MARIA PETYT (1623-1677)
Mystique flamande
Notices
&
Études par Albert Deblaere
Dossier assemblé par Dominique Tronc
« Des sources, tant orales qu’écrites, auxquelles j’ai pu avoir accès, un homme de lettres eut aisément tiré la matière homogène d’un récit […] Mais en réalité, cet ouvrage est né du récit, soigneusement retranscrit après enregistrement, que me fit de sa vie un ancien patron de pêche de Groix, Louis-Joseph Gourronc, [… qui] de son œil bleu clair et de sa mémoire infaillible, jugeait, commentait, orientait, biffait avec une patience équanime. Peu à peu, un portrait est apparu, avec ses traits saillants, son caractère difficile, mais jamais indifférent : celui d’une île naguère encore vouée tout entière à la pêche hauturière. Trop d’écrivains ont donné du monde maritime français une image littéraire, romancée, poétisée, et somme toute imaginaire. Avec ma façon de penser d’intellectuel, mon inexpérience fondamentale des métiers de la mer, comment aurai-je osé raconter à ma façon la vie d’hommes appartenant à une autre culture, à un autre âge ? 1 »
Maria Petyt (1623-1677) est une figure flamande qui égale les plus grandes mystiques françaises de son siècle. Elle vécut peu après Marie de l’Incarnation du Canada (1599-1672) et avant Madame Guyon (1648-1717). Maria témoigne comme ces dernières d’une expérience mystique menée à terme, partage leur indépendance et connut parfois la solitude propre aux spirituels. Moins célèbre que ses compagnes à cause du rayonnement moindre de la langue flamande et par une vie cachée au sein d’une des nombreuses petites communautés béguinales qui restaient indépendantes des grands Ordres (même si Maria se rattacha au carmel sous l’influence du confesseur).
En attendant que paraisse un jour une traduction complète de ses témoignages écrits en flamand, j’assemble un dossier de celles qui, rendues disponible en français depuis longtemps, sont pourtant devenues pratiquement inaccessible. Les publications de son premier traducteur furent en effet disséminées dans des revues spécialisées en diverses contributions.
L’intérêt du dossier dépasse celui d’un assemblage de traductions de la mystique Maria grâce à la valeur du pénétrant et profond spirituel Albert Deblaere2. De larges citations bien choisies de Maria parsèment déjà ses études. Elles sont complétées par les traductions antérieures de Louis van den Bossche3. S’en distingue par son caractère suivei une autobiographie de valeur tout à la fois intérieure et littéraire.
Ces textes livrent une expérience mystique menée à terme sur toute la durée d’une vie en suivant un chemin ascendant parfois difficile.Une intériorité vécue ‘jusqu’à la moelle des os’ est associée au rendu très vivant d’une existence concrète qui prit place au sein d’un monde bourgeois flamand déjà moderne.
Les écrits sur et de l’auteure rédigés ou traduits en français - et il n’existe pas d’autres traductions substantielles faites en d’autres langues - sont rassemblés ici pour la première fois. Bien des points concernant la vie mystique profonde s’éclairent par les précieuses études du premier tome associé à Albert Deblaere. Le cadre de vie - guerres à l’extérieur, vie d’une petite communauté béguinale pour l’intérieur - est suggéré à la fin du second tome associé au premier traducteur Louis van den Bossche.
En premier, je restitue une prise de contact par deux notices (relativement) récentes rédigées par A. Derville et par P. Mommaers. J’y adjoins deux florilèges.
Après cet « hors d’œuvre » les études du P. Deblaere couvrent la plus grnade grande partie du présent tome, en commençant par sa dernière, brève et synthétique ; en continuant par sa thèse beaucoup plus ample, mystiquement profonde et libre. Premier écrit dans la vie de son auteur, elle tente d’aborder la richesse mystique en respectant la théologie catholique.
Ici s’achève le tome I consacré à Maria Petyt. Il couvre quatre cent pages.
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Le tome II d’égale importance en intérêt comme en volume présente le principal des traductions d’écrits de Marie Petyt. Louis Van der Bossche les publia dans les Suppléments à la Vie Spirituelle puis dans la Vie Spirituelle, enfin dans la Revue carmélitaine. Il s’agit de multiples contributions que j’ai rassemblées avec quelque difficulté. Elles se concluent sur ma transcription d’une copie carbone aujourd’hui presque effacée livrant la tradcution du récit continu autobiographique des « débuts » de notre mystique.
Tout cet ensemble demeure irremplaçable mais risquait d’être perdu du moins au lecteur non spécialiste 4 ! Il rétablit la vie intime d’une très grande figure digne héritière des grandes béguines du Nord Hadewijch I et II. Elle nous est plus proche que ces dernières par ce que l’on doit considérer comme un journal intime livré à un autre mystique. Car elle a eu la chance d’avoir pour directeur Michel de Saint-Augustin que l’on appréciera indépendamment ailleurs5.
Les écrits de Marie Petyt ne séparent jamais la vie intérieure de la vie concrète. Elle vivra encore plus de dix années, aussi avons-nous droit de suggérer un inachèvement spirituel à l’époque de sa rédaction d’une autobiographie suggérée par un nouveau directeur.
Il reste à souhaiter que ce « dossier » en deux parties - prises de contact et études puis des écrits (partiels) – suggère à l’un des rares connaisseurs de la langue flamande intéressé par la vie intérieure mystique d’entreprendre un travail neuf. C’est en partie pour cette raison que j’ai reconstitué un tel dossier-florilège. Faut-il encore une autre raison ? Le tome suivant s’achève sur un contrepoint unique à la Vie par elle-même de madame Guyon, autobiographie d’une autre grande « dame directrice6 » presque sa contemporaine. Une étude comparative serait à faire.
1621 Naissance de Michel de Saint-Augustin
1623 Naissance de Maria Petyt
À Gand, Chanoinesse de Saint-Augustin puis béguine.
Peremier médiocre confesseur pendant quatre années.
1647 Rencontre entre Maria et Michel.
Sa direction éclairée prend la relève de la précédente. Elle dure seize mois puis sera poursuivie par correspondance.
1657 Communauté naissante à Malines
Son père naturel meurt en 1663.
1667 Achèvement de sa relation biographique
1677 Décès de Maria Petyt
1684 Décès de Michel de Saint-Augustin
Deux notices publiées en 1984 du Dictionnaire de Spitualité présentent Maria Petyt. Rédigées par deux des meilleurs connaisseurs récents de la mystique française et flamande, elles sont postérieures aux études et traductions reprises dans ce volume infra.
André Derville assura l’achèvement du Dictionnaire de Spiritualité — c’est l’ami qui m’introduisit à la mystique française du XVIIe siècle, aujourd’hui encore très présent par ses « Tables Générales » (1995). Outre la clarté d’une brève synthèse, sa bibliographie couvre l’essentiel des traductions disponibles en notre langue7 et reprises en anglais. Elle est à compléter par un récent ouvrage collectif publié en 2015 8.
Paul Mommaers assura dans le même DS une grande partie de la vaste entrée « Pays-Bas ». Il l’achève en présentant « les thèmes caractéristiques de la mystique du 17e siècle » incarnés par Michel de Saint-Augustin et surtout par Maria Petyt 9.
J’y joins deux entrées figurant dans Expériences mystiques t. II et t. III 10. Ces florilèges mystiques incitaient à la découverte des deux mystiques : la dirigée est approfondie dans le présent dossier.
Dictionnaire de Spiritualité, tome12, Beauchesne, 1984, colonnes 1227 à 1229 : « PETYT (MARIA ; MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE), tertiaire du Carmel, 1623-1677. — 1. Vie. — 2. Doctrine »
1. Vie. — Née le ler janvier 1623 à Hazebrouck (alors aux Pays-Bas espagnols), première des sept filles qu’eut en secondes noces Jan Petyt d’Anna Folque, Maria Petyt était d’une famille aisée de commerçants ; elle reçut une bonne éducation chrétienne de sa mère et d’une servante dévote, et dans une école de son bourg natal. Mise en pension dans un couvent de Saint-Omer pendant un an et demi, elle commence à méditer la passion et la vie du Christ et à faire des pénitences.
Une épidémie, puis les troubles de la guerre de Trente Ans lui font faire des séjours à Poperinge et à Lille chez une pieuse demoiselle. Rentrée chez ses parents dans sa dix-septième année, elle garde des pratiques de piété tout en étant quelque peu coquette et attirée par le monde. Longtemps indécise de son avenir, la lecture d’un recueil de vies édifiantes et un sermon sur la vie religieuse l’amènent à choisir cette vocation ; un début d’amour humain ne la fera pas renoncer.
Sa vocation religieuse mûrit ; elle recherche la solitude pour prier ; elle lit Thomas a Kempis et Benoît de Canfield (une trad. néerlandaise de sa Règle de perfection paraît à Anvers en 1622) ; apparemment elle ne reçoit aucune aide spirituelle extérieure et suit sa « voix intérieure ». Lorsqu’elle s’ouvre à ses parents de sa vocation, ceux-ci refusent, surtout son père ; ils finissent par accepter et, sur le conseil du confesseur de Maria, choisissent pour elle le couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand. Marie y entre en 1642, mais doit bientôt quitter le noviciat, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office.
Maria résolut de ne pas rentrer chez ses parents et trouva asile au petit béguinage de Gand ; elle se confesse à un carme qui ne semble pas l’avoir beaucoup aidée et comprise durant les quatre années qu’il la dirigea. Maria connut alors de dures peines intérieures, mais aussi de grandes lumières. Avec une amie, elle décida de s’établir dans une maison pour y vivre selon une règle que lui donna son confesseur et qui s’inspire de celle des Carmélites (deux heures d’oraison chaque jour, jeûne, discipline, lectures et colloques spirituels). Après une année d’essai, elle fit profession de tertiaire du Carmel sous le nom de Marie de Sainte-Thérèse.
Vers 1647, Maria rencontra à Gand le carme Michel de Saint-Augustin (1622-1684 ; DS, t. 10, col. 118791) qui accepta de la prendre sous sa direction spirituelle. Cette rencontre et cette direction furent capitales : le carme délivra Maria des multiples observances ascétiques qu’imposait le confesseur précédent, lui enseigna le véritable esprit du Carmel, l’assura dans l’oraison de simplicité, etc. Lorsqu’il quitta Gand, seize mois plus tard, il accepta de continuer par lettre la direction de Maria ; c’est grâce à ces échanges écrits que nous connaissons quelque peu sa vie et surtout son expérience spirituelle. [col.1228]
En 1657, Maria Petyt alla s’installer à Malines dans une maison proche des Carmes ; plusieurs dévotes vinrent la rejoindre. La communauté vécut d’une manière très retirée et austère. Maria Petyt mourut le jour de la Toussaint de 1677 et fut ensevelie, revêtue de l’habit du Carmel, dans l’église des Carmes de Malines.
2. Doctrine. — C’est grâce à Michel de Saint-Augustin que l’on connaît l’expérience de Maria Petyt. Il édita d’abord une courte biographie tirée de ses écrits (Kort Begryp van het leven vande Weerdighe Moeder S. Maria a S. Teresia (alias) Petyt, Bruxelles, 1681), puis Hel Leven vande Weerdighe Moeder Maria a Sta Teresia... (4 parties en deux vol., Gand, 1683-1684, plus de 1400 pages).
Maria Petyt avait écrit, sur l’ordre de Michel, un récit de sa vie ; Michel le divisa en 155 chapitres précédés d’une présentation de son cru, mais respecta le texte original. Ce récit forme la majeure partie du tome 1 ; les trois tomes suivants sont composés avec les comptes rendus de Maria sur sa vie spirituelle, que malheureusement Michel répartit selon les vertus, les dévotions, les mortifications, etc., et cela sans relever les dates des documents qu’il utilise. On n’a pas retrouvé les lettres originales.
Jacques de la Passion, carme, fit paraître aussi une courte biographie de Maria Petyt dans De Stralen van de Sonne van den H. Vader en Propheet Elias (t. 1, Liège, 1681, p. 243-344) ; « bien que les termes de la vie spirituelle correspondent à ceux employés par M. Petyt dans ses relations, tout est résumé et traité à la troisième personne » (A. Deblaere, dans Carmelus, cité infra, p. 10).
Dans le cadre de l’article Pays-Bas (supra, col. 746-49)11, la spiritualité vécue par Maria Petyt a été longuement exposée. Nous n’y reviendrons pas. Auparavant, des développements ont été consacrés à sa contemplation (DS, t. 2, col. 2037-38), à son témoignage sur la connaissance mystique de Dieu et sur l’union à l’âme de la Vierge Marie dans la période préparatoire au mariage mystique (t. 3, col. 925-27), au sens qu’elle donne au mot essentiel (t. 4, col. 1347, 1361, 1365) et enfin à la vie marieforme' (t. 10, col. 461).
L’importance du témoignage spirituel de Maria Petyt tient peut-être en ce que, « tout en restant fidèle à la spiritualité de l’’introversion “, de la' foi nue essentielle”, du' non-savoir' humain et de l’ ’anéantissement' de la volonté propre, dans l’’union essentielle au Dieu informe', » en son fond “, elle accueille toute la richesse affective et psychologique apportée aux Pays-Bas par les traductions des grands maîtres espagnols » (Deblaere, dans Biographie..., col. 592). D’autre part, elle parle essentiellement de son expérience personnelle, rompant ainsi avec la tradition de la littérature spirituelle néerlandaise qui depuis Ruusbroec prenait la forme d’exposés didactiques ; cette expérience personnelle, Maria Petyt a fort bien su l’analyser réflexivement et elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie.
J.R.A. Merlier a établi une éd. critique de l’autobiographie de M.P. : Net Leven van Maria Petyt, Zutphen, s d (1976).
L. van den Bossche a publié de nombreux extraits traduits en français dans VSS d’abord (février 1928, p. 201-41 ; déc. 1928, p. 105-20 ; janv. 1929, p. 169-201 ; février 1929, p. 242-54 ; déc. 1931, p. 149-66 ; janv. 1932, p. 43-50), puis dans VS [Vie Spirituelle] (t. 43, 1935, p. 66-73, 181-86, 288-93 ; t. 46, 1936, p. 78-84, 185-91 ; t. 47, 1936, p. 290-95 ; t. 48, 1936, p. 67-71, 181-84 ; t. 49, 1936, p. 294-30). On lui doit aussi : Vie mariale, fragments traduits, Bruges-Paris, 1928 ; Union mystique à Marie, coll. Cahiers de la Vierge 15, Juvisy (1936) ; dans Études carmélitaines : De la vie « marie-forme » au mariage mystique (t. 16, 1931, p. 236-50 ; t. 17, 1932, p. 279-94) et « Le grand silence du Carmel ». La vocation de Marie de Sainte-Thérèse (t. 20, 1935, p. 233-47).
Les traductions de van den Bossche ont servi de base à des trad. anglaises : par Th. McGinnis (Life with Mary, New York, 1953; Union with Our Lady, Marian Writings of Ven. Maria Petyt..., 1954) et par V. Poslusney (Life in and for Mary, Chicago, 1954).
Études : voir surtout celles de A. Deblaere, qui ont servi à l’établissement de cette notice : De mystieke Schrijfster Maria Petyt, Gand, 1962 ; notice Petyt, dans Biographie nationale (de Belgique), t. 33 (Supplément, t. 5/2), 1966, col. 590-93 ; Maria Petyt, écrivain et mystique flamande dans Carmelus, t. 26, 1979, p. 3-76.
DS, t. 1, col. 463, 1150 ; t. 3, col. 1640 ; t. 4, col. 673, 977 ; t. 5, col. 661, 1371 ; t. 7, col. 74, 1916 ; t. 10, col. 615. /André DERVILLE.
DS, t.12, notice « PAYS-BAS, IV. Les XVIe et XVIIe siècles, col. 746 à 750 :
[...]
7 ° Le rayonnement du Carmel réformé, dans la seconde moitié du 17e siècle, est dominé par une mystique originale, Maria Petyt (1623-1677), comme l’a montré A. Deblaere dans son étude que nous résumons ici (De mystieke schriffster Maria Petyt,13 Gand, 1962 ; larges extraits de l’autobiographie).
Son autobiographie (Bruxelles, 1681 ; éd. définitive : Het Leven Vande Weerdighe Moeder Maria A Sta Theresia, (alias) Petyt, Gand, 1683) est publiée par Michel de Saint-Augustin, son directeur spirituel (cf. DS, t. 10, col. 1187). À la suite d’une expérience religieuse intense, elle prend la décision de vivre chez elle « en petite ermite » (Eremytersken), puis à dix-huit ans, d’entrer au couvent à Gand. Mais sa vue trop faible ne lui permet pas de lire l’Office ; elle quitte son couvent et entre au Petit-Béguinage de Gand. Membre du tiers ordre carmélitain, vivant en fait la règle du Carmel, d’abord seule puis avec quelques compagnes, elle suivra à Malines son directeur Michel de Saint-Augustin lorsqu’il y sera nommé prieur (1657) et y mourra vingt ans plus tard. Het Leven est composé par son directeur, qui a reproduit l’autobiographie et les rationes conscientiae rédigés par Maria.
Les thèmes caractéristiques de la mystique du 17e siècle (annihilation, rôle du Christ) y sont traités de manière éclairante. Après s’être exercée pendant seize mois environ à se défaire de l’activité multiple des puissances, à se « désencombrer » (ontmenghelt te worden), Maria parvient à l’oraison de quiétude (innig gebed). « À certains moments, je ne ressens rien d’autre qu’une inclination intérieure essentielle vers l’Objet divin sans image. Cette inclination ne consiste en rien d’autre qu’en une vue simple de cet Objet et en l’exclusion de toute autre activité ».
Mais l’oraison de quiétude n’est que de courte durée. Maria n’échappe pas à la purification. Peu à peu l’obscurité s’empare d’elle et, avant de bien s’en rendre compte, elle se trouve en un enfer corporel et psychique. Un tourment qui se prolonge pendant quatre années et paraît sans issue à celle qui le traverse : « Il semblait qu’il y avait un mur de fer entre Dieu et mon âme ». Maria décrit cette nuit sans espoir en termes saisissants :
« Je ne puis dire les souffrances et les peines que j’ai trouvées en tous les exercices spirituels... J’ai eu surtout à souffrir beaucoup pendant la prière et les offices divins : il me venait alors en l’esprit d’horribles idées de blasphème contre Dieu [col. 747] et ses saints, une disposition pleine de moquerie et de dédain à l’égard de la piété... Je ne croyais plus au saint Sacrement de l’autel ni qu’il y eût un Dieu, et tout cela avec des arguments si forts que je ne puis le dire. Le Bien-Aimé m’avait alors si bien enlevé le don de la prière que je ne savais plus ce qu’était prier ».
Dans ces tentations persistantes, Maria commence de faire l’expérience de l’annihilation. Au début c’est l’aspect négatif de celle-ci qui l’occupe principalement. L’annihilation fait encore partie de la pratique de l’ascèse, elle est encore un moyen qui ne peut être employé sans une certaine conscience de soi :
« Comme je m’étais élevée par des illuminations les années précédentes..., il me paraissait maintenant que je descendais et tombais degré par degré. Non dans les créatures, les sens ou la nature, mais par une connaissance toujours nouvelle d’une plus grande annihilation, m’enfonçant toujours plus bas et connaissant de plus en plus profondément mon indignité. Dans ce rapetissement de moi-même, dans cette chute et cette descente sans fin, je me sentais insatiable. Plus je m’enfonçais en mon néant et plus j’établissais ma demeure dans le vide, plus aussi je me sentais portée à tout moment à descendre encore plus bas ».
Mais, comme les grands mystiques des Pays-Bas qui l’ont précédée, Maria connaît aussi la véritable annihilation mystique. Le pôle positif — la Présence « dévorante » — se présente maintenant au premier plan : Maria éprouve que tout sentiment propre est anéanti, absorbé, et que ce qui au commencement était moyen devient maintenant résultat :
« Là, j’ai appris intérieurement... comment je dois pratiquer... ce rapetissement et cette annihilation de moi-même d’une façon plus dénuée d’image et plus noble, en une plus grande unité, simplicité et intériorité. Celle-ci provoque sur-le-champ un véritable oubli, une réelle perte de moi-même et de toutes les autres choses en dehors de moi : je me trouve tout à coup comme dévorée par la grandeur incommensurable de Dieu, comme une petite étincelle que l’on n’aperçoit même plus, lorsqu’on la jette dans un grand feu ».
« Ce Néant tout pur, où l’âme annihilée s’écoule continuellement et s’incline vers son centre qui est Dieu. Elle a traversé toutes choses et aussi elle-même et les a dépassées. Et avec les créatures, et se tenant sous elles, elle est comme engloutie en Dieu ; ou bien, volant par-dessus tout cela, elle est élevée en Dieu : le Néant a disparu dans le Tout divin ».
Après la purification Maria Petyt entre dans le stade de l’amour unifiant (mariage mystique au sens large). Dieu « touche » maintenant l’âme : ce que Ruusbroec appelle gherinen, Maria le nomme toetsen. Ces touches se font d’abord rapidement et par intermittence, ensuite de façon plus continue et plus pénétrante ; elles tirent l’âme en Dieu. Pour exprimer ce contact, Maria parle aussi de « baiser d’amour ». Il est digne de remarque que l’âme puisse désormais rencontrer l’amour de son Dieu en toutes les créatures. Au commencement, cette expérience s’accompagne d’un certain désarroi du corps et de l’âme qui trouble le comportement extérieur, mais bientôt Maria parvient à s’y adapter : « En cette sorte d’annihilation, je perds rarement le plein usage de mes sens et de mes membres..., l’âme reste libre et capable de tout, car alors c’est l’esprit actif du Christ qui possède l’âme et c’est lui qui opère par elle tout ce qu’il désire ».
Dans la phase suivante, l’union pleine, la mystique perçoit « un rayon de lumière » en plus de la touche : l’intelligence a comme une intuition directe de l’action de Dieu dans l’âme. L’esprit « illuminé » contemple [col.748] alors son propre fond (grond), dans la mesure précise où celui-ci est ce en quoi Dieu imprime son image :
« Parfois apparaît alors, soudainement et avec clarté, dans le fond le plus intérieur un rayon ou une lumière divine qui me révèle du même coup la face dénuée d’image de Dieu et m’attire encore davantage en lui. Dans cette sorte d’oraison, toutes les images disparaissent et les choses perdent leur nom... Par exemple, l’âme comprend, sans le comprendre, ce qu’elle comprend ; elle contemple, sans le voir, ce qu’elle contemple ; elle jouit d’un bien sans pouvoir dire ce qu’est ce bien ; elle aime et ne sait ni ce qu’elle aime ni comment, et de cette manière elle adhère à ce Bien suprême et infini en une insurpassable unité et une absorption de connaissance et d’amour ».
L’étape la plus avancée est la « vie transformée » (overvormde leven), le mariage mystique au sens strict. Maria Petyt semble être restée au seuil de cette étape, car la continuité de l’union, qui en est la principale caractéristique, n’a pas atteint chez elle son plein épanouissement. Ceci n’exclut pas qu’elle ait expérimenté par moments la « contemplation suressentielle » (over-wezenlijke schouwing), la forme la plus haute de la connaissance mystique. Maria la suggère d’une manière conforme à la tradition mystique néerlandaise : Dieu seul contemple Dieu ; le mystique ne le voit que dans la mesure où il est lui-même pris dans ce regard intérieur à Dieu. Dieu qui contemple Dieu, c’est la relation réciproque du Père et du Fils. L’homme qui contemple Dieu en Dieu et avec lui, c’est l’homme qui, devenu un avec le Fils, voit le Père : l’image créée rendue semblable à l’Image Incréée rentre dans sa source.
Comme ses devanciers du moyen âge, Maria Petyt peut ainsi assigner, à tous les niveaux de l’union mystique, un rôle essentiel à l’imitation du Christ : plus l’âme est rendue semblable à l’Image, plus élevée aussi sera sa contemplation de Dieu ; puisque l’Image est aussi un homme, l’imitation et la contemplation de Jésus font partie de l’expérience de l’unité mystique. Mais les vues développées par Ruusbroec et l’auteur de la Peerle sont tombées dans l’oubli ; Maria est surtout marquée par son époque qui comprend mal comment l’union à Jésus, homme bien déterminé, est conciliable avec l’union au Tout Autre ; pour elle, comme pour beaucoup de ses contemporains, le problème est renforcé par des difficultés d’ordre psychologique : comment est-il possible de contempler Dieu sans image (ontbeeld) et de se trouver en même temps renvoyé à une image (verbeeld), celle de Jésus.
En 1652 Maria demande à son directeur : « Comment puis-je... être occupée par la Divinité sans image, laissant là tout ce qui est de l’imagination, et en même temps me représenter l’Humanité corporelle ? Cela revient à dire que je devrais en même temps voir et être aveugle ». Mais elle parviendra à découvrir une manière de vivre le Christ conforme à ce qu’en disent Ruusbroec et la Peerle, et cela surtout par sa propre expérience de la prière. Peu à peu le Christ fait partie habituellement de ce dont elle a conscience, et elle constate qu’elle n’en est pas gênée dans sa contemplation de Dieu ; elle ne rencontre plus l’Homme-Dieu comme un objet en face d’elle, mais comme Celui en qui elle est, en qui elle vit. Puis elle ressent de plus en plus que le Christ prend en elle sa propre place : « L’âme n’a plus souvenance d’elle-même, elle ne se perçoit plus comme quelque chose de [col.749] distinct du Christ... ». « Deux vies ne pouvaient coexister en moi. Jésus voulait y vivre seul, souffrir seul, travailler et aimer son Père éternel. Jésus s’unit à mon esprit pour m’unir par lui et avec lui à son Père céleste, comme il est un avec le Père ».
Le lien entre annihilation et imitation du Christ ressort en toute clarté : le fait que Jésus est présent en elle ne s’oppose en rien au fait qu’elle a de Dieu une expérience dénuée d’image et immédiate. Il est lui-même l’Homme annihilé, c’est lui qui met la mystique dans l’état de non-être fondamental vers lequel elle tend : « L’Esprit de Jésus opère cette annihilation en moi, afin que, pour ce qui est de la partie supérieure..., je reste ainsi unie avec lui à Dieu, comme le Christ a été uni au Père et l’est resté toujours ».
Enfin Maria apprend comment un esprit qui vit dans la contemplation passive de Dieu contemple la passion du Christ : « Cette union à Jésus abandonné et souffrant commence par un mouvement simple et paisible de conversion (vers le Père) et par un regard jeté sur le Christ, comportant le simple souvenir de la manière dont (cette conversion) était aussi présente en lui. Ce souvenir survient calmement de lui-même et est donné d’en haut. Ensuite vient une conjonction tranquille, intérieure, de l’âme au Christ et une imprégnation de l’âme dans le Christ, comme un sceau que l’on applique dans la cire et qui y reste collé. Cela se fait avec une grande simplicité et tranquillité des puissances. Et alors vient l’union de l’âme avec Jésus abandonné et souffrant, en sorte que plus rien d’autre n’apparaît si ce n’est que l’âme est un avec lui. Par là vient qu’elle ne considère plus ou ne ressent plus son propre abandon ou ses propres souffrances comme étant en elle, mais elle les considère, les aime et les embrasse comme étant les souffrances du Christ avec qui elle est unie. Pendant tout ce temps, elle s’est oubliée elle-même ».
Il faudrait encore souligner deux intérêts des relations de Maria Petyt : la manière captivante dont elle rend compte de l’aspect visionnaire de son expérience et sa mystique mariale (cf. DS, t. 10, col. 461). Quant aux influences qu’elle a reçues, disons qu’elle a beaucoup lu, en particulier des auteurs étrangers. Encore à la maison paternelle, elle a lu la Règle de Perfection de Benoît de Canfield (dont A. Deblaere sous-estime peut-être l’influence) ; elle connaît les œuvres de Thérèse d’Avila, peut-être aussi celles de Jean de la Croix. Jean de Saint-Samson a grandement influencé sa conception de l’annihilation. Elle connaît la Vita de Marie-Madeleine de Pazzi. En dehors de Thomas a Kempis, elle ne mentionne aucun auteur néerlandais, mais il est peu probable qu’elle n’ait pas lu la Peerle et le Spieghel der Volcomenheit de Herp.
Nous n’avons donné ici qu’un aperçu rapide et incomplet de la spiritualité des Pays-Bas aux 16e et 17e siècles. Une chose ressort cependant à l’évidence : cette période ne présente pas que des fruits d’arrière-saison manquant de saveur et d’originalité. La tradition de Ruusbroec, de Herp et de la Peerle se maintient chez les mystiques que nous avons mentionnés ; mais ceux-ci ont aussi assimilé les courants spirituels venus de l’étranger. Tout en restant fidèles à des données bien précises de leur patrimoine spirituel et en les développant, ils ont élaboré une spiritualité bien adaptée à l’attente de leurs contemporains.
Pour plus de détails, voir Axters, t. 3 De Moderne Devotie, 1956, et t. 4 Na Trente, 1960. — Divers auteurs mineurs sont mentionnés dans l’art. Dévotion moderne (DS, t. 1 col. 735-741). — Pour les Croisiers : DS, t. 2, col. 2573-2576 ; pour les Franciscains et les Capucins, t. 5, col. 1381-1388 : pour les Dominicains, t. 5, col. 1502-1509. /Paul MOMMAERS.
Expériences mystiques II L’Invasion mystique, Éditions Les Deux océans, 164-165 :
« Professeur de philosophie à Gand dès l’âge de vingt-cinq ans, il devint le directeur de la célèbre béguine Maria Petyt (1623-1677). Il occupa de nombreuses fonctions dans l’ordre et favorisa l’introduction de la réforme « de Touraine » aux Pays-Bas espagnols.
A. Deblaere nous dit qu’il unit « l’esprit fondamental du carmel et la richesse de la tradition contemplative des Flandres [le citant] : “L’âme véritablement extatique est celle qui ne s’appuie sur, ni n’est aidée par aucune expérience sensible ou illumination intérieure, mais tend à Dieu par foi nue et amour simple, abstrait et aliéné des sens.” Elle prépare à l’union essentielle où cette âme n’adhère à Dieu pour aucun de ses dons ou de ses attributs, mais simplement parce que c’est Lui. » A. Deblaere explicite aussi, avec grande clarté, ce qui nuisit à l’appréciation du grand carme — et fausse encore trop souvent de nos jours la lecture des mystiques :
« Les théologiens qui s’attachèrent à faire triompher la réforme thérésienne du carmel lisaient ces écrits selon une grille de significations philosophico-théologiques qui en faussait le sens : l’abstraction dont parle Michel et qu’il faut entendre au sens d’abstrahere (détourner l’attention des objets extérieurs vers l’intérieur) était comprise par eux au sens figuré de concepts intellectuels abstraits, et tendant donc à exclure l’humanité du Christ ; de même l’union essentielle leur apparaît non comme un terme situant le lieu de l’expérience spirituelle, mais comme un concept panthéiste : et ainsi de suite14 ».
L’œuvre latine abondante du carme a heureusement été traduite récemment, mais en partie seulement15 :
Puisque l’âme trouve nécessairement son repos, soit en Dieu, soit dans le monde créé, la pauvreté d’esprit mettant le monde créé en quarantaine, l’âme ne peut que se tourner vers Dieu. En outre, cette pauvreté abolissant tout obstacle entre Dieu et l’âme, il en découle qu’elle s’unit en essence avec Dieu et qu’elle ne fait plus qu’un seul esprit avec Dieu. Quand rien ne s’interpose entre deux masses d’eau quelconques, immédiatement elles se réunissent […] (214)
Quand nous concentrons notre regard sur une mouche ou un brin de paille suspendu en l’air, nous ne pouvons voir le ciel directement […] si nous n’y concentrons pas notre vue, alors nous regardons le ciel sans écran : de même aussi, quelque infime que soit tel ou tel objet […] il fait écran entre Dieu et notre âme. (219) […] la vision directe de l’essence franche et stricte de Dieu, tout comme l’amour qu’on lui porte, modelé sur Lui-même, transcendent en excellence toute la réflexion […] pour les perfections de Dieu… (220)
Ne te laisse pas entraîner et abuser en écoutant la foule de ceux qui prennent la mouche au seul mot de théologie mystique qu’ils ne peuvent supporter, sous prétexte qu’elle induirait les hommes à viser trop haut […] [elle] n’est rien d’autre […] que la science pratique de Dieu et des choses divines […] savoir l’exercice de la foi en la présence divine partout et en toute chose créée, et la mise en conformité de notre volonté avec celle de Dieu. Sont-ce là des questions si raffinées que cela et difficiles à comprendre ? (342-343)
Que l’âme […] laisse comme un courant tout emporter à Dieu à qui tout remettre dans la simplicité de son cœur ; et pour s’y maintenir, elle s’efforce de brider l’importunité de tout bouillonnement et des impulsions naturelles, pour pouvoir vaquer à Dieu directement, sans entrave et plonger en lui, devenue absolument déiforme dans tout ce qu’elle fait. (421-422)
[…] tout doit être surnaturel et divin […] l’âme ne peut prendre aucune part, ne peut rien comprendre ni rien dire exactement sur ce que Dieu opère sur elle […] Cela s’explique du fait que Dieu y accomplit ces opérations sans mettre en jeu l’imagination ou quelque faculté des sens, mais en esprit, loin de tout sens physique et que, donc, l’âme, encore unie au corps […] est incapable de les percevoir […] sauf peut-être […] en s’appuyant sur les effets ou les états qu’elles entraînent. (480)
Expériences mystiques III Ordres nouveaux et figures singulières, 343-356.
« Maria Petyt fut la célèbre dirigée de Michel de Saint-Augustin, l’un des bons disciples de Jean de Saint-Samson16 : le lien exceptionnel vécu au sein des Grands Carmes se poursuivit donc sur une troisième génération, laïque cette fois-ci, puisque Marie adopta le mode de vie des béguines à Gand. Ce fut une chance immense pour elle de rencontrer ce mystique accompli qui sut la reconnaître et la délivra de pratiques inadaptées qui empêchaient son épanouissement intérieur.
Ecrit à la demande de son père spirituel, son témoignage17 a été partiellement traduit en français18, ce qui nous permet de goûter sa qualité unique. Sa Vie nous donne un compte-rendu véridique, pénétrant et réaliste de sa trajectoire mystique : partant de la folie de l’ascèse propre à son temps, passant par des angoisses et des difficultés psychologiques autant que spirituelles, elle fut conduite à une plénitude de grâce qu’elle partagea autour d’elle. Marie est la preuve qu’une vie béguinale parfaite a existé bien après les grandes figures des Hadewijch I et II 19.
Née aux Pays-Bas espagnols d’une famille aisée de commerçants, elle reçut une bonne éducation chrétienne. Toute jeune, elle recherchait la solitude pour prier et suivre sa « voix intérieure ». Elle entra à dix-neuf ans au couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand qu’elle dut bientôt quitter, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office :
(I, 24 :) 20 Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps […] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation […] me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante ; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement.
Dans le couvent régnait la folle ascèse habituelle du temps :
Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines ; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.
(I, 26 :) Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.
Puis elle trouva asile au petit béguinage de Gand, dont elle ne supporta toujours pas les pénitences corporelles. De plus, son directeur spirituel eut l’initiative inopportune de vouloir la mettre en oraison passive sans attendre que la grâce l’y pousse. Elle tentait donc d’établir le vide par la force, empêchant la libre circulation de la grâce. Heureusement, elle finit par comprendre son impuissance :
(I, 28 :) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame 21 si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donna l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc. Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. […]
À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà : malgré tous mes efforts pour résister au sommeil, il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant ; et cela m’était un véritable tourment.
Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.
[Cette nouvelle pratique me coûtait aussi] parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatiguée de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages ; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.
(I, 44 :) Ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance ; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.
(I, 45 :) Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres, plus favorisées de grâce, m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.
Elle avait beaucoup de doutes sur toutes ces pratiques :
(I, 101 :) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. […] J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelée à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie.
Elle s’établit alors avec une amie dans une maison pour y vivre selon une règle inspirée du Carmel donnée par son confesseur ; elle fait profession de tertiaire du Carmel. Heureusement a lieu une rencontre capitale : le Grand Carme Michel de Saint-Augustin va la délivrer de ces pratiques qui lui font du mal, et la dirigera pendant trente ans. Il sauvera sa biographie et ses lettres. Voici comment elle décrit sa délivrance et sa relation avec ce père spirituel :
(I, 47 :) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession.
(I, 48 :) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. […] Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, me disait-il, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux […] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit, et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.
[Elle lui demande de la prendre en charge :] Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. […] Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité (50) la tension et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels ; et je m’en trouvais fort bien. […] La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturées de son Être.
Elle s’aperçoit que son père spirituel lui est présent à chaque instant :
(I, 51 :) [Son soutien fut] efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais, je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. […] Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir ; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.
Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu.
En 1657, elle s’installe à Malines, dans une maison proche des carmes. Elle est toujours dirigée par Michel de Saint-Augustin. Avec d’autres femmes spirituelles se crée une communauté qui vivra d’une manière très retirée.
Dans les comptes-rendus qu’elle donne au père Michel, voici comment elle décrit son écriture sous l’empire de la grâce :
(I, 56 :) Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme ; et les sujets se présentent à point nommé : « ceci et rien de plus ». […] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet […] Avant comme après, je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire, mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, même ce qui s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années. Quand j’écris, je me comporte d’une façon plus passive qu’active. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire ; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcée d’écrire sur d’autres sujets.
Selon A. Derville, « elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie »22 :
(I, 121 :) Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.
(I, 125 :) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait ; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon Bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire. […] Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés. […]
C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloignée de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est faite, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.
La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas s’y reposer ni s’y attacher. J’ai compris que je ne devrais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. […]
Si, au cours des années précédentes, je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer ; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : « Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre, d’être comptée au nombre des créatures de vos mains. »
(I, 132 :) On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.
(I, 133 :) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par l’infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus. […]
Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux commande à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourde charge ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.
Elle accède à un état sans image, ce qui l’inquiète au début, puis elle se met à vivre habituellement dans cette « simplicité essentielle » :
(I, 144 :) Un jour de Noël je me suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. […]
La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et unis à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet.
(I, 145 :) Placée dans cet état, l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. […] Quand on se trouve dans cet état, il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. […] Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite ; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature. […] La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.
(I, 147 :) Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouvent ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.
Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve [pas] le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire.
Elle décrit avec précision le passage à l’union avec « Dieu tel qu’il est », au-delà de tout état :
… mais quelque privée que je me sente de grâce sensible, d’amour sensible, de dévotion, etc., cela ne me tourmente en rien ni ne m’attriste. À peine y fais-je attention. Au contraire, lorsque, à l’improviste, me survient une réflexion sur cet état de privation, il jaillit dans mon esprit une certaine joie, un contentement et une paix intérieure. C’est que je me sens alors toute indigne des grâces et faveurs du Bien-aimé. Je considère que je ne mérite absolument rien de bon ; que cette privation me revient à juste titre. Je me sens totalement vide d’attente ou de prétention à la moindre grâce, comme si jamais encore je n’avais goûté et expérimenté quoi que ce soit d’exceptionnel en Dieu.
D’autre part cette joie intérieure, mais d’une pure et sincère tendance vers Dieu tel qu’il est, c’est-à-dire dépouillé ou non revêtu de lumière ou de quelque attribut. Car tous les attributs, quelques nobles et éminents et excellents, ne sont tout de même pas Dieu lui-même. Aussi faut-il les dépasser, les perdre en Dieu afin d’obtenir une réelle union avec Lui. En effet, tant qu’il reste dans l’âme ne fût-ce qu’un rien, une parcelle de sensibilité ou d’émotion, la moindre représentation ou forme de quoi que ce soit, ou quelque attache, cela crée un intermédiaire entre elle et Dieu. […]
Cette simplicité est telle qu’elle répugne à écrire :
(I, 177 :) j’ai ressenti quelque trouble dans l’âme et un obscurcissement de l’esprit parce que la sainte obéissance me forçait à noter mes états intérieurs, ma manière de prier, les opérations de l’esprit, les illuminations, etc. Cela, me semble-t-il, avait été commandé sans la moindre raison, car cet esprit était si peu de chose, si petites les grâces, si faibles les opérations de l’esprit en moi que tout cela ne valait pas une relation écrite. J’estimais que l’on se faisait de moi une opinion meilleure que ce qu’il en était en réalité. Je ressentais une répulsion à écrire ces choses parce que j’aimais m’attacher au repos en Dieu sans retour sur moi-même, sans remarquer ce qui se passait en moi, ce que Dieu y opérait. Et cette absence de réflexion et d’images, je craignais de la perdre par des notations écrites et de subir ainsi l’immixtion d’intermédiaires dans mon union d’amour avec le bien suprême, le Bien-aimé sans images.
Sur le couple humilité-amour :
Les deux extrêmes de l’amour et de l’humilité se conjuguent parfaitement dans l’âme qui en est favorisée : ils s’y trouvent également nécessaires l’un et l’autre pour tempérer et harmoniser leurs mutuels excès. Car l’amour sans l’humilité serait trop téméraire, trop ardent, sans prudence nécessaire. Il dépasserait facilement les limites permises. Et l’humilité, sans l’amour, serait trop timorée, trop peu libre. Mais quand ces deux vertus sont réunies, tout réussit, et l’amour et l’humilité se partagent l’un à l’autre leurs propres qualités.
Elle décrit différentes modalités d’immersion de l’âme dans le divin :
(I, 233 :) Après avoir été comblée pendant quelque temps de prévenances et de communications divines et d’avoir joui de confidences amoureuses du Bien-aimé, etc., il lui a plu de me replacer dans un état un peu moins élevé et moins exceptionnel. Ce fut un certain repos en Dieu, un silence, une sainte inaction, une très retirée solitude du sommet de l’âme dépouillée de toutes images ou formes dans l’obscurité de la foi, afin de contempler ainsi et sans cesse Dieu dans un regard simple et nu de la foi.
Mon Bien-aimé m’a fait expérimenter un autre mode encore d’union. Celui-ci est tout différent de ceux dont je viens de parler. Cette rencontre de l’époux et de l’épouse commence par une contemplation, par une perception de l’infini de l’être divin sans mesure. Dans cet infini de Dieu, mon âme se trouve absorbée, immergée. […] Elle sent, elle sait avec certitude qu’elle repose en Dieu, en son Tout, en son origine et sa fin d’où elle s’est écoulée et où elle reflue, espérant pouvoir y reposer éternellement. L’âme se tient immobile et coite […] Le calme et le silence sont tels que l’époux et l’épouse semblent être seuls au monde. J’éprouve alors en toute réalité ce qui est écrit de l’âme aimante : « Je la conduirai dans le désert et là je parlerai à son cœur » [Osée 2, 14]..
(III, 31:) Toutes ces opérations de l’esprit se développent dans un silence, un mystère, une élévation d’esprit vraiment admirables. Elles s’ordonnent en grande simplicité, l’une suivant l’autre, sans que l’on sache comment, tant l’âme est prise et absorbée. […]
Cette immersion, cette disparition, cet anéantissement en Dieu ne se produisent pas à la suite d’un ravissement d’esprit ou par une surélévation, comme je l’ai dit autrefois. Il s’agit ici d’une chute au plus profond de mon fond, en parfait recueillement et silence des puissances. Ce silence et ce recueillement sont tels qu’aucune des puissances de l’âme ne peut plus agir de quelque manière, car le moindre de leurs mouvements retarderait le total anéantissement requis pour être transformée et unifiée d’esprit en Dieu. Tant qu’il reste un mouvement ou une activité propres, si minimes soient-ils, l’âme demeure en elle-même. Mais lorsque Dieu, tout soudain, prend possession de l’âme et l’absorbe, il suspend aussi les puissances et leurs opérations tant que durent l’union et la transformation. Aussi l’âme n’a-t-elle aucune difficulté à les réduire au silence.
Mais lorsque l’attraction du Bien-aimé se fait un peu moins puissante, l’âme peut intervenir quelque peu. Avec une adresse toute spirituelle, elle tâche de s’enfoncer dans son néant ; et lorsqu’elle y parvient, anéantissant tout ce qu’en dehors de ce Rien elle pourrait comprendre, percevoir, découvrir ou éprouver, son fond réduit au Rien se trouve enlevé et possédé par Dieu. […]
Sachez, révérend père, qu’un feu d’amour brûle très doucement dans le cœur et qu’en s’étendant il attire à lui ce que l’esprit d’amour actif lui signale afin d’y être purifié dans son brasier. Ce qui se passe très secrètement, paisiblement, sans que les puissances sensibles participent.
(III, 36 :) Mais parfois, lorsque l’esprit d’amour agissant est destiné à attirer certaines âmes pour les purifier de quelque défaut, imperfection, etc., toutes les puissances de l’âme semblent agir : l’intelligence pour comprendre la mission de l’esprit d’amour, la mémoire pour s’en souvenir, la volonté pour supporter et le prendre à cœur, etc. […] Mais tout cela se fait en très peu d’instants, puis tout rentre dans le recueillement et la solitude du fond de l’âme où le feu d’amour poursuit silencieusement l’œuvre de purification. […] L’âme reste alors immergée en Dieu.
(III, 66 :) (le 15 novembre 1672) Le soir avant de me coucher l’esprit d’amour actif cessa d’opérer en moi et en même temps aussi l’esprit de prière silencieuse. Je me suis trouvée pauvre, abandonnée, sans lumière, bannie du Palais royal comme une misérable mendiante. […] Je crois avoir été avertie ainsi de donner moins d’importance et de liberté à l’esprit d’amour agissant et de m’en tenir, comme je l’avais fait déjà, à l’esprit de prière en simplicité et solitude qui est plus constant et plus parfait.
(III, 84 :) Actuellement la façon de prier pour telle ou telle chose ou pour quelqu’un […] doit se faire uniquement lorsque je vois qu’il veut me voir prier à cette intention, et rien de plus.
Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il faut au contraire une tranquillité et une simplicité suréminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop…
À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. […] J’ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. […] Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et elle communique ses connaissances aux autres puissances, imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc. […] Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration imparfaite de pétulance et d’émotions. […]
Voici un magnifique billet daté du 27 juin 1671 :
(IV, 11 :) Je contemple Dieu dans une obscurité, dans une ténèbre à l’intérieur de mon fond. Toutes les puissances de l’âme sont dans un paisible repos et dans le silence. Cette contemplation s’opère par un simple et ardent regard de l’âme. Ce regard est bien plus passif qu’actif. Tout ce que je reçois dans cette oraison se réduit à nier ou à ignorer ce que l’esprit naturel peut connaître et savoir de Dieu. Et l’âme sombre dans l’abîme caché de l’Etre inconnaissable, se perdant elle-même dans cet Etre avec tout ce qui la touche. Par cette perte et disparition dans le Tout, l’âme devient une avec ce Tout.
Elle adresse une dernière lettre à son père spirituel :
(287 :) 23 la parfaite pauvreté d’esprit que, depuis quelque temps, l’Aimé semble avoir implantée en moi, me paraît être le siège de l’amour où le très pur amour de Dieu repose et se maintient.
Suit une relation des derniers jours par Michel de Saint Augustin :
Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : « On dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis toute tranquille et en paix ». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcé ces paroles présomptueuses.
En constituant ce dossier, j’ai apprécié de beaux textes associant les commentaires du P. Deblaere à ses traductions de Marie Petyt, présents dans « Une mystique flamande : Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677) ». On appréciera particulièrement son « Chapitre IV : la vie intérieure ».
Albert Deblaere, Essays on mystical literature, 223 sq. – Précédemment paru dans Carmelus 26 (1979) 3-76.
16. MARIA PETYT, ÉCRIVAIN ET MYSTIQUE FLAMANDE (1623-1677)
INTRODUCTION
En général, les exposés sur la littérature mystique néerlandaise ne vont que jusqu’au 16e siècle/1. C’est même avant 1550 que l’on situe les deux dernières œuvres de renommée mondiale, De groote Evangelische Peerle et Vanden Tempel onser Sielen/2. Il faut, d’ailleurs, renoncer à toute synthèse ultérieure, les publications de textes et de documents inédits faisant pratiquement défaut. Cet état de choses s’explique par un24
/1. Le meilleur ouvrage d’ensemble est celui du P. M.M.J. SMITS VAN WAESBERGHE Katholieke Nederlandse Mystiek (Nederlandse Mystiek, 1), Amsterdam, Meulenhof, 1947 ; l’ouvrage du P. Stephanus AXTERS, Geschiedenis van de vroomheid in de Neder-landen, 4 Vols., Antwerpen, De Sikkel, 1950-1960, embrasse une matière à la fois plus vaste et plus restreinte : il donne un relevé aussi complet que possible de toutes les sources non seulement des écrits littéraires en langue vulgaire, mais aussi des sources latines, vitae, chroniques. etc., et en fait brièvement la critique historique ; l’enquête du P. Axters se poursuit jusqu’au 18e siècle. Aussi offre-t-elle un matériel abondant, mais dont l’étude, quant au contenu et à la valeur spirituelle, reste encore à faire. Enfin, la revue 0 n.s-Geesteli jk Erf, publiée par le Ruusbroecgenootschap d’Anvers depuis 1927. s’occupe de l’héritage spirituel néerlandais jusque vers 1780. Toutefois, à de rares exceptions près, les articles ayant trait aux 17' et 18' siècles ne touchent pas à la mystique, mais à la littérature de dévotion : livres de prières, pratiques pieuses, voire même d’une piété à l’aspect apologétique ou polémique.
/2. Études du P. L. REYPENS, Nog een vergeten mystieke grootheid, in OGE 2 (1928) 52-76, 189-213, 305-341 ; et de Dom J. HUYBEN, sous le même titre, dans OGE 2 (1928) 361-392 ; 3 (1929) 60-70, 144-164 ; 4 (1930) 5-26 ; 428-473. Sur l’influence de La Perle évangélique, cf. Dom J. HUYBEN, Aux sources de la spiritualité française du XVII` siècle. in La Vie Spirituelle 25 (1930) [11311139]; 26 (1931) [17]446], [75]41111; 26 (1932) [20]-[40]. A.L.J. DANIELS, Les rapports entre Saint François de Sales et les Pays-Bas 1550-1700, Nimègue, 1932 ; J.P. VAN SCHOOTE, La Perle Évangélique, in RAM 37 (1961) 79-92, 291-313 ; P. MOMMAERS, Benoît de Canfeld et ses sources flamandes, in Rev. Hist. Spir. 48 (1972) 401-434 ; 49 (1973) 37-66 ; P.J. BEGHEYN, Kanttekeningen bij de Evange-lische Peerle VII. De «iniqua censura» van Maarten Donck en Frans Silverschoen, in OGE 47 (1973) 323-343; ID., Nawerking van de Evangelische Peerle. Gerhard Terstee-gen en zijn Kleine Perlenschmu, in OGE 49 (1975) 133-171; De verspreiding van de Evangelische Peerle, in OGE 51 (1977) 391-421; De Evangelische Peerle in Spanje en Portugal, in OGE 52 (1978) 244-246; ID., nouvel essai d’identification de l’auteur : ls Reynalda van Eymeren, Zuster in het St. Agnietenklooster te Arnhem en oud-tante van Petrus Canisius, de sc•hrijster der Evangelische Peerle? in OGE 45 (1971) 339–375. Édition critique de Vanden Tempel, par A. AMPE, Antwerpen, Ruusbroecgenootschap, 1968.
224 singulier préjugé, transmis depuis plusieurs générations, d’après lequel l’école mystique néerlandaise, si florissante au moyen âge, n’aurait pas échappé aux lois d’un certain dogme évolutionniste : ayant produit les chefs-d’œuvre de Hadewych, de Ruusbroec, de Herp, elle devait nécessairement suivre la courbe de toute évolution, qui mène au déclin et finalement à la disparition. Les nombreux traités et opuscules mystiques du moyen âge finissant, qui ne font que reprendre, vulgariser et délayer la doctrine spirituelle robuste des grands ancêtres, semblent, en effet, illustrer cette théorie. Quant aux deux œuvres citées plus haut, il est convenu de les considérer comme les derniers bourgeons sur un vieux tronc mourant.
Puisqu’avec elles l’école mystique néerlandaise s’était définitivement éteinte, point n’était besoin d’aller fouiller dans les bibliothèques à la recherche d’autres témoignages dignes d’intérêt.
Un admirable sens de la symétrie venait, d’un autre domaine littéraire, étayer cette théorie. C’est que le 17e siècle vit l’âge d’or de la littérature hollandaise ; au moyen âge, la Flandre avait été le centre de la vie littéraire, mais après les troubles du 16e siècle elle en avait passé le flambeau à la jeune république des Sept Provinces. Tout comme à l’épanouissement de la littérature dans les Pays-Bas méridionaux avait correspondu l’aridité des provinces septentrionales, ainsi à la gloire du 17e siècle hollandais devait correspondre l’étiolement de la vie littéraire flamande.
Depuis un demi-siècle environ on s’est courageusement attelé à un essai de réhabilitation des provinces flamandes. Hélas, si la moisson des recherches littéraires dans le 17e siècle flamand s’est avérée abondante, les intentions louables de la plupart des auteurs ne suffisent guère à compenser la pauvreté en valeur humaine et artistique de leur production. Les dissidents ayant préféré émigrer vers la Hollande, les littérateurs des Pays-Bas méridionaux se sont généreusement mis au service de la Contre-Réforme. Rares sont les écrits sans préoccupation confessionnelle, voire controversiste. C’est précisément en la replaçant au sein de la littérature religieuse de son temps que l’on peut apprécier le caractère tout particulier et d’autant plus attachant de l’œuvre de Maria Petyt. Les écrits de ses contemporains s’animent d’un grand souffle combatif. Ils veulent démontrer et convaincre, instruire et édifier, défendre et conquérir. Même le plus grand poète des Pays-Bas méridionaux du 17e siècle, Lucas van Mechelen, à force de vouloir édifier, émousse le caractère authentique de sa poésie : l’expression de son expérience mystique réelle, coulant spontanément en vers d’une simplicité naturelle, se voit trop souvent entraînée vers les longueurs et les jeux de mots de la rhétorique dévote/3. Or, Maria Petyt n’eût jamais songé à mettre son talent d’écrivain au service de la Contre-Réforme. Aucune trace, chez elle, de cette veine didactique qu’on retrouve jusque dans les plus grands chefs-d’œuvre de l’école mystique flamande. Elle ne composa pas de traité et n’eut jamais l’intention de rien publier. Mais elle écrivit sur sa vie intérieure de longues relations qu’elle envoya à son père spirituel. Ses lettres contiennent le compte rendu minutieux de ses expériences mystiques, la confession de ses doutes, de ses incertitudes et de ses angoisses, mais aussi la confidence de ses joies et de son union à Dieu.
Ce qui rend l’œuvre encore plus attachante, ce n’est peut-être pas tellement l’élévation même de l’expérience, mais la présentation, dans un document très humain, d’un témoignage direct, dénué de toute ambition doctrinale ou théologique.
La lecture de ces lettres nous impose une prudente réserve, provisoire sans doute, mais nécessaire : sommes-nous en droit d’attribuer aux termes mystiques flamands qu’elle emploie le même contenu que celui qu’ils avaient au moyen âge ? N’oublions pas que le 17e siècle flamand fut un siècle baroque, et que les contemporains de Maria Petyt ont tendance à ne pas refuser aux états d’âme modestes d’une dévotion affective les plus hautes appellations mystiques. Trop souvent répétés depuis les temps lointains, où Ruusbroec l’Admirable les employait dans leur toute première saveur, ces termes mystiques n’ont pas échappé au danger de l’inflation verbale. Est-ce la faute de notre auteur, si elle emprunta les modes d’expression de son temps, les seuls qu’elle eût à sa disposition ?
Nous devons la conservation et la publication de ces écrits au P. Michel de Saint-Augustin, qui fut un des grands directeurs spirituels de sa génération. Ne les couvre-t-il pas en quelque sorte de son autorité ? Grâce à l’autobiographie qu’il lui ordonna de rédiger, nous sommes amplement renseignés sur la jeunesse de Maria Petyt, sur sa famille et son éducation, sur le milieu naturel dans lequel elle grandit et vécut, mais aussi sur l’atmosphère spirituelle qui régnait dans les milieux dévots des anciens Pays-Bas méridionaux, ainsi que sur les influences qu’elle y subit.
Le premier chapitre de notre étude fera donc connaître l’état du texte et s’arrêtera un moment à la figure de Michel de Saint-Augustin, le carme qui l’a publié ; le second nous permettra d’entrer dans le vif du
/3. K. PORTEMAN, De mystieke lyriek van Lucas van Mechelen (1595196-1625), 2 Vols., Gent, Secretariaat van de Koninklijke Academie voor Nederlandse Taal- en Letter-kunde, 1977-1978.
226 sujet. Il sera consacré à la biographie de la mystique : son enfance à Hazebrouck, son milieu, sa vocation, sa vie ultérieure à Gand et à Malines. Le troisième chapitre essaiera de retracer son itinéraire spirituel, pour autant qu’on puisse encore l’entrevoir à travers l’arrangement des écrits tel qu’il a été entrepris par le premier éditeur. Ceci nous permettra de replacer Maria Petyt dans la grande tradition de la mystique néerlandaise, et d’en retrouver certains caractères essentiels dans son œuvre. Mais d’autres éléments sont venus s’y associer, tels le besoin de la description et de la justification psychologiques, l’expérience des nuits mystiques et la soif d’anéantissement, l’abondance des visions imaginaires intérieures. Ces traits sont-ils originaux ? Ou sous quelle influence Maria Petyt les a-t-elle introduits dans la formulation de son expérience ? Ce sera le sujet des chapitres suivants. Enfin, quelques aspects particulièrement importants de cette expérience méritent d’être étudiés séparément : l’épiphénomène des visions et son influence sur l’évolution de la vie intérieure, et finalement deux éléments vitaux, dont notre mystique n’a pris conscience que progressivement, mais qui sont devenus la force vive de son union avec Dieu : la mystique christocen-trique et la mystique mariale.
Presque tous les grands mystiques que nous connaissons ont été de grands écrivains. Il y en a d’autres, peut-être les plus grands, dont nous ignorons l’existence ou de l’expérience desquels nous sommes incapables de déchiffrer le message, parce qu’ils ne sont point parvenus à le traduire en termes humains. La valeur de l’expression réussie pose un problème, que la plupart des théologiens ou historiens de la spiritualité préfèrent ne pas aborder. Ils le jugent plutôt frivole. Traiter les mystiques en artistes ne témoignerait pas seulement d’une mentalité mondaine, qui laisserait de côté l’essentiel spirituel et lui manquerait foncièrement de respect. Parler littérature lorsqu’on assiste au contact direct entre une âme humaine et le Dieu vivant : quel manque de jugement, et même de goût ! Pourtant, si nous savons quelque chose sur la vie intérieure des mystiques, si certains de leurs écrits ont exercé une influence immense, si de savants théologiens ont, de nos jours, la possibilité de les étudier, nous le devons le plus souvent à leurs formules heureuses, à leurs images frappantes, à leur haute valeur littéraire. Les siècles ont englouti les essais manqués, ils ont miraculeusement conservé, au sein de l’Église, l’œuvre parfaite, consacrée et rendue immortelle par sa beauté. Rôle étrange, certes, et présence mystérieuse de l’art dans l’histoire de la grâce : mais le don de la parole n’est-il pas un charisme autant que la prophétie ? Ainsi les écrits de Maria Petyt viennent enrichir d’un trésor nouveau le patrimoine littéraire de son 227 pays. On a essayé de traduire aussi fidèlement que possible le texte original, écrit en flamand du 17e siècle, et rendu plus savoureux et direct par de nombreuses tournures ouest-flamandes, que Maria Petyt a retenues du parler de sa terre natale, même après de longues années de séjour à Gand et à Malines. Hélas, déjà sa langue se raidit lorsqu’il faut la transposer en néerlandais moderne. La traduction ne lui enlèvera-t-elle pas quelques-unes de ses qualités les plus attachantes ?
Dans les pays de culture néerlandaise, on a, à part quelques spécialistes, ignoré jusqu’à nos jours l’existence de Maria Petyt et de son œuvre. En France, par contre, grâce à la traduction de quelques passages par M. Louis van den Bossche/4, elle ne resta pas inconnue. La publication de ces fragments en français servit de base à plusieurs traductions anglaises, qui conquirent à notre humble dévote un public d’outre-atlantique/5.
II existe, de plus, une volumineuse traduction latine de la plupart des lettres de notre mystique, rédigée par son confesseur qui lui survécut jusqu’en 1684, et conservée en manuscrit aux archives des Pères Carmes à Rome. Hélas, tout comme les traducteurs qui suivirent son exemple trois siècles plus tard, le bon P. Michel s’est vu obligé de sacrifier certaines nuances, de sauter mainte expression vivante et pittoresque, impossible à traduire ; le contenu essentiel de l’original, toutefois, n’y est pas modifié et généralement il est bien rendu, même s’il fallut recourir à certaines longueurs et périphrases. Mais le service que peut rendre ce manuscrit est surtout appréciable dans un autre domaine, qui prête à controverse. Car parfois on peut douter du sens exact qu’a pris au 17e siècle telle ou telle
4. De la vie « Marie-forme » au mariage mystique, in Études Carmélitaines 16 (1931) 236-250 ; 17 (1932) 279-294 ; « Le grand silence du Carmel ». La vocation de Marie de Sainte Thérèse, in Études Carmélitaines 20 (1935) 233-247. Le premier article s’appuie, plus que sur le texte original, sur la traduction latine de ces pages publiées par Michel de Saint-Augustin dans ses Institutionum mysticarum Libri quatuor. L. IV : De totali abnegatione sui, et omnium creaturarum, et de Vita Divina et Mariana ; ac de adoratione Dei in spiritu, Anvers, 1671. Du même auteur : L’union mystique à Marie (Les Cahiers de la Vierge, 15), Juvisy, Cerf, s.d.
5. Les deux premières, Life with Mary, par le P. Thomas McGinnis, New York, Scapular, 1953, et Life in and for Mary, par le P. Venard POSLUSNEY, Chicago, Carmelite Third Order Press, 1954, attribuent ces fragments à Michel de Saint-Augustin ; la troisième publiée également par le P. Thomas McGinnis, Union with Our Lady. Marian Writings of Ven. Marie Petyt of St. Teresa, New York, Scapular, 1954, les restitue à leur auteur. Quelques années après la publication de notre étude De mystieke Schrijfster Maria Petyt (1623-1677) [reprise infra], Gent, Secretarie der Academie, 1962, les anciens Pays-Bas, tant méridionaux que septentrionaux, découvrirent en notre mystique une gloire de la littérature nationale. L’édition critique de son autobiographie soignée par J.R.A. MERLIER, eut droit, dès lors, à la publication dans la galerie des auteurs classiques : Het Leven van Maria Petyt (Klassiek Letterkundig Pantheon, 214), Zutphen, Thierne, s.d. (mais dont la date semble coïncider avec le troisième centenaire de sa mort).
228 expression mystique ou spirituelle durant les trois siècles qui la séparent de la période classique de la mystique flamande, dont la terminologie est beaucoup mieux connue ; c’est ici que le manuscrit latin nous est d’un grand service en apportant maintes confirmations. Grâce à lui, en effet, nous savons en quel sens les descriptions de Maria Petyt étaient comprises par ce contemporain, flamand comme elle et, de plus, auteur de plusieurs traités spirituels latins, fort appréciés de son temps.
Une courte Vie de Maria Petyt, tirée de ses écrits, fut publiée à Bruxelles en 1681, par le P. Michel de St. Augustin:
KORT BEGRYP/Van het Leven/Van de Weerdighe Moeder/Sr. MARIA A S. TERESIA,/ (alias)/ PETYT, / Gheestelijcke Dochter, van den Derden Regel van de Orden / der Alder-glorieuste Maghet MARIA des Berghs Carmeli; I over leden met opinie van Heyligheydt, binnen Mechelen, I den I. November. 1677. / Ghetrocken Uyt haer Leven, in het langh en breeder beschreven: door den seer Eerw. / P.F. MICHAEL A S. AUGUSTINO Provinciael van de Nederlandtsche/ Provincie der Eerw. PP. Lieve-Vrouwe-Broeders. I Men vindt-se te koope, I Tot Brussel, by PEETER VANDE VELDE, op den hoek I van de Munte, in de nieuwe Druckerye. 1681.
L’historien sera intéressé par le fait que, quatre ans après sa mort, Maria Petyt est encore désignée comme Gheestelijcke Dochter, « Fille spirituelle », ce qui correspond aux spécifications concrètes de sa situation qu’elle donne dans son autobiographie/6. Dans la grande édition de
/6. Cf. notice biographique dans la nouvelle Biographie Nationale, t. 33, 1966, p. 591 ; Nationaal Biografisch Woordenboek, t. 2, 1966, p. 684. Lors de la préparation de notre étude en néerlandais sur Maria Petyt, nous avions signalé l’existence de cette première Vie sans avoir réussi à en retrouver un exemplaire. E.H.J. REUSENS avait mentionné cette édition dans sa notice sur Jan Van Ballaer de la Biographie Nationale Belge ; la Bibliotheca Carmelitana, Rome, Collegii S. Alberti, 1927, t. 2, p. 446, la cite sous le nom de Maria Petyt. Le P.A. STARING, aidé par le P. DANIEL A VIRGINE MARIA, avait cherché cette édition avec davantage de persévérance, mais toujours en vain : il finit par supposer que cette première édition n’avait peut-être jamais été réalisée (Een Carmelitaanse kluizenares Maria Petyt a S. Theresia, in Carmel 1 (1948-49) p. 288. Il avait bien identifié une première biographie de la mystique dans une compilation mentionnée dans son article précité (pp. 287-305), sous le titre HET WONDER LEVEN/Van de Weerdighe Moeder/Sr. MARIA A S. THEREMA,/(alias) I PETYT,/ Gheestelijcke Dochter van den Derden Regel, van de Orden / der Alder-glorieuste Maghet Maria des Berghs Carmeli; I over-leden met opi-nie van Heyligheydt binnen Mechelen, I in de Cluyse, naest de Kercke van de / Eerw. PP. Onse-Lieve- I Vrouwen-Broeders, den 1. November, in’t Jaer 1677. Elle parut dans une série de vies exemplaires, de personnes sanctifiées par la spiritualité carmélitaine, publiée par le compilateur-hagiographe fécond que fut le P. Jacobus a Passione Domini (t 1716, Bruxelles, cf. Bibliotheca Carmelitana, 1, p. 694) ; un premier recueil est consacré à l’Allemagne et aux Pays-Bas, en 1681 ; le second, de 1682, contient des Vies de saintes personnes françaises et italiennes ; le troisième, en 1687, contient des traductions de Vies espagnoles. Les deux premiers tomes s’appellent De Stralen I van de/Sonne, le troisième Den Schat van Carmelus. La Vie de Maria Petyt se trouve aux pp. 243-344 du premier volume, dont le titre complet : DE STRALEN/van de/SONNE/van den I H. Vader en Propheet/ ELIAS,/ dese eeuwe versprevdt / door Duytsch-landt en Neder-lands. I Dat is: I De levens van eenighe Religieusen, van de Orden der Broederen, vande Alder-hey-lighste Maghet Maria des Berghs Carmeli, die dese 17. Eeuw 1 met opinie van Heylig-heydt, al-daer zyn over-leden. I Uyt verschevde Autheurs in’t kort by-een vergadert; en met Fyne Platen / verciert, door den Eerw. P.F. JACOBUS A PASSIOIYE DOMINI, / Priester in de selve Orden. / Aen-nemen de Deughden van de Deughdelijcke is het alder-saelighste leven. / Seneca in Epist. TOT LUYCK. / by HENDRICK HOYOUX, in den H. Franciscus Xaverius. 1681. 1/ Men vindt-se te Koop : I Tot Brussel, by PEETER VANDE VELDE, by de Munie, in de nieuwe Druckerye. Bien que les termes de la vie spirituelle correspondent à ceux employés par Maria Petyt dans ses relations, tout est résumé et traité à la troisième personne. Ce fut finalement J. MERLIER qui trouva un exemplaire de cette édition, portée disparue, de 1681, un volume in-4 ° de 101 pages, à la bibliothèque des Carmes de Courtrai. Cf. Het Leven van Maria Petyt (1623-1677). Het prohleem van de eerste druk (1681), in OGE 49 (1975) 29-41. Détail intéressant : l’édition est dédiée à Barbara Petyt, abbesse du couvent des Sœurs Claires « Urbanistes » d’Ypres, la tante religieuse que Maria Petyt évoque plusieurs fois dans ses souvenirs.
229 deux ans plus tard, l’ordre se l’est déjà incorporée. Cette édition définitive parut à Gand en 1683-1684, en 4 tomes :
HET LEVEN/ VANDE WEERDIGHE MOEDER / MARIA A STA TERESIA, (alias)/ PETYT, / Vanden derden Reghel vande Orden der Broederen van / Onse L. VROUWE DES BERGHS CARMELI, / Tot Mechelen overleden den I. November 1677. / Van haer uyt ghehoorsaemheyt, ende goddelijck ingheven beschreven, / ende vermeerderinghe van't selve Leven. I Uyt haere schriften ghetrocken, ende by een vergadert door den seer Eerw. / P. MICHAEL A SANCTO AUGUSTINO, / Provinciael vande Paters onse Lieve Vrouwe Broeders des / Berghs Carmeli, Inde Neder-duytsche Pro-vincie. / Vol van volmaeckte deughden, om naer te volghen, van godde-lijcke / jonsten, verlichtinghen, ende bewerckinghen om van te I verwon-deren, ende Godt te Loven. / Van alderleye onderwysinghen tot de volmaecktheyt voor de beghinnende, voortgaende, ende volmaeckte. / Godt is wonderlijck in sijne Heylighen. Psal. 67.36. /
TE GHENDT, / Ghedruckt by de HOIRS van JAN VANDEN KERCKHOVE,/ op d’Hooghpoorte in’t ghecroont Sweerdt, Deel I en II, 1683, 26, 300, 16 pp. in-4 °, 404, 24 pp.; Deel III en IV, 1684, 4, 286, 22 pp. in-4 °, 330, 26 pp/[note] 7.
/7. Vie de la Vénérable Mère Marie de Ste Thérèse (alias) Petyt, du Tiers Ordre des Frères de N. Dame du Mont Carmel, décédée à Malines le ter novembre 1677. Écrite par elle-même en vertu de l’obéissance et de l’inspiration divine ; et prolongement de la même Vie, tiré de ses écrits et collecté par le Très Rév. P. Michel de Saint-Augustin, Provincial des Pères Frères de N.D. du Mont Carmel, en la Province des Pays-Bas. Pleine de vertus parfaites à imiter, de faveurs, d’illuminations et d’opérations divines, dignes qu’on en loue Dieu d’admiration ; de toutes sortes d’enseignements sur la perfection, pour les commençants, les plus avancés et les parfaits. Dieu est admirable en ses saints. Ps. 67. 36. À Gand, en la Hoochpoorte, à l’Épée Couronnée. T. I-II : 1683 ; T. III-IV : 1684. Les livres sont reliés en deux volumes in-40, chacun contenant deux tomes. Vol. I : gravure de Martin Bouche, d’Anvers, d’après un portrait de la mystique ; elle est représentée contemplant un crucifix qu’elle tient des deux mains. T. I : 26, 300, 16 pp. ; T. 11 : 4, 404, 24 pp. ; Vol. II : gravure de R. Collin, de Bruxelles représentant la mystique en adoration devant le saint-Sacrement exposé ; T. III : 4, 286, 22 pp. ; T. IV : 4, 330, 26 pp. Toutes les citations, dans les pages qui suivent, seront faites d’après cette édition unique, dont les exemplaires sont devenus rares. Pour la présente étude nous avons pu employer un exemplaire conservé à la bibliothèque de spiritualité du Ruusbroecgenootschap, à Anvers. Dans les notes, ce texte est désigné par la lettre L.
230 Maria Petyt a écrit sur l’ordre de son directeur, qui eut le souci de respecter le texte original : « Il faut que le lecteur soit averti que, pour des raisons graves (autant que j’aie pu en juger), il fut ordonné à cette vénérable Mère, par moi, qui ai été, bien indignement, pendant 31 ans son directeur spirituel et son confesseur, d’écrire l’histoire de sa vie, et aussi de noter les grâces spéciales et les opérations divines, que par la grâce de Dieu elle sentit en elle ; afin de pouvoir juger, examiner et distinguer avec plus de sévérité et de prudence, si son esprit venait de Dieu, et s’il s’y mêlait quelque tromperie ou illusion... Je n’ai pas jugé bon d’y changer quoi que ce soit, et je n’y ai rien ajouté, hormis les divisions en chapitres et la présentation de leur contenu »/8.
Michel de Saint-Augustin a notamment divisé le récit autobiographique en 155 chapitres ; au-dessus de chacun de ces courts chapitres, il place un résumé qui, à force de vouloir être édifiant, n’en rend pas toujours les traits essentiels. Le récit de la vie remplit la plus grande partie du premier tome. Mais au fur et à mesure qu’elle avance vers les années plus proches du moment de la rédaction, Maria Petyt commence à insérer dans la relation de ses souvenirs le texte de comptes rendus de conscience, dont elle avait sans doute gardé le brouillon. Le récit très circonstancié de ses souffrances physiques et spirituelles finit par y occuper un espace quelque peu disproportionné. D’autre part, l’énumération de ces épreuves ne figurait apparemment pas dans l’index analytique de vertus et de dévotions que Michel de Saint-Augustin s’était composé pour la classification des lettres et cahiers nombreux remplis par sa dirigée. Maria Petyt note parfois que, malgré sa répugnance à raconter sa vie intérieure, elle entame néanmoins un nouveau « quaternion ». Le Père imita son exemple : il joignit toutes les lettres traitant des souffrances au récit autobiographique.
Il y ajoute ainsi plus de cent pages, dont le contenu est essentiellement destiné à montrer la diversité des états d’âme de la mystique, qui
8. L. I, Avant-propos, f. *** 3v.
231 sont comme « le jour et la nuit, l’hiver et l’été »/9 et que, aussi bien, « les âmes parfaites » peuvent, après avoir joui de consolations ineffables, connaître les délaissements les plus cruels, « même sans fautes de leur part »/10.
Insensiblement, l’autobiographie a ainsi pris la forme de ce que seront les trois tomes suivants, exclusivement composés des comptes rendus spirituels : « parce que sa Vie fut écrite bien dix ans avant sa mort » — elle fut donc achevée vers 1667 — « et que depuis lors elle a mis par écrit beaucoup d’autres choses, et qu’elle me les a transmises pour m’éclairer sur l’état de son âme,... il m’a paru bon et utile d’en faire un choix et d’en faire suivre sa Vie »/11. Le P. Michel les classe donc d’après ses vertus et ses mortifications, sa dévotion à la Ste Trinité, à l’eucharistie, à la Vierge, à St Joseph, aux anges, aux âmes du Purgatoire, etc. Est-ce assez dire que ces critères ne touchent que de l’extérieur ce qui, pour nous, semble être l’essentiel de la vie mystique ? Il serait aisé, pourtant, de l’y retrouver, si dans la plupart des cas le P. Michel n’avait omis de nous donner la date exacte des lettres qu’il copie. Les indications de dates qu’il nous a conservées ne sont pas assez nombreuses pour nous permettre de suivre fidèlement l’évolution spirituelle de la mystique. Tout au plus pourrons-nous la retracer dans ses grandes lignes. La confrontation avec les données de sa vie nous permet de situer certaines expériences à une période déterminée de son existence. Il eût été facile de reconstituer son itinéraire spirituel, si on avait pu retrouver l’original de ces lettres. Il est peu probable qu’elles soient encore conservées, car, dans ce cas, le P. Michel de Saint-Augustin eût agi à l’encontre des règles générales que la prudence et le droit au secret de leurs dirigés imposent aux directeurs. À moins qu’il n’ait songé à conserver ces lettres en vue d’un procès éventuel de béatification : tel fut l’avis qu’exprimèrent plusieurs Pères Carmes lors de notre itinéraire infructueux à travers les couvents de l’ordre et les archives des anciens Pays-Bas. D’autres avant nous y avaient en vain cherché la trace des originaux et avaient fini par supposer qu’ils avaient été expédiés à Rome. Nous n’avons pas connaissance de documents relatifs à l’introduction de la cause de Maria Petyt. Mais aux archives du Collège romain de l’ordre, Saint-Albert, se trouve le manuscrit latin contenant la traduction de Michel de Saint-Augustin/12.
/9. L. I, p. 196.
/10. L. I, p. 290.
/11. L. I, Voorreden, f. *** 3v.
/12. N° d’arch. : Post. III, 118.
232 Ce manuscrit a été récemment restauré à la Bibliothèque Vaticane ; ou, plutôt, il y a été sauvé de la destruction totale/13. Cette traduction latine semble-t-elle indiquer que Michel de Saint-Augustin l’ait entreprise dans l’espoir qu’elle pût servir à l’instruction éventuelle du procès ? Nous ne le pensons pas. Car deux étiquettes, collées au recto et au verso de la première feuille, en écriture du 17e siècle, portent des instructions typographiques à l’intention de l’imprimeur/14. Cet état de choses semble donc indiquer que Michel de Saint-Augustin a bien plutôt envisagé une édition en latin de l’ouvrage, le jugeant sans doute assez important pour qu’un public international pût en prendre connaissance. Le manuscrit fut probablement envoyé à Rome pour y passer à la censure : il y resta dans le tiroir des censeurs. Indice révélateur d’un changement d’esprit, qu’on voit se répandre assez rapidement à travers toute l’Europe, au cours de la seconde moitié du 17e siècle : il ne devait plus sembler opportun, après 1680, d’encourager la publication d’un ouvrage mystique dont, visiblement, l’auteur se laissait conduire par des voies très passives, et dont quelques-unes des plus belles pages étaient consacrées à la mystique de l’anéantissement. La même peur du quiétisme paraît avoir fort réduit la diffusion de l’original aux Pays-Bas.
Pas plus que ceux de la spiritualité, les historiens de la littérature n’avaient cherché à remettre en honneur l’œuvre de Maria Petyt : le fait
13. La moitié inférieure des 85 premières feuilles a été rongée : les coins inférieurs manquent jusqu’à la feuille 125. Le manuscrit mesure 23,5 x 17 cm et compte 452 feuilles. Il est composé de fascicules de 2 feuilles pliées en deux. Il reste des vestiges d’un ancien numérotage par fascicule. Une main postérieure numérota, en commençant par 1, les feuilles 50 à 117. À la feuille 118 commence un nouveau numérotage, par fascicule encore. À partir de la feuille 216 toute indication fait défaut ; seules les f. 220 et 230 portent encore un ancien numéro de fascicule. Il apparaît que tous ces essais de classification datent d’avant la reliure du ms. en un seul volume. On le relia sans malheureusement faire attention à l’ordre des feuilles ou des fascicules, de sorte que le texte s’en présente comme un véritable labyrinthe pour philologues. Après la reliure, les feuilles furent à nouveau numérotées dans cet ordre fortuit, où le hasard les avait assemblées. Le ms. n’est pas de la main de Michel de Saint-Augustin : on y distingue l’écriture de trois copistes. Ceux-ci ont probablement travaillé en même temps : souvent, en effet, la première phrase d’un fascicule fait immédiatement suite à la dernière d’un autre fascicule, dont le reste de la dernière page resta vide : les copistes se sont donc départagé le travail à l’avance.
14. La première feuille se présente comme suit : recto : en haut, une étiquette : Titulus generalis praefigendus initio totius libri; suit le titre : Maria Vita venerabilis matris Mariae a Sta Teresia / Tertiariae ordinis Bmae Virginis Mariae / de Monte Carmelo. I Mechliniae defunctae Kalendis novembris I anno 1677. I Ab ipsa ex obedientia et in-stinctu divino conscriptum / Et/Auctarium vitae illius/ Ex eius scriptis collectum et com-positum I per Rdum Adm P. Michadem a Sto Augustino / eiusdem ordinis provincialem provinciae Flandro Belgicae, dictae V. matris per 31 / annos directorem spiritualem. / Mirabilis Deus in Sanctis (le reste de la page a été dévoré) ; verso : étiquette: praefatio generalis praefigendus (sic) toti libro; suit le texte : Praefatio ad lectorem / et I Protesta-tio Auctoris. — Nous renvoyons à ce ms. par la lettre M.
233 peut s’attribuer, sinon à la rareté des exemplaires, au style édifiant profondément ennuyeux de la présentation qu’en fit Michel de Saint-Augustin, ainsi qu’au titre décourageant dont il la décora.
Un certain nombre de circonstances et de noms propres, trop familiers sans doute à des lecteurs flamands, ont été rayés du livre néerlandais, mais conservés dans le manuscrit latin. Cette particularité démontre tout d’abord que la traduction latine s’est effectuée sur les originaux et non sur le texte établi pour l’édition néerlandaise ; ensuite, la concordance parfaite pour tout le reste, entre le manuscrit et le livre, prouve que celui-ci est la copie fidèle des lettres. Nous n’avons donc aucune raison de mettre en doute la bonne foi de Michel de Saint-Augustin, lorsqu’il déclare : « Je n’ai pas trouvé bon d’y changer quoi que ce soit ».
Mais avant d’aborder l’œuvre de la mystique, nous ne pouvons passer sous silence la figure de ce fidèle directeur. En son temps, Michel de Saint-Augustin jouit d’une grande autorité en matière de spiritualité ; il fut une des personnalités marquantes de la vie religieuse de son pays. Jan van Ballaer, tel était son nom dans le monde, naquit à Bruxelles en 1621. Il fit ses études au célèbre Collège des Augustins de sa ville natale, entra au Carmel à 17 ans, et remplit dans son ordre un nombre de charges importantes : il fut professeur de philosophie, puis de théologie, maître des novices, deux fois prieur à Malines, prieur à Bruxelles, provincial de la province des Pays-Bas dès 1656, charge qu’il assuma une seconde et une troisième fois en 1667 et en 1677, et pendant quelque temps Commissaire Général de l’Ordre. Il fut aussi le grand propagateur aux Pays-Bas de la réforme de Touraine. Émanant de Rennes au début du siècle, cette réforme pénétra dans les provinces du Nord lorsque son initiateur, Philippe Thibault, gagna à sa cause, en 1624, le Carmel de Valenciennes/16. La Réforme de Touraine met l’accent sur les tendances contemplatives dans l’ancienne observance ; Jean de Saint-Samson fut son grand mystique/17. Ce fut grâce aux efforts de Michel de
15. E.H.J. REUSSENS, Ballaer, in Biographie Nationale de Belgique, t. 1, 1866. cc. 670 673 ; introd. de G. WESSELS, à la rééd. de l’Introductio ad vitam internam. Rome, Collegio S. Alberti, 1925 ; JEAN-MARIE DE L’ENFANT JÉSUS, Michael a S. Augustino, De Vita Mariae — formi et Mariana in Maria, propter Mariam, in Études Carmélitaines 16 (1931) 221-223 ; A. MUNSTERS, Mariaal Verenigingsleven, Bussum, Brand, 1947, pp. 5-12.
16. Henri BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. 2, Paris, Bloud & Gay, 1916, pp. 372-377 ; ANTOINE-MARIE DE LA PRÉSENTATION. La Réforme de Touraine, in Études Carmélitaines 17 (1932) 185-203 ; Killian J. HEALY, Methods of Prayer in the Directory of the Carmelite Reform of Touraine (Vacare Deo, 1), Rome, Institutum Carmelitanum, 1956.
17. Louis VAN DEN BOSSCHE, Actes de la vie chrétienne - Jean de Saint-Samson, Paris, 1948 ; Suzanne-Marie BOUCHEREAUX, La réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson (Études de théologie et d’histoire de la spiritualité, 12), Paris, Vrin, 1950.
234 Saint-Augustin et de son aîné, le P. Martinus de Hoogh, que la réforme put s’établir dans les Pays-Bas méridionaux. Malgré les lourdes charges dont l’investit son ordre, le P. Michel trouva le temps d’écrire des livres de spiritualité, en latin et en néerlandais : en 1659 parut à Bruxelles son Introductio in terram Carmeli ; en 1661, à Bruxelles aussi, Het Godt-vruchtigh Leven in Christo (La Vie pieuse en Jésus-Christ) ; en 1669, à Malines, l’Ondemysinghe tot een grondighe Verloocheninghe (Enseignement pour parvenir à une abnégation foncière) ; en 1671 enfin parut à Anvers le grand ouvrage Institutionum mysticarum Libri quatuor quibus Anima ad apicem Perfectionis, et ad praxim Mysticae Unionis deducitur.
Bien que ces deux derniers ouvrages, de loin les plus importants, n’aient été publiés que pendant les dernières années de la vie de Maria Petyt, on ne peut douter de l’influence profonde que la direction de Michel de Saint-Augustin a exercée sur sa fille spirituelle. C’est grâce à son insistance qu’elle accorda une large place à l’humanité du Christ dans sa vie de prière ; car la doctrine de Michel de Saint-Augustin est entièrement édifiée sur une base christocentrique et sacramentelle. À plusieurs reprises, du moins pendant les premiers temps de sa direction, Maria Petyt décrit la profonde impression que sa doctrine laissa en elle : « Afin de mieux retenir ses exhortations spirituelles, j’avais pris l’habitude de les noter, mot pour mot, toutes les fois que je revenais de confesse ou que l’étais allée le voir ; ainsi, au cours des seize mois qu’il avait été notre confesseur, j’avais rempli presque tout un livre... Je le faisais très discrètement ; de sorte que, lorsque arriva le moment de son départ et qu’il dit à ma consœur : “J’ai donné tant de beaux enseignements à Sœur Marie, j’aimerais bien les avoir en écrit”, elle lui répondit : “Rév. Père, ils sont déjà mis en écrit”. ... Il me fit dire alors de les lui apporter. Après les avoir parcourus, il me les fit recopier et emporta la copie avec lui »/18.
Elle lut évidemment ses livres. Dans une lettre, qu’elle lui écrivit de Malines à Bruxelles, elle dit : « Je ne sais pas expliquer ces perfections à cause de ma stupidité et de mon peu d’intelligence, mais dans le 4 ° Traité de l’Introduction au Carmel, chapitre après chapitre, je retrouve notre esprit comme s’il était transcrit de mon cœur »/19.
Michel de Saint-Augustin subit-il l’influence de sa dirigée ? Sans aucun doute, bien qu’il soit difficile d’en relever les traces dans ses écrits d’un caractère fort systématique et impersonnel. Pour le Traité De
/18. L. 1, pp. 62-63.
/19. L. IV, p. 25.
235 Vita Mariana la chose ne fait aucun doute, comme l’a fait déjà remarquer M. Louis van den Bossche/20. Une allusion très discrète dans l’ouvrage néerlandais de 1669 laissait déjà deviner sa source d’inspiration : « L’esprit semble encore enseigner et faire sentir effectivement » y est-il dit/21. Mais les Institutionum mysticarum Libri de 1671 la laissent entrevoir bien plus clairement : « Videtur spiritus ulterius instruere et experientia aliquas pias animas docere »/22. Après ces mots d’introduction, l’auteur suit presque mot pour mot le texte d’une lettre de Maria Petyt. Elle-même avait noté à propos de cette expérience : « Ce sont choses étranges qui se passent en moi : jamais je n’ai rien entendu ni lu de pareil. Je pense qu’on aurait peine à les croire, à moins que quelqu’un n’ait fait la même expérience. Et pourtant il en est bien ainsi. Mon Bien-Aimé sait que je ne mens pas »/23.
Quant à l’influence que Michel de Saint-Augustin en tant que membre de son ordre a exercée sur sa dirigée en lui enseignant la spiritualité du Carmel, on ne peut guère la distinguer de celle qu’elle subit de ses lectures : il en sera question plus loin.
Maria Petyt est enfant de famille nombreuse. Sa mère, Anna Folque, était originaire de Poperinghe, en Flandre occidentale. Elle avait deux fils d’un premier mariage : Ignace et Jacques Warneys, lorsqu’elle se remaria avec Jan Petyt, de Hazebrouck. Maria fut la première enfant de ces secondes noces ; elle naquit à minuit, le jour de l’an 1623. Elle allait être suivie de six autres enfants, toutes des filles. De ses sœurs, deux moururent en bas âge, une troisième, Sofina, lorsqu’elle eut atteint l’âge de jeune fille, la quatrième, Clara, quelque temps après son mariage. Ce dernier deuil datait d’un an au moment où Maria Petyt commence la rédaction de ses souvenirs ; seules elle et sa sœur Anna-Maria étaient donc encore en vie. De ses deux demi-frères, le plus jeune fit une belle carrière : il survécut à notre mystique, et c’est à lui que Michel de Saint-
/20. L’union mystique à Marie (Les Cahiers de la Vierge, 15), Juvisy, Cerf, s.d., p. 19.
/21. Godt-vormigh goddelijck Leven, Appendice: Marie-vormigh Marielijck Leven, Malines, 1669, p. 14.
/22. Institutionum mysticarum libri quatuor, 1. IV, Anvers, 1671, p. 146.
/23. L. II, p. 354. L. van den Bossche traduit wondere dinghen par «choses merveilleuses»; nous croyons devoir garder le sens premier du mot : monder = étrange.
236 Augustin dédia l’édition de sa Vie : « à Messire Jacques Warneys, ci-devant bailly de la ville de Hazebrouck, collégial de la Cour de Cassel, etc. ». Ignace, l’aîné, paraît avoir nourri pendant quelque temps l’idée d’une vocation religieuse ; il y fut d’ailleurs encouragé par sa mère. Mais lors d’une épidémie (« de la peste » dit Maria Petyt) qui menaça d’approcher de la petite ville d’Hazebrouck, les enfants furent envoyés chez un oncle maternel à Poperinghe. Il semble que la vie y fût menée à une allure plus vive et plus mondaine qu’au foyer paternel : l’oncle « ne cessait de se moquer d’Ignace, qui avait résolu d’entrer en religion ». Le jeune homme y perdit sa vocation, « au grand chagrin de ma mère, car, comme elle le disait parfois, son plus grand bonheur et contentement auraient consisté à voir un de ses fils à l’autel, ou en chaire »/24. Ignace devait, lui aussi, mourir jeune : au cours d’un voyage qu’il fit en Espagne, il alla nager, fut assailli d’une crampe et ne pouvant être secouru à temps, se noya.
Voyage d’études ou d’affaires ? Nous ne savons. La vie de la famille Petyt paraît avoir été fort aisée. « Notre maison était une maison de grand commerce et trafic »/25. Son mari étant presque toujours en chemin pour ses affaires, la gestion du magasin, en plus de la direction du ménage, incombait à la mère. Maria Petyt se souvient de plusieurs détails concrets qui nous la montrent comme une femme remarquable. « Ma mère était une femme tranquille, recueillie, pieuse. Elle aimait faire la charité aux pauvres ». Charité qu’elle pratiquait d’une façon fort intelligente, devenant « le refuge de maintes personnes honnêtes, sérieuses, mais qui se trouvaient en difficultés » : elle leur donnait une somme d’argent assez grande pour les renflouer ou pour leur permettre d’entreprendre quelque chose. « Deux fois seulement dans ma vie je l’ai vue en colère, parce que quelqu’un des domestiques avait offensé Dieu, avait violé son précepte et avait été pour d’autres une occasion de péché ».
« Dans son commerce, elle parlait peu ; toutes choses avaient leur prix fixe ; point n’était besoin de marchander, ça coûte autant, sans plus... et les marchands s’étaient habitués à la croire sur parole, car sa parole était en toute sincérité oui, oui, non, non, sans malice ni fraude ; pour rien au monde n’aurait-elle menti ou se serait-elle écartée de la vérité ».
La méthode qu’employait cette bonne mère pour inciter ses enfants aux pratiques religieuses était fort concrète, et répondait d’ailleurs au réalisme du caractère flamand. Consultant ses souvenirs, Maria Petyt la trouve excellente. Sachant que l’effet d’un ordre péremptoire et d’une
/24. L. I, p. 14.
/25. L. I, p. 4.
237 obligation imposée est peu durable, sa mère rendait l’accomplissement des devoirs religieux attirant en l’assaisonnant de quelque douceur. « Pour m’allécher à la dévotion et aux pratiques religieuses, ma mère me promettait beaucoup de belles choses et des habits neufs. Ou bien, toutes les fois que je l’accompagnais à l’église, elle me donnait un peu d’argent de poche. Elle m’apprit à le mettre dans une tirelire, pour pouvoir acheter quelque chose de beau après ; elle ne pouvait supporter que j’eusse dépensé mon argent en friandises, comme le faisaient les autres enfants : à l’entendre en exprimer son dégoût et son aversion, tous les enfants qui le faisaient n’étaient que gaspilleurs et voyous...
« Elle nous exhortait à rester fidèles à la dévotion de chanter tous les samedis soirs les litanies de la Sainte Vierge devant notre petit oratoire. Elle l’avait fait admirablement accommoder et nous y réunissait tous ; mon frère y avait pendu une petite sonnette, avec laquelle il nous appelait quand il était temps ; il remplissait l’office de chantre et nous répondions en chœur ora pro nobis. Alors maman nous donnait à tous un sou, c’était notre pension hebdomadaire aussi longtemps que nous étions si petits ».
Envers le père la distance, mais aussi la déférence étaient plus grandes. « Papa et Maman se comportaient toujours très décemment et dignement devant leurs enfants et les domestiques ; ceux-ci, et nous aussi d’ailleurs, éprouvions un tel respect pour eux, principalement pour mon père, que nous osions à peine parler en sa présence, surtout lorsque je commençai à grandir un peu ». Étant son premier enfant, Maria était la préférée de son père. Elle dit, en toute simplicité, qu’elle paraît l’avoir bien mérité : « À plusieurs reprises j’ai entendu dire à mes parents, que dès mon plus jeune âge j’étais douée de beaucoup de grâces et de dons naturels (bien que je ne les aie plus maintenant) ; on m’a dit parfois que Notre Seigneur m’avait faite très gracieuse, gentille, sociable, aimable, avenante, polie, douce de caractère, etc. Je plaisais beaucoup à toutes les personnes qui m’approchaient. Mon père me chérissait extraordinairement ; souvent il se divertissait en jouant avec moi ». La petite fille n’était pas seulement la préférée de son père, mais la coqueluche du voisinage, « surtout d’un couvent de Sœurs du Tiers Ordre de St. François, où j’allais à l’école. Ces bonnes sœurs me gardaient parfois auprès d’elles pendant plusieurs jours, je mangeais avec elles au réfectoire, je dormais avec elles dans une petite cellule, j’y étais comme l’enfant de la maison, plus à mon aise que chez nous »/26. Les enfants de la famille Petyt étaient envoyés à l’école très tôt : Maria se rappelle qu’elle n’avait que cinq ou six ans. Elle dit avoir gardé ses bonnes dispositions naturelles jusque vers l’âge de sept ou huit ans.
/26. L. I, pp. 4-6.
238 Déjà elle rêvait de devenir l’épouse du Christ, plus sous l’influence de son père que de sa mère. Jan Petyt, en effet, avait coutume de lire à ses enfants des passages des Vies des vierges saintes ; sa piété devait être marquée d’une ombre de pessimisme puritain : non seulement « il nous faisait tellement l’éloge de la virginité..., nous disant le bonheur d’avoir Jésus pour époux,... que c’était bien autre chose de s’unir à un époux immortel, etc. » que ses filles ne songeaient plus à des fiançailles terrestres ; « en même temps il nous dépeignait combien tout ce qu’on pouvait trouver sur terre était vain et périssable. C’était son expression favorite : tout est vanité des vanités, le monde entier n’est que vanité ». L’harmonie de ce petit monde d’une enfance trop parfaite fut ébranlée par une épidémie de petite vérole. Maria en fut atteinte ; « j’en perdis la beauté, l’agrément et la grâce de mes traits ». Ce passage de l’autobiographie vaut d’être cité en entier, pour la façon originale qu’a notre auteur de mêler aux pensées édifiantes un sens de l’humour constamment en éveil :
« Dieu permit que cela me survînt — ce me semble — pour modérer quelque peu l’amour excessif que me portaient mes parents ; ils m’étaient vraiment trop attachés : de crainte de me voir attraper la petite vérole, ma mère me conduisit chez ma grand-mère, à quatre lieues de là ; car ma compagne de jeu, une petite fille du voisinage, en était atteinte, et ma mère ne réussissait pas à m’empêcher d’y aller. Mais voilà qu’en chemin la vue d’une petite fille toute déformée par la petite vérole m’épouvanta ; de frayeur j’attrapai la maladie, et bien qu’on n’épargnât ni frais ni soins pour éviter que j’en sois défigurée, je fus la seule enfant à la maison de grand’mère — car je transmis la contagion aux autres — à en être si visiblement marquée.
« Lorsque je fus guérie, mon père vint me chercher pour me ramener à la maison. La bonne Sœur Noire qui m’avait soignée et servie, s’attendait à recevoir de grandes félicitations de sa part — elle avait vraiment tout fait pour me garder en vie et empêcher que je ne devienne aveugle —, mais mon père fut si affligé en me voyant qu’il dit : est-ce là mon enfant ? Il semblait à peine me reconnaître. Mais grâce à sa piété il se résigna à la volonté de Dieu. Pourtant, il ne s’occupait plus de moi comme auparavant, peut-être parce que j’avais moi-même beaucoup changé intérieurement. Car, intérieurement, je perdis beaucoup de grâces depuis lors. Je devins plus turbulente et sauvage, aussi folâtre que les autres enfants, je me passionnais de jeux de cartes, j’allais jouer sur la glace à longueur de jour au lieu d’aller à l’école, j’étais devenue paresseuse pour le service divin et la dévotion »/27.
/27. L. I, pp. 6-8.
239
Mais Dieu « donnant un signe visible qu’il veillait sur moi », pourvut à faire revivre la piété de l’enfant par un autre moyen. Comme il est normal à cet âge, les enfants ont parfois plus affaire aux domestiques qu’aux parents. Vers ce moment une « servante très pieuse » entra en service dans la famille Petyt. C’était une Dévote/28. Au 17e siècle, les Dévotes étaient presque une institution, comme les béguines l’avaient été au moyen âge. Mais depuis que les béguines avaient été institutionnalisées au sens propre du terme, les femmes pieuses qui aspiraient à la perfection, sans désirer pour autant entrer en religion, prononçaient des vœux privés, le plus souvent temporaires. Ce n’est pas seulement dans les Tiers-Ordres, qu’elles trouvaient un certain groupement religieux et une direction spirituelle suivie, car les Jésuites avaient, eux aussi, leurs Dévotes ou Gheestelijcke Dochters/29. La nouvelle servante se plaisait à raconter de belles histoires de la vie des saints. Sous son influence la petite Maria reprit goût à la piété. « Lorsque j’avais dix ans, je fis à mon Bien-Aimé le vœu de chasteté perpétuelle, sans que personne n’en sût rien ; je m’offris totalement à mon cher Jésus, lui promettant fidélité, le choisissant pour mon unique Époux. Je ne savais toutefois pas encore ce que c’était que garder la chasteté ou la perdre, mais ce que je savais, c’était que les vierges qui épousaient Jésus, ne pouvaient plus se marier à personne d’autre ». Le fait qu’elle ait gardé la pureté pendant ses années d’enfance, elle l’attribue autant à son tempérament qu’à la grâce : « parfois quelques-uns des enfants, avec qui je jouais, m’incitaient à certains jeux impurs... mais j’en avais comme peur, par une sorte d’aversion naturelle pour tout ce qui était contraire à la pureté, aussi se lassèrent-ils bien vite de moi »/30.
Elle fit sa première communion à dix ans. Sa mère lui avait fait donner des leçons de catéchisme. La petite fille rêvait de se faire ermite. Lui avait-on déjà raconté la vie de sainte Thérèse ? Le fait est que, de tout
/28. Dans le texte : Gheestelijcke Dochter, littér. « fille spirituelle ».
/29. Le fait qu’elles ne constituèrent jamais un institut religieux, ne les empêcha pas de devenir une véritable institution sociale. Nous trouvons déjà ces dévotes dans l’entourage de Maria Van Oisterwijck, où il faut très probablement chercher l’auteur de La Perle Évangélique. Appelées Gheestelijcke Dochters dans les Pays-Bas méridionaux, elles reçurent au Nord le nom de Klopjes. Au 18e siècle, un édit de Marie-Thérèse d’Autriche leur interdit, aux Pays-Bas méridionaux, la prononciation de vœux et les oblige à se consacrer soit à l’éducation des enfants soit au service d’assistance. Elles furent les premières à ouvrir des « jardins d’enfants ». Cf. E. THEISSING, Over Klopjes en Kwezels. Utrecht— Nimègue, 1935; J.B. KETTENMAYER, Uit de Briefwisseling van een Brahantse mystieke. in OGE 1 (1927) 278–293; L. REYPENS, De Schneer der Evangelische Peerle, in OGE 2 (1929) 194-213; ID., Pelgrum Pullen (1550-1608), in OGE 3 (1929) 24-44; J. LORTZING, Maria van Oisterwijck die Zeitgenossin Luthers. in Zeitschr. für Asz. u. Myst. 7 (1932) 250-260.
/30. L. I, pp. 9-10
240 temps, les enfants d’une même époque sont attirés, voire fascinés, par le même type de sainteté spectaculaire qui, lui, varie de génération en génération. « Très souvent, alors et même plus tard, cette tentation m’est venue de disparaître en secret et de m’enfuir de chez mes parents. Mais jamais je n’osai risquer l’aventure, tellement j’avais peur des bandits et des animaux sauvages, car ma foi et ma confiance en Dieu n’étaient pas encore assez grandes »/31.
À onze ans elle fut envoyée comme pensionnaire à un couvent de St.-Orner, « pour y apprendre la langue et les belles manières ». Elle y resta un an et demi/32. « Les religieuses y étaient très bonnes et très pieuses ; je crois qu’elles m’aimaient beaucoup, parce que je leur paraissais prendre à cœur leurs enseignements et leurs exhortations spirituelles. Notre Seigneur me donna depuis lors la grâce de la prière intellectuelle et à ce qu’il me semble aujourd’hui, quelque chose de plus que la prière intellectuelle ; oui, parfois la prière surnaturelle... Habituellement on nous faisait méditer la passion et la vie du Christ : je les méditais avec goût et plaisir... Depuis ce temps-là j’ai eu une grande facilité à méditer, et à recueillir les puissances de l’âme, car j’étais d’un naturel paisible... C’est alors aussi que je voulus faire quelques pénitences pour imiter l’exemple des saints, bien que j’y allasse de manière enfantine. Mais souvent je serrais une corde autour de mon corps nu. À mon confesseur je demandai à dormir sur une planche, mais il ne voulut pas me le permettre ; il raconta la chose à mes maîtresses ; celles-ci en rirent de sorte que j’en étais toute confondue, n’osant plus jamais parler de chose semblable, surtout que sans permission je n’osais rien entreprendre, car nos maîtresses nous inculquaient bien fortement l’obéissance ».
C’est l’année qui suivit son retour de pension, que Maria Petyt se rappelle que la peste approcha si dangereusement de Hazebrouck, qu’elle fut envoyée avec ses frères et sœurs chez son oncle de Poperinghe. Non seulement son frère Ignace perdit sa vocation dans ce milieu, où la vie paraît avoir été menée d’une façon plus mondaine et plus libre, mais la jeune fille elle-même y vit s’évaporer ses bonnes dispositions : « Vivant en dehors de toute autorité et en pleine liberté, j’abandonnai ma piété et toutes mes dévotions ; je devins paresseuse et indifférente aux services religieux, je n’entendais plus la messe que le dimanche et aux fêtes de précepte, et j’y assistais inattentive, distraite et indolente. C’est à peine si je récitais parfois une prière le matin ou le soir, comme l’avait été notre habitude. Jamais pendant la journée je n’élevais mon cœur à Dieu
/31. L. I, p. 11.
/32. St.-Orner était encore une ville flamande. « La langue » y était donc le néerlandais, le ouest-flamand qu’on parlait à la maison n’étant qu’un dialecte.
241 ni ne pensais à Lui. Je ne me souviens pas que, pendant les six mois que je vécus là, je sois allée une seule fois à confesse ou à la communion...
« J’aimais bien les conversations avec la jeunesse, jeunes filles et garçons, les jeux de cartes, les sorties, je faisais la grasse matinée, etc... J’avais complètement oublié le vœu de fidélité que j’avais fait à mon cher Jésus ; je n’y pensais tout simplement pas ; les plaisirs, la richesse, le luxe du monde m’attiraient tellement que je ne pensais qu’à me marier. L’oncle chez qui nous habitions alors était en effet quelque peu mondain ».
« Lorsque nous fûmes revenus à la maison, je repris bien quelque pratique pieuse, mais plus par égard pour mes parents que par amour et affection pour Dieu, car mon cœur était attaché au monde et mon unique souci était de me faire belle et de me parer pour plaire aux yeux des hommes : j’aimais beaucoup me promener, jouer aux cartes, aller à la comédie, danser, etc. (bien qu’en toute honnêteté, de par la grâce de Dieu) ».
Même une maladie grave ne suffit pas à lui faire retrouver sa première ferveur : « Ma mère vint me dire de me préparer à la confession et au Saint Viatique ; mais hélas, je ne trouvais rien à accuser, tellement j’étais aveuglée par ma perversité... »/33.
Son âme connaîtra ainsi, pendant plusieurs années, cette alternance de ferveur religieuse et d’attachement au monde, qui constitue un phénomène en somme assez normal dans la plupart des vies chrétiennes. Mais, et ceci paraît important, elle en reste lucidement consciente. Elle appartient au nombre de ceux qui ont le pressentiment d’un choix inéluctable, dont ils ne pourront s’affranchir et dont ils essaient néanmoins de retarder le moment décisif. Car s’ils écoutent l’appel intérieur, il finira par exiger tout. Entre-temps ils s’épuisent en vain efforts pour installer leur vie en un semblant d’équilibre entre piété et plaisirs naturels, — situation dont les autres paraissent jouir avec sérénité. Jugeant cet équilibre du bon sens acceptable aux autres, ils l’éprouvent pour eux-mêmes comme une trahison envers l’exigence la plus intime de leur être, et ils cherchent en vain à mettre leur vie au diapason de celle de leur entourage. C’est donc sans résultat que Maria Petyt cherche à vivre de la même vie que les autres jeunes filles de son âge.
Lorsqu’elle eut seize ans, ses parents l’envoyèrent à Lille « pour m’éloigner, ce me semble, de l’occasion ou du péril qu’ils appréhendè-
/33. L. I, pp. 13-15.
242 rent de la part d’un officier de notre armée, cantonné chez nous, et qui paraissait vouloir prétendre à ma main ou me séduire ».
Ce sont des années difficiles pour les habitants du Sud de la Flandre. Nous sommes en plein dans la guerre de Trente Ans, qui ne se terminera qu’avec le Traité de Westphalie en 1648. Le front passe et repasse à travers la contrée aux bourgades paisibles. Frédéric-Henri envahit les Pays-Bas espagnols par le Nord, les armées françaises de Richelieu les attaquent au Sud. Aussi longtemps que le Cardinal-Infant, Don Fernand, eut à sa disposition des généraux comme le Prince Thomas de Savoie, Piccolomini et Jan De Weert, il réussit à mener une guerre offensive. Mais, en 1639, l’amiral Tromp décima l’Armada espagnole dans les Downs, Piccolomini fut rappelé par l’empereur et, en 1640, les Français conquirent Arras : tout le Sud de la Flandre leur était désormais ouvert.
À Lille, Maria Petyt vit chez une demoiselle pieuse, assidue aux services religieux ; elle se voit obligée de l’y accompagner : « Ainsi je pris l’habitude de fréquenter les services à l’église, mais sans dévotion, ou très peu. Je passais le plus clair de mon temps à lire, sans profit aucun, mais avec grand plaisir, les romans de chevalerie.
« À lire leurs aventures, tellement tristes parfois, j’étais émue aux larmes par une compassion toute naturelle. Ma mère me comblait de robes et de bijoux, autant que je le souhaitais sans jamais s’y opposer. Mon cœur ne m’inspirait d’autre désir que de me marier. Pour réussir un beau mariage selon mes espérances, je fis un pèlerinage à une Image miraculeuse de la Madone, et je lui adressai une prière très sotte. - Souvent depuis lors j’en ai bien ri en moi-même, tellement j’étais sotte et aveugle. - Je priai la Sainte Vierge de bien vouloir me rendre belle et de figure avenante, afin de mieux plaire à quelqu’un et de l’attirer à mon amour. Je craignais, en effet, d’être affectée d’un défaut qui déplût fort aux yeux du monde : une de mes épaules était notamment plus haute que l’autre, défaut que je m’étais procuré en tournant trop le bras pour me serrer le corsage par derrière »/34.
Qu’il soit permis, à propos de ce détail, de souligner un des aspects les plus attachants du style de notre mystique. Aux longues descriptions abstraites de son état d’âme et de sa façon de vivre, elle préfère un détail concret ; l’image de la jeune fille bourgeoise, se déboîtant presque l’épaule à force de vouloir se procurer la taille de guêpe, imposée par la mode espagnole, nous en dit bien plus long que toutes les considérations générales sur sa vanité.
Mais au moment, précisément, où sa vie semble être désormais remplie par les mille et une futilités d’une existence banale la grâce fait
/34. L. I, pp. 16-17.
243 irruption dans sa conscience endormie. L’élément religieux, toujours latent, se manifeste d’une façon douce et violente à la fois : le son des cloches, à la veille de la fête de Saint Étienne, la réveille de son rêve mondain. L’émotion qu’elle en ressent est indéfinissable, vague peut-être, plus sentimentale que raisonnée, avec une pointe de romantisme avant la lettre, mais d’un romantisme tout frais et naïf. Hélas, les représentations théâtrales d’un Faust bien postérieur nous empêchent désormais de revivre, avec cette jeune fille du 17e siècle, le bouleversement intérieur, produit par le son pur des cloches, dans toute sa fraîcheur originale. « Peu de temps après (le fameux pèlerinage), raconte-t-elle, je fus subitement touchée en mon âme et éclairée d’un rayon divin, qui me fit voir clairement combien les choses périssables et tout ce qui est en ce monde est abject et méprisable...
« Cette révélation de la vérité produisit dans mon âme une émotion et un élan puissants, à quitter le monde et à aller servir Dieu dans un monastère. Il me semble que Dieu m’accorda en ce moment un avant-goût de la gloire et de la joie du ciel, afin que mon cœur se détachât plus efficacement de toute affection terrestre et se prît d’amour pour les jouissances éternelles. Cela m’arriva la veille de la Saint-Étienne, notamment de la fête de son Invention, en août. À Lille on en célèbre la fête avec grande solennité, car il est le patron de l’église principale. Ce soir donc je fus très touchée, et émue jusqu’aux larmes par le son de la cloche, et je me souviens de la grandeur des saints...
« Depuis ce moment, je conservai mon inclination à la piété et à la dévotion, je commençai à prendre goût aux choses de Dieu ; j’eus même envie de faire quelque pénitence et je dormis tout un temps sur une planche, jusqu’à ce que la demoiselle chez qui je vivais s’en aperçût et m’en empêchât... De jour en jour mon affection se détachait davantage du monde, mais pas d’un seul coup, car je n’avais encore pris aucune résolution... j’aimais surtout les belles toilettes ».
Revenue à Hazebrouck à dix-sept ans, après une année de séjour à Lille, elle persévéra dans ses bonnes dispositions, mais aussi dans son indécision. « C’est que je restais fort attachée aux richesses, en biens et en argent, que je voyais en grande abondance en notre maison. Mon cœur se délectait de les posséder, d’en user et d’en jouir »/35. Il ne faut pas oublier que cette jeune fille, quoique de la province, était bien flamande, et contemporaine des Anversoises aux toilettes éclatantes, peintes par Rubens.
Un jour, elle entendit un prédicateur faire l’éloge de l’état religieux. « Ses paroles percèrent mon cœur comme un glaive. Aussitôt, intérieure-
/35. L. 1, pp. 17-18.
244 ment, le Bien-Aimé se mit à m’apostropher bien durement, sans douceur, mais avec énergie, avec réprimandes et menaces en quelque sorte, me disant qu’il était temps de me décider à entrer en religion. Je m’opposai à ce mouvement intérieur avec une froide résolution, comme lorsqu’on se met contre le vent debout, tout en marchant vite pour ne pas entendre ce qu’on dit ». Mais voici que, peu de temps après, un religieux, de passage à Hazebrouck, « voulut me donner à lire un petit livre avec quelques vies de saintes nonnettes/36 de son ordre. J’étais si mauvaise, et amoureuse du monde, que je refusai d’accepter le livre ; car j’y voyais un piège, un filet où je me laisserais prendre — ce qui, de fait, arriva. Le religieux, en effet, insista tellement pour que je prenne son livre et le lise, que je finis par l’accepter, bien qu’à contrecœur. Lorsque j’y jetai un coup d’œil, mon cœur s’adoucit insensiblement et se fit docile à saisir le mouvement des inspirations divines ; je finis par y trouver tant de goût que je ne pouvais me rassasier de sa lecture, et je méditais ces vies avec tant de plaisir, que j’y passais la moitié de mes nuits »/37.
Elle sait qu’elle s’est laissée prendre dans le filet, mais d’être prisonnière la remplit de joie. Le consentement intérieur à la vocation religieuse constitue en quelque sorte, pour Maria Petyt, une « seconde conversion ». Non que l’attrait du monde ait perdu tout son charme — elle doit encore apprendre à connaître la naissance de l’amour humain et le renoncement à cet amour —, mais c’est bien ici qu’il faut situer dans sa vie cette décision intérieure dont dépendra son envergure : grandeur ou médiocrité. Extérieurement elle tardera encore longtemps à lui trouver une expression concrète et définitive. Mais déjà elle cherche à la concrétiser : la solitude et la prière l’attirent, et elle s’abandonne à leur attrait avec toute la spontanéité de son tempérament. Elle n’est toutefois qu’une simple jeune fille dans une famille nombreuse, vivant dans une maison de commerce où la vie était loin d’être tranquille et « où souvent de nombreux marchands étaient invités ». Lorsque, beaucoup plus tard, l’obéissance lui commandera de raconter sa vie, nous entrevoyons encore, dans le style de la « recluse » de Malines, le sourire dont s’accompagnait l’évocation de ces souvenirs de jeunesse. Ainsi, lorsqu’il y avait des invités, « je ne restais à table que le temps qu’il fallait ; aussitôt que le repas était terminé, j’enlevais mon couvert et, ayant fait révérence à la compagnie, je quittais sans mot dire la table et montais tout droit à notre chambre ». Elle la partageait avec une cousine, qui vivait auprès de sa famille, et dont elle dit — l’équivoque est délicieuse — qu’elle « était aussi très dévote ».
/36. Le texte néerlandais a le diminutif.
/37. L. I, pp. 19-20.
245 Depuis que le romantisme a traversé l’Europe, nous ne sommes plus guère frappés par l’association du sentiment de la nature et du sentiment religieux : ses abus ont fini par nous lasser. Nous devrions être capables d’en retrouver toute la fraîcheur dans ce témoignage naïf du 17e siècle : « Parfois je me retirais toute seule au fond du jardin, assise au bord d’un ruisseau : cet endroit retiré et solitaire m’emplissait de joie et de contentement. Je méditais sur toutes les créatures que j’y voyais, m’élevant par elles à la connaissance et à l’amour de leur Créateur. Il me semble que là, au bord de l’eau, j’aie reçu quelque visitation spéciale et consolation intérieure de mon Bien-Aimé, comme d’un époux très aimant à son élue : c’étaient de douces invites et caresses d’amour pour me lier à lui d’un amour réciproque ». Dans ce milieu aisé, aux relations sociales multiples, elle essaie de vivre eremytersken : en « petite ermite ». « Je me sentais très attirée par la prière intérieure, intellectuelle, et j’y passais une grande partie de mon temps ». Laissée à ses propres moyens, elle développa une méthode personnelle de méditation, s’aidant d’images ou d’objets de piété : « Sans une image devant les yeux j’étais incapable de rester quelque temps en prière ». D’autres fois elle pratique la lecture méditée « surtout de Thomas a Kempis et de Cantvelt/38. Bien qu’incapable de bien comprendre ce dernier livre, j’en fis pourtant mon profit, surtout de la première partie : elle me donna quelque lumière pour pratiquer la mortification des sens extérieurs »/39.
Apparemment elle ne reçut aucune direction spirituelle : sa vie de prière se développa uniquement sous l’attrait de la « voix intérieure ». Il y a quelque chose de poignant dans l’image de cette jeune fille qui suit une vocation sans être aidée ni conseillée. Peut-être faut-il chercher ici la raison de cette « vocation à la solitude » qui marquera toute sa vie. À Hazebrouck Maria Petyt n’a personne à qui s’adresser. Dans les bonnes familles de la bourgeoisie flamande, on ne parle pas de sa vie intime. Cette fille de dix-huit ans, qui passe des nuits entières sans se coucher, « priant, la tête appuyée au montant du lit », n’ose même pas se confier à sa mère. Celle-ci, « ne sachant quoi penser de ce changement », l’observe discrètement et finit par interroger la cousine, qui partage la chambre de la jeune fille. La cousine répond : « Je crois que cousine Marie a choisi la meilleure part, avec Marie-Madeleine ». Si lointains que soient ces souvenirs, Maria Petyt insiste pour dire que jamais elle ne lui fit de confidences : « Jamais, au grand jamais, je ne lui avais parlé de mes projets ».
/38. Benoît de Canfield.
/39. L. 1, pp. 20-21.
246 Enfin, prenant son courage à deux mains, elle alla trouver ses parents dans leur chambre, chose que les enfants ne faisaient qu’aux très grandes occasions. « Je m’approchai du lit, et je m’agenouillai avec humble et affectueuse supplication pour obtenir leur consentement. Mon père me reçut fort mal, avec de dures paroles, rejetant ma prière et s’en moquant, disant que tout cela n’était qu’enfantillage ». Mais la Dévote, à la rédaction de ces souvenirs, interprète miséricordieusement la réaction paternelle : « Je crois qu’il voulait m’éprouver, car j’étais encore bien jeune ».
« Je n’osais plus en parler à mon père. Je m’adressai donc à ma mère, la priant de vouloir intercéder pour moi. Elle aussi, cependant, faisait ce qu’elle pouvait pour m’éprouver avec beaucoup d’astuce et d’habileté. Elle commença par m’interroger sur les raisons que j’avais de vouloir me faire religieuse, s’il y avait quelque chose dont je n’étais pas satisfaite, que si je désirais plus de robes et de bijoux, elle me les donnerait volontiers ; ou bien, si je ne voulais pas d’un marchand pour mari, qu’elle me ferait épouser un avocat »/40.
Le consentement paternel enfin obtenu, il s’agit de se décider pour une des formes existantes de vie religieuse. Il semble que Maria Petyt n’ait pas examiné avec diligence cette décision ultérieure, la jugeant sans doute d’importance secondaire. Elle l’est, en un certain sens, mais la ferveur religieuse peut faire oublier à la jeunesse que l’homme est un être fort concret, dont l’organisme s’adapte mieux à telle forme de vie qu’à telle autre : si notre jeune fille avait pris le soin de s’informer davantage, elle eût sans doute évité mainte souffrance et maint détour avant de trouver sa voie véritable. Mais peut-être aussi, comme la mystique évoquant ses souvenirs aime à le croire, sans ces détours elle ne serait jamais arrivée là où la voulait le Seigneur.
Sa famille désirait la voir entrer chez les Sœurs Urbanistes à Ypres, où une de ses tantes était religieuse. Elle-même, bien qu’ayant ces sœurs en haute estime, craignait qu’Ypres fût bien trop près de Hazebrouck, et qu’elle ne pût s’y dérober aux fréquentes visites de sa famille et de ses amies. Son confesseur connaissait fort bien une abbaye de Chanoinesses de Saint-Augustin à Gand, où il avait une sœur. On opta pour ce monastère, et le confesseur adressa à la Dame Abbesse une lettre de recommandation. Priée de venir se présenter Maria Petyt, accompagnée de sa mère, fit le voyage à Gand : au monastère du Groenen Briel/41 : « Le couvent et les sœurs me plurent beaucoup, et moi aussi je leur fis bonne impression, d’autant plus que j’avais une belle voix pour chanter au
/40. L. 1, pp. 22-23.
/41. Le toponyme s’est conservé jusqu’à nos jours : au Groenen Briel, tout près du Grand Séminaire de Gand, s’élève maintenant un autre couvent.
247 chœur... On m’a raconté après, que toute la communauté était allée supplier l’Abbesse de m’admettre tout de suite ».
Cette fois-ci, les événements politiques et militaires succèdent au refus paternel pour retarder l’exécution du projet. « À peine étais-je de retour à la maison, que les Français commencèrent à envahir la Flandre pour mettre le siège devant Saint-Omer. Nous avions eu tout juste le temps de fuir dans la forêt, que les Français pillèrent notre village et en massacrèrent les habitants. À cause des grandes pertes, subies dans ce pillage, et de la situation troublée de toute la région, mon père ne me permit pas d’entrer au couvent. Je fus ainsi obligée d’attendre encore une année entière, d’autant plus que le monastère demandait une dot élevée, dont mon père, en pareille conjoncture, ne pouvait si facilement disposer. Mes parents nous envoyèrent tous ensemble à Menin, chez une tante, en attendant que l’orage se calmât »/42.
Un premier siège de Saint-Omer avait eu lieu en 1638 : Maria Petyt avait alors quinze ans. Puisqu’elle se rappelle avoir été âgée « d’environ dix-huit ans » lorsqu’elle alla se présenter chez les Chanoinesses de Saint-Augustin, c’est vers 1641 qu’il faut situer les faits de guerre dont elle parle. De 1638 à 1642, le front resta mouvant, les combats intermittents, l’issue de la campagne indécise. Maria Petyt vivra déjà à Gand lorsque, en 1643-44, les troupes françaises envahiront définitivement cette région méridionale de la Flandre, y compris la petite ville de Hazebrouck. En 1644 elles occuperaient même Menin, où peu auparavant les enfants de la famille Petyt avaient trouvé un refuge temporaire. C’est que, en effet, la campagne se terminerait par un désastre pour les armes espagnoles : le successeur du Cardinal-Infant au gouvernement des Pays-Bas Espagnols, Don François de Melo, favori d’Olivarez, après avoir débuté au commandement par une victoire sur de Guiches à Honnecourt, fut, l’année suivante, en 1643, écrasé devant Rocroy par le duc d’Enghien. Puis, entraîné dans la disgrâce de son protecteur, Melo abandonna les Flandres dans un état de ruine et de chaos. Tels furent les temps troublés, dont nous percevons encore l’écho dans l’histoire de la vocation de notre jeune postulante : ils faillirent même l’en détourner. Car, décidément, cette histoire n’est peut-être pas aussi sereine qu’on voudrait la voir pour une future mystique.
Chez ses parents à Menin elle « eut honte de dire qu’elle voulait se faire religieuse ». Elle se voit bientôt entourée de prétendants et, persévérant dans son silence, « je faisais comme si leur conversation et leurs assiduités m’eussent été agréables. Elles finirent d’ailleurs par l’être
/42. L. I, p. 25.
248 pour de bon. Mon affection tomba sur l’un d’eux. N’eût été que mes parents me rappelèrent à la maison, chose sûrement inspirée par mon Bien-Aimé, je me serais trouvée en grand danger de me noyer dans le monde et d’abandonner la vie religieuse. Car l’amour était grand, de part et d’autre ».
De retour dans cette maison paternelle, où elle avait vécu les premières joies spirituelles après le consentement à l’appel intérieur, la jeune fille se reprend et retrouve la sérénité de son âme. Elle trouva le courage de ne pas répondre aux lettres de son amoureux, et même de ne pas les lire, « ce dont il faut remercier Dieu, qui me retenait de la main ». La guerre ne lui permet toujours pas de partir pour Gand ; mais elle dispose désormais de ses toilettes mondaines et de ses bijoux, et ne paraît plus que vêtue « d’un habit simple... comme une demi-Dévote »/43.
Cette période d’attente dura environ un an. Bien que Maria Petyt ne cachât plus ses intentions et qu’elle eût « porté tous ses bijoux en or et ses pendants à une statue de la Sainte Vierge, pour l’en parer », elle fut encore une fois demandée en mariage, raconte-t-elle « par un jeune homme beau, riche, et sérieux, qui auparavant déjà m’avait recherchée. Je lui parlai donc avec beaucoup de franchise, de courage et de décision, lui disant que j’avais choisi de vivre une vie d’ange, que je n’étais plus capable d’aimer quelque chose en ce monde, et autres propos de ce genre dont je ne me souviens plus très bien... Ne s’attendant pas à pareille réponse, le jeune homme en resta tout penaud. Il me fit ses adieux et depuis ce jour me laissa la paix »/44.
Son désir d’entrer au couvent devenant plus pressant de jour en jour, elle en voyait la réalisation différée par une guerre qui semblait devoir s’éterniser. Souvent elle alla « pleurer amèrement » auprès de sa mère. Un jour c’en fut trop pour la bonne femme, de voir l’aînée de ses filles toujours en larmes. Elle sut convaincre son mari de ne plus attendre que la paix fût revenue, pour la laisser suivre sa vocation. Jan Petyt fit donc le voyage à Gand et y régla avec l’abbaye la question de la dot. Bientôt après la mère et la fille refirent le même voyage : « Ainsi ma mère alla m’offrir au couvent, et y fit ses adieux avec grand bonheur et contentement »/45.
43. M. 53r traduit : quasi filiae devotae. Mais le texte original : een hah'e Gheestelij-cke dochter semble bien indiquer que, parmi les Dévotes, s’était établie une certaine hiérarchie, reconnaissable à la façon de s’habiller.
44. L. I, pp. 26-27.
45. L. I, p. 28.
249 Les voies du Seigneur
Maria Petyt nous a laissé très peu de détails sur sa vie à l’abbaye du Groenen Briel. Il semble que dans sa vie spirituelle ce séjour ait laissé peu de traces et que la formation qu’elle y reçut ne l’ait guère marquée. Elle parle cependant avec la plus grande vénération des moniales et de leur esprit de prière et de mortification. Comme les autres postulantes et novices, elle commença l’année de probation qui précède la vêture. Elle y fut toutefois admise après huit mois seulement « parce que je connaissais si bien le chant ». Ce fut la dernière bonne nouvelle qu’elle put écrire à sa mère : celle-ci mourut peu de temps après. « Sa mort me causa une très grande tristesse, non pas parce que je lui étais restée trop attachée, mais parce qu’il me semblait que j’aurais eu besoin de son appui jusqu’à ma profession. L’abbesse me donna beaucoup de consolation, disant qu’elle allait désormais me la remplacer, et que je devais prendre la Sainte Vierge pour mère ».
Mais, encore avant d’avoir pris l’habit, elle avait noté par moments certaines défaillances de sa vue. Elle cacha soigneusement ce défaut. Cependant, peu après la cérémonie de la vêture, il lui arriva de devoir interrompre soudain soit le chant au chœur, soit la lecture au réfectoire : elle n’y voyait plus. Comme les symptômes de cette maladie n’étaient pas apparents, certaines moniales prétendaient qu’elle simulait, pour avoir un prétexte de quitter l’ordre. On attendit cinq ou six mois encore, puis il fut décidé de la renvoyer, puisqu’elle était incapable de satisfaire aux exigences de l’Office, et qu’on ne pouvait en dispenser. « Ce m’était une souffrance au-delà de toute souffrance, il me semblait épuiser en pleurs toutes les sources de mon être, et perdre la vue par l’excès de mes larmes ».
Puisqu’elle ne pouvait être admise comme moniale, désirant ardemment rester à l’abbaye, Maria Petyt supplia qu’on la gardât comme sœur converse. Les religieuses l’en dissuadèrent « par affection, disaient-elles : que, jeune comme je l’étais et délicate de constitution, je n’aurais pas la force de supporter les fatigues et les travaux qu’on demandait aux sœurs converses, surtout en ce couvent où elles devaient, comme les hommes, exécuter les travaux serviles. Elles me disaient : mon enfant, tu ne sais pas ce que tu demandes. Le jour où tu t’en rendrais compte, tu ne pourrais plus être heureuse en ton état. Il me semblait donc mourir de douleur à la pensée d’être obligée de retourner à la maison paternelle »/46.
« La décision de me laisser partir fut donc fermement arrêtée. À partir de ce moment, je fus séparée de la communauté : ainsi on ne me per-
/46. L. I, p. 30.
250 mit plus de partager la vie régulière des autres ; je me trouvai comme un membre amputé du corps. Sans communication ou relation aucune avec les religieuses, pendant trois semaines environ, jusqu’à ce que mon père fût venu me chercher. Tel était l’usage, apparemment, en ce couvent : lorsque le renvoi de quelqu’un avait été décidé, on ne permettait plus aucun contact avec la communauté. Cette séparation cependant me fut extrêmement dure, une lourde croix, d’autant plus que je remarquai bien que plusieurs continuaient à se persuader que je feignais mon infirmité aux yeux pour avoir un bon prétexte de m’en aller. D’aucunes se moquaient de moi, d’autres me firent comprendre que si j’avais été plus fervente, on ne m’aurait pas renvoyée. À leur avis, on n’avait pas noté en moi toute la ferveur désirable. Car, disaient-elles, les novices doivent être si ferventes qu’il faut les retenir : elles ne se contentent pas d’obtempérer aux prescriptions de la Règle, mais cherchent toujours à faire davantage ». Et Maria Petyt d’ajouter une remarque, qui nous révèle déjà l’attitude d’une âme appelée à l’oraison passive, devant un système de règles et de prescriptions, qu’on ne voit plus pour ce qu’elles sont : des indications montrant le chemin à l’obéissance, mais que l’on considère en quelque sorte comme une formule dont l’application intensifiée procurerait infailliblement la perfection : « Mais moi, je n’étais pas si fervente, car je ne me souciais guère de faire plus que ce que les règles du couvent prescrivaient et que ce que me commandait l’obéissance à ma Maîtresse. Tout cela, je l’accomplissais, je pense, avec fidélité et zèle. Car, étant d’un tempérament modéré, peu ou guère sujette aux mouvements de passion, je me contentais facilement de se que j’avais à faire »/47.
La première fois qu’elle vit, au couvent, « des instruments de pénitence, chaînettes et disciplines », elle n’avait pu réprimer un mouvement naturel de répulsion ; s’étant ensuite administré quelques bonnes disciplines, elle ne s’en effraya plus.
Maria Petyt ne connaissait personne à Gand. Au moment où elle va rentrer dans le monde, sa meilleure amie parmi ses anciennes co-novices, devenue « Dame Victoria » au moment où ces souvenirs sont rédigés, la recommande à une béguine du Petit-Béguinage. Maria Petyt vit la porte du couvent se refermer derrière elle, elle se trouva toute seule dans les rues de la grande ville inconnue ; mais, forte de sa recommandation, elle alla frapper à la porte de la béguine qui avait promis de la recevoir. Hélas, celle-ci était tombée malade : c’était dans un couvent de bonnes sœurs, où elle était soignée, qu’elle la retrouva. Par charité on
/47. L. I, pp. 31-32.
251 accepte de loger la jeune fille au couvent, pour une seule nuit. Le lendemain cependant, on se dévoue pour lui trouver un logis. Mais dès qu’on en a découvert un, on la laisse à ses propres moyens, « et je me trouvai là, toute seule, désolée, abandonnée et comme répudiée du monde entier ».
C’est qu’elle-même, poussée par une sorte d’instinct, avait refusé de retourner à Hazebrouck. Pourquoi ? Mystère. Maria Petyt ne répond pas à cette question. Au moment de la rédaction de ses souvenirs, elle a pu juger, avec raison, que sa vie ultérieure était la réponse la plus claire et la plus valable. Mais au moment des événements, la vie lui impose une solitude, et des plus dures, que certainement elle ne cherchait pas. Elle se sent perdue et n’a pas de relations à Gand ; on refuse de la recevoir à l’abbaye du Groenen Briel lorsque, dans sa détresse, elle y cherche un contact humain : « au susdit couvent je ne trouvai aucun refuge, bien au contraire »/48.
Dame Victoria encore lui avait recommandé comme directeur spirituel un certain Père Canne. Le Père se montra taciturne, lui refusant toute direction, se contentant d’écouter sa confession. Malgré les instances de Maria Petyt, qui désirait vivement quelque conseil précis et éprouvait plus que jamais le besoin d’un peu de direction, il préféra attendre un mois avant de se prononcer. Ce fut peut-être le mois le plus dur de sa vie. On pourrait difficilement soutenir qu’une influence extérieure ait poussé Maria Petyt à la vie contemplative : l’atmosphère familiale, déjà, n’y avait guère été propice ; aux moments décisifs toute direction véritable lui manqua. Et pourtant sa vie de prière s’était mise à fleurir, petite plante sauvage, loin des sentiers tracés ou des jardins clos des « écoles ».
Le noviciat ne semble lui avoir donné ni grande lumière ni méthode pour faire oraison. Elle y avait appris, toutefois, la valeur de l’humble obéissance aux pratiques de la règle et, par là, probablement pour la première fois de sa vie, la nécessité d’une direction spirituelle.
Les premiers temps de son séjour à Gand, elle vécut seule. Le mot woninghe : « habitation », qu’elle emploie, peut aussi bien désigner une maison qu’une chambre. Probablement on lui avait trouvé une maisonnette de béguine : il appert bien du texte, que cette maison était située « à presque une demi-lieue de l’église ». Mais, précisément, les habitantes du Petit Béguinage n’avaient-elles pas coutume d’assister aux offices à l’église du Grand Béguinage ? Quelques pages plus loin, en effet. Maria Petyt raconte : « J’avais pris une telle habitude de mortifier ma vue, que certaines béguines demandèrent à notre Grande Demoiselle si j’étais
/48. L. I, p. 33.
252 aveugle »/49. Les béguines, pour proverbialement curieuses qu’elles fussent, ne se seraient pas adressées à la Grande Demoiselle pour s’informer au sujet d’une Dévote vivant dans un autre quartier de la ville. Et Maria Petyt ne parlerait pas de « notre Grande Demoiselle » si, tout en n’étant pas béguine, elle n’avait pas vécu au béguinage et ne s’était sentie un peu de la famille.
Autant qu’on puisse en juger, son nouveau milieu n’influença pas plus sa vie spirituelle que ne l’avait fait son noviciat. Elle parle de pratiques religieuses, comme du chemin de la croix qu’elle fait avec les béguines, mais non d’incidences qui auraient agi sur sa vie de prière ou qui lui auraient donné une nouvelle direction ou orientation. Pourtant, au début du 17e siècle encore, sous l’impulsion de Pelgrum Pullen et de Claesinne de Gand, le béguinage de Gand avait été un centre de vie spirituelle, et même mystique. Maria Petyt, toujours empressée à nous signaler les bons conseils, les vues enrichissantes et les influences reçues de son entourage, n’eût pas manqué de nous en parler, si elle avait rencontré au béguinage une âme capable de comprendre ses aspirations ou de lui donner quelque directive spirituelle. Même son confesseur, le Père Carme dont elle ne dit pas le nom, paraît avoir été plus zélé qu’éclairé : lorsqu’il eut accepté, après quelques semaines de prudent refus, de la diriger, il semble assez embarrassé sur les conseils à prodiguer. Cette jeune Dévote, à l’âme assoiffée de contemplation, mais qui venait d’être déclarée inapte à la vie religieuse par des moniales hautement réputées, devait un peu l’inquiéter. S’agissait-il d’une véritable vocation ou d’une tendance morbide, d’une inclination un peu fanatique et, au fond, d’une dureté de caractère plutôt orgueilleuse ? Bien plus que la détresse spirituelle, où se débattait Maria Petyt durant les premiers temps de sa situation incertaine, la fidélité tenace de sa pénitente et la sérénité surnaturelle de son assurance d’être appelée, quoique d’une manière muette et indéfinie encore, durent le persuader d’assumer la direction. Entre-temps, en l’absence de toute aide humaine, Dieu se chargea de sa conduite et l’amena à un acte intérieur d’abandon total, décisif pour sa vie ultérieure. En effet, la pauvre fille découragée renonçait désormais à toute tentative d’entrer en religion, mais aussi à la tâche, louable et charitable pourtant, de retourner à la maison paternelle pour s’occuper de sa famille : « Ma mère étant morte quelques mois auparavant, et moi-même étant l’aînée des enfants, ce devoir semblait m’incomber. De plus, me trouvant si seule, abandonnée et repoussée de tous, ne connaissant personne en cette ville, pas plus que si j’y fusse tombée du ciel, je ne savais ni vers où me tourner ni quoi entreprendre.
/49. Le titre de la supérieure d’un Béguinage était Groot-Juffrouw L. I, p. 37.
253
« J’endurai un extrême combat, suspendue comme en balance avec moi-même : allais-je me tourner entièrement vers Dieu, consacrant tout doucement le reste de ma vie à son service, dans la solitude, aussi loin que possible des hommes ? Ou bien allais-je rentrer à la maison paternelle ? ... Quant à retourner dans le monde d’une autre manière, la pensée ne m’en est jamais venue.
« Me trouvant ainsi irrésolue, Dieu fit pénétrer un rayon dans mon âme, m’attirant à lui pour que je me jette comme un enfant dans son sein paternel, avec amour filial et confiance en Lui seul. Ce rayon de grâce opéra instantanément, de sorte que je me sentis soudain toute réconfortée et affermie en Dieu. Toute souffrance et angoisse disparurent. Que j’eusse à souffrir des autres avait perdu toute importance. Je me sentais tellement comblée et à mon aise avec mon Bien-Aimé qu’il ne me semblait plus rien désirer ni faire aucune attention aux hommes : ce qu’ils me faisaient, ce qu’ils disaient ou pensaient de moi, j’en faisais cas comme du vent.
« Il me semble que, pour une grande part, à partir de ce moment, cette grâce me soit toujours restée »/50.
« Mon confesseur, notant combien la grâce progressait, augmentait, et opérait en moi, semblait se demander par quelle voie me diriger et quels exercices spirituels m’imposer. Il m’enjoignit donc de me rendre à une église quelque part, d’y rester en silence devant le saint sacrement et de prier avec instance pour recevoir la grâce et la lumière de connaître la voie par laquelle il plairait à Sa Majesté de me conduire, et de m’attirer à Elle. Lorsque j’en aurais reçu l’inspiration, je devais mettre tout par écrit et le lui transmettre. Ce que je fis.
« Or, au cours de cette prière, mon Bien-Aimé me donna une telle connaissance de la manière de prier, et des exercices intérieurs à accomplir, il me fit voir si clairement par quelle voie il voulait me mener, que j’en remplis bien une feuille entière. Mais le contenu de mes lumières était d’une si grande perfection et d’une telle pureté, qu’aujourd’hui même je ne les ai pas encore pleinement mises en œuvre. Mon Bien-Aimé me montra la fin à laquelle il m’appelait. Mais je n’en comprenais pas la substance comme je la comprends maintenant, car il me semble que toute ma vie, à longueur de journée, j’aurais assez à faire pour vivre à la perfection l’enseignement qu’alors intérieurement je reçus.
« Lorsque mon confesseur eut lu ma feuille, il m’humilia et me mortifia joliment : vous ne savez ni ne comprenez rien, dit-il, à ce que vous avez écrit là. Et il disait vrai. Souvent en moi-même j’en ai été toute
/50. L. I, p. 34.
/51. Feuille : blad, normalement pliée en quatre = 8 pages de cahier.
254 confuse, et j’en ai bien ri à part moi. Comment osai-je arriver avec ces doctrines très élevées et plus que pures, moi qui, pour ainsi dire, faisais à peine les premiers pas dans le sentier de la vertu et de la vie intérieure ? Je suppose que mon Bien-Aimé me proposa et m’enseigna alors le terme où je devais arriver, afin que mon confesseur lui aussi s’en inspirât un peu pour ma direction, — ce qu’il fit d’ailleurs selon la grâce qui était en lui ».
Notre auteur s’est-il permis une ombre d’ironie ? La direction qu’elle allait recevoir pendant environ quatre ans consistait surtout dans l’accumulation des pénitences et dans la complication des pratiques : « Avant tout il me fit faire beaucoup de pénitences, et la mortification très stricte de tous les sens, surtout de la vue et de la parole... Parfois il m’ordonna de froisser ma belle collerette, d’enduire de craie blanche la coiffe de ma cape. Quant aux pénitences corporelles, elles étaient assez lourdes... il m’ordonna de prendre tous les jours la discipline pendant six semaines. Je devais, en outre, porter jour et nuit sur mon corps, aux bras et aux jambes, des chaînettes à pointes. Elles me mettaient à la torture, surtout aux repas, alors que le corps se dilate et que les pointes pénètrent dans la chair. Ce que les jambes en souffraient, lorsqu’il fallait faire un long trajet, s’agenouiller, dormir, etc. ! Jamais je n’osais faire le moindre signe que cela me faisait atrocement souffrir, craignant de manquer à la simple obéissance. Car il m’avait ordonné de les porter jusqu’au moment qu’il dirait.
« Après trois semaines, il me demanda comment je m’en trouvais. Je lui répondis : Mon Père, je sens que j’en suis très affaiblie. Peut-être ne me comprit-il point, je ne sais. Il m’ordonna donc de continuer jusqu’à nouvel ordre, et moi j’y persévérai en toute simplicité. Après six semaines il me demande si je portais toujours ces instruments de pénitence. Je répondis que oui. Alors il en fut tout perplexe et consterné, s’excusant de ce qu’il eût oublié de révoquer l’ordre donné »/52. La mystique en porta les cicatrices toute sa vie.
D’autres décisions de son confesseur cependant témoignent de plus de jugement et même d’une certaine ingéniosité. Il sut respecter la liberté de sa dirigée tout en empêchant qu’elle ne se développât trop en solitaire et par là ne devînt une individualiste trop originale. Il ne lui imposa pas de compagnes, dont le caractère peut-être eût trop différé du sien, mais « après que j’eus vécu cinq ou six mois au Béguinage, mon confesseur m’envoya une Dévote, pour que nous fassions ensemble le pèlerinage à Sainte Anne de Bottelaar. Sur le chemin du retour, nous eûmes, sans le
/52. L. I, pp. 37-38.
255 savoir l’une de l’autre, une même inspiration, au même instant. Cette Dévote me dit : “Ma sœur, il me vient quelque chose à l’esprit au sujet de nous deux, mais je n’ose pas le dire”. À quoi je répondis : “À moi aussi, il m’est venu quelque chose à l’esprit”. Elle insista donc pour que je dise de quoi il s’agissait. Je dis : “Il me semble que Dieu ait disposé que nous habitions ensemble”. Sur quoi elle répondit avoir eu la même pensée, mais de ne pas bien voir comment la chose pourrait s’arranger, vu que quelques cousines auxquelles sa mère était fort attachée, habitaient chez elle.
Elle fit part à notre confesseur de l’idée qui nous était venue sur la route de Bottelaar. Il l’approuva, et vint même expliquer la chose à la mère. Celle-ci se déclara tout de suite d’accord, et fit déménager les cousines. On en fit de grands commentaires dans le cercle des amis : qu’à cause de moi elles avaient été obligées de s’en aller »/53.
Cette nouvelle demeure ne semble pas avoir été située au Béguinage, et Maria Petyt n’a plus guère eu de relations suivies avec les béguines : ces relations, quoique très amicales, n’avaient jamais pris le caractère d’échanges spirituels.
Jusqu’au moment où il relate la rédaction du fameux programme de vie spirituelle, le récit de Maria Petyt suit plus ou moins fidèlement le cours des événements. À partir de ce moment, il abandonne l’ordre chronologique, se laisse aller à des considérations sur les vertus, mêle un peu les époques (p. ex. les dernières années de la vie de son père et sa mort édifiante, survenue seulement en 1663, mais racontée ici), et donne des conseils sur la pénitence et sur la modération. Elle s’excuse de ces digressions, essaie de reprendre le récit au point où elle l’a laissé, mais l’oublie aussitôt pour quelque autre remarque qu’elle juge importante. Ces pages d’une prose en quelque sorte impressionniste peuvent être intéressantes pour l’histoire de la littérature néerlandaise. Ici cependant, nous nous contenterons d’en noter les textes qui nous donnent des informations, bien modestes d’ailleurs, sur la vie extérieure de notre mystique. Parfois il sera possible d’en dégager quelque trait, permettant d’éclairer l’un ou l’autre aspect qui n’est pas sans retentissement sur son évolution spirituelle.
L’ordre de vie de Maria Petyt et de sa nouvelle compagne est décalqué sur celui des couvents. Certains éléments en sont empruntés à la règle des Carmélites, tout en préparant à l’émission des promesses du Tiers-Ordre. Leur confesseur établit un règlement. Elles eurent deux heures de méditation par jour, les observances du jeûne et de la discipline des Carmélites,
/53. L. 1, pp. 45-46.
256 des temps fixes pour les lectures et les colloques spirituels. Maria Petyt suit l’ordre du jour à la lettre, s’imposant l’observation la plus stricte de la Regulariteyt : « Afin de pouvoir, tout au long du jour, observer et suivre ponctuellement les heures indiquées par l’ordonnance du temps, je portais toujours le sablier sur moi : me promenant au jardin à l’heure de la récréation, ou allant à l’église, je l’emportais et je l’attachais sous mon tablier. Aussi ma consœur disait-elle souvent en riant que, s’il eût fallu me peindre, on aurait dû me représenter tenant un sablier à la main ». Dieu « m’accorda la grâce qui me rendit admirablement service, que par charité je me consacrais volontiers au service domestique, pour faire la cuisine, faire la vaisselle ou la lessive lorsque ma consœur en était empêchée ou ne pouvait s’en tirer toute seule... Ainsi il se fit que sa mère et elle-même s’accommodèrent parfaitement de notre penchant intérieur et de notre attrait à la dévotion. Je gagnais leur cœur, apparemment, par mes services, et elles s’attachèrent à moi avec grande affection. Elles finirent par déposer entre mes mains toutes choses concernant leur famille pour que j’en dispose d’après mon jugement et à ma satisfaction. J’en profitai comme d’une occasion envoyée de Dieu pour tout arranger selon que sa grâce parut m’y pousser ou attirer ». Voici les invitations et les visites réduites au strict minimum, le menu devenu plus sobre : un seul repas complet par jour. Le soir, sauf les dimanches et jours fériés, on se contente d’une « tartine ». Les fruits sont, tout doucement, rationnés. Nous ignorons ce que dut en penser la famille de cette « Veuve spirituelle et de sa Fille, qui s’accommodaient entièrement à notre désir, au grand contentement et à la satisfaction de leur âme ». Les médisances dont pendant quelque temps les Dévotes feront l’objet, s’expliquent quelque peu par ce mode de vie assez singulier pour des personnes qui ne sont pas des religieuses. Nos Dévotes, comme nombre de leurs consœurs, sont, au 17e siècle, aussi mal vues des autorités ecclésiastiques que les Béguines l’avaient été aux siècles précédents. Les trouvant établies sous la direction des réguliers, le clergé séculier des paroisses avait peu d’autorité sur elles. Si, tout en refusant d’entrer en religion, elles se mettaient à former des petites communautés, somme toute indépendantes, celles-ci devenaient facilement des foyers d’illuminisme ou de mystique peu orthodoxe, et par le fait même de leur existence suspectes. Mais au cours des six années à peu près, que Marie Petyt vécut à Gand, la méfiance et les commérages se calmèrent peu à peu : elle finit même par y jouir d’une certaine réputation de sainteté. Ce lui fut « une grande croix » : « J’ai toujours haï toute expression affectée de dévotion dans la figure ou la façon de parler... Il y avait des gens qui me priaient de les assister dans leur agonie, comme s’ils avaient espéré obtenir de Dieu, par notre présence, quelque aide et consolation spirituelle.
257 D’autres, même des religieux, m’ont plusieurs fois demandé ma bénédiction, me priant de bien vouloir les instruire en des choses concernant leur vie intérieure et leur conscience : mais je n’ai jamais voulu le faire (si ce n’est tout récemment, lorsque l’obéissance m’en donna l’ordre). Je fuis ces choses comme un serpent.
“Les enfants de la rue et les mendiants à la porte de l’église criaient parfois — s’ils se moquaient de moi ou s’ils prenaient la chose au sérieux, je ne l’ai jamais su — : ‘Voici la sainte qui vient, faites-lui place’, en me saluant profondément. Parfois, quand je pensais qu’ils se moquaient de moi, la chose me faisait rire ; d’autres fois, tout cela m’affligeait au point que je ne pouvais m’empêcher d’en pleurer abondamment...”/54.
Elle n’était pas, cependant, restée insensible à l’estime des hommes. Lorsque plus tard, avec ses deux compagnes, elle aura quitté Gand pour aller vivre à Malines, les cercles dévots du lieu virent les nouvelles recrues d’un mauvais œil. Pendant “dix ou onze ans” Maria Petyt y sera l’objet de suspicions et de calomnies, de visites “spirituelles” qui ressemblent à des perquisitions, enfin de tous les agacements dont le milieu “croyant” très fermé d’une ville de province se sert parfois pour se délasser. “Un jour on nous avertit qu’un préposé du tribunal ecclésiastique” était en route pour venir visiter notre maison afin de nous séparer, à cause de notre mauvaise vie, et pour nous renvoyer ainsi de la ville. À cause de notre conduite scandaleuse et malhonnête l’Évêque nous avait chassées de la ville de Gand. Autour de la maison tous nos voisins étaient à leur porte pour voir comment les choses se passeraient ». Mais personne ne vint : le bruit n’avait été qu’une calomnie de plus.
Plus tard, la mystique jouit à Malines d’une plus grande estime encore qu’à Gand : les bonnes gens y prirent l’habitude de venir recommander toutes sortes de causes à sa prière.
*
Revenons à la jeune Dévote et à ses deux compagnes, telles qu’elles étaient établies à Gand. Après une année de « noviciat », son confesseur l’autorisa à faire entre ses mains la « profession » de tertiaire du Carmel : « Un vendredi saint, promettant obéissance, et chasteté perpétuelle, selon le susdit Tiers-Ordre, et choisissant le nom de Sainte Thérèse, à côté de mon propre nom, à savoir Sœur Marie de Sainte-Thérèse, à cause d’une dévotion particulière que j’éprouvais pour cette sainte Mère »/56.
/54. L. I, pp. 78-79.
/55. Le texte néerlandais, L. I, p. 80, a simplement : dat-nen op wegh was = “qu’on était en route”. Nous suivons M 72v, qui semble rendre la version originale : Quodam tempore nobis denunciabatur officialem curiae spiritualis esse in via.
/56. L. I, p. 52.
258 Sous la direction de Michel de Saint-Augustin, elle renouvellera, quelques années après, ses promesses de tertiaire. Maria Petyt n’a jamais prononcé des vœux de religion. Même si, après sa mort, on a plus ou moins incorporé la mystique à l’Ordre auquel elle avait été liée d’une grande affection et dont elle avait pleinement vécu la spiritualité, Maria Petyt n’a jamais été une religieuse au sens reconnu par l’Église, n’ayant même jamais prononcé les trois vœux. La désigner sous un nom de religion, comme certains auteurs récents ont tendance à le faire, ne peut que prêter à équivoque. Nous préférons donc lui laisser son nom de famille.
Son directeur s’évertuera encore pendant trois ans à lui trouver nombre de mortifications et d’exercices, aptes à la faire parvenir à une plus grande abnégation de soi. Alternativement les deux Dévotes exerçaient la fonction de Supérieure pendant quinze jours. Toutes les semaines elles changeaient de chambre. « De même, il m’ôta mon crucifix et tous mes petits tableaux, pour lesquels je paraissais avoir quelque dévotion, afin que je ne m’y attache pas trop sensiblement, — car, au début, mon affection était fort portée sur de tels objets...
Il jugea bon, de nous laisser prendre plusieurs fois par an, par manière de délassement, quelque chose de plus en nourriture et en boisson. Nous devions par exemple boire un peu de vin. Pour ces choses-là j’ai toujours éprouvé en moi une certaine souffrance et contrariété. Mais pour rendre cette récréation plus spirituelle, nous y invitions quelques bonnes âmes pauvres, qui en avaient bien besoin : tout notre délassement consistait à procurer à ces pauvres épouses du Christ un peu de douceur et de joie ».
« Après quatre ans, il plut à Dieu que notre confesseur allât vivre ailleurs ». C’est alors que Maria Petyt et sa compagne s’adressèrent à un jeune Père Carme, nommé professeur de philosophie à Gand, pour qu’il voulût bien se charger de la direction de leurs âmes.
« Auparavant déjà il m’avait semblé qu’il servirait bien notre esprit et y serait adapté, car je le considérais comme un homme vertueux, mortifié, silencieux, recueilli, spirituel et intime, qui m’aurait bien fait avancer dans la perfection, et dans la vie de prière que je désirais si ardemment. J’avais l’impression, en effet, que j’avais besoin d’un autre enseignement et d’une direction différente ». Michel de Saint-Augustin lui enseigna le véritable esprit du Carmel, résumé par Maria Petyt en ces termes : « À savoir, prière continuelle, et conversation avec Dieu par l’exercice diligent de la présence divine, nourrie et entretenue par une mortification constante et le renoncement à toutes choses créées, enfin les trois vertus divines de foi, d’espérance et de charité... Je ne me trompai pas dans mes prévisions, et je trouvai même beaucoup plus que ce que j’avais espéré. Lorsque je commençai à entendre et à goûter son
259 enseignement, je sentis bien que Dieu même m’avait menée à lui, et qu’il devait être mon guide spirituel pour me mener là où Dieu voulait me voir »/57.
Michel de Saint-Augustin ne cherche pas tant à bourrer la journée de sa dirigée de nombreux exercices extérieurs ou de pratiques multiples, qui sont censés procurer l’union avec Dieu du seul fait qu’elles requièrent une abnégation continuelle, qu’à donner à sa vie intérieure un contenu et une orientation. Il lui apprend à méditer sur l’humanité du Christ. Dans les chapitres consacrés à la vie intérieure de la mystique, nous verrons comment cette méditation s’allie à la simplification graduelle de l’oraison.
Nous ne possédons plus les notes que Maria Petyt recueillit de cet enseignement durant les seize mois que Michel de Saint-Augustin fut son confesseur à Gand. Nous pouvons être persuadés cependant que les écrits spirituels de la mystique sont tout imprégnés de cette doctrine. Pour la première fois de sa vie, après tant d’années de solitude spirituelle, où elle avait instinctivement et avec une fidélité obstinée, malgré l’apparente faillite de sa vocation religieuse, tentée d’interpréter l’appel de Dieu et d’y répondre avec les pauvres moyens à sa disposition, cette âme assoiffée de prière rencontre quelqu’un qui comprend sa vocation et qui est capable de la diriger. Maria Petyt a vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Trouvant enfin un confesseur qui soit en même temps un vrai père spirituel, il aurait été étonnant qu’elle ne se fût pas attachée à lui. Elle l’idéalise, l’entoure de toute l’admiration fervente des âmes simples. Elle ne s’en cache pas, et, au moment de rédiger ces souvenirs, elle décrit son attitude en ces années lointaines avec une bonne grâce non dénuée d’humour : « Je le considérais véritablement comme un ange dans un corps humain. Lorsque je me trouvais en sa présence, mon respect et ma vénération étaient aussi grands que si je m’étais trouvée devant Dieu. C’est à peine, si j’osais le regarder et, si parfois je levais les yeux sur lui pendant qu’il disait la messe ou pendant l’office, sa vue m’élevait toujours à Dieu, et m’incitait au bien et à la vertu. M’étant mise à douter si je pouvais bien agir de la sorte, et s’il ne s’y mêlait pas quelque sensualité cachée, je lui demandai comment faire pour agir au mieux. Il me répondit : il est plus sûr de vous mortifier en cela ».
Au moment où Michel de Saint-Augustin fut nommé maître des novices et dut quitter Gand, pour assumer bientôt des charges plus importantes dans l’Ordre (il ne serait plus désormais que prieur, provincial, commissaire général), Maria Petyt traversait précisément une
/57. L. I, p. 53.
260 période de grande aridité spirituelle. Aussi avait-elle l’impression de pouvoir moins que jamais se passer de ses conseils. « Il m’assura que de trois choses l’une : ou bien Dieu enverrait quelqu’un pour m’aider, ou bien Il me réconforterait Lui-même, ou bien Il me délivrerait de mon supplice et de ma souffrance spirituelle. Il en fut comme il avait prédit : peu de jours après son départ, le Bien-Aimé me délivra de toute peine et souffrance »/58.
Maria Petyt l’avait prié de continuer à la diriger. Tout d’abord il avait refusé ; sur ses instances il finit pourtant par accepter : elle lui écrirait tous les quatre mois pour rendre compte de sa vie intérieure. Elle s’y tint pendant quelque temps, du moins à en juger d’après les écrits publiés : très peu semblent dater d’avant les années 1657-58. Après 1659, Maria Petyt lui écrit plus longuement et plus fréquemment, rendant compte de toutes ses expériences mystiques et de tous les mouvements de son âme : alternances d’angoisse désolée et de plénitude, descriptions des épiphénomènes de l’expérience mystique, doutes et certitudes. Plusieurs fois même elle entreprend le voyage à la ville où son directeur réside, afin de solliciter des conseils ou un enseignement plus explicites. C’est ainsi qu’elle obtient, étant venue le voir à Malines, de pouvoir renoncer à tout usage de viande. Michel de Saint-Augustin toutefois, fort sagement, ne lui accorde pas immédiatement cette permission : Dieu doit donner d’abord quelque indication de son bon plaisir. Revenue à Gand, notre Dévote commence à éprouver un vif dégoût pour les plats de viande ; elle se sent indisposée chaque fois qu’elle se force d’en manger. Son père spirituel cependant ne lui permet l’abstinence totale qu’après une période d’essai plus prolongée, et après s’être informé par écrit auprès des pieuses compagnes dont elle partage la vie. Si l’abstinence avait constitué un dur sacrifice, exigeant un effort quotidien de la volonté, il la lui aurait interdite. Mais il ne s’y oppose plus lorsqu’il croit pouvoir constater que la grâce agit suaviter, et que le sacrifice correspond en quelque sorte au désir d’une nature qui y est déjà prédisposée.
Mais, toujours davantage, Maria Petyt se sent attirée vers une vie encore « plus abstraite, solitaire, inconnue, pauvre, comme celle d’une ermite ou d’une recluse ». À cette époque elle reçoit la visite d’une « âme pieuse » qui a exactement les mêmes aspirations qu’elle. Elles voudraient bien s’unir pour les mettre à exécution, mais les circonstances ne semblent guère s’y prêter : la veuve et sa fille, qui avaient ouvert leur maison à Maria Petyt, se trouvaient moins de goût pour une vie dévote contemplative que pour la vie active. Il fallait donc, en toute discrétion, chercher un nouveau domicile.
/58. L. I, p. 64.
261 Mais voilà « qu’en ce temps vint à mourir un vieillard, qui vivait à Malines, dans une maison appartenant à nos Pères, située tout juste à côté de et attenante à l’église. On l’appelait l’Ermitage, parce que jadis une recluse avait vécu dans cette maison.
Le Supérieur jugea que cette maison convenait parfaitement à un genre de vie aussi abstrait et retiré que je le désirais. En y installant un petit oratoire, d’où nous pourrions faire nos dévotions et entendre nuit et jour les offices des religieux, nous aurions la possibilité de vivre comme retirées du monde.
Le projet me plut beaucoup, et je me rendis aussitôt à Malines »/59. Toutes choses étant réglées, Maria Petyt occupa la maison en octobre 1657, accompagnée des deux bonnes femmes chez qui elle avait habité à Gand, et qui lui étaient trop attachées pour la laisser partir seule. Mais la maison étant maintenant à elle, elle y introduisit aussi le mode de vie qui était de son goût. L’allure en fut trop sévère pour nos deux Gantoises. Après un an et demi de mortifications, elles s’en retournèrent à Gand « sous quelque beau prétexte », mais en toute amitié. Heureusement l’âme sœur, qui partageait ses aspirations et qui était déjà venue lui en parler à Gand, put se libérer des obligations qui la retenaient encore et la rejoignit après quelque temps à Malines. Elles commencèrent une vie plus austère et plus retirée qu’auparavant. « Après qu’elle se fut exercée pendant deux ans ou plus, et qu’entre-temps notre ordonnance et forme de vie avaient été approuvées par notre T.R. Père Général, toutes deux nous en fîmes profession, avec vœux perpétuels d’Obéissance, de Chasteté, et de Pauvreté pour autant qu’il soit possible d’observer la pauvreté en dehors d’un couvent proprement dit.
Un an plus tard, le Bien-Aimé nous envoya encore une sœur capable de nous servir et de nous apporter le nécessaire. Elle aussi fit sa profession. Sans plus »/60.
L’expression « sans plus » (sonder meer) est quelque peu énigmatique. Maria Petyt fait-elle une distinction entre sa propre profession et celle de la sœur qui faisait en quelque sorte office de converse auprès des deux contemplatives ? Ou veut-elle dire, plutôt, qu’elles sont restées trois pendant une assez longue période, c’est-à-dire, jusqu’au moment de la rédaction des mémoires ? C’est plus probable. Pourtant, en 1668 ceux-ci ne sont pas encore achevés. Dans une lettre de la même année, elle dit
/59. L. I, p. 101.
/60. L. I, pp. 103-104. Nous soulignons. Le texte a : Buyten een formeel Clooster, litt.: en dehors d’un couvent formel. Maria Petyt a donc bien conscience de la distinction. La tendance, d’ailleurs compréhensible, à la présenter maintenant comme une religieuse véritable, membre d’un ordre, est en contradiction avec la réalité historique.
262 qu’elle travaille encore à son récit, mais par intervalles et non sans une certaine répugnance/61. Il existe, d’autre part, une lettre du P. Michel de Saint-Augustin, adressée à la pieuse Sœur Françoise Engrand, Dévote, à Malines, dans laquelle il lui recommande, pour diriger ses pas dans la vie d’oraison, de demander conseil à une autre sœur plutôt qu’à notre mystique : elles étaient donc certainement plusieurs/62. Ailleurs, Maria Petyt parle de ses prières pour une de ses consœurs décédée. Une petite communauté s’était donc formée autour d’elle pendant les dernières années de sa vie.
Elle indique assez clairement que ce petit groupement n’a pas le statut juridique des religieuses. Deux fois auparavant, elle avait fait les promesses de tertiaire. Cette fois-ci elle a prononcé les vœux d’obéissance et de chasteté perpétuelle. Nous pouvons donc parler de vœux privés, émis par un membre du Tiers-Ordre.
Entre mars et juillet 1669 un peintre exécuta deux portraits de Maria Petyt. Nous ignorons si ces tableaux existent encore. Son demi-frère Jacques Warneys la pria de bien vouloir poser pour un peintre, afin que dans la famille on eût un portrait d’elle. Il fallut un signe de Michel de Saint-Augustin et un mouvement intérieur « qui l’inclinait tendrement à satisfaire au désir humble, pieux et pur de cette bonne âme » pour qu’elle s’y prêtât. Le peintre fit « un très petit tableau, qu’ainsi mon frère peut toujours porter avec lui », probablement donc une miniature ou un médaillon : elle y était peinte « regardant les spectateurs ». Ensuite il exécuta un grand portrait, où elle regarde le crucifix qu’elle tient dans les bras. Elle eût voulu y faire ajouter « un rayon sortant de sa bouche », portant ces mots : « Mon unique Amant ». Michel de Saint-Augustin fit preuve de bon goût en ne lui accordant pas son « rayon »/64. La gravure de Martin Bouche qui ouvre le premier volume de l’édition ancienne est faite d’après ce portrait ; celle, postérieure semble-t-il, de R. Collin, existe en deux variantes, mais paraît bien provenir du même portrait, l’une n’en étant que l’image réfléchie. Seuls les accessoires changent d’après l’objet de la dévotion ; ils sont moins sobres et auraient davantage correspondu aux goûts de notre mystique : dans la première, qui ouvre le second volume de l’édition ancienne, elle croise les mains sur la poitrine et contemple l’hostie, dans un petit ostensoir, exposé sur un
/61. L. 1, p. 261 ; voir aussi L. 1, p. 223.
/62. La lettre de Michel de Saint-Augustin à Godtvruchtighe Suster Françoise Engrand, Gheestelijcke Dochter tot Mechelen me fut aimablement communiquée par le regretté P. Valerius HOPPENBROUWERS.
/63. L. 1, p. 189. Le texte néerlandais ne donne aucun nom. M 144v a : charissimae nos-trae Sororis M. M. a J.
/64. Les péripéties de cette histoire sont délicieusement racontées, L. 1, pp. 258-259.
263 reposoir sous baldaquin. Le rayon y est, mais il part de l’hostie vers le cœur de l’adoratrice, et porte les mots : syt geheel voor mij : « Sois toute à moi ». L’autre gravure de Collin, fut probablement imprimée comme image. Elle montre Maria Petyt priant pour les âmes du Purgatoire : celui-ci s’ouvre devant elle, et du milieu des flammes deux figures humaines lui adressent un geste suppliant.
Maria Petyt qui, sans doute, ne s’était plus regardée dans un miroir depuis qu’elle avait quitté le monde, voyant pour la première fois son visage tel que le voyaient les autres, eut un mouvement d’étonnement douloureux : « Il me paraît tout de même étrange, que la douceur intérieure, la suavité, et l’amour de mon cœur, ne soient pas davantage réfléchis dans l’expression de mon visage. Car si le cœur est rempli de Dieu, il me semble que la figure devrait en rayonner. Mais regardez donc comme la figure a l’air sombre et sévère ! » Et pourtant, si on compare cette bonne tête flamande avec maints portraits de grands « spirituels » de son temps, on est frappé par son expression bien affable et humaine, à côté des froides ardeurs d’un volontarisme stoïque et d’une anxiété à peine dominée, que nous montrent tant de portraits « religieux » du l 7e siècle. Sa figure ronde de bonne bourgeoise est évidemment amaigrie par les mortifications : la partie inférieure du visage est étroite, les pommettes par contre sont larges et saillantes ; dans les orbites, bien circulaires et profondes, le relief nettement contourné des grandes paupières trahit le pouvoir intense d’émotion. Le dos du nez est clairement dessiné et se termine en une pointe légèrement retroussée, curieuse et vive. La bouche est fine et spirituelle, et les lèvres n’ont rien de cette minceur aigre, qui effraie si souvent le simple mortel dans les portraits de femmes « de grande piété ».
Plusieurs fois au cours de son existence, Maria Petyt a été très malade. Elle souffrait « de la bile », nous dit-elle. Les crises chroniques durèrent parfois fort longtemps. Cette inflammation de la bile serait aussi la cause de sa mort : tel du moins fut le diagnostic de la faculté. On peut glaner de ses écrits, et de quelques notes de son père spirituel une description des symptômes de cette maladie. Les crises s’en espaçaient sur plusieurs années, avec de longues périodes de calme intermittent. Elles provoquaient des vomissements de matière noire, mêlée de sang, s’accompagnaient d’une soif dévorante, de contractions du péritoine si douloureuses pour le corps entier que la malade devait rester complètement immobile. L’ensemble de ces symptômes semblerait plutôt indiquer la présence d’un ulcère.
Michel de Saint-Augustin fait suivre la publication des écrits de sa dirigée d’une brève relation sur les derniers jours de la mystique et sur
264 sa mort. « Un mois environ avant sa mort, notre Révérende Mère est tombée gravement malade. La maladie qui a causé sa mort était celle dont elle avait plusieurs fois souffert au cours de sa vie, à savoir une abondance de bile noire, qu’elle rendît mêlée de beaucoup de sang, avec telle douleur et véhémence qu’elle en paraissait rendre l’âme. Ainsi en est-elle arrivée peu à peu à une telle extrémité, faiblesse, et perte de forces, étant épuisée par les grandes souffrances durant de longues journées, qu’elle ne pouvait plus se mouvoir, mais était obligée de rester étendue sur le dos sans bouger. Elle fut un exemple véritable de patience, de résignation parfaite, et d’endurance, souffrant de douleurs si atroces que parfois elle disait que, parlant selon la nature, elle aurait fui la vie elle-même, pour s’en délivrer.
« Lorsque, au cours de sa dernière maladie, le P. Marius, Sous-prieur, lui dit un jour qu’il allait à Gand, et lui demanda si elle ne désirait pas envoyer quelque message au R.P. Provincial, son père spirituel, qui, en cette ville, était en ce moment lui aussi gravement malade et en danger de mort, elle répondit avec une mine joyeuse et presque riante : « N’ayez aucune crainte, le P. Provincial ne mourra pas de cette maladie ». Car elle avait compris en esprit, qu’il n’en mourrait pas.
« Un jour, alors qu’elle semblait sur le point d’expirer, tellement elle était affaiblie, réduite et opprimée par la violence des douleurs, quelqu’un s’écria : « Notre Mère se meurt, elle ne passera pas le jour ! » Elle dit : « J’irai au ciel à la Toussaint ». Le Père Sous-prieur, et d’autres personnes encore, affirment avoir entendu plusieurs fois ces mots de sa bouche. Ils en déduisirent qu’elle avait connu d’avance et prédit le jour de sa mort.
« En effet, en la Fête de la Toussaint de l’an 1677, entre minuit et une heure, au temps de matines, elle expira doucement dans le Seigneur, au milieu des prières du Père susdit et des sœurs, et elle rendit son âme pure aux mains de son Créateur et cher Époux. Elle était âgée de 55 ans. Après sa mort son corps resta blanc et rayonnant comme de l’albâtre.
« À partir du matin, très tôt, dès que la nouvelle de sa mort se fut répandue, une foule de gens, de toute condition et de tout état, accourut pour voir le corps vénérable, attirés qu’ils étaient par son renom et par sa mort en odeur de sainteté. Tous parlaient d’elle avec le plus grand respect, avec haute estime et grandes louanges, et c’est à peine s’ils purent se rassasier de regarder sa figure. Nombreux furent ceux qui revinrent plusieurs fois, disant que son corps devenait de plus en plus beau et resplendissant. De fait, c’était bien ainsi : il semblait rayonner de plus en plus. La morte était étendue comme si elle dormait, revêtue de l’habit de l’Ordre, comme elle l’avait porté durant sa vie. Enfin, après les obsèques
265 à l’église paroissiale de Saint-Jean, le corps fut porté à l’église des Pères Carmes, Frères de Notre Dame, en la ville de Malines, et y reçut une digne sépulture, à côté de l’autel de la Sainte Vierge, dans l’enceinte du banc de communion, du côté de l’épître »/65.
Lors de la démolition de l’ancienne église des Carmes, les dalles et les pierres funéraires en furent achetées par la fabrique d’église de Saint-Rombaut, pour la restauration, au début du siècle dernier, des marches du grand perron devant le portail principal de la cathédrale.
Extérieurement, la vie de Maria Petyt est bien insignifiante, elle ne présente aucun aspect remarquable, aucune action éclatante. Tout au plus la description de cette existence, telle qu’elle se présente à nos yeux, offre un tableau pittoresque, dans le style des scènes de genre flamandes, des petits cercles dévots du temps. Cette vie ne peut même pas s’appeler une « réussite » : l’enfance d’une fille de marchands bourgeois qui s’est écoulée, malgré quelques vagues d’agitation provoquées par la guerre, au sein de sa famille, ou auprès de parents et de connaissances appartenant au même milieu ; la jeunesse d’une adolescente moyenne qui, à un certain moment, se croit une vocation, mais est jugée inapte à la vie religieuse au noviciat d’un grand monastère ; enfin, les longues années austères d’une demi-recluse, écoulées dans l’exercice d’une dévotion qui a dû paraître terne aux yeux des contemporains, oubliée du monde et l’oubliant.
Mais en nous racontant les hauts faits de sa vie, l’auteur se rend compte de leur insignifiance. Âme de petite envergure, elle les eût dramatisés, elle eût essayé de leur conférer une certaine importance. Mais non, c’est elle-même qui semble tout doucement s’en moquer en nous racontant cette histoire de Dévote : dans le style, dans le choix des expressions et la peinture des détails, on devine constamment la présence de son sourire. Seule, la distance intérieure que donne l’humour permet de contempler les contingences de la vie quotidienne, son cadre médiocre et ses péripéties obscures, avec un détachement si serein. Y parvient celui qui peut regarder la réalité, même sa propre existence, d’une position plus élevée, d’un point non submergé dans cette contingence, celui qui peut la voir sous une lumière différente, qui a fondé sa vie au cœur d’une certitude d’un autre ordre.
/65. L. IV, pp. 328-330.
266 Car cette vie extérieure sans relief n’a servi qu’à cacher une vie intérieure qui fut une véritable aventure. Aventure extraordinaire, mystique certes, mais avant tout histoire d’amour, de l’amour le plus total, le plus exigeant, le plus renoncé qui soit. Tous les grands témoignages de la littérature ont comme thème la rencontre : rencontre au niveau de l’homme dans le mystère de l’amour humain, rencontre avec une autre présence, invisible, mais infiniment plus mystérieuse et plus puissante encore, dans le secret de l’âme ; ou bien la nostalgie de ces rencontres, dans le sentiment de la solitude et du délaissement.
Avant de suivre la mystique dans son itinéraire spirituel, il sera bon de déterminer l’attitude adoptée en ces pages, devant le témoignage de la mystique. C’est bien un témoignage, en effet, que nous étudions. Quant aux réalités ontologiques, évoquées par ce témoignage, nous ne saurions en juger. Non seulement nous ne donnons aucune réponse aux questions telles que : « Était-ce vraiment Dieu qui se manifestait à la mystique lorsqu’elle se sentait toute transformée par sa présence ? Était-ce bien le Christ qui se montrait lorsque, dans une de ses visions, elle put baiser la plaie de son Cœur ? » Mais nous ne les posons pas. L’Église elle-même n’a jamais donné de réponse à ceux qui l’interrogeaient sur la « réalité », en ce sens, d’une révélation privée, fut-elle accordée aux plus grands saints. Elle a canonisé Sainte Thérèse d’Avila pour l’héroïsme de sa charité, non pour ses visions. Les consolations mystiques et les visions ont-elles aidé les saints à vivre pour Dieu et pour le prochain d’un amour plus complet ? L’Église — tout comme les saints eux-mêmes d’ailleurs — dira que ces phénomènes mystiques « témoignent d’un bon esprit ». Mais jamais l’Église ni les saints ne s’y appuieront, comme si les expériences mystiques pouvaient nous procurer la vérité ou la certitude que, seule, donne la foi. Tout au plus l’Église louera-t-elle la doctrine ascétique et spirituelle des mystiques, lorsque celle-ci est conforme à l’esprit et à la doctrine catholiques, et en constitue une illustration exceptionnellement réussie.
Mais il est un tout autre domaine de vérité, moins inaccessible à l’examen ; celui de la vérité humaine. Et à la question : « Maria Petyt a-t-elle réellement vécu les expériences intérieures qu’elle nous raconte ? », l’étude de ses écrits peut donner une certaine réponse. Ces expériences, en effet, mêmes mystiques, se situent dans le champ de la psychologie humaine. C’est même en tant que psychologiquement conscientes qu’elles sont formellement mystiques. N’oublions pas que les grands mystiques eux-mêmes ont toujours été les premiers à affirmer que, du point de vue ontologique, il n’existait aucune différence entre la vie en état de grâce d’un simple croyant et la leur. La seule différence — et c’est
267 précisément ce qui les caractérise comme mystiques — c’est que chez eux la vie surnaturelle affleure à la conscience et devient expérience humaine. Si l’on étudie un témoignage mystique en tant que tel, c’est donc forcément et formellement en tant qu’expérience humaine, sous peine de s’écarter de l’objet même de son étude dès que l’on quitte le domaine de l’humain.
Nous avons vu comment Maria Petyt a trouvé la voie de la prière intérieure par une sorte d’attraction instinctive, sans être aidée ou guidée par une discipline méthodique ou une direction éclairée. Après sa nouvelle « conversion » à la veille de la fête de l’Invention de Saint Étienne, et, plus encore, après avoir pleinement accepté sa vocation à une vie religieuse, il semble bien qu’elle ait connu pendant plusieurs années l’enthousiasme des novices pour la littérature de piété. Elle lit beaucoup de livres de dévotion. Michel de Saint-Augustin devra l’inciter à une certaine modération et même à la mortification dans ses lectures spirituelles : « Je me trouvai fort bien de ne pas satisfaire ma curiosité en lisant toutes sortes de livres spirituels, bien que je m’y sentisse très attirée quelquefois »/66.
Étant encore dans le monde, elle apprend déjà à méditer. Parfois, lui semble-t-il, elle a connu des moments d’oraison affective intense. Mais en général elle doit essayer elle-même de nourrir son attention dans la prière : elle le fait à l’aide d’objets de piété, d’images et de tableaux, afin d’appliquer son imagination au sujet de la méditation.
Il est intéressant, en suivant l’évolution de sa vie de prière, de pouvoir y distinguer si clairement ces espèces de « paliers », où l’âme semble s’arrêter, heureuse et comblée d’abord, avec le sentiment de piétiner sur place ensuite. Après quelque temps elle n’a pas seulement l’impression de ne plus avancer, mais celle de rétrograder. En fait, son sentiment d’impuissance ne fait que préluder à une simplification et unification plus grandes de sa vie intérieure ; bien plus, chez une âme de bonne volonté, ce sentiment d’impuissance ne s’explique que par le fait que le mouvement de progression par rapport à l’état antérieur s’est déjà amorcé. Telle est la loi de toute éclosion de vie.
Bien que Maria Petyt n’en parle pas formellement, il y a tout lieu de croire que son premier confesseur à Gand, qui fut aussi son premier père spirituel, en lui imposant deux heures de prière par jour, lui ait aussi
/66. L. I, p. 67.
268 conseillé l’une ou l’autre méthode pour faire la méditation. Mais elle n’y fait aucune allusion, sans doute parce que la méthode qu’on lui suggérait ne s’adaptait guère à son tempérament. Maria Petyt ne manqua certainement ni de bonne volonté ni de persévérance pendant les quatre années qu’elle reçut la direction de ce père : mais elle avait l’impression de n’être pas dirigée, de rester sur place, et à force de luttes et d’application, en était même venue à un état d’épuisement physique. Quels que soient les efforts que l’homme s’impose et la concentration qu’il exige de ses facultés, il vient un moment où il constate que les pensées qu’il se fait de Dieu restent toujours les mêmes, simplement parce que ce sont bien toujours les siennes, et que toutes les images que son cerveau parvient à développer, restent bien le produit de sa propre imagination. Si, au début, la méditation constituait un véritable enrichissement, parce que son esprit, trop tourné encore vers les choses terrestres, découvrait au fur et à mesure le paysage du monde religieux, et que les sentiments qu’il éprouvait, étant d’une qualité nouvelle, lui procuraient un certain goût de satisfaction et de plénitude, l’homme arrive à un stade qui lui semble être le point mort de sa vie spirituelle. Il y est envahi par cette expérience accablante d’avoir fait littéralement le tour de toutes ses possibilités, de tout ce que son esprit peut penser ou imaginer. Alors il sent combien ce petit monde, dans le cercle duquel il avait cherché à emprisonner Dieu, ne l’a pas seulement atteint, combien il est vide et mesquin, et combien sa prière reste loin de la grande rencontre tant désirée. Il ne s’en doute pas, la plupart du temps — et il faut ajouter : hélas ! –, mais il vient de découvrir cette vérité fondamentale pour toute vie de prière, que le surnaturel est au-dessus de la nature, que l’homme ne peut forcer Dieu à se révéler. Vérité de catéchisme, bien sûr, mais dont on paraît oublier de tirer les conséquences en ce moment de l’évolution intérieure. Aussi sont-ce précisément les âmes pieuses qui se voient menacées de découragement, de fausse résignation.
Il semble bien que Maria Petyt ait éprouvé ce sentiment de désappointement, cette menace de vide intérieur. Son confesseur voulut y parer en multipliant exercices et pratiques, pénitences et mortifications, de sorte qu’elle s’en trouvât réduite à un état de tourment. Lorsqu’elle rencontra Michel de Saint-Augustin, il commença, lui aussi, par la faire méditer d’après les méthodes usuelles, tout en lui donnant comme sujet la vie de Jésus, d’après les évangiles. Mais assez vite, ayant eu le temps de mieux connaître son âme et ses dispositions, il lui enseigna les rudiments d’une prière plus contemplative : « Après deux ou trois mois, il nous amena, par le renoncement à l’activité de la méditation, à plus de silence et de simplicité »/67. Il dut certainement constater que Maria Petyt était parvenue à
/67. L. 1, p. 34.
269 ce moment critique de l’évolution intérieure, où celle-ci menaçait de se renfermer dans le cercle clos d’une activité mentale sclérosée. Il la vit se cramponner, par une fidélité bien intentionnée, mais mal éclairée, à une méthode qui était devenue, en ce point, un obstacle plutôt qu’une aide. Le moment était venu, où l’âme doit se taire si elle veut entendre la voix de Dieu, où elle devait donc apprendre à réduire au silence l’agitation de sa propre activité/68 pour qu’elle n’élève pas un mur opaque entre Dieu et elle-même. Son père spirituel l’amena donc « à laisser tomber de plus en plus toute activité propre, à exercer continuellement la foi nue en la présence de Dieu, et de même l’amour qui entraîne vers lui »/69.
Avant de suivre, chez notre auteur, le développement de cet exercice de simplification de la prière, il faut indiquer la place de cette méthode dans la direction générale qu’envisageait Michel de Saint-Augustin. Maria Petyt nous en a laissé un résumé remarquable :
« L’enseignement qu’il me proposait avait le dessein de faire place à la grâce divine, de purifier et de vider l’homme intérieur de toute propriété, à savoir de toute affection déréglée, de toute attache, passion, et préférence pour les biens de l’âme, pour les dons et les grâces de Dieu. Il fallait réduire au silence tout désir véhément des choses bonnes et spirituelles : car j’en désirais tellement, je souhaitais tant obtenir ce qu’il y a de meilleur, que j’étais incapable de me contenter et me satisfaire de moins.
« Il m’apprit donc comment prendre à cœur la mortification intérieure... Il me découvrit l’exercice de la pauvreté en esprit, qui consiste à accepter docilement la privation de tous les dons spirituels et divins, et à me contenter uniquement de leur Donateur ; à renoncer fondamentalement à tout ce qui n’est pas Dieu ; avec l’abnégation de moi-même, afin d’exclure tout amour-propre, toute complaisance et tout retour sur moi-même, pour le temps et pour l’éternité.
« L’humble assouplissement de ma volonté, et la soumission entière à la volonté de Dieu, m’abandonnant à tout ce qu’il peut ordonner ou permettre, concernant moi ou les autres.
« De même, une grande humilité par la connaissance de moi, qui m’amènerait à m’estimer indigne de toute grâce.
« Un amour pur et sincère de Dieu. Le servant pour lui-même, parce qu’il en est digne, et non par espoir d’avantages ou de récompenses.
« L’attachement à Dieu, et l’adoration en esprit et en vérité, par une foi nue et pure en la présence de Dieu en mon âme et en toutes créatures.
« Il m’enseigna à faire peu de cas des douceurs ou dévotions sensibles,
/68. Eyghen-werckehjaheyt.
/69. L. I, p. 55.
270 d’entretenir un courage spirituel et un amour fort, qui incitent l’âme à la fidélité totale, dans l’accomplissement continuel de ce qui plaît davantage à Dieu.
« Il me montra que le fond/70 étant ainsi vidé de tout attachement déréglé, de toute préférence et passion naturelles, j’obtiendrais facilement la paix intérieure durable, la pureté du cœur, la tranquillité de l’esprit, l’introversion à l’objet divin. Ainsi je converserais toujours intérieurement avec Dieu, étant tout le temps occupée de lui par la foi et la charité, dans le sens indiqué par l’esprit du Carmel - car il s’employait avec zèle à nous inculquer cet esprit »/71.
Il en coûte, au début, à notre Dévote « de se voir sevrée de la consolation intérieure sensible et des douceurs » pour « un état d’abandon spirituel ». - « Parce que je n’étais pas habituée à me tenir intérieurement occupée, et attentive à Dieu, d’une manière si dépouillée, simple et spirituelle, et je n’avais pas encore vraiment accès à l’unité de l’esprit. Parce que mon esprit était encore trop mêlé aux sens, il ne savait pas mieux que de procéder avec sentiment et saveur, avec la coopération de la partie sensitive de l’âme »/72.
La spiritualité de l’école mystique flamande mettait l’accent sur l’unification de l’activité des différentes facultés. Il fallait les amener à se recueillir d’abord, à se retirer ensuite par l’introversion en leur fond commun, qui est l’unité de l’esprit. On pourrait plus ou moins comparer l’acte de l’esprit ainsi unifié à l’intuition, telle que la conçoit la psychologie moderne. (Ruusbroec appelle l’état d’activité spirituelle unifiée eenicheit de l’esprit, Maria Petyt eenigheyt et eensaemheyt indistinctement.) Depuis le moyen âge, en effet, dans ses méthodes pour faire oraison, l’école flamande quant à l’effort ascétique à fournir par l’homme met l’accent sur cette unification des activités mentales. Il s’agit d’abord de recueillir les facultés de l’éparpillement de leurs actes, et d’en simplifier la multiplicité. On amène ensuite ses facultés, déjà pacifiées et simplifiées en elles-mêmes, à se pencher vers et à rejoindre en quelque sorte leur origine, dans le fond commun qu’elles possèdent en l’unité de l’esprit. Or — on l’a trop
70. Gront : « fond » est un des termes qui reviennent le plus fréquemment dans la mystique flamande. Nous préférons ne pas entreprendre ici la description de sa signification : il en sera traité dans le contexte suivant.
/71. L. I, pp. 60-61.
/72. L. I, p. 55. Nous traduisons eensaemheyt des gheests par « unité de l’esprit ». Dans la langue de notre auteur, eensaemheyt peut avoir deux sens : unité, et solitude. Son équivalent moderne eenzaamheid n’a plus que cette dernière signification. Michel de Saint-Augustin, ne trouvant pas dans le vocabulaire technique latin le terme exactement équivalent, traduit aussi bien eensaemheyt que eenigheyt par unitas et solitudo, ou inversement ; parfois, pour plus de sûreté, il met solitudo seu unitas.
271 souvent oublié, et il faut reconnaître que, déjà, l’œuvre de maint épigone semblait y inviter - de l’étude attentive des textes des grands maîtres il ressort, que cette introversion est considérée comme une grâce qui opère passivement et rend l’esprit capable, en le purifiant et le simplifiant, de recevoir le don d’une contemplation intuitive (ne parlons pas encore d’infuse). Il est bon de le garder à l’esprit, lorsque Maria Petyt nous fait part de ses difficultés pour y parvenir. Car l’homme spirituel est censé s’y préparer : il doit s’y efforcer par une mortification intérieure constante, tout en sachant que ses efforts ne peuvent lui faire atteindre cette unité, mais seulement l’y prédisposer. Toutefois, les textes ne nous permettent pas de répondre à la question, si on considérait cette grâce de « vivre en l’unité de l’esprit », fruit de l’introversion, comme déjà « mystique », ou bien si on la jugeait comme appartenant encore à la voie normale, bien que préparant au contact mystique, puisque, en soi, elle ne comportait aucunement le sentiment passif de la présence divine.
Maria Petyt a l’impression que, quoi qu’elle fasse, elle ne réussira jamais à prier aussi simplement. C’est la première expérience, combien salutaire, de l’impuissance de l’homme : tout est grâce. Mais elle sait que cette expérience lui est nécessaire : « pour m’humilier plus profondément, pour me conduire par là à la connaissance fondamentale et à la défiance de moi-même. Car je m’appuyais beaucoup trop sur mes propres forces »/73.
Tout doucement ainsi, elle apprend en quoi consiste le détachement spirituel, non seulement des créatures, mais surtout d’elle-même : elle doit renoncer à se cramponner à ses propres convictions, méthodes et efforts. C’est en cela que consiste la vraie « liberté de l’esprit, à ne plus se laisser entraîner vers la nature par aucun événement intérieur ou extérieur, par aucun changement dans les dispositions de l’âme. – Indifférence donc à tout ce qu’il plairait à Dieu d’opérer ou de ne pas opérer en moi, à la possession ou à la privation, à la lumière ou à l’obscurité, à la pauvreté intérieure ou à l’abondance, à la douceur ou à l’amertume, recevant tout de Dieu comme nous étant le plus utile ». Il faut que son âme repose en Dieu seul, et se tienne à l’égard des vicissitudes, même spirituelles, « comme cet oiseau qui bâtit son nid sur l’eau, et quoique l’eau monte avec la marée ou descende, il reste bien fermement et paisiblement dans son nid, sans se soucier de la montée ou de l’abaissement des eaux : il se laisse bercer sur l’eau au gré des flots »/74.
Jusqu’à ce point, l’homme peut se préparer à la rencontre avec Dieu. Il ne peut aller au-delà : lorsque son esprit est nu, dépouillé de toutes
/73. L. I, p. 58.
/74. L. 1, pp. 61-62.
272 choses humaines, introverti dans le fond de l’âme, il « devient capable de recevoir choses divines »/75.
Au moment où Dieu daigne communiquer à l’âme, qui se tient ainsi humblement tournée vers lui dans la foi nue, le sentiment de sa présence, l’homme entrera dans ce qu’on pourrait appeler le « premier degré » de l’oraison mystique, — que les maîtres flamands nommaient la prière intime. Nous laisserons ici aux controverses entre théologiens l’élucidation de la question spécieuse — qui les occupe, d’ailleurs, depuis pas mal de siècles — de savoir si cette prière intime est bien entièrement mystique. Ce qui est bien plus intéressant, c’est de constater qu’en plein 17e siècle Michel de Saint-Augustin, dans sa direction, reste absolument fidèle à la tradition de la spiritualité flamande du moyen âge. Il ne se préoccupait guère, bien sûr, de la préservation ou de la continuation de cette école, ou d’une attitude qui ressemblât, même de loin, à notre intérêt pour la sauvegarde des monuments historiques, car il ne songeait qu’à faire revivre le véritable esprit du Carmel. Mais si l’esprit du Carmel recommande le silence et la solitude, il veut dire surtout le silence et la solitude intérieurs. Lorsque l’homme se recueille, il découvre, au plus profond de son être, sa dépendance de Dieu. Or la spiritualité de l’introversion tendait principalement à découvrir ce fond de l’être, où Dieu opère par sa force créatrice et non moins par sa grâce. C’est pourquoi cette spiritualité jouit d’une telle faveur dans certains grands ordres contemplatifs, comme celui des Chartreux et celui des Carmes. La doctrine de l’introversion n’a, au fond, rien de bien particulier. Elle découle de l’acceptation de deux dogmes fondamentaux, celui de notre création et celui de l’habitation de Dieu en nous par la grâce.
De notre création d’abord : Dieu ne nous donne pas seulement l’être, mais nous conserve continuellement dans l’existence. Il est présent au cœur même de notre être : en se penchant vers ce centre intime de l’être, nous l’y rencontrons dans l’effet de son activité créatrice. L’homme peut apprendre à vivre en ce centre où son être jaillit continuellement des mains du Créateur. Ruusbroec s’appuie sur cette vérité pour affirmer la possibilité d’une mystique naturelle/76.
De l’habitation de Dieu en nous par la grâce ensuite : Dieu agit par la grâce dans ce même centre de l’être, quand il nous élève, transforme, et recrée pour nous laisser participer à sa vie divine.
/75. L. II, p. 40. Omvanghbaer est intraduisible en un seul mot : « capable de recevoir » affaiblit la force de l’expression. De même le M, qui propose capax : susceptible, l’affaiblit en sacrifiant un de ses deux éléments.
/76. Dat Rycke der Ghelieven, Werken, 1, Tielt, Lannoo, 1944, p. 15.
273 Pour décrire cette introversion au fond de l’être, où celui-ci repose entre les mains de Dieu, Maria Petyt emploie tous les termes traditionnels de la spiritualité flamande qui, elle-même, les emprunta à la psychologie augustinienne du haut moyen âge. Elle parle des « puissances sensibles » qui incluent, en plus des sens, la vie émotionnelle/77 et l’imagination. Ces puissances doivent se dépouiller de leur activité multiple et se concentrer dans « l’unité du cœur ». Les « puissances spirituelles » par contre, mémoire, intelligence, et volonté, doivent se retirer et s’unifier dans « l’essence de l’esprit » (dont, précisément, elles ne sont que les facultés). Ces deux « introversions » ne sont, en pratique, ni subordonnées l’une à l’autre, ni absolument parallèles ou de valeur égale : elles constituent tout simplement les deux domaines qui englobent l’ensemble de la vie consciente. Il ne serait donc pas tout à fait exact de les comparer à deux « paliers » successifs de cette descente vers le fond de l’être. On pourrait plutôt imaginer deux escaliers, dans les ailes différentes d’un bâtiment, conduisant vers les fondations. Lorsque la vie intérieure s’est ainsi concentrée dans l’unité du cœur et dans l’essence de l’esprit, c’est alors qu’elle pourra se recueillir dans son fond, qui est atteint par la véritable et ultime « unité de l’esprit ». Pour cette libération progressive de toute diversification et multiplicité, l’auteur emploie de préférence le mot ontmenghelinghe, littéralement « le dé-mêler », la restitution de sa simplicité à ce qui a été mélangé. L’unification dépouillée en l’esprit rendra l’homme capable de prier intimement. Le recueillement par l’introversion des facultés qui prédispose l’homme à cette prière dans « l’attachement nu de la volonté à l’Être divin sans formes » correspond à peu près à l’oraison de simplicit/78.
Quelque temps après le départ de Michel de Saint-Augustin, tout comme il l’avait prédit, la prière de Maria Petyt « commença à devenir quelque peu surnaturelle, s’accomplissant par un silence intime et un repos en Dieu, par une foi nue ou vivante de la présence de Dieu. Toute activité grossière, toute multiplicité des puissances intérieures s’évanouirent, et je gardais seulement, intérieurement, un simple regard de foi, et une disposition analogue, douce et tranquille, inclinant l’amour vers Dieu.
77. Il nous paraît impossible de traduire par un seul mot le terme ghemoet, néerl. moderne gemoed, allem. Gemüt.
78. M traduit passim ongeheeld ou onvormigh par informis ; nous préférons la périphrase sans formes. De même M traduit Wesen par Essentia. Or, c’est précisément cette traduction malheureuse, usuelle depuis deux siècles déjà lorsque Michel de Saint-Augustin la reprend ici, d’un terme qui a gardé son sens actif, étant l’infinitif du verbe Etre employé substantivement, qui est cause, pour une très large part, du discrédit où tomba l’école mystique flamande au cours des trois derniers siècles. La traduction par Essentia, en effet, pour des lecteurs qui étaient tous plus ou moins formés à l’école de la terminologie thomiste et imprégnés des distinctions de sa méthode de pensée philosophique, ne pouvait pas ne pas trahir une tendance au panthéisme dans les écrits mystiques flamands : or, les unions essentielles qu’ils décrivent ne veulent nullement indiquer une fusion des essences, mais la prise de conscience d’une participation à l’être qui est œuvre d’amour. Cf. art. Essentiel, suressentiel dans DS, t. 4/2, 1961, cc. 1346-1366, in this volume pp. 3-31.
274 Toute autre activité personnelle m’ennuyait et me fatiguait grandement. Elle ne servait qu’à troubler la paix de mon âme, à en obnubiler la clarté intérieure, à faire sortir l’esprit de sa simplicité intime pour le livrer à une agitation dispersée et nocive ».
L’effort ascétique ne doit pas remplacer l’œuvre de la grâce, mais il est appelé à « mieux conserver l’esprit dans sa pureté, afin qu’il ne se mêle pas aux puissances sensitives et sensibles ».
« La lumière divine était d’abord plutôt sobre, tout comme la lumière d’une aube commençante qui croît lentement par degrés »/79.
Sous la conduite de la grâce, la mystique apprendra de plus en plus à faire taire ses facultés, à descendre et à se reposer en la Présence « sans formes », jusqu’à ce que cette disposition devienne l’attitude habituelle de son esprit. C’est « un repos auprès du Bien-Aimé, dans le fond... contemplant parfois ce fond d’un simple regard, sans perception notable de quelque attrait ou opération divine.
« Parfois, l’amour se retire davantage vers l’intérieur, et alors il opère plus intimement et plus noblement, en une nudité sans images d’aucune créature. D’autres fois j’éprouve seulement une orientation/80 intérieure de mon être vers l’objet divin sans formes. Cette orientation s’opère uniquement par un simple regard vers l’objet, à l’exclusion de toute autre activité des puissances et des sens »/81.
« Si je me tourne activement (vers Dieu), si j’emploie les puissances et les sens, si je les mets à l’œuvre de ma propre initiative, sans l’invitation, la conduite, et la collaboration de l’esprit divin, j’éprouve aussitôt un remords comme d’une infidélité. Mais dès que je renonce à mon activité propre, dès que je l’exclus et l’anéantis, la lumière spirituelle réapparaît dans sa clarté antérieure, et le fond se pacifie et se simplifie, tandis que toute image du créé s’évanouit »/82.
/79. L. I, p. 65.
/80. Une périphrase rend le mot toekeeringhe, intraduisible : il désigne l’acte par lequel l’esprit se tourne vers quelque chose, et l’attitude qui en résulte : un « se-tourner-vers » dans sa continuité.
/81. L. IV, pp. 251-252.
/82. L. IV, p. 275.
275 L’expérience mystique est mouvante. Elle prend les aspects les plus variés : abattement et désolation, extase et embrasement d’amour, [a] languissement et liquéfaction en Dieu, illuminations soudaines qui transportent l’âme et la laissent ravie en Lui. Mais toutes ces expériences sont de caractère transitoire. C’est de l’oraison intime qu’elles éclosent doucement ou jaillissent avec force. C’est dans l’oraison intime que l’âme se retrouve après leur passage. L’union croissante avec le Christ, l’assimilation progressive à Lui, ne feront qu’approfondir la simplicité de cette prière, tout comme l’étonnante mystique mariale ne la troublera d’aucun « mélange », mais la rendra seulement plus intime. Même les dons exceptionnels des dernières années de notre mystique, comme l’invitation à l’union transformante, ne seront que l’épanouissement final de l’oraison intime.
Lorsque Dieu semble se retirer, lorsque l’intensité brûlante de l’expérience décroît, l’âme retourne se poser sur la terre ferme de l’oraison de simplicité : le renoncement à toute aspiration personnelle que celle-ci exige constitue la base de la fidélité. Après des expériences dont le passage laisse à l’âme un sentiment de manque et de regret, Maria Petyt écrit : « Je me laisserai donc descendre vers un état d’union plus commun par l’adhésion simple de la volonté à Dieu, ou bien, me tournant vers Lui, par le simple repos en Lui »/83.
Se défiant d’ailleurs des illuminations et autres expériences extraordinaires, elle acquiert la conviction que, contre le danger d’illusions, la vie spirituelle ne peut se bâtir sur une fondation plus solide que l’adhésion à Dieu dans la foi nue : « Puisque, selon la parole de l’Apôtre, nous sommes les temples de l’Esprit saint et que, selon la doctrine du Christ, le royaume de Dieu est en nous, je ne pouvais faire mieux que de me tourner vers le fond de l’âme, où se trouvent ce temple et ce royaume de Dieu, pour y apprendre toute vérité. En ce fond déiforme » — expression familière à la mystique flamande, mettant en lumière que l’âme est créée à l’image de Dieu — « se cache la vérité ; là elle prend sa source. Je compris aussi que celui-là peut s’estimer heureux, qui est capable de découvrir ce fond intime, d’y avoir accès, de s’y retirer, et d’y trouver le repos »/84.
La lumière dans laquelle l’âme vit la présence divine, surpasse la capacité des facultés humaines. Imagination ou représentation, mémoire ou raison, elles reconnaissent leur impuissance et se taisent. Expérience de lumière, mais surtout de présence qui reste obscure : l’intelligence est incapable de l’éclairer de ses rayons, car elle dépasse tout concept, mais
/83. L. IV, p. 276.
/84. L. IV, p. 279.
276 cependant l’âme saisit la réalité de cette présence d’autant plus intensément : « Elle m’attire vers une grande profondeur, où l’âme vit dans une unité merveilleuse, le corps étant presqu’oublié. L’âme s’y trouve comme dans l’obscurité : elle y voit et y entend le Bien-Aimé sans savoir ce qui se passe en elle »/85. Dans ce texte nous traduisons met een merckelijcke vervreemdinghe van » t lichaem par « le corps étant presqu’oublié ». L’auteur emploie vervreemdinghe, litt. « aliénation », et afghetrockentheyt, litt. « abstraction », comme synonymes, de même vervremt, litt. « aliéné » et afghetrocken, litt. « abstrait ». Le manuscrit traduit les deux par abstractus, de même que les deux substantifs par abstractio. Ces termes signifient la disposition des facultés humaines, tant spirituelles que sensitives, lorsque, par introversion passive, elles ont été détachées de l’objet naturel de leur activité. Vus en relation avec l’effet spirituel résultant de l’abstraction, ils peuvent être synonymes d’introverti et d’introversion. Ces derniers termes pourtant mettent l’accent sur l’aspect positif de l’état spirituel, les premiers en soulignent l’aspect négatif, ascétique (bien qu’opéré sous l’action de la grâce), décrivant surtout la suspension graduelle des activités divergentes et successives des facultés.
L’homme apprend ainsi à suivre docilement la direction de la grâce et à ne pas la troubler par les initiatives de la volonté propre, aussi bien intentionnées qu’elles soient : « Une fois que la grâce du Bien-Aimé m’avait profondément introvertie pour me guider et œuvrer en moi, par inadvertance j’entrepris un travail de ma propre initiative. Mais je fus retenue par quelqu’un de plus fort que moi, avec la perception intérieure, sans formes, mais douce, de mon Bien-Aimé et mon Tout. Il m’attira doucement et m’invita à me laisser entièrement à sa direction, comme s’il m’avait dit : Dorénavant je dois et je veux seul vivre et opérer en toi, sans que tu te mettes à y mêler du tien »/86.
L’activité la plus haute de l’esprit humain, qui lui permet d’affirmer Dieu dans une pensée, dans un concept ou « image intellectuelle » comme dit très bien notre mystique, lui apparaît maintenant comme inférieure à cette perception obscure de la présence divine dans le renoncement à tout concept intellectuel : « Une infusion, ou une communication plus noble et plus haute de la présence divine en l’esprit m’a été découverte ; en dehors de toute image intellectuelle. Cette manière de rencontrer la présence divine est plus noble que la précédente. Car dans la première la présence du Bien-Aimé en moi se manifestait en quelque image de l’intelligence, comme sa grandeur, sa gloire, sa Majesté, pensées qui procuraient à l’âme un goût sensible, un réconfort, une douce découverte, auxquels la partie
/85. L. II, p. 3.
/86. L. II, pp. 10-11.
277 inférieure (de l’esprit) elle aussi participait un peu, les percevant comme dans une énigme. Mais cette nouvelle présence de Dieu est totalement étrangère à toute connaissance par les puissances sensibles. L’esprit a découvert, de même, la manière d’annihiler plus noblement une certaine activité propre très subtile, une certaine impression qui se mêlait à l’opération de l’esprit sans que j’y prisse garde. Elle causait cependant comme de légers nuages qui en voilaient la clarté et qui formaient un obstacle à peine perceptible, à son unification »/87.
Le texte original porte littéralement : « qui causaient une médiation (vermiddelinghe) à peine perceptible ». Ici cette « médiation » pouvait encore être rendue par « obstacle ». Mais pour comprendre par la suite le langage de l’auteur, le lecteur se verra dans l’obligation de se familiariser avec un nouveau terme encore, cher à la mystique flamande : middel et vermiddelinghe, que les traducteurs de Ruusbroec déjà ont rendu par medium et mediatio, et que Michel de Saint-Augustin reprend encore, deux siècles plus tard dans son manuscrit. La pensée que cette terminologie veut exprimer est bien simple : moins il y a de moyens termes entre l’esprit et son objet, ou entre deux esprits, plus l’unité sera grande et l’union directe. La mystique considère les termes intermédiaires comme des obstacles. D’après la théorie scolastique de la connaissance, l’homme ne connaît aucun objet directement, mais toujours dans une image ou un concept. Il en résulte que l’objet de la connaissance, en tant que connu, est constitué pour une part par l’activité de l’homme lui-même. Or, cette connaissance par medium in quo et medium quo, exercée dans les actes de la foi ou de la vie de prière aussi bien que dans les autres activités intellectuelles, est considérée par nos mystiques comme un obstacle à la saisie directe de la réalité surnaturelle. Il s’ensuit que l’homme doit renoncer à l’activité propre de ses facultés, s’il espère jamais découvrir la présence de Dieu sans une trop grande multiplicité d’intermédiaires opaques. Celui qui reçoit le don de l’expérience mystique de la présence divine, ne doit et ne peut donc plus la chercher par l’intermédiaire des choses créées. Au contraire, celles-ci forment écran désormais : vermiddelen dit l’auteur, mediare traduit Michel de Saint-Augustin. Par là les intermédiaires, aide puissante dans toute vie de foi normale, constituent un obstacle pour l’homme arrivé à un certain degré de vie mystique, car, moins il y a de media, plus l’union sera immédiate. Dans le passage qu’on vient de lire, Maria Petyt décrit la découverte qu’elle vient de faire : les pensées élevées qu’auparavant sa prière éveillait en elle, de la grandeur, de la gloire, de la Majesté divine, étaient encore des termes intermédiaires, dont
/87. L. II. pp. 12-13.
278 l’âme, ayant coopéré à leur établissement, se délectait, et auxquels, par conséquent, elle s’arrêtait, au lieu de monter toujours plus directement vers Dieu.
L’oraison intime constitue donc bien le fondement de sa vie contemplative. À toutes les époques, dans ses écrits, nous en trouvons le témoignage, parfois admirable. Ainsi lorsqu’elle dit avoir trouvé « accès à l’oraison de simplicité, d’intimité, et de quiétude, avec une rencontre de l’Être divin sans formes, en laquelle l’esprit pouvait respirer comme en une atmosphère douce et tranquille, en laquelle il pouvait s’occuper et s’élever sans nul effort et sans se faire violence »/88,
« Lorsque l’amour brûlant et enflammé se retire, et prolonge ses effets uniquement dans l’esprit, alors je dois m’abstraire, et me retenir de toute expansion de cet amour, je ne dois et ne peux rien percevoir, si ce n’est l’Unité divine sans formes, vers qui, seule, monte la flamme d’amour.
Et il me semble alors recevoir cet enseignement : que tout ce qui, en ces moments, s’éveille en l’âme, de connaissance, d’intelligence, ou de perception de choses divines, l’esprit doit l’annihiler et le laisser tout doucement tomber. Afin que, étant élevé en la flamme d’amour, il ne soit pas médiatisé par ces images, par cette perception, mais soit transporté plus facilement en l’Être divin incréé, sans formes »/89.
Le jour de la Pentecôte, en 1668, elle décrit comme suit la disposition de son âme, « toute retirée en la partie supérieure (de l’esprit) avec une austère abstraction de tout ce qui eût pu affleurer au sentiment, sans réflexion, sans mouvement ou pensée de quoi que ce soit, me trouvant dans une obscurité divine, en une grande unité et un silence de toutes les puissances intérieures, comme en un profond sommeil en Dieu »/90.
Le 27 juin 1671 : « Je contemple Dieu dans l’obscurité, dans la nuit, en mon fond, avec une quiétude paisible ou un silence parfait de toutes les puissances de l’âme, par un regard de l’esprit, très simple et très intime. Ce regard lui-même est plus passif qu’actif »/91.
Par sa fidélité aux mouvements de la grâce, la contemplative a ainsi appris à séjourner habituellement « en une sainte nudité de l’esprit, en son unité abstraite, en un dépouillement de toutes images et formes, et en l’obscurité de la foi »/92.
Cette description de l’oraison intime et de la « contemplation en la lumière obscure » correspond en ses éléments essentiels à celle qu’en
/88. L. III, p. 97.
/89. L 111, pp. 114-115.
/90. L IV, p. 23.
/91. L. IV, p. 13.
/92. L. 1, p. 295.
279 avaient donnée, deux et trois siècles plus tôt, les classiques de la littérature mystique flamande, Jan van Ruusbroec et Hendrik Herp. Mais tandis que ces grands maîtres en faisaient l’exposé, nous en retrouvons chez Maria Petyt une des rares relations directes, vécues, décrites avec toutes ses constituantes et répercussions en tant qu’expérience psychologique »/93.
Maria Petyt doit passer par l’épreuve qui, chez les âmes appelées à la vie contemplative, semble sans exception possible faire partie de la croissance spirituelle. Heureuse d’avoir trouvé la paix de l’oraison intime, elle croit que désormais le simple recueillement en ce fond de l’âme où se découvre l’unité de l’esprit, lui procurera infailliblement le sentiment de la présence obscure du Seigneur. De l’avoir goûté lui paraît constituer un droit : elle l’attend comme son dû, pourvu qu’elle-même reste fidèle aux règles de l’introversion spirituelle. C’est une loi générale de la nature humaine : elle s’attache à l’expérience du bonheur, au sentiment de satisfaction. Sans s’en apercevoir, l’âme commence insensiblement à rechercher moins Dieu que ses dons. Il suffit ainsi d’un léger décalage de l’optique spirituelle pour que les perspectives religieuses ne s’ouvrent plus sur Dieu comme point ultime et central de toutes les aspirations. L’âme se délecte de son progrès et de ses propres achèvements. Mais là où elle s’arrête, où elle se penche sur une situation acquise, celle-ci fût-elle d’une harmonie parfaite, elle renonce à continuer sa marche, elle cesse de croître. Heureusement pour elle, Dieu veille. Il fait éclater le cercle clos du bonheur médiocre où elle voulait s’installer. Car elle a besoin d’être encore purifiée de tant d’égoïsme naïf !
Comme il arrive à un grand nombre d’âmes pieuses et ferventes, lorsqu’elles ont joui pendant quelque temps d’un sentiment de plénitude en leur vie de prière, Maria Petyt est incapable de dire quand, comment, ou pourquoi ses belles dispositions se sont modifiées. Il ne s’est produit aucune rupture, aucun changement brusque. Elle n’a pas « chassé » la grâce par le péché ou par l’infidélité consentie. Au contraire, elle a conscience d’avoir persévéré en toute loyauté. Mais voilà que le sentiment de la présence intime de Dieu commence à se voiler. Tout doucement, il s’estompe, s’efface, disparaît. C’est en vain que, désespérément, elle cherche à le retenir, à en garder ne fût-ce qu’un reflet : « Pendant
/93. Cf. la prière in innigher oeffeninghen chez RUUSBROEC, Die Gheestelike Bralocht, in Werken, t. 1, Tielt, Lannoo, 1944, pp. 144, 152, 158; Vanden XII Beghinen, in Werken, t. 4, p. 200; Net Rijcke der Ghelieven, in Werken, t. 1, pp. 1415; chez HERP, Spieghel der Volcomenheyt, éd. Lucidius VERSCHUEREN, Anvers, Neerlandia, 1931, pp. 185, 269.
280 assez longtemps, dans mon âme, la grâce et la lumière divine n’avaient fait que croître, jusqu’à atteindre la clarté pleine du jour. Mais il plut à Dieu de laisser diminuer peu à peu cette grande lumière, cette activité intime de l’esprit. L’influx de la grâce divine, etc., ne cessa pas d’un seul coup, mais baissa si doucement, si insensiblement que je m’en aperçus à peine, jusqu’au moment où j’avais tout perdu et où je découvris que j’étais abandonnée à ma seule nature, sans recevoir d’en haut la moindre aide ou le moindre réconfort.
« Cela se passa tout à fait comme quand, à midi, le soleil vient d’atteindre son zénith : l’après-midi il descend tout doucement ; déjà le soir approche et la lumière diminue de quelques degrés, sans qu’on s’en aperçoive, jusqu’à ce que la nuit tombe et qu’on se retrouve tristement dans l’obscurité.
« Cet état de délaissement m’était nécessaire : je devais être purifiée et éprouvée comme l’or, par le feu de multiples souffrances intérieures et extérieures, par la tentation, les combats et une longue endurance »/94.
Nombreux sont ceux qui aspiraient uniquement au sentiment de bonheur que procure la prière. Dans l’abandon leur patience se lasse du vide intérieur et de la monotonie de la fidélité. Ils n’ont pas le courage d’aller au bout de leur nuit. Jamais, non plus, ils ne sauront ce que signifie la nouvelle rencontre avec Dieu dans la lumière d’une aube purifiée. La vie, pour eux, doit s’écouler désormais dans la mélancolie des médiocrités : l’union intime avec le Seigneur, dont ils ont joui pendant quelque temps, deviendra tout simplement le plus beau souvenir de leur « jeunesse religieuse ». Ceux-là seulement qui ont le courage d’accepter la plénitude de la souffrance, de s’y laisser plonger sans restriction ont la chance de se voir purifiés de leur égoïsme, et de cet égocentrisme inconscient auquel l’homme s’accroche avec les meilleures intentions. Car nul n’est capable de s’en libérer soi-même : l’essai, d’ailleurs, n’en constituerait qu’une forme plus subtile, la quintessence en quelque sorte de l’orgueil spirituel et de la recherche de soi. Mais il faut que l’homme la laisse s’accomplir, ne s’y oppose pas : c’est là le renoncement à la volonté propre — son « anéantissement » dira Maria Petyt —, pour l’unir à celle de l’Amant mystérieux et exigeant.
Elle s’aperçoit que la raison peut très bien savoir ce que signifient « la pureté intérieure, le dépouillement de toutes choses, l’amour sans mélange ». Mais : « Très différentes sont la connaissance et les bonnes intentions, de l’exercice patient et de la consommation.
« Car le Bien-Aimé frappa la nature, coup sur coup, lui fit blessure après blessure : elle n’avait d’autre issue que de mourir à soi, c’est-à-dire à
/94 L. I. p.104.
281 l’amour propre et à toutes ses volontés, auxquelles elle était encore intimement attachée, et dans lesquelles elle trouvait une jouissance, particulièrement dans les bienfaits de Dieu. Mais avant d’être arrivée à cet état de dépouillement et de dénuement total, je ne m’en étais pas rendu compte »/95.
Cet état de désolation, accompagné de ces tourments spirituels et de ces épreuves physiques, dura « bien quatre ou cinq ans ». Rarement il fut interrompu par des éclaircies permettant à l’âme de respirer et de prendre de nouvelles forces dans la conscience obscure de la fidélité de son Maître. Maria Petyt se rappelle que deux années surtout lui ont été particulièrement dures. Beaucoup plus près de nous, sainte Thérèse de Lisieux ne parle-t-elle pas, elle aussi, de deux années d’épreuves crucifiantes, durant lesquelles elle ne savait même plus ce que c’était que « croire », ayant le sentiment, pendant tout ce temps, d’être séparée de Dieu par un « mur de fer », s’élevant de la terre jusqu’au ciel ? Plus de deux siècles auparavant Maria Petyt avait employé la même image :
« L’excès des tourments intérieurs — écrasement, angoisse, désolation et délaissement de l’esprit — dura pendant deux ans environ. Au cours de cette période je reçus peu ou point de réconfort ou de consolation de la part de Dieu et des hommes. Le ciel paraissait s’être fermé pour moi : aucune goutte, ni de pluie ni de rosée, n’abreuvait le sol aride de mon esprit, qui semblait se décomposer de sécheresse... Il y avait comme un mur de fer entre Dieu et mon âme »/96.
La description des infirmités corporelles qu’elle eut à subir fait songer à un épuisement physique complet par suite d’austérités déraisonnables, accompagnées d’une grave dépression nerveuse. Elle raconte qu’elle « souffrit de douleurs physiques insupportables. Personne n’y comprenait rien. Quelques-uns supposaient que ces maux ne pouvaient pas être naturels, vu que les remèdes naturels ne les soulageaient pas. J’avais l’impression que mon corps était transpercé de toutes parts de lames et d’épées. Parfois c’était comme si on m’arrachait brutalement les entrailles. Les sœurs pleuraient de me voir en pareil tourment. Ni jour ni nuit elles ne pouvaient fermer l’œil à cause de mes cris et quelquefois de mes hurlements de douleur ».
La maladie la rend susceptible à l’excès : « Je n’ai pas fini, aujourd’hui, de m’étonner de ma sensibilité à l’époque. Il suffisait qu’une sœur eût une mine un peu contrariée, dît un mot qui ne fut pas de mon goût, de moins encore : d’une appréhension, d’une pensée, pour me blesser et me heurter.
« Mon aridité finit quelquefois par me faire soupçonner que perdu à tout jamais la grâce de Dieu : aussitôt j’éclatais en sanglots.
/95. L. I, pp. 105-106.
/96. L. I, pp. 107 et 114.
282 « L’angoisse et l’oppression réduisirent mon corps à ce point, en l’espace de huit ou dix jours, que je paraissais avoir vieilli de vingt ans.
« Parfois je me sentais comme un corps couvert de plaies de la tête aux pieds, que des mains brutales, gantées de fer, maltraitaient sauvagement. D’autres fois il me semblait être suspendue étranglée entre ciel et terre, ou bien entre deux glaives qui me transperçaient cruellement au moindre mouvement. Souvent je me sentais torturée comme si j’avais été étendue sur un chevalet, avec distension de tous mes membres et tiraillement de tous mes nerfs... J’en perdais la voix et la respiration »/97.
À l’épreuve physique, bientôt, vient se joindre le doute : « Dieu m’avait-Il bien appelée à cette manière de vie ? » Elle ne lui plaisait certainement pas ; le désespoir : « Il me semble qu’aucune tentation ne m’ait assiégée avec plus de véhémence et de ténacité que celle du désespoir. Pendant quelque temps je fus tentée de me suicider : la méthode et les moyens s’en présentaient à moi aussi clairement que si on m’avait dit : à quoi bon continuer pareille existence ? Choisis la douleur la plus brève.
« J’étais sûre d’être éternellement réprouvée, que tous remèdes et médicaments étaient donc vains, puisque j’étais tout de même perdue ».
Désemparée, elle ne pouvait pas ne pas se mettre à haïr la vie religieuse elle-même : « Notre mode de vie ne me causait plus qu’accablement, peine, aversion profonde. Il me paraissait bien impossible de passer de la sorte une existence entière. Le silence, et la solitude continuelle surtout, me devenaient insupportables. D’horreur, les cheveux se dressaient sur ma tête lorsqu’il me fallait regagner ma cellule. Parfois mes yeux en parcouraient les murs, n’y voyant qu’une affreuse prison dont je ne sortirais plus jamais, et m’y voyant moi-même comme un petit oiseau enfermé dans une cage, voltigeant vainement en tous sens pour trouver une issue.
« Que de fois j’ai été tentée d’abandonner ce genre de vie et de m’enfuir en secret !
« Impossible de trouver les mots pour exprimer l’ennui et la contrariété que j’éprouvais dans les exercices spirituels, surtout pendant la méditation et les services religieux. Il me venait alors des pensées effroyables, des blasphèmes contre Dieu et ses saints, un sentiment de dérision et de mépris de la dévotion, la perte de la foi au Saint-Sacrement, et finalement en Dieu lui-même ».
/97. Michel de Saint-Augustin rassemble les notes des supplices physiques et des plus cruelles épreuves spirituelles de sa dirigée. Il en résulte une description effrayante et compacte, remplissant une cinquantaine de pages (L. I, pp. 106-156). On aurait tort d’oublier qu’elle est recueillie de relations espacées, s’étendant en réalité sur une période de quatre à cinq ans.
283 Précisément tout ce qu’elle avait tant recherché, entretenu et cru, lui semble maintenant perdre sa consistance, devenir irréel : illusion et tromperie. C’est que la fidélité doit passer par la disparition des certitudes humaines.
Cette longue épreuve avait commencé quelque temps après que Maria Petyt avait fait à Dieu l’oblation de sa vie, afin, d’obtenir d’endurer et de souffrir pour les péchés des hommes. Elle ne se souvint que plus tard d’avoir fait cette offrande : c’était comme si ses épreuves en avaient effacé jusqu’au souvenir. Faut-il y voir le signe d’une bienveillance certaine de Dieu à son égard ? Pareille oblation, en effet, est une très belle chose en soi, et elle témoigne d’un amour peu commun ainsi que d’un bel esprit de sacrifice. Mais souvent elle recèle encore autre chose : la conviction bien cachée, et informulée à soi-même — qui donc oserait y songer ? – qu’au fond on appartient à la race des âmes choisies, à l’élite appelée à sauver les pécheurs. Chez les âmes très pieuses, ce besoin de s’offrir en sacrifice pour le salut des « moins bons » n’est pas tellement rare. C’est en même temps un appel à l’héroïsme et une tentation. L’histoire de la spiritualité prouve que de tout temps les grands directeurs ont mis les âmes en garde contre ces magnifiques oblations à la souffrance : ils ne les permettent qu’en des cas très rares, très clairs, et uniquement sous la sauvegarde de l’obéissance. L’âme pieuse, de sa part, croit facilement constituer le cas absolument exceptionnel. Maria Petyt avait été animée, elle aussi, du désir sincère de répondre aux grâces divines par la générosité du sacrifice. Or le Seigneur, appréciant le don, n’oublie pas le donateur. La prière est exaucée. Mais le premier fruit de son acceptation est, pour celui qui l’a faite, l’expérience profonde que non seulement on ne vaut pas mieux que les pécheurs qu’on voulait sauver, mais qu’on ne peut rien, dans le domaine de la grâce, ni pour les autres ni pour soi-même, expérience réelle cette fois-ci et non issue d’une activité mentale, ni suscitée et distillée par une « vertu d’humilité » consciente et par conséquent presque toujours fictive. Comment sauver les autres si on est incapable de se sauver soi-même ? – bien plus. si on est totalement impuissant à poser le moindre acte salutaire ?
Humiliation profonde, donc, pour notre mystique, mais porte d’accès à l’humilité réelle. Car l’humilité n’est que la vérité vécue. Elle fait ainsi la découverte concrète, ressentie jusqu’aux tréfonds de son être, qu’il faut tout recevoir, que toute grâce est un don de Dieu, accordé de son propre choix, en souveraine liberté. Vérité de catéchisme, mais combien dure à admettre ! Maria Petyt l’ayant découverte à ses dépens, ne pourra plus guère se faire des illusions à ce sujet. Désormais sa prière pour les pécheurs pourra porter ses fruits, car elle est des leurs. « Je devais être
284 menée par ce chemin pénible et dur pour arriver à sentir effectivement mon impuissance, mon incapacité à tout bien, mon néant, ma fragilité, déjection et misère, et à en faire vraiment l’expérience. Il était nécessaire que je fusse établie, à l’aide de tous ces moyens, en une humilité profonde, en la connaissance de moi-même. À la fin, il ne restait nulle autre issue : il fallait me laisser écraser et annihiler »/98.
« Antérieurement la grâce avait paru élever mon âme pour la laisser monter, telle un aigle, à la contemplation du soleil, à la vie en Dieu d’une créature céleste qui n’a plus rien de commun avec les choses de la terre. Mais maintenant j’étais devenue un ver, rampant par terre, se vautrant dans sa basse nature, se roulant dans mille pensées terribles »/99.
Même la prière, même la possibilité de prier, constitue un don immérité auquel l’homme ne peut prétendre de ses propres forces. La mystique entrevoit enfin la vérité simple de la parole « Sans moi vous ne pouvez rien » lorsqu’elle en vit l’accomplissement en son âme.
On peut être assuré que corroborée par de telles preuves, cette vérité sera désormais à la base de son existence et de ses actes : « Au temps de l’oraison, je faisais effort sur effort. Mais en vain. Maintes fois je me levais de prier sans avoir pu obtenir même la moindre bonne pensée. Je ne faisais que chercher sans trouver. Le Bien-Aimé m’en avait retiré le don au point que je ne savais plus ce que c’était que “prier” ».
En désespoir de cause, elle va chercher un peu de sympathie, de lumière et de réconfort auprès des hommes. Cruelle déception : ou bien ils ne semblent même pas comprendre de quoi elle parle, ou bien leurs bonnes paroles et leurs conseils ne font qu’aggraver son mal : « C’est comme si j’étais incapable d’ouvrir mon cœur à quelqu’un. Tout ce que je constate, c’est que la douleur, la nuit, les tentations n’en deviennent que pires. Il vaut encore mieux endurer tout en silence. Car tout ce qu’on me dit en guise de consolation ou de réconfort n’a pas le moindre effet »/100.
En ces circonstances, elle sent croître un abîme entre elle et son directeur. Ne ferait-elle pas mieux de mettre fin à l’illusion dans laquelle elle l’a entraîné au sujet de sa vocation ? « Parfois il me prenait de lui une telle aversion que je frémissais d’horreur rien qu’à le voir, à l’entendre, ou simplement à penser à lui. Un jour j’étais si complètement défaite, que je congédiai ouvertement Sa Révérence, le remerciant de ma résidence, de l’habit que j’avais porté et de la peine qu’il s’était donnée avec moi pendant tant d’années. Car j’étais fermement déterminée à quitter cette résidence, cet habit, et mon directeur lui-même ».
/98. L. 1, p. 106.
/99. L. I, pp. 112-113.
/100. L.I, p. 199.
285 « Mais je ne devinais rien de la Providence divine en toutes ces choses, ni de l’ingéniosité merveilleuse de Sa Sagesse et de Sa Bonté. En traitant mon âme de la sorte, Il l’amenait à une connaissance claire et expérimentale de soi-même, de son propre néant »/101.
« Car il fallait y mettre le temps prescrit, il fallait mourir de tant de morts terribles, entièrement comme le Bien-Aimé en avait disposé. J’appris ainsi que tous nos efforts, tout notre acharnement, sont totalement impuissants, si le Bien-Aimé lui-même, par sa grâce, ne met pas la main à l’œuvre. Nous devons bien le confesser, en vérité et en fait : toute force nous vient uniquement de Dieu ». /102.
Avant de récolter, avec notre mystique, la moisson spirituelle de sa longue épreuve, quelques remarques s’imposent. Les mystiques flamands qui la précèdent avaient bien parlé, eux aussi, des épreuves que tout vrai contemplatif doit subir pour sa plus grande purification ; Maria Petyt est la première à les nommer des « nuits » et à introduire ainsi dans la spiritualité flamande cette image, devenue bientôt terme technique, de Saint Jean de la Croix. Mais les classiques flamands du 14e au l6e siècle traitent le thème de la purification passive avec sérénité et discrétion. Il faut remonter jusqu’au 13e siècle pour trouver dans la littérature des anciens Pays-Bas des accents aussi déchirants, des expressions jaillies aussi fraîchement de l’expérience directe des tourments de la nuit mystique. Mais si Hadewych d’Anvers dit parfois qu’elle erre à travers une nuit sans fin, elle s’est choisi un autre terme pour la désigner : elle préfère comparer ce temps de l’épreuve, si long et si obscur, à l’hiver, image qui lui a inspiré quelques-uns des plus beaux poèmes de la littérature mystique.
En épiloguant sur ses « nuits », Maria Petyt fait une remarque que l’on trouve rarement exprimée avec tant de bonheur dans les écrits mystiques, bien que leurs auteurs paraissent en avoir tenu compte dans la pratique.
Cette remarque n’est pas sans importance. Grâce à la purification passive, l’âme apprend à ne pas s’attacher aux dons de Dieu plus qu’à Dieu. Sur ce point tous les auteurs mystiques sont d’accord. Mais il leur arrive — et bien plus encore à tous ceux qui, après eux, se sont mis à écrire des traités de spiritualité — de mettre si fortement l’accent sur la première partie de cette règle de conduite, que le lecteur non mystique finit par en oublier la seconde. Or, sans la seconde, la première est une contre-vérité, une insulte à la grâce, et surtout la source d’un dommage irréparable, causé à grand nombre d’âmes religieuses. L’âme, en effet, a le droit et le devoir de s’attacher aux dons de Dieu, mais jamais « plus qu’à Dieu ». Si donc l’on applique le premier membre de l’axiome à la vie spirituelle, en
/101. L. I, pp. 137-139.
/102. L. I, p. 149.
286 oubliant sa subordination au second, ou, pis encore, en l’érigeant en règle absolue, on rejette l’âme dans la solitude d’une ascèse semipélagienne. L’histoire a abondamment illustré la réalité de ce danger. Tant de formes de direction spirituelle en ce sens aboutissent à un parfait stoïcisme, baptisé par une belle terminologie chrétienne. Mais rien n’est plus étranger à la spiritualité chrétienne que le stoïcisme. Comme s’il fallait ne pas accepter avec gratitude la consolation et la joie obtenues dans la prière, mais au contraire passer à côté d’elles avec dédain et indifférence ! Une infinité d’exemples de la vie des mystiques et des saints nous prouve manifestement le contraire. De Hadewych d’Anvers à Thérèse d’Avila, de François d’Assise à Ignace de Loyola, chez tous, nous remarquons le prix élevé qu’ils accordaient à ces dons intérieurs, et le rôle important que ceux-ci ont joué dans leur vie. Un des exemples les plus significatifs est celui d’Ignace de Loyola, que, décidément, on aurait quelque peine à accuser d’un penchant exagéré pour le piétisme sentimental. Ignace, à la fin de sa vie, a brûlé son journal spirituel. Seules quelques feuilles détachées, glissées par hasard entre les pages d’un livre, et oubliées, échappèrent à la destruction. On ne les y découvrit que beaucoup plus tard. Elles datent du temps de la rédaction des Constitutions. Ces notes nous révèlent que, avant de décider si telle ou telle règle était à admettre pour son Ordre, ou à rejeter, Ignace consultait patiemment l’abondance de ses larmes. Si, pendant la célébration de la messe, elles l’inondaient de consolation, plusieurs jours de suite, il y voyait le signe de la bénédiction du ciel. Ses yeux restaient-ils secs, il en concluait que l’ordonnance, même très sainte ou pleine de bon sens, n’agréait pas au bon plaisir de Sa Majesté divine. C’est assez dire s’il appréciait les dons de Dieu. Mais cela ne signifie nullement qu’il les estimait « plus que Dieu ».
Notre mystique flamande est un des rares auteurs qui soulignent avec tant de clarté, en même temps, et le détachement indispensable de toute délectation égoïste dans les dons de Dieu et la valeur inestimable de ces mêmes dons : « Ces faveurs sont pour (l’âme) très utiles et extrêmement profitables. Elles lui font faire de grands progrès, aussi longtemps que Dieu la laisse en cet état et ne l’amène pas à un autre. Et lorsqu’Il décide de la conduire par des voies plus élevées et plus ardues, et qu’Il estime le moment venu de l’introduire en la nuit de l’âme, en l’état de privation d’aide et de faveurs sensibles, l’âme garde alors ces mêmes dons et continue à les posséder en quelque sorte, sans en jouir cependant. Il en résulte qu’ils conservent ses affections en un tel état de renoncement et de mortification, qu’elle est incapable de se retourner vers les choses créées et qu’elle n’y trouve plus aucun goût ni plaisir.
287 C’est pourquoi, lorsque ces faveurs divines lui sont accordées, elle doit en faire grand cas, les recevoir avec gratitude et humilité, et coopérer avec vigilance à leur préservation » 103
Le fruit principal de sa longue purification est l’état habituel « de dénuement de toute certitude palpable et de tout soutien sur lesquels la nature pourrait se reposer »/104. La mystique a appris cette dépendance totale de Dieu qu’est « la résignation essentielle »/105 : celle-ci prend racine dans le fond de l’âme, finit par se confondre avec l’être même, et en devient en quelque sorte l’expression constante : « Je constate que j’ai surtout avancé dans la connaissance profonde de mon néant. Je me tiens en petite estime et je me défie de moi-même. L’esprit, ce me semble, est plus dépouillé de tout attachement, de penchant ou d’affection pour le créé, voire pour le surnaturel. Dieu est maintenant mon objet d’une manière beaucoup plus dénudée et plus essentielle, c’est-à-dire pour ce qu’Il est et non plus pour ses dons. La subtile recherche de soi et l’amour-propre de la nature ont été vigoureusement mortifiés. J’ose davantage me risquer et m’abandonner en Dieu »/106.
« Toutefois, je restai encore pendant assez longtemps dans un état d’aridité et de désolation. Néanmoins, mon Bien-Aimé me visitait quelquefois en me faisant éprouver un certain réconfort ; très brièvement la plupart des fois, un peu plus longuement en de rares occasions. À ces moments, je voyais le chemin vers et l’accès à Dieu si ouverts et si lumineux, que rien ne paraissait plus s’interposer entre Lui et mon âme. La clarté d’un plein jour brillait en moi. Aussitôt je m’attendais à ce qu’il n’y eût plus de nuit ; mais je me trompais : voilà que bien vite brouillards et nuages s’amoncelaient à nouveau »/107.
Il est très intéressant d’apprendre de notre mystique que, pendant toute cette période d’équilibre renaissant, il ne lui fut pas permis de suivre les mouvements intérieurs de l’esprit ou les inspirations de la grâce. Par un retour actif aux efforts de l’ascèse, elle doit se conduire à la lumière froide de la raison ; avec cette différence importante cependant, que dorénavant l’étincelle de la bonne volonté reste fixée en Dieu. « Lorsqu’approcha la fin de l’état que j’ai décrit, je ne me retrouvai ni dans les ténèbres ni dans la lumière, mais comme dans une aube entre les deux. La faible lumière ne me guidait nullement dans ce que j’avais à faire ou à laisser selon la volonté de Dieu. J’étais obligée de me diriger à la lumière de la raison qui
/103. L. I, pp. 105-106.
/104. L. I, p. 159.
/105. L. I, p. 153.
/106. L. I, p. 155.
/107. L. I, p. 158.
288 est, de par soi, obscure. Mais elle suffisait néanmoins pour me montrer à chaque moment ce que le Bien-Aimé voulait me voir faire »/108. À un autre endroit, dans une lettre de la même époque, à l’analyse de cet état d’âme elle ajoute : « Il ne restait qu’une infime étincelle : c’est une force très secrète et cachée ; elle opère intérieurement que je me tourne vers Dieu et que je reste suspendue en Lui, essentiellement et dans une foi nue, d’une façon tout abstraite et insensible »/109.
Non seulement elle a reconnu l’impuissance foncière de l’homme, mais cette misère elle-même devient source d’une perte en Dieu, insoupçonnée de ceux qui n’ont pas passé par le creuset de l’épreuve : « Intérieurement j’ai été instruite de la manière de voir toutes les créatures comme entièrement annihilées en Dieu, et d’en faire usage comme telles, étant moi-même en quelque sorte engloutie dans l’immensité lumineuse de l’Être divin »/110. – « Voici les fruits que cet esprit d’humilité engendrait en moi : une union plus parfaite de tout vouloir et non-vouloir avec Dieu, en toutes choses, par rapport à moi ou aux autres, pour ce qui me plaisait ou me dégoûtait, en l’amertume ou en la douceur. Il me semble que jamais auparavant je n’aie exercé à un tel degré la conformité ou plutôt l’uniformité de la volonté avec Dieu »/111. Comme par un don de seconde nature, après l’acceptation de son humiliation fondamentale, la volonté humaine ne tend désormais plus qu’à s’identifier à la volonté divine. À l’expérience vécue de pareille soumission, on doit l’un des traits les plus caractéristiques de la mystique de Maria Petyt : sa spiritualité de l’anéantissement. La doctrine de l’anéantissement ou de l’annihilation mystique, dont nous essaierons plus loin de reconnaître les sources, se répète comme un leitmotiv dans l’œuvre entière. L’auteur y consacre quelques-unes de ses plus belles pages :
« Il me semble que maintenant ma demeure a été établie dans une vallée profonde, dans l’humiliation de l’être, dans le mépris, la défiance, et l’anéantissement de moi-même.
« De même qu’au cours des années précédentes j’avais paru monter, comme par degrés, en vives lumières sur la pureté intérieure, la connaissance de Dieu, l’élévation du cœur, les ascensions spirituelles dans l’ardeur brûlante de l’amour, ainsi maintenant je semblais m’abaisser et descendre, d’étage en étage, non vers les choses créées, les sens, ou la
/108. L. I, p. 159.
/109. L. I, p. 212.
/110. L. I, p. 216.
/111. L. I, p. 163. La traduction trahit inévitablement la force de l’original, car, pour exprimer la concordance parfaite de la volonté humaine avec celle de Dieu, Maria Petyt n’a pas hésité à créer un mot nouveau : eenwilligheyt qui, traduit littéralement, donnerait : “la disposition d’uni-volonté”.
289 nature, mais par les enseignements renouvelés d’anéantissements toujours plus profonds, vers un engloutissement me conduisant plus bas encore, et vers une compréhension plus intime de mon indignité »/112. « J’étais comme insatiable de cet abaissement de moi-même, de cet écoulement, de cette descente abyssale. Plus je me submergeais en mon néant, établissant ma demeure encore plus bas, plus je sentais à toute heure et moment le besoin de me plonger encore plus profondément dans l’abîme... Car cette grâce, ce fond humble, m’ouvrait des chemins si sûrs pour aller à Dieu, qu’il n’y avait en eux ni ombre ni soupçon d’illusion ou d’errement possible »/113.
« Il n’y a vraiment pas de quoi s’étonner, qu’une âme si petite, annihilée à ce point, soit si tranquille et satisfaite en tout : le Rien ne peut s’incommoder d’aucune chose ; au Rien on ne peut infliger ni injure ni dam ; au Rien il n’y a rien à enlever ou à prendre ; le Rien ne sait, ne veut ni ne possède ceci ou cela ; le Rien ne se soucie pas de soi, il est indifférent à tout ! Ah, quel trésor possède celui qui a découvert les propriétés de son Rien ! »/114. La conscience de son propre néant ouvre à l’homme la voie de la vérité, c’est-à-dire de l’humilité : « Ce fond d’humilité prend sa source en la connaissance claire de mon propre néant : qu’en moi-même, donc, et de par moi, je ne suis que pur néant. Cette connaissance s’étant comme imprégnée en mon être et m’étant devenue en quelque sorte essentielle, m’attire à une profonde et douce humiliation du cœur »/115. C’est comme si le Seigneur lui-même lui disait : « Tu dois être morte avec toutes les créatures, tu dois être un Rien et Moi le Tout »/116. « Cette abstraction de toutes choses est suivie d’une union pure à Dieu, bien que l’âme, en cette disposition abstraite, y mette peu de sa part et subisse bien plutôt l’action divine. De la sorte elle est comme abîmée et annihilée en Dieu, en une grande aliénation de soi. Lorsque l’action de Dieu ne se laisse plus sentir aussi vivement et que l’âme est davantage laissée à elle-même, elle continue néanmoins à vivre en cette abstraction, doucement occupée à l’anéantissement de soi et de tout le créé en l’Être indéfini et infini de Dieu »/117.
En 1671 encore, elle parle de cette « spiritualité de l’anéantissement » : « Telle est ma disposition intérieure habituelle, qui me procure une paix divine et une tranquillité ineffable : c’est que je suis si essentiellement établie en mon néant et que j’ai essentiellement un même vouloir et non-vouloir avec Dieu »/118.
/112. L. I, pp. 164-165.
/113. L. I, p. 167.
/114. L. Il, p. 63.
/115. L. II, p. 58.
/116. L. II, p. 36.
/117. L. II, p. 4.
/118. L. IV, p. 236.
290
Nous terminons l’exposé de cette union de l’âme purifiée avec Dieu par une description, datant de la même année 1671. Maria Petyt y donne un résumé de cet état intérieur, qui n’est sûrement pas sans intérêt pour l’historien de la spiritualité : « Dans les ténèbres, dans l’obscurité de mon fond, avec silence et repos paisible de toutes les puissances de l’âme, je contemple Dieu d’un regard très simple et très intime. Ce regard est passif plus qu’actif. Toute connaissance qu’en cette prière je reçois de Dieu est un non-connaître et un non-savoir de tout ce que l’esprit humain peut connaître et savoir de Lui. Alors, l’esprit se perd dans l’abîme caché de cet Être inconnaissable, dans un anéantissement total, en cet Être, de soi-même et de toutes choses. En s’annihilant, en disparaissant en Lui, l’âme devient une avec le Tout »/119.
/119 L.IV p.13.
DE MYSTIEKE SCHRJJFSTER MARIA PETYT (1623-1677) par Albert DEBLAERE S.J., Edition : De Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde, SECRETARIE DER ACADEMIE, Koningstraat, 18 GENT, 1962.
Traduction par Jean-Marie PIOTROWSKI, Édition : SIERRE, 1994.
[Cette traduction est devenue introuvable]
Le but de ce travail étant spirituel et non érudit, j’omets dans la transcription les très nombreuses et fort copieuses références très généralement en flamand (longs titres d’ouvrages, etc.) de ce qui fut un travail de découverte intime… mais qui devait aussi se constituer en tant que fort sérieuse Thèse.
Il faudra ici, en cas de reprise éventuelle du texte de Maria Petyt pour citer une belle tradcution, vérifier la présence de références sur les photos du ronéotype-source, car le P. Deblaere procède parfois en assemblant plusieurs citations brèves en un seul paragraphe continu…
§
L’intérêt de la lecture du texte est triple !
(1) nombreuses citations de la mystique (en italiques) excellemment traduites,
(2) débordements du P. Deblaere qui interprète par exemple avec intelligence les phénomènes (dont « Chapitre VI : La voie des visions ») ; mais ses précieuses « excursions » ou élans de première découverte disparaîtront dans des publications quasi officielles et plus compactes qui suivront beaucoup plus tard, telle que celle que l’on vient de lire,
(3) découverte d’un « troisième mystique », le P. Albert Deblaere lui-même, qui certes ne se découvre qu’indirectement en commentant Maria Petyt.
Le R. P. Hardeman me signala l’existence des écrits de Maria Petyt, à l’occasion d’une causerie sur la mystique mariale. La Société Ruusbroec (Ruusbroec-Genootschap) m’a permis très amicalement d’utiliser un exemplaire de sa bibliothèque. Une première lecture suffit pour se rendre compte que cette œuvre pratiquement inconnue méritait d’avoir une place d’honneur dans notre riche littérature mystique. Grâce à la direction du Prof. Mag. Dr. Ed. Dhanis, préfet des études à l’Université Grégorienne, je pus, en 1946-47, y consacrer une première étude fondamentale.
Me souvenant avec gratitude de la formation scientifique que j’ai pu recevoir à l’Université Catholique de Louvain, je veux ici exprimer ma reconnaissance spéciale au Prof. Dr. E. Rombauts, pour sa direction, ses encouragements et son intérêt jamais en défaut.
Ce travail, couronné en 1957 comme réponse à un concours de l’Académie Royale Flamande pour la Langue et la Littérature, peut actuellement être mis sous presse grâce à l’appui de cette même Académie et surtout grâce au dévouement actif et inlassable de son Secrétaire permanent, M. Gilliams.
Et pour terminer un cordial remerciement à Jean Dax et au R. P. Van Brabant, S. J., pour leur aide et leur conseil.
Louvain, novembre 1956 — Bruxelles, mars 1961.
D.
Dans son essai sur La Spiritualité des Capucins dans les Pays-Bas au XVIIe et au XVIIIe siècles, le P. OPTATUS, O.F.M. écrit : La piété dans les Pays-Bas au XVIIe siècle n’a malheureusement pas encore été suffisamment étudiée pour qu’on puisse s’en faire un jugement définitif./1. L’étude que nous présentons a pour but d’apporter une petite contribution à la connaissance de la littérature mystique flamande du siècle. Les écrits de Maria Petyt — en religion MARIE de SAINTE-THÉRÈSE — sont restés pratiquement inconnus. Jusqu’ici le nom de l’auteur est à peine mentionné dans l’histoire de la spiritualité et de la littérature du XVIIe siècle. Cependant, après avoir parcouru quelques pages de ses écrits, on ne peut manquer de penser que, tant en matière de littérature que de spiritualité, le nom de cet auteur mérite une place, et même une place d’honneur. La génération précédente était encore convaincue que la floraison de la littérature mystique dans les Pays-Bas n’avait pas dépassé le Moyen-Âge et que les œuvres mystiques du XVIe siècle n’étaient que les derniers jets d’un vieux tronc déjà usé une fois pour toutes. Ces travaux prétentieux témoignaient pour le passé et non pour l’avenir : refloraison d’un passé et non pas première croissance d’une vie nouvelle. La renaissance dans la littérature, véritable porteuse d’un renouveau spirituel, les a laissés de côté. La répétition de la vie sur un acquis passé n’insuffle aucune vie à la culture. C’est pourquoi l’intérêt de l’histoire de la littérature s’est tourné vers tout printemps nouveau, vers tout écho nouveau, vers tout apport littéraire, culturel et créatif. Actuellement on a pris conscience du fait que le jugement négatif porté sur la littérature mystique des XVIe et XVIIe siècles repose sur une méconnaissance un peu déconcertante des sources. Notre littérature mystique semble s’être maintenue péniblement en vie durant ces siècles non seulement par une fidèle répétition des vieux mystiques, mais elle semble s’être constamment renouvelée de par une force vitale interne. L’exploitation de son patrimoine spirituel est encore loin d’être achevée et sa connaissance demeure encore tellement au stade de l’étude des sources que toute considération synthétique ou tout jugement de valeur qu’on porte à son sujet reste modestement dans la sphère de l’affirmation provisoire afin de prévenir l’irréflexion.
Un jugement non moins méprisant sur la littérature des XVIe et XVIIe siècles de nos contrées porte aussi sur la valeur artistique de la production littéraire des Flandres durant cette période, spécialement au XVIIe siècle. À côté de la palette de génies dont pouvait se glorifier le Nord à son âge d’or, on considérait facilement, par un contraste naturel, la production littéraire du Sud comme une maigre floraison désertique. Depuis, ce jugement de valeur a changé et le Sud revendique aussi une série d’écrivains talentueux au XVIIe siècle. Cependant talent ne signifie pas génie. On a beau mettre en lumière les qualités littéraires et humaines de ces écrivains, ils montrent hélas trop souvent un défaut sur lequel l’historien de la littérature n’aime pas s’arrêter : il suppose qu’un discret sentiment de honte empêchera le lecteur de se traduire clairement à lui-même ce défaut. Même inexprimée, la conscience du lecteur sera gênée pour reconnaître, malgré tout, les louanges des qualités littéraires de ces écrivains. Bien qu’on ait déjà consacré bon nombre d’études dans le but de rendre l’esprit du temps, ces anciens auteurs possèdent la propriété de susciter chez le lecteur moderne un vague sentiment d’ennui. Pour un paragraphe heureux, on surmonte souvent de nombreuses pages qui ne donnent ni nourriture à l’esprit ni satisfaction esthétique auxquelles aspire la sensibilité de l’esprit du XXe siècle. Ces auteurs restent un objet d’études. Ce ne sont pas des classiques, ou, en d’autres termes, ce ne sont pas des auteurs populaires.
À quoi cela est-il dû ? À sa personnalité vivante, toute spontanée, à son observation directe et impartiale de l’expérience psychologique, à son talent pour rendre une situation de fa^on nuancée, à un humour rarement pris en défaut qui grandit l’homme par l’éloignement intérieur nécessaire entre lui et son expérience. L’œuvre de Maria Petyt possède cette qualité plutôt rare pour un écrit flamand du XVIIe siècle : cela est passionnant.
On n’a pas encore autant écrit sur la mystique que sur la littérature religieuse ou sur le milieu historique et culturel du XVüemc siècle. Nous entreprendrions une étude trop éloignée de notre sujet si nous nous attardions une fois de plus à dresser une image du temps dans lequel vivait l’auteur. Il
/1 Batavia Sacra. Chapitres extraits de l’Histoire de l’Église de la patrie. Sous la rédaction de M. P. Buytenen et de J.J.M.Timmers, Utrecht-Bruxelles, 1948, p.74.
8 [page de la ronéo] Il suffit de se reporter aux excellents travaux qui traitent de cette question et qui mettent une abondante bibliographie à notre disposition. /2
On peut déjà signaler immédiatement les grands traits par lesquels le caractère propre de l’œuvre de Maria Petyt se détache de la littérature religieuse de son temps. Le XVIIe siècle a amené dans nos régions les fruits de la Contre Réforme catholique, l’éclosion des nouveaux Ordres Jésuite et Capucin, et l’établissement dans les Pays-Bas de la Réforme thérésienne du Carmel.
La littérature religieuse de la Contre Réforme catholique porte le cachet de cet esprit offensif. L’œuvre de Maria Petyt n’entre pas dans le cadre de cette Réforme. En effet, l’esprit de cette littérature est combatif : elle veut défendre et conquérir ; Maria Petyt décrit ses expériences passives, non pas pour convaincre les autres ni pour défendre des valeurs, mais seulement afin de faire connaître à son directeur spirituel son état d’âme et qu’il puisse le juger.
La littérature de la Contre Réforme catholique veut argumenter et convaincre : l’œuvre de Maria Petyt ne veut fournir qu’une relation objective. Pour elle et pour ses proches, ses écrits n’avaient aucune valeur, et ils restèrent secrets jusqu’à sa mort.
La littérature de la Contre Réforme catholique possède une trame didactique : l’œuvre de Maria Petyt est une confession, souvent aussi la confession d’une recherche hésitante, d’une perte humaine et d’une aspiration jamais satisfaite à un repos intérieur et à une certitude intellectuelle.
La littérature de la Réforme catholique veut édifier. Maria Petyt ne veut ni édifier ni détruire. Elle expose son expérience et raconte son étrange et saisissante aventure d’amour. Et ceci est bien le plus grand gain et la plus grande surprise que son œuvre nous cause au milieu du flot d’édification de la littérature de son temps. Même le poète le plus délicat des Pays-Bas du Sud, en ce siècle, Luc de Malines/3 dont la virtuosité et la force d’expression ne vont pas de pair avec ses hautes expériences, veut occuper la première place. Seulement, lorsque dans la description des joies de l’âme éprise de Dieu, il oublie ses buts d’édification et devient purement, lyrique, ses vers prennent un haut vol poétique. Les buts d’édification de soi ne sont pas à coup sûr un empêchement pour produire une haute littérature. Cependant, là où un tel but doit compenser la plénitude de l’expérience et le talent de la force d’expression, ce but a souvent une élaboration faussée. On veut être touché par ce que l’auteur nous raconte et par la beauté émouvante dans laquelle sa stature apparaît, et non pas par l’intention sincère qu’accompagne le bricolage. Et une grande partie de la littérature religieuse des Flandres, au XVIIe siècle, vaut plus par l’idée sincère dont elle émane que par son contenu littéraire. Trop d’auteurs de ce
9 siècle semblent, pour cette raison, inclinés à utiliser des expressions élevées puisées dans la mystique pour exprimer des expériences communes de la vie spirituelle — une propension à exagérer dans l’autoaffirmation, caractéristique du baroque dans tous les domaines de la culture. Le fossé entre la modestie du contenu et le caractère pompeux de son expression rend leur langue rhétorique et creuse ; elle parle trop haut pour ce qu’elle a à dire. Au plan spirituel, il n’est peut-être pas mauvais de vulgariser l’enseignement de Ruusbroec et Herp. Mais lorsque les concepts de cet enseignement élevé ne servent qu’à exprimer la piété commune, nous constatons alors non seulement une dévaluation de l’antique enseignement mystique, mais aussi un affadissement de la piété, par le fait que les concepts les plus élevés, fortement chargés affectivement, les plus délicats et les plus saints, sont utilisés, et mal utilisés, pour traduire en paroles les sentiments quotidiens d’une banale dévotion. L’œuvre de Maria Petyt reste en grande partie préservée de ce défaut, par le fait qu’elle ne veut pas qu’elle soit autre chose que la confession objective, presque scrupuleuse de sa vie intérieure. Cependant, elle n’échappe pas non plus, — le contraire eût été étonnant, — à l’esprit de son temps dans la propension à utiliser des termes élevés pour une expérience plus modeste.
Après une première prise de contact avec ses écrits, nous nous arrêterons à sa vie et à son histoire intérieure, — ce que nous apprendrons à connaître avec son milieu et son directeur spirituel ; ensuite nous tâcherons d’éclairer les principales expressions de sa mystique et de les comprendre quelque peu. Afin de comprendre la juste portée et la signification de son témoignage, il sera instructif d’étudier les influences qu’elle a subies pour voir comment sa vie spirituelle a pris la forme que nous retrouvons dans son œuvre.
On peut qualifier un aspect remarquable de sa spiritualité de mystique de l’anéantissement, à la condition d’attribuer à ce mot sa juste signification. Et ici, nous touchons peut-être le motif pour lequel l’édition de ses œuvres n’appartient pas apparemment aux livres lus par le grand public de la seconde moitié du XVIIe siècle : toutes les œuvres, contenant les termes de cette mystique de l’anéantissement, étaient tenues loin de la portée des personnes dévotes et non initiées, afin de les prémunir contre toute tentation de quiétisme, l’une des hérésies préférées des zélateurs de l’époque.
On ne peut non plus expliquer pourquoi l’attention des historiens de la littérature ne se porta pas sur cette œuvre. Cela n’est cependant pas difficile à deviner : le premier éditeur, père spirituel de l’auteur, fit vraiment tout ce qui fut possible et nécessaire pour écarter de son œuvre le caractère littéraire et le faire ranger dans la littérature dévote et monotone. Ce qui fit totalement défaut chez l’auteur lors de la rédaction, à savoir la volonté d’édification, était l’unique motif de l’éditeur lors de la publication. Du reste, le titre usuel et interminable qui appelle sa vie remplie de vertus parfaites à imiter, de toutes sortes d’enseignements pour la perfection pour les débutants, les progressants et les parfaits ; le ton déclamatoire des préfaces et des introductions, avec leurs périodes cérémonieuses, compliquées, équilibrées, mais ne parvenant jamais à la vie ; la façon de laquelle il divisa les écrits en courts chapitres, les classa selon les vertus et les fit précéder de brefs résumés selon son style propre d’édification : tout cela sans doute fut suffisant pour détourner les lecteurs à la recherche de beauté et de vie, de faire plus ample connaissance avec l’œuvre.
Dans son volumineux Katholieke Nederlandse Mystiek, le Prof. Dr. M. M. J. SMITS van WAESBERGHE ne dépasse pas, dans sa recherche, le XVIèmc siècle, faute d’études préalables nécessaires et de sources concernant la période postérieure. /4 Bien que la littérature mystique du XVTI^me siècle n’ait pas encore été suffisamment étudiée, on sait cependant que la mystique elle-même fleurissait dans nos contrées.
/2 [multiples références de H.Pirenne… au Prof. Dr. E.Rombauts]
/3 [réf. de Jan Engelen, Lucas van Mechelen….]
/4 Dr. M. M. J. SMITS van WAESBERGHE. S. J., Katholieke Nederlandse Mystiek, Amsterdam, 1947.
10 Pour ce qui se rapporte à l’expansion au sein du jeune Ordre capucin, que la tradition flamande tenait en haute estime, on peut renvoyer aux nombreuses études du P. HlLDEBRAND, O. F. M. Cap. et au travail déjà mentionné du P. OPTATUS, O. F. M. Cap. [référence omise et de même par la suite]
De même, la réforme thérésienne du Carmel pénétra dans nos régions dans la première moitié du XVIIe siècle. Avec elle, se produisit une nouvelle croissance de la mystique carmélitaine. En 1610, THOMAS de JÉSUS fonda à Bruxelles le premier couvent du Carmel déchaux. GRATIEN de la MÈRE de DIEU, confesseur de sainte Thérèse, était aussi le confesseur de l’Infante à Bruxelles. Leurs œuvres parurent dans notre pays en espagnol. La première édition des œuvres de saint JEAN de la CROIX fut présentée à Bruxelles par ANNE de JÉSUS, fondatrice du premier couvent de carmélites dans notre pays. Le Château de sainte THÉRÈSE, traduit par GUILLAUME SPEILBERGH, O. F. M., fut publié en 1601. Sa Vie et Le chemin de la Perfection le furent respectivement en 1608 et en 1613, par Roi. van OVERSTRAETEN, S. J. En 1637, suivit la première traduction néerlandaise de saint JEAN de la CROIX.
Bien que Maria Petyt n’ait d’abord connu que la réforme de Touraine et seulement bien plus tard la réforme thérésienne, elle a dû nécessairement subir l’influence de l’abondante littérature mystique du Carmel qui, dans son œuvre, tient cependant une certaine place à côté de l’ancienne tradition néerlandaise. La fusion dans les écrits d’une carmélite flamande du XVIIe siècle, de deux courants mystiques, savoir l’ancien courant mystique flamand et le courant récent du Carmel espagnol, rend son étude aussi intéressante qu’assurément plus ardue. Cette étude ne pourra donc être plus qu’un premier défrichage.
En 1681, pour la première fois, la Vie de Maria Petyt fut éditée en un tome à Bruxelles, par les soins de son directeur spirituel, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN. Deux ans plus tard apparut à Gand l’édition définitive en quatre tomes. C’est cette édition que nous avons utilisée, et nous la désignerons dans les notes et références par la lettre L Le titre complet en est :
HET LEVEN/VANDE WEERDIGHE MOEDER/MARIA A Sta THERESIA,/(alias)/PETYT,/ Vanden derden Reghel vande Orden der Broederen van / Onse L VROUWE DES BERGHS CARMELI, / Tôt Mechelen Overleden den 1. November 1677 / Van haer ghehoorsaemheyt, ende goddelijck ingheven beschreven, / ende vermeerderinghe van ’t selve Leven. / Uyt baere schriften ghetrocken, ende by een vergadert door den seer Eerw. / P. MICHAEL a SANCTO AUGUSTÏNO,/ Provinciael vande Paters onse Lieve Vrouwe Broeders des / Berghs Carmeli, inde Neder-duytsche Provincie. / Vol van volmaeckte deughden, om naer te volghen, van goddelijcke / jonsten, verlichtinghen, enden bewerckinghen om van te / verwonderen, ende Godt te loven. / Van alderleye onderwysinghen tôt de volmaecktheyt voor de beghinnende, voortgaende, ende volmaeckte. Godt is wonderlijck in sijne Heylighen. Psal. 67, 36./
Te GHENDT, / Ghedruckt by de HOIRS van JAN VANDEN KERCHOVE,/ op d’Hoochpoorte in ’t ghecroont Sweerdt,
Parties I et II : 1683.
Parties II et IV : 1684.
Les deux premières parties et les deux dernières sont reliées deux à deux, et le tout est édité en deux tomes séparés.
Maria Petyt a écrit sur l’ordre de son confesseur. Celui-ci a respecté le texte original :
Le lecteur doit être ainsi averti que pour d’importantes raisons (du moins je l’ai jugé ainsi), i'ai recommandé à la Révérende Mère (dont j’ai été indignement le directeur et le confesseur pendant 31 ans) d’écrire un récit de sa vie et de signaler aussi les grâces particulières et les opérations divines dont elle a pris conscience par la grâce divine ; aussi, pour pouvoir juger avec plus de rigueur et de prudence, discerner et éprouver si son esprit était bien de Dieu ou si quelque erreur ou illusion ne s’y était point mêlée... 97 Et j’ai trouvé bon de n’y rien changer ou ajouter, sinon la division et le contenu des chapitres...
MICHEL de Saint-Augustin a en effet, divisé le récit de sa vie en 155 chapitres, et à la tête de chacun d’eux, il en a résumé le contenu en quelques lignes. Souvent ces petits résumés s’écartent considérablement du vrai contenu. La biographie de Maria Petyt est exposée dans la première partie. Les trois autres parties sont exclusivement composées de lettres que l’auteur lui envoyait pour rendre précisément compte de sa vie de prière et de son état intérieur :
Parce que cette vie a été rédigée dix ans avant sa mort, et que depuis ce temps elle a mis par écrit encore beaucoup d’autres choses et qu’elle m’a remis ces mêmes écrits pour rendre compte de son état intérieur, afin de l’examiner et de le juger ; il m’a semblé sage en conséquence de les rassembler et d’augmenter le récit de sa vie.
12 Il a aussi adapté dans différents chapitres, selon le contenu, ses nombreuses raisons de conscience (rationes conscientiæ), traitant de ses vertus et mortifications, de sa dévotion à la Sainte Trinité, à l’Eucharistie, à la Sainte Vierge, à Saint Joseph, aux anges, aux âmes du Purgatoire, etc. Le plus souvent il omet la date de ses communications, de sorte qu’il nous est difficile de nous faire une juste idée de l’évolution de sa vie intérieure. Une comparaison attentive avec certaines indications de sa biographie nous permet seulement de placer des événements déterminés à certaines périodes de sa vie. Si le manuscrit original, peut-être encore existant, pouvait être retrouvé, l’étude de l’évolution psychologique de l’auteur pourrait s’appuyer sur une base plus solide. Une recherche de ces manuscrits dans les archives belges et néerlandaises n’a rien donné. En 1951, nous eûmes la chance de retrouver, dans les archives du Collegio S. Alberto, Ord. Carm., Via Sforza Pallavicini, un manuscrit latin contenant la traduction latine du livre flamand.
Ce manuscrit portait le n° de bibliothèque Post. III 118. Il a été restauré il y a quelques années à la Bibliothèque Vaticane. Il serait peut-être plus juste de dire qu’il a été préservé d’une ruine plus avancée. Car les rongeurs ne l’ont pas épargné. Les 85 premières pages ont été tellement rongées par le dessous, que souvent â peine une demi-page est lisible. Les coins inférieurs extérieurs sont rongés jusqu’à la page 125. Le manuscrit mesure 23,5 cm x 17 cm et comptes 452 pages. Il est composé de cahiers de feuilles de papier pliées en deux. La plus vieille numérotation semble être faite selon le foliotage du cahier. Une main plus tardive a ajouté une numérotation par page : elle commence à la page 50 et s’arrête à la page 117. La page 118 recommence la numérotation en suivant le cahier ; à partir du n° 1. Depuis la page 216, l’ancienne numérotation est à peu de chose près maintenue : à la page 222 et à la page 230, réapparaît encore la numérotation suivant le cahier. Ainsi les deux numérotations semblent être antérieures à la reliure du manuscrit en un seul tome, car on n’a pas fait beaucoup attention à l’ordre des cahiers, de sorte qu’il faut souvent rechercher la suite d’un texte déterminé à une tout autre place du volume. La nouvelle numérotation suit matériellement les pages du volume, sans tenir aucun compte du contenu du texte.
La copie n’est pas un original de la main de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN ; on peut y découvrir trois mains différentes. Les copistes ont pris tout un temps un certain nombre de cahiers pour leur propre compte, les ont vraisemblablement recopiés simultanément et les ont ensuite rassemblés, car la phrase qui se trouve en tête de la première page d’un cahier s’associe souvent immédiatement au texte de la dernière page à moitié remplie du cahier précédant.
Des PP. Carmes ont émis l’hypothèse que MICHEL de SAINT-AUGUSTIN a traduit le texte original en latin pour servir de document à un éventuel procès de béatification de l’auteur. Cela nous semble n’avoir jamais été le cas : car sur la page D qui porte le titre, et sur le verso de cette même page, on a collé un morceau de papier, manuscrit du XVIIe siècle, qui porte respectivement ceci :
p. 1 : Titulus generalis praefigendus initio totius libri.
Suit le titre :
Maria
Vita venerabilis matris Mariæ a Sta Teresia / Tertiarix ordinis Bmæ Virginis Marix/ de Monte Carmelo. / Mechlinix defunctx Kalendis novembris / anno 1677. / Ab ipsa ex obedientia et instinctu divino conscriptum/Et/Auctarium vitæ illiud/Ex eius scriptis collection et compostitum/ per Rdum Adm P. Michaëlem a Sto Augustino / eiusdem ordinis provincialem provincix Flandro Belgicx, dictx V. matns per 31 / annos directorem spiritualem. / Mirabilis Deus in Sanctis (le reste est endommagé).
p. 1 v. : præfatio generalis prxfigendus toti libro, avec, ensuite, la : Præfatio ad Lectorem/et/Protestatio Auctoris.
Tout cela montre bien que MICHEL de SAINT-AUGUSTIN avait préparé une édition latine de (19) l’œuvre. Il doit certainement avoir estimé cette œuvre assez remarquable pour la faire connaître à un public international. Le manuscrit a vraisemblablement été envoyé à Rome pour y passer la censure, et a dû rester dans les tiroirs du censeur, non pas qu’il contenait quelque chose contre la foi et les mœurs, mais surtout pour de pures raisons d’opportunité.
Nous nous reporterons à ce manuscrit avec l’abréviation Ms. Il rend d’utiles services pour l’édition du texte : maintes fois apparaissent des circonstances locales, des institutions et des noms dans le texte flamand où, pour des raisons compréhensibles de nature particulière et par prudence, ils furent remplacés par des indications générales. Cela montre en même temps que la traduction latine fut composée immédiatement à partir des écrits de Maria Petyt, et non sur le texte flamand du livre destiné à l’édition. À part ces détails ne portant que sur quelques particularités, l’accord entre les deux textes montre aussi que l’édition flamande est fidèle à l’original et que nous pouvons croire l’éditeur lorsqu’il déclare : Je n’ai pas trouvé bon d’y changer quoi que ce soit.
Le manuscrit latin permet bien des fois une meilleure compréhension du texte flamand. Beaucoup de mots et d’expressions utilisées par l’auteur ont disparu du langage contemporain ou ont subi un changement de signification. La question se posait surtout pour les termes de la vie spirituelle et mystique : pouvons-nous comprendre ces termes chez Maria Petyt avec le sens que nous avons appris à connaître à partir des textes du moyen-âge ? Ces mots justement manquaient souvent dans le lexique du XVIIe siècle qui nous est donné dans le grand dictionnaire du néerlandais de DE VRIES et TE WlNKEL. Leur emploi fréquent et manifeste par Maria Petyt montre cependant que le problème porte vraiment sur des termes tirés du langage courant. Pour déterminer leur exacte signification, nous trouvons dans cette traduction latine un témoignage faisant autorité : en effet, dans les mots latins, le processus de cristallisation jusqu’à une signification clairement définie et précisément circonscrite, est déjà achevé depuis longtemps et ces mots possèdent une valeur technique générale. Nous pouvons consulter le traducteur plus d’une fois comme un KILIAN de la langue mystique : aussi bien l’autorité que l’importance de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN garantissent la fidélité et le sérieux de sa traduction.
On peut difficilement le prendre pour un dévot superficiel du Moyen-Age. C’est une personnalité marquante dans la vie religieuse de son siècle. Dans le monde, Jan van BALLAER, né à Bruxelles en 1621, étudia au célèbre collège des Augustins, entra à l’âge de dix-sept ans dans l’Ordre des Carmes et y exerça toute une série de fonctions importantes de responsabilité. Il fut professeur de philosophie et de théologie, maître des novices, deux fois prieur à Malines et en 1656, prieur à Bruxelles, tandis que au cours de cette même année, il fut élu provincial de la Province des Flandres au chapitre de Bruges ; il a encore été provincial en 1667 et en 1677. Durant quelque temps, il fut commissaire général de l’Ordre. Il mourut en odeur de sainteté en 1684 dans sa ville natale et y a été enseveli, dans l’église des Carmes. Sa mort fut une grande perte pour l’Ordre.
MICHEL de SAINT-AUGUSTIN est une des grandes figures de la Réforme de Touraine. Aussitôt après une série d’adoucissements apportés à la Règle du Carmel par la Bulle Romani Pontificis du Pape Eugène IV, en 1432, des mouvements de réforme pour le retour à l’antique observance se succèdent au sein du Carmel. À côté des réformes des Olivetains, de Mantoue et d’Albi, la réforme de Touraine est l’une des plus importantes. Issue de Rennes, au début du XVIIe siècle, elle passa dans le Nord, lorsque en 1624 son fondateur Philippe THIBAULT, voulut gagner à cette cause le Carmel de Valenciennes. Mise à part la réforme de sainte Thérèse d’Avila, aucun de ces mouvements ne put traverser les siècles. Le point le plus remarquable de la Réforme de Touraine était l’accentuation de la part contemplative dans l’antique observance. Elle peut se prévaloir de figures mystiques telles que JEAN de SAINT-SAMSON. MICHEL de Saint-Augustin était son grand protecteur dans les Pays-Bas. En
14 dehors de deux biographies, il a laissé derrière lui diverses œuvres sur la vie spirituelle. En 1659 apparut à Bruxelles son Introductio in terram Carmeli, en 1661, également à Bruxelles,
Het Godt-vruchtig Levcn in Christo ; en 1669 apparut à Malines le Onderwysmghe tot een grondighe Verloogheninglie. Enfin en 1671, fut publié à Anvers son grand œuvre en latin, dans lequel se trouvait résumée toute sa spiritualité : Institutionum mysticarum libri quatuor. Bien que ces deux dernières œuvres furent publiées sur le tard de la vie de Marie de Sainte-Thérèse, il ne fait aucun doute que la direction et l’enseignement de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN aient exercé une grande influence sur son développement spirituel. C’est surtout grâce à sa direction que Marie de Sainte-Thérèse a donné une place si grande à la Sainte Humanité de Jésus dans sa vie d’oraison. Il a établi son ascèse sur une base sainte, sacramentelle et christocentrique. Les mots mêmes de Maria Petyt fournissent d’importants témoignages de son influence sur sa spiritualité :
Afin que je puisse mieux recevoir ses exhortations spirituelles, j’ai pris ainsi l’habitude de les retranscrire mot à mot dans un cahier chaque fois que je sortais de confession ou que j’étais chez lui, (22) de sorte qu’au bout de seize mois, durant lesquels il avait été notre confesseur, (C’est-à-dire durant son séjour à Gand) j’avais rempli presqu’entièrement un livre de toutes sortes de matériaux et d’enseignements... Je l’ai fait de façon tout à fait secrète, sans que mon Confesseur n’en sache rien ; c’est pourquoi, lorsque le moment de son départ fut arrivé, il dit à ma consœur ; j’ai donné à Sœur Marie tant d’enseignements volants, je désirerais les avoir tous par écrit ; à quoi elle répondit, R. Père, ils sont déjà tous par écrit,... alors il me commanda de les lui apporter ; après les avoir parcourus, il me les fit recopier, et emporta la copie avec lui.
Une lettre qu’elle lui écrivit de Malines à Bruxelles nous montre qu’elle a lu plus tard ses livres :
... lesquelles perfections je ne veux et ne peux atteindre en raison de la rudesse et la petitesse de mon entendement, mais je trouve dans Je quatrième Traité de Inleydinghe van Carmelus (L’introduction du Carmel) notre esprit presque comme s’il avait été écrit chapitre par chapitre de notre cœur ; et aussi les manières et les diverses sortes d’oraison qui sont très excellemment exposées dans le « t Boek vanden Inwend. Christennen (Le livre du Chrétien intérieur).
MICHEL de Saint-Augustin fut-il aussi influencé par sa protégée ? Certainement, bien qu’il soit plus difficile de mesurer la portée de son influence. Cela est manifeste rien que par le traité De Vita Mariana. Il en témoigne : De plus, l’Esprit semble l’enseigner et le faire expérimenter... ce qu’il exprime de façon encore plus précise dans ses Institutionum mysticarum libri quatuor de 1671 : Videtur spiritus ulterius instruere et experientia aliquas pias animas docere..., tandis que le contenu du texte suivant sur ce même sujet reproduit presque littéralement une relation spirituelle de Maria Petyt rédigée sur des faits dont elle dit :
Ce sont des choses admirables qui se passent en moi, que je n’ai jamais entendues ou lues ; je pense que personne ne les croirait bien volontiers, s’il n’a éprouvé quelque chose de semblable ; pourtant, c’est ainsi ; le Bien-Aimé sait que je ne mens pas.
Si on juge selon les normes extérieures, la vie de Maria Petyt a connu un déroulement très simple. La source principale de ce que l’on sait sur elle est sa propre biographie.
Elle est née d’une famille de commerçants aisés — notre maison était une maison de grand trafic et de commerce — à Hazebrouck, au premier jour de l’an 1623. Sa mère, Anna Folque, était originaire de Poperingue ; elle eut deux fils d’un premier mariage : Ignace et Jacques Warneys ; Maria était le premier enfant du deuxième mariage avec Jan Petyt d’Hazebrouck, et fut l’aînée de six enfants, tous des filles.
La petite Maria était très impressionnable : un fait le montre déjà lorsqu’elle avait sept ou huit ans : lors d’une épidémie,
De peur que j’attrape la variole, ma Mère me conduisit chez ma Grand-Mère à quatre milles de là... et voilà que j’étais en chemin lorsque je fus épouvantée par la vue d’un enfant défiguré par la variole ; à cause de cette frayeur, je l’ai attrapée sur-le-champ bien qu’aucun frais et aucun effort ne furent épargnés pour moi
Elle devient non seulement malade, mais elle transmet aussi la maladie aux enfants de la maison de sa grand-mère. Après sa maladie, moins jolie, elle ne se sent plus à la maison l’enfant de prédilection de son père et devient en même temps moins pieuse, ce qui n’était pas de nature à plaire à ses parents.
Je devins un peu plus sauvage, plus farouche et plus enjouée comme les autres enfants, portée à jouer aux cartes, à patiner sur la glace toute la journée au lieu daller à l’école, lente aux offices religieux et à la dévotion, si bien que j’acquis peu à peu beaucoup de mauvaises manières et d’habitudes par lesquelles je déplus fortement à mes bons parents
Confiée à une pieuse bonne, elle devient plus docile et en peu de temps si pieuse qu’elle choisit Jésus pour Époux quoique je ne savais pas dans ma naïveté en quoi cela consistait. Cette domestique était à vrai dire une « Fille spirituelle » qui lui racontait beaucoup d’exemples des Saintes Vierges.
À l’âge de onze ans, ma Mère me fit habiter dans un couvent de Saint-Omer, en partie pour étudier la langue, en partie pour apprendre les bonnes manières, mais surtout pour m’affermir dans la piété et la dévotion. Après une année et demie, elle revient chez elle pour déménager aussitôt avec ses frères et sœurs chez un oncle à Poperingue, en raison de la maladie qui sévissait... afin de n’être pas contaminés. La vie y était beaucoup relâchée, hors de toute autorité et en toute liberté, et elle devient si paresseuse et si indolente que je n’écoutais la messe que le dimanche avec une grande négligence, distraction et paresse;... de sorte que je ne pensais à rien d’autre qu’à me marier. Ainsi durant plusieurs années, sa vie intérieure connaît ce changement et ce mélange de piété et de mondanité normal dans la
18 vie courante, mais dont elle-même cependant se rendait compte de façon particulièrement aiguë ; elle appartient en effet, à cette catégorie de personnes qui portent cela en elles comme un pressentiment : elles s’abandonnent au souffle de l’esprit, et celui-ci alors exige tout inconditionnellement. Elle tend vainement à réaliser l’équilibre entre la piété et les plaisirs humains, ce qui pour d’autres vaut une sérénité tranquille. Ces âmes ressentent cette « saine normale » comme une fuite de la plus profonde exigence de leur existence ; elles éprouvent leur retard à faire un choix décisif comme une sorte de trahison, mais elles cherchent cependant le plus longtemps possible à se plonger et à absorber leur vie dans le rythme de vie de leur entourage. Revenue à Hazebrouck, Maria Petyt conserva ce balancement entre la vie dévote et l’esprit du monde, et tout mon effort fut de me libérer et de m’appliquer au monde pour mieux plaire aux yeux des hommes : j’étais aussi très portée à la promenade, aux jeux de cartes, à la curiosité, aux spectacles, à la danse, etc.
À l’âge de seize ans, elle est envoyée à Lille, cette fois il me semble, pour éviter quelque occasion et amourette qu’ils (c’est-à-dire les parents) voyaient que j’avais d’un officier qui avait été fourré chez nous par notre armée.
Nous sommes en effet dans les temps troublés de la Guerre des Trente Ans qui devait enfin finir en 1648 par la Paix de Munster. Frédéric-Henri envahit les Pays-Bas espagnols par le Nord, les troupes françaises de Richelieu par le Sud. Le Cardinal-Infant, don Ferdinand, avec ses commandants tels le Prince Thomas de Savoie, Piccolomini et Jan de Weert, mena durant un certain temps l’offensive ; mais en 1639, Tromp mis en déroute l’Armada espagnole aux Downs ; Piccolomini fut rappelé par l’Empereur et en 1640 les français conquirent Arras. Pendant les années qui suivirent, leurs troupes avaient le champ libre dans toute la Flandre.
À Lille, Maria Petyt habite chez une pieuse Demoiselle qui la contraint de l’accompagner à l’église : elle préfère lire des romans — éternelle réaction moderne de la jeunesse à laquelle on impose trop de pratiques de dévotion :
C’est pourquoi je m’habituais à fréquenter les offices religieux, mais avec peu ou pas de dévotion ; je passais mon temps le plus souvent de façon très peu profitable dans la lecture passionnée de livres d’histoire de chevaliers..., dans cette lecture j’étais portée à pleurer souvent à cause d’une compassion naturelle pour eux parce qu’ils ont eu çà et là des rencontres si tristes... Ma mère m’habillait ici très bien de vêtements et de bijoux, tout comme je le souhaitais, sans s’opposer à quoi que ce soit ; mon cœur ne me portait à rien d’autre qu’à me mettre dans l’état de mariage, et pour mieux y réussir selon mon sens, je fis un pèlerinage à une image miraculeuse de la douce Mère et je Lui fis une sotte prière dont j’ai beaucoup ri en moi-même à cause de ma grande sottise et de mon aveuglement ; je La priais de me rendre agréable et charmante de corps afin de mieux plaire à quelqu’un et l’attirer à mon amour ; car j’appréhendais avoir quelque chose qui ne convient pas du tout au monde, savoir une épaule plus haute que l’autre que je me suis faite en tournant trop mon bras pour nouer mon corsage par derrière.
Sa vie et son intérêt semblent une fois pour toutes remplis d’apparences superficielles de la vie quotidienne, dans laquelle tant de personnes sont embourbées. Alors, sans se faire annoncer, une expérience religieuse plus forte la saisit subitement : son imprécision presque poétique révèle encore une fois une sensibilité restée fraîche et la richesse de résonance de son cœur. Cette conversion intérieure eut lieu en la fête de Saint Etienne d’août au soir de laquelle je fus bouleversée et touchée jusqu’aux
19 larmes par le tintement de la cloche. Même revenue au sein de sa famille, elle continue à conserver cette réceptivité pour une religiosité renée :
Pourtant, je vivais encore dans tout ce qui touchait le monde, principalement dans la profusion des biens et d’argent que j’ai vu en grande abondance chez nous.
La fascination pour ce royaume redécouvert, pour le monde religieux, prendra des formes concrètes, en même temps fascinantes et repoussantes. Lorsque les Pères viennent prêcher une mission à Hazebrouck, elle résiste à la motion d’une invitation intérieure à un don plus complet. Mais le Seigneur arrange
Qu’un religieux soit poussé à me donner à lire la vie d’une Sainte Nonne de son Ordre : j’étais si fâchée et si amoureuse du monde, que je refusais de commencer ce livre de peur d’être conduite par la lecture de ce livre, à me faire religieuse : je craignais que cela ne soit un filet par lequel je me ferais attraper ; comme cela le fut vraiment ; je pris ce livre, à contrecœur, car ce religieux me pressa très fortement à commencer à le lire : lorsque je commençais la lecture, mon cœur peu à peu se radoucit et s’attendrit pour mieux recevoir les mouvements de l’inspiration divine ; de sorte que j’y trouvais un tel goût que je ne me rassasiais pas de le lire et de penser à leur vie avec une telle affection que j’y passais la moitié de mes nuits.
Maria Petyt se sent comme un petit animal pris par une mystérieuse force supérieure dans un filet, mais cette prise de possession passive l’inonde en même temps d’une douce exubérance. Cette force désormais ne la lâchera plus. Cette fois-ci, elle fait une vraie seconde conversion comme on a coutume d’appeler dans l’hagiographie la décision d’agir inconditionnellement avec le Seigneur et de se rendre à discrétion à sa vocation ; elle se sent attirée à la solitude et à l’oraison, et, bien qu’elle demeure chez elle, elle se livre à cet attrait avec toute la spontanéité de son tempérament. Elle commence à vivre en Ermite et puisque des marchands sont souvent invités à la maison, elle réduit ses obligations sociales au strict nécessaire :
Je ne restais à table plus que je ne le devais : ainsi lorsque j’avais fini mes repas, je prenais mon assiette, je faisais la révérence à la compagnie et, sans mot dire, j’allais ainsi de la table droit à notre chambre
Le père s’oppose pour l’instant à sa vocation disant que ce n’était qu’un enfantillage. Et pendant que sa mère plaidait pour elle, elle passe sont temps dans la lecture de THOMAS a KEMP1S et de CANTVELT. Elle apprend aussi la méditation, mais sans avoir une seule image pour moi et je ne pouvais persévérer longtemps dans l’oraison. Vraisemblablement son imagination trop vivace devait être fixée par quelque chose d’extérieur. Finalement, elle reçoit le consentement requis pour répondre à son appel et va se présenter
Pour être reçue dans un couvent de Chanoinesses régulières de Saint Augustin à Gand appelé « groenen Briel »... Le couvent et les Sœurs me plaisaient beaucoup, et je leur plaisais aussi, d’autant plus que j’avais une bonne voix pour bien chanter au Chœur.
Cette fois-ci, des événements politiques et militaires retardèrent l’exécution de son dessein :
Aussitôt que je fus de retour à la maison, les Français commencèrent à envahir la Flandre pour assiéger Saint-Omer de sorte que nous dûmes nous enfuir avec précipitation dans un bois, car les Français pillèrent notre village, etc. et molestèrent toutes les personnes : ainsi mon Père ne me laissa pas
20 entrer au Couvent à cause de l’énorme perte qu’il essuya à cause de ce pillage et parce que tout le pays était dans un grand trouble. Je dus attendre ainsi une année entière pour trouver en plus une grosse dot : dans cette conjoncture, mon Père ne l’avait pas à sa disposition.
Mes parents nous firent recueillir à Menin, chez ma tante jusqu’à ce que l’agitation se calmât.
Ce sont les années où la Flandre française va être perdue pour les Pays-Bas. Un premier siège de Saint-Omer eut lieu en 1638. Puisque Maria Petyt se rappelle avoir eu 18 ans lorsque l’assaut français fit repousser son dessein d’entrer au couvent, elle parle ici vraisemblablement de la seconde invasion française dans les Flandres dans les années 1643-1644. Le successeur du Cardinal-Infant, don Francisco de Melo, création d’Olivarez, commença son gouvernement par une victoire sur de Guiches à Honnecourt, mais un an plus tard, le 19 mai 1643, il fut battu par d’Enghien à Rocroi. Tombé dans la disgrâce de son protecteur, Melo abandonna aux Français les Flandres, plus désarmées que jamais. En 1644, Menin même, où la famille Petyt avait trouvé un refuge provisoire tombait dans leurs mains.
Sur ces entrefaites, demeurant à Menin, Maria était confuse de dire que je voulais me faire religieuse ; elle était convoitée par des prétendants et je me laissais aller comme si leur conversation et leurs prétentions m’avaient été agréables ; comme elles me le devinrent aussi peu à peu, car mon affection tomba un peu sur l’un d’eux et cela avait été si loin que mon Bien-Aimé avait prévu que mes parents me convoqueraient à une mise aux enchères de la maison. Je courrais ici un grand danger de me perdre dans le monde et de laisser passer la vie religieuse, car l’amour était grand de part et d’autre.
À la maison elle se ressaisit, tient tête à une dernière demande d’un jeune homme libre, riche et sérieux qui me demandait en mariage ; je le considérais bien volontiers à cause de son honnêteté, de sa façon d’être et de sa bonne volonté naturelle.
Finalement, elle peut rejoindre le cloître où sa mère reçut très aimablement son adieu, avec grand plaisir et contentement. Une année s’écoule avant la vêture. Sa mère meurt dans le courant de cette année. Au couvent, elle apprend à vaincre sa répulsion â la pénitence ; cependant quelques mois après sa vêture, elle doit quitter à nouveau le noviciat à cause de ses mauvais yeux qui l’empêchent de suivre l’office au chœur, — en raison de l’aggravation d’un défaut qu’elle a essayé de dissimuler dès le début. Son père veut la reprendre chez lui ; elle choisit cependant de vivre à Gand comme béguine au petit Béguinage où elle se sentait seule, très désolée, abandonnée et comme rejetée de tous.
Le récit de la jeunesse de Maria Petyt a été rapporté ici avec un certain luxe de détails parce que cette première prise de connaissance avec sa biographie nous permet en même temps une première compréhension de son caractère comme écrivain et comme femme.
Nous voulons ici à nouveau attirer l’attention moins sur la langue que sur certaines caractéristiques de la structure du style de la narration. Comme écrivain, nullement embarrassée par quelque préjugé ou prétention littéraire de son temps, elle veut seulement raconter sa vie aussi clairement que possible. Elle appartient cependant à la race des grands narrateurs : elle ne donne aucune description objective des personnes, des choses et des faits, et cependant, son récit n’est nulle part aride ni abstrait. Elle choisit à chaque instant le détail concret autour duquel elle brosse tout un vivant tableau d’elle-même, tout en laissant de côté d’autres particularités. Comme par exemple dans la description des pleurs à chaudes larmes sur son héros de roman, ou lorsqu’elle donne une forme concrète à l’inspiration de s’écarter de la vie du monde par le détail de la scène dans laquelle, après le repas, elle range son couvert et faisant une révérence à la compagnie, elle quitte la table. Il serait sans
21 doute plus juste de dire que plutôt que de décrire les gens ou les événements, elle esquisse les situations en un simple et pur trait de profil. Non seulement la réaction extérieure de l’homme joue dans une pareille situation, mais aussi la réaction intérieure en relation avec cette réaction extérieure, ainsi que la réaction des gens entre eux ; et le jeu de ces réactions internes-externes et de ces relations dans une situation donnée, nous fait constamment vivre ce qui s’est déroulé dans certain laps de temps plus concrètement qu’une relation précise de toutes les particularités à la façon d’une chronique. L’accumulation dans une situation d’une série d’actions, de faits et de comportements est la grande force du narrateur sur la simple exposition de ce qui se déroule dans le temps. Dans la littérature scénique le temps est déjà mis de côté depuis longtemps, dans le récit et dans le roman, l’art recherche toujours la victoire complète sur le temps, sur le retour à la chronique. Il est remarquable qu’un écrivain du XVIIe siècle ait instinctivement utilisé un moyen aussi moderne, par la création de situations, pour élever son récit de la monotonie d’une simple narration d’événements successifs à une unité avec une tension interne.
L’intense valeur réaliste de la situation dépeinte est, pour cette raison, souvent singulièrement rehaussée parce que le détail concret appelé par la situation, montre un caractère humoristique. L’indifférence de Maria pour la vie religieuse est quelque chose de sérieux, son attrait futur pour la solitude ne l’est pas moins, mais les petits faits concrets qui en sont montrés comme les expressions, ont dans leur manifestation matérielle et limitée quelque chose de comique. Dans leur contraste avec l’arrière-fond intérieur, se trahit le sens de l’humour. L’auteur ne pleure pas, bien qu’elle soit écrasée par le repentir au souvenir de son étourderie mondaine, comme par ex. le pèlerinage à une image miraculeuse pour trouver un mari. Elle dit seulement qu’elle en a souvent ri elle-même ; il n’y a aucun danger qu’elle ne voit le ridicule en elle ou qu’elle le prenne au sérieux. — Le lecteur apprend tout sur sa vanité et son milieu, mais aussi sur ses soins de toilette et son penchant à suivre la mode non seulement lorsqu’elle parle de sa prière pour être délivré d’un défaut qu’elle craint de posséder, mais surtout lorsqu’il apprend, comme une circonstance particulière, qu’elle s’est déformé l’épaule par une tension trop forte de son corsage, afin de pouvoir paraître avec une taille de guêpe qu’exigeait la mode espagnole.
Cet humour crée la distance qui caractérise chaque narrateur : il doit objectiver son récit de telle sorte que toute sa personnalité transparaisse bien dans sa création, mais qu’en même temps il puisse la considérer étonné comme quelque chose hors de lui, mais qui existe en lui-même.
Un autre trait, encore dans l’exemple précédant, rehausse cette distance nécessaire entre le narrateur et un récit bien réussi, et donne à ce dernier une tension interne plus forte : dans la description d’une situation humaine concrète le fait propre, l’événement principal, le moment décisif du récit arrive apparemment en passant et de façon fortuite. Nous avons trop tendance à considérer cette technique de narration comme exclusivement moderne.
Nous retrouvons cette technique utilisée de façon réitérée dans cette autobiographie du XVIIe siècle : nous voyons, par exemple (description de la situation) un père insister auprès de Maria Petyt pour qu’elle prenne un de ses livres de piété, et la fille s’y opposer parce qu’elle craint d’être prise dans un filet par la lecture de celui-ci ; cela s’est fait ainsi conclut laconiquement et comme en passant la peinture du tableau. Le fait propre réduit à l’anti-climat — tiens, il en était ainsi — acquiert une force de frappe d’autant plus grande qu’il est inattendu. — L’écrivain raconte comment, lors de son séjour à Menin, la cour d’un garçon lui était montée à la tête, et comment elle fit comme si une compagnie frivole et la cour lui étaient agréables comme s’ils m’étaient agréables : cette petite conclusion ajoutée en passant contient tout un événement intérieur, donne le sens à ce qui précède et est le pivot autour duquel évolue le développement ultérieur du récit : menace de trahison de l’autre, unique amour sérieux.
Maria Petyt semble être une narratrice par la grâce de Dieu ; sa description pertinente et moderne d’une situation et l’apparition d’une tension interne dans le récit lui conférant une unité passionnante, semblent provenir d’une certitude instinctive, d’un talent inné. Toutefois, elle n’est pas restée inconsciente de ce talent ; les réactions de ses compagnes lui découvraient du reste suffisamment clairement qu’elle possédait un don spécial pour jongler avec les mots. Face à ce don, elle conserve
22 néanmoins son humour limpide. Comme par exemple, lorsqu’elle parle des lettres écrites à son père : non seulement la famille, mais aussi toute la petite ville souhaitait les lire, de sorte qu’elle fut avertie par une de ses tantes, sœur dans un couvent de Sœurs Urbanistes à Ypres de prendre garde à écrire des lettres aussi spirituelles... Les habitants de là-bas se forgèrent une opinion si insupportable à mon sujet.
Ces fragments tirés du récit de sa jeunesse nous font en même temps connaître quelque chose de son caractère : exceptionnellement vivant, émotif, prompt à la réaction et spontané. Un tempérament flamand, sain et cependant très affectif. De la comparaison avec les casus conscientix compilés plus tard, il semble qu’elle ait commencé la rédaction de sa biographie en 1662. Elle n’a pas été écrite très vite, si on pense au fait qu’elle a d’abord rédigé cette biographie une quinzaine d’années avant sa mort, il semble que, plus tard aussi, malgré toutes les rigueurs du couvent et les mortifications, elle n’ait pas beaucoup perdu de ce tempérament. Même lorsque sa vocation à une oraison et à une solitude plus profonde la pousse à une séparation presque complète, elle conservera suffisamment son naturel pour sacrifier sa préférence personnelle à l’intérêt des ses consœurs. Elle dit au sujet de ses pénitences :
J’ai modéré quelque peu une telle pénitence sur moi-même... afin de ne fournir aucune occasion de dispense à mes Sœurs, et au sujet de son attrait pour la solitude : Bien qu’en toute autre occasion et circonstance, le Bien-Aimé me veuille toute à Lui pour donner place à sa grâce et à ses saintes inspirations, selon la direction totale qu’il veut Lui-même me donner, bien qu’il se montre jaloux à l’extrême lorsque je passe mon temps à autre chose ou lorsque je m’adonne à autre chose qu’à être occupée seulement de Lui, tournée vers lui de toute mon âme et de tout mon esprit, selon le mode d’une vraie vie érémitique, solitaire et détachée, cependant avec mes Sœurs, il tolère quelque modération sur son temps ; je remarque par exemple que l’une d’elles se trouve dans une lutte intérieure ou bien est d’une humeur mélancolique ou affligée, mal disposée de corps ou d’esprit, bien que je me sente alors très portée vers Dieu et au silence, cependant l’amour me dicte généralement de les appeler chez moi afin de les réconforter un peu par un entretien, de les récréer et de les revigorer ; l’esprit alors s’unit très bien à cela, pour les entretenir avec plus d’amitié, d’amabilité et de générosité, de même que pour dire quelque chose qui peut les renforcer ou les récréer.
Le reste de l’histoire extérieure de sa vie peut se résumer en quelques phrases. La solitude dans laquelle elle vit pour la première fois au Béguinage de Gand l’amène à une plus grande intériorisation et abandon à Dieu. Sous la conduite d’un carme, elle rédige par écrit une sorte de programme de vie dans lequel elle observe aussitôt le plus élevé, mais elle est aussi tenue par son directeur comme il faut, en bonne santé et humble :
Mon confesseur, lorsqu’il lut cela, m’humilia et me mortifia en cela très fort, disant : vous ne savez ni ne comprenez ce que vous avez écrit là, etc. Et il disait la vérité : souvent je n’en revenais pas et je riais en moi-même de voir comment j’étais avide de paraître avec des enseignements si élevés et si purs.
Néanmoins elle commence maintenant une vie très austère, selon une manière régulière inspirée du mode de vie au Carmel. Bientôt une autre Fille spirituelle vient partager ce mode de vie ; elles lisent la vie et les œuvres de sainte Thérèse, ce qui aura une influence définitive sur son existence future. Son confesseur confisque son Crucifix et ses images, lui apprend aussi la mortification dans la lecture des livres spirituels. Après un an,
23 Il consentit à mon désir de faire profession selon la Troisième Règle de la Bienheureuse Vierge Marie du Mont-Carmel ; je fis ma profession entre ses mains, un Vendredi-Saint, promettant obéissance et chasteté perpétuelle selon la Troisième Règle, choisissant le nom de sainte THÉRÈSE, ainsi que notre nom, à savoir Sœur MARIE de SAINTE-THÉRÈSE, en raison d’un attrait particulier que je sentais pour cette Sainte Mère.
Elles suivent cependant la Première Règle, la Troisième Règle n’était pas encore imprimée. Plus tard elle dut faire à nouveau une sorte de noviciat et renouveler sa profession.
Quatre ans plus tard, son confesseur fut déplacé, et elle s’adresse maintenant à MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, en ce temps professeur de philosophie à Gand, et qui sera son directeur spirituel jusqu’à la fin de sa vie.
Après certaines oppositions et calomnies qui montrent que la vieille défiance contre les filles spirituelles vivant hors des couvents, tant du côté régulier que du côté séculier, n’était pas encore éteinte, elle acquiert à Gand un certain renom de sainteté : lorsque les enfants et les pauvres la voient se rendre à l’église, ils crient :
Voici la Sainte qui arrive ; faites-lui place ; saluez-la par une révérence ; parfois je ne pouvais m’empêcher de rire, pensant qu’ils se moquaient de moi ; et parfois je fus tellement affligée de toutes ces choses que je ne pouvais m’empêcher de pleurer abondamment.
Les épreuves et les incompréhensions l’ont purifiée et portée au renoncement, même au renoncement à l’appréciation de son directeur spirituel :
Et détachée de tout cela, j’ai acquis une telle force d’âme que depuis ce temps-là je demeure comme une pierre inamovible au milieu des flots de la mer, sans plus perdre ma paix intérieure.
Entre-temps, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN est nommé prieur à Malines. Elle s’y rend une fois afin de le consulter au sujet de son projet de renforcer l’austérité de la vie ; elle la commence également avec une autre Sœur, mue à une vie d’ermite beaucoup plus stricte selon la Règle primitive des Carmes. Sa vie prend une forme plus organisée et une petite communauté de personnes spirituellement apparentées se formera autour d’elle. Elle-même s’installera définitivement à Malines requérant pour cela le consentement de son père encore en vie.
Alors un vieil homme vint à mourir, qui habitait dans une maison à Malines, appartenant à nos RR. Pères, située à côté et près de l’église, appelée de Cluyse (Recluserie), parce que dans le passé une recluse y avait vécu. Le Supérieur trouva cette maison très propre à pouvoir mener une vie si détachée et retirée selon mon désir, car c’était une bonne occasion de vivre comme séparées du monde par l’édification d’un oratoire dans lequel nous pourrions avoir nos dévotions et entendre jour et nuit les offices divins des religieux. Cela me parut très bien et m’y fit hâter avec la première Sœur.
24
Elle se retire avec une Sœur en octobre 1657. Deux ans plus tard, lorsque nos ordonnances et la forme de vie lurent approuvées par le T. R. P. Général, nous y fîmes alors notre profession, avec promesse perpétuelle d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, autant que la pauvreté puisse être tenue hors d’un couvent formel. De fait elle est une tertiaire qui suit effectivement la règle du premier ordre. À Malines, elle éprouve aussi durant dix ou onze ans une opposition contre cette façon de vivre véritablement non régulière.
Peu à peu, elle gagne la considération et le respect général : toutes sortes de personnes et d’affaires sont recommandées aux prières de la petite communauté. Sur l’insistance de son demi-frère qui désire avoir un portrait d’elle, elle consent finalement à se laisser peindre, une fois en grand, avec un crucifix dans les bras, une fois en petit, regardant l’assistance. Elle aurait vu d’un bon œil qu’on y dessinât un rayon sortant de sa bouche avec l’inscription Mon unique Amour. Comme elle craignait par là d’être trop singulière, elle abandonna l’affaire à son directeur qui eut le bon goût de ne pas donner suite à ce désir. Après sa mort, un portrait tiré de cette gravure fut diffusé, exécuté par Martin Bouche, et édité à Anvers avec comme sous-titre : Vera effigies Ven. Mariæ a S. Teresia Tertiariæ Ord. Bmx V. Marix de Monte Carmelo. Obyt Mechlinix in opinione Sanctitatis, die a se praedicta kalendis Novembris. M. D. C. LXXVII.
[ce portrait figure en tête de la source]
Plus d’une fois, elle fut gravement malade ; elle souffrait de la bile et avait de fortes crises. Elle profitait par échange de courrier de la direction du P. MICHEL, entre-temps devenu plusieurs fois provincial. À Malines, sa vie d’oraison prend un caractère nettement mystique.
Finalement, elle dut succomber à la maladie de la bile, dont elle avait si souvent souffert dans le courant des dernières années de sa vie. Du moins tel était le jugement de la faculté du XVIIe siècle. Lorsqu’on examine les symptômes et les crises s’échelonnant sur plusieurs années, entrecoupées de périodes d’accalmie, la remise d’une substance noire mélangée de sang rouge, la soif brûlante, les tiraillements de la péritoine qui rendaient tout le tronc si douloureusement sensible que le malade doit demeurer couché immobile — tout cela semble alors indiquer un ulcère stomacal.
Environ un mois avant sa mort, notre Révérende Mère contracta une grave maladie dont elle mourut ; à laquelle elle avait été si souvent sujette dans sa vie, à savoir une surabondance de bile noire, perdue avec du sang, souvent avec de fortes et violentes douleurs, de sorte qu’elle parut rendre l’âme ; ainsi elle en est arrivée peu à peu à une telle extrémité et une telle faiblesse et à un tel abandon des forces qu’étant très abattue pendant de nombreux jours par de grandes douleurs et de grandes souffrances, elle ne pouvait bouger, mais elle était obligée de demeurer couché sur le dos, sans pouvoir bouger. Elle se montra à cette occasion comme un véritable modèle de patience, de parfaite résignation et de grand courage, en souffrant des douleurs si aiguës qu’elle disait parfois, parlant selon la nature, qu’elle partirait de ce monde pour y échapper.
Après avoir prédit la guérison de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, alors gravement malade à Gand, ainsi que sa propre mort pour la Toussaint :
En la fête de Tous les Saints en l’an 1677, pendant la nuit entre minuit et une heure, à l’heure des Matines, elle expira très doucement dans le Seigneur entourée des prières des Pères et des Sœurs, et remit sa belle âme dans les mains de son Créateur, et son Époux Bien-Aimé, à l’âge de 55 ans, et son corps est demeuré blanc et brillant comme l’albâtre.
À l’annonce de sa mort, tôt dès le matin, une foule de gens de toute sorte et de toute condition attirée par l’odeur et l’opinion de sa sainteté, accourut pour voir son corps vénérable ; tous parlaient d’elle avec un grand respect, une grande vénération et considération, et ils ne pouvaient se rassasier de voir le corps, et beaucoup revenaient plus souvent, disant qu’il devenait toujours plus beau et plus brillant, et en fait, c’était ainsi, car il semblait toujours briller davantage ; il gisait comme si elle s’était endormie, dans l’habit de l’Ordre, comme elle l’avait porté toute sa vie ; Et les funérailles étant accomplies selon la coutume dans l’église paroissiale Saint Jean, le corps fut porté à l’église des Pères Carmes, frères de Notre-Dame à Malines, et là convenablement enseveli à côté de l’Autel de Notre - Dame, en deçà du banc de communion, du côté de l’épître.
Extérieurement, la vie de l’auteur nous apparaît tout à fait ordinaire : la vie d’une jeune bourgeoise qui a connu dans sa jeunesse quelques déménagements en raison des guerres, et qui cependant n’a rien à faire avec la vie publique ; qui se sent attirée par le cloître, mais qu’on trouve inapte au noviciat d’un grand ordre, et qui pour finir essaye dans une vie hors clôture de répondre à une vocation qui l’attire si puissamment.
Bien plus mouvementée est sa vie intérieure. Elle se lança dans l’aventure d’amour la plus haute, la plus passionnée et la plus incertaine possible sur cette terre. Ses écrits sont l’expression littéraire de cette aventure, avec sa douleur et son faste, son dépouillement et son rassasiement.
Presque toute grande littérature traite le thème de la rencontre : la rencontre avec une personne dans le secret de l’amour humain, avec une autre présence mystérieuse dans la nature ou dans le tréfonds de l’âme, ou encore son désir et sa nostalgie dans la solitude ou en son absence. La littérature mystique est la confession de la rencontre avec Celui que les hommes appellent Dieu. Dans les expériences de la vie d’oraison, les mystiques racontent la recherche et les approches de cette rencontre, le saisissement et l’envahissement soudains par Dieu dans l’amour unifiant, ou bien la nostalgie insatisfaite et la blessure douloureuse causée par l’absence de Celui sans lequel ils ne peuvent plus vivre.
C’est aussi le thème de la vie intérieure mouvementée de Maria Petyt. Avant de l’esquisser à grands traits, il est sans doute opportun de préciser le point de vue qui sera suivi dans cette étude. Maria Petyt ne se préoccupe que de rendre témoignage. Elle ne se prononce pas sur la réalité ontologique du monde qu’elle évoque plus d’une fois dans cette relation. En d’autres mots, la question ne se pose pas ici de savoir si c’était Dieu qui se manifestait lorsqu’elle se sentait toute prise par sa présence? Ou était-ce vraiment le Christ qui se montrait à elle lorsqu’elle pouvait se reposer sur son Cœur ?
L’Église elle-même n’a jamais répondu aux questions sur la véracité dans le sens où il s’agit de révélations privées, pas même celles des plus grands saints. Elle a déclaré sainte sainte THÉRÈSE d’AVILA en raison de son héroïsme dans l’amour, non pas à cause de ses visions. Si les consolations et les visions mystiques l’ont beaucoup aidée à mieux vivre d’un amour plus détaché, l’Église alors pourra dire, avec la sainte, qu’elle a témoigné d’un bon esprit, mais, tout comme la sainte elle-même, elle ne s’y appuiera jamais dans la pensée que l’on puisse y adhérer comme à une vérité ou à une certitude de foi. Tout au plus l’Église recommandera l’enseignement d’un saint dans le domaine de l’ascèse et de la spiritualité, comme étant conforme à l’enseignement catholique.
La question de la véracité du témoignage de Maria Petyt se présente tout à fait autrement : ses expériences sont-elles vraies en tant qu’expériences ? Sont-elles vraies comme expériences de l’âme humaine ? Nous nous trouvons ici dans le riche domaine des vies et des expériences humaines dont la littérature peut traiter. Lorsque Dante chante les propriétés de son amour, on ne se pose pas alors la question si dans la vie réelle Béatrice était parée de toutes les caractéristiques perçues par le poète, mais bien si le poète éprouve sincèrement de l’admiration pour elle et s’il exprime vraiment et bellement l’authenticité de ce sentiment, de sorte qu’elle peut éveiller chez d’autres de la sympathie et enrichir l’humanité de ce qu’il y a de beau en elle.
L’histoire de la rencontre de Maria Petyt avec Dieu est l’histoire de sa vie d’oraison. Vivre seulement pour contempler Dieu est une entreprise surhumaine qui exige l’attrait d’un secret appel pour risquer l’enjeu de toute une vie et tout le bonheur humain. Maria Petyt possédait la naïve audace d’un petit nombre qui ne vit que pour l’oraison. Lors de la redécouverte de ce monde religieux à sa deuxième conversion elle fait un zélé voyage d’exploration de novice dans la littérature religieuse. Elle aime lire de nombreux livres religieux. Elle apprend par elle-même la méditation de la façon exposée par les méthodes d’usage et utilise des gravures et des images pour fixer son imagination sur le sujet de
28 la méditation choisie. Tout cela n’est pas encore la rencontre avec Dieu, mais sa préparation, aussi loin qu’on puisse engager les facultés pour atteindre ce contact désiré.
Lorsque, vivant au Béguinage de Gand, elle choisit MICHEL de SAINT-AUGUSTIN comme directeur spirituel, celui-ci lui fait faire à nouveau l’écolage de la méditation, avec comme sujet la vie de Jésus dans l’Évangile.
Toutefois, à quelque degré que l’homme utilise ses facultés, ses pensées sur Dieu restent ses pensées, les sentiments qu’il suscite demeurent ses sentiments, les représentations qu’il se forge restent des créations de sa puissance imaginative. La méditation d’abord l’enrichit, en ce sens que ses puissances, auparavant trop dispersées par les images terrestres, se tournent maintenant vers l’enseignement religieux ; il entretient avec soin dans son âme la nouvelle vie sensible qui lui procure des satisfactions et qui le rassasie. Mais inévitablement, il parcourra une fois tout le cycle de tout ce qu’il peut penser ou se représenter de Dieu. Et il sentira alors combien le monde dans lequel il a voulu enfermer Dieu est vide et petit, et combien sa prière est éloignée de la rencontre qu’il a désirée et qui l’attire si fortement. Il aura en jour épuisé tout le domaine des possibilités de son activité propre et il n’aura pu forcer Dieu à se manifester. Il se décourage. Maria Petyt en était arrivée à ce stade durant son séjour à Gand. Un confesseur zélé, mais imprudent, l’a conduite par la voie des pratiques de plus en plus dures, des mortifications de plus en plus austères, d’un masochisme continuel, jusqu’à ce qu’elle s’épuise et qu’elle se trouve humainement au désespoir et dans l’impuissance. Conduite par la Bonté divine, elle a appris à poser l’acte héroïque d’un don total et irrévocable, qui est peut-être la vrai point de départ de sa vie d’oraison : me glisser comme un enfant dans son sein Paternel.
Elle a eu la chance de trouver, au moment critique du développement de son âme, stade dans lequel sa vie d’oraison menaçait de se figer définitivement par un cramponnement convulsif à une méthode autrefois utile, maintenant dépassée et néfaste, un directeur qui lui-même était un homme d’oraison. Après peu de temps,
Deux ou trois mois,... il m’amena peu à peu à plus de silence et de simplicité, mettant de côté la pratique de cette méditation.
Dans la croissance de la vie d’oraison, l’heure arrive où l’homme doit apprendre à se taire ; il veut entendre la voix de Dieu, tandis que l’agitation de ses puissances occupées, l’activité propre empêche la voix de Dieu d’envahir l’âme et que les concepts et les représentations humaines ne sont d’aucun secours, mais au contraire dressent un mur opaque entre la lumière divine et lame. Son directeur spirituel l’amène alors à
mettre de plus en plus de côté toute activité propre afin de m’exercer constamment à la foi nue en la présence de Dieu et à la conformité à son amour.
Cela lui coûte
Au début d’être privée des consolations intérieures sensibles et de la douceur pour un état de déréliction d’esprit, car je n’étais pas habituée à me tenir intérieurement occupée et attentive à Dieu d’une manière si nue, simple et spirituelle, et je n’avais aucun franc accès dans la solitude d’esprit, parce que l’esprit était encore trop mélangé avec les sens, et je ne voulais rien d’autre que travailler avec sensibilité, délectation et selon la partie sensible.
Elle a l’impression de ne jamais pouvoir réussir à prier si simplement, quelque soit l’effort qu’elle fournit : première expérience salutaire de sa propre impuissance, — en effet, tout est grâce, —
29 Pour me mortifier profondément et pour m’amener par là à une profonde connaissance et défiance de moi-même, car je m’appuyais déjà trop sur mes propres forces.
Ainsi l’homme apprend à se détacher toujours davantage non seulement des créatures, mais surtout de soi-même, de ses propres vues et expériences :
La liberté d’esprit c’est n’être mû par aucune rencontre extérieure ou intérieure, ni par aucun changement des dispositions intérieures ou par quoi que ce soit d’autre, c’est n’être nullement mû selon la nature;... indifférence à tout ce qu’il plairait à Dieu de faire ou de ne pas faire en moi,... que ce soit quant à la possession ou à la privation, la lumière ou les ténèbres, la pauvreté intérieure ou l’abondance, la douceur ou l’amertume, égalité d’âme en tout, recevant tout de Dieu, comme étant pour nous le seul utile.
Progressivement, son âme apprend à se reposer en Dieu seul, comme un oiseau qui construit son nid sur l’eau, ne s’opposant pas à ce que les eaux affluent et refluent avec le courant, demeurant tout blotti tranquillement dans son nid, sans se mouvoir dans le flux et le reflux de l’eau ; il se laisse emporter là où l’eau l’emmène.
Jusqu’ici on peut se préparer à la rencontre de Dieu sans pouvoir faire plus : son esprit est nu, dépouillé de tout l’humain, introverti dans le fond de l’âme et finalement réceptif des choses divines. Lorsque Dieu fait expérimenter sa présence à l’âme qui se tient tournée vers Lui dans la foi nue, l’homme apprend alors à connaître la première plus haute forme d’oraison, l’oraison de quiétude. Depuis des siècles les spécialistes disputent pour savoir si l’oraison de quiétude est déjà une oraison mystique, ou si elle n’est qu’une étape transitoire qui y conduit, comme si elle n’était que le seuil de la vie mystique.
Nous pouvons les laisser tranquillement à leurs discussions. Mais lorsque MICHEL de SAINT — AUGUSTIN enseigne à sa fille spirituelle l’oraison de quiétude, il reste dans la pure tradition de la spiritualité néerlandaise. En plus de cela, il avait bien plus en vue de rester fidèle à la spiritualité carmélitaine. La Règle du Carmel, en effet, présente le prophète Élie comme le modèle de la séparation spirituelle bien plus que de la séparation corporelle. Lorsque quelqu’un se tourne en lui-même, il découvre son lien avec Dieu dans le fond même de son existence. Car la conversion est une conversion vers le fond où la puissance créatrice de Dieu et la grâce donne vie à l’homme et la conserve. C’est pourquoi la spiritualité flamande de l’introversion a toujours trouvé un grand écho auprès des ordres contemplatifs austères comme le Carmel ou la Chartreuse, parce qu’elle correspondait à leur spiritualité. La doctrine de l’introversion ne s’appuie sur rien d’autre que sur l’expérience vécue d’un double dogme : celui de notre création et celui de la grâce sanctifiante.
Notre état de créature : Dieu ne nous donne pas seulement l’existence, mais Il nous la conserve. Au cœur même de notre existence, Il agit et se trouve présent. Lorsque nous nous penchons sur notre propre fond existentiel, nous l’y rencontrons dans son activité : nous pouvons apprendre à vivre dans le
30 centre le plus profond de notre existence où Dieu, comme Créateur touche l’âme. (C’est sur cette vérité que RUUSBROEC s’appuie pour accepter la possibilité d’une mystique naturelle.)
Notre vie de la grâce : dans le même centre, le fond existentiel de l’âme, Dieu agit par la grâce lorsqu’il élève notre nature, la transforme et la recrée en nous faisant participer à sa vie divine.
Le but de ce retour en soi-même est de retourner vers ce centre de l’âme où elle repose dans Ses Bras. Pour décrire cette introversion, Maria Petyt utilise des termes empruntés à la spiritualité traditionnelle flamande, avec la signification qu’ils ont puisée dans la psychologie augustinienne médiévale : les puissances sensibles qui, en plus des sens, comprennent aussi la vie de l’âme et de l’imagination, se dépouillent de leur activité débordante et dispersée pour se réunir dans l’unité du cœur les puissances spirituelles ; mémoire, intelligence et volonté, dans l’essence de l’âme. Lorsque la vie intérieure est ainsi recueillie et simplifiée, elle peut se tourner vers son propre fond où Dieu habite. La libération de toute multiplicité dans le fonctionnement de ses puissances, — que l’auteur appelle de préférence purification met l’homme en état d’oraison de quiétude. (Innig gebed correspond à l’état d’oraison désigné généralement depuis POULAIN par le terme d’oraison de quiétude. Le retournement des puissances que l’oraison de quiétude provoque dans une adhésion nue de la volonté à l’Être divin sans image correspond à peu près à ce que désigne le terme d’oraison de simplicité comme état préliminaire à l’expérience mystique. Dans son Ms, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN traduit innig gebed par oratio intima.)
Après être restée environ seize mois sous la direction de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN à Gand et aussitôt après son départ, et de la façon même qu’il avait promise à sa fille spirituelle un secours exceptionnel de Dieu,
L’oraison commença à devenir quelque peu surnaturelle, infusée pour la plus grande partie avec un silence intérieur et un repos en Dieu, par une foi nue et vivante en la présence de Dieu ; toute l’activité grossière et la multiplicité des puissances intérieures dépérit, laissant seulement un regard simple de foi au dedans de moi-même et une inclination conforme, douce et silencieuse d’amour de Dieu.
Tout autre activité propre m’ennuyait me fatiguait très fort, comme étant d’aucune utilité sinon pour troubler le repos intérieur, pour faire obscurcir la clarté intérieure, pour faire sortir l’esprit de la simplicité intérieure à un sentiment préjudiciable et à la multiplicité.
L’effort ascétique ne doit pas supplanter l’œuvre de Dieu, mais lui être ordonné
Afin de mieux conserver l’esprit dans sa pureté, purifié de ses puissances sensibles et sensitives.
La lumière divine était un peu sombre au début, semblablement à la lumière de l’aurore qui s’accroît progressivement.
Sous la conduite de la grâce, elle apprendra de plus en plus, dans le silence des puissances à se reposer et à se laisser plonger dans la cachette de cette Présence, jusqu’à ce que cela devienne un habitus, un état à peu près constant de la vie de son âme :
Un repos avec le Bien-Aimé dans le fond ; ... parfois seulement avec un simple regard, voyant dans le fond, sans éprouver de façon notable quelque attrait ou opération divine... Parfois l’amour
31 l’attire davantage au plus profond, et là, elle opère plus intérieurement et plus excellemment, dans une nudité sans représentation des créatures... Parfois je n’ai seulement qu’une conversion intérieure, réelle vers l’Objet divin sans image, laquelle conversion ne se fait qu’avec un simple regard de cet Objet, à l’exclusion de toute autre activité des puissances et des sens.
Lorsque je me meus activement, lorsque j’utilise mes puissances et mes sens et m’en sers à mon gré, sans la conduite, le gouvernement et la collaboration du Saint-Esprit ; ... alors j’éprouve un tourment intérieur comme celui d’une infidélité ; et je ressens que viennent alors dans mon âme de légères ténèbres... ; mais aussitôt que je laisse de côté, j’exclus et anéantis mon activité propre, cette lumière divine réapparaît intérieurement dans sa clarté première, et le fond se calme et se simplifie par la disparition de toutes les images des créatures.
Les expériences mystiques que Maria Petyt traversera seront de toutes sortes : déréliction et doute ; ravissement et feu d’amour ; dépérissement et affaissement en Dieu ; subjugation par la magnificence de son amour ; illuminations subites comme des éclairs qui la laissent emportée durant des heures dans une contemplation sans fond. Mais tous ces faits seront de nature transitoire : ils proviendront de l’oraison de quiétude et ramèneront ensuite son esprit à cet état. Son union et son assimilation croissante au Christ ne fera qu’approfondir la simplicité de cette oraison, tout comme sa merveilleuse mystique mariale non seulement ne la mélangera pas, mais la rendra encore plus intérieure. Les hautes faveurs mystiques des dernières années de sa vie, ainsi que sa sur-transformation ou transformation dans l’amour unitif à Dieu ne seront qu’une éclosion de cette oraison de quiétude. Et si l’Aimé semble se retirer et ôter l’intensité brûlante de l’expérience, le retour à l’oraison de simplicité, au renoncement à toute recherche de soi-même, formeront la base de son fidèle attachement jusqu’à ce qu’il plaise au Seigneur de l’élever de son sobre état pour la combler d’une profusion indicible d’un esprit d’amour toujours neuf. Après certaines extases et grâces reçues subitement, dont elle sait qu’elles ne sont que de nature passagère et qu’elles laissent derrière elles un sentiment de vide, elle note :
Je m’enfoncerai dans un état un peu moindre d’union à Dieu par une simple union d’esprit à Dieu, ou par une inclination à Lui, ou par un simple repos en Dieu.
Face à la quantité et à la nouveauté parfois inquiétante d’expériences déterminées comme les visions, elle comprend que, pour éviter le danger d’illusion, la vie spirituelle ne peut être bâtie sur aucun autre fondement plus sûr que la conversion à Dieu dans la foi nue :
Vu que, aux dires du St Apôtre, nous sommes les Temples du Saint-Esprit, et que selon l’enseignement du Christ, le Royaume de Dieu se trouve au-dedans de nous, je ne pouvais mieux me tourner que dans le fond de l’âme, où se trouvent ce Temple et ce Royaume de Dieu pour y apprendre toute vérité ; que dans ce fond Déiforme (=l’âme, créée à l’image de Dieu) la vérité demeure cachée, que toute vérité découle de là... Je compris aussi qu’on doit considérer comme heureux et bien favorisé celui qui découvre ce fond intime qui y trouve l’accès, et qui peut s’y retirer et s’y reposer.
La lumière dans laquelle l’âme expérimente Dieu, excède la capacité des puissances humaines : l’imagination et la représentation, la mémoire et l’entendement reconnaissent leur impuissance et se taisent. C’est une présence obscure : ténèbres sur lesquelles l’intelligence ne peut jeter aucune lumière, mais aussi présence si intime qu’elle dépasse toute conception :
Me retirant intérieurement jusqu’à cette profondeur où l’âme vit dans une solitude merveilleuse, avec une aliénation évidente du corps ; l’âme s’y tient comme dans l’obscurité ; elle voit et entend le Bien Aimé dans l’obscurité sans savoir ce qui se passe en elle.
32 La grâce lui enseigne à suivre docilement la conduite intérieure et de ne pas la troubler par des initiatives peut-être très bien intentionnées, mais qui finalement restent des actions propres :
Une fois étant particulièrement attirée par la grâce du Bien-Aimé à me laisser gouverner par Lui, en dehors de toute activité propre et commençant à faire quelque chose de ma propre initiative par irréflexion, je fus retenue par quelqu’un de plus fort que moi, avec une douce perception intérieure sans image de mon Bien-Aimé et de mon Tout qui m’attirait et m’invitait doucement à m’abandonner entièrement à sa direction, comme s’il le disait : je dois et veux dorénavant vivre et agir seul en toi, sans que tu y ajoutes ou y mélanges quoi que ce soit.
Ce que la plus haute activité de l’esprit humain peut atteindra, c’est-à-dire posséder la présence de Dieu dans une image intellectuelle (ou concept), elle apprend à le reconnaître comme inférieur à l’expérience obscure de cette présence dans le renoncement à tout concept :
Je découvre une infusion plus noble et plus relevée ou communication de la présence divine dans l’esprit, sans aucune représentation intellectuelle... Cette manière est plus noble et diffère d’une autre rencontre de la présence divine décrite plus haut, par le fait qu’alors, la présence du Bien-Aimé en moi se faisait par la représentation d’une image intellectuelle comme l’image de l’immensité, de la beauté et de Sa Majesté, l’âme y apportant quelque goût sensible, agrément et douce rencontre ou trouvaille ; à laquelle la partie sensible a aussi sa part et se sent comme dans une énigme ; mais cette présence est très abstraite ou éloignée de toute perception des sens... L’esprit a aussi découvert un anéantissement plus excellent d’une certaine activité propre subtile, et d’une impression qui se mélangeait avec les opérations de l’esprit, sans que j’y prisse attention ; lesquelles cependant obscurcissent l’esprit dans sa limpidité, tout comme des nuages volants, et causent des entraves à peine perceptibles dans l’union d’esprit.
Une autre fois, elle constate qu’elle trouve accès à l’oraison de simplicité, de quiétude et de silence par la rencontre avec l’Être sans image de Dieu ; là où l’esprit, comme dans une atmosphère douce et silencieuse, peut respirer, se préoccuper de Lui et se tenir élevé sans fatigue ou violence.
Dans les dernières années, lorsque l’abondance des grâces l’emporte dans une expérience d’amour débordant qui la rassasie souvent longuement, elle revient toujours à ce fondement fixe :
Mais lorsque ce feu d’amour et cet amour brûlant se retire et accomplit ses opérations seulement dans l’esprit ; je dois alors me tenir détachée et abstraite de toute effusion d’amour, et ne rien percevoir d’autre que cet Un divin sans image, bien que l’amour seul s’éteint et disparaît.
Et il me semble avoir appris que tout ce qui apparaît alors dans l’âme de connaissance, de concept, de perception du divin, l’esprit doit l’anéantir et le laisser tomber silencieusement ; pour qu’aucune représentation et perception ne s’interpose, l’esprit étant plongé dans ce feu d’amour ; pour pouvoir être ainsi mieux transférée dans cet Être divin, incréé et sans image.
Le jour de la Pentecôte 1668, elle se trouve :
Très détachée selon la partie supérieure, dans une abstraction rigoureuse de tout ce qui peut tomber sous les sens, sans réflexion, considération ou pensée de quoi que ce soit, trouvant mon repos dans une obscurité divine et dans une grande solitude et silence des puissances intérieures, par manière d’un profond sommeil en Dieu.
Le 27 juin 1671 :
Je contemple Dieu dans des ténèbres ou obscurité dans mon fond, avec un repos tranquille ou silence de toutes les puissances de l’âme, au moyen d’une vue d’esprit très simple et très intérieure, laquelle vue est plus passive qu’active.
Maria Petyt a ainsi appris, dans une fidèle docilité à la grâce, à s’arrêter dans un saint vide et une solitude détachée de l’esprit, dans un dépouillement de toute image, forme, figure et dans l’obscurité de la foi.
Sous peu, Maria Petyt fera l’expérience de ce qui semble inévitablement appartenir à la croissance intérieure nécessaire à la vie mystique. Le mystique est heureux dans la recherche constamment plus profonde de la présence de Dieu. Il est porté à estimer que l’oraison de quiétude doit désormais être sa demeure et sa possession spirituelle. C’est une loi de la nature humaine que de s’attacher au sentiment de bonheur. Sans en avoir clairement conscience, l’âme commence à ne plus tant s’attacher à Dieu qu’à ses dons. Un glissement à peine perceptible dans la perspective spirituelle et elle attend l’union intime consciente avec Dieu comme quelque chose qui lui arrive normalement ; elle jouit de cette union en raison de la satisfaction cachée qu’elle procure. Cependant, continuellement, là où l’âme humaine veut s’arrêter, que cela soit encore à un bonheur vécu, elle ne progresse plus, elle se penche à nouveau sur la possession acquise. Dieu cependant veille et par amour brise l’emprisonnement du petit cercle dans lequel l’âme voudrait s’enfermer. Il lui enseigne les lois de l’être et de la croissance qui s’appellent le déchirement et la douleur, jusqu’à ce que, renoncée à tout amour propre et autosatisfaction, elle croisse jusqu’à la mesure infinie de sa vocation : devenir pure réceptivité et pur don.
Chez Maria Petyt, le passage à une purification plus profonde se passe comme dans beaucoup d’âmes qui ont goûté tout un temps un bonheur intense dans l’oraison : aucune rupture brusque dans leur vie intérieure n’est perceptible, mais une lent affaiblissement et évanouissement de la présence intérieure de Dieu, jusqu’à son apparente disparition.
Après que la grâce et la lumière divine se soient accrues pendant un long temps dans mon âme, comme jusqu’en plein midi, il plut ainsi à Dieu (peut-être par ma faute et à cause de la négligence dans la collaboration convenable avec cette même grâce pour la conserver selon les puissances) que cette si grande clarté intérieure et les opérations si intérieures de l’esprit diminuèrent peu à peu : ces influences de la grâce divine, etc. ne cessèrent pas aussitôt, mais si doucement et si progressivement que je le percevais à peine jusqu’à ce que j’en fusse totalement privée et entièrement laissée à ma pure nature, sans plus ressentir aucun appui ou soutien d’en haut et comme si c’était la nuit parfaite dans mon âme.
Cela commença même presque comme si le soleil était parvenu à son point le plus haut en plein midi, s’en allait peu à peu et comme si le soir arrivait par le coucher du soleil et la perte de l’intensité lumineuse, sans que nous le sachions ou en soyons conscients jusqu’à ce que nous nous trouvions privés de toute lumière, et placés dans une obscurité ennuyeuse et dans la nuit. Il était nécessaire que cet état de déréliction m’arrive pour être éprouvée et purifiée comme l’or, dans le tourbillon de nombreux tourments intérieurs et extérieurs, d’humiliations, souffrances et combats à soutenir.
34 Nombre de ceux qui vivaient seulement de la profusion des consolations ne persévéreront pas dans la déréliction et ne retrouverons jamais le chemin vers une rencontre plus intime avec Dieu. Ces âmes vivront sans cesse dans la mélancolie de la médiocrité de la vie et leur union à Dieu s’obscurcira jusqu’à devenir un souvenir, — une des nombreuses belles choses à laquelle la vie nous apprendra à renoncer. Seuls ceux qui peuvent accepter la plénitude de la souffrance et la laisser venir à soi sans la refuser, seront purifiés de tout égoïsme et de tout amour propre - et de cela on ne peut se purifier soi - même, car on se chercherait seulement plus subtilement dans l’orgueil spirituel, cependant on doit laisser accomplir la purification dans l’oubli de soi - apprendre à renoncer à sa volonté propre, anéantir aurait dit Maria Petyt, de sorte qu’elle devienne une seule volonté avec la volonté de l’Aimé mystérieux et tout puissant.
Intellectuellement, on sait bien ce que signifie pureté intérieure, dépouillement de toute choses et amour pur, mais autres choses sont la connaissance et les bonnes considérations, et leur constante pratique et leur réalisation.
Car le Bien-Aimé donne à la nature coup sur coup, blessure sur blessure, si bien qu’elle devient comme entièrement forcée à mourir à elle-même, à savoir à l’amour propre et à d’autres propriétés, puisque elle s’attachait et vivait encore subtilement avec les dons de Dieu, bien que je n’en fus pas consciente jusqu’à ce que j’entre dans l’état de mortification et de dépouillement de tout.
Cet état d’abandon accompagné d’une torture corporelle aussi bien que psychique dura bien quatre ou cinq ans, rarement entrecoupé de périodes de repos relatif et de recouvrement du sentiment de la présence de Dieu. De ces années, deux furent cependant appelées les plus affreuses, — la petite Saine Thérèse de Lisieux ne parle-t-elle pas, beaucoup plus près de nous, d’une nuit d’âme de deux ans, dans laquelle elle ne savait plus ce que croire signifiait, et dans laquelle elle se sentait comme placée devant un mur de fer, allant de la terre au ciel ?
La dernière extrémité des tourments intérieurs, des pressions, des angoisses, des sécheresses et délaissements d’esprit durèrent environ deux ans sans recevoir, ou alors peu, de consolations de Dieu et des hommes, ou un raffermissement sensible. Le Ciel me parut fermé, sans percevoir aucune goutte de rosée ou de pluie sur la terre aride de mon âme qui semblait se faner à cause de la sécheresse et disparaître. Il semblait qu’un mur de fer se dressait entre Dieu et mon âme.
La description de l’épreuve physique qui l’affecte semble indiquer un désarroi complet du corps épuisé par la rigueur, accompagné d’une grave névropathie :
Douleurs insupportables du corps, personne ne comprend le genre de douleurs dont je souffre ; quelques-uns pensèrent que cela ne furent pas des douleurs naturelles, car les remèdes naturels n’aidèrent en rien;... il semblait que mon corps était transpercé et percé avec des couteaux et des sabres ; parfois mes viscères semblaient être arrachés du corps avec une grande cruauté ; les Sœurs pleuraient de compassion me voyant plongée dans un tel tourment ; et cela leur coûtait le repos le jour ou la nuit à cause de mes gémissements et parfois à cause des cris en raison des douleurs furieuses dont je fus atteinte.
Cet état la rendait extrêmement irritable :
35 Je ne peux assez m’étonner de la délicatesse que j’avais dans la sensibilité ; une mine contraire à une autre, une parole qui ne fut pas prononcée dans mon sens, une appréhension, une opinion seulement étaient suffisantes pour me blesser intérieurement, m’opprimer et me tourmenter. Cette sombre disposition me donna une grande arrière-pensée que je perdis pour toujours la grâce de Dieu, par ma faute ; car ces impressions m’éprouvèrent le plus rudement... Cela me faisait parfois éclater en sanglots. Cette crainte et cette angoisse démolirent tellement mon corps pendant huit ou dix jours que je semblais bien avoir vieilli de vingt ans. Parfois je me sentais aussi tellement disposée, comme un corps, lequel n’est autre chose qu’une plaie de la tête aux pieds, que des mains armées de fer traitent très âprement et très cruellement... Parfois je me sentais comme pendue entre ciel et terre comme si on m’avait étranglé la gorge ; comme pendue entre deux sabres qui semblaient me transpercer lorsque je voulais me rouler pour trouver quelque repos ou quelque lumière. Très souvent, j’ai été comme conduite sur un lit de douleur où je semblais être allongée dans toutes mes souffrances ; les nerfs de tout le corps étaient crispés ; durant tout ce temps, j’éprouvais une grande angoisse, douleur et souffrance ; la voix se retira et de même peu à peu, le souffle.
Le développement de cette maladie est copieusement décrit dans la première partie de sa biographie (pp. 107-156). Le désarroi physique était accompagné de doute : que cette manière de vivre ne plaisait pas à Dieu et que Dieu ne m’avait pas appelée à ce genre de vie de désespoir : Il me semble que je n’ai pas été attaquée par aucune tentation plus forte et plus longue que celle du désespoir ; d’obsessions de suicide comme suite du désespoir : Je fus tentée pendant un certain temps de me reprendre moi-même la vie ; les moyens et la capacité me furent donnés pour cela, comme si on m’avait dit que veux-tu que la vie t’apporte dans un tel tourment? Choisis plutôt la moindre douleur.
J’étais très fortement tentée de me faire de la peine ; les pensées pusillanimes portaient beaucoup au désespoir, étant très excitée à croire fermement que j’étais rejetée de Dieu dès maintenant jusque dans l’éternité ; qu’il n’y avait plus pour moi aucun secours, remède, ni salut à acquérir ; qu’avec moi tout était fini et perdu ;
Avec de l’aversion et de la répugnance pour la vie religieuse et tout ce qui est spirituel :
J’avais aussi une grande affliction, difficulté et aversion contre notre manière de vivre, comme s’il m’avait été impossible de mener longtemps ma vie ; par-dessus tout, cette longue solitude et le silence m’étaient insupportables ; lorsque je me rendais à notre Cellule, mais cheveux se dressaient à cause de la crainte ; la nature voyait parfois dans les alentours de la cellule, l’imaginant comme une prison douloureuse, de laquelle elle ne peut sortir comme un oiseau qui, enfermé dans une cage contre son gré et son désir, vole çà et là afin de trouver une sortie. J’ai été souvent tentée longtemps de quitter cette place et de prendre la porte en silence. Je ne pourrais exprimer la souffrance et l’affliction que je ressentais dans tous les exercices spirituels... j’avais spécialement beaucoup à souffrir à l’oraison et dans le service de Dieu ; à ce moment me venaient des grossières pensées de blasphème contre Dieu et ses Saints, un cœur sarcastique et méprisant pour le service de Dieu..., une incrédulité dans le saint sacrement de l’Autel : qu’il n’y avait là aucun Dieu, et cela avec des arguments tellement forts qu’on ne pouvait l’exprimer.
Tout ce qu’elle avait auparavant cherché, espéré et aimé, lui semble maintenant irréel, mensonge et illusion. C’est une nuit totale de la certitude humaine qui lui est fidèlement demandée. Cette longue épreuve eut lieu quelque temps après que Maria Petyt se soit offerte elle-même à Dieu pour souffrir et expier pour les péchés des autres hommes. En soi-même cela est une très belle action, montrant une grande générosité et un grand amour, mais elle indique aussi quelque chose d’autre : le témoignage inexprimé que l’on appartient à une catégorie d’âmes meilleures et d’élite. Chez les personnes qui mènent une vie contemplative, cette tendance à s’offrir en victime ne se présente pas si rarement. Elle est en même temps une impulsion à l’héroïsme et une tentation. Les grandes autorités en matière de spiritualité mettent toujours en garde : on ne peut agréer une pareille oblation à une souffrance particulière que dans certains cas exceptionnels. Il arrive cependant, qu’une âme pieuse estime se trouver justement dans une telle situation. Maria Petyt s’était aussi offerte à Dieu pour souffrir pour Lui, à cause d’un vivant besoin de répondre à sa Grâce avec une grande générosité. Sa prière fut exaucée, mais la première conséquence salutaire de cette réponse divine est qu’elle va justement avoir conscience de l’incapacité et de l’impuissance de l’homme. Il n’est pas encore en état d’assurer son propre salut, d’éviter le péché ou de pratiquer la vertu. Comment pourrait-il alors s’engager pour les autres ? Et la mystique apprend comme il se doit, en elle-même, combien elle est désarmée, nécessiteuse et impuissante à accomplir quelque bien. Sa prière est exaucée et elle souffre, — tandis que le premier fruit remarquable de cette souffrance est sa propre purification ; ainsi commence-t-elle à être détachée de sa propre suffisance et elle apprend la vérité sur elle-même, c’est-à-dire elle est humiliée. Dans cette disposition, sa prière peut alors devenir fructueuse pour les autres. Elle a conscience qu’elle fut menée par cette voie ardue et douloureuse pour que
« je sente et expérimente mon impuissance et mon impossibilité pour le bien, mon néant, ma fragilité, mon abjection et ma misère, pour me faire ainsi sombrer fondamentalement et m’établir dans une profonde humilité et connaissance de moi-même, employant pour cela tant de moyens très diversifiés, que je ne valais rien d’autre ou que je devais par cela être profondément anéantie et écrasée. Dans cet état précédant, la grâce semblait élever mon âme, pour voler comme un aigle et contempler le soleil, pour vivre en Dieu comme une créature céleste qui n’a rien de commun avec ce qui est de la terre ; et dans l’état suivant, j’étais devenue comme un vers rampant par terre, retournant à ma nature et dans de milliers de pensées étranges, tourments, doutes et inquiétudes d’âme ; je me sentais aussi comme un vers écrasé et foulé aux pieds, tout à fait impuissant et sans force pour pouvoir s’aider soi-même.
La prière elle-même, la possibilité de prier est encore une grâce imméritée et l’âme ne doit pas seulement prendre conscience, mais doit aussi expérimenter qu’elle est en état de ne produire par ses propres forces aucune simple pensée pieuse ou quelque sentiment ; elle doit éprouver si profondément le Sans Moi, vous ne pouvez rien faire, que cela devienne le fondement et la pierre d’angle de son existence :
Je faisais dans la prière œuvre sur œuvre... mais en vain, car plus d’une fois je me levais de la prière, sans pouvoir obtenir une seule bonne pensée ; et je ne faisais rien d’autre que chercher sans trouver ; le Bien-Aimé m’avait alors tant repris la grâce de la prière que je ne savais plus ce qu’était la prière.
Elle essaye de trouver compréhension et consolation auprès des hommes : non seulement personne ne semble la comprendre, mais les paroles de consolation qu’elle reçoit rendent seulement sa souffrance plus dure :
Il me semblait encore ne pouvoir m’ouvrir à personne, car je trouvais que ma souffrance, mes ténèbres et les tentations en étaient très augmentées ; la souffrance silencieuse est la meilleure ; car tout ce qu’on me disait pour me consoler et me raffermir était déplacé.
De même elle se sent étrangère à son directeur spirituel et il lui semble préférable de mettre fin à l’illusion dans laquelle ils ont vécu tous les deux, au sujet de sa vie spirituelle :
Je sentais parfois à son égard une telle aversion et un tel dégoût, que j’avais horreur de l’écouter, de le voir ou de penser à lui ; une fois je fus tellement dominée par cette lutte que je remerciais publiquement sa Révérence, le remerciant de la place et de l’habit que j’avais reçus et de la peine que sa Révérence s’est donnée pour moi durant tant d’années, étant fermement décidée de le quitter ainsi que la place et l’habit.
Mais je ne comprenais pas bien ici la Providence Divine et je découvrais les merveilles de sa Sagesse et de sa bonté dans cette façon de traiter l’âme, pour l’amener à une connaissance claire et expérimentale d’elle-même, de son propre néant.
De plus, je devais accomplir le temps, et mourir d’une mort si dure, comme le Bien-Aimé l’avais ordonné ; par laquelle j’arrivais à la connaissance que tous nos efforts et nos travaux sont très insuffisants si le Bien-Aimé ne met la main au travail par sa grâce ; que, en fait et en vérité, nous devons confesser que notre suffisance provient exclusivement de Dieu.
Nous devons nous arrêter ici à une remarque de l’auteur, que nous retrouvons rarement exprimée explicitement et clairement dans la doctrine des auteurs mystiques, et qui pourtant n’est pas dépourvue d’importance. En raison de la purification de la nuit intérieure qu’elle traverse, l’âme apprend à ne pas s’attacher aux dons de Dieu au lieu de s’attacher à Dieu. Tous les auteurs mystiques s’accordent là-dessus, mais ils rappellent cette règle (et plus encore ceux qui, après eux, se consacrent à l’étude de la spiritualité) avec tant d’insistance sur la première partie qu’on remarque à peine l’existence de la seconde à la place de Dieu. Sans la pleine force de cette deuxième partie, la première devient dangereuse comme règle de conduite pour la vie de l’âme ; si on voulait l’appliquer absolument, on arriverait à une spiritualité plus stoïcienne que chrétienne. Comme si on ne devait pas estimer les grâces d’oraison exceptionnelles, les apprécier, les utiliser avec reconnaissance, comme si on devait même les traiter avec négligence ou avec un léger mépris. — De plus, ce n’est pas ainsi qu’apparaît des écrits, et bien davantage de leur vie, la grande estime que les mystiques avaient pour ces dons selon leur juste valeur, et la manière dont ils s’appuyaient sur eux, non pas à la place de Dieu, mais pour y adhérer d’autant plus fidèlement. De Hadewych à sainte Thérèse d’Avila, de saint François d’Assise à saint Ignace de Loyola, chez tous, nous remarquons la grande considération de ces dons et le rôle important qu’ils leur reconnaissent dans leur vie spirituelle. L’exemple de saint Ignace de Loyola qu’on ne peut certainement taxer d’exaltation pour une sensiblerie pieuse ni à une poursuite d’étranges illusions, est à cet égard très instructif. À la fin de sa vie, saint Ignace a brûlé son journal spirituel. Cependant, par inadvertance, quelques pages particulièrement serrées échappèrent à la destruction. Elles datent de la période à laquelle saint Ignace rédigeait les Constitutions pour son Ordre ; la décision de savoir si une règle qu’il était en train de méditer et rédiger, était bonne et si elle valait la peine d’être reprise dans les Constitutions lui faisait verser beaucoup de larmes lors de la célébration de la Sainte Messe. Il pleura de façon répétée et abondante jusqu’à ce qu’il trouva la règle bonne ; si les larmes et la dévotion ressentie n’arrivaient pas, alors la règle était inapte. Cela dit assez l’importance qu’il attachait aux grâces exceptionnelles de consolation qu’il trouvait dans l’oraison. Cela ne signifie nullement qu’il s’attachait aux grâces de Dieu à la place de Dieu.
38 Notre mystique flamande est à notre connaissance, l’un des rares auteurs qui affirment clairement le nécessaire détachement de toute satisfaction dans la jouissance des dons de Dieu et en même temps la valeur inestimable de ces dons :
Ces dons sont pour elle (c’est-à-dire l’âme)... très utiles et très profitables ; elle avance par eux très fort, aussi longtemps que Dieu la laisse dans cet état, et ne la pousse pas ni ne la rend apte à un état plus parfait ; et lorsque Dieu la rend apte à la mener par des voies plus hautes et exceptionnelles, et que le temps est maintenant arrivé de la mettre dans la nuit obscure de l’âme, dans la privation et le détachement de tout secours sensible et influence de la grâce de Dieu ; il reste toujours quelque chose des dons gratuits passés, qui adhère à l’âme, qui tient ses affections si-sevrées et si mortifiées qu’elle ne peut se tourner avec aucun plaisir ni satisfaction vers aucune créature ou vers quelque chose de créé.
C’est pourquoi, lorsque ces faveurs, etc. divines sont accordées, elle doit les estimer beaucoup pour en rendre grâces à Dieu, les recevoir avec humilité et les conserver avec une fidèle circonspection et coopération.
Maria Petyt a appris à se dépouiller de tout appui et de toute certitude expérimentale sur laquelle la nature pourrait se reposer et s’accrocher ; non seulement intellectuellement ou dans une série de pratiques de vertus, mais dans un état fondamental et permanent. Elle apprend à adhérer à Dieu avec cette profonde résignation réelle, qui prend racine dans le fond de l’âme, se fusionne avec son être et en devient comme la forme inextirpable :
En premier lieu je me trouve plongée dans une profonde connaissance de mon propre néant ; le peu d’affection et la défiance que j’ai de moi-même et la confiance en Dieu est évidemment plus grande ; ... je pense que l’esprit est déjà plus dépouillé de toute attache ou conversion ou affection au créé, ainsi qu’aux créatures surnaturelles, de sorte que j’ai Dieu pour objet de façon beaucoup plus dénudée et essentielle, c’est-à-dire selon son Être et non selon ses dons. La subtile recherche de soi-même et l’amour propre de la nature sont en grande partie mortifiés ; ce qui est oser et s’abandonner plus en Dieu.
Lentement seulement la nuit de l’âme s’éclaire pour un repos dans une union plus ferme à Dieu :
Je demeurais encore ainsi pendant un temps très long dans un état d’âme aride et de déréliction ; bien qu’entre-temps je fusse visitée par le Bien-Aimé par des grâces fortifiantes et sensibles ou senties... parfois seulement passagères, parfois plus durables ; comme lorsque je vis le chemin et l’accès à Dieu si clairement ouverts qu’absolument rien ne semblait s’interposer entre Dieu et mon âme. C’était en moi comme un jour clair ; je pensais qu’il ne ferait plus nuit ; mais je me suis trompée, car très vite revinrent le brouillard et de sombres nuages.
Dans la période d’équilibre intérieur restaurateur, elle ne peut se laisser aller à suivre une invitation intérieure ou inspiration ; elle doit se laisser guider par une vue fondamentalement rationnelle, tandis que seule l’étincelle de la bonne volonté demeure établie en Dieu :
Lorsque la fin de cet état antérieur commença à s’approcher, je ne me trouvais ainsi ni dans les ténèbres ni dans la lumière, mais comme dans l’aurore, entre la lumière et les ténèbres... ; de sorte cependant que je ne fus pas conduite par cette petite lumière à accomplir ce que je devais faire ou omettre selon la volonté de Dieu ; mais j’étais conduite seulement par la lumière de la raison qui est ténèbres, suffisante pour connaître ce que le Bien-Aimé voulait que j’accomplisse ou omette en ce moment.
Il ne restait qu’une subtile étincelle ou une force qui, cachée et secrète dans le tréfonds, travaille à la conversion et à l’adhésion à Dieu, vraiment dans une foi nue, très spirituelle, abstraite et insensible.
Désormais, elle ne reconnaîtra pas seulement son impuissance : mais sa propre petitesse et son impuissance deviendront source d’une immersion et d’une union plus profonde à Dieu dont ceux qui ne l’expérimentent pas ne peuvent se douter :
Je suis intérieurement instruite comment je dois me prendre moi-même ainsi que toutes les créatures comme entièrement anéanties en Dieu, et ainsi utiliser les créatures... comme toute absorbées dans la clarté infinie de l’Être divin... Ensuite dans l’oraison, j’ai été conduite par l’esprit dans une profonde solitude intérieure et désert d’esprit, très détachée de moi-même et de toute perception des créatures. Alors le fruit que cet esprit humilié produisit en moi était, il me semblait, une volonté et une non-volonté encore plus parfaite avec Dieu, en toutes choses, tant en ce qui me concernait ou qui concernait autrui, qu’en ce qui allait avec moi ou contre moi, tant dans l’amertume que dans la douceur ; ... à mon avis, je n’ai jamais pratiqué auparavant un tel degré de conformité ou de meilleure union de volonté avec Dieu.
Finalement, de cette compréhension mûrie dans l’expérience d’une longue purification, grandit une expérience qui appartient aux caractéristiques les plus remarquables de la mystique de Maria Petyt : son expérience de l’anéantissement. La doctrine de l’anéantissement mystique revient comme leitmotiv dans toutes les phases de sa vie. Les pages qu’elle y consacre appartiennent aussi aux plus belles de ses écrits :
Il me semble maintenant que ma demeure était établie dans une vallée très profonde, comme dans une humiliation, un mépris, une défiance et anéantissement réel de moi-même.
De même que dans les années précédentes, je montais comme par degrés dans des illuminations de pureté intérieure, de connaissances de Dieu, d’élévations d’âme, d’ascensions d’esprit par un amour brûlant et consumant et par d’autres considérations ; de même, je semblais descendre et sombrer par des degrés vers le bas, non pas dans la créature, le péché ou la nature, mais toujours par une nouvelle connaissance d’un anéantissement plus grand, d’un enfoncement plus profond et une connaissance plus fondamentale de mon indignité. Dans cet anéantissement de moi-même, dans cet enfoncement et cette descente abyssale, je me sentais comme insatiable ; plus je sombrais profondément dans mon néant et établissait ma demeure dans ce vide, et plus je m’y tenais tout le temps et je sentais une propension à sombrer de plus en plus profondément ;... Car cette grâce, cet humble fond m’établirent dans une voie tellement sûre pour aller à Dieu, qu’il ne pouvait y avoir aucune arrière-pensée, ombre illusions ou erreur.
Mais ce qui est admirable, c’est qu’une âme si petite et si anéantie demeure si tranquille et si satisfaite dans tous les cas ; un néant ne se trouble pas ; â un néant, on ne peut médire ou nuire ; on ne peut priver un néant de rien ni l’injurier ; un néant n’a rien â prétendre ou â se plaindre sur quoi que ce soit ; un néant ne connaît, ni ne veut, ni ne possède ceci ou cela ; un néant ne se soucie pas pour lui - même ; ce néant est insensible à toutes choses ! Oh, quel grand bien possède celui qui peut obtenir la possession de son propre néant !
40 La conscience du néant humain est le chemin vers la vérité de la connaissance de soi-même, c’est-à-dire vers l’humilité :
Ce fond d’humilité trouve son origine principale dans la claire connaissance de mon propre néant, qu’en moi et que de moi je ne suis rien sinon un pur néant ; laquelle connaissance demeurant comme réellement en moi, comme si elle m’imprégnait, me tire à une profonde et douce humilité de cœur.
Dieu Lui-même la conduit par cette conscience à des grâces d’oraison plus profondes :
Vous devez être morte à toutes les créatures et je dois vivre seul ; vous devez être un rien, et Moi le Tout. Il résulte également de cette absorption une pure union à Dieu et un regard presque continuel et intérieur sur Dieu,... bien que l’âme, dans cette sorte de détachement y mette très peu du sien et subisse habituellement les actions de Dieu ; de sorte qu’elle demeure comme engloutie et anéantie en Dieu, avec une grande aliénation d’elle-même ; mais lorsque cette action n’est pas aussi forte et que l’âme est laissée plus à elle-même, elle persévère alors aussi dans ce détachement, se tenant silencieusement occupée à un simple et tranquille anéantissement d’elle-même et de toutes les créatures dans l’Être divin indéfini et infini.
En 1671, elle écrit dans une expérience approfondie et enrichie de cette spiritualité de l’anéantissement :
C’est mon état d’âme ordinaire dans lequel je jouis d’une paix et d’un repos divins inexprimables qui semblent ne pouvoir être perturbés ou brisés par aucune affaire ; parce que je suis si réellement fondée dans mon Néant, et parce que j’ai réellement un seul et même vouloir et non vouloir avec Dieu.
Comme synthèse de tout ce que l’anéantissement mystique a apporté à son âme, on pourrait en citer en conclusion cette confession pratique (de la même année) :
Je contemple Dieu dans des ténèbres ou obscurité dans mon fond, dans un repos tranquille ou silence de toutes les puissances de l’âme, au moyen d’un regard de l’esprit très simple et très intérieur. Ce regard est plus passif qu’actif ; toute la connaissance que j’ai reçue de Dieu dans cette oraison, c’est une négation et un non-savoir de tout ce que l’esprit humain connaît ou sait de Dieu, et l’esprit se plonge dans l’abîme caché de cet Être inconnaissable, avec un anéantissement complet de soi-même et de tout ce qui le touche, dans cet Être, par lequel anéantissement et disparition dans le Tout, l’âme devient un avec le Tout.
L’union affective à laquelle Maria Petyt fut conduite, dans une adhésion obscure à l’Être sans image de Dieu, le sombrement et l’engloutissement dans le Tout divin, dans l’abîme caché par une contemplation qui est une négation et ignorance, apporte avec soi un grand bonheur, car l’âme se sait directement unie à Dieu par la volonté : et cette conscience de sa présence est une expérience si envahissante, que dans une vie d’amour consumant extatique, on ne peut encore se tourner que vers Dieu et essayer de s’établir dans l’union d’amour. La flamme de la vie mystique d’amour non acquise par le travail de la sensibilité humaine, mais par une manifestation directe de l’amour de Dieu en lui, excède d’abord ce que la nature pourrait supporter : elle se manifeste comme une touche volatile, un bouleversement passager qui fait sombrer l’homme et l’attire irrésistiblement à Dieu, tant cela dépasse tout ce que l’amour humain pourrait rêver en intensité. Nous anciens mystiques flamands l’appelaient gherinen de Dieu, Maria Petyt l’appelle une touche.
Son regard toucha mon cœur, y causant une nouvelle tendresse d’amour pour Lui... Ces manifestations se passaient chaque fois rapidement, comme en passant. Oh combien facilement ce fond anéanti est englouti par Dieu, oh combien doucement cette âme respire en Dieu,... oh combien de divines aspirations d’esprit, attouchements, rencontres et baisers d’amour n’arrivent pas à cette âme.
Cet amour, dans la mesure où il comble l’âme ébranle d’une façon certaine l’équilibre des puissances humaines : la mystique se sent incapable de fixer son attention sur quelque chose en dehors d’elle, d’étranger ; le corps également subit l’impact de l’expérience envahissante de l’âme et se sent écrouler, dépérir. C’est la première période de l’union pleinement affective qui porte l’homme hors de lui-même, le rend distrait et inapte pour le commerce extérieur :
Lequel rapport aimable n’était autre chose qu’une aimable conversion ou une œuvre d’amour pour Lui,... sans paroles, avec un doux mouvement du cœur et un épanchement d’amour sortant du plus profond de l’esprit ; je ne peux exprimer ici ce qui arrive ensuite ; ... ce désir est si charmant et si attrayant que mon cœur défaille presque d’amour. Parfois une bonne partie de la journée, il me semble de façon sensible et perceptible et effectivement, avoir ma demeure et le repos dans le Saint Côté et dans le Cœur de Jésus : l’âme jouit ici d’une grande consolation et une grande solitude avec une aliénation extérieure ordinaire des créatures et de soi-même ; l’âme est alors portée à parler faiblement et à s’écrouler à cause de la tendresse de l’affection ; je suis alors comme un enfant naïf qui ne peut que mal utiliser sa mémoire pour quelque chose d’extérieur. Cette vue, cette manifestation du Cœur aimant du Bien-Aimé cause en moi une blessure d’amour réciproque, avec une effusion de douces larmes, allant jusqu’à l’affaissement.
Sous cette expérience d’amour, l’esprit se dresse maintenant passionné et se plonge à nouveau dans un don fusionnant :
Dans l’oraison, je n’ai d’autre souci que de jouir de sa douce compagnie dans une absorption d’amour ; parfois avec une élévation d’esprit, à moins que, peut-être, je ne doive demeurer dans une intériorité plus profonde et une adhésion plus intérieure dans la Divinité immense et sans image, avec une disparition et liquéfaction en elle. — Je ne pourrais montrer à personne, ni expliquer tout ce que le foi) Bien-Aimé... m’a fait goûter... de cette prise de l’âme en Dieu, des extases et semi-ravissements en Lui ; comment mon esprit rencontra l’Esprit divin, et l’un fut dans l’autre, saisi, perdu, englouti, et uni l’un à l’autre ; comment j’expérimentais presque continuellement que mon esprit, mes puissances et mes sens sont remplis et absorbés de Dieu de manière perceptible bien plus qu’une éponge dans l’eau ; comment mon esprit se tient élevé et ouvert dans une si grande pureté et sans mélange, comme l’air clair, subtil et extrêmement pur se tient ouvert devant le soleil, capable d’être, sans empêchement, irradié par lui, de recevoir sa chaleur et ses impressions et de devenir une seule lumière avec lui. Ce doux Amant alluma mon âme avec le feu brûlant de son amour, transperçant mon cœur de tous les côtés avec des dards... Cet incendie d’amour dont parfois mon âme déborde, me fait être comme insensée, de sorte que je courrai comme bien enivrée et crierais partout comme notre Sainte Madeleine de Pazzi : o amour ! ô amour ! viens tout entier et aime l’amour : mon cœur semble éclater à cause de la violence de l’amour, particulièrement lorsque j’entends parler de l’amour dans les sermons, entendant seulement le mot amour, je suis si altérée dans mon corps que les membres tremblent : le cœur se soulève ; le feu intérieur s’enflamme vers le haut et conduit l’âme comme au-dessus d’elle-même ; le feu d’amour s’étend par tout le corps et par toutes ses parties d’une manière extraordinaire, ouvre les pores et la sueur coule de partout... Je ne pourrais aucunement expliquer à qui que ce soif, n/montrer la douceur et le plaisir que mon âme goûte lorsque je reçois ces dards d’amour.
Pour une expérience d’amour si écrasante les mystiques font nécessairement appel à des images tirées de la vie humaine, pour esquisser un peu ce qu’ils éprouvent. Maria Petyt de même appelle cet envahissement subit et cette élévation d’amour un baiser d’amour, en même temps, elle en donne une description limpide : toujours et partout, l’âme peut rencontrer cet amour dans toutes les créatures, comme elle-même, dans la force de cette ardeur d’amour, embrasse toutes les créatures avec Dieu :
Voici que mon Époux Jésus apparut dans cette lumière, me donnant un doux et aimable baiser ; en le voyant ; mon cœur perçut très sensiblement un attrait comme je n’en ai jamais ressenti, et je fus élevée comme au-dessus de moi-même dans mon esprit, immobile de corps pendant un certain temps ; cet attrait d’esprit était plus violent qu’à l’ordinaire ; la vue en fut aussi retirée avec le danger de confusion ; car mes membres avaient perdu leur habileté ordinaire à se mouvoir ; je devais me faire violence par me rendre à notre place ordinaire pour l’oraison.
... Je perçois un peu plus clairement le baiser du Bien-Aimé que de plus ; je pourrais expliquer maintenant un peu plus précisément si cela était nécessaire ; mais en un mot, il ne semble pas que cela soit autre chose qu’une rencontre perceptible ou manifestation du Bien-Aimé, et une très aimable conjonction de Lui à l’âme aimante ; une telle âme reçoit et donne dans toutes les créatures un doux baiser d’amour qui lui cause une consolation très grande et très intime, blessant le cœur d’un amour tendre et tourmentant.
Mais lorsque l’âme se sent consumée, épuisée par une expérience trop intense ou fatiguée par trop de travaux dans une fidèle persévérance, ce même amour revêt alors une autre forme, mais sans disparaître ; et il devient comme un repos restaurateur pour l’âme, un sommeil d’amour mystique :
Une plus grande solitude, simplicité et intériorité qui apporte avec elle un oubli subit, une perte de moi-même et de tout ce qui hors de moi, étant dans un état comme absorbé par l’immensité de Dieu, de la même manière qu’une petite étincelle jetée dans un grand feu devient invisible.
Ce fut un engloutissement et une perte heureuse ; il m’aurait été bon de pouvoir y demeurer toujours... Un grand silence profond et intime règne dans l’homme intérieur et extérieur, dans les puissances sensibles et intellectuelles, particulièrement au moment de l’oraison : ce silence intérieur est un doux repos ou repos d’amour en Dieu.
Peu à peu, la nature humaine, d’abord désemparée par la surprise de cette forte expérience, semble s’adapter et pouvoir supporter l’ardeur de l’amour. Elle retrouve son équilibre à un niveau supérieur. À la place d’être aliénée, sans attention pour l’extérieur, parfois même écroulée et sans puissance, Maria Petyt apprend, pour ainsi dire, la vie sur un double plan, avec une double conscience : tandis que le lien d’amour la saisit entièrement, elle peut cependant accomplir les actes d’une activité humaine normale. Dans une sphère plus profonde de sa conscience, elle vit simplement et seulement pour son amour :
En ce qui concerne la deuxième question de sa Révérence, à savoir comment se passe durant la journée notre union à Dieu, en dehors de l’oraison ; c’est, me semble-t-il, une union de l’âme avec son Bien-Aimé ; laquelle union conclut en elle une très grande adhésion au Bien éternel, incréé et suprême, avec un ferme lien d’amour avec Lui ; de sorte que l’âme accomplit alors toutes ses œuvres avec Dieu et Dieu avec elle.
Il me semble bien que l’âme est prise alors d’une certaine manière en Dieu et mue par Lui, mais pas aussi parfaitement comme au temps de l’oraison ; de même que l’esprit jouit aussi de la proximité immédiate de Dieu (comme il semble), par le fait que les objets corporels et sensibles n’entrent pas dans l’esprit, mais restent dans les puissances inférieures, où l’esprit n’a sur elles aucune réflexion ; et de même ils ne constituent aucun intermédiaire entre l’esprit et Dieu ; je suis ordinairement dans un tel état d’union et de satisfaction en dehors de l’oraison.
Bien qu’elle soit entraînée dans le transport d’amour, Maria Petyt ne perd plus désormais son application à la vie courante : tandis qu’elle est submergée par l’amour, livrée toujours plus passivement, celui-ci se charge de plus en plus de l’opération des puissances mêmes. Maria Petyt expérimente ce fait : comme si Dieu commençait à tout accomplir en elle, pendant qu’elle demeure absorbée en Lui :
[Il veut] m’attirer par le chemin d’un amour intime et consumant et de douce familiarité et commerce avec Lui ; l’amour consumant opère en moi très silencieusement par des flammes ardentes, qui m’unissent à mon Bien-Aimé comme en me brûlant et me consumant ; je ne fais rien d’autre que d’aimer, mon cœur et tout mon intérieur sont constamment comme un charbon ardent ; ce feu d’amour brûle continuellement sans que je me soucie de mon côté d’y apporter quelque aliment pour le maintenir en feu ; la présence intérieure et la contemplation continuelle du Bien-Aimé donnent une nourriture continuelle à ce feu, de sorte qu’il ne faiblit et ne s’éteint jamais. Ce feu d’amour semble me brûler et me consumer dans le Bien-Aimé sans pour autant que les forces corporelles diminuent, car c’est un feu nourrissant qui semble aussi fortifier et entretenir le corps. Toute l’âme est devenue comme un feu et transformée en amour. Cependant ce doux feu d’amour consumant ne cause aucune défaillance ni débilité ; mais c’est plutôt un feu nourrissant par lequel je fus renforcée dans l’âme et dans le corps.
Dans cette sorte d’union, je perdis rarement l’usage complet de mes sens et de mes membres... ; mais l’âme demeure libre et habile à tout ; car l’esprit opérant du Christ possède alors l’âme et accomplit par elle tout ce qu’il désire. Dieu a pris en Lui tout mon être, le mouvant lui-même, le gouvernant, le possédant et le prévenant de toute corruption de la nature. En dehors de l’oraison, l’âme semble être comme conduite par la main du Bien-Aimé à l’accomplissement de ses désirs, pour tout faire ou omettre ; comme si un Époux tenait son Épouse par la main et la conduisait : cela arrive par une douce et amicale considération et par une perception vivante dans l’esprit, avec une délicatesse et un divin attouchement d’amour. Oh si on savait et si on voyait le feu alors enfermé dans mon cœur ; l’amour y brûle comme un flambeau, mais très doucement et fortement.
L’auteur fait ici justement remarquer que rien n’aide tant l’homme à accomplir la volonté de Dieu et de poursuivre la sainteté que d’être mû par le motif de l’amour :
Certes, là où ce feu d’amour fait son entrée, là s’accomplissent de grandes choses, en peu de temps l’homme devient très divin et très surnaturel.
Elle rappelle de nouveau : puisqu’il a été dit que l’homme ne doit pas s’attacher aux dons de Dieu à la place de Dieu, les auteurs de livres de spiritualité, qui sans doute n’ont pas connu l’expérience positive de l’entraînement mystique de l’amour et qui fixent d’avance leur attention sur l’aspect négatif de l’ascèse, semblent alors conseiller de ne pas faire cas d’un tel amour et de le laisser passer. Et elle parle très expressément en se rapportant à l’expérience quotidienne :
Le Bien-Aimé m’a appris et m’a recommandé d’écrire le mal que certains font en voulant donner des règles générales aux âmes qui s’essayent dans le sens le plus pur à la perfection et à l’oraison de quiétude, qui doivent définitivement exclure, rejeter, mortifier et anéantir toutes les affections
44 sensibles, tendresses et emportements d’amour et le jeu des forces sensibles parce qu’ils jugent tout cela comme trop imparfait et trop actif pour les âmes contemplatives et unies à Dieu, pensant que par un tel empêchement, elles sont frustrées et éloignées de l’adhésion immédiate à Dieu et amenées ou maintenues dans la nature ; ce sont de beaux prétextes qui ont une couleur libre ; de tels maîtres ne comprennent pas bien ce qu’est l’état spirituel sous la libre motion du Saint-Esprit ; car là où le Saint-Esprit est le maître absolu et le Seigneur dans l’âme, il y opère aussi bien dans les puissances inférieures que supérieures, tantôt d’une manière, tantôt d’une autre, comme il Lui plaît ; car parfois Il veut être servi et aimé de toutes les puissances de l’âme comme chez les Bienheureux au Ciel.
La direction fausse d’une ascèse dirigée négativement peu alors causer ici beaucoup de mal, tuer la nouvelle vie au lieu de la soutenir et tenir les âmes éloignées de Dieu au lieu de les conduire à Lui :
De plus ces maîtres, par leurs règles, commandent à ces âmes de résister au Saint-Esprit qui était d’avis de rendre ces âmes fertiles en bien des choses, par ses inspirations intérieures, de les nourrir par une nourriture surnaturelle de pieuses motions et d’opérer en elles des expansions et des extases d’amour, çà et là, avec une aisance complète et sainte liberté d’esprit : je crois que de tels maîtres sont cause de ce que beaucoup d’âmes se trouvent souvent très arides ; car ils leur conseillent de boucher les conduites par lesquelles les eaux vivifiantes du Saint-Esprit leur sont versées.
Dans la description de leur bonheur dans l’amour et l’union, les mystiques ne connaissent souvent aucune mesure ; ils savent les mots humains insuffisants pour l’exprimer et ils essayent de le faire par des termes toujours plus forts. Depuis saint JEAN de la CROIX, on désigne souvent cette phase de la vie mystique par le mariage spirituel ; terme qui peut causer une certaine confusion. Les mystiques, qui purent expérimenter cette union à Dieu dont on vient de parler, décrivent souvent leur état comme l’union la plus haute avec Dieu sur cette terre : dans un certain sens, précisément, car, avant que Dieu donne à l’esprit une nouvelle grâce inimaginable, l’homme ne pouvait avoir conscience ni penser que ses puissances sur terre puissent être appelées à une activité plus haute par une transformation. L’union qui suit, désignée dans la littérature classique par le terme technique d’unio transformans, mérite plus le nom de mariage mystique que l’expérience d’amour décrite ici. Le mot mariage ne sert pas seulement à rendre l’intimité de la raison d’amour, mais aussi l’accomplissement d’un nouvel être dans lequel deux sont en un, ainsi que la permanence de cette union. Dans la littérature médiévale flamande, la terminologie du mariage mystique — brulocht — était seulement utilisée pour les plus hauts états de la vie mystique. Maria Petyt cependant, vit au XVIIe siècle : ses expressions sur le mariage spirituel sont nombreuses, mais souvent ne sont qu’une image de l’intensité de l’amour décrit plus haut. Jusqu’où a-t-elle connu le mariage mystique, dans la signification précise et technique de ce mot, nous le verrons au chapitre suivant.
L’union affective à Dieu, dans laquelle l’homme perd toute activité intellectuelle, n’est pas de cette nature qu’elle le pacifie de façon permanente. L’esprit n’est pas seulement doué de volonté, mais aussi d’intelligence ; et ces deux facultés ne sont pas séparées en lui comme deux entités différentes : ce sont deux aspects différents d’un seul et même acte d’esprit.
Pour l’intelligence, Dieu demeurait ténèbres. Plus grande sera l’expérience de bonheur dans la possession affective, plus grand sera aussi le sentiment que Dieu nous dépasse et nous échappe infiniment. D’autant plus grands aussi seront la perte et le désir, malgré tout le rassasiement. L’intelligence ne peut s’avancer davantage vers la lumière. Et la volonté qui se sent unie directement à Dieu, ne peut reprendre la tâche de l’autre faculté, même si elle progresse sans intelligence et au-dessus de l’entendement, sous l’élan de l’âme soupirant ardemment après une plus grande possession et conquête, à un amour contemplatif et aimant. Dieu est le grand Amant, mais il reste toujours Ténèbres inconnues. Il répondra finalement à cette aspiration à la lumière. De quelle nature sera cette grâce et comment se manifestera-t-elle dans la vie mystique ?
Pour comprendre notre auteur, il sera nécessaire, avant de parcourir son œuvre, de toucher un point de la théologie mystique. Selon les théologiens contemporains qui font le plus autorité, les grâces extraordinaires de contemplation que Dieu infuse dès maintenant à l’âme ne sont pas un nouvel être essentiellement miraculeux, différent de la vie ordinaire de la grâce. Elles sont cette vie de la grâce elle-même et le nouveau don de Dieu consiste en ceci qu’il permet à l’homme de devenir plus profondément conscient de cette vie de la grâce.
R. GARRIGOU-LAGRANGE, O. P. attribue le développement de la vie mystique à l’opération particulière des dons du Saint-Esprit que possède tout homme en état de grâce, mais qui ne se manifestent spécialement que chez les mystiques. Il s’appuie ici (en dehors des considérations purement théologiques qui sont très belles, mais pas du tout convaincantes) sur le témoignage de nombreux mystiques qui en effet, attribuent cette nouvelle contemplation de la présence de Dieu aux dons du Saint-Esprit. Cependant, à la lecture attentive des écrits mystiques, rien de plus n’apparaît que l’utilisation par les auteurs de cette attribution comme un pieux procédé, seulement littéraire et didactique, dans lequel ils assignent à chaque nouvelle grâce mystique un autre don du Saint-Esprit, — tout comme ils utilisent l’image des sept degrés, des douze heures ou des demeures successives d’un château, et non pas comme une affirmation de la structure ontologique fondamentale de leur expérience.
C’est pourquoi nous préférons suivre ici la théologie de la mystique de L. REYPENS, S. J., qui donne â ces hautes grâces mystiques leur place à l’intérieur de la vie de la foi : elles en sont des manifestations exceptionnelles c’est-à-dire qui se produisent rarement, mais qui dans leur être, n’en sont pas différentes. En définitive, elles en sont des manifestations normales. Toutes les grâces mystiques en deçà de la vision béatifique au ciel ne sont rien d’autre que la croissance dans la conscience de la foi que chaque fidèle possède. Par la vie de la grâce, Dieu recrée notre nature et nous rend participants de la nature divine. Il recrée aussi nos puissances afin d’opérer selon cette nature nouvelle et la réaliser. Par la foi, l’intelligence humaine est éclairée et l’homme se trouve en état de connaître Dieu en s’appuyant sur son autorité et son témoignage. La connaissance commune de toi, appelée à arriver à la croissance parfaite dans l’état de gloire, fait bien connaître Dieu à l’homme dans l’état de voie, mais indirectement, dans un medium quo — médiatement (vermiddelt) dans la langue de notre mystique —, par la voie des concepts analogiques. L’homme atteint Dieu vraiment directement, — immédiatement (onvermiddelt) — par la charité infusée dans la volonté, par son union intime avec ce qui demeure précisément caché dans la foi. Cette union n’est jamais parfaite — de là l’insatisfaction — parce qu’elle est une fusion avec un inconnu, un non-perçu. C’est pourquoi l’intelligence est propulsée à une forme de connaissance qu’elle ne peut atteindre aussi longtemps qu’elle ne s’est pas libérée de son union à la matière et ainsi au caractère successif, limité par l’espace et le temps, de son activité. La limite à laquelle elle aspire dans ses actes successifs est l’intuition. De sa propre force, elle doit y renoncer, mais Dieu peut la lui accorder dans la contemplation mystique de Lui-même. Aussi cette nouvelle forme de connaissance demeurera essentiellement une connaissance de foi, s’appuyant sur l’autorité et le témoignage. Cependant, ce témoignage ne se sert plus ici du langage des concepts — limitation qui provient de lien spatial de la faculté, ni du raisonnement, limitation provenant de son lien temporel. Ce témoignage fait que l’intelligence contemple immédiatement l’œuvre de Dieu dans l’âme. Maria Petyt également place formellement sur le plan de la vie de la foi cette expérience mystique, c’est-à-dire la contemplation de l’Un divin :
46 Oh, quel ciel glorieux je porte dans mon cœur ! Oh, si on voyait comme moi le trésor enfermé dans mon cœur ! Mais voilà, ce trésor est renfermé dans le cœur de tout fidèle en état de grâce ; et cependant la plupart ne voient ni ne savent qu’un tel trésor est caché en eux.
L’intelligence éclairée par la lumière divine voit alors dans le fond de l’âme, ce fond essentiel comme une image de Dieu ; parce qu’elle voit que la vie de la grâce est une impression de l’image de Dieu faite par Lui à l’âme, — Maria Petyt utilise passagèrement le mot le plus proche et comme synonyme de illumination. Dans cette impression l’homme est un avec Celui qui la fait et l’intellect illuminé contemple le fond essentiel pour autant que celui-ci soit l’image de Dieu constamment réimprimée.
Cet état mystique, tel qu’il est décrit par les classiques de la Mystique des Pays-Bas, correspond plus ou moins avec ce que POULAIN décrit comme étant l’union pleine. L’homme ne peut plus trouver aucun nom pour ce qu’il contemple ainsi : c’est une fixation du regard au-dessus de la raison, dans une simple lumière, plongé en Dieu et toujours plongeant comme dans une profondeur sans fond et dans un désert sauvage. (note)
(note) Bien que ce terme de Maria Petyt et des anciens mystiques néerlandais ne soit pas imprégné du langage technique de l’épistémologie philosophique, il a clairement conservé pour nous son caractère d’image, comme p. ex. les termes d’intuition, concept ou expression. Nous parlons cependant spécialement d’impression dans la vie sensitive et dans l’expérience esthétique. De là un danger certain que nous ne prenions ces termes dans leur sens purement spirituel, c’est-à — dire dans une signification active. Maria Petyt ne se le représente pas comme si quelque chose de matériel était mélangé à l’activité de la grâce, ainsi non plus que. lorsque Dieu a imprimé son image dans l’âme, l’âme conserverait alors l’image imprimée tout comme est conservée l’image d’un timbre. Elle comprend au contraire ce mot comme une activité continuelle, comme une nouvelle communication permanente de Dieu à elle-même : cette impression n’existe pas sauf dans son actuation surnaturelle ininterrompue.
Tout comme l’amour unitif se manifeste au début par une touche, un attouchement, cette contemplation de Dieu apparaît ainsi comme un rayon passager, comme si Dieu voulait épargner la nature humaine et ne pas trop la désemparer par cette expérience nouvelle et dépassant la force des puissances :
Pendant six ans, il m’a été donné de pouvoir contempler un petit rayon de le beauté de l’Être divin à l’intérieur de mon âme ; desquels rayon et contemplation je suis parvenue à la connaissance de la merveilleuse et inexprimable joie, jouissance et du bonheur rassasiant dont les bienheureux jouissent en raison de la vue de cet Être divin sur-beau, sur-jouissant et sur-aimable ; à cause de cela, je devins si assoiffée de pouvoir jouir avec eux du même face à face, tout à fait dépourvue de l’obscurité de la foi,... qu’aucune chose n’était plus à même de me plaire en cette vie... Je vis ici clairement ce que dit le St Prophète David, que Dieu est revêtu de lumière comme d’un habit. Parfois, un rayon ou une lumière divine qui me manifeste de la même façon la face sans image de Dieu et qui m’attire encore plus profondément, apparaît subtilement et clairement comme dans Je fond le plus intime.
Dieu est alors constamment contemplé comme l’Un, comme Lumière, — mais d’une telle richesse que les mots humains peuvent à peine en désigner, et a fortiori, en exprimer quelque chose ; ainsi Maria Petyt en arrive à utiliser quelques fois des expressions qu’on pourrait croire tintées de panthéisme si elles sont arrachées de leur contexte :
Je vis mon esprit très semblable à Dieu et un avec Lui, d’une part, par la force d’un amour unitif, d’autre part aussi parce que je vis clairement que notre âme est créée à l’image et à la ressemblance de Dieu ; mais peu le comprennent, sauf ceux qui sont spécialement éclairés de Dieu.
Oh, quelle pureté d’esprit inexprimable m’est représentée et qui est demandée dans l’état présent d’union ou de vie réelle en Dieu ; j’en éprouve parfois quelque chose perceptiblement ; et cela est tel que tous mes exercices antérieurs de l’esprit en comparaison avec ceux-ci semblent très grossiers et imparfaits ; tous les objets et les contacts des sens extérieurs et intérieurs doivent être pris et ramenés dans l’Unité de Dieu comme un en Lui et comme tout un avec Lui, et ils doivent apparaître à mon âme comme étant en Dieu ; un rayon de foi brillant dans mon fond et l’amour unitif, brûlant et agissant dans mon cœur, tirent toutes choses dans ce fond et toutes les choses y sont divinisées et comme transformées en Dieu ou absorbées, anéanties et perdues en Lui.
Cette contemplation absorbante de la lumière de Dieu, sans propre industrie, est aussi un fruit de l’anéantissement antérieur. Lorsque Dieu laisse à son âme anéantie non seulement percevoir affectivement, mais aussi contempler son œuvre dans son fond,
Le Rien a alors toujours une vue immédiate sur Dieu, au-delà de toute créature, au-delà d’elle-même, au-delà du temps et de l’espace ; ... au même instant, lorsque l’âme se tourne vers cette pureté, Dieu répond nécessairement à ce fond purifié et anéanti par une manifestation et une communication de Lui-même à l’âme ; et Dieu Lui-même ne peut plus se retenir, comme le soleil retenir ses rayons en plein midi s’il n’est empêché par aucune brume ou nuage. De sorte que je ne pouvais pas me trouver moi-même, ni me percevoir comme quelque chose de créé, séparé de Dieu, mais comme un en Dieu, et par conséquent je ne peux plus travailler extérieurement ou intérieurement ni entreprendre à faire ou à laisser quelque chose comme par moi, mais toutes les opérations de l’âme doivent désormais se passer en Dieu, avec Dieu et par Dieu.25
Elle apprend aussi à prier dans l’esprit par l’esprit, non par ma propre activité ou action, mais passivement par Dieu conçu dans le fond de l’âme, très vivant, fort et constamment, mais très simplement, silencieusement et intimement;... cette prière découle très excellemment et très fortement de Dieu comme de sa source ou son origine, et coule à nouveau en Dieu comme à sa fin.
RUUSBROEC utilisait l’image de la source vivante dans la fontaine pour désigner cette présence active de Dieu dans le fond de l’âme, contemplé par elle. Cette prière est une prière au-dessus de tout mode et entendement :
Ayant perçu en moi l’Esprit de Dieu, et l’ayant perçu opérant en moi, j’expérimentais aussi que cet Esprit commençait à prier en moi au-dessus de tout mode et de tout entendement. — Et l’esprit, dans cette contemplation du Bien-Suprême, de l’Être divin qui se montre dans une certaine clarté et en même temps dans une obscurité à la compréhension naturelle de l’entendement, demeure fixement arrêté comme entre Ciel et terre, à une hauteur immense, tout comme si l’esprit était déjà par ce fait au Ciel.
Tandis que l’âme très occupée dans la contemplation... par une grande attention et émerveillement, est comme engloutie, elle contemple, occupée et engloutie dans ce Bien Suprême et cet Être divin sans image, les hautes et admirables choses qui lui sont montrées, mais confusément.
48 Et l’âme se perd elle-même, comme d’elle-même, dans l’Unité Divine, tout comme une goutte d’eau jetée dans la mer s’y perd elle-même et lui est unie, comme si cette goutte d’eau est transformée dans la substance et la nature de la mer.
Ce nouveau degré de contemplation a aussi ses répercussions dans la vie pratique : on peut se consacrer à son travail quotidien sans détourner son attention de cette lumière divine :
Dans cet état, l’esprit se tient autrement dans son rapport à Dieu, que dans l’autre fruition de la lumière, où l’esprit semblait avoir la liberté de se tourner subitement à soi-même, pour utiliser les sens et les puissances aux exigences de l’activité, etc., et la voie de l’esprit à Dieu demeurait ouverte, mais maintenant l’esprit ne se tourne plus en soi-même, ou à partir de Dieu, pour accomplir ce qu’il doit faire selon les exigences de l’amour ou de l’obéissance, mais il demeure fixé, arrêté dans sa conversion et son simple regard sur le Bien-Aimé, et très mort à tout ; il semble cependant donner entre-temps un subtil et rapide coup d’œil sur ce qui est à faire, comme on dit que l’aigle, lorsqu’il vole dans les hauteurs contemple le soleil, jette furtivement un coup d’œil sur ses petits sans pour cela devoir voler en bas, mais il demeure dans la région supérieure de l’air voltigeant à proximité du soleil, où sa vie et tout son plaisir semblent être.
Pour conclure, un aperçu magnifique et cependant exact de ce que l’âme éprouve dans cet état :
Dans cette solitude, contemplation et fruition de cet Être incompréhensible, j’étais anéantie et engloutie avec toutes les créatures, dans cette mer immense ; il me semble que c’est une parfaite union de l’âme à Dieu : l’âme, parvenue à une telle élévation d’esprit, comprend que Dieu se donne Lui-même à elle, et non pas selon quelque participation de quelques-uns de ses attributs, perfections ou faveurs, mais que Lui-même s’imprimant tout en elle, et elle en Lui, la rend de cette façon une avec Lui. Dans cette sorte d’oraison, toutes les comparaisons tombent et toutes les choses perdent leur nom ; car toutes les choses deviennent ici une, et Dieu ; par exemple, l’âme comprend, ne comprenant pas ce qu’elle comprend ; elle contemple, ne sachant pas ce qu’elle contemple ; elle jouit d’un certain bien, ne pouvant expliquer ce qu’est ce bien ; elle aime et elle ne sait pas ce que ou comment elle aime, et aussi elle adhère au Bien suprême et infini dans une très grande simplicité et dans un engloutissement de connaissance et d’amour.
Comme une goutte d’eau dans la mer. Cette image apparaît tout le temps pour désigner l’engloutissement total de la petite âme humaine dans la contemplation de l’Essence infinie de Dieu. La volonté correspond au nouveau degré de connaissance qui emporte l’âme irrésistiblement, avec un évident amour ardent encore plus démesuré. Souvent la mystique ne peut même plus démêler dans sa conscience la contemplation absorbante de son amour enflammé pour Dieu.
L’âme y est tout à fait arrêtée sans pouvoir différencier ou distinguer la conversion à Dieu et l’introversion ou entre aimer et comprendre.
Mais l’âme veut s’enfoncer toujours plus profondément dans l’abîme inépuisable de l’Être divin, s’enfoncer, oui, dans le Cœur de Dieu, être emportée dans sa vie intime.
C’est un hurlement et un cri de la force aimante et de l’esprit créé dans le Bien incréé, écrivait RUUSBROEC, voici que commence un sifflement éternel et un cri dans une demeure éternelle... Car un vase créé ne peut contenir aucun bien incréé. Et il conclut avec une image énergique et plastique : dans cette tempête d’amour deux esprits s’affrontent, l’esprit de Dieu et notre esprit, une image qui nous rappelle aussitôt le mystique orewoet (ardeur ou feu spirituel) de la chevaleresque Hadewych.
Maria Petyt ne connaît plus ce terme de orewoet, celui-ci semble du reste avoir disparu de la terminologie mystique depuis le XVIe siècle. Mais elle a appris à connaître aussi intensément la turbulence de l’amour, d’autant plus intensément qu’elle pouvait jouir de la simple union contemplative à Dieu :
Pour lors je ne vois pas comment je pourrais fuir et faire cesser cette turbulence ; car l’amour cause dans l’âme une telle faim et une telle soif de Dieu, pour s’approcher davantage de Lui et pouvoir L’aimer plus, selon la connaissance qu’elle reçoit de la dignité infinie de Dieu et qui doit être aimée ; et sentant qu’elle ne peut y parvenir, elle perçoit que de là découle un doux trouble, désir et appétit insatiable pour l’obtenir…
L’auteur termine cette relation de conscience par une phrase dont le choix des mots tirés du langage courant révèle l’humour de sa situation, en évoquant en même temps réellement et directement le caractère exceptionnel de celle-ci :
Votre Révérence peut à peine comprendre ce que je veux dire par là, à savoir, qu’il n’y a aucun remède pour calmer cette turbulence d’amour dans l’âme.
On ne retrouve pas dans ses lettres le développement de l’expérience mystique, avec la précision relativement limpide avec laquelle fut esquissée sa vie d’oraison. On y trouve surtout fragmentairement, la description de différents états, mélangés, éparpillés dans différentes lettres ; sur un point ou l’autre de son expérience, elle donne une description plus précise ou plus détaillée selon ce que l’expérience du moment apporte. Cependant, à la lecture attentive et comparative, cette structure de l’expérience mystique est présente dans ses grandes lignes.
Il serait cependant injuste de penser que les phases successives de la vie mystique telles qu’elles sont présentée en une fois pour une certaine clarté d’exposition, apparaissent aussi dans l’expérience psychologique selon un plan schématique et précisément établi, - comme si la montée de l’âme répondait à une ascension matérielle d’une série de terrasses, par laquelle l’âme se retrouverait â chaque instant dans une des sphères d’espace spirituel préalablement soigneusement closes. Tout comme la vie humaine commune connaît son rythme général et particulier, avec ses périodes d’enthousiasme et de découragement, d’union intime et de déréliction, de labeur et de repos, de conviction et de doute, de clairvoyance et d’incertitude inquiète, sans que tout cela suive un développement fixe et programmé, mais que cela pourtant revienne souvent, voire périodiquement comme les saisons de la nature, de même aussi la vie mystique ne connaît aucun schéma d’acier dans lequel l’évolution spirituelle poursuit mécaniquement son développement. La vie mystique est en effet une vie, et sa croissance passe par tous les rythmes d’une croissance naturelle, avec ses saisons de joie printanière, de mélancolie automnale, de fertilité estivale et d’aridité hivernale, dans laquelle toute la magnificence précédente semble morte. Sa croissance est à la fois constante et changeante. Et même, dans les temps de faveurs intenses, elle apparaît également sous les formes variables de la vie.
Passant en revue une période bien déterminée de sa vie d’oraison, Maria Petyt écrit :
Un jour s’alluma en moi un amour fort et sensible et un feu sembla se faire sentir dans mon cœur, et je sentis le cœur battre et bondir d’amour.
Un autre jour j’étais dans un très grand recueillement et je me trouvais dans une profonde solitude, tellement étrangère à tout ce qui est au monde que je ne pourrais le dire par aucune parole ; l’âme est alors comme si elle ne vivait pas dans le corps et n’était pas en ce monde.
À un autre moment, j’étais dans une douce et amicale familiarité avec mon Bien-Aimé avec beaucoup d’aimables paroles de part et d’autre, comme entre une très aimée Épouse et un aimable Époux ; il n’y a alors aucun discours sinon celui de l’amour ; ce qui est entre eux est tout amour, mon Amour, mon Bien-Aimé, etc. comme deux amoureux ensemble ; alors l’esprit d’amour prévaut complètement.
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Un autre jour, l’âme se trouve dans la fruition de son Bien-Aimé d’une manière plus élevée, plus spirituelle et plus détachée des sens, plus en esprit ; les exercices intérieurs se font alors plus silencieusement et plus intimement, mais doucement et de façon agréable, aussi pour la nature qui ici cependant ne fait pas autant que précédemment.
Parfois l’âme ne se trouve pas seulement dans la fruition de son Bien-Aimé, mais elle jouit aussi d’une union et transformation d’esprit avec l’Esprit divin de sorte que l’âme ne fait qu’un avec Lui ; à un autre moment, l’âme est seulement attirée ou prise et sent son intérieur comme rempli de Dieu, sans union cependant, mais avec une certaine fusion.
Dans ce résumé de sa vie d’oraison, Maria Petyt parle d’une union et transformation de l’Esprit ainsi que du Mariage, deux expressions pour un état de l’expérience mystique qui ne furent pas encore traités dans ce chapitre consacré à sa vie intérieure. Cela n’est pas sans raison : par transformation, ou mariage, la littérature mystique classique exprime la forme d’union à Dieu la plus haute, que l’on peut atteindre sur cette terre. Pour mieux comprendre les écrits de Maria Petyt et s’en faire une juste idée, il ne semble pas inutile de consacrer à son témoignage sur la transformation, une recherche spéciale et une étude distincte.
Les mystiques et les théologiens de la mystique s’accordent pour dire que le plus élevé degré de l’union mystique, la vie transformante, sur-formante, sur-essentielle, ou divine est un don de Dieu aussi exceptionnel que relevé. Cependant ils ne sont plus d’accord pour déterminer en quoi ce don consiste précisément.
Comme état non-expérimenté, tout fidèle vit véritablement dans l’union sur-essentielle à Dieu : Tout homme bon le possède. Mais comment cela lui demeure-t-il caché toute sa vie. La contemplation de cette dernière réalité ontologique en nous ne sera alors autre chose que l’éclosion parfaite de notre connaissance de foi dans la grâce, une Connaissance de Dieu avec Dieu, Face à Face, la vision béatifique.
Cette vision a-t-elle déjà été donnée à quelqu’un sur terre ? Non, répond l’enseignement de l’Église. La définition dogmatique du Concile de Vienne (1311-1312) le dit expressément. Aujourd’hui, certains théologiens estiment que la contemplation sur terre peut s’approcher cependant de très près de la vision béatifique : pour être en ordre avec la définition de l’Église, il n’est pas nécessaire d’accepter une vision d’une autre nature pour la vie mystique, et une différence qualitative entre les deux visions est suffisante.
Et cette différence qualitative découle d’elle-mème de différentes conditions dans lesquelles l’âme se meut sur terre et au ciel : dans le statu viae, l’âme est soumise à la succession dans le temps, ainsi qu’à la mobilité du devenir, de la croissance et du changement ; dans le statu gloriae, elle demeure dans une durée éternelle, dans l’être acquis. Les mystiques ont-ils connu sur la terre une pareille vision, différente seulement qualitativement de la lumière de gloire - lumen gloriae ? L. REYPENS, S. J., en défend la possibilité et la réalité chez saint JEAN de la CROIX et chez RUUSBROEC, en présentant des arguments et des citations convaincants. Dom HUYBEN, O. S. B., en nie, non tant la possibilité que la réalité chez nos grands mystiques, et cela aussi par des textes persuasifs. C’est ici le danger de la preuve par des textes : on les isole trop facilement. On ne pourra jamais trancher avec certitude si nos mystiques ont connu cette vision supérieure de Dieu. Nous pourrions seulement répondre à la question par une comparaison entre les deux expériences, et pour cela on devrait d’abord connaître la vision de l’autre monde. Nous pensons cependant que toute contemplation mystique au sein de la connaissance de foi peut être expliquée, — et cela nous semble être ainsi une superfluité scientifique de faire appel à une vision transitoire. Bien que RUUSBROEC utilise dans certains textes des termes très lourds de conséquence, il conclut alors à nouveau par une restriction nuancée, mais très catégorique :
Il y a une grande différence entre la clarté des saints et la plus haute clarté à laquelle nous pouvons parvenir en cette vie. Car c’est cette ombre de Dieu qui éclaire notre désert intérieur. Mais sur cette haute montagne, dans la terre promise, il n’y a aucune ombre. Mais il n’y a qu’un seul soleil et une seule clarté qui illumine notre désert et aussi cette haute montagne.
Après cette question préliminaire concernant les plus hautes possibilités de la vision de Dieu sur terre, — question théorique qui cependant implique des conséquences pratiques pour l’exégèse et ainsi la compréhension des témoignages littéraires, — il est encore nécessaire de toucher à un autre point de théologie mystique : à savoir l’explication de la participation de l’homme à la vie intime de Dieu. Notre élévation par la grâce à la participation à cette vie est un mystère, et la vue anéantissante et la prise de conscience de cette élévation ne la rend pas moins mystérieuse. Il ne s’agit en aucun cas de chercher une explication à ce mystère, mais à une question très précise : quelle est la nature de cette élévation humaine au sein de la vie divine ? Lorsque les mystiques décrivent cette expérience la plus
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élevée, ils ne peuvent plus expliquer selon la structure de l’esprit humain. Leurs hautes et parfois subtiles spéculations proviennent de la réalité que chaque chrétien reçoit lorsqu’il croit la parole du Christ : Si quis diligit me, sermonem meum servabit, et Pater meus diliget eum, et ad eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus (Jn, XIV, 23). Si les mots de l’Évangile sont simples et s’ils sont repris aussi simplement par le mystique que par le catéchisme, la pensée théologique se trouve confrontée à la difficulté suivante : toute œuvre ad extra de Dieu est commune aux Trois Personnes : elle découle de Dieu dans son Unité. Ne pas accepter cela, c’est tomber rapidement dans des contradictions ou dans l’hétérodoxie. La vie de la grâce dans notre âme est aussi, comme œuvre ad extra, l’œuvre des Trois Personnes, dans l’unité de leur nature. Mais alors, la présence de Dieu par la grâce dans l’homme diffère-t-elle seulement en degré et non essentiellement ou par nature de sa présence comme Créateur ? Cela cadrerait peu avec les paroles du Christ et avec les plus belles réalités de la Révélation.
Le raisonnement humain capitule manifestement, car quelque part dans les catégories cependant très riches de la pensée scolastique quelque chose n’est pas adapté à cette vivante réalité. Depuis PETAU et LESSIUS, de nombreuses tentatives ont été faites pour donner une détermination de l’habitation de la grâce qui diffère de celle de la présence de Dieu en tant que Créateur. On en a fait une présence intentionnelle et morale. Dieu est en nous, comme un ami dans l’esprit de son ami, cependant plus intensément, etc. Mais une telle présence n’est jamais une présence ontologique, comme nous l’enseigne la foi. H. RONDET, S. J., pouvait dès lors écrire que pour parvenir à une certaine solution, on devrait aller voir un peu moins dans les écrits théologiques et un peu plus dans les écrits mystiques, en même temps qu’il signalait surtout les témoignages de la mystique néerlandaise.
Lorsque nos auteurs mystiques parlent de la plus haute phase de la contemplation mystique, ils utilisent le terme-image de connaissance miroir. Elle consiste en effet dans la prise de conscience de l’action de Dieu dans l’âme : dans cette œuvre Dieu est alors vu immédiatement comme sa cause. Le Miroir de cette connaissance n’est alors autre chose que la conscience infusée de l’amour actuel infusé. Elle est alors réflexive pour autant que comme connaissance de foi, elle atteint dans une même (79) opération et Dieu et son œuvre, dans et par l’infusion de l’amour actuel. L REYPENS, S. J., comprend dans cette détermination deux éléments :
1. La contemplation de l’opération dans l’âme comme donnée primaire.
2. La contemplation de la cause, ou de celui qui opère dans l’âme, simultanément, mais comme donnée secondaire. Cette explication s’accorde avec la théologie de la grâce comme M. de la TAILLE, S. J., la développe dans son Actuation créée par Acte incréé. L’âme contemple son actuation par l’Acte premier divin incréé dans cet aspect créé, comme développement dans l’âme. Comme création, cette œuvre de Dieu est l’œuvre commune des Trois Personnes dans leur Unité. Et c’est pourquoi l’âme contemple Dieu dans cette œuvre principalement dans son Unité. Mais dans la plus haute phase de la contemplation mystique, l’âme voit l’actuation de la grâce dans son aspect incréé : la Trinité même habite avec sa vie intime dans l’âme qui y est disposée potentiellement par la grâce créée. Seul Dieu peut se connaître Lui-même dans sa vie intime, et c’est pourquoi les mystiques disent que cette grâce la plus haute, à laquelle l’âme participe, n’est pas autre chose que la présence de Dieu qui se contemple Lui-même dans l’âme. Comment en outre, l’âme humaine peut-elle être si unie à Dieu, comme si elle Lui était assimilée dans ses puissances, qu’elle contemple Dieu avec Dieu, cela est le secret le plus profond du mystère de la grâce. Le Catholicisme réalise le rêve du panthéisme, le plus grand rêve de l’homme : devenir dieu. Nulle part cependant, il ne tombe dans les contradictions du panthéisme, car dans cette suprême union, le Créateur et la créature demeurent constamment distincts selon leur nature :
Car bien que cette image de Dieu, sans intermédiaire dans le miroir de notre âme Lui est unie, cependant, cette image n’est pas le miroir, car Dieu ne devient pas créature.
Selon la conscience, cependant, l’homme est tout à fait absorbé dans la vie divine, et divin avec Lui ; et pour cela, les facultés de l’âme sont actuées par Dieu, sans que leur nature soit anéantie :
Là, l’œil est face à l’œil, le miroir face au miroir, l’image face à l’image. Par ces trois nous sommes comme Dieu, et unis à Lui. Son image, c’est-à-dire, sa clarté divine, avec laquelle il a rempli avec profusion le miroir de notre âme... Mais cette clarté n’est pas un intermédiaire entre nous et Dieu, car elle est cela même que nous voyons, et aussi cette lumière par laquelle nous voyons, mais notre œil ne le voit pas.
Comment maintenant prend-on part à la vie intratrinitaire des Personnes divines dans cette contemplation surnaturelle ?
Le Père se contemple Lui-même dans son Image, égale à Lui-même : le Fils. Leur Amour mutuel, Lui-même Personne, est le Saint-Esprit. L’étemel flux et reflux des Personnes, qui s’accomplit sans cesse, et en même temps dans l’unité de la nature divine, est la vie intime de Dieu. Le Père contemple en même temps dans sa Sagesse, le Fils son Image, tous les êtres possibles qu’il pourrait créer. Le Fils est le prototype de tout être créé : In Ipso, et per Ipsum et cum Ipso. Il contemple également en Lui, l’homme qu’il veut faire comme l’image de son Image. Il contemple comment l’homme pourrait être élevé une plus grande ressemblance avec son fils, par la prise et la vivification surnaturelle par l’Esprit d’amour qui les unit tous deux. Il voit l’Incarnation de son Fils : l’élévation d’une nature humaine à l’union personnelle avec son Prototype, son Fils, l’égal du Père. Et par l’Incarnation, par, avec et dans l’Humanité du Christ, mieux encore : sur-formé en Lui, toujours plus parfaitement assimilé à Lui jusqu’à devenir un de ses membres, sans que cependant se renouvelle l’union personnelle de notre nature avec une Personne divine. En Lui, tous les hommes ont accès au Père : tous sont l’image de son Image, et, par cette image qui est le Fils, se trouvent orientés vers le Père dans l’amour éternel. Dans l’âme élevée par le Christ à la participation à cette intime vie divine, habite la Trinité ; dans l’âme, le Père éternel engendre son Fils, et, dans un libre acte d’amour, l’âme elle-même, comme image incréée de son Fils dans l’éternité de la connaissance, — et il crée l’âme comme image créée de son Fils dans le temps. Et le feu suprême d’amour qui ramène l’homme au Père par le Fils, est le feu de leur commun Esprit d’amour qui se trouve aussi dans l’homme. De la sorte nous ne voyons pas la vie de Dieu dans notre âme comme dans un miroir : notre âme est le miroir. La clarté de Dieu se reflète en elle : c’est Dieu qui se contemple, et Dieu qui se voit, mais cette contemplation sans fond de Dieu par Dieu se passe dans le miroir de l’âme, - miroir, car elle est l’image de l’auto-impression de Dieu, du Verbe dans lequel II s’exprime, c’est-à-dire du Fils. Ainsi l’âme devient pure réflexion de la vie de Dieu. Elle est le miroir, mais le miroir ne se contemple pas. Comme être, elle reste distincte de Dieu. Comme conscience, par contre, elle est entraînée dans la fruition de Dieu par Dieu, le Contemplant dans le miroir et le Contemplé en elle.
Nous pensons bien que c’est le sens dans lequel la connaissance réflexive pourrait être comprise chez notre mystique flamande. Les termes qui désignent cette expérience et cette contemplation mystique, au-delà de tout mode créé, sur-essentiel, avec la Lumière dans la Lumière, de Dieu par Dieu, semblent bien relever de cette signification et peuvent encore autrement avoir difficilement un contenu compréhensible. Pour dépeindre cette prise totale de l’âme dans la vie de Dieu, sans pour autant perdre la distinction essentielle entre le Créateur et la créature, RUUSBROEC utilise l’image du fer dans le feu :
Et de même que le fer est transpercé par la force et la chaleur du feu, de même nous sommes transformés et transportés de clarté en clarté, dans la même image de la Sainte Trinité... de même, nous sommes emportés et repeints, par le moyen de l’amour, dans notre image éternelle qui est Dieu. Là le Père nous trouve et nous aime dans le Fils. Et le Fils nous trouve et aime avec le même amour dans le Père. Et le Père avec le Fils nous contiennent, dans l’unité du Saint-Esprit, dans un saint emploi qui sera éternellement renouvelé sans cesse.
Il est dès lors compréhensible que la personne qui expérimente cet état de façon consciente, puisse être appelée sur-formée avec Dieu, puisse être si unie aux mystères d’amour de Dieu les plus profonds, que son âme en contracte le mariage mystique avec Dieu.
Nous trouvons ici en même temps l’application la plus haute et la justesse de l’exemplarisme chrétien : la création est l’image du Créateur ; le sens ultime, la réponse au mystère de notre existence en définitive semble reposer sur le mystère de la vie intime de la Très Sainte Trinité. Nous sommes une participation finie, créée à l’image infinie et incréée du Père. Notre vocation consiste à amener cette image â une ressemblance plus parfaite à son Prototype pour que, unis et assimilés à Lui, nous retournions par l’amour au Père. C’est la haute vocation de la vie humaine, qui donne son sens même au plus petit et au plus humble acte de l’ascèse chrétienne : l’imitation de la Sainte Humanité du Christ.
Bien qu’en raison de l’importance du témoignage, un chapitre séparé doive être consacré à la mystique christologique de Maria Petyt, celle-ci trouve cependant ici son origine et son fondement dogmatique. C’est pourquoi, on ne peut pas ne pas la mentionner ici, ne fût-ce que brièvement. Tout l’exemplarisme et le Christocentrisme de la piété flamande médiévale, jusque dans la Perle Evangélique, sont bâtis sur l’assimilation, sur l’union au Christ. Cette vision profonde sur le fond de ce Christocentrisme semble avoir cependant disparu de notre littérature spirituelle du XVIIe siècle. Cette littérature pieuse se débat dans une union affective au Christ ; en même temps, elle cherche d’un autre côté l’adhésion sans image à Dieu. Et cette dernière semble exclure l’expérience du Christ26. De là provient une tendance qui se tourne vers une vie d’oraison dépouillée, sans représentation, souvent considérée avec méfiance par les directeurs spirituels et les autorités. On perdit de vue le moyen d’arriver à une plus haute contemplation précisément par cette union croissante au Christ. Même les théologiens et les auteurs éminents ne savaient pas bien comment établir le lien entre le terrain de la contemplation mystique nue et celui de l’imitation du Christ. Il est aisé de comprendre que des personnes non formées théologiquement ou spirituellement ne descendaient pas à cette vue plus profonde ; mais que le capucin P. BONAVENTURA SPEECKAERT de Bruxelles, disciple du P. FÉLIX van LAPEDONA, le grand promoteur de la piété primitive capucine dans les Pays-Bas, préconisait la méditation de la Sainte sanglante et douloureuse Passion de Jésus-Christ notre béni Sauveur, et qu’en outre à ceux qui tenaient cette forme de méditation comme imparfaite, il ne pouvait répondre qu’en soi la contemplation de la divinité abstraite était plus élevée, mais, vu notre faiblesse humaine, celle de l’Homme-Dieu était plus nécessaire, cette raison résonne de façon peu convaincante, pour ne pas dire inquiétante. Il a aussi perdu de vue qu’expérience du Christ et contemplation divine sont compagnes jusque dans les plus hautes formes de l’oraison. Et une vie spirituelle qui ne s’appuie pas sur cette notion ne pourra jamais être vécue clairement à fond : elle donnera aussi occasion à bon nombre de désarrois et de déviations dans la sensiblerie sentimentale chez ceux à qui cette notion fait totalement défaut. Nous verrons plus loin, par quelle voie Maria Petyt fut amenée dans sa mystique à une vie christocentrique pure et profonde
Bien que les relations de la vie spirituelle de l’auteur contiennent dans la plupart des cas des témoignages — ce qui concerne les expériences mystiques plus élevées — sur une contemplation essentielle dans laquelle elle est prise dans la lumière de l’Unité divine, ou sur l’unio plena du lien affectif, il y a encore de nombreux textes dans lesquels nous retrouvons les termes des plus hautes grâces mystiques : la contemplation sur-essentielle, la contemplation réflexive dans laquelle l’âme semble être Dieu en Dieu, et la transformation de l’âme par Dieu.
Au début, nous éprouvons une hésitation et nous cherchons des mots pour exprimer une expérience manifestement nouvelle, encore qu’admirablement curieuse et inaccoutumée :
Parfois, je perçois une lumière divine qui a sa place et sa demeure dans la partie supérieure de l’esprit, et qui y prédomine et opère en moi différentes opérations ; cela sert de lien pour élever l’âme au-dessus d’elle-même et au-dessus de toutes les choses créées, et là, pour l’attacher à Dieu, pour qu’en adhérant à Lui, elle forme un seul esprit avec Lui ; parfois cela s’accompagne d’une certaine fruition de la divinité, d’une manière plus indescriptible, mais cependant certaine, c’est-à-dire qu’on ne peut nommer cette fruition. Car c’est comme une jouissance surnaturelle et divine ; cette jointure ou liaison de l’âme avec Dieu se fait d’une façon merveilleuse ; car l’âme est alors ennoblie, recouverte d’une clarté merveilleuse et quelque chose de glorieux semble se trouver en elle.
Elle a l’impression d’être invitée à une union plus parfaite :
La mémoire, l’entendement et la volonté devaient être plus vidés, dépouillés et mortifiés de toute opération et attachement propre, naturel et aussi grossièrement rationnel, parce que cela causait encore souvent un empêchement à une transformation et à une union plus parfaite à Dieu ; à laquelle il me semble être maintenant invitée, pour que je puisse recevoir réellement ce que le Saint Apôtre avait reçu par une mort constante en Dieu, à savoir, la vie de Jésus en lui, « Je vis, mais ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ vit en moi. » Par cette nouvelle lumière, il me semblait que ma perfection antérieure et mon progrès vers Dieu n’étaient qu’un jeu d’enfant de débutant.
Elle apprend dès lors à mieux connaître et comprendre ce nouveau genre d’oraison, bien qu’elle n’en jouisse que depuis peu de temps :
Ainsi, ayant perçu en moi l’Esprit de Dieu, et son action en moi, je découvrais aussi que cet esprit commençait à prier en moi au-delà de toute manière, entendement, sans parole ou sans méditation : cette manière de prier est très cachée et connue de peu ; l’âme n’y fait rien du tout pour y parvenir, mais permet seulement et consent à ce que l’Esprit prie en elle ; elle doit seulement prendre garde de ne pas être un trouble ou un empêchement en voulant y ajouter quelque chose ; mais elle doit se tenir vide et silencieuse, et se laisser faire.
Lorsque cela arrive de la sorte, elle est alors comme possédée par le Saint-Esprit ; la partie supérieure de l’esprit étant instruite par l’illumination divine, se sépare de la partie inférieure ; et s’unit à l’Esprit divin ; et ainsi tous les deux ensemble prient en un ; cette prière m’est parfois arrivée pour une affaire importante, mais elle durait peu de temps.
C’est dommage que nous ne possédions pas la date de cette lettre à partir de laquelle nous pourrions inférer le temps approximatif de sa vie où elle a appris à connaître ce genre d’oraison. Peu à peu, elle recule moins devant les termes transformée, changée en Dieu, pour exprimer son expérience :
Cette grâce m’est restée depuis avec une perception pratique d’elle-même, comme si, plus que jamais, j’étais plongée en Dieu et transformée et par là je compris qu’était vrai ce que Jésus dit dans l’Évangile : J’ai dit vous êtes des dieux et des enfants du Très-Haut, car, en vérité, tous ceux qui ont la partie supérieure de l’esprit si non-mélangée, pure et limpide, par la ressemblance de cette partie alors avec Dieu, sont comme des dieux ; de sorte qu’une âme étant établie dans une telle pureté d’esprit semble être Dieu sans intermédiaire de quelque différence ; une telle âme ne connaît alors ni moi ni je ; mais elle se connaît et se perçoit comme une avec Dieu et transformée en Lui.
L’exégèse d’un tel texte place cependant le lecteur devant quelques difficultés : d’une part il y retrouve les termes et aussi certains éléments de la plus haute contemplation de Dieu, dans laquelle Dieu se contemple Lui-même dans l’âme ; mais d’autre part, la description de l’expérience ne nous apporte aucun témoignage d’une participation à la vie divine intime elle-même telle que nous la
56 retrouvons chez les auteurs mystiques classiques. La même impression demeure également lorsque nous rencontrons clairement la terminologie sur la plus haute connaissance réflexive et l’homme déifié ; l’auteur semble constamment demeurer au seuil d’une vie dont elle ne perçoit que la première grandeur : Il a plu à Dieu de m’amener jusqu’ici, dit-elle en effet, dans la même lettre :
Maintenant, le nœud est ici défait, la mine d’or est trouvée ; ici ma pesanteur a été allégée et ma tristesse consolée ; ayant maintenant trouvé un moyen si facile par lequel je peux vivre dans une telle pureté d’esprit, telle qu’elle m’a été représentée le jour de Noël ; que, étant dans mon corps, je devais vivre comme un pur esprit ; il plaît à Dieu de m’y amener par sa grâce puissante.
Ces trois parties de l’âme, à savoir la partie la plus intérieure et déifiée, ou esprit, la partie rationnelle et la partie sensitive, sont maintenant pour la plus grande partie distinctes en moi, comme s’il y avait, pour ainsi dire, une rue entre elles, ce qui m’aide beaucoup à continuer la quiétude de l’esprit... Parfois cet esprit intérieur et déifié est généralement si éclairé par ce Bien inexprimable, qu’il me semble être transformée dans un soleil (auparavant, l’auteur parlait d’irradiation par le soleil, comme un verre ; maintenant, elle parle d’une transformation dans le soleil même) ; de la même façon que je peux saisir, il me semble que l’esprit est alors comme un miroir immaculé et limpide, qui se tient devant la Face divine, recevant les clartés et les rayons qui émanent de la Face divine ; il me semble de plus que cette image divine et informe s’imprime, se réfléchit et apparaît immédiatement dans ce miroir, dans ce pur esprit, presque comme si un miroir était directement placé face au soleil, il reçoit en lui et représente l’image du soleil de la même façon qu’il se tient dans le firmament du ciel.
Il m’a été donné de comprendre que l’esprit est dès lors si pur et si immédiatement près de Dieu, comme il l’était lorsqu’il sortit de Dieu dans sa création ; et s’il arrivait que lorsque l’âme quittât ce monde, elle s’envolerait directement au Ciel, sans aucun Purgatoire ; oui, je pense, que lorsque l’esprit se tient devant la face de Dieu de cette manière, il goûte alors quelque chose de particulier et jouit de la gloire future, car cette partie de l’âme est alors comme glorieuse, comme transformée dans une clarté divine.
Neuf ans avant sa mort, le 18 décembre 1678, elle écrit dans les mêmes termes qui cette fois-ci semblent pouvoir s’appliquer plus directement à sa vie :
En me réveillant le matin, je sentais mon âme irradiée par une lumière divine par laquelle je compris ce que veut dire la face de l’âme, avec laquelle elle se tient devant Dieu, et avec laquelle elle jouit de sa divine Face, déjà quelque peu en cette vie ; cette face de l’âme est si merveilleuse, inexprimable et incompréhensible, que je ne peux en donner aucune comparaison ou en expliquer de loin quelque chose ; car elle renferme en elle une ressemblance de Dieu ; auparavant, je l’ai cru, mais maintenant je l’ai vu et expérimenté ; Oh, quelle grande ressemblance il y a entre la face de l’âme et l’image de Dieu. Il me vient à l’esprit une grossière ressemblance pour décrire un peu cela ; cette face de l’âme est comme un clair miroir sans tache ; Dieu s’imprime Lui-même d’une certaine façon qui dépasse fort notre entendement, car l’entendement à ce moment ne fonctionne pas, mais subit seulement, ou le porte passivement... Lorsque cette face de l’âme se tient si immédiatement devant la Face de Dieu, Dieu ainsi ne s’y imprime pas seulement, mais aussi les vérités que Dieu veut manifester à l’âme, en lui faisant voir certaines choses, comme elles sont connues de Dieu, et non pas comme elles sont connues ou jugées par les hommes... Par ces nouvelles impressions de Dieu dans l’âme, et par cette manifestation de la clarté divine, et par cette saisie de l’âme par Dieu, l’âme trouve qu’elle est unie et fait un avec Dieu d’une manière beaucoup plus élevée et excellente que d’autres qui se sont passées en moi ; ce qui est, à mon avis, une certaine union et fruition de la divinité, intermédiaire entre la lumière de la foi et la lumière de gloire ; car jusqu’à présent je n’ai jamais expérimenté une telle sorte de jouissance et d’union.
Dans la même lettre cependant, elle écrit : cela arrive rapidement, pendant un temps très court, comme l’espace d’un demi Ave Maria.
Si on dirige son attention de cet aspect de la connaissance ou de la contemplation dans l’expérience mystique la plus haute sur le fait de la prise de conscience de la transformation ontologique en Dieu, sur la transformation, on trouve alors ce terme maintes fois utilisé par l’auteur et pour différentes sortes d’expériences d’union. Ainsi pour la soumission totale de la volonté humaine à la volonté divine :
Comment pourrais-je avoir d’autres inclinations et d’autres désirs que d’être conforme à son plaisir divin ? Vu que le Bien-Aimé semble avoir transformé mon désir et ma volonté en sa volonté et son désir ; de sorte qu’il me semble impossible de sentir une autre volonté et un autre désir, sinon sa volonté et son désir en toutes choses, dans tous les événements et rencontres, sans exception. La transformation de la volonté décrite plus haut, dans la volonté du Bien-Aimé, est arrivée par une sortie et un passage d’un amour tout pur, en l’aimant au-dessus de moi-même, et par-dessus tout ce qui m’arrive dans le temps et l’éternité.
Mais également pour la transformation totale de l’âme par la vie divine :
Je devins ici tout et entièrement Une avec Dieu, et si parfaitement un seul Esprit avec Dieu que si quelqu’un avait pu me voir, il aurait pu vraiment dire que j’avais été transformée en Dieu, que je n’étais plus, mais que Dieu seul était puisque Dieu avait attiré mon âme entièrement en Lui, prise et transformée... Dans cet état d’union si parfaite à Dieu, il n’y a dans l’âme aucune considération ou illumination de quelque vérité, ni non plus quelque opération d’amour distincte ou perceptible, ou d’aucune puissance de l’âme ; elle est alors là-haut et on ne peut alors comprendre qu’elle est alors dans une sur-contemplation ; où Dieu se contemple Lui-même, se connaît, se glorifie, s’adore et s’aime Lui - même.
Du côté de l’âme, il ne lui semble pas du tout exister, parce qu’elle est tellement anéantie en Dieu, comme s’il n’y avait que des merveilles inconnues qui ici se passent entre Dieu et l’âme ; ainsi lorsque cette prise de l’âme et transformation arrive, cela est inexprimable et indicible : l’entendement défaille ici, la langue peut encore moins l’exprimer, alors par ces mots obscurs et hermétiques que je répétais ensuite souvent dans un profond émerveillement et un aimable soupir : ô merveille, ô grande merveille, ô merveille incompréhensible que c’est ! Jusqu’à quelles grande familiarité, fruition et union à Dieu une âme ne peut-elle parvenir en cette vie ! En vérité une béatitude commençante. — Cette plongée, perte et anéantissement, etc. de l’âme en Dieu qui n’arrivent pas par quelque ravissement d’esprit, ou dans une élévation,... mais par une plongée dans mon fond, dans une profonde quiétude et silence de toutes les puissances de l’âme, dans une si grande quiétude et silence, qu’aucune des puissances de l’âme n’est autorisée à se mouvoir pour le moindre mouvement, pour cette raison que ce mouvement propre pourrait altérer cet anéantissement parfait, lequel cependant est exigé pour être transformé et devenir un seul esprit avec Dieu.
Elle donne une description très claire de l’état de contemplation surnaturelle dans une lettre qui semble dater de 1672 :
Ce que je dis que je suis une avec Dieu, et que je Le contemple dans cette unité est merveilleux et à peine compréhensible ; car selon notre façon de parler, on ne fait pas un avec ce que l’on contemple ; autre chose est ce que l’on contemple, autre chose est ce à quoi on est uni ; car un est un, et contempler c’est deux, ce qui voit et ce qui est vu ; cependant, il en va autrement dans cette contemplation et union d’esprit dont je parle. En ce moment, il me passe par la tète comment cela se fait et comment je le ferai comprendre, à savoir que Dieu se contemple Lui-même, se connaît Lui-même, se considère et s’aime et cependant est uni avec elle et en elle dans le plus intime et le plus surnaturel. De la même manière, Dieu donne à cette âme par la grâce, ce qu’il est par nature, aussi longtemps que dure cette union ; elle est avec Dieu un seul esprit, un seul être, un seul savoir, une seule opération, une seule volonté, un seul amour et une seule charité... ; de plus, lorsqu’elle prie, c’est l’esprit de Dieu qui prie en elle ; lorsqu’elle contemple ou aime, c’est Dieu qui Lui-même se contemple et s’aime.
58 Il était nécessaire de retranscrire ce long texte, in extenso dans lequel se trouve utilisée toute la terminologie de cet état. À la première lecture, on approuve certainement l’impression que Maria Petyt ait connu l’union transformante. Si on examine la question d’une façon plus poussée, un point d’interrogation surgit alors : la surtransformation ou union transformante (le terme néerlandais exprime réellement de façon plus juste le contenu de l’expérience que le terme technique latin consacré ; dans une transformation, l’être continue toujours à être ce qu’il était auparavant, tandis que le mot néerlandais indique clairement une recréation à une nature plus haute, dans laquelle cependant la nature antérieure est assumée et continue à subsister) est utilisée par les grands auteurs mystiques pour désigner un état qui justement surprend par son caractère durable. Le changement continuel entre la présence et la perte de la présence de Dieu, cette fruition et cette tristesse appartiennent à la vie mystique, et fait place dans la transformation à une union presque permanente. La permanence est une des raisons pour laquelle on l’appelle mariage spirituel. L’autorité classique, A. POULAIN, S. J., donne dans ses Grâces d’oraison, trois points caractéristiques de cette transformation, — et l’autorité de POULAIN s’appuie précisément sur le fait qu’il se garde soigneusement d’être un théoricien ou un théologien de la mystique ; il accède au travail de façon purement inductive, rassemble les témoignages des mystiques, les compare et en arrive ainsi à une description phénoménologique de chacune des phases mystiques sur la forme desquelles les témoignages des expériences sont unanimes. Les trois caractères principaux de la transformation sont :
1 ° une union presque permanente, même au milieu de la vie active, et ceci sans que l’oraison et l’activité se gênent mutuellement.
2 ° une transformation des puissances de l’esprit dans leur mode d’agir.
3 ° par-dessus tout, non seulement une union affective, mais une contemplation permanente de la Trinité, ou d’un attribut divin.
Dans les descriptions de la transformation chez Maria Petyt, nous trouvons les deux traits clairement présents : l’union est sur-essentielle, les puissances spirituelles supérieures mémoire, intelligence et volonté renoncent à toute activité naturelle, une autre esprit prie en elle, au-delà de tout mode et entendement, c’est Dieu qui se contemple et s’aime Lui-même.
Le premier trait cependant, le caractère permanent de cet état, semble faire défaut : parfois, je perçois, peu de temps, vite, et les descriptions mêmes des expériences semblent indiquer un état changeant, variable, dans lequel l’âme est captée seulement exceptionnellement et pour un temps limité. Les descriptions sonnent plus comme la relation d’un ravissement spirituel, un phénomène exceptionnel, vertical, tel que les extases, dans l’évolution progressive, horizontale de l’expérience mystique ou comme une vie constamment en croissance ou une disposition permanente.
Dans quelle mesure retrouve-t-on en définitive dans le témoignage de l’auteur, le troisième trait caractéristique de l’union transformante, la contemplation habituelle de la vie intratrinitaire ?
Dès 1658 déjà, — et une date si précoce rend le lecteur méfiant, car même les plus grands saints jouissent pour la première fois de la contemplation habituelle de la vie trinitaire dans les dernières années de leur vie — elle expérimente l’inhabitation et l’opération de la Sainte Trinité dans son âme. Pour l’expliquer, elle s’appuie sur le même texte évangélique que les anciens mystiques flamands : et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure. De cette description on ne peut cependant rien conclure qui pourrait être spécifique d’une plus haute union mystique ; au contraire, elle se présente conceptuellement riche, avec une charge sentimentale plus recherchée que passive. Du reste, elle semble s’effrayer de ce qu’elle ait ajouté quelque chose d’elle-même pour désigner cela par une de ses expressions préférées et utilisées fréquemment : Oui, mon cher Père, veuillez me pardonner, c’est que je me trompe en ne me comprenant pas bien.
À Noël 1659, elle a reçu la grâce de contempler et de comprendre la génération divine au sein de la Sainte Trinité. Suit alors un épanchement lyrique :
O Mystère, ô Mystère caché ! peu nombreux sont ceux qui le comprennent par une intelligence éclairée, etc. Je pourrais passer là un jour entier sans me lasser, sans autre travail que seulement cette contemplation de Dieu ; voir avec une vision très claire le Père éternel engendrer perpétuellement son Fils d’une manière si admirable, indicible…
Pages après pages se suivent dans ce style. L’auteur cultive les dévotions à chacune des Personnes en particulier, et se tourne en exclamations affectives vers chacune d’elle. Le lecteur ne doute pas de l’authenticité et de la profondeur de son expérience. Mais il y manque les hautes expériences mystiques des grands écrivains. Son expérience n’est pas une prise de conscience de la réalité ontologique la plus profonde qui nous entraîne dans la vie intérieure de la Divinité. Une piété purement affective chez une personne avec une certaine instruction intellectuelle dans l’enseignement de la foi peut arriver à des expressions de cette nature. Lorsque de plus on lit que l’auteur, en 1671-1672, connaît encore beaucoup de difficultés et de combats pour pratiquer la vie intérieure, que le 7 décembre 1674, elle écrit encore : L’esprit de prière tantôt se fait rare, tantôt arrive parfois, cela conduit alors à une modestie qui ne nous permet pas de classer ces pages parmi les témoignages d’une haute mystique trinitaire.
Il y a bien des pages dans cette œuvre qui, si on les lit séparément, pourraient faire revenir sur la réserve de ce jugement. Ainsi une relation de l’an 1674 :
Le 28 mars 1674, à l’oraison du matin, ou mieux, lorsque je me réveillais, cette lumière divine dont j’ai fait souvent mention est de nouveau apparue, provenant et émanant du fond le plus intérieur, se diffusant comme à l’accoutumée dans toutes les puissances de l’âme, particulièrement dans l’entendement et surtout dans la puissance d’aimer : ces deux facultés utilisent et jouissent de cette lumière de façon singulière : elles y nagent et en sont comme imbibées et pénétrées, intimement et en même temps fortement expérimentées. — L’âme en est tellement possédée qu’elle rencontre cette lumière partout et dans tous les objets qui se présentent à elle, soit intérieurement, soit extérieurement... Lorsque cela se passe ainsi, cela arrive communément comme un rayon de soleil agréable et suave,... cela arrive parfois très doucement et de façon aimable et attrayante ; parfois très fortement comme par un feu absorbant.
Jusqu’ici, nous avons une description claire d’une contemplation essentielle avec une intelligence éclairée, et de l’union affective de l’unio plena. Ensuite cependant vient un paragraphe qui, précisément en contraste avec le précédant, pourrait difficilement désigner autre chose que la contemplation sur-essentielle de la transformation :
60 Parfois tout à coup et subitement, j’en (c’est-à-dire de cette lumière) suis comme réformée, d’un état humain à un état divin, comme si elle me communiquait pendant quelque temps ses qualités et propriétés ;... l’âme jouit ici d’un repos délectable en elle ; parfois, elle l’irradie si puissamment, qu’elle est comme engloutie et anéantie par elle, ne se percevant plus elle-même ni autre chose que cette lumière ; c’est pourquoi je dis parfois que l’âme y est si transformée, ou qu’elle est si intimement unie à elle, qu’elle est une seule lumière et une seule clarté avec elle.
Ces deux textes, si clairement placés par l’écrivain même vis-à-vis l’un de l’autre comme la description de deux états différents, ne sont-ils pas une indication de ce qu’elle a aussi connu la contemplation de la transformation comme distincte de la première sorte de contemplation ? L’auteur elle-même nous donne une réponse quelque peu inattendue : à côté des descriptions précédentes, nous lisons :
Cette lumière, ou Ange gardien... c’est comme l’avant-coureur ou le commissaire d’un prince,... cette lumière n’est pas Dieu Lui-même, mais quelque chose provenant intimement de Lui, et envoyé par Lui, pour alors tenir la place de Dieu, comme un Roi envoie un ambassadeur... J’ai, de l’intérieur, une claire différence et une expérience certaine entre la possession et le gouvernement de l’Esprit de Dieu, et entre la possession, etc. de cette lumière divine : la certitude devient de plus en plus forte que cette lumière, c’est mon Saint Ange Gardien.
Ce texte témoigne de la parfaite sincérité et candeur de l’écrivain ; pouvons-nous cependant reconnaître qu’il nous déconcerte un peu ? On ne peut douter de la sincérité de l’auteur, encore moins de la vérité de son expérience ; ne doit-on pas cependant se poser la question s’il est encore possible, en ordonnant un peu, de donner une signification intelligible et formulable à la description de son contenu.
Pour finir, il nous reste des rapports consacrés au mariage mystique de l’auteur. Dans une vision, elle vit comment le Christ la prit pour Épouse, en présence de Marie. D’autres mystiques ont aussi vécu ce fait dans le symbole d’une vision. Mais, alors que chez eux, la fusion d’esprit y fait suite, avec les traits caractéristiques tels qu’ils ont été rassemblés par POULAIN, le Mariage de Maria Petyt reste surtout dans la sphère du visionnaire, et peut dès lors être seulement traité dans les épiphénomènes de l’expérience mystique. Cette expérience de l’âme, avec ce qui l’accompagne, semble appartenir à l’expérience de l’affective unio plena et non à celle de l’union transformante. Nous voyons cependant que déjà depuis saint JEAN de la CROIX, le terme mariage spirituel pouvait être aussi utilisé pour l’union purement affective et n’était plus seulement réservé pour désigner la plus haute union de la vie mystique.
Puisque nous avons déjà pu nous assurer suffisamment de la sincérité et du soin avec lequel Maria Petyt notait toutes les expériences mystiques, pour les soumettre au jugement de son directeur spirituel, nous pensons que nous pouvons éliminer chez elle le danger d’une grossière surestime de soi-même ; de même toute forme de comédie consciente ou inconsciente qu’elle aurait jouée dans une opinion plus ou moins bonne qu’elle était appelée pour le plus haut, et qu’elle avait à y répondre dans sa vie. Dans ce cas de mensonge conscient ou inconscient, ses descriptions correspondraient vraisemblablement bien avec les descriptions sur l’union transformante, qu’elle pouvait lire chez les auteurs mystiques pour nourrir sa propension à l’extraordinaire ; une contradiction avec l’enseignement de ces auteurs pourrait alors aussi arriver dans ses écrits, mais involontairement et certainement pas si simplement et ouvertement que la différence avec l’état décrit par eux saute immédiatement aux yeux. Sa docilité et sa droiture excluent cependant une exaltation de soi mensongère ; l’autorité de son directeur spirituel ne nous permet pas de l’accuser trop facilement de légèreté.
II reste encore la possibilité de l’illusion. Elle donnerait bien l’ultime explication. Mais cela doit être aussi la dernière, car on peut aussi utiliser cette explication trop à la légère. Nous pensons cependant qu’une autre explication, simple, est possible, sans devoir faire appel à cette dernière.
L’auteur môme n’est pas responsable du caractère flottant, incertain et même excessif de son témoignage. Elle a vécu dans une confusion des mots et des termes qu’elle aurait très certainement évitée. Mais elle a été la victime d’une époque qui présentait un penchant à utiliser les termes de plus en plus élevés pour une modeste expérience — peut-être une conséquence de l’esprit baroque, qui rehaussait volontiers les formes, et de la sorte les mots, jusqu’à leur suprême tension, de sorte qu’ils risquent de sonner de façon rhétorique et creuse, — peut-être aussi une conséquence, dans le domaine de la formation religieuse, d’une trop grande vulgarisation de la littérature mystique qui voit s’affadir ses termes les plus élevés par un emploi trop fréquent pour son contenu.
Il semble bien, en effet, que l’emploi fréquent et la mauvaise utilisation de la terminologie mystique la plus haute, dans le courant du XVIIe siècle ait apporté avec elle un appauvrissement général et un affadissement conceptuel de ces termes, fait avec lequel on doit tenir compte sur le terrain trop rapidement défriché et considéré sans esprit critique suffisant de la spiritualité néerlandaise du XVIIe siècle : on ne pouvait plus y prendre les termes homonymes avec leur contenu conceptuel des siècles antérieurs sans d’abord avoir recherché ce que les écrivains voulaient dire par eux.
Lorsque MICHEL de SAINT-AUGUSTIN explique alors que l’expérience mystique de Maria Petyt ne peut être rien d’autre qu’une vie divine et un accès à un commerce immédiat avec la divinité, il est très possible qu’il n’utilise pas ces mots comme RUUSBROEC et HERP les utilisaient, c’est-à-dire pour désigner l’état de l’homme transformé, dans la plus haute phase de la mystique ; il est alors utile d’aller voir d’abord chez lui ce qu’il comprend par Vie divine. Dans le IIe Traité de sa Vie en Dieu et pour Dieu (Leven in Godt ende om Godt), MICHEL de SAINT-AUCUSTTN décrit comme suit la vie déiforme et la vie divine :
[maintenant l’âme peut encore apprendre], d’abord comme elle peut et doit vivre de façon déiforme/c’est-à-dire conforme au bon plaisir de Dieu/selon que les données de son état et de sa condition/l’impliquent/, car tout cela/est/déiforme ; deuxièmement, elle doit aussi s’efforcer (nous nous trouvons ici clairement dans le monde de l’exercice ascétique, de l’activité personnelle, et non de la mystique) de vivre divinement/c’est-à-dire/ce qu’elle connaît/devoir faire de façon déiforme/elle doit le faire exécuter avec un esprit divin/ou avec la collaboration de la grâce divine ; laquelle ne manque jamais à une telle âme...
Il décrit comme suit un deuxième degré plus haut de la vie intérieure, désigné par le terme non moins élevée de Vie en Dieu :
de plus,/par la foi,/se tenir dans une élévation d’esprit/tourné vers l’Être divin,/et accomplir son travail/dans cette conversion immédiate et aimable ou respectueuse.
Ces termes nous fournissent une description de l’état spirituel dans l’oraison de simplicité (gebed van eenvoud), le premier degré de la vie intérieure, désigné dans la terminologie classique de POULAIN comme oraison de simplicité et nommée ici avec le terme de la plus haute expérience mystique. Quantum mutati...
On peut montrer par de nombreux exemples que cette dévaluation et cette dilution des termes mystiques au XVIIe siècle est générale. Deux illustrations frappantes peuvent suffire ici.
Le poète mystique LUC de MALINES décrit dans son Blijden Requiem les premières grâces mystiques de l’âme, de l’âme dépouillée, unie affectivement à Dieu :
Elle s’écriait allons à la rencontre,
De ce doux Amour,
De cette belle charité,
Celle que j’aime sans mesure,
Pour que je puisse désormais entrer avec elle à l’intérieur,
Pour contempler Dieu plus purement.
[Texte flamand omis comme pour la suite]
C’est une prière pour obtenir la grâce mystique qu’on ne peut acquérir par sa propre industrie. Cette prière est exaucée dans la strophe suivante :
Elle allait donc à cette joyeuse
à cette belle, cette douce charité,
Qui se trouvait dans la mélodie du cœur,
Aussi gaiement que possible,
Et elle arrivait avec un vide séparé de tout,
Toute prête à son embrassement.
L’Amour alors envoyé à cette heureuse créature,
Etait tombée sur elle avec une pure illumination,
Et la transperça aussi, et l’imprégna
De sorte que l’un sombra complètement dans l’autre.
Elle reçoit la grâce de contempler l’Être divin sans image et de se perdre affectivement en Dieu. Cela est clairement résumé dans le cantique suivant dans lequel l’âme passionnée entonne le champ de l’intimité :
Vers ce doux Amour,
Poussé très suavement,
Venait donner tout à l’heure
à cette pure de cœur, d’eux donc
iI éclaircit totalement l’œil de la foi,
Et il inclina amoureusement sa cime vers Dieu.
Et cette description d’une phase de la croissance mystique dans laquelle la vie intime est amenée jusqu’à la contemplation de Dieu avec une intelligence illuminée est conclue alors par le poète par les termes mystiques les [plus] élevés :
Elle est aussi devenue fondamentalement un être déiforme,
qui possède Dieu sans cesse selon son désir.
Le siècle de Ruusbroec aurait appliqué le terme déiforme seulement à la vie contemplative au-dessus de la foi et au-dessus de la raison, à la contemplation sur-essentielle de Dieu avec Dieu.
Une même utilisation de vocabulaire se présente lorsque le poète décrit comment l’âme anéantie, morte à toute initiative propre, sombre en Dieu :
O bonheur de cette âme, combien doux était cet abîme,
Son esprit y fut conduit par l’éclat divin,
Là, elle était fondue en lui,
Là, elle ne se voyait plus elle-même,
Noyée dans ce flot de biens sans noms.
Cette description correspond à l’état mystique dans lequel l’âme unie à Dieu le contemple dans la charité, sans image, dans une lumière simple, comme sans nom. Les deux premiers vers de la strophe suivante contiennent cette expérience avec ces mots :
Elle fut élevée par Dieu
à un degré surélevé.
Elle fut ennoblie au-delà de toute mesure,
dans une vie déiforme.
63 Si Luc de Malines ne va pas si loin que Michel de Saint-Augustin, c’est-à-dire, jusqu’à l’utilisation de la terminologie de la plus haute mystique pour désigner les états de l’âme de la vie ascétique active, il utilise cependant assez facilement expressions vie déiforme, pour des expériences de la vie d’oraison de quiétude et la contemplation essentielle. Si, durant tout un temps, ces mots sont pris l’un pour l’autre par les écrivains et les lecteurs, ils perdent alors rapidement leur contenu conceptuel et les termes deviennent propres à désigner de façon frappante les imprécisions d’une vie sentimentale qui veut se faire passer pour religieuse.
Au XVIIe siècle, les capucins ne tinrent pas seulement la tradition de Ruusbroec et de Herp en honneur, ils en firent hélas aussi une vulgarisation, un système ascético mystique. Les instructions spirituelles pour les Pères et les Frères tiraient leurs expressions de la mystique de Herp. On voit le danger qui se cache dans la présentation d’un système mystique comme cadre d’une vie de piété commune. La vulgarisation par des gens incompétents ne dévalue pas seulement le contenu des concepts du langage mystique, elle cause aussi l’incompréhension, des tendances quiétistes chez des personnes du reste ferventes, qui s’en seraient mieux tenues à la méditation, et une attitude sévère de l’autorité contre des déviations attribuées à la mystique des auteurs originaux. En effet, celui qui possède une vie intense d’oraison affective, a appris à l’époque à en parler dans les termes de vie transformée, surnaturelle. La deuxième mesure, qui fut déjà prise en 1603 par les autorités dans les Provinces des Pays-Bas contre le quiétisme, la première datant de 1594, stipule qu’on enseignera les novices seulement dans la voie de l’humilité, la pauvreté et la mortification par la méditation de la vie et de la Passion de Jésus et de Marie, à moins que Dieu ne les attire surnaturellement des novices qui sont appelés à l’union transformante. La chose n’est pas impossible, mais restera bien une grande exception. Le terme surnaturel semble plutôt tellement affadi et affaibli qu’il désigne habituellement tout état d’oraison, dans lesquels les puissances sont pas occupées activement de la même manière que dans la méditation. Un siècle plus tôt, on n’aurait pas utilisé un terme pareil dans cette signification imprécise et certainement pas dans un document qui provient de l’autorité spirituelle. Cette évolution aboutira fatalement à une exagération rhétorique et sentimentale des livres de dévotion des XVIIIe et XIXe siècle, — une gourmandise dans le gonflement pathétique de l’épanchement sentimental, un gaspillage des mots qui nécessairement engendre l’inflation des mots et de leur contenu, et finalement le remplacement de la vie religieuse par un excès d’émotion artificielle.
Maria Petyt a inconsciemment vécu dans la confusion des mots et des concepts de son temps et de son milieu spirituel. Lorsqu’elle tentait d’exprimer ce qu’elle éprouvait, elle reprenait la terminologie adéquate, de la façon dont elle était utilisée par son milieu et son directeur spirituel. Mais l’expérience mystique est pour la psychologie humaine quelque chose de constamment nouveau, d’étrange, d’irrésistible et d’inquiétant tout à la fois ; Maria Petyt veut rendre compte du merveilleux, de l’inouï qui lui arrive et qu’elle entend qualifier de transformation et de contemplation surnaturelle, lorsqu’elle en communique quelque chose et qu’elle a même appris à les nommer ainsi ; elle compare la description de ces états mystiques chez les grands auteurs et doit constater que son expérience ne correspond pas avec ce qui y est décrit. Encore pleine de son expérience, elle en signalera que les Auteurs Spirituels ne décrivent pas ces états tout à fait comme ils sont, mais lorsque l’intensité d’une expérience s’est calmée à son esprit, et qu’elle demeure réduit au jugement de sa propre raison et au sain entendement, alors la différence entre la description classique d’un état déterminé et ce qu’elle pense elle-même vivre comme étant cet état, deviendra une source d’incertitude, de peur de vivre dans l’illusion et le mensonge, et de doute jamais tout à fait levé. Ou bien vit-elle dans la crainte peut-être d’avoir péché quelque part ; n’y a-t-il pas très souvent dans la vie d’oraison une sorte de contrat moral de plus haute consolation conclu entre Dieu et l’homme ? Ces grâces d’oraison sont alors présentées comme une sorte de gage, que l’homme conserve par sa fidélité, et lorsqu’il doit en perdre la présence consciente, il doit alors savoir qu’une telle conséquence est suite d’infidélité ou de péché. Maria Petyt s’est examinée scrupuleusement, mais elle a dû reconnaître qu’elle n’était consciente d’aucun péché, faute ou négligence, néanmoins soutenir les expressions d’une spiritualité qui réduit le religieux au
64 sentiment moral et inconscient de culpabilité dans l’âme de façon d’autant plus pressante d’autant plus que cela demeure indéfini et tient l’homme éloigné de Dieu sans raison :
Je me trouve inclinée à vous découvrir, mon Révérend Père, les différents états de mon âme, tant de consolation que de délaissement, etc. afin que Vous, mon Révérend Père, étant informé de tout, vous puissiez distinguer et discerner mieux mon âme, et si je ne l’éprouve moi-même, je ne pourrais croire que tant de changements d’état puissent se trouver dans une âme très mortifiée et bien exercée.
Les auteurs spirituels qui traitent de la plus haute perfection et qui cherchent à y conduire et diriger l’âme semblent ne faire qu’une petite ou même aucune mention de ces variations, de même que de l’apparition ou de la disparition de la grâce ; de l’état d’arrachement et d’enténébrement d’esprit, de la pauvreté intérieure et autres choses semblables, car ils semblent tenir pour certain et supposer que lorsqu’une âme découvre une fois l’esprit et l’a trouvé, elle est alors parfaitement libre et détachée de toutes les choses et aussi d’elle-même, et qu’elle peut alors tenir constamment l’esprit aussitôt dressé et tourné immédiatement vers Dieu, et continuer sans cesse et demeurer dans le travail intérieur de l’esprit, en adhérant constamment à Dieu en pleine liberté et en le contemplant sans cesse du moins par un simple regard de foi qu’elle doit avoir comme naturellement, sans que la partie inférieure puisse l’empêcher ou l’obscurcir, à moins que ce ne soit par sa faute et sa négligence.
Je suis aussi d’un tel avis et d’une telle opinion, lorsque je suis dans la lumière et lorsque Dieu agit en moi (même dans l’exposition d’une donnée aussi sérieuse, l’humour et une légère ironie ne semblent jamais se départir de l’auteur) ; mais l’expérience fréquente me contraint de parler et d’attester autrement ; car aussi sans avoir prêté occasion, et sans aucune faute de ma part, péché ou négligence, je me sens parfois sombrer subitement hors de l’esprit, et comme descendre en moi-même, de la lumière dans les ténèbres et l’ignorance, de l’abondance à la pauvreté et au besoin, oui, jusqu’à la pauvreté même, de la solitude la plus intime et du désert le plus profond, au tumulte, à la rumeur, à la multiplicité des sens et des puissances, de sorte qu’ils sont comme des oiseaux sauvages que l’on ne peut contraindre à se tenir en silence ou à se rassembler.
Dans cet état d’abandon, l’esprit ne trouve nulle part aucun accès ou entrée, et ne peut non plus poser son pied, ni en haut ni en bas ; il se trouve lui-même sans appui, sans lumière, sans connaissance, sans perception, sans attrait, sans goût, sans aucune réponse du Bien-Aimé à tous ses efforts, à toutes ses recherches et ses travaux ; il semble appeler, frapper, chercher vainement, il ne reçoit aucune réponse.
L’esprit se sent alors comme exilé, comme un pèlerin qui court comme un vagabond sans aucune voie vers Dieu, comme ne pouvant trouver quelque maison ou demeure, ni repos en Dieu, ce qu’il fait ou ce qu’il entreprend, que ce soit par la foi nue, ou autre chose, il n’avance pas et semble frapper à une porte blindée sourde, de sorte que le temps de l’oraison semble être long et triste ; toutes les lumières, connaissances et enseignements antérieurs, que j’ai reçues auparavant ne peuvent me servir ni m’aider dans cet état.
Riche en écrits mystiques élevés, notre littérature apparaît pauvre en littérature visionnaire. À part les visions d’Hadewych qui sont très intellectuelles et dont la symbolique est si bien commentée qu’elles n’ont plus aucun rapport direct avec l’expérience, nous possédons très peu de relations d’auteurs sur leur vie visionnaire. Le contraste de la littérature flamande avec celles des autres pays d’Europe est frappant : bien que les Pays-Bas eussent de célèbres visionnaires, tels que Lidwine de Schiedam ou Lutgarde de Tongres, aucun cependant, n’était écrivain de sorte que le témoignage de leur expérience ne doit être trouvé que dans leur biographie. Les écrits de Maria Petyt cependant, contiennent le témoignage, par ailleurs remarquable au point de vue littéraire, d’une riche vie visionnaire, de sorte que les Pays-Bas ne sont pas fatalement comme un îlot d’un réalisme tellement insipide qu’ils ne peuvent produire des grands voyants et voyantes, mais qu’ils doivent briller parmi les cultures qui ont engendré une Brigitte, une Hildegarde et une Mechtilde, une Catherine de Gênes, une Marie-Madeleine de Pazzi et une Angèle de Foligno, une Thérèse d’Avila, un Jean de la Croix et une Marie d’Agréda, une Madame Acarie, un Grignion de Montfort et une Marguerite-Marie Alacoque.
Essentiellement, le visionnaire n’a rien à voir avec le mystique proprement dit. Cependant, le visionnaire tient une grande place dans la plus grande partie de la littérature mystique, et pour la grande masse des lecteurs, il en est le trait le plus important. Cela est facile à comprendre. L’auteur ne peut souvent recevoir que quelques règles sobres sur l’expérience mystique propre qui remplit sa vie, là où nos pauvres mots et concepts humains ne peuvent la désigner que de très loin ; mais il peut consacrer des descriptions longues et précises aux visions qui ont joué un rôle secondaire dans sa vie d’union à Dieu, et qui touchent d’autant plus vivement la fantaisie des lecteurs non-mystiques. Puisque la littérature mystique flamande a été créée essentiellement dans un but didactique et qu’ainsi, les traités de vie mystique n’apportaient que rarement des témoignages d’expériences directement personnelles, il est normal que les épiphénomènes de la mystique n’y tiennent qu’une petite place. En effet, les visions sont des épiphénomènes de l’expérience mystique dont l’essence consiste dans l’expérience passive de la présence et de l’union à Dieu. Une très haute vie mystique est possible sans qu’elle présente aucun caractère visionnaire. D’un autre côté cependant, il y a des visions religieuses qui rendent l’homme meilleur et qui l’aident dans la pratique fidèle de la charité, rarement hors de la vie mystique.
Du reste, l’Église ne demande pas aux fidèles plus de foi aux visions que comme à un témoignage sur l’expérience mystique elle-même. La valeur qui y est attachée par chacun individuellement peut dès lors varier beaucoup : dans une position extrême, elles sont expliquées par l’hystérie ou une sexualité refoulée et de l’autre par l’action immédiate et miraculeuse de Dieu. L’idéal consisterait en ce qu’il faille traiter les visions d’un auteur comme pur témoignage littéraire, comme expérience remarquable de la psychologie humaine sans prendre aucune position sur leur nature, véracité ou vérité, en d’autres termes, sans même avoir d’opinion à leur sujet27. Si quelqu’un cependant traite les phénomènes visionnaires de cette façon-là, on conclut alors très vite que son attitude à leur égard n’a été que le mutisme : il nous est impossible de traiter un sujet de cette nature, un peu consistant, sans s’être au moins formé à son sujet un jugement de valeur implicite, — jugement de valeur qui du reste ressort déjà des détails auxquels l’écrivain donne un relief particulier parmi beaucoup d’indices, ou du choix des mots. L’attitude à l’égard du voyant ici adoptée dans cette étude, sera alors la suivante : nous estimons que les visions et autres épiphénomènes de la mystique (extases, locutions intérieures) sont les réactions des facultés humaines à un expérience mystique, ou plus clairement, sans doute : elles sont le symbole dans lequel une réaction psychosomatique apparaît et s’impressionne à la suite d’une expérience spirituelle. Ontologiquement, nous ne pouvons pas du tout porter un jugement non à leur sujet, elles peuvent provenir de Dieu, des saints ou des démons, ou tout simplement aussi des puissances humaines tendues au-delà d’un certain degré. Mais quelle que soit leur origine, elles restent toujours dans leur forme le symbole humain accessible dans lequel se fixe une expérience spirituelle. Et donc, selon les circonstances, elles signifient pour l’homme une aide ou un embarras, ou assez souvent les deux ensemble ; de la sorte, on peut dire qu’elles proviennent d’un bon ou d’un mauvais esprit, et aussi, comme notre écrivain l’exprime souvent, que quelque chose de mon bon fond y joue. Seul leur contenu spirituel débarrassé de tous les épiphénomènes et des symboles représentatifs, et la conduite de l’homme sous leur influence ou leur effet nous permettent de porter quelque jugement sur leur valeur
66 réelle et spirituelle, mais cela revient immanquablement à la chose suivante : on peut leur reconnaître une certaine valeur, non pas en tant que ce sont des visions, mais en tant qu’en arrière-fond de cette vision, il y a soit un message soit une impression de quelque chose de spirituel. Avec cette prise de position, on pourrait dire d’une façon générale des visions ce que saint JEAN de la CROIX écrit au sujet des paroles intérieures qu’il appelle paroles successives (palabras sucesivas) : l’homme pense qu’elles lui sont ainsi communiquées par Dieu ; mais grâce à l’illumination intérieure d’une grâce mystique, c’est l’esprit lui-même qui, en réalité, commence à raisonner sur certains sujets déterminés, avec une telle aisance qu’il ne connaissait pas auparavant, qu’il pense que ses pensées ne peuvent venir de lui, mais qu’elles lui sont communiquées par quelqu’un d’autre :
… qu’il lui semble que ce n’est pas lui qui fait cela ; mais qu’une autre personne lui en discourt intérieurement, ou lui va répondant ou le va enseignant... Cependant : lui-même raisonne avec soi et se répond : il raisonne en réalité avec lui-même et se répond à soi-même, — cela encore comme une réaction immédiate à une expérience spirituelle mystique.
Une telle explication rend compte aussi de la possibilité de contradictions entre différentes visions des saints qu’il faut juger selon leur juste valeur : par exemple, dans les visions de la Passion du Christ, sainte Brigitte, sainte Mechtilde, sainte Gertrude et sainte Catherine de Sienne parlent de façon contradictoire, bien que toutes elles soient très saintes et exceptionnellement privilégiées de Dieu. De cela, on ne peut pas conclure que leurs visions, ne sont rien d’autre que de la pure illusion, ni de l’autre côté échafauder une explication invraisemblable pour pouvoir faire tenir debout qu’elles sont communiquées de A à Z par le ciel. Si en effet, ce sont des symboles dans lesquels s’imprime une réaction psychosomatique à quelque chose de spirituel, elles forment alors toujours une traduction dans des termes humains d’une contemplation purement spirituelle, avec tout le lien spatial et temporel d’une telle traduction. Sainte Jeanne d’Arc pouvait ainsi douter de ses voix, parce qu’elle a mélangé dans le langage humain de son message sa propre interprétation. Ainsi sainte Françoise Romaine pouvait contempler le ciel selon la représentation du monde de Ptolémée, avec le ciel de cristal et l’empyrée ; les visions de la grande Hildegarde contiennent tous les défauts et les naïvetés de la science du douzième siècle : ses visions furent dictées par elle-même, car elle ne pouvait ni lire ni écrire ; et elle reçut toute sa science par ces visions, — ce qui du reste n’indique rien pour le sérieux de la science du douzième siècle ; l’amie d’Hildegarde, Élisabeth de Schönau, également canonisée, contemplait avec tous les détails historiques le martyre parfaitement légendaire de sainte Ursule et de ses onze mille compagnes. En définitive, c’est également ainsi qu’il faut expliquer que notre mystique, qui a placé sa vie d’oraison sur la mise en silence des facultés humaines, sur un anéantissement des concepts humains et des représentations et un dépouillement du fond de lame pour adhérer à Dieu sans image, voit apparaître dans ses facultés renonçant à leur activité ordinaire, la réaction d’une expérience mystique choquante et débordante, comme l’est un état visionnaire.
Les visions ont-elles joué dans la vie de Maria Petyt, un aussi grand rôle que leur description dans ses écrits ? D’après une analyse plus approfondie, il semble qu’elle leur donne peu d’importance dans ce qu’elle-même considérait comme l’essentiel de sa vie d’union à Dieu. De plus, on ne doit pas oublier qu’elle rédigeait ses écrits au profit de son directeur spirituel, et qu’il était très important pour lui d’être mis au courant de ces épiphénomènes de façon précise : il s’agissait en effet, de découvrir ici le plus vite possible toute déviation dans l’oraison dans un sens hétérodoxe ou malsain, par le jeu de la fantaisie. Si l’auteur avait voulu rédiger un traité sur la vie mystique, éventuellement destiné à la publication ou comme guide de conseil pour d’autres, il n’aurait alors été chez elle question des visions que rapidement et en passant comme dans le reste de notre littérature spirituelle.
Psychologiquement, elle semble, sur ce terrain, avoir bien été un enfant de son temps. Il est étonnant de constater comment le monde des visions, de même que celui des extases, des lévitations, des stigmatisations et autres phénomènes paramystiques semblent croître en intensité depuis la fin du moyen-âge pour atteindre une apogée dans les XVI et XVIIes siècles. Une étude historique et fondamentale n’a pas encore été consacrée à ce problème. Avant saint François d’Assise, il n’y avait pas de stigmatisé ; après lui, on en compte une vingtaine sérieusement établis scientifiquement ; avant sainte Thérèse d’Avila, l’ascension mystique n’était pas liée à une période de désarroi nerveux ; après elle, cela se présente plusieurs fois. Si les phénomènes mystiques étaient purement le travail de la grâce divine, il serait plutôt curieux que la grâce commence à s’imiter elle-même à partir d’un certain moment. S’ils étaient de pures illusions, alors la répétition de ces phénomènes se limiterait à la sphère de la contrefaçon hystérique où en effet, ils se produisent souvent. Si cependant, nous tenons que ce sont des réactions psychosomatiques à une expérience spirituelle, alors cette répétition d’un épiphénomène déterminé n’est pas si étrange : dans le monde de la mystique, comme dans celui de l’art et de toute la vie spirituelle humaine, il existe des tempéraments exceptionnellement créatifs, qui donnent une nouvelle expression à une intense expérience personnelle28. Des tempéraments créatifs reprennent alors consciemment ou inconsciemment, leur langage : pour une expérience aussi réellement personnelle, leur réaction humaine cherche l’expression déjà créée. Les mystiques restent ainsi les enfants de leur époque, avec sa structure d’esprit, ses modes de proposition et de pensée. Une remarque de John CHAPMAN, O.S.B., dans ses Spiritual Letters (26 janvier 1923) donne pour ce fait une belle illustration : aux XVI et XVème siècles, dit-il, les mystiques semblent traverser une période de doute : presque tous pensent qu’ils étaient rejetés de Dieu et ont l’impression d’être irrévocablement damnés ; à notre époque, cette crise en soi est comme une crise de la foi : les mystiques de notre temps ont l’impression que leur contenu de la foi a perdu toute consistance et qu’ils ont cessé de croire.
C’est pourquoi, il serait aussi impossible, pour les visions de Maria Petyt, comme pour celles des autres mystiques, de séparer les éléments d’origine purement humaine et ceux d’origine mystique. À une première lecture, l’abondance de ces visions rend le lecteur moderne quelque peu inquiet. Mais en comparaison avec les mystiques contemporains et avec ses prédécesseurs immédiats, — on pense seulement à la profusion d’une MARINA d’ESCOBAR, qui cependant était sous la direction très orthodoxe de Luis de la PUENTE, — Maria semble encore très sobre et très différente. Elle n’a aucune représentation dantesque d’événements cosmiques, aucune scène de jugement dans laquelle elle voit la plus grande partie de l’humanité précipitée en enfer comme une massa damnata, aucune représentation très-cruelle de la Passion, à laquelle elle prend part avec une volupté teintée de masochisme ; elle évite bien de faire croire aux autres ses visions, ou aussi qu’elles deviennent seulement un objet de discussion. Plus encore : seul son confesseur en sait quelque chose : ses consœurs n’en soupçonnent quelque chose que lorsque les visions sont accompagnées de phénomènes extatiques.
Elle n’a pas accepté facilement le fait qu’elle dût suivre cette voie, soit en raison d’une disposition particulière de la nature, soit de par la volonté de Dieu. À la première manifestation,
Je pensais : que ferai-je de moi-même ? Si je raconte au Révérend Père tout ce qui s’était passé en moi, il tiendra pour bon les manifestations, etc.
Elle recule devant cela, vu que c’est une voie remplie de dangers, tandis que son directeur l’estimera peut-être comme une grâce très particulière. Si elle lui en parle ouvertement, alors il me permettra facilement d’y adhérer fort, et même d’y être dans l’illusion, et ainsi, je resterai dans l’erreur sans en sortir. Si elle ne lui en parle pas, comment pourrais-je vivre dans un tel doute, une telle oppression, une telle cohue ?
Je demeurais très rigide et très récalcitrante,... à me rendre pour être menée par cette voie des visions ; c’est pourquoi, je commençais à prier le Bien-Aimé pour qu’il Lui plaise de m’attirer à Lui par une autre voie ; parce que celle-ci est très dangereuse de Le mettre en colère, de beaucoup m’illusionner sur moi-même, et de prendre souvent le mal pour le bien, etc. Je priais qu’il daigne me conduire par la voie de la foi, que Sainte Catherine de Gênes lui avait demandée et obtenue.
Ce désir, et par suite la crainte du contraire, était si grand que je serais tombée aux pieds de tous pour m’aider à obtenir cette grâce de mon Bien-Aimé ; mais voilà qu’il me vint à l’esprit : cela est-il bon que par préférence vous imposiez à Dieu une loi, de quelle manière il opère en vous et vous attire à Lui ? Ne serait-il pas mieux que vous vous remettiez entièrement en ses mains, le laissant disposer de
68 vous, progressant avec une humble confiance ? S’il en provient quelque chose de mauvais, qu’il en sorte ainsi quelque chose de mal ; risquez-vous dedans, même si vous deviez par là vous perdre : risquez-vous dans les dispositions divines.
Cela ne pacifia pas spécialement mon cœur, car une crainte me pénétra que cela pourrait être bien à nouveau le mauvais.
Dans sa crainte, elle explique tout à MICHEL de SAINT-AUGUSTIN. Quelle fut sa réponse et son conseil ? Nous pouvons l’inférer d’une lettre suivante : tout d’abord, refuser la vision, en détourner l’attention pour la diriger entièrement sur Dieu, invisible et sans image ; si cela ne marche pas, alors supporter passivement la vision sans l’analyser ou vouloir savoir d’où elle vient, étant seulement soucieuse de demeurer fixée plus profondément en Dieu avec ou sans son aide. Ce conseil est judicieux — bien qu’il dût être complété plus tard — comme cela apparaît des réactions de Maria Petyt :
Il me semble avoir encore perçu une tromperie du mauvais ennemi, par quelque fausse vision imaginaire... mais je semblais être prévenue intérieurement et très secrètement de me tenir ici conformément à l’enseignement que votre Révérence m’a écrit dans ses dernières lettres.
Ainsi l’esprit renvoya rapidement cette représentation, avec une plongée dans mon néant, et une connaissance profonde de mon indignité à recevoir de telles faveurs de Dieu ; ensuite, je laissais cette vision s’en aller librement, sans y faire aucun travail, et sans juger si c’était bon ou mauvais, ou d’où cela provenait, ou pas, travaillant à persévérer dans le simple regard intérieur de mon Bien-Aimé, selon son Être sans image : Ainsi, demeurant avec l’esprit tourné en Lui, avec un si grand silence et solitude des facultés supérieures, comme cela m’était possible, j’ai évité, (Dieu soit loué) ce danger...
En 1672, elle se plaint toujours et est attristée, parce que je ne peux obtenir une séparation convenable, discrétion et pureté d’esprit. MICHEL de SAINT-AUGUSTIN ne jugera vraisemblablement pas chaque manifestation extraordinaire séparément ; il lui a donné seulement quelques principes généraux pour le discernement et elle doit en définitive, par l’expérience, arriver par elle-même à la vue et la clarté ; cela lui est certainement très pénible et elle désire rencontrer quelqu’un qui pourrait lui montrer le droit chemin à Dieu ou me découvrir les erreurs et les illusions dans lesquelles je me trouve. On comprend que la voie des visions ne lui fut certainement pas facile : elle a trop de bon sens pour ne pas percevoir combien les facteurs humains peuvent influer. En définitive, elle a dû reconnaître la valeur de beaucoup de ces phénomènes pour sa propre croissance spirituelle : en effet, elle est arrivée à maintes reprises par cette voie jusqu’à l’épanouissement et l’approfondissement de sa vie intérieure, comme par exemple, dans son expérience du Christ et dans l’esprit d’apostolat. Mais lorsque cette conscience pénètre en elle, elle se livre d’abord à nouveau à ses visions de façon moins critique : ainsi, elle voit à plusieurs reprises si une âme est au Purgatoire ou au Ciel, et croit à cette illumination. Une fois seulement, il arrive qu’on lui dise qu’une âme est damnée, et à cause de cette seule âme damnée, elle souffre une douleur indicible : cela forme bien un contraste réconfortant avec les visions de tant d’autres pieux voyants qui sont d’habitude beaucoup plus doux avec les damnés.
Le cercle des sujets, si on peut ainsi parler, de ses apparitions est très limité. Ainsi, elle n’a aucune vision du démon. Durant sa maladie elle pense bien voir comment les démons la tourmentent ou comment un démon veut lui opprimer la poitrine, mais elle ne considérera pas cela comme des visions : elle utilise constamment dans ses descriptions les termes il me semble, c’était comme si, cela semble, par lesquels elle-même renvoyé ses impressions au royaume de l’imagination.
Elle voit les âmes au Purgatoire ou au Ciel : mais puisqu’elle veut être aussi précise et aussi nuancée que possible dans la description de son expérience, il semble plutôt qu’elle ne tienne pas les représentations qu’elle a des âmes pour des visions, mais qu’elle y attache une foi selon une inspiration intérieure ou une confirmation, qui ensuite lui est donnée dans l’oraison. Un exemple pourrait suffire :
Le troisième jour après la mort de notre B. S. N. [en note : Ms. 114v : charissimae nostrae Sororis M. M. a J.], aussitôt que j’ai été à la Sainte Communion pour la purification de son âme, il me semblait la voir en esprit dans de grandes souffrances et tourments, entourée de flammes horribles, gémissant après du secours et de l’assistance. Depuis ce moment il m’est resté une tendre affection, zèle et amour pour l’aider par nos petits mérites, etc. C’est pourquoi, je fus presque constamment mue, fixée, sollicitée et pressée d’unir toutes nos communions, disciplines, mortifications aux mérites de Jésus et de Marie, les offrant pour la satisfaction de sa faute... La nuit de Noël, étant prise d’une façon inaccoutumée dans une profonde quiétude et plongée dans l’amour divin, il m’a été donné de connaître que ses douleurs étaient en grande partie diminuées, mais que le moment de sa délivrance ne serait pas encore si tôt.
C’est par la voie de telles illuminations — elle ne dit jamais expressément que ce sont de visions, mais la description commence toujours par il semble, ou fait remarquer que la conscience de celle-ci lui était intérieurement imprimée ou dite, — que la mystique voit sa vie d’oraison s’élargir d’une croissance originellement solitaire à Dieu, à une oraison apostolique que caractérise constamment la spiritualité carmélitaine.
Ce ne sont pas seulement les âmes des défunts qui lui sont expressément représentées, elle voit aussi beaucoup de vivants se confier, entrer dans mon cœur, et elle a l’impression qu’elle doit engendrer les âmes a la vie surnaturelle dans le Christ. Inquiète à cause d’une telle représentation, elle veut se démettre : elle se sent alors immédiatement abandonnée et livrée au doute. Et, par cette dure voie, elle apprend alors la véritable conduite de l’abandon et le discernement des esprits. Typique et exacte est cette réaction en chaîne, qui se répète souvent, dans l’histoire de deux novices qu’elle avait décidé de renvoyer comme inaptes à la religion :
Par la suite, il m’a semblé qu’on me disait intérieurement pourquoi ne priez-vous pas pour elles pour que Dieu veuille les appeler en Religion ; si jusqu’à présent leur appel n’a pas été authentique, priez pour qu’il puisse devenir tel, priez que Dieu leur accorde plus de grâces pour les rendre meilleures ; et voici aussitôt, cela étant dit, je reçus une grande confiance d’obtenir cela, et j’éprouvais une inclination maternelle pour elles, avec un doux désir de les engendrer au Christ ; ... cette affection maternelle demeura et jeta des étincelles dans le fond de mon âme, et celles qui autrefois semblaient être rejetées, semblaient maintenant entrées dans mon cœur, tout comme mes autres enfants spirituelles29 : oui, je semblais être là spirituellement féconde, et l’esprit d’amour y a beaucoup contribué.
Je fus ensuite à nouveau plongée dans le doute et la perplexité quant à de telles opérations et de semblables ; de l’esprit d’amour, par crainte que cela ne fût peut-être un esprit d’erreur, par lequel j’étais constamment dirigée d’une chose à l’autre, pour passer mon temps aussi inutilement ; ainsi, bien que je fusse enflammée, et que je sentisse dans mon cœur un doux feu d’amour, et que l’esprit d’amour incitait de façon très terrestre, suscitait, mouvait, dirigeait et ainsi tenait occupé mon cœur de diverses manières ; cependant, je n’y prêtais pas attention, pensant que tout cela était naturel ; par quoi se levèrent en moi un épais brouillard et une bruine de nombreuses oppressions et tourments intérieurs que je pouvais à peine vaincre et maîtriser, de sorte que je perdis presque tout courage et fus presque abattue pour veiller à la conservation à peine de moi-même, de l’oraison de quiétude et au progrès spirituel.
Je me plaignis ici beaucoup à mon Bien-Aimé, qu’il était aussi dur avec moi, d’avoir souffert par tant de perplexités, craintes et angoisses d’esprit, ne sachant pas à quoi m’accrocher fermement pour avancer sûrement et paisiblement : à quoi il me semblait qu’on répondait : où est maintenant votre résignation, l’audace et le repos dans la volonté de Dieu, dans le temps et l’éternité ? ... Abandonnez - vous et laissez Dieu agir avec vous : cela me consola et me raffermit très fort.
70 De même ses nombreuses visions d’anges ne sont pas des apparitions : elle expérimente leur présence comme une sorte d’illumination intérieure, une locution ; jamais, elle ne les contemple dans une forme, mais comme une lumière, et elle perçoit ces esprits dans cette lumière.
Parmi les saints, seuls lui apparaissent la Sainte Vierge et Saint Joseph. Saint Joseph est le protecteur de sa vie intérieure, le secours dans la fidélité durant l’épreuve, et lui obtient de nouvelles consolations dans l’oraison. Les relations avec Notre-Dame sont très intimes dans les visions, et la conduisent à une mystique mariale intensément vécue, de laquelle on traitera dans un chapitre séparé. Cependant, ces visions ne sont pas dans leur allée et départ, dans leur nature et leurs caractéristiques, dans leurs effets ou les fruits qu’elles laissent dans l’âme, autant décrites que les visions du Christ. Elle apprend ici à distinguer entre les visions imaginaires extérieures ou intérieures, et entre les visions intellectuelles. Souvent, ces visions commencent en dehors d’elle, se passent ensuite en elle, perdent leur caractère imaginaire et deviennent purement intellectuelles, sous laquelle forme elles continuent à opérer le plus longtemps.
On doit mentionner ici comme visions les plus importantes, celles du Sacré-Cœur : notre mystique pourrait à juste titre figurer dans le rang des grands mystiques qui avaient une dévotion au Cœur de Jésus, avant que ce culte ne fut propagé par l’Église. Il faut rappeler ici que l’amour du Cœur de Jésus, ne comporte pas seulement une consécration personnelle et un don, mais aussi le besoin de prier et de se sacrifier pour les pécheurs, comme cela sera également reconnu plus tard dans le culte officiel. MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, parce qu’il ne connaissait pas cette dévotion, ne se doutait pas que, dans la description de ces visions, tous les éléments d’un culte futur au Sacré-Cœur étaient (109) clairement présents et il ne les a pas reconnus comme tels. On peut s’apercevoir, et dans le titre et dans l’introduction au texte des visions, qu’il n’a pas compris leur contenu propre :
Entre autres choses, ainsi introduit-il ces textes que l’Esprit de Dieu inspirait souvent à son Élue, il y avait une dévotion spéciale au très Saintes Plaies du Christ, tandis que le témoignage commence directement par :
Parfois une bonne partie de la journée, il me semblait sensiblement et perceptiblement et effectivement avoir ma demeure et mon repos dans le saint Côté et le Sacré-Cœur de Jésus : l’âme jouit ici d’une grande consolation et solitude, avec une indifférence extraordinaire aux créatures et à soi-même ; ... cette demeure et repos dans le Côté du Christ arrive avec une douce attention, une contemplation silencieuse et un débordement d’amour, y demeurant fixée très simplement par une douce conversion et adhésion à Jésus, Dieu et Homme.
Ce Saint Côté apparaît parfois très glorieux, et brillant comme un soleil, largement ouvert, m’attirant et m’invitant à m’y cacher, hors de toute chose créée et de moi-même : il m’est bon d’y être, aussi longtemps que dure cette grâce et il ne semble pas possible d’accomplir quelque autre exercice intérieur vers la pure Divinité : alors je sentais des fois comme un amour réel de Jésus et du prochain, priant pour cela, avec une douce présentation de quelques nécessités à ce divin Cœur, et, y attirant avec moi quelque malade ou âme pécheresse : j’ai dit : comme un amour réel, etc. parce que l’esprit subit plus proprement les opérations divines de l’esprit divin, qu’il n’agit lui-même, c’est pour cette raison que l’oraison se fait essentiellement, sans multiplicité.
Elle insiste sur le fait que la prière pour les pécheurs lorsqu’elle a pris demeure dans le Cœur de Jésus, se passe sous l’influence d’une inspiration mystique passive ; de même la forme exceptionnelle de l’oraison de nuit, l’Heure Sainte, que la dévotion au Sacré-Cœur reprendra souvent, semble ici pressentie :
À moins que la régularité ne m’appelle à aller me reposer, je pense que je pourrais passer toute la nuit ici à genoux, sans fatigue.
Encore une autre lettre introduite par son Père spirituel, sans compréhension du contenu :
Jésus souffrant se complaisait tellement dans la dévotion de cette sienne Épouse à sa Sainte Passion, qu’il a daigné se manifester à elle encore davantage.
Il a compris la vision suivante comme dévotion à la Passion :
En la fête de Saint Romuald, en 166 S, Dieu m’a fait la grâce que, après la Sainte Communion, Jésus Crucifié m’apparût, m’a embrassée avec le bras droit décloué de la Croix ; il me pressa contre son Cœur béni et aimable, et la Sainte Plaie, qui était dans le côté gauche au-dessus du Cœur... Cela s’accompagnait d’une douce absorption, d’une oraison très douce, d’une forte supplication pour le salut des hommes et la conversion des pécheurs, avec de douces larmes pour qu’aucun ne se perde, qui à coûté si cher au Christ, pour qu’ils ne le blasphèment pas éternellement, mais qu’ils puissent contempler Jésus avec moi, l’aimer et jouir éternellement... Je continuais cette oraison pendant presque deux heures et demie, bien que la présence de Jésus n’a pas duré plus d’un quart d’heure ; je me suis oubliée ; car un autre jour, à cause de la faiblesse du corps, je pouvais à peine passer l’heure dans l’Église.
Dans le récit de l’apparition, la question qui ne la quitte jamais la tourmente : n’était-ce pas un jeu de l’imagination ? Elle se rappelle tous les détails et essaie de les comparer avec ce qu’elle sait par ailleurs, et finalement, elle se repose près de l’unique norme possible pour en juger : cela amène-t-il des bonnes dispositions de l’âme ? Seule la réponse à cette question donne à l’homme la solidité du jugement, mais ne l’éclaire pas cependant sur l’objectivité de la chose contemplée : elle a vu la plaie de Jésus
Dans le côté gauche au-dessus du Cœur ; bien qu’ordinairement cette plaie soit peinte dans le Côté droit, en quoi, à mon avis, les peintres se trompent.
Après cela, il m’est venu à l’esprit que cela s’est passé comme parfois je l’ai vu imprimé sur une petite image de Sainte Lutgarde, laquelle étant aussi embrassée de la sorte par Jésus crucifié, puisait à sa Sainte Plaie, mais dans cette image, la Sainte Plaie se trouvait aussi du côté droit ; c’est pourquoi je ne sais pas quoi penser, si ici je ne suis pas dans l’illusion. — Mais cependant l’état d’âme antérieur et consécutif donne assez à connaître qu’il n’y avait eu aucune illusion, que ce qui avait eu lieu n’était pas une imagination ou une impression imagée : car cela n’a aucune comparaison avec l’imagination, parce que cela arrive tout à fait différemment ; il est clair et évident que c’est quelque chose de surnaturel et de divin à cause de la très grande paix, recueillement d’esprit, aliénation à moi-même et à routes les créatures en dehors de Dieu, lesquelles sont alors dans l’âme.
Une autre fois, elle décrit comment elle est très distraite et comme étrangère à mon Bien-Aimé, et comment elle est abandonnée au fidèle travail de ses propres puissances :
Je me rendais de nouveau à l’oraison prenant un Crucifix en mains, je commentais à supplier humblement et aimablement le Bien-Aimé et Lui parler dans le Crucifix, avec la bouche collée à sa Sainte Plaie du Côté.
Progressivement, l’oraison devient passive, pour recevoir alors subitement, mais de façon purement intérieure, un caractère visionnaire :
Ensuite, la réflexion sur ce Crucifix matériel disparaissant, j’ai eu Jésus présent à l’esprit, d’une façon très vivante et expressive, et je me joignis tout silencieusement à sa Sainte Plaie ; et voici que subitement, je me trouvais placée dedans, et en même temps je m’approchais et me reposais dans son divin Cœur ; duquel aussitôt je ressentis un grand incendie d’amour ; et l’image de Jésus ou de sa Sainte Humanité disparut peu à peu davantage, et je semblais être prise en esprit jusqu’à la contemplation de la Divinité.
72 Selon le fruit de cette vision, elle doit juger si cela était bon ou à rejeter : ici, cela la conduisait à une oraison plus profonde :
J’allais à l’oraison du soir à moitié ravie, et spirituellement saturée ; je ne savais pas comment j’avais monté les escaliers ou si je touchais terre, et je devais me contenir avec violence pour ne pas crier à haute voix ô amour ! ô amour ! tu as volé mon cœur... Il m’était difficile de taire la clémence du Bien-Aimé, qu’il m’avait montrée, à moi, créature si abjecte ; j’aurais souhaité propager ce bonheur présent d’avoir pris ma demeure dans le Saint Côté, dans la plaie ouverte et dans le Divin Cœur de Jésus mon Bien-Aimé ; je souhaitais y conduire aussi mes consœurs afin qu’elles y choisissent aussi leur repos, et cela avec une douce affection débordante ; car le très doux Cœur de Jésus m’apparut comme une cour de délices où l’on doit trouver toutes sortes de grâces médicinales, fortifiantes et sanctifiantes.
Elle a souvent des visions de l’Enfant-Jésus. Parfois, il y a une indication dans la description, qui, bien qu’elle soit intérieure, l’apparition a surgi par la coopération de sa propre représentation imaginative :
La nuit de Noël, après la communion, en dehors de toute attente, prise subitement en esprit, en dehors de toute créature dans le plus profond, où le Verbe éternel du Père se révéla dans un petit enfant nu et qui vient de naître, près duquel se trouvaient l’aimable Mère avec Saint Joseph, à la manière de l’étable de Bethléem.
Elle est émue jusqu’aux larmes par cette scène :
En raison de la tendresse de l’affection, avec des douces larmes qui coulaient d’elles-mêmes abondamment, comme une douce pluie abondante ; je ne suis pas habituée à pleurer ainsi, surtout à l’oraison.
Lors d’une vision imaginaire de l’Enfant-Jésus, invraisemblablement conventionnelle, elle s’efforce de s’en détourner :
En 1671, au mois de novembre, durant la prière avant la S. Communion, m’apparut un Enfant, petit, doux et aimable, comme âgé d’un an ou moins ; Ce petit Enfant était très brillant, glorieux, environné d’une grande lumière, comme celle d’un soleil, et tenait une Croix dans sa main droite, comme l’embrassant selon la proportion de son âge simple ; je compris que c’était l’Enfant-Jésus, mon Bien-Aimé, qui voulait se montrer à moi dans une si tendre jeunesse... Après que j’ai commencé à y adhérer quelque temps, il me vint à l’esprit qu’il y avait peut-être ici une illusion par le fait qu’on suspecte communément les visions imagées et imaginaires comme un sujet d’illusion ; pour cette raison, je commençais à détourner mon visage et à me tourner intérieurement, afin d’adhérer là, avec plus de détachement des images corporelles, à Dieu selon son Être, par une foi nue, puisque ceci est beaucoup plus sûr, et plus reposant selon le sentiment du Père spirituel, et le moins sujet à l’illusion.
Lorsqu’elle ne peut l’éviter, elle cherche a la chasser par sa propre activité où elle échoue également. Comme elle remarque cependant, qu’elle perd aussi son repos intérieur en Dieu avec la disparition de la vision, elle s’aperçoit trop tard qu’il aurait peut-être mieux valu de ne pas s’y opposer :
Lorsque j’essayais de faire cela (c’est-à-dire détourner ma face), ce Divin Enfant m’apparut ainsi être doucement imprimé partout et se présenter à mes yeux ; après cela, je fis encore plus de violence et d’opposition active pour me débarrasser de cette vision, me laissant soutenir que l’imagination naturelle ou quelque travail de l’imagination ou quelque illusion s’y était mêlé, et estimant que je ne pouvais mal faire en me détournant de cela et en suivant le plus sûr... Après, cette vision disparaissant, je me trouvais dans les ténèbres d’esprit, dans la sécheresse et les tourments intérieurs ; de sorte que je ne savais où me tourner à cause des grandes oppressions, angoisses et désolations venant de tous les côtés.
Celui qui est un peu familiarisé avec la littérature visionnaire des siècles précédents sait combien on met facilement tout mensonge et toute illusion sur le compte du démon ; le fait que notre auteur, au lieu de faire appel aux mauvaises puissances des ténèbres, pense que les puissances naturelles humaines suffisent amplement pour expliquer les illusions et les fausses représentations, apparaît déjà comme agréablement moderne. Ainsi, lorsqu’elle éprouve l’impression vivante de porter le petit Enfant-Jésus dans son cœur, comme Marie le portait dans son sein (à proprement parler, une image visuelle d’une vérité de foi : le Père engendre le Fils, et Jésus s’incarne en chacun de nous), elle est toujours ramenée à cette vision :
Quelqu’un s’étonnerait peut-être comment le regard, jour et nuit, lorsque je suis éveillée, est constamment ramené jusqu’à cet Enfant, et comment l’homme intérieur l’adore avec un amour respectueux, et l’embrasse ; de sorte que je ne suis pas empêchée par aucune œuvre et autre réflexion déiforme.
Elle sait que d’autres aussi, comme elle-même au début, tiendront cette vision comme suspecte :
Je ne peux douter, ou avoir un soupçon, qu’il y ait eu ici une illusion ou quelque jeu de la nature, par exemple, que la fantaisie ait imaginé, dessiné ou conçu cette vision.
Les visions apparaissent subitement et de façon inattendue, leur durée peut être très variable : elle contemple l’Enfant-Jésus dans son cœur pendant de nombreux jours consécutifs ; d’autres peuvent être tellement courtes qu’elles peuvent à peine être comprises dans notre espace temporel :
Aux environs du jour de la fête de la Commémoration1673, étant à l’oraison, le matin, disposée quelque peu sèchement et sobrement selon l’esprit, je m’exerçais dans une profonde connaissance de ma misère et de mon néant ; et voici que m’apparut subitement le tout aimé Jésus dans une forme humaine glorieuse, qui avec une grande vitesse et rapidité, donna un doux baiser de sa bouche, et aussitôt, avec la même rapidité et empressement, prit le même chemin vers le Ciel, qu’il prit pour descendre en bas, et il monta à nouveau, comme un oiseau volant vers la terre, et y croquant quelque chose avec son bec pour prendre sa pâture, aussitôt de nouveau s’envole en haut. Bien que cela arriva avec une telle rapidité, je vis cependant mon Bien-Aimé très distinctement par-dessus l’épaule, à peu près au milieu de la poitrine, jusqu’au ventre (il me semble), selon la proportion de notre corps et des membres. — Après avoir reçu ce baiser, je fus aussitôt retirée en esprit à la fruition de la Divinité, avec perte et oubli de la forme humaine de Jésus, et je demeurais ainsi tout le temps de l’oraison dans un repos silencieux de l’esprit.
Au lieu de s’apaiser dans une continuité tranquille, la vision peut se répéter différentes fois avec la même rapidité :
En l’an 1673, en octobre, mon Bien-Aimé Jésus s’est manifesté trois fois en un jour selon sa Sainte Humanité, non pas glorieuse, comme il en avait coutume ; mais comme s’il avait marché en ce monde ; et je le vis revêtu d’une tunique rouge, comme dans une élévation entre ciel et terre, un peu éloigné de moi. Son aspect était merveilleusement aimable et doux, me souriant comme un Époux à son Épouse toute aimée ; son aspect toucha mon cœur, y causant une nouvelle douceur d’amour pour
74 lui... Ces manifestations arrivaient chaque fois rapidement, comme en passant ; et cela ne peut avoir été de l’imagination naturelle, car la vision était trop distincte, claire et certaine, sans considération préalable, ou attente de quelque chose de pareil, et au premier instant que je vis le Bien-Aimé de cette manière, il se passa en moi un grand changement, une opération divine et un mouvement de toute l’âme.
Ces visions, comme du reste celle du Sacré-Cœur, ne sont pas données à la contemplative comme une sorte de luxe de la vie spirituelle, pour sa seule jouissance et satisfaction. Non seulement elles devaient opérer en elle une vraie fidélité et un don total, mais elles amenaient presque constamment sa disposition d’âme intérieure à un plus grand esprit de communauté et d’oraison apostolique. Elle a choisi la vie contemplative pour vivre tout entière de et pour l’intimité divine, comme une ermite, et par la voie de cette même intimité, l’amour ce Dieu la presse au souci du prochain. Elle ne parvient pas à fonder sa vie mortifiée et retirée pour ses confrères, en raison d’un témoignage, une idée ou une obligation, mais en raison du seul motif juste et fructueux : elle y est littéralement poussée par l’amour. Elle conclut ainsi la vision précédente :
Alors, il m’a été représenté, et comme absolument demandé si j’étais prête à beaucoup souffrir pour la satisfaction des péchés des hommes, par lesquels Dieu était gravement fâché et offensé ; je m’y présentais, avec une grande ferveur et promptitude pensant que cela m’était aussi égal de quelle manière je consumerais ma substance au service du Bien-Aimé, ou mes forces par un incendie d’amour, ou par les douleurs de la souffrance, puisque le Bien-Aimé peut avoir en moi ses complaisances que ce soit dans la joie et le contentement, ou dans la douleur, la tristesse et la souffrance.
La description de ses visions est parfois un chef d’œuvre d’observation psychologique et de distinction précise entre la nature des expériences. Ainsi, elle raconte une série de visions intellectuelles qui se développèrent de l’extérieur vers l’intérieur, et qui diffèrent clairement de ce qu’on pourrait appeler une illumination surnaturelle ou impression :
Le Bien-Aimé se manifesta à moi d’une manière plus sûre, plus claire et plus spirituelle, comme sont les impressions ; car les impressions consistent plus dans la connaissance de l’intellect que dans la fruition de la volonté ; mais cette manifestation du Bien-Aimé donne plus de jouissance à la volonté, bien que cela ne soit pas sans connaissance de l’entendement ; car autrement, comment pourrais-je discerner que c’est mon Bien-Aimé ?... La forme, dans laquelle je vois maintenant le Bien-Aimé, est telle que lorsqu’il ressuscita et pour pouvoir goûter cette présence et intimité, Il attend de moi une extrême pureté de cœur, d’esprit et pureté d’amour.
Jamais, elle ne laisse intouchée la question de savoir si cela n’est pas une illusion :
Ce qui en est, ou pas, je sais bien, et je ressentais qu’il était vraiment mon Bien-Aimé et mon Tout, et qu’il n’y a ici aucune illusion du démon ; car bien que je veuille en douter, je ne le pourrais ; la tranquillité et la paix de l’âme est trop grande, trop profonde, trop douce...
Et comme toujours, cette apparition intérieure dirige son attention sur la communauté :
Le Bien-Aimé m’a montré des choses très tristes de l’état sombre et misérable de la Sainte Église.
La vision peut aussi s’accompagner d’extases, bien que celles-ci se produisent rarement, — chez sainte Thérèse, les visions du Christ étaient également rarement accompagnées de phénomènes extatiques :
Le soir de Pâques 1669, après la collation du soir, il m’est arrivé, ce me semble, un ravissement d’esprit, qui dura environ une heure ; cela commença par une élévation d’esprit et un enflammement d’amour pour mon Bien-Aimé, Jésus ressuscité et glorieux Rédempteur ; durant ce temps mon esprit demeura élevé dans une élévation immense, en compagnie et contemplation très savoureuse de Jésus ressuscité ; l’esprit semblait vouloir quitter le corps et l’oublier presque totalement ; je dis presque totalement, car j’eus à ce moment une fois une réflexion sur moi-même pour un instant ou deux, me trouvant sans émotion selon le corps, comme quelqu’un qui gît dans l’impuissance, et craignant que quelqu’un ne vienne à lui et le trouve dans cet état ; car je n’aurais pu parler, ni ouvrir les yeux, ni me bouger de place ; car je frappais une fois ma main pour l’agiter pour prouver que je vivais encore, et je ne le pouvais sans grande difficulté ; du reste, il n’y avait aucune réflexion sur quelque chose de créé, comme un bruit assourdi d’un son de cloches qui semblait parvenir de loin aux oreilles.
La distinction entre la vision intérieure et extérieure n’est pas toujours claire dans la description : la vision intérieure n’est-elle seulement qu’un rappel et une élaboration de l’extérieure ? Après l’introduction à une expérience, le jour de l’Ascension 1669, alors qu’elle se trouvait en oraison avant la communion, non pas dans quelque ferveur d’amour, ni très recueillie ou retirée au-dedans, mais un peu dissipée d’esprit, et éloignée du Bien-Aimé, et qu’elle avait prié sans fruit, disant, mon Bien-Aimé, comment pouvez-vous supporter que si petite, je puisse être occupée à vous aimer, elle écrit la chose suivante à son directeur spirituel :
Je me tenais ainsi dans une foi nue en la présence de Dieu en mon âme, tâchant par la simplicité active d’anéantir tout, et de me recueillir ; et je demeurais ainsi quelque temps avant la communion, et ensuite j’allais recevoir mon Bien-Aimé avec faim et désir. Lorsque je passais devant le Chœur, et là, comme d’habitude je saluais mon Bien-Aimé, et je l’adorais dans le Très Saint Sacrement,..., voici que soudain, m’apparut mon Bien-Aimé Jésus, et je le vis monter au Ciel ; par cette vue, mon cœur bondit aussitôt d’une grande joie et allégresse ; je semblais appeler avec la voix d’un cœur aimant ; mon Bien-Aimé prenez-moi avec Vous, ou tirez mon cœur avec Vous, et gardez-le toujours pour Vous, jusqu’à ce que je puisse parvenir à Vous...
Cette manifestation, à mon avis, ne dura qu’un Pater noster ; elle arriva et disparut comme un éclair, mais laissa mon cœur enflammé et blessé d’amour... Je suis émerveillée de voir comment cette vision de Jésus ascendant demeure imprimée en moi de façon si vivante, avec une telle netteté et clarté, aussi les jours qui suivirent, de sorte qu’il me semble le voir encore constamment : vu... que cela n’a duré qu’un temps si court et a disparu aussi vite... je ne peux penser que cela soit des imaginations naturelles ; car elle ne peuvent avoir des opérations aussi divines, comme ce que fut en moi cette vision de mon Bien-Aimé l’a fait en moi ; les imaginations naturelles ne peuvent non plus durer dans une âme aussi doucement et aussi constamment ; il n’y aurait non plus aucune impression qui demeurerait dans l’entendement à partir de la vision précédente.
Nous comprenons que son père spirituel demanda de plus amples explications : elle parle en effet d’une vision intérieure comme un éclair, et ensuite elle la contemple intérieurement le long du jour, mais non comme un souvenir de la première ? Cela n’est-il pas une élaboration de l’imagination ? Il lui a alors vraisemblablement demandé en quoi consistait en fait cette vision intérieure, et en quoi elle se distingue d’une vision extérieure. La réponse de Maria Petyt nous donne une des pages les plus remarquables de la littérature mystique comme effort pour décrire ce qui se passe dans la conscience de l’homme lorsque celui-ci fait l’expérience d’une vision :
Aujourd’hui, je me demande comment je pourrais répondre de façon satisfaisante à la question de votre Révérence, savoir, comment je vois Jésus glorieux dans mon inférieur ? Cela arrive d’une tout autre façon que lorsque je Le vois près de moi, devant moi, au-dessus de moi dans quelque élévation, comme entre Ciel et terre ; quoique toutes ces diverses manières se passent par la vue intérieure de l’âme ; cependant, lorsque Jésus se montre comme de l’extérieur, alors, je Le vois comme si je Le voyais avec mes yeux corporels, avec conscience de moi-même et de toutes les circonstances selon l’exigence et la manière de la manifestation ; comme par exemple lorsque la dernière fois Jésus se montra à moi à mon côté droit, et semblait m’embrasser et me laissa reposer dans son bras béni et sur sa sainte
76 Poitrine ; je me sentais alors comme distincte, et non comme une avec Jésus ; recevant de Lui cet embrassement ; etc. comme de quelqu’un de l’extérieur, bien que ce ne soit ni sensiblement ni grossièrement comme les mots le signifient ; car cela arrive plus noblement et aussi plus spirituellement ; cela semble bien arriver de l’extérieur, mais cependant, cela imprègne intérieurement, et cela est aussi spirituellement sensible et sensiblement spirituel.
Mais il en est autrement lorsque Jésus se montre dans l’intérieur ; je Le vois bien avec le même corps glorieux, mais d’une manière plus unie à Lui ; mon plus intérieur est alors si élargi et dilaté en Lui, et Lui en moi, que mon plus intime semble être absorbé en Lui et ne faire qu’un avec Lui ; alors je ne me perçois plus moi-même, ni mon corps avec quelque imagination, comme si je renfermais ce grand Christ dans mon corps étroit ; mais mon intérieur spirituel semble si élargi et si largement dilaté que tout le monde et tout ce qui est dans le monde, et tout le ciel pourraient y apparaître et y être vu.
Dans la vision intérieure le divin ne se réduit pas à l’étroite mesure de l’humain, mais la conscience humaine est capturée par le divin et est tellement dilatée qu’elle peut contenir le monde. Cette dilatation de l’âme, cet élargissement libérant et infini de la conscience est bien la marque psychologique le plus sûre d’une vraie et saine mystique. Les imitations maladives des phénomènes mystiques apportent avec elles, comme toutes les maladies, un rétrécissement de la conscience, une fermeture de soi défensive et un repli sur sa propre existence. La vraie mystique semble un instant désemparer l’équilibre humain par le débordement de l’expérience, mais seulement pour porter l’homme à un équilibre plus haut et une dilatatio cordis supraterrestre.
Nous avons déjà signalé, en passant, que le mariage spirituel de Maria Petyt demeurait plus dans la sphère de la mystique visionnaire affective que dans la stabilité de l’union contemplative à Dieu, — phase ultime de l’ascension mystique sur cette terre, pour laquelle les grands mystiques réservent ce terme. Les visions par lesquelles l’union stable entre leur âme et le Christ leur est manifestée, ont toujours un caractère élevé et solennel. Ici peut-être, parce que l’expérience se déroule dans la sphère de l’affectivité, les récits de l’auteur reçoivent quelque chose de flottant, quelque chose d’indéterminé, ce qui tranche de façon aiguë sur la précision limpide et la fraîcheur non prévenue, avec laquelle elle communique habituellement son expérience, de sorte que ces pages, à côté de celles rapportées ici sur le Sacré-Cœur et sur les grandes visions du Christ, forment plutôt un anti climat.
Dans une lettre non datée, commençant prudemment par il me semble, elle déclare :
Il me semble avoir une fois reçu la grâce d’être placée auprès de mon Tout-aimé Jésus-Christ, pour avoir familièrement commerce avec Lui, comme Époux et Épouse.
Cela semble être cependant une expérience de nature passagère, qui ne confère pas du tout à l’âme le lien stable du mariage mystique, car dans la même lettre, on le dit de la façon suivante :
Je ne peux assez m’émerveiller de la différence des états qui m’arrivent intérieurement, tout contraires les uns aux autres.
Car après une exaltation de la Bonté divine, qui m’a si fort fléchie et humiliée, pour me prendre, moi une si pauvre créature, pour son Épouse, apparaît un récit du mariage mystique dans une autre lettre, mais comme un événement du passé dont l’auteur ne peut pas se souvenir :
Ainsi, je sentais en moi un désir de savoir quand ce mariage spirituel avec mon Amour divin a été accompli, et il m’a été intérieurement répondu et je compris que cela se passa au mois de novembre dernier, 1668, lorsque j’avais invité mon Bien-Aimé à un banquet spirituel et lui avait présenté mon cœur comme plat très agréable ; tout mon amour et tout moi-même ; lorsque la Bonté de mon Bien-Aimé m’assura d’un plat réciproque, que j’étais dans sa grâce, dans son amour et amitié.
Il est un peu étrange que quelque temps plus tard, le mariage soit renouvelé avec un caractère plus solennel :
Quelques mois plus tard, lorsque je recevais la Sainte Communion, je vis à ma droite l’aimable très douce Mère, et avec Elle, mon Bien-Aimé Jésus, se tenant droit devant moi ; je semblais donner mon cœur à l’aimable Mère pour qu’Elle veuille le donner à mon Bien-Aimé, et je La priais très affectueusement de vouloir obtenir la grâce de renouveler ma fidélité conjugale et le mariage avec son Fils tout-aimé, mon Bien-Aimé ; et sans savoir comment cela arriva, je me trouvais avec ma main droite dans la main droite de mon Bien-Aimé, et je compris que cela était un renouvellement de notre authentique mariage avec Lui, car je découvris bien que le mariage fut conclu avec Lui il y a quelques mois, comme je l’ai alors aussi signalé ; bien qu’alors cela ne s’est pas passé d’une manière aussi imagée et perceptible que maintenant ; l’aimable Mère semblait s’interposer entre nous deux pendant que nos mains furent ainsi jointes ensemble, comme je l’ai parfois vu arriver, comme lorsque le curé assiste ceux qui se marient.
Les pages consacrées dans ce travail à l’amour mystique conjugal, possèdent bien tout le charme d’une pieuse littérature d’amour, avec çà et là des réminiscences de la poésie du Cantique, mais nous ne pensons pas qu’elles appartiennent à ce qui est le plus digne de mention ou de plus original dans les écrits de Maria Petyt. On peut bien faire remarquer qu’ici, à nouveau, le fruit de la nouvelle union au Christ signifie un esprit de communauté plus intense et une oraison apostolique : il revient à une Épouse du Christ, comme à une Reine et à une ménagère de veiller à obtenir de Lui beaucoup de grâces pour les âmes.
Lorsqu’on lit le récit de cette vie d’oraison visionnaire, pleine de grâces, on pourrait avoir l’impression qu’une telle vie doit être exceptionnellement heureuse, qu’on marche sur un sentier de roses, et qu’on est délivré de la solitude humaine pour le bonheur d’une union dans l’amour, remplie de joies et de délices spirituels. Les moments de bonheur de cette vie ne peuvent en effet être comparés à ce que le pauvre bonheur humain peut nous offrir. Et lorsque Maria Petyt jouit de ces visites du Seigneur, la vérité de ce qu’elle vit lui semble si claire, qu’elle est prête à mourir pour elle ; lorsqu’une fois, après que le Christ ne se soit montré à elle durant un long moment, elle Le voit durant l’office au chœur, donner sa bénédiction aux moniales, elle Lui demande :
Où avait-Il été si longtemps, puisque je ne L’avais pas vu dans mon cœur depuis la Nuit de Noël, comme auparavant ; et quelle avait été la cause de son départ ; Il ne répondit pas à la dernière partie de la question, mais IIe donna à connaître que, depuis ce temps, comme II s’était transporté dans mon cœur, Il y séjournait toujours, aussi réellement qu’il est dans le Saint Sacrement de l’Autel, à savoir, selon sa Divinité et son Humanité, bien qu’il ne se soit pas toujours montré, et qu’il y demeurera tout le temps, à moins que je ne le chasse par un péché mortel ; il me donna à nouveau une grande assurance des grâces décrites auparavant, qu’elles étaient toutes de Lui : la certitude est alors si grande que toutes les motions et les grâces ont été divines, qu’effectivement je serais prête à mourir pour leur vérité.
Mais, lorsque la présence de Dieu se retire, elle se trouve alors plus seule que ceux qui ne pouvaient recevoir la visite de Dieu ; l’expérience lui semble si incroyable et si invraisemblable, une fois qu’elle appartient au souvenir, qu’elle se demande si elle ne vit pas dans l’illusion. Qui pourrait la conseiller ? Les auteurs mystiques ? Mais ont-ils bien vécu quelque chose de pareil, ou bien se représentent-ils seulement cette comparaison ? À la vérité on lui a donné quelques grandes normes ; elles ne donnent cependant aucune certitude : comment pourrait-elle recevoir quelque assurance d’une créature humaine en ce qui la concerne lorsque cela reste si incommunicable en des mots humains ? Il
78 n’y a aucune commune mesure entre les faits intérieurs et l’expression humaine défectueuse, et tout ce qu’elle essaie d’en dire, si précisément et avec tant d’insistance, apparaît comme une caricature et une déformation de la réalité spirituelle. Elle se sent alors perdue, sans demeure et maison sûre, étrangère parmi les gens, comme une étrangère et une pèlerine, - non, pire encore, car un pèlerin, aussi seul qu’il soit parmi les autres hommes, a un but vers lequel il tend, et la voie qu’il peut suivre avec confiance s’étale clairement devant lui, - comme un vagabond qui court à Dieu sans aucune voie.
De même que le génie créatif, le grand artiste abandonne le sentier battu de la possession humaine déjà acquise pour des voies non encore frayées, et suit un mystérieux message auquel il doit livrer sa vie dans des formes qui n’existent pas encore, de même le rnystique se sait aussi exposé sur la montagne du cœur (Rilke).
La solitude saisit dans son humanité de façon beaucoup plus profonde et beaucoup plus loin que la solitude du sentiment ; le mystique ne sent pas enfermé et caché dans les cloisons des opinions courantes et des certitudes qui fournissent à la vie de ses confrères tant de certitudes tacites. Il vit isolé spirituellement et doit toujours marcher dans l’inconnu, plein d’incertitudes et de doutes quant à la valeur de sa vocation.
Le souci des visions apporte ainsi à notre mystique l’isolement et la crainte de l’incertitude. Parfois, elle réussit, malgré le doute, à se livrer à discrétion à la Providence de Dieu :
Après que le Bien-Aimé m’ait accordé diverses grâces, et entre autres, que plusieurs fois, je parus en esprit, avoir mon repos sur la Poitrine bénie de mon Bien-Aimé, comme y puisant une grande nourriture pour l’esprit, et une augmentation remarquable de lumière, de grâce et d’amour ; je fus ainsi attirée et me suis répandue dans un grand flot de larmes d’amour, comme un ruisseau coulant de mes yeux et du cœur, parce que j’appréhendais et que j’avais donné foi à un autre confesseur qui disait que par ignorance, j’avais mortellement offensé la Majesté divine et la Divinité ; à cause de cela, je me laissais fermement croire que toute ma haute oraison de quiétude, ainsi que d’autres grâces surabondantes, illuminations divines et opérations de l’amour divin, avaient été une pure illusion, avec une grande inclination et désir de prier votre Révérence qu’elle ne donnât désormais plus à l’avenir aucune foi à mes dires ni écouter mes paroles afin de n’être plus trompé par moi.
En tout cela, mon âme était dans une paix intérieure, toute livrée à tous les plaisirs et à la justice de Dieu, que tout ce qu’il aurait déjà voulu me montrer pour la damnation éternelle, j’aurais embrassé cette sentence volontairement, comme l’ayant bien méritée.
Un tel don ne signifie-t-il pas une solution trop facile ? N’est-ce pas de la présomption que d’attendre de Dieu son secours lorsqu’on se livre sans plus à l’aveuglement et à l’illusion ? Le mystique refusera toujours de se confirmer dans le repos d’une certitude humaine :
Sur quelle illumination intérieure nous appuierons-nous ? Cela tourne ensuite tout en doute, ou cela disparaît comme aussi mes autres états intérieurs. — Après avoir reçu du Christ Dieu-Homme beaucoup de grâces et de dons, il m’a une fois été si fortement et si vivement imprimé, quant à la manifestation corporelle de la Sainte Humanité du Christ, et la communauté familière avec Lui, que cela avait été un démon qui avait pris la forme et la figure du Christ, et que comme la Sainte Trinité avait fait sa demeure en moi, cela n’avait pas été les Trois Personnes divines, mais trois démons par lesquels j’étais possédée ; ce qui conduisait à paraître que j’étais si remplie de mauvaises et méchantes pensées, d’imageries terribles, de très mauvais mouvements de l’âme, d’assauts de tentations et de tourments intérieurs,... avec des impressions que maintenant presque toute l’illusion et l’esprit d’erreur, par lesquels j’ai été saisie et dirigée, se manifesterait et deviendrait public. — Ensuite, l’inquiétude, la frayeur et le doute dont j’ai parlé plus haut sont revenus,... avec un plein enténébrement de l’esprit, de sorte que je n’osais pas du tout discerner ni me fier à la certitude intérieure que j’avais reçue ni non plus croire à mon directeur spirituel, pensant qu’il s’était trompé avec moi.
Elle est en effet trop consciente de ce que combien sa vraie vie demeure en dessous de la noblesse et de l’élévation de ses expériences spirituelles :
R. Père, pardonnez-moi ma sottise dans la description de tout ceci;... mes sens, mes forces et la nature vivent encore tous ; ils ne sont pas encore arrivés à une mort durable ; de plus, mon Révérend Père, vous ne devez pas penser que je vis précisément selon mes écrits ; bien que j’aie écrit simplement, comme je le sentais et estimais être en moi. — Le Jeudi Saint, après la Sainte Communion, j’étais en quelque repos, me reposant en Jésus, Dieu-Homme ; après cette prière, je me trouvais dans une grande joie et tranquillité, chassant le doute que j’avais eu durant quelques jours au sujet de mon esprit, des opérations et des illuminations intérieures que j’avais reçues depuis quelque temps, et je me sentais doucement encline à livrer à Votre Révérence ces deux cahiers, malgré la tentation que j’avais eue de les brûler, tellement je craignais être dans l’illusion et aussi de vous tromper, mon Révérend Père, par ces écrits.
Elle doit apprendre personnellement le discernement des esprits. Mais la voie est ardue et douloureuse :
Le 7 février 1672, lorsque j’allais me reposer, ces paroles me furent dites intérieurement, pourquoi vous plaignez-vous de ce que je vous conduise par des chemins si ardus, sombres et troublés ? et ne savez-vous pas que je sais le mieux ce qui est utile et profitable ? ... Le même jour étant très tourmentée et opprimée d’esprit, parce que j’appréhendais avoir été prise par l’esprit de mensonge, et incitée à croire que cela était certainement ainsi ; aussi l’unique Bien divin se montra au-dedans de moi-même, et qui m’attira... à ce que je m’y tourne, m’y repose et y demeure... Ainsi, il m’a été comme soufflé à l’oreille, comment pourriez-vous vous y tourner ? ce n’est pas Dieu, rejetez cet attrait, vous voulez bien faire ; vous voyez bien, combien souvent vous êtes dans l’illusion lorsque vous vous tournez ainsi jusqu’à ce fond intime, que vous y rencontrez un esprit de mensonge, qui vous fait voir beaucoup de choses, et promet, qui s’avèrent fausses, par lequel vous tombez dans de nombreux tourments et oppressions d’esprit ; ce n’est aucun bon esprit qui vous parle, console et enseigne de l’intérieur.
Ainsi je donnais foi à ces inspirations et je rejetais cet attrait intérieur, et je me détournais fortement de mon fond intérieur, et de ce doux Bien divin, attrayant, consolant qui se montra dans mon tréfonds, et je m’y opposais très fort,... j’y persévérais, comme sourde,... mais aussitôt je ressentais un grand reproche, une réprimande et un remords de consciente comme d’une grande faute ; là alors je fus en outre saisie par de grandes ténèbres et un grand éloignement de Dieu. Aussitôt que je m’en aperçus, aussitôt je m’humiliais et priais pour obtenir le pardon, avec un ferme propos de toujours suivre à l’avenir les bons mouvements, les inspirations et illuminations que je pourrais comprendre provenir de ce fond intérieur, déiforme, sans plus en douter.
S’appuyant sur une illumination intérieure, l’auteur s’est osée à une prédiction qui ne s’est pas réalisée ; immédiatement la construction de sa vie intérieure est secouée et cette vie même mise en question : encore en 1672, cinq ans avant sa mort, elle perdit si facilement la distinction entre l’essence de son union mystique à Dieu et les phénomènes dans lesquels peuvent intervenir tant de facteurs humains. Combien plus saine et plus indicative d’un équilibre intérieur était, dans un pareil cas, plus proche de nous, la réaction d’une autre mystique Catherine Labouré : elle avait prédit de façon exacte les événements de la Commune de Paris ; mais d’autres faits de ses prophéties ne se sont pas réalisés ; lorsqu’on le lui a fait remarquer, elle répondit pleine de simplicité et de bon sens : Je suis bien aise de savoir que je me suis trompée.
80 Nous comprenons aussi la plainte sincère et poignante de l’auteur, la souffrance causée par tant d’incertitudes, la peur et la détresse de l’âme, dès cette même année 1672 :
Parfois je suis très affligée, car je ne puis obtenir un discernement convenable, discrétion et distinction des esprits, pour pouvoir aussi découvrir le bon esprit et le suivre, et repousser ou rejeter l’esprit étranger ou l’esprit d’erreur ; car dans la mesure où j’essayais ou n’essayais pas de chercher purement Dieu, de méditer et d’adhérer à Lui en esprit, il me semblait ainsi que l’affaire demeurais toujours au même point et ne profitait que très peu ou pas du tout, vu que je demeurais ainsi dans l’erreur et que je ne pouvais faire autrement.
Je pensais que je ne comprenais ni ne connaissais le vrai esprit, et que l’esprit devait être très mélangé avec les puissances inférieures (plus que je ne le savais), qui causent la confusion, le désarroi et l’illusion d’esprit ; ou bien quelque chose d’autre de subtil et de secret doit y être mélangé (ce que je ne connais pas) qui me fait prendre le faux pour le vrai : car alors comment pou naisse me tromper ainsi et être dans l’illusion ? Comment des choses si belles et si inaccoutumées que je ne peux empêcher et dont je n’en reviens pas, pourraient-elles se passer en moi ?
Oh, quelle bonne volonté j’ai ! Combien bons et grands sont mes désirs ! Que je serais heureuse d’être aidée et enseignée par quelqu’un. Ne fut-ce que par un enfant ou par l’une des plus simples personnes du monde entier, qui pourraient me montrer la voie droite à Dieu, ou me découvrir les erreurs et les illusions dans lesquelles je me trouve.
On ne peut reprocher aucune autocertitude naïve et béate crédulité face aux expériences intimes, à une mystique qui souffre avec une sincérité tellement nue et profonde, de la faillite de toute certitude humaine et de l’abandon de toute prise humaine. Peu à peu, elle apprendra à détourner l’attention de ce qui cependant n’est pas à examiner par une analyse psychologique, et à mesurer l’authenticité de sa vie intérieure selon son ancrage en Dieu ; si elle Lui demeure unie, alors elle vit dans la lumière ; détache-t-elle son attention de Lui, de telle sorte que surgit seulement la moindre brume entre Lui et l’âme, alors, elle est livrée aux ténèbres et au doute :
Alors apparaît comme un jour clair dans mon intérieur ; je fus consolée en tout, renforcée, rassurée et reposée,... car comme cela m’arrive habituellement, lorsque quelque brume surgit dans mon âme, il m’arrive alors quelque crainte que je sois dans l’illusion en tout et vous aussi mon Révérend Père ; mais lorsque la lumière revient, je deviens aussitôt tranquille, et toute crainte est chassée.
L’unique chose d’importance pour l’homme ici-bas, c’est le don total dans une confiance aveugle. Malgré l’abondance des grâces mystiques, Maria Petyt a appris ce don par une voie douloureuse. Durant sa dernière maladie, tous les phénomènes de la mystique cessèrent définitivement, et cela même fut pour elle une source de nouvelles souffrances : alors
elle gémissait, disant où sont maintenant toutes mes lumières passées, et les opérations divines ! la seule chose, disait-elle, que je puisse faire, c’est-à-dire tenir mon esprit uni à mon Bien-Aimé.
Les souffrances endurées dans les expériences des visions, rendront la mystique encore plus méfiante face aux phénomènes de la vie affective. Elle se demande plusieurs fois, au cours des années, si elle fait bien de suivre les mouvements du cœur. D’une part, les maîtres de la mystique de l’anéantissement lui ont enseigné en cette matière le renoncement et la mortification. D’autre part cependant, il arrive des périodes où elle perçoit qu’on doit aller à Dieu avec tout l’homme, aussi avec les puissances inférieures sensibles. Mais lorsqu’elle peut parfois expérimenter un instant une contemplation de Dieu plus profonde, elle se tient alors à nouveau plus sceptique face aux impressions du cœur humain :
Pendant l’oraison des Complies, j’eus quelque accès à l’oraison de simplicité, de quiétude et de silence, avec la rencontre de l’Être de Dieu sans image. Je compris que ce qui se passe intérieurement, que ce soit d’illumination ou autrement, au temps, lorsque l’esprit d’amour agit, que cela n’est pas si sûr que ce qui est décrit ici plus haut sur les opérations passives, qui sont si purement saisies dans l’esprit ; au sujet du mélange des puissances inférieures, principalement de l’imagination..., lorsqu’elle se joint vivement avec l’entendement, elle joue ainsi très facilement le singe, contrefaisant la lumière surnaturelle, surtout lorsque l’appétit sensuel, le goût sensible et la douce affection collaborent assez bien, présentant à l’esprit le naturel comme surnaturel ; lequel est alors facilement pris par l’esprit pour tel par le fait qu’il est un peu obscurci par la proximité des sens et par leur collaboration ; c’est pourquoi ce jeu d’amour est fort sujet à l’illusion.
Elle remarque cependant qu’elle peut exagérer dans la défiance face aux sentiments : un mois plus tard, elle écrit :
Je me montrais un peu réticente ; comme à moitié opposée, pensant à quoi sert tout ce travail d’amour, etc., tout ce qui en provient, seulement les désirs et affections sans plus d’effet, comme cela a paru maintenant dans beaucoup de personnes et de choses. Tout cela me fit me défier très fort de la vérité qui m’a été montrée intérieurement pendant quelque temps, jusqu’à ce que le Bien-Aimé donnât une nouvelle confirmation disant, laisse agir l’amour, donne-toi la pleine aisance sans faire attention s’il en provient quelque effet ou quelque fruit.
Elle apprend par cela que ses désirs et ses sentiments sont aussi fructueux pour gagner les âmes, comme le travail des prédicateurs, des confesseurs et autres ouvriers travaillant dans les champs de la Sainte Église, qui semblent parfois produire peu de fruits visibles.
Jusqu’à la fin de sa vie, elle demeurera dans le doute pour savoir si elle peut aussi laisser collaborer les puissances sensibles, ou si elle doit être confirmée en Dieu seulement par une volonté raisonnable. Elle ne retrouvera jamais l’absence de contrainte de la vie sensible, élevée à un plan plus haut, dans un nouvel équilibre supérieur et rayonnant, comme par exemple une Madame Acarie, une Jeanne de Chantal ou une Thérèse d’Avila. Si son caractère n’est peut-être pas seul responsable de cela, les influences ascétiques et spirituelles ont cependant joué un rôle décisif dans sa jeunesse et durant les premières années de sa vie contemplative.
Depuis HADEWYCH, nous n’avons plus entendu un son aussi direct et personnel, soucieux de rendre seulement compte de sa vie la plus profonde. Nous n’y trouvons aucune application ou morale comme dans presque toute la littérature pieuse du XVIIe siècle. Maria Petyt n’écrit pas, comme sainte THÉRÈSE d’AVILA ou sainte MARIE-MADELEINE de PAZZI, pour que d’autres au moins puissent apprendre quelque chose de leurs expériences. Mais dans le mesure où ses écrits étaient destinés à un usage personnel, elle s’exprime nécessairement dans un langage et une terminologie qu’elle puise dans son milieu, chez son directeur spirituel, dans ses lectures. Sa façon de penser même prend forme et s’élabore en définitive elle-même dans un schéma déjà existant de formes et de pensée. Pour comprendre ces écrits de façon correcte, on doit pouvoir se placer dans une tradition. Pour le moment, cela n’est possible que de façon incomplète à cause du manque d’études suffisantes sur la spiritualité de son siècle. Plus encore, non seulement la terminologie et la façon de penser de la mystique, mais aussi ses expériences, comme chez tous les mystiques reçoivent une forme, une coloration (Färbung) qui dépend souvent de ce qu’ils ont lu ou entendu, et qui demeure active dans leur imagination et état d’esprit, de sorte que cela imprime à leur expérience, du reste strictement personnelle, une certaine forme type, ce qui les fait appartenir par exemple à une école ou une nation déterminée. La grâce prend l’homme et ses facultés comme ils sont.
Dès lors, il devient aussi nécessaire d’examiner les influences les plus importantes que Maria Petyt a subies, car tant l’époque dans laquelle elle vivait que la forme de sa vie extérieure, — c’est-à-dire le Carmel, — font que différentes traditions se fusionnent dans son œuvre, ce qui ne facilite certainement pas l’étude de cette œuvre, déjà si intéressante. On peut remarquer dans l’œuvre de son directeur spirituel, MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, le même mélange d’éléments provenant de différentes traditions mystiques ; chez lui cependant, ce mélange est une construction, tandis que dans l’œuvre de Maria Petyt, il se fond réellement en une expérience de vie, à un tel point même, que malgré les descriptions nuancées et précises, cela demande une certaine étude comparative pour comprendre plus ou moins l’amplitude de beaucoup de ses expressions.
Comme enfant, encore à la maison, elle écoute la vie des saints. Après sa conversion toujours à la maison des parents, elle lit THOMAS a KEMPIS et CANTVELT, dont la Regula Perfectionis (Paris, 1609-1610), traduite dans toutes les langues d’Europe, connaissait à cette époque différentes éditions néerlandaises, à savoir en 1621, 1623, 1631 à Anvers, sous le nom de Den Reghel der Volmaecktheyt.
De ses lectures au Béguinage de Gand, on ne signale que sainte THÉRÈSE. Au sujet de la culture spirituelle d’une Fille spirituelle — et nous savons que Maria Petyt lisait alors beaucoup, — nous ne pouvons nous faire d’idée trop petite. Leur mode de vie extérieur était pour ainsi dire le même que celui des klopjes dans les Pays-Bas du Nord, leur vie spirituelle était beaucoup plus développée. Le P. Lucidius VERSCHUEREN, O. F. M., donne la liste des livres d’une contemporaine de Maria Petyt, Fille Spirituelle comme elle, Johanna van Randenraedt, de Roermond, (nous sommes le mieux renseignés
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sur les Filles Spirituelles de cette ville), placée sous la conduite spirituelle des Jésuites, — tous les ordres en avaient sous leur conduite, souvent comme tertiaires. Ce Fille spirituelle lisait entre autres :
Den kortsten wech tot de hoochstc volmaecktheyt..., une traduction du Brève compendio intorno alla perfezione cristiana, dont la première édition néerlandaise parut à Anvers en 1642. M. VlLLIER, S. J., traite de cette œuvre dans L’abrégé de la Perfection de la Dame Milanaise. C’est un aperçu de ce que surtout les mystiques du Nord ont enseigné sur le dénuement de toutes choses, le délaissement et l’anéantissement de soi-même, et avait une influence indéniable.
[…]
[suivent un grand nombre de références en flamand]
De plus, les œuvres de Jan van GORCUM, Gaspar de la FIGUERA, S. J., Ant. SUCQUET, S. J., la traduction néerlandaise par HARDUYN des Pia desideria d’Herman HUGO, des Soliloques de saint AUGUSTIN, des Van den 50 Name Godts du Bhx Leonard LESSIUS.
Le Béguinage de Gand était alors un foyer de vie religieuse et le souvenir des âmes mystiques privilégiées y demeurait encore vivant. L’œuvre du contemporain de Maria Petyt, Michiel ZACHMOORTER, alors curé à Akkergem à Gand, et dont l’importance pour l’histoire de la piété flamande n’a pas suffisamment été étudiée pour pouvoir la juger à sa juste valeur, montre à quel point la tradition contemplative, bien qu’enracinée dans un terrain autochtone et déjà parvenue au moyen — âge à la synthèse et à l’unité, se nourrissait au XVIIe siècle des influences universelles européennes. En un souffle, ZACHMOORTER allègue CANFELD, saint JEAN de la CROIX, RUUSBROEC et le P. ALVAREZ de PAZ. Aujourd’hui, par une disposition d’esprit purement philologique ou encyclopédique, on serait enclin à renvoyer l’auteur seulement comme non original dans la foule des compilateurs ; et peut-être un jugement pareil s’appuyant sur des facteurs extérieurs, serait toutefois prématuré ; lorsqu’il cite tant d’écrivains si illustres, il arrive alors qu’en premier lieu, il donne à l’enseignement de l’anéantissement devenu suspect aux oreilles des théologiens un solide fondement d’autorité et le témoignage de l’orthodoxie. Les compilateurs de cette époque, qui camouflent leur manque de pensée originale par le saccage des grands écrivains, ne citent en effet pas leurs sources. Mais un auteur original se voit justement obligé d’alléguer beaucoup d’autorités : les temps sont passés où un mystique pouvait éditer ses expériences comme pieuses et ainsi dignes de recommandations. Actuellement, une censure théologique sévère, parfois ressemblant bien à une chasse aux hérésies, veille sur la solidité doctrinale des publications religieuses pour empêcher que les bonnes gens ne soient subrepticement contaminés par les déviations hétérodoxes. Si l’auteur est prudent, il veille à ce que son enseignement, du reste orthodoxe lorsqu’il s’aventure à une expression un peu forte et osée, apparaisse appuyé par des autorités devant lesquelles la censure, peut-être bien malveillante, se courbe simplement et respectueusement. Comme exemple de cet esprit universel de l’Europe dans lequel la spiritualité flamande de cette époque se mouvait, et qui signifie autre chose que du pur éclectisme, voici une page de ZACHMOORTER, déjà suffisante — et aussi instructive que le répertoire-lecture de Johanna van Randenraedt, mentionné plus haut :
Et c’est pourquoi comme toutes ces connaissances naturelles doivent être tout à fait obscurcies/avant que l’âme puisse parvenir à cette obscurité de la lumière surnaturelle/ainsi de même, tous ces amours naturels/que l’âme a reçus de Dieu par de telles connaissances et les goûts sensibles doivent être tout à fait desséchés/devraient être transformés/entièrement en Dieu/autant que le Bhx Jean de la Croix l’enseigne souvent (dans les Chap. 10 et 12 du I livre de la nuit obscure, et le Chap. 4 du second livre)...
C’est pourquoi on enseigne ici aussi que dans cet état on ne doit aspirer à rien/ni accomplir d’autres œuvres naturelles de l’amour/pour que l’âme puisse recevoir d’autant mieux l’influx divin trop au-dessus d’elle-même avec toute sa réceptivité (Bened. van Canfeld 2e chap. de son 3e livre)... qu’elle se trouve alors dans l’obscurité divine/ou dans l’obscurité de la foi (suivant l’enseignement du divin Ruusbroec et d’autres) lorsqu’elle se trouve elle-même dans un non-savoir sans fond et infini..., lorsque nous nous trouvons au-dessus de toutes les opérations de vertus, dans un vide stable dans lequel personne ne peut naturellement agir,... lorsqu’on trouve tous les esprits bienheureux essentiellement plongés, fondus et eux-mêmes perdus dans un être surnaturel dans une obscurité inconnue et sans forme. Ce sont les paroles de Ruusbroec citées par P. Alvarez de Paz.
Le curé d’Akkergem enseignait ici la spiritualité du vide, au-dessus de toutes les œuvres des vertus, identique à celle dont Maria Petyt vivait :
86 On n’obtient pas la parfaite pureté de cœur par les pensées et les opérations de l’entendement et de la volonté, mais par le silence intérieur et la tranquillité dans le fond.
Peut-être ne va-t-elle pas ici si loin, car elle fut instruite intérieurement que même pour vaincre les tentations, la résistance active n’est pas une bonne méthode :
Je demeurais ainsi en repos, comme en sommeil, en mon Bien-Aimé, selon mon être, conservant la paix intérieure dans ma partie supérieure, me retenant de tout combat actif et de toute opposition dans les tentations, sans beaucoup agir, ou me tendre ou trop fouiller..., mais tâchant de tout passer sans entrave ou laisser passer.
Dans cette spiritualité, toute initiative est abandonnée à Dieu :
Le Bien-Aimé me montra qu’autant que je m’écarterai de cette voie, même avec une bonne intention, ou sous prétexte de quelque nécessité apparente, ou à titre d’une plus grande gloire de Dieu ou d’amour du prochain, par quelque souci extérieur ou commerce avec les créatures, etc., autant moi-même et ceux qui me conseillent de pareilles choses ou me les imposent, déplaisent à Dieu, puisqu’ils agissent ouvertement contre sa divine voix.
Cette voix et cet appel est que l’esprit doit toujours être vain et vide, par un désintéressement, un vide, une exclusion et un oubli de toutes les créatures, et aussi des actes vertueux d’amour du prochain, pris de sa propre initiative, car lorsque Dieu montre les créatures en Lui-même, elles ne m’empêchent pas d’aller à Dieu.
Cet enseignement d’une extrême passivité, bien à conseiller aux âmes qui une fois prises dans la vie contemplative et mystique, sont conduites par Dieu Lui-même, devait, dans un travail théorique comme celui de ZACHMOORTER sembler naturellement suspect, parce qu’il aurait trop facilement conduit les âmes non privilégiées mystiquement à un comportement quiétiste. Il veille â montrer l’universalité de son enseignement, et même lorsqu’il cite RUUSBROEC, il le fait pour toute sécurité par P. ALVAREZ de PAZ, que la solide direction de sainte Thérèse plaçait non seulement au-dessus de tout soupçon, mais aussi comme exemple.
D’un autre côté, la critique acerbe des cercles catholiques dirigeants activistes d’alors sur l’inutilité, le quiétisme et l’hérésie d’une vie retirée aurait aussi influencé Maria Petyt, — une influence qu’on ne pourrait pas du tout appeler littéraire, mais qui n’en n’est pas moins réelle. Celle-ci l’empêche de tenir un discours trop individualiste sur la vie contemplative ; elle apprend à la considérer dans sa fonction pour la communauté, et défend dès lors son mode de vie pour sa signification apostolique. (Mais son mode de vie plus profondément et plus sincèrement apostolique ne sera qu’un fruit de l’évolution intérieure de sa vie d’oraison, car de sa propre disposition, elle en semblait peu soucieuse).
Les âmes retirées et solitaires, écrit-elle, doivent soutenir beaucoup de jugements et d’esclandres de la part de ceux qui n’ont aucune connaissance de leur voie, ne pouvant comprendre quelle indicible pureté d’esprit et quelle mort totale à la nature on attend d’elles ; on les juge et on les estime comme des êtres qui n’ont aucun amour ni sensibilité pour le prochain, pour indiscrètes, étranges, particulières et difficiles de condition, cherchant leur propre tranquillité et ne servant à rien. Cependant, elles sont les piliers de la chrétienté, qui donnent beaucoup plus de fruits pour la Sainte Église dans leur cellule solitaire, par leur oraison incroyablement et inexprimablement pure, forte et embrasée, que ceux qui accomplissent beaucoup de travail extérieur et de service dans la Sainte Église.... Elles apaisent le mieux Dieu pour les péchés des hommes. Elles détournent beaucoup de maux et de punitions que Dieu avait décidé d’envoyer sur le monde ; par leur prière, elles convertissent beaucoup d’âmes à une vie meilleure ; ... vivants et défunts perçoivent la grandeur de leur zèle et de leur amour et la puissance de leur oraison ; bien que les hommes vivants ne savent pas communément d’où leur vient cette aide.
Elle devra à nouveau plus tard défendre l’orientation apostolique de son oraison la plus intérieure, contre les esprits mystiques qui la tenaient pour intérieure, surtout lorsqu’elle sera de plus en plus pénétrée et assimilée à l’esprit du Christ. Cela montre clairement l’existence de deux partis dans la spiritualité dont chacun essaye de faire prévaloir son influence. Maria Petyt a défendu la valeur apostolique de la vie contemplative contre les penseurs de la contemplation pure. Contre les mystiques, elle soutient qu’une âme soucieuse d’autrui n’est pas pour cela exclue des élues qui pratiquent l’oraison parfaite. Après qu’elle ait décrit, dans une lettre de 1670, comment elle a prié à différentes reprises, remplie de souci pour les âmes :
Il semblait à plusieurs reprises prendre l’âme N. dans mes bras et la présenter à la Sainte Trinité, pour qu’elle soit gracieusement prise par elle, mais je pouvais la tenir à peine peu de temps dans les hauteurs vers lesquelles je semblais être emportée avec elle, à cause d’un grand poids qui lui était attaché... Je pensais, que ferais-je d’elle ? La laisser par terre, je ne le fais pas volontiers, et la tenir élevée en Dieu, je ne le puis, à cause de son poids ; mais l’amour me donna un autre moyen, de la placer dans la sainte Plaie du Côté de Jésus, près de son Cœur très aimé... Je fis ainsi, disant â mon Bien-Aimé : vous ne pouvez me refuser cela... L’Esprit d’amour me confia aussi un hérétique que votre Révérence m’avait recommandé pour le placer aussi dans le Saint Côté de Jésus ; je le fis, et voyant que Jésus l’y tolérait, je fus très consolée, espérant le gagner au Christ ; ... je disais, Bien-Aimé, envoyez un petit rayon de votre divin Cœur pour éclairer cet homme dans votre Sainte Foi... La douce inclination et l’amour pour cet homme a encore augmenté en moi, bien que ne le connaisse pas et que je ne l’ai jamais vu, lui qui est presque constamment dans mon cœur, presque dans tous mes exercices spirituels ; — après qu’elle ait donné cette description d’une oraison directement apostolique toute pleine de simplicité charmante et spontanée, elle poursuit immédiatement : Mais s’il arrivait que quelques esprits mystiques lisent ces choses et entendent ma manière de faire, qu’en penseraient-ils ? Ne diraient-ils pas que je suis trop active, étrangère à la quiétude et à la parfaite simplicité, et partant à une vie contemplative et fruitive de Dieu, dans la solitude d’esprit et dans le vide parfait de toutes les opérations des puissances ; que je suis encore loin de la vie unitive, etc. Ils auraient raison de penser de la sorte, et j’ai été aussi parfois d’un tel avis, par la faute que je ne saisissais ni ne comprenais le commerce et l’esprit d’une âme aimant sincèrement Dieu et d’une véritable Épouse du Christ,
Car si elle prie pour les autres, alors ce n’est pas tant elle que l’esprit de Dieu en elle et avec elle. Vraiment, l’Époux jaloux des âmes n’aurait aucune grande satisfaction de telles âmes vides, qui sont sans souci, et très peu zélées pour tout ce qui concerne son honneur et sa gloire, et qui dorment comme tranquillement dans un coin ; non, non, une âme aimant sincèrement Dieu, comme il se doit, une véritable Épouse du Christ, est mue tout à fait autrement, et agit par amour afin de prendre à cœur les intérêts et la gloire de son Bien-Aimé, et d’accomplir son bon plaisir, autant et partout où l’esprit de son saint amour conduit, agit et opère.
Le fait que dans ce conflit entre les deux tendances dans la spiritualité, elle ne se soit pas retrouvée dans les rangs des âmes vides, disposées de façon individualiste, elle le doit peut-être en grande partie à ce qu’elle avait été déjà formée très tôt à l’esprit du Carmel qui devait la conduire à une expérience saine, également dans sa vie d’oraison, du dogme du Corps Mystique, bien qu’elle vivait encore au Béguinage de Gand.
Il est à remarquer, qu’en dehors de THOMAS a KEMPIS, Maria Petyt ne cite aucun auteur des Pays-Bas. Il est invraisemblable qu’elle n’en ait lu aucun : la mortification dans la lecture de livres spirituels qui lui a été imposée par ses directeurs spirituels indique le contraire ; et ce fait, avec le
88 programme élevé de vie qu’elle met par écrit pour elle-même, et pour lequel elle fut moquée par son confesseur, montre qu’elle a absorbé sans beaucoup de direction, d’autres auteurs mystiques que CANFELD, si dangereux pour les débutants. C’est peut-être pour cela que les P. Carmes lui ont justement recommandé la mortification dans la lecture. L’influence de CANFELD sur sa doctrine de l’anéantissement servira à une étude spéciale. Le fait que les spécialistes comme A. POULAIN, S. J., le classent dans le chapitre de la Liste d’auteurs quiétistes et P. POURRAT chez les pré-quiétistes, tandis que R. DAESCHLER le place parmi les orthodoxes, montre le peu d’attention accordée à l’étude de ce grand mystique. Et cela, si on s’accorde à reconnaître que son influence a été énorme sur les mystiques des différentes nations : c’était en effet CANFELD, la plus grande autorité mystique de son temps, qui tranquillisa Madame Acarie sur la nature de ses extases, mettant fin à cinq années d’angoisse. Saint FRANÇOIS de Sales n’a rien à dire contre son orthodoxie et il permit aux Sœurs de la Visitation la lecture des deux premiers livres de sa Reigle de Perfection ; il fit une exception pour le troisième, non pas à cause de l’enseignement contenu, mais parce que n’estant pas assez intelligible pourroit être entendu mal à propos par l’imagination des lectrices, lesquelles désirans ces unions s’imagineroient aysément de les avoir, ne sachans seulement pas ce que c’est.
Une traduction fautive italienne de son œuvre Regola di Perfettione fut mise à l’index en 1689 ; entre-temps, était publiée à Viterbe, en 1667, une édition améliorée. Ainsi, si à cette époque on avait toutes les raisons pour se préoccuper de ce jugement, en dehors de l’Italie, - à moins peut-être dans les ordres cloîtrés trop prudents, - les chercheurs de notre époque, avant que P. OPTATUS DE VEGHEL ne publiât sa grande étude sur lui, semblent s’appuyer sans plus de recherches sur ce jugement pour qualifier son œuvre de quiétiste.
Maria Petyt n’aurait-elle pas même lu parmi les œuvres flamandes connues dans toute l’Europe La Perle Évangélique (Evangelische Peerle) ou Le Miroir de la Perfection (de Spieghel der
Volcomenheit) de HERP ? Quoiqu’il en soit, et même si elle ne les avait pas lus, l’enseignement de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN était si profondément imprégné de la tradition mystique des Pays-Bas, et dans toute sa terminologie, dans ses expressions et images, comme aussi dans celles de son enfant spirituel, nous reconnaissons constamment cette vieille tradition qu’il a probablement continuée de façon ininterrompue depuis RUUSBROEC. Nous avons cependant appris à être un peu sur nos gardes quant à l’interprétation de leur terminologie, car au cours des siècles, et sous l’influence de la mystique étrangère, ici avant tout du Carmel espagnol, nos vieux termes se retrouvent souvent avec un contenu changé détourné selon les flamands. MICHEL ne se soucie pas vraiment de conserver une tradition mystique néerlandaise ; ce qu’il veut, c’est que Maria Petyt soit imprégnée de la vraie piété carmélitaine. Il s’agit pour lui de remettre à l’honneur au Carmel l’ancienne vie contemplative :
Dieu, de cette façon, a donné en tout temps dans tous les ordres religieux de nouvelles lumières : en ce siècle, Il a donné à notre Ordre des Carmes la Sainte M. Madeleine de Pazzi, le vénérable frère Jean de SAINT-SAMSON, très versé dans la Divinité mystique et comme le père nourricier de notre réforme en France, aussi le Vén. P. PHILIPPE THEOBALDUS, auteur de la même réforme : de plus, le Vén. P. MARTIN de HOOGH, le principal diffuseur de la même réforme dans les Pays-Bas, et encore plus d’hommes exemplaires.
On voit que le souci de MICHEL de SAINT-AUGUSTIN tend à la réforme contemplative du Carmel ; qu’en outre il fasse appel à la tradition de la piété flamande, qu’il reprenne ses expressions et ses figures et qu’il insuffle une nouvelle vie, cela n’était pas comme tel dans ses intentions. Sous sa direction, Maria Petyt apprend à connaître l’esprit du Carmel et ses grandes lumières. Des saints carmélitains du moyen-âge, elle n’en mentionne que trois : elle prie S. ANGE et S. ALBERT pour l’expansion de la réforme dans l’Ordre ; elle prend S. PIERRE THOMAS comme modèle pour sa vocation à une plus grande solitude et retraite, et aussi pour sa vie d’oraison mariale :
Cela ne me cause aucune surprise de voir que notre St Pierre Thomas ait eu un souci si constant, une dévotion, une conversion aimante, une attention et un amour si exceptionnel pour l’aimable Mère, de sorte qu’il paraissait ne jamais pouvoir l’oublier ; ... c’est pourquoi il a reçu avec justice dans son cœur l’impression de son très doux Nom...
Parmi les grands auteurs et mystiques plus récents de l’Ordre, elle connaît S. THÉRÈSE directement à partir de ses œuvres ; elle connaît probablement aussi à partir de leurs œuvres S. JEAN de la CROIX, Jean de SAINT-SAMSON, tandis qu’elle semble aussi connaître la Vita de S. MARIE - MADELEINE de PAZZI.
Avant que nous n’examinions séparément les influences décisives sur notre auteur de ces grandes figures de la mystique carmélitaine, il n’est peut-être pas inutile d’insister encore une fois sur le fait que les influences les plus étendues, les plus profondes et opérantes sont aussi les moins réductibles à des éléments clairement formulés. Elles ne sont jamais précises ni découvertes dans leur entièreté et reprises dans une tournure d’esprit. Certaines, comme l’influence d’une longue éducation, sont édifiées à partir de milliers de petits traits dont aucun en soi-même n’est significatif, mais qui tous ensemble donnent à la vie spirituelle une couleur ou une direction déterminée ; d’autres, comme les règles et la spiritualité d’un Ordre, sont bien reprises comme entièrement dans la conscience, mais partiellement adaptées par chaque individu à sa propre vie : c’est ici en effet, qu’il existe un espace libre entre un programme, même un programme spirituel et son influence réelle. En outre, on perd parfois de vue que ce ne sont pas les règles particulières, clairement déterminées qui exercent une profonde influence, mais les règles fondamentales, indiquées et formulées de façon très générale, qui peuvent être vécues et appliquées d’une façon personnelle, toujours différente. Réduisons donc les aspects fondamentaux de la piété carmélitaine aux éléments connus :
90 — l’imitation du prophète Élie : la vie comme reclus dans la solitude du Carmel : le carme doit tendre à la réclusion spirituelle.
– la vénération de Marie, comme modèle de la vie spirituelle ;
– l’assurance que celui qui est appelé au Carmel a reçu aussi la vocation aux grâces d’oraison mystique.
Nous retrouvons de façon évidente ces signes caractéristiques chez Maria Petyt ; ils étaient si clairement présents déjà avant sa vie selon l’observance carmélitaine que la direction d’un carme apporta l’épanouissement pacifiant d’un développement manifestement à portée de main, mais pas encore formulé. Bien qu’à proprement parler, elle ne fut pas même carmélite ni religieuse, il y a cependant un aspect de sa vie spirituelle qui n’est explicable que par l’influence de la spiritualité carmélitaine, c’est-à-dire la forme spéciale d’équilibre atteinte entre la vie active et la vie contemplative. De par sa propre inclination et aussi sous l’influence de la lecture, elle aurait conservé sa vie intérieure dans une retraite et une solitude exclusive. Nous avons déjà vu comment la spiritualité du Carmel a fait passer sa vie d’oraison d’un trop grand individualisme dans un sens apostolique. De plus, la piété carmélitaine conduit à une vie dans laquelle l’activité et la contemplation sont mélangées. Cette Vita mixta est vécue au Carmel d’une façon différente que dans les autres Ordres. Le carme tend constamment à un double but : vivre pour Dieu et pour ses frères dans un service de charité parfaite, et en même temps se préparer entièrement et se tenir libre pour le don de Dieu, l’oraison infuse. La fin principale reste la contemplation, mais précisément elle ne peut être obtenue ni sainement fleurir sinon dans le service de l’obéissance et alimentée par les œuvres de la charité : die ac nocte in lege Domini méditantes et in orationibus vigilantes nisi aliis justis occupationibus occupentur. C’est ainsi que parle la Règle.
Il se trouve maintenant que cette double orientation de la tendance spirituelle fait constamment vivre les religieux dans un certain conflit spirituel comme du reste tout idéal entier — à moins que Dieu ne prenne Lui-même en mains l’activité et la vie d’oraison. Appelés par l’amour du prochain et par le commandement de l’Église à de si nombreuses activités apostoliques, les Carmes n’en poursuivent pas moins la pure contemplation. L’histoire nous montre comment les généraux et les dignitaires les plus saints dans leur ordre déposent leur charge pour se consacrer à la contemplation dans le silence ; de plus une solution vraiment idéale reste, pour toute la communauté constamment inaccessible, car celui qui se retire laisse aux autres confrères la charge de la lourde tâche du gouvernement ou de l’activité apostolique. Le désir de vivre intégralement d’idéal contemplatif, au moins dans une branche de l’Ordre, a amené la fondation de la branche féminine de l’Ordre en 1453. En outre, il faut encore une fois rappeler ici que le compagnon de NICOLAS de CUSE, visiteur pontifical dans les Pays-Bas, qui exposa la nécessité d’une telle fondation, était DENIS le CHARTREUX de Roermond qui influença profondément la spiritualité des nouvelles communautés féminines : non seulement l’idéal contemplatif du Carmel et la spiritualité cartusienne semblaient ici présenter une parenté spirituelle, mais cette dernière avait assimilé par une seule et même parenté, la tradition mystique de RUUSBROEC et l’école flamande, et l’avait tenue en haute estime.
Nous retrouvons une semblable fusion d’éléments de la mystique flamande et de la spiritualité carmélitaine dans la Réforme de Touraine, et surtout dans l’œuvre de son plus grand mystique JEAN de SAINT-SAMSON, à qui l’enseignement spirituel de RUUSBROEC et de HERP semblait particulièrement adapté au Carmel.
Cela nous mènerait trop loin et certainement en dehors de notre sujet si nous voulions analyser partout les influences dans les fusions répétées d’éléments tirés de la piété flamande et du Carmel. Lorsqu’il traitait de ce sujet, BRANDSMA utilisait à juste titre le mot affinité au lieu du mot influence.
De même les différentes influences des réformes au sein de l’Ordre, dont la répercussion peut être perçue jusque dans la vie personnelle de Maria Petyt, restent surtout marquées par un état d’esprit général, difficile à décrire dans des termes précis quant a l’essentiel ; de ce fait, il résulte que les influences exceptionnelles dont on doit encore parler plus loin dans ce chapitre se limitent souvent aux aspects accessoires et secondaires. Chaque réforme du Carmel, celle de sainte THÉRÈSE et de saint JEAN de la CROIX y comprise, n’avait d’autre but que de faire revivre l’antique esprit original de l’Ordre.
Il semble que l’Œuvre de Maria Petyt se classe dans ses grandes lignes dans la spiritualité du Carmel, mais il serait exagéré de vouloir voir sa vie d’oraison sous tous ses aspects comme un reflet de celle-ci. Précisément dans les points capitaux de ne pas sous-estimer l’importance pour le développement et donc aussi le caractère permanent de la vie d’oraison, elle s’éloigne de la direction générale qui caractérise la préparation à l’oraison comme elle était comprise au XVIIe siècle presque partout dans l’Ordre. Il s’agit de la place assignée dans l’oraison à l’activité propre en opposition a l’action de la grâce.
Le vide, le renoncement à l’activité par le discours, par la raison raisonnante, vaut chez Maria Petyt, comme une préparation essentielle, non pas nécessaire, à l’oraison infuse ; même dans les périodes de déréliction et de sécheresse, elle ne laisse pas aller la passivité, et elle n’empêche pas l’oraison infuse par l’exercice fervent des puissances humaines, l’imagination, l’entendement, la volonté, etc. ou par une lecture méditée, attendant humblement par l’abandon et par un abîmement soumis dans son propre néant, que Dieu élève son âme de son délaissement. La spiritualité du Carmel, faisant autorité en son temps, suppose aussi la vocation à la mystique ; mais l’homme se prépare activement dans ce but, et lorsque l’oraison infusé lui est retirée, il s’aide alors lui-même par sa propre activité. Les grands maîtres de la spiritualité carmélitaine s’accordent entièrement avec Maria Petyt dans la mesure où ils traitent de l’oraison mystique ; mais dans les phases de transition, ils comprennent différemment le travail de changement entre l’activité consciente et l’expérience de l’unité vécue comme passivement. Chez les grands maîtres, sainte THÉRÈSE d’AVILA et saint JEAN de la CROIX, le rôle est déjà attribué au travail propre, c’est pourquoi pas plus grand, mais autrement distingué dans son échange avec la grâce : l’activité propre ne recule pas, elle ne doit pas du tout avoir l’espace élargi pour laisser la grâce entrer en action, mais elle s’unit à cette dernière. Cela ne vaut pas pour les phases mystiques les plus élevées, mais pour le passage à la vie contemplative et pour ses premiers stades, qui sont très importants pour le caractère d’une spiritualité qui contient toujours une méthode pour la vie d’oraison, — dans la mystique, la spiritualité a toujours joué son rôle éducatif et méthodique.
Sainte THÉRÈSE d’AVILA enseigne qu’on peut parfois renoncer à l’activité propre au profit d’une oraison de simplicité, sans en plus de cela échafauder un plan précis d’éducation.41
L’enseignement développé par saint JEAN de la CROIX comme formation à l’oraison et comme préparation à l’oraison mystique est plus clair ; il le donne dans le deuxième livre de la Montée. Selon lui, l’activité et l’oraison infuse vont de pair ; ils forment un mélange avec une prise en main progressive de l’oraison infuse. Pendant que l’homme médite activement, sa méditation commence à présenter peu à peu quelques traits de l’oraison contemplative. Sans effort conscient pour passer à un autre stade, il développe un habitus presque imperceptible de se plonger dans une contemplation simple ; si cette habitude de demeurer dans une regard amoureux de Dieu est confirmée, commence alors l’activité propre.
De cet enseignement cependant, qui se différencie seulement par quelques nuances du témoignage de Maria Petyt sur le développement de sa propre vie d’oraison, les grands maîtres de la spiritualité carmélitaine au XVIIe siècle - et donc contemporains de notre auteur - ont développé une tout autre spiritualité que celle de Maria Petyt (n’oublions pas cependant : elle ne pensait pas à développer un enseignement, ce qui n’empêche pas qu’on puisse puiser une spiritualité dans son
92 œuvre). Parmi les commentateurs de saint JEAN de la CROIX, les deux ayant le plus d’autorité, THOMAS de JÉSUS et JOSEPH de Jésus-Marie QUIROGA ont indéniablement influencé de façon décisive la spiritualité de l’Ordre depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser une fois de plus s’ils ont alors bien tronqué l’enseignement élaboré par le grand mystique ni de rouvrir à partir de leurs œuvres l’éternelle controverse sur la contemplation acquise et la contemplation infuse, et d’augmenter encore par un traité distinct les bibliothèques déjà remplies rien que de l’introduction de cette discussion. Mais pour établir clairement la place propre de Maria Petyt au point de vue de la direction prise par la spiritualité carmélitaine à son époque, il serait suffisant de rappeler que, tant THOMAS de JÉSUS que QUIROGA, bien qu’ils se différencient en bien des points, tombent cependant d’accord pour accorder la confiance à l’activité propre dans l’oraison, de sorte que s’appuyant sur leurs œuvres, on comprit que saint JEAN de la CROIX reconnaissait une contemplation acquise dans laquelle l’activité propre n’est pas à différencier de celle de la grâce, à côté d’une oraison infuse dans laquelle les puissances demeurent passives. QUIROGA, sous l’influence du PSEUDO-DENYS, conduit bien les âmes à la contemplation par le chemin du dénuement, mais il comprenait ce dénuement actif comme un exercice d’ascèse de la volonté. Bien que selon lui, l’oraison infuse reste un don libre de Dieu, Dieu ne le refusera pas et le laisse comme conquérir par l’homme30. D’après l’explication de ces commentateurs, la nuit des sens n’était qu’une difficulté à vaincre, un temps d’épreuve et de tentation pour la purification, sans être en même temps l’invitation immédiate à une oraison plus élevée, et bien plus, la présence de cette oraison, comme cela l’est encore chez saint JEAN de la CROIX et aussi chez notre auteur.
Il semble ainsi que la tendance générale de la spiritualité carmélitaine au XVIIe siècle recommande une attitude plus active dans la vie d’oraison. La question peut alors être posée si l’attitude de Maria Petyt était déterminée par un courant spécial au sein de l’Ordre, puisqu’elle-même, comme son directeur spirituel MICHEL de SAINT-AUGUSTIN, étaient gagnés à la Réforme de Touraine. Celle-ci avait également comme but le retour à l’esprit primitif du Carmel, et aussi loin qu’on étudie les écrits de son plus grand inspirateur, JEAN de SAINT-SAMSON, la réponse devrait sembler confirmer cela. Mais il y une très grande distance entre la spiritualité de son [manuel] mystique et la spiritualité recommandée aux religieux. Dans la quatrième partie des Directoires pour la formation, consacrée à l’oraison : Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale..., on trouve la spiritualité en vigueur en Touraine. Apr&