Dominique de Saint-Albert Oeuvres mystiques
Le carme le plus proche de l’esprit qui animait Jean de Saint-Samson (1571-1636) fut son disciple bien-aimé Dominique de Saint-Albert (1596-1634), malheureusement disparu précocement à l’âge de trente-sept ans. Brûlant d’amour, il définissait les mystiques comme ceux « qui sentent en eux un incendie d’amour éternel qui ne s’éteint ni jour ni nuit ».
Dominique a été maître des novices à Angers, lecteur en théologie, régent d’études, vicaire provincial et prieur à Nantes.
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En ouverture à ce volume assez dense, nous incitons le lecteur à pénétrer plus avant en lui proposant un choix de beaux « dits » mystiques extraits des écrits de Dominique rassemblés ici sous le titre d’Œuvres mystiques.
La correspondance entre Dominique et son maître souligne l’intensité qui animait le jeune carme. Il semble avoir eu au début quelques difficultés liées à un intellect très actif, puis la grâce le combla au point qu’il se plaignait de sa force :
Lettre 1. Il me semble que je suis un homme double, tout à la spéculation et tout hors d’icelle, tout hors quant à l’affection, et tout dedans quant à l’obédience qui m’y applique. Je ne sais quelquefois si jamais j’ai fait oraison, d’autant que je me trouve tout absorbé en questions et spéculations ; mais là-dessous je demeure stable et tranquille, faisant qu’au fond tout cela ne m’est rien. Je ne puis quasi retourner à moi-même, car je suis tellement hors de moi que je ne sais, quant au sens, s’il y a un Dieu […] Pour moi, je pense être lors que je ne suis plus ; même souvent, quand je me retrouve encore avoir de l’existence, je me sens crier à notre Seigneur : « Hé quoi, mon Dieu, suis-je encore ? » Je reconnais que nous ne jouissons pas encore à pleine voile de cette divine face, en ce que nous ne pouvons nous manifester les uns aux autres tels que nous sommes. Je désirerais me manifester à vous [Jean de Saint-Samson] tout tel que je suis. Vous savez que jamais je ne vous ai rien celé de ce qui se passait en moi ; je crois que notre Seigneur, si c’est pour mon bien, vous fera plus clairement connaître ce qui est de l’état de mon intérieur et de ma pauvre misère. Mon frère, je suis délaissé pour maintenant, quoi que quelquefois notre Seigneur me donne des assurances de ma stabilité en Lui, par-dessus toutes mes spéculations et occupations. […]
Lettre 4. […] De vous dire les grâces que notre Seigneur me fait et la façon dont Il me traite, les paroles n’en peuvent rien exprimer ; une chose me fait trembler, c’est le peu de fidélité que je porte à y correspondre ; car notre Seigneur vient à moi, ce me semble, avec toute sa divinité. […] Mon âme ne désire être sinon un miroir transparent par lequel le soleil éternel passe de part en part, se retrouvant toujours dedans Soi-même. Je ne veux que rien de Lui demeure en moi, et qu’Il ait son perpétuel flux et reflux sans me rien laisser. Mon frère, vous goûtez ce que c’est. Infidèle que je suis, si notre Seigneur n’a pitié de moi ! Je vous prie de prier sa divine Majesté ou de ne plus venir si fort, ou qu’il me donne la grâce de le suivre, ou pour le moins de me laisser traverser de part en part à Lui. Hélas ! En cette divine lumière, je vois dans moi tant d’ordures ! […] Pour vous, vous allez rapidement comme un gros fleuve vous rendre dans cet abîme d’amour ; mais moi je vais tardivement et petitement ; encore faut-il pourtant amare amorem aeternaliter nos amantem [aimer l’amour qui nous aime éternellement]. Dieu nous en fasse la grâce. C’est ce que je désire. Votre pauvre frère Dominique. Ce 31 décembre 1625. D’Angers.
Lettre 5. […] Nous nous connaissons mieux l’un l’autre en l’unité d’esprit en laquelle nous nous rencontrons à l’embouchure de cet océan infini d’amour que non pas quand nous sommes séparés de la source d’où nous fluons et où nous refluons. […] Je vous écris d’autant plus librement que le Père prieur est capable de nos sentiments. […] Ce 24 juin 1626. De Ploërmel.
Lettre 8. [De Jean de Saint Samson :] J’ai grande pitié de vous, votre science vous coûte cher ; mais Dieu en qui vous mourez d’une mort si vive et si mortelle l’a prévue sans vous, et l’ordonne et le fait en lui et en vous, comme sans vous. […] Mais si nous croyons que Dieu fait cela, comme il le faut croire, il le faut soutenir avec allégresse et patience, autant que faire se pourra, en attendant que sa Majesté en dispose autrement par quelque autre événement. […] De Rennes, 20 novembre 1629.
Lettre 9. […] Je ne désire pas connaître et savoir, mais aimer à l’infini. […] Ce 6 février 1630.
Lettre 11. [De Jean de Saint Samson :] […] C’est cela qui vous approfondit tant mieux et tant plus en son infinie suressentielle vastité, sans que vous en ayez la perception autrement que par la très simple et très nue foi qui, vous étant une très simple lumière, vous montre et vous dit par elle-même que cela est ainsi. […] Rennes, ce 26 mars 1630.
Lettre 12. [De Jean de Saint Samson :] Je me réjouis grandement en notre Seigneur de ce que vous ne théologisiez plus spéculativement ni scolastiquement, mais mystiquement, simplement et largement, conformément à la simplicité et à la suréminence de votre simple fond. […] Faites donc votre mieux en tous sens et manière, pour vous conserver en pleine santé, afin que vous soyez l’instrument vif de Dieu, pour éternellement faire de vous et en vous à son bon plaisir, tant en vous que dans les créatures. […] Rennes, ce 14 mai 1630.
Lettre 13. […] Mon frère, que c’est d’aimer, je ne sais que c’est et ne désire autre chose. Nous nous voyons en notre centre, où nous nous reposons et agissons en des manières que nous ne pouvons expliquer par paroles. […] Mon frère, si j’avais quelque désir en ce monde, ce serait de la solitude, mais je trouve aussi bien la mort en l’occupation que dans le silence. Nous sommes à Dieu qui est en nous et nous en Lui, par-dessus les vicissitudes. […] Ce 26 mars 1631.
Lettre 14. […] Mon cher frère, nous nous entrevoyons tous les jours en notre Seigneur. Vous m’avez encore mieux connu, comme je crois, à cette dernière vue l’un de l’autre à Rennes. […] C’est pitié de tendre à l’infini et ne pouvoir comprendre [citation latine], autant insatiable à désirer que Dieu est infini à se communiquer. Mon frère je me recommande à vos prières, vous savez quomodo unum sumus [comment nous sommes un] : cette unité peut être goûtée, mais non pas expliquée. C’est à l’embouchure de l’océan où nous nous rencontrons tous les jours et nous perdons, et notre bien gît à être englouti de cet amour abyssal qui perpétuellement nous dévore sans nous consommer, car vous savez comment nous sommes ceux desquels il est dit : mors depascet eos [Ps. 48,14 : la mort les dévorera] , enfin amare amorem nos aeternaliter amantem. C’est tout le désir de/votre pauvre frère Dominique. Ce 26 avril 1631.
Lettre 18. […] Je ne saurais dire combien la charge où je suis m’est dure, après avoir goûté quelques jours les douceurs de la solitude en laquelle, quoiqu’il y ait des croix, elles sont comme prévenues, et on les attend comme de pied coi [calme, tranquille] ; mais en charge on est en continuelle tempête et bourrasque […] Ce 6 avril 1633.
Lettre 19. […] J’aimerais mieux, s’il était en mon option, épouser une prison perpétuelle que d’être supérieur. Si nous n’avons point de charité, ne ressentirons pas les fautes contre Dieu comme nous faisons ; mais aimant Dieu, tout ce qui le touche nous touche […] Sous tout cela, je demeure comme l’enclume sous le marteau, non sans grande angoisse. Mon frère, qui a quelque degré d’amour meurt misérablement dans une charge. […] Ce 5 août 1633.
Lettre 21. […] La mort corporelle n’est rien, mais la continuation des poignantes douleurs1 demande une étendue d’esprit indéficiente pour demeurer en une égalité avec sérénité de visage. C’est être supérieur aux douleurs que de les souffrir avec joie, et sentant un enfer au-dedans, vivre au-dehors plein d’allégresse […] Je ne crois pas que la volonté de souffrir puisse égaler la souffrance réelle ; un acte d’amour ne contient pas la perfection de ceux qu’on fait toute la vie, ni la volonté de souffrir les souffrances qui demandent le redoublement d’autant d’actes qu’il y a de moments en la durée des grandes douleurs. Je vous laisse à penser ce que c’est de souffrir nu comme sans réfléchir sur chose aucune ; de sorte que si l’amour prévaut en nous, pour nous faire soutenir patiemment, voir joyeusement, cela ne diminue point la douleur. […] Ce 9 novembre 1633.
Dominique meurt le 24 janvier 1634.
Citons son chef d’œuvre, le Traicté tres exquis et mistique. Nous le livrerons sous les deux formes qui nous sont parvenues, auxquelles s’ajoutent une composition comportant de très beux parallèles en notes, constituée par le fr. Johannes Brenninger, o.c. :
Dès qu’on commence à faire oraison, il est très important de voir clairement l’objectif d’un exercice aussi saint. Il ne faut pas le pratiquer simplement comme les autres exercices qui visent la mort à soi-même et l’acquisition des vertus, ni comme un moyen d’être agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme le tout de notre vie […] l’exercice de sa présence en nous. […] En effet, celui qui ne désire pas faire de l’oraison le tout de sa vie, mais seulement l’utiliser comme un simple moyen pour mieux servir Dieu et agir plus parfaitement, ne parviendra jamais au but de l’oraison véritable. Ce but est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé, car nous n’existons, ne subsistons, ne vivons que pour acquérir cette union par les actes intérieurs de connaissance et d’amour. Cette action intérieure doit être notre activité principale, et tout ce que nous faisons d’autre doit s’y référer2.
[…] vous devez commencer à courir après Dieu. […]Vous percevrez uniquement par la foi qu’il réside en tout et qu’il est plus intime à vous-même que vous-même. Ainsi, vous ne penserez pas que vous êtes dans le ciel plutôt que sur la terre, mais que vous êtes en vous plus proche [de lui] que vous ne l’êtes de vous-même. […]
Dieu nous regarde avec attention comme si nous étions la seule personne au monde à devoir être écoutée et entourée, et ce même Dieu désire passionnément demeurer toujours avec nous, nous aimer et nous appeler. Son bonheur est de se communiquer à nous, de faire sentir intérieurement à une personne qui le recherche sa douceur et sa suavité. Quand vous aurez profondément imprimé cette vérité dans votre cœur, l’oraison consistera à vous animer d’un amour réciproque […]
L’âme] doit peu à peu s’abandonner à Dieu et supprimer même les paroles essentielles qu’elle s’efforçait de proférer, et rester dans la nudité du désir de Dieu.
L’amour et le désir de Dieu sont si directs qu’il ne s’agit pas de la vision de Dieu, mais de Dieu en lui-même et pour lui-même […] ayant investi notre désir, c’est lui qui le meut, l’étend, le dilate, l’enfonce en lui-même, et à mesure qu’il le comble, le rend plus capable et ainsi, le rend plus pauvre. Dans cette situation, l’intelligence n’agit que par la foi nue. Celle-ci a montré à la volonté que Dieu est incompréhensible, qu’il dépasse tout sentiment et toute intelligence. […] comme c’est un esprit pur, qu’on ne voit pas et qu’on ne sent pas, mais en qui l’on croit seulement, il faut, pour être vraiment uni à lui, emprunter un moyen inconnu et ineffable et que nous le connaissions non par des moyens discursifs, mais seulement de manière directe3.
Il faut bien comprendre que Dieu s’unit à quelqu’un beaucoup mieux et plus intimement quand l’âme est passive sous son action et ne fait rien4.
Nous devons surtout rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos cœurs, et nous ne devons désirer prêcher, étudier, etc., que pour nous unir davantage à Dieu par amour. […] Continuons à penser que nous devons faire des études pour aimer Dieu davantage et non pour acquérir plus de connaissances sur lui […] En étant ainsi contraint de meubler son intelligence par de multiples images créées, c’est bien l’enfer le plus dur que peut souffrir un cœur amoureux qui cherche le visage de Dieu dans la nudité et la simplicité […]5
Cassien rapporte une sentence d’Antoine6 : si quelqu’un, après l’oraison, se souvient de ce qu’il a prié, son oraison n’est pas parfaite. Celui qui est en train de méditer sait ce qu’il a fait, de même celui qui pratique les colloques, les paroles familières et les conversations amoureuses, peut savoir ce qu’il a dit à Dieu, de même celui qui aspire à lui par des conversations essentielles. On peut donc penser que saint Antoine trouvait que, pour faire une oraison parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une manière inconnue, par-delà des paroles bien composées et construites et tout autre moyen créé par l’action de Dieu. C’est lui qui nous inspire et continue à agir en nous, et nous collaborons avec lui non seulement vitalement, mais librement et d’une façon digne d’éloges. […]
Est-ce que ce n’est pas une extase continuelle de ne pas agir selon notre nature, mais d’être revêtu d’une action toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’une participation de l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même, grâce à laquelle nous vivons de la vie même de Dieu ? 7
fr. Klaus & D.Tronc
Le Père Kilian John Healy (1912-2003) est l’auteur d’une remarquable Methods of Prayer in the Directory of the Carmelite Reform of Touraine, dont la traduction a été publiée en n° 6 de la Collection « Flèche de Feu » 8.
On se reportera à son étude au chapitre XIII : « Les carmes de la réforme de Touraine, II. Le vénérable Dominique de Saint-Albert », 245-261. Elle aborde « L’exercice de la présence de Dieu » à partir de la page 255.
Nous complétons ces présentations par l’introduction que Suzanne-Marie Bouchereaux - par ailleurs auteure de la première et incontournable étude disponible sur Jean de Saint-Samson9 -, attacha en ouverture à son édition de Correspondances :
L’édition par Suzanne-Marie Bouchereaux de la Vie par Donatien de Saint-Nicolas et des Correspondances de et sur Dominique de Saint-Albert réalisée en 1950 dans les Analecta Ordinis Carmelitarum10 est répartie en plusieurs sous-ensembles dans notre volume des Œuvres mystiques. Le premier sous-ensemble consiste en une présentation générale :
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On a trop souvent tendance à considérer les saints comme des êtres à part, tellement occupés de l’amour de Dieu qu’ils n’aiment plus leur prochain que d’un amour très général de charité. On imagine volontiers ceux qui jouissent du commerce divin, les contemplatifs, les grands mystiques, vivant dans un monde idéal, bien loin des mortels, et ne se souvenant d’eux que pour les recommander à la miséricorde du Seigneur. On les dépeint même parfois comme des êtres durs, secs et indifférents.
La réalité est tout autre. Nous ne nous arrêterons pas à répéter qu’il n’aimerait pas Dieu, celui qui n’aimerait pas ses frères ; mais nous dirons qu’il n’aimerait pas Dieu, parce qu’il se serait rendu difforme, celui qui n’aurait pas d’affection spéciale pour quelques-uns d’entre eux. Les âmes les plus unies à Dieu sont celles qui lui ressemblent le plus. Refléter sa bonté, c’est aussi refléter sa tendresse, et le choix est un privilège de la souveraine liberté de Dieu. Le Dieu redoutable de l’Ancien Testament a eu ses amis. Le Dieu fait Homme, Jésus, a eu les siens aussi. Après lui, les mots : Carissimi, dilectissimi, ne seront pas sous la plume de ses apôtres des formules épistolaires, ils répondront à un sentiment réel, et l’on verra se former de véritables amitiés entre eux et quelques-uns de leurs disciples.
L’amitié, en effet, est un besoin du cœur de l’homme. Se donner à Dieu, aimer Dieu uniquement, loin de détruire cette tendance, la renforce. Se fermer à son semblable, s’isoler, se durcir, c’est un orgueil et une offense à l’œuvre de Dieu. L’âme unie à Dieu est une âme aimante, et elle dilate et exalte son amour pour Dieu en l’épanchant. Mais c’est aussi une âme secrète. Elle se révolterait à l’idée de se faire connaître à tous. Ce qu’elle désire, c’est trouver une âme assez semblable à la sienne pour que s’établisse entre elles un échange. Il lui sera doux de trouver cette âme qui va à Dieu par les mêmes voies qu’elle ; sûre d’être comprise, elle pourra tout dire sans détour ; et elle pourra tout dire, en toute confiance, aussi parce que l’autre ne lui cachera rien. Elles agissent toutes deux vis-à-vis l’une de l’autre avec une parfaite simplicité, car entre elles règne cette égalité véritable sans laquelle il n’est pas de parfaite amitié.11 Les saints sont seuls capables de cette communication sans arrière-pensée, sans retour sur soi-même, qui a Dieu pour principe et pour fin, et qui peut sans danger se nuancer de tendresse. Mais les âmes qui ne sont pas encore parfaites peuvent aussi trouver un secours dans le prudent usage de ce commerce.
L’austère Carmel n’est point fermé à l’amitié : serait-il sans cela le foyer de l’amour ? Pater mi, pater mi, gémissait déjà Élisée en voyant disparaître son maître. Quant à Thérèse d’Avila, qui a vanté comme on sait les douceurs et les bienfaits de l’amitié, elle aimait véritablement « son petit Sénèque » et telles de ses filles, comme les deux Anne, Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélemy.
C’est sur un exemple d’amitié moins connu que nous voudrions nous arrêter un moment, celui de Jean de Saint-Samson et de son plus cher disciple, Dominique de Saint-Albert.
Peu de spirituels ont poussé le dépouillement de l’âme à un aussi haut degré que Jean de Saint-Samson, peu ont réduit à un aussi complet état de mort tout ce qui est humain dans l’homme. Ce renoncement porté aux extrêmes limites, aussi bien que la description d’états mystiques très élevés dont il avait une évidente expérience, a pu faire croire que l’aveugle de Rennes avait perdu tout rapport avec le monde d’ici-bas.12 Plusieurs de ses traités, considérés sous un certain angle, justifieraient, si on le voulait bien, cette opinion. Mais ce serait se tromper grandement. Pour retrouver plus complète et plus vivante cette curieuse physionomie, il faut recourir à la correspondance entre le Fr. Jean et de nombreux personnages de toutes conditions.
Les lettres spirituelles publiées par le P. Donatien de Saint-Nicolas13 faussent l’image que nous pourrions nous faire de leur auteur. Elles le dépersonnalisent. D’une part, le texte est modifié, je dirais volontiers falsifié ; d’autre part, le contact avec le correspondant apparaît fort peu. On en a réduit au minimum l’expression directe et supprimé tout à fait ces formules, ces finales où l’homme se fait connaître. Le climat affectueux de la plupart d’entre elles ne saurait être soupçonné, à quelques exceptions près, dans les pages froides que nous a livrées leur éditeur. Fort heureusement pour nous, le texte primitif des lettres de Jean de Saint-Samson nous a été conservé dans les manuscrits des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, soit sous forme de copies fidèles, soit dans les originaux eux-mêmes. C’est eux qui nous serviront à dégager, dans la fraîcheur des épanchements intimes, la figure véritable des deux saints religieux, Jean et son disciple Dominique.
Pour Dominique de Saint-Albert, nous utiliserons aussi les documents conservés à Rennes. Pour tous deux, nous les compléterons, lorsqu’il sera nécessaire, par les copies d’Avignon et d’Orléans ; nous ne ferons appel qu’une seule fois à celles des manuscrits de Tours détruits en 1940 que possède la Maison généralise des Carmes, à Rome. Ces copies ne présentent, avec le manuscrit d’Avignon, que des variantes de texte provenant la plupart d’une erreur de copiste, ou des variantes d’orthographe, mais elles contiennent une lettre de plus. Du reste, nous nous servirons, en premier lieu, des originaux, chaque fois que nous aurons eu la bonne fortune de les retrouver et ne recourrons aux copies qu’à leur défaut.
Toutes les lettres échangées entre Dominique de Saint-Albert et Jean de Saint-Samson ne nous sont pas parvenues, « car on en a bruslé et perdu beaucoup, écrit le P. Donatien de Saint-Nicolas, et ce peu que nous en avons n’a esté conservé que comme par accident, ou plustost par une providence de Dieu, pour l’accroissement de son amour dans les bonnes âmes14. »
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La réforme des Carmes se développait heureusement dans la Province de Touraine, depuis que Philippe Thibault avait pris la tête du mouvement amorcé par Pierre Behourt, en 1599, et encouragé par le Général de l’Ordre, Henri Sylvius, lors de son voyage en France, en 1603-1604. Nommé prieur à Rennes en 1608, Philippe Thibault y avait rapidement établi une parfaite régularité. « Voilà qui est admirable, disait l’évêque de Rennes, François Larchiver, il y a céans soixante ou quatre-vingts religieux et on y jouyt d’un aussi profond silence en plain jour que si c’estoit au milieu de la nuit15. » Mais ceux qui étaient le plus à même d’être frappés par l’atmosphère de paix et de joie qui rayonnait du beau couvent, c’étaient ses voisins immédiats, les écoliers du collège des Jésuites.
Le collège Saint-Thomas, fondé par la ville de Rennes en 153616, venait d’être cédé aux Jésuites, en 1604. Trois classes de lettres y avaient été ouvertes à la rentrée d’octobre et comprenaient pour ce début six cents élèves17. Si Philippe Thibault, qui se trouvait alors à Paris, avait fait partie de la très nombreuse assistance qui se pressait à l’inauguration, il aurait trouvé là des figures de connaissance : trois des nouveaux régents venaient de Pont-à-Mousson, où lui-même avait séjourné pendant que les Jésuites étaient bannis de France. Le collège se développa rapidement : en 1606, il avait sept classes, cinq de lettres, une de philosophie et une de théologie.18 Les élèves étaient tous externes, logeant soit dans leur parenté, soit chez des particuliers ou chez des pédagogues, et ils jetaient fort souvent le trouble dans la ville. Au milieu du siècle, leur nombre dépassa 7 deux mille.19 Il fallut construire des classes, sans parler des réparations indispensables à des bâtiments vétustes : les années 1606 à 1613, celles qui nous intéressent, y furent particulièrement employées. Cependant le collège n’avait pas encore d’église assez grande pour recevoir tant d’écoliers. La ville avait bien promis d’en construire une et elle fit édifier, à la demande du recteur, le P. Pérard, en 1609, une salle des actes qui devait provisoirement en tenir lieu. En attendant, chaque matin, les régents conduisaient leurs élèves entendre la messe dans l’église des Carmes, la véritable église du collège dont s’inquiéta, à partir de 1615, le P. de La Salle, recteur, n’ayant eu sa première pierre posée qu’en 1624.20
Vincent Eschard21, d’une bonne famille de Fougères, venait d’achever ses humanités au Collège lorsqu’il sollicita l’habit de la Vierge dans ce couvent des Carmes qu’il connaissait si bien. Philippe Thibault commençait son second priorat ; un de ses premiers gestes avait été d’appeler de Dol son ami Mathieu Pinault et de faire de lui son sous-prieur et son maître des novices. Au nouveau Père maître fut confiée la charge du jeune Vincent qui reçut le nom de Dominique de Saint-Albert.
On a su jusqu’à présent fort peu de choses sur Dominique de Saint-Albert, et la notice que lui consacre Cosme de Villiers est demeurée l’essentiel.22 Le P. Johann Brenninger, dans une intéressante étude sur Dominique de Saint-Albert, cite en outre le manuscrit du P. Simplicien de Saint-François qui renferme un abrégé de sa vie23, une vie contenue dans le Carmelus floridus de Timothée de la Présentation24, ce que dit le P. Donatien dans sa Vie de Jean de Saint-Samson25 et ce qu’en a dicté Jean de Saint-Samson lui-même26; enfin il indique pour source 8 principale une Vie de Dominique, par le P. Donatien encore, servant de préface à son Exercice spirituel des novices, et il déplore que cet ouvrage, publié à Paris, chez Cottereau, en 1650, n’ait pu être retrouvé.27 Même en ajoutant à cette liste le Speculum carmelitanum28, et la Vie de Ph. Thibault par Hugues de Saint-François, on demeure très pauvre de renseignements. Aussi le P. Brenninger s’est-il vu obligé à beaucoup de déductions pour tenter d’esquisser une biographie et d’établir quelques dates.
Deux vies du Père Dominique de Saint-Albert ont été écrites peu après sa mort par des religieux à qui il était cher : le P. Isaac de Sainte-Thérèse et le P. Donatien de Saint-Nicolas. Des fragments manuscrits importants en sont conservés aux Archives départementales d’Ille-et-Vilaine. Il nous a paru intéressant de les faire connaître comme introduction à la correspondance. Le texte du P. Donatien est plus riche de renseignements et, malgré ses longueurs et ses digressions, ou peut-être à cause d’elles, il restitue mieux l’atmosphère des couvents de l’Observance. C’est celui que nous publions29, mais en le complétant de quelques extraits du manuscrit du P. Isaac ou même de celui du P. Simplicien. On n’y trouvera pas un récit suivi de la vie entière de Dominique. On y raconte ses premières années, puis on insiste sur ses vertus. Mais ce n’est que par allusion qu’on fait connaître les charges qu’il a remplies. Disons donc, pour l’intelligence du récit qui va suivre, qu’en 1621 la Congrégation de Nantes, qui élisait pour Vicaire provincial Mathieu Pinault, attribuait le noviciat d’Angers à Dominique de Saint-Albert. Celui-ci fut ensuite lecteur en théologie, puis Vicaire provincial en 1630, et enfin prieur du couvent de Nantes. C’est pendant son triennat qu’il mourut, le 24 janvier 1634. 9 Il sera parlé dans les pages qu’on va lire d’un petit ouvrage qu’il écrivit étant tout jeune profès : l’Exercitatio spiritualis Fratrum tam Novitiorum quam Professorum in nostro Carmeli Rhedonensis Novitiatu degentium30, dont on possède deux adaptations, l’une en français, par le P. Simplicien31, l’autre en italien par le P. Seraphinus M. Potenza. Le dernier chapitre, Direction spirituelle pour les étudiants, se trouve également manuscrit à Avignon.32 On possède encore de lui un Traité de l’oraison mentale 33 et une Théologie mystique,34 et enfin des lettres.
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Avoir pour prieur Philippe Thibault, pour maître des novices Mathieu Pinault, c’était une assurance de recevoir le plus pur de l’esprit de Jean de Saint-Samson. Dominique de Saint-Albert avait été, dès les premières années de sa vie religieuse, le témoin émerveillé de la vertu de l’aveugle. Il ne lui fallut pas longtemps pour mériter de devenir directement son disciple. Admis, pour récompense de son humilité et de sa fidélité, à recevoir ses enseignements, il avait pleinement goûté sa doctrine. Leurs deux âmes se compénétrèrent ; d’un même vol, ils passèrent en Dieu. Le P. Donatien témoigne que Dominique fut le plus intime confident de Jean de Saint-Samson, et il rapporte que dans leurs entretiens, qui roulaient toujours sur Dieu, « ils se ravissoient l’un l’autre de leurs discours de l’éternité et de la fruition de la divine Essence, demeurans ainsi ravis des heures entières sans se pouvoir rien dire l’un à l’autre35. » L’écho de leurs entretiens n’a pu nous parvenir, mais nous avons une partie des lettres échangées de 1623 à la fin de 1633.
Les relations épistolaires entre Jean de Saint-Samson et Dominique de Saint-Albert ne présentent pas absolument les caractères d’une correspondance normale. Contre la liberté d’expression de leurs sentiments, se dressait un double obstacle : le contrôle auquel est soumise toute correspondance religieuse36 ; la dépendance dans laquelle se trouvait l’aveugle, et qui mettait toujours au moins un tiers entre lui et le destinataire de la lettre au moment même où il la concevait. Le fait de ne jamais se sentir seul en face de sa feuille blanche, avec l’image de l’ami, l’a certainement retenu plus d’une fois dans la libre expression de ses sentiments intimes. Il ne se livre que dans la mesure où celui qui écrit sous sa dictée a sa confiance, et pour rassurer son correspondant sur la discrétion et la compréhension de celui qui pour lui tient la plume, il prend soin d’ajouter une mention comme celle-ci, à la suite d’une lettre au Fr. Euverte de Sainte-Catherine : « Nostre cher frère Joseph qui m’a escript la presente est fort capable de ces secrets et je ne scay si j’eusse ainsy procedé par le moien de quelque autre37, »
Dominique de Saint-Albert, de son côté, n’a pas été sans éprouver quelque gêne à la pensée que ses confidences intimes passeraient sous d’autres yeux que ceux de son père spirituel. Aussi recommande-t-il : « Je vous prie de ne faire lire cette lettre qu’à personne de confiance » (15 mars 1624). Une autre fois, il explique : « Je vous écris d’autant plus librement que le P. Prieur38 est capable de nos sentiments, lequel prandra (comme je croy de sa charité) la peyne de vous lire les nostres » (30 août 1625).
Malgré les entraves extérieures qu’elle a pu rencontrer, nous tenterons de ressusciter cette amitié ; nous nous pencherons sur ces deux âmes, telles que les révèlent leurs lettres, et nous chercherons alentour ce qui peut ajouter au portrait qu’elles auront elles-mêmes tracé.11
Les lettres que nous avons pu réunir s’étendent sur une période de dix années, les dix dernières de la vie de Dominique de Saint-Albert. Auparavant, les deux amis avaient longtemps vécu côte à côte, depuis leur arrivée au couvent de Rennes, presque en même temps tous deux.
Les relations de Jean de Saint-Samson et de Dominique de Saint-Albert, telles que les révèle leur correspondance, apparaissent marquées du signe de l’amitié véritable. Dominique, bien jeune encore, en avait exposé les conditions à propos de l’attitude de l’âme qui aspire à l’intimité divine ; il écrivait : « La conformité et la correspondance d’un ami avec son ami est nécessaire en toutes choses dans l’esprit et dans la volonté, dans les désirs, dans les mêmes mœurs et humeurs, en un mot dans tous leurs gestes et leurs comportements, afin que leur conversation leur soit utile, avantageuse et profitable39. » Saint Thomas professe une opinion analogue : « Est autem hoc amicitiae proprium, quod amico aliquis sua secreta revelet; cum enim amicitia conjungat affectus et duorum faciat quasi cor unum, non videtur extra cor suum aliquis illud protulisse quod amico revelat40. Ce programme a été pleinement réalisé.
Une égalité absolue règne entre les deux amis.41 L’un ne se prévaut pas de son âge pour user d’un ton protecteur et traiter en enfant ce jeune religieux qui le nomme son père ; l’autre n’évoque ses charges que pour en gémir et ne songerait jamais qu’elles puissent le dispenser de la plus profonde déférence à l’égard d’un pauvre frère convers. Les rapports humains sont ici inversés, et il semble bien que le plus admirable ne soit pas 12 l’humble respect du Vicaire provincial envers le frère lai, mais la candide simplicité avec laquelle celui-ci reçoit l’hommage de son supérieur.
C’est d’ailleurs un respect mutuel qu’ils se témoignent aussi bien qu’une estime réciproque. Le plan dans lequel ils évoluent est celui de leur union à Dieu. Le disciple admire son maître, le fils s’ouvre à son père et lui demande secours ; l’aveugle conseille, encourage, tance quelquefois, mais tient « son nourrison » pour une des plus saintes âmes qui soit sur terre. Cependant Jean nous apparaît plus viril, et nous aimerions un Dominique moins gémissant.
Leur voie, du reste, est si semblable qu’ils s’entendent à demi-mot. On ne saurait plus parler entre eux de confiance ou d’ouverture totale, car ils ont mis en commun leurs âmes comme leurs richesses ; ils disent « nous » pour situer leur relation à Dieu, ils savent que les grâces qu’ils reçoivent, que les secrets divins qu’ils goûtent sont les mêmes et ils aiment se sentir ensemble tout au bout du chemin où l’on connaît Dieu. Cette unité d’âme éclate à chaque pas dans leurs lettres. Bien plus, et cela n’est pas sans saveur, le disciple s’est si bien identifié à son maître qu’ils ne reconnaissent plus dans leurs écrits ce qui appartient à l’un ou à l’autre. Dominique ne l’avait-il pas souhaité, lorsqu’il écrivait à son père spirituel : « Au reste, mon frère, vous estes engravé en ma mémoire et en mon cœur, ut omnia mea tua sint et tua omnia mea sint. » Son désir affectueusement exprimé a une source profonde qu’il révèle en cette finale d’une autre lettre : « Je vous suis tousjours ce que vous sçavez et vous m’estes ce que je sçay, ut ipsi in nobis unum sint, disoit Nostre Seigneur. » Pouvaient-ils porter plus haut une amitié sainte, l’amitié de deux saints ?
La question de l’amitié entre personnes spirituelles n’avait pas été sans retenir l’attention de Jean de Saint-Samson. Il l’a examinée dans l’un de ses traités42 où il se demande « s’il est loisible aux personnes spirituelles de contracter amitié spéciale 13 avec quelqu’un. » À quoi il répond : « Ce point est de plus difficile résolution qu’on ne pense, attendu ce que nous en fournissent l’Escriture saincte et les saincts Pères. C’est pourquoy ayant égard à l’ordre de la charité, d’où résultent infinis bons effets, je dis qu’il est bon que ces personnes contractent avec certains une saincte amitié. Neantmoins à mesure que quelqu’un se perfectionne par les infusions divines, devenant esprit au delà des vertus morales, à mesure, dis-je, que telle vraye perte de soy se fait en Dieu, soit en science théorique ou non, soit qu’il ne depende de personne, soit qu’il depende de quelqu’un, il demeure vivant en Dieu, elevé bien loin au delà de toute communication avec autruy, si spirituelle qu’elle soit. Ce n’est pas que la perfection n’ayme la perfection, mais comme c’est plus en l’objet qu’au sujet, cela fait que l’amour dont on ayme quelqu’un est tres-spirituel, et la confiance qui se peut trouver en semblables personnes est pure et dégagée comme leur amour. J’estime, pour mon regard, que si quelqu’un s’aimoit parfaitement, en se haïssant comme le faut et en bon ordre, il n’auroit jamais besoin de lier amitié particulière et sensible pour son instruction avec personne, car s’il estoit résolu de se haïr ainsi sainctement, Dieu l’illumineroit suffisamment pour voir ses fautes et manquemens, et ensuite les creatures l’en chatieroient, d’où luy resulteroit un bien infiny, et par ce tres-court chemin il deviendroit divin dans peu de temps.
Cecy neantmoins n’exclud pas la sainte communication de l’esprit, specialement avec plus spirituel que soy. Mais disons sur ce sujet, que les raisons de l’amour et de la vraye amitié sont en la bonté et saincteté, laquelle a son ordre en Dieu, et non en la nature, ny en la chair et aux sens...43. »
[Suit l’édition par S. Bouchereaux de la Vie du Père Dominique, Manuscrit du Père Donatien (Rennes g H 46), pp.15 sq. qui fait l’objet de notre section suivante :]
[cette présentation constitue une première et fort longue note de Bouchereaux que nous scindons en plusieurs paragraphes :]
Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (Fonds Grands Carmes) 9 h 46. Le ms. se présente sous forme de feuillets épars et on y trouve plusieurs copies du même texte avec des variantes assez importantes, en général des développements ou des considérations spirituelles. Le texte que nous suivons présente lui-même des surcharges, des corrections, des remaniements.
Nous reproduisons ce qui paraît avoir voulu être la forme définitive, et si parfois nous tenons compte d’une première rédaction, nous le signalerons en note. Les additions provenant d’autres mss. seront nettement indiquées. Placées entre crochets carrés, elles porteront en note la référence au ms. dont elles proviennent. On a restitué la ponctuation et les apostrophes, mais non les accents.
Il est bon de remarquer que les deux récits, celui du P. Donatien et celui du P. Isaac, sont extrêmement proches et qu’ils ont puisé dans un fond commun : la tradition du couvent. Ils se servent presque des mêmes termes pour la partie « historique » et ne s’éloignent l’un de l’autre que dans les développements édifiants. Le texte du P. Isaac, beaucoup plus court, doit être antérieur, et le P. Donatien l’aura utilisé en y ajoutant. La liasse contenant le texte du P. Isaac porte le nom de l’auteur ; celle contenant le texte du P. Donatien ne présente aucune indication, mais le texte révèle suffisamment qu’on ne saurait faire erreur en le lui attribuant. Le P. Donatien écrit en effet (D. 27-28) en parlant de Jean de Saint-Samson uue « ce frère... cachoit des tresors extraordinaires de la grace, » qu’il était une « pierre precieuse, telle que nous avons tâché de faire voir dans l’abrégé de sa vie. »
Renseignement capital, non seulement pour l’identification de l’auteur du ms., mais aussi pour la date où celui-ci fut composé. Donatien de Saint-Nicolas a écrit une Vie de Jean de Saint-Samson publiée à Paris en 1651. Il en a donné deux abrégés, l’un en 1655 avec l’ouvrage intitulé Les Pieux sentiments... du... F. Jan de Sainct Samson, l’autre en 1658 en tête de la grande édition des Œuvres (cf. bibliographie). Étant donnée l’imprécision de la langue du P. Donatien, il pourrait s’agir indifféremment de l’un ou l’autre de ces trois ouvrages dans l’allusion qu’il fait à son travail. Leur publication s’enferme dans un espace de temps assez réduit : 1651-1658, qui deviendra moindre encore si l’on veut s’en tenir au terme « abrégé » employé Dar l’auteur (1655-1658). Mais ailleurs (p. 26) celui-ci rappelle qu’il a « donné au public » La Vie et les Œuvres de Jean de Saint-Samson. C’est donc du second abrégé qu’on doit faire état. De plus, un autre renseignement donné au même endroit par le P. Donatien oblige à attribuer au ms. de la Vie de Dominique une date plus basse encore. En effet, le P. Donatien cite la vie de Ph. Thibault par Hugues de Saint-François à laquelle il vient de faire de nombreux emprunts. Or, celle-ci parut en 1663. La Vie de Dominique, mort en 1634, fut donc écrite environ trente ans plus tard. Nous l’avons reconnue postérieure à celle du P. Isaac qui déjà s’avère elle-même tardive. Il est regrettable qu’Isaac de Sainte-Thérèse, parlant du chapitre provincial des Carmes de Touraine qui lui a donné mission de composer cette Vie, ne dise pas de quel chapitre il s’agit : nous n’avons pu, pour la seconde partie du siècle qui débordait le cadre de nos recherches lire tous les actes des chapitres provinciaux — tous d’ailleurs n’étant pas conservés.
Toutefois, nous croyons plausible d’attribuer au ms. de la Vie de. Dominique par le P. Donatien (ms. qui, on l’a dit, a subi des remaniements) une date voisine de 1665. Sur le P. Donatien de Saint-Nicolas, voir Bibliotheca carmelitana, I, 421 ; sur le P. Isaac de Sainte-Thérèse, ibid., II, 198.
§ 1. Les premiers travaux et les grandes difficultez qu’eut le premier introducteur de cette Reforme.
Pour ne pas laisser éteindre l’etincelle de feu que Nostre Seigneur a misericordieusement departi [départir = accorder, distribuer44] au commencement de notre Reforme, et pour laisser à la posterité, en cas de relâchement, quelque germe de l’Esprit duquel nôtre Observance a receu les prémices dans ses premiers chefs, je feray, puisqu’on me l’a commandé, quelques recueils de la vie tres exemplaire du Venerable Pere Dominique de Saint Albert, l’un de ceux qui, depuis le retablissement du bon ordre dans la Province des Carmes de Touraine, sont decedez avec plus d’odeur de benediction et de pieté.
Mais le but que je viens de marquer m’engage d’abord à ne pas commencer le narré [récit] de cette vie, que je n’aye premierement touché quelque chose des premiers commencemens de la Reforme ou Observance des Carmes de Rennes, dans laquelle il se fit religieux et dont il fut puis apres l’un des plus beaux orne-mens. Car outre que cela doit servir à plusieurs pour leur faire cherir la sainteté et la paix de leur estat religieux qui a cousté si cher à ceux qui ne l’ont retablie qu’avec des travaux immenses, je me rendray, par cette digression, conforme à l’historien sacré qui, suivant l’ordre de la creation du monde, ne raconte la formation d’Adam qui en fut l’achevement et la couronne qu’apres avoir decrit celle de l’univers et du Paradis terrestre qui luy devoit servir de demeure.
Dans le sentiment des Peres de l’Église, l’estat religieux est un paradis terrestre, où se doit former dans les personnes consacrées à Dieu l’image, non du premier, mais du second Adam. Voyons donc comment Dieu prepara et disposa le Carmel de Rennes en quelque façon comme un paradis de delices spirituelles, pour y placer entre plusieurs autres le Pere Dominique de Saint Albert et pour faire de ce bon religieux un pere et un modele accompli de la vie interieure et spirituelle.
Le malheur des guerres et des persecutions que l’heresie du dernier siecle a suscité contre la sainte Église avoit fait decheoir tant de communautez religieuses de leur ancienne sainteté et perfection, qu’on peut dire que quasi les Ordres entiers estoient dans le desordre, que c’estoient des reguliers sans regle, et des solitaires sans retraitte ; et que, pour user du mot du Prophete45, c’estoient des pierres du sanctuaire arrachées du lieu de leur beauté, et répandues à l’abord [alentour] des places publiques.
Entre toutes ces communautez, celle du convent [couvent] des Carmes de Rennes sembloit estre dans un estat des plus deplorables : elle estoit quasi reduite à rien ; cette demeure, autrefois si sainte, estoit devenue la retraitte des seculiers plus portez à la vanité ; et pour l’advouër ingenuement, le sommet du Carmel estoit ainsi desseiché quasi de toutes parts dans ces parties occidentales de l’Europe, lorsqu’il plut à Nostre Seigneur le rappeller à son ancienne beauté par deux notables reformes qui, ayant commencé, l’une dans l’Espagne, et l’autre dans la ville de Rennes, capitale de la Bretagne, se sont depuis étendues avec benediction dans les principaux endroits du christianisme.
La sagesse du Ciel choisit, selon sa metode ordinaire, pour le premier de ces ouvrages, non des personnes puissantes en noblesse, en science, en autorité, mais une simple fille religieuse de l’Ordre, qui fut sainte Therese de Jesus. Laquelle, sans autre appuy que de la force de l’Esprit de Dieu, surmonta mille obstacles et difficultez qui s’opposoient au dessein de sa Reforme, et remporta l’honneur, à l’imitation de cette femme forte de l’Escriture46, d’avoir appliqué ses mains à choses grandes, d’avoir racheté le champ du Carmel, et d’y avoir planté du fruit de ses propres mains un double Institut tres florissant, comme une vigne tres fertile et tres abondante.
Il seroit superflu d’en dire quelque chose en detail : d’autant que les livres sont pleins de ses eloges et de ses admirables succez. Je donneray seulement pour advis que les autheurs qui en ont ecrit mettent au nombre des hommes illustres en pieté qu’a produit la Congregation des RR. PP. Carmes dechaussez deux Dominiques, avec lesquels il ne faut pas confondre le P. Dominique de Saint Albert duquel nous escrivons icy la vie.
La pensée et le dessein de l’autre Reforme fut inspiré de Dieu long temps avant son execution a plusieurs bons religieux saintement zelez pour le retablissement de l’Ordre. Mais celuy que sa Providence choisit plus specialement pour donner commencement à cette entreprise, fut un nommé F. Pierre Behourt, natif du diocese de Rennes, auquel Dieu donna le courage et la force de surmonter mille obstacles qui sembloient rendre cette Reforme impossible. La Congregation de nos Peres Dechaussez avoit evité ces empeschemens, se separant du corps principal de l’Ordre, et rendant mesme cette separation irrevocable par la dechaussure [obligation de ne porter que des sandales] qu’elle avoit adjousté aux pratiques de la Règle, de sorte que, formant ainsi comme un Institut à part, c’estoit laisser le Carmel sans esperance de retablissement, si Dieu ne l’eust fait renaistre de ses propres ruines, lorsqu’il luy a plu se servir de l’Observance de Rennes, si foible dans son commencement, et si traversée (=susciter des obstacles) dans sa suite, comme d’une petite etincelle pour rallumer dans tout le corps de l’Ordre le feu qui y sembloit éteint.
F. Pierre Behourt fut receu religieux au convent des Carmes de Rennes aagé de dix huit ans et y fit sa profession vers l’an 1578. Il correspondit si fidelement à la sainteté de sa vocation et donna tant d’exemple de pieté et de vertu, dès ses premieres années de religion, que ceux qui n’estoient pas dans le bon reglement et qui voyaient leur vie tacitement condamnée par la sienne en prirent ombrage et commencerent à craindre qu’il ne devint un jour leur reformateur.
Il se comporta dans ses estudes en vray religieux, faisant une sainte aliance de la science avec la pieté, et cherchant avec beaucoup plus d’avidité la sagesse du ciel que les sciences qui se peuvent acquerir par les forces de la nature. Cela luy donna credit en sorte qu’il fut eleu soûprieur du convent de Rennes, dans lequel employ il confirma par l’exemple de ses vertus l’estime qu’on avoit conceu de luy : de sorte que le prieur de la maison, s’expliquant un jour la dessus, dist par un mouvement plus qu’humain que Dieu avoit choisy ce religieux et s’en serviroit un jour pour r'appeller les autres à la perfection de leur Institut.
Les Carmes d’Orleans l’esleurent peu apres pour leur prieur, esperans que la force de son zele se porteroit a retablir les edifices de leur convent ruinez par la fureur des heretiques. Sans doute il estoit à souhaiter qu’il le fist, et cela n’estoit pas eloigné de son desir ; mais la charité de Jesus Christ le pressa d’abord 19/20 bien plus instamment de reparer les decadences de la vertu et de commencer l’exercice de sa charge par le retablissement de la maison celeste, qui est celle de l’esprit, dont les fondemens se jettent icy bas avec larmes et travail, et le superfice (faîte) receoit son couronnement dans l’eternité.
Il commença donc par la reformation des mœurs, et se sentit si fortement appellé à cet Un necessaire47, qui est de chercher avant toutes choses le Royaume de Dieu48, qu’il y donna toute sa pensée, esperant que Dieu, fidele en ses promesses, ne manqueroit pas de luy donner le surplus. Cette façon d’agir deplût aux religieux, à qui d’une part la vertu causoit du degoust, et qui d’ailleurs mettoient le lustre de la religion plutost dans les bastimens faits de la main des hommes que dans la modestie et humilité de l’Évangile. C’est pourquoy ils tâcherent, ainsi que portent nos memoires, de chasser ce superieur si zelé et luy firent peine tandis qu’il fut avec eux.
Neantmoins il ne se rebuta pas ; au contraire, il s’anima davantage au bien spirituel de ses freres ; et des lors une guerre fut secretement declarée entre luy et l’esprit du dereglement et de la difforme (irrégularité).
S’estant si dignement acquitté de cet employ, il fut destiné par les superieurs pour estre prieur du convent de Loudun ; ce que les heretiques dont le pays est rempli n’eurent pas sitost appris que, craignans le retablissement de cette maison, laquelle ils avoient semblablement renversée et bruslée, ils donnerent incontinent la chasse à ce grand serviteur de Dieu, de sorte qu’il n’y demeura que cincq jours, la prudence l’obligeant de ceder et de ne pas entreprendre l’impossible. Ce coup ayant ainsi manqué, les superieurs l’envoyerent en qualité de prieur au convent de Dol en Bretagne, où le demon ennemy des reformes ne manqua pas de traverser son pieux dessein par cent persecutions. Mais son cœur ne fut pas surmonté ; il employa tout ce qu’il avoit de zele et de prudence pour établir en cette (20/21) maison les exercices de la vie reguliere. Ses exhortations estoient ferventes, son zele charitable, sa vigilance continuelle, sa patience accompagnée d’une douce vigueur, et, si les esprits eussent esté mieux disposez, l’exemple de ses vertus les eust forcez, pour ainsi dire, de l’imiter et se conformer à luy. L’heure de leur conversion n’estoit pas encore arrivée, mais son temps estoit toûjours prest49 de s’employer à perte ou à gain pour la cause de Dieu, duquel il estoit l’instrument tres humble et tres soûmis.
L’an 1593, on eut sujet d’esperer quelque chose de plus qu’au passé pour l’établissement de la Reforme ; car le Provincial estant decedé, le P. Pierre Behourt fut obligé de convoquer, en qualité de premier Definiteur, le chapitre provincial dans le convent de Nantes. L’occasion parut belle, puisque ce Pere, que Dieu avoit destiné pour estre la pierre fondamentale de la nouvelle Observance, devoit presider à cette assemblée. Mais que ne fera point le demon dans ces rencontres (= circonstances), si Dieu ne fait des miracles pour vaincre l’aveuglement des hommes ? Le serviteur de Dieu fit tous ses efforts et usa de toutes les persuasions possibles pour porter les esprits à commencer la reforme. Mais ce fut en vain ; la contradiction fut la plus puissante, et le zele de Dieu n’eut pour effet que l’humble soumission du P. Pierre aux ordres de la divine Providence.
Trois ans apres, en 1596, le chapitre provincial fut celebré à Rennes, où le P. Pierre Behourt fut nommé prieur du mesme convent. Ce fut encore une petite lueur d’esperance, et c’est ainsi que s’approchoit peu à peu le temps de l’œuvre de Dieu tant desiré. Mais encore à cette fois, il faut que la resistance des esprits l’emporte au-dessus de la grace. Le Pere, receu en qualité de prieur, s’affermit dans le dessein de commencer la Reforme, et les esprits opposez s’endurcirent de plus en plus à se rebeller contre la lumiere. Il voyoient leur prieur dans l’exercice continuel de l’oraison et des autres vertus, et dans un labeur assidu pour leur faire gouster les avantages de leur sainte vocation ; et ces 21/22 pauvres religieux depourveus de lumiere combattoient à l’opposite pour conserver leur fausse liberté, au prejudice de celle des enfans de Dieu. Ce combat de la chair contre l’esprit vint jusques à un point si notable que certains supposerent au prieur un crime d’estat, pour se deffaire de cet homme si zelé pour la Reforme. Ils le defererent au Gouverneur de la ville, lequel estoit heretique, l’accusant d’avoir secretement favorisé le parti de la Ligue : ce qu’ils prouvoient par une lettre falsifiée qu’il devoit avoir escrit au prieur du convent des Carmes de Nantes. Sur cela, il fut constitué prisonnier : mais comme Dieu ne permettoit ces grandes difficultez que pour faire plus hautement son ouvrage dans le temps ordonné de sa Providence, cette fausse accusation tourna enfin à la confusion de ses ennemis, et son innocence fut decouverte aussi bien que la fausseté de cette lettre.
Le serviteur de Dieu ainsi persecuté dans la ville de Rennes, qui neantmoins devoit estre un jour le berceau et la source de la Reforme, fut conseille par personnes pieuses et de qualité de ceder à la violence, et de se retirer dans une autre ville, suivant le conseil de Nostre Seigneur : Lors que vous serez persecutez en un lieu, fuies en l’autre50. Il alla donc au convent d’Angers, où il acheva ses actes de theologie et print le bonnet de docteur.
La tempeste l’ayant heureusement jetté dans ce port, Nostre Seigneur luy donna la rencontre d’un religieux que sa sainte Providence avoit destiné pour estre apres luy le chef de la Reforme. C’est le R. Pere Philippes Thibault qui depuis peu estoit venu de Paris à Angers pour y faire quelques predications, et devoit bien tost retourner a Paris pour y continuer ses estudes et s’avancer aux degrez de theologie. Ce jeune religieux doué des plus belles qualitez fut monstré au P. Pierre Behourt par un instinct qui semble plus qu’humain ; car dans ce moment il se sentit interieurement adverti que c’estoit là l’aide et comme le second Elisee que Dieu luy devoit envoyer pour mettre a (22/23) chef (à exécution) le dessein de la Reforme. De vray, apres que le P. Pierre aura vaincu avec un zele d’Élie les premieres et plus grandes difficultez, la suite nous fera voir le P. Thibault donnant la perfection à cet ouvrage et doublement animé de l’esprit de son Pere.
Le Pere Pierre, ainsi que j’ay dit, rebuté du convent de Rennes, quoy qu’il en fust prieur, et relegué dans celuy d’Angers, fut eleu prieur du convent de Saint Paul de Leon. C’estoit changer de lieu, mais non d’adversaire, car le demon l’attendoit dans cette extremité de la Bretagne pour l’exercer par des oppositions plus fortes que jamais ; et, pour le dire en un mot, dans le projet de cette renaissance du Carmel, comme autrefois, à la naissance de l’Église, la perfection de l’Évangile estoit rebutée de toutes parts.
Sur le declin de sa charge, le Chapitre provincial fut convoqué dans ce mesme convent de Saint Paul51, où le Pere fut eleu prieur de celuy de Ploermel. Cette maison autrefois des plus magnifiques, fondée par les ducs de Bretagne, Jan premier et Jan second son fils et son successeur à la couronne, avoit esté ruinée52 de fond en comble par le gouverneur, afin, disoit-il, de conserver la ville ; ce qui neantmoins ne plût pas au Roy, qui dît en souriant qu’il falloit plûtost ruiner la ville pour conserver le convent. Mais le Ciel sembla desapprouver plus formellement cette demolition, d’autant que ceux qui la firent ou en prirent les materiaux perirent dans l’an de mort violente. Quoy que ce soit, le R. P. Behourt eleu prieur de cette maison qui ne consistoit qu’en des masures, fut obligé avec ce qu’on luy donna de (24) religieux de se retirer dans le prieuré de S. Nicolas, joignant le mesme ville, où autrefois, du temps de St. Louys, roi de France, les Carmes avoient esté premierement établis par [Jean]53, duc de Bretagne, venant avec le mesme Roy de son expedition) de la Terre sainte.
Cette demeure empruntée, ou nos premiers peres venans, du Mont Carmel avoient esté placez par ce duc, renouvela dans l’esprit de ce digne superieur les sentimens qu’il avoit conceu de l’ancien lustre du Carmel, et du zele fervent du premier fondateur de son Ordre, saint Élie. Ce qui fit que, se revestant de ce zele, il avoit souvent en la bouche ces paroles du Psalmiste : Qui est-ce qui prendra mon parti contre l’iniquite et contre ceux qui sont opposez au bien ?54 Et celles cy de Moyse : Si quelqu’un d’entre vous est du parti du Seigneur, qu’il se joigne à moy pour sa gloire.55 Il tâchoit aussi non seulement par toute sorte de bon exemple, mais encore par ses exhortations et par ses paroles pleines de ferveur et d’amour, d’attirer ses freres à la poursuite du vray bien.
Ce qui empeschoit le plus le bon succez de ses exhortations et le dessein de la Reforme, c’est que, depuis les guerres dernieres, les religieux estans contrains par la necessite de se procurer chacun en particulier leurs commoditez pour le vivre et le vestir (vêtir, nom), d’autant que les communautez n’y pouvoient pas fournir, l’esprit de la nature avoit enfin prescrit cela comme un droit que chacun possedoit comme en propre ce qu’il pouvoit avoir par aumône ou par industrie. Tous avoient donné dans ce piege ; et comme autrefois, du temps des Machabées56, quelques uns estoient conduits aux sacrifices des faux dieux par une amere necessite, dit le sacré texte : de mesme les religieux, pendant le renversement des guerres, estoient obligez de recourir a des pratiques opposées à la pauvreté de leur profession, par une necessité qui, d’amere qu’elle leur estoit au commencement, leur devint (24) enfin douce et delicieuse. Ils donnoient assez l’oreille aux exhortations qui portoient à la Reforme, mais quand on proposoit de mettre tout en commun et n’avoir rien de propre, cet usage paroissoit si rude aux esprits qui n’avoient pas gousté la douceur du degagement evangelique et de la liberté des enfans de Dieu que, non seulement ils n’y pouvoient acquiescer, mais encore ils s’armoient par ensemble de force et de resolution pour empescher l’etablissement de cette sorte de vie.
Afin de vaincre cet obstacle, le P. Pierre Behourt consulta trois docteurs de Sorbone, du nombre desquels estoit Monsieur Duval, l’un des plus insignes de cet illustre corps, qui donnerent leur advis par escrit, portant en conclusion que les religieux, pouvant desormais vivre en communauté, n’estoient plus excusables et n’estoient pas en voye de salut si, contre leur vœu de pauvreté, ils possedoient quelque chose de notable en propre. Il fit voir cette consultation à plusieurs religieux sans grand effet, et n’en trouva que deux qui, dans le convent de Rennes où il fit voyage, se joignirent à luy pour le dessein de la Reforme. Elle commença donc, non sans quelque sorte de mistere, par ce petit nombre de trois qui, se trouvans sans bruit devant le Tres Saint Sacrement, prosternez a genoux, renouvelerent leurs vœux, renonçant sans reserve a tout ce qu’ils avoient cy devant (ci-devant) en leur propre disposition, le mirent en commun, et se promirent mutuelle et charitable assistance dans tout le necessaire, et en tout ce qui seroit du bien et de l’avancement de la Reforme.
Cet acte se fit avec grande benediction et avec larmes de tendresse, non toutefois sans une juste douleur de ce que, d’un nombre assez notable de personnes consacrées à Dieu, il s’en trouvoit si peu qui voulussent choisir le chemin estroit57 qui conduit à la vie eternelle. La moisson, quoy que grande, n’estoit pas encore dans sa maturité ; de plusieurs ouvriers appeliez, ces trois furent employez d’abord pour en attirer puis apres plusieurs autres par leur exemple et par leurs prieres ; mais cependant il falloit essuyer les rigueurs d’un factieux hyver, c’est a (25) dire de plusieurs persecutions et disgraces qui continuerent d’assaillir ce Pere.
L’une des plus rudes fut que peu apres il sceut que l’un de ses deux associez, joint au Pere Philippes Thibault cy devant mentionné, avoit pris le chemin de Romme pour aller demander à Sa Sainteté permission de passer à l’Institut des Carmes dechaussez ; [et que le Pere Guillaume Guerchois, l’un des trois cy dessus exprimez qui s’estoient liez ensemble pour le dessein de la Reforme, s’estoit associé pour le mesme sujet avec quatre autres au P. Philippe Thibaut58 ]. À moins d’esperer en Dieu au-dessus de toute esperance59, le P. Behourt eust este vaincu et accablé de ce coup d’épreuve. Car, ainsi que j’ay cy-devant insinué (= exposer), il avoit conceu non seulement esperance, mais encore quelque sorte d’assurance, d’estre un jour secondé par le Pere Philippe Thibault, et cependant il se voyoit decheu de son attente par le dessein de ce Pere pour la Congregation des PP. Rechaussez, et se voyoit encore privé de l’un de ces deux qui seuls s’estoient joints à luy pour la Reforme. Mais Nostre Seigneur qui, selon le dire du Psalmiste60 ne donne pas la neige et le froid sans donner egalement de la laine pour en supporter l’excez, permit, ainsi que nous le dirons en son lieu, que le Pere Thibaut ne pût enfin obtenir la licence de changer de congregation, et que mesme il ne fut pas suivy jusques à Romme par ce religieux associé, de sorte que celuy cy se rejoignit au Pere Behourt pour continuer ce qu’ils avoient commencé.
Voila comme quoy Dieu sembloit se jouér du pieux dessein de nostre Reformateur, et prendre plaisir de luy faire voir successivement des sujets tantost d’esperance et tantost d’abbattement. Mais parmi les contradictions des esprits opposez, la Providence ne laissoit pas d’acheminer peu a peu cette affaire a son entiere execution. De vray (de vrai), elle conduisit en sorte les affaires de l’Ordre au Chapitre general qui en ce temps fut convoqué à Rome, l’an 1598, que le R. Pere Henri Sylvius, homme (26) tres docte et rempli du zele de la perfection, fut eleu general, et quelque temps apres N.S.P. le Pape Clement VIII luy donna la qualite de commissaire apostolique pour aller visiter son Ordre et en reparer les debris dans l’Espagne, Allemagne, Pologne, et puis dans la France et autres lieux.
Tandis que ce digne General se disposoit au travail de ces visites, le Chapitre provincial de la Province de Touraine assemblé au convent d’Angers eleut canoniquement le Pere Behourt provincial. Mais les ennemis de son zele s’emouvans sur cette election se liguerent ensemble pour en empescher l’effet, et ayans surpris (du depuis) les patentes du General pour la confirmation de ce Pere, les supprimerent, et luy osterent ainsi et à ses deux associez la nouvelle esperance qu’ils avoient conceu d’introduire la Reforme. Cependant, en cette occasion, l’iniquité manqua de succez dans ses industries, et elles reussirent enfin a sa propre confusion. Car deux ans après, le General venant en France où il fut mesme appellé par le Roy Henry le Grand, d’heureuse et triomphante memoire, convocqua le Chapitre provincial de Touraine au convent de Nantes où, par son autorite, anullant et corrigeant tout ce qui avoit esté attenté contre le bien, il nomma et etablit le R. Pere Pierre Behourt prieur du convent de Rennes, luy ordonna de commencer la Reforme en cette maison, luy en donna les premiers reglemens, et, pour la maintenir, luy promit en tout l’aide et la protection de son autorité.
§ 2. La Reforme prend son premier commencement dans le convent de Rennes par l’autorité du R. Pere General de l’Ordre, et Dieu appuye d’un secours extraordinaire cette Reforme dans son extreme peril.
Il est aisé de voir par ce que j’ay deja dit, et par ce que je diray cy apres (ci-après) que, dans le pauvre estat ou l’Ordre estoit reduit dans un temps si deplorable, c’estoit un grand acte de vertu et une espece de martyre de se soumettre à la charge de superieur et de prendre la conduite d’autruy. Le Pere Behourt, instruit par ses experiences et par le continuel exercice qu’il recevoit des faux freres, ne voyoit dans cet employ que croix et que combats (rendre combat) qu’il seroit obligé plus que jamais de rendre contre la chair et (27) le sang et contre les esprits instiguez (instiguer) par le Prince des tenebres Dieu, depuis un long temps, avoit retiré ses benedictions de dessus (de dessus) la maison de Rennes, de laquelle le Reverendissime P. Gefle, ral luy ordonnoit de prendre le soin. C’estoit plutost un lieu profane qu’un sanctuaire de religion. Ce qu’il y avoit de bastiment estoit occupé partie par le Gouverneur de la ville, partie par Messieurs de la Chambre des comptes. Il y avoit dans les cloistres ça et la des embarras de charrettes et de canons. Les seculiers, sans distinction de sexe, entroient dans la maison comme dans un lieu qui, de saint et solitaire, estoit devenu le rendez vous de leurs solicitations et de leurs procez. Il n’estoit pas mesme jusques aux masques du carnaval qui n’y vinsent faire reglément (= régulièrement) tous les ans les apprests et le bruit de leurs folastreries. Le jardin estoit creusé plus de soixante pieds en largeur et en profondeur pour hausser les murs de la ville ; le reste estoit en frische, sans closture, et ouvert à tout le monde. L’église dans un pauvre estat, avec un logement presque ruineux (en ruines), estoit restée a cincq ou six religieux de communauté sans provisions, sans meubles ny commoditez qui leur pussent passablement suffire. Voila bien des empeschemens au retablissement d’un bon ordre dans une communauté religieuse ; mais le plus grand de tous venait du dedans et de la fâcheuse disposition des religieux, entierement opposez au dessein de leur reformation.
Le Pere fit de tous ces renversemens et de tous ces desordres un sujet d’exercice a son obeissance victorieuse, et se soûmit humblement au joug de cette charge, se confiant en Dieu et dans le secours de sa grace. Son zele toujours accompagné de prudence s’occupa d’abord à tâcher de vuider cette maison de l’embarras des seculiers, et a separer les religieux du trop grand commerce qu’ils avaient au-dehors. Ce premier pas qui consiste a fuir du monde dans la solitude pour y entendre la voix de Dieu luy parut si necessaire, au commencement de la Reforme, qu’il n’omit rien de ses efforts et de ses industries pour aster de son convent tout ce qui pouvait empescher le libre et paisible exercice de la vie religieuse. La residence que Monsieur le Gouverneur (28) de la ville faisoit en ce convent avec tous ceux de sa famille semblait estre sans remede, d’autant, qu’outre son pouvoir et son autorité, le corps de ville, obligé de luy fournir de logement, n’avait pas d’autre lieu commode pour cela. Neantmoins, le Pere s’adressa librement à luy, et apres luy avoir humblement remonstré (remonter = exposer en vertu d’une loi) qu’il avoit ordre de son General de retablir dans sa maison les pratiques de la solitude et du silence religieux, ce qui ne se pouvait faire tandis que les seculiers y feraient leur demeure, il le pria instamment de faire desormais ailleurs sa residence et de ne trouver pas mauvais qu’il en usast ainsi, d’autant que sa conscience l’obligeait, en qualité de superieur, de procurer à ses religieux ce moyen de servir Dieu conformement à leur profession. Le Gouverneur receut mal ce compliment (=discours) et ne voulut aucunement entendre à, cette proposition ; ce qui obligea le Pere de recourir à Messieurs du Parlement et de leur presenter requeste tendante à ce qu’il fust ordonné que le convent des Carmes ne serait plus doresnavant occupé par aucunes personnes seculieres. Messieurs de la maison de ville s’opposerent en faveur du Gouverneur et alleguerent leurs raisons. Mais la Cour, ayant egard à la justice de cette cause et au dessein de la Reforme, l’appuya de son zele et de son autorité ; de sorte que le Gouverneur fut obligé de ceder, et la paix, qui en ce temps la fut rendue à la Province, fit aussi que Messieurs de la Chambre des comptes se retirerent quelque temps apres.
Il y avoit encore deux autres desordres à retrancher ; c’est que tous les ans, au moys de may, ceux qui tiraient au joyau (tirer au joyau= tirer au papegaut) avaient pris la coutume de s’assembler dans le cloistre des Carmes, venaient en armes dans regtise, y sonnoient la charge avec des tambours, et faisoient la decharge de leurs mousquets ou arquebuses, mesme pendant le service divin. Et ce qui estoit encore plus surprenant, c’est que les debauches du carnaval, ainsi que j’ay déja cy devant insinué, commençaient tous les ans dans ce mesme cloistre : les masques s’y assemblaient solemnellement avec des trompettes, des bruits (=sons graves produits à l’aide d’un instrument de musique ; par extension, cet instrument lui-même) et des fanfares, et de là allaient faire leurs folastreries par tous les cantons de la ville. (29)
Le Pere, animé du zele de la maison de Dieu61, s’opposa fortement à la continuation de ces coustumes, et quoy qu’elles semblassent avoir prescrit (avoir acquis droit de prescription), il en vint facilement à bout par la benediction que Nostre Seigneur donna à sa courageuse resistance. De sorte qu’enfin, par la grace de Dieu, il vid son convent libre et degagé de l’entrée et de l’embarras de ces personnes seculieres qui jusqu’alors l’avoient rendu comme un lieu mondain et profane. On peut penser quelle joye ce fut à cet homme de Dieu de voir cette maison hors de l’esclavage qui en avoit si long temps defiguré la beauté, et de pouvoir dire avec vérité dans cette rencontre les paroles d’Isaie, c. 52 Induere vestimentis gloriae tuae civitas sancti, quia non adjiciet ultra ut pertranseat per te incircumcisus et immundus. Quitte le deuil, o Cité qui es la demeure du Tres saint, et prens les vestemens de ta gloire, car il n’arrivera plus désormais que tu serve de passage ni de residence à ceux qui sont impurs et incirconcis.
Mais il n’estoit pas encore temps de crier victoire ; l’avantage n’estoit qu’au dehors, et il restait à purifier et sanctifier le dedans par l’établissement d’une vraye observance des vœux et des regles, de tout ce qui regarde le culte divin et la pratique de la penitence et mortification religieuse. Pour y parvenir, il n’avoit de son costé que ses deux associez et deux novices. Les autres religieux luy firent ce qu’ils pûrent de resistance, sur tout quand il fut question de mettre en commun ce que par abus ils avoient en leur disposition particuliere. Mais l’autorité du General et la justice du Parlement dont il estoit appuyé les fit plier ; en sorte que peu apres la sainte pauvreté, qui est la mere et l’ame de l’estat religieux, commença à reprendre son credit et son ancien lustre dans ce monastere, d’où elle avoit esté bannie depuis un si long temps.
Ce qu’on leur faisoit d’aumones estoit mis en commun, administre par ordre du Superieur, et distribué conformement à la Regle tirée de l’Évangile, selon l’âge et les necessitez d’un châcun (un chacun). Il est vray que ces aumônes estoient modiques ; mais la (30) ferveur de ces nouveaux commençans portoit l’indigence sans plainte et mesme sans en donner connoissance aux habitans de la ville. Leurs pauvres repas se faisoient dans le refectoir où ils estoient assaisonnez d’une sainte lecture qui duroit pendant toute la refection. On mit aussi en commun les choses qui regardent la vesture (vêture = vêtement) des religieux et les livres qui estoient restez de la dissipation des meubles du convent. Les religieux furent assujettis à n’aller en ville que par obeissance et deux à deux. On les retrencha peu à peu de la frequentation du monde. On ne vit plus ces libertez peu religieuses qu’ils prenoient autrefois dans les compagnies, ny quoy que ce fust qui allast au scandale et au mauvais exemple du prochain.
Neantmoins ceux qui n’estoient pas affectionnez à cette sorte de vie prirent cette vigueur pour une rigueur excessive, et cette reforme pour une nouveauté et alteration et pour un changement qu’ils rendirent odieux autant qu’ils pûrent dans les autres convens de la Province ; et enfin ils se retirerent les uns apres les autres, laissans par ce moyen le convent libre au Prieur et au petit nombre de ses associez, lesquels Dieu regarda d’un œil de misericorde ; et par son mouvement plusieurs personnes de la ville donnerent quelques aumônes pour les aider à vivre et à reparer le debris (débris) de cette maison. Les autels furent mis en meilleur estat, les cellules des religieux furent reparées ; ce lieu, qui auparavant estoit dans le tumulte, commença a reprendre une nouvelle face ; tout y fut rendu paisible et dans le silence ; le monde se retira ; en sorte que peu de personnes scavoient ce qui s’y passoit, tandis que Dieu, de qui les yeux sont arrestez sur les justes62, ecoutoit benignement les prieres et les gemissemens de ces cincq religieux qui, comme autant d’innocentes colombes avoient échappé les ongles du vautour.
Ce beau retablissement vint à, la connoissance de certains religieux de Paris et des autres villes où Dieu s’estoit reservé quelque semence de reforme. Ils vinrent à Rennes pour voir s’il y avoit sujet d’esperer du succez, et n’en trouverent pas selon (31) leur pensée. Car prenant les choses dans un sens trop humain, ils ne crurent pas que la Reforme deust subsister si le lieu n’estoit mieux pourveu des commoditez de la vie. De sorte qu’apres avoir souffert beaucoup de necessité, ils prirent resolution quasi tous de quitter et d’aller ailleurs en quelque lieu plus commode, De vray, cette maison estoit si pauvre et si denuée du secours qu’elle devoit attendre du prochain, qu’on peut dire de ces premiers religieux qu’ils vivoient plus de la foy que des assistances de ceux pour lesquels ils prioient Dieu jour et nuit.
Mais leur esperance et leur foy manqua de vigueur dans cette rencontre, car enfin ils sortirent un jour tous, à la reserve du Prieur, allans deux à deux, qui ça qui là, en dessein de se retirer en d’autres demeures, et d’y attendre un temps plus favorable. Le P. Prieur demeura plus ferme dans son ancienne resolution, demendant a Dieu avec entiere confiance le secours de sa grace et de sa protection qui ne luy manqua pas au besoin ; d’autant que deux de ce debris (débris) furent rencontrez par un habitant de Rennes, nommé Monsieur Bernard, sieur des Bouchers, advocat en Parlement, duquel Dieu se voulut servir pour les rappelles à eux mesmes. Ce bon mcnsieur vrayement digne de recevoir en ce lieu l’eloge d’un vray et fervent chrestien s’enquit d’eux où ils alloient ; ils luy respondirent qu’ils se retiroient en quelque autre maison de la Province, et que l’excez de la necessité les obligeoit de quitter celle de Rennes, d’autant qu’ils n’y voyoient pas de remede. À quoy il leur respondit : « Ah mes Peres, avez vous donc perdu la foy et la confiance en Dieu ? Retournez, il ne vous delaissera pas. » L’esprit de Dieu qui le faisoit parler de la sorte donna tant de force à ces paroles qu’elles penetrerent jusqu’au cœur de ces religieux et les firent retourner sur leurs pas. Il rentrerent donc au convent, mettant plus fortement leur esperance en Nostre Seigneur qu’au passé. L’heure du repas estant venue, on leur fit quelque aumône pour leur refection, et ensuite, visitant le tronc de leur eglise, ils y trouverent cinquante escus qu’on a creu toûjours du depuis avoir esté mis par ce charitable advocat. 32
§ 3. La Reforme reçoit de l’appuy de l’autorité du Saint Siege, et le Pere Behourt appelle a son secours le Pere Philippes Thibault.
Ce secours, envoyé par la Providence au moment de la necessité et suivi de plusieurs autres non moins considerables fit assez voir à ces religieux que Dieu esprouve pour un temps et ne laisse pas pour toûjours ceux qu’il inspire de se donner à luy ; qu’il ne faut pas comme cet ancien prophete fuir la face de Dieu pour aller en Tharsis63, et qu’il vaut mieux esperer en luy contre toute esperance64 qu’ecouter le raisonnement humain qui ne scait ce que c’est que se perdre a soy mesme et s’aveugler heureusement sous la conduite de la grace. Cela les encouragea à ne plus quitter le convent et à reprendre plus fortement le dessein de la Reforme. Et l’on peut penser quelle consolation ce fut au R. Pere Pierre Behourt de se voir fortifié par ces nouvelles asseurances de la protection du Ciel, et combien cela luy fit redoubler ses ferveurs et ses soins à poursuivre ce qu’il avoit commencé.
Nostre Seigneur l’avoit jusques alors aguerry par tant d’épreuves qu’il ne s’estonnoit plus de la tempeste. Neantmoins il n’obmît rien de ce que la vraie prudence luy dicta pour parer aux attaques des malveillans. Il fit presenter au Pape Paul V un memorial portant qu’il pleust à Sa Sainteté autoriser le dessein que luy et ses associez avoient de vivre dans l’exacte observance de leur Regle, conformement aux bulles des Papes ses predecesseurs, et aux reglemens faits depuis peu par le R. Pere General de l’Ordre, commissaire et visiteur apostolique, deputé de Clement VIII, son predecesseur. La requeste fut repondue favorablement par Sa Sainteté, qui fut bien aise de voir que cet Ordre, cy devant comme aneanti, fût en dessein de reprendre son ancienne vigueur, et le zele qu’ont eu autrefois les religieux carmes pour la perfection evangelique.
Le Bref fut expedié par les soins de l’Eminentissime Cardinal Pinelli, protecteur de l’ordre des Carmes, et fut adressé en France à Monseigneur l’Eminentissime Cardinal François de Joyeuse,
(33) legat a latere, et specialement delegué de Sa Sainteté pour l’etablissement des reformes des ordres religieux.
Ce bref contenoit quatre poincts fondamentaux et principaux pour le maintien de nostre Observance.
I. Que ceux qui y voudroient estre receus souffriroient (souffrir = être soumis à) l’epreuve d’une année de novitiat, quoy qu’ils fussent profez dans l’Ordre, et seroient puis apres admis à la reiteration de leurs vœux et receus à vivre dans la Reforme, s’ils estoient jugez capables, ou renvoyez s’ils n’y estoient pas propres.
II. Qu’aucun Provincial ny autre superieur de l’Ordre ne pourroit empescher les religieux qui desireroient la Reforme de se ranger avec les reformez dans le convent de Rennes.
III. Que le Provincial ny autre superieur ne pourroit retirer du convent de Rennes aucun des religieux reformez pour les placer ailleurs en d’autres convens.
IV. Qu’on ne pourroit mettre aucun religieux non reformé dans le convent de Rennes sans le consentement des Peres de la Reforme.
Ce bref receu et publié par authorité du légat apporta le remede à des desordres importans, car les prieurs des autres convens envoyent en celuy de Rennes leurs jeunes religieux pour estudier au college donné depuis peu aux RR. PP. Jesuites, et ce meslange de religieux qui n’avoient pas receu les principes de la Reforme avec ceux de nostre education, eust ruine l’Observance des son berceau. Il fût arrivé le mesme inconvenient si l’on eust esté trop facile à recevoir dans l’Observance tous les anciens religieux, si leur bon desir n’eust passé par l’épreuve d’une année de reformation ; et si les superieurs majeurs peu affectionnez a la Reforme eussent mis indifferemment au convent de Rennes toutes sortes de personnes ou en eussent peu retirer ceux qui estoient veritablement appeliez de Dieu a l’exacte observance de la Regle.
Le Saint Siege ayant ainsi affermi et muni de son autorité cette Reforme naissante, il s’y rangea des religieux de divers endroits de la Province ; les exercices de pieté s’y faisoient sans (34) empeschement, et le R.P. Pierre Behourt, chef et introducteur de cette saincte institution, estoit comme la regle vivante a laquelle se conformoit cette communauté. Mais le temps du chapitre provincial s’approchant, auquel il falloit qu’il cessast d’estre prieur de Rennes, sans qu’il sceust en quelles mains tomberoit l’Observance, ce fut un nouveau sujet d’en appréhender le renversement.
De vray, dans ce Chapitre provincial qui fut assemble au convent de Poitiers, le 10. de may 1607, il fut nommé et confirmé prieur du convent d’Angers ; ce qui, l’eloignant de celuy de Rennes, luy ostoit quant et quant les moyens et la facilité d’aider sa Reforme, du moins par ses conseils, puisqu’il ne le pourroit plus par voye d’autorité. Neantmoins, dans cette fâcheuse conjoncture, il ne se considera point comme necessaire, mais plein de foy et d’humilité, il se regarda plutost comme un chetif instrument entre les mains de Dieu, qui ne devoit rien entreprendre au delà des volontez de son Maistre, et creut que tout autre seroit plus propre pour l’avancement et la perfection de ce que, dans son sentiment, il n’avoit fait qu’ebaucher.
Le R. Pere Louys Charpentier, docteur en theologie de la Faculté de Paris, fut mis en sa place prieur du convent de Rennes. Homme à la vérité très bien intentionné pour la continuation de l’Observance et de la Reforme, mais avec cela si humble et si éloigné de se juger digne de cet employ qu’il ne l’accepta qu’en esperance de s’en demettré bientost entre les mains d’un plus digne, si la Providence en faisoit naistre l’occasion.
Dieu, qui vouloit conserver son ouvrage par celuy la mesme qu’il avoit employé pour y donner le commencement, permit que le P. Pierre Behourt fut dechargé de prendre la conduite du convent d’Angers, d’autant que les religieux qui composoient cette communauté, craignans un pareil changement que celuy qui s’estoit fait par la Reforme au convent de Rennes, protester de ne point recevoir le Pere Behourt qui en estoit l’auteur, de sorte que les superieurs le confirmerent en qualité de prieur du convent de Dol, qui est un lieu plus proche de Rennes, et d’où (35) il pouvoit se transporter plus aisément quand il seroit appelle. Mais enfin cette seconde election n’eut pas de succez, a cause des rebellions et contradictions qu’il y trouva contre la Reforme.
Ainsi le serviteur de Dieu se retira dans le convent de Rennes, pour y vivre desormais en simple religieux, dans une continuelle penitence, mortification et oraison, et dans une soumission tries exemplaire. Cet exemple d’humilité plus puissant et plus persuasif que les commandemens et les paroles luy acquit le reste de sa vie l’estime et la veneration de tous, et ce fut en cette ma — niere qu’il creut devoir maintenir et avancer l’œuvre de Dieu qu’il avoit commencé. Mais afin d’y mieux reussir, il pensa efficacement à procurer qu’on establist un chef de l’Observance, qui continuast avec zele et authorité ce qu’il estoit resolu de ne faire que par son bon exemple.
Il envisageoit pour ce dessein depuis plus de douze ans le Pere Philippes Thibault, ainsi que j’ay déja cy devant insinué : et ce fut en cette occasion que Dieu disposa suavement65 les esprits à consentir que ce digne religieux fust appellé de Paris en Bretagne et employé puis apres à la continuation et à l’achevement du projet de la Reforme et Observance de Rennes. La chose arriva de cette sorte. Les religieux de la communauté desiroient un bon predicateur pour le Caresme et prierent le R.P. Behourt d’escrire au Pere Thibault en leur nom pour le convier de leur rendre cet office. Il ne manqua pas de luy escrire et de le presser par toutes sortes de motifs de ne leur pas refuser son secours et l’usage du talent qu’il avoit receu de Dieu pour la predication.
Le Pere Thibault fit grande difficulté d’acquiescer a cette demande, prevoyant que ce voyage et cet employ romproit les mesures qu’il avoit pris depuis quelque temps pour passer dans l’Ordre des Chartreux. Car apres avoir pesé les grandes traverses qu’avoit souffert jusqu’alors la reforme de sa Province, il ne pouvoit se persuader que jamais elle peust avoir un heureux et paisible succez. De sorte qu’il crut que pour respondre à la sain — (36) teté de sa vocation, il valait mieux qu’il portast ses pensees à l’Institut des Chartreux, la Regle et les pratiques desquels sont une vive expression de la maniere ancienne de vivre des religieux carmes, avant que le Saint Siege les eust appeliez du fond de leur solitude et de leur silence au service de l’Église pour la conqueste et le salut des ames. C’est pourquoy il conferoit beaucoup avec le R. Pere Leonard [sic] Beaucousin, prieur des Chartreux de Paris, et l’on decouvrit avec le temps son dessein par quelques exercices spirituels de cet Ordre escrits à la main, lesquels il pratiquoit en secret.
Mais les lettres du Pere Prieur de Rennes et du P. Behourt qui le solicitoient de descendre en Bretagne pour l’interest de la Reforme naissante, le rappellerent a luy mesure et l’obligerent de mettre serieusement cette affaire en deliberation. Il consulta premierement l’esprit de Nostre Seigneur et les regles de l’Évangile, priant beausoup pour decouvrir sa sainte volonté, et puis, voyant le Prieur des Chartreux, il se soumit humblement a la lumiere qu’il luy donna, que Nostre Seigneur le desiroit dans le travail pour le bien de son Ordre, et non dans le repos de la solitude d’une Chartreuse, que ses peines ne seroient pas sans succez et qu’il mourroit dans l’ordre des Carmes. L’evenement a fait voir que la prediction et le conseil de ce digne prieur des Chartreux estoit puisé, non dans les regles d’une sagesse humaine66 et de l’interest de son Ordre, qui pouvoit trouver quelque avantage à posseder ce religieux, mais dans celle de la charité qui n’envisage en toutes choses que la gloire de Dieu.67
Ainsi se resolut le R.P. Philippes Thibault de se transporter à Rennes, sans neantmoins perdre l’inclination ni l’esperance de sa reception dans la Chartreuse, si la volonté de Dieu ne s’y opposoit. Arrivant en cette capitale de Bretagne pour y prescher le Caresme, il s’acquita de cet employ avec un succez plein de benediction, portant les ames a Dieu avec des paroles et des (37) sentimens remplis de zele et de feu divin, et accompagnez de continuels exemples de vertu : ce qui luy gagna si fort l’estime et l’affection des religieux qu’apres son Caresme, de peur qu’il ne retournast à Paris, on le fit adroitement consentir à estre soûprieur et Pere Maistre des novices. En quoy d’abord il monstra le zele ardent qu’il avoit specialement de joindre à l’esprit de mortification et d’austerité que le R.P. Behourt avoit etabli, celuy de l’oraison et de la vie interieure. Mais avant qu’il pust y avoir grand succez, cela n’estant pas l’œuvre d’un jour, il fut r'appellé à Paris, où neantmoins il fit peu de sejour, car le Pere Prieur de Rennes le fit elire en sa place, le 30. juillet 1608, et par ordre du R.P. Provincial alla estre prieur du convent d’Angers.
On peut juger quelle consolation ce fut au Pere Pierre Behourt de voir en cela l’effet de ce qu’il avoit tant desiré, et combien les religieux avoient de sujet d’admirer et d’adorer les desseins de Dieu dans la continuation de cette Reforme. Cet Ordre fut autrefois commencé sur le Mont Carmel, et ses fondemens furent jettez par le Prophete Elie, homme tout de feu, de zele et de prodiges. Mais ce premier patriarche ayant disparu, l’ouvrage tomba entre les mains de son disciple Élisée, personnage doublement rempli de l’esprit, des vertus et de l’onction de son Pere (1). Il arriva quelque chose de semblable à la naissance de cette Reforme. Les fondemens en furent jettez par le Pere Pierre Behourt, religieux austere, zelé et laborieux a qui les difficultez augmentoient le courage et la vertu. Et cet homme de Dieu s’estant retiré pour mener une vie privée dans le silence et dans la solitude religieuse, il fut secondé pour l’achevement de ce chef d’œuvre par le P. Philippes Thibaut qui, comme un autre Élisée, parut animé du double esprit de son Ordre, multipliant l’huile et les onctions de l’esprit de Dieu qui devoient adoucir les travaux et les difficultez opposées a cette sainte entreprise.
Neantmoins il se jugea tellement indigne de cette election (38/39) qu’il ne l’accepta qu’apres avoir eu beaucoup de recours à la priere et de soumission au conseil de personnes vertueuses et de grande doctrine : ce qui le fit se resoudre plus facilement fut la demeure (=le fait de demeurer) du Pere Behourt dans le convent de Rennes, duquel il print68 desormais les conseils et recevoir ses lumieres en toutes rencontres. Entrant donc le 16. 9bre 1608. en l’exercice de sa charge, il continua desormais l’édifice spirituel de l’Observance sur le plan de son predecesseur, et quoy que celuy cy eust applani les premieres et principales difficultez et defriché les halliers les plus espineux, il trouva encore assez de quoy exercer son zele et sa vertu, specialement de la part des Provinciaux qui ne correspondoient pas au desir de la Reforme.
Il commença des lors a donner à ses religieux et à toutes sortes de personnes des rares exemples de modestie et humilité chrestienne. Il alloit parfois mendier de porte en porte, la besace sur l’épaule, et dans l’exercice de cette humble mendicité il donnoit beaucoup plus qu’il ne recevoit, car pour tres peu d’aumones souvent accompagnées de brocards et d’affrons, il donnoit des temoignages d’une modestie et d’une douceur si patiente et si religieuse que ceux mesmes qui le traittoient de la sorte en estoient confus et s’en repentoient sur le champ. Il n’est pas aisé d’exprimer combien tendres estoient les entrailles de sa charité, sur tout vers (=envers) les infirmes, mais generalement à l’endroit de tous. C’est tout dire que c’estoit sa speciale vertu, et que comme le texte sacré dit que les saints ont surmonté le monde par la foy69, ce grand religieux a triomphé de toutes les resistances des irreformez (=non réformé) par la charité. Les plus rebelles cedoient à la force de cette puissante vertu ; de sorte qu’on ne doit pas estre surpris du grand progrez que la Reforme fit en assez peu de temps sous une si sainte et amoureuse conduite.
Le nombre des religieux s’accreut bientost par la reception de plusieurs novices et profez, et comme ce digne superieur fut (39) continué dans sa charge au Chapitre provincial tenu à Hennebont l’an 1611, le nombre s’accreut en sorte qu’apres avoir donné l’existence et le solide etablissement a la Reforme dans le convent de Rennes, il eut moyen de l’estendre dans les convens d’Angers, de Loudun, de Saint Joseph, et autres, dont les circonstances sont assez amplement descrites par le R. P. Hugues de St François, en la vie du R. P. Thibault, sans qu’il soit besoin de les redire en ce lieu.
Il n’est pas à propos non plus de faire icy un plus long detail de diverses persecutions, qui n’estoient ni religieuses ni chrestiennes, que ces deux grands hommes supporterent encore comme autant de douleurs et de tranchées à l’enfantement de cette Reforme. Il falloit que la semence de cet ouvrage se jettast avec pleurs et gemissemens, afin que la moisson se recueillist puis apres avec joye et consolation.70
Entre plusieurs personnes remarquables en pieté ou en naissance, ou en tous les deux, qui en ces temps là furent receues dans cette Observance, nous avons deja marqué le Venerable Frere Jan de Saint Samson duquel nous avons donné la Vie et les Œuvres au public ; et nous produisons icy celle du Venerable Pere Dominique de Saint Albert. Voyons quel sujet a la Religion, aussi bien que la femme evangelique, d’oublier desormais les angoisses de son enfantement71, pour avoir produit des hommes de cette force.
La grace aussi bien que la nature ne veut point de matiere sans forme, ni de corps sans esprit. Les premiers genies de « Observance, agissans sur ce principe, ne se contenterent pas (40) d’avoir retabli dans le convent de Rennes les exercices d’austerité, de penitence et de mortification, et les pratiques plus severes à l’exterieur des vœux, des regles et des statuts : ils tacherent, autant qu’il leur fut possible, d’y joindre l’estude de l’oraison et de la vie interieure, comme la forme à sa matiere, et comme l’esprit dont le corps de la religion doit estre animé. Mais comme il ne suffit pas d’en avoir le dessein, ni mesme d’y courir fortement, si Dieu, autheur de nostre bonne volonté et de nostre course, n’y donne succez et benediction72 ; ils creurent qu’ils ne pouvoient obtenir cette grace avec plus de facilité qu’en prenant et suivant les conseils des personnes plus interieures, et appellant du convent de Dol en celuy de Rennes le Venerable Frere Jan de Saint Samson, homme plein de Dieu et de sa vertu, et l’un des plus purs contemplatifs que le siecle ait produit.
Le R. Pere Thibault ne se rebuta point de cette pensee, ni par la condition de frere lay, ni par l’aveuglement corporel de ce bon Frere. Il le considera plûtost comme un vaisseau (=vase) d’election73 qui, rempli du nom de Jesus Christ, devoit en porter l’odeur au dedans et au dehors de son Ordre. Et comme il prenoit conseil de tous, des RR. PP. Chartreux, Jesuites, Capucins, et des prestres et docteurs seculiers, il voulut encore adjoûter à ces pratiques de sa fervente humilité celle cy de se soumettre aux advis et aux lumieres d’un homme aveugle des le berceau et simple Frere lay auquel il avoit fait donner74 l’habit de religion depuis quelque temps dans le convent des Carmes de Dol en Bretagne. Il scavait trop que les merveilles de l’esprit et la sagesse de Dieu ne se trouvent pas dans le haut et le sublime, mais plûtost dans le profond et dans l’abisme du cœur humble. C’est pourquoy faisant beaucoup d’estime de ce frere qui, sous une basse apparence, cachoit des tresors extraordinaires de la grace, il le fit venir à Rennes, où Nostre Seigneur avoit marqué la place de cette pierre precieuse, telle que nous avons tâché de faire voir dans l’abregé de sa vie. 41
Là, ce bon Frere, apres l’épreuve d’une année de novitiat (ainsi qu’il estoit observé de tous ceux, mesme profez de l’Ordre, qui desiroient embrasser la Reforme) eut ordre des superieurs de ne pas refuser ses lumieres et ses pieuses instructions aux religieux qui auroient permission de s’adresser à luy, ce qui servit de premier appast à plusieurs pour estre tirez (attirer) à la vie de l’esprit. Car l’Ange du grand conseil75 parloit efficacement par sa bouche, et produisoit en eux des effets dignes de leur autheur. On luy adressoit mesme de jeunes profez, quoy que tres soigneusement instruits par le Pere Maistre des novices, et cet homme de Dieu leur communiquoit, selon qu’ils estoient disposez, les onctions de son esprit : ce qui en plusieurs a esté suivi d’effets qui marquoient assez le don extraordinaire qu’il avoit receu de gagner les cœurs à Dieu.
Or, comme ce fut en ce temps que fut receu en religion et dans cette Reforme celuy duquel nous voulons icy recueillir les vertus, je croy qu’il suffit de le donner pour exemple de ce que je viens d’avancer. Laissons donc pour maintenant les autres dans le silence, et voyons quelle a esté la vie du Venerable Pere Dominique de Saint Albert.
Mais avant que de commencer, il n’est pas hors de propos de dire quelque chose de sa naissance et de son education dans le monde. Car quoy qu’il soit venu fort jeune en religion, et qu’on nous ait donné peu de memoires de ce qu’il a fait dans sa tendre jeunesse, le peu neantmoins qu’on nous a fourni marque une si grande innocence, une application à Dieu et au culte de la Sainte Vierge dans un si bas age, et tant de disposition aux plus belles vertus, que l’on pourroit comparer son enfance a celle de plusieurs grands saints, prevenus de la douceur des benedictions76 de Dieu dès le lever du soleil, c’est a dire des le premier usage de la raison.
Sa naissance arriva à Fougeres (ville située sur les confins de la Bretagne, au diocese de Rennes) le jour de Pasques 14. d’apvril, l’an 1596. En ce jour d’allegresse auquel Nostre Seigneur (42) Jesus Christ estoit sorti du sepulchre, cet enfant receut sa regeneration sur les fonts de bapteme, et fut appellé Vincent, peut estre par une singuliere providence de Dieu qui vouloit en luy vaincre le monde et ses vantez, comme il fit autrefois dans l’admirable levite de ce nom, duquel il est dit : in Vincentio vicit mundum.
La mesme Providence luy donna des parens remarquables dans le pays quant aux biens temporels et à la naissance, mais beaucoup plus quant à la vertu et à la piete chrestienne. Son pere s’appelloit Guillaume Eschard, et sa mere Agathe Le Meignen, sieur et dame de La Salle. Ces deux personnes ont laissé, avec toute leur famille, une si douce odeur de vertu que je ne puis ômettre d’en dire icy quelque chose.77
Ils vivoient dans leur maison comme dans un petit monastere, fuyans les occasions du peché, s’addonnans à la priere et a la lecture des vies des saints, gardant exactement les commandemens de Dieu et le servant avec fidelité, et donnant au prochain des exemples continuels de modestie, d’humilité et de charité. Ils jeusnoient souvent, s’addonnoient soigneusement aux bonnes œuvres de la vie chrestienne : ce qui attira sur eux avec abondance les benedictions du Ciel.
Ils eurent seize enfans, desquels celuy qui fait le sujet principal de cette histoire fut l’aisné. Treize d’entre eux moururent (43) en bas âge, et allerent prendre possession au Ciel de l’heritage de Jesus Christ, avant qu’ils pussent estre depravez par la corruption du peché ; ce qui se doit attribuer a grande benediction puisque la mort des saints, en quelque age que ce soit, est precieuse devant Dieu.78
Ils eleverent les trois autres avec beaucoup de soin, dans la crainte de Dieu, et dans l’exercice des vertus communes du christianisme, autant que leur âge le pouvoit permettre. Le bon exemple du pere et de la mere, leur prudente conduite, leur assiduité au service divin, et leur charité envers le prochain fit que dans peu de temps ces belles vertus s’insinuerent au cœur de leurs enfans ; de sorte qu’estans puis apres dans un age plus avancé, ils firent voir des fruits abondans de cette semence celeste qu’ils avoient receu.
Une de leurs filles, se privant des satisfactions et du repos dont elle pouvoit jouir selon sa condition, passa quasi toute sa vie au service des pauvres, et cela avec tant d’exemple d’humilité et de charité, qu’estant enfin decedée dans ce saint employ, elle laissa dans le sentiment du public une odeur de vertu fort extraordinaire.
La foy de ces bons parens fut telle et si agreable à Dieu, que leur autre fille estant devenue paralitique, ils obtinrent miraculeusement sa guerison. Ils eurent premierement recours aux plus habiles medecins et aux remedes naturels, pour ne pas tenter Dieu : mais ces medecins apres neuf moys de traittement abandonnerent la malade et la jugerent incurable : ce qui obligea le pere et la mere de la faire transporter à Nostre Dame desArdilliers lez Saumur, celebre en miracles ; où apres la Messe que dit l’oncle de cette fille, recteur de la paroisse de Fougeres79, elle fut subitement et parfaitement guerie, ainsi que porte l’attestation qui fut faitte sur le lieu. (44)
[Il avint aussi a ce bon curé, oncle de la ditte malade, un trait de la singuliere protection de Dieu au sujet de sa disposition ou preparation pour bien mourir. Comme il estoit un jour seul dans son eglise, faisant ses prieres, le trousseau ou pacquet des clefs de la mesme eglise, fut jette à l’improviste devant luy comme par une main invisible, d’où il luy vint en pensée qu’il devoit bientost mourir, ce que l’evenement confirma, car quoy qu’alors il fust en pleine santé, bientost apres il tomba malade, et mourut en bon ecclesiastique.80]
Leur foy et leur devotion ne parut pas moins dans le consentement qu’ils donnerent de bon cœur à la vocation de leur fils aine, qui fut le Pere Dominique, à l’estat religieux, quoy qu’ils n’eussent humainement que luy sur lequel ils peussent appuyer l’esperance et le bien de leur maison, ainsi qu’il sera dit cy apres.
Voila quelle fut la tige d’ou nostre Pere Dominique de Saint Albert tira sa naissance, et quels en ont esté les rejettons. Il fut à la vérité le principal de tous, et les surmonta en vertu, en grace et en onction ; mais cela n’empesche pas que nous ne puission faire reflexion sur la grace que toute sa famille a receu d’estre toute dans la pieté et dans la sainteté du christianisme, et d’admirer non seulement les treize premiers enfans decedez dans l’innocence du baptesme qui sont autant d’etoiles brillantes dans le Ciel, mais encore le reste des personnes qui ont composé cette famille comme autant d’ames victorieuses qui ont si hautement triomphé du monde dans le monde mesme, et du vice au milieu de ses plus grandes amorces.
La mort de Monsieur de La Salle, pere de tous ces enfans, merite encore de n’estre pas mise en oubli. Il mourut âgé de soixante et trois ans, longtemps apres que son fils, le Pere Dominique de Saint Albert, fut entré en religion. Celuy cy se sentit obligé, soit qu’il eust eu revelation du temps auquel son pere devoit deceder, soit par quelque autre sorte de mouvement de l’esprit de Dieu, d’escrire a son pere qu’il mourroit bientost, et (45) qu’il se disposast à mourir de la mort des justes. Cet advertissement fit une impression assez legere sur l’esprit de ce bon vieillard, qui d’ailleurs estoit toujours dans les dispositions de faire en cela la volonté de Dieu. Mais son fils luy rescrivit une seconde fois d’une maniere plus pressante qu’il eust à se preparer à la mort, et qu’il luy restoit peu de temps à vivre. Ce qui toucha si fort le cœur de son pere, que des lors il commença à donner ordre à ses affaires, s’approcha avec une exacte preparation des sacremens de Penitence et d’Eucharistie, le jour de St Francois, et dans l’octave de ce saint il mourut d’apoplexie.81 Passons maintenant à l’histoire du fils qui donna par ce moyen la vie eternelle a celuy duqu'il [sic] il n’avoit receu qu’une vie temporelle.
Le Pere Dominique commença dès sa plus tendre jeunesse à donner des marques qu’un jour il se consacreroit à Dieu, car il s’occupoit d’ordinaire à dresser des petits oratoires, à imiter les ceremonies de l’Église, prenant plaisir à chanter comme font les ecclesiastiques, ce qui à la vérité se remarque en plusieurs enfans. Mais en celuy-cy ces actions innocentes ne se devoient pas appeller communes, si on envisage les effets qui les ont suivi dans un âge plus avancé. Son temperament estoit guay et agreable, et son naturel fort doux et bening, qui sont des qualitez que Dieu depart d’ordinaire aux ames choisies. Son esprit, quoy que fort vif, n’avoit que des saillies innocentes, et l’on n’a point apperceu dans son enfance, aucune de ces puerilitez desordonnées qui dans les autres enfans sont des effets de la malice du vieil Adam.
A mesure que cet enfant croissoit, la douceur et benignité qui luy estoit naturelle, prenoit aussi ses accroissemens, de sorte que, maintenant qu’il est devant Dieu, il peut avec raison s’appliquer ces paroles de Job : La tendresse et la compassion sur les miseres d’autruy ont commencé à croistre avec moy dès mon enfance ; elles m’ont accompagné dès ma sortie du ventre de ma mere.82 S’il voioit quelqu’un dans la souffrance ou dans la (46) necessité, il se sentoit émeu de compassion, et ne souffroit qu’avec deplaisir qu’on fît mal a qui que ce fust.
De là luy vint avec le temps une forte inclination a faire l’aumone aux pauvres, donnant à connoistre qu’il avoit des entrailles de pitié et de charité pour ces membres de Jesus-Christ affligez et necessiteux. Il leur procuroit ce qu’il pouvoit de bien ; et depuis, se trouvant en lieu écarté, où ses parens l’avoient envoyé pour étudier, quand il pouvoit ménager quelque chose sur l’argent qu’ils luy donnoient, il l’emploioit à faire des aumônes : ce qui leur fut un sujet de grande satisfaction quand un jour, l’ayans r'appellé pour le temps de ses vacances, ils le virent departir aux necessiteux ce qu’il avoit de reste. Le cœur dur, dit l’Escriture, est une marque de malediction.83 et par la raison des contraires, cet enfant déja si tendre aux besoins du prochain sera rempli de benedictions celestes.
Sur ces belles et rares dispositions, ses parens l’envoyerent à Rennes pour continuer et avancer ses estudes. La divine Providence sembloit avoir preparé dans ce lieu, à dessein, deux choses qui favoriserent avec avantage la pensée qu’il eut puis apres de se faire religieux. La premiere est que depuis peu le college de la ville avoit esté mis entre les mains et sous la conduite des RR. Peres de la Compagnie de Jesus ; et l’autre, qu’en mesme temps, la Reforme de laquelle nous venons de parler s’estoit introduite dans le convent des Carmes, qui est quasi tout joignant ce collège. Entre ces deux societez, l’une de Jesus, et l’autre de Marie, mere de N. Seigneur, les escholiers recevoient d’une part les enseignemens necessaires pour les lettres et pour la pieté ; et de l’autre, l’exemple de modestie et de religion, qu’ils voyoient éclater specialement dans les novices et jeunes profez de cette Reforme.
Chaque jour, les regens, apres le temps de la classe, conduisoient leurs escholiers à l’eglise des Carmes pour y entendre la sainte Messe, d’autant qu’ils n’avoient point encore de chappelle (48) au college ; et les jours de feste, cette jeunesse, aussi bien que les habitans de la ville, ne manquoit pas d’abonder (=venir en foule) dans l’eglise de ce monastere, où ils estoient attirez par la beauté des ceremonies, du chant et du service divin. Ceux qui entroient dans le cloistre, se trouvoient d’ordinaire saisis d’un saint respect, causé par le silence et la tranquillité de ce lieu qui, quoy que situé dans une grande ville, et peuplé du depuis de grand nombre de religieux, sembloit n’estre la retraitte que des oiseaux qui y faisoient leurs concerts et leurs ramages.
Nous pouvons dire à la gloire de Dieu seul, et à la louange de la cour celeste, que l’on a veu dans ce lieu des cœurs qui sembloient les moins ploiables (ployable) a la grace, ceder enfin à la force de ses attraits, et se convertir si serieusement a Dieu, qu’ils vivoient desormais tout autrement qu’au passé. D’autres en grand nombre y ont receu mouvement de quitter le monde et de changer la liberté des sens avec la douce captivite du joug de Jesus-Christ ; et jusques a ce jour la devotion, surtout des escholiers, y continue, en sorte qu’ils ont cette persuasion qu’ils ne reussiroient pas dans leurs estudes si, chaque jour, allant en classe, ils ne faisoient en passant leurs devotions a Nostre Darne du Mont Carmel, Ils y vont exprez quand ils doivent composer pour les rangs et dignitez de la classe, et, aux jours de solemnité, ils y assistent en grand nombre aux processions et à l’office divin.
Le convent des Carmes jettoit de nouveau cette odeur de Jesus-Christ dans la ville de Rennes quand Monsieur de La Salle y envoya son fils pour estudier ; et comme c’estoit en ce lieu que la grace avoit tendu ses pieges pour le prendre, elle le fit sans difficulté, d’autant qu’elle y avoit disposé son cœur depuis un long temps, ainsi que j’ay briefvement fait voir. À cela servit son application aux estudes, dans lesquelles il ne manqua pas aussi de bien reussir. Mais ce n’est pas sur quoy je me veux arrester, son esprit et ses talens naturels le favorisoient assez pour cela ; et la grace à mesme temps l’appelloit à de plus hauts desseins.
Le Fils de Dieu qui, dans l’Evangile, à voulu temoigner une tendre inclination pour les petits enfans, aime bien plus ceux qui sont encore dans la premiere innocence du baptesme. C’est à cette sorte d’enfans qu’appartient de plus pres le Royaume des cieux.84 Il les appelle a soy et leur fait entendre sa voix, qui les solicite a quitter le monde et ses vannez, afin de devenir ses enfans plus cheris, et les coheritiers de sa gloire. Il favorisa de la sorte nostre petit Vincent que nous nommerons cy apres Frere Dominique de Saint Albert. Il le prevint des benedictions de sa douceur85 et le charma tellement par la sensible infusion de sa grace, que bientost il souhaitta d’abandonner le monde corrompu, et d’entrer dans la religion (ordre religieux) des Carmes, qu’il considera desormais comme un paradis.
Ce qui le porta à choisir cet Ordre fut le dessein qu’il avoit d’appartenir singulierement à la Sainte Vierge, à laquelle cet Ordre est specialement consacré. Mais outre ce motif qui est commun presque à tous ceux qui entrent en cette religion, il y a quelque chose à cette vocation qui n’est pas ordinaire.
Nostre Seigneur, ainsi que j’ay dit, l’avoit prevenu de beaucoup de graces, entre lesquelles l’une des plus considerables fut que dans la grande devotion qu’il avoit a Nostre Dame, sous le titre du Mont Carmel, il se forma une chaste idée de la beauté de cette Vierge tres pure, dont il fut desormais si occupé au dedans qu’il pouvoit dire à bon droit ces paroles du Sage : Je l’ay aimee et recherchee des ma jeunesse plus tendre, et sa grace m’a paru si ravissante qu’elle a gagné toutes les affections de mon cœur86. Et ce n’est pas merveille si l’idée de cette beauté avoit gagné le cœur d’un enfant, puisqu’elle a bien charmé celuy de Dieu mesme. (49)
Cette douce impression se renouveloit particulierement aux jours des processions de la Vierge, lors qu’on chantoit ces beaux eloges, Mater amabilis, Mater decor Carmeli. Virgo flos Carmeli87, Mere tout aimable, qui estes la fleur et la beauté du Carmel. Il ne pouvoit entendre ces mots ni les prononcer que les larmes ne luy vinsent aux yeux, ainsi qu’il avoüa a quelqu’un de ses parens qui nous l’a communique, et qu’il ne desirast ardemment de courir de plus pres à l’odeur des agreables parfums 88 dont la Sainte Vierge luy faisoit sentir la suavité. C’est à cet attrait que se doit attribuer la principale source de sa vocation à l’ordre des Carmes. Neantmoins il ne s’expliqua pas sitost la dessus, soit à raison de la crainte qui est naturelle aux jeunes enfans en cette matiere, soit à cause de son bas âge : car il n’avoit encore que quatorze ans quand il print determinement la resolution de se faire religieux, et ne pouvoit pas ignorer qu’on ne peut embrasser cette profession qu’à l’âge de saize ans.89
Cependant il continua fidelement ses estudes, et tandis qu’il eut l’asseurance de la grace sensible que j’ay cy devant marqué, il fut toujours dans quelque sorte d’impatience d’attendre si long temps à accomplir son dessein. Mais Dieu, la conduite duquel sur les ames est admirable, permit que peu à peu cette sensibilité vint à s’evanoüir, et cette ferveur à se tourner en tiedeur, et comme en quelque sorte d’indifference pour l’accomplissement de sa sainte resolution, de sorte qu’il se trouva depourveu sans y penser de cette agreable devotion qui, comme un laict delicieux, norrissait (norrir) son ame et luy donnoit de douces pensees pour le Ciel ; et tout au contraire l’esprit d’iniquite luy suggeroit des pensées pour le monde et pour le libertinage.
Il n’est pas aisé d’exprimer combien il se trouva deconcerté sur ce poinct, car quoy qu’il continuast toujours ses exercices ordinaires de pieté, se trouvant aux devotions publiques, frequentant les sacremens, et disant quantité de prieres, cet agreable (50) estat dans lequel il s’estoit veu ne revenoit point, ses larmes de devotion sortoient dessechées, et son ame estoit devenue comme ces montagnes de l’Escriture sur lesquelles le Ciel est conjuré de ne verser plus de rosée ni de rafraichissement.90 Mais ce qui l’humilia davantage, c’est qu’apres quelque temps de cette sorte d’experience, il vint à ressentir au dedans de soy des remords de conscience fort frequens de ce qu’il ne se presentoit pas pour accomplir son dessein d’estre religieux. La synderese (syndérèse= conscience) le pressant d’une part de quitter le monde, et la secheresse de son cœur le tenant d’ailleurs comme en suspens et dans l’irresolution, il a depuis advoüé que dans cet estat la crainte des jugemens de Dieu l’effraioit beaucoup et qu’il ne faisoit pas de reflexion sur sa jeunesse qui excusoit manifestement son delay.
Au matin lorsqu’il s’eveilloit, il se trouvoit aussitost saisi de cette fraieur ; et si parfois il entendoit la nuit les cloches du convent des Carmes pour l’office de Matines, il entroit dans le mesme sentiment, et luy sembloit entendre une voix interieure qui luy reprochoit son peu de courage, et luy demandoit quand il seroit du nombre de ces serviteurs de Dieu qui chantent ses louanges nuit et jour ? À quoy il respondoit, ainsi que fit autrefois saint Augustin : ce sera demain, Seigneur, ce sera demain, et ce demain marqué dans la prescience de Dieu venoit peu a peu et lentement.
C’est ainsi que l’Esprit de Dieu faisoit deja souffrir les rigueurs d’un facheux hyver à cette jeune plante afin qu’elle jettast des racines, et print des forces pour supporter cy apres de plus rudes épreuves. Il voulut que comme un autre Samuel il ne fust offert au temple et à la religion qu’apres avoir esté retiré de la mammelle91 d’où se répandent les devotions sensibles, et que, se norrissant du pain solide de la foy, il fust en quelque façon religieux avant que de l’estre. Plusieurs sont aveugles à cette sorte de conduite, et se figurent qu’une personne a perdu sa vocation, ou n’est pas propre à l’estat religieux, sitost qu’ils la voyent depourveue de ces premieres ferveurs qui bouil — (51) lonnent dans le sens ; comme si le Seigneur estoit plutost dans l’emotion que dans le repos92, et dans la partie sensitive que dans le pur esprit. Il est vray qu’il faut prendre garde aux changemens qui viennent d’inconstance et de legereté, mais aussi se faut il bien garder d’estouffer l’etincelle du feu que Dieu conserve secretement dans une ame tentée, et qui estant fomenté (fomenter = entretenir la chaleur) pourra croistre, et faire un amoureux embrasement. Dans cette sorte de peines et d’exercices, nostre jeune athlett fut éprouvé et tenté, mais non combattu ni vaincu ; car enfui l’heureux jour arriva qu’armé de resolution il alla se presenter au P. Prieur93 et au P. Maistre des novices du convent des Carmes de Rennes, et leur aiant decouvert son desir avec les circonstances de sa vocation, il leur demenda avec instance l’habit de leur Ordre. [ ]94 pourveu qu’ils y consentissent. Cette condition s’observe d’ordi-Sur sa demande qui fut benignement écoutée, on ne manqua pas de luy dire sans dissimulation, comme on fait à tous les postulans, les rigueurs de la Regle, et les austeritez de la condition ou maniere de vie qu’il y entendoit embrasser. Qu’il falloit se resoudre d’y vivre comme une personne crucifiée au monde, et à qui le monde est en horreur comme un crucifié.95 Que plusieurs entrent en religion et peu poursuivent avec filelité ce qu’ils ont commencé ; ausquels il eust mieux valu n’avoir jamais connu les sentiers de la justice, ainsi que dit l’Apostre, que se detourner puis apres de leur sainte vocation.96 Que pour ce sujet on donne aux nouveaux convertis des fortes epreuves ; et qu’enfin on craint avec juste raison d’admettre à cet estat des enfans tendres et delicats, et qui n’ont pas encore toute la maturité que requiert un dessein de cette importance. On luy donna du temps pour bien peser ces advertissemens, et ce pendant on examina son esprit, son naturel et ses forces. Apres quoy, les superieurs voyans qu’il n’estoit aucunement ébranlé dans sa bonne resolution, apres plusieurs instances et (52) demandes reiterées, le jugerent enfin recevable, et luy donnerent ordre d’advertir ses parens que sa reception estoit conclue, pourveu qu’ils y consentissent. Cette condition s’observe d’ordinaire dans les religions, à moins que l’on eust sujet de craindre que les parens s’opposassent et missent empeschement à l’entrée de leurs enfans en religion : car en cette rencontre il faudroit preferer la volonté du Pere celeste. Mais la pieté des parens de nostre postulant faisoit assez prejuger, qu’encore qu’ils aimassent tendrement cet aisné de leurs enfans, et qu’il deust estre l’appuy de leur famille, ils ne mettroient aucun empeschement au dessein de sa vocation ; et la sainte education qu’il avoit receu d’eux meritoit trop qu’il leur rendist ce respect.
Il leur donna donc advis, par une lettre qu’il leur escrivit, du dessein qu’il avoit depuis un long temps de se rendre religieux et de vivre le reste de ses jours au service de Nostre Seigneur et de sa sainte Mere, dans l’ordre des Carmes ; que cela ne les devoit pas surprendre, veu les marques qu’il leur avoit donné cy devant de cette inclination, à laquelle ils n’avoient pas fait paroistre de repugnance ; qu’il se reconnaissoit redevable à la bonté qu’ils avoient eu de l’elever avec tant de soin ; qu’il esperoit, estant obligé de leur rendre service, de le faire avec plus d’avantage dans l’estat religieux, par ses continuelles prieres ; et que, pour cet effet, il leur demandoit humblement leur benediction.
Cet advis fut un rude coup et causa bien du combat au cœur de son pere et de sa mere. L’amour qu’ils portoient à cet enfant fit effort pour emporter le dessus, et la nature leur fournit assez de raisons pour ne pas consentir à cette amere separation. C’estoit leur aisné et leur fils unique, elevé avec grand soin et a gros frais dans les estudes. Son oncle se promettoit de luy resigner un benefice considerable, supposé qu’il se fist ecclesiastique ; et au cas qu’il voulust estre du monde, il y avoit des biens à suffire dans la maison. Ces considerations estoient assez puissantes pour faire que ses parens le divertissent de son entreprise. Mais la charité de Jesus Christ emporta la victoire et triompha des sentimens de la chair et du sang. De sorte qu’apres (53) avoir respandu des larmes, qui dans ces rencontres sont un tribut deu à la nature, et apres avoir serieusement consideré ce qu’ils devoient à Dieu qui leur avoit donné cet enfant, non pour estre seulement l’appuy de leur maison temporelle, mais pour leur eu preparer une celeste par ses prieres et par ses vertus, ils donnerent avec generosité leur consentement à son entrée en religion. Le pere fit bien plus, car ainsi qu’un autre Abraham resigné à sacrifier son Isaac, il fit voyage expres à Rennes, où d’abord les playes du cœur se renouvelerent, et la nature r'alliant ses forces tâcha de redonner combat à la grace : mais Dieu fut toûjours le vainqueur, et ces tendresses naturelles ne servirent qu’à rendre la victoire plus glorieuse. Le pere conduisit son fils au convent des Carmes et, le prenant par la main, il le presenta au R. Pere Philippe Thibault97 qui estoit prieur, lequel ne pouvoit assez admirer d’une part la force et la constance, et d’un autre costé, les assauts d’un cœur paternel qui surmontoit un amour par un plus puissant amour. En cette occasion, les larmes qui couloient de ses yeux ne peurent esteindre la charité98 de Jesus Christ, et le feu de l’amour naturel fut obligé de ceder à celuy de cette Reyne des vertus. Ce qui parut hautement en ce que ce bon pere, ne voulant pas qu’il manquast aucune chose à l’achevement de son sacrifice, il assista constamment (=avec constance) à la reception de son fils, et le sacrifia bien plus parfaitement qu’on ne faisoit les ainez dans l’ancienne loy. Il estoit alors permis de les racheter ; mais celuy-cy, comme un autre Samuel, est presenté à Dieu pour tous les jours de sa vie.
Le cincquiesme de may en l’an 1613, jour dedié a la feste de saint Ange, illustre martyr et taumaturgue de l’ordre (54) des Carmes, fut choisi pour la reception de nostre novice, avec six autres, l’un desquels estoit encore moins agé que luy de quelques moys. Mais l’evenement a monstré que ces deux plus jeunes n’estoient pas les moins propres à la sorte de vie qu’ils alloient embrasser. Je ne m’ecarterai pas beaucoup de mon sujet si je dis en passant que ce dernier, qui fut appellé Frere Ange, a bien fait voir cette vérité pendant tout le cours de sa vie, se rendant imitateur de son saint patron, non seulement en sa facon de vivre, mais encore en son martyre, quoy que d’une façon non sanglante. Il se consacra comme luy au service de Dieu dans un âge fort tendre et dans une grande innocence, et apres avoir passé l’espace de trente ans dans les continuels exercices d’une heroique vertu, il mourut de travail et de fatigue pour la charité envers ses freres ; car, faisant ses visites par les convens de la Province de Touraine, en qualité de Provincial, et chacun le persuadant de se soulager un peu, le zele de la charité eut plus de force sur luy que la conservation de sa vie, de sorte qu’il deceda dans un bourg nomme Hedé, entre Rennes et Dol, l’an 1643., le 29. de septembre. Ainsi finit la vie angelique du R. Pere Ange de Sainte Agnes, au jour dedié a la solemnité des SS. Anges et dans le ministere angelique de l’assistance du prochain.99
Le R. Pere Philippes Thibaut qui recevoit ces postulans ne fut pas moins guidé de l’esprit de Dieu, dans l’imposition qu’il fit a Vincent Eschard du nom de Frere Dominique de Saint Albert, qu’il l’avait esté en celle de Frere Ange duquel je viens de parler. Il le nomma Frere Dominique comme appartenant par un droit singulier à N.S. Jesus-Christ100 ce que le reste de sa vie justifiera avec la fidele imitation qu’on y pourra voir des vertus du grand saint Dominique. On y adjousta le surnom de Saint Albert pour mesmes sortes de motifs qu’il n’est pas besoin d’eclarcir icy davantage.
Estant revestu de l’habit de religion, son cœur qui avoit plus tost ignoré le monde qu’il ne l’avoit laisse, (55) n’eut pas de peine a se defaire de l’affection des choses qu’il y avoit abandonné. On luy donna, comme a ses compagnons, la liberté de remarquer pendant quelques jours l’exterieur des autres novices afin de se conformer à eux dans les ceremonies et autres pratiques exterieures de religion. Et puis on commença de luy donner les plus communes instructions touchant la modestie, et les autres vertus qui sont convenables aux conmmençans. On devoit tout esperer de son naturel docile, de la bonté de son esprit, et des bons desirs qu’il avoit tant de fois conceu et temoigne pendant qu’il demandoit l’habit. De vray, l’office divin, le beau reglement qui s’observe dans le monastere, la conduite des superieurs toujours accompagnée de charité, le silence, la retraite, les discours serieux et saints au temps de la conversation ; les lecons spirituelles, les ferventes exhortations, les mortifications mesme publiques recherchées avidement d’un châcun, et generalement tous les usages du novitiat et de l’estat religieux produisent d’abord dans l’esprit des nouveaux venus un saint étonnement, un profond respect, et un désir d’en venir à l’imitation : rien ne leur couste dans ce premier pas, tout leur est facile, et leur cœur est une table rase sur laquelle on forme telle figure que l’on veut. La seule continuation est ce qui discerne le fort d’avec le foible, et ceux qui sont propres pour cette condition d’avec ceux qui ne le sont pas. C’est pourquoy nous avons à marquer en ce lieu comment en usa Frere Dominique de Saint Albert.
Sans doute son commencement ne fut pas meprisable, et sa premiere ferveur ne fut pas moindre que celle des autres. Mais comme Nostre Seigneur, ainsi que j’ay remarqué, avoit cessé longtemps auparavant de luy écouler (= déverser) les dons sensibles de sa grace, voulant commencer des lors à le conduire par les chemins deserts et épineux que nous tâcherons de descrire en temps et lieu : il retomba facilement dans son naturel vif, gay et enfantin, car il n’avoit gueres que quinze ans quand on le fit novice101 ;(56) et l’on peut juger ce que l’on doit attendre dans cet estat d’un enfant qui a de la vivacité, à moins que le Ciel vienne fortement au secours, et l’emporte au-dessus de la nature toujours ennemie de la mortification et du bon reglement.
En effet, on tient pour indubitable que l’esperance que l’on avoit conceu de la bonne vocation de ce jeune religieux n’eust eu aucun succez, si Dieu ne l’eust secouru. Voicy comme la chose arriva. Le Pere Maistre des novices, nommé P. Matthieu Pinault, homme sage et fort eclairé, n’omettoit à, la vérité rien de sa vigilance et de son industrie pour les elever dans les vrays sentimens et dans les pratiques de la religion ; mais comme toutes sortes de fruits ne sont pas murs à mesme temps, cela dependant de la grace, dont les directeurs sont les ministres et non les maistres, il estoit parfois oblige d’user de dissimulation et non de reprehension, surtout à l’endroit des plus jeunes, comme aussi de leur rendre le fardeau des austeritez un peu plus leger, à cause de leur complexion tendre et delicate. En quoy il imitoit le bon laboureur, qui, comme dit l’Apostre, attend avec patience le precieux fruit de la terre qu’il a cultivé.102
Or comme il arriva, contre le dessein de ce sage directeur, que Frere Dominique ne fit pas un bon usage de cette indulgence, il se sentit obligé de changer de methode envers ce novice et de prendre sur luy une conduite plus serieuse. Entre autres, un jour que les novices estoient assemblez à l’ordinaire, comme chacun d’eux en son rang s’accusoit par humilité des fautes exterieures qu’il avoit commis, quand ce fut à Frere Dominique, le P. Maistre prenant l’occasion le reprit aigrement de ses fautes et de ses legeretez et luy remontrer son peu de profit et d’avancement en la vertu dans un novitiat si avancé, et prest de finir : [il ne luy restoit plus qu’à changer de vie, ou à retourner au monde103; que Dieu, apres avoir patiemment attendu la conversion d’une ame tiede, scait bien la rejetter, et la vomir de sa bouche104 ; qu’on avoit esperé toute autre chose (57/58) de la bonté de sa vocation, qu’il la conservast comme un tresor, qui avoit cousté la vie à Jesus Christ ; qu’il travaillast à son salut tandis qu’il avoit le temps favorable105 ; qu’apres le jour de la grace vient l’obscurité de la nuit, dans laquelle personne ne peut travailler 106, ainsi que dit l’Évangile.
Cette reprehension frappa au cœur du novice comme un coup de foudre, et l’excita (exciter = se réveiller) comme d’un profond sommeil, en sorte que des lors il versa beaucoup de larmes et se resolut de faire voir les effets d’une veritable conversion. Il alla se presenter [à genoux107] devant l’autel de la Sainte Vierge, et se souvenant des anciennes faveurs qu’il avoit receu de cette Mere de belle dilection, il rappella à son esprit les douces caresses et les purs allechemens avec lesquels elle l’avoit attire et heureusement conduit au port de la sainte religion, ce qui le fit pleurer chaudement devant cet autel et devant l’image de saint Joseph [qui est aussi invoqué dans le mesme lieu108] les desordres (quoy que legers) de sa vie, passée avec si peu de fruit dans son novitiat, Il n’osoit lever les yeux vers l’image de la Vierge, tant il avoit de confusion, et, s’adressant à saint Joseph, il le prioit d’estre son mediateur envers elle.
Enfin, comme les soupirs d’un cœur humilié109 penetrent jusques à celuy de Dieu, il sentit exaucez sur le lieu les amoureux gemissemens avec lesquels il luy demanda sa conversion par les merites de la Sainte Vierge et de saint Joseph ; et pour marque de ce merveilleux effet, il prononça ces paroles du Psalmiste : dixi : nunc coepi, haec mutatio dexterae Excelsi110 . C’est à ce moment Seigneur que je commence d’estre tout â vous ; et ce changement vient de vostre main, ô Dieu tres hault.111
Voila comme la Sainte Vierge qui avoit donné commencement (58/59) à la vocation de ce novice, y donna la continuation et rachevement d’une maniere qu’on peut appeller miraculeuse, ou du moins fort extraordinaire, ainsi que les fruits que cela produisit puis apres le justifieront amplement.
La puissante lumiere de laquelle son esprit fut éclairé dans cette rencontre changea si fortement son cœur que, se levant de là avec des sanglots et des gemissemens, il parut desormais tout autre et prit des resolutions efficaces de ne plus jamais acquiescer à aux sens et a la nature. Quoy que jusques alors il eust toujours esté dans une grande innocence, il se considera comme le plus coulpable de la terre pour avoir esté si long temps sans appliquer solidement son esprit et son cœur à Dieu par connoissance et par amour, et creut qu’il falloit en toute maniere redoubler le pas pour atteindre le but de l’excellente vocation qu’il venoit de recevoir encore une fois par l’entremise de la Vierge. Il se croiait sans doute bien redevable à Dieu pour sa premiere vocation, lorsqu’il l’appella du monde à l’estat religieux. Mais il consideroit cette autre grace comme une seconde vocation bien plus estimable, d’autant qu’elle luy avoit decouvert les premiers sentiers de la vraye sagesse qui conduisent a la perfection evangelique.
Il fut desormais dans cette continuelle disposition qu’il preferait sa vocation a toutes les grandeurs et richesses de la terre, et disoit souvent que jamais il ne pourroit remercier suffisamment la bonté de Dieu d’un tel bienfait. Il fut long temps ordinairement occupé au dedans sur ce sentiment, et se trouvoit dans un continuel estonnement de ce que, nonobstant qu’il fust le plus indigne de cette grace, il l’avoit neantmoins receuè preferablement à une infinité de personnes qui en eussent mieux usé. Sur cette reconnoissance de son indignité, il s’abaissoit si fort devant tous ses freres, que non seulement eux, mais encore le Pere Maistre, se trouva tout surpris de voir la continuation de l’attrait qui faisoit en ce jeune novice un si notable changement.
Dieu luy donna une claire veuè et connoissance de ses moindres (59/60) deffauts, et il les pesoit si exactement qu’il ne pouvoit se persuader qu’il y eust autre chose en luy que deffaut et imper fection ; c’est pourquoy il se croioit le plus indigne de la maison, de tout l’Ordre, et de tout le monde. Non seulement il observoit ses deffauts, mais encore il prioit son Pere Maistre, comme plus laisser passer aucune : qu’en cela il luy feroit une tres grande charité, laquelle il tacheroit de reconnoistre par ses prieres. [Dans eclairé, de les observer et de le reprendre de ses fautes sans luy en de Dieu, et écoutant les autres avec respect. Si on l’interrogeoit, ce sentiment de son indignité, il se tenoit dans un humble si lente en la presence de ses freres ; s’abstenant mesme de parler il repondoit en peu de paroles, et rentroit dans son silence, qui servoit d’une meilleure instruction que les longs discours. Aussi ses freres ne le pouvoient ils voir sans rentrer en eux, et sans estre touchez, appercevans, disoient-ils, en luy quelque chose de divin, qui leur faisoit confusion de le voir s’avancer a grand pas, et eux demeurer en arriere.
Il ne levoit jamais le veuë en haut, et ne se servoit de ses yeux que pour la pure necessité. Passant un jour par une allée de la sacristie où il y avoit beaucoup de fleurs pour parer les autels, son P. Maistre luy demanda s’il les avoit trouvees belles ? Il repondit, comme en s’accusant de stupidité, qu’il ne les avoit pas veues, et mesme qu’il n’eust pas creu les devoir regarder sans commandement.112]
Dans ce sentiment d’humilité, lors que le Superieur advertissoit en commun de quelque deffaut, il se jettoit promptement à genoux et s’en accusoit, quoy que d’ordinaire il n’en fust pas veritablement coulpable, et tous voyoient assez que ces accusations n’estoient que l’effet de sa fervente humilité. Cette pratique luy a esté ordinaire pendant qu’il a vescu, n’estoit qu’il fut superior : encore avoit il bien de la peine, lorsqu’il l’estoit, de retenir au dedans les profondes humiliations à l’exercice desquelles il estoit porté par l’habitude de cette excellente vertu.
Lorsque quelqu’un lui parloit ou l’interrogeoit de quelque chose (60/61), si brievement que ce fust, il se jettoit promptement à genoux, selon la pratique ordinaire du novitiat ; mais il le faisoit, depuis cette conversion, avec tant de confusion de soy mesme et de son indignié, qu’il n’osoit lever les yeux pour envisager (= regarder au visage) la personne, de sorte qu’on voyoit assez, par le profond respect qu’il portoit à tous, que ce changement estoit un effet de la grace, et que Dieu, pour ainsi dire, s’estoit mis de la partie pour faire de ce jeune religieux un modele de vertu pour tous les autres.113
Dès ce temps là, corne il estoit exact et fidele à se donner a Dieu, aussi Dieu reciproquement se rendit liberal à se communiquer à luy. Le créé ne luy estoit rien hors de Dieu. Cette sentence luy plaisoit : Un cœur est trop avare a qui Dieu ne suffit pas. Et de ce sentiment il entroit dans celuy de saint Paul : Pour m’enrichir de Jesus Christ, je ne regarde toutes les choses crées et leur possession, que comme autant de dommages et de pertes.114 C’estoient en luy des profonds sentimens et non pas seulement des connoissances telles qu’ont aujourdhuy plusieurs personnes de science et de doctrine ; et quoy que ce jeune religieux ne fust encore qu’un novice, âge seulement de seize ans, on ne doit pas estre surpris de le voir parler de la sorte. C’est le langage de la grace et non de la nature, et cette maitresse des cœurs tire bien plus aisement les louanges de son autheur de la bouche des enfans115 qui sont dans l’innocence que de celle de ceux qui ont esté dans le desordre.
Frere Dominique, ainsi disposé à la profession des trois vœux de religion, demandoit frequemment cette grace a Dieu, (61/62) et la desiroit avec ardeur. On luy accorda son desir a la fin de son année de novitiat. [Dans la deliberation qui se fit sur le sujet de la Profession, il fut admis par les suffrages de toute la cour, munauté, et les Peres temoignerent qu’ils estoient pleins d’esperance que ce jeune religieux seroit un jour un homme de Dieu et un miroir de perfection.116] Et cette victime conduite aux pieds de l’autel du sacrifice y fit ses vœux avec la joye et consolation que nous pouvons penser.117 Les prononçant, il les envisagea comme autant de cloux qui le devoient tenir fortement attaché à la croix de Jesus Christ, et toûjours du depuis il se souvint de la regle que luy avoit donné son Pere Maistre : qu’un jeune religieux doit bien se garder de prendre la profession de l’estat religieux par une fin, et qu’il la doit envisager seulement comme un moyen pour s’acheminer plus outre. Il gousta profondement cette vérité, la mit par escrit, et la tint exposee devant ses yeux dans sa cellule afin d’y faire reflexion, et en tira cet avantage, qu’au lieu de se reposer, ainsi que font plusieurs, dans la jouissance de l’estat religieux comme dans son dernier but, il en fit usage desormais comme d’un moyen de tendre infatigablement a Dieu, disant tres souvent ces paroles de saint Paul : mettant en oubli les choses que j’ay abandonné, je porte mes yeux et mon cœur à ce qui est au devant de moy 118 ; voulant dire qu’apres avoir quitté le monde, toute son attention et son cœur se portoit à estre fidele à Dieu.
Il receut de son P. Maistre un autre advis non moins important : qu’il ne falloit pas qu’il s’imaginast de pouvoir acquerir les vertus sans travail, et qu’encore qu’au commencement de nostre conversion la grace nous donne facilité de les exercer, Dieu neantmoins veut que nous travaillions pour les tourner en habitudes, et leur donner de profondes racines. Qu’il faut, sous la conduite de la grace, se rendre maistre de son propre naturel et de son humeur, autrement cette humeur se rendra (62.63) si rebelle qu’on ne la pourra plus dompter, et si on laisse vieillir ses mauvaises habitudes, on ne pourra plus en arracher la racine, et on metra son salut en peril.
Pour eviter ce danger, il imprimoit ces belles veritez en son cœur et tachoit qu’elles fussent non seulement dans son goust, mais encore dans ses œuvres. En effet, il vid clairement qu’il faut que la nature meure pour donner vie à l’esprit ; que ces deux contraires ne peuvent vivre ensemble, et que tandis que nous sommes icy bas, il y a toûjours entre eux du combat a qui sera maistre du cœur. Il y a, disoit-il, des ames à qui Dieu fait la grace de mettre tout d’un coup l’orgueil sous le pied : mais celles qui ne sentent point cette force du Ciel doivent se roidir contre soy mesme, recourir à Dieu, luy representer leur foiblesse, s’armer de confiance en luy, et ne jamais desister désister de) du combat tandis que l’ennemi est sur pied. Il est bon mesme de s’en accuser en public, afin d’en recevoir confusion ; et ne se faut pas estonner de se voir plein de misere et de fragilité : nous ne pouvons que cela, et ne devons attendre autre chose de nous mesmes. Ne pretendons pas trouver en nous ce qui n’y est pas, si Dieu ne l’y met.
Il pensoit et parloit de la sorte, et ses œuvres estoient conformes à son sentiment et à sa pensée. Il ne se flattoit point dans ses imperfections, il les reconnoissoit avec humilité sans les amoindrir : il leur donnoit le nom qu’elles meritoient, et n’usoit point de termes qui peussent cacher ou diminuer son abjection. Il se réjouissoit d’estre repris en public, et disoit à son conducteur que ces reprehensions luy estoient cheres, parce qu’elles profitoient à son ame, que c’estoient des graces et des dons de Dieu. Mes fautes, disoit-il, ne m’estonnent pas, mais je crains d’en venir à ce poinct d’orgueil de n’en vouloir pas estre relevé.
Les ames de cette disposition ne font des fautes que tres legeres, et neantmoins ce religieux estimoit toûjours les siennes fort grandes ; mais ce qui se doit icy remarquer, c’est que tant s’en faut qu’elles luy causassent du decouragement, qu’au contraire cela luy servoit comme de resveil et d’esperon pour aller (63/64) plus viste dans les voyes de Dieu. Aussi estce une experience assez commune, surtout parmi les commençans, que l’ame qui est long temps sans commettre quelque faute qui luy face reconnoistre ce qu’elle est vient peu a peu dans l’assoupissement et se contente de se porter lentement à Dieu.
Il plut a Nostre Seigneur de tenir cette conduite sur nostre jeune religieux. Quoy que la grace l’eust entierement gagné vers la fin de son novitiat, ainsi que nous avons dit au chapitre precedent, cette grace ne le rendit pas insensible aux mouvements de ses passions et de son propre esprit qui naturellement estoit prompt, actif et bouillant. Elle luy laissa ses passions a dompter afin que les combats luy fussent occasions de victoires. Ainsi saint Paul, quoy que subitement et extraordinairement converti, ne fut pas puis apres exempt d’angoisses et de coin. bats, et Dieu donne advertissement qu’il luy fera voir par experience combien il luy faudra patir pour la gloire de son nom.119 Il arriva quelque chose de semblable à Frere Dominique. La grace triompha de luy fortement et tout d’un coup devant l’autel de la Sainte Vierge. Mais il a souvent advoüé depuis ce temps la qu’il avoit encore souvent ressenti des peines et des repugnances tres grandes à se vaincre. et estant interroge par un sien confident, long temps apres, comment il estoit parvenu au grand depouillement et a la renonciation qu’il faisoit paroistre en toutes choses, il respondit que cela luy avoit cousté des travaux, des soupirs et des angoisses innombrables. Que la voye par laquelle il plaisoit à Dieu le conduire n’estoit pas comme celle d’une sainte Catherine de Siene, d’une sainte Therese, d’une sainte Birgitte, qui estoient semées de roses, de ravissemens et de consolations, et que la sienne estoit herissée d’épines et de croix.
Son corps estoit fort delicat, et neantmoins il sembloit qu’il fust insensible aux incommoditez, comme au froid, au chaud, a la faim, a la soif et autres semblables. Il ne se plaignoit jamais des souffrances, il ne se rebutoit point pour les œuvres penibles (64/65) et difficiles, et on eust pensé qu’il ne trouvoit la dedans que des douceurs. Cependant, ce que j’ay dit de ses difficultez n’est pas moins veritable, et ce qu’un Pere de l’Église a dit de plusieurs gands saints, qu’ils n’estoient pas d’une autre paste mais d’une vertu plus forte que le reste des hommes se peut appliquer au P. Dominique de Saint Albert. Il n’estoit pas de fer et d’acier non plus que les autres, mais d’une generosité plus grande à se combattre soy mesme. Et ce que saint Bonaventure à remarqué mesme de la Sainte Vierge fait beaucoup à ce propos. Ce Pere dit que la Vierge, apparoissant un jour à une personne pieuse, luy dit ces paroles : « Scache, ma fille, que, la grace de ma sanctification exceptée, je n’ay receu aucun don de Dieu sans grand travail ; que, pour les obtenir, j’ay fait continuellement oraison, avec des desirs ardens, une devotion profonde, et plusieurs afflictions ; et sois assurée qu’aucune grace ne descend dans rame que par le moyen de l’oraison et de l’austerité ».
C’est aussi par ces moyens et à vive force de combats que le P. Dominique a surmonte ses appetits et ses repugnances, et obtenu de Dieu les graces qui l’ont rendu si considerable. Il se croioit autant obligé de mourir à la vivacité de ses sens, de ses passions, et de son esprit, et à plusieurs autres choses qui semblent legeres, qu’il l’estoit à la perfection du christianisme. Il sembloit qu’il ne fît plus usage de ses yeux, tant il avoit ce sens reglé et mortifié. Il ne regardoit personne en face ; il ne prestoit l’oreille qu’aux discours qui portoient à la pieté ; le boire et le manger luy devinrent indifferens, et mesme odieux, au poinct que nous le dirons en un autre lieu. Il aimoit la pauvreté dans les vestemens et en tous ses usages, l’austerité dans le dormir, la longueur dans les veilles, et la rigueur dans les penitences. [Assiégé de tentations contre la chasteté, il se livra à des pénitences terribles et serait mort de faim si Dieu ne l’avait secouru.120]
Il lisoit ses Regles et ses Constitutions avec un infini respect, les considerant comme dons de Dieu destinez pour etablir (65/66) en luy le royaume de la grace. Il les pratiquoit exactement, et couroit cette lice (courir une lice) à grands pas. [Il s’adonnait avec tant d’ardent à l’Écriture Sainte et surtout aux Epîtres de saint Paul, que de l’abondance du cœur il les avoit toujours sur les lèvres. Il la révérait tellement qu’il ne la lisoit qu’à genoux et tête découverte.121] On remarque qu’il estoit toujours le premier aux actes de regularité et d’observance religieuse, tant de jour que de nuit. Et quoy que les autres fissent leur possible pour y estre les premiers, il les devançoit toûjours, et remportoit la benediction de l’Ange qui, suivant la revelation faite à nostre Ordre, est donnée à celuy qui se trouve le premier à chaque action de la vie reguliere.
On ne peut dire l’horreur qu’il avoit du peché ; elle estoit si grande qu’il fuioit jusques aux moindres imperfections, ainsi que j’ay dit cy devant. C’est pourquoy il alloit toûjours de plus en plus estrecissant (étrécir) ses voyes, et suivant avec le Prophete celles estaient les plus rudes et crucifiantes. Car il vid clairement quoy l’obligeaient les liberalitez de son Dieu, qu’il n’en seroit pas quitte pour tenir des chemins rempans et communs, et qu’à moins d’estre le plus ingrat des conviez au banquet, il devoit estre desormais tout revestu de Jesus Christ122 , qui est la robe nuptiale des eleus.
L’estime qu’il avoit conceu de sa vocation à l’estat religieux, dès le temps de son novitiat, s’accreut merveilleusement apres qu’il eut fait ses vœux. Il luy fut donné clairement connoistre que l’estat religieux n’est institué que pour la parfaitte reformation de l’homme décheu de son innocence, et que cette reformation ne se fait qu’à proportion que l’on retourne à Dieu par connoissance et par amour. Que, pour ce sujet, il se faut separer de la vie des sens, des passions, et des affections du creé. Que Dieu seul merite d’estre recherché, qu’en cela consiste la vraie sagesse, et qu’on n’y peut parvenir que par les chemins deserts de la penitence et de la croix. Et enfin qu’il (66/67) faut tenir constamment cette route du Calvaire, a la piste des pas de Jesus-Christ ; autrement tous les attraits precedens de la grace et les mouvements receus du Saint Esprit s’évanouiront et seront à nostre condamnation. C’est sur ce fond de connoissance plus infuse qu’acquise qu’il etablit le desir et la prattique solide d’une penitence et mortification continuelle. La croix et l’austerité fut desormais son pain plus delicieux. Il ne regarda meshuy la nature que comme son ennemi domestique auquel il devoit livrer une guerre irreconciliable ; ce qu’il a si parfaitement effectué, que ceux qui l’ont connu, plusieurs desquels sont encore vivans, assurent qu’ils ne l’ont jamais veu se pardonner en quoy que ce soit. Le detail de ces veritez seroit grand, et le narré de ses singulieres (singulier = particulier) pratiques seroit beaucoup estendu, si son humilité ne nous en avoit osté la connoissance. Mais c’est l’ordinaire des plus saintes personnes de mener une vie cachée en Jesus-Christ, et par Jesus-Christ en Dieu, et d’estre si morts à la creature, qu’ils ne sont proprement connus qu’à Dieu seul qui, dans leur mysterieux tombeau, les tient cachez et les protege à l’abry de sa face123, jaloux qu’il est de ces tresors animez et de ces pierres precieuses qui doivent composer la Jerusalem celeste.
[Il aimoit tant l’introversion et l’application interieure de son esprit à Dieu que, voyant que l’on appliquoit quelques autres à l’estude, il craignoit extremement d’y estre employé, prevoyant que cela le divertiroit de son exercice interieur. Aussi les Superieurs eurent ils egard à son attrait et, voyans sa fidelité a y correspondre, le laisserent cincq ou six ans, quoy que profez, dans le novitiat, composé de quarante et deux novices, à la direction duquel ils l’employerent sous la conduite du P. Maistre. Ce qui luy fut un admirable moyen de s’établir dans la perfection de la vie intérieure.124
Depuis ce temps là, ce bon religieux fut obligé par obeissance (67) d’ecrire pour ses freres l’idée qu’il avoit de la profession religieuse. Et comme il conversoit continuellement avec Dieu au fond de son cœur, voicy comme il commence son escript : « Vous aurez, s’il vous plaist, agreable, ô mon Seigneur Jesus-Christ, qu’à la louange de votre saint Nom, j’expose fort simplement l’esprit avec lequel se conduisent nos jeunes novice et profez, [etc.] ».125]
Le desir ardent et la constante resolution que Frere Dominique avoit des ces premieres annees de religion de mourir à luy mesme fit qu’il embrassa desormais toutes les occasions de venir a cette pratique, avec grande inclination et avidité. Les Superieurs qui remarquoient en luy des graces extraordinaires, et qui d’ailleurs craignoient que sa fidelite à y correspondre ne fust comme celle de plusieurs, qui dure peu et se trouve bientost surmontée par les qualitez naturelles du corps et de l’esprit, ne manquerent pas de l’humilier en plusieurs façons et de le simplifier autant qu’ils le pourroient. Ils luy commanderent d’aller une fois chaque jour à un bon Frere lay qui estoit dans le couvent, nommé Frere Macé de Bethlehem,126 et de luy demander instruction pour sa conduite spirituelle. Il receut et accepta cet ordre du Superieur avec la soumission qui estoit ordinaire tous les jeunes religieux. Car dans ce temps là c’eust esté un crime, pour ainsi dire, de temoigner la moindre repugnance faire la volonté d’autruy.
Il alla donc chaque jour trouver ce bon Frere, et recevoir les preceptes et enseignemens qu’il luy donnoit, avec autant d’estime et de soumission que si c’eust esté la personne de la plus haute doctrine et de la plus grande autorité. Le Frere lay, qui estoit vertueux et humble, ne luy disoit que peu de mots a chaque fois, à dessein seulement de correspondre à la volonté du Superieur ; et Frere Dominique, considerant Dieu en luy, recevoit ces mots comme autant d’oracles, les escrivoit dans un papier (=cahier) qui se conserve encore, et en faisoit la matiere de plusieurs de ses meditations. On a compté dans ce papier jusques a onze cens seize de ces petites instructions, avec la datte du jour que chacune luy avoit esté donnée ; en quoy tout esprit éclairé verra quelle est la simplicité du juste et l’obéissance de l’humble. En voicy quelques unes pour la satisfaction du lecteur.
Le 15. Juin 1616. Mon Frere Macé m’a dit : Faittes comme nostre bon Pere Elisee, laissez le soc et la charrue127 ; quittez toutes les affections, je veux dire celles qui ne sont pas bonnes.
Le 16. Juin : Parlez beaucoup avec Dieu, et peu avec les hommes.
17. Juin : Il n’y a rien de si agreable à Dieu que de se tenir le moindre entre tous les miserables.
18. Juin : Ne desirez pas vivre delicatement ni estre honoré.
19. Juin : Il n’y a rien qui empesche tant de tomber en faute que de penser souvent à la mort.
20 : Ne faites rien pour vous en particulier, que vous ne fissiez en general et pour autruy.
Reçois, et rends. 21. Juin.
Ne vous souciez que d’apprendre à bien vous gouverner. [Le 23. Juin.128] Celuy qui aime son frere demeure en la lumiere.
Nostre amour envers Dieu doit estre parfait.
L’ame qui est une fois embrasée du feu de la charité chasse bien loin de soi toute obscurité et nuage. (69/70)
Il n’y a ni peine ni travail qui nous doive estre difficile si par ce moyen nous acquerons le Ciel.
Ne pensez point aux fautes d’autruy, mais à ses vertus. L’humilité est une grande vertu par laquelle ont cheminé tous les saints.
Celuy la se renonce soy mesme qui ne fait point sa propre volonté.
Faittes en vous le fondement d’humilité, et vous parviendrez jusques au sommet de la charité.
Le religieux qui parle trop n’est pas bien accompagné, La sainte religion ne peut estre en celuy qui parle trop.
Regardez toujours comme Nostre Seigneur pend en l’arbrede la croix, et vous etudiez de vous conformer a luy et a sa Passion.
Celuy la se renonce soy mesme qui, à l’imitation de Nostre Seigneur, ne fait point sa propre volonté.
La simplicité du Pere Dominique est singulierement remarquable en cecy, que si le Frere Mace ne luy disoit autre chose que ces mots : « Allez mon frere, Dieu vous donne sa paix », il les marquoit sur son papier au rang des autres instructions. Ce qu’on ne doit pas attribuer à bassesse (faiblesse) d’esprit, car le sien estoit excellent, mais à la haute estime qu’il faisoit des pratiques de l’obeissance.
C’est ainsi que non seulement luy mais encore les autres religieux, au commencement de la Reforme, imitoient la simplicité des anciens Peres du desert qui, pour vaincre leur jugement naturel et leur propre volonté, faisoient des actions de simplicité qui, dans l’esprit des sages du monde, passeroient pour ridicules. J’ay veu mesme des superieurs plus signalez soumettre en certaines choses leur jugement a celuy de quelques jeunes novices, et leur donner par ces beaux exemples des leçons d’humilité beaucoup plus fortes que ne peuvent estre les paroles. L’eschole de Jesus-Christ enseigne cette sorte de sagesse inconnue à la prudence de la chair et à la politique du monde, et c’est de cette eschole celeste que le Pere Dominique fut le disciple tres fidele pendant tout le temps de sa vie. (70/71)
Je croy que je ne dois pas laisser cette occasion sans dire quelque chose de ce bon Frere lay qui donnoit au Pere Dominique les brieves (brief) leçons desquelles je viens de parler. Frere Macé de Betlehem estoit un religieux fort simple qui avoit esté serviteur seculier dans la maison. Il fut depuis Frere Oblat, c’est à. dire de nostre Tiers Ordre, qui demeurant parmi nous servoit la religion sous un habit different du nostre. Et enfin il fut receu religieux et revestu de nostre habit. Sa simplicité paroissoit aux esprits moins penetrans n’estre que naturelle, et cependant elle venoit plus de l’esprit de la grace que de celuy de la nature : c’estoit le fruit de son oraison et de son recueillement en Dieu quasi continuel. Son employ plus ordinaire estoit de mendier par la ville au nom du convent, et au retour de suppleer à l’office de portier, ce qu’il faisoit avec tant de bon exemple qu’il acquît l’estime et l’affection de tous les gens de bien de la ville de Rennes.
Il avoit d’ordinaire quelque bon sentiment à dire à ceux qu’il abordoit, et châcun s’en trouvoit touché et beaucoup edifié, de sorte qu’on voioit assez manifestement que c’estoit Dieu qui parloit par la bouche de ce sien serviteur. Voyant un jour un des principaux conseillers du Parlement, et apprenant qu’il estait de la Tournelle, il luy dit naïvement : « Monsieur, vous estes de la Tournelle, vous jugerez les autres ; songez vous que Dieu vous jugera ? » Ce qui fit impression sur le cœur de ce conseiller. Il se comportait de la sorte avec les autres personnes dans un esprit de sainte et humble liberté, et faisant sa queste il rendoit pour leurs aumones des sentimens de devotion dont chacun temoignoit estre edifié.
Son assiduité au travail fut si grande pendant qu’il vesquit, qu’on peut dire sans mentir qu’il ne s’est reposé qu’à la mort. Sa devotion estoit singuliere au mystere de l’enfance de Jesus-Christ, et ce fut pour ce motif, aussi bien que pour sa simplicité, qu’on le nomma Frere Macé de Bethlehem, a cause de la frequente application de son esprit aux choses qui se sont passées pour nostre salut dans l’etable et en la creche que Nostre (71/72) Seigneur a sanctifié par sa naissance. Il estoit aussi tres devot à la sainte Eucharistie, grand amateur de la pauvreté et de la penitence religieuse, prompt a rendre service à tous, et cela avec une joye qui paroissoit sur sa face, et qui edifioit tout le monde. Mais de toutes les vertus dont Nostre Seigneur l’avoit enrichi, on a plus remarqué sa simplicité ; il ne la quitta point jusques la mort ; et pressentant le temps de son decez, ce pauvre religieux qui n’avoit point d’autres richesses que celles de la grue escrivit dans sa cellule un testament où il donnoit son cœur et son esprit à Dieu avec des actes d’humilité et d’autres vertu fort edifiantes.129 Puis estant tombé malade, il mourut le 2 de Mars l’an 1640,130 d’une maniere si chrestienne et si religieuse, quel exhale encore aujourd’huy parmi nous une suave odeur de benediction. Le cavereau (le caveau) où fut mis son corps estant ouvert dix ou douze ans apres pour la sepulture d’un autre religieux, ce corps parut n’estre point corrompu, dont neantmoins on ne fit pas plus grande recherche. C’est à Dieu et à la sainte Église de juger qui sont ceux qui luy appartiennent.
Nostre Seigneur eut si agreable la simple et aveugle soumission du P. Dominique à rechercher les lumieres et instructions de ce bon Frere lay, que c’est, à mon sentiment, par ce moyen qu’il merita de recevoir des Superieurs la permission d’aller parfois visiter le Venerable Frere Jan de Saint Samson, et de recevoir, non seulement les lumieres, mais encore le secours et la singuliere assistance des prieres de cet aveugle illuminé. Ce fut le moyen que Dieu voulut employer pour elever ce jeune religieux aux plus purs degrez de son amour et de la vie interieure. Car quoy que les superieurs qui avoient sa conduite en main fussent tres capables et experimentez dans les choses de la vie spirituelle. Dieu neantmoins avoit choisi Frere Jan de Saint Samson pour estre le plus clair flambeau de cette Reforme. Et ne se faut pas étonner s’il choisit pour la perfection de cet ouvrage un pauvre Frere lay aveugle des le berceau, homme (72/73) sans autorité, qui ne communiquoit l’esprit de la vie intérieure qu’en cachette et sans aucun esclat. Telle fut la methode du Verbe incarné dans la reformation de l’homme. Il choisit des pescheurs grossiers et sans connoissance des choses du Ciel, pour estre les apostres et les docteurs de l’Église. Il se sert de la conduite invisible des Anges pour nostre sanctification, et semble par la nous vouloir faire gouster le mot de l’Escriture, que le pain qui est donné et receu en cachette est plus doux et plus savoureux.131 [Un tel pere, sans doute, meritoit d’avoir des enfans spirituels dignes de luy. Notre cher F. B.132 et quelques autres se sont trouvez propres et capables en quelque façon de devenir esprit (=devenir semblable à Dieu qui est esprit.) par sa divine conduite ; et j’espere que leur vie imitera la sienne vivement, sans cesse, et de tout leur possible, quoy qu’elle soit plus admirable qu’imitable.133]
Cet aveugle contemplatif, tres eclairé dans la connoissance et dans le discernement des esprits, découvrit aussitost que Frere Dominique de Saint Albert estoit une ame propre pour recevoir les infusions de la grace et pour suivre les sentiers mystiques du divin amour. Et reciproquement, ce jeune religieux connut d’abord à la faveur de cette sainte conversation combien il estoit obligé de vivre uniquement à Dieu. La Sapience divine commença à s’insinuer doucement en son cœur et à luy faire gouster ce qu’auparavant il avoit appris par voye d’instruction, que la marque et le caractere special de ceux de son Ordre est l’exercice assidu de l’oraison et de la mortification : qu’il y a des ames obligées seulement à quelque recueillement chaque jour ; mais qu’un vray carme ne satisfait à sa vocation que par oraison et attention continuelle à Dieu, selon qu’il luy est ordonné par sa Regle, d’estre toujours retiré, et méditant jour et nuit en la loy de Dieu. Que les religieux de cet Ordre doivent estre devant Dieu des continuels adorateurs en esprit et vérité134, à l’imitation de ces sublimes intelligences qui ont toujours leurs regards (73/74) fixement arrestez sur ce divin Objet. Et qu’enfin il n’estoist plus temps de chercher ailleurs sa conversation que dans le Ciel.135
Le ciel d’une ame, c’est son cœur et le fond de son amoureuse affection, quand elle est épurée de tout le crée et paf uniquement en Dieu. C’est dans le fond de cet agreable de que nostre jeune religieux voulut placer sa demeure pour converser desormais sans empeschement avec l’Objet de son amour, goustant avec un chaste plaisir le sens de ces paroles de l’Espoux, Je conduiray ma bien aimée dans le desert et dans la solitude et là je parleray à son cœur.136
Il est vray que le premier fondement de l’édifice spirituel du Pere Dominique fut la solitude et le silence : c’estoit la premiere demarche que le V. F. Jan de Saint Samson persuadoit de faire à ceux qu’il voyoit propres et disposez pour la vie interieure, leur faisant voir qu’ils ne devoient avoir meshuy rient demesler avec les hommes : que la solitude ne consiste pas estre enfermé de corps entre quatre murailles, comme le serait une beste enfermée, qui va jettant des cris pour l’avoir sa pauvre liberté, mais que cette vertu consiste à estre solitaire au-dedans ; et qu’encore que la fuite des conversations humaines luy soit un grand avantage, elle peut neantmoins se pratiquer parmi les hommes et dans les employs exterieurs.
Cette vertu fondamentale de l’estat religieux a des effets qui sont comme autant de paradoxes. Elle separe l’homme d’avec les hommes et neantmoins il leur demeure uni par charité, leur rend obeissance, et ne leur refuse point son secours. Elle unit l’ame avec Dieu et la fait converser avec luy, et neantmoins elle la separe de Dieu par humilité, luy faisant dire avec saint Pierre : Retirez-vous de moy, Seigneur, car je ne suis qu’un pecheur.137 Elle la fait parler et converser avec Dieu, et neantmoins luy impose un silence respectueux, où les pensees et les (74/75) paroles luy sont interdites en la presence de cette souveraine Majesté Elle separe l’homme de luy mesme, et l’esprit de Dieu le conduit en trois sortes de deserts, l’un du sens, l’autre de la raison, et enfin le fait se perdre en la vaste region des esprits : et cependant cet homme solitaire demeure toûjours avec luy mesure, souverainement attentif au reglement de sa conduite, tant au dehors qu’au dedans.
Cette solitude d’esprit dont le detail appartient à un autre lieu est le paradis terrestre des ames choisies, c’est le jardin de l’Epoux et de l’épouse, clos et fermé138 à l’homme animal qui ne scait pas les choses qui sont de l’esprit de Dieu,139 et delicieusement arrousé de ce fleuve de paix duquel parloit un prophete,140 ou de ces eaux de Siloê dont la course se fait en silence,141 et qui neantmoins emportent l’ame rapidement jusques au lieu de son origine. Passons avec le Pere Dominique dans cette agreable solitude, et voyons quel fut le premier objet qu’il y recontra.
L’arbre de vie estoit planté au milieu du Paradis où furent creez et placez nos premiers parens : et dans le desert mistique où s’engage amoureusement l’ame appellée de Dieu, elle trouve un arbre planté plus elevé que la palme et plus sublime que les cedres du Liban. C’est la Croix, figurée par ce premier arbre, dont le fruit à rendu la vie a tous les hommes morts par le peché. Le Pere Dominique de S. Albert, amoureux de la sainte solitude, y appliqua d’abord son cœur et son esprit à ce plus cher Objet des ames vrayement solitaires qui est Jesus-Christ (75/76) attaché sur la Croix, et cette application fut bien tost suivie de ses effets. Il apprit à l’eschole du Crucifix que l’amour n’est jamais satisfait qu’il n’ait transformé l’amant en la chose aimée, et qu’il falloit qu’il print pour modelle de son amour ce qui s’est passé sur le Calvaire, où un Dieu transformé en l’homme meurt amoureusement pour nous, afin de nous transformer en luy,
Il luy sembla que Jesus affligé et delaissé dans ses souffrances, se plaignoit à luy de n’avoir point de consolateur, qu’il desiroit estre consolé de ceux là mesmes qui l’ont crucifié et mis à mort, et que c’estoit l’unique voye pour parvenir au but de perfection. Cette veue fut accompagnée d’un doux, mais puissant attrait de tendre dans tous ses mouvements à donner consolation à cet Amour affligé, et d’une extreme pudeur (honte) au dedans de luy mesme d’avoir esté si long temps sans compatir au souffrances de ce divin Liberateur, et sans porter au moins, avec le Cireneen, une partie de sa Croix pour le soulager.
Il n’eut pas si tost imprimé ce sentiment en son cœur qu’il se presenta devant un Crucifix, et profondement humilié en la presence de cet Amour souffrant, il luy demanda mille et mille fois pardon de son ingratitude, et congé de l’accompagner desormais dans ses souffrances. Il se jugea plus condemnable que les Arabes et les Turs, qui ne manquent à la reconnoissance de ce bienfait infini que par deffaut de lumiere et d’instruction ; et dans ce sentiment de honte et de confusion, il luy fit mille protestations de ne plus jamais se separer de luy, de le suivre sans cesse au moins à la piste de ses pas sanglans, de ne le perdre point de veue, de luy compatir tous les momens de sa vie, et de le consoler autant que, par sa grace, il en auroit le pouvoir,
Nous pouvons exprimer les actes et les amoureux écoulemens (épanchements) qu’il fit en cette rencontre, par ceux la mesme qu’il écrivit du depuis, en faveur de ceux qui se sentiroient appeliez a ce saint exercice.142 Voicy donc comme il parle sur ce sujet.
Cette amoureuse conversation sur la Passion de Nostre Seigneur (76/77) est propre seulement à ceux qui ont fait beaucoup d’avancement à l’interieur, d’autant qu’elle requiert une attention fidele et continuelle, et presuppose dans l’ame un grand desir de Dieu. Si donc apres s’estre longtemps exercée à la commune manière de mediter et prier, elle se trouve enflammée de desir correspondre par amour à l’amour de son Createur, elle pourra prendre cet exercice et envisager l’amour en son plus haut effet qui est la Passion de nostre Seigneur Jesus-Christ. Elle la meditera en sa cause, et se resoudra de vivre totalement à luy de cœur et de pensée ; et luy compatissant de toutes ses forces, elle l’assistera, le reverera, le consolera, l’embrassera, et l’entretiendra, comme si elle le voyoit presentement souffrir. Toutefois, elle ne s’imaginera rien de corporel, mais elle l’entretiendra amoureusement d’une foy vive, par amoureux et simples colloques, comme s’il estoit present, et entrera de cette maniere en son exercice.
« Enfin, Seigneur, me voicy reduitte à vos pieds pour ne plus vous affliger. Malheur à moy, Seigneur, de vous avoir tant laissé souffrir seul, comme si ce n’eust pas esté pour moy que vous souffriez ! Qu’ay-je merité, sinon d’estre privée des fruits de vostre Passion, pour l’avoir meprisée et mis en oubli les douleurs de mon Maistre ? Helas ! Seigneur, mon Dieu, j’ay passé mes jours sans penser aux amertumes de vos souffrances et sans vous en rendre graces, comme si c’eust esté plutost pour un Turc que pour moy que vous souffriez ! Mais quoy, Seigneur, vostre bonté ne m’a pas delaissé : vous avez crié si fortement à mon cœur du milieu de vostre croix et de vos souffrances, qu’enfin vous m’avez penetrée de douleur, et avez triomphé de moy. Me voila donc reduitte a vos pieds et pleine de desolation de vous avoir delaissé si longtemps dans vos douleurs, me voila dans la resolution de vous suivre, de vous accompagner et de vous assister partout où vous irez. Vous scavez, Seigneur, mon desir ; car c’est vous qui touchez mon cœur et qui le penetrez.
Non, Seigneur, je ne desire point mediter seulement une ou deux fois le jour vostre sainte Passion ; je desire passer en cet exercice le reste de mes jours, conversant avec vous, et vous (77/78) compatissant sans cesse. Ma vie se consommera de douleur vostre presence, et mes années se passeront dans les gemissemens.143 Vous me nourrirez et me repaistrez de vos douleurs
et je trouveray la dedans ma vie et mon repos. Ce sera toute ma consolation de vous envisager (=considérer) sans cesse, patissant pour moy, de vous accompagner et de patir avec vous, et de mourir avec vous.
Tel est mon desir, ô mon Dieu, plaise à vostre divine Majesté m’admettre en vostre sainte compagnie, pour vous assister, vous consoler, vous adorer, vous compatir, et vous adherer avec humilité dans toutes vos souffrances. Ouy, Seigneur, ce seront la desormais mes delices de vous contempler et de vous consoler dans vos douleurs ; que donc des maintenant, Seigneur, cela si, complisse en moy ; que je ne vous perde point de veuë ; que je vous entretienne amoureusement et que je vous suive la part ou (= partout) vous irez par mes regards amoureux et par les desirs enflammez de mon cœur. »
La resolution exprimée dans le colloque affectueux qu’eut le Pere Dominique avec Nostre Seigneur ne fut pas un mouvement passager, ni une devotion d’un jour. Les effets firent voir que c’estoit un veritable attrait de la grace, qui fit une si fort impression en son cœur de l’image du Sauveur souffrant, qu’encore qu’il ne se figurast rien de corporel, il portoit en tous lien l’idée de ce pitoiable et adorable objet, et en exprimoit les traits sur toutes les actions de sa vie. Toutes ses sorties (=le fait de faire paraître au dehors) portoient l’odeur des vertus de ce divin Exemplaire. On ne voyoit en lus qu’humilité, qu’aneantissement, qu’un mepris infini de la vanité des creatures, qu’une patience tres grande, qu’une douceur et mansuetude admirable : et c’estoit par ces pratiques de vertu qu’il tâchoit de plaire a Jesus souffrant, et de le consoler dans ses amertumes.
Pendant le repos de la nuit, qu’il ne prenoit qu’avec une extreme moderation, lorsqu’il venoit à se reveiller, il se jettoit promptement en place (=sur place) et, prosterné aux pieds de son divin (78/79)
Amour, il luy tenoit ce langage : « Quoy donc, Seigneur, suis-je icy gisant dans le sommeil tandis que vous souffrez ? Vos forces sot épuisées par excez d’amour et de douleur ; vous suez sang et eau pour moy, et je suis dans le repos ! Ah, mon Sauveur, tirez moy d’icy ; je veux assidument compatir à vos douleurs, je veux participer à vos souffrances, et vous avoir toûjours present en mon cœur. » Il est vray que son esprit estoit souvent elevé au-dessus de cette facon d’agir ; mais revenant à soy, il disoit : « Quoy donc, Seigneur, patirez vous toûjours pour moy sans que je vous compatisse ? Ingrat que je suis ! vous estes consommé de douleur et je vous mets en oubli. Penetrez mon cœur de vos douleurs, et que par tout il se sente blessé de vostre amour ».
En toutes rencontres, soit agreables soit fâcheuses au sens et à la nature, il s’entretenoit ainsi avec Nostre Seigneur. Dans tes premieres, il luy disoit amoureusement : « Serois-je si lâche, ô mon Dieu, de chercher icy mon goust, mon divertissement et mon plaisir, tandis que vous estes repeu et rassasié d’opprobres, de fiel et d’amertume ? » Dans les autres, il disoit : « Quoy, Seigneur ? Refuseray-je de souffrir ce travail, ce petit mepris, cette confusion, vous voyant patir à l’infini ? Oseray-je m’excuser, tandis que vous supportez vos accusateurs et leurs calomnies avec un profond et humble silence ? Qu’ay-je merité par mes pechez, sinon toutes sortes de rebut et de mepris ? C’est mon desir, Seigneur, d’estre traitté de la sorte, et de vous estre conforme, afin que mon Jesus, rendu miserable par mes pechez, soit aucunement (=quelque peu) consolé d’avoir son semblable en quelque chose. »
Parfois, au milieu de quelque occupation, il s’adressoit ainsi subitement à ce divin Sauveur : « Vos douleurs, ô divin Amour, ne cesseront elles jamais ? C’est assez, Seigneur, c’est assez. Si vous souffrez davantage, mon cœur ne le pourra supporter ; il deffaudra de douleur. Quoy, mon Dieu, vous continuez toujours de patir ! C’est que vostre cœur est blessé d’amour, il ne se rassasie point de souffrances, il ne dit jamais c’est assez. Je le voy, Seigneur, ce cœur amoureux, outré et penetré des traits de mon amour. Il crie à mon cœur que ses souffrances ne sont rien. Il est vray, Seigneur, qu’elles ne sont rien si on les compare avec (79/80) l’excez de vostre desir. O qui pourroit estre insatiable d’aimer, celuy là seroit insatiable de souffrances. C’est moy, Seigneur qui le suis, je vous aime ainsi, voyez mon cœur ».
Ces derniers mots disent beaucoup. Et quiconque fera reflexion sur l’estat que porte une ame qui peut dire à Dieu qu’elle est insatiable de souffrances verra quelque chose de l’estat interieur du Pere Dominique de Saint Albert. C’estoit sa pratique de devorer en silence et en cachette, mais avec avidité, les angoisses que Nostre Seigneur ne voulut pas luy epargner comme à son fidele serviteur ; car, des l’etablissement de son Église, il a promis à ceux de sa suitte (=qui le suivent) cette incomparable faveur, qu’ils luy seront conformes dans l’estat de ses souffrances. Là où je suis, dit-il, là sera mon serviteur.144 Mais si le Pere Dominique en ce sens a eu la qualité de serviteur de Jesus-Christ, je puis dire que le desir affamé qu’il avoit de souffrir davantage, l’a fait passer jusques à la qualité d’ami : et qu’il a eu bonne part à ce convy (=invitation) de l’Epoux : Beuvez et vous enyvrez, mes tres chers145, du vin pur et du brevage meslé de mes amertumes. Il s’en est enyvré, du moins en desir ; et on l’a veu dire quelquefois qu’il eust voulu estre comme les cierges qui sont passivement brûlez et consommez du feu de l’autel, et estre ainsi brusle et consommé du feu des plus cuisantes tribulations sur l’autel de la croix.
Peut estre ne sera-il pas hors de propos de dire en ce lieu comment cette sorte d’exercice sur la Passion de Nostre Seigneur doit estre mis en usage au temps destiné par la Regle pour l’oraison mentale. Voicy le modele qu’il en a donné et qu’il a formé, sans doute sur sa propre prattique, l’accommodant à l’estat de ceux qui y ont quelque disposition. « Le temps, dit-il, estant venu que l’ame devra prier plus longtemps, elle se jettera plus profondément aux pieds de ce Seigneur qu’elle a amoureusement envisagé pendant tout le jour, et ce sera pour lors son repos et son rafraichissement. Estant ainsi mise aux pieds de son Maistre, elle s’adressera doucement à luy, et s’entretiendra avec luy sur (80/81) ce qu’il souffre, pour qui, et pourquoy il souffre de la sorte. Sa dilatation (=développement) sera telle ou semblable :
« C’est maintenant, ô mon Seigneur, que je me fonds toute en vos douleurs ; me voicy pour demeurer à vos pieds tant qu’il vous plaira, me voicy pour toujours vous assister, vous consoler et vous adorer. Mais permettez moy, Seigneur, puisque vous m’en donnez le temps, de vous interroger pourquoy, et pour qui vous souffrez tant, et quelle est la cause de vostre douleur. Ce sont tes pechez, me dittes vous, ô Seigneur ; ils sont grands sans doute, puisqu’ils vous font tant patir. Malheur à moy qui ay tant peché, et qui ay mis mon Sauveur en un estat si douloureux. Mais permettez moy, Seigneur, de vous dire que ce ne sont pas mes pechez, c’est vostre amour qui vous fait patir de la sorte pour mon sujet. Ne me pouvez vous pas pardonner mes pechez d’une seule parole ? Pourquoy donc tant souffrir ? C’est sans doute vostre seul amour qui vous y pousse : et ce sera le mesme amour qui m’obligera le reste de mes jours de vous compatir et de vous embrasser.
Il en est ainsi, Seigneur, je vous desire suivre desormais la part où vous irez. Je mediteray vostre Passion en esprit de vérité, je vous y assisteray, et vous regarderay comme present. Car n’est il pas vray que lors que vous souffriez, vous pensiez en moy, et que mes pechez vous outreperçoient (outrepercer) de douleur ? Vous consideriez alors les bons desirs que je vous offre maintenant : vous m’aviez presente devant vous en souffrant pour moy ; et n’eust-ce pas esté mon devoir de vous estre reciproquement presente pour vous rendre graces d’un si grand bienfait ? Mais quoy ? Je n’estois pas lors à moy mesme pour le faire. Mais maintenant, Seigneur, avec vostre grace, je le ferai en esprit et vérité. Je vous accompagnerai, je vous suivray pas à pas en toute vostre Passion. L’Amour me conduira, et nous rendra mutuellement presens l’un à l’autre, vous à moy, et moy à vous. »
Elle commencera ainsi sa meditation :
« Commençons donc vostre course, ô mon Seigneur, car helas ! je voy que vous en avez un desir infini. Allons, Seigneur, (81), mais conduisez moy. Je ne me separerai point de vous suivrai vos pas et vos traces, preste d’aller avec vous soit vie soit a la mort. Je voy que vous allez vers la colline de Gethsemani : que ferez vous, mon Dieu, dans ce lieu là ? Est ce pour vous réjouir avec vos trois disciples, Pierre, Jacques et Jan ? Vous en avez usé de la sorte une autre fois ; vous les avez faits participans de vostre gloire sur la montagne de Thabor. Non dittes vous, viens avec moy, et tu apprendras quel est le sujet de ma course. Allons, Seigneur, allons : mais quel mot de consolation me direz vous en allant ?
Mon ame, dittes vous, est triste jusques à la mort.146 Helas ! quelles paroles ! Et comment cela se peut il faire, ô divin Sauveur Vostre ame n’est elle pas bienheureuse, pleine de gloire ? Ne temple-t-elle pas vostre divine Essence, des le premier moment, de sa creation ? Il est vray : mais helas ! la foy m’en apprend le secret. C’est que vous avez retiré de la partie inferieure de vost Ame l’abondance sensible de vostre gloire, pour l’abandonner l’excez de la tristesse. Mais à quelle fin, Seigneur, en usez voy ainsi ? C’est pour me communiquer vostre joye eternelle que vous souffrez cette tristesse. Ce mortel accablement m’estoit deu, vous l’avez pris sur vous. Vous vous estes vestu de mon infirmité pour me revestir de vostre force. Vous avez esté fait l’opprobre des hommes, pour m’elever au-dessus de la gloire des anges. Voila le secret ; je le comprens, Seigneur. Vostre humiliation est mon exaltation.
Mais encore, Seigneur, dittes moy s'il n’y a point quelque autre sujet de vostre tristesse ? Ah ! Seigneur, il ne faut point jetter la veuë sur autre sujet que sur moy mesme. C’est moy qui vous ay causé ce mortel abbattement. Vous consideriez tous mes pechez, ils vous outroient de douleur, et vous estiez triste jusques à la mort147 de me voir attache aux delices sens et aux amorces du peché. Quoy que toutes les douleurs vostre passion fussent alors cruellement presentes à vostre Esprit, (82/83) elles n’estoient pas tant le sujet de vostre amertume que mes pechez. Un seul des pechez mortels que j’ay commis vous faisoit plus de douleur que tout le reste des tourmens de vostre passion.
C’est donc moy, Seigneur, je le confesse avec humilité, qui suis le sujet de vostre tristesse. Mais me voicy, ô mon Dieu, pour ne vous plus offenser. Ne soyez donc plus triste. Car si vous continuez de l’estre, je diray que c’est l’amour qui vous abbat ainsi, et que vous estes resolu de patir pour me faire jouir. Ainsi m’obligerez vous de mediter desormais tout ce mistere en l’amour, comme effet de l’amour. C’est le plus expedient. Allons, Seigneur, allons où vous porte vostre amour, allons mourir. Revestez vous de vostre force148, ô divin Sauveur. Me voicy pour vous suivre et vous accompagner dans toutes vos souffrances. »
L’ame se comportera ainsi sur tous les articles de la Passion, elle accompagnera son Seigneur, l’interrogeant, luy respondant, le consolant, le remerciant et l’adorant. Parfois lorsqu’elle le verra dans le mépris, dans la confusion et dans la calomnie, elle pourra l’adorer ainsy : « C’est moy, Seigneur, qui suis icy present pour deffendre vostre honneur. Ces impies vous deshonorent et vous traitent honteusement ; et moy, tout au contraire, à la face de tous ces malheureux je vous reconnois pour Roy de gloire eternelle. Je vous reconnois pour mon Createur, pour mon Sauveur, pour mon Dieu eternel et immense. Plus je vous voy dans l’humiliation que vous souffrez pour moy, plus je comprens en cela vostre gloire, vostre grandeur et vostre toute puissance qui ne semble estre épuisée qu’en cela mesme que vous avez souffert. Car il est vray qu’en matiere de souffrances, vous n’avez pû passer plus outre, si ce n’est que je dise par excez, qu’en cela vostre desir et vostre volonté a surpassé vostre puissance et vostre sagesse. Vous avez esté reputé fol et insensé pour l’amour de moy ; mais en cela seul esclate plus hautement vostre Sagesse infinie. Et qui des mortels, et mesme des esprits angeliques, eust jamais conceu que vous eussiez peu vous abaisser jusques à ce poinct sans detriment de vostre Divinité, si vous mesme, Seigneur, par (83/84) vostre Sagesse, n’en eussiez inventé le moyen, et ne l’eussiez reduit en prattique ? »
Elle pourra parcourir ainsi toute la Passion de N.S., rendant à Jesus-Christ l’honneur pour les opprobres, la justice pour l’injustice et pour les fausses accusations. Elle s’excitera specialement à l’aimer par cette principale consideration que ce Dieu, plein de bonté ait bien voulu souffrir la peine de nos maux pour nous enrichir de ses biens ; qu’il se soit fait homme pour nous faire dieux, qu’il se soit dépoüille pour nous revestir ; qu’il ait esté reputé pour fol et insensé afin de nous communiquer sa sagesse, et qu’il se soit humilié et anéanti pour nous elever. Quoy qu’il ne soit pas necessaire de donner beaucoup de considerations à une ame de ce vol (car selon l’ardeur de l’amour avec lequel elle suivra son Seigneur, elle goustera les tresors de la sapiene divine qui sont cachez en luy149, une chose luy sera necessaire qui est l’attention continuelle et ardemment amoureuse vers son Seigneur, en tout temps, en tous lieux, et en tout moment. Qu’elle agisse doucement, sans neantmoins s’exciter trop au sensible. Si parfois elle se voit liée dans ses puissances, la souvenance cordiale et amoureuse luy suffira pour compatir à son Bien aime.
Nous pouvons juger des effets que produisit en l’ame Pere Dominique de Saint Albert l’usage de ce divin exercice la Passion de Nostre Seigneur par ce qu’il dit luy mesme en conclusion du model qu’il en a donné, et que nous venons de descrire, « Heureux, dit-il, celuy qui pourra dignement pratiquer cet exercice ; il pratiquera, sans sortir de l’Amour, toutes sortes de vertus d’une maniere fort sublime et satisfera au desir de ce divin Sauveur qui semble ne souhaiter autre recompense de toute » Passion de la part de nous autres, que d’avoir quelque ame sais qui luy en scache veritablement gré, qui converse avec luy et nuit en cette maniere et qui tâche de luy rendre amour pour amour, douleur pour douleur, sang pour sang, s’il luy estoit possible. »
Le premier de ces fruits fut une haine irreconciliable de ce (84/85) bon religieux contre le peche mortel. La veuë luy en estoit si affreuse qu’il ne la pouvoit supporter, considerant que c’est luy qui a osté la vie a Jesus-Christ, et luy a fait souffrir le supplice de la croix. Il appelloit le peché l’ennemi de l’amour, et disoit parfois qu’il ne pouvoit comprendre comment une personne en peché mortel pouvoit rire et se réjoüir, ni mesme prendre un seul moment de repos. Et tout simplement il avouoit à ses plus familiers que, hors le peché et l’imperfection, il ne sentoit aucune peine de quelque facheux accident ou contrariété que ce fust. Mais a l’égard du peché sa haine estoit implacable.
Or, comme il avoit une haute idée de l’excez et de la perfection de l’amour que Jesus-Christ nous a montré dans ses souffrances et dans sa mort, il eut aussi tout le reste de sa vie une etrange aversion mesme contre le peché veniel, l’envisageant comme ennemi de la perfection de l’amour. De sorte que depuis, estant prieur, il avoit de tres grandes difficultez a supporter les fautes, quoy que legeres, qui se commettoient contre le silence ou contre quelque autre poinct de la Regle. Et quoy que ceux qui n’avoient pas une si haute idée de la perfection condemnassent son zele comme critique et indiscret, il n’est pas moins vray que ce zele contre le peché, mesme veniel et leger, est un temoignage de la rare perfection de son amour.
L’importance de ce sujet, et le but que nous envisageons dans cet ouvrage, m’oblige de faire icy quelque digression contre l’aveuglement de ceux qui ne craignent pas, quoy qu’obligez a la perfection, de commettre le peché veniel. Je ne feray que redire ce que j’ay imprimé dans un autre lieu.150
§
Le Pere Dominique apprit aussi au pied de la Croix à combattre l’amour propre qui se sert de ruses et de deguisemens, qu’on appelle propres recherches de la nature, pour nous glisser le venin du peché. Si cet ennemi du saint amour se presentoit à l’ame sans couvrir sa laideur de quelque voile ou pretexte, il n’y (85/86) seroit pas receu. C’est pourquoy il prend un masque d’innocence ou de raison, ou du moins d’indifference. Mais ce religieux divinement eclairé voyoit d’abord tous ces pieges, et comme c’est en vain, dit le Sage, qu’on jette le filet devant ceux qui ont des ailes et des plumes151, il s’elevoit aussitost dans la region des ames fideles qui surmontent par la foy tout ce qui est de l’instinct de la nature corrompue.
Il envisageoit les emplois honorables de la condition religieuse, les singularitez et prerogatives, les traitemens de table, l’estime des seculiers, et generalement tout ce qui n’est point de la mortification de Jesus-Christ comme des ennemis jurez, aussi bien que le peché. Il s’est veu bien peu de personnes spirituelles de cette force, qui n’ayent pris au moins parfois quelque honeste, divertissement, afin que l’arc ne fust pas toûjours également bandé. Mais ce religieux a eu cela de singulier tandis qu’il a vescu, qu’il n’a jamais paru se relâcher de son exercice interieur. En tout temps, en tous lieux et en tous employs, son cœur son esprit alloit toûjours roidement à Dieu. La nuit, il prenoit plus son repos en Dieu que sur sa couche, et en ce sens on peut dire que ses tenebres estoient comme sa lumiere.152
Comme du depuis il eut grande benediction à toucher les cœurs dans la conversation et à gagner les ames à Dieu, il estoit extremement soigneux de rejetter les mouvements de retour de reflexion que la nature veut faire sur soy en ces rencontres « Il est vray, disoit-il, que la nature veut parfois s’attribuer ce bien, et s’y satisfaire au lieu de le renvoyer a son principe. Ou peut estre prend elle son contentement en ce que le gaing des ames est beaucoup prisé dans l’estime des hommes. C’est un orgueil secret dont il faut couper la racine, et ne se pas facher si parfois Dieu nous retranche les talens et les moyens de profiter a autruy, afin que nous apprenions à luy rapporter le tout à travailler purement pour luy. »
Il retranchoit encore a la nature une autre satisfaction plus (86/87) subtile qu’elle a coustume de prendre dans les dons de Dieu. C’est que, comme son esprit devint extremement elevé dans la contemplation des choses divines, quoy que sa volonté fust quelquefois en des ardeurs d’amour qui l’eussent obligé de prendre quelque sorte de soulagement en se laissant aller aux soupirs, jamais neantmoins on ne le voyoit soupirer ni faire exhaler la flame qu’il ressentoit au-dedans ; c’est ainsi que son esprit ne faisoit point de cas de la nature. Il ne luy faisoit aucune part de ce qu’il goustoit au plus intime de soy mesme : et quoy que Dieu lui communiquast des choses ravissantes, il ne vouloit pas se soulager du moindre soûpir. Il ne traittoit pas ainsi ceux qui du depuis furent sous sa conduite. Lorsqu’il les entendoit soûpirer vers le Ciel, il leur disoit agreablement : « Il est raisonnable, mes freres, que la nature attrape de temps en temps quelque morceau du banquet, autrement elle mourroit de faim. Prenez y garde et vous connoistrez comme parfois elle prend hardiment, autrefois elle fait subtilement. »
Il temoignoit assez par cette façon d’agir qu’il estoit ennemi de l’amour propre et du propre instinct de la nature, la considerant comme une source de peché et comme un rejetton du vieil Adam condamné par Jesus Christ sur le Calvaire. Neantmoins, quoy qu’il eust tant d’aversion du peché et de tout ce qui en peut estre la cause, il avoit grande charité pour les pecheurs ; et si pour consoler Jesus-Christ affligé il usoit de zele contre le peché qui estoit le sujet de ses souffrances, il n’avoit pas moins de zele a aimer ceux pour lesquels il a souffert, afin de luy apporter encore quelque soulagement et consolation en cette maniere. Il consideroit ce que l’homme a cousté à ce divin Liberateur, combien de gemisssemens il a jetté pour luy, combien de sang il a repandu, et quel ardent amour il a temoigné pour le sauver. C’est ce qui luy donnoit estime pour toutes les ames rachetées à un si haut prix. Il ne meprisoit aucun estat, ni le seculier en comparaison du religieux, ni celui du mariage en comparaison du celibat, ni celuy du moins reforme a regard de celuy qui l’est davantage, ni la personne imparfaite en comparaison de la plus parfaite. Cette ame foible, tombée dans le (87/88) peché, sera peut estre un jour grande devant Dieu, et nous ne scavons pas nostre propre sort ; Dieu seul fait le discernement, et c’est à nous d’adorer ses jugemens en silence.
[Ce fut à la suite du Crucifié et au pied de la Croix que le Pere Dominique de Saint Albert apprît excellement ce que c’est que la vérité du christianisme. Il connut que tous les chrestiens sont non seulement enfans de la vérité, ainsi que disoit autrefois saint Cirille Alexandrin, mais encore qu’ils devoient, pour repondre à leur nom et à leur sainte vocation, estre tous changez et transformez en la vérité. Mais laissant les autres à la conduite de la grace, et tournant son zele contre luy mesme, il print une forte resolution de se rendre tout le reste de ses jours conforme à son divin Exemplaire, Jesus — Christ souffrant, mourant et crucifie sur le Calvaire.153]
Ce que Pilate ne pût ou ne voulut pas apprendre de la bouche de Jesus-Christ au temps de sa Passion, le P. Dominique l’apprit et le gousta a l’eschole de la Croix. Quid est veritas,154 ce que c’est que vérité ? Il vid, avec saint Augustin, que la vérité n’est autre chose que la souveraine ressemblance d’un chacun a son Principe, et que le principe de la vie des parfaits chrestiens estant Jesus-Christ crucifié, ils sont non seulement enfans de la vérité, ainsi que disoit autrefois St Cirille Alexandrin, mais encore qu’ils doivent estre tous changez et transformez en Jesus — Christ qui est la souveraine et premiere vérité.
Il grava si fortement cette maxime en son cœur qu’il prit pour sa devise ces deux mots : Verité ! Verité ! Fidélité ! Fidelité ! Sa langue parlant de l’abondance de son cœur, luy mettoit frequemment cette devise en la bouche ; et cela luy servoit d’un continuel advertissement de demeurer stable et perseverant dans les pratiques de la vérité, et de ne pas en decheoir comme cet Ange rebelle duquel la Verité mesme a prononcé ces paroles : In veritate non, stetit. (Jo., 8).
Ce fervent desir d’estre veritable, de s’établir constamment (88/89) dans la vérité du christianisme, et d’accompagner sa foy des œuvres conformes aux maximes de Jesus-Christ le rendit parfaitement fidele à deux choses : à se dépoüiller du vieil homme, et à se revestir du nouveau qui a esté crée selon Dieu dans la justice et dans la sainteté de la vérité.155 La grâce le depouilla premierement de tout l’exterieur, et puis de l’interieur et de luy mesme, dont le detail est d’une grande estendue ; et luy mettant sans cesse devant les yeux l’image de Jesus-Christ, sur laquelle il devoit estre formé, elle le revestit des traits et des vertus de ce divin Exemplaire.
Pour descendre au particulier, ce fut non seulement par le motif de satisfaire aux promesses qu’il avoit fait à sa profession, mais bien plus par le dessein que la grace luy avoit inspiré de se rendre conforme à Jesus obeissant jusques à la mort,156 que ce bon religieux rendit a Dieu et a ses superieurs jusques a la mort une tres parfaite et exacte obeissance en toutes choses. Considerant ce divin Sauveur entre les mains des Juifs, humblement soumis a ces tygres inhumains, il ne luy fut pas difficile de se soumettre a tout ce que ses superieurs desiroient de luy. Pendant qu’il a vescu, dit un de ses disciples, il a esté aussi simple, flexible et maniable à toutes les volontés de ses superieurs qu’un enfant, sans repugnance ni contradiction quelconque. Dans la conduite exterieure de sa vie, il n’a jamais voulu rien mesler du sien ; ni demander ou se procurer, directement ou indirectement, d’estre appliqué à cecy ou à cela ; remettant la determination totale de luy mesme à ceux qui le gouvernaient. Il n’estoit pas comme ceux qui cherissent assez la volonté de Dieu et des superieurs, pourveu que les choses qu’elle commande soient faciles et agreables, qu’elles ayent du rapport avec leur humeur, et qu’elles soient conformes à leur volonté. Il eust fait conscience de refuser quelque employ, pour les peines et les repugnances qu’il y eust pu ressentir, dont nous verrons des rares exemples lorsque nous le considererons cy apres dans les employs qu’il a eu de regent et de superieur, (89/90) qui luy estoient extremement onereux, et ausquels nonobstant il se laissa depuis appliquer sans donner le moindre signe ou souffrir au dedans le moindre mouvement de repugnance.
C’est ainsi que ce disciple fidele de Jesus souffrant se depouilloit avec son Maistre au pied de la croix, non seulement de tout l’exterieur, mais encore de sa propre volonté qui est le vestement plus adherant et attaché au vieil homme. Et sa fidelité fut si grande en ce poinct que, sur la fin de sa vie, il dist un jour a un religieux de confiance qu’il n’avait jamais fait sa volonté propre : ce qu’on peut autant admirer en luy quelques uns l’ont fait dans un saint abbé qui dist en mourant : Laetus morior quia numquam feci voluntatem meam. Je meurs joyeux et content, parce que je n’ay jamais fait ma propre volonté. Il le mandoit un jour a son Pere spirituel dans l’une de ses lettres : Quid eligam ignoro.157 Je ne scay plus ce je dois choisir, je ne trouve plus en moy d’election : Il me semble que je ne scay ce que je veux ou ne veux pas. Et une autre fois parlant de la violence qu’il s’estoit faite à accepter la conduite d’autruy, il dist que les personnes comme luy avoient grandi repugnance à estre superieurs ; d’autant qu’ils sont accoûtumez à se laisser conduire, à obeir aux autres, et à ne commander jamais.
Cet esprit d’obeissance et de parfaitte soumission aux lontez de ceux qui le gouvernoient, n’estoit pas un pencha : de la nature, tel qu’il se rencontre en quelques humeurs naturellement dociles ; il tiroit sa source de plus haut. C’est qu’il envisageoit continuellement son Maistre qui, dans les doulta et les tourmens de sa Passion, luy servoit d’exemplaire et modele de cette vertu, luy disant sans cesse d’un langage mue mais tres penetrant : « Regarde et faits comme il t’est enseigné sur la montagne. Voy, comment il faut estre veritable et fuie, Rends moy verité pour vérité, fidelité pour fidelité ».158 Sur ce modele sacré, il apprenoit à rendre obeissance à tous, non (90/91) comme à des hommes, mais comme a Dieu mesme, auquel ils servent d’instrument pour nous signifier ses volontez : et voyant le Fils de Dieu se soumettre à des scelerats comme aux executeurs de l’ordonnance de sa mort, il ne trouvait que douceur et suavité à se soumettre aux volontez de ceux qui le faisaient mourir a la sienne propre.
Il respectoit les paroles de ses superieurs comme des oracles vens de Dieu mesme ; et jamais il ne consideroit ceux qui luy ordonnoient quelque chose comme tels ou tels, mais il luy semblait appercevoir en eux un certain raion de la puissance et de l’autorite de Jesus-Christ : pratiquant en cela le conseil porté dans sa Refile Christum potius cogitantes, quam ipsum159 et imitant Jesus-Christ mesme qui, dans la personne des bourreaux, envisageoit la puissance qu’ils avaient receu de son Pere, leur disant : C’est maintenant vostre heure et la puissance des tendres 160 ; et au juge qui le condamna : Tu n’aurois pas puissance sur moy si tu ne l’avois receu d’en haut.161
Ainsi dépouillé de sa propre volonté, il allait suivant avec joye les traces et les pas de Jesus — Christ, et pouvait dire avec un prophete : Vadam spoliatus et nudus.162 Le depouillement et la nudité de toutes choses quant à l’affection et, autant qu’il se peut, dans la realité que nous admirons dans les saints, luy sembloit meriter plutost le nom d’abondance et de richesses que celuy de pauvreté ; en quoy son sentiment estoit conforme à celuy de l’Apostre, qui dit que leur souveraine et tres profonde pauvreté a produit en eux l’abondance et les richesses de leur simplicité.163 Et comme il n’y a que ceux qui suivent Jesus-Christ pauvre et denué de tout qui le puissent posseder riche de ses graces et de sa gloire, le Pere Dominique avait extremement à cœur de se trouver des premiers et des plus ardens à la suite de ce divin Roy depouillé, afin d’estre pleinement revestu de luy.
Sa pauvreté quant à l’exterieur estoit parfaitement exacte, (91/92) et c’est de quoy je ne m’arresteray pas a donner des preuves, afin de m’exempter de decrire en ce lieu tout l’exterieur vie qui a toujours esté accompagné de cette belle vertu. Ce sera tout dire en cette matiere, si j’allegue ce que luy mesme a escrit des pratiques de la pauvreté qui, des son temps, estoient communes et ordinaires a tous les religieux du convent de Rennes : d’autant qu’il les a tous surmonté en ferveur, si nous escrivions le sentiment public. Voicy comme il parle au chap. I des Regles exterieures du novitiat.
« Vous scavez, Seigneur, qu’à vostre imitation, qui estes le chef de nous tous, nos freres aiment si cordialement la pauvreté evangelique, que celuy la s’estime le plus heureux de tous a il eschet (il échet) d’estre plus pauvrement vestu, et qu’ils ont la mesure disposition pour tout ce qui regarde les commoditez du corps ; en matiere de vestemens, de tuniques, de chappes, de cellule, de breviaires, chacun desire de tout son cœur ce qui est le pli abjet, delaissé et meprisé. Si on presente a table deux sorte de pain, ils choisissent le plus grossier. Ils se depouillent et se privent avec joye de ce qu’ils ont pour en accommoder ceux d’entr'eux qui en ont besoin, et se jettent instantanement aux pieds du superieur à qui remportera la grace et la permission de se devestir pour la commodité de leur frere. Ils ne cherchent en rien les plaisirs et satisfactions du corps, et se plaisent en toutes choses a ce qui est plus humiliant et austere. Neantmoins, pour ne pas offenser la veue du prochain, ils s’estudient a estre propres et nets dans leur pauvreté, et particulieremet dans leurs habits et dans la blancheur de leurs chappes, prenans garde de les gaster pendant le travail, etc. »
Il avoit aversion si formelle d’avoir quelque chose de neuf, specialement en son vestir, que ce qu’un autre eust pris avec quelque satisfaction il ne le recevoit qu’avec des peines fort grandes ; de sorte qu’il falloit user ou d’industrie ou d’autorité pour le luy faire accepter ; et quand il se voioit vestu delas sorte, il se rendoit importun au superieur pour avoir permission de changer avec quelque autre. Il me souvient que, tandis que je luy demandois l’habit de religion, descendant un jour pour me (92/93) parler, il se trouva qu’il avoit une robe neufve, à quoy neantmoins je ne prenois pas garde. Mais ce grand amateur de la pauvreté, quoy que fort indifferent à tout l’exterieur, me fit voir qu’il estoit tout honteux de se voir avec ce vestement neuf, et qu’il ne le portoit qu’avec une extreme repugnance. Et en effet, je ne le vis plus revestu de cette robbe, et je me persuade qu’il usa du pouvoir qu’il avoit alors, en qualité de prieur du convent de Nantes, pour se deffaire de ce vestement et en prendre un qui fust usé. Il faisoit voir par ces pratiques qu’il avoit la meilleure part dans la vérité d’un sentiment qu’il a souvent avancé : Que lorsqu’une ame gouste avec plaisir la pauvreté exterieure, c’est signe qu’elle est riche interieurement.
Quand il faisoit reflexion sur les attachemens aux commoditez et aux satisfactions que plusieurs font souvent paroistre, il ne se pouvoit assez etonner d’un si grand abus. « Helas ! disoit-il, comment est ce qu’ils s’attachent si fort à la terre, en laquelle ils n’ont aucun droit que celuy de s’en servir de passage pour parvenir au Ciel ! » Ce cœur pur n’eust pas souffert le moindre entredeux (=intermédiaire) entre luy et son divin l’Objet ; il estoit de ces voyageurs qui tournent sans cesse le dos aux choses temporelles et n’envisagent que l’eternité. Le goust et l’experience qu’il avoit des veritez avancées par saint Paul dans ses Epitres, estoit tres remarquable. Mais de toutes ces divines sentences il avoit celle cy plus à cœur, comme plus conforme à sa pratique : Quae retro sunt obliviscens ad anteriora me converto. 164 Mettant en oubli tout ce qui est en arriere, c’est a dire tout le temporel, je n’ay ni pensée ni desir que pour ce qui est au devant de moy, c’est a dire pour le divin Objet auquel je suis interieurement appliqué.
Le cœur de Jesus-Christ, nud et depouillé sur la Croix de tout le crée, et uniquement occupé à faire la volonté de son Pere, luy avoit appris cette belle leçon, laquelle l’homme animal ne peut concevoir ni comprendre, de ne rien posseder icy bas, de n’aspirer a rien, ne se reposer en rien, se devestir de tout, (93/94) de demeurer en Dieu par maniere de dire sans volonté, sans science, sans conoissance et sans sentiment pour quelque chose cree que ce soit, non pas mesme pour les ecoulemens grace sensible, afin de n’y donner aucun lieu aux recherches, de l’amour propre. Car telle affection à la creature, si parfaite qu’elle soit, fait separation entre l’ame et son Bien aimé, sorte qu’il est contraint de s’arrester derriere ce mur de disvision, et au lieu des caresses de son immediate presence, il ne luy reste que la liberté de jetter des œillades de compassion sur son epouse, au travers de quelque fente et ouverture.165
Les estats de cette belle ame que nous descrivons cy apres donnent des marques si evidentes de ce parfait depouillement non seulement exterieur, mais encore interieur, de tout le creé qu’il n’est pas a propos d’en dire icy davantage ; autrement, je m’exposerois à trop de redittes. Quoy qu’il ne faut pas nier et le lecteur le marquera (=remarquera) s’il luy plaist, que les estats du esprit contiennent tant de choses dans leur unité, et sont simples et uniques dans leur estendue, que c’est tout dire qu’et dire peu, et qu’il semble qu’on redit toûjours la mesme chose quoy que cette sorte de sujets ne s’epuisent jamais.
[Extraits de lettres de Jean de Saint-Samson, puis :] Apres ces marques de la haute estime qu’a fait le Venerable F. Jan de Saint Samson, du R.P. Dominique de Saint Albert, aucun (=personne) doit estre surpris de ce que nous nous avançons de donne sa vie au public : ce n’est ni par ostentation ni par une demangeaison d’ecrire. On a trop long temps differé d’en effectue le dessein pour plusieurs raisons qui ont du fondement et de la vérité. Mais c’est pour obeir a l’ordre des superieurs, marque assez que c’est la volonté de Dieu que cette lumiere ne demeure pas cachée sous le boisseau, et qu’au contraire elle soit produire au dehors166 pour luire a tous ceux du moins qui sont dans la famille du Carmel, et qui l’ont ardemment desiré. (94/95)
Les Generaux de l’Ordre ont donné pour cela leurs lettres patentes, et la Province des Carmes de Touraine, assemblée en chapitre provincial, a semblablement donné ses decrets a ce que nous travaillassions à la composition de cette vie, qu’on a toujours esperé devoir estre utile aux bonnes ames. Cependant il s’est fait qu’a raison d’autres emplois et occupations, la chose ne s’est point effectuée jusques a present. Ce qui fait assez voir qu’il n’y a pas eu de precipitation a mettre en evidence la vie et les œuvres de cet homme de vertu : en cette matiere, il est meilleur d’estre lent que precipité, avoir mission et estre poussé par la volonté des superieurs, que se haster de se produire aux yeux d’une infinité de personnes de qui les jugemens sont differens et les pensées assez souvent peu favorables. Mais le principal sujet de tant de delais, c’est qu’il n’estoit pas de la justice, ni mesme de la bienseance, qu’une plume si rempante (=méprisable) comme la mienne se portast à cette entreprise. Il faut un saint pour ecrire la vie d’un saint. Il faudroit avoir l’œil tout penetrant pour suivre cet aigle dans le vol de sa contemplation et de sa sureminente vertu : et dans ce sentiment comme je ne scavois à quoy recourir, il m’est venu en pensée qu’il seroit mieux de faire du moins commencer cet ouvrage par une personne excellemment mistique et contemplative, qui est le Venerable Frere Jan de Saint Samson, homme divinement eclairé qui a parfaitement connu le P. Dominique et qui, selon la pieuse pensée des plus sages, contemple a present avec lui sans aucun rideau, ce qu’il ne voioit ici bas qu’en enigme et en figure.167 Voila pourquoy j’ai commencé par la copie de quelques lettres de ce Frere qui contiennent le principal de la vie de ce bon religieux. Le reste qui est commis à nos soings aura l’effet et le succez qu’il plaira à Dieu.168]
Dieu, principe et fin de tout ce qui est, a tout créé pour lui-même. Donc l’homme, créé par Dieu, n’a, dans l’ordre d’ici-bas, d’autre fin que Dieu qui l’a non seulement créé, mais lui réserve l’accès à l’ordre surnaturel en s’établissant lui-même finalité et béatitude de l’être humain.
Cette doctrine de la finalité de l’être humain est, selon Dominique de Saint Albert, le principe fondamental sur lequel repose toute vie spirituelle ; c’est donc à partir d’un tel principe qu’il développe en toute logique sa théologie mystique et dégage les règles selon lesquelles l’âme, étroitement unie à Dieu, peut, autant qu’il est possible en cette vie, atteindre cette finalité. L’importance d’un tel principe dans la vie spirituelle est née en lui, à la lumière de la contemplation, de façon ineffable ; elle est pour lui le centre de la vie et il propose comme l’unité fondamentale de toute sa doctrine. Dominique ne se contente pas de présenter cette doctrine de la finalité, mais il est tout entier dans la façon dont il éclaire et explique combien il est profitable et nécessaire d’avoir devant les yeux cette finalité pour gouverner toute sa vie selon cette finalité. Si l’homme s’en montre pleinement capable, il pourra dès cette vie, jouir de l’expérience savoureuse de Dieu. Pour que l’âme connaisse plus profondément sa fin ultime et soit incitée à la rechercher davantage, il donne différents arguments et raisons touchant soit Dieu, soit le sujet lui-même soit aussi le bénéfice qu’en aura notre prochain.
Et en effet, Dieu a donné à l’être humain la vie, l’intelligence et toute chose pour qu’il l’aime. C’est vrai particulièrement des facultés principales de l’âme puisqu’il relève de la mémoire de se souvenir des bienfaits de Dieu, de l’intelligence, de connaître son créateur — faveur essentielle — de la volonté, de s’appliquer à s’y attacher de toutes ses forces et à jouir de la bonté de Dieu. De plus, par la grâce sanctifiante l’homme a été élevé au niveau surnaturel et même après la chute il s’est trouvé face à Dieu qui, répandant pour lui les trésors de sa bonté, a envoyé son Fils unique, en ce monde, pour le racheter. La raison de l’Incarnation, comme l’enseigne notre auteur, n’est rien d’autre que l’amour de Dieu pour l’homme et cette divine charité « nous pousse à tendre à la perfection ». De plus, Dieu qui est venu au monde pour que les hommes aient la vie en abondance, et à quel degré d’intensité, s’inquiète plus que l’homme lui-même, de sa perfection spirituelle qui n’existe que dans la poursuite de sa propre finalité. En effet Dieu, en frappant l’âme jusqu’au tréfonds d’elle-même, la pousse vers lui, de façon mystérieuse et avec force, par ses inspirations secrètes et autres moyens extérieurs. Aussi, Dieu seul est-il le moteur initial et l’agent principal de l’union de l’âme avec Lui, lui qui le premier, par les grâces tant efficace que prévenante, l’oriente efficacement et constamment vers son centre qui puisse infini comme il est être aimé d’elle également sans limite. Cette âme, enveloppée en quelque sorte, « comme un poisson dans la mer », de l’amour de Dieu qui ne cesse de la regarder toujours avec attention, qui ne l’oublie jamais et qui l’aime, ne peut, si elle réfléchit bien, que se tourner vers Lui avec fidélité et amour et, si elle ne veut pas se montrer ingrate envers Dieu, elle ne doit jamais L’oublier.C’est donc à l’âme d’être attentive à l’amour que Dieu lui manifeste ; et tout ce qui lui arrive a, pour elle, la saveur de Dieu et l’oriente vers l’union amoureuse et intime avec Lui, son ultime but.
En outre, l’homme, selon l’ordre de la divine Providence, reconnaissant en Dieu sa fin ultime, est poussé vers Lui, avec l’aide de la grâce, par son propre désir. L’âme, en effet, créée pour Dieu et attiré amoureusement par lui, ne peut trouver, en cette vie, le repos qu’en Dieu seul. Car l’objet de la volonté humaine est le bien universel et aucune créature ne peut parfaitement satisfaire une telle soif. Pour cela, l’âme doit chercher sa béatitude en Dieu, son ultime fin, vouloir le goûter, le voir, l’entendre lui seul puisqu’elle trouve en lui le repos de son cœur, son unique trésor et son guide.
Comme Dominique a écrit ses préceptes à l’intention des novices, il se devrait inculquer l’obligation de tendre à cette fin ultime avec des arguments tirés de ce cas particulier, montrant la finalité de l’état religieux qui n’est assurément ni étude scientifique ni activité extérieure d’aucune sorte.Aussi faut-il plaindre les autres religieux qui se jettent sur l’étude intellectuelle de Dieu, mais qui négligent la science efficace de Dieu par laquelle Dieu est connu comme digne d’amour infini et est recherché comme tel. Si l’homme est sur terre et s’il a embrassé l’état religieux c’est pour travailler continuellement et ardemment à sa perfection ; celle-ci ne consiste pas seulement en une union ordinaire — c’est à dire en la grâce sanctifiante –, mais de surcroît en la pratique de vertus spirituelles, soit théologales, soit cardinales. Est très utile à cette fin l’attention permanente de l’âme à Dieu comme à son premier principe, mais encore et surtout l’union de la volonté humaine et de la volonté divine.
Enfin la charité et le vif désir du salut du prochain donnent une raison supplémentaire de devoir faire tendre toutes ses forces à son but dernier. En effet, la vie apostolique est plus efficace si elle émane de la plénitude de la contemplation, et l’union avec Dieu profite alors beaucoup plus à notre prochain. Aussi la charité régulière demande-t-elle que tous tendent à la sainteté de vie par une véritable intimité avec Dieu grâce à laquelle « la religion notre mère brille en ses élèves ». Quand on brûle pour son propre Ordre, les religieux doivent préférer la sainteté à la science et aux autres activités ; l’expérience le prouve puisque la corruption de la vie régulière s’est introduite dans la plupart des ordres religieux, non par le manque de maîtres, mais par le défaut de leur sainteté. Seuls les contemplatifs constituent les bases très solides de leur communauté religieuse.
Ensuite, dans cette intimité avec Dieu, on réfléchit mieux au salut des fidèles. Certes les activités extérieures, dans la vie apostolique, sont utiles et même nécessaires, mais puisqu’« il faut aller de l’intérieur à l’extérieur », tous doivent être persuadés qu’être unis à Dieu sert mieux au salut des âmes que de s’appliquer uniquement aux tâches extérieures. En effet, dans la sanctification d’autrui, l’homme n’est qu’un instrument, mais l’ouvrage doit-être d’autant plus parfait par lui-même que l’instrument le sera.
Cette conviction explique pourquoi l’auteur a dit préférer être avec Job sur son fumier plutôt que de convertir le monde avec Saint Paul.En effet, une fois nommé supérieur, il consacrait plus de temps à prier qu’à leur assener des remarques quand il s’agissait de corriger les frères de leurs fautes et il écrivait à Jean de Saint-Samson quand il s’inquiétait de ses frères : « Que ma prière à Dieu soit pour eux jusqu’à ce qu’ils se repentent ».Cela ne signifie pas qu’il n’usait pas envers ses frères de châtiments et de punitions — c’est clair, au contraire, d’après le témoignage de Timothée de la Présentation et de sa lettre du 21 décembre 1633, —, mais cela nous montre qu’il accordait plus de valeur à la prière qu’aux châtiments pour corriger autrui.
Ces raisons exposées, Dominique a voulu montrer l’utilité d’une attention continuelle à notre finalité. Si nous regardons vers Dieu, Il nous laisse la possibilité d’aspirer à lui de toutes nos forces : si nous considérons notre perfection, elle nous est promise, pleine et entière, en Dieu, notre fin ultime ; et si nous voulons nous soucier du salut du prochain, nous ne pouvons mieux faire que de tendre à cette perfection. C’est pourquoi l’ultime et unique souci immédiat de l’homme est de tendre continuellement à cette fin ; il s’ensuit donc que Dieu est totalement le but de toute activité humaine, intérieure ou extérieure, et eu égard à ce principe, se pratiquent les vertus et sont écartées les difficultés que soulève aisément notre nature corrompue. En effet, plus l’être humain sait l’utilité d’atteindre cette finalité, plus brûlant en est son désir, lequel éveille et accroît les possibilités d’en employer les moyens appropriés. Surtout comme, du point de vue de l’objet, ce désir est unique et qu’il se déploie dans toute activité humaine, comme l’âme est toute tension, sa vigilance n’est pas facilement trompée, et l’effort pour dompter les obstacles est plus grand que s’il ne s’agissait que de pratiquer l’une ou l’autre vertu ou d’affronter les obstacles un par un. Donc telle est la première règle pratique dont dépendent les autres : puisque Dieu est reconnu comme fin ultime, tous nos efforts, autant que possible, doivent être faits pour Lui.
De la façon dont l’auteur expose le principe fondamental de la vie spirituelle, concernant la finalité en Dieu de l’être humain, il déduit directement et confirme la spécificité si souvent combattue de la doctrine spirituelle de l’école carmélitaine traditionnelle, à savoir que Dieu est tout, le reste rien ; autrement dit : Dieu seul suffit à l’homme, et donc le reste ne doit pas avoir grande importance si ce n’est dans la perspective de Dieu. Si, en effet, l’intimité avec Dieu dans la vision béatifique, est la finalité de toute vie humaine, c’est à cette finalité qu’il faut essentiellement tendre. En outre, notre auteur exhorte vivement l’homme à mourir [à lui-même] sciemment, à ses bonnes actions externes, sans l’afficher bien sûr, en montrant à tous cette même justification : la seule chose qui compte est de parvenir à cette fin ultime qu’est Dieu. Par ailleurs, comme, d’une part, les aspirations à la béatitude ne peuvent être comblées que par Dieu seul, et que d’autre part, Dieu ne comble pas un tel désir si l’homme ne s’est pas détaché de toutes les affections humaines, il est nécessaire que l’homme s’attache à Dieu de tout son cœur et se détache complètement des créatures, ou bien qu’il reste étranger aux créatures, par son intimité avec Dieu, tout en étant à leur service. Il n’est pas possible de boiter entre les deux directions : Dieu et les créatures. Donc à ceux qui courent sur la voie spirituelle se pose la question : voulez-vous ou non vous attacher de toutes vos forces à Dieu, votre fin ultime ? Si oui, qu’ils vivent pour Lui seul. Alors l’inclination du cœur vers ce but est la condition sans laquelle on ne progresse que bien peu, sinon pas du tout. En conclusion, l’âme, convaincue de devoir chercher l’intime union avec Dieu, ne doit aspirer qu’à cela seul, sans se soucier le moins du monde du reste.
Suite à ce principe de fin ultime et de l’obligation qu’a l’homme de tendre à cette fin de toutes ses forces, notre auteur s’efforce de résoudre un autre problème de vie spirituelle, à savoir qui est appelé à la vie mystique. Certes, cette question, notre mystique [Dominique de Saint Albert] ne l’a jamais traitée de manière systématique, mais sa pensée se dégage nettement des exhortations et autres conseils dont il s’efforce d’aider les autres à la vie spirituelle. Il dit, en effet, que la vie mystique n’est pas un don « donné gratuitement » comme un bienfait donné par Dieu à l’homme, sans la participation de ce dernier tel le don de prophéties, de miracles etc. La vie mystique est bien un don de Dieu, mais un « don sanctifiant », sorte de fruit de l’amour pour Dieu et du désir présent de Dieu. Pour cette raison il n’a que pitié pour les tenants de la thèse opposée. Si Dieu s’est, en effet, institué fin ultime à la poursuite de laquelle l’homme est tenu de s’attacher totalement, dans laquelle il trouve sa perfection en s’unissant intimement à Lui, cette quête de Dieu ne doit être, en rien, dite impossible à tel où tel puisque cette quête est raisonnable, proportionnelle aux forces humaines avec l’aide de la grâce, et enfin obligatoire à tous. En outre, Dominique [de saint Albert] pense que, si l’homme est fidèle en recherchant la pureté de cœur et en renonçant aux affections humaines, Dieu ne lui refuse pas la grâce de la vie mystique, grâce que Dieu donne non seulement à ceux qui ne résistent ni à sa volonté ni aux inspirations de cette grâce, mais qui se laissent entraîner à Lui autant qu’ils le peuvent.
À la question de la raison pour laquelle bien peu accèdent à la vie mystique, si elle est à la portée de tous, il répond que si beaucoup ne la recherchent pas c’est entièrement de leur faute ; ou bien faisant peu de cas de la vie spirituelle, ils sont incapables d’un total renoncement à eux-mêmes, et ne pas encore détachés de la cupidité pour le monde, ce qui est un obstacle insurmontable sur la voie de l’amour; ou bien Dieu se cachant à eux pour éprouver l’authenticité de leur amour, suspendant ainsi en eux tout désir de vie mystique, ils ne se mettent pas dans ses mains, mais renoncent à une union intime avec Lui. C’est donc de la faute des hommes, et non de Dieu, si bien peu accèdent véritablement à la vie mystique, alors que Dieu paraît bien plutôt inciter l’homme à cette union intime.
Sur ce point de vue de Dominique, un texte de l’ouvrage : « Regulae exteriores seu Praxis externa prae-cipuarum virtutum » soulève un doute « … bien que tous nos frères — il s’adresse à Dieu — ne parviennent pas tous au même degré d’intimité avec Toi, cependant chacun d’eux croit absolument nécessaire pour lui la relation avec ta divine présence pour bien agir dans les actes extérieurs ». Un tel texte semble contredire, au premier abord, que nous soyons tous appelés à la vie mystique ; cependant, replacé dans son contexte, il signifie que, comme une étoile diffère d’une autre par sa clarté, de même tous les mystiques n’ont pas le même degré de l’expérience de l’intimité avec Dieu.
Comme Dominique a destiné ses écrits aux religieux et surtout aux Carmes, il est permis de se demander s’il a défendu la possibilité d’une vie mystique pour tous les fidèles indistinctement. Son point de vue semble devoir se confirmer puisque les principes de base de sa thèse valent non seulement pour les religieux, mais rigoureusement pour tous ; en effet c’est pour tous et pour chacun la même finalité, la même obligation d’y tendre de toutes ses forces, même si la vie mystique est bien plus accessible aux religieux puisqu’ils sont considérés comme détachés en leur cœur des créatures. Donc celui qui se prépare avec foi à la vie mystique, est certain d’y parvenir grâce à l’aide de Dieu.
Il s’ensuit qu’il est normal d’aspirer à la vie mystique puisqu’elle est l’union suprême en cette vie de l’homme avec Dieu, dont la possession est le but ultime de tous les hommes. Mieux, la perfection spirituelle dépend beaucoup de l’intensité d’un tel désir, ce qui est confirmé par l’acteur de bien des serviteurs de Dieu.
Par conséquent, quiconque se soumet à l’enseignement du maître Dominique, peut librement et ardemment souhaiter l’union mystique avec Dieu, car l’homme vit pour jouir de Dieu le plus tôt et autant qu’il est possible.
Une fois reconnue la possibilité pour l’homme de parvenir à l’union intime avec Dieu, à celui qui demande comment y parvenir, Dominique répond aussitôt : une seule chose est nécessaire pour que tel ou tel soit reconnu comme fidèle: orienter sans cesse toutes les forces de son cœur vers ce but et y aspirer avant toute chose. Quiconque veut atteindre le sommet de la parfaite oraison, doit s’attacher de tout son cœur à Dieu par des prières efficaces, puisque tout ce que l’homme possède, l’homme le tient de Dieu, pour qu’il s’en serve pour tendre ver lui. Il faut sans cesse s’y appliquer activement, y aspirer constamment, avec le désir insatiable du cœur de ce bien suprême, centré et finalité de la vie humaine : cette obligation n’est remplie que si l’homme s’est d’abord dépouillé des affections terrestres et s’il s’est paré d’une grande pureté de cœur. En effet si Dieu est la fin exclusive de l’homme, celui-ci doit tenir son cœur paré de tout détachement humain. Donc ceux qui désirent accéder au sommet de la parfaite oraison, doivent apprendre à vivre dans la vraie pureté de cœur parce qu’ils ne progressent dans la vraie prière et dans la contemplation qu’autant qu’ils progressent dans la pureté de cœur, comme le dit Dieu dans l’Évangile : « Heureux les purs de cœur, car ils verront Dieu »; en effet, l’amour salutaire de Dieu croît d’autant plus en nous que l’amour pernicieux de nous-mêmes et nos désirs égoïstes diminuent davantage. L’âme qui s’applique à la pureté de cœur, en renonçant, à l’amour de soi et à sa volonté propre, mérite de s’approcher de plus en plus de Dieu pour s’entretenir librement avec Lui. La pureté de cœur est donc la première condition pour remplir l’obligation que nous avons de tendre à notre ultime finalité.
La pureté de cœur, l’auteur la considère plutôt sous son aspect négatif, dans la mesure où elle implique l’extirpation de toutes les passions, et la maîtrise de la nature sensible, fidèle ainsi à Jean de S. Samson, il écrit : « Mourir, mais comment ? De la façon dont le veut celui qui veut nous fait mourir au monde pour nous faire vivre la vraie vie ». Cette mort nécessaire pour accéder à Dieu réside dans le renoncement total de soi ; car puisque mourir avant le temps prévu ne peut ni ne doit se faire, nous devons du moins mourir en ce que nous croyons fermement que toutes les créatures et nous-mêmes ne sommes rien en face de Dieu. Le vieil homme doit mourir pour que Dieu, en tout homme pleinement et complètement transformé en toute sainteté et justice en lui-même et extérieurement, vive et agisse. Pour cette raison, Dominique a écrit ces devises :
« chaque jour, je meurs », formule qu’il recommandait vivement à qui s’évertuait à accéder à la vie mystique. « O bienheureux qui ne désire rien de ce monde », « telle est en effet, la vie des passionnés de Dieu », et lui-même préférait ce bonheur à toutes les jouissances de la terre.
Que personne pourtant ne croie que ce désir de mort est une sorte de dégoût de la vie : rien n’est plus étranger à l’esprit de notre auteur ; mais cette mort est la condition nécessaire de notre union à Dieu, parce que si un tel renoncement fait défaut, l’homme ne vit pas alors pour Dieu, mais pour lui seul, alors qu’au contraire, celui qui se libère des influences pernicieuses de ce monde, « se prépare à s’envoler sans cesse vers Dieu ». L’âme, forte de la grâce de Dieu, doit assumer une fervente mortification de sa propre volonté et de son propre jugement, éradiquer le dérèglement de ses passions, tenir en laisse ses sens extérieurs et agir en tout pour plaire à Dieu et lui préparer en son cœur une demeure digne ; en effet, Dieu, si l’âme est vraiment fidèle à ces pratiques, non seulement la purifie, mais l’enflamme et l’illumine, et l’attire à lui en faisant naître en elle des actes de pensée qui l’enhardissent abritée sous l’aide de la grâce jusqu’à ressentir ; elle perçoit qu’elle approche alors plus librement de Dieu et que son influence agit en elle.
L’auteur recommande vivement les moyens tout à fait pratiques qui permettent à l’âme de parvenir plus vite à sa propre mort ; le premier est que l’âme travaille non seulement à la destruction de toute passion pernicieuse, mais qu’en plus, elle échappe à tout plaisir sensible, même s’il est spirituel et paraît exciter la dévotion. Un tel dépouillement de soi, l’auteur l’appelle pauvreté intérieure de l’esprit, pauvreté qui, tout désir et goût spirituel abdiqués, consiste dans le dénuement de l’esprit, et qui doit être d’autant plus ardemment recherchée qu’elle est plus difficile. Ce n’est donc pas à ce qui plaît au monde, mais à ce qu’il abhorre, que l’âme fidèle doit ardemment s’attacher. L’auteur explique comment l’âme doit se gouverner, sous la louange d’autrui ou si elle……..transparaître en elle-même un soupçon de sensibilité au plaisir ou à l’honneur, mais aussi sous els reproches, le blâme, la moquerie, ou si on lui impose des tâches dures et fatigantes ; car ceux qui désirent satisfaire fidèlement l’obligation de tendre à Dieu « cherchent, contrairement à tous, à être ignorés et comptés pour rien », se réjouissant complètement de cette difficile insignifiance; et bien que de tels actes ne soient jamais que des actes extérieurs, ils sont cependant utiles comme il est naturel pour des actes qui proviennent de la richesse de leur vie spirituelle et qui, en même temps, l’intensifient et la fortifient à leur accumulation.
Pour s’entraîner à « mourir chaque jour » s’ajoutent également d’autres moyens : silence et solitude, bien sûr. Dans le silence l’âme se tourne plus facilement vers Dieu, et elle se fortifie de son amour selon ce qui est écrit : « Dans le silence l’espoir sera votre force » ; et à cette pratique parfaite du silence doit s’ajouter la solitude. L’auteur connaît l’utilité du combat contre la tentation, épreuve qui fortifie davantage les vertus, mais néanmoins il pense qu’il faut privilégier la solitude où les racines du bien recherché ne cèdent ensuite à aucun assaut. C’est pourquoi il considère plus saint toutes choses égales par ailleurs celui qui se retire davantage du monde et il atteste qu’il tient pour supplice de sortir de sa communauté ; bien que ces deux choses, silence et solitude soient tout à fait utiles pour préparer l’âme à la vie mystique, elles ne sont cependant pas du tout indispensables pour mourir à soi-même surtout si une plus grande vertu requiert autre chose. Ainsi, l’auteur lui-même, quand, parfois l’obéissance lui imposait la charge de prêcher, il ne se dérobait pas : « je ne peux, disait-il, trouver la solitude ; cependant que soit faite la volonté de Dieu. Je peux parfaitement trouver la mort [de l’esprit] dans le travail comme dans le silence ».
De cette façon, l’âme en mourant à la nature et au monde, acquiert un cœur pur et ainsi « elle sentira peu à peu pulluler en son cœur de fréquents élans d’amour vers la chose désirée » qui est Dieu, sa propre fin, et qui a promis de se révéler à ceux qui sont purs de cœur.
Une autre condition pour que l’âme parvienne à l’union mystique est l’oraison, principal moyen qui prend force pour revenir vers Dieu, son principe. Comme lorsque deux amis cherchent à se lier étroitement, il ne leur suffit pas de se connaître, il leur faut absolument un même état d’esprit, une conformité de leurs désirs, de leurs gestes et de leurs actes, de même, si quelqu’un veut accéder à cette familiarité avec Dieu, il ne lui faut rien faire d’autre que de s’appliquer, avec un zèle fervent, à la prière qui est l’authentique, la complète, l’active attention à Dieu, la tension de toutes les forces de l’âme vers Lui, et qui unit si totalement l’homme à Dieu qu’il s’entretient presque toujours avec Lui, à toute heure, et en tout lieu. Dans l’oraison, non seulement l’âme se met de toutes ses forces, en état de s’unir à Dieu, comme dans le cas de la grâce sanctifiante, mais elle expérimente cette union par un retour perpétuel vers Dieu par ses actes intérieurs, de reconnaissance et d’amour de Dieu, et cette union n’est possible que par l’oraison. Donc si la pratique de l’oraison est nécessaire pour atteindre l’union intime avec Dieu, il ne suffit pas du tout de la mettre en pratique n’importe comment, mais elle doit être la principale, voire l’unique occupation de l’âme ; autrement on ne parviendra pas à l’union effective de l’esprit avec Dieu, ce qui explique peut-être pourquoi on trouve si peu de gens pourvus de telles vertus. Si l’âme s’applique à Dieu, par la prière, de toutes ses forces, elle ne peut qu’accomplir toujours ce qui plaît à Dieu, en pratiquant toutes les vertus, puisque la prière, à la différence de toutes les autres pratiques morales, atteint directement Dieu, et de plus, en elles, se trouvent réalisées toutes les vertus théologales. Ce Dieu, qu’elle reconnaît comme sa fin ultime, c’est à Lui que l’âme veut se donner ; surtout, elle fonde sur Lui toute son espérance et son aide, sur Lui qu’elle veut aimer de tout son cœur et de tout son amour. Donc, une telle orientation de l’âme vers Dieu est le meilleur moyen de conduire l’âme, ici-bas, dans la voie séraphique, en l’enflammant sans cesse d’amour pour qu’elle ne rêve, ne respire que par l’amour. En effet, grâce à la seule prière, l’homme a tout le loisir de considérer sa fin ultime et faute de quoi naissent tous les malheurs du monde. Vraiment, si quelqu’un, d’un cœur pur, par la prière, tend, en esprit, à cette gloire céleste qui lui est réservée, et s’il conçoit qu’il gagne la ferveur de Dieu son but ultime, dont il puisse jouir, dès cette vie, par l’union mystique, alors assurément, il sera d’autant plus fort pour pratiquer les vertus et pour affronter les pires difficultés qui se présenteront sur la voie du Seigneur. Il s’ensuit donc que l’oraison est absolument nécessaire à qui veut progresser dans la voie de l’amour.
Bien que Dominique, sache comme nous le dirons bientôt l’utilité de la réflexion surtout dans les premiers exercices de l’oraison, cependant il ne tient pas cette pratique comme nécessaire dans la prière ; surtout, dès que l’âme commence à approcher de l’union intime avec Dieu, il enseigne que cette pratique doit laisser place au sentiment. En effet, d’un côté, l’âme doit s’appliquer sans cesse à prier, d’un autre côté, l’intelligence et la mémoire se fatiguent facilement, la première, par la réflexion, la seconde par l’effort fourni, puisque le corps a un grand rôle dans notre nature et qu’il lui est impossible de ne laisser place qu’à la réflexion. Alors, puisque notre cœur n’est jamais lassé d’aimer, notre auteur dissuade de trop s’appliquer à penser quand on prie, et suivant l’école spirituelle du Carmel, il insiste sur les actes et les dispositions de la volonté : « cet entretien de l’âme avec Dieu…. ne consiste pas… dans l’exercice de l’application des sentiments… mais dans l’adhésion de l’esprit ».
Pour que l’âme parvienne à cette si éminente adhésion de l’esprit, il lui faut procéder par degré, puisque divers sont les degrés de l’oraison selon la diverse application des sentiments et la diverse intensité de l’influence de Dieu sur l’âme.
Le premier degré de l’oraison est la méditation discursive. À ce point, l’âme non pleinement arrachée encore aux affections terrestres ni libérée de la puissance imaginative, peut — ce lui est même nécessaire — avancer en l’oraison par activité rationnelle et sensible modérée. À pareille âme, il est difficile de s’abstraire totalement des sens et c’est pourquoi, à ce degré d’oraison, elle a besoin du secours tant de la partie rationnelle, à savoir de l’intellect, que de la partie sensitive. S’offre alors la considération de quelque mystère, dont étant bien pesé l’ajout, l’âme essaie d’exciter la volonté à l’acte de componction, d’amour et d’action de grâce, puisqu’il appartient au sens et à l’intellect de mouvoir la volonté et de l’aider en sa montée vers Dieu. Notre auteur recommande vivement que tout de suite après chaque considération un sentiment et un acte de la volonté soit commandés, autrement il y a danger que l’âme fasse une oraison travaillée plus qu’une oraison, quand l’intellect s’efforce, dans la matière proposée en partant des sens, de « conjoindre les dernières propositions aux premières, par arguments, conséquences, antithèses ». Et ainsi, elle est frustrée du fruit le meilleur de la prière, à savoir par excessive inflammation de la volonté, et revient de l’oraison plus émue d’humaine persuasion que divinement embrasée.
Au second degré d’oraison, les efforts de l’âme sont moins nombreux et plus simples. En effet, bien que l’imagination tout comme l’intellect opèrent encore activement, cependant les actes de la volonté deviennent plus fréquents et plus ardents. Car l’âme, grâce aux précédentes méditations, a acquis une si grande connaissance des choses divines et devient d’une si grande perspicacité que, plutôt que de vouloir continuer à réfléchir au sujet proposé, en se remémorant rapidement quelque élément de ses précédentes méditations, elle se sent aussitôt entraînée vers Dieu, parlent amoureusement avec Lui, elle l’interroge et il Lui, répond, elle l’adore et lui rend grâce, et elle fait naître des actes qui témoignent de son amour et de sa volonté de le servir tous les jours de sa vie.
À ce second degré d’oraison, lui est proposé « un exercice sur la passion du Seigneur » où l’âme appréhende la passion du Christ comme actes d’amour envers elle, Dieu l’incréé, et par lequel elle est poussée à gouverner sa vie de façon à répondre par un même amour « à l’amour éternel et infini qu’est son Créateur ». L’âme fait cet exercice en se tenant par l’esprit près du Christ souffrant, en l’adorant, et dans des entretiens amoureux, vivant avec Lui dans une foi dépouillée sans qu’il faille entretenir des représentations concrètes et pour cela si l’âme est prête à entreprendre un tel exercice il faut strictement qu’une attention amoureuse et intense qui la fait partager tout au long de la journée, la souffrance de son Seigneur aux divers moments de sa passion. Ainsi, l’âme en se centrant uniquement sur l’amour que lui manifeste Dieu dans sa passion, pratiquera, de très sublime façon, les vertus auxquelles elle s’attachera d’une extrême ardeur pour imiter et adoucir la souffrance de son Seigneur, puisqu’elle doit en tout lui ressembler, lui avec qui elle vit et souffre. De plus cet exercice plaît beaucoup à Dieu qui fait le plus grand prix de l’âme qui partage plus que souvent son intimité et qui s’efforce de rendre amour pour amour. Cet « exercice amoureux sur la passion du Christ » peut même être pratiqué, de la même façon, dans les degrés inférieurs de l’oraison, lui qui aide beaucoup à progresser dans la voie de l’oraison parfaite.
Après un certain temps — Dieu en décide — l’âme, après s’être exercée dans la précédente oraison, coopérant ainsi avec Dieu, est admise au stade du troisième degré d’oraison. Jusque là, elle a regardé le Dieu incarné ou présenté à elle sous une autre forme sensible ; mais maintenant, à travers cette intimité, elle appréhende le Dieu incréé, dans une confiance toute simple, par delà les représentations sensibles, et alors il lui est facile d’être continuellement en oraison. Cette oraison ressemble à la relation entre père et fils, ou encore entre deux fidèles amis qui vivent, dorment mangent dans la même maison, toujours présents l’un à l’autre.
Ainsi l’amour et le désir de ne jamais se séparer de Dieu, mais de vivre plus étroitement avec Lui sont, dans ce type d’oraison, la principale occupation de l’âme puisqu’à ce stade, la sensibilité fait silence, et que, de plus, l’intellect lui-même pour le progrès de l’âme dans ce type de prière devient au fil des jours de plus en plus passif ; cependant qu’au contraire, le zèle de l’âme devient plus profond et plus intense au point de paraître entraîner toute l’activité de la vie. Dominique qualifie cette prière comme esprit unique et simple qu’il faut rechercher ; bien qu’offerte à tous, cette oraison/prière n’est pas facile.
Enfin notre mystique ajoute un quatrième degré d’oraison qui inclut déjà certains éléments de la prière mystique comme le désir insatiable de Dieu et de tout l’ineffable le concernant, bien qu’il appartienne encore à l’âme de commencer l’oraison où non seulement la participation des sens est totalement absente, mais où l’intellect lui-même n’entre pas pour grand-chose. L’âme qui jouit d’une telle oraison, morte totalement à elle-même, ornée d’une grande pureté, « aspirant à jouir de son Dieu le plus vite », est déjà au seuil de l’union mystique.
La vie mystique est l’expérience savoureuse de Dieu lui-même : elle repose sur un double élément, à savoir : la perception par laquelle l’intelligence approche Dieu d’une façon nouvelle et la douceur ineffable dont la volonté fait l’expérience de Dieu lui-même. Contrairement à l’habitude, ce n’est pas l’intellect qui provoque cette douceur dans la volonté, mais c’est par la méditation de cette dernière qu’il acquiert une meilleure connaissance de Dieu, connaissance qui dépasse toute connaissance humaine et tout raisonnement. En cela l’expérience mystique diffère de la connaissance qu’ont de Dieu les bienheureux étant donné qu’ils connaissent Dieu en premier lieu, puis le goûtent alors la connaissance étant ante… à l’amour ; chez les mystiques au contraire, l’amour qui génère en eux le désir [de Dieu] donne la connaissance de Dieu ; puis ce désir [de Dieu] pousse à la possession de son objet, et cette possession comble le désir à proportion de l’intensité de cet appétit de Dieu, provoquant ainsi une expérience pleine de suavité. En outre, la mémoire reste toujours remplie de la divine suavité reçue de la savoureuse expérience alentie par la volonté née de la volonté [de Dieu] ; alors elle reste amoureusement attentive à cet objet divin ardemment souhaité et, ainsi, l’intelligence, aidée et stimulée par la mémoire, cherche, d’une nouvelle façon, Dieu lequel agit directement et immédiatement sur l’âme.
L’homme qui chemine du commun connaît ordinairement Dieu indirectement et directement, à travers la création, aussi n’atteint-il pas, par cette création, à l’essence de Dieu, et il n’approche cette essence que par les concepts tirés de la création, par la triple voie de la causalité, de la négation et de la supériorité ; cette connaissance, notre auteur suivant en cela le Pseudo-Denys, l’appelle connaissance négative de Dieu.
Mais comme Dieu et ses dons sont bien réels, les connaître tels qu’ils sont en soi et non seulement en apparence n’est tout simplement pas impossible, en cette vie. En effet, Dieu intimement présent dans l’âme mystique, non seulement en raison de sa puissance infinie, mais surtout pour la raison précise qu’il agit directement et immédiatement sur l’âme, par lui-même gratuitement, touche l’âme en son abîme et y agit « comme en la transformant à son essence même ».
Cette proximité de Dieu provoque dans l’âme « la lumière de la sagesse divine et éternelle » dont elle est inondée, et aisée de cette lumière, l’âme goûte et connaît Dieu, sans s’aider d’aucune représentation ; cette connaissance, bien qu’obscure, est cependant bien claire et laisse l’âme bien certaine qu’elle fait l’expérience de Dieu et non de quelque autre. Également, la même lumière surnaturelle, enlevant peu à peu ce qui obscurcit la foi offre à l’âme une profonde connaissance des mystères de Dieu, avec tant de clarté que l’âme expérimente et saisit, en quelque sorte, ce qu’elle croit dans sa foi, et aussi lui semble-t-il qu’elle n’est plus en chemin, mais qu’elle touche au but.
Aussi, puisque cette connaissance des mystères de la foi qu’on vient d’évoquer dépasse de loin leur connaissance purement intellectuelle, l’auteur, informant son ami Jean de Saint-Samson qu’il lira dans ses cours les traités “De la Grâce” et “De l’Incarnation”, dit ceci : « Je préfère infiniment la connaissance que Dieu infuse dans mon âme à celle apprise dans les livres.” Il illustre cela d’exemples variés, rapportant ce que fit le Frère Aegiduis, de la communauté de St François, qui, alors qu’il allait dire : “Je crois en Dieu”, vivait une expérience si sensible de Dieu qu’il ne voulait pas dire “je crois”, mais “je vois” ; et il proposait un autre exemple tiré de la différence de connaissance entre celui qui a entendu dire que le miel est doux, mais ne l’a jamais goûté, et celui qui, même s’il n’a jamais entendu parler de la douceur du miel, l’a cependant goûtée. Puisque, si les bienheureux du ciel ont le bonheur de voir Dieu et de le goûter tandis que les fidèles ordinaires ne voient ni goûtent Dieu, les mystiques, eux, sans voir Dieu, le goûtent et ils ont de Dieu une connaissance vraiment expérimentale. Aussi, la foi, chez les mystiques, renforcée et éclairée par la lumière de la contemplation, paraît partager les lumières de la gloire, bien que restant dans quelque obscurité, parce que ce que les élus goûtent au ciel, les mystiques l’expérimentent les yeux brouillés par la taie de leur état mortel. Cette obscurité explique pourquoi les mystiques sont toujours en chemin et qu’ils ne cessent pas de gagner Dieu par la foi ; néanmoins, par cette expérience, la foi se fortifie, non pour quelque intérêt qui l’y pousse, mais à cause de la connaissance profonde et expérimentale qu’ils ont de leur objet même (à savoir Dieu).
Dans l’union mystique, l’activité de l’esprit est très diminuée puisque Dieu entraîne et accapare les forces intérieures, il se laisse voir à l’âme continuellement et en retour l’âme à lui. Les représentations mentales, les spéculations et les raisonnements ne sont, en aucune façon, capables de laisser dans l’âme par elle-même une pure idée de Dieu, aussi, habituellement, dans l’union mystique doivent-elles tenues en laisse puisqu’aucune créature concrète ne peut représenter Dieu tel qu’il est en soi ; de plus, une telle activité, le plus souvent, apporte, avec elle, divagations et distractions qui peuvent détourner l’âme de son objectif essentiel : l’Amour. L’action de l’intelligence, dans l’expérience mystique, est celle d’une foi pure qui répond à son désir que montre Dieu à la volonté : alors quand la volonté engendre ses élans et que l’âme goûte et expérimente Dieu, l’intellect doit rester inactif, puisque, dans la vie mystique, la connaissance de Dieu par l’âme “ne consiste pas à pouvoir trouver Dieu par ses propres forces intellectuelles, mais en laissant Dieu s’insinuer amoureusement dans son cœur”. Quand l’âme parvient à un total dépouillement de l’esprit, elle s’éloigne des représentations et spéculations mentales, ce qui est le signe que l’âme est unie plus intimement à Dieu, de façon toute nouvelle et purement spirituelle ; et si elle doit s’appuyer sur des spéculations mentales, alors c’est comme si elle y voyait une vraie mort de l’esprit qui la supplicie violemment. Notre auteur (Dominique de Saint Albert) atteste qu’il vivait la pratique de la spéculation à laquelle il se livrait en enseignant la théologie, comme une mort qui surpassait en cruauté toute autre mort qu’un esprit amoureux de Dieu puisse subir, alors qu’au contraire, déchargé de son enseignement, il s’empresse d’informer son maître spirituel (Jean de Saint-Samson) de sa joie à n’être plus obligé de s’appliquer à la science de Dieu par des spéculations, mais à s’engager seulement sur la voie mystique, ce que Jean (de Saint-Samson) approuvait pleinement. La raison de ce tourment de l’âme est qu’il avait expérimenté que Dieu transcende de loin tout développement et analyse intellectuels, et qu’il dépasse toutes les espèces de la créature ce qu’on peut imaginer, voyant très clairement que tout ce qui peut être par l’intelligence compris, dit ou écrit à propos de Dieu, quel que soit le mot employé, est infiniment éloigné de la vérité de Dieu. C’est pourquoi il souffre s’il doit se livrer à de telles spéculations qui ne peuvent, en aucune façon, révéler tel qu’il est en lui-même, le Dieu auquel il aspire ardemment et dont il a soif.
L’âme mystique atteint Dieu non tant par l’intelligence que par le sentiment ni par les sens naturels qui ne peuvent en rien saisir le spirituel puisqu’elle sait, dans la pureté de sa foi que Dieu ne peut-être reçu en elle par le raisonnement ; mais en le goûtant, sans connaissance intellectuelle préalable, elle l’approche d’une nouvelle façon qui est la mise en œuvre de l’appétit que l’âme a de Lui, plus proche de la sensibilité que de l’intellect. Cet appétit, bien que jamais complètement satisfait, l’âme, cependant, sent qu’elle possède dans une certaine mesure, l’objet de son désir à la façon dont les sens s’apaisent dans la possession de l’objet ; avec cette différence, cependant, que les sens s’apaisent complètement dans la mesure où ils obtiennent l’objet désiré, alors que l’appétit que l’âme a de Dieu est d’autant plus vif qu’elle a atteint.
Par une telle expérience de Dieu, l’âme ne peut qu’être de plus en plus attirée à Dieu, sans aucun autre désir que de sentir Dieu continuellement de le goûter et de le regarder puisqu’au fond d’elle-même, elle sent que Dieu le regarde, est attentif à elle comme s’il n’avait créé le monde que pour elle seule et qu’il désire en même temps être toujours avec elle, être aimé, invoqué, supplié par elle, être ses délices avec son accord ; bref, l’âme par cette expérience, comprends combien doux est le Seigneur pour ceux qui le cherchent au point de sentir qu’ils sont au seuil de la suprême félicité.
La sensation mystique est causée par Dieu par ces contacts directs de l’âme avec Dieu, contacts qui comblent son appétit de Dieu, attisent son désir et entraînent l’âme vers Lui, désir qu’est un acte vital de l’âme elle-même ; mais c’est Dieu qui éveille directement dans l’âme ce désir, en lui donnant une sorte d’avant-goût et une perception de sa bonté, tout en accentuant sa capacité à expérimenter le divin pour que l’âme le désire davantage. Dans ce désir se trouve l’amour de l’âme mystique pour Dieu, âme qui le goûte d’autant mieux et Le connaît d’autant mieux qu’elle Le désire plus ardemment. En ce qui concerne l’intention, c’est parce qu’on veut jouir d’un plaisir qu’on en a le désir ; mais le désir dont il est question (de Dieu) qui transcende toutes les conceptions et forces humaines, ne peut exister que parce qu’on en a expérimenté l’objet qui ne laisse jamais l’âme en repos ; il s’ensuit que, dans ce désir qui naît dans l’âme, lors de l’union mystique, sous l’action de Dieu, l’âme reçoit et possède déjà, en quelque sorte, l’objet de son amour bien qu’elle veuille encore le connaître plus profondément et l’aimer plus intimement. À ce sujet on peut dire que celui qui avant toute chose, désire Dieu avec délectation, déjà le contemple et le voit réellement, puisque son âme expérimente l’action de Dieu en lui, de ce Dieu qui éveille en lui le désir en stimulant sa capacité d’aimer. Par ailleurs, grâce à cette perception de Dieu, l’âme mystique désire davantage atteindre la perfection et expérimenter Dieu plus en profondeur. Puisque ce Dieu d’infinie bonté, l’âme ne peut ni le comprendre ni l’aimer à proportion de cette perfection et que plus l’âme sensible s’approche de lui, plus elle comprend qu’il lui est incompréhensible, l’âme est sans cesse mue vers lui par ce désir haletant de voir si elle peut le comprendre de quelque façon. Les vrais mystiques sont donc ceux qui, d’une part font l’expérience savoureuse de Dieu, et qui, d’autre part, sont sans relâche pressés par le désir insatiable de posséder ce même Dieu.
L’amour entre Dieu et l’âme peut être un amour de jouissance, réservé aux bienheureux, qui, ordinairement « n’est pas donné dans cette vie mortelle, si ce n’est parfois comme en avant-goût » ; et un amour de désir que l’âme mystique doit chaque jour perfectionner avec l’aide de Dieu, et que Dieu exige de l’âme et qu’il estime fidèle « si ce désir… [est] inépuisable », orienté, en quelque sorte vers son unique centre. Le désir n’a rien de commun avec l’égoïsme, qui est l’amour de soi jusqu’à exclure l’amour de Dieu. Quand on n’a pas encore accédé à l’union mystique, le désir de Dieu peut-être qualifié d’égocentrique dans la mesure où en Dieu, on n’a de zèle que pour soi-même ; mais, dans l’union mystique, la cause de ce désir ne peut être considérée que comme l’attraction pour Dieu, le halètement à sa recherche, sa gloire et le zèle pour lui, en disposant l’âme à mépriser tous les biens [de ce monde] et à supporter tous les maux pour Lui. Surtout, les mystiques goûtent la suave connaissance de Dieu, en jouissent, s’en délectent, leur désir insatiable de Dieu étant quelque peu satisfait — jouissance rafraîchissante pour eux ; mais ce n’est pas le goût lui-même, ni les autres dons qu’ils désirent et après quoi ils halètent, mais simplement Dieu lui-même. Ils le veulent éternellement et parfaitement posséder. Ils sont seulement animés par l’amour inné, parce qu’il exige d’eux, la réciprocité dans l’amitié, et comme ils ne peuvent s’en acquitter à la perfection, ils ne peuvent vivre, exister que pour Dieu, puisque leur vie et leur bonheur c’est que Dieu soit ce qu’il est.
La motivation d’un tel désir est l’amour, et l’amour actif, lequel véritable « amour consiste à aimer et non à être aimé ». L’amour ordinaire n’implique pas que l’âme sente et goûte Dieu spontanément ; par contre, l’amour actif pousse continuellement l’âme à chercher et désirer Dieu ; puisque toutes choses sont le produit de l’intervention divine, l’âme jouit immédiatement de la suave expérience de Dieu. L’amour infusé par Dieu dans l’âme mystique est une sorte de participation de l’amour incréé par lequel Dieu s’aime lui-même ; il donne à l’âme un nouvel appétit et une nouvelle inclination pour Dieu, et par là, l’âme tend plus facilement et activement à son but incréé et par là se repose en lui seul. Tout se fait par ce don de la connaissance de Dieu, grâce auquel l’âme méprise les biens terrestres et désire vivre en Dieu et pour Dieu.
L’âme n’est pas unie à Dieu par une connaissance (de Dieu) aussi sublime ou excellente qu’elle soit, ni par son expérience, mais c’est par le seul amour que cette union se fait sanctifiante et que l’esprit se transforme, amour qui fait soupirer l’âme après Dieu comme étant son but absolu et désiré par-dessus tout.
Expliquer précisément le phénomène par lequel l’âme mystique est en relation avec Dieu, n’est pas facile et les auteurs mystiques ne cessent de procéder par comparaisons pour le mettre en lumière.
Dans cette situation, l’âme paraît enveloppée de la lumière divine, comme une éponge plongée dans l’eau ; cette réception spirituelle est même comparée au rayon du soleil qui pénètre au plus l’intime de l’âme, l’illumine, la réchauffe ; les mystiques et les élus goûtent Dieu comme des gens qui dégustent le même vin, mais dont l’un a le palais plus connaisseur que l’autre.
L’auteur, Dominique de St Albert, avoue n’être pas à la hauteur pour bien décrire l’expérience mystique qui est absolument ineffable, car échappant aux sens et au raisonnement. Aussi, s’égarerait bien loin celui qui croirait que développements et discours intellectuels pourraient faire ressortir quelque chose de ce que l’âme mystique éprouve puisqu’il ne dirait encore rien en comparaison de ce qui se passe dans les faits. Les mystiques sont sûrs de jouir de cette extraordinaire expérience, mais les mots comme les idées manquent pour la mettre en lumière ; les éléments de cette divine et savoureuse connaissance sont tous reçus de l’intérieur, et personne ne peut parfaitement bien exprimer ce qu’il ressent, mais peut tout juste dire : « c’est mon secret à moi ». D’ailleurs il n’est pas du tout nécessaire de décrire cette science si profonde, puisque la science mystique n’est pas dans la réception ou l’intelligence d’une quelconque notion, mais réside dans une expérience personnelle ; celui qui en jouit se passe de mots : qui n’en jouit pas ne la comprend pas facilement. Néanmoins, décrire l’expérience mystique peut être quelquefois utile pour éveiller l’esprit d’autrui sur la voie de l’amour, et pour conforter ceux qui aspirent à la vie mystique avec l’aide de ceux qui aiment Dieu et ne vivent que pour Lui, qu’Il a, dès cette vie, donné un avant-goût. L’auteur s’étant heurté à la même difficulté quand il rend compte, à son ami et directeur spirituel Jean de Saint-Samson, de ce qui se passe dans son esprit, le mentionne à mainte reprise dans sa lettre, témoignant que Dieu a agi en lui d’une manière que les mots échouent à l’expliquer.
Mais l’expérience mystique, même si elle dépasse les concepts communs et même si elle est vraiment ineffable, est toutefois vécue, dans l’âme, de façon spirituelle ; ce n’est pas une fiction de l’esprit, mais une vraie certitude qui résiste à toute objection. C’est surtout étonnant de voir comment la volonté d’esprit peut agir directement avec l’aide de Dieu, alors que l’intellect reste passif ; il est sûr que cela se produit, même si personne ne peut le comprendre sans l’avoir vécu, grâce à la générosité de l’action de Dieu dans l’âme.
Dans l’expérience mystique, quand les forces naturelles de l’âme faiblissent, il lui faut prendre garde, avec le plus grand soin, à l’intrusion ou à l’immixtion d’un fait spécifique qui empêcherait, en quelque façon, l’action de Dieu en elle ; sinon, si elle veut œuvrer par ses propres forces ou si elle veut soumettre l’action de Dieu à sa propre réflexion, l’influx de Dieu en elle diminuera ; bien au contraire, en renonçant à tout sentiment, imagination ou spéculation personnels, elle doit aspirer à Dieu et se laisser travailler par son action.
Par ailleurs, les actes que Dieu opère directement dans l’âme et par lesquels Il l’unit à Lui, sont souvent imperceptibles au point que l’âme ne les remarque pas et s’inquiète alors de ce qu’elle doit faire. Mais pour barrer la route au faux mysticisme, l’auteur met en garde avant tout quiconque voudrait suivre sa propre illusion plutôt que l’inspiration de Dieu, inspiration qui n’a rien à voir avec une quelconque décision due à une obligation personnelle ou à une obéissance qu’on doit à une autorité légitime supérieure ; et puisqu’il est parfois bien difficile à l’âme mystique de distinguer entre la lumière de l’Esprit Saint et sa propre suggestivité, l’obéissance et la confiance en ses supérieurs doivent être les règles imprescriptibles de tous ses actes, règles auxquelles doit surtout s’ajouter l’obéissance au directeur spirituel qui est le signe de l’authentique spiritualité.
Bien que l’âme doive s’efforcer de ne pas empêcher, par ses actes, l’action de Dieu, il ne s’ensuit pas, cependant, qu’elle doit rester inactive. Quand les mystiques parlent de simple inaction, ils ne veulent rien dire d’autre que le fait que Dieu est possédé par l’âme par-delà toute représentation sensible, dans la simplicité du repos, sans aucune perturbation, dans la vie concrète dans l’exercice minime du raisonnement ; bref, par le mot « inactivité », les mystiques entendent libération (de l’âme) et cessation de toute activité sensible, de réflexions et autres représentations intellectuelles, et ils ne parlent en rien d’une oisiveté qui détournerait l’esprit de son activité intérieure qui réside principalement dans le désir de Dieu. Quand ils disent que le sujet ressent plus qu’il n’est sous action, ils signifient que cette « éprouvement » est une action surnaturelle de Dieu dans l’âme, action à laquelle l’âme ardemment et librement coopère. Cet « éprouvement » est même appelé passivité ou action divine parce que l’esprit ne sent rien et ne sait comment il est mené. Donc l’âme mystique s’appliquant, loin d’être oisive, agit au mieux avec l’esprit divin qui la travaille, s’appliquant non seulement aux pratiques et exercices efficaces, mais surtout par la maîtrise de l’imagination et le maintien de la sensibilité à l’écart des activités importunes, s’occupant à faire naître des actes de foi et d’amour, à cultiver sa passion de Dieu et à s’entretenir familièrement avec Lui.
On voit bien combien l’âme mystique est loin d’une fausse quiétude à la façon dont elle doit se comporter dans la tentation. Puisque les mystiques ne sont pas du tout sans péchés, ni délivrés de la tentation, ils ont le devoir d’y résister, surtout à l’égard de la chasteté. Mais la résistance indirecte suffit souvent, quand la résistance directe par elle-même n’est pas recommandée, que même la plupart du temps il est plus prudent de s’y dérober, de ne pas vouloir y répondre, de la négliger, de ne pas s’en soucier. Il n’y a pas du tout de relâchement dans cette résistance, ni tout simplement de dérobade : l’âme, en effet, pour mieux résister à la tentation, doit d’abord, chaque jour, s’efforcer d’atteindre une plus grande pureté de cœur ; ensuite, au moment de la tentation, qu’elle se réfugie, en gémissant jusqu’au tréfonds, auprès de Dieu, en suscitant (en elle) la détestation et l’horreur absolue pour tout ce qui déplaît à Dieu. Quant à la mémoire et à l’imagination, il n’est pas demandé de les utiliser contre la tentation, il suffit [à l’âme] de les orienter vers quelque œuvre honnête à accomplir par obéissance, mais seulement que l’âme s’y applique sans que ce soit au détriment de son attention à Dieu. D’ailleurs la grâce de Dieu ne manque jamais à l’âme mystique pour repousser les tentations si bien qu’il arrive que l’âme fidèle s’enrichit de ces dangereuses tentations en les détruisant de son amour brûlant pour Dieu.
L’âme mystique perdue en Dieu n’arrête pas de s’acquitter de ses occupations extérieures puisque l’influx de Dieu sur l’âme et la tension de l’âme vers Dieu ne l’empêchent aucunement de garder pour elle-même assez de forces pour exercer les charges de la vie humaine et les devoirs de sa condition ce que confirme l’exemple du Christ, lui qui « agissait conformément à sa double science tant infuse qu’acquise.
Ainsi, l’âme mystique, toujours unie à Dieu, exerce, à l’extérieur, ses vertus et s’applique tant à la gloire de Dieu qu’au salut de son prochain, car plus nos actions extérieures découlent de notre union à Dieu, meilleures elles sont. En effet, quand elle agit, l’âme unie à Dieu s’applique à Lui plaire, recherchant en tout sa volonté ; en conséquence, même si la charité doit être reconnue comme la vertu suprême contenant toutes les autres ; cependant les autres aussi doivent être estimées, chacune pour une raison particulière, et exercées en temps voulu, quand Dieu signifie sa volonté pour que l’âme mystique s’applique aussi en même temps à ses activités extérieures. C’est le même Dieu, c’est le même objet et le même principe qui motive l’âme à agir extérieurement et qui par des effleurements indescriptibles dont elle ressent elle-même le bienfait, agit directement en. Donc, comme une telle âme doit se dépouiller de toute action propre, il lui faut obéir à la volonté de Dieu, prescrivant les activités extérieures et il doit lui être indifférent d’agir ou ne pas agir. Elle s’applique en toutes choses à plaire à Dieu en faisant ce que lui intiment ses supérieurs à l’exemple de ce que notre auteur faisait si bien, lui qui, bien qu’il eût préféré être en prison plutôt que d’être le supérieur, devenu supérieur par obéissance, se donna tout entier au plein exercice de sa charge malgré tout ce qu’il dut en souffrir.
En outre, l’âme mystique ne peut jamais être indifférente à la gloire de Dieu et au salut du prochain. Celui qui n’aime pas Dieu, ne se soucie pas des péchés qui offensent Dieu, mais celui qui L’aime, en souffre violemment et à proportion de son amour pour Lui ; aussi les défaillances d’autrui sont, pour l’âme mystique, la cause d’une intense douleur puisqu’elles n’ont pas grande satisfaction d’apprendre que « les autres cheminent dans la vérité ». L’auteur, écrivant à ses frères du séminaire de Nantes dit sa joie pour leur fidélité, mais aussi sa douleur quand il s’inquiète quotidiennement de corriger les défaillances de ses frères. Le mystique n’est pas effrayé par les tortures de son apostolat, mais il supporte tout avec un grand courage pour aviver, chez les autres, leur amour de Dieu, et même il ne refuse pas de soigner les misères corporelles afin de parvenir ainsi plus facilement à éveiller, par l’amour, leurs âmes.
En conclusion, bien que l’âme ne doive s’activer à rien faire d’autre, que d’être unie à Dieu, et mépriser le reste, cependant, quand la gloire de Dieu ou l’amour du prochain l’exigent, c’est librement qu’elle assume les actes extérieurs. Elle-même, pleinement morte à elle-même, s’applique à tout ce que l’amour exige, sans négliger en quoi que ce soit son union intime avec Dieu.
L’âme mystique intimement unie à Dieu doit patiemment supporter la souffrance et endurer l’adversité au nom de l’Aimé, « souffrir dans son corps et dans son esprit pour Dieu, en se souvenant toujours qu’elle a été appelée à souffrir chaque jour de sa vie, intérieurement ou extérieurement », et celui qui est insatiable d’aimer, ne doit pas aussi être rassasié de souffrir le dénuement, le renoncement, la privation.
En vérité les voies mystiques sont pleines de douleurs, puisque l’âme endure le désir insatiable de posséder Dieu encore plus intimement, et veut, si elle le peut « engloutir l’océan infini de la bonté de Dieu », ce qui constitue assurément la plus grande souffrance. Elle-même, mue par un tel désir de Dieu, devient d’une grandeur telle que rien ne peut satisfaire ses aspirations. Donc sentant en elle la profondeur de son désir toujours accru elle se trouble et veut que son amour soit à la hauteur de l’objet infini de sa dilection ; en un mot, elle veut aimer Dieu comme il le mérite, ce qui, comme elle sent que c’est impossible, la fait cruellement souffrir. Ce vif désir, que l’âme ne peut nullement combler et qui la blesse vivement et profondément, est qualifié par Dominique de « poignante inquiétude qui ronge [l’âme] comme une douleur aiguë… et la brûle… comme une flèche acérée et mortelle. »
L’âme est encore plus vivement tourmentée quand, à la lumière de la contemplation, elle voit plus clairement sa nullité et sa misère, et combien elle est loin de la perfection de son Aimé à qui elle doit ressembler pour Lui être unie, alors elle gémit quand il lui semble qu’elle est séparée de son Amour, à cause de sa propre misère, et préfère tous les supplices de l’enfer à une telle séparation.
En outre, quand Dieu, parfois, lui enlève toute consolation, l’âme, se voyant abandonnée par Dieu, ne peut concevoir aucune bonne pensée sur Dieu, n’est aidée d’aucune lumière, mais elle ne ressent alors que le désordre des passions et les mauvaises pensées qui la torturent continuellement, puisqu’elle se croit pire que les débutants eux-mêmes, et de plus délaissée par la foi. Il est bien difficile de décrire les tourments endurés après avoir senti que Dieu est venu à elle avec une ineffable douceur, et que, maintenant, elle n’éprouve plus sa présence et ne le trouve nulle part, ne sachant plus en même temps si elle aime vraiment celui qu’elle désire tant. Ce tourment est, pour elle, pire que le purgatoire et le martyre, puisque les âmes au purgatoire et les martyres ont beau être torturés, de toute façon ils savent cependant qu’ils aiment leur Dieu ; or cette consolation est parfois refusée à l’âme mystique.
L’âme reste fidèle à Dieu au milieu de ses tourments « croyant, contre toute espérance, en l’espérance », bien que souvent elle n’en ait pas conscience, et même parfois se plaint amoureusement auprès de l’Aimé, de la privation de sa présence et de « l’atroce séparation » où il se tient caché à elle qui se trouve plongée dans de si grandes souffrances.
Ces souffrances sont en outre, permises par Dieu, non sans dessein, Dieu qui ne veut positivement ni attrister ni punir l’âme mystique, mais il empêche seulementques ses effleurements dans l’âme ne se diffusent délectablement dans sa partie d’en bas ; et, dans ce sens, Il la laisse aux mains de ses ennemis, c’est-à dire du monde, du diable et de la chair, pour qu’elle se purifie de ses dernières imperfections, si elle Lui est fidèle, imperfections dont peut-être elle n’est pas encore été délivrée au moment où elle est entrée dans la vie mystique, et pour qu’elle soit bien plus apte à progresser ensuite dans cette vie mystique, et à s’unir à Dieu plus intimement. De ce tourment né de l’absence de Dieu l’âme sort alors modelée plus exactement à l’image du Fils de Dieu par cette déréliction intérieure que lui-même a endurée au jardin de Gethsémani et aussi sur la Croix quand il a dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »; Le désir de Dieu et ses élans vers Lui s’accroissent et l’âme le désire encore plus parce que en retour sa connaissance de Dieu l’a marquée d’un douce saveur et de la sérénité de son esprit. Mais comme l’amour de Dieu peut parfois être perverti, il faut que pour la purifier, l’âme soit privée de la présence de Dieu, pour qu’elle comprenne qu’elle ne doit rigoureusement rien chercher d’autre que Dieu, qu’elle ne doit pas vivre pour elle-même, mais pour Dieu et lui seul ; voilà pourquoi Dieu a coutume de se cacher de l’âme pour qu’elle mette la fidélité de son amour à l’épreuve pendant que, dans ses plaintes, ses soupirs et ses larmes, elle cherche la présence de Dieu qu’elle croit avoir perdue.
Alors, en l’absence de Dieu, toute la force de l’amour de l’âme pour Lui consiste à souffrir « comme l’agneau que l’on tond » en gémissant et soupirant auprès de Dieu, à cause du poids de sa pauvreté et de sa grande misère bien que, dans la foi, elle reste en sa présence, attendant sa venue pour qu’il la comble de joie par la présence de son visage. Et si elle se trouve fidèle, elle pourra alors librement s’entretenir avec son Bien-aimé qui la réconforte de façon indicible.
L’âme éprouve une autre sorte de souffrance née des représentations et spéculations de l’esprit qui obscurcissent souvent sa perception directe de Dieu alors qu’au contraire elle recherche tout simplement la face de Dieu et ne se soucie en rien de ce qui ne se rapporte pas à son Dieu. Mais comme parfois son regard vers Dieu est obscurci de pensées malsaines ou oiseuses et par le mouvement désordonné de l’esprit, elle souffre vivement de ce qu’elle doit maîtriser ces pensées qui l’empêchent de s’entretenir avec l’Aimé. Dans ces difficultés supplémentaires, l’âme mystique ne doit pas rester passive, mais comme elle se voit empêchée de se concentrer directement et amoureusement sur Dieu à cause de ces divagations intellectuelles et autres préoccupations extérieures, elle doit s’évertuer à chercher intelligemment son Bien-aimé en l’invoquant dans ses plaintes amoureuses. Alors l’âme fidèle non seulement ne pâtit pas des divagations de son esprit, mais au contraire s’unit plus étroitement à Dieu ; certes l’imagination trouble et torture l’âme, mais en même temps elle lui offre l’occasion de tendre plus avidement vers son but, et, une fois qu’elle l’a atteint, elle lie connaissance avec lui, ne s’en délecte que mieux, car un but difficile et néanmoins atteint satisfait davantage l’appétit de l’âme.
Enfin d’autres souffrances s’ajoutent au lot qui échoit à l’âme dans la vie mystique, à savoir les douleurs extérieures comme les maladies, la calomnie et autres persécutions de toute sorte dont l’aiguillon, bien qu’il la pique cruellement, est cependant supporté sereinement par amour de l’Aimé.
Ces douleurs recensées, l’âme fidèle ne les fuit nullement, et même elle les regarde comme plus précieuses que « tous les dons offerts par Dieu puisque, par ces maux, l’âme même “vit de sa foi” et s’attache durablement à Dieu par simple et pur amour. Dieu, présent, mais caché au fond du cœur, purge l’âme par ses souffrances, l’illumine, la brûle, la purifie tel un brillant miroir qui réfléchirait mieux l’influx de Dieu, et donc, dans cette posture passive, où Dieu permet à l’âme d’être tourmentée, celle-ci s’unit plus à Dieu que dans la posture de jouissance où elle goûte, sans l’ombre d’une douleur l’expérience savoureuse de la bonté infinie de Dieu.
Dans ces moments d’abandon et autres tourments, l’âme doit rester sereine pour qu’à l’extérieur ne paraisse pas ce qu’elle souffre intérieurement ; de plus sa fidélité exige qu’elle s’efforce de conserver un air extérieur agréable, même si elle est dans une profonde désolation, car la bonne humeur extérieure est l’indice fiable de ses progrès puisqu’elle trouve sa joie dans son intimité avec Dieu.
Il est très clair qu’il faut avoir un courage remarquable et même héroïque pour être assez fort pour supporter ces souffrances et montrer en même temps un air joyeux ; il ne suffit pas d’un malheureux acte de volonté qui ne saurait être d’une si grande perfection que tous les actes que l’âme doit faire naître d’un bout à l’autre du temps de la désolation. Donc l’amour actif doit continuellement exciter l’âme à supporter courageusement et joyeusement tout ce qui se présente à elle ; même si l’aiguillon se fait durement sentir et n’est adouci par rien d’extérieur en retour.
Se lève donc la question de savoir comment souffrance et expérience savoureuse peuvent coexister dans l’âme mystique. À cette difficulté il faut répondre que l’âme mystique, ayant progressé dans la voie de l’amour au point d’avoir abandonné sa manière naturelle d’agir, se trouve alors, tout normalement et toute proportion gardée, dans la même condition que Notre Seigneur Jésus Christ durant sa vie mortelle. L’âme du Verbe Incarné agissait et par vision béatifique et par science infuse ; néanmoins elle ne permettait pas que l’abondance de sa joie et de sa félicité rejaillisse sur sa nature inférieure (humaine) et ainsi, par un grand miracle, dans la même âme raisonnable, une profonde tristesse coexistait avec une joie profonde. L’âme du Christ souffrait comme s’il n’éprouvait aucune joie au Jardin des Oliviers, quand elle commença à éprouver crainte, dégoût et tristesse comme si elle n’était pas pleinement unie à Dieu, et elle était, aussi, affectée d’une très grande tristesse sur la Croix quand il dit “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” La même chose se produit, toute proportion gardée, dans l’âme mystique unie à Dieu, par les actes des facultés supérieures que sont intelligence et volonté, mais parfois rien ne rejaillit sur la partie faible de l’âme. C’est pourquoi en même temps qu’une joie très vive elle éprouve de vives douleurs devant sa misère, “ses péchés” (comme elle le pense) et sa faiblesse à supporter patiemment ces douleurs. La joie qu’elle ressent ne l’empêche pas, si Dieu ne la soutenait pas, de désespérer sous l’empire de violentes douleurs et tout comme Job de proférer parfois des paroles comme un homme que n’en peut plus, “périsse le jour qui m’a vu naître”, “je suis désespéré” et autres choses semblables. Pourtant ces actes ne sont pas des fautes puisqu’ils procèdent de la partie inférieure de l’âme tandis qu’au contraire l’âme, au plus profond de son esprit, quand elle regarde Dieu et jouit d’une ineffable joie, reste unie à Dieu. Donc la vie mystique est joie de l’âme, mais souvent aussi cause de souffrance.
L’union suprême à laquelle l’âme dévote et élevée dans la vie mystique peut parvenir est “l’union réciproque avec Dieu”, elle y reçoit elle-même l’influx extraordinaire de son époux au point non seulement “de se sentir poussée à la jouissance de la divinité éternelle”, mais aussi de voir, grâce à la lumière de la contemplation “les mystères de la divinité” ; “d’être parfois submergée d’une ineffable joie” ; souvent de se voir “réduite à rien comme si… Dieu seul existait en elle” ; mais aussi d’être souvent privée de tout sentiment et désir de Dieu de sorte qu’elle éprouve de “mortelles douleurs… qu’elle crié blessée qu’elle est par la force de son amour…” L’âme qui parvient à une telle union, “rien… ne peut la combler” ; comme si elle ne faisait aucun cas de “tout ce que Dieu verse en elle” tandis qu’elle veut posséder lui seul, en Lui et par Lui-même. Cette union intime et réciproque « de l’esprit de la créature avec l’esprit incréé” se fait au plus profond degré de l’âme, en tournant sa capacité à aimer vers ce Dieu que l’âme elle-même expérimente directement.
Il n’est pas facile de distinguer les stades par lesquels l’âme passe avant de parvenir à “l’union réciproque” comme il n’est ni facile ni nécessaire de “distinguer une vie illuminée d’une vie purifiée et d’union avec Dieu” comme s’il y avait plusieurs stades que l’âme doit nécessairement et graduellement parcourir un par un. En effet, “là où est l’amour, il n’y a pas de dégradation que par rapport au discours intérieur avec Dieu” puisqu’un amour plus intense peut, en un instant, élever l’âme au-dessus d’elle-même jusqu’au sublime ».
D’aventure, l’unique mesure qui permet de cerner le progrès de l’union mystique est, pour ce qui est de l’âme, la pureté et la droiture de son amour, et pour ce qui est de Dieu, l’influx divin puisque l’union mystique est d’autant plus grande que l’âme est illuminée et fortifiée de la lumière de la contemplation et qu’en même temps elle est libérée de sa rationalité naturelle d’action, et mue par son désir toujours plus pur de Dieu ; et d’autant plus qu’elle expérimente Dieu plus intensément et plus régulièrement. L’auteur juge peu utile de parler beaucoup à ce sujet puisqu’en raison de leur diversité, les âmes ne suivent pas nécessairement la même voie, mais chaque cas donné à titre d’exemple expose la manière particulière de chaque âme.
Au premier stade, l’âme, représentée comme une fiancée, vit d’amour et se comporte comme telle avec son fiancé, vivant de la réciprocité intime de leur union, sentant en elle, Dieu, qui la « transperce, la bouleverse » et auprès de qui elle se plaint, d’être blessée par Lui, le priant de la traiter « aimablement traitée ».
Au deuxième stade, l’âme agit plus intimement avec son fiancé qui lui a promis le mariage. Alors enflammée d’amour, elle crie sa soif d’être entraînée dans « l’indissoluble lien de l’amour », surtout quand elle est invitée « à jouir, dans le silence, de la présence divine », par son fiancé qui « l’enivre de la plénitude de son amour ». Elle reste alors dans la joie mystique « aussi longtemps qu’il plaît à son fiancé », et une fois rendue à elle-même, elle se plaint, plus que jamais et crie son désir de jouir sans cesse de la présence de son fiancé.
Enfin, l’âme mystique contracte un mariage avec son fiancé et est admise dans « une mutuelle union » où rien n’existe en elle… » que l’amour ineffable », car alors elle baigne dans l’emprise extraordinaire de son fiancé.
Mais rien n’interdit à l’âme de ne pas parcourir ces différents stades, puisqu’il est difficile d’établir un ordre, dans le domaine de l’amour qui peut, en un instant, élever l’âme jusqu’au sublime. Tout dépend de Dieu qui purifie l’âme pour sa fidélité, l’illumine et l’enflamme en l’attirant et la noyant dans sa divinité « Il l’enivre de la plénitude de son amour » ; en quoi consiste vraiment « la béatitude dès ici-bas ».
Telle est résumée, la doctrine de Dominique de Saint-Albert, que nous pensons, selon son souhait, la plus apte à montrer, à l’âme qui aime Dieu, la voie de la perfection. Aussi souhaitons-nous que le nom et l’enseignement soient de plus en plus connus et aident ceux qui désirent connaître à fond l’esprit de la Réforme de Touraine.
Pendant deux siècles, le Père Dominique de saint Albert170 fut oublié de presque tout le monde, jusqu’à ce que le Père Jean Brenninger le fasse connaître comme un auteur profond de la théologie mystique171. Cependant l’intérêt pour la doctrine du Père Dominique n’a pas diminué : ainsi il a mérité d’être mentionné deux fois dans le Dictionnaire de spiritualité172, comme dans d’autres ouvrages173 parmi lesquels deux dissertations sur ses œuvres pour un doctorat174. Mais beaucoup désirent toujours la publication du traité inédit du même auteur : Traicté très exquis et mistique de l’oraison mentale, « qui est de loin son plus beau livre »175. Quelques passages de ce traité ont été publiés seulement en notes marginales dans l’édition de sa Théologie mystique.176 Pour remédier à cette lacune, nous sommes heureux de publier ce traité aujourd’hui.
Le Traicté tres exquis et mistique de l’oraison mentale se trouve dans deux manuscrits de la « Bibiothèque du Musée Calvet » à Avignon177. On le trouve aussi dans une reproduction d’un manuscrit qui fut détruit en 1940, faite par J. Brenninger178, qui était dans la Bibliothèque municipale de Tours. Malheureusement, J. Brenninger, tout en transcrivant, ignore souvent l’original et il le traduit en allemand. Le Père Simplicien de S. François179 copia aussi ledit traité en le paraphrasant, comme il le fit pour d’autres œuvres du Père Dominique, tout en restant fidèle à la doctrine.
Cette copie est intitulée Excellent traité de l’oraison et des dispositions nécessaires du côté de l’âme180.
Les différences entre les deux manuscrits d’Avignon ne sont pas très importantes, mais plutôt orthographiques. Donc on n’a que l’embarras du choix. Toutefois, pour cette édition, nous avons choisi le manuscrit d’Avignon n. 499 pp. 1-123, de la deuxième partie. Nous avons exposé, quand c’était nécessaire, les variantes relatives de ces manuscrits, y compris celles de la copie du manuscrit de Tours.
Pour rendre la lecture plus facile, nous avons divisé le texte en chapitres, en utilisant la division et les titres que le P. Simplicien de S. François avait utilisés auparavant.
La ponctuation et les apostrophes ont été restituées, mais non les accents.
Eugène TONNA, O. CARM.
Malte
[181
Ms Tours 488 (526)
Formulaire d’oraison unitive faite par le Père Dominique. Il l’a développée plus longuement, mais par ceci déjà, on apprendra à s’épanouir de cette manière.
(f.277) Me voici, ô bon Jésus, indigne et vile créature, prosterné aux pieds sacrés de votre majesté. Je désire m’unir a vous qui êtes mon principe et ma fin.
/f.277v/ Exercice mystique qui a conduit jusqu’au plus haut degré de la vie spirituelle, par le saint Père Dominique.
Chapitre I LA PLUS IMPORTANTE DES ACTIVITÉS DU CHRÉTIEN EST L’ORAISON
Dès qu’on se livre à l’oraison, il est très important de viser clairement la fin d’un exercice aussi saint. Ne la pratiquons pas simplement comme les autres actes de mort à nous-mêmes et de vertu ni comme un moyen d’être agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme le tout de notre vie. Comprenons ceci : l’oraison à laquelle nous désirons nous adonner, c’est la conversation et l’occupation intérieure de notre esprit avec Dieu. Nous ne sommes religieux que pour nous relier et nous unir à lui, notre premier principe et la fin ultime dont nous avons été séparés/f.278v/, dans le domaine de la connaissance, de la pensée, du souvenir, du soin et de l’affection, quand nous étions dans le monde. En effet, Dieu était celui auquel nous pensions le moins, que nous désirions et recherchions le moins.
Maintenant, par les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, brisons les obstacles qui emprisonneraient notre cœur en l’attachant par la pensée et les soucis aux choses de la terre. Libérés de ces liens, essayons de joindre et d’unir étroitement notre âme à Dieu, non seulement d’une union habituelle qui se fait quand on est en état de grâce, mais encore en tendant à lui de manière réelle et continuelle, par des actes intérieurs de connaissance et d’amour.
Les chrétiens ordinaires et les vrais religieux diffèrent en ce sens que les religieux agissent fidèlement et mettent en œuvre les habitudes surnaturelles de foi, d’espérance et de charité. Les chrétiens, eux, ne possèdent que la foi en l’état divin qu’ils croient être en eux. Les âmes intérieures en ont l’expérience et le goût, comme l’avaient les apôtres, surtout le grand saint Paul. Il disait que Dieu lui avait révélé par l’Esprit Saint des choses que l’œil n’avait pas vues ni les oreilles entendues, à savoir la perception et la connaissance expérimentale des dons divins et de l’état surnaturel auquel Dieu l’avait élevé.
Or nous sommes religieux pour être réellement et continuellement unis à notre principe et à notre fin qui est Dieu, en sorte que notre esprit soit sans cesse attentif à lui. Quand on a bien compris cette fin, il faut tendre son cœur vers Dieu et en tirer la résolution efficace de n’avoir dorénavant d’autre objet de nos pensées, désirs, actions et souffrances que cette seule fin. Nous pouvons l’acquérir par l’occupation et la conversation intérieure que nous devons/f.279v/ désormais embrasser comme une activité unique qui nous occupe tout entier. En effet, si quelqu’un ne désire pas faire de l’étude de l’oraison mentale sa principale activité, mais seulement l’utiliser comme un moyen simple pour mieux servir Dieu et agir plus parfaitement, il ne parviendra jamais à la fin de l’oraison véritable qui est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé. Puisque nous existons, nous subsistons, nous vivons uniquement pour acquérir cette union par nos actes intérieurs de connaissance et d’amour, sans doute devons-nous faire de cette activité intérieure notre occupation principale. Et tout ce que nous faisons en dehors d’elle et qui ne nous aide pas à nous unir davantage à notre fin dernière est vain.
Je ne puis assez enseigner ceci, d’autant que certains, quand ils parlent des mystiques et des contemplatifs, croient que c’est un état auquel le tout-venant ne doit pas aspirer, car ce sont (f.280) des dons rares et pour ainsi dire gratuits. Pauvres gens, comme si nous n’étions pas tous obligés de tendre à notre fin dernière, qui est Dieu, et cela par les moyens qui nous unissent à lui immédiatement, comme le sont les actes de notre intelligence et de notre volonté ! En effet, ceux-ci ne sont créés que pour cette mise en œuvre. Qu’est-ce que la vie spirituelle, sinon la vie divine ? Dieu n’est-il pas Esprit ? Et celui qui s’approche continuellement de lui par l’activité de son esprit, ne devient-il pas un même esprit avec lui ? Qui adhaeret Deo unus spiritus est.
À mon avis, s’il y a si peu de gens contemplatifs, c’est qu’on n’a pas l’estime ni le sentiment qu’on doit avoir de cette vie divine. Interrogeons les gens : vous désirez être parfaits, saints, être de grands amoureux de Dieu, n’est-ce pas ? Eh bien, vous ne pouvez l’être, si vous n’êtes pas des contemplatifs, et à mesure que vous le serez, vous serez saints. Ne vous imaginez pas que la vie spirituelle consiste à recevoir des dons gratuits ou à raisonner de façon sublime. /f.280 v/, mais elle consiste à être attentifs et à adhérer totalement, réellement, parfaitement et avec ardeur à l’Esprit incréé qui est la sainteté substantielle elle-même. Plus on s’en approche en la désirant par un effort continuel, plus on en est rempli et plus on devient tout esprit, comme Dieu est tout esprit.
O Vous, frères, qui entreprenez de vous recueillir en faisant l’exercice des dix jours, regardez si vous avez jusqu’à présent tenu compte, comme vous le deviez, de la vie spirituelle, et si vous n’en avez pas fait votre activité principale, soyez sûrs que c’est une des raisons pour lesquelles vous n’avez pas progressé.
Vous n’êtes dans la vie religieuse ni pour étudier ni pour prêcher ni pour enseigner. Vous n’y êtes que pour être de vrais religieux. Cela consiste non seulement à observer la Règle et les Constitutions et à faire de temps à autre des actes de vertu — cela, certains bons laïcs le font aussi —, mais à être actuellement reliés à Dieu par l’activité intérieure (f281) et l’attention de votre esprit. Voilà ce que fait le vrai religieux. Sans cette attention à Dieu et sans cette activité, le reste est peu de chose. Si vous désirez parvenir à la perfection, voyez donc où Dieu vous appelle. Faites-en votre occupation principale et totale, c’est-à-dire vivez avec Dieu au-dedans en conversant intérieurement avec lui, et au dehors en accomplissant fidèlement sa volonté. Que toutes les autres choses ne vous soient rien, de façon à ce que […] vous ne vouliez vous appliquer ni à prêcher ni à étudier ni à aucune autre occupation jugée essentielle, mais seulement à la conversation intérieure, faisant le reste comme devant servir à celle-ci qui est la meilleure.
Quand cette résolution nécessaire est bien gravée dans votre cœur, vous devez commencer à chercher Dieu rapidement. Et parce que, au commencement de votre conversion, votre esprit est grossier et se trouve comme plongé dans une foule d’idées illusoires et de pensées mondaines, appliquez-le tout d’abord/f.281v/ à la méditation des mystères divins. Pesez-les les uns après les autres avec une certaine intelligence pour entraîner votre volonté à des actes de componction, d’amour, à des Actions de grâce, etc. selon le sujet que vous méditez. La connaissance et la considération des bienfaits de Dieu qui vous sont destinés vous feront aimer l’auteur de tant de biens. En appliquant ainsi votre esprit à ces bonnes pensées et à ces images, peu à peu les vaines et folles idées mondaines perdront leur force, et quoiqu’elles viennent encore vous tirailler, toutefois elles ne pourront pas supprimer votre attachement plein d’amour pour les choses divines, produit par les considérations précédentes.
Second degré d’oraison.
Après avoir quelque temps pratiqué la méditation laborieuse qui s’arrête sur chaque sujet (f.282), on considérera les raisons, les circonstances et le reste que les bons livres enseignent. Quand on sentira déjà la volonté se porter vers les choses divines et en faire mémoire avec le désir de s’en occuper, il faudra adopter une façon de méditer plus simple, c’est-à-dire à l’aide de purs colloques. Par exemple, après s’être exercé quelque temps à méditer les circonstances de la nativité du Sauveur ou d’autres mystères, en ayant déjà l’esprit rempli de la connaissance de tout ce qu’on peut en dire, d’un plein élan, vous vous jetterez vers notre Seigneur. Vous lui parlerez amoureusement, vous l’interrogerez et lui répondrez, vous l’adorerez et le remercierez, vous lui exprimerez d’innombrables actes d’amour, vous lui direz votre décision de le servir, de vivre toujours en sa présence, d’imiter ses vertus, etc.
Ayant passé quelque temps à converser intérieurement avec le Dieu incarné dans ces saints mystères, vous vous entretiendrez/f.282v/ intérieurement avec le Dieu incréé. Par une simple vue de foi, vous comprendrez qu’il réside en toute chose et plus intimement en vous-mêmes, de telle sorte que vous ne l’imaginerez pas plus au Ciel que sur la terre, mais qu’il est plus proche de vous que vous ne l’êtes de vous-mêmes. Cette foi étant supposée, votre exercice sera de tenir avec Dieu une conversation semblable à celle d’un bon fils avec son père, ou à celle de deux amis qui vivent, mangent et dorment dans la même chambre, en étant toujours présents l’un à l’autre. Le sujet de la conversation portera principalement sur l’amour et le désir mutuel que l’un éprouve pour l’autre et sur le souhait que forment ces deux amis de ne pas être séparés et de se complaire mutuellement l’un dans l’autre.
Nous devons imprimer profondément en notre cœur le sentiment que notre Dieu nous regarde continuellement, plein d’attention pour nous comme s’il n’avait que nous au monde à écouter et à garder. Disons-nous que ce même Dieu désire infiniment demeurer toujours avec nous qui l’aimons, l’invoquons et le réclamons, que ses délices sont de se communiquer à nous, de nous faire sentir intérieurement combien il est doux et suave pour celui qui le cherche. Cette conviction étant acquise, l’exercice sera de s’entraîner à l’amour réciproque en disant : Ô Dieu, où suis-je ? Pourquoi est-ce que je vis, sinon pour vous aimer vous, Seigneur. Oui, je vois que vous êtes plein d’attention pour moi, désireux de me posséder et moi, je suis désireux de me remplir de vous ! Ô divin amour, comment pourrai-je vous oublier un seul moment ? Ô Dieu, vivons ensemble, vous en moi et moi en vous. Et surtout que je ne vous perde pas de vue !
Après avoir fait ces actes ou des actes semblables, nous nous reposerons en présence de celui que nous considérons très intimement en nous. Nous conserverons une amoureuse mémoire de Dieu et une crainte filiale de lui déplaire. Selon cette crainte,/f.283v/, nous marcherons fortifiés en toutes nos actions et nos comportements, étant animés de la présence de celui dont nous portons le visage gravé en notre mémoire : Seigneur, je marcherai à la lumière de ton visage (Psaume 88, 16).
Et quand nous sentirons que ce souvenir s’efface à cause de la multitude des affaires ou des pensées extravagantes qui surviennent, nous nous efforcerons de chercher le visage de celui que nous aimons en disant : « Ô Dieu d’amour, où êtes vous ? Ne savez-vous pas que c’est pour vous que je travaille ici ? Pourquoi, Seigneur, vous cachez-vous ? » Et réconfortés, nous ferons silence en nous souvenant affectueusement de Dieu en présence duquel nous marchons.
Notons que dans cet exercice, nous faisons pour ainsi dire une oraison continuelle. En effet, le souvenir que nous avons de Dieu n’est pas un raisonnement abstrait ni une méditation sur l’être ou la perfection de Dieu. Mais nous contemplons Dieu avec attention, nous le désirons avec affection comme le trésor, le but et le centre de notre cœur. C’est (f.284) une pensée ardente comme en avaient – dit-on — les amis de Dieu qui, vivant sur la terre, habitaient néanmoins dans le Ciel en y pensant avec ardeur.
Ceux que Dieu fait croître sans cesse dans l’amour par cet exercice sentiront leur désir et leur faim de Dieu augmenter au point de devenir impatients, et les actes qu’ils pourront former seront incapables d’exprimer leur désir ???. Quand ils penseront parler à Dieu en conversant avec lui, leur désir dépassant de beaucoup leurs paroles, ils éprouveront un état de langueur qui les réduira à l’impuissance. Et ici, on doit veiller à ne pas les forcer à parler ni à beaucoup agir, mais il leur suffira d’exprimer des sentiments venant du fond d’eux-mêmes sans prononcer beaucoup de paroles : Ô Dieu d’amour ! ô Dieu ! Cela dit davantage qu’un long colloque parce que leur cœur parle au cœur de Dieu et qu’ils se comprennent mutuellement.
On voit que l’âme par/f.284v/ tels épanchements se sent comme continuellement en présence de Dieu et qu’elle fait sans cesse mémoire de lui. Elle le désire de plus en plus soit en souffrant et en restant passive, soit avec ardeur et élan. Il faut donc peu à peu la faire tomber en Dieu et lui ôter même les conversations ? Essentielles qu’elle s’efforçait de produire. On doit la laisser dans le désir nu qu’elle a de Dieu, désir qui lui fait regarder Dieu comme le trésor infini qui peut la rassasier. Ainsi dépouillée de sa propre façon d’agir, Dieu rassasiera son désir et le fera croître sans cesse, et en vertu de celui-ci, elle demeurera toujours en lui, le regardant et le contemplant sans cesse. En effet, ce désir est un amour réel, il est comme une faim et une soif inextinguibles de Dieu, qui permet de se souvenir de lui et de le connaître expérimentalement. Dieu étant la bonté infinie et résidant très intimement dans l’âme, le désirer réellement, c’est le goûter. Et parce (f.. 285) qu’il est digne d’être aimé, plus on l’aime plus on désire l’aimer, le goût faisant naître la faim et le désir.
Or cet état est celui de l’union très intime de l’esprit créé avec l’Increé, où le sommet de l’esprit, la puissance aimante, immédiatement appliquée à Dieu qu’on appréhende au-delà de tout concept et de tout sentiment, s’enfonce de plus en plus dans l’abîme sans fond de la divinité. La vertu profonde, c’est l’amour et le désir de Dieu. Elle ne consiste pas à voir Dieu immédiatement, mais à le désirer en lui-même et pour lui — même ??? Cet acte est semblable à celui des bienheureux qui vivent de ce que Dieu est Dieu, sans réfléchir sur eux-mêmes.
Dieu donc, comme je le disais, a investi notre désir, et c’est lui qui le meut, le développe, le dilate, l’enfonce en lui-même, et à mesure qu’il le comble, il le rend plus capable et du coup il semble plus pauvre. Or, dans cet état, l’intelligence agit uniquement/f285v./par la foi nue et par elle, il a montré à la volonté que Dieu est un être inconcevable qui dépasse tout sens et toute compréhension. Dès lors, la volonté a pénétré dans cette science ineffable et a mérité de goûter Dieu, le goût étant une sorte de connaissance qui répond à la faculté qui désire et qui aime.
Il en va de même chez quelqu’un qui a goûté du miel. Il en possède une connaissance expérimentale sans jamais en avoir entendu parler. De là abonde dans l’intelligence une lumière qui fait que sa foi est éclairée. Alors cette expérience qui pour lui était auparavant objet de foi, devient maintenant quelque chose qu’il perçoit. Ainsi il pense voir les choses qu’il croit, quoique cette connaissance n’ôte pas le mérite de la foi, car elle n’est pas tout à fait claire, mais il fait l’expérience de la certitude de cette foi.
Dans cet état, celui qui prie doit souffrir fidèlement les dépouillements, les manques, les privations. En effet, d’ordinaire il sera si pauvre qu’il croira n’avoir ni pensée ni souvenir de Dieu à cause des idées folles et extravagantes de (f.286) l’imagination et des discours que l’intelligence formera sur des sujets étrangers. Que par-dessus tout, son cœur demeure stable et immobile, se souvenant que ce ne sont ni les discours ni les pensées qui le placent en Dieu ou l’en détournent, mais le désir seul, investi par Dieu qui est esprit pur et agit dans ce désir. Dieu le purifie d’autant plus qu’il est assailli de pensées contraires qui l’empêchent, semble-t-il, de jouir de lui.
Si Dieu était quelque chose qui tombe dans le cœur humain, les pensées et les discours l’y placeraient et le maintiendraient là. Mais comme c’est un esprit pur qui ne se voit pas, ne se sent pas, mais qui est seulement objet de foi, il faut pour être vraiment uni à lui que ce soit par un moyen inconnu et ineffable et nous n’en avons pas connaissance avec notre raison, mais directement par intuition. Car notre conscience témoigne que nous ne désirons que Dieu seul, quand/f.286v/ nous nous tenons dans ce désir actuel, sans former d’autre acte que ce désir même. Les pensées extravagantes des choses, auxquelles notre affection n’est nullement portée, peuvent bien nous fatiguer et nous vexer, mais elles avivent d’autant plus le désir de l’objet qu’elles semblent en empêcher la jouissance.
Le désir épris et embrasé d’un amour éternel, aucune eau ne peut l’éteindre. Au contraire il s’embrase davantage par la douleur que de tels mouvements contraires causent en nous. Ce sont, il est vrai, des secrets très profonds que quelqu’un ne peut pas comprendre s’il n’en a pas l’expérience, c’est-à-dire s’il ne sait pas comment la volonté peut converser et agir avec Dieu, alors que l’intelligence est tout entière occupée à réfléchir. C’est vraiment une grande merveille en vérité, mais que cela soit possible sans une grâce abondante, il n’y a aucun doute là-dessus. Dans le Christ notre Seigneur qui possédait la connaissance à la fois de la science acquise et (f.287) de la science infuse, c’était possible. Ceci ne l’empêchait pas de faire des actes d’amour proportionnés à cette connaissance infuse.
Or cette activité que nous appelons désir de Dieu ou aspiration vers Dieu ne réclame pas de connaissance en discourant sur l’objet qui l’attire. Dieu peut s’imprimer dans ce désir et nous attirer à lui pendant que l’intelligence s’occupe à autre chose. Est-ce que nous ne faisons pas plusieurs choses qu’il nous est facile de réaliser parce que nous ne réfléchissons pas ? Un musicien qui joue de la harpe est attentif aux règles de l’art, et si vous dites que dans de telles rencontres on s’aperçoit qu’il faut toujours faire attention, quoique sans grand effort à cause de l’habitude, il n’est pas de votre avis. Quant à moi, je dis ceci : l’activité divine qui sépare notre esprit de notre âme, notre désir de l’activité sensible de l’intelligence, fait sentir une douleur intérieure pendant tout le temps que le raisonnement fait obstacle au désir de Dieu et l’importune. /f.287v/
En effet, le propre de l’esprit amoureux est de tendre à Dieu en étant uni à lui et il dépasse et pénètre au-delà de tout ce qui est sensible. Plus les sens dominent, plus ils décuplent paradoxalement ses forces intérieures, le purifiant d’autant plus qu’ils le tourmentent. Et moins il sent Dieu, plus il est en lui purement et profondément. Dieu étant un esprit pur, il unit aussi notre esprit à lui d’une façon purement spirituelle, que notre raison et nos sens méconnaissent. Nous croyons que Dieu verse en nous la grâce sanctifiante, quand nous recevons l’absolution sacramentelle, et si nous ne sentons rien, l’âme enfoncée en Dieu et qui est comme ensevelie en lui ne doit pas compter sur ses propres forces ni agir grossièrement en formant des actes ou des colloques pour avancer vers Dieu. Mais elle doit toujours rester ferme et immobile, en supportant de telles distractions (f.288) qui s’opposent à son inclination qui sous tout cela, au plus profond de l’esprit, progresse et tend d’autant plus intimement vers Dieu qu’elle semble être courbée.
Il y a en dessous une douleur et une langueur qui fait s’écouler l’esprit en Dieu par des gémissements ineffables. Et selon la grandeur du désir, avant ces attaques fâcheuses de la part des sens et de l’intelligence, la privation de l’intuition directe — sentiment réflexe ???, qui est perdue au dehors, se fait vivement sentir. Et une perpétuelle inquiétude demeure sous ces ténèbres et ce brouillard. Cette inquiétude pousse toujours celui qui prie vers Dieu, son centre, d’autant plus profondément que le travail est plus grand. Il lui semble porter un fardeau si pesant qu’il le submerge jusqu’au désespoir.
Toutefois Dieu, qui en tant que centre a fait une vive impression dans ce cœur, provoque toujours en lui une secrète attraction qui lui cause cette inquiétude et ce désir de Dieu, et il demeure le centre auquel cette âme s’unit très intimement pendant qu’elle connaît ces troubles et ces distractions/f.288v/ de l’imagination ou de l’intelligence.
D’ailleurs, la personne qui aime doit savoir que, quand Dieu produit en elle des lumières, de saintes pensées et des paroles intérieures sur son état, elle ne s’en sert pas pour s’enfoncer en Dieu. Mais c’est son seul désir qui dépasse tout cela, c’est lui qui la jette en Dieu plus profondément que ne peut le faire un acte formé grâce aux lumières reçues. Et tout ce qu’elle reçoit ne lui sert à rien. Son insatiabilité et son inquiétude ne la laissent pas en repos au point qu’elle bouge sans cesse comme l’aiguille d’un cadran touchée par la pierre d’un aimant.
De même, quand elle n’a aucune lumière ou pensée de Dieu, mais est troublée par les sens et les distractions […], elle doit savoir qu’elle réside en Dieu et qu’elle l’étreint d’autant plus fortement que ces obstacles semblent l’en empêcher. En effet, à mesure que ces troubles augmentent et que ces folles pensées la contrarient et la fatiguent, l’inquiétude au fond de son cœur redouble et la fait davantage haleter vers son centre et se joindre à lui en vérité d’autant plus intimement qu’elle ne le sent pas.
Mais l’expérience le montre bien, après cette détresse, ces ténèbres, cette fatigue et quand ces distractions ont cessé, ces personnes se sentent plus dilatées et plus épanouies en Dieu qu’elles ne le furent jamais. Et cela a duré tout le temps où elles pensaient qu’elles étaient perdues et submergées, sans rien sentir de Dieu. Elles croyaient que ce même Dieu les étouffait et leur faisait rendre l’âme. Alors qu’au contraire il les dilatait et il les épanouissait en lui d’autant plus purement qu’elles le percevaient moins.
Car nous devons bien réaliser que Dieu unit bien mieux et plus intimement [quelqu’un à lui] quand […] on perçoit que l’âme est davantage dans un état passif qu’actif.
L’état actif consiste à avoir le sentiment réfléchi et perceptible de ce qu’on est,/f289v/, à se voir infiniment épanoui en Dieu comme si l’on était déjà dans l’éternité en nous souvenant uniquement de Dieu qui nous revêt comme d’une lumière infinie, à penser que toujours nous sentirons, goûterons et verrons uniquement Dieu. Dans cet état, il nous semble être arrivé presque au port du bonheur.
L’état passif consiste à ne rien sentir de tout cela. Au contraire on sent en soi comme un enfer de chagrin : point de pensées de Dieu, point de lumières, seulement de folles distractions, voire des pensées mauvaises. Enfin on est plus pauvre que ceux qui n’ont jamais entendu parler d’oraison mentale. Je dis qu’en cet état, Dieu agit davantage. Lui est pur esprit, en lui il n’y a rien de sensible, rien qui tombe au cœur de l’homme. Deus in cor hominis non ascendit182. Il n’est rien de ce que nous entendons. Il touche immédiatement le sommet de l’esprit créé et ce qui tend vers lui qui est son centre. Il provoque en lui, directement (f.290) et non par aucun don qui nous soit perceptible, ce secret mouvement d’inquiétude vers l’esprit, vers le centre de l’esprit incréé […]
Moins nous raisonnons sur Dieu, plus nous sommes enfoncés en lui. Les âmes saintes peuvent en témoigner fidèlement : au moment où nous éprouvons destitutions, troubles, morts et angoisses, nous sentons notre conscience plus tranquille et plus pure, car Dieu nous tient alors comme au creuset ; il nous affine et nous purifie intérieurement : Beati mundo corde quoniam ipsi deum videbant183.
Pour avoir le cœur pur, rien ne doit tomber en lui sauf Dieu seul ineffablement, c’est-à-dire sans être enveloppé d’aucune/f.290v/ forme sensible ou intellectuelle perceptible et sans le signe que Dieu lui-même tombe ainsi dans nos cœurs. C’est l’inquiétude dans le désir qui, en approchant du centre, pousse plus fort et désire plus vivement, car l’appétit augmente à mesure qu’il touche Dieu comme son centre, comme si Dieu était un aimant qui de toute sa force attire le fer. Et ce fer ne peut répondre à cette puissance attractive. S’il sentait quelque chose, il se déplacerait pour correspondre à l’infini. /f.291v/
Il en va de même pour le cœur amoureux, épris de l’amour de Dieu. Comme objet, en tant que centre, Dieu fait dans ce cœur une impression objective par sa bonté et son amabilité infinies. Comme moteur et principe, il y envoie une impulsion vitale de grâce prévenante efficace qui le fait se mouvoir continuellement vers ce centre. Parce que ce centre et cet objet a la capacité infinie d’attirer ce cœur, celui-ci voudrait l’aimer à l’infini. Mais comme il en est incapable, il est perpétuellement inquiet. C’est-à-dire que plus il approche de Dieu, plus il veut s’en approcher ; plus il le touche et le goûte, plus il est attiré et a faim de le posséder. Dès lors, il aime réellement Dieu sans cesse, mais il croit ne pas l’aimer. Et à chaque instant, il commence à l’aimer comme s’il ne l’avait jamais aimé. Et cet appétit insatiable d’aimer augmente au fur et à mesure qu’on goûte Dieu dont la douceur et la bonté sont infinies. Ce goût fait naître l’appétit, mais comme celui-ci est mêlé à l’anxiété, il s’ensuit que les actes de ce chrétien sont méritoires.
La pratique de l’oraison et la conversation intérieure avec Dieu sont excellentes. Elles permettent à l’être humain de mener une vie angélique sur la terre, de brûler sans cesse d’amour, de ne respirer que l’amour. N’allons pas penser que les vrais contemplatifs ne font rien. Ils sont continuellement en train d’agir de la plus haute manière qu’on puisse opérer ici-bas, à savoir en aimant d’une charité très pure. Cette charité est la même que celle des bienheureux qui vivent de ce que Dieu est, et qui en cela seul se reposent. Il leur suffit que Dieu soit Dieu pour les rendre heureux. Il en va de même pour les personnes vraiment contemplatives. Le regard qu’elles portent sur Dieu est un souvenir affectueux de ce qu’il est en lui-même […] Et comme cette bonté infinie mérite une complaisance infinie qui ne s’adresse pas à la créature, l’âme […] n’est jamais rassasiée par cet amour et par cette complaisance. Elle ne dit jamais : cela suffit, mais elle aime sans cesse et désire Dieu de ce pur amour d’amitié.
(f.292) Voilà en quoi consiste le bonheur de cette vie qui consiste à aimer Dieu réellement et indéfectiblement d’un amour de charité. Nous ne sommes pas en ce monde pour connaître Dieu, mais pour l’aimer et nous devons désirer le connaître uniquement pour l’aimer : la mesure non de notre connaissance, mais de notre amour est à la mesure de la gloire et du bonheur qui nous seront donnés dans le Ciel. Or pour aimer Dieu parfaitement en ce monde, nous n’avons pas besoin de le connaître parfaitement, bien qu’on ne puisse aimer une chose si on ne la connaît pas d’une certaine manière. Ainsi, la grandeur de l’amour peut dépasser celle de la connaissance. En ce monde, nous ne connaissons pas Dieu directement, mais seulement à travers ses œuvres. De même, nous l’aimons immédiatement tel qu’il est et nous aimons tout à cause de lui. Il suffit que la foi nous enseigne que Dieu est/f.292v/un être infini, immense, et inépuisable en bonté et en perfection. Dès lors, elle nous oblige à rassembler tout ce que nous aimons, à l’unir et à le faire aboutir dans ce centre qui est Dieu. Nous tendons dès lors vers lui toute notre attention et toutes nos forces comme vers l’objet pour lequel nous avons reçu le pouvoir de désirer et d’aimer, et nous avons la charité qui est une participation de l’amour incréé dont ce grand Dieu s’aime infiniment lui-même.
Cette charité nous donne une grande aptitude et inclination pour tendre vers lui et pour nous unir à lui par un exercice d’amour réel comme la légèreté permet au feu de s’élever vers le haut, et comme le poids permet à la pierre de tomber à terre. La difficulté est que nous croyons posséder ces habitudes et ces vertus au-dedans de nous. Aussi nous les laissons en friche et nous ne les mettons en pratique que fort rarement. C’est pourquoi nous n’avons pas l’expérience de l’état divin auquel nous élève la grâce sanctifiante.
Remarquons ceci : quand (f.293) nous disons que la vraie vie spirituelle et contemplative réside dans la charité et dans l’amour de Dieu, ne pensons pas que ceux qui ont l’habitude d’une charité plus grande, sont précisément de plus grands contemplatifs. Loin de là ! L’habitude de la charité ne nous fait pas immédiatement sentir Dieu, jouir de lui, nous souvenir de lui. C’est la charité réelle qui nous fait sans cesse désirer Dieu, haleter et aspirer à lui. Elle fixe par conséquent notre mémoire, aussi bien que nos cœurs, et en ce souvenir amoureux, ardent, soucieux de jouir de Dieu et de l’avoir toujours présent réside la contemplation de ce monde. Il faut être avec Dieu cogitatione et aviditate184. La pensée sans affection et sans désir ne transforme pas en Dieu. Et l’affection réelle ne peut exister sans la pensée. C’est donc un grand malheur de voir des religieux si désireux d’acquérir la connaissance de Dieu par les sciences et chercher si peu la science de Dieu et des/f.293v/ saints.
Qu’est-ce que la science de Dieu ? N’est-ce pas une connaissance féconde et agissante qui porte Dieu à s’aimer autant qu’il est reconnu aimable, c’est-à-dire infiniment. Cet amour qui est en Dieu est aussi grand que la connaissance. Il est connaissable infiniment, il est connu infiniment et aimable infiniment, aussi est-il aimé infiniment. Nous devons donc imiter cette science de Dieu et désirer le connaître uniquement pour l’aimer, et l’aimer autant, voire plus, que nous ne le connaissons. Mais nous faisons le contraire, car nous ne nous lassons pas d’étudier et de spéculer et nous sommes incapables de faire l’effort de passer deux ou trois heures par jour à l’oraison et d’exercer notre esprit à l’amour réel. Et nous devons savoir que c’est seulement par l’amour que nous approchons de Dieu et avançons en lui ; aussi toute la science spéculative de Dieu peut exister en un homme qui est en état de péché mortel. À quoi cette science lui sert-elle sinon à se damner ?
(f.294) Nous devons donc principalement rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos cœurs, et nous devons désirer prêcher, étudier, etc. uniquement pour nous unir davantage à Dieu en l’aimant vraiment. Et tous ceux qui ont ce sincère désir de vivre entièrement pour Dieu et de faire le tout de leur vie de la conversation intérieure, de l’attention indéfectible et de l’adhésion à l’esprit incréé par un reflux continuel d’amour dans leur centre, ceux qui se rendent fidèles à ce souverain exercice, s’ils vivent sous l’obéissance, ne doivent rien refuser de ce qu’on leur commande, même s’il s’agit d’occupations qui les dispersent, comme l’étude de la philosophie, de la théologie et d’autres matières, qui sont les plus rudes de toutes.
Le contemplatif aimerait mieux être au milieu des armées que parmi les arguments d’Aristote et la raison en est évidente, d’autant que dans l’une les sens seuls sont étourdis et dans l’autre, l’esprit semble tout absorbé. Ainsi, il semble qu’il ne reste plus d’attention pour Dieu, mais seulement l’intention de lui plaire dans cette occupation. Je dis toutefois que, quand l’obéissance nous appelle à l’étude, il faut s’y appliquer et croire que c’est Dieu qui nous y conduit. En effet, retenons soigneusement ceci : au-dedans nous avons renoncé à notre propre façon d’agir pour nous laisser mouvoir vers Dieu d’une façon surnaturelle par l’impulsion continuelle qu’il donne à notre cœur en le touchant vivement et efficacement. De même, dans toutes nos actions et occupations, nous ne devons pas choisir nous-mêmes, mais recevoir l’impulsion de Dieu par la voie qu’il ordonne, c’est-à-dire par nos supérieurs.
De plus, nous devons croire que Dieu désire infiniment plus notre perfection intérieure que (f.295) nous-mêmes. Et puisque nous n’avons nullement choisi ni participé à l’appel et à l’occupation à laquelle il nous invite, comme d’être supérieur, ou lecteur, ou prédicateur, etc., nous devons croire que c’est lui qui directement nous pousse et nous appelle à cette tâche. Et il voit que si nous sommes fidèles comme il le désire, nous progresserons davantage, même intérieurement. Car comme au-dedans nous vivons de foi et d’amour, par lesquels Dieu nous meut et nous attire à lui au-delà de nous-mêmes, nous devons nous rendre indifférents intérieurement, c’est-à-dire renoncer à toute initiative, ne rien demander et ne rien refuser, mais aller là où l’Esprit de Dieu, c’est-à-dire sa volonté, nous porte. Cela étant, il reste que nous devons être fidèles à cette résolution actuelle et ferme de n’étudier que pour aimer Dieu davantage, non pas en acquérant plus de connaissances, mais pour vivre davantage en lui (f298). Oui, celui qui est préoccupé par l’Esprit de Dieu ne saurait agir autrement qu’en purifiant son cœur de plus en plus par la souffrance et la mort cruelle que lui causeront ces images et ces raisonnements humains, que nous sommes forcés d’accumuler et qui nous tourmentent sans cesse.
C’est bien le plus dur enfer que peut souffrir un cœur amoureux qui cherche la face de Dieu purement et simplement en se dégageant le plus possible de tout ce qui n’est pas Dieu, quand il est ainsi obligé de remplir son intelligence de multiples images créées. C’est continuellement admettre le plus cruel ennemi qui existe. En effet, notre esprit n’est pas attentif à Dieu quand il multiplie les discours et qu’il entretient des pensées sublimes qui ne sont pas Dieu, mais il adhère à lui par l’effort affectif, le désir et la tension vers lui sans autre connaissance préalable que celle de la foi. […] Plus cet afflux (f.296) d’images et de pensées semblera entraver cet effort, plus il causera d’inquiétude dans le cœur comme lorsqu’on s’efforce d’éteindre des flammes en jetant sur le feu quelque chose qui l’étouffe. Il renforce son pouvoir pour monter et brûler plus vivement. Il est plus fort pour agir et s’agiter.
Il faut qu’il en soit ainsi dans notre esprit, bien que nous n’en soyons pas conscients, étant complètement accaparés par les images et le raisonnement intellectuel. Néanmoins, quand ceci prend fin, nous constatons que nous nous sommes simplifiés, épanouis en Dieu plus que jamais. Et nous sentons que toute la science et la connaissance acquise n’ont aucun rapport avec la connaissance expérimentale que nous avons de Dieu grâce à notre effort et à notre tension amoureuse. Il en allait de même, dis-je, pour notre Seigneur chez qui la science acquise n’empêchait pas la science infuse/f.296v/.
C’est pourquoi il ne faut pas se fatiguer à vouloir posséder en même temps la connaissance savoureuse de Dieu et la connaissance intellectuelle. Ce serait se casser la tête. Et plus on serait attentif à l’une, moins on le serait à l’autre si on voulait méditer sur l’amour et la bonté de Dieu et argumenter sur ces sujets. Il faut s’appliquer à l’étude comme si on avait autre chose à faire (je parle pour ceux qui doivent méditer et raisonner sur d’autres sujets que Dieu). Laissons agir Dieu tout ce temps-là au centre de notre cœur. Qu’il l’attire, le décante comme une huile très pure sans qu’il se préoccupe des images et des raisonnements humains qui, croit-il, l’éloignent de Dieu […] (f.297) tout le temps que durent ces privations et ces ténèbres. De là je conclus que pour ceux qui sont bien enracinés en Dieu et qui sont obligés d’étudier, ce qui les met dans un état continuel de privation, cette situation les enfonce davantage en lui.
Et je crois que si votre faiblesse pouvait supporter ce grand Dieu infiniment désireux de la pureté et de la perfection de notre esprit, il nous laisserait toute notre vie dans un état de mort et de privation, mais il faudrait qu’il nous donne des grâces extraordinaires pour subsister et ne pas désespérer.
Ne pensons donc pas que le fait d’être privé de toute bonne pensée et de tout sentiment de Dieu, signifie qu’on est séparé de lui. En effet, dans ce cas, on est uni à lui plus purement et d’une façon toute spirituelle par des actes de foi et de charité. On ne les sent pas plus que beaucoup d’autres actes dont on a l’habitude et qui nous sont comme naturels. Nous n’en avons pas une connaissance réfléchie et pourtant nous faisons attention à eux.
/f.297v/ Celui qui est habitué à agir sans cesse par amour pour Dieu agit aussi parfaitement, et même plus parfaitement que celui qui sait consciemment qu’il agit pour Dieu, mais pour qui ce n’est pas encore une habitude. C’est que la fin qui domine nos cœurs anime presque tous nos désirs et nos sentiments. Il en va de même pour celui qui est passionné par l’amour des richesses : tout ce qu’il fait est insensiblement dirigé par cette passion. S’il mange, c’est pour économiser, etc.
Or dans cette situation, Dieu est la fin qui nous domine, non seulement en ce qui concerne l’intention, mais aussi l’attention. Notre souci et notre souverain trésor est de désirer Dieu sans cesse et d’avoir soif de le posséder et d’en jouir. Aussi, même si nous connaissons quelque trouble et si les pensées affluent dans la région inférieure, c’est-à-dire dans notre intelligence, l’oreille de notre cœur est toujours ouverte à la voix éternelle (f.298) et continuelle de celui qui nous crie sans cesse et inexorablement : « Aime, aime, aime celui qui t’aime éternellement et infiniment ». Cette voix s’imprime dans notre cœur et ne le laisse pas en repos, elle l’anime sans cesse afin qu’il soit sans cesse attentif.
J’avoue que ceux qui ne se sont pas dépassés eux-mêmes et dont le sommet de l’âme n’est pas encore épris, enflammé d’amour et rongé par la faim et le désir de Dieu, ceux-là ont bien du mal à se tenir continuellement en sa présence au milieu de leurs occupations extérieures, en particulier au milieu des raisonnements de l’intelligence. Car le moyen dont ils se servent étant le colloque amoureux, avec ces raisonnements et ces discours, il leur semble qu’ils ne sont plus avec Dieu quand ils ne lui parlent plus. Ceci les gêne et fait qu’ils n’osent pas vraiment s’adonner à la réflexion. /f.298v/ En effet, ils désirent porter leur attention à la fois sur Dieu sur lequel ils réfléchissent intellectuellement et sur la matière qu’ils approfondissent, sur laquelle ils ruminent et méditent, ce qui est très fâcheux et peut nuire à la santé. Il faut que ceux qui en sont encore là se jettent en Dieu profondément puis appliquent leur esprit à l’étude. Qu’ils croient que Dieu les regarde et qu’ils conservent le souvenir amoureux de lui autant que possible, sans faire effort pour toujours lui parler. Qu’ils se contentent seulement de paroles et de conversations essentielles : « O Dieu d’amour, attirez-moi tout entier à vous ! » Alors, en sortant de l’étude, celui-là sera porté à faire oraison et à se jeter en Dieu. Cela prouve qu’il a bien été avec Dieu pendant tout le temps qu’il a étudié. (f.299) En effet, s’il est mécontent, cela signifie qu’il n’était pas attaché à l’étude et donc que son cœur était en Dieu comme dans son trésor.
Remarquons que ceux qu’on voit attirés par Dieu au-dedans d’eux-mêmes ne s’appliquent pas trop vite aux études ou aux occupations qui les distraient, parce qu’ils craignent de manquer de temps pour examiner leur état intérieur et pour s’exercer par divers chemins et dès lors ils ont peur de ne jamais entrer au secret du cœur de Dieu et de ses actions dans l’âme. /f.299v/
Quand quelqu’un qui conversait amoureusement avec Dieu s’est adonné au travail des sciences et surtout de la théologie, je crois qu’il est très difficile de le faire rentrer dans cette voie d’amour (et) suressentielle. Comme il en est encore au niveau du discours et de la conversation avec Dieu, il lui est très facile de puiser ses motifs dans les vérités qu’il aura étudié qui seront un écran entre lui et Dieu. Et dès lors, il vaut mieux qu’il passe deux, trois, voire quatre années à mourir et à se transformer en amour/f.99v/ et à pratiquer la vie affective et la science expérimentale de Dieu. Quand il l’aura goûtée, la science acquise ne sera rien du tout pour lui, et néanmoins il sera plus capable de l’acquérir.
Mais dans tout cet écrit, nous n’avons pas parlé de la pratique des vertus. Il suffit de dire que manquer à un seul acte quand l’occasion se présente, c’est manquer à l’amour, ce qu’on ne peut faire sans grand remords. En effet, puisque l’on vit entièrement pour Dieu au dedans, ainsi doit-on agir à l’extérieur. Ce qui nous pousse sans cesse à agir et à rechercher la face de Dieu nous pousse aussi à faire des actes de vertu. Comme Dieu est en elles et qu’il les désire de nous, par exemple, quand l’occasion se présente pour nous d’être l’objet de quelque grand mépris, ou de subir quelque injure ou affront, si nous en ressentons la piqûre, nous devons rester (f.300) fermes et vigoureux, avalant cela comme la douceur du lait, car Dieu est là, et par ce moyen, nous nous enfonçons en lui d’une manière parfaite. Enfin la charité doit tout brûler et faire mourir les passions et les affections étrangères, comme un brasier éternel allumé dans nos cœurs qui brûle et absorbe tout ce qui semble empêcher sa flamme de monter en l’air. Dès lors, nous ne devons raisonner qu’en Dieu et l’appréhender en nous souvenant toujours de lui par un souvenir amoureux et ardent. Et sachant que ces contradictions viennent de sa part, redoubler notre amour envers lui et nous réjouir de ce que, grâce à cela, on lui plaît et on avance en lui.
En effet, il faut retenir cette règle première : comme au-dedans tout notre travail consiste à aimer de charité grâce à laquelle notre cœur se meut sans cesse vers Dieu qui est son centre, de même, il faut que tout ce que nous faisons, souffrons, tout ce dont nous manquons au dehors soit informé de cet amour réel/f.300v/ et de cette fin immédiate de Dieu auquel nous aspirons et tendons. En agissant ainsi, nous nous approchons davantage de lui comme de notre fin ultime, notre centre souverain. Ainsi tout en nous devient charité pénétrée de son but, de telle sorte que nous posséderons toutes les autres vertus plus excellemment que si nous les pratiquions pour elles-mêmes, car elles ne portent vers Dieu qu’indirectement, étant créées.
La charité est la vertu qui atteint Dieu immédiatement comme fin dernière et qui unit aussi immédiatement la créature à lui. Dès lors, elle est la seule mesure à laquelle répond la jouissance de la fin souveraine : celui qui aura le plus désiré Dieu et haleté après lui, à force de désirer, aura engendré en soi comme une faim, un appétit et une soif de Dieu, et il en sera rempli selon son appétit et sa soif. La pratique des vertus […] ne sert qu’à empêcher ce qui fait obstacle (f.301) à l’envol de l’âme vers Dieu, qui s’effectue par la charité. En effet, elle permet de dominer les passions ou de désirer sa propre excellence, mais avec tout cela, on n’est pas encore en Dieu. En faisant de tels actes de vertu pour l’honnêteté qui brille en elle, on embellit et on orne son âme afin que par la charité elle soit unie à Dieu. Or, cela ne signifie pas que pour aller à Dieu par l’exercice réel de la charité, on a acquis auparavant de telles vertus. Imprimons Dieu dans notre cœur comme notre fin ultime pour laquelle nous sommes, nous vivons et respirons, et avec le désir de parvenir à cette fin, pratiquer tout, rompre tous les obstacles que nos passions peuvent lui opposer.
Dans la mesure où le désir de cette fin croîtra en nous, l’exercice des moyens croîtra facilement, et en mettant comme je le disais un brasier dans notre cœur, en l’allumant et en l’augmentant sans cesse, ce feu consommera toute la rouille qui se trouve en nous/f.301v/ bien plus efficacement que si nous travaillions à déraciner nos passions l’une après l’autre. Il en va de même chez celui qui met le feu à une forêt : il coupe ensuite et défriche bien mieux les buissons que s’il allait tailler chacun avec une serpe. C’est un exemple pour connaître la manière dont ceux qui marchent sur les vrais sentiers de l’amour, pratiquent les vertus. Tous le font en fonction du niveau qui est le leur. S’ils en sont au niveau de la conversation intérieure, ils s’entretiennent par d’amoureux colloques, et tout ce qu’ils font ou souffrent, c’est pour plaire à celui avec lequel ils s’entretiennent et dont ils ont le visage gravé dans le cœur. Ils savent que, pour une bonne conversation, il faut tout faire pour plaire à l’ami et gagner de plus en plus son amitié. Que s’ils sont dépassés, poussés et agités par l’Esprit de Dieu, ils brûlent tout dans la fournaise de leur amour et s’en servent pour davantage s’enfoncer en Dieu, comme nous l’avons expliqué auparavant. (f.302)
Or de telles personnes ne sont pas impeccables et elles sont sujettes aux tentations comme l’était saint. Paul, cet homme de feu. À la lumière de leur raison, ils doivent surtout éviter toute occasion de tentations malhonnêtes. Car saint François, saint Bernard, ces grands amoureux de Dieu, ont agi ainsi en sachant que notre Seigneur nous a laissé cet ennemi à portée de main. Comme saint Paul, pour être maîtres de nous-mêmes et ne nous pas vanter des grands dons que Dieu offre à ses amis, nous devons nous efforcer grandement de garder notre cœur net et pur. S’il nous arrive d’être troublés par des images impures, nous devons fuir vers Dieu avec de profonds gémissements, en éprouvant une douleur et une extrême horreur de tout cela. Et la grâce de Dieu ne manquera de nous faire sentir aussitôt un mouvement d’horreur pour de telles choses. D’ailleurs, ce n’est pas y consentir quand on applique avec soin son imagination/f.302/ à quelque objet indifférent ou utile, par exemple à réciter de mémoire un texte ou à une étude quelconque. Oui, ces sortes de tentations sont vaincues par la fuite. Il ne suffit pas de les mépriser, il faut les détester et en souffrir. Dieu ne veut pas que nous laissions notre imagination et notre mémoire s’occuper de pensées dangereuses et nuisibles, alors que nous pouvons les appliquer à d’autres bonnes pensées, utiles à son service, par exemple en étudiant ou en faisant autre chose. Puisque nous pouvons appliquer notre intelligence et notre mémoire aux activités qui nous sont prescrites par la volonté de Dieu comme les études, les affaires, et discuter de cela sans nuire à notre regard amoureux, ainsi que nous l’avons expliqué plus haut, de même nous pouvons et devons éloigner notre imagination des pensées mauvaises et malhonnêtes à cause du danger qu’il y a à rester dessus, et nous devons appliquer notre mémoire et non notre imagination à la passion de notre Seigneur pour résister.
En effet, je suppose qu’on résiste avec force et suffisamment, par la douleur et l’horreur qu’on a de telles choses, et en s’adonnant à une occupation honnête comme l’étude ou la lecture. Vous pouvez me dire que c’est fuir les croix que Dieu vous envoie et que sa Majesté divine dit à saint Paul qui était agité de semblables tentations et demandait à en être délivré : « Ma grâce te suffit, car la vertu s’accomplit dans la faiblesse ». Et qu’il semble plus parfait de mourir de douleur là-dessus, l’horreur qu’on en a étant suffisante pour empêcher d’en jouir. Je réponds qu’il est bien plus sûr de faire comme j’ai dit, et que c’est une chose de demander à Dieu absolument la délivrance de telles tentations et une autre de ne pas les subir volontairement. Or quand on peut occuper sa pensée et son imagination à autre chose, si on ne le fait pas, c’est d’une certaine manière accepter les tentations librement, et ainsi se mettre en danger. Dieu ne le veut pas, et il nous abandonnera peut-être.
/f.303v/ Si donc on est attaqué par des choses semblables et si on est en solitude, quand c’est possible, on peut prendre un livre ou faire autre chose parce que Dieu veut qu’on fuie la tentation de cette manière. Elle n’est pas comme les autres, mais elle est bien plus dangereuse à cause de la tendance de notre nature corrompue qui se laisse aller facilement à une jouissance interdite. Il s’ensuit que les plus grands saints ont fui de toutes leurs forces tout ce qui pouvait leur causer de semblables pensées. Notre Seigneur permet à ces tentations de nous toucher pour notre plus grand bien, comme on le voit chez saint Paul, sainte Catherine de Sienne et d’autres. Néanmoins il ne veut pas que nous les combattions de front, mais que nous les fuyions non seulement en n’y consentant pas, mais aussi que nous les empêchions de naître en nous dans la mesure du possible.
Et crois qu’il est nécessaire de convertir sa pensée, son intelligence et sa mémoire, si les imaginations sont vives et les pensées de longue durée, comme on l’entend dans les confessions […] (f.304).
Il n’en va pas de même pour les autres pensées. Pour celles-là, il suffit d’y renoncer et de les mépriser. Cela peut entraver toute la force qui attirerait notre consentement, et un esprit généreux doit les considérer comme de simples rêveries.
J’ai voulu vous enseigner cela et j’ajoute que ce n’est pas agir mal, mais c’est faire la volonté de Dieu quand on applique notre mémoire, notre intelligence et notre imagination à quelque objet comme nous en avons l’habitude quand l’obéissance nous le commande. Notre volonté sera passive, humiliée et douloureuse lors de telles tentations. Et elle le sera tout autant quand nous l’appliquerons à un autre objet que nous choisirons, non pour notre consolation, mais accomplir la volonté de Dieu qui ne/F.304v/ veut pas que nous subissions cet autre état dangereux, mais bien celui-ci.
Pour ce qui est des tentations de colère comme un mouvement d’indignation, le cœur amoureux doit les convertir et les brûler par un amour de charité. Il s’y oppose en montrant d’autant plus d’amour envers un frère qu’il se sent irrité contre lui intérieurement, avant que ces mauvais sentiments ne commencent à se manifester extérieurement. Pendant que nous éprouvons quelque mouvement et émotion intérieurs, ne l’exprimons pas au-dehors, mais laissons-le mourir en inclinant notre cœur à la compassion envers celui dont nous nous sentons indignes. Ensuite, si nous le jugeons à propos, avertissons ce frère et reprenons-le avec discrétion et charité. Ne nous laissons pas emporter par la passion qui s’y mêle bien souvent. Puisque l’état intérieur est une vraie mort au-dedans et qu’on avance (f.305) plus en supportant qu’en agissant, il doit en être ainsi au-dehors. Soyons excessivement charitables, doux et patients et ne nous emportons pas contre les autres, même si l’on est le supérieur, sauf quand en conscience on s’y sent poussé.
Un autre conseil utile pour ceux qui sont vraiment intérieurs est d’omettre plusieurs bonnes œuvres, principalement celles qui paraissent au-dehors, auxquelles les frères se sentiront quelquefois portés. Contentons-nous de la vie commune pour ce qui est de l’extérieur et attendons que Dieu par le ministère d’autrui nous conduise vers quelque chose d’extraordinaire.
L’essentiel consiste à nous tenir immobiles sous le regard amoureux de Dieu et à agir conformément à lui, en prévoyant toutes nos activités sans qu’il y en ait d’imprévues et de non choisies, ce qui sera très facile. En effet, la lumière de Dieu, aussi bien dans les périodes de plénitude que dans les moments/f.305.v/de privation, éclaire tous nos pas jusqu’aux moindres détails. Et quand sous le regard de Dieu nous avons fait quelque chose qui ne réussit pas et quand nous voyons ensuite qu’il fallait agir autrement, ne jugeons pas cependant que nous avons mal fait. En effet, nous ne pouvons pas tout prévoir. Quoi que nous fassions, maintenons toujours quelque temps de repos devant Dieu, même si à cause de nos activités, nous ne pouvons pas jouir d’une tranquillité sensible, mais [Dieu] nous donnera l’intelligence et nous verrons à la lumière de son visage nos fautes et nos indiscrétions.
Ce qui doit nous pousser à faire de toute notre vie une conversation intérieure, c’est que par ce moyen, on devient très semblable à Jésus-Christ crucifié. En effet, on l’imite au plus fort et au plus cruel de ses souffrances (f.306) c’est-à-dire dans la déréliction intérieure qu’il a connu au jardin de Gethsémani, et sur l’arbre de la croix quand il a dit : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Oui, certaines personnes, dépassées qu’elles sont par leur manière naturelle d’agir, sont ordinairement dans l’état que connaissait notre Seigneur durant sa vie mortelle et passible. Il agissait toujours par amour, dans la vision béatifique et avec la science infuse, sans toutefois laisser la joie et la consolation abonder dans la partie inférieure. Ainsi par un très grand miracle, il conservait dans son âme raisonnable une souveraine tristesse et une souveraine joie sans que la joie ne diminue aucunement la tristesse, comme s’il ne possédait aucune joie.
Celui qui connaît cet état est tellement uni à Dieu par l’action très secrète et unifiante des parties supérieures de l’intelligence et de la volonté que rien n’en parvient aux parties inférieures. Et ces personnes s’aperçoivent qu’elles ne connaissent pas plus Dieu/f308v/que le chrétien inculte qui n’a jamais entendu parler de l’oraison. Elles sont remplies de tristesse, d’indignation et de trouble. Tout leur déplaît. Elles murmurent sans cesse et pire, elles ne peuvent même pas analyser cela pour le souffrir avec patience. Elles sentent une telle impatience que si Dieu ne les retenait pas, elles seraient désespérées. C’est vraiment un temps de purification fort semblable à celui que souffrent les âmes après la mort dont les consolations, si elles en reçoivent, sont différentes de celles des martyrs. Les souffrances des martyrs diminuaient grâce aux consolations abondantes qu’ils recevaient, étant comme animés par Dieu. Les consolations que reçoivent ces personnes, à savoir la foi, l’espérance et la charité les tiennent attachées à la volonté de Dieu, ce qui ne les empêche pas de souffrir aussi vivement la peine du feu que si elles n’avaient pas agi de cette manière, en éprouvant une douleur extrême.
De même les personnes qui sont possédées par Dieu (f.307) et qu’il meut par sa propre action, il leur fait éprouver un état de souffrance qui les purifie. [Il les laisse] sans ressources, sans qu’elles puissent être soulagées ou se plaindre auprès de lui ou faire des actes d’acceptation qui les réconfortent. Elles ne savent que souffrir. […]. Malgré tout, elles demeurent attachées à Dieu qui appesantit sa main sur elles, non pas positivement en les affligeant, mais en leur retirant tout son appui et toute grâce sensible, les abandonnant à leur propre nature et entre les mains de leurs ennemis : le diable, le monde, la chair. Il ne les tient suspendues à lui que par un petit fil qu’elles ne voient pas, à savoir l’acte de foi de l’amour passif. Elles sont tout à fait consentantes, sans qu’elles puissent l’exprimer ou même le croire. Mais leur cœur se trouve aussi profondément, voire plus fermement/f.307v/ entre les mains de Dieu que lorsqu’elles étaient dans un état de plénitude et de connaissance réfléchies de lui. Aussi Dieu fait en sorte que si ces personnes sont tentées de faire quelque chose qui lui déplaît ou les pousse à pécher, leur cœur plein de grâce sensible le repoussera immédiatement, animées qu’elles sont d’une horreur et d’une haine extrême dont elles peuvent alors témoigner.
De même, dans ce temps de purification, leur cœur ne demeure pas moins en Dieu. Elles continuent à détester ce qui est contraire à Dieu et qu’elles ont envie de fuir. Cela leur fait horreur. Mais puisqu’elles ne sont pas en état de connaître objectivement leur situation, elles ne sentent pas qu’elles éprouvent cette horreur par des actes concrets. Et je le dis : comme le saint homme Job, ces personnes font des actes qui semblent d’impatience, — [Job disait] : « Périsse le jour où je suis né » (Job 3, 3) ; « je suis désespéré » (Job, 7, 16) et d’autres paroles semblables – mais elles ne pèchent pas, car ces actes ne procèdent que de la partie raisonnable inférieure de leur être. Leur esprit en profondeur demeure en (f. 308) Dieu, acceptant tout comme mon doux Sauveur pendant son agonie, bien qu’elles ne puissent lui être comparées. Il disait : « Que ce calice s’éloigne de moi » (Matthieu 26, 39) et pourtant, en profondeur, sa volonté ne faisait qu’un avec celle de son Père : « Cependant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux », (Luc 22, 42).
C’est pourquoi ces souffrances leur sont grandement méritoires. En effet, ces personnes saintes ont acquis une très grande facilité à faire le bien au moyen de la grâce prévenante à laquelle elles ont collaboré, et cela ne diminue pas, mais augmente leurs mérites, et pourtant elles agissent presque sans peine et sans difficulté. Et le fait de souffrir [les augmente aussi] – bien qu’elles croient avoir été impatientes au moment de leurs épreuves. Puisqu’elles avaient offert toute leur volonté à Dieu pour
qu’il la prenne et la gouverne, elles meurent de douleur de se voir si misérables. Le fait de manquer de patience et, comme il arrive souvent dans la sécheresse, de n’avoir ni ferveur ni facilité, on croit qu’on ne désire pas Dieu et l’on dit avec le prophète [David] : « J’ai souhaité désirer ». Néanmoins, notre désir est plus grand que lorsqu’on était fervent, mais on ne le sent pas et on fait plus d’efforts. En effet, on porte comme un lourd fardeau sur les épaules qui empêche d’avancer, mais il n’empêche pas de peiner et de faire des efforts. Or plus on peine, plus on avance sur le chemin de Dieu. « Chacun recevra selon son travail » (1 Corinthien 3, 8). D’où on conclut que l’état de privation et de souffrance est plus méritoire, car alors l’âme est comme absorbée en profondeur. Quand une personne qui se trouve au fond d’un puits voit la lumière et qu’on ferme l’ouverture du puits, quelle angoisse, quel désespoir ! « Que le puits ne se referme pas sur moi ! » (Psaume 68, 16).
Or quand une personne est en souffrance, il semble qu’un grand chaos la sépare de Dieu. Elle se consume alors en gémissements et en douleur à cause de la perte de son objet. Toutefois ce chaos ne risque pas de lui en faire perdre le souvenir. Il le lui fait désirer davantage, car elle demeure tout ce temps-là inconsolable de cette absence et de cette séparation. Dès lors, bien qu’elle ne soit pas avec Dieu à jouir de lui, elle l’est en se souvenant vivement de lui. La douleur actuelle qu’elle ressent de son absence est un vif désir de sa présence et un rappel continuel de la chose perdue. Et c’est ce que veut dire saint Paul quand il écrit que l’Esprit Saint « intercède pour nous en gémissements ineffables ». (Romains 8, 26). Cela signifie que, quand nous n’avons plus la jouissance et la perception de Dieu, l’Esprit Saint qui possède notre cœur et notre volonté,/f.309v/ nous fait crier ensuite dans la désolation que nous sommes toujours avec notre Bien-aimé soit en le goûtant, soit en le cherchant ou en lui prêtant attention.
Or la perfection de cette vie ne consiste pas à goûter Dieu, mais à le désirer et à le chercher. Il est nécessaire de toujours courir sans s’arrêter, « non que je sois déjà au but ou que je sois devenu parfait » (Philippiens 3, 12, 14), dit l’apôtre Paul, mais je cours vers le but en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir ». Et celui qui travaille le plus et fait le plus d’efforts, c’est celui qui court le plus vite. Donc on progresse davantage en souffrant, en soupirant et en mourant de douleur à cause de l’absence de Dieu qu’en l’étreignant quand il est présent.
(f.301) Un homme marié voit la grandeur de l’amour que lui porte sa femme par les caresses qu’elle lui fait, et elle ne veut pas le perdre de vue quand elle est en sa présence. Mais il est vrai aussi qu’il connaît le même amour par la douleur que son absence cause à sa femme quand il sait qu’elle languit, qu’elle est inconsolable, qu’elle ne vit que de larmes. C’est le signe qu’il était la vie de sa vie, puisqu’elle ne peut vivre sans lui, sa vie lui donnant la mort. Et si le mari connaissait l’état de sa femme, est-ce qu’il ne choisirait pas de l’aimer plus que jamais ? Et selon la multitude de ses douleurs, est-ce qu’il ne la consolerait pas et ne se réjouirait pas ? Ensuite en sachant que la plénitude de la possession doit être à la mesure du désir, ne faut-il pas que, pour se communiquer davantage, il se fasse regretter davantage et partant qu’il s’absente ?
Si Dieu venait à nous combler et à nous remplir dès les premiers désirs que nous avons de lui, nous ne progresserions pas autant. Car plus il est infiniment aimable, plus on l’aime et plus on veut l’aimer, même en le goûtant quand il est présent. La connaissance/f.301v/ réfléchie qu’on a de l’amour de la présence de Dieu est comme un certain repos qui fait que nous n’aimons pas Dieu aussi purement. Il faut donc qu’il nous l’enlève afin que nous tendions tous à lui et que sans aucun sentiment de lui, nous vivions en nous dépassant nous-mêmes. µ ???
Sur ces chemins mystiques, on pratique hautement plusieurs belles phrases et maximes de la sainte Écriture : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas » (Isaïe 7, 8). « Le juste vit de la foi (Romains 1, 17). […] Quand Dieu agit en nous, nous ne savons pas ce qu’il fait, mais ensuite, comme fruit de notre foi, il nous le fait comprendre. On ne connaît les chemins mystiques qu’après les avoir empruntés.
Nous devons imiter Abraham qui a cru contre toute espérance (Romains 4, 18) et croire qu’on va mieux quand on pense aller plus mal. Faisons comme Moïse ! “Comme quelqu’un qui voit celui qui est invisible, il tint ferme” (Hébreux 11, 27). Croyons que Dieu a placé son refuge dans les hauteurs » (Psaume 90, 9). Plus nous approchons de lui, plus il s’éloigne de nous. Il nous apparaît toujours plus incompréhensible, car plus on comprend l’infini, plus on l’ignore. C’est pourquoi sur ce chemin de l’amour, on en est toujours au commencement. « Quand quelqu’un en a fini, c’est alors qu’il commence (Siracide 18, 7). Et celui qui aura pratiqué cent ans cette façon de faire, au dernier moment, il aura l’impression de n’avoir pas encore commencé. C’est qu’il tend à l’infini qui n’a pas de commune mesure avec le fini. « L’être humain accédera à son cœur profond, et Dieu sera exalté » (Psaume 63, 8). Plus on entre profondément en soi-même pour trouver Dieu, plus Dieu s’élève au-dessus de nous pour se faire davantage désirer.
Ces chemins d’amour sont vraiment incertains et cachés et par eux se manifeste la sagesse de Dieu (Psaume 50, 8). C’est la manne cachée « que personne ne connaît sauf celui qui la reçoit (Apocalypse 2, 17). Ce sont/f311.v/ pourtant des choses qu’il est permis de désirer, puisque c’est la suprême union de tout notre esprit avec Dieu qu’on peut posséder en ce monde. C’est un état qui se situe entre celui des bienheureux et l’état de ceux qui cheminent sur la terre. Les bienheureux voient Dieu et le goûtent, les chrétiens ordinaires ne le voient pas et ne le goûtent pas.
Les vrais mystiques ne voient pas Dieu, mais ils le goûtent et ont de lui une connaissance expérimentale. C’est la même chose quand quelqu’un me dit que le miel est doux et qu’ensuite je le goûte. J’en suis alors certain par ma propre expérience. Or cette connaissance expérimentale de Dieu n’est pas un don gratuit, nous l’avons remarqué, comme le serait le don de prophétie, mais c’est le fruit de l’amour et du désir réel de Dieu. Puisqu’il est d’une bonté et d’une douceur aussi infinies qu’il l’est dans sa vie profonde, et qu’il nous remplit totalement corps et âme de cette vie, il nous remplit aussi de sa bonté et de sa douceur si nous lui appliquons réellement (f.312) nos facultés intérieures et surtout notre faculté désirante, c’est-à-dire notre volonté.
Celle-ci est assoiffée, et Dieu est l’objet de cette soif. Il lui appartient plus qu’elle ne s’appartient à elle-même, […], mais puisqu’il est infini, il allume davantage en elle la soif de lui-même. « Ceux qui me boivent auront encore soif » (Siracide 24, 21). Cette soif angoissée est méritoire, elle élargit et dilate l’âme en une capacité qu’on ne peut presque pas mesurer. Elle pourra alors jouir pleinement d’une gloire proportionnée à son { …] désir insatiable et inextinguible. « Dieu a envoyé du ciel un feu dans mes os », disait le prophète saint Jérémie. Cet amour divin est avec raison comparé à la fièvre qui ronge et consume jusqu’à la moelle des os. Saint François mourut de ce feu d’amour qui dessécha tout, même son corps physique.
Il est vrai que cet amour n’atteint pas la/f.312v/ nature inférieure, car le bon saint Antoine, épris du même amour, était frais et vermeil comme une rose. Oui, je dis que saint Antoine menait ces exercices dans le désert et il me semble le déduire d’une phrase de lui que rapporte Cassien. Saint Antoine disait : celui qui après l’oraison se souvient de ce qu’il a prié, n’a pas fait une oraison parfaite. Or celui qui est en train de méditer sait ce qu’il a fait ; celui qui en est encore aux colloques, aux propos familiers et aux conversations amoureuses, peut savoir ce qu’il a dit à Dieu, comme celui qui aspire à Dieu par conversions essentielles. Il faut donc croire que saint Antoine voulait dire que, pour faire une oraison très parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une façon inconnue, au-delà de tout discours composé et organisé, par une action divine que Dieu inspire et continue en nous, avec notre collaboration non seulement (f313) vitale, mais aussi libre et donc méritoire.
Cette action est un souvenir vif, qui désire infiniment le bien souverain ; et cela sans formes et sans images créées ni autre connaissance préalable que celle que cause le désir de ce bien infini. Mais puisqu’il est impossible de désirer réellement et d’aimer quelque chose sans se le rappeler, on appelle ce désir regard amoureux. En effet, le seul souvenir de Dieu appréhendé par la foi au-delà de toute forme, sans amour réel de lui, ne provoque pas l’union sanctifiante et transformante de notre esprit en Dieu. L’amour seul est une vertu unitive. Prenons un exemple : celui qui saurait où se trouve le trésor de quelqu’un, mais qui n’en est pas le propriétaire, n’a aucun droit sur lui. Donc le souvenir qu’il en garderait serait bien différent de celui de son propriétaire. Celui-ci s’en souvient avec crainte, il s’en soucie et le désire, car là où est son trésor, là est son cœur, dit notre Seigneur.
Or le souvenir simple qu’on a de Dieu est semblable à celui qu’on a de quelques mets délicieux, nectar ou ambroisie que l’on aurait goûté autrefois. Ce souvenir emporte avec soi le désir de l’amour. Et puisque nous voyons qu’ensuite, on nous a fait don d’un grand trésor, en nous faisant espérer le posséder, l’affection que nous lui portons fait naître le souvenir, surtout quand nous recevons le gage ou l’assurance de l’obtenir. De même l’âme comprend que Dieu est un être infini qui seul est la vie même, la bonté même infiniment aimable. Cela lui suffit après avoir retiré son cœur des affections terrestres par des désirs, des efforts (f.314) aimants. Parce qu’ils augmentent de temps en temps, ils la font être là où est son trésor et tout son bien, et être davantage là où elle aime qu’à un endroit qu’elle anime par un amour vraiment extatique, non sensible, mais divin, fort, surnaturel.
Et de fait, c’est une extase continuelle de n’avoir pas d’activité naturelle, mais d’être revêtu d’une activité toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’une très haute participation à l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même. Grâce à cette participation, nous vivons de la vie même de Dieu qui consiste dans l’acte éternel d’amour et de connaissance qu’il a de son essence infinie. Tel est aussi l’acte des bienheureux. Il est vrai que notre état en ce monde est comme opposé à celui de la gloire, car la connaissance engendre l’amour et est comme première selon/f.314v/ saint Thoma. Mais ici, la connaissance est engendrée par l’amour qui fait que la mémoire reste attentive à l’objet convoité. Cette mémoire est continuellement remplie de la douceur de Dieu et elle goûte combien le Seigneur est doux. De là vient le don de sagesse, appelé connaissance savoureuse, sapida scientia. Ce don correspond à la charité comme le don d’intelligence correspond à la foi. C’est pourquoi l’amour cause le désir, le désir cause la recherche, la recherche conduit à la possession : et la possession d’une chose bonne amène dans l’âme la dégustation, puisque nous voyons que le goût est uni à l’expérience.
Je conclus donc qu’il n’y a pas de moyen en ce monde de connaître en vérité qui est Dieu sinon en le goûtant. On n’y parvient que par le vigoureux exercice de l’amour continuel (f315), par une soif inextinguible qu’on a de cette eau de la vie éternelle. Plus on agit, plus on avive la soif jusqu’à ce que le cœur en soit entièrement transporté. Alors Dieu lui-même en prend possession et le plonge en lui comme dans l’océan de la bonté infinie qui le remplit, mais tellement que cette bonté l’assoiffe davantage. Et en lui causant cette soif, elle augmente et dilate sa capacité à boire à ce torrent de délices. Ceci ne signifie pas que les vrais contemplatifs ne font rien. Ils sont en travail perpétuel d’amour qui leur permet de se souvenir de la bonté et de l’essence infinie, et ils ne peuvent l’aimer ni la posséder autant que cette bonté le mérite.
Ce souvenir avide, désireux comme nous l’avons déjà dit plusieurs fois, est la vie la plus haute qu’on/f.315v/puisse avoir de Dieu en ce monde puisqu’elle enveloppe la foi et y ajoute la sagesse qui est comme le goût et l’expérience des choses que nous croyons. Cette sagesse est la science des amis de Dieu, voire celle des séraphins. Il nous est permis de la désirer puisque ce n’est que par la croix, la purification, le dépouillement et par un effort généreux de notre volonté, prévenue par la grâce, qu’on y parvient et que tout cet état rend saint et insère toutes les vertus dans l’âme, en produisant des actions dans leur souveraine excellence, à savoir en Dieu et pour Dieu. « Quelle que soit notre perfection, nous devons goûter la même chose ».
(f.316) Formulaire de l’oraison unitive faite par le dit St. P. D.
J’ai trop tardé, Seigneur, à vous aimer.
Hélas ! mon Dieu, qu’ai-je fait tout le temps de ma vie ?
Ah ! Seigneur où suis-je allé sans vous ?.... /f.316v/ et (f317)
Prenez mon cœur, remplissez-le d’amour, car il n’est plus à moi.
N’est-ce pas vous, Seigneur, qui m’avez si fort pénétré que je ne puis plus vivre.
Ah ! Seigneur, si vous continuez, ce sera pour bientôt mourir.
Mais non, vous ne voulez pas, mon Seigneur.
Entrons tous deux en votre demeure au-dedans de mon cœur………/f.317v/
Ms Tours 488 (526)
Formulaire d’oraison unitive faicte par le Père Dominique, qu’il a continuee plus au long, mais par cecy seulement on apprendra a se lidater en cette manière
(f.277)//Me voicy O bon Jesus indigne et vile creature prosternee aux pieds sacrez de vostre maiesté desirante de me reunir a vous qui estes mon principe et ma fin….
/f.277v/ Exercice mistique qui conduist jusques au plus haud degre de la vie spirituelle, par le dict St P. Dominique.
Traité tres exquis et mystique de l’oraison mentale composé par le B. Père Dominique de Saint Albert.
Il importe grandement des le commencement qu’on entreprend l’exercice de l’oraison, d’avoir bien droit en obiect la fin d’un si St. Exercie, Il ne faut pas la practiquer simplement, comme les autres œuvres de mortification et vertu et comme un moyen d’estre agreable à Dieu, mais il la faut entreprendre comme le total de nostre vie, entendant par l’oraison à laquelle on se desir s’adodonner, la negotiation et occupation interieure de nostre esprit avec Dieu, et comme nous ne sommes religieux que pour nous relier et reunir avec Dieu, nostre premier principe et fin derniere duquel nous avons esté desunis/f.278v/ estants dans le monde, quant à la cognoissance, pensee, souvenance soing et affection Dieu estant ce a quoy pour lors moins nous pensions et ce que nous desirions et recherchions le moins. Il faut que maintenant au moyen des trois vœux, pauvreté charité et obeissance qui rompent les obstacles qui tiendroint nostre cœur attraché d’affection, pensées, et soucys aux choses de la terre, estants libres de ses liens nous tachions de rejoindre et reunir estroitement nostre ame avec Dieu, non seullement d’une union habituelle qui se fait estant en grace, mais encore par un actuelle et continuelle tendance en luy, par nos operations interieures de connoissance et amour, y aiant cette difference entre les communs Chrétiens et le vrais religieux que ceux oy operent fidellement et mettent en acte les habitudes surnaturelles de foy, esperance, charité qui faict que par succession le rest des chrestiens n’ayant que la foy seule de cet estat divin, qu’ils croient estre en eux ? Les ames interieures en ont l’experience et le goust, comme avoient les apotres et principalement le grand St Paul qui disoit Dieu luy avoir revelé par son St Esprit, choses que l’œil n’a veu ny l’oreille entendu, qui ne sont autre chose que la perception et science experimentale des dons divins et de l’estat surnaturel auquel il l’avait eslevé.
Or donc nous sommes religieux pour estre actuellement et continuellement réunis à nostre principe et fin finale qui est Dieu, par une actuelle attention d’esprit à luy, cette fin ainsy bien penetree et preconcue ? il faut bander son cœur vers Dieu et lui faire tyrer une resolution efficace de n’avoir dores en avant autre obiect de nos pensees, desirs, actions et souffrances que cette fin acquerable par le moyen de l’occupation et negotiation interieure que l’on/f.279v/ doit desmeshuy ambrasser comme son unique et total exercice ; car qui ne desire faire son totale oui (de l’estude) de l’oraison mentale, mais seullement s’en servir comme d’un moyen simple pour mieux servir Dieu et faire ses actions plus parfaitement, ne parviendra jamais à la fin de la vraye oraison qui est l’union intime et continuelle avec l’esprit incréé, puisque nous ne sommes, et ne nous subsitons, ny ne vivons que pour acquerir cette union par nos operations interieures de connoissance et d’amour, sans doute nous devons faire nostre principal de cette occupation interieure et à icelle doit estre referé tout ce que nous faisons hors de la
(autrement) tout est vain qui ne nous ayde davantage à nous unir avec nostre fin derniere. Je ne puis assez inculquer cecy d’autant qu’il en à qui, quand ils parlent des personnes mistiques et contemplatives, ils croyent que c’est un estat ou tout le monde ne doit pas aspirer, que ce sont (f.280) des dons rares et comme gratuits ; pauvres gens, comme si nous nestions pas tous obliges de (à) tendre à nostre fin dernière, qui est Dieu et ce par les moyens qui immediatement nous y joignent qui sont les operations de nostre entendement et nostre volonté qui ne sont créez que pour cette application : qu’est ce que la vie spirituelle, sinon la vie divine Dieu n’est-il pas sprit, et qui plus s’aproche continuellement de luy par les operations de son sprit, ne devient il pas un mesme sprit avec luy ? qui adhaeret Deo unus spiritus est ? Je croy que la cause pourquoy il se trouve si peu de gens spirituels, c’est qu’on n’a pas l’estime ny le sentiment qu’on doit avoir de cette vie ; si on demande ne desirez vous pas estre parfaict, estre saint, estre grands amoureux de Dieu, ouy ? Vous ne pouves l’estre, si vous n’estres spirituel et à mesure que vous seres spirituels, vous serez saint et non plus : ne vous imaginez pas que la vie spirituelle consiste en la reception des dons gratuits, ou des speculations sublimes,/f.280 v/elle consiste en une attention et adhesion totale, actuelle, indificiente, avide a l’esprit Increé, qui est la mesme saincteté substantielle d’où tant plus qu’on approche par effort continuel de desir, plus on est remply et on devient tout sprit, comme Dieu est tout (e) sprit.
O Vous Donc nos freres qui entrepenes de vous recolliger faisant l’exercice des dix jours regardes si vous aves jusques a présent faict l’estat que devriez de la vie spirituelle, et si vous n’en aves fait vostre ? total exercice croyes estre une des causes de ce que n’aves pas advancé ;
Vous n’estre en religion, ny pour estidier ny pour prescher, ny pour enseigner, vous n’estes que pour estre vrays religieux qui n’est pas seullement garder sa regle et consitutions et faire les actes de vertus aux occasions :
mais d’estre actuellement religatus, par une occupation interieure (f281) et attention d’esprit a Dieu c’est ce qui fait de vray religieux : sans cette attention et occupation avec (à) Dieu le rest n’est que bien peu : voyez donc qui que si desirez parvenir a la perfection, ou Dieu vous appelle, il faut que vous en fassies vostre principal et total exercice scavoir vivre à Dieu au-dedans par conversation interieure et au dehors par la fidelle practique de sa volonté que toutes autres choses ne vous soient rien de façon que si vous esties à vous mesure vous ne voulussiez vous appliquer ny à prescher ny à estudier ny à aucune autre occupation comme principale, mais seulement à la negociation interieure faisant toutes autres choses pour vous servir comme à la meilleure partie….
Cette resolution du tout necessaire bien graver dans votre cœur, fault commencer de courir apres Dieu, et pour ce que vostre esprit au commencement de vostre conversion est tout grossier et comme plongé dans (à) la matiere remply de phantômes et pensees du monde, il fault au (du) commencement/f.281v/ appliquer vostre esprit à la meditation des divins mysteres : pezant par le menu (les causes) les circonstances avec certaine industrie pour apres emouvoir vostre volonté à des actes de componction, d’amour, d’actions de graces et autres selon le subiect que mediterez de ces connoissances et considerations des effects de la divine bonté envers vous tout ayant esté faict pour vous, maistreront en vous des affections vers l’hauteur ??? de tant de biens, et appliquant ainsi vostre esprit a ces bonnes especes et images, peu à peu les vaines et folles du monde perdront leur force et quoy qu’elles ils viennent encore vous tirailler, elles ne pourront toutefois tyrer vostre affection qui sera desja enamourée des choses divines par les considerations precedentes.
Apres avoir quelque temps practiqué la meditation artificieuse pesant sur chaque suiect (f.282) que ce soit, qu’on prendera, les raisons, les circonstances et le reste que les bons livres enseignent ; sentant desja la volonté se porter vers les choses divines et en avoir un grande souvenance et un desir de s’y occuper, fauldera prendre une façon de mediter plus simple, scavoir par purs colloques comme par exemple apres s’estre exercé quelque temps a mediter les cironstances de la nativité du Sauveur ou autres mysteres, ayant ia l’esprit plain de la connoissance de tout ce qu’on en peut dire, d’un plein sault vous vous jetterez vers nostre Seigneur luy parlant amoureusement, l’interogeant, luy respondant, l’adorant, le remerciant et faisants innombrables actes d’amour et de resolutions de le servir, de tousiours l’avoir present, d’imiter ses vertus et le reste. Ayant quelque espace de temps passé en la conversation interieure avec Dieu incarné dans ces saincts mysteres ; vous passerez à la/f.282v/ conversation interieure avec Dieu incréé que vous apprehendez par une simple veüe de foy estre en tout, et plus intime en vous mesme, de façon que vous mesme vous ne le vous l’imaginerez ny dans le ciel plustost qu’en la terre, mais en vous plus proche que vous n’estes a vous mesme, cette foy supposée, vostre exercice sera de former entre vous et Dieu une conversation semblable à celle d’un bon fils avec sont père, ou d’un fidel amy avec son ami qui vivent, mangent et dorment en mesme chambre estants tousiours presents l’un a l’autre. La matiere d’entretien sera principalement prise de l’amour et du desir mutuel que l’un à de l’autre et du desir que l’un et l’autre a de n’estre point separé de son amy et de se complaire mutuellement l’un (au ) l’autre.
Quand l’âme aura imprimé profondement au cœur ce sentiment seavoir que son Dieu continuellement la regarde tout atttentif a elle comme s’il n’avait qu’elle au monde a qui entendre et vacquer ; que ce mesme Dieu est infiniment desireux d’estre tousieours avec elle, aymé d’elle invoqueé et reclamé, que ses delices sont de si commununiquer a elle, de luy faire sentir enterieurement, combien il est doux et suave à l’ame qui le cherche ; ce sentiment supposé, l’exercice sera de s’animer a l’amour reciproque ; disant : O Dieu ou suis ie pourquoy vis-je, sinon pour vous aymer vous Seigneur, que je n’y vois tout attentif a moy desireux de m’avoir et me remplir de vous ! quoy O divin amour comment vous pourois je oublier un seul moment : O Dieu vivons ensemble vous et moy, moy en vous, sur tout que je ne vous perde point de veüe ;
Ces actes ou semblables estants faicts en vertu d’yceux l’ame se reposera en la presence de celuy quelle considère tres intimement en elle, elle conservera une amoureuse souvenance de lui et une crainte filiale de luy deplaire, en vertu de laquelle/f.283v/ en toutes ses actions et comportements elle marchera vertueusement comme estant animée de la presence de celluy dont elle porte en sa souvenance la face gravee ; Domine in lumine vultus tui ambulabo : et quand elle sentira ralentir cette souvenance pour la multitude des affaires ou pesees extravagantes qui survienent, elle s’animera recherchant la face de celuy qu’elle ayme : comme disant O Dieu d’amour, où estes vous ?
Seavez vous pas que c’est pour vous que je travaille icy quoy Seigneur vous cachez vous de moy ? et comme remise elle se tiendra coye en cette sienne souvenance affectueuse de Dieu en la presence duquel elle marche.
Or est a noter qu’en cet exercice ou faict comme oraison continuelle : car la souvenance qu’on a de Dieu n’est pas une speculation ou meditation de quelque estre ou perfection de Dieu, mais une vüee soucieuse, desireuse, affectueuse de Dieu comme thresor, but et centre de nostre cœur, c’est (f.284) une cogitation avec avidité, comme il est dit que les saints estants en terre estoient neanmoins au ciel cogitatione et aviditate.
L’ame que Dieu tient en cet exercice croissant tousiours en amour sentira son desir et sa faim de Dieu/fin en Dieu s’aggrandir qu’elle deviendra impatiente et aucun acte quelle puisse former, ne sera bastant d’en expliquer son desir, quand elle pensera parler a Dieu par colloques son desir estant bien (loing) au dela de ce quelle explique, sentira des langeurs qui la feront expirer en un non pouvoir, et icy faut prendre garde de ne pas la forcer a parler ny faire beaucoup d’actes, mais suffira quelle face des conversions essentielles de tout elle mesme qui sont comme muettes sans beaucoup de paroles mentales formees ; O Dieu d’amour ; o Dieu ; Cela dict plus qu’un colloque long pour ce que lors son cœur parle au cœur de Dieu et s’entendent bien l’un l’autre comme on voit que l’ame par/f.284v/ tels escoulemens se sent avoir une presence et souvenance de Dieu comme continuelle et de plus en plus desireuse de luy soit par douleurs et langeurs, soit par ardeurs ou/et eslans, il faut peu a peu la faire succomber en Dieu et luy soustraire mesme ses conversions essentielles, a la production desquelles elle appliquoit son efort, et la laisser dans le nud desir quelle a de Dieu, desir qui est un acte par lequel elle le regarde comme le thresor infiny qui la peut rassasier ; ainsy desitüeé de sa propre façon d’agir, Dieu remplyra ce sien desir et le fera croistre sans cesse, et en vertu d’yceluy elle demeurera tousiours en luy le voyant et contemplant sans cesse ; car ce desir est un amour actuel et comme une faim et soif inextinguible de Dieu, qui cause de luy une souvenance et une science experimentale car Dieu estant la bonté infinie et tres intimement dans l’ame le desirer actuellement est le gouster et pour ce que nous (f.. 285) qu’il est digne de l’estre, plus on l’ayme on le desire plus aymer le goust engendrant la faim et le desir.
Or cet estat est l’estat de l’union tres intime de l’esprit creé avec l’incréé, ou le sommet de l’esprit la puissance amative immediatement appliquee a Dieu apprehendé par-dessus tout concept et sentiment s’enfonce de plus en plus dans l’abisme sans fond de la divinité, la vertu penetrante estant l’amour et le dezir de Dieu tant immediatement qu’il n’est pas de voir de Dieu, mais de Dieu en luy mesme et pour lui mesme
Cet acte estant semblable a celuy des bien-heureux qui vivent de ce
que Dieu est ce quil est sans reflexion sur eux mesmes Dieu donc
comme je disois ayant investy nostre desir cest luy qui le meut,
l’etend, le dilate, l’enfonce dans soy mesme et a mesure
quil le comble, il le rend plus capable et partant semble plus
indigent. Or est il que dans cet estat l’entendement n’a
autre/f285v./ operation que d’une foy nue par laquelle ayant
monstré a la volonté Dieu estre inconcevable par-dessus
tout sens et intelligence, la volonté a penetré en cet
ineffable science et a merité de le gouster, le goust estant
(en) une sorte de science qui repond a la faculté appetitive
et amative comme qui a gousté du miel, quoy quil n’en
ait ouy parler, en a une sceince experimentale ; D’icy
redonde en l’entendement une lumière qui faict que sa
foy est esclairee et que ce qu’auparavant semblable experience
il croyoit, maintenant il en a une perception, si qu’il luy est
advis voir les choses qu’il croit, quoyque cette connoissance
n’oste pas le merite de la foy n’estant pas entierment
claire, mais une experience de la certitude de cette foy. Dans cet
estat fault que l’ame soit fidele a souffrir les nudites,
substractions, privations. car d’ordinaire elle sera si denuee
quelle n’estimera avoir pensee ny souvenance de Dieu a cause
des folles et extravagantes pensees, de (f.286) de l’Imagination
et des discours que l’entendement formera sur des suiects
extrangers ; que dessut tout cela elle demeure fixe et immobile,
se souvenant que ce ne sont ny les discours ny les pensees qui la
mettent en Dieu ou l’en detournent mais le seul desir lequel
estant investi de Dieu qui est pur esprit, opere en iceluy desir
l’épurant d’autant plus quil est assailly de ses
contraires qui empeschent ce semble sa jouissance : si Dieu
estoit quelque chose qui tambast au cœur de l’homme les
pensees et discours l’y metroint et conserveront, mais estant
pur esprit qui ne se voit, ne se sent, mais qu’on croit
seulement il faut pour estre vrayment uny a luy que ce soit par un
moien incogne et ineffable et que nous ne connoissions pas de
connoissance reflexe mais seulement directe ; ce qui est dans
cet estat ; Car nostre conscience nous rendant tesmoignage que
nous ne desirons que Dieu seul, quand/f.286v/ nous nous tenons en cet
actuel dezir sans former acte que le desir mesme, les pensees
extravagantes des choses ou nostre affection n’est nullement
portee, peuvent bien fatiguer et nous vexer, mais par cela mesme font
redoubler d’autant plus le desir de l’obiect qu’ils
semblent luy en empescher la jouissance.
Le desir espris ….et
embrasé d’un amour sempiternel ne peut estre esteint par
auqunes eaux, au contraire s’allume, d’avantage par la
douleur que telles contradictions de pensees causant à telle
ame, vray est que tout cecy sont des secrets tres profonds que
personne ne peut entendre, s’il n’en a l’experience,
scavoir comment la volonté peut negotier et operer vers Dieu,
l’entendement etant tout absorbé dans une speculation ;
c’est bien a la vérité une grande merveille ;
mais que cela ne se puisse par une abondance de grace.
il n’y a doute aucun, en nostre Seigneur cela estoit qui avoit l’operation de la science acquise (et [f.287] de l’infuse) qui ne l’empeschoient point et aussy avoit des actes d’amour proportionnés à cette connoissance infuse ; or est il que cette operation de nostre ame que nous appellons desir de Dieu, ou tendance en Dieu ne demandant point de connoissance formee par discours de l’obiect qui l’attire il peut faire en ce desir son impression et attraction pendant que l’entendement negotie a autre chose ne faisons nous pas plusieurs choses qu’il ne nous est pas ad….. faire, à cause que nous ne reflechissons pas : qui joüe de la Harpe est attentif aux régles de l’art et ne luy est pas advis si vous dictes qu’en telles ou/et semblables rencontres on s’appercoit avoir tousieours quelque attention quoyque sans grand effort a cause de l’abitude, je di ??? que l’operation divine qui lors divise nostre esprit d’avec nostre ame, je dis nostre desir d’avec l’operation sensible de l’entendement, fait sentir une douleur interne tout le temps de l’importunité fascheuse que cause/f.287v/ la speculation : car le propre de l’esprit amoureux estant de tendre a Dieu par unité en niant et surpassant toutes especes et penetrant pardessus tout ce qui est sensible, tant plus l’operation du sens prevaut, tant plus comme par antiperistase luy fait elle redoubler ses forces interieures l’epurant d’autant plus qu’elle le tourmente ; si que lors tant moins il sent Dieu, tant plus purement et profondement il est en luy ; Dieu estant pur esprit, unist aussy nostre esprit a luy d’une façon purement spirituelle, inconuee a nostre raison et a nos sens. Nous croyons qu’il verse en nous la grace sanctifiante, quand nous recevons labsolution sacramentale, et si nous nen sentons rien, tant y a que l’ame qui est enfoncee en Dieu et comme ensepulturee ne doit point recourir a son propre effort ou industrie grossiere formant des actes ou colloques pour s’advancer a Dieu, mais ce soit tousiours tenir ferme et immobile patissant telles extravagances (f.288) contre son son inclination qui soubs tout cela au plus profond de l’esprit relance et tend dautant plus intimement qu’elle semble estre recourbee, il y a la dessous une douleur et langueur qui faict escouler l’esprit en Dieu par gemissemens inenarrables, et selon que le desir estoit grand avant ces fascheuses attaques de la part du sens et de l’entendement plus la privation du sentiment reflexe qui est alors perdu se fait vivement ressentir, demeurant en l’ame soubs ces tenebres et broüillards une perpetuelle inquietude qui la pousse tousiours vers Dieu, son centre autant plus profondement que le travail est plus grand lui semblant porter un fardeau si pesant quil la submerge en un desespoir : toutefois Dieu qui comme centre a faict une vive impression de soy dans ce cœur lui donne tousiours une secrete impulsion vers soy qui lui cause cette inquietude et appetence de Dieu son mesme centre duquel elle se joinct tres intimement durant tous ces tumultes et extravagances/f.288v/ soit de l’imagination ou de l’entendement au reste l’ame amoureuse doit açavoir que comme quand Dieu produist ???? en elle de lumieres et sainctes pensees et paroles mentales sur son estat, elle ne s’en sert pour s’enfoncer en Dieu, mais de son seul desir qui est par-dessus tout cela, l’effort duquel la jete en Dieu plus profondement que ne peut faire aucun acte formé en vertu des lumieres recues : et tout ce quelle reçoit ne lui est rien, son insatiabilité et inquietude ne la laisse point en repos quelle ne meuve plus continuellement que l’aiguile d’un cadran touchee de la pierre d’aimant : De mesme quand la susdite ame n’a aucune lumiere, ou pensee de Dieu, mais est toute dans le sens et en extravagance dans la partie sensible et mesme raisonnable elle ne doit aucunement sentyr du profond de l’esprit ou s’exerce l’affection ou tendance centrale pour venir former des actes et discours afin de se jetter en Dieu qu’elle sache quelle y est bien et qu’elle l’embrasse d’autant plus fortement que ces obstacles semblent l’empescher : car a mesure que ces troubles s’augmentent et que ces folles fantaisies la vexent et fatiguent, l’inquietude au profond du cœur redouble qui le faict davantage panteler vers son centre et se joindre a lui dautant plus intimement que plus inperceptiblement. Mais veritablement, et l’experience qu’en ont les ames le faict voir, lesquelles apres ces detresses, tenebres, fatigues et extravagances cessees se sentent plus dilatees et espanouies en Dieu que jamais elles n’ont esté, et ça esté durant ce temps lesquelles pensoient estre perdues et submergees sans sentiment de Dieu que le mesme Dieu les tenant aux estraintes leur faisoit rendre l’ame les dilatoit et estendoit en soy d’une façon autant plus pure quelle leur estoit lors moins perceptible. Car il fault bien penser/peser ? que Dieu unist bien mieux et plus intimement quand on a ce sentiment reflexe et perceptible l’ame en soy en l’estat passif qu’en actif :
J’apelle l’estat actif quand on a sentiment reflexe et perceptible de ce qu’on ait,/f289v/ se voit infiniment estendu en Dieu comme si on estoit desjia dans l’éternité sans souvenance de rien que de Dieu qui nous revest comme d’une lumiere infinie nous estant advis que jamais ne sentirons, gousterons et verrons rien que Dieu. Il semble quasi qu’on soit au port de la felicité : japelle estat passif quand on ne sent rien de tout cela au contraire on sent en soy comme un enfer de chagrin, point de pensees de Dieu, point de lumieres, que de folles extravagances voire mauvaises pensees enfin on est plus pauvre que ceux qui n’ont jamais n’ont ouy parler d’oraison mentale ; je dis qu’en cet estat Dieu opere davantage dans l’ame pour ce que luy qui est pur sprit, qui en soy n’a rein de sensible ny quy tombe au cœur de l’homme, Deus in cor hominis non ascendit, n’est rien de ce que nous entendons, il touche lors de soy mesme imediatement le sommet de l’ esprit créé et ce qui est la tendance centrale vers luy, et cause en elle par soy mesme immediatement (f.290) et non par aucun don qui nous soit perceptible, ce secret mouvement de inquietude vers l’esprit, vers le centre de l’espirt increé, et de qui est le mesme Dieu, la ou quand nous avons (la) perception et sentiment reflexe de notres estat et sommes en lumiere quoy que nous ne reposions mais sentions nostre desir ne s’arester a rien, ains tendre a l’Infini, neanmoins en ce que nous sentons perceptiblement l’effort et la tendance du mesme desir nous sommes moins purs et Dieu opere moins en nous, car tant nous avons de sentiments reflexes de Dieu, plus sommes nous enfonces en luy, dont les ames sainctes ont un fidel tesmoignage en ce q’en temps de destitutions, troubles morts et angoisses elles sentent leur consciences plus tranquille et pure, Dieu lors les tenant comme dans le creuset et les raffinant et espurant interieurement, veati mundo corde quoniam ipsi deum videbant : pour avoir le cœur pur faut que rien ny tombe que Dieu seul ineffablement c'est-à-dire sans estre enveloppé d’auqune /f.290v/ forme sensible ou intellectuelle dont nous ayons perception, et signes que Dieu luy mesme tombe ainsy dans nos cœurs c’est l’inquietude dans le desir et appetit qui tant plus il approche du mesme centre meut plus fort et appete plus quil touche Dieu, comme son centre, comme si Dieu estoit une pierre d’aymant qui de toute sa force attyra du fer qui ne pourait satisfaire a toute ceste vertu attractive, s’il avoit du sentiment, plus il (approcheroit, plus il ) mouveroit pour correspondre a linfini. Ainsy en est du cœur espris et poussé de l’amour de Dieu et comme obiect en tant que centre faict en luy par soy mesme une impression obiective par sa bonté et amabilité infinie et comme moteur et principe y met une impulsion vitale de grace prevenante efficace qui le faict mouvoir continuellement vers ce centre (et) pour ce que ce centre et obiect est infiny en sa vertu d’attyrer le cœur voudroit l’aymer a l’infini, mais ne pouvant cela le (f.291) une inquietude perpetuelle cest a dire que tant plus il aproche de Dieu plus il en veust apporcher, plus il le touche et le gouste, plus il est alteré et affamé de sa pocession ne le pouvant aymer et posseder infiniment ce qui faict que sans cesse aymant Dieu actuellement il luy est advis ne le point aymer et a tout moment commence a laymer comme si jamais il ne l’avoit aymé, et cet appetit insatiable d’aymer croist a mesure qu’on gouste Dieu dont la suavité et bontè est infinie ce goust engendrant l’appetit lequel estant avec anxieté faict que ses actes sont meritoires d’où apert combien l’exercice de l’oraison et conversation interieure avec Dieu est excellant qui conduict l’ame a une vie seraphique en terre a brusier continuellement d’amour, ne vivreste, qu’on ne respire qu’amour.
/f.291v/ Qu’on ne pense pas que les vrays contemplatifs soint oyzeux, ils sont continuellement operants de la plus haute façon qu’on puisse operer en terre sçavoir d’amour actuel de tres pure charité, charité dont lacte est mesme en esprit que celuy des bienheureux qui vivent de ce que Dieu est, et en cela seul ils se reposent, leur estant asses que Dieu soit ce quil est pour les rendre heureux demesme a proportion sont les ames vrayement contemplatives : Loil dont ils regardent Dieu est une souvenance affectueuse de ce quil est en luy mesme luy voulant et se complaisant a l’infini en cela mesme et comme ceste bonté infinie merite une complaisance infinie qui ne tombe point en la creature, l’ame voyagere nayant point de terme prefix en son amour elle est insatiable en cet amour et complaisance, si que jamais ne dict c’est asses, mais tousiours ayme, appete Dieu de ce pur amour d’amitié.
(f.292) C’est bien la en quoy consite la beatitude de cette vie a aymer actuellement et indeficament Dieu d’un amour de charité ; nous ne sommes pas en ce monde pour connoistre Dieu, mais pour l’aymer et ne devons le desirer cognoistre que pour l’aymer : la mesure non de nostre conoissance mais de nostre amour estant la disposition a l’ame a la mesure de laquelle precisement la gloire et beatitude nous sera donnee dans le ciel.
Or pour aymer parfaictement Dieu en ce monde n’est pas besoin de le parfaictement connoistre, quoy q’on ne puisse aymer une chose qu’on ne la connoisse en quelque façon si est-ce que la grandeur de la dilection peut exceder celle de la connoissance nous ne cognoissons pas en ce monde Dieu immediatement mais seulement par ses effects, si est-ce que nous l’aymons immediatement tout tel quil est et a cause de luy. C’est asses que la foy nous enseigne que Dieu est/f.292v/estre surinfini, immense, et inespuisable en bonté et perfection pour contraindre nostre ame de recolliger toutes ses affections et les unir et faire aboutir toutes dans ce centre dressant vers luy toute son attention et vigeur comme en l’obiet pour lequel seul appete, elle a receu la faculté d’aymer et ayant la charité qui est une participation de l’amour increè dont ce grand Dieu s’ayme infiniment lui mesme ceste charité donne a nostre ame une autant grande aptitude et inclination a tendre a Dieu et se joindre a luy par exercice d’amour actuel comme la legereté faict au feu pour tendre en haut, et la pesanteur a la pierre pour tendre en bas, la mal est que coyant par la foy que nous avons telles habitudes et vertyus infuses, nous les laissons oyseuses et nen exerçons que fort rarement les actes, d’où vient que nous n’avons point experience de l’estat divin auquel nous sommes esleves par la grace sanctifiante. Sur quoy on remarquera que quand (f.293) nous disons que la vraye vie spirituelle et contemplative gyst en la charité et amour de Dieu, ne faut pas penser que ceux qui ont l’habitude de charité plus grande, soint precisement plus grands contemplatifs. Rien moins, l’habitude de la charité ne nous faict pas immediatment sentir Dieu, jouyr de luy nous souvenir de luy c’est la charité actuelle qui nous faisant sans cesse desirer Dieu, haleter et respirer apres luy, y fixe par consequant nostre mémoire, aussy bien que nos cœurs, et en ceste souvenance amoureuse, avide, soucieuse de jouyr de Dieu et l’avoir tousiours present gyst la contemplation de ce Monde, il fault estre avec Dieu cogitatione et aviditate, la pensee sans l’affection et desir (n’uniste point et) ne transforme point l’ame en Dieu, l’affection actuelle ne peut estre sans pensee concomitante. C’est donc une grande misere voir les religieux si desireux d’acquerir la connoissance de Dieu par les sciences et si peu chercher la science de Dieu et des/f.293v/ saincts, quelle est la science de Dieu est ce pas une connoissance feconde et operative qui porte Dieu a s’aimer autant q’il est reconnu aymable scavoir infiniment, Amour qui en Dieu est aussy grand comme la connoissance, estant connoissable infiniment, il est cogneu infiniment et aymable infiniment, aussy est-il aymé infiniment ; nous devons donc imiter cette science de Dieu et ne le desirer cognoistre que pour l’aymer, et laymer autant voire plus que nous ne le cognoissons, mais nous faisons le contraire, car nous ne nous lassons point detudier et speculer et nous ne pouvons nous faire la violence d’appliquer deux ou trois heures du jour a l’oraison et exercice actuel d’amour, nostre spirt ; et si scavons que ce n’est que par l’amour que nous aprochons et advaçons en Dieu, toute la science speculative de Dieu peut estre en un homme qui est en peché mortel que luy sert elle sinon de dannation ?
(f.294) Nous devons donc principalement rechercher la science des saints qui produit l’amour en nos Cœurs, et ne devons desirer prescher, estudier, et le reste que pour nous unir d’avantage a Dieu par amour vray est que tous ceux qui ont ce sincere desir de vivre tout a Dieu et faire leur total de la negotiation interieure et indeficiente attention et adhesion a l’esprit increè par un reflux continuel d’amour dans leur centre et qui se rendent fideles à ce souverain exercice si tant est quils vivent sous l’obedience, ne doivent rien refuser de ce q’on leur commande quoy que soit des occupations fort disctractives entre lesquelles locupation a l’estude de philosophie, tehologie et autres est la plus rude de toutes le contemplatif aymeroit mieux estre au milieu des armees que parmy les arguments d’aristote et la raison est evident, d’autant quen l’un le sens seul est estourdy et en l’autre l’esprit semble tout absorbé si quil semble ne plus rester d’attention a Dieu, mais seulement l’intention de luy plaire en cette œuvre. Je dis toutefois que quand l’obedience nous y apelle, il faut sy appliquer et croire que c’est Dieu qui nous y meut, car il faut soigneusement retenir, que comme au-dedans nous avons renoncé a notre propre façon d’operer pour nous laisser prevenir et mouvoir a Dieu d’une façon surnaturelle par l’impulsion continuelle quil faict de notre cœur (et desir) a lui le touchant vivement et efficacement : de mesme aussy en toutes nos operations et operations et occupation nous ne devons point avoir d’election, mais recevoir l’impulsion de Dieu par la voye quil ordonne, scavoir par nos superieurs ; de plus nous devons croire Dieu estre infiniment plus desireux de nostre perfection interieure que (f.295) non pas nous mesme, et partant que n’ayant nullement esleu ou cooperé a cette vocation et occupation ou il nous apelle soit d’estre superieur ou lecteur, ou predicateur et le reste nous devons croire que cest luy qui immediatement nous pousse et apelle a cela : et qu’il voit que si nous somes fidelles ainsy quil desire nous advancerons davantage ; mesme en nostre interieur. Car comme au-dedans nous vivons de foy d’amour, par lequels actes Dieu nous meut et tire en soy par-dessus nous mesme, aussy devons nous faire le mesure a l’inteieur cest a dire renoncer a toute selection ne demandant et ne refusant rien, mais allant ou l’esprit de Dieu scavoir sa volonté nous porte. Cela estant reste d’estre fidelle en cet actuel et ferme propos de n’estudier, par exemple que pour aymer Dieu davantage (non pas en acquerant plus de cognoissances pour d’icelle se porter davantage en Dieu (f298), car l’ame preoccupee de l’esprit de Dieu ne le sçauroit faire par manière de dire, mais en epurant son cœur de plus en plus par la souffrance et mort cruelle que causeront ces especes creees, q’on sera contraint d’acumuler pour nous bourreler incessament.
C’est bien le plus dur enfer que puisse souffrir un cœur amoureux qui cherche la face de Dieu nûement et simplement se depestrant autant quil peut de tout ce qui n’est point Dieu, d’estre ainsi contraint a depeindre son entendement d’infinies images crées. C’est continuellement admettre le plus cruel ennemy qu’il y ait, mais courage d’autant que nostre esprit n’a pas son attention vers Dieu par multiplication de discours et sublimes pensees qui toutes ne sont point Dieu, mais adherer a Dieu par l’effort affectif, desir et tendence sans aultre prealable connoissance que de la foy supposee tant plus cette multiplication (f.296) d’especes et pensees semblera recourber cette inclination comme l’aggravantant et l’estreignant tant plus elle causera d’inquietude dans le cœur comme quand on s’efforce d’abbatre la flamme à force de matiere pesante qu’on jette sur le feu. Il renforce sa vertu pour monter et plus pressé quil est. Il est plus fort a agir et mouvoir, (et) fault que cela se fasse ainsy dans nostre sprit, quoyque nous nen ayons pas alors la perception, nous semblant estre tous absorbés dans nos affaires, (multiplications ou speculations ; ce neantmoins cela estant passé nous nous apercevons plus estendus simples et dilates en Dieu que jamais ne fumes et sentons que toute science et connoissance acquise ne touche non plus et ne se mesle avec la science experimentale que nous avons de Dieu par nostre effort et tendance amoureuse, non plus disje que la science acquise qu’avoit notre Seigneur n’empesche la science infuse/f.296v/ du mesme objet.
Cause pourquoy ne fault pas se mettre en peine d’avoir tout à la fois deux operations sensibles ou discursives de Dieu, seroit se rompre la teste et tant plus l’on seroit attentif à l’une ou seroit moins à l’autre si on vouloit mediter en l’amour et bonté de Dieu et faire son argument.
Il faut s’appliquer a l’estude comme si on avoit autre chose à faire (je parle pour ceux qui sont en cet estat que la meditation et autre prealable connoissance formee ne porte point en Dieu) et laisser operer Dieu tout ce temps la au centre de nostre cœur l’attyrant, lepurant comme une huile tres pure sans qu’il se mesle avec ses especes creées et de ce qu’apres ces speculations, il nous est advis n’avoir pas esté en Dieu, C’est que nous n’en avons eu lors l’operation reflexe quoyque (f.297) d’affect vous y fussions ainsy qu’avons dict cy dessys du temps des privations et tenebres.
D’où Je conclus que pour ceux qui sont bien enfonces en Dieu et outrepasses l’estude les mettant comme en un estat continuel de privation les approfondit davantage en Dieu ;
Et je crois que si votre faiblesse pouvoit supporter ce grand Dieu infiniment desireux de la pureté et perfection de nostre spirt, nous laisseroit tout le temps de nostre vie en/dans l’estat de mort et privation, mais il fauderoit qu’il nous donnat des graces du tout extraordinaires pour subsister et ne point desesperer.
Il ne faut pas donc penser qu’estre destitué de toute bonne pensee et sentiment de Dieu soit estre desuny davec Dieu lorsque plus purement on y est uny d’une façon toute spirituelle par actes de foy et de charité dont la tendance ne nous est pas sensible non plus que de beaucoup d’autres actes desquels ayant l’habitude inveteree et comme naturelle nous ne scavons pas de connoissance reflexe et neanmoins nous avons attention actuelle.
/f.297v/ Celui qui est habitué a faire tous ses actes pour lamour de Dieu les faict aussy voire plus parfaictement que celui qui a reflexion actuelle quil opere pour Dieu, mais nen a pas encore l’habitude. C’est que la fin qui predomine en nos cœurs, donne le branle presque a tous nos desires et affections, comme celuy qui est transporté de l’amour des richesses tout ce qu’il fait est insensiblement dirigé la ; s’il mang ????????????c’est pour espargner.
Or en cet estat Dieu est la fin predominante de l’ame non seulement quand a l’intention, mais aussy quand a l’attention et soucy estant son souverain thresor quelle teint desia comme en possession qui la contente et ensemblement l’attire et lui cause continuellement l’appetit et la soif de l’avoir et en jouyr : qui faict que quelque tumulte, quelque troupe de pensees soint dans la region inferieure scavoir l’entendement, l’oreille du cœur est tousiours ouverte a la voix eternelle (f.298) et perpetuelle de cet exacteur inexorable qui crie sans cesse ayme, ayme celui qui t’ayme eternellement et infiniment, voix qui faict impression dans le cœur et ne lui donne point de repos, ains le faict toujours mouvoir pour reciproquer d’attention.
J’advoue que ceux qui ne se sont pas surpasses eux mesme et dont le sommet de l’ame n’est pas encore espris et enflamé d’amour et rongé d’une faim et appetit de Dieu, ceux la ont bien de la peine de bien se tenir en la presence de Dieu continuelle avec leurs occupations exterieures principalement, avec les speculations de l’entendement, Car le moyen dont ils se servent estant l’amoureux colloque lequel cesse a la veue de ces especes et discours, il semble a l’ame n’estre plus avec Dieu quand elle ne luy parle plus, ce qui la gehene et faict quelle n’ose pas entierement s’employer a la/f.298v/ speculation desirant avoir une sensible attention a tous d’eux, a Dieu formant de pensees et concepts de luy et de la chose qu’elle creuse, rumine et medite ce qui est tres fascheux et peut nuire la santé. Il faut que l’ame qui est encore la se jette en Dieu profondement puis applique son esprit a l’estude croiant que Dieu la regarde et quelle conserve une amoureuse souvenance de luy tant qu’elle pourra sans s’efforcer de toujours luy parler seullement pourra elle quelquefois faire des ecoulemens et conversions essentielles : O Dieu d’amour, tires moy toute à vous ! en ce que sortant de l’estude elle sera porter a faire oraison (et) se jetter en Dieu, cest signe qu’elle a bien esté avec/en Dieu tout le temps de telle speculation :
(f.299), car elle en est mecontent qui est signe qu’elle n’y acquiessoit pas d’affection et partant que son cœur estoit en Dieu comme en son thresor. Sur quoy faut remarquer qu’il est tout a propos que ceux qu’on voit tires de Dieu a l’Interieur ne les appliquer pas si ???? a l’estude ou aux occupations/operations grandement distractives et de peur que n’ayant pas le temps de bien voir leur estat interieur et s’exercer par les divers chemins jamais n’entrant au secret du cœur de Dieu et operations divines quil opere en l’ame/f.299v/
Je croy aussy qu’il est tres difficile qu’apres qu’une ame quiestoit en la conversation et colloque amoureux avec Dieu s’est adonnée à la speculation des sciences et surtout de la theologie, de la faire rentrer en cette voye d’amour (et) suressentielle : car comme elle est encore au discours et colloque, il est tres aysé de prendre ses motifs des vérités quelle aura speculees qui seront un milieu entre elle et Dieu, et partant vaut mieux que telle ame passe les deux, les trois voire les quatre ans a mourir et se transformer en amour/f.
99v/ et pratiquer la vie affective et science experimentale de Dieu : duquel quand elle aura gousté la science acquise ne lui sera du tout rien et neanmoins sera plus apte a l’acquerir : Au reste en tout cet esprit nous n’avons point parlé de la pratique des vertus : suffit de dire que manquer a un acte seul l’occasion s’en presentant c’est manquer a l’amour ce qon ne peut faire sans grands remors : car comme l’on vit tout a Dieu au-dedans aussy faict au dehors, le mesme obiect et principe qui nous meut au-dedans a incessamment operer et rechercher la face de Dieu (qui n’est autre que le mesme Dieu) nous meuvent aussy a operer les actes de vertu, comme Dieu lui estant en icelles et les desirant de nous, de façon que par exemple l’occasion se presentant de quelque grand mespris qu’on fera de nous, ou de quelque iniure ou affront si nous en (res) sentons en la nature la piqueure, faut nous tenir (f.300) fermes et vigoureux avalant cela doux comme laict, comme Dieu estant la dedans, et par cela nous enfonçant et consommant en soy, enfin la charité doit tout consommer et faire mourir les passions et estrangeres affections comme un brasier sempiternel allume dans nos cœurs qui brusle et consomme tout ce qui semble empescher sa flamme de monter a sa sphere, de façon quil ne faut reflechir ailleurs qu’en Dieu qu’on envisage tousiours par la souvenance amoureuse et ardente, et voyant que ces contradictions nous viennent de sa part redoubler nostre amour (vers lui) et s’esiouyr de ce que par cela on lui plaist et s’advance t on en luy :
Car il faut retenir ceste regle premiere que comme au-dedans tout
nostre exercice est d’amour actuel de charité par lequel
nostre cœur se meut sans cesse vers Dieu son centre aussy fault
il que tout ce que nous faisons, souffrons, omettons au dehors soit
informé de cet amour actuel /f.300v/ et fin immediate de Dieu
vers qui nous aspirons et tendons et par cela nous approcher
davantage de lui comme de nostre fin finale et souverain centre de
facon que tout en nous soit charité informée de son
motif, en quoy nous aurons toutes les autres vertus plus excellemment
que si nous les pratiquions en leurs propres motifs qui ne porte
qu’indirectement en Dieu comme estant creés, la charité
estant celle qui asteint immediatement Dieu comme derniere fin et
joint aussy immediatement la creature d’où vient quelle
est la seule mesure a laquelle respond tant pour tant la jouissance
de la fin et bien souveraine, cest adire que celuy qui aura le plus
desiré et haleté apres Dieu comme a force de desirer,
il aura engendré en soy comme une faim et appetit et soif de
Dieu, aussy en sera il remply selon son appetit et sa soif : la
pratique des vertus prise a part et en faisant son exercice
directement ne sont que pour empescher les obstacles (f.301) au vol
de l’ame vers Dieu, qui se faict par la charité :
car ou elles s’occupent ou a regler les passions ou l’apppetit
de propre excellence, mais en vertu de tout cela on nest point
encore en Dieu et faisant tels actes de vertu pour l’honnesteté
qui y reluist on a embellist et orne son ame affin que par la charité
elle soit joicte a Dieu : or ce n’est pas a dire que pour
aller a Dieu par l’exercice actuel de charité on n’aye
acquise auparavant telles vertus. Il fault bien empreindre Dieu
dans nostre cœur comme nostre fin derniere pour laquelle nous
sommes vivons et respirons, et en vertu de ce desir dy parvenir,
pratiquer tout, rompre tous obstacles que nos passions nous peuvent
donner selon que le desir de ceste fin croistera en nous, la facilité
d’en exercer les moyens, croistera et mettant comme je disois
un brasier dans nostre cœur et l’allument et augmentant
sans cesse il consommera toutes les rouilleures qui se trouveront en
cous/f.301v/ bien plus efficacement que si nous travaillons a les
deraciner l’une apres l’autre comme qui met le feu en une
forest coupe bien mieux et defriche les ailhers que sil alloit a
chacun avec la serpe, ceci soit dit pour connoistre la manière
dont ceux qui marchent par les vrais sentiers de l’amour,
pratiquent les vertus, tous le font en quelque degré
d’elevation soint ils en mesme motif ; sils sont encore en
la conversation interieure par devis et amoureux colloques, tout ce
quils font on souffrent est pour plaire aux yeux de celuy avec lequel
ils conversent et dont ils ont la face engravee en leur cœur
scachant que pour une bonne conversation il faut faire tout pour
conplaire a l’ami et gaigner de plus en plus son amittié.
Que sils sont surpasses et desia meus, pousses et agites de l’esprit
de Dieu, ils consomment tout en la fournaise de leur amour s’en
servant pour davantage s’enfoncer en Dieu ainsy q’avons
cy (f.302) devant expliqué.
Or d’autant que telles
personnes ne sont pas impecables et qu’elles sont suiettes aux
tentations comme St. Paul, cet homme de feu y estoit bien subiect ;
par une veue de raison illuminee ils doibvent eviter toute occasion
principalement pour ce qui est des tentations desonnestes : Car
Saint François, Saint Bernard et ces grands amoureux de Dieu
l’ont ainsy pratiqué sçachant que nostre Seigneur
nous a laissé cet ennemy domestique. Comme a Saint Paul pour
nous tenir en bride et ne nous pas eslever des grands dons que Dieu
enfond a ses aymants et parant fault mettre tous ses efforts pour
tenir son cœur net et pur, Que si quelquefois il est combattu
de sales imaginations il faut sen fuyr vers Dieu par gemissements
profonds avec une douleur et extreme horreur de tout cela, ce que la
divine grace ne manquera de faire par un subit mouvement d’horreur
de telles choses qu’elle causera : Au reste ce n’est
pas revenir a son action, qu’industrieusement appliquer son
imagination/f.302/ a quelque au obiect indifferent ou utile a quelque
chose comme a reciter de mémoire quelque chose ou a estudier ;
car ces sortes de tentations se vainquant en fuyant. Ce n’est
pas asses de les mepriser il en faut avoir une formelle horreur et
douleur et Dieu ne veut pas que pouvant appliquer nostre imagnation
et mémoire a d’autres bonnes pensees utiles a son
service comme d’estudier ou autres deliberement, nous la
laissions soccuper a des pensees perilleuses et nuisibles : Faut
doncques comme il est en nous d’appliquer nostre entendement et
mémoire aux occupations qui nous sont enjointes par la volonté
de Dieu comme a l’estude, aux affaires et discourir la dessus
sans detriment de nostre regard amoureux comme nous avous cy dessus
expliqué aussi en l’accident dont il est question
pouvons nous et devons divertir nostre imagination des pensees
mauvaises et desonnestes a cause du peril quil y a en la pensee
d’icelles et devons appliquer nostre mémoire et
phantaisie non pas a la passion de nostre Seigneur pour resister.
Car je suppose qu’on resiste puissamment et suffisamment, par
la douleur et horreur qu’on a de telles choses, mais a quelque
chose d’occupation honneste comme d’estude ou lecture ;
que si vous me dictes que c’est fuyr les croix que Dieu vous
envoye et que sa Majesté divine dicst a Saint Paul qui estoit
agitté de semblables tentations et demandoit d’en estre
delivre , (sufficit tibi gratia mea, nam Virtus in infirmitate
perfectur ? et partant sembleroit plus parfaict de mourir de
douleur la dessus, l’horreur qu’on en a estant suffisante
pour empescher la delectation d’y glisser : Je reponds que
c’est bien le plus seur de faire comme j’ay dict, et que
c’est autre chose demander a Dieu absolument la delivrance de
telles tentations, autre ne les point patir volontairement or quand
on peut divertir sa pensee ailleurs et imagination si on ne le faict,
c’est en quelque facon les patir volontairement et partant se
mettre en peril ce que Dieu ne veut pas, et peutestre nous
delaisseroit.
/f.303v/ Si donc on se trouve attaqué de
choses semblables et qu’on soit en solitude et qu’on aye
commodité on peut prendre un livre, on en autre motif que pour
ce que c’est la volonté de Dieu qu’on fuye en
cette façon cette tentation, qui n’est pas comme les
autres, mais bien plus perilleuse a cause de la voclivité de
notre nature corrompue nature qui aisement se glisseroit en quelque
delectation illicite. D’où vient que les plus grands
saints ont fuy de tout leur possible tout ce qui pouvoit leur causer
semblables pensees ; quoyque soit nostre Seigneur qui nous
permet arriver des/ces tentations pour nostre plus grand bien, Comme
il apert de/en Saint Paul, Ste Catherine de Sienne et autres.
Néanmoins il ne veut pas que nous les combattions de front,
mais que nous fuyons non seulement leur desinant nostre consentement,
mais aussy les impeschement de naistre en nous entant/autant quil
nous est possible
Et ne crois pas que sans juste necessité, comme quand on entend des confessions ou list ou des questions, on ne soit obligé (f.304) de convertyr ailleurs sa pensée, son entendement et mémoire si tout est que les imaginations soient vives, et les pensées de longue durée. Ce n’est pas de mesme des autres pensées dont le seul renoncement et mespris peut empescher toute la force qui attireroit nostre consentement et pour ce l’esprit genereux n’en doit faire non plus d’estat que de resveries.
J’ay voulu mettre ceci pour instruction et dis encore que ce n’est point se recourber en sa façon d’agir, mais pratiquer un acte de la volonté de Dieu, appliquant nostre mémoire entendement et imagination a quelque obiect comme nous avons acoustumé de faire quand l’obedience le nous enjouit, et comme nostre volonté seroit passive vexee et douleuse sous telles tentations, elle ne le sera pas moins en l’appliquation de lautre obiet qu’elle choisit non pour sa consolation, mais pour la volonté de Dieu qui ne/F.304v/ veust pas quelle souffre cet autres estat perilleux mais bien celuycy ; Pour ce qui est des tentations de l’irascible comme mouvement d’indignation, aversion le cœur amoureux les doit convertir et consommer par amour de charité, allant contre par autant plus d’amour vers son frere que plus on se sent indigné contre luy suffoquant ces mauvais sentimens avant qu’au commencement ils paroissent : c’est-à-dire que durant que nous sentons quelque mouvement et emotion interieure, ne fault pas sortyr au dehors, mais le laisser mourir comme inclinant nostre cœur a conpassion vers celuy de qui nous nous sentons indignes puis si nous jugeons a propos, l’advertir et reprandre selon la borne discretion et charité ; il ne faut pas se laisser transporter au zele la passion s’y mesle bien souvent : comme l’estat interieur est une vraye mort au de dans ; ou on advance (f.305) plus en patissant qu’en agissant de mesme en doit on estre au dehors, il faut estre excessivement s’il faut ainsy parler, charitable doux et patient et ne s’esmouvoir contre authruy mesme estant superieur que quand on s’y sent contraint en conscience
Un aultre bon enseignement pour ceux qui sont vrayement interieurs est d’obmettre plusieurs bonnes œurvres, principalement de celles qui paroissent au dehors, auxquelles, ils se sentiront quelquefois porter, il se faut contenter de la vie commune pour ce qui est du dehors et attendre que Dieu par le ministere d’autry vous meuve a quelque chose dextraordinaire.
Le tout gist a se tenir immobile en son regard amoureux et a operer conformement a iciluy prevenant toutes ses œuvres sans quil y en aiye d’impreveues et d’indeliberees, ce qui sera tres facile la divine lumiere tant en temps/f.305.v/de plenitude que de privation esclairant l’ame en tous ces pas jusques aux moindres circonstances et quand en la veue de Dieu on a faist quelque chose, quoique cela ne reussisse pas et qu’on voit par apres qu’il falloit autrement faire, ou ne doit pas pourant juger qu’on aye mal faict, car nous ne pouvons pas prevoir toutes choses. En quelque occupation qu’on soit il faut tousiours se prestituer quelque temps de quietude devant Dieu, quand bien pour lors a cause des embarras d’affaires on ne peut pas jouyr d’une tranquilité sensible, tousiours en ce temps la veneration donnera intelligence et verra en la lumiere de la force divine les fautes et indiscretions (qu’on auroit commis en la journée.)
Cequi doit encore nous pousser a faire nos re total (exercice) de ceste negotiation interieure est que par icelle on acquiert une tres haute conformité de Jesus Christ crucifié pour ce q’on limite au plus fort et plus cruel de ses souffrances (f.306) scavoir en la dereliction interieure quil eut au jardin de Jethsemani, et en l’arbre de la croix quand il dist Deus (meus), ut quid dereliquisti me ?
Car les âmes outrepassees quelles sont en leur façon naturelle d’agir sont pour l’ordinaire en lestat qu’estoit nostre Seigneur durant sa vie mortelle et passible cest a dire son ame tres saincte operant tousiours et par lamour et vision beatifique et par la science infuse, sans toutefois qil laissast de la redonder l’abondance de joye et consolation en la partie inferieure ains par un tres grand miracle conservant en son ame raisonnable une souveraine tristesse avec une souveraine joye sans que la joye diminuast aucunement la tristesse non plus que sil nesust eu aucune joye, de mesme en quelque façon l’ame en cet estat est tellement unie a Dieu par l’operation tres secrette et unitive des parties superieures d’entendement et volonté que rien n’en redonde aux parties inferieures si que telles pauvres ames ne saperçoivent avoir non plus/f308v/ de Dieu que quelque gros Chrestien qui n’a jamais ouy parler de l’oraison ; elles sont pleines de chagrin, indignation, trouble, tout leur desplaist, remplies de murmures, et le pis est, elles (!) ne peuvent mesme faire l’obiect de cela pour le souffrir avec patience, ains sentent une telle impatience que si Dieu ne les retenoit elles desespereroint, cest vrayement un purgatoire fort semblable a celuy que souffrent les ames apres la mort desquelles des consolations si aucunes en ont ne sont pas comme celles des martyrs qui diminuoient par leur abondance le sentiment de douleurs estants come animés de Dieu, mais sont consolations sans reflexions sur icelles, comme scavoir foy a tachees au divin vouloir ce qui n’empesche qu’elles ne souffrent aussy vivement la peine du feu que si elles n’avoient point tel acte et avec cela une souveraine douleur et tristesse. De mesme les ames qui sont en la (f.307) possession de Dieu et quil meut par sa propre operation il les opere dans un purgatoire presque semblable sans ressource, sans quelles se puissent soulager ou se plaindre a luy ou faire des actes de resignation qui leur aporte consolation ; elles ne scavent que patir et si encore ne leur semble pas souffrir. Mais impatienter et toutefois sous tout cela elles demeurent attachees a Dieu qui apensantit sa main sur elles non pas positivment les affligeant, mais retyrant d’elles tout son concours et grace sensible et les laissant en la pure nature et entre les mains de leurs ennemis, le diable, le monde (et) la chair ne les tenant pendues a luy que par un petit filet qui leur est imperceptible scavoir lacte de foy de damour passif estants tres resignees sans quelles le puissent dire (a Dieu) et quasi le croire. Mais Dieu entre les mains duquel est autant voire plus fermement et/f.307v/ profondement leur cœur quil nestoit lors qu’icelles estoint en estat de plenitude et connoissance reflexe de Dieu auquel estat si quelque chose de plaisante a Dieu ou tirante a peché lui est survenue son cœur plein de grace sensible de Dieu, l’eust incontinent refuy d’un horreur et haine extreme ce dont elle eust en lors témoignage demesme en ce purgatoire son cœur n’estant pas moins en Dieu il n’a pas moins d’horreur, hayne et fuitte de ce qui est contraire a Dieu : Mais comme il n’est pas en estat de connoissance reflexe de son estat aussy ne sent il pas avoir telle horreur par actes fermes former. Et je dis que quoy comme le St. Job il fit des actes qui semblent d’impatience, perant dies in qua natus sum ; desperavi, et autres semblables, il ne peche point cela n’estant qu’en la partie raisonnable inferieure ; le fond de l’esprit estant en (f. 308) Dieu tout resigné comme sans comparaison pourtant estant celuy de mon benin Sauveur en son agonie lorsqu’il disoit transeat a ma calix iste, le fond de sa volonté nestant qu’une avec celle de son Père : Verumtamen….. non mea sed tua volontas fiat. Ce qui faict ces souffrances leur estre grandement meritoires : Car comme la tres grande facilité a operer le bien que les saintes ames ont aquis par le moyen de la grace prevenante à laquelle ils ont cooperé, ne diminue rien, ains augmente leur merite quoy qu’ils operent presque sans peine et difficulté ; de mesme aussy au faict de souffrir quoyqu’il leur semble advois estre tous impatiens au milieu de leur(s) purgatoire(s) si est ce que d’autant qu’ils avoint donné toute leur volonté a Dieu pour la mouvoir et regir, elle meurt en cela de douleur que de se voir si mesérable que de navoir pas patience, et comme il arrive souvent dans l’aridité que n’ayant pas de ferveur et facilité ou pense n’avoir pas de desir de Dieu et dict ou avec le prophete concupivit anima mea desiderare et neanmoins ou l’a plus grand que quand estoit en ferveur, mais on ne le sent pas et on faict plus deffort car lors on a comme un gros fardeau sur les epaules qui empesche d’advancer, mais non pas d’ahanner et s‘efforcer : Or plus ahanner est plus advancer au chemin de Dieu unusquisque recipiet secundum laborem suum, d’où encore de mesme on conclud que l’estat de soubstraction et souffrance est plus meritoire : car lors l’ame est comme absorbee in profondum, comme quand une personne au fond d’un puits voit la lumiere et qu’on ferme la bouche du puits quelle engoisse quel desespoir ne que absorbrat super me putens ou suum, disoit le prophete
Or quand l’ame est en souffrance il semble qu’il y a un grand chaos entre Dieu et elle qui faict quelle se consomme elle-même de gemissements et de douleur pour la perte de son objet et tant s’en faut che [ ?que] le chaos luy en fasse perdre souvenance, qu’il le luy faict desirer d’avantage demeurant tout ce temps la inconsolable sur cette abscence et separation qui faict que quoy quelle ne soit pas avec Dieu par jouyssance si est elle bien par vive souvenance. La douleur actuelle quelle ressent de l’abscence estant un desir vif de la presence et un rappel continuel de la chose perdue, Et c’est ce que veut dire St Paul que le st Esprit postulat pro nobis gemitibus inenarrabilibus, c’est-à-dire que les St esprit qui est possesseur de nostre cœur et de nostre volonté la jouyssance et perception de Dieu nous estant/f.309v/ ostee nous faict crier apres inconsolablement ; que nous sommes toujours avec nostre bienaymé ou par fruition, ou par suitte prosecution ou (et) attention.
Or la perfection de cette vie ne consistant pas en fruition, mais en desir et poursuite, estant necessaire de toujours courir sans s’arrester non quod iam acceperim nut que diam perfectus sim dit l’apostre sequor autem si quomodo conprehendam. Ad desinatum persequor ad bravium supernae vocationis Dei (in Christo Jesus.) et qui travaille (la le) plus et faict davantage d’effort, est celuy qui court le plus fort ; s’ensuit qu’on advance plus en patissant, souspirant et mourant de douleur de labsence de Dieu que non pus le caressant quand il est present.
(f.301) N’est-il ce pas vray que l’espouse ne voit pas si bien la grandeur de l’amour que luy porte son epouse par les caresses qu’elle luy faict ne voulant point le perdre de veue quand elle l’a present, comme il connoist le mesme amour par la douleur que son absence cause a la mesme espouse quand il sait qu’elle languit, qu’elle est inconsolable, qu’elle ne vit que de larmes, c’est signe qu’il estoit la vie de sa vie puisqu’elle ne peut vivre sans luy sa vie luy estant une mort et si l’epouse scavoit cet estat de son espouse ne se resoudroit il pas de l’aymer plus que jamais et selon la multitude de ses douleurs la consoler et resjouyr par apres scachant qu’a mesure du desir doit estre la plenitude de la possession ne fautil pas que pour se communiquer davantage il se fasce appeler davantage et partant qu’il abiente
Si aux permiers desirs nous avons de Dieu il venoit a nous nous combler et remplir nous n’advancerions pas tant, Car jacoit quil soit infiniment aymable tant plus on l’ayme
Pour plus on le veult aymer mesmes en le goustant present, si est que la connoissance/f.301v/ reflexe qu’on a de son amour de la divine presence est comme une certaine acquiescence en nous qui faict que nous n’aymons si purement Dieu et partant il fault qu’il la nous soustraie affin que soyons tout tendant en luy et que n’ayant comme sentiment aucun de luy nous vivions par-dessus nous mesmes.
En ces voyes mystiques on pratique hautement plusieurs belles sentences et maximes de la ste ecriture comme celles-cy, Nisi creditis, non intelligetis ; si vous ne croyez vous n’entendres pas quand Dieu opere en nous nous ne scavons pas ce qu’il faict mais après comme fruict de nostre foy, il le nous faict entendre on ne connoist les voyes mystiques qu’apres qu’on les a passes.
Il faut imiter Abraham contra spam in spem credere, croire qu’on est mieux lorsqu’on pense estre plus mal.
Il fault faire comme Moyse ! Invisibilem…
Il faut croire que tant plus nous approchons de Dieu plus il s’esloigne de nous, nous apparoissant tousjours plus incompréhensible, car de l’infini qui plus comprend, plus ignore : c’est pourquoy dans cette voye d’amour tousjours on commence in his cum consum verit homo, tunc incipit ; et qui aura pratiqué cent ans cette façon d’operer, au dernier moment ne sent pas avoir commencé, c’est qu’il tend a l’infini qui n’a point de proportion avec le finy, accedet homo ad cor altum et exaltabitur Deis, tant plus on rentre plus profondement en soy mesme pour trouver Dieu, plus Dieu s’esleve par-dessus nous pour se faire plus desirer.
Ces voyes d’amour sont vrayement incerta et occulta sapientiae Dei quac manifestat. C’est la manne cachée quod nemo novit nisis qui accipit, sont/f311.v/ pourtant choses quil est permis de desirer, puisque c’est la supreme union de tout nostre esprit avec Dieu qu’on peut mesme avoir en ce monde scavoir un estat mytoien entre l’estat des bienheureux et des communs voyageurs ; les bienheureux voyent Dieu et le goustant, les communs chrestiens ne le voyent ny ne le goustent,
Les vrays mystiques ne voyent pas Dieu, mais ils le goustent et ont
de luy une science experiementale, comme qui m’auroit dict que
le miel est doux, par apres en goustant
Je seroit certain de
cela par propre experience ; or ceste science experimentale de
Dieu n’est pas un don gratuit comme avons remarqué ainsy
que seroit le don de prophetie mais c’est le fruict de l’amour
et desir actuel de Dieu qu’estant autant infiny en bonté
et douceur qu’il est en essence et nous remplissant entierement
de son essence corps et ame, nous remplit aussy de sa bonté et
douceur et pourvue que luy appliquions actuellemnt (f.312) nos
facultés interieures et principalement l’appetitive
scavoir nostre volonté qui estant sitibonde [?] et Dieu estant
l’objet de cette soif et tres intime a elle voir plus qu’elle
n’est a elle mesme, le désirant elle la, mais estant
infiny, d’autant plus en elle allume il la soif de luy mesme,
qui bibunt me adhuc sitient, laquelle soit estant avec anxieté
est meritoire estend et dilate l’ame en une capacité
comme immesurable pour contenir une plenitude de jouyssance en gloire
proportionée au dict desir sitibond, insatiable et
inextinguible, misit Deus de coelo ignem in ossibus mais,
disoit le prophete st Jeremie. Cet amour divin est bien comparé
a la fievre hetique qui ronge et consume jusques a la moelle des os.
De ce feu d’amour mourut st François qui mesme en sa
nature corporelle deschessa tout.
Vray est que tousiours cet amour ne redonde pas jusque a la/f.312v/ nature inferieure car le bon st Antoine estoit espirs du mesme amour et estoit frais et vermeil comme une Rose
Ouy je dis que st Antoine menoit ces exercices dans le desert et me semble le conclure d’une sienne sentence que rapporte Cassian : Celuy disoit st Antoine qu’apres l’oraison se souvient de ce quil a prie son oraison, n’est pas parfaicte, or est il que celuy qui est en l’estat de meditation scait ce quil a faict ; celuy aussy qui est encore aux colloques et aux devis familiers et conversations amoureuses, peut scavoir ce quil a dict a Dieu, comme encore celuy qui aspire par conversions essentielles ; il est donc tres croiable que St Antoine entendois que pour faire une oraison tres parfaicte il falloit estre uny a Dieu et adherant d’une façon inconneue par-dessus toutte composition et division de discours et especes créées par une operation divine que Dieu inspire et continue en nous, nous luy cooperants non seulement (f313) vitalement, mais aussy librement et partant meritoirement.
Cette operation est une vive souvenance desireuse infiniment du bien souverain ; et ce sans formes ou images creees ou aultre connoissance prealable que celle que cause le desir et soit de ce bien infiny : Mais comme il est impossible d’actuellement appeter et aymer quelque chose q’on ne s’en souvienne on appelle ce desir regard amoureux, car seulement ce souvenir de Dieu apprehendé par la foy par-dessus toute forme sans amour actuel de luy ne faict pas l’union sanctifante et transformante de notre esprit en Dieu ; l’amour seul est vertu unitive comme celuy qui scavoit ou est le thresor de quelqu’un, mais ce thrésor ne luy appartienderoit rien, la souvenance qu’il en auroit, seroit bien differente de celle qu’en a le possesseur qui s’en souvient avec crainte, souci desir, la estant son cœur dit notre Seigneur où est son thresor.
Or la souvenance simple qu’on a de Dieu, est semblable ou bien plustost a celle qu’on a de quelques mets delicieux, nectar ou ambrosie de laquelle on auroit autrefois gousté, souvenance qui emporte avec soy le desir de l’amour et comme nous voyons qu’apres qu’on nous a faict feste d’un grand thresor, nous donnant l’espérance de l’avoir, l’affection que nous luy portons nous en cause la souvenance principalement quand nous recepvons quelque gage ou assurance d’y parvenir de mesme l’ame entendant que Dieu est un estre surinfiny qui seul est la mesme vie, la mesme bonté surinfiniment aymable cela luy suffist apres avoir retiré son cœur des affections terrestres pour par desirs, efforts (et) estants (f.314) d’amour lesquels augmentants de plus en plus la font estre la, ou est son thresor et tout son bien, et estre plus où elle ayme que la où qu ‘anime par un amour vrayment extatique non pas plustost sensible, mais divin, fort, surnaturel. Et de faict n’est-ce pas un extase continuel de n’avoir point d’operation naturelle, mais estre revestu d’une toute divine et surnaturelle qui n’est autre qu’un tres haute participation de l’amour incréé dont Dieu s’ayme luy mesme, au moien de laquelle nous vivons de la mesme vie de Dieu qui consiste dans l’acte eternel d’amour et connoissance quil a de son essence infinie tel est aussy lacte des bienheureux, vray est que nostre estat en ce monde est comme opposite a celuy de la gloire, car la connoissance cause l’amour et est comme premiere selon/f.314v/ sainct thomas, mais icy la connaoissance est causee par l’amour lequel tient a mémoire attentive a l’objet convoité, mémoire qui continuellement est remplie de suavité divine goustant quam suavis est dominus ; d’où redonde ou plustost qui fait le don de sapience, appellé sopida scientia don qui correspond a la charité come le don d’entendement correspond a la foy. Dont la raison est que l’amour cause le desir, le desir la poursuitte, la pousuitte amene la possession : et la possession d’une chose bonne en est dans l’ame la gustation : comme nous voyons que le gouster est conj ? inct avec l’experience. (est avec l’appetence)
Je conclus donc quil ny a pas de moyen en ce monde de connoistre en vérité que c’est que Dieu sinon par voye de gustation a laquelle on ne vient que par le vigoureux exercice d’amour continuel (f.315) par une soif inextinguible qu’on a de cette eau de vie eternelle laquelle soif plus on faict d’actes plus on l’alume jusques a ceque le cœur en estant tout transporté. Dieu luy mesme en prend possession et le plonge en soy comme dans l’ocean de bonté infinie qui la remplist, mais tellement quelle l’altere davantage et en luy causant ceste soif augmente et dilate cette capacité pour boire d’autant plus de ce torrent de volupé. D’où on voit que tant s’en faut que les vrays contemplatifs soint oyseux, quil sont en acte perpeturel d’amour qui leur cause la souvenance de la bonté et essence infinie quils se peuvent aymere ny posseder autant quelle merite. Cette souvennace avide, desireuse comme nous avons desja plusieurs fois dict est la plus haulte vie qu’on/f.315v/puisse avoir de Dieu en ce monde puisque elle enveloppe la foy et y adioute la sapience qui est comme un goust et experience des choses que nous croyons, haec est scientia santorum voire celle des seraphins qu’il nous est permis de desirer puisque ce n’est que par la croix, purgatoire, denudation et par un effort genereux de nostre volonté prevenue de la grace qu’on y parvient et que tout cet estat est sanctifiant et inserant toutes les vertus dans l’ame et en faisant sortir les actes dans leur souveraine excellence scavoir en Dieu et pour Dieu quicumque perfecti sumus idem sapiamus.
Epigrammata ab eo composita.
Omnia vincit amor, sed amour vincitur amore
Tunc tibi vinctu erit : cm tibi victus eris.
Aliub ad beatam Virginem Mariam
Lacte nutris Virgo, quos ornat sanguine Christus
Candidus ordo tibi nuc rubicundus erit.
(f.316) Formulaire de l’oraison unitive faict par le dt.St. P. D.
C’est trop tardé Seigneur a vous aimer
Helas mon Dieu qu’a ?? ie faict tout le temps
De ma vie ? Has (!) Seigneur ou ay je estè sans vous ?....
/f.316v/ et (f317)…………….prenes mon cœur remplisses le d’amour, car il n’est plus mien n’est ce pas vous Seigneur qu m’aves si fort penetrée qu je ne puis plus durer, ah Seigneur si vous continues sera pour bien tost mourir, mais non vous ne voules pas mon Seigneur, entrons tous deux en vostre seiour c’st au-dedans de mon cœur……… /f.317v/
Dominique de Saint-Albert dont nous publions pour la première fois le petit traité sur la Théologie mystique186, naquit à Fougères en Bretagne, le 14 avril 1596187. Il s’appelait de son nom de famille : Vincent Lechart. Le 5 mai 1613, il prit l’habit des Grands Carmes de la Réforme de Tours, commencée à Rennes en 1604. Plus tard il fut professeur de théologie dogmatique, vicaire du provincial pour la partie réformée de la province de Tours, et enfin prieur du couvent de Nantes. À l’âge de 38 ans, en 1634 il mourut prématurément, mais en odeur de sainteté. Il fut le disciple favori du célèbre mystique aveugle Jean de Saint-Samson, mort il y a justement trois siècles, avec qui il resta lié d’amitié toute sa vie. Mystique lui-même, il expérimenta ce qu’il décrivit.
Dominique de Saint-Albert a été complètement oublié, si jamais il a trouvé l’attention qu’il a méritée en mystique. De fait, parmi tous ses traités (lesquels, il est vrai, ne sont pas nombreux ni longs) un seul fut imprimé : le traité latin intitulé : « Exercitatio spiritualis Fratrum tum Novitioium quam Professorum in nostro Carmeli Rhedonensis Novitiatu degentium188), Jusqu’à ce moment nous n’en avons pu découvrir aucun exemplaire et nous n’en possédons qu’une version italienne faite en 1721 par le Père Séraphin Potenza, postulateur général de l’Ordre189, et une version française, mais non littérale, du Père Simplicien de Saint-François190, 191.
Toutes les autres œuvres de notre auteur ne sont conservées que par des manuscrits des bibliothèques publiques de Tours (ms. 4), d’Orléans (ms. 1430, texte du Père Simplicien), et d’Avignon (ms. 400 et 499).
Le petit traité intitulé « Théologie Mystique du R. P. Dominique de Saint-Albert Religieux Carme de l’observance de Rennes » se trouve dans les manuscrits (ms. 400 ff. 15r-18r ; ms. 499 pp. 1-36 de la première partie) du Musée Calvet d’Avignon. Les textes sont identiques excepté de légères variantes d’orthographe.
Le traité est assez bref et par conséquent il ne peut pas être exhaustif. C’est pour cela que nous avons cru bien faire d’y joindre quelques notes tirées d’un autre traité parallèle, mais plus détaillé qui se trouve dans les mêmes manuscrits et aussi dans le manuscrit 488 de Tours susmentionné : « Exercice Mystique qui conduist jusques au plus haud degre de la vie spirituelle. » (ff. 277v- 315v). Les textes ne diffèrent guère.
Outre ces textes authentiques il y a un texte rédigé par le Père Simplicien, qui a voulu moderniser le style et y a intercalé beaucoup de synonymes et même des phrases entières conservant néanmoins la pensée de l’auteur.
Les lettres écrites par Dominique à son ami et père spirituel nous sont fournies par les manuscrits de Tours et d’Avignon. Grand nombre de lettres originales nous sont aussi conservées dans les Archives départementales de Rennes.
Nous espérons que la petite « Théologie mystique » apportera sa contribution à la solution de certaines questions aujourd’hui très controversées entre les auteurs, notamment au sujet de l’universalité des grâces mystiques et du caractère affectif de l’union mystique.
Nous citons ainsi les manuscrits : Tours = T, Avignon = À, Orléans (Père Simplicien) = O.
Rome. fr. Johannes BRENNINGER O. C.
Theologie mystique n’est autre chose qu’une savoureuse perception de Dieu, laquelle repondant comme immediatement au désir insatiable et indeficient que l’ame contemplative a de Dieu, faict dire aux mystiques que cette jouyssance de Dieu et perception savoureuse est sans connoissance ce qui se doit entendre sans connoissance formée et distincte d’avec la mesme jouissance. Car la saveur de quelque chose est une certaine connoissance, experimentale. Celuy qui n’ayant jamais ouy parler de la douceur du miel, en a gousté, sans doute il a une connoissance vraye et experimentale beaucoup meilleure que celuy qui n’en a jamais gousté, mais seulement entendu parler192.
La saveur que les mystiques ont de Dieu n’est pas sans connoissance tant prevenante que concomitante ; mais tout ainsy que la connoissance de la foy estant obscure ne nous faict pas voir Dieu tel qu’il est en soy, scavoir en luy mesme, pour luy mesme et par luy mesme, de mesme la connoissance que les mystiques ont, quoy qu’elle ne leur monstre pas Dieu clairement comme il est en luy mesme, si est ce qu’il leur est monstré d’une façon plus claire que n’est celle de la foy193 ; combien il est infiniment aymable, immense et ainsy des autres perfections infinies de Dieu, lesquelles quoy que nous ne les apprehendions que par termes negatifs, ce neantmoins l’objet estant en soy chose positive, nous pouvons plus ou moins le penetrer.
Or cette penetration dans le theologien mystique ne se faict pas par la force naturelle de son entendement, mais par l’indefi [ci] ente activité de son desir qu’il guide vivement et indeficiemment vers cet object infiny194 ; et comme il est impossible de desirer actuellement Dieu, sans qu’on se souvienne de luy et partant qu’on ne le cognoisse, s’ensuit que le mystique qui sent en soy un éternel brasier d’amour, une soif de Dieu et une faim canine, tant plus cette faim et soif s’augmente, tant plus la connoissance experimentale de Dieu s’augmente, se verifiant en luy : qui edunt me, adhuc esurient, etc.
Car le vray mystique est en acte d’amour indeficient qui continuellement s’augmente, d’autant que Dieu qu’il ayme est infiniment aymable, lequel il ne peut aymer à l’égal de ce qu’il merite ; (ex. ms. 400) d’ou se faict que tant plus il ayme, tant moins luy est-il advis aymer et au bout de ses annees d’amour qu’il a passees en cet estat d’amour, il luy est advis n’avoir encore jamais aymé. Car son desir est infiny.195
D’icy on verra qu’en telle personne ne peut qu’il ne se trouve une vraye, divine et experimentale connoissance de Dieu, puisque d’autant plus qu’on desire, a mesure plus on le gouste, et que Dieu selon qu’il est gousté, engendre de soy un plus grand desir et appetit en l’ame.
Cecy est le don de sapience qui repond à la charité196. Car l’amour merite souvint de Dieu qui est la mesme bonté, à qui plus le désire, plus se faict gouster, et qui plus le gouste, plus le desire, le desire dis je d’un desir qui cause anxiété. Car en ce monde jamais nostre desir n’est content ; ains plus il savoure plus il devient sitibond, (ms. 400). Et cette anxiété, cette langueur, defaut, secheresse, mort qui cause ce desir, est ce en quoy consiste la perfection de charité en ce monde, et c’est la mesure selon laquelle Dieu donnera la lumière de gloire (ms. 400). Car qui plus aura desiré Dieu en vérité, plus en jouyra abondamment, combien qu’il n’auroit faict jamais aucune œuvre exterieure de Vertu, la jouyssance de Dieu devant estre immediatement et justement proportionnée au desir qu’on a d’iceluy ; (ms. 400) ; comme si le contentement qui est dans du vin ou dans des viandes, estoit infiny, plus en recevroit qui auroit plus de faim, de soif et d’appetit.
Or il faut scavoir que le vray mystique est tellement indeficient en amour, qu’en son acte il n’enclost que Dieu mesme, en luy mesme, et comme par luy mesme, d’ou vient qu’il ne sent point de desir de voir Dieu 197:(ms. 400). Il se sent seulement ravy et agite par l’amour incréé qui luy demande lereciproque, et ne le pouvant, il deffaut et succombe continuellement au mesme amour, se faisant par ce sien deffaut comme propre le mesme amour infiny de Dieu198 (ms. 400), ne vivant, ne subsistant, ne respirant qu’a cause et de ce que Dieu est, estant toute sa vie, sa joye de ce que Dieu est ce qu’il est.
En ce défaut il ne demeure pas oysif, car l’objet infiny demandant de luy un amour infiny, luy faisant continuellement dire, mais d’une façon ineffable ; « je ne scaurois, je ne scaurois ; omnis homo mendax » ; et a l’heure mesme s’excite en luy un amour et desir infiny du mesme objet, lequel object emouvant sans cesse par son infinie beauté et bonté cet esprit amoureux, le faict sans cesse expirer en elle mesme ; là où estant perdu et plongé d’autant plus il se sent rongé et alouuy199 du desir d’engloutir l’ocean infiny de la bonté de Dieu, il ouvre la bouche de son cœur si grande qu’il luy semble aller engloutir Dieu, mais il se trouve englouty luy mesme et tout plein, mais en sorte que jamais il n’est plein. Car à mesure de la plenitude receue s’augmente le desir et la capacité de recevoir davantage.
D’icy on verra combien se trompent ceux qui estiment les théologiens mystiques et personnes vrayement contemplatives oyseux, puisque a proprement parler, il n’y a qu’eux à operer ce que Dieu demande de son Église, qui est un amour parfaict ; il n’y a qu’eux qui combattent avec l’amour eternel ; il n’y a qu’eux qui taschent a luy repondre et qui soient emulateurs 261/262 de l’infinie Majesté de Dieu200. Aussy prend il plus de plaisir et de contentement en une de telles ames qu’en cent mille autres des communs justes et mesme tout autrement, puisqu’elle seule a plus d’amour que tous les autres ensemble.
La cause pourquoy on estime les contemplatifs oyseux, c’est peut estre qu’en leurs escrits parlent d’oysivete simple, que l’ame ne faict rien, qu’elle est oyseuse, perdue en Dieu etc. (ms. 400). Mais faut se ressouvenir que tout ainsy que quand nous voyons quelqu’un à genoux qui ne dict mot, nous ne l’estimons pas oyseux pour cela, — car nous croyons qu’il opere de l’esprit — de mesme quand les mystiques disent qu’en certains estats l’ame est oyseuse, cela s’entend des operations sensibles, du discours et semblables qui dependent du ministere des sens, non jamais de l’operation interne de l’esprit qui regarde et est le desir de Dieu lequel d’ordinaire est d’autant plus grand, que moins il est sensible.
C’est ce desir de Dieu insatiable que les Mystiques appellent leur regard. Car quoy qu’ils ne puissent estre sans souvenance et veue de Dieu, ils ne mettent pas leur perfection en la seule souvenance et veue de Dieu, mais au desir du mesme Dieu.
Vray est que cette affectueuse souvenance estant comme un rayon du soleil eternel, entre en leur ame, les illumine et echauffe tout ensemble, mais eux ne veulent qu’aymer et ne sentent en leur interieur autre raison que « Verité, Verité, Verité, » c’est à dire desir de repondre a l’amour eternel, si qu’ils n’estiment ny ne desirent voir Dieu, mais bien se sentent l’aymer et le vouloir aymer infiniment : Enfin c’est chose asseurée qu’en ce monde il n’y a moyen aucun de gouster quelque chose d’eternel et scavoir vrayement dire ce que c’est, sinon par le moyen de l’amour ou du desir de l’amour.
Quand je vous demande qu’est-ce que Dieu, vous dites que c’est un estre infiny immense etc, mais que concevez vous rien : que je demande a celuy qui est vray contemplatif et amoureux de Dieu, que c’est que Dieu, il ne le vous scauroit expliquer (ms. 400) ; mais il sent en soy mesme une infinie perception de ce que c’est, et comme une infinie estendue en soy mesme201. Cest ainsy que ce bien-heureux compagnon de saint François fr. Gilles, quand il disoit « Credo in Deum », il sentoit une telle connoissance de Dieu, qu’il ne vouloit quasi plus dire « credo », mais « video », a cause de cette connaissance experimentale qu’il avoit de cette vérité (ms. 400). Ainsy les autres saints amoureux de Dieu avoint de hautes connoissances des mysteres de nostre foy qui se rapportent a la science infuse, a laquelle la connoissance des vrays mystiques est semblable.
Mais tout ainsy que les especes de cette divine science sont infuses, aussy ne peuvent ils expliquer parfaitement ce qu’ils concoivent, mais doivent dire « secretum metun mihi »202.
Or il ne faut pas penser que la vraye contemplation soit un don de ceux qu’on nomme gratuits ; c’est un don sanctifiant, puisque comme nous avons dict, la vraye contemplation n’est autre chose qu’une connoissance savoureuse et experimentale de Dieu par dessus toute connoissance et discours humain, connoissance experimentale qui est et sort de l’amour precedent et qui opere l’amour present203 (ms. 400).
D’où vient que le vray contemplatif, comme il ayme et desire Dieu infiniment, aussy merite il continuellement selon l’activité de son desir, « qui edunt me adhuc etc », ce desir estant avec anxieté, non pas celuy des bienheureux desquels il est dict « In Deum desiderant prospicere. »
La raison est que ce que nous goustons icy bas de Dieu, nous est donné comme parties et divisiblement de façon qu’une partie, quoyqu’elle contente, elle ne remplist pas totalement la faculté, ains l’aiguise (ms. 400) a desirer l’autre ny plus ny moins qu’une goutte d’ambroisie versee sur nostre langue l’irrite a en desirer d’autant plus qu’elle est savoureuse, voire ce qu’est admirable, la divinité goustee augmente la capacité de l’appetit et faict croistre l’ame en Dieu quasi a l’infiny, laquelle d’autant plus qu’elle gouste et savoure, plus elle devient insatiable, ne pouvant comprendre l’infini qu’elle savoure.
D’icy lon pourra entendre ce que disent les mystiques avec saint Denys, « pati divina » n’est pas sans action interieure, vitale, libre, meritoire ; mais c’est entendre, percevoir et gouster Dieu d’une façon laquelle estant par dessus toute composition, division et discours, par une eslevation et suspension [de] l’esprit de Dieu qui le tire et le ravist par dessus de toute operation sensible et ordinaire204, cela faict dire aux mystiques que le sujet est plus patissant qu’agissant, quoique cette passion soit en nous une action surnaturelle, faicte de Dieu en nous et par nous qui y cooperons veritablement et librement, mais s’appelle inaction205, ou divine passion d’autant que l’esprit ne sent rien lors de sa façon d’agir (ms. 400).
Et ce qui est admirable, il se peut faire que l’entendement discourant sur quelque autre subiect ou obiect ne perd point pour cela cette veue simple et perception de Dieu, ne plus ne moins que notre Seigneur Jesus‑Christ à mesme temps discouroit par sa science acquise et contemploit simplement non seulement par la science beatifique, mais aussi par la science infuse206.
La science des mystiques estant donc semblable a cette science infuse de nostre Seigneur Jesus Christ, laquelle science en la façon d’operer estant opposée à la science humaine et acquise, ce n’est pas merveille que les mystiques, quoi qu’ils goustent et connoissent beaucoup plus hautement les principaux misteres de nostre foi, ce neantmoins ils ne les peuvent expliquer pour ce que tout ce qu’ils entendent, « sunt arcana verba quae non licet homini loqui », cette connoissance estant un fruit de leur amour et comme la jouyssance et saveur de desiré, comme en celui qui auroit ouy parler de la douceur du miel et l’auroit gousté par après.
Car les mystiques bien advises qu’ils sont, scachant bien que de nos forces et mesme par les actions que nous donne la foi, nous ne pouvons former aucun concept positif de ce que Dieu est en soi, ils laissent l’entendement captivé soubs cette infinité qu’il ne peut entendre, et scachant que l’obiect est infiniment aimable, portent leur cœur et toutes leurs forces a le desirer et embrasser courans apres lui à perte d’haleine (ms. 400), ne se souvenants que de luy jour et nuict et en tous moments ; d’ou vient qu’enfin ils meritent en quelque façon gouster et scavoir ce qu’ils ne peuvent entendre : « gustate et videte ». Ce qui se faict par l’amour et appetit, la faculté gustative de l’âme repondant immediatement a l’amative ; d’où vient que celui qui ayme plus Dieu actuellement et indeficiemment, plus le gouste et en a de connoissance experimentale. Et quoique cette façon de parler semble un peu rude aux scholastiques que desirer Dieu c’est le contempler, neantmoins s’ils considerent que cet actuel desir ne peut estre sans une vive souvenance et apprehension de ce grand Dieu, par dessus tout concept, ils verront qu’a bon escient l’ame qui a cette vive et affectueuse souvenance de Dieu par dessus toutes choses (ms. 400), qui l’a dis je continuellement beuvant, mangeant, allant et venant, est dict veritablement contempler Dieu, puisqu’elle regarde Dieu fixement par dessus toutes choses, mais d’un œil amoureux et desireux de lui.
Or le regard qu’ont les mystiques, est immediatement suivi d’amour, comme le regard des bienheureux est suivi de l’amour beatifique, et a vrai dire c’est vivre de Dieu et en Dieu, que d’avoir sa souvenance et affection fichée en Dieu.
Cest estat, comme a fort bien dict saint Bernard escrivant aux freres du Mont de Dieu, n’est différent du beatifique que par la seule voile de la mortalité, laquelle nous empesche de voir à decouvert ce Dieu qu’a yeux clos les vrais contemplatifs savourent (ms. 400).
Posons donc le cas que Dieu soit un vin delicieux ; les bienheureux le boivent et le savourent, les mystiques le savourent quoique moins parfaictement, n’ayant pas le palais de l’ame qui est leur puissance amative si pur207.
Il semble a la vérité n’estre pas chose beaucoup utile d’escrire les choses plus hautes et relevees de la vie mystique (ms. 400), d’autant que ne consistant pas en perception, mais en a experience, celui qui en a l’experiences n’en a que faire, celui qui ne l’a pas, ne les entendra pas. C’est pourquoy saint Denis a bien exhorte Timothee de laisser toutes operations sensibles et s’eslever a une pure vision de Dieu par dessus toute notion et ratiocination humaine (ms. 400) ; mais il n’a pas voulu descrire au long ce que l’ame eslevee par dessus soi experimente, pour ce que sont paroles « quæ non licet homini loqui », comme pour ce que personne ne les eust peu entendre ; encore en ce peu qu’il a traité de cette sacree théologie, il advertit Timothee de se donner de garde qu’aucun indocte c’est à dire qui ne soit spirituel ou contemplatif, entende et lise ce qu’il lui escrit208.
Je disois donc que ce ne sembloit pas chose beaucoup utile d’escrire les secrets de la vie mystique, toutefois quand on le faict sobrement et en voye d’amoureux, cela ne peut offenser personne et peut beaucoup inciter a l’amour de Dieu, hors qu’on voit que Dieu n’a pas seulement préparé choses ineffables après cette vie a ceux qui l’aiment, qui s’adonnent et s’occupent du tout n vacquer combien il est bon, mais encore en cette vie, ce que l’Apostre experimentoit. Car après qu’il a dict : « nec oculus vidit, nec auris audivit quæ paravit Deus iis qui ditigunt eum, nobis autem revelavit per spiritum suum », comme s’il vouloit dire, ce qui ne tombe point dans le cœur de l’homme charnel et sensuel, est revelé a l’homme interieur et spirituel : « spiritus omnia scrutatur etiam profunda Dei ; spiritualis autem homo omnia iudicat, et ipse a nemine iudicatur ».
Le mesme saint Paul parle souvent des choses hautes et relevées, et pour les nous faire advouer et nous exciter au desir d’en jouyr (ms. 400) ; on ne doit donc trouver mauvais si quelque fois les personnes spirituelles escrivent quelque chose de leur experience. Il faut louer nostre Seigneur qui leur faict telles graces, et tascher d’aimer Dieu comme eux pour parvenir a ce qu’ils goustent, puisqu’en tout ce qu’ils escrivent, ils nous enseignent que c’est par l’amour qu’on vient a la vraye connoissance de Dieu (ms. 400) ; ils disent que le contemplatif sent en soy un brasier eternel d’amour ; que son ame est un brasier et une flamme inextinguible qui tous-jours tend dans l’amour éternel comme dans son centre ; que qui plus ayme actuellement et indeficiemment, plus parfaictement contemple : et quoyque ces formes de parler semblent un peu extraordinaires aux scholastiques, de dire que de desirer Dieu c’est le contempler, neantmoins s’ils considerent que ce continuel desir ne peut qu’il ne soit accompagné d’une vive souvenance, ils verront qu’a bon droit l’ame qui a cette souvenance de Dieu par dessus toutes choses, qui l’a dis je continuellement, beuvant, mangeant, allant, est dite veritablement contempler Dieu209 (400).
Or pour arriver au suprème degré d’amour, un des plus grands secrets est qu’il faut plus patir qu’agir, plus de langueur que de ferveur, plus de soustraction que d’abondance.
En cette voye il y a de deserts si affreux que plusieurs apres l’exercice fervent de leurs aspirations et amoureux colloques se sentants destitués et jettés dans les tenebres et obscurites pensent estre perdus et ne croyent que le desir que la dessous ils ont de Dieu, qui lors est en langueur, leur suffise ; ne s’abandonnent jamais entre les mains de Dieu, ains retournent a terre à leurs propres actes. D’ou vient que ne se perdant point eux mesmes en Dieu, ils ne passent point dans l’acte divin que Dieu leur eust communiqué, s’ils eussent patiemment souffert.
On ne scauroit exprimer les morts, les langueurs et comme les enfers que souffrent ces amoureux de Dieu quoi qu’ils n’en fassent rien paroistre a l’exterieur, seulement combien sont grandes leurs gehennes (ms. 400).
Si la possession d’une chose grandement aimée cause de la douleur par sa soustraction ; combien en causera à l’ame ce grand Dieu, lequel estant venu a l’ame avec des richesses infinies, en un moment s’absente et la laisse la toute nue, remplie de chagrin, de passions, de mauvaises pensees et en un tel estat, comme si jamais elle n’avoit cogneu Dieu, voire qu’il ne lui semble pas estre chrestienne, ne restant en elle qu’une certaine foy qui faict que « contra spem credit », mais il ne lui est pas advis avoir cette foy.
C’est par ces angoisses que ce divin Seigneur scait purifier son epouse pour la rendre un miroir susceptible de ses rayons divins : mais faut scavoir que toute la vie des mistiques est toute remplie de croix, jusques à la mort : quand ils n’auroient que cette faim canine et soif insatiable qu’ils ont de Dieu, lequel ils ne peuvent aimer à l’egal de son merite, quelle douleur ! Car quoy qu’ils scachent cela estre impossible, ils voyent aussy qu’ils ne l’aiment pas ainsy qu’ils pourroient. Car estants touts denues des gouts sensibles, ils ressentent vivement les attaques, soit des maladies soit des passions et autres semblables. Ils sentent cela beaucoup plus, dis je, que ceux qui sont en la faveur de leurs amoureux colloques.
Heureuse mort toutefois qui nous faict expirer en Dieu.
Moriatur anima mea morte justorum, de ces justes icy qui sont les vrays justes et anges de Dieu. Amen.
§
Dominique de Saint-Albert dans ce traité sur la Théologie mystique ne parle pas, comme on voit, des degrés de l’union mystique et n’en décrit pas non plus les diverses phases, comme l’a fait par exemple sainte Thérèse. Mais dans l’autre traité mystique, il indique au moins les degrés de l’oraison ordinaire jusqu’à l’oraison proprement mystique, lesquels degrés sont expressément comme tels marqués en marge dans les ms. 400 et 499 d’Avignon. Nous les faisons suivre 210.
(Ms. À 1er degré d’oraison). Pour ce que vostre esprit au commencement de vostre conversion (P. Dominique parle aux jeunes religieux) est tout grossier et comme plongé dans la matiere, rempli de phantosmes et pensees du monde, il fault au commencement appliquer votre esprit à la meditation des divins mysteres : pesant par le menu les causes, les circonstances avec certaine industrie pour par apres esmouvoir vostre volonté à des actes de componction, d’amour, d’actions de graces et autres selon le subiect que mediteres...
(Ms. À : second degré d’oraison.) Aprés avoir quelque temps pratiqué la meditation artificieuse sur quelque subiect que ce soit, qu’on prendra,... sentant desia sa volonté se porter vers les choses divines et en avoir une grande souvenance et un désir de s’y occuper, fauldera prendre une façon de mediter plus simple, scavoir par purs colloques... aiant ia l’esprit plein de la cognoissance de tout ce qu’on peut dire, d’un plain. sault vous vous jetteres vers nostre Seigneur lui parlant amoureusement, l’interrogeant, lui respondant, l’adorant le remerciant et faisant innombrables actes d’amour et de resolution de le servir, de toujours l’avoir present, d’imiter ses vertus et le reste.
(Ms. À : 3e degré d’oraison.) Et ayant quelque espace de temps passé en la conversation interieure avec Dieu incarné dans ces saincts mysteres, vous passeres a la conversation interieure avec Dieu incrée que vous apprehenderes par une simple veüe de foy en tout, et plus intime en vous mesme (ms. À add. : que vous mesme), de façon que vous ne le vous imagineres ny dans le ciel plustost qu’en terre, mais en vous plus proche que vous n’estes a vous mesme. Cette foy supposée, vostre exercice sera de former entre Dieu et vous une conversation semblable à celle d’un bon fils avec son pere, ou d’un fidel ami avec son ami qui vivent, dorment et mangent en mesme chambre estants toujours presents l’un à l’autre. La matiere d’entretien sera principalement prise de l’amour et du desir mutuel que l’un et l’autre a de n’estre point separé de son ami et de se complaire mutuellement l’un en l’autre.... Or c’est à noter qu’en cet exercice on faict comme oraison continuelle : car la souvenance qu’on a de Dieu, n’est pas une speculation ou meditation de quelque estre ou perfection de Dieu, mais une veue soucieuse, desireuse, affectueuse de Dieu comme tresor, but et centre de nostre cœur ; c’est une cogitation avec avidité, comme il est dit que les Saints estants en terre, estoient neanmoins au ciel « cogitatione et aviditate ».
(Ms. À : 4e degré d’oraison.) L’ame que Dieu tient en cet exercice, croissant toujours en amour sentira son desir et sa faim de Dieu tellement s’agrandir qu’elle deviendra impatiente et auqun acte qu’elle puisse former, ne sera bastant d’expliquer son desir. Quand elle pensera parler a Dieu par colloques, son desir estant bien loing au dela de ce qu’elle explique, sentira des langueurs qui la feront expirer en un non pouvoir, et icy fault prendre garde de ne pas la forcer a parler ny faire beaucoup d’actes, mais suffira qu’elle face des conversions essentielles de tout elle mesme qui sont comme muettes sans beaucoup de paroles mentales formees. « O Dieu d’amour, o Dieu ! » Cela dict plus qu’un colloque long, pour ce que lors son cœur parle au cœur de Dieu et s’entendent bien l’un et l’autre.
(Ms. À : 5e degré d’oraison.) Comme on voit que l’ame par tels escoulements se sent avoir une presence et souvenance de Dieu comme continuelle et de plus en plus desireuse de lui... il fault peu a peu la faire succomber en Dieu et lui soustraire mesme ses conversions essentielles, a la production desquelles elle appliquoit son effort, et la laisser dans le nud desir qu’elle a de Dieu, desir qui est un acte par lequel elle le regarde comme le tresor infini qui la peut rassasier ; ainsy destituee de sa propre façon d’agir, Dieu remplira ce sien desir et le faira croistre sans cesse, et en vertu d’iceluy elle demeurera toujours en lui le voiant et contemplant sans cesse ; car ce desir est un amour actuel et comme une faim et soif inextinguible de Dieu, qui cause de lui une souvenance et une science experimentale dans l’ame... Or cet estat est l’estat d’union tres intime de l’esprit crée avec l’Increé, ou le sommet de l’esprit, la puissance amative immediatement appliquée a Dieu, apprehendé par dessus tout concept et sentiment, s’enfonce de plus en plus dans l’abisme sans fond de la divinité... »
Le dernier degré, sans doute, décrit déjà une oraison proprement mystique : l’âme est destituée de sa propre forme d’agir et laissée dans le nu désir de Dieu. Dieu même la tire et la remplit. Mais nous croyons que le quatrième degré ne diffère pas spécifiquement du troisième. Il s’agit donc d’un seul degré, de manière qu’il n’y a que trois degrés dans l’oraison ordinaire, degrés qui chez d’autres auteurs, portent les noms, on le sait, de méditation, d’oraison affective, d’oraison de simplicité.
Pour Dominique de Saint-Albert l’oraison est le centre de toute la vie spirituelle, comme lui-même le dit : « Il ne faut pas le (l’exercice de l’oraison) practiquer simplement, comme les autres œuvres (ms. À 400 add. bonnes) de mortification et vertu et comme un moyen d’estre agreable a Dieu, mais il la fault entreprendre comme le total de nostre vie, entendant par l’oraison a laquelle on se desire adonner, la negotiation et occupation interieure de nostre esprit avec Dieu211». C’est pourquoi il n’exclut pas même l’oraison proprement mystique des aspirations légitimes de l’âme pieuse. Pour la même raison il indique seulement les degrés de l’oraison ordinaire, parce que dans l’oraison mystique l’âme doit simplement s’abandonner, intérieurement et extérieurement à la direction de Dieu même : « Car il fault soigneusement retenir, comme au dedans nous avons renoncé a nostre propre façon d’operer pour nous laisser prevenir et mouvoir a Dieu d’une façon surnaturelle par l’impulsion continuelle qu’il faict de nostre cœur et desir en lui, le touchant vivement et efficacement : de mesme aussy en toutes nos operations et occupations exterieures nous ne debvons point avoir d’élection, mais recepvoir l’impression de Dieu par la voye qu’il ordonne, scavoir par nos supérieurs212. » C’est la règle d’or qu’il faut suivre. Le reste, Dieu le fera, lui qui est « infiniment plus desireux de nostre perfection interieure que non pas nous mesme, et partant... comme au dedans nous vivons de foy et d’amour, par lesquels actes Dieu nous meut et tire en soy par dessus nous mesme, aussy devons nous faire le mesme a l’extérieur c’est a dire renoncer a toute election, ne demandant et ne refusant rien, mais allant ou l’esprit de Dieu scavoir sa volonté nous porte213 ».
AGOC, COPIA MS Orléans, 1430 (Simpliciamus) f.37
Sicut tenebrae ejus, ita et lumen ejus. Ps. 1
Il est très important, dès qu’on commence à s’exercer à l’oraison, de bien considérer en quoi elle consiste et quel est son but. Et il faut veiller à la pratiquer avec simplicité et indifférence, comme on peut faire d’autres actions bonnes de renoncement à soi-même et de pratique de la vertu, ou comme un simple moyen de se rendre agréable à Dieu. Mais il faut l’entreprendre comme l’essentiel et le tout de notre vie. Par le mot d’oraison à laquelle nous prétendons nous adonner pour de bon, nous devons comprendre qu’il s’agit d’un commerce spirituel, d’une occupation intérieure et d’un entretien familier de l’âme avec/f. /son Dieu, comme un enfant s’entretient avec son Père, une femme avec son mari, une amie avec son ami, etc.
Nous ne sommes au monde et nous n’avons choisi la vie religieuse que pour travailler sans cesse à notre perfection. Elle consiste dans notre union à Dieu comme à notre premier principe, notre centre et notre fin ultime. Jusqu’à présent nous en avons été fort éloignés, car Dieu était alors fort peu l’objet de nos pensées, de nos soins et de notre affection. La pratique de l’oraison est un des principaux moyens, et pour ainsi dire le seul, pour retourner à lui, grâce aux lumières et aux motions spirituelles que nous recevons de lui pour travailler à notre salut et à notre perfection. Sans elles, nous sommes quasiment incapables de réussir. Nous devons nécessairement en conclure qu’il nous faut l’adopter, non seulement comme/f./un moyen absolument nécessaire et comme l’essentiel de notre vie, mais en faire notre totale et unique occupation.
Mais surtout, maintenant qu’à la faveur des vœux, nous nous voyons heureusement délivrés des engagements, des attachements et des obstacles venant des choses de la terre, nous sommes obligés de faire notre possible au moyen de l’oraison pour retourner au principe dont nous sommes sortis. Efforçons-nous de nous unir entièrement à notre Dieu, non seulement d’une manière habituelle, ce qui a lieu par sa grâce, mais aussi en tendant vers lui, de façon actuelle et continuelle, notre cœur et notre volonté, par des actes intérieurs de connaissance et d’amour. Ceci ne peut se réaliser qu’au moyen de l’oraison.
À ce sujet, il est bon de remarquer qu’il y a une différence entre les chrétiens ordinaires et ceux qui aspirent à la perfection. Les vrais chrétiens/f. /s’efforcent de tout leur pouvoir de mettre continuellement en pratique les habitudes surnaturelles de foi, d’espérance, et de charité. Les autres ne possèdent seulement que la foi en cet état divin. Ils croient l’avoir en eux sans aller plus avant et sans mettre en œuvre la pratique et l’expérience. Mais les personnes intérieures en font l’expérience et la goûtent, toute proportion gardée, comme pouvaient le faire les apôtres et les saints, selon le témoignage de saint Paul. Il disait, en effet, que Dieu lui avait découvert par son Esprit des choses, que l’œil n’avait point vues, ni l’oreille entendue, et qui n’étaient jamais tombées dans le cœur de l’homme. Ces choses ne sont autres que l’intelligence et la science expérimentale des dons de Dieu et l’état surnaturel auquel sa Majesté l’avait élevé.
Donc, en qualité de chrétiens et en qualité de religieux, nous ne sommes au monde que pour être actuellement et continuellement unis à Dieu comme à notre/f./principe et à notre fin ultime. Nous devons lui porter une actuelle et continuelle attention et tendre notre cœur et notre volonté vers lui. Par conséquent, il ne nous reste plus qu’à prendre la résolution forte et efficace d’avoir uniquement pour objet de nos pensées, de nos désirs et de toutes nos affections, souffrances et actions, cette fin importante. Prenons les moyens d’y parvenir avec la grâce. Ils consistent en cette occupation et ce commerce intérieur dont il est question, afin d’atteindre notre fin dès maintenant, comme étant l’essentiel de notre vie.
Si quelqu’un ne cherche pas à faire de l’étude et de l’exercice de l’oraison mentale son action principale et son tout, mais veut l’utiliser seulement comme un moyen pur et simple de mieux servir Dieu et d’agir plus parfaitement, cette personne n’arrivera jamais à la vraie perfection et à la fin de l’oraison véritable. Celle-ci n’est autre que l’union intime et continuelle de nos cœurs avec Dieu comme notre centre et notre premier principe, dont nous sommes sortis pour retourner à lui. /f./
Cette vérité suppose que nous sommes au monde, que nous vivons et subsistons uniquement pour acquérir cette union par nos actions intérieures de connaissance et d’amour. Par conséquent, il s’ensuit naturellement et de manière absolue que nous devons faire de cette occupation intérieure non seulement l’essentiel de notre vie, mais même notre tout, et rapporter à ce but tous nos projets, tous nos désirs et toutes les actions et occupations de notre vie et de notre état. En d’autres termes, tout ce qui ne sert pas à nous unir davantage à notre fin ultime qui est Dieu, est vain et perdu pour nous, selon cette maxime des saints Pères : « Tout ce qui ne sert pas à l’âme lui fait du mal. »
Je ne peux pas assez insister sur cette vérité qui n’est pas connue, ou si elle l’est, elle est si peu estimée, recherchée et aimée que peu de gens veulent s’y appliquer. Certains même souhaitent se persuader et en convaincre d’autres, lorsqu’ils viennent à parler des personnes qui font profession de la vie intérieure et de la vie mystique et contemplative, que c’est un état qui n’est/f./pas fait pour tout le monde. Ce sont des dons rares et comme gratuits réservés à certaines âmes d’élite que Dieu veut bien attirer à cette vie, et d’autres raisons semblables.
À ceux-là, je voudrais bien poser une question : est-ce que nous ne sommes pas tous obligés de tendre et d’aspirer sans cesse à notre fin ultime qui n’est autre que Dieu et sa divine possession ? Et cela grâce aux moyens qui nous unissent à lui immédiatement, à savoir en utilisant notre intelligence et notre volonté, qui n’ont été créés que pour cette heureuse fin et pour cette application et occupation nécessaires. En effet, je demande : qu’est-ce que la vie spirituelle, sinon la vie divine dont nous devons vivre ? Dieu n’est-il pas Esprit, et celui qui s’approche de lui plus continuellement ne devient-il pas un même Esprit avec lui, comme le dit saint Paul : Qui adhaeret Deo, unus Spiritus est (1Cor. 6,17) f.214v.
Je crois que s’il existe si peu de personnes spirituelles, c’est que l’on n’estime pas assez et qu’on n’a pas assez le sentiment que cette vie intérieure est la vraie vie de nos âmes. Et si l’on vous demandait : ne voudriez-vous pas être parfait, saint et rempli d’un grand amour de Dieu, vous répondriez oui. Et moi je vous dis que vous ne pouvez pas l’être si vous ne devenez pas spirituel, et vous serez saint dans la mesure où vous serez conduit par l’Esprit de Dieu, et rien de moins.
À ce sujet, il est bon de penser ceci : il ne faut pas s’imaginer que l’essentiel de la vie spirituelle réside dans des réflexions sublimes, ou bien qu’il consiste à recevoir de Dieu de grands dons gratuits de lumières, grâces et faveurs extraordinaires. Non, mais cette vie, qu’est-elle donc ? Elle est faite d’une attention amoureuse de notre cœur et de notre volonté à Dieu. Par elle, nous tendons à lui de manière intime, actuelle et permanente. /f./. Il s’ensuit que plus on s’approche de Dieu par un effort continuel de désir, d’amour et d’affection, plus on est rempli de lui et plus on devient tout entier esprit comme lui.
Que retenir de tout ce discours ? Nous avons à réfléchir sérieusement à notre état, soit pendant les exercices annuels des dix jours, ou dans les retraites mensuelles ordinaires, ou pendant les temps de recueillement de chaque semaine et de chaque jour. Examinons-nous : jusqu’ici, estimons-nous suffisamment la vie spirituelle et intérieure ? Si nous n’en avons pas fait l’exercice essentiel et le tout de notre vie, soyons sûrs que c’est une des principales raisons de notre manque de progrès.
En effet, pourquoi sommes-nous appelés à la vie religieuse ? Est-ce pour étudier, enseigner, prêcher, confesser ? Non, nous le sommes pour une seule chose : afin d’être de vrais religieux. Et pour être de vrais religieux, il ne/f.44 /suffit pas de garder seulement les Règles et les Constitutions et d’accomplir de temps à autre des actes de vertu. Les bons chrétiens dans le monde le font bien. Pourquoi alors ? Mais pourquoi donc ? C’est afin d’être actuellement reliés, c’est-à-dire heureusement contraints par une occupation intérieure et une attention actuelle et permanente de cœur et d’esprit à Dieu. C’est ce qui fait le vrai religieux. Sans cette attention à Dieu et sans cette relation à lui, tout le reste n’est rien ou fort peu de chose.
La question est donc de voir si nous voulons maintenant et pour de bon aspirer et atteindre la perfection à laquelle Dieu nous appelle et si nous le souhaitons avec ardeur et sincèrement comme nous le devons. Nous avons nécessairement à en faire désormais notre exercice essentiel et notre tout, c’est-à-dire ne plus vivre que pour Dieu seul au-dedans de nous-mêmes en conversant intérieurement et familièrement avec sa divine Majesté, et au-dehors en nous soumettant fidèlement aux ordres de sa très adorable et aimable volonté/f./qui nous est manifestée par l’obéissance.
Il faut désormais que tout le reste ne compte plus pour nous, ou du moins qu’il nous soit pour ainsi dire indifférent. Dès lors, si nous sommes à nous-mêmes, nous ne voulons pas donner la première place à la prédication, aux études, à la confession ou à n’importe quelle autre activité. Mais nous voulons seulement l’accorder à l’Unique nécessaire et à l’importante affaire de notre vie intérieure, afin de rapporter tout le reste à ce but comme à ce qui est le meilleur, comme on rapporte l’accessoire à l’essentiel de toute notre vie, dont dépend notre bonheur éternel.
Donc, après avoir pris avec détermination cette résolution, comme une condition et une disposition absolument nécessaires pour y parvenir, et après l’avoir gravée au fond de notre cœur et de notre volonté, il faut commencer pour de bon à courir après Dieu comme après le centre de notre vie et à en prendre les moyens. /f. /
Au commencement de notre conversion, notre esprit est grossier et comme plongé dans la matière, rempli d’illusions et de pensées du monde et des créatures. C’est pourquoi il est nécessaire de l’appliquer d’abord à la méditation des mystères de Dieu. Nous devons en considérer les causes, les particularités et les circonstances qui les accompagnent avec méthode, ordre et une application ingénieuse, afin d’inciter ensuite notre volonté à produire des actes de contrition, d’Action de grâces, d’amour de Dieu, et autres, qui conviennent aux sujets sur lesquels on aura pu s’entretenir dans l’oraison.
La connaissance et la prise de conscience des effets de la miséricorde et de la bonté infinie de Dieu pour nous, manifestée dans le dessein et l’accomplissement/f./de tous les mystères qu’il a voulu opérer pour le salut de tous et pour chacun de nous en particulier, comme si nous étions seuls au monde, fera naître dans nos âmes et dans nos cœurs de grands sentiments de reconnaissances et d’amour envers l’auteur de tant de bienfaits.
Par ce moyen, lorsque nous nous mettrons à appliquer doucement notre esprit à toutes ces considérations et à le remplir continuellement de toutes ces pensées bonnes, de ces réflexions et de ces sentiments d’amour, les illusions, les idées et les impressions des créatures et des choses du monde perdront peu à peu de leur force, de leur folie et de leur vanité. Et, bien qu’elles semblent d’abord vouloir se révolter contre notre volonté, elles ne pourront néanmoins obtenir son consentement ou son affection parce que cette volonté sera déjà prévenue, touchée, remplie et pénétré d’amour par les considérations précédentes.
Dans un premier temps, vous vous êtes appliqué avec méthode à la méditation,/f./, pesant avec attention et profondeur les raisons, les actes de renoncement et les circonstances que vous avez pu voir dans les bons livres sur n’importe quel sujet. Et vous avez senti votre volonté touchée du souvenir de Dieu et du désir de vous occuper des choses divines.
Ensuite, il faudra passer insensiblement à une forme de méditation plus simple, plus discrète et plus immédiate, c’est-à-dire à des entretiens plus familiers avec Dieu. Par exemple, après vous être longtemps exercé à méditer les circonstances de la naissance de notre Seigneur, ou de quelqu’autre mystère, et que vous aurez déjà l’esprit rempli de la connaissance de tout ce qu’on peut en dire, vous pouvez vous présenter directement devant sa divine Majesté et Bonté. Vous pouvez le faire tantôt en lui parlant amoureusement, tantôt en l’interrogeant humblement, tantôt en lui répondant, en l’adorant, en le remerciant, en lui demandant et en produisant de nombreux actes d’amour en décidant de le servir mieux, de vous tenir toujours en sa présence, d’imiter ses vertus, ses souffrances, ses états, etc.
/f.215/Enfin, après avoir passé quelque temps à converser intérieurement et familièrement avec ce Dieu qui s’est fait homme, en examinant ses saints Mystères, il sera bon de passer à la conversation plus-intime et intérieure avec ce même Dieu d’amour en tant que Dieu Increé. Vous le regarderez désormais par une simple vue de foi, intimement présent en toutes choses, et encore plus-intimement en vous. Comme le disait autrefois le grand Apôtre saint Paul à ceux de l’Aréopage que saint Denis présidait, « le Dieu Inconnu que je vous annonce aujourd’hui, Messieurs, n’est pas un Dieu éloigné de chacun de nous, c’est un Dieu dans lequel nous vivons, nous nous mouvons, et nous sommes continuellement », comme une présence adorable qui remplit tous les êtres par son immensité et sa grandeur infinies. Dès lors, néanmoins, vous ne devez pas vous le représenter comme étant davantage présent au Ciel que sur la terre,//, mais il demeure en vous, et il est plus proche de vous et plus intimement que vous ne l’êtes de vous-mêmes, comme en témoigne un des anciens philosophes : « Vous m’êtes plus-intime que ce qui est le plus-intime en moi, et au-dessus de ce qui est le plus élevé en moi216. » Tu es interior intimo meo, et superior summo meo (Trismegiste)
Cette simple vue de foi lumineuse, savoureuse et amoureuse, la présence de Dieu au-dedans de vous étant supposée comme une vérité infaillible, dont le Saint-Esprit nous rend témoignage par la bouche et l’expérience du Roi-prophète, la lumière de votre visage, ô mon Seigneur et mon Dieu, est gravée au fond de nos âmes et de nos cœurs. Votre exercice actuel sera d’entretenir entre Dieu et vous une conversation presque semblable à celle d’un bon fils avec son père, ou d’un ami fidèle avec son ami. Ils sont continuellement ensemble, ils vivent, mangent, boivent, dorment dans une même chambre, ils sont toujours présents l’un à l’autre et ne font rien l’un sans l’autre. Le sujet de votre conversation sera//principalement l’amour et le désir (f 48) mutuels, qui ressemblent à ce que deux amis ressentent quand ils ne sont pas séparés l’un de l’autre et ont l’un pour l’autre une affection et une complaisance réciproques.
Quand une personne aura profondément imprimé et gravé au fond de son cœur ce sentiment que son Dieu la regarde, qu’il est continuellement attentif à elle, comme s’il n’avait qu’elle au monde à considérer, que ce même Dieu d’amour a une inclination et un désir infini d’être sans cesse avec elle, d’être aimé d’elle, d’être invoqué, supplié et réclamé par elle, que sa plus grande joie est de se communiquer à elle et de lui faire sentir intérieurement combien il est doux et suave avec ceux qui le cherchent et qui l’aiment en vérité (Ps 33,9) (Thren.3), ensuite, son principal exercice sera, à l’aide de ces grands sentiments d’amour et de foi vive, de s’animer en retour d’un amour réciproque envers ce Dieu si bon et si infiniment aimable, en disant par exemple : « O Dieu d’Amour, où suis-je ? //Pourquoi est-ce que je suis venu au monde sinon (f.48v) pour vous aimer ? Vous aimer vous, dis-je, mon aimable Seigneur. Je crois vivement que vous êtes présent et attentif à moi, avec le grand désir et la grande passion de me remplir, de vous-même ! Quoi ? Ô mon divin Amour ! Comment pourrais-je vous oublier un seul moment ! O Dieu d’Amour, vivons donc ensemble ! Puisque vous voulez bien vous abaisser jusque-là, vivez en moi et moi en vous ! Surtout faites-moi la grâce de ne jamais vous perdre de vue, etc.
Ces actes ou des actes semblables, étant produits avec une foi vive, avec amour et ferveur, donnent une grande force pour se tenir toujours et se reposer sans cesse en présence de celui que cette personne croit et qu’elle considère très intimement présent en elle. Il s’ensuit qu’elle conservera un souvenir amoureux de la présence de sa divine Majesté, avec la crainte filiale de lui déplaire. Aussi agira-t-elle vertueusement dans toutes ses actions et dans tous ses attitudes, comme si elle était animée de la présence de celui//dont elle porte (f.50) (f.49 in numeratione deest) le visage gravé au fond de son cœur, à l’exemple et à l’imitation du Roi prophète qui disait souvent à Dieu d’une façon fort intime : « Mon cœur vous a dit, ô mon Seigneur, mes yeux ont recherché votre divine présence, je rechercherai sans cesse votre visage infiniment charmant et aimable. (tibi dixit cor meum, exquisivit te facies, faciem tuam Domine, requiram, Ps …).
Quand nous sentirons que le souvenir amoureux de notre Dieu commence à se refroidir à cause des multiples affaires et occupations, ou à cause de pensées extravagantes et imaginaires, ou par le resserrement naturel du cœur et l’épuisement de la faculté d’aimer, ou par l’épreuve de Dieu même qui veut nous sevrer de tout le sensible pour nous disposer à de plus grands dons et à une union plus pure et plus nue, ou quoi que ce soit d’autre, essayonser tout doucement sans nous tendre, de nous rassasier du visage et de la présence de celui que nous aimons de tout notre cœur, par ces paroles, ou d’autres semblables : « Ô Dieu d’Amour, où êtes vous donc ? Quoi, mon Seigneur, vous cachez-vous//de moi ? Ne savez-vous pas que je suis ici et que je ne travaille ici que pour vous ? Ne m’abandonnez donc pas, ô mon Seigneur, car je ne puis rester un seul moment sans vous, etc. À la suite de quoi, nous voyant comme remis à nous-mêmes, nous demeurerons dans la paix et nous nous tiendrons tranquillement avec ce regard simple, affectueux et amoureux de notre Dieu, en présence de qui nous nous tenons, à l’exemple de notre Père saint Élie : « Vive le Seigneur en présence de qui je me tiens. » (Vivit dominus in cujus conspectu sto.)
À ce sujet, il est bon de remarquer que dans cet exercice, on fait une oraison continuelle, parce que le souvenir que l’on a de Dieu ne ressemble pas à un simple raisonnement ni à la considération de quelques-uns de ses attributs ou perfections particulières. Mais il s’agit seulement d’un simple regard, pur et amoureux, désireux et affamé de Dieu qui est comme le trésor et le centre de notre cœur. C’est une pensée accompagnée du désir de Dieu, profond, violent et pressant. Saint Maxime dit que les saints, bien qu’ils soient sur la terre, sont pourtant au Ciel en//pensée et avidement, c’est-à-dire habités par un désir et une affection très vifs.
Comme la personne que Dieu maintient dans cet exercice progresse toujours en amour, elle sentira aussi sans cesse son désir et sa faim de Dieu grandir et augmenter à proportion. Dès lors, elle deviendra comme impatiente, et tout acte qu’elle pourra faire sera insuffisant pour expliquer ou exprimer son désir. Et lorsqu’elle pensera s’entretenir avec Dieu par des actions ordinaires, comme ses désirs dépassent ses explications, elle sentira sa faiblesse qui la fera mourir d’impuissance.
Veillons ici à ne pas nous forcer à parler ni à beaucoup agir, mais il doit suffire d’opérer seulement une conversion essentielle de tout l’être qui soit silencieuse, sans nous arrêter à de nombreuses paroles mentales venues de l’intelligence ou de la volonté, et contentons-nous seulement de dire, par exemple : « O Amour, ô Dieu d’Amour, vous êtes mon Dieu, cela me suffit. Dieu est ma vie, cela suffit. »//(f.51v) Quand une personne opère ainsi avec foi et amour, cela la satisfait plus qu’un grand discours et qu’un grand nombre d’actes qu’elle pourrait produire, parce que son cœur parle alors au cœur de Dieu, et tous deux s’entendent parfaitement l’un et l’autre
Quand cette personne sentira, par les manifestations et épanchements amoureux de tout son être, qu’elle se tient en présence de Dieu et garde son souvenir d’une manière quasi continuelle, et que, de jour en jour elle le désire et a faim de lui à cause des douleurs et des langueurs qu’elle ressent, ou à cause des élans et des transports d’amour qui la pressent, il faudra peu à peu l’inviter à s’écouler en Dieu et à se perdre en lui par un abandon total de tout l’être et de tous ses actes. Qu’elle laisse même ses conversions essentielles qui lui servaient pour ainsi dire d’appui et auxquelles elle appliquait son effort. Qu’elle reste ainsi dans le désir pur et nu qu’elle a de Dieu. Ce désir n’est autre que l’acte simple par lequel elle le regarde comme le trésor immense et infini qui seul peut la rassasier.
Il en résultera un bien excellent./f.52/ En effet, après s’être dépouillée de sa manière propre d’agir et d’opérer au-dedans d’elle-même, Dieu comblera son désir et le fera croître sans cesse. Grâce à lui, elle demeurera toujours en lui, elle le verra, le contemplera et l’aimera toujours de plus en plus. Et cet excellent désir n’est autre qu’un amour actuel, une faim insatiable et une soif inextinguible de Dieu, qui cause en nous un souvenir et une science de Dieu expérimentale. En effet, Dieu est le Bien et la Bonté infinie, et il convient intimement de le désirer actuellement. Cela consiste à le goûter, mais parce que nous ne pouvons l’aimer comme il le mérite, plus on l’aime, plus on désire l’aimer, parce que le goût fait naître et croître la faim et le désir de l’aimé.
Cet état est l’état d’union très intime de l’esprit créé avec l’Increé. En lui le sommet de l’esprit et le fond du cœur et de la volonté sont immédiatement et sans médiation, d’une manière unique et sans partage, appliqués à Dieu que l’on regarde au-dessus de tout/f.52v/ et de toute conception, et au-delà de tout sentiment et goût sensible. L’âme se perd de plus en plus dans ce vaste océan et dans cet abîme sans fond, où elle peut dire :
« C’est lui qui m’anime.
Dans ce bel abîme,
Je vais me perdant,
Où délaissant mon être,
l’Etre de tout être, (bis) (additum postea !)
Va me possédant. »
Remarquez que cette vertu pénétrante, qui remplit le fond de l’âme, n’est ici rien d’autre que l’amour et le désir de Dieu actuel et continuel, et cela si immédiatement et si intimement, que ce désir n’est pas de voir Dieu, mais de jouir de Dieu et en lui-même et pour lui-même. Cet acte est semblable, toute proportion gardée, à celui des saints, qui vivent de l’être même de Dieu, sans aucune réflexion sur eux-mêmes.
Dieu donc, comme je le disais, ayant investi et comblé le désir de l’âme, c’est lui qui lui donne le mouvement, qui l’étend, qui la dilate, et qui l’absorbe en lui entièrement. Et à mesure qu’il la comble, il la rend/f.53/toujours plus capable de le posséder sans cesse davantage, et ainsi, plus sa capacité augmente, plus son indigence, sa peine, et sa faim lui paraissent grandes.
Dans cet état, l’intelligence n’a pas d’autre activité que celle de la foi nue. En faveur de cette foi, elle a montré à la volonté que Dieu est inconcevable et dépasse tout sens et toute intelligence. La volonté a pénétré cet objet ineffable et a mérité de le goûter, parce que le goût est une sorte de connaissance qui correspond à la puissance et à la faculté qu’on appelle appétitive et aimante, et qui n’est autre que la volonté. Il en va de même, par comparaison, pour une personne qui a goûté du miel sans jamais en avoir entendu parler. On a pourtant raison de dire qu’elle en a une connaissance expérimentale et sûre.
Il résulte de là une lumière dans l’intelligence qui fait que la foi en est bien plus éclairée et plus vive, et ce qu’on croyait avant cette expérience avec une foi tout ordinaire,/f.53v/ à présent, on en possède l’intelligence. Dès lors, il nous semble voir les choses que nous percevions par la foi, bien que cette connaissance n’ôte pas le mérite de la foi parce qu’elle n’est pas entièrement claire, mais nous expérimentons que notre foi est sûre.
Dans cet état, nous devons nous entraîner fidèlement à souffrir avec générosité les dépouillements, renoncements et privations qui surviennent. En effet, nous nous verrons ordinairement si dépouillés et si vides de tout, que nous croirons n’avoir ni pensée ni souvenir de Dieu, à cause des distractions, des insolences et des extravagances de l’imagination, à cause aussi des discours, des raisonnements et des idées que notre intelligence voudra former sur toutes sortes de sujets qui pourront se présenter.
Ce que nous devons donc faire au milieu de tous ces brouillards, c’est de nous tenir toujours fermes et immobiles et dans le plus grand équilibre possible. Nous penserons avec force et nous nous persuaderons que ce ne sont ni les discours ni les pensées ni les paroles qui nous placent en Dieu ou qui nous en/f.54/ éloignent, mais c’est seulement le désir intime que nous avons au fond de notre cœur et de notre volonté. Comme ce désir est pénétré et animé par Dieu lui-même qui est Esprit pur, sa Majesté agit sans cesse en secret sur ce même désir, en le purifiant et en le fortifiant. Elle le fait d’autant plus qu’il est attaqué et combattu par les oppositions, les contrariétés et les obstacles de l’imagination et de l’intelligence, qui semblent diminuer et empêcher son mouvement, sa liberté et sa jouissance.
Si Dieu était quelque chose de subordonné à la connaissance et à la conception du cœur de l’homme, nos pensées et nos discours pourraient l’y mettre, et l’y conserver. Mais il n’est qu’un Esprit pur qui ne se voit pas et ne se sent pas. Nous croyons seulement en lui avec les yeux de la foi. Il faut donc nécessairement, pour être vraiment uni à lui, que ce soit à l’aide d’un moyen inconnu et ineffable, et que notre connaissance ne soit pas une connaissance rationnelle, mais seulement directe,/f.54v/ c’est-à-dire, immédiate, sans raisonnement et sans retour sur nous-mêmes.
Il en va pareillement quand la conscience témoigne à l’âme qu’elle ne veut et ne désire que Dieu seul, lorsqu’elle se tient et demeure dans ce désir actuel, en formant uniquement ce désir même. Et les pensées extravagantes des choses que l’on déteste et que la volonté n’approuve pas, peuvent bien donner de la peine et de la distraction en frappant les sens et l’imagination. Mais de même que par contraste, le feu est bien plus ardent quand il est combattu par son contraire, comme en hiver où il brûle davantage, de même ces peines et ces distractions ne servent qu’à redoubler et à augmenter le désir de l’objet aimé, et cela d’autant plus qu’elles semblaient vouloir lui en ôter la jouissance et la possession. Et comme ce même désir est épris et embrasé d’un amour continuel, aucune eau ne peut l’éteindre. Au contraire, la douleur et la peine que ces pensées, ces contradictions et ces oppositions causent dans l’âme, ne servent qu’à accroître et à intensifier la brûlure de sa flamme.
Ce sont ici, il est vrai, des secrets très profonds que personne ne peut comprendre s’il n’en fait l’expérience/f.55. Celle-ci consiste à savoir que la volonté peut agir sans l’aide de l’intelligence et au moment même où l’on est entièrement absorbé par la réflexion et le raisonnement. C’est sans doute une chose bien remarquable et qu’on ne peut trop estimer et aimer. Mais nous ne devons et ne pouvons nullement douter que cela puisse se réaliser sans que la grâce agisse abondamment. Cela se rencontrait excellemment en notre Seigneur, qui possédait à la fois la connaissance acquise et la connaissance infuse. Elles ne s’opposaient pas l’une à l’autre, aussi son âme sainte et sa volonté accomplissaient-elles des actes accordés à cette connaissance infuse.
À ce propos, remarquons que cette activité de l’âme que nous appelons désir de Dieu et tendance vers Dieu ne demande pas une connaissance distincte de l’objet qui l’attire, formée par le discours et par le raisonnement. Sa Majesté peut s’imprimer en elle et l’attirer à elle dans ce désir, au moment même où l’intelligence est remplie et occupée par autre chose. N’est-il pas vrai, par exemple, que nous faisons souvent plusieurs choses sans y penser, parce que nous les faisons sans réfléchir/f.55v/. Une personne qui joue du luth est à la fois attentive à son instrument et aux règles de l’art et de la musique. Pourtant elle n’y pense pas et le fait spontanément.
Mais, dites-vous, dans cet état, on remarque que l’on fait toujours attention, — c’est une habitude — quoique sans beaucoup d’effort. Je vous réponds que Dieu, qui sépare alors pour ainsi dire notre esprit de notre âme, et le désir de notre volonté d’avec l’activité sensible de l’intelligence, provoque en nous une douleur et comme un reproche secret pendant tout le temps où l’intelligence lui fait obstacle par la réflexion et le raisonnement. En effet, le propre d’une personne qui est éprise et animée de l’amour de son Dieu, c’est de tendre continuellement à lui par une foi pure, simple et par un chemin de dépouillement, en s’élevant au-dessus des apparences et de la connaissance, et en pénétrant au-delà de tout ce qui est sensible. Plus l’action des sens est puissante, plus, comme par contraste, elle augmente les forces intérieures/f.56 : de l’âme et de la volonté. Elle les purifie et les fortifie dans la mesure où les choses sensibles les fatiguent et les peinent en les contrariant. Dès lors, moins une personne sent Dieu, plus purement et profondément Dieu demeure en elle. Comme il est un Esprit pur, Sa Majesté unit aussi à lui notre esprit d’une façon purement spirituelle, inconnue de notre raison et de nos sens. Ceci se vérifie par la grâce que confèrent tous les Sacrements, par exemple celui de la confession, où nous croyons, en recevant l’absolution, que Dieu verse en nous la grâce sanctifiante, et pourtant nous ne sentons rien.
Donc, une personne qui se voit très unie à Dieu et comme toute perdue, absorbée et ensevelie en lui, ne doit pas se fier à ses propres efforts ni à sa façon d’agir naturelle et grossière en raisonnant et en agissant, sous prétexte que par là, elle progresse davantage en Dieu. Mais qu’elle se tienne toujours ferme et immobile, qu’elle supporte dans la paix et avec patience les distractions et les obstacles de l’imagination et de l’intelligence qui s’opposent à l’intention et à l’inclination de la volonté, ainsi qu’à ce/f.56 : même désir intime qui leur résiste au plus profond de l’âme et du cœur. Qu’elle tende à Dieu d’une manière d’autant plus forte, plus pure et plus dépouillée qu’elle sent plus d’opposition du côté de la nature et des sens.
Vous remarquerez qu’il y a sous-jacentes une douleur et une langueur secrètes, qui font s’écouler l’âme et l’esprit en Dieu par des gémissements ineffables, comme dit saint Paul, (Rm. 8,26). Et dans la mesure où son désir était grand et fort, avant ces attaques et avant de rencontrer ces obstacles pénibles de la part des sens et de l’intelligence, cette personne ressent davantage et vivement la privation où elle est actuellement de tout sentiment et de toute réflexion palpable et sensible qui, dans cet état, est entièrement inexistante pour elle.
Et au milieu de tous ces brouillards et de ces ténèbres, il demeure en elle une perpétuelle inquiétude qui la porte et la pousse toujours vers Dieu de plus en plus comme vers son centre, et d’autant plus profondément et intimement, que la peine et le travail qu’elle ressent sont grands. En effet, elle croit porter un fardeau si grand et si pesant, qu’il la jetterait dans le désespoir si Dieu ne la soutenait ; mais sa divine Majesté, qui est son centre et son soutien, a tellement/f.57/imprimé son amour dans son cœur, que celui-ci lui donne toujours une secrète impulsion, qu’il la dirige et la fait tendre vers lui. C’est ce qui provoque en elle cette inquiétude, ce désir et cette faim de Dieu, et l’incline vers lui comme vers son centre. Dieu l’attire sans cesse et elle lui demeure très intimement unie pendant qu’elle subit ces fatigues et ces obstacles de l’imagination ou de l’intelligence.
La personne qui aime Dieu doit savoir comment elle doit se comporter lorsque sa Majesté produit en elle des connaissances claires, de bons sentiments, et même quelquefois des paroles mentales et intellectuelles sur son état et sa disposition actuelle. Qu’elle veille à bien s’en servir pour progresser et se perdre davantage en Dieu. Mais//f.57v ce qu’elle doit faire, c’est demeurer dans son simple désir qui dépasse tout cela. Par son seul effort, ce désir l’unit à Dieu plus profondément et plus solidement qu’aucun acte formé à partir des lumières qu’elle pourrait avoir reçues. La raison, la voici : ce même désir intime reçoit immédiatement de Dieu son empreinte, elle le touche, lui donne le mouvement et l’attire, ni plus ni moins qu’un aimant attire le fer à lui tout naturellement. Et la personne ne sent pas comment la chose se fait puisqu’elle ne se sert d’aucun moyen pour y parvenir. Néanmoins tout ce qu’elle peut recevoir ne compte pas, son désir insatiable et son inquiétude ne lui donnent pas de repos. Elle doit toujours rester aussi stable que l’aiguille d’une boussole touchée par un aimant.
Quant aux dispositions contraires, quand une personne se trouve dans cette situation où elle n’a ni connaissance claire, ni pensées, ni sentiments de Dieu, et qu’elle se voit comme tout absorbée par les sens et les extravagances de l’imagination et même de la (f. 58) raison, elle ne doit pas du tout sortir de son fond intérieur, où s’exercent l’affection et l’attention centrale de l’âme. Cela veut dire qu’elle ne doit pas abandonner ce désir intime qu’elle éprouve sans cesse au milieu de tout cela dans son cœur et dans sa volonté, pour agir et raisonner, sous prétexte de se rappeler au bon souvenir de Dieu. Qu’elle sache qu’il se souvient d’elle mieux qu’elle ne pense. Ce qu’elle a à faire, c’est de l’embrasser étroitement comme son centre par les deux bras de la foi et de l’amour, et d’y tendre d’autant plus fortement que ces obstacles semblent l’en empêcher. En effet, à mesure que ces troubles augmentent, et que les exagérations et les obstacles de l’imagination la pressent et la fatiguent, son inquiétude redouble d’autant plus au fond de son cœur et de sa volonté, et elle la fait se porter davantage vers son centre et s’unir à lui d’une façon d’autant plus intime qu’elle est imperceptible, mais pourtant très vraie.
L’expérience que certaines personnes en font montre cela très clairement. En effet, après ces ténèbres, ces peines, ces angoisses et ces obstacles venant de la raison, de la nature et des sens,/f.58v, elles se sentent bien plus dilatées et plus remplies de Dieu que jamais. Pourtant cela s’est passé au moment même où elles croyaient être perdues et noyées, sans aucune vision ou sentiment de Dieu. Elles pensaient que sa divine Majesté les faisait mourir, les dilatait et les étendait en lui d’une façon d’autant plus pure et plus intime qu’elles ne voyaient rien et n’en savaient rien.
À ce sujet, il est bon de remarquer que Dieu s’unit bien mieux et plus intimement à quelqu’un dans l’état passif que dans l’état actif. L’état actif, c’est par exemple, sentir et connaître de façon rationnelle son état et sa disposition actuelle. On se voit en Dieu en réfléchissant et en lui portant une attention extrême, comme si l’on était effectivement déjà dans l’éternité. On ne pense à rien d’autre qu’à lui et on ne se souvient que de lui. Dieu remplit l’âme d’une lumière presque infinie, avec une telle douceur et une telle plénitude, qu’il semble qu’elle ne doive jamais le quitter, et qu’elle ne goûtera ni ne verra jamais personne d’autre que lui. Dès lors, cette personne croit aussi être déjà au port de la béatitude. L’état passif, c’est ne rien sentir de tout cela. Au (f.59) contraire, on ressent seulement un enfer de chagrin, de peine, de douleur et de dégoût. C’est n’avoir ni lumière, ni vision, ni pensée, ni sentiment de Dieu. C’est posséder seulement une imagination remplie d’extravagances et de dispositions gênantes et insolentes. Et même ce qui redouble la peine de cette personne, c’est de se voir comme investie et attaquée de toutes sortes de pensées et d’idées mauvaises qui la font beaucoup souffrir. Enfin elle se voit plus pauvre et plus vide que ceux qui n’ont jamais entendu parler de l’oraison.
Je dis donc que dans cet état passif, Dieu agit davantage dans l’âme. En effet, puisqu’il n’est qu’Esprit pur et qu’il n’y a rien en lui de sensible, ni qui tombe sensiblement dans le cœur de l’homme, comme le dit saint Paul (1Cor 2,9), sa Majesté n’est rien de tout ce que nous pouvons entendre, comprendre ou goûter. Alors son divin Esprit touche le sommet de l’esprit creé et le fond le plus intime de l’âme et de la volonté. Ceci n’est rien d’autre que cette tendance principale vers Dieu comme vers notre centre, qui cause en nous, grâce à lui–même et non par un don/f.59/ connu, ce secret mouvement d’inquiétude vers le centre de nos âmes qui n’est autre que Dieu même.
Au contraire, voici ce qui peut arriver : on connaît et on éprouve de manière rationnelle son état et sa disposition actuelle. On se voit entouré de connaissances claires et de grands sentiments de Dieu, bien qu’on ne se repose pas et qu’on sente que notre désir ne s’arrête ni ne s’attache à rien, mais qu’il tend toujours à l’infini. Cependant le sentiment et la connaissance que nous avons de l’effort et de la tendance de ce même désir, font que l’âme est moins pure et que l’action de Dieu en elle est plus faible. En effet, moins on connaît et moins on sent Dieu en réfléchissant, plus on avance, plus on s’enfonce en lui pour ainsi dire et l’on s’y perd comme dans son élément et dans le vaste océan de l’amour et de la bonté infinie.
Les personnes qui essaient de se rendre fidèles et attentives à Dieu peuvent aussi en témoigner fidèlement. En effet, pendant qu’elles éprouvent le délaissement, le trouble, l’angoisse, la mort et l’abandon, elles sentent (f.60) d’ordinaire pendant tout ce temps que leur conscience est plus-tranquille et plus-pure, parce que Dieu les tient dès lors comme au creuset pour les affiner et les purifier intérieurement. Par là, il les rend davantage capables d’une union plus intime et plus parfaite avec sa divine Majesté. « Heureux sont ceux qui sont purs et nets de cœur, parcequ’ils verront Dieu » (Mt 5,8).
Pour avoir un cœur et une âme purs et nets, rien ne doit entrer en nous, sinon Dieu seul, d’une manière ineffable, c’est-à-dire dépouillée de toute forme sensible ou intellectuelle dont nous sommes prévenus et que nous connaissons en réfléchissant. Le signe et la marque de la venue de Dieu dans nos âmes et dans nos cœurs pour agir en eux, c’est cette inquiétude, cet appétit et ce désir que l’on ressent. Plus nous nous approchons de Dieu comme de notre centre, plus nous nous mouvons avec force et nous portons vers lui, et plus ardemment nous le désirons. Nous devenons toujours plus insatiables de lui parce que ce même/f.60v) appétit croît à mesure qu’il atteint Dieu comme son centre bien-aimé. De la même manière, si sa divine Majesté était par exemple un aimant, qui attirerait le fer de toute sa force sans y parvenir, si cet aimant était sensible, plus il s’approcherait de son objet, plus il serait attiré par lui et incliné vers lui, et de tout son pouvoir jusqu’à l’infini, si c’était possible.
Il en va de même pour le cœur animé et possédé par l’amour et l’Esprit de Dieu. Celui-ci en qualité de centre et d’objet fait dans ce même cœur par lui-même une impression objective grâce à sa bonté et à son amabilité infinie. Et en qualité de moteur et de principe, il provoque une impression et une impulsion vives avec un mouvement de grâce efficace, prévenante, qui le fait continuellement se mouvoir et se porter vers ce centre divin. Et parce que ce centre et cet objet ont un pouvoir d’attraction infini, ce cœur voudrait aussi l’aimer et lui correspondre à l’infini. Mais comme il ne le peut pas, cela fait naître en lui une perpétuelle inquiétude. Plus il approche de Dieu (f.61), plus il veut s’en approcher, plus il le touche et le goûte, plus il a soif et faim de sa divine possession et jouissance. Mais comme il ne peut pas l’aimer infiniment comme il le voudrait si cela lui était possible, tout en aimant Dieu sans cesse actuellement, il a l’impression qu’il ne l’aime pas, et qu’à tout instant, il commence à l’aimer comme s’il ne l’avait jamais aimé. Et cet appétit et ce désir insatiables d’aimer croissent à mesure que l’on goûte Dieu, dont la bonté la douceur et la suavité sont infinies. Et ce goût fait naître l’appétit et le désir, mais comme ils sont accompagnés d’une espèce d’inquiétude, de peine et de souffrance, ses actes sont bien plus méritoires.
Grâce à toutes les paroles précédentes, on peut juger de l’excellence et du mérite de la vie intérieure, de la vie d’oraison et de la conversation familière et continuelle avec Dieu. En effet, elle conduit l’âme et l’élève vers un genre de vie angélique et divine dans la mesure où celle-ci est possible en ce monde. Ainsi elle peut brûler continuellement d’amour, vivre uniquement d’amour et ne respirer que l’amour.
Et l’on ne doit pas s’imaginer que les personnes qui sont attirées et qui s’adonnent à l’oraison et à la contemplation demeurent dans l’oisiveté. Au contraire, elles agissent continuellement de la plus haute et de la plus excellente manière qui puisse exister sur la terre, à savoir en aimant Dieu d’un amour actuel de très pure charité. Cet amour est le même que celui des saints. Ceux-ci vivent seulement de ce que Dieu est Dieu, ils se reposent en cela seul, et que Dieu soit ce qu’il est leur suffit pour les rendre bienheureux.
Il en va de même des personnes vraiment contemplatives. Le regard de foi et d’amour avec lequel elles contemplent Dieu est un souvenir affectif et amoureux de ce qu’il est en lui-même. Par ce moyen, elles veulent pour lui et lui souhaitent tout le bonheur qu’il possède et se complaisent à l’infini en cette réalité même. Et cette bonté divine et infinie mérite aussi un amour et une complaissance infinis, qui dépasse les forces et les capacités finies et limitées de la créature. Aussi cette personne qui se voit encore en ce monde, comme elle ne met pas de limites à son amour, devient-elle insatiable de cet amour et de cette complaisance. C’est pourquoi elle ne dit jamais : « Cela suffit », mais elle aime toujours davantage et désire Dieu de ce pur amour d’amitié et de complaisance.
Voilà bien en quoi consiste notre vrai bonheur en ce monde. Il consiste à aimer Dieu actuellement et sans relâche d’un amour de charité. En effet, nous ne sommes pas nés seulement pour connaître Dieu, mais principalement et uniquement//f. 62v//pour l’aimer, et nous ne devons souhaiter le connaître f ; 62v que pour l’aimer. La grandeur, non de notre connaissance, mais de notre amour, sera la règle et la mesure infaillible de la grandeur de la gloire et du bonheur qui nous seront donnés au Ciel.
C’est pourquoi, pour aimer Dieu parfaitement dans cette vie-ci, il n’est pas nécessaire de le connaître parfaitement. Et bien que l’on ne puisse aimer une chose qu’on ne connaissait pas auparavant, de quelque manière que ce soit, pourtant, il est toujours vrai de dire que la grandeur de la dilection et de l’amour peut surpasser et surmonter celle de la théorie et de la connaissance. Nous ne connaissons pas Dieu immédiatement ici-bas. Nous le connaissons seulement par ses effets. Mais en ce qui concerne l’amour, nous pouvons sans difficulté l’aimer immédiatement et directement tel qu’il est dans en lui-même, et purement à cause de lui-même.
Que la foi nous apprenne que Dieu est un Être infini, (f.63), immense et inépuisable en bonté et en perfection, cela suffit pour nous obliger à rappeler toutes ses affections, en vue de les réunir et de les faire heureusement expirer dans ce centre divin. Nous puisons alors en lui toute notre force, toute notre vigueur et toute notre activité amoureuse, comme dans l’objet pour qui seul et pour l’amour duquel nous avons reçu la disposition, le pouvoir et la faculté d’aimer que nous possédons.
C’est pourquoi, comme nous possédons la charité qui est une participation à l’amour incréé dont Dieu s’aime infiniment lui-même, elle nous donne la disposition et l’inclination pour tendre vers Dieu, et nous unir à lui par l’exercice d’un amour actuel. Cet amour est aussi grand et aussi fort que la force de la légèreté qui permet au feu de s’élever vers le haut et que celle de la pesanteur qui permet à la pierre de tomber vers le bas.
Malheureusement, nous croyons grâce à la foi que nous avons dans ces excellentes habitudes et dispositions, et dans ces belles vertus infuses qui se trouvent au fond de nous. Toutefois nous ne nous en servons pas et elles restent sans aucun effet, car/f.63 v/nous n’en produisons que fort rarement les actes. Il s’ensuit que nous n’avons pas l’expérience de l’état auquel nous sommes élevés par la grâce sanctifiante.
Lorsque nous disons que la vraie vie spirituelle et contemplative consiste dans la charité et dans l’amour de Dieu, ne pensons pas que ceux qui ont l’habitude d’une charité plus grande sont précisément de plus grands contemplatifs. L’habitude de la charité ne nous fait pas immédiatement sentir et goûter Dieu, jouir de Dieu, nous souvenir de lui, non. Mais ; mais c’est la charité actuelle et l’amour de Dieu actuel qui nous font sans cesse désirer Dieu, soupirer après lui, ne respirer que lui, et par conséquent arrêter à lui notre mémoire, notre intelligence, nos cœurs et nos volontés par une adhésion actuelle et continuelle à lui comme au centre de nos âmes. (f.64) C’est dans ce souvenir amoureux, affamé pour ainsi dire, et passionné par la jouissance de Dieu et sa présence continuelle, que consiste la vraie contemplation en ce monde-ci. Il faut être uni à Dieu, comme nous l’avons dit au Chapitre 2, par la pensée et par l’affection. La pensée seule sans l’affection et le désir n’unit pas l’âme à Dieu et ne la transforme pas en lui. L’affection et l’amour actuel ne peuvent exister sans la pensée qui l’accompagne.
Mais quand j’y pense, c’est une chose tout à fait digne de pitié de voir que presque tous les chrétiens, et même les religieux pourtant engagés par leur état et leur profession, en particulier nous autres, désirent avec une telle passion acquérir la connaissance de Dieu, et sont cependant très peu nombreux à rechercher la vraie connaissance de Dieu et des saints. Mais qu’est-ce donc que la vraie connaissance de Dieu ? N’est-ce pas une connaissance féconde, effective et efficace qui porte Dieu à s’aimer lui-même autant que sa Majesté infinie se reconnaît aimable, c’est-à-dire infiniment ? En Dieu, l’amour est aussi grand que la connaissance elle-même. En effet, il est un/f.64v/objet connaissable à l’infini, il est connu infiniment, et parce que l’amour répond à la connaissance, comme il se connaît aimable à l’infini, il faut nécessairement qu’il s’aime aussi infiniment.
Efforçons-nous aussi d’imiter cette connaissance de Dieu, de désirer le connaître uniquement pour l’aimer, et de l’aimer autant et même plus que nous le connaissons. Ce qui faisait dire à saint Pierre Thomas, un carme de notre Ordre, dans ses maximes : « Dire et croire que dans les voies de Dieu il y a beaucoup de difficultés, c’est un abus de plusieurs qui sont trompés sur ce point par le vice de leur imagination. En effet, il n’est question que d’aimer et d’aimer infiniment, si cela se pouvait, un Dieu infiniment aimable. »
Mais hélas ! nous ne le faisons pas et nous faisons même tout le contraire ! En effet, nous ne nous lassons pas d’étudier, de réfléchir, de raisonner, et nous sommes incapables de nous faire violence pour appliquer notre âme et notre cœur à l’oraison, je ne dis même pas une et deux heures par jour, et à l’exercice actuel de l’amour et de la présence de Dieu. Souvent, on ne le fait même pas du tout ! (f.65) Et nous savons cependant que ce n’est que par l’amour que nous approchons de Dieu, et que nous progressons dans l’union avec sa divine Majesté.
Toute la science et la connaissance spéculative de Dieu peuvent exister dans un homme en état de péché mortel. Hélas ! à quoi lui servent-elles s’il ne les met pas en pratique, sinon à devoir subir une plus sévère condamnation ?
Nous devons donc rechercher principalement la science des saints qui produit l’amour dans nos cœurs, et avoir pour seul objectif et seul projet, dans toutes les occupations auxquelles la Providence et l’obéissance nous appellent, celui de nous unir davantage à Dieu par amour.
Certains désirent sincèrement et en vérité vivre uniquement pour Dieu seul, et s’adonner entièrement au recueillement intérieur, à l’attention, à l’application et à l’union continuelle avec sa divine Majesté, par un retour et comme un reflux perpétuel d’amour en elle comme dans leur centre, et ils tâchent de se rendre fidèles à cet aimable et souverain exercice (si ce sont des personnes qui vivent sous l’obéissance)/f.65v/. Il est vrai que ceux-là ne doivent jamais refuser ce qu’on leur demande, même si ce sont des activités qui favorisent beaucoup l’extériorisation et distraient l’esprit. Parmi celles-ci, l’application à l’étude de la philosophie ou de la théologie ou d’autres matières est la plus rude de toutes. Et un religieux qui est attiré et adonné à la contemplation aimerait mieux se trouver au milieu d’une armée que parmi les arguments d’Aristote. La raison en est évidente, parce que dans l’un, seuls les sens seraient étourdis, mais dans l’autre, l’esprit paraît complètement absorbé. Dès lors, il semble ne plus être attentif à Dieu, mais avoir seulement l’intention et le désir de lui plaire dans cette occupation.
Néanmoins, lorsque l’obéissance nous appelle à ces études, nous devons nous y appliquer facilement, croire que Dieu nous le demande et y regarder sa volonté aimable. En effet, nous avons renoncé au-dedans à notre propre façon d’agir pour lui céder la place et pour le laisser nous prévenir et mouvoir sous son action divine d’une façon surnaturelle, par la touche et l’impulsion (f.66) continuelles qu’il donne à notre cœur et à notre désir de lui, en les touchant vivement et avec efficacité. De la même manière, dans toutes nos actions et activités extérieures, nous ne devons pas choisir ni décider par nous-mêmes, mais recevoir de Dieu son impulsion par la voie qu’il ordonne, c’est-à-dire par nos supérieurs, et par ceux qui tiennent sa place, par la bouche desquels il nous parle et nous manifeste ses volontés. C’est ce qui faisait dire au grand saint Ange de notre Ordre, dans ses maximes spirituelles, que le vrai obéissant doit embrasser dans un esprit de douceur, de suavité et d’indifférence, tout ce qui lui est légitimement commandé, sans examiner la chose qu’on lui commande, et même sans faire à ce sujet aucune réflexion volontaire.
De plus croyons que Dieu désire infiniment plus notre perfection intérieure que nous-mêmes. Et ainsi, puisque nous n’avons pas recherché ni obtenu par nous-mêmes cet état, cet emploi, et cette occupation où sa Providence nous appelle : lecteur, prédicateur/f.66.v/, confesseur, ou autre, nous devons croire que c’est lui directement qui nous porte et nous appelle à cela. Dès lors, croyons que sa Majesté prévoira que si nous lui sommes fidèles, comme il le désire et le demande de nous, nous progresserons davantage, même intérieurement.
En effet, au-dedans, nous vivons de foi et d’amour, et par ces actes, Dieu nous touche et nous attire à lui au-delà de nous-mêmes. Et nous devons agir de la même manière à l’extérieur, c’est-à-dire renoncer à tout choix et à toute élection, ne demandant et ne refusant rien, mais allant à l’aveugle là où l’Esprit de Dieu et sa volonté nous portent.
Après cela, il ne reste plus qu’à nous tenir fidèlement dans cette disposition et dans cette forte et ferme résolution actuelle, par exemple d’étudier, de prêcher, de confesser, de travailler, et d’exercer cet emploi uniquement pour aimer Dieu davantage. Non pas pour acquérir davantage de connaissances afin de nous appliquer davantage à Dieu, parce que celui qui est animé de l’Esprit de Dieu ne parviendrait pas à le faire en quelque sorte. Cela veut dire qu’il ne saurait se servir (f.67) pour aimer des connaissances acquises au moyen de la science, des spéculations et des raisonnements scolastiques. En effet, la simple foi, le goût et l’expérience que Dieu lui a communiqués de lui-même, les onctions et impressions diverses de son Esprit lui donnent un plus haut sentiment de sa Majesté. Ce n’est donc pas pour acquérir plus de connaissances afin d’aimer Dieu davantage, non, mais c’est pour en purifier davantage son âme et son cœur par la souffrance et la mort cruelle qu’il recevra de toutes ces pensées et connaissances créées que l’esprit sera contraint d’amasser par le raisonnement et l’application continuelle de l’intelligence, ce qui l’afflige et le tourmente sans cesse de façon inexprimable.
C’est bien là l’enfer le plus rude que puisse souffrir un cœur amoureux de son Dieu. Il ne cherche avec lui que la conversation, la présence, l’union uniquement, purement et simplement, et à se défaire et se dégager autant qu’il peut de tout ce qui n’est pas lui. Or, il se voit ainsi contraint de remplir et de meubler/f.67v/ son intelligence d’une infinité d’idées et d’images créées. C’est donc recevoir continuellement dans son logis le plus cruel et plus contraire ennemi qu’il ait au monde.
Mais gardons courage et consolons-nous dans cette situation où nous sommes distraits de Dieu par ces multiples discours et pensées sublimes, dont aucune n’est Dieu. Au contraire, nous adhérons à lui par un effort affectif, par un désir intime et la tendance amoureuse de notre cœur et de notre volonté, sans utiliser d’autre connaissance que celle de la foi, ce que je suppose. Aussi, plus ces nombreux discours et pensées semblent diminuer notre attrait, notre penchant et notre inclination vers Dieu comme pour les éteindre, plus ils provoqueront d’inquiétude, de mouvement et d’ardeur dans le cœur. C’est la même chose, d’une certaine façon, quand on s’efforce d’étouffer une grande flamme de feu en jetant dessus une matière lourde ; plus il est oppressé, plus il a de force et de vertu pour (f.68) agir, pour se mouvoir et s’élever plus vivement et plus fortement grâce à son élan naturel que l’on a arrêté de force.
Il en va de même en nous, quoique nous n’en ayons pas conscience et que nous n’y pensions pas, quand nous semblons complètement absorbés par les affaires, les spéculations, les activités. Néanmoins nous verrons ensuite que notre âme se trouve plus simple, plus épanouie et plus dilatée en Dieu que jamais. Et nous voyons par expérience que toute la science et la connaissance purement acquise ne touchent et ne se confondent pas non plus avec la science expérimentale que nous avons de Dieu, grâce à l’effort et à la tendance amoureuse de la volonté. La science acquise qui était en notre Seigneur n’empêchait pas dans son âme sainte la connaissance infuse qu’il avait du même objet.
C’est pourquoi l’âme dans cet état ne doit nullement se mettre en peine ni se troubler d’avoir en même temps au sujet de Dieu deux activités et deux attentions à la fois des sens, du discours et de la raison. Ce serait jouer à se casser la tête. En effet, plus on se rendrait attentif à l’une, moins on le serait à l’autre, comme si l’on voulait, par exemple, méditer sur l’amour et la bonté de Dieu, et en même temps raisonner et argumenter à son sujet. Ce sont deux choses naturellement incompatibles, et ce n’est pas nécessaire. Il faut s’appliquer à l’étude ou à quelque autre activité, comme si l’on n’avait que cela à faire. (Je parle pour ceux qui sont dans un état où l’on n’utilise ni la méditation, ni le raisonnement, ni aucune autre connaissance venant d’actes qui nous rappellent à Dieu). Il faut laisser Dieu agir pendant tout ce temps-là au centre du cœur et de la volonté que la divine Bonté attire, et qu’elle purifie comme une huile très pure, sans se mélanger à toutes ces choses créées, c’est-à-dire à tous les raisonnements, spéculations et connaissances de l’intelligence et de l’imagination. //Et la raison pour laquelle, après toutes ces spéculations et raisonnements, il semble que l’on n’a pas été uni à Dieu, c’est que nous n’avons pas ressenti alors son action, que nous n’en avons pas eu une connaissance réfléchie, et pourtant en effet, nous étions unis à lui très intimement, comme nous l’avons expliqué au chapitre 3 qui traitait de l’état de privation et de ténèbres.
J’en conclus ceci : pour les personnes qui se sont perdue en Dieu en déployant leurs facultés, un véritable attrait de Dieu étant toujours supposé, et qui se sont surpassées elles-mêmes, les études ou un autre exercice et une occupation quelconque, même la plus divertissante, qui les éloignent de Dieu et provoquent en elles un état de sécheresse et de privation continuelles, non seulement ne peuvent pas leur nuire, mais au contraire, ils ne servent qu’à les unir plus profondément à Dieu. Et je crois que si notre faiblesse pouvait soutenir Dieu avec le même désir et la même passion que sa divine Majesté et Bonté éprouve pour la pureté et la perfection de nos âmes,/f.69v/, Dieu nous laisserait toute notre vie dans un état de mort et de privation continuelle si nous en étions capables, comme l’ont ressenti les saints et les saintes qui ont traversé ces états.
Mais il faudrait qu’il nous donne des grâces extraordinaires pour continuer à vivre sans désespérer. Et sa divine sagesse, sa providence et sa conduite ne nous manqueraient jamais de son côté, pourvu que nous nous le laissions faire et que nous supportions généreusement son action divine et ses épreuves, comme en témoigne le Saint-Esprit par la bouche du Sage : « Supportez généreusement les épreuves et les actions de Dieu en vous ». Supportez-les patiemment et avec un esprit de foi, d’amour, de mort à vous-mêmes, de sacrifice et d’abandon de votre vie entre ses mains, afin de le laisser réaliser en vous tout ce qu’il lui plaira et comme il lui plaira. [Faites cela] sans vouloir connaître ce qu’il veut faire, autant qu’il le jugera à propos, pour vous reposer entièrement en lui et vous confier à lui, en étant persuadés et en croyant fermement qu’il agira toujours (f.70) bien. Mais hélas ! peu de gens parviennent à cette perte de soi, parce que peu veulent se perdre. « Qui perd sa vie, la trouvera », dit notre Seigneur. Heureuse perte cependant, qui fait que l’on se trouve soi-même en Dieu comme dans son centre.
Mais revenons à notre sujet. Ne nous imaginons donc pas que nous sommes loin de Dieu ou séparés de lui quand nous n’avons aucune bonne pensée ou aucun sentiment de sa divine Présence et de sa Majesté. Bien au contraire, c’est alors que nous sommes plus intimement unis à lui, et d’une façon plus dépouillée, plus pure, plus solide et plus-spirituelle, grâce aux actes de foi et de charité dont la tendance continuelle au fond de notre cœur et de notre volonté ne nous est pas sensible ni perceptible. Il en va de même pour beaucoup d’autres actes dont nous avons l’habitude et qui nous sont pour ainsi dire naturels. Nous ne les connaissons pas d’une connaissance rationnelle, mais nous y faisons réellement attention et sans cesse par un désir foncier et intime (/f. 70 v/sur lequel nous devons toujours nous apaiser, nous reposer et nous tenir comme en sécurité.
Expliquons ceci encore plus clairement : ceux qui sont accoutumés à faire tous leurs actes intérieurs ou extérieurs pour l’amour de Dieu sans aucune réflexion consciente, les font cependant aussi bien, et même plus parfaitement, que ceux qui ont conscience de les faire pour l’amour de Dieu, mais qui n’en ont pas encore l’habitude. La raison naturelle et morale de ceci est que la fin qui prédomine dans nos cœurs et nos volontés, est comme le premier mobile qui donne le branle et le mouvement à presque tous nos désirs, affections et inclinations. Quand une personne, par exemple, aime passionnément les richesses, tout ce qu’elle peut faire vise insensiblement à les obtenir, qu’elle aille et vienne, quoi qu’elle fasse, toutes ses activités ne visent qu’à gagner et à amasser des biens.
Il en va de même ici. Dieu est l’unique but poursuivi, non seulement en ce qui regarde l’intention, mais même en ce qui concerne l’attention (f.77) et le désir. En effet, il est notre unique trésor et nous croyons le posséder déjà. Ceci nous satisfait et nous attire insensiblement et produit en nous continuellement la faim et la soif de le posséder et de jouir de lui de plus en plus. Dès lors, il peut bien y avoir quelque trouble et une foule de pensées dans la région des sens, dans l’imagination et dans l’intelligence, cependant l’oreille de notre âme et de notre cœur est toujours ouverte à la voix éternelle et perpétuelle de ce maître inexorable, qui nous dit sans cesse au-dedans : « Aime, aime, aime celui qui t’a aimée éternellement et infiniment et qui t’aime encore actuellement et continuellement ». Cette voix impressionne notre cœur et ne lui donne pas de repos, mais elle le tient dans une agitation et un mouvement perpétuels afin que nous répondions à cet amour infini autant que nous le pouvons par une attention actuelle et continuelle.
J’avoue que ceux qui ne se sont pas encore bien dominés, et dont le sommet de l’âme, c’est-à-dire le fond du cœur et de la volonté n’est pas encore pénétré et enflammé de l’amour/f.71v/ divin, ni animé d’une grande faim et d’un grand désir de Dieu, ces personnes-là, dis-je, ont bien de la peine à se tenir en présence de Dieu au milieu de leurs activités extérieures, surtout quand elles raisonnent et dissertent avec leur intelligence. En effet, comme le moyen dont elles se servent est seulement un entretien familier et amoureux, qui s’interrompt devant ces discours et ces raisonnements, il leur semble ne plus être avec Dieu quand elles ne lui parlent plus. Cela les gêne infiniment et fait qu’elles n’osent pas s’appliquer entièrement à la spéculation et à l’étude, car elles sont convaincues qu’elles doivent être sensiblement attentives à la fois à Dieu en réfléchissant sur lui, et au sujet qu’elles méditent et ruminent. Ceci est important et digne d’être souligné pour toutes sortes de personnes adonnées à différentes activités, parce qu’elles pourraient ainsi altérer grandement leur santé et tomber dans des difficultés regrettables.
Voici donc ce qu’elles ont à faire dans de telles rencontres : se jeter en Dieu (f.72) profondément par une vue et un regard de foi, d’amour et d’abandon. Ensuite, qu’elles appliquent simplement leur esprit, c’est-à-dire leur mémoire et leur intelligence aux choses que Dieu leur demande, en considérant sa volonté aimable, en imitant nos saints Anges gardiens que la volonté de Dieu satisfait en tout lieu. Ils croient que sa Majesté les regarde continuellement comme s’il n’avait qu’elles au monde à considérer. Que ces personnes conservent le plus possible au fond de l’âme et du cœur un désir intime et un souvenir amoureux de Dieu. Ce désir et ce souvenir font qu’elles s’entretiendront sans cesse avec Dieu et témoigneront devant lui de leur amour et de leur fidélité, sans s’efforcer avec violence de toujours lui parler, ce qui pourrait beaucoup leur nuire plus tard. Mais elles pourront seulement, de temps en temps et par intervalles, s’unir à lui par des regards amoureux et des conversations essentielles de tout leur être, en s’épanchant en lui comme dans leur centre et et dans un vaste océan d’amour. Par exemple en disant : « Ô Dieu d’Amour, attirez-moi tout à vous ! Ô mon Centre et ma béatitude ! »/f.72v/ Et une des preuves que l’on peut avoir de n’être pas séparé de Dieu pendant tout ce temps, c’est qu’au sortir de là, on se sent porté à faire oraison et l’on éprouve au fond de son cœur et de sa volonté un certain penchant pour la présence de Dieu et un désir intime de lui. La peine intérieure que nous ressentons à cause de tous ces obstacles extérieurs témoigne encore envers Dieu de notre bonne volonté et de notre pureté d’intention.
Sur ce sujet, j’aurai à donner cet avis important : il serait très à propos de ne pas orienter trop tôt vers les études, ni vers les exercices et occupations qui favorisent beaucoup l’extraversion, les dissipations et les distractions, les personnes chez lesquelles on remarque un attrait particulier de Dieu pour les choses intérieures. En effet, elles pourraient manquer de temps pour bien connaître et distinguer leur attrait et leur état intérieur, et pour traverser les épreuves et les diverses voies inhérentes aux exercices de la vie spirituelle et à la pratique de la vertu et de la perfection à laquelle elles sont appelées. Par conséquent, elles risqueraient de ne jamais entrer (f.73) dans la chambre secrète du cœur de l’Epoux et dans les actions de son amour divin par lesquelles il agit en ceux qui lui demeurent fidèles.
Je pense aussi qu’il est très difficile, pour quelqu’un qui auparavant conversait et s’entretenait familièrement et amoureusement avec Dieu, et qui s’est adonné depuis à la spéculation et à l’étude des sciences, surtout de la la théologie, de rentrer dans cette voie d’amour sur-essentielle, c’est-à-dire sur-naturelle et infuse. En effet, comme cette personne n’en était encore qu’aux discours et aux actes, il lui sera très facile, en suivant son penchant naturel et délicat, sans le dépasser pour suivre l’attrait de Dieu et de son action divine, de puiser dans les motifs des vérités théologiques sur lesquelles elle aura réfléchi, et qui lui serviront d’intermédiaire entre Dieu et elle. Et partant, il serait bien plus avantageux pour ces personnes de passer deux, trois et même quatre années à mourir au raisonnement et aux actes formels, pour se laisser transformer dans l’amour, et pratiquer la vie affective et la science expérimentale de Dieu qui est la science des sciences. Quand elle en aura/f73v¨l’attrait et le goût, toute la science acquise n’aura aucune valeur pour elle, quoique cela la rende ensuite plus disposée et plus capable de l’acquérir, et pour la gloire de Dieu et pour le bien du prochain.
Nous n’avons encore rien dit de la fidélité que l’on doit apporter à la pratique de toutes les vertus selon les occasions qui se présentent dans cet état, mais il suffit de dire que manquer à une seule, c’est manquer à l’amour. Et une personne ne peut le faire sans ressentir un grand reproche intérieur. En effet, comme elle est tout à Dieu et qu’elle ne vit que pour lui au-dedans, elle ne doit vivre que pour lui au-dehors. Et le même objet et principe l’anime au-dedans, il la fait agir et lui fait sans cesse rechercher la présence de son Dieu qui n’est autre que Dieu même. Il la porte aussi à produire au-dehors et à pratiquer les actes de vertu conformes à son état et aux occasions que la Providence lui présente pour accomplir ce projet où elle doit regarder Dieu présent. Dieu attend cela d’elle, il le souhaite et le réclame d’elle.
Dès lors, par exemple, si l’occasion se présente de souffrir quelque affront, quelque injure, calomnie, ou/f.74v/ médisance, naturellement parlant, on ne peut pas s’empêcher d’en ressentir vivement la peine et le coup, puisque la calomnie, dit le Saint Esprit, trouble même l’homme sage. Et Dieu ne nous défend pas de ressentir une douleur physique ou spirituelle. En effet, sa Majesté sait bien que nous sommes sensibles. En outre, sa sainte humanité, tout unie qu’elle fût à la divinité dans la personne du Verbe, devait par conséquent déployer toute sa force et sa vertu divines pour rendre son corps et son âme sainte insensibles aux douleurs et aux souffrances. Néanmoins en tant qu’homme, il a voulu les ressentir pour notre consolation et nous apprendre aussi la manière dont nous devons nous comporter à son exemple. Nous avons à dominer le plus possible les répugnances de la nature, des sens et de la raison pour dire avec lui du fond de l’âme et du cœur : « Toutefois, mon Dieu, que votre volonté soit faite, et non la mienne ». Tenons-nous fermes aussi, constants généreux et inébranlables dans ces rencontres pour boire le calice et avaler avec amour toute amertume, douce comme le lait, en la recevant comme de la main de Dieu, qui veut par ce moyen nous transformer et nous consommer en lui. (f.75) Enfin, le feu de la charité doit tout consumer en nous et faire mourir toutes les passions et affections que nous pourrions garder encore au-dehors, comme un brasier perpétuel allumé dans nos cœurs. Il brûlera et consumera alors tout ce qui semble empêcher sa flamme de monter dans sa sphère et dans son centre qui est Dieu même.
Dès lors, dans cet état, nous devons réfléchir seulement et volontiers à Dieu seul qu’on envisage toujours grâce au souvenir amoureux et ardent que nous avons de sa divine présence. Et, voyant que toutes ces contradictions et petites persécutions ne viennent que de lui et avec sa permission expresse, elles ne servent qu’à redoubler notre amour envers sa divine Majesté. Nous nous faisons une joie de voir que c’est pour nous une nouvelle occasion de lui plaire et de progresser davantage dans son amour et dans une union plus pure et plus-parfaite avec lui.
/f.75v/Il faut supposer le principe et la maxime qui suivent : au-dedans, tout l’exercice intérieur consiste dans un amour actuel de la charité divine, à la faveur duquel notre cœur se meut sans cesse et se porte continuellement vers Dieu comme vers son centre. De même, au-dehors, tout ce que nous faisons, omettons et souffrons doit être informé et animé de cet amour actuel et n’avoir immédiatement pour fin que Dieu seul. Il est l’unique objet que notre volonté continue à contempler et vers lequel elle tend sans cesse. Par ce moyen, approchons-nous davantage de lui comme de notre premier principe, de notre souverain et de notre fin ultime de telle sorte qu’en nous, tout ne soit que charité, informée et animée de la vision et de l’amour de Dieu seul.
Et c’est là le vrai secret et le moyen d’acquérir toutes les autres vertus de façon plus parfaite et plus solide que si nous les pratiquions pour leurs propres motifs et pour leur perfection (f.76) propre et particulière, car, étant créées, elles ne conduisent à Dieu qu’indirectement.
C’est donc la charité divine qui concerne Dieu directement et qui unit immédiatement la créature à lui, comme à son centre naturel. Elle est donc la seule règle et la seule mesure à laquelle correspond la jouissance de la fin et du souverain Bien auquel où nous aspirons et qui n’est rien moins que Dieu même. Ainsi, ceux qui auront désiré Dieu plus ardemment et auront soupiré et aspiré plus souvent et plus constamment à lui, le possèderont et en jouiront proportionnellement à leur désir, à leur ardeur et à leur amour actuel et continuel. En effet, à force de désirer, nous aurons fait naître en nous une plus grande soif, un plus grand appétit et une faim plus insatiable de Dieu. Et nous en serons remplis proportionnellement à l’appétit, à la faim, à la soif et par conséquent à la capacité plus au moins grande/f.76v/ que nous aurons acquise pour posséder Dieu et pour en jouir, grâce à notre fidélité à cet amour actuel et continuel. À ce propos, la fervente sainte Madeleine de Pazzi disait dans un transport d’amour : « Quelqu’un qui ne voudrait pas avoir une grande capacité d’âme et de cœur pour posséder Dieu et pour en jouir avec plus de plénitude, pour l’aimer et le glorifier plus hautement et plus parfaitement, ne saurait jamais aimer assez ».
La pratique des vertus mise à part, et dont on voudrait faire son exercice direct et principal, ne sert précisément qu’à écarter tout ce qui peut faire obstacle et tout ce qui pourrait empêcher l’envol de l’âme vers Dieu, accompli par la charité et par cet amour actuel. En effet, le propre des vertus consiste seulement à réguler nos passions et à nous aider à surmonter l’amour-propre et l’appétit de notre propre excellence. Mais malgré tout, l’âme n’est pas encore perdue en Dieu, et bien qu’elle produise des actes de vertu à cause de l’excellence et de l’honnêteté qui les accompagne, du profit et (f.77) des avantages qu’elle espère en retirer, toutefois cela sert seulement à l’embellir, à l’orner et à la disposer à l’union à Dieu par cette charité et cet amour actuel.
À ce sujet, on doit remarquer que, pour aller à Dieu et pour aspirer à l’union avec sa divine Majesté par l’exercice de cet amour actuel, cela ne signifie pas que l’on ait acquis auparavant toutes les vertus, et ce n‘est pas nécessaire. Mais pour y parvenir et les acquérir avec plus de facilité et de solidité, nous devons d’abord prendre Dieu pour notre objet, et nous l’imprimer bien avant dans le cœur comme notre principe premier et notre fin ultime, par laquelle nous sommes, nous vivons et nous respirons en ce monde. Et puis, en vertu de ce désir fort et efficace d’y arriver à n’importe quel prix, avec sa sainte grâce qui ne nous manque pas puisque nous sommes tous créés pour cette aimable fin, nous avons à prendre la forte résolution de surmonter généreusement tous les obstacles, les attaches et les difficultés que nos sens, nos humeurs, nos passions/f.77v/ et nos habitudes contraires pourraient nous opposer plus tard. Et dans la mesure où le désir de cette fin croîtra en nous, la facilité de produire et d’exercer les actes et les moyens d’y parvenir augmentera proportionnellement. Ce désir allumera, comme je le disais, un brasier dans notre cœur, et l’augmentant sans cesse, il consumera bien plus vite et plus efficacement tous nos attachements, nos imperfections, et nos mauvaises habitudes, que si nous mettions beaucoup de temps à les déraciner l’une après l’autre. C’est comme si, par comparaison, quelqu’un voulait défricher les ronces, les épines et les buissons d’un bois ou d’une forêt. Il est certain qu’il y en viendrait à bout bien mieux et bien plus vite en les brûlant que s’il voulait les arracher l’un après l’autre avec une serpe.
Tout ceci seulement pour montrer la manière dont ceux qui se conduisent par les voies solides de l’amour actuel pratiquent toutes les vertus. Tous le font pour le même motif et la même fin, quel que soit leur état, actif ou passif, c’est-à-dire soit qu’ils agissent ou non. S’ils sont encore actifs, c’est-à-dire s’ils conversent intérieurement avec Dieu par des discours et des conversations familières avec sa divine Majesté, tout ce qu’ils font et tout ce qu’ils souffrent, ils le font pour plaire uniquement à celui avec qui ils entretiennent cette conversation et dont ils ont la présence imprimée et gravée au fond de l’âme et du cœur. Ils se comportent à l’égard de Dieu, comme on peut le faire dans une conversation civile et honnête, où l’on fait tout pour plaire à un ami et pour captiver de plus en plus sa bienveillance et son amitié. Ainsi agissons-nous envers l’objet de notre amour ; nous n’avons d’autre désir et d’autre passion que de plaire à Dieu de plus en plus en tout ce que nous faisons et en tout ce que nous disons. Nous agissons seulement pour plaire à celui à qui nous nous sommes totalement voués et consacrés.
Si nous ne sommes plus actifs et si nous sommes déjà conduits par les motions et l’action de la grâce et de l’Esprit de Dieu en nous, nous consumons tout dans la fournaise de notre amour, dont nous nous servons pour nous avancer davantage et nous enfoncer pour ainsi dire dans ce profond abîme d’amour. /f.78v/
Mais les personnes qui sont dans cet état ne sont pas impeccables et elles sont sujettes aux tentations comme les autres, comme en témoigne le grand Apôtre saint Paul, cet homme de feu, totalement plongé dans cet amour actuel et continuel de son Dieu, qui s’en plaint souvent dans ses épîtres : « Malheureux homme que je suis, dit-il, qui me délivrera de l’esclavage de ce corps de mort ? De peur que le grand nombre des révélations, des extases, des dons, des grâces et des faveurs reçus de mon Dieu ne me soient une occasion d’orgueil, il m’a été donné un ange de Satan qui me frappe continuellement. Et j’ai supplié trois fois le Seigneur avec instance de m’en délivrer par sa bonté. Et sa divine Majesté m’a répondu : Ma grâce te doit suffire, et tu ne dois pas t’en étonner ni t’en inquiéter, parce que la vertu s’affermit et se perfectionne dans la faiblesse. » (2 Cor 12,9). Et la plupart des saints ont été persécutés.
//Ce que nous devons faire dans ces situations difficiles, c’est dominer d’abord notre imagination, dès que nous y réfléchissons à la lumière de notre raison, comme l’ont pratiqué le pieux saint Bernard, le doux saint François, la séraphique sainte Thérèse et la fervente amante sainte Madeleine de Pazzi et tous ces grands cœurs amoureux de Dieu. Le vrai secret pour en venir à bout, c’est de ne les pas les combattre du tout et de les mépriser, parce que plus nous voulons les combattre, plus elles nous impressionnent. Supplions Notre Seigneur de prendre lui-même la place de la tentation et de remplir notre âme, notre [ ]217
Agissons dans ces moments difficiles à peu près comme une personne qui, dans une belle salle, regarde plusieurs tableaux dont elle est riche. Quand elle en voit un qui ne lui plaît pas, elle en détourne toute suite sa vue pour en regarder un autre, et elle fait cela presque sans réfléchir. Agissons de même dans ces occasions. Au moment où/f.79v/nous réfléchissons sur l’idée et sur l’objet mauvais, immédiatement sans hésiter, sans marchander et sans raisonner de propos délibéré, oublions-le totalement, sans revenir dessus volontairement, sous prétexte de nous examiner pour voir si nous y avons consenti ou non. Ceci est le plus court chemin pour en venir à bout. Comme pendant pendant l’oraison vocale ou mentale, rappelons-nous aussitôt la présence de Dieu qui ne nous perd jamais de vue, par un regard prolongé, amoureux et désireux de lui plaire. Il prouvera assez à sa divine Majesté l’aversion que nous avons de tout cela, et cette aversion nous vaudra même des mérites par ce moyen.
Dieu a voulu laisser cet ennemi en nous comme chez saint Paul et chez d’autres Saints, pour nous humilier et nous maintenir dans une sainte défiance de nous-mêmes. Ainsi, nous serons sans orgueil lorsque sa bonté nous accordera quelques grâces et faveurs extraordinaires et nous partagera certains dons qu’elle communique ordinairement à ceux qui l’aiment. Ainsi, nous nous attribuerons seulement le néant et le péché, qui sont les deux seules choses dont nous pouvons nous vanter.
(f.80) Quand nous aurons fait de notre côté tout notre possible pour ne consentir à rien et pour conserver notre cœur pur et net de toutes ces importunités de l’imagination et des sens, demeurons en repos et appuyons-nous sur notre Bien-Aimé pour nous occuper de lui seul. Si ces difficultés continuent, comme cela arrive souvent à cause de la vivacité et des extravagances de l’imagination ou à cause de l’instinct et de la méchanceté ordinaire du démon qui envie notre bonheur, redoublons alors de foi, de confiance et d’amour envers notre Dieu pour lui demander de l’aide et pour lui témoigner, par des gémissements profonds et amoureux, l’extrême douleur, horreur et aversion que nous avons de tout cela. Ceci résulte d’ailleurs de l’action de Dieu en nous et prouve que notre volonté n’y consent aucunement.
Du reste, ce n’est pas revenir à notre activité propre et à notre propre manière d’agir que d’utiliser/f.80v/ avec habileté notre esprit dans ces rencontres pour nous appliquer à quelque autre objet indifférent, utile ou nécessaire afin de distraire autant que possible notre imagination des objets contraires, soit en rappelant quelque chose dans la mémoire, soit en nous appliquant à l’étude, soit en nous occupant de quelqu’autre chose innocente et divertissante. En effet, il ne suffit pas de mépriser ces sortes de tentations, qui ne se combattent qu’en fuyant, mais il faut encore en concevoir une douleur et une horreur actuelle et formelle. Et Dieu ne veut pas que nous occupions notre mémoire et notre imagination de propos délibéré à des pensées dangereuses et nuisibles, alors que nous pouvons l’appliquer à des pensées bonnes et utiles à son service, comme d’étudier, de prier, d’agir, et d’autres choses semblables, et tout cela sans porter tort au regard amoureux de l’âme, comme nous l’avons expliqué au chapitre 5.
Il est donc bon quand on se voit attaqué par des choses semblables et que l’on est en solitude et quand c’est facile (f.81), de prendre un livre ou d’écrire, ou de s’appliquer à quelqu’autre chose qui est sans danger. Le seul motif est que Dieu veut que nous fassions de notre côté tout notre possible pour fuir la tentation. Celle-ci n’est pas comme les autres qui se combattent de front et par des actes formels, mais cette tentation est bien plus périlleuse et dangereuse à cause du penchant et du mauvais attrait vers les choses sensibles de notre misérable nature. C’est pourquoi il est bien plus utile de la combattre de la manière que nous avons dite, plutôt en la fuyant qu’en combattant et en s’occupant de quelqu’autre objet sans danger dès qu’on y réfléchit, de peur de se laisser volontairement attirer par elle un tant soit peu. C’est pourquoi les plus grands saints ont fui de toutes leurs forces ce qui pouvait donner la moindre entrée à toutes ces idées et pensées mauvaises.
Et bien que ce soit Notre Seigneur/f.81v/ qui permette que ces sortes de tentations nous arrivent pour notre plus-grand bien, comme nous l’avons vu chez le grand apôtre saint Paul, et comme l’ont expérimenté d’autres saints et saintes comme saint Benoît, saint François, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérese, sainte Madeleine de Pazzi et plusieurs autres, cependant sa Majesté ne veut pas que nous les combattions de front, mais que nous les fuyions au plutôt, non seulement en n’y consentant pas, mais encore en les empêchant de naître en nous autant que possible avec sa sainte grâce. Et je ne crois pas qu’on soit obligé de divertir ailleurs sa pensée, sa mémoire et son intelligence, en supposant que les imaginations soient vives et les pensées de longue durée, sauf si c’est nécessaire, comme lorsque l’on entend les confessions ou qu’on lit des questions sur ce sujet.
Il n’en va pas de même des autres pensées, auxquelles il suffit de renoncer ou qu’il suffit de mépriser pour anéantir toute leur force d’attraction. (f.82) C’est pourquoi un esprit vigoureux et généreux ne doit pas les apprécier plus qu’on apprécie des mouches qui passent devant les yeux, ou des rêveries et des contes d’une folle qui parlerait à nos oreilles. Nous devons agir de la même manière à l’égard de notre imagination qui est une puissance extrêmement errante, folle et insolente, dont on ne peut venir à bout qu’en la méprisant et ne l’écoutant pas volontiers.
Quant aux autres tentations, en particulier celles qui viennent de l’appétit irascible ou de la colère, comme sont tous les mouvements d’impatience, d’indignation, de ressentiment, d’aversion et d’autres, un cœur animé de l’amour de son Dieu doit les changer et les brûler très vite au feu de l’amour et de la charité. Résistons-lui avec d’autant plus d’affection pour notre prochain que nous en ressentons des mouvements contraires et des répugnances du côté de la nature et de la raison. Essayons d’étouffer ces sentiments mauvais jusque dans leurs racines avant qu’ils commencent tant soit peu à paraître. Pour/f.82v/ parler plus clairement, veillons à ne pas les laisser sortir au-dehors, mais étouffons-les généreusement en regardant Dieu et son amour, et adoptons des sentiments de compassion à l’égard de ceux contre qui nous sommes en colère. Et quand l’émotion et les premiers mouvements seront passés, il sera bon de leur parler et de les avertir avec discrétion et prudence, avec un esprit de charité, si cela convient, comme le faisait saint François de Sales qui ne parlait jamais lorsqu’il se sentait bouleversé.
Évitons d’avoir trop de zèle parce que la passion s’y mêle bien souvent. En effet, comme cet état intérieur est une vraie mort au-dedans et que l’on avance plus en souffrant qu’en agissant, il doit en être de même au-dehors. Soyons charitables, doux et patients avec excès, s’il faut ainsi parler, et ne soyons jamais indignés volontairement contre qui que ce soit, même quand nous sommes supérieurs, ou quand nous nous y sentons obligés par (F ; 83) motif de conscience.
Une autre excellente pratique pour les personnes vraiment intérieures, c’est de ne jamais se porter d’elles-mêmes et par une inclination naturelle au-devant des choses qui paraissent au-dehors, surtout celles qui sont extraordinaires. Mais qu’elles attendent que Dieu les y pousse et les y conduise lui-même, en supposant toujours qu’elles ne sont pas obligatoires et que le prochain n’en recevra aucun préjudice ni aucun mauvais exemple.
Le vrai secret en tout ceci, c’est de se tenir toujours d’humeur égale et en équilibre, avec un regard plein de foi et d’amour, et d’accomplir toutes ses actions dans cette même visée, tâchant de les prévoir toutes autant que possible, sans qu’il n’y en ait aucune d’imprévue et de non choisie, et d’imiter notre Auteur. Dieu faisait tout avec poids, nombre et mesure, et il nous ordonne par la bouche du Sage d’être parfaits dans toutes nos œuvres et de les accomplir avec un maximum d’excellence. /f.83v/ Ce qui se réalisera avec d’autant plus de facilité que la lumière divine ne manquera pas d’éclairer tous nos pas, en toutes circonstances, même dans les moments de privation et de sécheresse, comme dans les moments de jouissance et de plénitude.
Et quand nous aurons fait quelque chose en vue de Dieu qui n’a pas réuissi, et que l’on voit qu’il fallait faire autrement, nous ne devons pas penser toutefois que nous avons mal agi. En effet, notre intention était bonne et que nous ne pouvons pas toujours tout prévoir.
Enfin, pour bien réussir dans toutes nos occupations et nos activités, il est fort à propos et fort nécessaire de nous prescrire sans cesse quelque temps de repos et de recueillement devant Dieu, quand bien même nous ne pourrions pas jouir d’une paix et d’une tranquillité d’esprit senties à cause de l’embarras des affaires. Cependant, à ce moment-là, cette difficulté donnera de l’intelligence, comme dit le Prophète (Is 29,19), c’est-à-dire l’effort que nous pourrons faire pour revenir à nous-mêmes et (f.84) à notre raison illuminée, nous éclairera et nous fera voir dans la lumière de Dieu les fautes, les indiscrétions et les surprises que nous aurons pu commettre dans la journée.
L’un des plus puissants motifs qui doit encore nous porter à faire de l’occupation et de la conversation avec Dieu non seulement notre action principale, mais encore notre unique nécessaire et notre tout, c’est la très haute conformité que nous acquérons par ce moyen à Jésus crucifié. La raison en est que nous l’imitons au plus fort et au plus cruel de ses souffrances, c’est-à-dire dans l’abandon intérieur auquel son humanité sainte fut réduite au jardin des Oliviers. Il l’a montré par la tristesse mortelle qu’il ressentit dans son âme sainte à ce moment-là et par/f.80v/ la sueur de sang qui apparut sur son Corps sacré. De même sur la Croix, il a voulu exprimer l’excès de cet abandon par un cri presque de désespoir adressé à son Père éternel : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? » (Mt 27,46)
Aussi les personnes qui ont laissé Dieu agir dans leur vie plutôt que d’agir elles-mêmes, se trouvent-elles d’ordinaire dans l’état où était Notre Seigneur pendant sa vie mortelle sujette à la souffrance. En effet, son âme très sainte agissait toujours par amour, en voyant Dieu face à face et en le connaissant intimement. Cependant, il n’en laissait rejaillir aucun rayon de lumière, de joie ou de consolation dans son corps et dans son âme. Au contraire, il conservait par un très grand miracle une souveraine tristesse avec une joie souveraine dans son âme raisonnable, sans que la joie diminue sa tristesse, comme s’il ne sentait aucune joie.
De même, une personne qui connaît cet état est tellement unie à Dieu grâce à l’action très secrète et unitive des puissances supérieures que sont l’intelligence (f.85) et la volonté, que rien n’en paraît dans ses facultés inférieures. Dès lors, ces personnes pensent qu’elles n’ont pas plus le sentiment de Dieu que quelque chrétien épais qui n’a jamais entendu parler de l’oraison. Elles sont comblées de chagrin, de trouble, d’indignation et de murmures. Elles se voient dans un tel état que tout leur déplaît, et le pire pour elles est qu’elles ne peuvent même pas objectiver cela pour le souffrir avec patience et en y consentant. Au contraire, elles ressentent en elles-mêmes une telle impatience, que si Dieu ne les retenait pas, elles tomberaient dans le désespoir.
C’est bien là un vrai purgatoire pour elles, fort semblable à celui que souffrent les âmes après la mort. Leurs consolations, si elles en ont, ne sont pas comme celles des martyrs. Celles-ci étaient si nombreuses qu’elles diminuaient leurs souffrances en les enivrant pour ainsi dire de l’amour de Dieu. Mais là, c’est une sorte de consolation que ces personnes ne connaissent pas par la raison. Ce sont uniquement/f.85v/ la foi, la confiance et l’amour qui les tiennent attachées à la volonté de Dieu. Ceci ne les empêche pas de souffrir aussi vivement la peine du feu que si elles ne croyaient pas, n’espéraient pas et n’aimaient pas, et de ressentir une douleur et une tristesse infinies.
Il en va de même des personnes que Dieu possède, et qu’il meut et conduit par sa propre action. Sa Majesté les purifie dans un purgatoire presque semblable, sans ressources, sans qu’elles puissent diminuer leur souffrance un tant soit peu, se plaindre à lui ou y consentir, ce qui leur apporterait un quelconque soulagement.
Elles ne savent que souffrir, et encore elles ne semblent pas souffrir, mais elles sont les plus impatientes du monde. Et pourtant, au milieu de tout cela, elles demeurent très-attachées à Dieu qui fait peser sa main sur elles, non pas positivement en les affligeant, mais en retirant d’elles tout son concours et ses grâces sensibles. Il les laisse dans la pure nature et entre les (f.86) mains de leurs ennemis : le démon, le monde et la nature sensible qui lui livrent combat chacun à leur tour. Dès lors, sa Majesté les tient attachées à lui uniquement par une sorte de petit filet qu’elles ne perçoivent pas, c’est-à-dire par un acte de foi et d’amour passif. Elles restent très soumises au bon plaisir de Dieu, sans pouvoir le lui témoigner, et même sans presque pouvoir le croire.
Mais sa divine Majesté le voit assez, et leur cœur est entre ses mains bien plus fortement et même plus profondément qu’au moment où elles éprouvaient un état de plénitude et de connaissance rationnelle de Dieu. Et quand elles jouissaient ainsi de lui, s’il leur était arrivé quelque chose de désagréable à ses yeux, ou qui tourne tant soit peu à pécher, leur cœur rempli d’une grâce sensible aurait tout de suite rejeté cela et très rapidement, avec haine, aversion et horreur, car elles l’auraient alors perçu par un témoignage intérieur. De même aussi dans ce purgatoire intime, puisque leur cœur/f.86v/ reste toujours uni à Dieu, ces personnes éprouvent sans cesse des sentiments d’aversion, de haine et d’horreur envers tout ce qui est contraire à l’objet de leur amour. Elles connaissaient Dieu quand elles étaient consolées et jouissaient sensiblement de lui. Mais comme elles n’ont pas une connaissance rationnelle de leur état, elles n’en éprouvent pas une aussi grande horreur par des actes formels et sensibles ???
Je l’affirme bien davantage : même si elles commettaient des actes qui sembleraient d’impatience, comme le saint homme Job qui disait au plus fort de son épreuve : « Que périsse le jour où je suis né ! J’ai perdu tout espoir » (Job 3,3) et d’autres sentiments semblables, elles ne pécheraient pas. En effet, cela ne se passe que dans la partie inférieure et raisonnable et dans l’imagination sensible, tandis que le fond de leur âme reste très uni à Dieu, très conforme et soumis à son bon plaisir. Il en allait de même dans l’âme de mon Sauveur dans son agonie, sans comparaison cependant, quand sa sainte humanité disait : « Mon Père, s’il est possible, je vous prie (f.87,) de me dispenser de boire ce Calice ». En effet, en même temps, le fond de sa volonté ne faisait qu’un avec celle de son Père, comme il le fait voir par ces paroles : « Toutefois, que votre volonté soit faite et non pas la mienne ». (Mt 26,39)
Ceci rend ces souffrances extrêmement méritoires pour ces personnes-là. En effet, leur très grande facilité à faire le bien et l’habitude presque naturelle qu’elles ont acquise par la grâce prévenante, grâce à leur collaboration et à leur fidélité, ne diminuent en rien leur mérite. Au contraire, elles l’augmentent beaucoup, quoiqu’elles agissent presque sans peine et sans difficulté. De même aussi en ce qui regarde la souffrance. Bien qu’elles semblent manifester de grands mouvements et sentiments d’impatience au milieu de leur épreuve et de leur purgatoire, cependant, puisqu’elles avaient auparavant confié à Dieu toute leur volonté pour qu’il les meuve et les conduise, cette même volonté meurt mille fois de douleur de se voir si misérable en manquant de patience. Elles croient ne pas en avoir, mais en réalité, elles en possèdent éminemment.
/f.87v/Il arrive souvent, quand nous sommes dans la sécheresse, que nous ne ressentions ni ferveur ni facilité dans tous les exercices et que nous jugions alors que nous n’avons ni désir, ni amour de Dieu, ce qui nous fait dire comme le Roi prophète « Mon âme a désiré désirer » (Ps 118, 174). Pourtant, il est certain que nous possédons à ce moment-là un désir plus grand que lorsque nous éprouvions la plus grande ferveur. Mais cela vient de ce que nous ne le sentons pas malgré nos grands efforts. En effet, nous avons l’impression de porter alors un plus lourd fardeau sur les épaules qui nous empêche d’avancer, mais qui ne nous empêche pas de nous efforcer de faire des efforts. À ce propos, il est bon de remarquer que plus nous avons de peine, plus nous progressons sur les chemins de Dieu, comme nous l’assure le grand apôtre Paul : « Chacun recevra à la mesure de son travail » (1 Cor 3,8).
D’où l’on conclut encore que l’état de manque et de souffrance est bien plus méritoire que l’autre. En effet, nous sommes alors comme engloutis dans un profond abîme, presque comme (f.88) quelqu’un qui se trouve au fond d’un puits. Cette personne en vérité voit bien la lumière de loin, mais si l’on ferme l’ouverture du puits, quelle peine, quel chagrin, quel désespoir ! Ce que nous exprime assez bien le même Roi prophète qui a traversé ces états, quand il dit : « « Mon Dieu, que je ne sois pas englouti dans l’abîme, et que la gueule du puits ne se referme pas sur moi. » (Ps 68,16)
Lorsqu’une personne est dans la souffrance, elle a l’impression qu’un grand chaos, c’est-à-dire un grand nuage, une grande obscurité et confusion la sépare de Dieu. Ce qui fait qu’elle se consume elle-même en douleurs et gémissements parce qu’elle a perdu ce qu’elle poursuit. Mais ces brouillards ne lui en font pas perdre le souvenir. Au contraire, ils ne servent qu’à augmenter davantage ce souvenir ainsi que son désir, comme si on voulait jeter de l’huile sur le feu pour l’éteindre. Dès lors, pendant tout ce temps, elle est inconsolable de l’absence et de la séparation de son Bien-Aimé. Et elle lui dit sans cesse comme l’épouse/f.88v/ du Cantique : « Venez, mon Bien-Aimé ! » (7, 12).
En effet, bien qu’elle ne soit pas avec Dieu en jouissant de lui de façon concrète et sensible, elle y est effectivement par le souvenir de sa divine présence, grâce à la foi, en esprit et en vérité. Et la douleur actuelle qu’elle ressent de son absence est seulement un désir très fort, très vif et très pressant de sa présence, et un rappel continuel de la chose perdue ou éloignée. C’est ce que veut exprimer le grand Apôtre (Rom 8. 26) lorsqu’il dit que le Saint Esprit prie en nous avec des gémissements ineffables. Cela signifie que le Saint Esprit, qui est le maître et le divin possesseur de notre cœur et de notre volonté, fait crier l’âme et la fait soupirer d’une manière inconcevable pendant qu’elle n’a plus le goût de Dieu. Dès lors, elle demeure toujours avec son Bien-Aimé soit en jouissant de lui et en le possédant, soit en le cherchant et en restant attentive à lui.
Toutefois, comme la vie parfaite ne consiste pas dans la jouissance, mais seulement dans le désir et dans la recherche et la poursuite, — en effet, il est nécessaire de toujours courir (f.89) sans s’arrêter — je n’estime pas, dit le même apôtre, avoir encore reçu ce que je cherche ni ce que je souhaite avec tant d’ardeur et d’affection, ni être pleinement parfait et content : « C’est pourquoi je poursuis ma course et m’efforce d’arriver au but, pour remporter le prix auquel mon Dieu m’appelle dans mon Sauveur Jésus-Christ » (Ph 3, 13-14). Et celui qui travaille le plus et fait davantage d’effort, c’est celui qui court le plus vite. C’est pourquoi l’on avance bien plus en souffrant, en soupirant et en mourant pour ainsi dire de douleur et de regret de l’absence de Dieu, qu’en le caressant, en l’embrassant et en l’aimant d’un grand amour au moment où il est présent.
Prenons un exemple. Un mari connaît vraiment la grandeur de l’amour et de la fidélité de sa femme par les caresses qu’elle lui procure, par l’attachement qu’elle a pour lui et par sa présence quand elle le possède et qu’elle jouit de sa conversation, de ses entretiens, de ses caresses continuelles. Mais il la connaît tout autant par la douleur, le chagrin et l’impatience que lui cause son absence, surtout quand il apprend qu’elle languit loin de lui, qu’elle est inconsolable, que sa vie n’est faite que de larmes, de soupirs et de sanglots. Ce sont des marques certaines qu’il est la vie de sa vie, puisqu’elle ne peut vivre sans lui, et que, pendant son absence, la vie lui est une mort. Et si le mari connaissait l’état et les dispositions de sa femme, ne formerait-il pas à nouveau le projet de l’aimer par-dessus tout et de lui donner désormais d’autant plus de sujets de satisfaction, d’amour et de consolation, que son ennui, ses peines et ses langueurs ont été plus-grands. En effet, la plénitude de passion et de jouissance doit répondre à la grandeur du désir et de l’affection. Et afin de se communiquer davantage, il est nécessaire qu’il se fasse aussi désirer et rechercher davantage, et par conséquent il faut nécessairement qu’il s’absente.
C’est ce qui a fait dire à Notre Seigneur, s’adressant à ses apôtres et à ses disciples, lorsqu’il leur apparaissait de temps en temps après sa résurrection : « Il vous (f.90) est avantageux que je m’en aille, parce que si je ne m’en vais, vous ne recevrez pas le Saint-Esprit, et si vous consentez à mon absence, je vous l’enverrai. » (Jn 16,7). Il voulait les sevrer peu à peu de l’appui trop sensible de sa présence divine et faire croître davantage leur foi, leur confiance, leur amour et leur désir de lui. Il voulait ainsi les disposer à recevoir ses lumières, ses grâces, ses faveurs et la plénitude des dons de son divin Esprit, compte tenu de leur vide, de leurs dispositions et de leurs capacités.
Si Dieu venait à nous pour nous remplir et nous combler tout d’un coup de son amour et de ses dons, dès les premiers désirs que nous éprouvons, nous ne progresserions pas aussi vite, c’est certain. En effet, Dieu est infiniment aimable, et plus on l’aime, plus on ressent le désir de l’aimer au moment où l’âme sent et goûte sa présence. Toutefois, la connaissance rationnelle que l’on a de l’amour et de la présence divine est un certain appui et un/f.90v/ repos que l’on prend en soi et qui explique que nous n’aimons pas Dieu aussi purement. C’est pourquoi il est nécessaire que nous en soyons privés, afin qu’il n’existe rien en nous qui ne tende à lui, et que n’ayant aucun sentiment de lui, nous nous dépassions nous-mêmes afin de vivre uniquement pour lui : « Mon Bien-Aimé est à moi et je suis à lui » (Ct 2, 16).
Dans toutes ces voies mystiques et perdues, nous nous servons fort à propos de plusieurs sentences et maximes de l’Écriture Sainte. Elles nous sont infiniment avantageuses pour accepter Dieu dans toutes les épreuves par où sa divine Majesté nous fait passer, pour nous disposer de plus en plus et sans cesse à une union plus-pure et plus-parfaite avec lui. Le grand saint Augustin en témoigne : « Videz, videz-vous entièrement de vous-mêmes, et de tout ce qui n’est pas Dieu en vous, afin que ce souverain Bien qui n’est qu’amour et qui ne demande qu’à se communiquer, vous remplisse à la mesure de votre vide. Sortez, sortez de vous-mêmes et de la région des sens/f.91v/ et de toutes les créatures lorsque sa divine Bonté vous appelle et vous attire à l’intérieur, pour mieux vous abandonner à l’action de son amour ».
Et voici les passages de l’Écriture : « Si vous ne croyez pas, vous n’entendrez pas (Is 7,8).
“Le juste vit de la foi et par la foi” (Gal 3,11) qui agit grâce à la charité, son principe et sa fin. “Votre foi vous a sauvée, demeurez en paix”, dit Notre Seigneur à Marie-Madeleine.
“Les vrais adorateurs adoreront mon Père en esprit et en vérité, et mon Père en cherche de tels adorateurs” (Jn 4, 23-24) qui l’adorent en esprit de foi, en vérité de sacrifice et d’amour.
Quand Dieu agit en nous, nous ne savons pas ce qu’il fait sur le moment, mais ensuite, sa Majesté nous le fait comprendre, lorsqu’elle le juge à propos, comme un effet et un fruit de notre foi. Nous ne connaissons d’habitude les voies mystiques qu’après les avoir traversées.
“J’ai dit au milieu des ténèbres qu’elles étaient capables de m’accabler et de m’ensevelir, mais j’ai vu, selon ma propre expérience, dit le Roi prophète, que ma nuit est devenue lumière” (Ps 138,11-12) au milieu des délices spirituelles. En effet, les ténèbres qui viennent de votre part, ô mon Dieu, ne sont jamais suivies d’obscurité, et leur nuit deviendra claire comme le plus beau jour, sa lumière grandit proportionnellement aux ténèbres.
(f.92) Pendant cette période de ténèbres, nous devons imiter le père des croyants, le patriarche Abraham, avoir une espérance ferme contre toute apparence d’espoir (Rm 4,18), et croire que nous allons bien quand nous pensons aller< mal.
“S’il me tuait et s’il devait me perdre, j’espérerais en lui”, disait le saint homme Job au plus fort de son épreuve et de son abandon ».
Nous devons imiter Moïse, qui supporta et soutint l’invisible comme s’il l’avait vu (Hb 11,27). Nous pouvons nous représenter Dieu comme faisant son séjour et sa demeure dans un lieu très élevé. Plus nous nous approchons de lui, plus il s’éloigne de nous (Ps 90,9), parce qu’il nous paraît toujours plus-incompréhensible. Plus quelqu’un comprend l’infini, plus il l’ignore et voit clairement qu’il ne peut le comprendre. En effet, comme il est infini, immense et inépuisable, il est par conséquent inaccessible à nos esprits et impénétrable pour nos/f.92v/ pensées (Si 18,5).
C’est pourquoi sur cette voie de l’amour, on commence toujours. Quand on croit avoir tout achevé, en cela même on ne fait que commencer : Et quelqu’un qui aura expérimenté cette conduite intérieure et mystique pendant cent ans, verra, par exemple, au dernier moment qu’il n’a pas encore commencé. La raison en est qu’il tendait à l’infini et que celui-ci n’a aucune proportion avec le fini. Plus nous entrons profondément en nous pour trouver Dieu, plus sa divine Majesté s’élève au-dessus de nous pour se faire davantage désirer et rechercher (Ps 63,8).
Ces voies de l’amour sont véritablement les secrets cachés de la sagesse divine que Dieu manifeste et découvre aux personnes fidèles qui s’en rendent dignes et qui s’abandonnent à son aimable conduite lors qu’elles y sont attirées et appelées (Ps 50,8). C’est la manne cachée que personne ne connaît, sauf celui qui l’a goûtée et expérimentée. « Manna absconditum » (Ap 2, 17). Tout ce qu’il y a de plus élevé et de plus haut dans vos divines communications et vos torrents divins est venu m’inonder, ô mon Seigneur, disait le Roi prophète.
(f.93) Ce sont cependant des choses qu’il nous est permis de désirer, puisque c’est en cela que consiste notre union à Dieu comme au centre de nos âmes où nous devons aspirer continuellement. Nous pouvons connaître cet état dès maintenant. Il est comme un état médian, situé entre l’état des saints et celui des chrétiens ordinaires, qui sont encore sur la route et en chemin.
La différence entre les saints, les chrétiens voyageurs ordinaires et les personnes vraiment spirituelles et mystiques, c’est que les premiers voient Dieu et y goûtent grâce à la lumière de gloire et à l’amour dont sa Majesté les remplit continuellement.
« Nous verrons la lumière dans votre lumière », disait le Roi prophète, et vous nous enivrez de vos torrents éternels de plaisir et d’amour. Les chrétiens ordinaires ne voient Dieu et ne goûtent à lui que par les lumières d’une foi et d’un amour général et confus. Les personnes intérieures ne voient pas Dieu en vérité avec les lumières de la foi, mais elles goûtent à lui et en ont une connaissance/f.93v/ infuse et expérimentale. C’est comme si une personne nous assurait que le miel auquel nous n’avons jamais goûté est doux. Nous en concevrions d’abord l’idée comme d’une chose douce, seulement parce qu’on nous le dit, mais si nous venions ensuite à en goûter, nous en serions sûrs grâce à notre propre expérience, ce qui serait très différent de la simple connaissance que nous en aurions eue auparavant.
De même cette science expérimentale de Dieu n’est pas un don gratuit, comme nous l’avons remarqué, et comme le seraient par exemple le don de prophétie ou d’autres. Mais c’est le fruit et le résultat de l’amour et du désir actuel de Dieu. Il est aussi infini dans sa bonté et sa douceur naturelle que dans son essence divine, et la Majesté nous remplit entièrement corps et âme de sa même essence infinie. C’est pourquoi elle nous comble aussi de sa même bonté et douceur pourvu que nous lui fassions place en nous, en lui abandonnant les puissances de notre âme lorsqu’il veut s’en emparer pour agir lui-même en elle, principalement en notre volonté. Nous sommes (f.94) altérés, affamés et insatiables, et Dieu étant l’objet de cette faim et de cette soif qui sont très intimement en nous, et plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes, il s’ensuit que, que lorsque nous le désirons, nous le possédons tout à la fois. Mais comme Dieu est infini, sa Majesté se plaît à allumer et à augmenter d’autant plus cette soif et cette faim de lui avec le désir insatiable de le posséder. « Ceux qui me boivent, dit le Saint-Esprit par la bouche du Sage, auront encore soif » (Sir 24, 21).
Comme cette soif et cette faim de Dieu sont accompagnées de peine et de désir, elles sont très méritoires pour nous, elles s’étendent, nous dilatent et nous donnent une grandeur et une capacité comme infinies et sans mesure qui va toujours en augmentant. Nous pourrons dès lors recevoir un jour dans la gloire une plénitude de jouissance et de possession à la mesure de notre désir insatiable de Dieu. Dieu a jeté un feu du ciel (Jr 1,13) dans mon âme et dans mon cœur. Il me consume jusqu’à la moelle des os, il me remplit de lumière et d’amour et dans ce divin objet, me découvre tous les jours de nouveaux charmes qui rendent mon désir de lui de plus en plus insatiable.
/f.94v/ Cet amour divin est comparable à la fièvre qui mange et qui consume jusqu’à la moelle des os. C’est de ce feu d’amour que mourut le séraphique saint François qui devint physiquement aussi sec qu’un squelette. Il est arrivé la même chose à la fervente amante sainte Madeleine de Pazzi, à sainte Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune, et à plusieurs autres saints et saintes.
Il est bien vrai que cet amour ne s’étend pas toujours aux sens corporels, témoin le grand saint Antoine. Il était rempli de cet amour et il avait toujours un visage frais et vermeil comme une rose. Pourtant il connaissait des états et des expériences désertiques, comme on le peut voir par une réflexion sur ses sentiments rapportés par Cassien : « Celui-ci, disait-il, quand il se rappelait ce qu’il avait fait pendant son oraison, trouvait qu’elle n’était pas parfaite. »
Celui qui ne pratique que la méditation sait ce qu’il fait, et celui qui s’entretient familièrement avec Dieu et converse amoureusement avec lui peut savoir ce qu’il pense et ce qu’il dit, aussi bien que ceux qui aspirent sans cesse à lui par des (f95) conversations essentielles et des rappels continuels de sa divine présence.
On peut donc croire ceci : saint Antoine pensait que, pour faire une oraison parfaite, il fallait être uni à Dieu et adhérer à lui d’une façon inconnue, sans aucun discours structuré et divisé en parties, sans raisonnements ni images ? créées. C’est Dieu qui agit divinement dans l’âme, il l’inspire sans cesse. Et l’âme à son tour coopère d’une manière non seulement vitale et animée, mais aussi vraiment libre et par conséquent méritoire. Cette action divine n’est autre qu’un vif souvenir, infiniment désireux du souverain Bien. Cela se fait sans le secours et sans l’aide d’aucune forme ni d’aucune image créée, ni d’aucune autre connaissance que celle qui vient du désir et de la soif de ce Bien infini.
Mais comme il est impossible de désirer actuellement et d’aimer quelque chose dont on ne se souvient plus, on appelle ce désir regard amoureux. Remarquons bien/f.95v/que l’union sanctifiante et transformante de nos âmes avec Dieu ne consiste pas seulement dans le simple souvenir de Dieu, considéré par la foi comme dépassant toute forme d’images ou d’apparences ? sans aucun amour actuel de lui. Non, mais c’est dans cet amour actuel qu’elle consiste comme dans la vertu unitive qui unit l’âme à Dieu comme à son centre bien-aimé. En cela, on peut voir la même différence qui existe entre deux personnes dont l’une sait où est le trésor de l’autre, sans pourtant le posséder ni avoir quelque droit sur lui. Le souvenir qu’elle en a est bien différent qu’en garde son propriétaire, parce qu’elle s’en souvient seulement en le désirant avec peine, avec crainte et avec inquiétude. « Là où est ton trésor, dit Notre Seigneur, là est ton cœur. »(Mt 6,21)
Ce souvenir simple que l’on a de Dieu, est semblable à celui que l’on a de quelque mets délicieux, du nectar par exemple, de l’ambroisie, ou de quelque autre liqueur précieuse qu’on aurait goûtée autrefois, et qui implique le désir et l’amour.
Ou bien il en va de même quand on nous a montré un (f.96) un grand trésor et qu’on nous a fait espérer l’obtenir. L’affection et l’inclination que nous ressentons pour ce trésor fait que nous y pensons souvent, surtout quand on nous donne quelques gages et quelque assurance de pouvoir le posséder.
De même, quand une personne comprend et sait de connaissance certaine par les lumières de la foi que Dieu est un Etre infini qui est en même temps la vie et la bonté infiniment aimable, cela lui suffit, après avoir retiré son cœur et son affection des choses de la terre, pour se jeter à corps perdu dans cet abîme de bonté par ses désirs, ses efforts et ses élans d’amour. Ceux-ci, qui croissent de plus en plus la font heureusement demeurer là où est tout son trésor et tout son bien. Elle se tient alors, comme dit l’amoureux saint Augustin, davantage dans le lieu où elle aime que dans celui où elle vit, avec un amour vraiment extatique, non plus sensible, mais fort divin et surnaturel.
En effet, n’est-ce pas une extase continuelle de n’avoir plus d’autre activité/f.96v/ naturelle, mais d’être revêtu d’une autre toute divine et surnaturelle ? Celle-ci est une très haute participation à l’amour incréé dont Dieu s’aime lui-même, grâce à laquelle on peut vivre de la vie même de Dieu. Cette vie, c’est l’acte éternel d’amour et de connaissance que sa Majesté possède de son essence infinie, et c’est aussi l’activité des saints par lequel ils voient Dieu et jouissent de lui.
Il est vrai que notre état dans ce monde est comme opposé à celui de la gloire. En effet, dans la gloire, selon le sentiment du Docteur angélique, la connaissance précède l’amour et est comme première. Mais ici, la connaissance est causée par l’amour qui rend la mémoire attentive à l’objet désiré. Celle-ci est continuellement remplie de suavité divine, et goûte en vérité combien Dieu est suave, doux et charmant (Ps 33, 9). Dès lors, ceci fait que le don de sagesse, que l’on appelle science savoureuse, correspond à la charité, comme le don de l’intelligence correspond à la foi. En effet, l’amour cause le désir, le désir cause la recherche, la recherche permet (f.97) la possession, et la possession d’une chose bonne nous en donne le goût et l’expérience, de même que le goût accompagne l’appétit.
Il faut donc en conclure qu’il n’existe pas d’autre moyen en ce monde pour connaître vraiment qui est Dieu, que la voie du goût et de l’expérience savoureuse. Et l’on y parvient seulement par l’exercice constant, fort et généreux d’un amour continuel, et par une soif insatiable que l’on a de l’eau qui jaillit (Jn 4,14) jusque dans la vie éternelle. Plus on fait d’actes d’amour, plus on excite cet amour, plus on l’allume, jusqu’à ce que le cœur en soit tout pénétré et tout transporté. Dès lors, Dieu en prend lui-même possession et il le plonge en lui comme dans un vaste océan de bonté infinie qui le remplit. Mais cette bonté l’altère davantage, elle accroît sa soif, elle augmente et dilate sa capacité afin qu’elle s’abreuve avec un nouveau surcroît de plénitude à ce divin torrent de volupté et de délices incomparables.
On peut donc voir que les personnes qui connaissent ces états ne sont pas sans rien faire. Au contraire, elles agissent sans cesse en aimant/f.97v/, et cet amour actuel engendre en elles à tout moment le souvenir de la bonté et de l’essence infinie de Dieu. Ces personnes ne peuvent aimer ni posséder Dieu comme sa divine Majesté le mérite, mais elles-mêmes le souhaitent passionnément.
Ce souvenir pressant, insatiable et désireux de Dieu, comme nous l’avons déjà dit plusieurs fois, est la plus haute vision que l’on peut avoir de Dieu en ce monde-ci. En effet, elle renferme la foi et y ajoute encore le don de sagesse, qui est comme le goût et l’expérience des choses que nous croyons.
Voilà la science des saints (Proverbes 9,10), même celle des Séraphins qu’il nous est permis de désirer. En effet, on l’obtient uniquement par les croix, les épreuves, les privations, les manques, par un parfait dépouillement de tout soi-même, par un abandon général de tout ce qui n’est pas Dieu et par un effort généreux de notre volonté. Celle-ci est prévenue et aidée de la grâce qui ne lui manque jamais, et tout cet état ne vise qu’à nous sanctifier, à faire naître en nous toutes les vertus et à nous en faire exercer les actes avec un souverain degré d’excellence et de perfection, c’est-à-dire en Dieu et pour Dieu. Nous tous donc qui aspirons à la perfection, ayons ce sentiment, ce but et ce dessein. (Ph 3,16).
Cette traduction a privilégié le sens par rapport à la forme du texte pour deux raisons.
Tout d’abord, cet écrit présente une anthropologie différente. Ainsi l’âme au féminin désigne clairement aujourd’hui l’être humain tout entier, corps et âme. En outre, ce texte s’adressant à des religieux, il a semblé préférable d’introduire la forme masculine du sujet. Ce terme fut donc le plus souvent traduit dans le texte par « le frère ».
Le terme « mortification » a été traduit tantôt par « maîtrise », « pénitence », « humiliation », mots plus familiers de nos jours. Toutefois une note serait bienvenue pour expliquer que ces actes peineux ont pour but d’engendrer la vie et non la mort chez le novice.
Un autre passage délicat est celui qui traite de l’union à Dieu en termes d’épousailles. Bien que cette métaphore soit traditionnelle dans la spiritualité, il a paru préférable de parler d’alliance entre Dieu et le religieux carme, et d’introduire là encore la forme masculine du sujet. Ainsi, « ma fille », mis dans la bouche de Dieu, a été traduit par « mon fils » et ainsi de suite. Enfin, la métaphore du Cantique des cantiques (chapitre 7, 12) fut rendue par le verbe « s’offrir ».
Il a semblé que ces transpositions soient nécessaires afin de rendre ce texte savoureux accessible aux lecteurs contemporains.
Permets-moi, Seigneur Jésus Christ, d’exposer ici simplement, à la louange de ton nom, l’esprit intérieur et extérieur qui anime nos frères, novices comme profès, de ce noviciat de Redon qui t’appartient. Ils sauront alors, partout où ils iront, le garder intact et marcher sans défaillance, avec ton aide, guidés par son éclatante perfection.
Et d’abord, que chaque frère, au moment même où il entre dans notre Ordre, sache ceci : le fondement de notre observance ne consiste pas dans une sorte de programme unique et de bon ton consistant à vivre comme il convient. Il ne réside pas non plus dans la seule ponctualité à l’Office divin, de jour comme de nuit, ni dans les cérémonies qui l’accompagnent, ni simplement dans la stricte discipline des autres activités extérieures. Il consiste bien plutôt dans l’application continuelle à la sainte oraison et à la méditation, ainsi que dans la mort et le renoncement à soi-même, s’exerçant sans cesse et de manière radicale. C’est en effet sur ces deux socles de l’authentique vie religieuse qu’il t’a plu, ô Seigneur Dieu, de nous affermir et de nous garder jusqu’à présent jusqu’ici.
Cette application à la sainte prière n’est rien d’autre que l’attention vraie, totale, active portée à Dieu, quand toutes les forces de l’âme tendent amoureusement vers lui. Ceci nous lie et nous unit tout entiers à Dieu lui-même, au point de nous faire, presque toujours, converser avec lui à toute heure et en tout lieu.
Quant à la maîtrise218 extérieure et intérieure, elle provient de cette attention à Dieu et elle est comme le fruit que la présence divine fait naître en nos frères. Cette présence, comme cette attention, les attire intérieurement à Dieu, elle les pousse aussi à accomplir des actes de vertu pour être agréable, au-dedans et au-dehors, à celui à qui ils souhaitent s’unir totalement.
Tous leurs exercices intérieurs s’apparentent pour eux à la fréquentation intime de Dieu. Ils apprendront alors à vivre en eux-mêmes et à parler avec lui de maint sujet de méditation comme la mort, le jugement dernier, la gloire du ciel, l’atroce passion du Seigneur, les bienfaits généraux et particuliers et notamment leur propre conversion à la vie religieuse. Ils se demanderont alors en eux-mêmes ce que Dieu exige d’eux, ce qu’ils sont venus chercher, avec quelle bonté il les conduit à se repentir.
Sur ces sujets et d’autres semblables, les frères s’efforcent, chacun de son côté, de s’épanouir mentalement devant Dieu, menant toute spéculation ou méditation à la manière d’une conversation. Et, faisant corps avec Dieu par cette conversation intime, ils n’accompliront des actions manifestant telle ou telle vertu, comme l’humilité, la patience, l’obéissance, la résignation, qu’à la seule fin de plaire par de tels actes à celui avec qui ils conversent en esprit. Ils savent en effet que sur tous les points il doit y avoir un parfait accord, comme entre deux amis, aussi bien dans leurs désirs que dans leur conduite et leurs actions. Ainsi cette conversation mutuelle peut être digne et porter du fruit.
Cette fréquentation intime par laquelle ils s’appliquent à vivre pour Dieu ne consiste pas dans une application des sens ressentie ou véhémente venant de l’imagination, pas plus que dans une extrême tension cérébrale, mais dans une adhésion de l’esprit, raisonnable, volontaire, aimante, ardente, haletante, épuisante. Celle-ci accompagne les élans démesurés du cœur, les entretiens amoureux, les ardents soupirs, les mots qui jaillissent, grâce auxquels ils se tiennent unis à leur Dieu comme à leur bien suprême.
Le signe clair de cette présence divine en eux, le voici : c’est bien sûr la crainte filiale et pure de déplaire à Dieu. Dans la moindre parole, le moindre fait, ils la gardent comme une braise dans le secret de leur cœur, désirant passionnément lui plaire. Ils se tiennent en sa présence et disent en leur cœur : « La lumière de ton visage s’est manifestée sur nous, Seigneur (Psaume 4, 7) ; Seigneur, je marcherai dans la lumière de ton visage » (cf. Psaume 88, 16).
Au moment même où quelqu’un revêt l’habit de notre Ordre, on lui conseille, dans le Christ, de demander à celui qui l’a appelé la grâce de persévérer, afin de se donner à son projet avec une plus grande ardeur, de demander à Dieu la contrition concernant sa vie passée. On l’engage de surcroît à considérer souvent en présence de Dieu en quel grand danger pour son salut il se trouvait, comment il a vécu dans le siècle, non pas comme un homme doué de raison, mais comme une bête sauvage, pataugeant dans les désirs de sa chair comme un porc « dans la fange de sa souillure » (2 P 2, 22), sans aucun souvenir de Dieu, comme si pour lui Dieu n’existait pas. Une lumière intérieure lui fera reconnaître que les rixes, les jeux, le vagabondage, pour ne pas parler de péchés plus graves qu’il a enregistrés sur son compte, c’était là tout son plaisir : aimer son Dieu était le dernier des soucis de son cœur. La bonté éternelle ne répétait-elle pas sans cesse : « Jusques à quand, mon fils, vas -tu m’offenser de la sorte ? Jusques à quand raviveras-tu mes blessures ? Tourne-toi vers moi, mon fils, et abandonne ces mauvais désirs et ta débauche ! ». Mais lui, qu’en pensait-il en lui-même ? Que répondait-il à de tels reproches ? Est-ce que, tel un cochon dans la fange de sa souillure, il prêtait la moindre attention à ces paroles de son Dieu, plongé qu’il était dans les ordures de sa sensualité ? Mais la force de cet appel intérieur avait beau le lui prescrire, il disait comme dans un demi-sommeil : « Oui, Seigneur », mais il n’en faisait rien. Que serait-il advenu de lui finalement, si Dieu l’avait méprisé et abandonné, comme lui-même méprisait son Dieu ? Où serait-il allé, sinon dans le lac de l’enfer, digne récompense de ses péchés ? C’est bien là que l’entraînait sa sensualité débridée.
Quand tout cela aura été examiné minutieusement, passé et repassé chaque jour, son cœur s’étonnera de l’infinie bonté de Dieu qui a terrassé son mal et qui, dans sa miséricorde, l’a conduit dans cette sainte vie religieuse. Ensuite, frappé de douleur, il demandera pardon en pleurant et il décidera en lui-même de réformer sa vie de fond en comble et de se consacrer à Dieu seul tous les jours de sa vie avec un immense désir, dans les pleurs et les gémissements, dans un esprit d’humilité et de contrition. Il adoptera un à un tous les actes de la vie religieuse : maîtrise des sens extérieurs, maîtrise des passions, renoncement à sa volonté propre, abandon de son jugement personnel et, en outre, les jeûnes, les veilles, les châtiments et autres désagréments de ce type, qui n’auront pour lui d’autre but, par de tels actes de pénitence, que de plaire à son Dieu qu’il a offensé gravement par les vices contraires.
Par exemple, quand il s’attaque à la maîtrise des yeux, il se tourne vers Dieu en lui disant à peu près ceci : « Ah ! Seigneur mon Dieu, je t’ai trop offensé par mes yeux en regardant à satiété des spectacles superficiels et sans valeur dont j’ai souillé mon cœur. Mais maintenant, Seigneur, je souhaite te les offrir sans tache et c’est pourquoi je veux à l’avenir regarder seulement ce qui plaît à ta volonté ».
Pour la maîtrise de la langue, voici ce qu’il avance : « Ah ! Seigneur, je t’ai trop offensé par ma langue en proférant des propos sans intérêt, inutiles et souvent mensongers et malhonnêtes. Pitié, Seigneur, car désormais je veux expier par le silence les fautes commises par mes bavardages stupides ».
S’il lui arrive d’éprouver de la lassitude dans sa solitude, sur-le-champ, à genoux il résiste comme un homme : « Seigneur mon Dieu, me voici lassé de prier ici en ta présence. Autrefois, cela ne me fatiguait pas de passer mes jours et mes nuits à jouer, à m’amuser et à t’offenser ! Ah, Seigneur mon Dieu, je t’ai trop offensé par ma débauche bestiale, quand je me déchaînais tel un cheval sans frein. Mais maintenant je veux faire pénitence pour de telles fautes, puisque aussi bien tu m’accordes le temps que je souhaitais pour cela, et c’est pourquoi je resterai ici, reclus, à te prier de bien vouloir pardonner à ton serviteur. »
Dans toutes les tentations, d’où qu’elles viennent, concernant le monde ou l’abandon de sa vocation, il garde le ferme propos de ne pas s’y attarder, de ne pas rétorquer, de ne pas discuter, mais de se réfugier auprès de Dieu avec toute la force de son ardeur spirituelle. Et il grave jusqu’au tréfonds de son cœur un acte disant à peu près ceci : « Seigneur mon Dieu, dans ton infinie bonté, tu m’as appelé à toi ; c’est cette même bonté qui te fera me conserver à ton saint service ». Cet acte, il le garde avec tant de fermeté que jamais il ne s’en détourne, quelle que soit la cause de ces assauts, mais il le redit dans son cœur aussi souvent qu’il se sent attaqué et harcelé.
Si jamais, comme cela arrive, il se sent découragé par les difficultés qu’il endure : veilles, jeûnes, étude de la prière, silence et autres exercices de maîtrise de soi, aussitôt il se tourne vers la prière, en sachant parfaitement que toute la vertu et les capacités du religieux résident en Dieu qui ne refuse pas sa grâce à ceux qui le prient avec confiance et humilité.
Aussi, de toutes les fibres de son cœur, il prie et s’accuse devant lui en ces termes : « Et alors, mon Dieu, pourquoi suis-je venu ici ? Serait-ce pour plaisanter ? Pour dormir, bien manger et jouer ? Tu sais, Seigneur, que ce ne fut pas mon intention, mais si je suis venu ici, c’est pour jeûner, prier, veiller et faire pénitence en tout point. Oui, Seigneur, tel est mon désir, mais ma chair est faible, elle renâcle et regimbe : aide-moi, Seigneur, au nom de cette bonté infinie par laquelle tu m’as gardé jusqu’à présent dans ce saint projet. »
Après que nos frères se sont appliqués avec zèle à ces exercices et à d’autres semblables et que Dieu les a inondés de sa lumière intérieure pour connaître les fautes de leur jeunesse, en fonction de ce qui paraît utile au Père Maître des novices, ils font une confession approfondie ou même générale de leur vie entière. Et une fois celle-ci faite et prononcée par chacun selon ses possibilités, on leur conseille de repenser ensuite à leurs péchés non pas tant dans le détail que selon leurs catégories. Qu’ils ne se laissent pas aller à quelque inquiétude méticuleuse, mais qu’ils abandonnent tout à l’abîme de l’infinie bonté de Dieu. Ils vivront ainsi dans la sainte liberté d’esprit des fils de Dieu qu’ils ont conscience d’être, dès lors qu’ils ont le ferme propos de le servir et de lui être attachés pour toujours. Cette liberté d’esprit leur est si fortement recommandée et prescrite qu’on leur commande de ne pas se laisser troubler et inquiéter par leurs défaillances, si graves soient-elles, mais de s’humilier profondément en présence de Dieu. Celui-ci se sert de ces défaillances pour leur faire expérimenter leur propre fragilité. Même s’ils tombaient cent fois par jour, qu’aussi souvent ils se tournent humblement vers Dieu comme vers un ami Et la confiance avec laquelle ils le font en dernier lieu est aussi forte que lors de la première fois. En effet, ils ont conscience que la grâce divine a déjà agi en eux dès lors qu’ils désirent se corriger.
Nous voici au terme de l’explication simple, mais vraie concernant l’esprit dans lequel nos frères entament leur combat spirituel. C’est, Seigneur, un esprit de componction, qui devient successivement un esprit habituel d’amour et de charité, dans lequel ensuite ils sont si fortement enracinés et établis qu’ils n’en sont jamais arrachés. Très nombreux sont ceux qui en ont fait l’expérience, aidés, Seigneur, par ta grâce pour la louange de ton nom.
Pour permettre aux novices un large accès à une méditation fructueuse, alors qu’ils sont encore ignorants, simples débutants sans expérience, on leur donne d’importantes méditations, comme celles du P. Granat, du P. À Ponte, toutes faites et classées, et d’autres semblables pour qu’ils aient toujours une documentation abondante. Et même, comme ils sont en friche et maladroits, incapables de trouver quoi que ce soit par la réflexion et l’examen, qu’ils n’aillent pas jouer avec excès de leur imagination et de leur sensibilité, pour s’acharner, nuire à leur tête comme à leur estomac, ce qui les rendrait ensuite impropres à pratiquer l’oraison.
Voici l’ordre à respecter dans l’oraison : d’abord, une fois arrivés au lieu de l’oraison, ils offrent à Dieu tout le sujet qu’ils ont entrepris de méditer, comme un petit bouquet, dans une rapide élévation de leur cœur. Et ils le lui recommandent, le priant de bien vouloir être pour eux un chef fidèle afin qu’ils puissent ressentir les fruits qu’ils attendent de leur méditation en vue de sa louange. Ensuite, ils brassent dans leur esprit tout ce qu’ils ont retenu de leur sujet, en s’y fixant jusqu’à ce que les points essentiels se présentent à leur esprit. Qu’ils s’efforcent de les développer en ordre et en détail, pour que leur discours devienne plus consistant et que, devenu trop pointilleux, il ne s’éparpille pas.
Cependant ils n’attendent pas que l’oraison soit terminée pour produire des élans et de fermes résolutions, mais immédiatement après chaque méditation, ils tirent d’eux une impulsion et un acte de volonté. Ainsi, s’ils ne voulaient produire des sentiments qu’à la fin de leur oraison, ils évitent d’élaborer un discours plutôt qu’une oraison affectueuse, n’agissant qu’avec leur intellect, alors qu’ils devraient agir seulement avec leur volonté. En effet, ils s’efforceraient alors de relier entre eux les premiers et les derniers éléments par des arguments, des déductions, des antithèses, qui sont des actes intellectuels. Ils perdraient ainsi le fruit essentiel de l’oraison, à savoir l’échauffement ardent de la volonté et ils quitteraient l’oraison convaincus de manière humaine plutôt qu’enflammés par Dieu. Il faut donc agir de telle sorte que l’élan suive immédiatement la méditation, ce qu’ils font en réalité. Néanmoins, ils peuvent, vers la fin de l’oraison, produire des élans répétés : car une bonne oraison doit se conclure dans un élan.
Cependant comme ils n’en sont encore qu’au début de cet art, on va veiller prudemment à ce que la pauvreté de leur raisonnement et la conversation avec Dieu ne les découragent pas. Aussi pour aider leur mémoire et leur intelligence, on leur propose de diviser leur oraison de la manière suivante : offrande, demande, action de grâces, qui sont les éléments affectifs, pour que, s’ils perdent pied dans la méditation, ils se mettent à produire des actes de ce type, dans la mesure du possible. Notez que l’on ne propose que deux thèmes, méditation et élan affectif, à ceux qui sont déjà avancés.
À noter que les oraisons des débutants ont beau être très artificielles et trop peu affectives, il n’en est pas moins profitable de les maintenir quelque temps dans cette sorte de réflexion, d’arrangement, de préparation, plutôt que de les voir nuire à leur tête et à leur estomac en se forçant trop violemment et sensiblement à l’élan de l’affectivité. Il arrivera en effet qu’ils seront amenés peu à peu à une conversation permanente avec Dieu, qui consistera à la fois en une méditation et en un élan affectif. Car qu’est-ce qui les empêcherait de trouver, de réfléchir, d’examiner, de produire des élans sur n’importe quel sujet en s’entretenant avec Dieu, en lui posant des questions sur le pourquoi et le comment, avec objections, répliques, assentiment, plutôt qu’en se parlant uniquement à eux-mêmes dans la solitude ? Sans compter que de cette façon, ils mélangeront l’affectif à l’intellect, au point qu’on ne pourra distinguer l’un de l’autre. En effet, par cette sorte de conversation permanente, ils se montreront orientés par l’intellect et l’affectif vers celui avec qui ils parlent.
Quand dans l’oraison ils sont si stériles et si fades qu’ils ne peuvent ni parler avec Dieu ni méditer, ni rien penser de bon sur lui, mais qu’au contraire ils sont pleins d’idées folles venant de l’imagination et de pensées délirantes, ce n’est pas une raison pour qu’ils s’acharnent à fuir de telles mauvaises bêtes avec toute la vigueur de leurs sens. Ils sont sûrs que nous sommes incapables de ne pas éprouver de vaines pensées, mais ils croient fermement que Dieu, dans son immense bonté, porte à leur crédit comme un grand mérite cette énorme souffrance que de telles imaginations engendrent dans leur cœur. Et il n’y a pas là péché, loin de là !
Mais comme ils craignent trop souvent que leur négligence ou un autre défaut ne donne prise à de telles idées folles, voici la méthode qu’ils observent : d’abord, s’ils ont manqué de maîtrise de soi sur un point avec leurs yeux, leur langue ou n’importe quel autre sens désordonné, et dont l’image leur revient à l’esprit et les obsède, jamais ils ne se demandent d’où cela leur vient, mais ils le reçoivent de la main très bienveillante de Dieu. Celui-ci laisse entrer en eux de telles idées, tentations, pensées, importunités pour les éprouver sur le chemin de l’humiliation et de la charité.
Aussi, voilà les deux seules causes qu’ils admettent dans toutes leurs contrariétés : par elles, Dieu veut m’éprouver et m’humilier pour que je reconnaisse que je ne suis rien, que je ne peux rien, que de moi je ne peux tirer rien de bon. Mais il ne suffit pas de savoir cela : il veut de surcroît m’éprouver et voir si je me retrouverai en situation d’affliction, et si, malgré mon impuissance, je n’essaierai pas moins de réagir, autant que possible, de gémir, d’attendre patiemment et de tenir bon dans la joie jusqu’à sa venue.
Rassemblant tout cela dans une rapide élévation du cœur et s’épanchant dans la bonne volonté de Dieu, ils expriment dans leur oraison autant qu’ils peuvent quelques parenthèses amoureuses sur leur propre misère : « O Seigneur Dieu, oui, je vois clairement que sans toi je ne peux rien. Je pensais, Seigneur, pouvoir m’étendre facilement sur un sujet aussi riche et aussi varié, et me voici paralysé dès le début : aide-moi, Seigneur Dieu, au cas où tu voudrais me voir progresser plus avant ».
Cette brève oraison une fois formulée (si toutefois ils peuvent émettre quelque chose de ce genre), Dieu les ramène bien souvent dans le droit chemin. S’il ne le fait pas et s’ils restent arides, stériles, tourmentés, désemparés (s’ils sont vraiment des novices), quand le lieu s’y prête, ils prennent un livre et en le lisant ils s’efforcent de parler avec Dieu. Ou bien ils prient et formulent à haute voix leurs actes intérieurs ou ils récitent tout haut un psaume ou le rosaire.
Mais si les frères sont déjà à un stade avancé dans la pratique de l’oraison et bien solides dans leur grand désir intime de plaire à Dieu seul et de ne penser qu’à lui, ils restent en sa présence, comme des agneaux devant le tondeur, souffrant, gémissant et soupirant profondément vers Dieu à cause du fardeau de leur pauvreté et de leur grande misère. Ils attendent la venue du Seigneur qui relève le malheureux de sa poussière et arrache le pauvre de son fumier, pour le combler de joie par son visage et ainsi il laisse enfin ses serviteurs aguerris s’entretenir librement avec lui.
L’essentiel est qu’ils ne reculent jamais, mais ils doivent croire fermement que l’immense souffrance que de tels désagréments, lubies et troubles leur font subir, se fait leur interprète pour crier devant Dieu comme un acte incessant qui les unit à Lui. Car comment pourraient-ils tant souffrir de l’absence de quelqu’un qu’ils n’aimeraient pas ? Un ami, quand il est séparé de son ami, ressent en son cœur la tristesse de l’absence de celui qu’il aime, parce qu’il l’aime. Et ainsi la souffrance dans le cœur de celui qui déplore l’absence témoigne de l’amour de l’objet regretté. C’est ce qui se passe entre un frère attaché à Dieu et son Dieu, son Aimé. Le Seigneur s’éloigne de lui quand il lui retire toute faculté de converser avec lui, quand il l’abandonne à sa sécheresse et le laisse assailli de partout. Mais, parce qu’il aime son Dieu, dans le cœur de cet ami règne la tristesse de l’absence du Bien-Aimé et de tout ce qui semble le soustraire à son amour comme les idées futiles, les pensées importunes. La force à s’élancer vers le Bien-Aimé lui transperce le cœur d’une douleur poignante et le fait presque toujours gémir profondément : « Ah, Seigneur, où suis-je ? Où es-tu, Seigneur ? Aide-moi ! ».
Voilà les gémissements dont il est dit que l’Esprit de la bien-aimée prie pour elle en gémissements indescriptibles (cf. Romains 3, 28). Voilà la mélopée de la tourterelle qui ne saurait être consolée de la perte de son bien-aimé et qui va se faire entendre jusque chez son Bien-Aimé céleste (cf. Cantique 2, 12). Car souvent, quand elle y pense le moins, Dieu l’aide par son simple visage, il le fait rayonner sur sa servante et, bien que ceux qui subissent de telles absences n’en aient pas conscience, ils s’abandonnent entre les mains de Dieu et se confient avec confiance à leur directeur spirituel.
Si le père spirituel ou le maître des novices voit que certains frères sont trop sensibles ou sentimentaux et pas assez intellectuels, il leur donne des sujets simples sur lesquels réfléchir comme les perfections divines, la bonté de Dieu, sa providence, sa justice, sa puissance en toute chose, les bienfaits de Dieu, la création, la rédemption, la justification et la glorification, excluant ce qui touche au corps ou aux sens. Ainsi ces sujets purifieront leurs actes intérieurs et les rendront raisonnables.
Pour cela, pendant la méditation, ils s’examinent et se demandent devant Dieu et avec leur raison ce qu’ils veulent, ce à quoi ils tendent, ce qu’ils ont promis, ce qu’ils lui doivent, pourquoi ils tardent tant à passer à l’acte. Et grâce à de tels actes rationnels, produits avec réalisme et vivacité, les frères perdent l’excessive sensibilité de leur élan. Et pour apprendre à agir à la fois selon leur intellect et leur affectivité, ils prennent de simples comparaisons qu’ils utilisent pour converser intérieurement avec Dieu. Par exemple, ils réfléchissent aux relations entre un serviteur fidèle et son maître, entre un élève et son professeur, entre un berger et sa brebis, entre un fils respectueux et son père et sa mère, entre un ami et son ami, entre un mari et sa femme. Ces comparaisons leur apprennent à converser avec Dieu de manière plus amoureuse qu’intellectuelle.
Les hommes ne sont pas assez ingénieux pour pouvoir acquérir l’esprit de vraie charité, et personne, même s’il le possède déjà, ne peut par nature le transmettre aux autres. Cependant, il est très important que ceux qui guident les frères dans le chemin spirituel soient instruits et éclairés par Dieu pour qu’ils fassent profiter leurs disciples de ce qu’ils ont reçu de Dieu et qu’ils les nourrissent de leur propre substance en donnant à chacun selon ce qu’il peut recevoir. Pour cela on veille prudemment à ce que le frère qui est nommé dans notre Ordre maître des novices soit un homme de vie intérieure pour les conduire sur la route vraie, fructueuse et active de l’amour et les amener progressivement aux formes effectives de la conversation intime avec Dieu, comme on les détaille ici même.
Nul n’ignore que, pour avoir une bonne conversation avec quelqu’un, il faut qu’il y ait un contact de part et d’autre par la parole ou le regard ; nul n’ignore, dis-je, qu’il est vraiment nécessaire qu’un sentiment les unisse l’un à l’autre et fasse qu’ils aient des points communs en ce qui regarde les mœurs, les désirs, les actions et le comportement. Ensuite vient la conversation qu’ils pratiquent en amis, sur des sujets qu’ils connaissent ou sur lesquels celui qui les ignore demande à l’autre des éclaircissements. Ils parlent familièrement des choses qui se présentent et, plus elle est familière, plus cette conversation gagne en véracité. C’est bien ce qui se passe entre Dieu et un frère attaché à Dieu qui a décidé fermement en lui-même, par une pratique intérieure de l’amour, de converser avec lui en esprit. Partout où il est, il regarde son visage. Il lui parle avec confiance de sujets qui se présentent à lui plutôt que de sujets compliqués. Il lui dévoile ce qu’il pense ; il lui pose des questions sur ce qu’il ignore. Cette conversation mutuelle est faite de contradictions amicales, de réponses, d’approbation et là s’élabore un entretien intime tant par l’intelligence que par le sentiment. Car la lumière intérieure et la connaissance d’un cœur comme celui-là ne résident pas dans la capacité à trouver au terme d’un examen par les propres forces de son intelligence, mais à se glisser en ami dans le cœur de celui qui lui communique sa sagesse divine et éternelle. En effet, tout ce qui passe en une personne de divin et de spirituel n’entre pas en elle par les actes véhéments de la puissance intellectuelle, mais par des désirs ardents et des élans haletants qui élèvent l’âme au-dessus d’elle-même et au-dessus de toute opération sensible et intellectuelle, qui l’introduisent en Dieu. Et c’est là, à sa source même, qu’elle le savoure, le voit, le comprend d’autant plus pleinement que plus ardente fut sa soif de lui.
Voilà le but de cet exercice intérieur. C’est un brasier d’une chaleur extrême et qui ne s’éteint pas, tension totale et permanente de l’esprit vers Dieu par un amour efficace et permanent par lequel le cœur est transporté au-dessus de lui-même en Dieu. Et plus brûlante aura été sa soif, plus ardemment il le boit, le savoure, le comprend et plus il grandit en amour, plus il grandit en contemplation. En effet, Dieu lui-même est une lumière éternelle, sagesse incréée, qu’un cœur de cette qualité poursuit si ardemment, convoite et dont il aspire à jouir. Et comme son amour est indéfectible et son esprit entièrement tendu exposé aux rayons du Soleil éternel, il reçoit en lui non seulement la chaleur de l’amour incréé qui l’enflamme, mais aussi la lumière du Soleil éternel qui rayonne au-dessus de lui.
Mais on apprend aux novices à désirer cette montagne de la parfaite oraison selon une méthode plus divine qu’humaine, car c’est un don de Dieu. On leur apprend à s’humilier profondément devant Dieu et à décider fermement en eux-mêmes de vivre dans l’authentique pureté du cœur. Plus ils progresseront dans cette pureté, plus ils progresseront dans la véritable oraison et contemplation, comme le dit le Seigneur dans l’Évangile : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ».
On les met aussi en garde contre le fait de lire quantité de livres de spiritualité, mais [on les invite à] veiller sur eux-mêmes partout et à marcher en présence de Dieu dans la simplicité du cœur, en s’élevant souvent vers lui par d’intenses aspirations. Ainsi ils apprendront quelle est sa volonté, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait (cf. Romains 12, 2), s’efforçant toujours de garder en leur cœur son souvenir brûlant et amoureux, et s’ils s’aperçoivent qu’il va s’éteindre, ils le raniment par des brandons d’amour.
Cet exercice amoureux, rempli d’un vif désir de Dieu, dépouille progressivement le cœur de ses liens terrestres, le prépare à voler sans cesse vers Dieu et, une fois venu le temps de l’oraison, il n’a pas grand effort à faire pour converser et s’unir à celui qu’il a tant désiré tout le jour. Il craint comme un enfant de lui déplaire, ne serait-ce que pour un rien, et si la négligence le sépare de Dieu, même un seul instant, c’est pour lui une indignité. Inversement son Dieu dans sa très grande bonté l’admet à converser librement avec lui et d’autant plus librement et familièrement qu’il s’est montré plus fidèle dans la garde quotidienne de son cœur.
Tout consiste donc à atteindre la perfection de la véritable oraison et de la conversation intime avec Dieu, pour que le frère, désormais dépouillé de ses sentiments terrestres, s’applique à une amoureuse, active et continuelle présence de Dieu, en accomplissant fidèlement la volonté divine en lui-même et dans ses actions. En effet, sans cela, la lecture d’une bibliothèque ou l’acharnement des sens ou une haute spéculation ne sont de quelque utilité.
Mais il faut le savoir, l’infusion de la grâce qui sanctifie quelqu’un ne réside pas dans l’intelligence, mais dans la volonté. Aussi on pense que celui qui a une volonté plus ardente envers Dieu est rempli d’une plus grande grâce. Donc, puisque Dieu est vraiment bon et tout à fait désirable, comme la foi nous l’enseigne et comme chacun d’eux l’éprouve en lui-même, il ne reste aux frères qu’à le désirer totalement, à le poursuivre, à avoir soif de lui, et à l’embrasser de toutes les forces de leur âme, en le mettant dans leur cœur comme quelque chose d’un poids infini, comme leur trésor unique et suprême. Qu’ils soient toujours fixés vers lui, non pas comme un astronome contemplant les astres ou un philosophe spéculant sur la nature, mais comme un avare qui n’a d’yeux que pour son trésor. L’avare ne met pas en œuvre sa force imaginative, sensible et intellectuelle dans ce qu’il désire, comme un astronome savant, un mathématicien et un philosophe, mais il épuise la pureté de sa substance, c’est à dire les vaisseaux intimes de son cœur à le désirer. Tout son souci, sa sollicitude, son affection réside dans la cupidité de son trésor : la crainte de le perdre le tourmente, la souffrance de ne pas l’avoir constamment sous les yeux le torture, la passion et la soif de l’accroître le harcèlent. Bref, toutes les fibres de son âme n’ont d’autre but que lui, où qu’il soit, qu’il boive, qu’il dorme ou fasse n’importe quoi. Son cœur n’a d’yeux que pour son trésor, et elle est véridique, la parole du Seigneur : « Là où est ton trésor, là est aussi ton cœur ».
Ainsi, quiconque désire parvenir au sommet de l’oraison parfaite doit s’appliquer à Dieu en mettant en œuvre son cœur et son affectivité et, quand il n’aura fait qu’un avec lui par la tension permanente de son désir amoureux et enflammé, il sentira peu à peu foisonner en son cœur de fréquents élans d’amour envers l’objet de son désir. Souvent au fond de son cœur il gémira : « Ah ! ah ! Où est mon trésor ? Où es-tu, Seigneur ? Ah ! Que je te voie, lumière de mes yeux ! » Mais le Seigneur Dieu ravit de plus en plus dans son amour les cœurs de ceux qui l’aiment. Dès lors, plus ils ont soif de lui, plus ils le boivent et plus ils le boivent, plus ils ont soif de lui. Il dit en effet : « Qui me boit aura encore soif ». (Ecclésiaste 24, 21) (attention à la référence)
Et si l’on dit cela, c’est pour montrer que le don de la foi étant supposé, on ne peut parvenir à la vraie connaissance et à la contemplation de Dieu que par la voie de l’amour et d’un ardent désir. Car, plus on a soif de Dieu, plus on le savoure, plus il a de goût, plus on le voit, plus on le comprend, et cela dans la vérité, dans la divinité même, quand par exemple l’esprit se dépassant dans la tension d’un amour continuel se repose avec profit en Dieu. Là, il est rempli, inondé, submergé dans l’océan même de la divinité. Et il est d’autant plus comblé de divinité que l’ampleur de sa charité est plus avide, plus profonde, plus insatiable, et que le ressac de l’amour de Dieu est plus fougueux.
Tel est le but de tous les exercices dont on traite ici. Si nos frères s’y appliquent avec diligence, pour peu qu’ils aient commencé, ils pourront, en conservant intactes toutes les richesses de leur sensibilité, parvenir à ce vrai repos de l’âme. Mais pour cela, ils doivent y travailler toujours activement, aspirant avec fidélité, sans limite, tendus, haletants, à bout de souffle, par les désirs de leur cœur, vers le bien suprême, leur Dieu, leur centre, leur but absolu. Son amour éternel ne cessera de les embraser, de les ronger, de les assimiler à son corps et de n’en faire presque qu’une même substance avec lui pour l’éternité. Que celui qui entend cela dise : « Viens, oui, viens, Seigneur Jésus. Amen ». (cf. Apocalypse 22, 20).
Cette conversation aimante et amoureuse concernant la passion de Notre Seigneur sera réservée à ceux qui ont déjà fait de grands progrès dans l’activité intérieure, étant donné qu’elle exige une attention fidèle et sans faille et qu’elle suppose dans l’âme un véhément désir de Dieu. Si donc après une longue pratique de la méditation et de l’oraison, un frère se trouve enflammé d’un ardent désir de répondre, par amour réciproque, à l’amour éternel et infini de son Créateur, il saisira cet amour incréé au comble de sa manifestation, autrement dit dans la souffrance de Notre Seigneur Jésus Christ. Il méditera sur sa passion dans son essence même et décidera en lui-même de ne vivre, en esprit, dans son cœur et dans son corps, que pour le Seigneur souffrant. Il sera partout à ses côtés, le consolera, l’accompagnera, l’adorera, l’étreindra et lui parlera avec autant de douceur et de tendresse que s’il le voyait souffrir sous ses yeux. Cependant il n’imaginera rien qui ait trait au corps, mais c’est en un dialogue amoureux et simple qu’il s’entretiendra avec lui dans une foi dépouillée. Il fera tout spontanément. Voici une façon de commencer cet exercice :
« Voilà, je suis là, Seigneur, prosterné enfin à tes pieds, pour ne pas t’attrister à l’avenir. Je m’en veux vraiment, Seigneur de t’avoir laissé souffrir seul si longtemps, comme si ce n’était pas pour moi que tu souffrais ! Eh ! Qu’ai-je donc fait ? Qu’ai-je mérité, sinon d’être totalement privé des fruits de ta passion pour l’avoir dédaignée et pour avoir oublié les souffrances de mon Seigneur ? O Seigneur mon Dieu, j’ai laissé s’écouler ma vie sans le moindre souvenir du détestable fiel de ta passion, comme si c’était pour les Turcs et non pour moi que tu avais souffert ! Comme je le regrette ! Mais toi, qu’as-tu fait pour moi ? Ton infinie bonté ne m’a pas abandonné, mais tu as parlé si fort à mon cœur de ta croix et de ta passion que tu as fini par me harponner et m’attirer à toi. Me voici, Seigneur, je suis abattu et triste de t’avoir abandonné si longtemps dans ta détresse alors que tu souffrais pour moi. Mais désormais me voici prêt à être constamment à tes côtés dans ta passion, pour t’accompagner et te suivre partout où tu iras.
Seigneur, toi, tu connais mon désir. Pour m’avoir pénétré, toi, tu connais mon cœur : ce n’est pas une ou deux fois par jour que je veux méditer sur ta passion, mais être avec toi sans cesse dans toute sa durée et souffrir avec toi tous les jours de ma vie. Mon existence ; perdra pied avec toi dans la douleur et mes années dans les gémissements (cf. Psaume 30,11). Tu me nourriras de tes souffrances, Seigneur. Car désormais je veux en vivre. Voilà mon repos : être partout à tes côtés tandis que tu souffres. Toujours souffrir avec toi et avec toi mourir, si je le peux, Seigneur, c’est ce que je désire. Que ta divine majesté daigne me donner accès à toute la sérénité de ton visage pour que j’aie la force de t’accompagner, de te consoler, de t’adorer, de ne faire qu’un avec toi et de souffrir avec toi dans toutes tes douleurs. Oui, Seigneur ce sera à l’avenir toute ma joie de t’avoir sous les yeux souffrant pour moi, de te consoler, si je peux, en convertissant mon cœur. Permets donc, Seigneur, que jamais plus je ne sois séparé de toi dans tes souffrances, mais que je m’adresse à toi en des dialogues amoureux faits d’ardents désirs, en te suivant amoureusement en esprit partout où tu iras ».
Ce frère aimant établi dans ce projet et cet immense désir, prêt bien sûr à ne vivre strictement que pour le Seigneur souffrant, à souffrir et à mourir avec lui, s’efforcera, par un souvenir où se mêlent amour et douleur, de l’avoir toujours devant les yeux de son cœur. Et d’abord, en se levant de son lit au point du jour, il se jette en lui et avec un esprit ardent, il s’écrie : « Ah ! Seigneur, comme je suis plongé dans cette infâme corruption ? Et toi, Seigneur, tu défailles de douleur ? Tu transpires pour moi de l’eau et du sang ? Et moi, je dors ! Libère-moi, Seigneur ! Je veux souffrir avec toi tout le jour et t’avoir sans cesse devant les yeux de mon cœur. »
Il pourra prolonger un tel dialogue en se tournant profondément vers le Christ et ensuite, quand il vaquera à ses activités extérieures, dans un souvenir d’amour, il le regardera toujours à quelque moment de sa passion (en commençant par le mont des Oliviers où il a prié son Père). Mieux encore, il essaiera de converser avec lui en permanence dans un dialogue sans fin, mais plein d’amour et de tendresse. Il se consolera avec lui en lui disant par exemple :
« Eh quoi, Seigneur ? Tu vas donc souffrir sans cesse pour moi et, ingrat que je suis, je ne partagerais pas tes souffrances ? La douleur va te consumer et moi, je t’oublierais ? Jamais, Seigneur mon Dieu ! Je souhaite t’accompagner toujours, ne faire qu’un avec toi. Ne me laisse pas t’oublier, ne serait-ce qu’un instant. Transperce mon cœur de tes douleurs pour qu’il se sente partout blessé de ton amour ! ».
Tout ce qui se présentera à cette sorte de conversation et de dialogue intérieur ne pourra que contribuer à l’aider. En effet, tout ce que ce frère dira, entendra, fera ou omettra, il le fera dans le seul but de plaire à son Dieu par de tels propos, lui qui souffre pour lui, et en vue de le consoler par ses actes. Ainsi, s’il se présente une occasion de s’échapper, en regardant ici et là, en riant ou en faisant je ne sais quoi de désordonné, il se tournera vers le Seigneur son Dieu en disant : « Quoi, Seigneur, pouvoir être joyeux, me divertir tout en te voyant souffrir pour moi ? Pouvoir ici rire et me quereller en ta présence alors que tu souffres si cruellement pour moi ? Non, non, Seigneur ! Ma joie parfaite, c’est de partager ta souffrance ».
Exposé à ce qui dans la nature flatte les sens, fuyant le plaisir qui s’y trouve, ce frère gardera la règle de se tourner toujours vers son Dieu souffrant, et, par le désir ardent qu’il a de compatir, de tout transformer en amertume et torture amoureuse, il ne se laissera pas envahir par le plaisir, si minime soit-il, même dans les choses qui pourraient favoriser la dévotion, telle l’écoute d’une belle musique ou la douceur d’un parfum. Mais s’il se trouve obligé de les ressentir, qu’il prenne la fuite par un élan opposé vers son Bien-Aimé en disant : « O Seigneur, attire-moi à toi : c’est par ta croix seule que je suis charmé ; je ne vis que de tes souffrances ; je ne veux connaître que le goût de tes souffrances et de tes douleurs ».
Ce frère agira de même au réfectoire. Quand il s’y rend, qu’il gémisse : « Allons donc, Seigneur ! Je vais pouvoir me régaler ici alors que je te vois ivre d’opprobres et recru de souffrances à n’en plus pouvoir ? Tu regorges de douleur, de souffrance et d’insultes et moi, je prendrais goût à des nourritures périssables ? Ah ça, non, Seigneur ! Tu es ma vie, et tes souffrances sont ma nourriture : nourris-moi de tes douleurs, enivre-moi de ton calice ! C’est de lui seul que j’ai soif ».
Ce frère pratiquera le contraire, face à ce qui est strictement incompatible avec la nature et la contrarie, par exemple les actes de toutes les vertus : l’humilité, la patience, l’obéissance, la résignation entre autres. Il s’y attachera de tout son élan, pour imiter son Dieu en cela et le réconforter. En effet, il doit le savoir : pour que sa conversation avec Dieu devienne vraie, il doit se modeler complètement sur celui avec qui il s’entretient en esprit et partager ses douleurs. Donc, si une occasion se présente de souffrir quelque chose de rude et de difficile, il se tournera vers le Seigneur : « Alors, Seigneur ? Est-ce que je ne vais pas supporter telle ou telle chose à cause de toi ? Tu en supportes de si nombreuses et de si grandes pour moi, et moi je ne souffrirais rien pour toi ? Bien sûr que non, Seigneur, mais ce n’est rien comparé au désir que j’ai de souffrir pour toi ». Et ainsi de suite.
Sur l’humilité : si jamais ce frère se trouve accusé injustement, calomnié, méprisé, moqué, il n’aura qu’à envisager la seule volonté de son Dieu et sa seule misère, et il se tournera vers son Seigneur souffrant et humble en disant : « Allons donc, mon Dieu ! Je vais me laisser ébranler par telle ou telle parole ou action qui m’offense, tout en te voyant si humilié, méprisé, calomnié, moqué à cause de moi ? J’aurais l’audace d’ouvrir la bouche pour me mettre hors de cause, alors que je te vois garder le silence en présence de celui qui te tond comme un agneau ? Ai-je mérité autre chose que de subir le même traitement ? Tu le sais, Seigneur, et voici mon désir : être harcelé, confondu, gavé d’insultes comme un bandit, moi qui, par mes péchés, t’ai conduit à la mort ».
Voilà ce que ce frère fera dans toutes les occasions de contrer la nature, ce qu’il accomplira en désirant ardemment souffrir et dire non à lui-même. Mais il y sera puissamment aidé par une attention profonde du cœur, constante et amoureuse à son Dieu souffrant qu’il regardera toujours comme un modèle pour sa vie. Et il s’adressera à lui chaque jour en conversant avec lui de cette manière : « O Seigneur mon Dieu, pourrais-je donc te quitter, ne serait-ce qu’un instant, toi qui souffres des peines si nombreuses et si lourdes pour moi ? Pourrais-je détourner mes yeux de toi qui tournes tes regards vers moi, criant vers moi et gémissant presque dans l’étau où l’on te torture ? Non, Seigneur, il n’en sera pas ainsi ! Je me souviendrai toujours de toi dans mon cœur. Même si les activités extérieures que tu me dictes m’empêchent de parler avec toi, je te contemplerai toujours amoureusement avec le regard de mon cœur en te disant avec tendresse : O Seigneur, hélas, combien de maux tu souffres ! »
Voilà même qu’au milieu de ses occupations, ce frère gémira vers lui en disant : « Eh quoi ! Seigneur, tes douleurs ne cesseront donc jamais ? Assez, Seigneur, assez ! Si tu souffres encore davantage, mon cœur ne le supportera pas, car il défaille de douleur. Quoi ? Seigneur, tu ne me crois pas ? Ton cœur est blessé et il n’est pas à bout de douleur, il ne dit pas : « Cela suffit ! ». Je vois, Seigneur, ton cœur, la douceur même, percé des traits de ton amour pour moi et qui me crie « Je ne souffre pas ! « Mais tenant compte de ton désir, Seigneur, je me dis : celui qui peut être insatiable en amour peut être insatiable en souffrance. Moi qui t’aime, Seigneur, regarde mon cœur ! »
Quand sera venu le temps où il faudra à ce frère une oraison plus développée, alors il se roulera plus profondément aux pieds de son Seigneur qu’il aura accompagné tout le jour avec tendresse et douleur dans un élan de son cœur. Ce sera pour lui comme un lieu de repos où il s’assiéra aux pieds de son Seigneur. Alors il commencera à parler amoureusement avec Dieu en lui demandant ce qu’il souffre, pourquoi il souffre et pour qui. Il pourra prier ainsi :
« Maintenant, oui, maintenant, Seigneur mon Dieu, à moi de me jeter tout entier dans tes douleurs. Me voici, Seigneur, prosterné à tes pieds pour y demeurer aussi longtemps qu’il te plaira. C’est là que je te consolerai, t’étreindrai, t’adorerai. Mais permets-moi, puisque tu m’accordes ce moment désiré, permets-moi, dis-je, de te demander quelle est la raison de si grandes souffrances. « Ce sont tes péchés «, me dis-tu.
O Seigneur, hélas, qu’ils sont grands et qu’ils pèsent lourd, ceux pour lesquels tu souffres si durement ! Malheur à moi, Seigneur, j’ai péché et je suis donc la cause de ta douleur et de ta passion. Mais non, Seigneur, ce ne sont pas mes péchés, mais ton amour qui te pousse à souffrir ainsi pour moi. Est-ce que tu n’aurais pu d’un mot me remettre mes péchés ? Alors, pourquoi souffres-tu ainsi ? C’est ton amour seul, Seigneur, qui me pousse à souffrir avec toi ? Oui, Seigneur, c’est moi qui te suivrai partout où tu iras. Je souhaite méditer ta passion, mais en vérité, en étant à tes côtés en esprit et en te regardant comme si tu étais vraiment là.
N’est-il pas vrai, en effet, que tu me regardais au temps de ta très atroce passion et que mes péchés te transperçaient de douleur ? Oui, Seigneur, mon Dieu. Mais tu voyais aussi le désir que j’ai maintenant et que je t’offre aujourd’hui. Tu m’avais devant toi alors que tu souffrais pour moi et est-ce que je n’aurais pas dû être, moi aussi, devant toi pour te remercier ? Mais sur ce point, Seigneur, j’étais ailleurs, je ne m’appartenais pas pour souffrir avec celui qui souffre. Or, maintenant, Seigneur, je l’accomplis en esprit et en vérité. Je ne ferai qu’un avec toi dans ta passion, je te suivrai où tu iras, et mon amour me rendra présent à toi et toi à moi ».
On peut commencer la méditation de cette manière : « Allons, mon Dieu, mettons-nous en route avec toi, car je vois le seul désir qui te fait haleter. En avant, Seigneur, mais conduis-moi avec toi ! Oui, je veux faire corps avec la trace de tes pas jusqu’à te toucher, prêt à aller avec toi à la vie et à la mort. Tu vas à la colline de Gethsémani ? Qu’y feras-tu, ô Dieu bon ? Vas-tu te réjouir avec tes trois disciples, Pierre, Jacques et Jean ? Tu les as bien fait participer à ta gloire une fois sur le mont Thabor.
« Mais pas du tout, me dis-tu, viens avec moi et tu sauras ». En route, Seigneur, en route ! Mais pour y aller, que nous donneras-tu pour nous réconforter ? Quelle parole d’encouragement ? « Mon âme est triste jusqu’à la mort « . Ce sont tes paroles. Mais comment cela, Seigneur ? Ton âme n’était-elle pas pleine de gloire et de bonheur dès l’instant même de sa création ? Oui, Seigneur. Mais moi, alors ? O Seigneur, je sais. Tu as retiré à ton âme la profusion sensible de ta gloire pour que dès lors tu souffres pour moi spirituellement et physiquement.
Mais pourquoi cela, Seigneur ? Pour m’accorder ta joie éternelle. Tu t’es chargé de ma tristesse pour m’accorder ton éternelle allégresse. Tu t’es chargé de ma faiblesse pour me donner ta force. Tu t’es fait pour moi le rebut des hommes pour m’élever au-dessus de la gloire des anges. Je le comprends. Mais, s’il te plaît, dis-moi, Seigneur, qu’est-ce qui te causait cette tristesse ? C’est moi, Seigneur, et nul autre. Car tu voyais alors tous mes péchés qui te poignaient et te dévoraient de douleur. Tu étais triste, Seigneur, de me voir vivre plongé dans les délices des sens, pratiquer l’injustice. O Seigneur, la liste de toutes les souffrances que tu allais endurer, même s’il est vrai qu’elles affluaient dans ton cœur douloureux, ne te donnait pas une aussi grande tristesse que mes péchés qui t’affligeaient et te faisaient souffrir. Un seul et unique péché mortel que j’ai commis t’attristait plus que les autres tortures de ta passion. C’est donc moi, Seigneur, je l’avoue, qui t’ai causé cette tristesse ; mais me voici devant toi pour ne plus t’affliger. Ne sois plus triste ! Car si je te vois triste plus longtemps, alors je croirai que c’est ton amour pour moi qui te rend triste et que tu veux souffrir pour que j’en tire profit, et ainsi je méditerai tout sur l’amour et en amour. Oui, Seigneur, je pense que c’est le bon chemin. En route donc pour le lieu où m’attire ton amour ! Allons, mourons ! Me voici, Seigneur, pour t’accompagner toujours. »
Ce frère parcourra tous les épisodes de la passion. Il accompagnera son Seigneur, il le questionnera, lui répondra. Il le réconfortera, lui rendra grâces, il l’adorera et l‘étreindra. Souvent, en le voyant en butte aux railleries, aux crachats, aux blasphèmes, voici comment il l’adorera :
« O Seigneur, je suis là, me voici avec toi pour veiller sur ton honneur. Voici que les méchants te poursuivent, te raillent, blasphèment ! Mais moi, Seigneur, devant tous je proclamerai que tu es le Roi d’éternelle gloire. Je te reconnais pour mon Créateur, mon Sauveur, mon Dieu éternel et infini. Et même, Seigneur, plus je te vois humilié pour moi, plus cela me fait comprendre ta grandeur et ta toute-puissance qui semble avoir été portée à l’extrême quand tu as souffert pour moi. Non, tu n’as pu aller plus loin dans la souffrance, sauf si je dis, mais en exagérant, que ta volonté semble avoir dépassé en ta passion ta puissance et ta sagesse. On dit que l’intérêt que tu m’as porté est une folie. Mais en aucune de tes œuvres, je n’ai vu ta sagesse se manifester avec plus d’éclat que dans celle-là. Quel est en effet celui — je ne parle pas des hommes, mais des anges —, qui aurait pu comprendre que cela pouvait avoir lieu sans que ta divinité en souffre, si tu n’avais pas trouvé le moyen de le vivre et révélé son accomplissement ? »
Ce frère parcourra d’un bout à l’autre tous les épisodes de la passion du Seigneur en lui parlant ainsi amoureusement, en l’adorant, en le réconfortant. Il lui rendra honneur et gloire pour compenser l’infamie qu’il subit. Il fera connaître la justice à la place de l’injustice qui va le condamner. Il se stimulera spécialement par la seule et continuelle pensée que son Dieu a endossé tous nos maux jusqu’au châtiment pour nous procurer ses bienfaits : devenu homme, pour nous faire participer à sa divinité ; nu, pour nous vêtir ; taxé de folie, pour nous communiquer sa sagesse ; mis plus bas que terre pour nous élever.
Cependant, ce frère aimant n’aura pas à s’attarder longtemps à ces réflexions. En effet, en tenant compte de l’ardent amour dont il poursuit et embrasse son Seigneur, Dieu lui fera goûter les trésors de sa sagesse qui sont contenus en Jésus-Christ crucifié. Une seule chose lui sera nécessaire, à savoir la permanence absolue de l’amour dans une concentration amoureuse et haletante, comme on l’a définie ici.
Il agira doucement et amoureusement sans trop se stimuler sensiblement, quand il fera l’expérience que ses facultés sont suspendues. Il lui suffira alors de garder le souvenir de l’amour avec lequel il compatit avec tendresse aux souffrances de son Seigneur.
Il est heureux celui qui pourra conduire dignement cette conversation, car ce sont toutes les vertus qu’il pratiquera en même temps de la plus sublime façon. Il n’aura rien d’autre en vue que l’amour et il répondra au désir de son Seigneur. Celui-ci semble ne réclamer aucun autre remerciement pour sa passion que d’avoir sous les yeux un cœur aussi attaché à lui, qui se la représente véritablement, qui s’entretient jour et nuit avec lui dans sa passion, en essayant de lui rendre amour pour amour, douleur pour douleur et, s’il se peut, sang pour sang.
Mais bien que cet exercice n’ait pour objet que l’amour et qu’il soit pour cela d’une grande hauteur, on peut quand même le pratiquer par imitation à un niveau plus élémentaire. C’est pourquoi sont exposés ici avec quelques détails plusieurs développements pour que chacun voie comment il doit s’y prendre pour pouvoir parvenir à l’oraison parfaite en suivant ce chemin de l’amour.
Ceux qui viennent de quitter le monde ne peuvent pas, à peine entrés dans la vie religieuse, se livrer à la présence divine dite affective et à la conversation permanente avec Dieu. En effet, comme leurs esprits ne sont pas encore dépouillés de leurs intérêts terrestres, ils sont encore fort loin de Dieu, car ils lui ressemblent peu, et ils ne peuvent presque pas parler avec lui. Ce qu’ils doivent faire à cette étape, s’ils veulent parvenir à une présence de Dieu vraie, amoureuse qui l’unisse à lui et à la familiarité avec lui, c’est de s’appliquer avec ferveur et zèle à la sainte oraison mentale. Ils choisiront beaucoup de sujets importants qu’ils examineront avec soin, pour se stimuler et prendre de bonnes résolutions. Ensuite, à la fin de l’oraison, ils s’adresseront à Dieu à l’aide des bons désirs que le contenu de leur méditation a fait naître en eux.
Voici les sujets qu’ils choisiront librement ou d’autres semblables qui demandent une plus longue recherche :
La grande et immense bonté de Dieu qu’ils ont offensé : pour leur faute, que méritent-ils ?
Ils ont passé leurs jours sans aimer ni servir Dieu, mais en le dédaignant et en ne se souciant nullement de lui, comme s’il n’était pas leur Dieu.
Comment Dieu ne les a pas abandonnés, mais a eu pitié d’eux, alors qu’ils l’offensaient grandement.
De quel abîme Dieu les a retirés et arrachés. Où les a-t-il conduits ? Quelle raison l’y a poussé ? Pourquoi eux ont-ils été appelés, plutôt qu’une foule d’autres qui valait même mieux qu’eux,
Réfléchir à ce qu’ils seraient devenus si Dieu ne les avait pas retirés du monde. Ne se seraient-ils pas précipités dans des péchés graves ou même mortels, auxquels leurs mauvaises habitudes et leur nature perverse les conduisaient, et, de là en enfer ?
Après cela, voyant la grande tendresse de Dieu qui les a conduits à se repentir, réfléchir à ce qu’ils lui doivent pour de tels bienfaits.
En outre, ils peuvent choisir les sujets portant sur des bienfaits généraux, comme la création, la rédemption, le respect, la justification.
1. Ils ont été créés afin d’aimer leur Dieu par-dessus tout ; et ils ont vécu comme s’ils avaient été créés pour l’offenser, le mépriser et le compter pour rien.
2. Ils ont été rachetés par le sang précieux du Sauveur et rendus fils adoptifs de Dieu par le baptême. Mais, comme des révoltés, ils ont négligé la voix du Père des cieux, ses mots d’ordre et ses commandements, et par leurs innombrables péchés ils ont crucifié de nouveau leur Seigneur.
3. Dieu les entretenait, les développait et les nourrissait aussi bien spirituellement que physiquement. Mais eux, comme des porcs, des gorets, ils ne regardaient pas vers le haut d’où les biens se déversaient sur eux, mais ils les dénaturaient tous en étant sensuels et vaniteux.
4. Quant à la justification, tous les jours Dieu a frappé leur cœur par ses inspirations secrètes et d’autres moyens extérieurs qu’ils connaissaient. Et malgré cela, butés, ils ont toujours renâclé et, s’il arrivait que l’attrait intérieur de Dieu les contraigne à se maintenir dans un bon état spirituel, aussitôt comme des chiens ils retournaient à ce qu’ils vomissaient.
5. Méditer fréquemment le jugement personnel de Dieu comme s’il était imminent et se tenir en esprit devant le tribunal du juste juge en s’accusant et en pleurant douloureusement leurs péchés.
De tous ces sujets et d’autres semblables, le novice fera jaillir de bonnes résolutions et la ferme résolution de servir Dieu parfaitement et de le fréquenter, de ne faire qu’un avec lui, dans un élan plus intense que celui qui le tenait attaché au monde et à ses vanités.
Après cela il s’efforcera de marcher en présence du Seigneur, recueilli en lui-même en invoquant souvent son Dieu dans toutes ses actions. Il demandera pardon de l’avoir trop peu aimé.
Il se stimulera à garder la présence de Dieu en réfléchissant sur cette même présence en tout lieu, dans toutes ses créatures, mais spécialement dans son âme douée de raison, dans laquelle non seulement il réside comme dans le reste des créatures, mais comme en un miroir qui le reflète. Comprenez par là que, si son cœur était prêt, si ses passions étaient soumises à sa raison, si son cœur était sans tache, Dieu y siégerait comme sur son trône, ou comme un mari dans sa chambre nuptiale. Il s’entraînera avec ces pensées positives à préparer son cœur pour le Seigneur.
De plus, le novice ajoutera ceci : il ne possède son âme, créée à l’image de Dieu, que pour la pousser à embrasser, aimer et contempler de toutes ses forces celui qui l’a façonnée. Et surtout, il a reçu ses trois principales facultés dans un unique but : consacrer de toutes ses forces sa mémoire à garder constamment le souvenir de Dieu et à le remercier de ses bienfaits, consacrer ensuite son intelligence à connaître son Dieu, son souverain bien et sa récompense fondamentale, enfin, consacrer sa volonté à embrasser la bonté de Dieu, à l’aimer et à en jouir.
Il se doit d’autant plus à cette permanente présence de Dieu que, au début de son noviciat, il est moins engagé dans d’autres occupations. Il ne pratique aucun autre art ; aussi doit-il pratiquer alors l’art des arts qui consiste à aimer Dieu, à le servir, à adhérer à lui par un souvenir affectueux haletant.
En outre, il doit s’attacher avec ferveur aux moyens qui favorisent cette présence de Dieu, et surtout à la rénovation de l’homme intérieur : d’abord par une oraison constante et fervente, où il priera Dieu de bien vouloir créer un cœur pur en lui, son serviteur et de lui faire endosser « l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité ». (Éphésiens 4, 24).
Enfin, le novice doit lui-même collaborer à la grâce divine en s’attaquant avec ferveur à la maîtrise de sa volonté et de son jugement personnel, en arrachant ses passions désordonnées, en châtiant ses sens extérieurs pour les discipliner, et tout cela pour ne plaire qu’à Dieu seul et faire de son cœur un petit nid digne de lui. Dans la mesure où il se montrera fidèle à ces exercices, Dieu le purifiera, mieux, il l’embrasera et l’illuminera, en l’attirant à lui par des actes intérieurs de douleur et d’amour. Alors d’immenses désirs de servir Dieu et de l’aimer en vérité pénétreront son cœur. Et, rendu fort de cette manière, fortifié par des aides et des grâces, il commencera à avoir plus de liberté pour accéder à celui qu’il désire déjà avidement et uniquement. Et en suivant l’influx de Dieu qui vient en lui, il pourra s’épancher sous ses yeux de cette manière :
« Me voici enfin prosterné à tes pieds, Seigneur, pour pleurer devant toi sur mes péchés tous les jours de ma vie. Ta bonté toute-puissante a fini par vaincre l’endurcissement de mon cœur. Tu m’as enfin arraché à la boue de mes péchés. Ah, Seigneur, suis-je donc resté si longtemps dans le monde ? Malheur à moi, car je t’ai abandonné, mon Dieu ! J’ai passé mes jours dans les péchés, la sensualité, la vanité, sans le moindre amour ou souvenir de toi, Seigneur, comme si tu n’étais pas mon Dieu.
Mais qu’ai-je donc fait, Seigneur ? Où étais-je ? Toi, Seigneur, tu avais la dernière place en mon cœur, si toutefois tu en avais une. Oui, les futilités, vanités et plaisirs le possédaient tout entier ton souvenir était presque totalement éteint en moi. Me divertir, jouer, courir les rues et t’offenser, c’était tout mon plaisir. Tout me plaisait et me charmait, sauf ton service. Mais, ô Seigneur, comme tu es bon ! J’ai réfléchi à ta bonté et j’ai été effrayé. Ah, pauvre de moi, Seigneur ! Où aurais-je abouti si tu m’avais abandonné comme t’abandonnais le misérable et l’ingrat que j’étais. Je te méprisais, ainsi que ton souffle en moi, et pourtant tu ne cessais de parler à mon cœur, de le frapper de tes traits et de dire, mais en secret : “Jusques à quand, mon fils, vas -tu m’offenser ? Change, mon fils, laisse ces mauvaises fréquentations” !
Mais moi, misérable, j’étais sourd à tes paroles, Seigneur, et si jamais la force incroyable de ton influence me forçait à te répondre, je disais : “Oui, Seigneur”, et pourtant je n’en faisais rien. Voilà comment j’ai passé mes jours. Mais est-ce que mon injustice ne va pas avoir raison de ta bonté ? Ça, jamais, Seigneur : ta bonté a vaincu ma méchanceté et elle a eu raison de la dureté de mon cœur. Tu m’as tiré de l’ordure et de la boue et tu m’as conduit au pays de ta lumière. Que te dire ? Que faire ? Ne vais-je pas te servir avec un élan plus grand que celui qui me rendait esclave du monde ? Est-ce que je n’aurai pas plus de joie en travaillant à ton service qu’en laissant agir mes sens et mes vanités. ? Mais, ô mon Dieu, que te dire ? Sois béni, Seigneur, toi qui as montré ta miséricorde envers ton serviteur. Il te remerciera tous les jours de sa vie. Allons, vite, mon âme, bénis le Seigneur, n’oublie aucun de ses bienfaits. Il a pardonné toutes tes offenses, il guérit toutes tes faiblesses et il comblera tes désirs dans des actions bonnes (cf. Psaume 102, 2. 3. 5). C’est lui qui t’a touché, qui t’a donné de vouloir et qui te donnera d’aller jusqu’au bout (cf. Philippiens 2, 13).
O Seigneur me voici, prêt à vivre sans cesse pour toi. Je veux ne faire qu’un avec toi, fermement, dans mon cœur, dans mon esprit et dans mon corps. Ah, Seigneur jusqu’à présent j’ai mal employé mes forces, mais maintenant je vais les consacrer à toi seul, me redire tes bienfaits, méditer tes mystères divins : ta naissance, ta vie, tes fatigues, mais surtout ton atroce passion. Voici quel sera mon repos pour toujours : penser à toi, te parler dans le secret de mon cœur, vivre pour toi, t‘étreindre sans cesse et sans défaillance, te contempler avec un visage d’ami. Et toi, Seigneur qui me hisse jusqu’à toi, conduis-moi jusqu’à l’extrême du désir que tu m’as déjà inspiré.».
Si le novice se stimule ainsi fréquemment devant Dieu, le Seigneur augmentera toujours son désir et le brûlera d’un feu intérieur. Alors l’intensité du désir qu’il éprouve de ne vouloir que Dieu seul nourrira sa conversation avec lui, et quand il aura telle ou telle occasion de s’approcher de Dieu ou de s’en éloigner, ce même désir lui fera toujours saisir la première et fuir la seconde, pour se tourner ensuite sans cesse vers Dieu.
Par exemple, s’il entend lire ou prononcer par un autre des paroles bonnes, saintes et ardentes, il peut s’en servir pour s’élever vers Dieu en disant, par exemple : « Ô Seigneur Dieu, quand en ferai-je autant ? Quand embrasserai-je ces sujets ? Accorde-moi la grâce, Seigneur, de pouvoir continuer à réfléchir sur ce que tu m’enseignes actuellement ».
Au contraire, s’il entend des horreurs, des propos inconsistants qui l’ébranlent, il peut alors se tourner vers Dieu en disant : « Ô Seigneur, libère-moi ! Je n’ai de joie qu’en toi. Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ».
De ces deux exemples on peut conclure que quiconque éprouve un grand et véhément désir de s’attacher à Dieu seul, peut se servir de tout ce qu’il entend, de tout ce qu’il fait, dit ou ne dit pas, pour parler avec Dieu et se tourner vers lui.
En effet, tout ce qui se présentera sera ou bien contraire à la nature ou délectable, ou bon pour sa curiosité personnelle et souhaitable, et donc il pourra sans cesse s’élever vers Dieu en fuyant le délectable par un acte opposé. Mais s’il lui fallait, par la volonté de Dieu, accueillir de quoi flatter les sens, il s’en éloignera d’un seul élan. Par exemple, il fuira rapidement le plaisir qu’il y a à manger et à boire en disant : « Ô Seigneur, libère-moi ! C’est toi, Seigneur, ma vie, la nourriture de mon âme ».
Il fera le contraire face à ce qui rebute les sens. Voilà ce qu’il embrassera de tout son élan pour plaire à celui qu’il désire uniquement, c’est-à-dire à son Dieu. Il dira ainsi : « Ô Seigneur, ce n’est donc que cela ? Ne vais-je pas le faire à cause de toi ? Ne vais-je pas en pâtir, et à cause de toi ? Agir et pâtir pour ton amour, n’est-ce pas tout mon plaisir ?
De la même façon, c’est avec cet ardent désir de plaire à Dieu qu’il pratiquera fidèlement toutes les vertus : la patience, l’humilité, l’obéissance et les autres, et ceci afin de plaire à celui dont le désir intérieur l’entraîne, le brûle et l’embrase.
Cependant, il ne prendra jamais plaisir à rechercher des choses totalement extérieures pour animer et stimuler son amour, par exemple en regardant quelque chose de beau et en profiter ensuite pour dire : « Ô Seigneur, comme tu es beau ! Tu es infiniment plus beau que le soleil lui-même ».
Agir ainsi, même si ce n’est pas un mal en soi, est pourtant une grande souillure pour ceux qui veulent acquérir la vraie pureté intérieure. En effet, le véritable amoureux ne doit pas aller chercher ailleurs qu’au fond de son cœur, ramenant tout à l’amour par son désir intérieur. Par exemple, s’il est obligé de voir quelque chose de beau, de goûter à quelque chose d’excellent, d’entendre un beau concert, il ne doit nullement le comparer avec son Dieu, ni non plus goûter activement à un tel plaisir. Mais, dans un élan pur et intense, il doit voler immédiatement vers Dieu en disant : « Ah, Seigneur, attire-moi à toi ! Libère-moi, Seigneur ! C’est toi seul que je veux goûter, voir, écouter : tu es, Seigneur, toute la douceur de mon cœur ».
Cet esprit est appelé, et à bon droit, unique et simple et, bien que nos frères ne l’acquièrent pas rapidement, on leur enseigne cependant à s’entraîner à un exercice de ce genre. Ainsi, au fil des jours et grâce à un amour actif et inlassable, le frère attaché à Dieu voit naître en lui une véritable conversation amoureuse. Il commence lui-même à aspirer ardemment à celui dont il se voit tant aimé. Il lui parle des bienfaits et des bénédictions incessantes qu’il reçoit tous les jours de sa main qui est la bonté même. Il se remémore les obligations immenses qu’il a de l’aimer. Il récapitule, mais en profondeur, les bienfaits essentiels : il n’a été créé que pour aimer Dieu, il n’existe et ne vit que pour aimer à son tour celui qui l’aime, tout le provoque à l’amour. Ayant examiné tout cela, il accueille tout comme venant de Dieu ; l’amour lui fait ramener tout à l’amour. Il est comblé de joie, mais aussi de chagrin en voyant son immense ingratitude qui l’empêche de reconnaître et d’aimer à son tour cette bonté éternelle qui l’aime tant. Cette blessure lui fait souvent crier vers le Seigneur :
« Je t’ai aimé trop tard, ô Seigneur. Où étais-je, tous les jours de ma vie ? Où étais-je ? Pourquoi ne t’ai-je pas aimé, mon Dieu ? Pourquoi ai-je vécu sans toi, t’ai-je négligé, ne t’ai-je pas aimé, toi qui toujours m’aimais ? Tu me désirais, Seigneur, tu m’appelais tous les jours et moi, ingrat, je te dédaignais ! Ah, qu’ai-je fait ? J’ai abandonné Dieu, mon Créateur. Mais il a tourné vers moi ses yeux très bons et il a blessé mon cœur de son amour. Oui, Seigneur, tu m’as transpercé au point que je ne peux vivre hors de toi. Désormais, je veux vivre totalement pour toi, converser avec toi en esprit, regarder sans cesse ton visage, t’adorer, t’étreindre pour toujours. Ah, Seigneur, comme je serais ingrat si je te refusais l’entrée de mon cœur alors que tu veux habiter en moi ? Ah non, Seigneur ! Mon cœur est prêt, mon Dieu, mon cœur est prêt.
À quel endroit, Seigneur, viendras-tu, habiter avec moi ? Ici. Là où je me recueillerai en toi et partout, je me mettrai à guetter au cas où mon Bien-Aimé viendrait à moi. Dès lors, comme elles seront douces à ma bouche les paroles que tu me diras et celles que je t’adresserai ! Oui, Seigneur, tu me combleras de joie par ton visage ! Oui, tu désires seulement me remplir totalement de ta divinité. Tes délices sont d’être avec moi. Alors pourquoi ne me plairais-je pas en toi ? Oui, oui, Seigneur, désormais toute ma joie sera de vivre avec toi dans le secret de mon cœur et de te parler avec tendresse. Mais toi, Seigneur, apprends-moi à le faire au milieu des occupations de ma charge ? Dis-le, dis-le à ton serviteur ! Je veux connaître tout ce que je puis faire ».
« Si, dis-tu, tu veux marcher, totalement concentré en moi et librement orienté vers l’intérieur, il faudra fréquemment tourner ton cœur vers moi « .
Mais comment y parviendrai-je au milieu de tant d’activités extérieures ? »
« Mon fils, écoute ma voix. Dès le matin en sortant de ton lit, jette-toi en moi avec une grande ardeur spirituelle en disant “Me voici, Seigneur, prêt à t’étreindre la journée entière. Mon âme t’a désiré pendant la nuit ; aussi mon cœur t’a-t-il trouvé, toi, mon trésor, le Bien-Aimé que guettait mon cœur. Allons, Seigneur, passons ce jour seuls, toi et moi. Tu commanderas, et je t’obéirai. Seulement, ne t’éloigne pas de moi ! Car je ne veux jamais avoir d’autre but que toi”.
Après cela, mon fils très cher, tu vaqueras librement à tes tâches, tenant toujours ton cœur fixé sur moi en gardant de moi un souvenir vivant, amoureux et haletant, jalonné de fréquents élans d’amour. Ne force pas trop tes sens pour tendre vers moi et n’y mets pas d’imagination, car tu pourrais nuire à ta santé et ne pas accomplir ton travail avec discrétion et calme. En outre, mon frère, tu dois savoir que ma présence en toi n’est vraie et parfaite que dans la mesure où ton désir de jouir de moi est grand et permanent. Tu dois le garder toujours ardent et flamboyant, et si jamais il te semblait s’éteindre, tu dois le ranimer avec ardeur par de vives aspirations et les braises incandescentes de ton amour. Mieux, tu dois t’efforcer de tendre vers moi avec un cœur pur, semblable à une fournaise ardente.
Parle-moi toujours cesse avec des paroles de feu et d’amour. Laisse-toi toucher par ma bonté, par les bienfaits que tu reçois de moi chaque jour. Souviens-toi je t’aime éternellement, que je te regarde sans cesse, que je te désire passionnément. Crois également qu’à toute heure, en tout lieu, en toute circonstance, je suis à la porte de ton cœur et je frappe en disant : “Ouvre-moi, je suis là ; viens à moi, possède-moi ! ” Voilà les mots par lesquels je t’appelle sans cesse vers moi. Vois, mon fils, comme tu dois me répondre par des élans réciproques et dans un dialogue d’amour ».
« Oui, Seigneur, oui, Seigneur, pour quoi suis-je né et pour quoi vivre sinon pour t’aimer ? Quoi ? L’amour a-t-il besoin d’autres motifs que l’amour même ? Toi, tu m’aimes toujours, sans cesse tu me regardes et sans cesse tu te souviens de moi. N’est-ce pas une raison suffisante pour que je te rende la pareille ? Oui, Seigneur, et c’est ce que je désire. Mais j’en suis incapable. En effet, quand je commence à m’élever vers toi, aussitôt je suis jeté à terre, accablé par le poids de ma corruption et la masse de mes pensées. Que dire ? Que faire ? Je n’invoque que toi, tu le sais je ne désire que toi. Donc, pourquoi toutes mes pensées ne te sont-elles pas consacrées ? Réponds, Seigneur ! ».
« Écoute, mon frère très cher. L’amour qui nous unit, moi et ceux qui m’aiment, revêt deux formes : l’amour de possession et l’amour de désir, le premier dans la gloire et l’autre sur la terre. L’amour de possession n’est pas donné dans notre vie mortelle, sauf parfois comme une sorte d’avant-goût, parce que la corruption et la vanité auxquelles tu es soumis, même contre ton gré, t’en empêchent. Mais l’amour de désir, c’est celui-là que je sollicite de toi et je t’estime fidèle si tu as en toi un désir de moi ardent, intense, haletant, indéfectible, s’il brûle sans cesse, s’il crie vers moi jour et nuit, s’il ne s’éteint jamais, s’il tend vigoureusement vers moi, comme vers son centre unique. Telle est la réciprocité de l’amour que je désire de toi. »
« Sois béni, Seigneur ! Mon âme est raffermie, puisque je ne suis pas hors de toi si j’éprouve que je suis toujours brûlé, enflammé, rongé du désir de toi. Il en sera ainsi, Seigneur, par ta grâce, si tu me pousses par un élan de ton amour à t’aimer sans cesse, comme tu as commencé à le faire. A coup sûr, Seigneur, j’ai décidé de n’aimer fermement que toi, et de ne faire qu’un avec toi, fidèlement : attire-moi, Seigneur, n’aie pas peur ! Je suis fort dans l’amour, je m’attache à toi seul, toi, mon repos, mon amour, ma joie. Là, je vais m’offrir à toi (cf. Cantique 7, 12) et je te demanderai si tu veux faire alliance avec moi. C’est vrai, Seigneur, j’en suis indigne. Mais cependant, de toute façon, je t’aimerai, je serai fidèle à mon Dieu, je t’étreindrai toi seul éternellement, je fixerai sur toi les yeux de mon cœur pour marcher toujours, où que je sois, dans la lumière de ton visage.
Ah, Seigneur, regarde mon cœur et vois comme il est rempli d’amour : il n’aspire qu’à toi, il te convoite, il en a le souffle coupé. Prends-le ! Investis-le pour que nul ne prenne ta place. Quant à moi, Seigneur je te le donne. Possède-le, remplis-le et fais-en ta chose ; non, désormais je n’en veux plus pour moi. Si tu veux avoir mon cœur, donne-moi le tien ! Oui, Seigneur, faisons l’échange ! Je n’y perdrai rien, et toi non plus, Seigneur, car ils seront à toi l’un comme l’autre. Comment, tu n’en veux pas ? Alors, ce sera sans moi, car je dépérirai consumé de douleur.
Quoi ? T’attendrai-je donc toujours sans que tu viennes à moi ? Que faire ? Je peine tellement à te garder mon cœur, tous veulent me le prendre ; je proteste et dis : “Non, non, il est entièrement à mon Seigneur, à qui je l’ai donné tout entier”, et toi, Seigneur, tu n’en voudrais pas ? Ah, Seigneur, accepte-le, je ne le réclamerai pas de toute éternité. Je vivrai sans cœur, et tu seras ma vie. Allons, Seigneur, est-ce vraiment ta volonté ? Je ne veux que cela : agis donc, Seigneur, comble mon désir comme le tien en venant de belle venue fréquemment me trouver. Rends-moi visite sur visite ! Mais dis-moi, mon Seigneur, quand cesseras-tu tes allées et venues chez moi, quand resteras-tu en moi éternellement ? Quand il te plaira. Jusque-là, je t’aimerai toujours, je te poursuivrai jusqu’au bout, jamais je ne serai rassasié, que tu ne m’aies accepté éternellement pour ton Aimé ».
C’est ici que s’achève la vie illuminativ et que commence, mais sérieusement et clairement, la vie fruitive.
On peut l’entrevoir dès que l’âme, déjà touchée par la blessure de l’amour unitif, commence à converser avec Dieu avec confiance, bien que, chez ceux qui s’adonnent à cette conversation intime avec Dieu, en vérité, totalement et fidèlement, il ne soit pas facile, ni même nécessaire de distinguer entre la vie illuminative, la vie de purification et la vie d’union. Car là où est l’amour, si c’est bien l’amour, on y a accès immédiatement. L’amour flamboyant, l’amour véhément va droit devant, tantôt vers le haut tantôt vers le bas. Il se déploie en tous sens et en un instant, il ravit l’âme au-dessus d’elle-même jusqu’au sommet. Là où est l’amour, il n’y a pas de règle pour le discours intérieur. C’est pourquoi nous avons développé ici les sens intérieurs de l’amour qui permettent de voir comment Dieu conduit et attire à lui les esprits aimants.
L’amour, si c’est l’amour, passe souvent de la vie de purification à la vie d’union. L’unique critère qui permette de distinguer celui qui est avancé en amour, c’est la sincérité et la simplicité. En effet, être simple en amour appelle une grande activité. Ensuite, quand quelqu’un s’épanouit amoureusement, il devient simple, il parle avec Dieu avec simplicité, familièrement, avec confiance et, plus grande est cette simplicité, cette familiarité, plus élevé aussi est le niveau de l’âme qui agit ainsi. La preuve, c’est que, quand nous voyons deux personnes dialoguer familièrement, avec simplicité et confiance, nous disons d’elles qu’elles ne font qu’une seule âme et un seul corps. Mais précisons que nous fondons le progrès en amour non pas sur la ferveur du sentiment ni même sur l’ardeur des actes, mais sur cette simplicité qui, toute simple qu’elle est, suppose une activité ardente et vaste. Nous allons développer dans l’exercice suivant les sens de l’amour simple.
Cette conversation amoureuse pleine de ravissements est le but du travail intérieur. Ainsi, après l’exercice fidèle d’un amour actif et efficace, le frère trouve enfin le repos dans l’Aimé de son cœur. Il commence à lui parler sans difficulté ; il utilise le langage de l’amour ; il n’est qu’amour ; l’amour agit et pâtit, et son esprit est presque entièrement dans le ravissement. Aussi je ne sais vraiment pas si je dois donner un exemple de cet excellent niveau d’amour. D’une part, ce que l’âme éprouve dans la familiarité et l’union avec Dieu ne peut être décrit, d’autre part, il semble qu’il ne faut pas décrire cet état, car il n’est pas du domaine public. Cependant, bien que ces exercices soient strictement personnels et ne doivent pas être transmis à autrui, nous demanderons à Dieu de pouvoir le faire. Nous lui demanderons de choisir dans sa chambre nuptiale l’un de ses bien-aimés pour nous parler afin que ses jeunes amis brûlent de l’imiter. Je le sais bien : blessé lui-même d’amour, il ne parlera que d’amour et de ravissement. Et l’on ne peut parler ici de haut ou de bas, car la démarche de l’amour est sans égale. Pourtant, il se dilatera autant que possible pour être compris de ses compagnons.
À vous, mes frères, qui, comme vous l’êtes en l’esprit, avez également le titre d’amis du Christ, à vous ce frère parlera des ravissements, des jubilations et des soupirs de son cœur. Le Bien-Aimé céleste l’a attiré à lui, et à son tour ce frère souhaitera que vous vous teniez en sa compagnie. Vous le suivrez de vos ardents désirs jusque dans le cœur de son Ami vers lequel il vole en disant :
« Amour, amour, quand serai-je l’amour engendré par l’amour ? Amour, ah, amour de mon Dieu ! Quoi, vivrai-je plus longtemps hors de toi ? Mais, mon amour, que dirais-tu si tu me voyais comblé d’amour ? Et quoi d’étonnant si je brûle, me consume, dépéris d’amour ? N’est-ce pas toi-même qui me consumes d’amour ? C’en est fait, tout mon cœur est blessé et il ne peut aspirer qu’à toi en toi ! Ah, Seigneur, qu’il est grand, ton amour ! Y a-t-il seulement quelqu’un qui puisse le comprendre ? Serait-ce celui qui, comme moi aspirerait à toi jour et nuit, en défaillirait, en périrait ? Quoi, cet amour éternel, dont tu m’aimes éternellement, ne me fera pas disparaître en toi ? Je t’aimerai infiniment, mais c’est encore trop peu : je n’en vis pas moins, mais c’est d’amour. Cependant arrêtons-nous là un moment ; parlons ensemble et réponds-moi ! Pourquoi, Seigneur m’aimes -tu ainsi ? »
« Parce que je le veux ».
« Mais dis-moi, Seigneur, précise : “Parce que j’y suis forcé ! ”. Oui, mon Dieu. Tu es contraint de m’aimer. Que ferais-tu, si tu ne m’aimais pas ? Pourrais-tu habiter ta lumière en solitaire ? Tu es totalement heureux, totalement glorieux, je le sais, mais tu désires mon bonheur, et tant que je ne le possède pas, ton désir est incomplet sur ce seul point et, d’une certaine façon, tu as besoin de moi. Vois donc, Seigneur, si tu n’es pas forcé de m’aimer. Et tu m’as vraiment si fort désiré que je serais impie si je ne te le rendais pas. Ô mon amour ! Avec quelle douceur tu t’es glissé en moi ! Tu m’as transpercé, vaincu ; mais mon Dieu, que tes coups sont donc rudes ! Ne crains-tu pas de me blesser ? Tu me crois donc capable de soutenir le choc de ton amour ? Cesse d’agir de la sorte ! Traite-moi aimablement, car je suis un de tes amis.
Comment pourrait-on me voir encore errer en dehors de toi ? Ne serait-ce pas le comble de l’infidélité ? Mais il n’en sera pas ainsi, car si tu t’y opposes, moi aussi. Nous vivrons ensemble ne faisant qu’un, moi en toi et toi en moi dans l’intime union d’un amour mutuel ; car c’est mon choix d’avoir fait alliance avec toi.
Ne connais-tu pas, Seigneur, la manière dont je t’ai poursuivi jusqu’à présent ? Est-il seulement arrivé que mon cœur dise : assez, cela suffit ? Et alors ? Est-ce que tu pourrais refuser de faire alliance avec moi qui te désire si ardemment ? Je le sais, toutes les âmes fidèles se disent tes bien-aimées, mais parmi elles je sais aussi que tu en désires une seule. À son propos tu dis : “Unique est ma colombe, ma parfaite” (Cantique 6, 9). Ô Seigneur, c’est moi qui serai celle-là. Car tu ne pourras me combler de cette manière.
Mais n’ai-je pas perdu la raison de parler ainsi à mon Dieu ? J’ai l’impression, Seigneur, de manquer de respect envers toi. Mais que faire ? Ton amour me pousse, me dynamise, m’aiguillonne avec confiance. Et de plus, nous parlons à voix basse. Attention, Seigneur, que personne ne nous écoute ! Il me semble même, mon Dieu, que maintenant je devrais aspirer à toi à en perdre le souffle, que mon amour pour toi devrait me faire hurler, m’évanouir, m’affaiblir. Mais comment cela ? Tu m’as broyé le cœur : c’en est fait, il défaille, incapable de parler. Il peut seulement chuchoter doucement parce qu’à coup sûr tu, l’as bien affaibli. Mais, toi, Seigneur, parle. Que vas-tu dire à ton serviteur ? J’ai été trop bavard. Pardon, Seigneur ! À ton tour de parler ».
« Je te fiancerai à moi dans la fidélité » (Osée 2, 22) attention à la référence !
« Alors, pourquoi tardes-tu, mon Aimé ? Je sais bien que tes paroles sont vraies ; mais me semble-t-il, tu ne les réalises pas assez vite. Voilà bien longtemps que tu m’as fait cette promesse Tu me disais, quand je n’étais que feu, amoureusement tendu vers toi : “Je te fiancerai à moi”. Mais je n’ai toujours pas ressenti l’effet de tes promesses. Accomplis-les, Seigneur ! Ne soyons plus deux, mais un seul esprit, une seule volonté, un seul amour ; toi en moi et moi en toi.
Je t’étreindrai, et tu descendras en moi. Allons, vite, lions-nous du lien indissoluble de notre amour ! Où irons-nous, Seigneur ? Allons en toi ! Jusqu’à présent, tu t’es tenu à mes côtés et j’ai conversé avec toi au fond de mon cœur, maintenant sortons pour aller vers toi, dans le sein éternel de ton Père. C’est là que tu feras alliance avec moi. Et moi je ferai halte, je me reposerai dans l’unité éternelle de la Trinité, tu m’y baiseras du baiser de ta bouche. Je garderai le silence, je me dissoudrai dans la joie, je défaillirai noyé d’une ineffable douceur. Accorde-nous donc d’accéder à ce repos ! ».
Voilà le genre d’épanchements dont on vient de parler. Ces dialogues amoureux et tendres qui vont suivre font entrer ce frère dans le cœur de son Bien-Aimé. Ils le conduisent aux silences joyeux de la fruition divine, où il demeure aussi longtemps que le décide son Aimé. C’est là que Celui-ci il en fait un dieu et le fait passer entièrement dans sa propre divinité, l’enivrant et le comblant de la plénitude de l’amour. Mais plus il boit, plus il a soif. Si bien que, une fois revenu à lui-même, il crie, gémit, halète avec plus de véhémence que jamais, d’avoir obtenu d’accéder au sein de son Bien-Aimé, ce que lui ont valu les élans amoureux et osons le mot, les tendresses, pour forcer l’accès au sein de son Dieu. S’il en sort, il devra revenir à lui, mais sous les coups violents du ressac de son amour.
« O amour, amour, amour, Dieu amour ! Qu’est-ce donc que cela ? Je vais mourir, frappé d’une blessure mortelle ? Je t’ai désiré, j’ai eu soif de toi, mon amour, et tu m’as comblé. Mais imagines-tu que je vais dire : “Cela me satisfait” ? Or, ce n’est rien, rigoureusement rien. À quoi bon m’avoir ravi, si tu refusais que je reste englouti en toi pour toujours ? O joies trop brèves ! Il aurait mieux valu que je n’entre pas, plutôt que d’être ainsi renvoyé et mis à la porte. J’ai mordu à ton hameçon, tu as exacerbé ma soif et tu me laisses ainsi me dessécher ? Mon gosier n’en peut plus, mon âme est sèche, je ne suis plus qu’une loque. Oh, s’il m’était donné un jour d’entrer chez toi en étant sûr que je n’en sortirais pas ! Mais parle ! Pourquoi me mets-tu dehors de cette manière ? J’ai l’impression que tu ne m’aimes plus ».
« C’est pour mettre ton amour à l’épreuve, mon fils. »
« D’accord, Seigneur, mais est-ce que je ne t’aimais pas quand je ne savourais que toi, ne goûtais que toi, quand je me souvenais de toi seul, submergé de ta divinité ? Mais maintenant me voici repoussé, rempli d’amertume et de dégoût, tourmenté de partout, au-dedans comme au-dehors. C’est à peine si je peux me souvenir de toi ».
« Mais que désires-tu, mon fils ? »
« Seigneur, le désir de toi me ronge, et mon âme est totalement saisie de douleur à cause de ton absence. Chaque jour, je suis près de mourir, ne le vois-tu pas ? »
« Tu vois donc, ô mon Aimé, que ton amour s’amplifie quand ma présence savoureuse t’est retirée. Est-ce que ne m’as jamais désiré plus fortement ? »
« Non, Seigneur. Mais dis-moi, Seigneur, comment pourrais-tu demeurer en moi, alors que je reste paralysé de détresse ? »
« Je suis au fond de ton cœur, je le purifie, l’éclaire et le porte à la perfection, en allumant la flamme ardente et inextinguible de ton désir. Car précisément ce désir de moi est en toi comme un souci poignant qui te ronge, comme une douleur aiguë qui te pénètre, comme une soif ardente et inextinguible qui te brûle, t’assèche et te dévore, comme une flèche aiguë et mortelle qui transperce la profondeur de ton âme jusqu’à te faire perdre souffle à chaque instant ».
« Je le crois, Seigneur, parce que je l’éprouve ; mais enseigne-moi ce qui agit vraiment au cœur de notre alliance.».
« Eh bien ! Écoute, mon Aimé. Une femme en présence de son mari est comblée de joie. La douceur lui ôte toute résistance, elle n’est que joie et suavité, à la vue de celui que son cœur désire. Mais s’il s’éloigne d’elle, elle se ronge, défaille, meurt de douleur. C’est ainsi, ô mon Aimé, que tu dois passer tes jours avec moi. Quand je serai en ta présence, autrement dit quand tu pourras me parler avec douceur, simplement, visage contre visage, alors ta joie sera à son comble, la jubilation te transportera et il n’y aura en toi que douceur ineffable.
Mais quand je serai absent, quand je t’aurai privé de cette facilité et t’aurai laissé dépourvu, desséché et désolé au point que tu n’as pas la force de me dire, ne fût-ce qu’un seul mot, ni même de penser quoi que ce soit de bon à mon sujet — quelle ne sera pas ta détresse —, je verrai alors l’authenticité de ton amour. Si tu gémis et soupires, si tu m’accables en mon absence de douleur et de larmes, si tu te morfonds, te décomposes, ce sera là un signe de ton amour pour moi, plus évident que ta joie quand tu me vois et me possèdes. En effet, qui n’en ferait autant ? Mais languir de l’amour de son bien-aimé, voilà ce qui est nécessaire pour qu’il soit beaucoup aimé. Donc, mon fils, toute la force de l’amour entre mari et femme consiste à la fois à agir et pâtir : agir, en présence de son époux en lui parlant bouche à bouche ; pâtir en gémissant, en soupirant, en défaillant quand il est absent ».
— « Sois béni, Seigneur, toi qui m’instruis si bien. Fais de moi et en moi ce que tu voudras, car mon amour ne s’éteindra jamais. Mais cependant, ne m’abandonne pas trop souvent, car, si tu étais vraiment absent, je mourrais. Allons, Seigneur, que cet amour soit en nous deux éternellement, oui, mon Dieu, éternellement ».
Ces paroles peuvent faire comprendre le niveau de cette âme, qui est un des sommets où l’on puisse parvenir en cette vie. Oui, la vérité et la perfection de cet exercice, c’est que l’âme aboutit à un tel repos, à une telle union avec son Bien-Aimé qu’elle lui dit bouche à bouche « des paroles qu’il n’est pas permis à l’homme de prononcer » (2 Corinthiens 12, 4). C’est pourquoi nous ne l’écouterons pas davantage. Ce qui est écrit ici permet d’entrevoir comment, une fois l’alliance scellée, l’Aimé parlera à Celui auquel il s’est ainsi adressé avant même ses fiançailles : il n’est que débordements, tout amour, l’union est réciproque, impossible d’en parler, c’est assez dire.
Cette âme aimante et noble reçoit de son Bien-Aimé les influx extraordinaires que voici : tantôt on dirait des éclairs éblouissants qui heurtent son cœur, le broient et la font haleter pour jouir de l’éternelle divinité ; alors le Bien-Aimé céleste la reçoit en son sein où elle contemple les secrets de la divinité ; tantôt, quand elle y pense le moins, elle est remplie d’une joie ineffable, comme si elle s’abîmait dans un océan de délices ; tantôt elle ressent des douleurs mortelles et comme une désespérée, elle hurle, crie, blessée par le choc de l’amour. Parfois elle se sent comme réduite à rien, comme si elle-même n’avait jamais existé, mais comme si c’était Dieu, et lui seul, qui avait toujours été en elle. Souvent même, elle est si dépourvue de toute sensation, de tout goût divin qu’elle croit à peine que Dieu existe. Elle est insatiable, rien ne peut la combler. Tout ce que Dieu déverse en elle, elle le compte pour rien ; elle veut Dieu en elle et par lui-même. Elle ne recherche aucun repos dans l’amour. Son repos, c’est d’égaler, s’il se pouvait, l’amour de Celui qui l’aime éternellement, et comme c’est impossible, elle défaille en lui et par sa défaillance même, elle réalise ce qu’elle ne peut faire en agissant. Elle veut posséder Dieu en Dieu par lui-même.
Tel est le bonheur dans cette vie.
Jusqu’à présent, Seigneur, nous avons parlé, comme tu le voulais, de l’esprit intérieur de nos frères. Permets-nous, alors qu’ils viennent de naître de ta fréquentation, d’en exposer maintenant les fruits. Tout sera à ta gloire, toi qui à la fois les diriges intérieurement et leur donnes de te plaire extérieurement.
Tu le sais, Seigneur, toi qui es notre tête, les frères, pour t’imiter, chérissent tellement du fond du cœur la pauvreté évangélique que celui qui reçoit l’habit le plus ordinaire s’estime le plus heureux de tous. De même chacun désire également de tout son cœur ce qu’il y a de moins bon concernant tout ce qui a trait au bien-être corporel, vêtements, tuniques, capes, cellules, bréviaires.
Conservons très soigneusement tout ce qu’on doit aux aumônes : huile, vinaigre, vin et autres denrées de ce genre, et qu’ils veillent scrupuleusement à ce que rien ne se perde par leur négligence.
Quand on fait passer les fruits à table ou qu’on leur sert du pain de son ou de blé, ils prennent toujours ce qui ne vaut rien. Ils ramassent avec soin les miettes qui restent et les mangent en souvenir de leur Seigneur qui disait : « Ramassez les morceaux qui sont en trop, pour qu’ils ne se perdent pas ». (Jean 6, 12)
Si l’un des frères a besoin d’un bréviaire, d’une cape blanche, d’un vêtement, d’une couverture et d’autres objets, c’est à qui arrivera le premier aux pieds du supérieur pour lui demander avec insistance de rendre service à ce frère dans le besoin, et ils se dépouillent avec joie pour le vêtir.
Les raffinements de la chair, ils ne les recherchent en aucun cas, mais ce sont toujours les choses ordinaires et simples qui les réjouissent. Pourtant, au cœur même de leur pauvreté, ils s’appliquent à observer la propreté, surtout celle de leur habit et de leur cape blanche, pour ne pas choquer le regard des autres. C’est pourquoi, quand ils entreprennent un travail manuel, ils veillent soigneusement à ne pas tacher leurs vêtements.
Quand ils plient le genou, comme c’est la coutume quand on s’adresse à un supérieur ou qu’on avoue ses fautes, ils relèvent légèrement le bas de leur habit, pour ne pas le salir, veillant toujours à allier propreté et pauvreté.
Enfin, ils se gardent de tout amour désordonné pour les choses de la création, si bien qu’ils ne s’attachent même pas aux objets de piété : médailles, images saintes, rosaires bénits. S’ils s’aperçoivent qu’ils ont trop d’attirance pour ces saints objets ou d’autres du même genre qu’ils possèdent déjà, ils s’en dépouillent énergiquement par une volonté contraire et ils dévoilent à leur maître cette imperfection pour qu’il décide de les leur enlever.
Ce sont là seulement quelques actes extérieurs de pauvreté. Quant à la pauvreté intérieure de l’esprit, plus elle est difficile, plus ils la pratiquent avec ardeur. À leur avis, quand ils ont abdiqué toute envie personnelle et toute saveur spirituelle, elle consiste à être capables de posséder leur Dieu dans la nudité de l’esprit, autrement dit avec le seul désir totalement consacré à sa volonté.
On ne peut trouver aucun témoignage plus évident de progrès spirituel que dans l’enthousiasme, la simplicité et la rapidité à obéir. Il y a enthousiasme si l’obéissance est immédiate, sans retard ni délai. Il y a simplicité, s’il n’y entre aucune discussion pointilleuse. Il y a enthousiasme encore si l’on obéit sans murmurer ou sans y être obligé. Et il est vrai que jusqu’à présent, et c’est de ta part, Seigneur, une grande grâce à leur égard, ils ont été prompts à t’obéir. En effet, nul besoin d’un ordre exprès, mais le moindre signe de tête de leur supérieur les fait obéir rapidement et avec enthousiasme. Aussi le supérieur doit-il peser attentivement ce qu’il dit, où que ce soit et à tout moment. Car ce ne sont pas seulement ses ordres, mais ses recommandations qu’ils exécutent au même titre que des ordres. Et certains ont tenu compte non seulement de ses recommandations, mais de paroles banales qui lui ont échappé.
Où que ce soit et à tout moment, même lors de récréations exceptionnelles, ils se montrent attentifs aux paroles de leur supérieur et ils obéissent à son moindre signe. Car ils savent parfaitement que leur supérieur est toujours leur supérieur, autrement dit qu’il tient le rôle de Dieu, même si, en père indulgent, il met une paternelle bienveillance à se distraire avec ses enfants et s’il lui arrive de partager leurs jeux spirituels.
Il est arrivé lors d’une récréation que, pour réjouir ceux qui étaient tristes, le supérieur, après avoir plaisanté sur les défauts des pères d’autrefois, ait précisé sans transition que les religieux appelés à la croix et à la négation de soi devaient mettre toute leur joie dans la pénitence et la discipline corporelle, et par exemple, a-t-il dit, avoir le fouet sous la main tout le temps de la récréation. Il s’en est trouvé alors plus d’un qui se sont soumis à de rigoureux châtiments. Le supérieur s’étant aperçu qu’ils n’étaient plus avec les autres, sortit et les trouva en train de se fouetter durement. Parmi eux, il y eut autrefois le Frère Denis de Saint Michel, qui maintenant repose dans le Christ. De son vivant, on l’avait sous les yeux comme un exemple de toutes les vertus et spécialement de la parfaite obéissance.
En effet, ses supérieurs en ont témoigné : il leur fallait une grande prudence dans tout ce qu’ils disaient ou suggéraient par un simple signe en présence de ce frère. En effet, il était si ponctuel et si simple pour obéir que tout ce qu’il entendait de la bouche de ses supérieurs qui le conduisaient à la perfection, non seulement au Chapitre et dans les exhortations publiques, mais où que ce soit et à tout moment, il le notait et l’accomplissait fidèlement. Et non seulement quand cela venait de ses Supérieurs, mais aussi des frères convers, surtout du Frère Joseph de Saint-Jean, simple frère convers, dont lui, le Frère Denis reçut pendant trois ou quatre mois des thèmes spirituels. Après sa mort, on trouva ces thèmes notés parmi ses exercices de dévotion. Ainsi : « Le 6 février notre très cher frère m’a dit “Si tu veux plaire à Dieu, sois un bon religieux”. Le 7 février, notre très cher frère Joseph m’a dit : » Si tu veux plaire à Dieu, récite ton rosaire sans te laisser distraire ». Le 8 de ce mois il m’a dit : » Prie pour moi ! » » Par la suite, plus d’un frère a pris modèle sur cet exemple pour l’imiter.
Chez eux, une formule de dévotion occupe une grande place : « Le Christ ordonne, c’est tout ». Non seulement ils ne se dérobent pas aux ordres donnés (faute énorme à leurs yeux), mais même si on leur donne des raisons et si on leur explique la cause ou le but de ces ordres, ils refusent d’y prêter la moindre oreille. Ils se satisfont, comme de parfaits obéissants, du seul : « Dieu le veut ».
Si des ordres flattent leurs appétits, leurs grandes qualités ou leur louange, ils font humblement un signe, et pas deux, pour protester, en gardant toujours une réserve intérieure.
Quand un supérieur ordonne un travail difficile et pénible, comme transporter des pierres, porter un lourd fardeau, balayer la maison, mais sans s’adresser à un frère en particulier, tous se précipitent pour se charger d’une telle tâche, comme si chacun pensait que cela ne s’adressait qu’à lui, et ils ne quittent pas la place sans un ordre exprès du supérieur. Inversement, si l’ordre flatte les sens ou honore celui qui obéit, ils l’exécutent en traînant et avec une certaine tristesse. Ils désirent s’en acquitter uniquement par obéissance et non par plaisir, voulant étreindre Jésus-Christ crucifié seul, de toute leur force, de tout leur élan et pour l’imiter.
Quand ce sont les cloches qui donnent un signal quelconque pour obéir, la coutume est d’anticiper ce signal. Ils prennent leur cape, leur bréviaire et les autres choses nécessaires pour accomplir leurs tâches. Dès lors, ils peuvent sortir au premier coup, et, s’ils font un travail dans leur cellule, ils l’interrompent, ne serait-ce qu’une lettre juste esquissée ou un caractère à moitié tracé, en se disant entre eux : « C’est le signal du grand Roi ; allons-y et offrons-lui nos présents ! »
Ils s’appliquent à obéir non seulement aux supérieurs, mais même aux derniers des frères. Toutefois cela doit s’accorder aux ordres de leurs supérieurs, et ils cherchent toujours à faire non pas leur volonté, mais celle des autres.
Dans leur cellule, jamais ils n’apportent rien de nouveau. Là, ils ne changent rien, ils ne peignent ou n’écrivent rien, pas même la plus petite lettre, sans l’autorisation du supérieur. Ils estiment que c’est une sorte de sacrilège de faire n’importe quoi à l’insu du supérieur. Aucun d’eux ne se dispense des actions communes de l’observance de la Règle sans la permission de supérieur ou d’un frère plus âgé à qui revient la responsabilité de cette action. Ils croient en effet qu’il n’existe pas de lieu ni d’acte public dans la vie religieuse sans un supérieur. C’est pourquoi, s’il y a simplement deux ou trois novices ensemble, celui qui quitte le groupe, même quand on l’appelle, s’incline devant le frère plus âgé. En effet, ce serait faire preuve d’indépendance mondaine s’il quittait un groupe et une réunion sans faire un signe de soumission et d’obéissance.
Leur obéissance implique la confiance qu’ils mettent dans leur supérieur. Ils vont fréquemment le trouver, lui parlent de tout ce qui concerne leur état physique et spirituel, de leurs sécheresses comme de leurs bonnes dispositions, de leurs consolations comme de leurs désolations, etc., et ils suivent fermement ses conseils.
Chacun d’eux lit et relit le chapitre de nos Constitutions De l’obéissance, le repasse dans sa tête et l’exécute à la lettre.
En vrais fils de la Bienheureuse Vierge Marie, les frères révèrent et chérissent tellement la pureté extérieure aussi bien qu’intérieure qu’ils n’accordent à leurs sens pas la moindre fantaisie qui pourrait souiller leur cœur. Ce sont surtout leurs yeux qu’ils maîtrisent strictement. Ils leur interdisent tout regard sur les choses du monde, au point que c’est à peine s’ils jettent un œil sur les objets permis, sûrs que « la mort entre même par les fenêtres ».
Quand ils doivent se rendre à des processions solennelles et publiques, ou quand, après avoir fait profession, ils accompagnent les pères qui vont en ville visiter les malades, ils restent fidèlement sous leur surveillance. Ainsi, leur insouciance ne leur fera pas porter les yeux n’importe où. Ils ne s’exposeront pas à regarder les objets qui flattent les sens et qui risqueraient de les troubler au moment de l’oraison. Et, pour ne pas participer aux conversations mondaines, ils emportent avec eux de bons livres qui les enrichissent, qui les aident à s’élever aisément vers Dieu par des dialogues amoureux et d’ardents élans. Attention cependant à ne pas épuiser leurs forces physiques en rejetant les propos qu’ils entendent des gens du monde, car une telle violence pourrait nuire à leur moral. Qu’ils se contentent donc de sentir que de tels propos ne les charment pas, mais les choquent, dans leur bonne foi et la sincérité de leur cœur. Ainsi ils reviennent au monastère indemne de tout spectacle nuisible. Ils ne gardent que ceux dont ils devraient avertir leur supérieur, au cas où l’on n’aurait pas observé les statuts de l’Ordre intitulés De la chasteté et Respect de l’honnêteté des mœurs en dehors du monastère.
Ils sont si scrupuleux sur la sainte pureté que, si le supérieur les autorise à se donner la discipline au réfectoire ou dans un autre lieu public, ils le font avec une extrême chasteté et réserve, pour éviter de se choquer ou de choquer les autres qui les voient nus. Ils ont coutume de toujours fermer les yeux dans ce genre de situation, même en pleine nuit, pour ne pas voir leur nudité ou celle des autres de quelque façon que ce soit.
Ils apprennent par cœur et mettent en pratique le chapitre des Constitutions de notre Ordre De la chasteté.
Ils s’attachent de tout l’élan de leur cœur à la sainte humilité qui fonde toutes les autres vertus. Et ils accomplissent les actes intérieurs et extérieurs où elle intervient dans le même esprit que celui qui informe tout ce qui se déroule habituellement. En effet, puisqu’il n’est ni désagréable ni inutile de le répéter encore et encore, tous ces actes de vertu qu’ils accomplissent à l’extérieur proviennent de leur conversation familière avec ce Dieu qu’ils adorent, entretiennent et étreignent avec amour, lui qui est présent dans leur cœur toujours et partout. Et c’est encore à lui qu’ils s’efforcent de plaire de toutes manières et, les yeux fixés sur son visage, ils connaissent sa volonté, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait (cf. Romains 12, 2), et ils s’efforcent de l’accomplir fidèlement.
Poussés par un grand désir de la sainte humilité, ils recherchent ardemment la réprimande, le blâme, la correction, la punition pour leurs fautes et, pour cela, ils vont souvent trouver leur supérieur. Ils le prient de bien vouloir les blâmer, les corriger, les humilier, les punir à son gré, quand il le voudra et de la manière qu’il voudra. Et quand une humiliation ou une pénitence leur a été infligée, une fois celle-ci exécutée, ils se prosternent aux pieds du supérieur, ils baisent la terre, et disent en eux-mêmes et à haute voix : « Merci, père vénérable, pour la charité que tu m’as témoignée ».
Chez ces frères, on considère que c’est un grand défaut de se chercher des excuses quand le supérieur ou n’importe qui d’autre leur fait un reproche, en public ou en privé, même s’ils ne sont pas conscients de ce qui leur est reproché. Ils savent très bien qu’une réprimande de ce genre ou n’importe quelle autre, voire plus grave, ils l’ont mille fois méritée, pour avoir offensé si lourdement leur Créateur qu’ils offensent encore chaque jour.
Peu importe la façon dont ils sont blâmés, raillés, rudoyés ! Ils doivent s’efforcer toujours de garder le silence comme des agneaux devant celui qui les tond et dans leur cœur ils s’accusent eux-mêmes plus lourdement que leur accusateur. Ils donnent du poids à la chose qu’on leur reproche et ils ne tiennent pas compte de la personne qui le leur signifie. Ils ne murmurent pas en disant : « Pourquoi ce reproche et dans quel but ? Qu’est-ce que j’ai fait pour que tel ou tel me traite ainsi ? » Mais ils le prennent comme si cela venait de Dieu qui veut les punir pour leurs fautes passées et rabaisser leur orgueil. Aussi, refoulant vigoureusement la réaction contraire de la nature, si les frères l’entrevoient, ils la musellent en disant : « O Seigneur, je ne l’ai pas volé ! Ce frère fait son devoir. Non, je ne veux pas d’autre récompense que les coups, la confusion, la raillerie, les crachats, moi qui t’ai si souvent offensé. S’il te plaît, Seigneur, que tous connaissent mes crimes et me raient de la surface de la terre. Oui, je suis même indigne de vivre, moi qui t’ai si souvent offensé, mon Dieu ».
Ils ne cessent jamais les actes intérieurs de ce type sans ressentir qu’ils triomphent de leur orgueil, et ils endossent une telle réprimande avec un esprit non seulement calme, mais enjoué. Ils doivent veiller avec soin à ne pas se fourvoyer ni à droite ni à gauche. Mais, dans l’épreuve qu’ils subissent, ils voient le bon vouloir de Dieu et ils ajoutent même : « Je l’ai bien mérité, Seigneur ».
S’il arrive que le supérieur leur réclame les raisons et les intentions de ce qu’ils ont dit ou fait, après s’être profondément abaissés devant Dieu, attristés de devoir se justifier d’une certaine façon, finalement, une fois la demande réitérée, ils exposent toute l’affaire dont il est question sans élever la voix, en quelques mots et avec simplicité.
Quand ils doivent se réunir en un seul lieu, c’est à qui prendra la dernière place. Et surtout en hiver, quand ils arrivent au chauffoir, ils ne pensent qu’à se lever et à mutuellement s’effacer l’un devant l’autre. Ils rivalisent en marques d’honneur par de profondes salutations. Ils évitent de se faire remarquer par une attitude sans-gêne qui trahit une mentalité désinvolte.
Quand ils se parlent, c’est avec une légère inclinaison de la tête et en se découvrant au début et à la fin. Les yeux fixés à terre, ils s’expriment à voix basse et dans un murmure, en essayant autant que possible de regarder l’autre en face.
Chacun tient son frère en tel honneur et en telle estime de sainteté qu’en aucune façon, dans aucune circonstance, il ne porte jamais un jugement sur les dits et faits des autres, sinon avec bienveillance. S’ils se sentent ébranlés intérieurement par les paroles ou les actes d’autrui, ils ne reviennent ni ne se penchent d’aucune manière sur la défaillance de ce frère. Ils sont plutôt attentifs à leur propre misère et à l’endurcissement de leur cœur, eux qui sont encore assez durs et impitoyables pour s’indigner et s’irriter des faits et dits de ce frère, serviteur de Dieu. Ils font appel à Dieu quand ils éprouvent de tels sentiments, comme s’il s’agissait d’un gouffre plein de couleuvres et d’autres serpents qui veulent souiller leur charité et la supprimer.
Ils ne s’arrêtent pas aux réactions des hommes, mais ils se disent en eux-mêmes : « Que t’importe ce qu’un tel fait ou dit ? Ce n’est pas toi qui en répondras à sa place. Regarde-toi plutôt. Peut-être n’a-t-il agi ainsi que par obéissance », et d’autres réactions semblables. En effet, agir de cette manière, ce n’est pas seulement arracher la racine pourrie d’un jugement téméraire, mais assurément faire en sorte, qu’ils ne tolèrent en aucune façon de se pencher et de revenir sans cesse sur le cas de ce frère qui a failli, comme on le leur enseigne et comme ils le font. Ils doivent se pencher plutôt sur leur propre misère, leur dureté de cœur et, osons le mot, sur leur impiété, eux qui oseraient, tels des brutes et des sauvages, se laisser bouleverser et s’indigner contre leur frère. Voici ce qu’ils crient au Seigneur : « O Seigneur, qu’est-ce qui me prend ? Qu’est-ce que je sens en mon cœur ? Délivre-moi, Seigneur, de ces maudits serpents ! Ai-je donc un cœur si dur et si impie que j’ose me laisser emporter contre mon frère ? O Seigneur, oui, je vois que jusqu’ici, je n’ai fait aucun progrès en ta charité ; libère-moi, Seigneur ! »
Ils restent sans bouger en exprimant de tels actes, et la nature a beau se rebeller, la raison humaine murmurer, la charité parfaite est victorieuse et ils n’ont en vue que leur propre misère et leur dureté. C’est là agir avec une vraie charité et garder son cœur totalement pur. En effet, en répétant cet exercice, Dieu leur donne un cœur plein de charité qui « ne tient pas compte du mal » (1 Corinthien 13, 5).
Ils fuient et détestent toute vaine gloire et excellence personnelle, et si les missions ordonnées doivent leur procurer quelque honneur, ils ne les accomplissent que pour satisfaire à l’obéissance. Ils ne briguent jamais de telles charges, mais ils en réclament de viles et de pénibles. Ils importunent et pressent humblement leur supérieur de leur en attribuer de semblables. Et si l’un d’eux a obtenu un service vil et pénible, il tâche de l’accomplir avec tout le soin et la dévotion possibles, pour éviter qu’il ne leur soit enlevé et donné à un autre. En cela, ils ne manquent pas à la charité, mais avec beaucoup d’amour, ils désirent pour eux-mêmes le travail et la peine, et pour leurs frères, le repos et l’honneur.
Quand le supérieur les félicite, ils s’abaissent profondément et, comme s’ils avaient vu une couleuvre, ils se réfugient auprès de Dieu, ils tombent à genoux, adorent Dieu en s’accusant de leur misère et de leur ingratitude face à sa divine Majesté. Inversement, s’ils reçoivent des reproches, des blâmes, des railleries, ils se tiennent la tête haute, mais cependant toujours à genoux, pour que tous les voient comme un objet de moquerie.
Quand ils entendent que l’on fait état d’un manquement quelconque sans citer de nom, si le moindre doute de culpabilité les effleure, ils tombent à genoux et disent humblement : « C’est moi le coupable ».
Ils s’attachent d’un ardent élan et avec dévotion à l’exercice des coulpes. Ils y voient un rempart exceptionnel de l’observance religieuse et une façon éminente d’acquérir toutes les vertus, surtout l’humilité. S’ils s’accusent, ce n’est pas pour la forme ni, selon la formule, comme des moutons de Panurge, automatiquement, parce qu’il le faut et que c’est la coutume. Mais ils le font dans un esprit de contrition, après avoir élevé brièvement leur cœur vers Dieu pour reconnaître d’abord leurs fautes devant lui et s’en accuser. Ensuite ils s’accusent humblement en présence du supérieur et de leurs frères, mais uniquement des fautes visibles et des manquements de maîtrise d’eux-mêmes qui ont pu être une cause de scandale. Mais quand le supérieur a commencé à leur parler, ils se taisent, même s’ils n’ont pas dit tout ce qu’ils avaient préparé. S’ils sentent poindre en eux un doute quelconque sur la pénitence qui leur est imposée, ils ne l’exposent pas immédiatement au supérieur, mais ils attendent pour le consulter plus tard. De toute façon, ils ne parlent à ce moment-là que si on leur pose une question, mais ils se taisent et s’abaissent devant Dieu.
Tous désirent tellement s’humilier devant Dieu et devant les hommes qu’ils demandent au supérieur la permission de déclarer leurs fautes, même intimes, et de les avouer devant tout le monde, même les péchés graves, commis quand ils étaient dans le monde. Une fois cette permission accordée, Il est arrivé que certains l’aient fait avec tant d’ardeur que tous pleuraient. Quand le supérieur, pour éprouver un frère dans son humilité, ordonne aux autres, un par un, de dire tout ce qu’ils pensent de lui et de quels manquements ils ont été témoins, tous attendent qu’il en donne l’ordre. Ils le font non seulement à cause de la faute à réparer (car ils ne veulent pas s’enrichir de ce que paient les autres), mais au nom de la sainte obéissance. Alors ils présentent quelque petit défaut, s’ils le connaissent, mais sans en exagérer l’importance ; ils le diminuent plutôt et l’excusent. En effet, même s’ils sont sûrs que le frère coupable se pliera volontiers à la punition, ils savent aussi, comme l’exige une charité bien ordonnée, qu’après avoir satisfait à la seule obéissance, ils n’ont rien à dire de plus.
Les frères chérissent le livret intitulé Exemples d’humilité comme un trésor tombé du ciel. Ils le lisent et s’efforcent de guider leur vie sur lui, en commençant par le premier article qui traite du silence. Cela les pousse à pratiquer strictement et sévèrement le silence et à s’exprimer d’une voix si douce qu’on a du mal à les comprendre.
Ils veillent aussi, pour respecter le silence, à marcher toujours avec retenue, à ne jamais flâner ici et là, ou à ne pas quitter leur cellule sans nécessité évidente. Ils se rappellent ce que dit notre Règle : « C’est dans le silence et l’espérance que résidera votre force » (Règle, chapitre 16). Pour conclure, ils souhaitent seulement « qu’on les ignore et qu’on les compte pour rien. » (Imitation de Jésus-Christ, I, 2).
Les frères se hâtent d’aller au chœur comme vers un doux rafraîchissement de l’âme. C’est là qu’en présence de Dieu ils épanchent leur cœur. Ils se concentrent sur les Psaumes en y étant attentifs à l’aide de leurs sens ou de leur intelligence, mais également en leur prêtant une attention amoureuse et affectueuse. Avec de tout petits versets, semblables à des braises, ils blessent le cœur de leur Bien-Aimé éternel qui leur inflige souvent pareilles blessures en retour. C’est ainsi que plus d’un sont transporté hors d’eux-mêmes. En effet ils se saisissent de tout le nectar des psaumes et ils font passer les sucs qu’ils en expriment dans la profondeur de leur âme pour se gorger des délices de leur Seigneur. Ils se disent en effet quand ils vont chanter des Psaumes : « Il est bon de confesser le Seigneur et de chanter pour ton nom, Très-Haut (Psaume 91, 2). Dans son pâturage, c’est là qu’il m’a placé (Psaume 22, 2). Mon cœur est prêt, mon Dieu, mon cœur est prêt (Psaume 56, 8) : je chanterai et je dirai un psaume pour le Seigneur (Psaume 26, 6) ».
Quand ils doivent se tenir debout, ils restent toujours bien droits sans s’appuyer ni à droite ni à gauche. Ils ne se frottent pas les mains, ne se grattent pas la tête ou n’importe quelle partie du corps pour ne pas choquer le regard de Dieu, de ses anges ou des frères présents. Ils préfèrent, comme Saint Thomas de Cantorbéry, endurer la piqûre des puces plutôt que de manquer au sérieux qui s’impose.
Pour se tenir debout, s’asseoir, s’incliner, s’agenouiller, ils s’en tiennent strictement aux rubriques de l’Ordinaire.
Les frères ne sont pas plus tôt entrés dans leur cellule qu’ils se prosternent à genoux devant leur oratoire et pendant quelque temps, ils prient le Seigneur de bien vouloir être proche d’eux dans leur solitude. Ils lui demandent humblement pardon s’ils ont conscience de s’être éloignés de son amoureuse présence en dehors de leur cellule ou d’avoir offensé son divin visage d’une manière ou d’une autre. Ensuite, ils tournent leur cœur vers lui ; ils lui dévoilent ce qu’ils attendent par des prières semblables à celles-ci : « Voilà, Seigneur, je viens à toi pour écouter ce que tu me dis, Seigneur Dieu (cf. Psaume 84, 9). Parle, Seigneur, ton serviteur écoute (1 Rois 3,9). Ce sont bien là mes désirs, mais je crains que des chimères inconsistantes ne me troublent, que le sommeil ne m’envahisse, que la pesanteur de ma corruption ne m’abatte. Aide-moi, Seigneur, pour que j’aie la force de veiller en ta présence et de percevoir d’un esprit avide les paroles de ta bouche ».
Ensuite ils se mettent à lire. Quand ils lisent, ils croient recevoir du Seigneur en personne les paroles qu’ils lisent et ils s’efforcent de répondre à ses commandements et à ses conseils par des élans mutuels et de fermes décisions. Ils ferment le livre de temps en temps et, les yeux sur l’image du Crucifié, ils dialoguent avec le Seigneur sur les sujets de leur lecture. Ils s’accusent de n’avoir pas encore réalisé ce qu’il a bien voulu leur enseigner par cette lecture et ils promettent de le faire à l’avenir avec le secours de sa grâce.
Ils tiennent à cette alternance de lecture et de prière, certains que, même s’ils ne peuvent accomplir rien d’autre, une fois le livre fermé, leur désir crie vers Seigneur. Est-ce que le Seigneur n’exauce pas le désir des pauvres ? Ton oreille a entendu les bonnes dispositions de leur cœur ? (Psaume 9, 38).
Pour les aider dans cet exercice, leur père spirituel leur donne des livres rédigés sous forme d’entretiens et de dialogues, tels L’École de Jésus Christ, L’Aiguillon du repentir du Révérend P. Jean de Jésus-Marie. On leur donne le livre du Père Luca Pinelli De la perfection religieuse, les ouvrages des très dévots Pères Louis de Blois et Lanspergius, les Vies des Pères de l’Orient, l’Échelle de Saint Jean Climax, la Doctrine spirituelle de Saint Dorothée et d’autres petits ouvrages de piété des Saints Pères d’autrefois. Mais spécialement et avant tout, le court traité De l’Imitation du Christ avec les autres œuvres du Père Thomas a Kempis, ce religieux exemplaire, et ils mettent autant d’ardeur à le chérir, à le lire et à s’y conformer qu’on en a mis à le leur recommander.
Pour approcher du saint Sacrement de l’Autel avec un cœur plus digne et plus pur, généralement, lors de communions extraordinaires, la matinée achevée et avec l’autorisation du Père maître, ils récitent un psaume de pénitence, le Miserere, et vers midi, ils s’adonnent exceptionnellement à une oraison mentale, même à ce moment-là ???. Pour découvrir à leur Seigneur toutes leurs faiblesses, leurs passions, les manques de maîtrise d’eux-mêmes, ils les lui exposent comme à un médecin céleste et le prient de nettoyer leur cœur de telles impuretés pour qu’il y fasse sa demeure avec la bonté infinie dont il a bien voulu les visiter
Ils consultent soigneusement le manuel de piété intitulé Billets spirituels de chaque mois et ils accomplissent les actes tant extérieurs qu’intérieurs liés à la vertu qui leur est échue. Le jour sacré de leur saint patron, ils communient avec dévotion et, ce jour-là, ils demandent à leurs supérieurs de leur infliger quelque pénitence extraordinaire.
Ils se choisissent personnellement quelques saints comme patrons et ils leurs confient leurs besoins spirituels. En plus des saints de notre Ordre, ils en prennent quelques autres, tout spécialement saint Joseph, saint Jean l’Evangéliste, saint Charles Borromée, sainte Geneviève à qui ils se recommandent particulièrement eux-mêmes avec les besoins de notre Ordre.
Ils vénèrent tellement l’Écriture Sainte qu’ils ne la lisent toujours, dans leur cellule ou au réfectoire, que tête nue et même souvent à genoux. S’ils en trouvent un fragment tombé à terre, ils le ramassent avec respect, pour qu’il ne soit pas foulé aux pieds ou ne serve à des usages profanes.
Dès qu’ils entendent le signal du repas, ils se tournent intérieurement vers Dieu. Ils pensent et repensent à leur grande misère, eux qui, tel du bétail dépourvu de raison, sont soumis à de telles contraintes. Pendant le repas, ils s’efforcent de nourrir leur âme non seulement avec la lecture spirituelle à laquelle ils sont très attentifs, mais ils font aussi jaillir des prières et des soupirs d’amour par lesquels ils élèvent leurs esprits en Dieu qui est leur vie éternelle.
Si la lecture est agréable et les enflamme, ils s’en servent pour accomplir leurs actes intérieurs. Dans le cas contraire, ils s’unissent à Dieu directement avec le désir qu’ils ont toujours et partout, mais surtout dans ce cas-là, de garder sa divine présence.
Ainsi, pendant le repas ils crient souvent vers le Seigneur : « Élève mon esprit, Seigneur, jusqu’à toi, nourris-le de ta divinité ! Car tu es ma vie, ma joie, toute ma délectation. Ah non ! Seigneur, que je ne me vautre pas dans cette corruption : en toi réside le seul agrément de mon âme. Sois la nourriture de ma vie ! »
Voici même un exemple des soupirs avec lesquels les frères se stimulent : « Ah, Seigneur, quand donc me réjouirai-je dans ta gloire ? Quand me combleras-tu de joie par ton visage ? » (cf. Psaume 20,7)
Enfin, ils s’efforcent souvent, à propos de l’atroce passion du Seigneur ou du pain des larmes, de converser avec Dieu, mais avec douceur et amour, sans violence ni ébranlement des sens, afin de se fortifier spirituellement tout comme ils se nourrissent physiquement. Chacun le fait selon la qualité de ses exercices, ??? en plus de l’attention qu’il porte à la lecture,
Ils mettent au fond de leur cœur cette divine maxime : « Avant de manger, je soupire » (Job 3, 24).
Avant de se mettre à table, ils s’accusent des fautes qu’ils ont commises en chantant au chœur ou dans l’oratoire. S’ils ont cassé quelque chose : plats d’argile, cierges, livres, ils en apportent les débris au réfectoire, ils demandent pardon et s’accusent en disant : « Voici, Père ce que j’ai brisé à cause de mon ignorance et de ma bêtise ».
S’il arrive qu’en l’honneur d’évêques ou d’autres prélats présents au réfectoire, ou pour n’importe quelle autre cause, il y ait dispense de silence, ils ne disent pas un mot pour bien montrer, à la gloire de Dieu, de quel élan ils pratiquent et chérissent le silence. Et si leur supérieur les invite à parler deux ou trois fois, ils le font d’une voix si basse, si modeste et si brève qu’on les entend à peine.
Pour quelque autre motif, y compris lors d’une récréation exceptionnelle, s’il y a une dispense de silence au réfectoire, ce n’est pas une raison pour qu’ils s’autorisent à laisser leurs yeux se porter çà et là et leur fassent faire le tour des tables. Ils le savent, le supérieur ne leur a pas permis de regarder, mais simplement de parler. Aussi chacun ne parle-t-il qu’à son plus proche voisin de sujets spirituels, d’histoires de saints, de ce qui est lu tous les jours au réfectoire.
Quand ils quittent le réfectoire pour la promenade où ils ont la liberté d’ouvrir la bouche, ils ne se mettent pas à parler tout de suite après être sortis. Ils craignent en effet que leurs sens ébranlés et le désir de se délier la langue ne leur fassent tenir des propos insuffisamment imprégnés de piété et de l’Esprit de Dieu. Mais ils s’adressent à Dieu, dirigent leur cœur vers lui et prient, pour que ce qu’ils vont entendre ou dire soit intégralement à sa louange éternelle, le temps d’un Miserere silencieux. Ensuite, quand un aîné ou celui qui a la charge de leur donner la parole commence à parler, ils s’entretiennent de sujets de piété, sans élever la voix et modestement, par groupes de trois frères au moins, jamais de deux. Il y en a pourtant, pour ne pas dire tous, qui préfèrent se taire plutôt que d’ouvrir la bouche et ils ne parlent pas sauf si un aîné leur demande de le faire.
Ils ne s’isolent jamais de l’ensemble du groupe des frères. Ils ne disent rien qu’ils ne veuillent être entendu de tous. Ils gardent toujours les mains sous leur scapulaire et ne gesticulent pas en parlant et en se déplaçant. Ils ne remuent pas leur ceinture, leur rosaire ou leur scapulaire et ne les manipulent pas en s’amusant ou d’une manière qui ne convient pas. Ils évitent en effet d’agir comme de penser ou de parler avec insouciance et inutilement.
Ils aiment fréquenter ceux qu’ils savent développer des sujets de spiritualité, afin d’être ravis plus facilement en Dieu, enthousiasmés par de tels propos. Ils s’en servent alors pour faire presque sans cesse oraison en accomplissant des actes intérieurs sur le sujet qu’ils entendent. Ils demandent à Dieu la grâce de faire ceci et de fuir cela selon l’enseignement qu’ils reçoivent. En effet, ce qui se dit alors, ils ne le prennent pas comme un bavardage de récréation, mais avec sérieux et dévotion. Ils le savent bien : la parole de Dieu est proférée en cette circonstance avec autant de fruit que n’importe où dans le monastère, à cause de la sainte liberté qui permet à chacun d’exposer ses doutes à un aîné compétent sur ces sujets, mais aussi parce qu’on ne parle ici que de l’action quotidienne et spirituelle des frères.
Ils évitent soigneusement la moindre dispute et bataille d’arguments, mais, après avoir commencé à parler pour exposer leurs raisons, ils se cèdent mutuellement la parole avec modestie et humilité.
Ils n’abordent pas les débats d’école, de philosophie et d’autres sciences spéculatives qui éloignent l’esprit de la pure et amoureuse union à Dieu. Ils traitent uniquement de choses dont ils ont l’expérience et auxquelles ils sont entraînés. Et ils acquiescent intérieurement et extérieurement à tout ce que leur dit un frère plus âgé, en faisant confiance à ce qu’ils ne peuvent comprendre. Pourtant, s’il reste un point obscur, ce n’est pas le moment de discutailler avec ce frère, mais ils attendent pour en débattre ultérieurement avec lui plus en détail.
Ils ne parlent jamais d’eux positivement ou négativement, mais ils guettent, afin que si l’on dit du mal d’eux, ils le croient et même pire que cela.
De même, ils ne parlent jamais des travers ou des défauts de caractère des autres, en paroles, par gestes, et sous aucun prétexte, pas même pour plaisanter. Ils n’imitent pas la voix, les gestes, le rire de tel frère, ce qui est absolument contraire à la véritable simplicité et charité.
Si quelqu’un parle de choses du monde, vaines ou trop peu édifiantes, ils ne s’en prennent pas à lui et ne le réprimandent pas afin de ne pas l’attrister. Mais ils se tiennent avec modestie et sérieux. Ils ne répondent à ces faits et propos que brièvement et avec réserve, pour que le coupable s’aperçoive qu’ils n’approuvent pas de telles bagatelles. Ainsi leur charité fraternelle n’en souffre pas, et les coupables sont corrigés plus facilement qu’avec des reproches et des mises en garde mutuels.
Les novices, les jeunes profès et tous ceux qui n’en ont pas reçu l’ordre se gardent soigneusement de faire de reproches à un frère ou de le réprimander pour ses défauts, sous quelque prétexte que ce soit, pas même celui de la charité. En effet, ils le savent, pour un prétexte de ce genre, ils pourraient raviver des passions latentes. S’ils remarquent chez leurs frères un fait qui contrevient à la règle et à la vraie perfection, ils en font part au supérieur au bon moment, c’est-à-dire quand leur propre ressentiment s’est calmé.
Ils chérissent et veulent tellement servir la charité fraternelle qu’ils évitent de faire du mal à un frère, même sur un point de détail, ou de l’affliger de quelque façon. Donc, quand un supérieur fait un reproche à l’un d’eux et que, pour l’abaisser davantage, il l’humilie et le tourne en ridicule pour quelque défaut de caractère, autant que possible ils s’abstiennent tous de ricaner. Ils ne le regardent pas, mais ils lui témoignent avec amour leur compassion, souhaitant que ce soit à eux que s’applique une telle pénitence et humiliation et non à leur frère qui n’est que piété et innocence.
Quand ils voient un frère se faire reprendre très sévèrement par un supérieur pour tel ou tel manquement, même grave, s’il s’en accuse lui-même ou est accusé par le supérieur, ils sont si persuadés de la sainteté du coupable qu’ils s’efforcent au contraire de la grandir. Ils ne considèrent pas la faute de leur frère, mais dans leur cœur ils louent sa grandeur d’âme, car il s’accuse avec beaucoup de noblesse même de ses péchés graves.
Ils le savent bien : le supérieur a parfois coutume d’accuser, de blâmer, d’accabler de reproches des innocents, pour que les coupables fassent retour sur eux-mêmes et reconnaissent leurs fautes, c’est pourquoi dans une telle occasion, ils ne portent aucun jugement téméraire.
Ils ne parlent jamais entre eux des humiliations et des pénitences qui ont lieu au réfectoire et pendant l’exercice des coulpes. Ainsi sans s’exciter par leur bavardage, ils ne tournent pas en ridicule ces exercices de piété et d’humilité et ne perdent pas le fruit qu’ils ont acquis en se soumettant à ces humiliations. Simplement, ils se rappellent mutuellement les prescriptions générales qui ont été fixées.
Quel que soit le travail auquel on les envoie, ils gardent scrupuleusement le silence et, au cas où ils auraient besoin de parler, quand ils ne peuvent se faire comprendre autrement, ils s’expriment à voix basse et brièvement, en se rappelant toujours notre Règle qui leur dit de manger leur pain en travaillant en silence (Règle chapitre 16.).
Ils font tout pour apprendre à fond notre Règle et surtout les chapitres Du séjour dans les cellules (ch. VII), Du silence (ch. XVI), et Des armes spirituelles (ch. XIV), qu’ils s’efforcent de pratiquer à la lettre.
Les frères tiennent en très grand honneur tous les gens d’Église, mais spécialement les religieux, à quelque Ordre qu’ils appartiennent. Et s’ils entendent des gens du monde attaquer leur bonne réputation, ils s’efforcent dans la mesure du possible de ne pas prendre part à de tels propos. Ils louent les Ordres religieux en général et chacun en particulier. Ils sont convaincus que notre Ordre concourt plus à leur salut qu’un autre, puisque de toute éternité Dieu le leur a destiné à l’exclusion des autres comme seul moyen et seule source de leur salut. Cependant ils ne vénèrent et ne louent pas moins tous les Ordres religieux et ils ne mettent pas le leur au-dessus des autres.
Ils veillent à ne pas s’étendre excessivement auprès des gens du monde sur l’ancienneté de notre Ordre, sous aucun prétexte. En effet, on pourrait y flairer de la morgue, et une simplicité véritable ainsi que l’humilité qui ne veut jamais se faire remarquer en souffriraient. Mais, dans leurs bonnes conversations intérieures avec Dieu, extérieures avec les hommes, ils tâchent, autant que possible, de faire resplendir la vie religieuse notre mère dans ses membres.
Ils font preuve tout spécialement d’honneur et de respect envers les Évêques, en tant que prélats ordinaires de la sainte Église et, partout où ils le peuvent, ils s’emploient à recevoir leur bénédiction.
Dans la mesure du possible, ils évitent de s’entretenir avec les gens du monde, surtout avec leurs proches. Ils y voient un piège empoisonné qui d’un coup de balai éloigne l’âme du pur amour de Dieu et ils ne les abordent que contraints par la sainte obéissance. Pour cela, ils leur parlent toujours en présence d’un tiers qui sera pris parmi les frères plus âgés. Ils lui confient tout le soin et l’honneur de la conversation ; quant à eux, ils se taisent, réservés, sérieux, les yeux baissés, ils ne répondent que si on les interroge, brièvement et à voix basse et ils font savoir souvent à leur aîné (si l’entretien traîne en longueur) qu’ils ont à s’acquitter d’autres tâches confiées par l’obéissance.
Si l’obéissance les contraint à parler avec des gens du monde, alors ils élèvent vigoureusement leur cœur vers Dieu, en priant le Seigneur de ne pas laisser souiller le cœur de ses serviteurs par des propos mondains, puisque ce n’est pas de leur plein gré, mais par sa seule volonté qu’ils les rencontrent et les écoutent.
Ils ne prolongent pas excessivement leurs conversations avec eux, sous prétexte de les convertir, surtout s’ils sont religieux de fraîche date, mais ils croient qu’ils feront plus pour leur conversion en priant pour eux qu’en les instruisant, car l’instruction revient aux plus âgés et aux Pères qui en ont reçu mission.
Si jamais ils doivent parler avec des femmes, leurs sœurs ou leur mère, ils insistent auprès de leur supérieur en lui demandant d’en être dispensés. Et si la vertu d’obéissance les y contraint, ils sont brefs, sérieux et s’en débarrassent le plus vite possible. Ils veillent scrupuleusement à ne les regarder en face en aucune façon, mais ils prennent congé d’elles avec un grand sérieux en leur disant : « Madame ma sœur, Madame ma mère, je vais prier Dieu pour vous. Que Dieu vous garde ! »
Pour les maladies banales et quotidiennes : évanouissements, faiblesse d’estomac, maux de tête et autres semblables dont les religieux sont coutumiers, ils les supportent sans s’émouvoir et de bon gré, car ils savent bien que c’est fréquent dans la vie religieuse. S’ils en parlent au supérieur, uniquement pour être en règle avec l’obéissance, ils lui exposent leur cas simplement et brièvement sans désirer un traitement de faveur ou une dispense. Mais ils veulent souffrir physiquement et spirituellement à cause de Dieu, se rappelant toujours qu’ils ont été appelés à souffrir tous les jours de leur vie, en eux ou hors d’eux.
Quand ils sont envoyés par le supérieur à l’infirmerie pour une maladie grave, dès qu’ils y sont entrés, ils doivent demander qu’on leur lise le plus tôt possible le chapitre du manuel qui traite des malades pour s’y conformer à la lettre.
On leur rappelle souvent que dans la vie religieuse, l’infirmerie est le lieu où les frères doivent se surveiller davantage. En effet, pour le réconfort des malades, l’institution monastique, comme une mère bienveillante, ne refuse rien, n’épargne ni la fatigue ni les attentions, mais elle répand sans compter et avec largesse les ressources de sa charité. Aussi, dis-je, sachant cela, nos frères veillent soigneusement sur eux-mêmes pour ne pas abuser d’une telle bienveillance, charité et indulgence. Mais, toujours désireux de se maîtriser en tous, fortifiés par la seule obéissance, ils s’efforcent de satisfaire davantage la volonté de Dieu que la nature.
Quand la nourriture ne leur convient pas, quelle que soit leur maladie, ils ne la critiquent pas, mais s’ils ressentent quelque dégoût, ils l’offrent généreusement comme pénitence et ils acceptent avec entrain une telle privation. Ils se rappellent alors que, du temps où ils étaient en bonne santé, ils demandaient à Dieu et à leur supérieur des pénitences qu’ils n’obtenaient pas. Donc, maintenant qu’elles se présentent d’elles-mêmes, ils doivent les accueillir avec le plus grand enthousiasme.
Ils évitent autant que possible, là comme ailleurs, tout excès des sens, surtout en ce qui concerne la langue, non pas l’organe du goût, mais de la parole : ils s’entretiennent toujours de sujets religieux ayant trait à Dieu. Mais même quand, pour consoler et divertir les malades, ils prononcent des paroles en l’air ou de bons mots, ils y mêlent toujours des paroles divines pour nourrir spirituellement les esprits et transformer l’infirmerie en oratoire.
Là comme ailleurs, ils sont très ponctuels pour s’acquitter de l’office divin aux heures et aux moments fixés, et ils n’acceptent pas d’en être dispensés, sauf en cas de maladie très grave. Ils demandent alors qu’un frère récite les prières à leur place et ils y accordent toute leur attention.
Quand c’est possible, ils demandent au supérieur de leur donner un frère profond, spirituel et enthousiaste qui vienne les voir souvent et puisse leur rendre vigueur par des propos dynamiques. Ils boivent ses paroles, et grâce à ce qu’il leur dit et à ses bons conseils, ils reprennent une force étonnante dans le Christ leur Seigneur.
Quand ils vont faire un séjour à l’infirmerie, voici ce qu’ils disent au Seigneur : « Seigneur, voici le lieu où je vais être éprouvé, non seulement en supportant ma maladie physique, mais aussi parce que là j’aurai l’occasion de pratiquer une foule de vertus. Aide-moi, Seigneur, à faire ce que je t’ai promis, à souffrir en moi et hors de moi, à obéir humblement et à accomplir ta volonté en toute circonstance ».
C’est surtout là qu’ils s’appliquent à conserver l’amoureuse présence de Dieu, pas avec autant de vigueur, de vivacité et d’assiduité [qu’auparavant], mais ils vont puiser au fond d’eux-mêmes de manière à pousser des gémissements d’amour et de fréquents soupirs. Ils se réfugient auprès de Dieu comme étant le seul capable de les rafraîchir et de les réconforter en lui disant comme des amis : « Seigneur, celui que tu aimes est malade (Jean 11,3). Tu l’as voulu, et c’est ainsi. Béni soit ton nom, Seigneur ! » À noter que, de même que méditer sur Dieu est leur seule consolation, de même parler de lui est le seul repos et plaisir, surtout en cet endroit et à ce moment-là.
Ils tâchent de montrer un visage toujours paisible à ceux qui viennent leur rendre visite ; mais quand leur maladie les empêche de parler trop longtemps, ils demandent à leurs visiteurs d’aborder des sujets de spiritualité, et ils les écoutent avec attention et piété. Ils les interrompent pour bien leur montrer qu’ils accueillent de tels propos volontiers et l’esprit joyeux.
Et ils le savent, comme une grande force d’âme est nécessaire pour que ceux qui restent longtemps à l’infirmerie ne voient la perfection qu’ils ont acquise diminuer en rien, dès qu’ils vont mieux, ils demandent au supérieur la permission de partir. Ainsi, ils ne s’amollissent pas en y restant trop longtemps. Ils ne deviennent pas ensuite nonchalants et moins aptes aux autres exercices de l’observance commune.
Ils prient souvent l’infirmier de les reprendre sur leurs manquements et ils lui obéissent en tout point comme à un supérieur.
Si jamais on les envoie à la campagne en convalescence pour respirer un air plus pur et reprendre religieusement des forces en se promenant, ils font la plus grande attention à ce que dit le frère plus âgé qui est alors responsable d’eux et, avec son autorisation, ils s’adonnent modérément à quelque exercice physique, en évitant toujours une violence excessive qui éteindrait leur esprit de dévotion. Ils invoquent souvent le Seigneur et ses saints, et leur principal délassement pendant ce séjour consiste à commenter leur vie et leurs exemples.
Avant d’aller se détendre, ils accomplissent fidèlement et méthodiquement l’office divin pour que Dieu soit toujours par-dessus tout honoré pendant leur entraînement.
Ils gardent la présence divine bien implantée en eux et ils entretiennent son ardeur par de fréquentes aspirations en dirigeant leur cœur vers Dieu. On peut alors en voir beaucoup quitter quelques instants le groupe des autres et, le visage face à un mur ou à une haie, soupirer vers Dieu du fond d’eux-mêmes, en formulant, comme ils l’ont dit par la suite, des actes comme : « Pas question, Seigneur, que je me réjouisse ici sinon en ta présence. Tu es toute ma douceur et mon repos. En toi seul je veux me réjouir. Mais puisque tu m’en donnes l’ordre, mon Seigneur, je vais exulter et me réjouir devant toi, simplement. Ne me quitte pas ».
C’est par de tels actes, entre autres, qu’ils élèvent leur cœur vers Dieu et qu’ils s’abstiennent de toute joie désordonnée. Cependant, beaucoup en témoignent, de tels délassements sont pour eux les plus dures des croix. En effet, leur esprit, accoutumé à dialoguer avec Dieu leur semble bridé par de tels exercices qui ne sont pas sans violence, et c’est pour cela que la crainte filiale qu’ils ont en leur cœur de perdre le visage de leur Dieu les touche en profondeur. Le désir qu’ils ont de dialoguer librement avec lui est si véhément que, s’ils ne se stimulaient pas, jamais ils n’auraient plus grande tristesse, car ils s’aperçoivent que l’aimable visage de leur Dieu se ternit par de telles entraves.
Cela explique qu’ils soupirent après leur cellule comme après un port où leur esprit trouvera le salut, où les vents ne soufflent pas, où les tempêtes ne mugissent pas, mais où, dans un loisir fructueux, ils savourent pleinement la douceur de Dieu. Ils n’ont de repos assuré que dans leur cellule. Ils l’apprécient tellement que c’est pour eux un acte grave d’en sortir, quelles qu’en soient les raisons. C’est là en effet qu’ils épanchent leur cœur en présence de Dieu et qu’ils sont fréquemment remplis de l’agréable douceur intérieure par celui qu’ils désirent sans cesse avec ardeur.
C’est toi, Seigneur, qui leur as insufflé cet esprit de solitude et de silence ; daigne l’augmenter et le maintenir en eux ; car c’est le véritable esprit de notre Règle par laquelle tu leur commandes ceci : « Que chacun reste dans sa cellule ou proche d’elle, jour et nuit, à méditer la loi du Seigneur » (Règles, chapitre III).
Qui, Seigneur, nous accuserait d’exagération pour avoir loué ici nos frères ? Ce serait vraiment terrible, si ce n’était toi qui nous y avais poussés par ton Esprit. Tu le sais, Seigneur, nous n’avons dit que la vérité. Le seul point peut-être, dont la vérité n’est pas évidente, c’est que, ayant dit que « tous » étaient parfaits, il semble que cela s’applique à chacun en particulier. Mais, pour que je t’en parle, daigne accepter, Seigneur, l’adage philosophique que j’ai entendu citer (car je n’ai fait aucune étude) : « ce qui s’applique à tous s’applique à chacun ». Oui, Seigneur.
Donc, comme la majorité de nos frères accomplit effectivement ce que je viens d’écrire et que les autres s’y efforcent, je crois, Seigneur, que sans attenter à la vérité, nous avons pu affirmer de l’ensemble ce que nous aurions dit de chacun. C’est vrai, mon Seigneur, voici le genre de serviteurs qu’ont été nos frères jusqu’ici. Leur principal exercice, pour ne pas dire le seul, c’est d’aspirer à toi du fond du cœur, de converser sans cesse avec toi en esprit, jour et nuit, d’être tout près de toi et de n’en être pas séparé d’un cheveu par négligence. Tu le sais, Seigneur, beaucoup d’entre eux dépérissent, brûlés du feu de ton amour. Ils soupirent vers toi toute la nuit, incapables de vivre sans toi. Tu es, Seigneur, le témoin de notre désir. Tu connais par leur nom tes bien-aimés qui chaque jour soupirent après toi. Daigne te les conserver à jamais et les unir à toi chaque jour davantage.
C’est ce qu’ils souhaitent, ce qu’ils désirent. Car, bien que tous nos frères ne parviennent pas au même degré de conversation intime avec toi, chacun d’eux croit cependant que la relation fondamentale à la présence divine est nécessaire pour bien se conduire extérieurement. Ainsi, leur esprit ayant librement accès à toi, ils peuvent apprendre dans leurs actions quelle est ta volonté, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait, et avec ton aide, ils s’efforcent de l’accomplir.
Je vais te parler, Seigneur. Comment se fait-il que, encore de nos jours, beaucoup de religieux vivent tourmentés, tristes, en désaccord avec eux-mêmes et insupportables aux autres ? Sans doute est-ce parce qu’ils n’ont aucune relation intime avec toi. Ils sont inconsistants, entièrement dépourvus au-dedans d’eux-mêmes des délices de ta divinité, et ils voudraient alors donner libre cours à la chair et aux sens. Mais comme la vie religieuse et l’engagement de leurs vœux ne leur permettent pas cela, la tristesse, le tourment, le dégoût et la mélancolie les dépriment. Mais ceux qui t’aiment vraiment, Seigneur, qui sont fixés sur le rocher que tu es et qui veillent à garder la familiarité intérieure avec toi, ceux-là ne sont jamais ébranlés. Ils restent debout, stables, prêts à tout affronter pour toi, leur unique amour. Dans toutes les détresses, invectives, reproches, difficultés, exclusions, contraintes, d’où qu’elles viennent, de toi ou des hommes, ils gardent, dis-je, ce principe de ne jamais tourner les yeux vers le monde créé, mais vers toi, dont ils accueillent tout. Ils mettent fermement cette conviction dans leur cœur : « Cela aussi, je l’ai bien mérité, Seigneur que ta volonté soit faite ! »
L’essentiel de cet exercice réside dans cet acte fondamental de la volonté. En quelques tentations qu’ils tombent, quelques désagréments qu’ils souffrent, outrages, injures, ignominies, bref, quelques contrariétés qu’ils endurent, ils veulent dire, mais en vérité du fond du cœur : « Cela aussi, je l’ai bien mérité, Seigneur, que ta volonté soit faite ! ».
Aidés et fortifiés par ta grâce, ils pourront ainsi rester tes serviteurs tous les jours de leur vie. Pour cela, ils doivent dans leurs élans intérieurs être toujours et partout attentifs à toi comme à leur unique trésor, leur chef, leur lumière, leur but. Animés de désirs dynamiques, fidèles, haletants, ils doivent sans cesse être tendus vers toi comme vers le centre absolu de leur cœur, par-delà toutes les occupations et activités de l’imagination, du corps ou de l’esprit.
C’est grâce à toi, Seigneur, qu’il en sera ainsi, toi qui raviras leur cœur, s’ils continuent à te désirer comme ils ont commencé. Au-delà de toutes leurs occupations, de toutes leurs activités physiques et intellectuelles, tu feras surnager et reposer leur désir et leur cœur comme une huile très pure. Mais simplement, qu’ils ne s’attachent affectivement à aucune chose créée. Qu’ils aspirent à toi seul, le bien unique, éternel et incréé et qu’ils accomplissent leurs actes en toi, à cause de toi et par toi, sans tourner les yeux vers l’acte qu’ils font. Ainsi pour eux tout sera dirigé vers toi. Qu’ils ramènent tout à toi par amour et que par l’amour incessant qui reflue vers toi, ils soient ravis au-dessus d’eux-mêmes pour l’éternité.
Oui, qu’il en soit ainsi !
De la direction des frères.
Étant donné que la paix intérieure et la sainte liberté de l’esprit sont absolument nécessaires pour acquérir l’esprit de notre Ordre, le supérieur veille avec soin à ce que nos frères ne soient pas conduits dans un esprit de servitude ni par des considérations humaines. Mais qu’ils vivent en vrais fils de Dieu dans la sainte liberté de l’esprit, et non pas comme des esclaves ou des courtisans (cf. Éphésiens. 6, 6). Ils ne doivent chercher à plaire, en tout et par tous les moyens, qu’à Dieu seul qui voit clair dans les cœurs. Conduits par cet esprit d’amour et de vraie liberté, ils n’ont pas peur de révéler au supérieur leurs manquements, même graves. Mais ils l’abordent spontanément et ils lui avouent leurs fautes, aussi bien les fautes visibles que les fautes cachées et, avec une grande liberté, ils lui disent tous leurs tourments, leurs passions, tout ce qui leur pèse, voulant que rien ne lui échappe, aussi bien de leurs manquements que de leurs pensées intimes. Lui, de son côté, comme un père bienveillant et bon, pour augmenter en eux une telle confiance, se montre avenant et avec un esprit de douceur il les instruit, leur fait des remarques, les encourage et les blâme, et, d’habitude, il ne les contredit pas trop sévèrement, surtout en privé, pour ne pas les terroriser ni leur ôter la liberté de s’expliquer avec confiance à l’avenir.
Le supérieur est patient et longanime quant à la conversion et à l’amendement qu’on espère des novices, si toutefois il ne voit pas en eux des simulateurs et des hypocrites qui disent une chose et en pensent une autre. Car, si c’est le cas, il est sûr que jamais, sauf si Dieu les convertit par miracle, ils ne persévéreront dignement. C’est pourquoi il veille avec soin à ce qu’on ne les admette pas à prononcer leurs vœux, sous aucun prétexte, même s’ils sont doués, capables et savants.
Il n’est jamais effrayé ou abattu par n’importe quels manquements des frères, même graves, pourvu qu’après la chute ils s’humilient et tâchent, autant que possible, de se corriger. Il leur explique la gravité de leurs fautes, sans trop les effrayer ni employer de mots trop durs ou trop acides, mais avec un esprit de charité, un raisonnement très rigoureux et solide et selon les règles de la vérité divine.
Quant à cette liberté d’esprit dans laquelle il sont dirigés, pour qu’elle ne dérive pas vers la licence des sens, le supérieur a l’art, avec une grande adresse, où que ce soit et à n’importe quel moment, d’humilier très rudement chacun d’eux et de porter le fer jusqu’au sang dans ce qu’il y a d’animal en eux, pour qu’ils meurent à eux-mêmes et soient capables d’extirper jusqu’aux racines de leurs passions.
Cependant il ne se sert jamais du prétexte de la pénitence pour les contraindre à l’impossible et à ce qui les angoisserait trop ou troublerait de façon déraisonnable la paix intérieure de leur esprit. Mais, s’il leur prescrit un acte d’humiliation difficile, il ordonne de l’exécuter sur-le-champ, sauf si le type de pénitence exige autre chose, par exemple un lieu et un moment nécessaires à son accomplissement. Il n’a pas l’habitude de donner des pénitences rudes, difficiles ou exceptionnelles tard le soir, pour qu’ils ne soient pas troublés dans leur sommeil en redoutant par l’imagination des humiliations de cette sorte.
Sans parler des pénitences importantes, mais surtout des sérieuses remontrances pour des fautes, on ne les fait pas au début des repas, mais plutôt à la fin ou à un moment plus opportun, pour qu’ils ne soient pas troublés pendant le repas. Ils doivent en effet prendre leur nourriture calmement pour qu’elle ne leur fasse pas mal et qu’ils écoutent la lecture avec profit, ce qui requiert la tranquillité intérieure.
Pour mettre à l’épreuve leur simplicité, le supérieur ne prescrit jamais une mission qui ne soit pas simple par elle-même et dans laquelle on doit trop raisonner. En effet, un tel ordre les arracherait à la simple unité d’esprit dans laquelle ils possèdent Dieu amoureusement, car on ne peut éprouver ou discerner la simplicité d’une chose qui n’est pas simple par elle-même.
Il ne leur donne pas d’ordres qui leur causeraient trop de honte, comme, par exemple, d’exposer publiquement tout ce qu’ils pensent, où qu’ils soient. Si on ne l’ordonne pas, c’est à cause des nombreux désagréments pour ceux qui assistent à la pénitence comme pour ceux qui l’exécutent. Le supérieur favorise chez les frères une grande confiance pour qu’ils prennent la parole et exposent librement les doutes qu’ils peuvent avoir sur des ordres donnés, de telle sorte que toujours et à toute heure il les écoute et les met au courant avec bienveillance. En outre, il leur recommande de ne rien faire dans l’incertitude, mais d’être toujours sûrs de la bonne volonté de Dieu dans ce qu’ils désirent réaliser ou ne pas réaliser, afin d’éviter qu’ensuite ils n’éprouvent scrupules et inquiétudes dans leur conscience pour n’avoir pas tiré les choses au clair.
Quand il les a informés de ce qu’ils doivent faire en conscience, il veut que chacun soit libre de laisser sa propre conscience trancher et il ne les accule pas à se reprocher ce qu’ils ont découvert à Dieu dans une intention effective, ??? avant de passer à l’acte.
Le supérieur sait par expérience combien il est nécessaire pour la bonne paix et le repos intime de ceux qui lui sont soumis, d’entretenir des relations avec eux. C’est pourquoi il ne se contente pas de les accueillir avec bienveillance, mais aussi il les interroge souvent sur leur état tant physique que spirituel. Il les invite à lui parler avec confiance de toutes leurs faiblesses physiques et spirituelles, mais, surtout, il veut être mis au courant de la paix et du repos intérieur de chacun. Et rien ne le réjouit plus que de savoir que tous vivent dans un seul esprit, en paix, sans trouble ni anxiété. C’est pour cela qu’il interroge paternellement tantôt l’un tantôt l’autre sur son état intérieur et extérieur, et quand il ne peut le faire à loisir, il délègue quelques frères parmi les plus formés, auxquels ils peuvent tout dire avec confiance, pour qu’ils le mettent au courant de tout.
Quant à la pratique de l’austérité, de l’abstinence, des veilles et des autres exercices physiques, il les distribue à chacun avec mesure. Il se contente de voir leur désir d’aspirer à de tels exercices. Il perçoit très bien que le but de notre Ordre requiert que l’extérieur traduise l’intérieur et qu’on ne procède pas des exercices extérieurs aux intérieurs, étant donné que notre Règle a plus affaire avec le dedans qu’avec le dehors.
Il ordonne souvent des pénitences qui entraînent rougeur et confusion, propres à rabaisser l’orgueil de l’âme, et il le fait avec beaucoup de discernement.
Souvent il leur recommande la ponctualité et la régularité dans leurs activités, en veillant à ne pas en faire un absolu. Mais ils doivent les observer comme un signe de la volonté divine dont ils tâchent de toujours produire les actes intérieurs, c’est-à-dire parler avec Dieu en tout lieu et avoir toujours leur cœur élevé vers lui.
S’il arrive que, malgré toute l’application qu’ils y mettent, ils ne peuvent pas apprendre la technique du chant, ou comment lire au réfectoire ou comment exercer quelque autre activité du culte extérieur, il leur recommande de ne pas se troubler ni de s’inquiéter pour cette incapacité ou cette maladresse. Et il ne les reprend pas beaucoup sur ces défauts qui ne sont pas imputables à leur volonté, mais à leur faiblesse. Il suffit qu’il les voie faire tous leurs efforts pour y parvenir et ne pas mépriser ces activités, mais s’humilier à propos de leur faiblesse et leur incapacité.
Chacun le sait parfaitement, Dieu a coutume de verser toutes les grâces spirituelles intérieures, les irradiations qu’il envoie dans les âmes de ses amis, par l’entremise du supérieur comme au moyen d’une coupe. Comme on ne peut trouver de signe plus évident de l’authenticité d’une âme solidement établie en Dieu que l’humble soumission et l’abandon entre les mains d’un père spirituel ou d’un supérieur, c’est une raison, dis-je, pour laquelle chacun, dans quelque exercice de spiritualité qu’il se trouve, suit toujours le conseil du supérieur ou de son père spirituel. Lui, de son côté, quand il leur voit un tel abandon, il les pousse avec un grand discernement à suivre les inspirations du Saint Esprit. Il ne met pas d’obstacle à leur envol vers Dieu, mais il les élève, pourvu qu’il les voie humbles, petits et dépouillés.
Il voit que certains frères sont plus engagés dans la familiarité intime de Dieu. Ce n’est pas une raison, comme s’ils pouvaient tout faire sans que la tranquillité de leur esprit en souffre, pour les charger exagérément de charges extérieures, mais il ne les laisse pas non plus sans rien faire, veillant aux excès en tout. Il les exhorte à suivre la vie régulière commune et à être un exemple pour les autres, afin que leur vie vertueuse enflamme les autres frères à l’amour de l’exercice intérieur.
S’ils sont engagés dans trop d’activités, le supérieur leur accorde cependant un moment de solitude dans la journée pour s’occuper de Dieu de tout leur cœur avec plus de liberté et d’ardeur et puiser en lui lumière et grâce pour agir ensuite convenablement dans les affaires extérieures.
Il ne leur prescrit pas, sous prétexte de zèle et de perfection, de charges trop dures qui priveraient de liberté ceux qui dépendent de lui et contraindraient trop leur esprit : par exemple observer un silence total pendant un mois ou une quinzaine de jours, veiller tard, enchaîner des oraisons à n’en plus finir. Il évitera ainsi, en commandant cela à tous, que ceux parmi eux qui sont faibles et qui ne possèdent pas une telle perfection, ne se sentent trop accablés en étant malmenés dans de telles charges que leur faiblesse les empêche encore d’accomplir volontiers.
Vraiment, la direction spirituelle exige de ne jamais rien prescrire qui contraindrait trop l’esprit des frères qui leur sont soumis. Car c’est à eux-mêmes que ces frères doivent faire violence et non être tirés par les autres comme à contrecœur. Et le père spirituel ne doit pas tant surveiller ce qu’ils font que savoir dans quel esprit ils le font. À coup sûr, s’il en était autrement, il n’y aurait pas de bon résultat. En effet, si on prescrit d’accomplir, en général, des tâches trop exigeantes et trop rudes, tous les feront extérieurement du moins, mais beaucoup resteront intérieurement accablés, angoissés, tristes et inquiets, ressentant une trop forte contrainte. Cela aboutit à ce que, par la suite, les frères ne maîtrisent plus du tout leurs sens ni leurs passions. Comme il est loin, leur progrès ! Aussi, concernant le corps en général, le père spirituel ne les surcharge pas de nouvelles règles de stricte observance, mais il laisse chacun libre. Cela ne l’empêche pas en privé, d’accorder à chacun des épreuves exceptionnelles d’austérité et de mort à eux-mêmes.
Il n’utilise que rarement les blâmes publics et les reproches propres à déprimer l’esprit et à faire naître une crainte d’esclave. En outre, pour la faute d’un frère en particulier, il ne met pas en cause l’ensemble des frères du monastère, pour ne pas engendrer en tous angoisse et abattement. Cependant, pour corriger tel ou tel, quand il le juge utile, il fait une remarque en public, sans citer aucun nom, et il ajoute que tous ne commettent pas cette faute, mais seulement un petit nombre.
Il veut toujours que ses frères soient vivants et rieurs et il préfère les voir afficher un visage paisible, joyeux et souriant plutôt que triste, sombre et inquiet, car il en est sûr, la bonne humeur du visage traduit une âme unie à Dieu. Celui qui parle sans cesse à Dieu et dialogue amicalement avec lui peut dire en effet : « Le Seigneur m’a donné de la joie au cœur (cf. Psaume. 4, 7) et, dès lors, je suis toujours joyeux en sa présence ». Sans compter que cette joie de l’esprit fait fuir les tentations, balaie les ténèbres et les nuages qui trônent chez les gens inquiets et déprimés.
S’il voit un frère plus triste que d’habitude, quand il le juge profitable, pour détendre les esprits et leur rendre leur bonne humeur ordinaire, il leur accorde spontanément un petit divertissement, comme l’autorisation de parler entre eux et de se donner mutuellement courage et force. Pour faire naître en eux une plus grande confiance, il va même, comme un père bienveillant, se divertir avec eux avec dévotion et familiarité, et il en découle un profit considérable. En effet, très souvent ténèbres et tristesses s’évanouissent de leur cœur, la charité fraternelle grandit et les dégoûts naturels et les terreurs, que souvent l’esprit du mal instille dans l’esprit des novices à l’encontre de leur supérieur, sont souvent chassés par cette attitude familière à leur égard.
Si le père spirituel en voit un qui lors d’une telle récréation se comporte avec trop peu de retenue, il ne le blâme pas ni ne l’humilie trop rudement sur le moment. Alors ce frère n’a pas les sens trop ébranlés pour accueillir ces reproches avec fruit, et les autres ne s’en attristent pas et ne perdent pas leur bonne humeur. Ce serait en effet gâcher le but poursuivi par cette récréation. Il attend donc, comme l’exige sa charge et en homme avisé, pour faire des reproches à chacun au bon moment.
Nul n’a le droit, quelle que soit sa qualité ou sa condition, qu’il soit père ou frère, de blâmer ou d’humilier les frères, surtout les novices, pas même les pères envers qui ils auraient commis une faute sur un point en servant la messe, mais ces derniers peuvent en référer au supérieur ou au maître des novices ou à d’autres qui doivent veiller aux manquements des frères.
C’est sûr, le but recherché par l’esprit des supérieurs et des prélats est la plupart du temps le même que pour les subordonnés. C’est pourquoi le supérieur ne manque pas, lors des Chapitres et des exhortations publiques, de rappeler à tous en quoi consiste l’essentiel de notre Règle et de notre perfection. Elle ne réside pas dans un faste extérieur, mais dans l’esprit d’humilité où nous désirons être abîmés et ignorés et dans la conversation profonde avec Dieu par l’oraison et la méditation.
Il conseille à chacun de ne pas afficher leur ascétisme à l’extérieur pour édifier les gens du monde ou pour ajouter à l’éclat de la communauté, mais de la pratiquer au fond de leur cœur afin de ne plaire qu’à Dieu seul. En second lieu, ils édifieront ainsi leur prochain, surtout en gardant la réserve propre à la vie religieuse. Quand ils vont dehors, ils veillent toujours et partout à marcher sous le regard de Dieu dans la simplicité du cœur et à converser avec lui. Ils le savent en effet, c’est ainsi qu’ils pourront édifier les gens du monde plutôt que par un étalage de dévotion,
, Le supérieur protège sans restriction ceux qu’il voit les plus portés à la contemplation, car il le sait parfaitement, ce sont eux, dirai-je, les bases les plus solides d’une communauté religieuse, semblable à des coupes par qui la largesse divine répand les grâces célestes dans le reste du corps. Oui, vraiment, quand on sait combien Dieu se complaît dans une âme fidèle, noble et vraiment contemplative, on peut savoir le nombre de bienfaits qu’il a coutume de dispenser par son entremise. Oui, c’est clair, les plus grands bienfaits que Dieu a jamais communiqués l’ont été par la médiation de ses amis et de ses serviteurs. Mais qui sont donc, je vous le demande, les fidèles serviteurs, mais aussi les amis de Dieu, sinon ceux qui jour et nuit sans cesse soupirent après lui dans des gémissements d’amour. Ils ne manquent jamais de contempler son visage, ne serait-ce qu’un très bref moment. Ils sont debout pour répondre à son moindre signe, ils conversent avec lui presque partout et sans cesse, dialoguant avec lui comme un fils avec son père, un ami avec son ami, comme une femme avec son unique époux ?
Frères très aimants, une ardeur continuelle vous pousse à entretenir dans vos cœurs l’esprit ardent du Seigneur que vous vous êtes acquis par la pratique intérieure de l’amour divin. C’est à vous, dis-je, qu’est destiné l’exercice suivant. C’est un résumé qui vous apprendra brièvement la méthode pour persévérer dans votre ferveur initiale, pour agir en présence de Dieu et avec lui, pour conserver la sagesse divine préalablement acquise, au milieu d’exercices portant sur des études diverses et qui vous dispersent, mais auxquels vous êtes destinés pourtant par la sainte obéissance.
Et d’abord, vous devez être également disposés à étudier comme à ne pas étudier, ou plutôt vous devez seulement vous passionner pour le zèle de l’oraison et de la mort à vous-mêmes, et cela pour l’éternité, sauf si l’obéissance en décide autrement. Donc, si vous êtes tels que vous devez être et comme on l’attend de vous, vous devez étudier dans l’amour et par l’amour, non pas pour en savoir davantage, mais strictement pour aimer. En effet, bien que le but des études soit la science, le frère, que l’aiguillon de l’amour divin ne cesse de stimuler au fond de lui, n’en tire cependant qu’un moyen passif d’aimer. C’est que l’amour sincère ne tient pas compte de l’activité, mais de Celui en qui et à cause de qui il agit et travaille. C’est donc sous le joug de cette obéissance que vous devez vous atteler au nom du Seigneur, comme épreuve de votre fidélité dans l’amour. Dès lors, vous ne vous éloignez pas de l’amour et vous n’oubliez pas votre intention amoureuse et conforme à Dieu, autrement dit celle d’aimer Dieu dans toutes vos entreprises.
À coup sûr, vous devrez faire appel à votre fidélité pour ne pas lâcher ce socle divin. En effet, les méthodes de l’oraison et de l’étude sont contradictoires et elles refusent tout accommodement qui éviterait à l’une des parties de se sentir lésée par l’autre. La véritable oraison dépouille l’esprit de toute image et apparence, sensible comme créée, et cela dans le domaine du sentiment, mais aussi dans celui de la pensée. Elle nous unit plus à Dieu par un ardent désir, des aspirations vives et enflammées, que par des phrases et des arguties à n’en plus finir. Elle nous fait contempler Dieu d’autant plus parfaitement que plus grande aura été la pureté du cœur, comme en témoigne le Maître des maîtres qui disait : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu » (Mat.5, 8).