Retour à la page d'accueil

Copyright 2020 Dominique Tronc














MARIA PETYT (1623-1677)

Mystique flamande


II


Textes traduits par

Louis van den Bossche

&

Leurs contextes







Dossier assemblé par Dominique Tronc

Présentation

(Rappel)

Maria Petyt (1623-1677) prend place entre Marie de l’Incarnation du Canada (1599-1672) et Madame Guyon (1648-1717). Elle témoigne d’une expérience commune menée à terme, partage leur indépendance et parfois connaît la solitude des spirituels. En attendant que paraisse un jour une traduction complète de ses témoignages rédigés en flamand, j’assemble un dossier de ce qui, disponible en français depuis longtemps, est devenu pratiquement inaccessible. Son intérêt dépasse largement celui offert par un assemblage de traductions.

Après avoir bénéficié de l’intérêt qui fut porté avec constance sur Marie Petyt par le très pénétrant spirituel Albert Deblaere, voici en tome II les traductions antérieures entreprises par Louis van den Bossche, dont se détache une suite continue autobiographique.

Cet ensemble de textes livre une expérience mystique menée sur toute la durée d’une vie en suivant un cheminement divers, mais ascendant. L’intériorité est associée au rendu précis et vivant d’une vie journalière concrète menée de façon discrète au sein du monde bourgeois flamand.

Les traductions d’écrits de Marie Petyt préparées par Louis Van der Bossche 1 commencent par ses contributions parues dans la Vie Spirituelle ; elles se poursuivent dans la Revue carmélitaine; je reproduis ces traductions en suivant l’ordre de leurs parutions ; j’achève sur son projet apparemment non publié 2 dont ma transcription se limite à sa première moitié, récit continu autobiographique. J’ai transcrit une copie carbone aujourd’hui presque effacée.

La séquence selon l’édition flamande est reconstituée en fin de ce tome II, dans la section « Bibliographies, reprises, classements ». Ne pas oublier les chapitres transcrits par Albert Deblaere reproduits tome I.

C’est en fait tout l’ensemble de ces textes issus de Maria Petyt qui demeure irremplaçable et risquait d’être perdu. Il rétablit la vie intime d’une très grande figure, la digne héritière des grandes béguines du Nord Hadewijch I et II. Elle nous est plus proche par ce que l’on peut considérer comme un journal intime. Il va « jusqu’au fond des choses » grâce à un directeur mystique en qui elle pouvait se confier, Michel de Saint-Augustin, que l’on appréciera indépendamment ailleurs 3.

Les écrits de Marie Petyt ne séparent jamais la vie intérieure de la vie concrète. Elle vivra encore plus de dix années, aussi avons-nous droit de suggérer un inachèvement spirituel à l’époque de sa rédaction. C’est un tel inachèvement qui nous la rend si proche !

Son autobiographie constitue un contrepoint unique à la Vie par elle-même de madame Guyo qui livra le vécu également difficile de l’autre grande «dame directrice4», sa presque contemporaine.

Je conclue en soulignant l’intérêt de ce dossier couvrant deux tomes 5 : il fait se rencontrer trois mystiques : Maria Petyt, Michel de Saint-Augustin, Albert Deblaere.



Chronologie

1621 Naissance de Michel de Saint-Augustin

1623 Naissance de Maria Petyt


À Gand, Chanoinesse de Saint-Augustin puis béguine.

Peremier médiocre confesseur pendant quatre années.

1647 Rencontre entre Maria et Michel.

Sa direction éclairée prend la relève de la précédente. Elle dure seize mois puis sera poursuivie par correspondance.


1657 Communauté naissante à Malines

Son père naturel meurt en 1663.

1667 Achèvement de sa relation biographique


1677 Décès de Maria Petyt


1684 Décès de Michel de Saint-Augustin









Traductions de Louis van den Bossche






VSS, Février 1928, pages 201-241. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS. 

Maria a Santa Teresia (1623–1677)

[Présentation par L. van den Bossche :]

Maria Petyt naquit à Haezebrouck le 1er janvier 1623. Placée par sa naissance dans le milieu bourgeois de commerçants riches mais sincèrement croyants, elle y reçut une première éducation toute imprégnée de foi et perçut, dès le plus bas âge, l’appel de grâces de choix. Toute son enfance et sa jeunesse en partie se passent cependant à âtre prise et à se déprendre, à recevoir le don puis à lui opposer l’indifférence d’une vie orientée vers le monde. Elle-même a raconté, — le plus simplement —, cette suite de faits dont nous avons peine à saisir la logique, la voyant tantôt toute à Dieu, puis toute attachée à l’aisance de son milieu et l’esprit occupé de projets exclusivement mondains. Celle qui, à l’âge de douze ans, demeure deux heures durant en oraison mentale, — «une oraison nettement surnaturelle», affirme-t-elle —, nous la verrons, à seize ans, partir en pèlerinage à Notre-Dame «afin de devenir jolie et de pouvoir plaire»!

Aussi bien ce pèlerinage lui donna-t-il le coup de grâce, et cette fois Dieu l’avait touchée sans merci. A. partir de ce jour elle demeure chez elle en attendant de pouvoir répondre entièrement à sa vocation; et dans la maison de commerce paternelle, qui n’a rien de commun avec un ermitage, elle vit déjà en recluse. Si les circonstances lui interdisent d’être solitaire de fait, elle possède et cultive l’esprit de solitude.

Une seule chose semble expliquer les alternatives déconcertantes de cette vie d’enfant et de jeune fille, une vocation très spéciale en même temps que très évidente : son appel à [202] la vie de recluse. Enfant pieuse élevée dans une famille dévote, accueillie dans certains couvents où l’observance n’était pas trop rude, nièce de religieuses, l’on pouvait s’attendre à lui voir suivre naturellement une voie tracée qui, à là requis et du consentement des parents, l’eût conduite à faire profession dans quelque maison ni trop austère, ni trop éloignée.

En réalité, Dieu la destinait à une vie plus haute et plus exceptionnelle aussi, dont par instants elle semble avoir eu pressentiment.

Elle n’a pas six ans lorsqu’elle dévoile naïvement la certitude de sa vocation religieuse à ses maîtresses d’école. Celles ci, — des tertiaires régulières franciscaines —, ne voyant qu jeu d’enfant dans les paroles de cette fillette aimable, trouvent plaisir à lui faire dire ses projets, la prennent auprès d’elles, la font dîner au réfectoire de la communauté, dormir dans une cellule et lui promettent enfin que plus tard, quand elle aurait fait profession dans leur ordre, on lui réserverait une cellule d’une de ses tantes défunte qui avait été religieuse dans cette maison. Mais aussitôt l’enfant regimbe, et milieu où elle se complaît, elle y renonce d’avance, opposa aux gâteries des religieuses sa volonté d’entrer dans un ordre strictement cloîtré ou de mener la vie érémitique.

Toujours, pendant son enfance, l’on retrouve cette certitude calme, sous-jacente pour ainsi dire et qui lui permet de revenir sans grand heurt, d’une période de relâchement à une autre de belle ferveur.

N’est-il pas permis d’entrevoir ici un dessein providentiel qui l’a détournée d’une vocation trop facile et d’un chemin qui semblait s’indiquer? D’autre part, après le coup de grâce de son pèlerinage et tandis que sa volonté est désormais fixée les traverses ne cesseront pas de brouiller l’un après l’autre tous ses projets, jusqu’au jour où elle sera à la place voulue par Dieu.

Elle prend la résolution d’entrer chez les Chanoinesse régulières de Saint-Augustin à Gand, mais se heurte d’abord au refus de ses parents, ensuite à l’impossibilité d’apporter une dot, son père ayant été partiellement ruiné par l’invasion de troupes françaises. Enfin, quand tous les obstacles sont aplanis, elle entre et se voit contrainte de sortir après cinq mois parce qu’une certaine faiblesse de la vue l’empêche de suivra régulièrement l’Office. [203] Temporairement encore elle habite au petit béguinage de Gand où, parmi les rudes tentations de son isolement, Dieu lui révèle le secret d’une voie intérieure, «d’une extrême pureté», écrira-t-elle plus tard. Ici elle entre en contact avec les Carmes chaussés; et sans doute l’éducation de son âme avait-elle été rapidement poussée dans la voie de l’esprit, car son nouveau confesseur lui déclare qu’elle est appelée à «une vie plus silencieuse et plus solitaire que la vie conventuelle». Ayant fait profession dans le tiers-ordre du Carmel, elle occupe, avec une sœur tertiaire et la mère de celle-ci, une petite maison de Gand où elles suivent un règlement de vie que leur a fait le confesseur. Calomnies, médisances et mille autres avanies qui leur viennent d’une foule de gens médiocres...

Après très peu de temps elle reçoit la direction du P. Michel de Saint-Augustin (van Ballaer), homme de sainteté et de science éminentes, qui sut donner une orientation définitive à sa vie et qu’elle ne cessa plus d’avoir comme directeur spirituel.

En octobre 1657 elle vint à Malines, où résidait le P. Michel de Saint-Augustin et s’établit dans une maison appelée «l’Ermitage» située près de l’église des Carmes. Là, jusqu’au jour de sa mort et avec un très petit nombre de compagnes elle mènera la stricte vie des recluses.

La spiritualité de Maria a santa Teresia est nettement marquée des notes carmélitaines qui lui sont communiquées sans doute par la direction du P. Michel de Saint-Augustin, mais qu’elle tient plus encore d’une prédisposition surnaturelle et d’un goût inné. Une étude attentive de ses écrits permettrait même de saisir les nuances qui distinguent la réforme thérésienne de celle de Touraine (Vén. fr. Jean de Saint-Samson) que les Carmes chaussés de Belgique suivaient du temps de Marie de Sainte-Térèse; et l’on trouverait bien des points de ressemblance entre le grand contemplatif français, — le convers aveugle du couvent de Rennes —, qui a tant insisté sur la solitude érémitique du Carmel primitif, et la recluse flamande que la volonté même de Dieu plaça dans un isolement «qu’aucun couvent ne pouvait lui donner».

Le point le plus essentiel de sa spiritualité, et qui lui donne une portée générale, semble être une extrême purification des puissances supérieures; et certaines pages où elle [204] parle de la réduction de l’intelligence, de la volonté, de la mémoire, reportent invinciblement à saint Jean de la Croix. Elle a passé d’ailleurs par toutes les souffrances des purifications passives et traversa une nuit obscure qui dura quatre ou cinq ans, après les premiers mois de son séjour à Malines. Et c’est encore «au milieu de la Nuit, comme l’écrit son confesseur, que l’Époux est venu et l’a trouvée veillant dans sa déréliction et ne possédant pas autre chose que la lampe de sa Foi nue».

Les fragments qui furent ici traduits sont dans l’œuvre de la Recluse carmélitaine comme une trouée de lumière précédant immédiatement le Mariage mystique (novembre 1668).

Vie Mariale (LIVRE I, IIe PARTIE)

(Ch.207)

Je crois que l’aimable Mère me commande d’expliquer un peu plus au long ce qu’il m’est parfois gratuitement donné d’expérimenter et de goûter de cette vie en Marie, ou Vie Mariale. Aujourd’hui je vois clairement que j’ai mal fait en rétractant et faisant modifier ce que j’avais écrit à Votre Révérence au sujet de ce degré un peu plus élevé que la simple union à Dieu et que l’aimable Mère m’avait fait gravir. Car il en est réellement comme je l’écrivais alors à Votre Révérence que par la grâce divine l’on peut s’élever encore de quelques degrés dans l’état de perfection, malgré que l’état de pure et simple union avec Dieu soit le Bien suprême.

Sans doute, dans la façon habituelle de s’exprimer, est-il bien vrai que Dieu est la seule et suprême fin et qu’en l’obtention, la contemplation et la fruition de ce Bien suprême est contenu tout le bonheur et toute la félicité de l’âme, dans cette vie et dans l’autre. Et, dans ce sens, l’âme ne peut tendre ni atteindre plus haut.

Mais dans un autre sens, l’âme peut cependant désirer [205] davantage et y tendre, et cela d’une manière qui a quelque analogie avec l’état des âmes bienheureuses du ciel. Les saints possèdent tous une gloire, une félicité, une joie, une jouissance, une satiété qui leur viennent de la contemplation, de l’amour et de la fruition de la Face divine et de l’Être divin. La lumière de gloire et de l’amour sanctifiant les traversent et les font resplendissantes; et c’est en quoi réside leur bonheur suprême et leur béatitude. L’on sait néanmoins que certains saints ou bienheureux reçoivent en dehors de celle-ci une gloire et une joie en quelque sorte supplémentaires, chacun dans la mesure de ses mérites ou selon la convenance de Dieu...

Une chose analogue se passe dès cette vie lorsque certaines âmes sont favorisées de dons, de grâces, de faveurs supplémentaires par lesquelles, s’il est permis de dire, elles deviennent en ceci semblables aux saints et parviennent à un genre plus excellent de vie d’union et de fruition en Dieu. Et dans ce sens, cela constitue un degré un peu plus élevé encore que celui de la simple union mystique et l’on peut l’appeler vraiment un degré plus élevé. Car, ce que j’expérimente et goûte de cette vie en Marie, — ou vie Mariale —, me paraît être une double vie, comme la vie dans le Christ, — ou Christiforme —, est une double vie, alors que la vie sinon n’est que simple.

(Ch.208)

Ici je voudrais préciser un peu comment j’entends que cette vie est doublement divine et comment elle constitue un degré légèrement supérieur à celui de la pure et simple union à la seule Déité. Cette simple union peut se comparer à la gloire essentielle ou réelle, tandis que l’autre se compare mieux à la gloire surajoutée ou adventice dont certains bienheureux se trouvent favorisés en dehors de cette gloire essentielle départie à tous sans distinction.

Il m’est parfois montré, et donné, une vie de l’esprit en Marie, un repos en Marie, une jouissance, une fusion, une perte, une union en Marie. [206]

Voici comment cela s’opère. En toute simplicité, nudité, tranquillité, l’esprit tourné vers Dieu et répandu dans son Être sans images par l’adhésion, la contemplation et la fruition de cet Être absolument simple, il arrive que mon âme expérimente à côté de cela une adhérence aussi, une contemplation, une fruition de Marie en tant qu’Elle est une avec Dieu et unie à Lui. Goûtant Dieu, je goûte aussi Marie, comme si Elle n’était qu’une avec Dieu et non distincte de Lui. Si bien que Dieu et Marie ne semblent être pour l’âme qu’un seul objet, à la manière presque de la sainte Humanité du Christ, que l’on contemple unie à la Divinité et ne faisant de ces deux natures qu’une seule Personne et qu’un seul objet (de contemplation).

Quoiqu’il n’y ait point en Marie l’union personnelle avec la déité, comme elle est réalisée dans le Christ, mais uniquement une sainte et gratuite union, celle-ci est néanmoins infiniment plus excellente en Elle que dans la plus éminente des créatures; et Dieu, à l’âme qui contemple, montre Marie parfaitement une avec Lui et unie à Lui sans que l’on puisse distinguer quelque intermédiaire dans cette union. Il me semble alors baiser et embrasser Marie dans une merveilleuse liquéfaction de mon être en Elle en même temps qu’en Dieu. Parfois aussi il me semble être prise et enfermé dans son Cœur très pur, très aimable et brûlant. Et je suis comme enivrée et folle d’amour pour Elle en même temps que pour Dieu, me répandant toute dans cette union. Et ainsi est réalisée une vie divine à la fois double et simple, qui constitue une manière pure, noble, élevée et parfaite d’aimer notre sainte Mère; encore que bien peu connaissent cette vie par expérience. Cette vie pour Marie et en Marie, en même temps que pour et en Dieu, est proprement réservée à ses seuls vrais amoureux, à ses «Mignons» et aux petits enfants gâtés qu’Elle s’est choisis.

Il ne m’étonne point du tout que notre saint Pierre Thomas ait été constamment occupé de l’aimable Mère et qu’il ait eu pour Elle une dévotion, un amoureux attrait, une [207] attention et un amour si singulier qu’il semblait ne la pouvoir oublier un seul instant. Son cœur et toutes les puissances de son âme étaient sursaturés de la connaissance de Marie, de son souvenir et de son amour; et quelque chose qu’il fit, qu’il parlât, qu’il mangeât, qu’il bût, le tout était confit dans cet amour et dans le doux nom de Marie. C’est pour cela qu’il reçut à bon droit dans son cœur l’empreinte de ce très doux Nom. Car la longue habitude qu’il avait prise de porter ainsi Marie dans son cœur et de l’aimer d’un brûlant amour, l’avait fait en quelque sorte se fondre en Marie, être uni à Elle et même, pour un temps, être comme transformé en Elle et, par l’amour, changé ou perdu en Elle en même temps qu’en Dieu, car l’un ne va jamais sans l’autre.

(Ch.209)

La vie Mariale, — cette vie en Marie, pour Elle et avec Elle —, tient toute sa noblesse, sa dignité, son éminence et sa perfection de l’union à Dieu dont jouit la sainte Vierge, ainsi que de la surabondance et de la participation des grâces, propriétés et perfections divines qui sont infuses en Elle pour ainsi dire sans mesure. Elle les possède, à la vérité, d’une manière que l’homme ne peut ni exprimer, ni concevoir, et qui est en Elle infiniment plus éminente que dans le plus pur des êtres créés.

Aussi la vie Mariale puise-t-elle sa noblesse et son excellence, comme dans un abîme inépuisable de tout Bien, dans ce fait qu’elle contemple, aime, étreint Marie, la considérant comme saturée, obombrée ou translumineuse de la Divinité à laquelle Elle est unie.

N’était cette simultanéité dans la contemplation, cette dernière deviendrait considérablement plus grossière et moins parfaite. Car si l’on devait contempler Marie, l’aimer, être poussé vers Elle comme on l’est vers un être créé, au lieu de la contempler dans son unification avec Dieu, cette contemplation produirait nécessairement quelque amour naturel ou sensible, ce qui poserait un intermédiaire entre Dieu et l’âme, et conduirait celle-ci à la [208] multiplicité. Car, tel est l’objet, tel aussi l’amour qui dérive. L’objet est-il surnaturel et purement spirituel, l’amour qui lui est proportionné est tel aussi.

Il y a dans mon âme comme une lueur qui me fait comprendre pourquoi l’aimable Mère est plus unie à Dieu, plus sursaturée de l’Être divin et pourquoi, en conséquence elle participe aux attributs et aux perfections de Dieu plus que les saints les plus éminents ou que les Esprits Angéliques. La raison en est que Dieu l’a faite digne de concevoir dans sa chair virginale le Verbe Éternel du Père; que le Verbe ayant reposé neuf mois durant en Elle, sa nature son âme, son corps furent à ce point divinisés, faits divins, sursaturés, pleinement absorbés en Lui, transformés et comme changés en Lui-même par le lien puissant e infrangible de l’amour que le Verbe Éternel porte à Marie et de l’amour réciproque d’Elle à Lui, et cela dans un mesure sans mesure et d’une manière incompréhensible.

(Ch.210)

Le Bien-Aimé me fait comprendre et voir, par les yeux illuminés de la Foi, l’excellence de Marie, son incompréhensible élévation, sa puissance et son autorité. Car Dieu L’a établie pour l’éternité, entre Sa Majesté et l’homme, médiatrice, avocate et Celle qui apaise la justice divine. Je vois avec évidence que Dieu l’a faite dispensatrice de toutes ses grâces divines, de ses faveurs, de ses bontés envers l’homme; de telle sorte que rien absolument ne se répand ou ne descend gratuitement et gracieusement sur l’homme si ce n’est par les mains de cette très vénérable Mère. Tout doit passer par ses mains généreuses, comme la pluie passe par une gouttière ou par un tuyau. Dieu a voulu la magnifier par ces prérogatives, parce qu’Il l’a trouvée digne entre toutes les autres femmes d’être sa Mère. Et pour cela Il l’a rendue si semblable à Lui-même, Il l’a revêtue de ses attributs divins et, à tel point unie à son Père, qu’Elle m’apparaît comme une avec Dieu...

Cela explique comment il se fait que notre cœur brûle d’une telle ardeur dans cet amour, et pourquoi, — surtout [209] dans le temps des Fêtes de Marie —, l’on éprouve, presque sans interruption, une certaine chaleur divine dans la région du cœur, dans la poitrine, — une chaleur si différente de celle qui est d’ordre naturel. Aussi ne puis-je perdre son souvenir, ne fût-ce qu’un seul instant pendant tout un jour, pas plus que je ne puis oublier Dieu Lui-même. Et de là vient que je me perds en Elle par l’Amour, que je me fonds en Elle et suis comme consumée. Car cet amour, à la fois puissant, ardent, fort et cependant tout intérieur, me conduit jusqu’à l’oubli de moi-même et de tout le créé; et ses flammes intérieures tirent vers le haut et soulèvent à la fois l’âme et le corps. J’ignore d’ailleurs si ce fait se réalise vraiment ainsi.

Mon bonheur et ma joie sont si grands, si surabondants, de voir quelle est sa puissance, sa majesté, son élévation, son honneur et comme Elle est inexprimablement aimée de Dieu, que je ne sais plus que faire ou que dire pour rendre grâces, pour louer, pour magnifier Dieu et la Vierge en proportion de la lumière et de la connaissance que je reçois à cet instant. Mais, me sentant incapable de le faire, je demeure dans un intime silence et dans le repos de l’amour. Car l’esprit défaille d’étonnement et d’admiration devant l’immensité de cet admirable mystère qui dépasse sa compréhension, et il se rend vaincu et captif, laissant seule la volonté toute occupée d’aimer.

(Ch.211)

Dans sa bonté, Dieu m’accorde aussi la grâce de respirer tout suavement en Marie, de vivre en Elle, éprouvant une exceptionnelle douceur à entendre, à dire ce Nom infiniment doux, voire même, à y penser seulement. A tel point que mon âme et que mon cœur semblent se fondre en tendresse et dans une intime saveur. Aussi, ne pouvant me rassasier de répéter ce Nom sans cesse, soit des lèvres, soit du cœur ou en pensée, j’y puise un tel plaisir spirituel, un contentement, une joie, un plaisir et de tels bondissements du cœur, qu’il semble à chaque fois, qu’une flamme nouvelle jaillisse de mon âme. [210] C’est pourquoi je me suis tant réjouie et j’ai béni Dieu de l’instauration de la glorieuse fête du St Nom de Marie, ainsi que de la faveur faite à notre Ordre de préférence d’autres, de la pouvoir célébrer avec cette solennité. Mais il m’est venu quelque tristesse de voir le peu de dévotion et de zèle des gens, et surtout des Filles spirituelles et Sœurs en religion que l’on rencontre si peu aux offices solennels de ce jour.

Ce jour-là il fut imprimé dans mon âme une certaine vue me montrant combien Satan semblait rugir et griffer de rage, de regret, de haine et de dépit, de ce que ce Nom, glorieux et très doux se trouvait ainsi honoré et magnifié : Cette vue fit augmenter ma joie, mon contentement et aussi mes actions de grâces envers ce Dieu qui avait inspiré toutes ces choses. Me moquant de Satan, je lui disais : O vilaine Bête, comme tu dois avoir le regret que cette petite Vierge t’ait broyé la tête et ravi ta puissance! Tu ne peux plus rien et tu n’es plus qu’une pauvre, une faible mouche dès l’instant qu’il plaît à cette douce et aimable petite Vierge de mettre en œuvre sa puissance et son autorité. Mais, ô Bête maudite et damnée, tu n’empêcheras pas cependant qu’Elle soit exaltée, honorée, chérie. Tu ne peux rien contre Elle, ni même contre tous ceux qui l’aiment et placent en Elle leur confiance. Et je me glorifie de ce qu’Elle ait tant d’empire sur toi. Je ne crains ni tes ruses ni tes violences, ni maintenant ni à l’heure de ma mort. Car j’ai l’espoir qu’alors comme maintenant, je porterai son très doux Nom gravé dans mon cœur; et quand tu verras ce cœur scellé de ce sceau divin, tu n’auras pas l’audace d’approcher.

(Ch.212)

Il me fut encore donné une petite lueur d’intelligence plus distincte de cette vie en Marie, pour Marie et dirigée vers Elle. Elle prend maintenant un sens plus général et sa pratique est plus commune que dans tout ce qui précède. Voici les paroles où je trouve les clartés me permettant d’expliquer ce que j’entends et expérimente de [211] tout ceci. Ces paroles sont : «Que l’âme vaut davantage par l’amour contemplatif que par l’activité qu’elle peut produire.» Cela confirme tout ce que j’ai écrit précédemment au sujet de cette vie en Marie; et c’est surtout dans ce sens qu’il faut entendre cette fusion, cette jouissance, — cette union en Marie et avec Elle, et cette transformation, cette transformation en Elle, dont j’ai parlé. Car la nature de l’amour est d’unir avec et dans l’objet aimé. Aussi l’amour fait-il se compénétrer et se fusionner celui qui aime et ce qui est aimé jusqu’à ne plus avoir l’apparence que d’une même chose. Dans ce sens, l’amour très tendre, violent, brûlant et unifiant conduit l’âme qui aime Marie à vivre en Elle, à se fondre en Elle, à Lui être unie et à d’autres effets et transformations, conformément à son genre et à sa nature, parce qu’elle se trouve dans un état de perfection et possède sa pleine efficience, surtout lorsque l’Esprit divin conduit ainsi son amour et le stimule.

Ainsi donc, lorsque le Père Éternel envoie dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, criant : Abba, Père! quand nous agissons et quand nous n’agissons pas; c’est-à-dire lorsqu’Il réalise en nous une tendresse, un amour d’enfants envers le Père du ciel, alors cet Esprit du Fils réalise en outre une tendresse et un amour d’enfants envers cette infiniment douce et aimable Mère. Et dans ce sens, le Père Éternel envoie aussi dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, criant : Mère, Mère! Car c’est un seul et même Esprit, — l’Esprit du Christ —, qui suscite dans les âmes cet amour filial et cette vie en Marie, comme il suscite un amour filial et une vie en Dieu; et tout cela selon la manière où ceci fut réalisé en Notre-Seigneur Jésus. Ceci contient des Mystères, et je passe gardant un saint silence; mais chacun peut en avoir l’expérience dans la mesure de son amour.

(Ch.213)

Mercredi et jeudi, 19 et 20 septembre i668, il a plu à la Bonté de Dieu de nous faire plus clairement comprendre la grandeur, l’élévation, l’éminente dignité, [212] la majesté, l’autorité et la puissance de la tout aimable Mère, en même temps que l’incompréhensible et inexprimable amour que Dieu a pour Elle. Et de cet abîme d’amour demeurant en son divin Cœur, Dieu a puisé une telle surabondance de grâces sans nombre, de privilège et de prérogatives, qu’il ne Lui était guère possible, pour ainsi dire, de donner davantage ni de la rendre plus éminente encore ou plus digne, plus belle, plus élevée, plus insigne que sa Majesté ne l’avait faite. Dans ce sens, le toute-puissance, la sagesse et la bonté de Dieu ne pouvaient pas produire une créature plus noble, plus pure plus digne, plus belle et plus éminente que ne l’est sa trè aimable Mère, notre Mère.

Je vois avec évidence et je comprends que Dieu, par une ineffable complaisance envers cette aimable Mère s’est comme répandu en elle, et qu’il l’a comblée et revêtue de ses attributs divins et de ses perfections autant qu’un être créé pouvait en recevoir. Elle ne pouvait pas recevoir plus qu’Elle n’a reçu; car, étant parvenue à une toute claire connaissance et à un brûlant amour de Dieu par la grâce divine infuse et à cause de sa souplesse à répondre et coopérer, Elle est montée bien au-dessus de plus éminents des Chœurs angéliques.

C’est pourquoi l’ange Gabriel L’a fort bien saluée disant : «Je vous salue, pleine de grâces.» Car Elle est en effet sursaturée de grâces au point que cette surabondance déborde sur nous, dans ce triste val de larmes. Ell humecte et arrose la terre de nos âmes d’une abondance de grâces qui excitent, préviennent, accompagnent, fortifient et font persévérer. Elle rend fertile cette terre et productive d’œuvres vertueuses et méritoires, utiles et nécessaires au salut de l’âme.

(Ch. 214)

Ah, quelle multitude de grâces je vois descendre en nous et nous être données en partage par cette aimable main et passer ainsi par ce divin canal! Je crois voir que Dieu plaça le salut de tout homme dans les mains [213] de cette tout aimable Mère. Mais je vois en même temps que les soins de cette chère Mère portent sur cet unique objet de conduire tous les hommes à la Béatitude. Et malgré qu’Elle demeure dans la haute fruition et contemplation de l’Être divin, Elle n’oublie pas cependant notre misère et nos besoins; mais ses regards, tout de bonté, de compassion, de tendresse et de maternelle affection, sont pour ainsi dire tournés sans cesse vers nous, pour assister, secourir, consoler dans le péril, tant physique que spirituel, tous ceux qui l’implorent avec confiance.

Ainsi l’aigle, malgré la hauteur de son vol et que son regard fixe le soleil, n’oublie pas ses petits cependant; mais à tout moment ses yeux se tournent vivement vers eux, cherchant à connaître s’il ne leur manque rien ou si, d’un point quelconque de l’horizon, il n’arrive pas un rapace qui pourrait leur faire du mal. Et c’est pour cela e nous sommes tous tellement tenus de servir cette tout aimable Mère, de l’honorer et de l’aimer de toute la tendresse d’un filial amour.

Ces connaissances certaines proposées à mon âme, et d’autres semblables, font croître la très haute estime, le respect et l’amour envers l’aimable Mère et donnent à ces sentiments plus de stabilité, de simplicité et de pureté. Il semble que notre tendresse ne peut plus être séparée d’Elle; et le cœur est comme blessé d’une flamme amoureuse qui élève l’âme, avec une force unique, jusqu’à la consommation de l’amour. Car chaque aspect nouveau des merveilles que Dieu réalisa en Elle et de l’amour que Dieu lui témoigne, attire l’âme chaque fois dans une profondeur ou dans une altitude d’admiration, où elle contemple ces choses le cœur brûlant et où elle demeure comme absorbée, l’esprit se trouvant incapable de comprendre les merveilles qui sont ici dévoilées.

Mais l’amour n’étant pas encore comblé, il monte en bouillonnant du plus secret du cœur, et il voudrait crier son admiration. Il cherche des noms qui révéleraient la grandeur, la dignité de cette mienne tout aimable Mère, [214] et des paroles capables de la louer, bénir et magnifie Aussi l’amour prononce-t-il alors de singulières choses pour bénir, louer, exalter Celle qu’il aime tant, pareil à l’amoureux follement épris qui ne sait plus, qu’inventer pour mieux faire valoir la beauté de celle qu’il aime. Une petite lueur divine me fut encore donnée, dans laquelle le Bien-Aimé me fait voir que Dieu trouve plus de satisfaction et se complaît davantage en l’aimable Mère et que, par conséquent, Il lui porte un plus grand amour qu’à tous les saints réunis.

(Ch.215)

La grâce divine me donne en outre d’expérimenter que cette vie dans, avec et par Marie et simultanément en Dieu, pour, avec et par Lui, peut être pratiqué avec une simplicité, une intériorité, une abstraction d’esprit presque aussi grandes que la vie dans la seule et pure Déité. Si bien qu’à ces moments il ne subsiste dans l’esprit que fort peu de représentations de la personne de Marie, parce que l’âme a su la considérer tellement unie à Dieu et en Dieu. Avec une tranquillité parfaite, une simplicité, une intimité, une tendresse, les trois facultés de mémoire, d’intelligence et de volonté sont occupées en Marie et en Dieu à la fois, au point que mon âme ne peut guère se rendre compte du mode ou de la nature des notions qui la traversent alors. Mais d’une façon confuse, elle connaît cependant et elle sent très bien que la mémoire est occupée du souvenir tout simple de Dieu et de Marie; que l’intelligence possède une dépouillée, pure et certaine connaissance ou contemplation de Dieu présent et de Marie en Dieu; et que la volonté, par un très tranquille, intense, doux, tendre et cependant très spirituel amour, adhère à Dieu et à Marie.

J’appelle cet amour «spirituel» parce qu’il semble à ce moment jeter ses étincelles et agir dans la partie supérieure de l’âme, dans un détachement de la partie inférieure ou des puissances sensibles, étant ainsi mieux proportionné à l’intime fusion, à l’immersion et à l’union en Dieu et avec Lui, en Marie et avec Elle. [215]

En effet, les puissances de l’âme, d’une façon éminente et parfaite, n’ayant plus d’autre occupation ni d’autre souci que la pensée, la connaissance et l’amour de Dieu et de Marie, il survient une si intime et ferme adhésion de l’âme entière à Dieu et à Marie que, par un amour de fusion, ils semblent devenir un seul être tous les trois : Dieu, Marie et l’âme, comme si les trois étaient en un seul fondus, noyés, absorbés et transformés en un seul.

Ceci est la fin dernière et suprême où l’âme puisse atteindre dans la pratique de cette vie mariale. Tel est l’unique fruit ou, du moins, le principal effet de cet exercice d’amour envers Marie, qu’Elle, — c.-à-d. Marie —, devient un moyen et un lien plus ferme liant et unissant l’âme à Dieu. Ainsi donne-t-Elle à l’âme aimante un aliment et une aide lui permettant d’atteindre avec plus d’assurance et de perfection la vie contemplative, unitive, transformante en Dieu, et d’y demeurer établie, — comme je l’ai écrit tout dernièrement à Votre Révérence.

(Ch.216)

Cette vie mariale en Marie ne plaît pas à la plupart des esprits mystiques et des âmes contemplatives. Ils sont d’un autre sentiment, comme si cette vie en Marie devait être un empêchement à la plus pure union et fruition en Dieu, à la silencieuse prière intérieure, et ainsi de suite. Comme ils entendent la chose et se l’imaginent, elle leur paraît trop grossière, trop matérielle et trop multiple, parce qu’ils ne saisissent pas la manière vraie et simple de la pratiquer tout en esprit.

C’est malgré tout l’esprit qui agit et dirige ici, même lorsqu’à cette contemplation, à cet attrait, à cet amour de l’âme semble un peu plus se mêler l’activité des puissances sensibles. Il n’y a pas dans ce cas le moindre empêchement, ni moyen interposé entre le Bien suprême, entre le pur Être de Dieu et l’âme. Il y a là plutôt une aide fournie à l’âme, lui permettant d’arriver plus aisément à Dieu et d’être plus parfaitement établie en Lui; — et cela pour les raisons que je dirai plus loin. [216]

Que ces esprits éminents prennent bien garde à Ia vie de tant de saints, même de ceux qui eurent une grande excellence dans la vie contemplative et mystique, tels que saint Bernard, saint Bonaventure, sainte Thérèse, sainte Madeleine de Pazzi et bien d’autres. Ils verront bien que ceux-là aussi furent remarquables par leur dévotion envers l’aimable Mère et par leur vie mariale; et que leur très tendre, innocent et filial amour envers Marie n’apporta point de nuisance à leur vie divine en Dieu, pour la simple raison que l’Esprit de Dieu les agissait ainsi en temps voulu, sans que leur adhésion et union à Dieu en devint plus médiate, mais de façon qu’ils y trouvassent au contraire un aliment et une plus ferme assise à leur déiforme et divine vie.

(Ch.217)

Je dois encore parler ici d’une chose admirable que je ressens et expérimente touchant cette vie en Marie et en Dieu. Je ne sais pas vraiment si je me comprends bien. Mais il semble, par cette habitude de posséder ainsi cette aimable Mère dans le cœur et dans le sentiment, que notre esprit est dirigé, vécu pour ainsi dire et possédé par l’Esprit de Marie, dans l’agir comme dans le pâtir; que l’Esprit de Marie agit toutes choses à travers moi, tout comme précédemment l’Esprit de Jésus paraissait diriger et être la vie de mon âme qui, pour un temps, semblait être possédée par Lui. Alors l’Esprit de Jésus agissait toutes choses à travers moi, et sous sa conduite et son action, j’étais comme portée et passive. Il y eut en moi une connaissance expérimentale de la Vie de Jésus, et elle fut en moi manifestée.

C’est presque de la même manière que l’Esprit de Marie semble aujourd’hui vivre en nous, commander aux mouvements des puissances de l’âme, les mouvoir et les pousser soit à l’acte, soit au non-acte, afin de les faire vivre en Dieu d’une manière nouvelle et jusqu’à ce jour non encore expérimentée. Marie apparaît ainsi comme notre vie ou comme une tiède atmosphère donnant la vie et dans la-[217]quelle et par laquelle nous respirons une vie en Dieu d’une manière plus noble et plus élevée que jamais auparavant.

Si je dis : «manière plus noble et plus élevée», c’est une façon d’exprimer que cette manière de vivre en Dieu, dans et par Marie, est plus facile comme étant mieux proportionnée à notre faible capacité réceptive, parce que tant qu’il demeure lié à notre corps mortel, notre regard intérieur reste trop faible et trop débile pour contempler Dieu en pleine clarté, tel qu’Il est, et ne le peut faire que dans l’obscure lumière de la Foi.

Mais lorsque nous recevons la grâce de pouvoir contempler Dieu et de L’aimer en Marie et par Marie unie à Dieu, alors Dieu se montre en Marie et par Elle, comme dans un miroir. Et les rayons et les reflets de sa Déité sont mieux à la mesure de notre petite capacité et à la faiblesse de l’œil de notre intelligence. De cette façon il nous est possible de persévérer plus longtemps dans la contemplation et la fruition de Dieu, ainsi que de connaître et de découvrir d’une façon plus distincte et claire ses divines perfections et ses attributs.

Il en va de même ici que d’un homme qui serait curieux de voir le soleil avec plus de précision. Il ne se hasardera pas à plonger son regard en plein dans les rayons solaires, car cela n’irait pas sans grand risque d’y perdre la vue ou de la blesser. En effet, sa vue est trop faible et trop débile pour fixer la grande clarté et l’éclat du soleil. Alors il prend un miroir, où il verra distinctement l’image du soleil, avec ses rayons flamboyants, et il n’aura aucune difficulté ni peine. Pourquoi? Mais parce que ce miroir tempère l’ardeur des rayons et les présente et reflète proportionnés à sa puissance visuelle. De cette façon il voit le soleil distinctement, comme s’il n’y avait pas entre celui-ci et son œil de moyen interposé. Car il ne s’arrête pas au miroir, mais bien au soleil qui s’y découvre, sans que l’œil puisse séparer le soleil du miroir.

Ainsi en est-il de Dieu et de l’aimable Mère que l’on doit [218] considérer en un seul et comme formant un seul objet de contemplation : Dieu en Marie et Marie en Dieu, sans distinguer l’un de l’autre. Alors on verra que l’aimable Mère est un miroir sans une tache, dans lequel Dieu se montre à nous avec toutes ses propriétés divines, avec ses perfections, avec ses mystères et cela d’une manière que peut plus aisément comprendre et saisir la pauvre capacité de notre intelligence.

(Ch.218)

La vie surnaturelle de l’âme en Marie, pour Elle, avec et par Elle, continue et croît à une plus grande perfection et stabilité. Ce que j’éprouve ici, ce que j’expérimente et goûte est particulièrement admirable; et pour ma part, je n’ai jamais entendu dire ni lu rien de pareil.

Par manière de parler, il semble que la tout-aimable Mère soit la vie de mon âme, et donc l’âme de mon âme pour la raison que, d’une manière très évidente et dont je me rends bien compte, elle produit et enfante la vie de l’âme en Dieu, ou vie divine, et cela par un influx perceptible de grâces opérantes, prévenantes, fortifiantes, excitantes et sollicitantes, de grâces qui accompagnent, suivent ou continuent, et qui permettent de persévérer dans cette vie en Dieu avec plus de force, de constance, de pureté, etc.

Cet influx, dans mon âme, de grâces donnant la vie a l’air d’émaner si immédiatement, absolument et uniquement de son aimable Main, de son Cœur de Mère, et nous être donné par Elle indépendamment et sans la collaboration de Dieu (quoique sous sa dépendance, en réalité, et avec sa collaboration) que Marie nous semble agir comme si Elle était la maîtresse absolue des divins trésors, d’où Elle soustrait tout ce qu’il Lui plaît afin d’en orner nos âmes et de les rendre agréables au regard de Dieu. Oui, Dieu a toujours voulu honorer l’aimable Mère et l’exalter à tel point qu’Il l’a établie avec des pouvoirs absolus comme Mère et Reine du Trésor de ses divines grâces. Et [219] celles-ci, Elle les a pour toujours et absolument sous son autorité et dans sa puissance.

(Ch.219)

Le maternel amour et les faveurs de cette bonne Mère pour nous se manifestent maintenant avec tant d’éclat et d’évidence qu’il ne peut y avoir à ce sujet la moindre arrière-pensée ni le moindre soupçon d’illusion où d’un mélange quelconque de sentiments d’ordre naturel. Elle m’a prise sous sa maternelle conduite et direction, pareille à la maîtresse d’école qui conduit la main de l’enfant pour lui apprendre à écrire. Tandis qu’il érit, cet enfant ne bouge pas la main que son professeur ne la dirige et guide; et l’enfant se laisse mouvoir et guider par la main du maître.

Je me trouve de même entièrement placée sous l’autorité de cette très douce Mère, qui me conduit et me dirige; et mon regard demeure sans cesse fixé sur Elle afin que je fasse en toutes choses ce qui lui plaît le plus et ce qu’Elle veut. Et Elle daigne aussi me montrer clairement, et faire comprendre et connaître ce qu’Elle désire en telle ou telle circonstance, qu’il s’agisse de faire une chose ou de ne pas la faire. Il me serait pour ainsi dire impossible d’agir autrement, du fait qu’Elle demeure presque ans interruption en face de mon âme, m’attirant de si aimable et maternelle façon, me souriant, me stimulant, et conduisant et m’instruisant dans le chemin de l’esprit st dans la pratique de la perfection des vertus. Et de la aorte je ne perds plus un seul instant le goût de sa présence à côté de celle de Dieu.

Cette vue et représentation intellectuelle, n’entraînant aucun élément grossier, n’introduit dans l’âme ni multiplicité aucune, ni moyens médiats; mais cela se passe au contraire dans une très tranquille simplicité.

(Ch.220)

Notre intelligence et notre cœur sont orientés vers Elle, et comme d’un enfant très aimant, innocent, affectueux, docile et soumis, ils sont tout portés à donner [220] satisfaction très entière à cette aimable Mère, à lui plaire, à lui obéir, ne mouvant à nul objet quelconque, ni puissances intérieures de l’âme, ni les membres du corps si ce n’est qu’Elle l’ordonne, y invite ou les y conduit.

Il m’a semblé aujourd’hui qu’Elle me stimulait, qu’Elle demandait de moi que je Lui fasse une offrande totale, un don complet, un sacrifice de tout mon être, — âme et corps, avec toutes leurs puissances. Je me suis foncièrement expropriée de mon «moi» et lui ai tout offert et tout donné en pleine propriété, n’appartenant plus à moi-même, mais toute à Elle. Et j’ai fait en quelque sorte un vœu d’obéissance, promettant d’être attentive à obéir en toutes choses à sa volonté, ses inspirations, et à suivre la conduite et les indications qu’il lui plairait de me donner, sous la réserve d’assentiment de mon Père spirituel.

Depuis que j’ai fait cela je ressens sa direction et son action d’une manière bien plus sensible, plus claire et plus certaine, dans tout ce que je dois faire ou laisser de faire comme si Elle me menait par la main vers tel objet vers tel autre. Quand il me faut changer de travail, modifier mon activité, tous les sentiments de mon cœur semblent couler comme spontanément vers cette toute aimable Mère, avec tendresse, douceur, affection, docilité, respect, obéissance et soumission; et c’est comme un regard rapide, levé vers Elle, d’un bon petit enfant qui veut se rendre compte si telle chose Lui plaît ou non, si, par conséquent, cela plaît ou déplaît à son Fils avec qui Elle est un seul.

Il me semble éprouver l’aide et le secours de cette mienne très aimable Mère de la même façon que sainte Thérèse les éprouva de la part de saint Joseph, quand ses prières et ses exercices intérieurs déviaient un peu et que saint Joseph les faisait de nouveau marcher droit. L’aimable Mère agit de même pour moi, avec une évidente affection et sollicitude maternelles. Elle m’infuse lumière et bien pour mieux connaître et pratiquer les vertus.

Lorsqu’il m’arrive par ignorance de faire quoi que ce soit qui aille à l’encontre de la perfection, — ne fût-ce que le plus petit ombrage apparent à la vraie vertu, et surtout en matière d’humilité, de pureté du cœur ou de pur amour de Dieu —, aussitôt elle m’apprend à m’en corriger, me donne un surcroît de lumière et de prudence dans ces occasions. De même encore, lorsque la pureté intérieure se trouve diminuée par quelque immixtion des puissances inférieures ou du fait d’avoir considéré les créatures trop en dehors de l’Unité divine et de la Simplicité de Dieu, elle me montre à simplifier mes considérations, à purifier mon âme en Dieu, à la démêler de toutes choses qui ne sont pas Dieu ou tout au moins déiformes. Il me semble qu’un rayon jaillisse de son cœur maternel, me donnant la clarté dans laquelle je vois ces choses et le ferme vouloir qui me permet de les pratiquer.

(Ch.221)

Pendant la prière, je La vois un peu plus près de moi, à mon côté droit. Parfois je repose dans ses bras et parfois sur ses genoux, avec le sentiment très doux et tendre d’un innocent amour qui me blesse et qui me brûle; mais parfois aussi, avec une véhémence passionnée et subite, avec des élans du cœur ou autres manifestations passionnées, comme d’un enfant qui aime. Mais tout cela se tempère avec aisance pourvu qu’on n’y donne pas trop d’aliment.

Elle m’apprend ici d’une manière très précise comment je me dois comporter en la présence de Dieu et que, dans la possession et la jouissance de Dieu seul, je ne puis introduire aucun moyen, c’est-à-dire ne rien tolérer dans mon intérieur qui ne soit pas purement de Dieu ou d’Elle-même.

Parfois le sentiment, la vue et le souvenir de cette si aimable Mère me font défaut ou s’atténuent, comme chez un enfant qui, s’endormant sur les genoux et sur le sein de sa mère, en perd aussi la conscience et le souvenir. Mais malgré cela, grâce à l’amoureuse et intime adhérence à Dieu seul en parfaite tranquillité et recueillement de [222] toutes les puissances de l’âme, et grâce aussi au profond silence intérieur, l’âme, aimant d’une très pure, intime et simple manière, vient à tomber dans un sommeil d’amour. Là, perdant notion de toute différence et délivrée de tout retour sur son moi, elle est occupée d’une manière absorbante de l’Un divin et elle s’y endort amoureusement.

(Ch.222)

Par une grâce que je reçois hors du temps de la prière, l’aimable Mère m’est représentée comme un modèle ou un exemple, afin que, dans ma vie et dans mes actes, je copie sa vie et ses vertus. La perfection de nature et de ses vertus m’est très clairement montrée; car fixant sur Marie le regard de mon âme, je vois l’ensemble de ses excellentes vertus comme jamais encore je ne l’ai connu.

Cette vue ou considération s’opère très simplement dans l’esprit, non pas dans la forme de quelque réflexion ou discours de la raison, mais seulement par un simple regard, par une connaissance et une amoureuse étreinte de la vérité qui m’est montrée et qui s’imprime en moi comme dans un miroir; et contemplant l’aimable Mère je vois d’un même regard tout ce qui se découvre en Elle, comme dans un miroir sans taches.

Si cette faveur devait perdurer un peu, il me semble que j’aspirerais, que je boirais l’esprit, la nature, les vertus de l’aimable Mère, tellement que, — ce me semble, — je Lui deviendrais très semblable en beaucoup de choses. (Toujours évidemment selon notre façon de parler, car personne ne peut atteindre à la perfection de ses vertus.) Il me semble cependant que si cela devait continuer, ma nature serait retournée sens dessus dessous, tellement je devrais éprouver de transformations en moi.

Oh, je serais si bonne, si tendre, si accueillante, si aimable, si douce, si humble, si agréable, généreuse et charitable pour tout le monde, sans excepter personne. Et si ma pauvreté m’empêche de réaliser en fait cette générosité et cette charité à l’égard de tous ceux qui sont dans le [223] besoin, il me faudra néanmoins porter ces vertus profondément enracinées en moi, avec une propension du cœur, un amour, une compassion et le désir d’aider tout le monde, s’il était en mon pouvoir de le faire, priant mon Bien-aimé et l’aimable Mère de daigner susciter quelqu’un qui le puisse effectivement. Quoique notre nature soit déjà bien transformée en ces matières, il faudrait qu’elle le fût encore davantage si je venais à m’assimiler la nature et l’esprit de ma très aimable Mère, comme un vrai enfant, afin de lui ressembler autant qu’il serait en mon pouvoir.

Peut-être m’arrivera-t-il encore de temps en temps de faire du travail peu soigné, de m’oublier quelque peu dans l’exercice de ce continuel regard levé sur Elle, ou dans cette exacte reproduction ou copie de ses vertus, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur; ou encore dans cette soumission constante et cette attention à sa direction, à sa conduite, à sa motion, à son inspiration. Mais dès l’instant que je remarque d’avoir dévié, je me jette humblement aux pieds de l’aimable Mère et lui demande affectueusement pardon. Et puis je continue avec autant de paix, d’amour, de confiance, de douceur d’inclination, et de tranquillité de regard qu’auparavant, sans me tenir pour cela plus éloignée d’Elle, car je me représente que, dans cette nouvelle vie, je suis toute pareille à un petit enfant qui tombe encore souvent et qui trébuche quand il marche, à cause de la faiblesse de ses petits pieds. Mais petit à petit, il lui vient plus d’assurance.

(Ch.223)

L’aimable Mère m’inspire et semble désirer de moi qu’avant que je ne prenne quelque nourriture ou boisson, je lui présente d’abord ces choses et que je lui demande humblement de les bénir et de daigner sanctifier ces mets et ces boissons, afin que, sanctifiés par sa bénédiction, ils puissent constituer et donner un si saint aliment à mon corps qu’ils le sanctifient et le rendent tout divin, le purifiant de toute mauvaise inclination au moindre péché, et que par ce moyen je puisse parvenir à l’innocence primitive d’Adam. [224]

Depuis lors j’ai commencé de mettre cette chose en pratique et je l’ai enseignée aussi à d’autres. Cela se pratique avec une foi merveilleusement vivante, avec confiance et amour parce que cela me semble par trop évidemment montré et commandé par l’aimable Mère.

Peut-être estimera-t-on que j’agis maintenant d’une manière beaucoup plus matérielle que je n’avais accoutumé; mais il n’en est rien, car c’est tout un et le même esprit qui agit toutes ces choses en moi, par moi et avec moi, sans qu’il s’y mêle aucune sollicitude de ma part. Et cela découle comme naturellement de mon fonds, sans mon intervention, comme si j’y étais incitée et forcée par une douce nécessité; conservant par ailleurs une grande liberté et indifférence d’âme, sans attache à quoi que ce soit, prête à tout moment à me conformer à tout ce qu’il plaît à l’esprit de faire ou de ne pas faire et sans préférence pour l’une ou pour l’autre chose.

Aujourd’hui, 4 octobre 1668, dans la vue intellectuelle que j’ai de l’aimable Mère il se mêle moins encore d’éléments imaginatifs, mais à ce qu’il me paraît, cette opération est plus spirituelle et plus simple. Marie m’est présente dans le sentiment, dans le cœur et dans l’intelligence par un tendre amour, par une affectueuse adhésion en esprit et selon un mode plus paisible, plus intime et plus dégagé de toute image. Maintenant, en effet, l’âme se sent attirée à demeurer dans une intime fruition de Dieu présent en moi, et Dieu se manifeste à mon âme d’une manière toute nouvelle. Dans la jouissance de ce Bien je reste pendant tout le temps de la prière, brûlante d’amour.

Et puis, hors du temps de l’oraison, voici que mon tendre amour monte de nouveau comme en bouillonnant, vers l’aimable Mère. Passant par quelque endroit où se trouve une de ses images, il m’est impossible de passer outre sans la saluer affectueusement, dans un sentiment d’intime exaltation et le cœur en joie. Et je lui dis : «Salut, «ô Reine, Mère de miséricorde; notre vie, notre douceur, «notre espérance...» ou encore : «Je vous salue, Fille de [225] «Dieu le Père, Mère de Dieu le Fils, Épouse du Saint-Esprit; je vous salue, ô Temple de la Très Sainte Trinité...»

Tout cela s’opère avec une profonde intelligence du sens et des mystères scellés sous ces paroles; et cette intelligence cause en nous une merveilleuse satisfaction, un goût et une douce saveur.

Réfléchissant à l’incomparable bonté et à la complaisance de cette tout aimable Mère à mon égard, je m’efforce de sombrer dans une profondeur d’humilité et dans la confusion d’avoir reçu de telles grâces et faveurs que jamais je n’ai pu mériter. Et cette considération me jette dans une plus grande admiration, par laquelle se trouvent redoublés notre amour et notre tendresse pour Elle. Le cœur débordant pour ainsi dire de reconnaissance, éclate et s’écrie : «O ma très chère Mère; ô ma Colombe, ô la plus aimable, la plus belle de toutes les femmes! O vous, la plus excellente de toutes les créatures! O la plus bienveillante, la plus éminente et la plus puissante auprès de Dieu! Combien je me réjouis de votre bonheur et de ce que vous soyez Celle que vous êtes... Oh! que n’ai-je le pouvoir de vous faire aimer de tous les hommes!... »

(Ch.224)

Voici qu’il m’est intérieurement enseigné une autre manière de vivre en Dieu et dans l’aimable Mère, non plus une manière savoureuse, expérimentale, sensible, comme celle dont j’ai parlé, mais bien une vie faite de certitude de foi et de pauvreté d’esprit. Sa grande force et sa constance produisent la perfection des vertus, mais elle n’est plus nourrie ni soutenue par le doux influx des grâces sensibles, du tendre amour, etc. C’est tout comme s’il m’était dit : «Monte plus haut, mon Amie, au-dessus du sentiment, au-dessus de l’expérience et des saveurs; dépasse toutes les images; nage par-dessus tout cela, afin que, sans le stimulant des grâces sensibles, tu atteignes une vie essentielle en Dieu et dans l’aimable Mère.» Et je crois alors remarquer et découvrir que tout le [226] reste n’était que jeu d’enfant, que mon âme ne daignera même plus regarder. Car, instruite par cette lumière spirituelle à distinguer quelle est la meilleure part, l’âme a reçu une telle sagesse qu’elle est devenue comme amoureuse de cette vie pauvre, dépouillée, délaissée, vide consolations et de secours. Elle se sent à ce point courageuse, généreuse, forte, puissante, qu’elle demanderait volontiers au Bien-Aimé qu’Il la prive de toutes douceurs et prévenances, comme un enfant qui aurait le désir d’être sevré du sein maternel pour être nourri d’un aliment plus substantiel. En outre, la suprême indifférence et ma soumission au bon plaisir du Bien-Aimé et de l’aimable Mère me laissent sans volonté comme sans désirs. Je crois que le Bien-Aimé me donne cette connaissance pour deux raisons : d’abord afin que je ne m’appuie sur rien du tout et que je n’attache plus aucune importance pour rien, pas même s’il plaisait à la Bonté divine de me donner deux fois autant de grâces savoureuses et sensibles; puis en second lieu, afin que je sois gardée dans un complet détachement et libre de toute subtile attache à quelque mode, manière ou opération; afin que, sans attacher mon affection à rien et sans être à rien liée, dans une parfaite liberté d’esprit, je sois prête toujours, et docile à tou' moment à me porter immédiatement et au moindre signe intérieur, à telle ou telle autre chose où l’esprit divin nous veut pousser, me laissant conformer à toutes les formes, à tous les modes selon le désir du Bien-Aimé et de l’aimable Mère. Mon intérieur doit être fait pareil à une cire complaisante et malléable, pour recevoir les empreintes de divers sceaux, sans que j’oppose la moindre résistance à ces empreintes, qui sont les opérations de l’Esprit.

(Ch.225)

En moi se poursuit cette vie en Marie et par Elle, en Dieu. Comme par le passé, elle est toute d’humilité, de soumission, d’obéissance, et je reste comme un enfant sous la direction et l’autorité de ma toute aimable Mère, de la manière que j’ai décrite déjà. [227]

Aujourd’hui la disposition de mon âme fut surtout un repos ou sommeil d’amour dans les bras maternels, sur son sein, sur ses genoux; un repos très doux, tendre et innocent, tandis que mon cœur est blessé d’amour. Oh! mon désir est alors si intense de plaire en toutes choses à cette douce et aimable Mère, de Lui être agréable et de faire ce qu’Elle aime le mieux! Il y a dans mon âme une si appliquée et effective attention à percevoir le moindre signe intérieur marquant sa préférence dans l’une ou dans l’autre chose! Le cœur est prêt à se porter vers tout objet où pourrait s’être arrêté la volonté ou le bon plaisir de l’aimable Mère et je ne craindrais ni le travail, ni la difficulté, ni le tracas, ni la peine, ni les incommodités de n’importe quelle éventualité.

Ah! combien je me sens enamourée d’Elle quand je pense à sa si grande bienveillance et à son maternel amour pour nous! L’amour fut aujourd’hui d’une si brûlante chaleur en nous, et si violent que j’eusse bien crié, fait de grands gestes et agi à la manière d’une personne ivre ou folle à moitié. Si ce brasier d’amour avait dû s’aviver encore quelque peu, je me serais vue forcée d’avoir recours à des rafraîchissements externes sur la poitrine, dans la région du cœur; car il me serait impossible de soutenir un plus grand feu d’amour, puisque celui-ci déjà me force à le manifester extérieurement. Quelle force cet amour divin ne donne-t-il pas à l’âme pour entreprendre de vigoureux et virils travaux quand le Bien-Aimé et l’aimable Mère l’exigent d’elle et pour accomplir dans les moindres choses leur bon plaisir! Je crois qu’elle vous ferait traverser en courant des barrières de feu ou des lignes d’épées.

Je ressens toujours l’action de l’esprit stimulant, ordonnant et dirigeant de l’aimable Mère et, pour ainsi dire, dans tout ce que je dois faire ou ne pas faire. Et je lève vers Elle un regard très tendre, doux. innocent, un regard d’enfant désireux de connaître ce qui lui plaît le mieux en toutes choses, même dans les moindres, et voulant accom-[228]plir les plus chères volontés. Si bien que je sens pouvoir dire en toute vérité que l’aimable Mère est mienne et que je suis sienne. Elle est toute pour moi et je suis toute pour Elle, car je lui appartiens toute et ne m’appartiens plus. [Elle écrit ces lignes en octobre 1668].

(Ch.226)

Le 26 octobre 1668 je me trouvais en grande inquiétude et tracas, parce que j’appréhendais d’entrer en bonne estime dans l’opinion des gens, grâce à l’intervention d’une certaine personne. Après quelques heures l’aimable Mère s’est montrée à moi intérieurement, m’attirant d’une façon très aimable et maternelle, et m’invitant à venir reposer sur ses genoux. J’ai fait ainsi, et fus alors bien gentiment cajolée et caressée par ma bien-Aimée Mère, comme une enfant chérie. Je fus toute consolée par sa présence infiniment agréable; et toutes les tristesses antérieures et la peine de mon cœur disparurent bientôt. Pourtant, l’aimable Mère me montrait clairement que la tristesse et la crainte d’être estimée et honorée du monde ne Lui déplaisait pas, mais qu’elle Lui plaisait bien plutôt et qu’il fallait qu’il en fût ainsi et que le contraire ne valait rien.

Il m’était si inexprimablement agréable, délectable et consolant de reposer sur ses genoux de Mère, que tout me paraissait amer ou sans saveur de ce que l’on peut trouver chez l’homme et dans le monde. L’aimable Mère me dit que je devais me tenir à l’écart des gens et séparé d’eux afin que, dans le parfait silence et dans la solitude, il me fût possible d’avoir ma conversation et mon commerce avec Elle. Elle me dit qu’Elle avait l’intention de se montrer dorénavant très aimable et familière dans ses rapports avec nous, à la façon d’une Mère aimante à l’égard de son enfant bien-aimé.

Ce repos sur les chers genoux dura quelques heures, et l’aimable Mère me fit alors connaître que le fr. Charles se réjouissait maintenant en Dieu et qu’il était au Ciel, comme je l’ai écrit plus au long dans un autre endroit. [229]

(Ch. 227)

Le 5 avril 1669 il m’est encore une fois venu cette inspiration de vivre dans, par et pour Marie en même temps qu’en Dieu, pour et par Lui; chose dont j’ai déjà parlé au long et au large à Votre Révérence.

Je jouis d’Elle et suis unie à Elle très éminemment, purement, simplement, d’une manière toute abstraite et spirituelle, en esprit et sans intermédiaires comme si Elle ne faisait qu’Un avec l’Être sans images de Dieu. En effet : l’âme, Dieu et Marie ne sont plus alors qu’un seul, du fait que mon âme se trouve très simplement et profondément absorbée en Dieu et dans Marie. Ceci a lieu surtout, me semble-t-il, pendant la prière et s’accompagne de certains effets extatiques, car il y a pour lors, plus que dans le passé, de l’insensibilité et paralysie du corps, suspension sensorielle, sommeil des puissances et ainsi de suite. L’âme paraît conduite hors du corps et je cours le danger de confusion, principalement en recevant la sainte communion, car j’ai peine à revenir à moi et n’ai plus guère la force ou la présence d’esprit d’ouvrir la bouche. Quoique tout ceci ne dure pas longtemps.

Ceci commence à l’ordinaire par une certaine surabondance et par une flambée d’amour pour Dieu et pour l’aimable Mère, avec des bondissements intérieurs et une exaltation du cœur, tandis que je me sens toute vaincue par un amour doux, tendre et cependant vigoureux. Et de cet amour je suis spirituellement enivrée ou du moins très joyeuse dans l’esprit, comme si toutes les puissances de l’âme, tant inférieures que supérieures, avaient été copieusement nourries et désaltérées.

(Ch.228)

Cette fruition et union en Dieu et Marie a lieu pour ainsi dire sans images, car tout cela s’opère d’une manière très élevée, très en esprit et abstraite de tout ce qui pourrait tomber dans le domaine de l’imagination et de la sensibilité. Seule existe encore une très spirituelle mémoire ou souvenance de Dieu et de Marie unie à Dieu et en Lui. Et d’accord avec cette contemplation et avec[230] cette pensée qui nous montre Marie une avec Dieu, notre amour aussi coule ou flambe tout entier vers Dieu et tout entier vers Marie, comme vers un seul et simple objet.

La même chose se passe dans notre vie de chaque jour, lorsque je lève vers Dieu un regard d’amour, désireuse de faire en toutes choses ce qu’il Lui plaît que je fasse ou ne fasse pas. Car alors ce même regard atteint en même temps l’aimable Mère, dans une très grande simplicité, tranquillité et certitude intérieures. Et par conséquent, ceci me paraît être une perpétuelle contemplation, une perpétuelle fruition et union en Dieu et avec Marie en Dieu. Car mon âme n’est pour ainsi dire plus séparable de cette contemplation, du fait que la mémoire, l’intelligence et la volonté se trouvent tout essentiellement adhérentes à Dieu et à Marie en lesquels leur souvenir, leur connaissance et leur amour sont comme insérés.

Il ne m’est pas possible de me faire comprendre davantage par des paroles, pas plus que de dire le mode selon lequel je me sens possédée, conduite et vécu par l’esprit de Marie. Et comment je reçois dans mon âme l’influx divin de son esprit et par son esprit, cela aussi devra rester dans ma plume.

Parfois est compris dans ce commerce l’aimable Père saint Joseph; mais ceci n’arrive pas souvent. Ce sont en vérité de merveilleuses choses qui se passent en moi, et dont je n’ai jamais rien entendu ni rien lu. Je crois même que l’on aurait peine à y ajouter foi si l’on n’a pas eu quelque expérience de pareilles choses. Et pourtant il en est ainsi. Mon Bien-Aimé sait que je ne mens pas.

Mais quelles paroles trouverai-je jamais pour exprimer ces expériences et pour les bien faire comprendre? Je n’en trouve pas, et ce n’est que de loin, par manière d’énigme ou de similitude que je puis signifier la réalité de ce qu’il en est.

Jésus, Marie, Joseph sont pour lors si simplement et spirituellement dans le regard et dans la connaissance de l’intelligence, et si simplement et spirituellement aussi [231] dans la mémoire et dans la volonté qu’il semble que les trois ne sont qu’un seul. Car en ces trois êtres se trouve une merveilleuse correspondance de volonté et d’amour; non seulement une concordance, mais une incompréhensible union dans le lien de l’amour et dans l’unité d’esprit, [il semble µ] bien que les trois ne sont qu’un seul et même esprit, puisque Marie et Joseph sont revêtus, remplis et saturés à la fois de l’esprit divin et de l’esprit humain de Jésus et dans ce sens, unis et un avec Lui.

Et c’est ainsi qu’Ils sont l’objet de mon regard intérieur et de l’adhésion de mon amour. Il me paraît qu’il y a là, d’une certaine façon, une autre sainte Trinité : trois, mais un seul; et un-trois; non pas essentiellement de par leur nature, mais bien par participation de la grâce et par une prise et transformation réalisées par l’Esprit divin.

(Ch.229)

Le 12 novembre 1668, voyant qu’on se préparait à fêter triomphalement le jour de l’Immaculée Conception de la Sainte Vierge et Mère de Dieu, je fus saisie d’une exceptionnelle satisfaction et grande joie, dont notre cœur semblait déborder. Alors le Bien-Aimé et surtout l’aimable Mère m’ont très clairement dit ou fait voir la vérité de ce mystère : qu’Elle fut conçue sans la plus petite tâche, par la grâce de Dieu Tout-Puissant. Car Dieu, l’ayant de toute éternité choisie pour être sa Mère, Il n’a pas permis ni voulu que ce germe béni fût un seul instant souillé ou conçu dans le péché.

Ma toute aimable Mère m’a dit expressément que ceci était véritable et me l’a affirmé avec une telle certitude et sans crainte du moindre doute que même jusqu’à cette heure — et il y a dix-sept jours de ceci — je reste toujours prête à donner mon sang et ma vie pour attester tout cela et le défendre.

Aussi me semble-t-il étonnant que l’on puisse encore trouver l’une ou l’autre personne qui n’accepte pas de tout son cœur cette vérité de l’Immaculée Conception de la Mère de Dieu et il m’est venu un brûlant désir de prier [232] Dieu qu’il Lui plaise de pousser avec force sa sainteté le Pape de Rome à ne plus remettre davantage et à proclamer cette vérité comme un dogme de notre sainte Foi.

(Ch.236)

Au jour de la Sainte-Agathe en 1669, l’aimable Mère nous est de nouveau apparue. Cela avait commencé dès le matin, tandis que je lisais l’office, et se continua pendant l’oraison qui suivit. Cela commença à se manifester par une invocation inattendue et spontanée, si douce et tendre que je n’en avais plus faite de pareille depuis longtemps; tandis que j’éprouvais une innocente attirance d’enfant pour ma très chère petite Mère, — car tel est le nom que je Lui donnais.

Cette présence m’était toute nouvelle et souverainement agréable, car il me semble que voilà bien deux mois que je ne l’avais plus vue auprès de moi et que je n’avais plus senti sa douce présence ni son aimable et maternelle complaisance. Et pourtant, il m’arrivait souvent je crois de jouir de cette grâce avant que je ne fusse fiancée à mon Bien-Aimé.

Mais je comprends bien maintenant que si Elle m’avait retiré ses maternelles visites et sa présence fréquente, ce n’était pas qu’il y eût une diminution d’affection maternelle, ni même que l’une ou l’autre faute de ma part ne L’eût fait se retirer ou s’éloigner de nous. Sans doute Lui ai-je bien donné par-ci par-là et indirectement l’occasion de s’écarter de nous à cause de mes imperfections de chaque jour et parce que, dans tout ce que je devais faire ou ne pas faire; je ne me suis pas toujours comportée aussi purement qu’il m’était montré par les instructions que, fort indignement, j’ai reçues d’Elle, il y a quelques mois. Mais malgré cela, son extraordinaire bienveillance et la maternelle affection qu’Elle semble très spécialement avoir pour nous, l’ont empêchée de considérer avec un trop grand déplaisir toutes nos déficiences, sachant bien par ailleurs la fragilité de la nature humaine et aussi que, par la grâce de Dieu, les intentions de mon cœur furent [233] toujours droites. Mais Elle est demeurée loin de nous, ne nous a plus visitée ni donné ses soins et, d’un mot, Elle n’agissait plus avec nous comme par le passé parce qu’Il semble qu’à présent cela ne m’est plus aussi nécessaire. Et Elle me laisse seule avec mon divin Fiancé.

Mais dès qu’il se présente la moindre nécessité de nous témoigner sa maternelle affection, de nous prodiguer ses soins et ses secours, aussitôt je constate qu’Elle ne m’a pas oubliée, que ses yeux de Mère sont toujours fixés sur moi et qu’au moindre péril, au moindre assaut du Malin, Elle serait toujours prête à me secourir aussitôt, à venir me consoler ou m’instruire, à me réconforter et à m’armer contre toutes les ruses et tromperies de l’Ennemi ou de ma propre et corrompue nature qui, elle aussi, n’est qu’une ennemie.

C’est à ses louanges et à sa gloire que je dirai donc ces choses qui me sont devenu très évidentes, afin que Votre Révérence veuille avec moi La louer et remercier; mais aussi, afin que Votre Révérence y trouve un nouveau stimulant et qu’elle ait grande confiance en l’aimable Mère, cherchant comme un enfant, — très simplement et affectueusement —, son refuge auprès d’Elle, Lui faisant connaître pleinement aussi et en toute confiance tous nos besoins, ceux de notre intérieur comme les autres. Car j’ai compris que cette façon d’agir Lui plaît beaucoup.

(Ch.237)

Mon Révérend Père, je ne puis craindre un seul instant que dans tout ceci il y ait eu quelque tromperie de l’Ennemi ou bien que ce n’eût été qu’une simple impression de ma part ou le produit d’un travail de la pensée et de l’imagination. La réalité mo semble aussi éloignée de tout cela que le ciel est distant de la terre. Oui, il me paraît impossible de croire que ce fût l’une de toutes ces choses que je viens d’énumérer, et j’ai pour cela beaucoup de raisons que je veux vous exposer ici.

Tout d’abord, il ne se peut pas que ceci soit produit par l’intelligence ou l’imagination, parce que celles-ci, pen-[234]dant tout ce temps, sortaient comme par saillies, paraissant être préoccupées d’autres choses et quelque peu distraites, et faisaient réflexion sur bien des sujets étrangers. Cette disposition d’ailleurs me causait du souci et m’était fort incommode parce qu’il ne m’était guère possible ainsi de maintenir ces facultés dans le calme et le recueillement. Il me semblait fort déraisonnable et contraire au respect dû, que dans un pareil moment où l’on reçoit de telles grâces et où l’on jouit de cette majestueuse et sur-aimable Présence, ces puissances ailées fussent si glissantes et quelque peu dissipées, alors qu’il eût été convenable qu’en une telle circonstance elles fussent au contraire très attentives, recueillies et silencieuses. Mais sans doute a-t-il plu au Bien-Aimé qu’il en fût ainsi, afin de pouvoir mieux faire la distinction et d’être capable d’atteindre dans la suite à une connaissance plus claire de la vérité me permettant de tout mieux expliquer à Votre Révérence et le lui certifier.

J’ai alors laissé courir la pensée et l’imagination, et j’ai fait effort pour ne plus m’occuper d’elles, demeurant avec la seule puissance affective, — en toute simplicité et tendresse —, orientée vers ma très chère petite Mère, me reposant tantôt sur ses genoux et tantôt sur son sein à la manière, pour ainsi dire, des petits enfants que leur mère a pris sur les genoux. Je lui parlais dans un sentiment de doux et tendre amour, mais les paroles n’étaient dites ou même formées qu’à moitié, comme Votre Révérence a décrit cette chose dans l’Introduction du IVe Traité.

Je disais entre autres : «Mon aimable petite Mère, où «avez-Vous été tout ce temps?» «Voilà si longtemps que je ne Vous ai eue près de moi! Comment se fait-il que Vous ne veniez plus chez moi comme Vous aviez accoutumé?» «Est-ce que je ne suis pas Votre enfant? Et n’êtes-Vous pas ma chère petite Mère?» Ses réponses à mes paroles étaient certaines connaissances et certains sentiments infus dans l’âme ou dans le cœur, lesquels me donnaient un gage certain que tout était fort bien et que dans le [235] besoin Elle m’assisterait encore comme une Mère aimante et comme Elle le faisait dans ce moment même.

(Ch.238)

Je la suppliai encore vivement qu’Elle daignât m’apprendre à plaire le plus parfaitement à mon divin fiancé, Lui disant : Bonne petite Mère, Vous savez le mieux ce qui est agréable à mon Bien-Aimé; Vous savez pleinement son aimable volonté. Chère petite Mère, placez en moi Votre esprit de soumission, afin qu’il ne m’arrive pas d’user mal des faveurs et des grâces divines, ni de les tâter. Faites que toujours je puisse plaire à mon Bien-aimé...

Je lui adressais fréquemment de ces naïves apostrophes, mais elles étaient plus intérieures et moins expressément formulées. Il ne me paraissait pas nécessaire d’exprimer tout au long mes désirs et mes souhaits d’enfant, puisque l’amour sait bien se faire entendre et que l’aimable Mère oyant même le fond du cœur sait bien ses amoureux et déiformes désirs et affections. Et l’âme s’en est ainsi remise à sa maternelle disposition, à ses soins, à son amour avec l’entière confiance qu’Elle fera bien tout ce qu’il faut sans qu’il soit besoin de beaucoup de paroles importunes. D’ailleurs, ceci ne serait pas dans la manière des enfants très bons et bien élevés. Il suffit à l’âme de savoir que sa bonne petite Mère est toute bienveillante et pleine d’amour maternel, et qu’en temps voulu Elle saura agir comme une vraie Mère.

Ces connaissances infuses qu’il me semblait recevoir de ma douce chère petite Mère contribuèrent beaucoup à me donner une plus grande et plus parfaite humilité et à simplifier encore mes puissances internes. Elles produisirent aussi d’autres connaissances qu’il m’est difficile de transposer en paroles. Je n’en ai pu retenir que la substance, à savoir qu’elles me laissaient entrevoir une pureté intérieure plus parfaite à laquelle l’on n’atteint jamais entièrement aussi longtemps que nous vivons ici-bas, mais dans laquelle il y a toujours moyen de croître, tout comme [236] dans l’amour de Dieu et dans la connaissance de soi.

Il me semble qu’Elle m’enseignait à tenir bien secrète les faveurs et les grâces de Dieu et qu’il fallait me garder de dire jamais certaines choses qui pourraient ternir à ma propre louange, ou de me vanter de n’importe quoi — encore que ce fût naïvement et par inadvertance —, car le Malin y trouverait occasion de me tenter et de m’as saillir. Elle me fit voir que j’avais été parfois fautive à cet égard et qu’il fallait me corriger de cela par une plu grande attention et prudence.

Ceci m’a vivement engagée à prier Votre Révérence de ne faire connaître à personne, aussi longtemps que je vivrai, les faveurs et les bontés dont Dieu comble mon âme, à moins toutefois qu’il n’y ait nécessité de le faire pour prendre l’avis d’un homme d’expérience ou de science. Mais il faut alors avoir éprouvé sa discrétion, car sinon, les gens finissent toujours par savoir la chose, et il est certain que cela causerait dommage à mon âme. Et il me serait très pénible s’il arrivait une telle chose par la faute de Votre Révérence. Si j’insiste, c’est tout simplement parce que je sais que je ne suis pas très humble.

(Ch.239)

Ce qui m’assure encore et confirme que tout ceci ne fut pas une duperie de l’Ennemi c’est que mon âme a reçu alors une onction produisant en elle des effets tout divins ainsi qu’une disposition vertueuse éminent qui, l’une et l’autre, perdurèrent dans la suite. Voici d’ail leurs quels furent ces effets : un humble, doux et tranquille amour envers cette aimable Mère; le sentiment doux intime d’être réduite à rien et portée à toutes sortes d’humiliations et de soumissions; une observation et une surveillance étroite exercée sur moi-même; une petite estime et une défiance de moi avec, au contraire, une haute estime des autres; enfin, je me sentais attirée et enseignée à aimer d’un très pur amour Dieu et l’aimable Mère et à fermer mon cœur et ma sensibilité à tout ce qui n’est pas Dieu.

Il m’est venu de même un amour nouveau qui n’a pas [237] non plus passé, une vie nouvelle, un nouvel attrait filial pour cette notre très douce Mère, et aussi un respect révérentiel et aimant. C’est avec une vénération nouvelle que je magnifie son exceptionnelle grandeur et sa puissance auprès de Dieu; car à chaque fois — comme je l’ai dit déjà — il me semble recevoir des grâces nouvelles, des connaissances nouvelles et une nouvelle lumière me permettant de mieux saisir la vérité et d’y mieux conformer ma vie.

Ce sont là tous effets que le Malin ne voudrait pas produire dans une âme, me semble-t-il, pas plus que cette paix profonde que j’ai ressentie alors et dans la suite au fond de moi et qui me laissait le sentiment très pur et calme de n’avoir d’autre inclination que vers Dieu seul et vers l’aimable Mère.

Une autre suite fut encore une douce et amoureuse confusion à la pensée que cette sur-éminente Reine des Cieux, cette Mère virginale de Dieu, si élevée et établie ans une si haute Majesté, eût daigné s’abaisser de la sorte jusque à moi, vermisseau misérable, qui jamais ni en rien n’ai mérité d’Elle tout cela.

(Ch.240)

Voici la cause de cette visite que me fit l’aimable Mère. La veille au soir j’avais eu l’âme lourde et comme oppressée parce que j’avais ressenti d’une manière tout inaccoutumée des mouvements spontanés de vaine complaisance ou de vaine gloire. Cela m’avait fort effrayée et je craignais que l’état de mon âme ne fût pas bon et que je n’allasse en reculant en matière d’humilité et de connaissance de mon rien. Jamais, en effet, avant ce soir-là je n’aurais pu parler de tels sentiments. Il me vint alors cette pensée : «Comment, me disais-je, ayant éprouvé en de si multiples et diverses circonstances le secours de l’aimable Mère, daignant me guérir de quelque grave maladie ou souffrance du corps, comment ne me témoignerait-Elle pas bien plus encore sa maternelle affection en me délivrant de cette maladie, de ce tourment de l’âme?» (Car, [238] il y a dix jours, Elle m’avait guérie d’une sérieuse maladie comme je le raconterai plus tard.)

J’entrepris donc de la prier très humblement et de l’importuner avec une affectueuse insistance, comme un enfant. Je me plaignais doucement à elle, lui faisant connaître l’état de mon âme affligée et anxieuse, et que craignais que ces vaines pensées ne fissent dommage à mon âme, y froissant en quelque sorte l’humilité et l’amour d Dieu et me conduisant ainsi à déplaire à mon Bien-Aimé. Et je me plaignais sans discontinuer.

Le matin pendant l’office, j’ai ressenti son aimable Présence dans mon esprit, car c’est seulement le regard de mon âme qui La voyait, et tout proche de moi. Comme l’ai dit, cette visite m’a apporté un grand bien de consolations, de raffermissements, d’instructions spirituelles laissant dans mon âme des fruits très sensibles qui depuis lors, ne font que croître de plus en plus.

Aujourd’hui, tandis que je me rendais à l’oraison, le Malin a paru me tenter, me soufflant que, dans cette révélation que je viens de dire, j’aurais été dupée; et ainsi de suite. Je voyais bien d’où venaient ces pensées. Elle venaient de l’extérieur, mêlées à une certaine peur de l’intelligence, et non pas du fond de l’âme; ce qui constituait une preuve de plus de leur origine. Malgré cela j’insistais encore auprès du Bien-Aimé pour savoir s’il y avait eu illusion ou non. Et mon Bien-Aimé m’a certifié et confirmé la chose d’une façon si certaine qu’il m’eût été impossible de désirer une confirmation plus forte de la réalité de tout cela. Il fit luire en moi une clarté intérieure ou une lumière qui baignait mon âme d’une manière si douce et aimable que je ne sais à quoi la comparer. Il me semblait que cette lumière était comme un lien très doux et indiciblement aimable qui me liait à Dieu, me joignait et m’unissait à Lui dans une intime et douce paix. Et par là disparurent aussitôt toutes arrière-pensées et tous les doutes, et mon esprit reçut un solide témoignage que j’étais une enfant de Dieu, ce qui confirmait les paroles de l’apôtre : [239] «L’Esprit rend témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.»

Mais à côté de cela j’expérimentais encore de façon évidente que Dieu était vraiment présent en moi. Oui, cette expérience de Dieu était si certaine qu’il me semblait être toute pleine de Dieu et qu’il ne paraissait être en moi pas autre chose que Dieu seul. Et comprenant par là que je possédais en moi tout Bien, j’en fus aussi toute satisfaite et rassasiée, sans qu’il me fût encore possible de souhaiter ou de désirer davantage. Oh, quel esprit de douceur, de paix et d’humilité il m’est resté de tout ceci! quelle éminente pureté de cœur, quel mépris, de moi-même et de toutes créatures hors de Dieu! Tout cela est maintenant bien autre chose qu’auparavant.

Mais comme le Bien-Aimé nous témoigne de la bonté, de l’empressement à nous secourir, à nous consoler, à nous réconforter! Combien il me faut être reconnaissante envers Lui et fidèle! Et quelle confiance n’aurais-je pas en mon Bien-Aimé et en mon aimable Mère!

(Ch.249)

Le jour de la fête de saint Jean Chrysostome, le 27 janvier 1669, je me sentis l’esprit alourdi et comme écrasé à la suite d’une nouvelle maladie. Ce mal qui m’avait prise depuis quelque temps croissait de jour en jour et m’était fort incommode, car, tout d’abord, cela occasionnait de grands soins à mes Sœurs, très attentives à satisfaire mes goûts naturels ou à soulager mon malaise. Et je craignais grandement que ceci ne fût un aliment donné à ma nature corrompue et un obstacle à mon avancement spirituel. Et puis, je suis encore si imparfaite qu’en de telles occasions je suis trop occupée de moi-même et que j’y pense trop. Je me sens alors, par amour-propre, portée vers moi-même, et pleine de soins, etc., plus que l’esprit ne le permet.

Voici quel était ce mal. Dès que j’avais pris un peu de nourriture quelle qu’elle fût, je me trouvais aussitôt dans l’état de quelqu’un dont une grande fièvre brûle tout le corps, [240] j’étais toute possédée par Dieu et par Marie; que par Marie je recevais de Dieu la vie surnaturelle dans mon âme, de sorte qu’il me semblait vivre, agir et aimer par Dieu et par Marie. Dieu, Marie et l’âme, les trois paraissaient fondus et confits en un seul par l’amour. Quand j’étais sur le point de recevoir la sainte communion, je vis ma chère et aimable Mère qui se trouvait près de moi, à ma droite, et aussi son cher Fils Jésus; mais celui-ci se trouvait en face de moi. Il me semblait donner mon cœur à l’aimable Mère, afin qu’Elle daignât le donner à Jésus, mon Fiancé, et je La priai très aimablement qu’Elle me fit la grâce de me permettre de renouveler mon mariage avec son Fils unique, mon Très-Aimé. Et sans savoir comment cela s’était fait, j’ai vu que ma main droite était dans celle de Jésus, mon Aimé. Et j’ai compris que ceci constituait le renouvellement d’un vrai mariage avec lui, — comme je l’ai décrit plus au long ailleurs. Quand j’eus reçu la sainte communion, cette vision imaginative de Jésus et de Marie disparut, et je demeurai dans une profonde et passive union et fruition du Bien éternel, infini et sans images, du suprême Bien. La très sainte Mère de Dieu, notre Mère, semblait être comprise dans cette union et dans cette fruition, d’une manière éminemment simple, abstraite et spirituelle, si bien qu’il ne demeurait pour ainsi dire aucune représentation imaginative d’Elle dans mon esprit.

Il me semble que ceci est opéré tout passivement par Dieu dans l’âme et que rien de ce qui vient de moi n’y est mêlé; car tout ceci s’opère d’une manière trop pure. Je remarque qu’il me serait impossible pour lors d’avoir ou se former dans l’esprit quelque représentation sensible de l’aimable Mère. Mais ce que Dieu me donne de goûter d’Elle vient par le moyen d’une pensée tout abstraite, par une pure intellection et par un amour de fusion en Dieu et en Elle.





VSS, Janvier 1932, pages 43-50. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

L’action intime du Saint-Esprit

« Cf. La Vie Spirituelle, Supplément, décembre 1931 » [L. van den Bossche]

Ch.18. Elle sent l'action d'une foi vivante concernant l'avènement du Saint-Esprit, avec un grand désir de sa venue. Elle comprend que les âmes qui lui préparent une demeure sont peu nombreuses. Ceci l'incite à prier pour les personnes de toutes sortes d'états et conditions.

A la vigile de la Pentecôte (1668), avant et après la sainte Communion, j'ai senti en moi le travail d'une foi vive et d'un grand amour, à la pensée du mystère du Saint-Esprit et de sa procession du Père et du Fils. Ainsi fut enflammé dans mon âme un merveilleux amour et un désir ardent de recevoir en moi cet Esprit si doux, si aimable et plein d'amour. Je souhaitais de vivre dans la suite uniquement par lui, en lui et pour lui. Ce désir était exceptionnellement intense et brûlant parce que de très grandes lumières l'accompagnaient, qui me faisaient connattre les propriétés et les activités de cet Esprit sur-aimable dans les âmes où il trouve place. J'ai vu combien il aime à vivre ainsi dans une âme et la gloire qu'il trouve à y régner et agir.

Je ne semblais plus avoir d'autre occupation que de [44] le supplier aussi affectueusement qu'il se peut et de l'inviter à venir en moi et d'y habiter pour toujours. Alors l'amour s'étend. Sous son action, tout mon être intérieur s'élargissait, s'ouvrait, s'épanouissait, rejetant avec force et repoussant toutes les imperfections qui me semblaient toutes détestables, même les moindres, parce qu'elles pouvaient déplaire si peu que ce soit à ce très doux Esprit et parce qu'elles auraient contrarié ou empêché son action. Cette plénitude et ces saillies de l'amour étaient extraordinaires. A plusieurs reprises mes larmes ont coulé avec abondance. J'ai dû me faire violence, car j'étais prête à crier et à gémir à la seule pensée que le Saint-Esprit trouve une demeure en si peu d'âmes et qu'il y a tant de personnes, même parmi les ecclésiastiques, qui le chassent de leur âme et laissent violer son temple en cédant la place à des propensions sensuelles et charnelles.

Cette injure et cet outrage grossier me fendent le coeur et l'inondent de larmes. Et il m'est alors venu l'inspiration de me donner en offrande et de prier avec force et sans discontinuer. Tantôt j'étais portée à prier pour l'état ecclésiastique et pour les supérieurs; tantôt pour les états moins éminents; tantôt pour les prélats; tantôt pour tous les hommes. Dans le fond du coeur j'étais assoiffée du désir de les voir tous remplis du Saint-Esprit et qu'ils restent, pour son plaisir et sa satisfaction, des temples très purs. L'amour semble faire violence afin de forcer le Saint-Esprit à leur infuser des grâces puissantes et à préparer leur coeur à sa venue. En ce moment-là je pensais d'une façon particulière à certaines âmes que j'aime très spécialement en Dieu.

Ch.19. Le jour de la Pentecôte, elle se trouve plongée dans un sommeil d'amour en Dieu, comme saint Jean pendant la Cène. L'âme s'y trouve disposée à tout ce qui peut plaire au Saint-Esprit.

Le jour de la Pentecôte, ma disposition intérieure fut [45] à l'opposé de celle qui précède. L'action de l'amour ne se manifestait pas le moins du monde d'une manière sensible. L'âme semblait entièrement retirée dans sa partie supérieure. Elle jouissait d'une certaine plénitude, tout en demeurant abstraite de tout ce qui est perçu par la sensibilité. Il n'y avait ni réflexion, ni mouvement, ni objet quelconque de pensée. Je me trouvais placée dans une divine obscurité, dans une grande solitude, dans un silence des puissances internes. C'était comme un profond sommeil en Dieu. Je comprenais très bien que cette sorte d'oraison était beaucoup plus parfaite que celle que je viens de décrire, parce qu'elle est plus pure et plus affranchie des forces inférieures.

Cette oraison pourrait durer des heures entières, sans fatigue pour l'âme ou pour le corps. Il me semble que ce sommeil mystique a quelque ressemblance avec celui de saint Jean reposant sur la poitrine de Jésus, pendant la dernière Cène. L'âme est occupée de Dieu de la manière la plus éminente et reçoit une surabondance de grâces et de lumières. Mais elle ne peut ni les traduire en paroles, ni même les comprendre, parce que toutes les puissances de l'âme demeurent à ce point cachées aux puissances sensibles qu'elles sont comme abstraites de toute réflexion distincte. Comme unique objet de contemplation, elles n'ont pas autre chose que la Réalité de l'Etre divin, sans images.

Dans cet état, mieux que dans le précédent, se trouve réalisée d'une manière parfaite la mort de l'esprit. Et cependant il m'est enseigné intérieurement à laisser flotter l'âme, indifféremment, sous la brise de l'Esprit qui souffle, comme le batelier qui tend sa voile au vent qui Passe.

Le second jour de la Pentecôte, je fus encore attirée à ce sommeil divin que je viens de décrire. Rien, alors, ne me tient plus à coeur et je ne désire plus penser à rien. Je ne me préoccupe même plus du service divin, ni de la récitation de l'office. Je ne suis plus attentive au sens ou [46] à la signification de ces prières et ne réfléchis plus au mystère de la fête. Je ne puis plus m'occuper à me tourner amoureusement vers Jésus, ni à m'adresser à lui ou à l'aimable Mère ou à saint Joseph. Je ne prie plus pour les autres, etc... Tout ceci lasserait l'âme, qui ne cherche et ne peut plus chercher autre chose que de suivre cette inclination qui la pousse vers la retraite de ce profond sommeil. Un court instant de réflexion me fait parfois percevoir une chaleur en moi, un feu d'amour divin qui brûle doucement et consume tout ce qui n'est pas Dieu seul.

[............]

Ch.22. Elle comprend que le Royaume de Dieu est au dedans d'elle-même; que le Bien-Aimé habite en elle; qu'elle doit demeurer uniquement attentive à celte présence, comme si elle était seule au monde.

Le troisième jour de la Pentecôte, je me trouvais dans l'anxiété au sujet d'une personne qui est probablement dans une mauvaise disposition d'âme. Je ne voyais pas comment il serait possible de gagner cette âme et la conduire au salut, à cause d'une certaine propension de la nature qui est devenue chez elle tellement habituelle qu'il semble impossible de la surmonter. Ce trop grand souci m'avait conduite à la multiplicité et aux distractions.

Mais la Bonté divine eut pitié de moi et daigna me montrer, par le moyen d'une grâce illuminante nettement perceptible, que le Royaume et la Demeure de Dieu étaient au dedans de moi. Le Bien-Aimé me fit voir en même temps qu'il me fallait diriger vers lui, exclusivement, toute mon attention et toutes les préoccupations de mon âme, comme s'il n'y avait au monde pas d'autres créatures que moi.

Grâce à cette représentation ou vision intellectuelle et [47] après quelques efforts de ma part, toute distraction disparut bientôt et toutes les images de choses créées s'effacèrent; et je fus recueillie très profondément dans le fond le plus secret de mon âme. Là je fus de nouveau obombrée [couverte d'une ombre, terme mystique Littré], envahie et comme absorbée par la ténèbre divine, comme je l'avais été les jours précédents. Cette prise de possession et ce recueillement me paraissaient cependant plus profonds encore. Plus qu'avant, j'étais étrangère à moi-même, dans un grand silence où il n'y avait plus ni pensée, ni conscience d'aucune chose. Malgré cela, je demeurais attentivement occupée en Dieu, mais sans me rendre compte de quelle manière cela se pratiquait. L'âme me paraissait plutôt veiller en Dieu. Elle se sentait moins d'attrait pour le sommeil mystique des jours précédents. Il me semblait aussi qu'il y avait une grande distance entre l'esprit et les forces naturelles, comme s'ils avaient été placés très loin l'un de l'autre. Je ne m'étais jamais imaginé que nous pouvions porter en nous un abîme d'une telle profondeur. Je ne savais pas d'avantage qu'il est possible de pratiquer là, et pendant si longtemps, un silence aussi intense. Ce silence est tel que la moindre petite parole d'amour n'y est plus permise, pas plus que le moindre geste ou le moindre mouvement des puissances tant internes qu'externes. O silence désirable! O sommeil fécond!

[.............]

Ch.25 & 26. Elle se prépare à recevoir le Saint-Esprit, selon la promesse faite par le Bien-Aimé. Assurance que ces illuminations et révélations sont véritables.

Ch.25. Le jour de la Pentecôte 1669, de grand matin, j'attendais la venue du Saint-Esprit, conformément à ce que semblait m'avoir promis mon Bien-Aimé le jour de son Ascension. Je me préparais à le recevoir, en m'efforçant [48] de rendre mon coeur paisible, simple, humble, et en le vidant de tout. Mais comme je ne percevais pas la présence de l'Esprit divin, je me mis à croire que la promesse de l'Ascension avait pu âtre une illusion, puisqu'elle ne se réalisait par aucun effet. Ces pensées, cependant, ne me causaient aucun trouble. Le fond de mon âme restait simple et pur, uniquement incliné vers Dieu. Il ne m'importait guère que le démon eût voulu me tromper en prenant l'aspect d'un ange de lumière. Il a peu de chances de réussir et je lui donne peu de prise, parce que je ne m'appuie jamais très fort sur les visions ou représentations sensibles. Sans en faire grand cas, je les laisse passer habituellement sans y penser, sans y attacher mon coeur. Elles sont ce qu'elles sont, et je ne juge pas si elles sont bonnes ou mauvaises. Je m'y conforme seulement pour autant qu'elles me poussent à une connaissance plus profonde de mon néant, à plus de pureté ou d'abstraction de l'âme, à l'exercice des trois vertus théologales et à l'amour du prochain pour Dieu, ou encore à une plus grande crainte des moindres imperfections. Lorsque ces visions ne produisent pas ces effets-là, je les tiens pour suspectes.


Ch.26. Ayant donc cultivé pendant quelque temps cette tranquillité et cette simplicité du coeur, dont je viens de parler, j'ai enfin perçu dans mon âme quelque chose de divin, qui invitait mon âme et l'attirait à se tenir élevée en Dieu, dans un grand détachement des sens et de tout ce qui peut entrer par les sens.

Cette lumière surnaturelle ouvrait à mon esprit un chemin très clair. Mon âme y recevait de-ci de-là quelques vérités, qui ne me reviennent plus maintenant d'une manière distincte. Elle comprenait, entre autres choses, qu'il s'agissait ici d'une véritable adoration de Dieu en esprit et en vérité. Cette sorte d'oraison est très élevée et de grande perfection. Elle est plus parfaite, me semble-t-il, que celle où interviennent les visions, les communications, les saillies d'amour. Ici l'âme goûte Dieu d'une [49] manière plus spirituelle et plus divine. La sensibilité n'intervient pas et l'âme n'a point de contact avec elle.

L'âme comprenait bien que cette sorte d'oraison lui donnait une bien plus grande sécurité et qu'elle ne devait plus craindre qu'il s'y mêlât quelque illusion. Cette prière eût pu durer une demi-journée sans que le corps en eût pâti. Et mon âme aurait bien souhaité de pouvoir demeurer dans cette oraison pour toujours, sans plus recevoir jamais de consolations ni de faveurs sensibles, parce qu'elle se voit unie à Dieu sans intermédiaires, d'une façon éminente et pure, dans une obscure clarté où le démon et les sens n'ont pas le moindre accès.

Cette sorte d'oraison ne permet plus de prier vraiment pour quelqu'un ou pour les besoins d'une âme. Tout au plus pourrait-on — et comme dans un éclair — évoquer le souvenir d'une âme. Car la mémoire et l'imagination sont reléguées loin d'ici, quand elles ont un objet autre que Dieu; ou mieux, l'âme semble s'être échappée de tout, pour donner la plénitude de son attention à son Objet divin.

Ch.28. Elle perçoit l'action du Saint-Esprit, dans une surabondance d'amour de Dieu et du prochain. Elle est remplie du Saint-Esprit et se sent poussée à prier pour la sainte Église. Elle reçoit le privilège de transmettre les dons du Saint-Esprit.

Le jour de la vigile de Pentecôte, après la Communion, le Saint-Esprit parut agir en moi en m'inondant d'un amour de Dieu très pur et très brûlant. J'étais pleine de tendresse et versais des larmes d'amour très douces pour mon Bien-Aimé et pour mon prochain.

Il survint en moi comme une force divine et je fus toute remplie du Saint-Esprit. Ce flux du Saint-Esprit en [50] mon âme sembla grandir et agir avec une surabondance croissante. Après midi, vers le temps de Vêpres, le Saint-Esprit sembla descendre sur moi et en moi. C'était comme le fracas d'un violent débordement de grâces, de lumières et d'amour.

Je crus recevoir en même temps un esprit de supplication qui me poussait à prier avec une tendre insistance afin d'attirer le Saint-Esprit et de le faire descendre du haut du ciel sur toute la chrétienté, sur tous les membres de la sainte Église, sur les pécheurs et sur les incroyants pour qui Dieu voulait que l'on prie. Cette supplication amoureuse était pleine de force et je la faisais avec une affectueuse assurance.

J'ai compris en même temps qu'il m'était fait comme un don spirituel de transmettre et de donner en partage les dons du Saint-Esprit, donnant à chacun selon qu'il m'était inspiré intérieurement. Aux aveuglés et à ceux qui sont dans l'erreur, la lumière de la Vérité et le don de Sagesse; aux endurcis dont le coeur est de pierre, la douce rosée et l'influence du Saint-Esprit pour les attendrir; aux méchants, aux hommes mauvais, la bonté du Saint-Esprit, qui est plus grande que leur malice et qui la dissiperait; à ceux dont le cœur est tiède, le don de dévotion et de piété; la sainte crainte à ceux qui sont rudes et téméraires; aux supérieurs ecclésiastiques et lai-ques, le don de conseil, de science et de sagesse; aux faibles, le don de force; et ainsi de suite. Chaque fois l'Esprit me le dictait intérieurement. Mais il y avait quelques âmes à qui je semblais insuffler le Saint-Esprit, comme Jésus le faisait à ses apôtres, lorsque, soufflant sur eux, il leur disait : « Recevez le Saint-Esprit. » L'esprit de Jésus faisait maintenant la même chose en moi et par moi. Et sur toutes ces âmes passait le souffle suave de l'amour.


VS, t.43, 1935, pages 66-73. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS. 

Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677)

Ces fragments sont extraits de la deuxième partie des œuvres de Marie de Sainte-Thérèse 6 (vol. I, IIe Partie). La première par­tie comprenait une autobiographie écrite par la vénérable Mère vers la fin de sa vie. L’ordre chronologique y était exactement suivi. Ici au contraire, les chapitres de cette IIe partie, ainsi que ceux des parties suivantes, sont faits de lettres et de notes remi­ses par Marie à son directeur Michel de Saint-Augustin. Après la mort de la recluse, dont il édita les œuvres, le P. Michel a rassemblé tous les écrits qu’il possédait d’elle et les a classés d’après un plan assez vague, mais où l’ordre des matières semble assez généralement préféré à l’ordre chronologique.

Nous avons traduit ici un ensemble de chapitres traitant de la Mortification, de la Présence de Dieu, de la Conformité à la volonté divine. Viennent ensuite quelques chapitres sur L’Huma­nité du Christ.

Livre I, IIe partie, Ch. 1 : MORS ET VlTA Comment elle pratiqua la mortification. Elle est surnaturellement instruite d’une manière plus parfaite de mourir et de vivre en Dieu.

Il me fut enseigné intérieurement une manière parfaite de mourir et de vivre en Dieu, pour Dieu. Cette manière implique une extrême pureté, une séparation, une 67 retraite, un oubli du moi et de tout ce qui n’est pas Dieu ou divin ou déiforme. À cette fin il m’est demandé une mort plus parfaite des sens externes et internes. La vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher, doivent être morts à toute chose créée. De cette façon les sens ne peuvent plus retirer aucune jouissance de quelque créature ni lui don­ner une attention quelconque. Cela les y attacherait, si peu que ce soit. Il faut de même que la mémoire, l’in­telligence, la volonté, soient vidées davantage, dépouil­lées, privées de toutes affections et activités propres, naturelles, ainsi que des lourdes opérations de la raison. Toutes ces choses sont souvent des obstacles à la trans­formation de l’âme et à l’union plus parfaite avec Dieu. Je crois être appelée maintenant à cette purification, afin d’obtenir véritablement ce que l’Apôtre avait acquis par une mort incessante en Dieu, à savoir : la vie même de Jésus en lui : «Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis : le Christ vit en moi.»

Dans cette lumière nouvelle toute ma perfection anté­rieure et mes efforts vers Dieu m’ont semblé jeux d’en­fant ou de débutante. Il me semblait avoir à peine fait un pas dans le chemin de la perfection et de la mortifi­cation fondamentale de tout l’homme en Dieu. Avais-je seulement commencé déjà? Car cette pureté où je devais tendre était si éminente, située si haut au-dessus de la nature, que toute autre pureté acquise et toute autre mor­tification me paraissaient dénuées de valeur et indignes de la moindre considération.

... J’ai ressenti souvent une grande lutte dans les sens et dans les puissances inférieures. J’arrivais difficilement à les apaiser. Ils voulaient de force se mêler de tout et venir à la rescousse pour aider au recueillement inté­rieur. Ils se résignent mal à se voir exclus de tout. Mais dès l’instant qu’une petite étoile intérieure se montre au regard de l’âme, l’esprit s’y porte aussitôt, brisant tous les obstacles, interposés comme un épais brouillard ou comme un nuage. 68

... Il est vrai : un grand mystère se cache sous ces paroles : être détachée de tout ce qui n’est pas Dieu. Je l’ai bien expérimenté lorsque Dieu m’a conduite à ce déta­chement et qu’il m’en a donné l’attrait. Maintes fois, mon Bien-Aimé m’a fait la faveur de pratiquer ce détachement, surtout en me faisant pénétrer au fond de mon moi, comme pour en scruter la profondeur. Il m’a tirée inté­rieurement à une exceptionnelle profondeur, où l’âme vit clans une merveilleuse solitude, remarquablement étran­gère au corps et à toutes choses créées.

L’âme se trouve là dans l’obscurité; et c’est dans l’ob­scurité qu’elle entend son Bien-Aimé, sans savoir ce qui se passe en elle. Cette introversion se trouve réalisée en un instant. L’âme est établie là d’une façon si stable que rien, — ni les tentations, ni les distractions, ni les émo­tions ou les assauts de la sensibilité —, ne peut la tirer de cet état, ni la troubler.

Il y a une autre matière à détachement. C’est lorsque l’âme est réellement attirée par un grand nombre d’affec­tions surnaturelles et d’attraits de l’esprit. Alors aussi, tout doit se passer sans attache ni trop grande attention de l’intelligence. L’âme doit se borner à subir Dieu. tout en restant cachée et comme enfermée dans l’unité de l’Être divin. Il faut alors qu’elle ne forme aucune pensée déterminée. Il en va de même quand l’esprit est emporté et que l’âme semble vouloir quitter le corps. Il faut qu’elle ne fasse plus aucune différence, trouvant et pre­nant toutes choses dans l’Un, et l’Un dans toutes choses.

Ch.2 : Les fruits de ce détachement. Il trouve aussi son application dans le gouvernement des autres et dans l’exercice des vertus. Il se pratique essentiellement et simplement en Dieu.

Écoutez bien quels fruits parfaits naissent de ce parfait détachement. Tout d’abord une telle âme est établie au-dessus de toute estime et de tout mépris venant des 69 hommes. Elle a trop de simplicité d’esprit pour y faire attention. La grande simplicité de son cœur la rend insen­sible, incapable d’être troublée ou changée. Et son esprit jouit ainsi d’une paix parfaite.

Il suit encore de ce détachement une pure union avec Dieu, un regard intérieur presque constamment fixé sur Dieu. L’âme, en se gardant ainsi, parvient à se maintenir en Dieu, au-dessus de toutes choses créées. Dans cet état de détachement dont je parle ici, l’âme apporte très peu du sien, il est vrai, et subit simplement l’activité divine. Si bien qu’elle reste comme absorbée en Dieu et anéantie et rendue étrangère à elle-même. Mais lorsque cette action divine est moins forte et que l’âme est davantage aban­donnée à ses propres forces, elle peut néanmoins persé­vérer dans ce détachement en s’occupant sans trouble à réduire doucement et simplement son propre moi et tou­tes les créatures, sans distinction, pour ne penser qu’à l’Être infini de Dieu. De la sorte, elle demeure au-dessus de tout, survolant toutes les émotions de la sensibilité.

Ce détachement de tout ce qui n’est pas l’être de Dieu peut aussi se pratiquer à l’occasion du gouvernement ou de l’instruction des autres, dans les réprimandes et dans le soin que l’on doit prendre de ceux dont on a la charge. Tout cela doit être fait dans le même esprit de simplicité, en se vidant en quelque sorte de tout soi-même et par une soumission essentielle à la direction de Dieu, oubliant tout ce qui est matériel ou seulement distinct de Dieu. Je dis : soumission essentielle; c’est-à-dire qu’elle se pra­tique sans parti-pris, sans intervention de l’intelligence et de la volonté. L’âme est effectivement dans cet état de soumission sans qu’elle l’ait su et sans même qu’elle y prenne garde.

C’est dans le même esprit qu’elle pratique toutes les vertus : l’humilité, la douceur, la longanimité, la bonté, la compassion, la patience à supporter les défauts des subordonnés. Elle ne se chagrine ni se lasse jamais de les avertir, de les consoler, etc... Rien ne la trouble dans 70 l’exercice de sa charge. Elle ne refuse aucune peine pour les gagner et leur faire voir la vérité. Volontiers elle déchargerait tout le monde et prendrait tous les fardeaux afin d’alléger les autres. En rien elle ne semble trouver difficulté ou fatigue. Son cœur paraît distiller du miel pour soulager les malades, les entourer d’attentions pré­venantes et les fortifier dans l’amour de Dieu. Mais tout cela, elle le fait essentiellement en Dieu, dans le détache­ment de l’esprit. Elle semble ne pas prendre garde à ce qu’elle fait et ne pas même savoir qu’elle le fait. Elle reste constamment étrangère à elle-même, et son repos en Dieu ne s’en trouve pas troublé. Elle fait toutes ces choses dans une grande élévation de l’esprit.

L’Objet divin apparaît d’une façon constante et en tou­tes choses à une telle âme. Une foi et un amour, forts et vivants, imbibent toutes ses puissances internes; ce qui lui vient bien à point dans les circonstances où il faut plus de courage et de fidélité. Oh! comme elle contemple cet Objet divin avec une admirable simplicité! Le regard de l’âme se tourne parfois vers l’intérieur, et d’autres fois il se tourne vers le dehors en traversant toutes choses. Et l’esprit, alors, se répand en Dieu. Cela s’opère par un cer­tain surcroît de vie de la foi. Mais c’est toujours un et le même P.tre qui se révèle et que l’âme contemple et auquel elle adhère par un intime amour, très vivace parfois et très fort.

... Pour autant qu’il m’est possible d’en juger, mon âme semble progresser en bien des choses. Ce détache­ment général de tout le créé force l’âme à vivre clans une très grande pureté d’amour et de vertu, comme il con­vient à une âme où l’Esprit de Dieu veut régner seul e se reposer. Car l’Esprit réforme l’homme tout entier afin qu’il puisse mieux vivre sans cesse clans un état divin. Mais il est nécessaire de se garder d’une manière très stricte. L’habitude, enracinée en moi, des soins matériels du ménage me reprend encore de temps en temps. Mais je dois m’abstenir d’y prêter trop d’attention parce que 71 sinon la vitalité de la nature entre aussitôt dans le jeu et le repos intérieur s’en trouverait troublé. De ce côté j’ai fort à faire de me mortifier. J’ai fait aussi des progrès quand il s’agit de supporter les autres. Je reste, pour ainsi dire, insensible et sans trouble, même dans des cir­constances graves, comme il s’en est présenté ces derniers temps, avec la permission de Dieu. (Une personne m’a avoué que le diable l’avait montée contre moi. Mais cela a cessé depuis.) Tout cela est le résultat de la grâce divine; parce que, par nature, je ne suis qu’infirmité et faiblesse.

Ch.3 : Ce qu’est le parfait anéantissement et quel est l’état d’une âme réduite à rien.

L’anéantissement qui m’est actuellement proposé est un continuel écoulement, une disparition, une dissolu­tion de mon moi, de telle façon qu’il m’est interdit de le retrouver nulle part, ni de le percevoir comme une créa­ture distincte de Dieu, — mais au contraire, comme une seule chose avec Dieu. Par conséquent, je ne puis plus, — ni extérieurement, ni intérieurement —, faire ou entreprendre quoi que ce soit par ma propre activité, en tant que par mon activité. Toute l’activité de mon âme doit désormais opérer en Dieu, avec Dieu et par Lui; l’âme n’agissant plus, n’aimant plus (pas même Dieu) d’un amour qui vient de moi et en tant qu’il en viendrait. Mais c’est de Dieu qu’il vient et il est en Dieu, qui, lui seul, veut et agit dans mon néant, par le moyen de ce néant, toujours et partout. Et c’est réellement Dieu seul qui se comprend, se connaît, s’aime et se possède dans ce néant.

J’entends qu’une âme aussi mortifiée, aussi vide, aussi séparée de tout, aussi anéantie, ne peut plus perdre Dieu ni être séparée de Lui, — pas plus que la vie ne peut être séparée de l’âme. Car elle possède Dieu maintenant bien 72 mieux qu’elle ne se possède. Aussi ressent-elle en soi une tout autre vie, à savoir : une vie divine en Dieu. Ah! si vous saviez combien cette chose anéantie est facilement absorbée par Dieu! Comme cette âme respire doucement en Dieu! Comme la lumière divine la traverse parfois et la recouvre! De quelle merveilleuse et indicible manière Dieu se montre à cette âme! Et quelles prévenances, quel­les touches divines, quelles rencontres, quels baisers d’a­mour cette âme ne goûte-t-elle pas?

Cependant, cette âme anéantie ne perçoit pas ces acti­vités divines. Elle n’en a pas la connaissance comme d’une chose que l’on expérimente en soi. Mais par une pénétra­tion amoureuse et simple de l’esprit, elle laisse Dieu les produire dans l’unité cachée de l’Etre divin. Il ne lui est pas possible de remarquer que Dieu opère ces choses eu elle, en les lui infusant; car cette attention suffirait à la faire sortir de son néant. Un néant ne peut pas recevoir, ni percevoir. Tout reste contenu dans le Tout, en Dieu. Et l’âme ne tire rien à soi. Il est vrai qu’au premier abord tout cela lui semble bien s’écouler de Dieu en elle. Mais elle abandonne aussitôt celle réflexion, ce souvenir de son propre moi. Et tout reflue en Dieu, dans le Tout, et retourne à l’Origine. Toutes ces activités divines et ces faveurs, elle les tire avec elle en Dieu. De cette manière toutes ces choses deviennent une seule chose. Et c’est en Dieu qu’elle jouit ainsi de ces faveurs, et avec Lui, comme si tout n’était qu’une même chose en Dieu. Dieu la tra­vaille, la nourrit, la traverse de sa lumière, l’étreint. Doucement il fait brûler en elle le feu de l’amour. Et tout cela dans une telle simplicité, qu’elle ignore comment cela s’opère et à quelle fin. Il lui semble que tout ceci est fait par Dieu et en Dieu même, bien plus qu’en elle. Et cela provient, me semble-t-il, de ce qu’elle est tellement détachée de son propre moi. Ceci est un nouveau degré d’anéantissement. Je ne le connaissais pas encore. Je ne savais même pas qu’un si complet anéantissement pou­vait nous être demandé.

Jésus daigne nous conserver cette grâce aussi longtemps qu’il lui est agréable! Car nous ne pouvons pas nous attacher non plus à ces manifestations de l’activité divine. L’anéantissement exige une mort complète, en tout temps et dans tous lieux. 73

[.............]

Le Rien conserve toujours un regard sans intermédiaire fixé sur Dieu, par-dessus toute créature, par-dessus son propre moi, au-dessus du temps et du lieu. Il a sa base dans l’éternité et n’a rien de commun avec ce qui se passe. J’ai cru percevoir en moi une question; et elle reçut aussitôt sa réponse. Celui qui interrogeait répondait aussitôt lui-même. «Qu’est-ce donc qu’un véritable anéantissement?» — «Ce n’était pas autre chose, — fut-il répondu —, qu’une ineffable pureté de l’esprit7.» Aussitôt ce fut en moi comme un rideau qui s’ouvre; et j’ai compris avec clarté ce qu’est cette pureté ineffable. J’ai compris en même temps qu’au moment même où l’âme se porte vers cette pureté, Dieu répond nécessairement à cette purification et à cet anéantissement du fond de l’âme en se révélant et en se communiquant lui-même. Dieu ne peut pas s’empêcher d’en agir ainsi, pas plus qu’il n’est possible au soleil de retenir ses rayons en plein midi, quand il ne se trouve ni brouillard, ni nuage pour les intercepter.



VS, Mai 1935, pages 181-186. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

Foi vive et présence divine

Ch.4. Le Bien-aimé lui enseigne à trouver Dieu et à le contempler dans toutes les créatures. Il y est requis une mortification parfaite et un détachement de toute chose.

Il m'a semblé que mon Bien-Aimé m'invitait à une claire et constante contemplation de son insigne présence, tant dans mon âme qu'au dehors. Il m'a appris comment toutes les créatures devaient m'apparaître désormais comme du verre transparent, comme autant de miroirs sans taches où je contemplerais ce brillant soleil : l'Être divin, sans image, sans mesure, l'Être d'une infinie simplicité. Le regard ferme et simple de la foi les traverse et ne fait réflexion ni sur leur forme corporelle, ni sur leurs apparences. Sans doute, il peut être parfois impossible de conserver cette claire et rayonnante lumière divine, au moyen de laquelle la foi vive nous fait en un instant traverser tout le créé et nous donne l'expérience de nous perdre dans le Tout de Dieu pour l'y contempler. Il m'arrivera aussi de ne pouvoir sans cesse survoler toutes choses, les ailes larges ouvertes. Dans ce cas-là il me faudrait tout au moins tâcher d'isoler l'esprit, par une calme et effective réduction au rien. Par un simple regard de 182 la foi en Dieu, au-dessus des créatures, il devra se garder libre pour un vol moins élevé.

Cette méthode qui consiste à ne pas faire attention au créé et à fixer un simple regard sur mon Bien-Aimé m'est enseignée intérieurement. Mon âme jouit d'une grande liberté d'esprit, par quoi toutes les créatures m'apparaissent comme changées en mon Bien-Aimé. revêtues de lui ou traversées par la lumière de son Être. D'autre part, comme mon Bien-Aimé est toujours auprès de moi par sa gracieuse présence, et toujours en moi, je me sens comme remplie de tout bien. Mais cependant, il me semble aussi ne posséder aucun bien en moi, parce que je ne fais attention à rien de ce qui est en moi. Dans ce sens, je vis comme si j'étais étrangère à moi-même. Mon Bien-Aimé me le demande avec instance; et dès qu'il m'arrive de réfléchir à mon état intérieur et à ce qui se passe dans mon âme, il m'avertit doucement que cette réflexion est de trop, qu'elle ne peut exister sans dommage pour le simple et unifiant amour qui nous unit. Car cet amour ne supporte pas d'intermédiaires. 11 me semble en effet que je dois être une avec lui, et demeurer telle. Mais pour ce qui concerne les autres créatures, je les vois toutes comme de clairs miroirs où je contemple l'Être divin ; et cette contemplation produit au plus profond de mon être les douces petites flammes, les brûlantes flammes qui viennent si souvent alimenter et nourrir mon âme.

Mais avant que l'âme n'arrive à voir toutes les créatures comme changées en Dieu, il lui est nécessaire d'abord d'être morte à toutes ces choses et de ne plus ressentir la moindre vivacité ni la moindre affection à leur sujet. Et cela s'applique aussi bien aux créatures raisonnables qu'aux autres, au corporelles et aux spirituelles. De toutes, il faut que l'âme soit vidée, comme si toutes ces choses n'existaient pas. Alors seulement le regard intérieur se remplit d'une lumière divine qui lui permet de contempler son aimable Dieu en toutes choses, sans obstacles. C'est cela qui me fut proposé dans l'oraison, me semble-183t-il. Je voyais fort bien comment il le fallait mettre en pratique. J'avais cru d'abord qu'il était facile de conserver une parfaite liberté d'esprit quand il n'y a plus dans l'âme qu'une toute simple et douce réflexion. Mais je vois maintenant que même cela est une cause d'empêchement et que l'esprit n'est pas alors suffisamment libre et séparé de tout ce qui est moins que Dieu.

O mystère profond! Quelle mort profonde et essentielle, quel dépouillement, quelles renonciations sont impliqués dans ces mots : "De tout ce qui est moins que Dieu! O bon Jésus, apprenez-moi à les approfondir et veuillez réaliser en moi cette mort, afin que soit ainsi produite en moi une vie toute parfaite en Dieu."

Même lorsque cette attache à quelque créature ne comporte aucune satisfaction sensible, aucune affection, elle entraîne tout au moins une certaine négligence à repousser la réflexion; et cela obscurcit, si peu que ce soit, le regard de la foi. Il s'interpose une image grossière; et celle-ci empêche de considérer, aussi clairement qu'on le pourrait, le présence de l'Être divin.

Ch.5. Elle reçoit des lumières au sujet de la présence divine en toutes choses. Elle voit l'Être divin saturant les choses et agissant en elles.

Il m'arrive d'être éclairée par une lumière intérieure. Elle me montre, soit que j'agisse ou pâtisse, à laisser toute perception distincte du créé ou de mon moi disparaître dans l'Un éminemment simple. Je puis alors parler, demeurer parmi les créatures, les toucher, les voir, les entendre, en user comme si je n'étais pas parmi elles, comme si je n'avais aucun rapport avec elles, comme si je ne les touchais, ni voyais, ni entendais, comme si je n'en usais pas; car je conserve pour lors un vivant regard de la foi, fixé sur Dieu présent en toutes choses. Une certaine lumière m'apparaît parfois. Sa clarté traverse tout 184 ce que je regarde, à la manière du soleil illuminant certains objets.

Quand il y a eu quelque lutte dans les puissances inférieures, quand il s'est agi de pratiquer certaines vertus ou de supporter quelques difficultés et qu'à cette occasion j'élève généreusement mon coeur vers Dieu, il m'arrive aussi de percevoir à l'instant même une notable modification de l'esprit, une élévation de l'âme en Dieu. Par une illumination plus vive de la foi, le Bien-Aimé montre à l'âme son titre divin présent dans les créatures. Et c'est là que je le trouve et que je repose en lui dans une mutuelle et amoureuse étreinte. Gloire lui soit rendue éternellement!

Un jour, par la grâce de mon Bien-Aimé, j'étais particulièrement recueillie et poussée à me laisser conduire et travailler par lui, sans y mêler ma propre activité. Mais il m'arriva, par inadvertance, d'entreprendre je ne sais quoi de mon propre mouvement. Et quelqu'un m'en empêchait, qui était plus fort que moi. Cependant, dans mon intérieur, je goûtais la douce perception de mon Bien-Aimé, de mon Tout sans image. Il m'attirait avec douceur et m'invitait à m'abandonner toute à sa seule conduite. C'était comme s'il m'avait dit : "Il faut, -- et je le veux --, que Je sois seul, dorénavant, à vivre et à agir en toi, sans y rien ajouter du tien, sans y rien mêler; et je veux qu'en tout ce que tu feras ou subiras, ainsi qu'en toutes créatures, tu ne perçoives jamais rien d'autre que moi; que tu ne perçoives plus rien, si ce n'est en moi, me percevant, moi, en toutes choses." Habituellement, à la suite de telles paroles, le Bien-Aimé me prend toute pour me recueillir en lui, si bien que je me trouve comme noyée dans l'océan de sa divine immensité, vivant en lui pour quelque temps, toute unie à lui, comme si je ne possédais plus ni âme ni corps. Et puis, quand je sors quelque peu de cet océan, il m'est très facile, pendant le reste de la journée, de ne plus remarquer rien d'autre que Dieu, dont tout le créé semble saturé, tant en moi qu'à 185 l'extérieur. Il semble alors qu'il n'existe plus rien que cet Etre immense de Dieu où l'âme et toutes choses sont noyées.

D'ailleurs, les sens ne goûtent, n'entendent, ne voient, ne touchent plus les choses sensibles en elles-mêmes, mais plutôt d'une bien plus éminente manière, en Dieu.

Ainsi par exemple, il lui est pour ainsi dire impossible d'affirmer: ceci est beau, cela est bon, agréable, réjouissant; car ces qualités n'atteignent pas son fond d'une manière aussi distincte. Elles y paraissent entièrement simplifiées fondues en Dieu et sursaturées par l'Etre divin.

J'expérimente parfois que Dieu invite doucement mon âme à demeurer constamment dans la foi, sans aucune activité propre, fixant sur lui le regard de la foi, sans plus. Et il me montre que si je ne vis pas dans un parfait détachement des sens et de tout ce qui est moins que lui, il ne peut pas manifester parfaitement sa présence en moi. Ma manière de faire oraison se réduit à regarder Dieu et ne faire attention qu'à lui. D'autre part je me sens porté à voir Dieu dans les créatures avec plus de certitude que je n'avais accoutumé.

Je saisis maintenant le sens de l'instruction qui me fut donnée : d'avoir ma conversation dans le ciel de mon âme, — même cette conversation que j'ai avec les personnes avec lesquelles la nécessité, la charité ou l'obéissance me forcent à m'entretenir. Puisque Dieu est véritablement et effectivement présent en elles, ces entretiens me paraissent faciles tant que je tiens le regard de la foi fixé sur Dieu, qui se trouve agissant en toutes choses. Et je vois Dieu aussi bien dans les choses du monde extérieur que je le vois en moi. Aussi ne me semble-t-il pas nécessaire de me tourner vers l'intérieur pour posséder la présence de Dieu, puisque je le trouve et contemple en toutes choses.

Une grande lumière m'illumine parfois et me révèle d'une manière admirable l'insigne présence de l'Etre de Dieu dans tous lieux et en toutes choses. Je crois alors nager dans cette incommensurable essence et la rencon-186trer et la contempler partout. Avec toutes les choses créées, je crois y disparaitre. Et je me dis alors : « Ah! si cette lumière pouvait briller toujours! Il n'y aurait plus aucune raison de tenir en aversion la vie active ni les rapports que ma charge m'oblige d'avoir avec les gens. Aucunes créatures n'empêcherait la contemplation amoureuse de notre Bien-Aimé. Elles n'y interviendraient plus comme des moyens interposés. Je le vois si bien : je serais vite devenue une tout autre personne, s'il plaisait à mon Bien-Aimé de me travailler de la sorte et de m'éclairer ainsi. Je deviendrais capable de tout. Car c'est un tout autre esprit qui survient alors en moi. Je deviens sage, prudente, forte et courageuse et persévérante... Mais comment exprimer les activités de cet esprit en moi?



VS, t.43, 1935, pages 288-293. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS. 

«Éblouissante lumière de Foi»

Ch.6 & 7 & 8 [sans résumés]

J’ai reçu d’une manière infuse une communication plus pure et plus élevée de la présence divine dans l’esprit. Elle était sans la moindre représentation ou révélation intellectuelles de la présence de l’Être divin en moi. Cette manière est plus pure et diffère de cette autre rencontre avec la présence divine, décrite plus haut. Elles diffèrent en ce sens que la présence de mon Bien-Aimé se manifestait alors par la vue d’une certaine image intellectuelle, comme d’une grandeur, d’une excellence, d’une majesté. Cela causait à l’âme un certain goût perceptible, un plaisir, une douceur de voir ou de retrouver. Mais la sensibilité en recevait aussi une certaine part. Elle percevait comme dans une énigme. La nouvelle présence que j’expérimente maintenant est tout abstraite et séparée de toute perception sensible.

De même que cette contemplation de la présence divine est plus pure, de même l’union de l’esprit avec l’Esprit de Dieu, qui en est la conséquence, est aussi plus pure, plus élevée, plus spirituelle. Mon esprit a aussi découvert une manière plus pure de mortification, en rapport avec ce nouvel état : la réduction d’une certaine activité per-289sonnelle subtile, d’une certaine émotion qui était mêlée au travail de l’esprit sans que je l’eusse remarqué. Cette attache obscurcissait l’esprit cependant. Elle y faisait glisser comme de légers nuages. Elle introduisait dans l’union de l’esprit un intermédiaire difficile à déceler. À présent je comprends comment il faut supprimer cette subtile activité propre introduite dans l’esprit. Il n’est pas besoin pour cela d’agir positivement contre elle. Il faut seulement que l’esprit garde une certaine force et demeure toujours arrêté dans la vie de la foi et dans son orientation vers Dieu.

Parfois, quand le corps et les sens sont occupés à quelques travaux simples, ils restent néanmoins si détachés et si dépouillés qu’ils semblent n’en recueillir aucune image. Tout le créé qu’ils utilisent, qu’ils voient, goûtent, entendent ou respirent, paraît tout changé en Dieu ou absorbé en lui. Dans cet état, l’âme n’est pas élevée au-dessus des sens, et elle n’est pas davantage retirée au-dessous des sens et des puissances sensibles. Mais elle agit parmi le créé, sans connaître autre chose et sans percevoir distinctement quoi que ce soit, hors l’éminence de l’Être de Dieu présent en tout et partout.

Il m’arrive d’expérimenter en moi des états divers. Parfois j’ai la claire perception de la présence divine en moi et hors de moi, dans les créatures que son Être recouvre et remplit, tant au ciel que sur la terre. L’âme est alors douée comme d’un libre balancement : elle semble nager, voler ou se poser et reposer dans son Tout bien-aimé, en Dieu qu’elle possède dans toutes les créatures. D’autres fois elle ressent un amour embrasé, parfois très intense, embrassant Dieu et, à son tour, étreinte par Dieu, dans une jouissance d’union réciproque.

Une divine lumière me montre en toutes choses la sagesse, la bienveillance, l’amour de Dieu. C’est pourquoi il m’est facile d’adorer, dans tout ce qui arrive, la prudence providentielle de Dieu, avec des sentiments de respectueux amour, d’admiration et d’affectueux respect.

290 Il est facile de me soumettre sans réserve aux circonstances et de les trouver parfaitement bonnes. Je vois si clairement que les décisions et dispositions de Dieu sont souverainement établies avec sagesse, bonté et amour, tellement qu’il serait impossible qu’elles fussent mieux pensées ou mieux réalisées. Ah! combien volontiers et avec quelle amoureuse acceptation je me soumets à cette domination toute sage, toute bonne, toute amoureuse de Dieu! Si même l’ébauche d’un geste ou le moindre mouvement de mes membres devaient suffire pour détourner les dispositions divines dans le sens de mes inclinations naturelles, je ne le pourrais ni le voudrais. Si cela pouvait même se faire sans déplaire à Dieu et sans le fâcher, je ne le pourrais et ne le voudrais. Car rien ne me paraît meilleur que ce que Dieu fait ou ce qu’il permet.

Parfois encore une vive foi infuse me fait voir et connaître la grandeur, la totalité de Dieu, me les faisant contempler, aimer, adorer dans une grande élévation de l’esprit. Et j’admire comment Dieu est Tout en toutes choses, et comment toutes les choses sont dans le Tout divin et par lui.

Mais tout le monde n’est pas favorisé d’une si éblouissante lumière de foi quant à la présence de Dieu dans toutes les créatures. Cela a pourtant une grande importance dans la vie spirituelle, dont le progrès dépend d’une pratique continuelle de la présence divine, — pratique qui peut être active ou passivement reçue do Dieu. C’est pourquoi je crois avoir été instruite intérieurement qu’il faut s’exercer à cette foi vivante et nue en la présence divine en nous et dans les créatures, par des actes de foi. d’amour, de renoncement, de détachement du créé et par la pratique de toutes sortes de mortifications et de pauvreté d’esprit. Et nous devons nous exercer de la sorte aussi longtemps que nous ne sommes pas entièrement séparés et vidés de toutes choses créées, jusqu’au moment où les créatures nous apparaissent changées en

291 Dieu, saturées de Dieu ou confites dans l’Être divin. Il m’arriva parfois d’être conduite au cœur d’un désert de l’esprit, où mon Bien-Aimé parle à mon cœur pour m’enseigner les voies de l’esprit et la manière de l’aimer d’un amour qui m’unit à lui dans la nudité de l’esprit. Ah! quel dégoût me vient alors de tout ce qui n’est pas Dieu! Etre forcée de converser avec les créatures et d’en être occupée m’est un tourment et presque un martyre. Reposer dans les bras de mon Bien-Aimé, telle est à présent la vie de mon âme. En être empêchée est une mort. Et cependant, la tristesse et le dégoût qui viennent (les créatures sont un peu atténués et mitigés par une vue calme et certaine de l’Être divin pénétrant toutes choses, les remplissant de sa grandeur sans mesure, les illuminant de son inexprimable clarté et les absorbant toutes en les réduisant. Quand le regard éclairé voit cela, toutes choses deviennent douces et délectables. Partout où l’âme se tourne alors, tout lui paraît aimable. Car toutes les choses lui semblent changées en Dieu, unifiées en Dieu, saturées de l’Être divin. L’âme possède la présence insigne de son Bien-Aimé, dans une suave jouissance. Elle la respire comme un air très doux et vivifiant.

C’est donc parce que la foi en la présence de Dieu n’est pas toujours aussi vivante qu’il m’arrive parfois de faire attention à mon propre moi, aux créatures en tant que séparées de Dieu; et cela m’empêche de demeurer suffisamment abstraite de l’activité naturelle et du travail de l’intelligence. Quand je veux alors me tourner vers Dieu, il faut que je fasse appel à l’intelligence, à la pensée. L’intelligence et l’imagination doivent collaborer pour réveiller la foi. Cependant, ce moyen ne permet jamais d’arriver à une union profonde ni à une contemplation suffisamment simple. Alors j’en suis réduite à me servir de cette méthode grossière, obscure et bien imparfaite, guettant la présence de Dieu et tâchant de la trouver dans tout ce qui se présente. Je tâche de retrouver une certaine

292 lumière, qui m’élèverait au-dessus de la raison naturelle et de toute représentation ou imagination. Je m’efforce de réduire à rien toutes les choses qui se présentent, afin d’adhérer uniquement à Dieu seul, par un simple et intense regard fixé sur lui. Cette méthode me paraît trouver son point de départ dans l’intelligence, parce qu’elle procède par voie d’élévation et non par voie d’anéantissement ou disparition dans la profondeur.

Pourtant, cette méthode conduit aussi à supprimer l’activité de l’intelligence parce que, à mesure que l’on s’attache moins à l’objet intellectuel, la lumière monte en quelque sorte au-dessus de tout le créé, pour s’attacher à Dieu. Ceci a lieu principalement au cours de l’oraison. Dès que j’y reçois la perception de quelque chose qui n’est pas Dieu, il faut qu’intervienne aussitôt quelque mortification, quelque suppression. Il est bien vrai, cette méthode ne m’a jamais donné pleine satisfaction parce qu’elle ne me conduisait pas au repos intime dans la fruition de Dieu.

Ne pourrais-je donc pas contempler l’Être sans limites et sans image de Dieu dans toutes les créatures, comme dans autant de clairs miroirs? Nous le pourrons sans aucun doute, si le regard de notre foi est pur, simple, obscur. Il ne sera pas difficile de voir Dieu sans cesse dans tout le créé, et de voir toutes les créatures imbibées d’une subtile manière par l’Etre divin et anéanties en lui. Si nous possédons pareil regard de foi, quel obstacle peut-il y avoir qui nous empêcherait de trouver notre Bien-Aimé partout? N’avons-nous pas à nous en prendre à nous-mêmes, si nous sommes privés de la douce et aimable contemplation du Bien-Aimé, qui est partout si près de nous et dont toutes choses se trouvent comme saturées? Il me semble bien qu’il dépend de nous; car le seul désir de Dieu est de se révéler à nous, de se donner à nous, d’être le lieu de notre repos, l’aliment qui nourrit l’homme tout entier.



VS, Janvier 1936, pages 78-84. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

L’accord du parfait amour

La Vie Spirituelle a déjà publié plusieurs passages des oeuvres de Marie de Sainte-Thérèse traduits du flamand. Voir, en particulier, avril 1935, p. 66, la notice sur ces oeuvres.

Vol. I [=Livre I], IIe partie, ch. 9. Elle possède une parfaite conformité à la volonté de Dieu en toutes choses. Rien ne peut la troubler. Elle n'a, avec Dieu, qu'une seule volonté.

Par l'abandon total de moi-même, que j'ai fait par pur amour, je suis toute donnée à mon Bien-Aimé; et la volonté de mon Bien-Aimé est devenue ma volonté. Cela m'a valu une stabilité de sentiment en tous événements qui peuvent se produire en moi ou bien chez d'autres, quand Dieu le veut ou le permet. Dans cet état de conformité et d'union à la volonté divine, tout devient doux qui était amer ; ce qui était difficile devient facile et agréable; en un mot, tout se change en joie et en repos délicieux. C'est pourquoi toutes les misères de ces temps troublés et les dévastations qui couvrent le pays ne parviennent pas à m'attrister, quand je pense que Dieu dispose toutes choses et les permet en vue d'un plus grand bien. Il doit avoir l'intention de faire sortir un plus grand bien de toutes ces misères, de ces angoisses et de ces ruines, comme il fait naître des cendres d'un phénix brûlé un jeune oiseau, plus splendide et plus fort. Cela n'empêche qu'il est bien permis d'appeler la grâce divine et qu'elle nous délivre de nos ennemis. Il faut seulement que cette prière soit faite dans un sentiment de résignation et d'humble soumission au bon plaisir divin (note).(note: Le XVIIe siècle fut pour les Pays-Bas espagnols un "siècle demalheur". Marie de Sainte-Thérèse fait allusion, dans ce passage, à l'une des guerres de Louis XIV et, vraisemblablement, à la deuxième dite "de Dévolution" (1667-1668) au cours de laquelle les troupes françaises envahirent une grande partie du pays.)

79 Mon Bien-Aimé me fait comprendre qu'une âme déiforme doit rendre toujours le même son, quel que puisse être son état intérieur. Sa louange aura une résonance d'impassibilité, de résignation, d'indifférence, de calme et d'identification de la volonté à celle de Dieu. Elle ne fera pas de différence entre les divers états intérieurs où elle peut se trouver, n'en préférant aucun et n'y attachant pas même une trop grande attention. Car de les analyser avec trop de complaisance et puis de s'en plaindre est une chose très contraire à la simplicité et un signe évident que nous cherchons autre chose que Dieu et sa très sainte volonté.

C'est pourquoi mon Bien-Aimé se plaît. depuis quelque temps, à placer mon âme dans des dispositions très diverses qui sont autant d'occasions d'éprouver cette vertu et de l'exercer. Mais, vraiment, comment me serait-il possible d'avoir des inclinations ou des désirs non conformes au bon plaisir divin, puisque mon Bien-Aimé semble avoir transformé mes désirs et ma volonté en sa propre volonté et en ses désirs? Si bien qu'il me paraît impossible de ressentir quelque désir ou quelque vouloir différents de ses désirs et de sa volonté en toutes choses, en toutes circonstances, en toutes rencontres, sans la moindre exception.

Ch. 10. La conformité parfaite à la volonté divine découle d'un pur amour. Elle produit dans renne une indifférence à l'égard de toute chose et une grande liberté d'esprit. La Vén. Mère ne vit plus que pour Dieu, indifférente à tout et incapable d'être troublée par rien.

Cette transformation de ma volonté en la volonté de 80 mon Bien-Aimé a été la suite, l'aboutissement ou le prolongement d'un amour très pur. Je l'aimais plus que moi-même, plus que tout ce qui me concerne pour le temps ou pour l'éternité. Il s'en est suivi que tous les différents états où se trouvait mon âme me devinrent également agréables. J'étais contente, tout en étant parfois dans un extrême dénûment d'esprit, dans les ténèbres, dans les dérélictions et dans une grande misère d'âme et de corps. Si même, — sans être coupable —, j'étais plongée dans l'enfer, il me semble que cette conformité à la volonté divine resterait invariablement ancrée dans ma volonté, comme si ces tourments ne me regardaient pas ou comme si j'étais pour moi-même une inconnue.

Ah! mon Révérend Père, cette union, cette conformité de la volonté me vaut une telle liberté d'âme qu'il m'est impossible de l'exprimer. Tous les liens de mon âme sont rompus. Il ne reste plus une attache, plus de recherche personnelle, plus de vie hors de mon Bien-Aimé et de sa sainte volonté. Je ne me sens plus liée ni aux grâces, ni aux faveurs, ni aux goûts, ni aux lumières, ni aux touches, ni aux consolations, ni aux prévenances tant divines qu'humaines. Emportée par l'amour pur et sans mélange de mon Bien-Aimé, mon âme survole toutes ces choses, l'aimant lui seul, simplement pour lui et en lui. Ce pur et véritable amour m'empêche de penser à moi, de me soucier encore de mes intérêts tant éternels que temporels. Je laisse régner mon Bien-Aimé: et qu'il ait toute puissance sur moi et sur toutes les créatures, selon les conseils de sa divine volonté. Je ne puis me soucier si ces conseils me seront favorables ou non, s'ils suivront la pente de mes goûts naturels où s'ils leur seront pénibles. Je possède une parfaite union de conformité de ma volonté à la volonté divine. Mon vouloir et mon non-vouloir sont une seule chose avec ceux de mon Bien-Aimé.

Cette unité de vouloir me fait vivre uniquement pour le Bien-Aimé et en lui ; de sorte que je ne vis plus pour moi et en moi, ni en rien qui n'est pas le Bien-Aimé. Il 81 est tout entier pour moi, et moi, je suis toute pour lui, comme deux qui ne sont plus qu'un seul, par l'amour, par la volonté, par la compréhension et par le désir.

La conformité ou l'union à la volonté de mon Bien-Aimé et la connaissance de mon propre rien me donnent une telle stabilité, une telle indifférence; elles causent en moi une telle mort à tout ce qui est de moi ou du monde; elles me rendent à ce point insensible à toutes choses, qu'il m'est devenu impossible de vouloir autrement que Dieu ne le veut, le décide ou le permet. Cela provient surtout de ceci : que la lumière divine me montre la sagesse, la bonté et l'amour de Dieu. Et c'est avec un respectueux amour, avec admiration, avec un affectueux respect qu'il m'est donné d'adorer ainsi les conseils de la Providence dans tout ce qui arrive. Ma soumission est entière et mon acquiescement parfait, parce que je pense et crois d'une foi vive que la suprême sagesse, la bonté et l'amour les plus parfaits ont ordonné toutes ces choses, d'une manière infiniment plus parfaite qu'il ne me serait possible de les concevoir et de les disposer.

Oh ! comme il est facile d'acquiescer avec amour et soumission à la volonté toute sage, toute bonne et toute aimable de Dieu, qui gouverne toutes choses!

Ch. 11 Le Bien-Aimé lui enseigne à suivre toujours sa conduite et à se soumettre aux motions divines. Il lui apprend aussi le renoncement ainsi que l'abandon aveugle au bon plaisir de Dieu.

Un avertissement intérieur m'apprend aussi à m'abandonner toujours avec plus de résignation au bon plaisir divin en me renonçant davantage. Il faut avancer dans l'incertain, pleinement confiante que Dieu lui-même saura me diriger, parlant et exhortant par ma voix et me 82 faisant agir selon les conseils de sa volonté. Ainsi, par exemple : lorsque j'aurai besoin de faire quelque exhortation, il ne faut pas que, pour m'y préparer, j'abandonne la prière, ni le repos en Dieu, ni rien de ce qui concerne la vie régulière. Je devrai faire toute chose en son temps, fermement confiante que le Bien-Aimé saura me donner de faire ensuite, en un quart d'heure, beaucoup plus que je n'aurais fait en préparant pendant des heures entières ce que j'aurais eu à dire ou à conseiller.

Et alors j'ai dit à mon Bien-Aimé : "Si ce n'est que vous dictiez, que vous parliez par ma voix, que vous n'agissiez par moi, je ne puis ni écrire, ni parler, ni agir. Voyez : je vais à Vêpres avec les autres, ou je vais à Complies. ou je vais dormir, parce qu'il en est l'heure. Après, vous devrez tout faire tout seul!

Lorsqu'il m'est arrivé, dans la suite, de négliger cette lumière et que, sans tenir compte de cette conduite divine, je voulais agir à ma guise et d'après ma raison naturelle, il s'est fait que mon intelligence s'est obscurcie, je ne pouvais plus rien faire par mes propres moyens. Souvent alors il m'était suggéré ensuite, et d'une manière très subtile, d'écrire ou de faire une exhortation ou quelque autre chose pieuse. Cette suggestion s'accompagnait d'une certaine disposition intérieure à m'en remettre nûment à la conduite de Dieu et d'en attendre la motion du bon plaisir divin. Tout ceci donne l'occasion de pratiquer un grand esprit de renoncement, car il faut veiller sans interruption à demeurer sous la dépendance de l'action de Dieu, quand et comme il lui plaît, et tâcher de ne rien vouloir ou refuser, si ce n'est ce que Dieu veut ou ne veut pas.

Telle est la parfaite conformité ou l'union à la volonté de Dieu. Elle implique un incessant renoncement à son propre jugement et à sa volonté propre. Elle constitue un état de haute perfection et sert de disposition excellente pour se laisser transformer en Dieu, pour être entièrement possédée par lui et pour recevoir les motions divines 83 qui nous font agir selon le mode divin. Il faut ici pratiquer une mort parfaite de la nature. Mais cette mort aboutit à la résurrection d'une vie nouvelle dans le Christ. Mon Bien-Aimé m'y invite. Oh! comme je l'ai suivi avec confiance! O vie divine! O parfaite unité de vouloir et de non-vouloir de l'âme et de Dieu!

Ch. 12 La conformité de sa volonté à la volonté divine la rend indefférente à tous les états intérieurs où Dieu la place, — ce qui la rend comparable aux Bienheureux.

Quel que soit l'état où se trouve mon âme, je me sens toujours contente, satisfaite, en paix. 11 me semble ne pas pouvoir désirer autre chose. C'est là vraiment une grande grâce. Elle permet de conserver toujours une invariable simplicité, une égalité d'âme, une paix parfaite, un repos non troublé.

Cette égalité d'âme, cette stabilité de paix intérieure me donnent une grande liberté d'esprit et me dégagent de toute attache à quelque méthode, pratique, exercice, disposition intérieure, illumination, consolation, faveur ou goût sensible, touche divine, révélation ou autres choses semblables. Je me sens vraiment disposée à me laisser modeler de toutes les façons, à la convenance de mon Bien-Aimé, sans aucune préférence personnelle.

Il m'est arrivé parfois de m'étonner en voyant combien peu j'avais de préférences dans les différents états intérieurs et parmi la diversité de l'action divine dans mon âme. Et pourtant, il m'arrivait de subir des choses si différentes! Car la splendeur et la jouissance et l'amour, dans la fruition divine, sont bien plus éclatants dans un temps que dans un autre. Et l'on goûte en Dieu des grâces, tantôt plus et tantôt moins éminentes. Les degrés des grâces où l'âme est établie sont parfois incomparables 84 entre eux. Il y apparaît plus de diversité que dans l'état de gloire des Bienheureux au ciel. Mais tandis que je m'étonnais de tout ceci, j'en ai reçu un certain éclaircissement et j'ai compris que l'égalité d'âme, l'absence de préférence, cette paix intérieure parfaite, et même ce rassasiement des désirs que je crois éprouver dans tous les états intérieurs, découlent de la conformité et de l'union de ma volonté à celle de mon Bien-Aimé. Mon vouloir, mes désirs, mes inclinations sont fondus entièrement et changés en vouloir divin. Je ne possède plus ma volonté propre, mes désirs propres, mes inclinations, mais uniquement la volonté de Dieu, à laquelle ma volonté est unie. C'est ainsi que je ne vis plus pour mes satisfactions, pour mes désirs... mais seulement pour mon Bien-Aimé, et en lui. Aussi toutes choses et tous les états intérieurs me sont-ils indifférents, puisque je prends tout et vois tout comme étant la parfaite volonté de Dieu.

Il me fut montré en outre, par une lumière intérieure, que ceci constitue une sorte de béatitude qui nous assimile de quelque façon aux Bienheureux. Ceux-ci possèdent, tous et chacun, une pleine satisfaction, un rassasiement complet dans le degré de gloire et d'amour sanctifiant où Dieu les a placés. Aucun d'eux ne souhaite d'être égal aux autres; mais chacun est satisfait du sort qui lui a été fait selon le bon plaisir divin et tel qu'il fut établi par Dieu de toute éternité.





VS, Février 1936, pages 185-191. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

L’accord du parfait amour (suite et fin)

Ch.13. La parfaite conformité à la volonté divine.

Néanmoins, elle ressent une impatience qui dérive de son amour, savoir : une faim et une soif de mieux atteindre Dieu.

La conformité dont je viens de parler me devient petit à petit si habituelle, si effective, qu'elle semble exister naturellement et nécessairement. C'est l'amour, me semble-t-il, qui apporte à l'âme cette connaturalité ou qui la produit dans l'âme comme le fruit propre d'une union amoureuse de l'esprit avec Dieu, par la prière intérieure et par la pratique de la présence intérieure de Dieu. Car c'est l'esprit d'amour qui transforme le vouloir de l'âme en la volonté du Bien-Aimé, quand l'âme se trouve unie à son Ami divin. Elle est alors unie à lui et en lui, et transformée avec toutes ses puissances, sans en excepter une seule. 11 est bien entendu que je parle ici d'une parfaite et totale union. Et alors la volonté est première à subir l'union et la transformation.

Pourtant, je crois avoir fait mention quelque part d'une impatience de l'amour. L'esprit d'amour la produit parfois dans l'âme, dans certains éta ts intérieurs. Cette impatience ne s'opposerait-elle pas à l'égalité d'âme, à cette absence de choix, à ce repos, à ce rassasiement dont je viens de parler? Il est vrai. Mais quand cette impatience se présente, je ne vois pas comment j'y pourrais échapper 186 ni comment la calmer. Car l'amour produit alors dans l'âme une faim de Dieu, une soif de l'approcher davantage, afin de pouvoir l'aimer dans la mesure où elle reçoit connaissance de la convenance sans limite qu'il y a d'aimer Dieu. Mais, sentant qu'elle n'y parviendra jamais, elle en éprouve une impatience amoureuse, un insatiable désir d'être comblée. On pourrait comparer cette âme à un affamé à qui l'on présenterait une quantité de mets, sans qu'il y puisse toucher pour calmer sa faim. Il a été lié à quelque chose. Sans doute il en deviendra singulièrement impatient et son appétit s'en trouvera extrêmement excité. Il ne faudrait même pas s'étonner si le trop grand désir et l'appétit excité par ces mets succulents faisaient défaillir son coeur. Et je ne vois pas comment cet affamé parviendrait à modérer son impatience et le désir qu'il a de ces aliments, aussi longtemps du moins qu'ils resteront offerts à ses regards. Pour calmer ses désirs il faudrait retirer les plats ou les cacher, afin que leur aspect ne vienne encore augmenter son appétit. Peut-être ainsi calmerait-on plus ou moins son impatience.

Votre Révérence entendra facilement ce que je veux dire, à savoir : que pour calmer l'impatience de l'amour dans une âme il n'y a pas de remède, si le Bien-Aimé ne daigne se cacher quelque peu et se voiler afin de ne plus paraître avec autant d'évidence. La connaissance que l'âme reçoit de lui, en s'affaiblissant un peu, laissera l'âme dans l'obscurité de la foi. Et cette faim extrême et cette soif de Dieu s'en trouveront légèrement modérées.

Ch.14. La soif spirituelle ne rompt pas la quiétude. Elle diffère ainsi de la soif matérielle. Cela lui permet de coexister avec la conformité à la volonté divine.

Il faut remarquer que cette impatience de l'amour, — 187 faim ou soif de Dieu —, ne trouble pas la paix et n'émeut pas l'âme. Elle diffère en ceci des autres passions, désirs, souhaits qui dérivent d'affections non modérées ou de recherches de notre propre nature. Cette impatience de l'amour est au contraire très douce, paisible et apaisante, aimable, délectable, tranquille. Elle est accompagnée d'une paix profonde et d'une satisfaction de l'âme. Il me semble juste de la qualifier : une impatience d'amour qui donne la joie, la satisfaction et la paix à l'âme, qu'elle ne trouble ni inquiète d'aucune façon. Un véritable amour de Dieu n'enlève jamais la paix, contrairement à l'amour qui nous porte vers nous-mêmes, vers les créatures ou vers tout ce qui n'est pas Dieu. C'est pourquoi cette impatience peut fort bien concorder et coexister avec l'égalité et l'indifférence d'âme, dont j'ai dit qu'elles découlaient d'une parfaite conformation de notre volonté à celle de Dieu.

Ch.15 Malgré l'union à la volonté divine, l'âme doit user de certains moyens afin de progresser encore.

Je ne veux pas dire qu'il ne faut plus user de certains petits remèdes et de quelques exercices spirituels, quel que soit l'état où l'âme se trouve. Quand j'ai dit que tous les états d'âme, je les acceptais purement et simplement de la main aimable de Dieu, en y voyant sa très sainte volonté, cela ne signifie pas qu'il ne serait plus permis de désirer ou de tâcher d'atteindre une plus grande perfection. Il peut arriver parfois, comme je viens de le dire, qu'il soit nécessaire d'employer quelques petits remèdes afin de rassembler son esprit, d'exclure les distractions, de résister aux trop fortes tentations sensibles, de rejeter tout ce qui troublerait l'attention de l'âme tournée vers Dieu ou la retiendrait d'adhérer uniquement 188 et sans intermédiaires au seul Bien-Aimé. Dans tous ces cas, l'âme peut et doit agir. Elle doit expulser, fuir, oublier tout ce qui l'occupe hors de Dieu; et elle devra alors user de toutes les méthodes et pratiques spirituelles dont elle a expérimenté l'efficacité.

Mais plus ces méthodes et pratiques seront calmes, simples et spiritualisées, mieux il vaudra. Par ailleurs, je ne conçois pas que nous puissions, — pendant ou hors le temps de la prière, demeurer les bras croisés, comme on dit souvent, sans collaborer, en attendant que Dieu fasse tout lui-même. Faudrait-il donc se contenter de tout ce qui survient, sans tâcher d'arriver à mieux? Ainsi par exemple : si quelqu'un sent que son âme est froide ou tiède, distraite, pleine de sécheresse; qu'il se sent porté vers des choses qui ne sont pas Dieu ; que les puissances internes sont relâchées et tendent à se disperser; en un mot, s'il éprouve qu'il est loin de Dieu et insensible au travail de l'amour divin, il faut alors qu'il s'efforce de ramener son esprit, afin de le raviver, de le projeter uniquement sur Dieu présent clans l'âme et de l'y maintenir dans cette douce et amoureuse occupation.

Ch.16 Mais si Dieu ne répond pas aux efforts de l'dme, celle-ci doit se plier é la volonté divine et demeurer en paix.

Toutefois, il se peut que la grâce de Dieu ne nous vienne pas en aide et que le Bien-Aimé ne réponde pas aux efforts sincères de l'âme. Il ne lui tend pas la main pour l'élever jusqu'à lui. Il n'entr'ouvre pas le rideau pour se montrer à l'âme. Celle-ci doit alors, avec calme, s'abandonner toute au bon plaisir divin, sans plus faire de nouveaux efforts, sans se faire violence et saris désirer changer de disposition.

Ainsi, dans tous les états où elle peut se trouver, l'âme doit collaborer dans la mesure où cet état le demande. 189

Elle doit simplement s'efforcer d'éviter ou de rejeter tout ce qui la retient et ce qui s'interpose entre Dieu et elle. Mais lorsqu'elle a fait ce qu'elle pouvait, avec un zèle raisonnable. elle doit demeurer dans le calme et la tranquillité, sans rien préférer, contente et satisfaite d'unir sa volonté à celle du Bien-Aimé. De cette manière et si on les prend dans cet esprit, toutes les dispositions sont indifférentes à l'âme et toutes ont pour elle la même importance.

Pour acquérir une constante égalité d'âme et pour arriver à l'état d'indifférence, ce qui est d'un grand secours, c'est la pauvreté d'esprit par laquelle notre coeur et nos affections sont détournés de la saveur des consolations intérieures et de toutes autres douceurs ou satisfactions spirituelles. Grâce à cet esprit, nous n'avons plus qu'un dessein : de servir le Bien-Aimé tout purement par amour et à nos frais, le suivant par le chemin des croix, des renoncements, des mortifications en toutes matières, même spirituelles.

Ch.17. La conformité à la volonté divine se parfait en elle, ce qui produit un constant repos en Dieu. Elle n'a plus qu'un seul vouloir avec son Bien-Aimé.

La grâce de Dieu, ou plutôt la charité divine, achève dans mon âme la perfection de cette union, de cette transformation de ma volonté en celle de mon Ami divin. Plus que jamais, j'éprouve combien ma volonté se trouve transformée et faite une même chose avec la toute bonne, aimable et parfaite volonté de Dieu ; et cela, en tout ce qui pourrait m'échoir pour le temps et pour l'éternité selon les dispositions, les permissions ou le bon plaisir de Dieu.

Cette union de la volonté existe en moi sans exception, 190 tant pour ce qui me concerne que pour ce qui concerne les autres. Aussi mon âme en est-elle arrivée à posséder une paix si constante et une telle égalité que rien de ce qui peut arriver, avec la permission de Dieu, ne semble pouvoir la troubler, l'attrister ou la mécontenter, — si ce n'est peut-être au premier coup et pour un court instant.

Je crois que si mon âme demeure sans trouble dans cette union divine, c'est parce que je n'ai plus d'autre vouloir, d'autre sentiment, d'autres désirs que ceux de mon Bien-Aimé. Mais c'est aussi parce que, dans la lumière de la vérité, je vois et confesse avec joie que la souveraineté absolue et la suprême domination sur toutes les créatures de la terre et du ciel appartiennent à Dieu de plein droit; et que tonte créature est tenue de se soumettre avec tout ce qui la concerne, à cette divine domination, adorant avec respect et embrassant avec amour tous les conseils de la prudence divine.

Ch.18.En toutes choses elle se conforme à la volonté divine, par pur amour. Elle est prête. si tel était le bon plaisir de Dieu, à se laisser priver de tous mérites, à souffrir toutes les peines, etc.

Cette lumière de Vérité me montre que la soumission entière à Dieu et à toutes ses dispositions est non seulement un devoir de justice, mais aussi une conséquence de l'amour très tendre et très respectueux qui est dû à la très aimable et incommensurable majesté de Dieu. Ce très tendre amour brûle doucement dans mon coeur. Il y est agissant et semble être devenu un mouvement naturel. C'est pourquoi le moindre indice de bon plaisir divin ou de quelque dessein providentiel, — qu'il s'agisse de moi ou bien des autres —, incite aussitôt mon âme à se plier à l'ordre divin. L'âme se soumet avec tant d'admiration, tant d'amour et de respect, avec une telle souplesse et si grande douceur, humilité, affection, qu'il m'est impossible de le traduire par des paroles. Elle y trouve tant de satisfaction et de saveur qu'il me serait impossible de désirer autre chose.

Parfois je serais tenté de crier, de l'abondance de mon cœur : « oh ! Combien mais doux et suave le bon plaisir de mon Bien-Aimé ! » Sachez-le bien, mon cher père, si d'aventure mon bien-aimé devait trouver la moindre satisfaction à me précipiter dans les tourments de l'enfer, je m'y lancerais, libre et pleine d'amour, uniquement afin de ne pas le priver de cette satisfaction. Ah ! Comme l'amour de mon Bien-aimé agit en moi purement et sans mélange d'aucune considération personnelle pour le temps ou pour l'éternité ! Jamais encore il n'en fut ainsi.

Il y a peu de temps j'ai perçu en moi, intérieurement, les questions suivantes : « S'il plaisait à mon bien-aimé de m'enlever tous mes mérites et toutes les prières ou sacrifice que l'on fera à mon intention, après ma mort ; s'il lui plaisait de les attribuer à d'autres âmes, me laissant ainsi expier tous mes péchés au Purgatoire, en toute rigueur et jusqu'au jour du jugement ; si lui plaisait de donner la béatitude à d'autres âmes en me privant, moi, de sa présence et de sa béatifiante vision jusqu'au dernier jour… Serais-je encore prêt à m'y résigner ? Alors, malgré mon désir immense et l'impatience de posséder au ciel Celui que mon âme chérit d'une telle tendresse, j'ai senti en moi une inclination plus forte encore à me laisser dépouiller ainsi de tous mérites, de toutes bonnes œuvres. Oui, je choisirais de souffrir dans le purgatoire jusqu'au bout ; je choisirais cette privation de la vision bienheureuse, s'il m'était donné par là d'accomplir en toute perfection le bon plaisir de mon Bien-Aimé.



L’intime présence du Seigneur

VS, Juillet 1936, pages 67-71. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

« (Voir La Vie Spirituelle, juin, p. 290) » [L. van den Bosssche]

Ch.65 Ayant prié Jésus afin qu'il lui apprenne à rester occupée en le Christ, Dieu-Homme, elle voit qu'on prépare en elle un trône, où son Bien-Aimé est assis, où il règne et prend possession de l'âme, comme s'il était l'âme de cette âme.

Il y a peu de temps, j'ai écrit à votre Révérence quelle avait été la cause de la déréliction où je me trouvais. La cause de cet état d'abandon était, je crois, d'avoir délaissé trop à la légère, la contemplation de la sainte humanité du Christ. J'aurais dû plutôt m'appliquer à m'y perfectionner. J'ai pris alors la résolution de me ranger aux conseils de Votre Révérence et de suivre vos directions, afin de m'exercer à cette contemplation et de vivre en le Christ, Dieu-Homme. Mais quand j'ai voulu entreprendre ces choses, j'en ai ressenti un mal à la tête, un serrement aux tempes, parce que je m'efforçais d'imprimer en moi une image trop matérielle et trop lourde de la sainte humanité.

Aussi ai-je dit à mon Bien-Aimé : « S'il vous plaît 68 vraiment que je m'applique à méditer votre divinité en même temps que votre humanité, daignez alors m'enseigner la manière de le faire bien. » Peu de temps après cela, mon âme reçut une lumière infuse, une clarté. Elle prenait possession de mon âme entière, y formant je ne sais quoi de divin qu'il m'est impossible de traduire en paroles. Cette lumière semblait bâtir comme un trône dans mon âme, un reposoir où mon Bien-Aimé pourrait habiter et prendre son repos. Ce trône, ou ce reposoir, n'était pas autre chose qu'une luminosité divine, accompagnée d'un repos intérieur demeurant dans mon âme d'une manière permanente. Et cette lumière divine me possède et maintient mon âme dans une liberté que les émotions de la partie inférieure ne viennent pas troubler. Et j'y vois mon Bien-Aimé reposant sur ce trône. Il y régit mon âme, en la travaillant, en la faisant vivre, comme s'il était la vie ou l'âme de mon âme. Si je ne me trompe, c'est lui qui pense, prie, agit par moi ; et je reste passive en tout ce qu'il lui plait d'agir par moi. Cette motion semble venir de mon fond le plus intérieur; elle vient de cette luminosité et de cette paix de l'âme. Et rien ne s'y mêle qui proviendrait de moi. Car je me sens maintenant placée toute sous la domination et la direction de mon Bien-Aimé, Homme-Dieu. Il ne m'est pas laissé d'indépendance. Mes pensées, mes projets, l'agir et le non-agir, plus rien ne dépend de ma libre intention. Cette privation de ma liberté m'est prodigieusement douce et délectable. Elle constitue un heureux et bien agréable esclavage que je n'échangerais pour rien au monde, parce que l'âme y jouit d'une liberté de l'esprit et d'un repos inexprimables.

Voici donc que mon bien-aimé Jésus, Homme-Dieu, a fait en moi sa demeure et le lieu de son repos. Maintenant je ne le considère plus au dehors de moi, ou à mes côtés, mais à l'intérieur. Mais je ne puis exprimer ni expliquer de quelle manière je le vois. Car je ne vois pas sa sainte humanité dans la représentation de l'un ou 69 l'autre mystère, comme par exemple : dans sa passion ou dans sa résurrection glorieuse. La vue, ou le souvenir, de sa sainte humanité m'est montrée selon son union à la divinité, où il n'y a qu'une seule personne, un seul Dieu, un seul Christ qui est à la fois Dieu-Homme et Homme-Dieu.

Ce regard, ou ce souvenir, est si noble, si délicat, si subtil, si spirituel et si divin que je ne sais vraiment à quoi le comparer. Il est vrai que ma mémoire reçoit alors une certaine image corporelle, mais d'une manière beaucoup plus élevée que lorsqu'il m'est arrivé de voir le Christ hors de moi ou à mes côtés.

Pendant l'Oraison, — et parfois aussi hors du temps de la prière —, je suis toute imprégnée de cette union avec lui. Aussi cet exercice ne m'est-il pas plus difficile que d'ouvrir et de fermer les yeux. Car ce regard est tellement simple et calme; et tout se passe d'une manière si aimable qu'il n'y est besoin d'aucun effort. Il n'est plus besoin d'un acte quelconque d'imagination pour conserver mon Bien-Aimé dans mon coeur. Et c'étaient ces sortes d'efforts qui troublaient l'intelligence et le cerveau. Au lieu de cela, Jésus lui-même se montre à mon âme. Il lui révèle sa présence d'une manière si suave qu'il me serait impossible de ne pas le voir et de ne pas m'unir à lui dans un acte de pur amour. Car son aimable présence attire irrésistiblement l'âme tout entière.

Ch.66 Elle reçoit des lumières concernant les mystères de la foi. Jésus lui sert de compagnon et de modèle en toutes choses. Elle apprend comment on garde en soi la présence de Jésus.

D'ordinaire, les mystères ne me sont pas représentés en particulier, comme par exemple : la vie, la passion, la mort, la résurrection du Christ. Comme je l'ai dit, ma 70 contemplation se réduit habituellement à un certain repos, une douceur dans la fruition intérieure et la contemplation de la présence en moi de Jésus, Dieu-Homme. C'est le Christ tout entier, sans aucune considération particulière. Pourtant, il arrive, — pendant la prière ou non, — que certaines vérités me soient rapidement et brièvement présentées. Il s'agit alors de vérités concernant notre sainte foi et particulièrement celles qui ont trait à la vie et aux souffrances de Jésus. Ah! quelles choses admirables se trouvent cachées là! Je les vois maintenant dans la lumière d'une foi éclairée, avec une compréhension beaucoup plus claire qu'autrefois. Ces deux connaissances, — celle d'aujourd'hui et celle de jadis —, diffèrent l'une de l'autre comme la lumière du soleil diffère de celle de la lune. Par cette lumière il m'est clairement montré à imiter les vertus parfaites du Christ, afin de reproduire parfaitement dans ma vie la vie de Jésus. Il m'arrive maintenant de comprendre de ces mystères de la vie, des souffrances, de la mort du Christ, plus de choses dans l'espace d'un Pater que par les lectures et les sermons de plusieurs années.

Et je vois combien sainte Thérèse avait raison de dire que, dans l'exil de cette vie, il nous est très utile et de grand profit d'avoir Jésus comme compagnon; que sa présence nous apportera beaucoup de consolation, de force et d'aisance dans notre progrès. Car nous ne sommes pas des Anges. Revêtus d'une chair fragile, nous nous trouvons si souvent en grandes difficultés, internes et externes. Mais la force que donnent l'exemple et la présence de Jésus nous permet de surmonter toutes les difficultés, parce que tout labeur et toute souffrance nous deviennent doux quand nous voyons Jésus qui nous précède, chargé de toutes sortes de peines.

Jésus est un véritable aimant. Il attire puissamment à lui l'homme tout entier, afin de se le rendre semblable. Si quelqu'un aime véritablement Jésus, lui serait-il possible de se plaindre et de fuir ou de craindre la pauvreté, 71 les incommodités, le mépris ou la déréliction, quand il voit combien Jésus aime toutes ces choses? Il trouverait honteux de se priver de cette gloire et de manquer en cela d'être semblable au Christ. Où donc serait l'amour? Où sont la faim et la soif d'être rendus conformes à Jésus? (Quand il y a cet amour) l'âme trouve suaves et agréables les privations, les choses pénibles et dures. Elle sait trouver les roses parmi les épines et la douceur dans l'amertume du fiel. Quoique le corps soit plein de misères, de maladies, de souffrances, elle se réjouit cependant, d'abord à cause de sa conformité à son Bien-Aimé, et ensuite parce qu'elle voit les peines de son ennemi domestique, le corps, dont elle ne peut guère avoir pitié.

Depuis lors, Jésus s'est montré à moi d'une manière intérieure, m'apprenant à conserver sa présence dans mon coeur, plutôt par le moyen d'une affection simple, douce, intérieure, que par des images nettement déterminées. De mon côté j'ai tâché depuis lors de me conformer à cette méthode et d'en faire mon occupation. Pourtant, au temps des tempêtes intérieures, dans les tentations et sous les assauts du mal, j'imprime en moi l'image de Jésus. Je jette un rapide regard sur l'un ou l'autre épisode de sa vie active ou de sa passion, pour y puiser un nouveau courage et un aliment, qui me permettent de mieux conformer mon état au sien. J'agis à la façon de l'abeille, qui se pose sur certaines fleurs bien déterminées pour y puiser un peu de douceur et qui s'envole ensuite, rentre dans la ruche et y distille son miel. Ainsi de même, quand l'âme a puisé en Jésus quelque grâce nouvelle, elle s'élève au-dessus de la nature, au-dessus de tout ce qui pourrait la troubler. Elle demeure dans une élévation de l'esprit ou se concentre dans une simple et paisible union, dans une fruition de Dieu.





VS, Septembre 1936, pages 181-184. gallica.bnf.fr/Institut catholique de Paris TEXTES ANCIENS

La vie du Christ en nous

(Cf. La Vie Spirituelle, avril-juin 1936.)

Ch.47 Son état intérieur lorsqu'elle est possédée par Jésus, Dieu-Homme.

Il m'arrive de demeurer dans un état d'union, de transformation en le Christ, Dieu-Homme. Cette union s'opère par la force d'un amour unifiant et par une simple orientation ou adhésion au Christ. Celui-ci semble prier lui-même, dans mon Oraison. Quand je parle, ou quoi que je fasse, c'est l'esprit du Christ qui le fait ; et je ne suis que l'instrument. Il faut entendre ceci dans ce sens que l'union de l'âme au Christ est si étroite que l'âme ne se souvient pas de sa propre existence. Elle ne se perçoit plus comme une chose distincte du Christ. Dans l'oubli d'elle-même elle est faite alors un seul esprit avec Jésus, et d'une certaine manière, elle est changée en lui et toute possédée par l'esprit du Christ. Elle ne perçoit plus ni ses opérations, ni ses facultés comme étant siennes, ainsi qu'elle avait accoutumé; mais elle les perçoit comme facultés et opérations du Christ, à qui elles se trouvent unies par la force de l'amour unifiant. Une goutte d'eau jetée dans la mer se trouve de la même manière changée en la mer, sans perdre néanmoins son être naturel. 182

Dans cette sorte d'union amoureuse, je perds rarement l'usage de mes sens et de mes membres; et cet amour n'est pas dans la ligne du ravissement. Mais l'âme reste libre et capable de tout. Car c'est l'esprit agissant du Christ qui la possède et qui agit par son intermédiaire, réalisant tout ce qu'il lui plaît. A l'extérieur on ne remarque rien d'extraordinaire, si ce n'est peut-être une certaine candeur, une simplicité, et le calme intérieur qui transparaît sur un visage doux et réjoui.

Il se passe alors dans l'âme ce que l'apôtre saint Paul exprime par ces mots : « Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis ; mais le Christ vit en moi...", ou encore : « Je n'ai plus connu que le Christ Jésus..." Peut-être votre Révérence me demandera-t-elle comment une telle transformation est possible de cette manière, puisque le Christ n'est plus présent ici-bas selon son humanité, — si ce n'est dans le Très Saint-Sacrement? J'y répondrai que cela est vrai : mais l'union rend proche et présent tout ce qu'on aime. Elle réunit des choses qui semblent très éloignées l'une de l'autre. Mais j'avoue que dans cette union-ci il entre en jeu quelque chose de divin qui réalise ce que l'amour ordinaire ne peut produire. Je ne sais s'il ne s'y mêle pas quelque chose de proprement miraculeux. Si bien que le Christ vient, d'une certaine manière que je ne peux exprimer, mais que je perçois fort bien. Il se rend présent. Il se transforme pour quelque temps dans l'âme. De deux, il fait un : un esprit, un vouloir, un amour, une seule vie avec lui.

Je suis honteuse quand je pense qu'il m'arrive encore parfois de trouver en moi quelque chose qui s'oppose à cette disposition parfaite. Mes sens, mes puissances, ma nature vivent encore. Ils ne sont pas encore réduits à cette mort continuelle. D'ailleurs, votre Révérence ne doit pas s'imaginer que je vis constamment selon ce que je viens d'écrire. Pourtant, j'ai décrit, en toute simplicité, ce que j'éprouvais alors et ce que je croyais exister en moi. 183

[saut de plusieurs chapitres]

Ch.68 L'esprit de Jésus la possède lorsque se trouvent réalisés en elle les états d'âme et les vertus du Christ.

Lorsque soudain les ténèbres de la nuit intérieure ont cessé, il s'est mis à luire dans mon âme comme la lumière d'un jour radieux. Une clarté divine coulait par toute mon âme. Et mon propre esprit m'ayant été enlevé, voici que l'esprit de Jésus est venu en moi. Il m'habite. Il me possède. Il me fait vivre. Il me régit. Il m'unit parfaitement à lui. Il me tient absorbée en lui. Il me transforme en lui. Je n'ai plus conscience d'être distincte de Jésus, car l'enlèvement de mon propre esprit et l'infusion de ce très doux Esprit m'empêchent de percevoir autre chose que Jésus, vivant en moi. Cette vie de Jésus m'est révélée d'une manière perceptible. Mais, pour décrire cet état, je devrais m'expliquer longuement. Je devrais dire comment je perçois réellement en moi un autre coeur brûlant, débordant du plus pur amour de Dieu et n'ayant d'autre vouloir que Dieu, ne goûtant, ne connaissant que Dieu seul et ne trouvant plus que Dieu toujours, dans toutes les choses, de la manière où tout cela fut réalisé en Jésus.

Et de même : les vertus du Christ sont en moi : son respect, son adoration, son admiration et sa parfaite soumission au Père éternel, ses instincts divins, son zèle pour le salut des hommes et ses inexprimables vertus : l'humilité, la douceur, la patience, la longanimité, l'obéissance, la soif de souffrir, la pauvreté, la bonté, l'indulgence envers les pécheurs... Toutes ces qualités se trouvent alors en moi d'une façon très parfaite et réelle, comme elles furent réalisées vraiment par le Christ, au degré le plus éminent.

De cette manière les états d'âme de Jésus et son union à la divinité vivent vraiment en moi, comme ils furent 184 en Jésus ; car rien ne me semble plus exister en moi, ni vivre, si ce n'est Jésus seul. Je n'avais jamais encore bien compris ce que signifient ces paroles : être dépouillé de son esprit propre pour être revêtu de l'esprit de Jésus ; ou encore, d'être changé en Jésus, Dieu-Homme, pour vivre, par lui, une vie surnaturelle et divine.

Il m'est permis, cependant, de conserver un certain contrôle, très calme et simple, sur les sens et les puissances inférieures. Car il faut qu'ils demeurent dans leur mort, afin que la vie de Jésus ne rencontre pas d'obstacles en moi. Les efforts que je fais dans ce sens augmentent bien plutôt son empire et notre union. La vie de Jésus ne peut se conserver en moi sans cette mort parfaite, et celle-ci ne tolère pas, d'une manière consciente et réfléchie, la moindre attention à mon propre moi, ni à rien hors de Dieu. C'est à ce prix que les sens externes et les autres puissances sensibles reçoivent une nouvelle vie et les opérations de l'esprit de Jésus, qui les possède pour les vivifier. Aussi n'est-il pas possible que les deux esprits, l'esprit propre et l'esprit de Jésus, existent en même temps dans une âme. Si nous désirons que Jésus vive en nous, il nous faut mourir à nous-mêmes et à toutes les créatures. Mais le contrôle simple dont je viens de parler doit être en nous une attention plus passive qu'active. Cette attention doit comme couler d'elle-même. Mais elle doit être réelle. Mon âme est alors tout amour, bonté, miséricorde et compassion, humilité.

Dernièrement, tandis que nous prenions le repas de midi, dans un élan du coeur où l'amour coulait vers mon Bien-Aimé, j'ai cru éprouver réellement que l'esprit de Jésus et son âme me possédaient d'une manière divine. Et je sentais que l'âme de Jésus s'étendait sur toute mon âme, comme l'âme est dans toutes les parties du corps et dans chaque membre. Et j'ai cru expérimenter le merveilleux mélange, la fusion, la jonction, la réunion de ces deux esprits et de ces deux âmes dans le même corps.





Études carmelitaines, «Textes anciens» : Marie de Sainte Thérèse : «Le grand silence du Carmel». Introduction. Traduction française, 233 sq.

«Le grand silence du Carmel»/La vocation de Marie de Sainte-Thérèse

[Introduction :]

Marie de Ste-Thérèse/1 est un témoin de l’esprit solitaire du Carmel. Par sa naissance à Hazebrouck (en 1623) elle n’est pas sans un certain lien avec la province carmélitaine de Paris. À cause de cette parenté lointaine jointe à celle, beaucoup plus profonde, d’une spiritualité identique, nous devions citer ici son témoignage. Comme tertiaire régulière elle appartint à la province flamande des Carmes de l’ancienne observance (réforme de Touraine). Elle a vécu quelque temps à Gand, sous la conduite des Carmes chaussés. À Malines où elle vint ensuite, elle reçoit la direction de Michel de St-Augustin/2. Avec une très petite communauté elle occupe une maison, — l’Ermitage, — située près du couvent des Carmes. Elle y meurt en 1677.

Extérieurement sa vie est faite de fort menus incidents. Une chose est à retenir : les moindres faits de cette vie simple convergent tous vers ce point unique et pour nous, essentiel, sa vocation à la solitude du Carmel. Dans un certain sens, cette vocation fut exceptionnelle; et elle apparut telle dès l’origine. Un mot assez inattendu d’un de ses confesseurs de Gand qualifie fort bien son appel : «elle n’était pas faite pour le couvent, — disait ce père, — parce que le couvent ne pouvait pas lui donner la solitude où Dieu l’appelait.»

Sa vocation est exceptionnelle, parce qu’elle consentit à la pousser exceptionnellement loin. À ce point apparaît l’antinomie : pour être solitaire au degré de Marie de Ste-Thérèse, les moyens matériels deviennent un empêchement au lieu d’être une aide. Sans le comprendre d’abord, mais pleinement consciente dans la suite, Marie de Sainte-Thérèse a cherché et trouvé la solitude au sommet de son âme.

On l’a souvent appelée recluse. Mais le fut-elle? Non, si l’on considère les signes extérieurs. Non seulement elle ne fut pas emmurée, mais il est probable que son Ermitage ne connaissait pas la stricte clôture matérielle, ni les doubles grilles. Certains textes laisseraient même supposer qu’elle sortait parfois de la maison. Malgré cela le terme de recluse la qualifie très exactement. Car nulle clôture matérielle ne peut valoir en efficacité celle tout immatérielle, où elle isola sa pensée et son amour. Nulle retraite n’est située aussi loin du monde

1. Ct. De la vie «Marie-forme» au mariage mystique. Et. Carm. d’oct. 1931 et d’avril 1932.

2. Pour Michel de St-Augustin, cf. Et. Carm. d’avril 1931 : Introduction du R. P Jean-Marie de l’E. J.

que ce désert profond et vide où elle trouvait Dieu dans le grand silence du Carmel.

Toute la vie spirituelle de Marie de Ste-Thèrèse se réduit à la pratique, aussi parfaite que possible, de l’esprit de solitude. Tout y est fonction de son érémitisme. Mais puisqu’elle n’a guère utilisé les moyens d’isolement matériels, il faut chercher ailleurs le secret de sa méthode. Celle-ci se borne, croyons-nous, à isoler le fond de l’âme, le mens et le vouloir foncier, non seulement du matériel et du sensible, mais surtout, de la raison et de la volonté. Par une discipline de tous instants, régissant les plus menus actes, les plus fugitives images de la vie courante, il s’agit de rester en présence de ce fond le plus profond de l’âme; il s’agit en quelque sorte, d’y vivre sans cesse, sans contact avec le dehors oit nous ramènent nos facultés. L’exercice consiste à rendre indépendantes les diverses fonctions de l’intelligence et de la volonté : celles qui nous relient au créé et celles qui nous livrent la conscience de notre propre vie et de la vie de Dieu présent en nous.

Marie de Ste-Thèrèse a poussé très loin cette distinction. Trop loin peut-être, si l’on s’en tient à la base philosophique de sa méthode. Mais la recluse de Matines n’a pas prétendu construire un système philosophique. Si elle arrive, dans la pratique, à isoler le fond de l’âme au point de considérer peut-être comme puissances distinctes le mens et l’intelligence, le vouloir foncier et la volonté, il n’y faut pas voir la suite d’une conception philosophique douteuse, mais plutôt le résultat d’un état de perfection de sa vie spirituelle, un point terminal de sa très simple méthode.

Car cette méthode est la même au début de la vie spirituelle et à la fin. Son objectif unique est la solitude8. Les obstacles rencontrés sur la route du désert et au désert même, sont les mêmes toujours. Une seule chose fait la gradation de la méthode et marque le progrès de sa mise en œuvre : la fidélité de plus en plus héroïque à la pratiquer. Cet héroïsme conduit à l’extrême distinction du fond de l’âme et des facultés naturelles, à cette séparation pratique qu’elle entend dans ses textes par le mot «pureté» en ce sens que l’esprit y est pur alors de tout contact avec les puissances, même supérieures, parce qu’il a été dépêtré et séparé de la partie la plus haute comme de la plus inférieure. On ne peut en faire un grief, même philosophique, à Marie de Ste — Thérèse.

Mais alors, ne se sépare-t-elle pas de la pensée de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix? Nous pensons au contraire que ces pensées sont fondamentalement identiques. Seulement, la conception de la recluse, beaucoup plus unilatérale, beaucoup moins complexe, s’en trouve aussi moins nuancée. Cette conception ne s’identifierait-elle pas à celle du Carmel primitif, que sainte Thérèse voulut retrouver pour en faire l’âme de sa Réforme, mais qu’elle avait déjà entièrement repensée? C’est pourquoi la pensée et la doctrine de Marie de Ste-Thérèse n’ont pas la finesse psychologique dont le génie thérésien enrichit le fonds du Carmel primitif.

Aussi bien, si les méthodes diffèrent, la chose poursuivie est la même. Car cette solitude de l’esprit, recherchée et cultivée d’une manière exclusive, n’est pas cependant une fin en soi. Ici comme chez sainte Thérèse, comme chez saint Jean de la Croix, ce qui importe c’est la libération du don divin. C’est le silence de tout l’humain, la réduction de tout obstacle apporté par les facultés naturelles à la libre activité du don et à son plein épanouissement. Mais cette libération où le mode humain d’agir ne vient plus troubler le mode divin du Saint-Esprit, cette libération que sainte Thérèse et saint Jean de la Croix veulent réaliser par une orientation surnaturelle donnée à toutes nos activités, par une subordination parfaite au surnaturel, Marie de Ste-Thérèse la trouve plus simplement en se séparant de l’humain. C’est pourquoi la forme exclusive de sa vocation fut la solitude. L’économie du système thérésien implique tout l’humain, ordonné et subordonné. Marie de Ste-Thérèse fuit l’humain, réfugiée, recluse au désert de l’esprit.

Serait-elle par là plus éloignée de nous, plus exceptionnelle, et pour tout dire : sa méthode est-elle moins facile? Mais la perfection n’est jamais facile et en matière de spiritualité moins que partout ailleurs. Qu’on y marche par le chemin de sainte Thérèse ou par les voies de Marie, la route est également périlleuse et dure si Von y veut pousser jusqu’aux septièmes demeures, au sommet du Mont ou au Désert de l’esprit. Il reste que la voie érémitique de Marie de Sainte-Thérèse a mis l’accent sur la solitude et bien sur une forme de solitude réalisée indépendamment de ses moyens matériels et de ses signes extérieurs. Par ce côté sa spiritualité rejoint un des besoins les plus profonds de l’âme moderne et lui rappelle des possibilités trop souvent négligées. Si elle montre que les observances les plus rigoureuses, les signes extérieurs de séparation ne sont rien quand ils ne recouvrent pas une séparation plus fondamentale et tout intérieure, elle indique en outre la voie véritable de cette libération.

Vie de recluse, réalisée pour ainsi dire, sans moyens extérieurs, cette vie n’est exceptionnelle que par le degré héroïque de sa perfection. Au degré des essais timides, elle n’a rien d’exceptionnel. Mais elle est singulièrement actuelle. Dans l’agitation où la vie nous a placés, dans le désarroi où se meuvent les existences modernes, si nous savions garder le contact étroit et permanent avec ce fond ignoré de notre âme! Tout le monde porte en soi le désert où Dieu attend. Mais les routes sont perdues. Ceux mêmes qui ne les ignorent pas, négligent de s’y engager à fond. Car l’humain nous tient et nous croyons en lui. Nous jugeons utiles un trop grand nombre de choses que l’activité naturelle réalise. Mais une seule est nécessaire. Les voies de Marie de Ste-Thérèse y mènent tout droit, car c’est au désert de l’âme qu’elle nous est donnée, lorsqu’y règne le grand silence du Carmel.

Louis VAN DEN BOSSCHE.





Traduction des chapitres 139 à 158 (1er livre 2e partie)

LA VOCATION DE MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE A L’ÉTAT DE SOLITUDE. (1er Livre, 2e Partie)

[Ch. 139] : Dans la clarté d’une lumière divine elle voit son Bien - Aimé présent en elle, où il se délasse comme dans un jardin plein d’agréments. Elle traite familièrement avec lui et comprend qu’elle doit être un jardin clos. Elle reçoit confirmation de sa vocation solitaire et le Bien-Aimé promet de la parachever en elle.

Le quatrième dimanche du carême, en 1671, étant en prière avant la communion, je me trouvais dans une profonde solitude intérieure et en repos. Je goûtais une lumière divine, qui me traversait de ses rayons et me possédait, et dans laquelle je reposais comme prise de sommeil.

Après la sainte communion, j’ai vu mon Bien-Aimé, selon sa sainte Humanité, présent au fond de moi. Il semblait s’y promener avec plaisir et joie, comme dans un jardin délicieux. Cependant, je ne voyais pas l’image d’un jardin matériel. Si j’emploie ces images, c’est afin de rendre la chose quelque peu perceptible à l’intelligence humaine. Car ces choses ne sont pas en moi d’une façon aussi grossière. Je voyais, je comprenais que mon intérieur servait à mon Bien-Aimé de lieu de délices et de plaisance, et qu’il l’avait choisi à cette fin. Dans tout ceci je me tenais passive, me contentant de contempler mon Bien-Aimé d’un simple et tendre regard d’amour. Mon commerce avec lui était sans contrainte, mais pourtant plein d’humilité et de respect.

Que Votre Révérence ne s’imagine pas que mon Bien-Aimé était là comme enfermé dans des limites étroites. Je portais en moi une telle étendue, une largeur, une profondeur, une hauteur qui semblaient sans limites. Aussi ce lieu de délices était-il d’une extraordinaire immensité.

Cela semble avoir été une vision intellectuelle plutôt qu’imaginative, car cela s’accompagnait de suspension sensorielle; et c’est pourquoi il n’y avait pas de représentation précise, ni l’image d’un jardin délicieux, planté d’arbres, orné de fleurs, etc. Mais la beauté, l’agrément, la joie de ce jardin m’étaient présentés d’une manière intellectuelle et surnaturelle.

De la chose que je voyais et comprenais, je ne pouvais former d’autre image que celle d’un jardin délicieux où je voyais passer et se complaire Jésus, mon Bien-Aimé.

Telle que je l’ai décrite, cette vision dura environ une heure. Pendant ce temps il était en outre apparu en moi une certaine grandeur majestueuse, se répandant dans tout l’être, avec suspension sensorielle. Cela perdura quelque temps.

Tout ceci semble avoir été la confirmation de ce que mon Bien-Aimé m’avait dit, à savoir : que je serais comme un jardin clos où lui seul aurait accès. Cette vision devait confirmer la réalité de ma vocation et me stimuler à vivre, avec une fidélité parfaite, la vie de stricte solitude.

Mon Bien-Aimé m’a donné encore pleine assurance au sujet de cet appel. Je dois être entièrement dégagée de tout commerce avec les gens de l’extérieur et strictement silencieuse à l’intérieur de la maison. Il m’a donné le courage et la force d’y persévérer fidèlement. Car il désire que ma seule conversation soit avec lui, et il veut trouver en moi ses délices. À cet effet il opère en moi une merveilleuse pureté, que personne ne peut comprendre s’il ne reçoit une lumière spéciale de mon Bien-Aimé. Par l’effet de cette pureté, l’âme paraît plus angélique qu’humaine. Et c’est cette pureté-là que je dois désirer.

Mon Bien-Aimé m’a avertie en outre que Satan est jaloux de notre calme, de notre pureté de cœur et de l’union qui règne parmi les Sœurs. De toute manière, il va tâcher de la troubler. Mais mon Bien-Aimé m’a fortifiée. Il m’a promis son secours, quoi qu’il arrive. Car il est avec nous; et j’ai reçu la promesse qu’il me conduirait à la perfection qu’il m’a réservée et qu’il écarterait tout obstacle.

J’ai vu mon Bien-Aimé présent en moi de cette manière, jusque Complies environ, sauf pendant le temps de la récréation.

[Ch. 141.] : Quand elle est détournée de la pureté où elle doit tendre, le Bien-Aimé y voit comme une injure. Cette pureté dépasse toute pureté antérieure. Lorsqu’elle s’en écarte, elle devient impuissante et se trouve abandonnée en sécheresse.

Il m’a encore été fait comprendre que Votre Révérence doit me préserver avec soin de tout ce qui pourrait empêcher ou diminuer les satisfactions que mon Bien-Aimé trouve en moi. Il m’a dit que si je devais m’écarter délibérément de cette voie ou si quelqu’un me faisait déchoir, si peu que ce soit, de cette pureté où il m’appelle et veut m’établir, il considérerait cela comme une plus grave injure que de voir d’autres âmes tombant en lourdes imperfections. Et la cause unique en serait la privation de cette satisfaction et de ces délices dont il jouit dans mon cœur lorsque la pureté angélique y règne.

Cette pureté est si grande qu’elle implique tout ce que j’ai jamais compris et pratiqué en matière de pureté intérieure. Elle contient aussi tout ce que j’ai expérimenté ou appris en matière de simplicité, repos, solitude du cœur, détachement et dépouillement du créé, — même du créé surnaturel. Il semble que la mort spirituelle et la perfection de l’âme se rejoignent au degré le plus éminent dans cet état de pureté, où se parachèvent tous les autres états antérieurs.

Lorsque, conviée et attirée à ce degré de pureté, mon Bien-Aimé m’y établit, de mon libre consentement, il me semble soudain m’élever en un seul instant d’un degré moyen au plus élevé. Ne faisant qu’un seul pas, je semble néanmoins sauter vivement par-dessus tous les autres degrés.

Certaines lumières me permettent d’entrevoir parfois que cette pureté si haute, où mon Bien-Aimé m’appelle, devra servir à disposer mon âme à recevoir d’autres grâces et de nouvelles motions. Aussi faut-il que je reste loin des hommes et plus près de Dieu, afin de demeurer dans cette pureté.

Il arrive que je fasse Tune ou l’autre chose, même indifférente, contre la motion intérieure et par conséquent, contre cette pureté. Ainsi par exemple, l’autre jour j’écrivais une lettre et j’avais un certain attrait naturel à l’écrire. Mais pendant que j’y étais occupée, j’ai éprouvé un tenaillement intérieur, un désordre tel qu’il me serait impossible de l’exprimer. J’ai fait des efforts pour continuer ma besogne; mais l’hostilité intérieure ne faisait que croître. Mon bras se raidissait. Je ne pouvais plus mouvoir la main ni les doigts sans douleur. La mémoire et l’intelligence étaient tellement obscurcies qu’il m’était impossible de rédiger la lettre comme il fallait. Malgré tout, je me fis violence. Je me persuadais en conscience que mon intention était droite, que je voulais faire plaisir à sœur Thérèse qui m’avait priée d’écrire cette lettre. Extérieurement, tout cela avait l’apparence d’être fort raisonnable et même conforme à la volonté divine. N’avais-je pas l’intention de pratiquer la vertu par cette complaisance envers une sœur?

Et pourtant, la violence faite à l’esprit me fatigua tellement, je ressentis un tel malaise dans tout le corps et au cœur, que j’avais bien l’air d’avoir fait une longue route ou de sortir d’une mauvaise fièvre. Mais je savais bien la cause de ces malaises.

Car pendant trois jours je fus abandonnée de mon Bien-Aimé. Je n’avais plus rien dans l’âme, comme si je n’avais jamais pratiqué l’oraison. Je croyais qu’il me faudrait tout apprendre à nouveau; mais je ne savais comment ni par où commencer. Les ténèbres intérieures étaient si épaisses qu’elles en devenaient pour ainsi dire tangibles. Et mon Bien-Aimé se tenait si loin de moi, séparé de moi comme s’il y avait eu un mur entre nous.

Le troisième jour je commençais à devenir mélancolique. Gémissante, je me plaignis à mon Bien-Aimé et lui demandai ce qu’il y avait eu pour que je me sente si loin et abandonnée de lui. Et il me fut répondu : «Cette lettre que vous avez écrite». J’ai fait aussitôt reprendre la lettre et après quelque temps, j’ai retrouvé la simplicité intérieure. Tout le créé avait disparu. Je me retrouvais dans l’Être sans image de Dieu. Je le goûtais au fond de moi, à l’exclusion de toutes choses créées. Je marchais dans la lumière, en plein jour.

[Ch. 143] Le Bien-Aimé l’instruit dans la vie de détachement. Elle est conduite dans une solitude intérieure où le Bien-Aimé dit à son cœur des vérités cachées, la remplissant de sagesse.

On m’enseigne à comprendre de mieux en mieux ces paroles du Prophète : «Voici, j’ai fui au loin et je suis restée dans la solitude». Ces paroles doivent se réaliser pleinement en moi en toutes circonstances, occasions ou rencontres. Fuir : c’est-à-dire, ne faire réflexion sur rien, mais m’écarter de toutes les choses où je ne trouve pas mon Bien-Aimé. Me retirer au loin, bien loin aussi de mon propre moi, puisque je suis à moi-même mon plus proche obstacle. Dans la solitude, à l’intérieur, seule et sans rien avec moi.

Cette solitude, ce désert doit être en moi si profond et si retiré que rien n’y puisse être vu ou entendu de tout ce que Dieu a jamais créé. C’est vers cette solitude obscure et silencieuse que me conduit mon Bien-Aimé. C’est là qu’il entreprend de parler au cœur de sa Bien-Aimée, lui disant un grand nombre de vérités mystérieuses, l’enseignant sans bruit de paroles, dans un suave murmure de son Esprit. Il procède par illuminations intérieures qui coulent à travers mon âme et qui la remplissent comme d’une Sagesse divine. Si bien qu’elle boit les choses divines et les savoure d’une manière merveilleuse.

En un mot, le langage que le Bien-Aimé verse au cœur de sa bien-aimée la remplit d’une lumière de vérité. Et quand une telle faveur m’est faite, mon âme s’en trouve débordante de vérités ayant trait à la vie intérieure ou mystique et à la pureté intérieure. Si je disposais alors de plusieurs mains pour écrire, il y aurait de quoi les employer toutes à la fois, tant il y a pour lors de surabondance dans mon âme. Il faut remarquer cependant qu’u ne plaît pas à mon Bien-Aimé que toutes ces choses me viennent à l’esprit à point nommé et avec la même abondance qu’au moment de l’illumination intérieure. C’est pourquoi je ne puis pas en dire grand’chose. Il me suffit de conserver dans la mémoire la substance de ces choses. Cela me suffit pour m’exercer à les pratiquer.

[Ch. 144] : Il se lève en elle une lumière divine, qui envahit toute l’âme et la transforme. Elle doit la recevoir passivement. Dans la solitude le Bien-Aimé parle à son cœur, lui enseignant les secrets de l’amour. Il la détache des sens et des puissances pour lui apprendre à recevoir la lumière divine dans son esprit rendu passif. Cette lumière rend l’âme divine.

Dans cette solitude intérieure, une lumière divine se lève d’une manière imprévue. Elle jaillit comme d’elle-même, puis s’étend et se communique à l’âme tout entière, la possédant en quelque sorte et la régissant. Cette lumière n’est pas la présence de mon Bien-Aimé, mais une chose qui semble en résulter. Par elle, l’âme reste occupée en Dieu et avec lui, d’une manière très élevée et très spirituelle. Elle concentre toutes les puissances en Dieu. Cette chose divine n’est pas seulement offerte à l’intelligence, mais aussi à la volonté; car l’amour aussi se tourne entièrement vers cette chose, pour en jouir et pour la goûter. Il s’y repose avec une pleine satisfaction de l’esprit.

Bien plus, cette puissance a reçu la tendre blessure de l’amour envers le Bien suprême. Et dans le fond le plus profond de l’âme brûle un doux feu d’amour. Ce feu divin semble d’une certaine manière, consumer l’âme ou bien, s’unir si étroitement à l’âme que celle-ci ne paraît plus être qu’une seule chose avec lui, une seule lumière, sans différence. Elle ne distingue plus ce qui est d’elle ou de telle chose ou de telle autre. Elle est absorbée dans la pure simplicité de la lumière et de la vérité. Elle y goûte la vérité en soi.

Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni d’aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie, qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il y faut au contraire, une tranquillité et une simplicité sur éminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop; elles ne servent à rien, si ce n’est à fermer l’accès à la lumière qui se lève. Celle-ci conserve toute sa puissance et sa plénitude et possède l’âme aussi longtemps que la pureté de l’esprit et la droiture d’intention ne font pas défaut, aussi longtemps que l’âme reste libérée de l’activité des puissances et de la raison. Mais dès qu’il y a quelque défaut de ce côté, la lumière disparaît aussitôt et l’âme reprend expérimentalement conscience d’elle-même et des créatures.

À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. Elle éclairait ces paroles : «Voici que j’ai fui au loin, et je suis demeurée dans la solitude.» J’y ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-Aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. Là, dans le secret, il m’enseignera toute vérité; il dira des paroles de paix à mon âme. Là il m’apprendra de l’amour mystique d’autres secrets, que je n’ai pas encore appris. Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même, d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et de multiplicité, et elle communique ses connaissances aux autres puissances, — imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc... Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration, imparfaite de pétulance et d’émotions. Et quoique l’objet n’en soit pas toujours mauvais ni même imparfait, mais fort bon et menant à Dieu, encore est-il que cette immixtion ne vient pas alors en son temps, car elle n’y est d’aucune utilité.

Voici un exemple. Une certaine lumière montre à l’intelligence quelque vérité qui me concerne ou qui concerne quelqu’un d’autre. Il s’agit de la correction d’une imperfection ou du redressement d’une chose moins parfaite, ou de la poursuite d’un plus grand bien, d’une plus grande perfection ou pureté, etc... Aussitôt le zèle vient s’y joindre, et les forces sensibles, l’imaginative, l’irascible et les autres. Toutes prétendent collaborer activement et cherchent à réaliser cette fin de telle ou telle manière particulière. Ainsi la multiplicité et l’activité entrent dans l’âme9. Au temps de la prière ou dans un état de recueillement tout cela est sans profit. Cela dérange et ne sert qu’à empêcher un exercice plus parfait.

Je suis de mieux en mieux instruite de ce qu’il faut faire lorsque les lumières de ces connaissances pénètrent dans l’intelligence. Quand celle-ci veut alors les considérer et y appliquer son travail, l’esprit doit se cacher dans son fond. Il doit fuir, sans faire attention à ces éclaircissements, afin de mieux rester dans l’intime solitude, dans le repos, dans l’obscurité spirituelle. Il doit contempler Dieu au-dessus de toutes les lumières et de toutes les images, dans l’obscurité de la Foi; et l’écouter sans bruit de paroles, et l’étreindre sans corps, dans une sainte vacuité et dans un silence profond de toutes les puissances de l’âme.

Il m’est fait entendre aussi que lorsque mon Bien-Aimé veut me donner quelque lumière au cours de l’oraison ou en d’autres temps il ne la répandra pas tant dans l’intellect agent, mais qu’il fera tomber comme une étincelle dans le fond de l’âme; et par là l’intellect patient pourra saisir la vérité vue. Cela s’opérera d’une manière très tranquille et fort détachée si bien que l’intelligence conservera cette vérité pour la mettre en œuvre au temps opportun; ou mieux encore, pour laisser Dieu lui-même La mettre en œuvre en elle, quand il faudra.

Il m’arrive de percevoir ces subtiles étincelles jetées dans le fond de l’âme. Elles éclairent et purifient en même temps le fond de l’âme. Leur effet instantané est très puissant et très élevé, car en un seul instant, elles rendent l’âme déiforme et capable de goûter les activités divines et la vue d’une insigne présence de Dieu. Je comprends que ces illuminations rapides, si intimes et si calmes dans le fond de l’âme, sont infiniment plus sûres que celles qui viennent dans l’intelligence par des connaissances particulières. Car ces dernières tournent l’intelligence vers l’extérieur, à cause de la collaboration des puissances imaginatives.

[Ch. 147] : Les âmes solitaires passent pour manquer de courtoisie, de sociabilité ou d’amour, parce que leur grâce ne paraît pas à l’extérieur. Elles ont cependant choisi la meilleure part. Notre vénérable Mère reçoit certaines instructions de son Bien-Aimé à ce sujet.

Je ne m’étonne plus qu’il y ait des personnes, - même spirituelles et pieuses, - qui condamnent et vont jusqu’à mépriser ces âmes solitaires, très simples, détachées et unies à Dieu. On les trouve inciviles et insociables, incapables de s’adapter au milieu. Leur conversation semble sans agrément et rude. On dit qu’elles manquent d’amour, de serviabilité, que leur humeur est bizarre; en un mot, qu’elles manquent à la charité envers le prochain. D’ailleurs, ceux qui ne connaissent et ne comprennent pas le chemin que suivent ces âmes, arrivent nécessairement à se former une telle opinion. Ils ne voient pas combien la simplicité de cœur de ces âmes unies à Dieu exige le détachement qui les force à dépasser toutes choses, comme si elles étaient mortes à tout ce qui est extérieur. Les âmes solitaires semblent bien parfois négliger certaines œuvres de miséricorde ou ne pas chercher à faire plaisir autour d’elles; mais elles ne manquent jamais de faire ce qui est conforme à leur état, à leur condition, à leur vocation. On devrait comprendre que la grâce divine les aide à faire ces choses dans la mesure où l’amour les commande et selon les besoins des circonstances, sans qu’il y ait le moindre dommage pour la perfection de leur simplicité et de leur vie d’union. Mais cette grâce ne les aide plus quand il s’agit d’œuvres qui sont contraires à leur vocation et à leur profession ou qui simplement, n’y sont pas conformes.

Il n’est pas nécessaire de s’arrêter à prendre conseil auprès de ces gens pour justifier les âmes simples, solitaires et unies à Dieu. Elles sont mortes à tout ce qui est extérieur; mais elles ont choisi la meilleure part, puisque la Sagesse éternelle, Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même en témoigne par ces paroles : «Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et te troubles pour beaucoup de choses. Une seule cependant est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas ôtée.»

C’est à cette chose unique, nécessaire, à cette meilleure part de Marie-Madeleine que mon Bien-Aimé me convie. C’est là qu’il m’appelle et m’attire, dans la plus haute perfection. Et il m’enseigne non seulement à me soustraire aux colloques et aux conversations, mais en outre, à me détacher de ma propre intelligence, de ma mémoire, de ma volonté et de tous mes sens, afin d’être revêtue et saturée uniquement de Dieu et de choses divines.

[Ch. 149] : Dans le désert de l’esprit elle est entièrement détachée de tout, uniquement occupée de son Bien-Aimé sans images. Son esprit est fixé dans la contemplation du Bien-Aimé. De temps en temps, un simple coup d’œil lui permet de voir ce qu’elle doit faire.

Mon état est parfois très simple et tout attiré vers la solitude. Il me semble être transporté dans un lieu sauvage, situé très loin de moi, où je suis étrangère à toutes choses et jusqu’à un certain point, étrangère à moi-même. Je n’y distingue plus rien, ni lumière, ni obscurité. Je n’y réfléchis pas si l’âme est dans la jouissance ou dans la privation. Je ne désire plus rien de tout cela. Toutes choses ici me sont indifférentes. Plus exactement, l’âme est comme morte à toutes choses. Elle est comme anéantie.

Ma contemplation se tourne uniquement vers cet UN très simple et sans image qui semble se montrer dans la forêt lointaine et obscure. Il ne s’y montre ni clairement ni distinctement, il est vrai. Mais l’âme voit cependant et reconnaît son Bien-Aimé dans cette obscurité. Et elle s’en contente parfaitement, puisqu’il plaît à son Bien-Aimé de se montrer de cette manière...

La Foi donne à mon âme une assurance suffisante de la présence de mon Bien-Aimé; et s’il laisse l’âme dans cette obscurité, c’est pour éprouver sa fidélité, la pureté de son amour et sa mort spirituelle. L’âme ne voit qu’une ombre; mais il suffit à son pur amour pour y orienter son regard.

Dans cet état où l’esprit est orienté vers Dieu, il se comporte d’une tout autre façon que dans les états où il jouit d’une lumière, etc. Dans ces états-là, l’esprit semblait conserver une certaine liberté de faire retour sur soi ou d’user des sens et des puissances pour faire ce que les circonstances exigeaient. Alors le chemin de l’esprit vers Dieu restait ouvert. Mais dans cet état-ci, l’esprit ne fait jamais retour sur soi. Il ne se détourne plus de Dieu, tout en accomplissant ce que la charité ou l’obéissance lui commandent. Il demeure, il est stabilisé dans l’orientation de son simple regard vers le Bien-Aimé, et il reste éloigné de tout. Mais entre-temps, c’est comme s’il jetait parfois un rapide coup d’œil sur ce qui doit être fait. Ainsi l’aigle (d’après ce que l’on raconte) s’élève dans les airs et fixe le soleil. Mais de temps en temps d’un coup d’œil, il surveille sa nichée, sans qu’il soit nécessaire de descendre pour cela. Il continue de planer dans les régions supérieures, plus rapprochées du soleil, où résident sa vie et toute sa joie. L’esprit détaché et tourné vers son fond, l’esprit solitaire se comporte à la façon de l’aigle, dans l’état dont je parle ici. Et cela se réalise le mieux lorsque le travail à faire n’est pas difficile et n’impose pas une grande fatigue à l’intelligence ni aux sens.

[Ch. 151] : Il lui est intérieurement enseigné à vivre comme si son âme n’habitait plus le corps. Les trois puissances de l’âme opèrent en elle d’une manière distincte. Son esprit reçoit la lumière de Dieu comme un miroir. L’esprit seul est uni à Dieu, mais non la partie rationnelle ni la partie sensible.

Alors j’ai vu avec évidence comment une âme peut vivre ici-bas comme si elle n’était plus dans le corps, conversant avec les créatures comme si elle ne vivait plus parmi elles. Car sa demeure est située si loin de là. N’a - t-elle pas déjà son habitation dans le ciel? Voilà pourquoi elle peut vivre ici comme si elle était morte et même, comme si toutes les créatures avec elle avaient été anéanties en Dieu et qu’elles avaient toutes, perdu l’être en lui.

Ici le nœud est dénoué. Ici la mine d’or est découverte. Ici ma pesanteur est devenue légère et ma tristesse fut consolée. Car il me fut donné le moyen de vivre en cette pureté de l’esprit, qui m’avait été montré le jour de Noël, de vivre comme un pur esprit, tout en demeurant dans la chair. Ah, que Dieu m’y fasse atteindre par sa grâce puissante!

Les trois parties de l’âme, — à savoir : l’homme le plus intérieur et déiforme (que j’appelle l’esprit), l’homme raisonnable et l’homme sensible, - étaient maintenant le plus souvent distinctes en moi. Il y a comme une rue entre eux, et cela m’aide beaucoup à conserver le recueillement de l’esprit. Soit pendant l’oraison, soit en d’autres temps, pendant l’office ou le travail manuel, notre exercice se réduit habituellement à maintenir l’esprit enfoncé dans un silence très simple où il contemple passivement, connaît et aime (mais je ne sais comment) le Bien sans image et inexprimable.

Parfois — et même habituellement, — cet homme intérieur et déiforme se trouve tellement éclairé par le Bien ineffable, qu’il semble avoir été transformé en soleil. Comme je comprends la chose, je crois que l’esprit est alors comme un miroir sans taches et sans défauts, placé devant la Face de Dieu, recevant les reflets et les rayons émanés de la Face divine. Il me semble en outre que cette image divine, sans image, s’imprime sans intermédiaire dans le miroir du pur esprit; qu’elle s’y mire et s’y montre; et que cela se passe un peu à la manière d’un miroir tourné vers le soleil. Celui-ci y est capté et le miroir reflète l’image du soleil tel qu’il est dans le firmament.

Il m’est fait connaître que l’esprit se trouve alors aussi purement et directement près de Dieu qu’il l’était au jour où il est sorti de Dieu, lors de sa création. Si l’âme devait à ce moment être retirée du monde, elle volerait droit au ciel, sans passer par le purgatoire. Je crois même qu’au moment où l’esprit se trouve de cette manière devant la Face divine, il goûte quelque chose de la gloire future, parce que cette partie de l’âme est alors toute glorifiée, transformée qu’elle est par la lumière divine.

Voici que je perçois nettement les trois parties différentes qui sont en mon âme et je comprends avec évidence que Dieu ne veut et ne peut s’unir qu’à la partie la plus éminente, la partie déiforme, le pur esprit; et non pas aux deux autres. La cause en est que l’esprit seul est à la ressemblance de Dieu et seul capable de le recevoir.

Lorsque l’esprit est introduit dans cette chambre secrète, la raison, la mémoire et la volonté restent dans les antichambres, comme des demoiselles d’honneur. Elles ne peuvent et n’osent approcher pour regarder ce qui se passe entre Dieu et l’esprit. Elles sont arrêtées, pleines de respect, se reconnaissant indignes et incapables de participer à la fête. Il est trop clair que ces puissances sont trop basses, trop grossières pour connaître et pour goûter la mystique opération où Dieu se révèle.

Elles comprennent et confessent ouvertement que le pur esprit y est seul capable; et c’est pourquoi elles le laissent à son repos, à sa jouissance, à sa contemplation. Elles ne Fimportunent plus en voulant s’introduire où il est. De loin et comme dans une énigme, elles se contentent d’entrevoir ou de percevoir confusément quelque chose de ce qui se passe. Il est vrai que la partie la plus inférieure, — les puissances sensibles, — me paraissent se trouver plus bas encore et plus loin. Elles ne sont pas des demoiselles d’honneur, mais plutôt des femmes de chambre.

[Ch. 152]. Dans la solitude de l’esprit elle contemple l’Être sans image de Dieu et voit ses secrets divins». Avec toutes les créatures elle semble anéantie et parfaitement unie en Dieu, en qui toutes choses sont une. Elle pratique les vertus d’une manière essentielle. Elle s’attriste de devoir vivre ici-bas et aspire aux choses du Ciel.

Mon Bien-Aimé m’a fait parfois cette grâce de me conduire et de m’élever à une merveilleuse solitude de l’esprit ou je rencontrais et goûtais l’Être divin sans image. Plus que jamais mes sens et mes puissances en étaient saturés d’une manière plus élevée, plus noble et plus perceptible. Ce n’est pas que les sens ou les puissances sensibles y eussent quelque participation. L’esprit seul voyait, d’une manière tout éminente et que je ne puis tenter d’exprimer. Peut-être serait-il permis d’utiliser les paroles du saint apôtre Paul : «J’ai vu des secrets ineffables de Dieu qu’il n’est pas permis à un homme de révéler.» Mais je dirais plutôt que si même il était permis de les révéler, je ne le pourrais. Car ces choses éternelles invisibles ne peuvent s’exprimer ni même, se comprendre.

Voyez, mon cher Père : pour une petite étincelle perçue, vue, goûtée de ce Bien suprême, éternel, invisible, je m’écrierais volontiers avec l’apôtre : «L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, l’esprit de l’homme n’a pas conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment.»

Dans cette solitude où l’on contemple et goûte l’Être incompréhensible, j’étais anéantie; et toutes les créatures avec moi. Nous étions englouties dans une mer sans limites. Ceci me semble une parfaite union de l’âme avec Dieu. Quand cette élévation de l’esprit se produit, l’âme comprend que Dieu se donne à elle, tout entier, et non plus par quelque communication de certains de ses attributs, de ses perfections ou de ses dons. Il s’imprime lui-même tout entier en elle, et il l’insère en lui. Ainsi la fait-il une avec lui.

Dans cette sorte d’oraison toutes les comparaisons disparaissent. Les choses perdent leur nom, parce que toutes deviennent une seule en Dieu. Ainsi par exemple : l’âme comprend sans comprendre ce qu’elle comprend; elle contemple sans savoir ce qu’elle contemple; elle goûte un certain bien et ne peut expliquer quel est ce bien; elle aime et ne sait ce qu’elle aime, ni comment elle aime. Et c’est ainsi qu’elle adhère à ce Dieu suprême et infini, dans une simplicité suréminente, absorbée dans la connaissance et dans l’amour.

L’âme est tombée en arrêt dans cette contemplation. Elle ne peut plus connaître ou distinguer si, tournée vers Dieu, elle sort d’elle-même ou si elle y rentre. Elle ne voit plus de différence entre aimer ou comprendre. Elle aime tellement, elle comprend tant de choses, elle descend tellement à fond dans l’humilité qu’elle paraît s’y anéantir. Mais elle ne peut comprendre (et d’ailleurs elle n’y fait pas attention) tout ce qu’elle comprend, aime et goûte, ni comment cette humilité réelle a pu l’anéantir à ce point. Et il en va de même pour les autres vertus, qu’elle exerce pour lors de la façon la plus parfaite, réellement et dans leur essence même, — et toujours sans prendre garde comment elle les pratique. Car l’âme est alors privée de toute attention ou réflexion sur son propre être ou sur quoi que ce soit.

Cette oraison ne me fait pas perdre conscience. J’entends et perçois ce qui se passe autour de moi, mais à la façon de choses très lointaines. Toutefois, converser avec les gens ou m’occuper d’autre chose me paraît alors impossible. Ce me serait un martyre. Cet état est bien semblable à une mort incessante. Car toutes choses paraissent si mauvaises et abjectes, que l’âme s’attriste de devoir s’en occuper. Le désir et l’amour des biens invisibles et éternels lui ont laissé une telle faim de les posséder, que toute autre chose provoquerait la nausée.

Dans cet état, l’intelligence et la volonté sont plus passives qu’actives; et c’est pourquoi l’âme pratique les vertus d’une manière si pure et éminente. Elle possède ces vertus dans leur origine, dans leur centre. Il en va ainsi de la Foi, de l’Espérance, de la Charité et aussi de l’Humilité. Elle les exerce sans réfléchir à soi; mais son cœur et son regard intérieur demeurent fixement orientés vers Dieu seul, aussi longtemps que cet état perdure.

[Ch. 154.] Au plus profond du cœur elle jouit d’une contemplation du Bien ineffable. Parfois elle est placée dans la solitude de l’esprit, y expérimentant sa séparation de l’esprit naturel. Dans cette solitude le Bien-Aimé parle au cœur de sa bien-aimée, et souvent, lui donne un baiser de sa bouche.

Ce regard de l’âme se sent parfois doucement attiré vers le plus profond du cœur. Il s’y fixe comme dans une chambre très profonde et secrète. Rien de ce qui est du domaine des sens, de l’imagination, de l’intelligence active ne l’arrête plus. Il contemple très amoureusement et goûte un certain Bien que ne je puis comprendre et moins encore, traduire par des paroles. Il s’opère là je ne sais quoi de très secret; et cependant, l’objet divin que je contemple passivement est évident et fort rapproché.

Mais l’imagination et les autres puissances sensibles n’y ont pas accès. Il m’est très facile de conserver cette disposition, même en dehors de l’oraison et surtout, pendant le travail manuel. C’est pourquoi je ne fais plus de différence alors entre la prière et les autres occupations.

D’autres fois je me sens dans une très grande solitude de l’esprit, comme si j’étais la seule créature existante. J’éprouve alors un grand attrait à tout quitter, afin de mieux goûter par là cette douce solitude où je ne serais occupée que de mon Bien-Aimé. Dans cet état j’ai la conscience très nette que mon âme est séparée de l’esprit naturel, comme s’il y avait entre eux une grande distance. (Cela arrive aussi en dehors de l’oraison.) Ces deux choses sont pour lors indépendantes l’une de l’autre, et libres dans leurs opérations. L’une ne gêne pas l’autre.

L’opération de l’esprit se réduit alors habituellement à un simple regard fixé sur l’un sans image; et rien de plus. Ce qui se passe à ce moment dans la nature lui est très éloigné et semble situé dans le lointain. Cela paraît être l’acte de quelqu’un qui ne me touche en rien et que je connais à peine. L’esprit est en pleine liberté, dépêtré de la nature et de tout le créé. Je le sens planer au-dessus de toutes choses. Parfois, il est vrai, je me retrouve dans ma nature, même contre mon gré. C’est une occasion d’humiliations, de morts amoureuses par quoi je m’exerce à demeurer indifféremment dans toutes les dispositions qui peuvent survenir, pleinement satisfaite par la contemplation de l’Être divin sans image, et sans désirer autre chose.

Je me retrouve parfois dans une chambre secrète de l’esprit, que je nomme : solitude intérieure ou désert. Il n’y paraît aucune forme de créatures. Elles n’y sont pas admises et n’y ont pas accès. Dans ce désert le Bien-Aimé dit au cœur de sa bien-aimée des choses secrètes qu’elle saisit et comprend au moment même, mais dont, après coup, elle ne peut rien ou presque rien exprimer et que sa raison ne parvient pas à reconstruire. L’âme semble, après cela, se réveiller d’un doux sommeil d’amour. Elle ne parvient pas à raconter son rêve mystique. Tout ce qu’elle peut dire c’est que son Bien-Aimé lui a fait un accueil plein d’amour.

Dans le crépuscule de ce désert, l’âme semble pousser de profonds soupirs. Elle désire et demande parfois à son Bien-Aimé un doux baiser de sa bouche. Et souvent, le Bien-Aimé cède à son désir. Mais cela se passe fort secrètement et en cachette, tout à fait à l’insu des puissances sensibles. À ce moment l’âme contemple la Face sans image de son Bien-Aimé, avec une joie sans limites. Il m’est impossible de trouver d’autres mots pour m’exprimer; et pourtant, il s’agit d’une chose que je vois dans ce désert. C’est comme si deux amis se voyaient face à face, mais dans l’obscurité, d’une façon indistincte et confuse. Mais cela suffit à l’âme pour comprendre et croire qu’elle est en présence de son Bien-Aimé, de son unique Bien qui est seul capable de la satisfaire et de la rassasier.

[Ch. 155.] : Le Bien-Aimé la transforme en parfaite ermite. Il lui révèle l’esprit de sainte Marie-Madeleine et promet de le lui donner en partage. C’est pourquoi elle choisit cette sainte comme patronne. Elle goûte une vie angélique et divine, une union à Dieu d’une éminente perfection et d’autres choses merveilleuses et divines, conformément à l’esprit de sainte Madeleine.

Il y a quelques jours (en février 1673), j’ai compris au plus secret de mon âme, que mon Bien-Aimé avait l’intention de m’attirer de plus en plus vers la vie véritablement érémitique et de me perfectionner dans la pratique de cette vie. Il veut aussi me communiquer une grande part de l’esprit et des grâces que sainte Marie-Madeleine a goûtées jadis dans sa retraite, à savoir : son incessant et familier colloque et son union avec son Dieu bien-aimé; son élévation d’esprit presque ininterrompue; sa haute contemplation de choses célestes ou divines; ses ravissements en Dieu, sa conversation avec les Anges et en outre, son exceptionnelle pureté de cœur et d’esprit; son parfait détachement et son oubli de toutes créatures; son unique et très pur amour pour son Bien-Aimé.

Personne ne pourrait exprimer par des paroles, comme il me le fut montré intérieurement, l’excellence de son esprit et la perfection avec laquelle elle a su le posséder, l’exercer et le porter réellement en elle. On ne peut exprimer ce que j’ai compris de sa pureté intérieure, ni comment son esprit reçut la forme de l’esprit de Dieu. Comme Dieu a travaillé son âme et comme il y a reposé et vécu! Comme elle-même à vécu en Dieu! Comme Dieu l’a aimée et à quel point il lui a révélé ses mystères et ses secrets! On ne peut dire combien Dieu s’est plu à traiter avec elle!

Une lumière divine infuse m’a permis de sonder l’esprit de cette sainte solitaire; et depuis trois ou quatre jours, cet esprit commence d’agir en moi de la même manière. J’ai entrepris de suivre les traces de sa vie et de son esprit, d’une tout autre manière que je n’avais accoutumé. Aussi suis-je poussée à la choisir comme Patronne, comme insigne Maîtresse qui me fera mieux pénétrer son esprit. Il est bien entendu qu’il plaît à mon Bien-Aimé de m’appeler à cela.

Je ne pourrais dire ou expliquer à personne tout ce que mon Bien-Aimé m’a fait goûter conformément à cet esprit de sainte Madeleine, et tout ce qu’il m’a donné d’expérimenter de cette vie angélique ou divine, de cette élévation de l’âme en Dieu, de ces rapts de l’esprit, de ces quasi-ravissements en lui et de cette rencontre de mon esprit et de l’Esprit divin, quand l’un est pris par l’autre, perdu, englouti et que tous deux sont unis en un seul. Je ne puis expliquer comment je sens presque sans interruption que mon esprit, mes puissances et mes sens sont perceptiblement remplis et sursaturés de Dieu, mieux qu’une éponge n’est imbibée d’eau. Mon esprit est levé vers Dieu, ouvert devant lui, pur et dépouillé, comme une atmosphère très pure, ouverte au soleil, se laisse traverser de lumière, reçoit sa chaleur et devient elle-même lumière du soleil. Toutes ces choses et d’autres semblables commencent à s’opérer en moi de telle façon que toutes les grâces antérieures, les unions, etc., comparées à celles-ci, ne me semblent plus guère mériter de considération.

Je n’avais jamais cru qu’une créature pécheresse pût atteindre si loin, si haut dans l’union avec Dieu, jusqu’à ne plus savoir ni se souvenir qu’elle est une créature. Elle semble à ce moment être Dieu en Dieu, entièrement une avec Dieu, changée en lui, sans différence. J’avais bien expérimenté déjà quelque chose d’analogue; mais cela ne durait qu’un instant. Maintenant la chose est plus continue et s’opère dans une lumière incomparablement plus grande. C’est le plein midi comparé à l’aube. Car ceci est certain; à mesure qu’une âme croît en perfection, les unions et autres communications divines deviennent plus éminentes, plus pures, plus élevées, plus dépouillées de toutes images et imperfections. D’ailleurs, l’âme découvre plus facilement ces imperfections quand son Bien-Aimé lui envoie quelque lumière nouvelle. Et comme Dieu peut toujours donner plus de grâces et des dons plus parfaits, l’âme devient capable de les recevoir. C’est pour cette raison que sainte Catherine de Gênes déclarait que les lumières et les grâces, les flammes d’amour, les unions dont elle était favorisée un jour, ne ressemblaient jamais à celles de la veille. Car Dieu est un abîme inépuisable de perfection.

[Ch. 156] : Dans le désert de l’esprit elle ne trouve rien que son Bien-Aimé. Elle s’y perd par l’union et par le sommeil d’amour en lui. Elle goûte le silence mystique, subissant de merveilleuses activités divines. Elle explique ce qu’est le grand silence du Carmel. Elle voit son âme dans une grande lumière.

Pendant quelques jours l’Esprit divin a travaillé mon âme presque sans interruption; mais il me paraît impossible de rendre compte à votre Révérence de ce qui s’est passé en moi pendant ces journées. C’est que j’y fus introduite trop profondément dans cette très solitaire solitude où je n’ai plus trouvé que mon seul Bien-Aimé. Je suis restée longtemps en si grande solitude intérieure, en si parfait détachement et dépouillement de toutes choses créées, qu’il me semblait ne plus rien exister d’autre au monde que mon Bien-Aimé et moi. Et parfois, menée plus loin encore dans ce désert, j’y perdais en outre le souvenir de ma propre existence, ne contemplant et ne percevant plus que l’Être divin, lumière sans forme, avec qui je ne faisais plus qu’un, par un intime écoulement en lui. Cela s’opérait par un très grand repos intérieur, par un sommeil amoureux de toutes les puissances de l’âme en Dieu. Il n’y avait plus aucune activité propre. Seul encore un très simple écoulement de l’âme en Dieu, — comme une goutte d’eau qui se répand et se perd dans l’océan.

Mon Bien-Aimé m’a accordé la pratique d’un très grand silence intérieur et d’une très pure simplicité. Ce silence était si parfait qu’aucune des puissances ne bougeait. Les plus hautes étaient occupées et perdues en Dieu, sans connaître et sans savoir comment. Tous les exercices perdent ici leur nom parce que tout y est simplifié. Tout y devient la même chose en Dieu, au-dessus ou en dehors de toute perception sensible, au-dessus de toute compréhension de l’intelligence.

Je ne puis faire comprendre le vide, la négation de toutes formes et espèces où mon esprit était placé, ni comment il m’était possible de demeurer au plus secret de l’esprit, dans ce vide qui exclue même la réflexion sur ce que Dieu opère effectivement en moi à ce moment. Je ne puis expliquer de quelle éminente et ineffable manière j’étais occupée en Dieu. Je fondais en mon Bien-Aimé. Je disparaissais en lui. Je devenais une avec lui. Ou plus exactement : grâce à cette excessive simplicité, par l’absence de toute forme et par un profond regard sur mon Bien-Aimé seul, la communication divine coulait merveilleusement dans toute mon âme.

Ce regard fixé sur mon Bien-Aimé était si calme, si profond, si général, si dépouillé du sensible que je suis restée presque tout le temps de l’oraison sans pensées distinctes, plongée pour ainsi dire dans un très doux sommeil d’amour. C’était cela, le grand silence du Carmel. Une parole, un geste, un signe y sont à peine tolérés.

Pendant ce temps je voyais mon âme dans un resplendissement, dans une clarté divine, comme il est déjà arrivé quelques fois. Je ne puis expliquer ce que c’est; et personne ne le peut comprendre s’il ne l’a expérimenté lui-même. Mon Bien-aimé se complaît à me faire reposer en lui.

[Ch. 157] : Elle demeure longtemps dans une somnolence mystique; qu’elle décrit. La lumière divine croit à mesure que l’âme se dépouille du créé. Elle parle d’un merveilleux commerce d’amour avec son Bien-aimé au secret du cœur.

J’ai conservé ce repos intérieur après l’oraison. Mon âme était portée à ce sommeil d’amour, comme une personne qui a physiquement besoin de dormir et qui ne s’intéresse plus à rien qu’à satisfaire son grand désir de céder à l’inclination naturelle. J’étais tellement prise par cette somnolence mystique qu’il me semblait impossible de me priver du sommeil amoureux ou tout au moins, de ce profond repos en Dieu. L’intelligence, la mémoire, la volonté et les autres puissances étaient si profondément plongées dans le repos qu’elles semblaient ne plus pouvoir sortir pour quelque perception ou réflexion précises. L’intelligence était comme éteinte et tellement simplifiée, enfermée pour ainsi dire et perdue en Dieu, qu’elle paraissait ne plus pouvoir s’ouvrir à la connaissance des créatures. Et quelle peine j’ai ressentie, lorsqu’il me fallait avant le temps, me réveiller de ce doux sommeil et rester éveillée pour satisfaire aux exigences de mes charges ou à celles des circonstances. Ah, le désir que j’avais de ce repos amoureux était si doux et si violent que tout le reste m’attristait profondément.

Je ne me souviens pas d’avoir jamais goûté pendant un si long espace de temps un tel silence intérieur, un aussi profond détachement de moi-même et de tout ce qui n’est pas mon Bien-Aimé, une telle absorption en Dieu, un tel oubli de tout le créé. Combien j’étais alors dépouillée de toutes choses! Comme toutes mes puissances étaient tranquilles! Vide de toutes formes et images, mon esprit se trouvait posé devant la Face de Dieu et la goûtait. Toute image de moi-même ou d’autre chose était aussitôt cachée à mon âme par une nouvelle illumination qui élevait l’esprit à une telle lumière, à un rapprochement tellement immédiat de Dieu qu’il semblait être déjà revêtu de gloire et séparé du corps.

Il est impossible d’exprimer comment le Bien-Aimé traite sa bien-aimée dans cet état. Je me disais parfois : «Si du moins il y avait une petite fenêtre dans mon cœur, par où mon Père spirituel pourrait regarder tout ce qui s’y passe! Comme il serait heureux et quelle joie il trouverait à voir toutes ces choses!» Voir l’âme qui s’effondre, noyée, engloutie en Dieu; l’esprit qui s’unit sans intermédiaires à l’Esprit divin; le recueillement de toute l’âme en Dieu; cette disparition, cet écoulement de mon âme en Lui par le plus pur amour; cette contemplation évidente, cette fruition de la Face divine; cette très étroite union et unification de l’âme en Dieu! Tout cela est tellement merveilleux que si quelqu’un pouvait le regarder de l’extérieur, il ne manquerait pas de défaillir de bonheur et de joie.

[Ch. 158] : Conduite dans un profond désert, elle y jouit des étreintes de son Bien-Aimé. Elle est rendue toute divine, dans un dépouillement complet du créé. La solitude devient effective, même en dehors de l’oraison. Elle ne conserve en elle aucune image de choses créées. Dans cette solitude plus profonde, il lui est montré quelques restes d’imperfections.

Je ne sais vraiment plus ce que j’expérimente maintenant dans l’oraison! Le désert est si profond. Je m’effondre dans l’abîme de mon néant. Et l’ascension de mon esprit en Dieu est si subtile. J’apprends une plus parfaite libération, un dépouillement, une désappropriation de mon moi, une sorte d’anéantissement, de disparition. J’expérimente leur réalité en moi. Je perçois en outre certaines étreintes très spirituelles et l’ardeur de l’amour de mon Bien-Aimé. Par là je parais être toute divinisée, saturée de Dieu, consumée d’amour, transformée en Dieu. Je me sens parfois dans une disposition qui ne semble plus être celle d’un être humain. C’est comme si je ne possédais plus d’existence naturelle. Mon Rien et le Tout! Mon néant et le Tout de Dieu deviennent Un. L’abîme appelle l’abîme et l’engloutit.

Pendant quelque temps, au cours de l’oraison, et avec le secours d’une grâce puissante, — j’ai été comme ravie en esprit. Je fus placée dans un désert situé au loin. Nulle créature n’y pouvait accéder. Il semblait ne plus y avoir de choses créées : toutes avaient été anéanties en Dieu. Comme la solitude de l’esprit est grande, ici. Là je ne me souviens de rien. Je ne perçois rien. Je n’aime rien. Rien que le Bien unique, sans image, suprême. Ce ravissement de l’esprit s’est produit instantanément, tandis que je me rendais à l’oraison. Et pourtant, je venais de m’occuper de choses extérieures et j’avais conversé avec quelqu’un. Cela n’empêcha rien. Déjà tout disparaissait en Dieu.

Depuis lors la grâce ne cesse de croître. Elle me devient pour ainsi dire essentielle. C’est ainsi que, même en dehors de l’oraison, au cours de mes travaux habituels ou dans l’exercice de mes charges, je goûte cette solitude de l’esprit. Plus rien ne m’empêche de rester sans intermédiaires devant mon Bien-Aimé et de rentrer en lui. Et mon Bien-Aimé m’y attire fort doucement et avec amour. Il m’appelle et me tire à lui, en se révélant par une certaine lumière au plus profond de mon cœur. Car c’est là qu’il a sa demeure et son repos.

S’il arrive alors que l’on m’adresse la parole pour me confier des peines intérieures, des souffrances ou quelque particularité intérieure ou extérieure, dès que la personne est partie, j’oublie tout. Je ne retiens ces choses qu’aussi longtemps que dure la conversation. De cette manière, mon repos intérieur n’est jamais troublé et aucune image ne m’y vient distraire; ce qui est d’un grand secours pour l’innocence et la pureté du cœur. C’est cette pureté qui rend clair le regard de l’esprit et lui permet de voir le Bien-Aimé en toutes choses et partout, pour jouir de sa présence.

Dernièrement j’ai entendu en moi une vivante et forte parole — comme si j’avais entendu quelqu’un me crier : «Bien-aimée, écartez-vous encore davantage des créatures et de vous-même. Allez jusqu’au plus profond du désert. Que votre conversation ne soit pas avec les hommes, mais seulement avec moi.» Ces paroles m’ont profondément émue : il me semblait qu’une flèche me perçait le cœur. Mon cœur souffrait à cause de l’attrait que mon Bien-Aimé y avait placé, l’attrait de fuir les choses créées, de m’échapper à moi-même pour me réfugier en lui.

Je ne vois pas de terme à tout ceci, aussi longtemps que nous sommes en vie. Car il apparaît sans cesse de nouvelles vérités. J’apprends sans cesse une nouvelle pureté, un nouveau détachement, une simplicité plus parfaite, un repos plus complet, un anéantissement plus fondamental de tout ce qui n’est pas Dieu. Quand je crois avoir fait quelque chemin, avoir acquis quelque perfection, il se lève une lumière nouvelle et plus pure où je découvre une multitude de petits riens; des petites poussières que je n’avais pas remarquées. Cela me rappelle les petites poussières qui flottent dans l’air et ne deviennent visibles que dans un rayon de soleil. Et c’est pourquoi de jour en jour, d’heure en heure, j’en suis toujours à commencer.

De la vie «Marie-forme» au Mariage mystique

236

DE LA VIE «MARIE-FORME» AU MARIAGE MYSTIQUE

[Introduction]

L’auteur des textes que nous traduisons, — Maria a santa Teresia, — ne leur a pas donné le titre général que nous avons inscrit en tête de ces pages. Des dates certaines et des affirmations de Marie de Thérèse elle-même justifient ce titre, qui nous sert à relier ces écrits à ceux de Michel de S. Augustin, publiés ici même.

Ces deux auteurs ne peuvent être séparés. L’on sait que Marie de Ste Thérèse (Marie Petyt, née à Hazebrouck en 1623) commença d’être dirigée par le P. Michel de S. Augustin à Gand. En octobre 1657 elle s’établit à Malines où résidait alors son directeur spirituel. Elle y mène une vie fort rigoureuse de recluse, dans une maison appelée «l’Ermitage» et située près du couvent des Carmes de l’Ancienne Observance.

Marie de Ste Thérèse n’appartient pas au second Ordre. Elle est tertiaire du Carmel. Mais elle l’est afin de pouvoir vivre une vie plus exclusivement solitaire et quasi érémitique. Depuis son arrivée à Malines jusqu’à sa mort, en 1677, il ne semble pas qu’elle ait subi une influence, carmélitaine ou non, autre que celle de Michel de S. Augustin. D’autre part, presque tous les textes qui composent les deux forts volumes de ses œuvres sont des billets adressés à son «Père spirituel» ou des notes rédigées à sa demande ou à son intention/1.

Il faut se souvenir que vers cette même époque Michel de S. Augustin composait ses différents traités. Comme il l’écrit lui-même, il base son exposé de théologie mystique, — et spécialement ce qui traite de la Vie Marie-forme, — sur l’expérience de certaines âmes dévotes. Il est hors de doute, comme on l’a fort justement noté/2, que Marie de Ste Thérèse fut une de ces âmes et sans doute la première de toutes. Nous croyons que la part de l’autre dans l’œuvre de chacun fut très

/1. Les écrits de Maria a Sta Teresia furent rassemblés et classés par Michel de S. Augustin» édités par lui sous le titre : Het leven van de weerdighe moeder Maria a Sta Teresia... (Gand 1683, 2 vol.)

/2. Cfr. Études Carmélitaines d’avril, introduction du P. Jean-Marie de l’E.J.

237

grande; car ces œuvres furent conçues vers le même moment, et s’il est vrai que celle de Marie de Thérèse est née de la direction de Michel de S. Augustin, il paraît tout aussi évident que le directeur d’une âme aussi élevée que celle-là a dû recevoir d’elle au moins autant qu’il lui donnait.

Il ne peut être question d’une recherche de priorité ou de prééminence, mais bien de marquer combien ces deux œuvres sont pour ainsi dire une seule et même chose, nées d’un seul et même esprit. Aussi les textes que nous donnons aujourd’hui semblent-ils compléter ceux de Michel de S. Augustin et les éclairer. Ils montrent, de cette vie Marie-forme, la raison d’être qui est de conduire l’âme à une plus étroite union avec la pure divinité. Marie de Ste Thérèse s’en explique sans hésitation. (cf. Ch. V).

Pour elle comme pour Michel de S. Augustin, toute l’éminence de la Vie Marie-forme lui vient de l’union qu’elle implique de l’âme avec Dieu. Nos auteurs ne se lassent pas de le répéter : l’âme est unie à Marie qu’elle contemple en tant qu’unie à Dieu. La T. S. Vierge est le moyen le plus éminent, le lien le plus parfait pour lier une âme à Dieu, parce que ce lien est lui-même tellement uni à la divinité qu’il semble n’être qu’un avec Dieu. Mais, à certain degré, ce lien disparaît cependant. Et, dans son langage délicieusement naïf et simple, Marie de Ste Thérèse racontera alors que la T. S. Vierge, qui conduisit son âme jusqu’à ce degré, semble maintenant se tenir à l’écart ou demeurer à la porte de son âme, afin de ne point troubler les colloques de l’épouse et de l’Époux.

Elle tentera de raconter de même ces inénarrables témoignages d’amour du mariage mystique. Mais sa peine et son scrupule seront de sentir une énorme disproportion entre ces images de la vie courante dont elle dispose et la chose qu’elles devraient signifier.

Cette description de l’état de mariage spirituel se complète par celle des fruits qui en découlent 1. Tous les derniers chapitres du «mariage spirituel 1 parlent de l’utilité apostolique des âmes mystiques. L’amour de ces âmes s’élance, rapide comme l’éclair, jusqu’aux confins du monde. Il couvre la terre. Il prend des âmes sous ses ailes et «les couve! et les mûrit. À ce degré, l’âme contemplative n’est jamais seule, mais c’est «revêtue d’une parure d’autres âmes» qu’elle se tient en la présence de Dieu, comme une épouse devant son Époux.

Louis VAN DEN BOSSCHE.

/3. Le premier chapitre traduit (215 de la IIe Partie) est un de ceux qui établissent le mieux le point le plus éminent de la vie Marie-forme. Nous le donnons comme point de départ et en liaison avec les écrits de Michel de S. Augustin. Les chapitres qui suivent (les premiers de la IIIe Partie) décrivent le Mariage spirituel et la cessation de la vie Marie-forme. Nous avons passé les «Fiançailles» au cours desquelles la vie Marie-forme continue. Au chapitre X Marie de Ste Thérèse commence à décrire les fruits du Mariage spirituel et son importance apostolique.

238

DE LA VIE «MARIE-FORME» AU MARIAGE MYSTIQUE,

IIe PARTIE. CH. 215. Elle apprend que cette vie mariale en Marie peut être pratiquée à peu près avec autant de simplicité que la vie déiforme en Dieu seul, c’est-à-dire presque sans intervention de l’imagination, par un simple amour envers Dieu et Marie, et d’une manière très spirituelle.

En ce qui concerne la vie mariale, la grâce divine m’a donné en outre d’expérimenter que cette vie en Marie, pour elle, avec et par elle (et qui est en même temps en Dieu, pour, avec et par Dieu), que cette vie, à peu près autant que celle que l’on vit uniquement en la pure divinité, se pratique avec une simplicité, un recueillement et un dépouillement de l’esprit presque semblable. De sorte qu’il ne demeure à ce moment dans l’esprit que fort peu d’images de la personne de Marie. Parce que l’âme parvient à considérer Marie tellement unie à Dieu et en Dieu, la mémoire, l’intelligence et la volonté se trouvent dans une paix suréminente, occupées simplement, intimement et doucement en Marie et en Dieu en même temps. Aussi mon âme a-t-elle peine à percevoir quelles et de quelle nature sont les opérations qui la travaillent pour lors. Elle sait d’une manière confuse et elle expérimente que la mémoire est occupée par un souvenir des plus simples de Dieu et de Marie; l’intelligence par une connaissance ou contemplation nue, simple, lumineuse de la présence de Dieu et de Marie en Dieu; et la volonté



IIe DEEL. - CCXV CAPITTEL

Sij leert, dat het Marielijck leven in Maria bijkans met soo groote eenvoudig- heijt kan gheoeffent worden, als het goddelijck leven in Godt alleen, bij-naar sonder verbeeldinghe, met een eenvoudighe liefde tôt Godt ende Maria, op een seer gheestelijcke maniéré.

Hetghene de goddelijcke ghenaede mij noch voorder gheeft te ondervinden, aangaende het Marielijck Leven, is, dat dit leven in, om, met, ende door Maria, t’samen in, om, met, ende door Godt, bijkans met soo groote eenvoudig-heijt, innigheijt, ende afghetrockentheijt des gheests gheoeffent wort, als inde bloote Godtheijt alleen; soo datter op dien tijdt seer luttel verbeeldinghen van den Persoon van Maria inden gheest overblijven ; door dien dat den gheest haer soo een weet te nemen met Godt, ende in Godt : de memorie, verstandt ende wille zijn in Maria ende t’samen in Godt soo over-stille, eenvoudigh, innigh ende soetelijck bekommert, dat mijne Ziele qualijck kan achterhaelen, hoe oft wat de inwerckinghen zijn, die alsdan in de Ziele passeren, dan in confues weet ende ghevoelt sij wel, dat de memorie besigh is met de alder-een-voudighste ghedenckenisse Godts ende van Maria, het verstandt met eene bloote, suijvere ende klaere kennisse oft beschouwen van Godt tegenwoordigh, ende

239

par un amour à la fois calme, profond, doux et tendre, et cependant très spiritualisé, qui la meut à adhérer à Dieu et à Marie.

J’appelle cet amour spirituel parce que pour lors il semble brûler et agir principalement dans la partie supérieure de l’âme, abstraite de la partie inférieure et des puissances sensibles, ce qui proportionne mieux l’âme à une plus intime fusion, immersion et union en Dieu et, en même temps, en Marie.

Les puissances de l’âme se trouvent occupées d’une manière si éminente et parfaite par le souvenir, par la pensée et par l’amour de Dieu et de Marie qu’il en résulte une adhérence très intime et stable de l’âme entière à Dieu et à Marie. Il semble alors qu’un amour de fusion unisse en un seul les trois — Dieu, Marie et l’âme — comme si les trois étaient en un seul fondus, noyés, consumés et transformés.

Ceci est la terminaison dernière et la plus éminente où l’âme peut atteindre en cette vie mariale. Tel est le véritable fruit et le principal effet de cet exercice de l’amour envers Marie. Marie devient un moyen et un lien plus fort pour lier et joindre l’âme à Dieu. De cette manière, elle est pour l’âme aimante un aliment et une aide lui permettant d’atteindre d’une façon plus constante et parfaite à la vie de contemplation, d’union et de transformation en Dieu, et aussi d’y persévérer. C’est d’ailleurs ce que j’écrivais tout récemment à Votre Révérence.



t’samen van Maria in Godt; den wille met een seer stille, innighe, soete, teere, ende t’samen seer gheestelijcke liefde ende minnelijck aenhanghen aen Godt ende aen Maria.

Ick segghe, gheestelijcke liefde, omdat de selve alsdan alder-meest schijnt te voncken, ende te wercken in het opperste deel der Ziele, met afghetrockentheijt van het nederste deel, oft ghevoelijcke krachten, ende aldus beter gheproportio- neert, om te komen tôt een innighe insmiltinghe, verdrinckinghe, ende veree- ninghe in ende met Godt, ende t’samen in, ende met Maria.

Want de krachten der Ziele soo edelijck ende volmaecktelijck bekommert ende besigh zijnde inde ghedenckenisse, hennisse, ende liefde tôt Godt ende Maria, soo komt’er sulcken innigh ende vast aenkleven vande gheheele Ziele aen Godt ende aen Maria, dat sij door een insmïltende liefde aile drij een schijnen te worden, te weten Godt, Maria ende de Ziele, al oft dese drij in een ghesmolten, verdroncken, verslonden, ende in een verandert waeren.

Dit is het uijtterste, ende het hooghste eijnde, daer de Ziele toe komen kan in het Marielijck leven, ende is de eenighe vrucht, oft principaelste uijtwerckinghe van dese oeffeninghe ende liefde tôt Maria, dat sij (te weten) Maria eenen middel ende vasteren bandt is, om de Ziel met Godt te binden ende te vereenighen, ende aldus een voetsel ende hulpegheeft aende Minnende-ziele, om ghestadelijcker ende volmaeckter te konnen gheraecken, ende continueren in het schouwende, vereenighende, ende overvormende leven in Godt; ghelÿck ick lestmaal aen U. Eerweerdigheijt hebbe gheschreven.

240

IIIe PARTIE. DE SON MARIAGE MYSTIQUE AVEC JÉSUS ET DES FRUITS — MERVEILLEUX DE CETTE UNION.

CH. I).... Après de longues années de témoignages d’amour (de ces fiançailles), mon Bien-Aimé a fini par attirer à lui, entièrement, mon cœur et tout ce qui est en moi. Alors il a daigné me rendre digne d’être prise pour sa véritable Épouse et il a contracté avec moi un mariage mystique par un don mutuel dans lequel il s’est fait entièrement mien, me faisant aussi entièrement sienne.

CHAPITRE II A la suite de ce mariage mystique, elle expérimente un merveilleux commerce d’amour avec le Bien-Aimé. Elle reçoit de lui un grand nombre de grâces et devient dispensatrice de ses trésors. Elle est unie à Jésus et comprend à quel moment fut contracté ce mariage, qui fut renouvelé dans la suite en présence de l’aimable Mère.

Ah! quelle surabondance de grâces et de largesses divines ne m’est-il pas échu depuis que la divine Bonté s’est ainsi courbée et abaissée jusqu’à me prendre, moi tout indigne créature, pour son Épouse! Depuis ce moment il me fut permis de traiter avec familiarité et tendresse avec mon amant divin, sans que me retienne encore la moindre crainte respectueuse. Il m’a été donné d’oser

IIIe DEEL. VAN HAER GHEESTELIJCK HOUWELIJCK MET JESUS, ENDE VANDE - WONDERE VRUCHTEN DES SELFS.

(I Capittel…. Alle dese minne-vonden nu veele jaeren ghecontinueert, ende gheduert hebbende, soo heeft mijnen Beminden ten lesten mijn hart, ende al dat in mij is, heel ende gansch tôt hem ghetrocken, ende heeft mij gheweerdight tôt sijne absolute Bruydt aen te nemen, ende een gheestelijck Houwelijck met mij aen te gaen, door weer-zijdighe overleveringhe, hem gheheel maeckende den mijnen, ende ick gheheel de sijne.

II CAPITTEL Naer dit gheestelijck Trauwen met Jésus, heeft sij wondere minne-handels met den Beminden ; ontfanght van hem veele gaven, wort Dispen- sierighe van sijne schatten ; worden met malkanderen vereenight; sij verstaet, wanneer dit Houwelijck gheschiedt is, het welcke in ’t bij-wesen vande minnelijcke Moeder vemieuwt wort.

Och hoe overvloedighe gratien, ende goddelijcke mede-deelinghen zijn mij aenghekomen, sedert, dat de Goddelijcke Goetheijt haer soo seer heeft ghebooght, ende vemedert, om mij soo onweerdige créature, aen te nemen tôt sijne Bruijdtl Van dien tijdt af, is mij toeghelaeten ende confidentie ghegheven, ja ick ben menighvuldelijck aenghelockt gheweest, om met mijn goddelijck Lief’familierlijck ende mtnnelijck te handelen, sonder eenigh vermijden, oft te grooten opsicht;

241

agir ainsi et plus d’une fois j’y fus même poussée. Cet amour conjugal et familier ne souffre pas cet excès de respect et de révérence, surtout lorsque l’Épouse est introduite dans la petite chambre secrète de son unique Époux, où elle lui parle cœur à cœur, bouche à bouche, face à face, et où l’un et l’autre se témoignent leur mutuel amour.

L’Épouse reçoit alors de son Époux de nombreux dons, des étreintes et marques d’amour. L’Époux se donne tout entier et tout ce qu’il possède à l’Aimée, la plaçant en possession et pleine jouissance de ses trésors divins, de ses richesses, afin qu’elle en dispose à son gré et qu’elle les dispense comme il lui plaît aux vivants et aux morts, mais principalement à ceux vers qui le Bien-Aimé dirige l’affection de son Épouse. Car il n’y a plus, dans cet état de mariage mystique, qu’un seul souhait, un seul désir, une seule volonté, une seule propension, une seule affection. Et tout cela est commun à Dieu et à l’âme aimante.

Il me paraît qu’ils sont tellement unis l’un à l’autre qu’ils sont comme transvasés ou fondus. Ah, comme j’ai expérimenté depuis ce mariage, combien est parfaite cette union et fusion de deux volontés en une seule! Tout ce que veut le Bien-Aimé, l’Aimée le veut aussi; tout ce qu’il aime, elle l’aime; et ainsi du reste. Il n’est pas facile d’exposer quel est le commerce d’amour qui caractérise cet état de Mariage spirituel. Je doute que Votre Révérence puisse croire toutes les choses qui m’adviennent, car elles



want dese Bruijdelijcke ende familière liefde en gedooght sulcken overgroot respect, ende eerbiedinghe niet; principaelijck als de Bruijdt inghelaeten is in ’t secreet slaep-kamerken van haer eenigh Lief, om daer met hem te spreken hert aen hert, mondt aen mondt, aensicht aen aensicht, als sij weer-zijdelijck hunne onderlinghe liefde tôt malkanderen laeten blijcken, ende openen.

Dan ontfanght de Bruijdt van haeren Bruijdegom veele ghiften ende gaven, veele Bruijdelijcke omkelsinghen, ende teeckenen van liefde; dan gheeft den Beminden hem gheheel, ende al dat hij heeft, aen sijne Beminde, haer ghelijck stellende in possessie, ende voile gheniethinge van sijne Goddelijcke schatten, ende rijckdommen, om daer van te disponeren naer haeren ml, om die naer haer believen uijt te deijlen aen levende ende dooden, maer besonder aende ghene, daer den Beminden haere affectie is toekeerende; want in dit gheestelijck Houwelijck en is maer een begheerte, een verlanghen, eenen wille, een gheneghent- heijt ende affectie tusschen Godt, ende de minnende Ziel.

Mij dunckt, dat se met malkanderen soo vereenight zijn, dat se in malkanderen schijnen overgoten, ende ghelijck ghesmolten te wesen : och hoedanighe vereenin-ghe ende insmiltinghe van twee willen in een worde ick ghewaer van dien tijdt af, als dit Houwelijck ghesloten is gheweest! Al dat den Beminden wilt, dat wilt oock de Beminde; al dat hij bemint, bemint zij oock, ende soo voorts; den minne-handel van dit gheestelijck Houwelijck en kan niet licht uijtgheleijt worden ; ick twijffele, oft U. Eerweerdigheijt soude connen ghelooven de dinghen,




242

me paraissent à moi-même bien merveilleuses et à peine croyables.

À certain moment j’éprouvai le désir de savoir quand ce mariage avec mon divin Époux avait eu lieu; et il me fut répondu intérieurement; et j’ai compris que cela avait eu lieu au mois de novembre passé (1668). J’avais invité mon Bien-Aimé à un petit festin spirituel où je lui avais servi, comme mets de choix, mon cœur avec tout son amour et mon être tout entier. La bonté de mon Bien-Aimé, — comme pour me servir un mets à son tour, — voulut m’assurer que j’étais en grâce auprès de lui, établie dans son amour et dans son amitié, comme déjà je l’ai raconté ailleurs.

Quelques mois plus tard, au moment d’aller recevoir la très sainte Communion, j’ai aperçu à ma droite la très douce et aimable Mère et, près d’elle, mon Bien-Aimé Jésus, qui se trouvait en face de moi. Il me semblait que je donnais mon cœur à l’aimable Mère, afin qu’elle le transmette à mon Bien-Aimé. Je la priais avec beaucoup d’affection, lui demandant de me procurer la grâce d’un renouvellement de mon mariage spirituel avec son très cher Fils, mon Bien - Aimé. Sans me rendre compte comment cela se passait, je me suis trouvée la main droite posée dans celle de mon Bien-Aimé. Et j’ai compris que ceci était un renouvellement de notre véritable mariage avec lui. Je savais bien que ce mariage avait été contracté il y a quelques mois, comme je l’ai noté, - quoique pour lors cela ne se fut



die hier al passereti, want sij duncken mij oock wonder, ende qualijck gheloove- lÿck.

Dus mij viel in een begheerte, om te weten, wanneer dit gheestelijck Houwelijck met mijn goddelijck Lief ghedaen ende ghemaeckt is; ende mij wiert inwendigh gheantwoort, ende ick verstondt, dut dit gheschiedt is in de naest-ghepasseerde maendt November 1668, als ick mijnen Beminden genoeijdt hadde tôt een gheestelijck Banquetje, ende hem voor een seer aenghenaem gherecht hadde voorgheset mijn hert, heel mijne lief de, ende mij selven gheheel; alswanneer de goetheijt van mijnen Beminden voor een weer-zijdigh gherecht mij versekerde, dat ick in sijne gratie tuas, ende in sijne lief de ende vriendtschap, ghelijck ick elders geschreven hebbe.

Eemghe maenden daer naer, als ick soude ontfanghen de H. Communie, sach ick bij mij aende rechte handt'de alder-soetste minnelijcke Moeder, ende met haer, mijnen Beminden Jésus staende recht voor mij ; ick scheen mijn hert te gheven aende minnelijcke Moeder om dat te willen lever en aen mijnen Beminden, ende ick badt haer seer affectueuselijck, dat se mij soude willen besorghen de gratie van te vemieuwen mijne Bruydelijke Trauwe, ende het Houwelijck met haeren alder-liefsten Sotie, mijnen Beminden; ende sonder te weten, hoe dit gheschiede, ick vondt mij, met mijne rechte handt versaemt met de rechte handt van mijnen Beminden, ende ick verstondt, dat dit een vemieuwinghe was van ons oprecht Houwelijk met hem ; want ick ondervondt wel, dat het Houwelijck over eenighe maenden met hem ghedaen was, ghelijck ick dan oock hebbe aengheteeckent ; alhoewel, dat het dan niet en is gheschiedt met soo beeldelijcke ende ghewaer-wordelijcke manier, ghelijck nu : de minnelijcke moeder scheen

243

passé avec tant d’images ni d’une manière aussi sensible que maintenant. L’aimable Mère me paraissait se trouver entre nous deux pendant que nos mains restaient unies. Il m’est arrivé de voir parfois que l’on agit de même lorsque le Curé assiste ceux qui se marient.

CHAPITRE III. Dans ce renouvellement du mariage spirituel elle est faite toute pour le Bien-Aimé, ne restant plus elle-même. Un nouvel amour la pousse vers l’aimable Mère et vers le Bien-Aimé en retour de ce bienfait. Pour témoigner sa reconnaissance à Dieu, elle lui offre Jésus lui-même et les mérites du Verbe fait homme et ceux de l’aimable Mère. Elle prie pour obtenir la permanence de cet état de mariage spirituel. Elle apprend de quelle manière elle mourra.

Je comprends bien que le renouvellement de mes noces spirituelles avec mon très cher Époux n’est pas autre chose qu’un don renouvelé, une nouvelle dépossession de ma personne au profit de mon Aimé, Jésus, afin de ne plus vivre ou mourir que pour lui seul, sur son ordre, pour son service et pour son amour, de sorte que soient absolument exclues toute secrète recherche ou considération personnelle et toute chose qui ne serait pas mon Bien-Aimé.

Une grâce alors semble couler dans mon âme. Elle m’invite et m’incite à renouveler ma foi conjugale. Elle me donne la force



te staen tusschen ons twee, terwijlen dat onse handen alsoo t’samen ghevoeght waren, ghelijck ick somtijts hebbe sien gheschieden, als den Pastoor assisteert de ghene, die Trauwen.

III CAPITTEL In ’t vemieuwen van ’t gheestelijck Houwelijck wortse heel voor den Beminden, niet meer blijvende haer selfs ; sij wort met een nieuwe liefde ghedreven tôt de minnelijcke Moeder, ende tôt den Beminden voor dat weldaedt ; tôt bekentenisse offertse aen Godt, hem selven, ende de verdiensten van ’t Mensch-gheworden Woort, ende van de minnelijcke Moeder ; bidt voor de volherdigheijt van dat Houwelijck, ende verstaet de manier, hoe sij sterven zal.

Het ghene ick ver staen door ’t vemieuwen van mijne Bruijdelijcke Trauwe met mijnen alder-liefsten Bruijdegom, is een nieuwe overleveringhe, ende een heel toe-eijghenen mijns selfs aen mijn Lief, Jésus, om eenighlijck voor hem aïleen te leven ende te sterven, tôt sijn gebiedt, tôt sijnen dienst, ende liefde, met een gheheel uijtsluijten van aile andere heijmelijcke eijghen soeckinghe, ende opsicht op mij selven, oft op iet anders buijten mijnen Beminden.

Daer schijnt dan eenighe gratie mijn Ziele te door-vloeijen, waer door ick dan worde ghenoijdt, ende aenghelockt, om te vemieuwen mijne Bruydelijcke

244

de faire ce renouvellement avec un amour plus intense et plus vigoureux, avec une intention plus profonde et plus sincère. Aussi n’y a-t-il pas le moindre doute que le Bien-Aimé trouve une grande satisfaction dans ce renouvellement, à cause de l’ardent et pur amour qui me pousse à le faire.

Cette grâce laisse dans mon âme des fruits remarquables. En effet, l’âme comprend alors et elle expérimente que le Bien-Aimé la possède maintenant et la dirige; qu’il a pleine puissance sur elle et qu’elle est toute soumise à son bon vouloir. C’est pourquoi l’âme ne s’appartient plus en quoi que ce soit. Pour la moindre pensée, pour un acte, pour un mouvement des membres, elle se sent dépendante du Bien-Aimé. Aussi n’a-t-elle plus à disposer de rien, soit qu’il s’agisse de faire ou de ne pas faire. Mais, d’instant en instant, elle se laisse mouvoir, diriger, pousser et agir par le Bien - Aimé en tout ce que son état ou sa condition lui imposent de faire, comme en tout ce à quoi il plaît au Bien-Aimé de l’employer. Cette âme a sans cesse un regard d’amour tourné vers le Bien-Aimé. Aussi saisit-elle immédiatement ce que le Bien-Aimé veut faire ou ne pas faire en elle ou par elle. Ainsi se réalise la parole du Bien-Aimé dans l’Évangile : «Mes brebis entendent ma voix» et cette autre parole de l’Épouse : «Je suis à mon Bien-Aimé et son amour est pour moi» et «mon Bien-Aimé est à moi et moi je suis à lui.» La veille de la Visitation de la Ste Vierge et le jour même de la



Traume, ende tek morde versterckt, om die vemieuminghe te doen met een meerdere ende krachtigher liefde, met een grondigh meijnen, ende oprechtigheijt ; soo dat buijten aile twijffel is, dat den Beminden daer in een over-groot behaeghen heeft, ter oorsaecke vandc vierighe, ende puere liefde, daer ick dat mede doen. Die gratte laet inde Ziele oock achter merckelijcke vruchten, te weten, dat sij nu verstaet, ende ghevoelt, dat den Beminden haer nu meer besit, ende bestiert, dat hij nu heeft een voile heerschappije in haer, staende nu heel tôt sijn beliefte ; daerom de Ziele en is niet meer haers selfs in eenighe saecke, oock tôt de mitiste ghepeijnsen, werckinghen, roeren der lidtmaeten, ghevoeltse haar dépendent van haeren Beminden; daarom en heeft sij nievers van meer te disponeren, om iet te doen, ofte laeten, maer van ooghenblick tôt ooghenblick laetse haer roeren, bestieren, drijven, bewerken van haeren Beminden in al dat haer te doen staet, conformelijck naer haeren staet, ende conditie, ende in al, daer den Beminden haer belieft toe te besighen; want de Ziele is altoos met een minnelijcke ooghe ghekeert tôt haeren Beminden; tuaer door het gheschiedt, datse lichtelijck verstaet, ende ghewaer mort, mat den Beminden in haer, ende door haer begheert te mercken, oft niet mercken; daer in vermaerighende t’ghene den Beminden seght in ’t Evangelie, mijne schapen hooren mijne stemme, ende oock het segghen vandc Bruijdt, ick ben voor mijnen Beminden, ende tôt mij is sijne toekeeringhe, ende den Beminden is voor mij, ende ick voor hem.

Op den avont van de Visitatie van anse L. Vrouwe 1670, ende oock op den

245

fête, il m’est venu une ardeur nouvelle avec les flammes de l’amour divin. Cet amour était dirigé en même temps vers notre très aimable Mère parce qu’un souvenir m’était remis en mémoire. L’an passé, à pareille date, l’intercession de cette douce Mère m’avait valu cette grâce suprême, cette faveur divine du renouvellement de mon mariage solennel avec Jésus, mon Bien-Aimé, en présence de cette très douce Mère.

À la pensée d’un tel bienfait, il se leva en moi un sentiment d’extraordinaire gratitude, tant envers l’aimable Mère qu’envers Jésus, mon Aimé, qui a daigné me prendre comme épouse, moi très indigne créature. Je lui adressais beaucoup d’amoureuses paroles dont le souvenir cependant n’est plus très précis en ce moment. Je percevais aussi dans mon âme un grand nombre de communications divines, dont je n’ai gardé qu’un souvenir confus et qu’il m’est impossible d’exprimer. Je me souviens toutefois d’avoir été comme une fournaise d’amour divin où tout mon être humain semblait détruit en Dieu, sans être anéanti cependant, puisque j’ai continué de vivre et que je n’ai pas subi cette mort du corps qui m’eût été douce et désirable.

J’étais donc à me demander ce que je pourrais offrir de meilleur et de plus agréable à mon Bien-Aimé en reconnaissance d’un tel bienfait. Et j’ai pensé que je ne pourrais rien présenter de meilleur à Dieu que lui-même avec tous les mérites du Verbe éternel fait chair, ainsi que l’amour et les mérites de ma sur-aimable Mère.



Feest-dagh, is mij aertghekomen een nieuw vier, ende vlammen der goddelijcke liefde, oock tôt onse over-minnelijcke moeder, om dat in mij ververscht toiert de memorie, dat ick heden over een jaer door de voorspraeck van dese soete Moeder hebbe ontfanghen die grootste gratie ende goddelijcke jonste van te vemieuwen het solemneel Houwelijck met Jésus mijnen Beminden inde teghen- tvoordigheijdt van dese alder-soetste Moeder.

Daer rees in mij op een wondere danckbaerheijt voor soo grooten weldaedt, soo tôt de minnelijkce Moeder, als tôt Jésus mijnen Beminden, die mij soo ellendighe créature heeft gheweerdight aen te nemen tôt sijne Bruijdt; ick hadde dan tôt hem veele minnelijcke aenspraecken, die ick nu niet bescheijdelijck ghedachtigh en ben; ick hebbe oock in mijne Ziele ghewaer-gheworden veel goddelijcke mede-deelinghen, daer ick maer een confuse memorie van hebbe, ende niet en kan uijtspreken, als, dat ick scheen te wesen een fomeijs van goddelijcke liefde, waer door mijnen heelen mensch in Godt vemielt wiert, sonder vemielen, door dien ick evenwel noch blijve leven, niet onderstaende de lichaeme- lijke doodt, die mij soet ende wenschelijck soude zijn.

Dus mij viel in een ghepeijs, wat ick beter ende aenghenaemer aen den Beminden soude konnen op-offeren tôt bekentenisse van soo grooten weldaedt, ende mij docht, dat ick niet beter en konde presenteren, als aen Godt hem selven met de verdiensten van ’t Eeuwigh Vleeschgheworden Woordt, ende de liefde, verdiensten, etc. van mijne over-minnelijcke Moeder.

246

L’esprit d’amour s’épanchait avec force et suppliait avec une douce insistance afin que ma foi conjugale et mon amour d’Épouse fussent à jamais confirmés et raffermis. Et il semblait qu’il en fût ainsi. Je ne sais ce que je dois penser, et peut-être le temps de ma dissolution est-il proche, car les flammes de l’amour ont repris avec violence et d’autre part, j’ai reçu aujourd’hui une impression très vive de la façon dont je devrai mourir. C’était comme si j’y avais été réellement occupée. Ah, puissé-je, et puissent tous les hommes, recevoir la grâce de mourir de cette manière! Comme il serait doux de mourir ainsi!

CHAPITRE IV Le Bien-Aimé lui donne encore confirmation de son mariage et lui offre des joyaux nuptiaux. Elle lui demande une parure d’âmes; ce que le Bien-Aimé lui accorde. Singulière complaisance du Bien-Aimé et familiarité de son commerce amoureux avec elle. Il semble se plaire uniquement à être aimé en retour.

Le Bien-Aimé ne cesse de confirmer qu’il m’a choisie comme Épouse, moi pauvre petit ver de terre. Il le prouve de différentes manières et par différents signes. C’est ainsi qu’il semble m’offrir des bijoux et des parures, comme le fait un très aimable Époux. II veut ainsi me faire honneur. Bien plus, il semble m’ouvrir ses



Den miime-gheest vloeyde seer krachtelijck met soete instantien, op dat mijne Bruydelijcke Traume, ende liefde, voor altijdt soude moghen bevestigt ende versterckt worden ; ende dit scheen soo te gheschieden ; ick en wete niet mat peijsen, oft den tijdt van mijne ontbindinghe naeckendc is, eensdeels, om dat de minne-vlammen mederom beghinnen ghewelt te doen; eensdeels, om dat mij heden leventlijck miert inghedruckt de manier van mijne ontbindinghe, al oft ick daer daedelijck hadde mede besigh gheweest : och oft mij, ende aile menschen ghejont waer alsoo uijt dit leven te scheijden! och hoe saligh soude ’t wesen soo te sterven.

IV CAPITTEL Den Beminden sijn Houwelijck met haer bevestighende presenteert haei; Bruydtjuweelen ; ende si} vraeght met Zielen verciert te worden, ’t welck den Beminden haer toe-seght ! wondere mede-weerdigheijt, ende seer familieren minne-handel van den Beminden met haer ; aile sijn vermaeck schijnt te zijn, van haer weder bemint te worden.

Den Beminden gaet ghedurigh voort in te bevestighen, dat hij mij aerm aerdt-mormken heeft verkosen tôt zijne Bruijdt, het selve met verscheijden manieren ende teeckenen betoonende; onder andere schijnt hij mij als eenen alder-liefsten Bruijdegom te presenteren Bruijdtjuweelen, ende cieraet, daer hij mij mede wilt vereeren; noch meer ; hij schijnt te openen sijnè Goddelijcke tchatten, ende aen mij, als aen sijne lieve Bruijdt de confidentie te gheven,

248

trésors divins et me donner, comme à une Épouse aimée, l’autorisation d’y puiser tant qu’il me plaira. J’ai dit à mon Bien-Aimé : Je ne veux pas d’autres bijoux, pas d’autres joyaux, mais seulement d’avoir comme parure les âmes que, par votre grâce, je pourrai conduire au salut, ces âmes qui seraient damnées dans l’état où elles sont. Et j’ai compris que le Bien-Aimé m’accordait cette grâce et qu’il me donnerait bien plus encore. Mais je n’oserais pas exprimer cela, de crainte que d’aucuns y trouvent une pierre d’achoppement et un sujet de scandale.

L’on ne saurait croire la générosité, la bonté et l’amour extrême que le Bien-Aimé témoigne à une misérable créature comme moi. Chose merveilleuse : comment Dieu peut-il s’oublier à ce point et s’humilier jusqu’à vouloir tant aimer une créature? Comment peut-il agir avec elle d’une manière aussi amoureuse et familière, répandre pour elle son amour et ses faveurs? Comment peut-il m’élever à une telle dignité, qu’il me soit permis de parler avec lui comme une véritable Épouse, bouche à bouche, cœur à cœur, et me comporter avec lui aussi familièrement qu’avec mes semblables!

Maintenant je sens en moi, véritablement et d’une manière vivante, le témoignage intérieur que j’appartiens au Bien-Aimé, toute entière, et que le Bien-Aimé est tout à moi. Car j’expérimente les réponses d’un amour réciproque et le lien infrangible d’une foi conjugale et d’un mariage spirituel. Jamais, me semble-t-il, jamais amoureux ne fut avec celle qu’il aime aussi aimable, plein d’amour et d’abandon que mon Bien-Aimé avec moi et moi avec lui. On dirait qu’il trouve



om daer uijt te nemen, al dat ick begheere; ick seijde aen mijnen Beminden, ick en wille gheene andere Bruijdt-juweelen, oft cierast, als bekleet te worden met Zielen, die ick door uwe genade ter Saligheijt magh brenghen, die nu zijn in staet van verdoemenisse, ende ick verstondt, dat den Beminden mij die gratie soude geven, ende veel meer, als ick soude derren uijtspreken, uijt vreese, dat iemandt hem daer aen soude moghen stooten, oft verargeren.

De mildtheijt, goedertierentheijt, ende uijtnemende liefde, die mij, ellendighe créature, den Beminden bewijst, is qualijck te ghelooven: o wondere saecke, dat Godt hem soo verre kan vergheten, ende hem soo vernederen, dat hij soo seer wilt beminnen een créature, ende met haer soo minnelijk ende famïlierlijck handelen, sijne liefde ende jonsten tôt haer soo uijtstorten, mij tôt soo grooten weerdigheijt te verheffen, dat ick als een waerachtighe Bruydt met hem magh spreken mondt aen mondt, hert aen hert, ende soo familierlijck met hem handelen, ghelijck met iemandt mijns ghelijcke.

Nu ghevoele ick waerachtelijck, ende leventlijck een inwendighe ghetuijghe- nisse, dat ick heel den Beminden toe-behoor, ende den Beminden heel mij ; want ick worde ghewaer een beantwoorden van weerzijdighe liefde, ende eenen onbreckelijcken Bandt van een Bruydelijcke Trauw, oft gheestelijck Houwelijck ; want mij dunckt, dat noijt eenighen Minnaer soo vriendelijck, minnelijck, ende familierlijck en handelt met sijne Beminde, als mijnen Beminden schijnt

248

sa seule satisfaction et son seul délassement à habiter mon cœur et à y trouver un amour qui réponde au sien.

Par ce commerce amoureux avec mon Bien-Aimé, les flammes de l’amour deviennent en moi plus brûlantes. Elles achèvent de me purifier même des moindres imperfections. Elles ne souffrent pas qu’il y ait dans l’âme autre chose que ce qui est purement divin. S’il arrive que la nature ou l’ennemi pleins de malice tentent d’y introduire autre chose, les flammes de l’amour l’en expulsent aussitôt et le consument. Cela ne veut pas dire que je reste toujours pure de toute imperfection.

CHAPITRE V. Depuis ce mariage spirituel l’aimable Mère la visite moins souvent. Elle en comprend les raisons. Il faut qu’elle puisse agir d’une manière plus libre avec le Bien-Aimé. Elle reçoit l’assurance de pouvoir aimer Dieu éternellement et en éprouve une grande joie. Elle demande cette même grâce pour une autre âme.

Un jour, selon l’habitude que m’avait enseignée l’aimable Mère, je lui offrais le repas que j’allais prendre et lui demandais de le bénir. Il me vint tout à coup une réflexion et je me demandai avec étonnement pourquoi l’aimable Mère venait me visiter moins souvent qu’elle n’avait accoutumé. Je ne jouissais plus aussi souvent de sa présence, de ses instructions, de ses aimables paroles, etc. Et cepen —



met mij te handelen, ende ick met hem, al oft al sijne ghenoechte, ende recreatie waer, mijn hert te bewoonen, ende een weder-liefde van mij te ontfanghen.

Door den minnelijcken handel met den Beminden worden in mij meer, ende meer ontsteken de vlammen der liefde, de welcke mij gheheel suijveren, oock van de minste onvolmaecktheden, niet met allen in mijn binnenste ghedooghende, als ’t ghene puer goddelijck is; als de nature, oft den boosen vijant daer iet anders soude willen indringhen, soo jagen die minne-vlammen dat daer terstondt uijt, ende verslinden dat ; alhoewel ick niet altoos vrij en blijve van onvolmaecktheden.

V CARITTEL Sij verstaet, wacrom de minnelijcke Moeder sedert dat gheestelijck Houwe - lijck haer soo dickwils niet meer en besoeckt; om datse vrijer met den Beminden alleen soude handelen ; zij is blijde, dat sij Godt eeuwelijck zal moghen beminnen, waer van sij versekert wort, ende vraeght die gratie oock voor een ander.

Aïs ick eens aende minnelijcke Moeder presenteerde onse spijse, om die te ghebenedijden ghelijck sij mij gheleert hadde, viel mij in een ghepeijs van ver- wonderinghe, hoe het geschiede, dat de minnelijcke Moeder mij nu soo dickwils niet meer quam besoecken, ghelijck sij pleghe, ende dat ick nu soo dickwils niet meer en ghenote heure tegenwoordigheijt, onderwijsinghe, vriendelijcke aen-

249

dant l’amour que je lui portais avait toujours une tendresse, une pureté enfantine, une douceur aussi grandes que jamais IIe fut alors répondu intérieurement : «lorsque l’aimable Mère était constamment auprès de vous, vous initiant au secret de ses vertus, etc., c’était afin de vous préparer au mariage spirituel avec son très cher Fils. Puisque ce mariage a été fait maintenant, elle se retire et se tient à l’écart. Elle laisse l’Épouse seule avec l’Époux, comme il convient.»

Et à vrai dire, depuis le jour où selon toute vraisemblance, ce mariage fut contracté, mon âme se trouve habituellement seule avec mon Bien-Aimé. On dirait que l’aimable Mère et les SS. Anges restent à l’extérieur, afin de laisser au Bien-Aimé et à son Épouse plus de liberté dans leurs amoureuses conversations, dans l’amour qui les unit, etc. L’âme, d’ailleurs, se sent tellement proche de son unique Aimé, elle a auprès de lui un si libre accès et sent tellement sa confiance qu’elle ne se trouve plus guère tentée de se servir de quelqu’un pour s’adresser au Bien-Aimé, pour lui recommander n’importe quoi ou pour le supplier. Il lui semble que cela n’est plus nécessaire. Mais cette impression demeure surtout dans l’âme aussi longtemps que le Bien-Aimé condescend à la garder dans la chambre secrète où elle peut lui parler avec un abandon d’épouse, bouche à bouche et cœur à cœur. Là elle peut agir sans intermédiaires. Cela ne signifie pas cependant que je m’éloigne de la très aimable Mère, ni des SS. Anges; car mon Bien-Aimé permet encore de



spraecken, etc. ghelijck ick plocht, ghemerckt dat nochtans mijne liefde lot haer nu soo teer, onnoosel, kinderlijck, ende soet tuas, als oyt te vooren ; soo wiert mij imoendigh gheantwoordt; als de minnelijcke Moeder soo gheduerigh bij u was, ende u soo onderwees in haere deughden, etc. dat was om u te bereijden tôt het gheestelijck Houwelijck met haeren alder-liefsten Sone, het welcke nu ghedaan zijnde, soo vertreckt sij haar ghelijck besijdcn, laetende de Bruijdt aileen handelen met haeren Bruijdegom, ghelijck het betacme-lijck is.

Ende om de waerheijt te segghen, sedert dat dit gheestelijck Houwelijck naer aile apparentie gheschiedt is, soo vindt mijne Ziele haer ghemeijnelijck aileen met haeren Beminden; al oft de minnelijcke Moeder ende de HH. Enghelen ghelijck van buijten bleven, om alsoo den Beminden ende sijne Bruydt meerder liberteijt te laeten in hunne minnelijcke aenspraecken, vereenighende liefde, etc. ende om dieswil dat de ziel haer soo naer ghevoelt bij haeren eenighen Beminden, ende tôt hem soo vrijen toeganck ende confidentie heeft, soo en vindt sij haer soo seer niet meer gheneghen, om iemandt te employeren, om voor haer iet aen den Beminden te boodtschappen, te bevelen, oft te bidden, al oft dit niet noodigh en waer; principaelijck soo langh als den Beminden haer ghedooght in sijn binnenste Cabinet, daer sij hem met een Bruijdelijcke confidentie magh aenspreken mondt aen mondt, herte aen herte, etc. ende haere affairen door haer selven doen; hier om nochtans en vervremde ick niet van mijne alder-liefste Moeder, oft van de HH. Enghelen; want den Beminden laet mij noch somtijts toe

250

temps en temps que mon âme soit poussée vers eux par un sentiment de doux et innocent amour.

Un jour, avant la Communion, j’ai éprouvé une joie intérieure, un contentement, à la pensée que l’éternité serait si longue, qu’elle n’aurait pas de fin; et qu’elle se passerait à aimer mon Bien-Aimé. Car la seule pensée que l’amour ne passera jamais et qu’il n’aura pas de fin en moi ou en quelque autre âme, cette seule pensée fait naître en moi une grande joie. Au contraire, quand je pense qu’en moi peut-être ou dans une autre âme il pourrait finir un jour, cela me plonge dans la tristesse.

Mais, en réponse à ce sentiment, le Bien-Aimé m’a semblé donner assurance que mon amour pour lui serait éternel, que jamais je ne viendrais à sortir de sa grâce, de son amitié, de son amour. Alors, comme je me sentais si heureuse de cela, je lui dis : «Mon Aimé, veuillez donc donner la même assurance en faveur de cette âme spirituelle elle aussi, confirmez-la en votre grâce, en votre amitié et amour; et qu’elle non plus n’en vienne à sortir jamais.» Mais mon Bien-Aimé a montré que cette prière ne lui plaisait pas, disant que cette âme devait se rendre plus digne de cette grâce et tâcher de vivre d’une manière plus parfaite.

(À suivre)

eenighe soete, onnoosele, ende minnelijcke toeneijghinghen des gheests tôt de selve.

Eens voor de H. Communie ghevoelde ick een inwendighe blijdtschap, ende verheughinghe, peijsende dat de eeuwigheijt soo langh soude wesen, ende sonder eijnde, om mijnen Beminden lief te hebben ; usant oock maer een ghepeijs, dat de lief de noijt en zal vervallen, noch eijnde hebben in mij, oft in iemant anders, verweckt in mij een groote vreucht; ter contrarie oock maer een ghepeijs, datse misschien in mij, oft in iemandt anders zal een eijnde hebben, verweckt mij tôt droefheijt.

Waer op mij den Beminden scheen te versekeren, dat mijne liefde tôt hem eeuwelijck zal dueren, dat ick noijt uijt sijne gratie, vriendtschap ende liefde en zal komen te vallen ; waer van seer verblijdt seijde ick; mijn Lief, versekert daer van oock die gheestelijcke Ziel ; bevestight haer oock in uwe gratie, vriendtschap ende liefde, datse daer oock noyt meer en kome uijt te vallen; maer den Beminden thoonde dat hem dese bede niet en behaagde, segghende, dat sij haer tôt die gratie weerdigher moeste maecken, trachtende volmaeckter te leven.



17e Année. Vol. I ÉTUDES CARMÉLITAINES

Marie de Ste Thérèse : Extraits (De la Vie Marie-Forme au mariage mystique). Texte flamand, traduction française (suite et fin).

DE LA VIE «MARIE-FORME» AU MARIAGE MYSTIQUE

CHAPITRE VI. Elle comprend ce qu’est la face de Pâme. Elle la compare à un miroir où Dieu s’imprime avec les vérités de Dieu. Quand l’âme se trouve la face tournée vers la Face de Dieu, elle voit beaucoup de choses et savoure un commerce d’amour tout divin. Cette jouissance est un état intermédiaire entre la foi et la lumière de gloire.

Le 18 décembre, en m’éveillant le matin, j’ai senti qu’une lumière divine versait ses rayons dans mon âme. Et j’ai appris à connaître ainsi ce qu’on appelle la face de l’âme. C’est avec cette face que l’âme est placée devant Dieu et jouit de sa divine vision, un peu déjà dès cette vie présente. Cette face de l’âme est si merveilleuse, innommable et incompréhensible qu’il m’est impossible d’en donner



VI CAPITTEL Sij verstaet, wat dat is het aenschijn der ziele ; sij seght dat te wesen als eenen spieghel, daer Godt sij selven, ende de waerheden indruckt ; als de ziele met dit aenschijn staet voor ’t Aenschijn Godts, siet sij veele dinghen, ende gheniet eenen goddelijcken minne-handel met Godt | dat ghenieten is middel tusschen het gheloof ende het licht der glorie.

Dm 18 December 1668, s’morghens wacker wordende, ghevoelde ick mijne ziel met een goddelijck licht bestraelt te worden, waer door ick verstondt, wat dat ghenoemt wort het aenschijn der ziele, waer mede sij voor Godt staet, ende gheniet sijn goddelijck Aenschijn, oock eenighsins in dit leven; dit aenschijn der ziele is soo wonderlijck, in-noemelijck, ende onbegrijpelijk| dat ick er gheen

280

quelque similitude, ni d’en exprimer, même à peu près, quoi que ce soit. Car cette chose contient une ressemblance de Dieu. Avant ce jour j’ai cru tout ceci. Mais maintenant je l’ai vu, je l’ai expérimenté. Oh, quelle ressemblance il y a entre la face de l’âme et l’image de Dieu!

Il me vient à l’esprit une comparaison grossière pour expliquer quelque peu tout ceci. Cette face de l’âme est comme un clair miroir, sans tache, où Dieu s’imprime lui-même, d’une manière qui dépasse notre intelligence. Car l’intelligence n’agit plus. Elle reçoit seulement; elle est dans une attitude passive. Dans cet état, l’activité propre de l’intelligence et celle des autres puissances constitueraient de graves empêchements.

Lorsque la face de l’âme se trouve ainsi placée devant la face de Dieu, sans intermédiaires, non seulement Dieu s’y reflète lui-même, mais il y imprime en outre telles vérités qu’il veut montrer à l’âme. Dieu lui fait voir certaines choses, telles qu’il les connaît et non pas comme les hommes les connaissent et les jugent. Cela se passe rapidement, en un court instant, peut-être le temps d’un demi Ave Maria. L’âme comprend ainsi un grand nombre» de vérités touchant son état ou autre chose. Elle voit de même ce qui retarde ou favorise le progrès spirituel. Et elle apprend de cette manière beaucoup plus que ce qu’on pourrait lui enseigner sinon en y mettant beaucoup de temps. Je trouve étonnant que mon âme, en un temps si court, ait pu comprendre du coup tant de choses



ghelijckenisse en kan van gheven, oft iet oock van verre daer van uijtlegghen; want het besluijt in hem een ghelijckenisse Godts ; te vooren hebbe ick dit ghelooft, maer nu heb ’t ick ghesien, ende ondervonden; och hoe groote ghelijckenisse is er tusschen het aenschijn der ziele ende het Beeldt Godts.

Mij komt te vooren een grave ghelijckenisse, om dat een weijnigh te beschrij- ven; dat aenschijn der ziele is ghelijck eenen klaeren spieghél sonder vlecke, daer Godt sij selven indruckt op een manier, die ons verstandt te boven gaet, want het verstandt en werckt dan niet, maer lijdt alleenelijck, oft draeght hem lijdelijck; de eijghen werckelijckheijt des verstandts, oft van de andere krachten veroorsaeckt hier een groot beletsel.

Als dit aenschijn der ziele soo onvermiddelt staat voor het Aenschijn Godts, soo en druckt Godt hem niet alleen daer in, maer oock die waerheden, die Godt aen de ziel wilt opehbaren, doende eenighe dinghen sien, ghelijckse voor Godt bekent zijnf ende niet ghelijckse hier van de menschen ghekent, ende gheoordeelt worden; dit gheschiedt rasselijck, op een seer korten tijdt, als eenen halven Ave Maria, soo verstaet de ziel soo veele waerheden, die haeren staet, oft andere aengaen; Item de beletselen, oft behulpselen vanden gheestelijcken voortganck, etc. veel meer, als sij andersins op veel tijdts van iemant soude konnen leeren ; ick verwondere mij, hoe mijne ziel op soo korten tijdt, soo verscheijden dinghen t'seffens heeft konnen verstaen in groote eenvoudigheijt,

281

diverses et qu’elle les ait saisies en toute simplicité, sans que les puissances internes se soient multipliées dans l’action. Mon âme se trouve placée comme au soleil, toute illuminée par les vérités que Dieu lui révèle. Cette sorte de révélation me paraît la plus sûre. Elle n’est pas sujette à l’illusion.

C’est dans cet état qu’ont lieu les plus éminentes étreintes et les baisers d’amour que l’Amant divin donne à celle qu’il aime et qui constituent le plus aimable accueil qu’il peut lui faire. C’est en ceci, je le vois bien, que consistent les vraies caresses nuptiales et les baisers de la bouche de l’Époux à l’épouse. Ce n’est pas autre chose qu’une nouvelle révélation de quelque qualité divine, une amoureuse étreinte dont la divinité de l’Aimé enveloppe l’âme. C’est l’âme qui se dilate, qui se répand et possède le Bien-Aimé. C’est le Bien-Aimé qui vient singulièrement près de l’âme et qui montre à l’âme sa véritable ressemblance avec l’image divine de l’Aimé, lui donnant en partage un peu de cette clarté divine, émanée de la Face de Dieu, et qui, réfléchie par l’âme, retourne à Dieu.

Ces empreintes nouvelles de Dieu dans l’âme, cette illumination par la clarté divine, et cette saisie de l’âme par Dieu, placent cette âme dans un état d’union et d’unification divines plus élevées et plus excellentes que celles de tous les autres états que j’ai expérimentés. Il s’agit ici, me semble-t-il, d’une certaine union et fruition



sonder menighvuldigheijt van de inwendighe krachten; mijne ziel staet dan ghelijck in een sonne, heel verlicht vande waerheden, die Godt haer heeft gheopenbaert : dese manier van openbaeringhe dunckt mij de sekerste, ende gheen bedrogh onderworpen.

In sulckenen staet gheschiedender de edelste omhelsinghen, minnekussen etc., daer den goddelijcken Minnaer sijne Beminde mede vereert, ende op het minne- lijckste mede onthaelt; want ick verstaen, dat hier in, eijgentlijck bestaen de Bruijdelijcke caressen ende kussen des mondts, daer de Bruijdt vanden goddelijcken Bruijdegom mede wort voorkomen; te weten, door eenighe nieuwe openbaeringhe van eenighe goddelijcke goetheijt ; Item door een minnelijcke omgrijpinghe der ziele vande Godtheijt des Beminden; Item door een uijt- spanninghe, overspreijinghe, ende inneminghe der ziele in den Beminden; Item door een sonderlinghe naeckinghe des Beminden tôt de ziele; Item aen de ziele thoonende haere waerachtighe gelijckenisse met het goddelijck Beeldt des Beminden ; Item aen de ziele mede-deijlende iet van de goddelijke klaerheijt, die'er voortkomt uijt het goddelijck Aenschijn, met eenen weer-schijn uijt de ziele tôt Godt.

Door dese nieuwe indruckinghen van Godt in de ziele, ende door dat be- schijnen vande goddelijcke klaerheijt, ende overgrijpen der ziele van Godt, bevindt de ziele, dat se op een veel verhevender, ende uijtnemender manier vereenight, ende een wordt met Godt, als door eenighe andere, die ’er in mij gepasseert zijn; het welck naer mijn duncken is eenighe eenwordinghe ende,

282

de la divinité, qui trouve place à un degré intermédiaire entre la lumière de la Foi et la lumière de gloire. Car jusqu’à ce jour, il ne m’était pas encore arrivé d’expérimenter une telle sorte de fruition ou d’union.

CHAPITRE VII. Elle explique la signification spirituelle des prévenances nuptialesy caresses, étreintes, baisers, etc. Tout cela ne s’opère pas d’une manière sensible, sauf parfois lorsque le Bien-Aimé se manifeste dans sa sainte Humanité. Les choses divines ne peuvent être signifiées que par des analogies grossières. Raisons pour lesquelles le commerce d’amour de l’âme avec Dieu porte les noms d’étreintes, baisers, etc.

... Si j’ai comparé ces prévenances nuptiales et ces caresses à des étreintes, à des baisers d’amour, etc., il ne faut pas cependant l’entendre d’une façon trop grossière. L’Époux divin, dans sa divinité, ne fait pas usage de bras pour étreindre l’âme aimante, ni de mains pour la prendre avec tendresse, ni de bouche pour la baiser, etc. Ces choses se passent tout autrement, d’une manière plus spirituelle et plus divine. Cette matière est tellement surnaturelle et divine que l’âme, par son intelligence, ne parvient guère à la discerner ou à la comprendre. Mais il est impossible d’exprimer



ghenietinghe der Godtheijt, tusschen beijde, tusschen het licht des gheloofs, ende het licht der glorie; want tôt noch toe en hebbe ick noijt sulcken soorte van ghenietinghe, ende vereeninghe ondervonden.

VII CAPITTEL Sij; leght gheestelijck uijt de Bruijdelijcke onthalinghen, caressen, omhel- singhen, kussen, etc. de welcke niet lichaemelijck en geschieden ; ten zij somtijdts als den Beminden openbaert naer sijne Heijlighe Menscheijdt ; de goddelijcke dinghen en konnen niet bediedt worden, als door grove ghelijckenissen ; waarom de minne-handels met Godt ghenoemt worden omhelsinghen, kussen, etc.

Al is ’t dat ick die Bruijdelijcke onthalinghen, ende caressen hebbe vergheleken bij omhelsinghen, minnen-kussen, etc. dat en moet nochtans soo grovelijck niet verstaen worden; want den Goddelijcken Bruijdegom naer sijne Godtheijt en ghébruijckt gheene armen om een minnende ziel te omhelsen, noch handen, om haer minnelijck aen te raecken, noch mondt, om haer te kussen, etc. maer dese dinghen gheschieden heel anders, op een gheestelijcker ende goddelijcker manier; soo overnatuerlijck ende goddelijck, dat het verstandt der ziele dat qualijck en kan begrijpen, oft achterhaelen ; maer omdat men de onsienelijcke,

283

les choses invisibles et divines ou de les comparer à rien, sans faire appel aux choses visibles et sensibles, à cause de la faiblesse, de la lourdeur et de l’obscurité de notre intelligence. C’est pourquoi j’ai fait usage des similitudes que l’on trouve dans les manifestations de l’amour naturel et humain. Mais peut-être ai-je manqué au respect que l’on doit à des choses tellement divines, en les comparant aux façons de faire des amoureux de la terre.

Il se pourrait néanmoins, quand l’Époux se révèle dans son Humanité, qu’il fasse usage alors de quelqu’une de ces manifestations de l’amour pour témoigner à l’âme son amour. Mais ceci m’est arrivé très rarement.

Ce baiser du Bien-Aimé, dont j’ai parlé plus haut, me semble consister en ceci : Dieu attire l’âme à lui, avec une très grande tendresse, avec une inexprimable bonté, avec des marques d’amour. Quand Dieu exerce son action avec de si tendres appels de l’amour, l’attrait de l’âme est tel que l’on peut dire que c’est l’Épouse qui donne d’abord son baiser au Bien-Aimé. Mais quand Dieu se penche lui-même, plein d’amour, et qu’il s’abaisse jusqu’à l’âme, alors il me semble que c’est l’Époux céleste qui vient vers l’Aimée pour lui donner le baiser de sa bouche.

Je trouve ici une différence entre l’action de Dieu tirant l’âme à lui, et celle qui incline Dieu vers l’âme. L’une et l’autre cependant aboutissent aux mêmes effets, qui sont le rapprochement et la



ende goddelijcke dinghen niet en konnen bedieden, noch ievers bij vergelijcken, als bij sienelijcke ende ghevoelijcke dinghen, ter oorsaecke van de kranckheijt, ende plompheijt, oft donckerheijt van ons verstandt; daerom ghebruijcke ick de ghelijckenisse met de uijtwerckinghen van een natuerlijcke ende menschelijcke liefde; maer misschien doen ick hier teghen het respect van soo goddelijcke dinghen, de selve vergelijckende bij de manieren van doen vande Minnaers deser toerelt.

Ten waer misschien den Goddelijcken Bruijdegom openbaerde naer sijne Menscheijdt, ende alsoo eenighe dierghelijcke uijtwerckingen der liefde oejfendey ende eenighe teeckenen van sijne Bruijdelijcke liefde wilde betuijzen, het welcke aen mij seer selde ghebeurt.

Den voorseijden kus des Beminden dunckt mij te wesen, dat Godt de ziele tôt hem treckt met een over-groote minnelijckheijt, ende onuijtsprekelijcke liejfelijckheijt, ende bexoijsen van liefde, hoedanighe aentreckinghe als sij geschieden met soo soete aenlockinghe der liefde, dan magh men segghen, dat de Bruijdt eerst eenen kus gheeft aenden Beminden; maer als Godt sij selven door liefde neder booght, oft vemedert tôt de ziel, dan dunckt mij den He-melschen Bruijdegom aen sijne Beminde te presenteren, ende te gheven den kus sijns mondts.

Hier vinde ick een verschil onder de aentreckinghe der ziele tôt Godt, ende de neder-buijghinge van Godt tôt de ziele; alhoewel d'een, ende d'attder heeft

284

rencontre de l’Aimé et de son Aimée. Il y a seulement une différence dans la manière.

CHAPITRE IX. Reposant dans les bras du Bien-Aimé, elle reçoit ses caresses. Dans un silence mystique elle écoute ce que murmure le Bien-Aimé. Cette attention silencieuse est très douce. Dans le sommeil mystique elle s’appuie sur le Bien-Aimé. Elle voit son âme comme un clair miroir.

Alors l’âme ne bouge plus; elle n’adresse plus une seule parole amoureuse et ne dit plus rien à son Bien-Aimé, à la façon de ce qui a lieu dans l’état de sommeil naturel. Mais elle conserve un certain souvenir de son repos amoureux en son Bien-Aimé et de l’embrassement où il la tient. Elle comprend très bien que le Bien-Aimé n’attend pas pour lors qu’elle lui rende son étreinte; mais elle doit simplement le laisser agir seul.

Dans cet état, mon âme se trouve douée d’une sorte d’ouïe spirituelle qui lui permet d’écouter, au milieu d’un si profond silence de toutes les puissances internes, ce que le Bien-Aimé dit à son cœur dans un murmure. Et quelque subtil et mystérieux que ce puisse être, elle l’entend et le saisit. Ce murmure que le Bien-Aimé lui adresse est si faible, si mystérieux, il est si par —



de selve uijtwerckinghen; te weten, de naeckinghe, ende de ontmoetinghe van-den Beminden tôt sijne Beminde, maer alleenelijck is’er verschil inde manier.

IX CAPITTEL Rustende in de armen des Beminden laetse haer van hem toeven! ende luijstert naer»t veselen des Beminden in een mijstieck stil-swijghen; dat luijsteren is seer ghenoeghelijck; mijstieckelijck slapende steunt sij op den Beminden ! sij siet haer inwendigh, als eenen klaeren spieghel.

Dan en roert haer de ziele niet, noch en spreekt oock niet een minne-woordt, oft iet anders tôt haeren Beminden, niet meer, dan die natuerlijck slaept; maer sij behoudt alleen eenigh ghedencken, datse minnelijck rust in haeren Beminden, ende van hem wordt omhelst, ghenoegh merckende, dat den Beminden dan van haer gheen weer-omhelsinghe en versoeckt, maer dat sij den Beminden alleen moet laten betijden.

Mijne ziele heeft dan ghelijck een gheestelijck ghehoor, waer mede sij in soo grooten stil-swijghen van aile de inwendighe krachten, luijstert naer ’t veselen des Beminden tôt haer hert, dat sij het selve, hoe subtiel ende heijmelijck het moghte wesen, kan vatten ende verstaen ; die aenspraeck, oft veselen des Beminden geschiedt soo soet, soo heijmelijck, ende met soo volkomen uijtsluijten van aile ghedruijs, dat aile aendachtigheijt der ziele om dat te verstaen, versaemt moet

285

faitement dénué de tout bruit, que toute l’attention de l’âme doit être condensée pour le comprendre. Je veux dire qu’il faut un calme et un silence tels qu’il me semble qu’il n’y a plus au monde que le Bien-Aimé et moi. Alors je me trouve véritablement dans l’état dont il est écrit : «(L’âme aimante), je la conduirai dans le désert et je parlerai à son cœur.»

Il semble que l’oreille du corps elle-même se tende à cette voix mystérieuse, à ce murmure du Bien-Aimé. Oui, même le corps tout entier semble se tendre vers le côté du cœur, où ce murmure est saisi. Cette attention silencieuse est si douce, si agréable et délicieuse à l’âme, que toutes les satisfactions du monde, tous les plaisirs rassemblés, seraient à peine une goutte d’eau comparée à la mer.

CHAPITRE X. Un esprit d’amour la pousse vers le Bien-Aimé comme une épouse pleine de zèle pour la gloire de son Époux et pour le salut des âmes. Cet esprit d’amour semble sortir à la recherche d’âmes à conquérir. Elle couve ces âmes et de cette manière se consomme le mariage spirituel, car elle a conçu par l’opération du Bien-Aimé cet esprit de zèle pour le salut des âmes. Elle agit familièrement avec le Bien-Aimé.

À certains moments je trouve en moi un esprit d’amour qui agit intérieurement d’une manière très douce, suave et forte; et c’est



wesen; ick segghe! met sulcken stilte! ende stil-swijghen, al oft den Beminden ende ick alleen inde werelt waeren; dan bevinde ick waerachtigh te wezen, datter gheschreven is, ik zal haer, de minnende ziele, leijden inde eensaemheijt, ende spreken tôt haer herte.

Tot dese heijmelijcke stemme, tôt dit veselen des Beminden schijnt het lichaemelijck ghehoor hem oock te booghen, ja het heel lichaem naer de zijde van ’t hert, daer dat veselen ghevat wort. Dit stille luijsteren is soo soet, ghe- noeghelijck ende vermaeckelijck aende ziel, dat aile ghenoeghten, ende plaisieren des werelts bij een vergadert, maer en zijn een druppelken vergheleken bij een heele zee ;

X CAPITTEL Sij wort met den minne-gheest ghedreven tôt den Beminden, als een ieverighe Bruijdt voor sijne eere, ende saligheijt der zielen ; den minne-gheest loopt uijt om zielen te winnen, de selve broeijende, ende soo wort het gheestelijck Houwelijck volbrocht, ontfanghende vanden Beminden sijnen gheest ende iever der zielen j sij handelt familierlijck met den Beminden.

Ick bevinde somtijdts in mij eenen minne-gheest, die inwendelijck werckt seer soetelijck, minnelijck ende krachtelijck, met eenen minsaemen, onnooselen,

286

avec un sentiment d’innocente affection et de confiance que je m’approche alors en toute liberté de mon doux amant Jésus, qui me paraît être présent dans mon âme. Je ne crois pas pouvoir comprendre le quart de tout ce qui se passe en moi, car je suis presque tout enivrée d’amour. Il me semble avoir été pour lors une très tendre et amoureuse épouse auprès de son Époux, qui la comble de câlineries et de caresses, et qui lui parle et lui donne toutes sortes de preuves de son amour. Il me vient alors un grand zèle pour son honneur et sa gloire, afin d’attirer à lui tous les hommes, et que son amour les enflamme et qu’ils en viennent tous à l’aimer de tout leur cœur.

Il me semble que de temps en temps, cet esprit d’amour s’élance vers l’extérieur dans un vol rapide, et qu’il revient aussitôt, portant quelques âmes que je semble placer alors dans le sein de mon Bien - Aimé, afin qu’elles y soient formées à la vie de la grâce. Et mon esprit d’amour semblait aussi les couver là. Sur elles il étendait les ailes de l’amour, les couvrant comme une poule couvre ses poussins, pour les réchauffer et les défendre de tout dommage. Pendant tout ce temps, naissent divers élans d’un amour très pur et très confiant. Mais je ne puis déterminer tout cela.

Le très pur mariage spirituel de Jésus et de mon âme m’a semblé se consommer ainsi. Unis l’un à l’autre, nous paraissions donner le jour à des enfants spirituels, par cette conquête d’âmes que je viens de décrire. Le Bien-Aimé me donne en partage son esprit et son



confidenten ende vrijen toeganck tôt mijnen soeten Minnaer Jésus, die mij indeti gheest schijnt teghenwoordigh te zijn; mij en dunckt niet te connen achterhaelen het vierde deel van ’t ghene in mij al passeert, door dien ick half droncken ben van liefde; dan ick ben ghedachtigh, ghespleelt te hebben de partije van een seer teere, ende minnende Bruydt bij haeren Beminden, die hij toeft, ende streelt, met aile soorten van minne-teeckenen, ende woorden, met eenen grooten iever, om te vervoorderen sijne eere ende glorie, om aile menschen tôt hem te trecken, ende in sijne liefde te ontstecken, op dat hij van die altemael met heelder herten moght bemindt worden.

Mij dunckt, dat den minne-gheest hier en daar eenen uijtsprocnk doet, snellijck uijt-vlieghende, ende haest-wederkeerende met eenighe zielen, die ick scheen te stellen inden schoot van mijnen Beminden, om daer ghetoeft te worden tôt het leven der gratie ; ende den minne-gheest scheen die daer oock te broeijen, daer over uijt-spreijende sijne vleughels der liefde, ghelijck een Hinne haere kiecxkens broeijdt, om die te verwermen, ende van ’t quaedt te verhoeden; daer passeren dan verscheijden driften van liefde met een groote onnooselheijt, ende confidentie, die ick niet en kan achterhaelen.

Het gheestelijck, ende alder-suijverste houwelijck tusschen Jésus en de mijne ziel scheen dan volbrocht te worden ; zoo dat wij ’t samen vereenight zijnde, scheenen voort te brenghen veele geestelijke kinderen, op de voorseide manier

287

zèle des âmes; afin, non seulement, que ces âmes soient sauvées, mais que beaucoup d’entre elles soient unies à lui par un puissant lien d’amour et qu’elles suivent l’exemple de ses vertus.

Habituellement je me comporte avec mon Bien-Aimé d’une manière très familière et aimante, comme une épouse chérie. Car j’y suis intérieurement autorisée, et même invitée. Je ressens un attrait à traiter Jésus sans arrière-pensée et sans contrainte, comme une épouse traite son époux, cœur à cœur et bouche à bouche. Et parfois il me semble être introduite au plus profond de l’esprit où m’est accordé un sommeil d’amour et un repos entre les bras du Bien-Aimé. Je perçois là, dans les baisers d’amour et les étreintes, certaines marques d’un amour qu’on pourrait presque appeler fou. Je n’y distingue cependant rien de sensible et je ne puis dire comment cela se passe, parce que tout cela reste caché aux sens.

Parfois, au cours de l’oraison et aussi pendant le travail manuel, il n’y a plus d’autre occupation ni d’activité dans l’âme que de laisser sans fin les flammes d’amour monter en se jouant vers le Bien — Aimé. Il n’y a pas de paroles. Dans le simple regard d’amour levé vers lui, il lit clairement ce que l’amour désire. En retour, les flammes de l’amour du Bien-Aimé répondent aux miennes. Elles touchent mon cœur et l’enflamment encore davantage. Ce jeu de l’amour pourrait facilement durer des heures, voire même des jours entiers,



zielen winnende; mijnen Beminden deelt mij dan mede sijnen gheest, ende iever der zielen ; niet allen, om simplijck saligh te worden, maer oock dat zij met hem door eenen vasten band der liefde moghen vereenight worden, ende sijne deugden naervolghen.

Ick handele ghemeijnelijck seer familierlijck, ende minnelijck met mijnen Beminden als een lieve Bruydt ; want mij wort van binnen daer toe confidentie ghegheven ; ja daer toe worde ick ghenoijdt, ende aengelockt, om sonder eenigh achterdencken, oft vermijdtheijt met mijn Lief te handelen, ghelijck een Bruijdt met haeren Bruydegom, hert aen hert, mondt aen mondt ; ende mij dunckt somtijdts in-gheleijdt te worden in het binnenste des gheests, alwaer mij ghejont wort eenen minne-slaep ende ruste inde armen des Beminden; alwaer ick ghewaer worde eenighe besondere teeckenen van sijne, om soo te segghen, versotte liefde tôt mij, door eenighe minne-kussen ende omhelsinghe (ick en sien nochtans niet lichaemelijcx ); hoe dit gheschiedt, en kan ick niet segghen, want het is voor de sinnen verborghen.

Somtijdts in ’t ghebedt, ende oock in mijn handt-werck, en hebbe ick gheen andere bekommeringhe, oft werckinghe in mijn ziele, als dat de minne-vlammen gheduerigh spelen tôt mijnen Beminden, sonder spreken, alleen met een minne- ooghe op hem, die daer door ghenoegh verstaet, wat de liefde begheert ; ende van weghen den Beminden schijnend’er voort te komen weer-zijdighe minne- vlammen, die aende onse beantwoorden, het hert raeckende, ende noch meer ontsteckende ; dit minne-spel soude lichtelijck dueren uren, ja daghen langh,

288

sans qu’il en résulte quelque fatigue. Il est suivi et prolongé par certaines influences divines sous lesquelles je demeure passive...

CHAPITRE XIII. Comme Épouse de Jésusi elle soigne ses intérêts. Elle puise aux trésors divins afin de satisfaire pour les fautes des hommes. Elle tâche d’apaiser le Bien-Aimé et l’invite à prendre son délassement dans son cœur. Elle a sucé l’esprit de pardon et de compassion de la Sainte Vierge.

Mais mon Révérend Père, que semble-t-il à Votre Révérence que doive faire cette âme que Jésus a acceptée comme épouse et qui a contracté un mariage spirituel avec lui? Comment cette épouse divine se comportera-t-elle avec son Époux? Comment agit-elle, comment parle-t-elle avec lui? Remarquez que cet Époux divin l’a faite reine maintenant et lui a donné toute puissance et autorité sur tous ses trésors de grâces, de bienfaits, de mérites, afin qu’elle les distribue selon sa convenance. Aussi n’a-t-elle plus d’autres soucis que d’empêcher et de combattre tout ce qui pourrait tendre à causer dommage, ou injure, ou outrage à la majesté divine et tout ce qui lui serait un sujet de mécontentement. En outre, elle puise à [ces trésors de quoi suppléer et satisfaire, chaque fois que les



sonder vermoeijen, ende zvort ghecontinueert door goddelijck invloeden, ick mij draghende lijdender-wijs...

XIII CAPITTEL Als met Jésus ghetrouwt, is sij besorght voor sijnen interest; sij voldoet uijt sijne schatten voor de fauten der menschen ; sij tracht den Beminden te versoenen, ende noeijdt hem, om hem in haer hert te komen vermaecken ; sij heeft den gheest van ghenaede, ende medelijden ghesoghen van onse L. Vrouwe.

Maer Eertoeerdighen Vader, wat meijnt U. Eerzv. nu al te doen te hebben dese ziele, die van Jésus aldus is aenghenomen tôt sijne Bruijdt, ende die met hem gheestelijck ghetrauwt is? hœ dese goddelijcke Bruydt haer al draeght tôt haer en Bruydegom? hoe sij nu met hem handelt, ende converseert ? gemerckt dat dien goddelijcken Bruydegom haer nu ghestelt heeft als koninghinne met voile macht, ende authoriteijt over aile sijne schatten van gratien, van ghenaede, ende verdiensten, om die naer haer believen uijt te reijcken, soo en is sij nievers meer voor besorght, als om te verhoeden, ende af te weiren al, dat soude konnen strecken tôt zijn achterdeel, injurie, onteeringhe, oft tôt misnoeghen vande Goddelijcke Majesteijt : Item om uijt die schatten te vervullen, ende te voldoen

289

hommes pèchent par malice ou par faiblesse. Elle comble, dis-je, chaque fois que les hommes sont en défaut quant à la crainte filiale, l’amour de Dieu ou le respect dû à la Majesté divine.

Tous ses soins se réduisent à apaiser son Amant divin, à le réconcilier avec les créatures, afin qu’il les épargne, qu’il leur accorde en plus grand nombre les grâces qui les pousseraient à le craindre et à l’aimer davantage. De la sorte, elle paie à Dieu les fautes des pécheurs, en puisant aux trésors des mérites infinis de la très sainte vie de Jésus, de sa douloureuse passion et de sa mort. Cela ne va pas toujours sans une grande tristesse du cœur à la pensée des infidélités et des outrages que cette suprême et sur-aimable Bonté supporte de la part des hommes. Telle est la cause des soupirs, des plaintes et lamentations intérieures de cette épouse de Jésus. Mais cela ne fait que d’augmenter son zèle et la pousse à redoubler d’amour et de fidélité envers son Bien-Aimé. Elle voudrait ainsi, s’il était possible, réparer le dommage et rétablir tout le bien. Ah, que de souffrances doit endurer ici l’âme qui aime!...

Je crois que j’ai sucé cet esprit compatissant de l’aimable Mère quand — il y a quelque temps — elle fut si longuement auprès de moi à m’apprendre, comme à un enfant, quels sont son esprit et sa nature. Car depuis ce moment ces sentiments de dévouement et de douce sympathie sont demeurés en moi sans interruption. Avant ce temps, j’étais d’un naturel assez impassible. Je n’avais pas d’inclination au dévouement affectueux et ces mouvements de



voor al, daer de menschen irt sondighen uijt boosheijt, oft uijt cranckheijt, om te vervullen, seggh’ick, al daer de menschen in ontbreken inde kinderlijcke vreese, ende liefde Godts, ende in ’t behoorlijck respect tôt de Goddelijcke Majestcijt.

Alle haere sorghe is, om haer goddelijck Lief te paeyen, ende met sijne crea-turen te versoenen, op dat hij hun soude spaeren, ende meerdere gratien gheven, datse hem doch meer souden vreesen, ende beminnen: Soo dan, sij betaelt aen Godt de schulden der sondaeren uijt sijne schatten vande oneijndelijcke ver- diensten van sijn alderheylighste leven, van sijn bitter lijden ende doodt; somtijdts niet sonder groote droefheijt des herten, uijt consideratie, dat die opperste ende over-minnelijcke Goedtheijt sulcken onghetrouwigheijt, ende onteeringhe is verdraghende vande menschen; hier van komen aile suchten, ende inwendigh kermen, en lamenteren van dese Bruydt van Jésus ; waer door sij noch ontsteken wort met eenen meerderen iever, om haere liefde, ende ghe- trouwigheid tôt haeren Beminden te verdobbelen, om alsoo, toaer ’t moghelijck, aile schaede in te haelen, ende allen interest te her-stellen. Och wat valt hier al te lijden voor een minnende ziel!...

Mij dunckt, dat ick dien medelijdenden gheest hebbe ghesoghen vande minne- lijcke Moeder, als sij over eenighen tijdt soo langh bij mij was, ende mij als haer kindt leerde haeren aerdt ende gheest; want sedert dien tijdt is in mij die gheneghentheijdt, ende soete affectie ghestadigh ghebleven; daer ick te vooren was van een onbeweeghelijck natureel, sonder soo soete gheneghentheijt,

290

bonté, de bienveillance pour le prochain m’étaient trop étrangers. Maintenant je me sens intérieurement toute remplie comme d’une huile de bienveillance, de bonté, d’amour envers tous. Bénie soit l’immaculée Vierge et Mère qui m’a ainsi reformée et qui semble m’avoir enfantée à nouveau en Dieu. Elle m’a infusé une autre nature, un autre esprit, qui sont plus conformes à sa nature et à son esprit.

CHAPITRE XV. Elle perçoit en elle le travail d’un esprit d’amour et de prière. Sous cette influence elle se sent portée à soulever une âme dont elle sent le poids. Elle place cette âme dans le côté de Jésus, qui l’y reçoit. Elle agit de même avec l’âme d’un hérétique dans l’espoir d’une conversion. Le Bien-Aimé se complaît en ce zèle du salut des âmes.

La veille de la Pentecôte 1670, un nouveau feu d’amour s’est allumé en moi avec une plus grande intensité. Avec une chaleur inaccoutumée, il s’est répandu dans tout mon corps, surtout dans la région du cœur. Pendant ce temps, il y avait en moi une singulière ardeur à prier pour beaucoup de choses ayant trait au prochain. Avec douceur et amour je poussais mes supplications vers mon doux Jésus, vers qui montent sans cesse, en d’affectueux colloques, tout mon amour et mes constantes pensées.



te seer vervremt van sulcken goedertieren affectie, ende goedt-jonstigheijdt tôt den even-naesten ; nu schijnt mijn inghewant vol te zijn van eene soete Olie van goedt-gunstigheijt, goedertierentheijt, ende liefde tôt aile menschen; de altoos onbevleckte Maghet ende Moeder zij ghébenedijdt, die mij soo hervormty ende in Godt wederom herbaert schijnt te hebben ; mij instortende eenen anderen aerdt, ende gheest, die aen haeren soeten aerdt, ende gheest ghelijckvormigher is.

XV CAPITTEL Sij wort bevrocht met eenen minne, ende biddenden gheest, waer mede op-nemende een ziel, ghevoelt haer als swaer, ende steltse inde zijde van Jésus, daer sij ghedooght wort, ghelijck oock de ziel van eenen ketter, met hope van bekeeringhe ; den Beminden hem ghenoeghende in desen iever der zielen.

Op Sincxen-avondt 1670, is mij aenghekomen eenen nieuwen, ende meerderen minne-brandt, die door ’t heel lichaem verspreijdt wiert, met eene onghewoone- lijcke hitte, meest ontrent het hert; in welcke ghesteltenisse was in mij eenen krachtighen gheest van bidden voor veele dinghen, die den even-naesten raecken! met een soet, ende minnelijck smeecken tôt mijnen soeten Jésus! tôt zoie aile mijne liefde, ende als gheduerighe aendachtigheijt gheduerlijck trecken met minnélijcke aenspraecken.

291

À plusieurs reprises il m’a semblé soulever dans mes bras l’âme N. et la présenter à la Sainte Trinité, afin que celle-ci l’accepte avec bienveillance. Il m’était pourtant difficile de la maintenir longtemps à cette hauteur où je semblais avoir volé avec elle. Il y avait comme un grand poids attaché à cette âme. Quelqu’un qui est chargé de fer ou de plomb ne peut demeurer suspendu en l’air et personne ne l’y peut maintenir, parce que son poids l’attire vers le bas. De même ici. Aussi ai-je été forcée de laisser tomber cette âme trois ou quatre fois.

Je me disais : «que vais-je faire d’elle? Il me répugne de l’abandonner sur la terre où elle est couchée; et je ne puis la maintenir élevée en Dieu, à cause de son poids.» Mais l’amour m’inspira, comme moyen nouveau, de la placer dans cette bénie plaie du côté de Jésus, tout contre son cœur très-aimable. N’était-ce point là une fournaise très ardente; et l’âme étant placée dans cette fournaise, le feu d’amour ne la purifierait-il pas de tout ce qui l’alourdit et la tire vers le bas?

J’ai fait ainsi, disant à mon Bien-Aimé : «Vous ne pouvez pas me refuser cela; je vous en prie, souffrez que cette âme soit posée là!» Et voyez, il a semblé acquiescer doucement et m’a permis d’y déposer cette âme. Mais voilà qu’aussitôt il y eut là une grande lutte entre des éléments opposés, semblait-il, tels que le feu et l’eau. On aurait dit du bois vert lancé dans un brasier. Le bois



Ick scheen verscheijden keeren de ziel N. in mijn armen op te nemen, ende haer te presenteren aen de H. Drijvuldigheijdt, ont van haer ghenadelijck aenghenomen te worden, maer ick en konde haer qualijck een weijnigh tijdts in de verheventheijt houden, waer toe ick met haer scheen ghevloghen te zijn, ter oorsaecken van een groot ghewicht, d’welck aen haer vast was, ghelijck iemandt met ijser, oft loot gheladen zijnde, inde locht niet en kan blijven hanghen, noch van iemandt daer en kan ghehouden worden, maer wort door sijne swaerte om leegh ghetrocken ; want van ghelijcken, moest ick die ziele laeten vallen tôt drij oft vier keeren toe.

Ick peijsde, wat zal ick met haer doen? haer te laeten ligghen op de aarde, en doen ick niet gheeme, ende haer in Godt verheven houden en kan ick niet, om haere swaerte; maer de liefde gaf mij in, eenen anderen middél, dat ick haer soude stellen inde ghebenedijde zijde-wonde van Jésus, neffens sijn alder- minnenste Hert, het welck mij docht te zijn een seer brandende fomeijs van liefde, op datse in dat fomeijs ghestelt zijnde, door ’t vier der liefde daer soude ghesuijvert worden van ’t ghene haer soo beswaerde, ende om leeghe trock.

Ick ded’et soo, segghende tôt mijnen Beminden, ghij en meught mij dat niet weijgheren; ké ghedooghtse daer; ende siet, hij scheense daer vredelijck te ghedooghen, mij toelaetende, dat ick se daer soude stellen; maer siet, terstont was daer sulckenen strijdt, als van twee contrarie dinghen, als van vier en waeter, oft als een groen haut in ’t vier gheworpen, daer wederstandt aen doet,

292

résiste aussi longtemps que la chaleur n’a pas fait disparaître son humidité. Cependant je ne voyais pas que la pesanteur de cette âme lui eût été enlevée ou supprimée. Je voyais seulement que cette âme pouvait rester là. Et il m’en est venu quelque espoir qu’en demeurant dans ce brasier, l’âme perdrait peu à peu son humidité et que sa pesanteur aussi disparaîtrait.

CHAPITRE XVI. Quelques mystiques condamnent, comme mauvais, cet esprit d’amour agissant de certaines âmes. Ils ne comprennent pas que le zèle des âmes appartient en propre aux vraies épouses du Christ. Celles-ci, étant possédées par le parfait esprit d’amour, ne peuvent demeurer oisives, mais travaillent sans qu’il y ait imperfection. Parfois cependant l’amour agit en elles d’une façon plus intérieure.

Mais s’il arrive à quelques âmes mystiques de lire ces choses ou qu’elles entendent parler de ma manière de faire, comment la jugeront-elles? Ne diront-elles pas que je suis trop active, trop éloignée de l’intériorité et de la simplicité parfaite, et par conséquent, éloignée aussi de la vie contemplative où l’on goûte Dieu dans le désert de l’âme et dans l’absence complète de toute activité des puissances. Je serais donc encore bien loin de la vie uni



tot dat de hitte des viers de vochtigheijt van t’ haut overwonnen heeft; ick en sach nochtans niet, dat de swaerte van dese ziel daer mede heel zvegh ghenomen, oft vemielt wiert, maer alleenelijck, dat se daer ghedooght wiert; endealsoo was ick wat voldaen op hope, datse daer bij, oft in dat vier blijvende, allenxkens soude drooghen, ende haer swaerte verliesen.

XVI CAPITTEL Eenighe mystiecke veroordeelen qualijck den werckelijcken minne-gheest van sommighe, niet verstaende, dat den iever der zielen eijghen is aen oprechte Bruijden Christi, de welcke beseten zijnde vanden volmaeckten minne-gheest, en konnen niet ledigh zijn, ende wercken sonder onvolmaecktheijt ; de liefde nochtans werckt in hun somtijdts innigher.

Maer, waer ’t dat eenighe mystiecke gheesten dese dinghen lasen, ende mijne manier van doen hoorden, wat souden sij daer van oordeelen? en souden sij niet segghen, dat ick te werckelijck ben, vervremt van de innigheijt, ende vol- maeckte eenvoudigheijt, ende vervolghens van een beschouwende, ende Godt ghenietende leven in afghetrockentheijt des gheests, ende in voile ledigheijt van aile werckinghen der krachten ; dat ick noch verre ben van het vereenighende

293

tive, etc.. Ces mystiques auraient certes quelque raison de penser de la sorte, et j’ai eu parfois cette même opinion, faute de saisir et de comprendre la façon d’agir et l’esprit des âmes qui aiment véritablement Dieu, les vraies épouses du Christ, qui sont comme possédées par l’esprit de parfait amour. Leur vie et leurs œuvres ne sont pas autre chose que d’aimer sans cesse et d’occuper toutes leurs puissances à aimer. Ce ne sont pas tant elles-mêmes qui aiment, mais l’Esprit de Dieu qui aime en elles et par elles. Et les manières sont différentes. Elles agissent tantôt d’une manière et tantôt d’une autre, selon que l’esprit d’amour les inspire, et même, selon qu’il agit lui-même en elles et avec elles.

Ainsi l’âme qui est possédée et travaillée par l’esprit d’amour divin, c’est l’Esprit de Dieu qui la possède et l’agit. Car Dieu est Amour, et celui qui demeure dans l’Amour demeure en Dieu et Dieu en lui. Celui-là n’a pas d’attache, ni à lui-même ni à quelque créature. Si Dieu est Amour, Dieu doit régner où règne l’Amour. Et puisque Dieu n’est jamais sans agir, soit en lui-même, soit dans les créatures, de même l’âme que l’amour possède et agit n’est jamais sans agir; car si elle venait à cesser d’agir, c’est qu’elle aurait cessé d’aimer, — ce qui ne peut jamais être.

Il est bien vrai que l’amour agit parfois d’une manière plus intérieure, dans une plus grande abstraction. Le sentiment et la partie inférieure de l’âme sont alors davantage exclus. Mais ceci



leven, etc. Sij souden reden hébben, om sulcx te peijsen, ende ick hebbe oock somtijts gheweest van sulcken opinie, bij ghebreck, dat ick niet en vatte, noch en verstondt den handel ende den gheest der oprechte Godt-minnende zielen ende waerachtighe Bruijden Christi, de welcke zijn als beseten vanden gheest der volmaaeckte liefde! wiens leven ende toercken anders niet en is, als een gheduerigh lief-hebben, ende aile hunne krachten met beminnen besigh houden niet soo seer sij, als den gheest Godts in hun, ende met hun, ende dat op ver-scheijden manier ziele; maer dit en is niet noodigh, no ch uijt sij selven volmaeckter; want de onvolmaecktheijt, die sommighe apprehenderen in ’t mede-spelen vande onderste krachten, uijt reden, dat dese in hun selven seer onsuijver, ende onverstorven zijn, noch wel ghereghelt met een behoorlijcke ondervoeghinghe aende opperste krachten ende vande opperste krachten onder Godt, die en heeft hier gheen plaets; want sij moeten weten, dat in desen staet heel anders in sijn werck gaet, als in andere ziélen ; want in dezen staet oock de ghevoelijcke krachten staen onder de bestieringhe, ende bewerckinghen van den goddelijcken minne- gheest, die ’t al in ’t werck stelt met goeden schick, ende ordre, op eenighe manier, ghelijck is gheweest inde minnelijcke Moeder, ende in Christus-Jesus, ende oock inde Salighe, daer de onderste krachten in wercken sonder onvolmaecktheijt, onder de bestieringhe van den goddelijcken Gheest.. en, nu soo, nu anders, naer dat den minne-gheest hun ingheeft ja selver in hun, ende met hun tverckt.

Soo wie vanden Gheest der goddélijcke liefde beseten, ende bevrocht is, dien is beseten ende bevrocht vanden Gheest Godts; want Godt is de liefde, ende die in de liefde blijft, die blijft in Godt, ende Godt in hem ; noch hij en hanght sij selven, oft eenighe creaturen niet aen met aenklevinghe ; ergo, is Godt de liefde, daer de liefde regneert, daer regneert Godt, ende ghelijck Godt noijt ledigh en is van wercken, ’t zij in hem, oft in de creaturen; alsoo oock een ziel vande liefde beseten, ende bevrocht, en kan niet ledigh zijn, ende als sij soude ledigh zijn, soo soude sij ophouden van beminnen, viaer van sij nochtans noijt en magh ledigh zijn.

Het is wel zoaer ; de liefde werckt sommjlen inniger, met meerdere afghe- trockentheijt, ende uijtsluijten van ’t ghevoelen, ende van ’t nederste deel der

294

n’est pas nécessaire, ni plus parfait en soi. Certains craignent l’imperfection qui résulte du concours des puissances inférieures, parce que ces dernières, naturellement moins pures et moins mortifiées, ne sont pas subordonnées comme il convient aux puissances supérieures, et que celles-ci ne sont pas elles-mêmes subordonnées à Dieu. Mais cette imperfection-là n’est pas à craindre ici. Qu’ils sachent bien que, dans les âmes qui se trouvent dans cet état, les choses se passent d’une manière toute différente. Dans cet état, les puissances sensibles elles-mêmes subissent la direction et la motion de l’esprit d’amour divin, qui met tout en œuvre selon une parfaite ordonnance et selon un ordre qui est, en quelque manière, semblable à celui qui fut réalisé en l’aimable Mère et dans le Christ-Jésus, ou encore, dans les Saints, chez qui les puissances inférieures travaillent sans imperfection, sous la conduite de l’Esprit de Dieu...



.

16e Année. Vol. I, Avril 1931, Études Carmélitaines, «Textes anciens», 221sq.

Traité de la vie «Marie-forme» (M. de Saint-Augustin avec Marie Petyt)

et mariale, en Marie pour Marie

[Présentation]

L’auteur de ces pages, Michel de Saint-Augustin, Van Ballaert dans le siècle, naquit à Bruxelles le 15 avril 1621. Entré au couvent que les Carmes de l’Ancienne Observance possédaient dans cette ville, il y fit profession le 14 octobre 1640. Tour à tour, il devint professeur de philosophie et de théologie, maître des novices, prieur de divers couvents, définiteur et assistant provincial, enfin à trois reprises prieur provincial de la Province flandro-belge. Sa mort, survenue le 2 février 1684, privait l’Ordre d’un supérieur d’exceptionnelle qualité. Sa mémoire demeura. en bénédiction, car il fut homme de haute vertu, un modèle achevé de stricte observance.

Michel appartenait à la réforme de Touraine. Née à Rennes en 1609, cette réforme s’était rapidement étendue et, sans nouvelle scission, elle renouvelait progressivement le tronc même de l’Ordre. Dès 1624, le mouvement avait atteint les Flandres. Les Carmes de Valenciennes étaient gagnés à la vie nouvelle par le réformateur lui-même : Philippe Thibault.

La caractéristique de la réforme de Touraine, c’est d’avoir accentué dans l’Ancienne Observance la tendance contemplative. Si Jean de Saint-Samson émine [est éminent] parmi ses frères, il ne fut pas le seul à chercher l’intimité divine et nombre d’ouvrages signés par les artisans de cette réforme monastique attestent la solidité et la profondeur de vie spirituelle qui régnait dans leurs monastères.

Michel de Saint-Augustin fut un de ces hommes. Outre deux biographies, il a laissé plusieurs ouvrages qui tous se rapportent à la vie intérieure. En 1659 paraissait à Bruxelles en double édition, latine et flamande, une Introduction à la terre du Carmel et jouissance de ses fruits/1 Puis, ce furent La vie pieuse dans le Christ, pour les commençants, les progressants et les parfaits; Les tentations de ceux qui veulent vivre pieusement dans le Christ, et leurs remèdes/2. Quelques années après, Michel donnait, encore en flamand, un ouvrage intitulé Instruction en vue de la parfaite abnégation de soi-même et de toute créature, de la vie déiforme et divine en Dieu et pour Dieu, de la vie «Marie-forme» et mariale en Marie et pour Marie, ainsi que de l’adoration de Dieu en esprit et en vérité. Cette édition parue en 1669 fut suivie dès 1671 de la publication en latin d’un ouvrage formé de ces divers traités remaniés et ordonnés en une sorte de Somme ascético-mystique à l’usage de tous. Quatre livres se partagent ces Institutions mystiques : le dernier seul nous intéresse ici. C’est en effet de ce quatrième livre, dont elles constituent la troisième partie, que sont tirées les pages reproduites ci-après.

Quelle fut la genèse de cette œuvre mariale? Il nous paraît difficile de le préciser avec exactitude. Michel de Saint-Augustin fut le directeur spirituel d’une pieuse tertiaire du Carmel, Marie de Sainte-Thérèse (Marie Petyt), originaire d’Hazebrouck. Fort intérieure, cette béate a laissé sur la vie mariale des élévations d’une grande beauté/3. Nous inclinons à croire que Michel de Saint-Augustin, très dévot lui-même à la Mère de Dieu, et conscient de la valeur de ces écrits mystiques, se sera fait une joie de les enchâsser dans une armature théologique que sa pénitente ne pouvait évidemment leur donner. Toujours est-il que ces pages nous parlent éloquemment de la médiation universelle de Marie, comme de l’influence que peut exercer sur l’acheminement des âmes à l’union divine une union très intime avec cette aimable Mère. Pour qui veut étudier la ressemblance existant entre la doctrine de notre auteur et celle du bienheureux Grignion de Montfort, il ne saurait être sans intérêt de remarquer que le bienheureux naquit deux ans après la publication du traité de Michel de Saint-Augustin et que son propre opuscule ne vit le jour qu’en 1842!

Est-ce à dire que le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge soit tributaire de l’œuvre du carme flamand? Il ne nous semble pas,

/1. Introductio in terram Carmeli et gustatio fructuum illius seu Introductio ad vitam vere Carmeliticam seu mysticam etfruitiva praxis ejusdem. Chez François Vivien, au Bon Pasteur, Bruxelles. 1659.

/2. Pia vita in Christo pro incipientibus, proficientibus et perfectis. – De tentationibus pie in Christo vivere volentium et de remediis earum. Les éditions flamandes sont de 1661 : le texte latin ne vit le jour qu’en 1663.

/3. L. VAN DEN BOSSCHE : Maria a Santa Teresia. – Vie Spirituelle. Supplément de février 1928.

car comment expliquer que Grignion de Montfort ne l’ait jamais cité, alors qu’il le fait volontiers pour d’autres auteurs de la même époque? Qu’il nous soit permis toutefois de noter le lien intime qui unit le bienheureux à l’Ordre du Carmel. «Tous les jours, qu’il allât au collège ou qu’il en revînt (le jeune étudiant était alors à Rennes) on le voyait s’agenouiller dans l’église des Carmes, au pied de la statue miraculeuse de Notre-Dame de la Paix, parfois même y passer plus d’une heure immobile et profondément recueilli»/1. «Il n’est point douteux, écrivait Picot de Clorivière, que cette Mère de miséricorde ne récompensât son serviteur, du zèle qu’il montrait pour sa gloire, et qu’elle n’obtînt pour lui de très grandes grâces. Une des plus signalées fut celle qu’il en reçut en cet endroit-là même, comme il le découvrait quelques années après à un des compagnons de ses travaux, par la connaissance qui lui fut donnée que Dieu l’appelait à l’état ecclésiastique : connaissance si claire, qu’il ne lui resta pas là-dessus le moindre doute et qu’il n’eut pas même besoin d’y délibérer davantage/2.» D’après un écrivain récent, le bienheureux aurait également connu, alors qu’il était étudiant en philosophie, «sa méthode d’évangélisation qui consista toujours à aller à Jésus par Marie»/3. Le couvent de Rennes appartenait, rappelons-nous, à la réforme de Touraine dont Michel de Saint-Augustin était une des gloires. Sa doctrine ne pouvait y être ignorée vingt ans après la publication du Traité de la vie «Marie-forme.» Aucun document cependant ne nous permet d’affirmer que le jeune philosophe de dix-huit ans ait subi l’influence de quelqu’un des religieux du couvent. Au reste, loin de nous la pensée de restreindre la portée de la grâce faite par Marie au bienheureux! Nous nous réjouissons même, comme l’ont fait nos devanciers, que son précieux opuscule, plus heureux en cela que le traité de Michel de Saint-Augustin, ait tant contribué à répandre en nos temps modernes une vraie et solide dévotion à la Vierge. Il nous a paru bon cependant que la Vie «Marie-forme» et mariale, en Marie pour Marie, vînt témoigner à nos contemporains de l’amour éclairé porté à leur Mère et Patronne par les Carmes du XVIIe siècle.

fr. JEAN-MARIE DE L’E.-J.



1. TEXIER. Le Bx Louis-Marie Grignion de Montfort. Tours 1922. page 11.

2. PICOT DE CLORIVIERE. La vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, édition 1785, page 17.

3. E. JAC. Le Bx Grignion de Montfort; collection «Les Saints», Paris 1903, ch. 1, § II, page 9.



TRAITÉ DE LA VIE «MARIE-FORME» ET MARIALE, EN MARIE POUR MARIE

CHAPITRE I De même que nous pouvons vivre une vie déiforme et divine, ainsi pouvons-nous vivre une vie «Marie-forme» et mariale, c’est-à — dire une vie menée selon le bon plaisir de Marie et dans son esprit.

Avant de terminer l’exposé que la divine clémence a daigné suggérer à mon esprit au sujet de la vie déiforme et divine en Dieu; pressé d’amour filial envers Marie, j’ai cru bon d’ajouter quelques enseignements et d’établir comment nous devions nous conduire à l’égard de notre tendre Mère. C’est pourquoi, de même que nous disions qu’il nous fallait vivre une vie déiforme, c’est-à-dire conforme au bon plaisir divin, conduite selon les exigences de la divine volonté, ainsi disons-nous pareillement qu’il convient de vivre une vie «Marie-forme» c’est-à-dire conforme au bon plaisir de Marie, Mère de Dieu. Ceux donc qui font profession d’être ses fils bien - aimés n’ont qu’un regard pour discerner si ce qu’ils font ou omettent est conforme au bon plaisir de Dieu et de notre tendre Mère, et s’efforcent d’avoir pour tout ce qu’ils doivent faire ou éviter l’œil fixé sur Dieu et sa très Sainte Mère, afin d’accomplir promptement et joyeusement tout ce qu’ils sauraient leur être agréable et d’éviter soigneusement ce qu’ils verraient leur déplaire.

L’exercice de la vie surnaturelle ou divine exige l’assistance de


[Texte latin intercalé par page de la source, donné ici en petit corps :]

TRACTATUS DE VITA MARIÆ-FORMI ET MARI AN A

IN MARIA PROPTER MARIAM

CAPUT I Sicut deiformiter et divine vivere possumus ita etiam Mariæ-formiter et mariane, sive conformiter ad beneplacitum et in spiritu Mariæ.

Antequam finem imponam iis quee de vita deiformi et divina in Deo spiritui nostro divina clementia suggerere dignata est, opéra pretium duxi aliqua addere et instruere, quomodo nos genere oporteat in ordine ad Matrem amabïlem, nam filialis erga eam amor urget nos. Itaque, sicuti alibi diximus, oportet nos vivere «deiformiter», id est conformiter Dei beneplacito vel secundum exi- gentiam divina voluntatis; simili modo decet nos vivere « Mariaformiter » seu conformiter beneplacito Genetricis Dei Maria. Quare qui faciunt professio - nem quod sint filii ejus charissimi, utuntur eodem discretionis oculo, quo discernant, an id quod faciunt vel omittunt, sit juxta beneplacitum Dei et Matris amabilis, conando in omnibus agendis et omittendis habere oculum apertum ad Deum ejusque sanctissimam Matrem, ut prompte et hilariter exequantur quidquid noverint ipsis placere, et sollicite vitent quidquid sciverint ipsis displicere.

Deinde ad ducendam vitam supernaturalem seu divinam concurrere debet



la grâce surnaturelle, de l’Esprit-Saint qui prévienne, excite, secoure, accompagne et suive l’âme, et c’est par une fidèle coopération à ces motions divines que l’âme éprise de Dieu mène une vie surnaturelle et divine. Or selon la pensée des saints Pères, Dieu a décrété de n’accorder aux hommes aucune grâce qui ne passât par les mains de Marie, aussi l’appellent-ils le cou de l’Église par où toutes les grâces, toutes les bénédictions célestes venant du Christ, tête de l’Église, doivent nécessairement passer pour se répandre dans les autres membres. Toutes les grâces de Dieu sont donc aussi bienfaits et faveurs de cette «suraimable» Mère. D’où il suit que non seulement la grâce ou Esprit de Dieu cause la vie divine et en produit les œuvres dans les âmes fidèles, mais aussi que la grâce et l’esprit de Marie y produisent et y opèrent la vie mariale.

Saint Ambroise souhaitait que l’esprit de Marie vécût en nous de cette manière lorsqu’il disait «qu’en tous soit l’âme de Marie, pour qu’elle glorifie le Seigneur, que soit en nous l’esprit de Marie pour qu’il exulte en Dieu son Sauveur». Et moi j’ajoute : que l’esprit de Marie soit en nous tous afin que nous vivions de cet esprit; et que son esprit demeurant en nous fasse lui-même nos œuvres pour nous et soit ainsi principe de vie pour nos âmes. Aussi bien écoutez La dire Elle-même par la bouche de notre Mère la sainte Église : «Mon esprit est plus doux que le miel» 1 et : «Ceux qui agissent en moi», c’est-à-dire avec la grâce acquise par ma suave entremise, «ne pécheront pas; qui me trouve trouve la vie et obtient de Dieu le salut? *. Elle dit ailleurs : “En Moi



gratia supernaturalis seu spiritus divinus, qui animam praveniat, excilet, coadjuvet, comitetur et subsequatur, cui anima Deum amans fideliter cooperando ducit vitam supernaturalem et divinam. Cum autem ex mente sanctorum Patrum Deus decreverit nullam hominibus dare gratiam quce per Mariée manus non transiret, propter quam causam eam vocant collum Ecclesia, per quod ex Christo, qui est caput Ecclesia, omnes gratia omneique calestes bene - dictiones in reliqua membra derivari necesse est, ita ut omnes Dei gratia etiam sint bénéficia et gratia hujus superamabilis Matris : bene sequitur, quod non solum gratia seu Spiritus Dei in similibus animabus faciat opéra et causet vitam divinam, sed etiam gratia et spiritus Maria operatur et causal vitam marianam.

Sanctus Ambrosius optabat, ut spiritus Maria taliter in nobis viveret, dum dicebat: “Sit in omnibus anima Maria, ut magnificet Dominion; in omnibus Maria spiritus, ut exsultet in Deo salutari suo”. Et ego ulterius dico : Sit in nobis omnibus spiritus Maria, ut illo spiritu vivamus; ut ejus spiritus in nobis manens, ipse nobis faciat opéra nostra et nos sic per spiritum ejus vivere possimus. Ideo ipsa loquitur per os Matris Ecclesia/1: “Spiritus meus super mel dulcis ”. Et/2 : ‘Qui operantur in me’ id est cum gratia per me acquisita, non peccabunt; qui me invenerit, inveniet vitam et hauriet

/1. Eccli.) 24-27, - /2.Eccli. 24-30; Prov., 8-35,



est la grâce de toute voie”, c’est-à-dire pour tout état d’âme aimant et cherchant Dieu, “en Moi toute espérance de vie et de vertu? /1, si bien que personne, de quelque état ou condition soit-il, ne puisse recevoir de grâce ou tenir quelque espérance de vie divine et de vertu chrétienne que par la médiation de Marie, que par dispensation et largesse de cette tendre Mère!

En ce sens il est vrai de dire que l’âme dévote s’habitue peu à peu à mener une vie à la fois divine et mariale, puisque cette vie vient tout ensemble de l’esprit de Dieu et de l’esprit de Marie, en d’autres termes, de la grâce divine obtenue par Marie, et reçue de ses mains : en ce sens et de cette manière quand l’âme cherchant Dieu en vient à mener fidèlement une vie chrétienne et divine, il lui est permis de dire : ‘Je vis, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi’/2 et Marie; ou encore : ‘L’esprit de Jésus et de Marie qui demeure en moi, c’est lui qui fait mes œuvres’. C’est le seul et même esprit de Jésus et Marie qui opère tout dans l’âme. C’est également en ce sens qu’il est permis de dire que Marie a son règne dans l’âme et son trône tout proche de celui de son Fils Jésus, et que, en proportion de l’accroissement et de l’épanouissement du règne de Jésus dans l’âme, s’accroît et fleurit en elle le règne de Marie. Alors se réalise cette parole du Psalmiste : ‘la Reine est assise à ta droite’, s’il est vrai que le règne de Jésus et de sa Mère fleurit alors indivisiblement dans l’âme puisque Jésus et Marie ne faisant qu’un règnent en elle.



salutem a Domino”. Alibi ait /1 : “In me gratia omnis vice”, id est pro omni statu animarum Deum amantium vel queerentium, “in me omnis spes vîtes et virtutis”, sic ut rtemo, cujuscumque status vel conditionis fuerit, aliquam gratiam consequatur nec possit habere aliquam spem vîtes divines vel christianes virtutis nisi mediante Maria, nisi ex dispensatione et distributione Matris amabilis. Atque hoc sensu anima devota paulatim assuescit ducere vitam divinam et una marianam, utpote provenientem simul a spiritu Dei et spiritu Maries, seu a divina gratia sibi impetrata et concessa per manus Maries : quo sensu et quo modo dum anima Deum quesrens eo venit ut constantes degat vitam christianam et divinam, et licet dicere/2 : “Vivo ego, jam non ego; vivit vero in me Christus” et Maria. Vel : « Spiritus » Jesu et Maries « in me manens, ipse facit opéra ». Est “unus atque idem spiritus” Jesu et Maries, qui operatur omnia in anima. Hoc sensu etiam dicere licet, quod Maria habeat regnum suum in anima ac thronum suum juxta thronum Jesu Filii sui, et quod cum proportione qua regnum Jesu augetur et magis florescit in anima, etiam in ipsa augeatur et florescat regnum Maries. Tune in anima verificatur: 1 Adstitit Regina a dextris tuis», siquidem regnum Jesu et regnum Matris ejus indivisibilités tune fioret in anima : Jesu et Maria unanimiter in ipsa régnant.

/1 Eccli., 24-25 – /2. Gal., 2,20.



CHAPITRE II De même que nous pouvons vivre en Dieu, ainsi pouvons-nous vivre en Marie, soit en agissant, soit en souffrant, soit en mourant, ce qui se produit dans l’âme par habitude acquise ou sous l’influence de l’amour de Dieu.

Poursuivons. Nous avons montré plus haut comment la vie déiforme ou divine doit être vécue en Dieu, montrons maintenant comment cette vie peut être vécue en Marie. Pour vivre en Dieu, dans tout ce que l’on doit faire, omettre ou subir, il faut soit poser ses actes, soit supporter les souffrances qui se présentent dans le corps ou dans l’âme, à l’intérieur ou à l’extérieur, venant des hommes ou des esprits mauvais, avec un esprit respectueux et aimant, avec une conversion, un reploiement, une aimable et suave inclination ou aspiration de l’esprit vers Dieu, et comme une paisible respiration de l’Essence divine, tout comme le Sauveur laissait opérer toutes ses œuvres par son Père demeurant en Lui, et, tout ensemble avec son Père, accomplissait Lui-même ces mêmes œuvres, l’esprit amoureusement et respectueusement tourné vers ce Père céleste. C’est d’une manière semblable que nous pouvons vivre aussi en Marie notre «suraimable» Mère. Il faut que nous mettions tous nos soins à garder et à réchauffer en nous, au cours de l’action comme au sein de la souffrance, dans tout acte ou omission, dans les peines, les douleurs, les afflictions, les angoisses, une filiale, une tendre et innocente conversion de l’esprit, une aspiration ou respiration amoureuse vers Marie comme vers une Mère aimable au-dessus de tout ce qui est aimable et chérie par —



CAPUT II Sicut in Deo sic et in Maria vivere possumus, sive operando, sive patiendo, sive moriendo ; id quod in anima fit vel per consuetudinem acqui- sitam vel per amorem Dei.

Ulterius quemadmodum antea ostendimus, quomodo vit a dei)omis et divina sit exercenda in Deo, sic etiam exerceri potest in Maria hoc modo : Ut vivamus in Deo, in omnibus agendis, omittendis et sustinendis oportet sua opéra facere, vel quidquid in corpore vel anima, intus vel extra, ab hominibus vel malignis spiritibus patiendum occurrit, sustinere cum reverentiali et amatorio animo, cum suavi et amicabili spiritus conversione, introversione, acclinatione vel aspiratione ad Deum, cum tranquilla divina Essentia quasi respiratione; prout Salvator sinebat omnia sua opéra a Pâtre in se manente agi, et ipse ilia una cum Pâtre operabatur cum suavi, amorosa, reverentiali spiritus conversione ad Patrem suum calestem. Simili modo etiam possumus vivere in nostra Matre superamabili Maria, sa'agendo in agendo et patiendo, in omnibus faciendis et omittendis, in pœnalitatibus, doloribus, afflictionibus et pressuris, in nobis conservare et fovere etiam filialem et teneram ac innocentem animi conversionem, amorosam aspirationem sett respirationem ad Mariam velut ad



dessus tout en Dieu, de telle manière qu’il s’établisse un flux et reflux suave d’amour envers Elle et d’Elle vers Dieu.

Cette vie mariale, l’Esprit divin semble parfois la produire Lui-même dans l’âme par un excès d’épanchement, une effusion ou un débordement d’amour divin vers Marie et qui d’Elle revient vers Dieu, comme il apparaît en sainte Marie-Madeleine de Pazzi qui dans la surabondance de son amour pour Dieu dirigeait habituellement vers la Vierge, Mère de Dieu, comme vers une Mère d’indicible douceur, ses recours amoureux, ses filiales démarches, ses colloques aimants remplis de tendresse et d’innocence, au milieu même de ses extases qu’opérait' en elle sans nul doute l’Esprit-Saint Lui-même. Pareils exemples abondent dans la vie de plusieurs saints tels que saint Bernard, saint Pierre Thomas, saint Joseph Hermann et d’autres semblables.

Une telle disposition tire son origine soit de l’action directe et spontanée de l’Esprit d’Amour dans l’âme, soit de l’habitude acquise par de nombreux actes de conversion amoureuse vers notre tendre Mère. L’âme établie dans cette disposition garde le souvenir suave et constant de cette mère et comme un penchant de conformité envers elle, à peu près de la même manière qu’elle conserve en tous ses actes le souvenir de Dieu plein de révérence et d’amour. L’exercice fidèle d’une foi et d’un amour très fermes lui avait obtenu la disposition habituelle de garder partout et toujours la présence de Dieu et de s’écouler en Dieu par un très pur sentiment d’amour avec une telle aisance que l’oubli de Dieu lui eût semblé



Matrem superamabilissimam et dilectissimam in Deo, sic nimirum ut amor erg a eam, et ab ea ad Deum habeat suavem suum fluxum et refluxum.

Hoc videtur divims Spiritus aliquando in anima operari per supersparsionem et supereffluentiam aut exundationem divini amoris ad Mariam, et. ab ipsa rursus ad Deum, prout factum esse patet in sancta Maria Magdalena de Pazzi, qua in sua exuberantia divines charitatis scepius ad Virginem Deiparam velut ad Matrem supersuavissimam solebat hàbere suos amorosos recursus, filiales decursus, amatoria colloquia teneritudine et innocentia plena, etiam in suis extasibus, quas indubie in ilia operabatur divinus Spiritus. Qualibus exemplis etiam scatent vitee variorum sanctorum Bemardi, Pétri Thomce, Josephi alias Hermanni, et similium.

In tali disposition, quam in anima vel operatur quasi sponte Spiritus amoris vel facilitât habitus acquisitus ex frequentatis actibus amor oses ad Matrem ama- bilem conversionis, anima retinet jugem et suavem ipsius reminiscentiam et conformem inclinationem ad illam eo fere modo quo experitur amorosam vel reverentialem memoriam Dei in omnibus suis operibus, ita ut, sicut per fidele exercitium fidei et stabilis dilectionis acquisivit habitum seu consuetudinem Dei preesentiam semper et übique in mente habendi et sincero amoris affectu in Deum fluendi cum tali faeïlitate ut videatur illi impossibilis oblivio Dei : simili modo amans Marice filius per constans exercitium eam velut Matrem


impossible; l’application fidèle à garder présente à sa mémoire Marie comme sa tendre Mère obtient de même au fils aimant de Marie la facilité ou habitude de ce souvenir filial et plein d’amour, si bien que toutes ses pensées et affections se terminent tout ensemble à Marie et à Dieu, et que l’âme semble ne plus pouvoir oublier ni Dieu, ni l’aimable Mère.

Saint Pierre Thomas, Patriarche de Constantinople, de l’ordre du Carmel, avait acquis cette habituelle disposition, si bien que dans tous ses actes, dans toutes les sublimes fonctions de ses charges et délégations apostoliques, il restait penché par un filial sentiment d’amour vers Marie comme vers sa Mère très tendre, relevait toutes ses œuvres comme du sel de son amour et les ordonnait à son honneur par une intention actuelle; et Marie le payait de retour, Elle l’accompagnait, le consolait, le réconfortait partout de son amour et de sa tendresse maternelle.

CHAPITRE III. Comment l’amour divin dans l’âme comprend la Mère aimable dans son extension et fait vivre l’âme à la fois en Dieu et en Marie. Comment aussi l’âme se comporte à l’égard de la Mère de Dieu en dehors de cette opération directe de l’Esprit-Saint.

Quand c’est l’Esprit-Saint Lui-même qui opère dans l’âme dévote cette tendre et filiale, voire innocente inclination d’esprit envers notre tendre Mère, tout coule de soi-même et la nature paraît transformée pour ce temps, au point que l’âme semble revêtir l’innocence, la tendresse, la petitesse et les autres conditions



amabilem in memoria habendi acquirit habitum seu consuetudinem istius filialis et amorosee memoria, ita ut omnes ejus cogitationes et affectiones simul ad ipsam et ad Deum terminentur, nec anima Matris amabilis aut Dei oblivisci posse videatur.

Talem consuetudinem acquisiverat sanctus Petrus Thomas Patriarcha Con - stantinopolitanus Ordinis Carmelitarum, qua fiebat ut in omnibus suis operibus et Mblimium officiorum ac legatiorum apostolicarum functionibus ad Mariam velut ad Matrem amantissimam filiali affectu maneret inclinatus, omniaque sua opéra ejus amore condiret ac ad ejus honorem actu dirigeret, et ipsa vicissim materno ajfectu et sollicitudine eum ubique prosequeretur, consolaretur, et confortaret.

CAPUT III Quomodo amor divinus sese in anima extendat ad Matrem amabilem et animam in Deo et simul in Maria faciat vivere. Quomodo etiam anima extra operationem istam sese gérât erga Matrem Dei.

Quando tenellus ille filialis vel etiam innocens animi affectus erga Matrem amabilem in anima devota exercetur a spiritu Dei seu divini amoris, tune omnia sponte fluunt et etiam natura pro illo tempore videtur immutari, ita ut assumere videatur innocentiam, teneritudinem, parvitatem aliasque conditiones et incli-

228

et penchants d’un tout-petit envers la Mère «suraimable et chérie; et comme telle sa conduite, à l’égard de Marie, est pleine d’innocence.

Comme «l’amour de Dieu est alors répandu dans son cœur par l’Esprit-Saint qui lui a été donné»/1, et qui l’agit, la dirige, l’anime et reste dans ce jeu d’amour l’agent principal, cette conduite innocente avec notre aimable Mère n’est autre chose qu’une exubérance, une effusion de l’amour divin qui agit présentement l’âme et la porte avec une grande tendresse vers son aimable Mère, de telle manière pourtant qu’au même moment l’âme avec la même tendresse d’amour reflue en Marie, l’emporte aussitôt comme avec elle et s’épanche ainsi en Dieu sans aucun intermédiaire, empêchement ou mélange d’esprit. Et de cette manière l’amour de Dieu et de Marie paraît être un seul et même amour animé d’une sorte de flux et de reflux jusqu’à ce que l’âme unie à Marie se repose en Dieu j ou plutôt c’est un seul et même Esprit | qui opère comme Il veut et quand Il veut ce sentiment d’amour envers Dieu et Marie, c’est Lui qui blesse l’âme et la fait tantôt épouse très tendre entre les bras de son Bien-Aimé, tantôt enfant plein d’innocence à l’égard de cette très douce Mère.

En dehors de cette attirance et opération actuelle de l’Esprit - Saint, du divin amour, le fils aimant de Marie se tient dans son doux souvenir, amoureusement incliné vers Elle, sans avoir pourtant une simplicité ou tendresse aussi grandes qu’auparavant, son amour est plus raisonné, plus mûr, plus viril. Bien plus le voudrait-il,



nationes uttius parvuli ad Matrem superamabilissimam et charissimam, et ut talis agit cum ilia valde innocenter. Cum autem tune «charitas Dei1 diffusa sit in corde ejus per Spiritum Sanctum, qui datus est illi» quique animant tune agit, dirigit, animat ac in hoc lusu amatorio est principalis agens, innocens ilia cum Matre amabili tractatio nihil est aliud quam exuberantia et effluxus divini amoris, quo anima tune etiam agitur et tenerrime fertùr ad Matrem amabilem, ita tamen ut eodem tempore anima cum eadem amoris teneritudine in Mariam refluens, illico quasi illam secum trahit, sicque in Deum refluât absque ullo medio, impedimenta vel mixtione spiritus. Atque hoc modo amor Dei et Maria videtur esse unus et idem, una fluens et refluens, donec anima simul cum Matre amabili amorose quiescat in Deo; vel potius est «unus atque idem spiritus» *, qui istum amoris affectum ad Deum et ad Mariam operatur prout vult et quatido vult, saucions animam, et eam efficient ut tenerrimam sponsam inter brachia Dilecti sut et aliquando ut innocentem parvulum ad Matrem hanc dulcissimam.

Porro extra actualem ilium tractum et operationem Spiritus Sancti seu divini amoris manet amorosus Maria Filius in suavi eius memoria et amabiliter ad eam inclinants, non tamen cum tanta innocentia vel teneritudine, sed cum

/1. Rom., 5-5. -/2. I Cor., 12, 11.


il ne pourrait ni se comporter, ni agir avec tant de simplicité et de tendresse, pareil mode d’agir procéderait de lui comme par fiction, tandis que dans l’état précédent tout coule spontanément et comme naturellement de l’intérieur sans aucune feinte ou simulation perceptibles, sous l’action de l’Esprit-Saint, hôte de l’âme, qui opère de façon diverse, selon son bon plaisir quand Il veut et comme Il veut/1. On dirait qu’il y a dans l’âme deux personnes qui, chacune à leur tout jouent leur rôle sans fiction ni contrainte aussi naturellement que le pourrait faire la nature elle-même, produisant dans l’âme tantôt une disposition, tantôt l’autre. L’âme en arrive à s’étonner d’elle-même, tant elle éprouve de surprise à saisir en elle à si peu d’intervalle tantôt une attitude ou inclination et tantôt une autre aussi diverse, et aussi contraire que si elle n’était pas une seule et même personne. Pour que ce jeu d’amour ne s’altère pas, l’âme doit alors s’efforcer de surveiller attentivement les inclinations intérieures qui viennent en elle spontanément afin de les suivre avec simplicité sans violenter aucunement l’Esprit.

CHAPITRE IV. De même qu’il faut vivre, agir, souffrir, mourir pour Dieu, ainsi le faut-il faire pour notre aimable Mère. – De quelle manière.

De tout ce qui vient d’être dit on peut dégager la manière dont l’âme éprise de Dieu peut aussi vivre en Marie. La question qui se pose maintenant est de savoir s’il est convenable, s’il est permis



affectu rationaliori, maturiori et viriliori ; imo licet vellet, non posset tune se ita innocenter et tenere gerere vel operari, et talis agendi modus quasi ficte ab ea procederet, ubi alias omnia quasi naturaliter ab intrinseco et sponte fluunt, sine ulla perceptibili fictions aut simulations, nimirum a Spiritu Dei in anima manente, qui operatur diversimode pro sua bona voluntate, et quando vult et quomodo vult.1 Dicerentur esse duce diverses personce in anima, ques per vices agunt suas partes non fictitie vel affectate, sed naturaliter, quasi rtunc unutn, nunc aliud esset a natura insitum, ita ut anima subinde seipsam miretur, quod modici temporis spatio nunc unam, nunc aliam dispositionem et inclina - tionem ita diversam et invicem contrariam in se deprehendat, quasi non esset ipsa una et eadem persona. Quocirca ne lusus hic corrumpatur conatur semper attendere ad internas suas quasi sponte fluentes inclinationes, ut illas simpliciter sequatur sine ulla unquam violentatione spiritus.

CAPUT IV Sicuti oportet vivere, operari, pati, mori propter Deum, ita etiam propter Matrem amabilem. Quo modo.

Ex omnibus antea dictis colligere licet, quo modo anima Deum amans etiam possit vivere in Maria. Qucestio est, an etiam deceat et liceat vivere propter Mariam sicut oportet vivere propter Deum. Et respondeo quod sic, in hune modum, quod anima Deum amans preeterquam quod vivat propter Deum, id

232

de vivre pour Marie tout comme il est nécessaire de vivre pour Dieu Et je réponds que oui, de la manière que voici.

L’âme qui aime Dieu vit pour Dieu, c’est-à-dire exerce et dirige pour l’honneur de Dieu, conformément à son bon plaisir et par amour pour Lui toutes ses opérations vitales, celles des sens et des puissances actives, aussi bien que les souffrances ou peines de ses forces passives. L’âme peut aller plus loin, el mettre tous ses efforts à vivre aussi pour Marie, c’est-à-dire à consulter et absorber toutes ses forces actives et passives pour Marie, pour le service, l’honneur et l’amour de Marie, afin que Marie soit honorée, glorifiée et aimée en toutes choses et que son règne soit avancé, parfait, étendu dans le règne de Jésus son Fils. De la sorte, tout comme nous vivons, agissons, souffrons et mourons pour Jésus, ainsi parviendrons-nous à vivre, agir, souffrir et mourir pour Marie, et tout comme il est nécessaire de nous soumettre au règne de Jésus en nous, de même permettons à Marie d’exercer son règne en nous, que tous nos actes et toutes nos souffrances lui appartiennent pour qu’Elle en dispose selon son bon plaisir et pour son service. De cette manière, avec notre coopération, Elle sera mise en pleine possession de son royaume dont elle possède le titre comme Reine du Ciel et de la terre, comme Reine des justes et de tous les saints, ce qu’Elle ne saurait être s’il ne lui revenait quelque domination et empire sur nous et si nous n’étions pas tenus de composer et conduire notre vie selon son bon plaisir, pour son service et son honneur.

C’est ainsi que saint Pierre Thomas, gloire de l’ordre du Carmel, l’établissait Reine de son âme et la vénérait à ce titre, consacrant



est, omnes suas operationes vitales omnium sensuum et potentiarum activarum, similiter omnes passiones seu paenalitates virium passivarum exerceat et dirigat ad honorem, juxta beneplacitum et ad amorem Dei : tali etiam modo conetur vivere, id est omnes suas vires activas et passivas occupare et consumere propter Mariant, sive ad obsequium, ad honorem et propter amorem Mariée, ut etiam ipsa in omnibus honoretur, glorificetur et ametur, ejusque regnum promoveatur, perficiatur et extendatur in regno Jesufilii ejus, ita ut sicuti vivimus, operamur, patimur, morimur propter Jesum, sic etiam vivamus, operemur, patiamur, moriamur propter Mariam et sicut Jésus debet habere suum regnum in nobis, ita etiam Maria regnet in nobis habendo ad suum placitum et obsequium omnes nostras actiones et passiones, quatenus sic ipsa, nobis cooperantibus, etiam ponatur in plena possessione regni sui, cujus gaudet titulo tamquam Regina ceeli et terree, tamquam Regina justorum et sanctorum omnium, qualis non esset, si ei non competeret aliquod in nos dominium et imperium nec nos teneremur vitam nostram componere et dirigere secundum ejus beneplacitum, ad ejus obsequium et honorem.

Tali modo sanctus Petrus Thomasius Carmelitici Orditris decus eam instituebat et venerabatur Reginam anima sua, dum omnia sua opéra omnemque vitam

233

à son honneur et à son amour, sans se reprendre, toutes ses œuvres et toute sa vie, et comme signe de ce règne parfait en lui, il portait son nom très saint gravé sur son cœur. De même saint Gérard, Carme, pour témoigner qu’il La reconnaissait pour sa Reine, récitait chaque jour l’office de sa glorieuse Assomption au Ciel, afin de garder perpétuellement le souvenir de son intronisation comme Reine du Ciel et de la terre. Il amena à pareille reconnaissance saint Étienne, roi de Hongrie, qui dès lors Lui consacra comme à sa Reine tout son Royaume et ordonna que nul de ses sujets ne la nommât autrement que sa Dame ou sa Reine. D’où nous pouvons apprendre qu’il nous faut nous aussi ordonner toute notre vie à l’honneur de Marie. En outre, comme cette Reine est aussi la Mère de tous les élus, la raison nous invite à Lui témoigner une affection filiale et un amour plein de tendresse en toute occasion, que nous agissions ou que nous nous abstenions d’agir, que nous produisions des œuvres ou que nous restions passifs, que nous vivions ou que nous mourions, de telle sorte qu’elle soit le second objet que nous respirions, vers lequel nous tendions, en qui nous placions notre refuge, pour lequel nous vivions. Il faut, en effet, nous bien persuader que, soit que nous vivions, nous vivons pour cette Reine et Mère, soit que nous mourions, nous mourons pour cette Mère et Maîtresse, car, soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes les enfants de cette Mère et Reine. Aussi, me semble-t-il l’entendre nous crier : «Vous avez bien plusieurs nourrices ou marâtres, mais non plusieurs Mères, car c’est Moi qui vous ai engendrés dans le Christ Jésus/1,»



suam continuo ad illius honorent et amorem consecrabat, et in signum perfecti ejus in se regni, sanctissimum ipsius nomen cordi gerebat insculptum. Similiter Sanctus Gerardus Carmelita in signum quod eam agnosceret in Reginam suant, quotidie recitabat officium gloriosce ejus in ceelum Assumptionis, quod sic haberet jugent memoriam illius inaugurationis in Reginam cali “t terra, in quam agnitionem etiam adduxit Sanctum Stephanum regem Hongaria, qui proinde totum suum regnum ei ut illius Regina consecrabat, et ordinabat ne ullus subditorum eam aliter nominaret quam Dominam suam seu Reginam. Unde nos etiam decet discere quod totam nostram vitam ad ejus honorem componere debeamus.

Deinde cum ipsa sit Mater omnium electorum, rationi consentaneum est quod ei exhibeamus affectum filialem et tenerum amorem in omnibus agendis et omittendis, in operando et patiendo, in vivendo et moriendo; ita ut ipsa sit secundum objectum omnis nostra respirationis, intentionis et refugii, propter quod vivimus : nobis persuasum habentes, quod sive vivimus, huic Regina Matri vivimus, sive morimur, huic Domina Matri morimur, quia sive vivimus sive morimur, hujus Domina Matris filii sumus. Quamobrem ipsam ad nos clamantem audire videor : Etsi multas nutrices seu novercas habeatis, sed non multas Matres, « in Christo enim Jesu ego vos genui »/1,

/1. I Cor,, 4-15



CHAPITRE V. La vie et la mort pour Marie doivent être ultérieurement dirigées vers Dieu, pour Dieu, sans recherche personnelle. Il en est de même dans le culte rendu aux autres saints.

Il faut cependant remarquer ici que vivre et mourir pour Marie (il en est de même du culte, amour et vénération adressés aux autres saints) doivent être ultérieurement dirigés et ordonnés vers Dieu. Marie est, en effet, tout entière ordonnée au bon plaisir de Dieu, Elle vivra éternellement pour Dieu, pour la complaisance, l’amour et la gloire de Dieu, toute vie et mort pour Marie doivent donc être ultérieurement ordonnées au service de Dieu. Ce n’est pas, en effet, comme pour notre fin dernière ou avec un retour d’adhésion à notre bien propre ou à quelque autre chose en dehors de Dieu que nous vivons et mourons pour Marie, mais seulement afin que par la vie et la mort en Marie et pour Marie nous vivions et mourions plus parfaitement en Dieu et pour Dieu, pour son bon plaisir et son amour et pour que le règne parfait de Marie en nous s’établisse avec le règne parfait de Jésus en notre âme. Car le règne de Marie, bien loin d’être contraire au règne de Jésus, lui est totalement ordonné.

L’âme donc qui aime Dieu, et qui se déclare fils véritable de l’aimable Mère veille dans toutes ses actions à laisser couler et s’étendre en Marie l’amour de Dieu | qui a été répandu en elle par l’Esprit-Saint qui lui a été donné», elle se réfugie en Marie



CAPUT V Vita et mors propter Mariam ulterius dirigi debent ad Deum propter Deum absque propria quæsitione. Idem est in cultu aliorum sanctorum.

Verumtamen hic advertendum est, quod vivere et mon propter Mariam Iidem est de cultus amore et veneratione aliorum sanctorum) oporteat ulterius dirigere et ordinare propter Deum. Sicuti enim Maria tota est ad beneplacitum Dei et in eeternum vivet propter Deum ad ejus placitum, amorem et gloriam, ita omnis vita et mors propter Mariam debent ulterius servire et dirigi propter Deum, ita ut non vivamus vel moriamur propter Mariam tamquam propter finem nostrum ultimum, vel cum reflexione adhcesiva ad nostrum proprium commodum vel ad aliquid aliud extra Deum, sed dumtaxat ut per vitam et mortem in Maria et propter Mariam perfectius vivamus et moriamur in Deo propter Deum ad ejus beneplacitum et amorem, atque ut perfectum regnum Morice in nobis simul consistât cum perfecto regno Jesu in anima nostra. Neque enim regnum Morice contrariatur regno Jesu, sed ad illud totaliter ordinatur.

Quocirca anima Deum amans, quce profitetur se genuinum Matris amabilis filium, advigilat omnibus suis operibus ut charitatem Dei, «quce diffusa est in corde ejus per Spiritum Sanctum, qui datus est illi», etiam sinat fluere et extendi ad Mariam, suaviter et amatorie ad eam confugiendo, amorose suum

235

avec amour et suavité, elle tourne amoureusement son esprit vers cette Mère, gardant partout vers elle un souvenir amoureux et filial et une attention pleine de respect. Il faut cependant que cette effusion, cette extension de l’amour de Dieu jusqu’à cette aimable Mère, retourne et reflue de nouveau vers Dieu et se termine finalement en Lui, et qu’il ne soit permis ou exercé en aucune façon sinon pour Dieu.

Ceci a lieu parfaitement lorsque l’âme est agie et dirigée par l’Esprit-Saint, de l’intérieur et comme spontanément. Elle expérimente alors que cette vie pour Marie n’est pas un obstacle à la vie pour Dieu, mais bien plutôt une aide et un soutien. Ou pour mieux dire, cette vie mariale est comme le confluent de l’amour de Dieu par Marie et avec Marie pour Dieu, dont le terme est une liquéfaction d’amour et un repos en Dieu avec l’aimable Mère; disons encore que cette vie consiste dans un amour qui se porte à la fois vers notre tendre Mère et vers Dieu, le terme restant cependant un repos en Dieu comme en la fin dernière.

CHAPITRE VI La vie mariale renferme en soi plus de perfection que l’état de simple union avec Dieu tel qu’il se trouve chez les bienheureux. Cette vie est «mariano-divine» à la fois en Dieu et pour Dieu, en Marie et pour Marie purement et simplement.

L’Esprit semble de plus enseigner et l’expérience apprend à quelques âmes pieuses/1 que la vie en Marie ou mariale fondée

spiritum ad illam convertendo cum amicabili et filiali ejus ubique memoria et reverentiali ad eam animo; ita tamen ut hic effluxus, hcec extensio charitatis Dei ad Matrem amabilem rursus revertatur et refluât et ultimate terminetur ad Deum, nec alia ratione permittatur vel exerceatur nisi propter Deum.

Hoc perfecte fit, dum anima in hoc a divino Spiritu ab intus quasi sponte agitur et dirigitur. Tune enim experitur, quod hesc vita propter Mariam non sit impedimento vîtes propter Deum, sed potius adjumento et ad illam calcar addat. Vel potius est confluentia charitatis Dei per Mariam et cum Maria in Deum, cumfinali liquefactione amoris et conquiescentia cum Matre amabili in Deo, vel in amore simul ad Matrem amabilem et ad Deum, finaliter tamen conquiescendo in Deo tamquam in fine ultimato.

CAPUT VI Vita mariana complectitur in se aliquam perfectionem majorem quant status simplicis unionis cum Deo sicuti in Beatis. Hæc vita est mariano — divina in Deo propter Deum et simul in Maria propter Mariam simpliciter.

Videtur spiritus ulterius instruire et experientia aliquas pias animas docere, quod vita in Maria seu mariana condita sive unita vitee in Deo seu divines

/l. L’auteur fait sans doute allusion, entre autres, à Marie de Sainte-Thérèse.

236

sur la vie divine ou en Dieu et venant s’ajouter à elle puisse être dite et soit de fait d’un degré plus élevé que l’état de simple union avec Dieu, Souverain Bien, c’est-à-dire que la simple vie divine ou en Dieu. Il est bien vrai, pour parler le langage ordinaire, que Dieu est l’unique et dernière fin de l’âme, c’est Lui, en effet, l’absolu et unique Souverain Bien pour qui elle a été créée; Bien Souverain dont l’acquisition, la contemplation, la possession et la jouissance constituent tout son bonheur, toute sa béatitude, ici-bas et dans l’autre vie; en ce sens l’âme ne peut prétendre à rien au-delà, elle ne peut se porter ni parvenir à rien de plus élevé. Sous un autre aspect pourtant elle peut tendre et monter plus haut, de la manière que voici.

Les bienheureux, considérés en général, jouissent dans le Ciel d’une gloire, d’une béatitude, d’une joie et d’un rassasiement parfaits, parce qu’ils contemplent, aiment et goûtent Dieu face à face, en d’autres termes parce qu’ils sont irradiés par la lumière de gloire et comblés de l’amour béatifique, en quoi résident leurs félicité et béatitude souveraines; mais, comme tous le savent bien, outre cette béatitude ou gloire essentielles, ils jouissent encore d’autres gloires et d’autres joies accidentelles, chacun d’après l’exigence et la mesure de ses mérites et selon les dispensations et rémunérations divines. Ces joies consistent par exemple dans la contemplation de la très sainte Humanité du Christ, de ses Plaies sacrées, de sa sainte Croix, comme cause instrumentale de sa béatitude, de la très glorieuse Mère de Dieu, du bienheureux Joseph et des autres saints, de même dans la claire connaissance de quelques mystères divins et autres choses semblables, joies accidentelles auxquelles les élus participent les uns plus, les autres moins. En ce sens un saint est plus élevé en gloire qu’un autre/1,



dici possit, et sit uno gradu altior quant status simplicis unionis cum Deo Summo Bono, seu quant simplex vita in Deo sive divina. Licet enim communi loquettdi modo Deus sit unicus et ultimatus finis anima, utpote absolutum unicum et summum ejus bonum ad quod creata est, cujus summi Boni conse - cutione, contemplatione, possessione et fruitione omnis ejus félicitas aut beatitudo consistit hic et in altéra vita, quo sensu etiam anima nihil ulterius pratendere, ad nihil sublimius conari vel pertingere potest; attamen alio sensu potest altius tendere et ascendere, scilicet hoc modo.

Quemadmodum beati in calo generaliter fruuntur perfecta gloria, beatitudine, gaudio et satietate in contemplando, amando, fruendo Deo fade ad faciem, seu in hoc quod sint irradiati lumine gloria et perfusi amore beatifico, in quibus summa ipsorum felidtas et beatitudo sita est, ita tamen ut omnibus notum sit,

/l. L’auteur, le contexte l’indique, ne prétend aucunement que la seule source de diversité et d’inégalité dans la béatitude céleste soit & rechercher dans les joies accidentelles qui accompagnent pour les élus la félicité essentielle. Celle-ci étant mesurée sur le mérite, la diversité du mérite suffit à justifier la diversité de la récompense.

237

car l’amour béatifique est plus intense et s’étend à plus d’objets chez l’un que chez l’autre. C’est aussi d’une manière à peu près semblable que dès cette vie Dieu concède à quelques âmes pieuses certaines grâces accidentelles, dons et faveurs, par où en un certain sens elles sont assimilées aux bienheureux, élevées à un mode et degré d’amour unitif plus parfaits et plus sublimes et parviennent peu à peu à une vie plus parfaite d’amour et de jouissance de Dieu.

En ce sens, disons-nous, la vie mariale unie à la vie divine est aussi plus parfaite et d’un degré plus élevé que la commune vie contemplative et unitive, s’il est vrai que cette vie mariale est, de fait, quasi double, à savoir «divino-mariale», en Dieu et en Marie, constituée par un acte simple de contemplation, d’amour et d’une certaine jouissance de Dieu en Marie et de Marie en Dieu. Et quand l’âme pieuse en vient à être mue d’une façon constante et dans le détail de ses actes par l’Esprit-Saint qui habite en elle, au point qu’en tout ce qu’elle fait ou omet elle garde en mémoire, contemple, aime, respire ces deux objets Dieu en Marie et Marie en Dieu, on peut alors dire de cette âme qu’elle mène vraiment une vie «divino-mariale | en Dieu et | mariano-divine 1 en Marie; et par suite cette âme qui dans toutes ses œuvres, dans toutes ses paroles et pensées, a toujours en vue le plus grand amour, le plus grand honneur de ce double objet, Dieu et Marie, et la plus



quod prœter liane beatitudinem seu gloriam essentialem adhuc fruantur aliis gloriiset g audits accidentalibus, quisque juxta exigentiam et mensuram meritorum suorum ac dispositionem Dei remuneratoris, v. g, in contemplatione sacratissima Humanitatis Christi, sacrorum Vulnerum ejus, sanctee Crucis ut causa instru - mentalis sua beatitudinis, gloriosissima Oenitricis Dei, beatissimi Joseph, aliorumque sanctorum, item clara notitia aliquorum mysteriorum Dei, et similia, quorum accidentalium gaudiorum unus beatus plus participât, alius minus; quo sensu etiam unus sanctus est sublimior in gloria quam alius, quia nempe amor beatificus in uno est intensior et ad plura objecta gaudiosa extensior quam in alio : simili fere modo etiam in hac vita aliquibus piis animabus conceduntur quadam occidentales gratia, dona et favores, per quod certo sensu assimilantur beatis et elevantur ad perfectiorem ac sublimiorem modum aut gradum amoris unitivi, et paulatim perveniunt ad vitam amore etfruitione Dei perfectiorem.

Quo sensu vita mariana unita divina etiam est perfectior ac uno gradu altior quam ordinaria vita contemplativa et unitiva, siquidem vita ista mariana est quasi duplex, scilicet divina-mariana in Deo et Maria, per simplicem contemplationem, dilectionem et quamdam fruitionem Dei in Maria et Maria in Deo. Et quando pia anima a divino Spiritu intus habitante constanter et passim movetur, ut hac duo objecta, Deum in Maria et Mariam in Deo in omnibus agendis et omittendis habeat in memoria, contempletur, omet, respiret, tune dici potest ducere vitam divino-marianam in Deo et mariano - divinam vitam in Maria, et consequenter dum anima in omnibus suis operibus, verbis et cogitationibus continua intendit majorem utriusque hujus objecti

238

grande soumission possible à leur égard, vit manifestement pour Dieu et pour Marie.

Or cette vie «divino-mariale» est plus parfaite que la simple vie divine, car l’âme est non seulement unie à Dieu, mais encore, sans aucun préjudice causé à cette union, elle est de plus unie à Marie par le même Esprit d’Amour qui la tient ainsi occupée tout ensemble en Dieu et en Marie. Une telle vie est donc, au moins en extension, plus parfaite que celle d’une âme qui reste occupée seulement de Dieu ou en Dieu, de même que la vie des bienheureux est au point de vue de l’extension et accidentellement plus parfaite selon qu’elle trouve ses joies en un plus grand nombre d’objets ou en Dieu seul, pour parler rigoureusement et toutes choses égales d’autre part.

CHAPITRE VII La vie mariale a pour objet Dieu et Marie considérés comme unis ou un entre eux d’une manière sublime, tout comme l’objet d’un autre mode de vie contemplative peut être ou Dieu seul ou Dieu considéré comme personnellement uni à l’homme et un avec lui. Opérations qui en découlent dans l’âme.

Déclarons cette assertion. À côté de la contemplation simple ayant pour objet l’Essence divine seule et dégagée de toute forme ou quelque autre objet purement divin, par exemple la Très Sainte Trinité ou encore les notions, les perfections et attributs divins, il existe une autre contemplation dont l’objet est le Christ, Dieu



amorem, obsequium et honorem, patet quia vivit propter Deum et propter Mariam.

Est autem hcec vita divino-mariana perfectior vita simpliciter divina, quia spiritus amoris prceter unionem anima cum Deo absque ullo hujus impedimento etiam unit animam Maria eamque in Deo simul et in Maria occupatam tenet, sicque est saltem extensive perfectior quam si solum circa Deum vel in Deo se occuparet, eo modo quo vita beatorum est extensive et accidentaliter perfectior qua circa plura objecta gaudiosa versatur, quam qua circa solum Deum, per se loquendo et cateris paribus.

CAPUT VII Objectum vitæ mariante est Deus et Maria ut quodam sublimi modo uniti seu unum inter se, sicut objectum alicujus vitæ contemplativæ est vel Deus solus vel Deus et homo ut personaliter uniti seu unum. Quales hinc in anima huant operationes.

Pro majori declaratione : sicuti reperitur vita simplex contemplativa habens pro objecto solam informem Dei Essentiam vel aliquid plane divinum, puta Sanctissimam Trinitatem vel divinas notiones, attributa et perfectiones ejusdem, et alia vita contemplativa, eu jus objectum est Christus, Deus et Homo, Deus

239

et Homme, Dieu dans l’Humanité assumée, et Humanité dans la Divinité qui se L’est unie personnellement. De même à côté de la simple contemplation de Dieu et de la contemplation du Christ, Dieu et Homme, on trouve la contemplation de Dieu en Marie et de Marie en Dieu, occupée d’une façon quasi indivisible à ce double objet, s’épanchant amoureusement vers ces «Deux» en tant qu’unis ensemble d’une manière singulière, non certes personnellement, comme se trouve unie dans le Christ l’Humanité à la Divinité, mais quasi substantiellement selon la grâce, d’une manière qui dépasse de beaucoup l’union de n’importe quelle autre créature avec Dieu, fût-elle des plus nobles. Il s’agit, en effet, d’une union qui dérive de la Maternité; à ce titre Marie, d’une certaine manière, est vraiment une avec son Fils et, comme telle, ne peut être regardée, aimée, honorée sans la Divinité.

C’est ainsi que Marie est proposée à quelques âmes pieuses comme une en Dieu et avec Dieu, sans rien qui paraisse s’interposer; de telles âmes sous l’impulsion de cette grâce, semblent avoir partout devant elles, embrasser, caresser... leur tendre Mère en Dieu avec une étonnante liquéfaction et absorption d’amour, se fondant en elle et en Dieu tout ensemble. Elles sont alors comme prises et enfermées dans le cœur ou le sein très pur, très aimant et très ardent de cette Mère, languissantes, comme ivres et hors d’elles - mêmes sous la tendresse du plus innocent amour qui les porte vers Marie et vers Dieu tout ensemble et s’épanche en eux avec effusion. Ou bien l’âme se tient dans un doux repos, alanguie, s’écoulant vers l’Un et dans l’Un, si bien que cette vie est vie divine à la fois simple et double. Ces âmes reçoivent alors la vie de l’Esprit en Marie, le repos en Marie, la jouissance de Marie,



in assumpta humanitate et humanitas in divinitate? personaliter imita : sic etiam prater simplicem vitam contemplativam Dei et contemplativam Christi, Dei et hominis, datur vita contemplativa Dei in Maria et Maria in Deo, quasi indivisibiliter occupata in utroque, amorose fluens ad hos duos ut singulari modo simul unitos non quidem personaliter, si cuti humanitas in Christo divinitati unita est, sed quasi substantialiter gratiose modo plane süblimiori quam quavis alla creatura etiam nobilissima Deo unita sunt, nempe in qualitate Matris, qua utique certo modo censetur unum cum Filio suo, cum Deo cujus Mater eut, qua ut talis sine Divinitate respici, canari, honorari non potest.

Tali modo Maria proponitur aliquibus piis animabus, nempe ut una in Deo et cum Deo absque eo quod aliquid mediare videatur; quo etiam fit, quod taies anima etiam videantur ubique obviam habere, osculari, amplecti, etc., Ma - trem amabilem in Deo cum mira liquefactione et amorosa occupatione, sui evanescentia in ipsa simul et in Deo. Tune etiam quasi introsumuntur et inclu - duntur purissimo, amantissimo et ardentissimo ejus cordi vel gremio matemo, languentes, quasi ebria et amentes pra teneritudine innocentissimi amoris,

240

une certaine liquéfaction amoureuse en Marie et l’amour qui unit à Marie.

Voici comment les choses se passent. Tandis que l’esprit, avec toute la simplicité, toute la paix et la nudité possibles se recueille et se dilate dans l’Essence divine au-dessus de toute forme et se tient intimement absorbé dans la contemplation, l’amour et la jouissance de cette Essence absolument simple, il arrive que l’âme est suavement attirée de l’intérieur à contempler, aimer et embrasser aussi son aimable Mère, à se tenir amoureusement unie à Elle, à jouir avec douceur de sa présence, en un mot à s’attacher avec un très grand amour à Marie, comme une avec Dieu, unie à Dieu d’une manière toute particulière. Dès lors, tout en aimant Dieu et en jouissant de Lui, elle en vient à aimer et goûter en même temps son aimable Mère, tout comme si Marie était une seule chose avec Dieu, si bien que Dieu et Marie, pour l’âme présentement attachée à l’un et à l’autre comme à un seul, paraissent être un objet unique d’amour et de jouissance. Cet état est à peu près semblable à celui de l’âme dévote qui s’attache à l’Humanité du Christ, la contemple en tant qu’unie à la Divinité et tient ainsi pour un seul objet les deux natures unies dans une seule personne.

Dans une attitude très comparable, en effet, l’âme contemple alors et chérit Jésus et Marie comme unis de l’union la plus étroite, en tant que Mère et Fils; elle les considère ainsi comme ne formant qu’un ou tout au moins si elle les a pour distincts c’est en corrélation si étroite qu’elle ne peut connaître ou aimer l’Un sans l’Autre.

(À suivre.)



erga ipsam et simul erga Deum cum effluentia amoris erga utrumque. Vel etiam ibi dulciter quiescendo, absorpta, languida, fluens ad union et in uno, sic ut hac sit duplex et simul simplex vita divina. Tune istis animabus conceditur vita spiritus in Maria, quies in Maria, fruitio Maria, quœdam amorosa lique - factio in Maria et amor unitivus cum Maria.

Qua omnia fiunt hoc modo : Spiritu cum omni possibili simplicitate, nuditate et tranquillitate introverso et expanso in informi Essentia Dei intimeque occupato in contemplatione, dilectione et fruitione istius simplicissima Essentia, anima nonnunquam interius etiam suaviter allicitur, ut simul contempletur, diligat, amplexetur Matrem amabilem, et amorose adhareat eaque dulciter fruatur, uno verbo amabilissime cum ea veluti una cum Deo et Deo singulariter unita occupe tur, ita ut amando et fruendo Deo, etiam omet et fruatur Matre amabili, quasi ipsa esset unum cum Deo, sicque tantum unicum hujus amoris et fruitionis objection esse videatur Deus et Maria ex parte anima pro tune circa utrumque per modum unius occupata. Eo fere modo quo anima devota versatur circa humanitatem Christi, quam contemplatur ut unitam Divinitati sicque duas naturas in una personalitate unitas habet pro uno objecto. Simili enim modo contemplatur et diligit tune Jesum et Mariam tamquam Matrem et Filium arctissima unione conjunctos, et sic per modum unius, vel quidem diversorum sed correlativorum, quorum unum sine altero cognoscere vel amare nequit.

(suite)

16e Année. Vol. II Octobre 1931 Études carmélitaines, textes anciens, Michael a S.Augustino : De Vita Mariæ-Formi et Mariana in Maria, propter Mariam. Texte latin, traduction française (suite et lin). — Marie de Ste Thérèse : Extraits (De la Vie Marie-Forme au mariage mystique). Introduction, texte flamand, traduction française.

217

CHAPITRE VIII La vie mariale ne constitue pas un obstacle pour la vie contemplative simple. Comment il la faut exercer en dehors de l’attirance actuelle de l’Esprit-Saint, et comment la pratiquaient de fait saint Pierre Thomas et d’autres Saints.

Les exposés précédents ont montré clairement que cette manière d’aimer la divine Vierge était vraiment le mode excellent, pur et parfait entre tous. Il semble pourtant n’être expérimenté que par un petit nombre; la vie mariale en Marie pour Marie et tout ensemble divine en Dieu pour Dieu, paraît être, en effet, réservée et concédée par faveur spéciale aux seules âmes gratifiées pour Marie d’un amour peu commun, fils très chers qu’Elle choisit Elle-même spécialement pour cette fin.



CAPUT VIII Vita mariana non ponit impedimentum simplici vitæ contemplativæ. Quo - modo illam extra actualem Spiritus tractum exercere oporteat, et a sancto Petro Thoma aliisque sanctis sit exercitar.

Ex dictis patet; quod hic sit excellens, purus et perfectus modus amandi Divam Virginem, etsi forte paucis per experientiam notus, eo quod vita mariana in Maria propter Mariam et simul divina in Deo propter Deum solummodo videatur propria et ex speciali favore concessa singularibus Marice amatoribus et filiis charissimis, quos ipsa ad hoc specialiter eligit.

218

Parmi les âmes, celles-mêmes qui tendent à la plus haute perfection, il s’en trouvera donc qui goûteront et apprécieront peu ou pas du tout cette vie mariale en Marie pour Marie, qu’elles se gardent pour autant de la mépriser ou de la considérer comme une vie spirituelle encore imparfaite, bonne seulement pour les commençants ou les progressants; sous prétexte que cette vie paraît quelque peu contraire à la simplicité, à l’anéantissement, au rejet de toute créature, et, de ce chef, encore étrangère à l’état des parfaits. Les spirituels, en effet, doivent savoir que la vie mariale peut fort bien exister avec la vie contemplative parfaite, sans apporter à celle-ci aucun obstacle, nous l’avons dit et expliqué plus haut, bien plus aussi longtemps que l’action divine daigne se manifester ainsi dans l’âme, cette vie mariale se montre très efficace pour favoriser et entretenir la contemplation des parfaits.

Tout cependant doit se faire en son temps. En effet, hors de l’attirance actuelle et de l’opération divine du Saint-Esprit, il n’y a pas lieu de violenter l’esprit ou de le presser pour atteindre cet état de vie, c’est-à-dire de l’occuper à des actes semblables selon toutefois un mode moins délicat. L’âme aimante doit alors se contenter de regarder sa tendre Mère et de l’aimer d’une manière plus réfléchie jusqu’à ce que cette bonne Mère daigne lui infuser Elle - même cet esprit de la vie mariale.

Lorsque les âmes unies à Dieu seront attirées par leur tendre Mère et conduites comme par la main jusqu’à ce degré élevé, elles connaîtront alors par expérience la vérité de ce que nous écrivons ici au sujet de la vie mariale, en Marie pour Marie.

Idcirco licet aliqui etiam ad summam perfectionem tendentes reperiantur, quibtis hac vita mariana in Maria propter Mariant parum aut nihil sapiet aut probabitur, ne tamen ideo illam despiciant aut dijudicent tamquam vitam spiritus adhuc imperfectam ac solis incipientibus vel proficientibus propriant, utpote cum illis videatur nonnihil contraria simplicitati, annihilationi, omnium creaturarum abnegationi atque adeo a perfectione adhuc aliéna. Siquidem scire debent eam valde bette posse consistere absque eo quod causet ullum ei impedi - mentum, uti supra diximus et explicavimus, quin potius e contra, dum Deus tic in anima operari dignatur, vita ista mariana multum juvat et fovet.

Quamquam omnia congruo tempore fieri debeant. Etenim extra actualem ilium tractum et divinam Spiritus operationem non est consultum spiritum ad hoc violentare seu urgere vel grossiori modo eum in similibus occupare, sed sufficit amoroso animo Matrem amabilem respicere et modo maturiori illam diligere, donec ipsa dignetur istum spiritum vitee mariante animes infundere : et quando anima Deo unita a Maire amabili allicientur et quasi manu-ducentur ad hune gradum altiorem, tune experientia'fdiscent esse vera qua hic de vita mariana in Maria propter Mariam scribuntur.

219

Elles ne s’étonneront plus de voir un saint Pierre Thomas, religieux Carme, nourrir une affection si tendre à l’égard de cette Mère digne de tout amour, aller vers Elle avec tant de confiance et d’amour, garder toujours d’Elle un souvenir de douceur, et tenir son esprit sans cesse occupé d’Elle, au point qu’il paraissait ne pouvoir jamais plus l’oublier et que son cœur avec toutes ses énergies semblait rempli de sa mémoire, de sa claire connaissance et de son amour. De fait, soit qu’il parlât, qu’il mangeât ou qu’il bût et quelque fût son occupation, tout était comme assaisonné de l’amour de Marie et de son nom si plein de douceur, nom dont il mérita, dit-on, de recevoir l’impression dans son cœur. La longue habitude qu’il avait de porter avec tant d’amour Marie dans son cœur et de la rechercher avec tant d’amoureuse ardeur, l’avait comme liquéfié en Marie, uni à Elle et comme transformé en Elle, sous l’action d’un amour liquéfiant qui se portait tout ensemble à Marie Elle-même et à Dieu. Il en était de même pour saint Bernard qui semblait vivre du sein de notre Mère si tendre. Le Bienheureux Joseph de l’Ordre de Saint Norbert paraît comme nourri par Elle. Sainte Marie Madeleine de Pazzi et beaucoup d’autres saints ont mené de fait cette vie mariale sans aucun obstacle pour leurs divines contemplations et leur union d’amour avec Dieu.

Dire que de tels saints furent imparfaits dans cette pratique d’amour en Marie intérieurement produite par l’Esprit-Saint Lui - même, semble contraire à la droite raison, ainsi qu’au respect dû aux saints, comme nous l’avons exposé plus longuement ailleurs.



Tunc non vidébitur talibus mirum, quomodo sanctus Petrus Thomas Carmelita ad hanc Matrem superamabilem habuerit taon tenerum amoris affectum, tant amorosos et fiduciales accessus, tant suavem ejus memoriam et jugem circa illam occupationem, sic ut nunquam illius videretur passe oblivisci et cor ejus cum omnibus viribus ejus reminiscentia, clora notitia et amore videretur plénum. Equidem sive loqueretur, sive manducaret, sive biberet vel quacumque alia faceret, omnia erant condita amore et suavissimo nomine Maria, cujus proinde in suo corde impressionem merito refertur accepisse; nam diuturna consuetudo tam amorose Mariant in corde gestandi et ardenti dilectionis affecta prose — quendi, eum quasi in Mariam liquefecerat, ei univerat et quasi in illam trarts — formaverat, nimirum per amoretn lique factiorum adipsam et simul in Deum. Idem est de sancto Bemardo, qui de uberibus nostra amabilissima Matris videbatur vivere. Beatus Joseph Ordinis Sancti Norberti ab ea videtur fuisse enutritus. Sancta Maria Magdalena de Pazzi alliique innumeri sancti de facto duxerunt vitam mananam sine ullo impedimenta divinarum suarum contempla —tionum vel amoris unitivi cum Deo. Dicere enim quod hi sancti in his amoris in Maria exercitiis et in internis divini Spiritus operationibus fuerint imperfecti, videtur contrariari recta rationi et débita sanctis reverentia, prout alibi fusius monstratum est.

220

CHAPITRE IX La vie mariale tire son excellence de l’union très parfaite de Marie avec Dieu; s’il en était autrement, ce serait une pratique imparfaite qui mettrait comme un écran entre l’âme et Dieu. Marie en tant que Mère de Dieu est plus une avec Dieu et plus déifiée qu’aucune autre créature.

De ce qui précède il est permis de conclure que la vie mariale en Marie pour Marie tire toute sa dignité, toute son excellence, toute sa sublimité et sa perfection de l’union singulière et très parfaite de Marie avec Dieu, et de la participation surabondante de la Bienheureuse Vierge aux charismes, grâces, prérogatives et propriétés divines, etc... qui lui ont été infusés quasi sans nombre et sans mesure de préférence à toute autre créature, d’une manière ineffable et, pour nous, incompréhensible. C’est donc de la contemplation, de l’amour, de l’embrassement et de la jouissance de Marie considérée précisément comme recouverte, irradiée, pénétrée par la divinité et unie avec Dieu à ce point d’ineffable perfection, que la vie mariale tire son excellence et sa sublimité comme d’un abîme inépuisable de tous les biens; et c’est bien là ce qu’il faut dire puisqu’il s’agit de Dieu Lui-même considéré dans son union avec Marie, et, par suite, contemplé, aimé, embrassé avec Elle, dans le même acte unique et simple de contemplation et d’étreinte amoureuse.

S’il n’était plus question, au contraire, de contempler, d’aimer,



CAPUT IX Vita mariana habet suam excellentiam ex perfectissima Mariæ unione cum Deo, alioqui foret imperfectior et animant a Deo mediaret. Maria est magis una cum Deo quam ulla creatura, velut Mater et Dei magis deificata.

Ex ante dictis colligere licet, quod vita mariana in Maria propter Mariam omnem suam dignitatem, excellentiam, sublimitatem et perfectionem habeat ex singulari et excellentissima ejus unione cum Deo et ex superabundantia et participatione divinorum charismatum, gratiarum, prcerogativarum, pro - prietatum, etc... ipsi quasi sine numéro aut mensura pra omnibus aliis creaturis infusarum modo quodam ineffabili et nobis incomprehensibili. Idcirco ex con — templatione, dilectione, amplexu, fruitione Maria ut tàliter divinitate obum — brata, irradiata, imbuta eique tam excellenter unita trahit hac vita mariana suam excellentiam et sublimitatem velut ex inexhausta abysso omnium bonorum, utique ipso Deo ut Maria unito, et ut sic una cum ipsa, simplici et indivisa contemplatione, amore, amplexu, considerato, dilecto, amplexato.

Alioqui sine hac simultanea Maria in Deo et Dei in Maria per modum

221

de goûter comme ne faisant qu’un Marie en Dieu et Dieu en Marie, la vie mariale serait encore trop grossière et imparfaite. De fait si l’âme se laissait porter avec tendresse vers Marie considérée comme pure créature et non comme une en Dieu et avec Dieu, la contemplation, l’amour, l’union affectueuse qu’elle exercerait ne pourraient produire qu’un amour naturel ou sensible, en tous cas bien mêlé, qui éloignerait l’âme de Dieu et la ramènerait à la multiplicité. Car tel objet, tel amour. Quand l’objet est naturel et sensible, l’amour qui en procède est du même ordre. Quand l’objet est surnaturel et divin l’amour correspondant est surnaturel et divin. L’âme éprise de Marie doit donc s’appliquer soigneusement à purifier peu à peu et de plus en plus son amour envers Elle, afin de posséder pour Elle cet amour très pur dont l’objet sera cette Bienheureuse Vierge, en tant qu’Elle est très parfaitement et très hautement digne d’amour en Dieu, et qu’Elle est en fait aimée comme telle par les Bienheureux, le Christ et Dieu Lui-même.

Pour descendre plus facilement à la pratique de ces conseils, il sera bon de comprendre pour quel motif notre tendre Mère est plus unie à Dieu, plus irradiée par l’Essence divine, et participe aux perfections et attributs divins plus excellemment que tous les autres saints et esprits angéliques, fussent-ils des plus grands. Voici la cause de cette grandeur unique : Dieu a rendu la Bienheureuse Vierge Marie digne de recevoir dans son sein virginal le Verbe éternel du Père, et, le Verbe demeurant en Elle pendant neuf mois a si parfaitement divinisé sa nature, son corps et son âme, l’a déifiée, pénétrée, absorbée si totalement, se L’est à tel point



unius contemplatione) dilectione jruitione vita mariana exerceretur modo rudiori et imperfection. Nam eam considerare, diligere, amplecti teneroque affecta ferri in illam ut puram creaturam et non ut unitam cum Deo et in Deo, necessario causaret naturalem aliquem aut sensualem vel saltem valde mixtion amorem, et consequenter animam a Deo mediaret et ad multiplicitatem traheret. Nam quale est objectum, talis est amor inde resultans. Quando objectum est naturale et sensuale, talis est etiam amor illius. Quando objectum est supematurale et divinum, illi correspondet amor illius. Quocirca Mariam amans anima ad hoc debet bene attendere, ut suum erga illam amorem paulatim magis ac magis purificet, quatenus eam purissimo amore prosequatur prout in Deo nobilissime et perfectissime est amabilis et de facto a Beatis et ipso Christo et Deo diligitur.

Id quod ut melius in praxim redigatur, bonum erit intelligere qua de causa Mater amabilis sit magis unita Deo, divina Essentia magis irradiata, ac plus de attributis et perfectionibus divinis participet quam ulli etiam maximi sancti vel spiritus angelici. Nempe eo quod a Deo sit dignificata, ut in utero suo virginali susciperet cetemum Verbum Patris, quod novem in ea mensibus re - quiescens ejus naturam, corpus et animam ita divinizavit, adeo deificavit, ita

222

unie, transformée et assimilée par le lien indissoluble de l’amour unitif réciproque qui les portait Elle vers Lui et Lui vers Elle que l’âme dévote a pleinement le droit de prendre comme objet de sa contemplation amoureuse Marie considérée comme une avec Dieu et en Dieu pour la goûter ainsi paisiblement en union d’amour | et c’est là vivre tout ensemble une vie mariale en Marie pour Marie et une vie divine en Dieu pour Dieu.

L’âme pieuse y est grandement attirée et affermie quand Dieu daigne lui envoyer quelque rayon de lumière qui vient illuminer l’œil de la foi et lui permette de reconnaître de quelque manière l’excellence, l’ineffable sublimité, la puissance, l’autorité dont Dieu a paré sa Mère, l’établissant en outre dispensatrice de toutes ses grâces, de ses miséricordes et charismes divins. Au titre de Mère de Dieu, Il l’a si pleinement revêtue de ses perfections divines et l’a unie si étroitement à son Essence que pour l’âme aimante Marie semble ne faire qu’un avec Dieu; il convenait qu’il en fût ainsi, car il devait y avoir une certaine proportion entre la Mère et le Fils. Aussi l’âme pieuse ne s’arrête-t-elle pas à croire que l’union de Marie avec l’Essence divine soit du même ordre que la simple union dont jouissent les autres saints, mais éclairée par la lumière intérieure que Dieu lui accorde, elle comprend que l’aimable Mère est unie à Dieu d’une manière spéciale et ineffable et qu’Elle est ainsi déifiée au point qu’on puisse l’appeler en quelque sorte et qu’Elle soit vraiment «Dieu» (Dea), puisqu’Elle paraît être par grâce ce que Dieu est par nature. Certes si l’Écriture dit en parlant



penetravit, ita totaliter in se traxi, sibi univit, transformavit et in se convertit per indissolubilem sui erga ipsam et ipsius reciproci erga se atnoris unitivi nexum, ut anima devota eam ut unam cum Deo et in Deo convenientissime apprehendere possit pro objecto suce amorosce contemplationis, unitivi amoris ac tranquilles fruitionis, atque hoc sensu vivere mariane in Maria propter Mariam et simul divine in Deo propter Deum.

Ad hoc pia anima multum allicitur et confortatur, quando Deus illarn digna - tur irradiare aliquo lumine, quo fidei oculo illuminato utcumque videat et agnos - cat excellentiam, ineffabilem sublimitatem, potentiam, auctoritatem, quibus Deus Matrem suam cohonestavit et omnium suarum gratiarum, divinorum charisma —tum| miserationum constituit dispensatricem, quam etiam tanquam suam Matrem divinis suis perfectionibus vestivit sueeque Essentia ita univit, ut anima amanti appareat quasi quid unum cum Deo : qua omnia ita decebant, ut daretur aliqua proportio inter Matrem et Filium. Ideo pia anima sibi non persuadet, quod in Matre amabili reperiatur simplex unio cum divina Essentia qualis est in aliis sanctis, sed conformiter interno lumini a Deo sibi immisso1 quodam alio modo ineffabili Mater amdbilis est unum cum Deo tota deificata, ita ut aliquo sensu possit nominari et sit Dea, utpote cum per gratiam esse

223

des saints/1 : «J’ai dit : vous êtes tous des Dieux et les Fils du Très - Haut», ne convient-il pas beaucoup plus à la Mère de Dieu d’être appelée en un certain sens et d’être de fait «Dieu» (Dea)?

CHAPITRE X Quelques âmes reçoivent un surcroît d’attrait pour la vie mariale grâce à des illuminations intérieures concernant ses excellences grâces, prérogatives, etc..., de là se développe un amour admirable envers Marie.

Quelques âmes pieuses reçoivent sur la prééminence de Marie d’autres lumières intérieures qui les attirent et les poussent d’une manière plus pressante encore vers cette vie mariale en Marie pour Marie. Dans sa bonté en effet, Dieu veut bien leur manifester alors de plus en plus la grandeur, la sublimité, la puissance, la majesté de cette Mère très aimable, Il leur dévoile aussi l’amour vraiment incompréhensible qui Le pousse à puiser aux secrets trésors de son divin Cœur et à combler sa Mère d’une telle surabondance de grâces, privilèges et prérogatives innombrables qu’il ne pourrait rien lui donner de plus ni la faire plus grande, plus belle, plus sublime, plus excellente, plus digne qu’Elle n’est. Nous pouvons dire en ce sens que Dieu par sa toute-puissance, sa sagesse et sa bonté infinie ne pouvait produire une créature plus noble, plus



videatur id quod Deus est per naturam. Et vero si sanctis dicatur/1 : «Ego dixi Dii estis et filii Excelsi omnes», quanto magis Matri amabili convenit certo sensu dici et esse Deam?

CAPUT X Aliquæ animæ magis excitantur ad vitam marianam in Maria per internas illuminationes circa ejus excellentias, gratias, prærogativas etc..., unde mirabilis in illis erga eam excrescit amor.

Nonnullae pia anima adhuc magis alliciuntur et extimulantur ad vitam marianam in Maria propter Mariam per alias internas illustrationis circa ejus eminentiam. Siquidem Dei bonitas subinde dignatur illis magis et magis mani — festare magnitudinem, sublimitatem, potentiam, majestatem hujus amabilissima Matris, similiter incomprehensibilem et prorsus ineffabilem amorem Dei erga illam, ex cujus amoris impulsa Deus ex divini sui cordis penetralibus hausit et Matri infudit tantam superabundantiam innumerabilium gratiarum, privile — giorum et prarogativarum, ut ei nihil ultra dare posset nec eam facere majorem, pulchriorem, sublimiorem, excellentiorem, digniorem quam eam fecit. Atque hoc sensu Deus per suam omnipotentiam, sapientiam et bonitatem non poterat

/1. Psalm. 81, 6.

224

pure, plus parfaite ou plus digne que n’est cette Vierge toute aimable, sa Mère et la nôtre.

Ces âmes dès lors comprennent aussi, comment Dieu saisi d’un amour incroyable pour cette «suraimable» Mère, s’est épanché tout entier en Elle et l’a remplie de Lui-même et de ses divines perfections aussi pleinement qu’une pure créature Le pouvait recevoir. Elles voient de plus comment cette Mère, par sa coopération très fidèle répondant exactement moment par moment aux grâces divines qui lui étaient départies progressa à tel point que non seulement Elle ne défaillit jamais, ne fût-ce que sur un point, mais que sous les clartés d’une connaissance lumineuse des choses divines et dans l’ardeur d’un brûlant amour pour Dieu Elle dépassa en perfection tous les chœurs angéliques. Le rayon de lumière divine révèle parfois à de telles âmes que Dieu se repose avec plus de complaisance et trouve de plus grandes délices en cette très sublime Mère toute seule qu’en tous les saints ensembles, et, dès lors, ressent plus d’amour pour Elle seule que pour tous les élus ensemble.

Sous l’influence de ces connaissances limpides et de ces lumières intérieures jointes à d’autres faveurs semblables qui viennent leur découvrir les excellences mariales, de telles âmes voient croître de plus en plus en elles l’estime, le respect et l’amour qu’elles ont pour leur tendre Mère, ces grâces les envahissent en grande stabilité, simplicité et pureté au point que leur esprit semble ne plus pouvoir se détacher de Marie et que leur cœur paraît blessé de son brûlant amour.

Dès lors ces âmes sont parfois comme violemment emportées



creare nobiliorem, puriorem, perfectiorem aut digniorem creaturam, quant sit hac ejtis et tiostra superamabilis Mater.

Tune ha anima etiam intelligunt, quomodo De us incredibili hujus amabi - lissima Matris amore captus se totum effuderit eamque seipso et divinis suis perfectionibus in tantum repleverit, quantum pur a creatura capere poterat,* pratera suavissima hac Mater fidelissima sua cooperatione divinis istis gratiis sibi infusis de momento in momentum adaquate respondendo adeo profecit, ut ne vel in minimo defecerit, sed clarissima rerum divinarum notitia illustrata et ardentissimo Dei amore succensa transcendent in perfectione omnes angelicos choros. Talibus animabus divina illuminationis radius aliquando révélât Deum magis sibi complacere majoresque delicias percipere ex hac excellentissima Matre sola quam ex omnibus sanctis simul, et consequenter majori erga eam solam ferri amore quam erga omnes electos simul.

Ex his et similibus Claris notitiis et intemis circa excellentias marianas illuminationibus, continua magis ac magis in his animabus accrescit astimatio, reverentia et amor erga Malrem amabilem cum magna stabilitate, simplicitate et puritate, adeo ut earum mens ab ilia videatur inseparabilis et cor earum ardenti illius amore saucium; quo fit, ut ilia anima subinde quadam quasi vi

225

sur les hauteurs et absorbées dans un transport d’amour, parce qu’une nouvelle manifestation des merveilleuses perfections cachées par Dieu en Marie, de l’amour excessif et inexplicable qu’il a pour Elle, etc... les emporte dans une admiration profonde et sublime; l’esprit illuminé, brûlé d’une flamme d’amour suave, elles contemplent et demeurent là comme absorbées, impuissantes à comprendre les merveilles qui leur sont alors dévoilées.

L’amour cependant n’est pas encore apaisé; souvent il jaillit de l’intime du cœur, au point que l’âme crie d’admiration et trouve des paroles pour faire connaître la magnificence, l’excellence et la dignité de cette «suraimable» Mère, et pour louer, bénir, glorifier, exalter celle qu’elle aime avec tant d’ardeur et de suavité; tout comme le fait d’ordinaire l’amant fou d’amour qui ne sait qu’inventer, imaginer ou concevoir pour louer, magnifier et exalter sa bien-aimée.

CHAPITRE XI Autres actes d’amour envers Marie : la joie causée dans l’âme par les excellences et le très doux nom de Marie, le repos, la respiration et la vie de l’âme en Marie. En quel sens l’âme vit à la fois en Marie et en Dieu et comment elle se liquéfie en Elle et s’unit à Elle.

Les âmes ainsi favorisées en viennent à ne pouvoir presque plus



in altum evehantur et in amoris excessu absorbeantur, eo quod nova queedam manifestatio mirabilium perfectionum a Deo in Maria reconditarum, excessivi et inexplicabilis Dei erga illam amoris etc..., animas illas attrahat ad profundam vel sublimem admirationem, qua fit ut eam contemplentur mente illuminata et suavissimo amoris ardore succensa, ibi manent quasi absorpta non potentes mirabilia ilia comprehendere, qua tune illis manifestantur.

Verum amor per hac needum satisfactus fréquenter quasi ebullit ex intimo cordis, ut quasi anima clamet pra admiratione et inveniat aliquas dictiones, quibus magnificentiam, excellentiam et dignitatem hujus Matris superamabilis possit notificare vel laudare, benedicere, magnificare, exaltare illam quam tam ardenter et suaviter adamat; prout solet demens amator, qui nescit quis ex - cogitare, fingere vel adinvenire, ut dilectam suam laudet, magnificet et exaltet.

CAPUT XI Aliae operationes amoris erga Mariam cum gaudio de ejus excellentiis et suavissimo nomine, cum quiete, respiratione et vita in Maria. Quo sensu anima vivat in Maria et simul in Deo, et quomodo in ipsa liquéfiât eique uniatur.

Hinc etiam venit, ut taies anima vix ad momentum hujus Matris amabilis

226
oublier, ne fût-ce qu’un instant, leur bonne Mère, pas plus qu’elles ne peuvent oublier leur Dieu partout présent. Parfois encore, sous l’effet d’un amour trop tendre elles semblent se perdre en cette Mère, se liquéfier, se laisser comme absorber en Elle, et, de fait, cet amour à la fois suave et fort, impétueux et intérieur les jette en un profond oubli d’elles-mêmes et de toutes les créatures.

Parfois, à considérer leur très douce Mère revêtue de tant de majesté et de puissance, élevée à un tel faîte d’honneur et si merveilleusement chérie de Dieu, ces âmes ressentent une grande joie, un plaisir et une jubilation d’esprit si débordants qu’elles ne savent que dire ou que faire pour rendre grâces à Dieu, pour bénir et louer Marie Elle-même et Dieu d’une manière proportionnée aux illuminations et connaissances intérieures qui leur sont alors concédées. Puis sentant l’insuffisance où elles se trouvent d’aimer et de louer dûment, elles restent dans un profond silence et un repos amoureux, car l’esprit défaillant devant de tels mystères dont la grandeur dépasse sa portée succombe, vaincu, laissant la volonté seule s’occuper à aimer.

Parfois l’âme éprise de Marie perçoit, pour ainsi dire, sa respiration et sa vie en Marie, elle ressent alors une extrême douceur à entendre, à dire, écrire ou seulement penser le très doux nom de Marie j son esprit exulte de joie et par une offrande actuelle elle place son cœur entre les mains de sa Mère, pour qu’il se purifie là de tout ce qui déplaît à Dieu et à Marie. Suivent alors de naïves effusions de tendresse envers Marie, et comme, selon l’expression courante,



possint oblivisci, non magis quam possint oblivisci Dei sui ubique pressentis. Subinde etiam près amoris teneritudine videntur sese perdere in hac Matre, in ipsa liquefieri et quasi absorberi, siquidem per fortem ilium et suavem ferven - tem simul et intimum amorem deveniunt in profundam sui omniumque creatu - rarum oblivionem.

Aliquando sentiunt magnum gaudium, jucunditatem et mentis jubilationem, considerando superdulcissimam suam Matrem tam potentem, in tanta majestate, ita exaltatam, honoratam et a Deo tantopere dilectam, ita ut nesciant quid faciant vel dicant, quatenus de his Deo gratias agant ac ipsam et Dettm laudent, benedicant proportionaliter ad internas illuminationes et notitias sibi pro tune concessas. Porro se ad débité laudandum et amandum insufficientes sentientes, marient in intima silentio et amorosa quiete, nam intellectus quasi deficiens près admiratione de magnitudine tantorum mysteriorum captum suum superantium succumbit quasi victus, sinendo voluntatem solam in amando occupatam.

Anima Mariam amans aliquando percipit quasi suam respirationem et vitam in Maria cum summa animi dulcedine in audiendo, nominando vel scribendo vel solummodo cogitando suavissimum nomen Maries quasi cum jubilo et exsultatione spiritus et actuali cordis oblatione matemis ejus manibus, ut ibi mundetur ab omnibus Deo vel ipsi displicentibus. Tune comitantur aliques


227

l’esprit est plus dans ce qu’il aime que dans ce qu’il anime, cette âme paraît être plus en Marie avec Dieu et en Dieu qu’au lieu de sa vie naturelle, tant son amour pour Marie et pour Dieu tout ensemble se montre sincère et passionné; aussi peut-on dire de cette âme qu’elle vit d’amour à la fois en Marie et en Dieu. C’est ainsi qu’il faut entendre les expressions suivantes : jouissance de Marie dans l’âme, liquéfaction de l’âme en Marie, union de l’âme avec Marie, ou encore sa transformation en Marie, c’est à savoir en tant que l’amour tend à la similitude et y entraîne l’âme; car le propre de l’amour est de tendre à l’union avec l’aimé comme le montre l’expérience jusque dans l’amour sensuel ou charnel dont l’activité se porte sur les objets sensuels ou charnels.

CHAPITRE XII L’âme peut vivre en esprit la vie mariale en Marie pour Marie avec autant de simplicité et de profondeur que la vie divine en Dieu pour Dieu, surtout dans le recueillement profond de l’oraison. Tout se passe comme si Dieu, Marie et l’âme ne faisaient plus qu’un (doctrine mal comprise par certains mystiques) pourvu toutefois que cette vie procède de l’Esprit divin, comme il est arrivé chez de nombreux saints.

Les âmes parvenues à ce degré d’amour semblent pousser plus avant leur expérience au sujet de cette vie mariale; elles constatent



innocentes ébullitionis amoris erga illam, et, cum vulgo dicatur : anima plus est übi amat quam ubi animat, hcec anima tunç magis videtur esse in Maria juxta et in Deo quam ubi naturaliter vivit, eo quod Mariam juxta Deum tam sincere et tenere diligat, atque hoc sensu vivit amorose in Maria juxta seu simul et in Deo. Quo etiam sensu intelligi debet fruitio Maria in anima, liquefactio anima in Maria, unio anima cum Maria vel etiam transformatio in Mariam, nimi— rum in quantum amor ad similia tendit et animam inclinât; nam amoris indoles est tendere ad unionem cum amato, prout experientia docet etiam sertsualem vel camalem amorem suas operationes habere in omnibus sensualibus et camalibus.

CAPUT XII Vita mariana in Maria propter Mariam potest simpliciter et intime in spiritu agi sicut vita divina in Deo propter Deum præsertim in intima oratione, quasi Deus, Maria et anima tantum essent unum (id quod aliqui mystici male intelligunt), dum hæc vita a divino Spiritu procedit, uti contigit in multis sanctis.

Tales anima Mariam amantes aliquando ulterius circa hanc vitam marianam experiri videntur, quod in Maria propter Mariam per Mariam et simul in

228

que la vie mariale en Marie, pour et par Marie et tout ensemble en Dieu, pour Dieu et par Dieu peut être exercée à peu près avec autant de simplicité, de profondeur et de recueillement d’esprit que la simple vie divine dont la seule Déité constitue l’unique objet.

De fait pareille vie leur est parfois donnée; durant tout ce temps leur esprit ne garde que de faibles images sur la personne de Marie, car il sait alors voir Marie dans une union si parfaite avec Dieu qu’Elle paraît s’écouler en l’unité avec Dieu et ne faire avec Lui qu’un seul et même objet de contemplation et d’amour dans la simplicité de l’esprit, nous l’avons exposé déjà traitant de semblable matière.

Dès lors l’intelligence, la mémoire et la volonté sont retenues en Marie et tout ensemble en Dieu, avec tant de calme, de simplicité et de profondeur que c’est à peine si l’âme peut saisir le mode et la qualité des opérations qui se passent en elle. Elle sait bien cependant et sent confusément que la mémoire se fixe sur quelque souvenir très simple de Dieu et de Marie, que l’intelligence garde une connaissance dépouillée, claire et pure de Dieu présent et de Marie en Dieu, elle constate aussi que la volonté ressent pour Dieu et pour Marie en Dieu un amour à la fois très paisible et profond aussi délicieux et tendre que tout spirituel et s’attache par une adhésion amoureuse à Dieu et à Marie en Dieu.

J’ai dit : amour spirituel. En effet, c’est alors surtout que l’amour paraît jeter ses feux et produire ses œuvres à la cime de l’âme, bien loin de la partie inférieure ou des puissances sensitives, il se trouve



Deo propter Deum et per Deum fere cum tanta simplicitate, intimitate et abstractione spiritus possit exerceri quam in simplici divinitate sola. Et de facto subinde quasi ultro sic exercetur, ita ut pro illo tempore exiguës imaginationes de persona Maries in mente remaneantg eo quod tum spiritus sciât eam ita Deo unitam aspicere quasi ipsa et Deus in unum fluerent, sicque unum simplex contemplationis et dilectionis objectum fièrent in simplicitate spiritus, prout adhuc alibi in simili dictum est.

Consequenter memoria, intellectus et voluntas tune ita quiete, simpliciter et intime occupantur in Maria et simul in Deo, ut anima vix possit deprehendere, quo modo et qualiter operationes istes tune in se transeant. Confuse tamen bene scit et sentit memoriam occupari simplicissima aliqua reminiscentia Dei et Maries, intellectum nuda, clara et pura notifia Dei pressentis et simul Maries in Deo, volunlatem vero valde tranquilla, intima, suavi, tenera et simul spiri - tuali dilectione Dei et Maries in Deo ac amorosa ad Deum et Mariam in Deo adhessione.

Dixi spirituali dilectione: eo quod amor tune maxime videatur scintillare et operari in suprema parte animes cum abstractione a parte inferiore vel potentiis sensitivis, adeoque est magis proportionatus ad intimam illiquefactionem,

229

ainsi plus disposé à l’intime liquéfaction et absorption en Dieu et en Marie et à l’union tout à la fois avec Dieu et avec Marie. En effet, quand les puissances de l’âme sont arrivées à ce degré de perfection dans le souvenir, la connaissance et l’amour de Dieu et de Marie en Dieu, l’âme tout entière est gratifiée d’une adhésion si profonde et si ferme à Dieu et à Marie que, par liquéfaction ou effusion d’amour elle semble ne plus faire qu’un avec Dieu et Marie, comme si les trois : Dieu, Marie et l’âme se fondaient en un. Cet état paraît être le dernier et le plus haut degré que puisse atteindre l’âme dans cette vie mariale, c’est aussi l’acte principal de cette pratique et de cet esprit d’amour envers Marie.

Bien loin de créer un obstacle pour la vie spirituelle (nous l’avons déjà dit), cette vie mariale constitue plutôt un secours. En effet, Marie sert de moyen et de lien plus étroit pour unir l’âme à Dieu et fournit ainsi à l’âme aimante un soutien et une aide qui lui permettent d’atteindre et de poursuivre la vie contemplative, unitive et transformante en Dieu avec plus de stabilité, de constance et de perfection.

Nous parlons ainsi, bien que, peut-être, nombre d’esprits mystiques et contemplatifs soient d’une autre opinion. Ils se persuadent en effet, que cette vie mariale en Marie s’oppose à l’union très parfaite avec Dieu, au repos intime en Dieu, à la vie mystique, à la jouissance essentielle de Dieu, etc..., car ils imaginent une vie mariale trop grossière, trop active et multiple, et ne perçoivent pas la manière parfaitement adaptée et très simple dont il la faut



absorptionem in Deo et in Maria et unionem cum Deo et simul cum Maria. Nam quando potentice anima tam nobiliter et perfecte occupantur in memoria, notitia et amore Dei et Maria in Deo, tune sequitur tam intima et firma ad - hasio totius anima ad Deum et Mariam, ut per amorosam liquefactionem seu influxum amoris videatur fieri quid unum cum Deo et Maria, quasi hi très : Deus, Maria et anima in unum liquefierent. Atque hoc videtur extremum et supremum ad quod anima pertingere potest in hac vita mariana, estque principalis operatio hujus exercitii et spiritus amoris erga Mariam.

Neque hic oritur aliquod impedimentum in vita spirituali (uti antea dictum est) sed potius adjumentum, siquidem Maria servit pro medio et firmiori vinculo unionis anima cum Deo, sicque anima amanti suppeditat fomentum et auxilium, quo stabilius, constantius et perfectius possit assequi et continuare vitam con —templativam, unitivam et transformativam in Deo. Quamquam fortassis multi spiritus mystici et contemplativi sint alterius opinionis, sibi persuadentes hanc vitam marianam in Maria esse impedimentum perfectissima unionis cum Deo, intima quietis in Deo, vita mystica, essentialis fruitionis Dei, etc..., eo quod istam vitam marianam imaginentur nimis rudem, activam et multiplicem, nec percipiant convenientissimum et simplicissimum modum quo exercenda est, nempe

230

exercer, c’est-à-dire purement en esprit, avec retour en Dieu et sous l’action et la direction secrètes du Saint-Esprit.

En vérité, bien que cette contemplation mariale, ces tendres inclinations et autres opérations d’amour envers Marie puissent paraître souvent très mêlées aux puissances sensibles et à leurs opérations; cependant, lorsqu’elles procèdent comme de l’intime de l’âme et sont exercées quasi spontanément sous la motion et la direction de l’Esprit divin, l’âme ne se trouve pas écartée pour autant de l’adhésion ou union immédiate avec le Souverain Bien et la simple Essence de Dieu prise en soi; bien au contraire, de ce chef l’âme se voit attirée en Dieu avec plus de facilité et se tient occupée en Lui avec une stabilité plus grande.

J’ajoute que tout cela est opéré dans l’âme par un seul et même Esprit, le Saint-Esprit, auteur de cette vie mariale qui conduit finalement à la vie parfaitement mystique.

Personne ne doit en être surpris, il suffit de réfléchir à la vie des saints qui tout en excellant dans la vie mystique, au milieu même de leurs ravissements et de leurs extases se voyaient portés vers leur bonne Mère par l’amour le plus tendre. Il n’est pas douteux qu’ils n’aient su pratiquer un tel amour sans imperfection, demeurant tout repliés dans l’unité de Dieu, ou plutôt agis et dirigés par l’Esprit divin, comme il est arrivé notoirement à saint Bernard, sainte Marie Madeleine de Pazzi et une foule d’autres.

Les esprits mystiques dont nous parlons devraient examiner attentivement de pareils faits avant de juger notre vie mariale.



pure in spiritu vel refluenter in Deo et per mysticam operationem et directionem sancti Spiritus.

Et vero licet ista contemplatio Maria, tenera inclinationes et varia opera - tiones amoris erga Mariam sape videantur valde permixta cum potentiis sensitivis earumque operationibus, tamen quando quasi ab intus et sponte exercentur per operationem et directionem divini Spiritus, per illas anima non impeditur ab immediata adhasione vel unione cum Summo Bono et simplici Dei Essentia in se; quinimo inde fit, ut facilius in Deum trahatur et stabilius in eo occupetur. Addo, quod «omnia ista in anima operetur unus atque idem Spiritus sanctus», qui est auctor istius vita mariana, qua finaliter terminatur in vitam perfecte mysticam.

Neque hac cuipiam mira videri debent, si reflectamus ad vitas sanctorum, qui in vita mystica excelluerunt et tamen etiam in suis raptibus et exstasibus tenerrimo ferébantur amore erga Matrem amabilem. Nec est dubium, quin noverint istum amorem exercere sine imperfectione manentes toti introversi in unitate Dei vel potius a divino Spiritu acti et directi, uti notorie contigit in sancto Bemardo, in sancta Maria Magdalena de Pazzi et innumeris aliis. Ad qua dicti spiritus mystici deberent attendere, antequam nostram vitam marianam dijudicent.

231

CHAPITRE XIII Cet amour pour Marie est opéré dans l’âme par ce même Esprit de Jésus qui produit en elle l’amour envers Dieu le Père, comme nous le voyons en Jésus. Cet Esprit de Jésus fait vivre l’âme divinement en Dieu pour Dieu et tout ensemble marialement en Marie pour Marie, sans aucun obstacle pour la parfaite union mystique.

Pour plus ample déclaration, nous pouvons emprunter ici les paroles de l’Apôtre; «Parce que vous êtes fils (de Dieu), Dieu a envoyé dans vos cœurs l’Esprit de son Fils, lequel crie : Abba! Père!/1 Le texte signifie que L’Esprit de Jésus demeure dans les fils de Dieu et produit dans leur âme un tendre amour pour Dieu le Père, selon la capacité de chacun. Or cet Esprit de Jésus, qui a produit en Jésus un amour filial pour le Père étemel, a Lui-même formé dans son cœur des sentiments de fils pour sa très chère Mère et c’est Lui qui a produit ces mouvements de tendresse, ces embrassements pleins d’amour qui unissaient la Mère et le Fils, comme Il ne cessera de les opérer durant toute l’éternité. Dès lors quoi d’étonnant si l’Esprit de Jésus dont le cri «Abba! Père!» jaillit au cœur des fils de Dieu, c’est-à-dire dont l’action fait naître de tendres sentiments d’amour envers le Père de Jésus; quoi d’étonnant si ce même Esprit crie dans ces mêmes cœurs «Salut, Mère!» c’est-à-dire produit des sentiments et des penchants de fils, des colloques et des actes pleins de révérence et d’amour



CAPUT XIII Sicut Spiritus Jesu operatur in anima amorem erga Deum Patrem, ita et ad amabilem Matrem, uti contigit in Jesu, cujus Spiritus facit animam vivere divine in Deo propter Deum et simul mariane in Maria propter Mariam absque impedimento perfectæ unionis mysticæ.

Pro majori declaratiorte hic servire possunt verba Apostoli1 : « Quia estis filii (Dei), misit Deus Spiritum Filii sui in corda vestra clamantem : Abba, Pater. » Hic enim intelligimus Spiritum Jesu manere in filiis Dei ibique operari tenerum amorem erga Deum Patrem juxta eorum capacitatem. Sicut autem Spiritus Jesu in Jesu operatus est filialem amorem erga cetemum Patrem, sic etiam in ipso produxit filiales affectus, amorosos amplexus aliosque actus dilectionis erga suam charissimam Matrem, prout etiam per totam cetemitatem in ipso producet; quid ergo foret mirandum, si quemadmodum Spiritus Jesu in cordibus filiorum Dei clamat : «Abba, Pater», id est teneros amoris affectus operatur erga Patrem Jesu, sic etiam in iisdem cordibus clamaret : « Ave Mater », seu operaretur filiales affectiones, reverentiales et amorosos inclina-

232

envers l’aimable Mère, comme Il l’a fait en Jésus durant toute sa vie et continuera de le faire durant toute l’éternité.

Qu’il soit donc permis de dire aux âmes remplies de tendresse pour Marie : «Parce que vous êtes fils de Marie, Dieu a envoyé l’Esprit de Jésus dans vos cœurs pour y crier : Salut, Mère!», c’est-à-dire pour exciter en eux des tendresses de fils, des penchants amoureux, d’affectueux élans, des étreintes naïves et délicieuses et tous les actes de l’amour le plus tendre envers Marie, aimée comme la plus aimable et la plus digne des Mères. C’est en effet, le seul et même Esprit de Jésus qui opère tout en ces âmes, l’amour divin et l’amour marial, sans que l’un fasse obstacle à l’autre.

En conséquence, de même que l’amour de Dieu produit en de telles âmes une vie divine en Dieu pour Dieu, ainsi le même Esprit d’amour embrassant l’aimable Mère dans une même étreinte, leur fait vivre une vie mariale en Marie pour Marie; car c’est un seul et même esprit qui opère en elles de semblables choses, le même Esprit de Jésus les pousse à chérir Dieu Père de Jésus et la Vierge sa Mère, et les fait vivre en Dieu pour Dieu, en Marie pour Marie à la fois divinement et marialement. Remarquez seulement comment cela put avoir lieu dans le Christ sans empêcher aucunement la perfection la plus haute et vous verrez aisément comment cela peut se produire en quelques fils choisis de Marie sans causer aucun préjudice à la vie contemplative la plus parfaite.

Il est assez facile, semble-t-il, de comprendre cette doctrine, car où vit et demeure l’Esprit du Christ, quoi d’étonnant qu’il y exerce



tiones, allocutiones, actiones erga Matrem amàbilem, sicuti fuit in Jesu durante ejus vita et erit per totam ceternitatem?

Itaque ad animas Mariam amantes dicere liceat : «Quia estis filii Maria, misit Deus Spiritum Filii sui in corda vestra clamantem : Ave Mater», id est excitantem in illis filiales affectiones, amorosas inclinationes, amicabiles accessus, innocentes et teneros amplexus et varias tenerrimi amoris operationes erga Mariam ut Matrem amabilissimam et dignissimam; est enim unus atque idem Spiritus Jesu, qui opcratur omnia in istis animabus, nempe simul amorem divinum et marianum sine impedimento alterutrius. Et consequenter sicut taies anima per amorem Dei vivunt vitam divinam in Deo propter Deum, ita per eumdem spiritum amoris se extendentem simul ad Matrem amàbilem, etiam vivunt vitam marianam in Maria propter Mariam : nam unus atque idem spiritus operatur in illis similia, idem Spiritus Jesu facit illas amare Deum Patrem et Virginem Matrem, ac vivere in Deo propter Deum et in Maria propter Mariam divine et simul mariane. Solummodo advertite, quomodo hoc in Christo fieri potuejrit absque prajudicio summa perfectionis et facile per —cipietis, quomodo id in aliquibus specialibus Maria filiis possit fieri sine prajudicio vita contemplativa vel perfecta.

Hoc videtur satis intelligibile ; nam ubi Spiritus Christi xnvit et inhabitat, quid est mirutn quod habeat diversas operationes tam contemplationis et amoris

233

diverses opérations tant de contemplation et amour de Dieu que de contemplation et amour de Marie avec plusieurs autres encore! Toutes sont exercées dans l’âme par le seul et même Esprit de Jésus, comme Il lui plait et selon la capacité de chacun. Que personne désormais ne s’cn étonne plus, puisque de fait les choses paraissent avoir bien, que dis-je? ont lieu réellement ainsi pour quelques âmes.

CHAPITRE XIV L’Esprit de Marie dirige, possède, agit et vivifie quelques âmes. En quel sens et de quelle manière. Ces âmes vivent alors par l’esprit de Marie, leur vie est Marie, elles sont comme transformées en Marie.

Certaines âmes, vrais enfants de Marie, soit en raison de l’habitude qu’elles ont de considérer sans cesse Marie comme leur tendre Mère, soit par influence spéciale de l’Esprit de Jésus qui ne cesse de les mouvoir et de les diriger amoureusement vers cette très douce Mère, éprouvent les grâces suivantes. Il leur semble qu’elles se laissent conduire, former, posséder et animer par le propre esprit de Marie. Cette Bienheureuse Mère semble les élever comme de petits enfants très chers, les pénétrer de sa propre nature, les revêtir de son esprit î en ce sens Elle paraît les transformer en Elle et son esprit semble vivre en ces âmes et tout y opérer.

Voici l’explication que l’on peut donner de cette expérience mystique. Indubitablement l’Esprit de Jésus a possédé, agi et vivifié

Dei quam contemplationis et amoris Maries et plttres alias? Atque has omnes in anima operatur unus atque idem Spiritus Jesu, prout vult et secundum cujusque capacitatem. Quocirca nemini deinceps id mirum videatur, cum hoc videatur et de facto in aliquibus sic fieri constet.



CAPUT XIV Spiritus Mariæ dirigit, possidet, operatur et vivificat aliquas animas. Quo sensu et modo. Tune illæ vivunt per spiritum Mariæ, ipsnrum vita est Maria, et quasi transformantur in Mariam.

Videtur aliquibus Maries filiis sive per consuetudinem eam sic in mente habendi ut Matrem amabilem sive per frequentes amorosas operationes et directiones Spiritus Jesu erga hanc suavissimam Matrem, quod sese ab ejus spiritu etiam sinant régi, formari, possideri, animari, ita ut ab ea ut filioli charissimi videantur educari, ejus indolem imbibere, ejus spiritu indui, atque hoc sensu in eam transformari ejusque spiritus in eis vivere et omnia operari.

Quod hoc sensu potest intelligi : Indubie Spiritus Jesu ineffabiliter perfectius possedit, operatus est et vivificavit Matrem amabilem quam ullam aliam

234

l’aimable Mère plus parfaitement que toute autre créature, et cela d’une manière que nous ne saurions exprimer. Cet Esprit de Jésus, demeurant en Elle a fait Lui-même ses œuvres, ne rencontrant aucune défaillance dans sa coopération, si bien que l’Esprit de Jésus, grâce à cette coopération très fidèle est devenu le propre esprit de Marie, esprit dont Elle dit Elle-même : «Mon Esprit est plus doux que le miel»./1 Cet esprit, devenu le sien, a resplendi en Elle dans tout genre de vertus et c’est Lui qui a tout opéré en Elle, avec Elle.

Lors donc qu’Elle daigne former des fils de prédilection, Marie attire en eux son esprit, c’est-à-dire l’Esprit de Jésus qui opère en eux les propres vertus de cette Mère, ses dispositions naturelles, sa manière d’agir, jusqu’à ses moindres inclinations. Ils paraissent dès lors transformés en Marie et l’esprit de Marie semble vivre en eux; ou plus exactement c’est l’Esprit de Jésus qui vit et opère en eux comme en Marie. D’ailleurs pourquoi trouver étrange que des fils si chers ne fassent plus qu’une âme avec leur tendre Mère et se laissent pénétrer de sa propre nature ! C’est là précisément la marque des bons fils, c’est là précisément le but que se proposent les mères très aimantes.

De telles âmes voient alors se manifester en elles la vie de Marie conjointement à la vie de Jésus. Alors, de même que l’Apôtre s’écrie : «Je vis, non ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi»/2 c’est-à-dire l’Esprit du Christ vit en moi; ces âmes, à leur tour, peuvent, semble-t-il, s’écrier aussi : «Je vis, non ce n’est plus moi qui vis, c’est Marie qui vit en moi», car tout ce qui



creaturam. Hic Spiritus Jesu in ilia manens ipse fecit ejus opéra in nullo déficiente ejus cooperatione, sic ut Spiritus Jesu per fidelissimam ejus coopera- tionem foetus sit ejus spiritus, de quo ipsa ait1 : « Spiritus meus super mel dulcis ». Hic ejus spiritus in ea emicuit in omnis generis virtutïbus et omnia in ea cum ea operatus est.

Quando autem ipsa dignatur aliquos filiolos formare, eis procurât suum spiritum, id est Spiritum Jesu operantem suas in eis virtutes, suam indolem, suum agendi madum, suas inclinationes; quo fit tà illi videantur in Mariam transformari et spiritus Mariée in illis vivere, vel potius Spiritus Jesu vivit et operatur in illis sicut in Maria. Sed quid mirum si hi filii charissimi cum sua Matre amabili fiant unanimes ejusque imbibant indolem? hoc proprium est bonis filiis, hoc intendunt amantissimee matres.

Tune vita Morice manifestatur in illis juxta et vita Jesu. Tune fit ut, sicut dixit Apostolus *; «Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus», id est, Spiritus Christi vivit in me, etiam taies videantur posse dicere : Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Maria, eo quod nimirum in eis exstinctum sit quidquid illi spiritui Maria contrariatur, et quidquid illi est conforme vivat

/1. Eccli. 34, 37.

/2. Gal. 3, 30.

235

s’opposait à cet esprit de Marie s’est éteint en elles et désormais ne vit en elles que ce qui est conforme à cet esprit.

Bien plus, l’esprit de Marie, conformément à l’explication donnée, semble les diriger, les posséder, les vivifier, comme si l’esprit de Marie joint à l’esprit de Jésus ou mieux le seul et même esprit de Jésus et de Marie opérait en eux toutes leurs œuvres, les animait, les dirigeait en tout, de même qu’il a animé et dirigé Marie en opérant toutes ses œuvres.

En ce sens, désormais de telles âmes ne vivent plus, c’est Marie qui vit en elles, agissant, inclinant, dirigeant leurs puissances pour les faire vivre ainsi d’une nouvelle manière en Dieu. Pour eux, vivre c’est Marie, et c’est à bon droit qu’ils lui disent alors : «Salut, ô notre vie, notre douceur, notre espérance».

Terminons ici notre exposé, puisse-t-il suffire à diriger les âmes pieuses dans la vie déiforme et divine en Dieu pour Dieu et tout ensemble mariale en Marie pour Marie, que daigne accomplir en nous Celui qui nous a donné de vouloir par l’intercession de notre bonne Mère, Jésus béni dans tous les siècles. Amen.



in illis. Imo spiritus Maria sensu dato videtur eos dirigere, possidere, vivificare, quasi spiritus Maria cum spiritu Jesu seu unus et idem spiritus Jesu et Maria operaretur in illis omnia eorum opéra, eos animaret, in omnibus dirigeret, sicut Mariam animavit, direxit et omnia ejus opéra fecit. Atque hoc sensu jam ipsi non vivunt, sed Maria vivit in illis eorum potentias agendo, inclinando, diri- gendo, quo sic eos novo modo faciat vivere in Deo. Sicque ipsis vivere Maria est, quam tune mérita salutant : «Vita, dulcedo et spes nostra salve.»

Atque hac sufficiant, ut pia anima instruantur in vita deiformi ac divina in Deo propter Deum et simul mariana in Maria propter Mariam, quam in nobis perficere dignetur, qui dédit velle per intercessionem Matris, Jésus bene —dictus in sacula. Amen.





Autobiographie de Marie de Sainte-Thérèse




L. van der Bossche, Introduction


[Page I]. L’année 1977 marque le tricentenaire de la mort de celle que le Carmel appelle Marie de Sainte Thérèse. C’est l’occasion de faire mieux connaître cette mystique exceptionnelle restée jusqu’ici pratiquement ignorée, du moins en France.

Né à Hazebrouck en 1623, Maria Petyt a choisi le nom de Maria a Sancta Teresia lorsqu’elle devint tertiaire laïque du Carmel à Gand. Plus tard, à Malines où elle vint s’établir en 1657, elle fera le vœu perpétuel de tertiaire régulier et son genre de vie érémitique sera approuvé par le Père Général de l’ordre, probablement vers 1659, après deux ans de probation.

Les trente ou quarante premières années de sa vie sont scrupuleusement relatées dans son autobiographie écrite en flamand en 1668, sur ordre de son directeur spirituel, le père Michel de Saint-Augustin. La relation s’arrête d’ailleurs à la date de cette même année.

Il n’en va pas de même des quelque dix-huit ans qu’elle vécut jusqu’à sa mort à Malines dans «l’Ermitage» avec un très petit groupe de consœurs. Il est vrai que dans cette retraite les faits extérieurs sont rares et peu marquants : la vie extérieure de Marie de Sainte Thérèse ne subit plus aucun changement et seule importe sa vie intérieure. De l’évolution de sa vie d’âme elle a rendu compte au jour le jour dans les nombreux billets et lettres qu’elle adressait à son père spirituel et que celui-ci, dans son édition de 1683, a classés par ordre de matière sans tenir compte de la chronologie.

Mais cet «Ermitage» et la vie qu’y menait la «recluse» était d’un genre assez particulier. Les signes extérieurs de l’Ermitage et du cloître n’y paraissaient guère. C’était une maison attenante au couvent des Pères Carmes; et si elle était aménagée en cellules et salles communes, l’on n’y trouvait cependant ni grille ni vraie clôture. La vie qu’y menait Marie de Sainte Thérèse et ses consœurs était cependant strictement réglée quant aux heures d’oraison, au silence, à l’abstinence d’un ordinaire très frugal et pauvre.

La vraie réclusion de Marie de Sainte Thérèse était toute intérieure et certes aussi sévère que celle des ermites, voire des recluses emmurées. L’essentiel de sa vocation était un appel irrésistible au silence et à la solitude : elle y avait répondu en établissant au plus profond de son âme un authentique désert; et tout son travail ascétique consista toujours à en défendre le moindre accès.

Dans la pratique, — car tous ses écrits sont le témoignage d’une expérience vécue et non l’exposé d’une doctrine ou méthode de vie intérieure —, cet isolement érémitique est réalisé par une séparation (page II) très marquée des diverses opérations de l’intelligence et de la volonté. Peut-être cette séparation rejoint-elle l’idéologie d’Albert le Grand et surtout de Tauler, et la recluse considérait-elle ces opérations distinctes comme des puissances autonomes de l’âme : l’intelligence naturelle d’une part et le «mens» de l’autre; d’une part la volonté naturelle se portant ou bien particulier et de l’autre, le «vouloir foncier» se portant au Bien.

Il y a là une prédisposition existant depuis la première jeunesse et peut-être accentuée par les circonstances et cultivée par la direction et la philosophie du père Michel de Saint-Augustin.

Cette direction a d’ailleurs été décisive, et providentielle, dans la vie de la «recluse»; aussi semble-t-il nécessaire de situer autant que possible la personnalité de celui qui fut son «Père spirituel» pendant plus de trente ans.

Michel de Saint-Augustin (van Sallaer) né à Bruxelles en 1622, était entré en religion en 1640 chez les grands Carmes, où il occupa dans la suite des charges importantes : lecteur en théologie, maître des novices, définiteur, prieur à Malines, provincial, etc.

L’ordre des grands Carmes, établi en Belgique, était le Carmel primitif, mais son observance, depuis ses antiques origines, avait été mitigée à plusieurs reprises. Si bien qu’à l’époque de Michel de Saint-Augustin (et donc aussi de Maria à Sancta Teresa) en divers pays une tendance s’était déjà manifestée pour réformer l’ordre mitigé et revenir à l’esprit et à la rigueur d’origine des moines du Carmel. La plus connue de ces réformes est certainement celle de (III) Thérèse d’Avila, qui aboutit comme on sait à l’autonomie de la branche séparée des Carmes déchaux : le Carmel Thérésien.

Mais une autre réforme importante fut celle «de Touraine», avec le père Philippe Thibault et le frère aveugle Jean de Saint Samson. Cette dernière exerça une grande influence sur les grands Carmes de Belgique et finit, après bien des discussions, par remplacer les constitutions adoucies par une plus stricte observance dans plusieurs couvents et monastères. Si bien que, grâce aux efforts du père Martin de Hoogne, prieure à Gand en 1622, de Jean de Bavays à Valenciennes et à l’intervention des Archiducs, la réforme se propagea en Flandre et Brabant des 1633 pour se généraliser et s’achever à Malines en 1652. À cette date les provinces flamandes et brabançonnes des grands Carmes vivent sous la stricte observance de la réforme de Touraine.

On lit au début des constitutions nouvelles : «Nous affirmons que la première et principale fin de notre Institut est la prière et la contemplation», et la méthode sera «l’introversion» comme dit le frère Jean de Saint Samson.

Michel de Saint-Augustin, qui travailla activement à l’implantation de la réforme dans nos provinces, écrit dans un de ses traités : «l’entrée à l’union avec Dieu par l’introversion doit aller de pair avec la sortie et séparation de son moi propre ainsi que de toutes choses créées».

On comprend qu’animé de cet esprit, sa direction ait dû correspondre aux aspirations frontières et pour ainsi dire congénitale de Maria a Sancta Teresa : le silence et la solitude. Mais comme l’avait dit déjà l’un de ses confesseurs de Gand : «aucun couvent ne pourrait jamais lui donner la solitude à laquelle Dieu l’appelait». Avec l’appui et les conseils de Michel de Saint-Augustin elle devait la trouver plus profond d’elle-même en isolant le fond de l’âme : le «mens» et le «vouloir foncier», non seulement du matériel et du sensible, mais surtout de la raison et de la volonté naturelles. Dans ce fond de l’âme tout est passivement reçu.

Marie de Sainte Thérèse aurait-elle poussé trop loin cette séparation? Peut-être que oui si l’on s’en tient à la base philosophique; mais la recluse n’a jamais prétendu élaborer une théorie doctrinale. Elle est un témoin de l’action du Saint-Esprit. Sa fidélité à pratiquer l’isolement du fond de la serra donner à celui-ci sa parfaite «pureté», selon sa terminologie habituelle. (IV) [….]

Notre édition. Cette traduction suit le texte original flamand édité en 1683 à Gand en deux volumes par les soins du père Michel de Saint-Augustin, alors provincial des Carmes.

[…. J’omets la suite.]



NDE, «Envoi»


Voici le texte suivi du compte-rendu par Marie de son cheminement intérieur au cours des années de découvertes mystiques – surtout de défauts cachés qui se révèlent petit à petit, de la limitation d’un projet personnel visant à perfection qui n’est pas possible par réalisation personnelle et qui sera nécessairement abandonné (par arrachement dans la nuit) au profit d’une remise totale à l’action de la grâce.

Ce journal demandé par son directeur Michel de Saint-Augustin est honnête par son souci de ne pas enjoliver la réalité durement vécue par une âme en peine loin de l’achèvement mystique — elle vivra longtemps encore, mais nous n’avons pas d’autre source pour cette dernière période que les lettres reçues par ce directeur et rangée thématiquement, ce qui interdit d’y retrouver la progression intérieure de Marie (cette seconde partie de ce que publia Michel semble étrangement et souvent «revenir en arrière» par rapport à la «foi nue» exposée dans la première partie – peut-être par suite d’une précaution – éviter l’accusation de panthéisme ou de quiétisme).

Le grand intérêt du projet non publié par van der Bossche que je transcris entièrement réside dans l’imperfection — avouée — de la postulante envers les grâces mystiques offertes par son «Bien-Aimé». Le caractère «très humain, trop humain», est si rare dans les témoignages qui nous sont parvenus des mystiques soit indirectement — biographies édifiantes passant sous silence les «défauts» de leurs héros —  soit directement — ne livrant rien de l’intimité! Elle agace dans l’exposé répétitif des douleurs, de la nuit, etc.

Laissons Marie exposer sa grande «maladie» dont elle sortira victorieuse. Il lui fallut quitter tout l’appareil d’époque, représentations et appréciations religieuses, certitudes, doutes (sur elle-même), attachements...

Récit traditionnel et assez contraint de l’enfance pieuse et serrée d’une future mystique. Pour l’instant la petite fille rêve dévotement tout en subissant des «tentations». Celles-ci traduisent une juste vitalité de l’adolescence par appréciation de chevaliers imaginaires — et du monde.

À l’époque on devait protéger les filles de famille contre tout accident. Le plus raisonnable n’était-il pas de les convaincre en ayant recours à l’Honneur et à la Morale? Vertus qui ne sont plus vaines dès lors qu’elles dérivent d’un vécu intérieur religieux véridique. C’est ce que s’efforcent de faire aux yeux de Maria son père (sévère, mais auquel elle est très attachée) et surtout sa mère : ils seront trop bien suivis du moins à leurs yeux.

On trouvera un récit parallèle dans la Vie par elle-même de madame Guyon. Les ressemblances sont frappantes au point que l’on pourrait croire à des emprunts — mais ils ne pouvaient se produire. Toutes deux étaient cultivées et bonnes lectrices : donc Augustin et/ou Teresa sont des modèles.

L’autobiographie a été rédigée par Maria Petyt antérieurement à son plein épanouissement mystique. De beaux textes mystiques tardifs seront livrés dans la correspondance avec le directeur spirituel qui les redistribuera par thèmes mais sans dates.

Je transcris ici la Vie, texte continu, première moitié du projet de publication de van der Bossche.

Pour la seconde moitié de volume comparable, choix discontinu opéré par van den Bossche dans l’immense fonds présenté par le confesseur Michel de Saint-Augustin, je me limiterai à quelques passages glanés lors d’une première lecture. On en a déjà lu ce qui est peut-être un essentiel sous forme des citations relevées, traduites et commentées par l’excellent Albert Deblaere, notre «troisième mystique»!

Marie Petyt, I. Autobiographie


En l’honneur et à la gloire de la T.S.Trinité, de Jésus, de Marie et de Joseph : j’ai entrepris et achevé d’écrire cette relation pour me conformer à la sainte obéissance. Amen.

I. Enfance et jeunesse

1. La famille10.

(I/Ch.1) Mon père naquit à Hazebrouck, ma mère à Poperinghe. Mon père s’appelait Jean Petyt et ma mère Anna Folque. Lorsqu’elle épousa mon père, ma mère était veuve et de son premier mariage il avait deux fils : l’aîné s’appelait Ignace et le plus jeune Jacques Warneys.

Premier enfant du second mariage de ma mère, je suis venu au monde à Hazebrouck le jour de l’an 1623, à minuit. On m’appela Maria. De cette union naquirent six filles. Deux d’entre elles sont mortes très jeunes, avant d’avoir atteint l’âge de raison; une autre, appelée Sosina, est morte adolescente; une autre encore, Claire, est morte lorsqu’elle venait à peine de se marier. De ces six filles il ne reste aujourd’hui que ma sœur Anne-Marie et moi.

Que Dieu soit à jamais béni de m’avoir fait être de parents si vertueux, craignant Dieu et le servant avec fidélité. Leur vie exemplaire et dévote aurait fait rougir bien des religieux. Mon père et ma mère étaient l’un et l’autre rempli de zèle pour le service de Dieu, pour défendre son honneur et l’honneur de ceux qui lui sont consacrés. Ils tenaient l’état religieux en grande considération, surtout lorsque ceux qui l’ont embrassé mènent une vie édifiante et parfaite. Ils ne supportaient pas les paroles tendant à déprécier cet état. Mon père qui alliait une intelligence ferme à l’ardeur du zèle, répondait avec vivacité à ceux qui parlaient mal de l’état religieux. Il les obligeait à se taire ou à parler avec respect des serviteurs de Dieu.

Il ne supportait pas davantage que l’on médise du prochain en sa présence. Il avait une façon de réduire au silence les médisants, en leur disant : «s’il est vrai que ces personnes ont le défaut que vous dites, nous en avons certains autres». Il ne me souvient pas d’avoir jamais entendu médire du prochain dans la maison de mon père. On ne s’y occupait pas des faits et gestes d’autrui, pas plus que si nous avions vécu seuls (2) dans quelque désert. C’est ainsi que nous avons été élevées en parfaite innocence, droiture et simplicité. Pour moi, j’étais si ignorante et peu soucieuse des gens que je ne m’imaginais même pas qu’il put se commettre un péché dans notre village. Je n’avais aucune connaissance du péché.

2. Grandes qualités de son père et de sa mère.

(I/Ch.2) Mon père était très porté à défendre le droit des veuves et des orphelins, à faire naître dans les cœurs la crainte de Dieu. Animé d’un grand zèle, il lui arrivait de se rendre chez certaines personnes pour les inciter à se repentir de leurs péchés et pour les préparer à faire une sainte mort. Il en agissait de même avec les malades frappés par l’épidémie. Il les visitait, les consolait, les réconfortait comme l’eut fait un père. Il se rendait d’ailleurs librement dans les maisons contaminées par ce que, par deux fois déjà, nous avions nous-mêmes été frappées par l’épidémie.

Ma mère était une femme simple, retirée, pieuse. Elle aimait faire la charité aux pauvres. Elle aussi était comme la mère et le refuge d’un grand nombre de personnes honnêtes, mais pauvres. Elle leur procurait des secours et souvent, par pure charité, leur confiait une petite somme d’argent pour leur permettre de la faire fructifier et réaliser quelque gain. Cela leur assurait une vie honnête et la possibilité d’élever leurs petits enfants. Aussi les gens du peuple l’aimaient-il beaucoup. Un jour qu’elle était gravement malade, notre maison fut entourée d’une foule de malheureux qui avaient reçu d’elle l’un ou l’autre bienfait. Ils ne cessaient de pleurer et de se lamenter parce qu’ils craignaient de perdre leur mère et bienfaitrice. À cette époque plusieurs ont cru que la guérison de ma mère fut obtenue par la prière de tous ces malheureux.

De toute ma vie, je ne n’ai vu impatiente ou fâchée, saufs deux fois : lorsque l’un de ses domestiques avait offensé Dieu et transgressé ses commandements et qu’un autre y avait trouvé l’occasion de pécher à son tour. Ces faits l’avaient émue au point qu’elle en était toute tremblante.

Le dimanche et les jours de fête, après l’office divin et la prédication, elle se retirait seule dans sa chambre pour y lire les vies des saints. Rarement, pour ne pas dire jamais, elle se rendait à la promenade ou faisait quelque visite. On la trouvait toujours chez elle, comme la colombe, ou bien à l’église. Elle m’y emmenait habituellement, quoique je n’eusse pas comme elle le goût de la dévotion.

Je me suis toujours étonnée de ce que je lui entendis dire un jour : elle se plaignait, avec force soupirs, d’avoir été troublée pendant son (3) oraison par certaines pensées ayant trait à son ménage. Elle considérait cette distraction comme une faute grave; ce qui me faisait supposer que ces sortes de distractions lui arrivaient rarement. Cependant elle devait avoir bien des choses en tête et bien des soucis, car notre maison était une maison de commerce et comme mon père s’occupait d’autres affaires, qui lui prenaient tout son temps, le soin de notre commerce était à la charge de ma mère.

Si le négoce dont elle s’occupait l’inquiétait et l’absorbait si peu, je crois qu’elle avait une façon d’agir parfaitement libre. Elle ne semblait jamais se laisser lier par ses occupations ou même s’y attacher. Elle agissait toujours avec calme et pondération, avec une égale sérénité d’humeur et de visage. Elle faisait toutes choses au moment voulu. Avant comme après, elle en était parfaitement détachée et comme vidée. Elle n’était pas avare et ne recherchait jamais les gros bénéfices, se contentant d’un petit bien au taux fixé. Dans son commerce elle parlait fort peu, offrant toutes ses marchandises à leur prix exact, sans en rabattre jamais : «ceci coûte autant, ni plus ni moins». Aussi avait-elle vite fait avec tous, car les marchands comme les acheteurs connaissaient sa manière : c’était oui ou non, sans détours ni tromperies. Pour tout l’or du monde elle eut menti ou manqué de quelque façon à la sincérité.

L’attitude de mon père et de ma mère en présence des enfants et des domestiques était toujours très digne et forçait le respect. Les domestiques et, nous avions pour eux, — et surtout pour mon père —, la véritable crainte révérencielle. C’est à peine si nous osions parler en leur présence. Et cette crainte n’a fait qu’augmenter à mesure que je grandissais.

3. Une enfant douée et agréable.

(I/Ch.3) J’ai souvent entendu dire par mes parents que, dès la plus petite enfance, j’avais été gratifié de beaucoup de dons naturels. (Il n’en reste plus trace aujourd’hui!) Ils prétendaient que Notre-Seigneur m’avait donné un extérieur plaisant, de la gentillesse dans mes façons de parler, une certaine politesse aimable, des manières naturellement agréables et douces... Que sais-je encore. Tout cela, paraît-il, m’attirait la sympathie de ceux qui s’approchaient de moi. Mon père me témoignait une affection toute particulière et extrême. Il aimait jouer avec moi pour se délasser. D’après ce que l’on m’a dit plus tard, j’étais une enfant agréable : tout le monde m’attirait, s’occupait de moi. Moi-même j’ai remarqué ce fait dans le couvent où j’allais en classe. Ces religieuses — dont le couvent était tout proche — étaient des tertiaires régulières de Saint-François. (4)

Elles me gardaient souvent chez elles, pendant plusieurs jours de suite. Je prenais mes repas avec elles au réfectoire, dormait dans une de leurs cellules. J’étais comme l’enfant de la maison, plus que je ne l’étais chez nous. Elles s’amusaient à me faire répéter que je serais religieuse plus tard, mais dans un autre cloître. Pour me taquiner, elles m’engageaient à entrer chez elles. Elles me disaient qu’on me réserverait la cellule qu’avait occupée une de mes tantes défunte qui fut religieuse dans cette communauté. Mais je ne me laissais pas persuader et, quoique je n’eusse alors que cinq ou six ans, je m’étais déjà rendu compte que j’étais appelée à une vie d’observance plus stricte et de plus grande solitude.

4. Culture de la piété et de la discipline.

(I, Ch.4) Dès ma plus tendre enfance, mes parents ont toujours eu soin de cultiver en moi des sentiments de piété. Je ne pouvais leur faire plus grand plaisir qu’en me rendant à l’église et en me comportant de façon dévote. Ils s’efforçaient d’ancrer définitivement dans mon cœur la piété et la vertu. Aussi veillaient-ils à me détourner de toute fréquentation douteuse, de toute camaraderie avec des enfants mal élevés ou grossiers. Ils avaient peur de me voir prendre leurs façons. [....]

Pour m’inciter à la piété et à la dévotion, ma mère me promettait beaucoup de jolies choses, des robes neuves et ainsi de suite. Souvent quand je l’accompagnais à l’église, elle me donnait un peu d’argent de poche, me recommandant toutefois de le déposer dans ma tirelire afin d’acheter plus tard quelque objet qui me plût. Elle n’aurait pas supporté de me le voir dépenser à des friandises comme le font la plupart des autres enfants. Elle tâchait de nous faire partager son horreur du gaspillage. À l’en croire tous ceux qui gaspillent l’argent de cette manière ne sont que vauriens et dépensiers.

De cette manière et dès le plus jeune âge, elle a sévèrement discipliné en moi l’appétit sensible. Elle me faisait réprimer les envies que je pouvais avoir soit de quelque fruit ou de quelque autre douceur. J’ai toujours dû me contenter de celles qu’elle nous donnait parfois et qu’elle partageait entre tous ses enfants en parts bien égales, sans donner plus à l’un qu’à l’autre. Personne de nous n’eût jamais osé demander une friandise : il fallait attendre avec patience qu’elle se décidât à nous en gratifier. Pour elle, ceci devenait un moyen d’acheter en quelque sorte notre piété. Nous étions si jeunes encore et elle voulait encourager notre bonne volonté.

Chaque samedi soir, notre mère nous engageait à chanter des litanies (5) de la Sainte Vierge devant un petit autel qu’elle avait fait orner avec beaucoup de soin. Elle nous y rassemblait tous. Mon frère y avait pendu une petite clochette qui servait de signal et nous avertissait qu’en l’heure était venue de nous réunir. Mon frère remplissait les fonctions de Cantor et nous répondions Ora pro nobis tous ensemble. Chaque fois que nous nous réunissions pour cette pratique, chacun de nous recevait un gros sou. À cette époque cela représentait notre argent de poche pour toute la semaine.

Ah, combien ne suis-je pas redevable à Dieu qui m’a donné de si bons parents! Ce sont eux, bien sûr, qui ont déposé en moi le germe de la vertu et de la piété. Quelle chose importante que d’avoir été poussée, dès l’enfance, à l’amour de Dieu! Au seul souvenir de tout ce que mes parents ont fait pour moi je me sens remplie de confusion et les larmes me viennent aux yeux tandis que j’écris. [....]

5. La variole.

(I, Ch.5) Notre père, pour affermir et augmenter nos sentiments de piété, nous disait souvent des fragments de la vie des bienheureuses jeunes Vierges. Il voulait nous inculquer ainsi l’admiration et le désir de l’état de virginité. On ne saurait dire avec quelle conviction il nous faisait l’éloge de la pureté virginale. Il nous faisait comprendre le bonheur de celles qui choisissent Jésus comme seul époux : un époux immortel. À l’exemple de ces bienheureuses petites vierges il réussissait à enflammer notre cœur au point que nous ne pouvions plus penser à quelque autre époux que Jésus. En même temps notre père nous dépeignait la fragilité et la vanité de tout ce que le monde est capable d’offrir. Il répétait sans cesse cette phrase : «tout est vanité de vanité; le monde est tout vanité».

J’ai conservé jusqu’à l’âge de sept ou huit ans ces sentiments de simplicité, de candeur et de piété. Vers cette époque il plut à Dieu de permettre que je fus atteinte par la variole. Ce mal me fit perdre toute la beauté et le charme que je pouvais avoir eu. J’en sortis laide et plus ou moins défigurée. Mes parents en furent fort attristés; mais je crois que Dieu avait permis ce malheur pour modérer un peu l’amour excessif qu’ils me témoignaient. La tendresse qu’ils avaient pour moi était vraiment trop grande.

En me voyant tellement défigurée par le mal, mon père s’écria : «est-ce là mon enfant !» Il semblait même ne plus me reconnaître. Comme sa piété était grande, il parvint cependant à se soumettre au bon plaisir de Dieu; mais à dater de ce jour il ne s’occupa plus de moi (6) autant qu’il avait accoutumé. Peut-être aussi étais-je fort changée intérieurement. C’est en effet depuis cette maladie que j’ai perdue beaucoup de ces grâces que j’avais reçues. Il me vint une certaine sauvagerie ou rudesse. Mon attrait pour le jeu augmenta. J’aimais jouer aux cartes; et des journées entières je m’amusais sur la glace au lieu d’aller à l’école. Au contraire, j’étais devenue très lente et tiède au service de Dieu et aux pratiques de dévotion. Petit à petit je prenais de mauvaises habitudes et m’abandonnait à de mauvais penchants. Tout ceci mécontentait fort mes bons parents.

6. Le goût de la pureté virginale.

(I Ch.6) Ma mère me surveillait avec beaucoup d’attention : aucune de mes fautes ne passait sans punition ou réprimande. Elle me corrigeait, me conduisait de force à l’église, etc. Parfois cependant elle usait de douceur et, avec une discrétion vraiment maternelle, tâchait de me gagner au bien et de me détourner du mal à tout prix. Aujourd’hui je vois bien que si elle n’avait pas exercé une aussi stricte surveillance sur ma conduite, je serais devenue sans aucun doute une enfant mauvaise et grossière. Si mauvaise que j’aurais risqué d’aller en enfer.

Béni soit Dieu de m’avoir donné des parents vertueux et vigilants. À cet âge les petits enfants prennent facilement l’habitude du mal s’ils n’en sont empêchés par une surveillance attentive, des admonestations et la direction des parents.

Toutes ces années-là, je les ai passées tantôt me corrigeant un peu, tantôt retombant dans des habitudes de dissipation. Je ne pensais guère qu’à jouer avec d’autres petites filles et parfois même avec des petits garçons dont les penchants n’étaient pas très bons. Il arriva alors que je fus invitée à certaines façons inconvenantes de jouer; mais comme grâce à Dieu, ma nature ne m’inclinait pas à ces sortes de choses, leurs jeux ne me plaisaient pas et je tachais toujours de m’y soustraire. En réalité ils m’effrayaient, car j’ai toujours éprouvé une aversion naturelle de tout ce qui est contraire à l’impureté, si insignifiants que ce pût être. Bientôt ces garçons cessèrent de s’occuper de moi; et je remercie le bon Dieu de m’avoir préservée de ce danger.

À partir de cette époque, notre Seigneur a commencé de me montrer qu’il prenait soin de moi. Il créa autour de moi certaines circonstances qui devaient me faire retrouver mes sentiments passés de piété et de dévotion. Je veux dire qu’à ce moment il m’a clairement manifesté qu’il m’avait choisie pour être un jour son épouse. Tout cela se fit à l’intervention et grâce aux efforts une très pieuse fille qui vint se placer (7) chez nous comme servante. Âme dévote, elle menait une vie tout intérieure. Poussée par son zèle et par l’affection qu’elle avait pour moi, elle essaya de m’orienter vers Dieu et de me donner le goût de la pureté virginale. À cet effet elle me racontait souvent certains épisodes de la vie de bienheureuses jeunes vierges qui s’étaient entièrement consacrées à Dieu. C’est à cause de cela, me semble-t-il, que mon affection se reporta de nouveau vers Dieu et que je pris à cœur de le servir dévotement.

De jour en jour Jésus m’attirait davantage et m’invitait à l’aimer. (Il est vrai que tout ceci se passait encore à la manière des enfants). Cependant lorsque j’eus atteint l’âge de dix ans je fit à mon bien-aimé le vœu de chasteté perpétuelle, à l’insu de tout le monde. Je m’offris tout entière à mon bien-aimé Jésus, lui promettant fidélité et le choisissant lui seul comme époux. J’étais trop innocente pour savoir au juste ce que signifiait de garder ou de perdre la pureté; mais je savais bien que les jeunes filles qui se choisissent Jésus comme époux ne peuvent épouser personne et doivent appartenir à lui seul.

Vers le même temps, lorsque j’eus dix ans, ma mère s’occupa de me faire faire la sainte communion. Elle m’instruisait elle-même et me faisait instruire pour m’y préparer dignement.11 [….]

(I Ch.7) [….]

8. En pension à Saint-Omer.

(I Ch.8) À cette époque j’éprouvais souvent le désir de me retirer au désert dans quelque grotte ou caverne, pour y mener la vie d’ermite et ne me nourrir que d’herbes et de plantes. Souvent la tentation m’était venue de m’échapper tout doucement de la maison de mes parents et d’accomplir mon dessein. Plus tard lorsque je fus plus âgée, cette même tentation m’est souvent revenue. Ce qui me retenait de tenter l’aventure c’était la crainte des malfaiteurs et des bêtes sauvages. Ma foi et ma confiance en Dieu n’étaient pas assez forte pour me faire passer outre.

Cependant j’aimais beaucoup lire ou écouter la lecture de la vie des saints moines et moniales, surtout celle des ermites. Leur genre de vie me plaisait tout particulièrement. Dès ce temps notre Seigneur me faisait signe et m’indiquait qu’il m’avait choisi pour vivre un jour cette vie recluse que nous menons ici (à Malines). Ce genre de vie a toujours exercé sur moi un réel attrait. J’en reparlerai plus au long. De nature j’avais un penchant pour la solitude et j’ai toujours aimé m’isoler. (8)

À l’âge de 12 ans, ma mère me mit en pension dans un couvent à Saint-Omer. Elle voulait que j’y apprenne la langue et les bonnes manières. Mais elle espérait surtout que ma piété et ma dévotion s’y développeraient et s’affermiraient. C’était là son vrai dessein et elle l’a avoué à certaines de ses amies. À cette époque mon frère et sa femme habitaient à Saint-Omer. Ils proposèrent à ma mère de m’héberger chez eux, mais elle leur répondit qu’elle préférait me placer dans un couvent où je serais mieux formée à la piété. Aujourd’hui j’ai honte d’avoir si mal profité de toutes les possibilités que m’offraient la prudence et les soins de ma mère.

9. La piété au pensionnat

(I/Ch.9) Je suis restée dans ce couvent jusqu’à mes douze ans et demi. Les religieuses étaient très bonnes et pieuses. Elles m’étaient très attachées parce que je prenais fort à cœur leurs instructions et avis spirituels. À cette époque notre Seigneur m’avait donné la grâce de l’oraison mentale. Parfois ma prière était nettement surnaturelle. Il me semblait être attiré et élevé à un état d’attention éminente de l’âme. Je ne saurais dire de quelle façon et dans quelle région de l’âme cela se pratiquait; mais cet état durait parfois deux heures d’affilée. Pendant tout ce temps, je demeurai en oraison sans le moindre effort et sans travail actif. Si je me souviens bien j’étais alors enflammée d’un doux et brûlant amour.

Cette oraison consistait habituellement en une considération de la vie et de la Passion du Christ. J’y trouvais goût et satisfaction. Cependant comme je viens de le dire, notre Seigneur me faisait parfois dépasser cette méditation et m’élevait plus haut. Je jouissais souvent, me semble-t-il, de cette sorte de recueillement. Je me trouvais habituellement dans un état d’oraison mentale entrecoupée de prières vocales. À cette époque j’avais une réelle facilité à la méditation, au recueillement des puissances. C’est que de nature j’étais fort paisible et simple; mon esprit était simple et mon imagination sans vivacité. Pour le surplus je ressentais à cette époque une tendance naturelle au bien.

Vers le même temps, il me vint aussi un certain désir de pratiquer des mortifications, afin de suivre l’exemple des saints. Tout cela se faisait évidemment à la façon des enfants : je me ceignais d’une corde nouée à même le corps. Je demandais à mon confesseur la permission de coucher sur la dure; mais il ne voulut pas m’y autoriser. Il confia même (9) la chose aux religieuses, qui se moquèrent de moi. J’en fus très confuse et n’osai plus dans la suite lui parler de ces sortes de choses. D’autre part je n’osais pas m’adonner à ces pratiques sans autorisation, car les maîtresses nous parlaient sans cesse de l’obéissance et nous disaient qu’il n’était pas permis de rien faire si ce n’est par obéissance.

Peut-être est-ce de là que m’est venu le grand désir de vivre dans l’obéissance et de ne jamais rien entreprendre qui ne me fut commandé. Il est vrai que cette tendance s’est affaiblie dans la suite et pour quelque temps, à l’époque où ma vie intérieure s’est de nouveau faite plus tiède. J’en reparlerai plus tard.

Lorsque j’eus quitté ce pensionnat et fut rentrée à la maison de mes parents, je suis resté bonne pendant un an, — peut-être un peu plus. Je me comportais comme une enfant bonne et pieuse, bien disposée et polie. Je respectais mes parents, les aimait, leur rendait service. Ils s’en montraient fort satisfaits et heureux.

L’attrait que j’avais ressenti pour les pénitences persista aussi d’une certaine façon. Je continuais de me ceindre parfois d’une corde et, si j’ai bon souvenir, de m’en servir pour me donner la discipline de temps en temps. Ma mère s’en était aperçue et me demanda si cela me faisait réellement mal; et comme je lui répondis affirmativement, elle ne me dit rien pour me détourner de cette pratique et ne me l’interdit pas. Elle aimait voir chez ses enfants l’attrait de la piété et de la dévotion. Aussi me laissa-t-elle toute liberté d’agir à ma guise en cette matière.

10. La liberté à Poperinghe.

(1 Ch.10) Un peu plus tard une épidémie de peste s’abattit sur notre village. Nos parents soucieux de nous y soustraire conduisirent tous leurs enfants chez un de nos oncles habitant à Poperinghe. Cette mesure était certainement prudente et dans l’intérêt de notre santé physique. [....]

Pour la santé de l’âme, elle fut cependant très préjudiciable. Privée des exhortations et des exemples de mes parents, soustraite à leur autorité et livrée entièrement à moi-même, je ne tardai pas à devenir lente et paresseuse au service de Dieu, n’assistant plus guère à la sainte messe hors les dimanches; et encore y étais-je alors pleine de distractions et de négligences. C’est à peine si le matin et le soir je faisais quelque prière, par habitude. Au cours de la journée, je n’élevais plus guère mon âme vers Dieu. Je ne pensais presque plus au bon Dieu. Je n’ai pas souvenir de m’être confessée une seule fois ni d’avoir communié pendant toute cette demi-année que dura (10) notre séjour chez mon oncle. Je ne me sentais pas portée à tel ou tel mal particulier, mais l’état où je me trouvais alors me disposait au péché et j’y serais certainement tombée si Notre Seigneur ne m’avait retenue d’une main ferme. La vie superficielle et tiède que je menais m’éloignait de Dieu et de la piété. Cela pouvait suffire à me faire tomber dans toutes sortes de péchés. Il me semble avoir eu pour lors les trois défauts bien connus : j’étais vaine, frivole et peu serviable. Je passais une grande partie de mon temps en conversations avec des jeunes gens et des jeunes filles; j’aimais jouer aux cartes, flâner, faire la grasse matinée, et ainsi de suite.

De toutes manières je me transformais tellement il était devenu comme une autre personne. La grâce de Dieu m’a gardé de commettre l’une ou l’autre faute notoire; mais cependant mon cœur et mes yeux étaient tout tournés vers les choses du monde. J’avais oublié la foi que j’avais jurée à Jésus. Je n’y pensais même plus. Les plaisirs, les richesses, les biens de la terre me sollicitaient et je ne pensais plus qu’à l’état de mariage. L’oncle chez qui nous habitions était d’ailleurs d’esprit un peu trop mondain. Il ne supportait pas qu’un de nous marquât son intention d’entrer en religion. Il nous vantait les avantages de la vie dans le monde et se moquait de mon frère aîné Ignace (celui qui s’est noyé plus tard en Espagne). À cette époque mon frère avait pris la résolution de se faire religieux et c’est son oncle qui l’a détourné de ce projet. Ma mère en eut d’ailleurs beaucoup de chagrin. [....]

11. Attrait du monde. Grave maladie.

(I Ch.11) Revenue chez mes parents, j’ai repris d’une certaine façon mes pratiques de dévotion; mais il me semble avoir agi de la sorte plus par respect pour mes parents que par amour pour Dieu et désir de lui plaire. Mon cœur restait attaché aux choses du monde. Tous mes efforts tendaient à me rendre jolie, à m’arranger au goût du monde. Je voulais être plaisante à regarder. Pour le surplus, j’aimais toujours la promenade, les jeux de cartes; j’étais curieuse de voir jouer la comédie, danser, et ainsi de suite. Grâce à Dieu tout cela se pratiquait en toute honnêteté, car mon père nous avait profondément inculqué l’horreur de tout ce qui peut blesser la dignité et les convenances dans les conversations et les rapports avec des personnes de l’autre sexe. Il nous parlait souvent du grand mal qui peut en résulter. Il nous mettait en garde contre l’astuce des jeunes gens et nous inspirait une grande frayeur à ce sujet. «Si jamais, disait-il, pareil malheur devait nous arriver, jamais nous ne (11) pourrions reparaître devant lui, car il nous aurait rompu les os, ou quelque chose d’approchant». Ces menaces ont été fort utiles pour moi dans la suite, lorsque je me trouvais en péril de fauter gravement.

À cette époque le Seigneur m’a visité en m’envoyant une longue et grave maladie. Je fus même en danger de mort. Ma mère m’avertit que je devais me préparer à me confesser et à recevoir le saint Sacrement. Mais, hélas, mon aveuglement était tel que je ne voyais même pas le mal qui était en moi; et je ne trouvais rien à confesser. Je ne me souviens pas d’avoir jamais confessé toutes ces fautes passées, car je ne les considérais pas comme des péchés. Si Dieu m’avait laissé mourir alors et au cas où des péchés auraient été mortels, je serais allé droit en enfer. Qu’il soit loué pour sa miséricordieuse bonté. Il m’a épargnée pour lors et m’a conduit à voir plus clair et à m’amender. Lorsque j’appris que je me trouvais en danger de mort, je ne cessais plus de pleurer et de me lamenter. Je me plaignais de devoir mourir en pleine jeunesse. Je ne parvenais pas à me faire une raison et à accepter la mort. Ce qui me troublait ce n’était pas l’état de mon âme au regard de Dieu ni le sort qui lui serait réservé. Tout cela je n’y pensais guère, mais je tenais à la vie. Elle m’était agréable et je ne l’aimais pas parce qu’elle pouvait être bonne et salutaire, mais parce qu’elle offrait des biens que je voulais goûter.

12.12

(I/Ch.12) plus tard, vers l’âge de seize ans, je fus encore une fois éloignée de la maison. Les parents me placèrent à lire. Je crois qu’il voyait un certain danger pour moi dans la présence d’un officier de notre armée cantonnée chez celui-ci semblait me poursuivre de ses assiduités peut-être astucieuses. Mon éloignement devait me soustraire au danger.

À Lille je me trouvais chez des gens pieux et de conduite fort édifiante. Ils prenaient soin de moi comme s’ils avaient été mes vrais parents. Ils ne me permettaient guère de sortir seule; je les accompagnais sois à l’église, soit à la promenade et il évitait toute occasion de faire quoi que ce fut qui ne convenait pas.

Cette discipline m’a été d’un grand profit, car sans elle j’aurais sans doute usé mal de la liberté et me serait dissipée en bavardages dommageables. Comme la dame était fort dévote et se rendait beaucoup à l’église, je pris l’habitude d’assister fréquemment aux Offices religieux; mais j’y allais sans grande dévotion. Je passais le plus clair de mon temps à lire des histoires de chevaliers et ainsi de suite. Ces lectures m’émouvaient souvent jusqu’aux larmes. Jéprouvais pour mes héros une compassion naturelle en lisant les aventures pénibles qu’ils avaient traversées. Au contraire les choses divines me laissaient parfaitement insensible et je ne versais pas une seule larme à la pensée de tout ce que mon doux Jésus a souffert pour moi. Ah, quel immense aveuglement était le mien!

Ma mère ne me privait ni de jolies robes ni de bijoux : elle me donnait tout ce que je désirais et ne me refusait rien. Mon cœur naspirait plus qu’à l’état de mariage et, pour mieux réussir a atteindre mon idéal, je me rendis un jour en pèlerinage à une statue miraculeuse de la Sainte Vierge et lui fis une sotte prière qui m’a souvent fait rire dans la suite pour son aveugle stupidité. Je priai donc notre bonne Mère de me rendre jolie et bien faite et agréable afin de pouvoir plaire à quelque jeune homme et me faire aimer de lui! Je me rendais compte qu’il y avait quelque chose dans ma personne qui ne pouvait plaire aux gens du monde. J’avais une épaule plus haute que l’autre et ce défaut m’était venu à force de me tordre le bras vers l’arrière pour mieux lacer mon corset. J’espérais que la sainte Vierge m’aurait guérie de ce défaut et je la priais de m’exaucer afin de pouvoir mieux plaire au monde.

Mais je crois que mon aimable Mère m’a exaucée d’une autre façon; une fa­çon que je ne désirais pas et à laquelle je ne m’attendais guère. À partir de ce jour en effet, elle s’occupa de me rendre plaisante et agréable à Jésus mon fiancé, à qui, six ans plus tôt, j’avais fait une promesse de fidé­lité à laquelle je ne pensais plus.

(1/Ch. 13) Il arriva, peu de temps après ce pèlerinage, que mon âme fut touchée brusquement et illuminée soudain d’un rayon de lumière divine. Dans cette clarté je vis avec évidence la détestable abjection des choses pé­rissables et de tout ce qui est dans le monde. Je vis en même temps toute la dignité, l’éminence, la délectable bonté des biens éternels que l’on acquiert en détestant et en abandonnant tout ce qui est du monde, pour l’a­mour de Jésus. Cette manifestation évidente de la vérité fit naître dans mon âme un puissant désir de quitter le monde et d’entrer au couvent pour y servir Dieu.

Si je ne m’abuse, Dieu m’a donné là un certain goût de la gloire et des jouissances du ciel afin de mieux détacher mon cœur des amours terrestres et l’attacher amoureusement aux joies éternelles. Ceci se passait le jour de la vigile de saint Étienne. Cette fête se célèbre en grande solennité à Lille dont la cathédrale est placée sous le vocable de ce saint. En cette vigile je fus émue jusqu’aux larmes en écoutant les cloches que l’on sonnait pour la fête. Il me vint à l’esprit de considérer la haute et

grande dignité des Saints dont l’Église nous invite a méditer l’émi­nence par la célébration solennelle de leur fête.

À dater de ce jour je demeurai fort attachée à la pieté et à la dé­votion. Je commençai à prendre goût aux choses de Dieu. Il me vint aussi un nouvel attrait pour faire certaines mortifications. Pendant un assez long temps, j’ai dormi sur la dure, cultivant en moi un sentiment de sainte haine de moi-même. Cela dura jusquau jour où la dame chez qui j’habitais s’aperçut de la chose et m’y fit renoncer. Jaimais entendre la parole de Dieu : je l’écoutais avec attention et plaisir. J’aimais être seule et trouvais grande satisfaction dans la prière. Les images pieuses m’inspi­raient une dévotion sensible et je faisais volontiers mes prières de­vant elles. Mon cœur se détachait du monde de plus en plus, mais non pas d’un seul coup ni tout à fait. Il m’arrivait encore de ressentir un cer­tain attrait pour les choses du monde, car ma résolution de renoncer entièrement à lui et de le mépriser n’était pas encore fortement ancrée dans mon cœur. C’est pourquoi j’avais toujours plaisir à porter de jolies robes.

Après un séjour d’un an à Lille je suis rentrée chez nous. J’avais alors dix-sept ans. Par la grâce de Dieu l’attrait que j’avais pour Lui et pour la piété m’a été conservé depuis. Mais malgré tout je restais fort occupée des choses du monde, des biens de la terre, de l’argent. Dans la maison de mon père, je vivais au milieu de tout cela. Les images y étaient celles de la richesse, de l’abondance. Mon cœur s’y portait avec ardeur pour les posséder, pour en jouir.

Mon Bien-Aimé voyant bien que tout ceci agissait sur moi comme un appât qui aurait fini par m’éloigner de Lui, ne me permit pas de nager plus longtemps dans des eaux de plaisirs et de jouissances terrestres. Comme j’y prenais goût, j’aurais certainement fini par m’y noyer.

(I/Ch.14) Une fois de plus, il prit à Dieu de me toucher fortement au secret de mon cœur. L’instrument de la grâce fut un prédicateur. Je l’entendis exalter l’état religieux et sa parole ne perça le cœur comme une épée. Pendant le sermon même j’entendis au plus secret de mon âme les paroles de mon Bien-aimé. Elles étaient moins suaves que fortes et me semblaient être des réprimandes, voire des menaces. Elle m’enjoignaient de choisir l’état religieux; et moi je résistais à cette inspiration. Je combattais le mouvement intérieur avec une réelle violence. J’étais comme celui qui se dresse face au vent.

Je faisais la sourde oreille et ne voulais écouter ce qui m’était dit. Voyez combien j’étais malapprise et mauvaise : de propos délibéré je refusais de répondre à l’appel quand Dieu, par pure bonté et par un excès de son amour m’avait attirée si souvent déjà. D’une certaine façon je me parjurais, car j’a­vais déjà fait promesse à Dieu. Je ressentais donc plus d’inclination pour les biens et les joies de la terre que pour Celui qui les a créés. Quel affront fait à Dieu! Je fermais la porte de mon cœur à ce très doux et très aimable ami. Je Lui barrais l’accès. Je me montrais incivile au point de le laisser vainement frapper à la porte, alors qu’il m’invi­tait avec une si douce insistance à partager son intimité et ses ten­dresses. Je ne daignais même pas lui donner un seul mot de réponse.

Mais la bonté de mon Bien-Aimé ne connaît pas de limites. Tel est l’amour qu’il porte à l’ingrate et mauvaise créature que je suis qu’Il ne s’est pas lassé et que, par trois fois bien distinctes, Il m’a touché le cœur avec une force extrême. Alors il ne me fut plus possible de ré­sister. Sa main était trop puissante : sa grâce me terrassait. Il me fit sentir qu’il était le plus fort. Ah, quand Il le veut personne ne pourrait résister à sa puissance. Le coup décisif était porté : Dieu m’avait touché le cœur d’une telle manière qu’il ne demeura plus en moi qu’une nausée à la pensée du monde et de ses biens.

Il faut que j’ajoute un mot à propos de cette dureté de cœur dont j’ai fait preuve en cette occasion. La première fois, lors que j’avais été si fortement émue par le sermon (comme je viens de le dire; mon Bien-Aimé savait qu’un certain religieux avait l’intention de me passer un petit livre relatant la vie de quelques moniales de son Ordre. Ma malice et mon attache aux choses mondaines étaient telles que je refusai d’accepter ce livre.

J’avais peur que cette lecture ne me donnât le goût de la vie religieuse. Je sentais que ce petit livre était comme un filet où j’allais être prise. Et c’était bien cela. Comme ce religieux insistait beaucoup pour me le faire accepter et lire, je finis par céder, quoiqu’à contrecœur. J’entrepris la lecture et à mesure que je lisais mon cœur perdait sa dureté et s’assouplissait pour mieux accueillir les motions divines. Je ne tardai pas à prendre goût à cette lecture au point que je ne pouvais plus m’en détacher. La méditation de cette vie des moniales enflammait mon cœur et me tenait éveillée la moitié de la nuit.

De plus en plus mon cœur s’enflammait à l’amour de mon Bien-Aimé. Aucune chose extérieure ne me touchait plus. Bien que notre maison fut une maison de commerce où souvent des marchands et d’autres personnes recevaient l’hospitalité, je me comportais cependant d’une façon très retirée. J’y vivais comme dans une maison étrangère, ne m’attirant rien de ce qui s’y passait, comme si cela ne me regardait pas. Je ne restais à table que tout juste le temps qu’il fallait. Dès que j’avais achevé mon repas, je prenais mon assiette et, tirant ma révérence, je sortais de table sans dire un mot. Puis je me retirai dans ma chambre et là je restais seule pendant toute la journée sans adresser la parole à qui que ce fut, familier ou étranger. Je vivais comme une ermite. Je descendais pour les repas et pour me rendre à l’église. Parfois aussi je m’isolai dans le jardin et m’asseyait au bord de l’eau. Je prenais grand plaisir à me trouver dans des endroits isolés : je considérais le monde créé et par les créatures je m’élevais à la connaissance et à l’amour du Créateur. Là, au bord de l’eau, il me semble avoir reçu certaines consolations intérieures de mon Bien-Aimé et avoir éprouvé sa présence. Il me parlait intérieurement comme un fiancé parle à celle qu’il aime : douces paroles et caresses d’amour qui m’invitaient à répondre à l’amour.

(I/Ch.16) Je me sentais fortement attirée à pratiquer la prière intérieure, l’oraison mentale. J’y passais un temps considérable. Pour y trouver plus de saveur et pour en prolonger la durée j’utilisais certaines images de piété représentant la douloureuse passion du Christ. Je les considérais de temps en temps avec attention et une tendre dévotion. Je les contemplais avec amour. Ces images me servaient à alimenter ma prière. Je consacrais habituellement plusieurs heures du jour à l’oraison, car la prière et le service de Dieu n’étaient devenus doux et pleins d’agrément. Je crois que de toute la journée que je ne faisais pas autre chose que de prier, contempler dévotement les images saintes et lire de bons livres. J’emportais partout avec moi une petite image du couronnement d’épines. Dans quelque endroit que je fusse, à l’église ou ailleurs, je plaçais cette image devant moi et la regardais. Toute mon âme se concentrait à la contempler avec une foi si vive et des mouvements du cœur si ardents que je fondais habituellement en larmes. Lorsque je n’avais pas quelque image devant les yeux je ne pouvais guère prolonger mon oraison. Quand mon ardeur s’attiédissait, j’avais recours à ce moyen pour la raviver, pour soutenir mon attention, etc. Je n’étais qu’une enfant qui apprend à marcher et qui s’accroche à toutes sortes d’objets pour aider sa faiblesse et s’empêcher de tomber. Ces images d’ailleurs me donnaient une représentation si vivante de mon Bien-Aimé que je croyais le voir en chair et en os.

Pour le surplus, j’avais pris goût à la lecture de certains livres de spiritualité et tout particulièrement ceux de Thomas a Kempis et de Canfeld. Quoique j’eusse peine à comprendre ce dernier ouvrage, je tirais cependant profit de sa lecture, surtout de la première partie. Celle-ci me donna quelque lumière quant à la pratique de la mortification des sens externes. D’ailleurs j’étais presque constamment averti intérieurement quand il fallait mortifier la vue, le goût, l’ouïe, l’envie de parler, et ainsi de suite.

La pénitence aussi exerçait de l’attrait sur moi; mais ne sachant trop comment faire pour la pratiquer, j’utilisais cependant un certain temps, pour y dormir, une sorte de claie faite comme les paniers d’osier. Parfois aussi je ne m’étendais pas pour dormir, mais, assise sur une chaise, j’appuyai simplement la tête au bois de mon lit. Il m’arrivait d’en agir ainsi pendant plusieurs semaines d’affilée, car je passais très peu de temps à dormir. En effet, mon Bien-Aimé me tenait fort tendrement occupée de lui et m’enflammait du désir de me cloîtrer.

(I/Ch.17) Ma mère ne savait plus que penser de moi. Elle me voyait changer, vivre seule et retirée, indifférente à tout ce qui se passait chez nous, aux choses du ménage comme à celles du commerce. Elle se doutait bien que tout cela tendait à une bonne fin; c’est pourquoi elle ne me défendait rien. Elle faisait même semblant de ne rien remarquer. Parfois cependant elle entrait brusquement dans ma chambre pour voir ce que je faisais. Quand elle me trouvait occupée à prier ou à lire, elle se retirait sans rien dire. Pour en avoir le cœur net, elle finit pourtant par interroger une de mes cousines qui habitait chez nous et couchait dans ma chambre. Cette cousine était elle aussi une fille très pieuse et elle s’est fait religieuse dans la suite. Ma mère lui demanda quelles pouvaient être mes intentions et elle lui répondit, je crois, que «cousine Marie» avait choisi la meilleure part, comme Madeleine. Je ne lui avais cependant jamais rien confié de mes intentions, mais notre façon de converser, etc. lui avait tout fait comprendre.

Un jour je me résolus à faire part à mes parents de mes désirs et de mes intentions. Un soir je m’approchais de leur lit et tombant à genoux je les suppliai humblement de vouloir me donner leur consentement. L’accueil que me fit mon père ne fut pas encourageant du tout. Ses paroles étaient dures : il repoussa ma demande, non sans mépris, me disant que tout cela n’était qu’enfantillages et qu’il ne voulait plus en entendre parler. Ces paroles me mirent à rude épreuve; mais je crois qu’il agissait ainsi pour m’éprouver, parce que j’étais encore très jeune.

Je n’osai plus parler de ces choses à mon père, mais je suppliai ma mère d’intercéder pour moi auprès de lui. De son côté ma mère faisait tout ce qu’elle pouvait pour éprouver ma vocation. Elle s’y prenait d’une manière adroite et détournée. Elle voulait savoir d’abord quel était le motif qui me poussait et si peut-être quelque chose m’avait peinée. Elle me demanda si j’avais envie de quelque nouvelle robe ou d’une parure : elle me les eût données très volontiers. Peut-être me déplaisait-il d’épouser un marchand? Dans ce cas elle m’eût trouvé pour mari un avocat!

Je lui répondis fort courageusement : «ma chère maman, lui dis-je, toutes ces choses que vous m’offrez ne pourraient me contenter ni satisfaire mon cœur. Je sens que les désirs de mon cœur ne seraient pas comblés. Plus vous me donneriez de robes, de bijoux, etc., plus j’en voudrais d’autres et je ne veux pas d’autre époux que Jésus. Tout ce qui est du monde est incapable de me satisfaire».

(I/Ch.18) Voyant que ma résolution était si bien prise, ma mère se mit à me supplier : «puisque je ne voulais pas renoncer à des projets, — me dit-elle, en pleurant — Nîmes résoudra quelque autre choix, elle me demandait de satisfaire tout au moins un seul de ses désirs et de lui donner la consolation d’entrer dans un couvent rapproché de chez nous soit à Ypres soit ailleurs. De cette manière elle aurait la joie de pouvoir me faire une visite chaque année. Elle avait été très peinée du choix que j’avais fait d’un couvent situé à Gand. Elle aurait aimé me voir entrer chez les urbanistes à Ypres où ma tante était religieuse. Mais mon Bien-Aimé me donna la force de rester insensible à ses larmes et aux plaintes de son cœur maternel. Le seigneur m’a donné le courage de franchir ce petit obstacle et de briser le lien d’affection naturelle qui m’attachait à ma mère. N’était-ce pas pour le bon plaisir de mon Seigneur, pour pouvoir lui donner en plénitude mon cœur et mon amour, pour m’attacher toute entière à Lui dans un détachement plus complet de tout? Je répondis donc : «ma chère mère, je désire entrer dans un couvent situé loin de tous ceux que j’aime afin que leur visite ne soit pas une occasion de distractions et un empêchement au progrès spirituel. J’ai entendu dire que les amis occasionnent de graves distractions aux religieux, et c’est ce que je voudrais éviter». Je crois que Notre Seigneur m’a dicté cette réponse, car je ne savais pas très bien ce que ces paroles pouvaient signifier. Mon Bien-Aimé avait suscité en moi un désir instinctif que je suivais à l’aveuglette

: de vivre quelque part très loin de ceux que j’aimais. Dès cette époque le Seigneur avait résolu de m’attirer à un genre de vie très solitaire. Sans cette disposition je n’aurais pu suivre ma vocation — comme il est apparu clairement dans la suite. En effet, ma mère devait mourir peu de temps après mon départ pour le couvent et si j’avais été à ce moment moins loin de la maison paternelle j’aurais certainement dû y rentrer pour un temps assez long. J’aurais dû remplacer ma mère et faire le ménage, car j’étais l’aînée et mes sœurs étaient encore bien jeunes. Moi-même je n’avais que 17 ans. Mon père se serait dit que j’étais suffisamment jeune pour retarder ma vocation de quelques années; et dans l’intervalle je me serais fourvoyée dans le monde et m’y serais noyée. Combien sages sont les conseils de Dieu qui dispose toutes choses à la fin la meilleure. Qu’il en soit loué!

II. Une vocation qui cherche son vrai cadre.

(I/Ch.19) comme ma mère était pieuse et craignait Dieu elle n’osa plus résister à ma résolution. Quoi qu’il en coûtât à sa tendresse maternelle de me voir partir si loin d’elle, elle se soumit néanmoins à la volonté divine. Elle sacrifiait volontiers son inclination propre pour me permettre de suivre l’appel du Seigneur. Pour le surplus, elle obtint de mon père que je pourrais aller me présenter à Gand dans un couvent appelé «Groenen Briel» afin d’y être reçue. C’était un couvent de chanoinesses régulières de Saint-Augustin. J’emportais avec moi une lettre de recommandation de mon confesseur dont une des sœurs était religieuse dans ce couvent. Déjà il avait fait une démarche personnelle en ma faveur et c’est sur sa parole que j’avais été accepté d’avance.

Et les religieuses ne plurent beaucoup et je leur plut beaucoup aussi, surtout parce que ma voix était bonne et qu’il me serait possible de bien chanter au chœur. Je crois bien que ce détail les décida plus que les autres qualités qu’elles auraient pu découvrir en moi. Ces dernières étaient en effet fort médiocres. Je fus donc admise au consentement de la communauté entière. Les religieuses m’ont confié dans la suite que toute la communauté s’était rendue chez l’Abbesse pour la prier de m’accepter immédiatement. Elles s’y furent évidemment poussées par leur bonté naturelle et par le bon Dieu. J’ai compris plus tard que Dieu en avait ainsi disposé et m’avait voulu placer d’abord dans ce couvent pour me conduire ensuite au genre de vie ou il m’a fixé maintenant. Par l’intermédiaire d’une novice de ce couvent, j’allais être conduite à notre saint Ordre. Sans cela je ne serais jamais arrivé au Carmel, car je ressentais une grande affection pour les Augustins et ne connaissais personne dans les autres Ordres religieux.

*

Cependant dès que je fus revenu de ma visite à Gand, les Français commencèrent à envahir la Flandre pour assiéger Saint-Omer. Nous fûmes tous forcés de fuir en grande hâte et de nous cacher dans un bois, car les Français pillaient notre village et molestaient tous les habitants. Mon père ne voulut plus me permettre d’aller au couvent, tout d’abord parce que le pillage lui avait fait subir de gros dommages et aussi parce que toute la contrée était dans l’agitation. Je fus donc forcé d’attendre encore une année entière. Il était exigé une dot importante et dans les circonstances où nous étions mon père n’aurait pu disposer d’une telle somme.

Mes parents nous firent habiter à Menin chez une de mes tantes en attendant que l’ordre fut rétabli dans le pays. À Menin je fus placée dans l’occasion de converser avec des personnes de l’autre sexe et d’aucuns voulurent me demander en mariage. Je n’osais dire que j’avais l’intention d’entrer en religion. De crainte de provoquer des railleries je me comportais comme les autres et faisait semblant de me plaire à leurs conversations et leurs avances. Petit à petit je finis par m’y complaire réellement et bientôt je ressentis de l’affection pour un de ces jeunes gens. Si mon Bien-Aimé n’y eût mis bon ordre et que nos parents ne nous eussent brusquement rappelés à la maison, je courais grand risque de m’embourber dans le monde et de ne plus penser à me faire religieuse; car l’affection croissait de part et d’autre. Cependant lorsque je fus rentrée chez mes parents et que je n’eus plus l’occasion de m’entretenir avec ce jeune homme tout fut aussitôt fini, toute affection disparut. Parfois il venait dans notre village, mais je ne m’en souciais guère. Il m’écrivait des lettres que je ne lisais jamais et auxquelles je ne répondais pas. Je remercie Dieu de m’avoir tenu par la main, car étant à la maison j’y fus menacée d’un danger bien plus grand. Le Malin tendait un piège après l’autre pour y prendre ma pauvre âme. Mais mon bien-aimé a rompu le filet et j’ai été délivrée.

(I/Ch.20) Le siège Saint-Omer me força de demeurer chez mes parents en attendant l’autorisation de me rendre dans ce couvent où j’avais été acceptée. Cependant j’avais abandonné mes toilettes et parures et portait une robe très simple et usagée, voulant signifier par là que le monde n’avait plus aucune prise sur moi. Je voulais montrer à tous mon intention de le quitter bientôt.

Ma façon de m’habiller était celle d’une espèce de petite bigote; et mes parents y consentaient.

Pendant tout ce temps je m’exerçais modérément à la piété, à l’oraison, en pratiquant la solitude, en me tenant à l’écart de tout le monde. La solitude d’ailleurs m’était toujours douce : retirée dans ma chambre je m’y occupais à coudre l’une ou l’autre chose pour l’église. Parfois sans qu’on le vît, je me laissais enfermer dans l’église et quand je m’y trouvais seule, je nettoyais l’autel et les confessionnaux. J’y prenais grande satisfaction. Mais quand on se fut aperçu de ma façon d’agir, je n’osais plus récidiver.

Lorsque j’eus pris la résolution de ne plus avoir ni toilettes ni parures, je portais tous mes petits bijoux d’or et pendentif à ma douce et bonne Mère pour orner sa statue. Je crois que cette petite offrande lui fut agréable et que dans la suite elle m’a payée en surabondance par les grâces divines qu’elle m’a obtenues.

Quoique je fusse très silencieuse et retirée du monde, évitant surtout de converser avec des laïcs, le Malin ne manqua pas de pousser quelqu’un à m’aimer. C’était un jeune homme riche, beau et honnête. Ces intentions étaient droites et il me demanda en mariage. Il m’avait déjà recherché je dis et je l’aimais bien pour sa politesse, son honorabilité et son bon naturel. Mais l’amour de mon bien-aimé tenait mon cœur. Je parlais donc à ce jeune homme très librement avec une courageuse franchise, et je lui dis que j’avais choisi de vivre désormais une vie toute angélique et qu’il ne m’était plus possible d’aimer quoi que ce fut des choses du monde. Le reste de mon discours ne me revient plus d’une façon très précise, mais je sais bien qu’il y était question du mépris des biens terrestres [qu’elle ne connaît pas!] et de l’amour de Dieu. Le jeune homme qui ne s’attendait pas à de telles paroles, se montra tout confus et prit congé de moi. Dans la suite il ne m’a plus jamais importunée.

(I/Ch.21) Ce temps d’attente dura environ un an et cependant mon attrait et mes désirs de vie religieuse devenaient de plus en plus vifs. Souvent je me plaignais à ma mère et pleurais amèrement parce qu’il me tardait de pouvoir contenter mon désir. Je lui disais combien il m’était pénible de devoir rester si longtemps dans le monde et je la suppliais d’obtenir de mon père la permission souhaitée. Enfin je parvins à la persuader si bien qu’elle intervint auprès de mon père et lui dit que s’il ne me permettait pas de quitter la maison elle en mourrait. Ces paroles touchèrent le cœur de mon père qui partit aussitôt pour Gand afin de conclure l’accord. À son retour il m’autorisa à partir quand je voudrais. Ma bonne mère estimant qu’il faut battre le fer tant qu’il est chaud, m’emmena aussitôt avec elle et elle me sacrifia joyeusement au service de Dieu, tel Abraham et son petit Isaac. Ma joie était grande, surtout quand le moment du départ fut venu. Je m’agenouillai devant mon père et lui demandai de me bénir. Il m’embrassa avec une grande tendresse et des larmes lui mouillaient les joues. Me voyant si ferme et si calme, il me demanda si ce départ pour jamais de la maison paternelle ne me faisait rien, ne me brisait pas le cœur? Je lui répondis joyeusement que l’amour de Dieu est plus fort que tout cela. Mon père a dit à certaines personnes qu’à son avis, si je ne persévérais pas et ne restais pas en religion, personne n’y resterait jamais, car, ajoutait-il, je l’ai assez éprouvée.

Ma mère m’ayant donc conduite en ce couvent elle prit congé fort affectueusement et satisfaite de son sacrifice. La coutume de ce couvent voulait que les filles gardent pendant un an leurs vêtements habituels avant de recevoir l’habit religieux. Pendant cette année on leur enseigne le chant. Elles suivent l’office au chœur et participent à presque tous les actes de la communauté. Mais comme je savais bien le chant, je fus admise à la vêture après huit mois. On dit que ma mère, en apprenant cette nouvelle, en eut une telle joie qu’elle en devint malade et mourut après quelque temps. Cette mort me causa une grande tristesse non tant pour la perte d’affection et parce que je lui étais très attachée, mais il me semblait que j’aurais encore eu besoin de son aide maternelle tant que je n’aurais pas fait ma profession. L’Abbesse me consola beaucoup : elle me dit que désormais elle me servirait de mère et que d’ailleurs je devais prendre comme mère la Très Sainte Vierge Marie.


1. Au couvent des chanoinesses régulières de Saint-Augustin13.

(I/Ch.22) Avant d’avoir été admise à la vêture, j’avais ressenti de temps en temps un certain trouble de la vue. J’avais très peur que ceci ne fût un empêchement pour persévérer dans la vie conventuelle [ici une note pour référer à Deblaere]. Je cherchais donc refuge auprès de mon aimable Mère et lui confiai ma détresse. Je cachai autant que je le pouvais ce défaut de ma vue, si bien que personne ne s’en aperçut. Et je reçus le saint habit. Mais après un mois ou deux, les religieuses finirent par remarquer le défaut, car il m’arrivait de devoir m’arrêter pendant la lecture au chœur ou au réfectoire. Il m’était parfois impossible de poursuivre. Cependant extérieurement on ne voyait rien à mes yeux; et comme ce trouble de la vue ne se manifestait par aucun indice extérieur, plusieurs religieuses crurent que je simulais afin de trouver un prétexte raisonnable pour quitter le couvent. Ces soupçons me firent beaucoup souffrir. On eut recours à bien des remèdes; il y eut de nombreuses consultations. Mais rien n’y fit.

J’avais porté l’habit pendant cinq ou six mois lorsqu’on prit la résolution de me faire sortir. Je ne pouvais plus m’acquitter convenablement de l’Office et ne pouvait en être dispensée, disaient les religieuses, puisque l’Office était un point des constitutions de leur fondation. Ce fut pour moi une tristesse que je ne puis exprimer. Je pleurais toutes les larmes de mes yeux, à en devenir aveugle. J’aimais toutes les sœurs et le couvent et le genre de vie qu’on y menait. Tout m’y plaisait à l’extrême. Il y régnait une atmosphère d’amour et de grande paix. Les religieuses étaient très adonnées à l’oraison mentale, à la mortification. Elles étaient très régulières pour l’observance. Leur façon d’être était simple et dévote. Elles ne possédaient absolument rien, aucun objet inutile ou curieux ne se trouvait dans les cellules et le couvent, avec son aspect de pauvreté, ressemblait à quelque couvent où le vœu de pauvreté était beaucoup plus rigoureux. Jamais je ne pourrais louer comme il convient ce couvent dont j’ai pu constater la vertu et la vie édifiante. Toutes les sœurs étaient animées d’un même zèle pour progresser dans la voie de la perfection et comme elles étaient si bonnes et généreuses (et moi si mauvaise et lâche) je n’étais pas digne de demeurer en leur sainte compagnie. Cependant mon désir était très grand de rester parmi elles. Je les priai donc très humblement, puisque je ne pouvais être une moniale du chœur, de demeurer tout au moins comme sœur converse, pour les servir. Mais elles me le déconseillèrent, par affection pour moi disaient-elles.

J’étais jeune et de constitution assez délicate, incapable d’exécuter les travaux exigés des converses, surtout dans ce couvent où la besogne était rude et convenait plutôt à des hommes qu’à des femmes. «Mon enfant, me disaient-elles, vous ne savez pas ce que vous demandez. Si vous deviez voir ce que c’est vous ne pourriez vous plaire dans cet état». Et moi je croyais mourir de chagrin à l’idée que je devrais rentrer dans la maison de mon père.

(I/Ch.23) Notre Seigneur me fit trouver quelque consolation auprès d’une religieuse que l’on considérait comme une sainte. Pendant quelques sept ans elle avait vécu recluse dans une petite cellule, sans voir personne et sans converser avec qui que ce fût. Elle s’était nourrie exclusivement de légumes. Parfois un croûton de pain lui suffisait pour deux jours. Son âme était souvent ravie. Elle endurait de grandes souffrances, était très simple, etc. Cette religieuse semblait m’aimer beaucoup et se sentait singulièrement poussée à m’éclairer. «Marie, me disait-elle, consolez-vous; Notre Seigneur vous a préparée et appelée à autre chose».

Une de mes compagnes, novice comme moi, me confia aussi une certaine chose qu’elle n’avait jamais dite à personne, de crainte qu’on n’en déduisît certaines conclusions. Cependant à cet instant décisif, elle s’en ouvrit à la supérieure et à moi-même pour me consoler et pour déterminer une décision favorable.

Voici de quoi il s’agissait : un certain père de notre Ordre (le Carmel) qui fut plus tard mon confesseur pendant quatre ans, était venu voir un jour sa cousine, dame Victoria, du temps où celle-ci était scolastique et novice comme moi. Elle était d’ailleurs ma grande amie. Me voyant passer par hasard près de la grille, ce Père avait dit à sa cousine : «cette fille ne persévérera pas». Sa cousine, étonnée, lui avait répondu qu’elle n’en croyait rien, que toute la communauté était satisfaite de moi et que je me plaisais au couvent. Malgré tout il s’en était tenu à son opinion, quoique ne me connaissant pas, ne m’ayant jamais vue avant ce jour-là et n’ayant jamais entendu parler de moi.

Lorsque je fus admise à la vêture cette religieuse dite à son cousin : «qu’en pensez-vous maintenant? Cette fille est admise à la vêture? Croyez-vous encore qu’elle ne restera pas?» Il répondit qu’il ne changeait pas d’opinion. Après la vêture la religieuse insista encore : «cette fille a reçu l’habit, mon cousin; il est certain qu’elle restera parce qu’elle s’adapte parfaitement ici». Le père lui avait alors répondu : «Elle ne restera pas, car Dieu l’a choisi pour vivre dans un autre endroit».

Je ne sais si ce père était éclairé de quelque lumière surnaturelle. Plus tard je lui ai parlé de cet incident et lui ai demandé quelle raison l’avait poussé à affirmer d’une manière si catégorique que je quitterais ce couvent. Il m’a répondu qu’il avait senti comme une certitude intérieure.

(I/Ch.24) La résolution fut donc prise définitivement de me faire sortir. Depuis ce moment je fus séparée de la communauté. Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps [……][ds l’original] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation, je le sais, était de tradition dans le couvent lorsqu’une conventuelle devait rentrer dans le monde. Elle me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement. D’aucunes me raillaient disant que si je m’étais montrée plus zélée on ne m’aurait pas forcée de quitter le couvent. Il leur semblait que je ne possédais pas l’ardeur qu’il eût fallu; et sans doute avaient-elles raison en cela. Les novices, me disaient-elles, doivent être si ardentes qu’il est nécessaire de modérer leur zèle. Elles ne doivent pas se contenter de suivre les prescriptions de la Règle, mais se montrer avides de faire toujours plus qu’il n’est imposé. Il est vrai que cette sorte de zèle n’était pas en moi. Je ne cherchai guère à faire autre chose que ce qu’imposaient les constitutions religieuses; et je me plaisais à obéir exactement à la maîtresse des novices. Cela je l’effectuais ponctuellement et, me semble-t-il, avec zèle. Comme la modération est chez moi un caractère de nature et que les passions avaient peu de prise sur moi, je me conformais assez facilement à toutes mes obligations. Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.

























































































































































































² —

L’amie dont j’ai parlé — dame Victoria — me recommanda donc à une certaine béguine du petit béguinage de Gand. Elle lui demanda de préparer un logement convenable où je pourrais servir tranquillement le Seigneur.

Elle croyait avoir réussi; mais il n’en était rien, car la béguine chez qui elle avait voulu me placer était tombée malade. Lorsque je me présentais chez elle il lui fut impossible de me loger et je ne savais plus où aller. Elle accepta cependant de m’héberger pour une nuit. C’était pure charité de sa part, car elle habitait un couvent (ou plusieurs béguine étaient réunies). Le lendemain, à grand-peine, elle réussit à me trouver une autre demeure. Je m’y trouvais toute seule, désolée, abandonnée et comme repoussée de tous. Le couvent d’où j’étais sortie de m’offrait aucun refuge, bien au contraire.

Mais tout me semble s’être fait par une très spéciale permission de Notre Seigneur. Il en avait ainsi disposé afin de m’attirer plus fortement à Lui grâce à ces pénibles contrariétés. La suite l’a bien prouvé. Comment expliquer sinon que ces religieuses que j’avais dû quitter et qui s’étaient toujours montrées si bonnes et si aimables eussent agi en cette circonstance avec tant de rigueur? Je le sais bien, je ne méritais pas mieux; mais je crois cependant que si elles m’ont repoussée, si elles m’ont interdit de venir converser avec elles, c’était simplement pour détourner mon affection et pour éviter des difficultés, des tristesses, des soucis inutiles. On ne saurait leur reprocher d’avoir mal agi à mon égard.

Le moine à qui mon amie m’avait recommandée avait adopté, lui aussi, une attitude très réservée. Loin de m’attirer et de s’occuper de moi, il ne consentait guère à m’écouter sinon en confession je lui avais cependant demandé à diverses reprises de bien vouloir me diriger et me conduire. Je ne sais pas pour quelle raison il m’a laissée pendant tout un mois abandonné à moi-même, alors que je faisais preuve de tant de bonne volonté.

(I/Ch.25) Le diable s’était mis en campagne et se servait de cette occasion pour me pousser au découragement, au désespoir. J’étais tentée d’abandonner tout espoir et de renoncer à l’état religieux. J’aurais pu rentrer à la maison paternelle et diriger le ménage. Ma mère était morte depuis quelques mois déjà et comme j’étais l’aînée il me semblait qu’il m’incombait de la remplacer. Je me sentais si seule aussi, abandonnée de tous et repoussée. Je ne connaissais personne dans cette ville et m’y trouvais comme si j’étais tombée du ciel tout à coup. Je ne savais que faire ni à qui m’adresser. J’étais tirée tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, comme une balance dont le plateau penche et se relève. Parfois j’aurais voulu me tourner entièrement vers Dieu et finir ma vie à son service en parfaite solitude et retraite du monde. Parfois au contraire je me sentais porté à rentrer chez mon père, — comme je viens de le dire. C’était là d’ailleurs le seul motif qui aurait pu me décider à vivre dans le monde pour lequel je ne ressentais plus aucun attrait.

Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.

Je trouvais en la compagnie de mon bien-aimé tant de satisfaction et de contentement que je ne demandais ou n’attendais plus rien, ne m’inquiétant plus des hommes et de ce qu’ils pouvaient faire ou dire ou penser. Je n’en faisais pas plus de cas que du vent qui souffle.

Il me semble que la grâce que j’ai reçue à ce moment ne m’a plus quittée depuis; c’est pourquoi je n’ai plus jamais attaché d’importance à la faveur ou à la défaveur des gens. Dès ce temps-là au cœur fut détaché des choses humaines et libre. Il n’avait plus d’autre souci que de fixer son regard sur le bien-aimé qui m’attirait avec tant de force et de tendresse. Cette liberté du cœur détache de toutes préoccupations et affections humaines [et] m’a été d’un très grand secours pour le progrès de la vie intérieure. Je me sentais si peu gênée et troublée par les choses extérieures qu’il me semblait presque ne plus vivre dans le monde. J’étais tellement recueillie et tournée vers l’intérieur que je ne prêtais plus attention à quoi que ce fût et ne m’attirais plus rien. La plupart du temps, à l’église, à la maison, en rue, à l’ouvrage, mes sens étaient comme fermés; si bien que je ne connaissais pour ainsi dire personne.

(I/Ch.26) Cette grâce divine croissait en moi de jour en jour, si bien qu’en l’espace d’un mois ou deux, j’étais devenu une autre personne. Mon confesseur avait aussi pris à cœur mes progrès spirituels. Il commença de m’éprouver et de m’exercer posant un grand nombre de mortifications et d’actes de pénitence. Mon bien-aimé me fit la grâce de pouvoir les accomplir joyeusement et avec entrain. Je me sentais intérieurement animé d’un grand zèle et j’avais soif de perfection. Il me semble que mon directeur n’aurait rien pu m’imposer qui fut trop lourd, trop difficile ou trop pénible. J’aurais tout accepté avec joie. Il brûlait en moi comme un grand feu qui me poussait à courir avec ardeur dans le chemin des vertus, des mortifications et surtout dans la voie de l’oraison. J’étais bien décidée à sacrifier tout ce que je possédais, ma chair, mon sang et même ma vie, pour obtenir de vivre une vie très intérieure et très parfaite.

Mon confesseur ayant remarqué le grand accroissement de la grâce divine en moi et son action puissante hésitait sur la façon de me diriger : il se demandait quels exercices spirituels il devait me proposer. Il me commanda de me retirer dans l’une ou l’autre église, de m’y tenir tranquille devant le très saint sacrement et d’y prier bien dévotement à fin de connaître, par la grâce divine, le chemin par lequel Sa Majesté voulait me conduire et m’attirer. Lorsque j’aurai reçu cette illumination de l’âme, il me faudrait écrire tout ce que j’avais appris et soumettre cet écrit à mon confesseur. C’est aussi ce que je fis.

Au cours de cette oraison, mon bien-aimé me donna une connaissance si claire du genre de prière qu’il voulait, des exercices spirituels que je devais pratiquer, de la voie par où il voulait me conduire que je n’eus aucune peine à couvrir de mon écriture une page entière. Cependant l’état qu’il m’avait été montré dans cette lumière était d’une si haute perfection, d’une simplicité si pure; au moment où j’écris ceci, je ne l’ai pas encore expérimenté d’une manière parfaite. Ce que mon bien-aimé m’avait montré c’était la fin à laquelle il m’appelait. À cette époque je ne comprenais pas comme je le comprends aujourd’hui le vrai sens de ce qui m’était montré. Il me semble d’ailleurs que pour vivre en perfection la doctrine qui m’était montrée alors par Notre Seigneur, les efforts de tous les jours de ma vie entière seraient à peine suffisants.

(I/Ch.27) Lorsque mon confesseur eut pris connaissance de ce que j’avais écrit, il ne manqua pas de m’humilier fortement et de me mortifier. Il me dit : «Vous ne savez pas ce que vous avez écrit et vous n’y comprenez rien…», etc. Au fond il disait vrai. Dans la suite je me suis moquée de moi-même à la pensée de mon invraisemblable audace. Comment avais-je osé parler d’une doctrine d’aussi éminente pureté alors qu’en somme j’avais à peine fait les premiers pas dans le chemin des vertus et de la vie intérieure? Je suppose que mon bien-aimé voulait me proposer à cette époque la fin où je devais tendre. Peut-être voulait-il orienter quelque peu mon confesseur et lui montrer la conduite qu’il aurait à suivre pour me guider. Mon confesseur me dirigea en effet selon la grâce qu’il avait reçue. Il commença par m’imposer un grand nombre de pénitences, une stricte mortification des sens, surtout quant à la vue et à la parole. Comme la maison où j’habitais alors était située à un bon mille de notre église, il me commanda de faire tout le trajet aller-retour sans lever les yeux une seule fois, ni dans la rue ni même à l’église. Je ne pouvais même pas faire attention à l’image du sol et des pavés sur lesquels je marchais. Il m’avait ordonné de tenir constamment mon esprit élevé en Dieu, sans faire attention à quoi que ce fût. À la maison il ne m’était pas permis de regarder personne, pas même lorsqu’une personne étrangère entrait ou sortait. Je devais me comporter comme si j’étais aveugle.

Par la grâce de Dieu, je parvins à accomplir très exactement ce qui m’était commandé. Je ne crois pas avoir jamais négligé en rien d’obéir aux ordres de mon confesseur. Je serais plutôt morte. Je ne songeais même pas à faire quelque objection ou à montrer quelque préférence pour ceci ou cela. La nature en moi semblait ne plus exister. Mon âme, oui tout mon être ressemblait à une cire molle : il se laissait rouler, tordre, redresser, défoncer comme bon semblait à mon directeur. J’étais comme une enfant innocente, sans volonté, sans intelligence, sans préférences sans malice; douce et tranquille comme un petit pigeon. C’était la grâce de Dieu qui opérait tout cela en moi; je n’y avais aucun mérite.

(I/Ch.28) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donnait l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc.

Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. Les petites pointes entraient dans la chair. Ces ceintures me faisaient aussi souffrir lorsque j’avais à faire une course un peu longue, lorsque je m’agenouillais ou que je voulais m’étendre pour dormir, etc. Pourtant je n’osais révéler par aucun signe extérieur la douleur que je ressentais à ces occasions. Je craignais de manquer ainsi à la plus élémentaire obéissance; car mon confesseur m’avait ordonné de porter ces instruments de pénitence tant qu’il ne m’en aurait pas dispensé.

Après trois semaines il me demanda comment je les avais supportés. Je lui dis : «mon Père, je me sens très affaiblie par ces pratiques». Je ne sais pas s’il a bien compris ce que je lui disais. Toujours est-il qu’il m’ordonna de continuer jusqu’à nouvel ordre; et très simplement j’ai continué. Quand ces pratiques eurent duré six semaines, il me demanda si je portais toujours ces ceintures et comme je lui répondais affirmativement il fut très perplexe et comme atterré. Il s’excusa disant qu’il avait oublié de rapporter son ordre.

Je pense que Notre Seigneur a permis tout ceci pour m’habituer dans la suite à mortifier l’amour déréglé que j’aurais pu avoir pour ma propre personne et aussi pour me faire comprendre par cette expérience qu’on ne saurait se tromper ni mal faire en obéissant humblement et simplement à ses supérieurs, uniquement pour Dieu. En effet lorsque le cœur est attentif aux ordres des Supérieurs (puisque les Supérieurs tiennent la place de Dieu lui-même) il n’est pas possible que Dieu puisse permettre que ses supérieurs aux confesseurs se trompent. Que si même Dieu permet quelquefois qu’un directeur donne un ordre imprudent ou mal fondé il saura bien arranger les choses de façon qu’il s’ensuive un plus grand bien et que l’ordre inconsidéré n’ait pas, pour l’âme ou le corps, la suite nuisible qu’on aurait dû en attendre selon toute vraisemblance.

Tout cela je l’ai bien compris alors et plus tard cette vérité est devenue de plus en plus évidente pour moi. Il est certain que cette pratique imposée par mon confesseur aurait normalement dû porter un réel préjudice à ma santé. Il n’en fut pas ainsi et cependant, bien des années plus tard, je portais encore dans ma chair des cicatrices des blessures faites par les petites pointes de ces ceintures.

(I/Ch.29) Mon confesseur m’exerçait fortement à mortifier mon intelligence. Tout ce qu’il me commandait, il voulait que je le fasse aveuglément. Je dois avouer d’ailleurs que cela ne me coûtait guère et je n’y éprouvais aucune répugnance ou difficulté. Ce n’était pas vertu, car cette soumission simple et sans arrière-pensée était, je crois, dans la ligne de ma nature. C’est ainsi qu’un jour il me fit transcrire un long écrit. Ce travail me prit bien trois semaines, mais j’y avais pris goût, car cet écrit traitait d’un certain exercice de la présence de Dieu en nous, d’une désappropriation totale de toutes choses créées, ainsi que du pur amour de Dieu. Lorsque j’eus terminé ce travail il me donna l’ordre de le brûler, sauf la dernière page. Revenu à la maison je jetai tout au feu, le cœur joyeux et satisfait. J’en fis le sacrifice à Dieu sans qu’il m’en coûtât; et cependant j’avais trouvé grande satisfaction à cette lecture. C’est d’ailleurs ce qu’avait remarqué mon confesseur. Croyant que je m’y étais très attachée il avait voulu m’éprouver en ordonnant de brûler ce que j’avais transcrit. Mais lorsqu’il apprit que j’avais jeté ces papiers au feu comme il l’avait ordonné de le faire, il me réprimanda vertement disant que j’étais une sotte, et ainsi de suite.

Notre Seigneur me fit la grâce, en cette occasion comme en d’autres, d’accepter ses réprimandes sans le moindre trouble et fort paisiblement. Je ne ressentais même aucune mortification. Mon confesseur semblait m’étudier pour tâcher de trouver quelque occasion de me mortifier. Mais je crois qu’il aurait pu tout me dire et commander sans que j’eusse ressenti la moindre peine mortifiante.

À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà. Malgré tous mes efforts pour résister au sommeil il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant; et cela m’était un véritable tourment.

Une nuit du Vendredi saint j’étais allée méditer les stations au chemin de la Croix avec mes compagnes du béguinage. Tandis que je baisais la terre devant une station en méditant dévotement le mystère qui s’y trouvait représenté, je m’endormis, le front contre les pierres et demeurai ainsi pendant plusieurs heures sans avoir conscience d’exister [......][ds l’original] Toutes celles qui passèrent près de moi, et en particulier mes compagnes d’habitation, crurent que j’étais tellement perdue dans ma méditation que j’en avais oublié de me relever et de rentrer au logis. Elles m’ont souvent demandé ce qu’il en était et lorsque je leur disais que je m’étais endormie elles ne me croyaient pas. Quant à moi, tantôt je croyais m’être endormie d’un sommeil naturel, tantôt je me prenais à douter. Je n’ai jamais bien su ce qu’il en avait été au juste.

*

(I/Ch.30) Vers cette époque, mon père fut pour moi une occasion de souffrir. Lorsque j’avais dû quitter le couvent (des chanoinesses), voyant mon chagrin il m’avait demandé si je voulais entrer dans un autre couvent. J’avais dit oui et que j’en avais le plus vif désir, — ce qui était vrai. Il s’était alors adressé aux Urbanistes d’Ypres ou ma tante (la sœur de mon père) était religieuse. La mère Abbesse promit volontiers de m’accepter. Elle avait compassion de mon père dont elle voyait le chagrin et pour le surplus, elle craignait de me voir reprendre goût à la vie mondaine. Elle dit que leur Règle permettait de dispenser de l’Office et de le remplacer par la récitation d’un certain nombre de Pater lorsque les circonstances l’exigeaient. La faiblesse de ma vue ne devait donc pas être un empêchement à l’acceptation au couvent.

Mon père m’écrivit pour m’annoncer qu’une place m’y était offerte et pour m’inviter à venir immédiatement. Je communiquais cette lettre à confesseur, mais il ne consentit pas à me laisser partir. Il me dit que j’étais appelée à une vie plus silencieuse et solitaire que celle des couvents. Je lui obéis et renonçai à ce couvent. J’écrivis à mon père que j’avais l’intention de demeurer à Gand pour y servir Dieu, doucement et dévotement, sous l’obédience et la direction de mon confesseur. Cette réponse mécontenta mon père. Il lui vint des soupçons et il crut que j’avais l’intention de reprendre la vie du monde; qu’échappant à sa surveillance et à son autorité, la vie de dévotion dont je lui parlais n’était qu’un prétexte pour reprendre ma liberté. Il n’écrivit une lettre fort amère où se lisait le trouble et l’inquiétude où il était. Il me reprochait en outre de l’avoir couvert de confusion en lui demandant de me trouver une place dans un couvent.

Mais mon bien-aimé me fortifiait de sa grâce; Il me fit accepter tout ceci sans trouble. Je remis toute l’affaire entre ses divines mains, Lui demandant d’arranger tout au mieux selon sa seule convenance. C’est ce qui est arrivé. Malgré tout le respect que j’avais pour mon père et ma crainte, son mécontentement ne me touchait pas très fort. Je me suis demandé parfois comment j’avais pu laisser passer toutes ces contrariétés et peines sans m’en inquiéter, conservant une douce confiance en Notre Seigneur et ne cherchant qu’à lui être agréable. C’est bonté de Dieu qui m’a donné cette force et qui, en même temps, adoucissait le cœur de mon père. Sans que j’eusse rien fait pour le mériter mon père me rendit bientôt toute l’affection de son cœur paternel. Il me préférait à toutes mes sœurs qui lui rendaient pourtant de grands services, tandis que je n’étais pour lui d’aucune utilité. Il ne fit plus jamais aucune objection à projet bien au contraire il encouragea disant plus je tâcherais de servir Dieu avec fidélité, plus il me chérirait; et qu’aussi longtemps qu’il lui resterait ne fût-ce qu’un denier, j’en aurais la moitié. [........]

(I/Ch.31) Je crois que Dieu a rendu à mon père, en grâces et bénédiction dans cette vie et dans l’autre, le sacrifice joyeux qui lui avait fait par pur amour, de sa propre joie et satisfaction personnelle. Père possédait d’ailleurs un grand nombre de vertus éminentes et surtout la patience et la résignation vouloir de Dieu. Il en avait fait la preuve dans les souffrances que Dieu lui avait envoyées par les grandes pertes de fortune à l’occasion de la guerre ou pour d’autres raisons, par les longues et pénibles maladies qu’il accepta avec une exceptionnelle patience et, comme il disait «en expiation de toutes ses fautes». C’est pourquoi notre seigneur l’a maintenu très peu de temps dans les souffrances du purgatoire. En effet, peu de jours après sa mort, lorsque j’en appris la nouvelle, je voulus me mettre en prière pour le repos de son âme. Mais il me fut montré qu’il était déjà dans la gloire du ciel. Ce fait se passa le jour de la Chandeleur et si je ne me trompe, la mort de mon père est survenue le dix janvier. [.........] il n’y a pas lieu de s’en étonner quand on lit ce que m’écrivait mon frère au sujet des dispositions dans lesquelles mon père était mort. [.........]

Au cours de la dernière maladie de mon père, quelques mois avant sa mort, je lui avais écrit une lettre très affectueuse pour lui dire adieu. Cette lettre lui fut une grande consolation. Mes sœurs m’ont confié plus tard qu’il avait toujours grande satisfaction à recevoir mes lettres parce qu’elles étaient écrites dans le ton de la dévotion et de la piété. Elles ressemblaient un peu à des sermons. Ma tante, du couvent des Urbanistes m’avait même mise en garde et conseillé de ne pas écrire des lettres aussi spirituelles. Elle avait appris que mon père les lisait à tout le monde et qu’il y prenait trop de plaisir et de satisfaction. Elle craignait que cela ne devînt pour moi une occasion de vaine gloire. C’est pourquoi elle me conseillait d’être prudente en cette matière. [..........]

(Dans cette dernière lettre à mon père) je lui disais que, puisqu’il avait été pour moi un si bon père pendant sa vie, je lui demandais, s’il venait à mourir avant moi, de m’entourer encore du haut du ciel, des mêmes soins paternels. Je le priais intercéder pour moi et de m’obtenir de persévérer jusqu’à ma mort dans le genre de vie que je pratiquais actuellement, servent Dieu en toute pureté de cœur, et je crois avoir vraiment ressenti dans la suite les effets de cette sollicitude paternelle.

Quelques mois après que j’eus écrit cette lettre, mon père mourait saintement comme je viens de le dire, en l’année 1663.

3. Chez une compagne

(I/Ch.33) cependant la grâce de Dieu avait commencé de travailler mon âme d’une façon constante elle me transformait en une autre personne. Aussi mon confesseur ne manque-t-il pas de faire des reproches aux sœurs du couvent que j’avais dû quitter, leur demandant où elles avaient eu la tête lorsqu’elles m’avaient forcée de sortir, alors que je possédais toutes les qualités et les grâces pour mener la vie religieuse, etc. sans doute lui manifestèrent-elle alors le désir de me voir et de s’entretenir avec moi. Il m’envoya chez elle et elles me reçurent avec beaucoup d’amitié de bienveillance. La mère Abbesse fit venir toutes les religieuses à la grille pour m’écouter. Dieu voulut qu’en ce moment la grâce échauffât tellement mon cœur en illuminant aussi mon esprit que je pus parler d’abondance des choses divines et de la vie spirituelle, comme si j’en avais eu l’expérience depuis de longues années.

Elle s’entre-regardaient, étonné de m’entendre parler de la sorte, de me voir si changer, éclairer des choses de la vie intérieure en secours espace l’une d’elles me demanda à voix basse (et sans que les autres puissent l’entendre) si je venais demander d’être acceptée de nouveau. Mais je lui répondis que non. Je me sentais attirée pour lors à une vie plus intérieure et silencieuse. Depuis ce jour les religieuses de ce couvent me restèrent très dévouées et attachées.

Je demeurais depuis cinq mois au béguinage lorsque mon confesseur m’envoya une de ses filles spirituelles qui me demanda de me rendre avec elle à Bottelaer, en pèlerinage à Saint Anne. Et tandis que nous faisions côte à côte, pour revenir à Gand, il nous vint à chacune au même moment et sans que l’autre le sût, une même pensée. Ma compagne me dit : «Ma sœur, il me vient une idée à propos de nous deux, mais je n’ose pas la dire». À quoi je répondis aussitôt : «Moi aussi je viens d’avoir une idée». Et comme elle insistait et me priait de m’expliquer je lui dis : «Il me paraît que le bon Dieu a disposé les choses de façon que nous puissions vivre ensemble». Elle me répondit qu’elle venait d’avoir la même pensée; mais elle ne voyait pas que la chose fut réalisable parce que plusieurs cousines, auquel sa mère tenait beaucoup, habitaient avec elle.

Cette fille fit part à notre confesseur de l’idée que nous avions eue toutes les deux sur la route de Bottelaer. Il approuva le projet et 20 ans par l’lui-même à la mère de ma compagne. Elle fut immédiatement d’accord et fit déménager les cousines; ce qui donna lieu à bien des commentaires, car les amis de la maison s’étonnaient qu’on fît déménager ces personnes pour me céder la place.

(I/Ch.34) Dès le premier jour où je fus installée dans cette maison, notre confesseur nous donna un ordre du jour régulier : deux heures de méditation par jour, les jeûnes et les disciplines conformément aux prescriptions de notre saint Ordre (du Carmel), des leçons spirituelles, le silence et les colloques dévots. Tout cela devait se faire aux heures déterminées. Nous suivîmes très exactement ces prescriptions. Mon bien-aimé m’inspirait un tel zèle à observer ponctuellement tous les points de cette règle que pour rien au monde je n’aurais omis le moindre détail. L’idée ne me serait même pas venue de ne jamais pouvoir transgresser une seule prescription. Mon observance était si stricte au moment du silence ma bouche se fermait quelque fut l’endroit où je me trouvais dans la rue, quand je me rendais à l’église avec ma compagne, nous n’osions ni l’une ni l’autre dire le moindre petit mot même lorsque l’occasion nous y poussait; ce qui arrivait assez souvent.

Afin de pouvoir observer exactement les heures régulières et suivre ponctuellement l’ordre du jour fixé, j’emportais partout un sablier. Pendant les récréations ou lorsque je me rendais à l’église, je le fixais sous mon tablier; si bien que ma compagne me disait en riant que si jamais on devait peindre le portrait l’artiste ne pourrait manquer de me représenter muni de mon sablier.

Cette exactitude de la vie régulière m’a été d’un très grand appoint pour mon progrès spirituel. La fidélité dans l’observance jointe à l’attrait de la solitude, du silence et de la retraite a été le fondement essentiel, l’assise sur laquelle fut édifiée dans la suite toute ma vie intérieure. Pour chaque acte d’observance régulière ou d’obéissance j’avais la certitude de faire la volonté de Dieu le renoncement incessant à ma volonté propre pour faire celle de Dieu m’a valu une abondance de grâces qui m’ont permis de me rapprocher de Dieu. De cette manière je parvins à une certaine disposition ou façon d’être qui me permettait de faire tous mes exercices spirituels avec zèle et sans trop de relâchement.

(I Ch.35) Afin de me mettre en état de suivre avec plus de constance et de liberté l’ardent attrait intérieur pour la perfection, mon bien-aimé m’accorda une faveur qui me fut très utile à cet effet. Il n’inclina à me charger, par amour, de toutes les besognes ménagères : la cuisson, la lessive, etc., chaque fois que ma compagne avait quelque difficulté à s’en occuper. Quoique je n’y étais obligé d’aucune façon, mon bien-aimé m’inspira de m’en charger par condescendance et affection fraternelle. C’est d’ailleurs en raison de cette obligeance que je lui témoignais que ma compagne et sa mère se conformaient entièrement à mon attrait pour la dévotion et la vie intérieure. Par les attentions que j’avais pour elles, je crois avoir gagné leur cœur. Elles me furent bientôt attachées par une singulière affection : à tel point qu’elles voulurent s’en remettre à moi pour toutes leurs affaires de famille et me demandèrent de les arranger comme il me semblait bon. Je saisis cette occasion, qui me paraissait voulue par Dieu, pour fixer la marche habituelle du ménage selon ce qui me semblait être la volonté divine. Je commençais par supprimer radicalement les visites et les invitations à dîner faites à des amis ou à des étrangers. La seule exception était faite pour le fils de la maison qui venait dîner chez sa mère une fois l’an. Je réglais ensuite l’ordinaire de la table conformément aux exigences de la sobriété et de la pauvreté, n’admettant aucun extra, aucune friandise. On prenait un seul repas complet par jour et le soir nous nous contentions d’une simple tartine. Les dimanches et jours de fête faisaient exception. Petit à petit nous nous privâmes aussi de fruits. M’accompagner sa mère, — qui était une pieuse veuve —, se plièrent donc entièrement à mes préférences et à mes désirs, avec une réelle joie et satisfaction de l’âme. La mère de ma compagne était cependant une femme d’un certain âge déjà et jamais elle n’avait été habituée à ce genre de vie. Elle s’y conforma avec une humilité d’enfant sans jamais formuler la moindre objection et sans montrer de quelque façon son déplaisir. Tout ce que je faisais ou disposait, elle le trouvait toujours très bien.

Quant à moi, j’étais honteuse en voyant sa grande vertu et la satisfaction qu’elle avait à tendre au bien. Je savais que sa nature l’inclinait dans un autre sens; mais elle réprimait courageusement ses penchants naturels afin de ne pas nous déplaire et de ne pas faire obstacle au genre de vie que nous voulions mener. Parfois même elle encourageait sa fille à se conformer totalement à nos façons. Car ma compagne se sentait un peu plus disposée que moi à la vie active. De nature elle était d’un tempérament plus actif. Mais sa mère l’engageait à se plier à notre attrait pour la solitude, etc. Et comme elle avait de l’affection pour moi et qu’elle avait pris goût à nos colloques et à mes conseils, elle fit tout à son possible pour s’adapter à notre esprit et n’y point faire obstacle.

En évoquant tous ces souvenirs, je me sens poussé à louer Dieu et à le remercier de sa sollicitude paternelle. Il a écarté tous les obstacles, disposant toutes choses selon mon attrait et dans la ligne de ma vocation. C’est à moi seule que je dois m’en prendre d’être restée si longtemps en chemin sans faire de progrès plus rapides. Que j’ai honte en écrivant ceci!

(I/Ch.36) Lorsque tout fut ainsi réglé dans le ménage, notre maison se mit à prendre l’aspect d’un petit ermitage, tout séparé des choses du monde. Nous n’avions plus aucune connaissance de ce qui se passait dans la ville, pas plus que si nous avions été dans un désert. Dans la solitude constante de cette vie régulière, notre désir de perfection et le zèle de l’atteindre ne semblèrent croître sans cesse. Rien, en Dieu et pour lui, ne me semblait impossible ni même difficile. En entendant parler de l’éminente sainteté de sainte Thérèse, je me disais, innocente que j’étais, «moi aussi je désire devenir sainte!» C’est que je sentais en moi la ferme volonté de ne m’épargner aucun effort, aucune peine pour acquérir la vertu et y persévérer. J’avais aussi l’espoir que la grâce de Dieu ne me manquerait jamais, pas plus qu’elle n’avait fait défaut aux saints.

Notre Seigneur m’avait donné en partage une grande candeur et simplicité d’esprit. Aujourd’hui je m’étonne et me demande comment il a été possible que mon esprit fût alors à ce point simplifié, car j’en étais à mes débuts dans la vie spirituelle et personne ne m’avait rien appris à ce sujet. Un jour, au moment d’entrer au confessionnal, ma compagne avait oublié les fautes dont elle voulait s’accuser. Comme elle ne savait plus que dire notre confesseur la mortifia quelque peu, lui disant : «Pieuse sotte, seriez-vous donc si simple que vous n’ayez plus rien à confesser? Allez donc trouver le sacristain et qu’il vous place sur l’autel!» En sortant du confessionnal, elle me raconta ce que le confesseur lui avait dit et commandé. Plus sage que moi, elle savait bien qu’il n’avait pas pris la chose au sérieux. Mais moi, ne comprenant pas ce qu’il y aurait eu d’inconvenant à exécuter un tel ordre, je l’engageai à obéir simplement sans avoir égard à la foule qui emplissait l’église, — car c’était un dimanche. Comme elle refusait de s’adresser au sacristain je m’étonnai très sincèrement, prenant pas comment elle osait se dispenser d’exécuter un ordre reçu. Ne cessant de la pousser je lui dis que l’obéissance doit être aveugle, sans considération ni réflexion d’aucune sorte. Ma compagne me dit en riant : «comment ferais-je bien pour me hisser sur l’autel?» Croyant toujours bien faire, je lui dis : «Prenez cette chaise et vous pourrez y monter». Et comme elle me demandait encore ce que j’aurais fait si j’avais reçu un tel ordre, je lui répondis en toute sincérité que j’aurais escaladé l’autel le plus simplement du monde, comme s’il n’y avait eu personne dans l’église.

(I/Ch.37) A l’occasion de ce petit incident et en d’autres circonstances encore, notre confesseur avait fini par remarquer mon excessive candeur et ma simplicité d’esprit. Aussi fut-il obligé de se surveiller et de prendre garde à ce qu’il me disait ou commandait. Je ne me demandais jamais si ce qu’il m’ordonnait de faire était bien ou mal et je crois que s’il m’avait commandé de sauter à l’eau de faire telle ou telle chose inconvenante j’aurais immédiatement exécuté l’ordre croyant bien faire et pensant que la chose était bonne.

Afin de nous exercer méthodiquement à renoncer à notre sens propre et à notre propre volonté, notre confesseur nous ordonna de nous soumettre l’une à l’autre, tour à tour. Je veux dire que ma compagne et moi, à tour de rôle et pendant quinze jours, devions exercer l’une la charge de supérieure, l’autre celle de subordonnée. Il voulait ainsi nous habituer à ne jamais rien faire ou omettre de notre propre autorité. Quand ma compagne était en charge, elle s’efforçait de me mortifier, surtout pour voir si je ne manifesterai pas quelque préférence ou déplaisir. Elle voulait savoir si mon obéissance était aussi simple que celle que je préconisais et si réellement j’étais aussi exempte de respect humain que je le semblais être. C’est ainsi qu’un jour elle me fit prendre des vêtements de servante, sales et de mauvais goût et me mettant une cruche entre les mains, le commanda d’aller acheter du lait au marché. Ce marché se tenait un endroit fort éloigné de la maison je sortis fort simplement ne pensant guère à la façon dont j’étais accoutrée et sans faire attention aux personnes que je croisais, — comme si la rue avait été déserte. Mais je ne pouvais m’empêcher cependant de remarquer qu’en m’apercevant certaines personnes s’arrêtaient pour me dévisager, — faite comme je l’étais! Elles semblaient douter que ce fût bien moi, car elles me connaissaient de vue, mais ne m’avaient jamais rencontré vêtue de cette façon. À mon insu ma compagne m’avait suivie dans la rue et jouissait du spectacle. Lorsque j’eus parcouru une première rue et la moitié d’une autre, elle me tira par la robe et me fit rentrer sans me permettre d’aller plus loin. Elle me demanda quelles avaient été mes impressions et je lui répondis que j’avais agi tout simplement et que si j’avais éprouvé quelque répugnance naturelle celle-ci avait été très facilement surmontée par le renoncement à ma volonté propre et par ma soumission à l’autorité d’autrui.

(I/Ch.38)

Notre confesseur nous ordonna aussi de changer de chambre et de lit chaque semaine pour supprimer en nous toute attache ou satisfaction des sens, — au cas où il en aurait eu. Il m’enleva aussi mon crucifix et toutes mes petites images où s’alimentaient ma dévotion. Il voulait éviter que je m’y attache d’une affection trop sensible. Il est vrai qu’au début je ressentais pour tous ces objets une dévotion fort sensible, jusqu’au jour où je fus entièrement mortifiée et dégagée. Ces mortifications et d’autres semblables m’ont fait grand bien. Je parvins ainsi et petit à petit à une indifférence telle que tout ce qui était manifestation extérieure ne m’inquiéta plus guère. Je pris l’habitude de chercher uniquement à l’intérieur et je finis à la longue par y trouver tout.

Pour des raisons que j’ignore, notre confesseur jugea bon de nous commander de temps en temps, au cours de l’année, un certain relâchement de notre stricte observance. Par manière de récréation il nous faisait prendre un peu plus de nourriture, boire un peu de vin, ajouter un plat un peu plus soigné à notre ordinaire. Il me semble avoir toujours éprouvé une certaine répugnance à ces sortes de récréations, aussi, pour leur donner quelque valeur spirituelle, nous avions pris l’habitude d’inviter l’une ou l’autre bonne âme qui se trouvait dans le besoin. Ces réfections leur étaient bien nécessaires et nous, considérant ces personnes comme des épouses pauvres du Christ, prenions plaisir à les choyer, à leur procurer quelque joie. C’était là notre vraie récréation.

4. Tertiaire du Carmel et direction de Michel de Saint-Augustin.

(I/Ch.39) Après avoir eu ce père comme confesseur pendant une année et qu’il m’eût exercé et éprouvé par la mortification, comme une novice, il voulut bien contenter mon désir et m’admettre à faire profession dans le tiers ordre de Notre-Dame du mont Carmel. Je fis donc profession entre ses mains un Vendredi saint, faisant vœu d’obéissance et perpétuelle chasteté suivant les prescriptions de la règle du tiers ordre. Je choisis, pour l’ajouter au mien, le nom de Sainte Thérèse : sœur Maria a sancta Teresia. Je ressentais pour cette sainte un très particulier attrait.

Quoique je n’eusse fait vœu d’observer que la règle du tiers ordre, notre confesseur nous fit suivre l’observance des religieuses (du second ordre) quant aux jours de jeûne et d’abstinence, quand on pénitence, au silence, etc. Il nous était facile d’observer tout cela puisque personne n’y venait jamais mettre obstacle. À cette époque la règle du tiers ordre n’avait jamais n’avait pas encore été imprimée; et pour le surplus, je me sentais porté à une observance plus stricte que celle des tertiaires. La règle du tiers ordre a été prévue en effet pour toutes sortes de personnes qui peuvent l’observer tout en vivant dans le monde.

Plus tard, pour certaines raisons, il parut opportun de me faire renouveler la profession que j’avais faite. Sous la direction d’un nouveau confesseur que j’eus alors, — et qui est resté toujours dans la suite mon père spirituel —, je recommençais en quelque sorte un nouveau noviciat. Ce directeur devait entreprendre de labourer le sol de mon âme et le rendre fertile dans l’exercice de la vie intérieure. À cet effet il m’enseigna l’esprit de l’ordre, montrant ce qu’il est, en quoi il consiste, à savoir une perpétuelle prière et conversation avec Dieu, une pratique attentive de la présence de Dieu, alimentée et fortifiée par la mortification incessante et le renoncement à toute chose créée; la pratique enfin des trois vertus théologales de foi, d’espérance et d’amour.

(I/Ch.40) Notre premier confesseur nous avait dirigé pendant quatre ans. À ce moment il plut à Dieu qu’il fût déplacé et nous nous demandions à qui nous pourrions nous adresser pour le plus grand bien de notre âme. Pendant quelques jours ma compagne et moi nous priâmes notre seigneur de nous faire connaître sa volonté. Nous fûmes tous deux poussées à nous adresser à un Père, lecteur en philosophie. Nous nous présentâmes à lui, nous confiant absolument à sa conduite et direction. Depuis longtemps déjà j’avais eu l’impression que ce Père pourrait être très bon pour moi et qu’il comprendrait notre esprit. Je le considérais comme un homme très vertueux, mortifié, silencieux et solitaire, pratiquant intensément la vie intérieure. Je pensais qu’il n’aurait pas manqué de me faire progresser dans la voie de la perfection et de l’oraison. Je ne désirais pas autre chose. D’autre part j’avais l’impression d’avoir besoin d’être guidé vers Dieu d’une façon un peu différente de celle qui m’avait été proposée jusqu’ici. Mon opinion et mon espoir ne furent pas déçus. Ce que je trouvais chez mon nouveau directeur dépassa mon attente. Lorsque je commençais à comprendre et à goûter sa doctrine, je vis bien que Dieu m’avait adressé à lui et qu’il était le directeur spirituel tout indiqué conduire où Dieu le voulait.

(I/Ch.41) lorsque ce révérend père eut entrepris de me faire avancer dans le chemin de la vie spirituelle, il s’aperçut qu’il me manquait une certaine base solide pour la pratique parfaite des vertus. De temps à autre certaines choses parvenaient encore à me troubler ou à m’enlever la paix intérieure. Étant d’avis qu’un édifice s’écroule à la moindre tempête si ses fondations ne s’appuient pas sur le sol ferme, il me dit qu’il fallait commencer par établir fortement le fondement d’une vie vertueuse pour y élever ensuite la tour de la perfection évangélique. «Je vois bien, me dit-il, que vous avez construit en hauteur d’une certaine façon, mais sans creuser en profondeur». Il lui semblait bon de reprendre le travail dès le début. Quant à moi j’y étais bien résolue, car je ne demandais que de me rapprocher de Dieu. Il me fit d’abord méditer la vie et les vertus du Christ, me proposant de tâcher de les imiter et de les vivre à mon tour. Il me dit que je devais travailler à me rendre toute conforme à la sainte humanité de Jésus, tant pour ce qui est du comportement extérieur que pour l’humilité, la douceur, l’amour et l’amitié, en un mot : pour toutes les vertus et façons d’agir. Il nous engagea fortement à réaliser cette conformité au degré le plus parfait et à imiter tellement le Christ dans nos façons de vivre, d’agir et de converser, que la vie de Jésus soit manifestée en nous par une imitation parfaite. Lorsque nous serions parvenus à incarner en quelque sorte en nous la sainte humanité de Jésus, il nous aurait proposé, — disait-il —, une nouvelle étape. Celle-là tendrait à nous rendre conforme à l’esprit du Christ, à ses qualités d’âme, à ses saintes intentions, afin qu’ainsi nous fussions unis au Christ en totalité.

(I/Ch.42) Lorsque nous fûmes appliquées pendant deux ou trois mois à cet exercice, il nous amena petit à petit à la pratique d’un recueillement plus simple. Il me fut permis alors d’abandonner les activités de la méditation. (Je n’avais jamais été très à l’aise quand il me fallait faire travailler mon intelligence). Il nous fit adopter la pratique des trois vertus théologales. Cette pratique devait être continue, pendant et hors le temps de la prière, entretenue par quelques actes simples et sans effort, sous forme d’aspirations, orientations de la pensée attention à la présence de Dieu, ce père plein d’affection qui tient sans cesse le regard fixé sur nous, prêt à nous assister, nous aider, nous tendre la main quand nous lui demandons sa grâce.

Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa Révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.

(Cette nouvelle pratique me coûtait aussi) parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatigué de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.

(I/Ch.43) L’oraison m’était très difficile : je m’y sentais froide, sans consolation ni goût. Aucun bon mouvement ne se faisait sentir. Malgré cela je persévérais dans l’oraison sans jamais en abandonner la pratique ni écourter le temps [.......] Bien au contraire, j’y consacrais plus de temps que jamais et autant qu’il m’était permis. Je demeurai souvent plusieurs heures en oraison. Grâce à cela l’esprit finit par prendre petit à petit le dessus sur les sens, parvenant d’une certaine façon à s’introduire et à se maintenir dans une contemplation de la présence de Dieu par la seule foi. Parfois l’esprit parvenait à demeurer en repos en Dieu. Par degrés la nature et les sens perdaient leur force et leur vivacité, par une mortification ininterrompue et rigoureuse de tout l’humain. Quant à la sensibilité, je demeurai certes dans un état de sécheresse et de déréliction; mais il restait dans mon âme impuissant désir de perfection et la volonté d’acquérir les vertus en mortifiant ma nature. Cependant ce m’était un grand tourment de sentir en moi la force et même la violence du désir de me rapprocher de Dieu par la pratique de toutes les vertus et par l’oraison mentale, et d’autre part de me sentir en même temps privé du secours de mon bien-aimé. J’aurais voulu recevoir ses lumières, être fortifié par lui, ressentir un attrait sensible pour celui que d’autre part je désirais de toute la force de ma volonté. Mais au lieu de cela je me sentais comme retenue de force et il me semblait ne pas pouvoir avancer malgré tous mes efforts et toute mon application. Mon confesseur lui-même s’est parfois étonné de voir comme je saisissais mal sa doctrine. Je ne progressais pas aussi vite qu’il l’avait attendu, malgré le désir extrême que j’en avais et malgré l’application avec laquelle je travaillais à mon progrès spirituel.

(I/Ch.44) ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.

La privation de l’action coopérante de mon bien-aimé fut très utile pour mortifier ce qu’il y avait de déréglé dans mon désir de perfection, etc. Il se mêlait à tout cela beaucoup trop de recherche personnelle, trop d’amour-propre, trop d’impatience et d’agitation, trop d’inquiétude naturelle. Les bons désirs dont j’ai parlé n’étaient ni bien ordonnés ni bien modérés. Ils n’étaient pas équilibrés par un véritable abandon à la volonté de Dieu. Je me cherchais moi-même en aspirant à Dieu, aux vertus, à la perfection; et je n’agissais pas purement et simplement pour plaire à Dieu en accomplissant sa volonté. C’est pourquoi j’éprouvais cette tristesse, cette souffrance, cette inquiétude, cette peine intérieure de me sentir privé des grâces sensibles. Ce qu’on possède ou désire avec une affection déréglée et avec esprit d’appropriation, on n’en est jamais privé sans éprouver regrets, tristesse et souffrance.

(I/Ch.45) Ce qui prouve que ces désirs n’étaient pas bien réglés, qu’il s’y mêlait trop de recherche personnelle, c’est qu’il m’arrivait parfois de ressentir un vrai chagrin en voyant que Dieu prévenait quelqu’un de plus de faveurs que moi ou que telle personne faisait des progrès plus rapides dans l’oraison, dans la pratique des vertus et de la vie parfaite. Je supportais difficilement qu’on pût me surpasser en cette matière. Il me semblait que notre seigneur me faisait tort en ne m’accordant pas ces sortes de faveurs, étant donné l’intensité de mes désirs et de mes efforts. C’était certes une grande faute contre l’humilité. Qu’avais-je donc mérité du bon Dieu plus qu’une autre? Si les efforts semblaient généreux, ne s’y mêlait-il pas beaucoup recherche personnelle et de confiance en ma propre activité?

Je ne sais s’il n’y avait pas aussi quelque tentation de l’Ennemi. Ces pensées, en effet, et ses mouvements d’amour-propre étaient pénibles et me faisaient mal au cœur. Ils me plongeaient dans la tristesse et me faisaient souvent pleurer. Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres plus favorisées de grâces m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui Lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.

Cependant ce n’était pas encore la véritable humilité, où ne se mêle ni trouble ni découragement. L’humilité vraie ne décourage jamais ni ne trouble l’âme d’aucune façon. L’âme vraiment humble peut se sentir tourmentée, malade, infirme, privée de la grâce divine, etc., mais quelle que soit sa peine elle y trouve la paix et le repos. Elle conserve la tranquillité dans tout ce que Dieu lui envoie, pour l’intérieur comme pour l’extérieur;

(I/Ch.46) En outre, j’éprouvais en moi un autre combat et qui m’était fort pénible. Il m’était devenu impossible d’écouter une instruction spirituelle sans qu’il me vînt une grande tristesse accompagnée d’une surabondance de larmes. Je ne parvenais pas à me faire une raison et aucune considération n’étais capable de me calmer, tant était grande la passion et intense le désir qui me portaient aux choses spirituelles. Quand j’écoutais ces sortes d’instruction, mes désirs s’enflammaient; mais en même temps je me sentais comme retenue et impuissante à réduire ces désirs en actes. Je crois que Dieu le permettait ainsi. Parfois je priais mon confesseur de ne rien me dire qui pût m’attirer à la perfection spirituelle, puisque je ne parvenais pas à mener à bien ces aspirations et qu’ainsi s’augmentaient simplement les souffrances et les tourments de mon âme. Malgré cette prière il continua néanmoins, me disant qu’il ne cesserait point et que si je ne parvenais pas à ce moment à saisir ses indications spirituelles et à les mettre en pratique, un jour viendrait où je les comprendrais et saurais les réduire en actes.

Il continua donc, faisant tomber avec plus d’abondances que jamais la parole de Dieu et les enseignements du Christ dans la terre aride et stérile de mon cœur. Non sans succès d’ailleurs; car dans la suite la graine d’une si parfaite doctrine a produit dans mon âme une abondance de fruits.

(I/Ch.47) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession. Arracher de mon cœur toutes affections déréglées, toutes attaches, tout désir trop violent, toute recherche égoïste des biens spirituels. Modérer tous mouvements désordonnés, etc., vers les choses de la vie intérieure. J’étais en effet si pleine de désirs, d’aspirations : je voulais atteindre les plus hauts degrés de la perfection. Un état moins relevé n’aurait pu me donner satisfaction et paix. C’est pourquoi mon confesseur m’a pris à pratiquer la mortification intérieure. Pour les mortifications extérieures, je ne trouvais plus guère à m’y exercer, car mes sens semblaient assez bien mortifiés quant aux passions et mouvements déréglés.

Mon confesseur m’enseigna donc la pratique de la pauvreté en esprit : comment il faut se priver volontiers de toutes faveurs spirituelles et divines et se contenter non pas du don, mais uniquement de Celui qui donne. Il m’enseigna de même à renoncer à tout ce qui n’est pas Dieu. Il me montra comment je devais me renoncer à moi-même, à tout amour-propre, à toute recherche personnelle; et supprimer une fois pour toutes et totalement tout regard jeté sur mon propre moi. Ma volonté avait à se plier humblement et à se soumettre aux vouloirs divins, acceptant toutes ses dispositions quant à ma personne et à celle des autres. Apprenant à me connaître et me voyant indigne de recevoir la moindre grâce, je devais acquérir par cette connaissance une profonde humilité.

Il me montra ce qu’est le véritable amour de Dieu, un amour pur et droit, me poussant à servir Dieu pour lui-même, parce qu’il en est digne, - et non dans l’espoir de quelque récompense ou de quelque satisfaction personnelle.

Il me fallait, — disait-il —, réduire l’importance des créatures, les supprimer en quelque sorte en oubliant qu’elles existent; se comporter comme s’il n’y avait pas d’autres créatures que moi. Mais aussi adhérer à Dieu l’adorer en esprit et en vérité par une foi pure et dépouillée en la présence de Dieu au secret de mon âme et dans toutes les créatures. Mépriser, enfin, les douceurs de la dévotion sensible; mais et la force de l’amour qui pousse l’âme à demeurer fidèle à faire en toutes circonstances ce qui plaît le plus à Dieu.

Ayant ainsi vidé mon fond de toutes attaches déréglées, de toutes recherches impatientes de la nature, confesseur me dit qu’il me serait facile d’acquérir alors une constante paix intérieure dans la pureté du cœur et le silence de la sensibilité, me disposant ainsi au recueillement attentif à saisir le bon vouloir divin, etc. Ainsi devait se réaliser en moi un commerce intérieur ininterrompu avec Dieu, étant sans cesse occupé de lui seul par la foi et dans l’amour. À cela, — me disait mon confesseur —, se réduit l’esprit du Carmel, tout le contenu et toute la pratique de la vie carmélitaine. Tous les efforts de mon confesseur n’avaient tendu qu’à cela : imprimer dans notre esprit le véritable esprit du Carmel.

(I/Ch.48) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. Grâce à celle-ci aucun découragement résultant de causes externes ou internes, aucune variation de l’état de mon âme, aucun changement ne serait plus capable de m’attirer et de me faire redescendre dans la nature. Cette liberté de l’esprit doit nécessairement produire une indifférence à tous ceux qu’il plaît à Dieu de faire ou de ne pas faire en moi : indifférence à la possession comme à la privation, à la pauvreté spirituelle comme à la surabondance, au doux comme à l’amer, etc. Tout accueillir avec égalité d’âme comme venant de Dieu et partant, comme étant le plus utile.

Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, — me disait-il —, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux [......] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.

(I/Ch.49) Pour mieux retenir les directives spirituelles de mon confesseur, je pris alors l’habitude de les transcrire presque mot pour mot chaque fois que j’avais été à confesse ou que j’avais pu converser avec lui. Après les seize mois qu’il avait été notre confesseur un cahier presque entier se trouvait rempli. Il s’y disait toutes sortes d’instructions touchant diverses matières, mais ayant quelque rapport avec la manière de faire oraison et de s’y perfectionner. [.......] Tout cela était exprimé à peu près dans les mêmes termes que dans les traités que ce révérend père a écrits plus tard. [.......] Il me demanda en effet de lui confier ces notes et lorsqu’il les eut revues, il me dit d’en faire une copie qu’il emporta.

Parce que les instructions doctrinales de mon confesseur étaient si profondes, si justes et si pures, je tenais sa vertu et sa dignité en très singulière estime. Le respect que j’avais pour lui était si grand que me trouvant en sa présence, c’est comme si je m’étais trouvée devant Dieu. C’est à peine si j’osais le regarder. Lorsqu’il m’arrivait de lever les yeux sur lui, quand il disait la messe ou pendant l’office divin, cette seule vue m’élevait vers Dieu, m’incitait au bien ou à la vertu. Cependant il m’était venu un scrupule à cette occasion et je ne savais pas si je pouvais agir comme je le faisais. Ne s’y mêlait-il pas peut-être quelque sournois attrait sensible? Je m’en ouvris donc à lui et comme je lui demandais quelle était en cette occurrence la conduite la plus parfaite, il me répondit que le plus sûr était de se mortifier.

J’avais fini par comprendre qu’en toutes circonstances et occasions il avait sans cesse à l’esprit et dans le cœur la mortification de l’homme intérieur et extérieur. Toutes ses directives tendaient à dégager l’âme d’elle-même et de tout le créé, à la séparer des créatures et d’elle-même pour la conduire toute et en toute pureté à Dieu seul. Et je compris alors le bienfait que j’avais reçu lorsque le bon Dieu m’avait fait trouver ce confesseur. J’avais l’impression que mon bonheur ne pouvait consister qu’à vivre sous sa conduite et son obédience. La moindre parole, le moindre geste où je pouvais entrevoir une manifestation de sa volonté, je les considérais comme s’ils avaient été adressés par Dieu lui-même. Un jour sa révérence ayant remarqué ce comportement, il me demanda quelle raison m’avait poussé à m’attacher à lui; et je lui répondis : «Père, il n’y a pas d’autre raison que la grande intégrité et pureté de votre façon de vivre».

5. Départ du père Michel de Saint-Augustin

Le moment approchait où il plairait à notre seigneur que mon confesseur fût déplacé. J’en éprouvais quelque tristesse parce que je m’imaginais que je ne trouverais personne qui pu me conduire à la vie parfaite de la même manière que lui et selon le même esprit. Pour le surplus, je me trouvais encore plus ou moins dans un état d’aridité spirituelle et de peines intérieures; et j’aurais eu besoin de son assistance qu’au temps des faveurs spirituelles. Le Malin me tentait aussi et me tourmentait de diverses façons. Mais mon confesseur me dit d’abandonner toute inquiétude à ce sujet et d’avoir confiance en Dieu. Il m’arriverait, — me disait-il —, une des trois choses suivantes : ou bien Dieu m’enverrait quelqu’un qui pourrait m’aider; ou bien lui-même se chargerait de m’aider; ou bien il me délivrerait de toutes les peines intérieures. Il arriva ce qu’il avait prévu, car, peu de jours après le départ de mon confesseur, notre seigneur fit cesser toutes les peines et les difficultés. L’obscurité et l’aridité prirent fin. D’un seul coup je passais de la nuit au grand jour : mon esprit était éclairé, ma mémoire ouverte et souple, ma volonté pleine d’ardeur. Je me rappelais et comprenais parfaitement toutes les instructions dont le Révérend Père m’avait si abondamment comblée. Mon âme commença de jouir d’une paix profonde; les exercices spirituels et l’oraison étaient doux et faciles. Les instructions de mon confesseur agissaient et produisaient leurs premiers fruits en moi. Je semblais voler plutôt que de marcher dans le chemin de la perfection. Il y avait en moi quelque chose de divin qui me poussait sans cesse vers mon bien-aimé et m’encourageait à surveiller attentivement mes façons d’être et de faire. Je me sentais infatigable autant qu’insatiable dans mes aspirations vers Dieu. Je ne pouvais trouver aucun repos tant que je n’aurais pas rejoint celui que mon âme désirait. Tous mes soins comme toutes les pensées avaient comme seul objet de lui plaire le mieux possible et de le servir le plus parfaitement.

(I/Ch.51) À partir de ce moment, l’oraison devint quelque peu surnaturelle. Le plus souvent elle se réduisait à un silence intérieur, un repos en Dieu par la foi nue et vivante en la présence de Dieu. Toutes les activités grossières et multiples des puissances internes avaient cédé et il ne restait plus qu’un regard simple de la foi, une douce et silencieuse inclination de l’amour orienté vers Lui.

Tous les actes de mon activité naturelle m’ennuyaient et me fatiguaient à l’extrême. Ils me semblaient sans utilité et ne servaient guère qu’à troubler le repos intérieur, à obscurcir la lumière qui était en moi, à faire sortir l’esprit de sa silencieuse simplicité pour le jeter, non sans dommage, dans le tourbillon du multiple.

Lorsque l’occasion se présentait de pratiquer quelques actes intérieurs de vertu je le faisais avec autant de calme et de simplicité qu’il m’était possible, afin de maintenir l’esprit dans son état de simplicité, bien dégagé de la sensibilité et des sens.

(49) Tout cela je le pratiquais pour lors dans la mesure où la grâce de Dieu me révélait les secrets de cette pureté et liberté de l’esprit. Pendant les premiers temps en effet, la lumière divine était encore relativement faible. C’était comme une aube qui commençait à poindre et dont la lumière devenait plus intense par degrés.

(I/Ch.51) Les derniers jours qui précédèrent le départ de mon confesseur, je me sentais poussée à lui demander de me diriger en restant toujours mon père spirituel. Je souhaitais surtout de me laisser conduire dans la même voie et selon le même esprit. Son premier mouvement fut de m’opposer un refus très net. Il craignait que le fait de s’occuper d’une personne habitant une autre ville puisse être d’un mauvais exemple pour d’autres. Ce n’était pas, croyait-il, une chose à conseiller et il pourrait lui devenir difficile d’accorder ou de refuser la même faveur à d’autres.

Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. Je devais décrire brièvement les changements qui auraient pu se manifester dans ma façon de prier et éventuellement, les grâces ou lumières que j’aurais reçues. Tout cela devait lui être soumis afin qu’il pût me faire connaître son avis à ce sujet et me donner son approbation. Il le fallait, me disait-il, pour éviter tout risque d’erreur et pour que je ne prenne pas l’habitude de me fier à mon propre jugement. Car ce Père m’avait toujours conduite par une voie de grande simplicité, de soumission et de renoncement aux lumières de ma propre intelligence.

Cet arrangement me donna satisfaction. Les trois ou quatre lettres par an que je recevais de lui m’instruisaient et me rassuraient quant au chemin spirituel où j’étais engagé. Je ne demandais pas davantage. Je m’évertuais alors à mettre en pratique ce que ses lettres m’indiquaient. Je travaillais à atteindre parfaitement la fin qui m’était proposée par sa Révérence, sans désirer quoi que ce fut d’autre. Cette assurance, cette paix, ce recueillement en son fond, cette simplicité à m’en tenir à l’exercice et à la doctrine qui m’était proposé me furent d’un grand secours et d’un réel profit. Grâce à cette attitude, j’ai pu faire des progrès sérieux en très peu de temps. Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité, l’attention et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels; et je m’en trouvais fort bien.

En cette matière aussi je me mortifiais, refusant à la nature le plaisir et la satisfaction qu’elle aurait pu y puiser. Car la lumière intérieure qui m’éclairait semblait m’inviter à poursuivre en toutes circonstances la mort de la nature en lui retirant tout aliment et toute chose où elle aurait pu trouver un regain de force et de vitalité. Je n’étais pas parvenue à trouver la paix et le repos intérieurs avant d’avoir désavoué et abandonné tout cela par esprit de mortification. En cette matière de lectures je m’en tenais strictement à la règle et n’y consacrait que le temps fixé par la sainte obéissance. Pour le surplus, j’employais le temps de la lecture non pour y puiser quelque plaisir ou satisfaction et pour suivre mon attrait naturel, mais uniquement par obéissance et pour accomplir la seule volonté de Dieu. Je m’efforçais plutôt de nourrir mon esprit d’une façon plus intérieure par une fidèle adhésion à la volonté divine. Cette méthode ne semblait plus pure.

Mon âme reçut alors des grâces de plus en plus nombreuses et insignes dans l’oraison. La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturés de son être. Ah, qu’elle n’est pas la bonté de notre seigneur qui vient en aide à l’âme de bonne volonté lorsque celle-ci prend les choses au sérieux et se montre prête à sacrifier tout ce qu’elle possède! Plaçant toute sa confiance en Dieu, l’âme est assurée qu’Il fera tout Lui-même et qu’Il voudra suppléer aux déficiences de la nature humaine, etc. Car il n’est pas possible que Dieu abandonne une âme qui ne se fie qu’à lui et se borne à faire ce qu’elle peut. Dieu saura bien prévoir les moyens, — n’importe lesquels —, qui viendront la soutenir comme il convient. J’en ai fait l’expérience pendant les premières années qui suivirent le déplacement de mon Père spirituel. Et pourtant, en matière de vie spirituelle, je n’étais qu’une débutante, me tenant à peine sur mes pieds, sans grande lumière et presque sans expérience.

(I/Ch.53) C’est ainsi que notre seigneur a utilisé un moyen très efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. Elle me stimulait sans cesse à me tenir attentivement sur mes gardes. Mon père spirituel semblait en effet me réprimander quand je faisais ce que je ne devais pas; et il semblait m’encourager à la vertu et à la mortification. Quand il m’arrivait d’être tentée ou en lutte avec moi-même; quand occupée de quelque objet j’éprouvais des difficultés dans l’oraison ou dans les exercices spirituels; quand ma nature me donnait du fil à retordre (car ma nature ne voulait pas toujours admettre qu’elle fut exclue de tout et soumise à toutes les privations), alors mon Père spirituel me semblait être là pour me montrer à surmonter discrètement toutes ces difficultés. Il m’indiquait la ligne de conduite à suivre en telle ou telle circonstance, dans telle ou telle difficulté intérieure.

Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.

Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu. Non, mon bien-aimé n’a jamais laissé mon cœur et mes affections s’abaisser à ce point ni chercher ailleurs qu’en Lui seul quelque satisfaction ou quelque affection. Lorsque mon cœur trouvait quelque joie dans l’affection d’une créature, ce sentiment servait plutôt d’échelle pour monter jusqu’à mon bien-aimé. Jamais je ne m’y suis reposée ou accrochée. Tout ce que je découvrais dans ces sentiments était pour moi comme un coup d’éperon et me faisait voler vers Dieu dans un élan d’amour et de reconnaissance pour la bonté qu’il me témoignait en soutenant ma débilité par un si doux moyen.

Je commençai petit à petit à expérimenter la très haute pureté et l’insigne perfection où tendait la doctrine qui m’avait été donnée. Je me sentis alors si désireuse de posséder cet esprit que mon cœur en était tout ardent et s’enflammait de désir. C’est alors que j’entendis distinctement en moi ces mots : «Si tu es fidèle, je t’élèverai au même esprit que ton père spirituel». Il me semble pouvoir croire en toute humilité que notre Seigneur a daigné réaliser cette promesse. Qu’il en soit béni éternellement, Lui qui a tout fait Lui-même, se contentant du rien que j’y ajoutais.

(I/Ch.54) Il me souvient encore de quelques autres grâces que mon bien-aimé m’a données tout gratuitement. Elles me furent d’un grand secours pour le progrès de mon âme et me permirent de faire un long trajet en peu de temps. Elles me donnaient par surcroît une certaine facilité pour progresser en me déchargeant du poids des attaches aux choses créées et au bien-être ou la commodité physique. La grâce divine me poussait fortement à chérir la sainte pauvreté et à la pratiquer de toutes façons, autant que le permettait ma condition. Tout ce qui sert à l’usage du corps devait être de médiocre qualité et réduit au minimum. Je recherchais les choses peu coûteuses et les plus grossières : tout juste ce qu’exigeait la nécessité et rien de plus. Tout objet utile ou commode dont cependant je pouvais me passer, je tâchais de me l’interdire; et je ne cessais d’être troublée intérieurement tant que je ne m’en étais pas privée. Dans notre cellule je n’employais pas de prie-Dieu pour y placer mon crucifix, me contentant d’une planchette que j’avais fixée au moyen de deux clous et à laquelle de temps en temps je m’appuyais un peu au cours de l’oraison. Il me vint à l’esprit que je pourrais me passer même de cela. N’était-ce pas contraire à l’esprit de pauvreté et de détachement du créé qui ne permet l’usage des choses que pour autant qu’il est nécessaire, aussi bien quand on est malade qu’en bonne santé?

Il en était de même pour toutes les choses que j’utilisais pour le bien de mon corps. Je ressentais comme une aversion naturelle de tout le superflu, ou le précieux, ou l’agréable, tant pour le vêtement, pour le mobilier que pour la nourriture et la boisson. S’il m’arrivait à l’occasion de devoir user de ces choses, je montrais ouvertement que cela ne me plaisait pas et que j’eusse préféré des choses plus communes et plus mauvaises. Effectivement j’éprouvais plus de satisfaction à user de choses viles et pauvres parce qu’il me semblait qu’une âme qui aime Dieu ne doit aimer que ce qui sent la pauvreté et la sainte simplicité.

Cette stricte sévérité à n’user de rien qu’en cas de nécessité ne m’a jamais troublée intérieurement, car mon bien-aimé m’a toujours gratifiée d’une certaine résolution de l’esprit écartant toute angoisse et tout scrupule. Il me donnait en outre une lumière intérieure me permettant de distinguer avec aisance ce qui était nécessaire de ce qui ne l’était pas. En outre il rendait ma volonté souple et généreuse pour me permettre de pratiquer ce que cette lumière intérieure m’avait fait voir et comprendre. Chaque fois que je suivais les indications intérieures, je ressentais aussitôt un surcroît de grâce divine, une augmentation de paix et de repos dans l’âme, une plus douce inclination d’amour pour Dieu, etc. S’il en avait été autrement, la sévérité de mes mortifications eût certainement gêné la sainte liberté de l’esprit. C’est le propre de l’Esprit de Dieu quand Il travaille une âme et la pousse soit à la pénitence, au jeûne, à l’abstinence, aux veilles passées en prière ou à quelque autre chose, d’agir toujours en fixant une mesure. Il donne à cette âme un discernement et une direction qui la force à ne pas nuire irrémédiablement au corps, à ne pas l’abattre, afin qu’il reste en état de suivre l’esprit et de se tenir à son service.

Les motions de l’esprit de Dieu sont toujours accompagnées d’un silencieux apaisement de la sensibilité, d’une paix ou tranquillité de l’âme, d’une certaine assurance intérieure ou paisible certitude que ces sortes de motions ou inspirations viennent du bon esprit. Elles s’accompagnent aussi d’un humble abandon, d’une calme soumission à la volonté et au bon plaisir de Celui qui en est l’auteur. S’il en va autrement la chose devient suspecte et pourrait être l’œuvre du Malin ou de l’esprit propre. En un mot : là où agit l’Esprit de Dieu il y a liberté, humilité, soumission, amour et discrétion.

(I/Ch.55) Par la grâce de Dieu je me suis habituée à me montrer d’ordinaire assez dure pour moi-même. Je me gardais attentivement d’avoir trop de compassion et d’amour pour mon propre corps. Je voulais l’habituer à se contenter de peu. Quand il se plaignait un peu d’une incommodité quelconque, — comme par exemple le froid —, je n’y prêtais guère attention. Quelque glaciale que fut la température je ne m’approchai du feu qu’une seule fois la semaine, quand je ne pouvais éviter de le faire. Les autres jours j’en restais éloignée, même quand je venais de passer quatre ou cinq heures à l’église et que, d’être resté à genoux si longtemps, j’avais les membres tout raidis et glacés. Si je me tenais à l’écart du foyer ce n’était pas uniquement par amour de la mortification. Je craignais d’y trouver en outre une occasion de distraction et de paroles inutiles; et je voulais conserver à tout prix le recueillement intérieur de toutes les puissances. Je n’employais pas non plus de chaufferette si ce n’est lorsque j’avais à faire quelque travail à l’aiguille. En dehors de ce cas il me semblait que l’usage de la chaufferette n’était qu’une satisfaction accordée à la nature et contraire à l’esprit de pénitence. Il faut d’ailleurs que la nature prenne patience, en ceci comme en bien d’autres choses, et qu’elle obéisse à l’esprit, que cela lui plaise ou non. Et l’esprit au fond de moi se sentait attiré ou poussé par je ne sais quoi de divin qui le stimulait à n’accorder aucun répit à la nature, en rien, et à la faire mourir sans cesse pour l’amour de Dieu.

Je croyais avoir remarqué en outre que l’habitude de s’approcher du feu hors les cas de nécessité (comme je viens de le dire) provoque habituellement un amollissement du cœur : l’amour effectif, l’attention à Dieu et l’orientation vers Lui faiblissent en nous. Aussi me semblait-il préférable de sentir mon corps tout raidi et glacé que de voir l’amour pour mon bien-aimé s’attiédir dans mon âme.

I/Ch.56) Plus tard lorsque mes forces physiques eurent diminué et que ma santé ne fut plus aussi bonne, au temps où je vins habiter en communauté avec un petit nombre d’autres sœurs, j’ai dû tempérer quelque peu la rigueur de ma conduite en cette matière. Je ne voulais pas que cette rigueur pût troubler les sœurs et les faire souffrir inutilement. Peut-être n’avaient-elles pas reçu les grâces suffisantes pour refuser à la nature toute espèce de soulagement. Et d’autre part il me semblait qu’à cette époque mon esprit n’était plus tellement poussé à mortifier le corps. Peut-être l’amour-propre était-il déjà mieux dominé par l’amour divin qui avait pris la première place dans mon âme. Cela donnait à l’âme une plus grande liberté et suffisamment de force pour pouvoir user du créé en Dieu et pour Lui.

Lorsque le corps ne se porte pas très bien ou qu’il est affaibli, notre seigneur permet à l’esprit de rendre un peu la main et d’accorder quelque commodité au corps : un peu de repos, un peu de nourriture pour refaire ses forces, etc. L’âme fait tout cela purement en Dieu et pour Lui, avec une sainte liberté d’esprit. Intérieurement éclairé elle sait jusqu’où elle peut aller : autant et rien de plus. Elle vit dans un esprit de foi et d’amour et c’est dans cet esprit qu’elle fait ou omet tout ce qu’il faut. J’ai souvent remarqué ceci : dès qu’a pris fin l’état maladif et que le corps est un peu soulagé, l’esprit se sent de nouveau poussé par l’amour à se priver de toute commodité, de tout ce qui est dans la ligne de la nature et qui lui serait agréable. Il me semblait alors qu’il m’était dit : «Tu dois porter dans ton corps la mort du Christ». Et je comprenais qu’il me fallait en quelque sorte crucifier tout mes sens, tous les membres de mon corps en les privant de tout ce qui leur plaisait. Je devais demeurer dans un continuel esprit de mortification et le renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu.

Tant que durera ma vie ici-bas je crois qu’il ne me sera jamais permis de m’écarter de cet esprit de mortification ni croire que cela suffit et que la nature est bien morte à toute créature. La nature n’est jamais morte tout à fait. À la moindre occasion, quand on y pense le moins, elle peut revivre. Le bien-aimé aime que son épouse le suive dans les choses dures et pénibles à la nature et qu’elle embrasse la croix des souffrances en esprit d’amour. Elle expie ainsi ses fautes et celle des autres, comme il plaît à Dieu d’en disposer.

(I/Ch.57) Tandis que j’écrivais ces pages, j’ai eu la pensée que certains pourraient se scandaliser en les lisant et en m’entendant faire ma propre louange. Peut-être pourrait-on croire que tout cela a été dicté par l’orgueil ou que tout au moins il y paraît une insupportable estime de moi-même. C’est pourquoi je n’ai plus osé continuer. Mais il me fut dit intérieurement : «Poursuit ton travail en toute simplicité, je m’occupe du reste». Aussi bien je me suis souvent étonnée de la façon dont j’obéissais en cette matière. Je sens qu’en ceci quelqu’un me vient en aide tout particulièrement. Mais je ne sais quel est celui qui m’aide : est-ce mon bien-aimé ou son aimable Mère ou son aimable Père Saint-Joseph où mon saint Ange? Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme; et les sujets se présentent à point nommé : «ceci et rien de plus». [.......] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet [......] Avant comme après je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire14. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, - même ce qui y s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années.

Quand j’écris je me comporte d’une façon plus passive qui actif. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcé d’écrire sur d’autres sujets. Il me semble bien permis de croire que je ne me suis pas trompé lorsque j’ai cru que mon bien-aimé et ma bonne Mère promettaient de m’aider à accomplir cette tâche imposée par l’obéissance et de m’apporter doucement à la mémoire tout ce que je devrais écrire, sans que mon cœur en soit un seul instant distrait de son amour. Tout cela je l’ai éprouvé constamment. Qu’ils en soient tous loués et bénis à jamais! J’ai compris une fois de plus ce que peut l’obéissance.

(I/Ch.58) J’ai dit déjà que l’esprit me permettait d’user d’un peu plus de tolérance pour le corps lorsque celui-ci était affaibli ou malade. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit ici que d’atteintes assez graves, lorsque je sentais vraiment que mon corps n’en pouvait plus. Quand il s’agissait de faiblesses ordinaires ou de légères maladies, — dont j’ai presque toujours été affligé depuis de longues années —, il ne m’était jamais permis d’y faire attention; et j’ai été rarement sans ressentir quelque souffrance physique. Mais je sentais bien que je ne pouvais rien concéder à la nature quant au repos à la nourriture : je devais m’en tenir strictement à l’ordinaire. Il me faisait tout supporter à fond en esprit de pénitence et de mortification et par amour pour notre seigneur. Ces petites difficultés et ses peines je les surmontais courageusement sans écouter ce que pouvait me souffler mon imagination. Quand on commence à faire attention à ces malaises et à prendre son mal au sérieux l’esprit perd aussitôt de sa vigueur et nous nous replions sur notre pauvre moi.

*

(I/Ch.59) Au temps voulu par notre seigneur il jugea bon de m’affliger de quelques soucis et de quelques souffrances extérieures. Je dois avouer cependant que, par sa grâce, j’ai senti très peu de peine. Ma conscience rendait témoignage de mon innocence et de mes bonnes intentions. En cette occurrence j’avais agi pour l’amour de Dieu, pour aider une âme qui craignait Dieu et pour la soustraire à certaines occasions de péché. Cette personne d’ailleurs s’était plainte à moi et m’avait demandé de la tirer de ce péril. J’avais compris que son âme était en danger et c’est pourquoi je jugeais bon et même nécessaire de prévenir sa mère. C’est aussi ce que j’ai fait, lui conseillant de reprendre sa fille chez elle dans sa maison. La mère suivit mon conseil. Mais notre seigneur permit que le maître de la maison d’où cette fille avait été retirée sur mon conseil prît la chose extrêmement mal, se jugeant offensé et diffamé. Je n’étais coupable de rien puisque j’avais nettement spécifié que le danger ne venait absolument pas de lui. Sans doute notre seigneur permettait-il tout cela pour m’éprouver un peu et sans doute aussi, pour m’apprendre à ne me mêler de rien sans avoir d’abord pris conseil de mon confesseur. De cette façon seulement on est sûr d’agir par obéissance.

Cet homme offensé m’écrivit une lettre d’une inexprimable méchanceté. Outre les paroles blessantes et des reproches qu’elle contenait, cette lettre me menaçait d’un procès en diffamation. Cet homme voulait me citer devant un tribunal ecclésiastique pour que lui soit rendu l’honneur qu’à son avis je lui avais pris. Je n’oserais pas transcrire ici tout ce qu’il écrivait. Mais à l’intervention de mon confesseur et grâce aux bons renseignements qu’il voulut bien donner de moi, (illis.) put être calmé et la tempête s’apaisa.

Peu de temps après, mon bien-aimé me gratifia d’une autre croix. Une demoiselle dévote désireuse de laisser tous ses biens pour le culte de Dieu et de la Sainte Vierge, ainsi que pour le soulagement des indigents, voulut me faire sa légataire testamentaire et me charger d’exécuter ses pieuses intentions après sa mort. J’y consentis volontiers; mais après sa mort, ses amis m’entraînèrent dans un vilain procès. Ils menacèrent de me ruiner par leurs procédures et de me laisser sans même une chaise où je pourrais m’asseoir. Leur intention était de me fatiguer par leurs menaces, par les ennuis et les affronts qu’ils me prodiguaient. Ils voulaient ainsi me pousser à renoncer à mon action. Ils savaient combien j’aimais le silence, la retraite, et ils me croyaient incapable de poursuivre une action en justice.

Cependant mon bien-aimé me donna le courage nécessaire. À mon avis, je le dois à l’intervention de cette bonne demoiselle défunte qui voulait que fussent exécutées ces pieuses dispositions. Les adversaires s’écrient c’est de plus en plus et je fus même averti qu’ils avaient formé le projet de me jeter à l’eau. Notre seigneur ne permit pas mon cœur fut troublé de quelques craintes ou que je fusse ému par cette menace. Pendant la prière je n’y pensais même pas et leur souvenir ne me causa jamais une seule distraction. Je ne fus jamais troublé à l’idée qu’il pouvait s’en suivre un vilain procès. D’ailleurs un juriste éminent m’avait affirmé que ma cause était bonne et que je ne pouvais perdre ce procès. En outre j’avais confié mes intérêts à un très honnête procureur qui traita toute cette affaire par pure charité et pour la gloire de Dieu, sans demander ni accepter aucun honoraire. Mais surtout : Dieu agit puissamment en cette affaire poursuivie à sa gloire. Il ne tarda pas à la mener à bonne fin par un accord des parties. Et c’est ainsi que, par la spéciale intervention de Dieu et par un effet de sa bonté, j’ai pu me tirer de cette agitation sans préjudice pour la paix de mon âme et pour le recueillement de mon esprit.

(I/Ch.60) À l’époque où je résidais encore à Gand notre seigneur permit que j’eusse à porter une lourde croix à cause de l’estime exagérée de certaines personnes qui venaient de toutes parts vers moi et me considéraient un peu comme une demie-sainte! Je n’y étais pour rien, me semble-t-il; je ne faisais rien de spécial ni d’extraordinaire, car j’ai toujours été et suis encore ennemie des choses ou des attitudes qui vous singularisent. Je déteste tout ce qui peut donner l’apparence de sainteté ou d’insigne dévotion. L’affectation de la dévotion dans les expressions du visage ou dans les paroles, je l’ai toujours eue en horreur, car elle est sœur de l’hypocrisie. Mes façons d’agir, mes attitudes, mes expressions étaient simples et sans détour. J’avais Dieu devant les yeux, à qui je cherchais à plaire, et non pas aux hommes. Je crois bien que dans toutes les façons de faire je me montrais très réservée et mortifiée, très retirée des choses du monde. Cela, je ne pouvais pas le cacher, car notre seigneur m’avait bien fixée dans cette attitude. Mais ces choses ne suffisent pas à motiver l’estime exagérée que les gens me témoignaient. Bien d’autres que moi ont reçu des grâces pareilles. C’est pourquoi cette opinion du monde me pesait comme une lourde croix : je savais qu’il n’y avait rien de particulier en moi. Parfois j’avais l’idée que ces gens se moquaient de moi tout simplement; et quand je remarquais qu’on me manifestait de l’estime, il me semblait que l’on voulait me faire injure.

D’aucuns me demandaient de leur promettre de les assister à l’heure de la mort, comme s’ils espéraient que ma présence leur obtiendrai quelque consolation et assistance de Dieu pour leur âme.

D’autres, — même des religieuses —, me prièrent plusieurs fois de les bénir et de les instruire de certaines choses ayant trait à leur vie intérieure et à leur conscience. Je n’ai jamais voulu faire cela (sauf une seule fois, il y a peu de temps, parce qu’il m’avait été commandé de le faire par obéissance). Je tâchais de fuir et d’éviter tout cela, comment fait d’un serpent.

Les enfants dans la rue, les mendiants à l’entrée de l’église criaient en voyant (était-ce nos cris ou bien le croyait-il vraiment?) : «Voilà la Sainte; faites place; saluez-là!» Parfois cela ne me faisait rien, quand je croyais qu’ils se moquaient de moi. Mais plus souvent ces choses me rendaient tellement triste que je ne pouvais m’empêcher de pleurer abondamment. J’avais l’impression de tromper tout le monde. Et puis, l’estime des gens me faisait souffrir. Je disais à ma compagne, en pleurant amèrement : «Ne pourrais-je donc jamais vivre dans un endroit où on me mépriserait?»

*

III. l’Ermitage» à Malines.

Quand elle quitte Gand pour s’établir à Malines, Marie de Sainte Thérèse était simple tertiaire du Carmel. Elle ne trouva pas immédiatement à se fixer à l’«Ermitage», avec une petite communauté, après avoir fait des vœux de tertiaire régulière.

Les faits relatés à cet endroit du récit biographique se sont produits effectivement dès les débuts du séjour à Malines (1657), pendant une période de préparation. Mais ils se sont poursuivis pendant 10 ou 11 ans (vers 1667) quand Marie de Sainte Thérèse était «recluse» à l’«Ermitage» et y rédigeait son autobiographie. Les textes qui suivent constituent donc en partie une anticipation chronologique. (Note du traducteur)

1. Les débuts

(I/Ch.61) Il a plu au bon Dieu de combler ce désir, car peu de temps après, il fit pleuvoir sur moi tant de mépris, de calomnies et de mensonges que j’y fus comme submergée. Ceci a duré quelque dix ou onze ans. Notre seigneur s’est servi à cette fin de divers instruments; mais l’épreuve fut pleine de consolation et elle a été d’un grand profit pour mon âme. Le seigneur m’a appris à m’en servir pour acquérir toutes sortes de vertus. Cela s’est passé quand je suis venu me fixer à Malines, tout au début (1657). Parce que Dieu le permettait, il s’est trouvé là quelques personnes inspirées du diable, qui ont aiguisé leur langue pour me nuire. Tant qu’elles pouvaient, elles crachaient des choses abominables pour souiller mon honneur et ma réputation. Aux yeux d’un grand nombre je devins bientôt un objet de mépris et de dérision, car ces personnes avaient une grande audience. Elles avaient la langue si bien pendue! Dieu permit le triomphe de leur malice ou de leur aveuglement. Elles affirmaient avec tant d’assurance des choses qu’elle dépeignait d’ailleurs en couleurs si vives qu’on les croyait généralement sur parole.

Cependant je les ai vaincus, non en me disculpant, mais par une humble patience et en me taisant. Je leur laissais dire ce qui leur plaisait, et elles finirent par se lasser. Je laissais au seigneur le soin de me disculper après ma mort. Cela me permettait de passer ma vie dans le mépris et l’humiliation. Quand on me rapportait quelque infamie qui se racontait sur mon compte mon cœur se remplissait habituellement de joie et de satisfaction et je m’écriais : «Ma gloire n’est pas dans la bouche des hommes, mais dans celle de Dieu». Aujourd’hui je dirais plutôt «ma gloire est de me sentir entourée de honte, de mépris, d’opprobre; de vivre dans une perpétuelle humiliation, pour être rendue conforme à mon bien-aimé Jésus torturé, méprisé, humilié, calomnié.»

(I/Ch.62) On disait de moi que la vie que je menais n’était pas honnête et pour le prouver, on inventait toutes sortes de choses manifestement fausses. Des personnes qui nous connaissaient et ne pouvaient ajouter foi à ces racontars venaient cependant de temps en temps chez nous pour mieux examiner la maison. Poussées par la curiosité elles fouillaient les plus petits coins et ne trouvant pas ce qu’on leur avait dit elles semblaient tout interdites. C’est pour la même raison, je crois, qu’un homme de qualité vint nous faire plusieurs visites à des heures insolites. Sans doute voulait-il voir si d’aventure il n’aurait pas rencontré quelqu’un chez nous. Parfois il arrivait très tôt le matin, vers 5 h 30, d’autrefois dans la soirée quand il faisait déjà presque nuit, d’autres fois encore dans le courant de la journée. Mais il n’y rencontra jamais que les personnes de la maison.

Un jour on nous avertit qu’un groupe de personnes était en route pour visiter la maison et pour nous séparer, sous prétexte que notre vie n’était pas honnête. On prétendait nous expulser de la ville parce que, disait-on, l’évêque de Gand déjà nous avait chassés de sa ville à cause de notre conduite honteuse. Tous mes voisins se trouvaient sur le pas de leur porte pour voir comment allait se dérouler cette scène. Quant à nous, rien de tout cela ne nous troublait. Notre conscience ne nous reprochait rien; qu’avions-nous à craindre? Aussi nous préparions-nous en silence à subir l’assaut sans trouble, prêtes à accepter les pires affronts par amour pour notre seigneur. Mais il ne vint personne et tout en resta là. Je ne sais comment ni par qui cette chose a été arrêtée.

Pendant toutes ces années, on a raconté beaucoup de choses sur mon compte, ce qui nous a rendues odieuses et méprisables aux yeux du monde. Il y avait de quoi nous faire craindre de tous. Ces calomnies venaient de quelques personnes qui nous avaient prises en aversion et que le diable instiguait et excitait contre nous. Voyant qu’il n’avait pas réussi à nous nuire dans la communauté même, le Malin avait choisi de nous tourmenter par des moyens venus de l’extérieur, et il inspirait toutes sortes de mensonges et d’accusations. Je passerai sous silence ce que furent ses mensonges et ces calomnies. Notre Père spirituel nous avait conseillé de saisir cette occasion pour pratiquer la vertu de la façon la plus parfaite; de ne présenter aucune défense ni justification, mais de tout supporter en silence. Remettant toute l’affaire entre les mains de Dieu qui saurait bien faire éclater la vérité en temps voulu, il nous restait en attendant de prier pour ceux qui nous persécutaient et poursuivaient de leurs calomnies.

(I/Ch.63) Vers la fin de cette période dont je viens de parler, il y eut une personne qui m’avait été adressée par l’Obéissance et avec qui j’avais dû parler parfois à cœur ouvert. En réalité elle agissait sans franchise et jouait double jeu. Elle était moins attentive à tirer profit de mes paroles qu’à y chercher matière à me nuire, me faisant dire des choses que je ne voulais pas. Il y avait en elle un fonds de malice et de duplicité; c’est pourquoi elle jugeait les autres à sa propre mesure. Elle m’avait posé bien des questions insidieuses, soumis des objections, espérant tirer quelque venin de mes réponses. Ma simplicité et ma droiture naturelle m’empêchèrent de la soupçonner le moins du monde et je traitais avec elle en parfaite bonne foi. Et pendant tout ce temps cette personne s’occupait à me noircir comme un corbeau, en ville, hors ville, auprès de religieux et de laïcs, voire chez les membres d’un autre Ordre monastique. Elle jouait sa partie avec un art si parfait qu’elle ne tarda pas à surpasser toutes les autres mauvaises langues. J’ai été littéralement encerclée ou inondée de honte, de mépris, d’humiliation, de dérision et de souffrance intérieure, jusqu’au jour où il plut à notre seigneur de me prêter main-forte pour surmonter tout cela et pour m’élever d’un élan par-dessus la nature et les créatures. En effet cette épreuve me fit faire un grand bond en Dieu : elle me détacha merveilleusement de tout ce dont je n’étais pas encore entièrement libéré.

Notre seigneur avait permis que cette personne me noircît aussi auprès de mon Père spirituel. Elle lui rapporta tant de choses vraisemblables, lui fournit matière à tant de soupçons et sut présenter ses affirmations d’une manière façon si vive, avec toutes les apparences de la vérité, qu’il y ajouta foi, tout au moins en grande partie. Il vint même me trouver pour me réprimander. Sa mine était grave et sévère. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Je me disculpai lui disant que rien n’était vrai de ce que cette personne lui avait dit; que j’avais été accusée faussement; que j’étais innocente et que je pouvais affirmer mon innocence en toute vérité; etc. Malgré mes affirmations il semblait ne pas me croire. Ses réprimandes et son attitude dure, si différente de celle qui lui était habituelle, m’allèrent droit au cœur. Lourde était ma peine en voyant que mon seul ami me faisait défaut à son tour et se tournait contre moi. Ce qui m’était le plus pénible était de sentir qu’il ne me croyait plus. Cependant en sa présence je parvins à ne pas montrer que je souffrais. La partie supérieure de mon âme se maintenait fermement établie dans la pratique de la vertu et dominait les peines sensibles de la nature. J’apostrophais mon âme et la soutenait par des actes de vertu. Je lui suggérai qu’on ne doit pas s’appuyer sur les hommes. Je disais : «Mon âme, prends ton vol; ne demeure pas dans ces bas-fonds. Il est temps : Dieu a permis cette rencontre pour te ménager une sortie, pour te faire passer par-dessus les créatures est au-dessus de toi-même, en lui. Voici le moment de mourir à toi-même et à toutes choses qui sont au monde. Tiens-toi tranquille dans ta médiocrité et ton humiliation : aux yeux de Dieu tu ne seras pas amoindrie quoique les hommes te méprisent et te rejettent. Qu’importe cela? Remercie Dieu de cette grâce insigne et ne la gaspille pas. Voici la matière et voici la possibilité : progresse en Dieu, merveilleusement».

(I/Ch.64) Ayant donc repris courage avec vigueur je me suis jetée dans les bras de Dieu, lui abandonnant ma personne et toutes choses. Et depuis ce moment il m’est venu dans l’âme d’une telle force que je suis restée depuis lors comme un roc inébranlable au milieu des vagues de la mer. Je n’ai plus perdu la paix intérieure. Bien au contraire : lorsqu’une épreuve similaire arrive encore je ressens en mon fond une joie durable. J’ai compris que notre seigneur a permis toute cette peine, ces informations calomnieuses et les sévérités de mon Père spirituel pour mon plus grand bien et pour le progrès de mon esprit. Le lien ténu et subtil qui m’attachait encore à ce Père spirituel, à ma propre personne et à autre chose a été rompu. Avant d’avoir subi cette épreuve, je ne le savais même pas que ce lien existait : c’était si subtil et caché. La nature est extraordinairement secrète. Les mouvements d’amour-propre nous sont si cachés qu’il est difficile de les reconnaître, à moins que notre seigneur dans son incommensurable miséricorde ne suscite quelque occasion de répondre généreusement à sa bonté.

Ce lien subtil dont je venais d’être libéré consistait en ceci : qu’il me semblait jouir de quelque crédit et de quelque estime auprès de sa Révérence et, sournoisement, la nature y trouvait une nourriture.

(I/Ch.65) On disait aussi de moi que l’esprit qui m’animait n’était pas l’esprit du Christ, mais celui du démon : un esprit d’orgueil, de vaine gloire, de concupiscence, etc. Il est vrai que j’aurais pu être souillée de tous ces péchés, sans le savoir, car les autres voient bien mieux nos défauts que nous-mêmes. Aussi aurais-je dû remercier le bon Dieu d’avoir montré à autrui mes fautes cachées et mes mauvais penchants. Je pouvais de cette façon les connaître et m’en corriger. Mais quand bien même le monde entier serait venu me l’affirmer, je ne pouvais m’imaginer ni croire que l’esprit qui était en moi fut celui de Satan. Je portais au secret de mon âme le témoignage trop clair et trop certain que l’esprit de Jésus vivait en moi; et ces deux esprits ne sont-ils pas radicalement opposés l’un à l’autre? Pleine de joie et d’allégresse je dis donc à mon âme : «Un autre Compagnon est en toi que celui que l’on prétend. Soit en paix et réjouis-toi de sa présence».

Depuis que je me suis établie à Malines, le Seigneur m’a fait suivre des chemins tout différents de ceux où je marchais à Gand. Là ce n’était qu’estime, considération, affection, faveur de la part de ceux qui me connaissaient. J’avais peine à écarter tous ceux qui voulaient entrer en relation avec moi. Tout était bien : on admettait tout ce que je faisais, louant mes actes comme les omissions. Les filles de notre paroisse étaient édifiées par mon exemple et voulaient le suivre autant que possible. À Malines au contraire, et dès le début, tout ce que je faisais ou ne faisais pas été blâmé, condamné, méprisé. Grands et petits, connus ou inconnus, tous trouvaient à me critiquer. J’y reviendrai plus tard lorsque j’écrirai la relation de l’état de sécheresse, d’obscurité, de privation de grâces où j’ai été plongée durant quelques années. Ployant sous les humiliations et le mépris, j’étais comme immergée dans les souffrances externes et internes, jusque par-dessus la tête comme on dit. Mes yeux étaient de vraies fontaines de larmes, mon cœur était un puits de soupirs angoissés, de torturantes craintes.

(I/Ch.66) Tous ces chemins de peines et de souffrances quoiqu’il fussent hérissés de ronces, ont fini par me sembler doux et facile et j’y ai marché allègrement. Certes il en a coûté beaucoup à la nature avant d’être arrivé à cet état. (J’y reviendrai plus tard). Cette peine m’a assuré une route large et facile vers Dieu; elles m’ont ouvert un accès permettant de progresser vers Lui en rejetant derrière moi toutes les choses créées. Elles m’ont valu de trouver Dieu, de le contempler dans la paix, de m’élever vers Lui. Grâce à ces épreuves, je suis devenue comme insensible à toutes choses, mon cœur étant immunisé contre les traits des hommes et ceux du démon. Elles m’ont conduit à la connaissance de mon néant et m’y ont fixée à demeure. Et dans cette connaissance et possession de mon rien j’ai trouvé tout bien.

Aussi les âmes sont-elles redevables d’une très grande reconnaissance quand Dieu leur fait la grâce d’être éprouvées par des peines extérieures et intérieures, des tribulations, persécutions, tentations, sécheresses et ténèbres, privation de biens spirituels ou matériels, calomnies, mépris, humiliatiosn et souffrances de toutes sortes. Ces âmes prédestinées se trouvent ainsi purifiées merveilleusement, comme l’or par le feu. Elles deviennent des vases précieux où Dieu peut verser le baume insigne de ses dons et de son amour, pour sa joie et sa satisfaction.

Et plus difficiles sont les chemins, plus pénibles à la nature, plus durement ronge l’âme ce feu purificateur, meilleur aussi sera la purification. Que ces âmes ne recherchent ni soulagement ni adoucissements naturels : qu’elles laissent le feu faire son œuvre, qu’elles ne tâchent pas de l’éteindre en demandant aux créatures quelque consolation sensible, sans proportion à Dieu. Que leur seul exercice soit de pâtir à fond leur souffrance; et surtout, qu’elles s’estiment trop heureuses et choisies de Dieu lorsqu’Il leur permet de s’approcher de Lui par ce chemin. Car cette voie est la plus sûre, la plus parfaite et la plus courte. La voie la plus utile est celle où la nature meurt radicalement à tout le créé et à elle-même pour vivre uniquement par l’esprit en Dieu.

(I/Ch.67) Il m’a été dit souvent que j’avais un caractère trop renfermé et triste, que dans la conversation je manquais d’amabilité et de gentillesse. On me reprochait des manières trop réservées, ce qui empêchait les gens de trouver satisfaction à traiter avec moi. Et on me critiquait parce qu’on me jugeait incivile, grossière, incapable de me conformer aux usages du commerce avec les hommes. Mais tout cela, il m’était bien difficile d’y rien changer.

Intérieurement il m’était montré à suivre les illuminations de la grâce, conformément à ma vocation et à ma profession; et cette lumière ne me permettait pas de faire ou d’omettre certaines choses pour les yeux du monde et pour lui plaire. [........] Sans me soucier d’aucune autre considération, il ne fallait suivre et pratiquer à fond ce que la lumière intérieure me présentait comme étant le plus agréable à Dieu et par conséquent le plus parfait. Ce qu’on en pourrait dire ou croire ou juger, je le laissais à la grâce de Dieu. Cette conduite m’a coûté souvent de pénibles efforts et une mortification incessante, car je devais sans cesse obéir à cette lumière intérieure qui m’invitait à me séparer de tous, à renoncer à tout ce qui est humain et naturel. Cela me forçait souvent à paraître incivile ou grossière à ceux qui vivaient selon la nature. D’aucuns étaient d’avis que je me rendais odieuse et que, puisqu’il faut vivre en société, il convient de se plier aux usages. Ils disaient encore que l’amitié pouvait être bonne et que je n’accordais pas assez à la raison naturelle, etc.

Il y a peu de jours encore je fus ennuyée à ce propos parce que je m’étais abstenue de visiter ou de faire visiter en mon nom une personne que nous connaissions et qui était malade. Elle n’était d’ailleurs pas si malade qu’elle dût garder le lit. D’autre part, j’avais refusé de recevoir une autre personne qui venait parfois jusque deux fois la semaine uniquement pour causer de choses, bonnes ou indifférentes, par pur délassement et pour entretenir une amitié simplement naturelle. À l’une comme à l’autre de ces visites il ne pouvait y avoir aucun avantage d’ordre spirituel.

Voyant qu’il y avait là une grande perte de temps, un danger de troubler la paix du cœur et un empêchement de s’entretenir sans cesse avec Dieu selon ma profession, mon âme se sentit fortement poussée à me dispenser de ces obligations, dût-il en résulter quelque peine ou souffrance pour ces personnes et peut-être, la perte de leur amitié. (Elles nous rendaient parfois certains services d’amitié; mais je sentais qu’il ne m’était pas permis de m’arrêter à cette considération).

(I/Ch.68) Je proposais cette difficulté à l’une de nos sœurs, chargé de m’assister en ces matières. Mais comme elle ne savait pas bien ce que c’est que de mortifier la raison naturelle et les considérations humaines, elle ne partagea pas ma façon de voir en ces deux occasions. Elle me présenta plusieurs arguments que j’aurais pu facilement réfuter par de bonnes raisons naturelles, mais mieux encore par des raisons d’ordre spirituel. Il n’empêche qu’à cette occasion j’eus à subir un certain combat intérieur. Ma nature me montrait que, par ma conduite, je m’attirais la disgrâce, l’inimitié, le mépris des autres. Pourquoi, — m’objectais-je —, ne pas me montrer plus conciliante, plus sociable? D’autres âmes qui cherchent Dieu ne le font-elles pas? Et je me plaignais à mon bien-aimé qu’il m’eût gratifié d’un caractère si sombre et si étrange, me rendant désagréable au prochain, surtout aux étrangers à la maison. Car pour celles qui habitent avec moi et généralement pour ceux qu’un véritable amour de Dieu unit à moi je n’éprouve aucune difficulté à me montrer aimable et affectueuse. Dans mon commerce avec eux, mon naturel revêche ne paraît guère. C’est que l’attrait divin qui nous unit fait s’épanouir le cœur et crée tout naturellement une bonne amitié. Tout alors va de soi, sans idée préconçue et sans effort.

Mais en dehors de cela toute compagnie, toute conversation me sont odieuses : j’ai peine à m’y joindre et elles ne me laissent que tristesse. Il en résulte une certaine façon d’être désagréable et sombre, comme il arrive lorsqu’on agit à contrecœur et par contrainte. Car mon esprit ne veut pas se plier à cette contrainte. Il ne le veut ni le peut, car il se sent attiré par l’esprit divin au désert de son propre fonds pour y goûter l’aimable présence et communauté divine, libre et séparée de toutes choses créées. Pour goûter cette présence au secret de l’âme il est requis une très grande purification intérieure et celle-ci ne peut s’atteindre ni se conserver si l’on continue d’entretenir quelque commerce avec les hommes ou d’avoir des préoccupations humaines; – surtout lorsque ce commerce et ces préoccupations ne sont pas toujours orientés vers Dieu.

Dans ces occasions je sens très nettement que Dieu arrête l’influx de sa grâce et me retire sa présence. Il semble s’enfuir de moi ou se cacher tant que durent ces conversations ou visites. Il semble même alors m’enlever tous mes biens spirituels et je me sens toute différente de ce que j’étais. Je suis comme une autre personne, jusqu’au moment où je me retire dans ma chambre et me retrouve en parfaite solitude, isolée de tout ce qui est du monde. Alors mon bien-aimé vient à ma rencontre et remplit mon âme de tous biens, de toutes ses bénédictions divines. Il veut, sans aucun doute, m’attirer à Lui seul, renouveler et confirmer l’appel à la vie érémitique. Il veut que j’apprenne à connaître ainsi ce qui Lui plaît et Lui déplaît.

(I/Ch.69) Je vais reprendre ce que j’ai commencé de relater concernant le combat intérieur que j’avais ressenti à l’occasion de ces visites que je ne pouvais tolérer.

Je sentais intérieurement que l’esprit s’opposait à la nature et celle-ci à l’esprit. Sans doute notre seigneur savait-il que l’esprit aurait été trop faible et je fus comme enveloppée d’une lumière ou clarté divine, comme si j’avais été placée au centre d’un soleil. Et dans cette lumière quelqu’un parlait et m’instruisait de la part de mon bien-aimé. Je ne voyais pas celui qui parlait ni ne savait qui il était. Le lendemain seulement, tandis que je réfléchissais à ce qui m’était arrivé et me demandait qui pouvait m’avoir instruite d’une façon si claire et si douce illuminant mon intelligence et fortifiant mon âme, j’ai cru comprendre, étant en oraison, que celui qui avait parlé était mon bon père Saint-Joseph. [Non!]

Il m’avait dit qu’une âme qui abandonne à Dieu tout ce qu’il veut qu’elle abandonne n’est jamais abandonnée de Lui. Jamais, m’avait-il dit, pour rien au monde ni par crainte de l’opinion ou du jugement de qui que ce soit je ne pouvais me dispenser de suivre et de vivre en perfection la vie à laquelle j’avais été appelé : la vraie vie solitaire des ermites.

Il m’avait fait comprendre que la vraie vie érémitique était une mort au monde et aux créatures; que les œuvres extérieures de miséricorde envers le prochain ne devaient pas être pratiquées par ceux qui mènent cette vie, si ce n’est exceptionnellement, sur un ordre spécial du bon Dieu. Il arrive en effet que Dieu leur commande telle ou telle œuvre pour le bien de quelque âme déterminée. Il faut alors s’adonner à cette œuvre pour un temps très court afin de tâcher de sauver cette âme que Dieu a confiée à leurs soins et de la conduire à la béatitude par leur travail, mais davantage encore par leurs prières.

Mais pour entreprendre une telle œuvre il faut une lumière exceptionnelle qui permet de discerner quand Dieu nous la commande et en faveur de qui. Car souvent, — pour ne pas dire presque toujours —, il ne s’agit que d’une tentation destinée à troubler notre solitude et introduire la multiplicité et la dispersion dans la simplicité de notre retraite.

2. La solitude

(I/Ch.70) Saint-Joseph m’a fait comprendre aussi et de façon très claire la différence qui existe entre les âmes appelées qui font profession de mener la vraie vie érémitique solitaire et retirée du monde, et celles dont la vocation est de pratiquer la vie active ou la vie mixte.

Ce qui pour celles-ci est vertu, mérite, chose agréable à Dieu, devient défaut ou imperfection pour les vrais solitaires. C’est pourquoi les âmes appelées à la vie érémitique ont à subir les critiques de ceux qui ne connaissent pas la voie par où Dieu conduit ces âmes. Ils ne sauraient comprendre quelle inexprimable pureté et quel détachement d’esprit sont exigés de ces âmes solitaires; comment il est requis d’elles une mort totale à la nature. On les condamne disant qu’elles sont personnes sans amour, n’ayant aucun égard pour leur prochain. On leur reproche de manquer de discrétion, d’être bizarre et égoïste, en un mot étrange, ne servant à rien et préoccupées seulement de leur propre repos.

Pour la plupart des gens l’excellence et la fécondité de cette vie toute divine reste chose inconnue. C’est que, dans cette sorte de vie les vertus essentielles, l’esprit et les grâces qu’il a reçues sont extrêmement intérieures et ne se manifeste à l’extérieur par aucune apparence brillante. Dieu connaît ces âmes, mais le monde les ignore. Tous leurs soins d’ailleurs se réduisent à demeurer ignorer des hommes afin que le trésor qu’elles portent ne leur soit ravi.

(I/Ch.71), Mais si ces âmes nobles et cachées ne sont pas connues ni appréciées à leur juste valeur, si on les juge parfaitement inutiles, elles sont cependant les colonnes de la communauté chrétienne. Dans leurs cellules solitaires, elles produisent plus de fruits pour la Sainte Église, par l’indicible pureté et par la puissance de leur ardente oraison, que ceux qui s’adonnent à de nombreuses œuvres extérieures au service de l’Église. Ceux-ci ne possèdent pas généralement une aussi parfaite purification intérieure ni un amour aussi désintéressé; et par conséquent, leur union à Jésus est aussi moins parfaite.

Les âmes solitaires sont les meilleurs intermédiaires entre Dieu et les hommes. La prière évite à l’humanité bien des maux, bien des châtiments dont Dieu menace le monde. Grâce à leur prière, beaucoup d’âmes se convertissent à une vie meilleure. Elles obtiennent des grâces pour les autres dans la mesure où elles sont agréables à Dieu. Les vivants et les morts expérimentent la puissance de leur amour et de leur zèle. Souvent, ici-bas, les hommes ne savent pas d’où leur est venu tel secours, par quelle intersession tel malheur leur a été évité, comment la grâce de Dieu a été augmentée dans leur âme et les a poussés au bien. Eh bien, ce sont ces bonnes âmes solitaires qui ont intercédé pour eux auprès de leur bien-aimé, par pure charité chrétienne.

Ces âmes sont en vérité des Mères ou des Pères qui souhaitent engendrer tous les hommes au Christ pour leur salut. Et réellement elles engendrent une foule d’âmes par l’ardeur de leur amour et par les amoureux gémissements qu’elles adressent au bien-aimé dont elles sont si rapprochées et qui les traitent avec une si intime familiarité. Comment prétendre que ces âmes sont inutiles et stériles et sans amour pour le prochain? Si la fécondité de leur amour ne paraît pas à l’extérieur elle existe néanmoins et plus qu’on ne saurait croire. Tout ceci je puis l’affirmer parce que j’en ai fait l’expérience, – pour autant toutefois qu’il m’est permis de croire à mes propres perceptions.

Tous les trésors que les âmes solitaires ont acquis, la vertu, les grâces, les biens spirituels, elles les tiennent cachés sous les cendres d’une humilité profonde, d’une sainte et silencieuse solitude. C’est ce dont elles font profession et qui leur permet de progresser en toute sécurité.

(I/Ch.72) Cet esprit de solitude conduit mon âme avec discrétion et discernement. C’est ainsi qu’il me laisse toute liberté de me montrer sociable et un peu moins silencieuse et retirée avec mes consœurs, tout au moins lorsque les circonstances semblent le demander. Au contraire dans toutes les autres occasions mon bien-aimé veut m’avoir toute à lui. Il veut que je fasse place à sa grâce et suive entièrement ses divines motions. Il se montre extrêmement jaloux et ne tolère pas que je passe mon temps à quelque autre chose ou que je m’occupe de ce qui n’est pas Lui seul. Pour vivre en perfection la vie des ermites, il faut demeurer orienté vers lui de toute son âme et de tout son cœur.

Et cependant notre seigneur permet certes quelques adoucissements en temps voulu pour nos petites sœurs. Par exemple, si je remarque que l’une d’elles ressent quelque difficulté intérieure, si je la vois d’humeur chagrine ou mal disposé de corps ou d’esprit, quand bien même j’éprouverais en ce moment un fort attrait au silence et à la solitude, l’amour m’enjoint de l’appeler chez moi et de la réconforter par quelques bonnes paroles. [Note = + elle écrit pour les autres] Ou bien je leur permets de prendre ensemble quelque délassement. L’esprit se plie avec souplesse à ces choses et m’accorde de leur témoigner un peu plus d’amitié et de tendresse, de m’entretenir aimablement avec elles et même de leur dire l’une ou l’autre chose qui puisse les amuser et les récréer. Ces modérations de rigueur sont nécessaires pour remonter un peu l’âme et le corps et les rendre plus aptes à l’oraison.

(I/Ch.73) Que votre Révérence me pardonne : je m’aperçois qu’une fois de plus je viens de faire une digression et que j’ai perdu de vue mon propos. Ce que mon bon père Saint-Joseph m’a donc fait comprendre c’est qu’il ne m’est pas permis d’accorder aux bienfaits reçus, à l’amitié des hommes une importance telle qu’ils me feraient de quelque façon transgresser notre Règle ou les Constitutions. Le commerce avec le monde ne doit non plus devenir tel qu’il pourrait nuire à la pureté et simplicité de l’esprit, qui appartient tout à Dieu. Saint-Joseph semble me montrer que nul bienfait des hommes n’est comparable à ceux du bon Dieu, lesquels sont insondables et inexprimables. Mon bon Père semblait me dire : «Voilà tout ce que Dieu t’a donné. Ne te sens-tu pas obligée de te conformer à fond à son bon plaisir et à fermer ton cœur et tes sens à tout ce qui est du monde?»

Il m’était proposé en même temps l’exemple d’une reine : quelle insupportable indignité, quelle indifférence, quelle grossièreté ne manifesterait-elle pas si, aimablement invité par le roi et tandis qu’il l’attend pour lui réserver un amoureux accueil, s’attarderait à causer avec les domestiques et gens de l’office? Ce roi n’aurait-il pas raison de s’indigner, de repousser cette reine et de lui retirer son amour? Il en va de même pour moi lorsque je m’attarde à m’entretenir avec des créatures quand il ne plaît pas à mon bien-aimé ou sans son ordre.

(I/Ch.74) Mon bien-aimé m’a dit, pour me consoler et me réconforter, que mon naturel lui plaisait et que je ne devais pas en désirer d’autre. Il m’a fait comprendre que mon caractère naturel était fort utile pour suivre ma vocation à la vie solitaire. Mon âme alors comme soulevée par une main puissante au-dessus de la nature, au-dessus des impressions et états mouvants des puissances inférieures, au-dessus de tout ce qui pourrait la troubler ou tourmenter, soit par le fait des hommes soit par celui du Malin qui dresse la nature corrompue contre l’esprit –, mon âme s’est trouvée tout soudain placée comme dans une région céleste où ne souffle aucun vent.

Mon bien-aimé m’a fait aussi comprendre que je dois être tout entier à lui seul et pour toujours, qu’il veut posséder mon âme en totalité. Ce jour-là et plusieurs jours de suite Il a rempli mon âme de joies si célestes, de délices si divines qu’il ne m’était pas possible de les décrire. Je me sentais contrainte de m’écrier : «O Dieu jaloux! O feu qui dévore! À combien juste titre ainsi nommé! Combien jaloux Vous montrez-vous à l’âme que Vous voulez vôtre entièrement et exclusivement, et comme le feu d’amour que Vous allumez en elle sait consumer tout ce qui n’est pas exclusivement pour Vous, vers Vous et en Vous. Vous ne tolérez rien, non, pas même les choses les plus anodines!»

Souvent je me suis sentie comme remplie d’un feu, je ne sais comment, et maîtrisée par une force divine, et poussée à satisfaire tous les désirs de Dieu. Intérieurement il m’était montré avec évidence que je devais m’unir à lui par un constant amour, par un dépouillement radical de tout le créé. L’attrait que je subis et si puissant que je serai prête, ce me semble, à passer par le feu et l’épée pour atteindre ce bien que Dieu présente à mon âme avec tant de bonté. Comment alors ne pas mépriser quelques critiques des hommes? Comment m’empêcheraient-elles de suivre la route par où Dieu me conduit? Plaire à Dieu, que faut-il d’autre? Tout le reste n’est rien.

3. Suite du récit biographique

(Note du traducteur. Les textes que Marie de Sainte Thérèse place au début de son séjour à Malines furent écrits par elle quelque dix ans plus tard. Ils sont en quelque sorte le résumé d’une assez longue évolution intérieure dont il est évident que Marie de Sainte Thérèse a rendu compte à son père spirituel par des billets et des lettres. Ceux-ci furent classés par le Père Michel de Saint-Augustin et réunis dans la deuxième partie de son édition. Il traite de la mortification extérieure et intérieure, de la conformité à la volonté divine. Ils ont trait en outre à l’appel puissant à la vie érémitique. La traduction de ces billets qui donnent le détail du résumé biographique qui précède a été publiée déjà par «La vie spirituelle» et par «Les études Carmélitaines».)

(I/Ch.75), Mais revenons maintenant au récit de ma vie.

Il me faut dire encore qu’étant sorti depuis quatre ans (du couvent des chanoinesses à Gand) j’ai renouvelé une fois encore ma profession de tertiaires de Notre-Dame du mont Carmel, entre les mains du révérend père Gabriel qui était prieur à Gand à cette époque. J’avais été poussée à le faire d’abord à cause d’un sentiment de spéciale dévotion, mais aussi parce que vers cette époque j’étais mieux instruite des obligations et des engagements d’humble obéissance des sœurs tertiaires régulières vis-à-vis de leurs supérieurs. Jusqu’à ce jour je m’étais imaginé appartenir à l’Ordre; mais mon cœur n’était pas uni à l’Ordre par le lien de l’amour. C’est pourquoi notre seigneur fit en sorte qu’un nouveau confesseur plus occupait de ma direction. Il m’a pris fort bien en quoi consiste l’esprit de notre Ordre et comment on les doit vivre si l’on veut être carmélites et vraie fille de notre aimable Dame.

Plus tard, quand j’habitais encore à Gand, étant allé à Malines pour trouver auprès de mon Père spirituel un peu de nourriture spirituelle et les instructions quant à la conduite intérieure, sa Révérence me demanda après quelques jours si je ne me sentais pas poussée intérieurement à lui faire une demande. Je lui dis que non; il renouvela cette même question trois jours en suivant sans expliquer toutefois ce qu’il voulait dire et ce qu’il attendait de moi. Chaque fois je lui répondais négativement. La troisième fois cependant je lui dis que je me sentais inclinée à me priver désormais de viande, et comme je lui demandais si c’était cela qu’il attendait de moi il me répondit que c’était cela en effet. Mais néanmoins sa Révérence ne voulut pas me donner cette permission; à moins, me dit-il, que notre seigneur ne manifeste par un signe certain que tel était son bon plaisir.

Revenu à Gand, je me préparais à manger de la viande comme à l’accoutumée, mais cela me fut impossible. Je m’affaiblis et devins malade. J’éprouvais un réel dégoût de la viande, car cette nourriture me causait de pénibles dérangements d’estomac. Avant ce jour je n’avais jamais ressenti pareille chose. Ma compagne qui n’avait jamais remarqué ce dégoût auparavant crut qu’il s’agissait d’un manque d’appétit, sans doute parce que la nourriture ne me plaisait pas. Aussi s’évertua-t-elle de préparer la viande de diverses façons. Mais le résultat était toujours le même. Au contraire les jours où nous dînions de légumes cuits je me sentais en parfaite santé, alerte et bien disposée, comme si j’avais été une autre personne que la veille. Ma compagne et sa mère furent contraintes d’avouer que notre seigneur désirait que je m’abstienne de viande. Il faut ajouter que j’éprouvais presque la même aversion et les mêmes malaises à manger du poisson.

J’écrivis donc à mon Père spirituel pour relater ce qui s’était passé et pour lui demander l’autorisation de me priver désormais de viande et poisson. Il refusa me disant d’essayer encore, pour éprouver la réalité du signe divin. Je m’efforçais pendant environ six semaines encore, faisant tous les efforts possibles pour surmonter mon aversion et supprimer les malaises. Cependant lorsque sa Révérence eut reçu les témoignages de ma compagne et sa mère je reçus l’autorisation et je pus, par obéissance, me priver de viande et de poisson. Je m’en suis tenue à ce régime, si j’ai bon souvenir, pendant six ou sept ans. Pendant tout ce temps je me suis fort bien portée, tandis qu’avant cela j’étais souvent malade.

(I/Ch.76) Lorsque j’eus pratiqué cette abstinence de viande et poisson pendant quelque deux ans, mon âme se sentit profondément désireuse d’une vie plus retirée, solitaire et cachée, une vie vraiment pauvre à la façon des solitaires et des ermites. La solitude et le silence n’étaient jamais assez complets à mon gré. C’est en eux que je trouvais toute paix et toute satisfaction.

Vers cette époque j’eus la visite d’une personne pieuse dont le grand désir était de servir Dieu en perfection dans la solitude. Nous nous ouvrîmes l’une à l’autre. Nos désirs, nos aspirations intérieures concordaient parfaitement. Toutes deux nous désirions mener ensemble un genre de vie où il serait possible d’observer sans atténuation la règle primitive de Notre-Dame du mont Carmel. Cette observance différait d’une certaine façon de celle des Carmélites déchaussées et se rapprochait davantage de celle que suivirent les saintes Euphrasie et Euphrosine.

Cette observance à laquelle nous aspirions consistait en une retraite plus absolue, sans parloir ni visite. Quant à l’ordinaire : jamais viande ni poisson, même en cas de maladie; jamais de vin; pas de fruits : pommes, poires, cerise, noix, raisins, etc. ; ni sucre ni épices dans la préparation des mets, hors le cas de maladie; rarement des œufs. Se nourrir essentiellement de légumes de notre jardin. Vivre en perpétuel silence dans la solitude de notre cellule avec deux fois une heure de colloque par semaine. (Cette récréation étant d’ailleurs supprimée pendant l’Avant et le Carême).

Tout cela nous paraissait encore fort peu de choses au gré du zèle qui enflammait pareillement mon cœur et le sien. Nous ne pouvions imaginer observance plus stricte et sévère que notre cœur n’en désirât de plus rigoureuses encore. Nous avons donc fait part de nos désirs à mon Père spirituel qui ne rebuta pas en principe notre projet surtout en ce qui me concernait personnellement. Quant à cette autre dame pieuse, bien des indices semblaient montrer que Dieu l’appelait aussi à ce genre de vie. Je ne parlerai pas ici de ces indices, quitte à y revenir une autre fois.

(I/Ch.77) Si mes souvenirs sont exacts, il m’est arrivé plusieurs fois, après la communion et tandis que j’étais intimement recueillie, de voir que certaines bonnes âmes se joindraient à moi pour pratiquer cette rigoureuse manière de vivre et qu’elles formeraient avec moi comme une association spirituelle. Une fois je vis que Jésus prenait grande satisfaction en ses âmes; qu’elles étaient comme des temples ou des demeures où il se reposait. Mais il se plaisait particulièrement en l’une d’elles qui se trouvait à la tête des autres. Celle-ci, Il la prenait familièrement par la main et semblait l’amener en divers endroits où elle était chargée de Le représenter et de prendre sa place.

Après avoir éprouvé ces choses je demeurais si tranquille et réconfortée que j’eusse volontiers accepté de mourir. J’étais prêt à tout et ne semblait craindre aucune souffrance qui aurait pu m’être imposée.

Pourtant il ne me souvient pas de m’être jamais fortement appuyée sur ces sortes de communications. Je ne me demandais pas si tout cela était purement d’ordre surnaturel. À cette époque je n’avais pas grande expérience pour discerner les activités que Dieu opère dans l’esprit qui lui, subit passivement. Dans la suite il m’est toujours resté quelque arrière-pensée à ce sujet et me suis demandée si l’intelligence naturelle n’avait pas ici joué quelque rôle. En effet cet esprit suscité en moi en ces occasions et qui me représentait dans le futur une communauté complète complète autour de moi, n’a pas continué d’agir sous cette forme dans la suite. Plus tard j’ai désirée pouvoir réunir quelques âmes seulement qui, sans former une véritable communauté régulière, en auraient été plutôt l’esquisse et la préparation.

Il me semble cependant que dans la suite et pendant l’oraison, il me fut souvent demandé de me présenter spontanément pour gagner des âmes à Dieu; et il est vrai aussi que je me suis souvent sentie enflammée de zèle à cette fin. Mais notre seigneur semblait se contenter de cette bonne disposition sans montrer de quelque façon qu’Il voulait donner à notre zèle l’occasion de s’extérioriser dans une œuvre.

(I/Ch.78) Au début, lorsque le seigneur semblait m’attirer à ce nouveau genre de vie, j’eus la visite d’un grand serviteur de Dieu. Il était venu tout spontanément ou peut-être sous la motion du Saint-Esprit. Avant ce jour je n’avais jamais rien entendu de lui. Lui-même ignorait tout de mes projets et du travail que Dieu opérait pour lors dans mon âme. Il était venu simplement pour me dire de prendre garde et de bien veiller à coopérer à la grâce divine. Il me faudrait être bien attentive à la grâce, me disait-il, d’autant plus qu’il discernait en moi des dispositions et conditions que Dieu pourrait utiliser pour réaliser de grandes choses à sa gloire. «Je ne vous dis pas cela, — poursuivit-il —, pour vous inciter à une vaine gloire, mais afin que vous ne négligiez pas les dons de Dieu». Ces paroles me parurent étranges, car j’avais le sentiment très vif de ma petitesse, de mon insignifiance et de l’absolue inutilité de ma personne.

Cependant mon bien-aimé ne cessait plus d’enflammer mon cœur et de l’attirer à pratiquer cette vie rigoureuse dont j’ai parlé. Mais mon Père spirituel qui était très humble ne voulait pas prendre la responsabilité d’une décision. Il trouva bon que je m’adresse à quelques autres spirituels expérimentés. Je devais leur ouvrir mon cœur, leur dire le travail qui s’opérait dans mon âme, les mettre au courant, en outre, de la vie que j’avais menée depuis ma profession religieuse et comment j’avais servi Dieu pendant ces dernières années. Ils pourraient mieux juger alors si l’esprit qui opérait en moi et l’attrait intérieur suscité étaient ou non de Dieu.

J’eus grand-peine à me résoudre à ces démarches. Aussi bien je ne connaissais personne et je n’aimais pas frayer avec les gens. D’autre part, je savais bien que les opinions sont habituellement divergentes, ce qui peut devenir très crucifiant pour une âme. Je savais aussi que l’utilisation d’un grand nombre de clés différentes détraque une serrure. Enfin je me disais que sa Révérence possédait assez de lumières pour juger les choses qui se passaient dans mon âme et pour se rendre compte si elles étaient ou non du bon esprit.

Mais pour complaire à ce désir qui lui était dicté par son humilité, je me confiais cependant à ce grand serviteur de Dieu dont je viens de parler. Il venait me voir de temps en temps, par charité. Il me paraissait posséder beaucoup de lumières pour discerner les esprits et juger des choses de l’âme. Il était un homme simple ayant l’expérience de l’oraison et de la vie intérieure. À mon sens, il n’avait pas son pareil dans la ville entière.

M’ayant donc écoutée et interrogée il estima que toutes ces choses venaient du bon esprit. Il me confirma dans mes bonnes intentions et m’encouragea à poursuivre courageusement dans cette voie en me confiant entièrement à Dieu. Il me dit que Dieu réalise parfois de grandes choses en se servant d’âmes simples et humbles, pour confondre ainsi la sagesse et la science du monde.

Je me tins pour satisfaite sans plus chercher conseil ailleurs. Je n’attachais pas grande importance au fait de m’engager personnellement à suivre cette voie. M’abandonnant au cours des événements je laissais à notre seigneur le soin de décider si d’autres âmes encore viendraient ou non se joindre à moi dans la suite. Mon intention n’avait jamais été de fonder une communauté. À supposer que personne ne viendrait adopter notre genre de vie, je pourrais finir mes jours en compagnie de cette personne pieuse dont j’ai parlé déjà. Quant à celle-ci, j’étais intérieurement certaine qu’elle était appelée à vivre ce genre de vie, qu’elle serait notre fille et sœur malgré ceux à qui Dieu permettrait de s’y opposer. J’avais reçu de tout ceci de nombreuses assurances intérieures que je m’abstiendrai de relater ici.

(I/Ch.79) Tandis que je recommandais toute cette affaire à Dieu, le priant de susciter quelque bonne occasion pour me permet de réaliser convenablement mes projets, il arriva qu’un vieillard qui occupait une maison à Malines vînt à mourir. Cette maison appartenait à nos Révérends Pères et se trouvait située près de leurs couvents, attenante à leur église. On l’appelait «l’Ermitage» parce qu’une recluse y avait habité jadis.

Les supérieurs estimèrent que cette maison se prêtait parfaitement au genre de vie recluse et solitaire que je désirais pratiquer. On pouvait en effet y demeurer entièrement séparé du monde. Il suffirait d’y aménager un petit oratoire où nous pourrions faire nos dévotions et y suivre, de jour comme de nuit, l’office chanté par les religieux.

Ce projet me plut beaucoup et je me hâtais de me rendre à Malines. En même temps j’avais demandé le consentement de mon père, qui vivait encore à cette époque. Je n’osais pas changer de manière de vivre sans avoir obtenu son consentement. Connaissant sa générosité et ce sentiment de piété je ne doutais pas de sa permission. En effet, dès la première lettre que je lui écrivis il m’accorda joyeusement la faveur que je lui demandais en toute humilité.

Lorsque ma résolution fut arrêtée d’aller prendre possession de cette maison, ma compagne de Gand et sa mère décidèrent de m’accompagner et d’aller vivre avec moi à Malines. Elles regrettaient de me voir les quitter, car elles s’étaient habituées à ma présence auprès d’elles. Pour le surplus elles croyaient, je ne sais pourquoi, qu’elles ne pourraient plus se passer de moi. Quant à moi, j’appréhendais que cette décision ne bouleversât quelque peu notre projet. Elles ne se sentaient pas particulièrement attirées à ce genre de vie solitaire et voulaient me suivre plus par affection naturelle que par attrait divin. On acquiesça cependant à leur demande de m’accompagner parce qu’elles faisaient preuve de tant de bonne volonté et se déclaraient prêtes à tout ce qui serait exigé d’elle. Et c’est ainsi que nous sommes parties ensemble de Gand en octobre de l’année 1657. Je n’ai cependant jamais consenti à admettre ma compagne à faire profession et à s’engager comme les autres sœurs. À elle et à sa mère j’ai simplement permis de vivre et d’habiter avec nous, comme les enfants de la maison. Notre seigneur arrange tellement les choses qu’une occasion honorable leur permit à toutes deux de retourner à Gand après avoir vécu chez nous pendant environ un an et demi.

La première année de mon séjour définitif à Malines, notre seigneur me fit de nombreuses et grandes grâces. Il travailla mon âme par des illuminations très pures et lumineuses me poussant à un genre de vie très simplifiée et d’oraison très élevée. C’est ce dont je vais parler maintenant.

4. Établissement à l’«Ermitage» et profession15

(I/Ch.80) A cette époque où mon bien-aimé inondait mon âme de sa lumière céleste et de ses grâces, me comblant de ses faveurs et joies spirituelles, mon cœur s’enflamma d’un grand zèle pour faire pratiquer par d’autres âmes qui cherchaient Dieu la vie de bonheur dont je jouissais. Ce bonheur, je l’avais trouvé dans la solitude tant désirée, dans une manière de vivre dans la retraite, dans la sainte pauvreté et dans l’abstinence de tout ce dont la nature peut se priver raisonnablement et avec discrétion. Toutes ces mortifications étaient douces et agréables à pratiquer, comme si la nature n’y avait éprouvé aucune répugnance. Rien ne me semblait trop dur ou trop lourd; en rien je ne parvenais à trouver objet de mortification et je ne goûtais de saveur qu’aux choses ayant trait à Dieu et capables de me rapprocher de lui.

J’avais sans cesse en tête cette vérité que plus on se prive de choses naturelles et d’êtres créés, plus on obtient Dieu. Tant selon la nature, tant plus selon l’esprit. Moins on possède de choses créées, plus on possède Dieu; plus éloigné du créé, plus rapproché de lui. Je courais alors dans le chemin de la perfection, poussé par une faim que rien ne pouvait rassasier. Quoi d’étonnant? Le feu de l’amour me faisait brûlante. Une force me poussait et j’étais infatigable à pratiquer les exercices spirituels et à m’adonner à l’oraison mentale.

Chaque jour j’expérimentais le bien qui en résultait pour mon âme. C’est pourquoi je priais et suppliais souvent notre seigneur qu’il daignât susciter quelques bonnes âmes et les inciter à Le servir en toute pureté. Il me semblait en effet que dans le monde entier il ne se pouvait trouver manière de vivre mieux faite pour le servir en plus grande perfection et simplicité. C’est qu’ici tout ce qui empêche d’atteindre la perfection est radicalement supprimé et exclu.

Je croyais cependant qu’il se trouverait très peu d’âmes dont la piété et le courage seraient suffisants pour pratiquer ces choses toute leur vie durant et sans aucun relâchement. Peut-être y aurait-il quelques hommes choisis, animés d’un grand zèle pour la pratique de la vertu et de la mortification. Je pensais surtout à cette pieuse personne dont j’ai parlé déjà. Elle me semblait capable de mener cette sorte de vie et du premier instant où je l’avais connu j’avais été intérieurement assuré que Dieu nous l’avait prédestiné et réservé. C’est pourquoi je demandais parfois à notre seigneur de vouloir l’attirer fortement et de ne point la laisser en repos qu’elle ne réponde à ses motions. Et c’est ce qui est arrivé. De crainte de trop m’étendre sur ce sujet, je ne dirai pas comment elle a été tirée et incitée par Dieu. Les signes évidents de l’appel divin ont été manifestés merveilleusement en elle. Peut-être un autre un jour seront-ils relatés.

La grâce de Dieu travailla donc si bien cette âme pieuse et la poussa si loin qu’elle finit par briser tous les obstacles. Rejetant toutes les considérations d’ordre naturel et les vaines craintes, elle se résolut à la fin. Ayant demandé et obtenu d’habiter ici, elle mit aussitôt en pratique la résolution qu’elle avait prise de mener une vie de recluse. Dès qu’elle se fut fixée chez nous et qu’elle commença de goûter ce qu’est la solitude et la vie de renoncement à tout ce qui est du monde, notre seigneur la dédommagea des morts et souffrances de la nature qu’elle avait subies pour lui plaire. Il la gratifia de très douces onctions de l’esprit, d’un brûlant amour et de fruitions divines.

*

Après une probation de quelque deux ans dans ce genre de vie et comme dans l’entre-temps nos Constitutions et formes d’observance avaient été approuvées par notre Révérendissime Père Général, nous avons toutes deux fait profession avec vœux perpétuels d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, pour autant que la pauvreté absolue puisse être pratiquée en dehors d’un couvent régulièrement organisé.

Un an plus tard, notre seigneur nous envoya encore une sœur destinée au service et qui serait aussi chargée de nous procurer les choses nécessaires. Cette sœur a fait aussi une profession simple sans s’engager davantage.

(I/Ch.81) Après que la grâce divine et sa lumière eurent augmenté dans mon âme pendant un temps assez long et qu’elles l’eurent placée comme en plein midi, il plut à notre seigneur de faire diminuer petit à petit cette grande clarté intérieure. (Peut-être était-ce bien de ma faute. N’avais-je pas été inattentive à coopérer comme il aurait fallu à ces grâces et avais-je bien tout fait pour les conserver?)

*

IV. Nuit et déréliction

Le travail surnaturel qui s’opérait dans mon esprit cessa donc petit à petit. Les infusions de la grâce divine, etc., ne s’arrêtèrent pas tout d’un coup, mais par degrés et si doucement que je ne m’en aperçus à peine. Jusqu’au jour où, ayant tout perdu, je me trouvais livrée à mes seules forces naturelles et sans appui. Je ne sentais plus aucun secours d’en haut. Ce fut la nuit complète dans mon âme.

Les choses s’étaient à peu près passées comme pour la lumière du jour. Le soleil arrivé au sommet de sa course, en plein midi, commence à décliner. Le soir vient, le soleil perd quelques degrés de lumière sans que nous puissions le percevoir; jusqu’au moment où, privé de clarté, nous nous trouvons dans la triste obscurité de la nuit.

Cet état d’abandon m’était nécessaire. Il me fallait être éprouvée et purifiée comme l’or, dans le feu de nombreuses peines extérieures et intérieures, dans les tentations, les souffrances et les luttes.

Et sans doute, dans l’état de joies spirituelles ou j’avais été placé précédemment, j’avais été instruite de la pratique parfaite des vertus, de la simplicité intérieure, du détachement de tout ce qui n’est pas Dieu, de l’amour de Dieu pur et sans image, de la connaissance de mon propre néant, du renoncement à mon moi, etc. Mais pour pratiquer tout cela et l’atteindre en perfection, il m’avait manqué jusqu’à présent l’occasion de mettre en œuvre ce que j’avais appris par illuminations divines. Autre chose est connaître tout cela et s’y sentir inclinée, autre chose le pratiquer et mettre en œuvre quelque soit l’état où l’on se trouve, dans toutes les occasions et rencontres.

(I/Ch.82) Il est d’une perfection médiocre et incomplète de pratiquer généreusement les vertus, de se montrer fidèle à Dieu, de tendre vers lui par amour, de se détacher du créé, de ne trouver joie et satisfaction qu’en Dieu seul, quand tout cela se pratique au temps des faveurs spirituelles. Dieu attire l’âme et la comble amicalement; Il la submerge des faveurs spirituelles et lui fait goûter ses touches divines. Alors tout se fait comme de soi, sans effort ni peine. L’amour sensible que l’on éprouve rend tout facile; et la grâce pousse l’âme à tout bien, à toutes vertus, en lui faisant doucement violence.

Dans cet état toutes ces faveurs sont fort utiles et profitables pour l’âme et la font progresser rapidement, tant que Dieu la maintient dans cet état et ne la dispose pas à quelque degré plus élevé. Mais quand Dieu décide de la conduire par des chemins plus escarpés et réservés, lorsque le temps est venu de la placer dans une nuit obscure privée de tout secours sensible et de toute infusion perceptible de grâce divine il reste cependant dans cette âme quelque chose des faveurs surnaturelles dont elle a joui précédemment. Ces grâces persistent dans l’âme qui ne les perçoit plus et l’empêche, quoique mortifiée et privée d’affections sensibles, de trouver quelque satisfaction dans les créatures. L’âme demeure incapable de se tourner vers les choses créées.

C’est pourquoi lorsque les faveurs divines lui sont prodiguées, l’âme doit les tenir en grande estime et remercier Dieu de les lui avoir données. Qu’elle les accepte en toute humilité, attentive à s’y montrer fidèle et à les conserver par une généreuse coopération.

(I/Ch.83) Il a donc semblé bon à mon bien-aimé de me conduire par un chemin très dur et fort pénible à la nature et à l’esprit. Il m’a placé dans un état de dénuement extrême et de désolation de l’âme. Il fallait bien que je sente et que j’éprouve le fait de mon impuissance, de mon incapacité au bien, de mon néant, de ma fragilité, de ma misère et de mon abjection. Notre seigneur a voulu me faire sombrer dans une humilité profonde et me fixer dans la connaissance de mon néant. Pour arriver à cette fin il a employé tant et de si divers moyens qu’il ne m’était plus possible de ne pas être foncièrement écrasé et anéanti.

Car mon bien-aimé a infligé à ma nature coup sur coup blessures sur blessure. Ma nature a été comme forcée de mourir totalement à toutes ses inclinations, à toutes les subtiles adhérences qui la maintenait en vie, et tout particulièrement au goût des faveurs divines. Jamais je n’avais remarqué cette attache aux dons surnaturels avant d’en avoir été privé.

Il était nécessaire, comme je l’ai dit, que ce nouvel état me fût envoyé. En moi les vertus théologales de Foi, d’Espérance de Charité devaient en arriver ainsi à opérer d’une façon parfaite. En outre les rafales et les tempêtes que je subissais devaient mieux enraciner dans mon âme toutes les autres vertus chrétiennes. C’est de cette manière qu’un arbre secoué de toutes parts par les vents pousse plus profondément ses racines dans la terre.

(I/Ch.84) Auparavant, j’avais dans l’intelligence la connaissance de toutes les vertus et ma volonté était suffisamment inclinée à les pratiquer; mais je n’avais eu aucune occasion particulière de mettre réellement en pratique cette connaissance et ces bons mouvements. Je ne possédais pas non plus la vraie connaissance de mon néant. Pour établir en moi réellement cette connaissance et l’incorporer en quelque sorte à ma nature même il était nécessaire de me faire passer par certaines épreuves et expérimentations. Pour avoir l’expérience de ce que c’est vraiment je devais être précipité dans une totalité de misère et de douleur. Il me fallait être dépouillée de toutes les grâces, de toutes les opérations sensibles de la vertu, etc., comme si je n’avais jamais rien possédé de tout cela. C’est aussi ce qui m’est arrivé pendant un temps assez long. Je crois bien que cette nuit de l’âme, cette privation de toute grâce sensible ont duré quatre ou cinq ans. La privation n’était pas sans cesse aussi extrême et violente. Parfois elle s’éclairait de quelque lumière divine; parfois une grâce sensible me réconfortait.

Quand je percevais ces sortes de faveurs, je pensais que la nuit avait pris fin avec toutes ses souffrances antérieures; mais je me trompais, car bientôt je me retrouvais en pleine obscurité. De même que cet état de privation s’était lentement établi en moi et qu’il s’était mis à faire nuit dans mon âme sans que je m’en fusse aperçu, de la même façon il a pris fin. Petit à petit le jour renaissait dans mon âme et le ciel se fit beau, calme et serein.

Sous leur forme la plus extrême, les peines intérieures, les angoisses, les aridités, la déréliction de l’esprit durèrent environ deux ans. De Dieu je n’obtenais rien ou presque. De personne ne me venait aucune consolation, aucun réconfort. Le ciel me semblait fermé. Pas une goutte de rosée. Nulle pluie sur la terre aride de mon âme qui se desséchait de plus en plus et semblait condamnée à disparaître.

(I/Ch.85) Avant de poursuivre la description de cet état de déréliction intérieure, il me semble utile de relater ce qui m’était arrivé quelques semaines plus tôt, avant que je ne fusse placée dans cet état de peines et de souffrances. Parfois pendant l’oraison il m’avait été montré une représentation des péchés commis par quelques religieux d’un certain Ordre. Aux yeux de Dieu, ces religieux étaient comme des fruits de Sodome, brillants en apparence, mais à l’intérieur tout rempli de chancre [?] et de pourriture. Aussi la colère de Dieu s’était-elle enflammée contre eux. Notre seigneur semblait menacer de leur envoyer un grand mal, de retirer d’eux sa main et ses bénédictions, permettant qu’il survienne quelque grand scandale qui les aurait couverts de confusion. Les bons allaient pâtir avec les autres et, à leur grande honte, recevraient des coups douloureux. Le Seigneur ne voulait pas tolérer plus longtemps leur malice cachée sous d’aussi beaux dehors.

Je redoutais fort l’exécution de cette menace, mais plus encore m’affligeait du tort fait à la Majesté divine par ces péchés. D’une part mon zèle me portait à désirer le châtiment, mais d’autre part je voyais le grand mal qui en résulterait et le tort qui serait fait à l’honneur de cet Ordre religieux. Je me sentis donc poussée à m’offrir à mon bien-aimé afin qu’il se venge sur moi par toutes les souffrances qui lui plairaient de me faire endurer. Je priais mon bien-aimé et la bonne Mère, avec beaucoup de tendresse, leur demandant de détourner cette main menaçante et de ne point frapper d’une manière visible.

Ils me promirent de retenir la main de la justice divine et de tendre à ses religieux une main miséricordieuse et bienfaisante afin que les bons puissent maintenir le bien et le bon ordre dans leur religion. Et vers le même temps, il est arrivé comme l’avaient promis le seigneur et ma sainte Mère. En effet, contrairement à toutes les prévisions humaines et d’une façon pour ainsi dire miraculeuse, les bons ressentirent tout à coup l’intervention de notre seigneur et de la bonne Mère dans une importante affaire dont devait dépendre le salut de la province entière.

(I/Ch.86) peu de temps après ce fait mon bien-aimé permit que mon corps fut affligé de douleurs insupportables. Personne ne comprenait la nature de ces souffrances. D’aucuns étaient d’avis qu’elles n’étaient pas naturelles parce que les remèdes usuels demeuraient sans effets. D’autres disaient qu’il devait y avoir là quelque diablerie, car ils n’avaient jamais constaté chez personne des douleurs de cette nature. Moi non plus, je n’en avais jamais ressenti de pareilles; et je suis porté à croire que le Seigneur avait donné puissance au démon pour m’assaillir, pour me torturer l’âme et le corps, extérieurement et intérieurement, en m’affligeant de toutes sortes de douleurs. Tout est arrivé en même temps : et l’aridité, et la déréliction de l’esprit, et les souffrances physiques et celles qui me venaient des hommes.

Ces douleurs étaient telles que je ne saurais les comparer à rien. C’était comme une grande torture, un martyre. Si dans ces circonstances mon bien-aimé ne m’avait pas assistée sans que je le sache j’aurais succombé, je crois, sous la douleur ou me serais abandonné au désespoir. Ma chair était comme traversée et percée de toutes parts de couteaux ou de glaives. Parfois mes entrailles me semblaient brusquement arrachées. Les sœurs pleuraient de compassion en me voyant dans cet état lamentable. Les plaintes et souvent les cris que la souffrance m’arrachait ne leur permettaient plus de se reposer, ni de jour et de nuit. Ces crises duraient parfois pendant plusieurs heures et les sœurs étaient forcées de me maintenir pour empêcher de me déchirer et lacérer les membres. Car la douleur me rendait comme folle.

Après avoir subi cette torture pendant des heures j’étais à bout, le corps épuisé comme après une longue et grave maladie. Je devais alors prendre quelque nourriture pour refaire mes forces avant de me remettre encore une fois sur le chevalet de torture. Habituellement il m’était donné chaque jour quelques instants de répit, comme pour me permettre de reprendre haleine. Ces douleurs durèrent quelques semaines, mais je ne sais plus au juste combien. Je crois que jamais je ne pourrais les oublier; et aujourd’hui encore mon amour est si médiocre que la nature tremble de peur à ce seul souvenir.

Afin que cette souffrance me fut encore plus lourde à porter, mon bien-aimé permit qu’elle fut mal jugée par d’aucuns qui y voyaient un signe de malédiction. Pour eux la chose était certaine puisque, disaient-ils, le Malin me tenait sous son pouvoir pour torturer ma chair et troubler mon âme de toutes sortes de tentations bizarres. Ces appréciations étaient d’autant plus pénibles qu’elles émanaient parfois de certains ecclésiastiques. Ils disaient aussi que j’empêchais Dieu d’étendre ses bénédictions sur notre maison.

Un ecclésiastique en particulier me causa beaucoup de tracas et d’ennuis en exerçant de mille manières et en me contrariant. Il voulait, je pense, éprouver la valeur de ma vertu et de mon esprit de ce mortification. Il semblait m’étudier pour trouver de nouveaux moyens de faire souffrir ma nature et la pousser à se révolter. Mais hélas, comme ce personnage ne comprenait pas ou guère mon état intérieur et ce que le Seigneur me donnait à souffrir, il me traitait avec beaucoup de rudesse, portant ses coups à l’aveuglette et me causant blessure sur blessure. Et le pire était qu’à ce moment-là je n’avais personne à qui me confier. Les luttes intérieures, les tentations, etc., je devais tâcher de m’en tirer toute seule comme je pourrais; car à cette époque mon Père spirituel était absent pour un temps assez considérable.

(I/Ch.87) il semblait étrange à plusieurs, et même à des ecclésiastiques, de me voir éclater en sanglots lorsqu’ils me faisaient quelque peine. Ils s’étonnaient et ne pouvaient comprendre qu’une âme abandonnée de Dieu pût être attristée et troublée par quoi que ce soit. Surtout quand il s’agissait d’une âme qui s’était exercée à l’oraison et à la mortification depuis de si longues années déjà. Au fond ils n’avaient pas tort et le fait est réellement étonnant, mais cette impassibilité qu’ils auraient voulu trouver en moi n’existe que chez les âmes qui sont dans la lumière et qui goûtent les faveurs divines. Celles-là sont en effet impassibles et insensibles à tout ce qui leur arrive à elle-mêmes et aux autres. C’est parce qu’elles tiennent pour ainsi dire toute chose sous leurs pieds. Grâce à cette lumière divine qui les enveloppe de toutes parts elles demeurent élevées en Dieu, ravies au-dessus de tout ce qui pourrait les émouvoir et les troubler. Rien n’a de prise sur elles, tout fait ricochet.

Mais il en va tout autrement pour les âmes placées dans un état de nuit obscure, de déréliction et de privations spirituelles. Elles restent plongées dans une mare de tortures intérieures, dans une fournaise d’anéantissement. Dans cet état de purification et d’épreuve, Dieu permet que toutes les passions de l’âme retrouvent un regain de vie et elles renaissent plus vivaces qu’au temps de la première conversion de cette âme. Celle-ci se voit contrainte de reprendre les armes pour combattre ses passions, pour les réduire, pour les fouler sous les pieds. Et cela lui demande maintenant plus d’efforts et d’application et de force qu’au temps où elle ne faisait que commencer.

Tout cela je l’ai expérimenté moi-même, dans l’état où Dieu m’avait placé. Je ne savais plus que penser de moi, car je me sentais rétive et sensible au moindre mal qui m’était fait. Auparavant je ne savais guère ce qu’étaient les passions, la susceptibilité, l’énervement. Dès l’enfance j’avais joui d’un tempérament doux et facile, modéré. J’étais très accommodante de caractère. Je ne me souviens pas qu’avant le temps dont je parle maintenant, j’ai éprouvé jamais des mouvements de colère, d’impatience, d’agacement nerveux. Ni tristesse ni joie excessive non plus, pour rien au monde. Je faisais tout naturellement toutes choses de la même façon, si bien que rien ne semblait pouvoir me troubler ou m’énerver. Et maintenant, voici que j’étais devenue sensible et délicate autant qu’un enfant qui vient de naître et qu’un fétu peut blesser.

(I/Ch.88) Je n’en reviens pas encore aujourd’hui de l’hypersensibilité dont j’avais été affligée tout à coup. Une attitude un peu sévère, un mot dit d’une façon qui ne me plaisait pas, une appréhension, une simple idée : tout cela suffisait à me blesser intérieurement, à me faire mal, à me torturer. Je ne parvenais pas à rejeter cela, à le dominer en pratiquant quelque acte de vertu. Jadis cela m’aurait fait rire. Je n’y aurais même pas fait attention. Et maintenant j’en pleurais et gémissais!

Plus je faisais des efforts et me tortillait pour me dégager de ma sensibilité naturelle et de l’agitation des passions qui remplissaient mon cœur de tristesse, d’amertume et de terreur, et plus je m’y enfonçais, plus je m’y empêtrais. Je n’étais pas assez abandonnée ni soumise à la volonté de Dieu; ce qui m’empêchait de supporter toutes les souffrances de cet état sans adoucissements, sans consolations divines, sans assistance de ceux qui dirigent mon âme. Et j’étais impuissante à résister comme il eût fallu aux mouvements imparfaits qui troublaient mon âme.

Dans le triste état où celle-ci avait été mise, elle semblait prêter le flanc à toutes sortes de peines et de tourments, ouverte aussi à toutes les tentations, croix, angoisse et inquiétude. Ouverte hélas à toutes les mauvaises inspirations, à toutes les mauvaises motions. Avant ce temps mon âme ne s’ouvrait guère qu’aux clartés surnaturelles, aux motions et impressions divines, aux aspirations du Saint-Esprit et aux mouvements de l’amour. Quel changement et quelle différence d’un état à l’autre! Dans l’état de faveur spirituelle, la grâce semblait soulever mon âme. Comme l’aigle elle volait en fixant le soleil pour vivre en Dieu comme une créature céleste n’ayant plus rien de commun avec ce qui est sur terre. Mais dans l’état de déréliction voici que j’étais devenu comme un ver de terre : je rampais sur le sol, me tortillait dans ma nature agitée de mille pensées étranges, troublée par les doutes, les peines, les inquiétudes de mon âme. Et comme un ver misérable, je me sentais foulée aux pieds, écrasée, incapable de me tirer d’embarras.

(I/Ch.89) Malgré cette délicatesse exagérée de la sensibilité, etc., les mouvements fonciers de ma volonté n’avaient jamais cessé de tendre au bien. Jamais ma volonté n’avait consenti à s’incliner vers quelque mal. Dieu m’a toujours préservée de pareille inclination. Ma grande souffrance et son vrai tourment était d’ailleurs de percevoir en moi des mouvements contraires à la vertu et à la perfection. Mais Dieu avait aussi mis en moi une horreur du mal, que je craignais comme l’enfer. Dans la partie supérieure de mon âme, le désir de Dieu était aussi intense que jamais. Cependant ce m’était un martyre de me sentir privée de la grâce divine et des effets sensibles de la vertu.

Il me semble bien à présent que pendant ce temps d’épreuve et de déréliction je pratiquais les vertus par la volonté et conformément aux exigences de notre état et des circonstances. Mais à cette époque il me semblait que je ne les pratiquais plus parce que les révoltes de la nature persistaient, que les passions ne s’apaisaient pas, que la paix sensible de l’âme ne se rétablissait pas. [.......] Aussi me semblait-il que je ne pratiquais aucune vertu, que j’étais incapable de les pratiquer à cause de cette impuissance au bien que je ressentais. La révolte de la nature était si sensible et si vivace qu’elle couvrait les opérations de la volonté tendue vers le bien et vers Dieu.

(I/Ch.90) Pendant longtemps, je me suis sentie emprisonnée dans les limites étroites de ma nature, comme dans un cachot obscur, liée, bâillonnée, chargée de fers. Je ne pouvais mouvoir les puissances intérieures pour les orienter vers Dieu ou pour les intéresser à quelque bien. L’oraison et les exercices spirituels me rebutaient. J’en avais le dégoût et je redoutais les heures qui leur étaient réservées.

Cependant malgré l’aversion que je ressentais je ne m’en suis jamais dispensée. Jamais je n’ai écourté le temps, mais le redoublait au contraire, pour porter un coup au Malin et à la nature. Je ne voulais pas me départir de la régularité qui est requise de quiconque veut être un jour une âme de prières. Toutefois une heure passée en oraison était un véritable tourment. Il me fallait constamment ramer contre le courant. Souvent il m’était impossible de recueillir mes pensées et de les rendre attentifs à Dieu. Je n’y parvenais même pas le temps d’un Ave Maria. Une muraille de fer semblait s’être élevée entre Dieu et mon âme. Surtout pendant l’oraison je me sentais si séparée de mon bien-aimé et si loin de lui qu’Il me paraissait se trouver à mille lieues. C’est ainsi tout au moins que je percevais les choses par l’expérience sensible; car ma volonté n’était jamais séparée de Lui.

Dans la prière je m’évertuais comme je pouvais afin de me tenir sans cesse occupée de Dieu. C’était en vain. Que de fois me suis-je relevé de l’oraison sans avoir pu former une seule bonne pensée. Je ne faisais que chercher sans trouver jamais. Le seigneur m’avait si bien enlevé le don de la prière que je ne savais même plus ce qu’elle est et comment il faut s’y préparer. C’était comme si je n’avais jamais pratiqué l’oraison. J’estimais avoir obtenu un grand résultat déjà lorsque je parvenais à établir un peu de silence et de paix dans mon cœur. Car mon âme était comme une mer aux vagues mêlées par la tempête. Pourtant j’avais toujours été d’un naturel calme, nullement agité. Ma pensée ne s’était jamais attachée à la multiplicité des choses. Maintenant mon oraison et ma solitude n’étaient plus que vacarme et agitation. J’étais assaillie de pensées multiples et parfaitement inutiles. Elles emportaient mon âme je ne sais où. Il ne me venait pas, il est vrai, beaucoup de pensées mauvaises, mais pas de bonnes non plus. Je devenais stupide et ignorante pour les exercices de la vie intérieure. Je n’aurais su qu’en dire et j’étais aussi incapable de la pratiquer que si je n’y avais eu aucune expérience.

(I/Ch.91) Cet état misérable me fit craindre bientôt d’avoir perdu pour toujours, et par ma faute, la grâce de Dieu. J’avais l’impression combien douloureuse que mon bien-aimé s’était définitivement écarté de moi et m’était devenu étranger. J’éclatais en sanglots, je gémissais et me lamentais disant à notre seigneur : «Ah, pourquoi m’avez-vous à jamais repoussée loin de votre regard? Serais-je privée de votre face divine pour l’éternité? Ayez pitié de l’œuvre de vos mains, de cette œuvre que vous avez créée à votre ressemblance!»

Mes craintes étaient parfois si vives et je désespérais tellement de mon salut éternel que mon cœur était prêt de se briser de douleur. Souvent il a défailli sous le coup de ses impressions angoissantes. Il me semblait que depuis longtemps déjà il m’avait été dit que Dieu m’avait certainement condamné à la damnation éternelle; et je ne parvenais pas à rejeter cette tentation. La terreur et l’angoisse brisèrent tellement mon corps en l’espace de huit ou dix jours que j’en avais vieilli de vingt ans. Mes orbites et mes joues s’étaient creusées au point qu’en me voyant si changée en quelques jours, les sœurs ne savaient plus que penser.

Je crois qu’aucune tentation ne m’a jamais tourmentée avec autant de vigueur et si longtemps que cette tentation de désespoir. J’étais insupportable à moi-même. Je me voyais comme un abîme de défauts et d’imperfections sans nombre. Il me semblait que les sœurs aussi ne pouvaient plus me supporter. Parfois je me sentais si méprisable et dégoûtante que je me jugeais digne d’être chassée par les sœurs. Et je m’étonnais de leur bonté, de leur patience : comment pouvaient-elles me tolérer si longtemps parmi elles? Et cependant ces sentiments n’étaient pas l’effet d’une véritable et foncière humilité, car il s’y mêlait encore beaucoup de découragement et de pusillanimité.

Le malin faisait tout son possible pour éveiller en moi toutes sortes de mauvais penchants en même temps qu’un dégoût du bien, de la confession, de la sainte communion, de l’observance régulière, des sermons, de lecture spirituelle, etc. Je ne pouvais plus entreprendre une bonne œuvre quelconque sans me faire violence et quand je l’avais entreprise j’assistais sans goût et restais froide comme la pierre. Rien ne parvenait plus à éveiller en moi quelque bon mouvement : ni la confession, ni la communion, ni les sermons ou instructions spirituelles. Il ne m’est pas possible de donner une idée de la souffrance et de la tristesse que me causaient les exercices de piété. Je crois que l’enfer avait été déchaîné pour m’attaquer avec une violence redoublée pour me vaincre et me pousser à tout abandonner. C’était surtout pendant l’oraison et pendant l’Office que j’avais à souffrir. À ces moments il m’était suggéré d’horribles pensées de blasphème contre Dieu et les saints, des railleries méprisantes pour le culte et les cérémonies de l’Église, des doutes quant au Saint-Sacrement de l’autel et même quant à l’existence de Dieu. Et ces doutes étaient présentés avec des arguments plus forts qu’on ne saurait dire.

(I/Ch.92) Parfois je me sentais poussée à une telle extrémité par ces souffrances, ces angoisses, ces peines de l’esprit, que le monde ne paraissait se resserrer sur moi. C’était comme si mon âme avait été prise entre deux grosses meules, comme si des épées la traversaient, comme si elle avait été suspendue entre ciel et terre sans trouver d’appui ni par le haut ni par le bas. Nul soutien ni de Dieu ni des hommes. Parfois j’éclatais et disais en pleurant à mon confesseur : «Le ciel et la terre se dressent contre moi. Où dois-je me tourner? Dieu me crucifie. Les hommes me crucifient. Les démons me tentent jour et nuit, sans un moment de répit et mieux que tous les autres, ma propre nature me crucifie le plus durement».

Pendant un certain temps, je fus tentée d’attenter à la vie : les raisons et les moyens m’ont été suggérés, comme si l’on me disait : «A quoi bon passer ta vie dans un pareil tourment. Choisit plutôt la souffrance la plus courte. Tu feras tout ce que tu voudras : jamais tu ne seras sauvée». Le suicide m’était représenté comme si facile que cela ne semblait plus rien du tout. Cependant comme le Malin ne réussissait pas aussi bien qu’il aurait voulu, il me suggéra de nuire à ma santé physique en ne mangeant plus rien; mais je lui répondis : «Ne vous en déplaise, je mangerai pour soutenir ma vie et la consacrer au service de Dieu et de la bonne Mère; quand bien même je devrais être maintenue dans ces souffrances toute ma vie durant. Je ne manquerai pas à ce que je dois faire, parce que je sais que cela plaît à Dieu».

Une nuit, tandis que je dormais, je me vis entourée de diables. Ils tenaient une longue banderole de papier où se trouvaient inscrits les nombreux péchés qu’ils prétendaient que j’avais commis. On y voyait, me semble-t-il, mes plus légères fautes contre la pureté du cœur; mais ils me les représentaient comme de très graves péchés, des péchés impardonnables. J’étais remplie d’angoisse. Je ne savais où me tourner tant j’avais peur. Sans doute les démons agissaient-ils ainsi me pousser au découragement et au désespoir.

À plusieurs reprises le Malin a tenté de m’étouffer en pesant sur mon cœur ou de m’étrangler en me serrant la gorge. Je me sentais alors en péril de mort. Je l’ai souvent senti peser sur moi pour m’étouffer : c’était comme une montagne qui pesait sur moi et j’avais la gorge serrée.

(I/Ch.93) Il me tombe sous la main une relation que j’ai dû faire par obéissance au sujet de cet état de déréliction intérieure. Je ne savais pas que je possédais encore ce papier et je crois utile de le transcrire ici, en le complétant. Cette relation commençait ainsi : «j’ai cru comprendre que notre seigneur a résolu de me faire boire le calice de la souffrance, tant quant au corps qu’à mon âme. Je me sens fortifiée et encouragée à accepter ce calice, joyeusement, et à embrasser la souffrance avec amour. Intérieurement je suis instruite de la manière dont je devrais me comporter en cette occurrence.

Pendant plusieurs jours j’ai subi une grande déréliction avec sécheresse et obscurité de l’esprit. Les ténèbres semblaient si profondes, et si sensibles aussi qu’on aurait cru pouvoir les toucher de la main. En outre je subissais une peine intérieure qui torturait mon âme d’une manière à la fois spirituelle et sensible. Plus je me tournais vers Dieu, intérieurement, plus je m’efforçais de former des actes d’amour, d’humilité, d’abandon, plus aussi augmentaient les souffrances intérieures, les obscurités, les aridités de l’esprit.

Je ne sais comment je passais le temps de l’oraison. Je n’étais pas occupée de Dieu et cependant aucune autre chose ne venait me distraire. Mes pensées ne semblaient fixées nulle part. En moi il n’y a plus ni vie ni affection : rien ne m’attire ni vers Dieu ni vers les choses créées. Et de ma propre personne je n’ai que dégoût et horreur, ayant peine à me supporter avec patience.

Quant à mon intérieur, je me sens comme enfermée dans un cachot obscur, liée à je ne sais quoi. Je ne puis plus bouger. Parfois seulement je perçois comme de très loin une pauvre lueur de bonne volonté désireuse de plaire à mon bien-aimé, à lui rester fidèle, à ne l’irriter en rien. Mais ce bon vouloir me paraît si débile et faible qu’il ne résisterait pas à la moindre occasion, à la plus petite tentation. Cependant durant toute cette période j’ai été harcelée de tentations et je ne sais comment j’y ai pu résister avec la grâce de Dieu.

Le sentiment que j’éprouve pour lors est celui de n’avoir jamais aimé ni goûté. J’ai l’impression qu’il n’y a plus d’espoir pour moi de retrouver jamais tout cela. Il me faut alors pratiquer le renoncement, le détachement et le complet abandon au bon plaisir de Dieu. Mais ces pratiques elles-mêmes ne me donnent aucune consolation et n’atténuent pas les souffrances intérieures, au contraire, comme je l’ai dit déjà, ses souffrances semblent augmentées par ces pratiques. Je tâche de me tenir comme morte sous les coups de ces terribles souffrances intérieures, sans désirer qu’elles prennent fin, prête à les supporter jusqu’au dernier jour de ma vie, pourvu qu’il plaise à Dieu.

(I/Ch.94) En ces occasions, la vue, la compagnie, la conversation des hommes me sont extrêmement pénibles. Il m’est impossible d’ouvrir mon cœur à qui que ce soit. J’ai expérimenté qu’en le faisant les souffrances, obscurités, tentations s’en trouvaient fortement accrues. Le mieux est de pâtir en silence. Tout ce qu’on peut me dire pour me consoler ou me réconforter n’a aucune prise sur moi : je ne crois rien de ce qu’on me dit. La seule pensée que notre communauté puisse devenir plus nombreuse et que je devrais continuer de la diriger remplit mon cœur d’angoisse tellement que je me sens sur le point de défaillir. Je me sens si vaine, si vide de toute grâce divine, privée de lumière, de soutien. Je ne perçois plus les influences de la grâce et c’est comme si Dieu m’avait repoussé.

Comment pourrais-je fortifier les autres, les inciter à la pratique des vertus, les instruire de la manière de faire oraison, enflammer leur amour pour Dieu, quand en moi l’amour est comme glacé, que ma foi est pleine d’obscurité, que mon espérance vacille et que je ne sais même plus par où commencer? Ces sentiments reprennent vigueur dès qu’une personne semble vouloir demander d’entrer chez nous. J’ai peur de scandaliser et de troubler tout le monde; car je ressens pour moi-même un tel mépris qu’il me semble être la dernière des dernières, indigne de vivre, d’être placée au rang des autres créatures et de partager avec elle les bienfaits du bon Dieu. Comment la terre peut-elle encore me porter?

Je me sens indigne de la place que j’occupe et je voudrais la quitter s’il n’était permis. Il me semble que l’on ne peut plus rien attendre de moi qu’une vilaine chute et le scandale public qui couvrirait de honte notre Ordre et notre famille religieuse. J’ai averti mon confesseur et les sœurs et les ai mis en garde contre moi. Les supérieurs se trompaient à mon sujet, me semble-t-il : ce qui les attendait n’était que honte et confusion.

Je fus tentée de manquer à l’obéissance et de partir sans rien dire. La place que j’occupais m’était devenue intenable : je n’y pourrais plus vivre ni mourir, surtout s’il devait y arriver un plus grand nombre de postulantes.

Je doutais tellement de moi-même que je ne parvenais plus à me persuader que l’esprit où je vivais était bon. Si même un ange était descendu du ciel pour me l’affirmer je ne l’aurais pas cru. Une grande peur, une véritable angoisse emparait de moi lorsque je poussais mes soupirs vers Dieu et le nommais mon Dieu ou mon bien-aimé. Je croyais faire injure à Dieu de l’appeler ainsi quand je me sentais si froide et séparée de son amour. Mon cœur tremblait de crainte lorsque je priais Dieu et lui faisais quelque demande.

(I/Ch.95) Un jour en recevant la sainte communion, il me vint à l’esprit qu’avant d’avoir été placée dans cet état je m’étais offerte pour endurer beaucoup et de grandes souffrances afin d’apaiser sa divine Majesté irritée par les péchés de quelques-uns. Il semblait m’être dit : «Réfléchis donc et comprends que Dieu a accepté ton offrande volontaire et que l’état où tu te trouves est un effet de sa sainte volonté. Il a été fait selon ton désir». Cette pensée était en moi très vivante et me donnait une certaine certitude. Elle me donna le courage de m’offrir une nouvelle fois à Dieu. Pour atteindre le même but, je me déclarais prête à souffrir encore davantage, s’il plaisait à Dieu. Dans la suite j’ai souffert plus paisiblement, attentive à ne rechercher en rien ni soulagement ni adoucissement à ces peines intérieures, etc. Je m’appliquais avec plus de simplicité à subir totalement cet état douloureux, quand bien même il aurait duré jusqu’à la fin de ma vie. Cependant l’éloignement de mon bien-aimé et le refroidissement de mon amour restaient pour moi une peine immense. Mais je me réjouissais néanmoins à la pensée d’être digne du souffrir un peu pour le bon Dieu.

(Vers cette même époque, elle écrit à son directeur :)

(I/Ch.96) notre seigneur me maintient dans un état de souffrance et de déréliction. Celui-ci semble même augmenter en intensité. La crainte de voir s’augmenter le nombre de nos sœurs s’est un peu calmée depuis que votre Révérence m’a réconfortée à ce sujet. Mais les autres peines et cette angoisse qui serre mon esprit ont augmenté. Tout n’est que doute dans mon esprit et crainte d’être abandonnée et rejetée de Dieu. L’aridité et l’obscurité sont si sensibles que je croirais pouvoir les toucher. Et chaque jour j’éprouve de mieux en mieux que la grâce de Dieu diminue en moi, que mon désir et mon zèle d’atteindre la perfection faiblissent. Ce qui diminue aussi c’est le courage physique de supporter les grandes souffrances pour l’amour de Dieu, car un fétu me pèse autant qu’une poutre. Je demeure froide et insensible comme une pierre pour tout ce qui concerne la vertu, l’esprit, Dieu.

Il en va de même d’ailleurs pour tout ce qui a trait aux choses extérieures, aux créatures, car plus rien ne me tient à cœur. Je vis comme si je ne vivais pas, tant selon l’esprit que selon la nature. Toutes les puissances naturelles sont comme écrasées, pressées, privées de tout appui, assaillies et dominées de toute part. Je n’y vois plus d’issue.

Je crois que les peines de que mon bien-aimé me donne à souffrir sont une sorte de purgatoire où l’âme se trouve, d’une manière spirituelle, torturée et purifiée. Lorsque ma nature me fait mal et qu’elle gémit de douleur il semble qu’on me dise : «Prends garde : ne descend pas de la croix. Garde-toi de chercher consolation ou soulagement en rien. Offre tes souffrances pour la fin que Dieu s’est proposée. Si la nature commence à faiblir et que le poids lui devient trop lourd à porter, lève les yeux sur le Christ-Jésus, crucifié, abandonné. Lui aussi a été pauvre et privé le tout soutien, au point de ne pas trouver où reposer la tête».

Dans une lumière intérieure, je médite les peines, les souffrances, la déréliction de Jésus crucifié, souffrant dans son âme et dans son corps par amour pour nous. Cette méditation m’encourage pour quelque temps et je veux souffrir pour son amour. Mais cette clarté intérieure ne demeure guère en moi. Elle disparaît très vite; et avec elle la certitude que j’avais de souffrir cette peine pour les péchés des autres. Cette certitude, en effet, soulage et adoucit les souffrances intérieures, etc., et ainsi elle vous empêche de souffrir nuement comme Jésus a souffert sur la croix. C’est ce que je comprends maintenant mieux que jamais.

Au temps de cette souffrance totale, les forces physiques défaillant, on ne peut plus parler ni presque respirer. L’intelligence est incapable de former une seule pensée ni la volonté aucun acte. Seule me reste le vouloir de me soumettre à Dieu pour souffrir et m’abandonner à ce qu’Il voudra faire de moi. Mais ce qui cause mon plus grand tourment c’est de sentir l’absence de mon bien-aimé.

(I/Ch.97) Mon bien-aimé continue de me laisser dans un état de lourdeur et de non-compréhension. Mon intelligence reste incapable de ne rien saisir, tant de l’intérieur que des choses extérieures. Je me sens impuissante à converser avec qui que ce soit. De là, je crois, ma timidité et la crainte que j’ai de devoir paraître au parloir. On dirait que j’ai passée ma vie entière dans quelque désert. Il me semble que cet état doit me conduire une grande purification et simplification de l’intelligence.

J’éprouve une réelle aversion pour tout ce que j’entreprends. Presque constamment j’ai le cœur plein de dégoût et d’amertume en faisant ce que je dois faire. Si je lis une chose bonne, je ne la saisis pas. Tout se butte à moi, sans pénétrer. Parfois, — et même souvent —, mes puissances naturelles sont pleines de mouvements mauvais. Sans fin je pleurerais de tristesse sans savoir pourquoi. Je dois faire un effort pour me retenir. D’autre part je sens une inclination à l’énervement, aux paroles inconsidérées. Mais heureusement la grâce de Dieu me retient. Pour le surplus je me rends à l’oraison comme si j’allais à la torture, tant ma nature y répugne. Je ne sais plus d’ailleurs comment faire pour m’y occuper de Dieu. Les puissances intérieures sont en moi comme des bêtes sauvages déchaînées : je ne parviens pas à les maîtriser. Parfois cependant, et pour un court instant, l’esprit reprend sa domination sur la nature. Alors je parviens à me tenir recueilli en Dieu. Oublieuse de ma propre existence, il ne demeure plus qu’une simple orientation vers Lui.

Parfois aussi un puissant désir m’attire vers Dieu et mon amour s’enflamme; mais cela ne dure guère plus que le temps d’un miserere. D’autres fois la présence de Dieu se manifeste dans mon âme. Quand je perçois cette présence, j’imagine que l’état de sécheresse a pris fin, que désormais le temps va se maintenir au beau. Mais bientôt mon bien-aimé se cache de nouveau m’abandonnant dans les ténèbres, les anxiétés, les douleurs, et mon cœur soupire après lui.

Je m’étonne et n’y comprends plus rien. Comment ces diverses choses peuvent-elles exister en même temps et se concilier? Je me sens placé dans un état de privation et de déréliction, pauvre, pleine de sécheresse et d’obscurité. Dans ma nature je perçois les mauvais penchants, les mouvements désordonnés, les révoltes. Je me sens faible et impuissante, sans zèle et sans élan. L’esprit est comme étouffé sous le poids des peines intérieures. La plupart du temps il est comme rejeté à droite, à gauche, par les vagues d’une mer déchaînée et projeté contre le roc de toutes sortes de récifs. Car les pensées et mouvements divers s’agitent dans mon intelligence comme des vagues labourées par la tempête. [? littéraire!]

Et d’autre part, quant aux effets, la pratique de la vertu est très en progrès, je veux dire : quant à l’humilité, la douceur, la patience. Je supporte bien mieux les défauts des autres, les difficultés, les ennuis, les paroles malveillantes. Les infidélités diverses ne me troublent plus ni ne me chagrinent, malgré les raisons que j’en pourrais avoir. Notre seigneur n’accorde même la grâce de se montrer aimable en ces circonstances et de répondre par de bonnes paroles. Il m’est aussi donné de me soumettre réellement aux autres, de me renoncer, de me priver pour plaire à autrui, etc.

Et de même quant à la pratique effective (non quant au goût que j’en éprouve), je suis devenue beaucoup plus mortifiée. Je me comporte avec plus d’indifférence étant plus abandonnée, plus tranquille et plus calme quant à la sensibilité. La nature semble toute dominée et mortifier. Je dois être un des meilleurs fruits produits par cet état : les puissances naturelles paraissent tellement apaisées, ordonnées, mortifiées que toute vie des sens semble éteinte, n’éprouvant plus ni goût ni attrait pour rien.

Aujourd’hui, pendant la récollection, notre seigneur a éclairé l’esprit d’une âme pieuse, S.T., et lui a montré l’état où je suis placée. Elle a pu voir d’une façon claire et distincte quels sont les fruits et les mérites produits en moi par cet état de déréliction16. Elle a vu la perfection qu’implique une persévérance fidèle lorsqu’on se trouve dans cet état de dépouillement et de mort spirituelle, livrée à toutes sortes de peines intérieures et de souffrance de la nature. [........] Après la récollection elle vint me trouver, toute joyeuse, pour me féliciter et me communiquer ce qu’elle avait vu. Elle m’a dit que notre état surpasse en valeur, en mérite, en fécondité et perfection tous les états de faveurs et de fruitions spirituelles parce qu’il y est pratiqué un abandon si total de soi et une mort si complète de la nature.

(Vers le même temps, elle écrit encore à son directeur :)

(I/Ch.98) Je me suis mal exprimée quand j’ai répondu à Votre Révérence que, dans ces grandes souffrances, j’étais abandonné de mon bien-aimé autant qu’une âme qui ne connaît pas Dieu. Il faut bien comprendre que j’ai voulu parler des consolations sensibles, joies intérieures, courage sensible dans les souffrances, amour sensible, zèle, ardeur qui vous pousse à embrasser la souffrance par amour du bien-aimé. Il s’agissait dans ma pensée des satisfactions, joies et tous mouvements sensibles qui émeuvent habituellement le cœur amoureux surtout lorsque, éclairé de quelque façon, il comprend que notre seigneur lui impose une souffrance pour expier les péchés d’autrui et que tel est son bon plaisir.

Toutes ces choses sensibles dont je viens de parler, je ne les ressens d’aucune manière dans l’état de déréliction. Elles seraient en effet d’un trop grand secours. Elles offriraient à la nature un réconfort sensible; et ce serait alléger singulièrement la douleur et la souffrance. Il ne s’agirait plus alors de cette souffrance nue telle que l’a endurée notre bien-aimé Jésus au temps de sa passion. La souffrance nue doit être dépouillée de tout ce qui peut entrer dans la sensibilité et lui servir de consolation, satisfaction, adoucissement, etc. Notre seigneur me fait éprouver au maximum l’étreinte de la souffrance. La nature entière est saturée de douleur. Elle est comme jetée dans le pressoir. Des pieds à la tête elle se sent remplie de douleur et rien ne peut la soulager. Mon bien-aimé me donne à goûter l’amertume totale. La volonté de Dieu et son bon plaisir n’ont pour moi aucune saveur et je n’éprouve aucune satisfaction à les accomplir.

Malgré cela et quant à la partie supérieure, je demeure dressée et orientée vers Dieu. Ma volonté résignée se conforme et s’unit au vouloir divin. Quant à cette partie supérieure, je ne perçois absolument rien qu’une conformité de volonté à celle de Dieu. Et cette conformité de volonté de vouloir exclut tous actes de résignation ou de soumission, car la volonté étant unie à celle de Dieu ces actes n’ont plus de raison d’être. Il est inutile de souffler sur les braises quand le feu flambe déjà.

Ma volonté et tout mon être, voici que je les ai donnés si souvent déjà à mon bien-aimé et ne les ai jamais repris. Aussi mon bien-aimé a-t-il fondu ma volonté tout entière en la sienne. Il l’a faite une avec sa volonté. Et cependant la nature continue de souffrir et de gémir; mais quoiqu’elle soit dans les plus grandes peines, elle ne souhaite plus en être dispensée.

Quant à ses douleurs excessives, ces crises de souffrance, comme Votre Révérence a pu s’en rendre compte quelque peu : quand les entrailles semblent m’être arrachées avec violence ou quand les douleurs me percent comme des couteaux ou des aiguilles –, à ces moments il m’est impossible de fixer le moins du monde mon attention en Dieu. Impossible aussi de faire quelque exercice spirituel si court soit-il. Je ne puis alors que supporter cette souffrance dans l’état de conformité de volonté que je viens de décrire. Je suis alors comme une barque dans la tempête, roulée sens dessus dessous par les vagues déchaînées, et comme elle est incapable de se maintenir sur les flots, je suis incapable de maîtriser mon corps et de le réduire à l’immobilité ne fût-ce que pendant quelque temps17.

(I/Ch.99) Pendant quelques mois, j’ai été torturée par une autre sorte de peines intérieures. Cette souffrance était telle que je n’en puis imaginer de plus forte. C’était un insupportable tourment, comme de l’enfer, et j’en étais affligée intérieurement. J’étais comme livrée à des bourreaux diaboliques et chacun d’eux s’évertuant à me traiter le plus brutalement qu’il pouvait. Le souvenir est resté vivant dans ma mémoire comment parfois, et même souvent, ils semblaient me déchirer le cœur avec des tenailles de fer. Cette douleur était si sensible, elle me faisait un mal si indicible que si je n’avais pas été soutenue, sans le sentir, par la grâce de Dieu, je serais certainement morte de douleur et de souffrance.

[.........] Mais ces terribles blessures, en réalité, n’étaient pas faites à mon corps. Cependant ma sensibilité les percevait ainsi. En fait la blessure était invisible et elle était faite intérieurement, à mon âme. [...............] Très souvent j’ai été comme étendue sur un chevalet de torture. Tous mes membres étaient comme étirés. Tous les nerfs de mon corps étaient tendus à se rompre. Pendant tout le temps que durait cette torture j’éprouvais une grande et douloureuse anxiété. [.........] mon corps participait aux souffrances et douleurs de l’âme; et celles-ci était plus forte qu’on ne le pourrait dire. Lorsque j’étais délivrée de cette torture je me retrouvais à bout de force, épuisée comme si j’avais exécuté un travail bien au-dessus de mes forces.

(I/Ch.100) dans le pénible état que j’ai décrit j’étais habituellement affligée d’un grand nombre de peines intérieures et extérieures, assaillie de dures et subtiles tentations qui me blessaient douloureusement. Je me sentais attaquée de toutes parts et ne savait où fuir et trouver secours. Dans l’extrême détresse où j’étais placée j’étais privée des conseils et du réconfort de mon Père spirituel. Celui-ci avait dû s’absenter pour la visite de la Province et pour se rendre ensuite à Rome.

Dans cette bataille j’avais été abandonnée, seule, sans appui, sans consolation ni réconfort. Le ciel et la terre, Dieu et les hommes, tous m’abandonnaient. D’ailleurs si j’avais dû chercher quelque consolation auprès des hommes je n’en aurais pas trouvée car mon bien-aimé avait permis qu’ils se montrassent durs pour moi, amers et sans pitié. Notre seigneur voulait m’empêcher de chercher un appui naturel. J’aurais pu m’y attacher et il fallait que je pâtisse toutes les souffrances de cet état, sans consolation et sans adoucissement.

Mes consœurs aussi se montraient dures pour moi, oui, très dures. Je sentais leur aversion et leur hostilité. Elles étaient comme des bêtes venimeuses. Si je l’avais pu, j’aurais voulu m’enfuir loin d’elles. J’avais peur de me trouver en leur présence; et malgré cette impression que j’avais, j’étais forcé de converser avec elle et de les diriger. Je ne crois pas qu’elles ont pu remarquer ce que j’éprouvais, car, grâce à Dieu, je parvenais à ne rien montrer de tout cela. Il se peut qu’à mon insu et quand je n’y prenais pas garde je leur ai montré parfois un visage chagrin. Tout cela me coûtait de gros efforts. En réalité les sœurs ne me donnaient aucune raison d’aversion. C’était le Malin qui troublait ma nature. Il me travaillait tellement à m’exciter contre elles que j’avais toutes les peines du monde à me dominer.

Quand il m’était arrivé de manquer de douceur ou de patience, je m’humiliais aussitôt devant les sœurs, les priant de me pardonner et de m’imposer quelque pénitence. Parfois je leur demandais de me repousser à coups de pied parce que j’étais indigne de demeurer en leur compagnie et surtout d’être leur supérieure. [..................] D’autres fois je leur donnais l’ordre de m’appliquer, chacune, quelques coups de discipline sont sur les bras, soit sur la nuque.

(I/Ch.101) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence m’étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. Parfois, entraîné par ma nature, je regardais les murs de cette cellule et n’imaginait être emprisonné dans un vilain cachot d’où il n’y avait plus moyen de sortir. Ma nature se sentait comme un petit oiseau enfermé contre son gré dans une cage et qui vole à droite et à gauche pour trouver une issue.

Il m’arrivait alors de me moquer de moi-même et de ma nature parce que je la voyais si proprement ligotée. Car sans qu’elle me fût sensible, la grâce de Dieu continuait de me donner une grande force. Aussi ne serais-je jamais sortie de ma cellule pour satisfaire mon penchant naturel. Cependant lorsque j’entendais que l’on sonnait à la porte de la maison, j’écoutais dans l’espoir que quelqu’un m’aurait demandé au parloir. C’eût été un motif honorable de m’échapper de ma prison. Lorsqu’en effet j’y étais appelée, ma nature s’en réjouissait; car le Malin me tourmentait et me tentait le plus fortement quand je me trouvais en cellule ou à l’oraison.

J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelé à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie. L’idée ou l’impression que j’avais d’avoir entrepris tout cela sans ou même contre la volonté de Dieu me tourmentait à l’extrême. D’autant plus qu’un homme religieux et spirituel avec qui je conversais quelquefois à cette époque, était du même avis et tâchait de m’en persuader de plus en plus. Ce fut une occasion de grandes difficultés et craintes. Ne serais-je pas, à la fin de ma vie, trouvée sans mérites, malgré la vie si pénible et dure que j’avais menée?

Je me mis à réfléchir cependant et la pensée me vint que je n’avais jamais rien fait pour suivre ma volonté propre, mais que je m’étais laissée conduire par la sainte obéissance et par mon Père spirituel. Écoutant en lui la voix de Dieu, j’avais toujours obéi avec la candeur d’un enfant. Je rejetais donc tous les doutes et les craintes; je les savais sans fondement. Cette pensée suffit à me consoler et à rétablir la paix en moi.

(I/Ch.102) Souvent encore dans la suite, et longuement, j’ai été tentée de quitter cette maison, de m’en aller sans rien dire. Mon imagination me représentait cette vie comme insoutenable, pleine de tristesse, voire dangereuse pour mon salut. Le Malin peignait toutes ces images et les représentait à ma sensibilité sous des couleurs si vives et avec une telle vraisemblance que j’étais prête à y croire.

Et pour rendre la peinture plus vraisemblable encore il augmentait en même temps les douleurs, mais peine, mais tourments. Il rendait plus vive mon aversion de la vie régulière. Il commença par me faire croire que je ne pourrais manger ma ration sans éprouver un grand dégoût et sans haut-le-cœur. Je me mis alors à manger très peu, et bien que mes forces physiques s’affaiblirent bientôt et que je ne pouvais plus me tenir debout qu’à grand-peine. Le Malin provoqua alors en moi le goût d’autre chose, qui n’était pas de l’ordinaire. Des mets dont nous avions fait vœu de vous abstenir me mettaient en appétit. Il évoqua vivement à mon odorat, qui croyait les sentir, les odeurs de toutes sortes de plats chauds et de cuissons. Je croyais surtout percevoir réellement l’odeur de viande bouillie ou rôtie au four. Le temps de réciter un ou deux Pater, l’envie me prenait d’en goûter. Jusqu’au moment où je recherchais et refusais ces sollicitations agréables et appétissantes pour les offrir à mon bien-aimé, en offrande d’amour.

Lorsque je me levais le matin ou la nuit pour prier et louer Dieu, le Malin alourdissait mon corps et le rendait indisposée comme si je relevais d’une grave maladie. Il espérait me voir céder et prolonger mon repos. Mais j’étais tenue par l’obéissance à ne céder en rien, à ne me dispenser d’aucune observance, quelque malade que je me sentisse. Mon Père spirituel avait bien compris en effet qu’il s’agissait là une ruse du démon. Certes mon corps en pâtissait durement, car il était forcé sans cesse d’obéir et de se mettre en route, qui lui plût ou non.

Habituellement la violence que je devais faire pour me lever était telle qu’il me semblait devoir tirer un bœuf de quelque fossé, tant mon corps me paraissait lourd. Et les efforts devaient être d’autant plus violents que mon esprit, impuissant et débile, ne me poussait pas à agir. Quand je m’étais mise debout, je vacillais, m’appuyant tantôt à un mur tantôt à l’autre, car mes jambes avaient peine à me porter. Je ne parvenais pas non plus à tenir les yeux ouverts tant ma tête était alourdie. Dans cet état je ne traînais jusqu’à l’oratoire, comme je pouvais; mais je ressentais une amère tristesse et une grande douleur. Ma chair regimbait à se sentir traitée avec tant de rigueur et proprement tyranniser. D’être forcé comme il l’était paressait à mon être physique un traitement inhumain.

Parfois je faiblissais et les sœurs me reconduisaient en cellule. D’autres fois, quand je me faisais violence pour rester sans faire attention à mes maux, le Malin m’indisposait tellement que je croyais ne plus avoir la force d’articuler les paroles de l’Office. Cependant je ne cédais pas. Malgré lui je continuais à réciter avec les autres, tout en restant assise. Parfois je me sentais si mal je croyais mourir. Pour autant qu’il m’en souvient les choses se passaient ainsi jour après jour, sans allégement. Le Malin mettait en œuvre tout ce qu’il pouvait pour me décourager et me faire abandonner la partie. Il ne cessait de me tenter de cette façon.

(I/Ch.103) J’ai subi une autre forme encore de déréliction, de sécheresse, d’obscurité. Ceci était accompagné d’une forte tentation de quitter la maison et d’abandonner mon Père spirituel. Le Malin me tourmentait en inspirant une forte aversion de mon directeur. Il suscitait en moi une foule d’impressions mauvaises, de jugements, d’appréciations malveillantes. Il aigrissait mon cœur. Je ressentais une horreur naturelle, qui me bouleversait, lorsqu’il me fallait me confesser à lui ou l’écouter lorsqu’il parlait ici ou là.

J’étais aussi tentée de me faire quelque mal, de l’une ou l’autre manière. Je glissais au désespoir, car il n’était vivement représenté que, dès à présent et pour toujours, j’étais repoussée de Dieu. J’étais persuadée qu’il n’y avait plus remède ni secours, que tout était fini pour moi et perdu. N’était-il pas évident que j’étais du nombre des damnés? Le démon ne cessait de m’inciter à toutes sortes de mouvements mauvais et de penchants pervers au point que toutes les passions et presque tous les péchés semblaient grouiller dans la partie inférieure de mon être. Seuls les péchés contre la pureté faisaient exception, car notre seigneur n’a jamais permis jusqu’à présent que je fusse tenté de cette manière.

Il me semblait que le démon ne me quittait pas un seul instant. Il provoquait en moi des tourments inexprimables et des peines intérieures. Je souffrais d’une indicible torture d’enfer. Mon cœur se serrait et je ne parvenais plus guère à prendre aucune nourriture. Le Malin me suggérait vivement de ne plus rien manger, dans l’intention de nuire à ma santé. Je parvins à le vaincre en mangeant pour l’amour de Jésus et Marie, afin de pouvoir user mes forces à les aimer et les servir. Je réussis à agir ainsi malgré le Malin. Mais j’avais besoin parfois d’exprimer ma résolution à haute voix parce que, intérieurement, j’étais si insensible et perdue que je ne croyais pas que ces résolutions fussent sincères.

Les tourments intérieurs que j’endurais provoquèrent parfois dans ma nature des accès de rage furieuse. À ces moments je me serais volontiers lacéré la chair et détruit le corps. J’étais forcée de fuir et de courir à mon crucifix. Je l’embrassais avec autant de confiance qu’il m’était possible. Alors les violences tombaient, mais je continuais de subir les peines intérieures.

(I/Ch. 104) J’ai été placée parfois dans un état de déréliction d’une autre forme encore. C’était une privation totale de toute grâce sensible. Toutes les puissances intérieures semblaient supprimées. J’étais comme liée et ne parvenais plus à les mettre en branle pour pratiquer la vertu. J’étais comme une paralytique, privée de ses forces physiques et incapables de mouvoir ses membres18.

Je ne trouvais plus en moi la force nécessaire pour faire un seul acte de renoncement à ma personne ou d’abandon ni le moindre acte d’humilité, d’amour, de louange, etc. Seule demeurait dans la partie supérieure de mon âme une disposition passive d’abandon à la volonté de Dieu et l’anéantissement en Lui.

Ce qui me restait n’était, je crois, qu’une petite lueur de bonne volonté : la volonté de chercher en toutes choses à plaire à Dieu, à ne pas dévier en cédant à quelque mouvement imparfait. Mais cette petite lueur, cette étincelle de bonne volonté ainsi que les vertus acquises ou infuses et l’habitude du bien demeurent pour lors si profondément enfouies au plus secret de mon âme que je ne perçois plus leurs opérations, ou guère. Je suppose donc que leurs opérations sont imperceptibles et qu’elles se font d’une manière toute spirituelle au plus intérieur de l’âme. Elles s’accompagnent du secours de grâce non sensible et non perceptible qui ont soutenu mon âme et l’ont maintenue dans une fidèle orientation vers Dieu. D’une manière insensible et qui échappe à l’expérience, elles m’ont poussée à vouloir Dieu, à chercher Dieu, à détester tout le reste. Elles m’ont donné la force, que je ne pouvais percevoir, de pratiquer telle ou telle vertu au moment voulu : comme l’humilité, la patience, la prévenance charitable pour plaire aux autres et l’supporter en Dieu des choses qui heurtent la nature. Elles me donnaient en temps opportun la force d’accepter les accusations fausses, les mépris, les difficultés, les humiliations, etc.

Ces vertus étaient opérées en moi je ne sais comment; car ma nature était pleine de révoltes, de souffrance, de tristesse et d’aversion. De toutes parts lui venaient les douleurs. Une peine excessive affectait mon âme, et mon cœur blessé était comme percé d’un glaive ou écrasé entre deux pierres. J’avais peine à respirer.

La nature ne pourrait résister longtemps aux souffrances de cet état. Quelques jours suffiraient à la faire succomber. Elle semblait avoir perdu toutes ses forces et il s’en suivait souvent des syncopes. Je ne trouvais plus de soutien, de réconfort ou de consolation en rien. C’était comme s’il n’y avait pas de Dieu. Réduite à cet état, je m’y comporte comme un petit mouton sous la conduite du berger. Je me laisse faire. Je souffre et subis sans récriminations la puissante main de Dieu posée sur moi.

(I/Ch.105) Lorsque l’état que je viens de décrire eut un peu perdu de sa violence et que mes puissances intérieures (à ce qu’il me semble) avait retrouvé quelque liberté d’opération, je m’efforçai aussitôt de faire, à temps et à contretemps, des actes de foi en la présence de Dieu, d’espérance et d’amour. J’invoquais les saints, etc., mais tout cela se pratiquait avec si peu d’onction que j’avais peine à croire à la sincérité de mes intentions. C’est à peine si, au prix de beaucoup d’efforts et de travail, je parvenais à former une seule bonne pensée ou à la méditer le temps d’un Ave Maria. Mon intelligence, ma mémoire, mon imagination était distraite, instable, changeante, capricieuse. On eût dit des oiseaux qu’il est impossible d’attraper. Ceci m’était cependant une occasion nouvelle de m’abandonner toute à Dieu, tout en éprouvant une dure mortification de la nature.

Chaque fois que j’avais réussi à subir les souffrances de ces diverses sortes de déréliction, fidèlement et sans demander de soulagement aux créatures [..........] j’expérimentais dans la suite et goûtais une douce paix du cœur, une tranquillité de la conscience, un sentiment de calme et silencieuse retraite. La nature se trouvait domptée, mortifiée, tandis que mon esprit rendu plus robuste et plus courageux se sentait prêt à supporter toutes sortes de nouvelles souffrances, d’humiliations, de mépris, de calomnies, etc., par amour pour mon bien-aimé.

Je me sentais prête aussi à subir les absences de consolations intérieures, les dérélictions, les aridités, obscurités, tortures extérieures et intérieures, etc. J’y étais d’avance toute disposée, les désirant même avec une joie intérieure. Elles me semblaient maintenant douces comme le miel, si bien que je pouvais dire de tout mon cœur et de tout mon esprit : «Mon bien-aimé vous êtes tout bien et je suis toute vôtre. Vous seul pouviez me suffire. Vous savez mon cœur : les paroles et les jugements des hommes ne sauraient ne diminuer en rien à vos yeux»19.

Oh, combien généreuse est la main de Dieu qui verse ses grâces intérieures dans une âme en compensation des peines et souffrances intérieures qu’elle a généreusement acceptées sans rien concéder à la nature, ni en paroles, ni en actes, ni dans ses attitudes, souffrant sans qu’il y paraisse sur son visage et dominant la nature autant qu’il est possible.

(I/Ch.106) Et cependant parfois, lorsque j’avais été maintenue pendant un temps assez considérable dans cet état de paix et de mortification de la nature, me sentant humble, patiente à souhait, abandonnée à Dieu et n’adhérant qu’à Lui seul en foi nue [.........], il arrivait que notre seigneur permît que je ressentisse soudain quelque brusque retour de la nature. Je l’avais crue morte pour toujours et je pensais que désormais elle n’aurait plus guère donné de difficultés. Mais au moment où je m’y attendais le moins, mon bien-aimé lui permettait d’entrer en révolte contre l’esprit. Ces assauts étaient alors plus durs que par le passé. La nature lançait à l’attaque toutes ses sollicitations aux vices et aux passions, au point que je ne savais plus où me tourner, où me réfugier, où fuir.

En imagination je me voyais pareille à une barque perdue en mer, lancée à gauche et à droite par les flots et parfois recouverte par les vagues. Une barque sans gouvernail ni voilure. On n’en est plus le maître; on ne peut plus la diriger. Tous les moyens que je tentais d’employer restaient vains. Et j’étais forcée d’abandonner la barque de mon âme à la conduite et à la garde de Dieu. Résignée je subissais la violence des flots. Parfois lorsqu’il m’était possible, je tâchais de jeter l’ancre et d’immobiliser l’embarcation.

[.............]

Ah, tous ces mouvements d’imperfections, tous ces appels de passions déréglées que ressent avec un trouble aussi vif l’âme qui veut Dieu, vraiment et uniquement! [.........] Ils sont comme des chiens de chasse qui cherchent à mordre. Leur rage, leurs aboiements, leurs attaques troublent sa paix et l’empêchent de reposer doucement en son bien-aimé.

Parfois notre seigneur a permis que ces révoltes et mouvements désordonnés fussent beaucoup plus forts qu’au temps de ma première conversion. Le Malin y trouvait occasion de m’inviter au découragement et au désespoir. Je sentais en moi une loi opposée à la loi et à la lumière de l’esprit. Et je ne parvenais pas à la rejeter. C’est un vrai martyre pour une âme qui a goûté l’esprit absolument dépouillé, de percevoir encore les mouvements non mortifiés et imparfaits, tout au moins lorsque ceux-ci possèdent assez de violence pour empêcher l’âme de s’en dégager ou de les laisser passer sans y prêter attention. Je m’imaginais alors que tout ce que je faisais ne valait rien, que je reculais sans cesse et que la nature en moi allait reprendre plus de vivacité que jamais.

Je ne comprenais pas quelle est en cette occurrence la prudence divine ni quelles sont les réussites de sa Sagesse. Quand Dieu traite ainsi une âme, il veut lui montrer, lui faire expérimenter son néant. Les états si divers et divergents par lesquels elle doit passer lui montrent comme du doigt ce dont elle est capable par sa seule force et livrée à elle-même. L’âme sait alors que tout ce qu’elle peut faire et toutes les satisfactions qu’elle peut en avoir lui viennent uniquement de Dieu.

(I/Ch.107) Mon bien-aimé m’a donné cette même expérience, mais d’une façon plus claire encore, dans un certain état de privation intérieure. Voici comment. Parfois je me suis trouvée si pauvre, si dénuée de tout, si incapable de tout bien, qu’en rien je ne parvenais à trouver secours. Ni la lecture de livres de spiritualité, ni les pratiques et exercices de piété, rien ne soutenait ou n’alimentait mon esprit. Malgré toute mon application et mes efforts, je ne parvenais à rien produire.

Pourtant tout mon être, avec toutes les tendances de l’âme, semblait orienté vers Dieu et avide de Le posséder. Rien en moi ne se portait vers quelque créature distincte de Lui. De là une souffrance et la tristesse de mon cœur amoureux en sentant que mon bien-aimé se tenait si loin de moi. Il me laissait me débrouiller seule sans me tendre la main pour m’aider à me rapprocher de Lui. C’était Lui seul que je désirais. Par mes seules forces et mes seuls efforts, il m’était impossible de L’atteindre, de m’unir à lui. De cette incapacité j’avais une expérience claire, évidente, distincte et pour ainsi dire tangible.

C’est pourquoi je soupirais; et la voix de mes désirs criait vers mon bien-aimé : «Sans vous je ne puis rien; attirez-moi. Si vous ne m’attirez, je ne puis vous atteindre!» Il m’a semblé souvent que l’Epouse du Cantique a dû éprouver ces mêmes sentiments lorsqu’elle s’écriait : «Attire-moi, bien-aimé; et nous courrons à l’auteur de tes parfums». Sans doute avait-elle expérimenté qu’il est impossible d’atteindre le bien-aimé si d’abord il ne vous attire à Lui. Et c’est aussi ce qu’exprime l’apôtre saint Paul quand il dit que personne ne peut prononcer le nom de Jésus si ce n’est par l’Esprit saint; ou encore : Nous ne sommes capables de rien par nous-mêmes; tout ce dont nous sommes capables est de Dieu. Et enfin ce que dit la Sagesse éternelle : Sans moi tu ne peux rien faire.

(I/Ch.108) Il est certain qu’au temps de ces épreuves, lorsque l’âme est placée dans la sécheresse et la déréliction, tous nos efforts, tout ce qui vient de notre activité propre ou de celle d’autrui sont insuffisant à nous donner accès à Dieu et repos en lui. Jusqu’au moment où notre seigneur nous aide en me tendant une main secourable. Alors tout va de soi. On s’en aperçoit immédiatement : on ressent une force intérieure qui permet de faire en toutes choses ce qui plaît à Dieu ou d’éviter ce qui lui déplaît. Et l’on agit alors dans un esprit de foi nue, demeurant parfaitement recueilli et capable de laisser toutes choses et toutes images sans y prêter attention. On s’oriente vers Dieu, on l’adore en esprit et en vérité, on pratique doucement toutes les vertus à mesure que l’occasion s’en présente; et tout cela s’opère sans travail, paisiblement et avec facilité.

Dans l’état précédent, tout n’était que difficulté et effort; et malgré tout il restait mal aise de se tenir debout, de ne pas trébucher successivement sur toutes sortes d’imperfections, de ne pas tomber d’un mal dans un autre. La braise du péché n’était pas éteinte et la nature corrompue nous inclinait encore au mal. Tandis qu’à présent l’âme se sent presque constamment auprès de son bien-aimé. Elle domine parfaitement la nature, car elle est aidée par la grâce qui stimule et coopère. L’âme sans qu’une main lui est tendue.

(I/Ch.109) J’ai parlé déjà de certains mouvements non mortifiés, de certaines tendances de mauvaise volonté que je ressentais en moi et malgré moi. Il s’agissait de mouvements de désobéissance, d’appropriation; ou encore de mouvements de colère, d’aigreur contre le prochain; mouvements aussi de débit. Il s’agissait parfois de façons impatientes de parler aux sœurs et d’un certain éloignement que j’éprouvais pour elles et pour mon Père spirituel. Je me sentais incitée à mépriser son esprit et sa doctrine, à ne pas y croire. J’étais tentée de ne plus lui ouvrir mon cœur et même de l’abandonner. Parfois j’éprouvais pour lui une telle aversion que j’avais horreur de l’entendre, de le voir, de penser à lui. Un jour cette tentation avait été si forte que je lui dis sans ambages que je renonçai à sa direction. Je le remerciais de l’établissement qu’il m’avait procuré, de l’habit que j’avais porté et aussi de la peine que Sa Révérence s’était donnée pour moi pendant tant d’années. Mais je lui dis aussi que j’étais tout à fait résolu à abandonner et la maison et l’habit et Sa Révérence elle-même.

Voyant bien que j’étais poussé à bout et prête à succomber dans cette lutte trop dure, Sa Révérence mis tout en œuvre pour me rendre le calme et pour me faire comprendre qu’il s’agissait de coups portés par le Malin qui me tourmentait et me tendait ce piège afin de me placer dans un état où mon âme se serait perdue. C’est bien en effet ce qui serait arrivé si le Malin avait réussi à me soustraire à la direction de celui qui était mon soutien dans l’état de déréliction où je me trouvais.

Jamais encore je n’avais vu mon Père spirituel dans un tel état de tristesse. Il voyait bien le danger que je courais. Car cette opposition et cette aversion que je ressentais risquèrent de me faire perdre tous les fruits de sa doctrine, où j’aurais cependant dû trouver force et consolation. [.........] Il était étonné de me voir si insoumise et même obstinée; car il me semblait impossible de plier ma volonté à lui obéir aveuglément. Ma raison demeurait en révolte. C’est que le Malin me soufflait des pensées de méfiance et je ne pouvais plus croire aux paroles de mon Père spirituel en qui cependant j’avais eu tant de confiance jadis.

Le Malin ne savait que trop bien qu’il était pour moi le bâton sur lequel je m’appuyais, la colonne à laquelle je me cramponnais au plus fort des tempêtes. Il savait qu’il ne parviendrait pas à me tromper tant qu’une humble et soumise obéissance me tiendrait attachée à cette colonne, tant que je n’aurais pas rejeté la conduite de ce directeur averti. De là ses violences et ses pièges. De toutes manières il tâchait de me séparer de mon Père spirituel ou tout au moins, de m’éloigner de lui. Il n’y réussit pas cependant. Par sa patience et sa discrétion, mon Père spirituel parvint à faire traîner les choses en longueur et à me soutenir jusqu’au jour où la tempête s’apaisa. Voyant clairement le jeu et la ruse du Malin, je demeurais sous la direction de sa Révérence. L’obéissance fut la colonne où je m’accrochais et grâce à Dieu, toutes les répulsions que j’avais éprouvées furent surmontées petit à petit.


(I/Ch.110) Les tentations d’orgueil et de dépit que j’éprouvais me venaient du fait qu’on m’avait enlevé la charge de supérieure. Il est vrai que cela s’était fait à ma demande. Je crois que j’avais été de bonne foi en suppliant avec insistance qu’on me déchargeât du commandement. Il me semble que ce fut par humilité et parce que je me sentais parfaitement incapable de commander. La charge de supérieure me paraissait insupportable, non pas parce que les sœurs me l’auraient rendu difficile. Toutes les difficultés venaient de moi; car toutes les sœurs étaient bonnes et bien meilleures que moi. Cependant, lorsque la charge me fut enlevée, tandis que je me trouvais dans cet état de déréliction, le Malin trouva l’occasion de me tenter. J’exposerai un peu plus en détail comment il s’y est pris.

J’avais le sentiment d’être totalement inutile, d’aucun secours pour les autres; que je ne possédais pas la manière de gouverner (ce qui d’ailleurs était vrai); que non seulement je ne pouvais rien pour les autres, mais qu’en outre, le commandement m’était préjudiciable. Ma charge en effet me donnait souvent l’occasion de m’inquiéter, de me troubler, de m’attrister, de me tourmenter. D’autre part les incessantes tentations et vexations du démon me faisaient beaucoup souffrir. Mon âme était dans un tel état de déréliction que mes souffrances personnelles suffisaient amplement à m’occuper. Il m’en venait plus que je ne pouvais porter. J’avais peur de moi-même et n’osait plus me livrer à rien. Lorsque je devais adresser la parole aux sœurs, j’étais rempli de crainte et d’angoisse, car je craignais de parler mal et de ne pas me montrer aussi affectueuse, douce et aimable qu’il faudrait. Car tout, en mon intérieur, n’était qu’amertume et agitation. C’est pourquoi j’ai cru bien faire en me soustrayant aux soins maternels qui incombent à la supérieure et en ne disant rien. Je voulais être déchargée jusqu’à ce qu’eût pris fin l’état de souffrance et de déréliction où je me trouvais ou tout au moins jusqu’au jour où j’aurai réussi à me modérer et à acquérir des vertus plus solidement établies.

L’autre raison pour laquelle je désirais être relevée de ma charge était que je me sentais plongée dans l’obscurité et privée de toute connaissance quant à la vie spirituelle. Je ne savais plus rien des exercices spirituels et de l’oraison mentale. Je m’y sentais aussi lourde, stupide, ignorante que ceux qui n’ont jamais eu ni le goût ni l’expérience de ces choses. Quand les sœurs ou d’autres personnes venaient me trouver pour me dire leur état intérieur et demander des éclaircissements à ce sujet ou des conseils, je ne savais que dire. J’hésitais comme celui qui ne sait quel chemin prendre. Au début tout cela me semblait très mortifiant et me forçait à renoncer; car je voyais bien que personne n’était satisfait de ce que je me disais. Elles avaient bien raison de ne pas être satisfaites.

Mon père spirituel savait mes prières insistantes et les plaintes incessantes que je lui adressais de mon incapacité et de cet état de privation spirituelle. Peut-être avait-il aussi reçu les doléances des sœurs qui avaient peine à traiter avec moi. Elles ne trouvaient aucune satisfaction aux paroles que je leur adressais au Chapitre ni aux visites que nos constitutions me forçait à leur faire en cellule pour fortifier et aider les âmes. Aussi jugea-t-il bon de me relever pour quelque temps de ma charge de supérieure. Il voulait voir si les choses iraient mieux lorsque j’aurais été débarrassé du devoir de faire des instructions au Chapitre et de tout le reste. En attendant Sa Révérence consentit à se charger lui-même de mes fonctions, pour le bien des sœurs.

(I/Ch.111), Mais à l’expérience il m’arriva tout juste le contraire de ce que j’attendais. Au lieu d’acquérir ainsi une plus grande paix et un vrai repos je me retrouvais en pleine bataille et dans un combat plus acharné que jamais. Ce fut d’ailleurs une disposition particulière de la Providence divine. Il me fut révélé de cette façon un certain défaut d’humilité qui se trouvait en moi et que je ne me connaissais pas. L’humilité que je croyais posséder n’était pas véritable. Ce n’était pas une humilité réelle qui m’avait poussée à faire cette requête non plus que la demande d’être humiliée encore davantage par son Père spirituel et par mes sœurs.

Je crois bien que j’avais agi avec une intention droite et le désir sincère de plaire à Dieu; mais je croyais être plus mortifiée que je ne l’étais et plus vertueuse en ces deux points. Je ne m’imaginais pas que ces choses m’auraient été si sensibles. Car je ne puis dire combien ma nature m’a fait des difficultés en ces matières avant qu’il me fût possible de la réduire au calme par une pratique constante de la vertu.

Le Malin me suggéra que j’avais tort fort mal agi en me démettant de ma charge; que cet acte entraînait une humiliation trop forte et un trop grand mépris de ma personne; que j’avais ainsi perdu l’autorité qui m’avait été imposée par les Supérieurs. D’autant plus que mon Père spirituel m’avait placée sous l’obédience d’une sœur, sans me laisser aucune liberté ni aucune autorité en rien. Sans doute avait-il agi de cette façon parce qu’il croyait à cette apparence d’une humilité qui semblait ne désirer que la mortification et le mépris, surtout quant aux choses qui ont trait à la partie supérieure de l’âme.

Et alors mon bien-aimé a permis que je ressentisse à ce sujet des regrets, des mouvements d’impatience, de la nervosité et de l’orgueil. Grâce à Dieu, cela n’a pas duré longtemps. J’ai réussi à dominer ces sentiments d’orgueil en pratiquant la vertu contraire. Et le démon d’orgueil fut forcé de battre en retraite. Mais tout ceci m’avait coûté de durs combats et des souffrances fort amères à la nature.

(I/Ch.112) Les mêmes amertumes ne vinrent à l’occasion d’une autre demande que j’avais faite. J’avais prié mon Père spirituel de donner l’ordre aux sœurs de m’observer en toutes matières, d’examiner tout ce que je faisais ou omettais de faire pour m’accuser ensuite au Révérend Père et en ma présence de tout ce qui leur semblait imparfait dans ma conduite ou contraire à la vertu. Afin que la mortification fût plus dure, j’avais demandé d’en être blâmée en leur présence et de me voir imposer quelque pénitence.

Pour ma nature c’était là une nourriture difficile à digérer.

Mon Père spirituel accepta néanmoins la proposition et commanda, ainsi qu’aux sœurs, d’exécuter le projet. Mais grand Dieu! Ce que j’ai eu de difficultés quand il s’est agi de mettre tout cela en pratique! Toute la partie sensible de ma nature était prête à éclater de fureur. La partie sensible seulement, car en ce qui concerne la raison, je persévérais sans faiblir, recevant les admonestations et les pénitences en toute humilité et en silence. Cette attitude était extérieure et je la voulais; mais incapable de maîtriser mes sentiments, ce que je ressentais alors était terrible.

Mon doux Jésus! Combien de chefs d’accusation les sœurs n’ont-elles pas découverts en moi! Était-ce défaut de lumière m’empêchant de voir mes propres fautes et mes imperfections? Toujours est-il qu’il me semblait qu’elles m’accusaient à tort et sans fondement réel. Mon bien-aimé permettait qu’elles découvrissent en moi ces défauts et m’en accusassent, afin de mieux mortifier et humilier. Elles avaient en effet la conscience trop délicate pour dire ce qui n’était pas et elles n’auraient pas aimé me faire quelque peine en exagérant ou en aggravant mes défauts. Elles étaient si bonnes que toutes m’aimaient et ce fut certainement pour elles une dure nécessité de l’obéissance que de devoir m’accuser comme elles le faisaient.

Ce fut une disposition spéciale de la Providence que toutes mes actions ou omissions leur apparaissaient tout autres qu’elles n’étaient en réalité et dans mon intention. Elles affirmèrent que je leur avais dit ou fait des choses que je n’avais jamais eu l’intention de faire ou de dire. Ces malentendus se produisaient pour ainsi dire chaque jour, pour la plus grande souffrance des unes et de l’autre. Mais c’était pour moi surtout qu’ils étaient douloureux, car à cette époque j’avais très peu de crédit auprès de mon Confesseur. La Providence divine en avait ainsi disposé. Il ne me croyait guère et, quelques fausses que fussent les accusations, quelque mal interprétés que fussent mes actes, il n’admettait de ma part aucune justification.

Je crois qu’en cette occurrence le Malin a supérieurement joué son rôle pour jeter le trouble dans le cœur des unes et des autres et pour les faire souffrir. Il leur faisait entendre des paroles dans un sens mauvais, qui les attristait. [..........] Et de même, il leur présentait certains de mes actes sous une apparence de malice qui n’avait jamais été dans mon intention. Et tout cela paraissait à chacune si évident qu’elles auraient toutes délibérément attesté sous serment la véracité de leurs accusations.

(I/Ch.113), mais un jour notre Père spirituel étant venu occasionnellement chez nous, il fut témoin de ces discussions et les fit d’un autre œil que nous. Il savait bien, car il en avait l’expérience, quelle était la droiture de toutes les sœurs. Il était persuadé qu’aucune de nous, pour rien au monde, n’aurait voulu mentir, ni surtout, enrober la vérité dans le but de nuire à l’une de nous la faire souffrir. Sa Révérence reconnut aussitôt les agissements astucieux du Malin. Il était éclairé intérieurement, mais en outre, son expérience l’avertissait. Il avait déjà rencontré des cas analogues dans d’autres communautés religieuses [..........] où parfois le Malin avait pris la forme des Supérieurs pour tromper les religieux. [.........]

Notre Révérend Père jugea que la mésentente chez nous avait été suscitée de la même manière et que le démon ayant pris ma forme extérieure avait agi de façon déraisonnable avec les sœurs afin de faire naître le dissentiment. Cet avis de notre Père spirituel nous fut certes une consolation et me permit de mieux supporter dans la suite toutes les contrariétés sans me laisser troubler par rien.

(I/Ch.114) Avant que ne fût découvert le jeu du Malin, j’avais eu à souffrir plus que je ne saurais et pourrais dire, car les souffrances me venaient de toutes les directions. Les sœurs semblaient fatiguées de vivre avec moi. Toutes cherchaient uniquement à bien servir Dieu, en toute paix et tranquillité de l’âme. Elles souffraient d’être privées de ce calme et de devoir subir les vexations qu’à leur avis, je leur imposais. N’étaient-elles pas en droit d’attendre de moi des consolations et l’aide maternelles? Ce secours leur était nécessaire pour vivre et supporter une vie aussi solitaire et perpétuellement silencieuse que celle qu’elles menaient ici.

Elles avaient bien raison de vouloir se débarrasser de moi, car elles étaient persuadées que j’étais pour elle un empêchement plus qu’un secours à leur progrès spirituel. Comment dire mes regrets et les efforts que j’ai dû faire pour me vaincre? Je savais que je n’étais pas coupable, en bien des choses, mais on ne me croyait pas. À cette époque mon Confesseur lui-même ne me croyait plus et lui aussi m’a causé bien des déceptions. Dieu le permettait ainsi. Le Révérend Père accordait plus de créances aux affirmations des sœurs qu’aux miennes. La souffrance que j’éprouvais à cause de son attitude était d’autant plus sensible à ma nature qu’il avait accoutumé jadis de faire grand cas de ce que je disais.

Il n’y a pas lieu de lui faire reproche, car les apparences lui donnaient raison. Pendant tout ce temps d’ailleurs il avait constaté chez moi une apparente diminution de la grâce et peut-être a-t-il eu des doutes à mon sujet. Il a pu croire qu’en bien des choses, dans l’heureux état de faveurs spirituelles où j’avais été, il y avait eu tromperie du Malin. Ne voyait-il pas en effet un changement subit opéré dans mon âme? Notre seigneur lui cachait sa lumière et il lui était impossible de discerner les desseins providentiels de Dieu en cette occurrence. Dieu m’avait placée dans cet état de déréliction pour le plus grand bien de mon âme : il était nécessaire que mon Père spirituel me fît, lui aussi, souffrir quelque peu. Jusqu’au jour où, comme je l’ai dit, Dieu l’éclaira et lui fit découvrir la tactique du démon.

(I/Ch.115) Tout ce que je viens de relater n’est pas survenu à l’improviste. Mon bien-aimé m’avait averti d’avance que j’aurais à souffrir par le fait de mon Père spirituel et d’autres personnes qui m’étaient des plus attachées. Dans cet état de souffrance passive, j’avais été averti qu’il ne me viendrait aucun secours, aucune consolation de personne, afin que cette souffrance fut toute pure et sans mélange. Je suppose que notre seigneur m’avait averti afin de me permettre de m’armer contre cette souffrance, pour l’heure où elle surviendrait. On dit habituellement que les coups auxquels on s’attend font moins mal. Il n’empêche que lorsque je les ai reçus ils m’ont cruellement blessée et que j’en ai beaucoup souffert. J’avais peine à supporter cette raideur inaccoutumée de mon Père spirituel. Il m’adressait à peine la parole et son attitude restait sévère.

Un jour même je m’en plaignis à lui, amèrement renversant un torrent de larmes. Je le suppliais humblement de ne pas me repousser, de ne pas me refuser l’aide de sa main paternelle. Je lui dis que je me sentais attaquée de toutes parts, abandonnée du ciel et la terre, de Dieu et des hommes et que, sans son aide, je ne parviendrais jamais à soutenir l’état de privation où mon âme se trouvait plongée.

Afin que ma souffrance fût plus intense, notre seigneur permit que je n’obtinsse de mon directeur ni secours ni réconfort. Son accueil sévère ne fit supposer que ma demande ne lui plaisait pas, qu’il n’avait plus pour moi que de l’aversion. Cette impression me brisait le cœur. Alors, ne sachant plus où me tourner20 je pris dans mes deux mains la petite croix de mon chapelet et me mis à lui parler tout en versant des larmes en abondance : «Mon bien-aimé Jésus, dis-je, Vous savez mon innocence et qu’on m’accuse sans raison. Vous savez la droiture de mon cœur et que mon seul désir est de chercher à Vous plaire. Vous savez que tous et toutes me condamnent et le repoussent. Mais si tel est Votre bon plaisir je me résoudrai volontiers à mourir avec Vous sur la croix. Laissez-moi souffrir en Votre compagnie. Vous êtes mon seul ami, le seul compagnon qui me reste dans l’extrême et dur abandon où j’ai été laissée». [.......]

O divines inventions de l’amour! Notre seigneur voulait m’attirer à lui, tout entière, par un détachement radical de toute créature. Car une âme, lorsqu’elle ne trouve plus d’appui chez ses plus chers amis, chez ceux qui, après Dieu, étaient ses vrais soutiens, se sent admirablement stimulée à détacher son cœur de toutes choses, à ne plus faire attention aux hommes pour se réfugier en Dieu, pour se presser en lui avec force. Désormais elle ne cherche plus son repos et son refuge qu’en Lui seul; car c’est en Lui seulement que l’âme peut trouver la stabilité et la paix. Tout le reste n’entraîne que tourments, inquiétudes et angoisses du cœur.

(I/Ch.116) Mon bien-aimé voulait m’éprouver davantage et me purifier comme l’or par le feu. Le temps n’était pas venu de me libérer de cette dure et triste prison où l’état de déréliction, d’obscurité et de souffrance passive avait enfermé mon âme. Il se passa donc un temps assez long avant qu’il me fut possible de trouver, par la Foi, quelque accès en Dieu et de goûter la paix intérieure et la tranquillité du cœur. Dieu sait cependant si je m’efforçais d’y parvenir! Jamais je n’ai cessé de faire tout ce que je pouvais et je me préparais, par la pratique des vertus, par une stricte attention à me mortifier en toutes choses, à renoncer à tout ce qui n’est pas Dieu.

J’avais désiré faire : je ne parvenais pas à me rapprocher de Dieu. Je restais tout entière dans mes propres limites. Mon bien-aimé demeurait loin de moi, caché par des voiles, comme s’il ne m’avait pas vu, comme s’il se désintéressait de moi. Il s’était enfui au loin et semblait prendre plaisir à me voir lutter toute seule aux prises avec ma nature mal mortifiée. Celle-ci me donnait du fil à retordre, plus que je ne saurais dire, et le soir il m’arrivait d’être plus fatiguée d’avoir lutté contre moi-même et de m’être fait violence que si j’avais bêché et creusé la terre pendant toute la journée.

Aussi bien il me fallait achever mon terme et mourir de morts cruelles et répétées. Ainsi en avait disposé notre seigneur. Et j’ai appris de cette manière que tous nos efforts, tous nos travaux sont vains quand le bien-aimé, par sa grâce, ne met pas Lui-même la main à l’ouvrage. Aussi sommes-nous contraints d’affirmer en toute certitude et de conformer notre conduite à cette vérité : que tout bien et tout mérite en nous vient uniquement de Dieu.

L’avertissement que tous me feraient souffrir lorsque je serai placé dans cet état de privation et de déréliction, notre seigneur me l’avait donné plus d’une demi-année à l’avance. Au moment où Il me l’annonça, il n’était question de rien de tout cela. Le fait surtout que mon Confesseur et ceux qui m’étaient le plus attachés me ferait souffrir était invraisemblable à cette époque.

(I/Ch.117) Je voudrais citer ici quelques dures épreuves et quelques difficultés que notre seigneur me fit supporter :

J’étais alors tentée de ne point faire profession dans le genre de vie que nous menions. Il me semblait que je m’en repentirais après coup; que ce n’était pas là ma vocation et que je ferais mieux de conserver ma liberté; que si je m’engageais par vœu il en résulterait un grand dommage pour mon progrès spirituel et qu’au lieu de suivre les conseils de votre Révérence je ferais mieux de n’écouter que mon propre sentiment. Au contraire, — me semble-t-il —, si je devais persévérer dans cette voie, mon salut y serait compromis, je risquerais d’être damnée, car je sombrerais certainement dans le désespoir, ne serait-ce qu’au moment de la mort. Et quel jugement sévère ne devrais-je pas m’attendre alors à cause de cette charge d’âmes que j’aurais assurée sans nécessité? Devais-je obéir en cette matière? Mon vœu d’obéissance ne me liait pas à ce point.

Ces pensées me causaient une souffrance et une anxiété indicibles. Je ressentais certes une certaine bonne volonté pour m’acquitter comme il fallait de mes obligations; et je voyais très bien ce que j’aurais dû faire et que je ne faisais pas. Mais d’autre part il me semblait ne pas pouvoir agir autrement, quels que fussent mes efforts. Tout cela se produisait à l’occasion de ces états de déréliction, d’obscurité, d’aridité où j’étais plongée si souvent. Je ne savais plus rien; j’oubliais les exercices de la pratique des vertus, de l’oraison, de la présence de Dieu. Et j’avais l’impression d’en avoir été privée par ma faute, à cause de mes négligences et manquements. Pour le surplus, je devenais ainsi la cause que les sœurs ne progressaient plus comme il le fallait dans le chemin de la perfection. Je les laissais dans l’ignorance, sans les éclairer. Elles ne recevaient plus non plus ni consolation, ni réconfort, ni aliment spirituel. Quand pouvait-il résulter à la longue si ce n’est un scandale? Car je serais finalement forcée de tout abandonner si je voulais éviter de sombrer dans le désespoir.

En outre, les sœurs ne trouvant aucune satisfaction chez moi, elles seraient bientôt rongées, consumées par leur mécontentement. Se sentant trompées, surtout par moi, elles porteraient dans leur cœur un véritable enfer de trouble et d’insatisfaction. Je croyais leur donner mauvais exemple en toutes choses, les scandalisant par ma vie grossièrement naturelle et imparfaite. [......]

Parfois j’éprouvais un sentiment très vif, — et combien pénible à supporter —, de la rudesse, de la malice, de la méchanceté que je croyais découvrir en moi. En pleurant je m’adressais à moi-même des paroles de haine et de mépris, disant : «Si quelqu’un, si les sœurs, si les Supérieurs me connaissaient telle que je me sens être, ils me jetteraient dehors. Comment peuvent-ils me tolérer ici?» «Mais je m’abandonne à votre très chère volonté, mon bon Jésus, pour l’éternité. Faites de moi selon votre divin bon plaisir. Si Votre Majesté en a ainsi disposé et que votre juste jugement me condamne au feu éternel, que Votre volonté se fasse, pourvu que là je ne doive pas Vous haïr, Vous irriter et blasphémer, mais que je puisse au contraire Vous aimer, Vous qui êtes si digne d’amour».

(I/Ch.118) L’autre tentation que j’avais à subir était de souhaiter que je n’eusse jamais existé. Pendant l’office divin j’éprouvais une sorte de haine ou d’aversion pour les religieux. Il se formait en moi mentalement des paroles injurieuses à leur adresse, comme si leurs chants et la louange de Dieu m’avaient ennuyée ou agacée. Mon cœur était plein d’amertume pour eux et pour mes sœurs. Quoique leur innocence fût entière et qu’elles ne me donnaient aucune raison, j’avais peine à supporter leur présence et leur conversation. En outre il me venait des tentations de gourmandise, d’envie, de colère, de découragement, de mélancolie, de blasphème. J’étais tentée de désespérer de mon salut, d’attenter à ma vie ou de m’enfuir et de quitter honteusement la maison.

Pendant tout le temps que durèrent ces tentations violentes, j’entendais ou sentais en moi les reproches et les critiques de «quelqu’un». Il disait : «Voyez donc la supérieure qu’on a placée ici pour conduire les autres, les édifier, les enseigner! O toi apparence sans consistance réelle! Comment les gens ont-ils pu s’y tromper? Qu’on te jette dehors : tu es indigne de cette maison. Voilà donc la méchanceté qui règne en maîtresse chez toi. Distingues-tu bien ton véritable fond? De ce fonds il ne peut remonter à la surface que boues, fanges, etc.»

Mais votre Révérence saisit-elle bien l’état où j’étais pour lors dans l’oraison et chaque fois que je me tournais vers Dieu? Plus je faisais effort pour me tourner vers lui et pour faire oraison, plus j’éprouvais de souffrances et de peines de l’esprit. J’étais comme suspendue à quelque gibet, entre ciel et terre, pieds et poings liés, abandonnée, repoussée par Dieu, par les hommes, par tout ce qui est au ciel et sur la terre. De toutes parts je me sentais torturée, tourmentée; et rien ne pouvait m’aider, rien ne pouvait soulager ou adoucir l’excès de ma souffrance. Cependant je m’efforçais de pratiquer quelques actes de foi, d’espérance, d’amour, des actes d’abandon et de (illisible), et ainsi de suite. Cela n’y changeait rien. Rien ne semblait capable de me procurer le moindre réconfort. Ce remède que j’avais employé jadis au cours des tentations et des assauts et qui m’avait aidée à me maintenir au milieu de la tempête ne produisait plus son effet.

Tous les moyens de secours m’étaient enlevés et je semblais livrée à une foule de mauvais esprits qui me tourmentaient et me torturaient autant qu’ils pouvaient et auquel Dieu avait donné puissance sur moi. Parfois je croyais entendre leurs cris : «Voici, — me disaient-ils —, un petit avant-goût de ce que tu devras souffrir dans l’éternité!»

Cependant, au cours de ces souffrances, je ne crois pas qu’un seul instant me fit défaut la volonté foncière de me résigner au bon plaisir de Dieu, même s’Il avait décidé de me faire souffrir ainsi éternellement.

Mais le temps d’un Ave Maria me semblait long comme un jour. Pour le reste je ne savais plus ce qu’est le bien, la vertu. Tout était voilé, recouvert par les vagues déchaînées et les hurlements de tempête des mouvements mauvais, des inspirations perverses qui ne me laissaient guère de répit. J’ai dit qu’il me restait une résignation foncière à la volonté divine; car pour la résignation sensible je ne l’apercevais presque jamais.





(I/Ch.119) Je me sens inclinée à relater ici les forts dégoûts et les révoltes de la nature que j’éprouvais pour tous les exercices spirituels, de jour comme de nuit. Le lever, les veilles, le jeûne, l’oraison : pour pratiquer tout cela, j’étais comme forcée de pousser mon corps ou de le traîner. Il était comme une bête récalcitrante qui ne veut pas vous suivre. Il m’arrivait, la nuit ou le matin, de me faire autant de violence pour me lever que s’il s’était agi de tirer un bœuf de quelque fossé. Je devais mettre en œuvre tout ce que je possédais de force, car sinon mon corps serait devenu le maître. Parfois, pour me donner du courage, j’interpellais mon âme et lui disait : «Tâche seulement de vaincre ton corps,, sinon c’est lui qui te vaincra».

Tous ces efforts pour me dominer me faisaient ressentir une souffrance si vive que mon corps semblait tout meurtri et douloureusement sensible. Mon bien-aimé me laissait endurer tout cela et me rendait la souffrance amère à l’extrême, sans me faire ressentir la moindre aide sensible de sa grâce. Je me sentais entièrement livré à mes propres forces. Je sais bien qu’II m’assistait d’une façon imperceptible et que Sa main puissante et bonne me soutenait. Sans cela j’aurai succombé et le fardeau trop lourd que je devais porter m’aurait écrasé. Aussi est-ce par la grâce de Dieu que je n’ai jamais rien fait, pour autant qu’il me souvient, ni rien omis qui ne fût selon les prescriptions de la Règle.

(I/Ch.120) J’éprouvais les mêmes dégoûts et révoltes de la nature lorsque je me retirais dans la solitude de notre cellule. Mon sang semblait se figer et tout mon être se crispait d’angoisse et d’horreur. Comment, me disais-je, passer le temps dans une telle déréliction, dans une si grande sécheresse de l’esprit? Sans compter les distractions, les tentations, les tortures du cœur.

Parfois je reprenais courage, acceptant de boire le calice amer, embrassant la croix. Je prenais la résolution de persévérer et de souffrir à fond, sans consolation et sans chercher en rien le moindre adoucissement voulant nuement le bon plaisir de Dieu. Mais il m’est impossible de dire combien cette souffrance m’était cuisante, dure, amère, et avec quelle acuité je la ressentais.

Il me semble que l’état où je me trouvais pourrait se comparer à celui des âmes du purgatoire, qui sont privées de consolation, soulagement adoucissement de leur souffrance. De quelque côté qu’elle se tourne elle ne ressente partout que peine tristesse insoutenable. Et cependant elles ne cessent de pousser des gémissements d’amour, dans leur désir d’être auprès de Dieu. Car la privation de la vision face-à-face est leur plus grand tourment. Ainsi de même j’avais beau me tourner de n’importe quel côté, je me trouvais seule, comme une repoussée. J’étais privée de tout sentiment de la présence de mon bien-aimé vers qui, dans la triste solitude où j’étais, j’élevais mes plaintes d’amour. Mais Il ne me répondait jamais. Et la privation de Sa présence rendait bien triste et lourde à porter la solitude de notre cellule.

V. Fin de la nuit obscure.

(I/Ch.121), Mais voilà : notre seigneur est fidèle et ne charge personne au-delà de ses forces. Aujourd’hui je puis m’écrier avec le saint prophète David : Il m’a mené à travers l’eau et le feu et il m’a conduit au lieu du rafraîchissement. Voici que les plaies sont pansées, les blessures guéries. Le petit enfant est né, les douleurs sont oubliées. Et les fruits que je crois avoir récoltés de cet état de souffrance et de déréliction me semblent très grands.

Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.

Aussi Dieu est-il devenu l’objet de mes aspirations d’une façon plus pure et plus essentielle, j’entends : selon son être et non selon ses attributs.

La subtile recherche personnelle et l’amour-propre naturel sont presque entièrement morts. Je n’abandonne plus aveuglément à Dieu. La foi est devenue plus vivante et plus nue. Je fuis plus habituellement tous les objets où ce n’est pas le bien-aimé seul que l’on veut, que l’on trouve et que l’on aime exclusivement.

Il y a maintenant plus de soumission à Dieu et à des supérieurs. Il y a moins de préférences, de désirs, de refus. Il me suffit de distinguer un signe, si léger soit-il, de la volonté de notre seigneur. Je me sens parfaitement disposée à tout ce qui sera exigé de moi par mon bien-aimé ou par l’obéissance. En un mot : une parfaite indifférence à tout, toutes choses étant égales. Mais en même temps une disposition foncière à me quitter, à me dépouiller de mon moi, à me renoncer, sans chercher en quoi que ce soit repos ou soutien.

(I/Ch.122) Depuis ce temps, mon bien-aimé a commencé de me traiter d’une façon plus aimable et plus douce. La nuit de l’âme n’était pas encore entièrement passée, mais cependant mon bien-aimé me faisait parfois une visite inattendue. Cela durait une demi-heure, une heure parfois. Il me laissait percevoir sa présence en moi. Sans doute voulait-il me consoler, me réconforter, afin de ne pas me laisser sombrer dans le découragement où m’eût inclinée une trop longue privation de sa présence perçue. Il semblait avoir pitié de ma pauvre nature, malade et tourmentée, qui me faisait élever vers lui mes plaintes et mes soupirs amoureux.

Pour me consoler, il me fit comprendre alors que ces souffrances passées et cette déréliction de l’âme n’étaient pas la punition de quelques fautes, comme je l’avais craint parfois. Je vis qu’il n’était pas irrité et ne m’avait pas repoussé ni rejeté, comme le démon tentait de me le faire croire afin de me pousser au désespoir.

Notre seigneur me fit comprendre que tout cela n’était qu’un effet d’une bonté et d’un amour sans limite; qu’en me faisant souffrir il voulait obtenir satisfaction pour les péchés et les infidélités de certains. Car ces péchés étaient, aux yeux de Dieu, plus graves que ne le croyaient ceux qui les commettaient.

Ceci ne fit entrevoir la grande malice du péché puisqu’il entraîne des souffrances et des châtiments si durs à supporter. Ces souffrances, je n’aurais pas consenti à les endurer un jour seulement si même j’avais ainsi pu gagner un empire. Mais s’il s’agit de satisfaire ainsi la justice divine et faire amende honorable à Dieu, je suis prête à les souffrir encore. Je considérerais comme une faveur et un honneur de pouvoir le faire. Notre seigneur me laisse entendre que cet état de souffrance et de déréliction perdurerait encore quelque temps, mais qu’il aurait moins de rigueur. Comme on le verra par la suite, les choses se sont ainsi réalisées.

(I/Ch.123) Pour le surplus notre seigneur m’ordonna de pratiquer strictement la retraite et le silence afin de que ma souffrance soit complète, sans adoucissement, sans consolation de la part des créatures. Mon bien-aimé ne tolère pas en moi de tels soulagements. Quand Il le jugera nécessaire, Il viendra lui-même consoler, — comme Il l’a fait quelquefois, rarement, après l’un ou l’autre assaut trop dur ou une peine trop cuisante. Dorénavant il veut être ma seule consolation, mon unique satisfaction. Il dit : Celui qui cherche à goûter quoique ce soit en dehors de Moi, il lui est impossible de me goûter. Ceci m’a poussé à détester davantage et à rejeter plus radicalement tout ce qui n’est pas mon bien-aimé; et je me suis écrié avec l’apôtre Saint Paul : j’ai tenu toutes choses pour de l’ordure afin de posséder le Christ.

C’est dans cette voie que je devrais progresser sans faiblir, parce que ce silence intérieur me sera très utile plus tard, lorsque mon bien-aimé (selon qu’Il me l’a montré) travaillera mon âme à l’insu de tous et sans que personne y puisse faire empêchement. Si ce que j’ai cru comprendre intérieurement et si les lumières que j’ai reçues à ce sujet ne sont pas une tromperie, notre seigneur m’a promis de très grandes choses. Il me révélera mon âme. Il l’éclairera, Il se donnera à moi lui-même et s’unira à moi.

(I/Ch.124) Je suis donc restée très longtemps encore dans un état d’aridité et de déréliction. Cependant notre seigneur me visitait de temps en temps en me faisant percevoir, comme je l’ai dit déjà, le fait sensible de ses grâces. Sa faveur était brève et passait aussitôt. Parfois elle demeurait un peu plus longtemps. Lorsqu’elle m’était donnée, le chemin d’accès à Dieu s’éclairait et s’ouvrait devant moi, si bien qu’il me semblait ne plus exister d’intermédiaires entre Dieu et mon âme.

Alors c’était en moi la pleine lumière du jour et je pensais que la nuit ne reviendrait plus jamais. Je me trompais. Bientôt se formait un brouillard, un obscur nuage où mon bien-aimé se cachait. Je ne pouvais plus le voir, je ne percevais plus sa présence. Mais cependant je n’éprouvais plus les tourments intérieurs aussi cruels et il ne me venait plus les assauts et les tentations subtiles de jadis. Ce que je subissais alors était simplement un état d’aridité, de sécheresse, d’obscurité et de vide intérieur.

Quand je me trouvais dans cet état, je ne parvenais guère à faire convenablement oraison. Tous les exercices spirituels je les pratiquais sans sentiment de dévotion, comme si je ne les pratiquais pas. J’éprouvais plutôt une certaine aversion, un certain dégoût. Il en était ainsi même pour la confession et la communion. Je ne parvenais pas à atteindre de recueillement. Aucun bon mouvement, aucune chaleur de sentiment. Il demeurait cependant en moi une certaine force non sensible et non perceptible; et cette grâce puissante me retenait d’incliner les affections vers les créatures ou de rechercher des commodités matérielles.

Au contraire, une habitude s’était formée en moi et comme une inclination naturelle au bien, à la vertu, à ce qui est parfait. Cette inclination allait de pair avec une aversion et un dégoût de tout ce qui est imparfait. Mais cette grâce était enfouie si profondément dans le fond de mon âme que je ne la sentais pas ni ne la percevais. Notre seigneur agissait ainsi, je crois, pour me dépouiller entièrement de tout secours et de toute certitude sensible où la nature aurait pu s’appuyer et où elle risquait de s’attacher.

(I/Ch.125) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire.

Tout mon être se sentait prêt et disposé à accomplir la volonté divine, promptement et d’un cœur joyeux. Nulle part ailleurs qu’en mon bien-aimé et en ses saintes volontés je ne trouvais vie et satisfaction. Et pourtant, dans l’état où j’étais alors tout cela s’opérait d’une manière non sensible et n’apportait à la nature aucune saveur ni aucune joie.


Je ne sais si l’on me croira. Peut-être pensera-t-on que je ne me comprends pas bien moi-même ou que j’explique mal l’état d’une âme placée dans le dénuement, l’aridité et la déréliction comme l’était mon âme. Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés.

Quant à la sensibilité et l’expérience sensible, j’étais comme une terre stérile et sans eau, une terre abandonnée vide. Parfois, de toute une journée, je n’avais pas conscience d’avoir ressenti un seul bon mouvement ni d’avoir réussi à fixer mon attention en Dieu, tout au moins pendant un temps appréciable. Quelle qui fussent mes efforts je ne parvenais pas, me semble-t-il, à rester recueillie la durée d’un seul Pater. Mes puissants internes étaient comme déchaînés. Elles s’égayaient au-dehors; et je ne savais même pas après coup sur quels objets elles s’étaient fixées et ce qui les avaient distraites. Cependant je les ramenais sans cesse dans le silence de ma solitude sans image.

C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloigné de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est fait, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.

(I/Ch. 126) Etant dans cet état je jouissais néanmoins d’une grande paix intérieure. Je n’aurais pu vouloir ou désirer me trouver dans un autre état, car je sentais trop bien que tout ceci était le résultat d’une action spéciale de Dieu, ou tout au moins d’une permission divine. Dieu voulait certes me conduire à une connaissance beaucoup plus profonde et parfaite de moi-même et de mon néant. Une connaissance à laquelle je ne pouvais parvenir sans son assistance constante et son aide très particulière. Et cette connaissance, comme elle était devenue claire et expérimentale en moi!

Cette paix intérieure si grande et cette tranquillité que je possédais dans l’état de privation et de pauvreté, résultaient de la conformité de ma volonté à la volonté divine. J’avais obtenu cette conformité par des renoncements continuels et par la mortification de ma volonté propre. J’avais acquis l’habitude de la faire céder et abdiquer en abandonnant librement au bon plaisir de Dieu en toutes choses. Jamais je n’avais consciemment fait place dans mon cœur à quelque désir, à quelque prédilection quant aux choses temporelles ou même éternelles, quant à la nature ou quant à l’esprit. Je ne voulais que la chère volonté de Dieu.

C’est là que j’avais pris l’habitude de chercher mon seul repos et ma seule satisfaction. Et sans doute il en a coûté bien des morts à la nature. Notre seigneur m’a servi en quantité des plats très amers, au point que je ne goûtais plus la différence de l’amer et du doux, de la privation et des faveurs. Et je n’ai plus eu envie de rien, pas même de ce qui a trait à l’esprit.

S’il m’avait été accordé liberté de choisir, de préférer, de désirer, il me semble qu’il eut été impossible d’user de cette liberté, car ma volonté semblait morte, anéantie ou tout au moins, dépouillée de tous les désirs imparfaits du vouloir propre. Ma volonté étant ainsi unie à celle de Dieu, toutes choses, tout état intérieur m’était devenu également agréable. Ils étaient tous pareils pour moi. Oh, quel merveilleux échange n’a-t-il pas fait celui qui a donné sa volonté à son bien-aimé! Un gain spirituel incomparable répond à la perte d’une volonté propre en celle de son bien-aimé! Pour le peu que l’on donne que ne reçoit-on pas en retour!

(I/Ch.127) À dater de cette époque-là, il se mit à faire jour dans mon âme, de mieux en mieux. Notre Seigneur commença à y projeter quelque rayon de lumière pour dissiper les épais brouillards qui recouvraient mon intelligence et me permettre de mieux saisir désormais les vérités divines. Dorénavant il me serait possible de mieux vivre en lui par le regard purifié et plus clair de la foi. C’est pourquoi la grâce divine me fit voir certaine perfection de vertu et y tendre, inclinant doucement ma volonté à les pratiquer en toute fidélité. Il s’agissait avant tout de la vertu d’humilité avec toutes ses propriétés et qualités. Je me sentais incitée à la pratiquer à toute occasion avec aisance et a trouver satisfaction dans cette pratique, comme je vais le dire.

Les effets ou les fruits principaux que cette grâce produisit dans mon âme furent de me faire pénétrer d’une façon particulière et très profondément dans le fond de mon être. J’y découvris, éclairée d’une vive lumière, les sentiers les plus secrets et les plus cachés de la plus grande humilité, du renoncement, de l’anéantissement mon moi. Cette lumière me faisait voir du même coup les ruses subtiles, les inventions malignes d’une nature qui recherche son bien propre et qui fait sans cesse valoir ses raisons ou ses prétextes dans tout ce que nous faisons ou omettons, dans toute notre activité extérieure. Et cette nature ne cherche rien d’autre que d’éviter ce qui tend à l’humilier et à l’abaisser. Par l’orgueil héréditaire et invétéré qui est en elle, elle est devenue l’ennemi juré de l’humilité vraie. De toute sa puissance et de toutes ses forces elle se dresse contre cette vertu chrétienne divine qui lui est directement opposée.

Il m’apparut que ces lumières étaient le fait d’une grâce très spéciale. Notre seigneur m’avait ouvert les yeux. Reconnaissant enfin ces faussetés et tromperies de la nature je pouvais les fuir. Cette lumière était non seulement utile, mais nécessaire pour me permettre de poursuivre courageusement et avec constance la mort spirituelle de la nature, en toutes choses et en toute occasion. Celui qui marche les yeux ouverts et dans la clarté du jour ne risque guère de trébucher.

(I/Ch.128)

Le fruit que produisit en moi cet esprit d’humilité fut de conformer plus parfaitement ma volonté à celle de Dieu. Vouloir ce que Dieu veut, ne pas vouloir ce qu’Il ne veut pas, et cela en toutes choses : dans ce qui me concerne personnellement comme dans ce qui touche les autres; dans ce qui m’est favorable ou défavorable, dans l’amertume ou la douceur, dans la facilité ou la difficulté, dans les souffrances, les peines, les maladies, les dérélictions, dans la privation de consolations divines et humaines, dans l’humiliation, la critique, le jugement faux et les accusations mal fondées, etc.

La grâce de Dieu me donnait de goûter en tout cela une saveur particulière qui était celle de la volonté divine. Je goûtais la volonté du bien-aimé pour elle-même, sans prendre garde et sans penser à mon propre intérêt, à mon repos ou à ma satisfaction, ici-bas ou plus tard. C’est pourquoi j’ai dit que je savourais la volonté divine en soi. Jamais avant ce temps je n’avais pratiqué à ce degré, je crois, la conformité voir l’identité de ma volonté à la volonté divine. Tout au moins, je ne l’avais jamais pratiquée avec autant de constance.

Je ne comprenais plus que quelqu’un pût éprouver de la souffrance d’une chose qui lui arrive par la volonté ou avec la permission du bon Dieu. Il me semblait qu’une âme dont le seul désir est de retrouver Dieu, dont le seul effort est de mourir à soi et de se renoncer par amour pour son bien-aimé, doit découvrir en toutes choses une occasion de joie, de consolation et de paix. Dans tout ce qui lui arrive elle doit conserver la tranquillité de l’esprit, une paisible égalité que rien ne saurait ni ne pourrait troubler.

C’est à juste titre que l’on dit que la volonté et les bons plaisirs de Dieu sont, pour le bienheureux, comme un lit moelleux où il se repose sans fin. Quelle agréable nourriture pour l’âme amoureuse que cette très chère volonté de Dieu; quelle couchette commode et douce pour y reposer éternellement! Toutes les difficultés, quelques lourdes à porter qu’elles soient, deviennent légères quand l’âme a les yeux ouverts et voit quel est le bon plaisir de Dieu. Au vrai, dans ces moments je riais de tout ce qui jadis me faisait gémir et pleurer.

La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas y reposer ni m’y attacher. J’ai compris que je ne devais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. Il ne faut pas que la mort de la nature soit retardée par ce moyen. Car l’esprit solitaire et séparé de toutes choses doit pouvoir s’attacher uniquement au Bien suprême et à l’Être sans image de Dieu, en parfaite pureté. J’ai compris que cette saveur de consolation, cette joie et cette satisfaction, il me faudrait les dépasser doucement, sans y prêter attention; car tout cela n’étant pas Dieu lui-même ne saurait être pour nous la fin la plus haute.

(I/Ch.129) Et voici le caractère et les états d’âme que ce nouvel esprit d’humidité commença dès lors à imprimer et à réaliser en moi. Je fus de plus en plus profondément établie dans une humilité réelle par une connaissance très essentielle et claire de mon néant et par une mésestime singulière de ma propre personne. Il me semblait habiter maintenant comme au creux d’une très profonde vallée, dans l’humiliation essentielle, le mépris, la méfiance et l’anéantissement de mon moi.

Si, au cours des années précédentes je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : «Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre d’être compté au nombre des créatures de vos mains. Je ne suis pas digne de jouir comme elles de tous vos bienfaits, bénédictions et grâces. Je ne suis même pas digne de ces bienfaits que vous faites aux créatures qui n’ont pas été douées de raison et qui reçoivent ce qu’il faut au corps : la nourriture, la subsistance. Comment oserais-je me comparer à elles, moi qui si souvent ai offensé et irrité Dieu, le Bien suprême, tandis qu’elles n’ont jamais fait pareille chose?

De cette humble reconnaissance de moi-même découle une paix inamissible. Les pensées d’humilité ne troublent jamais la paix. Bien au contraire : elles nourrissent la paix intérieure et cette paix, jointe à la douceur et à la tendresse de l’amour divin, réjouit l’âme tout entière et la guérit. Elle la revigore aussi et la rend capable de souffrir et de supporter avec joie bien des assauts. L’expérience m’a prouvé bien souvent que l’humilité réelle couvre comme d’une sauce agréable au goût tous les objets d’amertume et de souffrance, intérieure ou extérieure, qui nous sont envoyées. Ce qui de soi est arrêté à la nature, elle l’adoucit. Les fardeaux les plus lourds à porter deviennent légers. Tout se change en repos intérieur, paix et satisfaction du cœur.

(I/Ch.130) J’estime que celui qui est parvenu à ce degré d’humidité ne saurait plus être attristé ou troublé par rien de ce qui lui arrive, à lui ou à d’autres. Jamais il n’aura l’âme lourde, mais il conservera en toutes circonstances le repos, le silence, la paix intérieure. Ni les vexations qui viennent des hommes ni celles des démons n’auront prise sur cette âme. Et pourquoi? Parce qu’étant si petite elle parvient à se faufiler à travers tout. Avec une tranquille adresse, elle glisse entre les doigts de ceux qui pourraient l’attrister, la troubler, la faire souffrir. Elle est comme ces petits poissons qui, pris dans le filet, parviennent toujours à s’échapper à travers les mailles et continuent de nager librement. Quel trésor pour une âme qui en est arrivée là! Un trésor que personne ne pourra lui ravir, car cette paix qu’elle possède, rien ne saurait la détruire.

Même lorsqu’elle remarque que les hommes la haïssent, la persécute, la couvre de leurs railleries ou de leurs affronts; lorsqu’elle voit que d’aucuns, qui lui devrait le respect, l’interpellent parfois d’une façon impolie, impertinente ou grossière, elle ne se trouble pas pour autant. Rentrant doucement en elle-même et s’enfonçant dans sa petitesse, elle n’a aucune peine à oublier tout cela, en Dieu. Et elle se dit : «Ces gens ont bien raison me détester, de me persécuter, de me mépriser. Si on ne me respecte pas comme on devrait, qu’importe. Y a-t-il en moi quoi que ce soit qui puisse les attirer, et s’attacher à moi, leur inspirer le respect ou l’amitié?»

L’âme ne ressent d’ailleurs aucune amertume ni aucune aversion pour personne. Car en toute sincérité du cœur elle croit qu’on ne lui fait aucun tort. Aussi ne saurait-elle se plaindre de personne ni accuser qui que ce soit. Jamais elle ne juge une autre âme plus imparfaite qu’elle-même. Et quand elle s’aperçoit que ceux qui lui ont fait injure sont revenus à de bons sentiments et s’accusent de leur faute, elle leur pardonne de tout cœur et ne se souvient même plus du mal qu’on lui a fait. Pour ceux-là elle sera aimable et pleine d’amitié, comme s’ils ne lui avaient jamais rien fait. Elle se comporte avec eux comme avec ses meilleurs amis. Elle excuse leur faute tant qu’elle peut. Elle ne voit pas ce qui peut être chez eux malice ou défaut de vertu. Mais elle croit que Dieu a permis toutes ces choses pour son plus grand bien et de cette façon elle voit le bien partout et ne se laisse troubler par rien.

(I/Ch.131) Il en va de même lorsque l’âme se trouve dans un état de pauvreté d’esprit et comme abandonnée de Dieu. Il lui semble que son Ami divin ne veut plus s’occuper d’elle. Il la repousse et l’a rejetée de devant sa Face. Mais quand ceci lui arrive, l’âme se dit : «Le bon Dieu a bien raison de m’abandonner comme il le fait. Qu’y a-t-il en moi qui pourrais plaire à Dieu? Qu’est-ce qui me rendrait digne de son amour et de ses faveurs? Que de fois n’ai-je pas fait mauvais usage de ses grâces; que de fois ne les ai-je pas négligées? Aussi dois-je louer Dieu de sa justice et le remercier. C’est trop déjà qu’Il daigne me compter au nombre de ses créatures et me supporter en sa présence». L’âme est très loin de s’attendre à être visitée par Dieu; elle ne le désire même pas pour la joie personnelle qu’elle en aurait. Non, mille fois non : elle glisse au-dessous de ses faveurs, sombrant dans son néant où elle se tient en paix et dont elle se contente.

Mais j’étais insatiable quand il s’agissait de m’amoindrir, de m’abaisser, de descendre dans l’abîme. Plus je m’enfonçais dans mon néant, plus je m’établissais dans ce vide, et plus aussi à tous instants je me sentais attiré à m’y enfoncer davantage. Grâce combien insigne que le bien-aimé m’accordait! Elle me semble plus grande et plus utile et plus précieuse que toutes les illuminations, que toutes les activités divines que Dieu n’avait jamais opérées en moi. Car cette grâce qui m’avait établi dans l’humilité foncière m’avait aussi placé sur le chemin qui mène à Dieu; et ce chemin était tellement sûr que le moindre doute n’y était plus possible, ni l’ombre d’une erreur ou d’une tromperie.

Cette humilité avait aussi ancré en moi des vertus si essentielles et parfaites qu’elle semblait y avoir engendré une collection complète de toutes les vertus. Tout mon être en était comme imprégné. Hélas, je ne suis pas toujours restée dans un état aussi parfait et j’en ai eu bien du remords. Il a fallu assez longtemps et il m’a coûté bien des efforts avant que ces vertus ne fussent essentiellement en moi, comme faisant partie de ma nature.

Mais au temps où m’étais donnée cette grâce de l’humilité d’esprit, les défauts, l’amour-propre, la recherche personnelle, etc., n’aurait pas pu trouver place en moi. En ces moments l’âme ne semble plus être pécheresse et aucun mal ne parvient plus à l’approcher. L’esprit d’humilité avait rendu le fond de mon âme si pure, si dépouillée, si détachée, si déiforme, si clair et silencieux et pacifié, si éloigné de toute créature que s’il m’avait été dit que je devais mourir dans quelques minutes je n’aurais pas pu me préparer mieux à la mort. Car j’étais prête à tout moment et disposée à quitter mon propre corps. Ici-bas plus rien ne m’attirait où mes affections et mes désirs eussent pu m’attacher.

(I/Ch.132) Cependant tandis que je me tenais ainsi toute petite, perdue au fond d’une vallée d’humilité et que je lui trouvais dans une paix parfaite sans prétendre à rien et sans rien désirer, non pas même les faveurs de mon bien-aimé, voici que notre Seigneur, sans que je m’y fusse attendu, fit briller soudain et scintiller dans mon âme un rayon de sa divine lumière. C’était comme le rayon d’un soleil éclatant qui soulevait mon âme et toute sa puissance d’aimer et, d’une façon tout inaccoutumée, l’attirait suavement vers les hauteurs de Dieu. Mon âme sentait s’allumer en elle le feu croissant d’un ardent amour dont la force me poussait et m’élevait vers Dieu.

Ceci n’a rien d’étonnant, car ce n’était que la suite normale d’un état d’extrême humilité. On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.

Ce rayon de la clarté divine m’a donné quelques lumières et m’a permis de connaître certaines propriétés et conditions de ce néant où fut placée l’âme anéantie. J’ai vu ce qui favorise le véritable anéantissement et ce qui le retarde ou l’empêche. Mais je ne sais pas comment je pourrais traduire en parole cette connaissance aussi clairement que je l’ai perçue par illumination. J’ai compris et j’ai vu que seul ce véritable néant est capable de recevoir Dieu, et que toute mon attention, tous mes efforts devaient être orientés à atteindre ce parfait dépouillement et à le conserver sans cesse. Car ce n’est que dans une âme anéantie que Dieu peut vivre sans obstacle et qu’Il y peut, par elle, agir selon Sa très chère volonté.

Ce néant, me semble-t-il, est comme une mort spirituelle de l’homme tant intérieur qu’extérieur. Cette mort doit être de tout temps et de tous instants; elle ne tolère aucune vie, ne ressent aucun mouvement d’amour naturel, n’éprouve aucune affection aux choses créées en dehors de Dieu. L’âme dépouillée jusqu’à ne plus être rien ne prête plus aucune attention aux choses; elle les perd et les anéantit en Dieu. Son fond le plus intime doit être vidé de tout, sans soucis et sans images21. Hors Dieu, aucun objet ne fixe son attention et sa réflexion.

Il me semble avoir parlé déjà assez longuement des faveurs et consolations spirituelles. Je n’insisterai donc pas ici. Mais sans doute était-il nécessaire que notre seigneur renouvelât cette connaissance par de nouvelles illuminations, car les ténèbres intérieures où j’avais été si longuement plongée m’avaient entièrement caché les anciennes lumières.

(I/Ch.133) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus.

Bienheureuse absorption et bienheureuse disparition. Il m’eût été doux de demeurer toujours dans cet état, car l’âme qui s’y trouve ne saurait pécher. Dans cet état tout l’être sensible et tout l’être physique ont été privés de leurs forces et de leur activité libre : ils sont entièrement soumis à l’esprit et l’esprit est soumis à Dieu.

Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux comment à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourdes charges ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.

(I/Ch.134) Il me revient à l’esprit un fait que j’ai oublié de relater en parlant de mon état de déréliction. C’est cependant alors que cela s’est passé. Une nuit, pendant mon sommeil, ma douce mère Marie s’est approchée de moi. Elle portait l’Enfant Jésus sur le bras gauche. Tous deux me regardaient avec une grande bienveillance. Leur mine était souriante et ils m’adressaient de bonnes paroles d’amitié et de réconfort. Je ne me souviens pas exactement des termes; mais je sais combien bien que la bonne Mère me disait certaines choses pour m’apprendre à pratiquer une plus grande pureté d’esprit, un détachement plus complet des créatures. En même temps elle m’adressait des paroles d’encouragement et de consolation.

Elle me parut appuyer l’Enfant Jésus contre son sein béni et l’allaiter. Ce spectacle me causait une grande joie. Alors ma bonne Mère me demanda : «Ma fille, veux-tu aussi prendre mon lait?» Et comme je lui répondais : «Oui ma bonne Mère», elle me donna son autre sein et pendant longtemps je fus allaitée en même temps que l’Enfant Jésus.

M’étant réveillée cette image demeura en moi, très vivace, et il me sembla qu’une abondance de lait avait coulé dans ma bouche. Le goût en était exceptionnellement doux et agréable; et il me resta pendant un certain temps.

Je me dis alors que tout ceci ne pouvait pas être un rêve. J’étais sûre de ne pas rêver et la pensée me vint que je devais noter ce fait pour satisfaire à l’obéissance. J’ai d’abord voulu oublier tout cela et n’y prêter plus d’attention qu’à des rêves naturels. Mais le souvenir restait trop vivant; ce qui était bien exceptionnel, car il m’arrive assez souvent de rêver de choses bonnes élevées, mais je ne me sens jamais porter à les noter comme je l’ai fait dans ce cas-ci. (+note : ce rêve semble être le point de départ d’une expérience de «vie mariale» dont Marie de Sainte Thérèse a rendu compte dans ce billet adressé au père Michel de Saint-Augustin au cours des dix dernières années de sa vie.)

VI. «Esprit de prière» perpétuel et supplications

(I/Ch.135) L’an 1662, en octobre si j’ai bon souvenir, le bon Dieu a daigné infuser en moi le désir spirituel de prier pour le bien de notre pauvre province, dans la situation malheureuse où elle se trouve : afin d’écarter le mal qui la menace et lui obtenir le bien espéré. Cet esprit de supplication est survenu d’une manière exceptionnelle et que je ne crois pas avoir jamais expérimentée auparavant.

Il ne s’agissait pas de gémissements passionnés. Mon zèle ne s’accompagnait pas de tendresse sensible ou d’émotion. Tout se passait pour ainsi dire au secret de l’esprit et restait caché à l’imagination comme la raison naturelle. L’opération en était tout intime, sans mélange d’activités propres. L’esprit seul était en acte et rien de ce qui pouvait venir de moi ne devait s’ajouter à cette opération. Je voyais avec évidence qu’une intervention active de ma part aurait fait disparaître cet esprit de prière.

Il me semblait que l’Esprit divin (dont j’étais alors possédée) suppliait la Volonté divine, en moi et par l’instrument de ma personne. C’est en cela que consistait cette prière : l’Esprit divin suppliait, au moyen de mon esprit, la Volonté divine. Ainsi Dieu lui-même se suppliait et se poussait à la miséricorde.

J’ai donné liberté à l’esprit, un peu plus longtemps que ne le permettait la Régularité. Si je l’avais osé, j’aurais passé la nuit entière ou tout au moins de longues heures dans cette prière, sans me lasser. Je ressentais pour lors un rapprochement exceptionnel de Dieu, presque face à face ou bouche-à-bouche.

Plus tard il m’est venu à l’esprit que cette manière de prier n’était pas sans analogie avec la prière de Jésus dont il est dit dans l’Évangile que Jésus passait la nuit à prier; ou avec la prière dont parle saint Paul quand il écrit que «l’Esprit supplie avec des gémissements inexprimables» dans et par les âmes qu’Il peut agir en toute liberté.

(I/Ch.136) Ensuite j’ai reçu une lumière infuse et celle-ci m’a donné l’assurance que le courage et la résistance dont les Pères N. et N. faisaient preuve dans l’action qu’ils menaient pour maintenir la Réforme, était très agréable à notre seigneur et à son aimable Mère. J’ai vu avec certitude que l’affaire réussirait, malgré les apparences et contrairement à mes propres appréhensions. Mon bien-aimé semblait se porter garant et promettait de mettre lui-même la main à l’ouvrage, avec son aimable Mère, et qu’Il travaillerait avec les Supérieurs au bon succès de l’entreprise.

Cependant quelque temps auparavant, mon bien-aimé m’avait paru me refuser cette faveur à cause de certains religieux mauvais et très peu réfléchis dont quelques-uns même étaient en charge des Supérieurs. Ces religieux semblaient empêcher les bénédictions et l’aide de Dieu de s’étendre sur la Province dans les nécessités et difficultés où elle se trouve.

J’ai reçu l’assurance aussi que le P. N. ne succomberait pas sous la haine de quelques ambitieux, partisans du relâchement, qui s’efforçaient de combattre certains religieux et de s’en défaire afin de pouvoir, en leur absence, suivre librement leurs inclinations mauvaises. Les ténèbres, en effet craignent la lumière. J’ai compris que Dieu ne permettrait pas à leur malice de triompher de N., si ce n’est pendant quelque temps, afin d’éprouver sa patience et sa mansuétude, et lui faire pratiquer les vertus pour de plus grand mérites et gloire.

Toutes ces assurances m’ont été données et confirmées par trois fois. Elles étaient accompagnées d’une grande lumière intérieure; surtout la troisième fois, quand je venais de recevoir la sainte communion. C’est alors que j’ai cru voir Jésus et son aimable Mère prenant la province sous leur protection. Cela s’est passé l’an 1662, en octobre.

(I/Ch.137) Dans la suite, Dieu m’a fait voir et comprendre quelle gloire était réservée aux Supérieurs qui ont supporté avec patience les difficultés qu’on leur a faites à tort dans l’exercice de leur charge et de leur gouvernement. Dieu m’a montré avec évidence la valeur de la souffrance, surtout de celle qui résulte d’une injustice et que l’on subit par amour de la justice et pour la gloire de Dieu. Sa Majesté fait une grande faveur à celui à qui il envoie ces sortes de peines.

Cette grande gloire dont je viens de parler, c’est dans l’esprit que je l’ai vue. Je la voyais apparaître en Dieu, comme on voit ou reconnaît une chose dans un miroir. C’est, je crois, de cette manière qu’au ciel les saints voient et connaissent toutes choses dans le pur miroir de Dieu.

Pour l’année 1663, si j’ai bon souvenir, tandis que le pape et les cardinaux s’occupaient pour la première fois de discuter une résolution favorable à notre Province, mon bien-aimé m’a fait connaître ces faits à l’heure même où ils se passaient; et cette communication me remplit d’une grande joie. Il m’incitait d’une façon toute exceptionnelle à remercier Sa Majesté et à lui adresser les louanges pour ce grand bienfait.

Je voyais cet événement avec autant de clarté et de certitude que si j’avais assisté en chair et en os. Après un certain temps quelqu’un me confia confidentiellement que des nouvelles venaient d’arriver de Rome : contre toute attente et malgré les appréhensions, elles étaient favorables. On s’en réjouissait beaucoup, car les résultats obtenus été conforme à nos désirs et devait favoriser le bien de la Province et de la Réforme.

Lorsque le Révérend Père Général vint ensuite dans notre pays, j’ai prié mon bien-aimé, pour satisfaire à l’obéissance, et lui ai recommandé le succès et la prospérité de notre sainte Réforme. Notre seigneur m’a semblé me consoler et me réconforter en me montrant que tout se passerait comme nous l’espérions.

Mais quelque temps plus tard (quelques jours, je crois) mon bien-aimé me sembla menacer de retirer son aide parce que Sa Majesté se trouvait tellement offensée et narguée par les mauvais. J’ai cru comprendre qu’Il désirait des prières afin de pouvoir faire miséricorde.

Depuis ce jour notre seigneur a paru me donner, à moi indigne et misérable, un esprit de perpétuelle prière et supplication. Le cœur blessé de tendresse, enflammé de zèle je ne cessais plus guère d’offrir au Père éternel le Précieux Sang et les mérites de son Fils unique, Jésus, en réparation satisfactoire de tout ce qui pouvait offenser Sa Majesté.

Immédiatement après, on m’a confié confidentiellement que les affaires de l’Ordre et de la Province, dont le Supérieur était très occupé en ce moment, se brouillaient tellement qu’il semblait vraiment que notre seigneur avait retiré l’aide qu’il avait d’abord accordée. Mal impressionné, le Révérend Père Général ne voulait ou ne pouvait rétablir la justice et confirmer les justes dans leurs droits.

Nonobstant tout ceci, mon bien-aimé ne cessa point de susciter en moi son puissant esprit de prière (comme je l’ai dit). J’avais une confiance sans bornes de pouvoir incliner la volonté de mon bien-aimé à nous venir en aide pour assurer le succès. Et c’est aussi ce qui est arrivé. Tout se passa à souhait, pour la plus grande consolation de toute la Province, pour son apaisement et son progrès.

Lorsque Dieu daigne m’envoyer cet esprit de prière, je suis toujours sûre d’être exaucée et d’obtenir une issue favorable. Mais il ne m’est pas possible d’avoir cet esprit quand je le voudrais : il faut qu’il me soit donné comme une grâce infuse.


(I/Ch.138) Un jour, je me sentis poussée à prier notre seigneur et à le supplier d’adoucir les maux de Sœur C. qui souffrait des dents, de la gorge, de la langue, des oreilles, etc. Ces souffrances étaient très cruelles et la tourmentait beaucoup. Pendant que je priais, j’étais tourné vers mon bien-aimé avec une grande tendresse et le suppliait de daigner me permettre de supporter les souffrances qu’elle endurait. Je voulais souffrir en mémoire de la douloureuse Passion de Jésus; car ceci se passait durant la semaine sainte. Et voici qu’à l’instant même ses douleurs ont cessé sans qu’il en demeurât la moindre trace. Elles ne lui sont jamais revenues; mais au même moment aussi j’ai ressenti des maux de dents et des douleurs dans la tête. C’était tout à fait nouveau pour moi. Exactement au moment où elle était délivrée de ses maux je m’en suis trouvée affligée; mais par un effet de la grâce divine, il m’a été donné de les supporter avec joie.

Une autre fois je suis sentie poussée de la même manière à prier pour un certain père Bert..., qui était très malade. Au moment où il recevait les derniers sacrements, je priais notre seigneur avec une grande confiance et un amour ardent. Je demandais à mon bien-aimé de vouloir conserver la vie à ce père si celui-ci pouvait encore rendre service à notre Ordre et si les années qui lui seraient accordées devaient lui permettre de mieux assurer son salut et augmenter sa béatitude éternelle. Notre seigneur me dit alors que ce père guérirait de sa maladie. C’est en effet ce qui lui est arrivé.

Une chose identique se produisit une autre fois. Il m’avait été commandé de prier pour un certain Père Matt..., malade à Geel. Il était à l’agonie et les médecins l’avaient abandonné. L’esprit infus de prières me fut accordé. J’ai demandé à mon Bien-Aimé d’épargner ce Père si la vie devait lui être salutaire et utile à notre Religion. Notre seigneur m’a donné l’assurance que le Père ne mourrait pas de cette maladie. Je me sentais poussée de dire au prieur de ne pas se rendre à Geel. Le prieur était prêt à se mettre en route pour assister ce Père au moment suprême, mais je n’ai pas osé, estimant que sa démarche eût pu sembler présomptueuse.

Le vingtième jour après le décès de mon père, étant à l’oraison, il me fut donné une lumière intérieure, une claire évidence. Je compris et fus assuré que l’âme de mon père était délivrée des peines du purgatoire et jouissait de la gloire éternelle. Je fus tout rempli d’une grande joie et me réjouis de son bonheur. (Mais n’ai-je pas déjà relaté ce fait?)

(I/Ch.139) Un jour, étant à l’oraison, il ne fut représenté un grand nombre de religieux et de personnes consacrées à Dieu et qui cependant se détournaient de lui. Notre seigneur semblait m’inciter à prier pour eux; ou plutôt, l’Esprit de Dieu lui-même priait en moi et par mon intermédiaire, avec des gémissements inexprimables, suppliant la divine Bonté de les retenir de sa puissante main sur la pente où ils glissaient. Je priais Dieu de se les attacher par des liens plus forts que jamais.

Cet esprit de prières suscitait en moi un amour de Dieu très tendre et affectueux, une soif du salut de tous les hommes. J’aspirais à voir Dieu, le Bien suprême et sur-aimable, aimé par eux, honoré, glorifié pour l’éternité. La perte d’une seule âme me cause une très grande tristesse et blesse mon cœur. Mon amour souffre à la pensée qu’une âme pourrait haïr et blasphémer Dieu éternellement. Cette souffrance me vient d’une connaissance tremblante de la très infinie perfection de Dieu. Aussi donnerais-je très volontiers ma vie pour chaque âme en particulier.

Mon bien-aimé m’a poussé en outre à prier pour tous ceux qui me font souffrir et me persécutent, pour ceux qui me méprisent et me calomnient, qui ont combattu et contrecarré mes bonnes intentions, ceux qui m’ont trompé par leurs visages doubles. Je ressentis alors une très aimante sympathie, comme pour mes meilleurs amis. Je priais mon bien-aimé de ne point leur compter tout cela à péché, mais de les payer en bénédictions et grâces.

Il me fut représenté tout spécialement une certaine personne qui m’avait beaucoup fait souffrir et qui était manifestement poussée à la méchanceté par le Malin. Elle me fut représentée d’une façon tellement vivante que j’aurais cru l’avoir auprès de moi en chair et en os. Et l’amour m’inclinait à prier pour elle et à supplier l’infinie miséricorde de Dieu de lui donner le repentir et de lui permettre de mourir saintement.

Ceci me semble plaire à mon bien-aimé. Il aime nous voir pardonner de tout notre cœur, prier pour ceux qui haïssent et nous persécutent et leur souhaiter tout le bien que nous désirons pour nous-mêmes. Notre seigneur m’a fait comprendre qu’une telle prière est exaucée plus rapidement que les autres parce qu’elle jaillit d’un amour sincère et vrai.

(I/Ch.140) Il m’est arrivé de recevoir dans le fond de mon âme certaine lumière quant à l’abondance des grâces et des miséricordieuses faveurs qui me sont offertes dans les saints sacrements. Ils sont en effet comme des sources d’eau vive coulant sans cesse dans notre âme pour lui donner santé et force et pour la conduire à la béatitude.

Adorables inventions de l’amour que Jésus portait aux siens! Il a tout donné, tout ce qu’Il possédait, tout ce qu’Il était. Il voulait sauver les siens, les rapprocher de Lui. Quelle ne devrait pas être notre gratitude, notre respect, notre amour en recevant les sacrements! Notre attention devrait être semblable à celle que Jésus avait quand il les a institués.

Je vois la sainte Église riche de tous les remèdes spirituels divins, de toutes ces choses qui servent à notre salut : petite rivière qui ne cesse de couler des plaies du Christ. Union indicible avec Jésus! Lumière et tendresse d’amour! Notre amour aussi cherche à inventer quelque chose pour répondre à l’amour. Mais il ne peut rien. Son activité propre ne parvient à rien. Seule l’action du bien-aimé qui agit!

(I/Ch.141) un jour de vigiles de la Pentecôte, tandis que je récitais l’office, le matin, j’ai cru voir dans mon esprit notre aimable Mère. Elle était présente et écoutait notre récitation avec une joie toute particulière et avec satisfaction. Tout au moins c’est ce que j’ai cru comprendre à voir l’amitié et la mine souriante qu’Elle avait en nous regardant. Elle me paraissait particulièrement aimable lorsque je récitais les antiennes qui sont composées pour chanter ses louanges et dire ses perfections.

Sa présence produisait en moi un sentiment de respectueuse vénération pour Sa Majesté en même temps qu’une tendre affection. De la considérer de cette manière mon esprit bondissait d’une joie extrême et je lui disais : «Bonne Mère, puisque Votre majesté semble trouver tant de plaisir et de satisfaction à écouter les louanges que nous vous offrons, pourquoi ne suscite-t-elle pas un plus grand nombre d’âmes qui la serviraient en cet endroit et chanteraient ses louanges d’un cœur pur?» Il me semblait ressentir un certain espoir que le nombre de notre communauté s’accroîtrait dans la suite. Mais cependant je n’en étais pas très assuré.

(I/Ch.142) En même temps, je me sentis invitée intérieurement à me préparer à recevoir le Saint-Esprit. Je demandais ce qu’il me fallait faire pour cela. Je voulais savoir ce qui devait plaire au Saint-Esprit et l’attirer en moi. Il me fut répondu : «La pureté du cœur». Il ne fut dit aussi que je devais recommander à mon Révérend Père de tendre à cette même pureté du cœur afin de se rendre capable de recevoir le Saint-Esprit.

Après quelque temps je sentis s’allumer en moi un tel brasier d’amour divin que tout mon intérieur semblait en feu. Cet état perdura jusqu’au moment où je reçus la sainte communion. Alors je fus placé, pendant environ une demi-heure, dans un état plus tranquille, plus simple, au-dessus de la sensibilité.

Puis le feu repris encore. Mon cœur s’agitait, battait par à-coups et avec précipitation. Ceci dura jusqu’au soir. La température de mon corps et de mon sang était très forte et j’avais des joues rouges, si bien que les sœurs s’aperçurent qu’il se passait en moi quelque chose d’insolite. Elle me disait : «Ma mère, vous avez certes reçu le Saint-Esprit. Il est en vous. Cela se lit sur votre visage. Votre mine le proclame». Mais je leur ai répondu qu’elles ne devaient pas s’arrêter à de telles pensées et n’y pas attacher d’importance. «Si vous croyez voir quelque chose, leur ai-je dit, n’y faites pas attention et ne me retirez pas de ma simplicité et de mon innocence. Moi-même je n’y prends pas garde».

(I/Ch.143) Cet état a perduré pendant tout l’octave de la Pentecôte et je n’en puis pas dire grand-chose. Je percevais bien que j’étais comme saturée de Dieu. Sans cesse je me trouvais comme placée devant sa face. Je dirais volontiers que, presque tout le temps, Il était près de moi. Ma nature semblait transformée au point que je reposais, inspirait, vivait en Dieu. Tout cela, je le percevais d’une manière fort claire. J’étais placée face à face avec Lui, sans effort ni travail. Il suffisait d’une silencieuse attention pour maintenir mon esprit séparé, pur, détaché, libre de tout mélange, sans permettre à la partie inférieure d’agir ou d’intervenir en rien.

Seul l’esprit avait part en cette communication de mon bien-aimé. La moindre immixtion des puissances sensibles eut brouillé le jeu. Leur intervention grossière aurait produit dans l’esprit une nuit qui m’eût caché Dieu irrémédiablement.

L’esprit était tout dans la joie de se sentir si éloigné de la partie inférieure. Il semblait qu’aucun rapport ne pouvait plus exister de l’un à l’autre. Même lorsqu’il se présentait quelque pensée distrayante ou quoique mouvement de sensibilité capable de troubler le silence et le repos de l’esprit, ces choses semblaient se produire loin de moi et il ne m’en restait dans la mémoire qu’une image confuse. C’était comme si cela ne me concernait pas ni ne pouvait m’atteindre. Aussi mon esprit demeurait-il fixement et inébranlablement tourné vers l’être sans image de Dieu. Tout le sursaut de la partie inférieure, l’esprit savait les écarter doucement avec adresse et en silence. Il parvenait à se recueillir, à se concentrer en un seul point en s’enfonçant plus profondément dans son propre fonds. Il n’y avait point de lutte. L’esprit se contentait simplement de détourner son attention de ces divers objets22.

Mon bien-aimé m’a fait aussi cette grâce de me sentir calmement saturée, traversée, possédée par une certaine lumière ou clarté divine qui opérait en moi une merveilleuse pureté du cœur. Cette pureté du cœur se réduit à un complet détachement de toutes les créatures et de mon propre moi.

(I/Ch. 144) Un jour de Noël je ne suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. Et cependant, ne convenait-il pas de méditer dans une attitude d’adoration ce mystère des mystères et d’y puiser un aliment à notre amour? .... Et tandis que je me faisais ces réflexions il me fut donné une lumière qui me rassura aussitôt. «Si tu possèdes Dieu, me disais-je, si tu te trouves recueilli en la divinité, dans l’unicité divine, ne possèdes-tu pas l’amour? Tu es établi dans l’amour, car Dieu et l’amour même. Tu possèdes donc d’une manière suréminente l’amour dans son essence. Tu ne possèdes pas ceci ou cela, mais le Tout; non les parties seulement, mais la totalité». Et je ne parvenais plus à connaître autre chose que j’eusse pu aimer. Pour moi il n’y avait plus rien que cette seule unification divine23.

Une fois il me fut donné de voir ma bonne Mère, de l’aimer, de la vénérer, de l’adorer en temps qu’absorbée par l’unification à l’Être divin. Je la voyais cachée, contenue en Dieu. Et je me suis dit que les Saints au ciel doivent sans doute se voir et s’entr’aimer de cette façon.

Parfois aussi je crois comprendre que le Malin est plein de haine et de dépit parce que Dieu daigne ennoblir, exalter et diviniser le pauvre petit ver de terre que je suis. Mais alors je me moque de lui, disant que Dieu élève les petits et que ce fut son orgueil qui lui fit perdre sa noblesse et sa beauté.

(Je m’étais ainsi moqué du Malin à propos d’une tentation qu’il avait imaginée jadis, lorsque je me trouvais dans ce douloureux état de déréliction. Il me disait alors : «il est beau, ton bon Dieu que tu t’efforces de servir avec fidélité! Vois comme il est dur. Il t’oublie, te repousse, t’abandonne, etc..... Veux-tu me servir, moi? Je te donnerai une foule de jouissances, etc....» Comme je me moque d’une tentation aussi grossière, aussi pitoyable!)

(I/Ch.145) Un jour, après avoir reçu la sainte communion, Dieu m’a fait la grâce de m’enseigner par une certaine expérience comment on trouve essentiellement et rencontre son Etre sans image, comment on y est uni par la Foi. Il me semble que cette manière était toute différente de ce que j’avais expérimenté et compris jusqu’à ce jour.

Cette fruition essentielle dont je parle ici reste indépendante de certaines lumières particulières reçues de Dieu. De telles illuminations occasionnelles diminuent ou augmentent, s’obscurcissent ou gagnent en éclats. Mais ici, ces illuminations sont accompagnées d’une lumière divine essentielle, simple, permanente et sans image. On ne s’aperçoit même pas que c’est une lumière. On ne la remarque pas parce qu’en soi elle est si simple, silencieuse et subtile.

Quant à ce qu’elle opère : elle remplit et prend en sa possession les sens internes et externes, les puissances supérieures et les inférieures ainsi que tous les mouvements de l’âme; elle les rassemble et les unit tous en une seule masse et leur présente ainsi une vue simple sur l’Être divin absolument simple, immuable et sans images. Dans ce simple regard, elle fixe toutes les puissances. On aspire cette lumière simple comme on aspire une douce atmosphère. Et cependant, cette respiration en Dieu s’opère essentiellement et non par une activité propre ou de propos délibéré. Aucune connaissance acquise par l’étude ne s’y trouve mêlée.

Cette respiration simple en Dieu est ce que je viens d’appeler fruition essentielle. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la contemplation et jouissance ardente de Dieu. Elle est simple et essentielle.

La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et uni à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet. Et tandis que le corps s’occupe de quelques travaux matériels, les sens restent tellement libres et détachés qu’ils ne retiennent aucune image ni impression : comme si toutes les choses créées qu’ils utilisent, entendent, voient, goûtent ou sentent étaient d’une certaine façon absorbées en Dieu et transportées en lui.

(I/Ch.145) Placée dans cet état l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. En pleine liberté elle se trouve au milieu d’eux, ne connaissant plus, ne percevant plus rien, ne s’arrêtant plus à distinguer quoi que ce soit, hors l’unicité de Dieu en tout et au-dessus de tout.

Quand on se trouve dans cet état il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. La très pure fruition serait troublée par ces intermédiaires et, de la solitude où elle est élevée, replongerait l’âme dans la multiplicité.

Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature.

Mais placée dans cet état l’âme oublie les vertus tout comme elle oublie les autres choses créées, afin de demeurer plus intimement et plus attentivement unie au seul Bien suprême. Elle oublie même l’amour; et cependant sans savoir ni réfléchir, elle aime d’une façon plus réelle et essentielle. Car si elle réfléchissait et savait, elle aurait ces connaissances qui ne sont plus Dieu seul. La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.


VII. L’État de simplicité essentielle

(I/Ch.147) j’ai parlé déjà d’une solitude de l’esprit. Elle était une retraite dans quelque chambre secrète de l’âme, séparée de la partie inférieure et des créatures. Dans cette solitude je ne prêtais aucune attention aux choses créées et découvrais ainsi un désert situé dans le fond de mon être. Je percevais un appel au silence des puissances tant internes qu’externes et me sentais portée à y répondre pour jouir plus librement de cette solitude.

Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouve ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.

Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire. Car seule la solitude de Dieu lui apparaît au-dessus de toutes choses.

O bon Jésus qui avez daigné nous éclairer de cette vérité, veuillez nous aider à la mettre en pratique, constamment, pour votre amour et votre gloire.

L’esprit semble me pousser à mieux expliquer ce que je viens d’écrire. Dans cet état de l’esprit a été fait si généreux, sage, éclairé et fort qu’il rirait volontiers des grâces sensibles de Dieu. Pour lui ce ne sont plus là que jeux d’enfant ou si l’on veut : ce lait dont les nourrissons ont besoin à cause de leur faiblesse et parce qu’ils ne pourraient digérer une nourriture plus substantielle.

Placée dans cet état, l’âme ne daignerait même plus faire attention aux faveurs sensibles. Elle a été comme sevrée du sein maternel et n’a plus d’attrait que pour des aliments plus vigoureux. Et je range parmi les faveurs sensibles les douces consolations, les caresses, les unions affectives, les ardeurs sensibles de l’amour, les tendres défaillances, etc. L’esprit comprend très bien que tous ces états sont inférieurs à celui où il est placé. Ils sont beaucoup moins parfaits parce qu’ils restent dépendant d’un grand nombre de variations et d’attache des sens. Dans ces divers états, les âmes sont habituellement vacillantes encore dans leur pratique. Tantôt elles sont bien et tantôt mal disposées, joyeuses ou tristes, calme ou inquiète, tantôt pleines d’ardeur, d’élan et de force, tantôt faibles, fragiles et malades. Tout cela suivant que le flot des grâces sensibles monte ou descend. Et ces variations sont particulièrement nombreuses lorsque l’affection du cœur s’est attachée à ces faveurs et que la nature y trouve joie et satisfaction.

J’entends par là que ces âmes devraient se désintéresser de toutes ces choses comme si elles n’existaient pas. Ces âmes ne doivent ni les souhaiter ni les désirer : ne rien vouloir, ne rien désirer, ne conservant comme seul objet propre de leur amour que l’Être immuable et sans image de Dieu. Et pour celles dont l’esprit n’a pas encore suffisamment progressé, qu’elles s’attachent fermement à la seule volonté, au seul bon plaisir de Dieu, sans avoir de volonté propre, sans rechercher aucune satisfaction, joie, avantage personnel. Qu’elles laissent le flux des grâces sensibles couler au-dessus d’elles et croître ou décroître selon le bon plaisir divin.

(I/Ch.148), Mais bien peu d’âmes, lorsqu’elles sont comblées de ces faveurs sensibles, sont capables de se maintenir dans un état de détachement, de mortification, de pauvreté d’esprit, de dépouillement complet. Rares sont celles qui ne conservent alors que Dieu seul et en toute pureté comme objet de leur contemplation. C’est pourquoi lorsque Dieu a l’intention d’élever une âme et de daigner l’attirer de mieux en mieux à Lui, II la dépouille de toutes les grâces sensibles, lumières, caresses, etc. Il lui enlève tout ce qui est un appât pour l’amour-propre et qui l’inciterait à prendre repos et satisfaction dans les choses créées. En un mot : il lui retire de la bouche l’aliment où la nature essayait de trouver de quoi entretenir sa vie propre.

Dieu ne laisse à l’âme que la lumière obscure et essentielle de la Foi, par laquelle elle devra s’attacher à la présence divine, et cette lumière obscure de la foi est accompagnée d’un amour fort (et non pas tendre) un amour fidèle et essentiel. Pour le surplus, Dieu laisse l’âme se débrouiller seule, l’observant comme de loin pour voir si elle lui est fidèle.

(I/Ch.149) Il y a six ans, il me fut accordé de voir, une fois, comme un faible rayon de la beauté de l’Être divin, dans le secret de mon âme. La contemplation de ce reflet m’a conduit à la connaissance de la joie inexprimable, de la jouissance, du ravissement de bonheur que goûtent les bienheureux en contemplant l’Être de Dieu qui est au-dessus de la beauté, de la délectation et de l’amour. Il m’en est venu une soif ardente de jouir avec eux du même Objet, face à face, et toute dépouillée des obscurités de la foi, de celles qu’entraîne souvent notre commerce avec les créatures. Aucune chose de la vie terrestre ne pourra plus me donner satisfaction, car tout cède devant le désir, devant la soif de disparaître afin d’être introduite en la pleine possession de l’Etre divin.

J’ai bien compris alors ce que dit le saint prophète David : que Dieu et revêtu de lumière comme d’une robe. Et j’étais au comble de l’étonnement à la pensée qu’une âme ayant une seule fois reçue la grâce d’un reflet de la connaissance de Dieu (comme il m’avait été accordé) pût encore détourner, ne fusse qu’un seul instant, son regard de la suréminente splendeur de l’Être divin et se tourner si peu que ce soit vers les choses créées pour les considérer avec quelque attention.

J’en suis devenue de plus en plus énamourée de ce Bien suprême et unique, de cet Etre essentiellement beau et aimable, de la majesté de Dieu. À dater de ce moment j’ai pris plus soigneusement à cœur de plaire aux yeux de Dieu, qui voit tout. Je m’y sentais poussée d’ailleurs par une amoureuse tendresse, aimant Dieu d’un amour jaloux parce qu’Il est qui Il est.

Comment dire l’excellence de la pureté et de l’innocence au cœur qui me fut ainsi enseigné et proposé? Même ce que les âmes spirituelles considèrent habituellement comme des vertus, je n’y voyais plus qu’impuretés, tâches, grossiers obstacles à la pleine manifestation de Dieu à l’âme. Oh, comme elles sont aveugles ces personnes que je connais bien! (Parfois j’ai été obligé de traiter avec elles). Elles croient juger selon l’esprit quand elles veulent avancer et faire avancer les autres vers la perfection. Pour moi, ce n’est pas une petite souffrance de voir qu’elles se privent de ce bien inestimable, de cette béatitude anticipée dont elles pourraient jouir dès cette vie; et de voir aussi qu’elles privent Dieu de cette satisfaction. Car le bon Dieu ne demande pas mieux que de se communiquer aux hommes, surtout à ceux qu’Il s’est choisi, et de se révéler à eux, de s’unir à eux par l’amour.

Si seulement les âmes étaient fidèles à réaliser la pureté du cœur, le détachement radical et mortifiant des créatures, afin de dégager l’esprit de tout ce qui est trop conforme ou agréable à la nature, de tout ce qui est repos ou agrément sensible. Qu’elles évitent avec crainte toute chose, tout acte, toute certitude, parole ou pensée où y aurait la plus légère apparence de mouvements naturels. Qu’elles les fuient comme le serpent; qu’elles détestent du fond du cœur toute attache trop étroite aux hommes, toute complaisance, toute sympathie exagérée, toute familiarité avec eux, même s’il s’agit de personnes religieuses et surtout quand elles sont de l’autre sexe. Qu’elles les fuient, même si ces personnes ont de bons prétextes, de bonnes intentions ou lorsqu’elles s’imaginent que c’est un bon esprit qui les pousse et les incite. Que d’âmes ont été trompées parce qu’elles ne savaient pas faire la distinction entre l’esprit ou les motions de la grâce et les mouvements de la nature ou les subtiles intentions du démon! Ces dernières se mêlent si souvent aux grâces surnaturelles! Et cependant ces âmes avaient reçu souvent de grandes faveurs d’ordre spirituel et une très haute vocation pour le bien de beaucoup d’autres.

(I/Ch.150) Tandis que j’étais placé dans cet état dont j’ai parlé plus haut et que je contemplais et goûtais dans sa suréminente beauté et amabilité l’Être divin, il ne fut aussi montré pourquoi certaines personnes perçoivent si peu la présence de Dieu dans le fond de leur âme. La faute en est un défaut de pureté du cœur. Elles ne s’efforcent pas avec assez de soin de s’occuper de Dieu et de s’attacher à lui uniquement dans l’esprit et par la Foi. J’ai cru comprendre que la lumière divine ne parvenait pas à traverser entièrement ces âmes et préparer en elles la place où Dieu prend son repos. Il demeure dans ces âmes une certaine résistance qui vient d’elles.

Je voyais clairement l’état où ces âmes se trouvent et mon amour jaloux pour mon bien-aimé en fut douloureusement blessé. Car je ressens toujours cette blessure d’amour lorsque je suis forcé de les abandonner au-dessous ou derrière moi. (Dieu ne les a pas confiées à mes soins?) Et je sais que notre seigneur est tout disposé à les gratifier comme moi des mêmes grâces et des mêmes manifestations de sa très aimable Présence. Si seulement elles étaient disposées à le recevoir!

Oh, comme alors je Le supplie afin qu’en sa bonté son amour Il daigne anéantir par sa grâce opérante les obstacles, les résistances, etc., et les consumer à jamais. J’ai demandé à mon bien-aimé de prendre possession de ces cœurs à son gré, afin qu’ils vivent en Dieu et que Dieu puisse vivre en eux. Mais il me fut donné une lumière de connaissance et j’ai compris que le seigneur n’agirait pas de cette façon si de leur côté ces âmes ne voulaient pas coopérer fidèlement en s’efforçant d’acquérir la pureté du cœur et le dépouillement de l’esprit. Sous prétexte de suivre les indications et les motions de la grâce, elles donnent trop d’aliment et de créance à leur nature. Il leur manque trop le discernement des esprits. C’est pourquoi elles devraient suivre davantage les avis des autres et soumettre leur jugement propre aux jugements de ceux qu’elles savent plus purement attirés et travaillés par Dieu.

(I/Ch. 151) Le troisième jour après le décès de notre sœur N., ayant offert la sainte communion pour le repos de son âme, j’ai cru la voir en esprit. Je la voyais en grands tourments et peines, environnée de flammes terribles, gémissant et demandant aide et secours.

Depuis ce moment j’ai constamment ressenti une affectueuse tendresse et le désir ardent de lui venir en aide par mes pauvres mérites, etc. Presque sans interruption je me sentais pressée de satisfaire pour ses fautes et d’offrir à cet effet toutes mes communions, disciplines, mortifications, pratiques vertueuses, unissant mes faibles mérites à ceux de Jésus et de Marie.

Ce mouvement qui me pressait et me poussait était par moment si fort et sans relâche qu’il me fallait absolument faire quelque chose pour le repos de cette âme, soit par un acte extérieur, soit par quelque acte intérieur d’amour et d’offrande. On eût dit que quelqu’un me marchait sur les talons pour m’exhorter à agir. Le matin, dès que je m’éveillais, ma première pensée était celle de notre sœur. Ceci m’étonnait d’autant plus que jamais avant ce jour je n’avais pensé aussi continûment à prier pour personne, pas même pour mon père pour ma mère.

La nuit de Noël, sous l’action d’exceptionnelles motions surnaturelles et profondément recueillies dans l’amour divin, il me fut montré que les souffrances de cette âme étaient fortement diminuées, mais que le temps de sa délivrance était encore éloigné.

Pendant la messe de l’aube le fond de mon être fut tout illuminé d’un rayon de lumière divine. Cette clarté divine demeura en moi pendant au moins un quart d’heure. En même temps il me fut donné quelques illuminations particulières ou vives représentations qui me firent voir les causes principales des durs tourments que notre chère sœur endurait en Purgatoire. Voici ces causes : d’abord elle n’avait pas aimé ou chéri Dieu à la mesure des grâces que Dieu lui avait données à cet effet; ensuite elle n’avait pas acquis une pureté suffisante du cœur et de l’esprit; enfin, il y avait eu chez elle un manque notable d’humilité.

Je crois qu’il m’était demandé de satisfaire pour ces trois fautes essentielles. La première œuvre satisfactoire devait être pour moi de m’attacher au souverain bien par un amour pur et net, brûlant et fort; de me laisser consumer et absorber en Lui par l’amour. Il m’était demandé une grande constance à bannir et à éviter avec soin tout ce qui pourrait être un empêchement à l’action de l’amour divin.

Il m’était aussi proposé avec force la pureté intérieure et l’humilité d’esprit et comment je devais les mettre en pratique et les réaliser. En outre j’étais invité à m’abstenir de certaines choses pour mortifier ma nature, qui semblait y trouver encore de temps en temps quelque aliment et satisfaction. Tout ceci devait durer jusqu’à la Chandeleur, jour où, me semble-t-il, notre sœur serait purifiée et délivrée de ses peines. Ce que je viens de dire se pratiquait intérieurement, dans le fond de mon être, sous forme de claire compréhension, vives perceptions. L’âme écoutait, silencieuse et avec une intense attention.

La veille du Nouvel An, pendant la nuit après matines et tandis que je prenais la discipline, j’ai perçu que notre sœur se trouvait près de moi. Elle marchait encore à mes côtés lorsque je me dirigeais vers notre cellule. Je ne la voyais pas avec les yeux du corps. Je ne la percevais pas comme on perçoit une chose matérielle. Je la voyais avec les yeux ou le regard de l’esprit et percevais sa présence d’une façon à la fois spirituelle et cependant sensible. Je ne trouve pas les mots pour m’expliquer mieux. Mais cette perception que j’avais de sa présence était aussi certaine que si je l’avais vue de mes yeux et touchée de mes mains.

La différence est très suffisante cependant pour se rendre compte qu’il ne s’agit nullement d’une fantaisie de l’imagination ou d’une simple impression. Ceci est tout autre chose. À l’origine cela émane du fond de l’âme et cela se répand jusqu’à produire une certaine perception sensible. Personne ne le peut comprendre s’il ne l’a expérimenté de quelque façon. Je crois que sainte Thérèse traite le même sujet lorsqu’elle écrit dans son livre du «Château de l’âme» qu’elle percevait à ses côtés la bénie présence du Christ Homme-Dieu et le sentais sans toutefois le voir. Notre sœur semblait me témoigner des marques d’affection et de reconnaissance, comme si elle avait su que Dieu, dans sa miséricorde, avait accepté nos pauvres mérites pour souligner ses peines.

J’ai compris alors que cette sœur avait été sans cesse auprès de nous, souffrant en purgatoire; et j’en ai conclu que c’était elle qui me pressait avec tant d’insistance et me poussait à lui venir en aide.

(I/Ch.152) Dans la suite, notre seigneur a daigné recueillir mon humble et basse personne aux profondeurs de l’esprit et là Il a fait apparaître en Lui notre chère sœur presque entièrement purifiée. Mon bien-aimé m’a donné l’assurance que le jour de sa délivrance était tout proche. Il m’a semblé que ce jour devait être celui de la circoncision de Jésus, par le mérite de l’effusion des premières gouttes de sang précieux du très doux et aimable enfant. Cet Enfant Jésus, je le voyais dans le fond de mon être, par les yeux de l’esprit. Et brûler d’amour pour ceux qu’Il a choisi et semblait m’inviter avec une infinie tendresse à prier pour la délivrance de notre chère sœur.

Me soumettant aux injonctions de l’esprit de charité, je priais donc avec grande humilité, simplicité, respect et confiance. Et le doux enfant raffermit mon espoir de voir cette âme entrer en paradis le jour de la circoncision. Lorsque vint ce jour, à mesure que s’approchait lors de la grand-messe, je percevais et sentais combien son âme se rapprochait de Dieu.

Pendant la grand-messe je la sentais et voyais intérieurement : elle toute glorieuse et pleine de joie, en possession de Dieu. Mon bien-aimé a bien voulu laisser tomber dans mon âme une petite étincelle de sa gloire et de son honneur. Depuis ce moment j’ai eu la certitude qu’elle est auprès de son bien-aimé et je n’ai plus pu prier pour elle.

Alors je me suis sentie remplie d’un grand bonheur. Mon cœur bondissait de joie et de contentement parce que j’avais vu un petit éclat seulement de l’inexprimable pureté, beauté splendeur d’une âme dans l’état de béatitude céleste. Volontiers je me serais écriée : combien vraies sont les paroles de l’apôtre saint Paul lorsqu’il dit : L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, jamais le cœur de l’homme n’a pu concevoir ce que Dieu a réservé à ceux qui l’aiment.

Plus que jamais je sentis s’enflammer en moi de purs désirs et un céleste amour pour le souverain Bien. Je me sentais pénétrer plus à fond dans la vérité divine : tout ce qui est d’ici-bas apparaissait plus fragile et misérable au regard des biens éternels que nous pouvons obtenir en nous efforçant de les acquérir. Mon âme était comme un petit oiseau qui vole toujours plus haut, sans poser nulle part ses petites pattes et sans jamais se reposer.

La sœur dont je viens de parler et rester environ un mois dans les peines du purgatoire.

(I/Ch.153) En 1667, le second jour de la Pentecôte, notre seigneur m’envoyait une grave, longue et pénible maladie. Le mal était mortel. Cette maladie a duré près d’une année. À diverses reprises je me suis trouvé en danger immédiat et plus de vingt fois j’ai goûté ce que doit être la mort. Il n’est pas naturel d’avoir pu résister par mes seules forces à ces agonies. En réalité j’étais affligée à la fois de quatre ou cinq maladies et chacune d’elle était mortelle24. Pendant tout ce temps j’ai été abandonnée des médecins. Il me semble d’ailleurs inutile de spécifier quels étaient ces maux divers.

Le mal le plus grave semblait être une surabondance débile qui remontait avec une telle violence que tout le monde s’étonnait de ne pas me voir étouffer. La fièvre était constante est très forte. Je ne parvenais à garder les médicaments, ni aliments, ni boissons, et cela pendant plusieurs jours d’affilée. Dès que j’absorbais quoi que ce fut, il me fallait le rendre. Tous mes organes étaient si brûlants à l’intérieur que j’eusse vidé la mer pour les rafraîchir et trancher ma soif atroce. Il y avait un incendie en moi et souvent je n’écriai : je brûle brûle!

Pour le surplus, j’avais une affection de la gorge et au visage un érésipèle qui me rendait aveugle. En outre, une pleurésie, ou je ne sais quel mal aux côtés, m’empêchait de respirer, de bouger, de parler. Enfin, mes nerfs se crispaient et d’abondantes diarrhées accompagnaient mes vomissements de bile.

Dans cette maladie mon bien-aimé n’a pas laissé sans souffrance un seul de mes membres, de la tête aux pieds. Parfois j’avais l’impression d’être étendu, et tirer sur une croix, avec d’atroces souffrances dans toutes les parties de mon corps.

[......]

(Ch.153 §2) parfois, je ne pouvais m’empêcher de crier de mal quoique, par la grâce de Dieu, j’étais toute résignée et même heureuse de pouvoir souffrir. Mais cette joie résidait dans la partie supérieure.

Tous étaient persuadés que je n’en réchappe près pas, mais moi, je savais intérieurement que je ne devais pas encore mourir par ce que je n’étais pas encore parvenue à la perfection à laquelle Dieu m’avait destinée. Et il m’arrivait de dire aux autres : je ne vais pas mourir, car je ne suis pas encore où je dois être.

(I/Ch.154) Il m’est arrivé quelquefois de recevoir certaines connaissances intérieures par lesquelles notre seigneur me faisait voir qu’il m’avait envoyé cette maladie pour me purifier à fond, comme par un vrai purgatoire. Il fallait que mes sens et tous mes membres fussent purifiés de toute tache de péchés. Je serais alors capable de recevoir en surabondance les grâces divines et de pâtir leur simple action et depuis ce temps, en effet, ces grâces m’ont été accordées d’une façon extraordinaire. Cependant depuis cette grande maladie, mon bien-aimé a laissé passer peu de jour sans m’affliger de quelque malaise ou de quelque souffrance corporelle. Mais ce n’était pas tant pour moi-même que je souffrais alors que pour d’autres personnes pour lesquelles notre seigneur désirait que l’on souffrît.

Notre seigneur m’a accordé cette grâce n’avoir jamais été attristé par la souffrance. Les maladies et les maux physiques m’étaient agréables. J’ai toujours conservé la joie de l’esprit et du cœur. Au plus fort de la maladie, je restais la joie et le bonheur de la maison, non par une piété exubérante, mais par la pure joie du Saint-Esprit, par une conscience bien en paix. De toute ma libre volonté j’acceptais celle de mon bien-aimé, sans préférer la santé à la maladie, la vie à la mort. Tout ce que faisait mon bien-aimé était très bon et très agréable.

Quand je n’en pouvais plus, je m’étendais sur ma couchette et jamais n’y restait bien tranquillement, sans désirer les visites de la conversation. Cela me permettait de mieux converser avec mon bien-aimé et lui faire des caresses. Tantôt je lui parlais le langage de l’amour, tantôt je me reposais doucement en lui. Je n’étais jamais ennuyée d’être seule, au contraire, je jouissais alors d’une grande consolation intérieure parce qu’il m’était possible de munir plus paisiblement à mon bien-aimé sans n’être jamais troublé par personne. Car à ceux qui ont une seule fois goûté vraiment le délicieux commerce d’amour avec le bien-aimé, le commerce et la compagnie des hommes deviennent sujets de tristesse, voire de souffrance. Pour moi, il m’était bien doux de trouver mon bien-aimé dans le fond de mon cœur. Étendue sur ma couchette et malade, je m’y trouvais en paix. Mon seul trésor était auprès de moi; il ne m’était pas besoin de sortir pour le trouver. Ah, quel bonheur pour une âme : elle a trouvé l’amour dans cette union qu’elle ne cesse de poursuivre de tout son cœur!

(I/Ch.155) Au cours de cette grave maladie dont je viens de parler et qui me fut accordée en guise de purgatoire, je n’ai pas été favorisée de consolations intérieures sensibles ou attraits de tendresses pour mon bien-aimé. Tout au moins, il n’y en eut guère, pour autant qu’il me souvient. Pendant tout ce temps j’étais dans un état de souffrance, tant pour l’intérieur que pour l’extérieur. Je me sentais privée de tout ce qui aurait pu soulager la nature, adoucir mes souffrances et les rendre moins lourdes à porter.

Notre seigneur permit en outre qu’en même temps j’eusse beaucoup à souffrir de la part des hommes. Quelques méchantes langues me critiquaient haineusement et répandaient sur mon compte toutes sortes de faux bruits afin de me rendre odieuse même à ceux qui m’étaient le plus attachés. Quelque temps avant que ceci ne se produisît quelqu’un m’avait amicalement averti me disant que jusqu’à présent je n’avais pas encore goûté la chair de la langue et que toutes les âmes choisies de Dieu doivent en goûter. C’était à cette pierre de touche, me disait cette personne, que l’on doit être éprouvé. Au moment même je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire ni ce que serait cette épreuve. Mais notre seigneur sut employer à cet effet une de ces mauvaises langues qui me mit en devoir de communiquer à diverses personnes et même à de très bon religieux une foule de vilaines calomnies sur mon compte.

Je n’étais pas encore suffisamment morte pour demeurer insensible, d’autant plus que ma santé était faible et débile et que j’avais été physiquement minée par cette longue maladie. Sans doute, ma volonté restait assez forte pour embrasser cette souffrance avec joie et pour laisser toutes ces calomnies me passer par-dessus la tête comme un ouragan. J’en avais l’habitude. Mais mes forces étaient trop épuisées pour

me permettre de digérer tout cela immédiatement et par pure vertu. Ma sensibilité été trop meurtri pour se laisser aisément étouffer. J’ai dû lutter pendant deux ou trois jours contre ma sensibilité naturelle avant de parvenir à surmonter tout cela. Puis, dans la paix du cœur, j’ai pu laisser ces choses se dissoudre tout doucement en Dieu.

(Ici s’arrête le récit biographique de Marie de Sainte Thérèse)






II. Lettres et billets.

[note préliminaire du traducteur] : Marie de Sainte Thérèse a interrompue cette relation biographique probablement au début de l’année 1668. Il lui restait 10 ans à vivre. Au cours de cette dernière période, dont nous ne possédons pas la relation suivie, elle a rendu compte de l’évolution de son expérience mystique par de très nombreux billets ses lettres adressées à son père spirituel et sur l’ordre de celui-ci.

Après la mort de la vénérable mère et en vue de l’édition de ses divers écrits, le père Michel de Saint-Augustin à classer les billets ses lettres non seulement l’ordre chronologique, mais d’après les matières. C’est ainsi que certains fragments relatent des faits État antérieurs à la rédaction de l’autobiographie. D’autres au contraire se situent essentiellement pendant les dernières années de la vie de la «recluse» à Malines. [...]

Brefs passages

Je transcris très peu de la seconde partie du tapuscrit Van der Bossche compte tenu du caractère disjoint des passages retenus et du fait que l’on retrouve certrains d’entre eux supra.





Extrait de la relation du père Michel de Saint Augustin.


[...] Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : «on dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis tout tranquille et en paix». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcée ces paroles présomptueuses. [....]










A Carmelite Mystic in Wartime

Chapter 2 Maria Petyt against the Background of the Political and Religious Situation in Flanders in the Seventeenth Century

Esther van de Vate

Ecologically and politically speaking, the seventeenth century was a turbulent and unstable century.1 There was a minor ice age going on. Crops failed and dangerous diseases like the plague and typhoid fever caused many deaths. Europe was ravaged by power struggles and wars. The Thirty Years’ War (1618– 1648) called forth a vicious circle of violence, which in the Habsburg empire alone claimed eight million lives.2 For the inhabitantsthe consequences of the massacres and sackings were nearly incalculable. Not long after the Peace of Westphalia, Louis XIV (1638–1715) was crowned king of France in 1654. His expansive power politics brought a new wave of warfare over Western Europe, which we are introduced to in the document on the Dutch War. Contributions from the history of mentality show the toll this took on the seventeenth century mind. People became anxious and confused.3 Structures of interpretation, certainly religious ones, were put under pressure and events were interpreted on the basis of personal experiences and subjectively ex-

[notes non révisées:] 1 I want to thank Sr. Rebecca Braun osc for the translation of this article. 2 Wilson (2009) 4. 3 See H. Lehmann and A.Ch. Trepp. (eds.) Im Zeichen der Krise. Religiosität im Europa des 17. Jahrhunderts. Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht. 1999. Lehmann summarizes: ‘Die Geschichte der Religiosität im Europa des 17. Jahrhunderts wird deshalb durch zwei Tendenzen bestimmt: Durch die häufig auch mit erheblichem politischem Druck forcierten Versuche der Obrigkeiten, in ihren Territorien religiöse Uniformität zu etablieren, und ebenso durch die nicht minder energischen Versuche weiter Kreise der Bevölkerung, sich ihres Seelenheils zu versichern. Während die Obrigkeiten die Maximen des Merkantilismus umzusetzen suchten, stehende Heere aufbauten und repräsentative Residenzen planten, kurzum: ihre politische Macht auszubauen und zu demonstrieren bestrebt waren, wurden viele ihrer Untertanen von endzeitlichen ängsten umgetrieben. Hier, in diesen endzeitlichen Ängsten und den daraus für die Lebensführung gezogenen Konsequenzen, hat, wie es scheint, die für das 17. Jahrhundert so virulente religiöse Pluralität ihren »Sitz im Leben«.’ Lehmann (1999) 12f. © Esther van de Vate, 2015 | doi 10.1163/9789004291874_004 This is an open access chapter distributed under the terms of the Creative Commons AttributionNoncommercial 3.0 Unported (CC-BY-NC 3.0) License.

23 plained.4 Although the world of Maria Petyt’s experience fits in seamlessly with this development,5 this transition did not take place unambiguously, either in the mind of Maria Petyt, or in her surroundings. From a historical viewpoint such irregularities make the discovered document an interesting source, which opens a clearer view on the diachrony of this process. In order to situate the figure of Maria Petyt against the background of her times, this chapter first sketches a rough image of the process of confessionalization and the political and religious situation in the Southern Netherlands at the time. Attention is paid to the impact of the Council of Trent, especially in Flanders, and the emergence there of the spiritual daughters, who drew their inspiration mainly from Teresa of Avila. Next the Tridentine reform of the Carmelite Order (o.carm.) and the figure of Maria’s spiritual director, Michael of St. Augustine, are described. Finally both, Michael and Maria, are situated in the context of Jansenism and anti-monachism. In each part, where applicable, we will focus on the position and/or spirituality of Maria Petyt.

Confessionalization and the Political Situation in the Southern Netherlands

From a historical perspective the figure and spirituality of Maria Petyt become visible against the background of the catholic reformation or, phrased more broadly and properly, the process of catholic confessionalization in the seventeenth century.6 After the violent polarization of the Reformation, at the end of the sixteenth century the theological and social tensions between Catholics, Lutherans and Calvinists subsided.7 Authorities, both secular and ecclesiastical, attempted to strengthen their power by creating religious uniformity in

4 Roeck (1999) 331. This observation isshared in historicalstudies of spirituality, inwhich a turn isseen in the sixteenth and seventeenth century from an essentialistic piety focused on unity with God, to a spirituality centered on the human being which was of a more psychologizing nature. See Hoppenbrouwers (1996) 40 and Steggink (1985) 42–46. 5 Cf. Deblaere (1962) 232f. 6 Within historical research a paradigm shift can be seen in the past decades from the terms counter reformation / catholic reformation to the term confessionalization. These concepts proved no longer appropriate for identifying the cultural-historical developments in the sixteenth and seventeenth century, on the one hand because they placed too much emphasis on church history, on the other because the antithesis between reformation and counterreformation was historically untenable. See for an overview of the discourse Reinhard (1995) 419 - 452 and Burschel (1999) 588f. 7 Panzer (2006) 305.

24 their respective territories.8 This political and religious consolidation was greatly promoted in the Southern Netherlands by the governors Albert of Austria and Isabella of Spain, son in law and daughter of the Spanish king Philip II. The death of Archduke Albert and the resumption of the Eighty Years’ War in 1621 brought a turnabout in this period of development. In Flanders, where infanta Isabella reigned on alone until her death in 1633, a dejected and bitter resignation grew.9 Anti-Spanish sentiments impeded relations with Spain. Moreover France, after cardinal Richelieu took office as first minister of Louis XIII, became an increasingly important power on the scene of battle. Although Richelieu’s involvement with the Southern Netherlands was initially not direct, he did in great measure finance the military interventions of the North German sovereigns against the Austrian Habsburgs, who could count on the support of the Habsburgs in Madrid.10 One year after Isabella’s death the new governor, cardinal-infante Ferdinand of Austria, delivered a devastating defeat to Sweden, the ally of the North German sovereigns. Not long afterwards, in 1635, France declared war on the Austrian and Spanish Habsburgs and in the same year forged an alliance with the Northern Netherlands. French incursions on the southern border of Belgium – Maria mentionsthem in her autobiography11 – were the result. The peace which was expected of the new governor was not yet forthcoming. He died in 1641. With every new governor after him, Spanish interest in Flanders decreased. Flanders turned out to be no more than a conquered land.

8 The secular authorities, too, had an interest in the process of confessionalization: ‘Pious and purified individuals in turn made for godly communities, ones that could serve as potent bulwarks against heresy.’ Bilinkhoff (2005) 93. 9 Houtman-Desmedt (1979) 385–395. 10 Rooms (2007) 21. 11 For this period in the life of Maria Petyt see Deblaere (1962) 28. The first incursions of the French state alliance in Flanders were in May 1635. Roosbroeck (1940) 5, 50. In 1638 the French temporarily occupied the territory between Aire-sur-la-Lys and St.-Omer. The siege of St.-Omertook place from May 24 until July 16, 1638. Maria must have been 15 years old then. She recollects, however, that she was about 17 at that time. Petyt (1683) vol. 1, 24. ‘Both in Flanders and by some in the Netherlands the defeat of Atrecht was felt as a heavy blow and as the beginning of the French invasion.’ Roosbroeck (1940) 5, 52. From 1638 to 1642 the front remained mobile. The unrest lasted until 1659, albeit with an interval of several years. After the Treaty of the Pyrenees was signed there was a period of peace between France and Spain from 1659 to 1667. See Rooms (2007) 24.

25 War of Devolution

After several years of relative peace, at the end of the ’60s the political horizon of Flanders was once again severely disrupted. As France was surrounded by Habsburg territory on all sides, Louis XIV had set his heart on conquering the Spanish Netherlands. Annexation would secure the northern border of France, keep England at a distance better and deter the Republic of the Seven United Netherlands.12 In 1667 French troops, without any declaration of war, crossed the border of the Southern Netherlands. Louis XIV thought, at least that was his cover for this attack, that the supposed rights of inheritance of his Spanish wife, infanta Maria-Theresia, daughter of the recently deceased Philip IV, gave him claim to a part of the Belgian territory, including the city of Mechelen where Maria Petyt lived.13 The so-called War of Devolution was then a reality.14

Although the French armies did not reach Mechelen, the tales of war will not have passed by the Cluyse where Maria lived. The sisters must have had knowledge of the French raid in the hermitage of the Carmelites in Liedekerke:

In the monastery Termuylen, in Liedekerke, they acted in a terrifyingly tyrannical way, dishonoring women and daughters in sacred places, irrespective of persons or age. Yes, they even disrobed the daughters starknaked and hung them from the beams by their feet and whipped them in an infernal way until they bled. The Carmelites they tied to the tails of their horsesin a more than barbaric manner and thus dragged them from their monastery and hermitage.15

12 Sonnino (2009) 19. 13 Around 1640 the city numbered about 20,000 to 25,000 inhabitants. Marnef (2002) 291. Control of the region Antwerp – Brussels – Leuven, with Mechelen in the center, was of great strategic importance in order to control the Southern Netherlands. Rooms (2007) 45. 14 The law of devolution – which still existed in certain parts of the Southern Netherlands – determined that in the case of the inheritance of children from different marriages, the private possessions were divided according to the estates that had been brought in. Each heir could lay claim to the estate of the marriage he or she had been born from. Although this claim did not apply to public possessions, Louis XIV seized upon the law of devolution as justification for invading the Southern Netherlands. Rooms (2007) 27f. 15 ‘In het clooster ter-Muylen, te Liedekercke, heben sij schrickelijke tyrannie ghedaen, onteerende in de heilige plaetsen vrouwen en dochters zonder onderscheit van personen ofte ouderdom, jae, hebben selfs de dochters moedernaeckt ontkleet ende met de voeten omhooghe ghehangen aen de balcken en naer hun vervloeckelijck werk die gegheeselt tot den bloede. De Carmelieten hebben sij op eene meer als barbaersche wijze ghebonden aen de steerten van hunne peerden ende alsoo ghesleept uyt hun clooster ende hermitage.’ From the

26 This report will have made an impression on the sisters, all the more when one realizes that the hermitage of Liedekerke is later mentioned in Maria Petyt’s codicil.16

In Maria’s biography, and in her writings, we find only one indication that the political unrest came closer to the inhabitants of the Cluyse:

On August 19, 1668, she gained knowledge that, if one wants to ask something of God through the amiable Mother Mary, it is very good (…) to greet her with the hymn Ave marisstella etc., Hail Morning star etc. By this means she experienced much help, especially when they came to inspect all the houses in Mechelen in order to see if it was accommodation suitable for housing soldiers and they tried to burden her hermitage with the same.17

This inspection of the Cluyse perhaps had to do with the retreat of Spanish soldiers from the territory that Spain had to yield to France after the treaty of Aachen was signed on May 2, 1668.18

The Dutch War

With the outbreak of the Dutch War in 1672, the political situation in the Southern Netherlands worsened again.19 On May 18, 1672, without being offi

Gent Gazette, d.d. 19 September 1667, cited following Bronselaer [1945] 38f. This report, however, is probably not from the Gent Gazette but from the Gendtsche post-tydinghen, published by Maximiliaan Graet since 1667. 16 The name of this hermitage is mentioned ‘by haere codicille van den 22 meert 1677’. File Mechelen in the Nederlands Carmelitaans Instituut (Dutch Carmelite Institute) in Boxmeer. 17 ‘Den 19. Augusti 1668. kreegh sy kennisse, dat, als-wanneer men iet van Godt wilt versoecken door de minnelycke Moeder Maria, het seer goet is, (...) haer te groeten met den Lof-sangh: Ave maris stella, &c. Weest ghegroet Morghen-sterre, &c. Hier door heeft sy vele behulpsaemheydt onder-vonden: dat besonderlyck, als-men tot Mechelen alle huysen visiteerden, om te sien, oft daer commoditeyt was, om Soldaten te logeren, ende men hare Kluyse met de selve socht te belasten.’ Michael of St. Augustine (1681) 89. See also note 37 in Michel van Meerbeeck’s contribution to this volume, p. 57. 18 With the treaty of Aachen the Netherlands, Sweden and England allied themselves against France, aiming to end the War of Devolution. Spain was forced, among other things, to cede the southern part of Flanders, between Dunkerque and Lille (Maria’s native region), to France again. France consented to the arrangement and ceased the war. 19 See Veronie Meeuwsen’s contribution to this volume, p. 244.

27 cially at war with Spain, Louis XIV once again invaded the Southern Netherlands, and initially marched on Gent but then turned towards the vicinity of Brussels. On June 4, his army advanced towards Maastricht which had at that point been besieged by the French for some time. Some months later, on August 30, 1673, Spain joined the anti-French coalition, also known as the League of The Hague, and declared war on France on October 15, 1673.20 One year later Michael of St. Augustine, Maria’s spiritual director, writes what this situation means for the Southern Netherlands:

The state of the country is very miserable, because an army of at least eighty thousand armed soldiers which, in common opinion, ought to have been enough to wage war against the French and drive them away from Belgium, now – because of what providence of God I do not know – without being chased21 by anyone, confusedly fearfully and gone wild has so plundered our entire country that all the farmers have taken flight and there is, so to speak, no grain left for seed or food and there is no growth left on the fields.22

During this calamity Maria Petyt – against public opinion – prays for Louis XIV and his armies.23 If one does not want to base oneself on the explanation she herself gives, namely the supernatural activity in her prayer, one can fall back on several other interpretations to explain this prayer. Perhaps Maria – and with her probably many other religious – did not see through the ideological apologetics surrounding the kingship of Louis XIV.24 According to his court prelate J.-B. Bossuet, Louis XIV, as king, took the place of God. By placing Louis’

20 The reason for this was that Count de Monterrey, governor of the Southern Netherlands, had entered into an agreement with the Republic on the defense of important cities such as Breda and ’s-Hertogenbosch. Rooms (2007) 47. 21 Quasi is not translated. It probably refers to ‘nemine persequente‘ in Proverbs 28, 1 (Vulgata). 22 ‘status patriae miserrimus est, quia exercitus octoginta facile millium armatorum militum debellandis et e Belgio expellendis Gallis, communi iudicio sufficiens, nescio, qua Dei providentia, quasi nemine persequente confusus, territus, dissolutus, totam nostram patriam ita depopulatus est, ut profugis omnibus rusticis ne vel unum, ut sic dicam, granum pro semente vel nutrimento nec pallea in pagis remanserit.’ Ceyssens (1968) 242. Michael wrote this letter on October 20, 1674. Cardinal Bona died eight days later on October 28, 1674. Ceyssens (1968) 242. 23 Fol. 30v. See Veronie Meeuwsen’s contribution to this volume, p. 244ff and Esther van de Vate’s contribution to this volume p. 93f. 24 Burke (1992) 9.

28 image in line with figures like Clovis and Saint Louis,25 Versailles propagated a sacred kingship. Another explanation could be that in her prayer Maria Petyt identified with the political interventions of a number of French Carmelites, key figures in the reform of Carmel (o.carm.).26 John of St. Samson (1571–1636) was in contact with Maria de Medici, the mother of Louis XIII, and Léon de Saint Jean (1600–1671) gave the eulogy at the funeral of cardinal Richelieu in 1642.

27 In any case, Maria did not pray without reflection on the political choices that were made. About the League of The Hague she writes to Michael of St. Augustine:

These sparks and impressions seemed to enlighten me and to notify me from the side of the Beloved how He complained very much about the innocent blood, which is unjustly shed by both sides in Holland and about the injustice done to Him from the side of the Spaniards, who seemed to use all of their forces and an extreme power to expel Jesus from his new kingdom, and, as far as they could, they tried to prevent the peaceful possession of His desired kingdom and of the catholic faith that began to be planted there etc. Not that the Spaniards have expressed this intention, but because they supply the heretics with their arms in order to expel the king of France, trusting in some promises made to them by that impious nation, hoping that they themselves would occupy Holland, gradually and eventually would subject them to their power.28

Here it becomes clear that Maria duly realizes that innocent blood is being shed on both sides in Holland and that she cannot reconcile herself to the not very confessional considerations of the Spanish authorities.

Yet it was not her political considerations that made Maria’s prayer for Louis XIV so fervent. The catholic kingdom of her Beloved came first with Maria. She experienced her solitary prayer in service of the ecclesiastical authorities:

Sometimes the love-spirit seems to fly over the whole world like a bird, sometimes with the pagans, Turks, unbelievers, heretics, sometimes with the great sinners in order to convert them all to God, at other times with all the superiors of the entire Holy Church, with all the preachers, confes-

25 Louis IX, King of France (1226–1270) played an important role in Carmelite tradition. 26 Read more on p. 38f. 27 See John of St. Samson (1656) 96f. and Smet (1982) 53. 28 Fol. 33r. Transcription and translation can be found on p. 142f.


29 sors, as if I join them and work together with them in order to perform in a worthy manner the burden of the authorities and to perform those services as pleases God and for the salvation of their subjects.29

Seventeenth century women were all but forced to develop such visionary forms of redemptive ministry, regardless of whether these were politically biased. The reason for this should be sought in the impact of the catholic reformation.30

The Impact of the Council of Trent

[.....................]





Chapter 3 Daily Life at the Hermitage in Mechelen at the Time of Maria Petyt (1657–1677)

Michel van Meerbeeck

Introduction

There are many publications about Maria Petyt, particularly in the fields of theology and spirituality.1 This is not surprising, because the contents of her work2 are very intriguing from that point of view, so they seem to attract most attention. But by confining oneself to these fields one runs a real risk of drawing a distorted picture of Maria. Moreover, her work cannot be understood properly if certain historical elements are overlooked. One might wonder why historical research on Maria Petyt has had such limited success. Is it because of a lack of sources? An attentive reading of her various works provides a lot of material for a biography, especially if one studies the whole corpus, not only the autobiography. Research so far has hardly gone beyond this initial stage. There is one fortunate exception: the study conducted by A. Staring.3 This has still to be considered important along with the later significant work by A. Deblaere.4 The archives of the hermitage − filed systematically but, except for a few copies, not handed down to us – are among the possible sources.5 The archives of the Carmelites at Mechelen, which were already admired by A. Sanderus6 during Maria's lifetime, are still available. However, the documents that were preserved were not chronicles or visitation reports but a surprising number of notarial acts and financial information. Not only do they confirm what we already know from Maria’s texts, they also make it possible to understand the financial and material basis of life at the hermitage.7 Other information

1 For a substantial bibliography, see Lowyk (1991) 9–12, 47–50 and Persoons (2009) 277–280. 2 Petyt (1683). 3 Staring (1948). 4 Deblaere (1962). 5 E.g. Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro Belgica, convent of Mechelen: acts of 9 September 1707. 6 Sanderus (1727) 238. 7 We hope to give an overview of these sources kept in several archives in a further study. © Michel van Meerbeeck, 2015 | doi 10.1163/9789004291874_005 This is an open access chapter distributed under the terms of the Creative Commons AttributionNoncommercial 3.0 Unported (CC-BY-NC 3.0) License.

54 can be drawn from the correspondence of Michael of St. Augustine, most of which is kept in the general archives of the Carmelite Order in Rome.8 In 1999 by chance we were able to trace the ordinances of the hermitage of Mechelen, formulated by Michael of St. Augustine. We hope to publish them soon. This normative source contains a treasure of information about the hermitage. However, one has to exercise caution: there can be a big difference between the norm and one’s perception of the norm.9 In this limited paper I outline daily life in the hermitage of Mechelen. First I sketch the context and then focus on the sisters in the hermitage. Their physical life will be described and thereafter their spiritual life.

The Monastery of the Carmelites in Mechelen

The monastery of the White Friars of Mechelen reached its zenith in the early years of its reform.10

It had been devastated during the religious wars, but after the destruction came a period of renewal. The first years after Maria Petyt’s arrival at Mechelen saw the restoration of the church, and she was a witness to all the mess from the work in the church.11

Round about 1655 the monastery was a flourishing community which engaged in mentoring fraternities, offering spiritual guidance, hearing confessions, helping prisoners, nursing the sick, preaching and training the third order in Mechelen. The original list of the 57 members of the community in 1654 was found recently.12 Michael of St. Augustine,13 Maria's spiritual director,

8 E.g. Rome, Archivum generale ord. carmelitarum, II. Flandro Belgica, conventus Brussel, Michael of St. Augustine to Seraphinus of Jesus and Mary, Brussels 24 February 1680. Parts of this letter were published by Hoppenbrouwers (1960) 403 and Motta Navarro (1960) 59. I thank Emanuele Boaga O.Carm, general archivist († 2013). 9 Ordonnantiën. Until the publication of our overview we quote from the original folios of this document. 10 The obituaries and the reports (Mechelen, Stadsarchief, CC, 31: s.f.) of the White Friars of Mechelen claim that the convent was reformed in 1652, along with the entire Belgian province. But Panzer  (2006) 270 mentions the convent of Tienen as the last reformed monastery of the province (1656). 11 Petyt (1683) vol. 2, 173. 12 Leuven, KADOC, Provinciaal archief van de Vlaamse Minderbroeders, 2.2.291: J. van Meerbeek, Register ende specificatie van allen de landen, bemden, bosschen, aerden ende opstallen der convente vande Patres Carmeliten binnen Mechelen toebehoorende (1653), s. XVII. Recently returned to the Archivium archiepiscopalia of Mechelen, cf. Laenen (1914) XII. 13 Hoppenbrouwers (1949); Deblaere (1980); Possanzini (1998); Martinez Carretero (1991); Valabek (2008).

Daily Life at the Hermitage in Mechelen 55 initiated the reform of the monastery. In 1656 he became provincial but stayed in Mechelen, where he was succeeded as prior by Daniel of the Virgin Mary.14 The latter wrote a reflection on the rule for the third order15 and one for the hermitage of Termuylen.16

As we know, the Carmelites through the centuries remained nostalgic about their hermitic life. In Mechelen George Peeters got permission to lead a sort of hermit life inside the monastery.17 In the new constitutions the hermitic life in the desert was highly valued.18 This stems from the revival of hermitages after the religious wars.19

During his visitation in 1652 the prior general encouraged the establishment of a hermitage in Liedekerke. After Daniel of the Virgin Mary, Michael was also involved in the construction of Termuylen.20 Many benefactors, including the monastery in Mechelen, provided the necessary funds. Anna van Liebeke, who donated an annuity for Maria, founded and paid for a cell.21 In her will Maria appointed the monastery of Termuylen her heir in case the projected hermitage of Mechelen should come to nought.22

The 17th century was also a century of record keeping. The acts of the Carmelite monastery were copied and declared authentic. Heavy booksstill testify to the administrative reform.23 Today we know that the monastery owned four

14 Hoppenbrouwers (1934); Wijnhoven (1966); Melchior a Sancta Maria (1968). 15 Daniel of the Virgin Mary (1646). 16 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Liedekerke: Ordo vitae regularis pro conventu eremitico Bmae Virginis Mariae dictae ad Mulam. 17 The attestatio de vita V.P. Gregorii Petri was kept in the archive of the convent, cf. Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven,Geschoeide karmelieten van Mechelen, 11, 76. His biography was published in James of the Passion (1681) 131–133. 18 Constitutiones (1656) 7–13. 19 Sainsaulieu (1974). 20 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Liedekerke; Bronselaer (1954) 34–41. 21 Kort begryp van de historie (1753) 41–43. Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Flandro-Belgica, convent of Liedekerke: Liber diarius carmeli eremitici S. Josephi in Sylvalikerkana, 19–22. A copy of the act of 6 April 1652 is in Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Liedekerke but the minutes of this act are in Gent, Rijksarchief Gent, Oud Notariaat, 1270. 22 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Mechelen: declaration by F. Engrand, 16 December 1710. 23 Cf. n. 7.

56 houses on the Veemarkt.24 One of these, called St. Joseph house, was sold to pay for the reconstructions.25 The copyist also mentions a small house called De Cluyse, which waslocated next to the church on the Veemarkt. The now lost title deed dated from the 15th century.26 De Cluyse The debate about the origin of the hermitage started in the 18th century and still continues.27 What we know for certain is that the building was called a hermitage before Maria’s arrival.28 Jan Abroex had been living there for many years and had extended his lease in 1649.29 After his death the premises were vacant and in October 1657 jouffrouw Maria le Petit moved into the house, which she rented for 80 fl.30 The dates when the rental fell due were Bamisse (feast of St. Bavo, 1st October) and St. Jansmisse (feast of St. John the Baptist, 24th June). Some reconstruction work was done in 1650, but immediately after Maria’s death the house was fully renovated. It adjoined the church and the sisters were able to follow the offices, probably through a window in their oratory. Some scandalmongers talked about an entrance, through which the fathers came to visit the sisters at improper hours. The vicar, a Jansenist, wanted to verify this but gave up, having achieved nothing.31 On the other side of the Cluyse was the St. Joseph house. In 1659 the monastery bought back its former

24 Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 6, 91. 25 Mechelen, Stadsarchief, Augustijnen, 40 B or: act of 27 February 1613. 26 Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 1, fol. 168r-169r, cop.; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 6, 91. 27 Persoons (2009) 260–263. 28 Petyt (1683) vol. 1, 101. 29 Mechelen, Archivum archiepiscopalia, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 20, 180. 30 ‘Is bewoont bij Jouffrouwe Maria Le Petit ingegaen Bamisse XVIC sevenenvijfftich, annue LXXX fl.’, Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 5, 169. 31 Petyt (1683) vol. 1, 80. In the Latin version, Deblaere (1962) 316, and in Michael of St. Augustine (1681) 18, the ‘man of quality’ isidentified asthe parish priest. Christian de Cort (1611–1669) was involved with the mystic Antoinette Bourguignon and the Jansenists of Nordstrand; De Baar (2004) 77–99; Adriaensen (1988) 104–116.

57 property.32 The goal was probably to give the community an adequate monastery with more space and a private chapel, as prescribed in the ordinances. During those years agreements about separating walls were also signed with other neighbours.33 Apart from the yard, the hermitage included communal rooms like a refectory (rarely used), a kitchen, a consulting room, and an oratory, the interior of which was affectingly simple: an altar with the devoted mother with her Jesus in her arms', between candlesticks and a crucifix of poor quality. The cells were just as poorly furnished: a straw mattress, white sheets, pillow and blankets, a small table and a chair, as well as a prie-dieu. A crucifix, an aspersorium and a picture of Our Lady were the only decorations. Stationery, some books according to the wishes of the mother superior, a lamp or a candle, a basin and a towel completed the inventory.34

The hermitage had a special statute: Maria Petyt was and remained a spiritual daughter rather than a proper nun, and a member of the Third Order of the Carmelites. She followed the first rule35 and took no solemn vow of poverty.36 Although the women were not looking for contact with the outside world, there was no enclosure. Because of these conditions the worldly authorities decided that soldiers could be quartered in this house: after all, the women were daughters and not cloistered sisters.37 This statute, however, was provisional and the women were striving to have a real convent. The short office of Our Lady would be replaced by the long one, complete poverty would be introduced, the three solemn vows would be compulsory and there would be an enclosure.38 Canonically Maria Petyt remained secular, to Michael of St. Augustine a cloistered sister in the making.

32 Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 2, fol. 36r-37r; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 5, 308. Mechelen, Stadsarchief, Oud archief, geschoeide karmelieten, Q, 1, fol. 36–1. 33 Contract dated 4 December 1655; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 5, 307. 34 Ordonnantiën, fol. 3v/4r. 35 In Maria’s autobiography she writes ‘den eersten Reghel van onse Lieve Vrauwe des Berghs Carmeli, in eenighe maniere verschillende vande onderhoudinghe vande ongheschoeyde Carmelitessen, meer conform aen de onderhoudinghe vande HH. Euphrasia, ende Euphrosina.’ Petyt (1683) vol. 1, 97. 36 Ordonnantiën, fol. 9v. 37 Petyt (1683) vol. 2, 327f. 38 Ordonnantiën, fol. 7v-8v.

58 The Hermits of De Cluyse

The hermitage never became a big community. There were always fewer than a dozen members.39 To outsiders it seemed so ascetic and strict40 that many candidates were scared off. Although we know that some women entered, we also have records of people leaving the hermitage. The hermitage lasted no longer than 70 years, with three mothers superior. The last one, Françoise Engrand,41 knew the first, Maria Petyt. After her death in 1724 the hermitage was rented privately.42 The sisters had to combine various functions in order to manage their life.43 The mistress of the novices had time to take on additional duties. However, Maria Petyt, who provided spiritual guidance, felt overworked. Michael confirmed this and assisted Maria for a while.44 But her stress was caused by the actual burden of the guidance, not by the numbers of candidates.

Of some sisters we know only their names, of others their origins, their financialstatus, their personalities.Of course,we know Maria Petyt best, but her fellow sister and successor Catharina van Orsaghen has remained fairly unknown to this day.45 We suppose that her reputation was as good as Maria's.46 She dreamed a lot and had anti-Jansenist visions, which many Carmelites respected.47 Françoise Engrand made some excellent investments.48

39 Persoons(2009) 276–277 compiled a list of 13 members and Staring (1948) 302f addssome other names. In the quoted letter of Michael of St. Augustine, n. 8, the hermitage had 8 or 9 members, 2 servants and 4 filiae devotae, with prospects of 3 postulants. 40 ‘in rigidissima nostrarum Tertiarum congregatione Mechlinia’, Timothy of the Presentation (1926), VII-XV. 41 She was buried in the church of the Carmelites, like Maria Petyt and Catharina van Orsaghe, Antwerpen, Stadsarchief / Felixarchief, KK (Kerken en kloosters), 1493, 72. 42 Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 6, 91. 43 Ordonnantiën, fol. 10r-12v. 44 In a letter to Françoise Engrand, quoted by Deblaere (1979) 45. 45 Cf. our contribution, n. 9. 46 Mechelen, Stadsarchief, CC, 31, s.f. (The diary notes the death of Catherina but not of Maria Petyt!); Petyt (1683) vol. 2, 378f. 47 Het leven van de seer Edele Doorluchtighste en H. Begga (1712) 485f; Ceyssens (1953) 97. All but one of the approbaters of Het leven vande weerdighe moeder Maria a S.ta Teresia, (alias) Petyt (1683–1684) were members of the secret anti-Jansenist association, Ceyssens (1950) 363–367. 48 E.g. Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Mechelen.

59 Some sisters came from families of the Great Council, others had humbler backgrounds. Maria Petyt was from a prosperous merchant family. Catherina was the daughter of a wealthy pharmacist.49 She was a Beguine before she entered the hermitage. Sister Hannes, a widow, was given a small sum of money by Maria Petyt in order to be able to enter the hermitage.50

This group probably had the same clothing, the same rules and the same ideal, and to the outside world the sisters probably lived like angels. Yet angels have wings and when flying some feathers are lost. There were internal tensions in the community life, however restricted this life was.51

When entering the hermitage, the sisters brought their own possessions with them. This money was managed by the mother superior and the priest who acted as spiritual director. They did not invest in land but in pensions.52 Sometimes they invested in a house. On 14 February 1660 Maria Petyt and Catharina van Orsaghen were registered in the general ledger of Brabant for a hereditary pension of 12 fl. per annum.53 Later this money went to the hermitage and, in 1724, to the Carmelites of Mechelen: the hermitage in Termuylen had meanwhile become a real cloister.54

The Physical Life

In this section we describe a typical day in the lives of the sisters in the hermitage. We start with their physical life, the life of the body, realising that it is inseparable from their spiritual life.

We have access to a very precise schedule.55 The sisters prayed their night prayer: they got up at midnight and went back to their cells at 1 a.m. They were

49 Het leven van de seer Edele Doorluchtighste en H. Begga (1712) 480. 50 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, convent of Mechelen: act of 9 September 1707. 51 Petyt (1683) vol. 2, 67–69, 156f. 52 Ordonnantiën, fol. 9r-10r 53 Boxmeer, Nederlands Carmelitaans Instituut, Provincia Flandro-Belgica, box 1: act of 14 February 1660, cf. Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 11, fol. 36r -37r; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 5, 113; Mechelen, Stadsarchief, Archieven van het rijksarchief Antwerpen in bewaring gegeven, Geschoeide karmelieten van Mechelen, 6, 65. 54 Bronselaer (1945) 43. 55 Ordonnantiën, fol. 2r-3r. This schedule would change if the sisters adopted the statutes of a cloistered order. The great canonical office would shift the return to the cell to 2 a.m.

60 woken again at 4 a.m. They went to sleep around 8 p.m.56 Thus they had about seven hours’sleep. Maria Petyt wrote thatsometimes, the night prayer brought on a certain weakness so she had to be taken back to her cell.57

Immediately after getting up in the morning the sisters had time to read and to tidy their rooms. They were also expected to take turns cleaning the hermitage once a week.58 The detailed instructions concerning clothing might have been meant to avoid confusing the sisters with actual convent sisters like the Carmelites. By and large one could say that outside the hermitage the sisters looked like any other spiritual daughter. Inside the hermitage the rules concerning clothing were a bit more flexible. When possible shoes were replaced by slippers.59

After the morning chores the sisters went to two masses in the church. Until 11 a.m. they were allowed to do work that was not distracting. Their handwork was sold or used for catechism or liturgical purposes.60

At 11.30 a.m., after an examination of conscience, each sister ate her meal in her cell. This was followed by solitary recreation in the garden, either reading, writing or sewing.61 We learned that Maria translated letters and also wrote a lot.62 From 1 p.m. until 5 p.m. the sisters remained in their cells where they interrupted their work periodically for vespers and prayer.63 After communal prayer in the oratory the sisters went back to their cells for supper. The communal night prayer was at 7.30 p.m.; twice a week it was followed by confession, spiritual instruction by the mother superior and her individual guidance. She had to visit her daughters in their cells at least twice a week.64

Although the sisters ate in their cells most of the time, on Sundays they ate in the refectory. At night it was usually bread and butter and fruit, and at noon soup with some bread. The fruits were selected carefully; meat and fish were excluded. Sometimes the sisters ate eggs. Beer regularly accompanied the meal. Wine was not allowed, except in cases of sickness.65 Luckily there were

56 Ordonnantiën, fol. 3r. 57 Petyt (1683) vol. 2, 216. 58 Ordonnantiën, fol. 4r. 59 Ordonnantiën, fol. 5r-v. 60 Ordonnantiën, fol. 5v. 61 Ordonnantiën, fol. 2v. 62 Petyt (1683) vol. 1, 22; vol. 2, 232; vol. 3,128, 204; Petyt (1684) vol. 4, 238f, 249, 309. 63 When alone in her cell Maria sometimes postponed the minor offices. Petyt (1684) vol. 4, 43. 64 Ordonnantiën, fol. 2v-4r. 65 Ordonnantiën, fol. 4r-v.

61 exceptions to that rule. Maria Petyt did drink a goblet of wine during the carnival.66 Fasting was very strict, but feasts were allowed from time to time.

The Spiritual Life

All these physical constraints have to be understood in the context of Maria Petyt’s striving for a life of intimacy with God. If we are not aware of this aim, we cannot understand her writings or her ascetic life. To reach her goal the accent was on solitude, silence and prayer.

Solitude was achieved by spending a lot of time alone in her cell, a minimum of refectory and recreation time, and a maximum of silent prayer. We shall not dwell on this subject. However, there was one difficulty: the outside world. In principle the sisters were only allowed to go out at Easter for the Easter service in the parish church.67 Yet Maria Petyt made some exceptions, for example during a jubilee at St. Rumbold’s cathedral.68 The sisters had to go out in pairs. On these outings Maria picked up all sorts of news, with the result that her prayers always had a very human character of intercession.69 Other sisters went out, too, for instance for shopping, particularly when there was no special sister for these tasks.70 However, there were also contacts with the outside world inside the hermitage. These took place in the parlour, with another sister to witness the conversation.71

The sisters’ ordinances and writingstestify to a profound wish to participate in the ‘great silence of the Carmelites'.72 However, this inner attitude had to go hand in hand with outward silence. This was not always possible, and Maria complained that her sleep was disturbed by the noisy youth of Mechelen.73

Concerning prayer, we have to confine ourselves to its outward characteristics. First we need to comment on their reading. Maria and her sisters read the little office of Our Lady but in the ordinances Michael of St. Augustine writes that the sisters may read, when recognized as an enclosed convent, the ordinary choral prayer.74 Maria did not have to strain to read the office with her by

66 Petyt (1683) vol. 2, 186. 67 Ordonnantiën, fol. 5v, Petyt (1683) vol. 2, 77. 68 Petyt (1683) vol. 3, 199. 69 Petyt (1683) vol. 3, 139f; Petyt (1684) vol. 4, 62. 70 Ordonnantiën, fol. 11v. 71 Ordonnantiën, fol. 6r. 72 Petyt (1683) vol. 3, 257. 73 Petyt (1684) vol. 4, 239. 74 Ordonnantiën, fol. 2r.

62 now healed eyes: she knew the prayers by heart.75 After the night office the sisters practised self-flagellation.

In church the sisters attended two masses and received communion daily after the first mass.76 Witnesses noticed Maria Petyt’s intense devotion during this communion. Others commented on her attitude during the adoration, where she would sometimes stay for hours.77 Occasionally Maria had a sudden impulse to receive communion from any priest who happened to be available at that moment.78 Once or twice a week the sisters went to confession.79 Once in a while they were allowed to confess to a priest they did not know. Spiritual guidance by priests other than Carmelites was not totally prohibited, but it was not encouraged in order to avoid getting lost in all sorts of spiritualities.80 In this way the inner life of some sisters became such an intense union with God that it seemed to merge into eternal life.

When entering the hermitage the sisters were allowed to choose where they wanted to be buried.81However, the funeral service had to be held in the parish church first. Maria probably chose the Carmelite church, where she remained buried until the French revolution. Other sisters followed her example.82 To date no relics of these bodies have been found. Who would think when climbing the stairs to the huge metropolitan church of Mechelen today that some of these steps are the gravestones of the sisters of the old hermitage?83

Michel van Meerbeeck (Antwerp 1954) studied history at Ghent University and carried on his studies in theology in Liège where he was ordained priest (1986). In the year 2000 he earned the degree of doctor in history of the KU LEUVEN with a thesis about Ernest Ruth d’Ans,secretary of the Grand Arnauld. This was published in 2006 in the Library of the Revue d’histoire ecclésiastique. At present he is a collaborator at the Center for the Study of Augustine, Augustinianism and Jansenism of the Faculty of theology (KU LEUVEN) where he is preparing a study of Bishop Soanen of Senez’s pastoral activity.

75 Petyt (1683) vol. 2, 324. 76 Justification in Ordonnantiën, fol. 7r. 77 Timothy of the Presentation (1729) 5, 4–7. 78 Petyt (1683) vol. 3, 249. In that time and district, it was common for anchoressesto receive communion frequently (every day). 79 Ordonnantiën, fol. 7r-v. Maria Petyt had many confessors. Petyt (1683) vol. 1, 200. 80 Ordonnantiën, fol. 7v. 81 Ordonnantiën, fol. 8r. 82 Antwerpen, Stadsarchief / Felixarchief, KK (Kerken en kloosters), 1493, 65–78. 83 The gravestones were used for the restoration of the main entrance of St. Rumbold’s Cathedral.



Source & Table

Source web

http://booksandjournals.brillonline.com/content/books/9789004291874#
Maria Petyt - a Carmelite mystic in wartime / edited by Joseph Chalmers, Elisabeth Hense, Veronie Meeuwsen, Esther van de Vate. pages cm. -- (Radboud studies in humanities, ISSN 2213-9729 ; VOLUME 4) Includes bibliographical references and index.

ISBN 978-90-04-29186-7 (hardback : alk. paper) -- ISBN 978-90-04-29187-4 (e-book) 1. Petyt, Maria, 1623-1677. 2. Carmelites--Spiritual life. 3. Dutch War, 1672-1678. 4. Carmelites--Netherlands--Biography. I. Chalmers, Joseph, editor.

Contents

Introduction 1 Elisabeth Hense, Veronie Meeuwsen and Esther van de Vate Part 1

Maria Petyt in her Context

1 Maria Petyt – A Short Biography 7 Esther van de Vate

2 Maria Petyt against the Background of the Political and Religious Situation in Flanders in the Seventeenth Century 22 Esther van de Vate

3 Daily Life at the Hermitage in Mechelen at the Time of Maria Petyt (1657–1677) 53 Michel van Meerbeeck

4 Living as a Spiritual Virgin and Claiming Prophetic Authority: The Parallel Lives of Maria Petyt and Antoinette Bourignon 67 Mirjam de Baar

Part 2 The Latin Manuscript about the Dutch War and Its interpretations

5 Some Notes on the History of the Latin Manuscript of the Life of Maria Petyt by Michael of St. Augustine 83 Giovanni Grosso

6 ‘Oh, How Spiritual Directors are Obliged to Remain Silent!’ Michael’s Redaction of the Writings of Maria Petyt: Some Initial Findings 92 Esther van de Vate vi Contents

7 The Latin Manuscript about the Dutch War and Its Translation in English 119 Veronie Meeuwsen (ed.)

8 Maria Petyt’s Support of the French King 240 Veronie Meeuwsen

9 The Spirituality of Teresa of Avila and the Latin Manuscript about the Dutch War (folios 30r–49v) 252 Elisabeth Hense

10 The Prophetic Spirituality of Maria Petyt in the Latin Manuscript about the Dutch War 266 Anne-Marie Bos

Epilogue 282 Joseph Chalmers

Index 289



Bibliographies, reprises, classements

Maria Petyt et ses traductions sur le web


https://fr.wikipedia.org/wiki/Maria_Petyt

http://www.worldcat.org/wcidentities/lccn-no99064827

http://data.bnf.fr/10636836/louis_van_den_bossche/

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34406663m/date&rk=21459; 2

VS : Vie Spirituelle, VSS : Suppléments à la Vie Spirituelle.



Méthode pour transcrire des pages issues de Gallica

On est obligé de convertir au format texte image par image préalablement chargéee, ce qui est possible en menu contextuel en un seul acte de conversion par Omnipage.

Puis on  regroupe en « !somme.txt » en séparant les pages par un saut de ligne. Attention à bien enregistrer !somme.txt !

Enfin on vérifie l’ordre ce qui conduit à un déplacement de page — la dernière image est la première page du texte! – et l’on corrige. Souvent la dernière image/première page doit être dictée, car elle est téléchargée dans un format inconnu... (protection ?).



Les traductions reprises dans ce volume

J’ouvre sur des textes parus dans la Ils ont fait connaître Maria Petyt grâce à Louis van den Bossche.

Traductions absentes de la B.N.F.: VSS : décembre 1928, p.105-120; janvier 1929, p. 169-201; février 1929, p.242-254; décembre 1931, p.149-166. VS : t.47, 1936, p.290-295. Vie mariale. Union mystique à Marie.

Traductions reprises, liste page suivante :



Deblaere : Fragments inclus dans sa thèse, tome I

2e livre ch.60-86 ; ici p.~319

L. van den Bossche : Tome II :

VSS février 1928, p.201-241, Maria a Santa Teresia (1623-1677

= 1er Livre 2e partie, ch.207-229, 236-240, 247 ; ici (1) p.~393

VSS janvier 1932, p.43-50, L’action intime du Saint-Esprit

= ch.18-19, 22, 25-26, 28 ; ici (2) p.~427

VS 1935, p.66-73, Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677)

= 1er livre 2e partie, ch.1-3 ; ici (3) p.~433

VS mai 1935, p.181-186, Foi vive et présence divine

=ch.4-5 ; ici (4) p.~439

VS 1935, p.288-293, «Éblouissante lumière de foi»

= ch.6 & 7 & 8 ; ici (5) p.~443

VS janvier 1936, p.78-84, L’accord du parfait amour

= ch.9-12 ; ici (6) p.~447

VS février 1936, p.185-191, L’accord du parfait amour (suite et fin)

= ch.13 à 18 ; ici (7) p.~452

VS juillet 1936, p.67-71, L’intime présence du Seigneur

= ch.65-66 ; ici (8) p.~457

VS septembre 1936, p.181-184, La vie du Christ en nous

= ch.47et 68 ; ici (9) p.~461

VS octobre 1936, p.294-301, La «possession divine»

= ch.69 à 72 [que je ne transcris pas mais renvoie à la meilleure traduction d’Albert Deblaere, cf. supra]

Je donne ensuite les textes parus dans Études carmélitaines :

EC, 1935, Le grand silence du Carmel, p.~464

= 1er livre 2e partie ch.139-158

EC, avril 1931, De la vie « Marie-forme » au Mariage mystique, p.~487

= 2e livre ch.215, 3e livre ch.2-16

EC, 1931, Traité de la vie « Marie-forme » Michel de Saint-Augustin, p.~519

= CHAPITRES I-XIV

Je transcrit enfin le tapuscrit « Marie Petyt I. Autobiographie » p.~563 sq.

= 1ere partie, ch.1-155



Reclassement par livres et chapitres suivant l’édition flamande

1er livre 1ere partie ch.1-155 Autobiographie

1er livre 2e partie ch.1-18 « Marie de Sainte-Thérèse, Foi vive et présence divine, «Éblouissante lumière de foi», L’accord du parfait amour »

ch.18-19, 22, 25-26, 28 « L’action intime du Saint-Esprit »

ch.65-66, 47 et 68 « L’intime présence du Seigneur, La vie du Christ en nous »

ch.139-158 “Le grand silence du Carmel”

ch.207-229, 236-240, 249 “Maria a Santa Teresia...”

2e livre, ch.60-86 (traduction Deblaere)

ch.215, “De la vie ‘Marie forme’ au mariage...”

3e livre, ch. 2 à 16 “De la vie ‘Marie forme’ au mariage...”

«Traité de la vie « Marie-forme » par Michel de Saint-Augustin


Bibliographie des études et des éditions de Marie Petyt et Michel de Saint-Augustin

Maria Petyt, A Carmelite Mystic in Wartime, editors Joseph Chalmers, Elisabeth Hense, Veronic Meeuwsen and Esther Vate, Radbout Studies in Humanities, Brill, 2015,

http://booksandjournals.brillonline.com/content/books/9789004291874

Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure et pratique fruitive de la vie mystique, Éditions Parole et Silence, 2005.

Paul Mommaers, DS, t.12, notice “PAYS-BAS, IV. Les XVIe et XVIIe siècles, col. 746 à 750 : [...] ‘Le rayonnement du Carmel réformé, dans la seconde moitié du 17e siècle, est dominé par une mystique originale, Maria Petyt.

Albert Deblaere, Essays on mystical literature, 223 sq. – Précédemment paru dans Carmelus 26 (1979) 3-76.

DE MYSTIEKE SCHRJJFSTER MARIA PETYT (1623-1677) par Albert DEBLAERE S.J., Edition : De Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde, SECRETARIE DER ACADEMIE, Koningstraat, 18 GENT, 1962. – Traduction par Jean-Marie PIOTROWSKI, Édition : SIERRE, 1994.

Albert Deblaere, S.J. (1916-1994), Essais sur la littérature mystique, Edited by Rob Faesen, S.J., Leuven University press, 2004. [reprise de contributions essentielles parues en français; en flamand; contributions en hommage de ses élèves-disciples]. Paru précédemment dans Studia Missionalia 26 (1977) 117-147)

Traductions partielles éditées par L. van den Bossche en premier lieu dans Vie Spirituelle, revue accessible et téléchargeable sous Gallica. Leur liste est donnée par André Derville, DS tome 12, col. 1229, bibliographie infra.

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb34406663m/date&rk=21459; 2

D. Tronc, Expériences mystiques en Occident II. L’invasion mystique en France des Ordres anciens & III. Ordres nouveaux et Figures singulières. Éditions Les Deux Océans, 2012, & 2014.

A. Derville, Dictionnaire de Spiritualité, tome12, Beauchesne, 1984, colonnes 1227 à 1229 : ‘PETYT (MARIA; MARIE DE SAINTE-THÉRÈSE), tertiaire du Carmel, 1623-1677. — 1. Vie — 2. Doctrine’ - [3. Bibliographie] :

Rappel de [3. Bibliographie] :

« J.R.A. Merlier a établi une éd. critique de l’autobiographie de M.P. : Net Leven van Maria Petyt, Zutphen, s d (1976).

« L. van den Bossche a publié de nombreux extraits traduits en français dans VSS d’abord (février 1928, p. 201-41; déc. 1928, p. 105-20; janv. 1929, p. 169-201; février 1929, p. 242-54; déc. 1931, p. 149-66; janv. 1932, p. 43-50), puis dans VS [Vie Spirituelle] (t. 43, 1935, p. 66-73, 181-86, 288-93; t. 46, 1936, p. 78-84, 185-91; t. 47, 1936, p. 290-95; t. 48, 1936, p. 67-71, 181-84; t. 49, 1936, p. 294-30). On lui doit aussi : Vie mariale, fragments traduits, Bruges-Paris, 1928; Union mystique à Marie, coll. Cahiers de la Vierge 15, Juvisy (1936); dans Études carmélitaines : De la vie ‘marie-forme au mariage mystique (t. 16, 1931, p. 236-50; t. 17, 1932, p. 279-94) et ‘Le grand silence du Carmel. La vocation de Marie de Sainte-Thérèse (t. 20, 1935, p. 233-47).

« Les traductions de van den Bossche ont servi de base à des trad. anglaises : par Th. McGinnis (Life with Mary, New York, 1953; Union with Our Lady, Marian Writings of Ven. Maria Petyt..., 1954) et par V. Poslusney (Life in and for Mary, Chicago, 1954).

« Études : voir surtout celles de A. Deblaere, qui ont servi à l’établissement de cette notice : De mystieke Schrijfster Maria Petyt, Gand, 1962; notice Petyt, dans Biographie nationale (de Belgique), t. 33 (Supplément, t. 5/2), 1966, col. 590-93; Maria Petyt, écrivain et mystique flamande dans Carmelus, t. 26, 1979, p. 3-76.

DS, t. 1, col. 463, 1150; t. 3, col. 1640; t. 4, col. 673, 977; t. 5, col. 661, 1371; t. 7, col. 74, 1916; t. 10, col. 615. /André DERVILLE.









Table des matières



Présentation 5

Chronologie 7

Traductions de Louis van den Bossche 9

Maria a Santa Teresia (1623–1677) 11

[Présentation par L. van den Bossche :] 11

Vie Mariale (LIVRE I, IIe PARTIE) 13

(Ch.207) 13

(Ch.208) 14

(Ch.209) 15

(Ch.210) 16

(Ch.211) 17

(Ch.212) 18

(Ch.213) 19

(Ch. 214) 20

(Ch.215) 21

(Ch.216) 22

(Ch.217) 22

(Ch.218) 24

(Ch.219) 25

(Ch.220) 25

(Ch.221) 26

(Ch.222) 27

(Ch.223) 28

(Ch.224) 30

(Ch.225) 31

(Ch.226) 32

(Ch. 227) 33

(Ch.228) 33

(Ch.229) 35

(Ch.236) 35

(Ch.237) 36

(Ch.238) 38

(Ch.239) 39

(Ch.240) 40

(Ch.249) 41

L’action intime du Saint-Esprit 43

Ch.18. Elle sent l'action d'une foi vivante concernant l'avènement du Saint-Esprit, avec un grand désir de sa venue. Elle comprend que les âmes qui lui préparent une demeure sont peu nombreuses. Ceci l'incite à prier pour les personnes de toutes sortes d'états et conditions. 43

Ch.19. Le jour de la Pentecôte, elle se trouve plongée dans un sommeil d'amour en Dieu, comme saint Jean pendant la Cène. L'âme s'y trouve disposée à tout ce qui peut plaire au Saint-Esprit. 44

Ch.22. Elle comprend que le Royaume de Dieu est au dedans d'elle-même; que le Bien-Aimé habite en elle; qu'elle doit demeurer uniquement attentive à celte présence, comme si elle était seule au monde. 45

Ch.25 & 26. Elle se prépare à recevoir le Saint-Esprit, selon la promesse faite par le Bien-Aimé. Assurance que ces illuminations et révélations sont véritables. 46

Ch.28. Elle perçoit l'action du Saint-Esprit, dans une surabondance d'amour de Dieu et du prochain. Elle est remplie du Saint-Esprit et se sent poussée à prier pour la sainte Église. Elle reçoit le privilège de transmettre les dons du Saint-Esprit. 47

Marie de Sainte-Thérèse (1623-1677) 49

Livre I, IIe partie, Ch. 1 : MORS ET VlTA Comment elle pratiqua la mortification. Elle est surnaturellement instruite d’une manière plus parfaite de mourir et de vivre en Dieu. 49

Ch.2 : Les fruits de ce détachement. Il trouve aussi son application dans le gouvernement des autres et dans l’exercice des vertus. Il se pratique essentiellement et simplement en Dieu. 51

Ch.3 : Ce qu’est le parfait anéantissement et quel est l’état d’une âme réduite à rien. 53

Foi vive et présence divine 55

Ch.4. Le Bien-aimé lui enseigne à trouver Dieu et à le contempler dans toutes les créatures. Il y est requis une mortification parfaite et un détachement de toute chose. 55

Ch.5. Elle reçoit des lumières au sujet de la présence divine en toutes choses. Elle voit l'Être divin saturant les choses et agissant en elles. 56

«Éblouissante lumière de Foi» 59

Ch.6 & 7 & 8 [sans résumés] 59

L’accord du parfait amour 63

Vol. I [=Livre I], IIe partie, ch. 9. Elle possède une parfaite conformité à la volonté de Dieu en toutes choses. Rien ne peut la troubler. Elle n'a, avec Dieu, qu'une seule volonté. 63

Ch. 10. La conformité parfaite à la volonté divine découle d'un pur amour. Elle produit dans renne une indifférence à l'égard de toute chose et une grande liberté d'esprit. La Vén. Mère ne vit plus que pour Dieu, indifférente à tout et incapable d'être troublée par rien. 64

Ch. 11 Le Bien-Aimé lui enseigne à suivre toujours sa conduite et à se soumettre aux motions divines. Il lui apprend aussi le renoncement ainsi que l'abandon aveugle au bon plaisir de Dieu. 65

Ch. 12 La conformité de sa volonté à la volonté divine la rend indefférente à tous les états intérieurs où Dieu la place, — ce qui la rend comparable aux Bienheureux. 66

L’accord du parfait amour (suite et fin) 69

Ch.13. La parfaite conformité à la volonté divine. 69

Ch.14. La soif spirituelle ne rompt pas la quiétude. Elle diffère ainsi de la soif matérielle. Cela lui permet de coexister avec la conformité à la volonté divine. 70

Ch.15 Malgré l'union à la volonté divine, l'âme doit user de certains moyens afin de progresser encore. 70

Ch.16 Mais si Dieu ne répond pas aux efforts de l'dme, celle-ci doit se plier é la volonté divine et demeurer en paix. 71

Ch.17. La conformité à la volonté divine se parfait en elle, ce qui produit un constant repos en Dieu. Elle n'a plus qu'un seul vouloir avec son Bien-Aimé. 72

Ch.18.En toutes choses elle se conforme à la volonté divine, par pur amour. Elle est prête. si tel était le bon plaisir de Dieu, à se laisser priver de tous mérites, à souffrir toutes les peines, etc. 72

L’intime présence du Seigneur 75

Ch.65 Ayant prié Jésus afin qu'il lui apprenne à rester occupée en le Christ, Dieu-Homme, elle voit qu'on prépare en elle un trône, où son Bien-Aimé est assis, où il règne et prend possession de l'âme, comme s'il était l'âme de cette âme. 75

Ch.66 Elle reçoit des lumières concernant les mystères de la foi. Jésus lui sert de compagnon et de modèle en toutes choses. Elle apprend comment on garde en soi la présence de Jésus. 76

La vie du Christ en nous 79

Ch.47 Son état intérieur lorsqu'elle est possédée par Jésus, Dieu-Homme. 79

Ch.68 L'esprit de Jésus la possède lorsque se trouvent réalisés en elle les états d'âme et les vertus du Christ. 80

«Le grand silence du Carmel»/La vocation de Marie de Sainte-Thérèse 83

[Introduction :] 83

Traduction des chapitres 139 à 158 (1er livre 2e partie) 87

[Ch. 139] : Dans la clarté d’une lumière divine elle voit son Bien - Aimé présent en elle, où il se délasse comme dans un jardin plein d’agréments. Elle traite familièrement avec lui et comprend qu’elle doit être un jardin clos. Elle reçoit confirmation de sa vocation solitaire et le Bien-Aimé promet de la parachever en elle. 87

[Ch. 141.] : Quand elle est détournée de la pureté où elle doit tendre, le Bien-Aimé y voit comme une injure. Cette pureté dépasse toute pureté antérieure. Lorsqu’elle s’en écarte, elle devient impuissante et se trouve abandonnée en sécheresse. 88

[Ch. 143] Le Bien-Aimé l’instruit dans la vie de détachement. Elle est conduite dans une solitude intérieure où le Bien-Aimé dit à son cœur des vérités cachées, la remplissant de sagesse. 90

[Ch. 144] : Il se lève en elle une lumière divine, qui envahit toute l’âme et la transforme. Elle doit la recevoir passivement. Dans la solitude le Bien-Aimé parle à son cœur, lui enseignant les secrets de l’amour. Il la détache des sens et des puissances pour lui apprendre à recevoir la lumière divine dans son esprit rendu passif. Cette lumière rend l’âme divine. 91

[Ch. 147] : Les âmes solitaires passent pour manquer de courtoisie, de sociabilité ou d’amour, parce que leur grâce ne paraît pas à l’extérieur. Elles ont cependant choisi la meilleure part. Notre vénérable Mère reçoit certaines instructions de son Bien-Aimé à ce sujet. 93

[Ch. 149] : Dans le désert de l’esprit elle est entièrement détachée de tout, uniquement occupée de son Bien-Aimé sans images. Son esprit est fixé dans la contemplation du Bien-Aimé. De temps en temps, un simple coup d’œil lui permet de voir ce qu’elle doit faire. 94

[Ch. 151] : Il lui est intérieurement enseigné à vivre comme si son âme n’habitait plus le corps. Les trois puissances de l’âme opèrent en elle d’une manière distincte. Son esprit reçoit la lumière de Dieu comme un miroir. L’esprit seul est uni à Dieu, mais non la partie rationnelle ni la partie sensible. 96

[Ch. 152]. Dans la solitude de l’esprit elle contemple l’Être sans image de Dieu et voit ses secrets divins». Avec toutes les créatures elle semble anéantie et parfaitement unie en Dieu, en qui toutes choses sont une. Elle pratique les vertus d’une manière essentielle. Elle s’attriste de devoir vivre ici-bas et aspire aux choses du Ciel. 97

[Ch. 154.] Au plus profond du cœur elle jouit d’une contemplation du Bien ineffable. Parfois elle est placée dans la solitude de l’esprit, y expérimentant sa séparation de l’esprit naturel. Dans cette solitude le Bien-Aimé parle au cœur de sa bien-aimée, et souvent, lui donne un baiser de sa bouche. 99

[Ch. 155.] : Le Bien-Aimé la transforme en parfaite ermite. Il lui révèle l’esprit de sainte Marie-Madeleine et promet de le lui donner en partage. C’est pourquoi elle choisit cette sainte comme patronne. Elle goûte une vie angélique et divine, une union à Dieu d’une éminente perfection et d’autres choses merveilleuses et divines, conformément à l’esprit de sainte Madeleine. 101

[Ch. 156] : Dans le désert de l’esprit elle ne trouve rien que son Bien-Aimé. Elle s’y perd par l’union et par le sommeil d’amour en lui. Elle goûte le silence mystique, subissant de merveilleuses activités divines. Elle explique ce qu’est le grand silence du Carmel. Elle voit son âme dans une grande lumière. 102

[Ch. 158] : Conduite dans un profond désert, elle y jouit des étreintes de son Bien-Aimé. Elle est rendue toute divine, dans un dépouillement complet du créé. La solitude devient effective, même en dehors de l’oraison. Elle ne conserve en elle aucune image de choses créées. Dans cette solitude plus profonde, il lui est montré quelques restes d’imperfections. 105

De la vie «Marie-forme» au Mariage mystique 107

[Introduction] 107

DE LA VIE «MARIE-FORME» AU MARIAGE MYSTIQUE, 108

IIe PARTIE. CH. 215. Elle apprend que cette vie mariale en Marie peut être pratiquée à peu près avec autant de simplicité que la vie déiforme en Dieu seul, c’est-à-dire presque sans intervention de l’imagination, par un simple amour envers Dieu et Marie, et d’une manière très spirituelle. 108

IIIe PARTIE. DE SON MARIAGE MYSTIQUE AVEC JÉSUS ET DES FRUITS — MERVEILLEUX DE CETTE UNION. 110

CHAPITRE II A la suite de ce mariage mystique, elle expérimente un merveilleux commerce d’amour avec le Bien-Aimé. Elle reçoit de lui un grand nombre de grâces et devient dispensatrice de ses trésors. Elle est unie à Jésus et comprend à quel moment fut contracté ce mariage, qui fut renouvelé dans la suite en présence de l’aimable Mère. 111

CHAPITRE III. Dans ce renouvellement du mariage spirituel elle est faite toute pour le Bien-Aimé, ne restant plus elle-même. Un nouvel amour la pousse vers l’aimable Mère et vers le Bien-Aimé en retour de ce bienfait. Pour témoigner sa reconnaissance à Dieu, elle lui offre Jésus lui-même et les mérites du Verbe fait homme et ceux de l’aimable Mère. Elle prie pour obtenir la permanence de cet état de mariage spirituel. Elle apprend de quelle manière elle mourra. 114

CHAPITRE IV Le Bien-Aimé lui donne encore confirmation de son mariage et lui offre des joyaux nuptiaux. Elle lui demande une parure d’âmes; ce que le Bien-Aimé lui accorde. Singulière complaisance du Bien-Aimé et familiarité de son commerce amoureux avec elle. Il semble se plaire uniquement à être aimé en retour. 117

CHAPITRE V. Depuis ce mariage spirituel l’aimable Mère la visite moins souvent. Elle en comprend les raisons. Il faut qu’elle puisse agir d’une manière plus libre avec le Bien-Aimé. Elle reçoit l’assurance de pouvoir aimer Dieu éternellement et en éprouve une grande joie. Elle demande cette même grâce pour une autre âme. 119

CHAPITRE VI. Elle comprend ce qu’est la face de Pâme. Elle la compare à un miroir où Dieu s’imprime avec les vérités de Dieu. Quand l’âme se trouve la face tournée vers la Face de Dieu, elle voit beaucoup de choses et savoure un commerce d’amour tout divin. Cette jouissance est un état intermédiaire entre la foi et la lumière de gloire. 122

CHAPITRE VII. Elle explique la signification spirituelle des prévenances nuptialesy caresses, étreintes, baisers, etc. Tout cela ne s’opère pas d’une manière sensible, sauf parfois lorsque le Bien-Aimé se manifeste dans sa sainte Humanité. Les choses divines ne peuvent être signifiées que par des analogies grossières. Raisons pour lesquelles le commerce d’amour de l’âme avec Dieu porte les noms d’étreintes, baisers, etc. 125

CHAPITRE IX. Reposant dans les bras du Bien-Aimé, elle reçoit ses caresses. Dans un silence mystique elle écoute ce que murmure le Bien-Aimé. Cette attention silencieuse est très douce. Dans le sommeil mystique elle s’appuie sur le Bien-Aimé. Elle voit son âme comme un clair miroir. 127

CHAPITRE X. Un esprit d’amour la pousse vers le Bien-Aimé comme une épouse pleine de zèle pour la gloire de son Époux et pour le salut des âmes. Cet esprit d’amour semble sortir à la recherche d’âmes à conquérir. Elle couve ces âmes et de cette manière se consomme le mariage spirituel, car elle a conçu par l’opération du Bien-Aimé cet esprit de zèle pour le salut des âmes. Elle agit familièrement avec le Bien-Aimé. 128

CHAPITRE XIII. Comme Épouse de Jésusi elle soigne ses intérêts. Elle puise aux trésors divins afin de satisfaire pour les fautes des hommes. Elle tâche d’apaiser le Bien-Aimé et l’invite à prendre son délassement dans son cœur. Elle a sucé l’esprit de pardon et de compassion de la Sainte Vierge. 131

CHAPITRE XV. Elle perçoit en elle le travail d’un esprit d’amour et de prière. Sous cette influence elle se sent portée à soulever une âme dont elle sent le poids. Elle place cette âme dans le côté de Jésus, qui l’y reçoit. Elle agit de même avec l’âme d’un hérétique dans l’espoir d’une conversion. Le Bien-Aimé se complaît en ce zèle du salut des âmes. 133

CHAPITRE XVI. Quelques mystiques condamnent, comme mauvais, cet esprit d’amour agissant de certaines âmes. Ils ne comprennent pas que le zèle des âmes appartient en propre aux vraies épouses du Christ. Celles-ci, étant possédées par le parfait esprit d’amour, ne peuvent demeurer oisives, mais travaillent sans qu’il y ait imperfection. Parfois cependant l’amour agit en elles d’une façon plus intérieure. 135

Traité de la vie «Marie-forme» (M. de Saint-Augustin avec Marie Petyt) 139

[Présentation] 139

CHAPITRE I De même que nous pouvons vivre une vie déiforme et divine, ainsi pouvons-nous vivre une vie «Marie-forme» et mariale, c’est-à — dire une vie menée selon le bon plaisir de Marie et dans son esprit. 141

CHAPITRE II De même que nous pouvons vivre en Dieu, ainsi pouvons-nous vivre en Marie, soit en agissant, soit en souffrant, soit en mourant, ce qui se produit dans l’âme par habitude acquise ou sous l’influence de l’amour de Dieu. 144

CHAPITRE III. Comment l’amour divin dans l’âme comprend la Mère aimable dans son extension et fait vivre l’âme à la fois en Dieu et en Marie. Comment aussi l’âme se comporte à l’égard de la Mère de Dieu en dehors de cette opération directe de l’Esprit-Saint. 146

CHAPITRE IV. De même qu’il faut vivre, agir, souffrir, mourir pour Dieu, ainsi le faut-il faire pour notre aimable Mère. – De quelle manière. 149

CHAPITRE V. La vie et la mort pour Marie doivent être ultérieurement dirigées vers Dieu, pour Dieu, sans recherche personnelle. Il en est de même dans le culte rendu aux autres saints. 151

CHAPITRE VI La vie mariale renferme en soi plus de perfection que l’état de simple union avec Dieu tel qu’il se trouve chez les bienheureux. Cette vie est «mariano-divine» à la fois en Dieu et pour Dieu, en Marie et pour Marie purement et simplement. 153

CHAPITRE VII La vie mariale a pour objet Dieu et Marie considérés comme unis ou un entre eux d’une manière sublime, tout comme l’objet d’un autre mode de vie contemplative peut être ou Dieu seul ou Dieu considéré comme personnellement uni à l’homme et un avec lui. Opérations qui en découlent dans l’âme. 156

CHAPITRE VIII La vie mariale ne constitue pas un obstacle pour la vie contemplative simple. Comment il la faut exercer en dehors de l’attirance actuelle de l’Esprit-Saint, et comment la pratiquaient de fait saint Pierre Thomas et d’autres Saints. 159

CHAPITRE IX La vie mariale tire son excellence de l’union très parfaite de Marie avec Dieu; s’il en était autrement, ce serait une pratique imparfaite qui mettrait comme un écran entre l’âme et Dieu. Marie en tant que Mère de Dieu est plus une avec Dieu et plus déifiée qu’aucune autre créature. 162

CHAPITRE X Quelques âmes reçoivent un surcroît d’attrait pour la vie mariale grâce à des illuminations intérieures concernant ses excellences grâces, prérogatives, etc..., de là se développe un amour admirable envers Marie. 165

CHAPITRE XI Autres actes d’amour envers Marie : la joie causée dans l’âme par les excellences et le très doux nom de Marie, le repos, la respiration et la vie de l’âme en Marie. En quel sens l’âme vit à la fois en Marie et en Dieu et comment elle se liquéfie en Elle et s’unit à Elle. 167

CHAPITRE XII L’âme peut vivre en esprit la vie mariale en Marie pour Marie avec autant de simplicité et de profondeur que la vie divine en Dieu pour Dieu, surtout dans le recueillement profond de l’oraison. Tout se passe comme si Dieu, Marie et l’âme ne faisaient plus qu’un (doctrine mal comprise par certains mystiques) pourvu toutefois que cette vie procède de l’Esprit divin, comme il est arrivé chez de nombreux saints. 169

CHAPITRE XIII Cet amour pour Marie est opéré dans l’âme par ce même Esprit de Jésus qui produit en elle l’amour envers Dieu le Père, comme nous le voyons en Jésus. Cet Esprit de Jésus fait vivre l’âme divinement en Dieu pour Dieu et tout ensemble marialement en Marie pour Marie, sans aucun obstacle pour la parfaite union mystique. 173

CHAPITRE XIV L’Esprit de Marie dirige, possède, agit et vivifie quelques âmes. En quel sens et de quelle manière. Ces âmes vivent alors par l’esprit de Marie, leur vie est Marie, elles sont comme transformées en Marie. 175

Autobiographie de Marie de Sainte-Thérèse 179

L. van der Bossche, Introduction 180

NDE, «Envoi» 183

Marie Petyt, I. Autobiographie 185

I. Enfance et jeunesse 185

1. La famille. 185

2. Grandes qualités de son père et de sa mère. 186

3. Une enfant douée et agréable. 187

4. Culture de la piété et de la discipline. 188

5. La variole. 189

6. Le goût de la pureté virginale. 190

8. En pension à Saint-Omer. 191

9. La piété au pensionnat 192

10. La liberté à Poperinghe. 194

11. Attrait du monde. Grave maladie. 195

12. 196

II. Une vocation qui cherche son vrai cadre. 203

1. Au couvent des chanoinesses régulières de Saint-Augustin. 206

3. Chez une compagne 224

4. Tertiaire du Carmel et direction de Michel de Saint-Augustin. 229

5. Départ du père Michel de Saint-Augustin 238

III. l’Ermitage» à Malines. 249

1. Les débuts 250

2. La solitude 258

3. Suite du récit biographique 261

4. Établissement à l’«Ermitage» et profession 267

IV. Nuit et déréliction 269

V. Fin de la nuit obscure. 308

VI. «Esprit de prière» perpétuel et supplications 321

VII. L’État de simplicité essentielle 331

II. Lettres et billets. 343

Brefs passages 343

Extrait de la relation du père Michel de Saint Augustin. 345

A Carmelite Mystic in Wartime 347

Chapter 2 Maria Petyt against the Background of the Political and Religious Situation in Flanders in the Seventeenth Century 347

Confessionalization and the Political Situation in the Southern Netherlands 348

The Dutch War 351

Chapter 3 Daily Life at the Hermitage in Mechelen at the Time of Maria Petyt (1657–1677) 355

Introduction 355

The Monastery of the Carmelites in Mechelen 356

The Physical Life 361

The Spiritual Life 362

Source & Table 365

Source web 365

Contents 365

Bibliographies, reprises, classements 367

Maria Petyt et ses traductions sur le web 367

Méthode pour transcrire des pages issues de Gallica 367

Les traductions reprises dans ce volume 367

Reclassement par livres et chapitres suivant l’édition flamande 369

Bibliographie des études et des éditions de Marie Petyt et Michel de Saint-Augustin 369

Table des matières 371

Fin 377



Fin

































Impression en ligne lulu.com mars 2017




1 Auteur de la notice «Marie Petyt» parue dans le DS et reproduit en ouverture du tome I.

2 Mais je n’ai pas retrouvé toutes les contributions aux Suppléments de la Vie Spirituelle (VSS).

3 Michel de Saint-Augustin, Introduction à la vie intérieure et pratique fruitive de la vie mystique, Éditions Parole et Silence, 2005.

4 Les deux ont dirigées leurs proches : béguines « sœurs » autour de Maria puis membres laïcs de cercles « quiétistes » animés par la « dame directrice ».

5 Réduction possible en un seul après appréciation approfondie suivie d’un choix.

6 [note du traducteur :] Marie de Sainte-Thérèse, on le sait, était tertiaire régulière du Carmel.


7 [...] Nous traduisons littéralement, mais le mot pureté a chez elle une nuance très accentuée de séparation et d'isolement. Ailleurs elle donne cette pureté comme résultat [de ...] l'action de démêler, dépêtrer [...]


8 ! Style approché propre à Marie, à relativiser !

9 Grande finesse dans la comparaison avec la pensée ordinaire.

10 Les titres italiques précédant des chapitres sont miens.

11 Aspect confiné de la dévotion soumise des filles en milieu bourgeois catholique de la seconde moitié du siècle. Perdura jusqu’au XIXe siècle inclus. Parallèle évident à faire avec madame Guyon qui certes ne la connaissait pas au point que l’on pourrait penser à sa copie – en fait l’influence d’Augustin (et d’autres auteurs anciens) domine.

12 Abandon du titrage-résumé de chapitre.

13 Ici reprise de titrage ...par le traducteur (et non par moi).

14 Guyon.

15 Dernier titrage du traducteur. Par la suite il se contente des sections en titres romains.

16 Complaisance !

17 Maladie nerveuse.

18 Maladie nerveuse, comme chez (la jeune) Thèrèse d’Avila.

19 Littérature.

20 De même madame Guyon se croit abandonnée par monsieru Bertot.

21 Oui ! « nuit » et maladie ont pris fin...

22 Si la plongée eut été plus profonde elle en parlerait moins.

23 Vraiment ? ou seulement la queue de l’éléphant ?

24 Trop c’est trop.

389