lui en donnera une telle qu’Il saura : la sépulture et la poussière viendront ensemble.

9. Les croix suivent, les croix augmentent; et plus les croix augmentent, plus l’impuissance de les porter devient forte, en sorte qu’il semble à l’âme qu’elle ne les peut plus porter. Ce qui est plus pénible en cet état est que l’état de peine commence toujours par quelque chose qui paraît faute à l’âme : elle croit avoir contribué à ce mauvais état. Enfin l’âme devient dans un état presque insensible. Elle commence à s’accoutumer à la peine, à être convaincue de son impuissance, de son inutilité et à désespérer d’elle-même. Elle consent même à la perte de toutes les faveurs et il semble que Dieu les lui a ôtées justement. Elle n’espère plus même les posséder jamais.

Lorsqu’elle voit quelque âme de grâce, sa peine redouble et elle se sent enfoncée dans le plus profond de son néant. Elle voudrait pouvoir les imiter, mais voyant ses efforts inutiles, elle est contrainte de mourir et d’expirer. C’est alors qu’elle dit avec l’Écriture : Tout ce que je redoutais m’est arrivé. Quoi ! Perdre Dieu, dit-elle et le perdre pour toujours sans l’espoir de Le retrouver jamais! Quoi ! Être privé d’amour pour le temps et pour l’éternité! Ne pouvoir plus aimer celui que l’on connaît si aimable! Oh! N’est-ce pas assez, divin Amant, de rebuter votre créature, de vous détourner d’elle sans qu’elle perde l’amour, et le perdre (ce semble) pour toujours? Elle croit, cette pauvre âme, l’avoir perdu; mais cependant elle n’aima jamais plus fortement ni plus purement. Elle a bien perdu la vigueur, la force sensible de l’amour, mais elle n’a pas perdu l’amour : au contraire elle n’aima jamais mieux. Cette pauvre âme ne le peut croire; cependant, il est aisé de le connaître, car le cœur ne peut être sans amour. Si elle n’aimait pas Dieu, il faudrait qu’elle aimât quelque autre chose, mais ici l’âme est bien éloignée de prendre plaisir à quoi que ce soit.

10. Ce n’est pas que les sens ne se courbent vers les créatures; et c’est ce qui fait alors la grande peine de l’âme, qui regarde la révolte des passions et ses défauts involontaires comme des fautes horribles, qui lui causent la haine de son Époux. Elle voudrait se laver, se blanchir et se purifier, mais elle n’est pas plutôt lavée qu’elle s’imagine retomber dans un cloaque plus sale et infect que celui dont elle est sortie. Elle ne voit pas que c’est à force de courir qu’elle se crotte, qu’elle se laisse tomber, et que l’amour la transporte si fort et la fait courir après lui avec tant de vitesse qu’elle ne voit pas les mauvais pas. Cependant elle est si honteuse de courir en cet état qu’elle ne sait où se mettre. Elle va avec une robe toute déchirée. Elle perd tout ce qu’elle a à force de courir.

11. Son Époux aide à la dépouiller pour deux raisons : la première parce qu’elle a sali ses habits si beaux et si magnifiques par ses vaines complaisances et qu’elle s’est approprié les dons de Dieu par quantité de réflexions et de regards d’amour propre; la seconde parce qu’en courant, elle serait arrêtée par cette charge : même la crainte de perdre tant de richesses l’empêcherait de courir.

12. O pauvre âme, qu’êtes-vous devenue? Vous étiez autrefois les délices de votre Époux lorsqu’Il prenait tant de plaisir à vous orner et embellir : à présent, vous êtes si nue, si déchirée, si pauvre que vous n’oseriez ni vous regarder ni paraître devant Lui. Les hommes qui vous regardent, après vous avoir admirée autrefois et qui vous voient ainsi déchirée, croient ou que vous êtes devenue folle, ou que vous avez commis les derniers crimes, qui ont porté l’Époux à vous abandonner. Ils ne voient pas que cet Époux jaloux, qui n’aime cette âme que pour Lui, voyant qu’elle s’amusait à ses ornements, qu’elle s’y plaisait, qu’elle s’y admirait, qu’elle s’aimait elle-même, voyant, dis-je, cela, et qu’elle cessait quelquefois de Le regarder afin de se regarder elle-même, et qu’elle diminuait l’amour qu’elle avait pour Lui à force de se trop aimer, la dépouille et fait disparaître toutes ses beautés et ses richesses de devant les yeux.

L’âme dans l’abondance de ses biens trouve du plaisir à se contempler : elle voit des amabilités en elle qui attirent son amour et le dérobent à son Époux. Pauvre folle qu’elle est! Elle ne voit pas qu’elle n’est belle que des beautés de son Époux et que s’il les lui ôtait, elle deviendrait si laide qu’elle se ferait peur. De plus, elle néglige de suivre l’Époux dans ses courses, dans les déserts, et partout où Il va : elle craint de gâter son teint, de perdre ses pierreries. O. Amour jaloux, que vous faites bien de venir traverser cette orgueilleuse et de lui ôter ce que Vous lui avez donné, afin qu’elle apprenne à connaître ce qu’elle est, et qu’étant nu et dépouillé, rien ne l’arrête dans sa course.

13. Notre Seigneur commence donc à dépouiller cette âme peu à peu, à lui ôter ses ornements, tous ses dons, grâces et faveurs, qui sont comme des pierreries qui la chargent; ensuite Il lui ôte toutes ses facilités au bien, qui sont comme ses habits; après quoi, Il lui ôte la beauté de son visage, qui sont des divines vertus qu’elle ne peut pratiquer activement.

14. Le premier degré de son dépouillement se fait des grâces, dons et faveurs, amour sensible et aperçu. Elle s’en sent peu à peu dépouillée. Elle voit que son Époux reprend peu à peu ce qu’Il lui avait donné de richesses. Elle s’afflige d’abord beaucoup de cette perte. Mais ce qui l’afflige le plus n’est pas tant la perte des richesses que la fâcherie de l’Époux. Car elle croit que c’est par colère qu’Il lui reprend ainsi ce qu’Il lui avait donné. Elle voit bien l’abus qu’elle en a fait et les complaisances qu’elle y a eues, ce qui la rend si honteuse qu’elle meurt de confusion. Elle Le laisse faire et ne Lui ose dire : «Pourquoi reprenez-Vous ce que Vous m’avez donné?» Car elle voit qu’elle le mérite par l’abus qu’elle en a fait et, dans un silence profond, elle Le regarde d’une manière si pitoyable qu’elle Lui fait bien voir sa peine.

15. Quoiqu’elle garde le silence, il n’est pas profond comme dans la suite : elle l’interrompt par des pleurs et des soupirs entrecoupés. Mais elle est bien étonnée qu’en regardant l’Époux, elle Le voit tout en colère de ce qu’elle pleure la justice qu’Il lui fait, de la mettre hors d’état d’abuser de ses biens, et de ce qu’elle pense peu à l’abus qu’elle en a fait. Cette âme s’aperçoit d’abord de sa faute et de sa méprise. Elle s’efforce de faire connaître à son Époux qu’elle ne se soucie point de ses dons pourvu qu’Il ne soit pas fâché contre elle. Elle lui témoigne que ses larmes et sa douleur viennent de Lui avoir déplu. Il est vrai qu’alors la colère de l’Époux, justement irrité, lui est si sensible qu’elle ne pense plus à la perte de toutes ses richesses, mais à la colère de son Époux. Elle se met en cent postures pour L’apaiser. Ses soupirs, ses gémissements et ses larmes sont les expressions de sa douleur. Ceci est encore un défaut qui offense l’Ami, mais comme l’âme est encore faible, Il le dissimule.

16. Après l’avoir laissée pleurer longtemps, Il fait semblant d’être apaisé : Il essuie Lui-même ses larmes et la console. O. Dieu, quelle joie pour cette âme de voir ces nouvelles bontés de l’Amour, après ce qu’elle a fait! Il ne lui rend pas cependant ses premières richesses et l’âme ne s’en met pas en peine, se trouvant trop heureuse d’être regardée, consolée et flattée de son Bien-aimé. Au commencement, elle reçoit ses caresses avec tant de confusion qu’elle n’ose lever les yeux. Mais comme les biens présents font oublier les maux passés, elle s’abîme et se noie dans ces nouvelles caresses de son Époux et ne songeant plus à ses misères passées, elle se repaît et se repose dans ces caresses et oblige par là l’Époux de se fâcher de nouveau et de la dépouiller davantage.

17. Il faut remarquer que Dieu n’ôte à l’âme ses richesses que peu à peu : une fois, l’une, et après, l’autre. Plus les âmes sont faibles, plus le dépouillement est long, et plus elles sont fortes, plus tôt il est fait, Dieu les dépouillant plus souvent et de plus de choses à la fois. Mais quelque rude que soit ce dépouillement, il n’est cependant que des choses de dehors et superflues, c’est-à-dire que des dons, des grâces et faveurs, mais non d’autres choses. Cela ne se fait que l’une après l’autre, à cause de la faiblesse de l’âme. Cette conduite est si admirable, c’est un si grand amour de Dieu pour l’âme que l’on ne le croirait jamais à moins de l’expérimenter : car l’âme est si pleine d’elle-même et si pétrie d’amour-propre que si Dieu n’en usait ainsi, elle se perdrait.

18. On dira peut-être : si les dons de Dieu font un tel dommage, pourquoi les donner? Dieu les donne par un excès de sa bonté, pour tirer l’âme du péché, de l’attache aux créatures, et la faire retourner à Lui; et s’Il ne les lui donnait pas, elle serait toujours criminelle. Mais ces mêmes dons, desquels Il la gratifie pour la détacher des créatures et d’elle-même, pour se faire aimer d’elle du moins par reconnaissance, cette créature est si misérable qu’elle s’en sert pour s’aimer et s’admirer, qu’elle s’y amuse; et l’amour-propre est si enraciné dans la créature que ces dons l’ont augmenté : car elle trouve en elle-même de nouveaux charmes qu’elle n’y trouvait pas autrefois; elle s’enfonce, elle s’accroche à elle-même, s’approprie ce qui était à Dieu et, se familiarisant trop avec Lui, oublie l’esclavage dont Il l’a tirée et mille autres choses de cette nature. Il est vrai que Dieu pourrait l’en délivrer comme Il peut délivrer l’homme de son fond de concupiscence, mais Il ne le fait pas pour des raisons connues à Lui seul.

19. L’âme ainsi dépouillée des dons de Dieu perd un peu de l’amour d’elle-même et elle commence à voir qu’elle n’est pas si riche qu’elle croyait et que ses richesses sont à son Époux. Elle voit, dis-je, qu’elle en a abusé et consent qu’Il les garde et qu’Il les reprenne. Elle dit : «Je serai riche des richesses de mon Époux et quoiqu’Il les garde, nous serons toujours en communauté de biens : Il ne les perdra pas». Elle devient même bien aise d’avoir perdu ces dons de Dieu : elle se trouve déchargée, plus légère pour marcher. Enfin elle s’accoutume peu à peu à ce dépouillement, elle connaît qu’il lui a été utile et avantageux. Elle n’en a plus de chagrin. Elle s’ajuste du mieux qu’elle peut avec ses habits et comme elle est belle, elle se contente de ce qu’elle ne laissera pas de plaire à son Époux par ses agréments et par ses habits propres autant qu’elle faisait avec tous ses ornements.

SECTION DEUXIÈME. Second degré de dépouillement.

20. Lorsqu’elle ne pense plus qu’à vivre en paix dans cette perte et qu’elle voit clairement le bien qu’elle lui procure et le dommage qu’elle s’était causé par le mauvais usage qu’elle a fait [des dons qu’on lui a repris], elle est toute étonnée que l’Époux, qui ne lui avait donné trêves qu’à cause de sa faiblesse, vienne avec plus de violence lui arracher ses habits.

Ô pauvre âme, que ferez-vous à ce coup? C’est bien pis que l’autre fois, car ces habits sont nécessaires et il n’est pas de la bienséance de s’en laisser dépouiller. Oh! C’est alors que l’âme s’en défend tant qu’elle peut. Elle fait voir à son Époux les raisons qu’elle a pour ne pas aller ainsi nue : que cela lui serait honteux à Lui-même. «Hélas, dit-elle, j’ai perdu toutes les richesses que Vous m’aviez données, vos dons, la douceur de votre amour. Mais je pouvais encore faire des actions extérieures de vertus. Je faisais des charités. Je faisais l’oraison avec assiduité, quoique vous eussiez ôté vos grâces sensibles; mais de perdre tout cela, c’est à quoi je ne puis consentir. J’étais encore habillée selon ma qualité, et l’on me considérait encore dans le monde comme votre Épouse. Mais si je perds mes vêtements, cela Vous fera honte à Vous-même. - N’importe, pauvre âme, il faut consentir à cette perte. Vous ne vous connaissez pas encore. Vous croyez que vos habits sont à vous et que vous pouvez toujours vous en servir. - Mais je les ai acquis avec tant de soin. Vous me les avez donnés comme une récompense des travaux que j’ai soufferts pour vous.» N’importe : il les faut perdre.

21. L’âme, après avoir fait de son mieux pour les conserver, se sent dépouiller peu à peu. Tout lui devient insipide. Elle ne trouve plus de goût à rien, au contraire tout lui vient à dégoût et elle est mise dans l’impuissance de le faire. Autrefois elle avait des dégoûts, des peines, mais non des impuissances. Mais ici tout pouvoir lui est ôté. Les forces du corps et de l’âme lui manquent. Elle en perd même le souvenir longtemps. L’inclination lui en reste, qui est comme la dernière robe, qu’il faut perdre à la fin.

22. Ceci se fait très peu à peu et d’une manière pénible, parce que l’âme voit toujours que cela est venu par sa faute. Elle n’ose plus rien dire, car ce qu’elle dirait ne servirait qu’à irriter son Époux, dont la colère lui est plus rude que la mort. Elle commence à se connaître mieux, à voir qu’elle n’a rien à elle et que tout est à son Époux. Elle commence à entrer en défiance d’elle-même, elle perd peu à peu l’amour qu’elle avait pour elle-même. Mais elle ne se hait pas encore, car elle est toujours belle, quoique nue. Elle regarde de temps en temps l’Amant avec un regard pitoyable, mais elle ne dit pas un seul mot, elle s’afflige de son courroux. Il lui semble que ce serait peu d’être dépouillée, si seulement elle n’avait pas fâché son Époux et si elle ne s’était pas rendue indigne de porter ses habits nuptiaux.

23. Si elle avait été confuse la première fois qu’on lui ôta ses richesses, la confusion de se voir nue lui est infiniment plus sensible. Elle ne voudrait pas paraître devant son Époux, tant elle est honteuse. Cependant il faut rester et courir en cet état partout. Quoi ! Ne lui sera-t-il pas permis de se cacher? Non : il faut ainsi paraître en public. Le monde commence à en avoir moins d’estime. On dit : «Est-ce là cette âme qui faisait l’admiration des hommes et des anges? Voyez comme elle est déchue!» Sa confusion redouble par ces paroles, parce qu’elle connaît bien que son Époux l’a dépouillée justement. Elle fait ce qu’elle peut afin qu’Il l’a revête un peu, mais Il n’en fera rien après l’avoir ainsi dépouillée de tout, ce qui est une miséricorde infinie, car ses habits la satisfaisaient en la couvrant et l’empêchaient de voir ce qu’elle était.

24. C’est une chose bien étonnante pour une âme qui croyait être bien avancée dans la perfection, de se voir ainsi déchoir tout d’un coup. Elle croit que ce sont de nouvelles fautes, dont elle s’était corrigée, qui reviennent; mais elle se trompe : c’est qu’elle était cachée sous ses habits qui l’empêchaient de se voir telle qu’elle est. C’est une chose horrible qu’une âme ainsi nue des dons et grâces de Dieu, et l’on ne pourrait à moins d’expérience [savoir ni] croire ce que c’est.

SECTION TROISIÈME. Troisième degré du dépouillement.

25. Mais c’est encore peu, si elle conservait sa beauté : mais Il [l’Époux] la fait devenir laide et la fait perdre. Jusqu’ici, l’âme s’est bien laissé dépouiller des dons, grâces et faveurs, facilité au bien : elle a perdu toutes les bonnes choses, comme les austérités, le soin des pauvres, la facilité à aider le prochain, mais elle n’a pas perdu les divines vertus. Cependant ici [il] les faut perdre quant à l’usage : car pour la réalité, elles s’impriment plus fortement dans l’âme. Elle perd la vertu comme vertu; mais c’est pour la retrouver en Jésus-Christ.

Cette âme toute humiliée devient* toute superbe à ce qu’elle croit. Cette âme si patiente, qui souffrait si aisément toutes choses et qui en faisait ses plaisirs, trouve qu’elle ne peut rien souffrir. Les sens perdent leur économie et semblent vouloir se révolter. Elle ne peut ni se mortifier, ni se garder de rien par ses propres efforts comme auparavant et qui pis est, cette âme ainsi défigurée se salit à tout moment, à ce qu’elle croit : elle se blesse* avec les créatures. Elle se plaint avec l’Épouse que les sentinelles l’ont trouvée et l’ont navrée.

26. Je dois pourtant dire ici que les personnes de cet état ne font aucune faute volontaire. Dieu leur fait voir en général un si grand fond de corruption qui est en elles qu’elles diraient volontiers avec Job : Qui me donnera que je me cache dans l’Enfer jusqu’à ce que la colère de Dieu soit passée? Car il ne faut pas croire qu’ici ni dans la suite, Dieu permette que cette âme tombe dans aucun péché réel; et cela est si vrai que, quoiqu’elle paraisse à ses propres yeux la plus misérable des créatures, lorsqu’Il s’agit de se confesser, elle ne trouve aucune faute en détail qu’elle ait faite et s’accuse seulement qu’elle est pleine de misères et qu’elle n’a que des sentiments contraires à ses désirs. Il est de la gloire de Dieu qu’en faisant expérimenter à l’âme jusqu’au fond de sa corruption, Il ne la laisse pas tomber dans des péchés. Ce qui fait sa douleur si épouvantable, c’est qu’elle est comme accablée de la pureté de Dieu, et cette pureté lui fait voir jusques aux moindres atomes d’imperfection comme d’énormes péchés, à cause de la distance infinie qu’il y a entre la pureté de Dieu et l’impureté de la créature, de cet homme Adam pécheur. Elle voit qu’elle était sortie toute pure des mains de Dieu et qu’elle a contracté non seulement le péché d’Adam, mais encore mille et mille fautes actuelles, de sorte que sa confusion est au-dessus de tout ce qu’on peut exprimer. Ce qui fait que les hommes la méprisent, n’est point aucune faute particulière qu’ils remarquent en elle; mais c’est que, ne la voyant plus faire tout ce qu’elle faisait autrefois avec tant d’ardeur et de fidélité, ils jugent par là de son déchet : en quoi ils se trompent beaucoup.

Ceci doit servir pour la suite et pour tout ce qui peut être exprimé trop fortement et que ceux qui n’ont point l’expérience pourraient prendre en mauvaise part. Il faut remarquer encore quand je parle de corruption, de pourriture, de saleté, etc., que j’entends la destruction et la consomption du vieil homme par la conviction centrale et une expérience intime de ce fond d’impureté et de propriété qu’il y a en l’homme, qui le faisant voir à lui-même ce qu’il est en soi sans Dieu, le fait crier avec David : Je suis un ver et non pas un homme; et avec Job : Quand j’aurais été blanchi comme la neige et que la blancheur de mes mains éblouirait par son éclat, vous me feriez voir à mes yeux tout couvert d’ordure et mon vêtement aurait honte de me toucher.

27. Ce n’est donc pas que cette pauvre âme fasse les fautes qu’elle s’imagine de faire : car elle ne fut jamais plus pure dans le fond; mais c’est que les sens et les puissances étant sans soutiens, principalement les sens, ils errent vagabonds. De plus, comme la course de cette âme vers Dieu redouble et qu’elle s’oublie davantage elle-même, il ne faut pas s’étonner si, en courant, elle se salit par les endroits pleins de boue où il lui faut passer; et comme toute son attention est tournée vers son Bien-aimé, quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas à cause de son état de course, elle ne pense point à elle, elle ne songe pas où elle met ses pas. Cela est si vrai que cette âme qui se croit la plus criminelle de toutes les créatures ne fait pas une faute de volonté, quoiqu’elles lui paraissent toutes volontaires, mais bien de surprise : souvent même elle ne voit ses fautes que lorsqu’elles sont faites.

28. Elle crie à son Époux afin qu’Il lui tende la main; mais Il n’a garde de le faire, du moins d’une manière aperçue, quoiqu’Il la soutienne d’une main invisible. Cette âme pense quelquefois de mieux faire, mais c’est alors qu’elle fait plus mal : car le dessein de son Époux lorsqu’Il la laisse tomber, sans cependant qu’elle se blesse, est afin qu’elle ne s’appuie plus sur elle-même, qu’elle reconnaisse son impuissance, qu’elle entre dans un entier désespoir [d’elle-même] et qu’elle puisse dire : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus.

29. C’est ici que l’âme commence à se haïr véritablement et à se connaître, ce qu’elle ne ferait jamais si Notre Seigneur ne lui faisait sentir ce qu’elle est. Toutes les connaissances que l’on a de soi par lumière, de quelque degré qu’elles soient, n’ont pas le pouvoir de faire que l’âme se haïsse véritablement. Celui qui aime son âme la perdra et celui qui la hait, la sauvera. Il n’y a, dis-je, que cette expérience qui puisse faire véritablement connaître à l’âme son fond infini de misères. Toute autre voie ne peut donner une véritable pureté : si elle en donne, ce n’est qu’en superficie et non dans le fond, où l’impureté est cachée et non exprimée et sortie.

30. Ici Dieu va chercher jusque dans le plus profond de l’âme son impureté foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : Il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis Il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.

Lorsque l’âme sent cette puanteur, elle croit que c’est une nouvelle ordure et qu’elle se salit; et c’est une tout au contraire. Cette ordure y était et elle ne la voyait pas, elle ne la sent à présent que parce qu’on la lui ôte. Une personne qui aurait une apostume en quelque endroit n’en a pas de dégoût tant qu’on ne la lui ouvre pas; mais lorsque le chirurgien fait une incision et qu’il fait sortir le pus, le malade se plaint de la puanteur qui lui fait mal au cœur. Cette apostume était aussi puante lorsqu’elle était cachée et qu’elle était plus dangereuse, cependant on ne se plaignait pas de sa mauvaise odeur. On croit être sali parce qu’elle suppure, et c’est le contraire. Il est vrai que le dehors en est sali pour quelque temps; mais c’est afin que le dehors et le dedans soient purifiés dans la suite. Si Dieu ne faisait ainsi, l’amour propre, cette apostume effroyable, ne sortirait jamais, et plus elle serait couverte de beaux habits, plus aussi serait-elle enfoncée, et plus elle se tournerait au-dedans et gâterait sans qu’on s’en aperçût toutes les parties nobles.

31. Je dis donc que cette voie si abjecte, si pauvre, si sale, a seule le pouvoir de purifier radicalement; et sans elle on serait toujours sale, quoique l’on parût bien propre. Il faut donc que Dieu fasse sentir à l’âme ce qu’elle est jusqu’au fond. Cette grâce de foi, de dépouillement, s’attache toujours aux défauts les plus essentiels et les plus cachés dans l’amour-propre, à certains défauts mignons que la nature resserre, qu’elle conserve avec soin et que les autres ne voient pas comme des défauts : au contraire, ils paraissent vertus, de sorte qu’en les perdant, il semble que l’on perde la vertu. Car la vertu ne s’acquiert véritablement que par les tentations contraires, ainsi qu’il est écrit : Celui qui n’est pas tenté, que sait-il? Plus nous avons d’attache à une vertu, plus nous sommes exercés sur cette même vertu. Les défauts des autres voies sont connus plus superficiellement. Ceux que Dieu va chercher dans le plus intime de ces âmes passeraient pour perfections chez les autres, lesquelles ont en effet une prudence admirable, une sagesse grande, mille propriétés qu’elles conservent chèrement. Elles ont du courage : ce sont de grandes âmes. Mais celles-ci n’ont plus rien du tout. Ce n’est plus que faiblesse sur faiblesse, impuissance sur impuissance. On ne leur laisse pas la moindre propriété. Les autres vont par ce qui est et elles subsistent par quelque chose de grand : elles vont de sainteté en sainteté, et celles-ci vont par ce qu’elles n’ont pas. Aussi sont-elles bien éloignées de s’attacher à rien, ayant tout perdu : étant si laides et si sales, à quoi s’attacheraient-elles?

32. Les plus favorisées de ces âmes-ci, pour l’ordinaire, sont le rebut du monde : elles sont toujours contrariées. Ce que les autres font est admiré; mais pour elles, il semble qu’elles gâtent tout ce qu’elles entreprennent. Elles ne réussissent à rien et ne sont approuvées en rien. Enfin, il faut que, malgré elles, elles se rendent justice et qu’elles voient tout bien être en leur Époux et tout mal être en elles. On ne saurait croire, sinon par expérience, de quoi la nature abandonnée à elle-même est capable. Oui, oui, notre être propre abandonné à lui-même est pire que tous les diables*.

33. C’est pourquoi il ne faut pas croire que cette âme ainsi dans la misère soit abandonnée de Dieu. Elle n’en fut jamais mieux soutenue, mais c’est la nature qui est laissée un peu seule et qui fait tous ces ravages sans que l’âme y ait aucune part. Cette pauvre Épouse désolée courant çà et là après son Bien-aimé non seulement se salit beaucoup, comme j’ai dit, mais elle se blesse avec les épines qu’elle rencontre. Elle se fatigue si fort qu’il lui faut mourir et expirer dans sa course sans secours.

Le plus grand bien de l’âme en cette voie est que Dieu lui soit impitoyable et lorsqu’Il veut bien faire avancer une âme, Il la laisse courir jusqu’à la mort; s’Il l’arrête pour des moments (ce qui ravit et vivifie cette pauvre âme), c’est à cause de sa faiblesse et qu’Il craint qu’elle ne perde courage et que la lassitude ne l’oblige à se reposer.

34. Lorsqu’Il voit cela, Il la regarde pour un moment, et cette pauvre âme par ce regard se trouve prise et blessée de nouveau, mais d’une manière si forte qu’elle est hors d’elle-même et demeure comme défailli. Elle Lui dirait volontiers : «Hélas! Pourquoi m’avez-vous tant fait courir? Donnez-moi un peu de repos afin que j’avale ma salive. Qui me donnera que je Le trouve seul et que je Le mène dehors et que je le voie face à face!» Mais, hélas! lorsqu’elle croit Le tenir, Il s’enfuit derechef : Je L’ai cherché (dit-elle) et je ne L’ai point trouvé. Comme, par ce regard de l’Époux, l’âme est devenue plus amoureuse, elle redouble sa course afin de Le trouver. Cependant elle s’est arrêtée autant de temps que son regard a duré. C’est pourquoi l’Époux ne la regarde que le moins qu’Il peut et que lorsqu’Il voit qu’elle perd courage. Et si elle était assez forte, elle irait bien plus vite sans s’arrêter : si un voyageur pouvait toujours marcher sans besoin ni de repos ni de nourriture, il irait bien plus vite; mais il lui faut et l’un et l’autre à cause de sa faiblesse, et l’un et l’autre lui donnent de nouvelles forces qui lui sont données à cause de son besoin et que la nature défaillirait s’il en était privé. Il en est ainsi dans cette voie.

35. Cette âme* meurt donc ici véritablement à la fin de sa course, parce que toute force active lui manque pour courir : car quoiqu’elle ait été passive, elle n’avait pas pourtant perdu sa force active quoique elle ne lui parût pas à elle-même; l’attrait la faisait courir sans qu’elle le sût et connût. L’Épouse dit : Tirez-moi et nous courrons : elle court à la vérité, mais de quelle manière? C’est en perdant tout. C’est comme le soleil qui court incessamment sans sortir de son repos.

L’âme perd tout ici par le trépas mystique, pour courir sous un autre pôle ou pour mieux dire [c’est comme un soleil qui] s’éclipse de notre hémisphère, où il ne paraîtra plus, étant caché dans la mer. C’est là le sépulcre où l’âme éprouve une tout autre mort et sa puanteur, ainsi qu’il sera dit.

36. L’âme ici se hait si fort elle-même qu’elle ne se peut souffrir : elle n’a des yeux que pour se regarder de travers, elle n’a que du mal à dire d’elle. C’est alors qu’elle n’est rien ni devant Dieu ni devant les créatures, ni devant elle-même. Elle croit que c’est avec raison que l’Époux la traite de la sorte. Elle croit que c’est sa puanteur qui lui cause du dégoût. Elle ne voit pas que c’est tout le contraire : c’est pour la faire courir qu’Il fuit, c’est pour la purifier qu’Il semble la salir. Lorsque l’on met le fer dans le feu pour le purifier et lui faire perdre sa rouille, il paraît d’abord se salir et noircir, mais après on voit bien qu’il a été purifié. Il ne lui fait expérimenter ses faiblesses qu’afin qu’elle perde toute force et tout appui propre et que, désespérant de tout, Il la porte Lui-même et qu’elle se laisse porter : car quelque forte que soit sa course, elle marche en enfant, mais lorsqu’elle est en Dieu et que Dieu la porte, quoiqu’elle paraisse se reposer, ses démarches sont infinies, puisqu’elles sont celles d’un Dieu.

37. Cette âme voit encore les autres parées de ses dépouilles. Lorsqu’elle voit une sainte âme, elle n’ose l’aborder et elle la voit parée avec admiration de tous les ornements que l’Époux lui a ôtés. Mais, quoiqu’elle l’admire et qu’elle se sente enfoncée jusque dans l’abîme du néant, elle ne peut pas cependant désirer de les avoir, tant elle s’en trouve indigne. Elle croit que ce serait les profaner que de les mettre sur une personne si couverte de boue et d’infection. Elle se réjouit même de voir que, si elle fait horreur à son Bien-aimé, il y en a d’autres qui font ses délices. Elle est bien éloignée de la jalousie des commencements où elle Le voulait toujours garder et retenir : au contraire, elle est bien aise qu’Il ne la regarde pas afin qu’Il n’en ait pas mal au cœur et qu’Il prenne ses délices avec les autres, qu’elle croit fortunées d’avoir gagné les amours de son Dieu, car pour les ornements, quoiqu’elle les en voit parées, elle ne croit pas que ce soit cela qui les rende heureuses. Si elle trouve du bonheur pour elles à les en voir parées, c’est parce que ce sont les gages de l’amour de son Bien-aimé.

38. Lorsqu’elle se tient si petite auprès de ces âmes qu’elle regarde comme des reines, elle ne sait pas le bien que lui doit produire sa nudité, sa mort et sa pourriture. Il ne la rend nue que pour être son vêtement : Revêtez-vous de Jésus-Christ, dit saint Paul. Il ne la tue que pour être sa vie : Si nous sommes morts avec Jésus-Christ, nous ressusciterons avec Lui. Il ne l’anéantit que pour la transformer en Lui.

Cette perte de vertu ne se fait que peu à peu, ainsi que les autres pertes, et cet entraînement apparent au mal est involontaire, car ce mal qui rend ces âmes si sales à leurs propres yeux n’est point un mal véritable ni dangereux dont elles soient propriétaires, car ici elles n’ont ni de volonté propre ni d’arrêt à quoi que ce soit. Ce qui les salit sont des précipitations et promptitudes, qui ne font que passer et qui ne laissent pas de les remplir de confusion, ce sont certains défauts qui ne sont que dans les sentiments. Sitôt qu’une âme voit la beauté d’une vertu, elle tombe incessamment dans le vice contraire à ce qu’elle croit : par exemple, si elle aime la vérité, elle dit des paroles précipitées ou d’exagération, elle croit mentir à tout moment, quoiqu’en effet elle ne le fasse pas, ne parlant pas contre son sentiment. Si elle aime la douceur, une promptitude inopinée lui survient et il en est ainsi de toutes les autres vertus. Et plus les vertus sont de conséquence et que l’âme y tient plus fortement (parce qu’elles lui paraissent plus essentielles,) plus lui sont-elles arrachées [en cette manière] avec plus de force et de douleur.

SECTION QUATRIÈME. Entrée dans la mort mystique.

39. Cette pauvre âme après avoir tout perdu, doit enfin se perdre elle-même par un entier désespoir de tout ou plutôt doit mourir accablée de fatigues horribles*. L’oraison de ce degré est fort pénible parce que l’âme ne pouvant plus se servir de ses puissances dont l’usage lui est entièrement ôté, et Dieu ayant retiré un certain calme doux et profond qui la soutenait, elle reste comme ces pauvres enfants qui vont courant çà et là pour trouver de la nourriture sans trouver personne qui leur en donne. C’est ce qui fait qu’ici l’oraison paraît entièrement perdue, comme en ceux qui ne l’ont jamais faite, mais avec cette différence que l’on sent la peine de sa perte, parce que l’on a connu sa valeur par sa possession et que les autres n’en ont pas de peine parce qu’ils n’en connaissent pas le prix. Elle ne peut plus trouver de soutien dans les créatures et, si elle s’y sent courbée et portée, c’est par impétuosité sans cependant y trouver rien qui la satisfasse. Ce n’est pas que souvent elle ne s’égare et qu’elle ne voulût se jeter à corps perdu dans les choses qu’elle a goûtées autrefois, mais, hélas! elle y trouve tant d’amertume qu’elle s’en retire au plus vite, et il ne lui reste que la douleur de son infidélité.

40. L’imagination est entièrement détraquée et ne laisse presque point de repos. Les trois puissances de l’âme [l’entendement, la mémoire et la volonté] perdent peu à peu leur vie, en sorte que sur la fin elles n’en ont point du tout, ce qui est très pénible à l’âme et particulièrement à la volonté, qui avait appris de goûter un «je ne sais quoi» tranquille et doux, qui rassurait les autres puissances dans leur inaction et dans leurs morts et impuissances.

41. Ce je ne sais quoi, qui soutient dans le fond, est ce qui coûte le plus à perdre et que l’âme tâche avec plus de force à retenir; car d’autant plus est-il délicat, d’autant plus, lui paraît-il, divin et nécessaire, et elle consentirait aisément à ne se servir jamais des deux autres puissances ni même de la volonté d’une manière distincte et aperçue, pourvu que ce «je ne sais quoi», qui est son favori, lui demeure : car le moyen qu’une âme puisse subsister sans moyens, et sans ce moyen si pur qu’il semble que c’est la fin à laquelle tout aboutit et la récompense de tous les travaux? Car que veut une âme dans tous ses travaux, que d’avoir ce témoignage dans le fond qu’elle est un enfant de Dieu? Et toute la spiritualité se termine à cette expérience.

Cependant il le faut perdre comme le reste et ensuite entrer dans la funeste expérience de toutes les misères dont on est plein. Et c’est ce qui opère véritablement la mort de l’âme : car, quelque misère que puisse avoir l’âme, si ce «je ne sais quoi» qui fait la vie de l’âme, ne se perdait, elle ne mourrait pas; et aussi, si ce «je ne sais quoi» se perdait sans qu’elle sentît ses misères, elle se soutiendrait et ne mourrait jamais. Elle sait et comprend facilement qu’il faut passer de longues et effroyables ténèbres, qu’il faut perdre tout goût, tous sentiments, quelque délicats qu’ils soient. C’est pourquoi elle porte les privations des soutiens et des goûts avec force, surtout les personnes éclairées et savantes; mais de perdre un certain soutien presque imperceptible et tomber de faiblesse, tomber dans la misère et la boue, c’est à quoi l’on ne peut consentir parce que l’on n’y doit jamais consentir. C’est où la raison se perd. C’est où les frayeurs et les transes mortelles s’emparent du cœur, qui semble n’avoir de vie que pour sentir sa mort. C’est donc la perte de cet imperceptible moyen et l’expérience de ses misères qui causent la mort.

42. L’âme doit être bien fidèle, dans un temps si nu et si rude, pour ne point laisser ses sens se courber vers les créatures volontairement, cherchant du soulagement et du divertissement volontaire : je dis volontaire, car pour des mortifications et attentions [réfléchies] sur soi-même, ces âmes en sont incapables; et plus elles ont été mortifiées (ce qui paraissait mort aux non expérimentés), plus ont-elles de penchant vers le contraire sans s’en apercevoir, comme un fou qui va errant et vagabond partout; et si vous vouliez les retenir trop rigoureusement, outre que cela serait inutile, c’est que cette application au-dehors retarderait et empêcherait la mort.

43. Que faut-il donc faire? C’est d’observer de ne rien faire qui soulage les sens d’une manière criminelle et imparfaite, de les souffrir et de les récréer quelquefois en choses innocentes en charité, car comme ils ne sont pas capables de ce qui s’opère au-dedans, ce serait ruiner la santé et même les forces de l’esprit, et peut-être l’intérieur, que de les vouloir gêner. Il faut mépriser cela comme des enfances et n’être pas trop rigoureux en refusant les choses permises.

44. Ce que je dis est pour ce degré : car si l’âme en voulait user ainsi dans le temps de la force et vigueur de la grâce, elle ferait mal. Et même notre Seigneur tout plein de bonté fait bien voir Lui-même la conduite que l’on doit tenir, car dans les commencements, Il presse de si près les pauvres sens qu’Il ne leur donne aucune liberté; c’est assez qu’ils veuillent quelque chose pour les en arracher : un regard, une parole, la moindre satisfaction ferait souffrir infiniment, et Dieu fait cela pour tirer les sens de leur opérer imparfait, pour les faire entrer au-dedans et, en les sevrant au-dehors, Il les lie au-dedans d’une manière si douce qu’il ne leur coûte presque rien de se priver de tout; ils y trouvent même plus de douceur que dans la possession de toutes choses. Mais quand ils sont suffisamment purifiés et introvertis, Dieu qui veut tirer l’âme d’elle-même par un mouvement tout contraire, permet que les sens s’extrovertissent et se répandent vers le dehors, ce qui semble à l’âme une grande impureté. Cependant la chose est [alors] de saison et faire autrement, c’est se purifier autrement que Dieu ne veut, et se salir.

45. Cela n’empêche pas qu’il ne se fasse des fautes dans cette extroversion des sens, mais la confusion que l’âme en reçoit et la fidélité à en faire usage, fait le fumier où elle pourrit plus vite : Tout coopère en bien à ceux qui aiment. C’est aussi ici où l’on perd entièrement l’estime des créatures. Elles vous regardent avec mépris et disent : «N’est-ce pas là celle que nous admirions autrefois? Comment est-elle devenue ainsi défigurée et laide? ». Hélas, leur dit-elle : Ne me regardez pas par ma couleur noire, car c’est le soleil qui m’a ainsi décolorée. C’est ici qu’elle entre tout d’un coup dans le troisième degré, qui est d’ensevelissement et de pourriture.

Chapitre VIII. Troisième degré de la voie passive en foi nue

1. Le torrent, ainsi que nous l’avons dit, a souffert tous les bruits et les renversements imaginables. Il a été battu contre les rochers : ce n’était que chutes de rocher en rocher, mais il a toujours paru et on ne l’a point vu perdre. Il commence ici à se perdre de gouffre en gouffre. Il y avait encore un marcher, quoique si précipité, si confus et si rompu; mais ici il s’engouffre avec une impétuosité encore plus forte dans des trous. On est longtemps sans le voir, puis on l’aperçoit un peu, plus par son bruit que par la vue; mais il ne paraît que pour se précipiter de nouveau dans un gouffre plus profond. Il tombe d’abîme en abîme, de précipice en précipice, jusqu’à ce qu’enfin il tombe dans l’abîme de la mer où, perdant toute figure, il ne se trouve plus jamais, étant devenu la mer même.

2. L’âme après bien des morts redoublées expire enfin dans les bras de l’Amour, mais elle n’aperçoit pas ces mêmes bras. Elle n’est pas plus tôt expirée qu’elle perd tout acte de vie, pour simple et délicat qu’il fût : tout désir, inclination, penchant, choix, répugnances et contrariétés foncières. Plus elle s’approchait de la mort, plus elle s’affaiblissait et sa vie, quoique languissante et agonisante, était encore vie; et il pouvait encore rester à l’âme quelque espérance, quoique sa mort fût inévitable. Mais ici, il n’y en a plus. Il faut que le torrent s’abîme et qu’on ne l’aperçoive plus.

3. O Dieu, qu’est-ce que ceci? Ce qui n’était que des précipices devient des abîmes. L’âme tombe avec entraînement dans un abîme de misères d’où il n’y a nul jour de sortir. Au commencement, cet abîme est moindre; mais plus elle avance, plus elle en trouve de plus étranges, en sorte que c’est aller de mal en pis, car il est à remarquer que lorsque l’on commence un degré, il tient beaucoup de celui qui précède dans son commencement, et dans sa fin, il commence déjà beaucoup à se ressentir de celui qui doit suivre. Il faut aussi remarquer que chaque degré en renferme une infinité d’autres.

4. L’homme après sa mort, avant que d’être enseveli, est encore parmi les vivants : il a encore figure d’homme, quoiqu’il fasse peur. Cette âme aussi, dans le commencement de ce degré, a encore quelque figure de ce qu’elle était autrefois : il lui reste une certaine impression secrète et cachée de Dieu, comme il reste dans un corps mort une certaine chaleur qui s’éteint peu à peu. Cette âme se présente à l’oraison, à la prière, mais tout cela lui est bientôt ôté. Il faut perdre non seulement toute oraison, tout don de Dieu, mais Dieu même à ce qu’il paraît, et ne Le pas perdre pour un, deux ou trois ans, mais pour toujours. Toute facilité au bien, toute vertu active lui sont ôtées. Elle reste nue et dépouillée de tout. Le monde qui l’estimait autrefois tant commence à en avoir peur. On lui rend encore certains devoirs de bienséance, mais ce n’est que pour l’ensevelir, la cacher dans la terre et ne la plus voir.

 Il faut remarquer que ce n’est aucune faute visible qui produit le mépris des hommes, mais l’impuissance de pratiquer ce que l’on faisait autrefois avec tant de facilité : on passait les jours entiers à l’église ou dans la visite des pauvres malades, souvent même contre son devoir; on ne peut plus faire ces choses.

5. Elle sera bientôt, cette pauvre âme, dans un entier oubli. Peu à peu elle perd tellement toute chose qu’elle est toute pauvre. Les créatures la jettent dans la terre, puis on n’y pense plus. Tout le monde jette de la terre dessus et on la foule aux pieds. O pauvre âme, il faut que tu te voies faire tout cela. Si un corps se voyait enterrer, quelle peine n’aurait-il point? L’âme voit tout cela, et le voit avec frayeur, sans cependant y pouvoir mettre ordre. Il faut se laisser ensevelir, couvrir de terre et écraser de toutes les créatures.

6. C’est ici où sont les bonnes croix, et d’autant meilleures que l’âme croit mieux les mériter. Elle commence aussi à avoir horreur d’elle-même. Dieu la rejette si loin qu’Il paraît la vouloir abandonner pour toujours. Il faut, pauvre âme, que vous preniez patience et que vous demeuriez gisante dans le sépulcre.

7. Elle y demeure en paix, quoiqu’avec des horreurs terribles, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a pas d’apparence d’en sortir et qu’il y faut demeurer pour toujours; et aussi bien voit-elle que c’est le lieu qui lui est propre à présent, tout autre étant plus fâcheux pour elle. Elle fuit les créatures de bon cœur, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a plus rien à faire pour elle et qu’elles en ont de l’aversion. On parle mal d’elle. On ne la regarde plus que comme une charogne qui a perdu la vie de la grâce et qui n’est plus propre qu’à être enfoncée dans la terre.

8. L’âme porte son abjection. Mais, hélas, que cet état est encore doux! Et qu’il serait aisé de rester dans le sépulcre s’il ne fallait pas pourrir! Le vieil homme corrompt peu à peu : autrefois c’était des faiblesses, des défaillances; ici l’âme voit le fond de sa corruption qu’elle avait ignorée jusqu’alors, car il lui était impossible d’imaginer ce que c’est que l’amour propre et la propriété. Tout ceci se passe dans l’intime de l’âme sans que les sens y participent. O. Dieu, quelle horreur pour cette âme de se voir ainsi pourrir! Toutes les peines, les mépris et les contradictions des créatures ne la touchent plus. Elle est même insensible à la privation du soleil de Justice : elle sait qu’il n’éclaire pas dans les tombeaux. Mais de sentir sa corruption, c’est ce qu’elle ne peut souffrir. O. Dieu! Que ne souffrirait-elle pas plutôt? C’est cependant un faire le faut. Il faut expérimenter jusqu’au fond ce que l’on est. Mais ce sont peut-être des péchés? Dieu a horreur de moi. Mais que faire? Il faut souffrir, il n’y a point de remède.

9. Mais encore si je pourrissais sans être vue de Dieu, je serais contente; ce qui me fait peine est le mal de cœur que je Lui fais. Mais, pauvre désolée, que ferez-vous? Il vous doit suffire de n’aimer pas la corruption, mais de la porter. Encore ne savez-vous pas si vous ne la voulez pas : vous ne sauriez en juger vous-même. Les autres en jugent par la peine qu’elle vous cause.

10. Cette âme ainsi dans la corruption est si pleine d’horreur d’elle-même qu’elle ne peut se souffrir. La peine de souffrir sa propre puanteur est si forte qu’elle n’a plus de peine de tout ce qu’on lui pourrait faire au-dehors. Rien ne la touche plus. Elle se voit digne de tout mépris. Les autres ne la voient plus qu’avec horreur, mais cela ne lui fait point de peine, le mal de cœur qu’elle sent, et sa propre puanteur, lui faisant voir que l’on a raison. Et si elle voit des âmes vivantes en Dieu, elle se croit indigne d’en approcher : elle s’enfonce dans la pourriture comme dans le lieu qui lui est propre.

11. Elle n’a pas de peine que Dieu la rebute, car elle voit si clair le mériter que rien plus. Elle est même ravie qu’Il ne la regarde plus, qu’Il la laisse dans la pourriture et qu’Il donne aux autres toutes ses grâces, que les autres soient l’objet de ses actions et qu’elle ne cause que de l’horreur. Mais ce à quoi elle ne se peut résoudre, c’est que la mauvaise odeur de sa corruption monte jusqu’à Dieu. Elle ne voudrait pas pécher. N’importe, dit cette âme, que je pourrisse, que je sois le jouet de toutes les créatures, que je sois dans le fond de l’Enfer avec les démons, pourvu que je ne pèche pas. Elle ne pense plus à aimer ou à ne pas aimer. Elle s’en croit incapable. Il n’y a plus d’amour pour elle. Elle est devenue bien pis que dans le pur naturel, puisqu’elle est dans la corruption ordinaire au corps privé de vie.

12. Enfin peut-être que cette corruption durera peu? Hélas! C’est tout le contraire. Elle durera plusieurs années et ira toujours en augmentant, si ce n’est sur la fin que la pourriture devient poussière et que ce qui est cendre redevient cendre.

13. Ce pauvre torrent va comme un fou, d’abîme en abîme, de précipices en précipices. Cette âme va de pourriture en pourriture : tous ses membres sont attaqués presque en même temps. Il n’y a plus rien pour elle, plus de règlements, plus d’austérités. Il lui semble que tous les sens et toutes les puissances sont dans la confusion. Pauvre âme, que ferez-vous dans cet état? Il vous faut résoudre à être éternellement la pâture des vers. Votre propre conscience vous reproche l’état où vous êtes tombée. Quelle différence pour ce torrent de couler si agréablement dans la plaine ou de se précipiter dans des gouffres affreux? C’est pourtant son sort et sa destinée.

Enfin peu à peu l’âme s’accoutume à la corruption : elle la sent moins et elle lui devient naturelle, si ce n’est dans de certains moments qu’elle exhale une puanteur capable de la faire mourir si elle n’était pas immortelle. O pauvre torrent, n’étiez-vous pas mieux sur le haut de la montagne qu’à présent? Vous aviez quelque légère corruption, mais à présent, quoique vous courriez avec rapidité et que rien ne vous arrête, vous passez dans des lieux si sales, si corrompus de soufre, de salpêtre et de vilenies, que vous entraînez avec vous la méchante odeur!

14. Enfin cette pauvre âme commence à ne plus tant sentir sa puanteur, à s’y faire, à y demeurer en repos, sans espérance d’en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela, et ainsi ses membres, sa chair, tout elle-même s’anéantit et devient poussière. Et c’est alors que commence l’anéantissement, car auparavant, quelque puanteur qu’elle pût avoir, il restait [encore] des marques de l’humanité : un cadavre puant, un reste d’homme. Mais ici, il n’y a plus que de la cendre. L’âme ne souffre plus de la méchante odeur : elle est naturalisée à ces choses, elle ne voit plus rien, et elle est comme une personne qui n’est plus et qui ne sera plus jamais. Elle ne sait ni bien ni mal.

15. Autrefois elle se faisait horreur : elle n’y pense plus. Elle est dans la dernière misère sans en avoir plus d’horreur. Autrefois elle craignait encore la Communion, de peur d’infecter ou déshonorer Dieu : à présent, il lui semble qu’elle y va tout naturellement! Tout ce qui est de grâce se fait comme de nature et il n’y a plus rien, ni peine ni plaisir. Tout ce qu’il y a, c’est que ses cendres demeurent cendres en paix, sans espoir d’être jamais autre chose que cendres. Lorsqu’elle sentait sa puanteur, elle connaissait encore qu’elle pourrissait; mais ici elle est pourrie, et rien de dehors ni de dedans ne la touche plus.

16. Enfin, réduite dans le non-être, il se trouve dans ses cendres un germe d’immortalité qui se conserve sous cette cendre, et qui prendra vie dans sa saison. Mais elle n’a pas cette connaissance et ne pense pas se voir jamais revivre ni ressusciter.

17. La fidélité de l’âme en cet état consiste à se laisser ensevelir, enterrer, écraser, marcher, sans se remuer non plus qu’un mort; à souffrir sa puanteur dans sa fosse et à se laisser pourrir dans toute l’étendue de la volonté de Dieu, sans aller chercher de quoi éviter la putréfaction. Il y en a qui voudraient mettre du baume ou des senteurs pour ne point sentir la puanteur de leur corruption. Non, non : laissez-vous telles que vous êtes, pauvres âmes. Sentez votre puanteur : il faut que vous la connaissiez et que vous voyiez le fond infini de corruption qui est en vous. Mettre du baume n’est autre chose que de tâcher par quelques moyens vertueux et bons de couvrir la corruption et d’en empêcher l’odeur. Oh, ne le faites pas! Vous vous feriez tort. Dieu vous souffre bien : pourquoi ne vous souffririez-vous pas? Si vous y regardez de près, vous verrez même que ce que vous ferez pour détourner la puanteur est un état violent pour vous et qu’il vous est plus naturel et meilleur de la sentir.

18. Je crois que le directeur doit donner très peu ou point du tout de secours à cette âme, principalement si son esprit est d’une force assez raisonnable. Car si cela n’était pas, il faudrait la soutenir : autrement, elle pourrait se perdre par la pénétration de la peine, car la peine de la pourriture passe jusque dans la moelle de ses os. Les autres peines sont plus extérieures et ne pénètrent pas si avant. Mais pour les âmes fortes, moins elles sont secourues, soutenues et fortifiées, plus tôt sont-elles réduites en poussière. Ne leur portez donc pas compassion et laissez-les dans leurs ordures apparentes, qui font cependant les délices de Dieu, jusqu’à ce que, de ces cendres, renaisse une nouvelle vie.

19. L’âme réduite au néant y doit demeurer, sans vouloir, lorsqu’elle est poussière, sortir de cet état ni, comme autrefois, désirer de revivre. Il faut qu’elle demeure comme ce qui n’est plus, et c’est pour lors que le torrent s’abîme et se perd dans la mer pour ne se retrouver jamais en lui-même, mais pour devenir une même chose avec la mer*.

20. C’est pour lors que ce mort sent peu à peu sans sentir, que ses cendres se raniment et prennent une nouvelle vie; mais cela se fait si peu à peu qu’il semble que ce soit un songe et un sommeil où l’on a bien rêvé : c’est comme un ver qui se forme de la cendre et qui prend vie peu à peu. Et c’est ce qui fait le dernier degré qui est le commencement de la vie divine et véritablement intérieure, qui enferme des degrés sans nombre, et où l’on avance toujours infiniment, de même que ce torrent peut toujours avancer dans la mer et en prendre tant plus les qualités que plus il y séjourne.

Chapitre IX. Quatrième degré de la voie passive en foi. Vie divine.

1. Lorsque ce torrent commence à se perdre dans la mer, on le distingue fort bien un temps notable : on aperçoit son mouvement, et enfin peu à peu il perd toute figure propre pour prendre celle de la mer. L’âme tout de même, sortant de ce degré et commençant de se perdre, conserve encore quelque chose de propre; mais après quelque temps, elle perd tout ce qu’elle avait de propre. Ce corps dont la pourriture a été réduite en cendre, est encore poudre et cendre, mais si une personne avalait ces cendres, il ne resterait plus rien de propre et il en serait fait une même chose avec la personne qui les prendrait. L’âme jusqu’à présent, quelque morte et pourrie qu’elle ait été, a toujours conservé son être propre et ne l’a point perdu. Il n’y a qu’en ce degré qu’elle est véritablement tirée hors d’elle-même.

Tout ce qui s’est passé jusqu’à présent s’est passé dans la capacité propre de la créature : mais ici, cette créature est tirée de sa capacité propre pour recevoir une capacité immense en Dieu même. Et comme ce torrent (par exemple,) lorsqu’Il entre dans la mer, perd son être propre en sorte qu’il ne lui en reste plus rien, pour prendre celui de la mer, ou plutôt il est tiré de soi pour se perdre en la mer, de même cette âme perd l’humain pour se perdre dans le divin, qui devient son être et sa substance, non essentiellement, mais mystiquement. Alors ce torrent possède tous les trésors de la mer, et autant qu’il a été pauvre et misérable, autant est-il glorieux.

2. C’est donc dans ce tombeau que l’âme commence à reprendre vie et la lumière y paraît insensiblement. C’est alors qu’on peut dire avec vérité que ceux qui reposent dans les ténèbres ont vu une grande lumière; et que le jour s’est levé sur ceux qui demeuraient dans la région et dans l’ombre de la mort. Il y a une belle figure dans Ézéchiel de cette résurrection, où les ossements reprennent vie peu à peu; puis cet autre passage : Le temps est venu que les morts entendront la voix du Seigneur.

3. O âmes qui sortez du sépulcre, vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes tout étonnées qu’une force secrète s’empare de vous. Ces cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau. Cette pauvre âme, qui ne pensait plus qu’à demeurer en paix dans le sépulcre, reçoit une agréable surprise. Elle ne sait que croire et que penser. Elle croit que le soleil a dardé pour un peu ses rayons par quelque fente et ouverture, mais que ce n’est que pour quelque moment. Elle est bien plus étonnée lorsque elle sent cette vigueur secrète s’emparer plus fortement de toute elle-même et que peu à peu elle reçoit une nouvelle vie pour ne plus la perdre, (du moins autant que l’on peut être assuré en cette vie), ce qui n’arriverait pas sans la plus noire infidélité. Mais cette vie nouvelle n’est plus comme autrefois : c’est une vie en Dieu. C’est une vie parfaite. Elle ne vit plus, n’opère plus par elle-même; mais Dieu vit, agit et opère. Et cela va s’augmentant peu à peu, en sorte qu’elle devient parfaite de la perfection de Dieu, riche de sa richesse; elle aime de son amour.

4. L’âme sent bien que tout ce qu’elle avait eu autrefois, pour grand qu’il parût, avait été en sa possession. Mais à présent elle ne possède plus, mais elle est possédée. Et elle n’est plus et ne prend une nouvelle vie que pour la perdre en Dieu, ou plutôt elle ne vit que de la vie de Dieu, qui étant le principe de vie, cette âme ne peut manquer de rien. Quel gain n’a-t-elle point fait pour toutes ses pertes? Elle a perdu le créé pour l’incréé, le rien pour le tout : tout lui est donné, non en elle, mais en Dieu, non pour être possédé d’elle, mais pour être possédé de Dieu. Ses richesses sont immenses : elles sont Dieu même. Elle sent tous les jours sa capacité s’accroître et une largeur et étendue qui augmente chaque jour. Il semble que sa capacité devienne immense. Toutes les vertus lui sont redonnées, mais en Dieu.

5. Il faut remarquer que, comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande, comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense, n’ayant point d’autres bornes que la mer : il en participe toutes les qualités. L’âme devient forte, immense, ferme : elle a perdu tous les moyens, mais elle est dans la fin. Comme une personne qui marcherait sur la terre pour se perdre en mer, se servirait de ce moyen [de marcher] pour y arriver et le perdrait pour s’y abîmer.

6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais elle ne sait plus rien sinon que DIEU EST et qu’elle n’est plus, ne subsiste et ne vit plus qu’en Lui. Ici l’oraison est l’action et l’action est l’oraison. Tout est égal, tout est indifférent à cette âme, car tout lui est également Dieu.

7. Autrefois il fallait pratiquer la vertu pour faire les œuvres vertueuses. Ici toute distinction d’actions est ôtée, les actions n’ayant plus de vertus propres, mais tout étant Dieu à cette âme, l’action la plus basse comme la plus relevée, pourvu qu’elle soit dans l’ordre de Dieu et dans le mouvement divin, car ce qui serait de choix propre, s’il n’est dans cet ordre, ne ferait pas le même effet, faisant sortir de Dieu à cause de l’infidélité. Non que l’âme sorte de son degré ni de sa perte, mais seulement du mouvement divin qui rend toutes choses une et toutes choses Dieu, non par vue, application et pensée, mais par état, en sorte que l’âme est indifférente d’être d’une manière ou d’une autre, dans un lieu ou dans un autre : tout lui est égal et elle s’y laisse aller comme naturellement.

8. Cette vie est rendue comme naturelle et l’âme agit comme naturellement. Elle se laisse aller à tout ce qui l’entraîne, sans se mettre en peine de rien, sans rien penser, vouloir ou choisir, mais demeure contente, sans soin ni souci d’elle, n’y pensant plus, ne distinguant plus son intérieur pour en parler : l’âme n’en a plus. Il n’est plus question ni de recueillement ou de divagation : l’âme n’est plus au-dedans, elle est toute en Dieu. Il ne lui est plus nécessaire de s’enfermer dans son fond : elle ne pense plus à L’y trouver, elle ne L’y cherche plus. Comme si une personne était toute pénétrée de la mer, dedans et dehors, dessus et dessous, de tous côtés est la mer : elle n’aurait besoin ni d’un lieu ni d’un autre, mais de se tenir comme elle serait.

9. Aussi cette âme ne se met pas en peine de chercher ni de rien faire. Elle demeure comme elle est et cela suffit. Mais que fait-elle? Rien, rien et toujours rien. Elle fait tout ce qu’on lui fait faire. Elle souffre tout ce qu’on lui fait souffrir. Sa paix est toute inaltérable, mais toute naturelle. Elle est comme passée en nature. Mais quelle différence de cette âme à une personne toute dans l’humain? La différence est que c’est Dieu qui la fait agir sans qu’elle le sache et auparavant c’était la nature qui agissait. Elle ne fait ni bien ni mal, ce semble; mais elle vit contente, paisible, faisant d’une manière agile et inébranlable ce qu’on lui fait faire.

Dieu seul est son guide, car dans le temps de sa perte elle a perdu toute volonté : ici, l’âme n’en a plus de propre, et si vous lui demandiez ce qu’elle veut, elle ne le pourrait dire. Elle ne peut plus choisir. Tous désirs sont ôtés parce qu’étant dans le tout et dans le centre, le cœur perd toute pente, tendance et activité, comme il perd toute répugnance et contrariété. Ce torrent n’a plus de pente ni de mouvement. Il est dans le repos et dans la fin*.

10. Mais de quel contentement cette âme est-elle contente? Du contentement de Dieu, immense, général, sans savoir ni comprendre ce qui la contente, car ici tous sentiments, goûts, vues, notices particulières, quelque délicats qu’ils soient sont ôtés : rien ne touche l’âme, ni amour, ni connaissance, ni intelligence. Ce certain je ne sais quoi qui l’occupait autrefois sans l’occuper est ôté, et il ne lui reste rien.

Mais cette insensibilité est bien différente de celle de mort, sépulcre, pourriture : alors, c’était une privation de vie, de mouvement pour les choses, un dégoût, une séparation, une impuissance de mourant et une insensibilité de mort; mais ici, c’est une élévation au-dessus de ces choses, qui n’en prive pas, mais les rend inutiles. Un mort est privé de toutes les fonctions de la vie par une impuissance de mort ou par un dégoût de mourant, mais s’il est ressuscité glorieux, il est tout plein de vie sans moyens de se la conserver par usage de ses sens et, étant au-dessus de tous moyens par son germe d’immortalité, il ne sent pas ce qui l’anime quoiqu’il se voie en vie.

11. Je ne saurais mieux expliquer cela que par la mort. Lorsque l’on meurt, on sent la séparation de son âme d’avec le corps. Cette âme est-elle séparée, on ne sent plus rien, mais c’est sans vie et la mort fait la séparation de tout. L’homme ressuscite-t-il, il se sent revivifié. Lorsqu’il est réanimé, il éprouve en cet état que Dieu est l’âme de son âme, la vie de sa vie et d’une telle manière qu’il s’en rend le principe comme naturel, sans que l’âme le sente ou l’aperçoive à cause de son unité et intimité, s’il est permis de se servir de ce mot. L’âme sent bien qu’elle vit, agit, marche et fait toutes les fonctions de la vie, mais sans sentir son âme.

12. Lorsque nous avons quelque goût de Dieu, si délicat qu’il soit, que l’on connaît ses [sic] enfoncements, certaines langueurs, peines, amours, désirs, jouissance, ce n’est point ce degré ici, mais bien quelque autre, car ici Dieu ne peut être goûté, senti, vu, étant plus nous-mêmes que nous-mêmes, non distinct de nous. Si une personne pouvait vivre sans manger dans un grand dégoût, elle sentirait d’abord son dégoût, ensuite son impuissance de manger, mais elle ne sentirait pas de plénitude. Ici l’âme n’a de pente ni de goût pour rien. Dans l’état de mort et de sépulture, il en est bien ainsi, mais non pas de même. Là, c’est par dégoût et impuissance, mais ici c’est par plénitude et par abondance, comme si une personne pouvait vivre d’air, elle serait pleine sans sentir sa plénitude ni comment elle lui serait venue. Elle ne serait pas vide ni impuissance de manger, de goûter, mais hors de nécessité de manger, par plénitude, sans savoir comment l’air entrant par tous ses pores ferait une pénétration égale.

13. L’âme ici est en Dieu comme dans l’air qui lui est propre et naturel pour maintenir sa nouvelle vie, et elle ne Le sent pas plus que nous ne sentons l’air que nous respirons. Cependant elle est pleine et rien ne lui manque : c’est pourquoi tous désirs lui sont ôtés. La paix est grande, non comme dans les autres états. Dans l’état passé, c’était une paix inanimée, une certaine sépulture dont il sortait quelquefois des exhalaisons qui la troublaient. Dans l’état de poudre, elle était en paix, mais c’était une paix inféconde, semblable à un mort qui serait en paix dans les orages et les flots les plus mutinés de la mer : il ne les sentirait pas ni n’en aurait pas de peine, son état de mort le rendant insensible. Mais ici, c’est que l’âme est mise au-dessus, comme si, d’une montagne, elle voyait gronder les flots sans craindre leurs attaques, ou, si vous voulez, comme si on était dans le fond de la mer, lequel est toujours tranquille pendant que la superficie est en agitation. Les sens peuvent souffrir leurs peines, mais le fond est de même égalité, à cause que Celui qui le possède est immuable.

14. Ceci suppose la fidélité de l’âme, car en quelque état qu’elle soit, elle peut déchoir et retomber en elle-même. Mais ici l’âme fait des démarches presque infinies dans Dieu et elle peut avancer incessamment, de même que si la mer était sans fond, une personne qui y serait tombée s’enfoncerait jusqu’à l’infini et, allant toujours plus approfondissant cet Océan, plus en découvrirait-elle les beautés et les trésors. Il en est ainsi de cette âme en Dieu.*.

15. Mais que doit-elle faire pour être fidèle à Dieu? Rien, et moins que rien. Il faut se laisser posséder, agir, mouvoir sans résistance, demeurer dans son état naturel et de consistance, attendant tous les moments et les recevant de la Providence sans rien augmenter ni diminuer, se laissant conduire à tout sans vue ni raison, ni sans y penser, mais comme par entraînement, sans penser à ce qui est de meilleur et de plus parfait, mais se laissant aller comme naturellement à tout cela, demeurant dans l’état égal et de consistance où Dieu l’a mise, sans se mettre en peine de rien faire, mais laissant à Dieu le soin de faire naître les occasions et de les exécuter : non que l’on fasse des actes d’abandon ou de délaissement, mais on y demeure par état.

16. L’âme ne saurait agir pour peu que ce soit sans faire une infidélité : comme dans l’état de mort et de pourriture, elle doit se laisser pourrir sans rien faire et sans avoir envie de rien faire. L’homme qui expire, sent un dégoût de tout ce qui peut entretenir la vie, ensuite une impuissance d’en user; il meurt et tout lui devient inutile. Dans tous ces états, il faut bien de la fidélité pour se laisser dénuer, quitter la nourriture lorsque le dégoût en prend et laisser toutes choses dans le temps, quelque délicates qu’elles soient. Mais ici l’âme a tout sans rien avoir. Elle a la facilité pour tout ce qui est de son devoir, pour agir, dire et faire, non plus à sa manière, mais en la manière de Dieu. Ici la fidélité ne consiste pas à tout cesser comme celui qui est mort, mais à ne rien faire que par le principe vivifiant qui l’anime. Une âme en cet état n’a pente pour rien, mais elle se laisse aller comme on veut et ne fait rien qu’être comme on la met et sans s’en mettre en peine.

17. L’âme ne peut parler de son état, ne le voyant pas, mais bien des actions de vie qu’elle exerce, car, quoique il y ait alors bien des choses extraordinaires, elles ne sont plus comme dans les premiers états où la créature y avait quelque part (ce qui était être propriétaire); mais ici les choses les plus divines et miraculeuses sont comme toutes naturelles à l’âme, elle les fait sans y penser, et c’est le même principe qui la fait vivre qui les fait en elle et par elle. Elle a comme un pouvoir souverain sur les démons et même sur les esprits des personnes dont elle est chargée, mais tout cela hors d’elle. Comme elle n’est plus propriétaire, elle n’a plus de réserve et, si elle ne peut rien dire d’un état si sublime, ce n’est point qu’elle craigne la vanité, car cela n’est plus; ce n’est point non plus faute de lumière pour s’exprimer, comme dans les degrés inférieurs. C’est à cause que ce qu’elle a, sans rien avoir, passé toute expression par son extrême simplicité et pureté. Ce qui n’empêche pas qu’il ne se passe mille choses qui sont comme les accidents de cet état et qui n’en sont pas le fond, dont elle peut fort bien parler. Ces accidents sont comme les miettes qui tombent du festin éternel que l’âme commence dans le temps. Ce sont des bluettes qui font connaître qu’il y a là une source de feu et de flammes. Mais de parler de leur principe et de leur fin, elle n’en peut ni n’en veut rien dire, n’en ayant de connaissance qu’autant qu’il plaît à Dieu d’en donner dans le moment pour le dire et pour l’écrire.

L’âme ne voit-elle pas ses défauts ou n’en commet-elle point? Elle en commet et les connaît mieux que jamais surtout dans ce commencement de vie nouvelle. Ceux qu’elle commet sont bien plus subtils et délicats qu’autrefois. Elle les connaît mieux parce qu’elle a les yeux ouverts; mais elle n’en a pas de peine et ne peut rien faire pour s’en défaire. Elle sent bien, lorsque elle a fait une infidélité ou commis une faute, un certain nuage ou bien une poussière s’élever; mais elle retombe d’elle-même sans que l’âme fasse rien ni pour la faire tomber ni pour s’en nettoyer; outre que tous les efforts de l’âme seraient pour lors inutiles et ne serviraient même qu’à augmenter l’impureté, et l’âme sentirait fort bien que la seconde souillure serait pire que la première. Il ne s’agit point ici de retour, quelque simple qu’il puisse être, parce qu’en disant retour, on suppose éloignement; et si on est Dieu, il ne faut que demeurer en Lui. De même que, quand il s’élève quelque petit nuage dans la moyenne région de l’air, si l’air souffle, il agite les nuages et ne les dissipe pas; au contraire, il faut laisser au soleil de les dissiper lui-même : plus les nuages sont subtils et délicats, plus tôt le soleil les a dissipés.

18. Oh, si l’âme avait assez de fidélité pour ne se jamais regarder elle-même, quelles démarches ne ferait-elle pas! Ses vues propres sont comme de certains petits arbrisseaux qui soutiennent dans la mer et qui empêchent que l’on ne tombe plus avant tout autant que leur soutien dure : si les branches en sont très délicates, le poids du corps les abat et l’âme n’est arrêtée que des moments; mais si, par infidélité notable, l’âme se regardait volontairement et longtemps, elle serait arrêtée autant de temps que son regard durerait et sa perte serait très grande.

19. Les défauts de cet état sont certaines légères émotions, ou vues de soi, qui naissent et meurent dans le moment : certains vents de vue propre qui passent sur cette mer calme, font des rides, mais ces défauts se dissipent peu à peu et deviennent toujours plus délicats.

20. L’âme au sortir du tombeau se trouve, sans savoir comment cela s’est fait et sans y avoir pensé, revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ, non par vues distinctes ni pratiques, mais par état, les trouvant toutes dans l’occasion lorsqu’elle en a à faire, sans qu’elle y pense : comme une personne qui aurait un trésor enfermé, sans y penser le trouve dans le besoin. L’âme est surprise que, sans avoir réfléchi sur les états de Jésus-Christ ni sur ses inclinations depuis les dix, les vingt, les trente dernières années, elle les trouve imprimées en elle par état. Ces inclinations de Jésus-Christ sont la petitesse, la pauvreté, soumission et le reste des vertus de Jésus-Christ. L’âme trouve que tout cela se fait en elle, mais si aisément qu’il semble qu’elles lui soient devenues naturelles.

21. C’est alors que son trésor est en Dieu seul, où elle puise sans cesse et sans fin ce qui lui est propre sans le diminuer ni tarir. C’est alors que l’on est revêtu véritablement de Jésus-Christ, et c’est proprement Lui qui est agissant, parlant, conversant en l’âme, Notre Seigneur Jésus-Christ étant le principe de ses mouvements. C’est pourquoi le prochain ne l’incommode plus : son cœur s’élargit tous les jours pour le contenir. Elle n’a plus d’inclination ni pour l’action ni pour la retraite, mais pour être ce qu’on la fait être à chaque moment.

22. Comme l’âme peut faire ici des démarches infinies, je laisse à ceux qui en ont l’expérience, de les écrire, la lumière ne m’en étant pas donnée pour les degrés supérieurs et mon âme n’étant pas assez avancée en Dieu pour les voir ni les connaître. Ce que je dirai est qu’il est aisé de remarquer par la longueur des démarches qu’il faut que l’âme fasse pour arriver en Dieu, que l’on n’y est pas arrivé si tôt que l’on s’imagine, et que les âmes les plus spirituelles et les plus éclairées prennent la consommation de l’état passif de lumière et d’amour, pour la fin de celui-ci; et ce n’en est que le commencement. C’est pourquoi les âmes n’avancent pas, pour ne se pas laisser assez dénuer ou pour le faire trop tôt.

23. Tant que l’on trouve goût à quelque pratique ou prière, il ne la faut jamais quitter que le dégoût n’en vienne avec une certaine difficulté et peine de la faire : car d’attendre l’impuissance absolue, c’est attendre des miracles : Dieu les donne à certaines âmes qui n’ont pas la lumière du dénuement et qui n’ont personne pour les y conduire, leur faisant faire d’autorité absolue ce qu’elles ne connaissent pas.

24. Il faut remarquer que, dans la voie de lumière et d’amour passif, il y a des sécheresses, aridités, peines, ennuis; mais le tout n’est ni de la longueur ni de la qualité de celles que j’ai décrites dans la voie de foi nue. C’est pourquoi il faut prendre garde de ne s’y méprendre. C’est au directeur de juger de tout. Heureuse l’âme qui en trouve un expérimenté!

25. Il faut aussi remarquer que ce que je dis des inclinations de Jésus-Christ, se commence dès que la voie de la foi nue commence : quoique l’âme dans toute sa voie n’ait point de vue distincte de Jésus-Christ, elle a cependant un désir de s’y conformer. Elle désire la croix, la petitesse, la pauvreté; ensuite ce désir se perd; et il reste une pente, une inclinaison secrète pour les mêmes choses, qui va toujours de plus en plus s’approfondissant, se simplifiant, devenant tous les jours plus intime et plus cachée. Mais qui dit inclination, pente, tendance, quelque délicates qu’elles soient, dit une chose que l’on ne possède pas et qui est hors de nous. Mais ici les inclinations de Jésus-Christ sont l’état de l’âme, lui sont propres, habituelles et comme naturelles, comme choses non différentes d’elle, mais comme son propre être et comme sa propre vie, Jésus-Christ les exerçant Lui-même sans sortir de Lui et l’âme les exerçant avec Lui, en Lui, sans sortir de Lui, non comme quelque chose de distinct qu’elle connaît, voit, propose, pratique, mais comme ce qui lui est le plus naturel. Toutes les actions de vie comme la respiration, etc., se font naturellement, sans y penser, sans règle ni mesure, mais selon le besoin, et cela se fait sans vue propre de la personne qui les fait. Il en est ainsi des inclinations de Jésus-Christ en ce degré, qui va toujours en augmentant, plus l’âme est transformée en Lui et devenue une même chose avec Lui.

26. Mais n’y a t-il donc point de croix en cet état? Comme l’âme est forte de la force de Dieu même, Dieu lui donne plus de croix et plus pesantes; mais elle les porte divinement. Autrefois la croix la charmait, et elle l’aimait et la chérissait. À présent, elle n’y pense plus, elle la laisse aller et venir, et cette croix lui devient Dieu, comme le reste, ce qui n’empêche pas la souffrance, mais la peine, le trouble et l’occupation de la souffrance. Il est vrai que les croix ne sont plus croix, mais elles sont Dieu : aussi ne sanctifient-elles point, mais elles divinisent. Dans les autres états, la croix est vertu et se relève d’autant plus que les états s’avancent; ici, elle est Dieu pour l’âme, comme le reste, tout ce qui fait la vie de cette âme, tout ce qu’elle a de moment en moment lui étant Dieu.

27. L’extérieur de ces personnes est tout commun et l’on n’y voit rien d’extraordinaire*. Plus elles avancent, plus elles deviennent libres, n’ayant rien d’extraordinaire qui paraisse au-dehors qu’à ceux qui en sont capables. Ici tout se voit, sans voir, en Dieu tel qu’Il est. C’est pourquoi cet état n’est point sujet à la tromperie. Il n’y a point de visions, révélations, extases, ravissements, changements. Tout cela n’est point de cet état qui est fort au-dessus de tout cela. Cette voie est simple, pure et nue, ne voyant rien qu’en Dieu, comme Dieu le voit, et par ses yeux.

CONCLUSION de l’Auteur en forme de lettre à son confesseur :

Il ne m’est pas permis de poursuivre ici, tout manquant. Je crois avoir trop pris sur mes lumières naturelles. Vous les discernerez aisément. J’ai fait des réflexions, que peut-être c’était plus par nature que par grâce que j’ai eue instinct d’écrire; et je veux bien en faire ici ma confession et avouer franchement que j’ai même fait sur la fin quelques fautes, ayant retenu dans mon esprit certaines lumières qui m’étaient venues à l’oraison sur cet état, au lieu de les perdre. De plus, je n’ai rien distingué, en l’état où je suis, ce qui est naturel ou divin, ce qui est Dieu et ce qui est mien. Je prie Dieu de vous le faire connaître.

Je n’ai point lu ce papier après l’avoir écrit et j’ai été beaucoup interrompue. Lorsque j’avais laissé le sens à moitié, je relisais une ligne ou deux, ou quelques mots, pour poursuivre. Je ne sais si j’ai fait contre votre intention. Cela m’est arrivé quelquefois, mais je n’ai rien relu depuis. Je n’ai point pris garde aux états si j’ai tout dit de chacun ou si j’ai répété. Je laisse tout cela à vos lumières, priant Notre Seigneur de vous éclairer pour vous faire discerner le faux du vrai, et ce que mon amour propre aurait voulu mélanger avec ses lumières. 

SECONDE PARTIE

Chapitre I. Vie ressuscitée et divine

1. J’avais oublié à dire que c’est ici où la véritable liberté est donnée : non une liberté, comme quelques-uns s’imaginent, qui prive ou exempte de faire les choses (ce qui est plutôt une privation qu’une liberté, ces âmes se croyant libres parce qu’ayant du dégoût pour les choses bonnes, elles ne les pratiquent plus). La liberté dont je parle n’est pas de cette nature : elle a facilité pour toutes les choses qui sont dans l’ordre de Dieu et de son état, et elle les fait d’autant plus aisément qu’elle en a été privée longtemps et d’une manière plus pénible.

J’avoue que je ne comprends pas l’état ressuscité et divinisé de certaines personnes qui restent cependant toute leur vie dans l’impuissance et dans la perte de tout, car ici l’âme reprend une véritable vie. Les actions d’un homme ressuscité sont des actions de vie, et si l’âme après la résurrection demeure sans vie, je dis qu’elle est morte ou ensevelie, mais non ressuscitée. Pour être ressuscitée, l’âme doit faire les mêmes actions qu’elle faisait autrefois avant toutes ses pertes, et sans nulle difficulté; mais elle les fait en Dieu. Le Lazare après sa résurrection ne faisait-il pas toutes les fonctions de vie comme auparavant? Et Jésus-Christ après sa résurrection a voulu même manger et converser avec les hommes. C’est un exemple de ceci. Aussi ceux qui se croient en Dieu et qui sont gênés, qui ne peuvent faire oraison, je dis qu’ils ne sont pas ressuscités. Car ici, tout est rendu à l’âme au centuple.

2. Il y a une belle figure de cela dans Job, que je regarde comme un miroir de toute la vie spirituelle. Vous voyez comme Dieu le dépouille de ses biens, qui sont les dons et grâces; ensuite de ses enfants, qui est le dépouillement de ses puissances; des bonnes œuvres, qui sont nos enfants et nos productions les plus chères; ensuite, Dieu lui ôte la santé, qui est la perte des vertus, puis Il le fait pourrir, Il le rend un objet d’horreur et d’infection et de mépris. Il semble même que ce saint homme fasse des fautes et qu’il manque de résignation : il est accusé par ses amis d’être puni justement à cause de ses crimes; il ne reste aucune partie saine en lui. Mais après qu’il est pourri sur le fumier et qu’il ne lui reste que les os, qu’il est un cadavre, Dieu ne lui rend-Il pas tout, et ses biens et ses enfants et sa santé et sa vie?

Il en est de même après la résurrection : tout est redonné, avec une facilité admirable d’en faire usage sans se salir, sans s’y attacher, sans se l’approprier comme autrefois. On fait tout en Dieu et divinement, usant des choses comme n’en usant point. Et c’est où est la véritable liberté et la vie véritable : Si vous avez été semblables à Jésus-Christ en sa mort, vous le serez en sa résurrection. Est-ce être libre que d’avoir des impuissances, des restrictions? Non : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres, mais de sa liberté.

3. C’est ici où se commence la vie apostolique. Sans se nuire à soi-même, rien ne coûte de ce que Dieu veut, et si une personne est appelée à instruire, à prêcher, etc., elle le fait avec une facilité merveilleuse qui ne lui coûte rien, sans qu’il soit nécessaire de préparer ses discours, pouvant fort bien pratiquer ce que Notre Seigneur Jésus-Christ dit à ses disciples : qu’ils ne pensent point à ce qu’ils diront, mais que lorsqu’Il sera temps de parler, Il leur donnera une sagesse à laquelle nul ne pourra résister ni contredire.

Ceci n’est donné que tard et après qu’on a éprouvé des impuissances terribles, et plus elles ont été grandes, plus la liberté est grande. Mais il ne faut pas se mettre là de soi-même, car comme Dieu n’en serait pas le principe, cela n’aurait pas l’effet qu’on prétendrait. C’est là où l’on fait des conversions admirables sans y penser. On peut bien dire de cette vie ressuscitée que tous les biens sont donnés avec elle.

4. Dans cet état, l’âme ne peut point pratiquer la vertu comme vertu : elle ne peut pas même la voir ni la distinguer; mais les vertus lui sont devenues comme habituelles et naturelles en sorte qu’elle les pratique toutes sans les voir ni les connaître et sans y pouvoir faire aucune application et distinction*. Lorsqu’elle voit quelque personne dire des paroles d’humilité et s’humilier beaucoup, elle est toute surprise et étonnée de voir qu’elle ne pratique rien de semblable : elle revient comme d’une léthargie, et si elle voulait s’humilier, elle en serait reprise comme d’une infidélité, et même elle ne le pourrait faire, parce que l’état d’anéantissement par lequel elle a passé l’a mise au-dessous de toute humilité, car pour s’humilier, il faut être quelque chose, et le néant ne peut s’abaisser au-dessous de ce qu’il est. L’état présent qu’elle porte l’a mis au-dessus de toute humilité et de toute vertu par la transformation en Dieu : ainsi son impuissance vient et de son anéantissement et de son élévation.

5. C’est pourquoi ces âmes sont fort communes au-dehors, et n’ont rien qui les distingue des autres, si ce n’est qu’elles ne font de mal à personne, car pour l’extérieur, il est très commun. C’est ce qui fait qu’elles sont très peu connues; et c’est ce qui conserve leur état et les fait vivre en repos, sans soin ni souci de quoi que ce soit.

6. Elles ont une joie immense, mais insensible, qui vient de ce qu’elles ne craignent ni ne désirent ni ne veulent rien. Aussi rien ne peut ni troubler leur repos ni diminuer leur joie. David l’avait éprouvé lorsqu’Il dit : Tous ceux qui sont en vous, Seigneur, sont comme des personnes ravies de joie. Une personne ravie de joie ne se sent plus, ne se voit plus, ne pense plus à elle et sa joie, quoique très grande, ne lui est pas connue à cause de son ravissement.

7. L’âme est bien en effet dans un ravissement et une extase qui ne lui causent aucune peine, parce que Dieu a élargi sa capacité presque à l’infini. Les extases qui causent perte des sens, ne causent cela qu’à cause du défaut du sujet, et font pourtant l’admiration des hommes. Le défaut vient de ce que, Dieu tirant l’âme comme d’elle-même pour la perdre en Lui, mais que l’âme n’étant ni assez pure ni assez forte pour le porter, il faut ou que Dieu cesse de tirer l’âme, ce qui termine l’extase, ou que la nature succombe et meure, ainsi qu’il est arrivé bien des fois. Mais ici l’extase se fait pour toujours et non pour des heures, sans violence ni altération, Dieu ayant purifié et fortifié le sujet au point qu’il est nécessaire pour porter cette admirable extase.

Il me semble que lorsque Dieu sort hors de Lui-même, Il fait une extase; mais je n’ose dire cela de crainte de dire une erreur. Ce que je dirai donc est que l’âme tirée hors d’elle-même éprouve qu’il se fait en elle une extase, mais extase fortunée parce qu’elle n’est tirée d’elle-même que pour être abîmée et perdue en Dieu, quittant ses imperfections, ses qualités bornées et retirées pour participer à celles de Dieu.

8. O heureux rien, à quoi te termines-tu! O misères, pauvretés, fatigues, que vous êtes bien et trop bien récompensées! O bonheur qui ne se peut exprimer! O âme, quel gain n’avez-vous pas fait pour toutes vos pertes! L’auriez-vous cru, lorsque vous étiez dans la fange, dans la poussière, que ce qui vous faisait tant d’horreur vous eût dû procurer un bonheur si grand que celui que vous possédez? Quand on vous l’aurait dit, vous ne l’auriez pu croire. Apprenez à présent par votre propre expérience comme il fait bon s’en fier à Dieu et que ceux qui mettent en Lui leur confiance ne seront jamais confondus. O abandon, quel bien ne produis-tu pas dans une âme! Et quelles démarches ne ferait-elle point si elle te savait trouver dès le commencement! De combien de fatigues ne se délivrerait-elle pas si elle savait laisser faire Dieu !

9. Mais hélas, on ne veut point s’abandonner et s’en fier à Dieu! Ceux qui le font et qui croient y être si bien établis, ne sont abandonnés qu’en figure et non en réalité. On veut s’abandonner dans une chose et non dans une autre. On veut composer avec Dieu et se borner dans ce qu’on Lui laissera faire. On veut se donner, mais à telle et telle condition. Non : ce n’est point s’abandonner, c’est se figurer de l’être sans l’être. Un abandon* entier et total n’excepte rien, ne réserve rien, ni mort, ni vie, ni perfection, ni salut, ni Paradis ni Enfer.

O pauvres âmes, jetez-vous à corps perdu dans cet abandon : il ne vous en arrivera que du bien. Marchez en assurance sur cette mer orageuse, appuyées sur la parole de Jésus-Christ, qui a promis de prendre soin de ceux qui se perdront et s’abandonneront à Lui. Mais si vous vous enfoncez avec saint Pierre, croyez que c’est votre peu de foi.

Si nous avions la foi et que, sans hésiter, nous allassions tête baissée affronter tous les dangers, quel bien ne nous arriverait-il pas! Que craignez-vous? Cœur lâche, vous craignez de vous perdre. Hélas! Pour ce que vous valez, qu’importe! Oui, vous vous perdrez si vous avez assez de force pour vous abandonner à Dieu, mais vous vous perdrez en Lui. O heureuse perte! Je ne le saurais assez répéter. Que ne puis-je persuader à tout le monde cet abandon? Et pourquoi les prédicateurs prêchent-ils autre chose?

10. Mais, hélas, on est si aveugle que l’on regarde cela comme une folie, un défaut de prudence, une chose qui n’est propre qu’aux femmes ou aux esprits faibles; mais pour les grands esprits, cela est trop bas pour eux : il faut qu’ils se conduisent eux-mêmes avec leur mesure de prudence. Ce sentier leur est inconnu parce qu’ils sont sages et prudents à eux-mêmes, mais il est révélé aux petits qui savent se laisser anéantir et qui veulent bien être le jouet de la divine Providence, lui laissant tout pouvoir de les exercer et traiter comme elle veut, sans résistance, sans se mettre en peine du qu’en — dira-t-on. O qu’elle a de peine, cette prudence propre, à devenir rien et à ses propres yeux, perdant toute estime de soi-même à cause de sa corruption et à ceux des créatures voulant bien être le rebut d’elles.

On veut se maintenir pour glorifier Dieu à ce que l’on dit, mais c’est pour se glorifier soi-même. Mais vouloir être rien aux yeux de Dieu, demeurer dans un entier abandon, dans le désespoir même, se donner à Lui lorsque l’on est le plus rebuté, s’y laisser et ne se pas regarder soi-même lorsque l’on est sur le bord de l’abîme, c’est ce qui est très rare et c’est ce qui fait l’abandon parfait*.

11. Il s’écoule quelquefois dès cette vie quelque chose sur les puissances et sur les sens, qui est comme un épanchement de gloire du dedans; mais cela n’est pas ordinaire : c’est comme Jésus-Christ dans sa transfiguration. Ce qui est très éminent et une grande pureté.

Chapitre II. Paix, et liberté divine

1. L’âme, après être parvenue à un état divin, est, comme je l’ai déjà dit, un rocher immuable et inébranlable à toutes sortes d’épreuves et de coups, si ce n’est lorsque le Seigneur veut que cette âme fasse quelque chose contre l’ordinaire et l’usage commun : alors, si elle ne se rend pas au premier mouvement, Il lui fait souffrir une peine de contrainte à laquelle elle ne peut résister, et elle est contrainte, par une violence qu’elle ne peut expliquer, de faire ce qu’Il veut.

De dire les épreuves étranges qu’Il fait de ces âmes dans l’abandon parfait, qui ne Lui résistent en rien, c’est ce qu’il ne se peut et ne serait pas compris. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’Il ne leur laisse pas l’ombre d’une chose qui puisse se nommer ni en Dieu ni hors de Dieu.

Et Il les élève tellement au-dessus de tout par la perte de tout que rien moindre que Dieu Lui-même, ni au ciel ni en terre, ne saurait les arrêter. Rien ne peut les captiver, parce qu’il n’y a plus pour elles de malignité en quoi que ce soit, à cause de l’unité qu’elles ont avec Dieu, qui, en concourant avec les pécheurs, ne contracte rien de leur malice, à cause de sa pureté essentielle.

2. Ceci est plus réel que l’on ne peut dire; et cette âme participe à la pureté de Dieu ou plutôt toute pureté propre (qui n’est qu’une pureté grossière) ayant été anéantie, la seule pureté de Dieu en Lui-même subsiste dans ce néant, mais d’une manière si réelle que l’âme est dans une parfaite ignorance du mal et comme impuissante de le commettre. Ce qui n’empêche pas que l’on ne puisse toujours déchoir, mais cela n’arrive guère ici à cause du profond anéantissement où est l’âme qui ne lui laisse aucune propriété; et la seule propriété peut causer le péché, car qui n’est plus ne peut pécher.

3. Et cela est si vrai que les âmes dont je parle ont beaucoup de peine à se confesser, car lorsque elles veulent s’accuser, elles ne savent qu’accuser, que condamner, ne pouvant rien trouver en elles de vivant et qui puisse avoir voulu offenser Dieu, à cause de la perte entière de leur volonté en Dieu. Et comme Dieu ne peut vouloir le péché, elles ne le peuvent non plus vouloir. Si on leur dit de se confesser, elles le font, car elles sont très soumises, mais elles disent de bouche ce qu’on leur fait dire, comme un petit enfant à qui on dirait : «Il faut vous confesser de cela»; il le dit sans connaître ce qu’il dit, sans savoir si cela est ou non, sans reproche ni remords. Car ici l’âme ne peut plus trouver de conscience et tout est tellement perdu en Dieu qu’il n’y a plus chez elle d’accusateur : elle demeure contente, sans en chercher. Mais lorsque on lui dit : «Vous avez fait cette faute», elle ne trouve rien en elle qui l’ait faite; et si on dit : «Dites que vous l’avez faite», elle le dira des lèvres, sans douleur ni repentir.

4. Sa paix pour lors est si invariable et si inaltérable que rien au monde ni en tout l’enfer ne peut l’altérer un moment. Les sens sont toujours susceptibles des souffrances; et lorsque ils en sont accablés et que, comme des enfants, ils crient, si on demande à cette personne et qu’elle se sonde, elle ne trouvera rien en elle qui souffre : parmi des douleurs inconcevables, elle dit : «Je ne souffre rien», sans pouvoir dire ni avouer qu’elle souffre, à cause de l’état divin et de la béatitude qu’elle porte dans le centre ou partie suprême.

Et alors il y a une séparation si entière et si parfaite des deux parties, l’inférieure et la supérieure, qu’elles vivent ensemble comme étrangères qui ne se connaissent pas; et les peines les plus extraordinaires n’empêchent pas la parfaite paix, tranquillité, joie et immobilité de la partie supérieure, comme la joie et l’état divin n’empêche [nt] pas l’entière souffrance de l’inférieure, et cela sans mélange ni confusion en aucune manière.

5. Si vous voulez attribuer quelque chose à cette âme ainsi transformée et devenue Dieu, elle se défendra d’abord, ne pouvant rien trouver en elle qui puisse se nommer, affirmer, entendre; mais l’âme est dans une négation parfaite. C’est ce qui fait la différence des termes et les expressions qu’on a peine à faire entendre à moins que ces personnes ne soient ainsi.

Cela vient aussi de ce que cette âme, par son anéantissement, ayant perdu tout ce qu’elle avait de propre, Dieu subsistant en elle, elle ne peut se rien attribuer non plus qu’à Dieu, parce qu’elle ne connaît plus que Lui seul, dont elle ne peut rien dire.

6. Aussi tout est Dieu à cette âme : car ici il n’est plus question de voir tout en Dieu, car voir les choses en Dieu, c’est les distinguer en Lui. Par exemple, dans une chambre, je vois ce qu’il y a de différent de la chambre quoique renfermé en elle. Mais tout étant transformé dans la même chambre ou que tout fût ôté de la chambre, je ne verrais plus que la même chambre.

Toutes créatures célestes, terrestres, pures intelligences, tout disparaît et est évanoui, et il ne reste que Dieu même comme Il était avant la création. Cette âme ne voit que Dieu partout, et tout lui est Dieu : non par pensée, vue, lumière, mais par identité d’état et consommation d’unité, qui la rendant Dieu par participation, sans qu’elle puisse plus se voir elle-même, elle ne peut aussi rien voir partout. Ainsi cette âme serait aussi indifférente d’être toute une éternité avec les démons qu’avec les anges. Les démons lui sont comme le reste, et il ne lui est plus possible de voir un être créé hors de l’Être incréé, le seul Être incréé étant tout et en tout, tout Dieu aussi bien dans un diable que dans un saint, quoique différemment.

7. Mais cela est si réel qu’il est impossible que cette âme soit autrement. Aussi toutes les créatures la condamneraient que cela lui serait moins qu’un moucheron, non par entêtement et fermeté de volonté comme l’on s’imagine, mais par impuissance de se mêler de soi, parce qu’elle ne se voit plus. Vous demanderez à cette âme : «Mais qui vous porte à faire telle ou telle chose? C’est donc que Dieu vous l’a dit, vous l’a fait connaître ou entendre ce qu’Il voulait? - Je* ne connais rien, je n’entends rien, je ne pense pas à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu, et je ne sais plus ce que c’est que volonté de Dieu parce que la volonté de Dieu m’est devenue comme naturelle. -  Mais pourquoi faites-vous plutôt cela que ceci? - Je n’en sais rien. Je me laisse aller à ce qui m’entraîne. - Hé, pourquoi? - Il m’entraîne parce que n’étant plus, je suis entraînée avec Dieu et Dieu seul fait mon entraînement. Il va là, Il agit et je ne suis qu’un instrument que je ne vois ni ne regarde. Je n’ai plus d’intérêt distinct, parce que par ma perte j’ai perdu tout intérêt. Aussi ne suis-je capable d’entendre nulle raison ni d’en rendre aucune de ma conduite, car je n’ai plus de conduite. J’agis cependant infailliblement tandis que je n’ai point d’autre principe que le Principe infaillible.»

Et cet abandon aveugle est une chose d’état à l’âme dont je parle, parce qu’étant devenue une même chose avec Dieu, elle ne peut voir que Dieu : car ayant perdu toute dissemblance, propriété, distinction, il n’est ici plus question de s’abandonner, parce que pour s’abandonner, il faut être quelque chose et pouvoir disposer de soi.

8. L’âme dont je parle est par cet état perdue en Dieu avec Jésus-Christ, comme dit saint Paul, mêlée avec Lui comme ce fleuve dont j’ai parlé est mêlé dans la mer en sorte qu’il ne se trouve plus : il a le flux et reflux de la mer, non plus par choix et volonté et liberté, mais par état, parce que la mer immense ayant absorbé ses petites eaux bornées et rétrécies, il participe à tout ce que fait la mer, mais sans distinction de la même mer. C’est la mer qui l’entraîne, et cependant il n’est pas entraîné, puisqu’il a perdu tout son propre; et n’ayant point d’autre mouvement que la mer, il agit comme la mer même, non que par sa nature il ait ces qualités, mais c’est qu’en perdant toutes ses qualités propres, il n’en a plus d’autres que la mer, sans pouvoir être jamais autre que mer.

Ce n’est pas, comme j’ai dit, qu’il ne conserve tellement sa nature que, si Dieu le voulait, en un moment Il le tirerait de la mer, mais Il ne le fait pas. Aussi cette âme ne perd pas sa nature de créature et Dieu pourrait la rejeter de son divin sein, mais Il ne le fait pas. Cette créature, comme nous avons dit, agit donc comme divinement.

9. Mais, me dira-t-on, vous ôtez ainsi à l’homme sa liberté. Non, car il n’a plus de liberté que par un excès de liberté : parce qu’il a perdu librement toute liberté créée, il participe à la liberté incréée, qui n’est plus rétrécie, limitée, bornée pour quoi que ce soit; et cette âme est si libre et si large que toute la terre ne lui paraît qu’un point, sans en être enfermée. Elle est libre pour tout faire et pour ne rien faire. Il n’y a point d’état et de condition où elle ne s’accommode; elle peut tout faire et ne rien faire de ce qu’ils font.

10. O état, qui te pourra décrire et que pourrais-tu craindre et appréhender? Perte, mort, damnation? O. saint Paul, vous disiez : Qui pourra jamais nous séparer de la charité de Jésus-Christ? Nous sommes assurés que ni la mort, ni la vie, ni les puissances, etc., ne pourront nous en séparer. Or ce mot, nous sommes assurés, exclut tout doute. Hé, grand saint, où était votre certitude? Elle était dans l’infaillibilité de Dieu seul. On lit si souvent les Lettres de ce grand apôtre, ce Docteur mystique et on ne l’entend pas. Cependant toute la vie mystique, son commencement, son progrès et sa fin, sont décrits par saint Paul, et même la vie divine; mais on n’en a pas l’intelligence, et une personne à qui l’intelligence est donnée, les y voit plus clair que le jour.

11. O. si les hommes qui ont tant de peine à se laisser à Dieu, pouvaient éprouver ceci! Ils avoueraient que, quoique la voie qui y conduit soit extrêmement dure, un seul jour de cet état récompense bien tant d’années de peines. Mais par où Dieu conduit-Il là? Par des chemins tout opposés à tout ce que l’on s’imagine. Il édifie en abattant, Il donne la vie en tuant.

O. si je pouvais dire ce qu’Il fait et les inventions étranges dont Il se sert pour arriver ici! Mais* silence! Les hommes n’en sont pas capables, ceux qui y sont passés m’entendent. Ici il n’est plus besoin de lieu ni de temps. Tout est égal, tous lieux sont bons et si l’ordre de Dieu conduisait en Turquie, on s’y trouverait également bien, parce que tous moyens sont inutiles et infiniment outrepassés; étant dans la fin éminemment, il n’y a plus rien à chercher.

12. Ici tout est Dieu : Dieu est partout et en tout; et ainsi, cette âme est égale en tout. Son oraison est Dieu même, toujours égale, jamais interrompue, non que l’âme l’aperçoive autrement que par un état de consistance. Et si quelquefois Dieu fait rejaillir quelque écoulement de sa gloire sur ses puissances et sur ses sens, cela ne fait rien à ce fond qui demeure toujours le même. Marie, qui possédait cet état dans un degré le plus parfait qu’une créature le puisse avoir, était indifférente de rester sur la terre après l’Ascension de son Fils; et elle y serait restée toute l’éternité si tel eût été le bon plaisir de Dieu. Cette âme ne se soucie pas de la solitude ni du grand monde : tout lui est égal. Elle ne pense plus à être délivrée de ce corps pour être unie sans milieu : ici, elle est non seulement unie, mais transformée, changée en l’objet de son amour, ce qui fait qu’elle ne pense plus à aimer, car elle aime Dieu d’un amour-Dieu, et par état, quoique non pas inamissible.

Chapitre III. Déiformité.

1. Il me vient dans l’esprit une comparaison qui me paraît assez propre à ce sujet : c’est celle du grain qui est premièrement séparé du mauvais, ce qui marque la conversion et la séparation du péché. Après que ce grain est seul et pur, il faut qu’il soit moulu par l’affliction, croix et maladies, etc. Lorsque il est ainsi broyé et réduit en farine, il faut encore ôter, non l’impur, car il n’y en a plus, mais ce qu’il y a de grossier qui est le son. Et lorsque il ne reste plus que la fleur très fine et épurée de matière, on en fait du pain que l’on pétrit. Il paraît que l’on salit la farine, qu’on la noircit et la flétrit, qu’on lui ôte sa délicatesse et sa blancheur pour en faire une pâte qui paraît bien éloignée de la beauté de cette farine; ensuite on met cette pâte au feu. Or il faut qu’il en arrive autant à ces âmes. Mais après que ce pain est cuit, il sert à la bouche du Roi, qui non seulement se l’unit par l’attouchement, mais le mange, le digère, le consume et l’anéantit pour le changer en soi et le faire passer en sa substance.

Vous remarquerez que le pain a beau être touché et mangé même du Roi, qui est le plus grand avantage qu’il puisse recevoir, et sa fin, il ne peut cependant être changé en la substance du Roi s’il n’est anéanti par la digestion, perdant toute forme et qualité propre.

2. O que ceci exprime bien tous les états de l’âme : celui d’union, bien différent de la transformation où il faut nécessairement que l’âme, pour devenir une avec Dieu, transformée et changée en Lui, soit non seulement mangée, mais digérée, pour, après avoir perdu ce qu’elle avait de propre, devenir une même chose avec Dieu. Cet état est très peu connu, c’est pourquoi il ne s’en parle point. O état de vie! Que le chemin qui y conduit est étroit! O amour le plus pur de tous, puisque tu es Dieu même! O amour immense et indépendant, qui ne peut être rétréci par quoi que ce soit!

3. Cependant ces âmes paraissent des plus communes, ainsi que je l’ai dit, parce qu’elles n’ont rien à l’extérieur qui les différencie, qu’une liberté infinie qui scandalise souvent les âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes à qui, comme elles ne voient rien de meilleur que ce qu’elles ont, tout ce qui n’est pas ce qu’elles possèdent paraît mauvais. Mais la liberté qu’elles condamnent dans ces âmes si simples et si innocentes est une sainteté incomparablement plus éminente que tout ce qu’elles croient saint; et c’est en ce sens que s’entend ce passage qui dit que l’iniquité de l’homme vaut mieux que la femme qui fait bien, parce que les fautes apparentes de ces hommes, qui peuvent seuls porter la qualité d’hommes parmi les autres efféminés, valent mieux que ces efféminés, qui font le bien si faiblement, quoique si servemment en apparence; parce que leurs œuvres n’ont pas plus de force que le principe d’où elles partent, qui est toujours par l’effort (quoique beaucoup relevé et anobli) d’une faible créature. Mais ces âmes consommées dans l’unité divine, agissent en Dieu par un principe d’une force infinie; et ainsi leurs plus petites actions sont plus agréables à Dieu que tant d’actions héroïques des autres, qui paraissent si grandes devant les hommes.

4. C’est pourquoi les âmes de ce degré ne se mettent point en peine ni ne cherchent point à rien faire de grand, se contentant d’être comme elles sont à chaque moment*. O que faisiez-vous, Marie, sur terre après l’Ascension de votre Fils? Vous mettiez-vous en souci de convertir bien des âmes? De faire de grandes choses? Une telle âme fait plus, sans rien faire, pour la conversion d’un royaume, que cinq cents prédicateurs qui ne sont pas de cet état. Marie faisait plus pour l’Église ne faisant rien, que tous les apôtres ensemble. Ce n’est pas que Dieu ne permette souvent que ces âmes soient connues : non tout à fait, mais quantité de personnes leur sont adressées, à qui elles communiquent un principe vivifiant pour en gagner quantité d’autres à Jésus-Christ. Mais cela se fait sans soin ni souci, par pure providence.

O. si on savait la gloire que ces personnes, qui sont souvent le rebut du monde, rendent à Dieu! On en serait étonné et ravi. Car ce sont elles proprement qui rendent à Dieu une gloire digne de Dieu, sans penser à Lui en rendre, parce que Dieu agissant en elles en Dieu, Il tire de Lui-même en elles une gloire digne de Lui.

5. O combien d’âmes toutes séraphiques en apparence, sont éloignées de ceci! Mais dans cet état il y a, comme dans tous les autres, des âmes plus ou moins divines. La divine Marie a été privilégiée et, après elle, plusieurs y avancent plus ou moins, selon le dessein de Dieu; et ceux qui arrivent durant cette vie à cet état, n’y arrivent d’ordinaire que peu avant de mourir, si ce n’est par un dessein tout particulier de Dieu qui, voulant se servir d’elles et en faire des prodiges, les avance de cette sorte. Mais cela est si rare que rien plus.

6. Car Dieu les cache dans son sein et sous l’extérieur de la vie la plus commune, afin qu’elles ne soient connues qu’à Lui seul, quoique elles fassent ses délices. Ici les secrets de Dieu en Lui, et de Lui en ces pures créatures, sont manifestés, non en manière de parole, vue, lumière, mais par la science de Dieu qui demeure en Lui. Et lorsque il faut qu’une telle âme écrive ou parle, elle est de même étonnée que tout coule de ce fond divin sans qu’elle eût jamais pensé à posséder ces choses. Elle se trouve comme une science profonde, sans mémoire ni ressouvenir, comme un trésor inestimable que l’on ne remarque que lorsque on est obligé de le manifester, et c’est la manifestation pour les autres qui est la manifestation pour soi.

Lorsqu’une telle âme écrit, elle est étonnée qu’elle écrive des choses qu’elle ne connaît et ne croyait pas savoir, quoique elle ne puisse douter de les posséder en les écrivant. Il n’en est pas de même des autres, leurs lumières précédant leur expérience, parce que c’est comme une personne qui voit de loin les choses qu’il ne possède pas : il décrit ce qu’il a vu, connu, entendu, etc. Mais celle-ci est une personne qui renferme en elle-même un trésor : elle ne le voit qu’après la manifestation quoique elle le possédât.

7. Cela n’exprime pas encore bien ce que je veux dire. Dieu est dans cette âme, ou plutôt cette âme n’est plus : elle n’agit plus, mais Dieu agit, et elle est l’instrument. Dieu renferme en Lui tous les trésors, Il les fait manifester par cette âme aux autres, et elle connaît alors, en les tirant de son fonds, qu’ils y étaient, quoique sa perte ne lui eût jamais permis d’y réfléchir. Et je m’assure que toute âme de ce degré m’entendra, et saura très bien la différence de ces états. Le premier voit ces choses et en jouit comme nous jouissons du soleil, mais le second est devenu lui-même le soleil qui ne jouit ni ne pense à sa lumière.

8. Cet état est fort permanent, et il n’y a nulle vicissitude quant au fond qu’un avancement plus grand en Dieu. Et comme Dieu est infini, Il peut diviniser une âme toujours plus et cela en élargissant sa capacité. Marie, comme je l’ai dit ailleurs, était toute remplie de grâce au commencement de sa conception. Et ceci est bien découvert à l’âme. Elle était dans la plénitude de Dieu lorsque elle conçut le Verbe; et cependant elle croît presque à l’infini jusqu’à sa mort. Comment, si elle était pleine, comme l’ange l’en assure, pouvait-elle se remplir encore? C’est que Dieu élargissait chaque jour sa capacité, la perdant et dilatant en Lui, comme l’eau dont nous avons parlé, s’étend toujours plus à mesure qu’elle est plus perdue dans la mer, où elle s’abîme incessamment sans en sortir jamais.

Il en fait de même à ces âmes : toutes celles qui sont en ce degré ont Dieu, mais les unes plus, les autres moins. Elles sont toutes en plénitude, mais elles ne sont pas toutes en égale quantité de plénitude. Un petit vase plein est aussi bien rempli qu’un grand, mais il ne contient pas pareille quantité. Il en est de même de ces âmes : elles ont toutes la plénitude de Dieu, mais selon leur capacité de recevoir; et ainsi il y en a à qui Dieu accroît chaque jour cette capacité. C’est pourquoi plus les âmes vivent dans cet état divin, plus elles sont agrandies et leur capacité devient toujours plus immense, sans qu’il y ait rien à désirer ni à faire pour elles, car elles ont toujours Dieu en plénitude, Dieu ne laissant jamais un moment de vide en elles. À mesure qu’Il croît et élargit, à mesure Il remplit de Lui-même, comme l’air : une petite chambre est pleine d’air, mais une grande a plus d’air. Augmentez toujours cette chambre, à mesure, infailliblement, quoique imperceptiblement, l’air y entre toujours : de même sans changer d’état ni de disposition, et sans rien sentir de nouveau, l’âme augmente en plénitude et en largeur. Mais jamais la capacité de l’âme ne peut être accrue de cette sorte que par l’anéantissement, parce que jusqu’alors cette âme a une opposition à être étendue.

10. Il est bon d’expliquer ici une chose de conséquence qui est qu’il paraît une contrariété en ce que je dis, qu’il faut que l’âme soit anéantie pour passer en Dieu, et qu’elle perde ce qu’elle a de propre; et cependant, je parle de capacité, qu’elle retient.

Il y a deux capacités. L’une est propre à la créature et cette capacité est petite et bornée : lorsque elle est purifiée, elle est propre pour recevoir les dons de Dieu, mais non pas Dieu, parce que ce que nous recevons en nous est moindre que nous, comme ce qui est renfermé dans un vase est moins étendu, quoique plus précieux, que le vase qui le reçoit.

Mais la capacité dont je parle ici est une capacité de s’étendre et de se perdre toujours plus en Dieu après que l’âme a perdu sa propriété, qui la fixait en elle-même; et que n’étant plus arrêtée ni rétrécie, (parce que son anéantissement lui ôtant toute forme particulière, l’a disposée à s’écouler en Dieu de sorte qu’elle se perd et s’écoule en Celui qui ne peut être compris,) plus elle s’y abîme, plus elle s’étend et devient immense, participant à Ses perfections.

11. C’est une capacité de s’accroître et de s’étendre toujours plus en Dieu, y pouvant être de plus en plus transformée, comme l’eau étant jointe à sa source se mélange toujours plus avec elle. Dieu étant notre être original, Il nous a créés d’une nature propre à être unie et transformée et ne faire plus qu’un avec Lui.


Chapitre IV. Mouvements tous divins. Paix inaltérable

1. L’âme donc n’a rien à faire ici qu’à demeurer comme elle est, et suivre sans résistance tous les mouvements de son moteur. Tous les premiers mouvements de cette âme sont de Dieu et c’est sa conduite infaillible. Il n’en est pas de même aux états inférieurs, si ce n’est lorsque l’âme a commencée à goûter du centre; mais il n’est pas si infaillible, et qui garderait cette règle sans être dans l’état bien avancé se tromperait.

2. C’est donc la conduite de cette âme de suivre aveuglément et sans conduite les mouvements qui sont de Dieu, sans réflexion*. Ici toute réflexion est bannie et l’âme aurait peine, même quand elle voudrait, à en faire. Mais comme, en s’efforçant, peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut les éviter plus que toute autre chose, parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l’homme en lui et de le tirer de Dieu. Or je dis que, si l’homme ne sort point de Dieu, il ne péchera jamais; et s’il pèche, c’est qu’il en est sorti, ce qui ne se peut faire que par la propriété; et l’âme ne peut se reprendre que par la réflexion, qui serait pour elle un enfer pareil à ce qui arriva au premier ange qui, en se regardant avec complaisance et par préférence de ce qu’il devait à Dieu, s’aima et devint démon. Et cet état serait d’autant plus horrible que l’autre aurait été plus avancé.

3. On m’objectera à cela que l’on ne souffre donc rien en cet état. Non, quant au fond, mais bien dans les sens ainsi que je l’ai dit. Parce que, dira-t-on, pour souffrir, il faut réfléchir, et c’est la réflexion qui fait la partie principale et la plus douloureuse de la souffrance. Tout cela est vrai en certain temps et, comme il est réel que des âmes bien inférieures à celles-ci souffrent tantôt par réflexion tantôt par impression, je dis qu’il est aussi véritable que celles de ce degré ne pourront souffrir autrement que par impression. Ce qui n’empêche pas les douleurs d’être sans bornes et bien plus fortes que celles qui sont réfléchies, comme la brûlure de celui à qui l’on imprimerait le feu serait plus forte que celle d’un autre qui se brûlerait à la réverbération du feu.

4. On dit : mais Dieu les appliquera par réflexion pour les faire mieux souffrir. Dieu ne le fera pas par réflexion. Il pourra leur montrer en un instant ce qu’elles doivent souffrir, par une vue directe et non réfléchie sur elles-mêmes, comme les Bienheureux voient en Dieu ce qui est en Lui et ce qui se passe hors de Lui dans les créatures et en eux-mêmes, sans se regarder ni réfléchir sur eux, mais demeurant fermement attachés, abîmés et perdus en Dieu.

5. C’est ce qui trompe quantité de spirituels qui croient qu’on ne peut rien connaître ni souffrir que par réflexion. Tout au contraire, les connaissances et souffrances de cette manière sont bien petites en comparaison des autres.

6. Toute souffrance qui se distingue et connaît, quoique exprimée en des termes si exagérants, n’égale point celle de ces âmes qui ne connaissent pas leurs souffrances, et qui ne peuvent avouer ce qu’elles souffrent à cause de la grande séparation des deux parties. Il est vrai qu’elles souffrent des maux extrêmes, il est vrai qu’elles ne souffrent rien et qu’elles sont dans un contentement parfait. Je crois que si une telle âme était conduite en enfer, elle en souffrirait les cruelles douleurs de cette sorte, dans un contentement achevé, non contentement causé par la vue du bon plaisir de Dieu, mais contentement essentiel à cause de la béatitude du fond transformé; et c’est ce qui fait l’indifférence de ces âmes pour tout état. Cela n’empêche pas, comme j’ai dit, l’extrémité de la souffrance, comme l’extrémité de la souffrance n’empêche pas le bonheur parfait. Ceux qui l’auront éprouvé, le sauront bien comprendre.

7. Ce n’est point ici comme dans l’état passif d’amour, où l’âme est si remplie de suavité ou d’amour pour la souffrance et le bon plaisir de Dieu. Ce n’est point tout cela. C’est par une perte de volonté en Dieu, par un état de déification où tout est Dieu sans voir que cela soit ainsi. L’âme est établie par état dans son Bien Souverain, sans changement. Elle est dans la béatitude foncière où rien* ne peut traverser ce bonheur parfait lorsque il est par état permanent : car plusieurs l’ont passagèrement avant que de l’avoir par état permanent. Dieu donne, premièrement les lumières de l’état; ensuite Il donne le goût de l’état; enfin Il le donne par une notice confuse et non distincte; puis Il donne l’état d’une manière permanente et y établit l’âme pour toujours.

On me dira que l’âme étant établie dans l’état, il n’y a rien de plus pour elle. C’est tout le contraire : il y a toujours infiniment à faire du côté de Dieu et non de la créature. Dieu ne divinise pas tout à coup, mais peu à peu. Puis, comme j’ai dit, Il augmente la capacité de l’âme, qu’Il peut toujours déifier de plus en plus, Dieu étant un abîme inépuisable. O. Dieu, que Vous réservez de bien à ceux qui Vous craignent et qui Vous aiment! Et c’était la vue de cet état qui faisait écrier David si souvent après qu’il se fût purifié de son péché.

9. Ces âmes ne peuvent plus s’étonner, ni pour aucune grâce qu’on leur raconte, ni pour aucun péché que l’on puisse commettre, connaissant à fond et la bonté de Dieu qui cause l’une et la malice de l’homme qui est la source de l’autre. Toute la terre périrait qu’elles n’en auraient pas de peine, si Dieu ne leur imprimait cette même peine. Est-ce donc qu’elles ne sont plus jalouses de l’honneur de Dieu, puisqu’elles ne s’affligent plus des péchés qui se commettent? Non, ce n’est point cela. C’est qu’elles sont jalouses de la gloire de Dieu comme Dieu.

10. Dieu est nécessairement obligé d’aimer sa gloire plus que tout autre, et tout ce qu’Il fait en Lui et hors de Lui dans les autres, Il le fait par rapport à Lui. Cependant Il ne peut être fâché des péchés de tout le monde ni de la perte de tous les hommes, quoique, pour les sauver tous, Il se soit incarné et ait pris un corps passible et mortel, Il ait donné sa vie. Elles donneraient aussi mille vies pour les sauver, parce que Dieu, qui les a transformées, les fait participer à ses qualités, et qu’elles voient tout cela comme Dieu. Et quoique Dieu veuille véritablement le salut de tous les hommes, qu’Il leur donne à tous les grâces nécessaires pour le salut, quoique non pas toujours efficaces par leur faute, Il ne laisse pas de tirer sa gloire de leur perte, parce qu’il est impossible que Dieu permette chose au monde en quoi Il ne soit pas nécessairement glorifié, ou par justice ou par miséricorde. Ce n’est pas l’intention de celui qui L’offense et qui Lui rend un déshonneur actif : de la part de Dieu, il n’y a pas de déshonneur passif, et il faut nécessairement, contre la volonté de celui qui L’offense, que son péché retourne à la gloire de Dieu.

11. Quoique Dieu ne puisse être offensé de sa nature, celui qui L’offense mérite des punitions infinies, à cause de la volonté maligne qu’il a d’offenser cette Bonté infinie et de la déshonorer : et s’il ne le fait pas du côté de Dieu, il le fait toujours par son action et par sa volonté. Et cette volonté est si maligne que si elle pouvait ôter à Dieu sa divinité, elle la Lui ôterait. C’est donc cette volonté maligne de la part du sujet qui fait l’offense et non l’action : car si une personne dont la volonté serait perdue, abîmée et transformée en Dieu, était réduite par nécessité absolue à faire les actions du péché, comme certains tyrans ont fait à des vierges martyres, elles les feraient sans péché. Cela est clair.

12. Mais pour revenir, je dis que ces âmes ne peuvent avoir de peine du péché, parce que, quoique elles le haïssent infiniment, elles ne souffrent plus d’altération, le voyant comme Dieu le voit. Et quoique s’il fallait donner leur vie pour en empêcher un seul, si Dieu le voulait, ils la donneraient. Cela est sans actions, sans désirs, sans inclination, sans choix, sans empressement de leur part, mais dans une mort parfaite, ne voyant plus les choses que comme Dieu les voit et n’en jugeant plus que comme Dieu en juge.

ETTY HILLESUM


BIOGRAPHIE [Wikipedia]



Esther Hillesum est née le 15 janvier 1914 à Middelbourg dans une famille juive libérale. Son père, Louis Hillesum, est docteur en lettres classiques et proviseur du lycée de Deventer. Sa mère, Rebecca Bernstein, a fui les pogroms russes en 1907. Etty Hillesum a deux frères, Jaap qui étudiera la médecine et Mischa qui étudiera le piano. Elle obtient une maîtrise de droit en 1939 tout en poursuivant des études de russe. Le 10 mai 1940, les troupes nazies envahissent les Pays-Bas. Après une scolarité aboutie au lycée de Deventer en 1929, elle entame — sans passion — des études de droit public à Amsterdam et obtient une maitrise en 1939. Durant ces études, elle emménage chez l'expert comptable retraité Hans Wegerif qui héberge plusieurs étudiants et avec lequel elle entretient une relation jusqu'en 1942. Gravitant dans un milieu de gauche et contestataire, Hetty, qui est douée pour les langues, gagne sa vie en donnant des cours particuliers de russe.

Julius Spier

Le 3 février 1941, Etty Hillesum entreprend une thérapie avec Julius Spier que lui a présenté son logeur. Réfugié aux Pays-Bas en 1937 pour fuir les lois antisémites nazies, ce dernier pratique la « psycho-chirologie », une forme de thérapie que Carl Gustav Jung — dont il a été l'élève puis le collègue — lui a recommandé de développer. Il devient son maître spirituel, elle l'appelle « l’accoucheur de mon âme » sans qu'elle exprime clairement les motivations de cette thérapie.

Sur les recommandations de Spier, elle entame la rédaction d'un journal à partir du 9 mars 1941, au fil duquel on apprend qu'elle estime qu'il n'y a pas de personne plus malheureuse qu'elle sur Terre, qu'elle manque de confiance en elle et — « éprouv[ant la] pénible sensation d'un désir insatiable devant la beauté des êtres et du monde » — qu'elle connaît des moments dépressifs. Des relations complexes se tissent entre la jeune femme et le psychologue quinquagénaire : elle est à la fois sa cliente, son élève, sa secrétaire et son amie de cœur, et ils ne cessent de se défier pour se faire grandir mutuellement. Douze mois plus tard, elle écrit : « je pense que désormais je fêterai mon anniversaire le 3 février » et célèbre sa première année, la « plus belle année » de sa vie.

Persécutions nazies et mystique chrétienne

Dans son journal intime, elle relate la spirale inexorable des restrictions des droits et des persécutions qui amènent en masse les juifs néerlandais vers les camps de transit, puis vers la mort en déportation. D'innombrables notations font de ce texte, et de ses lettres de Westerbork, camp de transit situé au nord-est des Pays-Bas, où elle séjourna à plusieurs reprises, des documents historiques de premier plan pour l'étude de l'histoire des Juifs aux Pays-Bas pendant la guerre. Dans son journal, elle évoque aussi son évolution spirituelle qui, à travers la lecture, l'écriture et la prière, la rapproche du christianisme, jusqu'au don absolu de soi, jusqu'à l'abnégation la plus totale, tout en gardant, avec une admirable constance, son indéfectible amour de la vie, et sa foi inébranlable en l'humain, alors même qu'elle le voit journellement accomplir des crimes parmi les plus odieux. Au camp de Westerbork, elle est chargée d'enregistrer les noms des personnes qui partent en déportation. Elle y notera notamment celui de la carmélite juive Edith Stein.

Mort et postérité

Etty a deux frères, Jaap, interne en médecine au moment de sa déportation, et Mischa, pianiste dont les dons exceptionnels firent un moment espérer à la famille Hillesum qu'il échapperait au sort des Juifs. Mischa et les parents d'Etty succomberont comme cette dernière à Auschwitz en 1943. Jaap ne survivra pas à l'évacuation de Bergen-Belsen en 1945. Ce sont les écrits d'Etty qui donneront une postérité à cette famille, par leur grande valeur historique, spirituelle mais aussi littéraire.


SOURCE


Etty Hillesum UNE VIE BOULEVERSÉE

Journal 1941-1943 Traduit du néerlandais par Philippe Noble

suivi des LETTRES DE WESTERBORK

Traduites du néerlandais et annotées par Philippe Noble

Éditions du Seuil




JOURNAL JUILLET-OCTOBRE 1942 (EXTRAITS)

[…]

Vendredi 3 juillet 1942, 9 heures et demie du soir. C’est vrai, je suis toujours assise au même bureau, mais j’ai l’impression de devoir tirer un trait au bas de tout ce que j’ai écrit jusqu’ici pour continuer sur un ton nouveau. Quand on a une certitude nouvelle dans sa vie il faut lui donner un abri, lui trouver une place : ce qui est en jeu, c’est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus. «On» veut notre extermination totale, il faut accepter cette vérité, et cela ira déjà mieux. Aujourd’hui, j’ai ressenti pour la première fois un immense découragement, et je dois lui régler son compte. S’il nous faut crever, qu’au moins ce soit avec grâce — mais je ne voulais pas m’exprimer aussi crûment. Pourquoi ce découragement m’atteint-il seulement maintenant? Parce que j’ai des ampoules aux pieds d’avoir marché en ville par cette chaleur; parce que tant de gens ont les pieds meurtris depuis qu’ils n’ont plus le droit de prendre le tram; à cause du petit visage blême de Renate, obligée d’aller en classe à pied, une heure de marche à chaque trajet? Parce que Liesl fait des heures de queue pour s’entendre refuser des légumes verts? Pour infiniment de choses qui, prises séparément, sont des détails, mais constituent autant d’opérations de la grande guerre d’extermination qu’on nous a déclarée. Pour l’instant, tout le reste paraît encore grotesque et inimaginable : S. qui ne peut plus entrer dans cette maison pour rendre visite à son piano, à ses livres; et moi qui ne peux plus aller chez Tide, etc.*

Bon, on veut notre extermination complète : cette certitude nouvelle, je l’accepte. Je le sais maintenant. Je n’imposerai pas aux autres mes angoisses et je me garderai de toute rancœur s’ils ne comprennent pas ce qui nous arrive à nous, les Juifs. Mais une certitude acquise ne doit pas être rongée ou affaiblie par une autre. Je travaille et je vis avec la même conviction et je trouve la vie pleine de sens, oui, pleine de sens malgré tout, même si j’ose à peine le dire en société.

La vie et la mort, la souffrance et la joie, les ampoules des pieds meurtris, le jasmin derrière la maison, les persécutions, les atrocités sans nombre, tout, tout est en moi et forme un ensemble puissant, je l’accepte comme une totalité indivisible et je commence à comprendre de mieux en mieux — pour mon propre usage, sans pouvoir encore l’expliquer à d’autres — la logique de cette totalité. Je voudrais vivre longtemps pour être un jour en mesure de l’expliquer; mais si cela ne m’est pas donné, eh bien, un autre le fera à ma place, un autre reprendra le fil de ma vie là où il se sera rompu, et c’est pourquoi je dois vivre cette vie jusqu’à mon dernier souffle avec toute la conscience et la conviction possibles, de sorte que mon successeur n’ait pas à recommencer à zéro et rencontre

*. En vertu de l’interdiction faite aux Juifs d’entrer dans une maison « non juive ». Etty vivait d’ailleurs en constante infraction à cette règle, et se rendait même coupable de « Rassenschande » (relations amoureuses avec un non-Juif), « crime » passible de déportation immédiate.



moins de difficultés. N’est-ce pas une façon de travailler pour la postérité? […]

3 juillet 1942. […]

Autrefois je croyais devoir produire un certain nombre de pensées profondes par jour; aujourd’hui il m’arrive d’être une friche infertile, mais étendue sous un ciel vaste, haut et paisible. C’est mieux. Je me défie aujourd’hui de cette profusion de pensées jaillissantes, j’aime mieux être de temps en temps en friche et en attente. Il s’est passé énormément de choses en moi ces derniers jours, mais elles ont fini par se cristalliser autour d’une idée. Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine d’ores et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve amoindri pour autant. Je ne suis ni amère ni révoltée, j’ai triomphé de mon abattement, et j’ignore la résignation. Je continue à progresser de jour en jour sans plus d’entraves qu’autrefois, même en envisageant la perspective de notre anéantissement. Je ne me parerai plus de belles formules qui prêtent toujours à malentendu : «J’ai réglé mes comptes avec la vie, il ne peut plus rien m’arriver, d’ailleurs il ne s’agit pas de moi personnellement, peu importe qui meurt, moi ou un autre, l’important c’est que l’on meurt.»

Voilà ce que je dis souvent autour de moi, mais cela n’a pas beaucoup de sens et ne rend pas clairement ce que je veux dire — et au fond cela ne fait rien.

En disant : «J’ai réglé mes comptes avec la vie», je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie; regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie, par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et on enrichit sa vie. C’est ma première confrontation avec la mort. Je n’ai jamais très bien su comment appréhender la mort. À son égard je suis d’une virginité totale. Je n’ai encore jamais vu un mort. C’est incroyable : dans ce monde semé de millions de cadavres, à vingt-huit ans je n’ai encore jamais vu un mort!

[…]

Un peu plus tard. Si cette journée ne m’avait rien apporté (s’il n’y avait eu au dernier moment cette bonne et pleine confrontation avec la mort et l’anéantissement), je n’aurais eu garde d’oublier ce brave soldat allemand qui attendait au kiosque avec son sac de carottes et de choux-fleurs. Il avait commencé par glisser un billet dans la main de la jeune femme, dans le tramway; puis il y eut cette lettre qu’il faut absolument que je lise un jour. Il lui disait qu’elle lui rappelait la fille d’un rabbin qu’il avait soignée et veillée sur son lit de mort. Et ce soir, il est venu lui rendre visite*.

Quand Liesl m’a raconté cette histoire, je me suis dit tout de suite : «Ce soir il faudra prier aussi pour ce soldat allemand.» L’un des innombrables uniformes qui nous entourent a pris soudain un visage. Il est probable qu’il est parmi eux d’autres visages où nous pourrions lire un langage compréhensible pour nous. Il souffre lui aussi. Il

*. Cette histoire racontée de façon très allusive concerne Liesl Levie ; le soldat s’était apparemment offert à la ravitailler. Etty revient un peu plus loin sur cette anecdote.

n’y a pas de frontière entre ceux qui souffrent, on souffre des deux côtés de toutes les frontières et il faut prier pour tous. Bonne nuit.

Depuis hier j’ai encore vieilli, j’ai pris plusieurs années d’un coup et sens ma fin plus proche. Le découragement m’a quittée, me laissant plus forte qu’avant. En apprenant à connaître ses forces et ses faiblesses et à les accepter, on accroît sa force. Tout cela est très simple et s’impose à moi avec une clarté grandissante, et je voudrais vivre longtemps pour le faire partager avec la même évidence. Bonne nuit encore, pour de bon cette fois.

Samedi matin, 9 heures. De grands changements semblent s’opérer en moi, et je ne crois pas qu’il s’agisse simplement d’états d’âme.

La soirée d’hier a vu émerger une intuition nouvelle (si du moins l’on peut parler d’intuition à ce propos) et ce matin je ressentais une paix, une sérénité, une certitude que je n’avais plus connues depuis longtemps. Et tout cela m’est venu d’une petite ampoule au pied gauche.

[…]

C’est une expérience de plus en plus forte chez moi ces derniers temps : dans mes actions et mes sensations quotidiennes les plus infimes se glisse un soupçon d’éternité. Je ne suis pas seule à être fatiguée, malade, triste ou angoissée, je le suis à l’unisson de millions d’autres à travers les siècles, tout cela c’est la vie; la vie est belle et pleine de sens dans son absurdité, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter tout entière en soi dans son unité; alors la vie, d’une manière ou d’une autre, forme un ensemble parfait. Dès qu’on refuse ou veut éliminer certains éléments, dès que l’on suit son bon plaisir et son caprice pour admettre tel aspect de la vie et en rejeter tel autre, alors la vie devient en effet absurde : dès lors que l’ensemble est perdu, tout devient arbitraire.

À la fin de notre longue marche, une pièce accueillante nous attendait, nous offrant sa sécurité et un divan confortable où nous jeter après nous être débarrassés de nos chaussures; et un accueil chaleureux, et un panier de cerises que des amis avaient envoyé du Betuwe*. Avant, un bon déjeuner était la chose la plus naturelle du monde, aujourd’hui c’est une aubaine inespérée, et si la vie s’est faite plus rude et plus menaçante, elle est aussi plus riche dans la mesure où l’on a renoncé à ses exigences et où l’on accueille avec gratitude, et comme un don, du ciel, tout ce qui reste de bon. Du moins telle est ma réaction, et c’est aussi la sienne; nous nous étonnons parfois ensemble de n’éprouver ni haine, ni indignation, ni amertume — c’est une chose qu’on ne peut plus dire ouvertement en société, nous sommes probablement très seuls à penser ainsi. Tout en marchant, je savais qu’une maison

*. Région située à l’ouest de Nimègue, entre Rhin et Meuse.



amie nous attendait au bout du chemin, et je pensais au jour où ce serait fini, où l’on marcherait sur les chemins pour aboutir à la salle commune d’un baraquement. Je savais que c’était mon destin, non seulement le mien, mais celui de tous les autres, et je l’ai accepté.

[…]

Je sais que dans un camp de travail je mourrai en trois jours, je me coucherai pour mourir, et pourtant je ne trouverai pas la vie injuste.

Fin de la matinée. Enfiler une chemise propre est une sorte de fête. Et faire sa toilette au savon parfumé dans une salle de bains qui vous appartient pour une demi-heure. Je passe mon temps à prendre congé de tous les bienfaits de la civilisation, dirait-on. Et si bientôt je n’en jouis plus, je n’en saurai pas moins qu’ils existent et peuvent embellir la vie, et je les louerai comme un de ses bons côtés, même s’il ne m’est pas donné d’en profiter. Que j’en profite ou non, ce n’est tout de même pas cela qui importe!

Il faut assumer tout ce qui vous assaille à l’improviste, même si un quidam revêtant traîtreusement la forme d’un de vos frères humains fond droit sur vous au sortir d’une pharmacie où vous avez acheté un tube de dentifrice, vous tapote d’un index accusateur et vous demande avec un air d’inquisition : «Vous avez le droit d’acheter dans ce magasin?» Et moi de répondre, un peu timidement, mais avec fermeté et avec mon amabilité habituelle : «Oui, monsieur, puisque c’est une pharmacie.» — «Ah bon», fit-il, sec et méfiant, avant de passer son chemin. Je ne suis pas douée pour les répliques cinglantes. Je n’en suis capable que dans une discussion intellectuelle d’égal à égal. Devant la racaille des rues, pour appeler ces gens par leur nom, je suis totalement désarmée, livrée pieds et poings liés. Je suis confondue, attristée et étonnée que des êtres humains puissent se traiter ainsi, mais répliquer sèchement, clouer le bec à l’adversaire (même dans les limites de la bonne éducation) ne me viendra pas à l’esprit. Cet homme n’avait certainement aucun droit à me soumettre à cet interrogatoire. Encore un de ces idéalistes prêts à aider l’occupant à purger la société de ses éléments juifs. À chacun ses plaisirs dans la vie. Mais le choc de ces petites rencontres avec le monde extérieur est un peu dur à encaisser. Intérieurement, je n’ai pas le moindre intérêt à tenir tête crânement à tel ou tel persécuteur, et je ne m’y forcerai donc jamais. Ils ont bien le droit de voir ma tristesse et ma vulnérabilité de victime désarmée. Je n’ai nul besoin de faire bonne figure aux yeux du monde extérieur, j’ai ma force intérieure et cela suffit, le reste est sans importance.

(Dimanche) 8 heures et demie du matin. […]

Il y a du soleil sur le toit en terrasse et une orgie de cris d’oiseaux, et cette chambre m’entoure déjà si bien que je pourrais y prier. Nous avons tous les deux une vie agitée derrière nous, pleine de succès amoureux de part et d’autre, et il est resté là en pyjama bleu clair, assis au bord de mon lit, il a posé un moment sa tête sur mon bras nu, nous avons parlé et il est ressorti. C’est très touchant. Ni lui ni moi n’avons le mauvais goût d’exploiter une situation facile. Nous avons derrière nous une vie passionnée et débridée, nous avons visité toutes sortes de lits, mais à chacune de nos rencontres nous retrouvons la timidité de la première fois. Je trouve cela très beau et j’en suis heureuse. Maintenant je mets mon peignoir multicolore et je descends lire la Bible avec lui. Toute la journée je vais me tenir dans un coin de cette grande salle de silence qui est en moi. Je mène encore une vie très privilégiée. Je ne travaille pas aujourd’hui : ni ménage à faire ni leçons à donner. Mon petit déjeuner est tout prêt dans un sac en papier et Adri va nous apporter notre déjeuner. Je reste immobile, un peu lasse, dans un coin de mon silence, assise en tailleur comme un Bouddha et avec le même sourire, un sourire intérieur, s’entend.

[…]

10 heures du soir. Encore un mot, un seul : chaque minute de cette journée a été engrangée en moi en un clin d’œil, la journée est conservée en moi comme une totalité parfaite, un souvenir réconfortant où l’on viendra puiser un jour, une réalité que l’on portera en soi, constamment présente. Chaque phase de cette journée était suivie d’une nouvelle phase qui faisait pâlir tout le reste. On ne doit se fixer psychologiquement ni dans l’espoir de la survie, ni dans l’attente de la mort. Toutes deux sont présentes comme éventualités extrêmes, mais ni l’une ni l’autre ne doit nous requérir totalement. Ce qui importe, ce sont les urgences du quotidien. Nous parlions hier soir des camps de travail. Je disais : «Je n’ai pas d’illusion à me faire, je sais que je mourrai au bout de trois jours, parce que mon corps ne vaut rien.» Werner pensait la même chose de lui-même. Mais Liesl a dit : «Je ne sais pas, mais j’ai le sentiment que je m’en sortirais quand même.» Je comprends très bien ce sentiment, je l’avais moi-même avant. Un sentiment de force, de ressort indestructible. Je ne l’ai d’ailleurs pas perdu, dans son principe il est toujours là. Mais il ne faut pas le prendre non plus en un sens trop matérialiste. Il ne s’agit pas de savoir si ce corps privé d’entraînement tiendra le choc, c’est relativement peu important; même si l’on doit connaître une mort affreuse, la force essentielle consiste à sentir au fond de soi, jusqu’à la fin, que la vie a un sens, qu’elle est belle, que l’on a réalisé toutes ses virtualités au cours d’une existence qui était bonne. — Non, je ne peux pas l’exprimer ainsi, je retombe toujours dans les mêmes mots.

[…]

Lundi matin, 11 heures. […]

… je me blottissais doucement, légèrement contre lui, rien en apparence ne distinguait ce moment d’innombrables autres moments de ma vie, mais j’ai eu tout à coup l’impression qu’un grand ciel se déployait autour de nous comme dans une tragédie grecque : un instant tous mes sens se sont brouillés, j’étais avec lui au milieu d’un espace infini traversé de menaces, mais aussi d’éternité. Peut-être était-ce hier le moment où un grand changement s’était accompli en nous pour de bon. Il restait adossé au mur et dit d’un ton presque plaintif : «Ce soir je dois écrire à mon amie, ce sera bientôt son anniversaire, mais que lui dire? L’envie et l’inspiration me manquent également.» Je lui ai dit : «Tu devrais commencer à essayer de lui faire accepter l’idée qu’elle ne te reverra plus, tu devrais lui donner des points de repère pour sa vie sans toi. Tu devrais lui montrer comment vous avez continué à vivre ensemble toutes ces années malgré la séparation physique, et lui rappeler qu’elle a le devoir de continuer à vivre dans l’esprit que tu as défini — ainsi elle conservera au monde un peu de ton esprit, et c’est cela qui importe en fin de compte.» Voilà le genre de propos qu’on se tient en ce moment, et ils ne paraissent même plus irréels : nous sommes entrés dans une nouvelle réalité et tout a pris d’autres couleurs, d’autres accents.

[…]

On envoie même des filles de seize ans dans les camps de travail. Nous autres, leurs aînées, nous devrons les prendre sous notre garde quand le tour des filles de Hollande sera venu. Hier soir, j’ai eu brusquement envie de dire à Han : «Sais-tu qu’on prend même des filles de seize ans?» Mais je me suis retenue en pensant : pourquoi ne pas être bonne pour lui aussi, pourquoi l’accabler encore un peu plus? N’ai-je pas la force d’assumer seule la situation? Tout le monde doit savoir ce qui se passe, c’est vrai, mais ne faut-il pas aussi avoir des égards pour les autres, et se retenir de leur imposer un fardeau qu’on peut très bien porter tout seul?

Il y a quelques jours encore, je pensais : le pire, pour moi, sera d’être privée de papier et de crayon pour faire le point de temps à autre — pour moi c’est une absolue nécessité, sinon à la longue, quelque chose éclatera en moi et m’anéantira de l’intérieur.

Aujourd’hui j’ai une certitude : quand on commence à renoncer à ses exigences et à ses désirs, on peut aussi renoncer à tout. Je l’ai appris en l’espace de quelques jours. Je pourrai peut-être rester ici encore un mois, avant que cette entorse à la réglementation ne soit découverte*. Je vais mettre de l’ordre dans mes papiers; chaque jour je dis adieu. Le véritable adieu ne sera plus alors qu’une

*. Etty fait allusion au fait qu’elle partage la maison d’une famille non juive et envisage soit son déménagement forcé pour le quartier juif (qui n’eut jamais lieu), soit sa déportation.



petite confirmation extérieure de ce qui se sera accompli en moi de jour en jour.

Je suis dans des dispositions singulières. Est-ce bien moi qui écris ici avec autant de paix et de maturité? Et saura-t-on me comprendre si je dis que je me sens étonnamment heureuse, non pas d’un bonheur exalté ou forcé, mais tout simplement heureuse, parce que je sens douceur et confiance croître en moi de jour en jour? Parce que les faits troublants, menaçants, accablants qui m’assaillent ne produisent chez moi aucun effet de stupeur? Parce que je persiste à envisager et à vivre ma vie dans toute la clarté et la netteté de ses contours. Parce que rien ne vient troubler ma façon de penser et de sentir. Parce que je suis capable de tout supporter et de tout assumer et que la conscience de tout le bien qui a existé dans la vie, dans ma vie, loin d’être refoulée par tout le reste, m’imprègne chaque jour un peu plus. J’ose à peine continuer à écrire; c’est étrange, on dirait que je vais presque trop loin dans mon détachement de tout ce qui, chez la plupart, produit un véritable abrutissement. Si je sais, si je sais avec certitude que je vais mourir la semaine prochaine, je suis capable de passer mes derniers jours à mon bureau à étudier en toute tranquillité; mais ce ne serait pas une fuite : je sais maintenant que vie et mort sont unies l’une à l’autre d’un lien profondément significatif. Ce sera un simple glissement, même si la fin, dans sa forme extérieure, doit être lugubre ou atroce.

[…]

Mardi 7 juillet, 9 heures et demie du matin. […]

Quant à moi, je sais qu’on doit se défaire même de l’inquiétude qu’on éprouve pour les êtres aimés. Je veux dire ceci : toute la force, tout l’amour, toute la confiance en Dieu que l’on possède (et qui croissent si étonnamment en moi ces derniers temps), on doit les tenir en réserve pour tous ceux que l’on croise sur son chemin et qui en ont besoin. «Je me suis dangereusement accoutumé à votre présence», disait-il hier. Dieu sait si moi aussi, je me suis «dangereusement accoutumée» à la sienne! Et pourtant je devrai me détacher de lui aussi. Je veux dire : mon amour pour lui doit être un réservoir de force et d’amour à donner à tous ceux qui en ont besoin; à l’inverse, l’amour et la sollicitude qu’il m’inspire ne doivent pas me ronger au point de me priver de toutes mes forces. Car même cela, ce serait de l’égoïsme. Et même dans la souffrance on peut puiser de la force. Et mon amour pour lui peut suffire à me nourrir toute une vie, et d’autres avec moi. Il faut aller jusqu’au bout de sa logique. On pourrait dire : je puis tout supporter jusqu’à un certain point, mais s’il devait lui arriver quelque chose ou que je doive le quitter, ce serait trop, je n’en supporterai pas plus. Or on doit toujours pouvoir continuer. Aujourd’hui c’est tout l’un ou tout l’autre : ou bien on en est réduit à penser uniquement à soi-même et à sa survie en éliminant toute autre considération, ou bien l’on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente, il consiste à continuer à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer, au lieu de sombrer dans le chagrin et l’amertume. Je me sens toujours dans des dispositions étranges. Je pourrais presque dire : il me semble que je plane au lieu de marcher, et pourtant je suis en pleine réalité et je sais parfaitement ce qui est en jeu.

[...)

Je partage la souffrance de ceux que je vois en ce moment tous les soirs et qui, la semaine prochaine, travailleront dans l’un des endroits les plus menacés de la terre, dans une usine d’armement ou Dieu sait où — si du moins on les laisse encore travailler. Mais j’enregistre le plus petit geste, la moindre phrase prononcée, la plus fugitive expression de leur visage, et je le fais avec distance, avec objectivité et presque avec froideur. J’adopte instinctivement le point de vue de l’artiste et je crois qu’un jour, quand il me paraîtra nécessaire de tout raconter, j’en aurai aussi le talent.

[…]

Ce qui me préoccupe le plus, ce sont mes pieds qui refusent tout service. Et j’espère que le moment venu, ma vessie sera retapée, sinon je serai une rude gêneuse pour les entassements humains qui sont ma société future. Et je devrais me décider enfin à aller chez le dentiste, toutes ces petites corvées que l’on a repoussées une vie durant, il est temps de s’en débarrasser, je crois. Et je ferais bien de cesser de fureter dans la grammaire russe, j’en sais assez pour mes élèves, du moins pour les mois qui viennent, il vaut mieux terminer l’Idiot.

Je ne prends plus de notes de lecture, c’est beaucoup trop long et on ne me laissera certainement pas traîner avec moi tout ce papier. Désormais il faudra savoir extraire mentalement l’essence de tout ce que je lis et l’engranger pour les temps de pénurie. Et je me ferai beaucoup mieux à l’idée de mon départ si je concrétise cet adieu dans une série de petits actes, de manière à ne pas recevoir «l’échéance fatidique» comme un coup mortel : liquider des lettres, des papiers, tout le fouillis de mon bureau. Je pense tout de même que Mischa ne sera pas retenu pour les camps.

Je dois me coucher plus tôt, sinon je suis trop somnolente dans la journée et je ne puis me le permettre. Il faut que je mette la main sur la lettre de notre brave soldat allemand avant le départ de Liesl : je veux la conserver à titre de «document humain». Après un désespoir immense et accablant, cette histoire a connu divers rebondissements des plus singuliers. La vie est si curieuse, si surprenante, si nuancée, et chaque tournant du chemin nous découvre une vue entièrement nouvelle. La plupart des gens ont une vision conventionnelle de la vie, or il faut s’affranchir intérieurement de tout, de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idées sécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, de toute norme et de tout critère conventionnel, il faut oser faire le grand bond dans le cosmos : alors la vie devient infiniment riche, elle déborde de dons, même au fond de la détresse.

[…]

De minute en minute, de plus en plus de souhaits, de désirs, de liens

affectifs se détachent de moi; je suis prête à tout accepter, tout lieu de la terre où il plaira à Dieu de m’envoyer, prête aussi à témoigner à travers toutes les situations et jusqu’à la mort, de la beauté et du sens de cette vie : si elle est devenue ce qu’elle est, ce n’est pas le fait de Dieu, mais le nôtre. Nous avons reçu en partage toutes les possibilités d’épanouissement, mais n’avons pas encore appris à exploiter ces possibilités. On dirait qu’à chaque instant des fardeaux de plus en plus nombreux tombent de mes épaules, que toutes les frontières séparant aujourd’hui hommes et peuples s’effacent devant moi, on dirait parfois que la vie m’est devenue transparente, et le cœur humain aussi; je vois, je vois et je comprends sans cesse plus de choses, je sens une paix intérieure grandissante et j’ai une confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. Et maintenant, au travail.

Jeudi matin, 9 heures et demie. Il faut oublier des mots comme Dieu, la Mort, la Souffrance, l’Éternité. Il faut devenir aussi simple et aussi muet que le blé qui pousse ou la pluie qui tombe. Il faut se contenter d’être.

[…]

Ces derniers jours, je traverse la vie comme si j’avais en moi une plaque photographique enregistrant sans faillir tout ce qui m’entoure, sans omettre le moindre détail. J’en ai conscience, tout s’engouffre en moi avec des contours bien découpés.

Un jour — lointain peut-être — je développerai et tirerai tous ces clichés. Pour trouver le ton nouveau qui conviendra à un sens nouveau de la vie. Tant qu’on n’a pas trouvé ce ton, on devrait s’imposer le silence. Mais c’est en parlant qu’on doit tâcher de le trouver, on ne peut pas se taire, ce serait aussi une fuite. On doit aussi suivre la transition du ton ancien au ton nouveau jusque dans ses articulations les plus fines.

Dure, très dure journée. Il faut apprendre à porter avec les autres le poids d’un «destin de masse» en éliminant toutes les futilités personnelles. Chacun veut encore tenter de se sauver, tout en sachant très bien que s’il ne part pas, c’est un autre qui le remplacera. Est-ce bien important que ce soit moi ou un autre, tel ou tel autre? C’est devenu un destin de masse, commun à tous, et on doit le savoir. Journée très dure. Mais je me retrouve toujours dans la prière. Et prier, je pourrai toujours le faire, même dans le lieu le plus exigu. Et ce petit fragment du destin de masse que je suis à même de porter, je le fixe sur mon dos comme un baluchon avec des nœuds toujours plus forts et toujours plus serrés, je fais corps avec lui et l’emporte déjà par les rues.

Je devrais brandir ce frêle stylo comme un marteau et les mots devraient être autant de coups de maillet pour parler de notre destinée et pour raconter un épisode de l’histoire comme il n’y en a encore jamais eu. On n’avait jamais vu de persécution sous cette forme totalitaire, organisée à l’échelle des masses, englobant toute l’Europe. Il faudra bien tout de même quelques survivants pour se faire un jour les chroniqueurs de cette époque. J’aimerais être, modestement, l’un d’entre eux. […]

Samedi 11 juillet 1942, 11 heures du matin. On ne peut parler des choses ultimes, des choses les plus graves de cette vie que lorsque les mots jaillissent de vous aussi simplement et naturellement que l’eau d’une source.

Et si Dieu cesse de m’aider, ce sera à moi d’aider Dieu. Peu à peu toute la surface de la terre ne sera plus qu’un immense camp et personne ou presque ne pourra demeurer en dehors. C’est une phase à traverser. Ici, les Juifs se racontent des choses réjouissantes : en Allemagne, les Juifs sont emmurés vivants ou exterminés aux gaz asphyxiants. Ce n’est pas très malin de colporter ce genre d’histoires et de surcroît, à supposer que ces atrocités se passent vraiment sous une forme ou une autre, ce n’est pas nous qui avons à en répondre?

[…]

Que se passe-t-il donc en moi en ce moment? D’où vient cette gaieté légère, presque folâtre? La journée d’hier a été dure, très dure, et j’ai eu beaucoup à endurer et à assumer. Mais c’est fait, j’ai absorbé encore une fois tout ce qui m’assaillait et je suis capable d’affronter un peu plus de choses qu’hier. C’est probablement ce qui me donne cette allégresse et cette paix intérieures : je suis capable de venir à bout de tout, seule et sans que mon cœur se dessèche d’amertume, et mes pires moments de tristesse, de désespoir même, laissent en moi des sillons fertiles et me rendent plus forte. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions sur la réalité de la situation et je renonce même à prétendre aider les autres; je prendrai pour principe d’«aider Dieu» autant que possible et si j’y réussis, eh bien je serai là pour les autres aussi. Mais n’entretenons pas d’illusions héroïques sur ce point.

[…]

Dans ce monde saccagé, les chemins les plus courts d’un être à un autre sont des chemins intérieurs. Dans le monde extérieur, on est arraché l’un à l’autre et les chemins qui pouvaient vous réunir sont si profondément ensevelis sous les ruines que, dans bien des cas, on n’en retrouvera jamais la trace. Maintenir le contact, poursuivre une vie à deux, cela ne peut se faire qu’intérieurement. Et ne conserve-t-on pas toujours l’espoir de se retrouver un jour sur cette terre?

Je ne sais évidemment pas comment je réagirai lorsque je serai vraiment placée devant l’obligation de le quitter. J’entends encore sa voix, lorsqu’il m’a téléphoné ce matin; ce soir je dînerai à sa table, demain matin nous nous promènerons, nous déjeunerons chez Lies] et Werner puis, l’après-midi, nous ferons de la musique. Il est toujours là. Et au fond de moi, je ne crois peut-être pas encore vraiment qu’il me faudra me séparer de lui, et des autres. Un être humain est peu de chose.

[…]

Il n’est pas vrai que je veuille aller au-devant de mon anéantissement, un sourire de soumission aux lèvres. Ce n’est pas cela non plus. C’est le sentiment de l’inéluctable, son acceptation et en même temps la conviction qu’en fait, rien ne peut plus nous être ravi. Ce n’est pas une sorte de masochisme qui me pousserait à vouloir partir absolument, à désirer être arrachée aux fondements de mon existence, mais serais-je vraiment très heureuse de pouvoir me soustraire au sort imposé à tant d’autres? On me dit : «Quelqu’un comme toi a le devoir de se mettre en sûreté, tu as encore tant de choses à faire dans la vie, tant à donner.» Mais ce que j’ai ou non à donner, ne pourrai-je pas le donner où que je sois, ici dans un petit cercle d’amis ou ailleurs dans un camp de concentration? Et c’est singulièrement se surestimer que de se croire trop de valeur pour partager avec les autres une «fatalité de masse».

Et si Dieu estime que j’ai encore beaucoup à faire, je le ferai tout aussi bien après avoir traversé les mêmes épreuves que les autres. La valeur humaine présente ou non en moi ressortira de mon comportement dans cette situation entièrement nouvelle. Même si je n’y survis pas, ma façon de mourir apportera une réponse au «qui suis-je? ». Il n’est plus temps de se maintenir coûte que coûte en dehors d’une situation donnée, il s’agit plutôt de savoir comment on réagit à toute nouvelle situation, comment on continue à vivre. Ce qu’il est juste que je fasse, je le ferai. Mes reins continuent à suppurer et ma vessie à faire des siennes, je vais me faire établir un certificat, si possible. On me recommande en effet de prendre un petit emploi de «couverture» au Conseil juif. Le Conseil n’a pas engagé moins de cent quatre-vingts personnes la semaine dernière, et maintenant les désespérés s’y pressent en grappes humaines. On dirait, après un naufrage, un morceau de bois flottant sur l’immensité de l’océan, où le plus de gens possible cherchent à se raccrocher. Mais il me paraît absurde et illogique de tenter cette démarche. Et il n’est pas non plus dans ma nature de faire jouer des relations haut placées. Il semble d’ailleurs que le Conseil soit le théâtre de toutes sortes de trafics louches et l’hostilité publique contre cet étrange organe-tampon croît d’heure en heure. Et d’ailleurs : les membres du Conseil auront leur tour, après les autres. Mais, dira-t-on, à ce moment-là les Anglais auront peut-être débarqué. C’est l’avis de ceux qui portent encore en eux un espoir politique. Je crois qu’on doit se départir de tout espoir fondé sur le monde extérieur; inutile de se livrer à de savants calculs de durée. Et maintenant, mettons la table.

Prière du dimanche matin. Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose, mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider — et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu. Peut-être pourrons-nous aussi contribuer à te mettre au jour dans les cœurs martyrisés des autres. Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Il y a des gens — le croirait-on? — qui au dernier moment tâchent à mettre en lieu sûr des aspirateurs, des fourchettes et des cuillers en argent, au lieu de te protéger toi, mon Dieu. Et il y a des gens qui cherchent à protéger leur propre corps, qui pourtant n’est plus que le réceptacle de mille angoisses et de mille haines. Ils disent : «Moi, je ne tomberai pas sous leurs griffes!» Ils oublient qu’on n’est jamais sous les griffes de personne tant qu’on est dans tes bras.

[…]

Mardi 14 juillet au soir. Chacun est bien forcé de vivre selon le style qui est le sien. Je suis incapable d’intervenir activement pour me «sauver», cela me paraît absurde, m’agite et me rend malheureuse. La lettre de candidature que j’ai adressée au Conseil juif sur la recommandation pressante de Jaap m’a fait perdre ce bel équilibre de sérénité et de gravité qui était le mien aujourd’hui. Comme s’il s’agissait d’un acte indigne. Cette foule qui se presse autour de l’unique épave flottant encore après le naufrage. Et de sauver ce qui reste à sauver, et de se repousser l’un l’autre en se condamnant à la noyade : c’est si indigne, et cette mêlée me répugne. Je suis probablement de ceux qui préfèrent continuer à se laisser flotter un peu sur le dos, les yeux tournés vers le ciel, et qui, avec un geste résigné et pieux, finissent par se laisser couler. Je ne puis faire autrement. Mes combats se déroulent sur un théâtre intérieur et contre mes démons personnels; lutter au milieu de milliers de gens effrayés, contre les fanatiques qui veulent notre mort et allient la fureur à une froideur glacée, non, ce n’est pas pour moi. Je n’ai pas peur non plus; c’est étrange, je suis si paisible, j’ai parfois l’impression de me tenir sur les créneaux du palais de l’Histoire et d’embrasser du regard de vastes étendues. Je suis capable de porter sans succomber ce fragment d’histoire que nous sommes en train de vivre. Je sais tout ce qui se passe et je garde la tête froide. Parfois c’est comme si une couche de cendre était répandue sur mon cœur. Et parfois il me semble que, sous mes propres yeux, mon visage se fane et se consume et que mes traits effacés sont la ligne de fuite des siècles qui se précipitent — tout se désagrège alors sous mes yeux et mon cœur se détache de tout. Ce sont des instants fugitifs, ensuite tout se recompose, mes idées redeviennent claires et je me sens capable de porter ce bloc d’histoire sans succomber sous le poids. Et quand on a commencé à faire route avec Dieu, on poursuit tout simplement son chemin, la vie n’est plus qu’une longue marche — sentiment étrange.

[…]

Mercredi matin. Je crois que, la nuit dernière, je n’ai pas encore assez bien prié. Ce matin, après avoir lu son petit mot, j’ai senti l’émotion rompre les digues et me submerger. J’étais en train de mettre la table du petit déjeuner et tout à coup il m’a fallu m’arrêter, joindre les mains, m’incliner là au milieu de la pièce et les larmes longtemps enfermées en moi ont soudain submergé mon cœur; il y avait en moi tant d’amour, tant de pitié, tant de douceur, mais aussi tant de force, qu’il est impensable que ma prière ne soit d’aucun secours. Après avoir lu sa lettre, j’ai senti en moi un recueillement grave et profond.

Si étrange que cela semble, ces quelques lignes pâles, hâtivement griffonnées au crayon, sont ma première lettre d’amour. Oh, j’en ai de pleines malles, de ces fameuses «lettres d’amour», tant les hommes m’ont écrit de mots de passion, de tendresse, de promesse et de désir, tant de mots pour tenter de se réchauffer et de me réchauffer à ce qui n’était souvent qu’un feu de paille.

Mais ses mots à lui, hier : «Tu sais, j’ai le cœur lourd», et ce matin : «Amour, je veux continuer à prier», sont les cadeaux les plus précieux qu’ait jamais reçus mon cœur pourtant comblé.

Le soir. Non, je ne crois pas que je succomberai. Cet après-midi, court moment de désespoir et de chagrin, moins à cause des événements que par apitoiement sur moi-même, à l’idée de devoir le laisser seul, et en craignant la douleur de la séparation moins pour moi-même que pour lui. Il y a quelques jours encore je croyais avoir tout vécu, tout supporté par anticipation, et que plus rien ne pouvait m’arriver, mais aujourd’hui j’ai dû me rendre à l’évidence : tout cela me touche de plus près que jamais. C’était très dur. Je t’ai été infidèle un moment, mon Dieu, mais pas complètement. Il est bon de traverser de ces moments de désespoir où toute lueur semble s’éteindre : un calme perpétuel aurait quelque chose de surhumain. Mais j’ai recouvré la certitude de pouvoir surmonter le pire désespoir.

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Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d’autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou terriblement grave avec ce qu’il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j’appelle Dieu. Prier pour demander quelque chose pour soi-même me paraît tellement puéril. Pourtant je lui demanderai, demain, s’il lui arrive de prier pour lui-même; en ce cas je le ferai aussi pour moi, malgré tout. Je trouve non moins puéril de prier pour un autre en demandant que tout aille bien pour lui : tout au plus peut-on demander qu’il ait la force de supporter les épreuves. Et en priant pour quelqu’un, on lui transmet un peu de sa propre force.

Pour la plupart des gens, la plus grande souffrance, c’est leur totale impréparation intérieure : ils périssent lamentablement ici même avant d’avoir vu l’ombre d’un camp de concentration. Cette attitude rend notre défaite totale. L’enfer de Dante est une comédie légère à côté. «C’est cela, l’enfer», m’a-t-il dit l’autre jour, très simplement et du ton de la constatation objective.

[Le 15 juillet 1942, Etty obtint un petit emploi au Conseil juif, section «Affaires culturelles».]

16 juillet, 9 heures et demie du soir. As-tu donc d’autres projets pour moi, mon Dieu? Puis-je accepter ceci? Mais je reste prête. Demain je descends en enfer, reposons-nous bien ce soir pour affronter le travail qui nous y attend! Je pourrais parler toute une année de la journée d’aujourd’hui. Jaap et Loopuit, ce vieil ami, qui s’est écrié : «Je ne tolérerai pas qu’Etty soit envoyée en Drenthe!» Léo de Wolff* nous a épargné encore quelques heures d’attente et j’ai dit à Jaap : «Il me faudra faire beaucoup de bien autour de moi pour racheter tous ces passe-droits. Il y a quelque chose de pourri dans notre société, il n’y a pas de justice!» Liesl a remarqué spirituellement : «La preuve c’est que tu es, toi précisément, victime du piston!»

Pourtant même là, dans ce couloir, dans les remugles et la bousculade de la foule, j’ai réussi à lire quelques lettres de Rilke, je continue tout de même à ma manière. La panique sur les visages. Tous ces visages, mon Dieu, ces visages!

Je vais me coucher. J’espère être un ferment de paix dans cette maison de fous. Je me lèverai de bonne heure pour me concentrer à l’avance. Mon Dieu, qu’as-tu l’intention de faire de moi? Je n’ai même pas eu le temps de réaliser que j’avais reçu ma convocation pour Westerbork, au bout de quelques heures elle était déjà annulée. Tout est allé si vite, comment est-ce possible? […]

*. Leo de Wolff était le fils de Sam de Wolff, un socialiste influent et l’un des pionniers du sionisme aux Pays-Bas. Leo de Wolff fut lui-même déporté et mourut à Bergen-Belsen, mais son père parvint à émigrer en Palestine.

Dimanche 19 juillet au soir; 10 heures moins 10. J’avais beaucoup à te dire, mon Dieu, mais je dois me coucher. Je suis comme droguée et si je ne suis pas au lit à dix heures, je ne tiendrai pas le coup demain. Du reste il me faudra trouver un langage entièrement nouveau pour parler de tout ce qui émeut mon cœur depuis quelques jours. Je suis bien loin d’en avoir fini avec nous, mon Dieu, et avec ce monde. Je suis prête à vivre très longtemps et à traverser toutes les épreuves qui nous seront imposées. Quelles journées, mon Dieu, quelles journées que ces derniers jours!! Et cette nuit. Et cette nuit. Il respire comme il marche. Et je disais, sous les couvertures : prions ensemble. Non, impossible d’en parler, de rien dire de ce qui fut, des jours passés et de la nuit dernière.

Pourtant je suis une de tes élues, mon Dieu, puisque tu me fais toucher d’aussi près tous les aspects de cette vie et que tu m’as donné assez de force pour les assumer. Et puisque mon cœur est assez fort pour des sentiments aussi grands, aussi intenses. La nuit dernière, montant enfin dans la chambre de Dicky et m’agenouillant presque nue au milieu de la pièce, complètement épuisée, j’ai dit : «J’ai tout de même vécu beaucoup de grandes choses aujourd’hui et cette nuit; mon Dieu, sois remercié de me rendre capable de les assumer, et de me faire profiter de tant d’expériences.» Il est temps de me coucher.

Lundi 20 juillet, 9 heures et demie du soir. Impitoyable, impitoyable. Mais nous devons être d’autant plus miséricordieux au fond de nous. Tel était le sens de ma prière d’aujourd’hui, dans le petit matin :

Mon Dieu, cette époque est trop dure pour des êtres fragiles comme moi. Après elle, je le sais, viendra une autre époque beaucoup plus humaine. J’aimerais tant survivre pour transmettre à cette nouvelle époque toute l’humanité que j’ai préservée en moi malgré les faits dont je suis témoin chaque jour. C’est aussi notre seul moyen de préparer les temps nouveaux : les préparer déjà en nous.

Je suis intérieurement si légère, si parfaitement exempte de rancœur, j’ai tant de force et d’amour en moi. J’aimerais tant vivre, contribuer à préparer les temps nouveaux, leur transmettre cette part indestructible de moi-même; car ils viendront, certainement. Ne se lèvent-ils pas déjà en moi jour après jour?

Telle était à peu près ma prière de ce matin. Je m’étais agenouillée avec une totale spontanéité sur le tapis de sisal de la salle de bains et les larmes roulaient sur mon visage. Et cette prière, je crois, m’a donné de la force pour toute la journée.

[…]

Mardi 21 juillet, 19 heures. Cet après-midi, durant le long trajet entre le bureau et la maison, comme les soucis voulaient m’assaillir de nouveau et ne semblaient pas devoir prendre fin, je me suis dit tout à coup :

«Toi qui prétends croire en Dieu, sois un peu logique, abandonne-toi à sa volonté et aie confiance. Tu n’as donc plus le droit de t’inquiéter du lendemain.» Et en faisant quelques pas avec lui le long du quai (et je te remercie, mon Dieu, de pouvoir encore le faire, quand je ne passerais que cinq minutes par jour avec lui, ces quelques instants n’en seraient pas moins la récompense de toute une journée de dur travail) je l’ai entendu dire : «Oh ces soucis que nous avons tous!» J’ai repris : «Soyons logiques, si nous avons confiance en Dieu, il faut l’avoir jusqu’au bout.»

Je me sens dépositaire d’un précieux fragment de vie, avec toutes les responsabilités que cela implique. Je me sens responsable du sentiment grand et beau que la vie m’inspire et j’ai le devoir d’essayer de le transporter intact à travers cette époque pour atteindre des jours meilleurs. C’est la seule chose qui compte. J’en suis perpétuellement consciente. Il me semble parfois que je vais finir par me résigner, par succomber sous la lourdeur de la tâche, mais toujours le sens de mes responsabilités vient ranimer la vie que je porte en moi. Je vais lire encore quelques lettres de Rilke et me coucher de très bonne heure. Jusqu’à ce jour, ma vie personnelle est encore si heureuse.

Aujourd’hui, entre deux requêtes urgentes à taper, et dans un entourage qui tient à la fois de l’enfer et de la maison de fous, j’ai trouvé le moyen de lire tout de même un peu de Rilke et sa voix m’a «parlé» aussi nettement que dans la silencieuse retraite de cette chambre.

Mais j’ai au moins découvert en moi le geste qui permet d’opposer la grandeur à la grandeur, non pas pour me débarrasser de la pesanteur, qui est grande dans toute grandeur et infinie dans tout insaisissable, mais pour la retrouver toujours à la même place élevée où elle poursuit son existence, indépendamment de notre affliction confuse, au-dessus de laquelle elle croît démesurément.

Et je voudrais ajouter ceci : je crois être parvenue à la longue à cette simplicité à laquelle j’ai toujours aspiré.

22 juillet, 8 heures du matin. Mon Dieu, donne-moi de la force, pas seulement de la force spirituelle, mais aussi de la force physique. Je veux bien te l’avouer, dans un moment de faiblesse : je serais au désespoir de quitter cette maison. Mais je ne veux pas perdre un seul jour à m’en inquiéter. Ôte donc de moi ces soucis, car s’il me fallait les traîner en plus de tout le reste, la vie ne serait plus possible!

Je suis très fatiguée ce matin, dans tout mon corps, et je n’ai guère le courage d’affronter le travail du jour. Je ne crois d’ailleurs pas beaucoup à ce travail; s’il devait se prolonger je finirais, je crois, totalement amorphe et découragée. Pourtant je te suis reconnaissante de m’avoir arrachée à la paix de ce bureau pour me jeter au milieu de la souffrance et des tracas de ce temps. Ce ne serait pas sorcier d’avoir une «idylle» avec toi dans l’atmosphère préservée d’un bureau, mais ce qui compte c’est de t’emporter, intact et préservé, partout avec moi et de te rester fidèle envers et contre tout, comme je te l’ai toujours promis.

Quand je marche ainsi dans les rues, ton monde me donne beaucoup à méditer — non, ce n’est pas le mot, j’essaie plutôt de pénétrer les choses grâce à un sens nouveau. J’ai souvent l’impression de pouvoir embrasser du regard toute notre époque, comme une phase de l’Histoire dont je discernerais les tenants et aboutissants et que je saurais insérer dans le tout.

Et je suis surtout reconnaissante de n’éprouver ni rancœur ni haine, mais de sentir en moi un grand acquiescement qui est bien autre chose que de la résignation, et une forme de compréhension de notre époque, si étrange que cela puisse paraître! Il faut savoir comprendre cette époque comme on comprend les gens; après tout c’est nous qui faisons l’époque. Elle est ce qu’elle est, à nous de la comprendre en tant que telle, malgré l’effarement que son spectacle nous inspire parfois. Je suis un cheminement intérieur propre, de plus en plus simple, de plus en plus dépouillé, mais néanmoins pavé de bienveillance et de confiance.

Jeudi 23 juillet, 9 heures du soir. Mes roses rouges et jaunes se sont toutes ouvertes. Pendant que j’étais là-bas, en enfer, elles ont continué à fleurir tout doucement. Beaucoup me disent : comment peux-tu encore songer à des fleurs?

Hier soir après une longue marche sous la pluie et malgré mes ampoules aux pieds j’ai fait un dernier petit détour à la recherche d’une charrette de fleuriste et je suis rentrée chez moi avec un grand bouquet de roses. Et elles sont là. Elles ne sont pas moins réelles que toute la détresse dont je suis témoin en une journée. Il y a place dans ma vie pour beaucoup de choses. Et j’ai tant de place, mon Dieu. En traversant aujourd’hui ces couloirs bondés j’ai été prise d’une impulsion soudaine : j’avais envie de m’agenouiller sur le carrelage au milieu de tous ces gens. Le seul geste de dignité humaine qui nous reste en cette époque terrible : s’agenouiller devant Dieu. Chaque jour j’apprends à mieux connaître les hommes et je vois de plus en plus clairement qu’ils n’ont aucune aide à offrir à leurs semblables : on est réduit à ses propres forces intérieures.

Nous remarquions qu’il importait de ne pas perdre le sens de la vie : «Le sens de la vie, cela dépasse la vie», dit-il alors.

«C’est un vrai merdier là-bas» : une phrase qui m’échappe souvent. Mais pourquoi employer si souvent ce mot, me suis-je demandé aujourd’hui; il s’installe dans l’atmosphère, y prolifère et l’enlaidit.

Le plus déprimant, c’est de savoir qu’à peu près aucune des personnes avec qui je travaille n’a vu son horizon intérieur s’élargir tant soit peu. Ces gens-là ne souffrent pas vraiment non plus. Ils haïssent, ils nagent dans un optimisme aveugle quant à leur petite personne, ils intriguent, encore capables d’ambition dans leurs maigres emplois, en un mot un vrai panier de crabes, et il y a des moments où je voudrais poser la tête sur ma machine à écrire et soupirer : «Non, je ne peux pas continuer.» Pourtant je continue toujours et j’en apprends chaque jour un peu plus sur le genre humain.

[…]

Le plus bizarre, c’est que le physique fonctionne parfaitement. Plus de maux de tête, de maux d’estomac, etc. Parfois un commencement de malaise, mais alors je me retire au fond de ma paix intérieure jusqu’à ce que le sang reprenne son cours régulier dans mes veines. Mes maux étaient probablement d’origine psychologique. La paix que je ressens n’a rien de forcé comme beaucoup le pensent, elle n’est pas non plus un signe de surmenage. Si tout ce que je vis en ce moment m’était advenu il y a un an, je me serais effondrée au bout de trois jours, je me serais suicidée ou alors réfugiée dans une gaieté totalement factice. À présent j’ai un grand équilibre, une grande résistance, une grande paix, une vision synthétique des choses et une intuition de leur logique, — enfin je ne sais pas au juste, mais quoi qu’il en soit : je vais très bien, mon Dieu.

[…]

Samedi 25 juillet, 9 heures du matin. J’ai commencé la journée bêtement. En parlant de «la situation», comme si l’on pouvait trouver les mots pour la décrire! Je ne dois pas gaspiller le précieux cadeau de cette journée de repos en parlant et en attristant mon entourage. Ce matin je vais nourrir un peu mon esprit, je note un besoin grandissant de fournir à cet esprit récalcitrant une abondante matière à assimiler. La semaine écoulée m’a apporté une éclatante confirmation de ma personnalité. Au milieu de cette maison de fous, je suis ma propre voie intérieure. Une centaine de personnes confèrent dans le brouhaha d’une petite pièce, les machines à écrire crépitent et moi, dans un coin, je lis Rilke. En plein milieu de la matinée nous avons dû déménager, tout d’un coup; on m’enlève table et chaise sous le nez, des gens qui attendaient se ruent dans la pièce, chacun donne ordres et contrordres, fût-ce pour disposer de la moindre chaise, mais Etty est assise dans un coin à même le sol malpropre, entre sa machine à écrire et son paquet de sandwiches pour midi, et elle lit Rilke. Je me promulgue là-bas ma propre législation sociale, j’arrive et je pars quand bon me semble. Au milieu de ce chaos, de cette détresse, je vis selon mon rythme et puis m’absorber à tout instant, entre deux lettres à dactylographier, dans ce qui m’importe vraiment. Ce n’est pas que je me ferme à la souffrance qui m’entoure ou que je m’endurcisse. Je supporte tout très bien et conserve tout en moi, mais je vais imperturbablement mon chemin. Hier fut une folle journée. Une journée où mon humour presque satanique a repris le dessus et où je me suis sentie, tout à coup, une sorte d’écolier chahuteur.

Mon Dieu, garde-moi d’une chose : ne m’envoie pas dans le même camp que les gens avec qui je travaille quotidiennement. Un jour je pourrai écrire sur eux cent satires. Pourtant les possibilités d’aventures ne manquent pas dans cette vie : hier soir j’ai dîné avec lui d’une limande meunière, inoubliable tant par le prix que par la qualité. Et cet après-midi à cinq heures, je m’en vais chez lui pour y rester jusqu’à demain matin. Nous allons lire, écrire, être ensemble, le temps d’une soirée, d’une nuit et d’un petit déjeuner. Oui, cela existe encore. Je me sens de nouveau si forte et si sereine depuis hier. Sans angoisse, même à son sujet. Entièrement délivrée de tout souci. Toute cette marche à pied me muscle les jambes. Je finirai peut-être tout de même par sillonner la Russie sac au dos?

Il dit : «C’est une époque qui nous invite à mettre en pratique : “aimez vos ennemis”.» Et si nous le disons, nous, on voudra bien croire que c’est possible, j’espère? Je voudrais noter encoré un passage de Rilke qui m’a frappée hier parce qu’il s’applique à moi, comme tant de choses qu’il a écrites.

En moi un immense silence, qui ne cesse de croître. Tout autour, un flux de paroles qui vous épuisent parce qu’elles n’expriment rien.

Il faut être toujours plus économe de paroles insignifiantes pour trouver les quelques mots dont on a besoin. Le silence doit nourrir de nouvelles possibilités d’expression. Il est neuf heures et demie. J’ai l’intention de rester à mon bureau jusqu’à midi; les pétales de rose jonchent mes livres. Une des roses jaunes est épanouie à ses dernières limites et me regarde, béante, de son grand œil, Les deux heures et demie que j’ai devant moi me semblent une éternité d’isolement. Je suis si reconnaissante de ces quelques heures, et aussi de ma concentration qui ne cesse de croître.

27 juillet 1942.

[…]

La collaboration apportée par une petite partie des Juifs à la déportation de tous les autres est évidemment un acte irréparable. L’Histoire aura à juger.

Et toujours, pourtant, ce sentiment : la vie est si «intéressante», à travers toutes les épreuves. Une observation détachée, presque démoniaque des événements reprend toujours le dessus chez moi. Une volonté de voir, d’entendre, d’être là, d’arracher tous ses secrets à la vie, d’observer froidement l’expression des visages humains jusque dans leurs derniers spasmes. Le courage aussi de se retrouver soudain face à soi-même et de tirer beaucoup d’enseignements du spectacle de son âme au milieu des troubles de l’époque. Et plus tard, trouver les mots pour dire tout cela. Je vais continuer à relire mes anciens carnets. En fin de compte je ne les détruirai pas. Ils peuvent m’aider, un jour, à rétablir le contact avec moi-même, si je l’ai perdu.

Nous avons eu tout le temps de nous préparer à la catastrophe d’aujourd’hui : deux longues années. Et dire que l’année écoulée a justement été la plus décisive de ma vie ma plus belle année! Et je suis sûre d’établir une continuité entre ma vie passée et celle qui m’attend maintenant. Parce que cette vie s’accomplit sur un théâtre intérieur : le décor a de moins en moins d’importance.

«Aguerrie» doit être soigneusement distinguée de «endurcie».

Mercredi 29 juillet, 8 heures du matin. Dimanche matin, emmitouflée dans ma robe de chambre bariolée, j’étais blottie dans un coin de sa chambre, assise en tailleur, et je reprisais des bas. Il est des eaux si claires qu’elles vous laissent distinguer tous les détails du fond. (Dis-moi, es-tu capable de formulation encore plus répugnante?)

Je voulais dire ceci : j’avais l’impression que la vie, dans ses mille détails, ses méandres et ses mouvements m’était parfaitement claire et transparente. Comme si je m’étais tenue sur le rivage d’un océan dont j’eusse pu voir le fond à travers l’eau cristalline. Serai-je un jour capable d’écrire? J’en désespère vraiment. Des années passeront sans doute avant que je sache décrire un tel moment de ma vie, un véritable sommet.

On est là, assise par terre dans un coin de la chambre de l’homme aimé à repriser des bas, et en même temps on est au bord d’une étendue d’eau vaste et puissante, d’une eau si cristalline et transparente qu’on peut en voir le fond. Ainsi vous apparaît la vie en un instant privilégié, et c’est inoubliable. Je crois vraiment que je vais avoir la grippe ou quelque chose d’approchant. Cela ne sera pas, je m’y oppose formellement! Et mes pauvres jambes encore mal entraînées se ressentent terriblement aujourd’hui des longues marches d’hier. Il me faut absolument obtenir la carte d’identité de Werner. Je vais me poster là-haut, dans le petit bureau, avec la même détermination souriante, mais inébranlable dont j’ai usé hier pour moi —

JOURNAL 1941-1943

même. Et il est plus que temps d’aller chez le dentiste. Y aura-t-il beaucoup de travail aujourd’hui? Je me mets en route. On ne sait jamais ce qu’une journée vous apportera, c’est d’ailleurs sans importance, on n’est nullement suspendu aux événements de la journée, même par les temps que nous vivons. Est-ce que je n’exagère pas? Et si demain je trouvais le carton blanc de ma «convocation» Les déportations semblent avoir provisoirement cessé à Amsterdam. C’est au tour de Rotterdam désormais. Protège-les, mon Dieu, les Juifs de Rotterdam, protège-les!


[Entre le 29 juillet et le 5 septembre 1942, Etty n’a probablement pas tenu de journal. Sa vie connaissait alors une accélération dramatique. Durant cette période, elle reçut sa convocation pour Westerbork et rejoignit le camp. Mais sa vie ne fut pas moins bouleversée par la maladie subite et la mort de S. Au début de septembre 1942, Etty est autorisée à retourner pour quelques jours à Amsterdam. Elle y arrive malade. Dans son dernier cahier conservé, elle décrit la mort de Spier, dit sa nostalgie de Westerbork et évoque des bribes de souvenirs ayant trait aux gens et aux situations qu’elle y a laissés.]

Mardi 15 septembre 1942, 10 heures et demie du matin. Au total, cela a peut-être fait un peu trop de choses, mon Dieu. Un être humain a aussi un corps, et le mien se rappelle à moi. J’ai cru mon esprit et mon cœur de force à tout supporter seuls. Mais voilà que mon corps se manifeste et dit : halte-là! Je sens à présent tout le poids que tu m’as donné à porter, mon Dieu. Tant de beauté et tant d’épreuves. Et toujours, dès que je me montrais prête à les affronter, les épreuves se sont changées en beauté. Et la beauté, la grandeur, se révélaient parfois plus dures à porter que la souffrance, tant elles me subjuguaient. Qu’un simple cœur humain puisse éprouver tant de choses, mon Dieu, tant souffrir et tant aimer! Je te suis si reconnaissante, mon Dieu, d’avoir choisi mon cœur, en cette époque, pour lui faire subir tout ce qu’il a subi. Cette maladie est peut-être une bonne chose, je ne l’ai pas encore acceptée, je suis encore un peu engourdie, désorientée et affaiblie, mais en même temps j’essaie de fouiller tous les recoins de mon être pour rassembler un peu de patience, une patience toute nouvelle pour une situation toute nouvelle, je le sens bien. Et je vais reprendre la bonne vieille méthode éprouvée et converser de temps à autre avec moi-même sur les lignes bleues de ce cahier. Converser avec toi, mon Dieu. Est-ce bien? Au-delà des gens, je ne souhaite plus m’adresser qu’à toi. Si j’aime les êtres avec tant d’ardeur, c’est qu’en chacun d’eux j’aime une parcelle de toi, mon Dieu. Je te cherche partout dans les hommes et je trouve souvent une part de toi. Et j’essaie de te mettre au jour dans les cœurs des autres, mon Dieu. Mais à présent j’ai besoin de beaucoup de patience, de beaucoup de patience et de réflexion, ce sera très difficile. Je dois tout faire seule désormais. La meilleure, la plus noble part de mon ami, de l’homme qui t’as éveillé en moi, t’a déjà rejoint. Il ne reste que l’apparence d’un vieillard sénile et exténué dans le petit deux-pièces où j’ai connu les joies les plus grandes et les plus profondes de ma vie. Je me suis tenue à son chevet et me suis trouvée alors face à tes derniers mystères, mon Dieu. Accorde-moi encore toute une vie pour comprendre tout cela. Tout en écrivant, je le sens, c’est une bonne chose de devoir rester ici. J’ai tant vécu ces derniers mois, je le réalise après coup : j’ai consommé en quelques mois les réserves de toute une vie. Je me suis peut-être donnée trop imprudemment à une vie intérieure qui rompait toutes les digues? Mais si j’entends ton avertissement, je n’aurai pas été trop imprudente.

15 heures. Il est toujours là, cet arbre, cet arbre qui pourrait écrire ma biographie. Pourtant ce n’est plus le même, ou bien est-ce moi qui ne suis plus la même? Sa bibliothèque est là, à un mètre de mon lit. Je n’ai qu’à tendre le bras gauche pour avoir en main Dostoïevski, Shakespeare ou Kierkegaard. Mais je ne tends pas le bras. La tête me tourne. Tu me places devant tes derniers mystères, mon Dieu. Je t’en suis reconnaissante, je me sens la force d’y être confrontée et de savoir qu’il n’y a pas de réponse. On doit pouvoir assumer tes mystères.

Je crois que je devrais dormir, dormir des jours entiers, et laisser mon esprit se détacher de tout. Le docteur disait hier que je mène une vie intérieure trop intense, que je vis trop peu sur terre, presque aux limites du ciel et que mon corps ne peut plus supporter tout cela. Il a peut-être raison. Ces six derniers mois, mon Dieu! Et ces deux derniers mois, qui sont à eux seuls une vie entière. Et combien d’heures n’ai-je pas vécues dont je disais : cette heure a été toute une vie, et si je devais mourir bientôt, ne vaudrait-elle pas tout le reste de ma vie? J’en ai tant vécu de ces heures-là. Qu’est-ce qui m’empêche de vivre aussi dans le ciel? Le ciel existe, pourquoi n’y vivrait-on pas? Mais en fait c’est plutôt l’inverse, c’est le ciel qui vit en moi.

[…]

À la même place où je t’ai écrit si souvent, où j’ai si souvent aussi parlé de toi dans mon journal. Il faut que je te dise une chose étonnante. Je n’ai encore jamais vu un mort. En ce monde où meurent chaque jour des milliers de gens, je n’ai encore jamais vu un seul mort. Tide dit : «Ce n’est qu’un vêtement.» Je le sais bien. Mais que tu sois, toi précisément, le premier mort qu’il me soit donné de voir me paraît un fait très significatif et très important.

De nos jours, on gaspille et on galvaude les grandes, les dernières vérités de la vie. Un tas de gens se rendent malades — ou se font porter malades — dans leur peur d’être déportés. Beaucoup d’autres se tuent, par peur aussi. Mais ta vie a trouvé sa fin naturelle, et j’en suis très reconnaissante. Reconnaissante de savoir que tu as eu aussi ta part de souffrance à supporter. Tide dit : cette souffrance lui a été imposée par Dieu, et celle que les hommes lui eussent imposée lui a été épargnée. Mais tu n’aurais sans doute pas pu la supporter, cher enfant gâté? Moi, je le peux, et ce faisant je prolonge ta vie et la transmets.

Une fois que l’on est parvenu à trouver la vie belle et pleine de sens, même et surtout à notre époque, on a l’impression que tout ce qui advient devait être ainsi et non autrement. Dire que me revoilà assise à mon bureau! Je ne suis pas en état de retourner demain à Westerbork, et j’aurai au moins une occasion de retrouver tous mes amis, lorsque nous porterons en terre ta dépouille.

Eh oui, tu sais, on n’y échappe pas, c’est une vieille habitude d’hygiène humaine. Mais nous serons tous réunis, ton esprit sera parmi nous et Tide chantera pour toi; si tu savais mon bonheur de pouvoir être là! Je suis rentrée juste à temps pour embrasser ta bouche desséchée, mourante, et une fois tu as pris ma main et l’as portée à tes lèvres. Tu as dit aussi, comme j’entrais dans la pièce : «La jeune voyageuse.» Et une autre fois : «Je fais des rêves bien étranges, j’ai rêvé que le Christ me baptisait.» Tide et moi nous nous tenions au chevet de ton lit, un instant nous avons cru que c’était la fin, que tes yeux se révulsaient. Tide m’avait prise dans ses bras, j’avais baisé sa chère bouche pure et elle dit tout bas : «Nous nous cherchions et nous nous sommes trouvées.» Nous nous tenions devant ton lit; comme tu aurais été heureux de nous voir là, nous deux, entre toutes. Peut-être nous as-tu vues en effet, même si à cet instant précis nous te croyions en train de mourir?

Et tes derniers mots ont été : «Hertha, j’espère…» de cela aussi je suis reconnaissante. Comme tu as dû lutter pour lui demeurer fidèle, mais ta fidélité a fini par l’emporter sur tout le reste. Et c’est moi qui t’ai le plus compliqué la tâche, je le sais, mais je t’ai aussi appris ce qu’est la fidélité, la lutte, et la faiblesse.

Tout ce qu’on peut trouver de mauvais et de bon dans un homme, on le trouvait en toi.

[…]

Mercredi matin, 9 heures (dans la salle d’attente du médecin). Souvent, en circulant dans le camp parmi les cris et les chamailleries des membres trop zélés du Conseil juif, je pensais : Ah! laissez-moi donc être un petit morceau de votre âme. Je voudrais être la baraque-refuge de la meilleure part de vous-même, cette part certainement présente en chacun de vous. Je n’ai pas tant à agir, je veux seulement être là. De ce corps, laissez-moi donc être l’âme. Et chez chacun de ces gens j’ai trouvé en effet un geste, un regard, qui dépassait de loin leur niveau habituel et dont ils avaient sans doute à peine conscience. Et je m’en sentais la dépositaire.

Mercredi 16 septembre, 3 heures de l’après-midi. Je vais rendre une visite de plus à sa rue. Trois rues, un canal et un petit pont m’ont toujours séparée de lui. Il est mort hier à sept heures et quart, le jour même où expirait mon laissez-passer. Je lui rends une dernière visite. À l’instant, j’étais dans la salle de bains. Je pensais : je vais voir mon premier mort. À vrai dire cela me laissait froide. Je me disais : je dois faire un geste solennel, extraordinaire. Et je me suis agenouillée sur le tapis de sisal de la petite salle de bains. Mais soudain j’ai pensé : non, c’est conventionnel. L’homme est décidément plein de conventions, d’idées préconçues sur des gestes qu’il croit nécessaire d’accomplir dans des situations données. Parfois, au moment où on l’attendait le moins, quelqu’un s’agenouille soudain dans un recoin de mon être. Je suis en train de marcher dans la rue, ou en pleine conversation avec un ami. Et ce quelqu’un qui s’agenouille, c’est moi.

[…]

Jeudi 17 septembre, 8 heures du matin. Le sentiment de la vie est si fort en moi, si grand, si serein, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l’exprimer d’un seul mot. J’ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui : «se recueillir en soi-même». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi-même. Et ce «moi-même», cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l’appelle «Dieu». Dans le journal de Tide, j’ai rencontré souvent cette phrase : «Prenez-le doucement dans vos bras, Père.» Et c’est bien mon sentiment perpétuel et constant : celui d’être dans tes bras, mon Dieu, protégée, abritée, imprégnée d’un sentiment d’éternité. Tout se passe comme si chacun de mes souffles était pénétré de ce sentiment d’éternité, comme si le moindre de mes actes, la parole la plus anodine s’inscrivait sur un fond de grandeur, avait un sens profond. Il m’écrivait dans une de ses premières lettres : «Et chaque fois que je peux dispenser autour de moi un peu de ce trop-plein de forces, je suis heureux.»

Il vaut certainement mieux que tu aies amené mon corps à crier «halte-là», mon Dieu. Je dois absolument retrouver la santé pour accomplir tout ce qui m’attend. Ou bien n’est-ce qu’une vision conventionnelle de plus? Même un corps maladif n’empêchera pas l’esprit de continuer à fonctionner et à porter ses fruits. Ni de continuer à aimer, à être à l’écoute de soi-même, des autres, de la logique de cette vie, et de toi. Hineinhorchen, «écouter au-dedans», je voudrais disposer d’un verbe bien hollandais pour dire la même chose. De fait, ma vie n’est qu’une perpétuelle écoute «au-dedans» de moi-même, des autres, de Dieu. Et quand je dis que j’écoute «au-dedans», en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu.

Comme elle est grande la détresse intérieure de tes créatures terrestres, mon Dieu. Je te remercie d’avoir fait venir à moi tant de gens avec toute leur détresse. Ils sont en train de me parler calmement, sans y prendre garde, et voilà que tout à coup leur détresse perce dans sa nudité. Et j’ai devant moi une petite épave humaine, désespérée et ignorant comment continuer à vivre. C’est là que mes difficultés commencent. Il ne suffit pas de te prêcher, mon Dieu, pour te mettre au jour dans le cœur des autres. Il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi, mon Dieu, et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine. Il faut avoir une formation de psychologue : rapports au père et à la mère, souvenirs d’enfance, rêves, sentiments de culpabilité, complexes d’infériorité, enfin tout le magasin des accessoires. Dans tous ceux qui viennent à moi, je commence alors une exploration prudente. Les outils qui me servent à frayer la voie vers toi chez les autres sont encore bien rudimentaires. Mais j’en ai déjà quelques-uns et je les perfectionnerai, lentement et avec beaucoup de patience. Et je te remercie de m’avoir donné le don de lire dans le cœur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te le promets, je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. C’est une image amusante : je me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabitées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette image assez peu raffinée.





Le soir, vers 10 heures et demie. Mon Dieu, donne-moi la paix, et la force de venir à bout de tout. H y a tant à faire. Il faut que je me mette enfin à écrire sérieusement. Mais je dois commencer par m’imposer une discipline de vie. La lumière s’éteint en ce moment dans le baraquement des hommes. Mais je rêve, c’est vrai qu’ils n’ont même pas de lumière! Où es-tu donc allé ce soir, petit frère d’armes? Je sens déferler parfois une vague de tristesse, de ne plus pouvoir ouvrir la porte de mon baraquement pour me retrouver sans transition devant la vaste lande. La porte ouverte, je fais un bout de chemin sur le terrain du camp et je n’ai pas longtemps à attendre avant de voir mon compagnon d’armes venir vers moi d’un côté ou d’un autre, le visage hâlé, une ride verticale, inquisitrice, descendant entre ses yeux. Quand la nuit commence à tomber, j’entends dans le lointain les premières notes de la Cinquième de Beethoven.

Je voudrais pouvoir venir à bout de tout par le langage, pouvoir décrire ces deux mois passés derrière les barbelés, les plus intenses et les plus riches de ma vie, et qui m’ont apporté la confirmation éclatante des valeurs les plus graves, les plus élevées de ma vie. J’ai appris à aimer Westerbork, et j’en ai la nostalgie. Lorsque je m’endormais là-bas sur mon étroit châlit, j’avais la nostalgie de ce bureau où j’écris en ce moment. Je te suis reconnaissante, mon Dieu, de me rendre la vie si belle, partout où je me trouve, que chaque endroit que je quitte m’emplit de nostalgie. Mais cela rend parfois la vie pesante et dure à porter. Tu vois, il est dix heures et demie passées, les lumières du baraquement s’éteignent, je crois qu’il est temps d’aller me coucher. «La malade doit mener une vie réglée», dit l’impressionnant certificat que l’on m’a délivré. Et je dois manger du riz, du miel et d’autres mets quasi légendaires.

Cela me fait penser tout à coup à cette femme dont les cheveux de neige encadraient le noble visage ovale; elle avait un petit paquet de toasts dans sa musette. C’est tout ce qu’elle emportait de vivres pour son voyage en Pologne : elle suivait un régime très strict. Elle était extrêmement gentille et calme; elle était grande et avait une silhouette de jeune fille. J’ai passé tout un après-midi avec elle, assise au soleil devant les baraquements de transit. Je lui ai donné un petit livre qui venait de la bibliothèque de Spier, Die Liebe, de Johanna Millier, cadeau dont elle parut très heureuse. À quelques jeunes filles qui étaient venues nous rejoindre, elle dit : «Attention, demain matin lorsque nous partirons, chacun d’entre nous n’aura pas le droit de pleurer plus de trois fois.» L’une des jeunes filles répondit : «On ne m’a pas encore distribué mon ticket de rationnement pour pleurer!»

[…]

Je parle beaucoup, beaucoup aux gens ces derniers temps. Pour l’instant, je parle d’une façon beaucoup plus imagée et incisive que je ne pourrais le faire en écrivant. Je me dis parfois que je ne devrais pas me disperser ainsi en vaines paroles, que je devrais me retirer en moi-même et suivre en silence, sur le papier, la voie de ma quête personnelle. Toute une part de moi-même désire cette retraite. Une autre ne peut encore s’y résoudre et se perd en paroles au milieu des hommes.

As-tu vu, Max, cette femme sourde et muette au huitième mois de sa grossesse, flanquée d’un mari épileptique. Combien de femmes russes à leur neuvième mois sont-elles chassées en ce moment de leur maison, et prennent encore leur fusil?

Mon cœur est une écluse où se pressent des flots de souffrance toujours renouvelés.

Jopie était assis sur la lande, sous le grand ciel étoilé, et nous parlions de nostalgie : «Je n’ai aucune nostalgie», dit-il, «puisque je suis chez moi.» Pour moi ce fut une révélation. On est chez soi. Partout où s’étend le ciel on est chez soi. En tout lieu de cette terre on est chez soi, lorsqu’on porte tout en soi.

Je me suis souvent sentie — et je me sens encore — comme un navire qui vient d’embarquer une précieuse cargaison; on largue les amarres et le navire prend la mer, libre de toute entrave; il relâche dans tous les pays et prend partout à son bord ce qu’il y a de plus précieux. On doit être sa propre patrie. Il m’a fallu deux soirées pour me décider à lui raconter ce que j’ai de plus intime. Pourtant j’avais très envie de le lui dire, comme pour lui faire un cadeau. Alors je me suis agenouillée là, sur cette vaste lande, et je lui ai parlé de Dieu.

Le docteur se trompe évidemment. Autrefois je me serais laissé impressionner, mais j’ai appris désormais à percer les gens à jour et à apprécier leurs propos à la lumière de mes intuitions personnelles. «Vous avez une vie trop exclusivement spirituelle. Vous ne vous dépensez pas assez. Vous restez étrangère aux choses les plus élémentaires de la vie.» J’ai failli lui demander : «Dois-je m’étendre à côté de vous sur le divan?» Réplique assez peu raffinée, j’en conviens, mais tout son monologue y tendait. Il ajouta encore : «Vous ne vivez pas assez dans la réalité.» Après l’avoir quitté je pensai : ce que dit cet homme n’a pas le sens commun. La réalité! La réalité, c’est qu’en maints endroits de ce monde, des hommes et des femmes sont dans l’impossibilité de se rejoindre. Les hommes sont au front. La vie concentrationnaire. Les prisons. La séparation. Voilà la réalité. C’est avec cette réalité-là qu’il faut se tirer d’affaire. Et on n’est tout de même pas obligé de se consumer vainement de désir et de commettre le péché d’Onan? Cet amour qu’on ne peut plus déverser sur une personne unique, sur l’autre sexe, ne pourrait-on pas le convertir en une force bénéfique à la communauté humaine et qui mériterait peut-être aussi le nom d’amour? Et lorsqu’on s’y efforce, ne se trouve-t-on pas précisément en pleine réalité? Réalité sans doute moins tangible que celle d’un homme et d’une femme couchés dans un lit. Mais n’y a-t-il pas d’autres réalités? Il y a quelque chose de puéril et d’indigent à entendre un petit bonhomme plus tout jeune vous parler (à notre époque, mon Dieu, à notre époque!) de «libérer ses instincts». J’aimerais bien qu’on m’explique une fois par le menu ce qu’il voulait dire par là.

«Après la guerre, à côté d’un flot d’humanisme, un flot de haine déferlera sur le monde.» En entendant ces mots, j’en ai eu encore une fois la certitude : je partirai en guerre contre cette haine.

22 septembre. Il faut apprendre à vivre avec soi-même comme avec une foule de gens. On découvre alors en soi tous les bons et les mauvais côtés de l’humanité. Il faut d’abord apprendre à se pardonner ses défauts si l’on veut pardonner aux autres. C’est peut-être l’un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain, je le constate bien souvent chez les autres (et autrefois je pouvais l’observer sur moi-même aussi, mais plus maintenant), que celui du pardon de ses propres erreurs, de ses propres fautes. La condition première en est de pouvoir accepter, et accepter généreusement, le fait même de commettre des fautes et des erreurs.

Je voudrais bien vivre comme les lys des champs. Si l’on comprenait bien cette époque, elle pourrait nous apprendre à vivre comme un lys des champs.

J’ai écrit un jour dans un de mes cahiers : je voudrais suivre du bout des doigts les contours de notre temps. J’étais assise à mon bureau et ne savais comment approcher la vie. C’était parce que je n’avais pas encore accédé à la vie qui était en moi. C’est à ce bureau que j’ai appris à rejoindre la vie que je portais en moi. Puis j’ai été jetée sans transition dans un foyer de souffrance humaine, sur l’un des nombreux petits fronts ouverts à travers toute l’Europe.

Et là, j’ai fait soudain l’expérience suivante : en déchiffrant les visages, en déchiffrant des milliers de gestes, de petites phrases, de récits, je me suis mise à lire le message de notre époque — et un message qui en même temps la dépasse. Ayant appris à lire en moi-même, je me suis avisée que je pouvais lire aussi dans les autres. Là-bas j’ai vraiment eu l’impression de suivre à tâtons, d’un doigt sensible aux moindres aspérités, les contours de ce temps et de cette vie. Comment se fait-il que ce petit bout de lande enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s’y échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s’y assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé? J’y ai lu un fragment de ce temps qui ne me paraît pas dépourvu de sens. À ce bureau, au milieu de mes écrivains, de mes poètes et de mes fleurs, j’ai tant aimé la vie. Et là-bas, au milieu de baraques peuplées de gens traqués et persécutés, j’ai trouvé la confirmation de mon amour de cette vie. Ma vie, dans ces baraques à courants d’air, ne s’opposait en rien à celle que j’avais menée dans cette pièce calme et protégée. À aucun moment je ne me suis sentie coupée d’une vie qu’on prétendait révolue : tout se fondait en une grande continuité de sens. Comment ferai-je pour décrire tout cela? Pour faire sentir à d’autres comme la vie est belle, comme elle mérite d’être vécue et comme elle est juste — oui : juste. Peut-être Dieu me fera-t-il trouver les mots qu’il faut, quelques mots simples? Des mots colorés, passionnés et graves aussi. Mais par-dessus tout des mots simples. Comment camper en quelques touches tendres, légères, mais puissantes, ce petit village de baraques entre ciel et lande? Comment faire pour que d’autres lisent avec moi à livre ouvert dans tous ces gens qu’il faut déchiffrer comme des hiéroglyphes, trait par trait, jusqu’à ce qu’ils composent un tout lisible et intelligible, un monde pris entre ciel et lande?

En tout cas j’ai d’ores et déjà une certitude : jamais je ne pourrai écrire tout cela comme la vie l’a écrit devant moi en lettres mouvantes. J’ai tout lu, de mes yeux et de tous mes sens. Mais je ne pourrai jamais le raconter tel quel. Cela me désespérerait si je n’avais appris à accepter la nécessité de travailler avec les forces insuffisantes dont on dispose, mais d’en tirer le meilleur parti possible.

J’observe les êtres comme on passe en revue des plantations et je constate jusqu’où lève en eux l’herbe de l’humanité.

[…]

23 septembre. Cette haine ne nous mènera à rien, Klaas; la réalité est bien différente de ce que nous voulons voir à travers nos schémas préétablis. Il y a par exemple au camp un membre de l’administration *. Je le revois souvent en pensée. La première chose qui frappe chez lui, c’est son port de tête hautain et rigide. Il voue à nos persécuteurs une haine que je suppose fondée. Mais lui-même est un bourreau. Il ferait un commandant modèle de camp de concentration. Je l’ai souvent observé lorsqu’il se tenait à l’entrée du camp pour accueillir ses frères de race — spectacle généralement assez peu ragoûtant. Je me rappelle l’avoir vu un jour jeter quelques pastilles noirâtres et crasseuses, par-dessus sa table de bois, à un petit enfant de trois ans qui pleurait, en lui disant de son ton le plus paternel : «Attention de ne pas te barbouiller le groin!» À la réflexion, je crois que c’était plus par maladresse et timidité que par volonté délibérée de blesser : il était incapable de trouver le ton juste. Il n’en était pas moins autrefois l’un des plus brillants juristes de Hollande et ses articles, toujours pénétrants, étaient toujours parfaitement formulés. (Un homme s’était pendu à l’infirmerie du camp : «Il faudra penser à le radier du fichier “Hop-là”») A le voir évoluer parmi les gens, la tête haute, le regard dominateur, la pipe rivée aux lèvres, je me disais

*. Au camp de Westerbork, l’administration courante et une partie du service d’ordre étaient assurées par des Juifs, eux-mêmes surveillés par des gendarmes néerlandais et par les Allemands, d’ailleurs assez peu nombreux.



toujours : il ne lui manque qu’un fouet dans les mains, cela lui irait parfaitement. Pourtant je ne le détestais pas, il m’intéressait trop pour cela. Par moments, il me faisait à vrai dire terriblement pitié. À bien y regarder, sa bouche avait un pli insatisfait, profondément malheureux. C’était la bouche d’un enfant de trois ans à qui sa mère a refusé de passer un caprice. En attendant, il avait dépassé la trentaine, il était bel homme, renommé dans sa profession et père de deux enfants. Mais son visage avait gardé cette bouche insatisfaite d’enfant de trois ans, qui s’était contenté de grandir et de s’épaissir au fil du temps. À seconde vue, il n’était pas vraiment bel homme.

Tu vois, Klaas, c’était ainsi : il débordait de haine pour ceux que nous pourrions appeler nos bourreaux, mais lui-même eût fait un parfait bourreau et un persécuteur modèle. Et pourtant il me faisait pitié. Y comprends-tu quelque chose? Il n’avait aucun contact humain avec ses semblables, et si d’autres avaient une conversation amicale, il leur jetait à la dérobée un regard dévoré d’envie. J’avais tout loisir de le voir et de l’observer, la vie au camp se passait au vu et au su de tous. Plus tard un de ses collègues qui le connaissait depuis des années m’apprit quelques petits détails sur son compte. En mai 40, il s’était jeté du troisième étage sans parvenir à se tuer, ce qui pourtant était apparemment le but recherché. Peu après, il a tenté de se jeter sous une voiture, sans plus de succès. Il a passé alors quelques mois dans un établissement psychiatrique. C’était la peur, rien que la peur.

[…]

Après la guerre, je veux parcourir les différents pays de ton monde, mon Dieu, je sens en moi ce besoin de franchir toutes les frontières et de découvrir le fond commun à toutes les créatures, si différentes et si opposées entre elles. Et je voudrais parler de ce fond commun d’une petite voix douce, mais inlassable et persuasive. Donne-m’en les mots et la force. Mais d’abord je voudrais être sur tous les fronts et parmi ceux qui souffrent. N’y aurai-je pas aussi le droit de m’exprimer? C’est comme une petite vague qui remonte toujours en moi et me réchauffe, même après les moments les plus difficiles : «Comme la vie est belle pourtant!» C’est un sentiment inexplicable. Il ne trouve aucun appui dans la réalité que nous vivons en ce moment. Mais n’existe-t-il pas d’autres réalités que celle qui s’offre à nous dans le journal et dans les conversations irréfléchies et exaltées de gens affolés? Il y a aussi la réalité de ce petit cyclamen rose indien et celle aussi du vaste horizon que l’on finit toujours par découvrir au-delà des tumultes et du chaos de l’époque.

[…]

C’est toujours pareil : on voudrait écrire d’emblée des choses surprenantes ou géniales, on a honte de ses banalités. Pourtant, si dans ma vie, à ce moment de ma vie, à l’époque où nous sommes, j’ai un devoir véritable, c’est bien d’écrire, de noter, de fixer. Ce faisant, j’encaisserai le choc des événements sans même y prendre garde. Je déchiffre la vie et, certaine de pouvoir la lire à livre ouvert, je me persuade, dans mon inconscience et mon indolence juvéniles, que je retiendrai sans effort et pourrai un jour raconter tel quel tout ce que j’aurai déchiffré. Je devrai tout de même ménager tôt ou tard de discrets points d’ancrage pour mon récit. Je vis intensément, j’use la vie jusqu’à la corde, et je sens croître en moi le sentiment de mes obligations vis-à-vis de ce qu’il faut bien appeler mes talents. Mais par où commencer, mon Dieu? Il y a tant de choses. Ne commettons pas non plus l’erreur de vouloir jeter sur le papier, sans transition, tout ce que nous vivons si intensément. Ce n’est pas non plus le but recherché. Mais comment m’y prendre pour dominer toute la matière? Je l’ignore, cela fait trop. Tout ce que je sais, c’est que je vais devoir m’atteler à la tâche. Et que j’aurai la force et la patience d’en venir à bout seule. Mais il me faut rester fidèle à ma mission, cesser de m’éparpiller comme sable au vent. Je me divise et m’offre en partage à la foule des sympathies, des impressions, des êtres et des émotions qui fondent sur moi. Je dois leur demeurer fidèle à tous. Mais j’y ajouterai une nouvelle fidélité, celle que je dois à mon talent. Il ne suffit plus de vivre tout cela. Il faut y ajouter quelque chose de mon cru.

Il me semble discerner avec une netteté croissante les abîmes béants où s’évanouissent les forces créatrices d’un être et sa joie de vivre. Ce sont des failles qui s’ouvrent dans notre psychisme et qui engloutissent tout.

[…]

Jeudi 8 octobre, après-midi. Je suis malade, je n’y peux rien. Guérie, j’irai recueillir là-bas toutes les larmes et toutes les terreurs. D’ailleurs je le fais déjà ici même, du fond de mon lit. C’est peut-être la vraie raison de mes vertiges et de ma fièvre? Je ne veux pas me faire le chroniqueur d’atrocités. Ni de sensations violentes. Je disais ce matin même à Jopie : «Et pourtant j’en reviens toujours à la même idée : la vie est belle.» Et je crois en Dieu. Et je veux me planter au beau milieu de ce que les gens appellent des «atrocités» et dire et répéter : «La vie est belle.» Mais pour l’instant me voilà dans mon coin, fiévreuse et prise de vertiges, et incapable de faire quoi que ce soit. Je viens de m’éveiller la bouche sèche, j’ai tendu la main vers mon verre et cette gorgée d’eau m’a emplie de gratitude, et j’ai pensé : «Si seulement je pouvais circuler là-bas pour donner une gorgée d’eau à quelques-uns de ces malheureux entassés par milliers!» J’ai toujours la même réaction : «Allons, ce n’est pas si grave, calme-toi, ce n’est pas si grave, reste calme.» Chaque fois qu’une femme, ou un enfant affamé, éclatait en sanglots devant l’un de nos bureaux d’enregistrement, je m’approchais et je me tenais là, protectrice, les bras croisés, souriante, et en moi-même je m’adressais à cette créature tassée sur elle-même et désemparée : «Allons, ce n’est pas si grave, ce n’est pas si terrible.» Et je restais là, j’offrais ma présence, que pouvait-on faire d’autre? Parfois je m’asseyais à côté de quelqu’un, je passais un bras autour de son épaule, je ne parlais pas beaucoup, je regardais les visages. Rien ne m’était étranger, aucune manifestation de souffrance humaine. Tout me semblait familier, j’avais l’impression de tout connaître d’avance et d’avoir déjà vécu cela une fois dans le passé. Certains me disaient : mais tu as donc des nerfs d’acier pour tenir le coup aussi bien? Je ne crois pas du tout avoir des nerfs d’acier, j’ai plutôt les nerfs à fleur de peau, mais c’est un fait, je «tiens le coup». J’ose regarder chaque souffrance au fond des yeux, la souffrance ne me fait pas peur. Et à la fin de la journée j’éprouvais toujours le même sentiment, l’amour de mes semblables. Je ne ressentais aucune amertume devant les souffrances qu’on leur infligeait, seulement de l’amour pour eux, pour leur façon de les endurer, si peu préparés qu’ils fussent à endurer quoi que ce fût. Le blond Max au crâne rasé où un léger duvet repoussait timidement, le blond Max aux doux yeux bleus rêveurs. On l’avait tellement maltraité à Amersfoort qu’il a fallu le retirer du convoi et le laisser à l’infirmerie du camp. Un soir, il fit le récit détaillé des tortures qu’il avait subies. D’autres que moi relateront un jour ces pratiques dans toutes leurs finesses; il le faudra probablement pour transmettre à la postérité l’histoire complète de cette époque. Mais ces détails ne sont pas pour moi, je n’en ai pas besoin.

Le lendemain. Sur ces entrefaites, mon père est arrivé inopinément. Beaucoup d’énervement de part et d’autre. «Petite béguine mielleuse», «Don Quichotte en jupons» et «Seigneur, rends-moi moins désireuse d’être comprise, mais fais que je comprenne».

[…]

L’âge de l’état civil n’est pas celui de l’âme. Je pense qu’à la naissance, l’âme a déjà atteint un certain âge qui ne change plus désormais. On peut naître avec une âme de douze ans. Mais on peut naître aussi avec une âme de mille ans, il y a parfois des enfants de douze ans chez qui l’on voit très bien que l’âme a mille ans. […]

Lorsque je souffre pour les faibles, n’est-ce pas souffrir en fait pour la faiblesse que je sens en moi?

J’ai rompu mon corps comme le pain et l’ai partagé entre les hommes. Et pourquoi pas? Car ils étaient affamés et sortaient de longues privations.

[…]

On voudrait être un baume versé sur tant de plaies.

Lettres de Westerbork [intégrale]

[Sans date] mercredi après-midi, 2 heures.

Aujourd’hui, mon cœur a connu plusieurs morts et plusieurs résurrections aussi. De minute en minute, je prends congé et me sens détachée de toutes choses extérieures. Je romps les amarres qui me retiennent encore, je hisse à bord tout ce dont je crois avoir besoin pour entreprendre le voyage. Je suis assise au bord d’un canal paisible, mes jambes pendent le long du mur de pierre et je me demande si, un jour, mon cœur ne sera pas trop las et trop usé pour continuer à voler à son gré avec la liberté de l’oiseau.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, lundi 23 novembre 1942.

Lundi, 1 heure de l’après-midi, dans le cagibi des Mahler 2, où Eichwald est en train de me faire chauffer de la panade.

Mes chéris, j’aimerais bien arriver à terminer enfin une lettre pour vous. Celle-ci est la cinquième que je commence. On voit ici trop de choses et l’on éprouve trop de sentiments contradictoires pour pouvoir écrire. Du moins, moi, je ne peux pas. Je ne vous envoie donc qu’un petit salut rapide. Et je pense que je ne tarderai pas à devoir rentrer pour me faire achever dans un abattoir de première classe, je ne vaux rien, j’en suis très triste, il y aurait tant à faire ici, mais j’ai quelque chose de détraqué, je «marche» aux analgésiques et, un de ces jours, sans crier gare, je vais sans doute me retrouver devant vous, mes chéris. Rien à y faire.

Dire que je suis ici depuis trois jours à peine, cela semble déjà des semaines. L’endroit n’est plus aussi «idyllique» qu’en été, oh non! Vous savez quoi? Je m’en tiens à ce petit bonjour pour cette fois-ci, je vais dormir un peu avant de reprendre ma marche sans fin à travers les baraques et dans la boue. Quel dommage que je ne puisse pas rester, je le voudrais tant!

Vleeschhouwer 3 entre à l’instant, je lui donne cette lettre à emporter. À plus tard. Au revoir, chers tous, et pardonnez ce petit mot hâtif et griffonné.

Très affectueuses pensées d’Etty.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, dimanche 29 novembre 1942.

Dimanche soir.

Père Han, Kâthe, Hans, Maria,

Un simple bonjour. Vous écrire d’ici m’est impossible, non par manque de temps, mais par trop-plein d’impressions. Trop de choses, ici, fondent sur vous à la fois. Je crois que cette seule semaine me fournirait de quoi raconter pendant un an sans interruption. Je suis sur la liste des «permissions» pour samedi prochain. Quel privilège que de pouvoir encore sortir d’ici et de vous revoir tous! Je suis heureuse de ne pas avoir pris la poudre d’escampette dès les premiers jours; de temps à autre je me laisse tomber pour une heure sur mon lit, et la machine repart. Valise, vêtements et couvertures sont arrivés à bon port. Les Mahler prennent formidablement soin de moi. Il est huit heures et demie du soir et je me tiens une fois de plus dans leur petite pièce accueillante, une véritable oasis. À côté de moi, Vleeschhouwer est plongé dans un livre. Mahler, sa femme et deux amis font une partie de cartes. Le petit Eichwald, mon fidèle fournisseur de lait, assis par terre dans un coin à côté du chien Humpie, découd le manteau de Speyer pour en faire un blouson. Le frère de Stertzenbach (ceci pour Hans) est en train d’écrire des lettres et, tout à l’heure, reprendra le récit de ses souvenirs de prison. Le réchaud de Tante Lée a un air familier dans son coin, on y concocte toutes sortes de bonnes choses pour la communauté. À l’instant vient d’entrer Witmondt 5 (Witmondt dont je suis allée voir la femme plusieurs fois à Amsterdam; tous ces gens font tellement partie de mon univers qu’en écrivant leurs noms j’ai l’impression que vous les connaissez), il était drapé dans une vaste cape et nous nous sommes écriés en chœur : «Mais dis donc, Max, où as-tu déniché cette superbe cape?» Et Max — ancien d’Amersfoort transféré ici il y a quelque temps à l’état de squelette et «retapé» avec mille attentions par les Mahler — répondit avec une solennité impressionnante : «Cette cape porte encore la marque du sang d’Amersfoort», et de fait, on distinguait sur l’étoffe des taches rouge foncé. Que d’histoires lugubres! Je suis pelotonnée dans un coin et j’écris par bribes. Et voici qu’entre une personne de plus, un garçon de Kattenbure qui doit partir par le convoi de demain matin.

Et tout cela dans une pièce de deux mètres sur trois. Le chauffage central est allumé — oui, vous avez bien lu — et les hommes sont en bras de chemise tant il fait chaud. Tout, ici, n’est que paradoxe. Dans les grandes baraques, où beaucoup s’étendent sans draps ni couvertures, sans matelas, à même les sommiers de métal, on meurt de froid. Dans les petites maisons, reliées au chauffage central, une chaleur étouffante vous empêche de dormir la nuit. Je loge dans une de ces petites baraques d’habitation avec cinq de mes collègues. Lits superposés deux par deux. Ces lits sont très branlants et lorsque ma voisine du dessus, une grosse Viennoise, se retourne dans son sommeil, tout l’édifice tangue comme un navire dans la tempête. Et, la nuit, des souris rongent nos lits et grignotent nos provisions — pas vraiment le grand calme.

Ce que je fais ici, au juste? Je louvoie avec mes cinq malheureux gobelets de café parmi les centaines de gens. De temps à autre, je me sauve, tout bonnement malade d’impuissance. Comme l’autre jour, lorsqu’une vieille femme était tombée en syncope dans un coin et que l’on ne trouvait pas une goutte d’eau dans tout le camp, la conduite étant coupée.

Et puis les gens d’Ellecom 7 sont arrivés. On les a immédiatement transportés à l’hôpital, je suis passée de lit en lit, plongée dans un abîme de stupéfaction : je ne comprends toujours pas que des êtres humains en viennent à se malmener de la sorte et qu’on puisse encore en parler tranquillement.

Je suis entrée en campagne pour ramener à la lumière du jour la bibliothèque, conservée ici dans les caves d’un entrepôt verrouillé. Le besoin de lecture se fait sentir partout. Mais tout achoppe sur le problème du manque de place.

Mardi prochain, j’ai rendez-vous à ce sujet avec Paul Cronheim 8, le wagnérien, et maître Spier; j’aimerais bien m’atteler à la tâche dans ce domaine des nourritures spirituelles; on verra si j’obtiens quelque chose.

Ici, le tableau n’est guère brillant : vie de nomades, clochardisation, boue. Cet après-midi, j’ai visité quelques grandes baraques, certains mioches vous donnaient l’impression de mourir à petit feu sous vos yeux.

Mes enfants, ce que je vous écris n’est pas très réjouissant, et pourtant je suis contente d’être ici. La santé laisse encore un peu à désirer, toutes sortes de petits maux ont l’air de rôder ici ou là, enfin nous verrons bien.

Cette lettre mérite à peine son nom, mais j’avais gardé trop mauvaise conscience de l’unique petit mot déprimé que je vous avais envoyé. Westerbork m’a littéralement engloutie, je refais surface à la fin de la semaine. Non, d’ici on ne peut pas écrire et l’on n’aura pas trop d’une grande partie de sa vie pour «digérer» cette expérience. Et c’est merveilleux de pouvoir revenir vers vous la semaine prochaine. Merci de votre lettre, Père Han. Et mille affectueuses pensées pour vous tous et à la fin de la semaine.

Etty.

À deux sœurs de La Haye. Amsterdam, fin décembre 19421 n.10.

Amsterdam, décembre 1942.

Bien sûr, cette fois encore, je suis revenue de la lande chargée de diverses commissions, comme d’habitude. Une ex-soubrette soignée pour des calculs biliaires voulait avoir sa teinture pour les cheveux. Une jeune fille ne pouvait quitter son lit parce qu’elle n’avait pas de chaussures. Et tant d’autres menus faits. Encore que cette histoire de chaussures n’ait rien d’un détail, naturellement. Et puis il y avait une autre mission dont j’avais promis avec empressement de m’acquitter, mais qui s’est mise à me peser de plus en plus. Il y a beau temps que notre soubrette a pu se reteindre les cheveux et que la fille aux pieds nus peut sortir de son lit et affronter la boue, mais je n’ai pas encore donné suite à la demande du docteur K n.11 et la maladie qui m’a immobilisée quelques semaines n’en est vraiment pas l’unique raison…

L’un des derniers soirs avant mon départ, je suis entrée dans son petit bureau sobrement installé, où il travaillait parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il avait l’air fatigué, menu et pâle. Il poussa un instant de côté un épais dossier, non sans en avoir souligné avec humour les singularités. Puis il regarda autour de lui, comme pour chercher quelque chose; il semblait trouver ses mots avec difficulté : on commençait à se sentir dans la peau d’un vieillard, ces derniers mois. Cette maudite guerre finirait pourtant bien un jour… D’abord, on voudrait aller se réfugier un long moment au fond d’une grande forêt pour oublier beaucoup de choses. Et puis l’on aimerait bien aller visiter Malaga et Séville, car, à l’endroit où l’on voudrait conserver le souvenir de ces deux villes, on avait encore une place vide. On voudrait bien aussi se remettre au travail… Il y aurait sûrement une nouvelle Société des Nations… Comment, de la Société des Nations, nous en vînmes subitement à ces deux sœurs de La Haye, l’une blonde et l’autre brune, je ne le sais plus exactement. Mais, demanda-t-il, lorsque je serais de nouveau en congé à Amsterdam, est-ce que je voulais bien leur écrire pour leur parler à ma manière de la vie à Westerbork?

«Oui, dis-je, croyant comprendre; il est certainement indispensable de garder le contact avec l’arrière.»

Votre ami K. était presque indigné : «L’arrière? Mais ces deux femmes représentent pour nous beaucoup plus que l’arrière, elles sont une part de notre vie.» Et, dans la tristesse de ce petit bureau nu, tandis que la soirée s’avançait, il me parla de vous avec un enthousiasme si communicatif que j’accédai volontiers à sa demande et acceptai de vous écrire. Mais, pour être franche, maintenant je suis bien ennuyée : que vous dire au juste de la vie à Westerbork?

J’y suis venue pour la première fois dans l’été. Jusqu’à ce moment-là, tout mon savoir sur la Drenthe se résumait à ceci : on y voyait beaucoup de dolmens. Et voilà que j’y trouvais soudain un village de baraques en bois, serti entre ciel et lande avec en son milieu un champ de lupins d’un jaune éblouissant et des barbelés tout autour. Il y avait là des vies humaines à ramasser par brassées. À dire vrai, je ne m’étais jamais doutée que sur cette lande de Drenthe, des émigrés allemands étaient détenus depuis quatre ans 12; en ce temps-là, j’étais trop occupée en collectes pour les petits Espagnols et les petits Chinois.

Les premiers jours, je parcourais le camp comme on feuillette les pages d’un livre d’histoire. J’y ai rencontré des gens qui avaient été internés à Buchenwald et à Dachau à une époque où ces noms ne représentaient pour nous que des sons lointains et menaçants. J’y ai rencontré d’anciens passagers de ce bateau 13 qui a fait le tour du monde sans être autorisé à n’accoster dans aucun port. Vous vous en souvenez, nos journaux en ont fait leurs gros titres à l’époque. J’ai vu des photos de petits enfants qui, entre-temps, ont dû bien grandir dans tel ou tel endroit inconnu de la planète — on peut se demander s’ils reconnaîtront leurs parents, à supposer qu’ils les revoient jamais.

En un mot, on avait l’impression de voir matérialisé devant soi un peu du destin, du Schicksal juif des dix dernières années. Et ce, alors qu’on s’attendait à ne trouver en Drenthe que des dolmens. À vous couper le souffle.

Durant cet été 1942 — c’était il y a des années, nous semble-t-il : il faudrait des mois pour assimiler tout ce qui s’est passé en ces quelques mois —, cette petite colonie a été remuée jusqu’aux moelles : les premiers occupants du camp ont assisté avec stupéfaction à la déportation massive des juifs de Hollande vers l’Est de l’Europe. Eux-mêmes eurent d’ailleurs à payer un lourd tribut humain, lorsque le nombre des «volontaires du travail» ne répondait pas exactement aux prévisions.

Un soir d’été, j’étais en train de manger ma ration de chou rouge en bordure de ce champ de lupins tout jaune qui s’étendait entre notre cantine et la baraque de désinfection, et je déclarai d’un ton méditatif et inspiré : «Il faudrait écrire la chronique de Westerbork.» À ma gauche, un homme d’un certain âge — lui aussi mangeur de chou rouge — répondit : «Oui, mais il faudrait être un grand poète.»

Il avait raison, il faudrait être un grand poète, les récits journalistiques ne suffisent plus.

Toute l’Europe se change peu à peu en un immense camp. Toute l’Europe pourra bientôt disposer du même genre d’amères expériences. Si nous nous bornons à nous rapporter mutuellement les faits nus : familles dispersées, biens pillés, libertés confisquées, nous risquons la monotonie. Et les barbelés et la ratatouille quotidienne n’offrent pas matière à anecdotes piquantes pour les gens de l’extérieur — je me demande d’ailleurs combien il restera de gens à l’extérieur si l’Histoire continue à suivre longtemps encore le cours où elle s’est engagée.

Vous voyez bien, j’en étais sûre, ma description de Westerbork est mal partie; dès le début je m’enlise dans les considérations générales. Et de toute façon quand, par nature, on est plus ou moins porté à la spéculation, on est à vrai dire inapte à caractériser un lieu ou un événement donné. On s’avise, en effet, que les matières premières de la vie, si j’ose dire, sont partout les mêmes et qu’en n’importe quel endroit de cette terre on peut donner un sens à sa vie ou alors mourir, que la Grande Ourse brille avec la même rassurante fixité au-dessus d’un trou perdu, d’une grande ville au cœur du pays ou — supposition téméraire de ma part — d’une mine de charbon de Silésie 14. Et que par conséquent l’ordre de l’univers ne semble nullement perturbé…

Je voulais dire en fait ceci : je ne suis pas poète et, de surcroît, je me sens assez désemparée devant cette promesse faite à K., Car si chargé d’émotion que soit pour nous le nom de Westerbork, ce nom qui continuera à résonner dans notre vie jusqu’à la fin de nos jours, je serais aujourd’hui encore bien en peine de savoir exactement que vous en dire. La vie qu’on y mène est tellement agitée, encore qu’il se trouvera sans doute beaucoup de gens pour soutenir qu’elle est au contraire d’une monotonie mortelle.

Mais le lendemain de cette soirée où j’avais entendu votre ami K. prononcer les noms de Séville et de Malaga avec les accents d’un désir si passionné, je le rencontrai dans l’étroit passage pavé entre les baraques 14 et 15. Il était coiffé de son inimitable feutre, que l’on dirait égaré au milieu de toutes ces planches et de ces portes basses. Il marchait vite, car il avait faim, mais trouva le temps de me jeter au passage : «Vous penserez à ce que je vous ai demandé, n’est-ce pas? Et je vous assure, ce sera pour vous aussi un véritable enrichissement de faire la connaissance de ces deux sœurs.»

Et voilà pourquoi je me retrouve malgré tout, beaucoup plus tard que prévu, devant quelques feuilles de papier blanc…

Oui — Westerbork…

Si j’ai bien compris, cet endroit — aujourd’hui foyer de souffrance juive — était il y a quatre ans encore sauvage et désert, et l’esprit du ministère de la Justice 15 planait sur la lande.

«Il n’y avait ici pas un papillon, pas une fleurette, pas le moindre vermisseau *», m’assurent, tout excités, les plus anciens «résidents» du camp. Et à présent? Je vous donne au hasard un extrait de l’inventaire : il y a un orphelinat, une synagogue, une morgue et une fabrique de semelles en pleine expansion. J’ai entendu parler de la construction d’un asile d’aliénés et le complexe des baraques hospitalières, qui s’étend continuellement, compte déjà mille lits, d’après les derniers chiffres que je connaisse.

La petite maison d’opérette qui se dresse dans un coin du camp, grande comme un mouchoir de poche, semble ne plus suffire. On projette d’en construire une autre, plus grande 16. Cela vous paraîtra sans doute assez surprenant : une prison à l’intérieur d’une prison.

Il y a des crises de cabinet en miniature, accompagnées des intrigues et des manœuvres dont elles semblent décidément inséparables.

Il y a un commandant hollandais et un commandant

* En allemand dans le texte : Noch kein Schmetterling war hier zu sehen, keit? Bliimchen, ja kein Wurm.



allemand 17. Le premier a plus d’ancienneté, le second plus d’autorité. De ce dernier, l’on dit en outre qu’il aime la musique et que c’est un gentleman. Je suis mal placée pour en juger, bien qu’à mon avis il exerce des fonctions tout de même assez inattendues pour un gentleman…

Il y a une salle de théâtre qui, dans un passé glorieux où la notion de «convoi» restait à inventer, a servi de cadre à un Shakespeare affreusement mutilé. Aujourd’hui, la même scène est occupée par des bureaux et des machines à écrire.

Il y a de la boue, tant de boue qu’il faut avoir un soleil intérieur accroché entre les côtes si l’on veut éviter d’en être psychologiquement victime. (Victime de chaussures abîmées et de pieds mouillés — vous me comprenez.)

Notre camp n’a qu’un étage et pourtant on y surprend une multitude d’accents aussi impressionnante que si la tour de Babel avait été élevée parmi nous : bavarois et groninguois, saxon et frison oriental, allemand avec un accent polonais ou russe, hollandais avec un accent allemand et vice versa, amsterdamois et berlinois — et j’attire votre attention sur le fait que notre établissement couvre au maximum un peu plus d’un demi-kilomètre carré.

Les barbelés ne sont qu’une question de point de vue. «Nous, derrière des barbelés? disait un jour un indestructible vieux monsieur avec un geste mélancolique de la main, et eux, là-bas, ils ne vivent pas derrière des barbelés, peut-être?» Et il pointait du doigt dans la direction des hautes villas qui se dressent tels des geôliers de l’autre côté de la clôture.

Si seulement ces barbelés se contentaient d’entourer le camp, on s’y retrouverait, mais c’est aussi à l’intérieur, autour des baraques et entre elles, que ces fils si caractéristiques du xxe siècle serpentent en un réseau labyrinthique et impénétrable. De temps à autre, on rencontre des gens au visage ou aux mains couverts d’égratignures.

Aux quatre coins de notre village de bois se dressent des miradors constitués chacun d’une plate-forme en plein vent juchée sur quatre hauts piliers. Un homme casqué et armé d’un fusil y monte la garde et se dessine contre des ciels changeants. Le soir, on entend parfois des coups de feu claquer sur la lande, comme ce jour où un aveugle en s’égarant s’était un peu trop approché des barbelés…

Voilà bien ce qui rend la tâche si difficile dès que l’on veut parler de Westerbork : son caractère ambivalent. D’un côté, une société stable est en train de s’y former, une communauté constituée certes sous la contrainte, mais douée cependant de toutes les facettes propres à un groupe social humain; de l’autre, un camp conçu pour un peuple en transit et agité de forts remous à chaque déferlement de nouvelles vagues humaines venues des grandes villes ou de province, de maisons de repos, de prisons ou de camps disciplinaires, de tous les coins et les recoins les plus perdus de Hollande, pour être déportées de nouveau quelques jours plus tard, cette fois vers une destination inconnue.

Vous pensez si l’on se bouscule sur ce demi-kilomètre carré! Car tout le monde n’est pas, bien sûr, comme cet homme qui bourra un jour son sac à dos pour monter dans le train de son propre mouvement et qui répondit aux questionneurs qu’il voulait être libre de partir quand bon lui semblait — à lui. Cela m’a fait penser à ce juge romain qui disait à un martyr : «Sais-tu que j’ai le pouvoir de te tuer?» Et l’autre : «Mais savez-vous que j’ai le pouvoir d’être tué?»

Mais à part cela on se bouscule tout de même beaucoup à Westerbork, c’est une vraie mêlée — comme, après le naufrage, autour du dernier bout de bois auquel s’accrochent désespérement beaucoup, beaucoup trop de gens en train de se noyer.

On préfère rester, même dans cette province perdue, la plus déshéritée de Hollande, et passer l’hiver derrière les barbelés plutôt que de se laisser entraîner au fin fond de l’Europe, vers des contrées et des destinations inconnues, d’où seuls des échos très rares et très vagues sont parvenus jusqu’à présent à ceux qui sont demeurés ici. Mais le quota doit être rempli et le train aussi, ce train qui vient chercher sa cargaison avec une régularité presque mathématique — et l’on ne peut retenir chacun en le présentant comme indispensable au camp ou trop malade pour supporter le transport, même si l’on tente de le faire pour beaucoup. On se dit certains jours qu’il serait plus simple de partir soi-même une fois pour toutes «en convoi», plutôt que de devoir être témoin, semaine après semaine, des angoisses et du désespoir des milliers et des milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, d’infirmes, de débiles mentaux, de nourrissons, de malades et de vieillards qui glissent entre nos mains secourables en un cortège presque ininterrompu.

Mon stylo ne dispose pas d’accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois. Vus du dehors, ils semblaient pouvoir sécréter à la longue une noire monotonie, et pourtant chacun d’entre eux était à part et possédait pour ainsi dire son atmosphère propre.

Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gai, nous nous sommes sentis changés en d’autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés.

Mais ensuite, lorsqu’on revient parmi les hommes, on s’aperçoit que partout où il y a des hommes il y a de la vie, et que la vie est toujours là dans ses innombrables nuances — «avec un rire et une larme», pour parler comme les romans populaires.

Tout était différent selon que les nouveaux arrivants avaient eu le temps de se préparer, de se munir d’un sac à dos bien rempli, ou bien avaient été traînés à l’improviste hors de chez eux ou fauchés en pleine rue. À la longue, nous ne connûmes plus que le dernier cas.

Lors des premiers convois de rafles, en voyant arriver des gens en pantoufles et en sous-vêtements, tout Westerbork, en un mouvement unanime d’effroi et d’héroïsme, s’est dépouillé jusqu’à sa dernière chemise. Et l’on a tenté, dans une coopération parfois admirable avec l’arrière, de fournir aux partants le meilleur équipement possible. Mais quand on songe à tous ceux qui sont allés presque nus au-devant des rigueurs de l’hiver est-européen, et à cette mince couverture qui était parfois tout ce que nous pouvions leur distribuer dans la nuit, quelques heures avant le départ…

Nous avons vu arriver le prolétariat des grandes villes. Il étalait sa pauvreté et sa crasse dans la nudité des baraques et beaucoup se demandaient, bouche bée : qu’a-t-elle donc fait pour eux, cette fameuse démocratie d’avant-guerre?

Les gens de Rotterdam formaient une classe à part, aguerris qu’ils étaient par le bombardement de leur ville durant les journées de mai 194018. «Il en faut beaucoup pour nous effrayer, entendait-on dire à beaucoup d’entre eux. Si nous en avons réchappé, nous nous tirerons aussi de cette nouvelle épreuve.» Et, quelques jours plus tard, ils montaient en chantant dans le train, mais on était en plein été et l’on ne voyait pas encore de vieilles gens ou d’infirmes, portés sur des brancards, fermer le cortège des déportés, comme ce fut le cas depuis…

Les récits des juifs de Heerlen, de Maastricht et de je ne sais quelles autres villes de la région bourdonnaient encore des adieux grandioses que les Limbourgeois leur avaient réservés dans leur exode. On sentait qu’ils pourraient vivre encore longtemps sur ce réconfort moral. «Les catholiques nous ont promis de prier pour nous et ils savent le faire, ma foi, mieux que nous!» disait l’un d’eux.

Les Haarlemmois prenaient leur ton pincé : «Ces gens d’Amsterdam, ils ne peuvent pas s’empêcher de faire de l’humour noir…»

Il y avait de tout jeunes enfants qui refusaient une tartine tant que leur père et leur mère n’étaient pas servis.

Nous avons vécu une journée étrange lorsqu’un transport nous amena des catholiques juifs ou des juifs catholiques — comme on voudra —, nonnes et moines portant l’étoile jaune sur leur habit conventuel 19. Je me rappelle deux garçons, jumeaux dont le beau visage brun évoquait le ghetto et qui, le regard plein d’une sérénité enfantine sous leur capuce, racontaient aimablement — tout au plus un peu étonnés — qu’on était venu à quatre heures et demie les arracher à l’office du matin et qu’à Amersfoort on leur avait donné du chou rouge.

Il y avait un autre religieux, encore assez jeune d’allure, qui n’avait pas quitté son couvent depuis quinze ans et se retrouvait pour la première fois dans «le monde». Je demeurai un moment à ses côtés et suivis ses regards qui erraient avec calme à travers la grande baraque où l’on enregistrait les nouveaux venus.

Les hommes au crâne rasé, battus et maltraités, qui déferlèrent ce jour-là chez nous, portés par la même vague que les catholiques, avançaient en trébuchant dans ce hangar de bois, le geste mal assuré, et tendaient leurs mains vers le pain, qui ne suffisait pas.

Un jeune juif s’arrêta devant nous, il flottait dans sa veste, mais un indestructible sourire moqueur perça à travers le maquis noir de sa barbe lorsqu’il nous dit : «Ils ont fait mine de casser le mur de la prison avec ma caboche, mais elle était plus dure que le mur!»

Parmi la foule des têtes rasées se détachaient curieusement celles, bandées de blanc, des femmes traitées contre les poux à la baraque de désinfection, et qui avaient un air de honte et de chagrin sur le visage.

De petits enfants s’endormaient sur le plancher poussiéreux ou jouaient à la guerre entre les jambes des grandes personnes. Voici deux tout-petits qui volettent, sans défense, autour du corps massif d’une femme étendue sans connaissance dans un coin : ils n’y comprennent rien, leur mère reste couchée sans un geste et ne leur répond pas. Un vieux monsieur droit comme un i, cheveux gris et profil aigu d’aristocrate, considère fixement ce tableau infernal et répète sans cesse à part lui : «Un jour affreux! Un jour affreux!»

Et, dominant le tout, le crépitement ininterrompu d’une batterie de machines à écrire : la mitraille de la bureaucratie.

Par les multiples petits carreaux, on aperçoit d’autres baraques en planches, des barbelés et une lande aride.

Je lève les yeux vers le moine qui retrouve «le monde» pour la première fois depuis quinze ans et lui demande : «Alors, que dites-vous du monde?»

Mais le regard de l’homme en bure brune reste ferme, aimable et sans émotion, comme si tout ce qui l’entoure lui était connu et familier, et depuis longtemps.

Plus tard, quelqu’un m’a raconté que, le soir même, il avait vu un groupe de religieux s’avancer dans la pénombre entre deux baraques obscures en disant leur chapelet, aussi imperturbable que s’ils avaient défilé dans le cloître de leur abbaye.

Et n’est-il pas vrai que l’on peut prier partout, dans une baraque en planches aussi bien que dans un monastère de pierre et plus généralement en tout lieu de la terre où il plaît à Dieu, en cette époque troublée, de jeter ses créatures?

Ceux qui jouissent du privilège exténuant pour les nerfs de pouvoir rester à Westerbork «jusqu’à nouvel ordre» sont exposés à un grave danger moral, celui de l’accoutumance et de l’endurcissement.

La somme de souffrance humaine qui s’est présentée à nos yeux durant les six derniers mois et continue à s’y présenter chaque jour dépasse largement la dose assimilable par un individu durant la même période. C’est pourquoi l’on entend répéter autour de soi tous les jours et sur tous les tons : «Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, nous voulons oublier aussi vite que possible.» Il me semble qu’il y a là un grave danger.

C’est vrai, il se passe des choses que notre raison, autrefois, n’aurait pas crues possibles. Mais peut-être y a-t-il en nous d’autres organes que la raison, inconnus de nous autrefois et qui nous permettent de concevoir ces choses stupéfiantes. Je crois qu’à chaque événement correspond chez l’homme un organe qui lui permet d’assimiler cet événement.

Si nous ne sauvons des camps, où qu’ils se trouvent, que notre peau et rien d’autre, ce sera trop peu. Ce qui importe, en effet, ce n’est pas de rester en vie coûte que coûte, mais comment l’on reste en vie. Il me semble parfois que toute situation nouvelle, qu’elle soit meilleure ou pire, comporte en soi la possibilité d’enrichir l’homme de nouvelles intuitions. Et si nous abandonnons à la décision du sort les dures réalités auxquelles nous sommes irrévocablement confrontés, si nous ne leur offrons pas dans nos têtes et dans nos cœurs un abri pour les y laisser décanter et se muer en facteurs de mûrissement, en substances d’où nous puissions extraire une signification, — cela signifie que notre génération n’est pas armée pour la vie.

Je sais, ce n’est pas si simple, et pour nous, juifs, moins encore que pour d’autres, mais si, au dénuement général du monde d’après-guerre, nous n’avons à offrir que nos corps sauvés au sacrifice de tout le reste et non ce nouveau sens jailli des plus profonds abîmes de notre détresse et de notre désespoir, ce sera trop peu. De l’enceinte même des camps, de nouvelles pensées devront rayonner vers l’extérieur, de nouvelles intuitions devront étendre la clarté autour d’elles et, par-delà nos clôtures de barbelés, rejoindre d’autres intuitions nouvelles que l’on aura conquises hors des camps au prix d’autant de sang et dans des conditions devenues peu à peu aussi pénibles. Et, sur la base commune d’une recherche sincère de réponses propres à éclaircir le mystère de ces événements, nos vies précipitées hors de leur cours pourraient peut-être refaire un prudent pas en avant?

C’est pourquoi cela m’a paru un si grave danger d’entendre répéter constamment autour de moi : «Nous ne voulons pas penser, nous ne voulons pas sentir, le mieux est de se cuirasser contre toute cette détresse.»

Mais la souffrance, sous quelque forme qu’elle nous touche, n’appartient-elle pas, elle aussi, à l’existence humaine?

Je m’aperçois tout à coup que j’ai très largement dépassé les limites du service que votre ami K. m’avait innocemment demandé. Je devais vous parler de la vie à Westerbork, non vous exposer mes idées personnelles. Je n’y puis rien, cela m’a échappé…

Mais les vieilles gens? Tous ces vieillards usés, ces infirmes? À quoi bon leur jeter à la face mes principes philosophiques?

De toute l’histoire de Westerbork, le chapitre le plus triste sera sûrement celui consacré aux personnes âgées. Il sera peut-être encore plus poignant que l’épisode des martyrs d’Ellecom, dont l’irruption mutilée a fait courir un frisson d’horreur par tout le camp.

À des gens jeunes et bien portants, on pouvait dire que l’Histoire chargeait nos épaules d’un destin exceptionnel et que nous devions trouver en nous la grandeur qui nous permettrait d’en soutenir le poids — toutes choses auxquelles on croit soi-même et que l’on peut mettre en pratique dans sa propre vie.

On pouvait leur dire que nous étions en droit de nous considérer comme des soldats placés en première ligne, même s’il était très particulier, le front où l’on nous envoyait. En apparence, nous étions condamnés à une passivité totale, mais qui pouvait nous empêcher de mobiliser nos forces intérieures?

Mais avez-vous jamais entendu parler de soldats de quatre-vingts ans, brandissant pour seule arme la canne blanche des aveugles?

Un matin d’été, de bonne heure, je tombai sur un homme qui ne cessait de marmonner, l’air abasourdi : «Vous avez vu ce qu’ils nous ont envoyé comme “travailleurs en Allemagne”?» Et, m’étant hâtée vers l’entrée du camp, j’arrivai au moment où on les déchargeait de vieux camions branlants : une théorie de vieillards. Et nous restions plantés là, plutôt pantois pour tout vous dire. Mais, quelque temps après, nous avions déjà pris le pli et à chaque nouveau convoi nous nous demandions, le plus naturellement du monde : «Y avait-il beaucoup de vieillards et d’infirmes, cette fois?»

Une petite vieille avait oublié ses lunettes et sa fiole de pilules «à la maison», sur la cheminée : comment faire pour les récupérer, demandait-elle — et d’ailleurs, où se trouvait-elle exactement et où l’emmenait-on?

Une femme de quatre-vingt-sept ans s’accrochait à ma main avec tant de force que j’ai cru qu’elle ne la lâcherait plus jamais. Elle me racontait que les marches de sa maison avaient toujours relui de propreté et que pas une fois dans sa vie elle n’avait jeté ses habits sous son lit en se couchant 20.

Et ce petit monsieur de soixante-dix-neuf ans. Cinquante-deux ans de mariage, me dit-il, sa femme en traitement à l’hôpital d’Utrecht et lui, on allait l’emmener loin de la Hollande dès le lendemain…

Je pourrais continuer ainsi pendant des pages et des pages, vous n’auriez encore qu’une faible idée de cette masse traînante, trébuchante, effondrée, démunie, de ses questions naïves et puériles. Les mots, ici, nous étaient d’un maigre secours et une main sur l’épaule pesait parfois trop lourd.

Non, vraiment, ces vieilles gens, c’est un chapitre à part. Leurs gestes maladroits, leurs visages éteints peuplent encore les nuits sans sommeil de beaucoup d’entre nous…

En l’espace de quelques mois, la population de Westerbork, grossie d’alluvions diverses, est passée de mille à environ dix mille personnes. La plus forte croissance date des terribles journées d’octobre 21, de l’époque où l’immense battue aux juifs menée par tout le pays avait déclenché à Westerbork une inondation humaine qui faillit submerger le camp.

Il ne s’agit donc pas précisément de ce qu’il est convenu d’appeler une société à la croissance organique, à la respiration régulière, et pourtant — et c’est à vous couper le souffle — on y retrouve toutes les facettes, les classes, les «ismes», les oppositions et les chapelles qui divisent la société. (Et ce sur la superficie inchangée d’un demi-kilomètre carré.) À la réflexion, faut-il vraiment s’en étonner? Chaque individu n’emporte-t-il pas avec lui et en lui la tendance politique, la couche sociale, le niveau culturel qu’il incarne?

Mais ce dont on ne cesse de s’étonner, c’est qu’en présence de la détresse commune, ces oppositions se maintiennent sans céder un pouce.

Dans la boue, entre deux grands baraquements, j’ai rencontré l’autre jour une jeune fille qui a commencé par me dire que si elle était à Westerbork, c’était le fait du hasard. (Il y a là un phénomène général tout à fait étonnant : chacun pense que son cas particulier est dû à un hasard malheureux, nous sommes encore bien éloignés d’une conscience historique commune.) Pour en revenir à cette jeune fille : elle me fit sa complainte — paquets qui n’arrivaient pas, chaussures égarées. Mais soudain elle s’interrompit et son visage s’illumina : «Malgré tout, nous sommes très bien tombés, les gens de notre baraque, c’est vraiment l’élite. Tu sais comment les autres appellent notre baraque ? poursuivit-elle, toute fière. La courbe du Herengracht 22.»

J’en suis restée sans voix; mon regard allait de ses chaussures abîmées à son visage fardé, et je ne savais plus si je devais rire ou pleurer…

De toutes les pénuries dont souffre Westerbork, la pénurie de place est certainement la pire.

Sur une population de dix mille personnes, deux mille cinq cents environ sont logées dans les deux cent quinze petits pavillons qui constituaient autrefois l’essentiel du camp et qui, à l’ère «pré-déportationnaire», abritaient une famille chacun.

Chacune de ces maisonnettes comprend deux petites pièces, parfois trois, avec une cuisine où se trouve un point d’eau, et des toilettes. La porte d’entrée n’a pas de sonnette, ce qui abrège d’autant les formalités. Cette porte ouverte, on se trouve sans transition en plein milieu de la cuisine. Si l’on veut rendre visite à des amis qui ont élu domicile dans la pièce du fond, on tente une percée — avec un sans-gêne qui s’apprend très vite — à travers la première pièce, où la famille vient par exemple de se mettre à table, ou se chamaille, ou se dispose à se coucher, selon les cas. En outre, depuis quelque temps, ces chambrettes sont généralement bourrées de visiteurs qui ont voulu fuir un moment les grandes baraques.

Car les occupants de ces chambres sont les princes de Westerbork, enviés de tous et constamment assiégés.

La grande détresse, la détresse criante de Westerbork ne commence vraiment que dans ces immenses baraques élevées à la hâte, dans ces hangars de planches disjointes bourrés de cargaison humaine et où, sous le ciel bas du linge que font sécher des centaines de personnes, les châlits de fer s’entassent sur trois niveaux.

Ces malheureux Français ne se doutaient pas que, sur les lits qu’ils construisirent jadis pour leur ligne Maginot, des juifs exilés dans quelque lande perdue de Drenthe passeraient leurs nuits anxieuses, peuplées de cauchemars. Je me suis laissé dire, en effet, que nos lits viennent de la ligne Maginot.

Ces châlits, on y vit, on y meurt, on y mange, on y est cloué par la maladie, on y passe des nuits sans sommeil à écouter les enfants qui pleurent, à ressasser la même question : pourquoi ne reçoit-on à peu près aucune nouvelle des milliers et des milliers de gens qui sont partis d’ici?

Sous les lits s’empilent des valises, aux montants de fer pendent des sacs à dos : pas d’autre place disponible. Le reste du mobilier se compose de tables de bois brut et d’étroits bancs de bois. Quant aux conditions d’hygiène, mieux vaut que cette pudique relation n’en dise rien, sinon je me verrais forcée de vous imposer certains détails peu ragoûtants.

Disséminés dans l’immense salle, quelques poêles dispensent juste assez de chaleur pour les petites vieilles qui s’agglutinent en cercle autour d’eux. Comment fera-t-on pour passer l’hiver dans ces baraques? Nous nous posons encore la question.

Ces grands entrepôts humains ont tous été montés de la même façon en plein champ de boue et équipés avec la même sobriété, dirons-nous. Mais l’étrange est que, passant par telle baraque, on a l’impression de traverser un misérable taudis, tandis qu’une autre vous fait presque l’effet d’un quartier bourgeois. Plus étonnant encore : on dirait que chaque lit, chaque table de bois sécrète son atmosphère propre.

Dans l’une de ces baraques, je vois par exemple une table où, le soir, une chandelle brûle dans une lanterne de verre. Sept ou huit personnes s’y retrouvent et l’on appelle cela le «coin des artistes». On avance de quelques pas jusqu’à la table suivante, qu’entourent également sept ou huit personnes et où traînent au lieu de chandelles quelques casseroles sales : c’est la seule différence, mais on a l’impression de tomber dans un autre monde.

Des conditions de vie semblables ne suffisent apparemment pas à produire des êtres humains semblables.

Parmi ceux qui échouent sur cet aride pan de lande de cinq cents mètres de large sur six cents de long, on trouve aussi des vedettes de la vie politique et culturelle des grandes villes. Autour d’eux, les décors de théâtre qui les protégeaient ont été soudain emportés par un formidable coup de balai et les voilà, encore tout tremblants et dépaysés, sur cette scène nue et ouverte aux quatre vents qui s’appelle Westerbork. Arrachées à leur contexte, leurs figures sont encore auréolées de l’atmosphère palpable qui s’attache à la vie mouvementée d’une société plus complexe que celle-ci.

Ils longent les minces barbelés, et leurs silhouettes vulnérables se découpent en grandeur réelle sur l’immense plaine du ciel. Il faut les avoir vus marcher ainsi…

La solide armure que leur avaient forgée position sociale, notoriété et fortune est tombée en pièces, leur laissant pour tout vêtement la mince chemise de leur humanité. Ils se retrouvent dans un espace vide, seulement délimité par le ciel et la terre et qu’il leur faudra meubler de leurs propres ressources intérieures — il ne leur reste plus rien d’autre.

On s’aperçoit aujourd’hui qu’il ne suffit pas, dans la vie, d’être un politicien habile ou un artiste de talent. Lorsqu’on touche au fond de la détresse, la vie exige bien d’autres qualités.

Oui, c’est vrai, nous sommes jugés à l’aune de nos ultimes valeurs humaines.

Ce long bavardage vous a peut-être induites à supposer que je vous aie effectivement donné une description de Westerbork. Mais lorsque j’évoque à part moi ce camp de Westerbork avec toutes ses facettes, son histoire mouvementée, son dénuement matériel et moral, je sens que j’ai lamentablement échoué. Et de surcroît, il s’agit d’un récit très subjectif. Je conçois qu’on puisse en faire un autre, plus habité par la haine, l’amertume et la révolte.

Mais la révolte qui attend pour naître le moment où le malheur vous atteint personnellement n’a rien d’authentique et ne portera jamais de fruits.

Et l’absence de haine n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale.

Je sais que ceux qui haïssent ont à cela de bonnes raisons. Mais pourquoi devrions-nous choisir toujours la voie la plus facile, la plus rebattue? Au camp, j’ai senti de tout mon être que le moindre atome de haine ajouté à ce monde le rend plus inhospitalier encore. Et je pense, avec une naïveté puérile peut-être, mais tenace, que si cette terre redevient un jour tant soit peu habitable, ce ne sera que par cet amour dont le juif Paul a parlé jadis aux habitants de Corinthe au treizième chapitre de sa première lettre.

À Maria Tuinzing. Amsterdam, samedi 5 juin 1943.

Samedi soir.

Mariette, Ne soyons pas trop matérialistes : quelques jours de plus ou de moins, que nous ayons eu ou non le temps de nous voir, c’est dommage, mais au fond des choses cela ne change rien entre nous, n’est-ce pas? J’aurais pourtant bien aimé te voir, mais l’occasion s’en représentera, j’en suis absolument certaine. Il est tard, je ne peux te dire comme je suis fatiguée. J’avais espéré te joindre par téléphone à Wageningen23 puisque je restais un jour de plus, mais cela n’a pu se faire. Tu demandes à lire mon journal; parce que c’est toi, je laisse ici un de ces malheureux cahiers — on y trouve vraiment n’importe quoi, petite indiscrète!

Si jamais tu es triste, épanches donc ton âme sur un chiffon de papier et envoies le tout à Etty, je te garantis qu’elle te répondra.

Veille un peu sur ton Père Han, mais tu n’as pas besoin que je te le rappelle. Il te racontera les péripéties palpitantes de ces deux derniers jours, mes yeux se ferment et, mon Dieu! quel travail de remplir ce sac à dos! Je ne prends pas congé de toi, car nous ne nous séparons pas vraiment.

Je te souhaite mille bonheurs, ma chérie.

Etty.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, lundi 7 juin 1943.

Lundi matin, 11 heures, 7 juin 43.

Très chers tous,

Avez-vous continué longtemps à faire de grands signes d’adieu à mes deux boutons de rose? Vous avez tous été si gentils pour moi! J’y ai songé pendant tout le voyage de retour, mais désormais ce camp, avec le véritable abîme de détresse qu’offre le spectacle des arrivées et des départs de convois, m’a de nouveau avalée toute crue. Je suis revenue ici depuis un siècle. Le voyage en train s’est passé dans la bonne humeur. Il règne parmi nos gens24 une sorte d’esprit de camaraderie assez cocasse. Ils m’ont passablement fait marcher, mais j’ai mis un certain temps à m’en apercevoir. Ils ont commencé par m’annoncer que nous devrions faire à pied le trajet d’Assen au camp, avec armes et bagages : je n’étais pas ravie. Mais quand ils en vinrent à me dire qu’un marchand de nougat s’était installé au camp, que les enfants de l’orphelinat avaient organisé un corso fleuri et que le dernier sport à la mode sur la lande était le polo, mes yeux se sont enfin dessillés.

À Assen, un camion à la bâche pleine de trous nous attendait, sous une pluie battante. Nous sommes arrivés trempés. On nous a alors acheminés avec tout notre paquetage vers une grande salle (procédure nouvelle pour moi) où des gendarmes ont fouillé nos sacs à dos et nos valises. J’ai très obligeamment ouvert la petite mallette en rotin recelant le Coran et le Talmud; mon sac à dos, pourtant gros comme une maison, a échappé à leur attention et je n’en ai pas été autrement chagrinée.

On m’a cantonnée cette fois-ci dans une maisonnette qui tient de l’entrepôt en miniature et du boudoir. Des lits superposés sur deux et trois niveaux, partout des valises et des boîtes, des fleurs sur la table et sur les appuis de fenêtre, et quelques consœurs languissantes en longs peignoirs de soie. Surprenant. Je partage ma chambre avec une ancienne reine de beauté qui exerçait le plus vieux métier du monde. À dix heures, le soir de mon arrivée, elle a posé un miroir contre ma boîte à beurre et s’est occupée de ses sourcils pendant une bonne demi-heure. Il ne restait plus de lit pour moi. Ce n’était pas bien grave, puisque nous devions travailler de nuit : un transport arrivait de Vught25. Nous devions être sur le pied de guerre à quatre heures du matin. À onze heures, je me suis roulée tout habillée dans une couverture (mon paquet de draps était trempé, il sèche encore) et me suis allongée sur le lit d’une collègue, dont on m’avait assuré qu’elle était de service toute la nuit. J’y étais depuis une petite heure et appréciais au passage le grignotement musical des souris (qui semblent s’être fortement multipliées en mon absence), lorsque ladite collègue rentra : c’était une demoiselle du Lijnbaansgracht 26, myope et pourvue d’une moustache charbonneuse, dont je n’avais jamais été particulièrement entichée. Et me voilà soudain partageant avec elle une couche étroite, situation piquante s’il en est. Nous nous sommes réveillées vers les quatre heures, plus ou moins ankylosées. J’ai puisé des forces dans ton chef-d’œuvre de froment, ma bonne Kâthe, avant de replonger dans le nocturne paysage westerborkien. On nous a d’abord désinfectées au lysol, car les convois de Vught amènent toujours beaucoup de poux. De quatre à neuf, j’ai traîné des petits enfants en pleurs et porté des bagages pour soulager des femmes épuisées. C’était dur — et déchirant. Des femmes et des enfants en bas âge, mille six cents (un autre convoi aussi important est attendu cette nuit), tandis que les hommes ont été volontairement retenus à Vught. Le train est déjà prêt pour le transport de demain matin, Jopie et moi venons de faire un tour de ce côté-là. De grands wagons à bestiaux vides. À Vught, il meurt deux ou trois jeunes enfants par jour. Une vieille femme m’a demandé, complètement désemparée : «Et vous, vous pourriez m’expliquer pourquoi nous devons tant souffrir, nous autres, juifs?» Je n’ai pas pu le lui dire au juste. Une femme avec un bébé de quatre mois qu’elle n’avait pu nourrir, depuis des jours, que de soupe aux choux, m’a dit : «Je répète sans arrêt “Ah, mon Dieu! ah, mon Dieu!”, mais existe-t-il seulement?»

Parmi les prisonniers «disciplinaires», j’ai retrouvé un ancien assistant du professeur Scholte avec qui j’avais passé dans le temps mon examen de procédure, je l’aurais à peine reconnu avec ce corps décharné, cette barbe et ce regard fixe. J’y ai retrouvé aussi Schaap, mon médecin interniste de l’Hôpital israélite, qui s’était arrêté près de mon lit avec un groupe de confrères et leur avait expliqué, l’air incrédule : «Messieurs, voici une demoiselle qui n’a rien de plus pressé que de retourner à Westerbork» — comme en présence d’un cas clinique des plus étranges. Schaap m’a paru gai et en pleine forme (il est ici depuis un certain temps) et a accueilli ce matin sa femme et son fils, qui viennent de Vught et donnent eux aussi l’impression d’être en assez bonne santé. (Dites-le à Tide.)

En faisant ma tournée dans le camp, ce matin, rencontré beaucoup de vieux amis et d’amis de mes parents. De bons bourgeois que j’ai connus autrefois menant une vie réglée, tirés à quatre épingles, resurgissent dans les grandes baraques, changés en prolétaires. C’est quelquefois très poignant, l’état dans lequel on retrouve certains. Je préfère décidément ne pas avoir mes parents ici. Pour l’instant, je suis dans la maisonnette de Jopie; il est assis en face de moi, vêtu d’un pantalon militaire et d’une veste grise maculée, et il vous envoie à tous ses amitiés. Un de ses meilleurs amis vient de mourir il y a quelques heures. Sa femme et son enfant avaient été expédiés vers l’Est un peu plus tôt, lui-même, au dernier stade de la tuberculose, n’avait pu les suivre. Jopie m’a raconté que c’était l’un des rares ménages heureux de sa connaissance. Il y a quelques jours, un autre de ses amis est mort au camp, lui aussi.

Cet après-midi, je vais essayer de dormir un peu puisque j’ai désormais un lit : quelqu’un est parti en congé aujourd’hui. Cette nuit, à quatre heures, un nouveau transport nous arrive de Vught. La nuit passée, j’ai eu le temps de me former une image de ce camp de Vught, une image particulièrement atroce.

Je suis heureuse d’être revenue ici. À chacun de mes pas dans le camp, j’ai droit à de chaleureuses retrouvailles. Je suis allée chez Hedwig Mahler — pour l’instant assurée de rester ici — et j’y ai rencontré celle qui fut un temps proviseur du lycée de papa. On m’y a donné une assiette de bouillie de semoule. Je suis allée chez Kormann 27, qui m’a presque étouffée de joie et m’a servi une assiette de bouillie de semoule. Plus tard, je suis allée voir un autre «ancien» du camp et j’ai eu droit à une assiette de semoule. Après quoi j’ai fait don de ma portion de chou à la communauté. Tout ira bien, croyez-moi.

Entre-temps, il est déjà plus de midi et demi. Je viens d’aller chercher ma ration de pain et dix grammes de beurre à la cuisine, avec une pastille de vitamine C — touchant, non?

J’arrête ici ce compte rendu désordonné. Ce soir, à sept heures, je rends visite à Herman B. 28 à l’hôpital; je n’en ai pas eu le temps hier.

Le travail de nuit ne va pas continuer à ce rythme, je tombe seulement en pleine action. Mais ne vous inquiétez pas, je me ménage un peu plus que les autres fois. Ça y est, je sens des démangeaisons partout, malgré le lysol.

Je vous quitte à la hâte, vous tous, trop nombreux pour que je vous nomme chacun. Vous êtes tous très bons pour moi.

À plus tard, plus longuement, chers amis. Etty.

Vraisemblablement adressée à Han Wegerif et autres. Westerbork, mardi 8 juin 1943.

Mardi matin, 10 heures.

Chers amis, Il ne reste plus beaucoup de lande ici entre les barbelés, on construit sans arrêt de nouvelles baraques. Il n’y a plus qu’un petit lopin coincé dans un angle du camp et c’est là que je me tiens, au soleil, sous un magnifique ciel bleu, entre quelques buissons bas. Juste en face de moi, à peu de distance même, un uniforme bleu et un casque montent la garde dans leur guérite montée sur pilotis.

Un gendarme, l’air ravi, cueille des lupins violets, et son fusil lui bat l’échine. En tournant la tête à gauche, je vois s’élever une colonne de fumée blanche et j’entends le halètement d’une locomotive. Les gens sont déjà entassés dans les wagons de marchandises, les portes se ferment. Grand déploiement de «police en vert» — qui défilait ce matin en chantant le long du train — et de gendarmes hollandais. Le quota des partants n’est pas encore atteint.

À l’instant, je rencontre la responsable de l’orphelinat portant dans ses bras un petit enfant qui doit partir — seul. On est aussi allé chercher quelques pensionnaires des baraques hospitalières. On fait les choses à fond aujourd’hui, car on, reçoit la visite de quelques gros bonnets de La Haye 3°. Étrange spectacle que d’observer de près les faits et gestes de ces messieurs. Dès quatre heures du matin, j’étais de nouveau sur la brèche, portant nourrissons et bagages. En quelques heures, on pourrait faire provision de mélancolie pour toute une vie. Le gendarme amoureux de la nature a fini son bouquet violet, peut-être va-t-il faire sa cour à une jeune paysanne des environs. La locomotive jette un cri affreux, tout le camp retient son souffle, trois mille juifs de plus nous quittent. Là-bas, dans les wagons de marchandises, il y a plusieurs bébés atteints de pneumonie. On a parfois l’impression de rêver. Je ne suis rattachée à aucun service précis, et c’est ce que je préfère. Je circule dans le camp et trouve de moi-même mon travail. Ce matin, j’ai parlé cinq minutes à une femme qui venait de Vught; en trois minutes, elle m’a fait part de ce qu’elle a vécu ces derniers temps. On peut en dire des choses, en quelques minutes. Parvenue près d’une porte où je n’avais pas le droit de la suivre, elle m’a embrassée et m’a dit : «Je vous remercie du soutien que vous m’avez apporté.»

Je viens à l’instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons pour compter les wagons de marchandises : il y en avait trente-cinq, avec plusieurs wagons de deuxième classe en tête pour l’escorte. Les wagons de marchandises étaient entièrement clos, on avait seulement ôté çà et là quelques lattes et, par ces interstices, dépassaient des mains qui s’agitaient comme celles de noyés.

Le ciel est plein d’oiseaux, les lupins violets s’étalent avec un calme princier, deux petites vieilles sont venues s’asseoir sur la caisse pour bavarder, le soleil m’inonde le visage et sous nos yeux s’accomplit un massacre, tout est si incompréhensible.

Je vais bien.

Affectueusement. Etty.

À Maria Tuinzing. Westerbork. Sans date; mi-juin 1943.

Mariette, Écris donc un petit mot à Etty pour lui donner de tes nouvelles. Es-tu gaie, es-tu triste, cours-tu à droite et à gauche ou goûtes-tu la paix du foyer, que dit Ernst, que dit Amsterdam, que fait Père Han, Käthe ne se couche-t-elle pas trop tard? Moi, je marche dans la boue entre des baraques de bois, mais en même temps j’arpente les couloirs de cette maison qui m’a abritée pendant six ans, je suis installée en cet instant précis à une table encombrée dans une petite salle pleine de brouhaha, et en même temps je suis assise à mon cher bureau toujours en désordre. Je vois ici beaucoup de gens qui disent : nous ne voulons rien nous rappeler d’«avant», sinon la vie au camp nous deviendrait impossible. Et moi, je vis justement si bien ici parce que je n’oublie rien de cet «avant» (qui n’en est d’ailleurs même pas un pour moi) et que je continue sur ma lancée.

L’après-midi.

Je suis aux anges, Maria, on m’a attribué aujourd’hui quatre baraques hospitalières, une grande et trois petites; je suis chargée de vérifier si les malades ont des vivres ou des bagages à faire venir de l’«arrière». Ce qui est merveilleux, c’est que désormais je puis accéder librement à tout le complexe hospitalier, à n’importe quelle heure du jour ou presque.

Plus tard

Prends ces quelques mots comme ils viennent, chère petite, ici on n’a guère le loisir d’écrire, dans ma pensée les lettres que je t’envoie sont beaucoup plus longues.

Je vais bien et je suis contente, au fond je vis exactement comme à Amsterdam, parfois je n’ai même pas conscience d’être dans un camp — singulière faculté que je me découvre! Et vous me demeurez tous si proches que je ne ressens même pas votre absence. Jopie m’est un allié précieux. Le soir, nous regardons, derrière les barbelés, le soleil s’enfoncer dans les lupins violets. Et puis j’aurai probablement une nouvelle permission. Écris-moi. Au revoir!

Etty.

À Han Wegerif et autres. Fragment. Westerbork. Sans date; postérieur au 26 juin 1943.

Eh oui, mes enfants, me revoilà. Le début de ma lettre est glissé sous mon sac de couchage orange et moi, dans un autre coin du camp, je poursuis mon babillage sur un petit bout de papier de rencontre. Je quitte à l’instant mon cher pape. Il est en train de vivre des moments historiques, il vient de manger une assiette de chou et, ce matin, il a même bu du lait, lui qui avait toujours proclamé «Plutôt la Pologne qu’un verre de lait!» Son voisin est un Russe, un colosse angélique qui guide chacun de ses gestes maladroits et qui siffle la nuit lorsqu’il ronfle trop fort. Quatre cents pensionnaires de l’hôpital doivent faire partie du prochain convoi, dit-on. C’est un vrai calvaire de traverser ces baraques, surtout celle où sont alitées toutes ces petites vieilles. Chacune s’accroche à vous et vous supplie : «Je ne suis pas du nombre, n’est-ce pas, il n’y a pas de raison?» Ou bien : «Ils ne vont tout de même pas nous chasser d’ici?» Et le sempiternel : «Vous ne pouvez pas faire quelque chose pour moi?» Hier, une très vieille femme malade, maigre et rabougrie, m’a demandé avec une naïveté d’enfant : «Vous croyez que nous aurons des soins médicaux en Pologne?» Dans ces cas-là, je préfère m’esquiver. On a peine à comprendre comment des gens qui ont pourtant toute une vie derrière eux peuvent être à ce point attachés au malheureux bout de carcasse qui leur reste. Mais chacun veut vivre jusqu’à la paix, revoir ses enfants et sa famille et cela, c’est une aspiration bien naturelle au fond.

Ce matin, juste au moment où je m’apprêtais à descendre du troisième ciel pour regagner le niveau du sol, Anne.. Marie est montée jusqu’à moi; elle avait l’air d’une aviatrice avec son béret et ses grosses lunettes 32. Elle est de service à la baraque où j’ai été moi-même hospitalisée l’année dernière. Elle va très bien, n’oubliez pas de le dire à Swiep. Elle dort bien, mange bien, n’est pas astreinte à un travail trop dur et n’a pas de famille. Ce dernier point est important, je m’en aperçois à mon corps défendant. L’inquiétude que vous inspirent vos proches vous ronge plus que tout. Je n’ai pas encore vu Mischa et maman aujourd’hui; hier, Mischa était malade et a gardé le «lit», si l’on peut dire; maman n’était pas non plus dans son assiette, l’estomac faisait des siennes. J’ai toujours une forte résistance intérieure à surmonter, une sorte d’appréhension, au moment de pénétrer dans leur baraque où un remugle humain aigre et vicié vous saute au visage. Sam de Wolff 33 est dans la même baraque que Mischa, il m’arrive de le rencontrer, tournant en rond entre les châlits de fer.

Nous attendons d’un jour à l’autre un convoi en provenance du Théâtre hollandais 34, dont on suppose qu’il poursuivra directement sa route vers la Pologne. De Jaap, nous ne savons qu’une chose : il est au Théâtre. Je vais tenter l’impossible pour le faire retenir ici, mais on ne peut forcer aucune décision et chacun doit apprendre à porter le destin qui lui échoit, c’est tout.

À l’instant, la femme qui fait le ménage chez Kormann me dit : «Vous, vous êtes toujours aussi radieuse.» Personnellement, je vais ici aussi bien que jamais et que partout ailleurs. Certes, de temps à autre, je me sens un peu fatiguée, brisée, étourdie de soucis, mais ce sont ceux de chacun ici et pourquoi ne les partagerait-on pas fraternellement pour les porter ensemble?

J’ai ici beaucoup de bons moments. Mechanicus 35, avec qui je fais des promenades sur l’étroite bande de terre aride entre fossé et barbelés, me lit chaque jour ce qu’il a glané depuis le matin. On noue ici des amitiés qui suffiraient à enrichir plusieurs vies. Je trouve encore le temps d’une petite discussion philosophique quotidienne avec Weinreb 36, un homme qui est un monde en soi, entouré d’une atmosphère particulière qu’il parvient à préserver contre vents et marées.

Je regrette d’avoir si peu le temps d’écrire, j’aurais tant à raconter, que j’emmagasine à votre intention pour plus tard — oui, plus tard. Et maintenant, il est l’heure d’attaquer le chou cavalier, un des classiques gastronomiques de ce camp.

Un peu plus tard.

La table est bonne ici, rien à dire. Mes enfants, j’aimerais tant savoir comment vous allez, pourquoi n’ai-je pas de nouvelles de Maria? Est-ce vrai, Maria, qu’Ernst vient en visite ici? C’est Renata37 qui m’en a parlé. Je croise de loin en loin la mère de Paul sur l’un de nos petits chemins fangeux, et nous devisons quelques minutes. Le temps manque pour se rendre de vraies «visites», on ne trouve nulle part d’endroit calme où l’on pourrait s’asseoir ensemble, on se parle en passant, dehors. En fait on marche toute la journée.

Oh oui! autre chose : j’allais oublier ce qui met en émoi tout le Conseil juif ici. Le Conseil n’est que remous. Aux dernières nouvelles (mais cela a encore le temps de changer plusieurs fois), soixante d’entre nous seront autorisés à rester ici, les soixante autres devront retourner à Amsterdam où ils seront «bloqués *» d’une manière ou d’une autre. Mes parents étant ici, je fais évidemment partie de ceux qui veulent rester au camp coûte que coûte. C’est le cas de la plupart d’entre nous, chacun ou presque a de la famille au camp, qu’il espère pouvoir protéger par sa présence aussi longtemps que possible. D’où ce paradoxe :

* En allemand dans le texte : gesperrt, c’est-à-dire préservés — en principe — de toute déportation.



alors que tout le monde ici donnerait ce qu’il a de plus cher pour quitter Westerbork, quelques-uns d’entre nous vont en être expulsés de force. La plus grande agitation règne dans les esprits. Débats, calculs, supputations sont à l’ordre du jour. Je m’en tiens soigneusement à l’écart. Toute cette parlote absorbe beaucoup d’énergie et ne nous donne pas plus de prise sur les choses. Vous n’en croirez peut-être pas vos chères oreilles, mais, je vous assure, je suis la personne la plus silencieuse du Conseil juif. Les gens se dispersent terriblement entre les mille détails insignifiants qui vous assaillent ici jour après jour, ils s’y perdent et s’y noient. C’est ainsi qu’ils cessent de discerner les grandes lignes, qu’ils dévient de leur cap et trouvent la vie absurde. Les quelques grandes choses qui importent dans la vie, on doit garder les yeux fixés sur elles, on peut laisser tomber sans crainte tout le reste. Et ces quelques grandes choses, on les retrouve partout, il faut apprendre à les redécouvrir sans cesse en soi pour s’en renouveler. Et malgré tout, on en revient toujours à la même constatation : par essence la vie est bonne, et si elle prend parfois de si mauvais chemins, ce n’est pas la faute de Dieu, mais la nôtre. Cela reste mon dernier mot, même maintenant, même si l’on m’envoie en Pologne avec toute ma famille.

Bon, il est temps de me mettre en quête de maman et de Mischa. Au revoir, à bientôt.

Dernière étape.

Je suis assise sur ma valise dans notre petite cuisine, les autres pièces sont si pleines qu’on n’y ferait pas tenir un chat. Quelques affaires pratiques pour terminer… — intermède. À l’instant entre un monsieur très gentil qui a été l’un des patients de Spier, il s’assoit sur une autre valise, et nous voilà plongés en pleine chirologie. Je rencontre ici, d’ailleurs, beaucoup de clients et d’élèves de 282 Spier. Et nous nous disons tous la même chose : quel bonheur qu’il ne soit plus là.

Mais passons aux détails pratiques. Je joins quelques tickets de pain. Cela dérangerait-il beaucoup Frans que vous l’appeliez pour lui demander d’envoyer un peu de Sanovite? Au fait, Frans est-il toujours là? Maman ne mange presque rien, elle supporte très mal le pain d’ici, je serais contente de pouvoir lui donner de temps en temps un peu de Sanovite. Cela ne vous ennuie pas trop, dites-moi, que je vous importune de la sorte?

J’espère que les tickets de savon ne sont pas périmés, j’avais encore oublié de les envoyer. Ici, je fais la lessive moi-même dans un baquet, devant la maison, et nous étendons le linge sur un fil — système un peu primitif, mais qui marche.

Cette lettre s’adresse aussi à Mine Kuyper 38, je n’aurai plus le temps de lui écrire à part aujourd’hui. Voulez-vous lui dire que jusqu’à ce jour — dimanche — aucun des paquets envoyés par elle n’est arrivé? Ses lettres, elles, sont bien là, preuve qu’elle ne se trompe pas d’adresse, je serais ennuyée que ses colis s’égarent, elle m’écrit qu’elle a déjà fait deux envois. Voulez-vous lui demander si elle veut bien envoyer, par exemple, des tomates et d’autres produits frais : il souffle ici une tempête de sable continuelle qui vous gave de poussière et vous dessèche, si bien que les gens ont plus besoin d’aliments frais que de pain. Quant à moi, je n’en ai pas tellement besoin. C’est curieux, depuis ce dernier transport de rafle, je n’ai plus faim, plus sommeil, plus rien et pourtant je me sens très bien, on concentre à tel point son attention sur les autres que l’on s’oublie soi-même et c’est fort bien ainsi. Mine voudra bien transmettre nos amitiés à Milli Ortmann 39, à qui j’écrirai aussi dès que je pourrai. Espérons qu’on arrivera à faire sortir Mischa de Westerbork, le séjour ici ne lui vaudrait rien à la longue; mais, tant que ses parents ne seront pas en sécurité, il n’y aura rien à tirer de lui. J’arrête ici cette relation éprouvante pour vos yeux. Un salut à tous ceux qui me sont si chers — vous savez qui!

Au revoir! Etty.

[P.-S.] Voudriez-vous m’envoyer quelques timbres la prochaine fois?

À Han Wegerif et autres. Westerbork, mardi 29 juin 1943.

Westerbork.

Père Han, Käthe, Maria, Hans,

Un petit mot en style télégraphique, écrit à la diable. Monté la garde cette nuit pour accueillir Jaap. Il n’était pas du lot. Nous étions fous de joie. Au petit matin, un nouveau grand convoi est parti d’ici. À cinq heures, j’étais encore à l’hôpital pour m’assurer que l’on n’emmenait pas mon père par inadvertance, une erreur est si vite arrivée. De là, à la grande baraque où est maman. Elle reposait sur son petit lit de camp étriqué et fut ravie d’apprendre que Jaap n’était pas là. Mes parents réagissent avec un courage sublime, je suis fière d’eux. La Pologne ne leur fait pas peur — disent-ils. J’espère pouvoir les retenir à Westerbork, mais ici rien n’est sûr. Ici, en l’espace de quelques jours, on est emporté loin de ses bases anciennes et de nouvelles forces se lèvent en vous — pour accepter sa perte aussi, on a besoin de force intérieure.

Leguyt 40 m’a écrit une lettre qui m’a fortement émue, il est de ceux qui vous inspirent l’envie d’en sortir à tout prix dans l’espoir de les revoir. Il y a joint le petit traité de Korff : Et pourtant Dieu est amour. J’y souscris pleinement et cela me paraît plus vrai que jamais. M. Leguyt m’écrit entre autres choses : «Je serais étonné que vous ayez conservé assez de souplesse d’esprit pour prêter une oreille plus qu’à demi attentive à ce qui vient de l’arrière.» Croyez-moi, je vous ouvre mes deux oreilles et vous prête toute mon attention, je continue à vivre avec vous comme par le passé et me repose parfois auprès de vous de tout ce qui me submerge ici. Il est plus difficile pour vous que pour nous d’admettre ce qui se passe ici. Je m’aperçois que dans chaque situation, si pénible soit-elle, l’être humain développe de nouveaux organes qui lui permettent de continuer à vivre. À cet égard, Dieu se montre bel et bien miséricordieux. Et pour le reste : plusieurs suicides cette nuit avant le départ du convoi, au rasoir, etc.

Ce matin, en faisant ma toilette avec une de mes collègues, je lui ai ouvert mon cœur et lui ai dit à peu près ceci : «Les champs de l’âme et de l’esprit sont si vastes, si infinis, que ce petit tas d’inconfort et de souffrance physiques n’a plus guère d’importance; je n’ai pas l’impression d’avoir été privée de ma liberté et, au fond, personne ne peut vraiment me faire de mal.» Oui, mes enfants, c’est ainsi, je me sens pénétrée d’une étrange sérénité mélancolique. S’il a pu m’arriver de vous écrire une lettre désespérée, ne la prenez pas trop au tragique, ce n’était que le fruit d’un instant fugitif, il est permis de souffrir, mais pas pour autant de sombrer dans le désespoir.

Et maintenant je replonge dans les bas-fonds et je retourne à l’hôpital, une boîte à biscuits sous un bras pour mon cher papa et, sous l’autre, mes dossiers de fonctionnaire. Je vais trouver beaucoup de lits vides à l’hôpital après le convoi d’aujourd’hui. Du courage, mes chers bons! Quelles nouvelles de cousin Wegerif 4n? Et toi, Kâthe, tu tiens le coup? Et monsieur n’est-il pas trop taciturne? La mère de Hannes n’a pas été transférée à Theresienstadt. Amitiés à Adri de la part d’Ilse B.

Au revoir! Etty.

À Johanna et Klaas Smelik 42 et autres. Westerbork, samedi 3 juillet 1943.

Westerbork, 3 juillet 43.

Jopie, Klaas, chers amis,

Juchée sur mon châlit, au troisième étage, je vais me hâter de déchaîner une petite bacchanale épistolaire tant qu’il en est encore temps : dans quelques jours, la barrière retombera sur notre libre correspondance, je deviendrai «résidente» du camp et n’aurai plus droit qu’à une lettre par quinzaine, que je devrai remettre ouverte. Et j’ai encore à vous parler de quelques petites choses. Ai-je vraiment pu écrire une lettre qui vous a donné à penser que je perdais courage? J’ai peine à le croire. Il y a des moments, c’est vrai, où l’on pense ne pas pouvoir continuer. Pourtant, on continue toujours — on finit d’ailleurs par s’en rendre compte —, seulement le paysage autour de vous paraît soudain changé : un ciel bas et lourd pèse sur vous, votre sentiment de la vie est bouleversé et vous avez soudain un cœur tout gris, vieux de mille ans. Mais il n’en va pas toujours ainsi. L’être humain est une créature étonnante. On vit ici dans une misère indescriptible. Dans les grandes baraques, on vit vraiment comme des rats dans un égout. On voit beaucoup d’enfants dépérir. On en voit aussi beaucoup d’autres bien portants. La semaine dernière nous est arrivé en pleine nuit un convoi de prisonniers. Visages cireux et diaphanes. Jamais je n’ai vu sur des visages autant d’épuisement et de fatigue que cette nuit-là. Cette nuit-là, nous les avons «filtrés» : enregistrement, second enregistrement, fouille par une bande de blancs-becs du NSB43, quarantaine, un chemin de croix de plusieurs heures. Au petit matin, on les a entassés dans des wagons de marchandises. Avant même de passer la frontière, leur train a été mitraillé, d’où un nouvel arrêt. Puis trois jours de trajet vers l’Est. Des litières de papier sur le sol pour les malades. Pour le reste, des wagons nus avec un tonneau au milieu et soixante-dix personnes debout dans un fourgon fermé. On ne leur permet d’emporter qu’une musette. Je me demande combien arrivent vivants. Et mes parents se préparent à un de ces convois, à moins que la solution Barneveld 44 ne tienne contre toute attente. Avec papa, je me suis promenée l’autre jour en luttant contre une espèce de vent de sable; il est charmant, comme toujours, et montre un beau stoïcisme. Il m’a dit d’un ton aimable et tranquille, avec détachement : «En fait, je préférerais partir en Pologne au plus tôt, j’en aurais plus vite fini, j’y passerais en trois jours, cela n’a plus aucun sens de prolonger cette existence dégradante. Et pourquoi ce qui arrive à des milliers d’autres me serait-il épargné?» Puis nous nous sommes amusés de ce paysage de circonstance, un vrai désert — malgré des lupins mauves, des œillets des prés et de gracieux oiseaux qui ressemblent à des mouettes. «Les juifs au désert! Il y a longtemps que nous connaissons ce paysage!» Cela vous pèse parfois bien lourd, voyez-vous, un petit papa si gentil et qui par moments serait prêt à renoncer. Mais ce sont des sautes d’humeur. Il est aussi d’autres moments où nous rions ensemble et nous étonnons d’une foule de choses. Nous rencontrons beaucoup de parents que nous avions perdus de vue depuis des années, des juristes, un bibliothécaire, que nous trouvons poussant des wagonnets de sable, affublés de bleus de chauffe crasseux, et nous nous lançons de brefs regards, sans nous dire grand-chose. La nuit du départ d’un convoi, un jeune gendarme hollandais m’a dit d’un air triste : «Une nuit comme celle-ci me fait perdre cinq livres; et encore, on n’a rien d’autre à faire qu’entendre, voir et se taire.» C’est aussi pourquoi je ne vous écris pas beaucoup. Mais je m’égare. Je voulais seulement vous dire : oui, la détresse est grande, et pourtant il m’arrive souvent, le soir, quand le jour écoulé a sombré derrière moi dans les profondeurs, de longer d’un pas souple les barbelés, et toujours je sens monter de mon cœur — je n’y puis rien, c’est ainsi, cela vient d’une force élémentaire — la même incantation : la vie est une chose merveilleuse et grande, après la guerre nous aurons à construire un monde entièrement nouveau et, à chaque nouvelle exaction, à chaque nouvelle cruauté, nous devrons opposer un petit supplément d’amour et de bonté à conquérir sur nous-mêmes. Nous avons le droit de souffrir, mais non de succomber à la souffrance. Et si nous survivons à cette époque indemnes de corps et d’âme, d’âme surtout, sans amertume, sans haine, nous aurons aussi notre mot à dire après la guerre. Je suis peut-être une femme ambitieuse : j’aimerais bien avoir un tout petit mot à dire.

Tu parles de suicide, tu parles de mères et d’enfants. Bien sûr, je comprends tout cela, mais je trouve ce sujet malsain. Il y a une limite à toute souffrance. Un être humain ne reçoit peut-être pas plus de souffrance à endurer qu’il ne le peut — et si la limite est atteinte, il meurt de lui-même. Il y a ici, parfois, des gens qui meurent d’avoir l’esprit brisé, parce qu’ils ne saisissent plus le sens de leurs épreuves — des gens jeunes. Les vieux, les très vieux, s’enracinent encore en un sol plus puissant et acceptent leur sort avec dignité et stoïcisme. Ah! on voit ici tant de gens différents et l’on surprend leur attitude face aux questions les plus ardues, aux ultimes questions…

Je vais essayer de vous décrire comment je me sens, mais je ne sais si mon image est juste. Quand une araignée tisse sa toile, elle lance d’abord les fils principaux, puis elle y grimpe elle-même, n’est-ce pas? L’artère principale de ma vie s’étend déjà très loin devant moi et atteint un autre monde. On dirait que tous les événements présents et à venir ont déjà été pris en compte quelque part en moi, je les ai déjà assimilés, déjà vécus et je travaille déjà à construire une société qui succédera à celle-ci. La vie que je mène ici n’entame guère mon capital d’énergie — le physique se délabre bien un peu, et l’on tombe parfois dans des abîmes de tristesse —, mais dans le noyau de son être on devient de plus en plus fort. Je voudrais qu’il en fût de même pour vous et pour tous mes amis, il le faut, il nous reste tant à vivre et à faire ensemble. C’est pourquoi je vous crie : tenez fermement vos positions intérieures une fois que vous les avez conquises, et surtout ne soyez pas tristes ou désespérés en pensant à moi, il n’y a vraiment pas de quoi.

Les Levie 45 connaissent des moments difficiles, mais ils sont de ceux qui s’en tirent et qui ont d’immenses ressources intérieures en dépit d’une santé fragile. Les enfants sont parfois très sales, c’est le plus gros problème ici, l’hygiène. Je vous donnerai de plus amples nouvelles d’eux dans une autre lettre. Je joins un petit mot que j’avais commencé à griffonner à l’intention de mes parents, mais que je n’ai pas eu à envoyer; peut-être y trouverez-vous quelque chose d’intéressant.

J’ai aussi une demande à formuler, si vous ne la trouvez pas excessive : j’aimerais avoir un oreiller, par exemple un vieux coussin de divan; la paille est un peu dure à la longue. De province, malheureusement, on ne peut envoyer de colis qu’au tarif lettre et jusqu’à deux kilos, et un coussin est peut-être trop lourd? Mais si jamais tu vas à Amsterdam voir Han (j’espère que tu lui es très fidèle et que tu voudras bien lui apporter cette lettre comme les précédentes?), tu pourras peut-être l’expédier de là-bas? À part cela, mon seul souhait est de vous savoir bien-portants et que le moral soit bon; envoyez-moi de temps en temps un petit mot de rien du tout.

Très, très affectueuses pensées, Etty.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, lundi 5 juillet 1943 — vendredi 9 juillet 1943.

Westerbork, 5 juillet.

Essayons tout de même de produire une lettre d’un coup de baguette magique : demain ou après-demain, si je n’ai plus le droit d’écrire, je regretterai de ne pas l’avoir fait maintenant. Dure journée, aujourd’hui. Un convoi part demain matin. Hier soir, j’apprends que mes parents sont sur la liste des partants 46. Herman B. me le chuchote à l’oreille au moment même où je bavarde tranquillement avec papa, assise au bord de son lit — lui, bien sûr, ne se doutant de rien. Je n’ai rien dit et j’ai aussitôt commencé à faire le siège de diverses autorités. On m’assure à présent que la «liste des parents 47» est à l’abri cette fois-ci encore, mais tout peut être remis en question jusqu’à la dernière minute. D’ici à demain matin, il faut donc avoir l’œil à tout. Cette nuit nous arrive un nouveau convoi d’Amsterdam, donc je serai levée de toute façon. Mechanicus, avec qui je me suis liée d’une forte amitié en si peu de temps, est lui aussi sur la liste des départs, nous remuons encore ciel et terre pour lui. Weinreb a été emmené récemment, quelques gros bonnets sont venus personnellement le chercher en voiture pour le conduire à La Haye. On n’a pas le droit de s’attacher trop fortement ici.

Travaillé ce matin à la baraque pénitentiaire, dont les pensionnaires vivent sous une garde renforcée, et servie de messagère entre les détenus et leurs relations dans le reste du camp. À l’instant je suis retournée voir papa qui lisait un petit roman français, l’air assez content : il ignore qu’il n’est pas encore rayé de la liste. Le camp de travail le plus dur vaut mieux que ces tensions nerveuses qui resurgissent chaque semaine. Avant, elles m’étaient épargnées, car j’avais accepté pour moi-même la déportation en Pologne, mais cette vie de crainte et tremblement continuels pour des proches dont on sait bien qu’ils vont au-devant d’un calvaire sans fin auprès duquel la vie que nous menons ici mérite d’être qualifiée d’idyllique — cette vie d’angoisse, à la longue, n’est plus supportable. L’envie me prend parfois de faire en douce mon paquetage et de monter dans un de ces convois en partance pour l’Est, mais que voulez-vous, on ne doit pas non plus céder à la facilité.

Mardi matin.

Il est dix heures. Je suis installée dans notre bureau vide où règne un calme délicieux, la plupart de mes collègues dorment dans leurs baraques. Quelques jeunes garçons sont accoudés à la fenêtre et regardent, l’air mélancolique, la locomotive qui recommence à cracher ses nuages de fumée. D’ici, le reste du train est dérobé à notre vue par une baraque basse. Depuis six heures du matin, on s’affaire à «charger» les wagons de marchandises, le train est prêt à partir. Je me sens comme après un accouchement, du moins en ce qui concerne mes parents que, pour cette fois, nous avons réussi à arracher au convoi; quant au reste, je serais bien incapable de dire comment je me sens. J’ai vécu hier une journée sans précédent dans mon existence. Jusque-là, je n’avais jamais participé au «travail» qui consiste à préserver quelqu’un du transport vers l’Est : il faut dire que je n’ai aucun talent pour la diplomatie. Hier j’ai accompagné Mechanicus dans ses démarches. Ce que j’ai fait exactement, je ne le sais plus très bien moi-même, j’ai frappé à la porte de toutes sortes d’autorités et me suis trouvée soudain entraînée dans le sillage d’un mystérieux personnage que je n’avais encore jamais vu, qui avait une tête de proxénète et aurait fait fureur dans un film français. Avec ce monsieur, je suis allée chez divers «gros bonnets» du camp, d’ordinaire inabordables, surtout à la veille d’un convoi; d’invisibles portes se sont ouvertes, à telle heure j’avais rendez-vous à la Registratur, l’heure d’après je devais me présenter chez un petit vieillard sénile apparemment investi d’un pouvoir occulte et capable d’arracher des gens à la déportation, même quand tout semble perdu 48 — il y a ici à Westerbork tout un monde souterrain qu’hier j’ai touché du doigt, mais je ne comprends pas comment il est fait et je ne crois pas que ce soit bien ragoûtant. Enfin, toute une journée passée à courir; j’avais confié mes parents à l’œil vigilant de Kormann et à la garde du Conseil juif, qui m’assurait que, cette fois, les choses allaient s’arranger. Le cas de Mechanicus est resté douteux jusqu’au dernier moment. Je l’ai aidé à empaqueter ses affaires, j’ai recousu quelques boutons à son costume, il m’a dit entre autres choses : «Ce camp m’a rendu plus indulgent, tous les hommes sont devenus égaux à mes yeux, ce sont tous des brins d’herbe qui plient sous la tempête, qui se couchent sous l’ouragan.» Et aussi : «Si je survis à cette époque, j’en sortirai plus mûr et plus profond, et si je disparais, je serai mort en homme plus mûr et plus profond.» Plus tard, j’ai passé la main dans les cheveux désormais presque blancs de mon père, qui me disait : «Si je reçois cette nuit mon ordre de marche, je ne le prendrai pas au tragique, je partirai tout tranquillement.» (On reçoit son ordre en pleine nuit, quelques heures avant le départ du convoi.) Après huit heures, je me suis promenée un moment avec maman, j’ai pris congé de plusieurs amis qui devaient partir, fait encore un petit tour avec Liesl et Werner, et vers les dix heures je suis passée chez Jopie, que j’ai trouvé livide d’épuisement. Ensuite je ne tenais vraiment plus sur mes jambes, je me suis fait exempter du service de nuit et j’ai laissé les choses suivre leur cours. Ce matin, à huit heures, Jopie est passé et m’a lancé par la fenêtre que mes parents étaient toujours là, que Jaap n’était pas arrivé cette nuit (nous attendions des gens de l’Hôpital israélite néerlandais) et que Mechanicus avait échappé au convoi.

À présent il est onze heures, je vais à l’hôpital où je trouverai beaucoup de lits vides. Une journée comme celle d’hier vous tue, et la semaine prochaine le même cirque recommence.

Fin d’après-midi.

Eh oui, mes enfants, me revoilà au perchoir : cet après-midi, pour changer, je suis tombée dans les pommes en visitant une grande baraque où l’air manquait; ces petites faiblesses ont leur utilité, elles vous rappellent que votre énergie physique a ses limites. Il faut dire aussi que cela commençait à dépasser les bornes. En plus de mes baraques hospitalières, on m’a donné la responsabilité de la baraque pénitentiaire. Depuis le départ de la moitié de nos collègues pour Amsterdam, le secteur est encore plus difficile à «couvrir». Là-dessus, Kormann m’avertit que mes parents doivent tout de même s’attendre à partir la semaine prochaine, il devient de plus en plus difficile de maintenir des gens ici (mais enfin, on n’est jamais sûr de rien à l’avance, et c’est justement cela qui vous ronge, cette incertitude prolongée jusqu’à la dernière seconde), après quoi je vais voir maman, qui a des vertiges et se sent mal, et là, en désespoir de cause, je ne trouve rien de mieux qu’une petite syncope. Ça ira mieux demain. Je m’aperçois tout à coup que, dans le monde extérieur, c’est le début des «grandes vacances»; vous avez fait des projets? Vous me raconterez, n’est-ce pas?

Merci de ta lettre, Maria! Elle était exactement ce que j’attends d’une lettre de toi. Si j’ai encore le droit d’écrire demain, j’envoie un petit griffonnage, sinon ce sera le silence pour un moment.

Pour les médecins, nous sommes au courant. Quelle situation désespérante! Ici, nous avons une pléthore de médecins qui ne peuvent même pas se rendre utiles». Parmi eux, le père de Jan Zeeman!

Au revoir! Courage! Etty.

Jeudi après-midi.

Bonjour! Voilà une demi-heure que je m’exhorte dans mon demi-sommeil à continuer enfin cette lettre. Chaque jour de correspondance est un jour de gagné, on ne nous a pas encore signifié définitivement à quelle date nous n’aurions plus le droit d’écrire. C’est pourquoi je griffonne encore un peu. Commençons par quelques nouvelles, de peur d’oublier. Leo Krijn est parti, pas plus ému que cela. Son frère, qui est encore ici, me disait hier : «Il espère naïvement retrouver là-bas sa femme et son fils 50.»

Herman B. s’inquiète, voilà une semaine qu’il n’a aucune nouvelle de Wiep ni de sa mère. Y a-t-il quelque chose? Lui va toujours aussi bien. Toute la journée, il s’ingénie à nourrir mon père de concombres et de tomates. Je le plains souvent d’être consigné dans sa baraque, mais cela ne le gêne guère, les nuées de poussière qui tourbillonnent au-dehors ne l’attirent pas.

J’ai apporté à Anne-Marie le paquet de Swiep. Elle était ici à l’instant, j’ai pris rendez-vous avec elle pour l’un des soirs prochains, elle veut me présenter à un Russe, professeur en sciences sociales, pour que nous bavardions un peu ensemble.

J’ai la main droite bandée à cause de ce maudit eczéma52, et cela rend mon écriture encore plus illisible que d’habitude, il vous faudra suppléer encore plus de lettres, Père Han. Merci de votre gentille lettre, je serais navrée que Kâthe s’en aille, est-ce irrévocable? Dites-moi que non!

Pour l’instant, je suis couchée au milieu d’un vrai champ de bataille de femmes malades, un bacille pernicieux hante notre baraque, nous souffrons toutes de «débâcle», pour le dire en termes fleuris, quant à moi je m’en accommode, car cela me fournit un excellent prétexte pour vous écrire un peu. Aux dernières nouvelles reçues ce matin de Grete Wendelgelst 53, il semblerait que ma famille puisse rester ici. Hier, on s’attendait plutôt au contraire. Après être tombée, le même jour, une seconde fois en pâmoison, j’ai décidé d’entamer une vie nouvelle au-delà de toutes les tensions. Je commençais d’ailleurs à présenter à mon tour les symptômes de la tamponnite — il y a des tampons rouges, verts et bleus, on peut en parler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’est un sujet inépui-sable54. Jopie en est littéralement malade. Quand il entend le mot «tampon», il a envie de vomir. En ce moment, les esprits sont en ébullition : tous les tampons, toutes les couleurs sont déclarés périmés, on procède à un vaste regroupement; personne ne sait de quoi aura l’air le prochain convoi, les listes doivent être refaites, ce qui n’ira pas sans maintes tractations dans la coulisse. On joue avec nous un drôle de jeu, mais nous nous prêtons aussi à ce jeu et ce sera notre honte ineffaçable aux yeux des générations à venir. Je vous ai parlé l’autre jour d’un petit vieillard sénile devant qui les portes closes s’ouvraient mystérieusement. C’est tout de même un bonhomme intéressant, il était courrier pendant la Grande Guerre et a bien connu — entre autres — l’archevêque Sôderblom55; et il est le seul à pouvoir aller en visite chez le commandant en personne, lequel va même jusqu’à lui rendre la politesse, ce qui est un bien grand honneur, ma foi! Hier j’ai passé quelques heures avec lui et Mechanicus à errer dans le camp, il a évoqué ses souvenirs de Poincaré et de la reine 56, excusez du peu, mais, à un moment donné, il a eu ce mot savoureux : «Il n’y a dans tout Westerbork qu’une institution équitable : la conduite d’eau; elle donne de l’eau à dix mille juifs et autant à chacun.»

Je peux vous écrire un peu de tout et en désordre, n’est-ce pas? J’ai tellement sommeil. Vous voyez : il y a des mots que je n’ai pas désappris. Une chose que j’ai éprouvée avec force : si l’on se laisse emporter chaque semaine par le flot des tensions qui règnent ici, il ne faut pas plus de trois semaines pour être détruit, mais alors détruit pour de bon et, le moment venu de prendre à son tour la direction de Moscou, on ne serait même plus capable d’affronter le voyage. Aussi, désormais, j’essaie de vivre au-delà * des tampons verts, rouges, bleus et des «listes de convoi», et je vais de temps à autre rendre visite aux mouettes, dont les évolutions dans les grands ciels nuageux suggèrent l’existence de lois, de lois éternelles d’un ordre différent de celles que nous produisons, nous autres hommes. Jopie — qui se sent malade comme un chien et «vidé **» en ce moment — et sa petite «sœur d’armes», Etty, sont restés cet après-midi un bon quart d’heure à contempler un de ces oiseaux noirs et argent, à suivre son vol parmi les puissants nuages bleu sombre gorgés de pluie, et soudain nous avons eu le cœur un peu moins lourd.

Ici, l’on pourrait écrire des contes. Cela vous paraît sans doute étrange, mais si l’on voulait donner une idée de la vie de ce camp, le mieux serait de le faire sous forme de conte. La détresse, ici, a si largement dépassé les bornes de la réalité courante qu’elle en devient irréelle. Parfois en marchant dans le camp, je ris toute seule, en silence, de situations totalement grotesques, il faudrait vraiment être un très grand poète pour les décrire, j’y arriverai peut-être approximativement dans une dizaine d’années.

Le soir.

Au milieu des contes,

Le lendemain matin.

J’ai été contrainte de m’arrêter. On mène ici une vie vagabonde, j’ai juste un petit quart d’heure, j’en profite pour ajouter quelques mots.

* En allemand dans le texte : jenseits.

** Idem : erledigt.

Oui, c’est vrai, il y a dans la nature des lois très miséricordieuses, à condition du moins que nous ne perdions pas le sens de leur rythme. Je ne cesse de l’observer sur moi-même : quand on est parvenu aux limites extrêmes du désespoir et que l’on se croit incapable de continuer, le fléau de la balance rebondit dans l’autre sens et l’on se sent de nouveau capable de rire et de prendre la vie comme elle vient. Quand, pendant de longues périodes, on est en proie à l’accablement le plus lourd, on peut ensuite et sans transition s’élever au-dessus de toute cette misère terrestre, au point de se sentir léger et libéré comme jamais encore dans sa vie. Je vais de nouveau très bien alors que, quelques jours durant, c’était assez désespéré. L’équilibre se rétablit toujours. Ah! mes enfants, un monde bien surprenant…

Ici, une vraie maison de fous — de quoi avoir honte pendant trois siècles au moins. Le camp doit expulser un grand nombre de gens par le prochain convoi. Il revient aux Dienstleiter, aux chefs de service, de dresser eux-mêmes les listes. Réunions, disputes, scènes affreuses. En plein milieu de ce jeu avec des vies humaines tombe un ordre soudain du commandant : les Dienstleiter doivent assister le soir même à la première de la revue que l’on donne en ce moment ici. Ils roulent des yeux ébahis, mais sont bien forcés de rentrer chez eux pour passer leur meilleur costume. Et le soir on se retrouve dans la salle d’enregistrement, où Max Ehrlich, Chaja Goldstein, Willy Rosen 57 et d’autres donnent un spectacle de cabaret. Au premier rang, le commandant et ses invités. Derrière lui, le professeur Cohen 58. Salle pleine à craquer. On rit aux larmes, oui, aux larmes. Quand le flot des gens d’Amsterdam arrive ici, nous installons dans cette grande salle

une sorte de barrière en bois qui contient la foule si l’affluence devient trop forte. La même barrière était disposée cette fois sur la scène et Max Ehrlich s’y appuyait pour chanter ses chansons. Je n’y étais pas, mais Kormann vient de le raconter à l’instant, non sans ajouter : «Toute cette comédie me conduit peu à peu au bord du désespoir *.»

Il faut tout de même que je me décide à terminer cette lettre, sinon je n’aurai plus le droit de l’envoyer. Voyons ce qui me passe encore par la tête. Gera» m’a envoyé une caissette à cigares pleine de tomates, remerciez-la si vous la voyez, je ne puis plus écrire autant. Jim, celui de Mme Nethe, est ici aussi, il arrive en droite ligne de la maison de Mine, c’est vous dire si je suis au courant.

Oh! j’y pense : Père Han, envoyez-moi de temps en temps un billet de dix florins dans une lettre, je peux en avoir besoin pour aider des gens, aussi curieux que cela paraisse. On s’emploie toujours à nous obtenir une courte permission pour régler définitivement nos affaires; si elle nous est accordée, je la prendrai comme un supplément, un gros cadeau, mais je n’y compte pas. Si j’ai encore le droit d’écrire demain, je vous envoie un petit griffonnage, sinon il vous faudra un peu de patience.

Aussi invraisemblable que cela puisse vous paraître : ce qui se passe à l’extérieur me rend parfois beaucoup plus triste que le champ de bataille où je suis. Je me rappelle un déjeuner avec Johan Brouwer «, c’était un esprit subtil…

… voilà qu’on me chasse d’ici.

AU REVOIR!

Etty.

* En allemand dans le texte : Ich komme allmâhlich an den Rand der Verzweiflung durch dieses ganze Gewerbe hier



A Maria Tuinzing. Westerbork, samedi 10 juillet 1943.

10 juillet.

Maria, bonjour,

Des dizaines de milliers de gens ont quitté ces lieux, habillés ou nus, vieux ou jeunes, malades ou bien-portants — et j’ai continué à vivre et à travailler en toute sérénité. Ce sera bientôt le tour de mes parents de quitter le camp. Si, par miracle, ils ne partent pas cette semaine, ce sera pour l’une des semaines à venir. Cela aussi, je dois apprendre à l’accepter. Mischa veut partir avec eux, et il me semble après tout que cela vaut mieux : s’il reste ici et les voit s’en aller, sa raison en sera ébranlée. Moi, je ne pars pas, je ne peux pas. Il est plus facile de prier de loin pour quelqu’un que de le voir souffrir à vos côtés. Ce n’est pas la peur de la Pologne qui m’empêche de partir avec mes parents, mais la peur de les voir souffrir. Une forme de lâcheté quand même.

Les gens ne veulent pas l’admettre : un moment vient où l’on ne peut plus agir, il faut se contenter d’être et d’accepter. Et cette acceptation, je la cultive depuis bien longtemps, mais on ne peut le faire que pour soi, jamais pour les autres. C’est pourquoi ma situation est si désespérante en ce moment. Maman et Mischa s’entêtent à vouloir agir, à remuer ciel et terre, et je suis impuissante à les assister. Je ne puis rien faire, je n’ai jamais rien pu faire, je ne puis qu’assumer et souffrir. C’est toute ma force, et c’est une grande force. Mais pour moi, pas pour les autres.

On a refusé le transfert à Bemeveld pour mes parents, nous l’avons appris hier. On a ajouté qu’ils devaient se tenir prêts pour le convoi de mardi prochain. Mischa veut aller voir le commandant du camp pour le traiter d’assassin. Il faudra le surveiller de près, ces jours-ci. Papa est apparemment très calme. Mais ici, dans cette grande baraque, il se serait effondré au bout de quelques jours si je ne l’avais fait entrer à l’hôpital, où d’ailleurs la vie lui est également devenue à peu près insupportable. Il est complètement perdu, incapable de se débrouiller seul.

Je fais fausse route avec mes prières. En priant pour les autres, je le sais, on peut demander qu’ils trouvent la force de traverser victorieusement les épreuves. Mais c’est toujours la même prière qui me monte aux lèvres : «Seigneur, abrège leurs souffrances.» Et c’est pourquoi je suis paralysée maintenant dans mes actes. J’aimerais m’occuper de leurs bagages avec tout le soin possible, mais en même temps je sais qu’ils leur seront enlevés à l’arrivée (nous en avons ici des indices de plus en plus sûrs). Alors, à quoi bon tout ce tintouin?

J’ai ici un excellent ami 62. La semaine dernière, il devait faire partie du convoi. Quand je suis allée le voir, je l’ai trouvé droit comme un i, le visage paisible; son sac à dos attendait à côté de son lit; nous n’avons pas autrement parlé de son départ, il m’a lu diverses choses qu’il avait écrites et nous avons passé encore un petit moment à philosopher. Nous ne voulions pas nous accabler mutuellement du chagrin de la séparation, nous riions et parlions de nous revoir. Chacun était capable d’assumer son destin. Or c’est cela qui est désespérant ici : incapables d’assumer leur sort, les gens s’en déchargent sur les épaules d’autrui. Et c’est sous ce poids-là qu’on risque de succomber, sûrement pas sous celui de son propre destin. Je me sens de force à affronter le mien, mais pas celui de mes parents.

Ceci est la dernière lettre que je puisse écrire librement. Cet après-midi, on nous retirera nos cartes d’identité, dorénavant nous serons des «résidents». Il te faudra patienter un peu avant d’avoir de mes nouvelles. Je pourrai peut-être faire passer une lettre en fraude de temps en temps.

Reçu tes deux lettres.

Au revoir Maria, chère petite amie. Etty.

À Christine van Nooten. Avant le 31 juillet 1943.

[Transmis par Maria Tuinzing dans une lettre à Christine van Nooten datée du 31 juillet.]

Wageningen, 31 juillet 1943.

Chère Mademoiselle van Nooten 63,

Etty Hillesum — Westerbork — me demande de recopier

à votre intention les lignes suivantes :

«Le matin, avant six heures, je commence par me rendre à la baraque de papa, je prends sa gourde et l’emporte jusqu’à la chaufferie : quatre robinets d’eau bouillante contre le mur extérieur — une longue file de gens portant des cuvettes, des seaux et des cafetières, un monsieur d’allure professorale qui règle la circulation, j’attends mon tour, j’ai toujours dans la poche de gauche de mon manteau le sachet de thé de Swiep — je me brûle les doigts au robinet et, tandis que je regagne l’hôpital, le thé a le temps d’infuser. De là je vais voir maman, elle aussi à l’hôpital (bronchite, extinction de voix et épuisement général) — je prends sa bouteille Thermos et recommence le même pèlerinage.

Puis je rejoins Mischa, juché tel un prince masqué au “troisième étage” sous une poutre de la grande baraque, pour voir s’il n’a besoin de rien.

C’est à moi qu’arrivent tous les paquets. Je tâche d’être pour toute la famille un juste bureau distributeur — je vais de l’un à l’autre chargée de petites boîtes en fer — et je suis vraiment heureuse de pouvoir jouer ce rôle. Les mots me manquent, tout simplement, pour dire à quel point nos amis — y compris les collègues de papa — nous gâtent, j’en suis parfois presque gênée.

Papa est un gitan impavide — juste une petite dépression de temps en temps, pendant laquelle il serait prêt à monter de lui-même dans ce fameux train de marchandises pour en finir une bonne fois, mais il reprend toujours le dessus. Il passe ses jours avec une demi-douzaine de petites bibles : en grec, en français, en russe, etc., et me surprend à tout moment de la journée par des citations parfaitement appropriées. Ses exigences sont modestes : il vit principalement de pain. La veille du convoi dont il était certain de faire partie, il était parfaitement calme, lisait Homère avec des petits malades de l’hôpital et devisait avec d’anciens camarades d’études retrouvés ici — et devenus dans l’intervalle des rabbins aux cheveux gris.

Un ami inoubliable — dont la fin paisible me remplit chaque jour encore de gratitude — m’a appris à temps cette grande leçon de Matthieu, 24 : “Ne vous inquiétez pas de demain : demain s’inquiétera de lui. À chaque jour suffit sa peine 64.” C’est la seule attitude qui vous permette d’affronter la vie d’ici. Aussi est-ce avec une certaine tranquillité d’âme que, chaque soir, je dépose mes nombreux soucis terrestres aux pieds de Dieu. Ce sont bien souvent des soucis d’une grande trivialité, par exemple lorsque je me demande comment arriver à faire la lessive de toute la famille, etc. Les vrais, les grands soucis ont totalement cessé d’en être — ils sont devenus un Destin * auquel on est désormais soudé.

J’ai eu profondément honte de cette affaire Puttkam-mer65. Tu vois à quelles extravagances des gens aux abois peuvent en arriver — mais je trouve qu’il y a des limites. Et ces histoires d’argent ne sont pas du tout notre genre. Inutile de continuer à te casser la tête pour cela, je t’en prie. Ce que des dizaines et des dizaines de milliers de gens ont supporté avant nous, nous serons bien capables de le supporter à notre tour. Pour nous, je crois, il ne s’agit déjà plus de vivre, mais plutôt de l’attitude à adopter face à notre anéantissement.»

* En allemand dans le texte : Schicksal.

Ici s’achève la lettre d’Etty.

Tous vont donc aussi bien que possible étant donné les circonstances. Etty me tient régulièrement au courant de tout. Elle n’a plus droit désormais qu’à une lettre ou deux cartes-lettres par quinzaine, mais de temps à autre un message ou une lettre clandestine nous parviennent. Jaap est toujours à Amsterdam. Les paquets arrivent à destination, comme vous le savez.

Cordiales salutations de Maria Tuinzing.

Gabriel Metsustraat 6 Amsterdam-Sud.

P.-S. Ne vous ai-je pas rencontrée une fois chez Etty, lorsqu’elle était malade?

À Maria Tuinzing. Westerbork, samedi 7 août — dimanche 8 août 1943.

7 août.

Maria, petite amie,

Ce matin, il y avait un arc-en-ciel au-dessus du camp, et le soleil brillait dans les flaques de boue. Quand je suis entrée dans la baraque hospitalière, quelques femmes m’ont lancé : «Vous avez de bonnes nouvelles? Vous avez l’air si radieuse!» J’ai inventé une petite histoire où il était question de Victor-Emmanuel, d’un gouvernement démocratique et d’une paix toute proche, je ne pouvais tout de même pas leur servir mon arc-en-ciel, bien qu’il fût l’unique cause de ma joie?

«La fin est proche, l’édifice s’effondre *», disait à

* En allemand dans le texte : Es geht bald zu Ende, es krachs zusammen.



l’instant un vieux professeur tout ratatiné, assis à la table de bois juste en face de moi. Partout le moral est au beau fixe. Entre les châlits de fer et les haillons qui sèchent, c’est une floraison de sonorités italiennes. Il y a probablement un fond de vérité dans l’avalanche des nouvelles que les conversations du camp reflètent comme autant de miroirs déformants. Un «aryen» blessé par balles a été amené dans le camp, on l’a installé dans l’une des baraques hospitalières, dans un box séparé. Peu après, une voiture de police a parcouru nos allées boueuses, précédée du commandant qui, en chemise de polo, lui montrait le chemin à bicyclette. Le blessé subit des interrogatoires répétés et qui durent des heures, dit-on. Mais, au demeurant, traité avec beaucoup d’égards, dit-on encore. Le commandant en personne lui a apporté un oreiller, de chez lui. On dit que c’est un membre de Vrij Nederland». On dit aussi que c’est sur le maire de Beilen qu’on a tiré. On dit que plusieurs autres aryens auraient été amenés au camp, tous blessés par balles. On dit enfin que la population de Drenthe s’agite beaucoup. Un de ces derniers soirs, les lueurs d’un incendie se sont découpées sur le ciel gris qui domine nos steppes, je suis restée un long moment sous la pluie à les regarder». Le lendemain matin, un juif en combinaison verte68 monte la garde devant la baraque qui fait face à l’orphelinat — à l’endroit où les enfants jouent sur un petit tas de sable entouré de barbelés. Cette combinaison verte garde vingt non-juifs, hommes, femmes et enfants qu’on a pris en otages et chassés de leur lit en pleine nuit à cause de ce malheureux incendie. Entre juifs, on s’indigne de devoir garder ainsi des non-juifs dans un camp juif. Mais, avant la fin du jour, les otages ont disparu.

Hier, nous avons eu la visite d’un général 69. On nous a obligés à nous lever à l’aube, une vraie tornade de nettoyage a fait rage dans tout le camp; pour ma part, sans abri, j’ai erré quelques heures dans la boue; les pensionnaires de l’hôpital devaient s’aligner impeccablement dans leurs lits, l’ordinaire semblait avoir été un peu amélioré, les malades présents dans les grandes baraques devaient porter l’étoile jaune sur leur pyjama et, d’une façon générale, gare aux étoiles décousues! Un gros crapaud en uniforme vert est passé entre les baraquements, ce devait être ça, le général. On dit qu’il est venu à cause de l’agitation qui règne en Drenthe. Le moral ici est excellent. Aucun convoi n’est parti depuis quelques semaines et il semble qu’il n’en partira plus désormais 70. Dit-on. Westerbork va devenir un camp de travail avec, pour dépendance, un camp de concentration. Les pensionnaires de la baraque pénitentiaire, dont le nombre croît de jour en jour, ont désormais le crâne rasé et doivent porter des tenues de bagnards. On ne savait que faire des vieillards et des enfants, on n’avait pas encore statué sur leur cas : le commandant a décidé qu’ils pouvaient rester. Dit-on.

Mon père, malade, est alité dans une sorte de porcherie avec cent trente autres personnes. «Les Bas-Fonds», dit-il en ricanant. Il ricane beaucoup. Sa couverture en désordre est jonchée de petites bibles en différentes langues et de romans français. Son costume, son pardessus d’hiver, tout son bien est roulé en boule derrière son oreiller. Les lits se touchent. Les «infirmiers» passent leur chemin en courant quand on a l’audace de leur demander quelque chose. «Il faut une santé de fer pour survivre à cet hôpital, dit papa; malade, on n’y arrive certainement pas.» Pendant quelques jours, il a été bien malade : près de quarante de fièvre, dysenterie. Je lui ai grillé du pain chez Anne-Marie et je vais fréquemment à la chaufferie lui chercher de l’eau bouillante pour son thé. J’échange du pain noir contre des biscuits et d’autres produits plus digestes, je tiens un vrai commerce de pain noir. Hier, une dame fort aimable est venue voir papa et lui a apporté un cadeau princier : un rouleau de papier hygiénique. C’était la femme d’un rabbin haut placé, qui donne ici dans les œuvres de charité. Papa l’a remerciée avec une courtoisie exquise.

Je me glisse fréquemment dans sa baraque, ce qui me vaut toujours une petite escarmouche avec le portier, homme de règlement. L’autre jour, dans un moment de distraction, papa l’a traité de Feldwebel. Sur quoi l’autre a presque fondu en larmes en lui disant : «Monzieû, ch'apite en Hollande tepuis tix ans. — Et moi depuis trois cents», a répondu père laconiquement. Le lendemain, croyant sans doute arranger les choses, il lui a dit : «Je ne voulais pas vous offenser, et les Feldwebel non plus.» Quoi qu’il en soit, ce portier exige de ma part beaucoup de ruse et d’énergie. Nous ricanons beaucoup ensemble, papa et moi, mais on ne peut pas dire que nous riions vraiment. Il a un humour fondamental qui s’approfondit et pétille d’autant plus que le grotesque processus de clochardisation où il est engagé prend des proportions plus catastrophiques.

Ils ne voient pas encore, mon Dieu, que tout ici est sable mouvant, à part Toi. Cela m’a échappé.

En ce moment, je suis installée à une table de bois dans l’une des grandes baraques, trois châlits derrière moi, trois devant. Cette baraque ressemble à une ruelle orientale, pittoresque et étouffante. Les gens avancent à petits pas dans les étroits passages entre les lits. Une petite vieille nous demande : «Pouvez-vous me dire où habite Untel? — Au numéro tant», répond Mechanicus qui écrit à côté de moi, coiffé d’un feutre de vagabond pour se protéger des mouches. Chaque lit porte ici un numéro et l’on «habite» à ce numéro. Oui, c’est une vraie ruelle orientale, mais lorsque, entre deux rangées de lits, je regarde par la fenêtre, je vois des nuages hollandais tout gris de pluie, des champs de pommes de terre et là-bas, dans le lointain, deux arbres hollandais. En face de moi est assis le père de Jo Spier', un septuagénaire à l’éternelle jeunesse; il dessine des baraques brun-rouge dans un carnet de croquis. À côté de lui, un homme marmonne des prières au-dessus d’un livre en caractères hébraïques. Le vent s’engouffre dans la baraque et il y fait froid — plusieurs carreaux sont cassés —, et en même temps on manque d’air et cela sent mauvais. Avec une agilité de singe, Mechanicus vient de se hisser jusqu’à son «troisième étage», d’où il est redescendu brandissant triomphalement une boîte de soupe aux pois. Une petite place s’est libérée sur le petit poêle de la buanderie. Il est midi et demi, je reste en invitée dans cette ruelle orientale égarée sur la lande de Drenthe et, tout à l’heure, je dégusterai de la soupe aux pois. La belle vie — mais oui!

8 août, dimanche matin 8 heures.

J’ai déjà fait ma toilette au robinet de notre petite cuisine et me suis recouchée. Sur le réchaud, une grande casserole d’endives mijote déjà; à nous dix, dans cette petite baraque, nous avons ce matin quelques heures de cuisine. Je vis avec de vraies «femmes d’intérieur». Toute leur vie tourne autour de cet unique réchaud. C’est parfois fort humoristique. Plus souvent à pleurer. Pour ma part, je ne suis presque jamais «à la maison». Nous avons, tout bien compté, trois livres : Vif-argent de Cissy van Marxveldt, Séparation de Henri van Booven et Conversations avec Sri Krishna. Pour Cissy van Marxveldt, on se bat presque. L’autre jour, comme je lisais la Bible, une de mes compagnes a dit d’un ton de triomphe : «Ma bible à moi, je l’ai mise en sûreté quelque part, et drôlement bien, même!» La pluie fouette nos petits carreaux, il fait froid, l’été paraît définitivement passé. Dans le lointain, je vois de ma couchette les mouettes évoluer dans un ciel uniformément gris. Elles sont comme autant de pensées libres dans un vaste esprit.

Hier soir, j’étais avec Mechanicus chez la mère de Paul. Elle loge depuis quelques jours à la baraque de quarantaine, car on lui a découvert un pou. On en a profité pour lui enlever une dent et la vacciner. En outre, elle passe plusieurs heures par jour sur un banc étroit à peler des pommes de terre. «Travail d’esclave», dit-elle. Elle est abattue. La baraque où elle habite fait penser à une maison de correction : pas le moindre objet pour réchauffer l’atmosphère. Nous parlons de tous ces enfants privés de parents et dont certains ressemblent déjà à des adultes, des vieillards des deux sexes que l’on voit le matin s’attrouper sous la pluie, chassés de leur baraque le temps du ménage, des tâches abrutissantes comme le tri des petits pois et des haricots, du danger de démoralisation et d’avachissement que l’on court ici, de toutes les petites tristesses, tous les petits ridicules de la vie de camp. «Ces choses-là ne se racontent pas, on ne peut que les subir», dit Mechanicus avec une certaine âpreté. Il s’appuie des coudes sur la table de bois — il a des puces, des chaussettes trouées et des frissons — et dit avec une ironie bon enfant : «Ce soir, je me sens comme un tout petit garçon qui a peur du loup.» Plus tard, je l’ai raccompagné à sa baraque et j’ai emporté chez moi ses chaussettes à repriser. La mère de Paul a fait un bout de chemin dans le soir avec nous, un grand châle de laine jeté sur ses épaules, ses cheveux gris dénoués flottant au vent. Te souviens-tu de ce concert chez elle, un après-midi? Paul jouait de la flûte dans le bow-window et sa mère se tenait majestueusement au milieu de la pièce.

Beaucoup, ici, sentent dépérir leur amour du prochain parce qu’il n’est pas nourri de l’extérieur. Les gens, ici, ne vous donnent pas tellement l’occasion de les aimer, dit-on. «La masse est un monstre hideux, les individus sont pitoyables», a dit quelqu’un. Mais, pour ma part, je ne cesse de faire cette expérience intérieure : il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochain est comme une prière élémentaire qui vous aide à vivre. La personne même de ce «prochain» ne fait pas grand-chose à l’affaire. Ah! Maria, il règne ici une certaine pénurie d’amour et, moi, je m’en sens si étonnamment riche; je serais bien en peine de l’expliquer aux autres.

Surtout, dans ta réponse, ne montre pas que tu as reçu cette lettre en dehors de mon jour de correspondance : le courrier à l’arrivée est sévèrement contrôlé par la censure en ce moment.

Amitiés à vous tous. Etty.

À Christine van Nooten. Westerbork, dimanche 8 août 1943.

8 août.

Chère Christine, Un petit bonjour du fond du cœur, au nom de toute la famille. Je viens d’avoir une idée : je vais d’abord t’envoyer à toi cette lettre que j’ai écrite à une amie. Une bonne partie de ce que je lui raconte pourrait aussi bien t’être destiné, et cela te permet d’avoir de nos nouvelles. Veux-tu faire suivre ensuite les feuillets ci-joints à Mlle Maria Tuinzing, chez M. Wegerif, Gabriel Metsustraat 6? Elle t’a apporté une fois une tasse de café, un dimanche matin que tu étais à mon chevet et que nous parlions du Livre d’heures 72, te rappelles-tu? Ce même Livre d’heures est à présent glissé sous mon oreiller avec ma petite bible. Et c’est vrai : ces paroles d’Isaïe sont admirables et consolatrices, elles vous donnent une secrète paix intérieure qui dépasse tous les efforts de la raison. Et ce qui n’était pas moins merveilleux — ici je fais un saut vertigineux du ciel à la terre —, c’était cette boîte de crabe, ces toasts et toutes ces autres précieuses délicatesses. Nous avons eu l’impression que vous puisiez tous dans vos provisions pour en extraire ce qui vous reste de meilleur, et les sentiments que cela nous inspire ne se laissent pas facilement traduire en mots. Adorables aussi, les paquets de ta mère. Et les pommes étaient délicieuses, je ne puis même plus énumérer toutes ces bonnes choses, le papier n’y suffirait pas. Kraak 73 nous a envoyé une lettre charmante, avec beaucoup de musique. Nous espérons que tu t’es bien reposée et que tu reprends le travail avec courage. Papa va un peu mieux, mais presque tous les aliments lui restent interdits, il a beaucoup de patience, le cher homme, et cependant j’espère pour lui (et pour tant et tant d’autres) que cela ne durera plus très longtemps, tu sais.

Encore une fois, j’ai à formuler des souhaits bien terre à terre; je n’en suis pas fière, mais j’y suis obligée. Ce dont nous avons besoin d’urgence pour papa, c’est de biscuits et d’autres aliments légers, il n’a rien mangé de plusieurs jours et doit reprendre progressivement des forces, le pain du camp est très mauvais. Et puis nous sommes sans sucre, nous avons épuisé notre provision et, ici, on ne nous en donne pas du tout. Peut-on s’en procurer encore par d’obscurs détours? Pour l’instant, nous n’avons pas de beurre non plus, mais peut-être en recevrons-nous un de ces jours de Deventer, on ne sait jamais; cette demi-livre que tu avais envoyée d’Amsterdam est vraiment arrivée à point nommé. Voilà, le masque est tombé, vive la matière! Nous allons tenir bon, des deux côtés des barbelés, n’est-ce pas? «Tout va bien», dit-on. Pour le reste, vois la lettre ci-jointe. Merci de toutes ces bonnes et gentilles choses, ma chérie. Amitiés à Hansje Lansen 74.

Au revoir! Etty.

À Maria Tuinzing. Westerbork, mercredi 11 août 1943.

11/8

Plus tard, quand j’aurai cessé d’avoir pour domicile un châlit de fer sur un bout de terre enclos de barbelés, j’aurai une lampe au-dessus de mon lit pour être entourée de lumière, en pleine nuit, chaque fois que je le voudrai. Dans mon demi-sommeil tourbillonnent souvent des pensées et des histoires, légères et diaphanes comme des bulles de savon; je voudrais les capter sur une feuille blanche. Le matin, je me réveille enveloppée de ces histoires, c’est un réveil somptueux, tu sais. Parfois, cependant, s’amorce un petit épisode de notre calvaire, pensées et images se pressent autour de moi, tangibles, attendant d’être notées, mais nulle part ici on — ne peut s’asseoir au calme; je marche parfois des heures à la recherche d’un coin tranquille. Une fois, en pleine nuit, une chatte errante est entrée chez nous, nous l’avons installée aux toilettes dans un carton à chapeau, et elle y a eu des petits. Je me sens parfois comme une chatte errante sans carton à chapeau.

J’ai trouvé quelque part cette phrase, à propos de Paula Modersohn Becker 75 :

« … Elle avait dans le sang cette grande absence d’exigences face à la vie, qui n’existe qu’en apparence et n’est en réalité rien d’autre que l’expression authentiquement mûrie d’exigences supérieures : le mépris de toute valeur extérieure, qui naît de la sensation inconsciente de sa propre plénitude et d’une félicité intérieure mystérieuse, impossible à élucider totalement *.»

Cette nuit, Jopie a eu un fils. Il s’appelle Benjamin et

* En allemand dans le texte : Es lag ihr im Blut die grosse Anspruch-losigkeit denz Lebel' gegentiber, die nur scheinbar und im grande nichts anderes ist, als der echt gewachsene Ausdruck hrichster Ansprüche : das Geringachten alles Ausserlichen, das aus dem unbewussten Empfinden eigener und eines geheimen, nicht roll deutbaren innerlichen Glückes erwrichst.


dort dans le tiroir d’une commode. Ils ont trouvé le moyen de mettre un fou à côté de mon père.

Ah! tu sais, quand on n’a pas en soi une force énorme, pour qui le monde extérieur n’est qu’une série d’incidents pittoresques incapables de rivaliser avec la grande splendeur (je ne trouve pas d’autre mot) qui est notre inépuisable trésor intérieur — alors on a tout lieu de sombrer, ici, dans le désespoir. C’est si déchirant de voir ces pauvres gens qui perdent leur dernière serviette de toilette, se débattent au milieu de boîtes, de gamelles, de gobelets, de pain moisi, de piles de linge sale entassées sur, sous et à côté de leur châlit, malheureux parce qu’on les injurie ou les rudoie, mais incapables de s’empêcher de crier et ne s’en apercevant même pas; de voir ces petits enfants abandonnés dont les parents ont été déportés, mais qui n’attirent pas la pitié des autres mères, trop inquiètes de leur propre progéniture tourmentée par la diarrhée, par mille maladies ou petits maux ignorés autrefois. Il faut avoir vu ces mères poules hébétées et affolées de désespoir, près des couchettes de leurs petits qui piaillent et ne veulent pas pousser.

J’aurai noirci cette page en dix endroits différents, à ma table de télégraphiste 76 dans la baraque où nous travaillons, sur une brouette devant la lingerie où peine Anne-Marie (debout des heures entières, dans une chaleur étouffante, au milieu de filles du peuple qui crient à pleins poumons et qu’elle ne peut plus supporter en ce moment); j’ai essuyé bien des larmes sur son visage hier, mais, surtout, qu’elle ne se doute pas que je te l’ai écrit (mon griffonnage s’adresse autant à Swiep qu’à toi); j’ai écrit encore hier soir à l’orphelinat, pendant la conférence d’un professeur de sociologie des plus prolixes, ce matin en plein air sur un petit coin de «dune» battu des vents; chaque fois je gribouille un mot de plus et me voici maintenant à la cantine de l’infirmerie, une découverte toute fraîche, une vraie trouvaille, un asile où il semble que je puisse me retirer de temps en temps.

Demain matin, Jopie va à Amsterdam; pour la première fois depuis plusieurs mois, malgré toute ma discipline, je sens un petit pincement au cœur à la pensée que les barrières du camp ne se lèvent plus devant moi. Mais quoi, chacun aura son heure. La plupart des gens ici se sentent plus pauvres qu’ils ne devraient parce qu’ils portent dans la colonne des pertes la douleur de l’absence de leur famille et de leurs amis, alors qu’on devrait au contraire compter parmi les biens les plus précieux la faculté d’un cœur à éprouver si fortement amour et nostalgie. Bonté divine *! Moi qui croyais avoir trouvé un coin tranquille, voilà que des hommes en bleu de chauffe envahissent la pièce, apportant des marmites de ratatouille dans un grand tintamarre de fer-blanc, et le personnel soignant s’installe aux tables de bois pour déjeuner. Il n’est que midi, et je me mets en quête d’un autre refuge.

Un essai de philosophie en fin de soirée, alors que le sommeil me ferme les yeux.

On me dit parfois : «Oui, tu vois toujours le bon côté des choses.» Quelle platitude! Tout est parfaitement bon. Et en même temps parfaitement mauvais. Les deux faces des choses s’équilibrent, partout et toujours. Je n’ai jamais eu l’impression de devoir me forcer à en voir le bon côté, tout est toujours parfaitement bon, tel quel. Toute situation, si déplorable soit-elle, est un absolu et réunit en soi le bon et le mauvais.

Je veux dire simplement ceci : «voir le bon côté des choses» me paraît une expression répugnante, de même que «tirer le meilleur parti de tout», je voudrais pouvoir te l’expliquer plus clairement.

Si tu savais comme j’ai sommeil; je pourrais dormir quinze jours. Je vais remettre cette lettre à Jopie, demain matin je l’accompagnerai au poste de garde, il prendra le

* En allemand dans le texte : Du lieber Herrgott.



chemin d’Amsterdam et moi, celui des baraques. Ô mes enfants!

Au revoir! Etty.

À Christine van Nooten. Westerbork, jeudi 12 août 1943.

Christine, tu as vraiment été aujourd’hui mon bon ange, jamais je n’avais attendu de paquet avec autant d’impatience que cette semaine; enfin il en est arrivé un, et quel paquet! J’ai porté tout de suite à papa les biscuits et les petits pains; le pauvre est squelettique après toutes ces journées de jeûne, a un abcès à l’œil et un portier qui joue les dictateurs. En somme, c’est assez lamentable, au point même qu’il vaut mieux ne pas trop y penser. Pourtant, il passe pour le prodige de sa baraque, il est le seul à conserver assez de concentration pour lire hébreu, français, hollandais, tout ce qu’on veut; il n’arrête pas, personne ne comprend comment il y arrive dans un tel environnement. Cela ne te gêne pas, j’espère, que je t’écrive un peu en désordre, j’ai repris du service le soir, je sers de temps en temps quelques personnes et titube de fatigue. J’espère que mes deux derniers messages te sont parvenus : un fragment de ma lettre aux amis d’Amsterdam et un petit mot contenant une lettre à Mlle Tuinzing. Dans le dernier cas, je pense que oui, car il me semble que ton colis si bien garni y était une réponse directe. Je suis heureuse de pouvoir faire passer un message de temps à autre grâce à la complicité de gens courageux. Il semble qu’actuellement on retienne nos lettres «officielles» et que nous ne recevions pas non plus tout le courrier à l’arrivée. Mais ne renonce pas pour autant à m’écrire, je t’en prie, tôt ou tard les lettres recommenceront à nous parvenir.

Je me demande si le Conseil juif de Deventer continue à fonctionner; plus aucune nouvelle, ces derniers temps. La famille Gelder est ici. Tu sais que, de province, on peut envoyer des paquet-lettres jusqu’à deux kilos, de préférence non recommandés, car les paquets recommandés ont droit à une réception particulière. On ne cesse d’inventer de nouvelles tracasseries. Si, à la longue, tout contact avec la province devient impossible (on ne sait jamais), le mieux serait de te mettre en rapport avec Mme M. Kuyper, Reynier Vinkeleskade 61, Amsterdam, qui s’occupe de nous acheminer toutes sortes de bagages par l’intermédiaire du Conseil juif d’Amsterdam. On vous complique bien la vie, n’est-ce pas? Oh! Christine, je préfère ne pas y penser, j’ai compris cette semaine quelle calamité c’est. Le thé nous a émus aux larmes et le beurre était un don du ciel; nous avions épuisé notre provision depuis quelques jours — en soi rien de bien dramatique. À Amsterdam, il m’est déjà arrivé, depuis le début de la guerre, de devoir me passer de beurre pendant quelques jours, mais ici c’est beaucoup plus grave, pour la simple raison que les gens sont déjà affaiblis par une foule de maladies, de petits maux chroniques et par la rigueur du climat.

Physiquement, papa est assez mal en point en ce moment, et maman nous fait, pour changer, une histoire de vessie. Cela ne t’ennuie pas trop que j’aie une fois de plus des souhaits à formuler? Pourrais-tu te procurer en pharmacie des «antiphones»? Ce sont des boules que l’on peut se mettre dans les oreilles pour se protéger du bruit. La baraque où est maman est très bruyante la nuit : beaucoup de petits enfants malades; à vrai dire, le bruit ne cesse jamais, et elle voudrait essayer de se «murer» les oreilles, la nuit.

D’autre part, connais-tu un produit qui s’appelle de la Réformite? C’est une sorte d’extrait végétal que l’on étend sur du pain, et dont maman se sert pour stimuler son appétit. Ici, c’est un genre de maladie vraiment singulier que de n’avoir aucune envie de manger, pendant plusieurs jours parfois. Nous sommes ici dans un pays bizarre. Un dernier détail : il paraît que Brian a encore un peu de graisse qui vient de chez nous; si tu en envoies un peu de temps en temps, je pourrai faire rissoler des pommes de terre chez des amis qui ont un petit réchaud. Et maintenant j’arrête de quémander, ça me rend malade.

Je termine en t’envoyant tout de même une jolie chose, que je viens de lire à propos de Paula Modersohn Beeker : «Elle avait dans le sang cette grande absence d’exigences face à la vie, qui n’existe qu’en apparence et n’est en réalité rien d’autre que l’expression authentiquement mûrie d’exigences supérieures : le mépris de toute valeur extérieure, qui naît de la sensation inconsciente de sa propre plénitude et d’une félicité intérieure mystérieuse, impossible à élucider totalement 77.»

Papa veut employer son jour de correspondance pour t’écrire, mais il se peut que le courrier soit retenu. Enfin, de petites tracasseries ne réussiront pas à briser les liens qui existent entre les êtres. Commence la nouvelle année scolaire avec courage et pense à nous quelquefois.

Nous t’envoyons nos plus fidèles amitiés. Etty.

À Henny Tideman 78. Westerbork, mercredi 18 août 1943.

Westerbork, 18 août.

Chère petite Tide,

Au départ, je voulais laisser passer mon jour de courrier, tant j’étais fatiguée, et parce que je croyais n’avoir rien à écrire, cette fois. Mais, bien entendu, j’ai beaucoup à raconter. Pourtant je préfère laisser mes pensées s’écouler librement vers vous; vous finirez bien par les recueillir. Cet après-midi, je me reposais sur mon châlit et tout à coup l’impulsion m’est venue de noter ceci dans mon journal 79, je te l’envoie :

«Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à pleines mains. Ma vie s’est muée en un dialogue ininterrompu avec Toi, mon Dieu, un long dialogue. Quand je me tiens dans un coin du camp, les pieds plantés dans ta terre, les yeux levés vers ton ciel, j’ai parfois le visage inondé de larmes — unique exutoire de mon émotion intérieure et de ma gratitude. Le soir aussi, lorsque couchée dans mon lit je me recueille en Toi, mon Dieu, des larmes de gratitude m’inondent parfois le visage, et c’est ma prière.

«Je suis très fatiguée depuis quelques jours, mais cela passera comme le reste; tout progresse selon un rythme profond propre à chacun de nous et l’on devrait apprendre aux gens à écouter et à respecter ce rythme; c’est ce qu’un être humain peut apprendre de plus important en cette vie. Je ne lutte pas avec Toi, mon Dieu, ma vie n’est qu’un long dialogue avec Toi. Il se peut que je ne devienne jamais la grande artiste que je voudrais être, car je suis trop bien abritée en Toi, mon Dieu. Je voudrais parfois tracer à la pointe sèche de petits aphorismes et de petites histoires vibrantes d’émotion, mais le premier mot qui me vient à l’esprit, toujours le même, c’est : Dieu, et il contient tout et rend tout le reste inutile. Et toute mon énergie créatrice se convertit en dialogues intérieurs avec Toi; la houle de mon cœur s’est faite plus large depuis que je suis ici, plus animée et plus paisible à la fois, et j’ai le sentiment que ma richesse intérieure s’accroît sans cesse.»

Inexplicablement, Jul 80 plane sur cette lande, ces derniers temps, il continue à me nourrir de jour en jour. Il se produit tout de même des miracles dans une vie humaine, ma vie est une succession de miracles intérieurs. C’est bon d’avoir quelqu’un à qui le dire. Ta photo est dans le Livre d’heures de Rilke, à côté de celle de Jul, je les place sous mon oreiller avec la petite bible. Ta lettre aux citations est arrivée, elle aussi; continue à écrire, oui. Prends bien soin de toi, ma chérie. Etty.

Ce petit mot est aussi pour Maria — et pour elle seule. Au revoir.

À Han Wegerif et autres. Westerbork. Fragment non daté. Postérieur au 18 août 1943.

[…] Mais enfin, je ne peux tout de même pas dire cela à ces jeunes femmes qui ont avec elles un bébé, et qu’un train de marchandises conduira probablement tout droit en enfer. Et on me rétorquerait encore : «Tu peux parler, toi, tu n’as pas d’enfant.» Mais cela n’a vraiment rien à voir. Il y a une parole de l’Écriture où je puise sans cesse de nouvelles forces. Je la cite de mémoire : «Si vous m’aimez, vous devez quitter vos parents 81.» Hier soir, luttant une fois de plus pour ne pas me laisser consumer de pitié pour mes parents, une pitié qui me paralyserait totalement si j’y cédais, je l’ai traduite aussi en ces termes : on ne doit pas se noyer dans le chagrin et l’inquiétude que l’on éprouve pour sa famille, au point de ne plus être capable d’attention ni d’amour pour son prochain. L’idée s’impose de plus en plus clairement à moi que l’amour du prochain, de tout être humain rencontré, de toute «image de Dieu», devrait s’élever bien au-dessus de l’amour des parents par le sang. Comprenez-moi bien, je vous en prie. Je sais que l’on prétend que c’est un sentiment contre nature; mais je m’aperçois que j’ai trop de mal à en parler, alors qu’il est si simple à vivre.

Ce soir, j’accompagne Mechanicus chez Anne-Marie, ou plutôt chez le chef des baraquements qui lui offre une hospitalité permanente dans la chambre particulière dont il dispose. Nous serons donc dans ce qui passe ici pour un pièce spacieuse, avec une grande baie ouverte sur la lande, cette lande vaste et mouvante comme la mer; l’année dernière, c’est de là que je vous écrivais toutes mes lettres. Anne-Marie fera du café, son hôte parlera de la vie du camp aux temps héroïques (il est ici depuis cinq ans) et Philip y puisera la matière de petits récits. Je vais mettre le nez dans mes boîtes à gâteaux pour voir s’il ne me reste rien de comestible à prendre avec le café, et qui sait, peut-être Anne-Marie aura-t-elle préparé un pudding? Comme la dernière fois — c’était ton inoubliable pudding aux amandes, Yette 82. Il a fait chaud aujourd’hui, nous aurons un beau soir d’été devant la fenêtre ouverte, face à la lande. Plus avant dans la nuit, nous irons, Philip et moi, à la recherche de Jopie, et nous nous promènerons, trio paisible, autour de la grande tente de bédouins qui se dresse sur un large espace sableux; autrefois on y rassemblait les gens promis à l’épouillage, aujourd’hui on y entrepose tous les objets volés aux juifs et destinés à alimenter en Allemagne les «œuvres de charité» ou à aller orner la villa du commandant. De l’autre côté de cette tente, le soleil nous offre soir après soir le spectacle d’un coucher inédit. Ce camp perdu dans la lande de Drenthe abrite des paysages variés. Je crois que la beauté du monde est partout, même là où les manuels de géographie nous décrivent la terre comme aride, infertile et sans accidents. Il est vrai que la plupart des livres ne valent rien, il nous faudra les réécrire.

J’ai envoyé à Tide ma lettre de la quinzaine, nous n’avons plus le droit d’écrire qu’au verso.

Mes enfants, où avez-vous déniché ce cadeau princier, une demi-livre de beurre ! Je n’en croyais pas mes yeux, c’était formidable. Pardonnez cette chute matérialiste.

Il est six heures et demie, l’heure pour moi d’aller chercher les rations familiales.

Je vous salue tous du fond du cœur. Etty.

À Han Wegerif et autres. Fragment. Westerbork, dimanche 22 août 1943.

Dimanche matin, 21/8/43 *.

Il y a à la pouponnière un bébé de neuf mois, une petite fille, choyée de tous. Un petit bout de chou très joli, très mignon, aux yeux bleus. Elle est arrivée ici il y a quelques mois en qualité de «S-Fall», de «cas disciplinaire», après que la police l’eut exhumée d’une clinique. Nul ne sait qui sont ses parents, ni où ils sont. En attendant, on la garde à la pouponnière, les infirmières s’y sont attachées comme à une mascotte. Mais voici où je voulais en venir : au début de son séjour ici, ce nourrisson n’avait pas le droit de sortir; les autres bébés étaient dehors dans des landaus, mais celui-ci devait rester enfermé, puisque c’était un «cas disciplinaire»! Il m’a fallu le vérifier auprès de trois infirmières différentes avant de m’en convaincre, je me heurte ici constamment à des faits qui me paraissent incroyables, mais que l’on me confirme régulièrement.

Dans ma baraque-infirmerie, je trouve une fillette de douze ans, frêle et sous-alimentée. Du même ton tranquille et innocent qu’un autre enfant emploierait pour parler de ses problèmes d’arithmétique, elle me raconte : «Oui, je viens de la baraque pénitentiaire, je suis une “disciplinaire”.»

Un petit garçon de trois ans et demi avait cassé un carreau d’un coup de bâton; son père lui donne une bonne raclée, le petit fond en larmes et hurle : «Ooh, maintenant on va me mettre à la 51 (= la prison), et on me déportera tout seul en convoi disciplinaire!»

*Etty s’est trompée d’un jour.



Les propos des enfants entre eux sont consternants, j’entendais l’autre jour un petit garçon dire à un autre : «Non, mon vieux, le cachet “120 000” ce n’est pas ce qu’il y a de mieux; être moitié aryen, moitié juif portugais 83, ça c’est le fin du fin!» Et Anne-Marie a surpris une mère qui disait à son enfant : «Si tu ne finis pas ton pudding, tu seras déporté sans maman!»

Ce matin la «voisine du dessus» de ma mère a laissé tomber une bouteille d’eau dont le contenu s’est répandu en grande partie dans le lit de maman. Cela représente ici une catastrophe naturelle dont vous vous figurez à peine l’étendue. L’équivalent hors du camp serait une maison entièrement inondée.

Je me contente pour l’instant de cette cantine de l’infirmerie. On dirait une cabane indienne, une hutte de rondins. Baraque basse en bois brut, tables et bancs de bois brut, de petites fenêtres qui claquent au vent, c’est tout. On a vue sur une bande de sable sec piquée d’herbes folles, bordée par un talus de sable dragué dans le canal. Des rails désertés serpentent le long de ce talus; en semaine, on y voit des hommes à demi nus, bronzés, jouer à pousser des wagonnets. On n’a pas ici de vue sur la lande, comme de tous les autres points de cette colonie florissante. Derrière les barbelés, une ligne ondoyante d’arbustes bas — on dirait de petits sapins. Ce bout de paysage d’une aridité impitoyable, la cabane grossière, les tas de sable, l’étroit canal malodorant, tout cela a l’air d’une concession de chercheurs d’or, fait penser au Klondike. Assis en face de moi à la table de bois, Mechanicus mâchonne son stylo. Nous nous regardons par-dessus nos feuilles de papier, couvertes de nos griffonnages. Il enregistre fidèlement, avec une précision quasi bureaucratique, tout ce qui se passe ici. «Non, cela me dépasse, dit-il. Je n’écris pas si mal, mais ici je me sens devant un précipice, ou une montagne; cela me dépasse.»

Voilà que la pièce se remplit à nouveau de citoyens en costume de confection élimé, pourvus de cartes dûment tamponnées, et qui vont manger du chou-rave dans une écuelle en émail.

Plus tard.

Ellette 84, ta lettre m’a comblée et m’en a dit long.

Jopie a rapporté ici un peu de votre présence vivante. J’en ai été doublement heureuse, car, ces derniers temps, c’est à peine si on laisse passer le courrier qui nous est destiné; à cet égard nous sommes à peu près complètement coupés du monde; voilà bien l’une des pires tracasseries que nous ayons eu à endurer. Mais même cela ne doit pas trop nous abattre, nous avons assez de ressort intérieur pour le surmonter.

Anne-Marie était folle de joie du petit mot de Swiep.

Le pain de seigle de Léonie a fini — à mon grand regret — dans des estomacs auxquels il n’était pas destiné. Lorsqu’il est arrivé, la «position» de nos réserves de pain était largement excédentaire et je me suis hâtée de la partager entre des gens moins nantis; le lendemain, il m’était difficile d’aller réclamer cette denrée par essence périssable. La prochaine fois, au moins, je saurai qui doit en profiter.

Touchants, vos raisins et vos poires. Les paquets me plongent toujours dans la confusion, il m’est difficile d’en parler. La Sanovite continue à me ravir, j’en suis très ménagère et la conserve surtout pour mes parents afin de varier leur ordinaire, ce pain du camp toujours prompt à moisir. Merci, Père Han, de cette dynamo qui m’est bien utile, le soir, entre les flaques d’eau et les barbelés. Jopie m’a fait un récit palpitant à propos de Hans; décidément, chacun vit sous son étoile. Il m’a dit aussi qu’il m’avait rencontrée dans les moindres recoins de la vieille maison, et que je ne vous avais pas quittés.

À Han Wegerif et autres. Westerbork, mardi 24 août 1943 85.

Après une nuit comme celle-ci, j’ai pensé un moment en toute sincérité que ce serait pécher que de rire encore. Mais, un peu plus tard, j’ai fait réflexion que certains étaient partis en riant — encore que cette fois, bien peu. Et en Pologne, il y aura peut-être de temps à autre quelqu’un pour rire — encore que, de ce convoi, bien peu, je le crains.

Quand je pense aux visages des soldats en uniforme vert de l’escorte armée, mon Dieu, ces visages! Je les ai examinés l’un après l’autre, retranchée dans mon poste d’observation, derrière une fenêtre. Jamais rien ne m’a tant épouvanté que ces visages. Je me suis posé des questions sur cette parole qui est le fil directeur de ma vie : «Et Dieu créa l’homme à son image.» Oui, cette parole a connu chez moi une matinée difficile.

Que ni les mots ni les images ne suffisent à décrire des nuits comme celle-ci, je vous l’ai dit bien souvent. Pourtant il me faut essayer de vous en faire un compte rendu : on se sent en permanence les yeux et les oreilles d’un pan de l’Histoire juive, on éprouve parfois aussi le besoin d’être une petite voix. Il faut bien que nous nous tenions mutuellement au courant des événements qui se produisent aux quatre coins de ce monde, chacun doit apporter sa pierre à l’édifice pour que, après la guerre, la mosaïque puisse se recomposer, couvrant le monde entier.

Au petit matin lorsque j’ai fait un saut jusqu’à la baraque pénitentiaire après une nuit passée à l’hôpital, ce fut comme une bouffée d’air frais. Les occupants, des hommes en majorité, étaient rassemblés avec tout leur paquetage dans l’enceinte de barbelés, et beaucoup d’entre eux avaient l’air de gaillards entreprenants et virils. Un vieil ami — je ne l’ai pas reconnu tout de suite avec son crâne rasé, cela vous change parfois une physionomie — m’a lancé en riant : «À moins qu’ils ne s’acharnent sur moi et me battent à mort, j’en reviendrai.»

Mais les bébés, les petits cris perçants des bébés qu’on a arrachés à leurs berceaux en pleine nuit pour les transporter vers un pays lointain… Je dois me hâter de tout noter, même en désordre, plus tard je n’en serai plus capable parce que je ne pourrai plus croire à la réalité de ce qui s’est passé, c’est d’ores et déjà une vision qui ne cesse de s’éloigner de moi. Les bébés, oui, c’était le pire. Et puis cette jeune paralytique, qui ne voulait même pas emporter une assiette et trouvait si dur de mourir. Ou ce garçon pris de panique 86 : il se croyait en sécurité et c’était bien là son erreur, car il s’est retrouvé inopinément sur la liste du convoi; perdant la tête, il s’est sauvé. Ses frères de race ont dû se lancer dans une chasse à l’homme pour le retrouver, sinon des dizaines d’autres seraient déportés à sa place. On eut tôt fait de l’encercler dans une tente et, malgré cela *… malgré cela les autres ont été emmenés, «pour l’exemple», comme on dit. Il a entraîné ainsi avec lui plusieurs de mes bons amis. Un seul instant d’égarement, et il a fait cinquante victimes. Ou, pour mieux dire, ce n’est pas lui qui les a faites, mais notre commandant, que l’on présente si souvent comme un gentleman. Mais ce garçon pourra-t-il assumer la situation lorsqu’il comprendra pleinement quel mal il a causé? Et comment la masse des juifs déportés par le même train le traitera-t-elle? Ce garçon va connaître des moments difficiles. Peut-être les choses auraient-elles encore pu s’arranger si, cette nuit-là, de véritables armadas aériennes n’étaient passées au-dessus de nos têtes. Le commandant n’aura probablement pas été sans les remarquer. «Dieu qu’ils volent bien **!» fit en pleine nuit une voix qui semblait s’adresser aux étoiles. On se berçait encore tellement de l’espoir puéril que ce convoi serait annulé! D’ici, beaucoup

* En allemand dans le texte : trotzderri.

** Idem : « Domienvetter ! Fliegen die schôn »



avaient suivi le bombardement d’une ville voisine, peut-être Emden. Et pourquoi une voie ferrée n’aurait-elle pas été touchée, empêchant le train de partir? Cela n’est encore jamais arrivé, mais, à chaque convoi, on se reprend à l’espérer, avec un optimisme indéracinable.

La veille au soir, je traversais le camp. Les gens s’attroupaient entre les baraques, sous un ciel gris de nuages. «Tenez, c’est ainsi que les gens s’attroupent après une catastrophe, lorsqu’ils la commentent à tous les coins de rue», remarqua mon compagnon.

«Mais c’est justement là ce qui est incompréhensible, éclatai-je. Pour l’instant, nous sommes encore avant la catastrophe.» Lorsqu’un accident se produit quelque part, un instinct naturel à l’homme le pousse à porter secours et à sauver ce qui peut l’être. Mais, cette nuit, je vais habiller des bébés et tenter de calmer des mères et c’est cela que j’appelle «porter secours». Je pourrais me maudire. Nous savons très bien que nous abandonnons nos malades, nos pensionnaires sans défense, à la faim, à la chaleur, au froid, au dénuement, à l’extermination et, pourtant, nous les habillons nous-mêmes et nous les conduisons nous-mêmes jusqu’aux wagons à bestiaux de bois nu — au besoin sur des brancards lorsqu’ils ne peuvent pas marcher. Mais que se passe-t-il donc, quelles sont ces énigmes, de quel fatal mécanisme sommes-nous prisonniers? Nous ne pouvons nous tirer de ces contradictions en disant que nous sommes tous lâches. Et d’ailleurs nous ne sommes pas si mauvais. Nous nous trouvons ici en face de questions plus profondes…

Cet après-midi-là, la veille du convoi, j’ai fait encore une fois le tour de ma baraque hospitalière, passant de lit en lit. Lesquels seraient vides le lendemain? Les listes ne sont rendues publiques qu’au tout dernier moment, mais certains savent d’avance s’ils doivent partir. Une jeune fille m’appelle. Elle est assise toute droite dans son lit, les yeux grands ouverts. C’est une jeune fille aux poignets grêles, au petit visage fin et diaphane. Elle est partiellement paralysée, elle venait juste de réapprendre à marcher entre deux infirmières, pas à pas. «On vous l’a dit? Je dois partir. — Comment, toi aussi?» Nous nous considérons un moment, la gorge nouée. Elle n’a plus du tout de visage, elle n’a plus que deux grands yeux. Elle finit par dire, d’une petite voix terne et monocorde : «Quel dommage, hein? Dire que tout ce qu’on a appris dans sa vie n’aura servi à rien.» Et : «Comme c’est difficile de mourir, hein?» Soudain l’expression étrangement figée de son petit visage se brise, elle laisse couler ses larmes et échapper un cri : «Oh! d’être obligée de quitter la Hollande, c’est cela le pire!» Et : «Oh! pourquoi n’ai-je pas pu mourir avant...» Plus tard dans la nuit, je la reverrai une dernière fois.

Dans la buanderie, une petite bonne femme tient sur son bras du linge encore dégoulinant. Elle m’agrippe au passage. Elle a l’air un peu égarée. Elle déverse sur moi un flot de paroles : «C’est impossible, comment est-ce possible? Je dois partir, et mon linge ne sera jamais sec pour demain. Et mon enfant est malade, il a de la fièvre; vous ne pouvez pas obtenir que je reste ici? Et je n’ai même pas assez d’habits pour le petit, ils m’ont envoyé sa petite grenouillère au lieu de la grande, oh! il y a de quoi devenir folle. Et dire qu’on ne peut emporter qu’une couverture, on va geler, hein, qu’est-ce que vous croyez? J’ai ici un cousin, il est arrivé en même temps que moi, mais il n’est pas obligé de partir, parce qu’il a de bons papiers. Pensez-vous que je pourrais en profiter aussi? Je vous en prie, dites que je ne dois pas partir; qu’en pensez-vous : est-ce qu’ils laissent les enfants avec leur mère? Oui, revenez cette nuit, peut-être que vous pourrez m’aider; qu’en pensez-vous, est-ce que les papiers de mon cousin…»

Quand je dis : cette nuit j’ai été en enfer, je me demande ce que ce mot exprime pour vous. Je me le suis dit à moi-même au milieu de la nuit, à haute voix, sur le ton d’une constatation objective : «Voilà, c’est donc cela l’enfer.»

Impossible de distinguer entre ceux qui partent et ceux qui restent. Presque tout le monde est levé, les malades s’habillent l’un l’autre. Plusieurs d’entre eux n’ont aucun vêtement, leurs bagages se sont perdus ou ne sont pas encore arrivés. Des dames du «Bureau de bienfaisance *» font le tour de la baraque et distribuent des habits, à la bonne taille ou non, peu importe pourvu que l’on ait quelque chose sur le dos. Certaines vieilles femmes se retrouvent ridiculement accoutrées. On prépare des biberons de lait à donner aux nourrissons, dont les hurlements lamentables transpercent les murs des baraques. Une jeune mère me dit en s’excusant presque : «D’habitude, le petit ne pleure pas, on dirait qu’il sent ce qu’il va se passer.» Elle prend l’enfant, un superbe bébé de huit mois, dans un berceau primitif et lui dit en souriant : «Si tu n’es pas gentil, tu ne partiras pas en voyage avec maman!» Elle me parle d’amis à elle : «Â Amsterdam, quand les “Verts” les ont emmenés, les enfants ont pleuré à fendre l’âme. Alors, leur père a dit : “Si vous n’êtes pas sages, vous n’aurez pas le droit de monter dans le camion vert, ce monsieur en vert ne voudra pas vous emmener.” Et ça a marché, les enfants se sont calmés.» Elle m’adresse crânement un clin d’œil, cette petite femme mince et brune au teint olivâtre, au visage spirituel, vêtue d’un pantalon gris et d’un gros chandail de laine verte : «Je ris, mais je n’en mène pas si large.»

La bonne femme au linge mouillé est au bord de la crise de nerfs. «Vous ne pourriez pas cacher mon enfant? Je vous en prie, cachez-le, faites-le pour moi, il a une forte fièvre, comment pourrais-je l’emmener?» Elle me désigne un bout de chou aux boucles blondes et à la frimousse enflammée qui s’agite dans un petit lit de bois. L’infirmière veut passer à la mère un chandail de laine supplémentaire par-dessus sa robe. Elle se débat : «Non, je ne veux rien, à quoi bon?... Mon petit…» Elle sanglote : «Un enfant malade, ils vous l’enlèvent, et on ne le revoit plus jamais.»

* En allemand dans le texte : Fürsorge.



Une femme s’avance vers elle, une femme du peuple aux formes lourdes, aux traits grossiers et bonasses, elle attire à elle cette mère désespérée et la fait asseoir à côté d’elle sur le rebord d’un lit de fer; elle lui parle en son dialecte aux accents chantants : «Mais, après tout, tu n’es qu’une juive comme les autres, tu dois partir comme les autres, non…?»

Quelques lits plus loin, j’aperçois soudain une de mes collègues, dont le visage tavelé a pris un gris de cendre. Elle s’agenouille au chevet d’une mourante qui a absorbé du poison et qui est sa mère…

«Dieu du Ciel, que se passe-t-il ici, que voulez-vous faire?» m’écrié-je malgré moi. Je suis devant une femme des bas quartiers de Rotterdam, une petite femme affectueuse. Elle est au neuvième mois. Deux infirmières tâchent de l’habiller. Elle appuie son corps difforme contre le lit de son enfant. Des gouttes de sueur ruissellent sur son visage. Ses yeux fixent des lointains où je ne peux la suivre, et elle dit d’une voix blanche, usée : «Il y a deux mois, j’étais prête à accompagner volontairement mon mari en Pologne. À l’époque, on m’en a empêchée parce que j’ai toujours des accouchements difficiles. Et maintenant on me force à partir… parce que quelqu’un s’est sauvé cette nuit.»

Les gémissements des nouveau-nés s’enflent, ils emplissent les moindres recoins, les moindres fentes de cette baraque à l’éclairage fantomatique; c’en est presque intenable. Un nom me monte aux lèvres : Hérode.

Tandis que, sur un brancard, on la porte vers le train, elle ressent les premières douleurs; alors seulement l’autorisation arrive de ramener cette femme à l’hôpital au lieu de la hisser dans le train de marchandises, ce qui, cette nuit, peut être mis au nombre des gestes d’humanité les plus remarquables…

Je repasse devant le lit de la jeune paralytique. Elle est déjà partiellement habillée, grâce à l’aide des autres.

Jamais je n’ai vu d’aussi grands yeux dans un visage aussi menu. «Je n’arrive pas à m’y faire», me chuchote-t-elle. À quelques pas de là se tient «ma» petite Russe, une petite bossue dont je vous ai déjà parlé. On la dirait enveloppée dans un voile de tristesse. La jeune paralytique est une de ses amies. Plus tard, elle est venue se plaindre à moi : «Elle n’avait même pas d’assiette, j’ai voulu lui donner la mienne, mais elle ne l’a pas acceptée, elle a dit : “De toute façon, je serai morte en moins de dix jours, et mon assiette irait à ces affreux Allemands.”»

Elle se tient devant moi, un kimono de soie verte drapé sur son petit corps difforme. Elle a des yeux d’enfant, très sages et très purs. Elle me lance d’abord un long regard muet et scrutateur : «Je voudrais, oh! je voudrais me laisser emporter par le courant de mes larmes.» Et : «Je regrette tellement ma chère maman.» (Cette «chère maman» est morte il y a quelques mois d’un cancer; elle est morte ici, dans la buanderie, près des toilettes. C’était le seul endroit où elle pouvait trouver un instant de solitude pour mourir.) Lioubotchka m’interroge, avec son accent bizarre et du ton d’un enfant qui demande pardon :

«Le Bon Dieu comprendra peut-être mes doutes, dans un monde comme celui-ci?» Puis elle se détourne en un geste presque gracieux d’infinie tristesse, et toute la nuit je vois sa silhouette contrefaite, enveloppée de soie verte, s’affairer entre les lits, rendant de menus services à ceux qui partent. Elle-même ne part pas, du moins pas cette fois-ci…

Je presse des tomates pour remplir des biberons destinés au voyage des bébés. À côté de moi est assise une jeune femme. Elle a l’air active, prête au départ et très soignée. On dirait presque qu’elle pousse un cri de délivrance lorsqu’elle s’exclame, avec un large geste du bras :

«Je vais entreprendre le grand voyage, qui sait, je retrouverai peut-être mon mari?» En face d’elle, une autre l’interrompt avec aigreur : «Moi aussi, je pars, mais je “n’entreprends” pas le voyage, je le subis sans l’accepter.» J’observe la jeune femme assise à mes côtés. Elle n’est ici que depuis quelques jours, après un séjour à la baraque pénitentiaire. Il émane d’elle un air de calme résolution et d’indépendance, sa petite bouche prend volontiers une expression de défi. Dès les premières heures de la nuit, elle est fin prête pour le grand départ, vêtue d’un pantalon long, d’un chandail et d’un gilet de laine. À côté d’elle, un lourd sac à dos avec une couverture roulée est posé par terre. Elle s’efforce d’avaler quelques tartines. Elles sont moisies. «Ce n’est probablement pas la dernière fois que je mangerai du pain moisi! plaisante-t-elle. En prison, je suis restée plusieurs jours sans manger.» Un petit fragment de son histoire, raconté à sa façon : «Ils m’ont jetée en prison alors que j’étais presque à terme. Avec quels sarcasmes, quel mépris ils m’ont traité! J’ai eu le malheur de dire que je ne pouvais pas rester debout et ils m’y ont obligée, pendant des heures, mais j’ai tenu bon sans sourciller.» Elle lance un regard de défi : «Mon mari était dans la même prison. Ce qu’ils lui ont fait subir! Mais il a été d’un courage! Ils l’ont déporté le mois dernier. J’avais accouché deux jours plus tôt et je n’ai pas pu le suivre. Mais quel courage il a montré!» Elle rayonne d’une sorte de fierté attendrie. Elle poursuit : «Notre enfant est mort ici. Je vais peut-être retrouver mon mari.» Elle a un petit rire de défi : «Nous allons peut-être finir par ressembler à des clochards, mais nous nous en tirerons!» Elle regarde les bébés qui pleurent autour d’elle. «Je vais pouvoir me rendre utile dans le train, j’ai encore du lait maternel.»

Soudain, je jette un cri d’effroi : «Comment, vous aussi?» Entre les lits défaits des nourrissons qui s’agitent et gémissent, la silhouette élancée d’une femme s’approche en titubant, ses mains brassant l’air à la recherche d’un appui. Elle est vêtue d’un long peignoir noir à l’ancienne mode. Son front aristocratique est couronné d’une chevelure neigeuse, ondoyante, coiffée en hauteur. Son mari est mort ici il y a quelques semaines. Elle a largement dépassé quatre-vingts ans, mais on lui en donne à peine soixante. J’ai toujours admiré la grâce princière avec laquelle elle reposait sur sa misérable paillasse. Sa réponse vient en un cri rauque : «Oui, on ne m’a pas laissée partager la tombe de mon mari.»

«Ah! mon Dieu, elle aussi!» C’est la petite bonne femme pétillante de vie, vraie fille du ghetto, qui ne recevait jamais de paquets et se tordait littéralement de faim sur son lit. Elle avait sept enfants au camp. Bourdonnante d’énergie, elle s’affaire en trottinant sur ses jambes courtaudes. «Eh oui, qu’est-ce que vous croyez, j’ai sept enfants, ils ont bien besoin d’une mère qui n’a pas froid aux yeux!»

Avec des gestes vifs, elle bourre d’affaires un sac de jute.

«Je ne laisse rien derrière moi, mon mari a été déporté il y a un an et mes deux aînés sont déjà partis.» Elle ajoute d’un air rayonnant : «Mes p’tits sont tellement gentils pour moi!» Elle trottine, elle emballe, elle s’affaire, elle lance à chacun un mot d’encouragement au passage. Une vraie femme du ghetto, petite et laide, les cheveux noirs et graisseux, large de hanches et courte sur pattes. Elle porte une minable robe à manches courtes — je parie qu’elle la mettait déjà pour faire sa lessive dans la Jodenbreestraat 87. Et, aujourd’hui, elle l’a encore sur le dos pour partir en Pologne, trois jours de voyage, avec sept enfants. «Oui, qu’est-ce que vous croyez, je pars avec sept enfants, et ils ont bien besoin d’une mère qui n’a pas froid aux yeux.»

Cette jeune femme, tout indique qu’en des jours meilleurs elle a connu le luxe et a été très jolie. Elle n’est au camp que depuis peu. Elle s’était cachée pour protéger son bébé. Une dénonciation l’a envoyée ici, comme tant d’autres clandestins. Son mari est à la baraque pénitentiaire. Elle fait peine à voir. Ses cheveux décolorés laissent entrevoir çà et là leur couleur naturelle, noire avec un reflet verdâtre. Elle a enfilé plusieurs dessous et plusieurs ensembles les uns sur les autres. On ne peut pas tout porter dans ses bagages, surtout si l’on a un petit enfant avec soi. Mais cet accoutrement lui donne l’air difforme et ridicule. Son visage est marbré de taches rouges. Elle pose sur chacun un regard voilé et interrogateur, comme un jeune animal abandonné et sans défense.

De quoi aura l’air cette femme déjà totalement désemparée lorsque, au bout de trois jours de voyage, on la déchargera de ce wagon de marchandises bondé où l’on entasse hommes, femmes, enfants, nourrissons, avec leurs bagages, et pour tout mobilier une tonne au milieu? Ils se retrouveront probablement dans d’autres camps de transit, d’où on continuera à les transborder ailleurs. Ainsi sommes-nous traqués à mort d’un bout à l’autre de l’Europe…

J’erre encore un moment, sans but, dans les autres baraques. Je traverse des scènes qui surgissent devant mes yeux en une multitude de menus détails d’une clarté de cristal et qui sont en même temps aussi diffuses que des visions séculaires et évanescentes. Je vois emporter sur un brancard un vieillard au dernier stade de la maladie, qui dit son propre scheimes… «Dire scheimes», c’est dire une prière pour un mourant. La prière se compose essentiellement de l’invocation continuelle du nom de Dieu et prend sa valeur la plus haute lorsque le mourant est encore en état d’y mêler sa voix 88. Je vois un vieil homme emporté sur un brancard jusqu’au train, un vieil homme qui dit son propre scheimes… Je vois un père qui, avant le départ, bénit sa femme et son fils et se fait bénir lui-même par un vieux rabbin à la barbe neigeuse et au profil enflammé de prophète. Je vois… ah! comment pourrai-je jamais le décrire…

Il est déjà six heures du matin; le train partira à onze heures, on commence à y charger gens et sacs à dos. Les allées qui mènent au train sont fermées par des hommes du service d’ordre 89. Tous ceux qui ne sont pas concernés par ce «transport» doivent dégager le terrain et rester dans les baraques. Je me glisse dans une baraque qui se trouve juste en face du train. J’entends une voix cynique dire : «D’ici, on a toujours eu une vue imprenable sur les convois entrants et sortants.» Depuis hier déjà, ce train partage notre camp en deux moitiés : en tête, une lugubre série de wagons de marchandises rouillés; un wagon de voyageurs en queue pour le peloton d’escorte. Dans certains wagons, des litières de papier s’étalent sur le sol. Elles sont destinées aux malades. La chaussée goudronnée qui longe le train s’anime de plus en plus.

Des hommes de la «colonne volante», en combinaison brune, apportent des bagages sur des brouettes. Parmi eux, je découvre en particulier quelques bouffons du commandant : le comique Max Ehrlich et le compositeur de chansonnettes Willy Rosen, qui ressemble à la Mort en marche. À un moment donné, il devait faire partie d’un convoi, la décision était irrévocable, mais quelques jours auparavant il chanta à s’en décrocher les poumons devant un public enthousiaste, où se trouvaient le commandant et sa suite. Il chanta : Je ne comprends pas que les roses fleurissent * et d’autres mélodies de circonstance. Le commandant, qui a beaucoup de sens artistique, était ravi. Rosen a ainsi été «bloqué **» au camp. On lui a même attribué une maison où il vit désormais, derrière de petits rideaux à carreaux rouges, avec sa femme — une blonde peinturlurée qui, le jour, manie l’essoreuse dans les vapeurs bouillantes de la blanchisserie. Quant à lui, le voilà en combinaison kaki, poussant la longue brouette qui lui sert à accomplir sa mission : apporter les bagages de ses frères. On dirait la Mort en marche. Et puis voici un autre bouffon, Erich Ziegler 90, le pianiste favori du commandant. La rumeur rapporte qu’il est suffisamment doué pour jouer en jazz la Neuvième de Beethoven, c’est vous dire…

Tout à coup, une troupe de gaillards en uniforme vert se déploie sur l’asphalte, je me demande d’où ils sortent pour surgir aussi brusquement. Paquetage et fusil sur le dos. J’observe les silhouettes et les visages, j’essaie de les considérer sans préjugés.

Lors de précédents convois, on remarquait souvent dans

* En allemand dans le texte : Ich kann es nicht verstehen dass die Rosen blühen (avec un jeu de mots sur le nom de Rosen).

** idem : gesperrt.


le lot des gens encore intacts, débonnaires, qui fumaient tranquillement leur pipe et roulaient des yeux étonnés en traversant le camp, qui parlaient un dialecte incompréhensible et avec qui l’on ne redoutait pas trop d’entreprendre le voyage. Cette fois, l’effroi me saisit. Des trognes obtuses, méprisantes, où l’on chercherait en vain à découvrir un dernier vestige d’humanité. Sur quels fronts a-t-on éduqué ces gens-là, dans quels camps pénitentiaires les a-t-on entraînés? Mais ne s’agit-il pas cette fois, il est vrai, d’un convoi disciplinaire? Quelques jeunes femmes se sont déjà assises dans les wagons, elles tiennent leurs bébés sur leurs genoux et laissent pendre leurs jambes à l’extérieur, voulant goûter le plus longtemps possible un peu d’air frais. Des malades passent, portés sur des brancards. C’est un convoi disciplinaire. J’en rirais presque, la disproportion entre gardiens et gardés est trop extravagante. Derrière notre fenêtre, mon compagnon frissonne un peu. Il y a des mois, on l’a transféré ici d’Amersfoort : il était en petits morceaux quand on l’a amené 91.» Oui, ils sont comme ça, ces types-là, dit-il, ils ont bien cet air-là.» Près de nous, quelques enfants écrasent leur nez aux carreaux. J’écoute leurs propos pleins de gravité. «Pourquoi ces sales types portent du vert, et pas du noir? Le noir, c’est pourtant la couleur des méchants?» «Regarde, un malade.» Sur un brancard, une touffe de cheveux gris émerge d’une couverture froissée. «Regarde, encore un autre.» Et, montrant les «Verts» : «Regarde, ça les fait rigoler.»

Les bétaillères se remplissent peu à peu. Voici venir à pas lents sur l’asphalte une longue silhouette, un porte-documents sous le bras. C’est le chef du service des requêtes, l’Antragstelle 92. Jusqu’au dernier moment, il essaie d’arracher des vies humaines aux mains du commandant. Le marchandage se prolonge jusqu’au départ du train; on parvient fréquemment à délivrer des gens déjà installés dans les wagons. L’homme au porte-documents a le front haut d’un jeune savant et des épaules lasses, très lasses. Une vieille femme toute courbée au petit chapeau noir démodé lui barre la route, elle gesticule et lui brandit sous le nez un tas de papiers. Il l’écoute un moment, hoche la tête en signe de refus, puis se détourne, les épaules encore un peu plus voûtées qu’à l’ordinaire. Cette fois-ci, on ne réussira pas à sortir grand monde du train in extremis. Le commandant est furieux. Un jeune juif a osé se sauver, sans qu’on puisse parler d’ailleurs d’une tentative sérieuse d’évasion, il s’est échappé de l’hôpital dans un instant de panique, une veste de lustrine passée sur son pyjama bleu, et s’est caché avec une maladresse presque puérile dans une tente où l’on n’a pas tardé à le retrouver après une sorte de battue dans tout le camp. Mais un juif n’a pas le droit de se sauver ni celui de céder à la panique. La sentence du commandant est implacable. En représailles, des dizaines d’autres doivent partir par ce convoi, et parmi eux bien des gens qui se croyaient solidement ancrés au camp. Mais c’est ainsi, tout le système est fondé sur le châtiment collectif. Les nombreuses escadrilles qui sont passées cette nuit au-dessus de nos têtes n’ont sans doute guère contribué non plus à améliorer l’humeur du commandant, mais c’est un point sur lequel il ne s’exprime pas volontiers.

Les wagons à bestiaux sont désormais remplis, à première vue. Mais pensez-vous! Dieu du ciel, et ceux-là, comment vont-ils y tenir? Un nouveau groupe, nombreux, s’avance. Les enfants ont toujours le nez collé aux carreaux, ils ne perdent rien des événements. «Regarde, il y a des gens qui ressortent, ils ont sûrement trop chaud dans le train.» Soudain, l’un des enfants s’écrie : «Le commandant!»

Il apparaît au bout de la chaussée goudronnée, telle la grande vedette qui n’entre en scène qu’au finale d’une revue. Autour de la personne de ce commandant, on tisse déjà presque des légendes. Il a tant de charme, et de si bonnes dispositions à l’égard des juifs! Pour le commandant d’un camp de juifs, il professe des opinions bien singulières. Récemment, il a estimé que nous devions avoir une alimentation plus variée et, sur ces entrefaites, on s’est hâté de nous servir — une fois — des petits pois au lieu de chou. On le dépeint aussi comme le père et protecteur de notre vie artistique, et comme un habitué des revues de cabaret. Il lui est même arrivé d’assister trois soirs de suite à la même représentation et de rire chaque fois aussi fort des mêmes plaisanteries usées. Sous ses auspices, un chœur d’hommes s’est constitué, qui a chanté à sa demande Bei mir bist du schön. Sur cette lande, cela prenait des accents vibrants, il faut le dire. De temps en temps, il invite chez lui des artistes, il parle et boit avec eux jusqu’au petit matin; dernièrement, il a reconduit une actrice chez elle en pleine nuit et au moment de la quitter, il lui a tendu la main; vous vous rendez compte, la main! On dit aussi qu’il aime particulièrement les enfants, les enfants doivent être bien traités, à l’hôpital on leur donne chaque jour une tomate. Pourtant, il meurt ici beaucoup d’enfants. Pour quelle raison? C’est un point que la science, jusqu’à ce jour, n’a pas élucidé. Je pourrais multiplier ainsi les anecdotes sur «notre» commandant. Peut-être se sent-il dans la peau d’un souverain débonnaire régnant sur une multitude d’humbles sujets. Dieu seul sait dans quelle peau il se sent. Une voix dit derrière moi : «Nous avions autrefois un commandant qui envoyait les gens en Pologne à coups de pied 93, celui-ci le fait avec le sourire.»

Il longe le train au pas de marche, cet homme encore relativement jeune, qui a fait une brillante carrière — si l’on peut s’exprimer ainsi. Sur cette lande de Drenthe, il règne en maître et seigneur sur la vie et la mort de juifs hollandais et allemands; il y a un an, il ne savait probablement pas que cette lande existait. Je ne le savais pas moi-même, du reste. Il envoie ce matin cinquante juifs de plus en déportation, parce qu’un jeune homme en pyjama bleu s’est caché dans une tente; il longe le train, ses cheveux gris soigneusement brossés dépassent, vers la nuque, sous le rebord de sa casquette plate verte. Ces cheveux gris, qui forment un contraste si romantique avec un visage encore assez jeune, font rêver beaucoup d’innocentes fillettes de ce camp, même si elles n’osent pas l’avouer ouvertement. Son visage, en ce matin de colère, est presque gris acier. C’est un visage que je suis encore loin de pouvoir déchiffrer, il me fait parfois penser à une mince cicatrice où la hargne, la morosité et l’insincérité se mêlent indissolublement. Et puis il y a quelque chose dans sa physionomie qui tient le milieu entre le garçon coiffeur tiré à quatre épingles et l’habitué d’un café d’artistes. Mais c’est la hargne et la raideur forcée qui dominent. Au pas de marche, il longe les wagons de marchandises d’où déborde la cargaison humaine. Il passe en revue ses troupes : malades, nourrissons, jeunes mères et hommes au crâne rasé. On amène encore quelques malades sur des brancards, il a un geste d’impatience, cela ne va pas assez vite.

Derrière lui s’avance son secrétaire juif 94, élégamment vêtu d’une culotte de cheval beige et d’une veste de tweed rouille. Il a l’allure correcte, sportive, mais insignifiante, de l’Anglais buveur de whisky. Soudain, un beau chien de chasse brun arrive à grands bonds, surgi on ne sait d’où; le secrétaire en beige folâtre gracieusement avec lui, on jurerait une illustration sortie tout droit d’une revue mondaine anglaise. Le peloton des «Verts» roule des yeux ébahis. Peut-être pensent-ils — enfin, penser est un bien grand mot — que les juifs, ici, ont un tout autre air que sur les planches de leurs manuels d’instruction. Divers caciques juifs du camp vont et viennent le long du train. «En voilà encore qui font les importants», grommelle quelqu’un derrière moi. «Boulevard des déportés», dis-je à haute voix. Je demande à mon compagnon : «Pourra-t-on jamais décrire au monde extérieur tout ce qui s’est passé ici?» Le monde extérieur, lorsqu’il pense à nous, imagine peut-être une masse souffrante de juifs, incolore et indifférenciée; il ne sait rien des fossés, des abîmes, des nuances qui séparent les individus et les groupes, et ne serait peut-être même pas capable de les comprendre.

Le commandant vient d’être rejoint par l’Oberdienstleiter, le «chef des services» du camp. Le commandant paraît soudain menu, chétif. L’Oberdienstleiter est un juif allemand à la stature puissante 95. Cuissardes noires, casquette noire, tunique militaire noire ornée de l’étoile jaune. Il a des lèvres cruelles et une nuque de potentat. Il y a un an, il était encore terrassier dans l’équipe extérieure. Son ascension fulgurante cristallise un moment privilégié de l’histoire des mentalités de notre époque, il faudra, plus tard, en parler plus longuement. Le commandant en vert clair, raide comme bois, le secrétaire en beige, impassible, et la noire silhouette de brute proconsulaire de l’Oberdienstleiter paradent devant le train. On fait le vide autour d’eux, mais tous les yeux se tournent vers eux.

Mon Dieu, toutes ces portes vont-elles vraiment se fermer? Oui, hélas. Les portes se referment sur des grappes humaines comprimées, rejetées à l’intérieur des bétaillères. Les minces ouvertures en haut des parois laissent entrevoir des têtes et des mains qui s’agiteront tout à l’heure, lorsque le train partira. Le commandant, à bicyclette, remonte une dernière fois le convoi. Puis il fait un petit signe de la main, tel un souverain d’opérette, et une jeune ordonnance accourt pour lui prendre des mains son vélo, avec tout le respect voulu. Le sifflet pousse son cri strident, un train quitte la Hollande avec son chargement de mille vingt juifs. Les quotas n’étaient même pas très élevés cette fois : mille juifs seulement, les vingt autres constituent une réserve pour la route, il est toujours possible que quelques-uns meurent de faiblesse ou soient écrasés dans la presse — dans ce convoi plus que jamais, puisqu’il emporte tant de malades sans la moindre infirmière.

Les auxiliaires du départ refluent lentement, ils vont goûter un repos trop attendu. On voit beaucoup de visages épuisés, blêmes et tourmentés. Notre camp vient d’être amputé d’un nouveau membre, un autre suivra la semaine prochaine, cela dure depuis plus d’un an, semaine après semaine. Nous sommes quelques milliers à rester ici. Cent mille de nos frères de race ont déjà quitté la Hollande et s’épuisent sous des cieux inconnus ou reposent en terre inconnue. Nous ignorons tout de leur sort. Peut-être en saurons-nous bientôt plus, chacun à son tour, car c’est aussi le sort qui nous attend, je n’en doute pas un instant. Mais, pour le moment, il faut que j’aille dormir une petite heure, je suis un peu fatiguée, et la tête me tourne; ensuite je passerai à la lingerie pour tâcher de récupérer un gant de toilette égaré. Mais d’abord je vais prendre un peu de sommeil et, pour le reste, je suis bien décidée à revenir vers vous après quelques pérégrinations. Je vous dis au revoir pour cette fois, amis très chers.

À Christine van Nooten. Westerbork, mercredi 1er septembre 1943.

Christine, amie chère et attentionnée, c’est à toi que j’envoie l’une des deux cartes-lettres autorisées. La famille est encore au complet, pour le moment du moins. Papa et maman ont réintégré une des grandes baraques, ce qui rend la vie un peu plus difficile. Personne ne peut se représenter ces baraques. Papa est déjà ravi de ne pas se faire piétiner, il lit sur un banc de bois, tandis que de petits enfants s’amusent à grimper sur son dos, ou presque. Ce qu’il lit parle du roi Salomon et de love et tu en connais bien l’expéditeur. Mischa, pour sa part, tamponne des tickets à la baraque des bains, une partition ouverte parmi les cartes. Maman s’occupe de ses deux grands empotés d’hommes et elle remercierait le ciel si seulement elle pouvait rester ici. Si seulement… Tous les Adelaar sont partis. Veux-tu dire à Simon qu’il n’a plus besoin d’envoyer de paquets à la famille Franck? Et veux-tu bien le remercier de l’emballage et de l’expédition irréprochables de tant de bonnes choses d’ici-bas? Nous n’avons qu’à émettre des souhaits, et vous les réalisez.

Transmets un chaleureux salut à cette bonne Hansje Lansen. Nous voudrions pouvoir vous remercier de vive voix de tout ce que vous faites; oui, nous voudrions bien. Peut-être auras-tu bientôt des nouvelles de Maria Tuinzing? Les photos étaient fraîches et charmantes, tu peux m’en croire! Pour en revenir à l’inévitable question matérielle : il vaudrait mieux que l’essentiel des envois de pain et de beurre nous parvienne en fin de semaine, à l’extrême limite le lundi, pour parer à toute éventualité. Drame familial de ces derniers temps : l’unique paire de chaussures de papa «s’est égarée» par une triste nuit, et désormais il porte une paire d’emprunt, trop grande pour lui. Il fait pitié, mais enfin, on s’habitue même à cela. On s’habituerait à tout, ici, si l’on était assuré de pouvoir demeurer dans ce petit pays. Mais voilà… Le camp donne l’impression de se vider peu à peu. Et toi, as-tu repris tes cours, face à une jeunesse avide de savoir? Papa continue à lire Salluste et Homère avec un garçon plein de zèle qui, le jour, creuse des fossés autour du camp. Heureusement, papa est dispensé du triage des haricots et autres tâches hautement éducatives, il est en trop mauvaise condition physique pour travailler.

Je n’ai pas grand-chose à te raconter cette fois, ma bonne; c’est un jour gris et lourd; pour l’instant, je me tiens dans un petit terrain herbu derrière une des baraques de l’hôpital, je t’écris perchée sur un lit renversé. Ta sœur nous a envoyé un pain d’épice aux fruits absolument divin. Touchant de voir comme tout le monde a réagi aux besoins en toasts exprimés par papa; ce n’est plus aussi indispensable, il supporte à nouveau le pain de seigle, peut-être est-ce plus facile pour vous? Ah! mes enfants, nous vous en donnons du travail! À l’occasion, je t’écrirai une lettre toute d’effusions lyriques et sans un mot pour la mangeaille, il faut savoir que j’ai cela en horreur! Les psaumes sont vraiment magnifiques. Crois-tu qu’il reste quelque part une couverture à Deventer? Après cette lettre insignifiante, je te dis au revoir, chère bonne, à une autre fois. Bon souvenir de tous. Que tu transmettras aussi aux collègues de papa, n’est-ce pas?

Etty Hillesum, bar. 41 Westerbork.

À Maria Tuinzing. Westerbork, jeudi 2 septembre 1943.

Mariette, j’ai envoyé à Père Han la première moitié de cette lettre, j’espère qu’elles arriveront toutes deux en même temps. C’est un morceau de bravoure journalistique, qui n’entre guère dans tes goûts. Alors, ma chérie, comment vas-tu? J’ai très envie de quelques mots de toi. Les lettres recommencent à arriver un peu mieux. Recommandées, elles nous parviennent à coup sûr. Veux-tu transmettre le message à Swiep, à charge pour elle d’avertir les autres relations d’Anne-Marie, qui souffre beaucoup de ne plus recevoir de nouvelles de ses amis. J’étais contente du griffonnage de Hans. Porté aussitôt aux parents de Rob le petit mot qui lui était destiné, car je n’ai pas le droit d’aller le voir en personne. Pour l’instant, je suis venue dans la grande baraque tenir compagnie à mon cher papa, qui est sorti de l’hôpital. Le moral connaît des hauts et des bas, mais l’humour finit toujours par percer à travers les nuages. Pourtant c’est un macabre séjour, ici, pour les personnes âgées. Ce mardi, nous sommes passés à travers, une fois de plus. Si un nouveau convoi part mardi prochain, les chances de les maintenir ici seront très minces. Ce sont ces tensions qui vous rongent le plus — les tensions que l’on subit pour les autres, s’entend. En entrant ce matin dans notre petit bureau, j’y ai trouvé une pagaille indescriptible : il avait été réquisitionné pour servir d’atelier de costumes à la revue. Toute la vie du camp est placée sous le signe de la revue. Il n’y a plus de combinaisons pour les gens de l’équipe extérieure, mais la revue comporte un «ballet de combinaisons» et, à cette fin, l’on coud nuit et jour des combinaisons, avec des manches bouffantes. Le plancher de la synagogue d’Assen a été scié pour construire la scène du ballet. Commentaire d’un menuisier : «Que dirait Dieu s’il voyait que l’on utilise sa synagogue à Assen à des fins aussi profanes?» Superbe, non? «La synagogue de Dieu à Assen.» Ah! Maria, Maria… La veille du dernier convoi, on a travaillé toute la journée et toute la nuit à la revue. Tout est ici d’une folie et d’une tristesse indescriptibles et grotesques.

Quant à moi, je vais bien. J’ai recommencé à faire chaque jour une heure de russe, je lis mes psaumes et je bavarde avec des femmes de cent ans qui tiennent à me raconter leur vie. En fait, je vis ici comme je vivais avec vous, à la fois immergée dans la communauté et retranchée en moi-même et j’y arrive très bien, même ici où l’on se heurte constamment aux autres au-dessus, au-dessous et autour de soi. Sais-tu ce que j’aimerais bien avoir? La robe de chambre de laine bleue que Hesje m’a donnée et mon chapeau de feutre bleu; c’est encore ce qui me va le mieux à la tête. Peut-être ce ne serait pas mal non plus d’avoir ma robe de tricot bleu, il fait parfois assez froid, et puis ce serait pratique si je dois partir du jour au lendemain. On ne sait jamais, ici. J’espère que vous ne me trouvez pas trop embêtante.

Convenons de ceci encore une fois : chaque mardi, j’enverrai un télégramme aux Nethe : «Vivres pour quatre personnes» (aucun rapport avec la faim) et, si mes parents sont partis, «pour deux personnes». Beaucoup d’entre nous ne pourront plus jamais, de toute leur vie, échapper au remords d’avoir laissé partir les premiers nos anciens et nos malades. C’est une politique concertée qui procède de l’instinct de conservation *. Papa a demandé à un infirmier chargé du dernier convoi : «Comment se fait-il qu’on laisse sortir de l’hôpital des gens plus morts que vifs; c’est contraire à l’éthique médicale, il me semble?» Et l’infirmier de répondre, sérieux comme un pape : «L’hôpital livre un cadavre pour pouvoir garder ici un vivant.» Il ne cherchait pas du tout à faire de l’esprit, c’était dit du ton le plus grave.

* En allemand dans le texte : Selbsterhaltungstrieb.



Vois-tu encore Tide? Veux-tu bien la prévenir aussi, pour les lettres recommandées? J’écris à nouveau en désordre — et ce que j’écris ne vaut pas grand-chose. De temps à autre, ici, on tombe de sommeil, et c’est précisément mon cas ce matin; mais cette lettre doit partir tout à l’heure et je griffonne encore un peu. Vous voudrez bien faire suivre ou apporter vous-mêmes les lettres ci-jointes de Mechanicus? C’est grâce à lui que je peux faire passer celle-ci. Toute la famille de Jopie est en ce moment à l’hôpital, on maintient difficilement en vie le petit dernier. L’année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria; aujourd’hui, nous avons pris un peu d’âge. On ne s’en rend pas soi-même encore très bien compte : on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne, Maria, j’y reviens toujours. Pour peu que nous fassions en sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains, Maria…

Je manque sans cesse à ma mission, je suis incapable de répondre à la demande * de tous ceux qui voudraient que je m’occupe d’eux, je suis souvent beaucoup trop fatiguée. Veux-tu accorder à Kàthe un regard aimable, de ma part, et poser ta joue contre celle de Père Han, également en mon nom? Et tout va-t-il toujours aussi bien entre vous?

Et veux-tu saluer mon cher bureau, le meilleur coin de cette terre? Et Swiep et Wiep et Hesje et Frans et les autres? Je te regarde dans les yeux, ma chérie, et préfère ne plus rien dire.

Etty.

* En allemand dans le texte : bewaltigen, littéralement : « venir à bout ».



(Écrit dans la marge)

Hilde Cramer 96 vient de m’apprendre que les lettres recommandées n’arrivent pas très bien non plus, vous pouvez donc vous épargner cette peine. De temps en temps, une petite carte-lettre, oui, il en passe un peu, au compte-gouttes.

Et comment va Ernest? Ce matin, une de mes collègues m’a dit, faisant allusion aux situations dramatiques qu’on voit ici : «Tout instant de la vie où l’on manque de courage est un instant perdu.» Bon, je vais chez le coiffeur. Et peut-être devrons-nous déménager tout à l’heure, quitter notre maisonnette pour une grande salle commune; ces choses-là se règlent toujours en cinq minutes, ici. Ce matin, j’ai vu Liesl Levie, elle a constamment des vertiges, elle dit : «J’en sortirai, même en tournant comme une toupie *.» La mère de Werner est partie.

Au revoir. Affectueusement. Etty.

À Christine Van Nooten. Près de Glimmen 97.

Mardi 7 septembre 1943.

Cachet de la poste : 15 septembre 1943.

Christine, j’ouvre la Bible au hasard et trouve ceci : «Le Seigneur est ma chambre haute.» Je suis assise sur mon sac à dos, au milieu d’un wagon de marchandises bondé. Papa, maman et Mischa sont quelques wagons plus loin. Ce départ est tout de même venu à l’improviste 98. Ordre subit de La Haye, spécialement pour nous. Nous avons quitté ce camp en chantant, père et mère très calmes

* En allemand dans le texte : Icli schwindle mich durch.



et courageux, Mischa également. Nous allons voyager trois jours. Merci de tous vos bons soins. Les amis restés au camp vont écrire à Amsterdam, peut-être te fera-t-on suivre? Peut-être aussi ma dernière longue lettre?

Un au revoir de nous quatre. Etty.

Notes

1. Fragment non daté du journal d’Etty, noté sur une feuille volante et inséré dans un de ses cahiers à la page du mercredi 22 juillet 1942. C’est apparemment le jour où Etty s’est portée volontaire auprès du Conseil juif pour être affectée à Westerbork.

2. Josef Mahler (1894-1943) et son épouse Hedwig Mahler-Abraham (1897-1943) étaient tous deux des opposants actifs au nazisme. Ayant fui l’Allemagne en 1933, ils furent successivement déclarés indésirables en Hollande et en Belgique en raison de leurs activités politiques, avant d’être internés à Westerbork. Ils faisaient partie d’un groupe de résistance du camp et organisaient des évasions. Josef Mahler mourut à la prison de Düsseldorf, sa femme à Auschwitz.

3. Joseph (Jopie) Vleeschhouwer (1905-1945), ancien employé de banque, travaillait comme Etty pour le Conseil juif et devint l’un de ses meilleurs amis au camp. Déporté à Bergen-Belsen en 1944, il mourut du typhus au moment de sa libération.

4. Des deux frères Stertzenbach, l’aîné, Herbert (1906-1963), artiste peintre, était un ami de Hans Wegerif. L’autre, Werner, dont il est question ici, était un opposant actif au nazisme. Emprisonné en Allemagne puis interné à Westerbork, il réussit à s’évader du camp à la fin de 1943 et entra dans la clandestinité. Il voulait convaincre Etty de se cacher et d’entrer comme lui dans la résistance active, offre qu’elle repoussa à plusieurs reprises.

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LETTRES DE WESTERBORK

5. Max Witmondt (né en 1899), qui avait eu un poste important dans une compagnie d’assurances d’Amsterdam, était marié à une chrétienne — ce qui constituait un délit, mais, paradoxalement, permettait en fait d’échapper à la déportation. Interné d’abord au camp d’Amersfoort, il y fut, comme tous les détenus, terriblement maltraité. Etty servait de messagère entre sa femme et lui.

6. Kattenburg est un quartier populaire du port d’Amsterdam. Il se peut qu’Etty veuille dire ici : « un garçon qui travaillait à Kattenburg ». Il s’y trouvait en effet une usine (« Hollandia ») qui produisait pour la Wehrmacht et employait des juifs préservés à ce titre de la déportation. Toutefois, après la découverte d’actes de sabotages, la plupart d’entre eux furent envoyés en Pologne.

7. À Ellecom, en Gueldre, se trouvait un centre de formation de SS néerlandais. Cent cinquante juifs environ y furent employés à l’installation de terrains de sport et y furent affreusement maltraités. Les travaux achevés, on les transféra à Wes-terbork, où ils apprirent que leurs familles avaient déjà été déportées.

8. Paul Cronheim (Amsterdam 1892-1975), musicologue spécialiste de Wagner, administrateur du Concertgebouw. Membre du Conseil juif.

9. Maître Eduard Spier, notaire (1902-1980), était l’un des principaux fonctionnaires du Conseil juif à Westerbork. Déporté à Theresienstadt en septembre 1944, il survécut.

10. C’est la première des deux lettres d’Etty éditées clandestinement en 1943 par le journaliste résistant David Koning, sous le titre trompeur de Drie brieven van den kunstschilder Johannes Baptiste van der Pluym (1843-1912) [Trois lettres du peintre J. B. van der Pluym]. Elles connurent plusieurs rééditions après la guerre et constituaient, jusqu’en 1981, les seuls textes publiés d’Etty Hillesum. Le texte présenté ici a été revu d’après le manuscrit.

11. Le « docteur K. » est probablement Herbert Kruskal, juif allemand installé à Scheveningen où il fut arrêté en 1942. À Westerbork, il appartenait à un service important, celui des « requêtes » (Antragstelle). Voir Avant-propos.

12. Voir Avant-propos.

13. Le Saint-Louis, parti de Hambourg le 13 mai 1939 à destination de La Havane. Malgré des promesses formelles, le gouvernement cubain refusa de laisser entrer la plupart des neuf cent trente-six réfugiés qui avaient pris place à bord. Après des tractations humiliantes avec les États-Unis, la Colombie et le Chili, le paquebot reprit la direction de l’Europe. Ses passagers, tous juifs allemands, trouvèrent refuge en Angleterre, en France, en Belgique et, pour cent quatre-vingt-un d’entre eux, aux Pays-Bas. Ceux-ci furent mis en résidence à Westerbork.

14. Cette allusion à une « mine de charbon de Silésie » se comprend mieux si l’on sait qu’Etty, comme tant d’autres, croyait encore — ou voulait croire — que les juifs déportés étaient affectés à des travaux pénibles, sans plus.

15. Tant que Westerbork était encore un camp de réfugiés, il ne dépendait que du gouvernement néerlandais. Il fut placé d’abord sous la tutelle du ministère de l’Intérieur (ce qu’Etty ignore apparemment) puis, à compter du 16 juillet 1940, sous celle du ministère de la Justice. Il fallut attendre le ler juillet 1942 pour qu’il passe sous commandement allemand, sans toutefois que l’autorité néerlandaise fût formellement écartée — d’où la présence, d’ailleurs transitoire, de deux commandants.

16. La prison proprement dite était complétée par le complexe des baraques pénitentiaires, dont Etty ne parle pas ici, et qui pouvaient contenir plusieurs centaines de personnes.

17. Le commandant hollandais : le capitaine Jacques Schol, en fonction jusqu’au mois de janvier 1943. Le commandant allemand : Albert Konrad Gemmeker, en fonction d’octobre 1942 à mai 1945.

18. Le bombardement de Rotterdam, ultime moyen de pression des Allemands pour amener les Pays-Bas à capituler, eut lieu le 14 mai 1940. Par rapport à d’autres bombardements de la Seconde Guerre mondiale, il fit relativement peu de victimes (neuf cents environ), mais détruisit tout le centre de la ville.

19. Environ trois cents catholiques d’origine juive furent arrêtés le 2 août 1942. Les Pays-Bas comptaient quelque sept cents juifs convertis au catholicisme. À la différence des protestants, ils furent en majorité déportés à Auschwitz et exterminés.

20. Ce qu’on était obligé de faire au camp où l’on ne disposait d’aucun meuble de rangement.

21. Les grandes rafles des 2 et 3 octobre 1942 amenèrent à Westerbork plus de douze mille personnes.

22. Partie d’un des canaux d’Amsterdam où se concentrent de beaux hôtels particuliers. Transposé en termes de géographie parisienne : l’avenue Foch.

23. Maria Tuinzing était originaire de Wageningen, en Gueldre.

24. Apparemment d’autres employés du Conseil juif qui regagnaient le camp en même temps qu’Etty.

25. À Vught, près de Bois-le-Duc, se trouvait un camp de concentration rassemblant juifs et non-juifs. Pour les juifs, c’était à la fois un camp de travail et un camp de transit, car tôt ou tard ils étaient transférés à Westerbork et, de là, en Pologne. Les 6 et 7 juin 1943, deux convois emmenèrent mille deux cent quatre-vingt-huit femmes et mille deux cent soixante-six enfants, dans des conditions effroyables. C’est à leur arrivée à Westerbork qu’a assisté Etty. Dès le 8 juin, ils repartaient pour Sobibor où tous furent aussitôt exterminés.

26. C’est-à-dire du bureau du Conseil juif où Etty avait travaillé en juillet 1942. Le Lijnbaansgracht est un canal du Jordaan, quartier populaire d’Amsterdam.

27. Moishe, dit Max Kormann (1895-1959), connu à Westerbork sous le prénom d’emprunt d’Osias, était un juif d’origine polonaise établi dans les années vingt à Hambourg. Il fut l’un des passagers du Saint-Louis et était à ce titre l’un des plus anciens « résidents » de Westerbork, où il dirigeait un service. Etty et lui nouèrent à Westerbork de tendres relations. Osias Kormann passa toute la guerre au camp ; il émigra en 1946 aux États-Unis.

28. Herman Boasson (1908-1981), juriste, ami d’Etty. Arrêté sur dénonciation en février 1943, il fut interné à Vught, puis à Westerbork, et finalement déporté à Auschwitz où il réussit à survivre en jouant dans l’orchestre du camp.

29. Unité de police allemande en uniforme vert (d’où son nom), chargée du maintien de l’ordre, des rafles, de l’accompagnement des convois et des exécutions.

30. En particulier Franz Fischer, officier SS surnommé « Juden-Fischer », l’un des principaux responsables de la déportation des juifs des Pays-Bas.

31. Les parents d’Etty et son frère Mischa étaient arrivés à Westerbork le 21 juin 1943 ; quelques mois plus tôt, ils avaient dû quitter leur grande maison de Deventer pour s’installer à Amsterdam dans le quartier dit du Transvaal, transformé par les Allemands en une sorte de ghetto. C’est là qu’ils furent victimes de la grande rafle des 20 et 21 juin, qui devait amener cinq mille cinq cent vingt-quatre juifs à Westerbork.

32. La Berlinoise Anne-Marie Riess avait été correspondante à Paris d’un journal allemand jusqu’en 1933. Depuis lors, elle vivait à Amsterdam ; Etty l’avait connue par son amie Swiep van Wermeskerken. Pendant la grande rafle des 20-21 juin, Anne-Marie Riess s’était cachée, mais elle fut arrêtée quelques jours plus tard. Elle venait d’arriver au camp lorsque Etty écrivit cette lettre. Anne-Marie Riess fut déportée à Bergen-Belsen et survécut à l’épidémie de typhus.

Les « lunettes d’aviateur » dont parle Etty étaient destinées à protéger les yeux de la poussière et du sable omniprésents à Westerbork.

33. Sam de Wolff (1878-1960), économiste et homme politique, socialiste néerlandais influent. Déporté à Bergen-Belsen, il put bénéficier d’un échange entre juifs et prisonniers allemands retenus en Palestine, et vécut en 1944-1945 à Tel-Aviv. Il revint ensuite aux Pays-Bas. Etty connaissait très bien son fils Leo de Wolff, mort à Bergen-Belsen.

34. Le Théâtre hollandais (Hollandse Schouwburg), dont la façade orne toujours le Plantage Middenlaan à Amsterdam, servait depuis juillet 1942 de point de rassemblement pour les juifs en instance de déportation à Westerbork. Il s’y entassait parfois plus de quinze cents personnes, qui y passaient selon le cas quelques heures ou quelques jours. Contrairement aux bruits dont Etty se fait ici l’écho, son frère Jaap ne se trouvait pas au Théâtre hollandais à ce moment-là. Il ne fut transféré à Westerbork qu’en septembre 1943, après le départ d’Etty, de Mischa et de leurs parents.

35. Philip Mechanicus (Amsterdam 1889 — Auschwitz 1944), grand reporter, spécialiste de politique étrangère d’un des meilleurs journaux néerlandais de l’époque, l’Algemeen Handelsblad, était arrivé à Westerbork en novembre 1942 ; grâce à différents appuis, il réussit à s’y maintenir jusqu’en mars 1944, date à laquelle il fut déporté à Bergen-Belsen. En octobre de la même année, il fit partie d’un convoi disciplinaire à destination d’Auschwitz. Le groupe entier fut exécuté. Durant la majeure partie de son séjour à Westerbork, Mechanicus tint un journal qui constitue le témoignage le plus complet et le plus précis sur la vie de ce camp. Il a été édité plusieurs fois en néerlandais sous le titre In dépôt (En dépôt). Mechanicus avait beaucoup de sympathie pour la famille Hillesum et en particulier pour Etty — qui a d’ailleurs contribué une fois à le sauver de la déportation.

36. Friedrich Weinreb, né à Lemberg en 1910, mais élevé aux Pays-Bas, était un économiste réputé. Son attitude pendant la guerre a fait l’objet d’une des affaires judiciaires les plus complexes de l’histoire néerlandaise : il crut pouvoir échapper à la déportation en feignant de se mettre au service des Allemands, mais fut probablement manipulé par eux et causa, volontairement ou non, la perte d’un grand nombre de juifs. Condamné pour trahison en 1948, mais aussitôt gracié, son cas n’a jamais été totalement élucidé. Dans ses Mémoires en forme d’apologie, Collaboratie en verzet (Collaboration et Résistance, 1969), Weinreb a laissé un très beau portrait d’Etty (t. II, p. 1071-1075).

37. Renata Laqueur était la fille du professeur Ernst Laqueur, un chimiste qui avait mis au point des gaz toxiques pour l’armée allemande en 1914-1918 et jouissait apparemment d’une protection particulière. Il était le compagnon de Maria Tuinzing, l’amie d’Etty. Renata Laqueur fut déportée par la suite à Bergen-Belsen en compagnie de son mari Paul Goldschmidt (« Paul »).

38. Mine Kuyper-Canté (1898-1957), pianiste et mécène, protégeait particulièrement Mischa Hillesum et lui permit de donner des concerts chez elle lorsqu’il fut interdit aux artistes juifs de se produire en public. Elle joua d’ailleurs un rôle important en aidant certains d’entre eux à entrer dans la clandestinité.

39. Émilie (Milli) Ortmann, d’origine allemande, avait émigré aux Pays-Bas en 1933 ; son mari, Théo Ortmann, était un artiste réputé. Bien que juive elle-même, elle réussit à échapper aux persécutions grâce à des papiers habilement falsifiés. Elle eut même le courage d’intervenir auprès du chef d’orchestre Willem Mengelberg et des autorités allemandes en faveur de Mischa Hillesum et de sa famille.

40. J. Leguyt (1897-1969) était l’associé de l’expert-comptable Han Wegerif.

41. Cornelis Wegerif (1919-1943) était le neveu de Han Wegerif. Il faisait partie d’un réseau de résistance et avait été arrêté par les Allemands. Il devait être exécuté le 20 juillet 1943.

42. Klaas Smelik (1897-1986), journaliste et écrivain, avait eu une brève liaison avec Etty lorsque celle-ci avait vingt ans. Etty était restée en bons termes avec lui et surtout avec sa fille Johanna (Jopie). Klaas et Johanna Smelik avaient supplié Etty de se cacher et lui avaient offert diverses « adresses », mais elle avait toujours refusé.

43. Le Mouvement national-socialiste néerlandais (Nationaal-Socialistische Beweging) fournissait apparemment des auxiliaires pour diverses opérations de police allemandes. Ce parti qui, malgré son nom, était à l’origine plus nationaliste que pro-nazi intéressait surtout les Allemands en tant que réservoir d’hommes pour leurs divisions SS.

44. À l’initiative d’un haut fonctionnaire néerlandais, Frederiks, les Allemands acceptèrent de créer dans deux grandes villas avec parc de la petite commune de Barneveld une sorte de « camp d’élite » où furent rassemblés des intellectuels et plus généralement des membres de la bonne société. Ce « camp » de Barneveld comptait environ six cent cinquante personnes. Il ne fut en service que de décembre 1942 à la fin de septembre 1943. Ses occupants furent alors transférés à Westerbork où ils demeurèrent un an environ, avant de partir pour Theresienstadt. La plupart, cependant, survécurent à leur déportation.

Au moment où divers amis de la famille tentaient d’intervenir pour faire transférer Mischa et ses parents à Barneveld, le camp était déjà condamné par les Allemands.

45. Liesl et Werner Levie, tous deux berlinois, n’avaient émigré à Amsterdam qu’en 1939. Etty, qui les cite très souvent dans son journal, les avait connus grâce à Spier. Werner Levie, sioniste convaincu, aida après 1933 de nombreux artistes à émigrer en Palestine. Sa femme et lui furent transférés à Westerbork le 20 juin 1943, puis au début de 1944 à Bergen-Belsen. Ils ne purent profiter comme d’autres du fameux « échange » avec la Palestine (voir note 33) et ne furent libérés qu’en avril 1945. Werner mourut alors du typhus en soignant d’autres malades. Après 1948, Liesl et ses filles émigrèrent en Israël.

46. Cette liste, encore appelée « liste de convoi » (transpor-tlif st), était constituée dans les quarante-huit heures précédant le départ de chaque convoi. Le commandant se déchargeait de ce soin sur les chefs des différents services — des juifs, donc. Il lui suffisait d’obtenir le nombre demandé. La liste était susceptible de modifications jusqu’au dernier moment.

47. Il s’agit d’une liste acceptée par les Allemands, qui « garantissait » que les parents de collaborateurs du Conseil juif ne seraient pas déportés.

48. Tout cet épisode est raconté par Mechanicus dans son journal In dépôt, p. 70-72. Le « mystérieux personnage » à « tête de proxénète » est Schripperman, une relation de Mechanicus. Le « petit vieillard sénile », beau-père du précédent, s’appelait Trottel — un ancien fonctionnaire du ministère de la Guerre à Berlin. La Registratur (le « fichier ») était le service où l’on préparait les listes de convoi.

49. Etty fait sans doute allusion à la relative pénurie de médecins qui devait résulter de la déportation des praticiens juifs — en effet assez nombreux.

50. Leo Krijn, agent de change à Amsterdam, était le beau-frère de Julius Spier. Sa femme et son fils étaient en réalité déjà morts à Auschwitz, lui-même et son frère devaient trouver la mort à Sobibor à une semaine de distance.

51. Wiep Poelstra, la fiancée d’Herman Boasson.

52. Etty souffrait d’eczéma par intermittence depuis les années trente.

53. Grete Wendelgelst était la sœur de Milli Ortmann (voir note 39). Comme elle, elle intercédait pour la famille Hillesum.

54. Ces tampons — il y en avait une infinité — attestaient que l’on figurait sur une liste, donc que l’on était (très provisoirement) protégé. Tampons et listes bloquées étaient sans cesse remis en question.

55. Lars Sôderblom (1866-1931), archevêque d’Uppsala, théologien suédois et prix Nobel de la paix en 1930.

56. La reine Wilhelmine des Pays-Bas.

57. Max Ehrlich (1892-1945), chansonnier et acteur allemand, installé aux Pays-Bas à partir de 1934. Associé pendant la guerre à Willy Rosen, il monta avec lui les fameuses revues de Westerbork. Déporté à Theresienstadt, puis à Auschwitz où il mourut.

La comédienne Chaja Goldstein avait quitté l’Allemagne pour les Pays-Bas en 1933. Détenue à Westerbork, elle dut sa libération à son mariage avec un cinéaste allemand. Elle émigra aux États-Unis en 1949.

Willy Rosen, de son vrai nom Julius Rosenbaum (1892-1945), célèbre auteur-compositeur de chansons populaires dans le Berlin des années vingt. Après 1933 et jusque sous l’occupation, il monta de nombreuses revues avec Max Ehrlich. Mort à Auschwitz.

58. Le professeur David Cohen, helléniste et égyptologue néerlandais (1882-1967), sioniste actif avant-guerre, accepta sous l’occupation la coprésidence du Conseil juif avec le diamantaire Abraham Asscher. Totalement soumis aux exigences allemandes, il a été souvent tenu pour responsable en partie de l’efficacité de la « solution finale » aux Pays-Bas.

59. Gera Bongers, née en 1914, professeur d’anglais, était l’une des élèves de Spier, et c’est chez lui qu’Etty avait fait sa connaissance.

60. « Jim » était le surnom de Simon van Gelder, un pianiste qui se cacha un moment chez Mme Nethe — la logeuse de Spier — puis plus brièvement chez Mine Kuyper. Arrêté lors d’une rafle ; mort en déportation.

61. Johan Brouwer (1898-1943), écrivain et historien, membre d’un groupe de résistance qui tenta de détruire les registres d’état civil d’Amsterdam — dont se servaient les Allemands. Il fin fusillé avec seize autres résistants le 1" juillet 1943. Etty venait probablement d’apprendre la nouvelle.

62. Philip Mechanicus.

63. Christine van Nooten (née en 1903), professeur de lettres classiques au lycée de Deventer, avait eu Etty pour élève. Très liée à la famille Hillesum, elle assura une bonne part du ravitaillement d’Etty et de ses parents durant leur internement à Westerbork.

64. En réalité Matthieu 6, 34 L’« ami inoubliable » : Julius Spier.

65. E.A.P. Puttkammer, fonctionnaire allemand d’une banque néerlandaise, servit pendant la guerre d’intermédiaire entre les nazis et de riches juifs qui cherchaient à émigrer. Il suffisait de verser une forte somme en devises étrangères pour figurer sur la « liste Puttkammer », sur laquelle les autorités allemandes devaient statuer. Aucun des juifs ainsi grugés n’émigra jamais, sinon, dès 1943, vers la Pologne. Les parents d’Etty avaient tenté de s’y faire inscrire par l’intermédiaire de Christine van Nooten.

66. Vrij Nederland — « la Libre Hollande » — était un journal illégal confectionné et distribué par un réseau dont certains membres pratiquaient aussi la résistance armée.

67. Le 2 août 1943, trois fermes proches de Westerbork furent incendiées ; les Allemands prirent une dizaine de personnes en otages et les internèrent provisoirement à Westerbork.

68. C’est-à-dire un membre du service d’ordre (Ordedienst) du camp (voir note 89).

69. Wilhelm Harster, chef de la police de sûreté et du SD, bras droit de Rauter, chef suprême de la police et des SS aux Pays-Bas.

70. En réalité, l’interruption fut de courte durée : du 20 juillet au 24 août 1943. Seule la destination des convois devait changer : non plus Sobibor, mais Auschwitz.

71. Joseph Eduard Adolf (« Jo ») Spier (1900-1978), caricaturiste et illustrateur néerlandais. Il fut déporté à Theresienstadt et émigra en 1951 aux États-Unis.

72. Le Stundenbuch de Rainer Maria Rilke, un des livres de chevet d’Etty, qu’elle cite souvent dans son journal.

73. Willem Kraak, collègue et ami de Louis Hillesum au lycée de Deventer. Violoncelliste amateur.

74. Johanna Maria, dite Hansje, Lansen était la fille d’un instituteur de Deventer et une amie d’enfance d’Etty.

75. Paula Becker-Modersohn (1876-1907), artiste peintre allemande, épouse du fondateur de la colonie d’artistes de Worps-wede, Otto Modersohn. Ses lettres et ses carnets intimes ont été édités en 1917 par Sophie Gallwitz. C’est de ce livre qu’Etty tire cette citation. Elle reprend la même phrase dans sa lettre du 12 août à Christine van Nooten.

76. L’une des tâches d’Etty consistait à recueillir les messages de pensionnaires du camp et à envoyer leurs télégrammes à l’arrière.

77. Voir ci-dessus, note 75.

78. Henny Tideman (« Tide »), née en 1907, était depuis 1939 l’une des plus fidèles amies de Julius Spier. C’est chez celui-ci qu’Etty avait fait sa connaissance. « Tide » partageait avec Etty un certain mysticisme.

79. Aucun des carnets tenus par Etty à Westerbork n’a été retrouvé.

80. Jul = Julius Spier.

81. La « citation » d’Etty est très libre. On trouve l’idée exprimée deux fois dans l’Évangile selon Luc. En 14, 26 : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, et sa mère, et sa femme, et ses enfants, et ses frères, et ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple », et en 18, 29-30 : « En vérité, je vous dis que personne n’aura laissé maison, ou femme, ou frères, ou parents, ou enfants à cause du royaume de Dieu, qui ne reçoive bien davantage en ce temps-ci, et dans l’âge qui vient la vie éternelle. »

82. Yette : Henrica van der Hagen (1903-1984), amie de Swiep van Wermeskerken.

83. Les tampons qui protégeaient — provisoirement — leurs 358 détenteurs de la déportation étaient numérotés. Le tampon « 120 000 » était réservé à ceux qui pouvaient fournir aux Allemands des sommes considérables —  20 000 à 40 000 florins — en diamants, métaux précieux ou devises. Les quelque treize cents juifs néerlandais possédant ce tampon devaient être échangés contre des prisonniers allemands. En fait, ils furent déportés à Bergen-Belsen où un quart d’entre eux environ devait mourir, notamment du typhus.

Les juifs portugais, quant à eux, formaient l’un des plus vieux noyaux de peuplement des Pays-Bas ; ils n’étaient que quelques milliers. La politique des Allemands à leur égard fut pleine de revirements. Au départ, on sembla admettre qu’ils formaient un groupe distinct, et un millier d’entre eux tentèrent de démontrer qu’ils étaient certes de confession, mais non de race juive. Quatre cents d’entre eux reçurent de ce fait un traitement privilégié ; ils ne devaient pas être déportés, mais « rapatriés » vers leur « pays d’origine » — l’Espagne ou le Portugal qu’ils avaient quittés depuis environ quatre cents ans ! Mais au cours de l’année 1943, ils furent transférés à Westerbork, puis, au printemps de 1944, à Theresienstadt — et de là à Auschwitz où presque tous trouvèrent la mort.

84. « Ellette » : Léonie Snatager, née en 1918, qui avait connu Etty à Amsterdam durant ses études, en 1937 ou 1938. Elle resta jusqu’à la guerre l’une des meilleures amies d’Etty.

85. Seconde lettre d’Etty éditée clandestinement en 1943. Voir note 10.

86. Ce « garçon » était en réalité un ami d’Etty, Herman Boasson. Voir note 28.

87. La Jodenbreestraat, littéralement « rue large aux juifs », était l’artère principale du quartier juif historique d’Amsterdam.

88. Etty ne pratiquait pas la religion de ses pères, et son explication paraît un peu fantaisiste. Sheimes semble être une forme yiddish de l’hébreu shema, « écoute », premier mot de l’invocation célèbre, « Écoute Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un », qui est en fait la prière du matin.

89. Le service d’ordre — juif — de Westerbork avait été fondé en mars 1942, lorsque le camp était encore placé sous commandement hollandais. Cette police, qui devait comprendre jusqu’à cent quatre-vingts hommes, était chargée d’assurer le maintien de l’ordre lors du départ des convois et devait même participer à certaines rafles, à Amsterdam notamment. Responsables sur leur tête de toute défection ou évasion, les membres de ce service d’ordre se montraient aussi zélés que leurs persécuteurs, ce qui leur valut le surnom de « SS juifs ».

90. Erich Ziegler avait écrit la musique de nombreuses revues de Willy Rosen. À Westerbork, il était le pianiste attitré de tous les spectacles.

91. Le compagnon d’Etty durant cette nuit est Max Witmondt. Voir note 5.

92. Le chef de l’Antragstelle, le « service des requêtes », était le docteur Ottenstein, un juif allemand réfugié aux Pays-Bas et transféré à Westerbork en janvier 1942. Philip Mechanicus, dans In dépôt, le cite fréquemment et l’évoque toujours avec respect.

93. J. H. Dischner, prédécesseur éphémère de Gemmeker, avait commandé le camp de Westerbork en septembre-octobre 1942.11 était alcoolique et brutalisait les détenus, faisant souffler un vent de panique et de révolte. C’est justement ce que les autorités allemandes voulaient éviter, aussi fut-il promptement envoyé sur le front de l’Est.

94. Heinz Todtmann, ancien journaliste, était en effet le « bras droit » de Gemmeker. Il était officiellement à la tête des différents « services » du camp administrés par des juifs, même si la réalité du pouvoir lui échappait au profit de Kurt Schlesinger. Voir note suivante.

95. Kurt Schlesinger (né en 1902) portait le titre d’Erste Dienstleiter ou Oberdienstleiter (« premier chef de service »). En un an, il s’était élevé de la qualité de détenu à celle de favori de Gemmeker. C’est lui qui décidait en dernier ressort de la composition des convois, Gemmeker vérifiant essentiellement si le nombre demandé était atteint. Craint et haï de tous.

96. Hilde Cramer était une collègue d’Etty, comme elle employée du Conseil juif à Westerbork.

97. Cette carte a été jetée du train par Etty ; des paysans l’ont retrouvée près de la voie et postée. Etty avait fait parvenir de la même manière une carte à Han Wegerif et Maria Tuinzing. Elle n’a pas été conservée, mais Maria Tuinzing en a recopié deux brefs extraits, qui semblent très proches du texte de cette carte.

98. Voir Avant-propos.





Je mets en parallèle ce beau texte d’une autre femme qui à la même époque est prisonnière à la Kolyma : vie et empathie remarquables dans les deux contacts avec la misère du monde. Pierre de touche qui met en valeur la profondeur mystique unique propre à Etty :


Evguénia Sémionovna Guinzbourg, Le Ciel de la Kolyma, Traduit du russe par Geneviève Johannet, « Le Vertige », tome 2, premier chapitre, pages 9-18, Editions du Seuil, 1983 :



Texte parallèle d’Evguénia Guinzbourg, « Ici vivaient des enfants ».

Le combinat pour enfants, c’est aussi une zone*. Avec un poste de garde, un portail, des baraques et des barbelés. Mais si les baraques sont standard, les inscriptions qu’on lit sur leurs portes sont inattendues. « Nourrissons »… « Sevrés »… « Débrouillés »…

Pour commencer, on me met chez les débrouillés. Cela me rend d’un seul coup une faculté perdue : celle de pleurer. Depuis plus de trois ans un désespoir sec me brûlait les yeux. Et voici qu’en ce jour de juin 4 o, assise sur un petit banc bas dans un coin de cet étrange local, je pleure. Je pleure comme une fontaine, avec de grands soupirs, comme notre nourrice Fima, en hoquetant et mouchant à la manière des femmes de la campagne. C’est le choc. Il me sort de l’hébétude des derniers mois. Oui, sans aucun doute, je suis dans une baraque de détention. Mais elle sent la bouillie tiède et les culottes mouillées. Quelqu’un a eu l’idée monstrueuse de marier tous les attributs de l’univers carcéral avec ces choses simples, humaines, d’un quotidien attendrissant, que j’ai laissées là-bas, dans un monde à jamais inaccessible, et qu’il me semble maintenant n’avoir connues qu’en rêve.

Courant et clopinant avec des cris aigus, des rires et des flots de larmes, une trentaine d’enfants de l’âge qu’avait mon petit Vassia au moment de notre séparation, parcouraient la baraque en tous sens. Chacun défendait sa place sous le soleil de la Kolyma* dans une lutte sans trêve contre les autres. Ils s’assenaient sans pitié de grands coups sur la tête, se prenaient aux cheveux, se mordaient…

Ils éveillèrent en moi des instincts ataviques. J’aurais voulu les rassembler tous autour de moi et les serrer bien fort pour les défendre contre les éléments. J’aurais voulu me lamenter tout haut sur leur sort, comme une vieille nourrice : « Oh, mes pauvres petits poulets… Oh, mes malheureux petits lapins… »

Je fus tirée de cet état par Ania Cholokhova, avec qui je devais travailler en tandem. Cette femme était le bon sens et l’activité incarnés. Le nom russe de Cholokhova lui venait de son mari. Elle-même était allemande et anabaptiste mennonite, habituée depuis l’enfance à la ponctualité. Le genre de gens qu’on appelle dans les camps des « fignoleurs ».

« Écoutez-moi, Génia 1 », dit-elle en posant sur la table une marmite d’où s’échappait le parfum supra-terrestre d’un plat de viande, « si jamais un des chefs vous voit dans cet état, vous êtes bonne pour repartir dès demain à l’abattage des arbres. Comme trop nerveuse… Ici, il faut avoir des câbles à la place des nerfs. Reprenez-vous ! Du reste, c’est l’heure de faire manger les enfants, et je ne m’en tirerai pas toute seule. »

Ce serait péché de prétendre qu’on les laissait mourir de faim. Non. Ils mangeaient leur content, et si j’en crois mon jugement d’alors, la nourriture était même bonne. Mais le fait est que tous mangeaient comme des détenus miniatures : hâtivement, d’un air concentré, en raclant soigneusement leur écuelle de fer-blanc avec un morceau de pain, ou simplement à coups de langue. On était frappé par la coordination de leurs mouvements, anormalement bonne pour leur âge. Mais quand je le dis à Ania, elle eut un geste amer :

« Pensez-vous ! Pour manger, ça oui ! parce que c’est la lutte pour la vie. Mais quand il s’agit de faire leurs besoins il y en a bien peu qui demandent le pot. On ne les y a pas dressés. Et d’une manière générale, leur développement… Enfin, vous verrez vous-même… »

Le lendemain, j’avais compris. Oui, de l’extérieur ils me rappelaient tous douloureusement Vassia. Mais seulement de l’extérieur. A quatre ans, Vassia débitait par cœur d’énormes morceaux de Tchoukovski* et de Marchak*, reconnaissait les marques de voitures, dessinait de superbes cuirassés et une des tours du Kremlin avec ses étoiles. Tandis que ceux-ci !

« Voyons, Ania, ils ne parlent pas encore ? »

1. Diminutif du prénom Evguénia, se prononce Jénia. (Na.)

Seuls quelques-uns de ces enfants qui avaient déjà quatre ans prononçaient certains mots, et encore sans les lier entre eux. Ce qui dominait, c’était le hurlement inarticulé, la gesticulation, la bagarre.

« Comment parleraient-ils ? Qui a jamais essayé de leur apprendre ? Qu’ont-ils entendu jusqu’ici ? m’expliqua Ania d’un ton neutre. Dans le groupe des nourrissons, c’est simple, ils restent tout le temps couchés dans leurs lits. Ils peuvent bien s’époumoner, personne ne les prend. Interdit. On doit seulement changer les couches mouillées. Si on a assez de linge, bien entendu. Dans le groupe des sevrés, ils sont entassés dans des parcs et se traînent à quatre pattes dans tous les sens ; on évite qu’ils s’entre-tuent ou se crèvent les yeux les uns aux autres, c’est tout. Et dans le troisième groupe, vous voyez vous-même. Déjà bien beau si on arrive à les faire tous manger et passer sur le pot.

— Il faudrait les prendre en main. Leur chanter des chansons… Leur dire des poésies… Leur raconter des contes de fées…

— Essayez ! Moi, le soir, j’ai tout juste la force de me traîner jusqu’à mon châlit. Alors, les contes de fées… »

Effectivement, nous avions du travail par-dessus la tête. Apporter de l’eau quatre fois par jour depuis la cuisine située à l’autre bout de la zone, et parcourir le même chemin avec les lourdes marmites pleines de nourriture. Et puis, bien entendu, faire manger les enfants, les mettre sur le pot, les changer de culotte, les défendre contre les énormes moustiques blanchâtres… Mais surtout, laver par terre. Un trait caractéristique de l’administration des camps en général était en effet l’obsession maladive de la propreté des sols. Ce qu’on appelait l’« état sanitaire » d’un lieu était défini par un unique facteur : le degré de blancheur des planchers. Que les baraques fussent empoisonnées par les émanations des poêles et diverses odeurs suffocantes, que les détenus fussent couverts de haillons raidis par la crasse, cela échappait totalement à l’attention des gardiens de la propreté et de l’hygiène. Mais si les planchers n’étaient pas suffisamment brillants, quel drame ! Au combinat pour enfants, nos planchers faisaient l’objet de la même surveillance sourcilleuse. Et comme aucune couche de peinture ne les protégeait, nous devions les gratter avec un couteau jusqu’à ce qu’ils brillent.

Un jour, j’essayai tout de même de mettre mon projet à exécution. Armée d’un vieux bout de crayon et d’un morceau de papier que j’avais réussi à me procurer, je dessinai sous les yeux des enfants la petite maison classique avec deux fenêtres et une cheminée qui fume.

Les premiers à réagir furent Stassik et Vérotchka, des jumeaux de quatre ans qui rappelaient plus que tous les autres les enfants du « continent* ». Ania m’avait parlé de leur mère : simple délinquante et non truande, coupable tout au plus de s’être trompée dans des additions, cette Sonia était une femme bien, tranquille, d’âge moyen. Au début, elle travaillait à la blanchisserie de notre camp, c’est-à-dire à l’une des places les plus privilégiées. Deux ou trois fois par mois, elle profitait de ses relations avec certains vokhristes* dont elle lavait le linge en cachette pour s’introduire dans le combinat. Tout en sanglotant doucement, elle passait et repassait un vieux débris de peigne dans les fins cheveux de Stassik et de Vérotchka et tirait de sa poche des bonbons acidulés d’un rose agressif qu’elle leur glissait dans la bouche. Dans sa vie libre, Sonia était une femme sans enfants, et voilà qu’ici, une rencontre de hasard lui en avait donné deux d’un coup.

« Ses enfants, elle les adore. Mais, juste avant que vous arriviez, elle s’est fait coincer, la pauvre. Pour une liaison avec un “pékin*”. Ils l’ont expédiée au diable faire les foins. Ils l’ont séparée de ses enfants », m’avait raconté Ania de sa voix égale de mennonite.

Et je m’étais rappelé aussitôt que Stassik et Vérotchka étaient les seuls de tout le groupe à connaître ce mot énigmatique : « maman ». Maintenant que leur mère était au loin, ils répétaient parfois le mot d’un ton d’interrogation triste, tout en regardant autour d’eux avec perplexité.

« Regarde », dis-je donc à Stassik en lui montrant la maison dessinée, « qu’est-ce que c’est ?

— Une baraque », répondit assez distinctement le petit garçon.

En quelques coups de crayon, j’installai un chat près de la maison. Mais personne ne le reconnut, même pas Stassik. Jamais ils n’avaient vu un animal si rare. Alors j’entourai la maison de l’idyllique clôture traditionnelle.

« Et ça, qu’est-ce que c’est ?

— Une zone, une zone I » s’écria joyeusement Vérotchka en battant des mains.

Un jour je remarquai que le soldat du poste de garde, à l’entrée du combinat, jouait avec deux petits chiots. Ils gigotaient sur une vieille guenille posée sans façon sur la table de service, près du téléphone. Notre féroce gardien les grattait tantôt derrière les oreilles, tantôt sous le cou, et son visage de paysan était si plein de douceur et d’humour tendre, que je me décidai :

« Citoyen factionnaire ! Donnez-les moi ! Pour les enfants… Vous savez, ils n’ont jamais rien vu, rien, absolument rien… Nous les nourrirons… Nous avons parfois des restes… »

Déconcerté par cette requête inattendue, il n’eut pas le temps d’effacer son expression d’humanité et d’appliquer sur son visage le masque habituel de la vigilance. Je l’avais pris au dépourvu. Entrebâillant la porte du poste de garde, il me tendit les chiots avec leur litière.

« Bon, d’accord pour une quinzaine de jours… Le temps qu’ils grandissent un peu… Mais après vous me les rendrez. C’est des chiens de service ! »

Dans le vestibule, à l’entrée, de la baraque des débrouillés, nous installâmes donc « un coin des animaux ». Les enfants en tremblaient d’enthousiasme. A présent la punition la plus terrible était : « Tu n’iras pas voir les petits chiens ! » Et le plus fort des encouragements : « Tu viendras avec moi donner à manger aux petits chiens ! » Même les plus agressifs et les plus gloutons parmi eux mettaient volontiers de côté un petit morceau de leur pain blanc pour Écuelle et Gamelle. C’est ainsi que nous avions baptisé les chiots, en prenant des mots bien compréhensibles parce qu’ils faisaient partie de la vie quotidienne. Les enfants avaient saisi le côté plaisant de ces noms et ri de bon cœur.

Tout cela prit fin cinq jours plus tard. Par une grosse histoire. Le médecin-chef du combinat, une citoyenne libre nommée Evdokia Ivanovna, se mit dans tous ses états en découvrant notre « coin des animaux ».

Un foyer d’infection I Ah, on avait eu bien raison de la prévenir que cette Cinquante-huit* était capable de tout !

Elle ordonna que les chiots fussent immédiatement rendus au gardien, et nous passâmes quelques jours plus mortes que vives dans l’attente du châtiment : fini le travail facile, à nous la fenaison ou l’abattage des arbres.

Mais une épidémie de diarrhée se déclara justement dans les groupes de nourrissons et, absorbée par de gros soucis, le médecin-chef, apparemment, nous oublia.

« Bon, dit Ania Cholokhova, on est passées au travers. Pour le reste, on ne va pas en faire une maladie. D’autant plus que c’étaient effectivement des chiens “de service”. Quand ils auront grandi, ça donnera de ces chiens-loups qui nous accompagnent tous les jours au rassemblement. Et qui sont prêts à nous sauter à la gorge pour peu qu’on le leur commande… »

Oui, bien sûr. Mais pour l’instant… Comme nos enfants ressemblaient à ceux du continent quand ils souriaient à ces petits chiens ! Il fallait les voir mettre de côté un peu de leur nourriture en précisant : « Ça, ce sera pour Écuelle ! », « Ça, ce sera pour Gamelle ! »

Ils venaient de découvrir qu’on peut ne pas penser qu’à soi-même…

… L’épidémie de diarrhée ne reculait toujours pas. Les nourrissons mouraient par paquets, malgré les efforts des médecins libres et détenus. Les conditions dans lesquelles ces enfants de la prison avaient été portés par leur mère, l’amertume du lait qu’ils tétaient, le climat d’Elguen*, enfin : tous ces facteurs faisaient leur ouvrage. Le plus grave était que ce lait rendu amer par le malheur, les femmes n’en avaient pas assez et que de jour en jour il tarissait. Rares étaient les petits chanceux qui pouvaient téter leur mère durant deux ou trois mois. Tous les autres étaient allaités artificiellement. Or, pour lutter contre la toxicose, rien n’aurait valu du lait de femme, ne fût-ce que quelques gouttes.

Je dus quitter mes débrouillés. Le médecin détenu Pétoukhov, appelé en consultation, conseilla de me faire passer en qualité d’« infirmière à bon niveau d’instruction » chez les nourrissons malades. Il assura lui-même ma formation. Plusieurs jours de suite je me rendis à l’hôpital pour détenus, et il m’apprit en hâte tout ce qu’il fallait. J’étudiai consciencieusement le Manuel de l’aide-médecin. J’appris à poser des ventouses et à faire des injections. Même des intraveineuses. Et c’est en « personne médicale » consommée que je revins au combinat, encouragée par les félicitations de Pétoukhov.

(Sa bonté, son intelligence et son honnêteté valurent à Pétoukhov une chance immense, véritablement unique à l’époque : au cours de cette même année 40 il fut soudain réhabilité et repartit pour Leningrad. On disait que Molokov, l’aviateur connu, qui était le frère de sa femme, avait personnellement obtenu de Staline la grâce de son parent.)

… Les petits lits sont collés les uns contre les autres.

Il y en a tant que si on se met à changer tous les enfants l’un après l’autre, sans s’arrêter, on n’est pas revenu au premier avant une heure et demie. Or tous marinent dans leurs langes, tous sont étiques, épuisés à force de crier. Les uns poussent des couinements plaintifs et maigrelets qui n’espèrent plus de réponse. D’autres défendent activement leur vie en hurlant sauvagement, avec l’énergie du désespoir. Certains enfin ne crient plus : ils gémissent comme des adultes.

Nous sommes transformées en machines. Biberons. Intraveineuses. Intramusculaires. Et surtout, changements de couches. Sans fin démailloter, puis remailloter dans des couches de gros coton pas trop sèches. A force de tourner ainsi sur nos jambes des quatorze heures de suite, à force de respirer l’odeur lourde dégagée par notre énorme tas de couches souillées nous avons un brouillard devant les yeux. Nous qui étions perpétuellement affamées, nous n’avons même plus envie de manger. Le reste de bouillie liquide laissé par les enfants, nous l’avalons avec dégoût, uniquement pour nous maintenir en vie.

Le pire, cependant, c’est, toutes les trois heures, à chaque fois que les gardiens sont relevés, l’arrivée des mères pour le « nourrissage ». Il y a parmi-elles des femmes comme nous, des politiques qui ont pris le risque de mettre au monde un petit Elguénien. Celles-là passent la tête dans notre porte avec un air d’interrogation triste. Et on ne saurait démêler ce qu’elles redoutent le plus : que l’enfant né à Elguen reste en vie ou qu’il meure.

Mais la plupart des mères sont des truandes. Toutes les trois heures elles déchaînent une émeute contre le personnel médical. Le sentiment maternel fournit un excellent prétexte à leurs débordements, Elles font irruption dans la baraque avec des jurons terribles, en nous maudissant et en menaçant de nous tuer ou de nous défigurer sur-le-champ si jamais le petit Alfred ou la petite Eléonora venait à mourir. (Ces femmes-là donnent toujours à leurs enfants de somptueux noms étrangers.)

… Lorsqu’on me muta à la baraque des contagieux, je fus même contente, au début. Il n’y avait là que des enfants atteints de maladies compliquées ou particulièrement contagieuses, et ils étaient tout de même moins nombreux. J’allais avoir la possibilité physique de m’occuper un peu de chacun. Mais la première fois que j’assurai la garde de nuit, je fus prise d’une nausée de l’âme presque impossible à supporter.

Les voici couchés autour de moi, ces petits martyrs nés uniquement pour souffrir. Ce bébé d’un an, au gentil visage rond, commence déjà un œdème des poumons. Il râle et ses mains aux ongles bleu vif s’agitent convulsivement. Comment vais-je l’annoncer à sa mère ? C’est Maroussia Ouchakova, de notre baraque…

Celui-là expie les péchés de ses pères. Le monde maudit des truands l’a engendré ainsi : hérédo-syphilis.

Les deux petites filles du fond vont sans doute mourir aujourd’hui, pendant mon service. Elles ne tiennent plus que grâce au camphre. En repartant dans sa zone pour la nuit, la doctoresse détenue Paulina Lvovna m’a longuement recommandé de ne pas oublier de leur faire leurs piqùres.

« Il faudrait les prolonger au moins jusqu’à neuf heures du matin… Afin que l’exitus n’intervienne pas pendant notre service. » Paulina Lvovna est originaire de Pologne. Elle n’a vécu que deux ans chez nous avant d’être arrêtée. Est-ce parce qu’elle n’a pas eu le temps de se faire à nos usages, est-ce tout simplement sa nature, en tout cas elle se montre extrêmement timorée, la pauvre. Timorée et distraite. Elle applique son stéthoscope sur la poitrine d’un bébé de deux mois et lui ordonne gravement : « Respirez ! et maintenant retenez votre respiration ! » Elle est neuropathologue et n’a pas l’habitude de soigner les enfants.

J’ai gardé un souvenir particulièrement vif d’une certaine nuit dans la baraque des contagieux. Pas une nuit ordinaire : une nuit blanche. L’une des dernières de cette année-là. Rien à voir avec celles de Leningrad. Pas de cieux dorés ni, bien entendu, de masses de pierre endormies 1. On sentait au contraire quelque chose de primitif, quelque chose de profondément hostile à l’homme dans cette blancheur gélatineuse où semblaient osciller les contours

1. Expressions empruntées à la célèbre description des nuits blanches de Saint-Pétersbourg dans Le Cavalier d’airain de Pouchkine. (NdT.)

familiers des collines coniques, des végétaux, des bâtiments. Et elle était tout imprégnée, cette nuit, tout habitée par le vrombissement des moustiques. Ils ne vous vrillaient pas seulement les oreilles, ils vous vrillaient le cœur. Et aucune moustiquaire ne pouvait vous protéger des piqûres venimeuses de cette affreuse engeance ailée qui ressemble autant aux moustiques du continent qu’un tigre furieux ressemble aux chats de nos maisons.

Soudain la lumière s’éteignit, comme cela arrivait souvent. Seule une petite veilleuse resta à palpiter sur la table, et c’est à sa lueur tremblotante que je continuai à faire mes piqûres — une toutes les heures — à une petite fille mourante. Cette fillette de cinq mois née d’une délinquante de vingt-cinq ans était depuis longtemps déjà dans notre baraque et, à chaque relève, l’infirmière partante disait : « Oh, celle-là, ce sera sans doute pour aujourd’hui. »

Mais elle gardait toujours un souffle de vie. Un petit squelette, enveloppé d’une peau ridée de vieillard. Quant au visage… La fillette lui devait son surnom : la Dame de Pique. C’était un visage de quatre-vingts ans, intelligent, moqueur, ironique. Comme si elle comprenait tout, absolument tout, cette enfant jetée pour si peu de temps dans notre zone, notre zone de haine et de mort.

Je la piquais avec une grosse seringue et, pourtant, elle ne pleurait pas. Elle faisait seulement de tout petits bruits de gorge et me regardait fixement avec ses yeux de vieille femme qui sait tout. Elle mourut juste avant l’aube, tout près de cette heure où sur le fond sans vie des nuits blanches d’Elguen on commence à voir courir de vagues reflets roses.

Morte, elle redevint un bébé. Les rides disparurent, les yeux qui avaient pénétré trop tôt tous les secrets du monde se fermèrent. Ce n’était plus qu’un enfant mort, épuisé par la maladie.

« Svétotchka s’est éteinte, dis-je à l’infirmière qui venait me relever.

— Qui ça ? Ah, la Dame de… »

Elle s’interrompit net en voyant le petit corps raide.

« C’est vrai, elle ne ressemble plus à la Dame de Pique. Et sa mère qui n’est pas là… Ils l’ont expédiée à Mylga… »

Qui pourra jamais les oublier, les enfants d’Elguen. Non, non, bien sûr, aucune comparaison avec les enfants juifs, mettons, dans le Reich hitlérien. Les enfants d’Elguen n’étaient pas exterminés

dans des chambres à gaz, loin de là ; ils étaient même soignés. Et ils mangeaient à leur faim. Cela, je dois le souligner afin de ne m’écarter an rien de la vérité.

Et pourtant, quand j’évoque le paysage d’Elguen — plat, gris, voilé par la tristesse du non-être —, il me semble que l’invention la plus inconcevable, la plus satanique, y était justement ces baraques de camp portant les inscriptions « Nourrissons, » « Sevrés », « Débrouillés »…


TABLE


Table des matières

Mystique féminine de toutes traditions 3

RAB’IA 5

HADEWIJCH 16

Avertissement 55

I 56

UN FLORILEGE MYSTIQUE RELEVE PAR LILIAN SILBURN 56

Six passages relevés 57

II 62

Hadewijch 62

LETTRES SPIRITUELLES 62

Béatrice de Nazareth 62

SEPT DEGRÉS D’AMOUR 62

Introduction [de dom Porion] 64

LETTRES SPIRITUELLES 78

BÉATRICE DE NAZARETH SEPT DEGRÉS D’AMOUR 118

ANNEXES 121

III 135

Béguines et Moniales 135

MARGUERITE PORETE 146

JULIENNE DE NORWICH 175

CATHERINE DE GÊNES 192

[Texte intégral] La Grande Dame du pur Amour 220

LA BHAKTI 349

LA PERLE ÉVANGÉLIQUE 394

Carmélites françaises à l’âge classique 440

MADAME GUYON 559

ETTY HILLESUM 605

TABLE 658


1Statistique établie sur les volumes « Mystiques du monde ». On y ajoutera les figures des trois tomes d’Occident … à comparer à la pléiade des noms absents de la sélection monde.

2 Référence de la source, Cf. en fin de section « Rabia » la « Note sur le présent texte ».

3Le nom de Rabi'a signifie en arabe : la quatrième.

4 Râb’ia, Les chants de la recluse, traduit de l’arabe par Mohamed Oudaimah, Paris, Arfuyen, 2002, 71. — Farid-ud-Din «Attar, Le mémorial des saints, «Sentences de Râb’ia “Adaviyeh», trad. du ouïgour par A. Pavet de Courteille, Seuil, «Sagesses», 1976, 82-100.

5 DS 12.715.

6 DS 13.725 (P. Verdeyen, art. « Ruusbroec et ses disciples »).

7DS 12. 719 sq. (P. Verdeyen, art. « Les béguines »)

8L’Amour et la Dilection, La vie de Christine de Stommeln suivie de Lettre de Pierre et de Christine (1267-1289), 2005, William Blake and Co, diffusion Les Belles Lettres., 21. – À nos yeux le poème intitulé «  Les vertus de Christine de Stommeln ou l’enrichissement de la nature par la grâce » qui ouvre cette « idylle mystique », cité ici très partiellement, n’est autre que le compte-rendu d’un vrai rapport entre disciple et maître spirituel.

9« C’est là que nous recevons la douce Vie vivante que la Vie donne à la vivante vie. On l’appelle Source vive, parce qu’elle nourrit et garde en l’homme l’âme vivante. »

10J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers, Seuil, 1954, 78-79 [l’introduction, qui couvre cinquante pages denses, et les notes sont très précieuses], réédition 1994. – Autres œuvres d’Hadewijch : Lettres spirituelles / Béatrice de Nazareth, Sept degrés d’amour, trad. J.B. P[orion], « Ad Solem », Genève, 1972 ; Les Visions, trad. G. Epiney-Burgard, Ad Solem, 2008 ; The complete works, [Lettres, Poèmes, Visions] by mother Columba Hart, o.s.b. , « Classic of Western Spirituality », Paulist Press, New-York, 1980.

11Ibid., 117.

12Hadewijch Lettres spirituellesop. cit., 170 - Nous ne pouvons tout citer des Lettres XVIII « La nature de l’âme et son repos divin »  & XX, « Les douze heures mystérieuses »  [les degrés de l’Amour].

13Ibid., 120-121.

14Ses poèmes sont traduits dans : J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers, op.cit., 116-182, comme venant d’une “plume différente” (Introduction, 45) .

15 DS 12.721.

16Ibid., 170-171.

17Ibid., 182.

18Hadewijch, The complete works, op. cit., pages 4-5. : « …Hadewijch’s authority among the Beguines met with opposition ... she was threatened with an accusation of teaching quietism ... was evicted ... It may perhaps be conjectured that … she offered her services to a leprosarium or hospital for the poor… »

19Hadewijch, LETTRES SPIRITUELLES, Traduction du moyen néerlandais par Fr. J.-B. M. P., Claude Martingay, Genève, 1972 — Réédition hors commerce, 2017. S’adresser au webmaster de www.cheminsmystiques.com




20 [Rappel :] Pour faciliter le traitement de la reconnaissance de caractères opérée sur mes photos de l’original je limite le travail de corrections.

En gardant parfois comme ici (et pour toute la préface du traducteur Porion) l’en-tête et le pied de page (titre de section et pagination).

En gardant toujours les notes au fil du texte principal. Elles sont formatées en petit corps ce qui permet au lecteur de les « sauter » facilement lors d’une lecture à fin spirituelle.

Parfois j’ajoute entre crochets un « résumé de note ».


21 Je souligne la valeur de ce commentaire — et de toute la lettre !

22 Hadewijch parle d’expérience, infra : « ce que j’en éprouve, je dois le taire ».

23 Editions Les Deux Océans [reprises par Dervy / Trédaniel], 2012, 244 pages. - Reprise sans modifications de la section « Béguines et Moniales » couvrant les pages 95 à 105.

24 DS 12.715.

25 DS 13.725 (P. Verdeyen, art. « Ruusbroec et ses disciples »).

26 DS 12. 719 sq. (P. Verdeyen, art. « Les béguines »)

27 L’Amour et la Dilection, La vie de Christine de Stommeln suivie de Lettre de Pierre et de Christine (1267-1289), 2005, William Blake and Co, diffusion Les Belles Lettres., 21. – À nos yeux le poème intitulé «  Les vertus de Christine de Stommeln ou l’enrichissement de la nature par la grâce » qui ouvre cette « idylle mystique », cité ici très partiellement, n’est autre que le compte-rendu d’un vrai rapport entre disciple et maître spirituel.

28 B. P [orion], Hadewijch d’Anvers, Seuil, 1954,78-79 [l’introduction, qui couvre cinquante pages denses, ainsi que les notes de cette éd., sont très précieuses], rééd. 1994 ;  Hadewijch, Lettres spirituelles…, Genève, 1972; Hadewijch, The complete works, New-York, 1980.

29 Ibid., 117.

Texte complémentaire : «Hadewijch»


30 Hadewijch, Lettres spirituelles & Béatrice de Nazareth Sept degrés d’amour, trad. Par fr. J.-B. M. P [orion], Ad Solem, 1972. — Les quatre passages que nous citons ont été relevés par L. Silburn qui renvoie également à la Lettre que nous reproduisons intégralement (sans les notes ni son lintroduction par Fr. P [orion].

31 Citation de Ruusbroec («Annexe A, Lieux de comparaison chez Ruusbroec et chez Maître Eckhart»)

32 Citation d’Eckhart («Annexe A»)

33 Cette belle définition comporte un jeu de mots entre sienleec (visible, transparent) et siele (âme). [note du traducteur Porion]

34 Hadewijch d’Anvers, Les Visions, trad. Georgette Epinay-Burgard, Ad Solem, 2008. — cette belle citation conclut la longue vision. — Les visions tributaires d’un genre propre au Moyen Âge et suivies d’une étrange «liste des parfaits» touchent moins en comparaison des poèmes et des lettres.

35 DS 12721 sq.

Du «Bon Cuisinier» : «L’amour est donc de telle nature qu’il est plus large et plus vaste, plus haut, plus profond et plus étendu que tout ce qu’embrassent ou peuvent embrasser la terre et le ciel, car l’amour de Dieu lui-même dépasse toute chose. Ainsi s’exprime une sainte et glorieuse famme nommée Hadewijch, authentique maîtresse (de spiritualité).» Hadewijch, Lettres…, op.cit., Introduction, 8).

36 B. P [orion], Hadewijch d’Anvers, op.cit., 170-171. Les poèmes de la seconde Hadewijch figurent pages 116-182, comme venant d’une «plume différente» (Introduction, 45).

37 Ibid., 182.

38 Hadewijch, The complete works, New-York, 1980, pages 4–5.: “. . . Hadewijch’s authority among the Beguines met with opposition . . . she was threatened with an accusation of teaching quietism . . . was evicted. . . It may perhaps be conjectured that . . . she offered her services to a leprosarium or hospital for the poor. . .”

39 Entrée «1310 Porete»

40 Regret tardif (à l’âge où l’on n’est plus censé lire le Tintin de la Belgique moderne). Il est facile de s’appuyer sur l’Introduction à l’étude du Moyen-Néerlandais par A. Van Loey, Aubier, 1951 : base de grammaire avec des extraits, dont ceux de nos “créateurs”, suivis d’un glossaire complet. On est entre l’anglais du Nuage et/ou le haut-allemand. Aidé aussi par les glossaires de l’admirable édition multilingue de l’œuvre de Ruusbroec (9 vol., Brepols, dont Die geestelike brulocht – The Spiruals Espousals, v. infra l’entrée “1381 Ruusbroec”).

Apprendre? du moins approfondir quelques phrases, puisque “traduction, trahison” à l’exception du presque translittéré Spiruals Espousals cité.

41 Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, trad. M. Huot de Longchamp, Albin Michel, 1984. Nous venons de reprendre des éléments biographiques donnés dans sa vivante introduction. - L’édition critique du Miroir de Marguerite Porete (-1310) en vieux français a été livrée sous la rubrique du «  libre esprit  » par Romana Guarnieri, Il movimento del Libero Spirito, Edizioni di storia e letteratura, Roma, 1965. - Cette érudite définit - une seule fois - cet esprit libre comme  « doctrine quiétiste de la conformité à la volonté divine »,  ce qui ne trouble pas !

42 Le lecteur sera aidé par les “indications scéniques” et les “Quelques points de repère…” donnés en fin d’introduction par M. Huot de Longchamp, op. cit., 32-35.

43 Ibid., 55 et 64 (pour les commentaires II à IV), 68.

44 Ibid., page 95. Cette image rappelle l’image marine utilisée avant par Syméon le Nouveau Théologien (-1022), ou après par Jean-Évangéliste de Bois-le-duc  (-1635) qui évoquera «  la nacre de perle de la mer salée… » . On pourrait constituer deux anthologies de comparaisons naturelles : l’une avec la mer, l’autre avec la montagne.

45 Ibid., 116.

46 Ibid., 200.

47 Hadewijch d’Anvers, op.cit., note de J.-B. P[orion], 185.

48 Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, trad. M. Huot de Longchamp, Albin Michel, 1984. Nous venons de reprendre des éléments biographiques donnés dans sa vivante introduction. - L’édition critique du Miroir de Marguerite Porete (-1310) en vieux français a été livrée sous la rubrique du «  libre esprit  » par Romana Guarnieri, Il movimento del Libero Spirito, Edizioni di storia e letteratura, Roma, 1965. - Cette érudite définit - une seule fois - cet esprit libre comme  « doctrine quiétiste de la conformité à la volonté divine »,  ce qui ne trouble pas !

49 Le lecteur sera aidé par les “indications scéniques” et les “Quelques points de repère…” donnés en fin d’introduction par M. Huot de Longchamp, op. cit., 32-35.

50 Ibid., 55 et 64 (pour les commentaires II à IV), 68.

51 Ibid., page 95. Cette image rappelle l’image marine utilisée avant par Syméon le Nouveau Théologien (-1022), ou après par Jean-Évangéliste de Bois-le-duc  (-1635) qui évoquera «  la nacre de perle de la mer salée… » . On pourrait constituer deux anthologies de comparaisons naturelles : l’une avec la mer, l’autre avec la montagne.

52Ibid., 116.

53Ibid., 200.

54Hadewijch d’Anvers, op.cit., note de J.-B. P[orion], 185.

55Le Miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’amour, Introduction, traduction et notes Max Huot de Longchamp, Albin Michel.

56 Introduction et édition par Sr. A.M. REYNOLDS, C.P.

Traduit de l’anglais, Bellefontaine, 1977.

57Chapitre précédent : « … je vis, tout à coup, le sang vermeil couler goutte à goutte de sous la couronne d’épines, tout chaud, frais, abondant, et comme vivant, exactement comme il était, me semblait-il, au moment où l’on enfonça la couronne d’épines sur Sa bienheureuse tête, exactement ainsi que Lui, à la fois Dieu et homme, l’avait souffert pour moi. Je saisis vraiment et avec force que c’était Lui-même qui me montrait cela sans aucun intermédiaire, et je dis alors : Benedicite! Dominus. Je le dis avec révérence, d’une voix forte. J’étais tellement étonnée du prodige et de la merveille qui m’arrivaient…»

58 Je ne titre pas les chapitres, mais utilise « […] » pour les sauts entre et surtout dans les chapitres que l’on ne trouvera pas listés en table des matières. (Pour la Perle évangélique j’opère à l’inverse, titrant les chapitres car ils résument leurs contenus, mais omettant des « […] » qui n’apparaitraient qu’entre chapitres, ces derniers livrés intégralement.

59JACOPONE chantait dans la Laude citée ci-après :

Je vis, moi et non moi,

Mon être et non mon être.

60JACOPONE DE TODI, Laude 60:

Là où le Christ est greffé,

Tout l’ancien est décapité.

L’un dans l’autre est transformé

En merveilleuse unité.

611. JACOPONE DE TODI, Laude 81, fin.

Le cœur et la langue crient :

Amour! amour! amour!

À qui tait sa douceur

que lui crève le cœur.

Et je crois que crèverait

le cœur qui te goûte

S’il ne criait : Amour;

il en serait brûlé.

62Il n’est pas fait ici mention de la conversion de Julien; elle eut lieu en 1476, trois ans après celle de Catherine.

63 [+]

64 [+]

65 [+]

66 [+]

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77 [+. la clef]

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80 [+]

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86 [+. oui]

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89Oeuvres de Saint Jean de la Croix Docteur de l'Eglise et Père du Carmel Réformé - TRADUCTION NOUVELLE PAR La Mère MARIE du SAINT SACREMENT Carmélite - TOME QUATRIÈME La seconde Vive Flamme d'amour – Oeuvres diverses - PARIS LIBRAIRIE SAINT-PAUL 6, rue Cassette, 6 – 1937 - APPENDICE VIII ‘Données biographiques...’ suivies de ‘Traité de l’union de l’âme…’, pages 507-531.

90Obras del Mistico Doctor San Juan de la Cruz, Ediciôn critica […], Tomo Tercero, Toledo, 1914,

contient le ‘Tratado de la transformaciôn del alma en Dios’, [339-458] : I Noticias biogrâficas sobre la Madre Cecilia del Nacimiento. [339-343] II El Tratado presente [343-347] Al Padre Tomâs de Jesus… Liras de la transformaciôn [349-352] – Canciôn primera [….] Canciôn décimatercera [353-458].

Soit 120 pages pour 24 traduites... À lire.

91v. Dictionnaire de Spiritualité, Tables générales, ‘Cécile de la Nativité (Sobrina y Morillas), carmélite, 1570-1646’ [108].

92 En triple sous : !MY-x1 /17e s A / ACARIE… /Doc2

93 En triple sous : … / Agnès de Jésus Maria (de Bellefonds, carmélite) /Doc13

94 DS 12.2854/56 - P. Sérouet, Jean de Brétigny (1556-1634), Aux origines du Carmel de France, de Belgique et du Congo, Louvain, 1974 = Doc1 ; Quintanadueñas, Lettres de Jean de Brétigny, par P. Sérouet, Louvain, 1971 ; Compagnot, La vie du Vén. Jean de Quintanadoine..., ms. (copie XVIIIe siècle), Clamart [souvent cité par P. Sérouet, Jean…, v. note 1, p.13, etc.].

95 P. Sérouet, Jean…, p.4, 15.

96 Ibid., p. 20.

97 Compagnot cité, Ibid., p.10.

98 Ibid., p. 42.

99 Ibid., p. 44.

100 Compagnot cité, Ibid., p. 45. La cousine l’avait appelé « padre de putas » ! 

101 Ibid., p. 60.

102 Ibid., p. 98.

103 Ibid., p. 148.

104 Ibid., p. 149, 153, 157.

105 Ibid., p. 178.

106 Ibid., Mère Marie de la Trinité, citée p. 181.

107 Ibid., p. 197, 205, 215, 217.

108 Ibid., lettre cit. p. 325.

109 DS 6.75/79 (Dodin), que nous citons ; Discours de M. Gallemant… Toulouse 1835 (28 pages que l’on retrouve au début du ms. Clamart 4 A 51, ainsi que dans Le Trésor du Carmel…, 1879 ; La Vie du V. prêtre de Jésus-Christ M. Jacques Gallemant… par le R.P. Placide Gallemant, Paris, 1653.

110 La vie…, op.cit., « Section I, Ses vues lumineuses des choses cachées », p. 270/1.

111 DS 3.1857/62 (Dodin) ; La Vie de Mr. André Duval, prêtre…, par Robert Duval son neveu, ms. [non daté, écriture du XVIIe s.], 196 pages.

112 Les témoignages du procès informatif, disponibles au carmel de Pontoise, sont cités ici par le nom du témoin suivi du numéro de folio ou de la page relatif au ms. correspondant. Nous nous limitons à moderniser l’orthographe et à introduire une ponctuation conforme aux habitudes modernes. – Voir aussi les Communications à l’Association des Amis de Madame Acarie, 55 rue Pierre Butin, 95 300 Pontoise ; Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, Carmel Vivant, Toulouse, 2002 ; Madame Acarie, Ecrits spirituels, présentation par Bernard Sesé, Arfuyen, 2004.

113 La Vie Admirable de sœur Marie de L’Incarnation, religieuse converse en l’ordre de Notre Dame du mont Carmel , et fondatrice d’iceluy en France, appelée au monde la Damoiselle Acarie, par M. André Du Val, Docteur en Théologie, l’un des supérieurs dudit ordre en France, 3e édition revue et augmentée, Paris, 1621 =Doc2. [Epitre, Avertissement au lecteur, Approbation, Privilège, Portrait, (1-807) La Vie [en trois parties dont biographie 1-429 à laquelle fait suite les vertus…] ; Vie de la Bienheureuse sœur Marie de L’Incarnation, … par J. B. A. Boucher, Paris, 1800. [xxviii +570 p. En préface, intéressante histoire des Vies écrites dont se détache Duval] ; DS 10.486/87.

114 Marguerite du Saint-Sacrement, 521.

115 Ibid., 538.

116 Sœur Anne-Thérèse, « L’amitié spirituelle de Fr de Sales…», comm. du 14 avril 2002 à l’Association des Amis de Madame Acarie (Pontoise), cite le P. Duval : « Pour ce qui est des visions et des révélations qui lui arrivaient pendant ses extases, on n’en a rien pu savoir, bien qu’elle en ait eu de grandes qu’elle appelait « vues de l’esprit » plutôt que « visions »… ».

117 R. Coté, Vivre en présence de Dieu… », comm. du 27 avril 2003 à l’Association des Amis de Madame Acarie (Pontoise). 

118 Marguerite du Saint-Sacrement, 426.

119 Agnès de Jésus - des Lyons, 52.

120 H. Bremond, Histoire… , II « L’Invasion mystique » : v. chap. IV, §1. Madame Acarie…, §2. Jean de Quintanadoine…, §3. Madeleine de Saint-Joseph…, p. 193-330 : les trois figures clef sont cernées avec justesse ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995 : v. chap. 3 « Les négociations » & chap. 4 « le voyage d’Espagne ».

121 Morgain, op.cit., p. 84. 

122 Sa déposition pour le procès de béatification de Marie de l’Incarnation, ms. Clamart, p.6.

123 Ibid., p.63.

124 Présentation particulièrement vivante du cadre par M. Huot de Longchamp: « Paris, carrefour mystique autour de 1610 », Mélanges carmélitains, vol. 2, 2004, p. 222-242.

125 v. Gosselin, Carmel de Beaune, p. 11 (ainsi que sur le P. Pacifique), et p. 14 (rapports avec Bérulle).

126 DS 7.2055/57 (Sérouet) ; Françoise de Sainte-Thérèse, La vie de la vénérable Mère Isabelle des Anges, Paris, 1658 ; Pierre de la Croix, “Une carmélite espagnole en France: la M. Isa­belle des Anges. Lettres inédites... (1606-1614)”, dans Ephemerides carmeliticae 9 (1958), 196-221.

127 Obras completas de Ana de San Bartolomé, Teresianum, Roma, 1981 &1985, vol I, « I. Escritos historico-autobiograficos », p. 171 sv. – Nous donnons la traduction par sœur Thérèse du début du récit jusqu’à l’arrivée à Paris ; le récit complet comprend 37 paragraphes numérotés.

128 « Le voyage d’Espagne, écrit de la main de la Vénérable Mère Louise de Jésus [Madame Jourdain]  … », Carmel, 1960 (II, III, IV) & 1961 (I, II). =Doc3

129 Plus exactement sainte Thérèse fonda le carmel de saint Joseph, à Avila le 24 août 1562 et le massacre de la saint Barthélemy eut lieu le 24 août 1572, soit 10 ans après.

130 Jean de Brétigny (1556-1634) travailla beaucoup à la venue de carmélites espagnoles en France. Après plusieurs échecs (1585, 1593-1594), il traduisit lui-même les œuvres de sainte Thérèse en français avec l’aide du Prieur de la chartreuse de Bourgfontaine.

131 Il s’agit de Mme du Pucheuil, Madame Jourdain et Rose Lesgu.

132 René Gaultier(1560-1638) avocat du Roi en son Grand Conseil.

133 Sœur Catherine du Christ ( Muñico) sœur converse, professe d’Avila, grande amie de S. Anne de Saint Barthélemy.

134 François de la Mère de Dieu.

135 29 août 1604.

136 Anne de saint Barthélemy elle-même.

137 Michel de saint Firmin et François du Très saint Sacrement firent le voyage jusqu’à Paris.

138 Jean de Brétigny et Pierre de Bérulle.

139 René Gaultier.

140 Madame du Pucheuil, Madame Jourdain et Rose Lesgu.

141 Anne de Jésus, Isabelle des Anges, Béatrice de la Conception, Isabelle de saint Paul, Eléonore de saint Bernard et Anne de saint Barthélemy, sœur converse.

142 Les trois sœurs venues de Salamanque : Anne de Jésus, Isabelle des Anges et Béatrice de la Conception dont les noms étaient écrit sur l’autorisation du Père Général.

143 En France et en Belgique où Anne de Jésus avait fondé Bruxelles en 1607

144 G. Gibieuf, Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph, ms. à Clamart ; La Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph…, par un prêtre de l’Oratoire [les P. Gibieuf et J.- F. Senault], Paris, veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1645 ; cette première source, reprise et augmentée devient : La vie de la Mère Magdeleine de S. Joseph, religieuse carmélite […] / Par un prêtre de l’Oratoire de Jésus-Christ N.S., [Senault], nouvelle édition revue et augmentée [par le P. Talon], Paris, chez Pierre Le Petit, 1670. =Doc4 et Doc4b [attention sœur Odile - Doc4b - utilise l’édition 1645 que nous n’avons pas photographiée]

145 Brouillons des pièces pour le procès & Dépositions des carmélites , mss. à Clamart ; Summarium du procès, 1655, imprimé à Rome, 1782 & 1785. 

146 [Louise de Jésus], La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du premier monastère des Carmélites Déchaussées en France (1578-1637), Carmel de l’Incarnation (Clamart), 1935 [ouvrage essentiel, non photographié, disponible bibliothèque de Max] ; J.-B. Eriau, La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph. Essais sur sa vie et ses écrits, Paris, 1921. [voir aussi de ce dernier : L’ancien carmel du faubourg Saint-Jacques, 1604-1792, Paris, 1929, ch. 16] ; Th. Bailloud, Sillages de foi, Blois, 1966 [sur les Dubays de Fontaines] ; DS 10.57/60, 1977 (art. « Madeleine de Saint-Joseph » par P. Serouet) ; Madeleine de Saint-Joseph ou l’accomplissement d’une vocation, Stéphane-Marie du Cœur de Jésus [Morgain], mémoire de licence, Univ. de Fribourg, 1987 ; « Mère Madeleine de Saint-Joseph », Vives Flammes, mai 1987 ; « Mère Madeleine … Inculturation et expansion du Carmel en France”, Carmel, juin 2004.

147 Avis de la vénérable Mère Madeleine de S. Joseph, pour la conduite des novices, suivi de Petite Instruction…, Paris, de l’Imprimerie d’Antoine Vitré, 1672 ; voir aussi  le ms. à Clamart des Avis… ; Elévations au Fils de Dieu, sur toutes les Evangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année…, et Retraite, 1684 =Doc5 ; Recueil de plusieurs paroles et sentiments de piété sur les Mystères du Fils de Dieu, tirées de la Vie…, suivi de Recueil de quelques avis, suivi de Applications… sur notre bienheureuse mère [Thérèse] & d’autres textes, Aix, 1689 ; Petite instruction…, ms. Clamart, réf. : “ M.S.J./R n°4 ” [d’une écriture ancienne du 17e siècle ; Louise de Jésus marque d’un “M” rouge ce qu’elle pense être de Madeleine]. – Correspondance =Doc6

148 Louise de Jésus citant Talon, p. 204.

149 Talon, p. 149 ; Louise de Jésus, p. 208.

150 Louise de Jésus, p. 212.

151 Louise de Jésus, p. 230-231, qui la distingue de la grande amie de Madeleine de Saint-Joseph, Marie de Jésus de Bréauté.

152 Louise de Jésus, p. 290.

153 Ibid., p. 303, 328.

154 Ibid., p. 276.

155 Louise de Jésus, p. 277 citant Agnès de Jésus- Maria, dép. min. A, p. 85.

156 Elévations, éd. 1684, p. 40-41.

157 Ibid., p. 254-255.

158 Ibid., p. 323.

159 Citations relevées chez Louise de Jésus, op. cit., Ch. XVII, « …au milieu de ses filles » , p. 365, 369, 386.

160 Ibid., Ch. XVIII : p. 394-395, 411, 417-418.

161 Ibid., Ch. XIX, p. 438. Louise de Jésus cite un « dit » de Madeleine.

162 Cette instruction est certainement de Madeleine, contenue à la fois dans le ms. « Petite instruction… » et dans l’imprimé Elévations…,1684. Ce dernier gomme subtilement ce qui traduit une expérience personnelle. Nous reproduisons quelques extraits, pages 293- 296 du manuscrit.

163 [Madeleine de Saint-Joseph], La vie de sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’Ordre de nostre Dame du Mont-Carmel […] decedée à Paris le dix-neuviesme fevrier 1623, Paris, chez Edme Martin, 1624 ; Toulouse, chez Jean Boude, 1625 ; Paris, 1626, 1628 ; Paris, chez Fiacre Dehors, 1631 ; Paris, chez Pierre Le Petit, 1656 ; J.-B. Eriau, Une mystique du XVIIe siècle, sœur Catherine de Jésus, Carmélite (1589-1623), Paris, Desclée, 1929, Introduction, I-XVI, réimpression de La Vie… d’après l’édition de 1656.

164 Eriau, op. cit., p. 43 « La vie ».

165 Ibid., p. 125, 135, 152, « Recueil des pieux écrits et lettres… »

166 Ibid., p.176.

167 Ibid., p.180, « Autres lettres ajoutées… »

168 Ibid., p.193, « Autres lettres ajoutées », « Préface sur les assistances intérieures et extérieures… ».

169 Carmel, 1962, II, “Aux origines du Carmel de France, Mère Marie de Jésus, marquise de Bréauté”, 125-147. - Marie de Jésus de Bréauté (1579-1652) ne doit pas être confondue avec Marie-Madeleine de Jésus de Bains (1598-1679), qui sera prieure durant quelques vingt années, v. tableau I).

170 Lettres de la Révérende Mère Marie de Jésus, seconde prieure française de ce premier monastère de l’Incarnation à Paris, copiées en 1872 d’un ancien ms. des Carmes du couvent de Santa Maria della Vittoria à Rome, p. 163.

171 Ibid., p. 6.

172 Ibid., p. 65, Lettre 37.

173 Ibid., p. 93, Lettre 2 à une Sous-prieure.

174 Ibid., p. 95, Lettre 1re à une religieuse témoignant sur Madeleine de Saint-Joseph.

175 Ibid., p. 148, Lettre 3e à M. le duc de Villeroy son neveu.

176 Ibid., p. 177/9, Lettre 3e à Mlle de M. 

177 Ibid., p.186/7, Lettre 6e à la même.

178 Ms. Clamart, 3A2, p. 385. Il vaudrait d’être réédité. Au verso de la couverture : « I, Vie de la Mère Marie de Jésus de Bréauté, II (p.180), Vie de la Mère Agnès de Jésus Maria (de Bellefonds), III, (p.195), Vie de la Mère Madeleine de Jésus de Bains ». =Doc7

179 Ms. Clamart, Lettres d'Epernon…, f°3r°, 4e lettre.

180 v. J.Roland-Gosselin, Le Carmel de Beaune, 1969 - Ce très beau travail apporte beaucoup d’informations débordant le cadre de ce carmel, en particulier par ses citations et dans ses notes - L’attitude « prudente » de Marie de Jésus de Bréauté est indiquée p. 307.

181 La Vie de sœur Marguerite du S. Sacrement… [par Denis Amelote], Paris, 1655. (744 pages).

182 Depuis le Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l’observance des carmélites déchaussées, 2 tomes, Reims, 1894, base toujours utile résumée par Bremond, juqu’à Morgain, op.cit.

183 Morgain, op.cit., p.148.

184 Morgain, op.cit., p.187.

185« …lors de la fondation du carmel de Dijon, la mère Anne rompit entre ses doigts une des fleurs de lys qui ornaient la grille du chœur parce qu’elle gênait la vue de l’autel. Cet incident, interprété comme hostile à la France, nécessita l’intervention du Parlement. » (Morgain, op.cit., p. 189).

186 Son Autobiographia A, p. 343 ss., parle de ses difficultés avec Bérulle : « Cette première année terminée, le démon, père des zizanies, dressa contre moi le cœur des supérieurs, qui jusque là m’aimaient extrêmement ». Cité par Morgain, p. 198, qui décrit ainsi son isolement au sein même du couvent : « Progressivement les carmélites françaises apprennent à se défier de leur prieure … la consigne est sévère. « Ne traitez pas de vos âmes avec la Mère, son esprit n’est pas fait pour vous … » … Par prudence, Pierre de Bérulle refuse à Anne de Saint-Barthélémy, malgré ses protestations, de lui trouver un autre confesseur que lui-même. L’angoisse de la pauvre prieure augmente chaque jour » . « Sa décision est prise de passer en Flandre. Le Christ lui apparaît alors et lui dit : « Ne crains personne, je suis là, je t’aiderai. Reviens au Carmel. » La sentence est rude. » (p. 209).

187 Il faut sauver les rares volumes anonymes qui survécurent à des tris successifs, tel celui qui eut lieu au début du siècle dernier au carmel de Paris / Belgique/ Clamart : d’une trentaine de tels « livres », un ou deux ont été conservés comme « exemples » (comm. s. Thèrèse).

188 Ms. à Clamart 7A1, comportant 701 pages manuscrites, à l’exception de l’Association au saint Amour qui en forme le titre et le seul imprimé, paginé 1-34. Ces livres très personnels se transmettaient en passant de carmélite en carmélite (comm. de s. Thérèse). La citation qui suit, p.530-531, est d’une une main tardive, probablement du XVIIIe siècle.

189 J.-B. Eriau, L’Ancien Carmel du Faubourg Saint-Jacques 1604-1792, 389 sv.

190 Le Directeur Mystique, 1726 ; premier volume de la Correspondance active et passive de Madame Guyon, Champion, 2003.

191 Passages cités par auteur dans les trois volumes des Justifications assemblés par Madame Guyon, aidée par Fénelon : 293 pour Jean de la Croix (qui sera canonisé en 1726 ; ces « passages » sont de plus particulièrement longs), 241 pour Jean de Saint Samson, le maître de Maur de l’Enfant-Jésus, 156 pour Catherine de Gênes, 117 pour Thérèse, 100 pour Denys (le garant de la tradition chrétienne la plus ancienne aux yeux de la majorité des auteurs du XVIIe siècle), etc.  : les trois principaux auteurs du Carmel représentent à eux seuls 40% de l’ensemble des passages pour 76 auteurs cités.

192 Jean de la Croix, Œuvres complètes, Cerf, 2001, v. préface (p.7) et présentation (p. 26, etc.) par D. Poirot de la traduction de Marie du Saint-Sacrement.

193 Morgain, op.cit., p.196.

194 [E] : Madame Acarie, Ecrits spirituels, prés. B. Sesé, Arfuyen, 2004.

195 [v] : Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, Carmel Vivant, Toulouse, 2002.

196 C. Renoux, « Madame Acarie « lit » Thérèse d’Avila… », Actes du colloque de Lyon (25-26 septembre 1997), Cerf.

197 Mère Marie du Saint-Sacrement – de St Leu, 217. =Doc8 [compilation des diverses saisies faites au carmel de Pontoise ; les nos de pages sont ceux portés dans les saisies]

198 A.Duval, La Vie admirable…, Paris, 1893, p. 353.

199 Marie de Saint-Joseph – Castellet, 398. – Nombreux témoignages parallèles.

200 Seguier -, 830.

201 Marie de Saint-Ursule – Amiens, 447.

202 Marguerite de St Joseph, 59.

203 Marie du St Sacrement - de St Leu, 184 ; nombreux témoignages parallèles dont Marie de Saint-Joseph - Fournier, 103.

204 Père Etienne Binet, 65.

205 Père Pierre Coton, 62.

206 Nous donnons dorénavant les noms des déposants à la fin de leurs témoignages.

207 Témoignage parallèle illustrant les « échanges d’inspiration » fréquents lors de dépositions dans des communautés : « Elle ne parlait jamais en la Communauté en laquelle elle se plaisait grandement des choses de Dieu, Mais elle écoutait seulement sans s'avancer d'en rien dire. Et si quelques fois notre Mère lui demandait son avis sur les sujets dont on traitait, ne faisant point paraître que cela vint d'elle, elle disait : « nous avons ouï dire ou ceci ou cela, et encore c'était en trois ou quatre mots ». Ce qui servait de grande édification aux Sœurs qui l'écoutaient et son humble silence nous instruisait plus que n'eût fait sa parole, et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes et reconnaître combien nous étions éloignées de son humilité. » (Marie de Saint-Ursule – Amiens).

208 J.H. Houdret, « Madame Acarie, un abîme d’humilité », comm. du 5 novembre 2000 à l’AAA.

209 Sœur Marie du St Sacrement, de Marillac (Pontoise) P.A. témoin 102, f° 727 cité par J.H. Houdret, op .cit. – Absent de notre fichier « Dépositions Acarie.doc ».

210 « Au lieu d’un monastère de pauvres repenties qui l’appelaient leur père, comme lui reprochait sa cousine [la cousine l’avait appelé « padre de putas » !] et de cinquante enfants que lui souhaitait sa tante, Dieu avait voulu que les religieuses de plus de cinquante monastères … l’appelassent leur père… » Compagnot, La vie du Vén. Jean de Quintanadoine..., ms. (copie XVIIIe siècle), Clamart, p. 45.

211 Sœur Anne-Thérèse, op.cit.

212 "Du révérend père Gibieuf, prêtre de la Congrégation de L'oratoire de Jésus et premier supérieure des Carmélites qui sont en France", (13 pages grand format serrées ; extraits de la section "A", page 4 - 5 numéros en marge) 

213 "Déposition de Mademoiselle des Rochers [Nicole Bourgoing] sur la vie et les moeurs de notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph qu'elle a connue dès devant qu'elle fut religieuse, ayant même demeuré quelques années avec elle". (extrait pages 4-5).

214 « Déposition du R. P. Le Jeune Jésuite qui a été supérieur de leur compagnie en Canada ». (5 pages)

215 « 2 cahiers 24 et 8 pages notes et fragments ». Sur un papier séparé, et probablement de sœur Louise de Jésus, biographe de mère Madeleine : « Le tout petit cahier pourrait être des souvenirs de la mère Catherine du Saint Esprit de Fontaine. Ce sont ses expressions et sa manière de dire, et son orthographe mais non son écriture ». . Nous transcrivons entièrement ce « tout petit cahier », beaucoup plus intime.

216Sous l’emblème d’un TORRENT, on voit comment Dieu, par la VOIE DE L’ORAISON passive en FOI, purifie et dispose prochainement les âmes qui doivent arriver ici à une vie nouvelle et toute divine.

Retouché & augmenté sur une Copie revue par l’Auteur [madame Guyon! La présentation et les notes établies par D. Tronc qui figurent en fin de texte pages 47 à 80 sont omises dans ce tirage des pages 1 à 46].

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