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Copyright 2020 Dominique Tronc

Etude du catalogue des capucins ms du Titre

Expériences mystiques en Occident




Cadre1








EXPÉRIENCES MYSTIQUES

EN OCCIDENT

V

FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE



De Fénelon à nos jours



Dominique & Murielle Tronc














EXPERIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

Plan de la série



I. DES ORIGINES A LA RENAISSANCE

II. L’INVASION MYSTIQUE EN FRANCE DES ORDRES ANCIENS

III. ORDRES NOUVEAUX ET FIGURES SINGULIÈRES

IV. UNE ECOLE DU COEUR

V. FILIATIONS DE LA QUIETUDE

VI. TEMOINS DES TRADITIONS APRES 1700

VII. TEMOINS HORS CADRES APRES 1800

    PRÉSENTATION



Au cœur d’une filiation qui s’étend sur deux siècles, nous avons vu M. Bertot créer un cercle mystique autour du monastère des bénédictines de Montmartre, puis Mme Guyon poursuivre la grande tâche qu’est la formation de mystiques. Après la « querelle»1, une fois les épreuves surmontées2, son rayonnement se répandit auprès de disciples «cis» (français) et «trans» (étrangers) : après sa libération en 1703, les quatorze années qui lui reste à vivre dans sa retraite de Blois, serviront à préparer une renaissance spirituelle qui va s’étendre hors du royaume.

Après la disparition de Fénelon en janvier 1715 et la sienne en juin 1717, ses disciples se dispersent dans l’Europe du XVIIIe siècle. Dans la première moitié du XIXe siècle nous perdons la trace du courant mystique, bien que son influence se poursuive au sein de milieux culturels variés.

La diversité observé dans les filiations s’explique par un affaiblissement des dépendances religieuses. Lorsque la culture devient laïque, se produit un « étoilement» des expressions de l’expérience intérieure. Le vécu mystique, dispersé dans ses expressions, sera alors facilement circonscrit à l’humain, par absence d’une langue commune, théologie mystique apte à rendre compte des expériences.

Dorénavant les figures seront moins connues, plus nombreuses et les appartenances religieuses ou civiles seront diverses. C’est pourquoi nous nous étendrons dans la description de ce «delta spirituel» : le fleuve va se ramifier, couler plus lentement et couvrir l’Europe.

    Des filiations européennes

Madame Guyon & Fénelon

1647-1717 1651-1715

| | | |

«Cis» «Trans» «Trans» «Trans»

France Écosse Hollande Suisse

Allemagne

| | | |

Chevreuse/s J & G Garden Poiret

Pé.d’Echweiler

-1712 & -1732 -1699 & -1733 1646-1719 1682-1740

Beauvillier/s Ramsay Metternich Fleischbein

-1714 & -1733 1686-1743 -1731 1700-1774

Dupuy Forbes 16th Tersteegen Klinckow.

- >1737 1689-1761 1697-1769 -1774

Marquis de F. Deskford Dutoit

1688-1746 1690-1764 1721-1793

Mortemart Fabr. de Zelle

1665-1750 -1793

Pétillet

Langalerie

Constant -1837

Les disciples «cis» et «trans» sont distribués verticalement en suivant la chronologie, horizontalement en quatre zones. Les relations croisées sont omises. Pour des couples ou des frères, les dates de décès sont séparées par «&». Le tableau résume l’extension de multiples cercles qui succèdent au Siècle des Lumières ceux animés par madame Guyon à Blois et par Fénelon à Cambrai.

Ce tableau Des Filiations européennes résume un pan encore méconnu de l’histoire propre aux mystiques en Occident. Leur influence croît avec la distance géographique qui les sépare de la source historique, le centre du royaume de France où ils furent réprimés politiquement et religieusement. Ils n’exercèrent donc qu’une influence cachée sur les français Milley, Caussade, Grou.

À Blois, les disciples catholiques «cis» fréquentèrent les visiteurs protestants étrangers qui influencèrent à leur tour ceux qui ne pouvaient prendre le risque de venir en France, tel le pasteur Poiret, ainsi que des rénovateurs religieux anglais nés plus tard, tel Wesley.

Nous commençons par les «Cis». Ces proches de madame Guyon et de Fénelon appartenaient au cercle quiétiste parisien de la fin du XVIIe siècle : il s’agit des familles des deux ducs; de la « petite duchesse» de Mortemart, confidente aimée de madame Guyon, qui lui succéda peut-être spirituellement; du marquis de Fénelon, jeune neveu de l’archevêque, blessé à la guerre en 1711, que Mme Guyon qui l’aimait appelait son «cher boiteux»; de Dupuy, l’homme de confiance, qui instruira le marquis sur l’histoire de la «querelle».

Ensuite nous aborderons l’Écosse avec les frères Garden, héritiers d’une vivante mystique épiscopalienne devenus disciples, et par le « Chevalier » Ramsay qui servit un temps de secrétaire à Blois. Plusieurs disciples membres de grandes familles écossaises étaient présents en juin 1717 à l’agonie de « notre mère ». Ils poursuivirent une vie intérieure profonde tout en assumant pleinement leurs fonctions et responsabilités.

En Hollande, l’éditeur de l’œuvre guyonienne, Pierre Poiret, et son groupe exercèrent une influence déterminante en Allemagne sur Metternich et sur le théologien Tersteegen.

Enfin une cohorte que nous n’avons pas pu ni voulu dissocier, l’une vaudoise de langue française, l’autre germanique, mais pratiquant à la fois l’une et l’autre langue, nous acheminera jusqu’au premier tiers du XIXe siècle.

S’arrête alors le cadre des FILIATIONS au sein duquel nous avons établi une histoire de relations directes de personne à personne permettant à une vie mystique de se développer.

Il y eut propagation diffuse de l’esprit qui les animaient autour d’eux mais sans contact direct . Ces INFLUENCES constituent la seconde moitié de cette première partie de ce tome V, dont la CONCLUSION relève les conditions qui permettent une transmission directe de coeur à coeur, expérience rare le plus souvent supposée impossible.

Dans son contenu historique cette première partie est assez brève – la moitié du tome IV. Ce qui reflète à la fois sa moindre importance sur le plan mystique et la rareté des sources publiées. Elle répond toutefois au souhait exprimé dès 1932 par Baruzi

.

La seconde moitié du tome porte les ANNEXES relatives au tome précédent IV.

Cela laissait place à un DOSSIER préparant une recherche : qui a succédé à la « Dame directrice » ? la jeune candidate confidente appréciée Marie-Anne de Mortemart (1665-1750) ? ou bien la « Colombe » ?

Je propose les relevés des lettres qui nous sont parvenues de Madame Guyon « notre mère », de Fénelon « notre Père », échangées entre la « petite duchesse » (la cadette dans la famille Colbert) et le « marquis » (le neveu de Fénelon).

Elles nous font revivre les épreuves qui ne sont pas plus épargnées aux mystiques accomplis qu’à ceux en chemin. Elles livrent un aperçu du vécu intime au sein du cercle des Amis (parfois temporairement ils ne ne sont plus). On passe de la « théorie » ou du moins des témoignages à la « pratique » d’un vécu journalier : bonne conclusion à l’entreprise.



FRANÇOIS DE FÉNELON



François de Fénelon (1651-1715) a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle3. Mais dès que l’on veut approcher son vécu spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études se font plus rares4. Or Fénelon était mystique et fut l’un des grands disciples de Mme Guyon5.

On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire parfois à un «homme de lettres». Les critiques littéraires lui préféraient d’ailleurs Bossuet dont le beau style occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle, tandis que le rayonnement (pourtant européen) de Fénelon fut grand au XVIIIe siècle. La raison de fond est la méfiance qui dura pendant trois siècles envers la mystique : les défenseurs de Fénelon ont caché sa relation avec Mme Guyon qui les étonnait.

Si l’essentiel fut passé sous silence, c’est aussi parce qu’on ne disposait pas des textes féneloniens concernant la mystique : ils n’ont été rendus disponibles que fort récemment. Il fallut attendre 1907 et le travail d’un érudit originaire de Lausanne, ville proche de Morges où vécurent des quiétistes jusqu’au début du XIXe siècle, pour prouver l’authenticité de la correspondance6 entre Fénelon et Mme Guyon. Et c’est seulement depuis 2007, grâce au père Irénée Noye7, que nous bénéficions de la correspondance complète avec madame Guyon8. Sa grande érudition lui a permis de remettre à l’honneur les fragments de lettres assemblés9 par les proches de Fénelon. Ceux-ci avaient nettoyé les noms et les dates pour protéger les membres des cercles mystiques de Cambrai et de Blois : cet anonymat préjudiciable à toute mise en valeur par une édition critique, a conduit à minorer l’importance de ces lettres au bénéfice de textes datés et dont le destinataire était connu.

Ce sont donc les œuvres visibles et multiformes qui ont été mises en valeur très tôt. Elles intéressaient l’histoire du temps, mais ont perdu depuis leur actualité : multiples opuscules rédigés en défense du quiétisme, ou en réaction à la seconde période janséniste; textes éducatifs et conseils politiques que le décès du dauphin (dont Fénelon était le précepteur) rendit finalement inutiles. Les images de l’auteur du Télémaque critiquant le pouvoir royal ou de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme ont caché la profondeur lucide du moraliste et la réalité du mystique.

Nous apparaît aujourd’hui le grand spirituel qui chemine vers son accomplissement intérieur10 malgré l’hostilité des pouvoirs de l’Église et du Roi. Une trajectoire ascendante, mais tout intérieure a mené le jeune poulain de Bossuet promis à un brillant avenir par ses capacités intellectuelles, à la grandeur finale de l’archevêque tout dévoué à combattre misères individuelles et collectives sans en tirer aucun profit personnel ou familial. Son tempérament sec et un peu mélancolique s’est ouvert à une expérience spirituelle profonde qui l’a délivré des illusions. Une maturation s’est accomplie qui lui a fait dépasser le senti et les opinions tributaires de l’époque et des croyances.

Voici le portrait qu’en dresse Saint-Simon, visiblement sous le charme11 :

«Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l’esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n’en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier, quand on ne l’aurait vue qu’une seule fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s’y combattaient pas. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentait également le docteur, l’évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c’était la finesse, l’esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder».

Les écrits de direction de la fin de sa vie font apparaître un grand directeur à l’esprit subtil. Percevant les échappatoires qui évitent à l’interlocuteur de plonger au cœur de lui-même, Fénelon tranche dans le vif avec acuité, car son seul but est de mener droitement à Dieu.

Parallèlement à sa correspondance, il continue à écrire publiquement pour convaincre les tièdes de l’existence de Dieu. Ce mystique pourtant si sobre laisse échapper sa douleur de voir son amour pour Dieu si peu partagé : «Mais parce que Vous êtes trop au-dedans d’eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais, Vous leur êtes un Dieu caché […] tout ce qui n’est point Vous disparaît, et à peine me reste-t-il de quoi me trouver encore moi-même…»12. C’est l’abondance de ces derniers textes publics qui a voilé la vérité de cet homme dont la mission était cachée, car toute intérieure.



    Bref rappel biographique.

Méridional13 à l’esprit vif, Fénelon naquit en 1651. Protégé de son aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions forcées, il fut nommé à vingt-sept ans supérieur des Nouvelles Catholiques, chargé de convertir les jeunes protestantes de la Saintonge. En 1680, il devint le confesseur du duc de Beauvillier. En 1687, il rédigea un traité De l’éducation des filles destiné aux huit filles du duc et qui eut un immense succès.

Mais en octobre 1688, eut lieu un événement improbable, mais à l’immense répercussion intérieure : la rencontre de Madame Guyon, de trois ans son aînée. Il ne fut guère attiré sur le moment, puis, selon l’expression malicieuse de Saint-Simon, «leur sublime s’amalgama». Elle lui fait découvrir la vie mystique : plus tard, en lisant Clément d’Alexandrie, il comprendra qu’ils vivent ce qu’ont expérimenté les premiers chrétiens et en fera un commentaire plein d’élan14.

Beauvillier le fit nommer l’année suivante précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV. Sa méthode éducative évitait tout amollissement dans la sensualité et la paresse grâce à des études approfondies, une vie sobre, la pratique poussée du sport, des heures régulières, l’interdiction de participer aux fêtes des adultes. Le duc devint un adolescent chrétien, sérieux et cultivé qui avait une grande affection pour Fénelon. Tous les espoirs étaient permis au parti dévot.

Mais Mme de Maintenon finit par s’opposer à l’influence de Mme Guyon. Fénelon refuse alors de la renier et s’engage dans le combat pour défendre la vie mystique. Il essaie de convaincre Bossuet, il compose des essais et ferraille avec finesse, sans commettre de fautes. Finalement, son affrontement avec les puissants 15 le conduisit à une disgrâce relative : en le nommant archevêque de Cambrai, on l’éloigna de la Cour16.

Parmi les témoignages d’époque, se détache le récit de Saint-Simon qui nous conte avec son ironie coutumière les relations entre Fénelon, Madame Guyon, les membres du cercle (le «petit troupeau»), Mme de Maintenon… Ami des ducs de Chevreuse et de Beauvillier à qui il dédiera les plus beaux «tombeaux» de ses mémoires, il connaissait bien toute l’histoire. Le récit dont nous donnons des extraits résume une dizaine d’années de relations :

1.17 (285) Dans ces temps-là, obscur encore […] [Fénelon] la vit, leur esprit se plut l’un à l’autre, leur sublime s’amalgama. Je ne sais s’ils s’entendirent bien clairement dans ce système et cette langue nouvelle qu’on vit éclore d’eux dans les suites, mais ils se le persuadèrent, et la liaison se forma entre eux. […] il n’oubliait pas sa bonne amie (287) madame Guyon; il l’avait déjà vantée aux deux ducs [de Beauvilliers et de Chevreuse] et enfin à madame de Maintenon. Il la leur avait même produite, mais comme avec peine et pour des moments, comme une femme tout en Dieu, et que l’humilité et l’amour de la contemplation et de la solitude retenaient dans les bornes les plus étroites, et qui craignait surtout d’être connue. Son esprit plut extrêmement à madame de Maintenon […] Peu à peu il s’était approprié quelques brebis distinguées du petit troupeau que madame Guyon s’était fait, et qu’il ne conduisait pourtant que sous la direction de cette prophétesse. La duchesse de Mortemart, sœur des duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, madame de Morstein, fille de la première, mais surtout la duchesse de Béthune, étaient les principales. […]

1.18 (309) Il travailla à persuader Madame de Maintenon de faire entrer madame Guyon à Saint-Cyr, où elle aurait le temps de la voir et de l’approfondir tout autrement que dans de courtes et rares après-dînées, à l’hôtel de Chevreuse ou de Beauvillier. Il y réussit. Madame Guyon alla à Saint-Cyr deux ou trois fois. Ensuite madame de Maintenon, qui la goûtait de plus en plus, l’y fit coucher […] elle y chercha des personnes propres à devenir (310) ses disciples et elle s’en fit. Bientôt il s’éleva à Saint-Cyr un petit troupeau tout à part […]

(311) Madame de Maintenon fut étrangement surprise de tout ce qu’il [M. de Chartres] lui apprit de sa nouvelle école, et plus encore de ce qu’il lui en prouva par la bouche de ses deux affidées, et par ce qu’elles avaient mis par écrit […] Tout à coup madame Guyon fut chassée de Saint-Cyr […] [M. de Cambrai] paya d’esprit, d’autorités mystiques, de fermeté sur ses étriers. Ses amis principaux le soutinrent. […] [Mme de Maintenon] s’irrita de plus en plus contre madame Guyon. On sut qu’elle continuait à voir sourdement du monde à Paris; on le lui défendit sous de si grandes peines qu’elle se cacha davantage, mais sans pouvoir se passer de dogmatiser bien en cachette, ni son petit troupeau de se rassembler par parties autour d’elles (312) en différents lieux […] elle se vint cacher dans une petite maison obscure du faubourg Saint-Antoine. […] Madame Guyon fut trouvée et conduite sur-le-champ à la Bastille.

1.27 (436) [M. de Cambrai] n’était plus à portée de rien; mais il eut la douleur de voir donner l’Ordre à M. de Paris, et la place de conseiller d’État d’Église à M. de Meaux. Ce dégoût fut suivi d’un autre. Madame de Maintenon chassa de Saint-Cyr trois dames principales, dont une avait eu longtemps toute sa faveur et sa confiance, et elle ne se cacha pas de dire qu’elle les chassait à cause de leur entêtement pour madame Guyon et pour sa doctrine. Tout cela, avec l’examen de son livre dont il ne se pouvait rien promettre de favorable lui fit prendre parti d’écrire au pape, de porter son affaire devant lui... 17.

On peut penser, comme les contemporains, que la rencontre de Fénelon avec Mme Guyon fut catastrophique pour lui. Ils considéraient sa persévérance dans « l’erreur » quiétiste comme une énigme incompréhensible. Mais grâce à la publication de leur correspondance, nous pouvons maintenant comprendre : Fénelon n’a pas sacrifié sa vie publique et ses ambitions pour des questions d’idées, mais parce qu’il a choisi son expérience intérieure.



    La relation mystique de Madame Guyon et Fénelon



Fénelon fut le disciple de Mme Guyon : ce fait apparaît clairement dans leur correspondance.

Nous avons vu que le fondement de la relation de Mme Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence de cœur à cœur. Si l’on veut bien passer outre des dérapages sentimentaux douloureux pour le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse, on voit leurs lettres relater la «mise au monde» d’un mystique par une mystique qui sert de canal à la grâce18 Par l’onction qu’elle lui transmettait, elle lui a permis d’accéder à un territoire inconnu, une vie qui ne se limitait plus au corporel et au psychologique, mais qui baignait dans la grâce. Il en était parfaitement conscient et reconnaissant : c’est pourquoi il fut toujours son soutien et ne la renia jamais malgré l’adversité.

Madame Guyon attendait Fénelon, car il lui avait été désigné par un rêve. Elle le rencontra pour de bon le 13 septembre 1688 chez des amis. Fénelon n’ayant aucune expérience mystique, elle dut lui apprendre à passer au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :

[Dieu] a permis que je m’en allasse avec vous pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit […] Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsqu’on a une fois appris ce langage […] on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle […] Tout autre langage vous paraîtra impur et superflu lorsque vous aurez appris celui-là. Mais que l’on apprend tard! (L. 1157)19.

Elle tente de lui décrire en images le flux divin qui la traverse vers lui :

Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle» (L. 1, 276).

Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. (L. 114).

Comme nous l’avions vu chez M. Bertot, elle participe au travail de la grâce :

Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. (L. 154).

Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste :

Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. (L. 146).

Avec autorité, elle fonde ontologiquement cette paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 où elle affirme que la circulation de la grâce entre humains participe au «flux et reflux» qui a lieu dans la Trinité même :

[Dieu] m’a fait comprendre qu’il fallait qu’il y eût comme de vous à moi un flux et un reflux et que ce serait la communication éternelle que nous aurions ensemble, lorsque nos âmes seraient de niveau. […] C’est ce flux et reflux de communications qui nous fait participer en quelque manière au commerce ineffable de la Trinité […]

Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme raisonnable et scrupuleux :

Vous raisonnez assurément trop sur les choses […] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).

Fénelon rend les armes et se moque de lui-même :

 Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement; et quand j’y suis, je ne fais presque que rêver […] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).

Elle lui fait abandonner ou relativiser toutes ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231) et même la messe :

Ne dites point la messe dès que vous êtes incommodé, à moins d’une simple envie de la dire. Ne vous faites loi de rien, mais laissez-vous au moment présent comme un enfant qui s’amuse de rien, mais qui est quelquefois captivé par son Maître. Je prie l’Esprit de vérité de passer de moi en vous, et de vous communiquer la simplicité que je vous vois être si nécessaire, afin que nous achevions ensemble notre course. (L. 1292)

Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).

Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :

C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).

Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :

Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).

On mesure les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance, a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :

Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).

Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :

Mon cher enfant que j’enfante chaque jour à Jésus-Christ, avalez simplement et recevez la nourriture que je vous présente, et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. […] Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe […], mais sous celle d’une petite femmelette. (L.1. 292).

Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les «mouvements» de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).

Comme il abandonne peu à peu ses préjugés et ses peurs, il la rassure :

Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. 

Et il termine en souriant sur lui-même :

 Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. (L. 172).

Surtout il a fini par comprendre la nature de leur lien spirituel :

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).

Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est un avertissement divin pour lui. Elle lui affirme :

La vérité sera toujours et dans ma bouche et dans mon cœur pour vous et au bout de ma plume. (L. 220).

Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et affirme sa soumission en tout :

Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. (L. 169).

Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :

Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).

Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.

Si Mme Guyon a été source de souffrances pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Mme Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point qu’elle s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : «Il redressera ce qui est presque détruit […] par le vrai esprit de la foi.» (L. 184). Or le Dauphin mourut en 1712 avant le roi, ce qui anéantit tous les espoirs du parti dévot.

Quand Fénelon fut exilé à Cambrai et que Mme Guyon habitait Blois, leur correspondance se poursuivit portée par des messagers sûrs (Dupuy, le neveu de Fénelon, Ramsay…) qui allaient de l’un à l’autre. Une lettre20 de mai 1710 établit fort bien qui dirige l’autre, puisqu’on voit Fénelon demander des conseils à propos de certains dirigés qui posent problème, puis sur sa propre vie intérieure :

[Colonne gauche, Fénelon, question no. 2 :] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore? En quel état est votre santé? […]

[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Il est vrai que la pensée que je mourrai bientôt m’a restée quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que Put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyé par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait [par] benedic me pater.

[Col. gauche, Fénelon, question no. 3 :] La p[etite] D[uchesse] [de Mortemart] ne m’écrit presque plus; pour moi, je lui écris moitié vérité avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales […] Elle est piquée [irritée] à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug21.

[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] […] C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être. Il est plus sûr d’obéir que de commander.

[Col. gauche, Fénelon, question no. 4 :] Le petit abbé [de Langeron] fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.

[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil […] je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, mon père, comment ne vous êtes pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie?22

[Col. gauche, Fénelon, question no. 5 :] L’abbé de Chanterac, homme savant […] et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse […] à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux…

[Col. droite, Mme Guyon, réponse :] Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église […] Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle […] S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner? Mais arrêtez-le si vous pouvez.

[Col. gauche, Fénelon, question 10 :] Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.

[Col. gauche, Mme Guyon, réponse :] Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine [avarice]. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre23.

Le neveu de Fénelon écrira à propos de cette lettre : «Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand-oncle, et les réponses en marge de Madame Guion qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 […] De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon»24.

Il se forma autour de Fénelon un cercle spirituel parallèle à celui de Mme Guyon à Blois : en union avec celle-ci, il pouvait transmettre la grâce en silence à ses visiteurs. Cette lettre fait part de sa joie :

Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).

Comme c’est Mme Guyon qui le met en contact avec la grâce, Fénelon ne peut transmettre que s’il est en union avec elle, Jésus-Christ étant la source de cette cascade de grâce :

Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté [enraciné] en elle comme elle l’est en Jésus-Christ […] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).

C’est pourquoi Mme Guyon a vu en lui le successeur qui continuerait cette fonction après elle. Dès 1690, étant gravement malade, pensant mourir, elle veut lui transmettre cette charge :

J’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin. […] Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné25.  

Affolé de la perdre, Fénelon lui avoue ce qu’elle représente pour lui :

Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis? ou bien serais-je à l’avenir sans guide? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer […] Je puis me trouver dans l’embarras ou de reculer sur la voie que vous m’avez ouverte, ou de m’y égarer faute d’expérience et de soutien. Je me jette tête première et les yeux bandés dans l’abîme impénétrable des volontés de Dieu. Lui seul sait ce que vous m’êtes en Lui et je vois bien que je ne le sais pas moi-même, mais je vous perds en Lui comme je m’y perds […]26

En fait, elle devra abandonner cet espoir de succession puisqu’il mourra avant elle. Mais tout au long de ces années, elle s’émerveillera de leur union si totale en Dieu :

Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu; union qui dans la perte même fait une béatitude en Dieu même, qui se conservera et se consommera durant toute l’éternité, union qui est un véritable sacrement […] (L. 271).

Elle poursuit en célébrant la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain :

C’est cette union que les sages devenus enfants — et les enfants étant la véritable sagesse, — se jouent devant Dieu et s’y jouent avant la formation du monde, étant au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois : ils sont avant tous les siècles, étant les enfants de l’éternité et non du temps, aussi tout ce qui est du temps ne leur convient plus. Ils se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. […] Mon âme est comme une eau qui se mélange avec la vôtre et qui s’y confond si parfaitement qu’elles seront bientôt indistinctes. (L. 271).

Fin mai 1710, une lettre arriva à Blois portée par un visiteur écossais (Lord Forbes?) passé par Cambrai : Fénelon s’y dissimule sous l’anonymat d’un «on». Son union avec elle est devenue très profonde. Il décrit son état et lui dit toute sa vénération :

On me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on n’y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [fond] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on n’y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.

[…] On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P.P. [le duc de Bourgogne, son élève] et au petit abbé. On aime de tout son cœur votre fils M.F. [M. Forbes] avec une véritable tendresse.

On est à vous sans mesure. (L. 1377)

Même la mort de Fénelon en janvier 1715 ne pouvait les désunir :

Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).

    Oeuvres

    Clément et Cassien

Preuve de la force de l’expérience intérieure que Fénelon vivait avec elle, lorsque la justice ecclésiastique se prépara à examiner les opinions de Mme Guyon, il refusa de la condamner. Cette résistance extraordinaire à la pression du pouvoir étonna, car elle était contraire à ses intérêts : il savait qu’il abandonnait là toute ambition personnelle.

Ils passèrent l’été 1694 à chercher dans les écrits reconnus par l’Église la confirmation de leur expérience personnelle, dans l’espoir de «faire taire tous ceux qui osent parler sans expérience d’un don de Dieu27». Tout le mois d’août, ils collationnèrent des milliers de pages de textes, rassemblés sous le titre de Justifications signées par madame Guyon, et deux mémoires de Fénelon : le premier sur Cassien sera intégré comme contribution aux Justifications, le second, rédigé en septembre sur Clément d’Alexandrie, restera manuscrit pendant trois siècles,28 car inacceptable pour les juges.

Face à Bosssuet qui les accusait d’inventer des nouveautés, leur projet était de démontrer que les mystiques «modernes», loin de créer du nouveau, vivaient une expérience qui se révèle identique d’âge en âge : ils sont persuadés vivre le cœur même de la tradition chrétienne, Jésus étant l’origine de ce courant de grâce qui traverse les siècles, fécondant les mystiques chrétiens de chaque époque29.

Tandis qu’il cherchait à remonter le plus loin possible dans le temps pour prouver l’identité d’expérience entre anciens et modernes, Fénelon lit le texte grec des Stromates de Clément d’Alexandrie30 : celui-ci a connu des disciples des Apôtres. Fénelon y retrouve son propre vécu : aussi bien la vie mystique décrite dans le Moyen Court que la transmission de cœur à cœur bien connue du temps des Apôtres.

Écrit très rapidement dans l’élan de l’enthousiasme, le commentaire de Fénelon sur le Gnostique dit tout son bonheur d’avoir trouvé un frère dans un passé si proche du Christ. Il va livrer ingénument le fond de sa pensée pour convaincre Bossuet que l’expérience mystique est bonne, qu’elle existe identique à toute époque, et que les affirmations de Mme Guyon sont vraies, puisqu’on les retrouve chez Clément. On sent bien que Fénelon ne défend pas des théories, mais que ce texte le rassure sur son vécu personnel. Son commentaire est émouvant par sa véracité, sa spontanéité, sa passion : on est loin du prélat réputé pour sa froideur.

Le pivot en est le Pur Amour où l’âme enfoncée en Dieu n’a même plus le désir de son propre salut. Clément émettait déjà une supposition impossible : «Si quelqu’un, par supposition, demandait au gnostique ce qu’il choisirait, ou de la gnose de Dieu, ou du salut éternel, et que ces deux choses, qui sont la même, fussent séparées, il choisirait sans hésiter la gnose de Dieu».

Là, on est «consommé dans l’union inamissible et inaltérable, ayant passé au-delà des œuvres aussi bien que de toute purification.» Cette «habitude de contemplation et de charité perpétuelle» est ce que Clément appelle gnose, l’état ultime du chrétien, qui implique un abandon total à tout ce que Dieu veut faire de l’âme : «Sa contemplation est infuse et passive, car elle attire le gnostique comme l’aimant attire le fer, ou l’ancre le vaisseau : elle le contraint, elle le violente pour de bon; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité.»

Clément permet à Fénelon de revendiquer la liberté absolue du mystique, mû par le seul Esprit-Saint, face aux «théologiens rigides» et à tous ceux qui n’ont aucune expérience de la grâce (onction) : «[…] c’est l’onction qui lui enseigne tout; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être entendu ni compris. » 31.

Fénelon se permet d’affirmer que le mystique arrivé à l’état apostolique joue le même rôle que les apôtres : «Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement il enseigne à ses disciples les profondeurs des Ecritures, mais encore il transporte les montagnes et aplanit les vallées du prochain; il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères32». Fénelon décrit là imprudemment le rôle que joue madame Guyon pour lui : plongée dans l’état apostolique, Mme Guyon répand la grâce autour d’elle et porte les obstacles d’autrui par sa prière.

Bossuet rendra son manuscrit à Fénelon : il n’était pas question de le convaincre de ce qu’il jugeait être des absurdités. Ils n’en parleront plus jamais. À cause de son ambition, Bossuet s’était fermé au christianisme intérieur. Comme l’aurait dit Clément, «ceux qui ne sont pas gnostiques, voient et ne croient pas, entendent et ne comprennent pas, et lisent les mystères de la gnose avec un voile sur le cœur33».

Toute cette exaltation fut laminée par les événements : n’étant qu’une simple femme, laïque de surcroît, madame Guyon subira des interrogatoires éprouvants, puis des années de prison, avant d’être libérée, quittant la Bastille en 1703 sur une litière. Fénelon sera préservé par son rang à la Cour, mais on l’en éloigna en le nommant archevêque de Cambrai. Les consignes de discrétion ne l’empêcheront pas de continuer inlassablement à écrire sur les points qu’il jugeait essentiels : pur amour et passivité.

Le Gnostique de Fénelon est passionnant parce qu’il exprime sans détour ce que Fénelon, et donc Mme Guyon, entendaient par vie mystique. Véridique, il traduit l’esprit qui animait leur cercle spirituel, et le désir — largement partagé, il existait également à Port-Royal — de remonter aux véritables sources chrétiennes. Les notions importantes sont là : l’amour pur au-delà de tout sentiment et ressenti; l’état d’enfance, notion fondamentale chez Clément; l’optimisme, car la bonté et l’amour de Dieu sont répandus dans la Création. Thème bien présent, le christianisme n’est pas une pure espérance placée dans l’au-delà, mais débouche sur une participation à la vie divine qui s’accomplit au milieu de la vie ordinaire par une «contemplation habituelle». Enfin la transmission de la grâce dans l’état apostolique est affirmée en tant qu’expérience incontournable.

On va constater ici avec quelle détermination, avec quel enthousiasme Fénelon veut convaincre ses lecteurs :

CHAPITRE III De la vraie Gnose.

[…] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. […]

Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]

Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], «demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement.» […] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.

Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35] : «ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose.» Il ajoute encore que «le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption». «Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges.» Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], «en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables; il prie en toutes manières»; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.

Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle; sans actes réfléchis et distincts; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assurent notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]

Voilà cet amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, «et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu». [...]

Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie? [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est «l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi» [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces, comment se fait-elle? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se «complaire simplement dans tout ce qui arrive» [Strom. VII, 7, 45].

Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : «Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau?» Voici sa réponse : «Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable.»



CHAPITRE XI Le gnostique est déifié.

Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié paraît une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. «Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, «un Dieu conversant dans la chair» [Strom. VII, 16, 101]. «Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu» [Strom. VII, 13, 82]. […] «Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était» [Strom. VII, 16, 95]. «Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement» [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. […]

Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. ...

En veut-on un exemple? […] Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.

Changez seulement les noms; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques, ne sont plus d’usage. […]

Le gnostique, dit encore saint Clément, «devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même; et il forme aussi ceux qui l’écoutent» [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. «Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres; vivant avec droiture, connaissant exactement; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes» [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.

Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible34, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie35 de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique «a des tentations»; il ajoute aussitôt : «non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain» [Strom. VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. […] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. […]

Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.

Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau; elle le contraint, elle le violente, pour être bon; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connaît la volonté du Seigneur; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.

Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent; car c’est l’onction qui lui enseigne tout; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu ni compris. Nul chrétien pathique36 et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-même, déiforme ou Dieu sur la terre; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.



Dans son exploration des anciens auteurs latins et grecs, Fénelon put s’appuyer aussi sur les Conférences de St Jean Cassien (360? – 433?), dont l’influence fut si importante sur la règle de St Benoît et le monachisme intérieur d’Orient et d’Occcident. Il en fit un commentaire 37 dont le texte fut annexé aux Justifications.

Se référer à Cassien permettait à Fénelon de défendre la réalité de l’oraison continuelle. Voici quelques extraits de sa belle description :

Et il [Cassien] assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant [lui] et tous les débris des passions mortes […]

Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.

Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union, mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales38 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant39. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament40 : ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite, toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.

On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes, mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu, elle ne commence point à s’unir; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.

Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.

    L’Explication des Maximes des Saints.

Parallèlement aux Justifications, l’excellent projet de Fénelon était de faire un dictionnaire des termes mystiques :

[…] les expressions des auteurs mystiques ont été souvent critiquées sur des équivoques […] En effet rien n’est difficile que de faire bien entendre des états qui consistent en des opérations si simples, si délicates, si abstraites des sens […] chaque article aura deux parties […] La première sera la vraie, la seconde exposera quand l’illusion commence […]41

Voici un exemple de son travail, article XXXV, Vrai :

L’état de transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé, n’est que l’état le plus passif, c’est-à-dire le plus exempt de toute activité ou inquiétude intéressée. L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est [1082] imprimé, de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’est pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous.

Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et y renouvelle une ressemblance qu’on a nommée trans­formation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. Si au contraire elle se cherche par réflexion, elle se hait elle-même en tant qu’elle est quelque chose hors de Dieu; c’est-à-dire qu’elle condamne le moi en tant qu’il est séparé de la pure impression de l’esprit de grâce, comme la même sainte le faisait avec horreur. Cet état n’est ni fixe ni invariable. Il est vrai seulement qu’on ne doit pas croire que l’âme en déchoie sans aucune infidélité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir et que les âmes fidèles à leur grâce n’en souffriront point de diminution. Mais enfin la moindre hésitation ou la plus subtile com­plaisance peuvent rendre une âme indigne, d’une grâce si éminente.

Ce livre remarquable fut attaqué lui aussi. La chronologie établie par Orcibal42 et ses études montrent qu’au moment de la querelle du quiétisme, Fénelon a passé son temps à aller et venir entre son évêché de Cambrai et Paris pour se défendre. La force des pressions exercées par le pouvoir royal français sur Fénelon et sur le pape fut étonnante : le 18 juin 1698, d’après l’abbé Bossuet, «le Roi a parlé très fortement à M. de Cambrai contre son livre et son obstination»; le 26 juillet, «Le Roi a écrit au pape en représentant vivement le danger que les propositions contenues dans le livre peuvent faire courir à ses sujets...»; le 30 décembre, lors de l’examen à Rome de sa traduction latine : «... à chaque audience Bouillon expose avec vivacité l’impatience royale...»

Le pape finit par céder à Louis XIV et la condamnation de l’Explication des Maximes des Saints (1697)43 eut lieu en mars 1699 par le bref papal Cum alias.

Lorsque les Maximes des Saints furent condamnées, Fénelon obéit et cessa immédiatement le combat, acceptant la condamnation papale qui le réduisait au silence. Mais il s’opposera aux désunions des chrétiens pour défendre l’autorité religieuse du pape, tandis que sa charge d’évêque lui fera produire les mandements qu’il jugeait nécessaires à la conduite des âmes.

En 1699, un petit traité de gouvernement destiné au Dauphin, Les Aventures de Télémaque, lui fut volé et édité sans sa permission : il contenait des critiques évidentes contre le Roi et sa façon de gouverner. Le succès du livre fut énorme et durera tout le XVIIIe siècle. La fureur du Roi l’envoya en exil définitif dans son évêché de Cambrai.

Dans la discrétion, Fénelon continua à diriger des âmes intérieures comme la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons l’ensemble des rares lettres qui nous sont parvenues. Tandis que madame Guyon, «notre mère», retirée sur les bords de la Loire près de Blois, formait ses visiteurs à la mystique, un cercle parallèle se réunissait autour de «notre père» à Cambrai : il était le messager de grâce de Mme Guyon. Les visiteurs allaient de l’un à l’autre et c’est par leur intermédiaire, en particulier par le neveu de l’archevêque, que les deux amis ont pu garder des relations

    Lettres spirituelles.

Fénelon écrivait selon les circonstances, à l’image de son inspiratrice, et ne fit jamais de tri, ou n’en eut jamais le temps. À l’origine, les écrits spirituels44 étaient perdus au milieu d’un maquis d’éditions incontrôlées, de lettres et de manuscrits inachevés, qui ne fut exploré et mis en valeur qu’au XXe siècle, en particulier par J. Le Brun. Il faut plonger au sein de cette œuvre foisonnante pour retrouver les textes rédigés à des fins spirituelles45 : des Opuscules, des Lettres de direction, le Gnostique, quelques pages des Justifications...

Un plan concerté de publications fut-il conçu par nos deux mystiques vieillissants, puis mis en œuvre par les disciples, ou l’idée en revint-elle aux disciples afin de sauvegarder l’essentiel pour l’avenir46? On ne sait. En tout cas, l’entreprise fut parallèle : l’édition des Discours de madame Guyon fut publiée en deux volumes en 1716. Après la mort de Fénelon en janvier 1715, les disciples méritants ont extrait les plus beaux écrits spirituels47 du fouillis général. L’édition de 1718 comporte un volume d’opuscules suivis d’entretiens, méditations, réflexions, et surtout un second volume de lettres qui fait mieux découvrir l’auteur mystique, car il s’y exprime en toute liberté48  : c’est dans ce choix de 1718 que se situe le plus précieux de l’expérience fénelonienne.

La grande édition critique moderne, en dix-sept tomes, de la Correspondance de Fénelon a souffert au début de certains manques. Tout d’abord, elle était amputée des nombreuses lettres de madame Guyon à son dirigé49. Ensuite, les plus belles lettres de direction spirituelle de Fénelon étaient absentes : elles avaient eu la malchance que les disciples les amputent, par précaution, de leurs dates et destinataires50, ce qui les éliminait de l’édition critique. Or les disciples avaient choisi les plus belles!

Grâce à un grand travail d’érudition, un tome XVIII les a enfin rassemblées récemment : malgré un titre trop neutre qui n’en révèle pas le contenu51, c’est au Fénelon le plus profond qu’il nous est maintenant permis d’accéder. Si les écrits appréciés au XVIIIe siècle ont vieilli, demeure ici vivant le cœur de l’œuvre, qui est intemporel. Car ce grand directeur spirituel est un vrai mystique qui analyse sans concession, avec grande finesse, le domaine intérieur spirituel; or celui-ci demeure le plus souvent caché, même aux plus grands moralistes du XVIIe siècle, puisqu’il suppose, outre des qualités d’introspection, l’expérience d’un au-delà du psychologique, d’une profondeur due à la grâce. L’intériorité étant peu connue, La Rochefoucauld et La Bruyère ne s’attaquent qu’aux défauts plus visibles de nature morale52. Mais, inversement, Fénelon vit au siècle de Racine : c’est à lui qu’il doit d’enrichir ses analyses d’une finesse psychologique inconnue dans la littérature mystique antérieure :

On veut être une espèce de divinité au-dessus des passions53

Cognet regrette deux limites chez Fénelon : «une paralysie de la sensibilité», et l’absence de l’inquiétude pascalienne54. Quant à J. Le Brun, il est surtout sensible à une apparente mélancolie55. En fait, la vie mystique a porté Fénelon au-delà de la sensibilité commune et de l’inquiétude métaphysique : l’affectivité un peu dépressive s’est transformée en compassion lucide, la croyance a laissé place à la certitude d’une foi vécue au sein de l’obscurité.

La lecture des petits traités et de la Correspondance56 révèle une lucidité paisible qui perce les illusions de l’interlocuteur jusqu’à la racine. Fénelon ne le culpabilise pas : il veut tout simplement le faire entrer dans la réalité. Il entend partager ce triste constat : la nature humaine est ce qu’elle est et l’on n’y peut rien. Ce n’est donc pas la peine de s’y attarder, sinon on tourne en rond en soi-même. La seule solution est de se tourner vers la grâce et de s’y établir. Cette perte totale des illusions n’entraîne pas l’amertume ou l’humour grinçant des moralistes : sorti du plan psychologique, Fénelon regarde la nature humaine du fond de la paix où il habite. Il n’y a donc chez lui aucun jugement, mais de la compassion, une compassion active qui presse les autres de quitter les petitesses humaines inévitables pour entrer définitivement dans la paix de la grâce :

Sans l’amour de Dieu tout est vide […] la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure57.

Certaines lettres58 sont de véritables petits traités sur un sujet donné, c’est pourquoi les disciples leur ont donné un titre qui sert de résumé : par exemple, cette lettre probablement adressée à Mme de Chevreuse a reçu le titre : Sur la dissipation et la tristesse. Fénelon y appelle non à l’effort ou à l’ascétisme, mais à un abandon heureux :

Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu’on est heureux en cet état, et que le cœur est rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout! [VI Sur la dissipation et la tristesse (probablement adressé à Mme de Chevreuse) 573, 85]

Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied59; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On sup­pose de soi tout le pis qu’on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu; on s’oublie, on se perd; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre; on aime­rait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire [Ibid. 577, 94]

Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier? Sera-ce vous? Hé! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c’est vous-même; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos fai­blesses? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-­même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir? Il ne faut que se tour­ner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps [Ibid. 578, 96]

Des lettres nombreuses sont adressées à Mme de Maintenon dont Fénelon a été un moment le Directeur. Il s’est donné beaucoup de mal pour lui expliquer la vie intérieure. Ici, alors qu’elle se voit déjà en prophétesse, il la ramène à une réalité plus simple :

Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspi­rés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’au­tant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspi­ration est sans lumière, sans certitude; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Madame de Maintenon) 591-592, 109]

Il tenta avec patience de l’amener au détachement :

On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est ques­tion.

De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’orai­son fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèle­ment et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré ­à sa perte.

On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource inté­rieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manque. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.

Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obs­tacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Madame de Maintenon) 605-606, 171-172]

Le pur amour n’est que dans la seule volonté60; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’ima­gination n’y a aucune part; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intel­lectuelles et spirituelles, plus elles ont non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [XII Sur la prière (à Madame de Maintenon) 610, 44]

Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tenta­tion! On cherche impatiemment la consolation sen­sible par la crainte de n’être pas assez pénitent! Hé! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [Ibid. 612, 47]

Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé; si au contraire nous rappor­tons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créa­tures, sans intérêt propre et par la seule vue d’ac­complir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Madame de Maintenon) 615, 63]

La direction de Mme de Maintenon a probablement été une rude tâche, mais Fénelon restait véridique et osait lui dire ce qu’il pensait :

Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordures, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes; je parle des âmes qui parais­sent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insen­siblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Madame de Maintenon) 627, 77]

Il lâche parfois un peu de son expérience personnelle. Sans doute a-t-il dû lui-même lutter contre la mélancolie :

Les découragements inté­rieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Madame de Maintenon?) 648, 87]

Cette lettre traite du pur amour en citant Platon :

Platon fait dire à Socrate, dans son Festin61, «qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé.» Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, a ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéresse­ment. «Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel... mais le beau est lui-même par lui­-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme62.» [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658, 251]

Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [Ibid. 667, 265]

Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.

Remarquez là-dessus deux choses. L’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [­XXIV L’amour désintéressé… 671, 274]

Il faut éviter de s’appuyer sur le sensible :

Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux : 1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […] 2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202]

C’est pourquoi il faut moins compter sur une fer­veur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu 688, 103]

«Vous êtes le Dieu de mon cœur» :

C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur63. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel; non seule­ment vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cours selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11]

C’est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n’oser les attendre avec confiance […] Mais Dieu n’a besoin de rien trouver en nous : il n’y peut jamais trouver que ce qu’il y a mis lui-même par sa grâce. [40]64.

Presque tous ceux qui songent à servir Dieu, n’y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre; à se consoler et point à souffrir; à posséder, et non à être privé; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l’ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s’apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu’à lui seul. [147]

L’amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. […] L’unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est-à-dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. [165]

Le deuxième tome65 de l’édition 1718 ne contient que des lettres choisies par les disciples. Elles sont particulièrement belles :

Se livrer à la grâce par un choix libre, c’est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle et la plus parfaite. Il n’y a donc point d’oisiveté, ni de cessation d’actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même. [Lettre 66, 124]

Ce n’est pas assez de se détacher : il faut s’apetisser. En se détachant on ne renonce qu’aux choses extérieures, en s’apetissant on renonce à soi. [Lettre 85154]

Dieu a retiré ces dons sensibles pour vous en détacher […] Tournez-vous vers l’Amour tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours […] quoiqu’il vous semble que vous n’ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant l’autre. Tant mieux que le courage humain vous manque! [Lettre 109, 190-191]

Ici l’interlocuteur est assez intime pour que Fénelon lui confie avec simplicité sa peur de la souffrance :

Il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. […] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. […] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. [Lettre 113]

Ce beau texte décrit le repos du fond où l’on écoute la grâce :

[211] Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif, qu’on se procure par travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci [le passif] n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l’âme avec Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état, l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures; parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. […] [212]

Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, et dégagée de tout, pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse, qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l’Esprit de Dieu dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien [213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119]

La difficulté est de se confier à Dieu sans savoir où l’on va :

Il faut imiter la foi d’Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s’égare que par se proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout, de quelque côté que la Providence le tourne; et par conséquent il ne s’égare jamais. Le véritable abandon n’ayant aucun chemin propre ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que nous ne soyons rien. J’espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. [Lettre 128, 224]

Qu’est-ce qu’être rien?

Soyez un vrai rien en tout et partout; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix, abandonnez-vous : allez comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux qu’il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]

L’abandon n’est pas une noble attitude ou une contemplation de soi-même :

On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l’abandon, parce qu’on se représente l’abandon comme une force de l’âme, qui fait par générosité d’amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices. Mais l’abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L’abandon est un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d’un petit enfant dans les bras de sa mère. L’abandon parfait va jusqu’à abandonner l’abandon même. On s’abandonne sans savoir qu’on est abandonné : si on le savait, on ne le serait plus; car y a-t-il un plus puissant soutien qu’un abandon connu et possédé? L’abandon se réduit non à faire de grandes choses qu’on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance; mais à laisser faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu’on le laisse faire. (Lettre 171, 318)

Votre amour propre est au désespoir quand d’un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand d’autre côté vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. (Lettre 195, 364-365)

Ce passage important nous permet d’affirmer qu’il partage l’expérience de M. Bertot et Mme Guyon, porter les souffrances des autres en union de grâce avec eux :

Que puis-je être auprès de vous! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. [Lettre 164, 305]

Il retrouve ici les accents de M. Bertot pour appeler tous les disciples à le rejoindre en Dieu :

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. […] Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun […] Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis pour n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c’est ce qui anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320

Direction spirituelle  de Charlotte de Saint-Cyprien

Nous possédons une quinzaine de correspondances qui s’étendent sur des années avec des personnes bien identifiées : elles montrent combien l’archevêque était disponible et attentif envers ses dirigé(e)s aux tempéraments si divers, depuis la mystique Charlotte jusqu’à la scrupuleuse comtesse de Montberon (destinataire de 246 lettres!), en passant par l’assez jeune marquis de Blainville et l’ami dom François Lamy. S’y ajoutent bien d’autres correspondants occasionnels ou inconnus. Mais quelle que soit la personnalité, ce directeur ne se départissait jamais d’une grande finesse.

La correspondante la plus importante fut la duchesse de Mortemart, mais comme nous pensons qu’elle est l’héritière de Mme Guyon dans la direction des disciples, nous lui avons consacré une section personnelle.

La plus intéressante est Charlotte de Saint-Cyprien (1670? -1747), une jeune intellectuelle protestante convertie au point de rentrer chez les carmélites66. Fénelon l’encourage, puis plusieurs années passent, où Charlotte s’approfondit; enfin, il lui accorde son amitié et se confie à elle. Nous disposons de lettres couvrant l’entrée dans la vie religieuse et dans l’intériorité mystique de 1689 à 1696, puis la maturité de 1711 à 171467. À cause de leur grand intérêt, nous donnerons des extraits de la série complète des lettres.

Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts : Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.

Au mois de mai, elle fait profession dans une cérémonie «rehaussée par un sermon de Bossuet».

Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle : Vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. 

 Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. 

Novembre : N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir (4) du côté de l’esprit

Décembre : Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. 

Décembre toujours, Fénelon enfonce le clou :

J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection. 

Mars 1696, la plus longue lettre est un vrai petit traité intérieur : 

 L’âme qui contemple de la manière la plus sublime, doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation […] il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. […] L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. […]

 L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre.

La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature […] Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. […] Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. […]

 Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. 

Août : Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné […] Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. 

Décembre : En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. 

Décembre (?) : Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. 

Quinze ans ont passé. Charlotte mûrie est devenue une confidente :

Janvier 1711 : Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. 

Décembre 1711 : «Ma très honorée sœur, 

 À l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. […] Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. […] Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. […] je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle. 

Mars 1714 : Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous.

À Cambrai, Fénelon se révéla comme un pasteur proche des gens, menant une vie très simple et traitant tout le monde sur un pied d’égalité.

Il dut faire face à la guerre qui avait envahi son diocèse :

Si la guerre dure, nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre événement enlèvera toute cette frontière à la France. Il faut attendre en paix la volonté du P. [etit] M. [aître] et le laisser se jouer de nous. (Lettre 1373. À Mme Guyon. 4? mai 1710)

La misère fut terrible, surtout pendant l’épouvantable hiver 1709 : il s’employa à la soulager autant que possible.

En février 1712, il eut la douleur d’apprendre la mort du dauphin, emporté par l’épidémie de rougeole qui sévissait à la Cour. Tout espoir d’avoir un roi chrétien était détruit. Obligé d’abandonner son dernier attachement mondain, il écrit à Chevreuse :

Hélas, mon bon Duc, Dieu nous a ôté toute notre espérance pour l’Église et pour l’Etat. Il a formé ce jeune prince. Il l’a orné, il l’a préparé pour les plus grands biens. Il l’a montré au monde, et aussitôt il l’a détruit. Je suis saisi d’horreur, et malade de saisissement, sans maladie. (Lettre 1532, 27 février 1712)

Il mourut à soixante-quatre ans le 7 janvier 1715 des suites d’un accident de carrosse, et, au grand dam de sa famille, «sans devoir un sou et sans nul argent» (Saint-Simon).

À sa mort, Madame Guyon écrivit à Poiret68 :

Nous avons perdu notre cher père, mon cher frère, ou plutôt, bien loin de l’avoir perdu, nous le trouvons plus réellement dans le ciel que sur la terre. Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort, et nous nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie.









LE CERCLE DES DISCIPLES

Madame Guyon rassemble sous le nom de « Cis» des disciples français proches connus avant ses prisons (1695-1703). Ils lui sont restés fidèles jusqu’à leur disparition.

    Les ducs et duchesses de Beauvillier et de Chevreuse

L’influence de Bertot puis de Guyon s’est propagée dans tous les milieux de la société, pas seulement dans les couvents et chez d’autres « spécialistes» de la spiritualité. Elle atteignit des gens qui n’étaient pas supposés s’intéresser à la mystique, dont des résidents à la Cour qui bénéficiaient d’un appartement au château de Versailles. C’est en effet parmi les grands du royaume que la grâce a eu l’humour de choisir quelques disciples parmi les plus profonds.

Les plans de petits appartements aux pièces étroitement imbriquées, occupés par Madame de Maintenon, les couples Beauvillier et Chevreuse, l’abbé de Fénelon lorsqu’il était précepteur, ont pu être reconstitués avec exactitude, de même que les dates d’entrées et de sorties ordonnées à leurs occupants. Ils étaient situés dans l’aile du château de Versailles, très proches des pièces où Louis XIV vivait et tenait Conseil. La tranquillité ne devait certes pas être comparable à celle offerte par un cloître, mais Madame Guyon pouvait s’y rendre discrètement. On imagine qu’une paix intérieure fugitive s’établissait alors dans cet environnement inhabituel, au coeur même du Pouvoir Absolu (centralisateur ? toujours ! La maison éternelle si bien contée par Youri Slezkine en est un avatar). Nos Amis, parfois réunis discrètement, pratiquaient la « Vie commune » chère aux mystiques depuis Ruusbroec69.

Ils furent les amis de toute une vie, et restèrent fidèles même quand elle avait disparu à la Bastille. Cette présence de mystiques à la Cour dérangeait Bossuet et Mme de Maintenon, car ils se référaient à des lois supérieures au pouvoir temporel.

Le duc de Beauvillier (1648-1714) et le duc de Chevreuse (1656-1712) étaient intimement unis malgré des tempéraments différents. Ils étaient beaux-frères car ils avaient épousé deux filles de Colbert. Ils assumèrent des responsabilités importantes au sein du gouvernement de Louis XIV : le roi conserva toujours une confiance absolue envers leur honnêteté et par suite de leur absence d’ambitions personnelles.

Le jeune duc de Beauvillier passa par l’armée, étape obligatoire pour un noble, mais la quitta, car il ne s’y plaisait pas. Au grand étonnement de la Cour, il fut nommé chef du conseil royal des finances en 1685 avec l’appui de Mme de Maintenon. Louis XIV estimait cet homme cultivé et d’une moralité irréprochable, au point de lui confier ses petits-fils : Beauvillier devint Gouverneur du duc de Bourgogne, puis du duc d’Anjou et du duc de Berry. Le Roi lui maintint une confiance absolue malgré la tempête provoquée par la condamnation du quiétisme et le retournement de Mme de Maintenon. Toujours président en 1697 de ce conseil des finances, il faisait partie du Conseil d’en haut. Son influence était considérable,

« Pour la plus grande et la plus importante délibération qui, de tout ce long règne, eût été mise sur le tapis. Le Roi, Monseigneur, le Chancelier, le duc de Beauvillier, et Torcy, et il n’y avait lors point d’autre ministres d’État que ces trois derniers, furent les seuls qui délibérèrent sur cette grande affaire [de la succession d’Espagne, en 1700 »]70.

Quant à Charles-Honoré duc de Chevreuse, il fut élève des Petites Écoles de Port-Royal (les Trois discours sur la condition des grands de Pascal lui auraient été adressés), mais il prit ses distances vis-à-vis des jansénistes. Conseiller particulier de Louis XIV, il terminera après 1704 en «ministre d’État sans en avoir l’apparence» puisque «les ministres des Affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine et des Finances avaient ordre de ne lui rien cacher71».

On trouve une description très vivante des deux ducs chez Saint-Simon, qui était leur ami même s’il ne partageait pas leur attachement à la «dame directrice». Cette amitié se poursuivra jusqu’à leur mort. On appréciera le témoignage sur Beauvillier porté par un homme qui n’était ni dévot ni mystique, mais dont l’admiration pour M. de la Trappe atteste d’une vive perception de la fugacité propre à notre condition humaine :

« Il [Beauvillier] n’avait jamais souhaité aucune place […] Il n’y avait d’attachement que pour le bien qu’il y pouvait faire […] Il n’avait qu’à attendre la volonté de Dieu, en paix et avec soumission […] Il m’embrassa avec tendresse, et je m’en allai si pénétré de ces sentiments si chrétiens, si élevés et si rares, que je n’en ai jamais oublié les paroles, tant elles me frappèrent... 72. »

Saint-Simon admire la solidité intérieure des disciples de Mme Guyon face à l’épreuve lorsqu’ils risquaient de tout perdre. Quand la foudre s’abattit et que la Cour se détourna, leur contenance paisible força l’estime du roi :

« On sut que l’abbé de Beaumont, sous-précepteur; l’abbé de Langeron, lecteur; Dupuis et l’Échelle, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, étaient chassés sans aucune conservation pécuniaire, et Fénelon, exempt des gardes du corps, cassé, sans autre faute que le malheur d’être frère de M. de Cambrai. […] En même temps que ces amis de M. de Cambrai furent chassés73, madame Guyon fut transférée de Vincennes, où était le P. La Combe, à la Bastille, et sur ce qu’on lui mit auprès d’elle deux femmes pour la servir, peut-être pour l’espionner, on crut qu’elle était là pour sa vie. Cet éclat ne laissa pas de porter fortement sur les ducs de Chevreuse et de Beauvillier, et sur leurs épouses. […]

« Mesdames de Chevreuse et de Beauvillier, accoutumées à voir l’élite des dames se rassembler autour d’elles partout, se trouvèrent tout ce voyage-là [à Marly] et quelques autres ensuite, fort esseulées. Personne ne les approcha dans celui-ci, et si le hasard ou quelque soin, en amenaient auprès d’elles, c’était (130) sur des épines, et elles ne cherchaient qu’à se dissiper, ce qui arrivait bientôt après. Cela parut bien nouveau et assez amer aux deux sœurs; mais semblables à leurs maris en vertus et en bienséances, elles ne coururent après personne, se tinrent tranquilles, virent sans dédain ce flux de la cour […] Tout cela eut un temps, et peu à peu, on se rapprocha d’eux et d’elles, parce qu’on vit le roi les traiter avec la même distinction...

« Pendant ces dégoûts, La Reynie interrogea plusieurs fois madame Guyon et le P. La Combe. Il se répandit que ce barnabite disait beaucoup, mais que madame Guyon se défendait avec beaucoup d’esprit et de réserve74. »

Parmi les figures de proue du «petit troupeau», figuraient la fille de Fouquet et les épouses des ducs, qui étaient filles de Colbert : Saint-Simon témoigne de l’union qui régnait entre elles, très admirable quand on sait comment Colbert a détruit Fouquet :

« (133) La duchesse de Béthune était la grande âme du petit troupeau, l’amie de tous les temps de madame Guyon, et celle devant qui M. de Cambrai était en respect et en admiration, et tous ses amis en vénération profonde. Le petit troupeau avait donc réuni dans une liaison intime la fille de M. Fouquet et les filles de M. Colbert. »

Saint-Simon s’amuse cruellement de l’attachement du duc de Charost exprimé sans mesure :

« [Le duc de Charost] était intimement de mes amis […] il me lâcha avec un air de mépris pour M. de la Trappe que c’était mon patriarche devant qui tout autre n’était rien. Ce mot enfin combla la mesure. «Il est vrai (135) répondis-je d’un air animé, que ce l’est, mais vous et moi avons chacun le nôtre, et la différence qu’il y a entre les deux, c’est que le mien n’a jamais été repris de justice.» Il y avait déjà longtemps que M. de Cambrai avait été condamné à Rome.

« À ce mot voilà Charost qui chancelle (nous étions debout), qui veut répondre, et qui balbutie; la gorge s’enfle, les yeux lui sortent de la tête, et la langue de la bouche. Mme de Nogaret s’écrie, Mme du Châtelet saute à sa cravate qu’elle lui défait et le col de sa chemise, Mme de Saint-Simon court à un pot d’eau, lui en jette et tâche de l’asseoir et de lui en faire avaler. […] Quand il fut sorti, les dames me grondèrent, et se mirent toutes trois sur moi; je ne fis qu’en rire. »

Le même admire par contre le courage de Beauvilliers qui, devant le roi, persiste dans son amitié pour Fénelon et affirme son obéissance au pape :

« Le pape prononça la condamnation. [...] (265) Le roi revenant de la messe trouva M. de Beauvilliers dans son cabinet pour le conseil qui allait se tenir. Dès qu’il l’aperçut il fut à lui et lui dit : «Eh bien, Monsieur de Beauvilliers, qu’en direz-vous présentement? Voilà M. de Cambrai condamné dans toutes les formes -- Sire, répondit le duc d’un ton respectueux, mais néanmoins élevé, j’ai été ami particulier de M. de Cambrai, et je le serai toujours, mais s’il ne se soumet pas au pape, je n’aurai jamais de commerce avec lui.» Le roi demeura muet, et les spectateurs en admiration d’une générosité si ferme d’une part et d’une déclaration si nette de l’autre, mais dont la soumission ne portait que sur l’Église. »

Quant à Chevreuse, une large correspondance indique combien Mme Guyon avait confiance en son fidèle «agent de liaison». Dans le «tombeau» des vertus que Saint-Simon lui élève à son décès, nulle trace de férocité (elle visait les courtisans animés de médiocres mobiles). Il ne comprend pas l’abandon du couple Chevreuse à madame Guyon mais il admire la droiture et la probité de Chevreuse, signes visibles d’une profonde intériorité :

« M. de Chevreuse, qui était assez grand, bien fait, et d’une (269) figure noble et agréable, n’avait guère de bien. Il en eut d’immenses de la fille aînée et bien-aimée de M. Colbert, qu’il épousa en 1667. […] Madame de Chevreuse était une brune, très aimable femme, grande et très bien faite, que le roi fit incontinent dame du palais de la reine; elle sut plaire à l’un et à l’autre, être très bien avec les maîtresses, mieux encore avec Madame de Maintenon, souvent, malgré elle, de tous les particuliers du roi, qui s’y trouvait mal à son aise sans elle, et tout cela sans beaucoup d’esprit, avec une franchise et une droiture singulière, et une vertu admirable qui ne se démentit en aucun temps.

« J’ai parlé ailleurs de l’union de ce mariage, de leur abandon à la fameuse Guyon et à l’archevêque de Cambrai, dont rien ne les put déprendre; du ministère effectif, mais secret du duc de Chevreuse jusqu’à sa mort […] surtout sur Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d’Orléans, et M. le prince de Conti […] de sa dangereuse manière de raisonner, de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres (270) […], mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l’abandonna jamais, et qui était si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvait sentir domination ni même supériorité en aucun genre. Les raisonnements détournés, l’abondance de vues, une rapide, mais naturelle escalade d’inductions dont il ne reconnaissait pas l’erreur, étaient tout à fait de son génie et de son usage. Il les mettait si nettement en jour et en force avec tant d’adresse, qu’on était perdu si on ne l’arrêtait dès le commencement. […] C’est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai : c’est encore ce qui perdit ses affaires et sa santé […]

« Sa déférence pour son père le ruina, par l’établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvaient rien prétendre sans cette bonté. Il essuya des banqueroutes des marchands de ses bois […] (271) il était presque sans ressource lorsque le gouvernement de Guyenne lui tomba de Dieu […] Sa santé, il la conduisit de même. »

Saint-Simon admire la paix que répandait son ami, la tendresse dont il était entouré. Ses domestiques protégeaient sa vie intérieure :

« Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là. (272) […] Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfait dauphin75, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offrait tout à Dieu, qu’il ne perdait jamais de vue; et dans cette même vue, il dirigeait sa vie et toute la suite de ses actions. Jusqu’avec ses valets, il était doux, modeste, poli; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il était gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimait l’amusement et le plaisir; mais si particulier par le mépris intime du monde […]

« Il ne connaissait pour son usage particulier ni les heures ni les temps, et il lui arrivait souvent là-dessus des aventures qui faisaient notre divertissement […] (273) Sur les dix heures du matin, on lui annonça un M. Sconin, qui avait été son intendant, qui s’était mis à choses à lui plus utiles, où M. de Chevreuse le protégeait. Il lui fit dire de faire un tour de jardin, et de revenir dans une demi-heure. Il continua ce qu’il faisait et oublia parfaitement son homme. Sur les sept heures du soir, on le lui annonce encore : «Dans un moment,» répondit-il sans s’émouvoir76. Un quart d’heure après, il l’appelle et le fait entrer. «Ah! Mon pauvre Sconin, lui dit-il, je vous fais bien des excuses de vous avoir fait perdre votre journée — Point du tout, monseigneur, répond Sconin; comme j’ai l’honneur de vous connaître, il y a bien des années, j’ai compris ce matin que la demi-heure pourrait être longue, j’ai été à Paris, j’y ai fait, avant et après dîner, quelques affaires que j’avais, et j’en arrive.» […]

« (274) M. de Chevreuse écrivait aisément, agréablement et admirablement bien et laconiquement […] Il était, non pas aimé, mais adoré dans sa famille et dans son domestique […] (275) Il souffrit d’extrêmes douleurs avec une patience et une résignation incroyables […] et mourut paisible et tranquille dans ses douleurs, et à soi comme en pleine santé, au milieu de sa famille.

« Si M. de Chevreuse avait […] essayé d’alléger ses chaînes […] d’allonger ses séjours de Dampierre aux dépens des voyages de Marly77, pour y vivre à Dieu et à lui-même […] il avait fallu que le roi lui eût enfin parlé en ami qui le voulait sous sa main, à la suite de ses affaires […] Madame de Chevreuse n’était pas plus éblouie des distinctions et des particuliers où le roi la voulait toujours. […] (276) La mort du roi rompit ses chaînes; elle se donna pour morte; elle s’affranchit de tout devoir du monde […] Elle dormait extrêmement peu, passait une longue matinée en prières et en bonnes œuvres, rassemblait sa famille aux repas, qui étaient toujours exquis sans être fort grands, toujours surprise des devoirs que le monde ne cessa jamais de lui rendre (277) […] Jamais femme ne fut si justement adorée des siens, ni si respectée du monde jusqu’à la fin de sa vie...78

    Isaac Dupuy ( ? - apr.1737)



Ami du duc de Beauvillier, Isaac Dupuis (ou du Puy) connut Mme Guyon dès les années 1687 ou 1688 79. Dans les lettres, il est désigné par le terme «Put[eus]» ou même «p.», à cause de l’étymologie latine de puits, puteus.

Beauvilliers le fit élever au moment où Fénelon devenait précepteur du duc de Bourgogne.

«Il avait été nommé le 1er septembre 1689 gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne, qu’il devait accompagner partout. Il avait été auparavant porte manteau, puis gentilhomme ordinaire du Roi et, selon les Nouvelles ecclésiastiques, il appartenait à une “sainte société de gentilshommes qui demeurent près des carmes déchaussés de Paris et en était un des plus fervents80. »

Saint Simon confirme qu’il

était initié de tout temps parmi les plus dévots de la cour, ce qui l’avait fait particulièrement connaître à M. de Beauvillier; mais, ce qui est rare à un dévot de la Cour, c’est qu’il était fort honnête, fort droit, fort sûr, et, avec peu d’esprit, sensé et à l’esprit juste, fidèle à ses amis, sans intérêt, ayant fort lu et vu, et beaucoup d’usage du monde81.”

Il accompagna le “petit troupeau” dans sa chute.

Dès janvier 1696, le duc de Noailles le désignait au Roi comme le responsable de la conversion de la duchesse de Guiche au quiétisme. […] On ne s’étonnera donc pas qu’il ait été chassé en juin 1698 avec les autres amis de Fénelon”.

Fénelon l’emmena à Cambrai, car la disgrâce royale l’avait privé de tout travail.



    L’homme de confiance

Le “bon Put” était à la fois un homme qui pratiquait l’oraison, l’homme de confiance, le gestionnaire des biens de Mme Guyon en prison, le lien et porteur de nouvelles entre Cambrai et Blois, celui qui tint les cahiers de lettres de l’archevêque après les destitutions, dont la sienne, qui ont provoqué l’exil général à Cambrai.

C’est Mme Guyon elle-même qui parle de lui dans une lettre de 1695, juste avant sa saisie et son long emprisonnement. Elle y expose ses soucis bien concrets et la confiance qu’elle voue à Dupuy dans cette période difficile82 :

Je quitte absolument le lieu où je suis, je trouve un petit lieu à la campagne au bon air, mais il faut l’acheter : on me demande 2000 livres comptants, et j’ai un contrat à une fille qui me sert sur l’Hôtel de Ville au denier quatorze que j’espère qu’on me fera vendre pour faire cette somme; sinon le bon put [Dupuy], sur mon billet, me les prêtera. Il n’y a que ce moyen de me les faire tenir, car il faut payer d’abord. Ainsi, nul ne saura que je serai dans ce lieu, je n’y verrai âme vivante et il sera ignoré de tous les Enfants [les membres du cercle quiétiste].

[…] Je vous envoie le contrat de la petite Marc83 avec un billet de 600 livres pour put. Je vous prie qu’il me fasse toucher, le plus tôt qu’il se pourra, 2000 livres pour acheter ce petit lieu qu’on ne veut pas louer. Je vous serai sensiblement obligée. Je croyais vous envoyer le contrat de la petite Marc, mais je me souviens de l’avoir envoyé à M. Dupuy dans une cassette avec d’autres papiers, par la voie de la petite duchesse [de Mortemart].

Si M. Dupuis le cherche, il le trouvera, ou bien il faut savoir de la bonne p[etite] d[uchesse] si elle a gardé le coffre. Ce fut M. l’abbé de Charost qui le fit prendre chez M. Thévenier; ayez la charité de savoir tout cela à Fontainebleau [la Cour], je vous en prie, et qu’on m’envoie au plus tôt un billet pour recevoir les 2000 livres. Voilà un billet de deux mille livres pour M. Dupuis; s’il a le contrat et qu’il me le mande, il brûlera le billet de deux mille livres et je lui enverrai un de six cents livres.

Mme Guyon le qualifie de “bon enfant” ; il fait partie de ses “enfants” aimés :

 Le bon put [Dupuy] vous mandera bien des choses que nous avons dites ensemble. Il vous dira aussi la situation où nous sommes et les raisons, outre la mauvaise santé, qui ont empêché M. F[orbes] de vous aller voir. R[amsay] ne saurait le quitter. Ils sont bons enfants…84

C’est Dupuy qui a “converti”, c’est-à-dire amené la comtesse de Guiche (« La colombe ») à la mystique.

La “chasse à la Guyon” se termine par l’arrestation du 27 décembre 169585 : lors de sa mise au secret en 1697 dans un “couvent-prison” constitué à cette fin, elle pense en mourir et fait son testament .

 Le petit “couvent” est un lieu de bonne garde […] Voilà mon espèce de testament; il faut l’ajouter au codicille que je fis à Meaux. P. [Put : Dupuy] a tout — c’est un bon enfant —. Le t[uteur : Chevreuse] et vous, pouvez ouvrir celui-ci et le recacheter. Je crois être obligée de mettre toutes ces choses pour l’avenir, afin que la vérité soit connue. Il fut écrit à Vin[cennes]»86

Quand Mme Guyon se retira à Blois, Dupuy servit d’intermédiaire pour les messages oraux dont aucune trace ne devait rester. Elle charge Dupuy d’informer Fénelon sur l’état d’une Église dévastée par le conflit entre jésuites et jansénistes :

[…] je vois ici un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit87.

Le rôle de Dupuy ne se limitait pas à la transmission d’informations : il était un ambassadeur spirituel. Elle l’envoya à Fénelon afin de le consoler de la mort de Beauvillier. C’est dire combien elle le jugeait capable de prendre les gens en charge et leur faire du bien par sa seule présence :

Nous avons perdu le Bon Duc [de Beauvillier]. J’ai écrit plusieurs lettres de consolation à notre cher père [Fénelon], qui devait s’attendre depuis longtemps à cette perte. Il ne laisse pas d’être fort affligé, vous connaissez son cœur. Je mande au bon Put [Dupuy] de l’aller trouver en cas que ses affaires le puissent permettre parce que je sais que ce serait une grande consolation pour lui88.

Signe de profonde confiance, elle lui confia l’un des deux exemplaires de son dernier testament89. Jusqu’à la fin, elle se soucia avec tendresse de ce disciple et ami :

Si vous voyez Put [Dupuy], dites-lui que j’ai reçu sa lettre et que je l’aime bien. S’il prenait un grain de cardamome, il n’aurait plus de toux : c’est le plus excellent et court remède90.

Parallèlement à ces activités cachées, le travail officiel de Dupuy fut d’assurer le secrétariat de Fénelon à Cambrai. Il faisait une copie des lettres, qu’il classait par ordre chronologique et qu’il rassemblait en livres de lettres selon l’usage de l’époque. Aussi Fénelon lui fit copier la correspondance de Mme Guyon avec Chevreuse : pendant qu’elle était en prison, celui-ci avait servi de relais. Grâce à ce livre qui couvre la période parisienne, nous suivons le combat de la «Dame directrice» lors de la querelle du quiétisme91. Il existait aussi un livre des lettres copiées par La Pialière : Dupuy en corrigea les inexactitudes.

Il a donc joué un rôle important de conservation des documents du groupe. Une profonde reconnaissance est due à Dupuy grâce auquel a été reconstituée la moitié de la correspondance guyonienne92.

    Un précieux manuscrit

Dupuy rendit encore un autre service : à la mort de Fénelon, le marquis de Fénelon, exécuteur testamentaire, décida d’éditer les œuvres spirituelles de son oncle. Il fit appel à la bonne mémoire de Dupuy pour écrire sa préface93. Dupuy, qui avait été proche témoin de tous les événements rédigea alors une Relation du différend entre Bossuet et Fénelon : demeuré manuscrit jusqu’à nos jours94. Ce texte bien rédigé s’avère préférable à la Préface du marquis qui se devait d’être pleinement irénique. Sans parti-pris, sans colère, Dupuy analyse avec empathie les ressorts psychologiques cachés des différents protagonistes de la « Querelle» : il en découle un exposé très clair et écrit par un esprit paisible des causes réelles de toute cette agitation. On peut ainsi comprendre les motivations de chacun.

Nous nous étions tenu au vécu personnel de Mme Guyon. Voici une transcription partielle, éditée pour la première fois, de la Relation de Dupuy. L’’intéressant début éclaire les motivations de chacun pendant ce long combat public 95 :

    Relation du différend entre Bossuet et Fénelon.

(1) Vous me demandez, Monsieur, un récit fidèle de ce qui s’est passé dans le grand démêlé de Monsieur l’Archevêque de Cambrai avec Monsieur l’Archevêque de Paris et Messieurs les évêques de Meaux et de Chartres. […] Tout le monde sait la liaison qui était entre Monsieur de Meaux [Bossuet] et Monsieur l’Abbé de Fénelon avant que ce dernier vînt à la Cour et fût fait précepteur de Monsieur le Duc de Bourgogne, les louanges que Monsieur de Meaux donna au choix que le roi en venait de faire et combien il parut s’intéresser à l’élévation d’un homme que l’on regardait également (2) comme son ami et son disciple; mais les distinctions que l’on accorda à Monsieur l’Abbé de Fénelon auprès du prince à cause de sa naissance; sa réputation qui devint grande tout d’un coup et la faveur de Madame de Maintenon resserrèrent le cœur de Monsieur de Meaux à son égard, et il ne put voir sans un peu de peine un homme qu’il regardait comme son disciple, traité d’une manière si différente de celle dont il l’avait été.

En effet il n’avait jamais eu ni la table de Monsieur le Dauphin ni son carrosse dans tout le temps qu’il avait été son précepteur, et l’on accorda l’un et l’autre à Monsieur de Fénelon dès les premiers jours qu’il eut l’honneur d’être auprès de Monsieur le duc de Bourgogne : il arrivait souvent que les manières douces et insinuantes avec lesquels on disait dans le public qu’il gagnait l’esprit du prince et lui rendait l’étude aisée et la lui faisait regarder plutôt comme un jeu que comme un assujettissement fâcheux, il arrivait, dis-je, souvent que ce discours porté aux oreilles de Monsieur de Meaux comme au meilleur ami de Monsieur de Fénelon, le blessait dans un endroit bien sensible, car l’on savait que sa conduite à l’égard de Monseigneur avait été toute contraire, et l’événement avait justifié qu’il ne s’y était pas bien pris, par le dégoût qu’il lui avait inspiré de toute sorte (3) d’étude.

Ces choses qui paraissent petites ne laissèrent pas de faire une impression assez grande dans l’esprit de Monsieur de Meaux, et quoiqu’au-dehors cela ne parut pas d’une manière bien marquée, leurs amis communs s’en aperçurent. Monsieur l’abbé de Fénelon cependant vivait avec lui à son ordinaire; le voyait comme auparavant, et souvent l’invitait à se trouver à l’étude du Prince. Cinq ou six ans se passèrent de la sorte et ce qui restait du temps destiné pour l’éducation de Monsieur le Duc de Bourgogne aurait fini de même, sans les affaires de Madame Guyon où l’on fit entrer Monsieur de Meaux qui de son côté ne fut point fâché de reprendre avec Monsieur de Fénelon les airs de supériorité qu’il avait eus autrefois avec lui, car comme il s’agissait de doctrine, son caractère, son âge et sa réputation lui en donnaient une pour laquelle il savait que Monsieur l’Abbé de Fénelon était plein de respect et de déférence.

Madame Guyon sous prétexte de quiétisme, mais pour des intérêts particuliers avait été mise aux filles de Sainte-Marie par ordre du Roi au commencement de l’année 1688. Madame de Maintenon qui la crut persécutée injustement, se fit une affaire auprès du roi de l’en tirer, elle la faisait entrer quelquefois dans Saint-Cyr, et trouvant (4) dans sa conversation et dans sa sorte de piété de quoi s’édifier, non seulement elle, mais quelques filles de cette maison qui souhaitèrent de la voir, elle leur permit de prendre confiance en elle et crut par le changement de quelques-unes dont elle n’était pas contente auparavant, n’avoir pas lieu de s’en repentir, elle en parla à Monsieur l’Abbé de Fénelon qui l’avait connue peu de temps après sa sortie de Sainte-Marie, il ne s’opposa point à l’estime qu’elle paraissait avoir pour elle et lui en parla même en plusieurs occasions d’une femme pleine de piété et de vertu dont il pouvait rendre témoignage plus que personne; parce qu’il s’était trouvé à portée de lui faire expliquer ses expériences, et de connaître à fond ses sentiments. […]

(6) […] Quelques jeunes dames de la Cour qui avait pris le père Alleaume jésuite pour directeur, le conservèrent au grand scandale de ceux qui n’aimaient pas les jésuites, et les jansénistes qui avaient beaucoup recherché Madame Guyon autrefois, eurent le déplaisir de croire que Monsieur le Duc de Chevreuse qu’ils avaient élevé dans Port-Royal et qu’ils regardaient comme un homme attaché au parti, les abandonnaient pour demeurer de ses amis. Il connaissait Madame Guyon depuis deux ou trois ans seulement, il avait été fort prévenu contre elle, et ayant intérêt de la connaître pour (7) des raisons très essentielles qui regardaient sa famille, il ne s’en voulut rapporter qu’à lui-même; il le fit avec toute la précaution imaginable, et cet examen lui donna autant d’estime pour elle qu’il avait eue auparavant de prévention contre.

Monsieur le duc du Beauvillier ne donnait pas moins d’inquiétude à l’un et à l’autre de ces deux partis; l’éducation des princes dont il était chargé, la confiance de Madame de Maintenon qu’il partageait avec Monsieur l’Abbé de Fénelon et ses emplois considérables qui l’attachaient auprès du Roi, le faisait regarder comme un homme qui pouvait beaucoup nuire ou servir. L’on savait l’estime qu’il avait pour Madame Guyon qu’il connaissait aussi depuis deux ou trois ans, et que la plupart de ses amis et ceux qui l’approchaient le plus la regardaient comme une personne d’une très grande vertu et en qui ils avaient beaucoup de confiance.

Son éloignement ne calma donc point les esprits échauffés de Saint-Cyr et de la Cour. L’on supposa qu’elle répandrait son poison de loin comme de près, et l’on crut que pour rendre sa doctrine plus suspecte, il fallait décrier ses mœurs. L’on mit tout en œuvre pour en venir à bout et ceux qui s’en mêlèrent y réussirent si bien qu’ayant persuadé Monsieur l’évêque de Chartres, il ne songea plus qu’à persuader aussi de son côté Madame de Maintenon et ceux de la Cour qu’il croyait des amis de Madame Guyon (8) ou entêtés de ses sentiments.

Madame de Maintenon tint bon quelque temps : ce qu’elle avait connu de Madame Guyon, ses lettres, ses écrits qu’elle avait goûtés, le témoignage que lui en rendaient d’ailleurs ceux de ses amis en qui elle avait alors le plus de confiance, lui faisait suspendre son jugement. Elle se rendit enfin aux instances de Monsieur l’évêque de Chartres et de quelques personnes qui y entrèrent avec des vues trop humaines ou avec des intérêts particuliers.

Un de ceux qui firent le plus de bruit contre Madame Guyon fut Monsieur Boileau. Il avait passé plusieurs années de sa vie à l’hôtel de Luynes où sa piété et son désintéressement lui avaient acquis l’estime de tous ceux qui faisaient profession d’en avoir; il avait vu cette dame plusieurs fois, lui avait fait ses difficultés sur le petit livre intitulé le Moyen court, et avait paru satisfait de sa docilité.

Une femme extraordinaire qui se mit sous sa conduite en arrivant à Paris lui fit changer de sentiment; elle l’assura que Madame Guyon était mauvaise et qu’elle causerait de grands maux à l’Église. Monsieur Boileau persuadé par cette femme, de la sainteté de laquelle il se croyait sûr, se joignit à ceux qui (9) persécutaient Madame Guyon. Sa prévention lui fit croire le mal qu’il en entendait dire, et bientôt il fut un de ses plus zélés persécuteurs. Il n’est pas aisé de pénétrer pourquoi Mademoiselle De la Croix, car c’est ainsi que s’appelait cette femme qui depuis a fait beaucoup de bruit dans Paris sous le nom de sœur Rose, parlait ainsi de Madame Guyon.

(11) […] Il était de l’ordre de ne rien négliger de ce qui pouvait contribuer à mettre et les esprits et les consciences en repos. Elle proposa elle-même Monsieur de Meaux qu’elle n’avait jamais vu, comme le plus propre à cet examen à cause de son savoir et de sa grande connaissance de la tradition. Monsieur le duc de Chevreuse se chargea de lui en parler; il y témoigna d’abord quelque répugnance à cause de Monsieur l’Archevêque de Paris avec lequel il craignait de se compromettre, mais comme il ne s’agissait que de juger des expériences d’une personne qui cherchait la vérité et qui ne demandait qu’à être redressé supposé qu’elle se trompât, on lui fit entendre qu’il n’y avait rien en cela dont Monsieur de Paris put être blessé puisqu’il ne s’agissait point d’un jugement dogmatique qui dut paraître, mais seulement de son sentiment qu’elle regarderait comme la règle de sa conduite.

Monsieur de Meaux ayant accepté cette proposition et l’ayant vue une fois ou deux, elle le pria de lire et d’examiner ses écrits qu’elle lui fit remettre entre les mains, non seulement les (12) imprimés, mais tous les commentaires sur l’Écriture sainte; c’était un grand travail et il demanda quatre ou cinq mois pour se donner le loisir de le tout voir […] Elle lui fit remettre sa Vie entre les mains.

L’obéissance la lui avait fait écrire; et ses dispositions les plus secrètes étaient marquées avec beaucoup de simplicité aussi ce fut sous le secret de la confession que ces défis lui fut remis et il promit un secret inviolable. Il lut tout avec attention, en fit de grands extraits et se (13) mit en état au bout du temps qu’il avait demandé, de lui proposer ses difficultés et d’écouter les explications qu’elle y donnerait. Ce fut au commencement de l’année 1694. Le jour de cette conférence Monsieur de Meaux la communia de sa propre main et la vit chez Monsieur Janon, un ecclésiastique de ses amis où il lui avait donné rendez-vous. Il y porta tous ses extraits et un mémoire contenant plus de vingt articles à quoi se réduisaient ses difficultés. Il parut satisfait de ses réponses sur tout ce qui pouvait avoir rapport à la pureté de la doctrine, mais il y eut un article ou deux sur quoi elle ne put le satisfaire. Il s’agissait de ses expériences, elle disait simplement ce qu’elle avait éprouvé, et ce qu’elle éprouvait encore, mais il la croyait trompée […] L’on peut croire qu’il fut arrêté par la nouveauté de la matière et par le peu d’usage qu’il avait des voies intérieures dont on ne peut guère bien juger que par l’expérience.

Cette conférence avait duré six ou sept heures, et Madame Guyon qui ne plus satisfaire Monsieur (14) de Meaux sur les articles dont nous venons de parler, se regarda comme une personne trompée et dans l’illusion et voulut que ses amis la regardassent de même. Elle prit la résolution de se retirer beaucoup plus loin.

(15) […] Il s’était joint un peu de crainte naturelle au premier motif qui l’avait engagé à se retirer; ce qu’elle avait souffert de la part de Monsieur l’Archevêque de Paris lorsqu’elle fut mise à Sainte-Marie, lui faisait craindre de retomber dans ses mains, il ignorait que Madame de Maintenon eût changée de sentiments pour elle; mais cela ne pouvait être caché longtemps, et il était à craindre, piqué contre elle au point où il l’avait été, qu’il ne fît donner une nouvelle lettre de cachet (16) lorsqu’il la verrait privée d’une telle protection. Monsieur Fouquet fut le seul à qui elle se confia de sa retraite.

(17) […] Son éloignement qu’elle avait approuvé elle-même faisait apparemment tomber toute l’inquiétude que l’on avait prise sur son sujet. C’était en effet ce que l’on en devait présumer, mais on commençait à avoir un autre but. La confiance que Madame de Maintenon avait en Monsieur l’abbé de Fénelon et sa faveur qui se déclarait tous les jours donnait de l’ombrage à bien des gens; l’occasion était trop belle pour la manquer, on le crut entamé dès que Madame de Maintenon s’était déclaré contre Madame Guyon, et l’on n’oublia rien de tout ce qui pouvait fortifier les soupçons qu’on lui donnait contre lui dès qu’on sentit qu’elle y prêtait l’oreille. Ses meilleures amies y entrèrent, mais avec des vues (18) différentes […]

Ce déchaînement qu’elle apprit dans sa retraite lui fit juger qu’on en voulait à d’autres qu’à elle96; elle n’avait pas fait jusque-là un personnage assez considérable pour causer une si grande rumeur; mais, quel qu’en pût être le motif, elle crut, puisqu’il s’agissait de ses mœurs, devoir rompre le silence et chercher à les justifier par une voie qui ne laissât plus rien à désirer. Pour cet effet elle écrivit à Madame de Maintenon (19) qu’elle la suppliait de lui faire donner par le Roi des commissaires pour informer à charge et à décharge sur toutes les choses qu’on lui imputait, qu’on lui fit son procès suivant toute la rigueur des lois […]

Monsieur le duc de Beauvillier voulut bien se charger de cette lettre et la faire tenir à Madame de Maintenon, mais elle ne jugea pas à propos d’entrer dans un expédient qui paraissait si naturel, elle répondit simplement à Monsieur de Beauvillier qu’elle ne croyait rien des bruits qui couraient sur Madame Guyon, que ce n’était point de ses mœurs dont il (20) s’agissait, qu’elle avait toujours cru très bonnes, mais du fonds de ses sentiments, et qu’il serait à craindre qu’en la justifiant sur les mœurs, l’on ne donnât trop de créances à sa doctrine qui était très mauvaise;

[…] Jusque-là le roi n’avait point entendu parler de toutes ces affaires de Madame Guyon, l’on jugea à propos de lui en parler, et Madame de Maintenon le fit avec beaucoup de ménagement. Elle lui fit entendre qu’il y avait de petits livres de Madame Guyon qui commençaient à faire du bruit comme favorisant le quiétisme, que plusieurs jeunes dames de la cour qui la connaissaient et à qui elle avait fait beaucoup de bien en les retirant du monde et les portant à la piété, paraissaient y prendre une si grande confiance qu’il était à craindre qu’elle ne leur inspirât des sentiments dangereux, supposé qu’elle en eût, que cette dame ne demandait pas mieux que d’être redressée si on lui faisait connaître qu’elle se fut écartée le moins du monde du chemin battu et qu’elle (21) demandait avec insistance qu’on la fît examiner par des gens d’un caractère à lui mettre une bonne fois l’esprit en repos aussi bien qu’aux autres, que cet examen naturellement regardait Monsieur l’Archevêque de Paris

[ajout marginal d’une autre main :] mais toutes les parties avaient si peu de confiance en lui [Harlay, Archevêque de Paris] […] qu’il lui en fallait ôter la connaissance pour la donner à des gens d’une piété aussi bien [que] d’un savoir reconnu; [au Roi] elle lui fit aussi connaître l’intérêt que Monsieur de Beauvillier et Monsieur de Chevreuse avaient à cet examen, tant à cause de ces jeunes dames et des autres amis de Madame Guyon dont ils étaient environnés, que parce qu’ils la connaissaient eux-mêmes et avait beaucoup d’estime pour elle à cause de sa vertu et de sa piété. Le Roi se rendit à ces raisons et pour ne pas faire de peine à Monsieur l’Archevêque, dans le diocèse duquel cela se devait faire, il ne voulut pas paraître y avoir entré ni même savoir qu’il se fît.

Il ne s’agissait plus que de savoir sur qui on jetterait les yeux pour cet examen; le premier qui se présenta [fut] Monsieur de Meaux, il en avait déjà fait un particulier quelques mois auparavant, et Madame de Maintenon qui le savait, le voulut voir pour sonder ses sentiments (22) et savoir jusqu’où elle pouvait compter sur lui dans la condamnation qu’elle voulait faire faire; car c’était de cela dont il s’agissait et cet examen prétendu n’était que pour la rendre plus authentique et fermer la bouche à ce qu’une conduite trop passionnée aurait blessé ou éloigné du but qu’elle se proposait.

Il ne fut pas difficile à Monsieur de Meaux de pénétrer les intentions de Madame de Maintenon non plus que son inquiétude sur ses amis; la confidence avait quelque chose de flatteur et il promit apparemment tout ce qu’on pouvait espérer de lui. D’un autre côté Madame Guyon et ceux qui s’intéressaient pour elle furent bien aises de l’y voir entrer; il avait eu déjà connaissance de l’affaire et après un long examen où il n’était entré que par un esprit de charité, non seulement il lui avait administré les sacrements le jour de la conférence, mais même depuis il avait offert à Monsieur le Duc de Chevreuse le certificat dont il a été parlé, et de son aveu les choses sur lesquelles il n’avait pu convenir avec elle n’ayant pas été décidées par l’Église, n’en blessaient point la foi. Il fut donc choisi de part et d’autre avec le même agrément.

Madame Guyon à cause (23) de Madame la Duchesse de Guiche [La Colombe]97] qu’elle avait beaucoup vu, souhaita que Monsieur l’évêque de Chalon y entrât, il avait de la douceur et de la piété, et elle croyait qu’il avait quelque connaissance des voies intérieures dont il s’agissait plus ici que du dogme de l’Église.

Monsieur de Beauvillier et Monsieur l’Abbé de Fénelon souhaitèrent que Monsieur Tronson y entrât aussi : il était supérieur de la maison de Saint-Sulpice et ils avaient tous deux une confiance très particulière en lui depuis un grand nombre d’années. L’on demanda à ses trois messieurs un grand secret sur toute cette affaire; elle aurait blessé Monsieur l’Archevêque qui l’aurait portée au Roi et s’en serait attribué la connaissance avant que de n’entrer dans aucune discussion.

Madame de Maintenon souhaita que Monsieur l’Abbé de Fénelon y entrât comme quatrième, et le Roi l’approuva; il y avait de la répugnance à cause de la liaison qu’il avait eue avec Madame Guyon et les préventions où l’on était qu’il était trop entêté de ses sentiments; cependant il ne put s’en défendre et il travailla de concert avec ces messieurs.

Dans la première entrevue qu’il eut avec Monsieur de Meaux, ce prélat lui avoua de bonne foi qu’il n’avait aucune connaissance des auteurs (24) mystiques et qu’il n’avait jamais lu saint François de Sales, ni le bienheureux Jean de la Croix, ni la plupart de ceux qui traitent des voies intérieures et de ce qu’on appelle la vie spirituelle; comme c’était de la conformité de leurs sentiments avec ceux de Madame Guyon dont il s’agissait, il ajouta qu’il les allait lire avec beaucoup d’attention, qu’il les emporterait à Germigny avec les écrits de Madame Guyon et que dans une affaire de cette conséquence il fallait prendre un grand temps pour tout examiner et ne laissait rien derrière soi.

Monsieur l’abbé de Fénelon qui entra dans sa pensée, lui offrit de faire des extraits d’un grand nombre de ces auteurs qui lui étaient connus; c’était un grand travail dont il le soulageait et qui le mettait tout d’un coup à portée de voir l’état de la question; madame de Maintenon approuva son dessein; il travailla donc sur Saint Clément, saint Grégoire de Naz [iance], sur Cassien, saint François de Sales, le bienheureux Jean de la Croix et plusieurs autres.

(25) […] [Monsieur de Meaux] ne pouvait souffrir qu’on lui fît voir qu’une tradition de l’église constante (26) et suivie sur un point si essentiel à la religion [l’amour désintéressé] lui eût échappé. C’était sur quoi Monsieur de Fénelon insistait toujours, et c’était aussi ce qui indisposait toujours Monsieur de Meaux de plus en plus contre lui; il n’était pas accoutumé à cette sorte de résistance et la trouvait encore moins supportable dans un homme qu’il regardait comme son disciple.

(27) […] Monsieur de Meaux voulait faire un personnage; il fallait entretenir avec Madame de Maintenon un commerce qui ne roulait que sur cette affaire, et faire sentir à Monsieur de Fénelon une autorité pour laquelle il n’avait pas une déférence assez aveugle; sans parler de ce fonds de jalousie qu’il ne connaissait pas lui-même, mais qui n’avait pu échapper à leurs amis communs. Monsieur de Meaux qui était l’âme de cette affaire, tant par son caractère que par son âge et la réputation de doctrine où il était, voulut donc que l’Église fut en péril par ces deux petits livres de Madame Guyon dont il a déjà été parlé, car il ne s’agissait pas de ses manuscrits que personne ne connaissait et qu’elle offrait de brûler au moindre signal qu’on lui en donnerait; il avait eu sur la fin de l’année 1694 une ou deux conférences avec elle où Monsieur de Chalons était présent, et elle n’avait servi que pour rendre plus authentique la condamnation qu’il avait (28) promis d’en faire; il en rendit compte à Madame de Maintenon qui le dit au roi et l’un et l’autre crurent que c’était une affaire finie dont ils n’entendraient plus parler.

En effet peu de jour après Madame Guyon se retira dans le monastère des filles de Sainte-Marie à Meaux de l’agrément de ce prélat qui le souhaita même pour achever, disait-il, de la désabuser de sa prétendue spiritualité […] Monsieur de Meaux n’en voulut pas demeurer là […] (29) Il leur montra 30 articles qu’il avait dressés et leur proposa de les signer comme une barrière contre toutes les nouveautés […]

(32) […] Monsieur de Meaux croyait avoir réduit Monsieur de Cambrai au point d’une déférence aveugle pour tous ses sentiments, et Monsieur de Cambrai en lui faisant admettre les articles ajoutés aux 30 premiers, se promettait de lui faire admettre par des conséquences nécessaires tout son système sur l’amour désintéressé. L’un et l’autre se trompèrent dans leur jugement comme l’événement le fera voir.

(33) […] Il n’y eut rien que Monsieur de Meaux ne tenta et mit en œuvre pour tirer d’elle l’aveu de ses erreurs prétendues, elle fut inébranlable […] (37) […] Cette dame lui fit connaître que le premier [Acte] n’était plus entre ses mains, qu’elle l’avait fait envoyer à sa famille le jour même que Monsieur de Meaux le lui avait donné, et qu’après les bruits qu’on avait répandus d’elle dans le public, elle ne croyait pas que sa famille se dessaisît d’un acte qui faisait sa justification, et se contentât du dernier qui bien loin de la faire, était capable de faire croire qu’elle eût donné lieu à tout ce qu’on avait dit contre elle. Monsieur de Meaux n’insista plus et eut le déplaisir de ne contenter personne.

Monsieur de Harlay archevêque de Paris étant venu à mourir vers ce temps-là, il semblait que le roi penchât du côté de Monsieur de Meaux pour lui faire remplir cette place importante, mais soit que Madame de Maintenon ne fut pas contente de la manière dont il avait fini avec Madame Guyon ou qu’elle songeât déjà à l’alliance de Monsieur de Noailles, elle la fit donner à Monsieur de Chalons.

Sur la fin de la même année, on fit arrêter Madame Guyon par ordre du Roi et elle fut mise à Vincennes. Monsieur de la Reynie eût ordre de l’interroger, mais comme je n’ai parlé d’elle qu’à l’occasion du différend dont vous me demandez le récit, je me renfermerai dans les bornes que je me suis prescrites sur les différents de ces deux (38) prélats et ne parlerait de cette Dame qu’autant qu’elle y a donné lieu.

Dans la suite du récit (39 à 161) Fénelon défend Mme Guyon; il s’ensuit un duel par écrits entre Fénelon et Bossuet, la condamnation en 1699

    «La Colombe» (1672-1748)

Et « la colombe » est l’autre figure qui pourrait prétendre à la succession de Mme Guyon. Saint-Simon la connaissait bien car son fils aîné épousa sa fille :

La duchesse de Mortemart […] était, pour le moins, suivie [dans l’oraison] de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont, fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d’eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…98.

Il s’agit de Marie-Christine de Noailles, mariée en 1687 au comte de Guiche, qui prendra le titre de duc de Gramont. Le fait d’être la belle-sœur du cardinal de Noailles, l’un des examinateurs de Mme Guyon, l’éloigna un moment. Mme Guyon la surnomme toujours «La Colombe» dans sa correspondance. On sait qu’elle organisa des quêtes à la Cour pour les pauvres, et qu’elle s’occupa de l’hospice de Vichy. Elle mourut seulement en 1748, ce qui rend plausible la succession.

Lord Forbes, qui fréquentait Blois et était forcément au courant de ce qu’elle était, la vénérait et la désigne dans ses lettres comme l’une des «personnes les plus intérieures». On le voit demander l’aide de sa prière :

[…] j’ai été fort infidèle au petit Maître […] Priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche99.

De même, dans la lettre suivante, toujours destinée au marquis de Fénelon, il redemande de l’aide :

Je demande pardon de ce que j’ai pris tant de temps pour vous raconter mes misères. C’est afin que vous, et M[me] de G[rammont] et monsieur R[amsay] ayez la bonté de vous en souvenir devant le petit Maître et que vous lui en demandiez le remède.

La fin de la lettre insiste en anglais à l’intention de Ramsay :

I beg you and the marquis may recommand me to the prayers of Mme de G[rammont].

Il est probable que Forbes sachant Mme Guyon très gravement malade, avait scrupule à la déranger. Il demande donc les prières de celle qu’il juge être immédiatement en dessous. Enfin circule entre disciples étrangers l’information suivante :

M. de Marçais100 m’a conté qu’une demoiselle en Suisse qui était intérieure, et dont j’ai oublié le nom, avait écrit en France pour s’informer si Madame Guyon n’avait point laissé de successeur dans l’état apostolique qui assistât d’autres personnes intérieures. Sur quoi, après avoir écrit en bien des endroits, elle avait enfin reçu l’avis qu’il existait effectivement une personne pareille, savoir la duchesse de Grammont, mais qu’elle se tenait fort cachée quant à son extérieur, à cause du grand nombre d’ennemis qui persécutaient la vie intérieure. Que par cette raison, elle n’était connue que des personnes pareillement adonnées à la vie intérieure. Les lettres furent écrites quelques années après l’année 1720.  101 .

    Le marquis de Fénelon (1688-1745).

Petit-fils102 du frère aîné de Fénelon, Gabriel-Jacques de Fénelon était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Informée, Madame Guyon lui écrit dès septembre :

Je vous assure, monsieur, que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui vous regarde, et que j’ai été affligée avec vous, que je vous aie recommandé de tout mon cœur à Notre Seigneur, que je l’aie prié et le prie encore que, s’Il vous fait participant de la peine et de la douleur de Jésus-Christ, Il vous donne aussi la patience nécessaire. Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix, et Il est avec vous dans la tribulation : Il vous y fait compagnie.

Vous trouverez toujours dans votre cœur ce fidèle Ami lorsque vous L’y chercherez par un retour simple et sincère : un simple coup d’œil Lui suffit pour entendre tout ce que vous voulez Lui dire et que vous ne Lui dites point. Vous ne trouverez de consolation, de soutien et de force qu’en Lui. Vous L’avez toujours au-dedans de vous. […]103.

Mal soigné, il subit une opération début février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie : il restera toujours infirme, ce qui lui vaudra le surnom de «cher boiteux» sous la plume de Mme Guyon. Fénelon qui aimait bien son neveu, lui conseille de lâcher les faux-semblants pour ne s’appuyer que sur le divin dans la douleur de cette épreuve :

Tu souffres, mon très cher petit fanfan, et j’en ressens le contrecoup avec douleur. Mais il faut aimer les coups de la main de D [ieu]. Cette main est plus douce que celle des chirurgiens. Elle n’incise que pour guérir. Tous les maux qu’elle fait se tournent en biens, si nous la laissons faire. Je veux que tu sois patient sans patience et courageux sans courage. Demande à la bonne Duchesse [de Mortemart? ou de Chevreuse] ce que veut dire cet apparent galimatias. Un courage qu’on possède, qu’on tient comme propre, dont on jouit, dont on se sait bon gré, dont on se fait honneur, est un poison d’orgueil. Il faut au contraire se sentir faible, prêt à tomber, le voir en paix, être patient à la vue de son impatience, la laisser voir aux autres, n’être soutenu que de la seule main de Dieu d’un moment à l’autre, et vivre d’emprunt. En cet état, on marche sans jambes, on mange sans pain, on est fort sans force. On n’a rien en soi, et tout se trouve dans le Bien-aimé. On fait tout, et on n’est rien, parce que le Bien-aimé fait lui seul tout en nous. Tout vient de lui, tout retourne à lui. La vertu qu’il nous prête n’est pas plus à nous, que l’air que nous respirons et qui nous fait vivre […]104.

Se rendant aux eaux de Barèges en 1714 avec l’abbé Pantaleon de Beaumont105, il passa probablement à Blois sur l’invitation de Mme Guyon : c’est alors qu’il fit sa connaissance. S’ensuivit une correspondance dont il nous reste une série de soixante-dix lettres106, (le marquis recopiait les lettres de sa mère spirituelle et classait les copies dans un cahier qui l’accompagnait partout).

Après la mort de la «très chère et vénérable mère», le «cher boiteux» se maria, eut douze enfants, et fut capable de servir son pays selon son rang au cours d’une brillante carrière militaire et diplomatique. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège et mourut quelques jours après, le 11 octobre 1746.

Il était légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont : il les publia107 en Hollande en 1738 après y avoir ajouté un «Avertissement pour servir d’introduction à la lecture des Œuvres spirituelles recueillies dans cette nouvelle édition»108. Cet exposé clair et précis de la Querelle a été rédigé avec l’aide de Dupuy : il reflète la vision du cercle guyonien de Lausanne au milieu du Siècle des Lumières tel qu’on peut la deviner dans le Supplément à la Vie109.

    Lettres de direction à un jeune mousquetaire (extraits)

Madame Guyon eut bien du mal à intérioriser ce jeune mousquetaire arrivé chez elle à seulement vingt-trois ans, après sa blessure. Mais elle conserva toujours une tendresse particulière pour son «cher boiteux». Dans sa première lettre, elle lui demande de fréquenter lord Forbes (ou Ramsay), tout en lui signifiant qu’elle le portera dans sa prière :

J’espère que vous vous trouverez bien d’entrer en société spirituelle avec M. N.110 Vous vous aiderez mutuellement dans le chemin de la foi et de l’amour. Je veux bien y entrer en tiers en esprit. 

Après la mort de Fénelon, elle lui recommanda aussi de prier «notre cher père… plus proche de vous que quand il était sur terre».

Il eut beaucoup de difficultés à s’unifier dans la vie intérieure, ce qui nous permet de lire des conseils et des encouragements bien précieux pour les débuts d’une vie mystique : ils portent sur «la simple exposition devant Dieu», la fidélité à l’oraison, la lecture qui prépare le recueillement et «qui porte son effet dans le moment, sans qu’il soit nécessaire qu’il en reste quelque chose», sur «l’oraison d’affection», la joie à servir «un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous». En voici un choix pris dans cette centaine de pages de correspondance :

Lettre 317, septembre 1711 :

J’ai reçu votre lettre, monsieur, avec beaucoup de joie, y remarquant le désir sincère que vous avez d’être à Dieu, et les miséricordes qu’Il vous a faites. Je suis ravie que vous puissiez voir quelquefois M. N. […]

Votre oraison est une simple exposition devant Dieu. Il faut y être fort fidèle, sans vouloir mettre notre main grossière à son ouvrage. Les distractions, lorsqu’elles ne sont pas volontaires, n’empêchent point l’oraison du cœur. Le cœur est constamment à Dieu malgré les diverses agitations de la vie, pourvu qu’on ne se reprenne pas, et qu’on veuille bien ne Le point offenser et ne point reprendre son cœur après le Lui avoir donné. Le sentiment et la ferveur dans la dévotion n’est pas la perfection de la dévotion, mais des accidents passagers, qui ne l’augmentent ni ne la diminuent : c’est un feu de paille, qui ne saurait être de durée. Mais la solide dévotion ne se perd pas lorsqu’on cesse de la sentir : elle n’est point assujettie aux causes accidentelles. L’amour sacré, la foi, l’abandon à la volonté de Dieu, sont l’âme de la piété, qui ne gît point dans le sentiment. […]

Lettre 318, 26 mars 1714 :

[…] Puisque vous voulez bien que je vous dise ma pensée, je vous assurerai que de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. Il est impossible que vous vous souteniez, à votre âge et dans vos emplois, qu’autant que vous prendrez de la force auprès de Dieu dans la prière. C’est comme un magasin d’eau qui se répand insensiblement sur toutes les actions de la journée. Nous sommes si faibles par nous-mêmes que, si nous ne nous tenons attachés à ce premier principe, nous tombons insensiblement dans la langueur. Moins on fait d’oraison, moins on a envie d’en faire : on se refroidit en s’éloignant du feu. Quand on est soigneux d’approcher souvent du feu, on éprouve une certaine chaleur douce qui rétablit le corps. Il en est ainsi de l’âme, lorsqu’elle approche de Dieu. […]

Lettre 322, 9 juillet 1714 où elle lui dit qu’elle n’est que l’instrument dont Dieu se sert :

Je vous assure, mon cher enfant, que vous me tenez fort au cœur et que je ne vous oublie pas auprès du petit Maître. Il me semble que je ne le pourrais quand je le voudrais. Je serai bien fâchée que vous fussiez occupé ni de ma santé ni de quoi que ce soit qui me regarde, car je désire que vous soyez occupé de Dieu seul. Quand un habile homme fait une belle statue, chacun admire la statue, mais nul ne s’imagine de penser de quel instrument il s’est servi pour la faire : ce sont souvent de petits ferrements111 fort méprisables. Ainsi le petit Maître, pour faire Ses plus beaux ouvrages, se sert de fort vils instruments. Il ne faut regarder que Sa main et non les sujets qu’Il prend pour achever Son œuvre en nous. Il est néanmoins certain qu’Il se sert des instruments souples et pliables qui ne lui font aucune résistance : moins ils ont d’éclat en eux-mêmes, plus ils sont propres en Sa main, afin, comme dit saint Paul, que l’œuvre ne soit point attribuée à l’homme, mais à Dieu. Soyez donc fidèle et sans scrupule à suivre le chemin qui vous a été marqué : plus vous y serez fidèle, plus vous attirerez les grâces de Dieu sur votre âme.

Ne soyez point ravaudeur112, mais étendez votre cœur, comme dit David, pour courir dans la voie des préceptes113. Faites ce que vous faites avec joie, car nous servons un si grand Maître que nous devons en être comblés en Le servant. C’est un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous et qui ne fait aucun incident à un cœur simple et droit qui veut L’aimer pour Lui-même. Si l’on tombe, il faut se relever et recourir à Lui du fond du cœur, être humilié de notre misère sans en être jamais découragé : retenez bien ceci, car ce doit être la règle de votre vie. Nous sommes si faibles qu’il ne faut pas nous étonner si nous bronchons souvent, mais implorer aussi souvent le secours du petit Maître. Sa petite main est d’autant plus forte que nous sommes plus faibles. J’espère de Sa bonté qu’Il s’imprimera Lui-même dans votre cœur. L’amour fait souvent semblant de se cacher afin de réveiller notre paresse et que nous le cherchions avec plus d’ardeur; mais lorsque nous le croyons plus loin, c’est lorsqu’Il est plus proche de nous.

Les images ne s’impriment point dans le cœur, mais bien dans l’esprit. Il ne faut pas vous étonner de l’inconstance de l’esprit, lorsque le cœur n’y a point de part. Votre cœur sera toujours un refuge assuré pour vous retirer et vous défendre de tout ce qui se passe dans votre esprit. Quand votre esprit est assiégé de différentes pensées, retournez à votre cœur et implorez là le secours de Dieu. Ne vous avisez jamais de vouloir mener le petit Maître, mais laissez-vous conduire par Lui dans les sentiers qu’Il vous a marqués et qu’Il a préparés pour votre âme. Car, quoiqu’Il soit pour tous, voie, vérité et vie114, comme Il est immense, Il a une infinité de sentiers par lesquels Il conduit ceux qui s’abandonnent à Lui sans réserve.

Quoique vous ayez pris un temps fixe pour l’oraison, lorsque vous croyez qu’il est temps de la quitter et que le petit Maître vous rappelle par un certain petit recueillement, restez-y encore quelques moments pour Lui obéir; mais lorsque c’est le scrupule qui vous retient, ne le suivez pas. N’interrompez point votre attrait à moins que vous n’y soyez engagé par quelque événement dont vous ne pouviez vous défendre, car lorsqu’on est attiré au-dedans, c’est une récolte que l’on fait, et souvent l’on perd de grands biens pour interrompre ce recueillement. Quand vous lisez, lisez simplement pour vous recueillir et non pas pour voir si vous êtes selon ce que vous lisez. Cela ne servirait qu’à vous occuper de vous-même, ce qui est une très mauvaise occupation. Allez donc à Dieu au-dessus de tout ce qui vous regarde. […]

Lettre 324, 29 septembre 1714 : elle prévient le marquis des précautions qu’elle prend pour garder secrètes (même pour sa fille) les relations spirituelles qu’elle entretient avec ses visiteurs de Blois :

J’étais fort en peine de vos nouvelles, mon cher enfant, et dans la résolution de vous écrire lorsque j’ai reçu votre lettre. Je vous dirai d’abord de peur de l’oublier que, dès que vous serez arrivé à l’hôtellerie, vous envoyiez quérir R [amsay] à sa maison ou ici parce qu’il vous y introduira, car ma fille est ici et j’ai peur qu’elle ne soit pas partie quand vous viendrez. Que cela ne vous fasse aucune peine, car il vient des étrangers souvent me voir et vous passerez pour un chevalier flamand de la connaissance de M. F [orbes] et de R [amsay]. Je vous recevrai comme ma fille reçoit ceux qui la viennent voir, c’est-à-dire dans ma chambre où vous dînerez à part avec moi. Vous porterez le nom du Chevalier Souabe ou de quelque autre gentilhomme frandrin [de Flandres]. Je vous dis tout ceci en cas qu’elle soit ici quand vous passerez, car peut-être sera-t-elle partie. Elle ne compte de rester que jusqu’à la Toussaint, encore ne crois-je pas qu’elle y soit si longtemps. […]

Votre disposition malgré votre faiblesse ne laisse pas de me faire un grand plaisir. Lorsque je vous ai mandé de lire quelque chose immédiatement devant la prière, ce n’a été que pour vous faciliter le recueillement, parce que lorsqu’on a été dissipé par divers objets, ces mêmes objets ne s’effacent pas si aisément de l’imagination. Un moment de lecture entre la dissipation et la prière fait un bon effet. Ce n’est pas pour vous occuper de ce que vous aurez là que je vous ai conseillé la lecture, mais seulement pour vous faciliter le recueillement. Lorsque vous vous sentirez attiré à la prière et qu’il semble que Dieu vous y appelle, il ne faut point lire. […]

Il ne nous reste qu’une seule lettre du marquis à Mme Guyon : peut-être était-ce celle qu’il jugeait importante. Il y raconte en effet un rêve qui l’a tellement marqué qu’il éprouve le besoin de le lui écrire. On sait l’importance que Mme Guyon accordait aux rêves, car elle en raconte plusieurs dans sa biographie. Ce sont des états mystiques qui ont lieu pendant le sommeil et qui s’expriment par des images. Ils peuvent symboliser l’état spirituel du rêveur ou lui montrer une réalité mystique importante. Dans ce songe, Mme Guyon vit joyeusement avec ses enfants spirituels près du jardin du paradis. Le baiser qu’elle accorde symbolise la transmission de la grâce qui passe pour le jeune marquis. L’état de profonde paix vécu réellement pendant le rêve le transforme : il a perdu ses doutes sur les liens qui l’unissent à Mme Guyon.

Nous concluons cette partie des « Cis » français sur quelques lettres au Cher boiteux choisies parmi beaucoup d’autres adressées par « notre V[énérable] M[ère] » à ses disciples.

[Lettre 327, 31 mars 1714?] :

Ma très chère et vénérable mère, je ne puis laisser partir [mots illis.] du vénérable P [oiret] sans y joindre ce petit mot pour vous assurer de mes très profonds respects, et pour vous prier de me continuer votre charité en notre cher petit Maître. J’ai eu de temps en temps des pensées qui me faisaient souhaiter de savoir que notre mère me regardait tout de bon comme un de ses enfants, ou plutôt comme un enfant du petit Maître, puis mes infidélités fréquentes m’en faisaient bien douter, sans pourtant me laisser aller à aucune inquiétude sur cela. Je ne sais pas aussi que cela ait fait beaucoup d’impressions sur mon esprit.

Cependant j’ai eu un songe un dimanche matin, le vingt-et-un mars, qui semble avoir quelque rapport à cela, que je vais dire en toute simplicité. C’est que je me trouvais avec le bon Sevin115 pour aller ensemble chez notre mère [Mme Guyon]. Je perdais en chemin mon compagnon, puis, en avançant, un domestique m’invitait d’entrer dans la maison où il était. J’y entrais en descendant premièrement, et puis je montais vers un lieu qui ressemblait [à] une grande salle où il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient ensemble et avaient devant eux des corbeilles, où étaient de petits fruits rouges de la grandeur des groseilles rouges de Hollande. Le cher M. R [amsay] y était, apportant de ces corbeilles vers notre mère, qui était devant une grande table, causant avec deux ou trois enfants qui étaient debout sur la table. J’allais vers notre mère qui me tendait la main que je baisais. Mais elle, avec un air bien gracieux, se tourna vers moi m’embrassant, me baisant à la bouche, y tenant appliqué la sienne quelque petit espace de temps, pendant lequel je priais le petit Maître en disant : «Donnez-moi, mon Dieu, Votre bon esprit, donnez-moi Votre Esprit saint, etc.» J’y sentais une douceur tranquille, et là-dessus il me semble que je m’éveillai ayant l’esprit rempli d’un grand calme.

Avant la rencontre de notre mère, il me semble aussi que j’étais avec le bon Sevin et...116 dans une salle, - je ne sais si c’était la même que l’autre, - qui [26] avait un prospect117 dans un grand et magnifique jardin, et nous nous divertissions entre nous et avec d’autres enfants.

Je vous demande pardon, ma très chère mère, que je vous entretienne de mes songes. Je prie Dieu de me disposer et de me rendre capable d’en recevoir la réalité. Quoi qu’il en soit, depuis ce temps-là je ne saurais nullement douter de la charité de notre chère mère pour moi, tout indigne que j’en suis et nonobstant mes infidélités. Priez-le cher petit Maître qu’Il me rende bien petit et enfant. Ô que j’en suis encore éloigné! … Mon frère vous assure aussi de ses profonds respects en se recommandant de même à votre charité, laquelle excusera ma liberté et simplicité enfantine à raconter des rêves. Plaise au petit Maître [de] nous conserver encore longtemps notre chère mère et de vous combler de plus en plus de Soi-même. Nous saluons et embrassons avec respect le cher M. pèlerin118.

Lettre 328, 7 décembre 1714, de Mme Guyon :

[…] Votre naturel est tendre et sensible. Il faut, dès le commencement, vous habituer à vivre par une foi simple égale, sans beaucoup vous embarrasser de vos sentiments. Autrement quand le temps de sécheresse viendra, vous aurez de la peine à tenir ferme. Soyez toujours fidèle au milieu de vos infidélités et servez-vous de tout ce que vous remarquez en vous pour vous humilier et vous rendre méprisable à vos propres yeux. De nous compter pour rien et de tendre au néant, c’est le chemin et la fin de toute la perfection. […]

[Post-scriptum de la main même de Mme Guyon :]

Mon cher enfant, je vous aime tendrement, soyez bien petit, bien fidèle, mourez à tout, oubliez-vous vous-même, et vous serez dans la vérité. N’oubliez pas la nuit de Noël et si vous êtes auprès du cher père [Fénelon], qu’il dise la messe pour tous les enfants du petit Maître dispersés. Communiez à cette intention.

Lettre 334, 9 février 1715 : Fénelon vient de mourir.

[…] Il ne faut pas être pour soi-même, mais il faut tâcher que ce que nous avons de bon se communique à ceux qui désirent d’en profiter : c’est ce que je vous recommande sur toutes choses, mon cher enfant. Croyez que vous m’êtes doublement cher présentement, tant à cause de vous que de celui qui s’est éloigné de nous pour retourner dans son principe. Si nous pouvions désirer quelque chose, ce serait de l’y aller joindre. Pour moi il me semble que je n’ai plus rien à faire sur terre. […]

Lettre 340, 22 mars 1715 : Mme Guyon recommande au marquis découragé de prier Fénelon. Celui-ci transmettait la grâce de son vivant, il continue après la mort plus efficacement encore :

[…] Ne vous découragez point, ne croyez point que les forces vous manquent : c’est plutôt le courage. Quand Dieu nous ôte les forces, Il nous porte Lui-même, mais quand l’amour propre nous les ôte, nous nous laissons engourdir sans avancer. Notre âme au lieu de se relever après ses chutes, se laisse abattre par une vue et un esprit propriétaire de nos misères.

Ne vous laissez donc point abattre, ranimez-vous, recourez à notre cher père, regardez-le par la foi qui vous tend la main pour vous relever. Il est plus proche de vous que quand il était sur terre : il connaît vos besoins, vos faiblesses, vos misères. Il y compatit. Ses secours seront d’autant plus efficaces qu’ils ne sont plus les objets de vos sens et de votre imagination. Il ne parle plus à vos oreilles, mais étant dans le sein du petit Maître, son action sur votre âme sera beaucoup plus intime, pure, vitale; il participe même de la force de la Divinité. Regardez-le donc avec un œil de foi et dites-lui au fond de votre cœur : «Mon cher père, intercédez pour moi, venez, venez à mon secours, je veux vous suivre, mais je ne peux pas». Puis taisez-vous, reposez-vous sur son sein, enfoncez-vous-y : il vous introduira un jour dans celui du petit Maître.

Ayez la foi seulement, et toutes ces montagnes qui vous accablent, qui vous séparent du petit Maître, qui vous épouvantent, seront transportées et jetées dans la mer. Ô, mon cher enfant, si vous saviez ce que c’est que de supporter vos misères en vous haïssant vous-même, que vous trouveriez de paix au milieu de toutes vos faiblesses! Je vous conjure donc de ne vous point décourager, vous ne pourriez jamais vous corriger par votre chagrin. L’œuvre de Dieu ne s’accomplit point par notre colère et nos dépits contre nous-mêmes, mais par une humble persévérance. […]

Lettre 343, 20 mai 1715 :

[…] Plus nous sommes fidèles à Dieu, plus Il prend soin de nous. C’est une expérience qui vous sera un jour très douce : elle est possible dans le commencement. Mais si vous vous habituez à l’écouter, vous ne serez point en doute de ce que vous aurez à faire ou ne pas faire, à dire ou à faire. […]

Lettre 345, 28 juin 1715 :

[…] Ce qui nous est le plus avantageux, c’est la foi nue et simple. C’est ce qui fait que Dieu ne nous donne pas toujours le sentiment de Sa présence afin que nous marchions en foi, mais il n’en est pas de même dans la journée, où nous avons des occasions de nous distraire. Dieu fait alors sentir Sa présence afin de nous rappeler au-dedans et d’empêcher une trop forte dissipation. L’oraison est comme naturelle à l’âme quand elle s’y est habituée, comme l’œil voit sans s’apercevoir qu’il voit et sans le sentir : nous ne sentons notre œil que quand il est malade. La bonté de Dieu est si grande qu’Il se fait plus sentir dans le besoin, à moins que nous ne commettions des péchés volontaires qui L’obligent à se retirer. Encore quand nous en aurions commis, si nous retournons à Lui du fond de notre cœur, Il oublie nos péchés. Il ne laisse pas de nous en punir par le sentiment des mêmes choses dont nous nous sommes servis pour L’offenser. […]

Lettre 346, 5 août 1715. La lecture spirituelle prépare au recueillement : 

[…] Je ne voudrais pas que vous lussiez tout de suite, mais interrompez votre lecture sitôt qu’elle vous cause le moindre recueillement et la reprenez pour un temps lorsque le recueillement est passé. Je fais différence entre la lecture entremêlée de recueillement et l’oraison actuelle. Pour l’oraison actuelle, tenez-vous y auprès de Dieu, étant content de le faire comme il Lui plaît, soit qu’elle soit sèche ou fervente, car c’est la même chose pour Dieu, quoiqu’elle soit moins agréable pour vous. Demeurez exposé à sa lumière et à sa chaleur, Lui disant de temps en temps ce qu’il vous vient au cœur de Lui dire, n’agissant pas continuellement, mais demeurant de temps en temps dans un silence qui, quoique sec, ne laisse pas de donner lieu à l’opération de Dieu, car si vous agissez toujours, Dieu n’opérera point en vous. Vous me direz : «Mais je ne sens point son opération». L’opération de Dieu n’est pas toujours sensible, il s’en faut bien. Plus elle est sèche et plus les effets en sont avantageux. Tout ce que vous devez faire de votre part, c’est de laisser tomber les distractions et de ne les pas retenir sous quelque prétexte que ce puisse être. […]

L. 356. Dieu est jaloux :

[…] Il est jaloux, laissez-Le reprendre Son bien et employez l’équité, que vous devez avoir en la place où vous êtes, à Lui faire la première justice, à vous la faire à vous-même. Laissez-vous ôter ce que vous auriez assurément peine à rendre. Dieu vous fait grâce de tout prendre : je vous déclare que je serai toujours de Son parti et que mon cœur, sans vous rien dire, vous dérobera bien des choses pour les rendre à qui il appartient. Je suis méchante, je vous aime néanmoins de tout mon cœur. Plus je vous aimerai, moins vous serez épargné. […]

L. 359. «Nous sommes du naturel des crapauds» :

Au reste, mon cher b [oiteux], pour ce qui vous regarde, soyez à Dieu au-dessus de toute pensée et de toute imagination et laissez tout tomber. Vous ne pouvez empêcher les folies de l’imagination, mais vous pourrez vous renoncer et ne prendre part à rien. Nous sommes du naturel des crapauds : nous nous enflons de tout. Mais de même que l’enflure du crapaud n’est que du venin et qu’il prend son poison sur la terre, il en est de même de notre enflure : c’est un poison mortel pour notre âme, ce poison vient de la terre qui est nous-mêmes et c’est notre amour propre qui nous enfle. Mais si le crapaud est si vilain, il a une admirable propriété qui est qu’étant exposé au soleil, il perd la malignité de son poison et sert à faire un excellent antidote. Si nous nous exposons au soleil de justice et que nous nous élevons de la terre, c’est-à-dire au-dessus de nous-mêmes par un entier renoncement, nous paraîtrons si horribles et si sales aux yeux de Dieu qu’il y aura en nous de quoi faire un véritable antidote contre toute enflure. Ayez bon courage, mon enfant, ne vous laissez jamais élever pour la prospérité soit spirituelle soit temporelle, ne vous laissez jamais abattre pour l’adversité spirituelle ou temporelle, accoutumez-vous à une certaine fermeté d’âme. Cette fermeté vient de notre souplesse envers Dieu : plus nous sommes souples en la main du petit Maître, plus nous sommes affermis contre tous les événements de la vie. Croyez-moi bien à vous dans le petit Maître.

L. 363. Se défaire de la tête :

[…] Comme j’espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous les hommes comme des esprits de blé; je voyais tant de têtes et point de cœurs, je disais : «Petit Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes, qu’il n’y ait plus que des cœurs.» […]

L. 372. Mme Guyon parle ouvertement d’elle-même comme «instrument» de Dieu : par son canal, Dieu a donné au marquis la douceur des premiers états, puis le retire du sensible maintenant :

[…] Il ne faut [pas] vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu’Il donne par Lui-même, selon la disposition et l’état qu’Il veut de l’âme. Lorsque Dieu a voulu vous attirer à Lui, Il l’a fait d’une façon plus douce et plus multipliée, mais à présent que Dieu veut vous faire aller par la foi et vous retirer du sensible, Il vous donne un état plus sec et plus simple. Tout votre mal, comme je vous l’ai dit, vient de l’occupation de vous-même et que votre tête est toujours pleine. Quand votre tête sera-t-elle coupée? […]

L. 373. Mme Guyon se plaint des tièdes :

[…] Il nous a appris que le royaume de Dieu est au-dedans de nous et que c’est [là] où il le faut chercher, mais qu’il n’y a que les violents qui le ravissent, c’est-à-dire qu’il n’y a que ceux qui font violence à la nature et au sentiment qui jouissent de ce royaume intérieur : c’est pourquoi Il nous a si fort recommandé de nous renoncer nous-mêmes, de porter notre croix et de Le suivre. […]

Plût à Dieu qu’ils fussent ou tout froids ou tout chauds! Mais parce qu’ils sont tièdes, Dieu les vomit [Apoc. 3, 15-16]. S’ils étaient tout froids, leur froideur pourrait leur faire de la peine et ils chercheraient sans doute de quoi se réchauffer auprès de Dieu. S’ils étaient chauds, ils rempliraient leurs devoirs en s’attachant à l’unique objet de leur amour. Ils ne clocheraient [boiteraient] pas sans cesse des deux côtés. […]

Lettre 377, 1er juin 1716 : Mme Guyon a tellement d’affection pour le marquis qu’elle fait l’effort de lui écrire de sa main :

[…] Moins nous avons de sensible, plus nous devons marcher avec fidélité et assurance, non appuyés sur nous-mêmes, mais sur la puissance et la bonté de Dieu.

Ne croyez pas que votre voyage vous ait moins servi que les autres parce que vous y avez eu moins de goût sensible : c’est le contraire. Dieu, voulant vous ôter le sensible, a commencé ici. Au reste, ne vous découragez pas si vous n’avancez pas autant que vous le voudriez. Si vous voyiez votre avancement, de l’humeur dont vous êtes, vous vous en occuperiez sans cesse au lieu de vous occuper de Dieu. Laissez à Dieu le soin de vous conduire tantôt par des campagnes fertiles, le plus souvent par des campagnes désolées sans route et sans eau, comme David [Ps. 62, 3] l’avait éprouvé.

Je suis bien aise que M. votre père s’adoucisse pour vous quand vous ne deviez pas me voir, car il est de l’ordre de Dieu dans votre état de tâcher de cultiver son amitié : j’espère que Dieu ajustera toutes choses. Je recommande le p. à vos prières et à celles de Pan [ta]. Souvenez-vous de lui au tombeau de notre père [Fénelon]. Gardez cette lettre : elle pourra vous servir plus d’une fois. C’est beaucoup pour moi de l’avoir écrite, étant encore faible. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.

­6 Août 1716, L. 380. L’ultime conseil :

Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle. Ainsi mon enfant, il me paraît que la sagesse n’était point de votre ressort. Je vous prie de laisser là tout ce qui regarde les disputes du temps. […]

Plongé dans un grand vide par la mort de Mme Guyon, le marquis écrivit à Lord Deskford119 :

Mon cher milord. Après la perte que nous auons faiste il ne nous reste plus que d’estre unis en celui qui ne nous manquera jamais et que nous deuons croire ne nous auoir priué de la presence sensible de N [otre] M [ère] que pour nous faire trouuer par son intercession un secours plus puissant, et plus conforme à nos besoins. […]  L’abandon en Dieu, la perte de tout appui, et le détachement de toute créature, et de tout hors Dieu est ce qu’il m’a semblé que le temps que j’ai passé auprès d’elle dans ces derniers moments de sa vie m’a montré d’une manière sensible être la voie que je dois suivre. […] Soions unis mon cher milord malgré la distence des lieux. Je n’aurai jamais rien qui me soit si pretieux que de pouuoir esperer que j’aurai tousjours en vous un ami, et un frere dans le p [etit] m [aître]. Dieu le veuille, et que je ne cesse pas de l’estre par mes infidelités. Je suis bien touché de la separation des amis avec lesquels j’ai passé un temps qui sera le plus doux de ma vie.

L’auteur du Supplément à la Vie écrit à propos du marquis120 :

Il paraît aussi que l’intimité qui était entre madame Guyon et M. de Cambrai, reflua sur son neveu le Marquis de Fénelon. Les trente-huit premières lettres du quatrième volume lui sont adressées […] On voit par ces lettres que ce jeune marquis la regardait comme sa mère de grâce, et qu’elle l’avait accepté sur ce pied. […] Il paraît par la lettre neuvième de ce même volume qu’il alla voir Madame Guyon à Blois, peut-être y alla-t-il plus d’une fois […] Quand on parlait de Madame Guyon au marquis de Fénelon, il se pâmait et était comme hors de lui, et disait ouvertement à Paris dans les assemblées que Madame Guyon et son oncle étaient des saints, qu’on ne les avait jamais connus.



MARIE-ANNE de MORTEMART

Succèderait à Mme Guyon  ?

Le dosssier suivant prépare une étude fine de Marie-Anne de Mortemart qui un temps voulait puis pourrait avoir succédée à la « Dame Directrice ».

J’ai repris les correspondances éditées de Madame Guyon (mon édition), de Fénelon (édiiton J.Orcibal, I.Noye,J.Le Brun), entre Marie-Anne et le neveu de Fénelon (manuscrite aux A.-S.S.) livrée ici pour l’instant sans coupures.

§

Selon Saint-Simon, « la duchesse de Mortemart [‘la petite duchesse’], belle-soeur des deux ducs, qui, d'une vie très-répandue à la cour, s'était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses soeurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], fille de Noailles. »

D’où une hésitation entre Mortemart et « la Colombe » car le nom de la seconde figure circule aussi auprès de disciples écossais : nous relevons in Henderson, Mystics of the Nort-East, lettre XLVIII from Dr. James Keith to lord Deskford, London, nov?. 15th, 1758, la note 11 de son éditeur : « Cf. Cherel, Fénelon au XVIIIe siècle en France, p. 163, quoting a letter which says " priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche." It is pointed out that the Maréchale de Grammont " avait succedé à Mme Guion dans l'état apostolique," her letters to pious correspondents are mentioned, and a letter from her is transcribed. This is the same person : le duc de Guiche took the title duc de Gramont in 1720 on the death of his father. He was maréchal de France. V. Biographie universelle, xxi, pp. 626 f. » (fin de la note d’Henderson).

Il faut aussi tenir compte d’apports « parallèles » des deux duchesses veuves de Chevreuse et de Beauvillier, sans oublier le fidèle Dupuy ni le marquis de Fénelon

On a affaire à une « équipe » : Mortemart, « la Colombe », les deux veuves des Ducs, Dupuy et le marquis de Fénelon… Sans qu’une de ces cinq figures ne s’impose exclusivement.



La cadette de la famille que l’on surnommait «la petite duchesse»121fut la confidente122 de Madame Guyon123 pendant la période où celle-ci affrontait Bossuet : en témoigne la centaine de lettres écrites entre juin 1695 et mai 1698, mois du dernier contact avant l’embastillement. Voici ce que lui écrivait Mme Guyon en juin 1697 :

Je ne suis point surprise que les choses aillent à toute extrémité, mais je le suis beaucoup, ou plutôt je suis plus affligée que surprise, que les amis aient si peu de cœur. Mais il faut s’attendre à tout des personnes vivantes, et où l’amour-propre règne. […] Je rêvais une de ces nuits que tous les amis avaient tourné le dos, que vous étiez seule restée, mais si ferme que vous m’aidiez à marcher dans les rues. Dieu vous bénira, mon enfant, Dieu vous bénira.

A-t-elle pris sa relève au sein du cercle des disciples lorsque Mme Guyon fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois? Fénelon étant mort avant elle qui a pu succéder mystiquement après 1717? Plusieurs indices semblent désigner la petite duchesse de Mortemart. Le premier se trouve dans les lettres que Fénelon lui adresse : comme on pourra le remarquer, Fénelon ne la formait pas pour elle-même, mais toujours pour le service d’autrui. Il lui répète souvent qu’elle doit servir d’exemple, qu’elle ne doit pas perdre son temps à tourner autour d’elle-même.

Le deuxième indice se trouve chez Saint-Simon, ami des familles Chevreuse et Beauvillier, pour qui il avait une grande estime sans partager leur attirance et leur fidélité pour Mme Guyon. Il était donc très bien informé sur les origines et la survie du «petit troupeau» après la mort de Louis XIV. Voici comment il retrace avec ironie l’histoire de ce petit groupe mystique dont la fascination pour Mme Guyon l’étonnait :

« Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu’elle s’est formée à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d’en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.

« Elle ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [Bertot] qui, bien des années avant elle, faisoit des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648-1714] fut averti plus d’une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s’en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641? -1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d’où venait [415] le vent, et d’ailleurs il avait pris d’autres routes qui l’avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile.

« La duchesse de Mortemart [la «petite duchesse»], belle-sœur des deux ducs, qui, d’une vie très-répandue à la cour, s’était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses sœurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [«la Colombe», 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d’eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…124.

Il est donc clair pour Saint-Simon que la duchesse est un des « piliers femelles» du groupe lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Le «pilier mâle» est bien entendu «l’abbé de Fénelon, qui était leur prophète, dans qui ils ne voyaient rien que de divin» 125

Et surtout une lettre capitale de Mme Guyon atteste que la duchesse pouvait transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux. En septembre 1697, elle lui écrivait :

Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi… 

Saint-Simon assure que le «petit troupeau» reprit de la vigueur après la mort du roi en 1715, et l’on sait que la duchesse ne mourut qu’en 1750 à l’âge avancé de quatre-vingt-cinq ans. Mais comme les activités du groupe restèrent discrètes sinon secrètes, on n’e dispose d’aucune preuve que la petite duchesse ait remplacé Madame Guyon dans cette fonction centrale.

Elle avait auparavant accompli un chemin douloureux, car elle sortait du milieu aristocratique, peu propice à la mort de soi-même. Elle était la septième fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de Chevreuse et de Beauvillier. Son mari, Louis de Rochechouart126 (né en 1663) avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre en 1686; miné par la phtisie, il mourut jeune en 1688. En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin127.

Écoutons Saint-Simon nous raconter sans comprendre comment cette jeune veuve de vingt-trois ans changea de vie quand elle fit la connaissance de Mme Guyon :

« La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l’aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines128 de ses sœurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu’elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l’éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l’exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s’occuper…129

Par la suite, la duchesse vécut en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse.

«Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession, et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750130.

Saint-Simon rend hommage au caractère bien trempé de la petite duchesse. Elle ne se laissait impressionner par personne et faisait ce qu’elle estimait juste. Elle décida d’aller voir Fénelon à Cambrai malgré l’opposition de Mme de Maintenon :

La duchesse de Mortemart était, après la duchesse de Béthune, la grande Âme du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d’un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai [voir Fénelon], et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C’était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssait guère moins que l’archevêque; on ne le pouvait même ignorer131

Cent huit lettres sont adressées par madame Guyon à sa confidente dont la lecture révèle l’attachement de la future “Dame directrice” à la jeune femme132.

La cadette du “clan” Colbert avait un fort tempérament133 pesant pour l’entourage : elle fut une source de souci pour Mme Guyon et Fénelon qui eurent bien du mal à l’assouplir. Pourtant il appréciait ses qualités de fond, ainsi qu’il l’écrit à la comtesse de Gramont :

 Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart; elle est véritablement bonne, et désire l’être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu’à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager.» (L.300 du 22 juin 1695)

Au moment où le duc de Montfort, fils des Chevreuse, est grièvement blessé, Fénelon écrit :

Dieu «vous met sur la croix avec son Fils; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m’avez causée, j’ai senti une espèce de joie lorsque j’ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d’empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines.» (L.168 à la duchesse de Chevreuse du 7 avril 1691).

Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon : «Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond.» (L.913A du 16 mai 1703).



La formation par Fénelon et Guyon

Fénelon dirigea la «petite duchesse» qui, née en 1665, était de quatorze ans plus jeune que lui. Nous possédons les lettres qu’il lui adressa. Ces lettres furent «nettoyées» de tous renseignements sur leur provenance afin de les éditer sans danger en 1718 : leur destination n’a donc été établie qu’assez tardivement134 et l’édition critique (avec suggestion des destinataires) de la série «LSP *» est récente135. Les notes très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifient la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. Autant que possible, nous les avons mises en ordre chronologique136.

Les relations entre Fénelon et sa dirigée furent parfois difficiles en raison du caractère hautain de la duchesse. Fénelon l’encourage longuement à la petitesse, à ne pas critiquer les autres, à ne pas se sentir au-dessus des gens qu’elle guide. Il dut faire preuve de subtilité et de persévérance pour la faire progresser. Voici ce qu’il lui écrivait en 1693 : 

Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. […] Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain? […]

Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point? Est-ce que le vent manque? Nullement; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir; elles sont au fond de la mer. […] Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée. (LSP 126*, juin 1693?)

Il lui confirme que le couvent n’est pas sa vocation. Il va jusqu’à dire qu’un couvent serait dangereux pour son attraction vers Dieu :

Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. (LSP 135*)

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce […] Contentez-vous de ne voir que les personnes avec lesquelles vous avez des liaisons intérieures de grâce, ou des liaisons extérieures de providence : encore même ne faut-il point vous faire une pratique de ne voir que les personnes de ces deux sortes; et, sans tant raisonner, il faut, en chaque occasion, suivre votre cœur, pour voir ou ne pas voir les personnes qu’il est permis communément de voir […]

Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu? […] Que puis-je vous répondre? Vous demandez à être revêtue; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune […] (LSP 136*)

Dans cette voie, ni effort ni sévérité, mais une adhésion totale à l’action de la grâce. La duchesse qui visait la perfection, jugeait avec sévérité les défauts d’autrui et entendait les corriger : elle fut repoussée et tous s’éloignèrent d’elle. Elle en souffrait beaucoup et ce problème de relation aux autres mettra de longues années à se résoudre. Fénelon va faire face à cet obstacle avec délicatesse et fermeté. Il commence par lui donner en modèle Mme Guyon elle-même, dont l’amour accueille les gens comme ils sont et qui attend avec patience que le divin agisse :

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu […] Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. (LSP 130*, 1693?)

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose.

[…] je crois aussi qu’il faut corriger vos défauts comme ceux des autres, non par effort et par sévérité, mais en cédant simplement à Dieu, et en le laissant faire pour étendre votre cœur et pour le rendre plus souple. Acquiescez, sans savoir comment tout cela se pourra faire. (LSP 131*, 1693?)

Plus le temps passe, plus il l’incite à lâcher son perfectionnisme :

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu, c’est le moyen de n’être jamais mécompté. Il faut prendre des hommes ce qu’ils donnent, comme des arbres les fruits qu’ils portent : il y a souvent des arbres où l’on ne trouve que des feuilles et des chenilles. Dieu supporte et attend les hommes imparfaits, et il ne se rebute pas même de leurs résistances. Nous devons imiter cette patience si aimable, et ce support si miséricordieux. Il n’y a que l’imperfection qui s’impatiente de ce qui est imparfait; plus on a de perfection, plus on supporte patiemment et paisiblement l’imperfection d’autrui sans la flatter. Laissez ceux qui s’érigent un tribunal dans leur prévention : si quelque chose les peut guérir, c’est de les laisser aller à leur mode, et de continuer à marcher de notre côté devant eux avec une simplicité et une petitesse d’enfant.

Ne pressez point N.137 Il ne faut demander qu’à mesure que Dieu donne. Quand il est serré, attendez-le, et ne lui parlez que pour l’élargir : quand il est élargi, une parole fera plus que trente à contretemps. Il ne faut ni semer ni labourer quand il gèle et que la terre est dure. En le pressant, vous le décourageriez. Il ne lui en resterait qu’une crainte de vous voir, et une persuasion que vous agissez par vivacité naturelle pour gouverner. Quand Dieu voudra donner une plus grande ouverture, vous vous tiendrez toujours toute prête pour suivre le signal, sans le prévenir jamais. C’est l’œuvre de la foi, c’est la patience des saints. Cette œuvre se fait au dedans de l’ouvrier, en même temps qu’au-dehors sur autrui; car celui qui travaille meurt sans cesse à soi en travaillant à faire la volonté de Dieu dans les autres. (LSP 150*, attribution incertaine)

Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. […] Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide. (LSP 164*)

À partir de 1708, elle va traverser des états fort pénibles de sécheresse, de vide, qu’il va lui faire accepter :

Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir : on va contre le vent à force de rames. […] Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. […] Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif 138 : […] Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. (LSP 166*, après juin 1708)

Dans les deux lettres suivantes, il conseille la petitesse à cette grande aristocrate! Avec une certaine ironie, il lui demande de s’appliquer à elle-même ce qu’elle dit aux autres, et de se mettre à égalité avec les «petits» :

Je vous avoue, ma bonne D [uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D [ieu], est précisément ce que D [ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. […] Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. […] En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. (L.1215, 8 juin 1708)

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D [ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D [ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. […] Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servie de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D [ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres139. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. Ô Quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D [ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus. (L.1231, 22 août 1708)

Fénelon est parfois aussi rigoureux que Bertot :

Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. (LSP 167*)

Soyez un vrai rien en tout et partout; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. […] Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. […] Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. (LSP 190*)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. […] Que ne puis-je être auprès de vous! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous (LSP 192*)

La très belle lettre qui suit est importante, car Fénelon y assigne clairement à la duchesse le rôle de l’ancienne qui doit être un modèle pour les autres. Il la réprimande fortement, car elle perd son temps. Il la réoriente vers l’abandon total aux mouvements de la grâce, condition nécessaire pour pouvoir guider autrui :

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant? Un tel abandon serait la plus grande propriété, et n’aurait que le nom trompeur d’abandon; ce serait l’illusion la plus manifeste. Il faut manquer de tout aliment pour achever de mourir. C’est une cruauté et une trahison, que de vous laisser respirer et nourrir pour prolonger votre agonie dans le supplice. Mourez; c’est la seule parole qui me reste pour vous.

Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? Était-ce à condition de le faire en apparence, et de trouver une plus grande sûreté dans l’abandon même? Si cela était, vous auriez été bien fine avec Dieu : ce serait le comble de l’illusion. Si, au contraire, vous n’avez cherché (comme je n’en doute pas) que le sacrifice total de votre esprit et de votre volonté, pourquoi reculez-vous quand Dieu vous fait enfin trouver l’unique chose que vous avez cherchée? Voulez-vous vous reprendre dès que Dieu veut vous posséder, et vous déposséder de vous-même? Voulez-vous, par la crainte de la mer et de la tempête, vous jeter contre les rochers, et faire naufrage au port? Renoncez aux sûretés; vous n’en sauriez jamais avoir que de fausses. C’est la recherche infidèle de la sûreté qui fait votre peine. Loin de vous conduire au repos, vous résistez à votre grâce; comment trouveriez-vous la paix?

J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. Cette certitude réfléchie, dont on se rendrait compte à soi-même, et sur laquelle on se reposerait, détruirait l’état de foi, rendrait toute mort impossible et imaginaire, changeant l’abandon et la nudité en possession et en propriété sans bornes; enfin ce serait un fanatisme perpétuel, car on se croirait sans cesse certainement et immédiatement inspiré de Dieu pour tout ce qu’on ferait en chaque moment. Il n’y aurait plus ni direction ni docilité, qu’autant que le mouvement intérieur, indépendant de toute autorité extérieure, y porterait chacun. Ce serait renverser la voie de foi et de mort. Tout serait lumière, possession, vie et certitude dans toutes ces choses. Il faut donc observer qu’on doit suivre le mouvement, mais non pas vouloir s’en assurer par réflexion, et se dire à soi-même, pour jouir de sa certitude : oui, c’est par mouvement que j’agis.

Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même? […]

Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. Marchez donc, comme Abraham, sans savoir où. Sortez de votre terre, qui est votre cœur; suivez les mouvements de la grâce, mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir, vous vous rendez juge de votre grâce, au lieu de lui être docile, et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu, dit saint Luc dans les Actes. Si, au contraire, vous cherchez cette certitude après avoir agi, c’est une vaine consolation que vous cherchez par un retour d’amour-propre, au lieu d’aller toujours en avant avec simplicité selon l’attrait, et sans regarder derrière vous. Ce regard en arrière interrompt la course, retarde les progrès, brouille et affaiblit l’opération intérieure : c’est un contretemps dans les mains de Dieu; c’est une reprise fréquente de soi-même; c’est défaire d’une main ce qu’on fait de l’autre. De là vient qu’on passe tant d’années languissant, hésitant, tournant tout autour de soi.

[…] nous devons plus que les autres à Dieu, puisqu’il nous demande des choses plus avancées; et peut-être sommes-nous à proportion les plus reculés. Ne nous décourageons point : Dieu ne veut que nous voir fidèles. Recommençons, et en recommençant nous finirons bientôt. Laissons tout tomber, ne ramassons rien; nous irons bien vite et en grande paix. (LSP 193*)

Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. (LSP 198*)

Au fur et à mesure que la duchesse progresse en expérience, il se dit qu’il peut être compris et se confie :

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire.

Leur relation va tendre vers l’égalité. Fénelon lui propose de s’aider spirituellement l’un l’autre :

Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous.

Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. Quand je suis à l’office de notre chœur, je vois la main d’un de nos chapelains qui promène un grand éteignoir qui éteint tous les cierges par derrière l’un après l’autre; s’il ne les éteint pas entièrement, il reste un lumignon fumant qui dure longtemps et qui consume le cierge. La grâce vient de même éteindre la vie de la nature; mais cette vie opiniâtre fume encore longtemps, et nous consume par un feu secret, à moins que l’éteignoir ne soit bien appuyé et qu’il n’étouffe absolument jusqu’aux moindres restes de ce feu caché.

Je veux que vous ayez le goût de ma destruction comme j’ai celui de la vôtre. Finissons, il est bien temps, une vieille vie languissante qui chicane toujours pour échapper à la main de Dieu. Nous vivons encore, ayant reçu cent coups mortels. (LSP 203, 1711?)

Voici une lettre si remarquable que nous la donnons en entier. Fénelon analyse pour la duchesse l’essentiel de l’amour-propre, la vraie manière de guider les autres, et le silence intérieur où les mouvements de la grâce peuvent être écoutés :

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que vous m’avez écrite. Je remercie D [ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuadé et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. Le même amour-propre qui fait nos défauts, nous les cache très subtilement et aux yeux d’autrui et aux nôtres. L’amour-propre ne peut supporter la vue de lui-même. Il en mourrait de honte et de dépit. S’il se voit par quelque coin, il se met dans quelque faux jour pour adoucir sa laideur, et pour avoir de quoi s’en consoler.

Ainsi il y a toujours quelque reste d’illusion en nous, pendant qu’il y reste quelque imperfection et quelque fonds d’amour-propre. Il faudrait que l’amour-propre fût déraciné, et que l’amour de D [ieu] agît seul en nous pour nous montrer parfaitement à nous-mêmes. Alors le même principe qui nous ferait voir nos imperfections nous les ôterait. Jusque-là on ne connaît qu’à demi, parce qu’on n’est qu’à demi à Dieu, étant encore à soi beaucoup plus qu’on ne croit, et qu’on n’ose se le laisser voir. Quand la vérité sera pleinement en nous, nous l’y verrons toute pleine. Ne nous aimant plus que par pure charité, nous nous verrons sans intérêt, et sans flatterie, comme nous verrons le prochain. En attendant, D [ieu] épargne notre faiblesse en ne nous découvrant notre laideur qu’à proportion du courage qu’il nous donne pour en supporter la vue. Il ne nous montre à nous-mêmes que par morceaux, tantôt l’un, tantôt l’autre, à mesure qu’il veut entreprendre en nous quelque correction. Sans cette préparation miséricordieuse qui proportionne la force à la lumière, l’étude de nos misères ne produirait que le désespoir. Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D [ieu] commence à nous y préparer.

Il faut voir un défaut avec patience et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D [ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D [ieu,] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. Toute autre conduite où l’on reprend avec impatience, parce qu’on est choqué de ce qui est défectueux, est une critique humaine, et non une correction de grâce. C’est par imperfection qu’on reprend les imparfaits. C’est un amour-propre subtil et pénétrant, qui ne pardonne rien à l’amour-propre d’autrui. Plus il est amour-propre, plus il est sévère censeur. Il n’y a rien de si choquant que les travers d’un amour-propre, à un autre amour-propre délicat et hautain. Les passions d’autrui paraissent infiniment ridicules et insupportables à quiconque est livré aux siennes. Au contraire l’amour de Dieu est plein d’égards, de supports140, de ménagements, et de condescendances. Il se proportionne, il attend. Il ne fait jamais deux pas à la fois. Moins on s’aime, plus on s’accommode aux imperfections de l’amour-propre d’autrui, pour les guérir patiemment. On ne fait jamais aucune incision, sans mettre beaucoup d’onction sur la plaie. On ne purge le malade, qu’eu le nourrissant. On ne hasarde aucune opération, que quand la nature indique elle-même qu’elle y prépare. On attendra des années pour placer un avis salutaire. On attend que la Providence en donne l’occasion au-dehors, et que la grâce en donne l’ouverture au dedans du cœur. Si vous voulez cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, vous l’arrachez à pure perte.

De plus vous avez raison de dire que vos dispositions changeantes vous échappent, et que vous ne savez que dire de vous. Comme la plupart des dispositions sont passagères et mélangées, celles qu’on tâche d’expliquer deviennent fausses, avant que l’explication en soit achevée. Il en survient une autre toute différente, qui tombe aussi à son tour dans une apparence de fausseté. Mais il faut se borner à dire de soi ce qui en paraît vrai dans le moment où l’on ouvre son cœur. Il n’est pas nécessaire de dire tout en s’attachant à un examen méthodique. Il suffit de ne rien retenir par défaut de simplicité, et de ne rien adoucir par les couleurs flatteuses de l’amour-propre. Dieu supplée le reste selon le besoin en faveur d’un cœur droit, et les amis édairés par la grâce remarquent sans peine ce qu’on ne sait pas leur dire, quand on est devant eux naïf, ingénu, et sans réserve.

Pour nos amis imparfaits, ils ne peuvent nous connaître qu’imparfaitement. Souvent ils ne jugent de nous que par les défauts extérieurs qui se font dans la société, et qui incommodent leur amour-propre. L’amour‑propre est censeur âpre, rigoureux, soupçonneux, et implacable. Le même amour qui leur adoucit leurs propres défauts leur grossit les nôtres. Comme ils sont dans un point de vue très différent du nôtre, ils voient en nous ce que nous n’y voyons pas, et ils n’y voient pas ce que nous y voyons. Ils y voient avec subtilité et pénétration beaucoup de choses qui blessent la délicatesse et la jalousie de leur amour-propre, et que le nôtre nous déguise. Mais ils ne voient point dans notre fond intime ce qui salit nos vertus, et qui ne déplaît qu’à Dieu seul. Ainsi leur jugement le plus approfondi est bien superficiel.

Ma conclusion est qu’il suffit d’écouter Dieu dans un profond silence intérieur, et de dire en simplicité pour et contre soi tout ce qu’on croit voir à la pure lumière de Dieu dans le moment où l’on tâche de se faire connaître.

Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir.

Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. C’est se recueillir passivement que de ne se dissiper pas, et que de laisser tomber l’activité naturelle qui dissipe. Il faut encore plus éviter l’activité pour la dissipation que pour le recueillement. II suffit de laisser faire D[ieu], et de ne l’interrompre pas par des occupations superflues qui flattent le goût, ou la vanité. Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce. Il faut s’occuper peu du prochain, lui demander peu, en attendre peu, et ne croire pas qu’il nous manque quand notre amour est tenté de croire qu’il y trouve quelque mécompte. Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas.

Ce recueillement passif est très différent de l’actif qu’on se procure par travail et par industrie, en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il n’est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix et sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action, dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel et remet l’âme avec D [ieu] pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures, parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. Elle ne le fait que pour le besoin. Elle ne prévoit rien par curiosité, elle se borne au moment présent, elle abandonne le passé à D [ieu]. Elle n’agit jamais que par dépendance. Elle s’amuse pour le besoin de se délasser, et par petitesse. Mais elle est sobre en tout, parce que l’esprit de mort est sa vie. Elle est contente ne voulant rien.

Pour demeurer dans ce repos, il faut laisser sans cesse tomber tout ce qui en fait sortir. Il faut se faire taire très souvent, pour être en état d’écouter le maître intérieur qui enseigne toute vérité, et si nous sommes fidèles à l’écouter, il ne manquera pas de nous faire taire souvent. Quand nous n’entendons pas cette voix intime et délicate de l’esprit qui est l’âme de notre âme, c’est une marque que nous ne nous taisons point pour l’écouter. Sa voix n’est point quelque chose d’étranger. D [ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, dégagée de tout pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n’est point une inspiration miraculeuse qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond pour se prêter sans cesse à l’esprit de D [ieu] dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien pratiquer que les commandements évangéliques.

Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. Cela peut être et il est même naturel qu’ils aient un peu excédé en réserve dans les premiers temps, où ils ont voulu changer ce qui leur paraissait trop fort, et où ils étaient embarrassés de ce changement qui vous choquait. Mais je ne crois pas que leur intention ait été de ne vous manquer en rien. Ainsi je croirais qu’ils n’ont pu manquer que par embarras pour les manières. Votre peine, que vous avouez avoir été grande et que je m’imagine qu’ils apercevaient, ne pouvait pas manquer d’augmenter, malgré eux, leur embarras, leur gêne, et leur réserve. Je ne sais rien de ce qu’ils ont fait, et ils ne me l’ont jamais expliqué. Je ne veux les excuser en rien. Mais en gros je comprends que vous devez vous défier de l’état de peine extrême dans lequel vous avez senti leur changement. Un changement soudain et imprévu choque. On ne peut s’y accoutumer; on ne croit point en avoir besoin. On croit voir dans ceux qui se retirent ainsi un manquement aux règles de la bienséance et de l’amitié. On prétend y trouver de l’inconstance, du défaut de simplicité, et même de la fausseté. Il est naturel qu’un amour-propre vivement blessé exagère ce qui le blesse, et il me semble que vous devez vous défier des jugements qu’il vous a fait faire dans ces temps-là.

Je crois même que vous devez aller encore plus loin, et juger que la grandeur du mal demandait un tel remède, ce renversement de tout vous-même, et cet accablement dont vous me parlez avec tant de franchise montre que votre cœur était bien malade. L’incision a été très douloureuse, mais elle devait être prompte et profonde. Jugez-en par la douleur qu’elle a causée à votre amour-propre, et ne décidez point sur des choses, où vous avez tant de raisons de vous récuser vous-même. Il est difficile que les meilleurs hommes qui ne sont pourtant pas parfaits n’aient fait aucune faute dans un changement si embarrassant. Mais supposé qu’ils en aient fait beaucoup, vous n’en devez point être surprise. Il faut d’ailleurs faire moins d’attention à leur irrégularité, qu’à votre pressant besoin. Vous êtes trop heureuse de ce que D [ieu] a fait servir leur tort à redresser le vôtre. Ce qui est peut-être une faute en eux, est une grande miséricorde en D [ieu] pour votre correction. Aimez l’amertume du remède, si vous voulez être bien guérie du mal.

Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N. [Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. Pour moi je veux être repris par tous ceux qui voudront me dire ce qu’ils ont remarqué en moi, et je ne veux m’élever au-dessus d’aucun des plus petits frères141. Il n’y en a aucun que je ne blâmasse, s’il n’était pas intimement uni à vous. Je le suis en vérité, ma bonne D., au-delà de toute expression. (L.1408)

La duchesse finit par dépasser sa susceptibilité et Fénelon en est très heureux :

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D [ieu] donne à ses enfants entre eux. […] je souhaitais que vous fissiez attention à ce qu’il ne faut presser le prochain de corriger en lui certains défauts, même choquants, que quand nous voyons que D [ieu] commence à éclairer l’âme de ce prochain, et à l’inviter à cette correction. Jusque-là il faut attendre comme D [ieu] attend : avec bonté et support. Il ne faut point prévenir le signal de la grâce. Il faut se borner à la suivre pas à pas. On meurt beaucoup à soi par ce travail de pure foi et de continuelle dépendance, pour apprendre aux autres à mourir à eux. […]

Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D [ieu] et de faire la place nette au petit M [aître]. (L.1442, 1er février 1711)

Voici la dernière conservée des lettres à la petite duchesse :

Il y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. […] Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D [ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. […]

Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver : je me vois comme une image dans un songe. […]

Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. Mais il faut se contenter de ce que D [ieu] fait. Il me semble que je n’ai nulle envie de tâter du monde. Je sens comme une barrière entre lui et moi qui m’éloigne de le désirer, et qui ferait, ce me semble, que j’en serais embarrassé, s’il fallait un jour le revoir. […]

Bonsoir, ma bonne D [uchesse]; je suis à vous sans mesure plus que je n’y ai jamais été en ma vie. (L.1479, 27 juillet 1711.

La « petite duchesse » morte en 1750 a donc encore près de quarante années devant elle pour assurer sa tâche de guide spirituelle. Mais dans l’obscurité142.



Des correspondances


Ce qui nous permet de mieux connaître la « petite duchesse » chère à madame Guyon se réduit presque aux nombreuses lettres que « n m » et « n p »  lui adressèrent. Car elle eut la chance d’être « formée mystiquement » conjointement par madame Guyon et par Fénelon. Madame Guyon lui écrivit de juin 1695 à mai 1698 : lorsqu’il faut protéger le duc de Chevreuse, tout passe par la « petite duchesse » qui devint la « secrétaire » bientôt chère confidente. Ce qui nous surprend le plus c’est que le flux de lettres ne fut pas interrompu par l’arrestation de Mme Guyon à la fin décembre 1695. Cette abondante correspondance couvre la plus grande partie du présent dossier. Il ne concerne qu’incidemment ce qui est personnel à la petite duchesse143.

Fénelon lui écrivit avant et après cette période critique, et même très tardivement. Ne nous sont parvenues de lui que 28 lettres mais elles portent sur la longue durée : les premières seraient de 1693, la dernière datée est de la fin juillet 1711 (la majorité de cette correspondance est non datée tandis que le nom de la destinataire fut longtemps inconnu).

Enfin dans la correspondance de madame Guyon dont les pièces autographes ou copies furent assemblées et reliées en volumes par I. Noye, le grand connaisseur et ami des membres de cercles quiétistes auquel nous devons d’avoir souvent levé l’identité de la destinataire de Fénelon, figurent d’assez nombreuses lettres échangée entre les Amis membres des cercles de Blois et de Cambrai, dont une série de 16 lettres de la large écriture très particulière à la « petite duchesse ». Elle écrit au marquis de Fénelon depuis sa blessure de 1711 mais avant la mort de Fénelon qui survint en janvier 1715. Les lettres adressées à la petite duchesse de Mortemart furent jusqu’aujourd’hui négligées : il fallait attendre que I. Noye en rétablisse le plus grand nombre dans le volume [CF 18] et la révèle comme destinataire par de solides présomptions. Ce dernier volume de la Correspondance de Fénelon n’a été publié en 2007. Malgré un titre bien peu porteur 144, il permet enfin de révéler Fénelon comme essentiellement mystique et conforte l’attribution d’un rôle directeur à la « petite duchesse ».

    1693 - 1695 Fénelon > Mortemart

    mai - décembre 1695(8 mois) Guyon >

    novembre 1696 - mai 1698 (2 ans 1/2) Guyon

    1693 - Fénelon >

    1707 - 1711 Fénelon >

    1711 - marquis < Mortemart

    Ces correspondances figurent en annexes.











FILIATION ÉCOSSAISE

La circulation de pèlerins vers le nord et vers l’est

Dans cette période de transition entre l’ancien monde religieux et celui des Lumières avec leur perception «scientifique» du monde, on a affaire à un monde complexe où théosophes, maçons, spirituels, écrivains se croisent, souvent par simple accident ou curiosité.

Tandis que la «dame directrice» (pour les sceptiques) ou « notre mère» (pour les disciples), vivait retirée à Blois, ses amis circulaient et des étrangers venaient la voir. Si, en Europe centrale et du nord, les confessions calvinistes ou même luthériennes s’opposent à la mystique dont le souvenir est associé aux moines et moniales combattus par les réformes, par contre les cercles piétistes suisses, allemands, hollandais ainsi que les épiscopaliens écossais y sont sensible. Il en est de même dans des mouvements qui proposent un vécu chrétien renouvelé : les quakers adeptes de la «lumière intérieure», les méthodistes fondés par Wesley, des artisans du «réveil» suisse ou du revival américain.

L’influence de cet humble cercle spirituel de Blois fut donc européenne, car les écrits de Fénelon et de son inspiratrice étaient largement acceptés en milieu protestant145.

Au niveau direct et physique des personnes, les disciples empruntaient deux routes.

La route terrestre et maritime vers le nord  mène de Blois à Cambrai (Fénelon et son cercle), puis à Rijnsburg près d’Amsterdam (Poiret et ses amis, dont Metternich ;plus tard Tersteegen, des Hongrois).

D’Amsterdam on va à Londres (cercle de Keith), à Édimbourg (cette dernière ville pouvait être directement atteinte par mer), enfin, encore plus au nord, à Aberdeen, où un cercle spirituel constitué autour de l’église Old Machar existait avant même d’être influencé par l’éditeur Poiret. Sur ces groupes, on dispose de belles études par l’épiscopalien Henderson.

Le chemin vers l’est conduit de Blois à Lausanne où le cercle localisé à Morges (plus tard dirigé par Dutoit) se relie à l’Allemagne du sud (par le comte de Fleischbein en son château de Pyrmont).

Enfin les «chemins de traverse» sont empruntés par les Suisses qui se rendent en Angleterre par la Hollande ou inversement, par exemple lorsque Wesley choisit pour successeur un pasteur suisse ami de Dutoit146.

Un groupe aurait été actif en Suède (des familles écossaises y ayant pris pied) jusqu’au milieu du XXe siècle, enfin en Russie (traductions de Guyon attestées).

Des cercles d’inspiration guyonienne se constituèrent ainsi dès le début du XVIIIe siècle dans toutes les terres européennes protestantes.

Dans le nord de l’Écosse, à Aberdeen, existait un cercle spirituel qui appartenait à la belle tradition épiscopalienne illustrée par Henry Scougal147 et James Garden148. Ce cercle d’amis se relia directement à Madame Guyon et plusieurs disciples écossais, dont un Garden, étaient présents à Blois lorsque la vieille dame s’éteignit paisiblement en juin 1717. En témoignent la correspondance de Madame Guyon149 et l’évocation remarquable qu’en fait Henderson150.

    Une tradition mystique, une histoire mouvementée.

L’Écosse a eu un rayonnement bien supérieur à ce que l’on pouvait attendre d’un pays pauvre à la population clairsemée, situé aux confins de l’Europe (il en est de même pour la Suède un siècle plus tard) : les noms du philosophe David Hume (1711-1776) et de l’économiste Adam Smith (1723-1790) illustrent le dynamisme d’un pays qui ne comptait qu’un peu plus d’un million d’habitants vers 1750.

Au niveau politique, l’Écosse du XVIIe siècle était liée avec la France : Louis XIV accueillait la famille royale écossaise en exil au château de St Germain. Les échanges étaient multiples si bien que la classe cultivée pratiquait couramment le français. Des clergymen se tournèrent vers la France, en particulier Robert Leighton, archevêque de Glasgow, qui passa de longues années sur le continent : sa personnalité rayonnante exerça une grande influence surtout par l’inter­médiaire de son disciple Henry Scougal151.

La situation excentrée de l’Écosse permit une évolution religieuse moins radicale qu’en Angleterre et facilita le maintien d’une tradition mystique liée à la vie monastique médiévale. À la tête de l’université d’Aberdeen, ce sont des spirituels qui se succèdent.

    Henry Scougal (1650-1678)

Aberdeen était l’une des trois meilleures universités britanniques avec Oxford et Cambridge. La chaire de Professor of Divinity fut occupée par des religieux remarquables : John Forbes, qui tint un journal intérieur de 1624 à 1647, The spiritual Exercises; puis Henry Scougal qui mourut très jeune; et enfin James Garden, auteur de la non moins remarquable Comparative theology (1699) très appréciée par Poiret.

Ces trois écossais incarnèrent tour à tour une tradition spirituelle qui était propre à Aberdeen et rattachée à la «cathédrale» d’Old Machar, belle église entourée de tombes, au centre du vieil Aberdeen : on peut de nos jours se promener dans ce lieu paisible et presque champêtre à côté de la capitale du pétrole.

Admirateur de Renty et disciple des platoniciens de Cambridge, Scougal publia The Life of God in the Soul of Man 152 en 1677. Ce livre poursuivit son influence au siècle suivant sur J. Wesley (1703-1791), le fondateur du méthodisme, et sur G. Whitefield (1714-1770), évangéliste célèbre des deux côtés de l’Atlantique. Il reste apprécié et lu de nos jours aux États-Unis, car le texte limpide est remarquable par sa fraîcheur, par l’absence de tout caractère morbide (trop souvent présent dans le catholicisme français de l’époque), enfin par son refus de tout sectarisme comme de tout « enthousiasme» fanatique.

The Life of God comporte trois parties : I. Présentation de la vie naturelle et divine, dont Jésus-Christ est le prototype, II. Sur l’amour divin, III. Sur les difficultés concrètes rencontrées dans une vie chrétienne. Le début de la première partie affirme clairement un christianisme intérieur vécu en liberté :

Je ne peux parler de la religion, mais dois regretter que dans le nombre de ceux qui y prétendent, si peu comprennent ce qu’elle signifie : quelques-uns la réduisent à la compréhension, aux notions orthodoxes et aux opinions; le témoignage qu’ils peuvent en donner tient en ce qu’ils ont tel ou tel avis, qu’ils se sont attachés à l’une ou l’autre des nombreuses sectes entre lesquelles le christianisme est bien malheureusement divisé. D’autres placent la religion à l’extérieur de l’homme, dans une course perpétuelle pour accomplir des devoirs selon un modèle performant. S’ils vivent en paix avec leurs voisins, observent la tempérance, le calendrier des obligations en fréquentant l’église et si parfois ils font l’aumône, ils pensent s’être acquittés de leurs devoirs. D’autres placent toute la religion dans les sentiments, dans les cœurs exaltés et la dévotion extatique; tout leur but est de prier passionnément, de penser au ciel et d’être sensibles à ces expressions tendres par lesquelles ils font la cour à leur Seigneur, jusqu’à ce qu’ils se persuadent qu’ils sont amoureux de Lui : ils affichent alors une grande confiance dans leur salut, qu’ils estiment être la principale grâce chrétienne

[...] Mais la religion est très certainement toute autre chose; ceux qui en ont la pratique ont des pensées bien différentes et dédaignent toutes ces ombres et fausses imitations. Ils savent par expérience que la vraie religion est l’union de l’âme avec Dieu, une participation réelle à la nature divine, la véritable image de Dieu dessinée en l’âme, ou, selon l’Apôtre, «le Christ formé en notre intérieur.» Je ne vois pas comment la nature de la religion peut être mieux et pleinement exprimée de manière brève, qu’en la nommant une Vie Divine : et je vais en parler sous ces termes, montrant d’abord, comment elle est nommée une vie; et ensuite, comment elle est appelée divine.

J’ai choisi premièrement de l’exprimer sous le nom de vie à cause de sa permanence et de sa stabilité. La religion n’est pas un départ soudain, ou une passion de l’esprit; on ne doit pas penser qu’elle doive s’élever à la hauteur d’un rapt et sembler porter l’homme à des performances extraordinaires. […]/La religion peut encore être désignée du nom de vie, parce qu’elle est intérieure, libre, principe auto-moteur : ceux qui ont progressé ne sont pas seulement conduits par des motifs extérieurs, par des craintes, ni achetés par des promesses, ni limités par des lois; mais ils sont puissamment inclinés vers ce qui est bon, et trouvent leur joie dans cet accomplissement. L’amour qu’un homme pieux porte à Dieu et à la bonté, n’est pas tant le fait d’un commandement lui enjoignant d’agir ainsi, que d’une nouvelle nature l’instruisant et le poussant.153

La seconde partie est un hymne à l’amour non sans référence à l’expérience de l’amour humain :

L'amour est la chose la plus grande et la plus excellente dont nous sommes les maîtres, et la donner indignement est donc une folie et une bassesse. En effet, elle est la seule chose qui est vraiment à nous: nous pouvons être privés d'autres choses par la violence, mais personne ne peut nous ravir notre amour. […]

Je dis d'abord que quand son objet n'est pas assez digne et excellent pour répondre à l'immensité de sa capacité, l'amour doit nécessairement être triste, et plein de peines et d'inquiétude. ...

Encore, l'Amour est accompagné de peines quand il manque un retour approprié d'affection. L'amour est la chose la plus précieuse que nous pouvons donner, et en le donnant, nous donnons en effet tout ce que nous possédons; et il doit donc être pénible de trouver qu'un si grand don est méprisé, que le don qu'on a fait de tout son coeur ne peut réussir à obtenir une quelconque réponse. L'amour parfait est une sorte d'abandon de soi, un départ de nous-mêmes; il est une sorte de mort volontaire par laquelle l'amant meurt à lui-même et à tous ses intérêts propres, auxquels il ne pense et dont il ne s'occupe plus, ne pensant à rien d'autre que de satisfaire et plaire à la personne qu'il aime. Ainsi il est tout perdu sauf s'il rencontre une affection réciproque...

In fine, un amant est triste si la personne qu'il aime l'est. Ceux qui ont fait un échange de coeurs par amour obtiennent ainsi chacun un intérêt en le bonheur et la tristesse de l'autre; et ceci rend l'amour une passion pénible quand il est placé sur terre. ...

Les austérités d'une vie sainte, et la garde constante que nous sommes obligés de retenir sur nos coeurs et nos habitudes, sont très pénibles pour ceux qui sont gouvernés et motivés seulement par une loi extérieure, et qui n'ont dans leurs esprits aucune loi qui les encourage à remplir leur devoir; mais quand l'amour divin possède l'âme, il est comme une sentinelle qui empêche l'entrée de toute chose qui pourrait offenser l'aimé, et repousse avec mépris ces tentations qui l'attaquent; elle obéit allégrement non seulement aux commandes expresses, mais aussi aux indications les plus secrètes du plaisir de l'aimé, et est ingénieuse pour découvrir ce qui lui sera le plus reconnaissant et le plus acceptable; elle transforme les noms sévères et terribles de la mortification et de l'abnégation, pour qu'elles deviennent des choses faciles, douces et agréables.154

La dernière partie, la plus longue, tente avec moins de bonheur de trouver un chemin spirituel:

Il peut s'asseoir dans la tristesse et se lamenter, et avec un esprit d'angoisse et d'amertume dire, 'Ceux dont les âmes sont réveillées à la vie divine, qui sont ainsi renouvelés dans la vie de leurs esprit, sont vraiment heureux; mais hélas, mon caractère est tout différent, et je ne suis pas capable de réaliser une transformation si puissante. Si les observances extérieures eussent pu faire l'affaire, j'aurais pu espérer de m'acquitter par la diligence et l'attention; mais puisque seulement une nature nouvelle peut faire l'affaire, que puis-je faire? Je pourrais donner tous mes biens en oblations à Dieu ou comme aumônes aux pauvres, mais je ne puis commander cet amour et cette charité sans lesquelles ces dépenses me seraient inutiles. ...

Tout l'art et toute l'industrie de l'homme ne peuvent créer la plus petite herbe ou faire pousser une tige de blé dans le champ; ce sont l'énergie de la nature et l'influence du Ciel qui produisent cet effet. C'est Dieu "qui fait pousser l'herbe et les plantes pour servir l'homme", mais personne ne dira que les travaux du cultivateur sont inutiles ou pas nécessaires. ...

En particulier, si nous y ajoutons la considération de la faveur et la bienveillance de Dieu envers nous, rien n'a plus de pouvoir pour inspirer notre affection, que de trouver que nous sommes aimés. Les expressions de gentillesse nous plaisent et nous agréent toujours, même si la personne est autrement pauvre et méprisable; mais avoir l'amour de celui qui est tout à fait aimable, savoir que la Majesté glorieuse du ciel s'occupe de nous, cela doit nous stupéfier et nous enchanter, cela doit vaincre nos esprits et faire fondre nos coeurs, et enflammer toute notre âme!155

    Le groupe d’Aberdeen

Tout un groupe spirituel existait autour de l’université d’Aberdeen. Il se composait de membres de la haute société écossaise épiscopalienne, de grands seigneurs bien éduqués, qui avaient voyagé et qui s’intéressaient à « l’intérieur ». Il s’agit en particulier de la famille des Forbes qui assure trois disciples de Mme Guyon; celle des Garden, dont James, l’auteur de la Comparative theology (1699), qui ira à Blois accompagné par son jeune frère Georges; la famille Deskford… Pour ne citer que ceux dont nous possédons des lettres.

Tous étaient jacobites, c’est-à-dire partisans du roi Jacques II Stuart : celui-ci venait d’être détrôné en 1688 par la «Grande Révolution» qui avait amené la dynastie hollandaise des Orange sur le trône. Le roi Louis XIV, cousin-germain de Jacques II, l’accueillit avec sa cour au château de St Germain-en-Laye. Quarante mille jacobites dit-on prirent refuge en France. Toujours menacés d’être arrêtés, ils voyageaient beaucoup. Ils passaient par la Hollande, qui n’était qu’à trois (voire deux) jours de bateau des ports de la côte est, entre Édimbourg et Aberdeen. De nombreuses communautés d’Écossais s’établirent sur le continent, tandis que les Hollandais transformaient le port de Culross en village «hollandais» que l’on visite de nos jours près d’Édimbourg.

Le groupe d’Aberdeen, attiré par la mystique, établit des relations avec l’éditeur Poiret, lui-même réfugié et pasteur près d’Amsterdam. Ils avaient pris parti pour Fénelon et on traduisait ses livres en anglais. En Écosse, on recevait les ouvrages mystiques édités par Poiret par l’intermédiaire du Dr. Keith de Londres. Tous appréciaient les découvertes mystiques publiées par Poiret : ils devinrent donc un moment adeptes d’Antoinette Bourignon156, dont Keith et George Garden traduisirent de nombreux volumes. Mais en 1708, ils interrompirent ces travaux157 car Poiret avait maintenant découvert Madame Guyon qu’il jugeait supérieure à A. Bourignon : il se mit à l’éditer. Les Écossais avaient atteint le terme de leur quête et plusieurs membres du groupe vinrent à Blois.

    James Garden (1645-1726) et son frère Georges (1649-1733).

Les deux frères sont enterrés dans le beau et paisible cimetière champêtre près de la cathédrale d’Old Machar au nord de la moderne cité du pétrole Aberdeen.

George Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall dont il prononça l’éloge funèbre, fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Son frère James et lui, épiscopaliens et jacobites, ne supportaient pas le dogmatisme des nouveaux venus presbytériens et défendaient la religion intérieure. Dans sa Comparative Théology, James déclare que seul l’amour conduit à une présence immédiate de Dieu, pas les moyens et les intermédiaires158 :

L’essence de la religion […] consiste seulement dans l’amour de Dieu […] parce que Dieu se suffit à lui-même… (11).

Il existe toute sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires, sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles […] Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur […] finalement le sevrage du cœur de tout amour impur […] Au second rang sont les Écritures […] Au troisième […] les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements […] (53)

Refusant de se cacher, George fut emprisonné dans le château d’Édimbourg lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens. Il écrit à ce propos à Mme Guyon159 :

J’ai reçu, ma chère madame, votre très aimable et consolante lettre. Béni soit Dieu qui nous soutient dans toutes nos tribulations, et qui vous a inspiré de m’écrire une lettre si pleine de consolations dans l’état où sa sage et bonne Providence m’avait placé […] J’ai été poussé par l’importunité de quelques-uns de mes bons amis de m’échapper de prison, parce qu’on avait dessein de me traiter avec la dernière sévérité. Ils me pressaient d’y consentir par l’exemple de St Paul qu’on descendit dans un panier et échappa ainsi des mains de ses ennemis. […] Les mêmes amis me conseillent de quitter pour quelque temps ce pays-ci. J’attends la première occasion de m’embarquer pour la Hollande.

Je suis persuadé que Dieu soutient sa faible créature à proportion des maux qu’Il lui fait souffrir, et je ne désire autre chose que d’être abandonné à sa sainte volonté, de me délaisser totalement à sa sage Providence, et de n’avoir aucun soin pour moi-même, mais de lui remettre tout.

Il s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyden. Il fit la connaissance de Pierre Poiret et participa entre 1697 et 1708 à la traduction et à la diffusion d’Antoinette Bourignon (1616-1680) pour lesquelles il dépensa beaucoup de temps et d’argent : il admirait son sens du divin, mais pas ses bizarreries. Enfin Poiret lui communiqua sa nouvelle passion pour madame Guyon160. Arrivé à Blois, Georges Garden fit partie du cercle des intimes. Il reçut certains de ses poèmes et entretint une correspondance avec elle. Il se trouvait à son chevet quand elle mourut.

Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Il garda des liens avec tous les Écossais de Blois et s’employa à diffuser les lettres et ses livres en Écosse partout où l’on réclamait une direction spirituelle. Il resta célibataire. Wettstein, l’éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle161. Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes français camisards, la pensée profonde de George apparaît dans les conseils adressés à un correspondant trop enthousiasmé par ces exaltés162 :

6. Pour ceux qui s’adonnent à la prière du silence, il est [pré] supposé que leurs sens, appétits et passions sont en grande part mortifiés et soumis […] sinon ils peuvent être conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à l’illusion.

7. La prière de silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans l’espoir et l’amour divin […] Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours, ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement, d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans changement.

8. Mais si de telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas n’est pas Dieu […]

9. L’état ordinaire d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse est un état de foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent, tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de la recherche de soi-même…



    Le chevalier Ramsay (1686-1743)

    Self-made man

L’aventurier fut apprécié diversement, mais Henderson le présente favorablement, comme un exemple réussi de l’adaptation sociale nécessaire pour qui n’est pas d’origine noble (ce sera aussi le cas de Rousseau)163. Le Chevalier Andrew Michael Ramsay va permettre d’évoquer l’influence issue de l’école du Cœur vers la Franc-maçonnerie.

L’énergie qu’il mit en œuvre dans une diversité d’entreprises est remarquable. Fils d’un boulanger écossais, il se distingue par une curiosité d’esprit qui le conduit à des études de théologie à Glasgow et à Édimbourg. Le goût de l’aventure (pour Chérel), ou la recherche spirituelle (pour Henderson) le conduisent en Hollande chez Pierre Poiret en 1710. Puis il séjourne à Cambrai chez Fénelon, qui le convertit au catholicisme.

Ramsay lui resta très attaché comme le montre une lettre164 dont nous avons gardé la forme originelle :

Ce 13 de Mars. 1715.

Voicy Mon Cher Milord une lettre de la part de N [otre] M [ère] avec plusieurs jolies chansons pour vous réjouir. J’y ay joint aussy la copie d’une lettre de mon cher père [Fénelon] qui est à présent dans le sein de Dieu. Unissez vous à luy, il vous procurera de puissans secours. C’était le plus grand & le plus petit des hommes. Tout ce que le monde admiroit en luy n’étoit qu’un voile pour le cacher des yeux des hommes. Tout ce que les âmes pieuses condamnoit en luy étoit l’effet de la plus pure abnégation. De manière qu’il était également caché & des profanes & des dévots; & encore plus de luy-même. Je sens à présent que pour un père que j’ay perdu sur terre j’ay gagné un protecteur dans le ciel. Les sens & l’imagination ont perdu leur objet, mais mon cœur le trouve dans notre centre commun. Il répand sur moy un rayon de cette paix céleste dont il jouit, quand je m’y unis en simplicité & sans détour. Il m’est un canal de grâce. Il vous le sera aussy si vous vous y unissez avec foy. Il a donné en mourant sa bénédiction à tous les enfans du p [etit] m [aître]. Si vous en connoissez quelques-uns près de vous, dites le leur.

Il devint après 1714 le secrétaire de Madame Guyon à Blois. Il y vécut environ deux ans et est présent à sa mort165. Ce poste était stratégique : les lettres arrivaient entre ses mains, et les réponses adressées aux disciples lui étaient dictées par Mme Guyon. Il se permettait d’ajouter des interventions personnelles sur un ton protecteur. Il avait tendance à mettre son rôle en valeur, par exemple dans cette lettre à Lord Deskford166 :

[…] nous pensâmes être orfelins depuis peu & perdre N [otre] M [ère] qui a été trois fois aux portes de la mort par un catarrhe qui luy tomba sur la poitrine & pensa l’étouffer. Mais le p [etit] m [aître] a eu pitié de nous & a fait ainsy que trois saignées l’ont beaucoup soulagée quoiqu’elle soit encore fort foible & allittée. C’est de son sang que j’ay écrit ces paroles qu’elle me dit de mander à tous les enfans du p.m. Dans le fort de sa maladie on me les dicta. Voicy la chose la plus précieuse que je saurois vous envoyer. Gardez-la chèrement & accusez-m’en la réception, comme aussy de cette lettre.

Madame Guyon gardait à son égard une certaine distance, contrairement à la tendresse qu’elle témoignait au jeune marquis de Fénelon. Mais Ramsay rendait un grand service par son bilinguisme qui facilitait les relations avec les disciples trans. Il aurait voulu être l’ami de Lord Deskford et du marquis de Fénelon. Voici dans la même lettre, sa déclaration à Lord Deskford :

N[otre] M[ère] vous embrasse des bras du p[etit] m[aître] qui sont longs. Pour moy je vous trouve souvent auprès de nous & au milieu de nous, quand nous sommes devant ce cher p.m. Comptez sur ma tendresse, sur mon respect, sur mon attachement inviolable, & quand je peux vous servir je me sens toute âme & tout cœur. Enfin notre filiation demande que nous ne soyons que Cor unum & Anima una [un seul Cœur et une seule âme]. Adieu.

Se croyant exécuteur des volontés de Mme Guyon, il joua un rôle discuté lors de la querelle qui suivit la mort de «notre mère», en s’opposant au vieux Poiret qui voulait faire (et heureusement fit) une édition de la Vie.167 Son intervention s’expliquerait par l’influence de la fille de Madame Guyon, d’un caractère aussi énergique que celui de sa mère168, et qui aurait préféré la censure de certains passages.

Ensuite, grâce au duc de Chevreuse, il fut sept ans précepteur du fils du comte de Sassenage. Chérel nous dit à quel point Ramsay resta voué au culte de Fénelon en «gardien vigilant» de sa mémoire :

«Dans son Histoire de Fénelon, Ramsay avoue avoir voulu détruire les fausses idées que certaines personnes ont formées de Madame Guyon, en lisant une histoire de sa vie, imprimée depuis peu dans les pays étrangers [par Poiret], sans son aveu, et contre ses dernières volontés […] Madame Guyon apparaissait comme l’inspiratrice, tandis que Fénelon n’était qu’un disciple. Voilà contre quoi Ramsay tint à protester et à réagir169». 

Le Régent l’estimait et lui attribua une pension. Nommé Chevalier en 1723, il partit pour Rome en 1724 comme précepteur du fils aîné du Old Pretender au trône d’Écosse. Il fut peut-être l’agent diplomatique des Stuarts. Rentré à Paris, il habita chez le duc de Sully (marié à la fille de Madame Guyon). Il écrivit, à l’imitation du Télémaque, un roman qui remporta un grand succès : Les Voyages de Cyrus170. Il fit partie du Club de l’Entresol à partir de 1726 : «Tous les dogmes chrétiens, affirmait-il, se retrouvent dans les religions païennes171».



Franc-maçon...

En 1728, il fut initié franc-maçon à Londres172. Il était l’ami d’Anderson et de Desaguliers, qui avaient rédigé en 1723 les Constitutions de la Franc-maçonnerie moderne. En 1735, il épousa la fille du fondateur de la première loge anglaise en France, se présenta à l’Académie française sans succès, entra à quarante-quatre ans en qualité de précepteur dans la puissante famille des Bouillons.

Orateur de la Grande Loge Provinciale de France, il ne put pas prononcer de discours en 1736 dans la loge Saint-Thomas, car le cardinal Fleury, Premier ministre, avait interdit les assemblées maçonniques. Ce texte aura cependant une grande influence173. Ramsay manœuvra auprès du cardinal de Fleury pour faire admettre la Franc-maçonnerie par le pouvoir royal.

« L’image du maçon s’efforçant de rétablir le Temple, l’épée à la main, devait être le pivot de la tradition connue par la suite comme la maçonnerie «écossaise», expression due en partie à une fantaisie de Ramsay. Ce fertile mythologue n’en impressionne pas moins des catholiques de stricte orthodoxie, surtout en se mêlant de théologie : le fénelonien converti a pu s’embrouiller entre philanthropie maçonnique et querelle du pur amour au contact de Madame Guyon, chère à l’archevêque de Cambrai, il n’en laisse pas moins une postérité intellectuelle encore largement inconnue des chercheurs174. »

« L’écossisme, tendance philosophique et symbolique de la maçonnerie, a pour père fondateur le chevalier de Ramsay, que Court de Gébelin lisait à Lausanne et dont la «religion» et les idées sur l’antiquité s’apparentent aux siennes »175 

« La maçonnerie conservera de ses origines son double aspect philadelphique et philanthropique, mais perdra son caractère égalitaire sinon de bouche, du moins dans les faits, et c’est Ramsay qui lui donnera cet aspect de religion universelle qui n’existait pas chez ses fondateurs anglais, et qui la caractérisera tout au long du siècle des Lumières176. »

Ramsay rêvait de faire de la Franc-maçonnerie une religion universelle. Il avait admiré l’action de Fénelon à Cambray et fut le premier à y introduire l’idéal suprême de la solidarité avec le genre humain. C’est ainsi que la fraternité et l’amour universel pratiqués par Fénelon inspirent encore la Franc-maçonnerie.

    ...Philosophe ?

Dans Les voyages de Cyrus177 la rencontre de Pythagore permet à Ramsay d’évoquer un Fénelon sublimé :

Après avoir approfondi tous les mystères de la nature, et reconnu tous les caractères de sagesse et de puissance infinie répandus dans l’univers, il s’est élevé sur les ailes de la contemplation pour s’unir à la vérité souveraine et pour en recevoir les impressions sans l’entremise des paroles ni des sons; cette inspiration, à ce qu’on m’a dit, ne ressemble point à l’enthousiasme qui échauffe l’esprit et agite le corps; mais elle fait cesser peu à peu le bruit des sens et de l’imagination, impose silence à tous les faux raisonnements, et fait parvenir à un calme intérieur qui ressemble au repos des dieux mêmes, dont l’activité infinie ne diminue point la tranquillité parfaite : dans cet état sublime Pythagore exerce toutes les vertus civiles et humaines, mais il les rapporte aux dieux et ne les pratique que par une imitation de leur véracité et de leur bonté; modeste, affable, poli, délicat et désintéressé, il parle peu et ne montre jamais ses talents que pour faire aimer la vertu...»

C’est en termes analogues que Ramsay décrivait et louait Fénelon à Cambrai, dans son Histoire; il montrait ce mélange de mysticisme et d’affabilité, ou plutôt cette affabilité fondée sur le mysticisme dont il fait maintenant un caractère de Pythagore...178

Les principes philosophiques de la religion naturelle et révélée...179 ne manquent pas d’intérêt. Le chevalier s’oppose à Spinoza (dont il imite la présentation de l’Éthique) et à d’autres grands philosophes (Descartes, Locke…) avec une suffisance et une fermeté telles que ses condamnations en deviennent comiques : «Ramsay était un homme estimable, mais il prêtait beaucoup à la plaisanterie, par ses airs empesés, par son affectation à faire parade de science et d’esprit180.»

«Des trois moyens internes essentiels et universels de réunion, connus de tous les temps, tous les peuples et toutes les religions», dernier chapitre de l’imposant ouvrage, livre des passages de bonne inspiration, mais ils risquent de demeurer oubliés par le lecteur lassé.

Ramsay se souvient des enseignements reçus de Fénelon et de Madame Guyon. Il aimerait infuser au sein de la Franc-maçonnerie la

« doctrine de la grâce universelle, accordée à tous les hommes sans exception et même aux Païens [...] Il est évident que Païens et Juifs sont également appelés au royaume du ciel, pour voir leur sort scellé au festin de l’Agneau, et pour jouir du repos éternel à la fin du monde. (p.700)

« Est-il possible... que des hommes que leur religion autorise aux rites les plus idolâtres, superstitieux et aux sacrifices les plus inhumains et pratiques les plus immorales, puissent être sauvés? Je réponds hardiment que selon la doctrine de l’Ancien et du Nouveau Testament, et plusieurs des premiers Pères, tous ceux qui naissent, vivent et meurent dans l’ignorance de la religion révélée, sont et seront sauvés, s’ils sont fidèles aux opérations intérieures de la grâce divine qui n’est refusée à personne. (p.711)

« les opérations intérieures de la grâce divine sur le cœur que Dieu seul exige, sont indépendantes de toutes spéculations philosophiques [...] Tous les hommes sont capables d’aimer, et l’amour est la fin et la consommation [394] de la loi. Dieu fait opérer ce pur amour dans toutes les âmes qui entendent son inspiration intérieure, quelles que soient les erreurs de leur entendement [P.712)

« nous soutenons que la grâce toute-puissante, la Providence qui veille à tout, et l’amour universel de Dieu envers les esprits simples, honnêtes et justes, peuvent préserver ces derniers, impeccables et innocents parmi tous les dangers, contagions, corruptions et abus introduits dans leurs religions respectives; leur inspirer de faire bon usage de ces principes injustifiables (p.715)

« Celui qui sonde les cœurs et les reins, celui devant qui toutes choses sont nues, nous a déclaré qu’il «aime les âmes, il prend soin de tous, il guérit tout, sa sagesse coule vers toutes les nations, et fait des amis de Dieu; son Verbe éternel éclaire tout homme qui vient au monde; l’Agneau sacrifié au début du monde mourut pour le salut de tous; il désire que tous soient sauvés [408] et viennent à la connaissance de la vérité; il ne fait aucune exception personnelle; il est également le Dieu de tous, Juifs et Païens (p.721)

« Cette humilité doit nous conduire à l’anéantissement dans l’unité de Dieu. Alors nous savons parfaitement que nous ne sommes rien et par cette connaissance, nous confessons que Dieu est tout. (p.734) »

Sa vie témoigne de grandes qualités : tolérant et charitable, il se fit de nombreux amis et sa jeune femme lui resta profondément attachée181. Il participa activement au bouillonnement des esprits de son époque. Sensible à l’esprit des Lumières, il était théosophe plutôt que mystique.

    Les trois Forbes.

La grande famille d’aristocrates écossais des Forbes182 procura trois disciples à Madame Guyon183.

    1. Alexander, 4th Lord Forbes of Pitsligo (1678–1762).

Après la mort de son père lorsqu’il avait treize ans, il fit son éducation sur le continent, où il aurait rencontré Fénelon avant de retourner en Écosse en 1700184. Il était ami personnel du baron de Metternich, ce qui veut dire qu’il était un lien entre les guyoniens de la branche écossaise et ceux de la branche allemande.

Sa vie fut remplie d’aventures dont il s’échappait par miracle185. Il protesta contre l’Union des deux royaumes en 1705, fut présent à la bataille de Sheriffmuir en 1715, se cacha en Écosse puis à Londres, en Hollande, à Vienne, à Rome; comme il ne s’entendait guère avec le roi en exil, il revint vivre en Écosse, avant de prendre de nouveau part au soulèvement de 1745 à un âge avancé et sans illusion. Il finit sa vie à nouveau caché en Écosse186. Henderson le décrit ainsi :

«Rien ne suggère le dangereux quiétiste : mais son contrôle sur lui-même, son désintéressement, sa bonté, son acceptation des fortunes contraires, et sa paix intérieure au-delà de toute explication demeurent» et le désignent comme un disciple de madame Guyon parmi les plus grands [Henderson n’est pas un inconditionnel guyonien, ce qui ajoute valeur à ce témoignage]. Sa position spirituelle peut se résumer par ses propres termes : «une soumission absolue à la volonté divine en nous et chez les autres est la seule chose à demander par la prière, car c’est la seule vraie religion essentielle187».

    2. William, 14th Lord Forbes (1687-1730) 

Il était très estimé de ses amis. Le Dr. James Keith en parle avec une affection particulière. Il vécut pendant une grande partie de sa vie hors de son pays et demeura fréquemment chez Madame Guyon188.

« Il aurait voulu devenir [catholique] Romain et se consacrer à Dieu dans un couvent, mais elle l’en dissuada, lui prédisant qu’il se marierait, ce qu’il fit en épousant une riche demoiselle de Londres ». Alors qu’il vivait à Aix-la-Chapelle entre 1720 et 1730, «on raconte que le premier enfant qu’il en eut, fut porté sur les fonts de baptême par une demoiselle d’Eschweiler au nom de Madame Guyon, qui, quoique morte, fut envisagée comme présente au baptême.». L’enfant reçut le nom de Jean-Marie à cause du prénom de Mme Guyon. Pétronille d’Eschweiller deviendra «ensuite l’épouse de M. de Fleischbein, grand intérieur […] et un des plus grands saints qu’il y ait eu dans ce siècle»189.

Le jour où Mme Guyon mourut, il était à son grand regret absent, à visiter des disciples d’un couvent voisin. Voici le récit du manuscrit de Lausanne :

« il resta chez elle jusqu’à sa mort, mais il n’eut pas la consolation d’assister à ses derniers moments : il était allé voir des personnes intérieures, car […] il y en avait une multitude qui reconnaissaient Madame Guyon pour leur mère spirituelle. […] On sait qu’il y avait des cloîtres entiers remplis de personnes qui faisaient oraison […] Milord Forbes rapporte qu’il connaissait un couvent près de Blois, où toutes les religieuses étaient dans les mêmes principes, et quelques-unes parmi elles fort avancées. Il s’y rendit et après quelques discours il leur dit : «Mes chers enfants, que faites-vous ensemble et comment passez-vous votre temps?» À quoi la principale et la plus avancée d’entre elles répondit : «Milord, nous servons le bon Dieu et nous nous crucifions l’une l’autre.» Ce fut donc dans un de ses voyages que sa sainte mère mourut. Il regretta beaucoup de n’avoir pas pu baiser ses pieds avant son décès. »

Ce récit prouve d’abord que Mme Guyon avait de nombreux disciples autour de Blois, mais si discrètement qu’il n’en reste que ce récit; et ensuite que Forbes était suffisamment avancé pour qu’elle l’envoie en ambassadeur spirituel s’occuper des religieuses.

William Forbes avait une telle vénération pour madame Guyon que, bien des années après sa mort, il «était comme hors de lui-même quand il parlait d’elle190.

    3. James, 16th Lord Forbes (1689–1761)

Le jeune frère de William était mystique tout en étant très engagé dans la rébellion jacobite : il fut même capitaine dans une compagnie indépendante des rebelles dont le quartier général était à Aberdeen. Il dut s’enfuir sur le continent en octobre 1716 et traversa en compagnie de son ami George Garden. Ils furent étudiants tous les deux à Leyden191.

Il connut brièvement Mme  Guyon âgée et, très respecté, faisait partie de son cercle intime : il possédait des manuscrits de ses poèmes et fut présent à son agonie. Il fut lui aussi en correspondance avec le Dr Keith. Il finit par obtenir un permis et put retourner vivre librement en Écosse.

La maison de Blois accueillit encore un jeune lord, qui devint l’ami du marquis :



    James Ogilvie, Lord Deskford (1690-1764).

Lord Deskford192 arriva tout jeune chez Mme  Guyon. Les amis de Blois le comparaient au jeune neveu de Fénelon. C’est ce que lui dit Ramsay dans un ajout à la fin d’une lettre dictée par Mme  Guyon193 :

M. F[orbes], qui est arrivé ici en bonne santé, vous fait ses compliments et vous embrasse du meilleur de son cœur. Le neveu de M. de Saint François [Fénelon] vous fait bien des compliments. Il a vu quelques-unes de vos lettres à notre mère et il y a un grand rapport entre son naturel et le vôtre, car il a une grande candeur et simplicité. […] Et je vous appelle souvent le marquis de F[énelon] écossais et lui [le] Milord Desk[ford] français. Je vous prie de me faire savoir votre adresse en Écosse, afin que je vous écrive tout droit sans donner la peine à notre cher Dr. K[eith].

Deskford avait été éduqué par une mère très pieuse, puis son tuteur l’avait fait séjourner à Aberdeen de 1701 à 1705. Parti pour Utrecht, il étudia l’histoire et le français, liant amitié avec des Anglais et des Allemands. Rentré en Écosse en 1707, de santé fragile, il tomba très gravement malade. Il repartit à l’étranger et rencontra Mme  Guyon. Il fut un bon disciple. Voici une lettre du 24 octobre 1714, traduite par Ramsay (avec l’orthographe d’époque) :

Quand je vous éscris, je tache de vous exposer sans aucun deguisement le veritable estat de mon ame, et de le faire tout simplement, et sans reflechir fort particulierement. Mais comme je ne connois point mon cœur, je suis persuadé que je ne dis point les choses avec autant d’exactitude, et de fidelité que je le souhaitterois, mais le p[etit] m[aître] supleera bien à cela. Mon pere aiant depuis peu perdu sa charge, nous irons bientot en Écosse, et je crois que nous demeurerons ensemble pendant quelque tems. Je tacherai avec l’aide du p.m. d’estre soumis comme il a ésté. Lorsque je me receuille pour prier, ou pour me souvenir de dieu je sens souvent un certain doux sentiment de la presence de l’etre incomprehensible. Cela se perd quelques fois par l’egarement de l’immagination ou par divers souhaits irreguliers qui s’attachent au fonds de mon cœur et se montrent aux occasions. Il se renouvelle par de petits souvenirs et par de courtes aspirations de louange. Quelques fois je me souviens que je dois outrepasser le sentiment pour jetter mon ame dans la supreme essence, et la parfaitte et pure volonté du souverain bien. Souvent je ne puis demeurer ma demie heure entière a genouil [à genoux] sans trouver grande difficulté, mais je tache de me faire une violence pour l’amour, et l’obeissance du p.m. Ordinairement dieu me fait souvenir de lui souvent pendant le jour, mais peu de chose me distrait, et j’ai peu de courage. Que le royaume de nostre maitre s’etablisse dans touts les cœurs. Amen.

Après avoir ajouté que Mme Guyon l’aime beaucoup, Ramsay veille à la conservation des lettres :

Voila, mon cher Milor, ce que N[otre] M[ère] m’a dicté pour vous. Votre droiture, candeur, et simplicité luy font grand plaisir et vous êtes un de ses plus chers enfans. Je vous prie de garder toujours une copie des lettres que je vous écris de la part de N[otre] M[ère]. Il faut en faire faire quelque jour un recueil et les envoyer à Dr. K eith] afin qu’il les envoye avec les autres écrites aux amis à M. P[oire]t.

Dans une lettre du 12 janvier 1715 Mme  Guyon accepte de « porter » Lord Deskford194 :

C’est de tout mon cœur, mon cher M [ilord], que je veux bien être votre mère, mais vous ne savez pas à quoi cette qualité m’engage. Je ne la prends pas aisément à cause de cela : jusques à présent Dieu m’a châtiée pour l’infidélité des enfants. Il me fait souffrir pour eux. […] quoique nous soyons unis en Jésus-Christ à tous ceux qui veulent l’aimer, nous ne portons les langueurs et les peines que de ceux qu’Il nous donne pour véritables enfants.

Ramsay, à qui Mme  Guyon a dicté la lettre, se permet un ajout personnel enthousiaste dans lz style ampoulé qui traduit l’esprit de ferveur commun aux disciples :

Jusqu’ici c’est notre mère qui a dicté, mon cher milord. Permettez-moi d’ajouter un petit mot. […] Nous sommes à présent doublement unis : la filiation spirituelle, et la fraternité divine qui nous rend enfants de la même mère, est encore plus forte que tous les liens d’une respectueuse amitié qui m’unissait à vous auparavant. Puissions-nous par le cœur de notre mère nous perdre un jour entièrement dans le sein de notre Père céleste. Amen et amen.

Dans cette belle lettre qui reflète la simplicité ultime où elle vivait, Mme  Guyon lui explique les fondements de l’oraison :

[…] Ce que j’ai prétendu, M., a été de vous inspirer une Oraison Libre, dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête; quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité del’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul excitant la volonté, par une tendance de cette volonté vers son Divin Objet. On est bien loin de vouloir vous donner des méthodes. Il n’en est point question pour vous. Ce serait la même chose que de vouloir qu’un enfant déjà né rentre dans le sein de sa mère. Tous les livres sont pleins de méthodes, et ces méthodes sont très peu fructueuses. Elles servent à nourrir l’activité de l’esprit que la foi doit surpasser. L’esprit de l’homme naturellement curieux voudrait voir un système clair et net de tout ce qu’il tâche de concevoir. Il n’en est pas de même de l’oraison que des sciences. Il faut ici que le Saint-Esprit soit le maître, et s’abandonner à lui. Moins nous agissons, plus il agit, mais comme il ne demande que notre cœur, c’est-à-dire notre volonté, c’est donc par là qu’il faut aller à lui. C’est le plus court chemin. […]

Il ne faut que vous abandonner à l’esprit de Dieu, vous mettre en sa présence et rappeler cette présence par une petite affection lorsqu’elle vous échappe; des retours fréquents en vous-même durant le jour, et prendre quelque temps plus long et plus marqué pour vous tenir auprès de Dieu, comme un enfant auprès de son père qu’il aime. Plus nous agissons simplement avec Dieu, plus il est content de nous, et plus nous sommes contents de lui. Quand on a un si bon guide, on n’a pas besoin de demander une route particulière […]195.

Suspect d’être partisan de la cause jacobite, Deskford fut arrêté en août 1715 et confiné un moment au château d’Édimbourg : les amis de Blois, craignant pour sa vie, prièrent beaucoup pour lui à ce moment-là.

Il vécut longtemps et se maria deux fois. Il eut une vie sociale active, participa au gouvernement local de Cullen, introduisit des manufactures de tissus dans le voisinage, devint vice-amiral d’Écosse. Il habitait son château de Cullen House, conservant les précieuses lettres de Mme Guyon dans sa bibliothèque pleine de livres mystiques

    Le Dr. James Keith (-1726)

Habitant Londres, le Dr. Keith fut l’intermédiaire entre madame Guyon et les Écossais, entre ces derniers et Poiret. Il était lié au groupe écossais car il était le fils du Révérend John Keith qui avait succédé à George Garden à la St Machar Cathedral d’Aberdeen. Étudiant en Arts devenu médecin en 1704, il chercha fortune en exerçant dans le Londres de Swift, Defoe, sir Isaac Newton. Il possédait de nombreux ouvrages mystiques rédigés en plusieurs langues et fréquentait des milieux variés : Ockley qui enseignait l’arabe à Cambridge, le Dr. Francis Lee196 qui dirigeait les théosophes philadelphiens… «À Londres, J. Keith vivait dans un cercle de non-jureurs, c’est-à-dire d’anglicans de la Haute Église qui, après avoir combattu le catholicisme sous Jacques II, préférèrent, lors de la révolution de 1688, leurs principes à leurs bénéfices197.»

Il assurait la distribution des livres édités par Poiret et qui arrivaient de chez Wettstein, l’imprimeur d’Amsterdam : Keith pouvait disposer d’une centaine d’exemplaires dont presque la moitié étaient vendus en Écosse198, en particulier par Munro, libraire à Édimbourg. Il faisait circuler, d’ami à ami, les lettres de madame Guyon adressées aux Écossais, en évitant toute publicité. Il fut enfon l’homme de confiance à qui Mme  Guyon remit son manuscrit de la Vie199.

Il transmettait les nouvelles de Blois et de la mauvaise santé de « notre mère » : trois ans avant sa mort, on ne crut pas la voir survivre plus de quelques jours200; une autre fois, un asthme grave la fit suffoquer201. En 1717, nous savons par Keith que quatre Écossais étaient présents au chevet de Mme  Guyon pendant ses derniers jours202 : Ramsay, George Garden et les deux frères Forbes. Enfin, dans une lettre à Lord Deskford, Keith diffuse le récit de Ramsay203 :

« Sa mort a été semblable à sa vie. Elle a porté jusqu’à sa fin les états de Jesus crucifié, et est expirée enfin sur la croix avec une paix et une douceur où il paroissoit une insensibilité à tout ce qui est au dehors, mais où je crois que l’Interieur étoit bien occupé, et d’une manière peu intelligible à ceux qui n’ont pas les yeux de la Foy. Elle est morte le 9 de ce mois (Juin) à onze heures et demi du soir. Elle me dit le matin avant et apres avoir reçu le saint viatique qu’elle étoit dans un état de delaissement extrême. Je compris que le P [etit] M [aître] la rendoit conforme à son état sur la Croix quand il dit «Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez vous abandonné?» Je le lui dis même et elle ne repliqua que ces paroles avec une douceur et un abandon parfait : « Mon Dieu vous m’avez abandonnée». Le reste du jour jusqu’à six heures du soir se passa en grandes douleurs et souffrances. Alors elle reçut l’extrême onction et sembla perdre connoissance de tout ce qui est au-dehors, et expira sans douleur, sans peine, dans un silence et paix profonde. »

Une deuxième lettre de Keith à Lord Deskford contient une transcription d’une lettre (perdue) de Ramsay204 écrite le 4 août. Le récit est légèrement différent :

Elle sentit depuis longtemps que Dieu l’alloit retirer, que sa mission étoit finie, et marquoit par l’oubly profond où elle était desappropriée. Ses souffrances ont eté extremes, et sa patience tout à fait chrétienne. Il n’y a pas grande chose à dire d’une ame que Dieu avoit toujours caché dans le secret de sa face, et qu’on ne pouvoit connoitre que par le silence du cœur. Il y a des saints qui parlent beaucoup en mourant. Il y en a d’autres qui n’ouvrent la bouche que pour dire avec J. Ch. sur la Croix : Mon Dieu, Mon Dieu, combien vous m’avez abandonné. Elle a porté ce dernier état de Jesus sur la croix, et m’a dit souvent le jour de sa mort : Je suis dans un delaissement extreme. Mais tout se passa presque dans le silence, jusqu’à ce qu’enfin elle perdit connoissance de tout ce qui se passoit au-dehors.»

Ses lettres sont une mine de renseignements : on le voit faciliter les relations entre disciples205, raconter à Lord Deskford les tiraillements qui entourent l’édition de la Vie206, commenter l’édition en 1717 des Œuvres spirituelles de Fénelon207. Sa vie personnelle fut douloureuse  car ses deux fils aînés moururent de la variole en 1717 et il perdit sa femme en 1721.

« Notre propre expérience vous convainc que notre vie est en tous respects une guerre continuelle, que partout et dans tous les états nous devons être fournis et éprouvés à la fois du dehors et du dedans. C’est le lot d’un vrai disciple, et je suis sûr qu’il est heureux quand il est amélioré selon l’intention de notre Seigneur. Alors rien n’arrive qui doive nous troubler ou nous inquiéter. Il accomplira son travail propre, si seulement nous le servons et nous soumettons à lui humblement. Qu’il lui plaise d’accroître notre foi et de renforcer notre dépendance en lui, que nous soyons introduits sous le voile et puissions goûter et posséder la substance208.

« Ne soyez pas troublé par un de ces mouvements de Peur, Anxiété, Mélancolie, etc., qui peut à n’importe quel moment surgir en vous; ne laissez place à aucune réflexion chagrine à leur sujet. Tournez-vous à l’intérieur et entrez doucement dans le Cœur du Petit Maître et ils disparaîtront rapidement209.

« Ne nous arrêtons jamais aux nombreuses contrariétés jetées sur notre chemin, ni même à leur accorder la moindre réflexion, mais, en y faisant aussi peu attention que possible, plongeons-nous dans le Rien, là seulement où demeure notre sécurité […] Laisser passer et outrepasser sont Règles à ne jamais oublier210.

La distance signifie peu aux Esprits unis dans le Centre commun. Notre Vénérable Mère se souvient de vous continuellement211.

Après la mort de Madame Guyon, Keith continue de conseiller Deskford et le confie à sa garde  :

Je peux assurer Votre Seigneurie que jamais un jour ne passe sans que je sois présent et uni à vous dans le cœur de N[otre] S[ainte] M[ère] […] Ne vous découragez d’aucune difficulté […] elles arrivent souvent dans le commerce du monde, mais en se tournant doucement à l’intérieur et en plongeant dans la Divine Préssence, elles tomberont rapidement et seront oubliées. Patience, Patience, Résignation et Silence. Dieu est tout et nous rien212.

Puisse notre bien-aimée Mère en Dieu poursuivre sa veille particulière et sa protection sur vous tous, et vous garder vous et nous tous dans une dépendance envers Lui humble et pleine de foi, de jour en jour et de moment en moment. Si l’on voit et observe Sa main dans chaque chose qui arrive, et que l’on se tienne avec constance dans l’ordre de sa Providence, on ne sera pas troublé devant les étranges désordres du monde ni découragé sous la variété des croix et la multiplicité des affaires qui nous attendent presque inévitablement. Toutes ces choses doivent être supportées comme elles viennent, sans aucune prévision de notre part ni réflexion après coup. […]

D’autre part, nous devons avoir une grande patience pour nous-mêmes comme pour les autres, et vouloir porter nos fragilités, nos défaites et infirmités, comme nous le voyons chez les petits enfants, sans même désirer en être débarrasses avant le temps. Et de même que la croissance n’est pas complètement observée dans la nature et que ses étapes ne sont pas visibles, de même dans le domaine spirituel. Mais en Lui est la Vie, la force et la perfection. Il est tout, nous ne sommes rien. Le travail est sien, et c’est Lui qui l’accomplira. Soyons seulement petits et passifs et silencieux devant Lui213.

    Le docteur Georges Cheynes.

Figure périphérique, mais ami proche de James Keith, Georges Cheynes était un londonien originaire d’Aberdeen. Surnommé le «Falstaff d’Aberdeen», il partageait les tendances du groupe des Garden. Fallait-il l’inclure ici dans notre école du cœur? Décision justifiée par son rôle de passeur reliant Hollande, Angleterre, Écosse. Cheynes était ami de Pope, de Richardson, du chirurgien Charles Maitland qui introduisit l’inoculation contre la variole en Angleterre. William Law, à qui il révéla frère Laurent et Jakob Böhme, respectait son autorité en matière de mystique. C’était un médecin à la mode à Bath, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir une autorité respectée en matière de mystique. On le rencontrait dans les cafés littéraires «où il était tellement pénétré du vocabulaire guyonien qu’il ne parlait que de “foi nue et d’amour pur”»214. Une de ses lettres mentionne les mystiques suivants : Tauler, John of the Cross, Bernier [Bernières], Bertot, Marsay, Madame Guyon.

Cheyne était en relations épistolaires avec un jacobite de Manchester, John Byrom : ce poète mit en vers anglais le cantique de madame Guyon «Charmante solitude, Cachot, aimable tour?»215. En inventant la sténographie, Cheynes s’ouvrit les portes des salons aristocratiques et littéraires : il y discourait «sur les auteurs pour lesquels il éprouvait des passions successives ou simultanées…»216.

FILIATION HOLLANDAISE

Un cercle spirituel se forma près d’Amsterdam autour du pasteur et éditeur Pierre Poiret (1646-1719). Il influencera le mystique et théologien Tersteegen (1697-1759) en lui faisant découvrir les écrits de nombreux mystiques, notamment ceux de Mme Guyon, que ce dernier traduira en partie217. Tersteegen sera apprécié par Sören Kierkegaard.

    Pierre Poiret (1646-1719)

Ce protestant en marge des institutions218 fut contemporain de Jeanne-Marie Guyon, la précédant de deux ans et mourant deux ans après elle. C’est grâce à sa passion éditoriale que furent sauvées les œuvres de Bertot et celles de Guyon : sans son labeur, le témoignage guyonien édité se limiterait au Moyen court et au Commentaire du Cantique autrement dit presque rien. Trente-neuf volumes Guyon et quatre volumes Bertot couronnèrent ses précédentes entreprises éditoriales219. Issu de manuscrits souvent imparfaits, comparés et concaténés (pour les Torrents) ce travail considérable n’a été possible que grâce à l’acharnement et à la conviction du cercle spirituel qui entourait Poiret dans la plus grande discrétion.

Originaire de Metz, orphelin de père, il fut aidé par la communauté réformée locale qui avait mis sur pied des écoles; remarqué par un pasteur, puis embauché comme précepteur, il poursuivit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et Heidelberg, pasteur à vingt-trois ans, il se marie l’année suivante. Il découvre Descartes puis lit les mystiques rhénans. Gravement malade à vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il est d’abord connu pour son travail intellectuel de grande rigueur sur la philosophie cartésienne : ses œuvres personnelles le rendront estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les cartésiens du siècle. Mais il vit une crise spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’Antoinette Bourignon, une mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam à trente ans. Disciple de «A.B.» pendant quatre ans jusqu’à la disparition de celle-ci, il travaille durant six ans à l’édition de ses œuvres en dix-neuf volumes : il en rédige lui-même une partie, puis leur introduction. C’est ainsi qu’il passa de la philosophie à la mystique, nous dit Marjolaine Chevallier :

Cet «homme d’une grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral220» va éditer d’autres mystiques. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg, un village près de Leyde, où Spinoza avait vécu, et où les Collegiants, des protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à sa mort à 73 ans. Une chronique biographique du XVIIIe siècle nous raconte :

« Là il vécut tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de familiers […] Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées religieuses; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils agissent selon leur volonté221. »

Indifférent aux opinions humaines, mais plein de bonté, il resta toujours pondéré dans ses rapports avec des hétérodoxes ou des illuminés. Cette sagesse était le fruit d’une longue expérience intérieure :

Il y a entre eux [les prophètes cévenols] de très bonnes gens […] croyant bonnement être inspirés de Dieu; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils se jettent sur les prédictions […] sur l’extérieur et l’extraordinaire […] Il faut bien d’autres préparations et changements d’état intérieur pour qu’on soit propre à être envoyé de Dieu […]222.

Il connaissait les dangers et les limites des plaisirs intellectuels :

Livres, idées, études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes, viandes, richesses; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens […]223.

S’il était réaliste sur les possibilités d’union des chrétiens, il admirait la diversité des âmes sur lesquelles s’exerce la grâce divine :

[…] pour ce qui est du désir de voir quelques assemblées des enfants de Dieu, c’est au Seigneur seul à en disposer […] il est à croire qu’il veut premièrement travailler les âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble224.

Il y a une grande variété dans la constitution de nos âmes aussi bien que dans celle de nos corps, de nos habitudes, des obstacles que nous avons opposés diversement à Dieu, les uns d’une façon et les autres d’une autre. De plus, les conjonctures des temps et des lieux où l’on se trouve, et celle des personnes avec qui l’on doit vivre, ne pouvant que varier beaucoup, il résulte de tout cela que les voies tant intérieures qu’extérieures par le moyen desquelles on doit être débarrassé des divers empêchements où l’on est, et selon lesquelles on doit être travaillé et disposé pour revenir à l’union divine, ne peuvent être que de différentes manières. Dieu, qui veut par toutes sortes de moyens ramener les hommes à soi, et qui, connaissant parfaitement la différence de leur constitution, de leur faiblesse et de leur capacité, sait ce qu’ils peuvent et ce qu’ils ne peuvent porter, et voit ce dont ils ont de besoin et ce qui leur serait préjudiciable, a aussi tant de bonté que de vouloir bien accommoder ses voies et ses opérations à l’état où ils se trouvent, et les prendre du biais ou du côté qu’ils sont le plus prenables : les uns par des sensibilités (qui sont encore de différentes sortes) et les autres par des privations et des aridités, les uns par diverses sortes de douceurs et les autres par la voie des amertumes, les uns par des lumières singulières et les autres par la foi toute nue, les uns par des voies d’amour sensible et les autres par des voies de crainte ou de désolation; les uns en opérant le plus fortement sur leurs entendements et les autres en agissant principalement sur leurs volontés ou sur d’autres de leurs facultés; et ainsi d’une infinité d’autres conduites. Et comme dans cette diversité il s’est toujours trouvé quelques personnes qui ont excellemment correspondu à Dieu et que Dieu a élevées à un haut point de lumières et de grâces, quand le Seigneur les a ensuite poussés à écrire chacun selon sa voie et ses expériences, de là sont venus les caractères différents des écrivains mystiques dont je vais spécifier quelques-uns, à peu près dans l’ordre que vous me les avez proposés225.

Il affirme l’existence de la mystique que l’on ne peut démontrer, mais que l’on ne peut qu’expérimenter :

Elle est encore appelée mystique ou cachée parce qu’elle ne se peut démontrer à personne par aucun raisonnement, et qu’on n’en saurait prouver ni faire comprendre à d’autres la réalité et les vérités par aucunes idées. Il en est sur cela comme de toutes les choses d’expérience. On ne saurait par exemple prouver par raisonnement à une personne qui n’aurait jamais vu le soleil, que cet astre est brillant de clarté ni lui donner d’idée de ce qu’est sa lumière. On ne saurait par aucune démonstration faire comprendre à quelqu’un qui n’aurait jamais goûté de douceur, ce que c’est que la douceur. De même aussi ne peut-on faire comprendre à personne les lumières de cette divine science et sa force, si ce n’est en renvoyant ceux qui veulent l’apprendre à l’expérience et à la pratique fidèle des moyens que l’on y propose pour atteindre à sa jouissance, laquelle est indissoluble de la connaissance vive de ce qu’elle est, et avant laquelle on ne peut avoir aucune vraie idée de ce que ses termes signifient : ce qui est aussi la raison pourquoi les ignorants disent que ce n’est qu’un amas de mots qui ne signifient rien, tout de même que les termes de lumière et de couleurs sont des mots qui ne signifient rien à des aveugles-nés.226

Il déplore que les gens perdent leur temps dans l’extériorité de la religion et la critique aveugle de la mystique :

Le public, les hommes du monde ont bien d’autres affaires plus importantes et plus essentielles que de s’amuser à des dispositions qui ne regardent que des objets éternels, spirituels et permanents à jamais, que des choses dans lesquelles pourtant ils entreront bientôt en quittant tout le reste! Ils font plus prudemment, à leur avis, d’employer à tout autre affaire le petit moment qui leur a été accordé pour se bien disposer à ces autres227.

Ils feront leur occupation principale de ces sortes de vains objets, de fadaises, de fables, d’histoires, de poésies, de critique, et de choses étrangères, auxquelles ils voudront lier et borner l’interprétation des Saintes Écritures, ne leur donnant qu’un sens tout extérieur et tout charnel pour en bâtir une Religion chrétienne qui ne soit proprement qu’une moralité pharisaïque, païenne et historique. Dites-leur qu’il faut s’habituer à regarder souvent l’objet divin et les choses divines dans son intérieur, priant et attendant que la lumière d’en haut vienne faire impression de ses divins rayons sur notre intellect, pendant que notre activité à faire des idées et des raisonnements sera dans le silence : en voilà assez pour vous faire traiter de quiétiste et de fanatique. Ils vous traiteront sans façon de chimère cette lumière d’en haut et toute impression qui n’est pas une idée de la fabrique de leur raison agissante. S’ils n’osent nier que l’on ne doive espérer de nouvelles lumières, ils vous diront que c’est de la critique et par l’activité de la raison qu’on doit les attendre, et qu’on ne saurait quitter cette raison sans tomber dans le fanatisme. De sorte que, si l’on s’aventure seulement à leur nommer quelques-unes des impressions que cette lumière divine a faites dans les âmes éclairées, fussent-elles toutes conformes aux paroles des Écritures et accordantes avec les divins mystères révélés, ils vous diront que c’est du galimatias, des imaginations creuses, des mots vides de sens, comme en effet les noms des couleurs et de la lumière le sont aux aveugles228.

Il s’énerve contre les adversaires qui ne tolèrent même pas l’utilisation d’un vocabulaire propre à la mystique :

C’est ici où l’on se récriera, sans doute, sur les mots inouïs du MOI et du SOI, de l’appropriation et de la désappropriation, des voies purgatives, illuminatives et unitives, de la passivité, de l’enfer spirituel, de la contemplation, de l’amour pur et désintéressé et le reste, qu’on veut faire passer pour un langage barbare et pour du galimatias. Mais à quoi bon ce vacarme puéril? Ces termes-là sont aussi familiers et aussi intelligibles à ceux qui se mêlent des lectures de choses mystiques que le sont à chaque artisan les termes de leur métier, quoique d’autres ne les entendent pas, sans pourtant qu’ils le trouvent étranges et sans s’en moquer ridiculement. Et il en est de même de toutes les sciences et de toutes les professions. Je mets en fait qu’il n’en est aucune qui n’ait incomparablement plus de termes propres et particuliers que la Théologie mystique. De gros dictionnaires peuvent à peine épuiser les locutions de quelques-unes, et dans les matières spirituelles on se plaindra de dix ou vingt termes, tout au plus, qu’on n’entend pas, faute de vouloir s’y disposer avec application! Ne serait-ce pas agir en idiot que de vouloir tourner en ridicule devant le public, les hypoténuses, les ellipses, les paraboles et les hyperboles et cent autres termes des géomètres, par la raison que la plupart des hommes n’y entendent rien? Ceux qui ont quelque réputation à conserver devant le monde devraient avoir honte de songer seulement à l’impertinente puérilité de ses sortes de plaintes contre les Mystiques, après que ceux-ci ont averti qu’ils n’écrivent pas pour tout le monde, mais seulement pour ceux qui se rendront sérieusement et avec application aux choses et aux dispositions qu’ils prescrivent229

Il participe à la défense de l’amour pur et de la passiveté :

2.1. Or, comme pour y faire des réflexions particulières et pour contempler la lumière ou le soleil plus directement, il n’est pas nécessaire qu’un homme qui y est toujours exposé, fasse des efforts pour s’y mettre ni pour s’y appliquer comme de nouveau, mais qu’un petit mouvement d’œil et de pensée suffit pour cela, les mystiques en disent de même des vrais contemplatifs de la lumière divine, et Canfeld230 en fait comparaison à une manière de se ressouvenir de l’état où l’on se trouve. De plus, comme ceux qui sont dans la lumière ne sont pas empêchés par là de contempler successivement en mille manières une infinité d’objets tous différents, de même cette contemplation générale et continuelle de Dieu et de sa divine lumière est fort compatible avec une infinité d’espèces de contemplations particulières et différentes de la générale. Et enfin, comme, en jouissant actuellement et continuellement de la lumière du soleil, on n’est pas empêché par elle de s’appliquer à toutes les fonctions de devoir, de nécessité, de bienséance, mais qu’au contraire, on y est aidé incontestablement, il en est de même de la lumière divine pour ceux qui en jouissent et qui la contemplent231.

22. [...] On a dit que l’amour pur ruinait l’espérance en son sujet, s’il était vrai que ceux de cet état n’envisageassent et ne désirassent plus le bien, soit naturel soit surnaturel, par rapport à eux-mêmes et comme leur bien. La réponse que l’amour pur n’exclut que les désirs du bien conçus par un motif naturel, et non ceux qui sont conçus par un motif surnaturel, me paraît une nouvelle difficulté et même ne me paraît pas conforme à la vérité, étant clair comme le soleil que nul motif surnaturel ne peut inspirer aux âmes du degré de l’amour pur aucun acte incompatible avec ce pur amour, tel que serait l’acte de désirer le bien éternel par rapport à soi-même et pour soi-même. Il faut donc remarquer ici deux choses : l’une, qu’il n’y a plus de MOI ni de propre dans l’amour pur; l’autre, que l’objet de l’espérance n’est pas le seul bien en tant que propre, mais aussi le bien, le beau, le juste, le parfait, comme appartenant et devant appartenir à celui qu’on aime. Ne voit-on pas dans le monde tant de personnes qui désirent et qui espèrent des biens, soit temporels soit spirituels, pour d’autres que pour elles-mêmes, et que cet amour est beaucoup plus pur que celui des désirs des biens propres? L’amour pur ne reconnaît que Dieu seul et sa volonté. Tout le reste est un néant devant lui232.

2.5. Ceux qui ont condamné la doctrine de l’amour pur aussi bien que celle de la contemplation pourront être dès ici leurs propres juges, s’ils se demandent à eux-mêmes lequel des deux partis ils estimeront le plus, en cas qu’ils fussent maris, pères, maîtres ou souverains, si des épouses, des enfants, des serviteurs, des sujets qui les aimassent sans intérêt et pour l’amour d’eux-mêmes, ou bien de ceux qui les aimassent pour le motif de l’avantage qu’ils en attendraient?233.

À la fin de sa vie, il fut un disciple aimé de Madame Guyon bien qu’ils ne soient jamais vus physiquement : quand on parla devant elle de Poiret :

[Madame Guyon] s’écria : «Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages», et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. [...] On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale, était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures234.

Marjolaine Chevallier nous raconte : «Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis […] ils tentent de vivre dans les voies intérieures […] On reçoit des nouvelles d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon, d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois édifiants et affectueux. » 235.

Les associés de Poiret forment autour de lui un cercle intime, au point qu’ils figurent avant sa famille dans son testament. Cette petite équipe comprenait quatre hommes et une femme, à savoir les deux frères Homfeld, Jean-Luc Wettstein, l’avocat van Ewijk et son épouse («une “bonne amie”). Otto Homfeld et son frère Jodocus, originaires de l’Allemagne du Nord, étaient déjà liés à Poiret en 1692, puisqu’ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge en tête de son De Eruditione236. Otto était en relation avec le Dr. Keith à Londres, à qui il expédiait des livres de la maison d’édition d’Amsterdam237. Quant à Wettstein, l’imprimeur de l’équipe, n’étant pas pasteur, il eut la joie d’aller voir Mme Guyon à Blois. Toujours vivant en 1742 et converti au catholicisme, il allait tous les jours à pied à Leyde pour y entendre la messe, racontera Tersteegen.

Poiret édita jusqu’à sa mort les mystiques qu’il estimait, y compris des contemporains : parmi d’autres, la vie de Renty et de Mère Élisabeth sa disciple, Bernières, Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe, etc. Il mettait Madame Guyon au même rang que les plus grands et considérait son édition comme la dernière tâche confiée par le Seigneur :

XXIV. Combien de saint Mystiques depuis le célèbre Taulère jusqu’à maintenant, à ne parler que de ceux qui ont été goûtés et approuvés des plus sages? L’énumération en serait ennuyeuse [XXV] si par manière d’exemple on ne se bornait qu’à deux ou trois qu’il suffira de nommer simplement, comme Ruusbroec, Jean de la Croix, Sainte Thérèse, Angèle de Foligni, sainte Catherine de Gênes, Saint François de Sales, Jean de Saint Samson, et tout récemment le père J.-Joseph de Surin et la Vénérable M. Marie de l’Incarnation. On laisse à juger aux bonnes âmes qui liront les écrits qu’on leur présente ici, si la personne de l’Auteur ne mérite pas à bien juste raison de tenir rang en ce nombre…238

Il attrapa une pneumonie en mai 1719 :

Même dans son agonie, aux prises avec les plus brûlantes ardeurs de la fièvre et les plus pénibles angoisses de l’étouffement, le mourant […] s’en remettait à la volonté très aimable du Christ […] Il répétait continuellement que Christ était «tout en tous», tout en lui et tout en ses amis qui se tenaient autour de lui239.

Il avait écrit :

XX 2. La dignité de chrétien à laquelle nous sommes appelés est si grande qu’il y a rien de plus relevé dans le monde et que tout autre chose n’est que bassesse en comparaison de celle-ci. Être chrétien, c’est renfermer ou posséder dans soi ce qu’il y a de plus grand [XXI] et de plus estimable non seulement sur la terre, mais même dans le ciel : c’est avoir dans soi Jésus-Christ et le S. Esprit par la foi et par la charité; c’est y avoir aussi le Père, indissoluble d’avec le Fils et le Saint-Esprit; c’est être le Temple vivant de la très Sainte Trinité, laquelle on adore dans son cœur et dans son esprit, qui sont ce même temple dans lequel on lui rend ce culte intérieur et d’esprit qu’il désire de nous, et où on le sert en qualité de prêtre-roi, comme parle saint Pierre; c’est enfin être une nouvelle créature, qui n’est plus et ne vit plus à elle-même, mais à Jésus-Christ, l’Esprit duquel la régit, et fait en elle ce qui est agréable à Dieu. Tout cela sont [sic] autant de vérités que la parole de Dieu nous rend indubitables240.

Par leur activité inlassable, Poiret et ses amis eurent une influence considérable : ce sont leurs éditions 241 que reprendra Wesley (1703-1792), le fondateur du méthodisme.

Vingt ans après la mort de Poiret, Gerhard Tersteegen (1697-1769), futur grand mystique piétiste, vint en pèlerinage en tant que disciple posthume. Son témoignage éclaire d’une douce lumière la fin d’un cercle qui ne comprenait plus que trois frères (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :

Ils vivent contents, travaillant eux-mêmes le jardin qui fournit à leur cuisine. Ils ont une servante qui aime le bien [la vie intérieure] et fait le ménage. Le frère Otto Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans. Et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle, est à peu près de même âge., il est frère du Libraire si renommé d’Amsterdam qui a fait imprimer les ouvrages de Mme Guion et ceux de Poiret. Ce dit Wettstein a été familier dans la maison de Mme Guyon et a connu personnellement Mme Jane Leade. Le troisième frère est Israël Norraüs, Suédois de naissance. C’est après avoir été touché par les écrits d’Antoinette Bourignon qu’il quitta sa patrie, dans l’espoir de trouver M. Poiret; mais ce dernier venait de mourir. Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la Grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux. Je n’ai rien trouvé dans mon voyage de Hollande qui m’ait autant récréé que sa présence. Sa mémoire et ses forces corporelles sont fort affaiblies, mais il ne perd jamais sa paix. Et quand on lui parle de sa science [il fut [traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret], car il a été très savant, il répond avec un doux sourire : Je ne suis rien». Quel bonheur j’avais à lui dire : «Frater tuus sum! Nous sommes frères!» 242

Nous verrons Tersteegen très influencé par ce qu’il avait vu en Hollande.

    Wolf von Metternich (-1731).

La figure de Wolf von Metternich n’est pas conventionnelle : elle illustre l’esprit du début du siècle des Lumières où se mélangent tendances mystiques, attraits anciens et curiosités nouvelles. Diplomate, écrivain et ami de Poiret, après avoir probablement fait des études de droit, ce deuxième fils de Johann Reinhard devint le conseiller privé pour le Brandebourg et la Bavière, et le plénipotentiaire du Reichstag à Regensburg (Ratisbonne). En 1726 il passa au service du prince de Scharzburg-Rudolfstadt, devint son conseiller privé et finalement son chancelier. À côté de son activité d’écrivain calviniste et de traducteur, voilée sous des pseudonymes (le plus souvent : Hilarius Theomilus), il se consacra principalement à l’alchimie, et acquit une certaine célébrité; le dix-neuf juillet 1716, selon les affirmations sous serments de quatre gentilshommes, il aurait transformé du cuivre en argent dans une maison de Vienne ! C’est malgré les conseils de Mme Guyon que le baron continua à s’intéresser à l’alchimie :

Votre application à la chimie peut vous divertir quelques moments, mais je ne voudrais pas en faire mon application : vos affaires, le temps qu’il faut donner à Dieu doivent être préférés à tout243.

Il mourut en 1731, toujours célibataire, ce qui éteignit la lignée des Chursdorf-Metternich244.

Poiret édita les écrits de son ami245. Le Baron avait été un Philadelphien et avait traduit en allemand la Theologia Mystica de Pordage. On lui attribue un livre de Ratione Fidei, le Fides et Ratio collatae édité par Poiret en 1707.246.

Nous trouvons l’écho de sa curiosité intelligente dans les longues lettres qu’il adresse à Madame Guyon : «C’est un homme en recherche dont les sympathies furent nombreuses. Intéressé par les écrits des fondateurs de la Société de Philadelphie, John Pordage et Jane Leade, le baron les avait traduits en allemand. Il avait voyagé avec l’Écossais Lord Forbes of Pitsligo247 […] Ses activités de diplomate chargé des intérêts du Roi de Prusse le conduisaient dans toute l’Europe248 » où il fut en relation avec de nombreux spirituels.  Lié avec Wolf von Metternich, Zinzendorf lui-même avait fortement subi l’influence de madame Guyon249.

Ce qui nous est parvenu de leur correspondance couvre trois années, durant lesquelles on peut suivre l’approfondissement du baron, au point que madame Guyon lui écrit de longues et importantes lettres, véritables résumés de la mystique guyonienne. On peut y suivre aussi avec quelle patience et quelle délicatesse elle le détache peu à peu des scrupules et des analyses sans fin où se débattait cet homme trop identifié à son intellect et qu’elle voulait voir se centrer dans le cœur.

Sans relâche, elle l’appelle à se simplifier : «Une vie simple et réglée, l’amour et l’abandon : c’est tout ce qu’il vous faut»250. Il lui faut abandonner ses «lumières», ses appuis comme la lecture pendant l’oraison, les soucis personnels, même concernant son mariage. Encore et encore, elle l’exhorte à la confiance : «Laissez-vous donc conduire par ces ténèbres, et ne marquez jamais aucune défiance à Dieu.» (L. 402).Lui qui cherche les appuis doit maintenant suivre les inspirations «délicates» de Dieu, les mouvements de l’Esprit-Saint : elle lui indique comment les reconnaître.

Elle l’exhorte à trouver l’état d’enfance, à se laisser conduire par Dieu comme un enfant par sa nourrice. Chaque moment est alors ressenti comme divin :

Désaltérez-vous à cette fontaine du moment divin, et si vous êtes assez heureux pour passer en Dieu et vous y perdre dès cette vie, vous verrez que ce même moment, qui vous doit être à présent volonté de Dieu, vous sera Dieu251.

Elle le porte comme un enfant dans sa prière, et on en voit le résultat dans la belle lettre où Metternich lui décrit son état : «Il est vrai que Dieu me fait des grâces infinies. […] C’est comme si mon cœur était diaphane et qu’une sérénité indistincte le pénétrât de tout côté sans obstacle». (L. 430). Il lui décrit sa répugnance à devenir catholique et développe une savoureuse comparaison entre catholiques et protestants :

« Il n’y a personne ici que je connaisse parmi les catholiques, qui goûte les vérités mystiques : Dieu Se sert donc de ceux qui ne sont pas de cette communion. Et je vous assure, ma très chère mère, que la vie intérieure trouve beaucoup plus d’entrées parmi les protestants que parmi les catholiques. Ils sont trop gênés et trop craintifs de tomber dans la censure de quiétisme ou autre. Ils n’osent pas même approuver publiquement des livres imprimés en France avec quantité d’approbations et qu’on a traduit en allemand, comme la vie de la bonne Armelle252, tant ils ont peur. [...]

« Que ferais-je donc dans une communion où les plus savants ne savent pas ce qu’ils doivent croire, et où l’on veut pourtant qu’on soit obligé sous peine de damnation éternelle de croire tous les articles de foi, ainsi appelés? La foi chrétienne si simple et si proportionnée aux plus petites capacités, comment la pourrais-je trouver dans toute une armée d’articles de foi, rangés et ajustés avec tant d’art et de science humaine et scolastique? [...]

« J’ai appris d’examiner les livres par le cœur et non pas par la tête, et d’en lire de toutes sortes, sans crainte de m’écarter, et de me nourrir de tout qui m’a touché le cœur. C’est cette liberté que je crois être nécessaire ou au moins fort utile pour avancer le règne intérieur, et qui fait qu’il se trouve parmi nous beaucoup plus qui le goûtent et qui lui donnent entrée que non pas parmi vous, où l’on a quasi bouché toutes les avenues. [...] Comment ne pourrais-je donc me soumettre de plein gré, n’y étant pas engagé par naissance, à la domination absolue des gens si ignorants dans les voies de Dieu? À présent je suis comme une petite abeille qui voltige librement sur toutes sortes de fleurs : je prends partout ce qui me nourrit, et laisse le reste253.

Il décrit sa paix joyeuse et sa liberté intérieure. Il lui dit toute sa reconnaissance et laisse passer son émerveillement : «Si Dieu daigne faire quelque chose de cette masse corrompue, c’est à vos prières et à vos avis que j’en suis redevable. (L. 430).»



    Gerhard Tersteegen (1697-1769)

Avec Gerhard Tersteegen, nous abordons la génération suivante de ceux qui, sans avoir connu Mme Guyon, se sont nourris de ses écrits.

Venu en Hollande trop tard pour connaître Pierre Poiret, Tersteegen séjourna chez les «frères» à Rijnsburg et put observer le fonctionnement de leur petite communauté. De retour en Allemagne, avec l’aide de documents venus de Hollande, il traduisit en allemand des ouvrages édités par Poiret, en particulier une série de poèmes de madame Guyon commentant des Emblèmes, et aussi Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters. On a pu voir en lui un «Poiret allemand»254.

Contrairement à l’idée d’un protestantisme opposé à la vie intérieure, Tersteegen fut un profond mystique. En 1719, il se retira du monde, menant une vie de moine et vivant du tissage de rubans. En 1724, il vécut une très profonde expérience spirituelle qui le fit se consacrer au Christ. Après 1724, il renonça à la vie d’ermite et fonda une petite communauté fraternelle avec quelques disciples à Otterbeck près de Mülheim am Rhein.

Vivant de leur travail de tisserands, ils menaient une vie quasi monacale : «de 6 h. à 11 h., ils travaillaient; ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de 13 h. à 18 h., suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée à la lecture ou à la traduction de textes spirituels255.» Considéré comme un véritable maître spirituel, il pensait qu’il était là seulement pour aider l’action du Christ dans l’âme. À la fin de sa vie, il rédigera la «règle de vie» d’une «communauté de vie fraternelle» de huit hommes et femmes. Il puisait ses références dans toute la littérature mystique, des Pères grecs à Madame Guyon. En contact avec d’autres spirituels (les frères de Herrnut, Zizendorf, des mennonites…), il appréciait aussi la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour un protestant256.

Tersteegen est d’une grande importance outre-Rhin pour ses écrits et ses poèmes mystiques. «Son Dieu est calme, et il crée la paix dans l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique» et façonne celui qui s’abandonne totalement à lui257. Les poèmes du Petit jardin spirituel fleuri des âmes intérieures exaltent le cœur de l’homme habité par Dieu258. Ses Traités rassemblés dans le Chemin de vérité (1750) incitent à sortir de soi-même pour vivre en union avec le Christ présent en nous.

Voici avec quelles clarté et force de conviction il parle de l’expérience mystique259 :

« L’Esprit saint produit cet état — ou qualité de l’âme — en lui donnant à connaître intérieurement — pour l’une plutôt soudainement et violemment, pour une autre plutôt discrètement et progressivement —, d’une manière surnaturelle, vivante et puissante, la vérité et la gloire de l’essence du Dieu omniprésent et digne de tout amour.

« Cela fait naître en même temps dans l’âme un respect profond et inexprimable, une vénération, une admiration, une crainte d’enfant et une prosternation intérieure de tout ce qui est en elle devant la grandeur et la Présence de la majesté de Dieu. Cet être glorieux lui apparaît comme le seul qui soit élevé et grand, tandis qu’elle-même se considère avec toutes les autres créatures, comme inférieure, insignifiante et petite. […]

« Tout cela produit dans l’âme une sortie d’elle-même et de tout ce qui n’est pas Dieu, ainsi qu’une faim et une soif intérieures qui la poussent à se réfugier, oui, vraiment à rentrer et à pénétrer en Jésus-Christ avec qui elle s’unit en son fond; par la dépendance constante de la foi, par le fait qu’elle entre et demeure en lui au fond d’elle-même, elle reçoit vraiment — et non seulement en imagination — grâce sur grâce, ainsi qu’une nouvelle force d’esprit et une énergie vitale essentielle par laquelle elle est pénétrée et rendue vivante; ainsi, progressivement, toutes ses œuvres, paroles, pensées et inclinations intérieures et extérieures sont engendrées et animées par cette nouvelle source vitale […]

« La vraie piété, quant à elle, possède une «puissance divine» et transforme l’homme à partir de son fond, elle extrait avec force son cœur, son amour, son désir, sa confiance et toutes les facultés de l’âme hors de tout le créé, elle le lie à Dieu, son Origine, et le transporte dans une vie et une attitude réellement saintes et divines. »

La communauté qu’il avait fondée continua d’exister jusqu’au XIXe siècle au même endroit. Tersteegen sera attentivement lu par S. Kierkegaard (1813-1855).



FILIATION GERMANIQUE

    Pétronille d’Eschweiler (1682-1740)

Un lien direct est attesté entre la dame de Blois et Fleischbein, le plus important des spirituels guyoniens d’outre-Rhin : il passe par son épouse Pétronille, originaire d’Aix-la-Chapelle :

« On voit par ces traits et nombre d’autres pareils qu’elle [Mme Guyon] ne rejetait point les protestants, n’exigeait point d’eux de changer de religion, mais d’entrer dans les voies intérieures260. On sait qu’elle n’approuva pas le changement de Ramsay261, et que Milord Forbes ayant eu des tentations de se faire catholique et d’entrer dans un cloître, elle l’en empêcha, et lui prédit qu’il se marierait. Ce qui arriva en effet, car il épousa une demoiselle de Londres, fort riche. On raconte que le premier enfant qu’il en eut fut porté sur les fonts de baptême par une demoiselle d’Eschweiler au nom de Madame Guyon, qui, quoique morte, fut envisagée comme présente au baptême. Cette demoiselle d’Eschweiler fut ensuite l’épouse de M. de Fleischbein, grand intérieur, enfant chéri et distingué de Mme Guyon, et un des plus grands saints qu’il y ait eu dans ce siècle262. »

Autrement dit, Pétronille était suffisamment proche de madame Guyon et unie à celle-ci pour diffuser sa présence spirituelle pendant le baptême. Après un séjour de quelques années au château de Fleischbein, Pétronille épousa Fleischbein en 1737 : elle avait 55 ans, lui 40 ans, ce qui laisse penser qu’il s’agissait d’une alliance scellée pour convenance263.








    Marquis de Marsay (1688-1755)

Né à Paris en 1688, dans une famille protestante qui se cachait après la Révocation de l’Édit de Nantes, Charles-Hector de Marsay partit avec ses parents pour le Refuge et se mit au service de l’Électeur de Hanovre. Au cours d’une maladie, il fut bouleversé par la lecture des œuvres d’Antoinette Bourignon (1616-1680) que Poiret avait éditées : il quitta le service des armes et se retira avec sa femme et deux disciples d’«A.B.» [Antoinette Bourignon] à Schwartzenau, près de Berlebourg, pour vivre en anachorète. Pour gagner sa vie, il apprit le métier d’horloger264.

C’est l’abbé de Watteville qui lui fit lire l’œuvre de madame Guyon en 1716 265. En 1717, il entreprit un voyage incognito pour se rendre à Blois, mais lorsqu’il arriva à Paris, il apprit qu’elle était morte depuis quatre mois266.

Il reçut cependant le choc spirituel dont il avait besoin quand il lut le recueil de poèmes guyoniens intitulé L’âme amante de son Dieu et en particulier le 17e emblème qui illustre 267  le Psaume 51, 19 : Le sacrifice voulu par Dieu, c’est un coeur brisé ; Dieu, tu ne rejettes pas un coeur brisé et broyé . Cette lecture provoqua chez Marsay un « abandon complet à Dieu » : «Je sentis une émotion très forte dans mon cœur, et Dieu me donna de voir exprimée dans ces mêmes rimes la nature de mon état intérieur. Qu’il plaise à Dieu, donc, de me conduire toujours aveuglément à travers la foi et l’abandon»268.

Cet homme entier décida alors de se laisser désormais conduire par les écrits de madame Guyon : disciple inconditionnel, son intransigeance était parfois difficile à supporter269. Seul comptait ce qu’il lisait chez madame Guyon, comme le raconte Oetinger, futur « père du piétisme souabe, qui avait fait sa connaissance dans la diligence de Francfort  en 1728 : Marsay «faisait grande éloge de Mme Guyon, mais je lui dis que Mme Guyon n'avait pas été crucifiée pour nous. On ne devrait pas s'attacher de telle manière à un être humain. Cela le mit fortement en colère ». « En 1730, lors d'une visite que lui fit Oetinger dans son ermitage du comté de Wittgenstein, la dispute recommença : « à propos de la querelle guyonienne, il me récita, cependant, toujours la même rengaine. »

Après avoir refusé d’être enrôlé chez les Moraves par l’entreprenant Zizendorf270, il devint en 1732 le directeur spirituel de Fleischbein : ce piétiste, descendant d’une famille de marchands de Francfort, possédait une maison de maître, le château de Hainchen, non loin du comté de Wittgenstein. Dans la sécurité offerte par cette principauté ouverte aux dissidents religieux271, ils formèrent une communauté mystique. Celle-ci sera transférée au château de Pyrmont, d’où se poursuivra l’édition des auteurs qu’ils aimaient tant, dont Bertot272.

De cette communauté guyonienne, l’éditeur Haug de la «Bible de Berlebourg» décrit :

«une toute autre sorte de saints, qui étaient certes séparatistes, mais leurs esprits étaient tellement imprégnés des écrits de Bourignon et de Guyon, qu’ils vénéraient plus que la Bible elle-même. Monsieur de Marsay [...], qui puisait tous ses écrits de l’eau de ces sources, était l’idole de cette petite famille.273»

Ils furent en relation avec Goethe alors jeune avocat à Frankfort, qui semble avoir été influencé par les Torrents dans son Chant de Mahomet, tandis que Lavater et le jeune Moritz s’opposent dans leurs jugements de quiétistes274. Nous disposons de quelques informations complémentaires recueillies par Chavannes275.

Sa femme meurt en 1740 et lui-même en 1755. Quelques-uns de ses nombreux écrits276 imprimés à Berlebourg seront réédités jusqu’en Amérique. La plupart sont aujourd’hui inaccessibles ou perdus.

Nous avons ici recours à son Commentaire sur l’Épître aux Hébreux et à ses Nouveaux Discours spirituels. Il est profondément inspiré par les écrits de monsieur Bertot et madame Guyon qu’il prend en modèles277. Il livre de précieuses informations sur l’intérieur mystique tel qu’il est vécu autour de 1740 en une délicate symbiose entre quiétisme d’origine catholique française et du piétisme d’origine protestante germanique. Cette symbiose en recherche d’unité permet de dépasser en partant d’un fond mystique expérimental commun les oppositions religieuses, ce qui reste chez nous de grande actualité.

La tradition issue de madame Guyon restait donc bien vivante une génération plus tard, au milieu du Siècle des Lumières : incarnée par Marsay, elle sera relayée par son dirigé Fleischbein, qui lui-même aidera intérieurement Dutoit278.

L’engagement et la puissance intérieure demeurent intacts, loin de l’affadissement futur lié à la sensibilité romantique.



    Nouveaux discours spirituels, sur diverses matières de la vie intérieure et des dogmes de la religion chrétienne, ou Témoignage d’un enfant de la vérité et droiture des voyes de l’esprit pour l’encouragement et avertissement des autres enfants ses compagnons 279

16. Mais en vérité nous nous faisons grand (67) tort et arrêtons notre course et avancement vers Dieu infiniment quand, touchés de lui au dedans, ayant éprouvé sa présence, ou étant déjà devenu intérieurs en partie, nous résistons à ses attraits intérieurs, qui sont de nous tirer de notre multiplicité dans la prière et en toutes choses, pour nous simplifier toujours davantage; lors que nous nous attachons à notre propre opérer, à nos discours, pensées et désirs; que nous voulons toujours exciter ou réveiller par mille moyens, que nous prenons en main, croyant que nous allons périr et déchoir quand ces choses sensibles nous quittent ou semblent se ralentir; ne comprenant pas que c’est Dieu qui nous invite à nous quitter nous-mêmes et notre propre faire, afin qu’il devienne lui-même notre vie et tout notre opérer; oui afin qu’il bannisse le moi pour faire sa demeure en nous, et devenir l’âme de notre âme et la vie de notre vie; ce qui ne se peut, si nous ne voulons pas abandonner nos propres opérations lors qu’il est temps de les quitter : nous voulons à toute force nous exciter et produire quelque sensibilité, et croyons qu’en nous tourmentant, fatiguant et agissant beaucoup par notre esprit propre, importunant Dieu, pour ainsi dire, pour nous les donner, nous faisons merveille; et croyons avoir beaucoup gagné lorsque par ces efforts nous avons chassé la mort de nos contrées : je veux dire la sécheresse et l’impuissance que nous sentons, qui veut s’emparer de nous, pour nous dépouiller de nous même, nous faire mourir à nous, à tout appui sur nous et à notre faire, pour nous faire espérer en (68) Dieu seul; et à désespérer de nous entièrement : nous inviter à nous livrer à lui à discrétion et sans réserve, à quoi nous sommes engagés seulement par cette expérience de notre impuissance à tout bien, oui à former seulement une bonne pensée. …

19. Cette parole (de saint Antoine, rapporté par Cassien dans la 9e conférence sur l’oraison continuelle) (*Madame Guyon Justifications 3e partie) la prière de celui qui prie (70) n’est pas parfaite, lorsqu’il sait qu’il prie, paraît obscure et peu compréhensible : voici comment je la comprends. … De même aussi de la respiration, un homme en santé respire l’air sans effort et sans qu’il fasse attention distincte; il ne s’aperçoit de cette action que lors que quelque désordre dans ses parties lui empêche cette respiration; alors il sent distinctement le besoin qu’il a de respirer, c’est la maladie qui le lui rend distinct. C’est aussi lorsque l’âme se veut séparer du corps que l’on sent son union qui souffre altération. Il en est de même de l’union de notre âme avec Dieu, qui est l’âme de notre âme et la vie de notre vie; notre séparation de lui fait que nous sentons distinctement le besoin que nous avons de nous unir à lui par la prière qui est que notre cœur, notre amour, toute notre inclination se tourne vers lui, oui que toute notre attention se détourne, se sépare et quitte toutes les créatures et nous-mêmes, pour (71) s’unir et se tourner vers son Dieu, qui est son centre et le lieu de son repos : tant que nous faisons cette action de temps à autre, elle n’est pas continuelle, et elle est d’autant plus distincte, que nous sommes encore séparés ou éloignés de l’union divine; mais plus cette union est continuelle, et plus elle devient imperceptible, jusqu’à ce qu’enfin notre union soit sans interruption; et non plus momentanée, mais inséparable; et que ce Dieu d’amour soit devenu notre vie; je ne vis plus moi, c’est Christ, la parole Eternelle, qui vit en moi. Plus de séparation, plus d’altération : alors nous vivons en Dieu tout naturellement, notre état de mort a été englouti par sa vie : alors nous ne nous en apercevons plus distinctement; notre prière est continuelle, nous ne distinguons plus que nous prions, c’est là prier sans cesse. …

Page 72. Discours II.

2. L’on éprouve que même tout ce que l’on avait appris dans la spéculation es accepté comme véritable n’avait que peu ou pas de réalité : n’avait produit qu’une foi historique, et que l’on ne sait rien du tout : c’est là où tu nous conduis Divin Docteur! Que nous sommes obligés de confesser que nous ne savons ni n’entendons rien; quand tu nous as amenés à cette pauvreté d’esprit, à cette humilité par l’expérience de notre incapacité et ignorance : alors dans son temps, ayant reconnu que tu es le seul Docteur… Tu viens quand il te plaît nous instruire, non par les sens extérieurs, mais au-dedans par ta parole efficace… (74) alors ce que tu nous enseignes est reconnu de nous pour vérité et réalité, il nous est approprié et n’est plus spéculatif, mais expérimental. … 4. Ce que notre Seigneur nous enseigne au-dedans, en comparaison de ce que nous apprenons au-dehors par notre mémoire, est aussi différent, ou me paraît l’être encore davantage; que d’apprendre la géographie dans la carte, et la description d’un pays ou royaume que l’on lit : on en conçoit quelques idées; mais c’est toute autre chose, lorsqu’on va soi-même dans ce royaume, on parcourt et voit tous les lieux et les villes; on y converse, on apprend par sa propre expérience à connaître les maximes et les habitants, leurs mœurs, etc. …

Discours XVII. (158) De la vie de la foi. 1. Il est dit : que le juste vivra de foi. (Romain 1,17). Qu’est-ce que vivre de foi? C’est vivre de confiance et de l’abandon, qui est produit par l’amour, entre les mains de l’objet que l’on aime; sans soin ni souci de soi-même; parce que l’on est tellement épris d’amour que l’on ne peut plus s’occuper de soi-même ni d’aucune autre chose, mais seulement de son objet que l’on aime; il n’y a plus de place dans toute la capacité de l’homme qui ne soit remplie et occupée tout entière de son objet… que l’homme, non content de se laisser remplir, s’abîme et se submerge, se noie et se perde dans l’immensité de ce Dieu hors duquel il ne peut plus vivre. …

6. Mais lors qu’il plaît à Dieu d’ouvrir en nous, ou dans notre fond, un autre cabinet où toutes ces choses n’ont pas d’entrée; où ce n’est plus notre propre esprit qui agit, mais où Dieu seul est le moteur et celui qui opère d’une manière toute spirituelle, séparée entièrement de tout ce que nous avons décrit jusqu’ici : alors nous entendons bien cette proposition de n’admettre aucune pensée ni choses bonnes ou mauvaises, mais Dieu seul. Dieu se manifestant dans notre fond et se communiquant à notre esprit, produit alors et est le principe des pensées qu’il fournit : celles-là sortent de ce fond du cœur, et on les accepte bien, parce qu’elles sortent de la vraie source; elles ne sont plus versées par dehors, dedans la capacité sensitive de notre âme, mais sortent du fond du cœur ou de l’homme spirituel; en se répandant dans cette partie sensitive de notre âme, elles se distinguent elles-mêmes par leur principe; de même aussi que toutes les formes, Idées et opérations qui se répandent de ce fond, sur notre âme; il n’est plus alors besoin que nous employions notre esprit et la lumière de notre entendement pour les examiner, les distinguer, etc. (170) Si nous voulions agir ainsi, comme ci-devant dans ces choses, cela ferait un effet tout contraire et nous embrouillerait; nous expérimenterions que nous en sommes incapables, ceci surpassant nos facultés. Car ces opérations sortant du fonds divin qui est en nous portent un caractère divin; se font accepter et connaître au même temps qu’elles se présentent; elles sont reçues de notre volonté d’où elles naissent, sans avoir besoin d’examen et sans en souffrir : il n’y a ni doute ni hésitation; elles apportent leur certitude et leur caractère légitime avec elles. C’est ce que dit notre Sauveur, mes brebis entendent ma voix, elles me suivent (Jean 10 verset 27) elles ne suivent point la voix des étrangers, et quiconque est dans cet état, comprendra fort bien et sans effort, qu’il faut pour y donner lieu, n’accepter aucune impression ni bonne ni mauvaise, selon la première manière dont il a été parlé.

7. C’est de là d’où vient le changement de conduite qu’expérimentent toutes les personnes spirituelles ou intérieures; lesquelles, manque de comprendre l’opération de Dieu en elles, se font tant de soucis; ne pouvant comprendre d’où vient qu’elles perdent toutes leurs forces et tout le goût qu’elles avaient ci-devant pour les bonnes et saintes pratiques; et sont attirées à quitter tout cela pour donner lieu au silence et entrer dans la passiveté, si absolument nécessaire, pour que Dieu puisse manifester en nous, et faire prendre le dessus à cette vie de l’esprit, que nous avons perdue par notre chute et qu’il (171) recrée et renouvelle en nous par Jésus-Christ; étant pour cela absolument nécessaire que nous mourions aux sens, à notre propre esprit, et vie propre. Mais ayant déjà beaucoup écrit sur cette matière, ceci suffit.

Discours XXII. Éclaircissement de la lettre de Monsieur Bertot qui est au 4e tome des lettres de Madame Guyon à la suite de la lettre 121.

7.... (186)... La valeur des actions ou œuvres de telles âmes, n’est plus taxée selon qu’elles sont en elles-mêmes, mais selon le principe dont elles partent : c’est ce principe qui est Dieu, qui leur donne leur valeur : ainsi toute la bonté et l’excellence de ces œuvres, dépend de ce à quoi Dieu nous applique, et dont il veut que nous nous occupions pour le moment présent, sans choix propre de notre part; et c’est cette manière d’agir et de souffrir qui nous communique une vie véritablement divine. Toute autre manière de vie, qui est selon notre choix, les actions ou bonnes œuvres que nous y pratiquons sont bonnes et vertueuses, mais elles ne sont pas Dieu ou faites en Dieu. C’est ce que Monsieur Bertot explique au long dans sa lettre du moment Divin. Voyez au 4e volume des lettres de Madame Guyon la lettre qui suit la 121e lettre. Voyez aussi les œuvres spirituelles de Monsieur Bertot 3e vol. Lettre 67.

8. Nous voyons donc par ce qui est dit ci-dessus, que ce n’est pas la chose en elle-même qui est Dieu, pour une telle âme, comme on pourrait le comprendre, mais que c’est Dieu qui est le principe de l’action de l’âme, dans la chose qu’elle fait ou souffre à chaque moment; et que c’est ce que l’on a entendu en disant que Dieu est tout pour une telle âme.

    Témoignage d’une Enfant de Vérité & droiture des Voyes de l’Esprit ou Explication mystique et littérale de l’Epître aux Hébreux280

... Croyez ô âmes dans lesquelles il a plu à Dieu de faire lever le germe de cette nouvelle vie par l’instinct subtil et délicat, mais très réel et puissant, que vous sentez au dedans de vous-même; croyez certainement, que malgré tous les renversements, toutes les morts et les difficultés, que vous rencontrez, en vous laissant mener ou plutôt entraîner à cet attrait profond, que le chemin dans lequel il vous entraîne n’est autre chose que le divin tourbillon qui vous attirera jusqu’à ce qu’il vous ait ramené et réuni à votre Centre divin; Dieu lui-même sera le lieu de votre repos... (page 17)

... Chaque homme en a plusieurs de ces esprits bienheureux qui sont ses gardes; et quoique nous ne les voyons pas des yeux grossiers de notre corps, nous sentons bien leurs opérations… (p.21)

Car cet attrait du centre qui nous incline et qui est la voie du bon berger, est bien plus subtil, plus spirituel et dégagé des sentiments des sens que n’est la manière dont nous sommes gouvernés sous l’état précédent de la loi… C’est un attrait doux et très profond qui nous incline à ce que Dieu demande de nous, ou nous donne un éloignement et répugnance pour ce qu’il ne veut pas que nous fassions, et cela nous paraît comme étant naturel, à cause qu’il est si simple. Si nous écoutons le raisonnement et les réflexions, les consultons pour hésiter si nous voulons suivre cet attrait doux et subtil, ou non, alors nous leur laissons écouler, il s’évanouit, ou est offusqué par les réflexions… (p.25)

Mais le second état, que nous nommons l’état passif, par ce que notre Seigneur y requiert, que nous cessions de ces premières œuvres, pour lui laisser faire son œuvre en nous, en quoi notre travail actif ne ferait qu’interrompre et gâter son ouvrage qui est qu’il veut se former lui-même en nous, et nous recréer à son image, faire de nous une image vivante, vivifié de son esprit, ayant la même vie, les mêmes qualités et facultés que lui, en gardant la proportion qu’il y a toujours entre Dieu et la créature. (p.65

(p.108 sq.)… Cette âme expérimente, sans qu’elle y ait d’autre part de son côté, que de se laisser passivement aux opérations de l’esprit de Dieu en elle, comment notre Seigneur qui l’a prise pour son Épouse, lui charge sur elle et lui fait porter et sentir très réellement les faiblesses, les misères, les fautes d’ignorance et d’inadvertance des âmes dont il l’a chargée, elle est comme associée aux états par lesquels ces âmes passent, lesquelles sont dans l’opération de l’Esprit divin; elles portent leurs états, comme si c’était leur état propre, quoique que notre Seigneur les y a fait passer il y a bien longtemps, elles portent leurs tentations de même, et elles en sont chargées de Dieu pour le bien de ces âmes, qui par cette aide et ce secours reçoivent une grande facilité à surmonter les tentations qui leur arrivent, et les difficultés qu’elles rencontrent dans le chemin de leur retour à Dieu, sont par cette aide allégée plus qu’on ne peut le comprendre.

Cette âme apostolique fait donc l’office du grand Sacrificateur qui opère ces choses uniquement par son Esprit en elle; l’âme qu’elle porte est relevée facilement de ses fautes par ce moyen, rentre dans son abandon à Dieu par le sacrifice total d’elle-même qu’elle a fait et où elle est entretenue et aidée à le renouveler et à y rentrer, par l’aide de ce Sacrificateur, toutes les fois qu’elle tombe et se reprend tant soit peu elle-même, pourvu (109) qu’elle reste seulement dans son abandon quant à la volonté, et dans la docilité requise pour recevoir avec humilité, comme de Dieu, l’aide qu’elle sent bien lui être faite.

Tout ceci, et encore plus qu’on ne saurait décrire, s’opère sans l’activité ou la coopération de la créature qui ne peut en aucune manière prendre sur soi de telle charge envers qui il lui plaît : cela est impossible et n’aurait point de réalité; mais il est opéré uniquement par l’esprit de Jésus-Christ dans l’âme, qui ne fait autre chose de son côté que de souffrir et de porter passivement, mais volontairement les états des âmes dont l’esprit de Jésus-Christ la charge; ce qui ne lui cause pas de petite souffrance, et lui fait expérimenter elle-même, quoique sans comparaison et seulement selon la petite portion qui lui est donné à porter, ce que notre très adorable Sauveur a fait, souffert et porté pour opérer le salut des hommes qui veulent bien le recevoir, en se soumettant sous le joug de la croix.

Cet Esprit saint opère dans ces âmes les prières et les supplications selon le besoin des âmes dont elles portent les états, et ces prières sont toujours exaucées : car ce n’est pas elles, qui prient, mais c’est l’Esprit de Jésus-Christ qui prie en elle, et il est toujours exaucé : car notre Seigneur dit : Père je sais que tu m’exauces toujours.…

(p.171 :)

L’âme en laquelle il opère, non plus que nulle autre, ne peut rien aider ni contribuer et ne ferait que retarder et gâter ce bel ouvrage de notre Sauveur qui repeint son image dans l’âme. Tout ce que l’âme peut et doit faire est de demeurer en repos dans une passivité entière à son opération : comme la toile sur laquelle un très habile peintre voudrait peindre un excellent tableau…

(p.186 :)

Gens de bonne volonté qui cherchent et veulent se distinguer par la piété, qui ont horreur de la corruption générale qui règne dans le monde et veulent s’en séparer au-dehors; le font et établissent des confréries, se font des lois et des pratiques singulières, croyant par là devenir saints et parfaits. Mais ils expérimentent le contraire et l’esprit de Jésus-Christ leur demeure étranger quoiqu’ils se vantent de le posséder.

Cet esprit apporte dans l’âme où il règne la paix, l’union, la concorde : fuit les disputes et les dissensions, est tranquille et doit se caractériser par une conduite simple, humble, paisible… …

(p.202 :)

v. 24. Et veillons les uns sur les autres afin de nous entre'exciter à la charité aux bonnes œuvres.

Cette vigilance tire sa valeur de la subordination que l’esprit de Dieu a établie entre les âmes qui lui appartiennent et qu’il a unies ensemble pour s’entraider mutuellement les uns les autres. Cette union est si réelle et si étroite, comme les spirituelles, que lorsque quelqu’une des âmes que Dieu a ainsi unies avec d’autres ne sont pas fidèles à marcher dans la voie du renoncement à elles-mêmes et à toutes choses dans toute l’étendue de la volonté de Dieu pour elles, selon l’appel qu’il leur a donné, et qui leur est très bien connu : dès dis-je que ces personnes gauchissent tant soit peu de cet ordre, elles le sentent très vivement, par l’éloignement qu’elles aperçoivent avoir pour elles dans leur intérieur, et qu’elles se trouvent séparées d’elles sans savoir distinctement pourquoi, seulement (293) leur fond intérieur leur fait sentir très vivement de la séparation pour ces personnes auxquels elles sont si étroitement unies lorsqu’elles restent dans l’ordre de Dieu. Cela arrive surtout aux âmes qui sont les pères et mères de grâce à l’égard de leurs enfants, mon Dieu quels déchirements, quelles peines douleurs et agonies ne sentent pas ces mères de grâce pour leurs enfants…

(p.348 :)

Car les vraies âmes apostoliques ne cherchent personne, il faut que la providence les produise, et les fasse connaître à ceux que Dieu veut aider par leur moyen, lesquels en ont la conviction intérieure, Dieu leur manifestant ces Pères et Mères de grâce, qui ne se produisent point eux-mêmes, et aiment toujours davantage d’être cachés que de paraître : car quoiqu’ils soient prêts de donner leur vie et de sacrifier toutes choses pour la gloire de Dieu et le bien des âmes, ils n’ont aucun empressement d’agir pour cela, mais s’y laissent employer tranquillement, selon les occasions que Dieu en fait naître par sa providence. L’abandon, l’équilibre et l’égalité en toutes choses est le caractère que Dieu leur donne, ils se laissent tourner de tous les côtés, prêts à recevoir ceux qui leur demandent du secours, et prêts à les laisser, lorsqu’ils ne le veulent plus, contents que ce qu’ils croient que Dieu opère par eux ait son effet ou non, qu’il réussisse ou ne réussisse pas, sachant que c’est l’œuvre de Dieu et non la leur, et que Dieu (349) permet tous ces changements…

(p.353 :) Souffrir avec courage et ayant le sentiment de l’amour de Dieu auquel l’on se sacrifiait mille fois volontairement pour souffrir est bien agréable et consolant, et adoucit les souffrances les plus amères, les rend légères et faciles à porter. Mais souffrir en se sentant privé de toute force de tout courage de tout goût pour la souffrance, de tout amour pour Dieu, privée de toute vue et sentiment distinct que c’est pour Dieu et son amour que l’on souffre, sentir tout le contraire, comme n’étant que livré au mal et à tous les esprits malins, comme si on leur était abandonné en proie, pour exercer sur le corps et sur l’âme leur volonté. Ce sont là des souffrances amères et que Dieu fait porter aux âmes qu’il a auparavant conduites à son union centrale : elles n’ont donc la jouissance de Dieu qu’en foi. C’est l’esprit de la foi qui les soutient à l’insu du sentiment des sens dans ces souffrances si amères, et Dieu ne leur donne qu’autant de soutien sensible qu’il sait qu’elles en ont besoin pour ne pas succomber sous le poids des souffrances. Ainsi nous demeurons toujours étrangers sur la terre, dans ce monde où nous ne pouvons jouir d’une manière permanente de l’union de Dieu dans notre partie basse ou pour l’homme extérieur, qui est aussi loin et séparé du Centre que la terre des cieux. …



    Frédéric de Fleischbein (1700-1774)

Jules Chavannes s’écarte très souvent de son héros Jean Philippe Dutoit pour présenter des guyoniens proches ou influents, ce que ne laissent pas deviner les titres de ses publications281.

Proche d’entre eux, il écrit à leur mémoire en apportant des précisions que l’on ne trouvera nulle part ailleurs; elles furent très probablement confiées par les derniers fidèles. Chavannes publie peu de temps après leur disparition, et à Lausanne tout proche de Morges où se réunissaient ces guyoniens, ce qui rend le témoignage unique. Il informe longuement sur Fleischbein, le maître mystique de Dutoit et incidemment nous éclaire sur la mentalité propre aux cercles suisses romands et germaniques : 

«Jean-Frédérich de Fleischbein, comte de Hayn, était né en 1700, dans une position brillante selon le monde. Élevé dans le luthéranisme, entouré d’une orthodoxie morte [!], il n’éprouva, pendant sa jeunesse, aucune impression religieuse vraiment sérieuse [pour tout Suisse!]. À l’âge de dix-huit ans, cependant, au moment de se battre en duel à Lunéville, où il faisait alors ses études â l’académie lorraine282, il (p.62) sentit au fond de son âme un besoin pressant de prier Dieu et de lui demander la grâce d’être préservé du malheur de devenir un meurtrier. Blessé grièvement lui-même dans cette rencontre par son adversaire Castel Banco, il comprit le danger de sa situation, et ce danger lui fit faire de solennelles réflexions. Ce ne fut toutefois que dans sa trentième année, que, touché de Dieu, il fut «converti foncièrement par la miséricorde divine» ce sont ses propres expressions.

Ayant passé, avant cette heure bénie, par de longs et douloureux moments de tristesse â l’occasion de ses péchés et du besoin qu’il sentait de renoncer au monde, il eut à souffrir d’une part de l’aveuglement des membres de sa famille et de ses amis, qui ne voyaient dans ce qu’il éprouvait que de l’exaltation et des accès de mélancolie, et de l’autre, de terreur des ecclésiastiques de sa communion, qui, au lieu d’apprécier à son juste prix cette angoisse morale dont il était atteint par un effet dé la grâce régénératrice, et de le conduire à la pénitence, lui faisaient une fausse application des doctrines saintes de la justification [...] Cette expérience personnelle et les réflexions qu’elle lui inspira, jointes à la lecture des auteurs mystiques, expliquent assez bien les tendances catholiques si sensibles chez M. de Fleischbein, et l’adoption des doctrines de l’Église romaine, y compris la purification après la mort, l’intercession pour les décédés, la médiation des saints, etc., doctrines qu’il «reconnaissait fondées sur tous les points, à l’exception pourtant de l’abus, du pouvoir outré, de la tyrannie et de la gêne de conscience que le clergé catholique s’arroge.»

Heureux d’avoir pu amener ses parents et ses sœurs aux voies de la vie intérieure, M. de Fleischbein se sentit pressé de consacrer spécialement ses propriétés et son château de Hayn au divin Enfant Jésus, pour réunir en son saint nom, dans ce lieu, plusieurs personnes partageant les mêmes vues, et également animées du désir de se consacrer au service du Seigneur283.

Mais revenons à M. de Fleischbein. En 1732, il fit la connaissance de M. de Marsay et de sa femme Clara Élisabeth, née de Callenberg, mystiques jouissant d’une haute considération, et il leur confia; en 1735, le gouvernement de sa maison religieuse, en se mettant lui-même sous la direction spirituelle de son hôte284 […]

M. de Fleischbein s’était marié le 30 avril 1737 avec Mlle Pétronelle d’Eschweiler, originaire d’Aix-la-Chapelle, plus âgée que lui d’une quinzaine d’années; mais leur union ne dura que pendant trois ans. Il perdit en 1740 cette épouse pieuse, qu’on avait jugée assez avancée dans les voies de la vie intérieure, pour tenir sur les fonts de baptême, à Blois, le premier enfant de Mylord Forbes, au nom de Mme Guyon, qui, bien que morte, fut envisagée comme présente à la cérémonie.285

La sainte maison de Hayn s’étant dissoute, M. de Fleischbein transporta son domicile à Pyrmont, où il passa le reste de ses jours avec sa sœur, Mme Sophie Élisabeth, veuve de Prüschenck de Lindenhof, qui partageait pleinement ses vues religieuses. Là il devint le centre auquel aboutissait naturellement l’union des mystiques d’Allemagne, et en particulier de ceux qui se rattachaient à Mme Guyon. Il y était en 1762, lorsque M. de Klinckowström, ayant quitté Lausanne, fut conduit par son zèle pour la propagation de la vie intérieure, à lui offrir sa collaboration dans l’œuvre qu’il avait entrepris de traduire et de publier en allemand les œuvres de Mme Guyon. M. de Fleischtein était précisément en prières pour demander à Dieu de lui faire trouver l’aide dont il avait besoin, lorsque lui arriva la lettre de M. de Klinckowström. Cette coïncidence leur parut à l’un et à l’autre une direction providentielle et comme un sceau [68) de bénédiction mis par le Seigneur sur leur projet. De ce jour commença entre eux une liaison intime, qui alla en se resserrant jusqu’à la fin de leur carrière terrestre.

Pyrmont qui, en vertu de ses eaux salutaires, était chaque année le rendez-vous d’une multitude de gens venus de tous les pays, offrait à M. de Fleischbein une position très favorable pour son prosélytisme. Sa correspondance prouve le zèle avec lequel sa sœur et lui cherchaient à se mettre en rapport avec les personnes de tout état, riches ou pauvres, qui leur paraissaient disposées à entrer dans les voies intérieures. Assistant les uns, sollicitant les autres de secourir ceux qui étaient dans le besoin, ils entretenaient entre tous leurs amis les liens d’une communion fraternelle, dont ils jouissaient d’être les intermédiaires.

    MM. de Fleischbein et de Klinckowström

Mais c’est surtout entre MM. de Fleischbein et de Klinckowström et Mlle Lucie de Fabrice, demeurant à Zelle, que s’établit une correspondance habituelle des plus intimes. Un volumineux recueil de lettres adressées par le premier à cette dernière, de 1787 à 1774, fait pénétrer dans cette liaison affectueuse, douce et bénie pour chacun des membres de ce trio d’âmes si parfaitement unies dans le Seigneur. Traduites en français par les soins de Mlle de Fabrice elle-même pour l’édification des amis de Lausanne, elles sont parvenues à ceux-ci comme un précieux trésor d’affection et de lumières; et ils ont été heureux de se retrouver ainsi en communication avec le frère vénéré qui, pendant plusieurs années, avait été leur directeur supérieur, puisqu’il l’était de M. Dutoit lui-même. (69)

Un recueil bien plus considérable des lettres adressées par M. de Fleischbein au baron, dès le commencement de leur liaison en 1762 jusqu’à la mort du premier, dévoile d’une manière plus intime encore tout ce qui concernait l’union des amis, dans leurs diverses congrégations ou mégnies, pour nous servir de l’expression qu’ils employaient eux-mêmes, et permet de suivre le développement de leurs vues particulières, en consignant des renseignements que l’on chercherait vainement ailleurs. Écrites en allemand, ces lettres renfermaient un assez bon nombre de passages en français, relatifs aux communications les plus intimes, ou à la transcription des nouvelles reçues de Suisse. Elles contenaient souvent de petits feuillets détachés, en guise de post-scriptum, portant en tête cette suscription : À lire seul, ou Sujet secret, et destinés à être ou immédiatement détruits ou du moins soigneusement mis à part. Conservées religieusement par M. de Klinckowstrôm, ces lettres furent sauvées à la mort de celui-ci, ainsi que beaucoup de pièces provenant de M. de Fleischbein, par les soins et le dévouement à la cause mystique de Mile de Fabrice. Cette dernière était heureuse de pouvoir écrire à ce sujet, en 1775, à MM. Dutoit et Battit, qu’elle avait «tout lieu de croire que les héritiers de feu cher Philémon (c’est sous ce nom que les amis désignaient entre eux le baron) n’avaient rien retenu des papiers qu’il importait tant de retirer de leurs mains.»

La douce intimité constatée par cette correspondance assidue fut brisée par le décès de M. de Fleischbein qui (70) ainsi que nous l’avons déjà indiqué, mourut le 5 juin 1774. Par son testament, il avait désigné M. de Klinckowström comme son légataire peur la portion de son bien, 2500 écus d’empire, qu’il destinait aux amis de la vie intérieure. Mile Charlotte-Lucie-Frédérique de Fabrice était chargée de partager avec le baron l’administration qui lui était confiée, et de le remplacer en cas de décès. Communication devait être donnée à M. Dutoit de tout ce qui serait fait., en lui demandant son avis sur l’exécution du legs, constituant pour plusieurs inférieurs nécessiteux de petites rentes viagères. On voit par cette dernière disposition quelle était la haute confiance que M. Dutoit inspirait à M. de Fleischbein. Celui-ci prévoyait manifestement que le pieux ami de Lausanne serait appelé à le remplacer comme directeur général des âmes intérieures286.

Le vieux comte essayait de mettre en œuvre dans son château de Pyrmont les exercices de piété sévères qu’il pratiquait lui-même. «Il s’agissait d’un culte de silence et d’abandon en la présence de Dieu, recueillement auquel toute la maisonnée devait se joindre». Nous en avons quelques échos, par un récit critique de J.Ch. Edelmann et surtout par l’expérience d’enfance de Karl-Philipp Moritz rapportée dans Anton Reiser287.

Bien d’autres figures se croisent :

«Un monsieur de Watteville que l’on nommait l’abbé, parce qu’il avait été consacré comme ministre dans l’Église réformée, a passé quelques mois chez nous à Hayn [la première demeure de Fleichbein en Prusse] dans l’été de 1738… c’était un excellent homme. Il voulut voir madame Guyon en 1717, mais elle venait de mourir lorsqu’il arriva à Paris. Mlle de Venoge, d’après ce que m’en a dit M. de Marsay, et comme cela m’a été confirmé plus tard, doit avoir été très avancée dans l’intérieur.288»

Et Chavannes cite le «respectable M. Monod, chirurgien et maître de poste à Morges», marque les rapports de membres de la famille Watteville avec Zizendorf, Marsay, «le pieux pasteur Lutz, deux demoiselles désignées par Klink. comme intérieures de Berne». Marsay est accueilli par Duval à Paris; Treytorrens, «  le courageux défenseur des piétistes» est persécuté dans le canton de Berne»; Marsay est ami de Watteville; d’autres noms apparaissent : Mlle de Penthaz, M. Magny, etc.289.

Dutoit sera en correspondance avec Jean-Guillaume de la Fléchère, vénérable pasteur à Madeley en Angleterre, qui succède à Wesley fondateur du Méthodisme290. Dans son dernier séjour à Nyon sa ville natale, de 1777 à 1780, ils se rencontrent291.

La mort de Fleischbein le 5 juin 1774 sera bientôt suivie par celle de Klinckowström, figure que nous évoquerons bientôt. Le comte l’avait désigné comme son légataire tandis que Mlle Fabrice de Zelle était chargée de le remplacer en cas de décès — qui se produisit moins d’un an après. Dutoit deviendra alors pour tous «leur grand directeur»292.

C’est par Klinckowström que Dutoit fut mis en rapport avec le comte Frédéric de Fleischbein. Dutoit le considérait comme son directeur tandis que celui-ci faisait de lui le plus grand cas — quoi qu’il désapprouvât certaines de ses théories philosophiques293. Dutoit écrivit alors :

    [M. de Fleischbein m’a dirigé...]

«M. de Fleischbein m’a dirigé, et quinze ans je lui ai obéi à l’aveugle et m’en suis infiniment bien trouvé, Dieu m’ayant fait la grâce d’éviter l’erreur et le préjugé de ceux d’entre les protestants qui sont appelés aux voies intérieures, qui croient se pouvoir conduire tout seuls et n’avoir besoin de personne pour les diriger. C’est ainsi et au moyen de ce saint homme que j’ai évité une infinité de faux pas et d’erreurs et surtout celles qui étaient des réminiscences de la philosophie que j’avais tant cultivée dans ma jeunesse, où je croyais trouver la vérité et où j’ai vu enfin qu’il n’y avait que mensonge, mensonge et mensonge encore294.»

Le Traité de Dieu fut brûlé par Dutoit en 1764, mais par la suite il retournera à ses tendances, ce qui fera dire295 : «Qu’aurait pensé M. de Fleichbein du livre de la Philosophie divine?» publié en 1790. «C’est donc une heureuse influence anti-intellectualiste que Fleischbein exerça sur son dirigé296.»

Fleischbein était reconnu comme un maître intérieur :

Dutoit en détresse avait écrit à Klinckowström : «Les anges ne savent pas ce que je souffre». Ce dernier répondit : «Ils le sauront… si vous vous tenez collé au cœur de notre cher ami de Fleischbein d’une manière conforme à votre état et degré…297.»

Nous avons en manuscrit un résumé accompagné d’extraits substantiels de lettres de la vaste correspondance ente Fleischbein et Klinckowström. Traduite de l’allemand par un excellent connaisseur du cercle298, elle constitue un témoignage précis et vivant sur l’esprit du groupe de Lausanne portant sur le deuxième tiers du XVIIe siècle. En voici une partie299 éditée pour la première fois,. C’est un «zoom» porté sur les années critiques pour Dutoit de 1763-1764. Il illustre les problèmes rencontrés en fin de l’histoire de l’Ecole du Coeur d’où la longueur accordée par indulgence.





Lettres de Monsieur de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström

Relevé d’une correspondance qui éclaire les divergences entre Fleischbein et Dutoit, deux figures influentes de la seconde moitié du siècle des Lumières. Les religions laissent place à des spéculations pré-scientifiques. Elles tentent de compenser l’affaiblissement de croyances religieuses et politiques.

Premier fascicule, Lettres 11e. 15 mars 1763.

(6)300. Dr Burckardt (méthodiste) méprise les mystiques en les appelant quiétistes, gens inutiles. Les écrits du cher et vénérable Dutoit feraient quelque chose de bien grand s’il faisait du docteur B[urckardt] un mystique. Mais qui sait ce que Dieu fait. Il suscite des sages, des prophètes, etc. M. Dutoit lui-même, un grand exemple de la grâce de Dieu. [Et] Même dans le clergé, parmi les savants, etc.

Deuxième fascicule, Lettre 2. 12 octobre 1763.

(6). Je crois que M D[utoit] sera le directeur d’une famille spirituelle, mais qu’il aura beaucoup à souffrir pour elle.

Lettre 7e du 6 janvier 1764.

(1). [...] Dès que vous m’eûtes fait connaître quelque chose de mon cher Théophile [Dutoit], je jugeai par un certain instinct de cœur et du fonds intime que son état était un état de lumière, et beaucoup de choses que vous n’en disiez étaient repoussées par mes principes. Le cahier d’écrits mystiques a justifié mes appréhensions et mes appréciations. Quant à la métempsycose, je n’ai rien signalé expressément dans cet écrit, parce que j’estime pour le moment du moins qu’il est dangereux d’y penser et encore plus d’en écrire. Je sais témoigner avec certitude que les opinions de Théophile sur ce point sont fausses et sans fondement. [...]

J’atteste devant la face de Dieu que mon sentiment intime (mein innerer Gründ) repousse absolument tout ce qui dans ses écrits est fondé directement ou indirectement sur ce principe de fausses lumières, et que je ne veux plus rien avoir à faire avec ces choses ni les lire ni les examiner. Ce n’est pas notre voie, ce n’est pas la voie qu’enseigne Mme Guyon dans ses divins écrits, c’est une voie en intelligence (verstand und vernunft), en raison, en partie éclairée, mais avec beaucoup d’erreurs, funeste et propre à entraver ceux qui cherchent la voie droite de la foi nue et obscure.

Les écrits de Théophile [...] ne peuvent que vous détourner de la foi intérieure pour vous pousser dans les spéculations. Ils vous feront perdre cette vocation si évidente que vous avez à une route simple, enfantine de foi obscure, pour [14] vous pousser dans cette voie des spéculations, où les savants s’égarent, et qui, lors même que vous vivriez des siècles, ne vous ferait jamais parvenir au but. Laissez toutes ces vaines spéculations et suivez la voie des enfants, car le royaume des cieux est pour ceux qui sont tels, a dit Jésus-Christ. [...] Vous ferez bien pendant longtemps de ne lire aucun autre livre spirituel, outre la sainte Écriture, que les ouvrages de Mme  Guyon et de vous occuper à les traduire. Particulièrement si vous vous sentez troublé, tenté par la sécheresse et les distractions, appliquez-vous à ce travail de traduction, dans le recueillement et en présence de Dieu, qui vous fera connaître d’où viennent ces misères. Cela est absolument nécessaire pour votre avancement spirituel.

Quant au cher frère Théophile, il fera bien de brûler entièrement et sans exception ses écrits mystiques tout ce qui est fondé sur ces principes erronés que j’ai mentionnés plus haut, puis de se retirer dans sa voie de perte et de misère. Et quand la tentation d’écrire (tentation trop répandue) viendra le saisir d’une manière irrésistible qu’il écrive sur toute autre matière que les sujets spirituels. L’expérience lui en apprendra plus là-dessus que tout ce que je pourrais dire ici.

J’ai aussi commencé à lire la lettre de quatre demi-feuilles [?] du cher Théophile que vous avez bien voulu me communiquer. Il m’a été absolument impossible d’en poursuivre la lecture il m’est arrivé comme en lisant ses écrits mystiques; je me suis senti jeté hors de mon centre et pressé dans le domaine de la raison et de la spéculation. Comme je ne puis pas lire cette lettre jusqu’au bout, j’ai l’honneur de vous la renvoyer avec mes humbles remerciements [...]301.

Lettre 8. 19 janvier 1764.

[...] J’ai déjà montré que ses enseignements [ceux de Dutoit] sont contraires à ceux de Mme  Guyon, de même que ceux de tous les grands saints de l’église chrétienne, qui depuis le quatrième siècle ont rejeté la doctrine de Basilidès, d’Origène, des gnostiques et d’autres encore, doctrines que le cher frère Théophile a même exagérées en plusieurs points. [...]

Lettre 10. 17 février 1764.

Soyez certains que malgré ce que je vous aie écrit au sujet du cher et vénérable frère Théophile, mon union avec lui n’a nullement été interrompue. Je le vénère et l’aime comme auparavant, mais dès le commencement j’ai compris qu’il y aurait des choses sur lesquelles nous ne serions pas en harmonie.

M. de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström302.

Tout ce que me fait écrire le cher frère Théophile, tout ce que je sais de lui, m’a confirmé qu’il est dans un état de lumière; qu’il a la vue et le goût de l’anéantissement, mais non pas encore l’état même; qu’il lise ce que Mme  Guyon, entre mille autres endroits, écrit de l’état d’Élie, et le passage admirable sur Habacuc 3 v. 3, etc. Elle y fait voir la différence de deux moyens : le plus éloigné, par tentations, persécutions et tourments inconcevables, a été le moyen dont Dieu s’est servi à l’égard de lui par le passé jusqu’ici. Le second moyen est celui que Mme  Guyon décrit après le premier, et auquel, à ce que je crois, le cher frère Théophile est appelé. Toutes ces grandes choses en lui, que je respecte et révère pour ce qu’elles sont, et pour le temps destiné à cela disparaîtront; il deviendra tout naturel, à ce qu’il paraîtra à lui et aux autres; et comme par le passé il s’est ceint lui-même, et est allé où il a voulu, il viendra un temps où un autre le ceindra et le fera aller où il ne voudrait pas. [...] Dieu le veut amener dans la voie d’une foi nue et dépouillée de tout, et qui sera d’autant plus nue et dépouillée que plus il a été élevé par son état de lumière. [...] Dévorez, consumez! écrivent Mme  Guyon et M. Bertot; son combat est en cédant et non en résistant. Il m’entendra. Cela est pour notre très cher Théophile, et non pas pour vous, Monsieur le Baron.

Pour ses écrits que je n’ai pas vus ni lus, je suspends mon jugement. Mais qu’ils [18] soient bons ou à rejeter, il faut toujours les abandonner à la divine providence, et son désir qu’il me paraît avoir pour qu’ils soient imprimés, m’est une marque certaine qu’il les a écrits dans un état de lumière. La marque infaillible d’un état consommé est l’extinction de tout désir, de toute volonté et de toute propre subsistance de l’âme; ayant donc encore ce désir, c’est une marque certaine qu’il n’est pas encore dans l’état de consommation. Mme  Guyon écrit que le seul désir pour travailler à la gloire de Dieu et au salut des hommes est ce qui rend une telle personne indigne, que Dieu se servirait de lui pour de telles choses. Il faut être mort à tout. Et si c’est Dieu qui met l’âme à désirer l’avancement de son règne et de la gloire, il donne en même temps à cette âme un acquiescement à sa sainte volonté et aux ordres de sa providence, ne faisant pas le moindre pas pour avancer le moment divin en l’accomplissement de ce que Dieu lui a fait connaître être sa volonté.

Cette règle est générale, et à moins d’un impulsion ou mouvement divins, à laquelle on ne peut pas résister, une telle âme, en sa consommation, n’agira jamais autrement que par la providence, et cette impulsion ou mouvement divin, irrésistible lorsqu’on l’a, n’est que pour ce qui nous regarde nous-mêmes à faire ou à entreprendre, si une autre personne doit y concourir, on le lui pourra dire, mais y pleinement acquiescer, si cette autre personne le refuse, la laissant à Dieu, indifférent si l’on se serait trompé ou non. C’est pour répondre à la visite ou vision de Mme  Guyon, que le cher Théophile a eue, si la chose et que ses livres doivent être imprimés, est de Dieu, la providence en disposera, mais qu’il assure être sûr que l’impression lui soit faite, je ne puis pas croire que cette impression ou lumière soit de Dieu, d’autant moins qu’il assure que M. le Baron en sera l’instrument, cela dépendant de cette chère personne, et de l’inclination que Dieu lui en donnera, à quoi le cher Théophile faudra acquiescer, quand même cette vision serait de Dieu ou par [19] ordre de Dieu, ce qu’il n’est plus que douteux, parce qu’il y ajoute : [revoir les soulignements!] Voilà la vocation de laquelle je vous avertis… et Mme Guyon m’a dit de ne pas me mettre en peine et de m’immoler résolument. Ainsi vous n’aurez qu’à voir le concours et le moment de la providence, je ne puis presque pas douter que le cher Théophile n’a eu cette vision, que pour l’humilier, Dieu l’ayant permis, qu’un Esprit étranger lui est apparu sous la figure de Mme Guyon, ou si cela n’est pas une vision (sur quoi il ne s’explique pas positivement), que cela s’est fait en la manière intellectuelle, dont l’un ou l’autre sont des choses toujours très douteuses et qu’il faut toujours surpasser, ne s’y arrêtant pas un moment. La vision de l’excellent Fénelon qui vint auprès de lui étant au lit il y a deux ans… lui disant qu’il lui fallait passer l’océan avant que de pouvoir être uni à lui, cette vision pourra être d’un bon esprit, mais il devait toujours surpasser sans s’y arrêter un moment. Il ne le fit pas, car il écrit : Depuis quelque temps j’ai eu la certitude que cet océan avait été brisé devant moi et que je l’avais passé, etc. L’océan ne se brise pas et ne se passe pas en deux ans. Mme Guyon écrit que quelquefois dans vingt et trente ans les états des pertes jusqu’à la consommation ne se passaient pas. Rien n’est impossible à Dieu. Dieu pourra même exempter une âme de passer ces états à la manière commune, mais ordinairement cela ne se fait pas. Et même l’assurance qu’il écrit en avoir n’est qu’une preuve convaincante qu’il n’a pas passé l’Océan. Saint Jean de la Croix écrit positivement (à ce que je m’en souviens, car il y a trente ans que je ne l’ai pas lu) il écrit que ceux qui étaient encore en chemin croyaient qu’ils étaient arrivés au terme de la vie divine, mais que ceux qui y étaient arrivés véritablement ne croyaient pas. La raison est que les premiers ont des lumières en leur propre capacité de l’âme qui les éblouissent et la leur font croire; mais les derniers restant dans leur anéantissement, qui les empêche de savoir eux-mêmes et jugeant par intervalles de leurs misères et de leur néant, ils ne le peuvent pas croire, à moins que [20] par mouvements divins et pour le bien des autres, Dieu leur fait dire ou écrire quelque chose de leur état véritable, ce qui passe et qu’ils oublient dans le moment.

Il m’a paru bien extraordinaire ce qu’il a écrit de moi-même. Mme  Guyon, écrit-il, venait alors me rassurer entre l’esprit de M. de Fleischbein qu’il venait toujours pour me faire brûler ce qui était écrit du Traité de Dieu (note 1), et cela durant plusieurs jours, sous la raison qu’il y avait des choses est trop long et aussi douteuse. Il me talonnait, etc. Il est vrai, et ma sœur le peut attester que depuis longtemps je lui disais que le cher Théophile, suivant mon exemple, ferait bien de brûler tous ses écrits qui avaient de l’extraordinaire et qu’il ferait [21] bien d’entrer de bonne foi dans la voie de perte. C’est ce que j’ai dit cent fois à ma sœur, mais aussi c’est tout, ayant en horreur toutes les opérations magiques : et lorsque je prie pour lui, je prie Dieu qu’il lui fasse ouvrir les yeux pour voir le grand danger de sa voie de lumière, et de le conduire dans la voie de la foi obscure et nue, et cela pour le bien de lui-même et de toutes les âmes que Dieu lui a adressées; étant certain que s’il reste dans sa voie et si les autres le suivent, cela aboutira sinon à une chute et scandale notable, du moins cela arrêtera le grand œuvre qu’il semble que Dieu se veut préparer en Suisse.

(note 1)

Je savais bien que le cher frère Théophile écrivait des traités mystiques, et de diverses matières, mais pour ce Traité de Dieu en particulier, je n’en savais absolument rien. Je ne pouvais donc pas penser en ce temps, qu’il devait brûler le dit traité, quoique je pensasse qu’il ferait bien de brûler tous ses traités mystiques qui contenaient ces choses extraordinaires. Il faut donc que ce ait été un esprit étranger qui ait pris mon nom ou ma figure, à le talonner et pousser à brûler ce traité, et qui après est pris la figure ou forme et le nom de Mme Guyon, pour, sous prétexte de le rassurer contre moi, l’ait voulu préoccuper contre moi, et contre mes sentiments à l’égard de lui, prétendant par là de l’engager à faire son possible pour l’impression de ses ouvrages, afin de jeter par là du blâme sur les voies intérieures, enseignées principalement dans les divins écrits de Mme e Guyon, de les décrier par les gens d’étude, qui n’approuvent certainement pas les écrits mystiques de Théophile, de faire traiter les voies intérieures de folie, imaginations et fanatisme par les mondains et libertins, de détourner les vrais intérieurs de cette voie divine pour les faire donner dans les spéculations, choses extraordinaires et dans le fanatisme; mais enfin pour empêcher par là l’avancement du règne de par le vrai [21] intérieur. Ça été le véritable but de cet esprit impur, qui est apparu (visiblement ou en manière intellectuelle) ou cher Théophile, prenant premièrement mon nom et l’idée de ma personne, et depuis le nom et la figure de Mme  Guyon. Le cher frère Théophile est assez illuminé et savant dans ces sortes de matières pour connaître, si le veut sincèrement, que certainement il a été la dupe de cet esprit impur, qui le mène tout droit dans le fanatisme, s’il ne s’en retire promptement et sagement. J’ai marqué dans mon écrit français précédent que sa voie de lumière et bien des points de sa doctrine sont directement opposés à ce que Mme  Guyon a écrit, touchant ces choses. Quelle apparence n’y a-t-il donc que cette très grande Sainte lui soit apparue véritablement pour le rassurer contre des conseils entièrement conformes à ses doctrines (qui sont celles de l’Écriture sainte et de la Sainte Église de Jésus-Christ,) et qu’elle l’ait poussé à faire imprimer ses ouvrages mystiques et à s’immoler pour cela. Saint Paul écrit : S’il vient un Ange qui prêche un autre Évangile que… qu’il soit anathème Je dis hardiment à cet esprit impur d’une qui a pris la forme et le nom de Mme Guyon, la même chose.

[22] Quant à ses écrits, j’en ai écrit les sentiments de ceux que j’ai vus et lus, c’est-à-dire le cahier des Discours; et je suis encore du même sentiment. En général il fera bien de se poser les bornes pour ne jamais avancer quelque chose qu’il ne trouve pas autorisé et fondé dans les saints mystiques reçus et approuvés par l’Église. Encore doit-il éviter tous les mots et expressions inusitées; ils sont toujours la marque d’un état de lumière dans lequel on voit les choses de loin, sans les posséder réellement. Si ses écrits, comme je ne puis pas douter, sont fondés sur des principes conformes à ceux qui sont dans le cahier des Discours, et principalement s’ils contiennent des expressions extraordinaires et inusitées, le meilleur est de brûler ces écrits. Les Sermons qu’il a faits et qui sont imprimés sont édifiants; s’il a donc un attrait ou une envie irrésistible d’écrire des choses spirituelles, qu’il écrive des sermons semblables, se contenant dans les bornes ci-dessus marquées.

Quant à mes propres écrits, j’embrasserais avec beaucoup de joie le moment, si Dieu m’ordonnait de les brûler tous, ne les estimant autrement, autant que Dieu les veut encore souffrir et ne me donne pas le mouvement de les brûler; mais si un autre les brûlerait, j’en serais parfaitement content, ne doutant pas qu’il le ferait par ordre ou par mission de Dieu et de sa Providence. Qu’on les corrige, les change, cela ne me touche pas (mais qu’on ne m’attribue pas des changements notables); ce n’est plus mon affaire. Ils sont entièrement abandonnés à ce que Dieu en ordonnera. Si j’ose encore souhaiter quelque chose, j’ai l’inclination qu’ils ne soient pas souvent rendus publics pendant ma vie. Qu’on ne dise pas : il y a pourtant de belles choses dedans, ce serait dommage de les brûler. Nullement. Dieu est si absolument indépendant de tout moyen qu’il fera son œuvre sans le concours d’un instrument si chétif et si misérable que je suis.

Voilà Monsieur le baron, mes sentiments à l’égard du très cher frère Théophile, de ses écrits et des miens, et je proteste devant Dieu que cela est véritable autant que je puis juger [23] de moi et de mon intérieur. Je ne vous dis pas, Monsieur le Baron, de faire savoir mes dits sentiments au cher frère Théophile, et aussi n’y suis-je pas contraire que vous le fassiez. Je le laisse à vous et à ce que Dieu nous en fera connaître, et vous inclinera de faire. Si vous écrivez au cher Théophile quelques mots de moi, faites-lui et à ses chers associés, mes salutations très cordiales, que je l’aime et le révère grandement, et que je souhaite de tout mon cœur que Dieu l’arrache de ses voies extraordinaires de lumière si dangereuses pour lui et pour tous ceux que Dieu a confiés à ses soins.

[Tout le reste de la lettre est en allemand, nous en extrayons encore ce qui suit :]

[…] Mme  Guyon, notre chère spirituelle et sainte mère, avait, comme sa vie le montre, des rapports avec des âmes qui étaient pareillement dans un état de lumière, comme le frère Anselme par exemple. Elle les estimait beaucoup, et les révérait comme des personnages réellement saints, quoique non encore consommés (überge gangen) en Dieu. Nous pouvons donc et nous devons faire grand cas de notre cher frère Théophile et le vénérer, mais sans nous laisser enlacer dans son état de lumière, et sans approuver les lumières et les vues qui ne sont pas d’accord avec l’enseignement général des saints auteurs mystiques de l’Église catholique. Pour ce qui me concerne, je ne puis absolument pas adopter ces vues, je dois au contraire m’y opposer et les combattre. C’est ce que j’ai fait dans mon écrit du mois passé, et je le ferai encore partout si Dieu m’y poussera. Ces vues feraient un horrible ravage si on les publiait, et je n’y donnerai jamais mon assentiment. Quant à ce qu’il écrit au sujet des premiers Élohim ou Innés [?], je n’ai aucune idée à cet égard, et de telles recherches ne sont pas mon affaire, je n’écris que des lettres et je travaille à mes traductions. Quant au reste je demeure à ma place, comme Mme  Guyon le dit du ver. Je ne le ferai pas de nouvel essai de pénétrer dans les lumières de Théophile, j’en ai dit ma façon de penser et je m’y tiens. [...]

Distinction de l’enthousiasme et du fanatisme.

Les âmes qui appartiennent à Jésus-Christ reçoivent immédiatement l’esprit de Dieu pour se diriger dans toutes les circonstances de la vie.

Celles qui sont dans des degrés inférieurs et qui sont encore sur le chemin sont conduites d’une manière médiate par un bon ange, et celles qui sont amenées à l’intérieur, dans le désert de la foi obscure, ou qui y marchent réellement, sont conduites par un ange de la hiérarchie de Michel l’ange du pur amour, comme Mme  Guyon l’atteste.

Les âmes qui sont dans l’obscurité de la foi, lorsqu’elles entrent dans leur propre esprit, tout comme les âmes qui sont dans l’état de lumière, peuvent être entraînées dans le fanatisme, mais les premières bien plus difficilement que les dernières. On tombe dans le fanatisme lorsqu’on suit son propre esprit, ses imaginations, ses propres vues, et de fausses lumières (ce qui comprend tout l’extraordinaire) et lorsqu’on prend ces choses pour divines et venant de Dieu lui-même.

Pour ces deux classes d’âmes, le plus sûr est d’avoir un directeur bien expérimenté dans les voies de Dieu et de suivre aveuglément ses avis. C’est ce que conseillent et attestent Mme  Guyon, M. Bertot, tous les mystiques, les anciens anachorètes, et même Origène, lui qui était dans un état de lumière.

Dans les deux voies, mais bien plus dans la dernière, il survient des choses que l’on appelle invitations (ou exigences) et les âmes se croient poussées de Dieu à faire ceci ou cela, et il est souvent assez difficile de discerner si ces choses viennent de Dieu, ou de la mauvaise nature de l’homme, ou d’un esprit impur se déguisant en ange de lumière. Les âmes auxquelles pareilles choses arrivent ne savent pas en général faire cette distinction et demeurent souvent bien des années, quelquefois même toute leur vie dans l’incertitude, si une telle sommation qu’elles ont eue, à laquelle elles ont peut-être obéi, venait de Dieu ou non. Un directeur expérimenté leur serait de toute utilité.

Lettre 13. 3 avril 1764.

Théophile est sans aucun doute appelé à l’anéantissement, mais il devra travailler de tout son pouvoir à se débarrasser de ses lumières (en outrepassant [dürch ûberschreiten] ce qu’il se sent irrésistiblement poussé à écrire immédiatement : de telles lumières sont à brûler). Il faut qu’il entre dans l’obscurité de la foi et même qu’il demeure dans sa vie de perte, s’il veut accomplir sa vocation de Dieu sur la terre. Quant aux voies et aux états de perte ou d’anéantissement (comme il veut les nommer) une âme fidèle ne peut pas en sortir par ses propres efforts. La toute-puissance de Dieu, c’est-à-dire de Jésus-Christ, peut seule en tirer; c’est là son droit de Sauveur.

Il n’est pas douteux que des personnes en état de lumière puissent avoir de bonnes lumières, et même des lumières venant de Dieu, mais pour de telles âmes ce ne sont que des lumières médiates. Dans mon opinion (que je laisse toutefois à l’examen des autres) les lumières venant des Séraphins sont données aux cœurs dans lesquels l’Esprit habite; et qui ont l’expérience de l’amour divin. Mais les lumières qui sont données essentiellement à l’intelligence, démonstrativement, sont pour la plupart des lumières de Chérubins quoiqu’elles puissent aussi venir en partie du cœur, ou de l’esprit, ou du fond de l’âme, mais les unes et les autres sont des lumières médiates. Elles ont quelque chose de brillant, un certain éclat, quelque chose qui se donne à discerner en tant que lumières.

Les lumières immédiates au contraire, aucune âme ne peut les avoir que celles dans lesquelles Jésus-Christ est né mystiquement. Ces lumières immédiates n’ont rien de brillant, ni quoi que ce soit qui les fasse distinguer comme lumière. On connaît un mystère ou une vérité, sans savoir comment on a pu les connaître, et on est très étonné de les connaître (lorsqu’on vient à y réfléchir). C’est là la vraie connaissance (science), celle des lumières immédiates, comme Mme Guyon l’atteste. [...]

Lettre 14. 13 avril 1764.

[…] Je suis au reste très réjoui des excellentes dispositions du cher frère Théophile. Quant à l’extérieur de sa mission, il n’en sera plus question, du moins pour un très longtemps; excepté ses directions à ses enfants de grâce, direction qui ne devra point cesser, et que des enfants ne pourront point abandonner, si des deux parts ils ne veulent pas marcher hors de l’ordre de Dieu. Il leur sera bien plus utile qu’il ne l’a jamais pu être auparavant et ses paroles porteront coup, comme le dit Mme Guyon dans une de ses lettres.

Je pense qu’il renoncera bientôt à son travail d’écrire des sermons, Dieu lui en donnera du dégoût, et le mettra peut-être dans l’impuissance de faire. Il éprouvera encore des choses, qu’il n’aurait jamais pu imaginer; car la mesure de son élévation précédente sera celle de son futur abaissement, cela ne peut pas m’en manquer, puisqu’il doit être anéanti dans le degré de sa vocation, et puisqu’il persévère avec fidélité dans sa voie de foi obscure. Je me sens très intimement uni avec lui, et je conçois de très grandes espérances quant au progrès de l’œuvre de Dieu dans les âmes en Suisse. Il faut maintenant qu’il naisse à la croix, puisqu’il était auparavant dans le danger d’une entière perdition, s’il avait persévéré dans la voie de lumière. Dieu a fait ici une grande œuvre, qui ne sera bien connue que dans l’éternité, et qui sera en particulier un sujet de grande bénédiction pour mon chérisssime patrons, ce qui est pour moi une grande joie.

Lettre 15. 24 avril 1764.

J’espère que le cher frère Théophile s’avancera maintenant sans obstacle et de plus en plus dans le désert de la foi obscure. Oh! Qu’il sera étonné lorsque les nombreuses richesses spirituelles qui lui sont encore laissées lui seront ôtées, et quand il reconnaîtra seulement alors qu’il les a possédés! Aussi parce que Né... adnazar pouvait avoir des richesses spirituelles pendant les sept ans qu’il a passés au milieu des bêtes sauvages, peut-il nous en et laisser dans les états de perte.

Il est à son sens comme écrasé, mais ce n’est qu’un éblouissement qui l’amènera successivement dans le lieu où Dieu veut l’avoir. Dieu a accompli ici une vraie merveille, non par moi qui n’ai fait que témoigner ce que je savais par expérience être la vérité, mais en ceci, qu’il a incliné ce cher frère à renoncer à son propre esprit et à ses prétendues lumières, par où il a sauvé son âme d’une chute grave dont il était bien près, et encore en ce que les âmes qui lui sont unies sont mises à l’abri de ses dangereuses lumières et introduites dans l’obscurité de la foi. Et ainsi il leur sera encore d’une grande utilité, non pas tant comme auparavant par la direction, mais par la souffrance.

Et vous, mon cher patron, comme vous avez été réveillé par lui et qu’il vous a amené à la conversion par l’Évangile, vous ferez bien de ne pas renoncer à sa direction. Mais puisqu’il témoigne qu’une correspondance étendue et trop fréquente lui est onéreuse, il faut que nous nous confirmions à son désir. Je suppose qu’il est plus jeune que moi de plusieurs années; il me survivra donc probablement. Ceci établit entre vous deux une union subordonnée qui doit demeurer aussi longtemps que vous marcherez l’un et l’autre fidèlement dans voie. Suivez-le donc comme votre directeur, aussi longtemps que Dieu le voudra. [...]

Lettre 16. 15 mai 1764.

Je n’ai pas le moindre doute sur la grande vocation du cher frère Théophile, et je trouve quelques rapports entre lui et le père La Combe, quant à la manière dont il est conduit. La Combe a comme lui été transporté tout à coup d’un état de grande lumière où il avait été très utile à beaucoup d’âmes, dans la voix obscure. On aurait pu croire que Dieu le destinait à de grandes choses éclatantes, et il a été jusqu’à sa mort dans la captivité et dans l’exil, tandis que son intérieur était pareillement dans l’obscurité, comme le montre sa dernière lettre à Mme Guyon. Néanmoins il était dans un état apostolique véritablement très élevé. Mais tout demeura caché en Dieu, et cela aux yeux du monde, ignoré même des âmes pieuses, à l’exception de ce que Mme Guyon en a révélé d’après une vraie lumière divine. Cela appartient aux Magnalia Dei que les grandes choses et les œuvres les plus sublimes, il les accomplit dans et par le Néant.

Théophile sera certainement aussi employé à l’œuvre de Dieu, quand il se laissera détruire jusqu’au fond, et qui laissera abattre en lui tout ce qui est grand. Il sera bien sûr plus utile aux autres et à ses enfants de grâce par ses souffrances. Eux et lui forment une famille spirituelle, dont il est le capitaine. Il doit les précéder en tout, et se plonger le premier dans l’abîme de l’humiliation, et il leur sera utile dans la mesure où il le fera. Son esprit éclairé par l’abaissement et les souffrances deviendra toujours plus capable d’être en communion avec les autres et de leur donner de bons conseils. En outre son esprit sera fortifié en Dieu dans la mesure où il sera dépris de lui-même. Que ses enfants de grâce le suivent pas à pas dans l’abîme de l’abaissement. Par là je suis convaincu que l’œuvre de Dieu avancera prochainement parmi ces chers [31] frères, et cela sans éclat extérieur et sans grande apparence.

Que les âmes intérieures marchent ainsi, et elles deviendront dans leur pays la petite semence de moutarde pour le royaume spirituel de Jésus-Christ. Qu’elle ne cherche pas d’autre directeur que Théophile que Dieu a destiné à cela et qu’ils reconnaîtront comme un berger fidèle dans cet abaissement que chacun doit éprouver pour sa part Vermis sum et non homo. Il éprouvera que ni lui ni ses enfants de grâce ne doivent attendre des choses éclatantes, grandes, extraordinaires, mais qu’ils doivent se laisser conduire dans les voies tout ordinaires. Rappelez-vous ces paroles de l’aveugle-né si souvent cité par Mme Guyon : «Comment as-tu recouvré la vue? - Il a mis de la boue sur mes yeux.»

C’est aussi la seule chose que j’aie à répondre, d’après votre dernière lettre, à l’écrit du cher frère Baillif pour lui et pour Madame son épouse. (Quant aux éloges qu’il me donne, je ne puis rien répondre, je ne les accepte pas.) Dieu ne me donne rien pour eux que ce qu’ils peuvent savoir par la lumière générale, et par les conseils qu’ils tireront des écrits de Mme Guyon. Pour les cas particuliers, Dieu donnera lumière et sagesse au cher frère Théophile pour leur faire connaître à l’un et à l’autre sa sainte volonté. Ce qu’ils ont admiré jusqu’ici dans ce cher Théophile n’était que de brillantes bagatelles; et ce qu’il les met maintenant dans l’étonnement, savoir que Dieu a commencé à renverser et à briser cette âme grande et douée de tant de grâce, ce sont de grandes, glorieuses et même divines merveilles, dont le résultat sera, s’ils viennent à connaître eux-mêmes par expérience la lumière de la vérité, de leur faire considérer le cher Théophile comme bien plus élevé et bien plus heureux, que lorsqu’il brillait à leurs yeux encore charnels d’un si grand éclat. [...]

PS.

Mon chérissime patron me permettra de faire encore quelques réflexions au sujet des chers frères et sœurs de la Suisse. C’est évidemment une œuvre du Seigneur qui s’est faite parmi eux, mais ils étaient tous bien près du fanatisme, ce qui aurait fini par un effroyable scandale; et l’œuvre du Seigneur et ses voies auraient fini là calomniées. Dieu commence à les en tirer, et cela par leur capitaine spirituel, celui-ci devait le premier descendre dans les humiliations, sans quoi les autres n’auraient pas pu revenir dans l’ordre de Dieu. Par ce qu’on forme ensemble une famille spirituelle, qu’un membre dépend d’un autre, et reçoit la nourriture par son canal, si l’on veut se séparer sans être introduit immédiatement dans une autre famille spirituelle, on périra infailliblement.

Que l’on est heureux d’être introduit dès le commencement dans la voie de la foi obscure par les enseignements de notre sainte mère, et d’être conduit dans l’obéissance et dans la subordination qui sont ici d’une nécessité indispensable! Combien de faux pas l’on évite ainsi! Mais il arrive souvent que l’on présente aux âmes dirigées des vérités qui étant au-dessus de leur capacité ou plutôt de leur état propre (spécial) leur sont indigestes, ce qui occasionne, comme l’écrit Madame Guyon, de terribles écarts, qui exigent beaucoup de temps, jusqu’à [ce que] tout revienne en ordre, et qui arrêtent extrêmement les âmes. Elles veulent éviter ceci ou cela, d’après leurs propres sentiments ou leurs intérêts, et les choses qu’elles redoutent sans motif; et il leur arrive selon le proverbe, qu’en voulant éviter la pluie elles tombent dans le ruisseau, ou sous la gouttière. [...]

Lorsqu’on a reconnu en gros le mode de conduite que Dieu nous a destiné, il ne [34] faut pas user de ménagement envers Dieu, mais suivre aveuglément la voie où il veut nous conduire. L’Étoile Polaire est au-dedans l’attrait intérieur, le repos et la paix; au-dehors le moment de la providence divine; ceux qui ont une direction ne doivent avoir aucune défiance à l’égard de leur directeur, car il est impossible que Dieu permette qu’un directeur donné par lui puisse faire égarer les âmes.… Il est d’autant plus nécessaire d’insister là-dessus afin que, puisque le cher frère Théophile est si effroyablement humilié, ses enfants de grâce n’en viennent pas à le mépriser à cause de cela; bien au contraire ils doivent l’en estimer d’autant plus, comme portant l’image de Jésus-Christ, et demeurer soumis à sa direction. [...]

Le cher frère Monsieur Baillif fait bien de s’abstenir à cet égard et d’éviter l’émissaire des quakers. Éviter entièrement ses esprits errants çà et là, c’est le plus sûr moyen de s’épargner bien des tentations, bien des détours et des arrêts dans la voie que Dieu donne aux âmes qui marchent dans la foi obscure et encore plus à celles qui sont dans la voie de perte, précisément pour cela une lumière si claire pour saisir les erreurs et les détours de ceux qui sont dans les lumières et dans la force active. C’est précisément afin qu’elles discernent et évitent aisément de tels esprits. Si elles font cela sans entrer dans aucun examen et sans se laisser mettre en rapport avec une telle voie, comme Monsieur Baillif le fait à l’égard du quaker [35] tout va bien. Mais si elles veulent (discuter avec des syllogismes) examiner avec les augmentations de la raison ou même si elles cherchent à convertir des esprits étrangers, les âmes intérieures sortent de leur sphère, pour rentrer dans un pays étranger qu’elles ont quitté, et n’y trouvent plus aucune force. C’est pour cela aussi qu’elles seront facilement vaincues et terrassées par ces esprits étrangers qui possèdent encore dans cette sphère toute leur force. Et tout cela les expose à des luttes nombreuses, inutiles, souvent préjudicielles [sic], et à une grande perte de temps.

Lettre 17. 22 mai 1764.

Quoique le cher frère Théophile ait renoncé pour la suite à vous diriger, vous ferez bien cependant, mon chérissime patron, de lui demeurer attaché en esprit, mais comme il est maintenant en proie à de cruelles souffrances, de ne pas le presser, jusqu’à ce que la divine providence amène l’occasion de renouveler le fond de votre union. Je suppose, sans en douter aucunement, que Théophile marchera en toute fidélité dans la voie que Dieu lui destine. Il est maintenant effroyablement humilié par la circonstance que vous connaissez, non pas à nos yeux, car j’estime son état actuel bien supérieur à son élévation précédente, mais d’après son propre jugement et le sentiment qu’il en a. Si l’on voulait lui indiquer maintenant telle chose qui le mette bien plus bas encore (au point de vue humain et selon qu’il l’estimerait lui-même), sa nature ne le pourrait peut-être pas supporter, surtout si cela venait de vous, qu’il considère comme son enfant spirituel qu’il a engendré en Christ. Mais si l’on voulait le consoler, cette consolation même lui serait encore plus intolérable, parce que la générosité de son sacrifice se réveillerait et le contraindrait à repousser toute consolation. Il faut le considérer comme Job sur son fumier, couvert de plaies, ne pouvant recevoir aucun soulagement pour les coups qu’il a reçus de la main de Dieu. Il juge bien de son état et reconnaît tous les dangers de son précédent état de lumière. Vouloir le lui faire voir plus clairement et plus à fond, ce ne serait qu’augmenter sa confusion et sa douleur. Le mieux est de ne plus du tout lui en parler, et de laisser Dieu agir. Ce que vous lui avez écrit aura son utilité. Qu’on laisse ce qui est fait en s’en remettant à Celui qui peut tout faire servir au bien, sans se trop préoccuper si l’on a bien ou mal fait. Ce que vous avez écrit, vous l’avez écrit dans un sentiment d’amour et de fidélité envers Théophile. D’ailleurs comme il porte l’image de Job, tout lui est douloureux [36] dans ce qu’on se contenterait pour panser ses plaies, fusse même le baume le plus précieux. [….]303.

J’aime de tout mon cœur le cher frère Baillif et je crois qu’il marchera avec fermeté et une grande fidélité dans la voie de la foi obscure. Son aventure avec sa femme mentionnée dans la précédente lettre montre que dès le commencement c’était là sa voie, mais comme sa femme tient à l’extraordinaire, il s’y est laissé entraîner; à cela s’est joint le brillant des lumières de Théophile auquel il s’est attaché avec admiration. Il doit par conséquent avoir été comme déplacé pendant tout le temps où il n’a pas été pleinement dans sa voie, mais maintenant qu’il a reconnu son erreur, qu’il se plonge de nouveau dans sa précédente obscurité de voie, ce qui lui sera rendra le repos qu’il goûtait autrefois. Il en est de lui comme d’un homme à qui l’on a remis une articulation déboîtée, il est calme et n’éprouve plus aucune douleur, s’il se tient tranquille et en repos.

Mais il en est tout autrement de notre cher frère Théophile. En lui s’accomplissent ces paroles de Jésus-Christ : Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Il endure les opérations non pas de la remise en place d’une articulation, mais bien de sa rupture, et son imagination se remplit en outre de la pensée des choses qui doivent encore arriver. Tout cela ne sert qu’à le crucifier. C’est un état tout autre et bien plus élevé. Théophile doit marcher de nouveau dans ces états de pertes où il ne voit ni mesure ni terme.

Monsieur Baillif au contraire est dans le commencement d’un dépouillement, où il a encore beaucoup de vêtements à ôter, avant qu’il puisse bien connaître sa nudité. On peut aussi, pour conclure de la conduite de l’un à la conduite de l’autre, que si l’on voulait conclure du premier état de privation de Job, lorsqu’il perdit ses troupeaux, à l’état qui suivit lorsqu’il était sur son fumier, ou si l’on mettait en comparaison sa douleur dans le premier état, et celle qu’il éprouva dans l’autre. Je me sens intimement uni dans mes prières à ces deux chers frères. Tous deux marchent très bien et s’avancent la voie où Dieu les veut l’un et l’autre, mais chacun d’après son état et son degré. [37] il en est de Monsieur Baillif et de sa femme à peu près comme il en a été de feu Wattenwyll et de la sienne. Elle a été pendant toute sa vie pour lui, une croix aussi pénible que nécessaire.

Je sais bien que ce que j’ai écrit et mis en avant à l’occasion du cher frère Théophile a été très avantageux à mon chérissime patron, et que vous reconnaîtrez bien mieux encore à l’avenir la sagesse et la miséricorde de Dieu dans cette direction. Cela vous a surtout été des plus utiles quant à vos dispositions préparatoires. Mais il ne m’est pas permis, bien plus il m’est interdit de m’étendre sur ces choses, avant que le temps soit venu, où elles pourront venir au jour avec une grande utilité, si Dieu prolonge ma vie jusque-là. Mais Dieu n’est lié à aucun moyen. Toutes les créatures ne sont rien devant lui. Je pensais comme vous dans les premiers temps de ma connaissance avec Monsieur de Marsay, mais Dieu m’a bien montré que mes inquiétudes étaient vaines. Ses voies sont merveilleuses. Qui n’a jamais été confus, après avoir mis son espérance en Jéhovah!

Quant au cher Théophile, le mieux serait bien pour lui de ne plus rien à écrire sur des sujets spirituels. Mais Dieu le conduira dans la voie où il doit marcher, et lui montrera ce qu’il a à écrire. Comme je suis accoutumé dès mon enfance à penser, je ne pouvais pas demeurer sans occupation d’esprit, après que Dieu par l’exil du cœur m’avait poussé aussi loin hors de moi-même que je ne pouvais plus trouver de demeure tranquille. Aussi je m’occupais par récréation et dans les souffrances les plus pénibles pour y faire diversion, à lire d’autres livres qui ne fussent pas nuisibles, comme des histoires, etc., et j’écrivais sur ce qui m’avait paru remarquable, mais je brûlais la plus grande partie de ce que j’avais écrit. À cet égard on ne peut donner aucune règle. Dieu lui-même conduira Théophile et le poussera là il faut où il veut l’avoir. Un autre le ceindra et le conduira où il ne voudrait pas aller. [38]

Troisième fascicule, Lettre première. Page trois. 19 juin 1764.

J’estime que c’est par un effet de la volonté de Dieu que vous m’avez communiqué des extraits des écrits de Théophile. Sans rien changer à l’opinion que j’avais de lui, ces extraits me le font connaître plus exactement et plus à fond. Si vous vous souvenez de ce que je vous ai écrit depuis plus d’un an sur ce sujet, vous reconnaîtrez qu’autant que j’ai pu et que j’ai osé le faire, j’ai travaillé à vous détourner de tout ce qui est extraordinaire, et de ses lumières qui ne font que vous arrêter, en même temps qu’à combattre ces choses qui chez Théophile ne pouvaient que vous être éminemment préjudicielles. [...]

Si je ne me trompe, Théophile et son ami Baillif sont en bon chemin. Je me sens intimement uni avec eux. Le dernier dans un état plus calme, au premier s’applique la parole de Jésus : je suis venu pour apporter non la paix, mais l’épée, et pour allumer un feu. À mon avis Théophile ne s’est pas encore entièrement plongé dans le désert de la foi obscure, mais il est sur le chemin qui y conduit, et il commence, c’est-à-dire il recommence à marcher au point où il avait abandonné la route, depuis qu’il s’est laissé retirer de ses lumières. Mon chérissime patron reconnaîtra bientôt d’une manière incontestable que si Théophile n’avait pas été retiré par la miséricorde de Dieu de sa voie dangereuse, il serait devenu un hérésiarque, le chef d’une secte pernicieuse et séductrice. Dieu soit béni de ce qu’il a délivré ce cher homme de lien si dangereux!

Je devrais lui écrire, puisqu’il a commencé, mais ma nature y répugne, peut-être est-ce un signe que Théophile n’est pas encore dans une pleine disposition. Au moins aussi longtemps que j’éprouve cette répugnance, je crois que je n’écrirai pas.

Il déclare qu’il y a dans son manuscrit certaines vérités qu’il ne rétractera que devant le trône de Dieu, cela prouve qu’il persiste dans son propre esprit. Dans ce qui me concerne, si j’ai pu manquer en quelque chose dans ce qui venait de moi-même, je suis assuré que ce qui est clairement fondé sur la sainte Écriture et sur les écrits de Madame Guyon, [39] elle ferme et inattaquable. C’est ici le cas d’appliquer ce qu’on appelle la foi du charbonnier. Je crois cela, parce que l’église ne croit. Et qu’est-ce qu’on croit l’église? Ce que je crois. Le développement, en temps que venant de moi, je le considère comme mettant propres sans y penser, comme si Dieu me l’avait donnée; par conséquent et à ce point de vue, si j’ai pu mêler la vérité divine avec quelque chose provenant de moi, je considère le tout comme mettant propres, lors même que j’ai pu me tromper. Mais je ne puis pas errer, quand je crois ce que l’église croit, c’est-à-dire ceux qu’accrue et ce que croit encore la vraie église des adorateurs intérieurs en esprit et en vérité.

Le grand Fénelon avait aussi cette foi du charbonnier, lorsqu’il a rétracté ses maximes des saints, comme on le voit dans un passage de la continuation de la vie de Madame Guyon. [...]

PS. J’ai lu avec Weyl (qui est discret) l’extrait du manuscrit de Théophile que vous m’avez envoyé. Je lisais, Weyl écoutait, et nous causions à mesure. Cela m’a été très pénible, parce que j’ai dû rentrer dans son cercle pour approfondir les choses. Cette lecture m’a affermi dans ce que j’ai cru en tout temps du cher frère Théophile : que ces écrits sont comme un enfant né avant terme; il a écrit à la fin d’un violent état de pertes, auquel a succédé une lumière des facultés et de l’intelligence, qu’il a prise pour la lumière centrale, pour la lumière du jour éternel, ce en quoi il s’est grandement trompé. Au lieu de combattre et surmonter toutes ces lumières qui lui venaient avec abondance, il s’y est complu et a cru avoir outrepassé la mort mystique du fonds. (Il a peu à peu réprimé toute espèce de doute à cet égard), et il a mis sur le papier des productions prématurées imprégnées de ses propres imaginations, et par le plaisir qu’il y a pris, il a donné accès dans son imagination aux esprits impurs pour susciter en lui de fausses lumières et pour le précipiter dans l’erreur. L’état dans lequel il était avant ses fausses lumières est décrit par Madame Guyon au troisième chapitre d’Habacuc (deux moyens : page 469.) Il était dans le moyen le plus éloigné. [40].

Lettre sixième. P.S. 6 septembre 1764.

Extrait d’une lettre d’Eusebius (Docteur Burckhardt junior à Monsieur de Fleischbein) qui parle de manuscrits qui lui avaient été envoyés de Suisse il y a quelques années. Il les avait ouverts avec empressement, ayant reçu antérieurement beaucoup d’édification de la même source. Mais il y avait trouvé beaucoup de choses horribles, renversant les principes des saints auteurs et de tous les mystiques. Il les avait envoyés à Monsieur de Klinckowström en lui disant qu’il ne voulait prendre aucune part à la publication de tels écrits. Sachant que Monsieur de Kl. a exprimé [?] une pleine confiance, je vous prie de lui demander de vous communiquer en particulier les Opuscules spirituels et philosophiques, ainsi que le Traité des métempsycoses, afin que vous en jugiez et puissiez prévenir si possible le mal que ces écrits pourraient faire. Ces écrits sont de ce même auteur des sermons Théophile dont j’ai soigné l’impression avec tant de plaisir, quoique j’eusse vu volontiers qu’il eut fait çà et là, particulièrement dans sa préface, certaines modifications qui eussent rendu le livre d’utilité plus générale. Ses défauts peuvent bien ainsi diminuer la vertu, et empêcher l’impression de la deuxième partie.

(Monsieur de Fleischbein a répondu à Eusebius304). Vous avez très bien jugé à l’égard de Théophile. Lorsque Monsieur le baron de Klinckjoström eût pris connaissance de ces manuscrits, il en fut scandalisé et écrivit à ce sujet à Théophile. Celui-ci, bien loin de vouloir susciter du scandale répondit au baron qu’il devait brûler à l’instant les manuscrits qu’il avait, parmi lesquels étaient ceux que vous nommez. Théophile fit de même pour ce qu’il avait encore chez lui. Ainsi tous les écrits philosophiques étaient philosophiques et théorétiques ont été brûlés dès longtemps. Théophile offrit même de brûler aussi ses sermons, ne renfermant que des vérités pratiques; ce qui ne fut pas jugé nécessaire. Tous les écrits philosophiques et ce qui pouvait être en scandale ont donc été brûlés avant même que vous en eussiez exprimé le désir. Ce renoncement de Théophile à ses propres vues est très louable, et c’est une preuve évidente de sa sincérité et de son désir constant de tout faire pour la gloire de Dieu.

Lettre neuvième. P.S. 28 octobre 1764.

En relisant la lettre du cher Théophile […] j’avais dû écrire que c’était par moi qu’une si grande œuvre avait été opérée en lui. J’espère que je n’ai pas assez oublié mon néant, pour m’attribuer cette œuvre à moi-même. C’est en effet, je le crois, une grande œuvre, qui ne sera bien connu que dans l’éternité, mais c’est à la toute-puissance et la miséricorde de Dieu que je l’attribue et non pas à moi. C’est Dieu qui l’a accomplie, en donnant aux chers frères de Suisse l’humilité, et la disposition à consentir à ce qui était exigé d’eux. C’est aussi à leur foi et à leur confiance en Dieu qu’on doit attribuer ce que Dieu a fait de bon en eux. Ils sont tous deux dans la voie. L’Esprit de Dieu [41] dans les écrits de Mme Guyon qui m’a conduit dans cette voie, me l’a enseignée, la leur montrera et les y conduira encore par ces mêmes écrits. Si je leur réponds, c’est parce qu’ils le demandent, mais c’est sans le désirer et sans croire que je leur sois nécessaire. Malgré cela je suis très réjoui quand je vois par leurs lettres quel est leur bon état intérieur. Je me sens intimement uni avec ces deux chers frères, et je sais que maintenant ils marchent dans l’ordre de Dieu. [...]

    Klinckowström (-1774), gentilhomme danois.

Le baron de Klinkowström venu à Lausanne pour consulter un Docteur Tissot rencontra Dutoit «qui se sentit porté à prier beaucoup pour lui… il lui dit qu’il avait maintenant «à se débattre avec Dieu… ce mot fit sur lui une impression profonde305» :

Engagé par Dutoit à scruter avec plus de sérieux la vie de son âme, le gentilhomme danois se convertit et une grande intimité s’établit entre lui et son directeur. Quand il quitta Lausanne, il s’engagea entre eux une correspondance qui dura jusqu’à la mort de Klinkowström.

À l’égard de son ami, plus jeune que lui dans le développement intérieur, Dutoit est d’une touchante sollicitude et d’une remarquable clairvoyance : il ne veut pas imposer sa direction, il désire que «son patron», comme il l’appelle, acquière par ses propres efforts «sa véritable stature intérieure». Aussi ne lui écrit-il que rarement306.

Voici les extraits significatifs d’une lettre de direction adressée vers 1785 (?) par le pasteur Dutoit à M. de Kl [inckowström]307 :

(18)... La peine que vous lui avez faite [à mon «âme intérieure»], c’est qu’elle a porté un peu de votre fardeau et de cette souffrance qu’il fallait préalable simplement pour vous ajuster à pouvoir rentrer dans l’ordre de Dieu.

Aussi vous verrez que vos progrès seront rapides, si vous voulez être absolument fidèle et vous laisser attacher à la croix. C’est les membres qui aident aux membres; si malheureusement vous n’étiez pas absolument fidèle, vous nous seriez arraché avec mille douleurs encore, et cette grâce reviendrait à nous, ou bien irait chercher quelque autre. Rien ne se perd. ...

Du reste, ne vous attachez point (20) à moi je vous conjure, j’en suis indigne, vous m’attireriez même encore un sévère jugement, car je souffre lorsqu’on s’attache à moi. Il faut Dieu et Dieu seul et n’envisager rien que relativement à Lui, de façon qu’on ne se fasse aucun appui de l’homme, pas même de l’homme que nous savons certainement nous être utile dans l’ordre de Dieu sur nous...

(22)… en ce cas il me donnera dans la suite des grâces et des lumières pour vous, avant que vous quittiez ce pays, en sorte que nous pourrons voir ce que vous avez à faire pour l’avenir. Toutefois je doute que ce soit là ma destination. L’impression que j’ai eue de vous exhorter fortement et à réitérées fois [sic], de vous procurer Mme Guyon et d’en faire votre pain quotidien, me fait croire que c’est elle qui sera votre ange et votre directeur invisible. [...] Ayez donc madame Guyon et nourrissez-vous-en, sans exclure pourtant ni M. de Marcey, ni les autres vrais mystiques [...] Que si (24) après vous être éclairci avec Dieu, je n’ai plus rien pour vous, regardez-moi désormais comme un tronc pourri qu’on jette loin et dont on ne fait nul usage, vous brouilleriez tout l’ordre, vous vous feriez beaucoup de mal et à moi aussi. La volonté de Dieu et rien autre.

Les relations sont maintenant bien établies entre les trois figures auxquelles nous venons de consacrer des notices. Elles s’entraident sans cacher leurs limites et se réfèrent à Lacombe et Mme Guyon :

La capacité de M. Dutoit dans la sphère de la direction spirituelle fut constamment reconnue et proclamée par M. de Fleischbein, sous la direction duquel il s’était lui-même placé. Voici ce qu’écrivait à ce sujet ce grand docteur à son ami de Klinckowström, dans le moment même où il s’était cru appelé à prémunir celui-ci contre les erreurs contenues, à son avis, dans les écrits de M. Dutoit : «Pour vous, mon cher patron, (c’est le titre qu’il se plaisait à lui donner) comme vous avez été ré­veillé par lui, et que c’est lui qui vous a amené à la con­version par l’Évangile, vous ferez bien de ne pas re­noncer à sa direction. Plus jeune que moi de plusieurs années, il me survivra probablement. Cela établit entre vous deux une union subordonnée, qui doit demeurer aussi longtemps que vous marcherez l’un et l’autre fidè­lement dans votre voie. Suivez-le donc, comme votre directeur, aussi longtemps que Dieu le voudra.» — «Je n’ai pas le moindre doute sur la grande vocation du cher frère Théophile [Dutoit], et je trouve quelques rapports entre lui et le père La Combe, quant à la manière dont il est con­duit. Comme lui, La Combe a été transporté tout à coup d’un état de grande lumière, où il avait été très utile à beaucoup d’âmes, dans la voie obscure. En se laissant détruire jusqu’au fond, en laissant abattre en lui tout ce qui est grand, il sera bien plus utile aux autres et à ses enfants de grâce par ses souffrances. Eux et lui forment une famille spirituelle, dont il est le capitaine. Il doit les précéder en tout, et se plonger le premier dans l’a­bîme de l’humiliation, et il leur sera utile dans la me­sure où il le fera. Son esprit éclairé par l’abaissement et les souffrances deviendra toujours plus capable d’être en communion avec les autres et de leur donner de bons conseils. […] Il éprouvera qui ni lui, ni ses enfants de grâce ne doivent attendre des choses éclatantes, grandes, extraordinaires, mais qu’ils doivent se laisser conduire dans les voies toutes ordinaires. Rappelez-vous ces paroles de l’aveugle-né, si souvent cité par madame Guyon : comment as-tu recouvré la vue? – Il a mis de la boue sur mes yeux.» (15 mai 1764).308.

Les relations avec le maître spirituel de Dutoit soulignent les différences entre ces spirituels : les Lettres de Monsieur de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström opposent les tendances métaphysiques de l’imaginatif Dutoit au sérieux du baron.







FILIATION SUISSE



Deux villes dominaient politiquement la Suisse du XVIIe siècle : l’ancienne cité de Berne de langue allemande au nord, où les protestants contrôlent vigoureusement les âmes de leurs administrés, tandis que Lausanne est un lieu de rencontre de nobles européens et le point de rendez-vous de nos spirituels de Suisse vaudoise et germanique (le reste de la Suisse est encore très pauvre).

La jeune Madame Guyon y avait fait un bref voyage mouvementé en traversant le lac de Genève depuis la petite cité de Thonon au sud, et s’était retrouvée mêlée au conflit entre catholiques et protestants, ainsi qu’elle le raconte dans la Vie par elle-même309 :

Avant de sortir des Ursulines, le bon ermite dont j’ai parlé310 m’écrivit qu’il me priait avec instance d’aller à Lausanne qui n’était qu’à six lieues de Thonon, sur le lac, parce qu’il espérait toujours retirer sa sœur qui y demeurait, et qu’il la convertirait. L’on ne peut aller là parler de religion sans risquer sa vie. Sitôt que je fus en état de marcher, quoi qu’encore fort faible, je me résolus, aux instances de ce bon ermite, d’y aller. Nous prîmes un bateau et je priai le Père La Combe de nous y accompagner. Nous fûmes là assez aisément, mais comme le lac était encore éloigné de la ville de plus d’un quart de lieue, il me fallut malgré ma faiblesse, trouver des forces pour faire ce chemin à pied. Nous ne pûmes jamais trouver de voiture, les mariniers me soutenaient autant qu’ils pouvaient, mais cela n’était pas suffisant pour l’état où j’étais. […]

Je parlai à cette femme avec le Père La Combe, mais elle venait de se marier, de sorte qu’il n’y eut rien à faire qu’à risquer notre vie, car cette femme nous assura que, si ce n’avait été la considération de son frère duquel nous lui portâmes des lettres, elle nous aurait dénoncés comme venant débaucher les religionnaires. Sitôt que nous fûmes dehors, elle nous écrivit que si nous y revenions il n’y allait pas moins que de notre vie, qu’elle avait même été fort blâmée de n’avoir pas avertie que nous étions là, car c’est une règle parmi eux dans ce lieu-là que qui leur parle de controverse est puni de mort. Nous pensâmes encore périr sur le lac dans un lieu dangereux, où il vint une tempête qui nous allait engloutir si Dieu ne nous eût protégés à son ordinaire. À quelques jours de là, il périt au même endroit une barque et trente-trois personnes.

Elle gardera des contacts épistolaires avec le maître de Poste Jean-François Monod, ainsi que d’autres correspondants, dont M. de Wattenville311.

Dans les dernières années de sa vie, son influence directe va passer par le marquis de Marsay et par Pétronille d’Eischweiller312  pour s’incarner en la personne du comte Friedrich von Fleischbein : celui-ci va incarner l’union entre quiétude et rigueur piétiste. A la génération suivante, le bouillant pasteur Jean-Philippe Dutoit-Mambrini, né après la mort de madame Guyon, s’enthousiasme pour ses écrits dont il deviendra le second éditeur. Après Monod qui fut sans doute son premier conseiller spirituel, Dutoit passera sous l’autorité de Fleischbein pour lequel il éprouvait une profonde vénération. Puis à son tour, il conseillera un danois, le comte de Klinckowström, puis le jeune libraire Pétillet, qui l’éditera.

L’importance de l’influence guyonienne apparaît dans l’inventaire de la bibliothèque de Dutoit lors d’une saisie ordonnée par la sévère police bernoise. On y voit seulement quatre auteurs (outre la Bible et l’Imitation)313 : Bernières, Bertot, Guyon, Poiret, ce qui montre la conscience que l’on avait en 1769 de cette succession spirituelle couvrant plus d’un siècle.

Puis le groupe créé par Dutoit à Morges-Lausanne rencontrera un écho lors du « réveil» suisse animé par Vinet au début du XIXe siècle. Enfin les traces se perdent en 1837 quand disparaît Lisette de Constant : le roman semi-autobiographique Cécile de l’illustre écrivain Benjamin Constant traduit l’influence guyonienne venant de la famille. Si une branche spirituelle discrète continua d’exister, les traces directes en sont difficiles à relever.

Le XIXe siècle est plus sensible que mystique, mais c’est un siècle érudit : si les correspondances entretenues par madame Guyon avec les disciples suisses314 sont rares, nous avons la chance de disposer de l’évocation vivante et très bien informée, contemporaine et favorable, de Jules Chavannes (elle est éditée en 1865) 315.. Des érudits natifs de Lausanne poursuivront le travail : Masson rétablit l’authenticité de la correspondance entre Guyon et Fénelon en 1907; Favre rédige en 1911 une thèse complétant celle de Chavannes.

§

Nous présenterons successivement en les liant entre eux : l’abbé de Wattenville, Jean-François Monod (1674-1752), Pétronille d’Echweiller (1682-1740), le Marquis de Marsay (1688-1755), Fleischbein (1700-1774), Dutoit (1721-1793) et son cercle de Morges-Lausanne, Klinckowström (-1774), Pétillet (– apr.1819).

Il aurait été artificiel de dissocier une école suisse romande (Jean-François Monod, plus tard Dutoit, Klinckowström, Pétillet...) d’une école suisse allemande quelque peu antérieure (l’abbé de Wattenville et le Marquis de Marsay à Berne, Pétronille d’Echweiler et Fleischbein en leurs châteaux de Hainschein puis Pyrmont), car les relations resteront assez étroites : Fleischbein « conseille » voire dirige Dutoit.







L’âme du pèlerin tracté vers «Amour»

XVIIe Emblème de l’âme conduite à travers le labyrinthe du monde.

    «L’Abbé» de Watteville, chaînon caché.

«L’Abbé» de Watteville (ou Wattenville) relie mystiquement madame Guyon, qui vivait ses dernières années à Blois, aux spirituels de la Suisse allemande. Nous disposons heureusement de quatre lettres316 où elle conseille celui qu’elle appelait « l’Abbé » : ce pasteur bernois qui dirigeait un cercle en recherche spirituelle, a apporté en Suisse la spiritualité guyonienne. Elles sont parmi les plus intéressantes des très nombreuses adressées au marquis de Fénelon, à Pierre Poiret, etc. Mais comme elles se situent tout à la fin du premier tome de ses correspondances, leur survol risque d’être fort rapide alors qu’elles éclairent mieux l’esprit intérieur que ne le permettent les témoignages des visiteurs se succédant à Blois. Le pasteur de Watteville est le chaînon discret qui relie madame Guyon et des cercles germano-suisses. S’y succéderont le marquis de Marsay, Fleischbein qui exerce aussi son autorité sur Dutoit...

Un lien distinct passe par l’épouse de Fleischbein Pétronille d’Eichsweiller. Elle était présente à Blois comme témoin de baptême en remplacement de madame Guyon. On n’omettra pas les rôles d’intermédiaires tenus par l’éditeur Pierre Poiret, par l’image qui inspira Marsay (le labyrinthe de la vie reproduit précédemment), par des textes découverts chez un libraire par Dutoit…

« J’ai bien de la joie, mon cher frère en Jésus-Christ, d’apprendre que l’on vous a dispensé de votre serment. Ne vous engagez pas de nouveau, et servez-vous de ce que la Providence a fait par votre charité pour ces pauvres gens, afin de demeurer entièrement dégagé de toutes choses. Jésus-Christ dit : Quand on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre [...] »

[...] Tenez-vous heureux que Dieu vous ait choisi, entre tant d’autres qui ne Le connaissent point, pour vous faire être une nouvelle créature en Lui. Soyez-Lui fidèle jusqu’à la mort : c’est un don que Lui seul peut donner, mais Il ne le refuse à personne lorsqu’on le Lui demande et qu’on est résolu de suivre Ses exemples et Ses maximes quoi qu’il en coûte. Soyez persuadé que vous m’êtes tout à fait cher. » (L. 462)

« Je conclus de là que, puisque vous avez encore monsieur votre père, il faut que vous demeuriez encore quelque temps avec lui, pratiquant l’entière obéissance et souffrant tout ce qui peut contrarier votre esprit et votre volonté : que votre solitude soit tout intérieure. [...]

Je vous assure que je prends grand intérêt à votre âme. Vous me feriez plaisir de me faire savoir s’il y en a quelques autres dans vos quartiers qui cherchent véritablement le règne de Dieu. [...]

Je vous offre à Dieu de tout mon cœur et ne vous oublierai point. Je salue bien cordialement madame Zerlaider, dont vous me parlez. [...] Vous ne sdauriez avoir trop de reconnaissance des miséricordes que Deiu vous a faites et du soin qu’il a pris de vous donner des personnes qui peuvent vous aider et animer pour être à Lui sans réserve.

Je n’ai point de cancer, mais bien un abcès dans le corps qui se renouvelle tous les ans; j’ai aussi quantité d’autres maladies et infirmités, mais cela n’est rien pour mon état intérieur. Dieu est tout, et moi rien et moins que rien. C’est tout ce que je vous en peux dire. Il me suffit que Dieu soit Dieu pour être parfaitement contente. Je vous porte dans mon cœur et prie Notre Seigneur de vous combler de Ses grâces.» (L. 463, mai 1714).

«J’ai reçu, mon cher frère en Jésus-Christ, votre lettre du 28e de mai qui m’a fait un grand plaisir, non seulement par la continuation de vos bonnes dispositions, mais par le nombre de personnes de votre connaissance qui cherchent Dieu. Je ne désire qu’une chose au monde, qui est le règne de Dieu dans les cœurs, puisque c’est la fin pour laquelle nous avons été créés. Je vous prie de vous unir tous avec moi pour demander à Dieu ce règne. [...] je vous assure que je ne vous oublierai point devant le Seigneur, vous et tous vos amis : nous ne devons être qu’un en Lui. Ce que Dieu n’accorderait pas à chacun de nous en particulier, Il l’accordera à cette union des cœurs...

Pour ce que vous me demandez sur les Inspirés, j’en ai déjà beaucoup écrit à d’autres qui me demandaient ma pensée sur cela. Je crois qu’il peut y avoir entre eux un grand nombre de bonnes personnes droites et sincères qui ne voudraient pas tromper, mais qui ne laissent pas d’être trompées. [...]

Pour ce qui me regarde, j’ai eu de grands biens que j’ai crus incompatibles avec l’état que Dieu voulait de moi. [...]

Si Dieu vous inspire de nous venir voir, vous pourrez le faire librement, car je ne suis point surveillée que les amis ne me voient quelquefois. Vous serez le bienvenu, mais que la curiosité ni l’envie de voir simplement ne vous le fasse point faire : Dieu est également partout. Il n’y a point de personnes intérieures dans le lieu où je suis, si ce n’est deux bons étrangers que j’aime fort et que je regarde comme mes enfants. J’ai des enfants naturels, mais ils sont trop du monde pour convenir avec moi. Voilà tout ce que vous désirez de savoir. [...]

Les deux étrangers qui sont ici [...] sont les intimes amis de M. P[oiret] dont vous avez parlé dans votre première lettre, et que j’estime et aime beaucoup en Jésus-Christ.» (L. 464 du 8 juin 1715).

«J’ai reçu, mon cher frère, votre lettre et votre lettre de change que je vous renvoie. Je sens comme je dois votre bon cœur, et je vous en ai la même obligation que si je la recevais [l’acceptais]. Je croirais offenser Dieu si, après avoir quitté ce que je possédais pour l’amour de Lui, je recevais le bien d’autrui, n’en ayant pas besoin. Votre simplicité et votre candeur me charment. [...]

Si vous pouviez vous défaire du ministère, et sans que cela vous attirât des persécutions, plusieurs raisons vous devraient porter à le faire, mais puisque c’est un état où vous êtes engagé et dont vous n’êtes plus libre de vous dégager, il faut tâcher d’en faire usage. Je ne crois pas que vous soyez obligé de prêcher souvent. [...]

La pluie coule seulement en abondance dans les vallées, mais ne s’arrête point sur les montagnes, étant certain que si nous étions bien convaincus du tout de Dieu et du néant de l’homme et de toute créature, nous ne ferions non plus d’état de toutes choses et de nous-mêmes que de la boue. Prenez donc courage, monsieur, et faites bonnement et en simplicité de cœur ce que Dieu voudra de vous. Si l’on ne veut vous décharger de votre ministère, abandonnez-vous à Dieu, confiez-vous à Lui et tout ira bien. Peut-être inspirera-t-Il à ceux dont vous dépendez de vous laisser une fois libre, et alors vous tâcherez de remplir votre vocation dans la solitude. [...]

Par rapport aux sermons que les pasteurs de vos églises sont obligés de faire quand ils sont admis au ministère, c’est bien là une des plus grandes difficultés que j’y trouve, aussi bien que l’administration de la communion dans le siècle corrompu où nous vivons. Je prierai Dieu de tout mon cœur et mes amis, que l’on vous décharge de ce fardeau. [...]

Pour ce qui me regarde, j’aurais bien de la peine à vous parler de mon intérieur. Il y a longtemps que je tâche de m’oublier moi-même. Dieu y fait ce qu’il Lui plaît sans que je m’en mêle. Le fond ne varie point, il me semble, depuis longtemps : il est toujours fort tranquille. Pour mon état extérieur, ce sont de grandes maladies et, dans le temps que je ne suis pas alitée, je ne suis pas pour cela en santé. Il me semble que tous états doivent être égaux [...]

Puis donc que vous me parlez de dépouillement de tout le culte extérieur, je vous dirai que nous ne devons pas nous en dépouiller par nous-mêmes, mais je veux dire d’un dépouillement absolu, car l’on pourrait souvent manquer à suivre un tel attrait intérieur. Il est ainsi de conséquence que nous comprenions bien que ce n’est point affaire à nous de nous dépouiller entièrement de tout culte extérieur, c’est-à-dire à le faire afin que, comme dit saint Paul, qu’ils soient survêtus de Jésus-Christ. Non, Dieu le doit faire de Lui-même, soit par l’impuissance où Il nous met de leur pratique par les infirmités corporelles, ou qu’Il nous fasse changer de situation, ou par quelques autres voies. Nous n’avons pas, nous autres, les mêmes embarras que vous avez, [n’] étant obligés ni à chanter ni à telles autres fonctions, pouvant assister à tous les offices sans changer notre situation intérieure, dans une pure adhérence à l’Esprit de Dieu. Si vous en pouviez faire de même pour votre particulier, vous feriez bien aussi de vous y abstenir de ces chants et autres telles prières vocales. [...]

Mais je ne crois pas que vous deviez vous exposer à essuyer les persécutions pour semblables choses, parce que par là même vous donneriez seulement de l’horreur à un chacun pour la voie intérieure et ne seriez ainsi plus en état d’y introduire les autres. C’est pourquoi cachez autant que vous pourrez à ceux qui n’en sont pas capables ce qui se passe au-dedans de vous. Votre Père qui voit dans le secret ce qui se passe en vous, ne laissera pas, malgré certaines petites choses qui vous paraissent des obstacles, de vous faire les mêmes grâces sans cela : Mon secret est à moi, dit l’Écriture, c’est-à-dire qu’il faut tenir caché tant que l’on peut ce qui se passe en nous, à moins que nous ne soyons avec des personnes qui sont dans la même voie.

Il ne faut jamais que notre piété trouble les sociétés dans lesquelles l’on est engagé par sa naissance, encore qu’elle serait en quelque manière plus corrompue et mauvaise que les autres, il ne faudrait pour cela troubler le monde, mais s’abandonner beaucoup à Dieu et faire son principal de conserver son intérieur pur et irréprochable, l’amour de Dieu devant toujours produire l’amour pour nos frères en tâchant de leur procurer le même bien que nous possédons nous-mêmes.

Je salue cordialement tous vos amis. Je désire de tout mon cœur que Dieu les comble de Ses grâces et en accroisse le nombre. Pour Mlle de Pente, je vous prie de lui dire que je l’aime véritablement en Jésus-Christ, et que je vois bien qu’elle entend le mystère si caché de la communication des âmes et des esprits, sans qu’il soit besoin d’être en même lieu pour cela : la foi et l’amour opèrent ces sortes d’union. Je la prie de croire que je serai toujours unie à elle en Jésus-Christ, et je prie le même Jésus-Christ de Se répandre abondamment dans son âme. Monsieur P. Poiret a publié depuis peu quelque chose qui pourrait vous servir. Les étrangers qui sont ici vous saluent avec cordialité, et tous les amis. Ils sont ravis d’avoir avec vous une société spirituelle.» (L. 465, 1715).



    Jean-François Monod (1674-1752)

Favre nous donne quelques renseignements sur Monod : «Baptisé en 1674, il fut d’abord chirurgien des armées fran­çaises, puis à son retour à Morges, maître de postes et chirurgien réputé. Chef de la branche cadette restée suisse de la famille Monod, il fut reçu bourgeois de Morges en 1742 et mourut le 3 avril 1752. Il avait épousé en 1706 Judith-Françoise d’Uchat, dont il eut qua­torze enfants, dont douze moururent en bas âge ou sans alliance. Il est le grand-père d’Henri Monod, le célèbre homme d’État vaudois, et l’arrière-grand-oncle d’Adolphe Monod317.»

Monod fait partie de ces piétistes qui ont pu approfondir leur vie intérieure grâce à Mme Guyon. Favre suggère l’influence de Monod sur le jeune Fleischbein ainsi qu’un lien probable avec Dutoit. Il note l’apport de l’influence guyonienne aux piétistes :

« […] Fleischbein, le directeur de Dutoit, parle de Monod comme d’une «fidèle âme intérieure». Dans cette même lettre, Fleischbein raconte un séjour fait à Lausanne, en 1719; il avait été reçu par plusieurs «familles intérieures» dont la vie l’avait édifié. Mais, si les mystiques à tendance quiétiste du Pays de Vaud se rapprochaient des piétistes par des besoins communs de vie intérieure, ils s’écar­taient d’eux par les raffinements de leurs doctrines du «pur amour» et de «la foi obscure» dont les bons piétistes romands paraissent s’être assez peu souciés. C’est cette diffé­rence doctrinale qui a causé les jugements hautains de cer­tains «intérieurs» à l’égard de piétistes qu’ils jugeaient peu avan­cés dans la vie spirituelle, encore à leurs débuts dans les voies intérieures, ou même totalement ignorants de celles-ci318. »

Une assez longue lettre de Mme Guyon nous est parvenue, adressée à monsieur Monod, chirurgien et maître des postes à Morges près de Lausanne319 :

[…] Nous voulons toujours voler en haut, et Dieu nous repousse en bas par le poids de notre propre misère, parce que rien ne déplaît tant à Dieu que l’orgueil, et qu’Il aime mieux un ver qui rampe dans la terre de son humiliation, qu’un vol superbe et audacieux. En voilà assez sur cet article. […] Il faut s’accoutumer dans tous les emplois et dans toutes les occupations à rentrer souvent en soi-même, en se tournant de tout le cœur vers Dieu, et cherchant dans le cœur, où Il veut être trouvé. […]

Quant à ce que vous demandez sur les Inspirés de vos quartiers, je n’ai garde de les blâmer ni d’en juger. Le conseil qu’ils vous ont donné, contraire à ce que d’autres voulaient exiger de vous, est fort bon. Mais le sûr remède pour ne tomber en aucune illusion, est d’outrepasser tout ce qui est extraordinaire, sans s’y arrêter, pour ne s’attacher qu’à Dieu, et aller à Lui par une foi nue, qui met à couvert de toute illusion. […] Tous les hommes sont frappés de l’extraordinaire. Il n’y a que la petitesse, le renoncement, la croix, l’oubli et le mépris des autres pour nous, et l’oubli de soi-même, qui ne frappent point les hommes, et qui sont cependant le seul chemin sûr…

    Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793)

Le pasteur Dutoit-Membrini est une figure notable de la littérature suisse naissante. Il réédite l’œuvre complète de Mme Guyon lorsque les livres du pasteur Poiret sont devenus introuvables320. Nous rencontrons, dans ses propos écrits, la juxtaposition étrange, caractéristique des doutes et interrogations religieuses de la fin du siècle des Lumières, d’une expérience intérieure authentique et de traits influencés par les sciences naturelles et les théosophies de l’époque. On a perdu la simplicité de la pure mystique qui court de Bernières à Guyon. C’est ce que lui reproche son maître Fleischbein.

Jean-Philippe naquit d’un père vaudois qui renonça à devenir pasteur en jugeant sévèrement l’état du clergé protestant, et d’une mère d’origine italienne; il fit des études de théologie. À trente et un ans, il traversa une crise intérieure à l’occasion d’une longue et dangereuse maladie, assez isolé et sans direction spirituelle. Cela ne l’empêcha pas d’apprécier Voltaire. L’année suivante il rencontre ainsi madame Guyon :

S’il avait reçu «une clarté» de Voltaire, il devait, l’année suivante, en recevoir une bien plus grande de celle dont il fut le pieux disciple et le fervent éditeur. En feuilletant un jour les étalages des bouquinistes de la foire, avec son ami le régent Ballif, les Discours de Mme Guyon tombèrent entre ses mains et, sinon tout de suite, du moins bien vite, la grande mystique devint sa directrice et son inspiratrice. Quand il parle d’elle, aucun mot n’est assez fort, assez ardent, pour exprimer l’admiration qu’il a pour cette femme, «Chérubin en connaissance, Séraphin en amour». Jusqu’alors les vérités mystiques ne lui avaient pas été révélées, il n’avait pas encore trouvé «la clé des portes intérieures», son cerveau était «meublé de ces opinions qui amusent les enfants des hommes, de ces doctrines académiques dont les graves Docteurs remplissent leurs nourrissons321.

Il devint un pasteur aimé par un public qui goûtait ses exhortations pleines de flamme, à l’opposé des discours académiques des pasteurs du temps : «Quand il arrivait au temple, les avenues étaient si remplies de monde qu’il disait plaisamment : «si je ne trouve pas de place, il faudra que je m’en retourne», rapporte son disciple Pétillet.

À trente-neuf ans, des ennuis de santé le firent renoncer à prêcher. Il commença à correspondre avec des frères spirituels, dont le Suédois Klinkowström et l’Allemand Fleischbein. Ce dernier le dirigeait.

En 1760, Dutoit, voyant que sa santé s’affaiblissait de plus en plus, dut renoncer entièrement à prêcher; il donna sa démission de sa charge d’impositionnaire et de toutes les fonctions auxquelles elle pourrait l’astreindre. Mais, malgré cette retraite prématurée, il ne demeura pas oisif. C’est de 1760 que date son premier ouvrage, traité de 50 pages, destiné à compléter au point de vue religieux celui du Dr. Tissot, intitulé : Tentamen de Morbis e manustupratione ortis. On voit déjà apparaître, dans cet ouvrage, les traits caractéristiques des publications de Dutoit, le style oratoire, l’ardeur bouillonnante de la pensée débordant la phrase, l’accumulation des périodes, des arguments et des preuves. C’est à cette époque que Dutoit commença à entretenir une vaste correspondance avec beaucoup de frères spirituels322.

Après deux années passées à Genève il publia en 1767-1768 la Correspondance de Madame Guyon augmentée de celle secrète avec Fénelon, à la demande de madame Grenus323. Un certain nombre de nouveaux fidèles s’attachaient à «la doctrine de l’intérieur». Informées de l’existence à Lausanne d’un groupe suspect de piétisme, les autorités bernoises firent une saisie des livres et écrits de Dutoit (nous la publions intégralement ci-dessous). Cet événement, qui le marqua, se produisit le 6 janvier 1769 : il avait quarante-huit ans.

Ce n’est pas seulement contre lui-même, contre son tempérament et sa «propriété» qu’il avait à lutter. Comme saint Paul, ce directeur d’âmes sentait résonner douloureusement en lui les luttes, les troubles et les angoisses de ceux qu’il guidait dans les «voies intérieures» et son extrême sensibilité lui rendait ces heurts extrêmement douloureux.

Depuis la mort de Fleischbein (1774), il eut à porter tout seul le fardeau de la direction de toutes les personnes qui recouraient à lui, et certaines d’entre elles lui causèrent beaucoup de difficultés et de souffrances. Malgré l’amitié et l’admiration que lui témoignait Ballif, le «chérissime Timothée» n’était pas toujours très docile et sa femme paraît avoir eu des tendances au fanatisme et à l’exaltation. Aussi Dutoit se plaignait-il parfois amèrement des difficultés de sa tâche : «Je n’ai jamais gagné ni attiré solidement personne à l’intérieur d’une manière fructueuse pour Dieu, disait-il en 1791, qu’à la pointe de l’épée et par des travaux, des souffrances, des peines, des combats et des opprobres sans nombre. Je suis le bouc Hazazel, portant ses péchés et ceux des autres.» Telle était sa sollicitude pour ses «âmes intérieures» qu’il se sentait solidaire de leurs progrès et de leurs reculs324.

Il habitait dans la maison de son ami Baillif325. Sa petite chambre au troisième étage donnait sur la Cité-derrière. Il passa trois années heureuses chez les Grenus, à la Chablière, propriété louée au colonel Constant, puis fut accueilli chez les dames Schlumpf à Céligny dans «une maison située à l’extrémité de la rue du Grand Chêne, du côté de Montbenon, tout près de celle qu’avait possédée Voltaire et dans une position analogue326».

Il demeurait cependant abattu, mais eut la joie de rencontrer à cinquante-six ans son fidèle disciple Pétillet âgé seulement de dix-neuf ans. Sa santé empira et il traversait des périodes d’angoisse. Il publia cependant les quarante volumes de la réédition des œuvres complètes de Madame Guyon entre 1789 et 1791. Après sa mort en 1793, «ce fut Mlle Fabrice de Zelle qui entretint une correspondance entre les mystiques allemands et la petite société “d’intérieurs” de Lausanne. Mais elle mourut la même année…»327

Il témoigne d’une communication silencieuse ou…

théorie de la communication des âmes, au sujet de laquelle M. Dutoit avait pour principe que «plus une âme est en Dieu, plus elle est féconde dans la chaleur de son amour, et qu’il est pour les âmes confirmées en lui, une manière de communiquer et d’agir en repos et en silence à de prodigieuses distances, par les cordes spirituelles et la charité, qui, concentrant tout, rapproche tous les intervalles pour les personnes ajustées.» — «Ce grand Dieu qui se plaît dans le néant et à animer la plus vile boue, écrivait-il à ce sujet, a daigné m’en donner une très sûre expérience. Et je vous assure que je connais un homme dans le Sei­gneur qui a de telles relations jusque dans le royaume de Cachemire328.

Il défend la foi obscure des mystiques contre les Illuminés :

Je marquerai, dit-il entre autres, la très grande différence de voir et connaître les mystères, qui est entre les Illuminés et les vrais et saints mystiques. Les pre­miers les voient par intuition et objectivement. Ils se peignent en lumière astrale à leur imagination, c’est pourquoi il y a et il s’y mêle presque toujours des er­reurs, comme dans Swedenborg et autres de son genre ou degré. Ainsi, quelque grand et éclatant que cela pa­raît aux yeux vulgaires, c’est une inférieure manière de voir et même qui peut être dangereuse en injectant des hérésies sous ces apparences brillantes. C’est pré­cisément ce qui a fait les hérésiarques. Ainsi, malgré le brillant et même le bon qu’il peut y avoir, il faut s’en délier. Au contraire, les vrais et saints mystiques ne voient rien, mais ils expérimentent les mystères; ils ne voient rien, mais ils les connaissent avec la plus divine, intérieure et parfaite certitude. Ils les connaissent en eux dans les très sacrées ténèbres de la foi, et dans la nuit obscure, comme l’appellent ces saints mystiques. Obscure, parce qu’elle est au-dessus de tout opérer astral et de la raison effacée par la lumière plus haute de l’Es­prit de Dieu, qui la surmonte. C’est cette nuit pour la raison, qui montre les saints mystères dans les sacrées ténèbres, dont toute l’Écriture sainte fait mention et surtout David en plus d’un endroit : La nuit même sera une lumière tout autour de moi. La nuit resplendira comme le jour, et les ténèbres comme la lumière. Une nuit montre la science à une autre nuit (Psaume CXXXIX, 11, 12; XIX, 2). Mais outre ces sacrées ténèbres très claires par elles-mêmes, les vrais intérieurs connaissent les divins mystères par expérience, ai-je dit, attendu qu’il se fait en eux et dans leur plus profond centre, le commerce ineffable de la très sainte Trinité, de même que l’incarnation et la naissance de Jésus-Christ s’y est exécutée329.

Il s’oppose à toute forme de propriété, peut-être d’une façon trop volontaire :

Pour arriver à Dieu, il faut détruire en soi […] «la propriété» […] ennemis irréductibles et «qui se fourrent partout» de la communion de l’homme avec Dieu 1. La «propriété» c’est un poison subtil qui s’insinue dans la vie intérieure pour la corrompre, qui fait de la prière un «outil de perdition et non de salut». Tant que la propriété conserve dans un être «le plus petit gîte», Dieu ne peut établir en lui son royaume. [n. 1 : Dutoit distingue deux espèces de propriétés : 1° la propriété naturelle, «qui est une certaine répugnance naturelle à la destruction de «tout ce qu’il y a de propre en nous, et par conséquent d’opposé à Dieu. C’est comme une qualité opaque, dure, arrêtée, rétrécie, fixe et tenace en soy-même, qui, retenant l’âme en elle-même, l’empêche de s’unir avec Dieu, puis de s’écouler en lui et de s’y perdre, ce qui est nécessaire et indispensable. Il faut de terribles flux et purgations pour détruire cette propriété naturelle. Il y a 2° la propriété spirituelle, qui a lieu dans les âmes qui ont bien reçu quelques touches passagères de grâce, mais n’ont pas perdu le propre de la volonté. On peut être spirituellement propriétaire des exercices pieux ou des pratiques pieuses et actives, qui ne sont bonnes que pour un temps, et n’en vouloir pas démordre lorsque le temps est venu de les cesser pour laisser en soi lieu à l’opérer de Dieu. On peut être spirituellement propriétaire de son âme lorsqu’on n’est dans la piété que comme des mercenaires et qu’on y cherche son intérêt propre, lorsqu’on est encore lié par l’amour-propre, lorsqu’on ne s’est pas quitté totalement pour Jésus-Christ.» Fragments d’un dictionnaire mystique, article : «Âmes propriétaires.»330.

Son tempérament de feu conduit à un exercice de la volonté qui provoqua probablement chez lui des angoisses :

Un autre moyen331 efficace de progresser sur cette voie de démission, c’est la pratique de l’humilité et Dutoit y recourt constamment, comme à la plus subtile et la plus pénétrante des mortifications intérieures. Le plus léger mouvement d’orgueil qu’il surprenait en lui était durement châtié, car l’orgueil est la forme la plus odieuse de la propriété. Son biographe raconte à ce sujet bien des traits significatifs. C’est par humilité que Dutoit ne voulut jamais consentir à écrire un journal intime et qu’il désapprouvait cette pratique, «propre, disait-il à nourrir l’homme de la contemplation de son moi». Mais un ascétisme du corps et de l’esprit aussi rude, une aussi ardente poursuite de l’annihilation personnelle, ne pouvaient pas ne pas causer à Dutoit de rudes luttes et d’épouvantables souffrances intérieures. C’est à travers mille combats qu’il s’avançait vers l’idéal, la mort spirituelle, qu’il voyait toujours s’éloigner devant lui. Rien n’est plus douloureux que le spectacle de cette vie, faite d’épreuves constantes, d’agonies quotidiennes, de crucifixions sans cesse raffinées et toujours à refaire. […]

D’une prodigieuse vivacité, il avait de la peine à rester maître de lui-même, en présence de l’erreur volontaire et du mal. Alors, il ne se possède pas, son sang italien bouillonne et «ses procédés en certains cas sont torrentiques», comme il l’écrit à son ami Klinkowström, dont il trouvait la nature suédoise trop calme. […] «Oh! s’écriait-il, que la plus petite attache propriétaire à quoi que ce soit, les choses les plus saintes mêmes, nous fait éprouver de tourments inexprimables quand Dieu vient éplucher et ôter toutes les peaux et couches de notre intérieur, par où tout est mis dans une évidence qui foudroie l’âme dans un abîme de confusion dont la profondeur ne peut s’exprimer. […] Deux jours avant sa mort, il s’écriait : «O, quel pénible apprentissage de péché et de salut, de perte et de divinisation ne m’a-t-il pas fallu faire pendant ma vie», et, le jour même de sa mort, il traversa de terribles angoisses. […]

Qu’est-ce qui causait à Dutoit ces périodes d’angoisses et de dépressions, ces «détroits» et ces «croix»? Ce n’est pas, comme pour Luther dans son couvent, le sentiment de son péché qui l’oppresse et l’angoisse, il éprouve plutôt, comme le grand réformateur allemand à la Wartbourg, un sentiment amer d’éloignement de Dieu, d’échec, de banqueroute spirituelle. Nous avons malheureusement trop peu de documents de Dutoit sur lui-même 1 pour nous prononcer avec certitude sur la cause et la nature de ces crises intérieures, qui couvrent d’un voile de plus en plus sombre les dernières années de son existence. [n. 1 : Il désapprouvait, comme entaché de «propriété», l’analyse trop raffinée des états spirituels. «Je crois, écrivait-il à Klinkowström, qu’il ne faut pas non plus pousser si loin l’analyse de son intérieur, mais se mettre un peu le cœur au large; j’y ai assez souvent été dupe. Il ne faut pas se chicaner soi-même perpétuellement... cela étrécit le cœur et l’apetisse.» — «Je trouve, écrivait-il une autre fois, que Monsieur N. se tâte un peu trop le pouls et examine trop ses états. — En 1774, il écrivait de même à M. Calame : «N’allez point farfouiller ni tâtonner en dedans pour savoir quel est votre état.» — Il disait enfin à Pétillet : «Ne tortille pas éternellement autour de toi-même.] […]

Que celui332 qui s’avance dans la «foi nue» se garde de regretter le temps où il marchait dans la lumière […] C’est quand il sent son esprit dépouillé de ses lumières propres, «sans image, sans pensée, sans action», qu’il entre en communion avec Dieu. Pour confirmer sa théorie, Dutoit recourt à l’exemple d’Abraham. Le père des croyants a traversé la plus terrible des épreuves réservées à sa foi, quand il reçut l’ordre de sacrifier son fils unique. Pour l’exécuter, il fallait d’abord qu’il imposât silence à sa raison, prête à lui suggérer mille motifs excellents d’en­freindre l’ordre divin; il fallait que «même la foi aux promesses à lui faites perdît l’appui de la vue des moyens de leur “exécution”. Ces moyens avaient jusqu’alors servi à soutenir sa foi : c’est pourquoi c’était une “foi savoureuse”, une “foi aux moyens”. Au moment où il décida d’obéir, il s’engagea dans la “foi obscure”. “Voilà la foi ennoblie par l’épreuve, voilà la foi qui perd tout autre appui, excepté Dieu seul, sans vue et sans distinction... Voilà enfin la foi qui seule glorifie volontairement Dieu et qui fait disparaître et anéantit tous les intermédiaires entre Dieu et elle 1.” Que l’homme laisse Dieu le guider et qu’il ne prétende pas s’ingérer en ses décisions, car Dieu conduit souvent l’âme au but qu’il se propose sur elle, par des routes qui semblent d’abord s’éloigner de ce but, afin qu’elle devienne souple et docile sous sa Providence et qu’elle s’abandonne et se confie à l’aveugle 2». [note 1 Philosophie divine, II, p. 152, 153. – note 2 Philosophie divine, II, p. 176].

    Lettres spirituelles

TP 1136. B2 Lettres spirituelles du deuxième cahier,

L.18. Je vous conjure de suspendre encore un peu le voyage que j’avais eu l’honneur de vous proposer. Je suis mis dans la foi nue et dans la division la plus pénétrante, et je crains que tout ce que je vous ai écrit dimanche ne sois précisément les miracles de Mathieu 24 verset 24. […] (49) Il m’est venu ce matin une vue assez claire que cette demeure ensemble n’était que la demeure mystique et la communication très réelle en silence, quoiqu’éloigné de corps, dont j’ai déjà assurément l’expérience. Malgré tout l’accord de l’extérieur et de l’intérieur que j’ai éprouvé dimanche, je tremble de vous dévoyer ou de me dévoyer. Tout cela reçoit aujourd’hui d’autres interprétations; et ce qui fait surtout craindre, c’est qu’il m’a fallu forcer mon attrait pour communiquer avec vous depuis la lettre où je disais que je ne pouvais pas vous diriger; ce qui me jette dans le plus grand soupçon que je n’ai pas la grâce de votre direction et que nous devons communiquer qu’en silence malgré les apparences les plus séduisantes du contraire. Il faut donc suspendre; je vous en conjure; j’éclaircirai, s’il plaît au Seigneur ce qui me regarde en m’humiliant. Ha, Monsieur, à quelles anxiétés et incertitudes on est réduit dans la route de la foi nue! Je suis dans la plus grande angoisse et perplexité. Le Seigneur m’en tirera. Je crains d’avoir fait avec vous plus que (50) ne le comportait ma vocation par toutes ces lettres et que ceci ne soit la punition. J’éclaircirai avec le temps. Je ne me suis guère jamais trouvé bien d’obéir aux demandes des autres contre mon attrait et ça été mon cas avec vous, si comme je le soupçonne de nouveau ce n’est pas à moi à vous diriger, nous ferions tous deux une perte affreuse et sortirions de la route du Seigneur; à Dieu ne plaise. Suspendez donc je vous en conjure Monsieur, et me croyez uni à vous en la manière et forme que notre Seigneur le veut. […] (69)… Vous deviendrez si sec, si inutile, si rien par intervalles et si passif, que vous ne pourrez pas seulement offrir ces états à Dieu par un acte aperçu et distinct […] Car il faudra que tout le moi spirituel périsse en vous […]

(76) […] Les personnes qui portent le fardeau des autres leur font ensuite porter leur propre fardeau, c’est-à-dire pour lever l’équivoque, qu’elles méritent simplement à celles pour qui elles ont porté, la grâce d’être appliquées à la croix et de subir en élus et non en damnés la peine purgative. […] (77) Ainsi il y a expiation de la part du Père spirituel et purgation dans l’enfant.

Il y a outre cela beaucoup d’autres choses et il y aurait beaucoup à dire; quelquefois deux âmes sont réunies pour ne faire qu’une, (par les métempsycoses) et alors comme elles ont chacune leur mérite et démérite réciproque (ce qui ne peut manquer avant d’être consommées) qu’elles apportent pêle-mêle à la masse de l’Etre, il y a alors attribution réciproque et expiation réciproque par le bon qui y est, et outre cela elles font ensemble et en unité leur purification, et une purification qui leur est commune. Je vois cela plus clair que le jour; mais Monsieur de Marcey [Marsay] n’a dit que la moitié de la vérité et j’imagine que son but était de confondre cette idée vulgaire de l’imputation de la croix du Christ, dont les hommes irrégénérés font trophée; mais s’il avait prétendu qu’il n’y eut pas des expiations spirituelles telles que je viens de les décrire et avec les restrictions que j’y mets, j’oserais dire hardiment (78) avec le respect que je lui dois, que je sais dans le Seigneur tout le contraire et par une expérience très certaine. Il y aurait là-dessus à dire à l’infini, car beaucoup d’âmes sont venues se purifier vers moi, et je suis expérimentalement instruit de beaucoup, sinon de tous ces états. […] (79) Monsieur je vous prie de ne pas vous mortifier le corps. C’est un principe qu’il faut absolument conserver la santé […] Car un vrai mouvement de raison vaut mieux que toutes les mortifications, qui ne sont que des moyens pour arriver à l’oraison, ainsi dès qu’ils empêcheraient le recueillement, ils sont à rejeter; ne vous gêner. […]

De l’origine, des usages, des abus, des quantités et des mélanges de la raison et de la foi. (Extraits).

Tome I.

À Paris chez les libraires associés et se trouve à Lausanne chez Henri Vincent, 1790.

(94) note. Aimer Dieu n’est pas proprement aimer un objet, mais c’est aimer sa volonté, mais c’est être capable de l’aimer telle qu’elle soit; c’est même avoir en quelque sorte perdu notre volonté dans la sienne. […] L’aimer de toute notre âme, c’est lui avoir donné toute notre vie et demeurer simplement dans cette remise ou donation.

(206) comme il voulait créer l’univers, il s’est engagé et a contracté de racheter ce qui en dégénérerait, par et à cause de la liberté des agents moraux qui entraient dans son plan, pour une plus grande gloire externe; il a contracté, dis-je, avec toute la Trinité, de racheter sa création, prévue, dégradée, et de prendre en abaissement le morphisme des êtres créés, pour leur injecter sa valeur, et par le contraste de son obéissance avec leurs révoltes, leur valoir de remonter jusqu’à lui, en y retraçant son image. C’est pourquoi, en même temps qu’il est le Dieu infini, il est l’agneau immolé dès la fondation du monde, et le sacrificateur éternel à la façon de Melchisédeck.

(276) je joins ici en pièces justificatives, parmi le nombre infini qu’on pourrait tirer des païens et des mahométans, ces sentences persanes. […] (281) Citation de quelques philosophes arabes. Celui qui s’embarque dans la contemplation de l’unité de Dieu, après avoir vogué longtemps sur l’océan de la multiplicité des êtres, arrive au port de cette union, qui rassemblant tous les objets différents, en fait plus qu’un.

(308) note. C’est comme si Dieu disait : «Je ne suis pas seulement un Dieu de près, mais aussi un Dieu de loin». Je suis tous les deux, toujours infiniment loin de vos esprits, à qui j’échappe toujours, et toujours infiniment près de vos cœurs, du moment qu’ils veulent s’ouvrir à mon union. Tous les efforts de l’esprit sont à jamais incapables de vous faire connaître Dieu, et tout vrai et pur mouvement de son amour, nous en approchent et nous y unissent […] L’amour est la force attractive qui unit les intelligences avec Dieu, et cette force, pour qui sait mourir à soi-même, est sans bornes. Elle peut aller jusqu’à l’unité avec Dieu.

Tome II.

(57) note. Ce secret de l’amour de Dieu en oubli de soi est infiniment heureux, et il n’appartient qu’aux vrais intérieurs d’en goûter et connaître expérimentalement la simple douceur; sans cette règle de préférence gravée en moi, et exercée dans tous les cas donnés, mon amour-propre est exactement un crime incalculable, parce qu’il est constamment opposé à Dieu.

(166) note. Les inspirés voient leur route, ils vont par ce qu’ils croient les certitudes; ils ont aussi une vue ou incertaine, ou dangereuse du moins, de la perfection de leurs actes; et par conséquent leur route est, sinon toujours opposée, du moins différente de celle de la foi obscure et dont j’ai traité plus haut. Et on peut comprendre par là, combien ces sortes d’inspirations que ces personnes croient sûres, peuvent donner et d’appui en leurs œuvres et d’orgueil spirituel.

(226) C’est ainsi que le ressuscité, et croyant par Jésus-Christ, ne voit pas Dieu, mais il le possède; il ne le voit pas, mais il en jouit; il n’a pas encore la vaste et immense vue de ces cieux d’immortelle structure…

    Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de monsieur Dutoit.

Nous reproduisons ce témoignage du contrôle exact exercé par les calvinistes de Berne par l’intermédiaire de leur représentant à Lausanne333, car la liste des rares livres en la possession de l’humble occupant d’une petite chambre prouve la conscience de l’héritier dans la filiation reliant Bernières à Bertot puis à Guyon. La liste des correspondants habituels confirme l’importance de Fleichbein. Enfin l’enquête porte sur l’argent détenu par l’inspirateur de La Chambre des pauvres habitants de Lausanne «institution qui depuis près d’un siècle (1766) a soulagé bien des misères334». Dutoit avait ainsi pris une part active à l’administration d’une œuvre de charité à l’exemple d’un Bernières. Elle lui survécut largement.

6e Janvier 1769.

Nous David Jenner, ci-devant colonel en Hollande, actuellement baillif de Lausanne, au nom et de la part de Leurs Excellences nos Souverains Seigneurs de la ville et république de Berne, savoir faisons qu’en conséquence des ordres que nous aurions reçus de L.L. E.E[ xcellenc] es du Sénat, en date du 5e du courant, pour enlever à Monsieur le Ministre Dutoit de Moudon, tous ses papiers, écrits et livres, faire inventaire des dits et en procurer ensuite l’expédition, nous aurions à cet effet mandé tout de suite Monsieur notre Lieutenant Baillival, lequel accompagné de notre secrétaire B [ailli] val, suivis de l’huissier Cassat, s’est transporté auprès du dit Mr Dutoit, domicilié à la Cité, chez Mr le Régent Ballif, où l’opération a été aussitôt exécutée. De laquelle le dit Monsieur le Lieutenant Baillival nous fait rapport ce jourd'hui sixième du courant mois de Janvier, à cinq heures du soir, qu’il aurait rencontré le dit Mr Dutoit, actuellement dans un état de maladie, au dit domicile, logé à un 3me étage, dans un petit cabinet dont le lit et une malle occupent presque tout l’espace.

Lequel Mr Dutoit ayant ouï la notification des ordres reçus, aurait d’abord manifesté qu’il est bien dans l’intention de s’y conformer en toute soumission et sincérité, ainsi que le porte l’inventaire suivant :

La Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, mais non pas tous.

Monsieur de Bernières soit le Chrétien intérieur.

La Théologie du Cœur [de Poiret].

Le Directeur mystique de Monsieur Bertot.

Œuvres de Ste Thérèse (N. B. Appartient à Mr Grenus.)

La Bible de Martin [Luther].

L’Imitation d’A Kempis.

Déclarant de bonne foi qu’il ne se sait ici aucun autre livre mystique ou ascétique.

Tous lesquels livres il a promis garder en ses mains et ne point s’en dessaisir sans permission et de plus offert de les remettre au premier ordre.

Neuf cahiers de sermons de sa composition, par ordre de numéros qui feront partie d’un ouvrage actuellement sous presse, à Lyon, en cinq volumes, non compris ces neuf cahiers qui, lorsqu’ils seront finis, feront encore deux volumes suivants. Remis lesdits neuf cahiers, assurant que dans la partie de l’ou­vrage qui est à Lyon, il y a un éloge complet du gouvernement de cet État.

Ledit Mr Dutoit ayant manifesté qu’il regretterait beaucoup ces cahiers, n’en ayant point de copie, on lui a fait entendre qu’il pourrait les recouvrer s’il n’y avait rien de contraire à la saine doctrine.

Plus dix-huit cahiers de diverses compositions, scholies, ser­mons, écrits, etc. Remis.

Il a ensuite été demandé au dit Mr Dutoit, s’il n’a point quelques autres compositions récentes, de lui. À quoi il a répondu en parole de vérité que les 160 premières pages, anecdotes et réflexions du 5e volume des Lettres de Madame Guyon étaient de lui, mais qu’il n’en a pas d’autres. Il a remis en même temps un exemplaire du dit volume, imprimé en 1768, à Lyon sous le nom de Londres.

Il lui a de plus été demandé exhibition de ses minutes de lettres de correspondances.

Sur quoi répond en parole de vérité, qu’il n’en a aucune. Que sa santé souvent ne lui permet pas même d’écrire ses lettres, qu’il dicte.

Il lui est encore demandé avec quelles personnes il a des cor­respondances suivies.

Réponds qu’il en a avec Monsieur Jean-Frédéric de Fleischbein, comte, présentement à Pyrmont.

Monsieur le Baron de Klinconström [sic], établi dans ses terres aux environs de Brême.

Monsieur Grenus, de Céligny, gentilhomme genevois, mem­bre des CC de ladite ville et Madame son épouse.

Madame Schlomph [sic], de St-Gall demeurant tantôt à Céli­gny tantôt à Genève.

Outre quelques autres moins suivies.

Demandé, en particulier, un éclaircissement au sujet d’un écrit qui a paru, par lequel les âmes intérieures sont invitées à remettre leurs charités à Théophile.

Ledit Mr Dutoit pour réponse a présenté un exemplaire de la pièce même imprimée, signée J. F. de Fleischbein de Pyr­mont le 12e novembre 1765. Assurant devant Dieu :

I° Que par là il est entré beaucoup de charités de l’étranger dans le pays; que les contributions du pays ne sont pas allées au-delà, plus ou moins, de 4 louis.

2° Que l’idée de ce projet n’a pas été exécutée puisqu’on en a généralisé le but, en donnant indistinctement à tous les pauvres; ce dont il a dit qu’il pouvait administrer des preuves, par le témoignage de divers pasteurs.

Ce que relu au dit Mr Dutoit, il l’a ratifié en priant très humblement sa très noble et magnifique seigneurie baillivale, de vouloir bien, vu le dérangement de sa santé, lui accorder un terme, pour avoir l’honneur de lui présenter un mémoire de -118 — justification […]

Donné sous notre sceau, et signature de notre secrétaire B [ailli] val le dit jour 6e janvier 1769. Gaulis.



    Daniel Pétillet (1758-1841).

Nous avons rencontré le jeune disciple Daniel Pétillet éclairant les dernières années de Dutoit dont il devint le secrétaire. Entretenant un culte de ce dernier, ce libraire-éditeur actif publia dans les années 1800 à 1819 ses abondants sermons335.

Il était en relation avec de nombreux théosophes qui lui commandaient des ouvrages, tel Franz von Baader. Ses relations furent particulièrement suivies avec madame de Krüdener (1764-1824)336.

Il fit une traduction française de nombreuses lettres de Gichtel, l’éditeur de Jacob Boehme337, ce qui souligne une convergence entre courants théosophiques et tradition mystique guyonienne338.

De nombreuses archives concernant le groupe qui entoura Pétillet puis Langalerie restent à explorer339. Lavater (1741-1801), pasteur à Zurich, fut en relation avec Pétillet et Langalerie340.

    Charles de Langalerie (1751-1835) et la fin d’une lignée.

Le 20 décembre 1809, Auguste-Guillaume Schlegel (1767-1845) remercie Franz von Baader de l’envoi d’un ouvrage et poursuit ainsi341 :

Il y a, à Lausanne, un petit cercle d’adeptes de madame Guyon que dirige un chevalier de Langallerie un homme à l’esprit élevé qui dispose d’une connaissance étonnante de l’homme intérieur. J’ai encore récemment passé quelques jours chez lui. Cette manière de considérer la religion est plus orientée vers la satisfaction interne du cœur et vers l’expérience de révélations particulières immédiates que vers la considération des vérités générales. Pourtant elle ne manque pas de points de contact avec ces dernières. M. de Langallerie et l’un de ses amis m’ont dit, entre autres, beaucoup de choses curieuses sur le magnétisme, sur les voyants et sur la communication avec ceux qui sont absents. Un libraire d’ici, Daniel Pétillet dispose de ce que l’on appelle les écrits mystiques, ou se donne, par pur zèle pour la cause, toute sorte de peine pour vous les procurer.

Charles de Langalerie, dont le père hébergea Voltaire, était cousin de Benjamin Constant. Il avait un véritable culte pour «sainte Jeanne-Marie» Guyon «Mère du peuple intérieur»342.

    L’évocation paisible de la fin dévote d’une lignée mystique :

un certain nombre de personnes pieuses, admiratrices de madame Guyon et de son éditeur réunirent, dans la chambre que Dutoit avait occupée à la Cité [à la fin de sa vie], des souvenirs, des reliques, des gravures et des papiers se rapportant à lui. Les adhérents de ce pieux mouvement se réunissaient, paraît-il, dans cette toute petite chambre pour s’édifier mutuellement et pour prendre la Cène.

Au centre de ce groupe était le chevalier de Langalerie, converti par Dutoit et qui avait épousé la fille de Ballif. C’est par lui que Lisette de Constant, sa cousine, fut attirée à la piété […] se retira du monde et s’établit dans la petite maison du Coteau, enclose dans le Jardin, propriété des Langalerie, où elle vécut dans la retraite et l’isolement. Sa famille ne la comprit pas… Mais sa paix et sa constante joie faisaient envie à Rosalie [sa sœur]. «Malgré les souffrances qu’elle endurait, elle ne laissait échapper que des paroles d’amour et de reconnaissance343».

Elle mourut en 1837.

Il se produisit à un certain moment une scission entre la congrégation du Jardin groupée autour des Langalerie et celle restée plus strictement fidèle à Dutoit [dont il faudrait retrouver les traces]. […] Ces groupements mystiques jouèrent un rôle très effacé dans la vie religieuse du pays. Sans nulle ardeur de prosélytisme, ils s’enveloppaient de mystères. Âmes aristocratiques, ils se complaisaient dans leur dévotion raffinée et évitaient le contact avec un monde qu’ils comprenaient peu et qui les comprenait encore moins344.

Ainsi :

les uns se laissant dériver vers le catholicisme, d’autres se ralliant aux petits groupes moraves… d’autres embrassant purement les doctrines du Réveil, un fort petit nombre persévérant dans la voie mystique, voilà tout ce qu’on trouve après M. Dutoit, mais point d’école…345

Passons le relais à Sainte-Beuve qui va entreprendre son grand œuvre sur Port-Royal, dans la même année qui voit la disparition de Lisette de Constant, grâce à l’accueil que lui réserve Vinet à Lausanne. Il ouvrira ainsi en 1840 son ouvrage :

Voyageant en Suisse durant l’été de 1837, au milieu des émotions poétiques et de ce bonheur de chaque moment que suscite à l’âme la nature du grand pays dans sa magnificence, j’y rêvais aussi de plus longs loisirs pour achever une histoire depuis longtemps méditée et déjà ébauchée. […] J’y viens avec mes ruines aussi : pauvres ruines de Port-Royal, combien modestes et imperceptibles auprès de celles de l’antique Rome! Mais c’est le cas de se répéter avec Pascal que la vraie mesure des choses est dans la pensée. Ici, à Lausanne encore, me disais-je, le mysticisme de Madame Guyon, repoussé d’autre part, s’est réfugié, s’est ramifié non sans fruit, et n’a pas tout à fait cessé de vivre; le jansénisme, son vieil ennemi, trouvera-t-il asile à côté? Dans cette patrie de Viret, dans ce voisinage de Calvin, il me semblait que c’était le lieu de tenter, s’il se pouvait, l’alliance autrefois tant imputée à Port-Royal et tant calomniée, mais de la tenter surtout à l’endroit de la fraternité chrétienne et de la charité intelligente. Ainsi allaient mes pensées…346.

    Le témoignage de Benjamin Constant (1767-1830).

Benjamin Constant, influencé un temps par son cousin Chevalier de Langalerie, nous apporte dans son roman semi-autobiographique Cécile son témoignage sur les derniers jours du groupe de Morges. Il vaut d’être entièrement cité compte tenu de la valeur de cet écrivain touché un moment par la grâce :

Il y a à Lausanne une secte religieuse, composée d’un assez grand nombre de personnes de conditions différentes et qui, connues sous le nom de Piétistes et fort calomniées, professent les opinions de Fénelon et de madame Guyon. Plusieurs de mes parents appartenant à cette secte avaient, à diverses époques, esssayé de m’y faire entrer. J’avais été très irreligieux dans ma jeunesse […]

Durant un voyage précédent à Lausanne, j’avais en conséquence plutôt accueilli que repoussé les avances de cette secte. J’avais eu plusieurs conversations avec l’un de ses membres les plus marquants. […]

Cet homme, de l’esprit duquel je ne puis douter et dont la bonne foi, encore aujourd’hui, ne m’est point suspecte […] avait écarté de ses discours tout ce qui n’aurait eu rapport qu’à des dogmes qui eussent appelé un examen dangereux. Le mot même de Dieu n’avait pas été prononcé.

«Vous ne pouvez nier, m’avait-il dit, qu’il n’y ait hors de vous une puissance plus forte que vous-même. Eh bien! Je vous dis que le seul moyen de bonheur sur cette terre est de se mettre en harmonie avec cette puissance, quelle qu’elle soit, et que pour se mettre en harmonie avec cette puissance, il ne faut que deux choses : prier et renoncer à sa propre volonté. Comment prier, m’objecterez-vous, quand on ne croit pas? Je ne puis vous faire qu’une réponse : essayez et vous verrez, deman­dez et vous obtiendrez. Mais ce n’est pas en demandant des choses déterminées que vous serez exaucé; c’est en demandant de vouloir ce qui est. Le changement ne se fera pas sur les circonstances extérieures, mais sur la dis­position de votre âme. Et que vous importe? N’est-il pas égal qu’il arrive ce que vous voulez, ou que vous vouliez ce qui arrive. Ce qu’il vous faut, c’est que votre volonté et les événements soient d’accord.

Ces réflexions me frappèrent. La lecture de plusieurs ouvrages de madame Guyon produisit en moi une sorte de calme inusité qui me fit du bien. J’essayai la prière, autant que cela se peut sans conviction préalable. J’écar­tai toute recherche sur la nature de la puissance inconnue que je sentais au-dessus de moi. Je ne m’adressai qu’à sa bonté. Je ne lui demandai que de me donner la force de me résigner à ses décrets. J’éprouvai un soulagement manifeste. Ce qui m’avait paru dur à supporter tant que je m’étais arrogé le droit de la résistance et de la plainte perdit la plus grande partie de son amertume dès que je me fis un devoir de m’y soumettre. Ce premier adoucis­sement de mes longues souffrances m’encouragea. J’allai toujours plus loin dans le même sens. Je me dis que, puisque j’étais déjà récompensé de l’abnégation à ma propre volonté, cette abnégation était le meilleur moyen de plaire à la puissance qui présidait à nos destinées; et je m’efforçai de pousser cette abnégation au plus haut degré.

J’arrivai bientôt à ne plus former de projets, à considérer l’avenir comme hors du domaine de la prudence, et la prudence elle-même comme un empiétement sur les voies de Dieu; et j’adoptai pour règle de vivre au jour le jour, sans m’occuper ni [de] ce qui était arrivé, comme étant sans remède, ni de ce qui allait arriver, comme devant être laissé sans réserve à la disposition de celui qui dispose de tout.

Ce fut alors que pour la première fois je respirai sans douleur. Je me sentis comme débarrassé du poids de la vie. Ce qui avait fait mon tourment depuis maintes années, c’était l’effort continuel que j’avais fait pour me diriger moi-même. Que d’heures j’avais passées me répé­tant que sur telle ou telle circonstance il fallait prendre un parti, me détaillant tous ceux entre lesquels je devais choisir, m’agitant entre les incertitudes, tantôt craignant que ma raison ne fût pas assez éclairée pour apprécier les divers inconvénients, tantôt ayant la triste prescience que ma force ne serait pas suffisante pour suivre les conseils de ma raison! Je me trouvai délivré de toutes ces peines et de cette fièvre qui m’avait dévoré, je me regardai comme un enfant conduit par un guide invisible. J’isolai chaque événement, chaque heure, chaque minute, convaincu qu’une volonté supérieure et inscrutable, que nous ne pouvions ni combattre ni deviner, arrangeait tout pour le mieux. Mes prières finissaient toutes par ces mots : «Je fais abnégation complète de toute faculté, de toute connaissance, de toute raison, de tout jugement.» Et quelquefois, au milieu de ces prières, un sentiment profond de confiance, une conviction intime que j’étais protégé et que je n’avais aucun besoin de me mêler de mon sort, s’emparait de moi, et je restais insouciant de tous les embarras qui m’environnaient, comptant sur un miracle pour m’en tirer et perdu dans une méditation pleine de douceur.

Cette révolution s’étendit bientôt, comme cela était naturel, de mon âme jusqu’à mon esprit. La plupart des dogmes que j’avais rejetés, l’existence de Dieu, l’immorta­lité de l’âme, me parurent non pas démontrés par la logique, mais prouvés par une sorte d’expérience inté­rieure. Je n’appliquais point à ces dogmes l’instrument toujours inexact du raisonnement, mais je les éprouvais vrais et incontestables. Je n’examinais point s’ils impo­saient des devoirs de culte, je n’en remplissais aucun. «Si Dieu veut, me disais-je, des adorations pareilles, il me le fera connaître, car je ne veux que ce qu’il veut, et ce qu’il ne me fait pas vouloir, c’est qu’il ne le veut pas.» Je dormais ainsi d’une espèce de sommeil moral, sous l’aile d’un être infini qui veillait sur moi. L’effort que je fis pour m’affranchir tout à coup du joug de madame de Malbée fut la dernière de mes actions qui ne fut pas d’accord avec ce système; et son résultat ayant été le contraire de ce que j’avais voulu, je renonçai, de fait aussi bien que d’intention, à toute espèce de direction de ma destinée347.





INFLUENCES





Un «second cercle»

Ce chapitre aborde le «second cercle» des influences, à savoir les figures de ceux qui se sont référés à madame Guyon, mais sans la connaître directement ni appartenir à un cercle de disciples.

Toutes ces courants dérivés viennent en complément des trois bras principaux du « delta spirituel » issu de l’Ermitage, passant par Mgr de Laval et un nouvel Ermitage canadien, Monsieur Bertot et sa fille spirituelle Madame Guyon, la Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines.

Il faudrait explorer des influences omise dans notre étude qui se seraient produites entre ou à travers les bénédictines du Saint-Sacrement (furent-elles uniquement limitées entre elles au sein de leur Ordre?), au Canada (la communauté catholique serait-elle vraiment rentrée en sommeil spirituel sur deux siècles? Des archives restent inexplorées).

En Europe protestante, les relais londoniens entre l’éditeur Poiret et les cercles anglais et écossais ont bénéficié des études de G. D. Henderson. Les grandes familles écossaises avaient pied des deux côtés de la mer du Nord : il faudrait évaluer leurs relations et influences sur le continent mais les fonds d’archives privées ont souvent été dispersés348.

Ailleurs, Jean Orcibal relève des liens avec les quakers ou le rôle de Wesley fondateur du Méthodisme de large influences ; Patricia A. Ward expose « the Legacy of Madame Guyon from 1850 to 2000 349 ».

L’influence en milieu maçonnique relié aux guyoniens par Ramsay reste l’objet de recherches que nous n’avons pu mener : il y faudrait un érudit compétent sur le monde si divers des théosophies et des maçonneries; et la connaissance de l’allemand, voire du russe… Car en Russie les maçons s’intéressaient à la mystique350 , en particulier dans la « Fraternité de la Rose-Croix» : ils traduisirent Silésius, Molinos, Guyon, Poiret; un pope aurait traduit partiellement madame Guyon.

Nous n’avons pu tracer le devenir de tous ces courants après le début du XIXe siècle. On sait que le cercle de Morges se sclérosa avant 1837, date à laquelle nous achevons une histoire des influences directes entre spirituels.

A Rijnburg, Poiret a accueilli des «frères suédois». On sait qu’en Finlande il exista une tradition mystique quiétiste351. qu’en est-il advenu ailleurs, dans le monde germanique et en Suède ?

Le cadre catholique incitant à la prudence, les jésuites Claude-François Milley et Jean-Pierre de Caussade se référèrent à Bernières et à Fénelon, mais sans les citer, quitte à se mettre sous l’autorité de Bossuet.

Nous nous limitons aux influences souterraines en terres catholiques et à la réceptivité de quelques membres de dénommées   « sectes» nées en terres protestantes.



Influences en terres catholiques



L’ordre fondé par Mectilde devenue la Mère du Saint-Sacrement continue à vivre à notre époque, en France, Allemagne, Italie, Pologne, ce dont témoignent les nombreuses études entreprises par ou sur ses membres352.

Le Canada catholique s’endort dans un retard culturel après une première phase de vive activité vécue par les premiers arrivants sous l’impulsion de Marie de l’Incarnation et de François de Laval. C’est un phénomène parallèle à celui de l’involution génératrice d’intolérance vécue dans les colonies protestantes de la côte américaine. Les uns et les autres sont trop peu nombreux pour faire face sans sacrifice culturel aux dures contraintes de la survie en terres hostiles.

Quant au monde catholique européen où toute dérive «quiétiste» était surveillée, les influences mystiques furent souterraines. On y trouve cependant des figures qui défendent la voie de l’abandon. Elles s’abritent sous l’autorité d’un Fénelon sanitairement isolé de son inspiratrice, voire d’un Bossuet auquel on prête un tout nouveau visage353.



    François-Claude Milley (1668-1720), messager de la voie d’abandon.

François-Claude Milley (1668-1720) est en rapport avec Jean-Pierre de Caussade (1675-1751) par l’intermédiaire de la Mère de Siry : tous deux jésuites, devenus «deux maîtres de l’abandon qui ont puisé à la même source354.» Milley vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il rencontra à Apt la mère de Siry, visitandine qui l’orienta mystiquement. Il devint le «messager de la voie d’abandon», en cela très proche de l’esprit qui animera J.-P. de Caussade.

Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité nommément dans le mémorial de la République qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns : «Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de la contagion» (Le quartier populaire fut interdit et barricadé pendant cette peste).

Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détache l’échange avec la mère de Siry (-1735)355. Celle-ci fut supérieure de la Visitation de Caen, la ville de Bernières, et reste à étudier356. Milley  rapporte :

J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières; cet ouvrage surpasse tous les autres […] j’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqués, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. Les personnes […] disent que c’était moi qui avait fait ces lettres357.

Soyez d’une indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous. 104 

Je le demande ce rien […] de me jeter à corps perdu dans cet abîme sans fond de la divinité. 179

L’amour divin […] ne peut se sentir, quand il est bien pur. 183

Résolu de me laisser aller à l’aventure […] Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je demeurerai là […] 195

Ce je ne sais quoi […] c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est pas fort sensible, mais les effets le sont […] regardez ce rien perdu dans l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes volontaires et considérables. 206 

La seule pensée qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité […] qu’un petit rien réuni à ce tout unique […] opère plus […] que toutes les pratiques […] Quelle témérité de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et insensible […] comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au soleil. 213

Jamais nous ne sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons toujours les y faire entrer pour quelque chose; mais c’est aussi pour cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos projets et nous laisse dans le vide. 269

Aussi ne devez-vous plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend sensible […] 348

C’est le néant, c’est le rien, c’est

Milley, Jésuite. 391

Si l’étude sur Milley a été bien faite, il reste à éditer l’échange complet avec la Mère de Siry358.



    Jean-Pierre de Caussade (1675-1751)

Ce jésuite est considéré comme le dernier grand mystique de l’époque classique (on y ajoute parfois Grou à la fin du siècle). Mais si L’Abandon à la Providence divine est un beau livre qui a traversé les siècles, il n’est pas de lui : «L’image d’un Caussade auteur spirituel majeur… n’a pas résisté à cette mise à plat359». Nous l’avons précédemment rendu à sa propriétaire360.

Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis il arrive en Lorraine au seuil de sa vieillesse : il a cinquante-quatre ans juste à temps pour recevoir l’influence de la Mère de Bassompierre (1656-1734). Il dirige la sœur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux ans plus tard à Albi, il revient cependant en Lorraine après deux ans. Il quitte définitivement la Lorraine à soixante-quatre ans et meurt âgé douze ans plus tard.

    Manière courte et facile pour faire oraison en foi

Cet opuscule si proche et si influencé par le Moyen court de madame Guyon conclut l’œuvre éditée en 1641 de Caussade, ce qui indique à ses yeux son importance. Nous citons une partie de l’étude de Jacques Le Brun qui livre de beaux extraits (italiques) et établit (romain) son origine guyonienne 361::

« … nous devons en donner intégralement [ici quelques extraits] le texte [de la Manière courte et facile...], tel qu’il figure dans la copie de la Visitation de Nancy» [...]

1. Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu, et en Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du discours, et de la multitude d’affections pour la tenir en simplicité et l’approcher ainsi de plus en plus de Dieu «son souverain bien»362son premier principe et sa dernière fin.

2. La perfection de cette vie consiste en l’union avec notre souverain bien, et tant plus la simplicité est grande, l’union est aussi plus parfaite. C’est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouissance de l’un nécessaire, c’est-à-dire de l’unité éternelle […]

3. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie spirituelle; mais il ne faut pas s’y arrêter, puisque l’âme par sa fidélité à se mortifier reçoit pour l’ordinaire une oraison plus pure que l’on peut nommer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu’une de ses perfections, soit Jésus-Christ, ou quelqu’un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L’âme quittant donc le raisonnement, se sert d’une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit davantage.

4. La pratique donc de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand nous serions abîmés au centre de la Terre ne nous quittent point. Cet acte est produit d’une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement : je crois que mon Dieu est présent; ou c’est un simple souvenir de foi qui se passe d’une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.

5. Ensuite il ne faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions différentes, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s’empresser à faire d’autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres dispositions particulières et qui dispose l’âme à la passivité, c’est-à-dire que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu’il y opère plus particulièrement qu’à l’ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus Dieu opère puissamment; et puisque l’opération de Dieu est un repos ou son même repos, l’âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des effets merveilleux; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et fructifier les plantes, ainsi l’âme qui est attentive et exposée en tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines influences qui l’enrichissent de toutes sortes de vertus.

[…]

20. II faut se récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l’esprit quelque soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés, ni aucune parole indiscrète, etc.; mais se conserver libre dans l’intérieur, sans gêner les autres, s’unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et amoureux, se souvenant qu’on est en sa présence, et qu’il ne veut pas qu’on se sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.

C’est la règle la plus ordinaire de cet état de simplicité : c’est la disposition souveraine de l’âme, qu’il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de Dieu, et aller de tout à Dieu, c’est ce qui soutient et fortifie l’âme en toutes sortes d’événements et d’occupations, et ce qui nous maintient même dans la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à l’exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c’est un excellent moyen d’augmenter cette manière d’oraison, pour tendre par elle à la plus solide vertu et parfaite sainteté.

21. On doit se comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]

22. […] Cette vraie simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce qu’elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter en aucune créature; mais ce n’est pas par spéculation qu’on obtient cette grâce de simplicité, c’est par une grande mortification et mépris de soi-même; et quiconque fuit de souffrir et de s’humilier et de mourir à soi-même n’y aura jamais d’entrée : et c’est d’où vient qu’il y en a si peu qui s’y avancent, parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]

23. Il ne faut pas négliger la lecture des livres spirituels; mais il les faut lire en simplicité, en esprit d’oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la présence de Dieu que par notre industrie […]

25. Il ne faut pas oublier qu’un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs, consolations, tendresses et facilités; mais encore par les obscurités, aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et des humeurs […]

«L’édition de 1741 des Instructions spirituelles..., du P. de Caussade, attribue formellement la Manière courte et facile à Bossuet, voici en quels termes363 :

«La Providence a fait tomber entre mes mains ce que vous souhaitez : c’est un exercice d’oraison, contenant quinze petits articles, et composé par M. Bossuet, en faveur des religieuses de la Visitation de Meaux.

«D. Est-ce de ce couvent que vous le tenez?

«R. Non; c’est de celui de Nancy, où feu Mme de Bassompierre, religieuse de ce monastère, en porta une copie en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux, où M le Cardinal de Bissy l’avait fait venir. Le voici de mot à mot, ce saint exercice, tel qu’il a été trouvé à Nancy, et tel que je sais qu’on le voit en quelques villes de France, à la fin d’un petit livre intitulé : «Pratique de la présence de Dieu.»

« Le P. de Caussade a donc, lors de ses séjours à Nancy en 1730-1731 ou en 1733-1739, vu notre manuscrit ou un manuscrit voisin; il a connu la Mère de Bassompierre (+ 1734) qui a pu lui dire ce qu’elle savait de l’histoire du texte et lui montrer le manuscrit même qu’elle avait apporté ou fait recopier. […] Le P. de Caussade a pu seulement vouloir dire que son texte n’altère pas profondément le sens du manuscrit, ce qui est vrai.

« Le P. de Caussade nous apprend en outre que le texte qu’il publiait n’était pas inédit : on le trouvait en quelques villes de France (il s’agit donc sans doute d’impressions provinciales) à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la Présence de Dieu. [...]

«En résumé364, la Manière courte et facile se glisse dans les éditions de Bossuet de façon furtive, à la suite de la publication Caussade. [...] La critique interne permettra-t-elle de progresser vers la solution du problème? Un texte spirituel, manuscrit ou imprimé, correspond à une intention, et il en est de même de sa copie et de sa publication. Dans le cas de la Manière courte et facile attribuée à Bossuet, nous voyons affleurer les différents niveaux intentionnels : les religieuses de la Visitation de Nancy utilisent le texte comme guide dans leur vie spirituelle; la désignation d’un auteur est alors peu utile. Avec la publication du P. de Caussade, nous trouvons une intention nouvelle : le nom d’un garant joue un rôle en lui-même; d’où l’importance des références à Bossuet ajoutées par le P. de Caussade à ses Instructions spirituelles qui avaient leur cohérence sans ces références (n.1), et de l’attribution à un auteur prestigieux (et adversaire des «mystiques») de l’anonyme manuscrit de la Visitation de Nancy; cette intention a pu conduire le P. de Caussade à lire comme œuvre de Bossuet la Manière courte et facile […]

«Demandons-nous365 donc si cet opuscule possède une cohérence propre en dehors de toute référence à Bossuet. Le titre nous place dans une tradition spirituelle fort commune à la fin du XVIIe siècle : les spirituels formés depuis plusieurs décennies à l’école de la méditation méthodique recherchent une oraison qui dépasse les risques de l’intellectualisme et qui n’asservisse pas l’homme aux méthodes; ils cherchent aussi à expliciter les rapports entre la pratique de l’oraison et la foi aux mystères du christianisme, et à concilier la contemplation et les activités de la vie. En même temps l’Introduction à la vie dévote dont de nombreux auteurs, en particulier jésuites, prolongent l’influence, a développé l’idée que tous les fidèles, même laïcs, pouvaient avoir accès à l’oraison. De là vient la recherche d’une méthode simple, à la portée de tous, qui conduise l’homme directement au centre de la vie spirituelle, une voie vers la perfection au-delà des dévotions, des pratiques, des méditations : ce centre, beaucoup le découvrent dans le sentiment de la présence de Dieu en l’homme. On s’explique alors le grand nombre des Manière courte et facile, Moyen court et très facile, Moyen abrégé, etc. Dans l’école des Carmes de Touraine, Marc de la Nativité et ses disciples publient une Méthode claire et facile pour bien faire oraison mentale et pour s’exercer avec fruit en la présence de Dieu. Faisant le Quatrième Traité de la conduite spirituelle des Novices..., qui n’est pas profondément originale, mais qui révèle l’articulation des éléments dont nous parlions : présence de Dieu, oraison, méthode, clarté, facilité366. Il serait aisé d’énumérer les œuvres qui manifestent dans la seconde moitié du XVIIe siècle les mêmes intentions, mais ce qui est plus caractéristique, c’est qu’elles appartiennent à toutes les familles religieuses et qu’elles dépassent les frontières : on ne compte pas les œuvres qui proposent de conduire facilement et rapidement à la perfection par l’oraison et la présence de Dieu. En 1691, se serait même fondée à Paris une société ayant pour but la réalisation de cette vie d’oraison (n.1)367. Mais l’ouvrage le plus connu, qui pourtant n’avait rien de révolutionnaire à l’époque où il fut publié, est le Moyen court et très facile de faire oraison, que tous peuvent pratiquer aisément de Mme Guyon (n.2).

«C’est de toute évidence dans la mouvance de ces œuvres que se situe notre opuscule. La comparaison avec le livre de Mme Guyon, le livre en ce sens le plus intéressant de la fin du XVIIe siècle, est particulièrement instructive et révèle des rapports étroits.

« Certes l’opuscule de la Visitation de Nancy insiste moins que le Moyen court sur la rapidité et la facilité, et sur les caractères théologiques du sacrifice que réalise l’oraison de foi; Mme Guyon entre plus dans le détail des pratiques et des cas concrets, et enfin elle développe beaucoup plus ses arguments, mais c’est la différence d’un livre dense et d’un opuscule de quelques pages qui se contente parfois d’un «etc.» (n.3)



Influences en terres protestantes



Entre les Églises issues de la Réformation et des « sectes » persécutées, il y a peu de points communs368. Au XVIIe siècle on distingue plusieurs appartenances : le luthéranisme fortement rénové par le piétisme de Spener (1635-1705), par l’actif Zizendorf (1700-1760)369, par le rayonnement de l’université de Halle impulsée par A.-H. Francke (1663-1727) ; le calvinisme solidement implanté en Hollande et en Suisse ; l’église d’Angleterre et la naissance de réveils dont celui issu de J. Wesley, fondateur du méthodisme ; les dissidents de la « troisième voie », quakers anglais, anabaptistes refondés par Simon Mennons, frères moraves, sociniens... Des trésors spirituels restent à retrouver voilés par les disputes théologiques et d’innombrables libelles370. Avant de cerner des influences entre « chrétiens intérieurs » un bref panorama suggère ce qui rapproche piétistes, quakers, quiétistes :

    Piétistes.

Les piétistes s’efforcent de parvenir à une communauté marquée par l’amour fraternel dans laquelle les différences de confession et d’appartenance ecclésiale auraient perdu leur pouvoir de diviser. Ils se fondent sur les traditions de mystiques (Tauler, Arndt, Böhme…), et renouent avec divers courants, dont celui du quiétisme.

Angelus Silesius (J. Scheffler, 1624-1677) influença profondément les piétistes371 par son exigence d’une religiosité tout intérieure et la nécessité de retrouver le pur amour de Dieu. Le Pèlerin Chérubinique est l’«aboutissement de la mystique médiévale de toute l’Europe, et de la spiritualité protestante hétérodoxe des XVIe et XVIIe siècles, et départ vers un renouvellement de vie intérieure, vers ce piétisme qui s’est inspiré de lui», en commençant par Gottfried Arnold, l’auteur de l’Histoire impartiale des Églises et des hérétiques (1699), «essai mémorable et paradoxal de renverser les opinions reçues sur les rapports des hérétiques et des églises…372».

P.-J. Spener373, les fondations d’A.-H. Francke à Halle à partir de 1698, les frères moraves de Zizendorf374 dès 1722, assurent leur rayonnement sur l’église officielle et sur la pratique de la piété375. On sait l’importance de textes piétistes repris par J. S. Bach pour ses Cantates.

Ils inspirent plus tard les revivalismes ou réveils qui se produisirent en Suisse et en Amérique. Il s’agit d’une utile conversion du cœur, même si le recours à l’autorité stricte de la Bible sclérose le mouvement et conduit souvent, par imitation déraisonnable, à donner un rôle exagéré au prophétisme «enthousiaste».

J. Wesley376 évite un tel «esclavage biblique» par sa création originale d’une bibliothèque d’auteurs mystiques (il est précédé en cela par P. Poiret). Enfin le thème de la prière silencieuse contemplative sera «balisé» par le vaudois J.-Ph. Dutoit, disciple et éditeur de Madame Guyon377.

    Quakers.

Leur prière en silence s’apparente de près à celle pratiquée dans les cercles quiétistes. Parmi les nombreuses «sectes» apparues dans le monde protestant au XVIIe siècle celle des quakers est certainement la plus libre – pas de dogmes, pas de sacrements, ouverture à tous -- et la plus proche des cercles quiétistes dans leur pratique de prière. Il apprécièrent madame Guyon et Fénelon malgré leur origine catholique au point de traduire leurs écrits :

« Aubrey de la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le Quakerisme et le Quiétisme de Madame Guyon et de Fénelon, (dont on trouvait, du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en Amérique)378.»

Le mouvement fut fondé par Georges Fox (1624-1691), un véritable Paul, un mystique d’une énergie prodigieuse et d’une santé à toute épreuve qui lui permirent de résister à de terribles épreuves379

[enfermé] « à Doomsdale dans un cachot dont, généralement, on ne sortait pas vivant. Les excréments des prisonniers qui y avaient déjà séjourné n’avaient pas été enlevés depuis des années et, par places, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans l’eau et dans l’urine. Des personnes compatissantes leur apportaient des chandelles et un peu de paille, et ils brûlaient un peu de leur paille pour combattre la puanteur380. »

Sa «patience vis-à-vis des insultes ou même des coups, possédé qu’il était par sa conviction d’avoir à répondre à ce qu’il y a de Dieu en chacun»381 contribue à faire naître une solide communauté. À sa mort trente mille quakers circulent dans les Îles britanniques ; des groupes parviennent en Hollande et dans les colonies américaines. Ils quittaient croyances et dogmes, source de terribles conflits dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au profit de la «lumière intérieure» retrouvée intimement dans le silence de leurs réunions.

Robert Barclay (1648-1690), écossais génial de profonde culture et de vie brève comme Pascal, est le seul «théologien quaker» au sein d’un peuple simple et fervent; son Apologie382 éclaire profondément sur l’expérience mystique d’une Lumière intérieure :

ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience (187) [...] c’est donc vers la lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner [...]Mais cette lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme (188)...

C’est donc de ce principe, à savoir que l’homme doit rester en silence et ne pas agir de lui-même dans les choses de Dieu tant qu’il n’y est pas poussé par sa Lumière et sa grâce dans le cœur, qu’a pris tout naturellement naissance cette manière de s’asseoir ensemble en silence et de s’attendre à Dieu. (249)… [Le cas suivant] peut même se produire. Plusieurs personnes réunies, gardant extérieurement le silence, mais laissant cependant leur esprit errer à l’aventure, ne prêtent pas attention à la mesure de grâce qui est en elles… mais en revanche, il se trouve dans l’assemblée, ou il y entre, quelqu’un qui, lui, y est attentif, et en qui la Vie se manifeste intensément. Ce dernier… sent alors un travail secret en faveur des autres personnes… et comme il veille fidèlement dans la Lumière et persévère dans cette œuvre divine, Dieu répond souvent à ce travail secret de sa propre semence à travers lui, et touche alors les autres au plus intime d’eux-mêmes, sans l’aide d’aucune parole. Semblable à une sage-femme, ce fidèle, par le travail secret de son âme, fait naître ainsi la Vie en eux, tout comme un peu d’eau versée dans une pompe y fait monter le reste. Cette Vie s’épanouit alors en tous, leurs vaines imaginations sont réduites à néant… (251)

Les quakers ne sont pas seulement des mystiques cherchant la « lumière intérieure» : ils furent très actifs, luttant contre l’esclavage dès le XVIIIe siècle. L’émouvant Journal de John Woolman (1720-1772) fait revivre l’existence aventureuse d’un visiteur des petites communautés quakers isolées. On y découvre le contact avec la nature, qualité américaine qui sera bientôt révélée dans les romans de F. Cooper, le sens de l’unité profonde dans toute la création, autre qualité rencontrée chez des poètes américains :

Nous avons alors attaché nos chevaux, et ramassé des buissons sous un chêne, et nous nous sommes allongés; mais puisqu'il y avait beaucoup de moustiques et la terre était humide, j'ai peu dormi. Allongé ainsi dans la nature sauvage, j'ai été amené à réfléchir sur l'état de nos premiers parents quand ils étaient renvoyés du jardin; comment, malgré leur désobéissance, le Très-Haut a continué à être un père pour eux …

J'ai été conduit si près des portes de la mort que j'ai oublié mon nom. Désirant alors savoir qui j'étais, j'ai vu un amas de matière d'une couleur terne et sombre entre le sud et l'ouest, et j'ai été informé que cet amas étaient des êtres humains dans une misère aussi grande que possible, et que j'étais mélangé avec eux, et que dorénavant je ne pourrais me considérer comme un être distinct ou séparé383.

Les quakers ne furent jamais nombreux, compte tenu de l’exigence de vie impliquée, telle au XVIIIe siècle, celle de la libération des esclaves, grande richesse perdue volontairement par les premiers abolitionistes. Récemment la Religious Society of Friends ne comporte plus que seize mille membres en Grande-Bretagne384. Mais le mouvement est toujours vivant et ouvert comme l’indique le témoignage suivant venant du lointain Maryland385 :

Il y avait une vraie puissance spirituelle parmi les Amis ... C'était une expérience forte, et je la sentais assez certaine pour justifier la foi en la résurrection de Jésus … [suit un examen intéressant du problème du contrôle de "l'enthousiasme" que Fox a rencontré, qui menait à une] tension entre les réclamations individuelle et communautaire à la révélation divine ... La pratique Quaker "marche" seulement quand l'amour passe avant tout ... quand les désirs des individus et du groupe sont "réduits à la soumission" sous la conduite de l'amour, tous ceux qui participent au processus sont égaux, et le but principal de la communauté n'est pas de juger mais de s'aimer les uns les autres ... Et c'est là où j'ai trouvé la clé à la pratique Quaker, qui n'est ni plus ni moins que l'actualisation de l'amour.

Les quakers firent beaucoup «pour la renommée de la victime [Guyon] de Bossuet».

Après avoir publié, en 1727, une courte Letter to J.O. being an account of Madam Guyon, Josiah Martin traduisait plusieurs de ses poèmes dans The Archbishop of Cambray’s dissertation on pure love (Londres, 1735, pp. 122-138) – et en note il souligne «nettement l’importance que prit dès lors chez les quakers son idée de la fécondité spirituelle [que nous trouvons un apport saisissant à la lecture de son Cantique]. Et il insiste sur le rôle que jouèrent après Martin, les ouvrages de Gough et surtout A Guide to true Peace (Stockton, 1813) où W. Backhouse et J. Janson groupèrent des extraits de Fénelon, de madame Guyon et de Molinos.»386.

Le «Friend» Josiah Martin, intéressant écrivain qui devait répondre aux Lettres philosophiques de Voltaire, fit plus encore pour la réputation de l’archevêque de Cambrai, en qui il voyait «aussi un quaker», puisqu’il publia entre 1727 et 1738 divers recueils d’écrits du prélat auxquels il joignit des cantiques de madame Guyon et une apologie des idées de celle-ci387.

L’année 1772 «marque un tournant décisif dans l’histoire du guyonisme anglo-saxon. Le quaker de Bristol James Gough donna, en deux volumes, une traduction de la Vie de madame Guyon. Quelques mois plus tard, Cornelius Cayley accordait des éloges également vifs à la tolérance de l’héroïne et à l’esprit catholique de l’éditeur»388. Enfin l’idée de fécondité spirituelle propre à madame Guyon, que nous trouvons particulièrement mise en valeur à l’occasion de son Commentaire au Cantique ainsi rendu très original, fut largement reprise389.

Le Quaker John Woolman (1720–1792) défend Fénelon.



    William Law (1686–1761)

Wiliam Law, ascète et mystique assez proche des quakers, mais qui vécut et mourut anglican, écrivait vers 1738 :

Je désirais presque, écrivait-il vers 1738, qu’il n’y eût pas de livres de spiritualité en dehors de ceux qui ont été écrits par des catholiques. Vous trouverez chez Bertot premier directeur de madame Guyon, «toutes les instructions qu’une (531) personne descendue du Ciel pourrait vous donner». Il s’intéressait pour les mêmes raisons au carme Laurent de la Résurrection, humble cuisinier fort admiré de Fénelon, dont les paroles et les exemples étaient bien connus en Angleterre grâce aux Devotional Tracts concerning the Presence of God390.

La bibliothèque de Law possédait les Discours chrétiens et spirituels et le Moyen Court. Il les «a certainement étudiés de très près, car ils sont couverts de traits et de signes divers. Les pages blanches du second volume contiennent en outre d’excellents résumés des idées essentielles de la mystique»391.

    John Wesley (1703-1792).

John Wesley est au centre de la renaissance qui fait suite à la « période sèche » des Lumières en Angleterre, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle392 :

«Plus que tout autre, son action a permis la survie dans le monde anglo-saxon du goût de la vie intérieure et de la croyance à la possibilité de la sainteté. Elle n’aurait pas été possible sans les efforts de Poiret qui lui ont fourni la charte du Méthodisme…393.»

Il admet selon Orcibal la possibilité de la délivrance «du pouvoir de pécher par la complète domination de Dieu dans le cœur qu’Il remplit entièrement de son amour» . Contre ses nombreux critiques, qu’ils soient des églises officielles ou moraves, il cite les biographies de Grégoire Lopez et de frère Laurent. Son «pure love» rejoint l’union avec Dieu défendue par Madame Guyon394.

Il est en relation avec Dutoit par l’intermédiaire de J. de La Fléchère :

« Pasteur suisse qu’il choisira comme successeur. Ami du guyonien Dutoit-Membrini, celui-ci donna courageusement au mot «mystique» un sens bien différent de celui que Wesley lui attribuait encore d’une façon implicite. Aux yeux de La Fléchère, saint Paul et saint Jean étaient de grands mystiques et Salomon, auteur du Cantique des Cantiques, méritait le titre de «prince des mystiques». Avec bon sens, il soulignait en outre que, contredisant ses propres paroles, John Wesley avait «montré son approbation du mysticisme rationnel et scripturaire en publiant des extraits très édifiants des ouvrages des mystiques». Lui-même assimilait aux «piétistes» ou «mystiques» du continent les méthodistes au service desquels il était venu se mettre. Bien qu’il fût parfois un peu gêné par ces propos, leur chef ne lui en donna jamais le démenti. Il n’y était plus obligé, car les circonstances s’étaient peu à peu modifiées. En premier lieu, la sensibilité avait changé. Aux Lumières, succédait le Préromantisme et Richardson, le nouvel auteur à la mode, faisait dans son sir Charles Grandison le portrait du pieux non-jureur Robert Nelson. Un poème de John Byrom réussissait à donner au mot «enthusiasm», longtemps si décrié, un sens favorable. Sans doute ce mouvement s’accompagnait vers 1773 d’une reconnaissance du guyonisme et du bourignonisme, mais le rôle bienfaisant de J. Wesley sur la société anglaise était maintenant trop bien reconnu pour qu’il risquât d’être confondu avec des illuminés extravagants395

«Très tôt il avait été question de la célèbre mystique en Grande-Bretagne. En décembre 1703 parut à Londres la traduction de son plus fameux opuscule sous le titre A short and easie method of Prayer.396 Nous sommes à tout le moins sûrs que J. Wesley consacra à l’étude de A short method les journées des 4 et 5 janvier 1735397. Le 5 juin 1742, il relut l’opuscule en y joignant le texte français des Torrents spirituels. Sous l’influence de J. Fletcher, Wesley redevenait beaucoup plus favorable à la mystique. À la suite de Hartley, il se posait donc, le 27 août 1770, en champion de madame Guyon contre Littleton : malgré ses erreurs, elle n’avait rien d’«une enthousiaste. Sans aucun doute, elle possédait une intelligence tout à fait exceptionnelle et une excellente piété. Elle n’était pas plus lunatique qu’hérétique»398.

«Mais c’est l’année 1772 qui marque un tournant décisif dans l’histoire du guyonisme anglo-saxon. […] Fait plus grave399, il semble que bien des méthodistes, et parmi les plus zélées, avaient aussitôt (surtout à Bristol) pris la mystique pour modèle400. Il n’y a donc pas à s’étonner que, les années suivantes, son nom se retrouve près de vingt fois sous la plume de J. Wesley. On comprend pourtant que ses avertissements soient d’abord restés vains : s’il dénonçait les «raffinements» mystiques de madame Guyon et leur «quiétisme anti-scriptural», il ne manquait pas en effet d’ajouter qu’ils étaient d’autant plus dangereux que beaucoup «de choses excellentes» s’y trouvaient mêlées. […] «le monde n’a jamais vu une telle vie… un mélange aussi prodigieux». […] «Dans cette gangue, que d’or pur! Quelle profondeur de religion, d’union spirituelle à Jésus-Christ! Quelles hauteurs de justice, et de paix, et de joie dans le Saint-Esprit! Que nous rencontrons peu d’exemples comparables d’amour exalté de Dieu et du prochain; de véritable humilité; d’invincible douceur et de résignation sans bornes! Si bien que, somme toute, je ne sais s’il ne faudrait pas parcourir plusieurs siècles pour retrouver en une autre femme un tel modèle de véritable sainteté». Par la suite, Wesley rappela de temps en temps ses réserves, mais il ne rétracta jamais rien de ses éloges : c’est toujours l’exilée de Blois qu’il prend pour terme de comparaison en fait de profonde communion avec Dieu et, les livres de «sister Pennington» ayant brûlé, il place madame Guyon parmi les quelques volumes qui doivent lui être envoyés d’urgence. En 1781, deux de ses publications révélèrent ses nouveaux sentiments à un plus vaste public. Dans les extraits qu’il donna de The fool of quality de Henry Brooke (sous le titre de The History of Henry, earl of Moreland), il reproduisait les termes enthousiastes qu’inspirait à l’auteur la maîtresse spirituelle de sa Louisa. En revanche, sa Concise ecclesiastical history supprimait la plupart des attaques dont elle et Fénelon faisaient l’objet dans Mosheim et Maclaine.401.

«Mais les noms de Fénelon et de Renty n’évoquent pas assez la violence de la crise mystique que Wesley traversa de 1731 à 1736 : lui-même en a reconnu la réalité et ses Diaries inédits en précisent la nature. Son ardeur était alors entretenue par son professeur de sténographie J. Byrom qui essayait de faire connaître en Angleterre les auteurs édités par P. Poiret. […] En janvier 1735, Wesley étudiait également le Moyen court de madame Guyon et le docteur Cheyne réussit même à éveiller chez lui un vif intérêt pour Marsay qu’il traitait encore en 1756 d’«éminent mystique». À ces auteurs, l’influence de William Law lui faisait enfin joindre la lecture de Tauler, de la Théologie germanique et de Molinos. On ne s’étonnera donc pas qu’il ait défendu l’idéal de l’Amour pur, le désintéressement total qui va jusqu’à la résignation à l’Enfer, si telle est la volonté de Dieu.402.

«En 1778 il insérait dans son Arminian Magazine un abrégé de la Vie d’Armelle Nicolas, complément naturel de son adaptation de l’autobiographie de madame Guyon. Ses dernières éditions révèlent une attitude analogue : tandis qu’en 1780 il s’abstenait de retoucher le bel éloge de madame Guyon que Henry Brooke avait introduit dans The Fool of quality, il condamnait dans ses notes de 1781 sur l’Histoire de l’Église de Mosheim et Maclaine l’hostilité que les auteurs manifestaient pour tout feeling, c’est-à-dire, jugeait Wesley, pour toute religion vivante, et il faisait en conséquence disparaître du texte les attaques contre Fénelon et contre madame Guyon. Finalement, ce sont les expressions jadis sorties de sa propre plume à propos des mystiques qu’il rétractait en 1783.403 […]

«En particulier la pensée de madame Guyon a sur ce point avec celle de J. Wesley de telles affinités qu’au siècle dernier, Alexander Knox, Upham et, après eux, de nombreux historiens méthodistes ont jugé que c’est à elle que la théorie paradoxale en question devait le plus. Madame Guyon enseignait, en effet, l’universalité de l’appel des chrétiens à une union avec Dieu qui serait, dès ici-bas, objet d’expérience404.

«Et rien n’était plus audacieux pendant l’ère des Lumières que la réhabilitation de la mystique qui en découlait pratiquement.»

    Karl Philipp Moritz (1756-1793).

Anton Reiser405est le roman autobiographique de libération intérieure d’un ami de Goethe406 mort trop jeune, décrivant sa « déchirure du moi». Fort critique de la vie austère mené chez le piétiste baron Fleischbein, le jeune Karl-Philipp Moritz décrit un milieu alliant mystique et rigorisme. Il conservera cependant un souvenir favorable du séjour prolongé à Pyrmont : «Les trois mois qu’Anton [Reiser] passa à P… lui furent profitables à bien des égards, car il était presque toujours libre…» Il apprécie le Télémaque qu’on lui a bien sûr donné à lire et même « l’incomparable délicatesse d’expression» des poésies et cantiques spirituels de Madame Guyon, traduits par Fleischbein. Plus tard « Reiser, qui s’était déjà bâti dans sa tête une sorte de métaphysique proche du Spinozisme, se rencontrait souvent avec son père à leur grand émerveillement quand ils parlaient de l’universalité du principe divin et du néant de la créature tels qu’ils ressortent de l’enseignement de Madame Guyon». Le Werther va bientôt paraître et la mystique va se dissoudre dans la sensibilité romantique.

C’est alors que Reiser emprunta de nouveau au vieux menuisier les écrits de madame Guyon et, pendant qu’il les lisait, il se rappela l’époque heureuse où, selon ses conceptions d’alors, il s’avançait dans la voie de la perfection. Désormais, lorsque les circonstances extérieures le rendaient parfois triste et maussade et qu’il ne trouvait aucune lecture à son goût, les cantiques de madame Guyon étaient avec la Bible ses seuls refu­ges, à cause de l’agréable obscurité qui y régnait. Sous les voiles d’un langage sibyllin, il distinguait confusément une lumière inconnue qui venait ranimer son imagination endormie. Et pourtant, il ne faisait plus de réels progrès en piété et ne réus­sissait plus à penser à Dieu sans interruption. Dans le milieu qui l’entourait alors, on se souciait fort peu de ses états d’âme et il avait bien trop de distractions en classe et à la chorale pour pouvoir suivre, ne serait-ce qu’une semaine, sa tendance à l’introspection continuelle. (154).

Cependant il entendit à nouveau son père jouer de la guitare et chanter les cantiques spirituels de madame Guyon en s’accompagnant de cet instrument. Ils s’entretinrent également de la doctrine de madame Guyon et Reiser, qui s’était déjà bâti dans sa tête une sorte de métaphysique proche du spinozisme, se rencontraient souvent avec son père à leur grand émerveillement quand ils parlaient de l’universalité du principe divin et du néant de la créature tels qu’ils ressortent de l’enseignement de madame Guyon. (159).

C’est en vain qu’il se creusa l’esprit à la recherche d’autres moyens de se procurer de l’argent; il lui fut impossible d’ache­ter un flambeau et le lendemain soir, pendant que tous ses condisciples défilaient en grande pompe par les rues devant une foule de spectateurs, il dut rester chez lui, tristement ins­tallé devant sa table de travail. Il s’efforça de se consoler tant bien que mal, mais à un moment donné la musique lui parvint de loin et produisit sur son esprit un étrange effet. Il se repré­senta en un tableau très animé l’éclat des flambeaux, l’attrou­pement du public, la cohue et les héros de ce spectacle magni­fique : ses condisciples. Et il se vit lui-même exclu, solitaire et abandonné de tous. Il en conçut un chagrin en tous points semblable à celui qu’il avait ressenti quand ses parents l’avaient laissé seul dans la chambre du haut pendant qu’à l’étage du dessous, ils étaient attablés avec le propriétaire de la maison pour un repas dont les rires joyeux et les tintements de verres montaient jusqu’à lui; il s’était alors senti tout aussi solitaire et abandonné de tous, et il avait trouvé sa consolation dans les cantiques de madame Guyon. (213).









ÉCHOS ET RECONNAISSANCE

Échos au XIXe Siècle



Le Père Henri Ramières (1821-1884), jésuite et spirituel, fut le premier éditeur de L’Abandon à la Providence divine qui «fait figure de superbe rejeton de la tradition guyonienne […] qui inspira notamment le P. J.-N. Grou (1731-1803) puis, au XIXe siècle, la spiritualité dite de l’abandon ou de l’enfance, illustrée par Mgr Ch.-L. Gay (1815-1892) et par Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897).»407 L’influence diffuse de quiétistes et de piétistes contribua au passage du dogme à l’expérience, la raison s’effaçant devant le cœur. C’est le cas de Schleiermacher (1768-1834) et de ses disciples, dont Neander408

    Quiétisme favorablement reçu en Amérique

Les influences quiétiste (et piétiste) peuvent s’exercer aisément sur une terre d’accueil libérée du poids de religions établies.

Les quakers s’installent fort tôt : William Penn reçoit en 1682 un territoire pour y installer une colonie où se développe Philadelphia, cité de l’amour fraternel . L’accueil qui est fait aux écrits de Mme Guyon et de Fénelon par ces premiers occupants puis par les méthodistes est favorable. Malheureusement John Wesley, qui voyage en 1736  en Géorgie, n’appréciera Mme Guyon qu’un peu tard pour influencer une fondation sensible à un ascétisme d’origine piétiste409 .

Voici décrite l’accueillante Pennsylvanie410 :

« Le pays était couvert de forêts épaisses, peuplées d’Indiens Peaux-Rouges. Il [W. Penn] proposa de nommer la nouvelle colonie Sylvania à cause des forêts, mais le Roi insista pour y ajouter le nom de Penn [...] Quand on apprit que Penn était résolu à n’avoir ni soldats, ni armes, ni forteresses, on prophétisa la destruction prochaine de la «Sainte Expérience» [...] qui devait durer de 1684 à 1756.411.

« En 1682, William Penn et d’autres quakers achetèrent l’est du New Jersey [...] Ils nommèrent alors Barclay412 gouverneur de la colonie, en raison, dirent-ils «de son habileté, de sa prudence et de son intégrité», et cela bien avant qu’il n’ait lui-même apporté aucune participation financière à l’entreprise [...] Bien qu’il ne soit jamais allé lui-même en Amérique, il s’occupa très activement ,la moindre chose d'une manière en rapport aux sens extérieurs. Et cette prière est la Prière du Coeur, la prière indicible, dont la plus parfaite est le Fruit de l'Amour, et la moins parfaite une sensibilité de nos indigences413. »

En milieu d’origine germanique, le mystique Tersteegen correspond avec des croyants vivant en Pennsylvanie dont probablement Sauer qui édite ses textes localement de 1741 à 1750. Une demi-douzaine d’éditions allemandes seront imprimées de 1800 à 1820.414.

En tous milieux, la religion expérimentale vécue par Fénelon et madame Guyon est défendue par Jonathan Edwards (1703-1758) figure importante dans le premier Réveil 415 :

Parce que le spirituel a cette connaissance expérimentale, elle illumine merveilleusement pour la compréhension le sens vrai et spirituel de l’Écriture, car il trouve dans son coeur les mêmes choses qu'il y lit.

Puis viennent les traductions importées en deux vagues correspondant aux deux Réveils.

Les réimpressions par Bradford en 1738 et par Sauer en 1750 d’un essai de Fénelon sur l’amour pur, accompagnés d’un aperçu de la vie de madame Guyon et d’autres extraits, constituent une anthologie adaptée à l’esprit quaker.

Pourquoi Fénelon et Guyon? La recherche de textes spirituels qui ne s’attachent pas aux pratiques et aux dogmes conduit à favoriser des écrits de «chrétiens intérieurs». Piétistes ou quiétistes? Les quiétistes sont préférés, car peu marqués d’ascèse et moins attachés à la lettre des Écritures ; de plus ils peuvent accéder à une tradition mystique préservée dans des Ordres qui n’ont pas été balayés par la grande vague de la Réforme.

On lit l’éditeur et passeur de textes mystiques Poiret puis les multiples volumes couvrant l’œuvre de madame Guyon, tandis que Fénelon est la grande figure littéraire du siècle. Quoique tous deux catholiques, dont un archevêque, ils demeurent acceptables par les réformés puisque condamnés par un Pape.

Le rédacteur de la Préface de ces réimpressions établit l’importance de la vocation spirituelle de madame Guyon. Il la défend même d’avoir affirmé sa vocation apostolique416.

Puis Select Lives of Foreigners, Eminent in Piety de Gough, réimprimé à Philadelphie en 1807 et d’autres rééditions, incluant des poèmes guyoniens traduits par Cooper, contribuent «à la popularité de Fénelon et de madame Guyon parmi les quakers et les méthodistes du XIXe siècle417».

À la génération suivante, les Unitariens418, Eliza Follen, Emerson419 et d’autres, attachés aux expressions de «l’intérieur», s’intéressent à Fénelon. Pour Lydia Maria Child (1802-1880) Madame Guyon présente un idéal féminin :

« Bien qu'elle soit plus absolue et imprudente que l'Abbé Fénelon, elle le ressemblait fort dans son détachement, son amour de Dieu, son courage consciencieux et son abandon total aux conseils de la Providence Divine; il n'est donc pas étrange qu'il soit devenu un de ses disciples, et aussi un ami et un admirateur fervent420. »

Thomas C. Upham (1799-1872) fut l’auteur du premier manuel américain en psychologie, une synthèse de Locke à Kant. Ses Elements of Intellectual Philosophy publiés en 1827 bénéficièrent de 57 éditions .

Après une forte expérience intérieure il devint défenseur de la tradition quiétiste et l’auteur de The Life and Religious Experience and Opinions of Mdame de la Mothe Guyon : Together with some account of teh personal history and religious opinions of Fenelon, Archbishop of Cambray, deux volumes qui depuis 1846 bénéficièrent à leur tour de 37 éditions. Depuis lors on le traduit, on l’abrège, on lui emprunte.

Upham avait découvert la tradition vivante de la théologie expérimentale. Il lui a donné des tours nouveaux, mais son appropriation de cette tradition dans le langage du mouvement de sanctification, et d'une deuxième expérience critique de sanctification, a permis aux lecteurs Américains de revendiquer leur expérience comme identique à celle des mystiques catholiques et autres421

    En Extrême-Orient.

Le rapprochement entre quiétisme et taoïsme a souvent été fait, dont par le maître de Camus Jean Grenier (1898-1971 422.

La Vie par elle-même a été récemment traduite intégralement en chinois à partir d’une respectable traduction anglaise423. Effet du développement d’un christianisme protestant en rapide expansion dont le méthodisme inspiré par J. Wesley.

    Pierre de Clorivière (1735-1820).

Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude, à une époque qui lui est peu favorable car influencée par le dernier et dur jansénisme, il reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple présence de Dieu, attribué à Bossuet ! En fait repris par Caussade d’une copie rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui «répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation.»424.

    Maine de Biran (1766-1824).

Son Journal examine la paix du cœur comme les états de sécheresses; il serait le «premier à voir dans des mystiques des témoins de Dieu». Il connut des états éphémère de ravissement :

«Quand il était jeune il les expliquait comme l’expression affective d’un corps sain… l’interprétation n’est plus possible avec un organisme malade prématurément vieilli : ne faudrait-il pas alors envisager l’hypothèse de ce qu’on appelle la “grâce”425».

Tout ce dont l’existence ne peut être aperçue immédiatement, mais seulement conçue au moyen d’une certaine déduction comme cause de perceptions données n’a qu’une existence douteuse (29)

Si la philosophie platonicienne a été fondée à signaler un ordre de facultés supérieures, où l’âme se trouve comme identifiée avec son objet intellectuel et (182) absorbée en Dieu qui est sa source, la philosophie physiologique ne doit pas être moins fondée à reconnaître et spécifier un ordre inférieur de facultés animales où le moi se trouve aussi absorbé dans la sensation et identifié avec elle.

L’amour ôte tout, mais il donne tout” Fénelon… Le principe de la 3e vie (celle de la grâce) consiste dans la présence d’un esprit supérieur à celui de l’homme, qui se met pour ainsi dire à la place de son esprit et ouvre à ses yeux une perspective infinie de perfection et de bonheur et remplit son âme d’une joie (200)

On m’a demandé si c’était une révélation… les mots n’y font rien; il suffit que nous ayons le sentiment de cette lumière supérieure que nous ne créons pas en nous-mêmes (235)426.



    Sören Kierkegaard (1813-1855).

Le disciple de Poiret Tersteegen influença S. Kierkegaard (1813-1855), qui trouve en lui une simple vérité. Pour lui, “le christianisme est une cure radicale, qui doit transformer l’homme”. Il s’oppose donc à l’effort désengagé spéculatif de Hegel 427 » 

    Arthur Schopenhauer (-1860).

Le philosophe connaît les mystiques : il apprécie Fénelon, Eckhart dans l’édition Pfeiffer, l’Imitation de l’humble vie de Jésus par Tauler… Il ajoute :

Mais je recommanderai principalement l’autobiographie de madame Guyon; c’est une belle et grande âme, dont la pensée me remplit toujours de respect428.”  

Au livre quatrième du Monde comme volonté et comme représentation, où “la volonté s’affirme puis se nie”, il interprète comme un retour du songe à la réalité, le “Tout m’est indifférent…” qui achève la Vie par elle-même; puis y joint une autre citation “de cette sainte pénitente” : Dora Greenwell (1821-1882). Anglicane, celle-ci écrivit une biographie du dominicain Lacordaire, une autre de John Woolman, quaker américain au Journal de voyage attachant, des poèmes et des essais. Fort cultivée, elle fut aussi très active socialement : traitement des enfants au travail, victimes de la famine irlandaise… Elle fut influencée surtout par Lacordaire (“have a life—your own life; live to a centre of lofty and consistent aims”, ce qui s’accorde bien avec la période victorienne), ainsi que par madame Guyon :

Il lui semblait que l’Évangile se montrait non seulement comme un projet pour éviter la punition, mais aussi comme contenant l’élément de rétablissement spirituel, et de la vie intérieure. Elle voyait la nouvelle vie en Christ, quand elle était parfaite, comme étant la même que la vie du Christ, ou la vie de Dieu, et ces personnes qui ont expérimenté le renouvellement spirituel intérieur jusqu'à l'amour pur ou parfait, comme étant vraiment unes avec Dieu429.

    Reconnaissance au XXe Siècle

Après une éclipse liée au culte d’une morale activiste caractéristique de la seconde moitié du XIXe siècle430 s’opère une redécouverte de la vertu secrète de l’abandon mystique. Non sans difficulté pour les minoritaires, des individualistes désavoués lors de la querelle moderniste (condamnations de Loisy puis de Bremond) puis plus tard rejetés par les néo-thomistes ( Maritain et ses amis)431.

    Vital Lehodey (1857–1948).

Dom Vital Lehodey défend un abandon très proche de celui souvent mis en cause car supposé « quiétiste » ; sa direction propose un contrepoint moderne à celle qu’assurait madame Guyon. Au début du siècle dernier, il pouvait citer sans prendre de risque François de Sales, Bossuet, Caussade, A. de Lombez, Mgr Gay... Mais c’est sa reprise ignorée de Guyon par Caussade, ce dernier édité tardivement par Ramières432, qui constitue sa source principale433.

Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu; ils sont même l’unique danger, mais un danger redoutable; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir. (406).

Le désir d’avancer dans les voies mystiques est parfaitement légitime en soi, et nous avons le droit de le traduire en une prière confiante et filiale. […] Mais ce désir a besoin d’être tempéré par un filial abandon. Dieu veut rester le maître des dons qu’il se propose de nous faire. (442).

[l’âme] évite de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections variées et compliquées toutes choses plu propres à étouffer cette petite flamme [l’influence mystique] qu’à la renforcer [par ascèse]. Mais elle reçoit l’action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance; elle s’y adapte. (454).

    Henri Bremond (1865-1933).

Bremond fut le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe siècle. Son approche de la mystique est voilée sous le titre, seul recevable à son époque, d’Histoire littéraire du sentiment religieux 434, ce qui n’empêchât pas sa mise en cause et des polémiques.. :

« Un grand critique, le R.P. Lebreton, s’est cru en droit d’affirmer que les formidables volumes de mon Histoire littéraire n’avaient qu’un objet : prêcher l’oraison de quiétude […] Tant et si bien que les encyclopédies de l’avenir écriront  [en épitaphe]: « H. Bremond – quiétiste qui eut son heure de célébrité ; aujourd’hui plus oublié que Mme Guyon dont il s’était fait l’apôtre435. »

Mais Bremond ne put mener à terme une réhabilitation par la rédaction du « livre absent436» qui eût couronné son entreprise437.

Derrière la figure de l’érudit qui ressuscite un monde oublié et fixe les grandes lignes devenues canoniques de son histoire, se devine l’image émouvante du chercheur pour qui “l’expérience mystique fournit le paradigme de toute connaissance réelle438.

«1. Bons ou mauvais, païens ou chrétiens, Dieu est en nous. Ou mieux, nous sommes en lui; nous ne pouvons agir qu’il n’agisse en nous et par nous; il est en nous, avant tous nos actes, et dès que nous sommes. Il y est, non comme une chose, comme une brochure religieuse au fond d’une armoire, mais comme le vivant principe de toute vie. [...] Soit que nous pensions à lui, soit que nous pensions à un autre objet, soit que notre esprit sommeille, Dieu est là.

2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n’est pas non plus tel ou tel acte de dévotion; il est en moi sans que je l’aime, avant que je l’aime. Où donc? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes; il y est, présent à tout ce qu’il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu’elle précède tous nos actes, même inconscients; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu’elle n’a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l’aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c’est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l’acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l’ombre réelle et vivante de cette présence [...]

3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d’entre eux n’ont pas d’extase, pas de visions [...] Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l’aisance, l’intensité avec lesquelles s’exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence; dès que ce contact, d’ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d’une rencontre, d’une étreinte, d’une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j’en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s’ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.

4 [..] À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d’autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l’expérience, d’ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l’âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction tient la clef de la mystique»439.

    Henri Bergson (1895-1941).

À la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon :

« Ah! les mystiques! Je ne les connaissais pas... Je les travaille en ce moment et je suis bien intéressé. Saint François! les Fioretti! […] Tenez, Madame Guyon est très instructive. De l’âge de cinq ans jusqu’à sa mort, elle nous ouvre son âme. Elle n’a pas d’instruction. [!] C’est spontané. C’est une merveilleuse expérience. Saint Jean de la Croix, très profond, mais il intellectualise trop ses intuitions. […] C’est un monde nouveau que j’ai découvert. »440.

Son dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la conscience — dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion dynamique pour conclure sur la mystique441. On ne peut résister à citer très / trop largement un si bel excursus posant le domaine propre à la mystique :

«Mais, de toute manière, la vie est chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l’homme que pour les autres espèces, puisque celles-ci la subissent comme un effet produit au passage par l’énergie créatrice, tandis qu’elle est chez l’homme le succès même, si incomplet et si précaire soit-il, de cet effort. Pourquoi, dès lors, l’homme ne retrouverait-il pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu? Ce n’est pas par l’intelligence, ou en tout cas avec l’intelligence seule, qu’il pourrait le faire : celle-ci irait plutôt en sens inverse; elle a une destination spéciale et, lorsqu’elle s’élève dans ses spéculations, elle nous fait tout au plus concevoir des possibilités, elle ne touche pas une réalité. Mais nous savons qu’autour de l’intelligence est restée une frange d’intuition, vague et évanouissante. Ne pourrait-on pas la fixer, l’intensifier, et surtout la compléter en action, car elle n’est devenue pure vision que par un affaiblissement de son principe et, si l’on peut s’exprimer ainsi, par une abstraction pratiquée sur elle-même?

Une âme capable et digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amours. À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée : plus de souci pour l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute442. […]

À nos yeux, l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine443. […]

Qu’on adhère ou non à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […] Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science.

Ce que le mystique trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement, l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité444.

Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. [… Le philosophe] pensera par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide alors avec cette émotion; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même : elle est simplifiée, unifiée, intensifiée445.

Une énergie créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui les manifeste446.

Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques447.

    Jean Baruzi.

L’iranologue Henry Corbin témoigne ainsi sur Jean Baruzi qui suppléa Alfred Loisy au Collège de France, avant d’y devenir lui-même titulaire de la chaire d’Histoire des religions :

« Ses cours étaient suivis avec une fidélité passionnée par une pléiade d’étudiants, comptant parmi eux un bon nombre d’élèves de la Faculté de théologie protestante de l’époque. C’est lui qui nous révéla la théologie du jeune Luther, qui était alors à l’ordre du jour des recherches théologiques en Allemagne : puis, à la suite, les grands spirituels du protestantisme : Sebastian Franck, Caspar Schwenkfeld, Valentin Weigel, Johann Arndt, etc. Le maître ne dissimulait aucune des difficultés que rencontrait son exposé de première main, mais un flot de vie spirituelle les emportait toutes. C’était tout neuf, captivant. Je commençai à percevoir certaines consonances, comme l’appel d’un carillon lointain conviant à explorer les régions que couvre ce que je devais appeler plus tard “le phénomène du Livre saint”. … il était impossible d’entendre la voix des Spirituels interprétés par Jean Baruzi, sans prendre la décision d’aller voir sur place. [...] Le cercle d’amis groupés autour des inséparables frères Baruzi était lui-même une invite à tenter les aventures de l’Esprit. Par leur immense culture, leur sens des valeurs les plus délicates, les plus subtiles, de l’art et de la vie, les deux frères étaient les témoins d’un autre siècle, éminemment représentatifs d’une Europe et d’une société européennes, disparues avec la première et la Seconde Guerre mondiale, et que nous n’avons pas réussi à refaire, fût-ce de loin, tant est obstinée et profonde l’emprise des démons et des possédés qu’a prophétisés Dostoïevsky. Il y avait chez eux, place Victor Hugo, des réunions fréquentes, outre les séances de “séminaire” que Jean Baruzi tenait chez lui et qui se prolongeaient fort tard dans la soirée. On rencontrait au nombre des participants toutes sortes de personnalités européennes inattendues. La présence de nos camarades allemands était toujours importante. Jean Baruzi donnait aux entretiens la tournure qu’ils auraient eue, s’ils s’étaient tenus dans le Weimar de Goethe. Il fut par excellence le professeur qui abolissait toute distance officielle entre le maître et l’étudiant. Seule subsistait celle de l’amitié déférente, une amitié qui allait grandissant d’année en année. »448.

Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est possible intellectuellement et son ouvrage reste le premier à lire sur ce maître. Il comprit aussi Fénelon et madame Guyon plus profondément qu’aucun érudit d’origine catholique ne pouvaient le faire à son époque compte tenu de l’ombre portée par la condamnation du quiétisme. Nous concentrant sur ce dernier point :

la doctrine de Saint Jean de la Croix, en son affirmation essen­tielle («l’amour est travailler à se dépouiller et dénuder pour Dieu de tout ce qui n’est pas Dieu...»), a été si profondément comprise par Fénelon, et aussi par madame Guyon, que l’on serait d’abord tenté de faire appel à eux pour la ressaisir449.

Il cite Fénelon :

Cette obscurité de la pure Foi ne donne par elle-même aucune lumière extraordinaire. Ce n’est pas que Dieu, qui est le maître de ses dons ne puisse y donner des extases, des visions, des révélations, des communications intérieures. Mais elles ne sont point attachées à cette voie de pure foy et les Saints nous apprennent qu’il ne faut point alors s’arrester volontairement à ces lumières extraordinaires, pour s’en faire un appui secret, mais les outrepasser, comme le dit le bienheu­reux Jean de la Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure450.

Puis Baruzi revient à Madame Guyon :

Plus encore que Fénelon qui, parlant de notre adhésion à Dieu, nous demande d’outrepasser «tout autre objet distinct» et ne consent pas à faire de la foi elle-même une obscurité que ne sou­tiendrait pas l’évidence de l’autorité, madame Guyon voudrait aller au-delà de toute donnée distincte; elle songe à une immersion; elle trouve «partout, dans une immensité et vastitude très grande, celui» qu’elle ne possédait plus, mais qui l’avait «abîmée en lui». Et telle est la seule «extase» qu’elle juge «parfaite», extase qui ne «s’opère que par la foi nue, la mort à toutes choses créées, même aux dons de Dieu», lesquels «étant des créatures, empêchent l’âme de tomber dans le seul incréé». On pourrait, plus profondément, dire qu’elle n’admet pas l’extase transitoire, mais accepte seulement une «extase permanente» ou absorption, en Dieu, de l’âme anéantie». Madame Guyon estime qu’elle retrouve en tout cela la doctrine de saint Jean de la Croix. Elle allègue des textes solidement choisis et oppose avec rigueur «la voie de lumière distincte» et «la voie de la foi». Elle sait «qu’il est de très grande conséquence d’empêcher les âmes de s’arrêter aux visions et aux extases; parce que cela les arrête presque toute leur vie». C’est sans doute encore l’influence de saint Jean de la Croix qu’elle subit, lorsqu’elle constate, avec la purification passive, un extrême élargissement de son expérience. «Sitôt que mon esprit fut éclairé sur la vérité de cet état», dit­-elle, «mon âme fut mise dans une largeur immense... Aupara­vant tout se recueillait et concentrait au-dedans, et je possédais Dieu dans mon fond et dans l’intime de mon âme; mais après, j’en étais possédée d’une manière si vaste, si pure et si immense, qu’il n’y a rien d’égal. Autrefois, Dieu était comme enfermé en moi et j’étais unie à lui dans mon fond : mais après, j’étais comme abîmée dans la mer même». Et elle explique ensuite comment, aux pensées qui se «perdaient» naguère «mais en manière aperçue» a succédé un complet oubli de nous-mêmes par nous­-mêmes et après que Dieu, écrit Fénelon, a «peu à peu arraché à l’âme tout son senti ou aperçu» [...] Fénelon et madame Guyon n’en sont pas moins les deux êtres qui, pour la pre­mière fois, ont donné à la doctrine de saint Jean de la Croix un prolongement de caractère métaphysique. Par eux, par madame Guyon surtout, une notion de la foi pure et de l’anéantissement intérieur s’est propagée au-delà de l’Église catholique et dans les groupes spirituels qui, s’ils n’ont sans doute pas connu profondément Jean de la Croix, l’ont du moins inséré dans une tradition de catholiques persécutés où il serait inexact de l’enfermer, mais d’où il serait non moins faux de l’exclure.

Ici Baruzi introduit une longue note et suggère un programme de recherche en continuité avec le nôtre :

« Une étude historique concernant Poiret, Dutoit, le comte de Fleischbein, Charles-Hector de Saint-George de Marsay (cf. l’autobiographie inédite de ce dernier, conservée en Suisse aux Archives du château de Changins) et les ermi­tages tels que ceux qui furent créés par Poiret à Rheinsburg en 1688 ou, par Fleischbein, à Hayn, devrait s’appliquer à démêler ce qui, par delà l’influence de madame Guyon, rejoint saint Jean de la Croix lui-même [...]Jurieu lui-même [...] établit une distinction entre la mystique qui est un allé­gorisme et celle qui conduit à l’union avec Dieu. «d’essence à essence, sans images et sans milieu». «Quand on en est, là» (à l’état de contemplation), écrit-il, «selon le Bienheureux Jean de la Cour» (sic), «la méditation devient un moyen bas et un moyen de boue.» (Id., p. 27). Dans un opuscule inédit de Marsay [...] il est fait allusion à la nécessité de la purification de la nuit obscure. /Une enquête de ce type aurait une portée générale. Elle conduirait celui qui l’entreprendrait à reconstituer un milieu spirituel encore ignoré… »

Enfin il poursuit :

« Il y a plus. Fénelon et madame Guyon ont nettement compris que saint Jean de la Croix est étranger à toute expérience qui ne renierait pas les révélations et les visions. Et, en effet, si unies qu’elles soient finalement, si parentes qu’elles soient aussi dans leur plus profond développe­ment, l’expérience de sainte Thérèse et celle de saint Jean de la Croix divergent. Que sainte Thérèse ait dépassé les paroles et les visions, elle n’en a pas moins combiné l’expérience ineffable et un langage divin qui s’articule. Peu importe ici que madame Guyon ait eu une expérience chargée de troubles pathologiques. Dans la mesure où elle a compris saint Jean de la Croix, elle adhère à une ligne idéale qui est la seule qui compte pour elle. Henri Delacroix a raison de dire, à propos du mysticisme de madame Guyon, que c’est à l’Église «de juger ce qui s’accorde ou non avec l’idée qu’elle se fait de la sainteté et de l’expérience chrétienne [Études, p. 240]». Mais il a raison aussi de marquer que seul celui qui n’aurait pas lu attentivement «les mystiques approuvés, ou tout au moins, certains d’entre eux», pourrait «ignorer ce par quoi madame Guvon leur est semblable». Ce sont les étrangetés du langage de madame Guyon et le drame de sa vie qui ont fait méconnaître le substrat de sa doctrine. De même et, inversement c’est parce que la pensée de Jean de la Croix nous est arrivée mutilée et déformée que l’intuition fondamentale n’y est pas aisément discer­nable. Cette intuition, qu’on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et madame Guyon, qu’elle qu’ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n’est nullement responsable. Cette doctrine est par elle-même de si grande portée, et si inattendu est le langage qui la recouvre, que nous n’avons pas le droit de percevoir, à travers le guyonisme on le fénelonisme, la pensée de Jean de la Croix. Mais il était indispensable de noter, à propos d’un exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à quelque confession qu’ils appartiennent et qu’ils soient ou non attachés à un dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens que la raison, mais aussi puissamment qu’elle, élimine les pensées médiocres, l’anthropomorphisme grossier, les puérilités, le con­tenu empirique arbitraire. Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à l’histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l’histoire des idées religieuses et, plus généralement encore, à l’histoire de la pensée. L’état théopa­thique où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de l’expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se situent sur un autre plan et, en dépit d’eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il est de ceux qui ont cru éprouver une expé­rience de l’infini et, selon la remarque de Fritz de Hügel [t. II, p. 343], peut être compté comme l’un des plus grands parmi ceux-là. C’est cette expérience qu’il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour remonter jusqu’à elle, sur les textes même, réfléchis en leur pureté native. »



    Louis Cognet

Disparu en 1970, ce défenseur de la vie spirituelle avait succédé à Bremond451. Il présenta Madame Guyon dans le premier article qui ne la dépréciait pas trop, paru au sein du catholique Dictionnaire de Spiritualité ; puis il lui consacra l’essentiel d’un Crépuscule des mystiques sans la citer en titre. le seul défaut de l’ouvrage – imprévisible conséquence de son succès - fut son titre évocateur très facile à détourner : la mystique serait dépendante des représentations caduques proposées par Plotin et Denys, il est temps de laisser régner des « sciences » humaines.

    Madame Gondal

Elle prit à son tour le relais de Louis Cognet pour défendre Madame Guyon dans sa thèse L’Acte mystique ; en éditant plusieurs ouvrages rétablissant une juste appréciation de la femme et mystique452 ; en restituant le terrible Récit des prisons. Elle nous a transmis de précieux conseils.

    Et tous les autres  ?

(1) Les Anciens en premier lieu, après Poiret : Dutoit ~1770, Chavannes 1856, Masson 1907 ; et les érudits cités au fil du texte de ce volume.

(2) Des colloques tenus autour dees figures de Fénelon, de Bernières (à Caen en 2009), de Poiret à Thonon puis Genève,

Sous l’impulsion de Madame Gondal, une première réunion fut organisée après trois siècles d’un « silence collectif » Elle se déroula en 1995 à Thonon au château de Ripaille (nom de bon augure). Rencontres autour de Madame Guyon fut publié en 1997.

Une réunion  récente confirma l’intérêt porté à la vie mystique par des protestants. Elle se déroula en 2017 à l’Université de Genève. Actes à paraître prochainement.







CONCLUSION. UNE CHAÎNE MYSTIQUE

La mystique453 se vit en partageant l’expérience et la vie d’une personne qui montre comment y accéder. Monsieur Bertot et Madame Guyon ne sont pas des génies solitaires, mais ils ont été formés par des mystiques qui les précédaient.

Chaque génération a un père ou une mère auquel tous se réfèrent. Ce sont indifféremment des laïques ou des clercs, des hommes ou des femmes. C’est l’accomplissement mystique qui compte. Pas de passation de pouvoir au sens humain du terme : on n’est pas dans un ordre monastique où l’on élit un prieur. Pas de vote ni de discussion : on est dans le domaine de l’évidence informelle. Le meilleur forme ses amis; quand il meurt, le plus accompli lui succède, reconnu depuis des années. Ces passages d’autorité ont eu lieu sans interruption pendant un siècle sur quatre générations.

Approchons leur vécu. Chaque père ou mère spirituelle est l’objet d’une vénération et d’une fidélité absolue. C’est évident pour Madame Guyon que ses proches avaient pourtant tout intérêt à abandonner. Pendant qu’elle affronte le pouvoir et les prisons, Fénelon saborde sa carrière à la Cour tandis que les grandes familles des Beauvilliers et des Chevreuse la défendent discrètement.

Seul un rayonnement extraordinaire permet d’expliquer l’attirance puis la fidélité des visiteurs et des amis sur vingt ans (1694 procès d’Issy – 1712/1714 décès des ducs). C’est ce que ressent Madame Guyon quand elle affirme qu’il y a passage de la grâce à travers sa personne vers celui qui vient la voir. Ce groupe a donc une spécificité plus étonnante que son organisation sociale autour d’un maître spirituel. Laquelle?

Le phénomène se reproduit à chaque génération.

    Chrysostome

Voici ce que ressentaient les auditeurs de Chrysostome parlant de Dieu :

Quand il en parlait [du Sauveur], c’était avec des ardeurs qui mettaient le feu divin de tous côtés; particulièrement quand il faisait des conférences de l’anéantissement d’un Dieu dans le mystère de l’Incarnation, il paraissait comme tout accablé sous les grandes lumières qu’il recevait, et qu’il communiquait [notre soulignement] avec des effets extraordinaires de grâce454.

Aussi la fidélité de Bernières à son père spirituel fut indéfectible comme le montre l’émotion traduite dans une lettre à Mère Mectilde :

Ce me serait grande consolation que […] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père […] puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père […] Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu?455.

Ils ont commencé à prendre conscience d’un partage de la grâce chez Bernières quand ses amis priaient ensemble à l’Ermitage :

Adieu, ma très chère sœur, Messieurs de Bernières et de Rocquelay vous saluent; ils font des merveilles dans leur ermitage : ils sont quelquefois plus de quinze ermites; ils demandent souvent de vos nouvelles. Si notre bonne mère Prieure voulait écrire de ses dispositions à Monsieur de Bernières, elle en aurait consolation, car Dieu lui donne des lumières prodigieuses sur l’état du saint et parfait anéantissement.456

Bernières constate combien la grâce est active parmi eux. Il utilise le verbe «communiquer» :

Je connais clairement que l’établissement de l’Ermitage est par l’ordre de Dieu, et notre bon Père ne l’a pas fait bâtir par hasard. La grâce d’oraison s’y communique facilement à ceux qui y demeurent, et on ne peut dire comment cela se fait, sinon que Dieu le fait.457

    Bernières

Boudon (1624-1702) témoigne :

Non seulement il était consulté par les laïques, mais par les ecclésiastiques et les religieux. Grand nombre de ces derniers ont fait des retraites dans sa maison avec la permission de leur supérieur […] C’était une chose admirable de voir le changement que l’on remarquait dans les personnes qui avaient des liaisons spéciales avec lui.458

Bernières attend l’inspiration de l’Esprit pour parler :

Ses paroles étaient pleines d’une force divine, et gagnaient les cœurs à Dieu. L’ayant un jour averti de quelques manquements d’une personne qui dépendait de lui, je remarquai qu’il fut assez longtemps sans lui en rien dire; et j’admirais après cela, que lui ayant fait voir ses défauts en très peu de paroles, et pour ainsi parler, sans presque lui rien dire, cette personne demeura tout à coup comme terrassée sous le poids du peu de paroles qu’il lui avait dites, et apporta le remède à ces manquements. Je vis bien qu’il avait tardé à l’avertir, non pas par aucune négligence, mais attendant le mouvement de l’esprit de Dieu qui agissait en lui. S’il lui eût parlé plus tôt, il l’eût fait en homme, et ses avis n’eussent pas eu les effets qui arrivèrent. 459

    Bertot

Avec Bertot on passe à un deuxième degré dans la diffusion de la grâce puisqu’il a la hardiesse d’affirmer que sa prière pouvait faire partager aux autres ses états mystiques pendant qu’il officiait à la messe. Il ne fait pas que rayonner : il porte autrui dans sa prière et fait partager ses états mystiques.

«Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai460, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble, n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu.» 461

Il offrit à Mme Guyon de transformer leur relation en moments de silence où il pourrait lui communiquer la grâce de cœur à cœur et lui apprend comment s’y prêter :

[240] «Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé.462

    Guyon

Après sa mort arrivée tôt en 1681, Madame Guyon va faire ses propres découvertes et va analyser ce qui se passe pendant ses transmissions. Ces écrits sont uniques à notre connaissance, car si ce charisme est bien connu hors du christianisme, chez les soufis, en Inde, dans l’orthodoxie (saint Seraphim de Sarov), il est moins connu dans le monde catholique centré autour de Jésus seul médiateur, la grâce passant par lui et les sacrements suppléant à son absence physique.

Peut-être Madame Guyon avait-elle expérimenté la transmission chez l’évêque Ripa, proche du Cardinal Petrucci, car elle était probablement pratiquée chez Molinos par des quiétistes italiens.

Rentrée en France, elle accueille une foule de visiteurs à Grenoble. C’est à ce moment que les autorités ecclésiastiques commencent à trouver qu’elle empiète sur leur domaine et qu’il faut s’en débarrasser.

A Paris elle reprend le cercle de Bertot et noue des amitiés qui résisteront à tout : ducs et duchesses de Chevreuse et Beauvilliers, Fénelon, etc. Pour eux la transmission de la grâce par Madame Guyon est une évidence. Une fois éprouvée, cette expérience ne peut être reniée. Si quelqu’un vient voir Madame Guyon, et s’assoit auprès d’elle en silence, c’est pour ressentir la présence divine : elle transmet l’expérience mystique aux autres sans qu’il y ait d’ascétisme ou d’effort.

Tout se passait avec simplicité, parfois en plaisantant entre «michelins» — saint Michel n’était-il particulièrement apprécié de François d’Assise?

La petite Cécile sera intendante des bouquets de la chapelle des Michelins, elle doit abattre l’oreille droite de Baraquin [le Diable]. Le chien doit lui mordre la gauche, la sœur Ursule lui écraser le bout de la queue. Tous les autres enfants ensemble lui écraseront le corps. S B [Fénelon], un autre et moi lui écraserons la tête. [...] Voyez d’un autre côté une petite d[uchesse] étourdie qui voulait sauter sur lui à pieds joints; elle aurait fait une belle culbute si notre patron [saint Michel] ne l’avait soutenue par-derrière. Allons, courage, montez peu à peu!463

Nous avons le récit de ce qui se passait plus tard à Blois vingt ans après. Outre une ouverture d’esprit œcuménique, la «dame directrice» avait atteint l’ultime simplicité :

Elle vivait avec ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. […] Souvent ils se disputaient [à propos de politique : le premier soulèvement écossais des jacobites eut lieu en 1715], se brouillaient; dans ces occasions elle les ramenait par sa douceur et les engageait à céder [...] Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans que, laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle.

Quand on lui apportait le Saint Sacrement, ils se tenaient rassemblés dans son appartement, et à l’arrivée du prêtre, cachés derrière le rideau du lit, qu’on avait soin de fermer, pour qu’ils ne fussent pas vus parce qu’ils étaient protestants, ils s’agenouillaient [43] et étaient dans un délectable et profond recueillement, chacun selon le degré de son avancement, souvent aussi dans des souffrances assorties à leur état. 464

C’est cette expérience qui est centrale, elle est le fondement du lien entre Madame Guyon et ses disciples : ils sont attachés à une personne qui répand la grâce. C’est le cas envers elle, mais nous l’avons vu chez Chrysostome, puis Bernières, puis Bertot : autrement dit, à chaque génération, un saint se manifeste, à travers lequel on ressent la présence divine. C’est là-dessus que se joue la succession à chaque génération. C’est ce qui explique la vénération et la fidélité de l’entourage.

    Mortemart ?

À sa mort, si nous ne savons pas qui lui a succédé, notons que «la petite duchesse» Marie-Anne de Mortemart , destinataire du texte précédent, reçut la permission d’être en silence auprès des gens :

«… Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi…»465

Marie-Anne de Mortemart pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur466. Par contre, c’est Madame de Grammont qui est nommée par des Écossais467 (et la même en réponse à la demande précédemment citée d’une demoiselle suisse). Nous avons donc le choix entre deux dames qui vécurent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Coopéraient-elles et furent-elles aidées468? L’étude des filiations en France, écossaise, hollandaise, suisse et germanique (Fleischbein, Dutoit, etc.) ne fournit pas de figure mystiquement comparable à Guyon ou Fénelon. Peut-être le secret obligé fut-il trop bien gardé.

    Transmission mystique

    Il faut être établi dans la vie intérieure et missionné

Il y a une condition pour que la transmission ait lieu : il faut que le mystique soit dans l’état «apostolique» (dans un état identique à celui des premiers Apôtres), il faut être tellement vide que l’on devient un passage pour la grâce : pas de pouvoir personnel, Dieu fait ce qu’il veut. Ce n’est pas la réussite d’une personne humaine, mais une fonction dans laquelle on ne se met pas volontairement soi-même :

C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contretemps. [...] Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.469

Il faut être missionné par le père ou la mère spirituels. Madame Guyon écrit à Fénelon qu’elle a reçu de Bertot son «esprit directeur» :

Il m’est venu dans l’esprit ce matin que M. B[ertot] a, en mourant, m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui se sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles n’auront la communication de cet esprit que par moi, mais dans votre union. [...] Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme qui n’est autre que cette communication centrale du Verbe que le seul Père des esprits peut communiquer à Ses enfants, et comme cette communication du Verbe dans l’âme est l’opération de la paternité divine et la marque de l’adoption des enfants, c’est aussi la preuve de la paternité spirituelle qui communique à tous en substance ce qui leur est nécessaire sans savoir comme cela se fait. [...] Cette communication se reçoit de tous, quoiqu’elle ne se sente pas également de tous470.

Fénelon était son disciple le plus cher, et un jour où elle était malade et croyait mourir, elle lui écrivit pour lui léguer la direction de leur groupe spirituel et la possibilité de transmettre la grâce :

«Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné.»471

Il faisait des réunions avec ses amis mystiques à Cambrai et rapporte qu’il y ressent la présence de Madame Guyon. Autrement dit, en union avec Madame Guyon. Fénelon partage son état mystique avec son visiteur :

Je sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma.472 Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme de petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi [f ° 19v °] quoique vous soyez loin de nous.473

Il confirme l’explication qu’en avait donnée Madame Guyon à propos de Mathieu 18, 20 :

«Ils se parlent plus du cœur que de la bouche; et l’éloignement des lieux n’empêche point cette conversation intérieure. Dieu unit ordinairement deux ou trois personnes de cette sorte dans une si grande unité, qu’elles se trouvent perdues en Dieu jusqu’à ne pouvoir plus se distinguer […]

Ces unions ont encore une autre qualité, qui est qu’elles n’embarrassent ni n’occupent point, l’esprit demeurant aussi dégagé et aussi vide d’image que s’il n’y en avait point474. […]

Dieu fait aussi des unions de filiations, liant certaines âmes à d’autres comme à leurs parents de grâce [...]»475

Madame Guyon se percevait comme un canal qui donne passage à la grâce en l’absence de toute volonté propre, sans intentionnalité personnelle, dans la «passiveté» totale, dans l’extrême soumission à Dieu :

«Quand l’âme a perdu et tout pouvoir propre et toute répugnance à être mue et agie selon la volonté du Seigneur, alors Il la fait agir comme Il veut […] Quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer, ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde […] Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce 476.»

Elle insiste sur le fait qu’il n’y a aucun pouvoir personnel, que seule une âme anéantie peut laisser passer la grâce :

Vous m’avez demandé comment se faisait l’union du cœur ? Je vous dirai que l’âme étant entièrement affranchie de tout penchant, de toute inclination et de toute amitié naturelle, Dieu remue le cœur comme il Lui plaît; et saisissant l’âme par un plus fort recueillement, Il fait pencher le cœur vers une personne. Si cette personne est disposée, elle doit aussi éprouver au-dedans d’elle-même une espèce de recueillement et quelque chose qui incline son cœur [...] Cela ne dépend point de notre volonté : mais Dieu seul l’opère dans l’âme, quand et comme il Lui plaît, et souvent lorsqu’on y pense le moins. Tous nos efforts ne pourraient nous donner cette disposition; au contraire notre activité ne servirait qu’à l’empêcher.477

    Ce qui se passe dans une transmission

On a les témoignages directs de Madame Guyon qui est la première à avoir analysé ce qui se passe dans cette transmission. Elle n’a lieu que si la personne a atteint l’état apostolique :

Dieu la pousse quelquefois fortement à désirer le salut et la perfection de certaines âmes, en sorte qu’elle donnerait sa vie pour les faire correspondre à Dieu dans toute l’étendue de Ses desseins sur elles - mais sans soin ni souci, sans y mettre rien du sien, servant de pur instrument en la main de Dieu, qui donne telle pente et telle activité qu’il Lui plaît, mais activité dans un parfait repos, sans sortir de Lui-même, sans nulle pente propre, quoique la pente soit quelquefois infinie : car l’âme parvenue à l’entière désappropriation et propre à s’écouler en Dieu, y étant abîmée, est comme une eau fluide qui ne peut être fixée, mais qui s’écoule sans cesse suivant la pente qui lui est donnée.

Elle comprend qu’elle participe à la qualité communicable de Dieu et qu’elle ne vit et ne subsiste que pour se répandre. Plus elle s’écoule, plus elle est pleine sans nulle plénitude propre, mais de la plénitude de Dieu en Lui qui se communique à tous les êtres et qui entraîne avec Lui ceux qu’Il a abîmés en Lui. C’est Lui qui leur donne toute pente. Cependant cela se fait sans s’en occuper, sans y penser, sans se soucier du succès : tout périrait et se renverserait que l’âme n’en soit point touchée, ce qui n’empêche pas qu’elle ne souffre les biens ou les maux des âmes qui lui sont unies pour recevoir ses communications478.

Si elle voulait se communiquer ou d’un autre côté que Dieu ne le fait ou dans un temps qu’Il ne la meut pas, cela serait entièrement inutile et dessécherait plutôt le cœur que de lui communiquer la vie. Mais quand Dieu la meut vers un cœur, à moins que ce cœur ne refusât lui-même la grâce que Dieu veut lui communiquer ou qu’il ne fût mal disposé par trop d’activité, il reçoit immanquablement une paix profonde et même quelquefois savoureuse, qui est la plus forte marque de la communication. [...]

Mais, dira-t-on, comment est-ce que cette âme peut discerner quand et à qui Dieu veut qu’elle se communique? Cela se discerne parce que l’âme sent un surcroît de plénitude qu’elle sent bien n’être pas pour elle. [...] L’âme ne peut non plus ignorer pour qui Dieu la remplit de la sorte, parce qu’il penche son cœur du côté qu’il veut qu’elle se communique, comme on met un tuyau dans un jardin pour faire arroser l’endroit que l’on veut arroser et cet endroit-là seulement demeure arrosé. Quelquefois plusieurs personnes reçoivent dans le même temps l’écoulement de ces eaux de grâce, et cela à proportion que leur capacité est plus ou moins étendue, leur activité moindre et leur passiveté plus grande.479

Madame Guyon se livre le plus directement dans ses commentaires aux «Autorités» mystiques qu’elle invoque dans les Justifications assemblées avec Fénelon en 1694. Ses comparaisons sont très directes :

Comme on voit un fer touché de l’aimant attirer d’autres fers, aussi une âme en qui Dieu habite de la sorte, attire les autres âmes par une vertu secrète; de sorte qu’il suffit de l’approcher pour être mis en oraison et en recueillement. C’est ce qui fait que sitôt qu’on s’approche d’elle, on a plus envie de se taire que de parler, et Dieu se sert de ce moyen pour se communiquer aux âmes : marque de la pureté de ces unions et affection.480

Comme elle est vide de soi, elle ne se communique plus elle-même, ni rien d’elle, mais l’image et la grâce son divin époux. D’où vient que le souvenir de ces personnes, bien loin d’imprimer leur image impure, porte d’abord à Dieu et recueille en lui [...] Il faut remarquer de plus que ce n’est par aucun signe extérieur qu’elle recueille les autres, mais comme elle est arrivée dans le Centre, l’impression se fait par le dedans, comme si c’était Dieu même, sans qu’il en paraisse rien au-dehors; par ce que cette âme en sortant d’elle-même a outrepassé son propre fonds pour se perdre en Dieu au-delà d’elle-même : elle ne laisse donc aucune trace ni cette idée d’elle, mais de Dieu, son amour et sa vie.481

Elle ne se livre pas à des effusions mystiques personnelles, mais éclaire une communication qui s’élargit progressivement:

Dieu Se communique à toutes les créatures, mais il ne Se communique avec autant d’abondances que de délectation sinon dans les âmes bien anéanties, parce qu’elles ne résistent plus et que, Dieu étant Lui-même leur fond, Il Se reçoit Lui-même en Lui-même. De là vient que la communication que nous recevons de Dieu même au-dedans est d’autant plus sensible qu’elle est plus resserrée; et par la même raison, elle est d’autant plus insensible qu’elle est plus immense, car Dieu ne Se communique point autrement par Lui-même que par le néant, puisque c’est la même chose. [...]

Comme cette communication demeure mystérieuse pour nous tous, elle s’en remet aux exemples attestés dans l’écrit sacré:

Un exemple de ceci est en saint Jean Baptiste : les premières communications se firent par voie d’approche; et ce fut la raison pourquoi la Sainte Vierge demeura trois mois chez Sainte Élisabeth, après quoi Saint Jean n’eut plus besoin de s’approcher de Jésus-Christ dès qu’il fut fort. Aussi n’eut-il point d’empressement pour Le voir, quoique, lorsqu’ils s’approchèrent, il y eut encore un renouvellement de grâce.482

Le modèle primordial est le Christ lui-même qui crie «si quelqu’un a soif, qu’il vienne, et des fleuves de paix couleront dans ses entrailles» (Jean 7,37 – 38). Madame Guyon et ses proches pensent revivre l’expérience des Apôtres qui recevait directement la grâce du Christ et l’ont retransmise à leurs disciples. Elle affirme donc que la grâce peut passer par une personne humaine. Pour Bossuet et les juges, affirmer cela est impossible à tolérer et interprété comme une affirmation de soi. En réalité pour elle, il ne s’agit en rien de la passation de pouvoir, de la réussite d’une personne, mais d’une fonction imposée par le divin. Les mauvais traitements et la violence verbale des interrogatoires vont lui donner un moment de doute sur elle-même : elle se demande s’il ne faut pas obéir à l’autorité de l’Eglise incarnée par Bossuet. Puis c’est le tournant, elle se rend compte qu’elle ne peut pas nier sa propre expérience. Elle prend la décision de défendre son expérience. Bossuet va dès lors se heurter à un mur.

Une lettre adressée à Marie-Anne de Mortemart483 raconte comment elle est passée du règne du dogme à l’affirmation de l’expérience :

[...] Qu’un médecin veuille persuader à un malade qu’il ne souffre pas une certaine douleur dont il est fort travaillé, parce que lui, médecin, et d’autres ne la sentent pas, le malade qui sent toujours la même douleur, n’en est pas plus persuadé [...] Tout ce que je puis faire donc, est de croire que je m’en exprime mal, qu’elles ne sont pas d’un tel ordre de certaines maladies, que je donne à ces douleurs des noms qu’elles ne doivent pas avoir; mais de me convaincre que je ne les sens pas, cela est impossible : elles se font trop sentir. [...]

Je ne dirai donc pas, si vous voulez, que tels et tels sont intérieurs, je ne dirai pas que je le sois moi-même, mais je sais bien que j’ai fait un chemin où j’ai trouvé bons ces passages. Je ne dispute ni du nom des villes que j’ai trouvées en mon chemin, ni de leur situation, ni même de leur structure, mais il est certain que j’y ai passé. J’ai éprouvé telles et telles douleurs, telles et telles syncopes, je ne dispute ni de leur nom ni de leur origine, mais je sais que je les ai souffertes et n’en puis douter. Il me semble qu’on ne peut pas se dispenser, pour savoir la vérité, de soutenir la vérité de l’expérience intérieure, qui est réelle. Pour les noms, les termes, les dogmes qu’ils veulent introduire, plions et soumettons, mais dans le fait de l’expérience de bonnes et de saintes âmes, peut-on dire, avec vérité ni même avec honneur le contraire? Et quand nous serions assez lâches pour le faire, l’expérience de tant de saintes âmes qui ont précédé, qui sont à présent et qui viendront après nous, ne rendrait-elle pas témoignage contre nous? Tout passe, la force, les préjugés, etc., mais la vérité demeure.] Il me paraît de conséquence de séparer ici le dogme, je ne sais si je dis bien, du fait de l’expérience.

Voilà délivré un texte fondamental à la modernité étonnante après lequel Madame Guyon ne retournera plus en arrière.

Dans un siècle où la liberté n’est pas une norme, vivre sa vérité au milieu des pouvoirs, mais sans revendiquer de pouvoir, mène à des conflits avec les tenants de l’autorité. Son vécu mystique et sa fonction de transmission de la grâce ont amené Madame Guyon à accomplir trois «exploits» :

    Trois exploits

1) résister au pouvoir royal : Guyon a l’occasion d’introduire l’oraison à Saint-Cyr; elle a de l’influence sur les Grands et surtout sur Fénelon. Madame de Maintenon ne peut tolérer son intrusion à Saint-Cyr et déclenche la colère du roi. Prétexte : les idées quiétistes. Le roi s’inquiète, car à l’époque il n’y a pas de liberté de conscience et il a la mainmise sur les idées.

Il faut dire que Madame Guyon a amené la mystique dans un lieu inapproprié : la Cour de Louis XIV. Elle s’est trouvée mêlée à des problèmes de pouvoir de par son ascendant sur les Ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, sur Fénelon devenu précepteur du Dauphin, donnant ainsi beaucoup d’espoir au parti dévot. Cette entreprise était naïve puisqu’il s’agissait de vivre les valeurs de l’amour chrétien au milieu de la Cour, mais elle portait un espoir immense : mettre sur le trône du «Roi Très Chrétien484» un dauphin qui aurait gouverné en incarnant ses valeurs.

2) résister au pouvoir religieux : les clercs se dissimulent derrière un débat d’idées à propos de l’oraison passive. En réalité, ils ne supportent pas d’être éliminés de la relation avec Dieu : la transmission directe de la grâce leur enlève leur statut d’intermédiaires entre Dieu et les chrétiens.

3) résister au pouvoir masculin : cette femme ose affirmer son expérience alors qu’elle est sous tutelle d’hommes qui savent mieux qu’elle ce qu’elle doit ressentir ou penser. Elle se bat en particulier pour avoir un confesseur qui la respecte.

En conclusion, son vécu mystique et sa fonction de transmission de la grâce ont amené Madame Guyon à accomplir trois choix évidents à notre époque, mais inacceptables au XVIIe siècle : 1) En tant que femme, elle a refusé le pouvoir masculin. 2) En tant qu’individu, elle a refusé le principe d’autorité en restant ferme dans sa liberté de conscience. 3) En tant que mystique, elle a établi le primat à l’expérience sur le dogme.Voilà trois révolutions accomplies par une petite femme qui ne voulait qu’être plongée en Dieu.







ANNEXES












Liste chronologique de membres ou de sympathisants de la Voie : une équipe ?

Les figures très importantes sont en gras et importantes figurent en italiques.

1712 Charles-Honoré de Chevreuse 1656-1712

1714 Paul de Beauvillier 1648-1714

1715 François Lacombe 1640-1715

1715 François de Fénelon 1652-1715

1716 Duch.de Béthune-Charost [née Marie Fouquet] 1641?-1716

1717 Madame Guyon (1648-1717)

1719 Pierre Poiret (1646-1719)

1726 Le Dr. James Keith (-1726)

1726 James Garden (1645-1726)

1731 Wolf von Metternich (-1731).

1732 Duch.de Chevreuse, -1732 [née Colbert]

1733 Georges Garden (1649-1733).

1733 Duch.de Beauvillier 1655-1733 [née Colbert]

1737+Isaac Dupuy >1737

1740 Pétronille d’Echweiler (1682-1740)

1743 Le « chevalier » Ramsay (1686-1743)

1746 Marquis de Fénelon 1688-1746

1748 Marie-Christine de Noailles, duch.de Gramont ‘la colombe’ 1672-1748

1750 Marie-Anne de Mortemart -1750 [née Colbert]

1752 Jean-François Monod (1674-1752)

1761 James 16th Lord Forbes 1689-1761

1764 Lord Deskford 1690-1764

1764 James Ogilvie, Lord Deskford (1690-1764).

1769 Gerhard Tersteegen (1697-1769)

1774 Frédéric de Fleischbein (1700-1774)

1774 Klinckowström (apr.1700?-1774), gentilhomme danois.

1793 Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793)

Décades Nombre de figures



1710+ 7

1720+ 2

1730+ 5

1740+ 4

1750+ 2

1760+ 4

1770+ 2

1780+

1790+ 1

1800+

27 figures au total dont nous considérons 26 de 1710 à 1780 soit ~ 4 figures / décennie



La famille Colbert dont Marie-Anne de Mortemart

Le 13 décembre 1648, Jean-Baptiste COLBERT épouse Marie Charron, fille d’un membre du conseil royal. Ensemble, ils auront neuf enfants. En étroite correspondance avec Fénelon et avec madame Guyon certains d’entre eux sont directement ou en relation par mariage avec les principaux destinataires de Lettres spirituelles .

Il s’agit de BLAINVILLE, des duchesses de CHEVREUSE et de BEAUVILLIER, de « la petite duchesse » de MORTEMART. Le marquis de Seignelay et l’archevêque de Rouen furent également en relation avec Fénelon.

On peut dire que presque toute la famille fut en correspondances.

Voici la liste des neuf enfants  :

1.Jeanne-Marie (1650-1732)

mariée à Charles-Honoré d’Albert de Luynes duc de CHEVREUSE (1656-1712) ;

2.Jean-Baptiste (1651-1690), marquis de Seignelay ;

3.Jacques-Nicolas (1654-1707), archevêque de Rouen ;

4.Henriette-Louise (1657-1733) 

mariée à Paul de BEAUVILLIER (1648-1714), marquis de Saint-Aignan puis duc.

5.Antoine-Martin (1659-1689) ;

6.Jean-Jules-Armand (1664-1704), marquis de BLAINVILLE ;

7.Marie-Anne (1665-1750) « la petite duchesse » pour Mme Guyon

Cette cadette (l’adjectif « petite ») ‘reprend le flambeau’ au sein du cercle des disciples après à la mort de Mme Guyon.

mariée à Louis de Rochechouart, duc de MORTEMART (neveu de Madame de Montespan) ; postérité dont notamment Talleyrand ;

8.Louis (1667-1745), comte de Linières, garde de la Bibliothèque du roi et militaire ;

9.Charles-Édouard (1670-1690), comte de Sceaux.



Les enfants de Marie-Anne de Mortemart

Relevé Wikipedia :

Marie-Anne Colbert, née en 1665 et morte en 1750, est la troisième fille de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), contrôleur général des finances de France, secrétaire d'État de la Maison du Roi et Secrétaire d'État de la Marine, ainsi que de Marie Colbert, cousine par alliance avec Alexandre Bontemps (né en 1666).

Elle s'est mariée le 14 février 1679 à Louis de Rochechouart, duc de Mortemart d'où 5 enfants :

- Louis II de Rochechouart (1681-1746), duc de Mortemart marié en 1703 avec Marie Henriette de Beauvilliers puis en 1732 avec Marie Élisabeth de Nicolay. 

- Jean-Baptiste I de Rochechouart (1682-1757), duc de Mortemart marié en 1706 avec Marie Madeleine Colbert, sa cousine.

- Marie-Anne de Rochechouart de Mortemart (1683-avant 1750), religieuse.

- Louise-Gabrielle de Rochechouart de Mortemart (1684-1750), religieuse.

- Marie-Françoise de Rochechouart de Mortemart (1686-1771) mariée en 1708 avec Michel Chamillart, marquis de Cany puis en 1722 avec Jean-Charles de Talleyrand, prince de Chalais .



Lettres de madame Guyon à la ‘Petite Duchesse’ de Mortemart (Extraits)

Cette correspondance est extraite de Madame Guyon, Correspondance Tome II Années de combat, Honoré Champion, 2004 : Date, n° de pièce.

Une première lettre apparaît isolée au sein de la série adressée au duc de Chevreuse qui est alors l’intime secrétaire de madame Guyon par lequel passe à une époque paisible une correspondance abondante :

À la Petite Duchesse. Décembre 1693. Lettre n°136

J’ai tous les sujets du monde de croire que monsieur de Meaux ne désire voir tant d’écrits que pour me condamner hautement, et ce qui me le fait croire est qu’il en a assez vu pour juger ; mais sûrement, il ne s’arrête pas à la chose, mais aux termes, afin de me condamner. Vous voyez l’état où l’on m’a mise, mais Dieu l’a permis1.

P.2 me mande qu’il m’envoie 50 livres. Vous les a-t-il données ? Il est vrai que je me retire tout à fait, voyant bien que tout tourne à me condamner, et s’il ne le fait pas d’abord, c’est qu’il garde des mesures. Mais Dieu saura bien Se faire aimer et connaître malgré tout le monde. Je crois qu’ils brûleront tous mes écrits. Je souhaiterais fort que l’Apocalypse, qui est à présent entre les mains de monsieur de Chartres, fût exempte du feu. Si b p3 voulait la redemander à monsieur de Chartres, et le prier au nom de Dieu, et vous aussi, de ne l’emporter pas à monsieur de Meaux ! car je suis certaine qu’il ne veut tout que pour le condamner au feu. Il dit que je suis dans l’hérésie de Luther. Et cependant monsieur de Chartres est content de lui ; il se flatte assurément sans en avoir de sujet, car je vous donne ma parole que je serai condamnée, comme mon Maître des docteurs de la loi. Si l’on avait voulu garder l’Apocalypse sans la brûler, on aurait vu que je mets tout cela. J’eusse [f°21 v°] été bien aise que monsieur de Meaux ne l’eût point vue ! Mais monsieur de Chartres la veut, je crois, montrer. Soyez certaine, encore un coup, qu’on ne cherche point à me justifier, mais à me perdre. Plus je serai perdue aux yeux des hommes, moins je le serai devant Dieu4.

Pour vous, ma très chère5, soyez persuadée que je vous aime toujours, que vous me trouverez toujours en Dieu et que je vous distingue beaucoup dans mon cœur. Je suis très contente des miséricordes que Dieu vous fait, j’espère qu’il les augmentera et aura un soin très particulier de vous. Vous me trouverez toujours dans le besoin. J’emmène Famille6. La petite Marc reste à la maison : vous pourrez y envoyer vos lettres, mais les réponses seront bien tardives. Obligez-moi de gagner sur monsieur de Chevreuse qu’il ne donne plus rien à monsieur de Meaux et qu’ils me laissent en repos. Telle que je suis, innocente ou coupable, Dieu est toujours Dieu, cela suffit. Laissons les hommes raisonner en hommes. Madame de Maintenon a donné parole qu’elle n’empêcherait point qu’on ne me mît en prison, ceci en secret. Le c[uré] de Vers[ailles] est une partie secrète bien forte

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°21], « dec. 93 » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [21].485

1 Madame Guyon a repris confiance en son expérience.486.

2 Put pour Dupuy (cf. les premières lettres du latin puteus, puits).

3 Monsieur Tronson (« bon père ») ?

4 Renouvellement de confiance en son expérience.

5 « Ma très chère » désigne le plus souvent la « petite duchesse » de Mortemart.

6 Fille de compagnie, Marie de Lavau, v. Index.


Dix-huit mois s’écoulent, les conférences d’Issy ont été un échec du côté du faible parti de la quiétude, tout se gâte. Il faut maintenant protéger Chevreuse.

Cette seconde lettre débute l’importante série adressée à la « petite duchesse » car elle devient la secrétaire de madame Guyon, seul lien écrit avec le cercle réduit des fidèles. Madame Guyon est soumise à la pression de Bossuet au sein de la Visitation de Meaux et sera saisie par la police à la fin de la même année 1695 pour subir de nombreux interrogatoires à Vincennes.

Les Années d’épreuves de Madame Guyon487 qui prend la suite du Crépuscule de l’abbé Cognet relève les circonstances adverses exposées dans ces lettres à la « Petite duchesse » couvrant plus de cent pièces488.

Marie-Anne de Mortemart aurait succédé à Jeanne-Marie Guyon dans la lignée mystique ? Les précautions rendues nécessaires par suite des condamnations ont effacé toute trace écrite.

Du moins Marie-Anne est la seule disciple à qui Madame Guyon confie ses rêves, partage librement – et presque d’égale à égale malgré un écart d’âge de dix-sept ans - ses pensées sur les autres disciples, dont Fénelon, avoue sa solitude, donne une direction mystique qui prépare à prendre relève.

On note que le tempérament affirmé de la cadette de famille Colbert ne trouble pas la Dame directrice qui ne le considère pas comme handicap. Probablement lui apparaît-il comme pouvant se’avérer qualité utile par vents contraires…Et les mystiques ne sont pas des saints, au mieux ils le deviennent : Marie-Anne vivra jusqu’en 1750.

Ce « dossier en recherche de filiation » placé en conclusion des deux volumes couvrant l’école du Coeur décrit la réalité d’une « vie mystique » . Elle ne mène jamais à facilité ou paresse : la quiétude existe mais elle demeure un cadeau tout intérieur…


À la Petite Duchesse489. Mai 1695. n°279

J’ai entre mes mains votre fouet [?] qui ne sera pas perdu. J’ai essuyé une étrange scène, mon cher enfant, et je vois bien que la consolation que j’ai eue de vous voir me devait être cher vendue. Il [Bossuet, « M. de Meaux »] est venu, je lui ai marqué tout le respect possible. Il m’a demandé de signer sa lettre pastorale et d’avouer que j’ai eu des erreurs qui y sont condamnées. J’ai tâché de lui faire voir que ce que je lui avais donné comprenait toute sorte de soumission et que, quoiqu’il m’eût mis dans sa lettre au rang des malfaiteurs, que je tâchais d’honorer cet état de Jésus-Christ sans me plaindre. Il m’a dit : « Mais vous m’avez promis de vous soumettre à ma condamnation ! - Je le fais, Monseigneur, ai-je dit, de tout mon cœur, et je ne prends non plus d’intérêt à ces livres que si je ne les avais pas écrits. Je ne sortirai jamais, s’il plaît à Dieu, du respect ni de la soumission que je vous dois de quelque manière que les choses tournent, mais, Monseigneur, vous m’aviez promis une décharge. - Je vous la donnerai lorsque vous ferez ce que je veux. - Monseigneur, vous me fîtes l’honneur de me dire qu’en vous donnant signé cet acte de soumission que vous m’aviez dicté, que vous me donneriez ma décharge. - Ce sont, dit-il, des paroles qui échappent avant d’avoir mûrement pensé à ce qu’on peut et doit faire. -  Ce n’est pas pour vous faire des plaintes que je vous dis cela, Monseigneur, mais pour vous faire souvenir que vous me la promîtes. Mais pour vous faire voir ma soumission, j’ai écrit au bas de votre lettre pastorale tout ce que j’y ai pu mettre. » Il l’a prise, mais ne la pouvant lire, il me l’a rendue ; je la lui ai lue ; il m’a dit qu’il la trouvait assez bien, puis après l’avoir mise dans sa poche, il m’a dit : « Il ne s’agit pas de cela, tout cela ne dit point que vous êtes formellement hérétique, et je veux que vous le déclariez, et que la lettre est très juste et que vous reconnaissez avoir été dans toutes les erreurs qu’elle condamne. - Monseigneur, je crois que c’est pour m’éprouver que vous dites cela, car je ne me persuaderai jamais qu’un prélat, si plein de piété et d’honneur, voulût se servir de la bonne foi avec laquelle je suis venue me mettre dans son diocèse pour me faire faire des choses que je ne puis faire en conscience. J’ai cru trouver en vous un père, je vous conjure que je ne sois point trompée en mon attente. -  Je suis père de l’Église, m’a-t-il dit. Enfin il n’est point question de paroles. Je viendrai, si vous ne signez ce que je veux, avec des témoins, et après vous avoir admonestée devant eux, je vous déférerai à l’Église, et nous vous retrancherons, comme il est dit dans l’Evangile - Monseigneur, je n’ai que mon Dieu pour témoin, mais donnez-moi ce modèle, je verrai de quoi il s’agit ; et après avoir fait dire des messes, je ferai ce qui ne blessera pas ma conscience. Du reste, Monseigneur, je suis préparée à tout souffrir et j’espère que Dieu me fera la grâce de ne sortir jamais du respect que je vous dois, de tout souffrir en patience et de ne rien faire contre ma conscience ». Il a fait appeler la Mère, et je me suis retirée.

Voilà toute la conversation que je n’écris qu’à vous en détail de cette sorte. Vous en ferez l’usage que Dieu vous inspirera. Croyez que je vous porte dans mon cœur. Sitôt que j’aurai le modèle, je vous l’enverrai. Il est plus aigre que jamais et résolu de pousser à toute extrémité. Quand je lui donnerais tout ce qu’il veut, il ne serait pas content. J’écris si fort à la hâte que je ne sais si vous pourrez lire mon écriture. Il m’a encore dit, et à la Mère, que je pouvais écrire à qui je voudrais ; il m’a dit d’écrire à mon tuteur [le Duc de Chevreuse], afin de savoir s’il est vrai que je n’ai point vu le prieur de Saint-Robert [grand pénitencier] en présence de M. de Grenoble [Evêque de G.]. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur et vous remets entre les mains de mon cher petit Maître. Vous voyez bien qu’il faut avoir bien de la patience. Lorsqu’il m’a dit d’écrire au tuteur, je lui ai dit que je n’écrivais ni recevais de ses lettres. « Vous pouvez écrire », m’a-t-il dit encore un coup. Mille fois toute à vous en Celui qui nous doit être tout. Il veut que je déclare que je reconnais qu’il y a des erreurs dans le livre latin du P[ère] la Combe, et déclarer en même temps que je ne l’ai point lu. Voyez, je vous prie.

Juin 1695. n°288

[…] / Il est vrai que les duretés de M. de M[eaux] et ses menaces, qu’on ne peut point exprimer comme elles sont, vont à l’excès. Jusqu’à présent Notre Seigneur m’a donné des réponses : une égalité, une douceur à son égard qui ne me seraient point naturelles. La Mère1 croit que ma trop grande douceur et honnêteté le rend hardi à me maltraiter parce que son caractère d’esprit est tel qu’il en use toujours de la sorte avec les doux, et qu’il plie avec les gens hauts. Cependant je ne changerai pas de conduite.

J’espère que Dieu me donnera la grâce qui me sera nécessaire pour achever ma vie en patience. Le livre qu’il fait est presque imprimé. L’on ne voit pas d’apparence que je reste dans son diocèse. Je vous prie de ne dire ceci à personne de peur que l’inquiétude ne prenne. Je ne tomberai sur les bras de personne et je saurai si bien laisser ignorer à toute la terre où je serai, qu’on ne doit point se faire de la peine là-dessus. Dieu, qui ne manque pas aux corbeaux, ne me manquera pas en cela. Je vous manderai sûrement lorsque je ne serai plus ici sans rien mander autre chose ; ainsi tout commerce cessera. Mais comme je dis, ne dites ceci à personne, afin que la sagesse ne fasse pas prendre des [119v°] mesures pour me faire rester dans un lieu qui m’est un enfer et où je ne puis croire que Dieu me veuille longtemps. Les plus rudes coups ne nous sont pas toujours portés de nos ennemis, mais tout est bon de la main de Dieu, et Il suffit tout seul, même à un cœur qu’il semble accabler au- dedans aussi bien qu’au-dehors du poids de Sa rigueur. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Une religieuse de vingt et un ans est morte en quatre jours, je ne l’ai point quittée qu’après son dernier soupir. Que la mort est digne d’envie, mais il faut supporter patiemment la vie. Adieu.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°119] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [149].

1 La mère Le Picard, supérieure du couvent de Meaux.

Juin 1695.n°290

[…] / Lorsque je vous ai mandé que je me retirerai, c’est parce que j’espérais que M. de M[eaux] finirait, mais l’on prétend qu’il ne veut rien finir. La dernière soumission que je lui ai donnée, il y eut samedi huit jours, a été mise comme les trois autres dans la poche. Il dit à présent qu’il viendra disputer avec moi et qu’il attend qu’il ait cinq heures pour faire sa dispute en présence de témoins, puis qu’il m’excommuniera. J’ai répondu que je n’avais garde de disputer contre lui puisque j’étais soumise à tout, et que c’était des vérités que j’avais toujours crues. Voilà où en sont les choses.

Je vous prie [120r°] de ne point dire que j’ai eu ni que j’ai dessein de me retirer tout à fait, de peur que certaines personnes, qui se disent mes amis et qui ne le sont, je crois, guère, m. B., ne se prévalussent de cela pour avoir une lettre de cachet pour me faire rester de force où je suis volontairement. Je vous demande donc cette seule marque d’amitié, qui est de ne dire cela à personne.

Si je sors, je vous le manderai afin qu’on ne m’écrive plus, mais assurément je n’embarrasserai personne, et mon dessein est de me retirer de tout commerce, étant aussi inutile que je le suis, et ne pouvant que nuire de toute façon. C’est le seul parti que je puis et dois prendre. Je ne puis même que nuire aux personnes que j’ai le plus voulu servir.

J’espère que Dieu vous maintiendra dans l’union les uns avec les autres ; cela suffit pour moi. Il me faut laisser là comme un vieux meuble pourri. Il me suffit que Dieu connaisse la sincérité de mon cœur et pour Lui et pour vous tous. Ne me répondez point sur tout ceci, car j’ai peur qu’on n’ouvre les lettres.

Juin 1695.n°291

Je vous suis tout à fait obligée des marques d’amitié que vous me donnez. J’en conserverai toute ma vie, dans le fond de mon cœur, toute la reconnaissance que je dois, et pour celles de tous ceux qui ont la même charité pour moi. Je prie Dieu qu’Il vous soit à tous toutes choses [...]

Juin 1695.n°292

J’ai reçu avec joie la réponse de mon t[uteur]. La conversation que j’ai écrite à M. de Mors[tein] a précédé de huit jours celle que j’ai écrite à mon t[uteur]. [...]

J’attends ce qu’il [Bossuet] dira sur le modèle que je lui ai donné, qu’il a mis dans sa poche et dont il ne dit plus rien. Il fait comme cela de tous, puis il revient, à huit jours de là, plus échauffé qu’auparavant. Je vous prie donc que la Mère ne soit compromise en rien, car c’est la chose du monde qui me répugne davantage que de compromettre quelqu’un. J’aime mieux encore tout porter. Faites savoir à M. de Mors[tein] la dernière conversation accompagnée d’un bon nombre d’injures.

[…] / Soyez persuadée que je vous aime tendrement tous deux, je ne puis vous séparer l’un de l’autre, parce que Dieu qui vous tient unis en Lui nous unit aussi ensemble. Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous prie que personne ne sache que j’ai vu M. de Morst[ein], personne du monde ne s’en est aperçu ici et la Mère est d’un grand secret.

Juillet 1695.n°298

Je suis fort en peine du paquet que je vous ai envoyé où étaient les deux billets de M. de M[eaux]. Mandez-moi si vous les avez reçus, et ne me manquez pas pour dimanche, car il faudrait aller coucher à Claye. Si vous ne pouviez venir, envoyez-moi un carrosse de louage et je le paierai, et ce qu’il faudra, mais j’eusse été plus consolée que c’eût [121 v°] été vous, mais à petit bruit. Je vous aime de tout mon cœur. Je crains des ordres nouveaux de M. de M[eaux], et lorsque je vous verrai, vous saurez les puissantes raisons, qui regardent l[e] p[etit] M[aître], que j’ai de n’y demeurer pas. Adieu. Ecrivez-moi un mot pour m’ôter de peine.


Ici prennent place deux attestations et une soumission (v. la série des documents à la fin du volume [v. Correspondance II Années de Combat]) : «PREMIERE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er juillet 1695»., et «SECONDE ATTESTATION DE M. de MEAUX. 1er juillet 1695». Puis trois «SOUMISSIONS».

Août 1695. n°316

Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis toute prête de me livrer plutôt que d’être cause que les autres souffrent pour moi. Brûlez la lettre pour [destinée à] être montrée à Eud[oxe]1, et montrez seulement à mon t[uteur] celle pour M. de M[eaux]. J’aimerais mieux aller chez Cal.2 que chez madame de Mors[tein]490 à cause que c’est leur faire tort, mais je crains aussi d’en faire à Cal. Ainsi, ou je resterai ici à attendre la Providence, ou je retournerai à Meaux avec serment de ne signer jamais [123r°] rien de nouveau, quelque tourment qu’on me puisse faire ; mais je sais qu’il n’y a tourment que M. de M[eaux] ne me fasse souffrir. [...]

Si vous croyez qu’en me livrant, j’arrête la tempête3, voyez avec L B [Fénelon], car j’irai me mettre à la Bastille si mon t[uteur] et L B le jugent à propos. J’aime mieux ce dernier parti que d’être tourmentée par M. de M[eaux] comme je l’ai été. Si en me tenant cachée, je ne leur nuis pas, je resterai comme je vous dis. Proposez-leur aussi la Bastille, ou rester cachée en quelque lieu, mais ne leur dites pas où. Ou bien s’ils croient que je fusse en assurance chez mon fils, dites-leur bien tout cela, ensuite répondez-moi. Dans les terres, les gens d’affaires, les curés et tout cela nuit. J’ai encore un parti, c’est d’aller à Lyon incognito, mais je ne sais où trouver des maisons. Sur les chemins, l’on m’arrêterait : il faut passer par une route où je suis connue. Enfin je ne vois d’autre parti que de rester cachée, d’aller chez mon fils ou à Meaux. Réponse ?

1Mme de Maintenon.

2L’abbé de Beaumont. [devenu grand-vicaire à Cambrai, v. n. pièce n°426]

3La persécution du cercle « quiétiste ».

Avant le 15 Août 1695. n°321

[…] / Pour ce qui nous regarde tou[te]s deux, je crois que le démon fait tous ses efforts pour nous désunir dans ce temps où il voit qu’il est de la dernière conséquence pour madame de Mors[tein] qu’elle soit bien avec nous. Ce que je crois donc, c’est qu’elle doit se faire violence pour ne se rien cacher à elle-même et à nous. Je suis fâchée qu’elle ait été voir la maison, cela ne convient pas. Je la prie donc de vous croire absolument, et vous de lui dire vos pensées avec moins de véhémence et plus de douceur. Défiez-vous de l’ennemi, et je vous dirai ce que dit le bon abbé Abraham 2 à un solitaire qui vint le consulter pour le défaire d’un autre qui le chargeait fort : ils se voulaient séparer. Il leur dit : « Prenez garde que, lorsque le Maître viendra, Il ne vous trouve pas divisés, car Il vous demandera compte à vous de l’âme de votre frère, et à lui de l’abus de Ses grâces ».

Quand je serai en état, je vous écrirai plus au long. J’écrirai aussi à la Colomb[e]491. Mandez-lui en attendant que je m’appelle Jeanne de baptême et Marie de confirmation. [...] Je prie Dieu qu’Il unisse votre cœur avec celui de la p[etite] c[omtesse] ; cela est nécessaire. [...]. Adieu, je vous embrasse toutes deux.

2Père du désert.

3Châteauvillain ? Le château de Châteauvillain appartenait à l’époux de Mme de Morstein, qui venait d’être tué au siège de Namur, le 18 juillet 1695.

Août 1695. n°322

[…] / Si madame de Maintenon continue de me persécuter, je lui écrirai, quoi qu’il m’en puisse arriver, une lettre si forte que, si elle m’attire des malheurs, j’aurai la consolation de lui avoir dit ses vérités que la lâcheté de tous les hommes lui cache et que la justice de Dieu découvrira un jour et peut-être plus tôt qu’elle ne pense. [...]

Je ne laisse pas d’être indignée contre nos amis pour leur aveuglement sur madame de M[aintenon] et sur M. de M[eaux]. Adieu, petite femme que j’aime tant. Dites-moi ce que je pourrai donner à M. Thev[enier]. Parlez-moi simplement.

Avant le 20 Août 1695. n°323

Vous ne me répondez pas aussi simplement que je vous écris, ma p[etite] d[uchesse], sur ce qui regarde M. Thev[enier]. Il est question que je dois et veux lui donner quelque chose, mais comme il ne me rend autre service que les lettres et de payer la maison, ce quelque chose ne doit pas être bien considérable. Or comme je n’imagine rien, je vous prie dans votre simplicité de me mander ce que je dois donner selon ce que je suis et ce qu’il fait. Voilà tout.

Pour ce qui vous regarde, souffrez la vue de vos misères ; ces pensées que ce que vous faites est bon ne sont pas volontaires, il les faut laisser tomber. Ne vous inquiétez de rien, je vous aime fort.

[…] Bon courage sans courage.

Tout le baraquinage est une momerie, ceci dans le dernier secret de madame de M[aintenon], qui fait semblant de souhaiter que S B [Fénelon] ait la place que vous savez; elle l’empêche assurément et fait croire le contraire, disant que c’est lui qui ne le veut pas, et sur cela emploie le bon [Beauvillier], quoiqu’elle sache, à ce qu’elle dit, que c’est inutilement, et fait cent momeries, qu’ils croient ; et j’ai la certitude que c’est elle seule qui s’y oppose : ceci m’est donné sous un grand secret, ne le dites à personne. Si on vous en parle, dites, comme l’apprenant dans ce moment, que c’est un jeu joué de cette femme, qui est si bonne comédienne qu’ils la méconnaissent toujours : elle et M. de M[eaux] sont deux bons acteurs de théâtre.

Je ne me porte point bien. J’ai des maux de cœur continuels. Demandez pour moi au t[uteur] une bible de M. de Sassi [Sacy] sans explications : il m’est venu de lui demander cela par vous, et je le fais.

2Les amis de Fénelon espéraient l’archevêché de Paris pour lui en remplacement de Mgr de Harlay. On sait qu’ils furent déçus et que Fénelon avait été éloigné de la Cour en étant nommé archevêque de Cambrai.

Avant le 20 Août 1695. n°324

Voilà m b p d [ma bonne petite duchesse] un brouillon de lettre que j’ai fait pour M. de M[eaux]. Si le t[uteur][Chevreuse] le trouve bien, qu’il me le renvoie afin que je l’écrive. J’écrirai, comme de loin, à la mère et lui adresserai la lettre au prélat tout ouverte1. Je crois qu’après, le t[uteur] pourra parler à madame de M[aintenon] et lui proposer ce que j’ai dit sans montrer ma lettre, car j’ai peur qu’elle ne soit pas bien. Enfin, consultez avec lui, et si l’on veut me donner parole de ne me point inquiéter chez mon fils ni ne point envoyer de lettre de cachet, je m’y retirerai. Ne serait-il point mieux d’y aller d’abord secrètement, ensuite de faire voir le [126v°] parti que j’ai pris, qui est bien éloigné de vouloir avoir commerce avec personne, m’étant retirée à plus de quarante cinq lieues de Paris, en une campagne déserte ? Consultez sur cela le B[on] [Beauvillier] et le T[uteur]? Réponse au plus tôt. Ou si je resterai cachée, si on le trouve mieux ; on ne me découvrira pas, sûrement. Je suis bien fâchée de l’exil, non à cause de lui, mais de vous tous. C’est un tour de messieurs de No[ailles] et Ch[alons]. Ce dernier avait parlé assez mal, comme j’étais à Meaux, du père A[lleaume]. Voilà un mot pour la pauvre Colom[be].

Je vous laisserai mes quittances : je vous prie d’écrire tout ce que vous avancez pour moi. Adieu, je vous plains, mais vous êtes trop vive. Si m[on] B[on] [Beauvillier] continue la charité qu’il fit l’année passée au P[ère] l[a] C[ombe] et qu’il fait tous les ans, qu’il vous la donne avant que je parte. Demandez-moi une bible au t[uteur].

1Il s’agit de la lettre n° 335 transmise à Bossuet par la lettre n°334 de la mère Le Picard. Elle avait été envoyée au duc de Chevreuse (lettre n°331).

Août 1695. n°327

Je n’ai point été fâchée contre vous et je ne veux pas même que vous fassiez réflexion sur tout cela. Les fautes que vous faites servent à vous humilier et à vous [128r°] éclairer. [...] J’admire comme M. de Ch[evreuse] est toujours la dupe de madame de M[aintenon] et de M. de M[eaux]3. Dieu les bénisse tous. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Je n’en serai pas moins unie à Mme de Mors[tein], pour ne lui oser écrire. Je vous mande dans cette lettre que je ne croyais pas que N.4 fut cette fois archevêque de Paris. Je salue votre compagne.

3 Sur la conduite étonnante de Chevreuse, compte tenu de la situation, on tiendra compte du jugement de Saint-Simon :  « J’ai parlé ailleurs [...] de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes… »

4 Fénelon.

Début septembre 1695. n°340

Madame de M.1 a t-elle retiré les papiers de son mari ? Depuis que je vous ai écrit, je me sens si fort portée à rester ici, abandonnée à Dieu, qu’il me paraît que c’est le seul parti [128v°] que je puisse prendre. Le pis qui me puisse arriver, étant prise, est d’être mise entre les mains de M. de M[eaux] ou de Ch[alons]. [...]

1Morstein ?

Début septembre 1695. n°341

Je n’ai pas plus tôt fait une proposition qu’elle me paraît impertinente : Dieu permet que je sois présentement incapable de bien juger. […] Ma p[etite] d[uchesse], servez-moi de directeur, et qu’on ne m’écrive jamais de lettres pareilles à celles de l’aum[ônier] qui sont pires que je ne puis dire. Avez-vous recommandé les lettres au p[etit] M[aître] ? Que ne lui faites-vous reproche ! S’Il ne les a pas gardées, si elles sont en mauvaise main, nous en entendrons bientôt parler. Ainsi ne remuez rien, même pour chercher une maison de quelque temps.

Septembre 1695. n°343

[...] Cela est bien lâche à M. et Mme de No[ailles] de dire ce qu’ils disent de M. de C[ambrai] : quand cela serait vrai, un bien dont on se vante, et qui est reproché, devient un [f°129v°] mal et désoblige. Dites-lui que je l’aime de toute mon âme. Mandez-moi sans déguisement ce que vous dit le cœur sur la lettre de M. de Ch[alons], mais cela sans déguisement. Je vous réponds que, quand vous ne me seriez pas venu quérir, il suffirait que je fusse dehors pour donner de l’ombrage. [...]

Septembre 1695. n°344

[…] / Si j’avais une personne sûre, de basse condition, qui louât une maison à boutique et qui me donnât un appartement, mais il n’y a personne. Mon fils me demande avec instance, mais on me trouverait chez lui. Demandez au b. [Beauvillier] ce qu’il en pense. Sinon, je resterai ici et je prendrai une chambre, en cas qu’il arrivât quelque malheur, pour me retirer. J’irais à cent lieues d’ici pour éviter de tomber entre les mains de m[adame] de M[aintenon]. Put [Dupuy] avait une femme sûre : voyez avec lui. Je savais bien dès M[eaux] les sentiments de madame de M[aintenon] et je ne m’y suis jamais fiée ; elle est dévouée à la fortune, je m’attends au dernier supplice. Il semble que Dieu ne Se veuille point apaiser. Je doutais s’il y aurait batt[erie]3 , mais nous l’aurions gagnée avec grande perte. Consolez-vous, bonne p[etite] d[uchesse], la p[utain]4 n’osera, je crois, s’attaquer à vous. Il faut bien se donner de garde, dans la conjoncture des choses, de m’envoyer la femme de Monfort. Sachez ce que pense le b [Beauvillier] pour aller chez mon fils. Si les lettres sont trouvées, il faut se résoudre à la mort, cela n’est pas difficile. N’allez point pour moi au p. arch.5, mais bien pour les autres.

3Au sens de : bataille.

4Injure utilisée à la Cour pour désigner Madame de Maintenon, par exemple par la princesse Palatine ; exceptionnellement ici par Madame Guyon, acculée.

5Petit Archange (saint Michel) ?

Octobre 1695.n°345

[…] / Je vous prie de ne point témoigner à B. [Beauvillier] que je suis encore ici, ni que nous nous écrivions [sic] souvent. C’est afin de lui ôter à lui-même toute piste, et qu’il puisse assurer [f°131] qu’il ne sait où je suis et que vous ne le savez pas vous-même : je crois cela nécessaire et je vous le demande. Il est ridicule de vouloir que vous me représentiez. Si l’on vous avait chargée de moi et que vous m’eussiez cautionnée, cela serait bon : ce sont des gens qui veulent intimider. Je voudrais, en me livrant, vous épargner toutes ces peines, mais mon Maître ne me le permet pas. Je suis dans un lieu à ne pouvoir voir M. de Pi[halière] [la Pialière]. L’étable à vache est presque aussi propre, mais cela ne m’empêcherait pas, s’il pouvait s’empêcher de dire à p[ut] [Dupuy] et aux autres le lieu où je suis. Si vous croyez que je le doive voir, comme mon inclination m’y porterait assez, mandez-moi où il loge ; je l’enverrai prendre et l’amener ici où je suis ; ma pauvreté ne le scandalisera pas.

[...] Demeurons donc dans notre rien, abîmés, et n’en sortons jamais. Donnons à Dieu toute gloire et ne nous en donnons aucune.

Je vous avoue que j’ai bien de la joie de ce que B. [Fénelon] fait bien, que [f°131v°] je serais affligée s’il devenait grand ici. Dites-lui que je vous ai mandé de partir, qu’il fût toujours petit et rien, et que Dieu ferait tout réussir pour Sa gloire. Qu’il ne se laisse plus tromper par Mme de M[aintenon], car elle n’est rien moins que ce qu’il s’imagine. Du reste, ma chère et bonne d[uchesse], demeurons petits, abandonnés, simples et bons enfants, n’attendons rien de nous, ne présumons rien de nous, soyons si bas que nous ne puissions tomber. L’on se fait des états de ses défauts et on les canonise ; avouons-les de bonne foi, ne nous en inquiétons pas, mais ne les canonisons pas et ne les attribuons pas à Dieu. Je ne vous aimais jamais tant que je fais.

[...] Ne vous contraignez point pour voir S. C.6 Suivez votre cœur, demeurez abandonnée à [f°132 r°] Dieu sans retenue ; Il vous gardera. Oubliez-vous et c’est tout. [...]

6Non identifié.

Aux duchesses. Octobre 1695.n°352

[Pour la « bonne duchesse » Marie-Henriette de Mortemart]

[...]

[Pour la « petite duchesse » Marie-Anne de Mortemart]

Je vous embrasse, ma bonne p[etite] d[uchesse], et suis entièrement à vous, mais du fond du cœur. Vous avez des livres pour moi. Confessez-vous, si vous êtes à vos terres, tous les quinze jours, soyez assidue à la grand-messe les dimanches, et à vêpres, vous pouvez y manquer quelquefois, mais rarement. Prendre soin de vos pauvres. Dieu vous deviendra toutes choses ; en perdant tout pour Lui, on gagne tout en Lui. Quand on veut décrier et inventer des calomnies, l’on n’y donne point de bornes. La pauvre dom.5 n’est pas épargnée, à ce que je vois. Le Ch.6 peut venir encore une fois, mais attendez qu’il y ait quelque chose de conséquence à me mander.

5Inconnue.

6Le « chinois » ou le « chevalier » ? Inconnu.

A la Petite Duchessse. Octobre 1695. n°354

J’ai au cœur de vous dire que je crains que le Ch.492 ne vous nuise, car je la trouve bien pleine d’amour-propre. Je vous avoue, ma p[etite] d[uchesse], que je suis étrangement surprise de ses manières, de ses frayeurs et du risque qu’elle croyait courir en me venant voir. Je crois qu’il ne me la faut plus envoyer et nous passer de nous écrire. Il faut que l’aum[ônier] envoie chez lam, comme p[ut][Dupuy] le lui dira, un gros paquet de livres que Dom [Alleaume] a laissé pour moi en partant. Vous y pourriez joindre encore une lettre si vous avez quelque chose à me faire savoir. Il faut que je reste ici, abandonnée au p[etit] M[aître]. Je crois que le défaut de foi du tut[eur][Chevreuse] vient du défaut de soumission pour n’avoir pas voulu venir seul. Je ne doute point qu’Eu[doxie][Madame de Maintenon] ne pousse les choses à toute extrémité. Dieu y peut seul mettre remède ; s’Il ne le veut pas, il faut le souffrir.

Je vous aime bien tendrement et j’espère que m[on] p[etit] M[aître] vous bénira de cela. Si vous aviez quelque chose de conséquence à me faire savoir, desgr1 pourrait porter les lettres chez M. Cam2, comme p[ut] [Dupuy] en conviendrait avec vous afin que nul de nos gens n’ouït cela, et j'enverrais tous les jeudis chez lui. Mandez-moi si vous entrez là-dedans ou si nous ne nous écrirons plus tout à fait. Mais je ne suis point contente du Ch. en façon que ce puisse être : je crains pour le secret. Mais je laisse tout. Peut-être que comme elle craint qu’on ne sache qu’elle a eu commerce avec moi, cela pourra l’empêcher de dire où je suis.

Où trouve-t-on des âmes vides de tout intérêt ? Je demeure ici en paix, attendant ma destinée, car partout, ne me voyant jamais sortie, je serai suspecte. Je voudrais trouver une maison d’huguenots3, car je n’y serais pas examinée. D’un autre côté, il me paraît que je ferai mieux de rester ici dans mon abandon. Que vous dit le cœur sur tout cela ? Mandez-le moi.

1Desg., sœur de Famille.

2Non identifié.

3Liberté dans l’appréciation des différences religieuses. On sait qu’elle sera à la fin de sa vie en relation avec de nombreux protestants, dont son éditeur Poiret.

Novembre 1695. n°355

Je crois, ma très chère, qu’il ne faut pas penser à venir à présent. Je vous assure que je le souhaite autant et plus que vous, mais le p[etit] M[aître] ne le permet pas : Lb. [Beauvillier] ne pourrait s’empêcher de le dire à B. [Fénelon]. [...] Je vous écrirai demain plus au long. Je vous aime bien tendrement.

27 novembre 1695n°359

Jusqu’à présent, j’ai gardé un profond silence dans toutes les calomnies qu’on a inventées contre moi, parce qu’elles ne regardaient que ma personne, et que j’ai cru qu’il suffisait que Dieu, qui sonde les cœurs et les reins1, fût témoin de mon innocence. Mais à présent que je vois que la malignité de ceux qui [ne] me persécutent que parce que j’ai découvert leur turpitude, a trompé la crédulité des plus saints prélats et des plus gens de bien, je dois un aveu de la vérité au public. Je dirai donc que je ne reconnais point l’écrit des Torrents dans la lettre pastorale de M. de Chartres2, que je le vois seulement travesti, qu’il est absolument méconnaissable, ceux qui l’ont transcrit avec une fin malicieuse ayant ajouté des endroits et tronqué d’autres qui le rendent tout à fait différent de lui-même. Si le manuscrit est de ma main, qu’on le fasse voir, mais ce sont des copies auxquelles on a malignement ajouté des choses qui ne furent jamais ; par exemple, il y a que l’homme renaît de sa cendre, et est fait un homme nouveau3. Ils ont mis que l’homme prend vie dans son désordre, et des endroits où il y a trois ou quatre lignes ajoutées, qui rendent les propositions très mauvaises ; d’autres où on coupe le vrai sens pour prendre des mots de côté, et d’autres dont on fait une liaison. Puisqu’on ajoute bien aux imprimés, comme a fait M. Nicole dans sa Réfutation, pénultième feuillet, que ne fait-on point aux manuscrits, qui, n’étant pas de ma main, sont habillés de toutes sortes de couleurs ? C’est néanmoins sur ce fondement si faux qu’on explique deux livres que j’ai soumis tant et tant de fois.

[…]

1Dieu sonde les reins et les cœurs : Psaumes, 7, 10 ; Jérémie, 11, 20.

2Ordonnance du 21 novembre 1695.

3I Corinthiens, chap. 15, par ex. 42 : …Le corps, comme une semence, est maintenant mis en terre plein de corruption, et il ressuscitera incorruptible. (Sacy).


Je n’ai point promis de retourner à Meaux, comme on fait courir le bruit. Si je l’avais promis, je l’eusse tenu, quoi qu’il m’en dût coûter. Il est vrai qu’après la décharge donnée, je demandai à ce prélat s’il agréerait que j’allasse passer les hivers dans son diocèse ; il me dit que je lui ferais plaisir. Je ne dis cela que parce que j’aimais les religieuses de ce monastère, et comme une action libre de faire ou ne faire pas. Depuis ce temps, j’ai vu que ce prélat, plein de grandes qualités, loin de s’arrêter à ses lumières propres, desquelles je n’ai pas sujet de me plaindre, agissait le plus souvent contre ses propres sentiments par l’instigation de personnes mal intentionnées2, ce qui faisait que les choses ne prenaient point de fin, et qu’après tant et tant d’examens où l’on avait paru content, l’on en revenait toujours aux impressions étrangères. J’ai cru qu’il était plus à propos de garder le silence et de me retirer dans un lieu à l’écart, non pour fuir la lumière, comme on veut le persuader. Ai-je fui la lumière, puisque je me suis toujours présentée lorsqu’il a été question de répondre de la pureté de ma foi que j’ai toujours été prête de soutenir aux dépens de ma vie ? Il est vrai que, voyant les esprits si fort indisposés, je me suis retirée dans une profonde solitude, éloignée de tout le monde, où je n’ai commerce avec personne. Si je suis dangereuse, et que mon commerce le soit, pouvais-je prendre un meilleur parti pour me mettre à couvert de tout soupçon, surtout ne l’ayant fait qu’après avoir rendu jusqu’à la fin toutes sortes de témoignages de ma foi ? Je me suis même rendue inconnue à mes meilleurs amis, je me suis retirée à l’écart et dans la solitude, sans nul commerce avec les hommes, et l’on dit que

2Sous la pression de Madame de Maintenon.

je cherche les ténèbres pour faire le mal ! lorsque j’ai paru, l’on dit que je ne l’ai fait que pour séduire. Quel parti [182] peut-on prendre, qui ne soit pas condamné ? [...]

Décembre 1695. n°362

Je vous assure que le gros enfant [La Pialière] n’a rien lu de ce que je lui ai donné sans le cacheter ; il est, sur cela comme sur le reste, d’une fidélité inviolable. Lorsque je lui ai donné, je lui ai dit de ne les pas lire, et il ne pourrait porter d’avoir fait une pareille infidélité sans me le dire : soyez en repos sur cela. […] Adieu, je ne cacheterai pas cette lettre autrement que par la sûreté de l’homme à qui je la donne.


Madame Guyon est arrêtée et transférée à Vincennes. Prennent place les documents suivants : « LE ROI A M. DE NOAILLES, ARCHEVEQUE DE PARIS. » et « EXTRAITS DES INTERROGATOIRES. »

[puis une possibilité de correspondance est rétablie d’où la première lettre à la Petite Duchesse après saisie:]

Novembre 1696.n°377

Mon cœur me rend un bon témoignage de vous, et je vous aime de tout mon cœur. Bon courage ! Je ne demanderais pas mieux que d’avoir confiance en [le] curé de Saint-Sulpice, et les premières fois, dès que je sus qui il était, j’en eus une entière. Mais que je m’en trouvai mal, et que ce que je lui dis me fut nuisible ! Je le crois homme de bien, mais tellement prévenu contre moi, si fort dans les intérêts de ceux qui me tourmentent, qu’il n’y a rien à faire. Il me dit toujours que j’ai enveloppé dans mes livres des sens cachés ; il m’a dit à moi-même des choses si fortes en confession de ce qu’il pense de moi, et m’a toujours traitée sur ce pied, étant six semaines sans vouloir que je communie et continuant toujours de même. Il a prévenu la fille qui me garde ici d’une si étrange manière qu’elle me regarde comme un diable. Toutes les honnêtetés que je lui fais l’offensent parce qu’elle croit que c’est pour la gagner. De plus [le] curé ne me parle que d’une manière embrouillée, voulant tantôt savoir entre les mains de qui j’ai mis ma décharge pour la ravoir. Il voit souvent M. de M[eaux] chez l’abbé de Lannion. Je ne lui ai jamais ouï dire un mot de vrai, ni deux fois de la même manière. Je lui donnai au commençement une lettre pour M. Tronson, pleine de confiance, il me jura foi de prêtre qu’il la lui donnerait sans que qui que ce soit la vît ; il la porta à M. de Paris, qui en fut en colère contre moi, et puis en me parlant il se coupa, et enfin il me fit connaître que M. de P[aris] l’avait vue. Plus je me confie, plus mon cœur est serré. Je fais pourtant au-dehors, dans le peu que je le vois, ce que je puis pour lui marquer de la confiance, mais il me demande par exemple de lui écrire tout ce que [f°165v°] M. de M[eaux] m’a fait et de le signer, et quelque chose au-dedans m’empêche et me dit que c’est une surprise.

Je suis ici où l’on me fait faire des dépenses excessives en choses qui ne me regardent point, et je n’ai ni linge, qui m’a été pris, ni habits, ne mangeant que de la viande de boucherie, et [ain]si je dépense quatre fois comme à Paris, mais cela n’est rien au prix des autres duretés. Cependant je suis paisible et contente dans la volonté de Dieu. Pour vous dire tout ce qu’on me fait, il faudrait des volumes : on me traite plus mal depuis six semaines ou deux mois qu’on ne faisait auparavant. [Le] Curé veute que mes amis lui soient obligés, lors même qu’il favorise mes ennemis. Il faut toujours que vous lui marquiez une espèce de confiance, mais tenez-vous sur vos gardes. J’ai un testament que je voudrais vous envoyer ; je n’ose le risquer. Payez bien cette bonne femme, je n’ai rien du tout pour lui donner. L’autre ne peut plus rien faire ; on l’a ôtée parce qu’on a cru qu’elle me servait avec affection. N. me demande où je veux aller ; je lui ai dit que je pourrais aller chez mon fils, mais que je ne demandais rien, car je n’ai jamais demandé la moindre chose. J’ai toujours dit que je ne voulais que la volonté de Dieu, et je me suis laissée ballotter comme on a voulu, mais je n’ai rien dit et rien fait que je ne dusse. M. Py[rot] m’a fait des choses qu’on aurait peine à croire, mais Dieu voit tout. Si vous vouliez me mander ce qu’est devenu Dom [Alleaume] et le P[ère] L[a] C[ombe], ou plutôt, si vous l’agréez, Famille 1 irait chez vous le soir et reviendrait.

1La servante de Madame Guyon.

Ici prend place (v. la série des documents à la fin du volume) le document suivant : « DECLARATION SIGNEE AVANT DE SORTIR DE VINCENNES. 9 octobre 1696. »

Novembre 1696. n°378

Je vous prie d’empêcher que je n’aille chez mon fils. J’ai prié N. [le curé]1 de ne le point faire, mais cela n’a servi de rien. Je ne sais ce qu’il a dans la tête, mais la fille qui est ici peut bien, avec mille fantaisies qu’elle a, faire naître des soupçons. L’on ne peut lui témoigner plus de confiance [185] que je fis la dernière fois, mais comme je vous dis, cette hospitalière2 me rend auprès de lui tous les mauvais services qu’elle peut. Elle s’ennuie ici où elle est seule, et me brusque à tout moment, disant qu’elle n’a que faire de moi ici et être gênée pour moi. [...] Enfin je vous laisse tout ménager, mais obligez-le de se charger de moi, et n’écrivons plus que par lui pour aller plus droit et ne rien exposer. Cependant précaution de votre part. Mais soyez persuadée que je sens plus votre bon cœur que je ne vous le marque. […]

Adieu, bon courage ! Nous nous aimerons en Lui et ce sera en Lui que vous me trouverez toujours. Ne doutez jamais de mon affection. [...]

1La Chétardie, curé de Saint-Sulpice.

2Sœur hospitalière de la communauté des sœurs de St Thomas de Villeneuve  où se trouve enfermée Madame Guyon.

Décembre 1696. n°381

N. [La Chétardie] me marque une si horrible défiance de moi, et il bouche si fort toutes les avenues à s’ouvrir, quoiqu’il me semble que j’agis toujours simplement. Il m’avait proposé de signer certains articles, il ne me les a plus proposés, quoique je lui eusse dit que je les signerais. Vous savez que je ne recherche rien et que je suis toujours plus portée à demeurer comme on me fait être sans me mêler de rien ; c’est pourquoi je ne [186] lui en ai point parlé. Dites-lui que, lorsqu’il voudra me faire faire quelque chose, qu’il parle positivement, et faites-lui entendre que, loin que l’indifférence que je témoigne pour tout ce qu’on fait de moi doive le rebuter et lui faire croire que c’est faute de confiance, cela le doit porter au contraire à prendre soin de moi et à agir d’une façon plus ouverte, car pour moi, je persisterai jusqu’au bout à ne rien demander et à ne rien refuser. L’on me disait à Vin[cennes] : « Demandez », je ne pouvais, et lorsque je l’ai fait par déférence et contre mon cœur, cela m’a toujours attiré des affaires, car si je n’avais point demandé à me confesser, on n’aurait eu nul prétexte de m’envoyer M Py[rot].

Je ne me plains de rien, il suffit que Dieu voie toutes choses. J’ai pourtant été blessée de voir dans une lettre que vous avez écrite à N., que vous disiez que je n’avais pas d’autre ressource que lui. Eh, Dieu n’est-Il pas tout-puissant ? Si je savais qu’une créature me fût une ressource hors de Son ordre divin, je la fuirais comme le diable. Ô ma très chère, ne tombons pas dans l’humain, et quoi qu’on puisse vous avoir dit au contraire, soyez persuadée que je ne fus jamais plus entre les mains de Dieu que je m’y suis laissée dans cette affaire. Les hommes parlent selon leurs vues, mais Dieu voit le fond du cœur. Le P[ère] de la M[othe] est celui qui gouverne les personnes entre les mains de qui je suis ; je n’en ai pas de peine, tout m’est bon.

Janvier 1697. n°384

Je crois vous devoir dire que le curé [La Chétardie] n’aa pas voulu me venir voir, quelque instance que je lui en ai faite. Il vint en passant trois jours après qu’il amena le notaire, il y fut un quart d’heure et n’est pas venu depuis. Ne lui en témoignez plus rien, laissons faire Dieu. On a augmenté ma garde et [l’on m’a] resserrée de plus près depuis ce temps. N’en savez-vous point la raison ? [...] Je suis fâchée de la maladie de P. [Dupuy ?]. Je prie Dieu qu’Il donne à tous ce qui est nécessaire. Qu’est devenu Dom [Alleaume], n’en savez-vous rien ? Je voulus dire quelques mots d’une sœur d’ici que N. [le curé] n’aimait pas ; sitôt que je lui eus témoigné qu’elle était brusque et que je n’en étais pas contente, il lui donna les preuves d’une considération extraordinaire ; il en fit autant à Bernaville à Vin[cennes], et il est à présent son meilleur ami. Je crois que Dieu, loin de vouloir que je lui parle en confiance sur tout cela, désire de moi un profond silence. Tout ce que je dis pour marquer de la confiance me nuit. Ce qui regarderait mes défauts et mes misères, je le dirais volontiers avec simplicité. On m’a [187] fait entendre que N., et tout le monde, est las de moi, qu’on ne me regarde qu’à cause de l’importunité de mes amis.

Laissons donc faire Dieu : s’Il me veut rendre encore un nouveau spectacle aux hommes et aux anges, Sa sainte volonté soit faite. Tout ce que je Lui demande, c’est qu’Il sauve ceux qui sont à Lui, et qu’Il ne permette pas que personne se sépare de Lui, que les puissances, les principautés, l’épée, etc. ne nous sépare[nt] jamais de la charité de Dieu qui est en J[ésus]-C[hrist]. Que m’importe ce que tous les hommes pensent de moi ! Qu’importe ce qu’ils2 me fassent souffrir,

2Vérifié sur les deux copistes. Le sens devient plus clair en suprimant « ce » (mais on perd la référence concrète à des moyens utilisés pour faire souffrir).

puisqu’ils ne peuvent me séparer de mon Seigneur J[ésus]-C[hrist] qui est gravé dans le fond de mon cœur ! Si je déplais à mon Seigneur J[ésus]-C[hrist], quand je plairais à tous les hommes, ce serait moins que de la boue. Que tous les hommes donc me haïssent et me méprisent, pourvu que je Lui soit agréable ! Les coups des hommes poliront ce qui est de défectueux en moi, afin que je puisse être présentée à Celui pour lequel je meurs tous les jours, jusqu’à ce que la Vie vienne consumer cette mort. Priez donc Dieu qu’Il me rende une hostie pure en son sang afin de Lui être bientôt offerte. Je Lui demande qu’Il purifie aussi votre cœur, et que nous soyons un dans l’éternité en Celui qui nous est tout. Mandez-moi où sont les deux personnes3 persécutées à mon occasion et si l’on n’a point fait de peine à d’autres. J’embrasse tout de la charité de J[ésus]-C[hrist]4.

3Les deux « filles », Famille et Marc ? (v. lettre 378)..

4s’inspire de Rom., 8, 35-39.

Février 1697. n°385

Je désire tout à fait d’avoir des nouvelles du B[on] [Beauvillier] que j’aime plus que jamais, je voudrais aussi en avoir de M. de p1 : n’est-il pas toujours fidèle ? Qui est-ce qui a tout quitté ? J’espère de la bonté de Dieu que vous ne ferez pas de même. Bon courage, et allons tête baissée car Dieu nous appelle. Il y a si peu de personnes qui L’aiment alors sans réserve. Donnons-Lui le plaisir de ne rien ménager avec Lui dans un temps où la fidélité est aussi rare qu’elle coûte cher ! C’est le temps d’épreuve où Dieu veut sonder ceux qui sont à Lui sans mélange. L’on est présentement ici toujours appliqué à me faire des propositions et des questions toutes jansénistes. Une petite confiance faite à N. [le curé] sur ce point m’a réussi comme les autres ! […] On traite ici les jésuites avec un mépris outré. A propos, savez-vous la communauté nouvelle de l’Estrapade 3 que N. dit avoir plus à cœur que toutes ses autres affaires. C’est mademoiselle de la Croix qui la commence. On dit qu’on y est plus austère qu’à la Trappe. On n’entend parler que de cela. Soyons les petits [f°175v°] du Seigneur, et n’éclairons que par notre humiliation. Avez-vous reçu une petite croix d’or ? Ecrivez-moi amplement. Je ne sais rien et ne puis vous rien dire, si ce n’est que je vous aime bien tendrement et que je prie bien le Seigneur pour vous. [...] Je leur laisse faire tout ce qu’il leur plaît. Je ne puis tomber que debout, car mon Maître fera toujours Sa volonté malgré la malice des hommes. Oh ! ferai-je faire mes amitiés au tut[eur] ? Faites comme il vous plaira, soyez ma gouvernante, aimez-moi autant que je vous aime.

1Non identifié.

3Probablement de la rue de l’Estrapade (car l’austérité ne va pas jusqu’au recours à ce moyen).

Mars 1697. n°386

Je vous conjure, au nom du p[etit] M[aître], de m’envoyer le livre1 de S. B. [Fénelon] en question : je vous promets que personne du monde ne le saura jamais. Ne me refusez pas. N. [le curé : La Chétardie] ne me le donnera pas, assurément. Je fus indignée de la manière dont il me parla de N. [Fénelon] : il me dit qu’il l’avait vu un petit prêtre plus gueux que lui, et tout d’un coup devenir ce qu’il est devenu, qu’il a cherché l’honneur, qu’il n’a eu que de l’ambition, et que l’humiliation lui est venue. Je répondis qu’il n’avait jamais rien cherché, et qu’il n’avait accepté les choses que parce que Dieu le voulait. Il fit toujours de grandes risées de tout cela, et me dit : « Voilà ce que c’est de chercher la grandeur. S’il me l’avait montrée, il ne ferait pas de pareilles choses. M. de M[eaux] m’enverra les feuilles à mesure qu’il les fera imprimer2. Oh ! que si vous étiez à présent à Vin[cennes], vous n’en sortiriez jamais ». Je répondis : « Plût à Dieu que tout tombât sur moi seule et que Dieu en tirât Sa gloire, j’irais de bon cœur au supplice ! ». Il dit : « Tous vos amis sont perdus », et ensuite témoigna beaucoup de refroidissement pour moi. Mais toute la conversation se tourna à blâmer l’auteur avec les derniers excès. Croiriez-vous que, pour l’amitié que je lui porte, cela m’a fait plus souffrir que toutes mes affaires ?

Voilà mon espèce de testament ; il faut [188] l’ajouter au codicille que je fis à Meaux. P. [Put : Dupuy] a tout - c’est un bon enfant -, P[ut], le t[uteur : Chevreuse] et vous pouvez ouvrir celui-ci et le recacheter3. Je crois être obligée de mettre toutes ces choses pour l’avenir, afin que la vérité soit connue. Il fut écrit à Vin[cennes].

Vous m’avez réjouie de me dire que les jésuites soutiennent le livre. N.[le curé] est tout janséniste dans l’âme, et croyez qu’il est vrai. Je rêvais, étant à Vin[cennes], que j’étais avec N.[Fénelon ?], que j’aime

1 Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, achevé d’imprimer le 25 janvier 1697. Ce texte majeur de Fénelon mérite un bref aperçu de son histoire bibliographique, v. à la fin du volume : Notices, « Explications des maximes, bibliographie de Fénelon. »

2 l’Instruction sur les états d’oraison de Bossuet, achevé d’imprimer le 30 mars 1697. Sur les interprétations divergentes des 34 articles d’Issy, v. Fénelon, Œuvres I, Gallimard, 1983, « notice sur l’Explication… » par J. Le Brun.

3« …enfant -, que P… » : nous supprimons « que » pour rendre un sens à la construction cassée de cette anacoluthe.

uniquement, comme vous savez, et qu’il me montrait N. sous la figure d’un chien, et moi je ne voyais qu’un singe. Nous eûmes dispute là-dessus et, après bien du temps, enfin il vit aussi bien que moi que ce qu’il avait cru un chien était un singe.

Je fais carême à feu et à sang : je me mourais avant que de le commencer, mais j’eus mouvement de le faire, m’en dût-il coûter la vie, et je le fais bien, quoique assez mal nourrie et sans provisions. Le Maître fait faire ce qu’Il veut. Je ne suis pas étonnée de la mère de l’aum[ônier][Mme de Charost], car la prospérité la rassure et l’adversité la tente. Ce devrait être tout le contraire ; Dieu nous souffre dans nos faiblesses.

Tout ce que je dis à N. [le curé] en confiance et qu’il paraît approuver, il s’en sert après contre moi, je ne trouve même rien à lui dire. Je vous conjure, par le sang de J[ésus]-C[hrist], qu’on ne fasse rien d’humain pour se tirer de l’oppression. N. [le curé] me dit encore que tout ce livre de N. [Fénelon] était plein de fautes grossières contre la doctrine, qu’il parlait de le prouver par des passages, mais que ce serait passages renversés et mal tournés, comme disait fort bien M. de M[eaux]. Je lui dis que tous les passages étaient si formels qu’on n’y pouvait donner un autre sens. Je souhaiterais extrêmement qu’il en mît de formels dans cette seconde édition, cela est nécessaire : priez-l’en car, assurément, cela est important. Il en trouvera une infinité de rapportés dans les notes du P[ère] Jean de la Croix. Lorsque N. [le curé] me dit que N. [Fénelon ?] m’avait condamnée, je lui dis : « Il a bien fait si je suis condamnable ». Enfin il me fit entendre que ce qui était de bon dans le livre de M. de C[ambrai] avait été volé dans les manuscrits que M. de M[eaux] lui avait prêtés. J’en fus si mal satisfaite que je ne vous le peux exprimer.

Si vous voulez m’écrire plus au long, tenez vos lettres prêtes, écrivez par jour ce que vous voudrez, et j’enverrai tous les premiers dimanches des mois, et de cette manière sans y aller fréquemment, vous saurez les choses. Pourriez-vous me faire changer ma pendule contre une qui répète ; je l’enverrai par N., cela me serait fort utile. Je la voudrais très bonne, je ne me soucie pas qu’elle soit belle. Si cela vous embarrasse, usez-en librement. D’où vient que je ne puis rien avoir de ce qui était au pavillon ? Il y a des livres de conséquence. Les écrits qu’avait le G.E. [Gros Enfant  : La Pialière] ont-ils été perdus ? L’a-t-on interrogé, etc. ? J’ai déchargé tout le monde. Toutes mes interrogations ont roulé sur deux lettres du P[ère] d[e] L[a] C[ombe], où il me mettait : « La petite [189] Église-Dieu vous salue4 ». Il n’est sorte de tourments qu’on ne

4La « petite église » est souvent présente dans les lettres de 1695 (25 mai, 29 juillet, 20 août, 5 septembre, 10 octobre, 7 décembre). On ne retrouve pas « Église-Dieu » mais, le 25 mai :  « La petite Église d’ici vous salue ».

m’ait fait là-dessus. Mais ce qui incite à me tourmenter, c’est qu’il y avait : « Les jansénistes sont à présent sur le pinacle5, etc. »

Ayez bon courage, c’est peu d’être fidèle à Dieu dans la prospérité si l’on ne l’est dans l’adversité. Ce n’est donc pas sans raison que j’aime si fort le tuteur, puisqu’il est comme il doit et si bien. Bon courage, Dieu mérite plus que cela. Empêchez que N. ne soit infidèle : son amie est une pierre d’achoppement, mais parmi tant de bon il faut pardonner les faiblesses. J’ai lu dans la gazette un mariage de la fille aînée du B[on][Beauvillier] avec le neveu de N. qui m’a surprise : a-t-elle quitté Dieu pour l’homme6 ?

5Madame Guyon se tourmente à juste titre : v. sa quatrième lettre du même mois de mars 1697 : « M. de la Reynie ne me fut contraire que lorsqu’il eut vu cet endroit : « Les jansénistes sont sur le pinacle, ils ne gardent plus de mesure avec moi … »

6Il pourrait s’agir de Marie-Antoinette, née le 29 janvier 1679, religieuse aux bénédictines de Montargis, au mois d’octobre 1696. Voir le début des mémoires de Saint-Simon qui la demanda en mariage sans succès.

Mars 1697. n°387

Je ne crains point que le prêtre me trahisse sur la messe et la communion : il y est autant intéressé que moi, et craindrait extrêmement qu’on ne le sût. Pour nous, ma t[rès] c[hère], ne craignez pas, mais continuez de vous délaisser à N[otre] S[eigneur] J[ésus]-C[hrist], notre divin Maître, qui sait ce qu’il nous faut. Faites tous les jours un peu d’oraison pour vous soutenir, et n’y manquez jamais. Je suis très convaincue que cela est de nécessité absolue, quand vous y seriez comme une bûche. Montrez toujours votre fidélité en cela. [169v°] Lisez quelque chose, ou des écrits ou d’autre chose sur la voie, qui puisse vous renouveler ; l’esprit abattu a besoin de ces petits secours. La fièvre ne m’a pas quittée depuis le dimanche gras. Non seulement on ne se met pas en peine de me faire rompre carême, mais je jeûne à feu et à sang. J’ai un mal d’yeux et de gorge avec la toux. La fièvre me redouble tous les jours avec un violent mal de tête. Tout ce qu’on recommande est que, même à la mort, on ne me fasse venir aucun prêtre. Je vous embrasse de tout mon cœur. [...]

Mars 1697.n°388

Ce que vous m’avez mandé de Dom [Alleaume1] m’a donné autant de douleur que ce que vous me mandez du succès du livre me donne de joie : c’est une marque que Dieu l’agrée, puisqu’Il le couronne par une si forte tribulation. Si les méchants en deviennent plus endurcis, ceux qui aiment Dieu en seront fortifiés. Cela m’unit davantage à son auteur, et je prie Dieu qu’Il envoie un plus grand embrasement dans son cœur que celui qu’Il a envoyé dans sa maison. En quelle situation est le B[on][Beauvillier] ? Et le Tut[eur][Chevreuse] ? J’aime toujours beaucoup ce dernier.

Tout ce que je crains de tout ceci, c’est que, sous bon prétexte, on ne travaille à descendre de dessus la croix ; J[ésus]-C[hrist] en avait un merveilleux, qui était le salut des Juifs, cependant Il n’en voulut pas descendre. Je ne désire pas non plus d’en sortir, assurément, et j’attends le Seigneur avec grande patience. [...]

Tout est-il en paix à présent dans la famille du p[etit] m[aître] ? Je le souhaite et que personne ne prenne le change. Ayez bon courage, je vous en conjure, et ne vous laissez pas abattre. Il faut que le fléau sépare la paille du bon grain. Dom. est-il revenu à Paris ? Le G.E. [Gros Enfant : La Pialière] est-il ferme, et tout va-t-il selon le Seigneur ? Je crains fort le respect humain pour certaines gens que vous connaissez, surtout la mère de l’aum[ônier][Mme de Charost]. Pour moi, je suis entre les mains de Dieu : Il fera de moi ce qu’il Lui plaira. Ne pourriez-vous m’envoyer le livre en question par l’homme qui vous porte celle-ci ? Il est sûr.

Voilà mes petites litanies que je fis avec les chansons3. Si je reste ici, je pourrai vous donner de temps en temps de mes nouvelles. Si j’en sors, je ne le pourrai, à moins de quelque nouvelle providence. J’eusse bien voulu que vous eussiez été informée des choses qui m’ont été faites, dans mon séjour de Vin[cennes], par ceux du dehors et du dedans, qui vous étonneraient sans doute. [...]

1Suspect de quiétisme, le P. Alleaume fut exilé de Paris.

2Cf. Luc, 22, 31.

3S’agit-il du manuscrit en très petits caractères de poèmes écrits en réclusion, inclus dans le recueil A.S.-S., ms. 2057 ? (Ils seraient donc composés avant l’embastillement ; nous en avons édité deux à la fin de la Vie, p. 1041).

Mars 1697. n°390

Je suis trop en peine de l’état des personnes et des affaires pour ne vous pas demander des nouvelles. Je suis tout à fait affligée, et je ne trouve rien de plus dur au monde que d’être obligée de se confesser à un homme qui vous opprime et se déclare [f°176] le plus cruel ennemi : on ne me traite que de scandaleuse, d’hypocrite, de sorcière. [...]

Avril 1697. n°392

Je vous écris encore cette lettre, ne sachant pas si, après les violences qu’on exerce sur moi, je le pourrai encore faire. Ce sont des traitements si indignes qu’on ne traiterait pas de même la dernière coureuse. Cette créature fut hier dans ma chambre pour en faire condamner la seule fenêtre dont je peux avoir de l’air. On m’a réduite à une seule chambre où il faut faire la cuisine, laver la vaisselle. Je l’ai laissé tout faire sans dire un mot. La fille qui était dans la chambre, car j’étais descendue dans le jardin, lui dit qu’elle ne souffrirait pas qu’on me fît étouffer dans ma chambre, que je n’y étais pas et qu’elle ne pourrait permettre qu’on la condamnât. Elle vint avec une fureur de lionne me trouver au jardin. Je me levai pour la calmer, elle me dit : « J’étais allée faire condamner votre fenêtre, et une bête s’y est opposée, mais l’on verra ». Je lui répondis fort doucement et en lui faisant honnêteté que, lorsque N serait venu, je ferais aveuglément ce qu’il me dirait, et que c’était l’ordre que l’on m’avait donné de lui obéir dans le moment. Criant comme une harengère, tenant une main sur son côté et l’autre qu’elle avançait contre moi en me menaçant, elle me dit : « Je vous connais bien, je sais bien qui vous êtes et ce que [f°178v°] vous savez faire ». Remuant toujours la main levée contre moi : « Je suis bien instruite, vous ne me croyez pas aussi savante que je suis ». Je lui dis, toujours du même ton d’honnêteté, et levée devant elle, que j’étais connue de personnes d’honneur. Elle se mit à crier, avec une servante à elle qu’elle avait amenée : « Vous dites que je ne suis pas fille d’honneur ! ». Je lui dis, sans hausser la voix : « Je dis, mademoiselle, que je suis connue de personnes d’honneur ». Elle se mit à crier plus fort qu’elle me connaissait bien, que je ne croyais pas qu’elle fût si savante sur tout ce que j’avais fait. Je lui dis : « Mademoiselle, je dirai tout cela à N. [le curé]. - Je ne vous conseille pas de lui dire, me répondit-elle ; si vous le lui dites, vous vous en trouverez mal et je sais ce que je ferai ». Je lui dis : « Mademoiselle, vous ferez ce qu’il vous plaira. » Elle fit un vacarme de démon. Et lorsqu’elle voit qu’on ne lui répond rien, elle crie qu’on se veut faire passer pour des saintes, pour obliger de lui dire quelque chose. Elle envoya quérir un homme pour condamner non seulement la fenêtre, mais la porte. Je lui envoyai dire qu’elle pourrait faire condamner toutes les portes, que cela m’était indifférent, que pour la fenêtre, il fallait attendre que N. [le curé] fût venu. [...]

Cela ne se fait pas sans dessein : on veut m’ôter d’ici et m’enfermer en quelque lieu inconnu, ou m’obliger à me plaindre ou à me fâcher ou à demander quelque chose. [...]

Je vous [f°179v°] embrasse de tout le cœur. Recevez ces dons du St Esprit. Je ne garde pas vos lettres [un] demi-quart d’heure ; on ne m’en trouvera point. Si N. vous dit qu’on m’accuse de bien des choses dans cette maison et qu’il ne s’en veut plus mêler, dites-lui qu’il ne croie pas sans venir soi-même en savoir la vérité, et cela comme de vous. Elle dit encore à Manon : « Puisque vous n’exécutez pas mes ordres, je ne vous en donnerai plus, mais vous verrez », avec une hauteur horrible. Mais comme j’avais défendu de lui répondre, elle ne dit rien. Elle me dit que je lui avais mandé des impertinences en lui faisant dire que je ne pouvais craindre la vérité, que dans toute mon affaire d’un bout à l’autre, je n’avais à craindre que le mensonge et qu’ainsi elle écrirait ce qui lui plairait, que Dieu serait notre juge. C’est une créature d’un emportement, qui jure comme un charretier, une basse bretonne. Vous devriez aller voir N. [le curé] : comme il est assez facile à dire2, il vous dira peut-être quelque chose. Je crois qu’on me veut enfermer ici et faire croire que je suis ailleurs. Plus on me cachera aux hommes, plus Dieu me voit.

Un procédé de cette violence justifierait un coupable ; comment ne fera-t-Il pas connaître l’oppression d’une innocente, trop heureuse d’imiter notre Maître, jusqu’à mourir même.

2Le curé parle facilement.

Avril 1697. n°393

Depuis ma lettre écrite, j’ajoute que la fille fit tant de bruit en disant des injures et prenant des témoins pour les dire, sans qu’on dise autre chose, sinon que Dieu serait notre juge, menaçant de tout ce qu’il y a de pire, qu’un homme dit : « Il faut que ce soit des coureuses1 qu’elles tiennent là enfermées ». […]

Ensuite il fit condamner ma porte et voulut en faire autant de la fenêtre, mais lui [f°180v°] ayant fait voir qu’il fallait étouffer si l’on m’ôtait l’air, on l’a condamnée avec des treillis de fer. Dieu qui n’abandonne pas tout à fait, a fait trouver un trou par lequel ces bonnes gens qu’on envoie vers nous, ont témoigné qu’ils nous serviraient jusqu’à la mort. Ils sont pleins d’affection et sans nous, ils auraient quitté la maison, car ils sont bons jardiniers et ils font cela en tournée. Il y a ici un des prêtres qui dit me connaître et avoir une extrême affection de me servir : c’est un homme intérieur ; il les encourage, quoiqu’ils n’en aient pas besoin. Dans le tintamarre qu’ils ont fait, il m’a écrit pour me témoigner son zèle et combien il est touché d’un pareil procédé. La rage de cette fille vient de ce qu’une autre, qui a demeuré ici avec elle au commencement, et contre laquelle elle a une haine et jalousie horribles, paraît être affectionnée pour moi et en dire du bien en toute rencontre. Cela l’a aigrie contre moi. Quand elle me fait faire des honnêtetés par les sœurs qui viennent de Paris, je lui en fais aussi. Elle devient comme un lion. Les autres me témoignent à l’envie, lorsqu’elles en trouvent l’occasion, qu’elles sont bien fâchées des manières d’agir de cette fille, mais que c’est son humeur, personne ne pouvant vivre avec elle. Je ne leur en dis pas un mot, parce que ce que je dirais affaiblirait ce qui se voit. En vérité, de pareilles violences justifieraient un coupable ; comment n’appuiraient-elles pas le bon droit d’un innocent ?

N. n’a plus en bouche que M. de Chartres : c’est l’homme incomparable ! Pour moi je vois M. de C[ambrai] comme un second saint Jean Chrysostome dans toutes les circonstances ; je prie Dieu qu’Il lui en donne le courage, et à nous celui de persévérer jusqu’au bout. Faites amitiés à ces bonnes gens : je leur ai bien de l’obligation. Il faut que ce soit le Bon Dieua qui leur donne tant d’affection, ne pouvant, en l’état où je suis, [f°181] leur faire du bien. Je suis très contente et n’ai jamais été plus en paix. On m’enferme à mes dépens. C’est de mon argent qu’on paye les chaînes dont on me captive, et les murailles pour m’enfermer.

abon dieu : Dupuy ne met très généralement aucune majuscule, même à Dieu.

18 avril 1697.n°395

[…] / Je prie Dieu qu’Il nous fasse entrer toutes deux en ce que je vous dis, car le pas serait glissant, mais je crois que Dieu nous le fera faire. C’est à présent, comme dans la primitive Église, qu’il faut soutenir ceux que la persécution afflige, trop heureux de partager les chaînes des captifs. […]

N. [le curé] sort d’ici, jeudi 18 ; il m’est venu défendre de communier de la part de N.6 Je lui ai dit que c’était ma seule force. Il n’est entré en nulle raison sur cela, et ensuite, prenant son sérieux, il m’a dit que la Maillard7 l’était venue voir, qui lui avait dit les choses avec des circonstances si fortes, assurant qu’elle soutiendrait tout en face, de manière qu’on ne peut pas ne la point croire. Ensuite il m’a dit que j’étais responsable devant Dieu de tout le trouble de l’Église, que je devais avoir de grands remords de conscience d’avoir perverti tous les meilleurs, surtout N. [Fénelon]. Je lui ai dit que la souffrance les sanctifierait, qu’il deviendrait un saint Jean Chrysostome. Il s’est mis fort en colère et m’a demandé si Luther et Calvin étaient des saint Jean Chrysostome. Ensuite il m’a exhortée sérieusement à rentrer en moi-même et à me convertir, à ne me pas damner. Je lui ai dit : « Mais, monsieur, après avoir tout quitté et m’être donnée à Dieu comme je l’ai fait ! ». Il m’a interrompue sans me vouloir laisser parler, disant qu’il avait connu des sorcières qui avaient fait de plus grandes choses et qui passaient pour des saintes, que cependant elles s’étaient converties et étaient bien mortes ; qu’il m’exhortait à profiter de la charité qu’il avait pour moi à ne me pas perdre, que pour le diable on faisait encore plus de choses que pour Dieu, et qu’il me conseillait d’y faire réflexion, qu’il me tendait les mains, qu’on devait profiter du temps, qu’il savait de bonne part, et à n’en pouvoir douter, que le P[ère] l[a] C[ombe] était un second Louis Goffredi8, qui fut brûlé à Marseille8, et m’a toujours soutenu la même chose, me faisant entendre que si je l’excusais, il me croirait de même ; enfin, qu’on me faisait encore bien de la grâce de me laisser ici. J’ai dis que si N. trouvait qu’il me fallût une autre prison, j’étais prête d’y aller. Je crois bien que je n’ai qu’à m’attendre à tout ce qu’il y a de pis. Il m’a dit qu’un grand seigneur avait eu réponse de Rome qu’on y condamnerait le livre de M. de C[ambrai], que c’était un homme perdu sans ressource. On croit que je l’ai ensorcelé. L’on commence même à me refuser les choses sur la nourriture dont j’ai besoin, mais c’est peu que cela. En vérité, j’ai bien besoin que Dieu m’aide, car on me pousse avec bien de la vigueur. J’ai peur qu’on ne fasse quelque nouvelle procédure : ils sont assurés de leurs faux témoins.



6 Peut-être l’archevêque de Paris.

7 La Maillard autrement Grangée ou Des Granges.

8 Louis Goffridy, ecclésiastique qui fut brûlé à Aix, le 30 avril 1611.

Mai 1697.n°397

N. [le curé] sort d’ici, qui, après m’avoir fait les exhortations ordinaires de me convertir et rentrer en moi-même, que je pourrais mourir subitement, que je ne me damnasse pas ; il m’a enfin fait entendre que le tut[eur][Chevreuse] avait reçu une lettre d’une personne du premier rang dans l’Église, qui n’est pas M. de Grenoble1, qui mandait des choses abominables et si bien circonstanciées qu’il jurait avec les serments les plus forts, mais qu’il avait promis au tut[eur][Chevreuse], sans le nommer, qu’il garderait un secret inviolable. [...]

Je vous remercie de votre charité. Allez toujours à Dieu : Il est toujours le même. Quand je serais un démon, Il n’en est pas moins ce qu’Il est. Je ne vous écrirai plus, car je ne veux plus embarrasser personne. Je ne vous en aimerai pas moins en Notre Seigneur Jésus-Christ, et vous ne serez jamais effacée de mon cœur. Il faut attendre l’éternité.

[…] J’attends tout ce qu’il plaira à Dieu, mais on me fait bien sentir qu’on m’aurait ménagée à cause de mes amis, mais que leur chute fait qu’on ne veut plus avoir de ménagement. N. ne me parle plus de vous : est-ce que vous ne le voyez plus ? J’oubliais encore à vous dire [f°184v°] que N. m’a dit qu’il m’apporterait un extrait de la lettre écrite au tut[eur] s’il le voulait. Je me donne la torture sans pouvoir deviner ce que c’est. Il m’a encore dit que la raison pour laquelle on m’ôtait la communion, c’est que cela me justifiait trop de me voir communier, et cela ferait croire qu’on n’avait pas raison de me traiter comme on fait. Il dit que M. et Mme de Renty lui avaient dit que je prêche par-dessus les murailles.

1Il s’agit donc de dom Le Masson rapportant l’histoire de Cateau Barbe et non du cardinal Le Camus. V. sur cette affaire : Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus… ».

L’affaire Cateau-Barbe date du séjour de 1684 à Grenoble soit treize ans auparavant. La Maillard est la « dévote de Dijon » sur laquelle des « renseignements accablants » parvinrent à Tronson qui avait entrepris une enquête en 1693. V. Orcibal, Etudes…, « Madame Guyon devant ses juges », à la p. 822.

Mai 1697. n°398

[…] Je vous en prie, que l’on perde plutôt la vie que de faiblir sur l’intérêt de Dieu et de la vérité ; mais pour ce qui me regarde, qu’on ne se fasse pas d’affaires à cause de moi qui voudrais donner mille vies, si je les avais, pour eux tous. Quel personnage fait madame de B.1 en tout cela ? On n’entend rien d’elle, et je crois bien qu’elle tire son épingle du jeu. Pour nous, ma bonne d[uchesse], vous avez une douleur de compassion et d’amitié qui n’est pas la moindre souffrance. Je n’écrivis point le premier lundi, n’ayant rien à mander et y ayant peu que je l’avais fait. Je trouve trop d’inconvénient à envoyer aux s.1 J’ai toujours oublié de vous dire que b.1 avait servi à ma prise, et ce fut le gantier, mari de cette Maillard, qui vint avec Desgrez me reconnaître. Je crois que pour mon égard, la tragédie n’est pas finie. La seule consolation qui me reste est que cela ira peut-être jusqu’à m’ôter la vie ; j’en ferais un grand régal à moins que Dieu ne me changeât, car forte ou faible, la mort de cette sorte est un bien. J’ai résolu, si Dieu me le laisse faire et qu’on m’interroge de nouveau par les voies de la justice, de ne rien répondre du tout, ayant assez fait connaître la vérité. Plus on est innocent, plus on veut qu’on soit criminel. Il n’y a qu’à laisser faire selon le pouvoir que Dieu en a donné. Il est expédient qu’un périsse pour plusieurs2 : Jésus-Christ en a donné l’exemple.

1 Non élucidés.

2Jean, 11, 50.

Mai 1697. n°399

Je ne suis pas surprise de ce que vous me mandez. Dès que je fus ici et que je vis la disposition des choses, je compris qu’on ne m’y mettait que pour me faire des suppositions. J’en écrivis sur ce pied à M. Tronson. Cela ne me sortit point de l’esprit. Leur premier dessein fut de me faire enlever, et de faire ensuite courir le bruit que c’était moi qui me faisais enlever. Je n’entendais parler que de cavaliers qui venaient, disaient-ils, pour m’enlever de la part de mes amis, et qu’ils viendraient en plus grand nombre. Je dis que je savais que, ni de ma famille ni de mes amis, on ne me viendrait enlever, que si je l’étais, je crierais si fort qu’on saurait de quelle part. Depuis [f°185v°] ce temps, ils ont changé de batterie[s]. N. [le curé] me dit, dès Pâques, que M. le duc de Villeroy l’avait assuré avoir vu ici M. de C[ambrai], à heure indue, qui me venait voir, et vous, une autre fois ; je n’en fis que rire, parce que cela était si faux et si impossible. [...] Pourquoi défendre qu’on ne me confesse même à l’heure de la mort, ce qu’on ne refuse pas aux plus coupables ? C’est N.2 qui se fait faire lui-même les dépositions, qui les reçoit avec deux hommes à lui. C’est leur dernière ressource après m’avoir voulu faire mourir. Je rêvais il y a quelque temps que ma sœur, la religieuse qui est morte, me disait : « Fuyez. Quand vous n’habiteriez que des cavernes et des carrières, vivant de pain demandé par aumône, vous seriez plus heureuse ». Mon cœur est préparé à tout ce qu’il plaira à Dieu, trop heureuse de donner vie pour vie, sang pour sang.

La fille qu’on a fait supérieure générale2, apparemment pour signer des faussetés contre moi, me dit en partant : « Si l’on dit que j’aie dit quelque chose contre vous, dites que je vous le soutienne3, que j’ai menti. » Ensuite elle me dit : « Ils prennent des mesures qu’ils croient très sûres, pour que vous ne sortiez jamais de leurs mains ». […] C’est le dernier coup de Bar[aquin].

1M. de Villeneuve ?

2le curé ?

3La religieuse qui eut la garde de Mme Guyon était Mme Sauvaget de Villemereuc, de la congrégation dite de Saint-Thomas-de-Villeneuve, « bâtie à la hâte, où l’on me mit en me faisant sortir de Vincennes » (Vie 4.1, p. 900 de notre édition).

4Sens obscur.

Mai 1697. n°400

Je vous avoue que je suis bien fâchée des mouvements que N. [Fénelon ?] se donne ; il aurait mieux fait de tout prévenir à R[ome], mais Dieu saura bien lui ôter ces appuis. […]

Je crois que Dieu mettra N. [Fénelon] hors d’état de trouver de refuge autre part qu’en Dieu : c’est l’unique appui d’un homme de son caractère. Tout autre appui est un roseau cassé qui perce la main de celui qui s’y appuie. Bon courage en J[ésus]-C[hrist] !

Oh ! ne vous étonnez pas de vos faiblesses, mais confiez-vous à Celui qui est tout, et force et sagesse et bonté et fidélité ; laissez-vous entièrement à Lui pour tout.

[…] C’est le temps de la tempête et de la destruction. Si mon amitié vous console, vous devez être bien consolée, car je vous aime et vous goûte tout à fait, mais c’est le temps de souffrir. Dieu ne bâtit un édifice que par la destruction : soyons les victimes. N. [Fénelon] s’est si fort consacré et a tant demandé l’humiliation qu’il l’a eue. Dieu lui-même, en lui ôtant tous les appuis, le fera tomber dans Son ordre et fera Son œuvre en lui et par lui, lorsqu’Il l’aura détruit. Bon courage, adieu.

Mai 1697. n°401

Je vous dirai que N. [le curé] est venu, qu’il me tourmente avec excès pour me faire avouer mille faussetés, et dit que je suis [f°187v°] dans l’illusion, qu’on n’en peut douter, et qu’une personne dans l’illusion est capable de tout. Je lui ai répondu que, pour l’illusion, je le croyais lorsqu’on me le disait, que j’étais prête, comme je lui avais toujours dit, à tâcher de faire l’oraison comme on me l’ordonnerait, qu’on ne me prescrivait rien sur cela, et qu’ainsi je demeurais dans ma bonne foi jusqu’à ce qu’on me dise autrement ; que pour des choses de fait, que ni la prison, ni la question, ni la mort ne me feraient point avouer des faussetés, mais que je ne lui dirais jamais une parole de justification. J’ai écouté ensuite, sans lui répondre une parole, les choses du monde les plus dures pendant un temps considérable. Il m’a dit ensuite que le livre était à l’Inquisition, et que cependant c’était mon esprit rectifié ; que l’auteur, le pauvre homme, avait ouvert son cœur et avoué qu’il ne l’avait écrit que parce qu’il avait la tête pleine des maximes que je lui avais débitées. Il ne m’a plus parlé de l’extrait de la lettre qu’il me devait apporter, mais il me fait un péché mortel d’être cause du livre. Il m’en fait un autre de ce qu’il dit qu’on a chassé quatre dames de St-C[yr], et que c’est moi qui leur ai rempli la tête. Il y en a une que je n’ai jamais vue.

Ce qui me fait plus de peine, c’est le tourment qu’il fait à mes filles pour faire avouer des faussetés. Si elles disent : « Cela n’est pas », ce sont des emportées ; si elles ne disent mot, elles sont convaincues. Je crois qu’il leur fera tourner la cervelle. Manon en est si changée qu’elle n’est pas reconnaissable, je crains qu’elle ne tombe tout à fait malade ; cela me ferait bien tort en l’état où je suis, mais la volonté de Dieu soit faite. Il menace ouvertement du retour à Vincennes. Je lui ai dit que j’étais toute prête si on jugeait que cela fût nécessaire et se dut [faire], mais je suis résolue de ne répondre pas un mot. [...]

Mai 1697. n°402

[…] / Vous ne sauriez croire combien je suis touchée de l’état de N. [Fénelon]. [f°189] J’ai toujours cru que le livre2 serait condamné par le crédit des gens, mais Dieu voulant l’auteur pour Lui et détaché de tout, Il ne l’épargnera pas. C’est la conduite ordinaire de Dieu de joindre les épreuves intérieures aux extérieures ; c’est ce qui rend les commencements bien glissants et qui affermit dans la suite. Ce que le P[ère] l[a] C[ombe] a souffert, pendant plusieurs années de sa prison, des peines intérieures, passe ce qui s’en peut dire. La moindre petite chose qu’on fait pour se tirer d’affaire, ne réussit pas, au contraire gâte tout, redouble les peines intérieures, affaiblit et déroute tout. Je voudrais de tout mon cœur porter ses peines avec les miennes.

[...] Je vous assure que vous m’êtes infiniment chère, Dieu vous soutient, quoique vous ne le voyiez pas. Il faut que les choses aillent aussi loin que l’Apocalypse les a décrites. Pourvu que Dieu tire Sa gloire de tout, cela suffit. Je crois qu’on pourrait avertir ma fille que N. [le curé] n’est pas pour moi, qu’elle prenne de grandes mesures avec lui, surtout pour les livres qu’elle m’envoie. Mad[ame] de B.5a ferait bien cela, si elle était d’une autre humeur ; N. tient assez de discours pour qu’on la puisse avertir sur ce qu’on entend. Vous ferez avec prudence ce que vous jugerez, car ma fille se pique aisément. [...]

On fait grand bruit sur un endroit de muraille plus bas. On soutient qu’on y a passé. Pour moi, je n’y ai jamais vu passer que des chats et je ne savais pas qu’on y pût passer. [...]

2L’Explication des maximes des saints.

5aMme de Béthune ?

Mai 1697. n°403

[…] / J’ai bien du désir qu’on aille à R[ome]. Il faut prier Dieu qu’il se fasse accorder4. [...]

J’ai appris enfin d’où venait ce bruit de lettres. C’est de N. [le curé] lui-même. Toutes les fois que j’écris par lui, il fait du bruit qu’il est passé des lettres, sans dire que c’est par lui, afin que cette fille veille plus et tourmente davantage. Sur la lettre que j’écrivis à M. Tronson par lui, le tourment dura deux mois. [...]

4« Il [Fénelon] avait demandé congé au Roi pour aller à Rome pour y soutenir son livre […] Le Roi lui ayant refusé, il avait pris le parti de s'en aller à Cambrai... » (Mémoires de Sourches). Le 12 août le Roi et Madame de Maintenon ont approuvé que l'abbé Bossuet et Phélipeaux restent à Rome pour y poursuivre la condamnation de Fénelon.

Juin 1697. n°404

Les persécutions affligent la nature, mais elles nourrissent l’amour. Il faut à présent exercer l’abandon qu’on n’a eu qu’en spéculation. Il vaut mieux tout perdre que de trahir la vérité, et si on la trahissait pour se raccommoder, loin de se raccommoder, on se ruinerait. [...]

Je songeais, il y a quelque temps, que je voulais passer par une porte si étroite qu’il m’était presque impossible ; N. me disait d’y passer, et je faisais des efforts qui me paraissaient m’aller écraser ; il me tendit la main, je passais avec bien de la peine ; je crus, en passant, avoir fait tomber la porte sur lui, je restais fort effrayée, mais, avec une main, il la replaça, et je me trouvais avec lui dans une église fort spacieuse et pleine d’un très grand monde ; comme je fus dehors, je trouvais que tout le monde mangeait des feuilles de chêne vertes, et chacun m’en offrait ; je n’en voulais point, disant que je me nourrissais de viandes plus solides ; on me reprocha mon mauvais goût, disant que c’était ce qu’il y avait de plus à la mode et que tout le monde les trouvait excellentes. Il n’est que trop vrai qu’on se repaît de feuilles et qu’on rejette le pain vivant et vivifiant ! […]

jIl est certain que, dans le système de l’intérieur, il y a le droit et le fait ; le droit est ce qui regarde certains dogmes et certaines expressions, ou de vouloir établir en règle générale ce qui n’est qu’une conduite particulière de Dieu, et c’est ce qu’on peut régler par la doctrine et l’autorité ; il y a le fait, qui est l’expérience d’une infinité d’âmes qui ne se sont jamais vues et qui n’ont jamais ouï parler de ces choses. Qu’un médecin veuille persuader à un malade qu’il ne souffre pas une certaine douleur dont il est fort travaillé, parce que lui, médecin, et d’autres ne la sentent pas, le malade qui sent toujours la même douleur, n’en est pas plus persuadé ; tout ce dont il reste persuadé, après bien des raisonnements, est : ou que le médecin ne l’entend pas, ou qu’il ne sait pas expliquer son mal en des termes qui se puissent faire entendre. Il en est de même des expériences de l’intérieur. Je captive et soumets mon esprit pour croire que ce que je souffre ou expérimente n’est ni un tel bien ni un tel mal, et c’est ce qui est du domaine de la raison et de la foi ; mais je ne suis pas maître de mes douleurs, ni ne puis me persuader ni par la raison ni par la foi, que je ne les sens pas, car je les sens véritablement. Tout ce que je puis faire donc, est de croire que je m’en exprime mal, qu’elles ne sont pas d’un tel ordre de certaines maladies, que je donne à ces [f°192v°] douleurs des noms qu’elles ne doivent pas avoir ; mais de me convaincre que je ne les sens pas, cela est impossible : elles se font trop sentir. Je n’en sais ni la cause ni les définitions, mais je sais que je les endure. On me dit à cela que tels et tels les ont contrefaites, que d’autres se sont imaginées d’en avoir, etc., qu’enfin peu d’âmes ont ces douleurs, et que par conséquent je ne les ai pas. Je crois tout cela, mais je n’en puis croire la conclusion qui est que je ne les sens pas, parce que ce qu’on sent et souffre tombe sous l’expérience, demeure réel et ne peut être la matière de ma foi. Je croirai que des gens l’imaginent, [que] d’autres contrefont, d’autres exagèrent leurs maux, d’autres abusent ; je croirai encore que la tendresse que j’ai pour moi me fait exagérer mes maux, me leur fait donner un nom qu’ils n’ont pas ; mais je ne croirai point, lorsque je les sens avec tant de violence, qu’ils soient imaginaires en moi, puisque je les souffre.

Je ne dirai donc pas, si vous voulez, que tels et tels sont intérieurs, je ne dirai pas que je le sois moi-même, mais je sais bien que j’ai fait un chemin où j’ai trouvé bons ces passages. Je ne dispute ni du nom des villes que j’ai trouvées en mon chemin, ni de leur situation, ni même de leur structure, mais il est certain que j’y ai passé. J’ai éprouvé telles et telles douleurs, telles et telles syncopes, je ne dispute ni de leur nom ni de leur origine, mais je sais que je les ai souffertes et n’en puis douter. Il me semble qu’on ne peut pas se dispenser, pour savoir la vérité, de soutenir la vérité de l’expérience intérieure, qui est réelle. Pour les noms, les termes, les dogmes qu’ils veulent introduire, plions et soumettons, mais dans le fait de l’expérience de bon de saintes âmes, peut-on dire, avec vérité ni même avec honneur le contraire ? Et quand nous serions assez lâches pour le faire, l’expérience de tant de saintes âmes qui ont précédé, qui sont à présent et qui viendront après nous, ne rendrait-elle pas témoignage contre nous ? Tout passe, la force, les préjugés, etc., mais la vérité demeure. [f°193] Il me paraît de conséquence de séparer ici le dogme, je ne sais si je dis bien, du fait de l’expérience3.

Tous les cheveux me sont tombés4 ; ils ne tombent pas, me dira-t-on, en un tel temps, pour telle ou telle raisons ? Je ne sais ni les raisons ni les choses, cependant il est de fait qu’ils me sont tombés, que je n’en ai plus et que j’en avais. Je vous écris simplement ce qui me paraît d’une extrême conséquence à séparer.

Je crois que je ne vous écrirai plus, car je ne puis me résoudre à vous envelopper dans mes disgrâces ; il me suffit de souffrir. Plût à Dieu que je payasse pour tous !

[...]

3Affirmation capitale sur le primat de l’expérience.

4Comparaison familière et concrète entre expérience et raisons qu’on y oppose.

Juin 1697. n°405

Je ne suis point surprise que les choses aillent à toute extrémité, mais je le suis beaucoup, ou plutôt je suis plus affligée que surprise, que les amis aient si peu de cœur. Mais il faut s’attendre à tout des personnes vivantes, et où l’amour-propre règne. [...]

Je rêvais une de ces nuits que tous les amis avaient tourné le dos, que vous étiez seule restée, mais si ferme que vous m’aidiez à marcher dans les rues. Dieu vous bénira, mon enfant, Dieu vous bénira. Il faut, selon l’Apocalypse, que tout aille jusqu’aux plus grandes extrémités. Ce sera un saint Jean Chrysostome s’il est ferme2. Mais que craindre ou qu’espérer ? En Dieu, n’est-on pas au-dessus de tout, et en soi n’est-on pas au-dessous de tout ? Point de paix que hors de nous. Laissons donc tout intérêt, ne songeons qu’à [f°194] aller à R[ome], et laissons les autres faire ce qu’ils voudront. Si on ne se sent pas assez de courage pour poursuivre d’aller à R[ome] et rompre toutes conférences, qu’on aille dans son diocèse, et que de là, on écrive au P[ape], qu’on fasse connaître adroitement la cabale, mais surtout qu’on témoigne vouloir suivre à l’aveugle la détermination du Saint-Siège. Pourquoi n’en demeure-t-on pas là ? [...] Dieu est jaloux du cœur de N. [Fénelon], Il le veut tout pour Soi, Il est fâché de son partage. Une marque qu’il tenait est la peine qu’il a de tout perdre. Quand il aura tout perdu, il trouvera tout.

2 Il s’agit bien entendu de Fénelon. Devenu évêque de Constantinople, l’intransigeance de Saint Jean Chrysostome lui aliéna beaucoup d’intrigants. Il fut déposé, rappelé, déposé à nouveau, banni, et mourut, épuisé par des marches forcées, en 407. (v. DS, 8.333).

Juin 1697. n°407

[…] / J’ai vu, il y a environ six semaines, me promenant le matin, ayant levé les yeux au ciel, une grande croix d’un nuage, le mieux formé que j’ai vu, qui dura un demi-quart d’heure, ce qui me fit une grande impression. Quelques temps après, je vis un glaive assez lumineux. Depuis ce temps, je fais des songes les plus affreux. Je ne suis point surprise de la mère du petit ch. Si on l’abandonne de cette manière par amour-propre, à qui Dieu en demandera-t-Il compte ? Il ne faudrait plus, pour comble de malheur, que vous vinssiez à changer ; je ne le crois pas. Je vous aime au-delà de tout. Bon Dieu, qu’est devenu N. [Fénelon] ? Est-ce le même homme ? Comment le tut[eur][Chevreuse] souffre-t-il2 qu’il fasse de pareilles choses ? Fallait-il commencer par soutenir la cause de Dieu pour l’abandonner ensuite ? Il eût été bien mieux de ne pas écrire. Mais comme le motif d’écrire n’a peut-être pas été pur ; Dieu, qui ne veut rien souffrir de cette nature, permet toutes ces choses. Pour moi, je ne puis que Lui abandonner de plus en plus Sa cause et Le prier de Se faire des cœurs fidèles. Ce livre m’a toujours fait peine. Il fallait attendre que monsieur de M[eaux] eût écrit, et ensuite faire un grand ouvrage soutenu des passages, l’envoyer à R[ome], manuscrit, avant de l’imprimer, et demeurer ferme sur cela. Tout ce que vous dites est très bien pensé. S’il n’a pas encore fait le pas, soutenez-le, je vous prie, sinon gémissons devant Dieu. C’est tout ce que je puis. Je perds les yeux et ne vois quasi pas à écrire. Je ne puis lire une ligne, mais n’importe.

[...] Je ne doute point que Dieu ne récompense votre fidélité. Bon courage. J’aimerais mieux expliquer le livre, mais pour l’abandonner, je ne le ferais jamais. C’est le plus mauvais parti.

2Chevreuse avait été profondément impliqué lors des épisodes des discussions d’Issy et pouvait donc intervenir facilement auprès de Fénelon. Ce dernier subissait des pressions multiples de la Cour, ignorées peut-être de la prisonnière qui doute de lui. Par tempérament et par finesse, il explore les accommodements possibles – jusqu’au point d’honneur. Cette limite est atteinte lorsqu’on lui demande non seulement de se distancier de la prisonnière (ce qu’elle avait demandé à ses amis), mais de la désavouer ; il écrit alors des lettres courageuse, mais qui demeurent évidemment ignorées de Mme Guyon.

Juin 1697. n°409

N. [le curé] sort d’ici. Je ne l’avais point vu depuis trois jours devant la Pentecôte. Je crois devoir vous dire toute notre conversation. Il m’a dit d’abord que N. [Fénelon] faisait un livre pour se rétracter et qu’il m’y condamnait formellement, moi personnellement et mes deux livres1. Je lui ai dit que s’il les croyait condamnables et moi aussi, qu’il faisait bien, et que je n’avais pas assez d’amour-propre pour m’en offenser, que pourvu que l’intérêt de Dieu et de l’Église fût conservé, que cela me suffisait. Il m’a répondu que ce second livre le rendrait encore plus méprisable que le premier2, et ne satisferait personne, parce qu’on était fort persuadé qu’il ne condamnait pas mon livre dans son cœur et qu’il ne le faisait que par politique, par respect humain et pour ne pas perdre la fortune. Il m’a dit : « Enfin tout tombe sur la pauvre madame, en me nommant. Vous voyez que vous n’avez plus d’amis. » Je lui ai répondu : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit. ». […] Si vous pouviez [197v°] m’envoyer des lunettes, j’essaierai de m’en servir, car je perds la vue.

1Le Moyen court […] et Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mistique […]

2Au premier livre de Fénelon, l’Explication des maximes des saints, publié le 29 janvier, ne succèdera aucun « second » livre en 1697, mais de nombreux - et courts -opuscules (v. Fénelon, Œuvres I, 1983, « Chronologie », XXXIII et suiv.). Il faut attendre la fin août 1698 pour que la Relation sur le quiétisme de Bossuet, écrit qui se veut historique et « présente Mme Guyon comme folle et inquiétante » (Id., « Notice » par J. Le Brun, p. 1608), provoque la nécessaire et substantielle Réponse de Monseigneur l’archevêque de Cambrai à l’écrit de Monseigneur de Meaux intitulé relation sur le quiétisme (Id., p. 1097-1199 ; l’éditeur J. Le Brun ).

Juin 1697. n°410

Vous ne sauriez croire la joie que vous me donnez de me mander qu’on tiendra ferme et que la chose ira à R[ome]. Je donnerais jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour qu’on demeure ferme dans cette résolution. [...]

C’est ma fête aujourd’hui, aimez-moi toujours autant que je vous aime. L’ecclésia[stique] m’a fait voir aujourd’hui le livre de M. de M[eaux]6 ; sa préface est fort belle, et son livre affreux et d’une malignitée outrée, plein de faits faux, de faux exposés et de fausses conséquences. Adieu. Je n’ai pas si mal aux yeux aujourd’hui. Si vous m’envoyez la toile, envoyez-moi du café, à présent qu’il est à bon marché : je suis bien aise d’en avoir au cas qu’on me transfère. [...]

6S’agirait-il d’une première rédaction de la Relation sur le quiétisme de Bossuet, achevé d’imprimer à Paris, chez Jean Anisson, le 31 mai 1698, soit près d’un an plus tard ? Un « écrit historique », s’attaquant aux personnes, fut rédigé « dans les derniers jours de 1697 » (Fénelon, Œuvres I, 1983, « Notice » à sa Réponse…, p. 1607). On pense plutôt à l’Instruction sur les états d’oraison, achevé d’imprimer le 30 mars 1697.

Juin 1697. n°411

[…] Je rêve assez souvent au tut[eur][Chevreuse], et cette nuit, comme je le voyais assez extraordinaire, je lui ai demandé ce qu’il avait ; il m’a avoué qu’il avait de grands doutes sur moi2 ; je lui ai fait le signe de la croix sur le cœur, et je lui ai dit : «  Je [198v°] prie Dieu de faire sentir la vérité à votre cœur3. »

[…] Quand je serais aussi trompée et aussi méchante qu’on le veut faire croire, il est certain et établi, par ceux-mêmes qui le veulent détruire, que l’Intérieur n’est pas une chimère4, qu’il est réel dans les saints ; que tels et tels l’ayant outré ou en ayant abusé, cela ne fait rien au fait véritable de l’Intérieur en lui-même, et pourvu qu’on reconnaisse que Dieu conduit certaines âmes par cette voie, qu’il y a un vrai abandon et une sainte indifférence, cela me suffit. Que je sois anathème pour mes frères5 après cela, qu’on juge de moi ce qu’on voudra, cela ne fait rien à l’affaire.

[…] / Je vous embrasse de tout mon cœur. On m’a envoyé du vin : ainsi je pense qu’on s’est déterminé à me laisser ici, après avoir fait courir le bruit que je n’y suis plus.

2Le duc de Chevreuse fit en effet une enquête assez complète sur Madame Guyon, parallèlement à celle de M. Tronson, en 1695. V. le récit de l’enquête à propos de Cateau Barbe. Il s’enquit auprès de Richebracque, sous la pression de Bossuet, v. Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus », p. 812, et à la fin de notre volume : Notices, « Cateau Barbe ».

3L’approche correcte, car directe, par le canal intérieur, par le « cœur ».

4 « Que l’Intérieur n’est pas une chimère ! » Affirmation en fait très forte, car beaucoup n’osent aller au terme de leur doute, en posant l’alternative, l’inexistence de l’Intérieur, dont témoigne leur vie qui cherche appui ailleurs. Nous écrivons cet Intérieur avec une majuscule, pour marquer la différence entre une Vie qui sourd de l’intérieur de nous-mêmes et ce dernier, fait de conscient et d’« inconscient ». La contradiction entre le doute profond et l’affirmation inverse est souvent résolue au prix d’une crispation sur des institutions, des dogmes, etc., créations humaines.

5Paul, cf. Romains, 9, 3 : Car je désirais d’être moi-même anathème (& séparé) de Jésus-Christ pour mes frères, avec qui je suis uni par le sang. (Amelote).

Juillet 1697.n°412

[…] / Je vous assure que mon cœur est très content de vous et que vous pensez mal sur cela. Je vous aime très tendrement. [...]

Depuis ceci écrit, N. [le curé] m’est venu voir. […] il m’a dit que M. de P[aris] avait contre moi des preuves incontestables de crimes, et qu’ainsi il ne croyait nulle apparence qu’on me donnât jamais ma liberté. Je lui ai répondu que je ne demandais pas ma liberté et que je ne l’avais jamais demandée, mais que je trouvais fort étrange qu’après avoir été dix mois dans les mains de M. de la Reynie, qui est si éclairé et qui d’ailleurs n’était pas prévenu en ma faveur après tant d’informations, on me parlât encore de ces prétendus crimes ; que j’avais toujours demandé qu’on examinât ma vie, que non contente de l’avoir demandé par écrit à Mme de M[aintenon] et de l’avoir fait demander par d’autres, sitôt que je vis M. de la Reynie à Vincennes, que c’était la première chose que je lui demandais, et que l’ayant prié de demander au r[oi] de ma part qu’on examinât ma vie, il le lui demanda, que le r[oi] lui dit que ma demande était juste. Ensuite M. de la Reynie prit un détail de tous les lieux où j’avais été, de toutes les personnes qui m’avaient accompagnée, de celles chez qui j’avais logé et avec qui j’avais eu commerce ; et après trois mois de perquisitions, il me dit que je n’avais qu’à demeurer dans ma tranquillité et qu’on n’avait rien trouvé contre moi, que tout me serait rendu. Ce sont ses termes. Il m’a dit qu’on avait pris le dessein de me remettre à Vincennes. Je lui ai dit que je demandais d’être mise à la Conciergerie afin que le Parlement connût de mon affaire, qu’il me fît punir si j’étais coupable, et qu’on punisse aussi les calomniateurs. Il m’a dit :  «  Mais vous êtes toujours entre les mains de la justice, car c’est M. Desgrez qui vous a amenée ici et vous êtes en sa charge ; et comme les crimes que vous avez faits ne peuvent vous [f°200v°] faire juger à mort, il est plus sûr de vous renfermer. » Je lui ai répondu que je consentirais à être renfermée si on ne formait pas de nouvelles calomnies pour en servir de prétexte, mais que je devais à Dieu, à la vérité, à la piété, à ma famille et à moi-même de demander cela : qu’on fît examiner la vérité au Parlement. Il m’a dit qu’il le dirait à M. l’arch[evêque]12, que sans le livre de M. de C[ambrai], je serais hors d’affaire. Je lui ai dit que le livre de M. de C[ambrai] ne me rendait ni plus coupable ni plus innocente, que si les faux témoins me faisaient mourir, je m’estimerais heureuse, mais que mon affaire n’avait nul rapport à ce livre. Il m’a exhortée ensuite à lui avouer mes crimes, disant que Dieu m’avait fait bien des grâces de m’avoir tirée de l’occasion de les continuer, que je n’avais point de confiance en lui. Je lui ai dit que je n’avais aucun crime à avouer, que j’avais eu plus de confiance en lui qu’on en a ordinairement pour une personne venant de la main de ceux qui sont prévenus contre nous, etc. Il s’en est allé, disant qu’il trouvait juste qu’on me remît entre les mains de la justice, que tout était bien prouvé et que M. l’arc[hevêque] n’en doutait pas.

Comment accorder cela avec ce que vous me mandez, sinon qu’on veut persuader aux amis les crimes imaginaires, et les leur insinuer en leur donnant des marques d’amitié ? Dieu sur tout. Je lui ai dit que lorsque ma fille serait revenue, que [3] je ferais présenter une requête pour être mise entre les mains du Parlement.

12L’archevêque de Paris, Noailles, depuis août 1695.

Juillet 1697. n°413

Je vais vous dire une chose qui vous surprendra sans doute. Vous saurez que, ayant besoin de vin, j’en avais fait chercher ici, que j’en avais trouvé d’excellent à cent francs le demi-muid1. Je le crus un peu cher. Je mandais à N. [le curé] que je le priais de me mander si je n’en pourrais pas trouver à meilleur marché, parce que [f°201] j’avais peine d’y mettre tant d’argent. Sans me faire de réponse, il m’en envoya une feuillette à cent écus le muid, c’est-à-dire cinquante écus la feuillette ; cela me parut extraordinaire, mais je le laissais passer. Sitôt qu’il fut ici, le fût n’en valait rien ; il s’en perdit un tiers, quelque diligence qu’on y apportât, mais ce n’est rien ; lorsque j’ai voulu en boire, j’ai trouvé qu’il me brûle [sic] la bouche, la gorge et les entrailles avec des douleurs que je croyais mourir. Sitôt qu’on y met un peu d’eau, il n’a plus le goût de vin et n’en brûle pas moins. J’ai prié qu’on envoyât quérir un homme qui passe pour le plus honnête homme du village, pour voir si c’était qu’il fallût y faire quelque chose, ou s’il n’était pas en boite2. Sitôt qu’il en eut goûté, il fut effrayé, disant que ce ne pouvait être qu’un fripon qui eût envoyé ce vin, que pour lui il n’en voudrait pas boire un demi-septier et qu’il ne le goûtait pas sans terreur, qu’il y avait des choses dedans qu’il savait bien, et qu’il brûlerait les entrailles à qui le boirait ; et tout cela devant la fille qui me garde, qui était au désespoir de l’avoir fait venir. Il reste dans la bouche, après l’avoir bu, le même effet que les biscuits de Vincennes où l’eau forte paraissait dessus, et les taches et l’odeur. Je ne les fis que mâcher et cracher, et j’en fus incommodée ; Manon, qui en mangea gros comme une noisette, le fut bien davantage.

Ce que je puis juger de cela, c’est que, me voyant fort mauvaise, ils croient faire service à Dieu de me faire mourir. Il y a un cabaretier qui le prendra à deux tiers de perte pour mettre sur un râpé3 et qui m’en donne en échange du naturel. Voyez quelle aventure, dont, par providence, il y a des témoins dignes de foi. Je n’en témoignerai jamais rien. J’ai prié la demoiselle de ne point dire à N. qu’on l’eût changé. Le cabaretier ne le mettra [201 v°] que peu à peu sur son râpé, le mêlant avec des …a On avait pris la précaution d’en faire goûter d’autre très bon à M. le L.4, afin que, si l’on disait quelque chose, on puisse dire qu’il en avait goûté. C’est du vin blanc où l’on a mêlé du gros rouge tiré à clair. Dieu, par Sa bonté, a dissipé le conseil5. Cet homme dit qu’on n’en peut boire sans avoir les entrailles brûlées, qu’il est plein de chaux et d’autres choses qu’il ne dit pas. Il s’est trouvé mal sitôt qu’il en a eu goûté, et a dit que c’était un voleur qui vendait de pareil vin. Il a fort pressé pour savoir d’où il venait, mais je n’ai jamais voulu lui dire. Que dites-vous de cela ? Que Dieu fasse de moi ce qu’il Lui plaira, mais je ne l’éviterai pas tôt ou tard. Que Sa volonté s’accomplisse ! Ils croient que c’est un grand service à Dieu de se défaire de moi.

Depuis ceci écrit, l’homme qui avait voulu acheter le vin s’étant trouvé fort mal d’en avoir goûté, a envoyé un homme qui goûte tous les vins du pays pour le goûter encore. Dès qu’il l’a mis sur sa main et qu’il l’a odoré, il n’en a point voulu goûter et a dit que c’était du vin empoisonné. On l’a prié d’accommoder le fût qui ne vaut rien. Il a dit que, quand on lui donnerait autant d’argent qu’il en pourrait tenir dans la cave, il n’en boirait pas et n’y toucherait pas ; qu’il y aurait de quoi le faire pendre d’accommoder de tel vin, et qu’il était impossible d’en boire sans mourir, qu’il fallait déclarer qui l’avait vendu pour faire pendre les gens. La fille qui me garde est demeurée bien étourdie, car comme le vin a été mis à clair dans le vaisseau6, on a vu que c’est un dessein formé. Je brûle toute, j’ai les entrailles en feu, la gorge écorchée, je ne cesse de boire de l’eau sans désaltérer. Envoyez-moi de la thériaque7 par la jardinière.

aLecture incertaine : bessières ? (ce mot existe-t-il ?).

1Un demi-muid ou feuillette équivalait à un peu plus de 100 litres. Le vin était généralement bu mélangé à l’eau qu’il devait certainement purifier par son alcool.

2Boite : vin en boite, vin bon à boire : « Ce vin est trop vert, il ne sera dans sa boite que dans trois mois » Furetière.

3Râpé : substantivé en parlant d’un vin fabriqué en faisant passer un vin faible dans un tonneau dont on a rempli un tiers de raisin nouveau. Par extension, vin éclairci avec des copeaux ; également restes mélangés servis dans les cabarets. Rey. – Il est étrange que Mme Guyon accepte de se débarrasser ainsi d’un poison !

4M. le Lieutenant (de police) ?

5Fait échec à un groupe malveillant (Ps. 32, 10).

6Récipient.

7Médecine que l’on regardait comme un spécifique contre toute espèce de venin […] La thériaque est stomachique et calmante. Littré.

Juillet 1697.n°415

Que puis-je vous dire, ma tr[ès] c[hère] ? [...] Quoi qu’il m’arrive, soyons toujours unies ; vous êtes quasi seule qui me soyez restée. Dieu vous aidera. Il m’a pris le matin une affliction d’être dans de si cruelles mains qui m’a pensé suffoquer, mais je n’en étais pas moins abandonnée, ce me semble. […] Je trouve que le vin m’a bien attaqué la tête.

Juillet 1697. n°417

[…] / Depuis ceci écrit, il m’a pris de grandes douleurs dans le corps avec la fièvre. Ce vin montait d’abord à la tête ; depuis que j’en ai bu, j’ai toujours la bouche amère et échauffée ; cela m’a donné du dégoût de tout ce que je mange, que je trouve amer. Je vous prie, si je meurs ici, je vous ferai avertir de venir avec un chirurgien pour me faire ouvrir, tirer mon cœur, l’embaumer et le mettre entre les mains de qui vous savez3. J’attends ce service de notre amitié. Prenez courage, il vaut mieux aller par l’amertume du calvaire que par la douceur du Thabor : suivons Jésus, nu sur le calvaire. C’est un bien pour vous que vous ne trouviez que de la peine dans les créatures, car elles vous amuseraient. Poursuivons dans le chemin de la foi et de la croix, où tout est d’autant plus pour Dieu qu’il y a moins pour nous. Je vous embrasse.

Un des hommes qui a goûté le vin, a été trouver l’ecclésiast[ique] dont je vous envoie encore une lettre, pour lui dire qu’il était obligé en conscience de l’avertir qu’on avait apporté ici du vin que quiconque en boirait, mourrait ; qu’il y mîs ordre. [...]

Obligez-moi de ne pas laisser mon cœur entre leurs [207v°] mains : depuis qu’il est à Dieu, il n’a jamais brûlé d’un feu étranger. Une circonstance du vin que j’omets, c’est que je mandai que j’en trouvais ici d’excellent à cent francs la feuillette, mais que je prie qu’on me mande si je n’en pourrais pas avoir à meilleur marché. Sans me répondre, on m’en envoie promptement à cinquante francs la feuillette ! Toutes ces circonstances sont fortes.

3Fénelon bien sûr ! pratique assez fréquente à l’époque.

Août 1697. n°421

Bien loin que l’exil1 m’ait fait de la peine, j’en ai eu une joie que je ne puis vous exprimer. Vous savez que je vous avais mandé que, dès que le parti serait pris d’aller à son diocèse, qu’il serait en [208v°] paix et remis à sa place. Comme il n’avait pas le courage de le faire, Dieu l’a fait de Son autorité  [...]

Ne vous étonnez pas de votre faiblesse : il faut que nous sentions tous ce que nous sommes, et que nous ne voulions pas être fortes lorsqu’Il nous laisse dans notre faiblesse. Bon courage, ma très ch[ère]. Oh ! portez toutes ces dispositions crucifiantes en abandon, sans connaître ni sentir l’abandon. Souffrez les réflexions importunes, mais ne donnez lieu à aucune. Dieu est plus puissant que toutes les puissances : ayons recours à Lui, faisons dire quelques messes à Notre-Dame et en l’honneur de saint Michel. Peut-être que Dieu Se contentera de nous avoir humiliés sans vouloir nous perdre tout à fait. Ne négligeons pas les menues dévotions puisque Dieu me les met au cœur. Soyons petits en cela comme en tout le reste. Si Dieu en inspire d’autres à quelques-uns, qu’on les suive ! Car Dieu veut quelquefois ces choses qui, loin de nous faire sortir de notre abandon, l’augmentent. N. [Fénelon] sera bien plus en état de faire les choses à présent qu’il sera rétabli dans sa place. J’admire la bonté de Dieu qui nous arrache ce que nous n’avons pas la force de Lui immoler. […]

1Eloignement de la Cour. Parti le 3 août, Fénelon arrive à Cambrai le 9. Mme Guyon ignore que c’est par un ordre du Roi.

Août 1697. n°422

[…] / Je crois que vous m’avez communiqué votre tristesse sans que j’en sache la cause. […] Notre conduite n’est pas de suivre des mouvements extraordinaires, mais la conduite de la Providence, qu’on suit pas à pas. Lorsqu’on est pressé de se déterminer et qu’on n’a pas le temps de demander conseil, alors en se recueillant intérieurement, suivre son mouvement, à la bonne heure, ou bien aller son chemin lorsque rien n’arrête, mais aller par des enthousiasmes, c’est [f°209v°] le moyen de s’égarer. Vous voyez que la Providence nous mène à son but, comme il lui plaît. |...]

Je ne veux plus que vous soyez triste, bon courage. Dieu sait bien ce qu’il vous faut. Lorsque la privation de quelque chose vous peine, c’est une marque que nous y tenons, et Dieu purifie cela afin que nous possédions après les mêmes choses sans attache. Ne vous étonnez pas de votre peine, portez-la de votre mieux, sans vouloir démêler ni sentir votre soumission, lorsque Dieu vous la cache. Je ne garde pas vos lettres un moment. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Août 1697. n°423

C’est une ruse pour empêcher qu’on aille à R[ome]. […] Le diable est enragé. M. de Ch[artres] a cru prendre N. [Fénelon] par promettre de lui conserver sa place [sic] ; mais sa place est Dieu, et si Dieu veut lui conserver l’autre, leurs efforts seront faibles. Ne vous étonnez pas de votre état, allez sans savoir où. Je vous embrasse mille fois. J’ai un vomissement qui ne me quitte pas depuis hier ; c’est pourquoi je finis.

Peu après le 15 Août 1697. n°425

N. [le curé] vint la veille de la Vierge et comme le vin n’est plus ici, il commença à nous faire sentir sa cruauté. Il ne parle qu’à confesse. Il dit à Manon, qui y fut la première, qu’il fallait qu’elle s’en allât et qu’on voulait mettre d’autres filles auprès de moi, et qu’il la ferait rendre à ses parents ; elle dit qu’elle n’avait point de parents. Cela la saisit si fort qu’elle ne put dire autre chose ; elle revint près de moi plus morte que vive. Il ne dit rien à la petite Marc, parce qu’il compte, à cause de la faiblesse de son esprit, d’en faire ce qu’il voudra.

Après je fus à confesse. Il me dit qu’il avait obtenu de M. l’arch[evêque] que je communierai le jour de la Vierge. Ensuite il me dit que M. de C[ambrai], par son opiniâtreté, [f°211 ] avait enfin obligé qu’on le fit chasser de la Cour et qu’on l’avait envoyé dans son diocèse. Je lui dis : « Oh ! que j’en suis aise ! Que le bon Dieu soit béni : il aura plus de temps pour L’aimer et Le servir, étant hors de ce fracas ». Il m’a dit : « Son affaire est à R[ome], il en sera mauvais marchand, on la renverra ici aux prélats ». Je ne lui répondis rien.

Il me fit ensuite l’éloge de mon frère1, puis il me parla des sujets qu’on avait de me maltraiter. Ensuite il me dit en m’insultant : « Votre patience est-elle à bout ? », voulant faire entendre que je n’avais qu’à me préparer à bien d’autres choses. S’il m’ôte mes filles, c’est pour m’en donner qui fassent ce que le vin n’a pas fait, et ils se feront un mérite de cela devant Dieu et devant les hommes. Je vous avoue qu’une telle tyrannie de m’ôter des filles qui, du moins, ne sont ni des traîtres ni espionnes, pour m’en donner auxquelles on fera dire ce qu’on voudra, m’a serré le cœur. Ma confiance est en Celui qui voit les tyrannies.

Je vois, par cet homme-ci, la rage des autres : ils ne feront, par leur négociation, qu’empirer tout s’ils [le] peuvent, et assurément quelque jugement qu’il y ait à R[ome]. Je ne voudrais pas sortir des mains du Saint-Père pour me mettre dans les leurs. Je vous embrasse mille fois. N. [le curé] dit à Manon qu’on avait chassé M. de C[ambrai] à cause de la rébellion, et que c’était moi qui faisais tous les maux, faisant entendre qu’il m’en fallait punir. Vous me demandâtes si je voulais du lin, je le refusais, car je ne filais pas alors ; à présent que mes mauvais yeux m’empêchent de faire autre chose, si vous m’en voulez envoyer par N., vous me ferez plaisir. J’avais envie de filer de la soie et de m’en faire de l’étoffe : mandez-moi votre avis. Vous ne m’avez rien répondu sur le P[ère] L[a] C[ombe].

1Dominique de la Motte, demi-frère.

Août 1697. n°426

Je ne crois point que vous deviez cesser de nous voir rarement comme vous faites, à moins d’une défense absolue, et les précautions feraient songer à ce qu’on ne pense pas. Il n’arrivera de tout [f°211 v°] ceci que ce que Dieu a résolu de toute éternité. [...]

Je ne crois pas que vous ayez besoin de tant de réflexions pour vous corriger. Une attention simple le fera mieux. Votre esprit, vif de lui-même, s’y embarrasserait beaucoup et vous remarquez aisément que, lorsque vous êtes mal, vous réfléchissez plus que lorsque vous êtes bien. J’espère que Dieu vous assistera. Ne soyez plus triste, je vous en prie. Je comprends que vous ne convenez pas en tout avec les personnes avec lesquelles vous êtes, mais la séparation du corps est toujours un grand bien. Je sens quelquefois d’ici l’amour-propre et l’appui en soi4. J’espère que Dieu vous aidera et qu’Il achèvera son oeuvre en vous. Allez donc simplement, et croyez que je suis incapable de déguiser mon sentiment sur ce qui vous regarde. Soyez fidèle sans connaître votre fidélité, et renoncez-vous en tout selon la lumière actuelle. Lorsque vous ne connaissez rien, demeurez en repos, mais dès que vous apercevez quelque chose en vous, ou une lueur seulement de vous renoncer en quelque chose, suivez-la fidèlement. J’espère que Dieu n’abandonnera pas ce qui est à Lui et que, si nous ne triomphons pas en cette vie, Il triomphera en nous. C’est tout ce que nous devons souhaiter.

J’ai songé cette nuit des choses qui m’ont fait une impression de vérité très forte. Il me semblait que je voyais M. Pyrot [Pirot], qu’il me faisait fort froid ; je lui ai dit, comme c’est la vérité, que j’avais été fort fâchée qu’on m’eût rendu de mauvais offices auprès de lui, que, quoique que j’eusse toujours remarqué qu’il faisait des efforts pour me faire rester à Vincennes, que néanmoins je ne m’étais pas plainte de lui et que j’avais témoigné au c[uré] de S[ain]t S[ulpice] [la Chétardie], lorsqu’il vint, [f°212] que ma peine était que lui, M. Py[rot], croirait que je ne serais pas contente de lui. Il ne me nia pas qu’il avait fait son plan de me faire rester à Vincennes, mais que néanmoins j’étais mieux entre ses mains qu’en celles de N. Je lui ai demandé : « D’où vient que M. Lar [de La Reynie] était si irrité contre moi ? » Il m’a répondu qu’il ne l’était qu’autant que N. [le curé] le faisait être5. Il s’en est allé, et il me semble que N. était dans le même lieu. Il l’a fait demander, il est venu, j’étais cachée dans un coin. M. Py[rot] a demandé à N. : « Comment êtes-vous content de N.6 » ? Il a répondu avec des gestes et des manières inexprimables plus mal qu’on ne peut dire, et je voyais que ses gestes et la manière dont il disait cela, faisait plus croire de mal de moi que tout ce qu’on en a jamais dit. Je lui ai dit, sortant du lieu où j’étais : « Je vous atteste au jugement de Dieu ; c’est devant le Juge redoutable que je vous cite, et c’est à Lui que je demande justice de votre malice ». A mesure que je lui parlais, il me semblait que son habit de prêtre se changeait en de gros haillons de linge sale. On m’a dit : « Fuyez, car vous êtes dans les plus mauvaises mains que vous puissiez jamais être ».

Je me suis éveillée là-dessus. J’avais songé auparavant que ma sœur, la religieuse qui est morte7, me disait : « Fuyez, et vivez plutôt dans des cavernes de pain sec que d’être en de telles mains. Vous ignorez les maux qu’il vous prépare ».

Depuis ma lettre écrite, N. [le curé] a parlé au jard[inier] et lui a fait de grandes caresses, lui demandant s’il n’avait point porté de lettres de ma part ; il lui a dit que non. Il lui a dit : «  Si l’on vous en donne, apportez-la moi, je vous donnerai un écu. Cela ne vous fera point d’affaire, car je la lirai, la cachetterai, vous la reporterez et vous m’apporterez la réponse dont je vous donnerai trente sous ; et je la lirai et je la recachetterai de même ». Le jard[inier] lui a dit qu’il ne portait point de lettres et n’était pas un fripon. Cela [f°212 v°] n’a pas laissé de me faire de la peine, quoique je croie bien que s’ils n’étaient pas fidèles, ils ne diraient pas ces choses. Dieu sur tout.

4Noter la capacité de Mme Guyon à ressentir de loin l’état intérieur des gens qui lui sont confiés.

5« Et quoiqu’il [La Reynie] me parlât fort honnêtement, je remarquai qu’on l’avait fort prévenu contre moi. » (Vie, 4.1).

6Madame Guyon.

7Marie-Cécile (1624-1664), l’ursuline appréciée de la jeune Jeanne-Marie Guyon.

Août 1697. n°427

[…] / C’est demain le 25, on menace beaucoup, je ne sais quel est le dessein qu’on a, mais Dieu sur tout. Je vous embrasse mille fois. Je crois que vous deviez m’écrire un mot par N.2 car il paraît peut-être extraordinaire que vous m’ayez abandonnée, et cela [f°213] peut le faire soupçonner ; je le crois nécessaire. Je voudrais bien avoir la vie de sainte Catherine de Gênes3, elle était parmi mes livres, envoyez-la moi par la jard[inière], cachetée. Si vous ne l’y trouvez plus, le tut[eur] m’en donnera bien une, par charité.

Depuis ceci écrit, j’ai appris bien des nouvelles. La fille qui disait n’avoir rien voulu signer contre moi, a signé un certificat faux comme [quoi] j’ai passé par une brèche qu’elle ne savait pas et que j’ai été courir à Paris. Pour cette fausseté, elle a été faite généralissime de sa société, et sur ce même certificat qu’on a fait voir au r[oi], il y a un ordre nouveau, signé, de me transférer, je ne sais si c’est à Angers ou à Chartres, je ne l’ai pu savoir. Dieu est partout. Je crois qu’on ne m’y donnera point mes filles. J’espère que Dieu me sera tout. Si je ne puis plus vous écrire, vous saurez que je n’y suis plus. Toute à vous en notre Maître. Voilà des lettres qui me sont d’une extrême conséquence à garder, mais comme j’ai peur qu’on ne nous fouille, je vous les envoie pour être serrées avec les autres. La suite fera voir qu’on en a besoin. Adieu.

Depuis ceci écrit, N. [le curé] est venu voir la fille qui me garde, sans me voir. Il lui a défendu de laisser jamais communier dans la chapelle, parce qu’il ne veut point absolument qu’on y communie, que je suis4 un diable incarné ! Je lui ai dit qu’il était impossible que je me confessasse jamais à un homme qui me croyait si méchante ; lorsque je ne me confesserais pas de pareille chose, je ne crois pas le pouvoir en conscience, et il n’y a personne qui pût jamais me faire autant de mal que lui.

2Le porteur des lettres.

3La Vie et les Œuvres de sainte Catherine de Gênes, trad. par Jean Desmarets. Nous avons comparé sa « troisième édition revue et corrigée » chez Michallet, Paris, 1697, à une précédente (ainsi qu’à la traduction de Poiret). Mme Guyon utilisa probablement cette édition de Desmarets.

4Style indirect libre. Sens : [Parce] que je suis…

Septembre 1697.n°428

[…] / Pour vos défauts, quoique M de C[ambrai] vous en reprenne avec âpreté et humeur1 comme c’est là sa manière, ne laissez pas de les croire en vous, mais ne vous en tourmentez pas pour cela. Attendez [plutôt] de Dieu que de votre industrie, et faites comme je vous ai marqué. Je n’approuve pas qu’il les dise aux personnes que vous me marquez ; ne laissez pas d’en porter l’humiliation en paix. Ne souhaitons jamais qu’on nous croie meilleurs que nous ne sommes. Pour la lumière présente qui nous est donnée, lorsqu’elle vous porte à quelque chose de bon de soi ou qui va contre votre naturel, suivez-la sans examen, car ces sortes de lumières et de grâces perdent lorsqu’on veut les examiner. Allez simplement ; plus vous irez simplement, plus vous irez bien. Ne disputez jamais sur vos défauts avec qui que ce soit qui vous les dise ; si vous les avez, c’est un bien qu’on vous en avertisse ; si vous ne les avez pas, outre qu’on ne vous fera point de peine en vous les disant, c’est que cela ne peut vous nuire de les croire, pourvu que vous ne vous entortilliez pas en réflexions et que vous ne vous découragiez pas.

Comme je crois que ce n’est pas par hauteur que vous ne goûtez pas N., je n’ai rien à vous dire : Dieu donne grâce pour les uns, qu’il ne la donne pas pour les autres ; de plus, il se peut mêler en elle beaucoup de nature. Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre2. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi, car j’ai vu que ceux qui n’étaient pas disposés ne l’avaient pas. Si Jésus-Christ [214r°] a voulu cette disposition en ceux qui l’approchaient, combien plus doit-elle être en nous ! Car il avait le pouvoir suprême en Lui-même.

C’est pour vous obéir que je vous mande mes pensées, ne prétendant pas que vous y fassiez d’autre fond que celui que Dieu vous y fera faire. Mais surtout ne vous attristez pas. Ne croyez pas venir à bout de vos affaires tout d’un coup et à force de bras ; la petitesse, la patience envers vous-même, la confiance en Dieu, la désoccupation de vous-même, l’occupation de Dieu est ce qu’il vous faut. Je vous aime bien tendrement. J’aime mieux vous voir méprisée pour vos défauts que de vous voir applaudie : l’un est bien plus glorieux à Dieu que l’autre. Il ne laissera pas, si votre cœur est toujours bon et droit, de faire en vous Son œuvre. Je continuerai le commerce par la femme, puisqu’ils sont sûrs. Aimez-moi toujours ; Dieu le veut. Pax nobis. Envoyez-moi du papier et de la cire. Adieu. Je fais bien de l’encre, mais je ne sais pas faire du papier !

2La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux, comme Mme Guyon. La suite de la lettre est importante. Elle pourrait avoir succédé à Mme Guyon ; v. notre note portant sur ce sujet qui reste ouvert, à la lettre n° 222 détaillant les « emplois » au sein du cercle et adressée en octobre 1694 à Nicolas de Béthune-Charost. Voir aussi C.F., t. XIV-XV, notamment t. XV, p.182, 184 et surtout t. XV, p.215-216.

Septembre 1697. n°430

[…] / Depuis ceci écrit, la fille qui me garde m’a encore abordée, elle m’a paru très embarrassée, comme une fille qui a fait quelque mauvais coup, qui en voit les suites plus grandes qu’elle ne pensait. Elle fut hier à l’archevêché, apparemment qu’on tira d’elle plus qu’elle ne voulait. Elle m’a dit qu’elle s’en allait pour laisser passer l’orage, et enfin qu’il m’allait arriver des choses bien terribles, qu’elle n’y avait point de part. Elle m’a fait entendre qu’on m’allait ôter mes filles, m’a fort exhortée à la patience. J’ai toujours répondu qu’on pouvait m’ôter celles-là, mais que je n’en recevrai point de leurs mains, que je savais bien que ce n’était pas l’intention du r[oi] qu’on fît de telles violences, mais que j’abandonnais tout à Dieu, qu’il ne m’arriverait que ce qu’Il voudrait. Elle m’a fait entendre qu’on m’accusait d’étranges choses, mais qu’il fallait des preuves4.

4L’année 1697 voit de grands efforts déployés pour trouver la preuve d’une liaison charnelle avec Lacombe. On forgera la fausse lettre de ce dernier qui sera présentée à Madame Guyon dans une entrevue mémorable, v. Vie, 4.5.

Septembre 1697. n°431

Je savais bien que N.1 avait dit hautement que personne n’approuvait ma conduite, qu’elle [n’]y avait été qu’opposée ; que, quelque chose qu’on fît de moi, ni ma famille ni nul autre ne s’en mêlerait, et le faisait entendre même sur le procès. Cela leur a donné cœur de tout entreprendre. Exprimez-moi ses regrets : est-ce de m’avoir vue, ou sur quelque chose mal à propos que je leur ai dit ? Tous le font-ils unanimement ? Et n’y en a-t-il point à qui la croix de Jésus-Christ ne soit pas une occasion de scandale ? Qu’ils se souviennent combien celui qui est à présent si persécuté2 et moi, nous nous sommes livrés à l’humiliation -, Dieu a exaucé ce qu’on a demandé -, en faisant un livre avec bonne intention qui lui a attiré ce qui n’était alors que sur moi3. Plût à Dieu qu’en me faisant mon procès, je pusse souffrir pour tous ! Plût [f°216] à Dieu que, par la mort la plus dure, je pusse leur apprendre à souffrir, et le mérite de la croix! Il est impossible d’appartenir totalement à Jésus-Christ sans souffrir des opprobres pour Lui, ou l’évangile est faux.

N. ne nous épargne pas. Il dit qu’il nous a à vue pour tâcher de nous convertir, mais qu’ayant connu notre opiniâtreté, il n’a plus voulu nous voir. Lorsqu’on parle de nous, il dit : « Oh ! pour celle-là, elle va bien debitoribus4 à gauche. » [...] Si l’on me fait mon procès, je suis résolue de ne pas répondre un mot, car on ne le fera qu’en donnant des juges apostats, comme les témoins. Ainsi je tâcherai d’imiter mon Maître. Peut-être sont-ils bien aise de faire courir le bruit, afin de dire que c’est avec raison qu’on me retient. Mais peut-être craindraient-ils plus le procès que moi, car ils ne savent pas que je me tairai, et je pourrais prouver des choses qui leur feraient tort : le vin, etc. Mais quoi qu’il arrive, mon cœur est préparé. Le peu de fermeté qu’on a pour Dieu est plus affligeant que les plus grandes peines. Laissons triompher les autres, et triomphons par notre humilité et notre patience.

Je ne sais pourquoi on ne peut avoir d’argent. N. [le curé ?] en veut sans que je donne un billet. Ne savez vous point comme cela va ? J’ai peur qu’il n’ôte mes [f°216v°] affaires à M.C.T.a pour disposer de mon bien et de moi à leur gré. Il n’y a rien qu’on ne doive attendre de cet homme-là. Ce bon prêtre m’a envoyé un écrit latin, il y a deux jours, que je lui envoyai parce que je ne l’entendais pas. Il m’écrit ce que vous voyez. Brûlez sa lettre après l’avoir lue.

1L’inconnue (pour nous) !

2Fénelon.

3L’Explication des maximes des saints, publiée le 29 janvier 1697.

4Et dimitte nobis debita nostra, sicut at nos dimittimus debitoribus nostris : Et pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (Paroles du Pater).

5Paix en le Saint-Esprit.

a Lecture incertaine de ces initiales : « Mon Cher Tuteur » ?

Septembre 1697. n°432

Puisque les choses vont comme vous les dites sur le petit ch.,laissez-la donc à N. ; pour le grand [ch.], il faut la laisser penser d’elle ce qu’elle voudra. Dieu, pour retenir les âmes faibles à Son service, permet qu’elles aient quelquefois de grandes idées de leur grâce : c’est encore beaucoup, dans le temps où nous sommes, qu’on ne quitte pas tout à fait [la voie]. Voyez-vous le grand ch. ? Je suis surprise, sans l’être, de votre sœur ; je suis ravie que N. lui soit utile. Je prie Dieu qu’elle y prenne assez de confiance pour ne quitter pas tout à fait la voie de Dieu. Quant on ne tiendrait qu’à un filet, on ne s’échappe pas si le filet ne se rompt.

Pour nous, ma très ch[ère] avec laquelle j’ai tant d’union, il faut que vous soyez un ver de terre que chacun foule aux pieds, et c’est par là que vous deviendrez conforme à notre cher et divin petit Maître. Ne soyons rien afin qu’Il soit tout, mais rien devant Lui, devant les yeux des hommes et à nos propres yeux. Comment votre sœur pense-t-elle sur moi ? Vous ne m’en dites rien. Ceux qui veulent être quelque chose, Dieu leur laisse être quelque chose, mais ceux qui veulent bien être tout à Lui, Il leur fait n’être rien. Il les traite comme Il a été traité Lui-même. Ce sont les plus heureux, quoique plus malheureux en apparence : les premiers tremblent de la crainte seule d’une humiliation qu’ils n’auront jamais, et les autres sont en paix au plus fort de l’humiliation même. Si nous avions les yeux ouverts, nous verrions que ce qui nous paraît hideux parce que nous avons les yeux fermés, nous paraîtrait charmant et tout divin.

J’ai trouvé la lettre pastorale admirable1. Je laisse à part ce qui peut me regarder. Plût à Dieu que, par la condamnation même que mes meilleurs [f°217] amis feraient de moi, l’intérieur fût connu pour ce qu’il doit être, suivi et embrassé ! Il y a des passages admirables pour le pur amour, et je voudrais de tout mon cœur que cette lettre fût vue à Rome. Je vous envoie deux lettres de M. l’abbé de la Trappe, il y en avait encore une de l’abbé Testu, qui soutient celles de M. l’abbé de la Trappe jusqu’à dire que les lettres pleines de zèle seront mises dans le procès de sa canonisation. Elle est tout à fait maligne, mais je ne l’ai pas fait transcrire à cause qu’elle est fort longue, et que j’ai peine à avoir du papier. Il promet de faire une dissertation sur les lettres de ce grand saint, c’est ainsi qu’il appelle M. de la Trappe, le comparant à saint Benoît qui employait son zèle contre les hérétiques de son temps et même qui donne des avis au pape Eugène. Elles sont bien emportées, ces lettres, pour un saint, et si M. de M[eaux] traite saint Bonaventure de petit moine sur ce qu’il dit de l’intérieur, comment doit-on appeler l’abbé de la Trappe ? Renvoyez-moi les Fondements de la Vie Spirituelle 2 sans retardement. La fille qui me garde les a vus, elle me demande à les voir. Je ne sais que dire.

115 septembre 1697 : Instruction pastorale de Mgr l’archevêque duc de Cambrai sur le livre intitulé Explication des maximes des saints (Œuvres complètes (Gosselin), 1851-1852, t. II, p. 286-328).

2[Surin], Les Fondements de la Vie spirituelle tirés du livre de l’Imitation […], composé par I.D.F.S.P. [Jean de Sainte-Foi, prêtre], Paris, 1669.

Septembre 1697.n°434

Je ne crois point du tout que vous deviez vous captiver et vous géhenner1 dans ce silence. L’Esprit de Dieu est libre et je ne crois point du tout que Sa grâce soit attachée à fermer les yeux et à ne point  cracher. L’Esprit de Jésus-Christ est bien loin de toutes ces observations prudentes que fait la dame2, et si elle s’admire si fort, Dieu ne l’admire guère, car Il ne compte que ce qui est simple, petit, candide et innocent.

Marchez avec votre simplicité et ne vous embarrassez pas des autres. Ne mandez point à N.3 ce qu’il a dit4 ; cela ne servirait à rien qu’à décharger la nature oppressée. Dieu vous suffit. Profitez des avis qu’il vous donne, du moins en pratiquant l’humilité, et souffrez une certaine irritation du sentiment que cela cause, en paix, sans sentir la paix. Je crois que Dieu aura soin de vous et qu’Il accordera à votre simplicité ce qu’Il refuserait à une prudence affectée. Jeûnez la veille de saint Michel5. Ceux que vous voyez le peuvent faire sans que cela paraisse, car c’est maigre.

Ne vous inquiétez pas même lorsque vous manquez à ce que l’on vous dit, ayant une vraie volonté de le faire. Attendez tout de Dieu et rien de vous, et reprenez un nouveau courage pour mieux faire une autre fois, sans vous laisser gagner à la réflexion. Quand je vous parlerais, je ne vous connaîtrais pas mieux : Dieu [218 r°] ne le permet pas, c’est assez. Je vous embrasse. D’où vient que vous ne me voulez pas envoyer du papier et de la cire?

1Vous captiver et vous géhenner : vous enfermer et vous torturer.

2Madame de Maintenon.

3Fénelon ?

4Ce qu’il a demandé ?

5Le 29 septembre.

Octobre 1697. n°436

[…] / Faites, où vous voudrez, la neuvaine au Saint-Esprit et communiez-y, je vous en prie. Je vous aime bien. Ne vous étonnez point de vos sécheresses intérieures : Dieu veut que nous Le servions à nos dépens. Je vous suis bien unie. Que fait le petit ch. ? On n’est guère propre à la soutenir dans de pareilles dispositions. Le père A[lleaume] est exilé à N. Je n’ai point besoin d’habits, j’en ai fait faire pour mon hiver. Si vous avez la bonté de m’envoyer des noix confites, que ce ne soit pas par le N.4 [que] nous craignons non sans fondement ; cependant, j’en ai besoin l’hiver à cause de mes fréquents vomissements. Faites surtout comme vous voudrez. C’est Fam[ille] qui a voulu que je vous mandasse cela. N’oubliez pas sainte Catherine de Gênes, je vous en prie, et de m’envoyer avec, par la femme, un livre couvert en parchemin, qui sont les œuvres de saint Denis [Denys], qui sont parmi mes livres, et les Secrets sentiers de l’amour divin5. C’est ce bon ecclésiastique, à qui j’ai mille obligations, qui en a affaire. Voilà la lettre latine qu’il m’a donnée, que je vous envoie. N. [le curé] sort d’ici, il m’a fait les airs les plus doux, des protestations de m’honorer. J’ai à dire ses différents personnages. Il m’a dit que je lui envoyasse une lettre pour vous : je le ferai.

4par le porteur.

5Œuvre du capucin Constantin de Barbanson (cité dans les Justifications) intitulée : Les secrets sentiers de l’amour divin esquels est cachée la vraie sapience céleste et le royaume de Dieu en nos âmes, « composés par le P. Constantin de Barbanson prédicateur capucin et gardien du convent de Cologne, édités en 1623 chez Jean Kinckius libraire à Cologne ». Cet ouvrage, réédité en 1932, doit être complété par l’Anatomie de l’âme et des opérations divines en icelle, ensemble qui fut édité après sa mort, en 1635, à Liège.

Novembre 1697.n°441

Tout le monde est à présent contre M. de C[ambrai]. Les Eusèbes1 disent les choses avec tant de malice et tant de vraisemblance que tout le monde les croit. Je crois que le bon ecclés[iastique] est un peu étourdi, pas pourtant ébranlé. J’ai toujours appréhendé que N.2 ne passât pas vingt ans, et je crains bien que, s’il devient infidèle et qu’il suive la route de l’iniquité, cela n’arrive. S’il était comme il faut, Dieu le conserverait. Jamais la noirceur ni la malice n’a été pareille.

L’auteur de la vie de frère Laurent3 a écrit une lettre imprimée pour justifier le livre, où il traite bien mal M. de C[ambrai] et se jette sur ma friperie à merveilles. Qu’est-ce que j’ai à faire à [avec] la vie du frère Laurent pour s’en prendre à moi ? Mais il semble que Dieu me veuille mêler avec M. de C[ambrai], afin que, dans la suite, il soit obligé de soutenir la vérité4. Chacun s’en mêle. On dit qu’il ne s’imprime plus de livre où il n’y ait un article de préservatif5 contre nous. Pourvu que Dieu soit content de nous, qu’importe ! Nous n’avons pas cherché la gloire des hommes lorsque nous nous sommes donnés à Lui : si nous l’avons cherchée, malheur à nous !

Rodriguez est un très bon livre6, Alvarez 7, Suarez ; l’Imitation de Jésus-Christ est intérieure sans suspicion ; les Soliloques de St Augustin ont un caractère propre à remuer le cœur. Il faut espérer que Dieu règnera après tout ceci, car le dragon frappe de la queue et a déjà entrainé la troisième partie des étoiles9. C’est à présent qu’il faut aimer Dieu purement, non en parole, mais en œuvres. Si nous L’aimons, nous laisserons tout intérêt propre pour le seul intérêt de Dieu [f°223] seul, et lorsque nous n’aurons que l’intérêt de Dieu, nous soutiendrons Sa querelle avec fermeté et sans retour sur nous-mêmes. C’est à présent que nous devons mourir véritablement à nous-mêmes, afin que Dieu vive et règne. J’espère que, si l’on travaille avec désintéressement et cette vue de Dieu, que Dieu prendra la cause en main, qui est la Sienne. On appelle monsieur de Meaux et M. de P[aris] [les] saint Augustin et saint Jean Chrysostome de ce siècle : ils sont les persécutés, les outragés et trahis ; c’est eux qui défendent la vérité ; on leur est infiniment obligé d’avoir découvert nos fourberies et malices et le reste !

1Déjà mentionnés précédemment  : les trois évêques Noailles, Bossuet et Godet des Marais, auteurs de la Déclaration du 6 août 1697 (publiée en septembre) contre l’Explication des maximes…

2Le jeune duc de Monfort ? Madame Guyon disait au duc de Chevreuse dans une lettre que celui‑ci reçut le 6 décembre 1692 : « Je vous prie de ne vous pas inquiéter pour M. le D[uc] de M[onfort]. Faites‑en le sacrifice à Dieu et le lui abandonnez [...] Il sera du temps égaré parce que vous et Madame avez trop compté sur vos soins et sur votre éducation. Mais il ne se perdra pas ». Un peu plus d'une année plus tard elle écrivait à propos du mariage du jeune duc : « J'espère que le Seigneur lui fera miséricorde. Le Seigneur qui poursuit les péchés des pères sur les enfants récompense avec bien plus de plaisir les vertus des pères en leurs enfants. »

3L’abbé de Beaufort, grand vicaire du cardinal de Noailles, éditeur de ce qui nous reste des écrits du frère Laurent de la Résurrection, « auteur d’un Eloge où il brosse à large traits la physionomie de l’humble convers. » (S. M. Bouchereaux, Fr. Laurent, L’expérience de la présence de Dieu, 1948. V. aussi l’éd. récente de ses œuvres par Conrad de Meester, 1996).

4Ce qui se produira, Fénelon, après quelque hésitation, prenant courageusement se défense, par exemple dans sa lettre à l'abbé de Chanterac, 8 décembre 1697: « ... je pense encore secrètement, avec un très petit nombre d'amis, que cette femme est une sainte qu'on opprime, qu'elle a bien pensé... »

5Préservatif : son emploi substantivé, en parlant de ce qui préserve d’un mal moral, est archaïque.

6Alphonse Rodriguez, jésuite (1538-1616), auteur de l’Ejercicio de perfeccion y virtudes cristianas. « L’ouvrage est, après la Bible et l’Imitation, l’un des plus lus par les chrétiens de ces trois derniers siècles… », v. DS, art. Rodriguez.

7Baltazar Alvarez, jésuite (1533-1580), l’un des principaux directeurs de sainte Thérèse : « J’avais un confesseur qui me mortifiait beaucoup et qui, même parfois, à force de me tourmenter, me jetait dans le chagrin et la désolation. Et cependant, à mon avis, c’est lui qui a été le plus utile à mon âme. » (Livre de la Vie, chap. 26).

8François Suarez, jésuite (1548-1617), théologien spirituel. – On voit encore ici que les jésuites sont appréciés par Madame Guyon, morts et vivants !

9Apocalypse, 12, 4 : Il entraînait avec sa queue la troisième partie des étoiles du ciel… (Sacy) ; et Daniel, 8, 10 : Il éleva sa grande corne jusqu’aux armées du ciel, et il fit tomber les plus forts et ceux qui étaient comme des étoiles, et il les foula aux pieds. (Sacy).

Décembre 1697. n°442

Ce bon prêtre m’a mandé qu’on avait ajouté encore trois examinateurs aux sept, et on croit que c’est à la sollicitation de monsieur de Meaux. Si cela est, cela pourrait nuire, mais Dieu sur tout. Je crois que notre peu de fidélité, d’abandon à Dieu et de mort à nous-même, notre recherche de tout appui hors de Dieu, nous nuit plus que les autres ne peuvent nuire. Cependant ne nous étonnons jamais de nos propres faiblesses, ni de celle des autres. Que sommes-nous par nous-mêmes que misère et pauvreté ! Lorsque la tempête sera passée, nous rougirons de notre peu de foi.

Il serait bien aisé d’aider le pauvre P[ère] L[a] C[ombe] : comme on sait son adresse1, il n’y a qu’à lui écrire d’une écriture inconnue et lui mander d’envoyer une adresse sûre pour lui faire tenir quelque chose, lui donner à lui une adresse, afin qu’il pût écrire. M[adame] Van. 2 ferait cela à merveille, sans lui dire ni lui laisser pénétrer que je vous écris. Il n’y aurait qu’à la faire avertir par M. l’ab[bé] Cout[urier], et qu’il lui proposât qu’il voudrait faire une charité ample, et que comme elle a demeuré avec N. [Lacombe], il pense qu’elle sait son adresse et pourrait lui faire tenir quelque chose.

J’ai pensé mourir tout d’un coup de mon rhumatisme qui m’était tombé sur la poitrine, mais Dieu n’a point voulu de moi. Vous ne me dites pas comment vous vous portez, j’en suis en peine. Je n’ai garde de vous reprendre, ma très ch[ère] : vous dites bien, et bien juste. [f°223v°] Plût à Dieu que nous nous fiassions à Dieu seul ! mais comme Il tire Sa gloire de tout, Il la tirera de nos faiblesses. Je prie Dieu qu’Il pacifie N. [Fénelon] ; qu’il agisse dans la lumière pure de la Vérité, et non dans la fausse lueur des appuis créés. Prions, et ne nous lassons pas de demander à Dieu qu’Il achève Son ouvrage, qu’Il ne consulte que Sa bonté, et non nos misères, pour nous accorder ce que nous demandons. Après, attendons en paix ce qu’il Lui plaira d’ordonner. Je vous embrasse de tout mon cœur.

Il m’est venu dans l’esprit que le tut[eur][Chevreuse] pourrait peut-être vous fournir une adresse sûre afin que le P[ère] L[a] C[ombe] pût écrire. Il a des écrits admirables et très doctes sur la matière en question. Si on lui demandait cela, il se ferait un plaisir de l’envoyer dans la conjoncture présente, ce qui serait d’une utilité plus grande qu’on ne pense ; ceci n’est pas à négliger. Il a soutenu une thèse, comme j’étais en ce pays-là, sur le pur amour, qui fut combattue là et approuvée à Rome. Il faisait voir que la béatitude était l’objet de l’espérance, et non de la charité qui ne voyait que Dieu seul, heureux pour lui-même et le reste3. Si on veut écrire, il faut mettre le dessus de la lettre à M. de la her. de cob., aum[ônier] du ch[âteau] de L[ourdes], à L[ourdes], et puis une enveloppe à N.4 J’ai cru qu’il aurait peine à se confier à une écriture inconnue, c’est pourquoi j’ai fait écrire le billet.

Cet ecclési[astique] m’a écrit que ceux-mêmes qui estiment M. de C[ambrai] se sont mis du parti de M. de M[eaux], parce qu’il est clair que M. de C[ambrai] a fait une trahison à M. de M[eaux], ayant fait imprimer son livre lorsqu’il avait en main celui de M. de M[eaux] en manuscrit, sans l’en avertir. Il y a une nouvelle lettre de M. de P[aris] qui est horrible, intitulée Instruction pastorale 5, etc. Faites-la acheter. Jamais lettre ne fut plus maligne. Ayez soin de la jardin[ière]6. Quoique je dépense beaucoup, j’ai à peine le nécessaire. La messe me coûte plus de 400 livres à trente sols chaque fois.

1Le père est enfermé à Lourdes.

2Madame Van., citée dans une lettre du mois précédent : « M[adame] Van. m’a écrit par N. [le curé] une lettre très adroite où, sans qu’on puisse rien voir, elle me fait savoir la misère du P[ère] l[a]C[ombe]. »

3Le P. Lacombe n’a publié que deux petits volumes : Lettre d’un serviteur de Dieu… que l’on retrouve dans les Opuscules spirituels de 1720, et Orationis mentalis analysis, Verceil, 1686. Autres éditions ou traductions, v. DS, 9.35-42, art. « La Combe » par Orcibal.

4Adressée à l’intermédiaire, Madame Van. probablement.

5Fénelon y répondra par la publication, en février 1698, de Première […] Quatrième lettre […] à Mgr l’archevêque de Paris […] sur son Instruction pastorale du 27e jour d’octobre 1697.

6La jardinière, citée précédemment, se proposait pour porter les lettres, mais elle était trop connue des sœurs gardiennes.

Décembre 1697. n°446

[…] On a supprimé tous les livres du frère Laurent, et il n’y en a plus que six dans tout Paris, possédés par des particuliers. L’ecclési[astique] en a un en papier marbré, qui lui coûte un écu neuf ; on lui en a voulu donner un louis d’or, mais ils en ont fait imprimer un autre en la place, pour surprendre, qui n’a rien de ce qu’avait l’autre. En voici l’intitulé : Maximes spirituelles et utiles aux âmes pieuses pour acquérir la présence de Dieu, recueillis de quelques manuscrits de frère Laurent, etc., au Bon Pasteur6.

6Faut-il comprendre, par cette information importante que nous avons perdu une partie de l’œuvre mystique du frère ?

Janvier 1698. n°454

Je suis fort en peine de votre santé : faites-m’en savoir des nouvelles, je vous en prie, car vous m’êtes plus chère que je ne vous puis dire. Je suis bien aise des bonnes dispositions de R.1 Je prie Dieu de tout mon cœur qu’Il achève Son ouvrage. Mais je ne puis comprendre comment M. de C[ambrai] a fait réimprimer son livre dans la conjoncture. En quelque état que nous le voyons à présent, j’espère que Dieu sera glorifié en lui.

Pour le compagnon, je veux bien le recevoir tout de nouveau dans mon cœur. Je le prie de ne se point inquiéter de son état de sécheresse. Jusqu’à présent, Dieu lui a donné des marques de Son amour. Il faut qu’il témoigne maintenant le sien à Dieu, en Le servant purement parce qu’Il le mérite, sans soutien ni consolation. Cet état lui sera très utile, et il avancera plus en un mois par là, qu’il n’a fait en plusieurs années par le goût, la facilité et la lumière. C’est le désert de la foi qu’il faut passer. Qu’il porte donc cet état en paix, et même sans paix, sans vouloir rien faire par son activité [229 v°] naturelle pour se mettre mieux et d’une manière plus aperçue. Plus il portera l’état en ferme foi, sans agir, sans assurance, sans sentiment, plus tout ira bien. Qu’il ne s’étonne pas non plus de ses faiblesses, et de ce que ses défauts paraîtront davantage au- dehors. L’hiver fait tomber les feuilles des arbres et prive la terre de fleurs, mais les arbres prennent alors de profondes racines ; il en est de même de l’âme qui s’enfonce, par cette voie, dans l’expérience réelle de son impuissance, et par conséquent dans la vraie humilité, et c’est, lentement, en cet état où réside le véritable abandon, puisque cet état seul est capable de la faire exercer. Courage donc ! Servons Dieu pour Dieu, et nous dépouillons de notre propre intérêt qui s’est conservé jusqu’à présent, voulant toujours pour soi le meilleur et le plus excellent, au lieu qu’il ne faut vouloir que Dieu pour Lui-même. C’est ma petite pensée. Qu’il prenne donc un nouveau cœur sans cœur pour servir Dieu, non selon les idées qu’il s’en est formées jusqu’à présent, mais en se laissant traîner par tous les endroits où le Maître voudra le conduire. Embrassez-le pour moi, lorsque vous le verrez, et le tut[eur] [Chevreuse].

Je vous aime chèrement, en N[otre]-S[eigneur] J[ésus]-C[hrist], tous. Que Dieu soit à tous notre force, et qu’Il ne permette pas que la tribulation nous fasse douter de Ses mérites et de les noyer. Qu’Il affermisse plutôt en nous, par cette même tribulation, Son pur amour. Qu’Il nous taille, afin de nous rendre des pierres propres et l’édifice de Sa gloire. Lorsque nous ne voudrons plus rien pour nous, quelque saint qu’il paraisse, mais tout pour Dieu, c’est alors que cette même gloire paraîtra en nous. Janvier 1698.

1Rome (probable).


A partir d’ici la copie par La Pialière assure le relais – avec cependant une interruption : on passe de janvier à mars.

Mars 1698. n°456

Je suis charmée des lettres de N. [Fénelon]. Rien n’est plus fort, plus net, plus décisif. Il y a une certaine honnêteté qui ne diminue rien de la force, et une manière délicate de démêler les choses. [...]

J’ai bien de la joie de la meilleure santé du d[uc] de Ch[evreuse]. C’est parce qu’il avait été trop saigné que le sudorifique n’a pas eu un effet si prompt ; c’est le remède le plus sûr pour les pleurésies, surtout celui qu’on procure par le suc de bourrache. Je suis bien aise de ses bonnes dispositions.

[...]

Je suis très fâchée de tout ce qui se fait contre N. [Fénelon]. Pour l[e] P[ère] L[a] C[ombe] je ne crains pas la confrontation et j’abandonne tout à Dieu : Il sait bien ce qu’Il veut faire de moi. Je ne comprends pas quels papiers un homme peut avoir sur lesquels on lui puisse faire son procès6. J’ai peine à croire tant de choses, mais j’abandonne tout à Dieu. Ne craignez pas de me faire peine en laissant le commerce7 ; je n’en aurai point du tout. Faites, selon votre prudence, ce que vous jugerez le plus propre. Nous nous verrons en Dieu : c’est où je ne vous oublierai jamais, quoi qu’il arrive. Je vous ai beaucoup d’obligation d’avoir gardé Des G., mais pour peu qu’elle vous soit à charge ou que [vous][f°196] jugiez à propos de vous en défaire, faites-le sans scrupule. Je ne crains rien pour moi d’elle ; je ne crains seulement qu’elle ne dise les personnes que j’ai vues, je ne le crois pas pourtant. Croyez que je périrais mille fois avant que de mettre personne en jeu. Je n’ai jamais parlé de rien à Des G. ; je ne parle jamais à mes filles de ce qui regarde mes amis. Vous vous souviendrez, s’il vous plaît, que vous m’aviez mandé que vous enverreriez [sic] Des G. la première fois aux Th[éatins]. Sans cela, je n’aurais pas pris la liberté de m’adresser à elle.

6Aussi faudra t-il forger une lettre d’auto-accusation au niveau des mœurs.

7En arrêtant l’échange de lettres.

Avril 1698.

[…] / J’ai toujours bien cru qu’il y avait du plus ou du moins dans l’affaire du P[ère] d[e] L[a] C[ombe] : on l’enferme en lui prenant ses papiers pour lui imposer au loin tout ce qu’on veut, afin qu’il ne puisse se défendre, et mon cœur me disait toujours que cela était faux. J’ai eu des songes si positifs qui m’ont confirmé les sentiments que Dieu me mettait au cœur, que je ne puis douter de son innocence. Vous savez si c’est ma manière de montrer ma gorge ! Lorsqu’on me mit à Sainte-Marie, l’on dit à M. l’Official que j’étais toujours débraillée, et qu’on me voyait jusqu’au creux de l’estomac. Lorsqu’il me vit vêtue comme je suis toujours, et comme je l’ai toujours été dès ma jeunesse, il demeura si surpris qu’il ne pût s’empêcher de me dire cela, et il le dit aussi à la mère Eugénie8. Vous savez ce qui m’a fait sortir de Verceil9, et l’amitié de M. de Verceil pour moi10. La religieuse avec laquelle il dit que j’avais commerce, et qui passe pour sainte dans l’ordre de sainte Ursule, qui s’appelait la Mère Bon 11, était morte un an avant que je fusse en ce pays-là, elle a fait des écrits à la vérité, mais ils sont tous en lumière.

Je ne comprends pas comment on peut débiter tant de faussetés, pour ne dire que des pauvretés. Il faut envoyer à Rome nécessairement tout ce que N. [Fénelon] répond, et c’est où l’on devrait envoyer d’abord. On a pris, pour examiner le P[ère] d[e] L[a] C[ombe], le plus grand ennemi qu’il ait, car M. Py[rot] 12 ne lui a jamais pardonné : « Vous êtes docteur en Israël, et vous ne savez pas ces choses ! » Le venin qu’il a conservé depuis est horrible, mais il fallait cet homme pour jouer leur rôle. Comment l[e] P[ère] d[e] L[a] C[ombe] se défendra-t-il et s’expliquera-t-il, s’il est enfermé ? Mais Dieu sait bien ce qu’Il veut faire. L’on voit bien que la cabale a plus de part à tout ce qui se fait contre M. d[e] C[ambrai] que la vérité. Il ne faut rien négliger du côté de Rome ; il est bien extraordinaire d’avoir ôté tout cela aux docteurs de Sorbonne 13. Je sais que ses ennemis [f°202] crient déjà victoire. On dit que le P[ère] Quesnel14 n’est pas contre M. d[e] C[ambrai], qu’il goûte ses ouvrages. Je ne sais si cela est bien vrai.

Je sais de bonne part qu’on a assuré les filles avec lesquelles je demeure, que, lorsque je mourrai, l’on confisquera ce que j’ai en leur faveur. Le projet est tel qu’on n’appellera ni prêtre ni personne, si l’on n’avait pas le temps de faire venir N. [le curé] ; s’il vient, il prétend déclarer que j’aurais avoué quantité de choses. On fera tout fermer de la part de M. d[e] P[aris], sous prétexte d’examiner si je n’aurais point fait quelques nouveaux écrits : s’il y en a ou si l’on y en trouve, je passerai pour relapse, et sur ce pied tout sera confisqué. Elles ont dit : « Mais si elle a fait quelque testament ? – S’il est ici, a-t-on répondu, il sera supprimé. S’il est fait avant ces affaires-ci, il ne peut être valable, parce qu’il faut le renouveler tous les ans. »

9 Ripa fut l’ami de Madame Guyon et du P. Lacombe lors de leur séjour en Piémont, v. Notices, Ripa.

10Retour provoqué par le P. La Mothe, v. Vie, 2.25.1.

11La mère Bon, (1636 - 1680), religieuse attachante, qui exerca son influence sur le père La Combe, auteur d’un Catéchisme spirituel. V. Notices, Bon (Marie).

12Le docteur Pirot, v. sa lettre à Madame Guyon du 9 juin 1696 : « Vous ne devez pas être surprise, madame, si jusqu’à cette heure je n’ai pas voulu entrer en matière avec vous pour vous entendre en confession… » ; v. Notices, Pirot.

13Qui ne désapprouvaient pas tous Fénelon : « Mai. Un licencié a soutenu en Sorbonne sa vespérie dans laquelle il y avait les principes de M. L'archevêque de Cambrai sur l'amour pur et désintéressé... » (CF, chronologie, mai 1698, t. VII, p. 285.).

14Quesnel (1634-1719), oratorien, favorable aux jansénistes, auteur du Nouveau Testament en français avec des réflexions morales sur chaque verset, 1671 (première version), approuvé par Noailles en 1695.

Mai 1698.n°463

[…] / Pour vous, ma très chère, Dieu ne permet l’état que vous éprouvez que pour accroître votre abandon par la défiance de vous-même. L’on est souvent moins en sûreté lorsqu’on se croit sûr que lorsqu’on se croit sur le bord du précipice. N’écrivez point à L b c1, mais si vous pouvez la joindre en quelque lieu, tâchez de lui parler, sinon il faut tout abandonner à Dieu. Ces gens-ci n’auront pas de repos qu’ils ne m’aient fait mourir ou enfermer par jugement dans un cachot. Mais je suis très disposée à tout, parce que Dieu seul m’est tout en toutes choses et que tout ne m’est rien. On sait ici le fracas que l’abbé Bossuet fait à Rome. Vous ne me répondez rien sur madame de Lui[nes], et d’où vient son attachement à me décrier. Je suis bien aise que N. se défasse de sa charge, car cela est dangereux. J’ai de la peine que la jard[inière], si reconnaissable par sa grossesse, aille chez vous ; il vaudrait mieux aller aux Jac[obins] lorsqu’elle ne peut aller aux Th[éatins]. Mais les maux viennent sans les prévoir. Bon courage, soyez en paix et soyez persuadée que les routes par lesquelles Dieu conduit les âmes qui lui sont dévouées sont des voies bien terribles. Mais quelles ont été les routes par lesquelles Il a conduit Son fils ! Je vous embrasse derechef.

1 La bonne comtesse : Mme de Morstein (fille du duc de Chevreuse) ?




Lettres de Fénelon à Marie-Anne de Mortemart

Nous ne connaissions que quelques rares lettres (données ici en fin de séquence) lorsque I. Noye a établi l’identité de la correspondante de Fénelon dans les LSP* choisies par les disciples pour l’édition de 1718 : du coup la petite duchesse prend sa véritable importance au niveau de l’écrit comme par un rôle directeur attesté par ailleurs.

LSP 126.*A la Duchessse de Mortemart juin 1693 ?

Vous êtes bonne493. Vous voudriez l’être encore davantage, et vous prenez beaucoup sur vous dans le détail de la vie : mais je crains que vous ne preniez un peu trop sur le dedans, pour accommoder le dehors aux bienséances, et que vous ne fassiez pas assez mourir le fond le plus intime. Quand on n’attaque point efficacement un certain fonds secret de sens et de volonté propre sur les choses qu’on aime le plus, et qu’on se réserve avec le plus de jalousie, voici ce qui arrive. D’un côté, la vivacité, l’âpreté et la roideur de la volonté propre sont grandes; de l’autre côté, on a une idée scrupuleuse d’une certaine symétrie des vertus extérieures, qui se tourne en pure régularité de bienséance. L’extérieur se trouve ainsi très gênant, et l’intérieur très vif pour y répugner. C’est un combat insupportable.

Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez ; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. Je serais moins fâchée de vous voir grondeuse, dépitée, brusque, ne vous possédant pas, et ensuite bien désabusée de vous-même par cette expérience, que de vous voir régulière de tout point et irrépréhensible de tous les côtés, mais délicate, haute, austère, roide, facile à scandaliser, et grande en vous-même.

Mettez votre véritable ressource dans l’oraison. Un certain travail de courage humain et de goût pour une régularité empesée ne vous corrigera jamais. Mais accoutumez-vous devant Dieu, par l’expérience de vos faiblesses incurables, à la condescendance, à la compassion et au support des imperfections d’autrui. L’oraison bien prise vous adoucira le cœur, et vous le rendra simple, souple, maniable, accessible, accommodant. Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain ? On est sévère pour les actions extérieures, et on est très relâché pour l’intérieur. Pendant qu’on est si jaloux de cet arrangement superficiel de vertus extérieures, on n’a aucun scrupule de se laisser languir au-dedans, et de résister secrètement à Dieu. On craint Dieu plus qu’on ne l’aime. On veut le payer d’actions, que l’on compte pour en avoir quittance, au lieu de lui donner tout par amour, sans compter avec lui. Qui donne tout sans réserve, n’a plus besoin de compter. On se permet certains attachements déguisés à sa grandeur, à sa réputation, à ses commodités. Si on cherchait bien entre Dieu et soi, on trouverait un certain retranchement où l’on met ce qu’on suppose qu’il ne faut pas lui sacrifier. On tourne tout autour de ces choses, et on ne veut pas même les voir, de peur de se reprocher qu’on y tient. On les épargne comme la prunelle de l’œil sous les plus beaux prétextes. Si quelqu’un forçait ce retranchement, il toucherait au vif, et la personne serait inépuisable en belles raisons pour justifier ses attachements : preuve convaincante qu’elle nourrit une vie secrète dans ces sortes d’affections. Plus on craint d’y renoncer, plus il faut conclure qu’on en a besoin. Si on n’y tenait pas, on ne ferait pas tant d’efforts pour se persuader qu’on n’y tient point.

Il faut bien qu’il y ait en nous de telles misères qui arrêtent l’ouvrage de Dieu. Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point ? Est-ce que le vent manque ? Nullement ; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir ; elles sont au fond de la mer. La faute ne vient point de Dieu, elle vient donc de nous. Nous n’avons qu’à bien chercher, et nous trouverons les liens secrets qui nous arrêtent. L’endroit dont nous nous méfions le moins est précisément celui dont il faut se défier le plus.

Ne faisons point avec Dieu un marché afin que notre commerce ne nous coûte pas trop, et qu’il nous en revienne beaucoup de consolation494. N’y cherchons que la croix, la mort et la destruction. Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée ; et, comme on digère ses repas pendant tout le jour, digérons pendant toute la journée, dans le détail de nos occupations, le pain de vérité et d’amour que nous avons mangé à l’oraison. Que cette oraison ou vie d’amour, qui est la mort à nous-mêmes, s’étende de l’oraison, comme du centre, sur tout ce que nous avons à faire. Tout doit devenir oraison ou présence amoureuse de Dieu dans les affaires et dans les conversations. C’est là, Madame, ce qui vous donnera une paix profonde.

LSP 135.*A la Duchessse de Mortemart

Je ne manquerai à aucune des personnes que la Providence m’envoie, que quand je manquerai à Dieu même495 ; ainsi ne craignez pas que je vous abandonne. D’ailleurs Dieu saurait bien faire immédiatement par lui-même ce qu’il cesserait de faire par un vil instrument. Ne craignez rien, homme de peu de foi. Demeurez exactement dans vos bornes ordinaires ; réservez votre entière confiance pour N… qui vous connaît à fond, et qui peut seul496 vous soulager dans vos peines ; il lui sera donné de vous aider dans tous vos besoins. Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. Tous les jours sont des fêtes pour les personnes qui tâchent de vivre dans la cessation de toute autre volonté que de celle de Dieu. Ne lui marquez jamais aucune borne. Ne retardez jamais ses opérations. Pourquoi délibérer pour ouvrir, quand c’est l’Époux qui est à la porte du cœur? Écoutez et croyez N… Je veux au nom de Notre-Seigneur que vous soyez en paix. Ne vous écoutez point. Ne cherchez jamais la personne qui s’écarte : mais tenez-vous à portée de redresser et de consoler son cœur, s’il se rapproche...497.

Il y a une extrême différence entre la peine et le trouble. La simple peine fait le purgatoire ; le trouble fait l’enfer. …

LSP 136*A la Duchessse de Mortemart

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce498 ; mais vous pourriez facilement vous mécompter sur votre goût de retraite. Contentez-vous de ne voir que les personnes avec lesquelles vous avez des liaisons intérieures de grâce, ou des liaisons extérieures de providence : encore même ne faut-il point vous faire une pratique de ne voir que les personnes de ces deux sortes ; et, sans tant raisonner, il faut, en chaque occasion, suivre votre cœur, pour voir ou ne pas voir les personnes qu’il est permis communément de voir; surtout ne vous éloignez point de celles qui peuvent vous soutenir dans votre vocation.

Je voudrais que vous évitassiez toute activité par rapport à la personne sur laquelle vous me demandez mon avis499. Ne vous faites point une règle ni de vous éloigner, ni de vous rapprocher d’elle. Tenez-vous seulement à portée de lui être utile, et de lui dire la vérité toutes les fois qu’elle reviendra à vous. Ne la rebutez jamais : montrez-lui un cœur toujours ouvert et toujours uni. Quand elle paraîtra s’éloigner, écrivez-lui, selon les occasions, avec simplicité, pour la rappeler à la véritable vocation de Dieu. Avertissez-la des pièges à craindre ; mais ne vous inquiétez point, et n’espérez pas de corriger l’humain par une activité humaine.

Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu ? Voulez-vous faire naufrage au port, vous reprendre, et demander à Dieu qu’il s’assujettisse à vos règles, au lieu qu’il veut et que vous lui avez promis de marcher comme Abraham dans la profonde nuit de la foi’? Et quel mérite auriez-vous à faire ce que vous faites, si vous aviez des miracles et des révélations pour vous assurer de votre voie ? Les miracles mêmes et les révélations s’useraient bientôt, et vous retomberiez encore dans vos doutes. Vous vous livrez à la tentation. Ne vous écoutez plus vous-même. Votre fond, si vous le suivez simplement, dissipera tous ces vains fantômes.

Il y a une extrême différence entre ce que votre esprit rassemble dans sa peine, et ce que votre fond conserve dans la paix. Le dernier est de Dieu ; l’autre n’est que votre amour-propre. Pour qui êtes-vous en peine ? Pour Dieu, ou pour vous ? Si ce n’était que pour Dieu seul, ce serait une vue simple, paisible, forte, et qui nourrirait votre cœur, et vous dépouillerait de tout appui créé. Tout au contraire, c’est de vous que vous êtes en peine. C’est une inquiétude, un trouble, une dissipation, un dessèchement de cœur, une avidité naturelle de reprendre des appuis humains, et de ne vous laisser jamais mourir.

Que puis-je vous répondre ? Vous demandez à être revêtue ; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. Vous cherchez à vivre, et il ne s’agit plus que d’achever de mourir et d’expirer dans le délaissement sensible. Vous me demandez des moyens ; il n’y a plus de moyens : c’est en les laissant tomber tous, que l’œuvre de mort se consomme. Que reste-t-il à faire à celui qui est sur la roue ? Faut-il lui donner des remèdes ou des aliments? lui faut-il donner les cordiaux qu’il demande ? Non ; ce serait prolonger son supplice par une cruelle complaisance, et éluder l’exécution de la sentence du juge. Que faut-il donc? Rien que ne rien faire, et le laisser au plus tôt mourir.

LSP 130.*A la Duchessse de Mortemart [1693?]

Il m’a paru que vous aviez besoin de vous élargir le cœur sur les défauts d’autrui. Je conviens que vous ne pouvez ni vous empêcher de les voir quand ils sautent aux yeux, ni éviter les pensées qui vous viennent sur les principes qui vous paraissent faire agir certaines gens. Vous ne pouvez pas même vous ôter une certaine peine que ces choses vous donnent. Il suffit que vous vouliez supporter les défauts certains, ne juger point de ceux qui peuvent être douteux, et n’adhérer point à la peine qui vous éloignerait des personnes.

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui ; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu ; autrement on arracherait le bon grain avec le mauvais. Dieu laisse dans les âmes les plus avancées certaines faiblesses entièrement disproportionnées à leur état éminent, comme on laisse des morceaux de terre qu’on nomme des témoins, dans un terrain qu’on a rasé, pour faire voir, par ces restes, de quelle profondeur a été l’ouvrage de la main des hommes. Dieu laisse aussi dans les plus grandes âmes des témoins ou restes de ce qu’il en a ôté de misère.

Il faut que ces personnes travaillent, chacune selon leur degré, à leur correction, et que vous travailliez au support de leurs faiblesses. Vous devez comprendre, par votre propre expérience en cette occasion, que la correction est fort amère : puisque vous en sentez l’amertume, souvenez-vous combien il faut l’adoucir aux autres500. Vous n’avez point un zèle empressé pour corriger, mais une délicatesse qui vous serre aisément le cœur.

Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. Si vos avis me blessent, cette sensibilité me montrera que vous aurez trouvé le vif: ainsi vous m’aurez toujours fait un grand bien en m’exerçant à la petitesse, et en m’accoutumant à être repris. Je dois être plus rabaissé qu’un autre à proportion de ce que je suis plus élevé par mon caractère, et que Dieu demande de moi une plus grande mort à tout. J’ai besoin de cette simplicité, et j’espère qu’elle augmentera notre union, loin de l’altérer.

LSP 131*A la Duchessse de Mortemart [1693 ?]

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. […] Souvent une certaine vivacité de correction, même pour soi, n’est qu’une activité qui n’est plus de saison pour ceux que Dieu mène d’une autre façon, et qu’il veut quelquefois laisser dans une impuissance de vaincre ces imperfections, pour leur ôter tout appui intérieur. La correction de quelques défauts involontaires serait pour eux une mort beaucoup moins profonde et moins avancée, que celle qui leur vient de se sentir surmontés par leurs misères, pourvu qu’ils soient véritablement et sans illusion désabusés et dépossédés d’eux-mêmes par cette expérience et par cet acquiescement. Chaque chose a son temps. La force intérieure sur ses propres défauts nourrit une vie secrète de propriété. Souffrez donc le prochain…501.

LSP 129.*A la Duchessse de Mortemart [?] [1695 ?]

Vous ne garderez jamais si bien M...502 que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout: c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. Les traverses de la vie nous surmontent, les croix nous abattent; nous manquons de patience et de douceur, ou d’une fermeté douce et égale; nous ne parvenons point à persuader autrui. Il n’y a que Dieu qui tient les cœurs dans ses mains : il soutient le nôtre, et ouvre celui du prochain. Priez donc, mais souvent et de tout votre cœur, si vous voulez bien conduire votre troupeau. Si le Seigneur ne garde pas la ville, celui qui veille la garde en vain. Nous ne pouvons attirer en nous le bon esprit que par l’oraison. Le temps qui y paraît perdu est le mieux employé. En vous rendant dépendante de l’esprit de grâce, vous travaillerez plus pour vos devoirs extérieurs, que par tous les travaux inquiets et empressés. Si votre nourriture est de faire la volonté de votre Père céleste, vous vous nourrirez souvent en puisant cette volonté dans sa source…503

LSP 137.*A la Duchessse de Mortemart

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. O qu’il est vilain d’être deux, trois, quatre, etc.! Il ne faut être qu’un. Je ne veux connaître que l’unité. Tout ce que l’on compte au-delà vient de la division et de la propriété d’un chacun. Fi des amis ! Ils sont plusieurs, et par conséquent ils ne s’aiment guère, ou s’aiment fort mal. Le moi s’aime trop pour pouvoir aimer ce qu’on appelle lui ou elle. Comme ceux qui n’ont qu’un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n’aiment rien qu’en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l’amour-propre n’aime son prochain qu’en soi et pour soi-même. Soyons donc unis, par n’être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu sans ombre de distinction. C’est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C’est dans ce point indivisible, que la Chine et le Canada se viennent joindre; c’est ce qui anéantit toutes les distances504.

Au nom de Dieu, que N…505 soit simple, petit, ouvert, sans réserve, défiant de soi et dépendant de vous. Il trouvera en vous non seulement tout ce qui lui manque, mais encore tout ce que vous n’avez point; car Dieu le fera passer par vous pour lui, sans vous le donner pour vous-même. Qu’il croie petitement, qu’il vive de pure foi, et il lui sera donné à proportion de ce qu’il aura cru.

LSP 150.*A la Duchessse de Mortemart (?)

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu, c’est le moyen de n’être jamais mécompté. Il faut prendre des hommes ce qu’ils donnent, comme des arbres les fruits qu’ils portent: il y a souvent des arbres où l’on ne trouve que des feuilles et des chenilles. Dieu supporte et attend les hommes imparfaits, et il ne se rebute pas même de leurs résistances. Nous devons imiter cette patience si aimable, et ce support si miséricordieux. Il n'y a que l'imperfection qui s'impatiente de ce qui est imparfait; plus on a de perfection, plus on supporte patiemment et paisiblement l'imperfection d'autrui sans la flatter. Laissez ceux qui s'érigent un tribunal dans leur prévention : si quelque chose les peut guérir, c'est de les laisser aller à leur mode, et de continuer à marcher de notre côté devant eux avec une simplicité et une petitesse d'enfant.

Ne pressez point N....506 Il ne faut demander qu’à mesure que Dieu donne. Quand il est serré, attendez-le, et ne lui parlez que pour l’élargir: quand il est élargi, une parole fera plus que trente à contretemps. Il ne faut ni semer ni labourer quand il gèle et que la terre est dure. En le pressant, vous le décourageriez. Il ne lui en resterait qu’une crainte de vous voir, et une persuasion que vous agissez par vivacité naturelle pour gouverner. Quand Dieu voudra donner une plus grande ouverture, vous vous tiendrez toujours toute prête pour suivre le signal, sans le prévenir jamais. C’est l’œuvre de la foi, c’est la patience des saints. Cette œuvre se fait au dedans de l’ouvrier, en même temps qu’au-dehors sur autrui ; car celui qui travaille meurt sans cesse à soi en travaillant à faire la volonté de Dieu dans les autres.

LSP 164.*A la Duchessse de Mortemart

Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté ; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même ; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. Encore un coup ; ne craignez rien, âme de peu de foi. Vous voyez, par l’expérience de votre faiblesse, combien vous devez être désabusée de vous-même et de vos meilleures résolutions. À voir les sentiments de zèle où l’on est quelquefois, on croirait que rien ne serait capable de nous arrêter; cependant, après avoir dit comme saint Pierre : Quand même il faudrait mourir avec vous cette nuit, je ne vous abandonnerai point, on finit comme lui par avoir peur d’une servante, et par renier lâchement le Sauveur. O qu’on est faible ! Mais autant que notre faiblesse est déplorable, autant l’expérience nous en est-elle utile pour nous ôter tout appui et toute ressource au-dedans de nous. Une misère que nous sentons, et qui nous humilie, nous vaut mieux qu’une vertu angélique que nous nous approprierions avec complaisance. Soyez donc faible et découragée si Dieu le permet, mais humble, ingénue et docile dans ce découragement. Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide.

LSP 165* A la Duchessse de Mortemart

Ma vie507 est triste et sèche comme mon corps ; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. Le fond est malade, et il ne peut se remuer sans une douleur sourde. Nulle sensibilité ne vient que d’amour-propre ; on ne souffre qu’à cause qu’on veut encore. Si on ne voulait plus rien, que la seule volonté de Dieu, on en serait sans cesse rassasié, et tout le reste serait comme du pain noir qu’on présente à un homme qui vient de faire un grand repas. Si la volonté présente de Dieu nous suffisait, nous n’étendrions point nos désirs et nos curiosités sur l’avenir. Dieu fera sa volonté, et il ne fera point la nôtre : il fera fort bien. Abandonnons-lui non seulement toutes nos vues humaines, mais encore tous nos souhaits pour sa gloire, attendue selon nos idées. Il faut le suivre en pure foi et à tâtons. Quiconque veut voir, désire, raisonne, craint et espère pour soi et pour les siens. Il faut avoir des yeux comme n’en ayant pas : aussi bien ne servent-ils qu’à nous tromper et qu’à nous troubler. Heureux le jour où nous ne voulons pas prévoir le lendemain !

LSP 166.*A la Duchessse de Mortemart. Après juin 1708.

Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible ; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir: on va contre le vent à force de rames. Pour l’état qui paraît tout naturel, je ne m’en étonne nullement. Dieu ne peut nous cacher sa grâce que sous la nature. Tout ce qui est sensible se trouve conforme aux saillies du tempérament, et le don de Dieu n’est que dans le fond le plus intime et le plus secret d’une volonté toute sèche et toute languissante. Souffrir, passer outre, et demeurer en paix dans cette douloureuse obscurité, est tout ce qu’il faut. Les défauts mêmes les plus réels se tourneront en mort et en désappropriation, pourvu que vous les regardiez avec simplicité, petitesse, détachement de votre lumière propre, et docilité pour la personne à qui vous vous ouvrez. Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. Vos peines serviront à rabaisser votre courage, et à vous déposséder de votre propre cœur; la vue de vos misères démontera votre sagesse. Il faut seulement vous soulager et vous épargner dans les tentations de découragement, comme une personne faible qu’on a besoin de consoler et de faire respirer.

Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif508: il faut y avoir égard, et ne laisser jamais trop attrister votre imagination; mais il lui faut des soulagements de simplicité et de petitesse, non de hauteur et de sagesse qui flattent l’amour-propre.

Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement ; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. Pour les choses choquantes, regardez-les comme venant de leurs défauts, et supportez les leurs comme vous supportez les vôtres. Vous n’aurez jamais aucun mécompte, si vous ne voulez jamais compter avec aucun de vos amis. L’amour de Dieu ne s’y méprend jamais; il n’y a que l’amour-propre qui puisse se mécompter. La grande marque d’un cœur désapproprié est de voir un cœur sans délicatesse pour soi, et indulgent pour autrui.

Je conviens que la simplicité serait d’un excellent usage avec nos bonnes gens509; mais la simplicité demande dans la pratique une profonde mort de la part de toutes les personnes qui composent une société. Les imparfaits sont imparfaitement simples ; ils se blessent mal à propos, ils critiquent, ils veulent deviner, ils censurent avec un zèle indiscret, ils gênent les autres : insensiblement les défauts naturels se glissent sous l’apparence de simplicité.

LSP 167.*A la Duchessse de Mortemart

Vous avez bien des croix à porter; mais vous en avez besoin, puisque Dieu vous les donne. Il les sait bien choisir: c’est ce choix qui déconcerte l’amour-propre et qui le fait mourir. Des croix choisies et portées avec propriété, loin d’être des croix et des moyens de mort, seraient des aliments et des ragoûts pour une vie d’amour-propre. Vous vous plaignez d’un état de pauvreté intérieure et d’obscurité; Bienheureux les pauvres d’esprits! Bienheureux ceux qui croient sans voir! Ne voyons-nous pas assez, pourvu que nous voyions notre misère sans l’excuser? Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. En cet état, on n’a aucune lumière qui flatte notre curiosité, mais on a toute celle qu’il faut pour se défier de soi, pour ne s’écouter plus, et pour être docile à autrui. Que serait-ce qu’une vertu qu’on verrait au dedans de soi, et dont on serait content? Que serait-ce qu’une lumière aperçue, et dont on jouirait pour se conduire? Je remercie Notre-Seigneur de ce qu’il vous ôte un si dangereux appui. Allez, comme Abraham, sans savoir où510; ne suivez que l’esprit de petitesse, de simplicité et de renon-cernent: il ne vous inspirera que paix, recueillement, douceur, détachement, support du prochain, et contentement dans vos peines.

LSP 189.*A la Duchessse de Mortemart

Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix ; elles ne seraient que des victoires continuelles, avec une flatteuse expérience de notre force invincible. De telles croix empoisonneraient le cœur, et charmeraient notre amour-propre. Pour bien souffrir, il faut souffrir faiblement et sentant sa faiblesse ; il faut se voir sans ressource au dedans de soi ; il faut être sur la croix avec Jésus-Christ, et dire comme lui, Mon Dieu, mon Dieu, combien m'avez-vous abandonné! O que la paix de la volonté, dans ce désespoir de l'amour-propre, est précieuse aux yeux de celui qui la fait en nous sans nous la montrer ! Nourrissez-vous de cette parole de saint Augustin, qui est d'autant plus vivifiante, qu'elle porte au coeur une mort totale de l'amour-propre: «Qu'il ne soit laissé en moi rien de moi-même, ni de quoi jeter encore un regard sur moi ; » nihil in me relinquatur mihi, nec quo respiciam ad me ipsum. N’écoutez point votre imagination ni les réflexions d’une sagesse humaine : laissez tomber tout, et soyez dans les mains du bien-aimé. C’est sa volonté et sa gloire qui doivent nous occuper.

LSP 190.*A la Duchessse de Mortemart

Soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l’être. Souffrez en paix ; abandonnez-vous; allez, comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n’est pas d’eux, mais de lui par eux, qu’il faut le recevoir. Ne mêlez rien à l’abandon, non plus qu’au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange ; une goutte d’eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. […]511.

Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux ! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. Quand on est attaché sur la croix avec Jésus-Christ, on dit comme lui, O Dieu, ô mon Dieu, combien vous m’avez délaissé ! Mais ce délaissement sensible, qui est une espèce de désespoir dans la nature grossière, est la plus pure union de l’esprit, et la perfection de l’amour.

Qu’importe que Dieu nous dénue de goûts et de soutiens sensibles ou aperçus, pourvu qu’il ne nous laisse pas tomber? Le prophète Habacuc n'était-il pas bien soutenu quand l'ange le transportait avec tant d'impétuosité de la Judée à Babylone, en le tenant par un de ses cheveux512. Il allait sans savoir où, et sans savoir par quel soutien ; il allait nourrir Daniel au milieu des lions ; il était enlevé par l'esprit invisible et par la vertu de la foi. Heureux qui va ainsi par une route inconnue à la sagesse humaine, et sans toucher du pied à terre !

Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. Qu’y a-t-il à faire? Rien qu’à ne repousser jamais la main invisible qui détruit et qui refond tout. Plus on avance, plus il faut se délaisser à l’entière destruction. Il faut qu’un cœur vivant soit réduit en cendre. Il faut mourir et ne voir point sa mort; car une mort qu’on apercevrait serait la plus dangereuse de toutes les vies. Vous êtes morts, dit l’Apôtre, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Il faut que la mort soit cachée, pour cacher la vie nouvelle que cette mort opère. On ne vit plus que de mort, comme parle saint Augustin513. Mais qu’il faut être simple et sans retour pour laisser achever cette destruction du vieil homme ! Je prie Dieu qu’il fasse de vous un holocauste que le feu de l’autel consume sans réserve.

LSP 191.* A la Duchessse de Mortemart ( ?)

La peine que je ressens sur le malheur public ne m’empêche point d’être occupé de votre infirmité514. Vous savez qu’il faut porter la croix, et la porter en pleines ténèbres. Le parfait amour ne cherche ni à voir ni à sentir. Il est content de souffrir sans savoir s’il souffre bien, et d’aimer sans savoir s’il aime. O que l’abandon, sans aucun retour ni repli caché, est pur et digne de Dieu ! Il est lui seul plus détruisant que mille et mille vertus austères et soutenues d’une régularité aperçue. On jeûnerait comme saint Siméon Stylite, on demeurerait des siècles sur une colonne ; on passerait cent ans au désert, comme saint Paul ermite; que ne ferait-on point de merveilleux et digne d’être écrit, plutôt que de mener une vie unie, qui est une mort totale et continuelle dans ce simple délaissement au bon plaisir de Dieu ! Vivez donc de cette mort ; qu’elle soit votre unique pain quotidien. Je vous présente celui que je veux manger avec vous. […]515.

LSP 192.*A la Duchessse de Mortemart (?)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels ; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. Jésus-Christ ne dit pas: Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se possède, qu’il se revête d’ornements, qu’il s’enivre de consolations, comme Pierre sur le Thabor; qu’il jouisse de moi et de soi-même dans sa perfection, qu’il se voie : et que tout le rassure en se voyant parfait : mais au contraire il dit : Si quelqu’un veut venir après moi, voici le chemin par où il faut qu’il passe ; qu’il se renonce, qu’il porte sa croix et qu’il me suive dans le sentier bordé de précipices où il ne verra que sa mort. Saint Paul dit que nous voudrions être survêtus, et qu’il faut au contraire être dépouillés jusqu’à la plus extrême nudité pour être ensuite revêtus de Jésus-Christ. […]516

Que ne puis-je être auprès de vous ! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous : je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. Mais si vous voulez que l’enfant Jésus les porte avec vous, laissez-le se cacher à vos yeux ; laissez-le aller et venir en toute liberté. Il sera tout-puissant en vous, si vous êtes bien petite en lui. On demande du secours pour vivre et pour se posséder : il n’en faut plus que pour expirer et pour être dépossédé de soi sans ressource. Le vrai secours est le coup mortel ; c’est le coup de grâce. Il est temps de mourir à soi, afin que la mort de Jésus-Christ opère une nouvelle vie. Je donnerais la mienne pour vous ôter la vôtre, et pour vous faire vivre de celle de Dieu.

LSP 193.*A la Duchessse de Mortemart

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant ? Un tel abandon serait la plus grande propriété, et n’aurait que le nom trompeur d’abandon ; ce serait l’illusion la plus manifeste. Il faut manquer de tout aliment pour achever de mourir. C’est une cruauté et une trahison, que de vous laisser respirer et nourrir pour prolonger votre agonie dans le supplice. Mourez ; c’est la seule parole qui me reste pour vous.

Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? Était-ce à condition de le faire en apparence, et de trouver une plus grande sûreté dans l’abandon même? Si cela était, vous auriez été bien fine avec Dieu : ce serait le comble de l’illusion. Si, au contraire, vous n’avez cherché (comme je n’en doute pas) que le sacrifice total de votre esprit et de votre volonté, pourquoi reculez-vous quand Dieu vous fait enfin trouver l’unique chose que vous avez cherchée ? Voulez-vous vous reprendre dès que Dieu veut vous posséder, et vous déposséder de vous-même ? Voulez-vous, par la crainte de la mer et de la tempête, vous jeter contre les rochers, et faire naufrage au port? Renoncez aux sûretés ; vous n’en sauriez jamais avoir que de fausses. C’est la recherche infidèle de la sûreté qui fait votre peine. Loin de vous conduire au repos, vous résistez à votre grâce ; comment trouveriez-vous la paix ?

J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur ; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre ; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. Cette certitude réfléchie, dont on se rendrait compte à soi-même, et sur laquelle on se reposerait, détruirait l’état de foi, rendrait toute mort impossible et imaginaire, changeant l’abandon et la nudité en possession et en propriété sans bornes ; enfin ce serait un fanatisme perpétuel, car on se croirait sans cesse certainement et immédiatement inspiré de Dieu pour tout ce qu’on ferait en chaque moment. Il n’y aurait plus ni direction ni docilité, qu’autant que le mouvement intérieur, indépendant de toute autorité extérieure, y porterait chacun. Ce serait renverser la voie de foi et de mort. Tout serait lumière, possession, vie et certitude dans toutes ces choses. Il faut donc observer qu’on doit suivre le mouvement, mais non pas vouloir s’en assurer par réflexion, et se dire à soi-même, pour jouir de sa certitude : oui, c’est par mouvement que j’agis.

Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes ; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau ; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même ? Les saints patriarches, prophètes, apôtres, etc. avaient, hors des choses miraculeuses, un attrait continuel qui les poussait à une mort continuelle ; mais ils ne se rendaient point juges de leur grâce, et ils la suivaient simplement : elle leur eût échappé pendant qu’ils auraient raisonné pour s’en faire les juges. Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée ; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. Marchez donc, comme Abraham, sans savoir où. Sortez de votre terre, qui est votre cœur ; suivez les mouvements de la grâce, mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir, vous vous rendez juge de votre grâce, au lieu de lui être docile, et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu, dit saint Luc dans les Actes. Si, au contraire, vous cherchez cette certitude après avoir agi, c’est une vaine consolation que vous cherchez par un retour d’amour-propre, au lieu d’aller toujours en avant avec simplicité selon l’attrait, et sans regarder derrière vous. Ce regard en arrière interrompt la course, retarde les progrès, brouille et affaiblit l’opération intérieure : c’est un contretemps dans les mains de Dieu ; c’est une reprise fréquente de soi-même ; c’est défaire d’une main ce qu’on fait de l’autre. De là vient qu’on passe tant d’années languissant, hésitant, tournant tout autour de soi.

Je ne perds de vue ni vos longues peines, ni vos épreuves, ni le mécompte de ceux qui me parlent de votre état sans le bien connaître. Je conviens même qu’il m’est plus facile de parler, qu’à vous de faire, et que je tombe dans toutes les fautes où je vous propose de ne tomber pas. Mais enfin nous devons plus que les autres à Dieu, puisqu’il nous demande des choses plus avancées ; et peut-être sommes-nous à proportion les plus reculés. Ne nous décourageons point: Dieu ne veut que nous voir fidèles. Recommençons, et en recommençant nous finirons bientôt. Laissons tout tomber, ne ramassons rien ; nous irons bien vite et en grande paix.

LSP 198.*A la Duchessse de Mortemart (?)

Je vois que la lumière de Dieu est en vous pour vous montrer vos défauts et ceux de N...517. C'est peu de voir; il faut faire, ou pour mieux dire il n'y aurait qu'à laisser faire Dieu, et qu'à ne lui point résister. Pour N..., il ne faut jamais lui faire quartier; nulle excuse; coupez court; il faut qu'il se taise, qu'il croie, et qu'il obéisse sans s'écouter.

Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé ; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main ; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. La bonne foi avec Dieu consiste à n’avoir point un faux abandon, ni un demi-abandon, quand on le promet tout entier. Ananias et Saphira furent terriblement punis pour n’avoir pas donné sans réserve un bien qu’ils étaient libres de garder tout entier518. Allons à l’aventure. Abraham allait sans savoir où, hors de son pays. Je voudrais bien vous chasser du vôtre, et vous mettre, comme lui, loin des moindres vestiges de route. […]519.

LSP 203.*A la Duchessse de Mortemart. [1711 ?]

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous.

Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. Quand je suis à l’office de notre chœur, je vois la main d’un de nos chapelains qui promène un grand éteignoir qui éteint tous les cierges par derrière l’un après l’autre ; s’il ne les éteint pas entièrement, il reste un lumignon fumant qui dure longtemps et qui consume le cierge520. La grâce vient de même éteindre la vie de la nature; mais cette vie opiniâtre fume encore longtemps, et nous consume par un feu secret, à moins que l’éteignoir ne soit bien appuyé et qu’il n’étouffe absolument jusqu’aux moindres restes de ce feu caché.

Je veux que vous ayez le goût de ma destruction connue j’ai celui de la vôtre. Finissons, il est bien temps, une vieille vie languissante qui chicane toujours pour échapper à la main de Dieu. Nous vivons encore ayant reçu cent coups mortels521.

Assurez-vous que je ne flatterai en rien M[...]..5 et que je chercherai même à aller jusqu’au fond. Dieu fera le reste par vous. Votre patience, votre égalité, votre fidélité à n’agir avec lui que par grâce, sans prévenir, par activité ni par industrie, les moments de Dieu ; en un mot, la mort continuelle à vous-même vous mettra en état de faire peu à peu mourir ce cher fils à tout ce qui vous paraît l’arrêter dans la voie de la perfection. Si vous êtes bien petite et bien dénuée de toute sagesse propre, Dieu vous donnera la sienne pour vaincre tous les obstacles.

N’agissez point avec lui par sagesse précautionnée, mais par pure foi et par simple abandon. Gardez le silence, pour le ramener au recueillement et à la fidélité, quand vous verrez que les paroles ne seront pas de saison. Souffrez ce que vous ne pourrez pas empêcher. Espérez, comme Abraham, contre l’espérance, c’est-à-dire attendez en paix que Dieu fasse ce qu’il lui plaira, lors même que vous ne pourrez plus espérer. Une telle espérance est un abandon; un tel état sera votre épreuve très douloureuse et l’œuvre de Dieu en lui. Ne lui parlez que quand vous aurez au cœur de le faire, sans écouter la prudence humaine. Ne lui dites que deux mots de grâce, sans y mêler rien de la nature.

LSP 205 Au Duc de Mortemart (?)

Vos dispositions sont bonnes ; mais il faut réduire à une pratique constante et uniforme tout ce qu’on a en spéculation et en désir. Il est vrai qu’il faut avoir patience avec soi-même comme avec autrui, et qu’on ne doit ni se décourager ni s’impatienter à la vue de ses fautes: mais enfin il faut se corriger ; et nous en viendrons à bout, pourvu que nous soyons simples et petits dans la main toute-puissante qui veut nous façonner à sa mode, qui n’est pas la nôtre. Le vrai moyen de couper jusques à la racine du mal en vous, est d’amortir sans cesse votre excessive activité par le recueillement, et de laisser tout tomber pour n’agir qu’en paix et par pure dépendance de la grâce.

Soyez toujours petit à l’égard de N… , et ne laissez jamais fermer votre cœur. C’est quand on sent qu’il se resserre qu’il faut l’ouvrir. La tentation de rejeter le remède en augmente la nécessité. N… a de l’expérience : elle vous aime; elle vous soutiendra dans vos peines. Chacun a son ange gardien ; elle sera le vôtre au besoin : mais il faut une simplicité entière. La simplicité ne rend pas seulement droit et sincère, elle rend encore ouvert et ingénu jusqu’à la naïveté ; elle ne rend pas seulement naïf et ingénu, elle rend encore confiant et docile.

LSP 218.*A la Duchessse de Mortemart (?)

Un cavalier qui gourmande la bouche de son cheval en fait bientôt une rosse. Au contraire, on élève l’esprit et le cœur de ses gens, en ne leur montrant jamais que de la politesse et de la dignité, avec des inclinations bienfaisantes. Si on n’est pas en état de donner, il faut au moins faire sentir qu’on en a du regret. De plus, il faut donner à chacun dans sa fonction l’autorité qui lui est nécessaire sur ses inférieurs; car rien ne va d’un train réglé, que par la subordination à laquelle il faut sacrifier bien des choses. Quoique vous aperceviez les défauts d’un domestique, gardez-vous bien de vous en rebuter d’abord. Faites compensation du bien et du mal : croyez qu’on est fort heureux, si on trouve les qualités essentielles. Jugez de ce domestique par comparaison à tant d’autres plus imparfaits ; songez aux moyens de le corriger de certains défauts, qui ne viennent peut-être que de mauvaise éducation. Pour les défauts du fond du naturel, n’espérez pas de les guérir; bornez-vous à les adoucir, et à les supporter patiemment. Quand vous voudrez, malgré l’expérience, corriger un domestique de certains défauts qui sont jusque dans la moelle de ses os, ce ne sera pas lui qui aura tort de ne s’être point corrigé, ce sera vous qui aurez tort d’entreprendre encore sa correction. Ne leur dites jamais plusieurs de leurs défauts à la fois ; vous les instruiriez peu, et les décourageriez beaucoup: il ne faut les leur montrer que peu à peu, et à mesure qu’ils vous montrent assez de courage pour en supporter utilement la vue.

Parlez-leur, non seulement pour leur donner vos ordres, mais encore pour trois autres choses, 1° pour entrer avec affection dans leurs affaires ; 2° pour les avertir de leurs défauts tranquillement; 3° pour leur dire ce qu’ils ont bien fait; car il ne faut pas qu’ils puissent s’imaginer qu’on n’est sensible qu’à ce qu’ils font mal, et qu’on ne leur tient aucun compte de ce qu’ils ont bien fait. Il faut les encourager par une modeste, mais cordiale louange. Quelques défauts qu’ait un domestique, tant que vous le gardez à votre service, il faut le bien traiter. S’il est même d’un certain rang entre les autres, il faut que les autres voient que vous lui parlez avec considération ; autrement vous le dégraderiez parmi les autres ; vous le rendriez inutile dans sa fonction ; vous lui donneriez des chagrins horribles, et il sortirait peut-être enfin de chez vous, semant partout ses plaintes. Pour les domestiques en qui vous connaissez du sens, de la discrétion, de la probité, et de l’affection pour vous, écoutez-les; montrez-leur toute la confiance dont vous pouvez les croire dignes, car c’est ce qui gagne le cœur des gens désintéressés. Les manières honnêtes et généreuses font beaucoup plus sur eux, que les bienfaits mêmes. L’art d’assaisonner ce qu’on donne est au-dessus de tout.

Ne devez jamais rien à vos domestiques : autrement vous êtes en captivité. Il vaudrait mieux devoir à d’autres gros créanciers mieux en état d’attendre, et moins en occasion de vous décrier, ou de se prévaloir de votre retardement à les payer. Il faut que les gages ou récompenses des domestiques soient sur un pied raisonnable, car si vous donnez moins que les autres gens modérés de votre condition, ils sont mécontents, vous croient avare, cherchent à vous quitter, et vous servent sans affection.

Pour pratiquer toutes ces règles, il faut commencer par une entière conviction de la nécessité de les suivre et y faire une sérieuse attention devant Dieu ; ensuite prévoir les occasions où l’on est en danger d’y manquer; s’humilier en présence de Dieu, mais tranquillement et sans chagrin, toutes les fois qu’on s’aperçoit qu’on y a manqué; et enfin laisser faire à Dieu dans le recueillement ce que nous ne saurions faire par nos propres forces.

LSP 219.*A la Duchessse de Mortemart (?)

[…passagères522.

Je ne veux jamais flatter qui que ce soit, et même dès le moment que j’aperçois, dans ce que je dis ou dans ce que je fais, quelque recherche de moi-même, je cesse d’agir ou de parler ainsi. Mais je suis tout pétri de boue, et j’éprouve que je fais à tout moment des fautes, pour n’agir point par grâce. Je me retranche à m’apetisser à la vue de ma hauteur. Je tiens à tout d’une certaine façon, et cela est incroyable, mais d’une autre façon, j’y tiens peu, car je me laisse assez facilement détacher de la plupart des choses qui peuvent me flatter. Je n’en sens pas moins l’attachement foncier à moi-même. Au reste, je ne puis expliquer mon fond. Il m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. J’agis même beaucoup par prudence naturelle, et par un arrangement humain. Mon naturel est précisément opposé au vôtre. Vous n’avez point l’esprit complaisant et flatteur, comme je l’ai, quand rien ne me fatigue ni ne m’impatiente dans le commerce. Alors vous êtes bien plus sèche que moi; vous trouvez que je vais alors jusqu’à gâter les gens, et cela est vrai. Mais quand on veut de moi certaines attentions suivies qui me dérangent, je suis sec et tranchant, non par indifférence ou dureté, mais par impatience et par vivacité de tempérament. Au surplus, je crois presque tout ce que vous me dites; et pour le peu que je ne trouve pas en moi conforme à vos remarques, outre que j’y acquiesce de tout mon cœur, sans le connaître, en attendant que Dieu me le montre ; d’ailleurs je crois voir en moi infiniment pis, par une conduite de naturel, et de naturel très mauvais. Ce que je serais tenté de ne croire pas sur vos remarques, c’est que j’aie eu autrefois une petitesse que je n’ai plus. Je manque beaucoup de petitesse, il est vrai ; mais je doute que j’en aie moins manqué autrefois. Cependant je puis facilement m’y tromper. Vous ne me mandez point si vous avez reçu des nouvelles de N… Si vous en avez, pourquoi ne m’en faites-vous point quelque petite part ? Je suis dans…523.

LSP 490.*A la Duchessse de Mortemart (?)

Comment524 pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde ? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. Je prie souvent le vrai consolateur de vous consoler. On n’est en paix que quand on est bien loin de soi; c’est l’amour-propre qui trouble, c’est l’amour de Dieu qui calme. L’amour-propre est un amour jaloux, délicat, ombrageux, plein d’épines, douloureux, dépité. Il veut tout sans mesure, et sent que tout lui échappe, parce qu’il n’ignore pas sa faiblesse. Au contraire, l’amour de Dieu est simple, paisible, pauvre et content de sa pauvreté, aimant l’oubli, abandonné à tout, endurci à la fatigue des croix, et ne s’écoutant jamais dans ses peines. Heureux qui trouve tout dans ce trésor du dépouillement ! Jésus-Christ, dit l’apôtre, nous a enrichis de sa pauvreté’, et nous nous appauvrissons par nos propres richesses. N’ayez rien, et vous aurez tout. Ne craignez point de perdre les appuis et les consolations ; vous trouverez un gain infini dans la perte.

Vous êtes en société de croix avec M… il faut le soutenir dans ses infirmités.

Dieu vous rendra, selon le besoin, tout ce que vous lui aurez donné. C’est à vous à être sa ressource, vous qui avez reçu une nourriture plus forte pour la piété, et qui avez été moins accoutumée à la dissipation flatteuse du monde. Ne prenez pourtant pas trop sur vous. Donnez-vous simplement et avec petitesse pour faible. Demandez au besoin qu’on vous soulage et qu’on vous épargne.

Je ne suis point surpris de ce que le torrent du monde entraîne un peu N... Il est facile, vif, et dans l’occasion ; mais il est bon. Il sent la vivacité de ses goûts, et j’espère qu’il s’en défiera: se défier de soi et se confier à Dieu seul, c’est tout. G… a le cœur excellent ; mais il ne commencera à se tourner solidement vers le bien, que quand le recueillement fera tomber peu à peu ses saillies et ses amusements. Il faut prier beaucoup pour lui, et lui parler peu ; l’attendre, et le gagner en lui ouvrant le cœur.

1121. À la Duchesse de Mortemart A Cambray, 9 janvier 1707.

[…]525 Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle526 entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé527, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N.528, que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. N’y en a-t-il point trop de copies? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis529. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.

Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. Je n’avais point encore reçu l’avis qui regarde Leschelle, quand il est parti d’ici. Vous saurez qu’il est capable d’agir par enthousiasme, et que naturellement il est indocile. Vous pouvez facilement découvrir le fond de tout cela, et le redresser s’il en a besoin. Il importe aussi de bien prendre garde à son frère, qui a été trompé plusieurs fois. Il veut trop trouver de l’extraordinaire. Il a mis ses lectures en la place de l’expérience; son imagination n’est ni moins vive, ni moins raide que celle de Leschelle. […]530.

1231. À la Duchesse de Mortemart A C[ambrai] 22 août 1708.

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui et au-dedans notre propre faiblesse. Nous sommes véritablement petits, quand nous ne sommes plus surpris de nous voir corrigés au-dehors, et incorrigibles au-dedans. Alors tout nous surmonte comme de petits enfants, et nous voulons être surmontés. Nous sentons que les autres ont raison, mais que nous sommes dans l’impuissance de nous vaincre pour nous redresser. Alors nous désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de D[ieu]. Alors la correction d’autrui, quelque sèche et dure qu’elle soit, nous paraît moindre que celle qui nous est due. Si nous ne pouvons pas la supporter, nous condamnons notre délicatesse encore plus que nos autres imperfections. La correction ne peut plus alors nous rapetisser, tant elle nous trouve petits. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir, qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire.

Pardonnez-moi donc, ma bonne Duchesse, toutes mes indiscrétions. Dieu sait combien je vous aime, et à quel point je suis sensible à toutes vos peines. Je vous demande pardon de tout ce que j’ai pu vous écrire de trop dur. Mais ne doutez pas de mon cœur, et comptez pour rien ce qui vient de moi. Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres531. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D[ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus.

1215. À la Duchesse de Mortemart A C[ambrai] 8 juin 1708.

Je vous avoue, ma bonne D[uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D[ieu], est précisément ce que D[ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. Il est vrai que vous avez un naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie, qui est trop sensible à tous les défauts d’autrui, et qui rend les impressions difficiles à effacer. Mais ce ne sera jamais votre tempérament que D[ieu] vous reprochera, puisque vous ne l’avez pas choisi, et que vous n’êtes pas libre de vous l’ôter. Il vous servira même pour votre sanctification, si vous le portez comme une croix. Mais ce que D[ieu] demande de vous, c’est que vous fassiez réellement dans la pratique ce que sa grâce met dans vos mains. Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. Il s’agit de réparer par petitesse ce que vous aurez gâté par une saillie de hauteur. Il s’agit d’une petitesse pratiquée réellement et de suite dans les occasions. Il s’agit d’une sincère désappropriation de vos jugements. Il n’est pas étonnant que la haute opinion que tous nos bonnes gens ont eue de toutes vos pensées depuis douze ans532, vous ait insensiblement accoutumée à une confiance secrète en vous-même, et à une hauteur que vous n’aperceviez pas. Voilà ce que je crains pour vous cent fois plus que les saillies de votre humeur. Votre humeur ne vous fera faire que des sorties brusques. Elle servira à vous montrer votre hauteur que vous ne verriez peut-être jamais sans ces vivacités qui vous échappent : mais la source du mal n’est que dans la hauteur secrète qui a été nourrie si longtemps par les plus beaux prétextes. Laissez-vous donc apetisser [diminuer] par vos propres défauts, autant que l’occupation des défauts d’autrui vous avait agrandie. Accoutumez-vous à voir les autres se passer de vos avis, et passez-vous vous-même de les juger. Du moins si vous leur dites quelque mot, que ce soit par pure simplicité, non pour décider et pour corriger, mais seulement pour proposer par simple doute, et désirant qu’on vous avertisse, comme vous aurez averti. En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. Si vous avez reçu quelque chose pour eux, il faut le leur donner moins par correction que par consolation et nourriture.

À l’égard de M. de Ch[amillart]533, vous ne ferez jamais si bien ce que D[ieu] demandera de vous, que quand vous n’y aurez ni empressement ni activité. Ne vous mêlez de rien, quand on ne vous cherchera pas. Vous n’aurez la confiance des gens pour leur bien, et vous ne serez à portée de leur être utile, qu’autant que vous les laisserez venir. Rien n’acquiert la confiance que de ne l’avoir jamais cherchée. Je dis tout ceci parce qu’il est naturel qu’on soit tenté de vouloir redresser ce qui paraît en avoir un pressant besoin, et à quoi on s’intéresse. Pour garder un juste tempérament là-dessus, vous pouvez consulter un quelqu’un qui en sait plus que moi534. D[ieu] sait, ma bonne D[uchesse], à quel point je suis uni à vous, et combien je souhaite que les autres le soient.

1408. À la Duchesse de Mortemart

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que ous m’avez écrite. Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuade et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. Le même amour-propre qui fait nos défauts, nous les cache très subtilement et aux yeux d’autrui et aux nôtres. L’amour-propre ne peut supporter la vue de lui-même. Il en mourrait de honte et de dépit. S’il se voit par quelque coin, il se met dans quelque faux jour pour adoucir sa laideur, et pour avoir de quoi s’en consoler.

Ainsi il y a toujours quelque reste d’illusion en nous, pendant qu’Il y reste quelque imperfection et quelque fonds d’amour-propre. Il faudrait que l’amour-propre fût déraciné, et que l’amour de D[ieu] agit seul en nous pour nous montrer parfaitement à nous-mêmes. Alors le même principe qui nous ferait voir nos imperfections nous les ôterait. Jusque-là on ne connaît qu’à demi, parce qu’on n’est qu’à demi à Dieu, étant encore à soi beaucoup plus qu’on ne croit, et qu’on n’ose se le laisser voir. Quand la vérité sera pleinement en nous, nous l’y verrons toute pleine. Ne nous aimant plus que par pure charité, nous nous verrons sans intérêt, et sans flatterie, comme nous verrons le prochain. En attendant, D[ieu] épargne notre faiblesse en ne nous découvrant notre laideur qu’à proportion du courage qu’il nous donne pour en supporter la vue. Il ne nous montre à nous-mêmes que par morceaux, tantôt l’un, tantôt l’autre, à mesure qu’il veut entreprendre en nous quelque correction. Sans cette préparation miséricordieuse qui proportionne la force à la lumière, l’étude de nos misères ne produirait que le désespoir. Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y prépare. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. Toute autre conduite où l’on reprend avec impatience, parce qu’on est choqué de ce qui est défectueux, est une critique humaine, et non une correction de grâce. C’est par imperfection qu’on reprend les imparfaits. C’est un amour-propre subtil et pénétrant, qui ne pardonne rien à l’amour-propre d’autrui. Plus il est amour-propre, plus il est sévère censeur. Il n’y a rien de si choquant que les travers d’un amour-propre, à un autre amour-propre délicat et hautain. Les passions d’autrui paraissent infiniment ridicules et insupportables à quiconque est livré aux siennes. Au contraire l’amour de Dieu est plein d’égards, de supports535, de ménagements, et de condescendances. Il se proportionne, il attend. Il ne fait jamais deux pas à la fois. Moins on s’aime plus on s’accommode aux imperfections de l’amour-propre d’autrui, pour les guérir patiemment. On ne fait jamais aucune incision, sans mettre beaucoup d’onction sur la plaie. On ne purge le malade, qu’eu le nourrissant. On ne hasarde aucune opération, que quand la nature indique elle-même qu’elle y prépare. On attendra des années pour placer un avis salutaire. On attend que la Providence en donne l’occasion au-dehors, et que la grâce en donne l’ouverture au dedans du cœur. Si vous voulez cueillir le fruit avant qu’il soit mûr, vous l’arrachez à pure pertes.

De plus vous avez raison de dire que vos dispositions changeantes vous échappent, et que vous ne savez que dire de vous. Comme la plupart des dispositions sont passagères et mélangées celles qu’on tâche d’expliquer deviennent fausses, avant que l’explication en soit achevée. Il en survient une autre toute différente, qui tombe aussi à son tour dans une apparence de fausseté. Mais il faut se borner à dire de soi ce qui en paraît vrai dans le moment où l’on ouvre son cœur. Il n’est pas nécessaire de dire tout en s’attachant à un examen méthodique. Il suffit de ne rien retenir par défaut de simplicité, et de ne rien adoucir par les couleurs flatteuses de l’amour-propre. Dieu supplée le reste selon le besoin en faveur d’un cœur droit, et les amis édairés par la grège remarquent sans peine ce qu’on ne sait pas leur dire, quand on est devant eux naïf, ingénu, et sans réserve.

Pour nos amis imparfaits ils ne peuvent nous connaître qu’imparfaitement. Souvent ils ne jugent de nous que par les défauts extérieurs qui se font dans la société, et qui incommodent leur amour-propre. L’amour‑propre est censeur âpre, rigoureux, soupçonneux, et implacable. Le même amour qui leur adoucit leurs propres défauts leur grossit les nôtres. Comme ils sont dans un point de vue très différent du nôtre, ils voient en nous ce que nous n’y voyons pas, et ils n’y voient pas ce que nous y voyons. Ils y voient avec subtilité et pénétration beaucoup de choses qui blessent la délicatesse et la jalousie de leur amour-propre, et que le nôtre nous déguise. Mais ils ne voient point dans notre fond intime ce qui salit nos vertus, et qui ne déplaît qu’à Dieu seul. Ainsi leur jugement le plus approfondi est bien superficiel.

Ma conclusion est qu’il suffit d’écouter Dieu dans un profond silence intérieur, et de dire en simplicité pour et contre soi tout ce qu’on croit voir à la pure lumière de Dieu dans le moment où l’on tâche de se faire connaître.

Vous me direz peut-être, ma bonne D[uchesse], que ce silence intérieur est difficile, quand on est dans la sécheresse, dans le vide de D[ieu] et dans l’insensibilité que vous m’avez dépeinte. Vous ajouterez peut-être que vous ne sauriez travailler activement à vous recueillir.

Mais je ne vous demande point un recueillement actif, et d’industrie. C’est se recueillir passivement, que de ne se dissiper pas, et que de laisser tomber l’activité naturelle qui dissipe. Il faut encore plus éviter l’activité pour la dissipation que pour le recueillement. II suffit de laisser faire D[ieu], et de ne l’interrompre pas par des occupations superflues qui flattent le goût, ou la vanité. Il suffit de laisser souvent tomber l’activité propre par une simple cessation ou repos qui nous fait rentrer sans aucun effort dans la dépendance de la grâce536. 11 faut s’occuper peu du prochain, lui demander peu, en attendre peu, et ne croire pas qu’il nous manque quand notre amour est tenté de croire qu’il y trouve quelque mécompte. Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s’efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l’actif qu’on se procure par travail et par industrie, en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci n’est qu’un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l’objet distinct de nos pensées au-dehors, qu’il n’est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état on fait en paix et sans empressement ni inquiétude tout ce qu’on a à faire. L’esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et suspend notre action, dès que l’activité de l’amour-propre commence à s’y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel et remet l’âme avec D[ieu] pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état l’âme est libre dans toutes les sujétions extérieures, parce qu’elle ne prend rien pour elle de tout ce qu’elle fait. Elle ne le fait que pour le besoin. Elle ne prévoit rien par curiosité, elle se borne au moment présent, elle abandonne le passé à D[ieu]. Elle n’agit jamais que par dépendance. Elle s’amuse pour le besoin de se délasser, et par petitesse. Mais elle est sobre en tout, parce que l’esprit de mort est sa vie. Elle est contente ne voulant rien.

Pour demeurer dans ce repos, il faut laisser sans cesse tomber tout ce qui en fait sortir. Il faut se faire taire très souvent, pour être en état d’écouter le maître intérieur qui enseigne toute vérité, et si nous sommes fidèles à l’écouter, il ne manquera pas de nous faire taire souvent. Quand nous n’entendons pas cette voix intime et délicate de l’esprit qui est l’âme de notre âme, c’est une marque que nous ne nous taisons point pour l’écouter. Sa voix n’est point quelque chose d’étranger. D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. Il ne faut qu’une volonté souple, docile, dégagée de tout pour s’accommoder à cette impression. L’esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion.Ce n’est point une inspiration miraculeuse qui expose à l’illusion et au fanatisme. Ce n’est qu’une paix du fond pour se prêter sans cesse à l’esprit de D[ieu] dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien pratiquer que les commandements évangéliques.

Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. Cela peut être et il est même naturel qu’ils aient un peu excédé en réserve dans les premiers temps, où ils ont voulu changer ce qui leur paraissait trop fort, et où ils étaient embarrassés de ce changement qui vous choquait. Mais je ne crois pas que leur intention ait été de vous manquer en rien. Ainsi je croirais qu’ils n’ont pu manquer que par embarras pour les manières. Votre peine, que vous avouez avoir été grande et que je m’imagine qu’ils apercevaient, ne pouvait pas manquer d’augmenter, malgré eux, leur embarras, leur gêne, et leur réserve. Je ne sais rien de ce qu’ils ont fait, et ils ne me l’ont jamais expliqué. Je ne veux les excuser en rien. Mais en gros je comprends que vous devez vous défier de l’état de peine extrême dans lequel vous avez senti leur changement. Un changement soudain et imprévu choque. On ne peut s’y accoutumer; on ne croit point en avoir besoin. On croit voir dans ceux qui se retirent ainsi un manquement aux règles de la bienséance et de l’amitié. On prétend y trouver de l’inconstance, du défaut de simplicité, et même de la fausseté. Il est naturel qu’un amour-propre vivement blessé exagère ce qui le blesse, et il me semble que vous devez vous défier des jugements qu’il vous a fait faire dans ces temps-là. Je crois même que vous devez aller encore plus loin, et juger que la grandeur du mal demandait un tel remède, ce renversement de tout vous-même, et cet accablement dont vous me parlez avec tant de franchise montre que votre cœur était bien malade. L’incision a été très douloureuse, mais elle devait être prompte et profonde. Jugez-en par la douleur qu’elle a causée à votre amour-propre, et ne décidez point sur des choses, où vous avez tant de raisons de vous récuser vous-même. Il est difficile que les meilleurs hommes qui ne sont pourtant pas parfaits, n’aient fait aucune faute dans un changement si embarrassant. Mais supposé qu’ils en aient fait beaucoup, vous n’en devez point être surprise. Il faut d’ailleurs faire moins d’attention à leur irrégularité, qu’à votre pressant besoin. Vous êtes trop heureuse de ce que D[ieu] a fait servir leur tort à redresser le vôtre. Ce qui est peut-être une faute en eux, est une grande miséricorde en D[ieu] pour votre correction. Aimez l’amertume du remède, si vous voulez être bien guérie du mal.

Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N…[Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. Pour moi je veux être repris par tous ceux qui voudront me dire ce qu’ils ont remarqué en moi, et je ne veux m’élever au-dessus d’aucun des plus petits frères537. Il n’y en a aucun que je ne blâmasse, s’il n’était pas intimement uni à vous. Je le suis en vérité, ma bonne D., au-delà de toute expression.

Madame de Chevry me paraît vivement touchée de l’excès de vos bontés, et j’ai de la joie d’apprendre à quel point elle les ressent. J’espère que cette reconnaissance la mènera jusqu’à rentrer dans une pleine confiance538, dont elle a grand besoin. Personne ne peut être plus sensible que je le suis à toutes vos différentes peines.

1442. À la Duchesse de Mortemart.  À C[ambrai] 1 février 1711.

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D[ieu] donne à ses enfants entre eux. Je puis vous protester que je n’ai nullement douté de tout ce que vous m’aviez mandé auparavant. Je n’avais songé qu’à vous dire des choses générales, sans savoir ce que vous auriez à en prendre pour vous, et comptant seulement que chacun de nous ne voit jamais tout son fond de propriété, parce que ce qui nous reste de propriété est précisément ce qui obscurcit nos yeux, pour nous dérober la vue de ces restes subtils et déguisés de la propriété même. Mais c’était plutôt un discours général pour nous tous, et surtout pour moi, qu’un avis particulier qui tombât sur vous. Il est vrai seulement que je souhaitais que vous fissiez attention à ce qu’il ne faut presser le prochain de corriger en lui certains défauts, même choquants, que quand nous voyons que

D[ieu] commence à éclairer l’âme de ce prochain, et à l’inviter à cette correction. Jusque-là il faut attendre comme D[ieuj attend avec bonté et support. Il ne faut point prévenir le signal de la grâce. Il faut se borner à la suivre pas à pas. On meurt beaucoup à soi par ce travail de pure foi et de continuelle dépendance, pour apprendre aux autres à mourir à eux. Un zèle critique et impatient se soulage davantage, et corrige moins soi et autrui. Le médecin de l’âme fait comme ceux des corps qui n’osent purger qu’après que les humeurs qui causent la maladie, sont parvenues à ce qu’ils nomment une coction 3. J’avoue, ma bonne Duchesse, que j’avais en vue que vous eussiez attention à supporter les défauts les plus choquants des frères, jusqu’à ce que l’esprit de grâce leur donnât la lumière et l’attrait pour commencer à s’en corriger. Je ne cherchais en tout cela que les moyens de vous attirer leurconfiance. Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. Abandonnez-vous dans vos obscurités intérieures et dans toutes vos peines. O que la nuit la plus profonde est bonne, pourvu qu’on croie réellement ne rien voir, et qu’on ne se flatte en rien!

1479. À la Duchesse de Mortemart. À Cambray, 27 juillet 1711.

II y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. Vous faites bien de laisser aller et venir la confiance de nos amis. En laissant tomber toutes les réflexions de l’amour-propre, on se fait à la fatigue, et la délicatesse s’émousse. Moins nous attendons du prochain, plus ce délaissement nous rend aimables et propres à édifier tout le monde. Cherchez la confiance, elle vous fuit. Abandonnez-là, elle revient à vous539. Mais ce n’est pas pour la faire revenir qu’il faut l’abandonner.

Plus vos croix sont douloureuses, plus il faut être fidèle à ne les augmenter en rien. On les augmente ou en les voulant repousser par de vains efforts contre la Providence au-dehors, ou par d’autres efforts, qui ne sont pas moins vains, au-dedans contre sa propre sensibilité. Il faut être immobile sous la croix, la garder autant de temps que Dieu la donne sans impatience pour la secouer, et la porter avec petitesse, joignant à la pesanteur de la croix la honte de la porter mal. La croix ne serait plus croix, si l’amour-propre avait le soutien flatteur de la porter avec courage.

Rien n’est meilleur que de demeurer sans mouvement propre, pour se délaisser avec une entière souplesse au mouvement imprimé par la seule main de D[ieu]. Alors, comme vous le dites, on laisse tomber tout ; mais rien ne se perd dans cette chute universelle. Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. Le silence de l’âme lui fait écouter D[ieu]. Son vide est une plénitude, et son rien est le vrai tout. Mais il faut que ce rien soit bien vrai. Quand il est vrai, on est prêt à croire qu’il ne l’est pas; celui qui ne veut rien avoir, ne crains point qu’on le dépouille.

Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver: je me vois comme une image dans un songe. Mais je ne veux point croire que cet état a son mérite. Je n’en veux juger ni en bien ni en mal. Je l’abandonne à celui qui ne se trompe point, et je suppose que je puis être dans l’illusion. Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. Mais il faut se contenter de ce que D[ieu] fait. Il me semble que je n’ai nulle envie de tâter du monde. Je sens comme une barrière entre lui et moi qui m’éloigne de le désirer, et qui ferait, ce me semble, que j’en serais embarrassé, s’il fallait un jour le revoir. Le souvenir triste et amer de notre cher petit abbé [de Langeron] me revient assez souvent, quoique je n’aie plus de sentiment vif sur sa perte. Je trouve souvent qu’il me manque, et je le suppose néanmoins assez près de moi.

Je vous envoie ma réponse pour Mad. votre fille, dont la confiance est touchante. Je vous envoie aussi une réponse pour Mad. de la Maisonfort540. Bonsoir, ma bonne D[uchesse] ; je suis à vous sans mesure plus que je n’y ai jamais été en ma vie541.

§





Lettres de Madame de Mortemart au Marquis de Fénelon


Le fonds des lettres Guyon assemblé et relié comporte des écrits « transversaux » entre disciples, dont une série de la « petite duchesse »  au marquis de Fénelon que nous transcrivons. Elle exprime les sentiments d’entre-aide qui régnait le plus souvent entre membres des cercles « quiétistes ».

Cette série prend place entre la blessure du jeune marquis reçue en 1711 et le décès de Fénelon survenu en janvier 1715.

Lettres de la duchesse de Mortemart et de la duchesse de Guiche, depuis maréchale de Grammont, au marquis de Fénelon 542. Originaux. Septième carton pièces 15.

Lettre 1, pièce 7472. Comme j'étais encore à Saint-Denis quand le carrosse de notre archevêque est reparti …

Comme j'étais encore à Saint-Denis quand le carrosse de notre archevêque est reparti mon cher marquis je ne fus pas avertie assez tôt pour pouvoir écrire par cette voie et celle de la poste est trop gênante pour y écrire, j'aurais pourtant été bien aise de vous faire savoir que j'avais reçu votre lettre, où les compliments que vous me faites elle m'a fait grand plaisir en apprenant que votre plaie était tout à fait cicatrisée et que votre voyage s'était passé très heureusement je vous demande de me mander de temps en temps des nouvelles de votre santé vous connaissez l'intérêt que j'y prends il n'est pas moins grand de loin que de près j'espère que vous voudrez bien me donner cette marque de votre amitié, vous êtes à une si bonne école pour le reste qu'il y aurait de la témérité à moi de vous parler sur cette matière. Je ne puis faire autre chose mon cher marquis que des vous souhaitez une docilité entière pour celui que Dieu vous a donné pour vous conduire c'est une grande grâce qu'il vous fait qui demande une correspondance souple et docile pour tout sans exception profitez-en et comptez qu'il y a beaucoup de personnes qui se trouveraient bien heureuses d'en avoir un pareil,

je reçois dans le moment votre lettre du 21 de ce mois par laquelle vous me paraissez inquiet de la première lettre vous m'avez écrit ne le soyez point je l'ai reçu très régulièrement, ne laissez pas mon cher marquis de me donner de vos nouvelles de temps en temps quoique ce ne puisse pas être par la poste dans un grand détail tel que celui que vous me faites aujourd'hui mais au moins de votre santé le bon Put [Dupuy] avec qui vous écrivez m'en dira aussi des nouvelles, je crois que vous ne devriez pas vous contenter seulement de vous rappeler la présence de Dieu dans la journée mais outre cela il faudrait vous régler à vous-même un temps marqué pour la lecture et l'oraison le matin et le soir. Cela me paraît si nécessaire pour là faciliter dans le reste de la journée que je ne puis m'empêcher de répondre à votre confiance en vous disant simplement ce que je pense, la manière et le temps vous seront réglés par notre av [sic], si vous voulez lui dire ce que nous avions réglé à Paris pour la manière il décidera ce qu'il jugera à propos mais un temps réglé me paraît d'une importance très grande, il vous en dira les avantages mieux que personne, soyez bien persuadé mon cher marquis de l'intérêt vif et sincère que je prends à vous. De Vaucresson ce 26e octobre. À Monsieur le marquis de Fénelon.

L. 2, p. 7473 de Paris ce 13e janvier. Je suis en pleine de vous n'ayant point reçu de vos nouvelles…

De Paris ce 13e janvier

Je suis en pleine de vous n'ayant point reçu de vos nouvelles depuis les lettres que je vous ai écrite m ch m, je vous prie instruisez-moi de tout ce qui vous regarde et du parti que la deb [sic] et vous prenez, j'y prends plus d'intérêt que jamais, je porte votre douleur dans mon cœur comme la mienne ; qui est bien profonde, unissons-nous de plus en plus, et que la perte que nous venons de faire nous soit un lien auprès du p m qui nous y attache sans partage, il nous y aidera et nous attirera des grâces de force et de fidélité dont nous avons besoin, il m'est plus présent qu'il ne me l'a jamais été, d'une manière bien douloureuse mais bien intime,

Md de cheuvi [sic] n'est pas bien mais elle n'est pas aussi mal que je l'ai craint. Le premier jour, elle nous alarma par un commencement de ses grandes attaques mais cela n'a pas eu de suite elle a de la fièvre comme vous lui en avez vu dans les commencements que vous avez été ici et sa même douleur différente, elle est toujours bien pénétrée de douleur, efforts occupaient de vous mon cher m et d'une manière pleine de la tendresse d'une mère on ne peut être plus contente que je le suis le sentiment qu'elle a. Je vous prie fait en sorte que Monsieur votre frère aîné reçoive mes compliments par vous en vérité il m'est impossible d'écrire [h]or[s] à vous, quoique je ne connaisse pas les trois cadets je vous prierai de les leur faire aussi, dès qu'il vous appartienne cela me suffit,

j'aurais une grande envie d'avoir quelque chose qui eut servi à notre cher p mon cher m je vous prie de me garder ce peu que vous voudrez, mais ce sera une consolation pour moi

je rouvre mon paquet pour vous envoyer une lettre de n m que je viens de recevoir pour vous, elle approuve fort la proposition que je vous ai faite de loger dans ma maison quand vous viendrez ici c'est pourquoi il n'y a plus qu'a ménager d'y faire consentir md de ch si elle a pensé à vous loger c'est ce que je ferai quand vous m'aurez mandé vos projets

je vous prie de donner ou de faire tenir cette lettre à talane [sic]

L. 3 p. 7474 de Paris ce 31e janvier. J'entrerais de tout cœur dans vos raisons mon cher m pour rester auprès de Panta sans la nécessité que nous voyons ici…

De Paris ce 31e janvier.

J'entrerais de tout cœur dans vos raisons mon cher m pour rester auprès de Panta sans la nécessité que nous voyons ici que vous veniez y faire un tour, je n'ai osé encore vous en presser aussi fortement que je le fais présentement parce que je voulais avoir la réponse de n m ne voulant pas me fier à ce qui me paraissait nécessaire mais comme je l'ai reçu hier au soir, je ne veux pas retarder à vous sur la lettre que je vous ai demandée que je lui avais écrit sur cela voici donc ce qu'elle y répond

[ce qui suit est souligné:]

je crois qu'il faut que le boiteux vienne sans délai; pour ne point commettre ses amis il pourrait retourner ensuite, je n'ai pas point reçu de lettre de lui depuis celle qu'il m'écrivit dans le moment de la mort de n p ainsi vous aurait la bonté de lui mander qu'il doit venir, puisque ses amis se sont employés pour lui de cette manière, je sais qu'à la cour il faut prendre les choses chaudement sans quoi tout tombe et ne revienne plus, je vous suis obligé de l'intérêt que vous prenez pour lui et je vous en fais un gré que je ne peux vous exprimer.

[Fin du soulignement]

vous voyez bien par là que vous ne devez pas retarder un petit voyage ici ne le différez pas je vous en prie cela est important. Je suis sûr que Panta se joindra à moi pour vous en presser parce que cela est important pour vous, il faut que la nécessité soit aussi grande pour la pouvoir préférer au secours dont vous lui êtes dans l'état où il est, moi je suis trop pénétré des mêmes sentiments que lui et vous pour n'avoir pas une vraie peine empressée de le quitter mais je vois dans l'ordre du p m si clairement depuis la réponse de n m que je ne puis que suivre ce qu'elle désire. J'espère qu'il ne m'en n'aura pas mauvais gré d'autant plus que nous ne vous garderons que le temps nécessaire, je suis inquiète de sa santé à laquelle je prends un très sincère intérêt, la perte que nous avons faite ne lie plus intimement que jamais à vous deux, tout ce qui vous regarde m'est plus cher que ce qui me regarderait l'union que j'avais avec n p est plus intime et plus forte depuis que je l'ai perdue que ce ne l'était durant il me semble qu'il ne me quitte point Dieu veuille que je ne m'en n'éloigne point par mes infidélités. Soyons toujours bien unis par lui dans le p m mon cher marquis c'est la seule chose qui nous soit nécessaire suivons chacun dans notre état ce que ce cher p nous aurait demandé et le p m se racontant de nous heureux si notre union nous devienne plus grande par la fidélité de chacun ce qui ne manquera pas puisque le p m en sera le principe, je souhaiterais que vous puissiez venir incessamment parce que je compte d'aller dimanche à Versailles et d'y être six ou sept jours, je serai fort aise d'y être encore quand vous y viendrez. Je crois que pour ce voyage nous ne pouvons rien faire pour votre logement ici md de cheuvy veut que ce soit chez elle. Nous verrons ensemble ce qui se pourra faire dans la suite quand vous serez ici elle a eu une augmentation de fièvre depuis deux jours qui m'a donné de l'inquiétude mais elle est mieux depuis hier. Elle a assez bien passé la nuit je l'ai laissé hier sans presque de fièvre.

L.4 p. 7475 de Paris ce 28e janvier, N'ayez donc plus d'inquiétude ni de peine mon cher marquis de l'effet que m'a fait votre première lettre…

De Paris ce 28e janvier,

N'ayez donc plus d'inquiétude ni de peine mon cher marquis de l'effet que m'a fait votre première lettre et soyez persuadé que je ne suis pas si épineuse ni si aisée à blesser j'ai une trop sincère et véritable amitié pour vous pour que cela et je serais bien extraordinaire d'ailleurs pour être si délicate n'en parlons donc plus et soyez bien persuadés de mes sentiments. Vous m'ête cher par vous-même et par celui que nous avons perdu j'espère que cela sera ineffaçable dans mon cœur, ce ne pourrait être que par mes infidélités que je changeasse

Les chevaux sont arrivés ici en très bon état très beaux et bons, mais il y a une chose que je ne puis passer mon cher m qui est que je les prenne sans les faire estimer ils seraient vendus considérablement plus qui m'ont coûté si on les vendait à d'autres que nous cela est clair, j'en parlais hier à md de Cheuvi qui m'a renvoyé bien loin et n'a voulu entendre sur cela aucune raison, mais je ne puis me contenter de sa réponse je vous prie donc de dire à notre cher Panta que je ne prie de vouloir bien on n'en fasse une estimation sur le pied qu'ils sont à Paris, je vous demande cette marque d'amitié je ne puis souffrir que de faire perdre un avantage considérable ; pour moi, ils sont toujours dans mon écurie on les ménagera jusqu'à votre réponse avec grande attention ne les comptant point à moi jusqu'à ce que Panta n'est accordé ce que je lui demande par vous mon cher marquis vous me ferez un grand plaisir si vous avez l'occasion de m'envoyer des cheveux de n p et de la chemise dans laquelle il est mort, plusieurs personnes me demandent quelque chose qui ait été sur lui

Monsieur le marquis de Fénelon colonel du régiment de bigore [Bigorre] infanterie à Cambray

L.5 p.7476 le 8 juillet. J'ai reçu votre lettre m c f du bas des montagnes…

Le 8 juillet.

J'ai reçu votre lettre m c f du bas des montagnes si vous y avez pu avoir aussi chaud que nous ici la neige vous en fait grand plaisir mais je crois que cela ne se trouve point ensemble, c'est tout vous dire que je n'ai quelquefois pas la force de travailler ici illis. n p encore une fois dans ma solitude mais ce n'est pas moi qui le tire si souvent de son cabinet c'est mr destouches qui l'a bien fait voyager pendant qu'il a été ici il a été à Lille et puis voir les trois dames de campagne. Cette dernière visite ne m'a point fait autant de plaisir que les autres à cause de l'extrême chaleur qui devait beaucoup l'incommoder aussi bien que la illis. nous vous aviez partagé tout cela avec lui il m'en serait pourtant illis. je compte bien que j'ai un peu de part aux souhaits que vous faites de revoir ce pays-ci et au regret d'en être éloigné et je ne serai point jalouse que n p en ait plus que moi cela est fort à sa place aussi bien sa joie augmentera aussi la mienne quand nous vous reverrons enfin il ne peut point me séparer de lui c'est mon bien et ma joie d'être unie à lui en tout, jugez s'il serait content de l'être dans votre cœur, mes trois filles vous disent bien des choses j'ai toujours ma brune que j'aime fort et que je voudrais bien être établie à portée de la voir il n'est point encore question de son retour chez elle j'espère que vous la retrouverez pour illis. elle est partie avant que je puisse illis. Je suis charmée de ce que l'on me parait content du chevalier de Fénelon je ne suis point étonné qu'il ait voulu vous accompagner aux eaux il a un très bon cœur je l'ai vu en mille occasions et quand il pourra laisser sa timidité on sera content aussi de son esprit il pense avec beaucoup de délicatesse et de sentiment et je suis sûr que le voyage qu'il fait avec lui sera un bien infini, j'ai bien envie de voir celui de Paris on nous le fais espérer de temps en temps et puis il n'arrive point, à ce qu'il y a de sûr c'est que tout ce qu'il vous appartient m'est très cher

A Monsieur le marquis de Fénelon [ajouts :] par Toulouse colonel du Rgt de Bigorre [bien écrit] A Barège Pour Bagnières

L.6 p.7477. Comment vous trouvez-vous de vos bains mon cher marquis

Comment vous trouvez-vous de vos bains mon cher marquis je souhaite fort que vous en reveniez avec une entière liberté de votre jambe je me flatte que vous en êtes persuadé, j'ai été bien aise de voir dans vos deux lettres la satisfaction que vous avez eue dans la visite que vous avez faite en chemin; il me semble que vous en avez bien profité et que vous y avez acquis une lumière avec ses accompagnements qui vous feront remplir là-dessus de d sur vous plus pleinement, c'est le seul bonheur que d'être à lui sans partage et dégagé de nous-mêmes et c'est ce dégagement qui est le plus difficile mais c'est toujours où la grâce nous fait tendre parce que c'est ce qui s'oppose le plus à son ouvrage en nous, il faut pourtant avoir de la patience avec soi-même et vouloir bien se voir tel que l'on est dans la vérité sans se flatter c'est ce qui produit en nous l'humilité réelle qui va à nous mépriser nous-mêmes, la lumière de Dieu nous conduira toujours là tant que nous lui laisserons la liberté de nous éclairer, la fidélité à la prière est un moyen sûr et plus nécessaire que la nourriture ne l'est au corps sans comparaison, elle nous donne connaissance de la pureté de Dieu et de l'éloignement où nous en sommes, mais en même temps une force et un courage qui ne se rebute point du grand travail que nous avons à faire parce que nous n'attendons rien de nos propres forces qui ne sont que faiblesse mais que tout notre cont... et notre courage est en Dieu nous contentant d'être fidèle à chaque moment, sans se laisser aller au découragement quand nous y avons manqué, étant toujours prêt à recommencer à travailler et à mettre notre confiance en Dieu.

Nous sommes toujours dans une affligeante situation ici mon cher marquis, beaucoup plus mauvaise que quand vous êtes partis, donnant de la fièvre, toujours une pente au dévoiement, une maigreur qui augmente toujours et un affaiblissement si grand qu'il ne peut presque plus demeurer debout, de très mauvaise nuit mais assez fréquemment, malgré cet état, on parle d'un voyage de Bourbon pour la seconde saison, je vous avoue que je ne vois pas grande apparence qu'il puisse soutenir ce voyage à moins que d'ici à un mois qu'il faudra partir il ne se remette considérablement ce que nous n'avons pas trop lieu d'espérer jusqu'à présent, il faut adorer les desseins de Dieu et s'y soumettre en paix dans les choses les plus dures et les plus intéressantes de la vie et attendre qu'il nous manifeste ses desseins, vous connaissez trop mes sentiments pour vous mon cher marquis pour que je doute ne devoir pas vous faire de nouvelle manifestation je vous assure seulement que je prends un intérêt bien vif et bien sincère à tout ce qui vous regarde

L.7 p.7478 de Paris ce 22e février. Si les occasions ne m'avaient pas manqué mon cher marquis…

de Paris ce 22e février

Si les occasions ne m'avaient pas manqué mon cher marquis je n'aurais pas été si longtemps sans vous assurer que je suis tout touchée de votre attention pour moi depuis que je suis incommodée, elle me fait un grand plaisir par le cas que je fais de votre amitié et par les sentiments que j'ai pour vous, ma santé est très languissante, point de vrai mal mais des incommodités continuelles qui sont pénibles, je suis inquiète de votre jambe que l'on m'a dit qui ne s'allongeait pas autant qu'on l'avait espéré Chirac [le chirurgien] est persuadé qu'il faut absolument que vous alliez à Barège sans aucun retardement et est sûr que ses eaux feront tout l'effet que l'on peut souhaiter.

Vous avez raison mon cher marquis de croire que je suis bien aise d'apprendre par vous que sentez bien des misères, nous avons besoin d'en sentir de grandes et fréquentes pour nous détromper de nous-mêmes et de l'estime que nous en avons, le mal qui paraît au-dehors est bien plus aisé à guérir que celui qui est au-dedans sans paraître, le mal de l'estime et de l'amour-propre est si grand et si opposé à la vérité qu'il faut que la miséricorde de Dieu nous fasse savoir avec ménagement notre erreur en nous fortifiant pour en supporter la vue, qui accablerait sans son secours, il faut nous accoutumer à nous voir tel que nous sommes et que l'amour de la vérité soit au-dessus et détruise notre amour-propre, c'est un grand ouvrage mon cher marquis que Dieu fera en vous à ce que j'espère avec les secours qu'il vous donne dont je ne doute pas que vous ne profitiez, je vous assure que personne n'y prend plus d'intérêt que moi, je crois que vous me rendez justice sur cela je le souhaite de tout mon cœur mon cher marquis que j'ai commencé une lettre pour notre av [sic] que je n'ai pu achever ayant je suis bien fâchée de ne pouvoir profiter de cette occasion sûre pour lui écrire je vous prie mon cher marquis de l'assuré de ma reconnaissance et marques de mon amitié et de la continuation de mes sentiments

L.8 p.7479 de Vaucresson ce 22e avril. Je vous assure mon cher marquis que je ressens fort et avec peine la circonstance où je me trouve d'être éloigné de Paris pendant le petit séjour que vous y faites…

De Vaucresson ce 22e avril

Je vous assure mon cher marquis que je ressens fort et avec peine la circonstance où je me trouve d'être éloigné de Paris pendant le petit séjour que vous y faites mais il faut s'accoutumer à ces petits contretemps de providence qui nous mortifie et qui nous font faire la volonté de Dieu préférablement à la nôtre, son ordre m'est marqué ici par l'état où est Monsieur de Beauvilliers qui a besoin de quelqu'un qui lui tienne compagnie et son état lui éloignant tout autre je crois que je peux le laisser j'en souffre par rapport à vous je vous assure, j'aurais été fort aise que votre voyage eut été dans un autre temps ou plus tôt ou plus tard, mais enfin Dieu qui l'a permis sait toujours le meilleur temps pour nous et nous voulons autre chose, nos petites infidélités doivent nous humilier profondément mon cher marquis et nous porter à nous approcher de Dieu pour y prendre des forces à préférence d'un amusement ; et l'oraison est un sujet d'humiliation grande mais qu'il est bon de connaître de quoi nous sommes capables par nous-mêmes nous pouvons tirer un grand profit de nos fautes en nous faisant connaître le peu que nous pouvons et la préférence que nous donnons à la plus légère satisfaction, à être avec notre Dieu qui nous attend sans nous violenter pour nous communiquer des grâces infinies, nous ne nous servons souvent de cette liberté que pour nous satisfaire en nous éloignant de lui, lui seul peut affermir notre bonne volonté et l'augmenter ayant donc recours à lui sans confiance en nous-mêmes ce qui l'offense plus que l'infidélité, même acquiesçons à la lumière qu'il nous donne de notre impuissance à tout bien sans lui et soyons contents de devoir à lui seul le bien que lui seul fait en nous, j'espère mon cher marquis que si je ne puis vous voir à ce voyage ici à votre retour que je compte que vous repasserez de même par Paris nous pourrons nous voir je le souhaite fort je vous assure

L.9 p.7480 de Saint-Denis ce 16e avril. Continuez mon cher marquis à me donner de vos nouvelles…

De Saint-Denis ce 16e avril

Continuez mon cher marquis à me donner de vos nouvelles par votre laquais sans vous en donner la peine, le petit mot que vous y avez mis m'a fait plaisir vous êtes uni de loin comme de près, Dieu fait son ouvrage par là, je suis très persuadé qu'il vous pourvoira sur cela c'est un point bien essentiel pour vous, rendez-vous à lui mon cher marquis et selon l'étendue qu'il vous montre vous y trouverez une paix qui ne s'éprouve dans toute son étendue que quand on est souple à cette voie qui nous parle au fond du cœur, c'est là où nous devons rentrer souvent pour l'entendre. La fidélité à la suivre diminue à mesure la peine que le naturel nous fait sentir, plus on la suit plus elle devient aisée, je souhaite fort que vous éprouviez bientôt le bonheur de changer l'esclavage de la nature contre le joug doux et léger du seigneur, c'est à ce que je crois où il vous appelle, la petitesse simplicité recueillement pouvant y faire arriver, Dieu sait à quel point je suis intéressée

L.10 p.7481 De Saint-Denis ce 29e avril, Je suis inquiète mon cher marquis des suites de la brûlure…

De Saint-Denis ce 29e avril

Je suis inquiète mon cher marquis des suites de la brûlure que l'on vous a faite qui selon ce que vous me mandez a été aussi forte que les autres mandez-moi je vous prie ce que disent les chirurgiens sur l'état de la plaie et des esquilles croient-ils avoir encore besoin de revenir à des opérations je vous assure que je suis intéressée aussi vivement que si vous étiez mon fils, vous m'êtes souvent présent ici devant Dieu la même pente que j'ai étant avec vous d'être en silence vous fais être présent ici quand j'y suis, je suis bien contente de savoir que l'éloignement ne nous empêche pas d'être ensemble auprès de Dieu, c'est un commerce que lui seul fait connaître et qui le doit faire, l'expérience qu'il vous donne mon cher marquis de vos faiblesses est un trésor intime ouvrez-y votre cœur afin que sa lumière qui est vérité approfondisse en vous la réelle connaissance du rien de la créature et du tout de Dieu, ce n'est que dans cette connaissance que l'on se peut dire dans la vérité, soyons contents de ne rien voir en nous de satisfaisant et de bon puisse que nous trouverons tout en Dieu en nous et approchant de plus en plus et lui ouvrant notre cœur sans réserve, petitesse et humilité réelle, est ce qui l'engage à le vider de nous-mêmes et à le remplir de lui-même.

Vous savez ce que je vous ai dit je ne m'en dédit point pour peu que je puisse vous être bonne à quelque chose vous n'avez qu'à parler, je sortirai contente de ma solitude sans même la regretter tout m'est égal dans l'ordre de Dieu que je suivrai très aisément et avec plaisir pour vous, il n'y en a pas beaucoup pour qui je le fisse de cette manière, je vous demande donc d'agir simplement et de suivre ce que Dieu vous mettra au cœur sans raisonner. Faites je vous prie milles amitiés à notre cher Pantapoline elle m'inquiète fort je suis affligée de son entêtement,

elle doit être un exemple combien il est fâcheux de ce trop laisser aller à ses entêtements ce qui est encore pis par rapport à Dieu quant... [fin de page]

Monsieur le marquis de Fénelon

L.11 p.7482 De Paris ce 26e janvier, En quel état sont les affaires de notre cher Panta…

De Paris ce 26e janvier

En quel état sont les affaires de notre cher Panta mon cher marquis l'intérêt que je prends de toute façon dois me faire pardonner ma curiosité au moins je l'espère, ce qui me la donne présentement c'est que je crois qu'il serait bien nécessaire que vous vinssiez présentement paraître devant le r ceux qui ont fait toutes sortes de démarches pour vous le croit nécessaire et moi aussi il y a eu que le secours dont vous y étiez à Panta qui m'a empêché de vous empresser votre séjour ici pourrait n'être pas long mais je le crois nécessaire et le plus tôt sera le mieux voyais ensemble ce qu'il est possible que vous fassiez sur cela et ne retardez pas à vous déterminer

Monsieur le marquis de Fénelon colonel du régiment de Bigorre à Cambray

L.12 p.7483 De Paris ce 24e janvier, Je suis bien peinée mon cher m d'avoir si mal entendue votre première lettre…

De Paris ce 24e janvier

Je suis bien peinée mon cher m d'avoir si mal entendue votre première lettre je vous assure comme je vous l'ai marqué dans ma réponse qu'elle me illis. Je l'ai montré même au b p qui la comprit comme moi mais votre dernière me fait voir que je me suis trompée je vous en demande pardon, n'en parlons plus, je ne crois pas que vous puissiez faire aucun projet d'assuré présentement selon toutes les apparences Panta ne restera pas longtemps où il est et vous par l'état et les circonstances où Dieu vous met je ne crois pas que ce soit à cette vie qu'il vous appelle n m à qui j'en ai écrit tout au long en décidera. Il me paraît que présentement vous remplissez ce qu'il demande en restant auprès de Panta tout le temps qu'il le souhaitera, vous lui devez cela de toute manière votre bon cœur ne vous permettrait pas de faire autrement, mais je ne doute pas qu'il ne vous presse lui-même dans quelque temps de venir ici vous montrer à Versailles, les dispositions y paraissent favorables mais comme les occasions ne sont pas présentes il me paraîtrait nécessaire que vous fissiez ressouvenir de vous en vous montrant vous avez d'ailleurs de l'obligation à plusieurs personnes qui ont fait des merveilles à qui vous devez quelque marque de reconnaissance, je ne parle pas de mes proches et de nos amis car ceux-là se contenteront de tout ce qui vous conviendra, mais vos parents seront plus délicats et vous leur devez plus d'extérieur qu'aux autres, d'ailleurs les premiers entreront dans vos sentiments par rapport à Panta autant que moi, c'est pourquoi il ne s'agit que d'être avec lui autant que les tristes occupations qu'il a présentement l'occuperont et de le soulager comme je suis sûre que vous faites, mais après cela venir faire un petit tour ici, je ne crois pas que vous puissiez vous en dispenser j'espère que nous aurons dans peu de temps la réponse de n m qui décidera sur tout, je vous en enverrai la réponse dès que je l'aurai, voulez-vous que je lui envoie la lettre que vous devez m'adresser par la porte ou bien si j'attendrai une voie sûre qui pourra venir dans peu, md de Cheuvy est toujours de même souffrant avec une fièvre qui n'a nulle règle elle n'est pas plus mal que quand vous l'avez vu mais d'aussi grands maux et aussi longs sont toujours à craindre pour les suites, son tempérament l'a tiréed'états aussi fâcheux, sa douleur me fait plus craindre que ces maux elle est grande et bien juste, ne m'oubliez pas à Panta j'espère que notre commune douleur vous unira plus que jamais ce qui sera assurément selon le cœur de n p, qui m'est plus présent que jamais

L.13 p.7484 De Saint-Denis ce 27e avril, Ce n'est point pour vous faire des reproches mon cher marquis, mais je vous dirai qu'il y a longtemps que je n'ai su quelques détails de votre plaie…

De Saint-Denis ce 27e avril,

Ce n'est point pour vous faire des reproches mon cher marquis, mais je vous dirai qu'il y a longtemps que je n'ai su quelques détails de votre plaie, je crois vous vous en êtes rapporté aux assurances que le g abbé vous a données qu'il m'écrirait, mais il ne m'a parlé de vous qu'en général le grand détail n'a été que sur ce qui regarde md de Cheuvy je suis fort aise de le savoir y prenant beaucoup de part assurément mais ce qui vous regarde ne me tient pas moins au cœur, je sais en général que l'on vous a brûlé trois fois depuis que je suis ici ce qui me paraît plus pressant que devant je n'en sais ni la raison ni quel succès ces opérations ni ce que juge Chirac et les chirurgiens de la longueur que cela aura, enfin je vous demande sur cela un détail par votre laquais comme vous me l'avez promis, et ne vous croyez point obligé d'y mettre un mot de votre main je vous en prie ; à moins que Dieu ne vous presse de le faire, mais je crains qu'un peu de cérémonie ne vous l'ai fait faire ce qui coûte beaucoup et qui je crois vous en aura rebuté, ce que l'on fait quand Dieu le demande ne coûte point mais ce qui n'est que naturel est tout différent, je vous souhaite mon cher marquis la bonne habitude d'écouter au fond de votre cœur ce que Dieu vous demande et la fidélité de le suivre je pense qu'il vous fera connaître que ce n'est que par lui que vous devez agir avec moi sur tout, avec simplicité en bannissant tout ce qui peut sentir la cérémonie que ce soit par lui et en lui que soit notre liaison

pour Monsieur le marquis de Fénelon

L.14 p.7485 De Paris ce 21e janvier, Je suis bien fâché mon cher m de vous avoir privé pendant quelques jours de la consolation de la lettre de n m

De Paris ce 21e janvier

Je suis bien fâché mon cher m de vous avoir privé pendant quelques jours de la consolation de la lettre de n m mais je vous en ai mandé la raison, comme vous l'avez reçu présentement je crois que vous m'aurez pardonné, il faut qu'avec simplicité je vous dise ce qui m'a passé par la tête sur ce que vous me mandez, je vous avoue que j'ai trouvé que vous vous étiez décidé sur le parti que vous prenez d'une manière qui m'a surprise, j'avais cru que vous ne le feriez jamais sans le conseil de n m, et que la situation vous vous vous trouvez par la douleur et par tout le reste vous mettait moins en état de vous décider vous-même qu'en nulle occasion de votre vie, je ne doute pas que vous ne le pensiez comme moi mais je ne sais si vous l'avez fait, il n'est pas toujours question des goûts pour nous conduire, et ce goût même change et n'est pas toujours le même, il ne serait pas prudent même selon le monde de se livrer et décider par le goût pressant cela ferait dans la vie bien des hauts et bas, l'expérience de tout ce que l'on voit dans le monde et de ce que chacun expérimente donne de la défiance pour le suivre, à plus forte raison vous qui êtes au p m, et qui je suis sûre de volonté aperçue ne voulez rien déterminer que selon ses desseins sur vous, profitons donc de la seule lumière qui nous reste tant qu'il voudra bien nous la laisser, en ne tenant rien que par dépendance quelque bon que nous paraissent les partis que nous voulons prendre ne les prenons jamais par nous-mêmes mais par son conseil je vous dis mon cher m ce que je fais moi-même et je ne trouve de repos et de sûreté qu'en le faisant,

md de Cheury est toujours à l'ordinaire souffrante, une fièvre irrégulière et les douleurs différentes que vous lui avez vues, sa douleur ne diminue point et nous a fait craindre quelques jours une plus mauvaise nuit pour sa santé, qui était déjà bien attaquée mais j'espère qu'elle pourra se remettre peu à peu elle m'a dit qu'elle vous en ferait savoir des nouvelles tous les jours sans cela je vous en manderai plus souvent, je ne manquerai jamais d'attention pour vous marquer mon cher m mes sentiments pour vous qui sont très sincères vous n'en doutez pas au moins je m'en flatte

L.15 p.7486 De Paris ce 18e janvier, J'oubliais de mettre dans ma dernière lettre celle que je devais vous envoyer de n m

De Paris ce 18e janvier

J'oubliais de mettre dans ma dernière lettre celle que je devais vous envoyer de n m mon cher marquis comme j'ai su depuis que vous étiez allés à Lille pour quelques jours et que je n'avais reçu aucune réponse de vous j'ai voulu attendre à être assuré de votre retour pour vous renvoyer la lettre que je viens de recevoir me l'apprenant je ne perds pas un moment à vous l'envoyer, je ne puis m'empêcher de vous marquer l'étonnement où je suis des sujets que vous me marquez obstacle à la proposition que je vous ai faite de loger dans ma maison, je n'ai point prétendu vous contraindre en vous la faisant, l'extrême prudence et la politique m'en a étonné, pour ce qui est de ma famille je vois en âge et en liberté de faire dans ma maison ce qui me convient, je n'ai pas tenu d'en parler à mon fils et à ma belle-fille, je croyais vous avoir mandé qui y ont entrée par rapport à nous-mêmes avec plaisir, pour le monde j'assure que ma prudence ne m'a rien fait envisager de ce côté-là, pour le dernier que vous citez m'est encore moins entré dans l'esprit, je suis accoutumé à aller simplement sans tant de raffinement la décision de n m est la seule chose que j'ai cru nécessaire, ce qui est dans l'ordre du p m voilà à vous dire mon unique raffinement, cela fait les hommes ne me sont pas grand-chose, je comptais que sa décision vous suffirait aussi bien qu'a moi, il est toujours bon que vous sachiez ce qu'elle m'a mandé sur cela en réponse de la proposition que je lui en ai faite tout simplement, voilà ses propres paroles que j'ai copiées,

[souligné:]

je suis très contente de la pensée que vous avez eue de donner un appartement chez vous au pauvre boiteux. Il y sera plus librement et plus avantageusement pour son âme que partout ailleurs prenez donc vos mesures là-dessus

[fin de soulignement]

pour ce qui est de md de Chauvy il lui sera assez difficile de vous loger et Panta que l'on ne laissera pas je crois longtemps libre de suivre le parti que vous me paraissez prendre si brusquement, son fils qui sortira dans peu du collège sera encore un obstacle, les meubles et la dépense qu'elle n'est point en état de faire ou qui se prendrait sur le bien de son fils me paraissent de grands obstacles à faire sur cela ce que son bon cœur souhaiterait et vous-même ne le voudriez pas, quand dans ses commencements elle ne le pourrait continuer, ce qu'il y a de certain et sur quoi vous devez compter c'est que je serais toujours avec plaisir votre pis aller et qu'en quelque temps que vous vouliez recevoir mon offre vous serez le très bienvenu. Vous me faites un grand plaisir sur ce que vous me mandez de Panta je ne suis pas étonné qu'un aussi grand coup et aussi douloureux fasse sur elle impression et un changement avantageux en lui, il a un trop bon cœur pour les hommes pour ne le pas donner tout entier à Dieu qui le mérite uniquement, nous aurons tous un bon intercesseur auprès du p m tâchons d'être fidèles et il ne nous manquera pas, mais ne cherchons point la sagesse et la prudence humaine si contraire au p m enfant

L.16 p.7487 De Paris ce septième janvier, Continuez à m'entretenir en droiture…

De Paris ce septième janvier

Continuez à m'entretenir en droiture par les courriers ou par la porte mon cher f j'en ferai l'usage que vous pouvez souhaiter régulièrement et sans y manquer, que ne puis-je y aller avec le bon p sa douleur est bien augmentée par l'éloignement ce serait une grande consolation d'être présent en vérité j'ai le cœur déchiré et accablé

Monsieur le marquis de Fénelon au palais archiépiscopal à Cambray

L.17 p.7488 Le cinq de mai, Je ne saurais laisser partir le chevalier m d f sans vous faire souvenir de moi…

Le cinq de mai

Je ne saurais laisser partir le chevalier m d f sans vous faire souvenir de moi et vous dire que personne ne s'intéresse plus tendrement que moi à tout ce qui vous regarde je regrette tous les jours le temps de trop que vous êtes à Paris que vous auriez pu passer à Cambrai, au moins ne perdez pas le temps de la première saison et revenez promptement au rendez-vous de illis. Il me fait d'avance un grand plaisir à propos de plaisir il faut que je vous dise celui que m'a fait votre petit chevalier mais à condition que vous ne lui en fassiez pas le second tome de l'algèbre

Il m'a montré une de vos lettres dont il était charmé illis. aussi et il veut absolument que vous m'écriviez comme à lui il y a mille ans que je sens un entre deux entre vous et moi qui me fais de la peine, et c'est que nous n'avons point assez de la confiance que nous doit donner notre amitié vous ne vous en apercevez peut-être point mais moi qui passe ma vie fort seulement je sens bien qu'un ami qui pense comme vous ne serez souvent fort utile et fort constant, j'ai toujours ma grande compagnie qui est comme la plupart des choses du monde qui donne aux moins autant de peine que de plaisir, on m'a promis d'écrire pour l'affaire dont je vous ai parlé dans une lettre que j'ai donnée pour vous il y a plusieurs jours au petit chevalier je vous en fait part comme d'une chose que j'ai fort à cœur et que je compte qui dois vous faire plaisir aussi je voudrais que maman fut un aussi bon parti bien et d'ailleurs plus je vis avec elle et moins il la troquerait pour une autre le cher oncle pense de même, j'espère que vous en faites autant il ne la gronderait point pendant votre absence car personne ne prendrait un parti elle ne plaît pas à tout le monde mais je crois qu'elle n'en vaut pas moins illis. m c f vous ne sauriez aller trop loin en pensant à l'estime pleine de tendresse que j'aurais toute ma vie pour vous je vous demande très sérieusement à le suivre à l'égard du chevalier

Monsieur le Marquis de Fénelon à Paris

Lettre p.7489 (autre rédactrice) Si la part que j'ai prise Monsieur à ce que vous avez souffert avait pu adoucir vos peines…

[d'une écriture distincte]

Si la part que j'ai prise Monsieur à ce que vous avez souffert avait pu adoucir vos peines elles eussent été plus légères, après avoir demandé pour vous la patience dans vos vives douleurs je lui demanderai de tout mon cœur qu'il vous fasse faire bon usage de la santé et même de la vie qu'il vous a rendue la défiance que vous avez de vous-même vous garantira des chutes ordinaires aux personnes de votre âge si vous y joignez une grande confiance en Dieu un soin exact de retourner souvent en vous-même pour y chercher Dieu avec amour et fidélité si vous prenez quelque temps le matin avant tout autre emploi pour vous consacrer à lui le priant de vous garder lui-même afin que que vous ne lui soyez pas infidèle qui vous empêche de vous égarer et si vous étiez assez malheureux pour le faire qu'il vous rappelle à lui ensuite recueillez vous profondément et demeurez quelque temps dans un silence humble et respectueux que vous entremêlerez d'affections et d'actes selon votre besoin ; durant le jour lorsque vous vous trouverez trop dissipé et que vos passions se réveilleront rentrez en vous-même quand ce ne serait que le temps d'un clin d'œil pour implorer sans rien dire le secours de Dieu et je m'assure que ces petites pratiques qui paraissent peu de choses vous seront très utiles si je puis vous être bonne à quelque chose je me ferai un plaisir de vous marquer par mon exactitude combien je vous honore en Jésus-Christ mais étant proche de la source de quelle utilité vous peut être un petit ruisseau qui tout petit qu'il est ne vous refusera jamais les eaux que le seigneur lui a données si j'osai j'assurerai de mon respect une personne que j'honore extrêmement.





TABLE  : FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE

Table des matières

Expériences mystiques en Occident 1

V. Filiations de la Quiétude, De Fénelon à nos jours 2

PRÉSENTATION 5

Des filiations européennes 6

FRANÇOIS DE FÉNELON 9

Bref rappel biographique. 13

La relation mystique de Madame Guyon et Fénelon 17

26

Oeuvres 27

Clément et Cassien 27

L’Explication des Maximes des Saints. 37

Lettres spirituelles. 41

Direction spirituelle  de Charlotte de Saint-Cyprien 54

LE CERCLE DES DISCIPLES 62

Les ducs et duchesses de Beauvillier et de Chevreuse 62

Isaac Dupuy ( ? - apr.1737) 71

L’homme de confiance 73

Un précieux manuscrit 76

Relation du différend entre Bossuet et Fénelon. 77

« La Colombe » (1672-1748) 87

Le marquis de Fénelon (1688-1745). 89

Lettres de direction à un jeune mousquetaire (extraits) 91

MARIE-ANNE de MORTEMART 105

Succèderait à Mme Guyon  ? 105

La formation par Fénelon et Guyon 111

Des correspondances 129

FILIATION ÉCOSSAISE 133

La circulation de pèlerins vers le nord et vers l’est 133

Une tradition mystique, une histoire mouvementée. 135

Henry Scougal (1650-1678) 135

Le groupe d’Aberdeen 139

James Garden (1645-1726) et son frère Georges (1649-1733). 141

Le chevalier Ramsay (1686-1743) 145

Self-made man 145

Franc-maçon... 149

...Philosophe ? 150

Les trois Forbes. 153

1. Alexander, 4th Lord Forbes of Pitsligo (1678–1762). 153

2. William, 14th Lord Forbes (1687-1730)  154

3. James, 16th Lord Forbes (1689–1761) 155

James Ogilvie, Lord Deskford (1690-1764). 157

Le Dr. James Keith (-1726) 161

Le docteur Georges Cheynes. 165

FILIATION HOLLANDAISE 167

Pierre Poiret (1646-1719) 167

Wolf von Metternich (-1731). 179

Gerhard Tersteegen (1697-1769) 183

186

FILIATION GERMANIQUE 187

Pétronille d’Eschweiler (1682-1740) 187

Marquis de Marsay (1688-1755) 189

Nouveaux discours spirituels, sur diverses matières de la vie intérieure et des dogmes de la religion chrétienne, ou Témoignage d’un enfant de la vérité et droiture des voyes de l’esprit pour l’encouragement et avertissement des autres enfants ses compagnons 193

Témoignage d’une Enfant de Vérité & droiture des Voyes de l’Esprit ou Explication mystique et littérale de l’Epître aux Hébreux 197

Frédéric de Fleischbein (1700-1774) 204

MM. de Fleischbein et de Klinckowström 206

[M. de Fleischbein m’a dirigé...] 209

Lettres de Monsieur de Fleischbein à Monsieur de Klinckowström 212

Klinckowström (-1774), gentilhomme danois. 232

FILIATION SUISSE 238

« L’Abbé » de Watteville, chaînon caché. 244

Jean-François Monod (1674-1752) 250

Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793) 252

Lettres spirituelles 260

Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de monsieur Dutoit. 264

Daniel Pétillet (1758-1841). 268

Charles de Langalerie (1751-1835) et la fin d’une lignée. 270

L’évocation paisible de la fin dévote d’une lignée mystique : 270

Le témoignage de Benjamin Constant (1767-1830). 272

INFLUENCES 276

Un « second cercle » 278

Influences en terres catholiques 280

François-Claude Milley (1668-1720), messager de la voie d’abandon. 282

Jean-Pierre de Caussade (1675-1751) 285

Manière courte et facile pour faire oraison en foi 285

Influences en terres protestantes 293

Piétistes. 295

Quakers. 297

William Law (1686–1761) 303

John Wesley (1703-1792). 305

Karl Philipp Moritz (1756-1793). 309

ÉCHOS ET RECONNAISSANCE 313

Échos au XIXe Siècle 313

Quiétisme favorablement reçu en Amérique 313

En Extrême-Orient. 317

Pierre de Clorivière (1735-1820). 317

Maine de Biran (1766-1824). 319

Sören Kierkegaard (1813-1855). 321

Arthur Schopenhauer (-1860). 321

Reconnaissance au XXe Siècle 323

Vital Lehodey (1857–1948). 323

Henri Bremond (1865-1933). 325

Henri Bergson (1895-1941). 327

Jean Baruzi. 331

Louis Cognet 337

Madame Gondal 337

Et tous les autres  ? 337

CONCLUSION. UNE CHAÎNE MYSTIQUE 341

Chrysostome 342

Bernières 343

Bertot 343

Guyon 344

Mortemart ? 347

Transmission mystique 349

Il faut être établi dans la vie intérieure et missionné 349

Ce qui se passe dans une transmission 353

Trois exploits 357

ANNEXES 359

Liste chronologique de membres ou de sympathisants de la Voie : une équipe ? 361

La famille Colbert dont Marie-Anne de Mortemart 363

Les enfants de Marie-Anne de Mortemart 364

Lettres de madame Guyon à la ‘Petite Duchesse’ de Mortemart (Extraits) 365

Lettres de Fénelon à Marie-Anne de Mortemart 423

Lettres de Madame de Mortemart au Marquis de Fénelon 460

TABLE  : FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE 477

Fin 480

Sommaire (Quatrième de couverture) 481

Mise en page et styles Ecole du coeur 483

    Fin

TABLE REDUITE

Table des matières

PRÉSENTATION 5

FRANÇOIS DE FÉNELON 9

La relation mystique de Madame Guyon et Fénelon 17

26

Oeuvres 27

LE CERCLE DES DISCIPLES 62

MARIE-ANNE de MORTEMART 105

Succèderait à Mme Guyon  ? 105

La formation par Fénelon et Guyon 111

Des correspondances 129

FILIATION ÉCOSSAISE 133

FILIATION HOLLANDAISE 167

186

FILIATION GERMANIQUE 187

FILIATION SUISSE 238

INFLUENCES 276

Un « second cercle » 278

Influences en terres catholiques 280

Influences en terres protestantes 292

ÉCHOS ET RECONNAISSANCE 312

Échos au XIXe Siècle 312

Reconnaissance au XXe Siècle 322

CONCLUSION. UNE CHAÎNE MYSTIQUE 340

ANNEXES 358

TABLE  : FILIATIONS DE LA QUIÉTUDE 476



Sommaire (Quatrième de couverture)

    EXPÉRIENCES MYSTIQUES EN OCCIDENT

    IV UNE ÉCOLE DU CŒUR

    V FILIATIONS ET INFLUENCES

    Dominique & Murielle Tronc

    Expériences mystiques en Occident est destiné à tous ceux qui, sans disposer de carte ni d’orientation, recherchent des témoignages vécus au sein de courants mystiques. Le tome I. Des Origines à la Renaissance introduit aux principales figures de la tradition chrétienne. Le tome II. L’Invasion mystique des Ordres anciens s’attache à la renaissance qui se produisit en France au XVIIe siècle chez des moines et des bénédictines, dans les deux carmels de la réforme de Touraine, ou en Espagne chez des franciscains. Le tome III. Ordres nouveaux et figures singulières se situe toujours au Grand Siècle, mais s’attache au monde en mutation culturelle où œuvrent des fondateurs d’ordres nouveaux, des spirituels actifs dans le monde, des femmes mystiques exceptionnelles, des figures débordant l’orbe catholique.

    Les tomes IV Une école du Coeur et V Filiations et influences sont en rupture avec l’appréciation traditionnelle de la mystique occidentale : nous montrons qu’un groupe mystique d’origine franciscaine a redécouvert la transmission de la grâce pratiquée dans les premiers temps du christianisme. Pendant plus de deux siècles, des spirituels normands puis parisiens, Madame Guyon et Fénelon, leurs disciples en France et à l’étranger furent actifs. Loin de rester isolés, ils se sont rencontrés, ont échangé des textes dont nous proposons ici histoire et florilège.

    Libre et sans règle, ce réseau vivant n’était soudé que par l’amitié et l’expérience mystique : il ne s’est pas figé en Ordre. Ces chrétiens intérieurs tenaient à revivre en paix l’évangile des origines. Actifs, les adeptes de la quiétude (les « quiétistes ») franchirent courageusement et allègrement frontières politiques et religieuses. Certains migrèrent de France en Europe et en Amérique.

Dominique Tronc, en collaboration avec Murielle Tronc, étudie l’expérience mystique et en particulier la notion de filiation spirituelle. Ils sont éditeurs d’œuvres et de florilèges mystiques.

Mise en page et styles Ecole du coeur


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appliqué au seul tableau construit car.à car. « Madame Guyon au centre d’une filiation »

rien n’interdit une modification encore plus localisée telle

qu’un centrage appliqué à un paragraphe de style aligné à gauche

qu’une mise en italiques localisée pour Grégoire Lopez


voire même rarement un ou des saut de ligne signalés par « . »

mais plutôt par saut de page car on place les titres en pages recto


1 Louis Cognet, Crépuscule des mystiques, Paris, 1958 ; Raymond Schmittlein, L’aspect politique du différend Bossuet-Fénelon, Bade, 1954 ; Dictionnaire de Spiritualité, art. ‘Quiétisme, II. En France’, 12.2805/2842 ; nombreuses monographies.

2 Les années d’épreuve de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Documents biographiques rassemblés et présentés chronologiquement, Paris, Honoré Champion, coll. « Pièces d’Archives », 2009.

3 Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, CRIN 36, 2000, « Bibliographie chronologique (1940-2000) ». S’en détachent : DS 5.151-170, art. « Fénelon », par L. Cognet ; « notices » dans : Fénelon, Œuvres I et II, éd. par J. Le Brun, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, vol. I (1983) & vol. II (1997) ; J. Orcibal, Fénelon, sa famille et ses débuts, tome I de la Correspondance ; F. Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.

4 Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954 ; François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.

5 Fénelon mystique par D. Tronc, Coll. Chemins mystiques », HC. éd. prochaine en Coll. « Sources mystiques », Centre Jean-de-la-Croix.

6 M. Masson, Fénelon et madame Guyon. Documents nouveaux et inédits, 1907.

7 L’édition assemblée par I. Noye et publiée en 2007 achève la monumentale

[CF] sous le titre fort discret de Suppléments et corrections. Il s’agit du tome XVIII et dernier de l’entreprise. Il livre à la suite de diverses lettres retrouvées : « II. Lettres spirituelles » [LSP], 87-223. Ces « pages détachées » sont accompagnées de renvois aux lettres éditées dans les tomes II, IV, VI, VIII, XII (1972 à 1999). – Nous allons recourir largement à ce [CF 18].

8 [CG I], [échanges avec Fénelon : « I. La ‘correspondance secrète’ en 1688 et 1689, II. Le ‘complément’ de l’année 1690. III. Lettres écrites après 1703, 215-564].

9 Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Volume second contenant ses lettres spirituelles, A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718 [OS 2].

10 Des correctifs furent apportés par A. Delplanque (1907), par la Revue Fénelon (1911-1912) dirigée par E. Griselle, par Jeanne-Lydie Goré (1957), par Mino Bergamo (1994), par Irénée Noye (2007), par F. Trémolières (2009).

11 Mémoires, éd. Chéruel, 1857, tome VII. - Repris avec des additions de Boislisle dans Mémoires de Saint-Simon concernant Fénelon, Madame Guyon et leurs proches, dossier assemblé par D. Tronc, coll. « Chemins mystiques », 2016.

12 Fénelon, Œuvres I & II, éd. par Jacques le Brun, Paris, Gallimard Pléiade [OP], 1983 & 1997. Ici [OP] 1, 44-45.

13 Sur la vie de Fénelon, voir : Sabine Melchior-Bonnet, Fénelon, Perrin, 2008.

14 Paru chez Arfuyen en 2006 sous le titre : François de Fénelon, La Tradition secrète des mystiques.

15 Voir « Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien », Honoré Champion, 2009, [EG], ‘dossier’ précédé d’une brève synthèse : « Années d’épreuves et stratégie inquisitoriale », 14-30, situant les événements de la période des documents livrés dans le volume. Ces événements succèdent à ceux, mieux connus, de la ‘période publique’ couverte par le Crépuscule des mystiques de Louis Cognet et qui prend fin en 1695.

16 Pour la chronologie des événements, on se reportera à celle établie par J. Orcibal dans [CF] n° impairs, en fin des volumes.

17 Cherel, Tome I, Chap.27. - Repris dans Mémoires de Saint-Simon concernant Fénelon, Madame Guyon et leurs proches, dossier assemblé par D. Tronc, coll. « Chemins mystiques », 2016.

18 Voir également : Murielle Tronc, « Une relation mystique », in [CG I], 216 sq.

19Lettre à Fénelon, [CG I], n° 157. – Dorénavant nous citons les numéros de lettres au fil du dialogue.

20 [CG I], Lettre 295 ; édition améliorée dans Fénelon mystique, op. cit. - Ce manuscrit émouvant se présente en deux colonnes : la haute écriture de Fénelon à gauche laisse la place libre à droite pour les réponses à venir de sa correspondante.

21 Puisqu’ils sont aux côtés de Fénelon à Cambrai !

22 Fénelon se fait réprimander de ne pas se servir de l’efficacité de la prière pour aider les gens qui lui sont confiés.

23 Gen 9, 1 : Alors Dieu bénit Noé et ses enfants, et il leur dit : Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre (Sacy).

24 Coll. Rothschild A[utographes] XVII, t. V, 296.

25 Lettre à Fénelon écrite entre le 1 et le 11 avril 1690, [CG I], Lettre n° 248.

26 Lettre de Fénelon du 11 avril 1690, Ibid., n° 249 & [CF], tome II, Paris, Klincksieck, 1972, n° 111.

27 Gnostique, chap. 9.

28 Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie fut publié par P. Dudon, chez Beauchesne en 1930 ; revu sur le ms. des Archives Saint-Sulpice, il a été revu et édité sous le titre La Tradition secrète des mystiques ou le Gnostique de Clément d’Alexandrie, Arfuyen, 2006.

29 C’est ce que pensait un contemporain carme, Honoré de Sainte-Marie (1651-1729) : voir sa Tradition des Pères et des Auteurs ecclésiastiques sur la Contemplation, 1708, tome I, p.72.  Il considérait Jésus « comme le premier des mystiques, ayant connu toutes les manières de contempler », et comme la source du courant chrétien incarné dans les mystiques de siècle en siècle.

30 Clément d’Alexandrie, né vers 150, disparu avant 215, est le premier Père dont nous puissions lire des ouvrages entiers. Grec converti, il est le maître d’Origène. Il défend la philosophie grecque qui est pour lui un « travail préparatoire » Dans ses Stromates, avec la fraîcheur et l’enthousiasme qui animaient les enfants de la première Église, il entend transmettre à ses disciples « la vraie tradition de la bienheureuse doctrine, qu’ils avaient reçue immédiatement des saints apôtres, de Pierre, de Jacques, de Jean, et de Paul, chacun comme un fils de son père ».

31 Gnostique, chap. 17 de La Tradition mystique..., op. cit.

32 Gnostique, chap. 17.

33 Gnostique, chap. 16.

34 Inamissible : qui ne peut pas se perdre.

35 Apathie : impassibilité.

36 Pathique, terme de dévotion, de passion.

37 Les Justifications de Mad. J.M.B. de la Mothe Guion écrites par elle-même […] avec un Examen de la IX. & X. Conférence de Cassien, touchant L’état fixe de l’oraison continuelle, par feu Monsieur De Fénelon Archevêque de Cambrai, « Vincenti », A Cologne, Chez Jean de la Pierre, 1720, tome III, 330-368.

38 De l’amour de Dieu., IX. 14.

39 De l’amour de Dieu, VI. 11.

40 Gen. 5, 24 ; Gen.6, 9 ; IV Rois 20, 3.

41 Avertissement de l’Explication des Maximes des Saints sur la vie intérieure par Messire François de Salignac Fénelon, Archevêque de Cambray, précepteur de Messeigneurs les ducs de bourgogne, d’Anjou et de Berry. Paris, 1697.

42 [CF], tome III, 481-496 (1659-1696), puis chronologie à suivre en fin des tomes impairs V, etc.

43 Explication des Maximes des Saints (à ne pas confondre avec l’Explication des articles d’Issy, inédit jusqu’en 1915) : Fénelon, Œuvres I, 1983, 999-1095, « notice » : 1530-1549. Par suite de sa condamnation papale, elle « ne figure pas dans les Œuvres complètes de Fénelon éditées aux XVIIIe et XIXe siècles » (p. 1546). On passe en effet directement des éditions de 1698, dont celle de Poiret, à l’édition de 1911 par Cherel. Une telle anomalie n’est-elle pas l’une des nombreuses causes de la relative obscurité qui entoura longtemps la querelle quiétiste ? On note cependant que l’Explication… figure dans l’édition des Œuvres de Fénelon, Didot, 1857, t. II, p. 1-39, édition « laïque », reproduite de celle d’Aimé Martin de 1835.

44 Voir le choix équilibré opéré par J. Le Brun dans ses volumes Œuvres I et II.  Outre ce choix, v. L’Explication des articles d’Issy, 1915 ; Le Gnostique, 1930 ; Mémoire sur l’état passif, 1956 ; de nombreuses lettres dans la Correspondance, 1972 sq.

45 Fraction bien représentée dans Fénelon, Œuvres I, Pléiade, 1983, op.cit., « Œuvres spirituelles », 553-969. – À compléter par : Correspondance de Fénelon, Tome XVIII Suppléments et corrections, 2007 ; par La Tradition secrète des mystiques ou le Gnostique de Clément d’Alexandrie, Arfuyen, 2006, qui reprend en la corrigeant parfois l’édition de Dudon, 1930 ; par des pages extraites d’autres écrits, par ex. des Justifications, tome III, sur Cassien, outre la correspondance avec madame Guyon, etc.

46 Voir J. Le Brun, « Les œuvres de piété de Fénelon… », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, janv. 1977, 4-18, outre les pages 1415-1418 du t. I des Œuvres, 1983.

47 Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fenelon, Archevêque de Cambrai, Prince du S. Empire, A Anvers chez Henri de la Meule, 1718, 2 volumes (soit mille petites pages).

48 L. Cognet, DS 5.163 ; v. aussi DS 5.168.

49 Correspondance de Fénelon, établie par Jean Orcibal ; puis Jean Orcibal, Jacques Le Brun & Irénée Noye ; Paris, Klincksieck, 1972-1976 ; puis Genève, Droz, 1987-2007 - L’édition de référence par M. Gosselin, Fénelon, Œuvres complètes, Paris, J. Leroux et Jouby, et Gaume et Cie, 1851-1852, 10 tomes : contient les lettres spirituelles regroupées par correspondants, tome huitième, 439-714.

50 Œuvres spirituelles..., vol. II, 1718.

51 Correspondance de Fénelon, Tome XVIII Suppléments et corrections, par Jacques Le Brun, Bruno Neveu (+) et Irénée Noye, Genève, Droz, 2007. Le modeste sous-titre de « Suppléments et corrections » donné au tome XVIII voile son intérêt exceptionnel : en effet il présente en sa deuxième partie, pages 85-223, la séquence chronologique des Lettres spirituelles, en donnant les références de celles qui furent publiées dans les tomes précédents à leurs dates attestées ou estimées, tout en les complétant par de nombreuses lettres ou fragments de lettres. Nous pouvons maintenant avoir sous les yeux Les merveilles choisies et publiées par les disciples en 1718...

52 Moralistes du XVIIe siècle, Laffont, 1992. : favorisant les descriptions du cœur humain, le volume ne consacre que deux pages à Fénelon, 77-78.

53 Œuvres I, op.cit., 615.

54 DS 5.164 & 5.165.

55 Œuvres I, 1416.

56 Œuvres spirituelles…, Anvers, 1718, op.cit.

57 Œuvres, op.cit., 635.

58 Les extraits suivants proviennent des Opuscules spirituels [OP] 1983 [première pagination] et des Œuvres spirituelles, Anvers 1718 [seconde pagination].

59 Sagesse, 16, 20-21.

60 Traditionnel depuis Benoît de Canfield.

61 Le Banquet, 180b.

62 Le Banquet, 211a-b

63 Psaume 72, 26.

64 Œuvres spirituelles, Anvers, 1718 « Premier volume » (et pour les extraits suivants).

65Œuvres spirituelles, Anvers, 1718 « Volume second ».

66 « Bien que le marquis de Dangeau et son frère l'abbé fussent depuis longtemps convertis, leur famille opposa, lors de la Révocation de l'Edit de Nantes, une résistance opiniâtre. Ce fut en particulier le cas de leur soeur Catherine de Courcillon et de Jean Guichard, marquis du Péray, dont elle était la quatrième femme. Ils furent accusés de favoriser les évasions et leur fille Charlotte mise aux Nouvelles Catholiques le 5 mars 1686. Fénelon était alors dans l'Ouest, mais, à la demande des Dangeau Bossuet entreprit cette conversion difficile et, en lui montrant certaines contradictions dans le Bouclier de la Foi de Du Moulin, obtint le 1er juin 1686 l'abjuration de la jeune intellectuelle. Celle-ci aida alors pendant quelques mois les officières des Nouvelles Catholiques. Elle entra ensuite au Premier Couvent où Fénelon, qui « avait examiné » avec elle « ses doutes sur son ancienne religion » (cf. sa lettre inédite du 15 décembre 1713, à la soeur de la carmélite) prêcha le 23 novembre 1687 lors de sa prise d'habit. […] En janvier 1689 Mme de Péray « attendait W. sa mère pour faire sa profession » qui eut lieu le 13 mai 1689 et fut rehaussée par un sermon de Bossuet. Soeur Charlotte de Saint-Cyprien ne cessa jamais de correspondre avec l'archevêque de Cambrai dont, vingt ans après sa mort, elle faisait l'éloge au marquis de Fénelon. Passée en 1717 à Pont-Audemer pour des motifs inconnus, elle y mourut en 1747. » Fénelon mystique, op. cit., « Charlotte de Saint-Cyprien », L.37 [CF 3] note 1.

67 LSP 26 début janvier 1689 (CF 18-90), LSP 13 à 22 = LL.354, 339, 342, 363S, 329S, 380S, 344S, 1437, 1776, 1514. Soit un total de 11 lettres auxquelles s’ajoute une 12e (376S). Leur mise en ordre – nous suivons Orcibal – donne la séquence LSP 26, 17, 14, 15, 19, 13, 16, 376S, 18, 20, 22, 21.

68 [CG I], Lettre 385, 1715.

69 Mathieu da Vinha : « Mme Guyon et les réseaux à la cour de Versailles à la fin du XVIIe siècle (ca. 1685-1700) » [avec plan des appartements  situés dans l’aile gauche du château à proximité de Madame de Maintenon et du Roi]. Université de Genève,2017, Colloque « Madame Guyon. Mystique et politique à la Cour de Versailles »

70 Saint-Simon, Mémoires, I, 773, cité 1089 par R. et S. Pillorget : France baroque, France classique 1589-1715, tome I, Laffont, 1995. - G. Lizerand, Le duc de Beauvilliers, Paris, 1933.

71 R. et S. Pillorget, op.cit., 1162. – Sur les rapports du trio Chevreuse-Fénelon-Guyon, v. la longue note 15 d’Orcibal à la lettre 44 de [CF].

72 Saint-Simon, Mémoires, tome 2, chap. VIII (1698), éd. Cherel, 124.

73 On retrouvera Beaumont et Langeron à Cambrai ainsi que Dupuis et l’Échelle qui seront copistes des lettres de Mme Guyon (leur épreuve est une providence pour nous, éditeurs). Ceci souligne combien Fénelon avait souci des gens éprouvés et peu fortunés. De même, avant son emprisonnement, Mme Guyon s’occupa d’assurer une vie décente aux filles qu’elle avait à son service.

74 Mémoires de Saint-Simon concernant Fénelon, Madame Guyon et leurs proches, dossier assemblé par D. T., coll. « Chemins mystiques », 2016. Pagination éd Cherel.

75 Il donnait au « petit troupeau » l’espérance d’un royaume chrétien sagement conduit.

76 Il ne s’apercevait pas du temps passé en oraison.

77 Aller à Marly avec le Roi était un honneur et une obligation que ces mystiques auraient préféré éviter !

78 Saint-Simon, Mémoires, chap. X.

79 Il écrira le 8 février 1733 : « Je commençai à connaître Mme Guyon en ce temps-là (1687-1688) » (Fénelon [édition Gosselin], t. X, p. 60). 

80 Orcibal cite B.N.F., Nouv. Acq. Fse 1432, f°75r°.

81 Orcibal cite Boislisle, t. II, p. 412, puis fait cet ajout et le suivant.

82 [CG I], Lettre 347 au duc de Chevreuse du 7 octobre 1695.

83 Servante que Mme Guyon voulait établir en lui achetant une maison.

84 [CG I] L. 294.

85 Sur le récit de la « chasse » à « la Guyon », voir supra, récit repris dans Les années d’épreuves…, Honoré Champion, 2009, synthèse : 24-27 ; et v. récit : 104-109 incluant le fragment cité infra.

86 [CG II] Lettre 397 adressée en 1697 à la Petite duchesse [Mortemart].

87 [CG I] L.295 entre Fénelon et Guyon : réponse n°5 de Guyon, 558.

88 [CG I], Lettre 324 au Marquis, 29 septembre 1714.

89 Testament du 17 décembre 1714 devant P. Belin notaire à Blois, deux ex. confiés au duc de Charost [mari de la fille de Mme Guyon] et à Dupuy, pièce 10/2325 des Archives diocésaines de Blois. -- Lettre 358 : « Dites à Put [Dupuy] que j’embrasse, que lorsqu’il aura reçu l’argent de M. de Gautret, qu’il le mande à la petite Marc [au service de Mme Guyon] car c’est pour elle. »

90 Lettre 335, 11 février( ?) 1715.

91 La copie par Isaac Du Puy (A.S.-S. ms. 2055 « lettres au duc de Chevreuse ») appartint au duc de Chevreuse, puis finalement à Mme de Giac, veuve Chaulnes. Ce long ms. couvre la période de juillet 1693 à janvier 1698. Il s’arrête abruptement amputé des dernières pages (complétées par La Pialière. [CG II], « Manuscrits : descriptions complémentaires », 908-910.

92 [CG I] & [CG II].

93 [CG I] L. 382 & L. 383 en réponse de Dupuy au marquis.

94 A.S.-S., ms. 2046. - Mon erreur d’avoir ignoré jusqu’à maintenant cette source au bénéfice de sa reprise par le Marquis en début de Préface aux Oeuvres spirituelles de 1738, [CG II, 29-34] est corrigé par les longs extraits infra du début de la Relation du différend.

95 A.S.S. Sixième carton. Huit. Relation du différend entre Bossuet et Fénelon par Monsieur Dupuy. / Manuscrit 2046. /Relation du différend entre Monsieur l’Archevêque de Cambray et Monsieur l’Évêque de Meaux qui donna lieu à la disgrâce de Monsieur de Cambray.



96 À Fénelon et aux ducs.

97 La duchesse était la nièce de M. de Noailles.

98 Saint-Simon, Mémoires, Boislisle, 413, « Addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau », « 127. Mme Guyon et les commencements de son école. »

99 [CG I], Lettre 446, au marquis de Fénelon, début 1715.

100 Le Marquis de Marsay (1688-1755), autorité à laquelle nous consacrons une section infra.

101 Madame Guyon, Vie, « Histoire des dernières années », 1022.

102 À ne pas confondre avec d’autres membres de la famille de Fénelon (pas moins de 26 entrées « Fénelon » dans J. Orcibal, Fénelon, sa famille et ses débuts, [CF], t. I, index. – Sur la blessure, v. [CF], t.15, note 1 à la Lettre 1486 B.

103 [CG I], 2003, Lettre 316.

104 Lettre 1662, 1er avril 1713, Correspondance, t. XVI, Droz, 1999.

105 P. de Beaumont (1660-1744), grand-vicaire de l’archevêque à Cambrai.

106 [CG I], 587-674. Si la seule lettre attribuable au marquis, datée du 31 mars 1714, ne permet guère de mieux le connaître, on se reportera, -- outre les traits bien observés par Mme Guyon -- à la préface du marquis rédigée pour son édition de 1738 des Œuvres spirituelles de Fénelon.

107 Œuvres spirituelles de feu Monseigneur François de Salignac de La Mothe-Fenelon, …, nouvelle édition revue et considérablement enrichie [par rapport à celles de 1718 et 1723], À Rotterdam, Chez Jean Hofhout, 1738 in-4° ; réédité sans nom d’éditeur, mais précédé d’un “Avis de l’imprimeur” qui s’étend sur “l’amour de Dieu pour Lui-même”, 1740, 4 vol. in-12.

108 Pages III-XLVIII de l’édition de 1738. Réédité dans : Madame Guyon, [CG II], 2004, 20-34. Subordonné au récit plus intime et préférable par Dupuy.

109 Madame Guyon, La Vie par elle-même…, 2001, 2014, « 5.3 - « Supplément à la Vie », 983-1020.

110 [CG I] 58, Première lettre n°315 au jeune Marquis. Il peut s’agir soit de Lord Forbes dont nous avons deux lettres plus tardives au marquis de Fénelon. [CG I], L.446 & 447 ; soit de Ramsay qui, à cette date, est probablement à Cambrai auprès de Fénelon, dont il avait fait la connaissance en août 1710 ; sa présence à Blois n’est attestée qu’en mars 1714 : v. Henderson, Chevalier Ramsay, 31 & 38.

111 Ferrement : garniture de fer qui entre dans la construction d’une machine, d’un navire.

112 Ravaudeur : celui qui raccommode les vieux habits.

113 Ps. 118, 10 : Je vous ai cherché dans toute l’étendue de mon cœur. Ne me rejetez pas de la voie de vos préceptes.

114 Jn 14, 6.

115 Il s’agit peut-être de Servais, au service de madame Guyon.

116 Points de suspension du manuscrit, de même que les suivants.

117 Prospect : manière de regarder un objet (Littré).

118 Dupuy (ou un Écossais ?).

119 [Henderson], Lettre XXXVIII (du marquis de Fénelon à Lord Deskford), 147. Nous avons laissé l’orthographe d’époque.

120 Vie par elle-même, éd. 2001, « Supplément à la Vie », p. 1002 sq.

121 Marie-Anne de Mortemart 1665-1750, La « Petite Duchesse » en relation avec Madame Guyon, Fénelon et son neveu, D.T., coll. « Chemins mystiques », 2016.

122 « […] On y voit qu'après sa première disgrâce, ce fut chez la duchesse de Charost, à Beynes, château tout voisin de Saint-Cyr, qu'elle trouva asile, et que la duchesse de Mortemart la conduisit à Meaux, le 13 janvier 1695, pour se mettre à la disposition de Bossuet. Ses doctrines ayant été condamnées le 10 mars, et ce jugement suivi de sa rétractation solennelle, elle obtint la permission de se rendre aux eaux de Bourbon ; mais les deux duchesses vinrent la prendre, le 9 juillet, et la ramenèrent à Paris, d'abord dans le faubourg Saint-Germain, puis dans le faubourg Saint-Antoine, où Desgrez l'arrêta vers la fin de décembre. » (Boislisle, tome II de son Saint-Simon, 65, n. 4).

123 Mme Guyon, CG II, lettres à la « Petite Duchesse ». Citation  tirée de la Lettre 405.

124 Saint-Simon, Mémoires, Boislisle, 413, « Addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau », « 127. Mme Guyon et les commencements de son école. »

125 Selon cette même addition au journal de Dangeau.

126 « Marie-Anne Colbert, soeur cadette des duchesses de Beauvillier et de Chevreuse, née le 17 octobre 1668, épousa, le 14 février 1679, Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, fils du maréchal de Vivonne et général des galères en survivance. Elle n'avait que treize ans, et son mari quatorze. Devenue veuve le 3 avril 1688, elle mourut à Saint-Denis, le 14 janvier 1750. Selon Mme de Caylus, son mariage avait coûté quatorze cent mille livres au Roi. » (Boislisle, tome second, n. 1 de sa p. 7) : « Le Roi donnait d'ordinaire deux cent mille livres, à moins que les embarras financiers du moment ne le forçassent de réduire ses libéralités, Mlle de Beauvillier eut cette somme quand elle épousa le duc du Mortemart [fils de la ‘petite duchesse’], en 1703. » (Boislisle, t. second, n. 3 de la page 8).

127 [CF] 3, L.168, n.2 d’Orcibal.

128 Romancine : plainte (Littré). « plusieurs fois dans Saint-Simon avec le sens de chansons satiriques, ou simplement de reproches vifs et piquants. » (Chéruel).

129 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 4, chap. 12 [1703], 213-214.

130 Correspondance de Fénelon, édition de 1829, tome onzième, 345.

131 Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 165.

132 Marie-Anne de Mortemart 1665-1750, La « Petite Duchesse » en relation avec Madame Guyon, Fénelon et son neveu, coll. « Chemins mystiques », 2016, 19-238.

133Quand les Beauvillier entreprirent de marier leur fille au fils du ministre Chamillart, « Au premier mot qu'ils en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère… » (Saint-Simon, Chéruel, tome 6, chap. 8 [1708]).

134 Attribution par A. Delplanque en 1907.

135 Édition [CF 18] par I. Noye, Droz, 2007 : un progrès par siècle !

136 [CF 18] respecte la séquence des pièces LSP, car elles sont adressées à divers correspondants dont I. Noye propose souvent une identification.

137 N. serait son frère Blainville, qui admettait mal la directivité de sa soeur (voir, en juillet 1700, L.667, n. 16 et L.670, n. 7).(n. Noye).

138 En juin 1708, Fénelon la mettait en garde contre son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215) (n. Noye).

139 Allusion brève, mais forte, à sa tendance à « régenter », qui avait amené la révolte d'autres membres du « petit troupeau » : voir l’échange du 4 (?) mai 1710 entre Fénelon et Mme Guyon [n. Orcibal].

140 Support : patience, contraire d’insupportable (phrase précédente).

141 Les membres du « petit troupeau » guyonien. [O]

142 Totale ? nous n’avons rien retrouvé mais reste à mener une recherche spécifique.

143« Petite » duchesse parce que cadette des duchesses de Chevreuse et de Beauvillier. Mais consciente et fière de sa famille, par fois raide, car d’un fort tempérament : elle n’hésitait pas à provoquer certains à la Cour en allant sans se cacher rendre visite à « l’exilé » de Cambrai.

144Fénelon, Correspondance, Tome XVIII, Suppléments et corrections, par Jacques Le Brun, Bruno Neveu (+) et Irénée Noye [ce dernier a assuré l’essentiel du travail], Genève, Droz, 2007.

Le modeste sous-titre de Suppléments et corrections voile l’intérêt très exceptionnel de ce dernier tome : en effet il présente en partie centrale la séquence chronologique des Lettres spirituelles, en donnant les références de celles qui furent publiées dans les tomes précédents à leurs dates attestées ou estimées, et surtout en les complétant par de nombreuses lettres ou fragments. Il s’agit dans ce dernier cas des merveilles choisies et publiées par le cercle des disciples en 1718 sans dates ni nom de destinataires : elles n’avaient donc pas trouvé leur place dans l’édition critique des dix-sept tomes précédents qui respectait très rigoureusement la chronologie et excluait de ce fait toute lettre ou fragment non daté. Fénelon, dont la plus grande partie des écrits si appréciés au XVIIIe siècle a quelque peu vieilli, demeure ici très vivant par le cœur intemporel de son œuvre. Car ce très grand directeur spirituel est un mystique qui analyse sans concession mais avec grande finesse et complétude le domaine intérieur profond le plus souvent demeuré caché, même aux plus grands moralistes du XVIIe siècle, puisqu’il suppose, outre des qualités d’introspection, le travail à plus grande profondeur opéré par la grâce.



145 J. Orcibal, Études…, op.cit., 201-206, 529, 532, 537, 539-540…

146 J. Orcibal, Études…, op.cit., 542.

147 H. Scougal, Life of God in the soul of man, 1677.

148 J. Garden, Comparative Theology, 1699.

149 [CG I), 675-842.

150 Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club, 1934, comportant étude et correspondances, ouvrage dorénavant cité [Henderson] et disponible dans notre réédition sous le même titre, coll. « Chemins mystiques » ; v. du même : Religious life in Seventeen-century Scotland, Cambridge, 1937 ; Chevalier Ramsay, Thomas Nelson and sons Ltd, 1952 : [Henderson, Chevalier Ramsay].

151 J. Orcibal, Etudes…, 528.

152 The works of Mr Henry Scougal, professor of divinity in the King's College Aberdeen, containing the Life of God in the Soul of Man ; On the nature and excellency of the Christian religion. With nine other discourses on important subjects. Also a brief account of the author's life and a sermon preached at his funeral by George Garden d d., in two volumes, Aberdeen,1759. [Préface, Life of God 1-108, nine discourses -205 & vol II, 206-369, a sermon... -458 (fin)]. - H. Scougal, The Life of God in the Soul of Man, Christian Heritage, Christian Focus publ., 1996 & Christian Classics Ethereal Library (internet).

153 Part I, § 2-5 (notre adaptation).

154 Part II, from § 2, 5, 7, 10, 14. « Love is the greatest and most excellent thing we are masters of and therefore it is folly and baseness to bestow it unworthily. It is indeed the only thing we can call our own: other things may be taken from us by violence, but none can ravish our love...

155 Part III, from § 1, 5, 24. (notre médiocre traduction).

156 Prophétesse mystique née à Lille en 1616, morte exilée et persécutée en 1680.

157 [Henderson], 38 & 60.

158 [Henderson], Mystics of the North-East, op. cit., “Introduction”, 11-73. – Citation : J. Garden, Comparative Theology or the true and solid grounds of pure and peaceable theology […] now translated from the printed latin copy, with some few enlargements by the author, 1700.

159 A.S.-S., ms 2177, pièce 7424. [CG I].

160 J. Orcibal, Études…, 224.

161 [Henderson] 34.

162 [Henderson] “Correspondance between James Cunningham of Bairns and Dr. Georges Garden”, 211.

163 A. Chérel, Un aventurier religieux au XVIIIe siècle, André-Michel Ramsay, Paris, 1926. – G. D. Henderson, Chevalier Ramsay, Aberdeen, 1952.

164 [Henderson] 96, Lettre XIII. De Ramsay à Lord Deskford.

165 M. Chevallier, Pierre Poiret, op.cit., p. 82. – Présence auprès de la mourante en compagnie de George Garden, de Lord Forbes et son frère James (Mystics of the North-East, p. 94)

166 [Henderson] ibid.

167 « Alors que les récits circonstanciés sur la mort de « Notre Mère » parviennent à ses disciples de Grande-Bretagne, éclate dans le courant de l'été 1717 une crise concernant la publication de son autobiographie. Quelques copies de ce texte circulaient : il y en avait une en Écosse, une autre avait été envoyée à Poiret, dûment révisée par Madame Guyon elle-même, et il se considérait comme engagé à la faire paraître dès qu'elle serait morte. Or Ramsay, croyant avoir la même tâche, s'opposa à l'intervention de Poiret. [...] Le Dr Keith [une section lui est consacrée infra] « est consterné des termes de la lettre écrite par Ramsay et le marquis de Fénelon, neveu du prélat, à Poiret et à Otto Homfeld. » (M. Chevallier, Pierre Poiret..., op. cit., 104-105.)

168 [Henderson, Chevalier Ramsay] 110. Elle réagira justement avec une égale vigueur en 1732 à la Relation du quiétisme de Phelippeaux.

169 Chérel, Un aventurier…, 106-107.

170 Ramsay, Les Voyages de Cyrus, Champion, 2002.

171 Chérel, Un aventurier…, X.

172 Peut-être avait-il eu des contacts auparavant en Écosse avec des maçons qui étaient particulièrement ouverts : « La Loge d'Aberdeen reçut de toute évidence à la fin du XVIIe siècle quelques quakers, ce qui vaut vraiment la peine d'être noté... » (Franc-maçonnerie et religions dans l'Europe des Lumières, Honoré Champion, 2006, p. 27.)

173 Cahiers de la grande loge de France, 1982, M. Viot, « Inquiétude mystique et quête de la réintégration : les origines de l’Ecossisme. » - [Henderson, Chevalier Ramsay] 168 : voir le Chap. 14 Freemason. - Voir aussi « L’Église catholique et la Franc-maçonnerie », Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, Champion Classiques, Paris, 2006, 80-81.

174 Franc-maçonnerie et religions dans l’Europe des Lumières, op.cit., p.81

175 Ibid., p.60 n.3.

176 Ibid., p.93-94.

177Chevalier Andrew Michael Ramsay, Les voyage de Cyrus..., Honoré Champion, 2002.

178 Un aventurier religieux au XVIIIe siècle André-Michel Ramsay par Albert Cherel, Perrin, 1926, pp.147-148 - Passage non retrouvé dans Les voyage de Cyrus..., Champion, 2002.

179 Chevalier Andrew Michael Ramsay, Les principes philosophiques de la religion naturelle et révélée dévoilés selon le mode géométrique, Paris, Honoré Champion, 2002.

180 Chérel, Un aventurier…, 63 ; [Henderson, Chevalier Ramsay], 233.

181[Henderson, Chevalier Ramsay], 235.

182 The House of Forbes, ed. by A. & H. Tayler, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club, 1937, v. 239 sq. & 348 sq. Cette histoire de la famille Forbes parut postérieurement à l’étude d’Henderson. Nombreuses biographies.

183 Il existerait une branche suédoise guyonienne dont le lien passerait par des Forbes. Mais deux autres contacts s’avèrent également possibles : l’un suisse, passant par le chevalier de Klinkjoström (connu de Dutoit), et l’autre hollandais passant par le compagnon suédois de Poiret, I. Norraüs.

184 Ibid., 348.

185 J. Orcibal, Études…, 225.

186 House…, 349-350.

187 [Henderson] 46.  

188 Notice sur les dernières années de Madame Guyon : ms. T.P. 1154 de Lausanne, texte publié à la suite de la Vie, 2001, 2014.

189 Ibid.

190 [Henderson] 47.

191 [Henderson] 49.

192 Nom souvent corrompu en « Exford » : [Henderson] 85, relève la confusion qui s’ensuit chez Cherel ; la corruption en « milor Exford » était déjà présente dans le cahier de lettres du marquis de Fénelon.

193 Lettre 12 janvier 1715, [Henderson] 94-95.

194 [CG I), plusieurs lettres à Lord Deskford.

195 [Henderson]100-101, Lettre XV, 15 avril 1715, de Mme Guyon à Lord D., copie de la main du Dr Keith, conservée à Cullen House.

196 « …le théologien Francis Lee, gendre de la prophétesse J. Lead, se joignit aux Philadelphiens, qui, comme les piétistes allemands et les quiétistes des pays latins, lui paraissaient animés de l'esprit des Apôtres. Il traduisit en 1715 sous le nom de R. Nelson la Lettre pastorale de Fénelon sur l'amour de Dieu. Sa Préface louait la théorie de la passivité que l'on trouve chez madame Guyon… » (J. Orcibal, Études…, 529).

197 J. Orcibal, Etudes…, 529-530.

198 [Henderson] 130, Letter XXX, London, 1 oct. 1716 : “The number of the Comm. sur le v. Test. [Commentaire sur l’Ancien Testament] subscribed was one hundred, 42 of which were sent to Scotland”.

199 J. Orcibal, Études…, 202. - Le manuscrit se trouve actuellement à la bibliothèque Bodléienne d’Oxford. Il porte la mention : « Pour M. R[amsay] qu'on prie de le renvoyer s'il lui plaît à M. K[eith] après qu'on s'en sera servi ».

200 [Henderson] 78, Lettre III.

201 [Henderson] 98, Lettre XIV ; v. aussi sa maladie, 136, Lettre XXXII.

202 [Henderson] 143, Lettre XXXVI (11 juin 1717).

203 [Henderson] 144, Lettre XXXVII (2 juillet 1717).

204 [Henderson] 149, Lettre XLI (10 sept. 1717).

205 [Henderson] 107, Lettre XVIII adressée à Deskford emprisonné ,95 - Lettre XII, 141.

206 [Henderson] 151, Lettre XLI qui souligne l’opposition de Ramsay à la publication de la Vie par Poiret : “but the good old man [Poiret] refuses to give it up and resolves to be faithful to the trust reposed in him”. Et 159, Lettre XLVI : “the Daughter [la fille de madame Guyon] who is a very artful politick lady is at the bottom of all.” [elle anime les opposants].

207 [Henderson] 162, la Lettre XLVII à Lord Deskford livre l’opinion de Keith : “These Oeuvres spirituelles [de Fénelon, à Anvers, 1718] are mighty beautifull and fine, but to me they have not the pure Life and Unction of N.S.M.’s [Notre Sainte Mère] ”.

208 [Henderson] 74, Lettre I, London, Oct. 10th, 1713, à Lord Deskford.

209 [Henderson] 83, Lettre VI (1714), à Lord Deskford. 26 juin 1714.

210 [Henderson] 99-100, Lettre XIV, à Lord Deskford. Avril 1715.

211 [Henderson 113, Lettre XXI, à Lord D. 5 nov. 1715.

212 [Henderson] 160, Lettre XLVI, à Lord D. 5 juillet 1718.

213 [Henderson] 163-164, Lettre XLVIII, 15 nov. 1718 (notre adaptation).

214 J. Orcibal, Études…, 203 : précieuses références sur Cheynes. La note 245 souligne que dès 1715 il avait défendu le Pur Amour dans les Philosophical principles on religion natural and revealed.

215 J. Orcibal, Études…, 203. - La note 246 donne la référence : Poems, t. II, 1, pp. 79-82.

216 [Henderson], 532-533.

217 G. Tersteegen, Traités spirituels, Labor et Fides, 2005, Préface par M. Cornuz, 10.

218 Marjolaine Chevallier, Pierre Poiret, du Protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994 : cité [P.P.]

219 M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, tome V, Koerner, Baden, 1985. L’ensemble édité représente une bibliothèque mystique de près d’une centaine de volumes devenus très rares, dont ce livre relève les exemplaires disponibles en Europe.

220 Émile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 77.

221 Citée par M. Chevallier, [P.P.] 74.

222 Lettre, 1717, [P.P.] 79.

223 Feuillet manuscrit, [P.P.] 88.

224 Lettre, 1717, [P.P.] 110.

225 Pierre Poiret, Écrits sur la Théologie mystique. Préface. Lettre. Catalogue. Introduction et notes par Marjolaine Chevallier. Éditions Jérôme Millon, 2005 : [Écrits sur la Théologie], 136, extrait de I. LETTRE §3.

226 [Pierre Poiret] La Théologie du Cœur ou recueil de quelques traités qui contiennent les lumières les plus divines des Âmes simples et pures [...] À Cologne Chez Jean de la Pierre, 1690.

227 [Écrits sur la Théologie] 72

228 [Écrits sur la Théologie] 74.

229 [Écrits sur la Théologie] 41.

230 Benoit de Canfield, capucin, dont la Reigle de perfection contenant un abrégé de toute la vie spirituelle (1608-1609) fut influente sur tout le siècle.

231 [Écrits sur la Théologie] 62.

232 [Écrits sur la Théologie] 63.

233 [Écrits sur la Théologie] 66.

234 Vie, 2001, “Compléments biographiques, Supplément à la Vie”, 1010.

235 [P.P.], 77.

236 P.P.], 76.

237 Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club (serie of nearly vol.), 1934, [Henderson] - La remarquable Introduction (p. 11-73) fait revivre le groupe guyonien.

238 [Guyon,] Le Nouveau Testament… 1713, Préface générale [de Poiret] I-XXX.

239 Récit cité par M. Chevallier, [P.P.] 111.

240 [Guyon], Lettres chrétiennes et spirituelles... Londres 1767 tome I (sur V), Avertissement III-XXVIII :

241 v. M. Chevallier, [P.P.].

242Lettre du 10 novembre 1739, citée par Chavannes (1865), op.cit., 64.

243 [CG I], L. 389.

244  Courte notice parue dans : Biographisch-Bibliographisches Kirchenlexicon, Verlag Traugott Bautz, Herzberg 1993, V. band, p. 1399.

245 L’original allemand Die stete Freunde des Geistes (1706) est répertorié par Poiret dans sa Bibliotheca Mysticorum (1708) pp. 295f., 307, sous le nom d’auteur Hilarius Theomilus.

246 [Henderson] 102-103, Lettre XVI, note 8 sur Metternich.

247 Dont il était ami : « Une copie d’une partie d’un « traité concernant la perfection du bonheur qui peut être atteint dans cette vie » fut préservée à Cullen House depuis le temps de Lord Deskford » (Henderson).

248 [P.P.], 135-136.

249 J. Orcibal, Études…, 537.

250 [CG I] Lettre 402.

251 [CG I] Lettre 425.

252 Armelle Nicolas, Témoin du Pur Amour, Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu, Texte présenté par D. et M. Tronc, « Sources Mystiques », Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2011. – La servante mystique bretonne est rééditée par Poiret.

253 [CG I] Lettre 431.

254 M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 142-143.

255 DS 15.262.

256 On complétera en notre langue ces brèves indications par : Gerhard Tersteegen, Traités spirituels, introduits, traduits et commentés par Michel Cornuz, Labor et Fides, Genève, 2005. Voir aussi : M. Cornuz, Le protestantisme et la mystique. Entre répulsion et fascination, 2004 [pages 73-100 sur Tersteegen].

257 C.-A. Keller et D. Müller, La spiritualité protestante, Labor et Fides, 1998, p. 51.

258 DS 15.260/71.

259 Traités spirituels, trad. M. Cornuz, pp. 155-161.

260 « Quelqu’un lui ayant demandé un jour pour quoi il y avait si peu de saints parmi eux, elle répondit : C’est qu’il n’y a point de subordination et que chacun y suit son propre esprit » (Lm2 note non reprise par Osup)

261 Sa conversion au catholicisme : « Ayant lu quelques ouvrages de M. de Cambrai …il commença à avoir des doutes …le jeune lord vint à Cambrai …le père du jeune seigneur, irrité de son changement de religion, ne voulut plus entendre parler de lui » rapportent les Nouvelles Littéraires. (A. Cherel, Un aventurier religieux au XVIIIe siècle : André-Michel Ramsay, Paris, 1926).

262 La vie par elle-même…, « Supplément à la Vie » qui reproduit le ms. de Lausanne TP 1155, complété par le ms. d’Oxford (Osup). Citation : p.1007.

263 Lettre de Fleischbein du 10 mai 1763 : « (1). Sa femme Pétronille von Eschweiler, née le 28 décembre 1682 (+ 5 mars 1740) avait plus de 15 ans de plus que lui. Son neveu le père d’Eschweiler religieux dans le couvent d’Alten Camp […] (2) Détails sur Gerhart Tersteegen. A publié des extraits de livres de Mme Guyon, croyant que la traduction ne s’en fera pas. » Lettre du 7 juin 1763 : «  (3) [Sa femme était catholique. Mariés le 30 avril 1737. Ne prenait pas la Cène à Haÿn avec les autres, reçut les sacrements selon le rite catholique avant sa mort. »

264 DS 10.657. Brève notice de J. Cadier qui n’est reprise que partiellement, car elle est supplantée par les travaux de Hans-Jürgen Schrader dont en français « Madame Guyon, Le piétisme et la littérature de langue allemande » en contribution à Rencontres autour de Mme Guyon, Jérôme Millon, 1997 : cité [Schrader 1997].

265 [Schrader 1997] 123.

266 [Schrader 1997] 104. – Ce voyage contredit une opinion tardive assez critique: Lettres de Fleischbein à Klinckowsröm, Premier fasc., Lettre 24. 20 septembre 1763. « (12). Détails sur de Marsay. Il a quitté Haÿn après cinq ans de séjour bien des fautes. Il n’avait pas lui-même de directeur, peut-être par sa faute, car Poiret et d’autres de sa société vivaient encore, et auraient pu lui en servir. / Vous au contraire vous en avez un (M. Dutoit). »

267 Emblème 17e [reproduite supra] de l’âme conduite à travers le labyrinthe du monde. L’âme amante de son Dieu : Représentée dans les emblèmes de Hermannus Hugo sur ses pieux désirs et dans ceux d’Othon Vaenius sur l’amour divin, éd. par Pierre Poiret, Cologne [Amsterdam], 1717. L’âme du pèlerin voit « Amour » au sommet d’une tour qu’il faut atteindre en traversant le labyrinthe de la vie d’en-bas.

268 [Schrader 1997], 108 : « Les images emblématiques sont, selon Poiret, supérieures à « la simple spéculation [...] à travers les chemins arides et secs du cerveau », parce qu'elles constituent une initiation à la célébration sans images de Dieu. Comme complément, Poiret conseille les biographies (éditées par lui-même) de Catherine de Gênes, de Laurent de la Résurrection et d'Armelle Nicolas (p. VII sq., XIX sqq.). Ce livre d'emblèmes fut pendant longtemps en stock à côté d'un grand choix de littérature mystique dans la librairie des séparatistes de Berlebourg ».

269 [Schrader 1997], 121.

270 Sur Zinzendorf et les « frères moraves » : DS 16.1647. Sur les rapports entre Marsay et Zinzendorf, voir Jules Chavannes, Jean-Philippe Dutoit [...], Lausanne, 1865, pages 295-302  : « Après quelques prédications qu’il fit entendre au château de Berlebourg [...] proposa à M. de Marsay de fonder une église ou communauté semblable à celle de Herrnhut [...] »

271 [Schrader 1997], 123 et notes.

272 Le Directeur mystique ou extrait des œuvres spirituelles de Monsr. Bertot [...] Tiré des Quatre Volumes de ces mêmes œuvres [...]à Berlebourg, imprimé par Christoffle Michel Regelein, 1742. [485 pages + indice].

273 [Schrader 1997] 124-125.

274 [Schrader 1997] 125-127.

275 [Chavannes sur Dutoit, pages 65-67 ; j’omets son début:] ... Il a laissé un assez bon nombre d'ouvrages [...qui] parurent à Berlebourg de 1738 à 1740, pendant le séjour de l'auteur à Hayn. Ayant perdu sa femme en 1742, M. de Marsay quitta la direction de la maison fondée par M. de Fleischbein, puis finit ses jours en 1755 à Ambleben chez Mme de Bütticher née de Carlot, fille de l’une de ses soeurs. Une modification paraît s'être opérée dans ses vues religieuses pendant les dernières années de sa vie. Aux yeux des uns, l'exaltation de ses idées mystiques ayant fini par se calmer, il ne lui en est resté qu'une piété profonde ; pour d'autres (tels que M. Dutoit), « M. de Marsay a dégénéré, pour n'avoir pas voulu subir les dernières morts ; » pour d'autres encore (M. Petillet) « sa voie qui avait été en général celle des lumières, fut changé dans les derniers temps en un état de petitesse et d'enfance. Reprenant les voies des commençants pour se simplifier et s'anéantir, il porta d'aussi profondes ténèbres que sa voie précédente avait été lumineuse. / En parcourant la correspondance active que soutint M. de Marsay avec ses excellents et pieux amis, MM. Duval, de Genève, et Monod, de Morges, on est conduit à se rattacher à la première alternative. Ses lettres respirent la piété la plus sincère, la foi la plus humble, la doctrine la plus scripturaire, et -n'offrent plus ces bizarreries et ces traces d'exaltation que l'on a pu remarquer dans les époques antérieures de sa vie. Son langage religieux s'est dégagé des expressions et des formes qui caractérisent en particulier celui de M. de Fleischbein. Cette modification dans ses vues, ou du moins dans la manière de les énoncer, explique sans doute en partie pourquoi l'union intime qui existait entre lui et son ancien disciple cessa entièrement deux ans avant sa mort, après avoir subi déjà précédemment diverses phases, comme on le voit dans les lettres confidentielles écrites par l'un et par l'autre à leurs amis respectifs. »

276 [Schrader 1997] 124 n.116.

277 Même titre de Discours spirituels pour assembler des pièces brèves, et même type de commentaires qui propose le sens mystique de versets de l’Écriture.

278 Avec des convergences : l’abbé de Watteville initiateur du tout jeune Marsay et Pétronille d’Eschweiler épouse sur le tard de Fleischbein.

279 Charles-Hector de Saint-George de Marsay Tome II Imprimé à Berlebourg… 1738.



280 Imprimé à Berlebourg. Par Christofle Michel Regelein. 1740.



281 Jean-Philippe Dutoit / Sa vie, son caractère et ses doctrines par Jules Chavannes, Lausanne, 1865 : [Chavannes] (ouvrage déjà cité. Il est aujourd’hui facilement accessible : https://books.google.be/books?id=ENIWAAAAQAAJ – Deux longs articles parurent du même Jules Chavannes dans Le Chrétien évangélique, revue religieuse de la Suisse romande : « Biographie – Jean-Philippe Dutoit-Membrini », 1861, & « Dutoit-Membrini, considéré sous le rapport de ses doctrines », 1865.

282 En décembre 1702 Léopold Ier quitta sa capitale et déménagea avec sa cour à Lunéville qui devint non seulement une ville de résidence princière, mais également un centre de pouvoir et un foyer artistique où régnait la liberté de penser. La cour ducale était si brillante que Voltaire la compara à celle de Versailles.

283 Chavannes op.cit., 61-63.

284 Chavannes op.cit., 65.

285 Nos italiques soulignent l’importance de l’information.

286 [Chavannes], 67-70

287 Voir infra la section qui est consacrée à Moritz. - K.P. Moritz, Anton Reiser, traduction par George Pauline Fayard, 1986. - M. Chevallier, Pierre Poiret, op.cit., 144, indique qu’il “raconte le souvenir d’étrangeté oppressante et même morbide que lui laissent ces exercices spirituels matinaux auxquels il participa à neuf et dix ans chez le vieux comte” (en 1766-1767). Nous n’avons pas retrouvé ce souvenir dans ce roman autobiographique : Moritz insiste par contre sur l’oppression ressentie auprès de ses parents. Son père allait une fois par an à Pyrmont et se considérait comme un fervent disciple du comte.

288 [Chavannes], 80 sq.

289 [Chavannes], 88, 89 (note sur Treytorrens), 90 sq.

290 Sur « le plus brillant professeur… le Fletcher des Anglais », dans ses rapports avec Wesley : Émile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 114.

291 [Chavannes], 152.

292 [Chavannes], 70.

293 Favre, op.cit., 43 ; Chavannes, 69 sq.

294 [Chavannes] 43. -

295 [Chavannes], 267. 

296 De nombreuses lettres adressées à Klinkowström de 1762 à 1774 (au nombre de 553 selon Chavannes) ainsi que des opuscules en dépôt à la bibliothèque universitaire de Lausanne restent à étudier par un germaniste. Nous en avons vu certaines dans des boîtes de « divers écrits mystiques ».

297 [Chavannes], 77.

298 Probablement du début du XIXe siècle, de Chavannes comme l’indique la bonne correspondance entre les citations longues imprimées (in [Chavannes]) et la source manuscrite que nous transcrivons.

299 Transcription plus complète dans Dossier Fleischbein-Dutoit.

300 Page de l’original porté sur le manuscrit.

301 Notre pagination reportée sur nos reproductions du ms.

302 Ce qui suit est en français et non traduit.

303 Points de suspension du manuscrit.

304 Parenthèse du manuscrit.

305 [Chavannes], 46-47.  Ses points de suspension.

306 Favre, op.cit., 42, puis 42 note.

307 « Lettres Spirituelles du 2e cahier », n°14, ms. TP 1136 B2, Bibliothèque universitaire de Lausanne.

308 [Chavannes], 191 sq.

309 Vie, 2.14.8.

310 Vie, 2.2.6 : « En arrivant à Thonon, j'y trouvai un ermite d'une sainteté des plus extraordinaires qu'il y en ait eu depuis longtemps. Il était de Genève, et Dieu l'en avait tiré d'une manière très miraculeuse à l'âge de douze ans, après lui avoir donné dès l'âge de quatre ans la connaissance qu'il se ferait catholique. Il avait, avec la permission du cardinal, pour lors archevêque d'Aix-en-Provence, pris à dix-neuf ans l'habit d'ermite de saint Augustin ».

311 [CG I], 843 sq., Lettres 460-467.

312 On en verra une description fort critique par le jeune Karl Philipp Moritz dans son roman autobiographique Anton Reiser.

313 A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911, 115-118 : « Inventaire et Verbal de la saisie des livres et écrits de M. Dutoit ».

314 Ibid., 843-870.

315 J. Chavannes, Jean-Philippe Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne, 1865 ; réimpression Kessinger Legacy Reprints, Kessinger Publishing, www. Kessinger.net ; à compléter par A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911. Un fond guyonien reste à exploiter à la bibliothèque universitaire de Lausanne, dont de très nombreuses lettres (en allemand) de Fleischbein et des documents concernant Lacombe, Dutoit, etc.

316 Lettres 462 à 465, [CG I] 848-863 couvrant 16 pages ! Notre exemplaire a été « collationné et complété sur une copie de l’original appartenant à la bibliothèque Pétillet » (annotation marg.), et se conforme au texte du manuscrit des Archives de Saint-Sulpice. Pétillet était le jeune disciple de Dutoit. - Le manuscrit et l’ajout de notre exemplaire de l’édition Dutoit se terminent par : « L’enveloppe sera adressée à monsieur Dupuy, rue de l’Université, Faubourg saint Germain à Paris, et la lettre pour Mme G. sous la dite enveloppe sera N M cachetée de pain enchanté. »

317 A. Favre, Jean-Philippe Dutoit, op.cit., 29, note 2.

318 Ibid., 30, avec des références à Chavannes (1865), op.cit.

319 [CG I], Lettre 460, 843-846.

320 Lettres 16e. de Fleischbein à Klinckowström du 10 mai 1763 ...Les œuvres de madame Guyon ne se trouvent plus en Hollande. Il [Fleischbein] a pu s’en procurer un dernier exemplaire complet. Espère de les voir réimprimer. Ceci en grand secret...

321 Favre, Jean-Philippe Dutoit, Genève, 1911, 36-37.

322 Favre, op.cit., 42 : Nous citerons la suite à propos de Klinkowström.

323 [Chavannes], 51, 56.

324 Favre, op.cit., 74-75.

325 « Aujourd’hui [avant 1911] le numéro 1 de la Cité-derrière » nous informe Favre. Baillif né en 1726, alors régent au collège, fut nommé en 1785 professeur de grec et de morale et mourut en septembre 1790. (Fabre, op.cit., 44).

326 [Chavannes], 132.

327 [Chavannes], 44.

328 [Chavannes], 190.

329 [Chavannes], 320-321. 

330 Favre, 67-68.

331 Favre, 72 sq.

332Favre, 91-92.

333 Favre, op.cit., 115-118.

334 [Chavannes], 44. 

335 Favre, op.cit., 107. - V. sa bibliographie des œuvres de Dutoit – Pétillet publia de son côté en 1801 une Nouvelle vie de M. François de Salignac de la Mothe-Fénelon.

336 Madame de Krüdener (1764-1824), lectrice de Zizendorf, de Tersteegen, liée d’amitié avec Jean-Paul Richter. En Suisse elle fréquenta, outre Pétillet, le chevalier de Langalerie, Divonne, A. Esmonin de Dampierre [dont Pétillet édita : Vérités divines pour le cœur et l’esprit, par M. de D…, Lausanne, 1824], avant de dériver vers le prophétisme vécu sur le sol d’Alsace (Encycl. Universalis).

337 Bernard Gorceix, Johann George Gichtel Théosophe d’Amsterdam, L’Âge d’Homme, 1975, 167.

338 Cette dernière soigneusement préservée. Je possède les Lettres chrétiennes et spirituelles… de madame Guyon dans l’édition Dutoit dont les exemplaires proviennent probablement de Pétillet ou d’un proche, car la lettre XLV, tome troisième, « Ce qu’on doit éviter dans les Sermons… », 189-199, a été « collationnée et complétée sur une copie de l’original appartenant à la bibliothèque Pétillet ».

Il s’agit d’additions marginales et d’adjonction de paperolles, d’une écriture d’époque, exécutée de façon professionnelle, peut-être par Pétillet lui-même ? Ces corrections s’avèrent conformes aux manuscrits des Archives Saint-Sulpice. Ailleurs, de nombreux destinataires de lettres sont précisés : « à Fénelon », « le marquis de Fénelon », « au B. de Metternich », etc.

339 « Ce groupe …s’attachait à entretenir la mémoire de Dutoit-Membrini. Parmi ses membres figurent également : Charles de Langalerie, J.-F. Baillif, le marquis de Dampierre, le comte de Divonne. Sur ce sujet voir Bridel, G.A., « Communication présentée à la Société d’histoire de la Suisse romande le 3 novembre 1926 à Lausanne …sur l’oratoire des âmes intérieures », Ms. TP 1254 C/2, 12 pp., Bib. de Dorigny, Lausanne. » www.philosophe–inconnu.com – V. La Bibliothèque des Cèdres à Lausanne dont Chavannes fut bibliothécaire.

340 M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 150.

341 Il s’agit de l’ouvrage suivant de Baader : Les Contributions à une Philosophie Dynamique, Berlin, 1809.

342 Émile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 159 n.3.

343 Citant Lucie Achard, Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, tome II, 379.

344 Favre, 107 sq. : cette citation se poursuit à la section suivante.

345 [Chavannes], 353 – à compléter par Favre, op.cit., 109 : « On prêche l’Évangile, il est vrai ; on enseigne que Jésus-Christ est mort pour nous, mais on perd de vue que le disciple de Christ doit mourir à toutes choses et porter en réalité les états de son divin maître, pour être rendu conforme … détruire et anéantir tout ce qui s’oppose à l’établissement effectif de la vie du Verbe divin dans le cœur de l’homme ; elles trouvent cette doctrine trop sévère… »

346 Sainte-Beuve, Port-Royal, « Préface de la première édition », Laffont, 2004, 5-6.

347 Benjamin Constant, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, 1957, Cécile, 207-209.

348 Nous avons dû reprendre le texte de lettres de Guyon éditées par Henderson.

349Experimental Theology in America, Madame Guyon, Fénelon, and theirs readers, Baylor Univdersity Press, 2009.

350 Dict. de Spir., t. 13, col. 1177, « Du mysticisme vague à la mystique du cœur ».

351 Voir M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 149.

352 [Amitiés mystiques]. Cette histoire et florilège, grâce à la contribution de soeur Marie-Hélène Rozec, archiviste de l’Ordre, fait un point sur ces publications mais risque de rester la dernière description d’un trésor d’archives actuellement regroupées à Rouen. Elles constituent probablement le seul fond religieux – il fut protégé par l’existence de l’Ordre -- livrant « accidentellement » quelques textes quiétistes : lettres de Bernières très précieuses pour contrôler les éditions de son siècle, lettres adressées par Mectilde à une sœur contemporaine de Madame Guyon, autres pièces qui restent à découvrir en explorant les 3168 entrées du « Fichier central ».

353 Instructions spirituelles en forme de dialogues sur les divers états d’oraison suivant la doctrine de M. Bossuet… par un P. de la Compagnie de Jésus [J.P. de Caussade], à Perpignan, 1741 : le P. de Caussade attribue à Bossuet une paternité inattendue.

354 J.P. de Caussade, Traité…, coll. Christus, 1979, Introduction par M. Olphe-Galliard, 38. - Du même : La Théologie mystique en France au XVIIe siècle, 1983.

355 DS 10.1226/9 ; R. P. Jean Brémond, Le courant mystique au XVIIIe siècle. L’abandon dans les lettres du P. Milley, Paris, 1943.

356 DS 14.940/1, art. “Siry” (par M.-P. Burns) ; J. Bremond, “Témoins de la Mystique au XVIIIe s., les écrits de la Mère de Siry”, RAM, t. 24, 1948, 240-68, 338-75 –

357J. Bremond, Le courant mystique…, op.cit., 183, « A la mère de Siry », 29 juillet 1708 ; v. aussi 354. -

358 J. Bremond n’édite aucune des lettres de la Mère dans son édition de la moitié de la correspondance de Milley. On possède de cette dernière “une soixantaine” de lettres et divers textes dont des Maximes réparties selon les trois voies, v. Le courant mystique…, op.cit., liste & sources », 150 & 152.

359 L Abandon à la Providence divine / Autrefois attribué à Jean-Pierre de Caussade,’Nouvelle édition établie et présentée par Dominique Salin, s. j., Desclée de Brouwer, 2005, Introduction, 15.

360 Chapitre « L’œuvre sauvée » de madame Guyon.

361 Les opuscules spirituels de Bossuet, Recherche sur la tradition nancéienne par Jacques Le Brun, Nancy, 1970. (Annales de l’Est publiées par la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université de Nancy, mémoire n° 38).

362 « Trois mots ajoutés entre les lignes ». [Nous reprenons seulement quelques-unes des notes de J. Le Brun, ici note (4) de la p. 51.].

363 J. Le Brun, 56 & 57.

364 J.Le Brun, 60-61.

365 J. Le Brun, 62-64 pour ce qui suit.

366 Marc de la Nativité, Méthode claire et facile pour bien faire l’oraison…, Paris, 1650, disponible sous Google books ; repris en coll. Chemins mystiques, H.C. Ce manuel pour les novices est une œuvre collective qui s’avère – exceptionnellement dans ce type d’ouvrages et pour le seul tome IV – mystique (Maur de l’E.-J. et Dominique de Saint-Albert y ont participé et l’influence de Jean de Saint-Samson est présente). Eviter la réédition modernisée par le P. Innocent du Carmel de Gand. Lire le profond spirituel Kilian Healy (1912-2003) : La Méthode de prière du directoire de la Réforme de Touraine…, trad. de « Methods... » 1956, Bellefontaine, 2011.

367 Nous regroupons en une seule les notes (n.1) à (n.12) de Le Brun qui sont importantes pour comparer les deux Moyens :

1. Cf. Moyen très facile pour faire l'oraison intérieurement, tiré des paroles de Notre Seigneur et de saint Paul, s. d. de l'impr. de N. Mazuel, rue de la Boucherie, B. N., impr. D 18 998.

2. Nous citons la 2. éd., Lyon 1686.

3. § 6 (nous renvoyons aux paragraphes du manuscrit)

4. § 3, cf. Moyen court, p. 7.

5. § 3, cf. Moyen court, p. 20.

6. § 1, 2, 3, 9, 20, 21, 22, 23, cf. Moyen court, p. 103, et surtout pp. 123 et suiv.

7. § 1, 3, 5, 25, cf. Moyen court, pp. 9, 11, 52-53.

8. § 3, 5, 6, 8, 9, 21, cf. Moyen court, pp. 29, 40, 48, 62, 109.

9. § 2, 3, 5, 8, 22, 23, 25, cf. Moyen court, pp. 67, 80.

10. § 3, 5, 7, cf. Moyen court, pp. 49, 79 et suiv.

11. § 5, cf. Moyen court, pp. 35, 64, 67, etc. éminence » est un mot fréquent chez Mme Guyon.

12. Par exemple, sur les lectures (§ 23, cf. Moyen court, pp. 8-9, 67), sur les prières vocales (§ 22, cf. Moyen court, p. 67), sur les sécheresses (§ 25, cf. Moyen court p. 23), sur l'examen de conscience (§ 9, cf. Moyen court, p. 62), sur le Purgatoire (§ 25, cf. Moyen court, p. 134).

368 Histoire du Christianisme IX L’âge de raison, 1620/30-1750, « Les églises issues de la Réformation », Desclée, 1997, 409. - Panorama subdivisé en sept sections, 409-499 où G. Mursell, English spirituality, 2 vol., Louisville, London, Leiden, 2001, complète le Dict. de Spir. en tout irénisme grâce à ses remarquables notes et bibliographies placées en fin de sections.

369 Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, « Zizendorf et les Moraves » 91-99 : « Despote illuminé ?  » - Paraît digne d’une plus favorable appréciation après avoir apprécié Dieter Gembicki & Heidi Gembicki-Achtnich, « Le Réveil des Coeurs », Journal de voyage du frère morave Fries, Le Croît vif, 2013.

370 Le mal des divisions et des luttes s’étend tout autant plus à l’est en terres orthodoxes,  où le travail de défrichement fut ouverte au même XVIIe siècle par l’œuvre pionnière de Pierre Pascal sur Avvakum et le Raskol.

371DS 12.1743-1758.

372 Introduction d’H. Plard au Pèlerin chérubinique, 25 et 24. – Dans son Histoire impartiale… G. Arnold cherche l’expression du christianisme véritable auprès des saints et des mystiques sans tenir compte des appartenances confessionnelles. (M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 135).

373 DS 14.1121-1124.

374 DS 16.1646-1650.

375 H.-J. Schrader, notice « Piétisme » dans La spiritualité protestante, dossiers de l’encyclopédie du Protestantisme n°2, Labor et Fides, 1998.

376 DS 16.1374/92.

377 La spiritualité protestante, dossiers…, op. cit., p. 30.

378 Ibid., 131.

379 V. le Journal de George Fox, trad. française, 1935.

380 H. van Etten, Georges Fox et les quakers, « Maîtres spirituels », Seuil, 1966, 63.

381 Ibid., 50.

382 An Apology for the True Christian Divinity, 1678 (trad. par lui-même du latin de l’original de 1676), 2002, texte intégral téléchargeable www.qhtext.org dont le tiers est traduit (précédé d’une belle introduction) : R. Barclay, La lumière intérieure, source de vie, Apologie de la vraie théologie chrétienne…, Dervy, 1962.

383 Journal of J. Woolman, 1774, 1909, 1999, site Internet (Univ. of Virginia Library).

384 The Economist, June 22nd, 2002, 41.

385 G. Amoss, 1999, The making of a Quaker Atheist, www.quaker.org – Noter sa confession : “The faith was lost when … my God was revealed as the Church’s creation … I turned to Buddhism…” « There was a real spiritual power among the Friends. . . The experience was strong and sure enough, I felt, to warrant belief in the resurrection of Jesus . . . [follows an interesting review of the problem of control of “enthusiasm” encountered by Fox leading to] tension between individual and community claims to divine revelation. . . Quaker practice “works” only when love is paramount. . . When individual and group desires are “brought low” under love’s leading, all participants in the process are equal, and the community primary goal is not to judge but to love each other. . . And there I found the key: Quaker practice is nothing more or less than the actualization of love. »

386 J. Orcibal, Études…, 202, dont la n. 242.

387 J. Orcibal, Études…, 532.

388 254. A Tour through Holland, Flanders and part of France, 2e éd., Leeds, 1777, pp. 39, 91-95. La première édition porte la date du 25 juin 1773. À cette époque on voit d'ailleurs se multiplier les preuves du renouveau guyonien. En 1755 parut (à Bristol également) The worship of God in spirit and in truth. Short and easy method of prayer : deux lettres sur le même sujet adressées par madame Guyon à des Londoniens (M. B. et Mrs. T.) y sont jointes. La même année Th. D. Brooke (cf. supra, n. 160 et infra, n. 260) publia à Dublin The exemplary life of the pious lady Guion... to which is added a new translation of her Short and easy method of prayer. […] D. LI. Gilbert et R. Pope, The Cowper translation of Mme Guyon's poems, P. M. I. A., décembre 1939, t. 54, pp. 1077-1098 ; L. Hartley, Cowper and Mme Guyon, Additional notes, ibid., juin 1941, t. 56, pp. 585-587.

389 J. Orcibal, Études…, 202. - Cite R. M. Jones (The later periods of Quakerism, Londres, 1921, t. I, pp. xxv, 57, 58, 73, 75, 83, 87-89, 238, t. II, p. 813) et insiste sur le rôle que jouèrent après Martin, les ouvrages de Gough et surtout A Guide to true Peace (Stockton, 1813) où W. Backhouse et J. Janson groupèrent des extraits de Fénelon, de madame Guyon et de Molinos.

390 Etudes…, « L’originalité théologique de John Wesley et les spiritualités du continent », 527-559. - Page 530 à propos de William Law :  : « Dans son Treatise on Christian perfection (1726) et dans le Serious Call to a holy Life (1728), il enseigne avec une logique pressante que Dieu doit être le seul objet des actions humaines. Bien que l'Imitation ait exercé sur lui une profonde influence et qu'il fût personnellement enclin à la solitude, il se sépare néanmoins de Kempis en affirmant que la même perfection peut être atteinte dans tous les états où Dieu nous appelle : on n'est donc pas surpris que son exemplaire de l'Introduction à la vie dévote, encore conservé, ait visiblement beaucoup servi. Il annota aussi avec grand soin les livres « du grand Fénelon et de l'illuminée madame Guyon », dont il approuvait les idées sur l'Amour pur, mais il leur préférait Tauler et la Théologie germanique où il trouvait plus de vigueur philosophique.: ces tendances firent de lui après 1737 le disciple de plus en plus exclusif de J. Boehme. En revanche, il fut toujours sévère pour Antoinette Bourignon et pour Marsay. » - v. rééd. William Law, A Serious Call..., The Classics of Western spirituality, 1978.

391 J. Orcibal, Études…, 202, note 244 : « Sa bibliothèque [de Law], conservée à King's Cliffe, renferme encore des exemplaires des Discours chrétiens et spirituels (1716, 2 vol.) et du Moyen Court (5e éd., « The Gift of Mr. H[eylin?], August 10th, 1722 »), […] À noter que le fils de lord Pitsligo était en 1741 en correspondance avec lui (Henderson, op. cit., 44-46) et que son disciple Langcake faisait vers octobre 1782 de grands éloges de madame Guyon.

392 Présentation par Émile G. Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 105-116.

393 J. Orcibal, Etudes…, « Les spirituels Français et Espagnols chez John Wesley et ses contemporains », 220.

394 Etudes…, 551-552 (et v. la suite sur les affinités avec Madame Guyon et sa “voie de foi”, 553-554.)

395 J. Orcibal, Études…, 542.

396 Études…, 201.

397 Études…, 247. Colman Diaries, XVI, p. 118. En outre John Hampson (Memories of the late Rev. J. Wesley, Sunderland, 1791, t. III, p. 24) affirme qu'à Oxford « he was a profound student in Madam Guion and W. Law ... nearly Split »]

398 Études…, 204. En note : Journal, t. V, pp. 382-383.

399 Études…, 205-206.

400 Études…, 254 bis. Noter que Ralph Mather donnait en novembre 1775 à Brooke une liste de gens disposés à subir l'influence du Moyen Court que son correspondant venait de traduire : la plupart étaient des méthodistes de Bristol.

401 Études…, 534.

402 Études…, 535.

403 Études…, 539-540.

404 Études…, 53.

405 Karl Philipp Moritz, Ein psychologisher Roman, 1785-1790 ; traduction : Karl Philipp Moritz, Anton Reiser, Fayard, 1986.

406 Dans sa jeunesse Goethe a correspondu avec Fleischbein, voyagé avec Lavater… (M. Chevallier, Pierre Poiret…, op. cit., 150).

407 L’Abandon à la Providence divine, op.cit., Introduction de D. Salin, 19-20.

408 Léonard, Histoire générale du Protestantisme, t. III, 172 sq.

409 Patricia A. Ward, Experimental Theology in America, Madame Guyon, Fénelon, and their Readers, Baylor University press, 2009. [désormais : Experimental Theology]

On complétera son tour d’horizon par nos sections « Quakers » et « John Wesley », tributaires d’études par Jean Orcibal et par des quakers.Ibid., « John Wesley and Quietism », 94-97 & « A Christian Library », 97-102.

410 The Quaker Colonies, a chronicle of the proprietors of the Delaware, Volume 8 in The Chronicles of America Series, by Sydney G. Fisher, A Public Domain Book (Kindle).

411 Henry van Etten, Georges Fox et les quakers, Seuil, 1966.

412 Profond mystique de grandes culture et intelligence présenté dans Expériences III, « Les quakers : Georges Fox et Robert Barclay », 380-387.

413 Patricia A. Ward, Experimental Theology, 66.

414 Experimental Theology, « Tersteegen in Pennsylvania », 77-80.

415 Experimental Theology, 35-142 Réveils : Mouvements protestants qui veulent « réveiller » une foi jugée assoupie, affadie et routinière, susciter une piété plus existentielle, plus sentimentale, plus engagée et plus démonstrative, qui se fonde sur une expérience personnelle... Deux vagues américaines, une en Suisse (Vinet).

416 Experimental Theology, « The Quakers », 90-91.

417 Experimental Theology, « Madame Guyon’s Poetry in Translation », 111-117.

418 L’Unitarisme détermina en 1827-1828 une scission entre les quakers dits orthodoxes et proches du protestantisme évangélique et les quakers radicaux de tendance unitarienne ou « libérale ». L’unité spirituelle de la société des Amis fut reconstituée vers 1955. (Ibid., préface, 106).

419 Experimental Theology, 124-127. Emerson s’intéresse à Fénelon.dans une vision morale.

420 Experimental Theology, 123.

421 Experimental Theology, 167. L’approche d’Upham achève le « cœur américain » du volume de Ward (chap. 4 à 7, pages 59 à 167) par la plus longue étude consacrée à une même figure, 150-167.

422 Jean Grenier, L’esprit du Tao, 1957 J. G., Ecrits sur le quiétisme, 1984. - pour approfondir ce qui est devenu un topoï, lieu commun, v. par ex. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, index des notions, 659, « jing, (quiétude, quiétisme) ».

423 Unabridged Autobiography of Madame Guyon in Traditional Chinese, vol. I & II, by Ruijie Rachel Liu, 2012, xxx.xulonpress.com ; translated from English « Autobiography of Madame Guyon » by Thomas Taylor Allen, 1898.

424 Note 2, p. 148 dans : Pierre de Clorivière, Prière et Oraison, « Christus », Desclée de Brouwer, 1961 (Le Moyen court couvre les pages 149-155). Son éditeur, l’érudit A. Rayez, éclaire la fausse attribution : « Clorivière attribue à Bossuet ce « Moyen court et facile », comme on le faisait depuis le début du siècle. Les visitandines de Meaux, après la mort de leur illustre évêque [Bossuet], en 1704, avaient laissé circuler ces pages anonymes, trouvées dans leurs archives, et s’accréditer leur appartenance à Bossuet. Cette créance fit fortune. Jean-Pierre Caussade l’entérina avec satisfaction dans ses Instructions Spirituelles ; il reproduisit « mot à mot », écrit-il [nous en doutons], la copie qu’il en trouva à la Visitation de Nancy, 402-413. Madame de Bassompierre, « en revenant d’être supérieure à la Visitation de Meaux », l’avait rapportée. Le texte se lit aussi, ajoute-t-il, « à la fin d’un petit livre intitulé Pratique de la présence de Dieu. » / En fait, l’attribution à Bossuet ne se soutient pas, bien qu’on ignore encore l’origine de ce texte. Il répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon… » [la fin est citée en texte principal].

Madame Guyon, qui fut particulièrement appréciée par les religieuses lors de son séjour forcé dans ce couvent, en fut l’inspiratrice sinon la rédactrice (elle le dicta peut-être comme elle le faisait peu de temps auparavant en préparant les Justifications).

425 DS 10.113-115 (Henri Gouhier).

426 Maine de Biran, Journal, Etre et penser, Éd. de la Baconnière, 1954-1957 – Les citations sont extraites du Journal, t. III.

427 DS 8.1723/9. « les notes du Journal [de S.K.]rapportent des remarques sur Jean Tauler, Fénelon, Jacob Boehme, Tersteegen [...mais] jamais il n’a fait la moindre allusion à une information sur les états mystiques, sur l’unio mystica. »

428 Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, P.U.F., 1966, 483, 490. – L’Imitation de la Vie pauvre de N.S.J.C. fut considérée comme le chef-d’œuvre de Tauler avant d’être exclue du corpus de ses écrits ; sa traduction parut à la mauvaise date de 1914 dans ses Œuvres complètes.

429G. Mursell, English spirituality From 1700 to the Present Day, SPCK, 2001, 290. – Mursell lui consacre une section importante : « The sympathetic sacrifice : Dora Greenwell » couvre les pages 289-299, précédant Georges Eliot et Charles Dickens.

430 Je recommande le virulent article Quiétisme  du bien informé P. Pourrat (solide auteur de La Spiritualité Chrétienne : en son tome IV il n’oublie pas Bertot) paru dans le Dictionnaire de Théologie Catholique. Caractéristique par sa virulence, ce long texte assemble les histoires et les topoï qui conduisent tout droit à la juste condamnation des hétérodoxes. - La morale activiste ne survivra pas au test de la Grande guerre.

431 Modernisme, mystique, mysticisme, Champion, 2017. - Jean Baruzi, L’intelligence mystique, 1986 (Plotin, intériorisation de l’expérience), Jean Borella, Lumières de la Théologie mystique, 2015 (Platon « contre » Aristote post-quinzième siècle, la verticalité contre l’ horizontalité).

432 H. Ramières, L’Abandon à la Providence divine, ouvrage posthume du P . J.-P. de Caussade de la Compagnie de Jésus, approbation 1867, permis d’imprimer 1879. - Ramières, le premier de quatre jésuites qui ont réédités tout à tour L’abandon, devait certes ignorer Madame Guyon. Car l’« influence » de cette dernière ne fut reconnue que récemment : la section supra consacrée au P. de Caussade cite J. Le Brun 1970, M. Olphe-Galliard 1983, D. Salin 2005.

433 DS 9.546/8 – Dom Vital Lehodey, Le Saint Abandon, 1919, Paris, 2e éd., 532 p., réfère en seconde moitié trente-trois fois au « P. de Caussade, Abandon... »

434H. Bremond, Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France, huit volumes parus : I L’Humanisme dévôt, II L’Invasion mystique, III-VI La Conquête mystique : * L’Ecole Française, ** L’Ecole de Port-Royal, *** L’Ecole du Père Lallemant, **** Marie de l’Incarnation. Turba Magna, VII-VIII La Métaphysique des saints : * et **. – E. Goichot, Henri Bremond historien du sentiment religieux, Ophrys, 1982, p. 293 (et v. p. 306) explique comment on lui déconseilla d’écrire une « Histoire de la mystique ».

435 Mes aventures au pays des mystiques cité par Goichot, 276.

436 Titre proposé par Goichot, op.cit., 275.

437 Par suite d’attaques cérébrales. De même l’abbé Cognet, deuxième défenseur de la dame directrice, mourut « trop tôt » d’un cancer. Il nous fallait risquer de prendre leur suite.

438 L’Histoire Littéraire a fait oublier une œuvre personnelle attachante : Apologie de Fénelon (1910), Sainte Chantal (1912).Prière et poésie (1926), Introduction à la philosophie de la prière (1928) Autour de l'Humanisme (1936).

439Autour de l'Humanisme, d’Erasme à Pascal, 248 sv., passages cités par Max Huot de Longchamp dans Prier à l’école des saints, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2008, 293-294 : « Extraite d'un court essai sur Pascal, cette page recueille les conclusions de Bremond au termes d'années de lecture des mystiques. Loin de tout conformisme théologique, il nous apprend à aborder leurs textes pour eux-mêmes, comme témoignages de l'irruption de Dieu dans les âmes, et non pour leur valeur d'édification, ou de vérification d'un système doctrinal. « Le ‘mystique’ en effet, est quelqu'un dont la vie spirituelle est exceptionnellement développée, mais non pas d'une autre nature que celle de tout homme venant en ce monde. »



440 Lettre de Joseph Lotte à Camille Quoniam. 21 avril 1911. Entretien avec le philosophe Henri Bergson in Bergson, Mélanges, 881.

441 Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, in Oeuvres, PUF, 1959, 979 sq. - L’évolution personnelle de Bergson est semblable à celle d’Al-Ghazali le philosophe (-1111) qui passe de l’étude du droit à la philosophie religieuse pour aboutir à la découverte mystique (Erreur et délivrance, trad. Jabre, Beyrouth, 1969).

442 Les deux sources, « Chapitre III La religion dynamique », op.cit., 1155.

443 Ibid., 1162.

444 Ibid., 1177-1178.

445 Ibid., 1189.

446 Ibid., 1193.

447 Ibid., 1194.

448Site internet : « Amis de Corbin ».

449 Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, Paris, 1931, Livre IV « la synthèse doctrinale », chap. II, p. 439 ; les citations suivantes proviennent du même chapitre, dont la note de la page 442.

450 Explication des maximes des Saints sur la vie intérieure. Édition critique publiée d’après des documents inédits, par Albert Cherel, Paris. 1911. art. VII, Vray, p. 169-170.

451 Bibliographie sur Wikipedia dont : La Mère Angélique et saint François de Sales 1618-1626, Sulliver, 1951. - Saint Jean de la Croix et la pensée chrétienne, Paris, Institut catholique, 1962/1963. - Histoire de la spiritualité chrétienne : La spiritualité moderne : 1. L'essor : 1500-1650, Aubier, 1966. - Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968. - Crépuscule des mystiques : Bossuet - Fénelon, Desclée, 1991.

452 Madame Guyon, un nouveau visage, Beauchesne, 1989. - Récits de Captivité, inédit, Millon, 1992. - Le Moyen court et autres récits, Une simplicité subversive, Millon, 1995.



453 Ce qui suit reprend partiellement une contribution à la rencontre «Madame Guyon, Mystique et politique à la Cour de Versailles, à l’occasion du troisième centenaire de sa mort», Université de Genève, 23-25 novembre 2017.

454 Boudon, “Vie de Chrysostome” (1684), in Œuvres (Migne), col. 1275.

455 Lettre du 15 février 1647 de Bernières à Mère Mectilde.

456 Lettre à la Mère Dorothée de Ste Gertrude (Heurelle), ms de Tourcoing actuellement à Rouen, vol. 5, p. 219.

457 Lettre du 13 mai 1654 de Bernières à Mère Mectilde.

458 Boudon, op.cit., col. 1316. — Autre exemple de partage : Jean de Bernières, Lettre du 30 août 1657 : «Je ne manquerai pas durant votre retraite d’avoir un soin très particulier de vous devant Notre Seigneur, afin qu’il achève en vous ce qu’il a si bien commencé. Dans votre solitude tenez votre âme dans le repos que Dieu lui communique, sans l’interrompre pour faire quelque lecture que ce soit, ou des prières vocales que lorsque vous en aurez facilité. Dans ce divin repos, votre âme reçoit une union spéciale et secrète avec Dieu, et en cette union consiste principalement votre oraison.»

459 Boudon, op.cit., col. 1317.

460 Cf. Jean, 12, 32.

461 Jacques Bertot Directeur mystique, op.cit, Lettre 4.75. Perte de tout en Dieu.

462 Ibid. Lettre 4.71. Silence devant Dieu.

463 [CG II], Lettre 222. À Nicolas de Béthune-Charost. Octobre 1694.

464 «Supplément à la vie de madame Guyon…» (ms. de Lausanne TP 1155), p. 1006 de Madame Guyon, La Vie..., op.cit.

465 [CG II], Lettre 428 «A la Petite Duchesse». Septembre 1697.

466 Marie-Anne de Mortemart (1665-1750 )La «petite duchesse» en relation avec Madame Guyon, Fénelon et son neveu, « Chemins mystiques », 2016.

467 «... There is one there whom I believe L.F. and his br. [/note1] have seen, Md La D. de G—che [/note2] . . . who is much esteem’d by all the friends of that side as inheriting most of N.M.’s spirit.» (D. Henderson, Mystics of the North-east, Aberdeen, 1934 [réédité 2016, coll. “Chemins mystiques”], in “Lettre XLVIII [From Dr. James Keith to Lord Deskford]”. [/note1 :] «Lord Forbes and his brother [James]», [/note2 :] «cf. Cherel, Fénelon au XVIIIe siècle en France, p. 163, quoting a letter which says : priez pour moi —, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche... le duc de Guiche took the title duc de Gramont in 1720...»

468 Marie-Anne de Mortemart née Colbert +1750; Marie-Christine de Noailles, duchesse de Gramont «La colombe» +1748. Proches d’Isaac Dupuy + apr.1737 et du Marquis de Fénelon 1688-1746. — Ce sont les quatre figures du cercle parisien qui vivent jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.

469 Madame Guyon, Discours sur la vie intérieure, Collection «Sources mystiques», Ed. du Centre Jean-de-la-Croix, Tome II, Discours 2,65 = Madame Guyon, Écrits sur la Vie Intérieure, Arfuyen, 2005, «10 États apostolique...», pp. 124-125.

470 [CG I], Lettre À Fénelon. Été 1690.

471 [CG I], 495, Lettre à Fénelon écrite au début avril 1690. – « L’esprit directeur » est tiré du Psaume 50, 13-14 : « …affermissez-moi en me donnant un esprit de force / J’enseignerai vos voies… »

472 La Marvalière ? « L’association d’idées serait d’autant plus naturelle que celui-ci était le secrétaire du duc de Beauvillier. » [note de Jean Orcibal].

473 [CG I], Lettre 266. De Fénelon. 25 mai 1690.

474 Saint Jean de la Croix : « ...l’ame demeure par fois comme en un grand oubly ; de sorte qu’elle ne sçauroit dire apres où elle estoit, ny ce qui s’est fait, & il ne luy semble pas qu’aucun temps se soit passé en elle. D’où il se peut faire, et il arrive ainsi, que plusieurs heures se passent en cet oubly ; & que l’ame revenant à soy, cela ne luy semble pas un moment. » (La Montée du Mont Carmel, Livre II, chapitre XIV, p.58 – « Et comme Dieu n’a point de forme, ny image qui puisse estre comprise par la mémoire [...] elle demeure comme sans forme et sans figure [...] en grand oubly, sans se souvenir de rien. » Livre III, Chapitre I, p.112. (Les Œuvres spirituelles du B. Père Jean de la Croix [...], Paris, Jacques D’allin, 1665.

475 Jeanne-Marie Guyon, Explications de la Bible, L’Ancien Testament et le Nouveau Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure, introduites et annotées par D. Tronc, Paris, Phénix, 2005, « Explication sur saint Matthieu », chap. XVIII, verset 20 « En quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes rassemblées en mon nom, je m'y trouve au milieu d'elles » pages 240-241. -- De même Jean de Saint-Samson cité par Madame Guyon dans ses Justifications I, « clef VIII Communications », Autorité 12 : « Votre Révérence sait assez comme les cœurs se parlent mutuellement, et comme quoi tant plus ils sont éloignés dans plus ils s'unissent et parlent ensemble. Ce qui est d'autant plus vrai entre nous, que notre affection est simple et unique en Dieu dans lequel nous vivons. Nous conversons ainsi mutuellement en simplicité d'esprit, par-dessus tout ce qui se peut dire des présents et divers événements ; d'autant que ce que nous transférons l'un à l'autre est vie en la même vie de Dieu, l'amour duquel nous ravit sans cesse à l’aimer et à nous perdre en lui jusqu'au dernier point possible. Encore que nous apercevions du désordre dans ce siècle, c'est néanmoins à quoi nous ne pensons point, laissant les événements tels qu'ils puissent être à la providence divine. Lettre 8 [de Jean de Saint-Samson]. »

476 Madame Guyon, Discours sur la vie intérieure, op.cit., Discours 2.64, p. 232.

477 Discours sur la vie intérieure, op.cit, Discours 2.68. (v. aussi Discours 2.67.)

478 Discours 2.61. = Écrits sur la Vie Intérieure, op.cit., pp. 105-107.

479 Discours sur la vie intérieure, op.cit., Discours 2.64 = écrits sur la Vie Intérieure, op.cit., pp.114-116.

480 Madame Guyon & François de Fénelon, Florilège mystique /Les «Justifications», op.cit., «VIII. Communications. Conversations», commentaire au Cantique, chap.7 vs.8.

481 Florilège mystique/Les «Justifications», op.cit., «XXI. Fécondité spirituelle sans sortir de l’Unité divine», commentaire au Cantique, chap.4 vs.11.

482 Cette citation et la précédente : Madame Guyon, Discours sur la vie intérieure, op.cit., Discours 2.67 = écrits sur la vie intérieure, op.cit., pp. 147-149.

483[CG II], Lettre 404. «À la Petite Duchesse». Juin 1697, p. 591. «Petite duchesse» non par sa taille, mais comme cadette de sa famille.

484 Le «Roi Catholique» étant celui d’Espagne.

485Pour alléger je supprimerai dorénavant ces références aux sources données dans Madame Guyon, Correspondance II, Combats.

486Je fais suivre ces notes de mon Madame Guyon, Correspondance II, Combats en petit corps dans le fil du plein texte. Elles sont attachées aux renvois par lettre (renvois 1 à 6 pour cette lettre n°136). Souvent j’allègerai ! - Parfois entre crochets adjonction de précisions au fil du texte courant.

487Les Années d’épreuves de Madame Guyon…, Honoré Champion, 2009.

488Madame Guyon, Correspondance Tome II Années de combat, Honoré Champion, 2004. - Destinataire, date, n° de pièce.

489 Destinataire dorénavant omise sauf s’il ne s’agit pas de la Petite Duchesse.

490Madame de Morstein : fille du duc de Chevreuse, nièce de Mme de Mortemart. Son mari venait d’être tué au siège de Namur. Madame Guyon s’en soucie dans de nombreuses lettres.

491 La jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [‘la Colombe’, 1672-1748], qui se réfugiera dans la piété et deviendra une candidate à diriger spirituellement : v. section « Qui succède à Mme Guyon ? » = hésitation entre Mortemart et « la Colombe » car le nom de la seconde figure circule auprès de disciples écossais.

492Ch. = cheval, la Duchesse de Charost, exilée à Montargis « la grande âme du petit troupeau », reçoit Guyon et Fénelon à Beynes.

493« Les volumes précédents de la Correspondance [CF] ne comportent que six lettres de Fénelon à Mme de Mortemart, de 1707 à 1711, toutes autographes et non signées, dont seules les deux lettres de 1708 ont figuré (privées de toute indication de personne) dès la première édition des « lettres spirituelles » (Anvers, 1718).

On sait pourtant qu'il y eut des échanges épistolaires nombreux entre elle et l'archevêque; au plus fort de sa disgrâce, celui-ci affirmait au duc de Beauvillier: « Je n'écris qu'à vous, à la petite D[uchesse] et au P. Ab. [de Langeron] ». Albert Delplanque a établi en 1907 que dix sept autres pièces des éditions d'Anvers et Lyon devaient avoir été adressées à la duchesse douairière. Nous pensons établir que la présente lettre relève du même groupe et peut même être datée, approximativement, comme l'une des premières : en effet, écrivant un « 22 juin» (1693 ?) à Mme de Gramont, Fénelon a parlé de Mme de Mortemart avec les termes mêmes qui commencent cette pièce: « Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart ; elle est véritablement bonne, et désire l'être de plus en plus » (CF 2, L.300). Situées sans doute assez tôt dans l'itinéraire spirituel de la duchesse, les observations dont Fénelon lui fait part ici, très cohérentes avec ce que l'on sait d'elle par ailleurs, éclairent singulièrement la personnalité de celle qui deviendrait bientôt pour le « petit troupeau » la suppléante de Mme Guyon. […] » (CF 18, LSP 126*, n.1 par I.Noye).



494« Il n'y a pas de marché à faire avec Dieu » (CF 2, L.126, au propre frère de Mme de Mortemart) […] » (CF 18, LSP126*, n.2).

495Cette lettre se situe vraisemblablement dans les débuts de la direction de Mme de Mortemart, « envoyée » à Fénelon, et qui songe encore à entrer dans un couvent. (Noye). – Nous la plaçons ainsi que la suivante, LSP 136, en 1693.

496Le masculin sert à cacher Mme Guyon, comme ci-dessous.

497…s'il se rapproche. / Il y a une extrême différence entre la peine et le troubles. La simple peine fait le purgatoire ; le trouble fait l'enfer. La peine sans infidélité est douce et paisible, par l'accord où toute l'âme est avec elle-même pour vouloir la souffrance que Dieu donne. Mais le trouble est une révolte du fond contre Dieu, et une division de la volonté contraire à elle-même ; le fond de l'âme est comme déchiré dans cette division. O que la douleur est purifiante quand elle est seule ! O qu'elle est douce, quoiqu'elle fasse beaucoup souffrir ! Vouloir ce qu'on souffre, c'est ne souffrir rien dans la volonté; c'est y être en paix. Heureux germe du paradis dans le purgatoire ! Mais résister à Dieu sous de beaux prétextes, c'est engager Dieu à nous résister à son tour. En sortant de votre grâce, vous sortez d'abord de la paix; et cette expérience est comme la colonne de feu pour la nuit et celle de nuée pour le jour, qui conduisait dans le désert les Israélites. Vivez de foi, pour mourir à toute sagesse.

498La duchesse a donc écarté récemment la solution du couvent ; on la verra fréquemment retirée à la Visitation de Saint-Denis, où sa fille était religieuse. [N].

499L'une des « liaisons extérieures de providence » évoquées ci-dessus plutôt qu'un des « membres du petit troupeau ». [N].

500La correction mutuelle, en usage dans le groupe guyonien.

501Souffrez donc le prochain, et apprivoisez-vous avec nos misères. Quelquefois vous avez le coeur saisi quand certains défauts vous choquent, et vous pouvez croire que c'est une répugnance du fond qui vient de la grâce : mais il peut se faire que c'est votre vivacité naturelle qui vous serre le coeur. Je crois qu'il faut plus de support; mais je crois aussi qu'il faut corriger vos défauts comme ceux des autres, non par effort et par sévérité, mais en cédant simplement à Dieu, et en le laissant faire pour étendre votre coeur et pour le rendre plus souple. Acquiescez, sans savoir comment tout cela se pourra faire.


502… les phrases suivantes font allusion à sa responsabilité envers « autrui », « son prochain », son « troupeau ». Cette dernière expression fait penser à Mme de Mortemart, dont le rôle dans le groupe guyonien n'alla pas sans difficultés. … (Noye).

503…dans sa source. /Pour l'oraison, vous pouvez la faire en divers temps de la journée, parce que vous avez beaucoup de temps libre, et que vous pouvez être souvent en silence. Il faut seulement prendre garde de ne faire point une oraison avec contention d'esprit qui fatigue votre tête. / Je remercie Dieu de ce que vous êtes fatiguée de votre propre esprit. Rien n'est plus fatigant que ce faux appui. Malheur à qui s'y confie ! Heureux qui en est lassé, et qui cherche un vrai repos dans l'esprit de recueillement et de renoncement à l'amour-propre ! / Si vous retourniez à une vie honnête selon le monde, après avoir goûté Dieu dans la retraite, vous tomberiez bien bas, et vous le mériteriez dans un relâchement si infidèle à la grâce. J'espère que ce malheur ne vous arrivera point. Dieu vous aime bien, puisqu'il ne vous laisse pas un moment de paix dans ce milieu entre lui et le monde. Dieu nous demande à tous la perfection, et il nous y prépare par l'attrait de sa grâce ; c'est pourquoi Jésus-Christ dit à ses disciples : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.' Et c'est pour cela qu'il nous a enseigné cette prière : Que votre volonté se fasse sur la terre comme dans le ciel. Tous sont invités à cette perfection sur la terre; mais la plupart s'effarouchent et reculent. Ne soyez pas du nombre de ceux qui, ayant mangé la manne au désert, regrettent les oignons d'Egypte'. C'est la persévérance qui est couronnée.


504L'unité en Dieu de ceux qui « ont dépouillé le moi » en demeurant dans leur « unique centre », est ouverte à toute l'humanité […] (Noye).

505Son frère, le marquis de Blainville, qu'elle avait à guider, cf. LSP 133 et 134.

506Dans le rôle de directrice assigné à la destinataire, on peut reconnaître la duchesse de Mortemart, dont la difficulté à supporter les défauts d’autrui a été souvent notée. D’autre part, N... serait son frère Blainville, qui durant un temps admettait mal cette assistance (voir, en juillet 1700, L.667, n. 16 et L.670, n. 7).(Noye).

507Il est probable qu’il manque ici le début de la lettre, qui devait viser la destinataire. Comme en d’autres lettres de direction, Fénelon fait part de ses propres épreuves […] (Noye).

508En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son « naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie » (CF 14, L. 1215).(Noye)

509Pour désigner le groupe guyonien dont elle portait la responsabilité, cette expression se trouve aussi dans la lettre 1215. (Noye).

510Cit. : Matth. V, 4 & Jean XX, 29, puis Hébr. XI, 8.

511…je vous conjure. Il faut aimer la main de Dieu qui nous frappe et qui nous détruit. La créature n'a été faite que pour être détruite au bon plaisir de celui qui ne l'a faite que pour lui O heureux usage de notre substance ! Notre rien glorifie l'Être éternel et le tout Dieu. Périsse donc ce que l'amour-propre voudrait tant conserver ! Soyons l'holocauste que le feu de l'amour réduit en cendres. Le trouble ne vient jamais que d'amour-propre; l'amour divin n'est que paix et abandon. Il n'y a qu'à souffrir, qu'à laisser tomber, qu'à perdre, qu'à ne retenir rien, qu'à n'arrêter jamais un seul moment la main crucifiante. Cette non-résistance est horrible à la nature : mais Dieu la donne ; le bien-aimé l'adoucit, il mesure toute tentation. / Mon Dieu, qu'il est beau de faire son purgatoire en ce monde! La nature voudrait ne le faire ni en cette vie ni en l'autre ; mais Dieu le prépare en ce monde, et c'est nous qui, par nos chicanes, en faisons deux au lieu d'un. Nous rendons celui-ci tellement inutile par nos résistances, que tout est encore à recommencer après la mort. Il faudrait être dès cette vie comme les âmes du purgatoire, paisibles et souples dans la main de Dieu, pour s'y abandonner et pour se laisser détruire par le feu vengeur de l'amour. Heureux qui souffre ainsi !Je vous aime…

512Daniel XIV, 35.

513Col III, 3 et Augustin De continentia, XIII, 29.

514 « Pour voir en Mme de Mortemart la destinataire de cette lettre, Delplanque invoque comme motif la proximité du thème avec les lettres qui l’entourent dès l’éd. A, ce qui n’est pas convaincant ». [N]– À qui d’autre penser ?

515…avec vous. / Soyez simple et petit enfant. C'est dans l'enfance qu'habite la paix inaltérable et à toute épreuve. Toutes les régularités où l'on possède sa vertu sont sujettes à l'illusion et au mécompte. Il n'y a que ceux qui ne comptent jamais, lesquels ne sont sujets à aucun mécompte. Il n'y a que les âmes désappropriées par l'abnégation évangélique qui n'ont plus rien à perdre. Il n'y a que ceux qui ne cherchent aucune lumière, qui ne se trompent point. Il n'y a que les petits enfants qui trouvent en Dieu la sagesse, qui n'est point dans les grands et les sages qu'on admire.


516…de Jésus-Christ. /Laissez-vous donc ôter jusqu'aux derniers ornements de l'amour-propre, et jusqu'aux derniers voiles dont il tâche de se couvrir, pour recevoir la robe qui n'est blanchie que du sang de l'Agneau [cf. Apoc. VII,14], et qui n'a plus d'autre pureté que la sienne. O trop heureuse l'âme qui n'a plus rien à soi, qui n'a même rien d'emprunté non plus que rien de propre, et qui se délaisse au bien-aimé, étant jalouse de n'avoir plus de beauté que lui seul ! O épouse, que vous serez belle quand il ne vous restera plus nulle parure propre ! Vous serez toute la complaisance de l'époux quand l'époux sera lui seul toute votre beauté. Alors il vous aimera sans mesure, parce que ce sera lui-même qu'il aimera uniquement en vous. Écoutez ces choses, et croyez-les. Cet aliment de pure vérité sera d'abord amer dans votre bouche et dans vos entrailles ; mais il nourrira votre coeur, et il le nourrira de la mort qui est l'unique vies. Croyez ceci, et ne vous écoutez point. Le moi est le grand séducteur: il séduit plus que le serpent séducteur d'Eve. Heureuse l'âme qui écoute en toute simplicité ce qui l'empêche de s'écouter et de s'attendrir sur soi ! / Que ne puis-je…


517Cette lettre nous paraît être adressée à Mme de Mortemart pour la difficile direction de son fils (N.). On remarquera la dureté des expressions: «jamais lui faire quartier », [et, en fin de lettre donnée en note :] «subjugué », «je voudrais le mettre bas, bas, bas ». [N].

518Act. V, 1-10.

519…de route. / N... n'avancera qu'autant qu'il sera subjugué. On s'imagine, quand on est dans une certaine voie de simplicité, qu'il n'y a plus ni recueillement ni mortification à pratiquer; c'est une grande illusion. l° On a encore besoin de ces deux choses, parce qu'on n'est point encore entièrement dans l'état où l'on se flatte d'être, et que souvent on y a reculé. 2° Lors même qu'on est en cet état, on pratique le recueillement et la mortification sans pratiques de méthode. On est recueilli simplement, pour ne se point dissiper par des vivacités naturelles, et en demeurant en paix au gré de l'esprit de grâce. On est mortifié par ce même esprit qu'on suit uniquement sans suivre le sien propre. Ne vivre que de foi, c'est une vie bien morte. Quand Dieu seul vit, agit, parle et se tait en nous, le moi ne trouve plus de quoi respirer. C'est à quoi il faut tendre; c'est ce que le principe intérieur, quand on ne lui résiste point, avance sans cesse. / Quand on n'est que faible, la faiblesse d'enfant n'empêche point la bonne enfance; mais être faible et indocile, c'est n'avoir de l'enfance que la seule faiblesse, et y joindre la hauteur des grands. Ceci est pour N.... Au nom de Dieu, qu'il soit ouvert et petit. Je voudrais le mettre bas, bas, bas. Il ne peut être bon qu'à force de dépendre.


520« Rite particulier aux offices des « ténèbres» de la Semaine sainte; Fénelon en tire une parabole originale. » (Noye).

521« Cet alinéa permet de situer cette pièce dans une des dernières années de l’archevêque; rappelons qu’on ne connaît pas de lettre datée adressée à la duchesse douairière après juillet 1711. » (Noye).



522Début perdu.

523Une longue note d’I.Noye compare diverses attributions avancées.

524Cette pièce non datée figure en V (n° 465) et en OF à la fin des lettres adressées à la comtesse de Montberon; mais, dans les quelque deux cent vingt-cinq lettres qu’elle reçut de Fénelon, on ne voit pas qu’elle ait porté la charge d’une assistance spirituelle à divers hommes (M., N. et G. des derniers alinéas), charge régulièrement assumée par Mme de Mortemart (supra, lettres SP 129 n. 1, 130, 137 etc.).(Noye).

525Nous apprenons chaque jour, ma bonne D[uchesse], que vous ne cessez point de souffrir. J'en ai une véritable peine et je crains les suites de cet état de souffrance si longue. D'ailleurs je suis ravi d'apprendre que M. le D[uc] de M[ortemart] fait bien vers vous et vers le public, et que la jeune duchesse est en meilleur train. Vous ne sauriez user de trop grande patience avec elle en-deçà de la flatterie, car je suis fort tenté de croire que la vivacité de son imagination, son habitude de se livrer aux romans de son amour-propre, et la médiocrité de son fonds pour résister à toutes ces difficultés, ne la mette souvent dans une espèce d'impuissance d'aller jusqu'au but. Il me paraît bien plus important de ne rien forcer et de n'altérer pas la confiance en vous, que de presser la correction de ses défauts. Il faut suivre pas à pas la grâce, et se contenter de tirer peu à peu des âmes ce qu'elles donnent. Pour M. le D[uc] de Mortemart, on assure qu'il se conduit bien, et il m'a paru que M. le D[uc] de S. Aignan [n. Orcibal : Paul-Hippolyte de Saint-Aignan (25 novembre 1684 - 22 janvier 1776), issu du second mariage du père de Beauvillier…] estime sa conduite. Il loue même la noblesse de ses sentiments, et le fait d'une façon que je crois sincère. Je souhaite que vous soyez soulagée pour l'embarras et pour la dépense sur votre table. Vous avez besoin de mettre un bon ordre à vos affaires. Mais puisque M. votre fils fait bien, je crois que vous ne voudrez montrer au public ni séparation, ni changement qui puisse faire penser que vous n'êtes pas contente. Mandez-moi, quand vous le pourrez, en quel état il est avec M. le D[uc] de Beauvillier, et ce qu'il y a à espérer sur la charge. / Je crois vous devoir dire…

526Camille de Vérine de l'Eschelle: cf. sur lui, supra, lettre du 13 juin 1698, n. 22, et, sur ses séjours à Cambrai, celle du ler juillet 1700, n. 19. [O].

527Frère du précédent, César-Michel de Vérine, abbé de Leschelle est considéré comme «sulpicien» par Saint-Simon (BOISLISLE, t. II, p. 412), mais on ne trouve son nom dans aucun registre de Saint-Sulpice. Les remarques échangées à son sujet en mai 1710 par Fénelon (n. 16) et Mme Guyon sont plus favorables à sa piété qu'à ses capacités. [O].

528N désigne fréquemment Mme Guyon sous la plume de ses disciples. Mme de Mortemart était restée en rapport avec elle (cf. dans la réponse de Mme Guyon au mémoire de mai 1710, n. 2-4, une pénétrante analyse du caractère de la duchesse). [O].

529Fénelon n'avait donc pas à cette date de relations directes avec l'exilée. Parmi les «amis» qu'il dénonce, il devait aussi compter Isaac du Puy, autre gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne. [O].

530…Leschelle. / Bon soir, ma bonne Duchesse; ménagez votre santé, et croyez que je ne fus jamais à vous au point que j'y suis. /M. Quinot [n. : ancien précepteur des enfants de Beauvillier] a dit à M. Provenchères [n. : aumônier de Fénelon] que le cardinal de Noailles lui avait témoigné les plus belles choses du monde pour moi, jusqu'à faire entendre qu'il serait venu me voir à la Villette, s'il eût cru les choses bien disposées de ma part. Il ajoutait que ce cardinal voulait le loger chez lui, mais qu'il ne voulait pas le faire sans mon conseil. Pour ce qui est du premier article, voyez, ma bonne Duchesse, s'il n'est pas à propos que vous lui disiez que je suis très éloigné d'avoir le coeur malade contre M. le Card. de N[oailles]; que je voudrais, au contraire, être à portée de lui témoigner tous les sentiments convenables; mais que je ne crois pas devoir faire des avances, qui feraient croire au monde que je me reconnais coupable de tout ce qu'on m'a imputé, et que j'ai quelque démangeaison de me raccrocher à la cour. Le bon M. Quinot disait qu'il n'avait pas trouvé, ni en vous ni en M. le D[uc] de Beauvillier, de facilité pour ce raccommodement. Ainsi je serais bien aise que vous fussiez déchargés l'un et l'autre à cet égard-là. Ayez la bonté de dire tout ce qui doit édifier touchant la disposition du coeur, sans engager aucune négociation. / Quant à l'offre de M. le Card. de N [oailles], de loger M. Quinot chez lui, M. Quinot n'a qu'à l'accepter si elle lui convient. Je ne saurais lui donner un conseil là-dessus; car je ne sais ni les commodités qu'il en tirerait, ni les engagements où cela le pourrait mettre, ni le degré de confiance qu'on lui donne, ni le désir qu'on a de l'avoir, ni le bien qu'il serait à portée de faire dans cette situation. Ainsi c'est à lui à prendre son parti sur les choses qu'il voit et que je ne vois point. Mais ce qui est très assuré, c'est que s'il va demeurer chez M. le Card. de N[oailles), je ne l'en considérerai pas moins, et ne compterai pas moins sur son amitié pour moi. Cette démarche, s'il la fait, ne me causera aucune peine. Je n'en ai aucune contre le cardinal même, encore moins contre un très bon ecclésiastique que je crois plein d'affection pour moi, et qui peut très facilement loger chez ce cardinal, avec un grand attachement pour lui, sans blesser celui qu'il a pour moi. En un mot, c'est à lui à examiner ce qui lui convient. Pour moi tout est bon, et sa demeure dans cette maison ne me sera ni pénible ni suspecte. Je crois même que M. le D[uc] de Beauvillier ne doit nullement être peiné que M. Quinot prenne ce parti, s'il y trouve quelque commodité, ou quelque bien à faire pour l’Eglise.


531Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d'autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l'ancienne»: voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]

532Tous nos bonnes gens, les disciples de Mme Guyon. Lorsqu'en 1696 celle-ci ne fut plus en mesure de guider son petit troupeau, ils considérèrent que Mme de Mortemart (qui était d'ailleurs seule à pouvoir faire des séjours à Cambrai) devait la remplacer. Cf. supra, la lettre du 9 janvier 1707. [O]

533Mme de Mortemart semble avoir été hostile au mariage de sa fille avec le marquis de Cany, fils du ministre Chamillart, qui avait eu lieu le 12 janvier 1708… [O]

534… Madame Guyon, que la duchesse avait recommencé à consulter (cf. infra, la lettre de l'exilée de mai (?) 1710, n. 4 et surtout la fin de la lettre de Fénelon du 11 octobre 1710). [O]

535Patience, indulgence – par opposition à insupportable de la phrase précédente. [O]

536La critique de l'« activité », le « recueillement passif », le « laisser faire Dieu », le « laisser tomber l'activité » sont caractéristiques de l'adaptation du guyonisme dans les écrits de Fénelon de la période 1690-1699. [O]

537Expression employée ailleurs pour désigner les membres du « petit troupeau » guyonien… [O]

538Il sera encore question de Mme de Mortemart dans les lettres à Mme de Chevry des 4 et 10 juin 1714. Outre les rapports mondains, Fénelon souhaite qu'il s'établisse entre sa nièce et l'« ancienne » du guyonisme des relations spirituelles, dont la première avait particulièrement besoin dans ses épreuves physiques et familiales… [O]

539Il y avait donc eu une réconciliation entre la duchesse et les guyoniens « indociles » après la brouille qui remplissait la correspondance des années précédentes… [O]

540Mme de La Maisonfort se trouvait alors près de Saint-Denis et dom Lamy lui transmettait les lettres de Fénelon. Le bénédictin étant mort le 11 avril 1711, il est naturel que l'archevêque ait demandé le même service à la duchesse qui s'était retirée à la Visitation de Saint-Denis. [O]

541À défaut d'autre lettre datée à la duchesse, on trouvera mention de son nom dans les lettres des 28 mars, 21 mai, 6 août 1713 (au marquis) et dans celles des 4 et 10 juin 1714 (à Mme de Chevry). [O]

542Sur le marquis neveu de Fénelon, v. Madame Guyon, Correspondances Spirituelles Tome I Directions spirituelles, 587-674. Outre la direction par « n m », pièces 315 à 380, on y trouve une lettre de Ramsay et deux lettres (tardives) de Dupuy.

« Il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné… » (aperçu biographique page 587).

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