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Copyright 2020 Dominique Tronc

LITTERATURE ET EXPERIENCE MYSTIQUE


NOTE GENERALE AUX TROIS TOMES :


On ajoutera une table

des matières partielle en fin du tome I, une table des matières partielle en fin dutome II.

Pour l’instant ces tables partielles sont absentes du fichier ! (je ne sais pas réaliser sous Word une multiplicité de tables tantôt partielles tantôt totale…)

Le tome III disposera d’une table générale ici présente (de même que d’un index général titré mais actuellement vide).



COUVERTURE ci-dessous :


La couverture se distinguera de celle des rééditions de textes de la collection. Elle sera souple mais plus résistante (il s’agit en effet d’un « manuel » dans la série d’études prenant place au sein de la collection « Sources mystiques », dont j’espère qu’il sera consulté…)

On s’inspire du beau volume réalisé pour « Prier à l’école des saints » :


Dominique Tronc


LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

TOME I

Introductions

Florilège issu de traditions franciscaines

(Observants, tiers ordres, récollets)


SOURCES MYSTIQUES


Centre Saint-Jean-de-la-Croix


Dominique Tronc


LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

TOME I

Introductions

Florilège issu de traditions franciscaines

(observants, Tiers Ordres, récollets)


PLAN DE LA SÉRIE


LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

I

Introductions et florilège issu de traditions franciscaines (observants, Tiers Ordres, récollets)

II

Florilège de figures mystiques de la réforme capucine

III

Figures mystiques féminines, minimes

Un regard sur les héritiers

Le cadre historique


Remerciements

Ce florilège présente les principaux auteurs mystiques franciscains du XVIIe siècle. Je suis très reconnaissant au P. André Derville, s.j., qui m’a introduit, lorsque la bibliothèque de Chantilly était active sous sa direction, à des spirituels franciscains, dont Archange Enguerrand, « le bon franciscain » qui éveilla la jeune Madame Guyon.

Sa structure historique a bénéficié des conseils de Pierre Moracchini : le responsable de la bibliothèque franciscaine de Paris a mis à disposition ses ressources et l’historien propose ici une première synthèse sur l’apostolat des capucins au cœur du royaume de France. Jean-Marie Gourvil souligne l’originalité franciscaine, qui permit la fécondité de ses tiers ordres dans l’activité au service des pauvres.

Des amis ont traduit les extraits d’œuvres incontournables de franciscains non francophones : trois chapitres du Royaume de Dieu dans l’âme du « Jean de la Croix flamand » Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc, par Paul Vanderstuyft ; un aperçu de La Dottrina mirabile d’un mystique napolitain, par Antonella et Alessandro Boellea. Nous remercions Sœur Marie, carmélite, pour ses corrections et suggestions.

Mon épouse Murielle a contribué à l’équilibre du corpus mystique présenté en participant au choix des textes et à leur présentation : l’œuvre est commune.

Avertissement

Nous avons tenté une recension la plus complète possible d’auteurs franciscains modernes mystiques. Cela a conduit à présenter plusieurs dizaines de figures par tome. Chaque figure retenue ne peut alors couvrir qu’un faible nombre de pages, ce qui oblige à livrer pour florilège des extraits les plus courts possibles.

Pour alléger visuellement leur lecture au profit du sens profond, des crochets encadrant les points de suspension qui signalent une omission sont parfois absents. Ceci a généralement lieu en tête et en fin de citation ou autour d’un ou quelques termes qui la précèdent en la situant. Toute omission au sein d’un paragraphe ou d’une longue phrase est par contre dûment signalée entre crochets.

On donne aussi entre crochets les paginations d’origine, ce qui assure un retour possible aux sources, étape le plus souvent nécessaire à l’occasion d’une reprise de citation pour un autre travail.

L’omission d’un saut de paragraphe propre à la source est signalée par « / » lorsqu’ils sont regroupés ici en un bloc unique.

L’orthographe et la ponctuation sont rendues conformes à l’usage actuel, mais la règle première de respect des sources est observée : aucun mot n’est remplacé par un synonyme (ce qui n’exclut pas d’en proposer en note explicative).

Les précisions précédentes rendent compte de libertés prises pour condenser en mille pages lisibles une première exploration de multiples trésors de même valeur mystique rédigés récemment en comparaison de la longue histoire franciscaine.

INTRODUCTION

Présentation générale

Toute « médecine de l’âme » s’appuie sur un exposé didactique. Il ne faut pas l’interpréter comme un chemin spirituel imposé. Il doit être associé au témoignage d’une expérience profonde chez l’écrivain mystique authentique. Ce dernier ne se soucie pas de bâtir une œuvre. Son écriture est suscitée par la demande : besoins de ceux qui l’entourent, requête du confesseur, correspondants en recherche de direction spirituelle.

Souvent cela conduit à rédiger un manuel qui fait fi de toute élégance littéraire. Ceci expliquerait l’oubli très étonnant depuis trois siècles de certains des textes que l’on va découvrir ; car leur qualité didactique, leur précision psychologique, leur souci de complétude, leur richesse et leur subtilité sont uniques.

Nos choix sont spécifiques du vécu mystique, ce qui réduit fort heureusement le champ exploré. Il s’agit de fournir une nourriture de l’âme. Notre sélection laisse de côté des aspects ascétiques et religieux et ne tente pas de rendre compte de toutes les influences exercées à l’époque au sein de la société dévote. Certains lecteurs seront surpris par l’absence de noms appartenant à la constellation franciscaine, qui ne sont pas inconnus par ailleurs1. Cependant, l’élagage accompli, il reste plus de trente figures à faire revivre !

Les pages choisies au sein de cette vaste littérature dormante de direction mystique rédigée au Grand Siècle sont distribuées selon leur appartenance aux « religions » franciscaines, puis aux capucins. Nous y rattachons quelques figures qui n’appartiennent pas directement à une branche franciscaine, mais qui témoignent de leur influence : une religieuse bénédictine disciple très fidèle à l’enseignement de Benoît de Canfield, deux minimes. Les branches franciscaines traditionnelles sont présentées selon une succession chronologique au sein de chaque « religion ». Les capucins, très présents car issus d’une réforme mystique encore récente, sont répartis en trois groupes successifs : fondateurs, extension européenne, défenseurs de la mystique.

Nous avons tenu à présenter les très rares aspects biographiques personnels qui nous sont parvenus sans insister sur des fonctions2 ni sur l’importance attribuée à l’époque3. Cette approche « personnaliste » est complétée par quelques études historiques : « L’Humus » est un rapide survol des siècles qui forme le lien avec les origines franciscaines en privilégiant quelques figures mystiques. L’étude de Pierre Moracchini, « Un Grand Siècle à Paris (1574-1689) », propose pour la première fois une synthèse, certes limitée au cœur du Royaume mais qui permet ainsi d’inclure des informations précises touchant à la vie des communautés. Il nous faire ainsi vivre aux côtés de nos auteurs. L’approche de Jean-Marie Gourvil s’attache à des « avantages » franciscains.

Ce florilège reste lacunaire puisque, à raison d’une vingtaine de pages pour une quarantaine d’entrées ou auteurs, elle ne peut rendre la richesse et l’architecture d’ouvrages de tailles souvent considérables, dépassant parfois mille pages. Car nombreux sont les capucins qui rédigent leur « manuel » : parfois c’est le seul ouvrage issu de leur main et ils le veulent alors complet, en tirant le meilleur parti de leur expérience !

Pour nous, le choix ciblé de leurs « bonnes feuilles » s’impose, car un résumé qui ne pourrait reprendre qu’une ossature commune à beaucoup ne présente pas d’intérêt. Les spirituels ne sont généralement pas des maîtres logiciens ; ils évitent même toute originalité au niveau des idées ou dans l’ordre des matières. Leur dessein et leur valeur sont autres : celui d’être des témoins et des guides avertis par leur expérience propre assistée de celle acquise dans une fonction de directeur.

Le parfum qui témoigne de la réalité de l’expérience est donc rendu ici par des « extraits sensible au cœur ». Nous pouvons établir quelque parallèle avec le domaine poétique où l’approche anthologique est généralement acceptée ; car les mots (essentiellement le vocabulaire de l’amour, assez pauvre dans notre langue) sont communs à tous ; et l’essentiel, qui distingue les mystiques de la masse des « spirituels », tout comme les bons poètes se distinguent des versificateurs, passe entre les mots.

La succession des œuvres, les « perles du collier », est proche de la séquence établie en comparant les dates de décès de leurs auteurs. Toutefois quelques-uns d’entre eux ont préparé tôt un texte qui, ayant circulé, s’est avéré source de problèmes — et ils s’en sont tenus là. Tel est le cas de Benoît de Canfield : sa Règle ne parut qu’en 1608, peu avant son décès, mais fut rédigée avant 1593. La majorité des auteurs a répondu tardivement, souvent à la demande de certains fidèles qui les entouraient, pour composer des textes publiés parfois après leur mort, mais qui circulaient auparavant par des copies manuscrites.

La juxtaposition des figures ne permet pas de poser les bases d’une « école mystique » qui serait commune à tous, sinon par l’adoption de certaines formes où jouent les influences des théologies de « grands anciens », tel Bonaventure. De telles tentatives où l’on rassemble des individus dans des écoles restent intellectuelles et extérieures (car basées sur les textes écrits, voire des règles), donc secondaires au vu de l’orientation « intérieure » qui nous intéresse.

Nous constatons une richesse concentrée au sein de quelques réseaux et discernons parfois des filiations. La vie mystique est en effet grandement facilitée par les influences qui relient une génération « d’anciens » à la génération montante : elles s’exercent de personne à personne au sein des réseaux, dans ou hors des structures, tandis que les influences indirectes par les écrits demeurent des incitations utiles, mais secondaires (à l’exception de correspondances qui doublent un lien personnel). Retrouver la trace de filiations est une autre façon d’amorcer de futures synthèses associant les figures individuelles.

Mais les nœuds propres à de tels réseaux sont reliés difficilement entre eux pour plusieurs raisons, même lorsque l’on a relevé de très nombreuses figures (environ quarante entrées auxquelles s’ajoutent de multiples figures intermédiaires citées). La durée est longue si l’on inclut tous ceux qui ont connu le XVIIe siècle : quatre générations se succèdent4. L’espace est vaste, car il comprend les régions limitrophes francophones du Royaume. Enfin, le grand nombre des franciscains du XVIIe siècle rend la reconnaissance entre mystiques aléatoire. Nos auteurs restent donc, du moins à nos yeux, souvent isolés les uns des autres, sauf quelques « paires » d’amis qui amorcent des filiations dont les autres chaînons sont perdus.

L’espace que nous accorderons à chaque nœud ou figure est tantôt court, tantôt long. Cette inégalité dans les volumes des textes retenus ne reflète pas toujours l’importance que nous attribuons à tel ou tel. Nous avons accordé plus d’espace à des auteurs dont les écrits demeurent rares ou manuscrits. Les figures principales bénéficient d’une section séparée, quelle que soit la dimension allouée au sein de la section qui leur est allouée (titres de second niveau).

Si l’Anglais d’origine Benoît de Canfield est reconnu assez largement, ou si le Rhéno-Flamand Constantin de Barbanson a toujours bénéficié de la grande estime de trop rares lecteurs, les mystiques que nous présentons à leurs côtés ne déméritent pas. Des Français plus cachés, car tardifs dans l’histoire de leur « religion », présentent l’avantage d’une écriture plus littéraire et claire que celles de Benoît ou de Constantin5.

Ce panorama ne peut être une « histoire de… », dans la mesure où des figures marquantes sont ici absentes quand elles n’ont pas ou peu laissé de traces rédigées (tel est le cas d’Ange de Joyeuse, contemporain de Benoît de Canfield). Surtout, notre orientation, qui se veut mystique laisse de côté ceux qui se limitent volontairement (ou non, puisqu’un mystique ne cherche pas à réaliser une « œuvre » littéraire) aux premiers pas du pèlerinage en faisant la part belle à la méditation et à la préparation ascétique (les capucins de l’époque sont champions dans ce domaine, même s’ils ne s’y attardent pas !) Enfin nul doute que de nombreux trésors ne restent à découvrir, peut-être en imprimé, certainement en manuscrit, et particulièrement dans le monde féminin.

Un choix « mystique »

Qu’entendons-nous par mystique ? Terme ambigu, dont l’usage fut souvent détestable, tandis que spirituel recouvre un champ trop vaste.

Pour en cerner des contenus, nous renvoyons à une liste de figures connues : avant l’an 1600, proposons, toutes appartenances confondues, les noms choisis de Guillaume de Saint-Thierry, de François d’Assise et d’Angèle de Foligno, de Ruusbroec, de Tauler, de l’auteur du Nuage d’inconnaissance, de Catherine de Gênes, de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix… Cette liste privilégie la vie intérieure sobre où les phénomènes ne font qu’accompagner l’entrée dans la vie mystique, telle par exemple l’événement mis en avant par le « frère copiste » proche d’Angèle de Foligno6.

Dans le florilège que nous proposons, un large champ religieux est écarté pour que puissent émerger des auteurs dont l’expérience peut répondre aux besoins d’un chemin intérieur déjà engagé. Les très nombreux textes ascétiques introductifs, ou bien chargés par des descriptions de phénomènes, seront ignorés, même s’ils peuvent avoir été rédigés par d’authentiques mystiques. Car ceux-ci répondent à la demande mais ne la précèdent pas.

D’où vient l’unité vécue sous-jacente à la diversité des conditions franciscaines ? Un franciscain récent explique7 qu’en vue d’apporter une réponse au défi du temps jadis, celui de la réforme protestante, « par une qualité plus élevée de la vie chrétienne catholique », tous voulaient « faire un message de leur vie spirituelle ». Mais au-delà de cette émulation, placée ici à un niveau honorable, quelques thèmes sont-ils récurrents chez nos auteurs ?

Dans une perspective chrétienne, comme « l’homme est trop faible et trop insuffisant pour aller tout droit à la volonté essentielle de Dieu, il a besoin de passer par la médiation du Verbe incarné […] réalisation de cette volonté aimante de Dieu sur sa créature ». Pour un capucin comme Benoît de Canfield, importe d’abord « l’aspect mystique de la volonté de Dieu dans cette identification de la volonté de Dieu à Dieu lui-même ».

Le charisme particulier qui rassemble ceux inspirés par l’exemple de François d’Assise, et qui est attesté dans des biographies de franciscains de cœur comme de bure, est celui de la « vertu de pauvreté ». En témoigne Angèle de Foligno qui, après l’événement « excessif » de sa rencontre avec l’Amour auquel nous venons de faire référence, donne tous ses biens. La pauvreté matérielle demande une pauvreté du cœur qui suppose la désappropriation du moi, mais qui n’est rendue possible que par le don de la grâce divine. Elle répondait chez François d’Assise à la « disposition qui le maintenait dans la présence de Dieu et dans le sentiment de sa dépendance, avant d’être une série d’actes et d’élévations »8.

Dame Pauvreté est servie dans la joie par une confiance qui répond à l’appel divin.

Résumé de l’ouvrage

Tome I. Introduction & figures mystiques des traditions franciscaines

L’INTRODUCTION se termine par une présentation synchronique en un tableau couvrant plus de vingt figures datées, chacune accompagnée d’un titre d’œuvre également daté. Elles couvrent quatre générations.

L’HUMUS est un survol rapide reliant le siècle de saint François, qui a été traditionnellement fort bien étudié, au XVIIe siècle, lui, resté ignoré ! Il relève quelques figures mystiques fondatrices, pierres posées sur un long chemin de près de quatre siècles. Des liens directs entre les figures, privilégiant les plus récentes du XVIIe siècle, sont repris dans une table des familles, agrémentée d’un arbre et suivie d’une esquisse de réseaux.

La majeure partie du tome I est structurée autour des appartenances religieuses le plus vénérables (premier niveau de titres) en privilégiant leurs figures mystiques qui se succèdent au fil du temps (second niveau de titres).

Les OBSERVANTS étaient nombreux, mais ne nous ont apparemment guère laissé de traces mystiques. L’importante cohorte des « cordeliers » est ici évoquée brièvement par deux figures : Pierre Petit est un ancêtre retenu parce qu’il exprime une dévotion populaire inchangée depuis le Moyen Âge et largement vécue jusqu’à la fin du Grand Siècle ; Pierre David regrette l’indifférence de ses condisciples quant à leur intérieur.

LES TERTIAIRES RÉGULIERS (Tiers Ordre régulier ou TOR) et les tertiaires laïcs (TO) sont introduits par leur règle commentée… et des billets de Noël : un aspect sévère est ainsi tempéré par l’humour.

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) est le plus grand de ceux que l’on nommait familièrement tiercelins. Son œuvre est brève, rassemblée après sa mort par des disciples de l’école normande de l’Ermitage fondée par Jean de Bernières, et éditée par ce dernier. Nous donnons ici un choix de ce rigoureux directeur, après avoir reconstitué partiellement le corpus de ses écrits.

Ses dirigés comptèrent dans leurs rangs deux figures fortement marquées par des franciscains : le mystique Jean de Bernières (1602-1659), laïc du Tiers Ordre et Catherine (ou Mectilde) de Bar (1614-1698), annonciade avant de devenir fondatrice bénédictine ; ils sont étroitement en relation. Celui qu’ils appelaient « notre bon Père Chrysostome » contribua à faire naître un vaste réseau spirituel illustré en Nouvelle-France par l’ursuline Marie de l’Incarnation. Plus tard dans le siècle, Jean inspira par l’intermédiaire de Monsieur Bertot les belles figures de Madame Guyon et de Fénelon.

Parmi les nombreux disciples, le « pauvre villageois » et tertiaire Jean Aumont (1608-1689) est l’auteur de L’Ouverture intérieure du royaume de l’Agneau occis dans nos cœurs (1660), ouvrage parfois obscur, mais profond et savoureux. Cette vaste famille d’inspiration franciscaine, s’étendant du Canada à la Pologne, dont nous ne venons de citer que les principaux noms ayant laissé des écrits mystiques, est regroupée ici sous le titre « L’École du cœur ».

Jean-Marie de Vernon, historien du TOR et ami d’Épictète, nous présente un recueil aménagé à partir de lettres, élévations, défis, billets et documents spirituels issus de la sœur carmélite (première) Marguerite du Saint-Sacrement (1590-1660) ainsi qu’une attachante Mère Françoise de Saint-Bernard, clarisse.

Enfin Paulin d’Aumale fut définiteur du TOR. Il nous est parvenu sous forme manuscrite quelques traités de sa composition, dont la Défense de l’oraison de pure foi, devenue très nécessaire lorsque les auteurs dominants la fin du siècle font la critique de toute « mystiquerie ».

La branche des RÉCOLLETS est bien présente, car elle est née de communautés où les récollections « en désert » prenaient une large place. Des couvents avaient été désignés à cet effet en Espagne en vue « d’intérioriser » les nombreux franciscains de la commune observance.

Séverin Rubéric, est un frère mineur « passeur » en France de cette réforme. Il est demeuré discret car quelque peu isolé en Guyenne. Il rédigea des Exercices [] sur la voie d’amour (1623), un bref, mais beau texte. Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667), du récollet Victorin Aubertin (1604-1669), décrit avec précision le vécu mystique de l’oraison. Éloy Hardouin de Saint-Jacques (1612 ?-1661), auteur d’une Conduite d’une âme dans l’oraison depuis les premiers jusques aux plus sublimes degrez (1662), se distingue par son exposition très structurée, à laquelle on reprocherait peut-être trop de précision si nous en donnions l’intégralité. Elle vise à l’union mystique.

Des extraits d’une correspondance de direction présentent une figure qui, de par son appartenance aux récollets est ici séparée de son inspirateur Jean Aumont, tertiaire régulier : il s’agit d’Archange Enguerrand (1631-1699). De retour de l’Alverne, le lieu où se retira François stigmatisé, le « bon franciscain » éveilla la jeune Madame Guyon à la vie intérieure. Ses lettres de direction adressées à une religieuse aux prises avec un tempérament scrupuleux et plongée dans la nuit spirituelle sont restées jusqu’à maintenant manuscrites : elles méritent un meilleur sort.

Maximien de Bernezay, l’auteur resté caché de Traités de la vie intérieure (1685) ferme chronologiquement nos textes écrits par des récollets. Il n’est cependant pas le dernier en qualité intérieure !

Tome II. Figures mystiques de la réforme capucine

Les FRÈRES MINEURS CAPUCINS formaient la cohorte première en nombre devant celles de tous les autres ordres religieux. Cette réforme capucine est représentée ici par plusieurs maîtres des novices.

La lacune relative à ce courant a été reconnue et soulignée par Henri Bremond qui déclare dans son Histoire littéraire du sentiment religieux : « Leur juste place n’a pas encore été faite aux capucins dans l’histoire de la renaissance que nous racontons », alors qu’« ils ne le cèdent à personne, et néanmoins très peu les connaissent »9. Bremond n’a pu combler cette lacune, tant était large le domaine qu’il explorait, et son exposé peut sembler parfois arbitraire quant à l’importance qu’il attribue à telle ou telle figure10. Mais rares sont ceux qui depuis font revivre par leurs travaux des auteurs ne figurant pas dans son exploration qui reste inégalée.

Le trésor s’ouvre sur des extraits de la Règle de Benoît de Canfield, lue tout au long du siècle dans sa version corrigée de 1609. Des extraits de Constantin de Barbanson et d’autres capucins jusqu’à ceux de l’auteur du vaste traité intitulé Le Jour mystique, trésor capucin publié en 1671, exposent les couleurs de la lumière intérieure. Mais à la fin du siècle la source capucine est tarie11. Son courant a circulé en France un siècle durant (~1580 à ~1680), aux côtés de celui de la quiétude, de ceux des deux Carmels, dont on connaît surtout celui issu de la réforme espagnole illustrée par Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, et de quelques filets d’eau mystique coulant chez les bénédictins, les jésuites, les sulpiciens. Plus précisément on distingue trois « périodes » :

La liste des FONDATEURS commence par Benoît de Canfield, dont la Règle (1608) est largement citée, avec un choix effectué surtout sur sa troisième partie, sommet de l’œuvre : nous reproduisons assez largement des textes extraits de l’édition corrigée qui fit autorité durant le siècle12. Nous lui associons une bénédictine, la réformatrice de Montmartre Marie de Beauvilliers, car elle exprime simplement son enseignement.

Archange de Pembroke a dirigé la Mère Angélique Arnauld. Le « Père Joseph » mérite mieux que d’être seulement reconnu comme « l’éminence grise » de Richelieu.

L’Exercice des trois clous (1635) de Martial d’Étampes mérite de même mieux que ce que son titre pourrait suggérer à tort d’ascèse excessive : l’étrange référence aux clous s’explique simplement par le titre canonique de « filles de la Passion » qui fut donné aux capucines d’Amiens, dont Martial était le confesseur. Quelques citations extraites de lettres et le Traité du silence soulignent la ferme douceur du directeur13. La Vraie Perfection (1635 à 1660) de Jean-François de Reims prend naturellement le relais. Cet auteur organisé et abondant, disciple de Martial, améliore sur vingt ans un ouvrage dont le volume est quadruplé… tout en conservant le même titre14 !

Enfin cinq figures de capucins spirituels plutôt que mystiques complètent et prolongent cette « première vague » capucine.

UNE EXTENSION EUROPEENNE groupe trois figures étrangères de larges influences qui, par hasard ou sous l’effet d’une latence dans la diffusion capucine en Europe, s’avèrent être presque contemporaines. Elles se retrouvent ainsi naturellement regroupées après les fondateurs ou « défricheurs », mais avant les avocats « défenseurs » de la mystique :

Gregorio da Napoli (1577-1641), quasi-inconnu dont un manuscrit fut redécouvert récemment, établit dignement une suite aux grands fondateurs capucins italiens et nous permet ainsi d’honorer leur pays d’origine. De brefs extraits traduits de son texte rendent compte d’un lyrisme transalpin.

Constantin de Barbanson (1582-1631) est présenté largement compte tenu de son extrême importance et de la rareté des sources. Des extraits remarquables (jamais édités) du manuscrit intitulé Secrets sentiers de l’esprit divin précèdent deux chapitres des Secrets sentiers de l’Amour divin (1623). Nous avons dû sacrifier ici l’Anatomie de l’âme (1635), imposante merveille jamais rééditée depuis les années où l’anatomiste Harvey découvrait la circulation du sang… Constantin est un auteur difficile, à talent métaphysique, muni d’une vaste culture, ayant accès aux auteurs d’outre-Rhin. Il présente des observations que l’on ne trouve nulle part ailleurs. L’influence de Constantin fut notable sur le spirituel anglais bénédictin Augustin Baker15, comme sur des religieuses capucines de Douai.

Le Royaume de Dieu dans l’âme de Jean-Evangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635), écrit et publié en flamand en 1637, lui mérita l’insigne surnom de « Jean de la Croix flamand ». Nous en présentons trois chapitres traduits ici pour la première fois.

Suivent des DÉFENSEURS DU VÉCU MYSTIQUE, capucins qui assurèrent la tâche périlleuse d’être avocats de la vie mystique dans un second demi-siècle devenu critique vis-à-vis de tout « irrationnel ».

Simon de Bourg-en-Bresse, auteur de Saintes eslevations de l’âme à Dieu par tous les degrez d’oraison (1657), est un optimiste qui nous éveille à la possibilité d’atteindre « tout le blanc16 et le but ». Peu augustinien, point théoricien, c’est un bon médecin spirituel.

Pierre de Poitiers est l’auteur du Jour mystique (1671), remarquable et très ample traité qui s’avère par ailleurs être l’une des références fréquemment citées dans les Justifications de Madame Guyon. Nous en avons sélectionné des fragments présentant la voie mystique. Cette somme claire, complète, profonde, apportant toute la lumière nécessaire pour la défense des mystiques17, achèverait-elle la série des grands ouvrages didactiques de théologie mystique ?

Paul de Lagny, missionnaire capucin au Levant, termina sa vie à Paris au service des pauvres. Il est remarquable par son dernier ouvrage, Le Chemin abbrégé [sic] de la perfection chrétienne (1673).

Alexandrin de La Ciotat est un frère mineur capucin qui remplit la charge de gardien dans plusieurs couvents de Marseille ou de sa région. Son ouvrage unique, Le Parfait Dénuement de l’âme contemplative… (1680) fut apprécié par son ami le Père Piny, méditerranéen comme lui.

Franciscaines, minimes, regard sur les héritiers. Cadre historique.

La moitié du genre humain a été occultée jusqu’ici (à l’exception de la bénédictine disciple de Benoît de Canfield) : nous réparons cette injustice en présentant quelques figures FRANCISCAINES qui appartenaient aux communautés des clarisses, des capucines, des récollettes, des annonciades. Malheureusement, l’usage d’éditer leurs écrits apparaissait contraire à l’esprit de pauvreté18, tandis que l’exploration de fonds manuscrits reste à faire.

L’ordre des MINIMES est présent. Nous ne voulions pas oublier ces « cousins » de la famille franciscaine auxquels, trop peu nombreux, on ne pourrait consacrer un volume séparé. Mersenne fut l’intellectuel illustre. Mais l’ordre inclut des spirituels comme le « frère poète » Nicolas Barré, dont les manuscrits ont été redécouverts récemment, ou comme Boniface Maes, un flamand qui exerça une large influence par sa brève Théologie mystique (1668) ; elle est présentée en termes certes traditionnels, mais simples, clairs et attirants.

UN REGARD SUR LES HÉRITIERS prolonge jusqu’en 1789 une tradition stabilisée, en incluant deux spirituels qui sinon demeureraient peut-être oubliés, et en soulignant l’existence de successeurs d’une École du cœur déjà abordée. Car le crépuscule des mystiques19 est à interpréter comme sortie d’une langue et d’un corps de croyances plutôt que du vécu d’une réalité divine.

LE CADRE HISTORIQUE nous permet d’entrevoir le cadre et les conditions dans lesquelles vécurent nos mystiques : trois études complètent le florilège.

Jean-Marie Gourvil propose un aperçu de sociologue. Dans UN GRAND SIÈCLE FRANCISCAIN À PARIS (1574-1689), Pierre Moracchini défriche la complexité d’un ensemble de communautés bien vivantes dans la capitale du premier état centralisé d’Europe, sans négliger des détails révélateurs d’influences modelant les individus. Son exploration se conclut par un tableau très neuf classant les communautés franciscaines établies à Paris au milieu du siècle. Une exploration du NÉCROLOGE franciscain couvrant la région d’Île-de-France livre des extraits biographiques.

L’annexe TURBA MAGNA suggère l’immensité au sein de laquelle se détache la toute petite minorité des figures retenues. Elle fournit des listes d’auteurs franciscains consultés pour retenir dans ce florilège de rares témoignages mystiques.



Au-delà du XIIIe siècle fondateur, sur lequel l’effort des historiens à la recherche de la spiritualité franciscaine s’est porté très largement, près de quarante visages livrent ici leurs témoignages mystiques. Ce « manuel » en trois tomes suggère l’intérêt de certaines œuvres comparables aux plus grandes. Elles mériteront d’être éditées intégralement20.

L’ouverture au tome I sous le titre Humus souligne les influences du Flamand van Herp ou Harphius, des espagnols Laredo et Pierre d’Alcantara, tandis que le tome III évoque des fondateurs du Grand Siècle franciscain : il s’agit de Pierre Deschamps, de Matthias Bellintani de Salo et du réformateur du TOR Vincent Mussart.

Le premier florilège présente les observants Pierre Petit et Pierre David ; les tertiaires Jean-Chrysostome de Saint-Lô, Catherine de Bar et Jean de Bernières, Jean Aumont, Jean-Marie de Vernon et Paulin d’Aumale ; les récollets Séverin Rubéric, Victorin Aubertin, Éloy Hardouin de Saint-Jacques, Archange Enguerrand, Maximien de Bernezay.

Le florilège du tome II présente les capucins Benoît de Canfield (et la bénédictine Marie de Beauvilliers), ainsi que d’autres figuressouvent mal reconnues : le « Père Joseph » en tant que spirituel, Martial d’Étampes et Jean-François de Reims, Gregorio da Napoli, Constantin de Barbanson, Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc, Simon de Bourg-en-Bresse, Pierre de Poitiers, Paul de Lagny, Alexandrin de la Ciotat…

Le florilège s’achève au tome III par des franciscaines, les minimes Nicolas Barré et Boniface Maes, des figures « isolées » au siècle suivant. Deux listes soulignent la présence « en toile de fond » d’une turba magna. Elles précèdent index et table générale.

La PRÉSENTATION SYNCHRONIQUE SELON LES ŒUVRES du tableau infra permet de situer les figures selon quatre générations ou quarts de siècle. Plus de vingt auteurs se répartissent chronologiquement, en suivant les dates de parution d’œuvres jugées essentielles. Ils figurent de gauche à droite en quatre groupes ou colonnes21. On remarque une forte concentration autour de 1635 : cinq œuvres sont publiées entre 1630 et 1637, dont trois pour la seule année 1635 ! Par contre aucune nouvelle œuvre n’est publiée entre 1637 et 1651, probablement par suite de conditions historiques défavorables : années de guerre ouverte entre 1635 et 1642 et minorité royale de 1642 à 1648.

Il semble que les années postérieures à 1673 soient de nouveau arides. Les effets d’un anti-mysticisme croissant et d’un contrôle du monde religieux particulièrement visible contre les protestants (premiers édits en 1679), contre Port-Royal (dispersion des Solitaires la même année 1679), bientôt contre les « quiétistes » (1687 puis 1699), ont sûrement beaucoup contribué à ce crépuscule. Il n’est qu’apparent : les mystiques existent mais se cachent ! Il faudrait compléter notre quête puisant dans les imprimés par l’exploration de fonds manuscrits en voie de disparition.

PRÉSENTATION SYNCHRONIQUE SELON LES ŒUVRES DES

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PREMIER QUART DE SIÈCLE

Benoît de Canfield (1562-1610)

Règle (1608-1609)



DE 1623 A 1637 (SECOND QUART DU XVIIe SIÈCLE)

[Marie de Beauvilliers (1574-1657)

Exercice divin (1631)]

Gregorio da Napoli

La Doctrine admirable (c. 1622)

Constantin de Barbanson (1582-1631)

Secrets Sentiers (1623), Anatomie de l’âme (1635)

Martial d’Étampes (1575-1635)

Traité très facile (1630), L’Exercice des trois clous (1635)

Jean-François de Reims (-1660)

La Vraie Perfection (1635)

Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635)

Het Ryck Godts…/The Kingdome of God in the soule (1637-1639)

Séverin Rubéric ( † après 1625)

La Voie d’amour (1623)


PRINCIPAUX MYSTIQUES TOUTES BRANCHES CONFONDUES

DE 1651 A 1673 (TROISIÈME QUART DE SIÈCLE)

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646)

Une anthologie spirituelle (1651), La Vertu d’abjection (1655)

[Jean de Bernières (1602-1659), laïc du Tiers Ordre

Le Chrétien intérieur (1660), Œuvres spirituelles (1671)]

Simon de Bourg-en-Bresse († 1694)

Saintes Eslevations de l’âme à Dieu par tous les degrez d’Oraison (1657)

Le « pauvre villageois » Jean Aumont († 1689)

L’Agneau occis dans nos cœurs… (1660)

Le « bon franciscain » récollet Archange Enguerrand (1631-1699)

Œuvres et lettres (manuscrits)

Eloy Hardouin de Saint-Jacques (1612 ?-1661)

Conduite d’une âme dans l’oraison (1661)

[Le « frère minime et poète » Nicolas Barré (1621-1686)

Poèmes (manuscrits)]

Victorin Aubertin (1604-1669)

Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667)

[Boniface Maes (1627-1706)

Théologie mystique (1668)]

Pierre de Poitiers († 1683)

Le Jour mystique (1671)

Paul de Lagny († 1694)

Le Chemin abrégé de la perfection (1673)


DERNIER QUART DE SIÈCLE

Alexandrin de La Ciotat

Le parfait dénuement… (1680)

Maximien de Bernezay

Traités de la vie intérieure (1685)

Jean-Marie de Vernon († apr. 1686)

Conduite chrétienne et religieuse… (1687)

Paulin d’Aumale

Discours du Dieu seul (c. 1690 ?)



Figures mystiques du XIVe au XVIe siècle

Les franciscains sont répartis en multiples branches, dont nous allons retrouver certaines fortes actives au XVIIe siècle : il s’agit des tertiaires réguliers, des récollets, des capucins. Une telle diversification en plusieurs « religions » ne s’est pas faite sans peine, mais elle démontre la vitalité du grand mouvement issu de François d’Assise.

L’évocation de quelques figures attachantes des XVe et XVIe siècles — nous omettons les grandes figures fondatrices antérieures du XIIIe siècle, si intensément étudiées qu’elles font méconnaître les suivantes — illustre le thème dominant qui caractérise la spiritualité franciscaine : une pauvreté ascétique, mais vécue dans la joie. Des individualités diverses et fortes sont les ouvriers d’une renaissance franciscaine multiforme qui succède à la période troublée et en déclin du XIVe siècle1.

Nous avons retenu les figures suivantes : Harphius (1400-1477), dont l’influence considérable transmettra au XVIIe siècle la mystique flamande de Ruusbroec (1293-1381) ; une figure italienne, le fondateur des minimes François de Paule (1416-1507), parce que nous inclurons des minimes ; des figures espagnoles, dont le frère laïc médecin Bernardino de Laredo (1482–c.1540), et le rénovateur des conventuels déchaussés Pierre d’Alcantara (1499-1562), apprécié de Thérèse d’Avila.

Le réseau des influences qui sous-tend l’« invasion mystique » de la France se constitue avant même la fin de l’affrontement au sein du Royaume entre catholiques et réformés. Les pénétrations viennent d’Italie en ce qui concerne l’implantation des capucins et des tertiaires réguliers ; d’Espagne, semble-t-il, par les récollets qui s’implantent dans le Sud-Ouest, par la réforme carmélitaine liée aux « déserts » franciscains et précisément à Pierre d’Alcantara ; enfin des plaines nordiques rhéno-flamandes, par l’intermédiaire de nombreux livres traduits par des chartreux ou par des laïcs.

Une table des familles franciscaines et de leurs influences donnée à la fin de cet aperçu rappelle quelques grands noms précédant l’an 1600, puis situe par générations de trente ans les auteurs que nous présenterons (ils sont alors soulignés), accompagnés de quelques-unes des figures qui ont bénéficié de leur influence. Les franciscains ont donné naissance à de nombreuses branches, dont les trois vivantes du point de vue mystique au XVIIe siècle sont les capucins, les tertiaires (réguliers et séculiers), les récollets. Les minimes sont des cousins de la famille franciscaine. La table est suivie d’un arbre des réformes de l’Ordre des frères mineurs qui appartient à l’imagerie pittoresque des représentations traditionnelles. Le faîte d’un robuste chêne enraciné sur six vertus est constitué par la branche capucine, dont les membres seront les franciscains les plus actifs en France au XVIIe siècle.

Premier essor

Après la mort de François d’Assise en 1226 apparaissent deux tendances, celle des « Spirituels », qui veulent maintenir l’idéal de perfection du fondateur, et celle de la « Communauté », tendance majoritaire qui n’observe plus littéralement sa Règle et son Testament, favorise la fondation de grands couvents et assouplit la pratique de la pauvreté. Bien des problèmes pratiques s’opposaient en effet à la stricte pauvreté matérielle, sans compter la sirène attirante offerte par l’étude intellectuelle. Le règne « efficace » de frère Élie, de 1232 à 1239, n’arrangea rien. Celui, sensé, de saint Bonaventure, de 1257 à 1274, ne put récupérer une situation tendue2.

En 1282 on relève plus de quarante mille religieux répartis en près de mille six cents maisons, ce qui n’est plus compatible avec l’idéal des débuts et conduit à une organisation rigide. L’affrontement entre « idéalistes » et « réalistes » est tranché en faveur de la « Communauté » par Jean XXII, le pape sous lequel eut lieu le procès d’Eckhart ; la situation pouvait être réglée pacifiquement par une division de l’Ordre, ce qui se produira plus tard.

Quatre figures illustrent l’apogée franciscaine. Deux théologiens : Bonaventure (1221-1274), auteur d’un corpus abondant auquel appartient l’Incendium amoris exposant la triple voie3 et Raymond Lulle (1232-1316), voyageur à la vie mouvementée, auteur lyrique aussi bien que théorique quelque peu négligé aujourd’hui4. Deux mystiques : Jacopone da Todi (c. 1236-1306), procureur légal et notarial, pénitent après la mort brutale de sa jeune femme, franciscain proche des spirituels, excommunié, emprisonné, retiré près d’un couvent de clarisses, est l’auteur le plus admiré de Laudes, forme poétique ouverte par le Cantique des créatures de François5 ; Angèle de Foligno (1248-1309) dictera le récit de sa vie à frère Arnaud, franciscain, selon des « pas » ou étapes intérieures ; deux périodes sont séparées par une expérience très forte d’amour divin survenue lors d’un voyage à Assise en 1291 et suivie de son entrée dans le Tiers ordre6.

Puis la société européenne est troublée par l’arrivée de la peste au milieu du XIVe siècle et par le schisme avignonnais : l’ordre franciscain connaît la stagnation.

Familles franciscaines

Aux conventuels, terme qui désigne ceux qui adaptent l’idéal de pauvreté aux contingences permettant l’organisation de la croissante foule franciscaine des débuts, vont être opposé les observants, qui « s’unissent pour restaurer l’ordre dans son observance primitive et sa splendeur », avec des méthodes diverses « donnant la préférence aux couvents pauvres et écartés ». Cette dichotomie rend compte trop brutalement d’une grande complexité, car des réformes se font au sein des conventuels, tandis que certains de leurs couvents deviennent observants7. Il faut y ajouter la circulation des personnes.

En France, un mouvement de réforme naît au sein des conventuels et se développe sous l’impulsion de sainte Colette († 1448). En Espagne, l’un des foyers animés par Juan de Guadalupe († 1506) sera à l’origine des franciscains « déchaux », aux tendances érémitiques et pénitentielles.

En 1517, veille de l’expansion luthérienne, on compte pour l’Europe environ vingt-cinq milles conventuels et trente-deux mille observants, formant deux immenses familles autonomes. Le corps des observants se divise à son tour, signe d’une nouvelle poussée vitale.

Au terme d’un tel processus, la complexité issue d’une longue histoire interdit d’y trouver quelque classement ou « botanique » qui s’imposerait. Les dates de décisions juridiques traduisent en effet mal la réalité des réformes. Une filiation linéaire n’est évidemment pas possible. Le schéma retenu dépend de l’appartenance de son auteur (par exemple, suivant l’image traditionnelle donnée à la fin de ce chapitre d’un arbre branchu et feuillu, le faîte capucin ne s’impose pas. Enfin les représentations graphiques changent selon le degré de résolution recherchée8.

Situons malgré tout, pour situer quelques-unes des appellations à l’intention d’un lecteur non franciscain, en une approche selon six familles9 : trois premières familles dérivent des observants et se développent fortement en Espagne où, à des influences de spirituels d’Italie ou du Languedoc, en particulier d’Ubertin de Casale, succèdent celles de franciscains du Nord, en particulier celle de Herp (Harphius), le « passeur » de Ruusbroec 10 :

1. les déchaux s’organisent autour de diverses figures dont l’espagnol Pierre d’Alcantara (†1562) ;

2. les réformés sont liés aux « déserts » ou maisons de solitude ;

3. les récollets prospèrent bientôt en Italie et France puis en Flandres et Allemagne.

À ces familles dérivées des observants s’ajoutent trois autres branches :

4. les conventuels perdent progressivement de leur importance : restés nombreux en Allemagne et en Europe centrale, ils furent très réduits par la réforme luthérienne ;

5. la famille des capucins, née en Italie autour de 1520, donc postérieurement à la grande division entre observants et conventuels, comprendra plus de trois mille frères répartis en trois cents couvents avant même de franchir les Alpes en 1574 pour s’illustrer en France. Il s’est produit un croisement d’influences avec le mystique Philippe Néri et son Oratoire romain. En Rhénanie et en Flandre, l’essor capucin culminera dans la grande figure de Constantin de Barbanson. En France, il s’étendra sur plusieurs générations, dont se détachent les figures mystiques de Benoît de Canfield, Martial d’Étampes, Pierre de Poitiers… Cette réforme peuple notre second tome.

Enfin, des mouvements aux règles plus souples se maintiennent depuis l’origine :

6. les tertiaires ont mené tout d’abord comme laïcs une vie à part des autres branches. Certains sont à l’origine de nouvelles pousses qui ne sont plus alors directement rattachées à l’ordre franciscain, mais font partie de sa nébuleuse. D’autres rentrèrent au sein d’un monde ecclésiastique soucieux de veiller au bon ordre catholique : il s’agit des tertiaires réguliers11. En Italie, les tertiaires constituent une branche très vivante, car ils sont libres d’adapter leurs modes de vie à de nouvelles conditions sociales du fait de leur règle souple : celle-ci est adoptée par les esprits indépendants comme Catherine de Gênes (1447-1510).

Les liens qui existent entre franciscains de ces diverses espèces constituent une limitation à toute tentative de rendre compte de leur vie interne par quelque structure simple ; ainsi en Espagne, Osuna, Laredo, etc., accueille à la fois les influences de spirituels méditerranéens, en particulier d’Ubertin de Casale, et celle de franciscains du Nord de l’Europe, dont van Herp (Harphius)12.

Évoquons quelques individualités mystiques influentes italiennes puis espagnoles, parentes de l’arrivée de missionnaires en France. Elles illustrent l’esprit qui anime les franciscains :

Les Flandres : Harphius.

Henri van Herp ou Harphius (1400-1477), le « héraut de Ruusbroec », entre chez les frères de la vie commune à Delft en 1445. On lui offre une maison à Gouda dont il devient le premier recteur : il organise avec succès des conférences spirituelles et fait bâtir cinq ou six cellules pour les frères et les hôtes. En 1450, frappé par le renouveau franciscain lors d’un voyage à Rome, il se fait frère mineur franciscain et est actif à Malines près de Bruxelles, et à Anvers : la province s’accroît ainsi de trois ou quatre nouveaux couvents. Il meurt gardien du couvent de Malines. « Sa doctrine spirituelle serait en retrait par rapport à celle de Ruusbroec si l’on suit l’édition postérieure à la censure romaine : il semblerait abandonner l’opinion de Ruusbroec selon laquelle, lorsque dans la vie suressentielle l’union sans différence” est atteinte, l’âme demeure habituellement dans la Divinité, et en sort pour agir d’une manière parallèle à celle des Personnes divines13. »

Son œuvre maîtresse, Le Miroir [Spieghel] de la perfection, fut traduite en latin par un chartreux de Cologne en 1536 ; la Theologia mystica est un recueil d’œuvres rassemblées par ses disciples, dont la troisième partie, « l’Éden », semble être une belle préparation au Spieghel. Sa savoureuse traduction française du début du XVIIe siècle mériterait d’être de nouveau rendue disponible14. Il traite magnifiquement de l’amour de conformation :

[656] La flamme de la charité ne veut laisser aucun entre-deux entre soi et l’aimé. […] [683] Le conformé, donc, imitant jalousement son conformant, s’approfondit en Dieu par chacun moment, et étant fait un avec Dieu, habite toujours en unité. […] Il semble néanmoins à quelques-uns […] qu’ils n’aiment point Dieu et ne se reposent en lui ; mais l’amour est cause de cette apparence ; car quand ils désirent aimer plus intensivement qu’il ne leur est permis par leurs propres forces, et qu’ils viennent à défaillir à leur amour, ils se plaignent de ne point aimer.

Secondement, par l’envoi des rayons de ce don [d’amour], notre esprit est illuminé intellectuellement et nous enseigne à considérer notre noblesse. […] [685] Dieu opère en nous premièrement devant tous autres dons, et toutefois est le dernier de tous, connu et senti de nous en sa propre nature. Car après être devenus simples d’esprit, chômant d’action, dénués de toutes images, immobiles, libres, morts à nous-mêmes, vivants à Dieu, nous avons ainsi cherché Dieu […] nous sentons la descente des grâces […] en ce renouvellement d’attouchement, l’esprit humain tombe en famine.

L’affection amoureuse est plus importante que l’entendement. L’accès à la vie mystique est préparé par l’oraison aspirative, prière courte et intense, menée en quatre pas : s’offrir à Dieu totalement, requérir la volonté divine de se manifester afin que l’âme se connaisse, se conformer lorsque le feu de l’amour s’allume dans le cœur et consume les défectuosités, s’unir à la volonté divine en y déversant la sienne15.

Harphius évoque avec lyrisme l’union mystique :

[715] L’esprit et l’âme ne sont qu’une même substance. […] L’esprit humain est quelquefois tant soustrait du corps et de l’âme […] qu’il oublie tout ce qui est extérieur et pareillement ignore ce qui se fait […] par mémoire ou entendement. […] [720] Ami, montez plus haut. Le monter est le progrès en l’amour divin, qui est un abîme sans borne.

Son influence fut très large. Elle s’exerce (en parallèle avec celle de Ruusbroec) par l’intermédiaire de La Perle évangélique. En Espagne, il influence Osuna, franciscain comme lui, lu par Thérèse. Au XVIIe siècle, il est reconnu par Constantin de Barbanson et par Benoît de Canfield, par des chartreux et des capucins, par le carme Jean de Saint-Samson ; plus tard le pasteur Poiret appréciera Herp et le fera connaître par une Bibliotheca mysticorum (1708) qui aura une grande influence sur des Écossais et des piétistes allemands16.

L’Italie : François de Paule.

François de Paule (1416-1507), Calabrais qui a passé un an chez les franciscains à l’âge de douze ans puis s’est rendu à Assise, adopte la vie érémitique dès l’âge de quatorze ans. Il vit dans la montagne, puis des compagnons le rejoignent, qu’il appelle « les ermites de saint François d’Assise », mais sans qu’on puisse voir en ce fondateur indépendant de dix-neuf ans un réformateur franciscain. Il restera simple frère laïc, même lorsque, devenu célèbre, il sera tenu de venir jusqu’à la Cour de France en 1483. Les minimes ont pour origine les ermites groupés autour de lui dès 1450. Ils sont progressivement « normalisés » par trois règles successives17.

L’Espagne : Bernardino de Laredo et Pierre d’Alcantara

La vue selon laquelle les franciscains sont les premiers acteurs d’une renaissance mystique au sein de l’Espagne devenue exclusivement catholique est recevable (mais les sources sont des plus diverses dans ce creuset arabo-judéo-chrétien). Francisco de Osuna (c. 1492-1540) est un auteur prolixe dans sa rédaction de la Ley de amor santo (ou Cuarto abecedario)18. Sa renommée bénéficie de la conjonction de trois causes : une production quantitativement importante pendant la période charnière entourant la date de la condamnation des Alumbrados, la lecture du Tercer abecedario par la jeune Teresa, une ferme structure théologique19. Pour Miguel de Medina (1489-1578), Dios no tiene necesidad de nadie, « Dieu n’a besoin de recourir à quiconque » : tout est dit20 ! Alonso de Madrid (c. 1535) est un auteur attachant dans son Arte para servir a Dios21 qui souligne l’amour de Dieu, « un feu voulu par Dieu, qui toujours brûle sur son autel qui est notre âme22 », et l’amour du prochain, comparable à l’adoption d’un « enfant aimé de son père23 ».

Bernardino de Laredo (1482-c.1540) célèbre le chant de l’amour pur, particulièrement dans la troisième partie de la Subida del Monte Sion, selon sa version revue de 153824. Mais, outre la difficulté posée par une langue encore primitive, sa rédaction présente peu de formules remarquables se prêtant à de belles citations. Par contre sa lecture induit lentement un état de paix : la lecture du chapitre xviie de la troisième partie de la Subida del Monte Sion tira Teresa de sa perplexité quant à l’absence de toute pensée dans l’oraison de quiétude. En effet, pour Bernardino, « Dieu lui-même impose le repos à nos facultés. Bien plus, l’auteur soutient la possibilité de l’amour sans nulle connaissance ni nul antécédent25 ».

De petite noblesse, Laredo fut d’abord page, puis fit des études variées, enfin entra à vingt-huit ans chez les franciscains. Il publia deux ouvrages de médecine. Il restera frère laïc, attaché à un couvent situé à une trentaine de kilomètres de Séville, infirmier pour la province. Sa réputation médicale lui valut d’être appelé plusieurs fois à la cour du Portugal26.

Laredo aurait connu Osuna et son Tercer abecedario. Il s’adresse simplement et directement à son lecteur, comme un Pierre d’Alcantara. Son biographe suppose qu’une « école », associant Osuna, Laredo, Alcantara, Ortiz, rapproche franciscains, carmélites par l’influence déterminante d’Alcantara sur Thérèse, enfin milieu des Alumbrados par Ortiz27.

La contemplation est amour qui se perd dans l’infini divin :

La facilité de la contemplation demeure en : aimer sans condition et fondre notre amour dans Celui qui est infini ; je veux dire que l’amant se perd ainsi lui-même, qu’il ne reste rien de lui par l’infinité de l’amour en qui il fait infusion. Ainsi dit Herp [Harphius] : « que l’esprit dans cet espace cesse de vivre à lui-même, parce que tout vit à Dieu ». […] Et ainsi nous pouvons dire que l’amour de notre Dieu entre dans nos âmes comme le soleil dans le cristal, qu’il éclaire et pénètre et se montre en lui ; et il nous transforme en son amour, comme le fer en feu28.

Elle est sans intermédiaire et subite, selon la belle comparaison de la lumière qui pénètre instantanément toute ouverture :

Je dis que c’est une imperfection de s’exercer longtemps à penser à des qualités particulières aux créatures, voulant chercher en elles des raisons d’aimer Qui déborde d’amour infiniment aimable. Mais surmontant le créé et sortant de lui, l’âme va à Dieu par une élévation d’esprit subite et momentanée ; elle ne demeure en chemin pas plus longtemps que la paupière de l’œil ne prend de temps à bouger ou à cligner — à la façon d’un rayon du soleil, lequel à l’instant qu’il naît à l’Orient arrive en Occident. Ainsi doit faire l’âme qui en un instant élève l’esprit par la voie de l’aspiration, laquelle est plus légère et momentanée que le rayon même du soleil29.

La pratique de la contemplation est encore rare dans l’Espagne de son temps, même dans les déserts franciscains :

Je regrette que dans les écoles du Christ on n’étudie avec une très grande vigilance comment et de quelles manières nous connaissons notre Dieu et Seigneur par une notion amoureuse et particulière. Laquelle connaissance ne s’acquiert jamais sans que le Seigneur lui-même ne l’enseigne par la théologie mystique, laquelle s’apprend dans la contemplation. Par elle nous pouvons demeurer et persévérer, attachés dans les plus pures, les plus intérieures et les plus délicates parties de notre intérieur ; parce que le cœur prend toujours de là les sentiments qui continuellement l’éveillent à marcher vivement dans l’amour, dans lequel, qui plus longtemps se nourrit, plus longtemps persévérera à aimer et à donner du temps à la prière30.

La conformité nue est le seul moyen :

On doit comprendre que lorsque le contemplatif cherche la perfection, il ne pose guère l’œil sur son gain, ou sur sa dévotion, ou sur son utilité, parce que toute son étude est de demeurer en conformité nue simple et entière avec la volonté de Dieu31.

Pierre d’Alcantara (1499-1562) entre chez les conventuels franciscains à seize ans. Il aurait déjà eu le temps d’étudier à Salamanque les arts libéraux, la philosophie et le droit canon ! Il remplit diverses fonctions chez les franciscains devenus observants déchaussés, et fonde des couvents, voyage à Nice comme au Portugal. On le considère comme le rénovateur de ces franciscains déchaussés. Sous sa réforme ils atteignirent le nombre de sept mille et se répandirent hors d’Espagne. L’exemple fut suivi chez les carmes et d’autres ordres. Son rôle est déterminant sur la réforme du Carmel par Thérèse. « Cherchant à atteindre les gens pauvres en moyens et en temps », il écrit dans un style sobre et concis.

L’âme se nettoie de ses péchés avec l'oraison, la charité se fortifie. [...] L'esprit se réjouit, l'intérieur se fonde, le cœur se purifie, la vérité se découvre. [...] La tristesse est bannie, les sens se renouvellent […] [par les] vives étincelles des désirs du ciel qui rejaillissent sans cesse du brasier de l'amour divin32.

L'oraison est parfaite quand celui qui prie ne se souvient pas qu'il est en oraison33.

Missionnaires en France

L’influence des très nombreux franciscains présents en France dès la fin du XVIe siècle est peu reconnue en dehors de celle du capucin Benoît de Canfield. Le texte — même abstrait et abrupt — de sa Règle de perfection sera largement apprécié car le feu de l’expérience l’éclaire. L’apport en France de certains de ses confrères flamands est incontournable, mais reste peu exploré et sous-estimé34.

Les capucins seront les plus influents des franciscains. Ils se conforment assez nettement au programme de vie que François recommandait et pratiquait : place importante donnée à la vie de prière sous la forme d’une double méditation quotidienne, emprunt aux pratiques des ermites, pauvreté et pénitence, charité, prédication. Leur oraison est affective selon l’esprit d’Harphius. Ils pratiquent l’ascèse, tandis que certains ouvrent les âmes à la vie mystique, car « la pratique de la pureté d’intention dans l’exercice de l’amour divin doit y conduire. »

La Pratica dell’orazione mentale de l’italien Matthias Bellintani de Salo († 1611) est traduite dix-huit fois. Mais cet organisateur actif est peu mystique, du moins dans cette œuvre qui répond aux besoins de débutants. Il en sera de même pour Laurent de Paris († 1631). Archange de Pembroke († 1632) est actif auprès de la jeune réformatrice de Port-Royal, mais n’a rien laissé d’écrit sinon quelques lettres. François Nugent (1569-1635) est connu de Constantin de Barbanson et de Martial d’Étampes, dont le disciple est Jean-François de Reims († 1660). Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635) est important en Flandre et en Grande-Bretagne. Joseph de Paris († 1638) est connu pour son activité politique. Louis-François d’Argentan († 1680) est éditeur et imitateur de Bernières.

Le courant se poursuit dans la seconde moitié du Grand Siècle par de très grandes figures, auteurs de synthèses qui ont été négligées à cause de leur caractère tardif35 : Éloy Hardouin de S.aint-Jacques († 1661), Pierre de Poitiers († 1683), Paul de Lagny († 1694)… Hors des capucins, le Tiers Ordre régulier est représenté en premier lieu par Chrysostome de Saint-Lô († 1646), qui est l’important directeur de Bernières, de Catherine de Bar et de bien d’autres ; les récollets sont rapidement très présents.

Sur l’histoire générale des franciscains et sur celle de la réforme capucine on dispose de bonnes études, même si la quantité est modeste en comparaison de celles consacrées aux jésuites ou à Port-Royal. Sur l’immense littérature d’un XVIIe siècle qui imprimera plus de soixante mille ouvrages religieux, nous tentons de rétablir une juste évaluation d’auteurs mystiques tardifs comparables aux plus grands. Leurs figures sont méconnues et leurs écrits n’ont généralement pas été réédités.

Familles, réformes, réseaux et branches franciscaines

Avant d’aborder successivement chaque figure mystique, voici quelques repères adoptant des représentations figurées complémentaires : une table des familles franciscaines et de leurs influences, un arbre « généalogique » des réformes de l’Ordre des frères mineurs, une esquisse de réseaux franciscains, un tableau traduisant l’évolution des branches masculines sur la durée, un tableau résumant l’évolution des branches franciscaines.

TABLE DES FAMILLES FRANCISCAINES



François (1182-1226) & Claire (1194-1252)

Bonaventure (1221-1274)

Jacopone da Todi (circa 1236-1306)

>Angèle de Foligno (1248-1309) & >Dante (†1321)

Colette (1381-1447)

>Catherine de Gênes (1447-1510) & >Angèle Mérici (1474-1540)

Hugues de Balma (circa 1400) & Harphius (van Herp) (1400-1477)

Bernardino de Laredo (1482-c.1540) & Pierre d’Alcantara (†1562)



CAPUCINS (C) (XVIIe s.)



Hors du royaume de France

En France


1600 à 1630

Jean de Landen (C) (Bruxelles)

Bellintani de Salo (C) (†1610)


*Benoît de Canfield (C) (1562-1610) (Douai, Paris)

>Madame Acarie (Marie de l’Incarnation, carmélite, 1566-1618)

>*Marie de Beauvilliers (1575-1657)


1630 à 1660

François Nugent (C) (1569-1635) (Douai)

*Constantin de Barbanson (c) (1582-1631) (Douai, Rhénanie)

>David-A. Baker (1575-1641)

>Cal Bona

*Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (C) (†1635) (Flandre)

*Archange de Pembroke (C) (†1612)

*Joseph de Paris (C) (†1638)

*Martial d’Étampes (C) (1575-1635)

*Jean-François de Reims (C) (†1660)


1660 à 1690


*Éloy Hardouin de Saint-Jacques (C) (1612 ?-1661)

*Pierre de Poitiers (C) (†1683)

*Simon de Bourg-en-Bresse (c) (†1694)


1690 à 1720


*Paul de Lagny (C) (†1694)

*Alexandrin de La Ciotat (C) (†1706)



ET DE LEURS INFLUENCES

Le cadre supérieur, page gauche, situe dans le temps quelques grands noms franciscains ou sous influence (>) qui précédèrent l’an 1600. Les autres cadres situent les auteurs mystiques qui ont connu le XVIIe siècle en quatre générations de trente ans, ainsi que des figures sous influence : à gauche figurent les tertiaires réguliers, les récollets et les minimes, à droite figurent les capucins (majoritaires, en deux colonnes : hors du Royaume, en France). Les figures qui bénéficient d’un chapitre sont signalée par « * » :


TERTIAIRES RÉGULIERS (T) (XVIIe s.)


RÉCOLLETS (R) (XVIIe s.)

[et minimes (M)]

Vincent Mussart (T) (1570-1637)

*Séverin Rubéric(R) (†apr.1625) (Guyenne)

*Jean-Chrysostome de Saint-Lô (T) (1594-1646) (Rouen, Paris)

>*Jean de Bernières (1602-1659)

*Victorin Aubertin (R) (1604-1669)

>Marie Guyart (Marie de l’Incarnation « du Canada ») (1599-1672

>Jacques Bertot (1620-1681)

*Nicolas Barré (M) (1621-1686) (Paris)

*Boniface Maes (M) (1627-1706)

*Jean Aumont (†1689) (Montmorency)

>*Catherine de Bar (la Mère du Saint Sacrement) (1614-1698)

*Jean-Marie de Vernon (T)

*Paulin d’Aumale (T)

>Jeanne-Marie Guyon (1648-1717) & François de Fénelon (1651-1715)


*Archange Enguerrand (R) (1631-1699)

*Maximien de Bernezay (R)

UN ARBRE DES RÉFORMES DE L’ORDRE DES FRÈRES MINEURS

Parmi les nombreux arbres illustrant l’évolution des franciscains à travers les siècles, ce robuste chêne aux glands abondants, solidement enraciné dans la pauvreté, l’humilité, la charité… favorise la réforme des capuccini, ici datée de 1525 : ils en sont le faîte. Les recollecti apparaissent deux fois : à mi-hauteur comme branche à gauche du tronc en 1487 comme première réforme probablement espagnole, puis en 1592, près du sommet de l’arbre sur la droite comme un rameau de la branche des observantes, au-dessus des alcantarini espagnols de 1553. On sait que les récollets s’installent (peut-être) d’abord dans le Sud-Ouest du royaume de France (nous retrouverons leur premier ministre Séverin Rubéric en Guyenne). Les tiers ordres ne sont pas représentés sur cet arbre.

UNE ESQUISSE DE RÉSEAUX FRANCISCAINS

Les appartenances (capucins : C, tertiaires réguliers : T, récollets : R ; minimes : M) sont indiquées sous les prénoms — précédés d’un astérisque * lorsqu’une section de niveau 2 leur est consacrée. Suivent les dates de naissance et de décès, puis s’il y a lieu la date soulignée de la première édition d’une œuvre influente. Quelques figures remarquables non franciscaiens mais « sous influence » sont indiquées. Les traits verticaux ou horizontaux marquent les influences ou relations attestées de personne à personne. Les multiples relations indirectes par l’intermédiaire des écrits sont omises. Les pointillés séparent des figures superposées, mais qui n’ont pas eu de relation de personne à personne.



Hors tableau infra :

*Séverin Rubéric (R) († apr.1625),

*Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (C) (1588-1635),

*« Père Joseph » du Tremblay (C) (1577-1638),

*Éloy Hardouin de Saint-Jacques (C) (1612-1661),

*Paul de Lagny (C) († 1694), *Alexandrin de La Ciotat (C) (†1706),

*Maximien de Bernezay (R), *Jean-Marie de Vernon (T), *Paulin d’Aumale (T)



François d’Assise (1182-1226)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rhéno-Flamands >1300

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hugues de Balma (actif autour de 1400)

Harphius (1400-1477)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

François Nugent _ _ *Benoît de Canfield _ _ *Archange de Pembroke

(c) (1569-1635) (c) (1562-1610) (1608) (c) (†1632)

| | |

| | Marie de l’Incarnation [Madame Acarie]

(1566-1618)

*Martial d’Étampes *Marie de Beauvilliers

(c) (1575-1635) (1630) (1575-1657) (1631)

. . . . . . . . . . . . . . . . .

| *Constantin de Barbanson _ _ David-A. Baker

| (c) (1582-1631) (1623) (1575-1641)

*Jean-François de Reims . . . . . . . . . . . . . . . .

(c) (†1660) (1635) *Jean-Chrysostome de Saint-Lô

. . . . . . . . . . . . . . . (T) (1594-1646) (1651)

|

Marie de l’Inc. [du Canada] _ _ Jean de Bernières

(1599-1672) (1602-1659) |*Jean Aumont _ _ *Victorin Aubertin

*Mectilde (1614-1698) | (T)(†1689)(1660) (R)(1604-1699) (1667) . . . . . . . . . . . . Jacques Bertot |

*Pierre de Poitiers (1620-1681) *Archange Enguerrand

(c) (†1683) (1671) \ | / (R) (1631-1699)

Madame Guyon

(1648-1717)

Fénelon

(1651-1715)

BRANCHES MASCULINES DE L’ORDRE FRANCISCAIN : L’histoire complexe des courants et de leurs interactions est sujette à diverses représentations incertaines. Pour livrer une perspective globale, nous adaptons un tableau de Frédéric Meyer36 :



CONVENTUELS Dès 1250

>> Fusion en France avec la régulière observance en 1771.



OBSERVANCE, RÉGULIERE OBSERVANCE OU CORDELIERS

Jean de la Vallée et diverses congrégations

Jean de Puebla

Jean de Guadalupe

STRICTE OBSERVANCE

Francisco de Osuna

Pierre d’Alcantara

DÉCHAUX PUIS ALCANTARINS 1562

Espagne, Portugal, Amérique latine

RIFORMATI 1532

Italie

RÉCOLLETS 1570

France, Canada, Flandre, Allemagne



>> Fusion des conventuels, de l’observance sous toutes ses formes en 1897

Sous le nom de « Frères mineurs (OFM) ».



TIERS ORDRE RÉGULIER

Congrégation de Picpus en France en 1580

Vincent Mussart

>> XIXe siècle : « T.O.R . »



CAPUCINS

1525

Indépendants en 1619

>> XIXe siècle : « OFM cap. »

FIGURES MYSTIQUES DES TRADITIONS FRANCISCAINES AU XVIIe SIÈCLE

Les traditions suscitent des vocations, qu’une communauté accueille et oriente. Les vocations furent fort nombreuses : environ deux cents milliers d’hommes et de femmes furent attirés par la vie franciscaine sur un peu plus d’un siècle (plus de cent mille franciscains vivaient en 1680).

L’expérience mystique ne se termina pas à la disparition de François d’Assise : au sein du profond courant de vie intérieure qu’il initia, de grandes figures mystiques trouvèrent leur épanouissement et incarnèrent l’expérience la plus haute. Telles des pierres précieuses, nous les avons ordonnées suivant l’ordre chronologique au sein des branches franciscaines traditionnelles (tome I), puis « en trois vagues » au sein d’une réforme capucine particulièrement féconde (tome II). Elles s’achèvent sur des figures féminines, des minimes, enfin l’évocation d’une foule innombrable (tome III, qui comporte surtout des études de nature sociologique et historique). La majorité des chapitres porte un nom propre (s’y ajoutent quelques chapitres collectifs regroupant plusieurs figures). Après une brève biographie, nous suggérons quelques thèmes spécifiques à chaque individualité, ce qui, nous l’espérons, aidera le lecteur à apprécier les extraits des œuvres.

Le nombre des mystiques s’avère très variable selon les branches, soit parce que leurs membres étaient plus orientés vers l’activité que vers la contemplation — c’est le cas de la RÉGULIÈRE OBSERVANCE ou « cordeliers », au point que certains membres ou même des communautés entières en recherche spirituelle migrèrent vers la branche capucine — soit parce que leur communauté est très minoritaire en comparaison des multitudes de capucins et de cordeliers — c’est le cas des RÉCOLLETS français et des tertiaires (TIERS ORDRES réguliers ou laïc). Mais dans ces dernier cas, on est quand même très surpris par leur apparition fréquente au sein de familles réduites.

Au sein de chaque Ordre masculin, les figures sont présentées chronologiquement. Nous avons tenu à souligner l’importance des membres du TIERS ORDRE laïc. De même nous soulignerons au tome II la direction offerte à l’image de celle de Benoît de Canfield par la bénédictine réformatrice de l’abbaye de Montmartre. Il s’est en effet produit au cours du siècle des couplages féconds :

1. D’une part entre capucins et bénédictins, et par deux fois : outre la relation, à peine évoquée, de confesseur à dirigée qui unit Benoît de Canfield à Marie de Beauvilliers, on relève l’influence profonde de Constantin de Barbanson sur le mystique dom Augustin Baker. Le mode traditionnel de la vie bénédictine, qui fait un large appel à la célébration liturgique, peut donc ne pas s’opposer à la vie d’oraison. Un troisième cas proche — il s’agit cette fois d’une réforme cistercienne — associe Archange de Pembroke à Angélique Arnauld, la célèbre réformatrice de Port-Royal-des-Champs.

2. D’autre part, entre membres du TOR et ceux de l’École de l’Amour pur, depuis le cercle mystique normand animé par « le bon Père Chrysostome » jusqu’à Madame Guyon. Celle-ci rencontre ce cercle par « le bon franciscain » Archange Enguerrand, est formée par Monsieur Bertot, lui-même redevable à Bernières ; elle fréquentera Paulin d’Aumale et Catherine de Bar, devenue la « Mère du Saint Sacrement ».

Enfin il nous faut reconnaître un déficit en figures féminines. Elles sont largement sous-représentées dans notre exploration, la première visant à quelque exhaustivité mystique franciscaine pour le XVIIe siècle. Les sources imprimées livrant pour ces femmes leurs écrits ou rapportant leurs « dits » sont quasiment absentes, du moins pour la France. Il reste à explorer les principaux fonds manuscrits et le temps presse0 !

OBSERVANTS

La branche des observants fut longtemps la plus peuplée des « religions » entre lesquelles se répartissaient les disciples de François. Au XVIIe siècle, les observants représentent encore une grande part de l’effectif total français. Ils sont trois fois plus nombreux que les récollets, mais nous n’avons retenu que deux observants, dont un seul pour le siècle, contre cinq récollets.

En effet les observants accordaient traditionnellement la prééminence au temps accordé à la prière liturgique au détriment de celui consacré à l’oraison silencieuse : en Espagne, environ sept heures par jour étaient consacrées à l’oraison vocale et aux offices, pour — tardivement semble-t-il — une heure à l’oraison mentale ! La méditation de la Passion était alors essentielle (elle se reflète d’ailleurs dans la peinture)0. Nous n’avons pas trouvé chez eux de figure très marquante du point de vue mystique. Ceci ne veut pas dire que certains observants ne demeurèrent pas simplement fort discrets dans leurs livres imprimés, compte tenu de la nature des cercles qui les entouraient, tandis que d’autres changeaient de « religion » dans un mouvement de circulation, caché mais permanent, des personnes d’Ordre à Ordre0.

Deux observants prénommés Pierre représentent ici faiblement l’importante cohorte des « cordeliers » : Pierre Petit exprime une dévotion populaire inchangée depuis le Moyen Âge et qui poursuit sa course au XVIIe siècle ; Pierre David regrette l’indifférence de ses condisciples quant à leur intérieur, lorsqu’il présente un modèle d’Exercices des dix jours, appartenant à une littérature dont nous rencontrerons un autre exemple chez Jean-Chrysostome, du Tiers Ordre Régulier0 ; elle était adaptée aux temps de retraite annuels pratiqués par tous, aussi bien par des religieuses franciscaines (clarisses, annonciades, etc.) qu’au sein des carmels.

Pierre Petit (vers 1530)

Cet « ancien » ouvre notre séquence de figures spirituelles et mystiques par le plus court de nos chapitres — première petite perle du collier. Lui-même s’inscrit dans l’antique tradition des simples : nous en faisons mention, car elle se poursuivra au sein du peuple chrétien jusqu’au milieu du XVIIe siècle.

Pierre Petit appartenait à la communauté des cordeliers conjointe au monastère des clarisses, dit de l’Ave Maria, dans le quartier du Marais0. Ce qui permet d’entrevoir la vie spirituelle franciscaine rapprochant des communautés d’hommes et de femmes au XVIe siècle. Elle est encore proche de la ferveur du Moyen Âge comme du parfum de ses mystères.

La liturgie a toujours donné naissance à d’attachantes cantilènes. Voici deux jolis couplets extraits de la Méditation de cent vingt octosyllabes du Frère Pierre0 :



1.

Réveille-toi, cœur endormi

En sainte méditation ;

Jésus, ton époux, ton ami,

Supplieras en dévotion.

Sa mort, sa dure passion,

Pleure de cœur et d'esprit.

Lui demandant d'affection

« Miséricorde, Jésus-Christ! »

[…]

5.

Le Dieu des dieux, le Roi des rois

Fut mis à mort, pendu au vent.

Hélas, quand il portait la croix,

Sa Mère lui vint au-devant ;

Le cœur lui faillit bien souvent,

Elle pâma, son fils aussi.

Pêcheur, sois sa croix soulevant,

Et pleure en lui criant : « Merci ! »



Pierre David (?-1672)

Au milieu du siècle suivant sont publiés de Saints Exercices des dix jours sur les dix principales vertus de la Très Sainte Vierge par Pierre David0. Ce religieux fut tout autant un théologien connu comme l’un des grands scotistes du XVIIe siècle, qu’un pasteur remplissant des charges de gardien et confesseur de moniales0. On en peut tirer — outre un regret sur l’oubli de la vie intérieure chez certains observants, exprimé dans sa préface — quelques observations fort précises et très justes sinon originales ; nous avons retenu celles précisant ce qu’est et ce que requiert la vertu d’humilité. Pierre David est l’auteur de plusieurs ouvrages spirituels0.

Les Saints Exercices des dix jours

Préface

Il est nécessaire d'aimer à s'entretenir avec Dieu et avec soi-même pour désirer la solitude, que plusieurs, même religieux, ont en aversion, comme une chose pénible, et qui ne leur semble pas si agréable comme l'occupation aux choses extérieures ; parce qu'ils ont un dégoût des choses spirituelles [2], ils se servent de leur occupation pour s'exempter librement de la plus grande partie de leurs devoirs envers Dieu, s'imaginant que leur obéissance affectée suppléera à ce défaut, en quoi ils se trompent grandement, d'autant que leur obéissance n'étant pas pure, mais pleine d'amour-propre, leur négligence pour l'intérieur ne peut pas être excusée, parce qu'il faut chercher premièrement le Royaume de Dieu et la justice, et préférer le salut intérieur à toutes les occupations extérieures.

Cette imperfection est si subtile qu'elle pénètre même jusque dans les cloîtres, où il se trouve quelquefois des religieux qui sont devenus tout extérieurs, et tellement attachés à leur obédience, qui consiste dans les choses extérieures, que si les supérieurs mêmes voulaient les en retirer pour les employer à quelque autre plus intérieur et plus [3] spirituel, ils croiraient être déshonorés, et qu'on leur ferait une grande injustice de les déposer sans aucun sujet, quoiqu'on ne le fît que pour leur salut, et pour les retirer de cette attache extérieure fort préjudiciable à la vie spirituelle : ce qu'ils ne considèrent pas, leur présomption les empêchant de reconnaître leurs défauts, et leur insensibilité pour leur salut ne leur permettant pas de voir le grand besoin qu'ils ont de rentrer en eux-mêmes pour se donner totalement à Dieu ; au contraire ils se plaignent et se fâchent au lieu de reconnaître la providence spéciale de Dieu, et la grâce qu'il leur fait de les retirer des continuelles occasions qui étaient préjudiciables pour leur salut éternel.

Si on emploie ces religieux dispensés de leur obédience extérieure à quelque autre office [4] plus spirituel et plus solitaire, bien souvent par leur amour-propre ils ne veulent pas s'en acquitter, parce que peut-être cet emploi leur semble trop ravalé et indigne de leur personne ; ou s'ils s'en acquittent, c'est avec lâcheté et avec paresse, parce qu'ils ne peuvent quitter entièrement l'attache et l'affection qu'ils ont à l'obédience qui regarde les choses extérieures.

Au contraire, les hommes de l'intérieur et qui s'étudient à se perfectionner ne demandent que la retraite pour s'occuper entièrement au soin de leur salut ; et si on leur donne quelque emploi extérieur capable de les empêcher de penser à eux-mêmes, autant qu'ils croient raisonnablement être nécessaire à leur salut, ils représentent avec l'humilité ce besoin qu'ils ont de vaquer à eux-mêmes et de penser au salut de leur âme ; que si l'on n'écoute pas leur raison [5], et que l'on n'aie point d'égard à leur humble prière, tout aussitôt ils obéissent à l'aveugle et s'abandonnent à la volonté de Dieu et des supérieurs dans l'occupation des choses extérieures, sans toutefois perdre Dieu de vue, ayant toujours une vigilance actuelle sur leurs actions, et les faisant simplement pour la gloire de Dieu, dont ils prétendent faire la volonté en toutes choses ; sans désirer être dans une solitude continuelle qui les exempterait des travaux pénibles du cloître, au contraire ils s'offrent même à faire les choses les plus viles et abjectes avec humilité, et avec une fidélité si exacte qu'ils ne regardent en toutes ces choses que Dieu seul, parce qu'ils n'ont attache qu'à la divine volonté.

Il est pourtant très utile de se retirer en solitude du moins une fois l'an, pour bien réformer sa vie et ses mœurs par une parfaite [6] connaissance de son intérieur, et chasser de son âme et de sa volonté toutes les affections mauvaises, et y hausser ou fortifier la forme de vie qui est conforme à la volonté de Dieu selon notre condition. Et cette retraite est un puissant moyen pour nous renouveler par la connaissance de nos défauts et des remèdes convenables pour les corriger, et parvenir à la perfection que Dieu désire de nous. [...] [7]

Avis généraux pour bien faire les saints exercices des dix jours

Premièrement il faut avoir un grand désir de faire ces saints exercices et aspirer continuellement au temps que nous espérons les commencer, en disant avec ferveur quelques petites oraisons jaculatoires, comme celle de David pour exprimer le désir de son salut : Qui me donnera des ailes de colombes, je volerai et me reposerai0. Comme le cerf désire les eaux des fontaines, ainsi mon Dieu mon âme vous désire0. [...] [8]

2. Il faut congédier toute autre affaire et occupation extérieure pendant le temps de cette solitude, pour rentrer en vous-mêmes et considérer vos pas, et vous remettre dans le vrai chemin dont vous vous étiez un peu écarté. Si vous étiez malade, vous prendriez le temps nécessaire pour réparer votre santé corporelle ; la santé de l'âme est de plus grandes conséquences. [...] [9]

3. Il faut faire réflexion sur nous-mêmes, et considérer nos [10] passions et inclinations naturelles, la fin et l'intention que nous avons dans la retraite ; et ce qui nous donne plus de peine dans la vie spirituelle pour y apporter le règlement nécessaire. [...]

4. Il faut avoir un grand soin de conserver notre âme dans la grâce de Dieu pendant le temps des saints exercices, parce qu'il n'y a que ceux qui ont le cœur pur et net, qui voient Dieu, et qui puissent traiter avec lui familièrement0. [...] [11]

5. Il est nécessaire de reconnaître le grand bénéfice et la grâce spéciale que Dieu nous fait de permettre que nous ayons le temps de penser à notre salut éternel. [...] C'est donc une faveur particulière que Dieu nous fait, dont il ne faut pas abuser.

6. Il est bon de penser et de croire que notre présente retraite est peut-être la dernière de notre vie. [...] [12]

7. Enfin nous devons être pendant le temps de nos exercices dans un lieu retiré, et dans une solitude non seulement extérieure, n'ayant point de conversation avec les autres, mais aussi dans une solitude intérieure, par laquelle notre esprit se retire en soi-même sans penser à autre chose extérieure. C'est ainsi que l'enfant prodigue rentra en soi-même0. […]

De l'humilité, troisième vertu

I. [Sa nature]

1. La nature de l'humilité consiste dans la connaissance de notre néant, et dans une volontaire soumission de nous-mêmes à Dieu et aux hommes, d'où vient que l'humilité doit être aussi bien [73] dans notre volonté, comme elle est dans notre entendement, lorsque nous connaissons que tout ce qui est en nous est de Dieu qui nous a produits, qui nous appelle, nous justifie et nous glorifie [...] Saint Paul avait cet humble sentiment de soi-même, disant qu'il était le moindre des apôtres et indigne de porter la qualité d'apôtre ; que s'il était quelque chose, c'était par la grâce de Dieu ; et que celui qui s'estime être quelque chose, n'étant rien, se trompe soi-même dans son jugement0. [...74]

2. L'humilité est une vertu de telle importance qu'elle est nécessaire pour obtenir la gloire éternelle. [...] C'était le sentiment de Notre Seigneur qui dit aussi en saint Matthieu : Bienheureux sont les pauvres d'esprit, c'est-à-dire les humbles de cœur, d'esprit, et de volonté, parce que le Royaume des cieux leur appartient0 [...76]

3. Plusieurs estiment que l'humilité est bien nécessaire pour notre salut ; mais ils ont de la peine à croire qu'elle soit honorable, et qu'il y ait de l'honneur à s'humilier devant Dieu et devant les hommes. [...80]

4. L'humilité est de plus très utile pour éclairer notre esprit, pour obtenir la grâce. [...] Elle nous augmente la lumière de l'entendement, qui est obscurci et aveuglé par la superbe. C'est ainsi que Notre Seigneur parle des pharisiens, qu'il dit être des aveugles0. [...] Elle nous procure la grâce de Dieu qui résiste aux superbes et qui donne sa grâce aux simples. Il a résisté aux anges superbes qui voulaient lui être semblables. [...]

II. [Ses propriétés]

La première propriété de l'humilité de la Sainte Vierge a été la prudence, par laquelle elle cachait toute la grâce des faveurs qu'elle recevait de Dieu, n'ayant pas même révélé le mystère de l'Incarnation, qui [84] s'opérait en elle. [...] Mais elle conservait toutes ces paroles et la connaissance de tous ces mystères dans son cœur, sans manifester la grâce qu'elle recevait continuellement de Dieu, pour nous apprendre à conserver intérieurement les biens spirituels que Dieu nous communique, parce qu'en les manifestant à tout le monde, nous nous mettrions en péril de les perdre par la vanité de louanges que nous en pourrions recevoir, et nous attribuer la gloire de nos perfections qui est due à Dieu seul0. Il ne faut donc pas que notre main gauche sache le bien que fait notre droite0, puisque Jésus-Christ même faisait tout son possible pour cacher la splendeur des miracles. [... 85]

2. La seconde propriété de l'humilité, c'est une véritable sincérité, avec laquelle on s'humilie sans dissimulation et avec une véritable et intérieure humilité et non pas seulement apparente, comme celle qui consiste seulement dans les gestes du corps, ou dans les paroles humbles, ou dans les génuflexions ; comme est aussi l'humilité apparente de ceux qui refusent les charges avec quelque répugnance extérieure, pour être plus estimés et honorés par le refus apparent de ce même qu'ils désirent dans leur cœur et à quoi on les a élus. [...86]

Un homme qui est véritablement humble devant Dieu et devant les hommes est comme la terre molle entre les mains du potier qui en fait des vases pour servir à des choses viles et abjectes, ou à un usage plus honorable, sans résister à la volonté de celui qui en peut disposer. [...87]

La troisième propriété de l'humilité est une charité qui ne soit point ambitieuse. [...88]

La quatrième propriété de l'humilité est qu'elle soit patiente ; autrement elle ne pourrait pas se soumettre aux volontés de Dieu et des supérieurs. [...90]

La cinquième propriété est la douceur avec laquelle les simples parlent doucement, même à leurs inférieurs, et les préviennent d'affection et de paroles. [...92]

III. [Les moyens de l’obtenir]

Le premier moyen, c'est de penser et parler humblement de soi-même en toutes occasions et dans des actions même louables et fort bien faites. C'est le conseil que Notre Seigneur donna à ses disciples : Quand vous aurez fait tout ce que l'on vous aura commandé, dites et pensez que vous êtes des serviteurs inutiles0. [...94]

Le second moyen est de faire des actions humbles, viles et abjectes. [...]

Le troisième moyen est de [97] souffrir patiemment toutes les humiliations qui nous arrivent ; parce que, comme dit saint Bernard, l'humiliation est le chemin qui nous conduit à l'humilité, comme le Seigneur afin de l'imiter. […]





TERTIAIRES RÉGULIERS ET LAÏCS

La première communauté du Tiers Ordre régulier (TOR) franciscain aurait été reconnue par le Pape en 1401. Les populaires tiercelins se propagent surtout en Italie : ainsi à Gênes ils ont en charge l’hôpital0 dont s’occupe la grande mystique Catherine de Gênes (1447-1510), elle-même tertiaire franciscaine laïque.

De l’Italie arrivent en France Vincent Mussart (ou « de Paris »)0 et son compagnon Antoine. Ils recherchent une solitude peu compatible avec les événements politiques de la fin des guerres de religion, comme en témoigne le récit pittoresque des tribulations de nos deux ermites aux mains des gens de guerre, alors qu’ils veulent vivre cachés dans la forêt :

Ils tombèrent entre les mains des Suisses hérétiques, qui espérant une bonne rançon de quelques Parisiens qu’ils avaient pris parce que le siège [de Paris, en 1590] devait être bientôt levé, étaient résolus de les laisser aller et de prendre les deux hermites. Frère Antoine en eut avis secrètement par une demoiselle prisonnière, le malade [Vincent] qui tremblait la fièvre quarte entendit ce triste discours, et se jetant hors de sa couche descendit l’escalier si promptement qu’il roula du haut en bas, sans néanmoins aucune blessure. L’intempérance des soldats et l’excès du vin les avait mis en tel état, que Vincent et Antoine s’échappèrent aisément0.

Vincent établit le monastère de Picpus entre le Faubourg Saint-Antoine et le château du bois de Vincennes ; la congrégation se développe et une bulle de 1603 ordonne qu’un chapitre provincial soit tenu tous les deux ou trois ans. Le premier chapitre a lieu en 1604. Vincent de Paris étend peu à peu sa juridiction sur d’anciens couvents tertiaires en y implantant sa réforme.

Les figures tertiaires marquantes répondent au type classique du frère mineur du XVIIe siècle, mais leur préoccupation mystique est plus prononcée. Ainsi apparaît à la génération suivante la figure du père Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), élu provincial de France en 1634, puis, lorsque la Province est divisée, devenant en 1640 le provincial de Normandie-Bretagne0. Son rôle est alors éminent auprès du groupe mystique normand de Jean de Bernières, Mectilde de Bar, Jean Aumont, qui est un membre du Tiers Ordre laïc, etc., peut-être auprès de Vincent de Paul et de M. Olier, le fondateur mystique de la compagnie des prêtres de Saint-Sulpice.

À la fin du XVIIe siècle la congrégation espagnole compte environ 800 membres, l’italienne (incluant Flandre et Dalmatie) plus de 2250 membres. Avant la Révolution en France la congrégation réunissait encore 900 religieux répartis en 60 maisons0.

La règle commentée par Denys le chartreux et Vincent Mussart

Vincent Mussart (1570-1637), premier provincial du TOR, fit paraître un volume très complet de petit format en faisant suivre la courte règle (elle couvre les pages 12 à 17) de Commentaires et enseignements moraux sur la règle de pénitence du séraphique Père saint François, traduit du latin du Révérend Père Denys le Chartreux, surnommé le docteur extatique… : ceux-ci sont fort abondants puisque l’ensemble du volume ne comporte pas moins de 313 doubles pages0. Nous en donnons quelques extraits, car la collaboration avec le mystique chartreux éclaire des réglementations nécessairement pointilleuses et sèches (mais, comme nous le rappelle Denys : « Bien que l’habit ne fasse le moine, sans lui le moine se défait. ») Une lumière douce et profondément intérieure se dégage de cette traduction méconnue adaptée du texte ancien de Denys le chartreux (1402/3-1471). La règle est ainsi simplement expliquée à l’intention des membres novices du TOR0 :

[20] Ainsi ce genre de vie enjoint par saint François guide sûrement et traverse nos âmes au vrai port de salut, sans glisser ni faire naufrage en aucun labyrinthe, et pour ce qu'il dresse salutairement les actions de la vie humaine, enseigne le chemin de justice, censure et réforme ce qui va d'un pas inégal, justement il est honoré du titre de règle, au haut et faîte de laquelle ceux qui auront courageusement monté et grimpé recevront pour gage du Tout-Puissant paix en leur cœur et miséricorde.

Car qu'est-ce que [25] Dieu, abîme de toute gloire, regorgeant de libéralités, a promis et préparé à ses amis que soi-même et la béatifique vision de sa chère essence ; une perpétuelle, très délicieuse jouissance et assurée possession.

L’importance de la méditation qui conduit à la contemplation est soulignée :

Car l'entendement par un simple regard et par une simple intelligence connaît Dieu ; et la [58] volonté par un grand amour lui est étroitement unie, ce qui se fait en deux façons : la première est naturelle, quand l'entendement par son discours s'élève des choses sensibles jusques à Dieu, où étant parvenu il l'appréhende sans discours, considérant simplement et nuement sa bonté, sa sagesse, sa puissance, et ces autres perfections divines, dont la volonté est excitée à un amour, et à une joie, et par ce moyen est unie à Dieu. La seconde est supernaturelle, quand Dieu élève l'entendement sans aucun discours, et sans aucune coopération des facultés sensitives, et quant et quant0 unit à soi la volonté : en quoi l'âme se comporte plus passivement qu'activement, c'est-à-dire elle n'acquiert point ce bien par son travail, mais elle le reçoit gratuitement de Dieu. [...]

[51] Tiercement il est requis une soigneuse garde sur son cœur et y avoir une continuelle et amoureuse souvenance de Dieu à raison de quoi l'abbé Agathon0 disait qu'il y avait point de travail si grand que celui de bien prier. [...]

La barre idéale est placée haut :

Sans la charité les monastères et congrégations sont des enfers, et ceux qui les habitent des diables. Avec elle, les monastères sont des paradis terrestres et ceux qui y résident sont anges. Partant, bien qu'ils se macèrent à force de jeûner, qu'ils sont au lis [sic] par la forme de leurs habits, et qu'ils portent le faix de quelques offices laborieux, si avec tout cela leur intérieur est vide de charité, ils n'ont pas encore atteint le plus bas et premier degré de religion, partant il faut [61] commencer son vol de la charité, au sommet de la perfection apostolique. Ceux dont ils sont corporellement congrégés en un ne doivent être qu'un cœur, qu'une âme et une volonté en Dieu0. [...]

Le rappel suivant de grands auteurs anciens ouvre un hymne à la caritas :

Divines demeures donc, dit saint Basile, sont celles des monastères, car c'est là où toutes choses sont communes, les esprits, les pensées, les corps et toutes choses nécessaires au vivre et au vêtir. Là, il y a un Dieu commun, même trafic de piété, le salut commun, les exercices communs, les labeurs communs, les récompenses communes, et les couronnes communes : là, plusieurs sont un, et un n'est seul, mais plusieurs0. / Des monastères, dit saint Chrysostome sont du tout chassés ces deux mots qui troublent et renversent toute chose, mien et tien0. Car tout y est commun, la table, la maison, le vêtement, et ce qui est plus à admirer, tous n'ont qu'un et même esprit, tous y sont nobles de même noblesse, tous serviteurs de même service, [71] tous les livres de même liberté, là n'y a qu'un plaisir, qu'une joie, qu'un désir et une espérance pour tous. [...]

[79] Comme l'on a accoutumé de lier les vignes et les jeunes et tendres arbrisseaux, [...] celui qui se serre avec Dieu lie ou serre aucunement Dieu avec soi, et avec lui se lient aussi toutes les biens et trésors. [...]

L’humilité est le fondement :

[175] Et quand je lui aurai donné tout ce que je suis et tout ce que je puis, tout cela ne sera pas une petite étoile au parangon0 du grand et excellent soleil ; ou une goutte d'eau au regard d'une grande rivière ; une petite pierre en comparaison d'une grande montagne ; et un petit grain au rapport d'un grand amas. Que personne donc ne vive pour soi. [...]

[186] Celui-là doit être réputé pour très vil qui étant le premier en honneur et le plus haut en dignité n'est pas le plus avancé en la science des lumières intellectuelles et divines. [...] Car, comme dit saint Bernard, c'est une chose monstrueuse d'être élevé en dignité et mener une vie basse0. [...]

Le volume quitte les explications de Denys sur un sommaire des perfections « en six ailes séraphiques » précédant le testament de François :

[255] Sommaire et abrégé des perfections de la troisième règle du Père séraphique saint François. / Les perfections de la règle consistent en six ailes séraphiques0, à savoir : 1. En totale obédience. 2. En pauvreté évangélique. 3. En chasteté immaculée. 4. En humilité très profonde. 5. En simplicité pacifique. 6. En charité séraphique.

Enfin un Exercice journalier comporte « quelques petits avis » probablement de la main de Vincent :

[278] Les frères, et particulièrement les novices, seront avertis que ce temps de faire l'oraison mentale n'a pas été ordonné afin qu'en iceluy seulement ils s'adonnent à la méditation, mais afin de leur y donner un accès perpétuel, et pour mieux dire, pour faire de toute leur vie une seule et perpétuelle méditation. Ils s'efforceront donc de continuer la méditation que Dieu leur aura fait la grâce de faire, non seulement jusques au repos qu'ils prendront après matines, mais encore toute la journée. [...]

Billets de Noël

En contre point au sérieux de la règle générale existe chez ses administrés un esprit de simplicité vécue qui s’exprime avec le sourire. En témoigne un petit volume0 composé à l’intention des sœurs tertiaires de la communauté franciscaine associée au couvent de Nazareth. Il comporte nombre de billets prêts à être distribués à Noël. La coutume était assez répandue. Madame Guyon, tributaire de la spiritualité du TOR, distribuera de tels petits billets avec intentions à ceux qui l’entouraient lors de sa retraite à Blois.

Tablature spirituelle des offices et officiers de la couronne de Jésus, couché sur l'état royal de la Crèche, et payés sur l'épargne de l'étable de Bethléem, réduits en petits exercices pour la consolation des âmes dévotes qui s'addonnent à l'oraison, par un Père de la Congrégation du Tiers Ordre de saint François, Paris, 1619.

Aux vénérables religieuses de Sainte-Élisabeth du tiers ordre saint François, du dévot monastère de Notre-Dame de Nazareth à Paris.

Voici, chères Sœurs, l'accomplissement de vos désirs, ce petit, mais dévot et amoureux exercice que vous pratiquez tous les ans à l'exemple de notre séraphique Père saint François, sur la naissance du Verbe Éternel dans les mazures de Bethléem. [...] Vous verrez les officiers de sa couronne rangés et logés dans l'étable de Bethléem comme dans un Louvre royal, et leurs gages assignés sur l'épargne de sa Crèche, dont les finances ne sont que paille et foin, mais de si grand prix et valeur. [...] Il y a peu d'offices, car il y a peu d'élus, mais aussi les gages sont grands et immenses parce que ce Roi [...] donne des Royaumes éternels à ceux qui le servent, et néanmoins ces offices ne sont pas chers, [...] finançant seulement aux coffres de ce prince une obole de bonne volonté ; [...] si elle n'a de quoi payer cette petite somme, elle lui est offerte gratuitement des mêmes coffres du roi, pourvu qu'elle soit demandée avec désir et humilité. [...] Mais n'écoutez pas Lucifer ni les démons ses confrères. [...] Ces esprits malicieux et intéressés ne sont pas bons conseillers en un marché où ils ont si mal fait leurs affaires, l'incarnation du Fils de Dieu étant le sujet de leur ruine. [...] Sortez au-devant de lui avec vos lampes ardentes, car il vient au milieu de la nuit, et ne craignez pas que la porte vous soit fermée, car il naît en un lieu où il n'y a portes ni fenêtres. [...] C'est, chères âmes, à quoi vous invitent ces petits billets que vous distribuerez entre vous. [...]

§ 85. Chasser les chiens de la crèche. Tout ainsi que le chien est chassé de la cuisine par le moyen de l'eau chaude, ainsi le diable et le péché sont chassés de notre âme par le moyen des larmes ferventes. Saint Bonaventure. Priez pour les parlements de France.

§ 87. Fermer les fenêtres de la crèche. La vue, l'ouïe, le goût, le toucher et l'odorat sont les saillies de l'âme par lesquelles elle sort et convoite ce qui est hors de soi ; car par ces cinq sens du corps, comme par de certaines fenêtres, l'âme regarde les choses extérieures, et les regardant les convoite. Ce qui fait dire au prophète Jérémie : La mort est montée par la fenêtre, elle est entrée dans nos maisons0. Saint Grégoire. Priez pour les novices des ordres religieux.

§ 89. Housser les araignes de la crèche. L'ambition est un poison caché, la mère d'hypocrisie, la nourrice de la haine, la source des vices, la teigne des vertus, l'aveuglement des cœurs, convertissant comme l'araigne vénéneuse le miel en venin, et les remèdes en maladie. Humilité. Priez pour les courtisans.

§ 129. Fourier des logis de la crèche. Choisissez le lieu que vous montre votre maître, non le premier, ni le milieu, mais le dernier, après lequel il n'y en ait point d'autre plus bas. L'humilité. Saint Bernard. Priez pour les prélats de l'Église.

UN PORTRAIT DU BON PÈRE CHRYSOSTOME

[image à placer ici pleine page, car le portrait est attachant]


Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646)

Jean-Chrysostome naquit vers 1594 dans le diocèse de Bayeux en Basse-Normandie, et étudia au collège des jésuites de Rouen. Âgé de dix-huit ans, il prit l’habit, contre le gré paternel, le 3 juin 1612 au couvent de Picpus à Paris0. Il fut confirmé dans sa vocation par un laïc, Antoine le Clerc, sieur de la Forest : ce dernier est donc le probable « ancêtre » du courant spirituel de l’Ermitage qui passe par Chrysostome, par Bernières et Mectilde-Catherine de Bar, et par bien d’autres dont Monsieur Bertot, Madame Guyon.

L’influent sieur de la Forest (1563-1628)

Un aperçu biographique intéressant nous est donné par l’historien du Tiers Ordre franciscain Jean-Marie de Vernon, qui consacre très exceptionnellement plusieurs chapitres à Antoine le Clerc0 :

À vingt ans il prit les armes, où il vécut à la mode des autres guerriers, dans un grand libertinage. La guerre étant finie, il entra dans les études, s'adonnant principalement au droit. [...] Il tomba dans le malheur de l'hérésie [528] d'où il ne sortit qu'après l'espace de deux ans. [...] Son bel esprit et sa rare éloquence paraissaient dans les harangues publiques dès l'âge de vingt ans. Sa parfaite intelligence dans la langue grecque éclata lorsque le cardinal du Perron le choisit pour interprète dans la fameuse conférence de Fontainebleau contre du Plessis Mornay. [...]

[532] Un lépreux voulant une fois l'entretenir, il l'écouta avec grande joie, et l'embrassa si serrement, qu'on eut de la peine à les séparer. [...] Une autre peine lui arriva, savoir qu'étant entièrement plongé dans les pensées continuelles de Dieu qui le possédait, il ne pouvait plus vaquer aux affaires des parties dont il était avocat. [535] Ses biens de fortune étant médiocres, la subsistance de sa famille dépendait presque de son travail. [...]

Dieu lui révélait beaucoup d'événements futurs, et les secrets des consciences : par ce don céleste [sur lequel J.-M. de Vernon s’étend longuement, citant de multiples exemples], il avertissait les pécheurs, [...] marquait à quelques-uns les points de la foi dont ils doutaient ; à d'autres il indiquait en particulier ce qu'ils étaient obligés de restituer. [...] Les âmes scrupuleuses recevaient un grand soulagement par ses conseils et ses prières. [...] [537] Le père Chrysostome de Saint-Lô […] a reconnu par expérience en sa personne la certitude des prophéties du sieur de la Forest, quand une maladie le mena jusques aux portes de la mort, comme elle lui avait été présagée. [...]

Quatre mois devant sa mort, étant sur son lit dans ses infirmités ordinaires, il s'entretenait sur [542] les merveilles de l'éternité : on tira les rideaux, et sa couche lui sembla parée de noir ; un spectre sans tête parut à ses pieds tenant un fouet embrasé : cette horrible figure ne l'effrayant point, il consacra tout son être au souverain Créateur. Il parla ainsi au démon : « Je sais que tu es l'ennemi de mon Dieu, duquel je ne me séparerai jamais par sa grâce : exerce sur mon corps toute ta cruauté ; mais garde-toi bien de toucher au fond de mon âme, qui est le trône du Saint Esprit. » L'esprit malin disparaissant, le pieux Antoine demeura calme, et prit cette apparition pour un présage de sa prochaine mort ; ses forces diminuèrent toujours depuis et il tomba tout à fait malade au commencement de l'année 1628. Les sacrements de l'Église lui furent administrés en même temps. À peine avait-il l'auguste eucharistie dans l'estomac qu'il vit son âme environnée d'un soleil, et entendit cette charmante promesse de Notre Seigneur : « Je suis avec toi, ne crains point. » Les flammes de sa dilection s'allumèrent davantage, et il ne s'occupait plus qu'aux actes de l'amour divin, voire au milieu du sommeil.

[543] M. Bernard [un ami] présent sentit des atteintes si vives de l'amour de Dieu, qu'il devint immobile et fut ravi. [...] Le lendemain samedi vingt-trois de janvier, [...] il rendit l'esprit à six heures du soir dans la pratique expresse des actes de l'amour divin. [...] On permit [544] durant tout le dimanche l'entrée libre dans sa chambre aux personnes de toutes conditions, qui le venaient visiter en foule. Les religieux du tiers ordre de Saint-François gardaient son corps, qui fut transporté à Picpus.

Le maître caché des mystiques normands

Le Père Chrysostome de Saint-Lô a été plus négligé encore que Constantin de Barbanson. Pourtant, « les indices de l’influence de Jean-Chrysostome sont de plus en plus nombreux et éclairants : le cercle spirituel formé par lui, les Bernières, Jean et sa Sœur Jourdaine, Mectilde du Saint Sacrement et Jean Aumont (peut-être tertiaire régulier) auxquels les historiens en ajouteront d’autres (de Vincent de Paul à Jean-Jacques Olier), a vécu une doctrine d’abnégation, de « désoccupation », de « passivité divine0 ».

Il est la figure discrète, mais centrale à laquelle se réfèrent tous les membres du cercle mystique normand, qui n’entreprennent rien sans l’avis de leur père spirituel (seule « Sœur Marie » des Vallées jouira d’un prestige comparable). Ce que nous connaissons provient de la biographie écrite par Boudon0, et les connaisseurs de l’école des mystiques normands Souriau0, Heurtevent0, plus récemment Pazzelli0, n’ajoutent guère d’éléments. Tout ce que nous savons se réduit à quelques dates, car si Boudon est prolixe quant aux vertus, il est discret quant aux faits. Sa pieuse biographie couvre des centaines de pages qui nous conduisent, suivant le schéma canonique « de la vie aux vertus », mais le contenu spécifique au héros se réduit à quelques paragraphes.

Il assura le rôle de passeur entre l’ancien monde monacal et un monde laïc. En témoignent des lettres remarquables de direction de Catherine de Bar et de Jean de Bernières. Nous en reproduirons (pour la première fois) certaines dans les chapitres suivants consacrés à ces disciples.

Lecteur en philosophie et théologie à vingt-cinq ans, il fut définiteur de la province de France l’an 1622, devint définiteur général de son ordre et gardien de Picpus en 1625, puis de nouveau en 1631, provincial de la province de France en 1634, premier provincial de la nouvelle province de Saint-Yves, en 1640, après que la province de France eut été séparée en deux.

Le temps de son second provincialat étant expiré, on le mit confesseur des religieuses de Sainte-Élisabeth de Paris, qui fut son dernier emploi à la fin de sa troisième année [de provincialat]. [...] Au confessionnal dès cinq heures du matin, il rendait service aux religieuses avec une assiduité incroyable. À peine quelquefois se donnait-il lieu de manger, ne prenant pour son dîner qu’un peu de pain et de potage, pour [y] retourner aussitôt0.

Il alla en Espagne par l’ordre exprès de la Reine, pour aller visiter de sa part une visionnaire, la Mère Louise de l’Ascension, du monastère de Burgos. Voyage rude imposé par un monde qui n’est pas le sien :

Libéral pour les pauvres, […] il ne voulait pas autre monture qu’un âne. […] Dans les dernières années de sa vie il ne pouvait plus supporter l’abord des gens du monde et surtout de ceux qui y ont le plus d’éclat0.

Aussi, libéré de son provincialat, il éprouve une sainte joie et ne tarde pas à se retirer :

Il ne fit qu’aller dans sa cellule pour y prendre ses écrits et les mettre dans une besace dont il se chargea les épaules à son ordinaire, [...] passant à travers Paris [...] sans voir ni parler à une seule personne de toutes celles qui prenaient ses avis0.

Il enseignait « qu’il fallait laisser les âmes dans une grande liberté, pour suivre les attraits de l’Esprit de Dieu […] ; commencer par la vue des perfections divines […] ; ne regarder le prochain qu’en charité et vérité dans l’union intime avec Dieu0 ». Il eut de nombreux dirigés :

L’on a vu plusieurs personnes de celles qui suivaient ses avis [...] courir avec ferveur. [...] La première est feu M. de Bernières de Caen. [...] La seconde personne [...] qui a fait des progrès admirables [...] sous la conduite du Vénérable Père Jean-Chrysostome a été feu M. de la Forest [qui] n’eut pas de honte de se rendre disciple de celui dont il avait été le maître0.

Enfin, après cette vie intense, l’incontournable chapitre terminant la vie d’un saint ne nous cache aucunement l’agonie difficile :

Ayant été soulagé de la fièvre quarte il s’en alla à Saint-Maur [...] pour y voir la Révérende Mère du Saint Sacrement [Mectilde de Bar], maintenant supérieure générale des religieuses bénédictines du Saint Sacrement. Pour lors, il n’y avait pas longtemps qu’elle était sortie de Lorraine à raison des guerres, et elle vivait avec un très petit nombre de religieuses dans un hospice. [...] Elle était l’une des filles spirituelles du bon Père, et en cette qualité il voulut qu’elle fût témoin de son agonie : il passa environ neuf ou dix jours à Saint-Maur, proche de la bonne Mère. [...] Au retour de Saint-Maur, [...] il entra dans des ténèbres épouvantables. [...] Il écrivit aux religieuses : « Mes chères Sœurs, [...] il est bien tard d’attendre à bien faire la mort et bien douloureux de n’avoir rien fait qui vaille en sa vie. Soyez plus sages que moi. [...] C’est une chose bien fâcheuse et bien terrible à une personne qui professait la sainte perfection de mourir avec de la paille. [...] » L’on remarqua que la plupart de religieux du couvent de Nazareth où il mourut [le 26 mars 1646, âgé de 52 ans] fondaient en larmes et même les deux ou trois jours qui précédèrent sa mort, et cela sans qu’ils pussent s’en empêcher0.

Divers traités spirituels et méditatifs (1651)

Les rares exemplaires répertoriés des livres de Jean-Chrysostome fournissent deux ensembles0 : le premier est constituée des Divers traités spirituels et méditatifs0 où le « grand contemplatif consommé de l’amour de Dieu » figure en belle, mais sévère figure de pénitent. Il est qualifié dans l’Avis au lecteur par « une passion ardente pour la pauvreté, les pauvres et les affligés, qu’il consolait avec une grâce sans pareille, [...] une intégrité inviolable, [...] un solide jugement, [...] une pleine science, [...] un insigne don de conseil pour des personnes de toutes conditions ».

Le Traité premier, « Le Temps, la mort et l’éternité », comporte des « Pensées d’éternité d’un certain solitaire et d’un autre serviteur de Dieu », qui nous touchent par leur rectitude et leur grandeur. Ce texte évoque les grandes peurs que l’on rattache en général au Moyen Âge, mais révèle en outre des aspects biographiques où Jean-Chrysostome résume très sobrement la durée d’une vie spirituelle sous la forme émouvante d’une liste qui décrit les expériences fondatrices de deux amis.

S’en dégage une vue ample d’« éternité », l’amour premier de Dieu pour sa créature et sa « miséricorde infinie ». L’expérience d’amour qui marque l’entrée dans la vie mystique est tellement forte qu’elle entraîne une perte de conscience, puisque, conformément à ce que décrit Jean de la Croix : « Chez le basilic, c’est la force du poison qui tue. Lorsqu’il s’agit de Dieu, c’est l’immensité du bonheur et de la gloire qui donne la mort0. » De fortes expériences, qui peuvent faire tomber à terre, sont suivies d’années d’épreuves.

Une existence (de l’âge de 23 ans à la dernière maladie dans le second exemple) est alors résumée en quelques paragraphes, ce qui donne une impression saisissante de force associée à la brièveté de notre condition. La vie spirituelle est dynamique et couvre toute la durée d’une vie. Elle est découpée en quelques grandes périodes selon un schéma classique : état de délivrance et de liberté succédant à l’initiative divine brusque et inattendue, très longue purification, victoire définitive de l’amour.

I. Le premier [des deux amis], étant un jeune homme d’un naturel fort doux et d’un esprit fort pénétrant, […] se retira en solitude, après une forte pensée qu’il eut de l’éternité, en cette manière : c’est que huit jours durant, à même qu’il commençait la nuit à dormir dans son lit, [82] il entendit une voix très éclatante qui prononçait ce mot d’éternité, et pénétrait non seulement le sens externe, mais encore le fond de l’âme, y faisant une admirable impression.

II. Là-dessus, s’étant retiré en solitude, il lui était souvent dit à l’oraison : « Je suis ton Dieu, je te veux aimer éternellement », ce qui lui faisait une grande impression de cet amour éternel.

III. Ensuite il lui semblait que toutes les créatures lui disaient sans cesse d’une commune voix : « éternité d’amour », et son âme en demeurait fort élevée.

IV. Il passa à un état de peine, et demeura quelques années dans une vue du centre de l’enfer. [...] [84]

VI. Dieu tout bon lui fit voir un jour ce qui se passait dans le jugement particulier d’une âme qui l’avait bien servi : « Je voyais, disait-il, une miséricorde infinie qui comblait cette âme d’un amour éternel. »

VII. Une autre fois faisant oraison, il entendit une voix qui dit : Je t’ai aimé de toute éternité0 ; ce qui lui imprima une certaine idée de cet [85] amour divin, qui le séparait du souvenir des créatures. Et au même temps il fut tellement frappé d’amour qu’il en demeura comme hors de soi toute sa vie, laquelle il finit heureusement en des actes d’amour, pour les aller continuer à toute éternité. [...]

On passe maintenant à l’autre ami de Dieu. Il s’agit probablement du sieur de la Forest :

I. Un autre serviteur de Dieu a été conduit à une très haute perfection [86] par les vues pensées de l’éternité. Il était de maison et façonné aux armes. Voici que environ à l’âge de vingt-trois ans, comme il banquetait avec ses camarades mondains, il entrouvrit un livre, où lisant le seul mot d’éternité, il fut si fort pénétré d’une forte pensée de la chose qu’il tomba par terre comme évanoui, et y demeura six heures en cet état couché sur un lit, sans dire son secret.

II. Le lendemain, ayant l’usage fort libre de ses puissances, environné néanmoins de la vue d’éternité, il s’alla confesser à un saint religieux avec beaucoup de larmes et lui ayant révélé son secret, il en reçut beaucoup de consolation, car il était serviteur de Dieu et homme de grande oraison, qui avait eu révélation de ce qui s’était passé, et qui en se séparant lui dit : « Mon frère, aime Dieu un moment, et tu l’aimeras éternellement. » Ces mots portés et partis d’un esprit embrasé lui furent comme une flèche de feu, qui navra son pauvre cœur d’un certain amour divin, dont l’impression lui en demeura toute sa vie.

III. Ensuite il fut tourmenté de la vue de l’éternité de l’Enfer, environ huit ans, dans plusieurs visions. [...]

IV. Après cet état il demeura trois autres années dans une croyance comme certaine de sa damnation : tentation qui était aucune fois si extrême qu’il s’en évanouissait.

V. Ensuite de cet état, il [89] demeura un an durant fort libre de toutes peines. [...]

VI. Après cette année, il en demeura deux dans la seule vue de la brièveté de la vie. [...] Ce qui lui donna un si extrême mépris des choses du monde [...] [qu’il] ne pouvait comprendre comme les hommes créés pour l’éternité s’y pouvaient arrêter. [90]

VII. Ensuite [...] il fut huit ans dans la continuelle vue que Dieu l’aimait de toute éternité; ce qui l’affligeait, avec des larmes de tendresse et d’amour, d’autant qu’il l’aimait si peu et avait commencé si tard. Il eut conjointement des vues fort particulières de la sainte Passion.

VIII. Dans la dernière maladie il fut tourmenté d’un ardent amour envers Dieu, et d’une grande impatience d’aller à son éternité. [91]



Le Traité second : « La Sainte Désoccupation de toutes les créatures, pour s’occuper en Dieu seul », balaye le chemin sans compromis : il faut laisser de la place, et toute la place, au divin, qui peut alors animer la créature : « Dieu opère tellement en cette âme qu’il semble que ce soit plutôt lui qui produise cet amour. [...] L’âme demeure souvent comme liée et garrotée, sans rien penser ni agir comme d’elle-même, mais mue seulement. » C’est la passiveté mystique — au terme d’un long cheminement de « désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu ». Jean-Chrysostome donne des indications concrètes et des exemples plutôt qu’une théorie :

Il nous faut : 1. Pratiquer une fuite discrète des créatures. 2. Nous vider de toutes leurs images inutiles. 3. Nous attacher à l’unique beauté et bonté du Créateur. 4. Nous élever souvent à la vue de l’éternité interminable. [...] Aspirez fortement à l’état heureux de la pure désoccupation.

Dieu tout bon a imprimé votre âme de Sa belle image, pour vous divertir de la laideur des créatures et vous attacher à Sa pure beauté. […] Le Bienheureux frère Gilles, religieux mineur, enseignait que pour aller droit à la sainte perfection, il fallait que le spirituel fût un à un, c’est-à-dire seul avec Dieu seul, occupé de Dieu seul, et désoccupé de tout ce qui n’était point Dieu0. À chaque chose principale qu’il commençait dans la journée, il entrait dans un recueillement intérieur et il faisait résolution de la commencer, continuer et finir en la vue de Dieu seul ; […] désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu de sorte que toutes les créatures semblent lui disparaître, et [l’âme] ne regarde en elle que Dieu seul, intimement présent et opérant. [...] L’âme parvient à ce degré […] par la fervente pratique de l’oraison et des actes du pur amour0.

La « sainte désoccupation » est ainsi expliquée :

S’il est négligent et infidèle, il [l’homme] s’occupera de pensées et d’imaginations, pour satisfaire à l’appétit de sa propre excellence, dont il sera tenté. Et finalement il se verra réduit au lit de la mort, n’ayant rien recueilli en sa vie que du vent. […] L’âme est désoccupée en ce degré […] : 1. par la considération de son néant [...] 3. par une recherche directe de la seule gloire de Dieu en toutes choses, sans retour propriétaire sur soi-même0.

Le spirituel doit bien prendre garde à ce pas, il est très glissant ; car s’il recherche le salut de son âme par une crainte servile, il satisfait à son amour propre et non pas à Dieu. [...] L’âme se désoccupe en ce degré : 1. par des actes de vraie et sincère confiance [...] 2. par des actes de simple abandonnement [...] 3. en se résolvant généreusement de rechercher en toutes choses Dieu seul, lui remettant entièrement et sans retenue son état présent et futur, tant en cette vie qu’en l’éternité [...]0.

Et finalement « Dieu tout bon et tout aimable lui montre un visage de Père », l’âme « marche allègrement en la voie illuminative ».

Vous appelez [ce degré] la désoccupation très pure, par laquelle l’âme parvient à une continuelle vue et présence de Dieu ; de sorte que toutes les créatures semblent lui disparaître, et ne regarde en elle que Dieu seul, intimement présent et opérant. [...] L’âme parvient à ce degré [...] 3. par la fervente pratique de l’oraison et des actes du pur amour.

Lors [...] elle est comme déiformée et comme passive en ses opérations ; car encore que la volonté concoure à aimer Dieu, néanmoins Dieu opère tellement en cette âme qu’il semble que ce soit plutôt Lui qui produise cet amour. [...] L’âme demeure souvent comme liée et garrotée, sans rien penser ni agir comme d’elle-même, mais mue seulement par le Saint-Esprit, tant Dieu est jaloux que tout ce qu’elle fait, elle le fasse pour Lui0.



Le Traité troisième : « Les Dix Journées de la sainte occupation, ou Divers motifs d’aimer Dieu et s’occuper en son amour » appartient par sa forme aux schémas de retraites, qui sont une littérature abondante propre au XVIIe siècle. Mais les thèmes de l’amour pur, incompréhensible vie de notre âme assurée par l’immuable Ami qui nous tire par là de notre néant, tranchent avec bonheur sur les schémas que nous trouvons dans des livres portés par et transmis entre carmélites, qui font de plus en plus appel à la crainte, ceci à partir de la seconde moitié du siècle. Ici, l’échange d’amour et la bonté divine sont les thèmes qui remplissent toutes les journées, dès la première : la grâce divine se manifeste par la bonté de Dieu et ne dépend pas d’une purification préalable.

Voici un bref aperçu de ce plan de retraite sur dix jours (on sait qu’une telle retraite de dix jours est encore pratiquée annuellement par les carmélites) :

Ière journée : Il veut que ses fidèles amants l’aiment [...] d’un amour si pur qu’ils ne l’aiment pas par la vue des bienfaits [190] qu’ils ont reçus, ou doivent recevoir de Lui.

IIe journée : [196] Comme Dieu le créateur a donné aux éléments leur centre, de sorte que les légers tendent rapidement en haut, et les gros et pesants se ruent fortement en bas — ainsi le feu élémentaire gagne le haut, l’air le suit, la terre se jette en bas et s’arrête vers le centre du monde —, de même Il a donné à l’homme pour son centre l’amour infini de son essence et Il lui donne grâce pour y tendre, de manière que partout ailleurs il ne peut trouver aucun repos, comme étant pour lors hors de son centre.

IIIe journée : [199] Dieu tout bon nous a tellement destinés à l’amour, qu’Il nous a aimés de toute éternité, pour nous obliger à l’aimer ensuite de notre création et des grâces qu’Il nous ferait.

Ve journée : [213] L’amour divin est la vie de notre âme en ce pèlerinage et en l’éternité, de sorte que l’âme qui est ici-bas et en l’éternité sans amour divin, est réputée comme morte.

VIIe journée : Dieu tout bon [227] est le vrai, seul, fidèle et l’immuable ami. Assurez-vous que toutes les créatures ne vous aiment point, mais seulement leurs passions, satisfactions ou intérêts, d’où finalement vous ne recueillerez que de l’inquiétude et du trouble, si ce n’est que telle amitié soit réglée dans la pure vue de Dieu et fondée en Lui seul ; ce qui est très rare.

IXe journée : [243] À vrai dire, tendre au pur amour de Dieu, c’est l’unique vrai bien et le paradis de cette vie ; tout le reste n’est que vanité et affliction d’esprit. [...] Sans cet amour je deviens comme un néant. [...]

Xe journée : [253] Je considérais que le seul amour de Dieu donnait la vue et l’affection de la vraie perfection ; et comme il était rare, je voyais que beaucoup se méprenaient par abondance de l’esprit de nature et travaux de leur perfection. [...]

Divers exercices de piété et de perfection (1654-1655)

La seconde source, soit les Divers exercices… (et non plus « traités »), dont nous connaissons trois exemplaires, publiés quatre années après les traités, comprend trois parties paginées séparément0. La première partie rassemble de nouveau divers schémas propres à des retraites qui reflètent l’atmosphère doloriste de l’époque. Quelques extraits suffiront à mieux faire comprendre ce vécu dévot, en un aperçu unique d’une littérature qui fut très abondante.

Cette littérature privilégie les croix et l’exemple du Crucifié. Elle supprime trop tôt et par volonté propre les joies naturelles à la vie, au risque de provoquer des réactions très fortes, inconscientes parce que réprimées, attribuées à l’époque aux démons. Elle met en place un réseau de contraintes où l’ascétisme prend facilement la première place, ce qui empêche toute vie intérieure mystique donnée par grâce de s’épanouir. Ce qui était liberté et joie devient limitation et peur. La vie naturelle est culpabilisée et contrôlée afin d’être évacuée au plus tôt : on privilégie ainsi l’exercice de la volonté si cher au Grand Siècle. Mais il est vrai que la vie était souvent courte et soumise aux aléas des maladies, ce qui suggérait d’aller vite !

Cet esprit du temps ne s’améliorera pas au fil du siècle. Les illustrations d’excès commis sont innombrables, telles les épreuves que s’inflige dans sa jeunesse Claude Martin, le fils de Marie de l’Incarnation du Canada, avant de devenir lui-même un très profond spirituel ; telle l’ascèse moralisante recommandée par le milieu de Port-Royal, que supporte fort mal Louis-Charles d’Albert, duc de Luynes et père du duc de Chevreuse (ce dernier deviendra disciple de Madame Guyon — qui en fournit elle-même un témoignage dans le récit de sa jeunesse). Cet excès débordera le siècle au sein du monde dévot et couvrira la première moitié du XVIIIe siècle0.

L’Imitation a été le texte préféré d’une dévotion qui s’écarte de la pure mystique d’un Ruusbroec pour se charger de culpabilité voire de pratiques masochistes imitant les souffrances physiques de Jésus0. Cette dévotion ne correspond guère à ce que propose Jean-Chrysostome : il se démarque de son temps par son insistance sur la liberté et l’absence de vœux ; l’exercice « doit être très libre, sans contrainte, et sans empressement », pour servir l’Amour toujours premier. Mais d’autre part il fonde la « Société de la sainte Abjection» et — tout en admirant les héros cornéliens ses contemporains — nous regrettons l’usure prématurée de ses disciples Renty et Bernières.

Chrysostome a dirigé des retraites, dont nous allons donner un exemple, car nous ne pouvons passer sous silence la tendance morbide qui caractérise bien d’autres textes contemporains. Un tel imaginaire dévotionnel à la frange de la vie mystique est de toute époque... La prière s’appuie ici sur des représentations sanglantes de Jésus-Christ, d’un goût trop épicé pour notre sensibilité — le piétisme, tel qu’il se présente dans les textes de certaines cantates de Bach, s’inscrira plus tard dans cette tradition.

« La Solitude des cinq jours. De la souffrance de Jésus dans le mépris d’Hérode »

[19] L’usage de cette solitude [en journées comportant des vues :] …IIIe journée / IVe vue / …Je voyais, ce me semblait, Jésus en cet état dans une humiliation très profonde et dans une angoisse inexplicable, dont il faisait oblation au Père éternel en satisfaction de notre [33] superbe et de notre orgueil, d’où en l’union de son divin Esprit, je concevais une très grande horreur de ma propre excellence…/ Ve vue / Considérant comme Hérode voulait prendre son passe-temps de Jésus, je conçus une très grande horreur, car par une même opération intellectuelle je voyais Jésus en la plénitude de sa divinité méprisée et ce roi mondain dans l’infinité de son iniquité… [35] / VIIe vue / Considérant Jésus revêtu comme d’une robe blanche et renvoyé à Pilate en cet état avec toutes sortes de railleries et de moqueries. / …Ve journée

[50] Affections ou oraisons jaculatoires... — [55] Pensées... — [62] Les secrets de ce saint mystère...

[69] Les neuf degrés du mépris de soi-même, par lesquels en union de celui de Jésus, le spirituel tend à la sainte perfection / Ve degré / J’appelle celui-ci la silencieuse et profonde mortification de toute tendreté, par laquelle, comme Jésus dans toute la suite du mépris d’Hérode n’admit jamais une seule petite tendreté sur soi, ce qu’il témoigna par un profond silence, ne voulant dire un seul mot pour se défendre et se plaindre, ainsi le spirituel ayant fait progrès entre l’union de cet esprit de Jésus, se [72] divertissant fortement de toute tendreté et de toute plainte, et de plus, par acte héroïque de sa partie intellectuelle, souhaitant tout imaginable anéantissement pour la pure gloire de Dieu et pour satisfaction de l’infinité de son orgueil.

[74-76] Le mépris de Jésus, extrait de ce qu’en dit la B. Angélique de Foligny au Ch. 60 de ses œuvres. [76-83] Les vues intellectuelles du mépris de Jésus, extraites en partie de la B. Angélique de Foligny [84-90] Vision admirable du mépris que Jésus a souffert pour notre rédemption. [91-98] Dévotion du saint mépris de Jésus-Christ de Sainte Elisabeth (de Hongrie)…

[98] De l’admirable tendance à tout mépris du B. Jacobon, mineur / …Aspirant [...] à la sainte perfection, [il] racontait [99] qu’étant en son oraison il lui fut donné d’entendre, par une très vive et belle lumière intellectuelle, que le mépris de soi-même en était le véritable, le solide et le court chemin, pourvu qu’il fût pratiqué en l’union de celui que Jésus [...] avait supporté... [105] …Encore qu’il fût savant, d’un esprit vif, excellent et pénétrant, néanmoins par amour du mépris [...] il voulut paraître …ignorant… ayant choisi, en son entrée de religion, l’humble condition de frère lai.

[108] ...du souhait de confusion à l’infini... [116] V. Je tiens que quand l’âme est pénétrée d’une vive et actuelle vue de mépris en l’union de celui de Jésus, elle n’a plus que faire de multiplication, car c’est un état beaucoup plus parfait qui absorbe l’imperfection du précédent, et qui emporte, arrête et fixe l’âme d’une manière admirable.

[117] La vue du triomphe d’anéantissement... [119] ...de pureté ...de pur amour [128] Lettre à une R. M. religieuse... II. Sachez que vivre et mourir dans le saint mépris de soi-même, c’est vivre en une très grande assurance. [...] Dieu seul peut régner et paraître dans ce rien.

« Exercice méditatif des dix jours »

[143] IIe journée / Points méditatifs des premières plaies... / I. Le tout bon Jésus, étant au jardin des Olives, réduit à une extrême agonie, en la vue de toutes les grandes peines qu’il allait souffrir, sua des grosses gouttes de sang de toutes les parties de son très pur corps, qui en ce moment furent comme des petites, mais très douloureuses plaies, figuratives des grandes qu’il devait tôt après recevoir, ce qu’il souffrit patiemment pour moi et par amour. / II. Le tout bon Jésus fut cruellement tourmenté en toutes les parties de sa bénite tête, les furieux bourreaux lui arrachant de telle violence ses beaux et longs cheveux, qu’ils lui emportaient la [144] peau et la chair. [...] / V. Le tout bon Jésus fut couronné d’épines chez Pilate, dont sa bénite tête fut percée en plusieurs endroits et mêmes pénétrées jusques au cerveau ; il y a plus, une entre autres passa jusques à l’œil. [...] / IX. [...] fut cloué en la sainte croix ayant la couronne d’épines en tête et y [146] demeura trois heures vivant en cet état, d’où les plaies de cette bénite partie se renouvelaient par l’attouchement de la couronne contre la sainte croix. [...]

Histoire / L’on dit d’un saint personnage qu’en méditant d’un grand amour [...] la douleur immense des bénites plaies, il vit en l’extase de son esprit comme l’archange saint Gabriel convoquait [...] tous les amants de la sainte Passion sur le calvaire, où étant assemblés, les saints anges [...] leur exposèrent dans un très beau linceul le très saint corps de notre très bon Sauveur, tel qu’il était en la descente de la croix, savoir est tout plaie depuis le sommet de la tête jusques aux plantes des pieds. [169] [...] L’archange saint Gabriel leur ordonna de concerter une question, savoir est, quelle fut la plaie la plus douloureuse. [...] Quelques-uns répondaient que la tête était la partie la plus sensible. [170] [...] Le plus ancien et avancé de tous les amants, ayant pris la parole, prouva [...] que la plaie du cœur avait été la plus douloureuse. [...] Jésus souffrit non seulement cette vive douleur de l’écartèlement par prévision, mais encore [...] la douleur de l’amour de ses prédestinés. [171] [...] Les amants, ayant ouï cette proposition et les raisons, conclurent tous en faveur de l’amour.

[199] VIIe journée. Points méditatifs des bénites souffrances des cinq sens corporels du bon Jésus. / I. Le tout bon Jésus fut extrêmement affligé en sa bénite vue [...] ès prunelles de ses beaux yeux, il fut cruellement tourmenté par l’épine qui pénétra jusques à la prunelle de l’œil droit, par la boue et les crachats dont ils furent couverts et salis, par les coups de poing dont ils furent pochés [...].

« La Société spirituelle de la sainte abjection »

Ce titre austère caractérise la spiritualité proposée au groupe d’amis spirituels qui se retrouvaient à l’Ermitage de Caen, maison fondée par Jean de Bernières, disciple de Jean-Chrysostome qui leur proposa de se regrouper sous le nom de « Société spirituelle de la sainte abjection ». Le terme abjection ne doit pas être pris au sens moderne d’avilissement, mais désigne la perception de son néant face à la grandeur divine. On reste malgré tout frappé par l’esprit tatillon des règles qui commandaient la vie de ces volontaires, dont les scrupules laissaient encore trop peu de place à l’action de l’Esprit Saint. Bernières mettra des années à s’en libérer, mais son pèlerinage mystique le verra passer, de 1645 à 1655 environ (il vivra jusqu’en 1659), de l’abjection à l’abandon : c’est ce qui le rend si grand à nos yeux.

Voici les règles de cette société :

Premier exercice traitant de la sainte vertu d’abjection / Premier traité : de la sainte abjection. / La société spirituelle de la sainte abjection / pratiquée en ce temps avec grand fruit de perfection, par quelques dévots de Jésus humilié et méprisé / Avis.

I. Ce livre est consacré à Jésus méprisé et abject. II. Son auteur l’a donné aux humbles de cœur, fidèles [2] amants et vrais imitateurs du saint mépris et de la sainte abjection de Jésus. III. Il est divisé en divers petits traités, pour par cette diversité récréer saintement l’esprit du lecteur. IV. Si vous êtes possédé de l’esprit humain et mondain, ne lisez pas ce livre, car il vous ferait mal au cœur et vous n’y comprendriez rien. […]

[3] Règles de la société. Chapitre premier

I. Jésus-Christ seul dans les états d’abjection de sa vie voyagère, sera le chef de cette sainte société. II. La sainte Vierge sera reconnue de tous les associés pour unique directrice. III. Tous les saints et toutes les saintes du paradis qui ont été dans la pratique et la dévotion particulière de la sainte abjection, pendant qu’ils ont travaillé à leur sainte perfection en cette vie mortelle, seront les protecteurs de la société. IV. Cette société se pratiquant seulement d’une manière spirituelle, sans aucune obligation contraire aux différents états de la vie présente, tous ceux qui aspireront à cette perfection y pourront entrer, tant [4] laïques qu'ecclésiastiques et religieux. […] VII. Pour s’engager dignement et [5] avec fruit de bénédiction à cette sainte société, ceux et celles qui seront inspirés de le faire sont exhortés de s’éprouver un mois durant pendant lequel ils purifieront leur conscience, communieront souvent, examineront leur inspiration et liront ces règles, les traités suivants et autres livres spirituels qui parlent de la sainte abjection. VIII. Le mois expiré, si l’inspiration continue d’entrer en cette sainte société, ceux et celles qui le voudront effectuer feront après la sainte communion la protestation suivante, qui n’est autre chose qu’un ferme et bon propos de s’appliquer fidèlement à la sainte vertu d’abjection, sans vœu ni obligation d’aucun péché. […]

Exercice journalier de cette sainte société. Chapitre ii

Il doit être très libre, sans contrainte et sans empressement ; [8] de sorte qu’encore qu’il soit bon et fructueux de s’y appliquer fidèlement, l’exercitant néanmoins le fasse avec amour et liberté en partie ou entièrement, selon qu’il sera mû de sa grâce et que ses dispositions ou emplois le lui pourront permettre.

II. Cet exercice consiste en sept points. 1. En destination. 2. En fidélités ou actes de la sainte abjection. 3. En examens. 4. En consécration. 5. En oraisons vocales ou mentales. 6. En communions. 7. En maximes.

III. La destination se pratique le soir précédent, ou le matin de la même journée, par laquelle le dévot de la sainte abjection prévoit légèrement, sans beaucoup s’arrêter, comment à peu près il pourra passer cette journée, en quels emplois et dans quelles occasions, et comment par conséquent il pourra s’appliquer aux actes et fidélités de sa chère vertu, et ensuite il destine et se résout de le faire. Plusieurs [9] pratiquent telle destination le soir précédent immédiatement après leur examen, les autres le font seulement le matin et au midi.

IV. Quant aux fidélités ou actes de cette sainte vertu, c’est en la pratique d’iceux que consiste le fruit principal des fidèles exercitants, car par tels actes ils entrent en une grande habitude de la sainte abjection, et en la pureté de l’esprit de Jésus-Christ abject et méprisé, et nous en voyons quelques-uns, lesquels, afin de se fortifier en leur grâce et en leur travail par la vertu du saint sacrement de pénitence, se les font ordonner en confession, en tel ou tel nombre par leurs directeurs.

V. Pour ce qui est de l’examen, les exercitants le pourront pratiquer le matin, avant le dîner, et le soir avant le coucher, et ce n’est autre chose qu’une brève ou légère revue sur nos actions, pour remarquer et abhorrer les défauts de l’ambition de la propre excellence, de la vanité, [10] de la superbe et de l’orgueil de notre misérable nature, et pour renouveler notre résolution de mieux faire et de pratiquer abjection en tout et partout, en l’union, vertu et esprit de Jésus-Christ abject et méprisé pour nous et par amour, dans les différents temps et états de sa vie voyagère.

VI. La consécration est un acte saint et efficace, par lequel le dévot exercitant se consacre de fois à autre en la journée sans contrainte et sans empressement à toute abjection, sans réserve, en la manière que Dieu sait, et qu’il ne sait pas, pour son très pur amour et pour sa très pure gloire, en l’union de Jésus-Christ abject et méprisé.

VII. Quant aux oraisons vocales ou mentales, elles servent beaucoup à glorifier l’exercitant en ses pratiques, et il les faut faire sans empressement, sans prescrire aucun temps ou nombre ; ainsi librement et selon les émotions de la grâce divine, se souvenant toujours de prier [11] pour tous les associés.

VIII. Pour ce qui est de la sainte communion, il la pratiquera librement selon son état, mais il se souviendra 1. De demander instamment d’entrer en la grâce et en l’esprit de Jésus-Christ abject et méprisé. 2. De faire prière particulière pour tous les associés qui sont en la sainte Église, afin qu’ils fassent un véritable progrès et fruit de bénédiction en la sainte abjection, et qu’ils puissent devenir extrêmement vils et abjects en cette vie aux yeux des mondains, dans la multitude des occasions que la divine providence leur présentera.

IX. Les maximes sont certaines vérités exprimées en peu de paroles, qui fortifient extrêmement les âmes, desquelles l’exercitant pourra faire usage avec liberté et sans containte ; il s’en trouve en ce livre plusieurs dont il se pourra servir. [12]

États différents et diverses pratiques de la sainte abjection…

Chapitre premier. Vues ou lumières surnaturelles de la superbe d’Adam

Le spirituel en cet état est pénétré de certaines vues ou lumières surnaturelles, par lesquelles il entre en la connaissance [14] intime de son âme et de ses parties intellectuelles, et voit clairement que tout cet être est rempli de la superbe, de l’ambition, de l’orgueil et de la vanité d’Adam. […]

Chapitre ii. Abjection dans le rien de l’être

Le spirituel en cet état voit par lumière surnaturelle comme le néant ou le rien est son principe originel. Sur quoi vous remarquerez : 1. que cette vue provient d’une grande faveur de Dieu ; 2. que par icelle l’âme se voit dans un éloignement infini de son Créateur ; 3. qu’elle le voit dans une sublimité infinie ; 4. qu’elle se réjouit selon la disposition de sa pureté [16] intérieure de voir que son Dieu soit en l’infinité de l’être et de toute perfection, et elle comme en une certaine infinité du non- être, c’est-à-dire du néant et du rien.

La pratique. L’exercitant ainsi disposé, 1. se réjouira de l’infinité divine ; 2. il prendra plaisir de se voir dans l’infinité du rien respectivement à son Dieu ; 3. il considérera que Dieu l’a tiré de ce rien par sa toute-puissance, pour l’élever et le faire entrer en la communion incompréhensible de son être divin et de sa vie divine, par les actes intellectuels et spirituels de l’entendement et de la volonté, par lesquels il est si hautement élevé que comme Dieu se connaît et s’aime, ainsi par alliance ineffable, il le connaît et l’aime. […]

Chapitre iv. Abjection d’inutilité

Cet état appartient particulièrement aux personnes qui sont [19] liées et attachées par obligation aux communautés, dont nous en voyons plusieurs extrêmement tourmentées de la vue de leur inutilité, desquelles aucunes le sont par une certaine bonté naturelle de voir leurs prochains surchargés à leur occasion, et les autres par un certain orgueil qui les pique et les aigrit ; le diable se mêle en ces deux dispositions et le spirituel doit prendre garde de s’en défendre. Pour donc en faire bon usage, 1. il considérera que celui qui agrée son abjection dans son inutilité, rend souvent plus de gloire à Dieu qu’une infinité de certains utiles, suffisants, indévots et superbes […] ; 4. il supportera patiemment les inutilités des autres prochains ; 5. il pensera que la créature [20] n’est autant agréable à Dieu qu’elle est passive à la conduite divine. [...]

Chapitre xix. Tourment d’amour en l’abjection

La superbe [l’orgueil] vide l’âme de toute disposition d’amour envers son divin Créateur, où au contraire la sainte abjection la purifie et la dispose à la pureté de cette charité divine dans les manières ineffables. […] J’appelle cet état tourment d’amour, d’autant qu’en icelui les âmes sanctifiées par les humiliations sont extrêmement [53] tourmentées des saintes ardeurs, vives flammes et divin amour. […]

Méditation xxiii. De la sainte abjection de Jésus dans le reniement de saint Pierre

[108] Considérez et pesez ensuite les circonstances de l’abjection que Jésus a souffertes au reniement de Pierre. 1. C’était le plus considérable des apôtres. 2. C’était celui qui lui avait plus témoigné de bonne volonté. 3. C’était dans une grande persécution, et lorsqu’il était délaissé de tous les siens. 4. C’était enfin en un temps auquel étant accusé d’avoir semé et prêché des fausses doctrines, il paraissait plus suspect et coupable par un tel reniement. […]

Méditation xxx. De l’abjection de Jésus dans son crucifiement

[130] Quand vous verrez certaines personnes dévotes mourir dans la folie et même avec des circonstances étranges, extravagantes et superbes, ainsi qu’est mort le saint nommé Tauler [...] souvenez-vous qu’il peut arriver que Dieu accorde la mort d’abjection à certains de ses fidèles amants, pour les récompenser de leurs travaux généreux dans les voies de cette sainte vertu et pour les rendre conforme à Jésus. […]

Méditations d’abjection en la vue de la divinité

Méditation i. D’abjection en la vue de l’existence divine

Considérez que comme Dieu est le premier être de soi, qui n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien, de même l’amour divin n’a jamais été et ne peut jamais être dans le rien ; pensez que comme [145] Dieu a toujours été et sera toujours nécessairement, étant l’être de soi nécessaire, ainsi il s’est toujours aimé et s’aimera toujours nécessairement. Ajoutez qu’encore que vous soyez très vil et très abject, il vous a néanmoins toujours aimé et vous aimera toujours à toute éternité, d’un amour autant adorable qu’inconcevable, pesez bien surtout combien c’est une chose étrange et incompréhensible qu’un Dieu s’applique à aimer une créature si abjecte et si petite, qu’elle n’est de soi qu’un pur rien, [...] chose inconcevable qu’un Dieu daigne vous donner de l’amour pour l’aimer. [...]

Méditation xi. D’abjection en la vue de l’incompréhensibilité divine

Considérez que Dieu [...] reste toujours à connaître à l’infini dans son infinité.

Lettre de direction :

De la troisième partie de cette même source, voici un extrait d’une lettre peut-être écrite à une dirigée des retraites : elle fait heureusement contraste avec les lignes qui précèdent.

Ne vous donnez point la peine de m’écrire votre état passé : je crois vous connaître beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Allez droit à Dieu [...]. Ne vous précipitez pas ; soumettez toujours votre perfection et votre ferveur à la volonté divine, ne voulant que l’état qu’elle agréera en vous. [...] Votre paix [...] consiste en un certain état de l’âme dans lequel elle est tranquille en son fond avec son maître, quelque tempête qu’il y ait au dehors ou en la partie inférieure qui sert de croix à la supérieure où Dieu réside dans la pureté de son esprit et dans la paix suprême. [...] Tout n’est rien. Tout n’est ni pur ni parfait sinon Dieu seul [...], par la grâce d’oraison, et je tiens que c’est Dieu qui se rend maître de l’âme, qui la lui donne, avec goût qu’elle seule savoure et peut dire0.

La postérité

Le Père Chrysostome a récolté une belle moisson : autour de lui s’est formée une communauté d’« âmes intérieures », dont les deux plus célèbres furent l’annonciade Catherine de Bar, devenue fondatrice, et Monsieur de Bernières, dont la figure rayonna sur les familiers de l’Ermitage qu’il inspira.

Les deux chapitres qui suivent leur sont consacrés, parce que l’on est en droit de les considérer comme des « pousses » d’inspiration franciscaine. Nous avons mis en valeur des extraits des deux correspondances témoins de la direction assurée par « Notre bon Père Chrysostome ». Celui-ci occupe donc toujours infra une place de choix.

Auprès de dirigés devenus à leur tour directeurs, femmes et hommes s’agrégèrent, formant deux branches d’une « école » mystique marquée par l’esprit franciscain. Dans un bref troisième chapitre sont rassemblés quelques noms d’une active postérité couvrant le siècle.

Jean de Bernières (1602-1659)

Laïc du Tiers Ordre franciscain

Au sein de la confrérie confidentielle de la « sainte Abjection» unissant des amis tous pénétrés de révérence envers la grandeur divine, Jean de Bernières-Louvigny fut un des plus actifs disciples de Chrysostome. C’est tout naturellement qu’il fit partie du Tiers Ordre franciscain laïc, comme nous le rapporte Jean-Marie de Vernon (nous consacrons par la suite un chapitre à cet historien du Tiers ordre) :

7. Le sieur de Bernières de Louvigny de Caen éclate assez par son propre lustre, sans que ma plume travaille pour honorer sa mémoire. Son livre posthume, publié sous l'inscription du Chrétien intérieur avec tant de succès, est une étincelle du feu divin qui l'embrasait. Les lumières suréminentes dont son esprit était rempli n'ont pas pu être toutes exposées sur le papier ni dans leur entière force : comme il était enfant de notre Ordre dont il a pris l'habit [nos italiques], aussi en a-t-il tendrement aimé tous les sectateurs0.

Quand il s’agit d’éditer une « œuvre » à partir de ses lettres, on fit appel à un membre du TOR puis à un minime.

Mais évoquons tout d’abord sa direction par le Père Chrysostome :

La direction par le Père Chrysostome

Jean fut dirigé avec amour et fermeté. Afin de saisir l’esprit intime qui anime leur dialogue, voici des extraits d’un échange de lettres entre Jean et son directeur0 (les questions figurent en italiques) :

Mon Révérend Père0,

Je me suis trouvé depuis quelques semaines dans une grande obscurité intérieure, dans la tristesse, divagation d'esprit, etc. Ce qui me restait en cet état était la suprême indifférence en la pointe de mon esprit, qui consentait avec paix intellectuelle à être le plus misérable de tous les hommes et à demeurer dans cet état de misère où j'étais tant qu'il plaira à Notre Seigneur.

Réponse :

J'ai considéré votre disposition. Sur quoi, mon avis est que cet état de peine vous a été donné pour vous disposer à une plus grande pureté et sainteté intellectuelle par une profonde mort des sens et une véritable séparation des créatures. Je vous conseille durant cet [94] état de peines :

1. de vous appliquer davantage aux bonnes œuvres extérieures qu'à l'oraison ;

2. ayez soin du manger et dormir de votre corps ;

3. faites quelques pèlerinages particulièrement aux églises de la sainte Vierge ;

4. ne violentez pas votre âme pour l'oraison : contentez-vous d'être devant Dieu sans rien faire ;

5. dites souvent de bouche : « Je veux à jamais être indifférent à tout état, ô bon Jésus, ô mon Dieu, accomplissez votre sainte volonté en moi », et semblables. Il est bon aussi de prononcer des vérités de la Divinité, comme serait : « Dieu est éternel, Dieu est tout-puissant » ; et de la sainte Humanité, comme serait : « Jésus a été flagellé, Jésus a été crucifié pour moi et par amour. » Ce que vous ferez encore que vous n'ayez aucun goût en la prononçant, etc. […]

Le P. Chrysostome n’hésite pas à éclairer Jean lorsque ce dernier s’inquiète sur une oraison devenue « abstraite » après des ferveurs anciennes0 :

J'ai lu et considéré le rapport de votre oraison… [103]

1. Souvenez-vous que d'autant plus que la lumière monte haut dans la partie intellectuelle et qu'elle est dégagée de l'imaginaire et du sensible, d'autant plus est-elle pure, forte et efficace, tant en ce qui est du recueillement des puissances qu'en ce qui est de la production de la pureté.

2. Quand vous sentirez disposition à telle lumière, rendez-vous entièrement passif.

3. Souvenez-vous qu'aucune fois cette vue est si forte qu'au sortir de l'oraison le spirituel croit n'avoir point affectionné son objet, ce qui n'est pas pourtant, car la volonté ne laisse pas d'avoir la tendance d'amour, mais elle est comme imperceptible, à cause que l'entendement est trop pénétré de la lumière. [104]

4. Enfin, souvenez-vous que dans cet état, il suffit que la lumière soit bonne et opérante, et il n'importe que l'entendement et la volonté opèrent également ou qu'une puissance absorbe l'autre. Il faut servir Dieu à sa mode dans telle lumière qui ne dépende point de nous. […]

Mais aussi bien Chrysostome répond à des questions touchant la vie pratique, par exemple en réponse au désir de solitude éprouvé par Jean0 :

Divisez votre temps et tendez de ne vous donner aux affaires que par nécessité, prenant tout le temps qu'il vous sera possible pour la solitude de l'oratoire. Ô cher frère, peu de spirituels se défendent du superflu des affaires. Oh, que le diable en trompe sous des prétextes spécieux et même de vertu ! […]

Puis Jean devenu à son tour directeur d’âmes demande l’avis de son père spirituel :

Comment dois-je conseiller les âmes sur la passivité de l'oraison ? Les y faut-il porter et quand faut-il qu'elles y entrent et quels en sont les dangers ?

Réponse :

[…] Ordinairement le spirituel ne doit pas prévenir la passivité. Je dis ordinairement, d'autant que s'il travaille fortement il pourrait demeurer quelque peu de temps sans agir, s'exposant à la grâce et à la lumière, et éprouver, de temps à autre, si telle pauvreté lui réussit. Benoît de Canfield en son Traité de la volonté divine, est de cet avis. Je crois néanmoins que celui qui s'en servira doit être discret et fidèle. […]

On a beaucoup insisté sur le caractère sévère de Chrysostome de Saint-Lô, et certes Bernières prendra « à la lettre » ses injonctions :

Le Père Jean Chrysostome lui avait écrit que l’actuelle pauvreté était le centre de sa grâce. [...] Ce sentiment d’un directeur [...] adressé à un disciple [...] en augmentait les ardeurs d’une manière incroyable. Ainsi il commença tout de bon à chercher les moyens d’être pauvre. Mais comme son bon directeur n’était plus ici-bas, [...] il ne trouvait presque personne qui ne s’y opposât0

Mais le même Chrysostome sait être libre, comme nous le verrons à propos de l’aventure canadienne.

Bernières témoignera de sa vénération envers lui :

[…] Ce me serait grande consolation que [...] nous puissions parler de ce que nous avons ouï dire à notre bon Père [...], puisque Dieu nous a si étroitement unis que de nous faire enfants d’un même Père. [...] Savez- vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu0 ?

Une vie active au service de la charité

Maintenant présentons brièvement la vie de Jean de Bernières0. Né en 1602 d’un trésorier général de France, Jean fut trésorier de France à Caen de 1631 à 1653. Il semble avoir bien rempli son rôle à en juger par cette lettre adressée par des Trésoriers de France à Caen le 29 octobre 1648 :

Messieurs, tous les bureaux de France vous sont grandement redevables d'avoir travaillé si utilement et heureusement à nos affaires communes. Comme ils sont obligés à vous en faire leurs très humbles remerciements nous serions bien fâché qu'aucuns nous devançâssent à vous en témoigner sa gratitude. Nous nous acquittons donc de ce devoir et louons Dieu que le succès a répondu par vos soins à nos espérances0.

Bien que né d’une riche famille normande, il eut le désir d’être matériellement pauvre selon l’idéal franciscain enseigné par Chrysostome et, malgré l’opposition de ses proches, réussit à faire donation de ses biens. À la fin de sa vie, il ne reçoit que ce que lui donne sa famille, vivant très frugalement : « J’embrasse la pauvreté, quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle0. »

De concert avec Gaston de Renty (1611-1649), autre mystique laïc et grand seigneur qui passa des armes et des sciences à l’exercice de la charité, Jean de Bernières utilisa sa fortune à la fondation d’hôpitaux, de l’Ermitage (maison d’accueil pour retraites située « au pied » du couvent de sa sœur ursuline Jourdaine), de missions et de séminaires. Insensible aux différences sociales, il traite un serviteur en frère spirituel et n’obéit pas aux règles de l’époque concernant son rang :

Il paye de sa personne, car il va chercher lui-même les malades dans leurs pauvres maisons, pour les conduire à l’hôpital, [...] porte sur son dos les indigents qui ne peuvent pas marcher jusques à l’hospice. [...] Il lui faut traverser les principales rues de la ville : les gens du siècle en rient autour de lui0.

Succédant au Père Chrysostome comme directeur, Bernières est l’objet d’un grand respect. Il est au centre d’un large cercle mystique. On y trouve sa sœur Jourdaine et Michèle Mangon, ursulines ; Catherine de Bar, qui a passé environ un an au monastère de Montmartre et séjourne à Caen ou demeure en correspondance avec son conseiller0 ; son nouveau confesseur Épiphane Louys (1614-1682), mystique lorrain comme Catherine, se lie aussi avec Bernières ; sur place, M. de Gavrus, neveu de Jean, fonde l’hôpital général de Caen ; Lambert de la Motte, devenu Mgr de Béryte, sera l’un des premiers évêques de Cochinchine. Bernières soutient de sa fidèle amitié Henri Boudon, devenu l’archidiacre « persécuté » d’Évreux…

L’influence de ce mouvement mystique normand s’étend au Canada, dans des circonstances pour le moins inhabituelles, qui donnent une idée du dynamisme et de l’absence de conventions de tous ces spirituels : Mme de la Peltrie, veuve aussi généreuse qu’originale, veut fonder une maison religieuse au Canada. Sa famille s’y oppose, elle consulte un religieux qui suggère l’expédient d’un mariage simulé. La proposition est présentée à M. de Bernières, « fort honnête homme qui vivait dans une odeur de sainteté ». Ce dernier consulte :

Celui qui le décida fut le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô. [...] Finalement Bernières se décida, sinon à contracter mariage [...] du moins à se prêter au jeu [...] en faisant demander sa main. [...] La négociation réussit trop bien à son gré. Au lieu de lui laisser le temps de réfléchir, M. de Chauvigny [le père de la veuve], tout heureux de l’affaire [...] « faisoit tapisser et parer la maison pour recevoir Monsieur de Bernières et inspiroit à sa fille les paroles qu’elle lui devoit dire pour les avantages de ce mariage. »0

Notons l’intervention positive du Père Chrysostome, qui peut être sévère, mais sans étroitesse d’esprit, et la liberté de tous dans cette affaire qui prend une pente comique quand Bernières est veillé à Paris par Mme de la Peltrie lors de sa maladie en voyage. Car le départ pour la Nouvelle France a lieu. Il débute par un « ramassage » des ursulines à Tours suivi d’une présentation à la Cour :

Le groupe comprenait sept personnes, Mme de la Peltrie et Charlotte Barré, M. de Bernières avec son homme de chambre et son laquais, et les deux ursulines dont Marie de l’Incarnation, qui écrit : « M. de Bernières réglait notre temps et nos observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le monastère. [...] À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière. [...] Durant la dernière journée de route, M. de Bernières s’était senti mal : il arriva à Paris pour se coucher. » Mme de la Peltrie joua jusques au bout la comédie du mariage : « Elle demeurait tout le jour en sa chambre, et les médecins lui faisaient le rapport de l’état de sa maladie et lui donnaient les ordonnances pour les remèdes. » Mme de la Peltrie et la sœur de Savonnières s’amusaient beaucoup de cette comédie. M. de Bernières un peu moins0.

Finalement le grand départ de Dieppe de la flotte de printemps en 1639 emporte Mme de la Peltrie († 1671), fondatrice temporelle de la communauté ursuline du Québec, et Marie de l’Incarnation (1599-1672) :

Marie de l’Incarnation est encore sous le coup du ravissement qu’elle vient d’avoir en la chapelle de l’Hôtel-Dieu. M. de Bernières monta dans la chaloupe avec les partantes [...], mais on lui conseilla de demeurer en France afin de recueillir les revenus de Mme de la Peltrie, pour satisfaire aux frais de la fondation0.

Par la suite, Bernières conseillera Mme de la Peltrie en procès avec sa famille, qui tentait de la faire frapper d’interdiction comme prodigue de son bien, parce qu’elle avait un peu trop rapidement réglé ses affaires françaises. Il gérera aussi les ressources des missions du Canada pendant les vingt années qui suivirent ce célèbre voyage.

De nombreux familiers de l’Ermitage suivront le même chemin : Ango de Maizerets, dont la vie se confondra avec celle du séminaire fondé là-bas à l’imitation de l’Ermitage, et qui se dévouera à l’éducation des enfants ; M. de Bernières, neveu de Jean, qui mourra à Québec en 1700 ; M. de Mésy, duelliste raffiné converti, qui sera le premier gouverneur de Québec ; Roberge, le fidèle valet de chambre et disciple, qui y achèvera sa vie après la mort de son maître. François de Montmorency-Laval (1623-1708) sera le premier évêque de Québec : formé plusieurs années à Caen, il fonde un séminaire équivalent de l’Ermitage0. Bernières restera le correspondant préféré de Marie de l’Incarnation (outre dom Claude Martin son fils) ; malheureusement, de longues lettres « de quinze ou seize pages » sont perdues.

Bernières eut donc une vie très remplie, alternant oraison et service d’autrui. Il craignait l’agonie douloureuse de Jean-Chrysostome, mais sa prière à ce sujet fut exaucée :

Il avait pourtant peur de la mort. [...] Une tradition de famille rapportait qu’il demandait toujours à Dieu de mourir subitement. [...] Le 3 mai 1659, [...] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier. Peu après le valet entendit un bruit sourd et rentra : Bernières venait de tomber de son prie-Dieu, mort0

« Dieu est et vit, et cela me suffit »

Nous avons des témoignages écrits de sa profonde vie mystique. Compilé après sa mort, Le Chrétien intérieur a été composé principalement à partir des lettres gardées précieusement par son entourage. Beaucoup ont été malheureusement réécrites sur un ton emphatique, mais certaines font écho à son enseignement très simple :

Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit. […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire0.

L’oraison est le fondement de sa vie :

L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement.0

Dans une lettre du 29 mars 1654, il affirme le but de l’Ermitage :

C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu0.

L’idéal est de se laisser gouverner par la grâce et non par la nature, tout particulièrement dans les actes de charité :

C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire. […] L’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la nature, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commis une infidélité0.

Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâce0.

Dans ses Lettres à l’Ami intime, Bernières parle à cœur ouvert des états les plus profonds de ses dernières années :

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre. […]

Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même0.

Le Chrétien intérieur

Le récit des éditions posthumes du Chrétien intérieur, livre bâti à partir de la correspondance et dont le succès considérable fut comparable à celui des écrits de François de Sales, constitue un roman éditorial riche en rebondissements. Outre sa sœur Jourdaine de Bernières et les ursulines de son couvent, trois personnages s’activent, dont l’un trois fois ! Le Père Louis-François d’Argentan (1615-1680) du Tiers Ordre Régulier franciscain0, agit au nom de Nicolas Charpy de Sainte-Croix0 chargé d’une première édition (L’Intérieur chrétien […] par un solitaire, 165 petites pages, 1659). Puis de « nègre », il devient éditeur de plein droit du Chrétien intérieur […] par un solitaire, en huit livres, 708 pages pleines, 1660 : il est trop pressé, cela provoque un célèbre procès. Enfin il travaillera longtemps sur une « amélioration » : Le Chrétien intérieur […] par le R. P. Louis-François d’Argentan, en deux livres, 610 pages, 1677.

On appréciera quelques extraits du Livre VII du Chrétien intérieur pris dans l’édition en huit livres0. Bien entendu, Bernières et ses amis sacrifiaient assez largement à la sévérité de la spiritualité de leur temps, mais on ne la retrouvera pas ici :

Chapitre ii

[127] Je trouve une comparaison qui explique fort bien la différence de l'oraison ordinaire et de l'oraison passive : c'est qu'un homme peut bien voir les meubles d'une chambre et les beautés d'un cabinet en battant le fusil, en allumant la chandelle et regardant toutes ces choses ; ou bien avec la lumière du soleil qui entre dans la chambre : pour lors il n'a point de peine, il n'a qu'à ouvrir les yeux. La méditation ressemble à la première façon de voir avec de la chandelle ; la contemplation parfaite à la seconde manière de voir avec la lumière du soleil, parce qu'elle se fait non seulement sans peine, mais avec plaisir et tout d'un coup. Quand la lumière du soleil manque, il se faut servir d'une lampe ou de la chandelle ; quand Dieu ne se communique pas par la contemplation, il le faut chercher [128] par la méditation et se contenter de ce que Dieu donne avec paix et humilité.

Quand Dieu retire sa lumière passive, l'on ne peut pas la retenir, ce serait une folie de s'y efforcer ; mais il faut simplement acquiescer au bon plaisir de Dieu, qui viendra quand il lui plaira. Quand Dieu veut que nous soyons dans les ténèbres, sans chandelle et sans soleil, par les impuissances où il nous met, il faut y demeurer avec patience et humilité : l'âme ne doit vouloir que lui seul, en la manière qui lui sera la plus agréable. Quelque parfaite que soit l'âme, elle n'est pas toujours élevée à un haut degré d'oraison, mais plus ou moins, selon qu'il plaît à Dieu : elle descend quelquefois dans les pratiques des vertus ou des emplois de la charité, ou bien elle médite avec le discours, ou elle s'applique à Dieu avec la pure foi obscure. L'âme se doit tenir indifférente, montant ou descendant selon la conduite de l'Esprit de Dieu, se jugeant toujours indigne de tout, et jamais par effort d'esprit elle ne doit prétendre aux faveurs de la haute contemplation. Mais quand on a vocation à [129] ces hautes oraisons, le chemin pour y arriver est une parfaite mort à toutes choses par la fidèle imitation de Jésus dans ses états crucifiés, abjects et pauvres, avec un amour de la solitude, autant que notre condition le pourra permettre.

Il y a bien de la différence entre une lumière ou une affection donnée à l'âme élevée à l'oraison passive, et la lumière qui lui est procurée par la méditation avec la grâce ordinaire. La première est bien plus intime et plus pénétrante et pleine de plus de bénédictions ; la dernière néanmoins suffit pour acquérir les vertus et servir Dieu dans l'état où il nous appelle. L'âme doit être attentive à l'état présent où Dieu la met et y demeurer avec paix, humilité et soumission à ses divines dispositions, et laisser à son bon plaisir de régler le temps de ses visites et la manière d'oraison qu'il lui voudra donner. Quelquefois ce sera par la simple pensée, d'autres fois par le discours, ou par la foi seule, ou par une lumière passive : il faut recevoir ce qui nous est donné de son infinie bonté avec grand respect, nous estimant indignes de la [130] moindre bonne pensée. Ce que l'âme a donc à faire dans l'oraison et hors l'oraison est d'être fort attentive aux sentiments que Dieu lui donne et les suivre avec courage et avec fidélité. Si elle sent que Dieu l'élève à l'oraison extraordinaire, elle doit s'y laisser aller ; si elle est retenue dans l'ordinaire, elle doit y demeurer ; si dans l'aridité, y demeurer aussi contente.

Le grand secret de la vie spirituelle est de se purifier et de se laisser mouvoir à Dieu qui est notre principe et notre fin dernière. Il y a des choses déclarées, comme les commandements de Dieu et de l'Église, les obligations de nos états, ce à quoi l'obéissance, la charité ou la nécessité nous obligent ; nous n'avons pas besoin de sentir des mouvements immédiats de Dieu pour les faire, mais seulement en certaines choses imprévues dans la conduite intérieure, qui regarde les choses qui ne sont ni commandées ni défendues. Il faut une très grande pureté pour sentir toujours le mouvement de Dieu dessus nous. Il y a à craindre que notre imagination ne nous trompe.

Les saints qui par la conduite de la [131] grâce ont écrit des choses intérieures, nous impriment souvent leurs pensées et leurs sentiments, et même ils prient Dieu pour cela au ciel ; c'est pourquoi il y a grande bénédiction à lire leurs livres avec grâce et dévotion. Mais quelque étude que nous puissions faire, l’on ne connaît point ce que c'est que l'oraison par ce que les livres en disent, mais par le propre exercice et par la lumière de la même oraison. Nous savons toujours bien en général que l'oraison est la source de toute vertu en l'âme : quiconque s'en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L'oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s'en approchent ; et qui s'en éloigne se refroidit infailliblement. Sain ou malade, gai ou triste il faut toujours faire oraison si on ne veut pas déchoir notablement de la vertu.

Chapitre iii

[132] L'âme doit éviter des extrémités qui sont quasi également vicieuses : l'une de vouloir plus de grâce et de perfection que Dieu ne lui en veut donner, et tomber pour cela dans quelque trouble et dégoût, voyant la grande grâce des autres et les dons d'oraison qui les élèvent au-dessus de notre état, qui paraît beaucoup ravalé en comparaison ; l'autre de ne pas être assez fidèle à opérer suivant sa grâce, soit par lâcheté, craignant les peines et les souffrances que l'on rencontre dans la pratique de la vertu ; soit par légèreté, pour n'avoir pas assez d'attention sur notre intérieur, qui fait que nous ne connaissons pas les mouvements de la grâce, ou, les ayant connus, nous nous divertissons trop aisément aux choses extérieures et oublions ainsi les miséricordes de Dieu.

[133] Quand une âme est bien pure et qu'elle a l'expérience des mouvements de la grâce en elle, les reconnaissant et les distinguant des mouvements de la nature, elle n'a qu'à s'exposer aux rayons du Soleil divin pour les recevoir dans son centre, en être illuminée et échauffée. Et c'est ainsi à mon avis que Dieu veut que de certaines âmes fassent oraison, quand elles ont l'expérience que telle est la volonté de Dieu sur elles ; et vouloir faire autrement sous prétexte d'humilité ou de crainte de tromperie, c'est ne se pas soumettre à la conduite de l'Esprit de Dieu qui souffle où il lui plaît (Jn 3, 8) et quand il lui plaît. C'est un grand secret d'être dans une entière passivité et anéantir toute propre opération.

Quand le divin Soleil s'éclipse volontairement pour sa gloire et pour le bien des âmes comme dans les ténèbres, ou que nos imperfections rendent le fond de notre cœur impur et crasseux, et peu susceptible des lumières surnaturelles, l'âme n'a qu'à se tenir contente dans ces privations et obscurités, puisque c'est le bon plaisir du divin Soleil qui [134] l'éclaire. Pour la tenir dans ces ténèbres, il n'a pas moins de lumières : c'est ce qui satisfait cette âme obscure et résignée. Dieu seul est le sujet de sa joie, et non la réception des lumières ou des faveurs qu'il lui communique par sa libéralité infinie. Voilà pourquoi elle ne perd ni sa paix ni sa joie en perdant les lumières et les douceurs de son oraison. […]

Chapitre iv

Faute de bien concevoir que toute notre perfection, et toute la gloire de Dieu que nous pouvons lui procurer en nous, gît en notre intérieur, et non à faire des ouvrages extérieurs, notre vie se passe vainement et inutilement pour Dieu et pour nous. Il n'y a rien de plus précieux à l'homme que son intérieur, il le doit conserver de préférence à qui que ce soit ; il n'y a rien aussi où Dieu reçoive plus de gloire au-dehors de lui-même. C'est donc là principalement qu'il faut s'efforcer de lui en rendre. C'est de l'intérieur que procèdent les purs amours vers Dieu et vers le prochain, la pureté d'intention, le zèle de la gloire de Dieu, et tous les biens qui sont en l'âme, et il est [138] négligé pour nous occuper trop au-dehors et aux bonnes affaires extérieures, où il se glisse ordinairement beaucoup d'impureté par le mélange des recherches de la nature.

Beaucoup d'âmes sont déchues et passent leur vie pour la plus grande partie dans l'impureté et dans l'imperfection faute de lumière ; et elles manquent de lumière parce qu'elle ne se donne ou ne s'acquiert ordinairement que dans l'oraison. Or, laissant l'oraison sous de bons prétextes comme de vaquer au salut des autres, de travailler à la gloire de Dieu, elles se trouvent privées de cette lumière et faute de l'avoir, elles manquent de correspondance à sa grâce.

Et faut remarquer que l'âme doit être fidèle à ces temps d'oraison si elle veut faire subsister la vie de grâce en elle et ne pas s'attendre de n'avoir plus de bonnes affaires0, car il s'en trouve toujours assez, et c'est même un artifice du démon d'en susciter pour retirer les bonnes âmes de l'oraison, à quoi l'on doit bien prendre garde, cela étant une très subtile tentation. Pourvu qu'il nous affaiblisse et qu'il ôte la vigueur de [139] l'âme, c'est ce qu'il cherche, car après il nous fait tomber dans des imperfections et défauts qui nous portent grand préjudice. Combien y a-t-il d'âmes que les bonnes affaires ruinent pour en trop faire ou ne les faire pas de l'ordre de Dieu et de la grâce !

Apportons une fidélité généreuse à l'exercice de la sainte oraison. Par son moyen l'on approche de la divine source d'où dérive en l'âme toute vertu. C'est un feu que l'oraison : qui s'en éloigne tombe dans la froideur. En quelque état que vous vous trouviez, sain ou malade, abject ou honoré, pauvre ou abondant, ne manquez jamais à votre oraison qui doit être préférée à toutes choses : elle tient resserré et caché en soi tout le bonheur et félicité qui se peut participer de Dieu en ce monde. Le plus grand bien que je voudrais souhaiter à une personne que j'aimerais, ce serait le don de l'esprit d'oraison, sachant que c'est la chose qui nous donne entrée dans le cabinet des merveilles de Dieu et qu'elle contient en soi toutes les grâces. […]

Chapitre vii

[…] Il est de fort grande importance de bien connaître les voies de Dieu sur les âmes pour se conformer aux desseins de sa grâce. Toutes ne sont pas appelées à une même sorte d'oraison et, sans vocation spéciale, l'on ne se doit appliquer qu'à la plus commune et ordinaire, où l'âme agit elle-même, s'entretenant avec Dieu par la considération, prenant un livre pour s'aider à cela, ou se ressouvenant de quelque sujet qu'elle aura autrefois goûté, et agissant avec une grande dépendance et fidélité avec Dieu ; n'étant point appelée de Dieu à une oraison plus haute, elle serait dans une pure oisiveté si elle n'agissait pas d'elle-même. Or elle ne doit pas croire que Dieu l'appelle à une oraison plus élevée, sinon lorsqu'il lui ôte les moyens de s'employer à celle-ci, l'attirant à quelque autre meilleure. Car c'est une règle générale qu'on ne doit contempler que lorsque l'on ne saurait méditer.

[158] Il est vrai que s'étant mise en la présence de Dieu et pensant au sujet qu'elle a préparé, elle doit demeurer fort tranquille dans sa méditation, afin que s'il plaît à Dieu lui donner quelque chose l'occupant par lui-même, elle ne brouille point ou empêche les opérations divines par ses propres et naturelles. Quand Dieu veut posséder une âme et y opérer par ses grâces, la créature n'y doit pas mettre empêchement, ce que nous faisons très souvent par nos industries et nos soins, qui nous semblent nécessaires et sans lesquelles nous ne croirions rien faire. Il faut donc recevoir les lumières que Dieu nous donne le plus purement et le plus respectueusement que nous pourrons afin qu'elles en demeurent plus efficaces. C'est agir moins respectueusement au regard de Dieu que nous ne ferions au regard d'un prince, auquel si nous avons l'honneur de parler, nous continuons avec révérence tandis qu'il nous écoute, mais, sitôt qu'il nous veut parler, nous nous taisons et l'écoutons avec tout respect et sans l'interrompre. […]

Chapitre viii

Une âme qui n'entretient point en soi-même d'imperfection [161] volontaire et qui sent des désirs efficaces de vivre de la vie de Jésus doit être fort passive à la conduite de Dieu en son oraison et tendre à une grande simplicité par un retranchement de tout raisonnement en son entendement, et de toute multiplicité d'actes en sa volonté. Je sais bien qu'il se faut tenir dans la méditation et le bas degré d'oraison jusques à ce que Dieu nous élève à la contemplation ; mais il faut s'élever aussitôt que l'on sent que Dieu nous attire et éviter une fausse humilité qui nous empêche de suivre l'instinct et la motion du Saint-Esprit, qui souffle où il lui plaît et qui donne ses grâces aux parfaits et aux imparfaits, pour augmenter l'état des parfaits et faire sortir les imparfaits de leur état impur et terrestre.

À mon avis le grand secret de l'oraison est de recevoir en tranquillité et en pureté l'impression des rayons du soleil divin qui réside dans le fond de notre âme. C'est lui qui peut illuminer sans le secours de nos raisonnements, qui allume en nous le divin amour sans tourmenter notre volonté par la production d'une multitude d'actes, et fera fructifier toutes les vertus sans quasi [162] nous en apercevoir ni savoir comment cela se fait. Que l'âme ait soin d'être nette et pure de toute imperfection, morte aux créatures et dans le désir de souffrir ; et pour l'oraison, qu'elle ne s'en mette point en peine : Dieu fera en elle tout ce qu'il faut et en une manière qui passera ses espérances et même son intelligence.

Qu'est-ce que Dieu n'opère point dans une âme qui ne veut rien faire que s'abandonner à lui et se soumettre simplement, humblement et parfaitement à sa conduite ? En ce degré d'oraison, le sujet préparé peut quelquefois servir ; quelquefois aussi Dieu en donne un autre selon son bon plaisir. Il ne faut point se laisser tirailler à l'esprit de la grâce, mais se laisser doucement attirer et s'occuper de ce qu'il communique, en soumission, tranquillité et pureté. L'on ne peut point donner des règles certaines à ceux qui sont dans cet état d'oraison, Dieu y opérant différemment selon son bon plaisir. Tout le conseil qu'on pourrait donner serait de se tenir dans la suprême indifférence à tout état de privations et de lumières, de douceur et de rigueur.

[163] Je crois pourtant que l'on se peut servir utilement d'une manière d'oraison plus basse quand nous n'avons point d'ouverture à une plus élevée ; mais cela ne se doit faire qu'après avoir frappé plusieurs fois à la porte de la miséricorde de Dieu. Que si l'Époux ne veut point que nous le baisions à la bouche par la contemplation, tenons-nous à ses pieds par une simple méditation. […]

Chapitre ix

Cette oraison est un simple souvenir de Dieu qui est encore plus simple qu'une pensée, n'étant qu'une réminiscence de Dieu qui est cru par la foi nue comme il est vu et su par la lumière de gloire dans le ciel. C'est le même objet, mais connu différemment de l'âme : cette voie est une docte ignorance. La terre est le pays des croyants et le ciel celui des voyants. Il ne faut pas voir Dieu ni les choses divines en ce monde, mais il faut les croire.

La foi doit être nue, sans images ni espèces, simple sans raisonnements, universelle sans considération des choses [166] distinctes. L'opération de la volonté est conforme à celle de l'entendement, nue, simple, universelle, point sentir ni opérer des sens, mais toute spirituelle. Il y a de grands combats à souffrir dans cette voie de la part de l'esprit qui veut toujours agir et s'appuyer sur quelque créature. L'état de pure foi lui déplaît quelquefois fortement, mais il le faut laisser mourir à toutes ses propres opérations, estimant pour cela beaucoup, et recevant volontiers tout ce qui nous aide à mourir, comme les sécheresses, aridités, délaissements, qui enfin laissent l'âme dans l'exercice de la pure foi par laquelle Dieu est connu plus hautement que par les lumières qui servent de milieu entre Dieu et l'âme ; et l'union de notre esprit par la foi est pure et immédiate, et par conséquent plus relevée. Il faut aussi que la volonté meure à tout ce qui n'est point Dieu pour vivre uniquement en lui de son pur amour : car la vie de la volonté est la mort, et cette mort ne s'opère ordinairement et n'est réellement que dans les privations réelles et effectives.

Cette oraison est uniforme et n'est pas sujette à beaucoup de changements ni ne [167] ruine pas le corps ; car elle est sans effort naturel, qui est plutôt contraire, puisque toutes les industries humaines ne la peuvent donner, dépendant purement de Dieu qui la communique quand il veut et à qui il lui plaît. Il est vrai que cette pure et nue contemplation de Dieu par la Foi n'est donnée que rarement et après avoir passé par plusieurs purgatoires et états pénibles ; les plus grands saints mêmes ne l'ont pas toujours eue. Au commencement, on ne l'a que comme par petits éclairs passagers ; c'est beaucoup si on la possède une demi-heure, mais il en reste toujours de grands effets dans l'âme. […]

Chapitre xiii

Ce qui dispose beaucoup une âme à entrer dans la pure et parfaite oraison est un abandon absolu et sans réserve au bon plaisir de Dieu touchant l'oraison, se donnant à lui par pure soumission pour être occupée en la manière qu'il voudra. L'âme qui se sent attirée à dépendre de la divine Providence pour les sujets et la manière de son oraison, doit être toute morte pour ce regard, et recevoir avec soumission et mortification tout ce qui lui viendra de Dieu, soit qu'elle soit attirée à la contemplation ou qu'elle demeure dans le raisonnement, soit qu'elle ait facilité ou difficulté, douceur ou aridité. L'âme ainsi purement unie au bon plaisir divin et morte à tout est très bien disposée à entrer dans [190] l'union, non par douceur seulement, mais même au milieu des croix intérieures, dans lesquelles elle a une union crucifiée plus forte et plus agréable à Dieu que dans la douceur.

La pureté de l'oraison, selon ma lumière présente, consiste en une simple vue de Dieu par la lumière de la foi, sans raisonnement ou imagination. La raison et l'imagination ne laissent pas d'aider à une bonne oraison, mais non pas à la pure. Il me semble que l'âme se doit abîmer en Dieu et y demeurer en repos dans une mort de notre esprit humain. Cette demeure en Dieu se fait et par connaissance et par amour ; mais quelquefois la connaissance est plus abondante que l'amour et l'absorbe, de manière qu'il semble que l'on n'en ait point. Ce qui n'est pas, car il y a toujours une secrète tendance d'amour imperceptible. Quelquefois l'amour absorbe la connaissance et est plus abondant et sensible. Tout cela comme il plaît à Dieu.

Quand il attire une âme plus haut que l'oraison ordinaire et qu'il la veut toute à lui seul, elle doit quitter tout soin pour ne s'appliquer qu'à Dieu. [191] Les vertus et dispositions qui étaient la vie de l'âme dans un autre temps ne sont plus alors de saison, car il faut qu'elle ne vive que de la vie de Dieu, c'est-à-dire de sa seule connaissance et de son amour sans nulle vue sur soi-même. Dieu prend le soin lui-même d'une âme qui agit de la sorte et lui imprime les dispositions qui lui sont nécessaires sans qu'elle les ait prévenues. Pense à moi et je penserai pour toi, dit Jésus-Christ à sainte Catherine0. Dans son oraison même, il lui donne des lumières pratiques qui ne durent guère et qui sont très efficaces, et qui ne la font pas sortir de la pureté d'oraison ; et puis, hors l'oraison, elle reçoit aussi des lumières pratiques pour être appliquées aux plus excellentes vertus dans les occasions.

La pure et parfaite oraison ne consiste point dans les goûts sensibles, mais dans la suprême pointe de nos esprits et de nos volontés, d'une manière toute spéciale qui ne se peut quasi exprimer. Car cette suprême région de l'âme est le temple sacré où Dieu se plaît de résider ; c'est là où il se fait voir et goûter à sa créature d'une manière [192] toute au-dessus des sens et de toutes choses créées. L'âme conduite par la seule foi et attirée par ses divins parfums va trouver Dieu en ce saint sanctuaire et converse avec lui dans une familiarité qui étonne les anges mêmes. C'est ici où se fait la pure oraison, puisqu'il n'y a rien que Dieu et l'âme, sans aucune créature qui se puisse mêler dans ce saint pourparler, Dieu opérant tout ce qui se passe par lui-même, sans se servir d'images ni de discours ni de goûts sensibles. Cette suprême pointe de l'âme n'étant capable de rien de sensible, le seul pur Esprit la peut posséder, qui est Dieu, lequel lui communique ses illustrations, vues et sentiments qui lui sont nécessaires pour la pure union.

La parfaite oraison est donc une certaine manifestation expérimentale que Dieu donne de soi-même, de ses bontés et de ses douceurs. Don admirable qui ne s'accorde qu'aux âmes très pures et qui dure ordinairement assez peu de temps ! Mais la condition de cette vie ne permet pas davantage, car il faut vivre ici dans l'humilité, la patience et la croix. [193] L'âme, retournant du milieu de ces embrassements divins, rapporte un grand amour et une haute estime de Dieu, une profonde connaissance de ses imperfections, et se trouve ainsi toute disposée d'agir et de souffrir et de pratiquer les pures vertus.

Peu de personnes arrivent à la pureté de la parfaite oraison parce que peu se rendent susceptibles des motions divines par un vide profond de leurs puissances. Pour en venir là, il faut que rien ne nous tienne à l'esprit ni au cœur. […]

Chapitre xv

Notre Seigneur m'a fait la miséricorde de me donner, ce me semble, quelque intelligence et expérience de l'oraison infuse et de quelques particularités qui la regardent. En mon oraison du matin, je me trouvais en la présence de Dieu, en silence d'admiration, de révérence et de paix. Je demeurai longtemps en cette occupation et, quoiqu'il s'élevât quelque trouble et tentation dans la partie inférieure, la supérieure néanmoins demeurait attachée [203] à Dieu sans recevoir de préjudice en sa quiétude. Cette fermeté de paix et de tranquillité était bien autre qu'à l'ordinaire, bien plus solide et plus assurée.

Aussi je conçus que ce qui est donné de Dieu par infusion au centre de l'âme, soit lumière, soit affection, paix ou amour, est à couvert des tromperies de la nature, des tentations des démons et des bruits des créatures, car Dieu la met au fond de nos âmes par lui-même et sans l'entremise des sens. C'est pourquoi il n'est pas sujet à leurs attaques et vicissitudes, mais il demeure toujours pur et entier tant qu'il plaît à Dieu de faire son opération. Je conçus aussi fort bien que le fond de l'âme est une demeure sacrée et secrète où Dieu réside et où il se plaît de faire ses opérations indépendamment de toutes les industries propres de l'homme. Il y manifeste tantôt son être et ses perfections, tantôt ses mystères ou quelque autre vérité. Il s'y communique en mille façons et manières comme il lui plaît. Il me semble qu'avec un petit rayon de sa face il nous fait connaître ce qu'il veut : [204] Illuminet vultum suum super nos0. […]

Chapitre xvi

Voici ce que Notre Seigneur m'a fait comprendre et expérimenter de cette manière de prier. Je sentis en mon oraison toutes mes puissances accoisées et remplies d'une grande paix et suavité au corps et en l'âme qui provenait de la présence de Dieu en mon intérieur, lequel je voyais y résidant et opérant plusieurs grâces. Lorsqu'il tient l'âme endormie en quiétude, elle jouit [209] et reçoit sans rien faire et ne sait comment elle jouit, sentant seulement en elle cette suavité et ce calme très doux ; elle s'aperçoit pourtant bien que c'est Dieu présent qui lui donne cela.

Il lui donne aussi de grandes certitudes de sa présence et des connaissances expérimentales de ce qu'il est Dieu : qu'il est bon, puissant, miséricordieux et son souverain bien et sa fin dernière. L'âme s'aperçoit bien qu'elle conçoit toutes ces choses d'une manière bien différente que quand elle en raisonnait ou en entendait discourir. […]

Chapitre xix

[…] En ce temps je compris qu'une âme établie en Dieu par la foi et par l'amour y est d'une façon très simple et très nue, ne pouvant ni raisonner ni faire d'actes en aucune façon, mais demeurer en Dieu simplement et s'occuper en lui de lui-même, de ses divines perfections, de Jésus et de ses [235] états ou du sujet qui lui est donné dans l'oraison. À l'extérieur elle agit en Dieu. Je ne pouvais comprendre ceci auparavant que d'avoir la lumière ; à présent toute autre oraison précédante celle-ci me paraît un tracas. Qu'est-ce que l'âme prétend par les pensées, les vues, les affections, les sentiments, sinon d'aller à Dieu ? Mais quand elle y est, elle ne peut avoir toutes ces choses, elle n'a simplement qu'à reposer en Dieu, et vivre de Dieu en Dieu même : voilà toute son affaire. Et tous les sacrements, principalement celui de l'Eucharistie, ne lui servent qu'à s'établir, s'affermir, s'enfoncer dans Dieu davantage. Les divins sacrements élèvent les âmes à Dieu lorsqu'elles en sont encore éloignées ; mais celles qui sont dans l'union, ils les y maintiennent et les y plongent de plus en plus. […]

Chapitre xx

[…] Tout le commerce intérieur entre Dieu et l'âme se fait particulièrement en la volonté ; l'entendement en est aussi capable, mais la volonté reçoit en soi les plus intimes, les plus pures et parfaites communications ; aussi est-elle plus [240] propre à cela. L'entendement en cet exil est sujet à beaucoup d'illusions, mais la volonté est plus assurée dans ses voies, et le diable ne peut contrefaire ce qui se passe en elle au regard du pur amour. L'âme qui a senti par expérience les effets de ce pur amour ne peut être facilement trompée ; de là vient que la pureté de la volonté est la principale disposition pour l'oraison d'union, soit qu'elle soit ordinaire ou extraordinaire, c'est-à-dire que Dieu la prévient de ses attraits puissants. Cette pureté est tout à fait nécessaire, Dieu ne se plaisant d'opérer et de faire des merveilles que dans la pureté. Cette pureté gît à ne vouloir que Dieu et son bon plaisir, et être mort à tout le reste, se contentant de tout ce qu'il plaît à Dieu donner à l'âme de grâce et de vertu dans ses oraisons et dans sa vie.

Dieu trouvant une âme ainsi pure, surtout dans sa volonté, réside en son fond où il exerce ses divines opérations, la mettant dans de différents états selon les différents desseins qu'il a sur elle. Tantôt il se plaît de la consumer d'amour, et, pour cet effet, il lui manifeste ses perfections ; tantôt il la [241] crucifie et exerce sur elle sa justice ; tantôt il se cache afin de la purifier davantage et la fait mourir à tout ce qui n'est point Dieu ; tantôt il lui donne des avis pour sa perfection, tantôt après quelque imperfection il lui donne des reproches intérieurs ; tantôt il éclaire son entendement, puis il enflamme sa volonté ; enfin, l'âme hors du bruit des créatures reconnaît toujours que son divin Époux opère quelque chose en elle à quoi elle se doit rendre purement passive et adhérer en toute simplicité, en la pure pointe de son esprit, à tous les desseins du divin Époux.

Elle est retirée dans ce secret cabinet de son cœur et élevée au-dessus d'elle-même et de toutes les créatures. Là elle ne se sépare point de son divin Époux ; s'il lui envoie des peines, elle ne s'en occupe pas, mais de son divin amour ; enfin c'est là où il la caresse, là où il l'enrichit de plusieurs dons, et c'est là aussi où l'âme emploie toutes ses puissances intellectuelles pour l'aimer et glorifier. C'est là sa demeure ordinaire d'où elle ne descend dans la partie inférieure que par pure nécessité, étant retenue par les caresses [242] de son divin Époux dont elle jouit et auquel elle adhère par la foi toute pure sans s'arrêter plus ni à l'imagination ni à toutes les images et fantômes, son oraison devenant toute intellectuelle.

Je m'imagine qu'une maîtresse de maison qui aurait le roi et la reine dans son cabinet, qui voudraient lui parler en secret et cœur à cœur, n'aurait garde de s'appliquer à autre chose et ne voudrait pas les quitter pour aller à la cuisine laver les écuelles. Ô Dieu, quelle incivilité, quelle infidélité serait-ce à une âme qui a l'honneur d'avoir la majesté de Dieu dans le cabinet de son cœur, qui se plaît de s'y manifester, et qui se choisit même quelques âmes qu'il veut être auprès de lui pour leur parler et pour recevoir d'elles des complaisances et non d'autres services extérieurs ! Si ces âmes si favorisées (au moins leur partie supérieure) quittent Dieu pour s'en aller avec les sens extérieurs parmi les affaires temporelles, qui ne regardent que le corps, qui est comme remuer les ustensiles de la cuisine, méprisant pour ce négoce si abject la présence du Roi, quelle ingratitude serait-ce, et quelle infidélité !

Ô mon âme, soyez fidèle, vous êtes trop favorisée de Dieu pour ne vous donner pas uniquement à lui. Quittons tout, abandonnons le temporel : le prenne qui voudra. Ne craignons pas que rien nous manque si nous possédons Dieu. Si sa Providence nous donne si abondamment les grandes faveurs de ses divines caresses, ne nous défions pas qu'elle nous laisse manquer des moindres choses qui regardent le corps, qui ne sont rien en comparaison.

Vaquons à l'oraison et ne l'abandonnons jamais, ce doit être notre seule et unique affaire. [Fin du septième livre.]

Trois lettres à « l’Ami intime »

Voici les trois dernières d’une série de dix-huit lettres adressées à « l’Ami intime ». Il s’agit de Jacques Bertot0. Datant de la dernière année de la vie de Jean de Bernières, elles reflètent sa vie intérieure très profonde :

Lettre 16. « Sur l’expérience du néant qui est Dieu »

Jésus soit notre unique tout pour jamais !

Comme je pensais répondre0 à votre dernière, nous ne l’avons pu trouver0. J’ai remarqué seulement que sur la fin vous disiez que votre état présent était que vous commenciez à expérimenter le néant où Dieu se trouve. En disant cela, vous dites bien des choses, puisque tout ce qui a précédé dans votre âme jusques à présent n’a été opéré de Dieu que pour la faire tomber peu à peu dans cet heureux néant. Son bonheur est bien plus grand dans ce rien qu’il n’était dans la plénitude de tant de divines opérations, qui se succédaient les unes aux autres, qui l’élevaient au-dessus d’elle-même, pour lui donner entrée dans le rien.

L’état de ce néant divin n’est opéré que par la divine essence, non plus gouvernée en lumière divine, mais en elle-même, en pure et nue foi, et abstraite de toutes les choses créées, qui sont du ciel ou de la terre. C’est le trésor des trésors de se perdre en Dieu : c’est cette perte qu’on a goûtée de si loin, et pour laquelle on a couru avec tant d’angoisses et de morts. Le divin rayon commence cette course, puisque touchant le centre de l’intérieur, il réveille l’inclinaison essentielle qui fait chercher Dieu, et qui ne donne point de repos qu’on ne l’ait trouvé.

Je ne veux pas expliquer davantage cette constitution intérieure, qui commence à perdre votre intérieur en Dieu. Je crois que vous oublierez tout ce que vous avez jamais reçu de grâces jusques ici, et que vous auriez même de la peine d’y penser ; la présence réelle de Dieu ne peut pas souffrir que nous ayons autre occupation que lui seul. Demeurez donc ainsi perdu, et faites tout ce que sa sainte volonté voudra de vous, d’actions ou de souffrances, puisque votre seul fond doit être en Dieu uniquement. En cet état, la liberté commence d’être très grande, nos puissances et nos sens n’étant embarrassés d’aucunes réflexions, et se laissant appliquer uniquement à l’œuvre extérieure de Dieu. 1659. 12 Janvier.

Lettre 17. « Sur la conduite en la voie mystique »

Jésus seul soit notre unique conduite.

Je reçus hier vos dernières lettres0, auxquelles je n’ai pu répondre, mon fond étant tout en obscurité, à cause de quelque imperfection que j’avais commise un jour auparavant. Il faut que par la purgation divine, il soit un peu éclairci auparavant que d’apprendre par lui aucune chose des volontés de Dieu. Je suis maintenant dans cette impuissance, de n’avoir autre capacité pour quoi que ce soit.

Vous savez mieux que moi que Jésus-Christ, habitant dans l’intime de notre intérieur, donne à connaître les choses qu’il faut savoir, et cela sans acte propre de connaissance : il éclaire sans lumière, il instruit sans instruction, et il donne conduite, sans qu’il paraisse, ce semble, aucune conduite, puisque Jésus-Christ est toutes choses, et que lui seul est le tout de l’âme. Dieu nous fait cette miséricorde, que nous désirons tirer notre vie et notre soutien uniquement de lui seul.

J’aperçois aussi que ceux qui veulent vous retenir à Paris0 pensent à la vérité à leur intérieur, mais d’une manière extérieure, et partant, ils peuvent entrer dans quelque extrémité. Je connais aussi que vous êtes encore utile et nécessaire aux B. et à M.0 et qu’il leur faut donner quelque temps. Mais de prendre des pensées de rester encore des années, je ne crois pas que vous le deviez faire, jusques à ce que Dieu vous fasse connaître sa sainte volonté. Les nécessités des monastères sont infinies, et il me semble que quand on leur a fourni le principal, qu’une petite privation leur est bonne, afin de ne pas prendre la créature pour leur unique appui.

Il est vrai que le seul ordre de Dieu nous donne Dieu seul : c’est pourquoi, quand notre intérieur est encore plus en soi-même qu’en Dieu, les progrès qu’il fait sont fort petits ; mais il est vrai aussi que c’est un rude métier d’être obligé de régler la conduite d’une personne qui chemine dans la voie d’anéantissement, et être aussi de son côté peu avancé ; quelque bonne intention que l’on ait, on peut brouiller l’œuvre de Dieu. Je vous puis dire dans la dernière confiance que cette crainte me sert souvent de gibet ; car de retarder la perfection des autres, et la sienne en même temps, est la plus grande misère que l’on puisse ressentir. De ne pas aussi marcher à l’aveugle, et consulter la raison quand il la faut perdre, c’est une autre incommodité, qui est très pénible. Toute ma consolation est que je vous avertis de tout, afin que vous voyiez vous-même ce que vous avez à faire.

Je sens grand repos de ne penser qu’à mon affaire : celle des autres me fait souffrir, à cause de mon imperfection; mais peut-être Dieu veut que les imparfaits aident à ceux qui cherchent la perfection, afin que, renversant toute prudence humaine, leur esprit propre trouve occasion de mourir. 1659. 24 Janvier.

Lettre 18. « À l’Ami intime »

Jésus soit notre tout pour jamais.

Autant que ma petite lumière me donne de discernement0, je crois que la déclaration de votre intérieur dans vos dernières est véritable, et que l’Esprit de Dieu opère ce qui se passe en vous. Votre âme reçoit sans doute de plus en plus les communications divines, et celle que vous expérimentez à présent dans le fond de l’âme est la fin de toutes les autres qui se passaient il y a si longtemps.

J’avoue avec vous que c’est l’effet d’une grande miséricorde de Dieu, qui ne fait pas cette grâce à tous ceux qui s’approchent de sa sainte présence à l’oraison : vous goûtez maintenant que le centre contient tout, et que hors de lui il n’y a rien ; la vrai vie est en lui, et hors de lui ce n’est que misère et affliction d’esprit. Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre : c’est posséder et jouir de Dieu en Dieu même d’une manière ineffable, et au-delà de toute expression. L’âme ravie hors de soi-même en Dieu l’expérimente opérant choses grandes, mais successivement, et à proportion que Dieu par son opération va purifiant et anéantissant l’âme, laquelle selon son intérieur et extérieur se retire peu à peu en ce divin abîme avec un instinct et un désir de ne se retrouver jamais ; et c’est ce qui fait maintenant sa course, puisque, quoiqu’elle soit en repos, elle ne se reposera jamais qu’elle ne soit devenue Jésus-Christ par une parfaite consommation, autant qu’elle est possible en ce monde.

Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité et à s’anéantir soi-même, et ce néant ne décroît qu’à proportion que Dieu se retire. Il ne faut pas long discours aux âmes qui expérimentent : il suffit de leur dire que Dieu est, et qu’il opère en vérité et réalité dans leur centre.

Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, il nous continuera ses miséricordes pour nous établir dans la parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien. Fin.



Catherine de Bar (1614-1698)

Catherine ou Mectilde naît le dernier jour de l’année 1614 à Saint-Dié. Elle fait profession chez les annonciades en 1633. Nommée supérieure, elle fuit avec ses religieuses la guerre et l’entrée des Français en Lorraine et trouve refuge au monastère des bénédictines de Rambervilliers, puis à l’abbaye de Montmartre, où elle passe l’année 1641.

En Normandie elle rencontre Jean de Bernières et tout le groupe qui l’entoure, dont Jean Eudes et Marie des Vallées. En août 1643, elle reconstitue sa communauté à Saint-Maur-des-Fossés, près de Paris. Elle se confie alors à Jean-Chrysostome de Saint-Lô, qui « trouvait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint-Maur que dans tout Paris ». Ce n’est que le début d’une longue vie très active0.

La direction de Catherine de Bar par Chrysostome

L’influence du Père Chrysostome a été déterminante sur cette annonciade qui deviendra la très active fondatrice des sœurs du Saint Sacrement. Dans les deux textes reproduits ici0, le Père Chrysostome occupe la plus grande part en apportant point après point ses réponses aux questions que se pose la jeune dirigée. Elle lui demande conseil, car elle vit depuis sa jeunesse une expérience profonde et ardente. Chrysostome lui répond de façon très détachée et froide, de façon à ne susciter chez cette personne très passionnée aucun attachement ni aucune émotion sensible ; afin que ce destin extraordinaire soit mené jusqu’au bout, il ne manifeste pratiquement pas d’approbation, car il veut la pousser vers la rigueur et l’humilité la plus profonde. La relation faite à son confesseur est anonyme, rédigée à la troisième personne :

Relation au Père Chrysostome [avec réponses], juillet 1643

1. Proposition0 : Cette personne eut dès sa plus tendre jeunesse le plus vif désir d'être religieuse ; plus elle croissait en âge, plus ce désir prenait de l'accroissement. Bientôt il devint si violent qu'elle en tomba dangereusement malade. Elle souffrait son mal sans oser en découvrir la cause ; ce désir l'occupait tellement qu'il épuisait en quelque sorte toute son attention et tous ses sentiments. Il ne lui était pas possible de s'en distraire ni de prendre part à aucune sorte d'amusement. Elle était quelquefois obligée de se trouver dans différentes assemblées de personnes de son âge, mais elle y était de corps sans pouvoir y fixer son esprit. Si elle voulait se faire violence pour faire à peu près comme les autres, le désir qui dominait son cœur l'emportait bientôt et prenait un tel ascendant sur ses sens mêmes qu'elle restait insensible et comme immobile, en sorte qu'elle était contrainte de se retirer pour se livrer en liberté au mouvement qui la maîtrisait. Ce qui la désolait surtout, c'était la résistance de son père, que rien ne pouvait engager à entendre parler seulement de son dessein. Il faut avouer cependant que cette âme encore vide de vertus n'aspirait et ne tendait à Dieu que par la violence du désir qu'elle avait d'être religieuse, sans concevoir encore l'excellence de cet état.

Réponse :

En premier lieu, il me semble que la disposition naturelle de cette âme peut être regardée comme bonne.

Je dirai que dans cette vocation, je vois beaucoup de Dieu, mais aussi beaucoup de la nature : cette lumière qui pénétrait son entendement venait de Dieu ; tout le reste, ce trouble, cette inquiétude, cette agitation qui suivaient, étaient l'œuvre de la nature. Mais, quoi qu'il en soit, mon avis est, pour le présent, que le souvenir de cette vocation oblige cette âme à aimer et à servir Dieu avec une pureté toute singulière, car dans tout cela il paraît sensiblement un amour particulier de Dieu pour elle.

2. Proposition : cette âme, dans l'ardeur de la soif qui la dévorait ne se donnait pas le temps de la réflexion ; elle ne s'arrêta point à considérer de quelle eau elle voulait boire. Elle voulait être religieuse, rien de plus ; aussi tout Ordre lui était indifférent, n'ayant d'autre crainte que de manquer ce qu'elle désirait ; la solitude et le repos étant tout ce qu'elle souhaitait.

Réponse : Ces opérations proviennent de l'amour qui naissait dans cette âme, lesquelles étaient imparfaites, à raison que l'âme était beaucoup enveloppée de l'esprit de nature. 2. Nous voyons de certaines personnes qui ont la nature disposée de telle manière qu'il semble qu'au premier rayon de la grâce, elles courent après l'objet surnaturel : celle-ci me semble de ce nombre. Combien que par sa faute il se soit fait interruption en ce qu'elle [reçoit] de Dieu.

3. Proposition : Entre toutes les dévotions de cette âme, elle honorait la très sacrée Mère de Dieu extrêmement, aussi en recevait-elle tous les jours quelques faveurs ; la nuit de sa profession, se voulant un peu reposer, elle se vit en esprit conduite de deux anges au pied de la Très Sainte Vierge qu'elle voyait comme dans un trône ; cette âme lui fut présentée, lui offrant humblement ses vœux ; la Sainte Vierge les reçut et les présenta à la Sainte Trinité. Au retour de son songe en vision, elle s'éleva en grande ferveur, s'en alla à l'église passer le reste de la nuit ; son cœur semblait lors se consommer d'amour, et à l'heure qu'elle prononçait ses vœux, il parut une couronne de grande clarté. […]

[Le dialogue se poursuit :]

Elle entrait dans son obscurité ordinaire et captivité sans pouvoir le plus souvent adorer son Dieu, ni parler à Sa Majesté. Il lui semblait qu'Il se retirait au fond de son cœur ou pour le moins en un lieu caché en son entendement et à son imagination, la laissant comme une pauvre languissante qui a perdu son tout ; elle cherche et ne trouve pas ; la foi lui dit qu'il est entré dans le centre de son âme, elle s'efforce de lui aller adorer, mais toutes ses inventions sont vaines, car les portes sont tellement fermées, et toutes les avenues, que ce lieu est inaccessible, du moins il lui semblait ; et lorsqu'elle était en liberté elle adorait sa divine retraite, et souffrait ses sensibles privations, néanmoins son cœur s'attristait quelquefois de se voir toujours privée de sa divine présence, pensant que c'était un effet de sa réprobation.

D'autre fois elle souffrait avec patience, dans la vue de ce qu'elle a mérité par ses péchés, prenant plaisir que la volonté de son Dieu s'accomplisse en elle selon qu'il plaira à Sa Majesté.

Réponse : Il n'y a rien que de bon en toutes ses peines, il les faut supporter patiemment et s'abandonner à la conduite de Dieu. Ajoutez que ces peines et les autres lui sont données pour la conduire à la pureté de perfection à laquelle elle est appelée et de laquelle elle est encore bien éloignée. Elle y arrivera par le travail de mortification et de vertu.

[…]

18. Proposition : Son oraison n'était guère qu'une soumission et abandon, et son désir était d'être toute à Dieu, que Dieu fût tout pour elle, et en un mot qu'elle fût toute perdue en Lui ; tout ceci sans sentiment. J'ai déjà dit qu'en considérant elle demeure muette, comme si on lui garrottait les puissances de l'âme ou qu'on l'abimât dans un cachot ténébreux. Elle souffrait des gênes et des peines d'esprit très grandes, ne pouvant les exprimer, ni dire de quel genre elles sont. Elle les souffrait par abandon à Dieu et par soumission à sa divine justice.

Réponse : J'ai considéré dans cet écrit les peines intérieures. Je prévois qu'elles continueront pour la purgation et sanctification de cette âme, étant vrai que pour l'ordinaire, le spirituel ne fait progrès en son oraison que par rapport à sa pureté intérieure, sur quoi elle remarquera qu'elle ne doit pas souhaiter d'en être délivrée, mais plutôt qu'elle doit remercier Dieu qui la purifie. Cette âme a été, et pourra être tourmentée de tentations de la foi, d'aversion de Dieu, de blasphèmes et d'une agitation furieuse de toutes sortes de passions, de captivité, d'amour. Sur le premier genre de peine, elle saura qu'il n'y a rien à craindre, que telles peines est un beau signe, savoir de purgation intérieure, que c'est le diable, qui avec la permission de Dieu, la tourmente comme Job. Je dis plus, qu'elle doit s'assurer que tant s'en faut que dans telles tempêtes l'âme soit altérée en sa pureté, qu'au contraire, elle y avance extrêmement, pourvu qu'avec résignation, patience, humilité et confiance elle se soumette entièrement et sans réserve à cette conduite de Dieu.

Sur ce qui est de la captivité dont elle parle en son écrit, je prévois qu'elle pourra être sujette à trois sorte de captivités : à savoir, à celle de l'imagination et l'intellect et à la composée de l'une et de l'autre. Sur quoi je remarque qu'encore que la nature contribue beaucoup à celle de l'imagination et à la composée par rapport aux fantômes ou espèces en la partie intellectuelle, néanmoins ordinairement le diable y est mêlé avec la permission de Dieu, pour tourmenter l'âme, comme dans le premier genre de peines ; en quoi elle a rien à faire qu'à souffrir patiemment par une pure soumission à la conduite divine ; ce que faisant elle fera un très grand progrès de pureté intérieure.

Quant à l'intellectuelle, elle saura que Dieu seul lie la partie intellectuelle, ce qui se fait ordinairement par une suspension d'opérations, exemple : l'entendement, entendre, la volonté, aimer, si ce n'est que Dieu concoure à ses opérations ; d'où arrive que suspendant ce concours, les facultés intellectuelles demeurent liées et captives, c'est-à-dire à la conduite de Dieu sans se tourmenter. Sur quoi elle saura que toutes les peines de captivité sont ordinairement données à l'âme pour purger la propriété de ses opérations, et la disposer à la passivité de la contemplation. Sur le troisième genre de peines d'amour divin, il y en a de plusieurs sortes, selon que Dieu opère en l'âme, et selon que l'âme est active ou passive à l'amour, sur quoi je crois qu'il suffira présentement que cette bonne âme sache :

1. Que l'amour intellectuel refluant en l'appétit sensitif cause telles peines qui diminuent ordinairement à proportion que la faculté intellectuelle, par union avec Dieu, est plus séparée en son opération de la partie inférieure.

2. Quand l'amour réside en la partie intellectuelle, ainsi que je viens de dire, il est rare qu'il tourmente ; cela se peut néanmoins faire, mais je tiens qu'il y a apparence que, par l'ordinaire, tout ce tourment vient du reflux de l'opération de l'amour de la volonté supérieure à l'inférieure, ou appétit sensitif.

3. Quelquefois par principe d'amour l'âme est tourmentée de souhaits de mort, de solitude, de voir Dieu et de langueur ; sur quoi cette âme saura que la nature se mêlant de toutes ces opérations, le spirituel doit être bien réglé pour ne point commettre d'imperfections ; d'où je conseille à cette âme :

1. d'être soumise ainsi que dessus à la conduite de Dieu ;

2. de renoncer de fois à autre à tout ce qui est imparfait en elle au fait d'aimer Dieu.

3. Elle doit demander à Dieu que son amour devienne pur et intellectuel.

4. Si l'opération d'amour divin diminue beaucoup les forces corporelles, elle doit se divertir et appliquer aux œuvres extérieures ; que si [elle] ne coopère en se divertissant, l'amour la suit [poursuit], il en faut souffrir patiemment l'opération et s'abandonner à Dieu, d'autant que la résistance en ce cas est plus préjudiciable et fait plus souffrir le corps que l'opération même. Je prévois que ce corps souffrira des maladies, d'autant que l'âme étant affective, l'opération d'amour divin refluera en l'appétit sensitif, elle aggravera le cœur et consommera beaucoup d'esprit, dont il faudra avertir les médecins. J'espère néanmoins qu'enfin l'âme se purifiant, cet amour résidera davantage en la partie intellectuelle, dont le corps sera soulagé. Quant à la nourriture et à son dormir, c'est à elle d'être fort discrète, comme aussi en toutes les austérités, car si elle est travaillée de peines intérieures ou d'opérations d'amour divin, elle aura besoin de soulager d'ailleurs son corps, se soumettant en cela en toute simplicité à la direction. Sur le sujet de la contemplation, je prévois qu'il sera nécessaire qu'elle soit tantôt passive simple, même laissant opérer Dieu, et quelquefois active et passive ; c'est-à-dire, quand à son oraison la passivité cessera, il faut qu'elle supplée par l'action de son entendement.

Ayant considéré l'écrit, je conseille à cette âme :

1. De ne mettre pas tout le fonds de sa perfection sur la seule oraison, mais plutôt sur la tendance à la pure mortification.

2. De n'aller pas à l'oraison sans objet. À cet effet je suis d'avis qu'elle prépare des vérités universelles de la divinité de Jésus-Christ, comme serait : Dieu est tout-puissant et peut créer à l'infini des millions de mondes, et même à l'infini plus parfaits ; Jésus a été flagellé de cinq mille et tant de coups de fouet ignominieusement, ce qu'Il a supporté par amour pour faire justice de mes péchés.

3. Que si portant son objet à l'oraison elle est surprise d'une autre opération divine passive, alors elle se laissera aller. Voilà mon avis sur son oraison : qu'elle souffre patiemment ses peines qui proviennent principalement de quelque captivité de faculté. Qu'elle ne se décourage point pour ses ténèbres ; quand elle les souffrira patiemment, elles lui serviront plus que les lumières.

19. Proposition : Il semble qu'elle aura une joie sensible si on lui disait qu'elle mourra bientôt ; la vie présente lui est insupportable, voyant qu'elle l'emploie mal au service de Dieu et combien elle est loin de sa sacrée union. Il y avait lors trois choses qui régnaient en elle assez ordinairement, à savoir : langueur, ténèbres et captivité.

Réponse : Voilà des marques de l'amour habituel qui est en cette âme. Voilà mes pensées sur cet état, dont il me demeure un très bon sentiment en ma pauvre âme, et d'autant que je sens et prévois qu'elle sera du nombre des fidèles servantes de Dieu, mon Créateur, et que par les croix, elle entrera en participation de l'esprit de la pureté de notre bon Seigneur Jésus-Christ. Je la supplie de se souvenir de ma conversion en ses bonnes prières, et je lui ferai part des miennes quoique pauvretés. J'espère qu'après cette vie Dieu tout bon nous unira en sa charité éternelle, par Jésus-Christ Notre Seigneur auquel je vous donne pour jamais. Fin.

Autre réponse du même Père à la même âme

Jesus, Maria. Benedictus0.

Cette vocation paraît : 1. Par les instincts que Dieu vous donne en ce genre de vie, vous faisant voir par la lumière de sa grâce la beauté d'une âme qui, étant séparée de toutes les créatures, inconnue, négligée de tout le monde, vit solitaire à son unique Créateur dans le secret dû.

2. Par les attraits à la sainte oraison avec une facilité assez grande de vous entretenir avec Dieu des vérités divines de son amour.

3. Dieu a permis que ceux de qui vous dépendez aient favorisé cette petite retraite qui n'est pas une petite grâce, car plusieurs souhaitent la solitude et y feraient des merveilles, lesquels néanmoins en sont privés.

4. Je dirais que Dieu par une providence vous a obligée d'honorer le Saint Sacrement d'une particulière dévotion, et c'est dans ce Sacrement que notre bon Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme, mènera une vie toute cachée jusques à la consommation des siècles, que les secrets de sa belle âme vous seront révélés.

5. Bienheureuse est l'âme qui est destinée pour honorer les états de la vie cachée de Jésus, non seulement par acte d'adoration ou de respect, mais encore rentrant dans les mêmes états. Aucunes honorent par leur état sa vie prêchante et conversante, d'autres sa vie crucifiée ; quelques-uns sa vie pauvre, beaucoup sa vie abjecte ; il me semble qu'Il vous appelle à honorer sa vie cachée. Vous le devez faire et vous donner à Lui, pour, avec Lui, entrer dans le secret, aimant l'oubli actif et passif de toute créature, vous cachant et abîmant avec Lui en Dieu, selon le conseil de saint Paul0, pour n'être révélée qu'au jour de ses lumières.

6. Jamais l'âme dans sa retraite ne communiquera à l'Esprit de Jésus et n'entrera avec lui dans les opérations de sa vie divine, si elle n'entre dans ses états d'anéantissement et d'abjection, par lesquels l'esprit de superbe est détruit.

7. L'âme qui se voit appelée à l'amour actif et passif de son Dieu renonce facilement à l'amour vain et futile des créatures, et contemplant la beauté et excellence de son divin Époux qui mérite des amours infinis, elle croirait commettre un petit sacrilège de lui dérober la moindre petite affection des autres et partant, elle désire d'être oubliée de tout le monde afin que tout le monde ne s'occupe que de Dieu seul.

8. N'affectez point de paraître beaucoup spirituelle : tant plus votre grâce sera cachée, tant plus sera-t-elle assurée ; aimez plutôt d'entendre parler de Dieu que d'en parler vous-même, car l'âme dans les grands discours se vide assez souvent de l'Esprit de Dieu et accueille une infinité d'impuretés qui la ternissent et l'embrouillent.

9. Le spirituel ne doit voir en son prochain que Dieu et Jésus ; s'il est obligé de voir les défauts que commettent des autres, ce n'est que pour leur compatir et leur souhaiter l'occupation entière du pur amour. Hélas ! Faut-il que les âmes en soient privées ! Saint François voyant l'excellence de sa grâce et la vocation que Dieu lui donnait à la pureté suprême, prenait les infidélités à cette grâce pour des crimes, d'où vient qu'il s'estimait le plus grand pécheur de la terre et le plus opposé à Dieu, puisqu'une grâce qui eût sanctifié les pécheurs ne pouvait vaincre sa malice.

10. L'oraison n'est rien autre chose qu'une union actuelle de l'âme avec Dieu, soit dans les lumières de l'entendement ou dans les ténèbres. L'âme dans son oraison s'unit à Dieu tantôt par l'amour, tantôt par reconnaissance, tantôt par adoration, tantôt par l'aversion du péché en elle et en autrui, tantôt par une tendance violente et des élancements impétueux vers ce divin objet qui lui paraît éloigné, et à l'amour et jouissance auquel elle aspire ardemment, car tendre et aspirer à Dieu, c'est être uni à Lui, tantôt par un pur abandon d'elle-même au mouvement sacré de ce divin Époux qui l'occupe de son amour dans les manières qu'il lui plaît. Ah ! bienheureuse est l'âme qui tend en toute fidélité à cette sainte union dans tous les mouvements de sa pauvre vie ! Et à vrai dire, n'est-ce pas uniquement pour cela que Dieu tout bon la souffre sur la terre et la destine au ciel, c'est-à-dire pour aimer à jamais ? Tendez donc autant que vous pourrez à la sainte oraison, faites-en quasi comme le principal de votre perfection. Aimez toutes les choses qui favorisent en vous l'oraison, comme : la retraite, le silence, l'abjection, la paix intérieure, la mortification des sens, et souvenez-vous qu'autant que vous serez fidèle à vous séparer des créatures et des plaisirs des sens, autant Jésus se communiquera-t-Il à vous en la pureté de ses lumières et en la jouissance de son divin amour dans la sainte oraison ; car Jésus n'a aucune part avec les âmes corporelles qui sont gisantes dans l'affection des sens.

11. L'âme qui se répand dans les conversations inutiles, ou s'ingère sous des prétextes de piété, se rend souvent indigne des communications du divin Époux qui aime la retraite, le secret et le silence. Tenez votre grâce cachée : si vous êtes obligée de converser quelquefois, tendez avec discrétion à ne parler qu'assez peu et autant que la charité le pourra requérir ; l'expérience nous apprendra l'importance d'être fidèle à cette avis.

12. Tous les états de la vie de Jésus méritent nos respects et surtout ses états d'anéantissement. Il est bon que vous ayez dévotion à sa vie servile ; car il a pris la forme de serviteur, et a servi en effet son père et sa mère en toute fidélité et humilité vingt-cinq ou trente ans en des exercices très abjects et en un métier bien pénible ; et pour honorer cette vie servile et abjecte de notre bon Sauveur Jésus-Christ, prenez plaisir [à servir] plutôt qu'à être servie, et vous rendez facile aux petits services que l'on pourra souhaiter de vous, et notamment quand ils seront abjects et répugnants à la nature et aux sens.

13. Jésus, dans tous les moments de sa vie voyagère, a été saint, et est en iceux la sanctification des nôtres ; car il sanctifie les temps, desquels il nous a mérité l'usage, et généralement toutes sortes d'états et de créatures, lesquelles participaient à la malédiction du péché. Consacrez votre vie jusques à l'âge de trente-trois ans à la vie voyagère du Fils de Dieu par la correspondance de nos moments aux siens, et le reste de votre vie, si Dieu vous en donne, consacrez-le à son état consommé et éternel, dans lequel Il est entré par sa résurrection et par son ascension. Ayez dès à présent souvent dévotion à cet état de gloire de notre bon Seigneur Jésus-Christ, car c'est un état de grandeur qui était dû à son mérite, et dans lequel vous-même, vous entrerez un jour avec lui, les autres états d'anéantissement de sa vie voyagère n'étant que des effets de nos péchés.

14. L'âme qui possède son Dieu ne peut goûter les vaines créatures, et à dire vrai, celui est bien avare à qui Dieu ne suffit0. À mesure que votre âme se videra de l'affection des créatures, Dieu tout bon se communiquera à vous en la douceur de ses amours et en la suavité de ses attraits, et dans la pauvreté suprême de toutes créatures, vous vous trouverez riche de la pure jouissance du Dieu de votre amour, ce qui vous causera un repos et une joie intérieure inconcevables.

15. Vous serez tourmentée de la part des créatures qui crieront à l'indiscrétion et à la sauvage : laissez dire les langues mondaines, faites les œuvres de Dieu en toute fidélité, car toutes ces personnes-là ne répondront pas pour vous au jour de votre mort ; et faut-il qu'on trouve tant à redire de vous voir aimer Dieu ?

16. Tendez à vous rendre passive à la Providence divine, vous laissant conduire et mener par la main, entrant à l'aveugle et en toute soumission dans tous les états où elle voudra vous mettre, soit qu'il soit de lumière ou de ténèbres, de sécheresse ou de jouissance, de pauvreté, d'abjection, d'abandon, etc. Fermez les yeux à tous vos intérêts et laissez faire Dieu par cette indifférence à tout état, et cette passivité à sa conduite vous acquerra une paix suprême qui vous établira dans la pure oraison, et vous disposera à la conversion très simple de votre âme vers Dieu le Créateur.

17. Notre bon Seigneur Jésus-Christ s'applique aux membres de son Église diversement pour les convertir à l'amour de son Père éternel, nous recherchant avec des fidélités, des artifices et des amours inénarrables. Oh ! que l'âme pure qui ressent les divines motions de Jésus et de son divin Esprit est touchée d'admiration, de respect et d'amour à l'endroit de ce Dieu fidèle !

18. Renoncez à toute consolation et tendresse des créatures, cherchez uniquement vos consolations en Jésus, en son amour, en sa croix et son abjection. Un petit mot que Jésus vous fera entendre dans le fond de votre âme la fera fondre et se liquéfier en douceur. Heureuse est l'âme qui ne veut goûter aucune consolation sur la terre de la part des créatures !

19. Par la vie d'Adam, nous sommes entièrement convertis à nous-mêmes et à la créature, et ne vivons que pour nous-mêmes, et pour nos intérêts de chair et de sang ; cette vie nous est si intime qu'elle s'est glissée dans tout notre être naturel, ni ayant puissance dans notre âme, ni membre en notre corps qui n'en soit infecté ; ce qui cause en nous une révolte générale de tout nous-mêmes à l'encontre de Dieu, cette vie impure formant opposition aux opérations de sa grâce, ce qui nous rend en sa présence comme des morts ; car nous ne vivons point à Lui, mais à nous-mêmes, à nos intérêts, à la chair et au sang. Jésus au contraire a mené et une vie très convertie à son Père éternel par une séparation entière et une mort très profonde à tout plaisir sensuel et tout intérêt propriétaire de nature, et Il va appelant ses élus à la pureté de cette vie, les revêtant de Lui-même, après les avoir dépouillés de la vie d'Adam, leur inspirant sa pure vie. Oh ! bienheureuse est l'âme qui par la lumière de la grâce connaît en soi la malignité de la vie d'Adam, et qui travaille en toute fidélité à s'en dépouiller par la mortification, car elle se rendra digne de communiquer à la vie de Jésus.

20. Tandis que nous sommes sur la terre, nous ne pouvons entièrement éviter le péché. Adam dans l'impureté de sa vie nous salira toujours un peu ; nous n'en serons exempts qu'au jour de notre mort que Jésus nous consommera dans sa vie divine pour jamais, nous convertissant si parfaitement à son Père éternel par la lumière de sa gloire que jamais plus nous ne sentions l'infection de la vie d'Adam ni d'opposition à la pureté de l'amour.

21. La sentence que Notre Seigneur Jésus-Christ prononcera sur notre vie au jour de notre mort est adorable et aimable, quand bien par icelle il nous condamnerait, car elle est juste et divine, et partant mérite adoration et amour : adorez-le donc quelquefois, car peut-être alors vous ne serez pas en état de le pouvoir faire ; donnez-vous à Jésus pour être jugée par lui, et le choisissez pour juge, quand bien même il serait en votre puissance d'en prendre un autre. Hugo, saint personnage, priait Notre Seigneur Jésus-Christ de tenir plutôt le parti de son Père éternel que non pas le sien : ce sentiment marquait une haute pureté de l'âme, et une grande séparation de tout ce qui n'était point purement Dieu et ses intérêts.

22. Notre bon Seigneur Jésus-Christ dit en son Évangile : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés0. Oh ! En effet, bienheureuse est l'âme qui n'a point ici d'autre désir que d'aimer et de vivre de la vie du pur amour, car Dieu lui-même sera sa nourriture, et en la plénitude de son divin amour assouvira sa faim. Prenez courage, la faim que vous sentez est une grâce de ferveur qui n'est donnée qu'à peu. Travaillez à évacuer les mauvaises humeurs de la nature corrompue, et cette faim ira toujours croissant, et vous fera savourer avec un plaisir ineffable les douceurs des vertus divines.

23. Tendez à acquérir la paix de l'âme autant que vous pourrez par la mortification de toutes les passions, par le renoncement à toutes vos volontés, par la désoccupation de toutes les créatures, par le mépris de tout ce que pourront dire les esprits vains et mondains, par l'amour à la sainte abjection, par un désir d'entrer courageusement dans les états d'anéantissement de Jésus-Christ quand la Providence le voudra, par ne vouloir uniquement que Dieu et sa très sainte volonté, par une indifférence suprême à tous événements ; et votre âme ainsi dégagée de tout ce qui la peut troubler, se reposera agréablement dans le sein de Dieu, qui vous possédant uniquement, établira en vous le règne de son très pur amour.

24. Il fait bon parler à Dieu dans la sainte oraison, mais aussi souvent il fait bon l'écouter, et quand les attraits et lumières de la grâce nous préviennent, il les faut suivre par une sainte adhérence qui s'appelle passivité.

25. Le spirituel dans les voies de sa perfection est sujet à une infinité de peines et de combats : tantôt il se voit dans les abandons, éloignements, sécheresses, captivités, suspensions ; tantôt dans les vues vives de réprobation et de désespoir ; tantôt dans les aversions effroyables des choses de Dieu ; tantôt dans un soulèvement général de toutes ses passions, tantôt dans d'autres tentations très horribles et violentes, Dieu permettant toutes ces choses pour évacuer de l'âme l'impureté de la vie d'Adam et sa propre excellence. Disposez-vous à toutes ces souffrances et combats, et souvenez-vous que la possession du pur amour vaut bien que nous endurions quelque chose, et partant soyez à Jésus pour tout ce qu'il lui plaira vous faire souffrir.

26. Derechef, je vous répète que vous soyez bien dévote à la Sainte Vierge : honorez-la dans tous les rapports qu'elle a au Père éternel, au Fils et au Saint-Esprit, à la sainte humanité de Jésus. Honorez-la en la part qu'elle a à l'œuvre de notre rédemption, dans tous les états et mystères de sa vie, notamment en son état éternel, glorieux et consommé dans lequel elle est entrée par son Assomption ; honorez-la en tout ce qu'elle est en tous les saints, et en tout ce que les saints sont par elle : suivez en ceci les diverses motions de la grâce, et vous appliquez à ces petites vues et pratiques selon les différents attraits. Étudiez les différents états de sa vie, et vous y rendez savante pour vous y appliquer de fois à autre ; car il y a bénédiction très grande d'honorer la Sainte Vierge. Je dis le même de saint Joseph : c'est le protecteur de ceux qui mènent une vie cachée, comme il l'a été de celle de Jésus-Christ.

27. La perfection ne consiste pas dans les lumières, mais néanmoins les lumières servent beaucoup pour nous y acheminer, et partant rendez-vous passive à celles que Dieu tout bon vous donnera, et en outre tachez autant que vous pourrez à vous instruire des choses de la sainte perfection par lectures, conférences, sermons, etc., et souvenez-vous que si vous ne nourrissez votre grâce, elle demeurera fort faible et peut-être même pourrait-elle bien se ralentir.

28. L'âme de Jésus-Christ est le paradis des amants en ce monde et en l'autre ; si vous pouvez entrer en ce ciel intérieur, vous y verrez des merveilles d'amour, tant à l'endroit de son Père que des prédestinés. Prenez souvent les occupations et la vie de ce tout bon Seigneur pour vos objets d'oraison.

29. Tendez à l'oraison autant que vous pourrez : c'est, ce me semble, uniquement pour cela que nous sommes créés : je dis pour contempler et pour aimer ; c'est faire sur la terre ce que font les bienheureux au ciel. Aimez tout ce qui favorisera en vous l'oraison, et craignez tout ce qui lui sera opposé. Tendez à l'oraison, pas vive, en laquelle l'âme sans violence entre doucement dans les lumières qui lui sont présentées et se donne en proie à l'amour, pour être dévorée par ses très pures flammes unissant les attraits et divines motions de la grâce. Ne vous tourmentez point beaucoup dans l'oraison, souvent contentez vous d'être en la présence de Dieu, sans autre opération que cette simple tendance et désir que vous sentez de L'aimer et de Lui être agréable ; car vouloir aimer est aimer, et aimer est faire oraison.

30. Prenez ordinairement des sujets pour vous occuper durant votre oraison ; mais néanmoins ne vous y attachez pas, car si la grâce vous appelle à d'autres matières, allez-y ; j'ai dit ordinairement, car il arrivera que Dieu vous remplissant de sa présence, vous n'aurez que faire d'aller chercher dedans les livres ce que vous aurez dans vous-même ; outre qu'il y a de certaines vérités divines dans lesquelles vous êtes assez imprimée, que vous devez souvent prendre pour objets d'oraison. En tout ceci, suivez les instincts et attraits de la grâce. Travaillez à vous désoccuper et désaffectionner de toutes les créatures, et peu à peu votre oraison se formera, et il y a apparence, si vous êtes fidèle, que vous êtes pour goûter les fruits d'une très belle perfection, et que vous entrerez dans les états d'une très pure et agréable oraison : c'est pourquoi prenez bon courage ; Dieu tout bon vous aidera à surmonter les difficultés que vous rencontrerez dans la vie de son saint Amour. Soyez fidèle, soyez à Dieu sans réserve ; aimez l'oraison, l'abjection, la croix, l'anéantissement, le silence, la retraite, l'obéissance, la vie servile, la vie cachée, la mortification. Soyez douce, mais retenue ; soyez jalouse de votre paix intérieure. Enfin, tendez doucement à convertir votre chère âme à Dieu, son Créateur, par la pratique des bonnes et solides vertus. Que Lui seul et son unique amour vous soient uniquement toutes choses. Priez pour ma misère et demandez quelquefois pour moi ce que vous souhaitez pour vous.

La fondatrice

Le 21 juin 1647, Catherine est nommée prieure du monastère du Bon-Secours à Caen, puis retourne à Rambervilliers en août 1650. La guerre la chasse de nouveau ; on la retrouve en mars 1651 en pleine Fronde à Paris, où elle rejoint ses sœurs de Saint-Maur réfugiées rue du Bac.

Elle reçoit quelques secours de son amie la comtesse de Châteauvieux et s'ouvre pour la première fois de son dessein de fonder un monastère destiné à l'adoration perpétuelle du Saint Sacrement, ce qui est accompli en 1654 ; elle commente alors avec profondeur la règle de saint Benoît0. Cette communauté s'accroît rapidement, et en 1659 Catherine prend possession de son premier monastère, rue Cassette, puis commence ses fondations : 1664, Toul, avec l'appui d'Épiphane Louys, mystique qui fut un temps son confesseur et ami0 ; en 1669 Notre-Dame de Consolation de Nancy… Les fondations se poursuivront jusqu’à sa mort, survenue à Paris le 6 avril 1698.

Elle laisse comme testament les deux seuls mots adorer, adhérer : « adorer Dieu dans le temple de notre âme, dans notre prochain, dans tout événement, et adhérer à cette volonté de Dieu qui est Dieu même ». L'oraison est vue et vécue dans ce même mouvement0.

Bien qu’à partir de 1654 elle ne fasse plus partie d’un Ordre franciscain, il serait dommage de ne citer que des écrits de jeunesse, car sa longue vie a permis une évolution vers une profondeur et une simplification de plus en plus grandes. Les correspondances de cette fondatrice, assez largement éditées aujourd’hui par des religieuses de son Ordre toujours vivant, présentent un grand intérêt spirituel0. Et de nombreuses « conférences » furent adressées par la sainte Mère à ses religieuses. Voici l’une d’elles en quelques citations :

Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l'acquérir. Vous me direz peut-être qu'elle est trop rigoureuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu'est-ce donc que ces sacrifices qu'elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l'humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […] Laissez à cette divine sainteté la liberté d'opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l'esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s'y opposent. Dès qu'elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s'imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.

Ah ! quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l'on veut se donner la liberté d'aller partout, [91] de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l'on s'attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes Sœurs, je vous le permets. […]

Il n'y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n'est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langage, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n'avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l'anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l'éternité. Ce n'est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m'a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre Seigneur pour moi0.


Une autre conférence, datée de l’année 1694, livre l’intimité mystique vécue à la fin d’une longue vie qui fut riche en épreuves :

Il n'est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : « Mon Dieu, je vous adore », il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en vous comme il y est en vérité. […] C'est donc dans l'intime de votre [98] âme, où ce Dieu de majesté réside, que vous devez l'adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seulement pour soutenir mon être, comme dans les créatures inanimées, mais il y est agissant, opérant, et pour m'élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d'obstacle à sa grâce0. »



Une très belle lettre de 1667 à une sœur dans la nuit spirituelle :

À la mère Marie de Saint-François-de-Paule [Charbonnier] :

Ayant appris que vous continuez d'être dans la douleur, j'ai cru que je devais vous dire ce que Notre Seigneur me donne sur vos dispositions.

Premièrement, je trouve que vous êtes tombée imperceptiblement dans une très grande réflexion et application à vous-même. […] Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes trop occupée de vos misères de vos péchés, de vos malices, de vos sacrilèges, de votre damnation, de votre enfer et de la perte que vous faites de Dieu. Je vois qu'au lieu d'aller à la mort de tout, vous avez réfléchi sur votre vide, et vous vous en êtes effrayée. Vous avez voulu y apporter remède par vos industries intérieures et, au lieu de trouver du secours, vous avez trouvé le trouble dans l'impuissance et l'enfer dans la pauvreté. Vous avez été abîmée dans la douleur, vous n'avez plus observé de règle ni de mesure. Vous avez pris des assurances de votre perte éternelle, bref tout est perdu, sans miséricorde, et il n'y a pas lieu d'espérer aucun retour. Ajoutez, si vous voulez, à tout ceci tout ce que votre esprit vous peut suggérer de vice et de péché. J'accorde tout. Soyez, si vous voulez, pis que tous les diables. Cela ne m'effraye et ne m'étonne pas.

Vous n'avez de tout cela qu'un péché, c'est d'avoir quitté le néant pour quelque chose, d'avoir quitté l'état de mort pour prendre vie, d'avoir voulu être quelque chose en Dieu et dans la grâce, et vous n'êtes qu'un malheureux néant, qui doit être non seulement oublié de tout le monde, mais de Dieu même, vous croyant indigne de son souvenir. Si j'étais auprès de vous, je vous convaincrais des vérités que je vous dis, mais, ne le pouvant, je vous prie de prêter croyance à ce que ma plume vous dit. Et commencez, [286] au moment que vous aurez vu ce que dessus, à vous mettre à genoux, disant de cœur et de bouche : « Mon Dieu et mon Sauveur Jésus-Christ, je vous demande pardon d'avoir voulu être, et d'avoir empêché votre grâce de m'anéantir ; je reçois toutes mes misères en pénitence, et renouvelle en votre Esprit mon vœu de victime qui me destine à la mort et qui me prive de tous les droits que mon amour propre a prétendu avoir sur moi et de tous mes intérêts de grâce, de temps et d'éternité. Je vous rends tout sans réserve, et ne retiens pour moi qu'un néant en tout et partout pour jamais, pour vous laisser être et opérer en moi tout ce qu'il vous plaira. » Après cet acte, cessez vos examens, vos retours, vos réflexions, vos craintes, vos résistances à l'obéissance et à la communion. Nous vous ordonnons de la part de Dieu de vous tenir comme une bête dans la perte de tout et même de votre salut et perfection. Il n'est plus question de tout cela, mais seulement de vous tenir dans ce simple abandon avec tant de fermeté que, si vous voyiez l'enfer ouvert pour vous engloutir, vous ne feriez pas un détour de votre pur abandon pour vous en préserver.

Voilà jusques où il faut mourir, et où vous ne voulez pas passer. Volontiers je vous gronderais de résister comme vous faites à la conduite miséricordieuse de Dieu ; ne permettez pas à votre esprit humain ni à votre raison de répliquer ni raisonner sur ce que nous vous ordonnons de faire. Marchez tête baissée sous la loi du Seigneur, il vous fait trop de grâce ; ne soyez pas si misérable que de le rejeter sous prétexte que vous l'offensez. Je vous défends de vous amuser à penser à vos péchés, ni de regarder vos communions comme des sacrilèges. Perdez et abîmez tous ces retours et réflexions dans l'abandon simple comme je vous le propose. Ne prenez aucune part en rien de ce qui se passe en vous ; soit bien, soit mal, laissez tout cela sans le discuter. Dieu en jugera et en fera ce qu'il lui plaira. Et vous, tenez-vous dans un néant éternel, qui ne voit plus, qui n'entend plus et qui ne parle plus pour soi-même ni pour autre. Mais je vous répète encore une fois, demeurez comme un mort à votre égard et même à l'égard de Dieu, comme ce qui n'est plus et qui ne doit plus être. Et si vous êtes fidèle à suivre la règle que je vous donne de la part de Dieu, vous trouverez ce que vous ne pouvez vous imaginer et que je ne dois point présentement vous expliquer. Allez aveuglément où je vous mène, et croyez que par la grâce de Dieu je sais ce que je vous dis. Marchez sûrement dans l'obéissance, et ne laissez pas de prier Dieu pour celle qui est en Jésus toute à vous. Souvenez-vous donc de demeurer comme une bête en la présence du Seigneur, sans pensée, sans acte et sans force ; le néant n'a rien de tout cela.

Lorsque vous serez dans la croyance que vous êtes damnée, laissez tout ce jugement à Dieu, croyant qu'il fera justice s'il vous met en enfer. N'en soyez pas plus inquiétée, laissez tout pour vous tenir encore au-dessous de tout l'enfer et des démons. Le rien n'est rien de tout cela. […]0.



Voici des extraits d’une lettre où elle dirige et encourage une religieuse de Toul :

Ma chère Fille, […] je veux votre sainteté ; vous êtes une petite paysanne que l'on mène à la cour. On en veut faire une dame, on lui ôte ses vieux haillons et ses petites guenilles. Elle ne le peut souffrir, ne voulant point de robe plus belle ni plus riche, et s'y trouvant empruntée. Elle dit : « Ôtez-moi cela, donnez-moi mes hardes, j'aime mieux ma liberté que toutes ces belles choses. » Voilà votre portrait tout fait. Quand Dieu vous aura dépouillée, quelle perte ferez-vous ? Il veut vous ôter vos guenilles pour vous revêtir de Lui-même. […]

« Dieu sera votre force et votre soutien. — Oui, mais je ne le vois pas, je n'en sens rien, pourquoi le croirai-je ? — Eh ! nous nous confions bien à une personne que nous savons nous aimer, qui nous trompe souvent, et parce que nos sens ne voient point Dieu, nous avons peine à croire en lui et en sa parole ! Un peu de foi et de confiance en Sa bonté fera merveille. » […]

Pourquoi pensez-vous que le Saint-Esprit ait descendu sur les Apôtres avec un grand vent et du feu ? C'est que le vent renverse tout, mais étant cessé, les choses se peuvent relever. Il n'en est pas de même du feu, il consomme tout et ne fait aucune réserve. Donnez-vous au pouvoir du Saint-Esprit, et vous trouverez un exterminateur qui n'épargne rien : il met le feu partout. […] Vous avez trop de compassion sur vous-même ; oubliez-vous une bonne fois, et laissez toutes vos pensées et raisonnements à la porte, sans amuser à contester avec cette marmaille qui vous nuira si vous n'y prenez garde. […] Toutes ces réflexions et tendresses de nature, et de compassion de vos propres intérêts, ne sont que des jeux de petits enfants qui crient devant les portes. Laissez-les crier tant qu'ils voudront. — Mais quel moyen de vivre ? J'aimerais mieux perdre toutes créatures que de perdre le goût de Dieu. — C'est l'amour propre qui crie ainsi. […] Demeurez en paix. […]0.



De très nombreux passages montrent l’élan qu’elle tente de transmettre à ses religieuses0 :

Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète […]0.

Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-mêmes0.

Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez0.

Vous m’avez quelquefois demandé comment il faut prier pour le prochain. […] Quelquefois Dieu donne mouvement à l’âme de prier pour les misères d’autrui et, quand vous sentez en vous cette disposition, vous devez prier en la manière qu’on vous donne le mouvement. La plus ordinaire façon […] c’est en foi, par un simple regard vers Dieu qui connaît les besoins de ses créatures ; vous le priez qu’Il les sanctifie toutes0.

Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point0.

N'ayez point de répugnance d'être en la présence de Dieu sans rien faire, puisqu'il ne veut rien de vous que le silence et l'anéantissement, vous ferez toujours beaucoup lorsque vous vous laisserez et abandonnerez sans réserve à sa toute-puissance0.

L'oraison du cœur n'est autre chose que de croire Dieu dans son cœur, de l'y adorer et de se laisser amoureusement à lui. Cette oraison ne demande point d'autre instruction que les inventions que le Saint-Esprit inspire à l'âme. C'est l'amour divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s'ingérer de faire son office0.

« Mais, me direz-vous, je me chagrine parce que je crois que ma sécheresse vient à cause de mes infidélités et qu'elles sont la marque de la disgrâce de Notre Seigneur. » Ces raisons-là ne sont qu'amour-propre. Si c'est vos infidélités qui vous les ont attirées, vous les devez souffrir comme une pénitence que vous avez méritée. Il ne faut pas tant se réfléchir, il faut s'abandonner. […] Ne pensons qu'à l'aimer, qu'à le contenter. Voilà l'unique nécessaire, tout le reste n'est rien0.

Car si, au dedans, il semble que les organes de l'âme soient obscurcis et comme impuissants de s'élever pour trouver Dieu, la vérité le fait posséder en foi puisqu'il est vrai qu'il nous environne, qu'il est tout notre être plus nous que nous-même. Et si l'âme dit : « Je ne puis être unie à Dieu à cause de mes impuretés », je lui réponds qu'elle est en Dieu, qu'elle vit en Lui. […] Si on savait le bien que l'âme reçoit de cette présence quand elle s'y exerce en foi à toute heure ! Elle se trouve investie de Dieu jusques à des pénétrations inexplicables. Tout notre mal est que nous ne voulons pas nous captiver sous cette loi d'amour et de simple application à Dieu présent0.



Enfin ouvrons sur la fécondité spirituelle issue de Mectilde-Catherine de Bar en citant une note explicative0 rédigée par une compagne et dirigée0 :

Le langage des mystiques est fort malaisé à entendre pour ceux qui ne se sont pas.

C’est une théologie qui consiste toute en expérience, puisque ce sont des opérations de Dieu dans les âmes, par des impressions de grâces et par des infusions de lumières ; par conséquent l’esprit humain n’y pourrait voir goutte pour les comprendre par lui-même.

Ce « Rien » dont notre Mère [Mectilde] parle avec tant d’admiration se trouve de cette nature. C’est, sans doute, un dépouillement de l’âme effectué par la grâce, qui la met en nudité et en vide, pour être revêtue de Jésus-Christ, et pour faire place à son Esprit qui veur venir y habiter.

Mais nous pouvons dire encore que la nature, par elle-même, ne peut arriver à cet état. Il n’appartient qu’à Celui qui a su, du rien, faire quelque chose, la réduire de quelque chose comme à Rien, non pas par son anéantissement naturel, mais par un très grand épurement0 de toute le terrestre, où Il la peut mettre.


Tout est dit ! Cette explication résume la mystique de l’Ordre fondé par Mectilde, elle-même dirigée par Jean-Chrysostome et par Bernières. Il faudrait approfondir l’histoire de cet Ordre et explorer ses trésors manuscrits pour découvrir d’autres figures mystiques. On appréciera déjà Élisabeth de Brême grâce à une notice rédigée par la mère de Blémur0.

Nous ne pouvons ici développer cette branche d’un « delta spirituel » ; la source du fleuve remonte aux tiers ordres franciscains, tandis que les autres branches sont la branche canadienne et la filiation « quiétiste ».

Jean Aumont (1608-1689)

Le « pauvre villageois »

Disciple lui aussi de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, il fut un frère laïc membre du Tiers Ordre, puis séculier dans le monde possédant peut-être un petit vignoble à Montmorency. Jean Aumont fut en relation assez étroite avec Catherine de Bar : d’après elle, le « bon frère Jean » aurait été envoyé en exil en 1646 par suite de son ardeur à propager les maximes de Jean-Chrysostome, mort la même année (ce qui laisse entrevoir des tensions assez fortes entre ces mystiques et leur entourage) ! Il est « tellement rempli de la divine grâce à présent, qu’il a perdu tout autre désir. Il se laisse consommer. » Il rencontrera de nouveau Catherine à Caen en 1648 et à Paris en 1654. Tout laisse croire0 qu’il s’agit bien du « pauvre villageois » auteur de L’Ouverture intérieure du royaume… auquel fait suite un Abrégé pratique de l’oraison…0.

L’Agneau occis dans nos cœurs (1660)

Les illustrations de ce livre atypique (comme les images publiées par Querdu Le Gall0), mais beau, original et savoureux, ont fait la joie de Bremond lorsque celui-ci présenta « le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale ». Le texte du « pauvre villageois » est peu structuré, reflète parfois des représentations de l’ancienne astronomie-astrologie médiévale survivant à l’époque ; l’auteur est parfois trop abondant et imaginatif, le style est rocailleux. Mais il recèle de grandes beautés et témoigne d’une « intelligence extrêmement vive, pénétrante et limpide au didactisme le plus subtil0 ». Cet homme apparemment si simple avait atteint les profondeurs de la vie en Dieu : il nous transmet son élan qui fait fi de tous les obstacles.

Nous livrons tout d’abord un extrait assez long, mais de vive image, avant de présenter d’autres extraits courts et plus faciles de lecture :

Mais dites-moi de grâce si quelqu'un enfermé en votre cave, et frappant à la porte pour se faire ouvrir, vous alliez cependant au plus haut et dernier étage la maison demander qui est là : vous n'auriez sans doute aucune bonne réponse, car la grande distance du grenier à la cave ne permettrait pas que votre « Qui va là ? » fût entendu. Mais peut-être que cette personne-là n'ayant pas encore bien appris tous les lieux et endroits de la maison pourrait bien être excusée d'aller répondre au grenier quand on frappe à la porte de la cave, et ignorant principalement ces bas étages et lieux souterrains ; c'est pourtant d'ordinaire où l'on a de coutume de loger le meilleur et le plus excellent vin ; mais assez souvent l'on se contente d'y envoyer la servante sans se donner la peine d'y descendre soi-même pour en puiser à son aise et se rassasier. Je veux dire que Dieu étant l'intime de notre intime0, il frappe à la porte de ce fond et plus profond étage de nos âmes, et que partant il y faut descendre en esprit et par foi pour y écouter en toute humilité ce qu'il plaira à Sa divine Majesté de nous y ordonner pour son contentement, et ne nous pas contenter d'y envoyer la servante de quelque chétive considération, laquelle ne peut descendre jusques au caveau de l'Époux, mais seulement sans s'abaisser elle demande du faîte de la maison qui est là.

C'est en vérité trop mépriser son Prince, d'envoyer à la porte un chétif valet qui n'a ni parole ni civilité pour le recevoir. Mais il faut que l'âme descende elle-même par dedans elle-même pour y chercher son Dieu et l'y trouver, et en jouir tout à son aise seul à seul [14] dans la chère solitude de son cœur, dans cette maison de vraie oraison, où il l'introduira en personne dans le caveau des chères délices du pur amour de son sein. Et si enfin dès l'abord elle ne l'y trouve pas autant qu'il y peut être trouvé, qu'elle persévère constamment ; car à même qu'elle continuera une telle recherche intérieure et cordiale, elle y croîtra dans la découverte de ce très digne Objet cherché, et par cette intérieure recherche, elle y croîtra en sa lumière et par la lumière en la connaissance d'elle-même, et de la connaissance d'elle-même à la recherche intime de son Souverain Bien, de son amour et de son espérance ; et elle, commençant à se dégoûter de ses sens et de leurs sensualités, elle commencera d'entrer dans le goût de Dieu et, l'ayant savouré, il lui sera donné de Dieu de se dégoûter d'elle-même ; et à mesure qu'elle s'en déprendra, elle entrera en la possession de son Dieu, où elle sera toute comblée de délices. Et enfin la persévérance fidèle en ces intérieurs commerces l'y fera trouver lui-même dans lui-même, par-dessus tout le compréhensible, où elle le goûtera aussi par-dessus tout goût et toute chose goûtée, autant qu'il se peut en cette vie, pour enfin l'aller goûter à voile ôté dans sa glorieuse éternité.

Voici donc, âmes chrétiennes, que tout le secret et l'importance de l'affaire de notre salut est qu'il faut bien apprendre et bien savoir une bonne fois pour toute notre vie, que toute la beauté, le trésor et les richesses de l'âme chrétienne sont par dedans elle-même, et que c'est par ce dedans que Dieu nous frappe, et nous appelle d'une voix de père et de cordial ami0.

Il passe dès la page suivante d’une image empruntée à la vie concrète d’une maison à une analogie prise dans l’Évangile :

Mais tout ainsi que le Lazare sortant du sépulcre et échappé de la mort resta encore lié [de bandelettes], ainsi l'âme échappée des chaînes de la mort éternelle et du sceau du péché reste encore liée aux choses mondaines et scellée des autres sceaux et habitudes ci-mentionnés ; pour la poursuite et la victoire desquels il faut absolument la sainte persévérance, que nous devons demander à Dieu, et l'attendre en toute confiance de son divin amour.

Et ainsi, de comparaison en comparaison, se poursuit la parole du « Socrate campagnard, qui ne connaîtrait que son catéchisme, et dont les paraboles abondantes rejoindraient toutes, sans qu’il s’en doutât d’abord, la philosophie de M. Bergson0 » !

Tout le but et l'intention de ce petit œuvre, âme chrétienne, est de vous découvrir et ouvrir la porte étroite de la vie, et vous donner les moyens de vous échapper de la mort des ténèbres, en vous montrant comme il se faut retirer et recueillir dans votre temple intérieur, et, comme nous sommes corporels et spirituels, la loi de Dieu nous a bâti des temples corporels pour nous y retirer et y rendre un culte visible à la divinité pour le bon exemple et l'édification du simple peuple ; mais lorsque nous entrons [26] dans cette église extérieure, il nous faut souvenir que Dieu par sa bonté s'en est bâti une intérieure dans le fond de notre âme, où il veut être aussi servi d'un culte intérieur et spirituel ; et partant qu'il nous convient de passer en esprit de cette église visible et matérielle, dans l'église intérieure et spirituelle de notre âme, et de ces deux églises n'en faire plus qu'une l'une dans l'autre. Là où vous remarquerez trois étages, la nef, le choeur et le sanctuaire divin qui ont rapport aux trois étages de l'oraison, savoir : un entretien actif, un entretien actif et passif ensemble, et un entretien purement passif ; lesquels s'exercent et se doivent exercer au fond du cœur chrétien par trois sortes d'emplois de l'amour divin intérieurement exercé dans les trois cieux de l'âme, par ces trois moyens susdits. Et partant, il faut que notre esprit, comme le ministre spirituel de ce temple intérieur, entre et s'avance jusques au sanctuaire par dedans ces trois étages, qui fondent les trois cieux de notre univers intérieur, et par conséquent le troisième est nommé le ciel des cieux.

Suit la description du premier ciel, qui a pour soleil Jésus-Christ, pour lune la Très Sainte Vierge, pour étoiles nos saints patrons. Puis :

[28] Le second ciel de notre temple intérieur a pour soleil le Saint-Esprit et pour lune l’imitation de la vie souffrante de Jésus-Christ et de sa très aimée mère […] [qui disposent les âmes] pour entrer plus avant dans le désert de leur cœur, et d’y opérer de cœur, c'est-à-dire faire cesser l’activité du propre intellect […] et ouïr de l’oreille du cœur ce que l’amour divin dit au cœur. […]

Il faut enfin entrer, et se retirer en esprit, en foi et en amour dans notre église intérieure, d’étage en étage, de degré en degré, et de dedans en dedans jusque dans le sanctuaire divin. Et là l’âme toute ramassée et réunie en elle-même, et toute réduite à son point central, et toute passive et abandonnée aux impérieux débords du divin [31] amour, qui la pénètrent au-dedans et qui la revêtent et investissent de divinité, et ainsi, l’âme croissant en amour croît aussi en lumière, et en lumière d’amour rejailli de la très sainte humanité glorieuse de Jésus, laquelle, lumière d’amour intérieurement participée, est la vraie manne et la vraie nourriture de l’âme : c’est une onction divine, laquelle opère dans l’âme tout ce qu’elle y notifie, y détruisant et anéantissant le règne du propre amour, et y détache l’âme de l’emploi propriétaire de ses puissances, et puis de sa propre vie, et mourant ainsi à l’emploi propre de ses puissances et à sa propre vie pour s’y tenir toute passive et pour s’abandonner et l’un et l’autre à la clémence du Saint-Esprit, pour n’être plus mue, ni agie ni vivante ou vivifiée que de lui, pour ne vivre qu’à lui, de lui et pour lui. Et enfin il est donné à l’âme de se détacher du plaisir de la possession de Dieu dans elle-même et de la participation finie de l’infinité divine, et de tous les dons de Dieu, et des plus hautes faveurs pour le pur amour de lui-même. […]

[33] Enfin il faut avouer que Dieu aime infiniment le cœur humain, au fond duquel est la capacité amatique [d’aimer] propre à recevoir ce Dieu d'amour dans le fourneau de sa volonté ; car comme Il est infiniment aimant, il cherche des cœurs qui se veulent donner tout entiers en proie à son divin amour afin que, les en ayant tous remplis jusques à en regorger, ils le puissent aimer en sa manière infinie avec son même amour.

Il faut passer au-delà du fonctionnement « dans la tête » :

[57] C'est la maladie naturelle de l'homme de vouloir être homme raisonnant et à soi sans démission ; et roulant dans sa tête le chariot naturel de ses pensées, il se figure une foi plus imaginaire qu'infuse, et partant plus acquise que donnée, et ainsi avec certaine pratique spirituelle et non intérieure, puisqu'il ne tend pas en dedans au fond du cœur, mais demeurant seulement dans la nature du propre esprit bien policé et prudemment exercé par les temps, les lieux, les motifs, les actes, les sujets et les raisonnements sur tout cela ; et cependant on ne s'avise pas que l’on tient continuellement le dos tourné à Dieu et à ce divin soleil intérieur qui luit au fond de nos âmes, et dont ils ne sont point éclairés, parce qu’ils se tiennent la face de l’âme tournée en dehors sur leurs actes, sur les points et motifs des sujets et objets de leur méditation avec la roue du raisonnement, tout ainsi qu’un écureuil enfermé dans une cage en forme de roue qui court sans cesse à l’entour de soi-même, et n'entre jamais dedans, et ne cessant de tournoyer sans rien avancer, ni bouger d'un pas, ni sortir de sa place, ni même changer de posture ; ainsi fait l'homme qui cherche Dieu à la naturelle ne cessant de rôder, et tournoyer à l'entour de la roue de ses propres raisonnements. [...]

[68] Retirant et ramassant toute leur substance dans leur tête, ils demeurent secs et arides de cœur ; car la bonne et profitable étude doit être entremêlée d’oraison ; mais quoi, ils n’en veulent rien faire de peur de devenir mystiques, et ce sont pour l’ordinaire ceux-là qui disent que ce n’est pas pour tout le monde.

Il décrit sept degrés de récollection intérieure par lesquels sont levés les sept sceaux (de l'Apocalypse) qui tenaient l'âme captive. Ce texte dense, lu lentement, fait bien voir la tentative très intéressante, car originale, non polluée par la culture théologique, de décrire le vécu phénoménologique. Comme Ruusbroec avant lui, il insiste sur l’absence d’entre-deux au sommet de la vie mystique :

Le sixième degré d'abstraction intérieure conduit jusques à son centre, et y fait savourer à l'âme un repos tout divin, tout spirituel, et centralement et également amoureux et lumineux. Et d'autant plus pur et parfait que la vie de l'âme est noble dans son intégrité spirituelle, et selon son opération impérieuse mue du divin Amour, il lui est donné pouvoir sur toutes les choses au-dessous d'elle et l'empire sur elle-même, puisqu'elle a ici le courage héroïque de sacrifier et immoler à Dieu au fond de son être ce qu'elle a de plus cher, ce qu'elle aime davantage, qui est l'attache à sa propre vie ; et pour lors l'âme cessant de vivre à elle et pour elle, commence à vivre de Dieu et pour Dieu, et selon la manière de Dieu ; et partant l'âme fait ici le parfait sacrifice d'elle-même, donnant à Dieu tout ce qu'elle a et ce qu'elle est en elle-même ; et Dieu la reçoit et lui est agréable. Mais il n'est pas encore content que l'âme se donne à lui, et que lui se donne à elle dans elle-même avec tous les dons, mais elle veut encore qu'elle se désapproprie de tout cela et qu'elle meure à cette complaisance, à cette jouissance de lui dans elle-même, pour l'aller posséder dans lui-même dans l'Eternité.

Et c'est ce qui fait le septième et le dernier degré plus qu'intime, puisqu'il est outre l'âme en Dieu ; et par lequel enfoncement central l'âme demeure détachée, libre et affranchie de tout servage, entrant humblement et librement à Dieu sans milieu, ni entre-deux, sans voile, ni sans figure, lui rendant par amour et hommage souverain tous les dons avec elle-même ; et par ainsi demeure dégagée de tout ce qui n'est point Dieu [128] lui-même, qui est le plus grand sacrifice que l'âme puisse faire ni en cette vie ni en l'autre, et partant qui contente Dieu autant qu'il peut être contenté d'une pure créature humaine, si bien que ce recueillement devient ainsi de degré en degré si profond qu'il atteint jusque dans Dieu même, qui est le dernier degré qui fait la jouissance du Souverain Bien, sans entre-deux ni milieu ; car l'âme n'est pas ici seulement spirituelle ou intérieure, mais elle est si intérieure et très intime qu'elle ne repose plus en elle-même, mais en Dieu, parce qu'elle est sortie d'elle-même par dedans elle-même, est outre elle-même, où elle s'est perdue à elle-même et retrouvée toute divinisée en Dieu même. Je dis qu'elle s'est perdue à elle-même parce qu'elle a quitté et dépouillé tout attache, tant d'elle-même que hors d'elle-même, et jusques à la participation finie des dons de Dieu dans elle, pour n'avoir plus en tout et partout que Dieu, et divinité dans Dieu même, par l'amour embrasé et impérieux qui la domine et lui donne rang dans les commerces ineffables des personnes divines.

Et partant, âmes chrétiennes, vous pourrez voir clairement et distinctement comme la récollection, l'abstraction et l'introversion centrale doit être conduite à sa fin qui est Dieu au septième jour qui est le sabbat divin, le jour de liesse.

Jean propose une comparaison avec le cycle de la nature0, comme dans la section intitulée :

« L'âme dans ses trois différents états de commencement, de progrès et de perfection en la sainte oraison, agréablement comparée à l'arbre fruitier, selon trois différentes saisons de son fruit, en fleur, en verdeur et en maturité, et planté en différents terroirs sous différents climats » :

Le premier regard du soleil corporel sur les arbres fruitiers fait épanouir les fleurs et y dessèche humide que la rosée du matin y avait accueillie dedans la fleur, afin qu'étant réchauffée le fruit s'y forme [...]

Le second regard du soleil sur l'arbre fruitier est que [298] réchauffant la terre, il la soulage et l'aide à produire l'humeur où la sève, laquelle nourrit le fruit et le conduit à sa grosseur. Et comme dans cette saison la sève est en sa grande vigueur, elle fait aussi que le fruit quoique gros, est cependant de couleur très verte et de goût très âcre, et tient beaucoup à l'arbre.

Le troisième regard et la troisième opération du soleil sur l'arbre fruitier envisageant ce fruit dans sa grosseur, et le soleil étant selon cette saison très ardent, il dessèche la terre et en purifie l'humeur, et y fournit la couleur selon chaque espèce, accommodant sa vertu au sujet qu'il atteint. [...]

De même le premier regard de l'Amour divin sur la terre de notre cœur et l'arbre fruitier de notre volonté, c'est de réchauffer cette terre morfondue par les glaces de l'hiver du péché, et lui faire produire les premières fleurs de la dévotion, en y desséchant l'humide que les vapeurs du propre amour y avait amassé. [...]

Le second regard de ce soleil amoureux sur l'arbre fruitier de [299] notre volonté est que, réchauffant la terre de notre cœur, il y produit l'humeur ou la sève de la grâce, laquelle nourrit ce fruit et le conduit à sa grosseur après avoir purifié la terre de notre cœur. [...]

Le troisième regard et la troisième opération du soleil éternel sur l'arbre intérieur de notre volonté, et qui regardant les fruits dans leurs grosseurs, dessèche la terre de notre cœur des ardeurs de son midi, y purifie l'humeur de la complaisance de sa propre vie et y fournit la couleur de chaque vertu, comme la fermeté de la foi sous la blancheur de l'Agneau, et la couleur jaune de sa très simple mort et Passion, la candeur de l'espérance sous le rouge et l'attente des flammes du Saint-Esprit, et le doré de la Charité sous la couleur panachée [300] de la plénitude du Saint-Esprit, lequel amène en l'âme toutes les vertus chrétiennes vivifiées en charité, et chargées de toutes les divines couleurs du divin Amour. Et partant, sont des fruits arrivés à leur maturité, et propres à être servis sur la table du grand Seigneur, car la sève de l'attrait de la grâce se retirant avec le propre esprit au centre de la racine de la volonté, outre0 la substance rend ses fruits dans la terre sainte de l'humanité glorieuse de Jésus-Christ, pour être servis par lui et en lui devant Sa Majesté divine.

Et tout ainsi que la terre toute seule ne peut produire ni donner du fruit à l'arbre, si l'arbre et la terre ne sont également envisagés des rayons du soleil corporel, de même si ce divin soleil de nos âmes ne lance ses divins regards sur la terre intérieure de notre cœur et sur l'arbre intime de notre volonté, elle ne produira aucune bonne œuvre pour la terre promise de l'éternité, ainsi à proportion des regards du soleil et des situations de la terre qu'il envisage, il produit la diversité des fruits : comme dans les terres chaudes du Midi, il y produit quantité de vin et d'huile. Devers l’Orient, il y fait tout abonder, à cause que la terre et la situation a beaucoup de correspondance à l'influence bénigne de cet astre, lequel est fort tempéré et second sur ces terres orientales. Devers le Couchant, il n'y croît pas de vin ni d'huile, si ce n'est de poissons : ainsi ces terres sont fort aquatiques et froides, et sont peu fertiles. Pour le regard du Nord il y a des glaces en quantité, et beaucoup de froid, parce que le soleil en est fort éloigné, et par ainsi la terre y produit peu, et en plusieurs endroits rien du tout.

Et par ainsi, âmes chrétiennes, si vous n'êtes point sur la terre de votre Midi, il ne tient qu'à vous de vous y mettre et d'y exposer le fond de votre volonté sous le midi de l'amour divin et sous la véhémente ardeur de sa chaleur infinie. [...] [301]

Mais si vous êtes encore rôdant vers ces terres du Couchant, froides et aquatiques, de la tiédeur, là où il ne croît ni vin ni huile, si ce n'est de poissons, au moins apprenez de ces poissons à vous retirer dans votre élément pour vous y conserver et accroître la vie. Car sitôt que le poisson sort de son élément, indubitablement il meurt. Mais il nous apprend encore une belle leçon, c'est qu'il n'en sort jamais s'il n'en est tiré par force avec l'hameçon. [...] [302]

Si je n'avais crainte de trop grossir cette œuvre, et par ce moyen la rendre moins commode et de trop grand prix pour les pauvres et les simples, je vous ferais voir par toute la terre et les cieux, par tous les animaux grands et petits, forts ou faibles, rampants ou cheminant sur la terre, par tous les arbres, par toutes les plantes et fleurs et fruits de la campagne, par toute la mer et les poissons, les bestiaux, navires et nacelles, la nécessité de se retirer intérieurement en esprit et par foi au fond de nos cœurs pour nous y relancer intérieurement dans cet immense vastitude de sa Divinité outre [au-delà de] nous-mêmes ; et d'où nous sommes sortis par la création pour y retourner par grâce, par foi et par amour, comme dans notre divin élément, Centre incréé de notre vie créée, et après tant de connaissances et de lumières de cette grande troupe des prédicateurs exemplaires de toute la nature, qui nous crient et nous prêchent chacun en sa façon, et selon son genre ou espèce, que Dieu est plus intimement dans nous que nous-mêmes, et qu'il y est pour nous, et pour y être possédé de nous, et pour l'y posséder pareillement en toute plénitude.

Voici un développement à partir de belles images. Il relie les forces intérieures à des figures astrologiques, dans le cadre de la culture évangélique populaire :

De la souveraineté de la foi sur toutes les lumières infuses les plus sublimes...0

La foi élevée par la vie d'amour fait le noble instrument du nouvel homme, laquelle médie0 premièrement entre l'âme et la grâce, lui faisant appréhender les choses divines selon sa portée et capacité ; et puis elle l'élève à choses plus hautes, tenant toujours le dessus sur la capacité de l'âme qu'elle attire et élève pour sa fin. Et ainsi la foi va toujours croissant, et nous accroissant pour nous élever à Dieu, comme médiatrice entre Dieu et la loi de grâce. Car puisque l'homme est un petit monde, il lui faut des astres qui le régissent et le gouvernent, parce que Dieu n'a rien fait que de parfait. Et comme il est en soi et de soi lumière éternelle, il va éclairant et illuminant toutes ténèbres, soit par lui-même, ou par causes secondes. D'où vient qu'il a posé au ciel de notre âme ses deux grands corps lumineux, la foi et la charité, pour y verser leurs influences et ordonner toutes les saisons. Et partant, la foi nous y est comme une belle lune, qui va nous éclairant parmi cette vastitude immense et ténébreuse qu'il y a à passer entre Dieu et nous ; et elle nous a été donnée de Dieu tout ainsi que l'étoile d'Orient fut donnée aux Mages pour les conduire sûrement, et les éclairer pour chercher et trouver ce tendre Agneau de Dieu dans son palais de Bethléem, où elle disparut et s'éclipsa à l'abord de ce beau Soleil lumineux de l'Orient [403] éternel, tout nouvellement levé sur notre horizon pour y éclairer les épaisses ténèbres de la gentilité. Ainsi la foi, comme une belle lune attachée au ciel de notre esprit, va éclairant et vivant parmi tous les étages de ce monde spirituel de degré en degré.

Mais tout ainsi que l'étoile d'Orient disparut aux Mages lors de leur entrée en Jérusalem, de même [il] en arrive à l'âme recueillie et ramassée au fond de sa Jérusalem intérieure, de là où se lève ce grand corps lumineux de la charité ; lequel comme un beau soleil éclatant, ardent et tout lumineux et embrasant, fait éclipser la foi pour ce moment par son abord enflammé, opérant et impérieux, et qui réduit et réunit toute lumière en son principe. En sorte que pendant ses grandes irradiations embrasées de la charité dont l'âme est toute investie, pénétrée et abîmée en cet océan divin, la foi n'y paraît point pendant l'opération, quoiqu'elle y soit beaucoup plus noblement, et plus lumineuse, et comme vivifiée et éclairée de la charité, qui fait la vie de sa lumière. Et tout ainsi qu'au lever du soleil toute la lumière des astres s'éclipse, de même à l'abord du soleil de la charité, toutes les vertus comme lumières participées de ce grand corps éclatant et flamboyant de ses divines ardeurs, s'éclipsent pendant le temps et le moment de cette irradiation. Quoique la foi s'éclipse et disparaît durant ces lumineuses irradiations de la charité, elle ne laisse pas d'être toujours dans l'âme, même tenant le dessus sur toutes les lumières de la charité, parce que nous croyons infiniment plus de Dieu par la foi qu'il ne nous en est manifesté par ces excessives lumières d'amour.

Mais enfin, l'opération de l'Amour divin étant finie et l'âme revenant à elle-même, toutes les vertus reparaissent en l'âme, mais portant les livrées de la très noble charité, ainsi que l'étoile d'Orient le fit revoir aux Mages à la sortie de Jérusalem, pour les exciter à poursuivre leur chemin et enfin arriver au lieu de leur demeure. Ainsi en arrive après que ces foudroyantes inflammations de la divine [404] charité régnant impérieusement dans l'âme pour quelque temps selon son office d'épurer et d'unir ; après, elle met comme un voile sur sa face lumineuse et radieuse pour en tempérer les ardeurs, et pour lors la foi rentre en office, élevant et tirant l'âme vers sa fin, mais incomparablement plus noblement qu'auparavant, à cause de la capacité de l'âme plus dilatée par l'opération impérieuse et enflammée de la charité. Et par ainsi cette belle lune de la foi continue toujours d'éclairer l'âme par ses ombrages lumineux, si d'aventure l'interposition de la terre ne lui cause une éclipse. C'est-à-dire que si l'âme venait à s'oublier jusques à donner lieu au péché mortel, elle se dégraderait à même temps des avantages et degrés d'être et de noblesse de foi et de charité. Mais au contraire, si elle est fidèle jusques à la mort, elle en sera glorifiée dans l'éternité.

D'où vient que le Verbe divin s'est approché de nous par son Humanité, sans le secours de laquelle sa Divinité nous était inaccessible dans l'immense sublimité de son être, où elle est cachée dans ses lumières impénétrables et infinies, où elle habite en souveraine, et là où elle règne en Dieu, c'est-à-dire indépendamment et hors d'atteinte d'aucune créature ; et partant, nous n'aurions jamais pu l'y choisir pour objet intérieur et proportionné, parce que Dieu nous est invisible, ni le prendre pour notre exemplaire, parce qu'il n'y a aucune forme en lui, ni nous y conformer, parce qu'il est inimitable, ni l'atteindre parce qu'il est immense, ni l'aborder à cause de l'excès de ses lumières, dans lesquelles il se tient caché à nos ténèbres et se dérobe à nos puissances.

Mais enfin, voici que la Sagesse incarnée et incréée s'étant [s'est] intéressée dans nos besoins, comme celle qui apportait en terre la lumière surnaturelle et divine pour éclairer les hommes non seulement d'une simple étoile, mais de l'immense clarté et splendeur du Père, laquelle s'est enfermée dans l'humaine nature comme dans une admirable lanterne, quoique obscure, à travers de laquelle il a tempéré ses [405] glorieux regards, qui nous eussent anéantis ; parce qu'il n'y a aucune créature qui puisse supporter le regard divin, comme divin, sans mourir. [...]

Des images d’origine alchimique :

Nous devons laisser écouler en l’intérieur tout notre esprit, notre mémoire, notre entendement [...] Quand nous parlons d’anéantir le propre être ou la propre vie, ce n’est pas aussi la destruction du propre être, mais la destruction de l’estime du propre être, ni aussi la mort de la propre vie, mais la mort du propre amour et complaisance à [451] la propre vie finie pour entrer en la vie infinie ou l’infinie complaisance de Dieu. [...] Il faut que l’âme souffre une destitution totale et que sa substance soit pénétrée et repénétrée des ardeurs du divin amour, et que sa volonté y serve comme de fourneau et d’alambic tout ensemble pour épurer cette essence toute abandonnée et pacifique, pour y supporter l’excessive opération de son ardeur embrasée et impérieuse qui la pénètre, et en évacue tout ce qu’il y a de défectueux et empêchant la divine union des deux Amants ; c’est ce que nous appelons dépouillement [...], [qui] ne se peut achever que dans l’âme passive. [...] Aucunes fois Dieu s’insinue dans l’âme, et d’autres fois il insinue l’âme en soi.

L’ambition spirituelle est une qualité lorsqu’elle est bien comprise, affirmation qui est bien loin du dolorisme de Jean-Chrysostome et que l’on n’entend pas assez à l’époque :

[454] Âme chrétienne, voulez-vous contenter votre démangeaison d'être ? Eh bien, soyez, à la bonne heure, mais en Jésus-Christ ; et ne soyez point jamais ailleurs ; car ce que vous ne pouvez être vous-même par nature, vous le pourrez être en Jésus-Christ par la foi, par sa grâce et par son amour, et en vous rendant intérieurement à lui au fond de votre cœur : tout ce que vous ne pourrez apprendre ni atteindre par votre propre esprit, vous le pourrez savoir et appréhender par l'Esprit de Jésus-Christ. Car le Saint-Esprit donné à l'âme va anéantissant la créature pour la rendre en lui, et la faire grande et solidement savante. Non toutefois en comprenant ou atteignant par nous-mêmes les divins Mystères, mais en nous laissant comprendre à eux, ils nous conduisent et nous font entrer en Dieu, d'où ils sont sortis, et nous y font être créature nouvelle, nous apprenant dans eux ce que nous ne pouvons savoir ni atteindre sans eux, qui est le néant glorieux de la créature nouvelle, qui fait tout notre avantage, car n'étant plus rien de nous-mêmes dans nous-mêmes, nous sommes tout de Dieu et pour Dieu, étant ainsi faits les sujets légitimes de sa toute-puissance s'exerçant sur le néant nouveau et volontairement soumis, lequel ne résiste point à la toute-puissance, laquelle le tire et l'élève du néant de l'être créé et naturel à la participation de l'être de la charité, de l'être surnaturel et divin.

La souveraine liberté réside dans l’adhérence au divin attrait :

Et partant, l'âme, s'étant réunie et réintégrée en sa liberté spirituelle, ne doit pas s'actuer par elle-même comme d'elle, parce que s'étant réduite sous l'empire de l'amour divin qui l'exerce, et par là arrivée à la divine union, tous ses actes doivent être réduits en un seul ; et l'âme étant toute abstraite en dedans et toute concentrée en son fond, ne fait plus de tout elle-même qu'un seul écoulement en Dieu. Et comme cet écoulement de l'âme en la Divinité est prévenu d'un puissant attrait intérieur, cela fait que l'on dit ne pas agir, quoique pourtant l'âme agisse toujours, mais d'une manière si simple et si libre qu’il ne paraît point à l'âme qu'elle agisse. Et à la vérité elle n'agit que d'un acte très simple, qui consiste en attention ou en adhérence au divin attrait ; et cela parce que l'âme s'est laissée dépouiller peu à peu de la multiplicité de ses actes naturels, pour se laisser réduire intérieurement à la simplicité de son acte intensé0 par l'opération de l'amour divin, qui se rend simple et un ; parce que ce divin amour s'étant emparé de l'âme et de ses facultés par son consentement, il se rend impérieux et dominant sur elle, non par force, mais par amour, qui a captivé0 l'amour.

Et cette captivité savoureuse de l'amour divin opère en elle sa souveraine liberté. Car servir à l'Amour Personnel, c'est régner, et être son captif d'amour, c'est être infiniment libre ; et en récompense de la fidélité de l'âme, de sa foi, de sa confiance et de son amour, le divin actuant qui l'agite et la fait mouvoir à soi lui attribue tout le mérite, comme si elle-même y avait tout actué et contribué, quoiqu'elle n'ait fait qu'y consentir. Et par ainsi, notre âme devient telle que notre amour, et notre amour tel que l'Objet que [478] nous aimons ; et cet Objet aimable étant la même liberté, il s'ensuit que notre âme devient infiniment libre, simple, une et divine.

Et c'est ce que pratiquait et enseignait saint Paul [...]

Le moyen sans moyen et autres sujets

[549] Car enfin si l'on s'attache facilement aux choses périssables pour quelque faux lustre que l'on y aperçoit, à plus forte raison à cette divine Vie et jouissance de vie si délicieusement possédée dans elle-même, où elle s'y est tellement attachée et fait propriétaire, et non seulement par l'usage profitant qui rend gloire à Dieu, mais elle s'y est tellement attachée et arrêtée qu'elle ne peut d'elle-même s'en défaire ; mais il faut que le Saint Amour y intervienne et qu'il y opère, et qu'ainsi l'âme pour s'en faire quitte et y bien réussir, n’a point d’autre moyen que le moyen sans moyen. C’est un langage qui ne peut être entendu que des vrais amoureux, qui savent laisser brûler, embraser et consommer leurs âmes dans le divin fourneau de la volonté, tout ainsi que le bois se laisse brûler et consommer dans le feu sans se mouvoir.

Moïse ayant mené et conduit ses brebis jusques au fond du désert, il arriva enfin à la montagne de Dieu Horeb ; et là Dieu lui apparut et traita avec lui. Ainsi l'âme chrétienne doit conduire et ramasser son troupeau, qui sont les sens intérieurs et les passions du cœur, que chaque âme doit mener au recueillement au plus profond de son désert intérieur et de la solitude du cœur, et là y traiter avec Dieu, y paraître à la lumière de sa face, c'est-à-dire à son Fils Jésus-Christ, qui est le grand Pasteur du [556] troupeau évangélique, où il nourrit l'âme de l'amour paternel de ses entrailles ; il faut donc approcher de Dieu en esprit et par foi. Mais où, chères âmes ? C’est au fond de votre cœur, là où vous vous devez retirer en silence et humilité, pour y recevoir l’illustration du pur Amour dans le miroir intérieur de votre âme, duquel rayon lumineux et clarifiant, est réimprimée en votre âme la divine ressemblance, laquelle vous ouvrira le droit héréditaire à l’héritage du Père ; et partant entrons dans le cabinet de notre cœur et y établissons notre demeure au plus profond de ce mystérieux désert. [...] Solitude qu’elle porte partout avec elle, où elle se peut retirer comme dans un monastère naturel, vivant et portatif. [...]

[558] Et partant, toujours chercher Dieu et ne le point trouver, c'est toujours semer et ne point recueillir ; et cela parce qu'on le cherche mal en le cherchant au-dehors, et c'est au-dedans qu'il se donne0. Ainsi, la cause étant d'elle-même mal ordonnée et déréglée, non seulement ne produit pas du fruit dans l'âme, mais elle y cause un effet contraire, qui est une stérilité de cœur et distraction d'esprit. Car le moyen que des âmes se conservent en bonne intelligence sans se voir ? Ainsi si Dieu habitant dans votre cœur touche votre cœur, et que votre esprit s'amuse au-dehors à la picorée de sa propre complaisance !

[565] Elle se voit devenir dans Dieu plus elle et plus parfaitement elle qu’elle ne l’était dans elle-même lorsqu’elle était à elle-même, parce que la créature est plus parfaitement dans Dieu ce qu’elle y est de lui, que dans elle-même. Si bien que s’étant ainsi désistée d’être dans elle ce qu’elle y était, elle devient unie à Dieu. [...] On connaît que Dieu prend sa complaisance dans l’âme non seulement de l’âme, mais de toutes les choses créées qu’elle lui a rapportées au sein de son immensité, l’homme étant un abrégé de l’Univers dans sa composition, et dans lequel Dieu veut perfectionner toutes les choses créées pour s’en délecter dans l’âme de l’homme. [...]

[566] L’âme a par son consentement […] laissé vaincre en elle par [...] son divin amour tout être étranger et jusques à l’anéantissement du sien propre. [...] Ainsi consommée heureusement dans le sein de la divinité, où elle commence d’y opérer de lui et par lui, [...] savourant la douceur de la divine lumière et la clarté infinie de ce divin Océan dans l’intime de ce Ciel intérieur où l’âme est réduite et où elle converse avec Dieu, et voit les choses divines et ineffables qui s’y opèrent, et qu’elle y expérimente, jusques à ce qu’il [567] plaise à Dieu d’en disposer par la mort. Et par ainsi l’âme mène une vie à l’extérieur que les hommes voient, et une à l’intérieur que Dieu voit et que Dieu agrée, et que Dieu demande d’une telle âme, qui l’a laissé régner en elle en sa façon infinie.

Ce silence de demi-heure0 est le moment heureux auquel l’âme est ravie au sein de la Divinité. C’est un silence, parce que le propre de Dieu est d’opérer dans le repos ; et c’est encore un silence parce qu’il opère sur un sujet passif qui fait la matière paisible et spirituelle de l’œuvre de Dieu. [...] L’âme a vogué [...] dans la grande nef de la charité au moyen de laquelle elle est enfin arrivée heureusement dans l’Océan immense de la Divinité. […]

[569] Ainsi l’âme, étant attaquée de ses ennemis invisibles et de toute autre tentation, n’a autre chose à faire que laisser être l’Être divin en elle et d’un clin d’œil tout sera dissipé. Aussi l’âme en cet état ne peut plus ni ne veut plus goûter aucune chose des créatures, ni aimer ni posséder que dans cette divine immensité et pureté divine. Mais jusques à ce que l’âme soit arrivée à cette divine consomption intérieure, […] elle doit toujours y tendre, aller du dehors au dedans et de la circonférence au centre. Mais y étant une fois arrivée, et entrée en possession de la liberté de l’Agneau de Dieu acquise à l’âme par sa libéralité infinie, pour lors elle n’a plus que faire d’y aller, y étant déjà, mais de s’y promener à loisir et s’y accroître : aussi alors elle verra, elle expérimentera et sentira que le centre est devenu circonférence et la circonférence centre, et que tous deux ne font plus qu’un dans l’union du saint Amour, qui ramasse tous les deux au point de son immensité. […]

Dieu s’est fait le centre intérieur de l’homme et a fait la terre sa [574] circonférence. […] Il a pris plaisir dans la structure de l’homme en ayant fait le parfait raccourci de tous ses divins ouvrages ; en sorte qu’il a son Ciel au fond de son âme, puisque la Divinité en fait le centre, et ainsi pour aller à son ciel et de son ciel à Dieu, c’est en descendant et abaissant son esprit avec humilité au fond de son être, là où Dieu habite, et où il l’attend pour lui faire un parfait sacrifice de toutes les créatures et de lui-même. [...]

[581] Dieu veut ouvrir son immensité et lui donner tout cet espace pour voler à son plaisir et y jouir de sa franchise et de sa pleine liberté ; et ainsi n’y trouvant plus rien qui la limite, elle se laisse enlever et abîmer, par l’ouverture intérieure de son fond central dans l’Immensité divine.

Si enfin l’âme fait en sorte que ce filet d’or qui l’arrête encore dans le fini puisse être rompu, pour lors vous verrez cet aigle généreuse s’essorer0 à perte de vue dans cette divine Immensité et s’y résoudre et engloutir ainsi qu’une goutte de rosée tombée dans l’océan, laquelle en s’y perdant, n’y perd que sa petitesse [...] [582] Et tout cela en retirant ainsi notre esprit de l’extérieur à l’intérieur, du dehors au-dedans, de la circonférence au centre et de notre centre à l’Être divin, y réintroduire notre âme par voie d’amour comme elle en était sortie par voie de création et l’introniser dans le cœur de son immensité pour y régner éternellement.

Sommaire de cette pratique d'oraison intérieure en Jésus-Christ, dont l'humanité sainte est l'unique médiatrice qui nous donne accès à la Divinité, concentrée au fond et plus intime du cœur, pour y vivre d'une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu

Notre âme n'a rien à faire en toute cette pratique d'oraison de recueillement, que d'abaisser son esprit et sa volonté devant Dieu, qu'elle doit croire être immense. Et partant, que son immensité le constitue partout présent, et qu'il est plus intimement dans nous-mêmes que nous-mêmes, et qu'il y est le cœur de notre cœur, le centre de notre centre ; mais qu'elle n'y peut aborder la Divinité que par l'Humanité de l'Agneau, et sa sainte mort et Passion, lequel habite par la foi au fond de nos cœurs ; et qu'exerçant cette foi et cette croyance en humilité de cœur et simplicité d'esprit, avec la même docilité qu'un enfant, l'âme s'essaye doucement et suavement sans aucun empressement ni violence de concevoir parfois au fond de son cœur comme dans son secret oratoire, dans un Calvaire vivant, le divin Agneau de Dieu dans ses souffrances, et y exercer cette foi envers lui par tous les actes [583] d'amour et d'humilité, qu'elle y exercerait à l'extérieur si elle l'y rencontrait encore en telles souffrances. Et détournant ainsi son esprit du dehors, toute son attention, son affection, sa complaisance, les tourner en dedans, les appliquer à ce divin Agneau conçu souffrant au fond du cœur.

Et à cet effet s'y présenter et s'y abandonner tout à lui sous ses pieds comme un petit enfant tout couvert de plaies et de chaînes, pour y être guéri et déchaîné, souhaitant ardemment et humblement qu'il daigne lui appliquer son sang, ses larmes et ses mérites infinis pour la délivrer des sept sortes de captivités susdites ; ce qu'il fera de grand cœur, et le fera avec des tendresses de vrai père et des ardeurs d'un amour ineffable. Car il ne souhaite rien tant que de trouver des cœurs à qui se communiquer. Et pour cela même il a donné sa propre vie et tout son sang. Donc l'âme y demeurant là attentive à lui, bientôt, lui, par les vives ardeurs de son amour, lui consommera tous ses liens et toutes les inclinations, les affections et complaisances dont l'amour-propre l'attache au péché et à toutes les autres captivités mondaines et sensuelles, extérieures et intérieures, et jusques à l'attache des biens surnaturels qu'elle possède dans le fond d'elle-même ; et ainsi libérée et affranchie de tous ces liens, il la fera entrer et participer à son infinité, et en sa manière immense et infinie.

Le tout consiste donc, après la croyance d'un Dieu immense et inaccessible, que c'est l'Humanité adorable du béni Agneau de Dieu qui nous le rend accessible, et que c'est par Jésus-Christ que nous y avons accès, parce qu'il y est notre médiateur nécessaire et le Soleil divin de notre âme, y étant dedans nous et outre nous-mêmes comme Centre de notre centre, par lequel il faut que le centre de notre âme passe pour arriver au Centre incréé de la Divinité. Et partant, que sans lui nous ne pouvons rien faire, et que comme chef, c’est à lui d’opérer dedans nous toutes nos œuvres, et que si nous nous vantons d’avoir la foi, il la faut donc exercer surnaturellement, en détournant du dehors [584] notre vaisseau, d’où nous le tenions tendu et ouvert aux choses extérieures — de là où vient la bise noire du propre amour, qui nous y gèle et congèle — et le tourner par amour vers le dedans, vers le fond de nous-mêmes, vers ce divin Soleil, lequel y réside par grâce et par amour, si d'aventure nous ne sommes pas en péché mortel.

L'âme ainsi retirée au fond de son cœur, doit d'un œil intérieur, ferme, fixe et tranquille, contempler comme la divine Essence est tout notre être et comme nous sommes tout remplis d'elle. Et là, comme dans ce fond central, comment la fécondité substantielle du Père selon sa conception ineffable y engendre incessamment son Fils, et le Père et le Fils par un mutuel effort0 de leur volonté, produisent le Saint-Esprit comme lien d'amour substantiel et personnel qui en est l'intime Unité ; et partant, l'âme regardant et contemplant cette divine Essence comme Centre de son centre, et dans elle Jésus-Christ comme Chef mystique, dont nous sommes les membres qu'il vivifie, qu'il remue, qu'il gouverne, comme maître de l'homme. [...]

Que le défaut de la vraie et bonne oraison est la source de scrupules

Il est impossible, sans la récollection intérieure, de prévenir les ruses de l'amour-propre. Et tout ainsi que la vraie oraison tend à nous unir à Dieu, elle demande aussi à mesure le dépouillement total de tout ce qui n'est point Dieu. Et comme le propre de notre propre amour est d'aveugler l'esprit et de le repaître de vent et de vanité, il le remplit aussi de scrupules causés d'un fonds de propre amour, et par un défaut de vraie lumière. Et cela arrive aussi à certaines âmes par une forte attache à leurs propres pensées, laquelle ne leur permet [593] pas de s'en croire ni confier à d'autres, mais qui les aheurte tellement à leur propre sens que plus on s'essaie de les convaincre par raisons, plus l'amour-propre leur fournit de matière de scrupules ; et tout cela faute de vrai intérieur. Mais souvent telles âmes sont seulement fondées sur une certaine spiritualité qui n'a que la lumière de nature pour guide. D'où vient que pour vouloir trop connaître et trop discerner leurs pensées, elles tombent dans l'aveuglement et l'inquiétude, et se mettent trop en peine d'examiner leurs pensées, ne cessant de réfléchir sur elles-mêmes, et souvent pour des choses de néant. Mais notez que ce qui les embarrasse le plus n'est pas leur plus grand mal, lequel elles ne connaissent pas parce que la racine en est intérieure : seulement elles s'arrêtent à en retrancher comme les branches, et pour une qu'elles coupent, il en rebourgeonne une quantité de plus importunes, parce qu'elles n'ont point appris à consulter la vraie lumière du dedans qui frappe à la racine, et qui fait voir jusques aux atomes dans la clarté intérieure de son plein midi.

Ils sont en cela semblables à un homme qui voudrait chercher un petit moucheron, mais dans un lieu vaste, fort obscur et tout rempli d'ordures, et de foin et de paille, à la clarté d'une petite bougie, laquelle même n'a pas assez de lumière pour discerner le foin d'avec la paille. Mais enfin posé qu'à la lueur de cette bougie il puisse rencontrer son moucheron alentour duquel il s'arrêtera et s'amusera à le considérer et à lui arracher les ailes, et que cependant il y eût des crapauds, des serpents, et toute autre sorte de bêtes venimeuses cachées sous toutes ces ordures couvertes de foin et de paille, et tout près de lui faire faire naufrage. Et que tout ce danger où il est exposé ne vînt que d'un défaut de lumière, mais que par obstination il ne voulût ouvrir la fenêtre au soleil qui lui ferait découvrir d'un clin d'œil tout ce qu'il y a dans ce lieu ; refusant, dis-je, cela, pour se contenter de la lueur de sa petite bougie : ne dirait-on pas qu'un [594] tel homme aurait perdu le sens et la raison ?

De même en arrive à certaines âmes, qui pour s'appuyer trop sur leur raison, elles en deviennent irraisonnables. [...]

[603] Car faire le contraire de propos délibéré, en se détournant de ce fond central et de ce sanctuaire divin et de ces rayons surnaturels qui en viennent, et de la soumission d’esprit, attention et dénuement qu’il y demande, pour se tourner à l’opposite sur l’exercice naturel des puissances et s’en façonner des notions, raisonnements et affections, c’est de propos délibéré se façonner des idoles spirituelles, auxquelles on défère plus qu’à Dieu. [...]

Car la véritable oraison et la plus agréable à Dieu et utile à nous, c’est cette continuelle présence et assistance de l’âme et de l’esprit recolligé0 à la face de Dieu au fond du cœur, dans cet anéantissement de nos propres actes et abandonnement de nous-mêmes et de nos puissances à sa divine volonté, à l’exercice de la foi et à l’activité intérieure de son [605] amour et union de l’un et de l’autre ; car dans cet abandon total et abîme de néant où l’âme se plonge volontairement, elle rend un hommage à Dieu, et un culte d’adoration parfaite et un sacrifice d’holocauste de tout ce qu’elle est et de tout ce qu’elle a, et de tout ce qu’elle peut avoir, et de tout ce qu’elle peut agir et pâtir. Et partant elle y fait dans ce seul acte, mais divinement, tous les actes de toutes les vertus ensemble.

L’École du cœur

Nous donnons le nom d’École du cœur au réseau animé dans ses débuts par le Père Chrysostome puis par monsieur de Bernières. Les noms et les dates des principaux animateurs de cette école mystique cordiale sont donnés suivant l’ordre chronologique. Ils occupent déjà plus du siècle dans la liste annotée suivante (elle omet les prédécesseurs mal connus de Chrysostome et les auteurs qui appartiennent aux siècles suivants ; elle inclut quelques influences incidentes ou émergentes). La contraction en « École du cœur » à partir des noms suggérés par Bremond élargit la perspective des les temps d’oraison à la vie qu’elle suscite, souvent remarquable par son intense activité0.

Chaque nom de la liste est suivi de son appartenance religieuse s’il y a lieu et de quelques mots assurant son identification. Il est parfois accompagné d’une note permettant de la préciser. L’École a été négligée parce ses figures sont très diverses, mêlant laïques et figures religieuses ; de plus ses membres sont géographiquement disséminés en Normandie, à Paris, au Canada, en Europe (jusqu’en Pologne pour des bénédictines du Saint Sacrement).

L’influence franciscaine est très présente. Les italiques de la liste donnée ci-dessous en suivant l’ordre des naissances soulignent les appartenances reconnues aux Tiers Ordres régulier ou séculier. L’usage de caractères gras indique la reprise en une section de notre florilège.

Principaux animateurs de l’École du cœur

1. Marie des Vallées (1590-1656), la « sainte de Coutances »0. Elle est visitée, chaque année, par les membres de l’Ermitage, qui viennent lui demander conseils : saint Jean Eudes qui note les « dits » de « Sœur Marie », Jean de Bernières, Gaston de Renty, Henri Boudon… Elle exerce ainsi une influence, seconde car apparemment « isolée », que nous avons relevée, hors celle, première, transmise par Jean-Chrysostome de Saint-Lô du Tiers Ordre Régulier ; ces influences convergent vers l’Ermitage0. L’importance de Marie des Vallées sera reconnue bien après sa disparition, par exemple par Madame Guyon0.

2. Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) du TOR, « Notre bon Père » fondateur.

3. Marie de l’Incarnation (1599-1672), l’ursuline mystique apôtre du Canada. Ses rapports avec Bernières continuèrent par un échange, attesté mais dont on a perdu la trace, de lettres depuis la Nouvelle-France. Ces liens furent renforcés par ses rapports avec François de Montmorency-Laval et d’autres émigrés de l’Ermitage en Nouvelle-France0. Notons que son fils Claude Martin prendra la défense des quiétistes dans son Traité de la contemplation0.

4. Jean Eudes (1601-1680), oratorien missionnaire puis fondateur de la Congrégation de Jésus et Marie (les eudistes).

5. Jean de Bernières (1602-1659) du TO séculier, le saint mystique laïc de Caen créateur de l’Ermitage.

6. Jean Aumont (1608-1689) du TO séculier, « le vigneron de Montmorency ».

7. Gaston de Renty (1611-1649), ami de Bernières.

8. Catherine-Mectilde de Bar « La Mère du Saint Sacrement » (1614-1698), annonciade puis fondatrice.

9. Jacques Bertot (1620-1681), prêtre et « passeur mystique » entre Caen et Montmartre. Figure charnière, aussi fondamentale que volontairement discrète0.

10. François de Montmorency-Laval (1623-1708), premier évêque et fondateur du séminaire de Québec, un nouvel Ermitage.0.

11. Henri Boudon (1624-1702), du TO séculier (?), auteur abondant0 qui sera défendu par Bernières.

12. Paulin d’Aumale († apr. 1694) du TOR, mêlé à la querelle du quiétisme.

13. Archange Enguerrand (1631-1699), récollet, « le bon franciscain » de Madame Guyon.

14. Jeanne-Marie Guyon (1648-1717), « notre mère » pour les cercles quiétistes0. Il existe de nombreux indices de liens avec la mouvance franciscaine0.

15. François de Fénelon (1651-1715), M. de Cambrai, « notre père » pour les cercles quiétistes. Immense bibliographie0.

Enfin des membres discrets de cercles spirituels établis hors du Royaume (c. 1710-c. 1830)0.

§

Cette liste révèle un fondateur et des animateurs franciscains au sein d’un grand mouvement mystique qui couvre deux siècles0. Ils appartiennent surtout au TOR et au TO séculier (avec l’apport d’un récollet).

Résumons : « L’École du cœur », au sens d’un réseau d’amis associant aînés et cadets, se constitue autour de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, l’organisateur en Normandie-Bretagne de la seconde province française du TOR, et de son très actif et rayonnant disciple Jean de Bernières, basé à Caen. Le « cercle mystique normand » s’étend bientôt à Paris. Il fleurira tard dans le siècle, autour du célèbre couvent de Montmartre0, dans le « cercle quiétiste » animé par Monsieur Bertot puis par Madame Guyon et Fénelon0.

De la liste précédente, une moitié est rattachée aux courants franciscains. Il s’agit de membres du TOR et du TO séculier, auxquels s’ajoutent un récollet et l’annonciade devenue fondatrice de son propre Ordre. Six disposent d’un chapitre dans le présent tome I. Ils figurent en caractère gras. Tous ses membres, sauf deux célèbres « héritiers », sont nés du vivant de l’initiateur Jean-Chrysostome.

Ce réseau informel liant franciscains à des prêtres séculiers et à des laïcs fut bien vivant par sa descendance quiétiste, ainsi que par l’intermédiaire de deux Ordres aujourd’hui toujours actifs, fondés par saint Jean Eudes et par Catherine-Mectilde de Bar, la Mère du Saint Sacrement. Il se propagea à travers toute l’Europe (les cercles quiétistes sortent du monde catholique, les bénédictines du Saint Sacrement sont présentes en Pologne) et au Canada (par la grande mystique Marie de l’Incarnation, correspondante de Bernières ; et le séminaire de Québec constitue l’Ermitage du Nouveau Monde).

Jean-Marie de Vernon († apr. 1686)

Nous avons déjà croisé l’excellent historien du Tiers Ordre Régulier, né Jean-Marie du Cernot. Mais, tel un cinéaste dont on ne voit jamais le visage, alors même qu’il est l’auteur de nombreuses œuvres hagiographiques, biographiques et spirituelles, qu’il suit de près l’évolution du TOR, sa vie est restée des plus discrètes0. Nous sommes attachés à l’ami d’Épictète0 depuis qu’il nous a apporté son aide d’historien en favorisant nos contacts avec le Père Chrysostome, avec son milieu mystique, avec l’ascendance qui remonte au sieur de la Forest, enfin avec sa descendance par Bernières0.

Il nous présente un recueil aménagé à partir de lettres, élévations, défis, billets et documents spirituels issus de la Sœur Marguerite du Saint Sacrement (1590-1660) : La Conduite chrétienne et religieuse selon les sentiments de la V. M. Marguerite du Saint Sacrement0. Ce recueil nous restitue les traces laissées par la « bonne » Marguerite — qu’il ne faut pas confondre avec la (seconde) Sœur Marguerite du Saint Sacrement (1619-1648), la célèbre visionnaire attachée au couvent de Beaune aux « phénomènes psycho-somatiques accablants0 ».

La tonalité est plutôt morale que mystique. Mais la finesse des observations de J.-M. de Vernon — et la grandeur propre à la carmélite — justifient de lui accorder un plein chapitre. Car la Conduite… est l’œuvre commune du franciscain autant que de la carmélite, l’« un des meilleurs livres de direction que je connaisse », déclarait Bremond0.

Marguerite du Saint-Sacrement, cinquième enfant de Madame Acarie (la première Marie de l’Incarnation), entra à quinze ans au premier carmel de Paris, rue du Faubourg Saint-Jacques. Après diverses charges en province, elle remplaça Madeleine de Saint-Joseph à la tête du monastère de la rue Chapon, deuxième carmel de Paris, où elle demeura jusqu’à sa mort. D’une parfaite simplicité, gaieté et humilité, « elle fuyait l’extraordinaire », mais « voyait les secrets des cœurs »...

Aussi attentive à nous édifier, sa Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard0 nous présente une belle figure de clarisse, ce que nous ne pouvons dès lors ignorer ! Nous faisons donc suivre des extraits de la Conduite… de la carmélite par ceux de la Vie… de la clarisse.

Conduite chrétienne et religieuse selon Marguerite du Saint Sacrement

Préface

La solitude ne produit pas les mêmes effets dans tous les esprits qui y sont appelés. Les uns y trouvent tous les agréments imaginables, les autres n'y ressentent que des peines et des amertumes. Ceux-ci l'estiment insupportable, parce qu'on les force d'y entrer, d'où vient qu'elle fait le supplice des prisonniers, qui ne sauraient jamais se persuader que leurs prisons soient belles, quoiqu'ils soient peut-être enfermés dans des palais assortis de toutes les beautés de la terre, comme sont les meubles magnifiques, les tableaux exquis, la température de l'air, les jardins et les fontaines.

La contrainte de demeurer là contre leur inclination semble changer la nature de ces raretés, qui charment les autres, auxquels on laisse la liberté de l'entrée et de la sortie. En effet, la solitude volontaire a des charmes admirables ; cette diversité procède de l'amour ou de l'aversion qu'on a d'elle. Ceux qui l'aiment, la choisissent, et leur engagement étant libre, leur vie se passe dans la liberté des enfants de Dieu, et dans la joie intérieure. Les délices, les richesses, les magnificences du monde, ne sont point leur satisfaction ; mais le seul désir de se sanctifier et de plaire à Dieu est leur unique but ; à l'accomplissement duquel la solitude bien employée contribue beaucoup. [...]

§ 2. De quelle manière on se doit comporter dans les croix intérieures. L'usage de nos misères doit être en la manière que l'âme le peut attendre de la [5] miséricorde de Dieu, puisque le remède à nos travaux, de toutes les façons qu'ils surviennent, n'est pas en notre puissance, et que nous ne pouvons ni rien ajouter ni changer dans ce qui se passe dans l'esprit.

Nous devons demeurer exposés à la vue de Dieu, dans la vérité de ce que nous sommes, sans aucun discernement sur quoi que ce soit, nous supportant nous-mêmes dans l'humble dépendance de sa divine miséricorde et de la direction de ceux qui nous conduisent de sa part. Moins nous userons de violence sur nos raisons, plus doux serons-nous, et plus tranquilles.

Il nous importe fort de ne pas nous aigrir contre nous-mêmes. [...] Les choses que nous supportons ne nous empêcheront point d'aimer Dieu et de le servir. C'est une voie pour être davantage à Dieu. La peine que nous souffrons, nous est un témoignage que nous n'y péchons pas, et n'y avons nulle part. Jésus, qui vous est caché en sa présence même en vous, vous assistera, et ne vous laissera point. Supportez-vous doucement vous-mêmes, et commencez peu à peu à vous oublier aussi vous-mêmes, dans le discernement et le [6] sentiment de tout ce qui se passe en vous. C'est une des grandes fautes et une perte de temps, que nous faisons en la vie, de l'employer presque toute à l'occupation de nous-mêmes. [...]

§ 6. La paix intérieure [...] Il faut que ce soit Notre Seigneur qui apaise les tempêtes de votre âme, vos forces n'y peuvent rien. Attendez, en demandant à Dieu, comme vous pouvez, sa grâce et son secours, vous n'avez besoin que des miséricordes [17] de Dieu. Abandonnez-vous-y comme vous devez, demandez-lui tout de bon qu'il vous donne la patience à vous souffrir telle que vous êtes, et l'adoucissement d'esprit dans toutes vos misères. Les violences n'étant point de Dieu, il ne les faut pas entretenir. Il nous est avantageux de nous conduire par conseil au milieu de nos répugnances. Dieu nous donnera facilité ou difficulté comme il lui plaira. Ce n'est pas par égard à tout cela qu'on doit travailler, mais pour la gloire de Dieu, qui bénit notre travail selon sa sainte volonté. Quand même tout se ruinerait après, nous n'y avons que voir. [...]

§ 7. L'anéantissement de la nature augmente la grâce au milieu même de nos défauts ordinaires. [...] L'on a plutôt fait de mettre toutes ses misères au pied de Notre Seigneur que de s'occuper à s'en tourmenter et les repasser en son esprit : le moins que nous le pourrons faire, c'est le meilleur pour nous. Si nous pouvions espérer sensiblement en Jésus, comme celui qui nous est seul nécessaire pour obtenir le salut et le remède de nos maux, nous serions à demi guéris.

§ 8. La patience, la confiance en Dieu. [...] Nous n'avons autre manière que de demander à Dieu son secours, lorsque nous le pouvons, et être bien aise que nous n'avons rien à espérer de notre amendement, ni du salut [25] que par la seule miséricorde de Dieu. Quoique vous voyiez vos manquements, cela se doit laisser entre les mains de Dieu : il voit votre état et votre misère ; il vous soutiendra de ses miséricordes. Il n'est pas si rigoureux à vous exterminer, comme votre esprit vous le fait voir et sentir. Il ne vous est pas utile de raisonner tant sur la puissance des miséricordes de Dieu. [...]

§ 9. De la pénitence humble et intérieure. [...] Tant de misère, [...] je l'accepte comme convenable à votre orgueil, pourvu que vous remédiez à ne vous offenser jamais, je suis contente. Et quand vous vous êtes laissée aller à votre imperfection, recourez après à sa miséricorde, et vous confiez toujours en sa bonté pour lui demander de nouvelles grâces ; et ne vous arrêtez jamais à tous les excès que vous sentez. Faites ce que vous avez à faire, comme si vous étiez en paix. [...]

§ 10. Il faut fixer et affermir l'instabilité de notre cœur par un solide attachement à Dieu seul. [...] L'humble attente des moments de la miséricorde de Dieu est la seule chose où nous avons à nous tendre et persister : ainsi toutes les vues de nos misères et de notre mauvais état ne doivent être portées que comme une multitude de mauvaises pensées qui agitent l'esprit, où l'on n'a nulle puissance de remédier. [...]

§ 11. L'entière soumission aux ordres de la providence de Dieu apaise les inquiétudes intérieures. L'appel de notre cœur doit croître au milieu des besoins, où il n'y a que le recours à Dieu pour remède. Laissons-lui notre âme [34] entre les mains : pour les instincts, ou les agitations qui nous tourmentent tant, on n'a autre chose à dire, sinon que nous souffrions ce que nous ne pouvons effacer. [...] [35] La plupart des âmes ont besoin d'être conduite de Dieu comme des forçats de galères, parce que peu se trouvent fidèles à se livrer de bon cœur au chemin où il lui plaît qu'elles le servent. [...]

Excellentes règles dont la pratique nous détache de toutes choses créées et de nous-mêmes, pour nous rendre conformes à l'exemple de Jésus-Christ et nous unir avec Dieu

§ 1. Nous ne tenons que par un filet à l'infinie miséricorde de Dieu : il ne le faut pas rompre par désespoir, quoique notre esprit croie avoir raison de ne plus espérer ; cela vient du diable, ne l'écoutons point, soyons toujours attachés par ce petit filet à cette bonté infinie. [...] Supplions cette bonté de ne pas permettre à nos âmes de se lier aux pensées de [122] désespoir. [...] Il est bon quelquefois de nous divertir en plusieurs choses nécessaires et innocentes ; c'est pour notre besoin intérieur, qui ne peut pas s'occuper utilement avec Dieu que par l'instinct de l'âme, et par un temps très court qui nous est inconnu à cause de la subtilité de l'amour-propre et de l'activité de l'esprit qui prend la place des opérations de la grâce. [...] [123] L'orgueil n'est pas content de cela, car il voudrait être tout spirituel ; mais l'humilité y trouve son repos et son avantage : elle remercie et loue Dieu de tout ; elle ne choisit point, mais elle suit humblement le conseil qu'on lui donne. [...]

§ 2. Dans les occasions fâcheuses, ne tournez point votre esprit aux pensées que vous êtes la cause du malheur, mais portez humblement les conduites de Dieu et sa sainte volonté sans l'appliquer sur vous avec inquiétude et découragement. [...] Quand on sert Dieu, on ne le doit faire qu'autant qu'on le peut. Car pour perpétuer et continuer, c'est à Dieu. De sorte que ceux qui ont grâce d'établir le bien non seulement en eux-mêmes, mais encore parmi les autres le doivent faire de tout leur cœur, et laisser le reste à la divine Providence. C'est le plus humble et le meilleur, où il y a moins de [126] satisfaction de l'amour-propre. [...] Plus je considère et je ressens les extrémités qui [127] accablent quelques-uns de toutes parts, plus je vois leurs âmes tenues de sa miséricorde pour leur donner la grâce de salut. Ils semblent être à l'égard de Dieu sans foi sensible et connue, et avoir même le contraire ; et s'ils l'avaient, ils auraient plus de douceur, mais non pas moins de péril à cause de l'orgueil et de l'amour-propre. [...]

§ 3. [134] Quand il plaira à Dieu de nous secourir, il nous donnera la paix et le repos en un moment. [...] Ne demandons pas à nos sens où est Dieu et qu'est-ce que Dieu, car ils lui sont opposés. [...]

§ 4. [136] Apprenons à ne juger pas de nous selon notre sentiment, mais soyons humblement dépendants de Dieu selon ses saintes miséricordes. Quelques misères que nous portions, nous les présenterons à Dieu : il nous veut sauver, gouverner et régir ; consolons-nous en son infinie bonté dans tous nos travaux. [...]

§ 6. [143] Dieu est notre tout : il nous prive quelquefois des créatures qui nous consolent, pour remplir cette place en nous de sa grâce. [...] 144] Nous avons un bon maître que l'instinct intérieur, qui nous tire vers Dieu. Quelque amorti qu'il soit, suivons-le et il opérera en nous un feu dévorant qui allumera un feu de vie éternelle. [...]

§ 7. Ne nous plaignons pas des pauvretés intérieures : Jésus en a bien souffert d'autres pour notre salut. Voyez celle du jardin des Olives et celle de la Croix. Que l'âme demeure ferme et tranquille en la vue de ce divin objet de son Dieu mourant pour elle dans ces extrémités d'agonies. [...] Si nous faisons ainsi, nous trouverons toujours la vie, qui est véritable en tout ce qui sort de Dieu. [...]

§ 11. Pour vivre véritablement religieux, nous devons souffrir humblement une profonde ignorance dans le néant de notre humiliation et avoir une soumission amoureuse à la sainte conduite de Dieu. [...] [161] Soit en croix ou en joie, l'âme est préparée à tout. [...] Allons et marchons simplement et Dieu agira en nous tous. [...] Les faveurs et les sensibilités des autres ne [163] nous seraient pas propres et utiles. Le néant n'est digne de rien. [...]

§ 12. [...] Laissons dire aux créatures tout ce qu'elles voudront, et soyons en la présence de Dieu [166] si humiliées de nous voir accablées sous le poids de ses miséricordes, que nous ne fassions que l'adorer et l'aimer uniquement en cette sainte solitude. [...] Laissons faire à Dieu : il aura soin de nous selon qu'il lui plaira. Abandonnons-nous à lui tous les jours, pour l'accomplissement de ses saintes volontés sur nous. Il faut que Notre Seigneur soit l'intérieur des âmes, qu'il les tire à lui, qu'il les forme et les dirige selon les grâces dont il lui plaît les remplir et sanctifier. L'âme voyant cette vérité s'abaisse devant Dieu, lui ouvre son cœur, et lui demande cette grâce d'être dirigée par son amour selon sa sainte volonté. Elle se perd en lui pour être toute abandonnée à cet amour, qui est bien souvent très pénible, où elle a besoin de vivre de foi. [...]

§ 13. [171] Ne pensons aux affaires temporelles du monastère qu'autant que la sainte obéissance nous l'ordonne ; mais travaillons dès maintenant et toujours à la maison céleste de nos âmes dans cet esprit humble et retiré en Jésus-Christ crucifié, esprit pénitent et portant nos misères dans une patience et douceur émanée de Jésus-Christ qui nous dit : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur0. L'âme donc en cette douceur fait des actions intérieures et extérieures entre Dieu et elle. [...] Ne perdons pas le temps à nous occuper de nous-mêmes si une seule vue que nous ne pouvons rien et ne sommes que péché, suffit. Puis après l'âme souffre cette vue si elle ne s'en peut défaire, et loue Dieu de ce qu'il est sa puissance, et qu'il lui donne entrée dans ses miséricordes et ses mystères qui sont toute son occupation et sa suffisance.

§ 14. [...] La pratique intérieure de l'oraison jaculatoire est d'un grand profit, pour élever votre [173] cœur à Dieu, et attirer son esprit en vous. Quelquefois l'usage du silence et de la pénitence en la sainte présence de Dieu est très utile : l'âme se tient alors paisible en la vue de ses misères, attendant la miséricorde de Dieu. Enfin il ne faut pas que votre activité agisse pour votre salut, mais l'humilité très profonde, sans inquiétude ; ce qui vous rend très contente en la sainte présence de Dieu. [...] Qu'en toute rencontre présente et à venir, nous puissions toujours dire : « Seigneur Jésus nous sommes à vous, faites-nous la miséricorde que nous vous aimions de tout notre cœur, et que nous nous abandonnions, et toutes choses, à votre sainte et divine Providence. » Cela fait évanouir toutes les pensées inutiles du cœur de l'homme, et le tient en paix en la sainte présence de Dieu. [...] Et cela établit la sainte humilité dans l'âme qui aime Dieu partout, comme sa petite créature dont il a un soin paternel. [...]

Des croix, [...] de la manière d'en faire bon usage

§ 2. [...] Dans l'épreuve de Dieu, qui mortifie et vivifie quand il lui plaît, il faut que votre [188] cœur se jette entre ses bras pour soutenir les croix qu'il vous envoie, afin d'augmenter votre amour et votre confiance vers lui. Suivez la conduite de l'amour de Dieu sur votre âme, par laquelle, sans vous ôter vos peines et vos misères, il vous attire doucement à la retraite intérieure, sans que vous sachiez comment. N'en cherchez point l'intelligence, mais seulement l'adhérence simple à suivre cette grâce qu'il vous fait. [...] Portons gaiement tous nos rebuts et impatiences pour l'amour de Dieu : moins nous le sentons, plus il nous aime ; ayons foi et [189] espérance en lui quand nous nous trouverons dans les amertumes et angoisses de cœur, aux jours que nous voudrions l'aimer davantage. Il nous fait voir que ce n'est pas par les voies sensibles et favorables à l'amour-propre que nous le désirons. [...] [191] Le principal est que Notre Seigneur ne vous laissera point périr, et qu'il vous soulagera au moment de votre vrai besoin. Le principal aussi à présent serait de vous recréer en ce que votre cœur désire, savoir aimer Dieu et vous abandonner entièrement à la divine Providence.

§ 3. [193] Finissons toujours nos oraisons par l'abandon de nos âmes entre ses mains et disons encore trois ou quatre fois le jour du moins : « Votre volonté soit faite par vous, mon Dieu, en moi. [...] Je ne me veux point départir de l'entière confiance. [...] » [...] [196] Faisons donc ces actes intérieurs : « Mon Seigneur et mon Dieu, assujettissez mon esprit à vouloir ce que vous voulez : n'est-ce pas chose étrange, que je ne puis croire et espérer en vous ? Si je ne le puis faire dans mes sens, je le veux faire dans ma volonté. [...] »

§ 4. [...] C'est notre réjouissance de nous réjouir avec les âmes saintes sans les connaître : ainsi on se trouve sans éloignement et sans autre désir que celui des esprits bienheureux, qui sont remplis par la possession de Dieu, et [198] saintement occupés dans les louanges qu'ils lui donnent à jamais. [...]

De l'amour de Dieu

[209] Les âmes qui aiment Dieu de tout leur cœur ne pensent depuis le matin jusques au soir, sinon comme elles pourraient plaire davantage à Dieu, et n'ont d'autre but dans toutes leurs pensées, actions et paroles. Ces âmes sont toujours dans leur intérieur en un si profond silence, par respect à la majesté de Dieu, que cela se répand sur l'extérieur. Et comme elles ne repaissent leur cœur que de l'amour de Jésus-Christ, leurs travaux font leur délices et soulagent la faim qu'elles ont de pouvoir donner des preuves de leur reconnaissance à un amour si infini, dont elles se sentent environnées et accablées de tous côtés par l'excès de sa bonté et miséricorde. [...]

De la charité du prochain

Mes Sœurs, la charité, la charité ! [...] Oh, quel grand profit pour une âme quand on la reprend, ou qu'elle est dans la conversation, [213] de se tenir attentive à la présence de Dieu. [...]

Souvent, pour des bagatelles et des choses qui n'ont point de substance, notre nature défectueuse nous fait prendre avec trop de hardiesse la place de Dieu et sortir de la nôtre, de sorte que nous faisons toutes choses à rebours. Ce qui met notre intérieur tout en désordre, et nous empêche de jouir de la paix des enfants de Dieu. [...] Considérer comme il parle à Judas, dans le temps même qu'il le trahit. [...] Considérez que les souffrances du Rédempteur sur la croix n'occupent point son esprit, mais sa charité, qui lui fait demander à son Père éternel l'application du mérite de sa mort pour les pécheurs : Mon père, pardonnez-leur, dit-il, car ils ne savent ce qu'ils font. Exemple bien puissant à nous animer à la pratique de la charité, pour prendre force et courage [217] parmi les traverses qu'on nous suscite. [...]

Les avantages de la maladie, de la mort... Élévations... Excellentes maximes... Pratiques... [434] [Fin]

La Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard

Françoise Hurault fut mariée à un « hérétique », mais « jamais elle ne se rendit importune à ce cher époux » : le mariage est réussi, ce qui est rare à l’époque et dans ces circonstances. Le mari, fidèle à sa religion, va « souvent à Charenton » (p. 20), célèbre temple ouvert aux Réformés. Aussi le biographe0 nous déclare-t-il allègrement : « Vit-on jamais un mariage plus uni dans sa désunion, plus heureux dans son malheur ? » (p. 22.)

Elle s'oppose néanmoins aux parents calvinistes, élevant ses enfants dans la « bonne religion »… Devenue veuve, elle accueille en son château de Briis une malheureuse fille enceinte : « Elle la garda le plus longtemps qu'elle put, tant pour affermir la santé de son corps par les remèdes et les aliments, que celle de son âme » (p. 139). Elle prend soin d'un lépreux, « frotte ses ulcères de l'huile commune qu'elle trouve dans son logis, cependant le voilà guéri en un moment… » (p. 140.)

Devenue humble clarisse, maîtresse des novices puis abbesse, « elle vivait dans une absolue dépendance de la providence de Dieu […selon les] paroles expresses d'une personne très digne de créance » (p. 277). Elle écrit à sa fille :

J'ai lu un petit livre de la volonté de Dieu du Père Benoît [de Canfied] capucin, qui est de grande consolation, et particulièrement à ceux qui sont occupés de choses extérieures ; d'autant que par cette union de la volonté divine, nous faisons devenir les choses extérieures, intérieures, et les voyant comme volontés divines, elles ne nous désunissent point de Dieu, et c'est un grand moyen pour ne nous attacher à rien. [...] À la vérité, ce que nous faisons dépouillés d'affection se fait toujours en repos. [318]

Suivant la meilleure tradition hagiographique, J.F. de Vernon nous explique :

Elle avait une adresse nonpareille pour si bien régler durant le jour ses occupations extérieures qu'il [ne] lui restât quelque temps qu'elle pût employer en l'oraison ; [...elle] ne se couchait que rarement, afin de s'appliquer le reste de la nuit à ce divin emploi. [...] C'était néanmoins dans le chœur qu'elle trouvait sa principale satisfaction, disant que « les eaux se boivent plus pures proches leur source, et qui veut être éclairé des rayons du soleil [de l’ostensoir] ne s'en doit éloigner que le moins qu'il peut ». [332]

Ajoutant délicieusement que

les astres deviennent plus efficaces par leur conjonction qui rend leurs influences plus vigoureuses, le mélange des odeurs est cause qu'elles sont plus agréables. Les âmes qui se conforment à la communauté acquièrent un lustre merveilleux, leurs vertus en sont plus solides et plus éclatantes. [333]

Il rapporte ses vertus :

Elle avait toujours de secrètes intelligences avec plusieurs personnes d'expérience et de piété, dont elle se servait tantôt pour assister par leur entremise ceux qui étaient dans le besoin. [...] Bon Dieu, quelle merveille ! [...] Elle apporte tant de modération en tout ce qu'elle entreprend, qu'à mesure que son prochain se trouve satisfait, sa charité en devient plus fervente. [...] [336]

Une personne qui lui était obligée, n'avait néanmoins pour elle que des aversions. [...] La mère Françoise, qui en a la connaissance, l'aborde avec douceur pour la consoler. [...] Pour adoucir cet esprit triste et inquiété, elle raconte qu'étant encore dans le monde, une demoiselle qui paraissait être de ses amies était si fort piquée que de se résoudre de lui donner du poison. « Dieu me fit la grâce, dit-elle, de n'en point avoir de ressentiment. Voyant l'amitié que je lui témoignais en toute occasion, bien que je n'ignorasse pas son malheureux dessein, elle me découvrit sa résolution funeste et me pria de lui pardonner et ne m'en souvenir jamais, ce que je lui promis, et avec la bénédiction d'en-haut je fus très fidèle dans l'exécution de ma promesse. » Ce discours véritable et très exempt de vanité toucha le cœur de celle à qui il s'adressa, elle modéra sa passion. [337]

Signe d’intériorité accomplie,

la prière vocale lui faisant grande peine, à cause de l'attrait qu'elle se sentait à la méditation et à s'entretenir d'esprit avec Dieu, elle implorait souvent l'assistance de ses sœurs. [336]

La Mère Françoise conseille finement la pratique de l’humilité :

« Il faut en premier lieu se garder soigneusement de dire des paroles qui puissent retourner à notre honneur, louange et propre estime, [...] se réjouir quand on dit quelque bien de notre prochain, [...] essayer de nous réjouir de toutes les choses qui nous peuvent faire mépriser, sans nous en excuser. » [369].

Parmi les maximes « qu'on a trouvées parmi ses mémoires » :

« Il faut faire trois choses pour atteindre la perfection. La première est, dit-elle, de se proposer actuellement de plaire à Dieu en chaque action que l'on fait. La deuxième, prendre soigneusement garde que parmi l'action il ne se glisse quelque fin sinistre0 ou imparfaite. Car bien souvent, ce que notre ennemi n'a pu gagner sur nous au commencement de notre œuvre, il tâche de le gagner au progrès, y faisant glisser quelque propre recherche. [...] [379] [...] Nous ne sommes pas distingués des séculiers pour faire davantage, mais pour faire plus parfaitement. » [380]



Paulin d’Aumale († apr. 1694)

Paulin d’Aumale appartenait au couvent parisien de Nazareth ; il fut deux fois définiteur provincial, en 16750 et 1684. Indice de son rôle central au sein du TOR, Paulin transmit à la duchesse de Charost les papiers qu’il reçut en dépôt de Monsieur Bertot (qui appartenait au groupe normand dirigé par Chrysostome de Saint-Lô, du même TOR) : ils constitueront en 1726 l’essentiel du contenu des quatre volumes du Directeur mistique0 assemblés par les soins de Madame Guyon, dont Monsieur Bertot était le père spirituel. Le témoignage de Paulin fut toutefois fort prudent lorsqu’on fit appel à lui dans les enquêtes entreprises contre Madame Guyon0.

Il a laissé plusieurs traités spirituels sous forme manuscrite : rassemblés dans un recueil, ces manuscrits ont été sauvés par les sœurs tertiaires de la communauté associée au couvent de Nazareth0, mais jamais publiés.

Les écrits de Paulin expriment l’esprit sans concession qui l’anime : s’opposant à une « anti-mystiquerie » caractéristique de la fin du siècle, il prend d’une façon systématique voire répétitive la défense de l’oraison de foi nue, la seule qui l’intéresse. Nous recommandons de surmonter avec courage style et écriture maladroite (peut-être s’agit-il de brouillons ?), car on rencontre rarement ailleurs ces images magnifiques et une telle évocation des expériences fulgurantes de dénuement total en Dieu.

Discours du Dieu seul

Témoignage d’un mystique abîmé devant la grandeur divine, le Discours du Dieu seul qui ouvre le recueil associe le thème de Dieu seul exposé sous toutes ses variantes à un vécu intérieur où l’être s’offre dans une nudité extrême à la brûlure de la Présence irradiante :

Toutes les divines opérations, toutes les perfections divines, et toutes les Personnes divines, ne sont rien que Dieu seul qui les comprend toutes en sa seule et simple unité, et qui renferme encore en sa seule et sa simple identité tant les êtres créés qui ont été, qui sont, qui seront, et qui peuvent être au-dehors de lui, en quelque état [5] de perfection ou d'imperfection qu'ils se puissent trouver, dans l'ordre naturel ou surnaturel de sa toute-puissance. Tous ces êtres créés qui n'ont rien été de toute éternité, que ce qu'ils ont été en Dieu seul, n'ont rien été, ne sont rien, ne seront rien, et ne peuvent rien être en eux, que ce qu'ils ont été éternellement en Dieu seul, qui ne les fait être en eux, que ce qu'ils sont en Lui seul. Il les a vus en Lui seul, comme Il se voit Lui seul, Il les a aimés en Lui seul. [...]

Car toutes les créatures sont sorties de Dieu seul, pour être au monde, et elles sortent du monde pour retourner à Dieu seul : elles sortent de Dieu par leur création, et elles sont au monde par leur existence ; elles sortent du monde lorsqu'elles cessent d'y être, et retournant en Dieu, lorsqu'elles ne sont plus que ce qu'elles ont été éternellement en Lui seul. Ce retour des êtres créés en Dieu seul arrive naturellement et nécessairement par la corruption, par la mort et par l'anéantissement, qui, leur faisant perdre l'être qu'ils avaient reçu de Dieu pour être en eux-mêmes, ne sont plus qu'un pur néant en eux, comme s'il n'avait jamais [8] été, et n'ont plus que le seul être qu'ils ont eu de toute éternité en Dieu seul.

Mais ce même retour de la créature raisonnable en Dieu seul se fait d'une manière tout à fait volontaire et surnaturelle par l'anéantissement mystique, qui, faisant perdre à l'âme en pure foi de Dieu seul tout son être qu'elle a en elle-même et tout l'être que toutes les créatures peuvent avoir en elle — cette même âme étant à son égard comme si elle n'avait jamais rien été en soi-même et tout le créé lui étant comme s'il n'était rien, et comme il était devant qu'il fût créé, elle est toute en Dieu seul, et n'est plus que ce qu'elle est en Dieu, et ce qu'elle a été en lui seul devant que Dieu l'eût tirée de son rien éternel. [...]

Or pour savoir plus particulièrement quand l'âme peut parvenir à cette science de foi pratique, actuelle et expérimentale que Dieu seul est tout en tout et a tout, il est nécessaire de supposer comme une vérité de foi divine que Dieu seul n'est pas tout en tout comme un riche diamant serait dans une boîte dans laquelle il est contenu, sans le contenir, puisque Dieu seul contient tout et n'est contenu d'aucune chose ni dans aucune chose. Dieu seul n'est pas non plus tout à tout comme les chimistes disent que la pierre philosophale serait tout à tous, si [14] elle était réelle. [...] Dieu seul est tout à tous sans comparaison comme la mer est tout en tout, et a tout au [possède le] poisson, qui ne peut vivre hors de leur élément, comme le centre est tout à tout, et en tout a [possède] la pierre qu'il n'en peut être éloigné que par la dernière violence, comme le soleil est tout, a tout, et en tout a ses rayons qui ne peuvent subsister ou éclairer qu'en lui seul et par lui seul. [...]

[...] Tout ce qui est au-dehors de Dieu dépend immédiatement de Dieu seul par lui-même, et par sa cause particulière et universelle, et tend à Dieu seul comme à sa fin dernière, par sa fin générale et particulière. C'est par quoi si nous voyons qu'un petit ruisseau s'écoule avec tant d'impétuosité dans une rivière, [47] si une rivière court avec tant de rapidité dans un fleuve pour se rendre avec lui, et par lui dans la mer, comme dans le centre commun du ruisseau, de la rivière et du fleuve, qui pourra douter qu'une chose créée qui tend à une autre comme à sa fin prochaine, ne tende encore à une fin plus éloignée pour parvenir enfin avec elle et par elle, à sa fin dernière qui est Dieu seul ? Dieu a tout opéré par Lui seul. [...]

Si une âme dévote se rendait fidèle à être, à vivre et à faire tout en Dieu seul, c'est-à-dire à ne voir que Dieu et à ne vouloir que Dieu en tout, non seulement elle ferait toutes choses avec la dernière perfection, mais aussi elle comprendrait en cette [75] seule pratique toutes les autres pratiques. [...] Car comme tous les défauts qui se peuvent glisser dans toutes les actions les plus saintes, du côté de l'entendement, ce sont les réflexions inutiles que l'on fait sur soi-même ou sur ce que l'on fait ou sur les créatures devant qui on les fait ; les vues que l'on a sur Dieu même par rapport à nous, comme si nous lui étions fort agréables, comme s'il nous devait bien récompenser, et comme si nous lui étions plus fidèles que les autres ; les pensées de propre estime de sa sainteté, de propre recherche et de propres satisfactions ; or toutes ces réflexions, [76] toutes ces vues, toutes ces pensées sont tout à fait bannies de notre esprit en ne voyant que Dieu seul, [...] en ne voulant que Dieu seul. [...]

Mais si tout au contraire elle est si distraite qu'elle ne pense pas à Dieu, si elle est si peinée, si affligée, si malade et si souffrante qu'elle ne soit occupée que de sa peine, son affliction, sa maladie et sa souffrance, si ses persécutions, ses besoins, ses ténèbres, ses aridités et ses délaissements la mettent dans une pure impuissance de penser à Dieu, il suffit alors qu'elle abandonne tout cela pour ce que c'est, comme il est en Dieu seul, comptant tout cela pour rien et comme rien, ne voulant pas être autrement, et se contentant de demeurer dans son fond, perdue et anéantie en Dieu seul, comme si tout ce qu'elle sent, voit et connaît en elle n'était rien, et ne lui convenait en Dieu.

Cet état de perte et anéantissement du fond de l'âme en Dieu seul, parmi tout ce qui occupe et remplit ses [83] puissances et ses sens sans elle, c'est-à-dire sans sa volonté, nous est fort bien représenté par l'état d'une terre sèche et aride en laquelle il y a un arbre fruitier qui paraît comme mort, dépouillé de toutes ses feuilles, de ses fleurs et de ses fruits, et dans une pure impuissance d'en produire aucune : l'âme est cette terre, son entendement et ses volontés sont cet arbre, et la gelée qui resserre la terre et qui dépouille ces arbres de leurs feuilles, fleurs et fruits, et les met dans l'impuissance d'en produire aucun, sont les différents états de distractions, de peines. [...] [84] Mais comme cette terre conserve alors toute sa bonté et sa fécondité dans son seul fond, la gelée n'entre pas, et que les arbres ont toute leur vie dans leurs racines, [...] de même dans ses états d'épreuves l'âme demeure toute en Dieu seul, dans son fond et ses puissances de l'entendement et surtout de la volonté. [...]

Quant à la deuxième manière toute mystique d'être tout en Dieu dans l'inaction, la simplicité et l'intime de l'âme, elle se fait ou plutôt se trouve faite lorsque l'âme, sans rien penser, sans rien vouloir, sans rien sentir, sans rien dire, et sans rien faire par elle-même, et par aucun acte propre d'elle-même [87] et de ses puissances, se trouvant toute recueillie en fond et comme perdue et anéantie en elle-même et à elle-même et à tout le créé, comme si elle n'était rien et comme si tout n'était rien, sans images, sans lumières, sans aucun moyen perceptible ou distinct entre Dieu et elle, se trouvant toute abîmée, absorbée, engloutie, perdue, anéantie et transformée en Dieu seul, en qui elle devient comme Dieu, et Dieu même qui demeure Dieu seul, comme si l'âme n'était point en lui, Dieu seul étant toujours lui-même [...] à peu près [88] comme Salomon dit que tous les fleuves entrent dans la mer sans que la mer en déborde0, ou en soit plus pleine, car comme tous les fleuves se viennent décharger de toutes parts dans la mer, dans laquelle ils se perdent tout, comme s'ils n'étaient plus rien en eux, et deviennent comme une même chose avec la mer, et ce sont la mer même, sans que la mer en reçoive aucun accroissement, changement ou altération, tant en la substance qu'en la qualité des eaux qui demeure toujours la même selon qu'en paraît, de même à plus forte raison tant les êtres créés des hommes et des anges se perdent continuellement en Dieu seul, devenant une même chose avec Dieu, et sont Dieu même, sans que Dieu en reçoive ou en puisse recevoir aucun accroissement ou changement [89] ni en son essence, ni en ses personnes ni en aucune de ses perfections divines.

Mais il y a une si grande différence entre les fleuves au regard de la mer, et les êtres créés au regard de Dieu, en ce que les fleuves qui vont à la mer et qui s'y perdent, y vont et s'y perdent par eux-mêmes, sans que la mer fasse autre chose que de les recevoir dans son sein, au lieu que tous les êtres créés qui tendent à Dieu et qui se perdent en Lui, n'y tendent, et ne s'y perdent que par le mouvement que Dieu leur a donné d’y tendre, et par l'union qu'il leur a donnée en Lui par laquelle ils s'y portent. Car l'âme ne se perd et s'anéantit toute en Dieu seul, qu'en l'unissant tout à fait à lui immédiatement par lui-même, et elle n'est jamais unie à Dieu seul immédiatement par lui-même qu'autant qu'il plaît à [90] Dieu de l'unir par son opération propre et immédiatement à lui seul par laquelle seule l'âme peut être toute en Dieu une même chose avec Dieu, comme nous voyons que le linge sec, étant trempé dans l'eau de vie, n'est pas plutôt approché du feu que la flamme s'y communique aussitôt immédiatement par elle-même l'enflammant, et la brûle et devient toute en feu, sans que ce linge soit mis dans le feu par une autre cause. Ainsi l'âme se présentant devant Dieu toute vide d'elle-même et de tout le créé, Dieu la perd aussitôt et l'anéantit tellement en lui seul qu'elle devient une même chose avec lui, immédiatement par lui-même sans faire rien d'elle-même, que de se laisser perdre et anéantir volontairement en lui seul.

Ah, qui pourrait concevoir et exprimer [91] cette bienheureuse perte de tout soi-même et de tout le créé en Dieu seul, que ceux mêmes qui en ont l'heureuse expérience, font ? [...] Cette perte de l'âme en Dieu se fait en ce qu'étant en oraison, et se mettant simplement en la présence de Dieu, toute recueillie intérieurement en lui seul sans aucune vue ni de soi ni d'aucune chose créée, elle ne voit que Dieu seul en pure foi, comme il est en lui-même, et s'unit si intimement à lui seul. [...]

Cette perte en Dieu seul se fait dans le seul fond de l'âme lorsque, Dieu se communiquant et se rendant intimement présent à cette âme selon tout ce que la pure foi lui fait connaître et croire par une simple vue sans discours et sans raisonnement aucun qu'est-ce qu'[tel que]il est, comme il est en lui-même et par lui-même, Dieu l'unit, la ravit, l'engloutit, et l'anéantit tout à fait en lui par son pur amour de simple jouissance, qu'il retient tellement renfermé dans son fond, sans en rien communiquer à ses puissances, à ses appétits et à ses sens, qu'il ne laisse pas de tenir toutes ses puissances, ses appétits et ses sens dans [103] l'inaction et dans l'impuissance d'opérer comme il leur convient, si bien que ne recevant rien de Dieu pour se soutenir dans leur inaction et leur cessation d'opérer, elles sont dans un vide et dans un sec qui les tient dans un état si violent, si fort et si souffrant que, si Dieu ne les soutenait en fond immédiatement par lui-même d'une manière qui leur est imperceptible, il serait impossible à cette âme de persévérer dans sa perte en Dieu seul, et elle se trouverait bientôt en elle et à elle-même, vivant et opérant par elle-même et par toutes ses puissances comme si elle n'avait pas été perdue et anéantie en Dieu seul faute de fidélité et d'abandon à Dieu seul et à tout ce que Dieu veut qu'elle soit en lui seul et par lui seul, dans cette perte qui lui est si avantageuse. [104] Cette fidélité et cet abandon de l'âme à Dieu seul dans cet état de perte en lui seul consiste à souffrir courageusement et invariablement la mort et l'anéantissement que Dieu opère dans ces puissances par l'impuissance où il les met d'agir sans qu'il leur donne rien de lui pour leur faire aimer leur impuissance, qui leur est insupportable. Car il faut que dans cette disposition son entendement ne puisse former aucunes pensées, ni de son état, ni de soi-même, ni d'aucune chose créée, ni même de Dieu. [...]

C'est ainsi que Dieu seul est tout en lui seul, c'est ainsi que nous ne sommes rien en nous, et c'est ainsi que tout n'est rien en soi. Ainsi soit-il.



Dans Oratio fidei saluabit infirmum, pièce au titre emprunté à l’épître de Jacques, Paulin exprime son expérience avec émotion :

Comment peut-on renoncer à tout ce que l'on possède pour être le disciple de Jésus-Christ sans se faire violence ? Comment peut-on se renoncer soi-même, porter sa croix et suivre Jésus-Christ sans se forcer et sans se contraindre soi-même ?

Mais comme notre divin Sauveur a décidé lui-même que ce qui est difficile et comme impossible aux hommes est facile à Dieu, qui leur fait trouver toutes choses faciles quand il les prévient de sa grâce et quand il leur donne l'oraison de pure foi par le moyen de laquelle il leur fait trouver le chemin de la perfection très facile, je ne crains pas de dire que la première grâce qui dispose l'âme à l'oraison de pure foi est une grâce de dévotion sensible que Dieu donne à cette âme, dont il la prévient par une lumière de foi dans son entendement et par une douce affection [117] dans la volonté, et se répand jusque dans les sens et les appétits qu'elle recueille en elle avec une grande et agréable douceur. D'où vient que l'âme étant si bien recueillie et si satisfaite en la présence de Dieu, aussitôt qu'elle se met en oraison, la lumière d'une pure foi s'empare de son entendement par la seule et simple vue que Dieu est ce qu'il est comme il est par lui-même et qu'elle n'est rien et tout le créé n'est rien, que ce qu'elle est devant Dieu et en Dieu qui est tout en elle plus intimement et plus essentiellement qu'elle-même.

Cette simple vue de foi actuelle sans considération, sans discours et sans raisonnement, bannissant et anéantissant toute la lumière naturelle de la raison et toute sorte de pensée et de connaissance de l'entendement, qui ne pense, ne voit et ne croit que Dieu seul tel qu'il est en lui-même, excite dans le même instant et comme imperceptiblement un amour de Dieu actuel pur et simple dans la volonté, qui [118] s'embrase tellement en l'amour de Dieu que la foi lui montre être tout en elle, qu'elle trouve un goût spirituel et une joie et satisfaction intime en Dieu tout présent en elle, dont elle a une paix et un repos que l'on peut beaucoup mieux expérimenter qu'exprimer ; ce qui est la cause que souvent l'âme passe les heures entières dans cette oraison de pure foi comme si elle n'y avait été qu'un moment ; et qu'après cette oraison elle se porte à tout ce qui est de la plus grande perfection avec une facilité et une ferveur tout à fait surprenantes. C'est au sortir de cette oraison de pure foi que, sans y avoir fait aucune résolution de se mortifier, elle se trouve si absolument morte à tout ce qui est du sens qu'elle a plus de peine à ouvrir les yeux, les oreilles et la bouche, pour voir entendre et parler, qu'elle n'a de les tenir fermés. [...]

Autres traités, dont le Traité du pur Amour

Dans l’Exercice journalier pour une âme intérieure, les Dispositions d’une âme intérieure pour la sainte communion et la Pratique de l’action de grâce après la sainte communion, « Dieu seul » revient comme une antienne. Évitant tout appel à quelque représentation, Paulin aborde ainsi l’oraison mentale dans l’Exercice :

L’oraison. Les prières du matin étant faites, elle fera une demi-heure d’oraison mentale […] en ne se ressouvenant que de Dieu seul, en ne pensant qu’à Dieu seul et en ne voulant que Dieu seul, sans s’arrêter volontairement à aucune autre chose même qui soit bonne en soi. […] C’est alors que la mémoire, l’entendement et la volonté de l’âme intérieure […] sont toutes en Dieu et que Dieu est tout en elles, sans qu’elles aient besoin de se souvenir, ni de s’occuper, ni de s’affectionner par aucun acte des choses [176] mêmes de Dieu, qu’elles trouvent toutes en Dieu.

Dans les Dispositions,

[7] …il faut que l’amour de Dieu soit un acte purement surnaturel […] qui nous fasse aimer Dieu immédiatement par lui-même. […]

La Pratique envisage toutefois de nombreux dits intérieurs dans un esprit de foi qui constituent les actes d’adoration, de remerciement, d’oblation, de demande.

Le Traité du pur Amour ne répond pas aux espoirs soulevés par un titre qui attira l’attention sur le manuscrit : il s’agit, dans ce dernier texte assez long, d’un catalogue de 24 demandes auxquelles il est répondu point après point, ce qui entraîne répétitions — on a vu que Paulin ne reculait pas devant les affirmations répétées de « Dieu seul » — et une certaine complication, les questions s’avérant particulières et souvent de nature théologique. De fait, il s’agit d’un dossier de défense constitué à l’époque de la querelle du pur Amour, peut-être avant que le même sujet ne soit abordé systématiquement par Fénelon dans les 45 articles de son Explication des maximes des saints (1697). Nous ne retenons ici que quelques extraits du début0 :

Il faut supposer que l'amour pur [5] surnaturel est un don de Dieu que l'âme ne peut jamais acquérir par elle-même et par ses propres forces, ni par la doctrine des hommes qui le peuvent recevoir et écrire, mais qui ne le peuvent donner, Dieu en étant le seul auteur, qui le donne ou immédiatement par lui-même, ou médiatement par sa grâce, qu'il ne refuse jamais. […]

L'on doit encore supposer que l'amour pur n'est pas seulement actuel, mais qu'il est aussi habituel, c'est-à-dire qu'il n'est pas seulement un simple acte, mais qu'il est aussi une vraie habitude infuse de Dieu dans la volonté de l'âme intérieure, laquelle n'est rien autre chose que l'habitude de la charité de Dieu, que saint Paul dit être diffuse de Dieu dans nos cœurs par [6] le Saint Esprit. […]

Paulin pose les réserves nécessaires (avant de préciser 24 points qui couvrent les pages 20 à 107, la dernière du Traité) :

C'est une erreur de dire que la volonté soit obligée de renoncer actuellement à cet intérêt spirituel, temporel, du mérite de la grâce, et éternel, du mérite de la gloire qui y est inséparablement attaché, pour faire un vrai acte du pur amour, outre que l'amour pur ne serait pas un amour pur, puisqu'il serait mélangé de l'acte de renoncement qu’il ferait au mérite de son acte. C'est pourquoi quand j'ai dit que l'amour pur doit être sans mélange de l'intérêt propre, cela se doit entendre sans la vue actuelle, et sans la volonté actuelle de son intérêt propre, de manière que l'entendement ne soit pas occupé de la vue actuelle, et la volonté ne soit pas remplie du désir libre de son intérêt propre, même spirituel, temporel de la grâce, et éternel de la gloire, mais que l'entendement ne soit occupé que de la vue de Dieu seul comme il est [19] en Lui-même. [...] Mais comme cette description est fort abrégée, son explication fort peu entendue, l'on peut faire des demandes et former des difficultés, [...] que je crois nécessaire de les proposer, et de les résoudre avec toute la clarté et la solidité qui me sera possible. La première demande est de savoir ce que c’est que l’amour actuel en général, et s’il y a plusieurs sortes d’amour. [...]

RÉCOLLETS

Par leur importance du point de vue de la fécondité spirituelle, ils forment le troisième groupe de nos mystiques franciscains. Ils sont abordés ici en suivant l’ordre historique des dernières réformes, donc après les Tiers Ordres mais avant les capucins :

La neuvième réforme [de l’Ordre de saint François] est celle des récollets, dont le Reverend Père Jean de la Puebla est l’auteur. Elle a commencé en Espagne l’an 1484. […] La dixième est celle des Peres capucins […qui eut lieu] l’an 1525 par Frère Matthieu de Bassy Observantin…0.

Quelle est l’origine des récollets0 ? Parmi les observants, le désir d’une plus grande solitude conduisit tôt à établir des communautés dont les membres s’adonnaient à l’oraison régulière. Elles s’organisèrent peu à peu en provinces indépendantes. En Espagne surtout, certains évêchés, monastères, lieux de retraites ou « déserts » pratiquaient cette vie d’oraison intense. Au chapitre général franciscain de 1502 s’institutionnalisèrent des maisons de retraite ou recolerios. S’y pratiquait le recogimiento : l’on priait en ces lieux jusqu’à douze heures par jour0 !

Ceux qui retrouvèrent une vie intérieure de récollection devinrent les « récollets ». Ils prospérèrent et finirent par absorber partiellement les observants (entièrement en Belgique et en Allemagne, pays « dépeuplés » par la Réforme)0.

En France, l’origine serait-elle à rechercher en Aquitaine ? Mais selon le P. Hyacinthe, ils pénètrent en 1592 au couvent de Nevers, lorsque des réformés d’Italie prirent la place d’observantins pour être eux-mêmes bientôt remplacés en 1597 par des français0.

Leur premier mystique remarquable est Séverin Rubéric, « passeur » spirituel quelque peu isolé en Guyenne, province proche de l’Espagne.

Séverin Rubéric († après 1625)

Isolé en Guyenne

La réforme née en Espagne s’introduisit en France à partir de 1590. Les récollets vivaient dans la contemplation, la pénitence, une stricte pauvreté. En 1616 la province d’Aquitaine fut fondée avec le P. Séverin Rubéric comme ministre. Il eut à défendre la réforme contre des manœuvres des observants. Il adressa en 1625 une supplique au pape pour obtenir l’union des récollets avec les capucins — ces derniers étaient alors en leur première ferveur et en plein développement — s’ils ne pouvaient rester indépendants.

On n’en sait guère plus sur ce frère mineur, sinon qu’il avait été confirmé comme gardien du couvent de Cognac en 1614, qu’il prêcha une mission à Bergerac en 1620, qu’il intervint en 1622 dans une fondation au Dorat, qu’il fut conseiller de la fondatrice des clarisses de Saintes. Sur cinq ouvrages spirituels devenus rares sinon introuvables, nous citons les Exercices sacrés de l’amour de Jésus0, où l’on trouve des avis sur la voie unitive0.

La Voie d’amour (1623)

Avis sur les quatre méditations de la vie unitive

1. L'Amour divin purge l'âme, l'éclaire, l'unit à son Principe et souverain Bien : il ne peut plei­nement éclairer s’il n’a purgé, ni ne peut intimement unir s’il n'a éclairé. Il purifie en consommant et anéantissant toute l'imperfection de la nature et du propre esprit corrompu ; il éclaire en rendant l'âme toute illuminée des vertus par les­quelles elle est faite semblable à son Bien-Aimé ; il unit en l'approchant très immédiatement de Dieu son Époux, pour en jouir et Le posséder autant qu'il se peut en cette vie, comme dit saint Grégoire0 : « Celui qui a dompté les révoltes de la chair, il lui reste à exercer son esprit à la pratique des œuvres saintes ; et quand les vertus ont dilaté son esprit, il lui reste à l'étendre jusques aux mystères de la contemplation et de l'union0. » [249]

2. L'âme est capable de recevoir cet effet de l'amour et peut être unie même dès cette vie à son Dieu ; car elle a en soi une partie suprême laquelle est pure­ment spirituelle, appelée esprit par saint Paul écrivant aux Galates, chap. 5 : Marchez en esprit0. C’est le sommet ou pointe de l'âme, où les simples vues et conceptions spirituelles et éternelles de Dieu et des vérités et perfections divines, se forment, selon saint Jérôme. [cit.]

C'est là où les nues et pures affections de l'amour divin se produisent ; c'est là où elle reçoit les opérations divines, purement spirituelles. C'est en cette même partie que Dieu fait Sa résidence, c'est la [249v] dernière chambre ou demeure de ce Palais royal, où le Roi est assis en Son trône ; c'est le fonds de l'âme, où il est aussi intimement pré­sent que l'âme l’est au corps. Car si bien l'âme par sa partie et portion animale est unie au corps et aux sens, et par sa partie raisonnable s'unit aux objets du corps et du sens, par cette partie spirituelle Dieu est uni à elle pour lui donner par Sa pré­sence essentielle l’être de nature, et imprimer en cette simple essence spirituelle de l'âme, l'image de la très auguste Trinité : image qui consiste aux trois puissances purement spirituelles et capables d’être remplies de Dieu seul. Cette présence de Dieu est naturelle à l'âme. Outre icelle, il y en a une autre, surnaturelle, par laquelle Dieu est présent et uni à ce fonds de l'âme pour lui donner l’être de grâce, et imprimer en cette partie suprême et spirituelle une parfaite ressemblance de Ses divines perfections, la vivifiant de Sa charité [250] et de Son amour. Ces deux présences intimes ne sont pas l'union de l'âme avec Dieu, mais elles rendent bien l'âme capable d’icelle. Elles ne sont pas l'union parce qu'elles ne sont pas une action de l'âme, ni une action de Dieu. Elles rendent l'âme capa­ble de la même union. Premièrement parce qu'elles la disposent à recevoir de Dieu les sentiments spirituels par lesquels l'âme expérimente qu'il est présent ; deuxièmenement parce qu'elles l'habituent à répondre à ses sentiments par son action d'amour, afin d'accomplir et parfaire l'union que son Époux commence. Car cette union est une action, qui, comme un lien fort étroit, serre fortement l’âme avec son Dieu.

3. Toute action que l'âme exerce envers son Dieu n'est pas union, mais seulement celle-là qui, lui mon­trant son cher Époux intimement présent au fonds de son esprit, la lie avec Lui comme un bien qu'elle pos­sède, et non qu'elle va chercher fort loin, lui [250v] montrant, dis-je, présent, non par simple foi, mais par véritables expériences et sentiments spirituels, ou par une intime et secrète communication que l'âme prend, d'une manière indicible, de la présence de son Époux.

Cette action se commence en l'entendement, mais elle se perfectionne et accomplit en la volonté, par un pur amour possédant et fruitif, qui unit la volonté avec la cime de l'âme, à la suprême et unique Bonté, et ensuite d’icelle l'entendement est encore plus uni et toutes les autres puissances inférieures sont aussi souvent attirées à cette union, autant qu'elles en sont capables, sans qu'elles en soient empêchées de leurs objets sensibles ; par ainsi toute l'âme est unie à son Dieu : Mon cœur et ma chair ont tressailli en mon Dieu0, dit le roi-prophète. Premièrement, mon cœur, qui est ma volonté, se réjouit [251] en mon Dieu, Le possédant ; puis toutes mes autres puissances, même les sensitives, qui sont en la chair.

4. Cet amour d'union est précédé d'un acte de suprême contemplation et élévation en l'entende­ment, lequel, éclairé d'une lumière divine, surnatu­relle, montre à la volonté que Dieu, comme une Vérité très simple et essentielle, et comme une Bonté unique toute savoureuse, remplissante et regorgeante, est présent à l'âme, à ce qu’elle entre en pos­session et jouissance suréminente et ineffable, selon Cassien. [cit.]

Après cet acte très simple de nue contemplation, la volonté s'embrase et s'enflamme par un amour qui lui fait jouir de ses délices, et qui la lie et serre avec son Époux. La volonté ainsi enflammée entraîne encore et ap­plique de plus en plus l'entendement [251v] à la très nue et éminente vérité de Dieu, jusques à ce qu'enfin l'admira­tion, suspension, ravissement et ex­tase parfois s'accomplissent en l'entendement, et adhésion en la volonté. Cette union, à raison des actes de l'entendement est effet de l'intelligence et sagesse, deux dons très excellents du Saint-Esprit ; mais à raison de ceux de la volonté, c’est une action d’une charité très parfaite et accomplie, charité qui a mis notre cœur hors de la captivité des vices et de nous-mêmes, en la liberté des vertueux et parfaits enfants de Dieu, pour nous pousser sans contradiction aucune à tout moment vers Dieu [cit.].

Partant c'est le Saint-Esprit qui est le principal auteur de cette union [252] toute amoureuse de l'âme avec son Dieu son Époux, car c'est Lui qui émeut, élève, attire l'âme, c'est Lui qui épand sur l'entendement Sa très simple et pure lumière par les dons de sagesse et d'intel­ligence. [...] C'est Lui qui, remplissant par le don de piété et excellente charité la volonté de Sa douceur, la pousse et l'entraîne, et l'élève pour lui faire embrasser son Époux par un amour de jouissance. [...] C'est pourquoi cette divine union et les actes d’icelle sont plutôt dits passions divines et inactions divines que non pas actions de l'âme, d’autant que, quoique qu’elle agisse en icelle union, c'est néanmoins plutôt comme [252v] agie et mue, et appliquée par le Saint-Esprit à guise d’un ins­trument. Et quoiqu'elle se dispose à cette union intime, elle ne la peut toutefois parfaire sans pâtir le mouvement et l’inaction0 divine.

5. Cette union est de deux sortes : l'une qui peut être dite naturelle ; et l'autre, surnaturelle et éminente. La première se fait bien par la grâce surnaturelle et par mouvements surnaturels du Saint-Esprit. Mais la manière en laquelle elle se fait est comme naturelle, suivant la condition naturelle de notre entendement, joint à ce corps mortel ; condition qui le porte à con­naître les vérités divines, même les plus pures et simples, les plus nues et abstraites, par rapport aux images sensibles ; car quelle que soit son abstraction et séparation des sens, toujours l'ima­gination suit et accompagne sa contemplation natu­relle. Et partant l'union qui suit en la [253] volonté de cette contemplation est naturelle, parce qu'elle se fait suivant l'état que la grâce et la charité ont connaturellement, selon la disposition de la même volonté et conformément à l’état de la vie présente. Cette union est ordinaire à ceux qui sont en l'état d'union.

L'autre est appelée surnaturelle par la bienheu­reuse Mère sainte Thérèse, parce qu'en icelle l'entendement est élevé à une contemplation très haute au-dessus de tous les sentiments, sans aucune coopération d’iceux hors de toutes images. Saint Thomas le docteur angélique dit que c’est par des impressions que le Saint-Esprit fait sur notre entendement des lumières divines qui l’élèvent à voir des nues et simples vérités sans aucun rapport ni société d'images.

Cette contemplation est toute angélique... [254]

6. L'une et l'autre de ces deux unions si admirables et intimes, qui approchent de si près celle qu’ont les bienheureux en la jouissance de Dieu, ne sont pas une fiction ou imagination des âmes dévotes. Car, outre l'expérience très certaine des justes et des saints, l’autorité de l'Écriture et des Pères nous certifient et assurent que Dieu fait cette grâce à Ses amis intimes, que de leur commu­niquer Sa jouissance par une union intime autant qu'il est possible à l'état des voyageurs, qui tendent à la dernière et consommée jouissance. Saint Paul écrivant aux Corinthiens, en la première [épître], chapitre 6, dit que celui qui adhère à Dieu est fait un même esprit avec lui. Ce qui ne peut être qu'avec une très grande union. Saint Denys, disciple de ce divin apôtre, dit au chapitre viie des Noms divins que [254v] l'intime union avec Dieu s'acquiert par l'ignorance lorsque l'âme voulant ignorer tout ce qu'elle sait se retire de toutes choses. Car pour lors se délaissant elle-même, elle se joint aux rayons très resplendissants, et est illustrée d'un abîme inestimable de sagesse [cit.]. C'est donc une vérité certaine et assurée que cette union se pratique aux saints. Saint Denis au quatrième des Noms divins dit que saint Paul son maître était en la pratique de cette union lorsqu'il disait, écrivant aux Galates 2 : Je suis crucifié avec Jésus-Christ en la croix ; car ce n'est pas moi qui vit, mais mon doux maître qui vit en moi0. La raison même prise de l'amour montre très expressément la vérité de cette union. Car le dernier effet de l'amour divin n'est pas de nous rendre [255] semblables à notre Bien-Aimé par les vertus lumineuses qu'Il produit en nous. L'amour ne s'arrête pas à l'opération de cette ressemblance qu'il produit en l'âme, mais va plus avant, la poussant, après l'avoir rendue semblable par l'illumination, à l'union intime avec son Époux. Saint Denys, au chapitre iv des Noms divins, dit que l'amour est une vertu et force opératrice d'union0.

7. Cette union n'est pas continuée en l'âme, quand elle l'a une fois, pendant tout le temps de cette vie, sans aucune interruption, car les actions nécessaires de cette vie, auxquelles elle se doit occuper, ou par l'obligation de son état ou par charité, la divertissent souvent, et par leur occupation lui ôtent l'attention d'entendement [255v] et de volonté qu'elle doit avoir en l'union. Au commencement, avant qu'y être habituée, elle n'y peut pas pour l'ordinaire demeurer longtemps, parce que ses puissances ne peuvent pas tenir bon en l'abstraction et unité d'opération, mais retournent aussitôt à ce à quoi elles sont accoutumées, c'est-à-dire aux sens et en la multiplicité, ou diversité d'opérations, de discours, de vues et d'affections. L'âme, dis-je, ne peut pas demeurer au commencement qu'elle passe en l'état d'union, que fort peu temps en cette union sacrée, et même n'y retourne pas aisément, à cause qu'elle n'est pas encore en l'état d'icelle, n'y est pas habituée.

Mais quand elle y a fait progrès, elle prend une habitude qui lui rend cette divine union plus facile, pour la reprendre à toutes les occasions et la continuer plus longtemps. Pour lors elle est en l'état de l'oraison d'union, qui est une station d'une âme illuminée pour jouir de son Dieu par [256] fruition tant qu'il lui est permis [cit.]. L'âme ayant acquis cette habitude et facilité est dite être en l'état d'union, est dite mener une vie unitive, parce qu'elle ne vit spirituellement que de la vie d'union. Toutes ses actions intérieures et spirituelles sont union, ou pour l'union, ou de l'union sainte et sacrée : car s'il y a en cet état et vie une plus exacte purgation des impuretés de l'âme et illumination des vertus, tout cela se fait pour l'union et de l'union comme de sa cause. Si les âmes qui ne sont pas encore bien purgées de leurs péchés, habitudes et affections mauvaises, ni illuminées des vertus ont parfois de ces unions avec Dieu, elles ne sont pas pour cela hors l'état de purgation et illumination, ni ces unions-là n'appartiennent pas à la vie unitive, mais purgative ou illuminative, d'autant qu'elles [256v] se communiquent à ces âmes-là pour les purger et illuminer. Quelques saints témoignent que les grands profits et avancements qu'ils faisaient en la mortification et acquisition des vertus provenaient de ce que Dieu leur faisait quelquefois cette grâce d'union avec sa toute bonté. Ces unions sont passagères, hors de temps, sans racines ni établissements en l'âme qui n'est pas purgée par mortification, et illuminée par les vertus. Ce sont des grâces concédées, non données ; car Notre seigneur attire au commencement ceux qui sont encore enfants par des blandices0, mais il faut que ceux qui les ont reconnaissent que c'est une grâce prêtée pour un temps, et non donnée. [...] [257]

8. L'âme qui est en cette habitude d'union et en l'état de la vie unitive doit être stable en l'amortissement de tous ses sentiments, de tous ses appétits, passions et désirs. L'imagination et fantaisie doit être purifiée de toutes les images qui l'emportent tantôt d'un côté tantôt d'un autre, et doit être en telle disposition qu'elle ne soit pas facile à recevoir les impressions des objets sensibles, ni à s'attacher à quelque objet ou action de laquelle elle a reçu l'image. L'entendement doit être simplifié de la multiplicité de ses pensées premièrement déréglées, secondement de celles qui consistent en discours et longs raisonnements, soit des choses extérieures, soit des objets sensibles, soit des objets spirituels et qui appartiennent aux sciences. Troisièmement, il doit être détaché de toutes spéculations, tant hautes et sublimes soient-elles ; il doit être mort à toutes propres opinions [257v] et lumières qu'il a acquis et appris en l'étude des sciences, à toutes inspirations et illustrations reçues en l'oraison, à tous propres jugements, et tout cela pour être réduit à une simple et nue pensée de l'unique vérité de Dieu existante par soi-même en toute l'éternité, voyant toutes autres vérités des créatures contenues sous cette unique essentielle vérité, et réduisant à cette unique et simple pensée de Dieu toutes ses pensées, vues et raisonnement, qu'il est nécessaire qu'elle forme de choses qu'elle traite. La volonté ne doit avoir aucun désir, affection, ni attache à aucune chose que ce soit, à aucune action, soit intérieure, soit extérieure, à aucune grâce ni disposition divine ; ne doit avoir aucune propriété, mais toutes ses affections doivent être réunies et réduites au simple amour de Dieu regardé comme présent intimement à l'âme, afin qu'en toute liberté, l'âme se puisse [258] unir à Dieu par cet amour en toutes les occupations et actions auxquelles elle se rencontre et se trouve.

9. [...] Car en tout ce que dessus trois choses sont montrées nécessaires à la disposition de l'union : la première est l'amortissement des passions et sentiments ; la seconde, la négation de l'entendement et propre volonté ; la troisième, la réduction de ces deux puissances à une simple disposition. […259]

10. Quand l'âme est établie aux choses susdites, que son jugement est au-dessous de tous les jugements, principalement de son conducteur, sans aucune sienne propriété, que sa volonté est au-dessous de toutes les volontés, unie par conformité à celle de Dieu, que toute la vertu active qu'elle a pour opérer et toute la capacité passive qu'elle a pour être émue de Dieu et recevoir ses illustrations, inspirations et élévations, est subordonnée à la disposition de la volonté divine [259v] pour agir quand elle voudra et se tenir en passiveté quand elle le disposera ; quand en toutes ces actions intérieures et extérieures et en toutes ses paroles et discours, elle tâche, anéantissant la nature, d'attendre et suivre les mouvements de la grâce, donnant à elle toute son opération, ne faisant rien sans consulter la grâce et la demander ; quand, dis-je, l'âme est établie en toutes ces choses, et que Dieu lui donne la grâce de la mouvoir souvent à l'union sacrée, nous pouvons dire qu'elle est en l'état de la vie unitive.

11. Partant c'est une chose certaine qu'il y en a fort peu qui soient en cet état, quoique plusieurs pensent y être, s'élevant d'eux-mêmes à une vie suréminente, sans que Dieu les y fasse monter. [...260]

L'amour divin tend bien à l'union sacrée dès le premier instant qu'il commence d'être en une âme, [260v] et la convertit à Dieu, mais c'est de loin : il ne l'exécute pas aussitôt, c'est en son temps après qu'il a purgé, éclairé et illuminé, après qu'il a détruit les imperfections, propriétés, et attaches qui contrarient à cette union et produit les excellentes vertus qui y disposent. Le feu sépare les choses dissemblables, mais il assemble, congrège0 et unit celles qui sont de même et semblable nature. L'amour divin est un feu qui, nous trouvant en son commencement dissemblables à Dieu par nos vices et impuretés, nous éloigne de l'union avec sa bonté et par l'abaissement et anéantissement de nous-mêmes qu'il cause en nous purgeant ; puis nous ayant rendus semblables aux perfections divines et à notre Bien-Aimé tout par les excellentes vertus de Jésus acquises par son illumination, nous unit à Dieu, et nous constitue en l'état, habitude et disposition de l'union sacrée. [...261v]

13. Quoique les âmes qui commencent et profitent ne doivent pas tendre immédiatement à cette union sacrée, ni monter et s'élever à cet état de vie unitive, toutes celles néanmoins qui font profession de la foi et religion chrétienne doivent y viser pour y parvenir enfin. Car c’est en cette délicieuse union que consiste l’accomplisssement de la sacrée charité, accomplissement auquel consiste la perfection chrétienne. Tous doivent [262] tendre à cette perfection, et à la parfaite disposition de charité, à laquelle Dieu nous enlève0 en cet état de Vie unitive. […]

Victorin Aubertin (1604-1669)

Récollet gardien à Nancy, « maître en théologie mystique0 », Victorin Aubertin, souvent gardien0, est associé à Jean Aumont comme théologien de l’école de l’oraison cordiale0. Il est l’auteur de deux ouvrages0.On note que son vocabulaire est proche de celui utilisé par Constantin de Barbanson.

Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667)

Leçon première [de la seconde partie]. Que l’on ne peut vivre chrétiennement si l’on n’est uni à Jésus-Christ

[…] Demande : Avez-vous des raisons qui nous enseignent qu'il faut être uni à Jésus-Christ pour vivre chrétiennement ? Réponse : En voici plusieurs, fondées sur des passages de l'Écriture Sainte. La première : comme chrétiens nous sommes membres de Jésus-Christ et il est notre chef, qui influe la vie en nous, et en cette qualité il a droit de vivre et agir en nous comme notre âme agit et vit en notre corps, et par conséquent, puisque l'être et l'excellence du chrétien consiste à être membre de Jésus-Christ, la perfection des actions chrétiennes doit être en ce qu'elles sont opérées par Jésus-Christ, vivant et opérant en nous comme en ses membres. C'est ce qu'il nous enseigne en saint Jean chapitre 14, où il dit qu'il est la vie, et qu'un jour nous connaîtrons qu'il est en son Père, et que nous sommes en lui, et lui en nous0. [84] C'est-à-dire que comme je suis en mon Père, vivant de la vie de mon Père, laquelle il m'a communiquée, aussi vous êtes en moi vivant de ma vie, et je suis en vous, vous communiquant cette même vie, et ainsi je vis en vous et vous vivez avec moi et en moi. Et son disciple bien-aimé n'écrit-il pas en sa première épître chapitre 5 que celui qui a le Fils de Dieu a la vie, et qui ne l'a pas n'a pas la vie0 ? [...]

Pour bien entendre cette vérité fondamentale de la piété chrétienne, il faut considérer que Jésus-Christ a deux sortes de corps et deux sortes de vie. Son premier [85] corps est un corps personnel qu'il a pris dans le sein de la sacrée Vierge, et sa première vie est la vie qu'il a eu en ce même corps, pendant qu'il était sur la terre. Son second corps est son corps mystique qui est l'Église, que saint Paul aux Corinthiens chapitre 15 appelle le corps de Jésus-Christ ; et sa seconde vie est la vie qu'il donne à ce corps, et à tous les vrais chrétiens qui en sont les membres. La vie passible et temporelle que Jésus-Christ a eue dans son corps personnel a été accomplie et terminée au point de sa mort sur le Calvaire ; mais il la veut continuer dans son corps mystique, jusques à la consommation des siècles, afin de glorifier son Père par les actions et les souffrances d'une vie mortelle, laborieuse et passible ; si bien que la vie passible et temporelle que Jésus a dans son corps mystique, n'a point encore son accomplissement, mais elle s'accomplit tous les jours en chaque vrai [86] chrétien. […]

Leçon troisième. Diverses manières de pratiquer l'oraison.

D. : Y a-t-il plusieurs sortes d'oraison ? R. : Oui. La première est une oraison de discours, lorsque la faculté intellectuelle de l'âme raisonne sur un sujet pour exciter sa volonté à aimer Dieu et la pratique de la vertu pour l'amour de lui, laquelle [119] on doit quitter quand on en a contracté l'habitude et que Dieu en suspend les actes. C'est pourquoi l'âme qui a atteint le degré de perfection, souvent comme celui qui a puisé de l'eau, boit à son aise, sans avoir recours à des formes, à des figures et à des discours, aussitôt qu'elle se présente à Dieu, elle se met en acte d'une connaissance confuse, amoureuse, tranquille, et boit en paix la sagesse, l'amour, et la faveur.

D. : Est-il nécessaire que l'âme qui a quitté les discours et les formes, s'occupe de Dieu par une connaissance de lui au moins confuse et amoureuse ? R. : Oui. Parce que l'âme ne peut persévérer autrement en ce à quoi elle est parvenue par l'action de la puissance sensitive ou spirituelle. Par ses puissances sensitives elle discourt, elle cherche, elle opère les notices des objets, et par les spirituelles elle se réjouit en l'objet des connaissances reçues en ses puissances, sans qu'elle opère plus [120] avec travail, avec enquête ou discours. Voilà pourquoi, après avoir quitté les opérations des puissances sensitives, cette connaissance générale de Dieu est nécessaire ; autrement elle serait oisive et sans tendance vers Dieu.

D. : Cette connaissance confuse et amoureuse de Dieu est-elle connue de l'âme contemplative ? R. : Parfois elle est si subtile et si délicate, si pure, si simple, si spirituelle et si intérieure que l'âme n'en a ni vue ni sentiment : comme le rayon du soleil qui entre par une fenêtre, tant plus l'air est rempli d'atomes, tant plus ce rayon paraît palpable, sensible et clair à la vue, et néanmoins il est certain qu'il est moins pur, moins simple, moins clair et moins parfait, étant mêlé de tant de poussière et d'atomes, que quand il en est purifié ; en sorte que s'il était sans ce mélange, il serait comme imperceptible à l'œil corporel, à cause de la pureté de son éclat, parce qu'il [121] ne trouverait pas d'espèces pour s'arrêter ; car la pure et simple lumière n'est pas si proprement l'objet de la vue qu'un moyen pour voir ce qui est visible, de sorte que si ce rayon passait par une fenêtre et sortait par une autre sans rencontrer quelque corps, il serait si pur qu'il serait imperceptible. Ainsi quand la lumière surnaturelle entre dans une âme pure, simple et dénuée de toutes les formes intelligibles qui sont des objets proportionnés à son entendement, elle ne la sent ni ne l'aperçoit ; au contraire tant plus elle est parfaite, tant plus elle lui cause de ténèbres, parce qu'elle l'éloigne des lumières ordinaires de formes et de fantômes.

Quelquefois cette lumière divine investit l'âme avec tant de brillant qu'elle ne voit ni lumières ni ténèbres. Il lui semble qu'elle ne conçoit aucune chose ; ce qui la met dans un si grand oubli que plusieurs heures se passent en oraison,[122] pensant n'y avoir pas été un moment à cause de la pureté et simplicité de la connaissance qui l'occupait, et laquelle l'élevant au-dessus de toutes les formes et appréhensions, ne lui permet pas de réfléchir sur aucune différence de temps. L'âme pourtant n'est jamais plus occupée, parce qu'elle n'est jamais plus intelligente, et tant plus elle approche de Dieu, et tant plus cet accident lui est-il ordinaire. Saint François de Sales en parle quand il distingue l'oraison en oraison discursive et en oraison cordiale. [...]

[123] La deuxième est une raison d'adoration, lorsque l'âme par une vive foi ayant connu la souveraine majesté de Dieu ou de Jésus-Christ, se tient comme anéantie en sa présence, [...]

La troisième est une oraison cordiale, ou d'affection, qui est lorsque l'âme ayant connu par la foi Jésus-Christ en quelqu'un de ses mystères, où Dieu en quelqu'une de ses perfections, donne [124] liberté à son cœur de produire tous les sentiments de respects, etc., que le Saint-Esprit lui inspire. Ce ne sont ici que de parfaits abandons de tout soi-même entre les mains de son divin amant. [...]

La quatrième est une oraison simplifiée ou réduite en actes d'amour. [...]

La cinquième est une oraison de transformation de ses puissances en celles de Jésus-Christ, qui est lorsque l'âme devenue un même esprit avec lui, non pas par identité ou essence, mais par participation, n'aime plus que par lui qui est devenue par la grâce son principe d'union et d'opération, qui la conduit, l'émeut et l'élève tout seul aux choses divines. [...] Sainte Thérèse, chapitre seize, appelle cette oraison une oraison de silence, ou un certain sommeil et assoupissement des puissances, lesquelles en effet ne perdent point leur opération, mais l'âme en cet état comme étant morte au monde et à elle-même, jouit de Dieu sans pouvoir concevoir comme elles agissent. [...]

La sixième est une oraison d'engloutissement de perte de l'âme en Dieu, qui est lorsque, abîmée et immergée dans ce divin [127] océan, elle ne fait sans cesse qu'envisager ses perfections avec des respects abyssables au terme de Tauler, qui appelle Dieu une divinité abyssale0 ; et Denis le Chartreux sur l'Exode : « cette divine caliginosité où Dieu habite une plénitude abyssale de lumière ». [...128] il faut qu'en cette oraison l'âme soit extrêmement fidèle à suivre l'attrait de son divin Époux, qui l'attire toujours de plus en plus au-dedans en son essence amoureuse et immense, elle trouvera une vie toute éclatante de pureté et de sainteté ; ce qui la doit obliger de ne sortir plus de ce fond intérieur, où sa vie et sa propre activité soit perdue en Dieu par Jésus-Christ, pour retourner en elle-même, à sa propre vie, à sa propre activité, quand ce serait sous prétexte de s'y considérer et examiner son état ; car il ne faut plus qu'elle soit l'objet de ses regards, mais Dieu seul qui l'occupe au fond du cœur en plénitude d'amour.

La septième et une oraison de brouillard, ou de caliginosité mystique [129] qui surprend l'âme perdue dans son divin abîme ; de sorte que pleine de Dieu et toute absorbée en lui, elle ne voit et ne connaît plus rien de spécifique et de distinct, mais seulement un vaste océan de perfection infinie qu'elle ne saurait comprendre. [...]

La huitième est une oraison d'union fontale à Dieu, en qualité de principe opérant et produisant toutes ses opérations surnaturelles ; et [130] c'est lorsque ces heureuses et divines ténèbres ou caliginosités étant passées, l'âme se trouve unie à Dieu comme sans entre-deux dans un calme fontal, et pour lors elle touche son Bien-Aimé et elle le possède à son plaisir par des touches expérimentales qui se font dans le plus intime de sa substance, lesquelles quoiqu'elles ne soient point évidemment de Dieu, il y a de grandes conjectures qui en donnent une certitude morale. [...]

La neuvième est une oraison d'union objective, qui se fait lors que l'âme sent une vertu puissante qui, [132] la séparant de tout le créé, l'attire comme dans un point au plus intime de son être, et se trouvant unie à un autre tout divin, qui est son principe de renaissance spirituelle, plus fort et plus vigoureux que le sien, ne trouvant ni sensibilité en la partie inférieure, ni raisonnement en la moyenne, l'emporte en un instant au suprême de l'intelligence, laquelle comme grosse de toute la pureté et perfection possible, exprime un Dieu par dessus tout, auquel la volonté, qui semblait morte, renaît, et par une émotion efficace d'amour s'y attache si fortement qu'elle peut bien dire avec saint Paul : Qui me pourra séparer0 ? [...133] Et voilà l'oraison de l'union la plus parfaite dont une âme soit capable sur la terre. [...137] C'est le degré de contemplation, dit saint Bonaventure dans Le Chemin qui va à Dieu0, chapitres i et iv, que personne ne comprend que celui qui le reçoit, parce qu'il y a plus de fondement dans l'expérience de l'affection que dans la vue de la raison [...] Interrogez la grâce et non point la doctrine, le désir du cœur et non point la pensée de l'entendement ; les soupirs, les sanglots et les gémissements de l'oraison, et non point l'étude des livres ; l'Époux et non point le maître ; Dieu et non point l'homme ; la nuit et non point la clarté ; non point la lumière, mais ce feu dévorant qui par un excès d'onction sacrée et par des flammes d'amour très ardente0, transporte le cœur en Dieu, qui est la substance et la matière qui s'allume par Jésus-Christ [138] Dieu et homme, lorsqu'avec ferveur on médite ses souffrances ; et vous apprendrez dans cette école sans tant de raisons la vérité qu'il vous enseigne.

Leçon quatrième. De l'action ou inaction de l'âme dans l'oraison.

D. : Y a-t-il quelque état ou oraison dans la vie mystique et intérieure, où l'âme n'agisse plus et soit purement passive ? R. : Non. Parce que plus qu'on a de bien en soi, plus on est propre et porté à agir ; d'autant que la [139] perfection de l'être c'est son action.

Il est bien certain que nos âmes ont une vie et des opérations plus excellentes à mesure qu'elles sont élevées dans un état de perfection plus haute et plus excellent, selon cette maxime que les opérations suivent l'être. Mais comme toutes les opérations de nos âmes tendent à une fin qui a ému leur affection et excité leur amour à poursuivre leur possession, quand il arrive qu'à force d'agir et d'aimer elles parviennent à l'union de la fin qu'elle poursuivait, elles n'agissent plus par des actions de poursuite, puisqu'elles possèdent ce qu'elles cherchaient, et que cette fin qui les attirait par ses influences ne les attire plus, puisqu'elles lui sont unies.

D. : Quelles sont donc les opérations de l'âme qui possède sa fin ? R. : Comme la consommation de la perfection de l'âme consiste en ses opérations en l'état de la grâce, comme dans celui de [140] gloire, Dieu s'unissant à elle par la vie foi et l'amour très épuré de toute sorte de vue et de toute recherche de propre intérêt comme objet final et fin dernière, il lui donne toute la plénitude de soi-même autant que le degré de la grâce sanctifiante qui est en elle a étendu sa capacité ; et cette communication de Dieu comme fin dernière donne à l'âme comme une espèce d'être et de subsistance surnaturelle, qui pénètre la sienne propre et l'élève à cet état qu'on peut appeler tout divin, qui a des opérations conformes à ses excellences : car le fond de l'âme subsistant dans cette plénitude qu'il a reçue, produit par ses puissances des opérations qui expriment et lui représentent cette plénitude à qui elle est unie, et encore que ce ne soit que par l'amour et par la foi, elle en est toutefois si pleinement contente qu'il n'y a rien au ciel et sur la terre qui puisse égaler [141] son plaisir, sinon la vision béatifique qui est le terme de ses espérances.

Si bien qu'il faut que l'âme dans cet état prenne garde de ne pas faire cesser ses opérations, pour ne faire rien que de recevoir celles de Dieu, parce qu'elles seraient inutiles et à l'âme et à Dieu, qui ne les lui donne que pour exciter les siennes et les élever à une manière surnaturelle et tout divine, afin qu'unie à son principe duquel elle suit les mouvements, elle exprime et tout ce qu'elle a reçu et tout ce qu'elle est, comme si elle faisait une extension de tout elle-même hors de soi, pour essayer de comprendre ce premier principe et se rendre à lui dans la plénitude qu'il s'est donné à elle. Au lieu donc de demeurer dans l'oisiveté qui serait vicieuse, Dieu veut que l'on soit toute action pour ainsi dire, afin de rentrer en lui et lui donner tout soi-même avec [142] tous les dons qu'il a faits, à dessein que l'on s'en serve pour s'abîmer avec plus d'activité dans l'océan du divin amour, et pour s'y perdre en telle sorte qu'on n'y voie et qu'on n'y sente plus rien de soi, et qu'on demeure dans sa perte, sans vouloir réfléchir sur soi pour prendre par cette réflexion assurance de son état ; car ayant abandonné tout soi-même et tous ses propres intérêts à Jésus-Christ, il est juste de vivre continuellement dans cet abandon avec cette croyance de foi — qui est beaucoup plus certaine que toutes celles de notre raison —, que Jésus-Christ à qui nous avons confié toutes nos espérances est autant fidèle comme il est à Dieu, et par conséquent impossible qu'il nous manque.

D. : Pourquoi donc dit-on que l'on ne doit pas agir lorsque Dieu agit de peur de troubler son opération ? R. : Quand les mystiques parlent de la cessation d'actes en la [143] contemplation sublime, ils n'excluent pas toutes sortes d'opérations, mais seulement les opérations propres, c'est-à-dire celles qui se font par le propre travail, industrie, inquisition de discours et façon connaturelle, de peur que telles opérations n'en empêchent d'autres plus relevées et d'un ordre supérieur : car il se trouve des personnes qui pensant atteindre Dieu par des efforts naturels d'entendement ou de volonté, voudraient comme l'engloutir et comprendre en elles-mêmes, prévenant ses opérations. Et c'est ce qu'il faut éviter, de peur que Dieu ne nous rebute comme présomptueux, car c'est par l'anéantissement qu'il faut se disposer à un si grand bien.

D. : Pourquoi donc les mystiques appellent-ils la sublime contemplation de l'âme un loisir, un sommeil, un silence, un oubli de toutes choses, quiétude et anéantissement d'esprit ? R. : Premièrement parce que pour [144] lors l'entendement et la volonté n'opèrent pas d'une façon qui leur soit naturelle, à l'égard de laquelle ils sont paisibles ; car encore qu'ils s'en servent pour produire des actions vitales, néanmoins parce que cette émotion0 se fait en eux sans eux, ils sont purement passifs à son égard, et d’autant que ce n’est point par leur propre effort ou industrie que ces puissances produisent leur action, mais que c’est par la prévention et émotion du saint Esprit. [...]

D. : L'appétit sensitif de l'âme est-il capable de participer à cette vie surnaturelle ? R. : Oui, puisque l'entière perfection de l'âme requiert que tout l'appétit sensible soit non seulement retenu comme esclave, sous le domaine et l'obéissance la partie supérieure, mais qu'aussi comme enfant et ami de la maison il soit participant de cette vie divine que l'âme a reçue en son élévation à l'état d'union, et cela suivant le genre et la capacité de son être, afin [146] que désormais tout l'homme étant mû et gouverné par l'Esprit de Jésus-Christ recoule incessamment en Dieu, tant selon son être corporel que selon le spirituel.

Cette participation n'est autre chose qu'une certaine vertu très secrète et très forte, qui le pénètre et qui le gagne tellement que non seulement elle amortit cette inclination naturelle qui résidait tant dans l'imagination que dans tout ce qui lui était inférieur pour toutes les choses sensibles qu'elle jugeait être propres et convenables à son individu, mais en sa place elle introduit une pente et une vie qui porte tout l'homme sensible et animal à ne vouloir et ne chercher plus dans les objets qui lui sont conformes que le seul plaisir de Dieu, étant en cela conduit et gouverné par l'âme élevée en cet état de vie surnaturelle ; car l'animalité n'est pas capable de soi des choses divines, mais parce qu'elle se trouve dans l'homme [147] gouverné par une âme raisonnable et tout ensemble principe de ses mouvements et opérations, elle peut en recevoir des impressions surnaturelles, qui la fassent tendre à Dieu dans les limites de son activité ; ce qui se fait par l'obéissance qu'elle a pour se laisser conduire à cette partie supérieure de l'âme, ne se laissant plus emporter à ses propres appétits, mais demeurant toujours soumise à l'Esprit de Dieu qui habite en elle.

D. : Dieu peut-il être compris par des formes ou des images conçues par l'esprit ou l'imagination ? R. : Non, parce que Dieu étant un pur esprit et une essence infinie, il ne peut tomber sous la conception des sens, d'où vient que, quand l'âme est unie à Dieu, elle demeure comme sans forme et sans figure, l'imagination perdue et la mémoire plongée en un souverain bien qui lui fait perdre la pensée de toutes choses ; en sorte que, quand elle s'en souvient, c'est par l'émotion [148] du divin Esprit qui est devenu le maître souverain et le gouverneur de toutes ses puissances. Une personne par exemple demande à une autre qui est en cet état qu'elle prie Dieu pour elle : cette personne ne se souviendra pas de le faire par aucune forme ou espèce de mémoire, mais quand Dieu agréera ses prières, il l'excitera par ses émotions à le faire. Une personne doit vaquer à une affaire nécessaire, elle ne s'en souviendra par aucune forme ni image ; et quand il sera temps de l'exécuter, l'émotion divine lui en fournira le dessein. Il ne faut pas pourtant que l'âme par sa propre vertu se mette dans ce vide et dans ce grand oubli, parce que c'est comme anéantir le naturel et s'unir au surnaturel, ce qui ne se fait que par le secours d'une grâce bien particulière.

D. : Les visions et les révélations spirituelles et infuses peuvent-elles contribuer quelque chose à la parfaite union avec Dieu ? R. : Comme la solitude et la nudité de toutes choses en pureté de foi est nécessaire pour s'unir à Dieu en parfait amour, il faut tâcher avec la grâce de les évacuer toutes de l'esprit, si on veut être uni immédiatement0 à Dieu. [...152]

D. : Qu'entendez-vous par le fond et le centre de l'âme, où Dieu se communique et opère si souvent dans les sublimes états de la vie intérieure, quand il y trouve la pureté qu'il souhaite ? R. : L'âme en tant qu'elle est esprit n'a ni bas, ni profondeur, ni centre plus ou moins profond, parce que étant spirituelle elle est sans quantité corporelle, mais les mystiques appellent le centre de l'âme, où son être, où sa vertu peut atteindre, et disent que le plus profond de l'âme est le dernier terme de son effort et de son opération. En cette considération, son centre créé, son fond est l'intime de son essence, sa substance l'origine de ses puissances, où elles sont identifiées, dit Blosius en son Institution spirituelle0 (chap. xii, § 2 à 4), et son centre et son fond incréé est Dieu, auquel elle est unie quand elle le connaît, l'aime et en jouit. Et lorsqu'elle y emploie toutes ses forces, on dit qu'elle arrive au plus [153] profond de son centre, parce que toute sa vertu étant épuisée, elle ne peut passer outre si bien qu'ayant atteint Dieu par la grâce, quoiqu'elle soit arrivée à son centre, elle n'est pas au fond de son centre, parce qu'elle peut passer outre. L'amour unit l'âme avec Dieu : voilà pourquoi tant plus elle aura de degrés d'amour, elle entrera d'autant plus profondément en Dieu, et se contentera davantage avec lui. Voilà pourquoi selon les divers degrés d'amour, elle a divers degrés de profondeur en son centre incréé, qui sont les diverses demeures que Notre Seigneur dit être en la maison de son Père. De manière que si elle a un degré d'amour, elle est en Dieu ; si elle en a deux, elle entre en Dieu plus profondément et plus intimement. Enfin si elle parvient à un très haut degré d'amour, sa profondeur s'augmentera jusques à se perdre dans l'abîme de ce divin centre, pour y être transformé en lui, comme [154] le cristal pur et net d'autant plus qu'il reçoit de degrés de lumière, d'autant plus cette lumière le pénètre plus abondamment, en sorte qu'il paraît toute lumière. [...]

Leçon cinquième. L’utilité des diverses sortes d’oraison.

D. : Pourquoi nous enseignez-vous tant de sortes d’oraison ? R. : Premièrement afin que, les connaissant on les puisse exercer avec fidélité, chacun selon l'état de son âme et l'attrait de la grâce, sans jamais oser s'y élever de soi-même. [...] Elles se multiplient à proportion des affections de ceux qui prient, dont l'un est triste, l'autre joyeux, un autre pressé des tentations, etc. […158]

Pour bien entendre ces diverses façons d'oraison, il faut savoir qu'ordinairement on commence le chemin de perfection par les sensibilités, par l'amour de cœur et d'affection, dont la partie aimante est prévenue du Saint-Esprit pour la conforter et faire revivre en Dieu. La raison en est que comme l'amour est le premier entre les mouvements de la volonté ou de l'appétit, c'est aussi la première et comme le centre de toutes les passions de l'âme ; c'est pourquoi Dieu, voulant réduire l'homme peu à peu à l'unité de l'Esprit divin, il commence premièrement à le réduire à l'unité cordiale de son amour par ses touches sensibles et amour tendre d'affection. Cela cessé, elle procède par estime, discours et volonté [159] raisonnable ; et voilà la méditation où l'on raisonne sur un sujet.

Enfin, perdant le raisonnement, elle s'attache à Dieu par un simple acte de foi, et voilà la contemplation, laquelle pour être achevée, ce n'est pas assez qu'elle l'envisage par des simples regards de foi, mais il faut aussi qu'elle l'exprime intelligiblement par une fécondité de grâce et de lumière. Et voici comment cela se fait. L'âme, considérant que tout ce qu'elle peut voir et contempler en son intérieur n'est rien autre chose que soi-même devenue déiforme par la grâce et la charité habituelle, et la volonté de Dieu essentielle participée infuse en elle au lieu de son être de corruption, retirant toute vue et contemplation et toute extension interne de regards près d'elle-même en l'unité et centre de sa puissance intelligible, qui opérait ainsi cette vue au regard interne, recueille toutes les forces de [1580] cette simple intelligence relevée à opérer en cet être de déiformité en un seul point de ce qu'elle est, attendant l'ouverture de cette sienne intelligence et les principes de la grâce actuelle, nécessaire pour être rendu seconde en la production du Verbe mental, de simple pensée intelligible et connaissance actuelle de Dieu, qu'elle produit à l'instant qu'elle est informée des principes opératifs de ces merveilles.

Et l'amour fruitif procédant d'un tel Verbe mental et présence objective, suit immédiatement, si bien que l'âme demeurant intimement unie à Dieu, et en qualité de principe opérant en elle toutes ses actions surnaturelles, et en qualité d'objet, elle devient son image parfaite, tant par la participation de son être divin que de son opération d'amour et de connaissance, et ainsi un petit Dieu par grâce ; en sorte que qui pourrait la voir et ne saurait pas par la foi que [159] Dieu est infiniment par-dessus tout le créé, penserait que ce serait Dieu même. Cette production, n'étant qu'actuelle et non point habituelle, ne dure qu'un espace de temps : la perpétuité est réservée au ciel.

Et c'est pour lors que l'âme entend qu'elle est née et régénérée en Dieu pour être opérative et non pas passive, sinon quand la volonté divine en laquelle est fondée, enracinée et devenue la sienne, le veut ainsi, et pour cela, de là en avant elle se tient toujours en posture, forme et façon vitale, opérative et voyagère, passant à travers de tout sans s'arrêter à rien, pour arriver à Dieu par-dessus tout en tant qu'Objet de notre amour et de connaissance. Si cela n'arrive pas sitôt, il faut s'accommoder à la volonté divine qui est devenue nôtre et avoir une humble patience, d'où il s'ensuit que l'être déiforme est composé de notre rien propre et [160] naturel et de Dieu comme notre tout, en tant que principe efficient et nous dirigeant à notre fin objective par des opérations actuelles de connaissance et d'amour. Il est appelé déiforme, parce qu'il rend l'âme une parfaite image de Dieu0.

Éloy Hardouin de Saint-Jacques (1612 ?-1661)

Frère mineur récollet, lecteur en théologie et prédicateur, définiteur provincial, il gouverna plusieurs couvents, successivement à Sézanne, Rouen0, Verdun, Montargis (1658-1660), ville où vivait à ce moment la toute jeune Jeanne-Marie Guyon0. Nous citons le dernier écrit d’une trilogie spirituelle0 : la Conduite d’une âme dans l’oraison (1661), dont chaque chapitre est divisé en « articles ». Nous reproduisons des extraits des articles 2 à 5 et dernier du chapitre v0.

Il s’adresse aux novices : tout apparaît extrêmement organisé et comprend même un tableau (p. 25) à divisions tripartites (oraison mentale par discours en trois parties : préparation, méditation, conclusion, chacune divisée en trois), le tout accompagné d’explications détaillées (choix du lieu, posture, recueillement). Les considérations intéressantes commencent au chapitre iii, où il souligne aussi la différence par rapport aux « exercices » destinés aux commencements de la vie spirituelle et à la recherche d’une vocation :

C'est en ce degré ici où l'âme doit commencer à être intérieure, et doit procéder dans son opération d'une façon toute opposée à celle dont elle usait dans les deux précédents états d'oraison, lesquels, lorsqu'elle avait reconnu quelques belles vérités, qu'elle avait ressenti quelque puissant mouvement de bien, et qu'elle avait produit quelque acte d'amour par la touche divine qu'elle avait ressentie, son emploi était de rapporter le tout à quelque pratique de dehors, faisant résolution avec les assistances de son Amour-Monarque de produire telles et telles actions, étant dans ce sentiment que son amour n'était grand s'il ne produisait de grandes actions au-dehors, et étant tout actif, devait être tout [127] dans l'action et l'opération ; mais ici dans ce troisième degré il faut qu'elle procède d'une façon toute opposée et qu'elle marche par une voie toute contraire, car il ne faut point qu'elle se penche au-dehors, mais qu'elle se recueille au-dedans et qu'elle rapporte toutes les actions de ses puissances sur cet objet infiniment aimable dont elle cherche l'amoureuse présence.

Il souligne ensuite la différence qui s’impose (à ce niveau confirmé) vis-à-vis de toute considération, chère à l’« École française » bérullienne, de la grandeur divine :

Entrant en l'oraison, qu'elle conçoive Jésus-Christ non par des [154] imaginations et conceptions sublimes de son essence et de ses perfections d'Infinité, d'Eternité, d'indépendance et d'autres semblables ; mais au contraire par retranchements de telles pensées, sachant bien qu'il n'est rien de tout ce qu'elle pourrait concevoir ou imaginer, son principal soin devant être de l'aimer ; qu'elle ne le conçoive que comme une bonté infiniment aimable ; et ainsi s'élève vers lui par la vue intérieure comme vers un abîme de bonté par-dessus toute sa portée et sa capacité sans autre plus particulière connaissance, ne recherche rien plus que de pénétrer intimement jusques au lieu de sa demeure en soi, outrepassant tous les milieux, toutes les ténèbres et obscurités de son esprit.

Il propose « une élévation en Dieu amoureuse tranquille, sereine, joyeuse, qui est la cime de ce troisième degré d’oraison »

Sur le bon usage de l’état de privation :

En telle privation pendant qu'elle dure, il est ordinaire que l'on n'entend rien de ce que Dieu y opère ; c'est néanmoins pour lors que Dieu met toujours dans l'âme les dispositions pour les révélations nouvelles qui suivent par après, disposant l'âme par telles privations pour être capable de nouvelles infusions de grâces, et les âmes qui ne sont versées en la connaissance de cette opération rigoureuse de Dieu, donnent souvent grand empêchement et mettent un obstacle puissant à la production de l'effet que Dieu prétendait par telle privation ; [165] car ne sachant pas donner lieu à la grâce comme il faut, se troublent elles-mêmes, sous mille prétextes de scrupules et de crainte qu'elles ont d'avoir donné occasion à telles privations, ce qui cause le plus souvent grand désordre en elles, et leur est grand empêchement de progrès et d'avancement.

Car

par cette privation Il la dispose à ses divines grâces et lumières, lui faisant connaître et ressentir son peu de pouvoir pour le bien et comme tout doit venir de Lui et non de son industrie propre ; et partant lorsque qu'après ces élévations et recueillement elle se [168] trouve en cette privation, elle doit soudain penser que c'est une préparation pour des élévations plus sublimes et des recueillements plus profonds, et partant en faire autant de l'état que de ces actions, et ainsi n'adhérant ni à l'onction de grâce ni à la privation, elle commencera à se disposer à l'état de la privation rigoureuse, donnant place à Dieu de bientôt l'opérer en elle.

Dilatations et resserrements alternent :

De plus, comme chaque degré d'avancement qu'une âme fait dans son intérieur est toujours composé de bas et de haut, comme lorsque l'âme est au bas du degré, elle s'élève vers le haut par vue et attention ; aussi étant en haut du degré, elle ne peut pas procéder par élévation, mais par récollection centrale selon la touche d'amour que Dieu opère en cet état, ou bien quelquefois par un doux et humble abaissement d'esprit sous le sentiment de l'infusion de la grâce et de la communication divine, qui sont des façons d'agir bien diverses et des dispositions d'intérieur toutes opposées, lesquelles, si l'âme peut bien remarquer en son intérieur et qu'elle se gouverne en sa coopération selon telle connaissance, elle expérimentera quels grands fruits [170] elle en retira et elle évitera tous ces troubles et confusions d'esprit qui viennent souvent faute de connaître l'état auquel on est.

Au chapitre iv « De la contemplation infuse » commence véritablement la vie mystique, « vraie terre de promission toute regorgeante en miel et en lait. C’est ici le vrai pays de l’âme dans lequel la liberté lui est rendue », « pays large et ample ».

La coopération de l’âme consiste principalement à « ne penser jamais que ces grâces lui viennent par sa fidélité au service de Dieu et par la diligence et industrie qu’elle ait apportées pour l’aimer, mais à rapporter le tout à la pure bonté ».

Après être passée par l’état de délaissement [319 sq.] nécessaire pour que tout ce qu’il y a de corrompu et d’imparfait meure [332], par l’expérience de l’impuissance au bien, « profonde et expérimentale humilité qu’Il ne pouvait produire en l’âme que par cette opération [358] », l’âme est disposée à l’oraison d’union.

L’âme ne peut plus en cet état penser Dieu en manière de haut et d’élévation, mais en façon d’égal, d’uniforme, de fond et de recueillement. Elle reçoit des touches d’amour sans raison dans la volonté sans entendement, d’où dérive en l’âme une connaissance expérimentale de Dieu qui se fait ressentir non comme objet, mais comme principe, source et origine de tout amour :

Conduite d’oraison d’union. Chapitre v.

En quoi consiste l’état de l’âme élevée à ce degré d’union. Article 2.

[...] Car il faut concevoir que ce degré si sublime d'union, comme aussi celui de contemplation infuse ne sont pas des dons de Dieu de courte durée, des opérations passagères ni de simples actuelles infusions qui informent et actualisent l'âme seulement quelque temps ; mais ce sont des dons et des grâces permanentes qui informent l'âme, [375] qui changent son fond, réformant son être et sa disposition, et étant des participations de l'être divin, lui communiquent un être ferme, stable et permanent pour vivre d'une vie divine dans des inclinations aux choses de Dieu et dans l'expérience de ses suites de lumières et connaissances, jouissances et amours, comme l'âme étant en bas en la partie inférieure en fond d'état vivait aussi selon cette partie basse dans les inclinations et mouvements de la nature corrompue ; tellement qu'il faut ici concevoir : 1. un état intérieur par manière de fond, d'être, de vie auquel l'âme est relevée ; et 2. puis après concevoir les actes conformes et les opérations rapportantes et connaturelles à tel être, tel fond et telle vie divine, qui sont les illustrations d'entendement par infusion de lumières, les fruitions de la volonté par impression de touches d'amour, et autres [376] faveurs [...]

Des illustrations de l’esprit par infusion des lumières divines dans l’entendement. Article 3.

L'âme dans cet état se conservant dans un simple, paisible et silencieux souvenir de Dieu en grande tranquillité et contentement sans aucun impétueux effort et soin empressé de faire [381] quelque chose, ni même se mettre en devoir de se recueillir en son intérieur, par une lumière et connaissance plus profonde, sentira bientôt cette mémoire devenir seconde par l'infusion et impression de lumière très intime prenante et informante l'entendement qui rendra son intérieur tout rempli d'un verbe de connaissance, et ensuite d'une jouissance, d'une fruition d'amour correspondante à cette connaissance des opérations procédantes d'elle si doucement en vertu des principes de grâces qui lui sont communiquées, qu'il ne lui semble pas qu'elle opère, mais seulement qu'elle les reçoive, les admette et y consente.

Et premièrement quant à la connaissance, elle se sent si intimement prévenue d'une impression de lumières qui lui découvre et manifeste la grandeur et immensité divine que, toute informée et [382] remplie de cette espèce représentant une immensité, grandeur, infinité sans termes, sans bornes et sans fin, sans distinction de lieu de temps et de notion, elle sent son entendement être comme une goutte d'eau jetée, plongée et abîmée dans cette mer immense de grandeur, que non pas l'embrasser et la comprendre dans les limites de sa capacité, expérimentant comme Dieu est un être infini, immense et illimité duquel plutôt elle est comprise que de le comprendre, plutôt abîmée en Lui que non pas de l'appréhender, ressentant aussi vivement l'impression qu'elle reçoit de cette lumière divine que l'expression des actes qu'elle produit, et pour ce cette opération lui semble plutôt infusion qu'opération, passion plutôt qu'action.

[...] Bien que Dieu se communique ici à l'âme, réellement et substantiellement [385] faisant sa demeure en son esprit, néanmoins ce qui informe actuellement l'âme, ce qu'elle ressent et expérimente par ses puissances n'est pas Dieu même, mais seulement l'image et l'espèce de Dieu tant imprimée comme principe secondant et relevant l'entendement pour la production de l'actuelle connaissance comme exprimée de cette actuelle connaissance, mais aussi la marque assurée de sa réelle présence et le dernier milieu qu'Il cause en la simple intelligence par lequel il cause cette divine connaissance, ne pouvant autrement communiquer que par quelque effet qu'il produit ou par quelque opération qu'il fait en nous. Il en est de même de l'inclination d'amour et du mouvement sacré qui est en la volonté, tant celle qui sort de cette connaissance comme celle qui se fait sans connaissance précédente dont nous [386] parlerons en l'article suivant. [...] Mais quelquefois cette opération divine qui commence ainsi par la simple intelligence se passe en sorte que l'on ne ressent rien du tout de l'amour, comme si l'âme étant abîmée dans les lumières de cette connaissance ne passait pas outre à produire de l'amour. Quelquefois aussi le contentement indicible que l'âme reçoit de l'infusion de ces divines lumières et connaissances sublimes ne produit pas seulement l'admiration et le ravissement de l'entendement, mais encore un doux pacifique mouvement de joie et de plaisir dans la volonté ; mais le plus souvent [387] cette opération se passe en lumières et connaissances, en sorte qu'il semble à l'âme qu'elle soit toute lumière et qu'il sorte des rayons de clarté de sa tête, comme ils sortaient de la tête de Moïse sortant du pourparler avec Dieu ; c'est ainsi qu'on peut grossièrement expliquer ce qui se passe si spirituellement, pour se faire entendre des simples.

De la fruition d'amour par prévention de touches divines au centre de la volonté. Article 4.

Après cette opération précédente qui consiste plus en un acte de simple intelligence et de contemplation et d'amour, l'entendement comme principal agent en cette action étant tout revêtu de connaissances par infusion de lumières, [388] la volonté n'étant participante de l'attrait de l'objet conçu par l'entendement que comme voisine et adjointe, Dieu vient à ôter à l'âme toutes ses lumières et la met en privation de toutes ses sublime connaissances. Pour lors, il semble à l'âme qu'elle est déchue de ses opérations élevées et sortie de ses occupations si sublimes qu'elle avait avec Dieu ; d'abord elle a de la peine à suivre Dieu en cette opération et à coopérer à ce qu'elle ressent venir de nouveau en elle, pensant être devenue plus grossière et moins élevée en Dieu et ainsi retourner en arrière dans le chemin de la perfection ; mais venant à souffrir en patience cette opération et laissant faire à Dieu ce qui lui plaît, se tenant contente de tout ce qu'elle ressent de Lui en elle, elle expérimente que le tout se convertit en bien, la conduisant à une des plus agréables [389] opérations qui soit dans chemin de la perfection, qui est de la rappeler dans le fond et l'enceinte de la volonté pour y opérer les traits de son divin amour d'une façon bien différente de la précédente, plus que le jour n'est de la nuit ; car ce n'est plus par élévation, par vue et contemplation, mais par intimité et profond recueillement.

Voici comme elle se passe : lorsque l'âme, durant telle privation de lumières, a beaucoup de peine à suivre l'opération de Dieu la tenant occupée dans de si obscures ténèbres, tandis qu'elle est fort empêchée à rechercher les moyens pour retourner à sa précédente élévation et retrouver cette heureuse occupation dans laquelle elle était tout en lumières divines et intelligences sublimes, tandis peut-être qu'elle est toute distraite et penchée au-dehors, occupée aux emplois [390] extérieurs, voici qu'elle vient à ressentir au plus intime de sa volonté un trait divin et une touche d'amour si pressante et si efficace qu'elle ressent par cette prévention son cœur tout rempli d'amour de Dieu et son affection toute embrasée et toute emportée en Lui, sans pourtant qu'il paraisse rien au-dehors par la suspension de ses puissances comme il pouvait être au degré précédent quand telle opération se faisait en elle ; car bien que cette opération se passe seulement dans l'enceinte et dans le fond de la volonté, et que nulle autre puissance n'y contribue de rien, la subite prévention suppléant tout ce qui serait requis de la part des autres puissances, la touchant et la mouvant si efficacement qu'il faudrait un cœur plus dur qu'un rocher pour n'être ému, et plus rebelle que celui de pharaon pour pouvoir résister. Et si les autres [391] puissances ne contribuent pas à cette opération et qu'elles soient suspendues, la suspension n'est que négative et non positive, la volonté n'ayant point besoin de leur concours et de leur entremise, les hissant pourtant dans une libre fonction de leurs opérations au-dehors, les sens mêmes sont laissés libres dans leurs fonctions ordinaires, le Saint-Esprit principe d'amour spirant et produisant en cette âme dans l'enceinte de sa volonté son heureux souffle d'amour, la volonté seule le recevant, l'admettant, y coopérant et agissant avec Lui, il se fait ressentir tout amour dans cette volonté, comme dans l'opération précédente le Verbe se faisait sentir dans l'entendement toute lumière, clarté, illustrations, connaissances, intelligences et irradiations ; et la volonté étant jointe à ce trait divin qui lui imprime une si puissante inclination pour aimer, y [392] consentant et y coopérant, tout son emploi est de produire des actes d'amour. [...] [393]

Que si vous lui demandez quelle est la cause en elle d'un si ardent et excessif amour, quel motif l'a émue à se fondre ainsi toute en affection pour Dieu, elle ne peut vous répondre et vous en donner autre raison sinon de vous dire que la touche divine qu'elle a ressentie au centre de son cœur y a fait telle impression et causé telle motion que sa volonté n'a pu s'empêcher de s'emporter en amour et de coopérer à une telle et si puissante motion, et lui étant venu lorsqu'elle y pensait le moins et qu'elle était occupée même ailleurs, que c'est le Tout-Puissant qui lui a jeté et imprimé ce feu jusque dans le centre de son cœur et dans la moelle de ses os. [...]

C'est l'expérience de cette opération si extraordinaire et de la façon en laquelle elle devient si subite qui fait assez [395] connaître la raison qu'ont eue plusieurs Pères de la vie spirituelle de dire qu'il y pouvait avoir de l'amour dans la volonté sans qu'il y eût de connaissance d'objet et considération de motifs et de raison précédente dans l'entendement, car supposée la motion divine dans la volonté qui l'emporte à agir, il semble que cette subite prévention de grâce excitante et efficacement mouvante suffit avec la volonté pour produire un si heureux acte d'amour, et supplée tout ce qui pourrait être requis dans la foi ordinaire de la part de l'entendement et des autres puissances, l'âme étant pour lors toute retirée en la volonté, opérant en elle en sa façon sans aucune action d'entendement. Et la chose paraît si claire et si manifestement aperçue dans l'expérience que les âmes qui ressentent cette opération s'étonnent merveilleusement comment il y a [396] des docteurs qui tiennent cela être du tout impossible. [...] [397]

[Touche] venant dans cette volonté à la façon qu'il entra autrefois dans le cénacle où étaient les apôtres, les portes étant fermées et se mettant au milieu pour leur donner sa paix : ainsi il entre au plus intime de cette volonté, il s'y insinue et s'y fait sentir comme principe d'amour et paix et ressentir en un moment sa réelle présence par cette touche puissante et efficace sans passer par la porte qui est l'entendement. […] [400]

Or de cette opération par prévention de touche divine et motion si puissante et efficace qui est le fondement de toute la vie mystique, apprenant l’âme à marcher dans la voie de la perfection plus par actes d’amour produits par la prévention de la grâce que par considération de raisons et recherche de motifs, dérive en l’âme une connaissance expérimentale de Dieu qui se fait ressentir non [401] comme objet, mais comme principe touchant, mouvant, inclinant efficacement la volonté, comme source et origine de tout amour, qui le trouve au centre du cœur et comme premier auteur de tout ce que l’âme peut avoir fait en la mouvant par sa touche et non par considération de motif et de raison. L’entendement étant ici au bout de sa course et au plus haut de son élévation, étant délaissé en arrière, la volonté entre par les attraits d’amour et les touches divines d’affection aux plus secrets et aux plus hauts degrés de ce chemin, quoiqu’en ces infusions et communications d’amour, Dieu n’est pas ressenti en manière de hauteur comme une majesté redoutable et une infinie grandeur, mais en façon d’égal, comme embrassé, tenu, possédé au fond de l’intérieur d’une façon si intime, si secrète et divine que la parole est trop grossière pour expliquer [402] choses si subtiles. Et en effet l’amour a tellement gagné le dessus dans cette âme et la volonté s’est tellement soumise toutes les autres puissances dans le fond de son recueillement que même l’entendement qui lui servait d’œil et de vue en son intérieur pour la recherche de la présence de Dieu lui est ici soumis et compris dans le fond de son recueillement au-dessus duquel elle opère.

De ces deux chapitres, il est aisé à voir que l'âme a deux sortes de jouissance de Dieu : l'une de connaissance par illumination d'esprit, illustration d'entendement, par infusion de lumières suivies d'ardeur et d'amour ; l'autre d'amour par prévention de touches divines au centre de la volonté sans précédentes lumières dans l'obscurité de cette puissance amoureuse. La première est par connaissances et lumières ; la seconde par ignorance et caliginosité0. [403] La première se passe principalement dans l'entendement, la volonté n'y participant seulement que comme adjointe ; la seconde totalement dans la volonté. La première proprement s'appelle contemplation, la seconde union. La première correspond à l'opinion de l'angélique saint Thomas, qui met la béatitude principalement dans la vision, acte d'entendement. La seconde à celle du subtil Scot qui la met principalement dans l'acte d'amour ; et c'est de cette seconde que se vérifient toutes ces exagérations dont usent les mystiques, d'embrassement, d'ivresse, jubilation et autres semblables.

Néanmoins touchant cette seconde, s'il y en a qui veuillent tenir très assurément qu'il est du tout impossible que l'amour soit sans quelque connaissance précédente, comme mon dessein n'est point en cet écrit de controverser, [404], mais simplement rapporter ce qui sert pour l'aide et la destruction0 des âmes, je leur accorde pour les contenter qu'il précède quelque connaissance, mais je dis que si on en veut former quelque idée selon la véritable expérience, il faut que ce soit d'une connaissance légère, mince et courte qui passe soudainement en amour, que sans aucun arrêt, sans aucune considération et jugement, pratique de raison de convenance et de motif, cette connaissance par une efficace particulière porte la volonté soudain à produire cet acte d'amour sans quasi qu'on s'aperçoive d'elle, comme d'effet dans l'expérience on ne s'en aperçoit pas, etc.

La raison pourquoi on ne remarque point le concours de la connaissance à cet amour, est d'autant que la connaissance que l'âme reçoit en cet état sublime et par une lumière intérieure, immense, [405] sans bornes et sans limites qui ne représente rien de fixe et de limité pour être objet de l'entendement comme se fait en la connaissance que nous avons des créatures et des choses extérieures, ou bien même en la connaissance que nous avons de Dieu qui est formée de nous-mêmes ; car ici l'entendement est plutôt compris que comprenant, plutôt abîmé dans son objet que le contenant en soi : c'est pourquoi toutes ses connaissances se faisant en cette lumière divine et immense, on ne la remarque pas elle-même ni les choses qui se font en elle ; néanmoins c'est par elle qu'on remarque après ce qui s'y est passé, et par cette remarque on en parle, car sans elle on ne pourrait rien concevoir ni rapporter de ce qu'on y aurait expérimenté.

J'avertis néanmoins l'âme désireuse de son avancement qu'elle fera mieux de suivre l'opinion [406] d'amour sans connaissance que d'amour précédé par connaissance, d'autant que s'il y en a, l'âme n'y a aucun arrêt, attention ni vue en son intérieur, mais seulement à l'amour efficace qu'elle ressent en soi déjà à demi produit avant qu'elle s'en aperçoive de quel principe il puisse partir, ayant plutôt besoin de le réprimer, le modérer et même quelquefois s'en divertir que non pas d'y concourir et aider à l'accroître, non pas pour l'abondance de la sensibilité (quoiqu'il en rejaillisse assez dans la partie sensible), mais plutôt pour l'extrême intimité d'où il prend son origine, qui est quasi insupportable à l'âme ; là où si elle pensait user de son entendement en le séparant de cet amour ou en le divisant par actes différents, elle gâterait tout ; car l'âme en son intérieur est devenue toute amour vers Dieu et ne remarque en soi qu'inclination pour Dieu, et [407] en cet état il lui est aussi connaturel de s'incliner et de se porter vers Dieu et tout ce qui est divin, comme lorsqu'elle vivait selon la nature inférieure il lui était connaturel de se porter au-dehors vers les créatures, vers ses intérêts et ses propres commodités ; et quand je dis vers Dieu, ce n'est pas par élévation, car cette façon de s'y porter est ici absolument évanouie et détruite par le terrassement de l'entendement, mais par embrassement, et à proprement exprimer comme on le sent, c'est aimer sans voir ni savoir qui, sinon que c'est bien chose assurée qu'étant interrogée : « Qui ? », elle dirait que c'est Dieu ; mais néanmoins elle ne le voit pas en son intérieur et [il] n'y est point comme objet sur lequel elle ait vue attention et arrêt ; mais ce qu'elle reçoit en sentant cet amour lui vient comme de l'intime du centre de sa volonté, selon qu'elle le [408] peut reconnaître par son expérience de son état, de sa vie et de sa respiration. Ce que Hugues de Saint-Victor exprime bien [...].

Des diverses dispositions et façons d'être de l'âme en ce degré d'oraison. Article 5.

L'âme s'efforçant de s'établir en cet état et d'y faire sa demeure, il lui semble qu'elle commence seulement à servir à Dieu et à l'aimer véritablement, tous [409] emplois précédents ayant plutôt servi à la réformation de son intérieur et au recueillement de soi-même que non pas de tendre directement à Dieu ; et bien que les touches qu'elle reçoit de Dieu ne soit que passagères, et qu'en effet elles passent bientôt, ce peu pourtant qu'elles durent est beaucoup ; car étant élevée à cet état sublime par un nouvel être divin duquel ces opérations et divines communications fluent, procèdent et dérivent, elle est ici fort abstraite des parties inférieures, des sens, de l'imagination, des appétits qui ne se remuent plus et ne suggèrent rien d'impertinent, elle demeurant en grandissime paix avec l'impression seule des divines communications à la faveur de laquelle elle peut persévérer longtemps avec une suffisante occupation quoiqu'elles soient passées, et cependant attendre et se tenir prête pour en recevoir [410] d'autres quand il plaira à Dieu les lui communiquer, persévérant en tel état en son intérieur tant qu'il plaira à Dieu lui tenir, et non seulement ce qu'elle souhaiterait bien.

Car le temps déterminé de Dieu étant venu, il faudra qu'elle sorte de cet état et qu'elle descende peu à peu jusques aux états inférieurs ; puis derechef qu'elle s'efforce de retourner selon la grâce et la force qui lui sera donnée à son premier état, reprenant quelques opérations d'entendement, et puis après celle de la volonté ; et ainsi souvent montant et descendant selon que l'Esprit divin la conduira, elle croîtra toujours de plus en plus en amour et connaissance, en expérience et ressentiment de ses opérations intérieures ; et par ces fréquentes réitérations et accroissements, elle se trouvera enfin tout embrasée du divin amour, plongée et abîmée dans cette obscure, caligineuse et ignorante façon [420] d'agir ; et toute absorbée dans ces divins embrassements, elle boira l'eau de la grâce et de la charité en sa source, en sorte qu'elle en restera toute ennuyée et perdue.

Et montant de degré en degré et suivant toujours l'Esprit divin partout où il l’y a conduite, elle ne sait quelquefois ce qui arrivera, trouvant sans fin choses toujours plus admirables ; car son entendement laissé derrière elle, sent sa volonté avec son inclination d'amour se perdre et s'échapper en insensibilité, restant toute perdue en ignorance de cette obscure et caligineuse lumière. De dire ensuite ce qui lui arrive, il n'est pas possible, et tout ce qu'on en dirait serait tenu pour sottise et rêverie. Et ne faut s'étonner si on ne peut comprendre si facilement les façons de parler dont usent les auteurs de la mystique et ces termes assez rudes et peu usités même dans la théologie scolastique [412] comme anéantissement, mort, expiration, privation, caliginosité et autres ; car qui pourrait expliquer ce qui se passe dans l'âme élevée à cet état sublime, à cet heureux silence et sabbat de la suprême partie affective, vu que l'âme en cette intérieure caliginosité expire et est perdue en un état inconnu et inexplicable où elle ne peut rien voir ni savoir ni vouloir, d'autant qu'elle a laissé au-dessous de soi toutes capacités pour se réfléchir, pour voir et vouloir ; et les aller reprendre pour se voir opérer comme elle faisait au commencement, c'est mal fait, ne pas se comporter comme requiert son état présent, car c'est faire revivre ce que Dieu par sa grâce avait fait mourir en elle. C'est donc ici pour fond et consommation de toute cette conduite d'oraison trouver une certaine plénitude d'être ; se reposant en Dieu, ne respirant qu'en lui [413] et s'abîmant dans un profond, paisible, doux, agréable et délicieux repos, dire avec le roi-prophète : In pace in idipsum dormiam et requiescam0, nulle chose pouvant distraire l'âme ni servir de milieu entre Dieu et elle que le péché, parce qu'il n'est plus ici question ni d'épanchement ni de recueillement, d'extraversion ni d'introversion. [...]

[414] Et comme ceci semble tellement au-dessus de toute chose créée, par-dessus tous objets, et plus intime que tous actes et opérations, qu'il paraît plutôt en façon d'état, d'être et de vie, que non pas en façon d'actes et d'opération, plusieurs mettent cette jouissance en l'essence de l'âme par-dessus les puissances ; car aussi expérimente-t-on que tel état de l'intérieur est tellement au-dessus de toute vue et au-dessus de tout pouvoir d'y apporter quelque effort, que c'est par la seule respiration que l'on se sent vivre en tel état et qu'on connaît qu'on en est dehors, et l'âme en cette disposition est en grandissime ignorance d'elle-même à faute de vue et de réflexions ; car l'entendement étant ainsi rabaissé comme il est, il n'y a nulle capacité pour connaître quel est cet état, et en faire estime au point d'excellence qu'il mérite : il ne [415] paraît à l'âme que comme chose simple connaturelle et facile, sinon que des choses qui se passent il lui est facile de conjecturer qu'il y a quelque chose de sublime et d'extraordinaire. Enfin cet état de l'âme n'est que paix, que joie au Saint-Esprit avec quelque sorte d'immobilité et d'impassibilité pour toutes choses hors de Dieu ; en sorte que quand elle voudrait, elle ne pourrait s'attrister pour chose que ce soit tandis que cette jouissance dure ; et comme étant au milieu de l'état de la privation totale dont nous avons parlé, elle se trouvait si affligée et si remplie de misères qu'il lui semblait que Dieu même n'était pas assez puissant pour la pouvoir retirer d'un état si désastreux et si fâcheux ; ici au contraire elle se trouve si éloignée de douleur qu'il lui semble qu'encore que Dieu l'envoyât en enfer moyennant qu'elle retint cet état dans son intérieur, elle [416] n'endurerait rien à cause de la forte possession qu'elle a de Dieu qui ne lui peut être ôté que de Dieu même (quand il voudra, comme il fait quand le temps est venu). Et il lui semble que si on lui perçait le corps et on lui ouvrait les entrailles, et si on faisait anatomie de tout ce qui la compose, on n'y trouverait que Dieu la pénétrant jusques aux moelles les plus intimes, comme si tout ce qui meut et informe ce corps fût devenu tout divin et tout déifié.

Néanmoins, le temps étant venu auquel Dieu a déterminé de la priver de cet heureux état, il laisse peu à peu diminuer cette jouissance et se sépare d'elle quant à l'actuelle jouissance, la laissant retourner à la vie ordinaire des âmes privées de ces opérations sublimes, la faisant descendre jusques au premier degré de cette élévation, et plus avant encore jusques au plus bas de la nature [417] intérieure en aussi grande privation de toute grâce qu'elle avait avant cette jouissance ; avec cette différence pourtant qu'ayant eu l'expérience de cette opération jusques à la consommation, elle est délivrée de tant de doutes qui l'accablaient la première fois qu'elle y passa, n'y ressentant plus tant de peines et de difficultés, comme ayant trouvé le secret et fondé le fond de ces fâcheuses et rudes opérations.

Et puis derechef après ces abaissements et ces états de privation et de renversement, il la fait de nouveau remonter peu à peu jusques aux opérations supérieures, et enfin jusques à une semblable, mais plus sublime et plus parfaite jouissance que la précédente de laquelle elle était déchue ; et ainsi toujours jusques à la mort par vissicitude continuelle d'élévations et d'abaissements, de montée et descente, de jouissances et de [418] privations, il la fait croître en connaissance et amour ; et ne faut pas penser qu'en ces états sublimes, ces élévations et abaissements se fassent en peu de temps et que ces opérations soient subites et passagères et de peu de durée comme au commencement et aux états premiers de la perfection ; car les années tout entières se passent tandis que Dieu tient l'âme en la jouissance, et autres années s'écoulent tandis qu'il la tient dans les privations ; et l'âme est si exercée et si usitée en ces changements que toute difficulté qu'elle y ressentait par la coutume se tourne en facilité, pouvant suivre toutes ces opérations, quoique fâcheuses, depuis les plus basses jusques au plus sublimes toujours de mieux en mieux selon que les expériences diverses vont toujours lui donnant de nouvelles lumières et de plus grands éclaircissements [419] dans ces routes si sublimes et ces joies si élevées.

Des comportements de l'âme en ces diverses dispositions, comme elle y est agissante et non oisive et purement passive pour ne tomber en oisiveté. Article 6.

Bien qu'il y ait en ces sublimes degrés de si notables jouissances qu'elles tiennent l'âme assez longtemps élevée en Dieu, la dérobant du tout à elle-même quant au sentiment et réflexion pour vaquer au ressentiment de si divines communications durant lesquelles elle n'a qu'à se laisser à Dieu, s'abandonner à son divin Esprit et se laisser remplir de son divin amour, ce temps-là néanmoins est si court en comparaison de celui qui lui reste pour son occupation [420] intérieure que les avis qu'on lui donne doivent plutôt être pour son comportement, en ce temps auquel il est nécessaire de la coopération de sa fidélité, que non pas pour le temps de jouissance, auquel Dieu est le principal agent : il est donc nécessaire de l'avertir de ce qu'elle doit faire de son côté et lui faire voir ce qu'elle ne connaîtra pas encore si clairement du commencement dans son expérience ; car il sert de beaucoup même en ces états sublimes d'être éclairé par avis de ce que l'expérience ne peut sitôt découvrir.

Or le but de l'âme en ces états étant de toujours mourir de plus en plus à soi-même pour vivre plus heureusement en Dieu, et son principal soin étant de surmonter la nature et la réformer en ses corruptions et dérèglements afin qu'elle ne se fasse plus ressentir dans l'intérieur par ses [421] désordres, mais que l'Esprit de Dieu y soit le souverain et y règne absolument, s'étant assujetti toutes les puissances. [...]

Néanmoins pour ce il ne faut [423] pas s'imaginer qu'elle soit en pure passivité comme si elle était dans une continuelle attente de l'opération divine et qu'elle n'osât rien faire d'elle ; car bien que du commencement elle n'osât agir d'elle-même, craignant toujours de par trop s'émanciper de cette glorieuse captivité, toutefois ici, étant établie en l'état d'esprit auquel elle est élevée en ce degré, comme nous avons dit, non seulement par des opérations passagères et coulantes, mais en façon d'être et de vie, elle jouit de si grande liberté d'esprit qu'elle peut agir, parler, penser, ruminer, raisonner et s'appliquer à tout ce que bon lui semble sans perdre sa paix, son repos dans la possession de Dieu, parce que toutes ses puissances sont entièrement soumises et subordonnées à l'Esprit divin ; et étant ainsi remise en cet ordre convenable du gouvernement divin, il n'y a chose qu'elle ne puisse faire en [424] Dieu sans rompre le lien de sa paix, sans perdre le calme et sortir de la sérénité dont elle jouit toujours dans son intérieur, et sa façon d'agir n'est plus grossière, imaginative, discursive, embarrassante et inquiète comme auparavant, mais paisible, intime et subtile, ayant toujours égard à ce que requiert, demande et peut porter l'état présent auquel elle se retrouve.

Or l'état auquel l'âme se peut trouver est de trois sortes : ou bien c'est un état de fruition, d'amour, ou bien c'est un état de vie de l'Esprit, ou bien c'est un état de privation de tous deux : comme l'âme se doit comporter en ces trois différents états lesquels elle se retrouve en ce degré ici, comme elle y doit agir et non demeurer en pure oisiveté et seule attente de l'opération divine, nous l'allons expliquer. [...]

Suivent des explications détaillées qui se terminent sur l’état de privation :

Et premièrement, quant à l'état [425] de fruition d'amour, lorsque les touches actuelles de l'amour divin sont ordinaires, toute l'étude de l'âme est de s'y maintenir et d'y correspondre en retirant son esprit de tout autre chose pour vaquer par attention tranquille, sérieuse et paisible à ces touches divines et ressentir les merveilles de ces secrets d'amour du tout inexplicables. Que si par intervalle quelquefois son attention en est divertie par les occupations du dehors ou par quelque autre occasion qui survient, son emploi doit être à s'y recueillir et de retourner à cette tranquille, paisible attention pour expérimenter et ressentir toujours de plus en plus les effets merveilleux de ces touches divines et secrètes affections qu'elle produisent. Que si en étant divertie et voulant y retourner elle n'y trouvait accès ni entrée, qu'elle ne se trouble pas, qu'elle se tienne en paix en l'état où Dieu la met. [426]

Or en cet état de fruition d'amour, l'âme est quasi toujours en une certaine continuelle et comme habituelle touche d'amour qui ne la laisse oisive, mais la fait quasi continuellement respirer. Dieu la serrant et l'embrassant en l'intime d'elle-même et au centre de son cœur lui fait dire d'un langage muet : « Dieu, mon Dieu. » Pour produire ces actes d'amour, elle n'a que faire de s'y exciter par motifs, elle n'a qu'à retourner par attention à elle-même. Venant à l'oraison, son commencement est cette respiration amoureuse sans qu'elle ait besoin d'autre préparation, car elle lui est maintenant comme changée en nature. Et dans le progrès de son oraison, persistant en cette attention et s'y approfondissant, elle reçoit de Dieu ce qu'il daigne lui communiquer : ou bien des désirs et amours plus purs, plus sincères et plus ardents, ou bien la réitération des premiers selon la correspondance qu'elle trouve dans [427] son intérieur, n'opérant pas indifféremment selon ce qui se présente à elle, mais selon que requiert la disposition de son état présent. [...]

[428] [...] L'âme en ce degré étant de familiarité avec Dieu et plus éclaircie dans la pénétration des mystères de la foi, cette lumière plus parfaite dont elle est avantagée, fait qu'elle pense bien plus sublimement de ces mystères qu'elle ne faisait dans le premier degré d'oraison par ses méditations, discours et raisonnements ; de sorte que ses pensées en ce degré sont des pures intelligences et illustrations très singulières, et non des imaginations et conceptions grossières comme au premier degré, s'y appliquant non comme par un exercice auquel elle soit attachée comme en ce premier degré de raison discursive, mais par occasion qui s'en présente de lecture, d'entretien, réflexion ou application propre ou semblables rencontres.

Ainsi on voit clairement comme l'âme en ce degré n'est oisive [429] ni en pure attente, mais quasi en continuelle action et opération, non pas d'élévation en Dieu et de recherche de Dieu en son intérieur, mais plutôt d'embrassement et de possession de Dieu au centre d'elle-même, n'étant en paix et repos si elle ne se sent ainsi respirer Dieu, ne pouvant souffrir de rechercher contentement ailleurs ni se reposer en autre chose ; non que je veuille dire que toute autre pensée extravagante sois bannie de son esprit et n'y ait place aucune : non, car cela est impossible en cette vie ; mais je veux dire que rien n'y fait impression si l'âme est tant soit peu attentive à elle-même et qu'elle prenne garde à soi.

Quant à l'état de la vie de l'esprit dans lequel l'âme élevée au-dessus du précédent ne peut parler dans son intérieur comme elle faisait, ni dire en son cœur comme devant : « Dieu mon Dieu », mais sa [430] disposition n'étant que paix, sérénité, calme, joie d'esprit, d'assurance en Dieu sans pouvoir mot dire pour être toute remplie de l'Esprit divin et de son opération, produisant en elle d'une part une victoire entière de la partie inférieure, et de l'autre une attention fidèle et une tendance puissante vers la sublimité de l'esprit en la caliginosité duquel elle est plongée et abîmée sans plus de vue et sentiment d'elle-même. Et bien qu'en cette région déiforme, il y ait vraiment un repos en Dieu en une certaine plénitude d'être où toute l'âme se sent devenue tout esprit, et que la partie basse soit du tout soumise et réduite sous son empire, - ne restant de toute cette partie basse qu'un point de divine affection au centre de la volonté encore tout accablée par l'opération puissante de l'esprit supérieur — et que tout l'intérieur soit souverainement paisible et [431] comme immobile à tout, encore néanmoins ne peut-on dire que l'âme en cette disposition de son intérieur soit du tout oisive et sans aucune action ; car elle est pleine du ressentiment actuel de l'infusion divine. Ou si elle est délaissée à elle, pour éviter cet intérieur assoupissement qui serait inutile et préjudiciable, il y a de certains recueils dont elle se sert pour réitérer quelquefois le ressentiment de son état et pour continuer ainsi sa vie et sa respiration en Dieu. Car l'âme ici est toute divine, jouissante de Dieu, et telle jouissance ne laisse après soi aucun doute d'oisiveté.

Ni aussi dans sa perte, car comme, depuis cette sublimité d'état jusques au bas de la partie inférieure, il y a grande distance et que l'âme n’est montée à cette sublimité que peu à peu par degrés et diverses opérations, aussi n'en descend-elle tout à coup ; mais [432] persévérant assez longtemps avec l'impression de telle jouissance, elle sent que peu à peu cette sublimité d'élévation en l'esprit se diminue ; et quoiqu'elle s'efforce de l'empêcher, pour chose du monde elle ne le peut : c'est pourquoi elle s'y accommode, y consent, y coopère conformément à la disposition de son état, ne pouvant aucunement, en tout ce temps de rabaissement, exercer aucune élévation à Dieu pour n'être conforme à la présente disposition de son intérieur, mais bien une autre façon correspondante à la jouissance précédente. Voilà tel que doit être son comportement et comme elle est agissante, persévérant ainsi jusques à ce que ce rabaissement vienne jusques à la nature inférieure et que l'impression de cette jouissance se perde en la multiplicité de ces bas états.

Quant à l'état de privation auquel l'âme qui a eu l'expérience [433] de ces états précédents est réduite, pendant lequel elle n'a actuellement ni le ressentiment de la touche divine et amoureuse affection, ni la tendance et élévation vers Dieu, mais seulement virtuellement, la volonté demeurant toujours bonne, mais l'âme n'ayant d'effet les principes de grâce nécessaires pour former les actes de l'esprit et d'entretien en son intérieur avec Dieu, l'imagination étant en vigueur et la nature inférieure avec ses passions étant dominante, il lui reste seulement un désir de retourner derechef vers l'esprit et de rentrer en un plus intime recueillement, désir qui lui cause une sainte inquiétude.

Et cet état bien que l'âme ne puisse rien faire pour son retour et sa relégation vers l'esprit sinon quand Dieu lui en fournira le moyen et lui en ouvrira la porte, et que conservant sa paix intérieure et sa confiance en Dieu, elle [434] suivra sa divine volonté, néanmoins il y a beaucoup d'industrie que l'âme peut et doit y apporter, de sorte que l'oisiveté n'a non plus de lieu en cet état qu'es deux précédents. Et quelquefois elle doute si elle ne devrait pas faire plus de violence qu'elle ne fait pour agir, spécialement quand la privation est de longue durée et qu'elle est devenue toute grossière en ses façons d'agir, soit dans ses imaginations, soit dans ses ressentiments de la nature ; mais l'âme médiocrement exercée en ces voies sait pour son comportement qu'en ce temps elle doit seulement se tenir en paix, garder son calme et sa sérénité sans penser à faire de plus grands efforts ni à embrasser d'autres exercices qui la détournent de ce sien état de paisible attention à Dieu. Et si elle est attentive à elle-même, elle pourra remarquer que, quand la grâce ne nous prévient, ne nous [435] aide et ne nous élève pour agir, que nous ne pouvons rien faire pour nous y disposer sinon que d'une part faire ce que nous pouvons par aspirations, désirs, demandes et autre industries d'esprit, et de l'autre de l'attendre, et dans cette attente s'abandonner entièrement à la disposition de Dieu sans se troubler aucunement et sans s'empresser dans son intérieur. Donc quand il arrive, dans cet état de privation, que le temps de l'oraison semble long, que la peine est grande et le travail fort pénible pour se tenir en recueillement contre l'importunité des pensées impertinentes qui surviennent, car l'âme est ici véritablement fort en bas et fort multipliée, fort éloignée de la relévation en l'esprit, devant non seulement beaucoup travailler et soigneusement s'aider pour se tenir occupée en son intérieur, mais ce sien effort n'ayant aucune vertu [436], efficacité, étendue ni durée, elle passera des oraisons toutes entières qu'elle ne pourra pas une seule fois s'adresser à Dieu et opérer une élévation vers l'esprit, mais demeurera comme toute accablée et abattue, ennuyée qu'elle est de cette fâcheuse disposition de son intérieur.

Mais son comportement en cet état, c'est de retenir sa paix et sa confiance en Dieu, espérant un autre état meilleur quand il lui plaira ; et tout le secret ici est, d'un esprit serein et tranquille, coopérer à son recueillement, évitant entièrement toute pesanteur, chagrin et tristesse dans son intérieur, se contentant de retenir ainsi pour le moins son intérieur dans la paix et le calme, encore qu'elle puisse produire des actes héroïques d'élévation à Dieu comme elle désirerait bien ; car le désir virtuel qu'elle a de trouver Dieu et la tendance habituelle jointe au [437] sincère désir de lui complaire supplée assez au reste, pourvu seulement que toujours elle s'humilie et reconnaisse son peu de pouvoir pour produire de tels actes, croyant, comme aussi il est, que ces choses sont pour les âmes héroïques, lesquelles prévenues de grâces ont le pouvoir de faire tels actes ; que cette grâce n'est pas pour elle en son état présent, mais seulement quand il plaira à Dieu lui ouvrir la porte aux opérations de l'Esprit, cependant qu'elle se tiendra en cet état joyeuse et contente de sa bassesse, y louant Dieu et s'y tenant volontiers tant qu'il lui plaira l'y retenir.

Enfin l’« Article 7 ou dernier » conclut cette « conduite d’oraison » par un résumé en étapes du fil suivi jusqu’au

dernier et plus sublime degré où peut arriver une [438] âme dans le commerce qu'elle peut avoir avec Dieu […] pour la consolation et l’avancement de celles qui s’adonnent à ce divin exercice […] Voilà les degrés différents et les espèces diverses d'oraison que j'ai remarquées dans cette conduite, qui néanmoins ne se trouvent pas en l'âme dans la suite avec une distinction si manifeste que je les ai alléguées, en sorte qu'on les puisse ainsi si facilement apercevoir comme je les ai distingués ; car bien qu'en effet ils soient si différents et qu'il se fasse de notables changements en l'âme, quand Dieu la fait passer d'un degré à un autre, du bas au plus élevé, néanmoins ce passage se fait si doucement et avec telle coopération de l'âme qu'elle ne s'en aperçoit pas qu'après qu'il est fait et qu'elle s'avance déjà en celui auquel elle est passée ; c'est pourquoi une âme qui veut s'avancer et faire progrès dans l'oraison pour atteindre la perfection, l'oraison [448] en étant le plus puissant moyen, voire la perfection même, vu que l'âme est en même degré de perfection qu'elle est de l'oraison ; qu'elle ne se mette en peine de savoir et de rechercher en quel degré d'oraison elle est ; mais ayant une fois commencé de s'adonner à l'oraison et ayant trouvé quelque entrée au recueillement intérieur au centre de son cœur, qu'elle poursuive sa pointe jusques à ce qu'elle jouisse de l'Esprit Saint et du divin amour. […] [449] Fin de cette conduite d’oraison à la gloire de Dieu et à l’établissement de l’empire amoureux dans les cœurs de Jésus-Christ souffrant.

Archange Enguerrand (1631-1699)

Le « bon religieux »

Archange Enguerrand, né en 1631, entra chez les récollets à seize ans et accomplit probablement son noviciat au couvent de Paris. Une lettre écrite à l’âge de vingt-cinq ans évoque sa première messe. Neuf ans plus tard, il partit en Italie, passa à Rome, à Sienne, séjourna jusqu’en 1668 au mont Alverne, célèbre « désert » franciscain. Revenant en France, âgé de trente-sept ans, il rencontra à Montargis la belle Madame Guyon, âgée de vingt ans (elle n’a pas encore été atteinte par la variole), mais qui avait déjà accompli une première recherche spirituelle ; il fut pour elle d’une importance capitale puisqu’il l’introduisit à la vie intérieure :

De loin qu'il me vit, il demeura tout interdit, car il était fort exact à ne point voir de femmes, et une solitude de cinq années dont il sortait ne les lui avait pas rendues peu étrangères. Il fut donc fort surpris que je fusse la première qui se fût adressée à lui, ce que je lui dis augmenta sa surprise, ainsi qu'il me l'avoua depuis, m'assurant que mon extérieur et la manière de dire les choses l'avaient interdit, de sorte qu'il ne savait s'il rêvait. […] Il fut un grand temps sans me pouvoir parler. Je ne savais à quoi attribuer son silence. Je ne laissai pas de lui parler et de lui dire en peu de mots mes difficultés sur l’oraison. Il me répliqua aussitôt : « C'est, Madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans. Accoutumez-vous à chercher Dieu dans votre cœur et vous l'y trouverez0. » En achevant ces paroles, il me quitta, disant qu’il allait chercher des écrits afin de me les donner. Il m’a dit depuis que c’était bien plutôt la surprise afin que je ne m’aperçusse pas de son interdiction0. Le lendemain matin, il fut bien autrement étonné lorsque je fus le voir et que je lui dis l'effet que ses paroles avaient fait dans mon âme ; car il est vrai qu'elles furent pour moi un coup de flèche qui percèrent mon cœur de part en part. Je sentis dans ce moment une plaie très profonde, autant délicieuse qu'amoureuse0.

Le « bon religieux fort intérieur de l'ordre de saint François », qui resta probablement quelques mois au couvent de récollets de cette ville, lui fit rencontrer la Mère Granger, supérieure du couvent des ursulines, qui la prit en charge, puis lui fit connaître quelques années plus tard Monsieur Bertot. Par la suite Madame Guyon reverra Archange à Corbeil, en 1681 : au moment où elle se rendra à Gex, il la préviendra — judicieusement au vu des événements qui suivront près de Genève — contre les Nouvelles Catholiques0 dans lesquelles elle comptait s’engager. Enfin elle le demandera comme confesseur lors de son emprisonnement, en 1696 :

En cette extrémité, je demandai un confesseur pour mourir en chrétienne. L’on me demanda qui je souhaitais ; je nommai le P. Archange Enguerrant [sic], récollet d'un grand mérite, ou bien un jésuite. Non seulement on ne voulut m'en faire venir aucun, mais on me fit un crime de cette demande0.

Gardien du couvent de Saint-Denis (1670-1672), prédicateur assez réputé en 16770, provincial en 1683 de la province de Saint Antoine (Artois, Hainaut et Flandre française), il fut ensuite exilé dix ans à l’autre extrémité du Royaume à Saint-Jean-de-Luz, à la suite d’une affaire qui avait provoqué une intervention de la Cour. En 1694 il fut chargé de la communauté des sœurs visitandines de Saint Antoine : « C’est à quoi je ne suis plus guère propre après dix ans d’exil. » Il mourut à Paris le 23 avril 16990.

Archange Enguerrand fut formé par le laïc Jean Aumont et se rattache ainsi au réseau de « l’École du cœur0 », issu de l’Ermitage fondé à Caen (voir notre introduction à Jean Aumont, qui fut un temps tiercelin, et toujours disciple de Jean-Chrysostome de Saint-Lô, père spirituel de cette société d’Amis). Il fut en relation avec Le Gall du Querdu0 et avec Mectilde, la « Mère du Saint Sacrement » estimée de Madame Guyon : la réformatrice bénédictine pratiquait l’adoration perpétuelle, sujet du premier ouvrage imprimé d’Archange0. Au sein d’un réseau informel d’amitiés spirituelles, ces mystiques s’entendaient pour préférer une oraison du cœur sans aucune spéculation mais utilisant tous les moyens, dont ceux d’une symbolique affective : les gravures de l’Agneau occis du « simple vigneron » en sont l’illustration. « Le cœur purifié et vidé de l’amour propre est dans son fond le lieu de l’union à Dieu0. »

Selon les bons connaisseurs du XVIIe siècle E. Longpré et A. Rayez0, Enguerrand est l’une des deux personnalités marquantes des récollets0 car « ses inédits le classent parmi les grands spirituels du siècle ». Nous renvoyons pour les sources textuelles à leur description par son biographe0, qui édite aussi, outre un échange avec Jean Aumont0 (à l’époque le « pauvre villageois de Montmorency »), des lettres à des religieuses datant de la jeunesse d’Archange. L’ensemble donne un aperçu précis sur la vie d’un récollet à la fin du siècle en France et en Italie, et témoigne également d’expériences d’amour au début de sa vie mystique0.

Nous allons nous attacher ici à une série suivie de lettres de direction datant de la maturité avancée, ce qui accroît l’intérêt au niveau du contenu intérieur. Nous concluerons par quelques extraits de l’Exercice intérieur0.

Clarté, rigueur, profondeur

Rien n’ayant été édité à ce jour qui puisse témoigner d’une direction typique de la fin du siècle, nous accordons une large place à la série de lettres adressées à la Sœur Marguerite-Angélique, qui vivait très probablement à la Visitation de Saint-Denis. En contraste avec les directions du début du siècle plus souples et joyeuses, celle-ci demeure toutefois très équilibrée et humaine dans son austérité. La ressemblance avec les lettres de direction de Nicolas Barré à la même époque est frappante. Enguerrand n’est pas du tout jansénisant, contrairement à certains de ses contemporains, et n’a rien à voir a fortiori avec le desséchement spirituel propre au siècle suivant0.

Il s’adresse à une religieuse qui a dépassé les douceurs du début de la mystique et aborde le « désert » de la mort intérieure : la grâce la conduit vers la foi nue. L’intérêt est de pouvoir suivre leur échange pendant une douzaine d’années, pendant lesquelles cet état va s’intensifier et devenir parfois difficile à supporter. Grâce à sa longue expérience personnelle, il sait par où il faut passer pour mourir intérieurement, étape nécessaire avant de s’abandonner enfin à la grâce. Il ne s’étonne pas des révoltes de la sœur : il est plein d’amour et de fermeté à la fois, rempli de la paix insondable de celui qui a traversé tous ces obstacles. Même quand, submergée d’angoisse, elle l’accuse de quiétisme (ce qui le met lui-même en danger), il lui répond avec grande profondeur et clarté. Elle se débat, et il lui demande sans cesse de faire confiance, de s’abandonner à l’Esprit Saint, dans le dépouillement de tout ce qu’elle connaît : l’abandon est fondamental chez lui comme chez tous les mystiques de l’École du cœur.

Un grand plaisir pour le lecteur moderne : Enguerrand écrit dans une langue classique d’une élégance et d’une clarté parfaites.

C’est la seconde série de lettres qui nous est parvenue : elle en comporte 70 datées0. Les numéros sont ceux des lettres retenues.

1. « L'âme doit aller […] où la pente naturelle de la grâce la porte. »

Ce ne sont pas les choses extérieures qui nous nuisent par elles-mêmes, c'est l’attachement que nous y avons. Par cet attachement l'âme s'y fait un repos, et c'est ce que l'amour-propre cherche en tout quand il domine.

L'âme n'a pas d'action qui soit plus véritablement action, ni qui soit plus noble et plus naturelle à la grâce, que le mouvement par lequel la volonté touchée de l'attrait tend à Dieu dans le centre et y penche la substance de l'âme pour l'y emporter peu à peu, à mesure que l'opération de Jésus-Christ dissout et détruit le fond de péché et de propre vie. Si Notre Seigneur vous donne lumière pour comprendre cette vérité, elle résoudra aisément toutes vos difficultés.

C'est à ce mouvement et à cet attrait qu'il [1b] se faut rendre dans la tentation. Car en s'y rendant, l'âme se désapproprie d'elle-même et de sa propre force, elle se met sous l'empire de Jésus-Christ, elle lui cède ses droits, elle est hors des atteintes du démon, au moins selon la principale et la plus intime partie d'elle-même, et ensuite elle est bien plus forte et plus en sûreté par l'esprit de foi que si elle voulait tirer de son fond, de sa lumière et de sa vertu par ses propres efforts de quoi résister ; quand je m'affaiblis, c'est alors que je suis fort et puissant ; quand je trouve rien en moi qui me soutienne, la foi me fait trouver en Jésus-Christ une force qu'il m'a promise et qui est toujours en lui pour moi. Suivez donc toujours cette conduite dans les révolutions de la nature et dans la diversité de vos dispositions. Celle-là seule peut être stable et le fond de toutes les autres.

Vous comprendrez aussi qu'une âme n'est pas dans l'oisiveté quand elle suit son attrait avec simplicité. Ces réflexions, ces méthodes, cet art étudié d'aller à Dieu, tout cela est artificiel et tient plus de l'humain que du divin ; ce ne sont pas [2] là les conduites et les actions naturelles de l'âme. Nous l'expérimentons même dans les manières ordinaires d'agir ; nous faisons toutes nos actions par de simples vues de la raison et par des mouvements de la volonté vers les objets où nous nous portons.

C'est cette manière simple, directe, que la vie de la grâce doit nous donner peu à peu dans l'intérieur ; l'âme doit aller sans tant de retours où la pente naturelle de la grâce la porte, et c'est là une action qui vaut infiniment plus que tous ces actes multipliés qui sont les ressorts d'une dévotion artificielle, superficielle et étrangère à la grâce. Vous le sentirez par votre expérience ; ne craignez donc rien là-dessus. C'est la substance de l'âme qui doit tendre à Dieu dans le centre et au-delà du centre, la volonté est son poids ; la substance va où la volonté se porte et l'attire ; l'attrait fait cela par la foi et par l'amour.

Cette grâce d'attrait coule de tous les états et de tous les mystères de Jésus-Christ. Vous y êtes liée à tous par conformité de disposition intérieure ; cela vaut mieux [2b] que d'y être liée par raison, c'est-à-dire par des vues distinctes des mystères. Si vous vous abandonnez à Jésus-Christ quelquefois, il vous donnera ces vues et ces sentiments ; il se servira des gestes, des paroles et des cérémonies de l'Église et des lectures pour faire ces impressions distinctes dans votre âme ; il faut alors se laisser pénétrer de la vue qui vous est donnée et du sentiment qu'elle fait naître. Autrement, contentez-vous que votre attrait vous lie et vous unisse à Jésus-Christ dans tous ses mystères et dans celui que l'Église adore, sans des réflexions étudiées.

2. « Des routes si peu tracées… »

Il y a des chemins si perdus et des routes si peu tracées dans ce grand désert qu'il faut passer pour aller de nous à Dieu dans notre centre, qu'à moins que Jésus-Christ ne nous tienne toujours de sa main et ne soit notre guide, il est impossible de s'y pas égarer. Mais il est le guide des âmes qui se confient à lui par l'esprit de foi et qui en toute disposition s'abandonnent docilement à ce qu'il ordonne. Quand vous me demandez aussi si vous vous abandonnerez aux mouvements et aux impressions d'un certain feu dominant dont [3] vous ne connaissez pas la nature, vous marquez bien que vous n'avez pas encore compris celles de l'esprit de foi. Une âme qui a Jésus-Christ pour guide et qui a renoncé à tous les droits qu'elle avait sur elle-même, ne choisit plus ; elle suit selon qu'on la pousse, elle aime avec ardeur quand on la fait aimer, et quand on la tient dans la mort et dans l'impuissance, elle y demeure ; et en cela elle aime plus fortement, car elle aime pour le plaisir de Dieu et non pour le sien.

Ne vous mettez pas dans l'esprit de faire une grande provision de sentiments, de vues, de lumières, de maximes pour vous soutenir ; ce n'est pas là votre voie, vous devez vivre au jour la journée avec Jésus-Christ, dépendre toujours et demander sans cesse votre pain quotidien.

Toutes ces propositions vous seront souvent ôtées. Où en seriez-vous, ayant perdu vos appuis ? Mais la foi en Jésus-Christ, votre unique directeur, est un appui que l'on peut toujours avoir en toute disposition ; c'est cette foi qui nous lie toujours à Jésus-Christ, comme le lierre est lié à l'orme et la branche de la vigne au cep. C'est à cette foi que les grandes promesses de l'Évangile ont été faites.

Il y a en vous un fond d'orgueil que [3b] vous ne connaissez pas ; il n'y a que Jésus-Christ qui le puisse détruire. Il vous en coûtera, car ce fond infiniment malicieux se révoltera souvent (si ce n'est pas de vive force, du moins par ruse et subtilité) contre les chaînes dont Jésus-Christ l'enchaînera, il enragera de perdre dans la vie intérieure son domaine, sa liberté, son règne et sa manière de dominer en tout l'ouvrage de Dieu et de connaître de tout.

Cette voie de captivité vous paraîtra fort étrange quand ce fond d'amour-propre et de propre vie perdra son activité par des états de mort, d'impuissance et de ténèbres ; c'est ce qui lui paraîtra bien rude, car cela ne s'accommodera pas avec l'idée qu'il s'était formé de la vie intérieure et de ses progrès. Mais si vous êtes fidèle à vous tenir abandonnée à Jésus-Christ avec une humble dépendance, la foi éclairera vos ténèbres et vous empêchera de vous égarer. Laissez-vous désapproprier de vous-même et de tous vos droits, cédez-les souvent à Jésus-Christ.

Faites bon usage des contrariétés qui viennent de la part du prochain. Dieu s'en sert pour attaquer, pour blesser et pour abattre ce fond d'amour-propre qui vit en vous, mais qui commence à n'y plus régner. Ne vous effrayez ni de la diversité de vos dispositions, ni des égarements de votre esprit, ni même de vos chutes ; ne vous laissez pas ronger le cœur à un certain ver de scrupules qui [4] naît de trop de réflexion sur les causes des changements qui se font dans vos dispositions. Ce n'est pas à vous à raisonner là-dessus, laissez ce discernement à Jésus-Christ avec une foi humble et docile, et contentez-vous de vous soumettre à la disposition présente où vous vous trouvez, de quelque cause qu'elle vienne. Enfin, mettez toute votre espérance en Jésus-Christ. Sans ce grand homme-Dieu vous êtes perdue sans ressource, mais sous ses yeux divins vous êtes en assurance.

4. « Les voies intérieures sont si fort au-delà et au-dessus de nos idées… »

L'opération de Jésus-Christ fait de grands dépouillements dans l'âme et la réduit à une nudité et à une simplicité inconcevable, avant qu'elle soit en état d'entrer dans cette région intime et centrale qui est comme le buisson ardent et le trône véritable de la Divinité en nous.

Abandonnez-vous au souverain pouvoir de Jésus-Christ sur votre âme avec une foi ferme et aveugle. À mesure que vous vous établirez dans cette disposition, vous aurez le fond sur lequel le Saint-Esprit opère. [5] Tous les autres dons sont variables, au moins dans leurs impressions et dans leurs effets distincts. La foi est le don des dons, le don stable qui se doit sentir, et soutenir l'âme en toutes dispositions.

Les voies intérieures sont si fort au-delà et au-dessus de nos idées et de notre raison qu'elles nous surprennent en mille rencontres et que, si nous n'avions pour guide l'esprit de la foi, nous nous égarerions sans cesse en prenant nos propres voies pour celles de Dieu. Il n'y a, dit saint Paul, que l'Esprit de Dieu qui sache ce qui est de Dieu. Il n'y a donc que ce divin Esprit qui voit les plus secrets replis de notre cœur, qui nous puisse bien conduire parmi des routes si inconnues et si incompréhensibles à toute la raison humaine.

Marchez donc en aveugle dans votre intérieur, attendez-vous à tout et ne vous attachez à rien, soumettez tout à la puissance et au dessein de Jésus-Christ sur votre âme, dépendez, tenez-vous où l'on vous met, toujours prête par cet esprit de dépendance à tout perdre hors l'esprit de la foi qui ne vous sera pas ôté de la part de Dieu.

Gardez-vous bien de rien faire paraître au-dehors de vos dispositions intérieures par quelque chose de singulier. L'amour-propre a d'étranges détours dans le degré où vous êtes ; il a toujours grande part à tout ce qui éclate. Vivez extérieurement d'une vie très commune et qui ne vous distingue des autres que le moins que vous pourrez. L'avenir vous fera encore mieux connaître la nécessité de cette conduite. Vous ne vous trouverez pas toujours en état de soutenir un extérieur que la disposition où vous êtes forme et soutient présentement. Vos imperfections mêmes vous seront utiles si elles servent de voile à ce que la grâce fait en vous. Ne soyez visible intérieurement qu'aux yeux de Dieu et ne vous considérez que pour lui seul dans la voie où il vous mène.

Notre Seigneur veut une âme bien désappropriée même de ses dons ; c'est là cette pauvreté d'esprit à laquelle le Royaume des Cieux et promis dès ce monde. Dieu règne souverainement dans l'intérieur où tout est dans la dépendance par l'esprit de la foi. Lisez le Trésor spirituel0, vous y trouverez de la lumière et de l'onction selon votre état [6].

5. « Comment une impuissance absolue de penser à Dieu […] peut-elle conduire à cet amour ? » (16 juin 1679) 

[…] Ce sera souvent une de vos dispositions que l'embarras où sera votre esprit de ne savoir quel parti prendre (pour user de vos termes). Vous commencez à entrer dans un désert où il y a mille routes inconnues à la raison ; elle se défiera souvent de toutes et jettera la volonté dans les mêmes défiances. Le feu qui commence à brûler cette volonté dans le fond lui donne une grande activité pour trouver le souverain bien et la source de la vie. Mais cette activité ne trouvant pas d'ouverture, parce qu'en effet la raison ne lui en montre pas et qu'il y a encore un grand chaos entre Dieu et vous, ce sera une partie de votre martyre que de trouver tous les passages fermés jusques à ce que ce chaos soit détruit. J'entends par ce chaos tout ce que vous comprenez par ce fond de corruption que vous sentez ; l'un exprime l'autre.

Vous entrez sous le domaine de Jésus-Christ. Il vous prend au mot. Vous vous êtes souvent donnée à lui sans réserve ; vous l'avez conjuré mille fois par son propre cœur de détruire impérieusement et malgré vous tout ce qu'il y a en vous d'opposé à son souverain empire et à [6b] la pureté de son amour. Souvenez-vous-en, vous l'avez fait sans bornes et sans réserves, vous vous êtes donnée infiniment selon toute l'étendue de la souveraineté infinie d'un Dieu. Vous avez en intention de vous donner sans retour et sans ressource en renonçant à tous les droits que vous pourriez prétendre sur votre être et sur vos puissances. Jésus-Christ vous prend donc au mot. Vous voilà sous son domaine pour n'en sortir jamais. Il faut se résoudre à souffrir la destruction de ce corps de péché jusque dans le fond et dans la racine de sa vie. Vous avez besoin pour cela de deux ou trois principes sur lesquels toute votre conduite intérieure doit rouler désormais.

L'esprit de foi est le premier ; car, comme la raison, aigrie par les violences que l'amour-propre souffre sous ses opérations, cherche naturellement une voie plus douce et plus aisée, si la foi ne l'aveugle pour tenir la volonté dans une vraie dépendance de Jésus-Christ et dans un abandonnement entier à tous ses desseins, cette raison tâchera souvent de vous donner le change et de vous ranger sous la conduite de ses vues et de vos propres désirs. Tenez donc ferme à cet esprit de foi, dépendez de Jésus-Christ, abandonnez-vous à lui, confiez-vous en lui. [7] L'esprit de foi consiste dans ces trois choses. Premièrement, un cheveu de votre tête ne tombera pas sans l'ordre de votre Père céleste0. Deuxièmement, les moindres événements de votre vie serviront à ses desseins. Troisièmement, Jésus-Christ aura toujours les yeux ouverts sur vous comme sur une âme dont il s'est approprié la conduite d'une façon particulière.

Qu'avez-vous à craindre entre les mains d'un Tout-Puissant qui vous aime et qui entreprend d'accomplir en vous le plus grand ouvrage de sa grâce et de votre rédemption ?

Il faut ensuite ne plus juger de vous et de vos dispositions sur les règles ordinaires des méthodes et sur les préventions où l'on est à l'égard de la dévotion active. Une âme que Jésus-Christ entreprend de désapproprier d'elle-même n'a plus de mesures à prendre que celles que Jésus-Christ prend lui-même. Il faut qu'elle le suive sans lui prescrire de loi. Vous serez souvent dans des dispositions directement opposées selon vos vues à la fin que vous prétendez.

Comment une impuissance absolue de penser à Dieu et de l'aimer peut-elle [7b] conduire à cet amour ? Comment un enfer de ténèbres, de passions révoltées, de soulèvements dans toute la nature peut-il servir à établir dans l'âme cette paix, cette liberté, ce paradis d'amour auquel on prétendait arriver ? Comment un extérieur tout déconcerté par la désolation intérieure de l'âme peut-il s'accommoder avec ce que presque tous les livres prêchent de l'exactitude et de la ferveur qui doit soutenir et avancer l'ouvrage de la perfection ? C'est pourtant ce que vous expérimenterez dans la suite de votre fidélité. Creati in Christo Jesu in operibus bonis, dit saint Paul0 : « Nous sommes créés en Jésus-Christ pour les bonnes œuvres. » La création suppose le néant, et la vertu de ce terme suppose dans l'esprit de la personne que Jésus-Christ doit détruire en nous tout le vieil homme. J'ose même dire la dévotion et le christianisme du vieil homme, c'est-à-dire la manière dont il veut être dévot et chrétien. Qu'y a-t-il de surprenant si un fond vivant que l'on détruit et que l'on assomme se révolte et fait mille efforts terribles pour se soutenir et pour vivre ? Qu'y a-t-il [8] d'étonnant dans toutes les suites de ténèbres, de tristesse et de désolation où se trouve une pauvre âme, laquelle, étant incorporée à ce fond naturel d'Adam, ne se distingue pas de lui pendant qu'on l'en sépare et qu'on l'en arrache de vive force ? Souffrez donc avec un fond passif et une dépendance intime de foi ces orages qui s'agiteront dans votre tête, et ne vous mettez pas en peine ni de les empêcher ni de les calmer ; vous y travailleriez inutilement : vous ne feriez que les augmenter. Consentez même à vous taire, et aux perplexités où vous vous trouverez, acceptez sur un fond immobile de foi toutes ces dispositions de ténèbres et d'horreurs où vous vous trouverez malgré vous. Il faut que l'activité propre des puissances soit amortie pour que l'attrait puisse tirer l'âme sans résistance à son centre, et de son centre à Dieu même au-dessus de tout le créé.

Au lieu de remplir votre esprit avec dessein par les applications forcées et par les lectures d'idées qui le soutiennent et le remplissent dans l'oraison, consentez que Jésus-Christ le vide : c'est là le grand sacrifice de l'être et de la vie ; c'est [8b] ce que Jésus-Christ comprenait proprement quand il disait : Abneget semetipsum et tollat crucem suam0.

Quand je parle de lectures, je n'entends pas de celles qui se font sans relation à cet effet de soutenir l'esprit dans l'oraison. Il faut lire quelquefois, mais lisez des livres propres à votre état. Le Chrétien intérieur, les lettres de M. de Bernières et du Révérend Père de Condren, Le Trésor spirituel, ne vous brouilleront pas0, et n'exciteront pas cette activité des puissances que Jésus-Christ veut vous ôter. Menez à l'extérieur une vie très commune et sans affectation de rien qui vous distingue, non pas même dans les entretiens ; parlez de la vertu sur les principes communs et comme tous les autres en parlent. Vous ne sauriez croire de quelle utilité cet avis vous sera dans la suite.

[…] Dieu susciterait plutôt un ange pour blesser votre amour-propre par les endroits les plus délicats et les plus sensibles que de vous laisser manquer d'occasions et de personnes qui servent à ses desseins. Voyez tous ces événements dans l'ordre de Dieu et dans la main de Jésus-Christ. Ne vous [9] en prenez pas aux causes secondes, prenez-vous en à vous-même qui avez un besoin spécial d'être humiliée ; prenez-vous à Jésus-Christ même qui conduira l'esprit, les jugements, les paroles et les actions des personnes qui vous seront contraires, et cela pour achever en vous un ouvrage si important. Ne vous découragez de rien ; quand vous croirez être le plus mal selon vos vues, ce sera souvent alors que vous serez le mieux selon les vues de votre divin conducteur. L'on a souvent horreur de sa propre activité par une impression de grâce, et l'âme encore ignorante s'imagine que cette horreur se termine aux objets auxquels cette activité se porte, à Dieu par exemple, au Saint sacrement, à Jésus-Christ, aux vertus. Non, cela n'est pas ainsi. L'on sent bien dans son fond intime que l'on veut Dieu, etc., mais en effet ce n'est plus à notre manière, mais à la manière de la grâce que l'âme doit aller à ces objets. C'est ce qu'elle ne comprend pas. Comprenez-le une bonne fois pour toujours.

L'on se sent quelquefois dans des dépits et de petits désespoirs qui sont plus de l'amour-propre et de la liberté naturelle qui n'a pas son compte et ne peut jouir de ses droits, que du fond de la volonté spirituelle. [9b] Ne vous en affligez donc pas. Dites-vous à vous-même : « Cela est bien. Ce fonds d'Adam doit avoir l'enfer et le désespoir, le chagrin et le dépit pour son partage. Vous êtes juste, mon Dieu. Satisfaites-vous et faites-vous justice malgré moi. »

Si vous ne pouvez rien dire, pensez-le au fond du cœur et demeurez-en là ; il n'en faut pas davantage pour contenter Dieu. Pendant que Jésus-Christ vous tiendra dans cet état de mort, il adorera pour vous, il aimera et s'humiliera pour vous, il fera tout pour vous et il le fera pour vous en vous-même par la communion, que vous ne devez jamais quitter pour toutes ces dispositions-là.

8. « Quand un gros dogue est enchaîné… » (août 1679)

Ne vous effrayez pas. Quand un gros dogue est enchaîné, plus il est retenu et plus il s'élance et s'emporte en aboyant. Si la chaîne se rompait, il vous dévorerait [11b]. Mais quand elle est forte, il a beau s'agiter et s'emporter deçà et delà, il n'ira pas plus loin que l'étendue de cette chaîne. Sa fureur est bornée là. C'est la peinture de votre amour-propre et du fonds corrompu d'Adam en l'état où il est à présent en vous. Il est enchaîné et plus enchaîné que vous ne croyez. Tous les mouvements dont vous vous plaignez ne sont que ses agitations et ses emportements dont je parle. Il n'ira pas plus loin que l'étendue de sa chaîne, que la main de Jésus-Christ tient et à laquelle il donnera telles bornes qu'il lui plaira. Ce fond accoutumé à la liberté de courir où il lui plaît enrage de se voir retenu; il s'élance souvent pour rompre sa chaîne. Ses élancements ne la rompront pas si vous voulez bien que Jésus-Christ la tienne toujours. Et quand vous lui demanderiez de ne la plus tenir, je doute s'il s'en tiendrait là et s'il n'aurait pas plus l'égard à la prière que vous lui avez faite mille fois de tout votre cœur de vous donner cette chaîne et de la tenir toujours, même malgré vous. Vivez donc dans cette confiance.

Souvenez-vous que je vous ai dit que dans votre [12] conduite Notre Seigneur ne prendrait plus ses mesures sur celles que nous nous donnons dans la dévotion active. Un renversement intérieur déconcerte une pauvre âme et a pour suite une révolte de passions au-dedans et une grande langueur d'actions au-dehors. Il semble à cette pauvre âme que tout périt pour elle, que Dieu est en colère et qu'elle retourne malheureusement dans son premier état de vie naturelle : selon les apparences, il faudrait réveiller dans cette âme ses sentiments précédents de ferveur, la menacer, lui faire craindre tout ce que les livres disent du relâchement et de la tiédeur. Mais c'est, ce me semble, ce qui n'a plus de lieu dans le genre de conduite que Dieu tient sur vous. L'on vous désespérerait en voulant exciter votre activité et vos efforts. C'est pour vous en ôter le droit et le pouvoir, pour amortir cette activité et pour vous désapproprier de vous-même que Jésus-Christ vous renverse. Si vous combattez ses desseins et ce qu'il veut faire en vous, vous ne trouverez dans vos efforts que la facilité de vous inquiéter. Vous n'en serez pas plus forte ; vous verrez votre mal, vous vous le grossirez, et vous n'y pourrez [12b] remédier. Abandonnez-vous donc à Jésus-Christ avec une foi aveugle. Confiez-vous en lui contre toutes les apparences. Portez le poids du péché sans vous décourager. Les fausses démarches que cette pesanteur vous fera faire n'irriteront pas Celui qui sait votre faiblesse et qui la soutiendra sans que vous vous en aperceviez. La plupart des inquiétudes des âmes viennent de ce qu'elles veulent vivre lorsqu'on les veut faire mourir, qu'elles veulent gouverner la grâce à leur manière et ne se pas laisser gouverner à elle.

Ce n'est pas qu'il ne fasse retenir autant que vous pourrez les saillies de vos passions. Mais ce que je prétends de vous, c'est que l'esprit de foi vous tourne vers Jésus-Christ, vous fasse dépendre de lui et attendre uniquement de son souverain pouvoir sur vous ce que vous devez désespérer de pouvoir vous donner vous-même. Et en entrant dans cette disposition, en y demeurant fidèlement au fond de votre cœur, vous trouverez le vrai moyen de faire mourir ce fonds où ces passions vivent ; vous serez chrétienne sur le fond de la foi et non sur le fonds d'Adam ; [12c] vous serez entée en Jésus-Christ pour être vivante ou mourante selon la situation où il lui plaira mettre votre âme. […]

J'ajoute encore ici ce que je vous ai déjà dit et dont vous voyez présentement la raison et la conséquence. C'est que vous n'entrepreniez rien de nouveau, que vous viviez, que vous mangiez comme les autres, que vous parliez leur langage, que rien ne vous distingue et ne vous mette dans les esprits sur le pied de fille intérieure et de grâce extraordinaire. Plus vous irez en avant et plus vous aurez besoin de cet avis, car Jésus-Christ [13] va s'appliquer à détruire en vous tout l'orgueil spirituel secret qui est caché dans les replis de l'amour-propre. Il faut éviter tout ce qui peut soutenir cet orgueil sous de bonnes apparences. L'éponge sera pressée pour être mise à sec. Vous ne serez pas longtemps sans éprouver la contrariété des créatures, mais il faut se sanctifier pour les yeux de Dieu, à la manière de Dieu, et non pas pour les yeux des créatures et à leur manière.

9. « Vivez de la foi, ne cherchez pas à distinguer » (27 septembre 1679)

C'est le propre de la grâce crucifiante de ne faire distinguer son ouvrage que quand il est achevé. Chaque opération conduit l'âme à un nouveau degré de pureté dans lequel, quand cette opération est finie, Dieu se communique aussi d'une manière nouvelle. On sent une paix plus intime, on respire dans son intérieur un air plus pur et plus naturel à la grâce, l'âme se sent plus spirituelle, pour ainsi dire, et plus démêlée de cette masse de corruption à laquelle elle tient encore, elle distingue bien qu'elle est plus pénétrée de la lumière et de la présence de Dieu [13b] parce qu'elle y a été préparée dans le fourneau où elle a passé. C'est ce qui fait que, dans ces moments de paix, elle se trouve disposée à tous les états crucifiant qu'elle a passés, qu'elle a même cette ardeur et cette soif d'y entrer dont vous me parlez, parce que cette pureté qui la charme et qu'elle sent bien devoir augmenter par ces voies de mort lui paraît en être l'effet et la production. « Oh, dirait-elle volontiers, un moment de cette vie divine que j'entrevois et pour laquelle je soupire ! Eh ! Qu'on me la fasse acheter d'un enfer qui dure des années ! » C'est un essai de cette disposition que l'état où vous étiez les jours que vous m'avez écrit.

Mais pendant que l'âme est dans cette opération, tout lui est soustrait, lumière, appui, amour sensible, capacité d'agir et de se soulager. […] Ce fond naturel dont l'activité est arrêtée ne voit pas le mystère de cette captivité et, sentant que tous les efforts qu'il fait pour se soutenir par une grâce active lui sont inutiles, il est dans tous ces mouvements dont vous commencez à faire une si dure expérience. Cela s'appelle une opération de Jésus-Christ qui détruit le fond naturel, car est-ce vous qui liez ce fond infiniment actif ? Est-ce vous qui forgez sa chaîne ? Est-ce vous qui arrêtez son activité ? [14] Votre expérience vous dit et vous fait sentir à l'heure qu'il est que tout cela ne vient pas de vous et que non seulement vous n'y contribuez pas, mais qu'il n'y a même qu'un fonds quasi imperceptible de foi qui consent et qui veut par une idée confuse être assujetti à toutes les conduites de Jésus-Christ.

Ne dites donc pas que vous ne distinguez pas d'opération crucifiante et détruisante à la différence de cette âme que vous avez en vue. Il s'en fait une assurément très forte et très efficace. Il faut pour enchaîner un fond aussi vivant et aussi agissant que le vôtre une main aussi puissante que celle de Jésus-Christ. La différence qu'il y a de vous à la Sœur Anne-Cécile0, c'est que, quand elle a écrit et parlé, elle avait déjà des expériences et des avances qui lui faisaient développer ces peines dans leur principe et dans leur source. Vous ne voyez encore dans ce commencement ces peines qu'en elles-mêmes. Vous avez encore peu reçu de ces communications qui les suivent et en font connaître à l'âme la valeur et les effets ; à mesure que Jésus-Christ vous désappropriera de vous-même et amortira ce malheureux fonds d'Adam, vous ferez d'autres [14b] découvertes qui vous feront parler un autre langage.

Mais ces révoltes contre Dieu, ces tentations abominables, ces désespoirs où l'âme n'est soutenue que par un filet qui n'aurait qu'à se rompre pour qu'elle abandonnât tout et tombât dans le précipice, tout cela peut-il être regardé comme une suite naturelle des opérations de Jésus-Christ ? Cela est surprenant, en effet. C'est une voie de perfection qui choque en apparence le bon sens et la doctrine ordinaire des livres de dévotion.

Cependant, rien n'est plus véritable et, faute de discernement, l'on jette de pauvres âmes qui sont appelées à cette voie de mort dans d'étranges extrémités. […]

Vivez de la foi, ne cherchez pas à distinguer. Qu'il vous suffise que vous soyez entre les mains d'un Tout-Puissant qui vous aime et vous conduit avec une application à ne vous pas perdre de vue un moment et à ordonner toutes ces dispositions différentes de votre âme à sa sanctification.

Dieu prend, dans l'usage de notre perfection, à l'égard des âmes qu'il s'approprie, des mesures qui rompent toutes les nôtres pour qu'il ait seul la gloire de son ouvrage et que nous ne puissions y prendre de part qu'en dépendant, en nous soumettant, en nous confiant, en souffrant un tourment de cœur qui perpétue dans l'Église la Passion de Jésus-Christ, et enfin en le laissant opérer en nous à sa manière, sans prendre ces règles de nos vues et de la raison des hommes. Vous voyez bien que cette voie est bien plus naturelle à la grâce et à la foi que cette autre voie où il faut tout distinguer, tout examiner, tout soumettre à l'arbitrage de la raison [16b].

12. « …il lui ôte tout ce qui est en elle… » (12 mars 1680)

L'âme, sur le fond corrompu où le péché originel la milice0, est toute tournée vers elle-même, et dans un regard continuel sur elle-même, et sur les idées de tout ce qui est hors d'elle pour le rapporter à soi ; elle a le dos tourné à Dieu et le visage à elle-même. Voilà la nature de l'amour-propre et la source de tous les crimes du monde.

Jugez de quelle force et de quelle [20b] violence doit être l'opération qui, en détournant l'âme d'elle-même, doit ensuite empêcher ce regard qu'elle a sur soi et sur tout ce qui est hors d'elle, qui la tient fixement tournée de ce côté-là. Voilà la cause des obscurités, des ténèbres, des impuissances où elle se trouve longtemps réduite, qui la tiennent par fond d'état dans les ombres de la mort.

Ce n'est pas son compte. Elle veut bien porter son regard sur Dieu et sur les choses spirituelles, mais elle veut que ce soit à la manière que sa disposition de péché lui a rendu comme naturelle. Elle voudrait attirer en soi les objets de la grâce pour les voir et en jouir là comme elle attirait aussi en soi et rapportait à soi les objets des passions pour s'en contenter et pour en vivre.

C'est ce que l'on conseille en effet aux personnes sur lesquelles Dieu ne paraît pas avoir de desseins particuliers et qu'il veut sauver comme selon l'ordre de la nature : on les excite à avoir des vues, à faire des réflexions, à former en soi des sentiments et à employer l'activité que Dieu leur laisse à mettre à la place des objets des passions d'autres objets qui occupent cette activité, quoique faible [21] et languissante, pour les choses de Dieu. Mais il ne fait jamais rien dans ces âmes, rien qui soit digne de la pureté de Dieu. Si elles volent au-dessus d'elles-mêmes et des créatures, c'est, selon votre saint fondateur, d'un vol d'autruche qui ne soutient qu'un moment au-dessus de la terre la pesanteur d'un corps massif, qui retombe aussitôt de son propre poids.

Mais quand il a du dessein sur une âme, il opère sur elle avec un empire absolu, il lui ôte tout ce qui est en elle et dans son fonds par un vide prodigieux, afin qu'elle ne puisse fixer son regard spirituel sur rien. Il la tient dans une nudité prodigieuse. Il ne lui laisse qu'une raison superficielle au-dehors pour conduire ce qui regarde la société, qu'il ne veut pas que sa conduite trouble ; et comme la principale intelligence de l'âme n'anime point cette raison qui se sent seule et sans guide, tout paraît fait au hasard, comme vous dites fort bien. Cela étonne et surprend d'autant plus que rien de cette conduite ne s'accommode aux manières naturelles de l'âme et aux règles ordinaires de ceux qui conduisent dans les voies de l'activité. Cependant il faut se rendre à ce que Dieu veut [21b] et, quelque agitation que l'âme se donne, elle ne fait que remuer dans sa chaîne dont le vainqueur souverain et tout-puissant la lie pour l'empêcher de se tourner, elle et son regard, vers ce qu'elle voudrait voir et posséder en elle-même pour y trouver son appui. Ascendens Christus in altum captivam duxit captivitatem0. Soyez une de ces esclaves que Jésus-Christ tire hors de la terre, hors du fond de la nature, pour l'élever ensuite à cette intime région qui est le ciel où il habite et où il veut la faire vivre de lui après qu'il l'aura tirée hors d'elle.

Votre insensibilité, votre indifférence et votre bêtise sont une suite de cette opération et de cette violence qui se fait à l'âme pour la détourner d'elle. Notre Seigneur le fera comprendre et cet Esprit divin qui fait connaître toute vérité, vous fera sentir celle-là comme la source de toutes celles qui regardent votre conduite.

Tenez-vous assujettie à Jésus-Christ par une foi inébranlable. Lui seul peut être votre guide dans ces routes-là. Saint Jean vit des animaux dans le ciel, selon son Apocalypse. Si vous êtes bête, vous voyez qu'il y en a en paradis ! Vous n'avez plus besoin [22] d'esprit ni de raison que pour servir aux desseins de Dieu. Périssez pour tout le reste.

18. « Quelle machine qu'une âme chrétienne ! » (8 novembre)

L'âme n'est pas si destituée de charité et la charité n'est pas tant sans mouvement et sans actions que vous vous l'imaginez dans cette disposition où vous dites que vous souffrez en bête. Comme le corps n'est sensible à la douleur que par la présence de l'âme qui lui donne la vie, et que ce sentiment est même dans le corps une action et une fonction de l'âme, ainsi l'âme n'est sensible au péché et à ses suites que par la charité qui rend cette âme [28b] vivante de la vie de la grâce, et ce sentiment est même dans l'âme l'une des plus naturelles fonctions et des plus fortes actions de la charité. L'application de cette vérité à votre état présent, c'est-à-dire à celui de votre lettre, vous fera mieux comprendre ma pensée. […]

Qu'est-ce qui fait la désolation de l'âme ? C'est son impuissance ; mais son impuissance à quoi ? Si c'était à se louer, à acquérir quelque avantage humain ou quelque plaisir naturel, cette désolation serait causée par l'extrême ardeur que l'on aurait pour l'objet, dont la privation causerait ce déplaisir. Mais ici c'est l'impuissance de connaître, de vouloir, d'aimer, de posséder ce divin objet pour lequel seul on soupire et que l'on désire uniquement. Il n'y a que la charité qui puisse nous rendre sensible à la douleur de cette impuissance et nous [ ] actuellement dans la désolation que nous causent l'impuissance de nous unir à l'objet de notre amour.

Qu'est-ce qui vous fait sentir avec horreur et comme un tourment cette vie d'Adam qui est un fonds infini de corruption ? C'est la grâce ! C'est la charité ! Les pécheurs abandonnés qui sont sans amour pour Dieu sont aussi sans sentiment pour ce fonds de péché ; ils ne le découvrent pas ; ils n'en souffrent que quand ils ne peuvent en contenter les inclinations. Mais l'âme où la charité règne sent par opposition ce fond diabolique ; elle souffre infiniment d'y être tellement mêlée qu'elle ne peut s'en séparer et d'être arrêtée par ce nœud terrible qui la lie et l'empêche de s'élancer vers Dieu dans son centre pour sentir les vers qui se forment de la corruption. Il faut n'être pas charogne, mais être un corps vivant. C'est même un effet et une fonction de la vie que ce sentiment. Une âme sans charité est une charogne qui ne sent rien. Une âme vivante par cette vertu sent très douloureusement ce ver qui se forme du corps du péché, et cette [29] douleur est un effet de sa vie.

Ne sentez-vous pas que, pour peu que la pointe du rayon de Dieu fasse d'ouverture dans votre intérieur, l'espérance se relève, le courage se ranime, la joie se répand dans l'âme ? C'est une nouvelle vie. Si un objet créé causait tous ses mouvements dans votre cœur, ne croiriez-vous pas que vous l'aimiez et cette passion ne vous paraîtrait-t-elle pas criminelle ? Croiriez-vous être insensible à cet objet et sans action vers lui ? Ces différents mouvements de crainte, de tristesse, d'espérance, de joie, de désolation selon les différentes faces par où vous le verriez, ne serait-ce pas des actions et des productions de la violence de la passion ? Jugez par la loi du contraire que tous les différents mouvements de votre âme à l'égard de Dieu présent ou absent sont des effets de la charité, et dans quelque situation qu'une âme de votre degré se trouve avec Dieu, c'est la charité qui agit. Je dis situation de peine.

L'on souffre de ce fond de péché à proportion qu'on le sent ; on le sent à proportion qu'il arrête le mouvement de l'âme vers Dieu, et on ne s'aperçoit qu'il l'arrête que par le poids qui emporte l'âme vers son centre et par la tendance qu'elle y a. C'est tout cela qui fait son chagrin, son agitation et quelquefois sa fureur. Voilà la purgation où Dieu la purifie, le creuset où il l'affine, l'épreuve où il la simplifie. Le feu de la charité est dans cet état un feu purifiant qui, en rendant l'âme très sensible à ce fonds d'Adam, en l'en arrachant avec violence, en lui faisant sentir les efforts de ces arrachements, en ne secondant pas ce qu'elle fait pour se soulager, la tient pour un temps dans un tourment vivant d'elle-même.

Que faut-il faire en cet état pour être fidèle à la grâce ? Avoir dans le fond de l'âme un fonds de foi qui soutienne toutes ces agitations, consentir à [29B] y demeurer sous la conduite de Jésus-Christ et ne perdre pas de vue le Tout-Puissant qui veille sans cesse sur un pauvre atome bouleversé. Il faut s'accoutumer à porter son impuissance et la désolation qu'elle nous cause. Notre Seigneur aura des moments où il nous fera voir pas à pas devant nous où il faut mettre les pieds. L'âme attirée par le poids de sa charité passe des déserts pleins de bêtes féroces. Il y a au-delà une terre promise qu'elle ne voit pas. Jésus-Christ est avec elle dans ce grand passage : qu'a-t-elle à craindre ?

Ce divin Sauveur aime et hait l'âme selon les différentes faces par lesquelles il la regarde. Il hait en elle ce fonds penchant toujours vers lui-même et vers la créature : il le persécute, il l'enchaîne comme un furieux, il le laisse se consumer dans ses propres agitations, il lui refuse tout secours pour se contenter et pour se nourrir, même de la grâce. Voilà une haine implacable qui ne tend qu'à la mort et à la destruction entière. Mais cette haine se mesure sur son amour, car il ne se met en colère contre ce fonds corrompu que pour en délivrer l'âme et la rendre libre, capable de l'aimer sans obstacle et de recevoir sans bornes les riches effusions de son amour.

Ces désirs que vous sentez que Dieu se venge et foudroie en vous cet homme inique et trompeur sont des impressions, des sentiments de Dieu même : Dieu le hait, il le fait haïr à l'âme ; ils disent ensemble : Nos legem habemus et secundum legem nostram debet mori, quia filium Dei se fecit0

Souvenez-vous de ce petit grain de froment qui, pour germer, doit pourrir dans la terre. Quand l'opération du soleil excitant celle de la terre dépouille avec violence ce petit grain de la tunique qui l'enveloppe, quand elle le dissout [30], le défigure, le détruit, le réduit presque à rien. S'il avait de l'intelligence, ne croirait-il pas que le soleil s'arme de colère contre lui, a conjuré sa perte et le veut détruire ? Trouvez dans votre pensée l'application de cette comparaison donnée par la Sagesse éternelle. La justesse s'en présente d'elle-même. Je vous dis tout ceci afin que vous compreniez votre état sous une autre idée que sous celle que votre raison vous en fournit. Vous ne vous voyez que par l'endroit de votre peine. Quand vous rendez compte de votre âme à d'autres que moi, vous n'exprimez que cette partie de votre état. On ne vous voit donc que par là : on s'effraie, on craint peut-être que vous ne vous égariez ; vous le craignez vous-même, car que peut-on penser autre chose d'une âme qui dit qu'elle est stupide, sans actions et sans mouvements pour Dieu, que ses oraisons se passent à ressentir mille révoltes, mille égarements et mille tentations ? Un état qui ne produirait que cela n'aurait en effet guère de rapport avec la doctrine et la morale de l'Évangile. Mais en prenant l'idée toute entière de votre disposition, dans son principe, dans ses effets, dans son objet et dans les différentes causes de ses mouvements, ce n'est plus cela, et l'on reconnaît que toutes ces peines ne coulent que d'une trop grande activité de l'âme pour Dieu et pour cette divine source de vie. Je dis trop grande parce que l'âme y veut trop mêler du sien et ne se laisse pas tirer avec assez de docilité à son attrait par la difficulté qu'elle sent à n'être pas la maîtresse et de son mouvement et de son attrait qui le cause.

Oh, que Dieu est grand ! Quelle grandeur ! Qu'elle est incompréhensible ! Qu'il est parfait, qu'il est adorable ! Eh bien, quand un misérable atome comme vous se consumera et périra, pour ainsi dire, en soupirant après lui sans pouvoir atteindre à lui, n'est-il pas juste que sa grandeur adorable se tienne infiniment élevée au-dessus de vous et qu'il tire au moins cet hommage de [32] votre néant ? Que vos efforts et vos élancements ne puissent aller jusques à lui et soient par cette impuissance comme une voix qui déclare la grandeur suprême de son état et de sa perfection ! Retombez donc toujours dans votre néant, consentez à n'être pas pour vous, mais pour la gloire de celui qui vous a créé pour lui. Périssez en vous-même par hommage à sa grandeur infinie.

C'est dans ce sentiment que Jésus-Christ s'est anéanti et est mort sur la croix. Vous êtes liée par état à la disposition intérieure de son sacrifice et de son caractère de victime. Quand la foi soutient votre esprit et votre cœur à cette idée. Enfin la foi en Jésus-Christ qui s'est approprié votre conduite et à qui vous avez cédé sans réserve tous les droits que vous aviez sur vous. Vous n'êtes plus à vous. Il n'y a que la foi qui puisse, par une confiance inaltérable, vous conduire droit dans cette route obscure et dans ce sentier inconnu et impénétrable à la raison.

Quelle machine qu'une âme chrétienne ! Quelle machine, si j'ose m'exprimer ainsi ! Elle est composée de corps et d'esprit, de nature, de grâce, de péché, de sens, de passions, de puissances spirituelles, de l'Esprit de Dieu et de l'esprit de Lucifer. Voilà de grands ressorts. L'amour-propre veut être le maître et les faire jouer tout à son gré. Il visite avec des artifices inconcevables les mouvements mêmes de la grâce pour remuer cette machine. Tout est perdu si Jésus-Christ ne s'en mêle. Il n'y a que lui qui puisse remuer toutes ces différentes parties et faire jouer tout ces ressorts avec ordre et selon ses desseins. L'âme doit donc mettre en lui toute sa confiance et dans cet ébranlement lui dire de la voix du cœur : In manibus tuis sortes meae. [31] In te [Domine] speravi non confundar in aeternum0.

Je ne prétends que vous imprimer fortement fort avant dans le cœur et dans le fond de l'âme cet esprit de foi qui vous lie et vous soumette avec une dépendance aveugle à Jésus-Christ. Cet Esprit fera le reste, car je n'attends pas même beaucoup des éclaircissements que je vous donne. Je sais que, quand tout est ôté pendant que la foi règne seule, ce qui vient de moi n'a pas plus de privilège que tout le reste et ne peut vous servir ni de règle ni d'appui qu'autant que Jésus-Christ s'en veut prévaloir actuellement pour vous servir de flambeau.

Je vous ai déjà dit comment vous devez vous comporter dans le compte que vous rendez à votre supérieure. L'on vous ordonne de vous appliquer à la connaissance de vous-même. Vous allez dire que vous ne le pouvez pas. Cela n'est pas vrai, car c'est votre état au contraire que d'y être toujours appliquée. Le sentiment de votre corruption et de votre impuissance vous tient toujours dans cette vue. Il fallait dire au contraire : « Oui, j'y ai toujours été appliquée, je fais ce que vous m'avez dit. Je me suis vue et sentie comme un monstre de corruption, de faiblesse, d'inconstance, d'égarement. Je suis toute pénétrée de cette vérité que sans Jésus-Christ je suis perdue, mais j'espère qu'il me soutiendra. » En parlant de la sorte, vous dites votre état et vous en proportionnez la déclaration à la lumière de la personne à qui vous parlez sans blesser la vérité, et vous évitez tout les tourments que vous vous attireriez de créatures par la résistance à votre attrait et à la conduite de Dieu sur vous, faute d'être comprise ni d'elle ni de vous.

Pour les prières vocales que l'on vous ordonne, il faut se forcer à les dire et ne dire que celles-là avec celles qui sont de votre institut. Notre Seigneur vous donnera grâce et force pour vous acquitter de ce devoir qu'il demande de [31b] vous. Après tout, vous vous flatteriez de croire que vous n'en êtes pas la maîtresse, puisqu'on ne vous demande que de les prononcer, cela n'est pas si difficile que vous le dites. Faites-les et vous vaincrez ces difficultés sans peine dans la suite.

Rien de singulier ni dans vos paroles ni dans vos actions ni dans votre conduite. Je vous le redis encore : il est important que vous ne vous distinguiez en rien du commun ; ne parlez d'intérieur que quand il le faut par obéissance. Relisez ce que je vous ai écrit là-dessus. […]

Ce poids sous lequel l'âme se sent accablée la tire, l'arrache, l'entraîne vers le centre. Mais il y a bien des étapes à passer et un grand chaos. Oh, que de peaux sales et immondes il faut que la grâce arrache successivement à l'âme ! Que de cris, que de gémissements dans ce martyre ! Courage, ma chère fille, Notre Seigneur conduit l'ouvrage, quelque grand qu'il soit et quelque difficile qu'il paraisse. Tout est possible à un Tout-Puissant. La paix de l'Église a ses martyrs : leur martyre est dans l'intérieur. Jésus-Christ accablé d'opprobres et de douleur pour l'amour de vous sur la croix est un grand spectacle à votre foi, à votre espérance, à votre amour. Il faut jeter souvent les yeux de l'esprit sur ce modèle par une simple vue et porter la croix sur laquelle on doit mourir à soi-même et être crucifié avec Jésus-Christ.

Une âme soumise et patiente dans cette mort spirituelle est une image de Jésus-Christ crucifié aux yeux du Père éternel. Il perpétue en elle son sacrifice et sa passion ; il lui applique avec plénitude de la [ ] de sa Rédemption en la conduisant à la liberté des enfants de Dieu. [32] Il opère en elle en qualité de libérateur. Il s'offre et se sacrifie encore pour elle en acquit de ses devoirs et en supplément de l'impuissance où il la tient. Soyez humble à ses yeux et aux vôtres, car l'orgueil est l'âme de ce fonds corrompu. Il périt par tout ce qui détruit l'orgueil, qui est sa vie ; et si la divine Providence emploie les créatures à blesser cet orgueil, elle seconde par le dehors ce que l'opération de Jésus-Christ fait au-dedans. Elle ébranle l'arbre pour le jeter plus aisément par terre.

Bonjour, ma fille. Je suis tout à vous en Notre Seigneur.

20. Sur les effets du mystère de l'Incarnation dans les âmes pendant l'avent (3 décembre 1680)

Comme je ne compte guère, non plus que vous, sur les dispositions actuelles où vous vous trouvez lorsque vous m'écrivez et que je sais qu'elles ne sont pas un fonds, cela fait que, quand je suis obligé, comme je l'ai été cette fois-ci, à différer les réponses à vos lettres, il faut que je n'y aie que fort peu d'égards et que je vous parle selon l'idée du chemin que vous devez avoir fait depuis ce temps-là. Les Israélites se trouvaient quelquefois assez à leur aise dans le désert : le poste où la colonne les arrêtait leur fournissait de l'eau et les autres commodités d'un campement avantageux. Cependant, dès que la colonne faisait le moindre mouvement, il fallait plier bagage et, fût-il jour, fût-il nuit, elle les obligeait à décamper et à marcher pour aller où ils ne savaient pas s'ils trouveraient les mêmes commodités, et où il arrivait souvent en effet qu'ils ne les trouvaient pas. Appliquez-vous cette figure.

Mais pour ne pas être avec vous un homme de l'ancienne Loi et pour passer de la figure à la vérité, je m'imagine que vous êtes présentement dénuée de tout et que vous avez peine à comprendre qu'une âme que Jésus-Christ conduit ait si peu de part à l'esprit et aux emplois de l'Église pendant un temps si saint que celui de l'avent : elle lie les âmes par une attention particulière au mystère de l'Incarnation et la vie nouvelle de Jésus-Christ caché dans le sein de la Vierge. [33b]

À peine y pouvez-vous penser au moment même que je vous écris ceci ou que vous le lisez. Tous les livres, tous les sermons, toutes les prières de l'Église excitent les âmes à de grandes réflexions sur les merveilles de cette Incarnation adorable et à tous les sentiments qui suivent naturellement de ces réflexions. Est-il possible qu'une âme soit dans les voies de Dieu et de la grâce pendant que tout son état tarit en elle la source de ces réflexions et de ces affections qui en naissent ? Comment se peut-il faire que ce soit Jésus-Christ qui la conduise et qu'elle soit dans une disposition si opposée à tout ce que l'Église et ses ministres lui inspirent ? Il semble que ce soit ce temps-là où la nature se révolte avec plus de fureur et où l'activité des passions soit plus emportée. Il faut une foi bien aveugle pour ne pas craindre l'illusion dans des routes si égarées et qui paraissent conduire à un terme tout opposé à celui que l'on prétend.

Comprenez si vous pouvez l'éclaircissement que je vais vous donner là-dessus. Je prie Notre Seigneur qu'il vous donne lumière et grâce pour le comprendre. Les impressions des mystères dans l'âme la lie à Jésus-Christ dans ce mystère ou par lumière et par sentiment, ou par état. Le premier se fait par les découvertes, que cette lumière fait à l'esprit, des grandeurs de Jésus-Christ dans ce mystère, de ses desseins, de ses sentiments, par la facilité qu'elle lui donne d'y appliquer son attention et de se répandre en des affections conformes à ces vues. Ces impressions se font avec plénitude et d'une façon haute et pénétrante dans les âmes épurées et qui trouvent [34] la lumière dans sa source, parce que, déliées de leur fonds naturel et corrompu, elles ont la liberté de voler à cette source et de s'y écouler toutes entières et de s'y perdre. C'est ainsi que les âmes les plus simples et qui n'ont nulle science acquise pénètrent souvent dans les mystères avec des vues bien plus élevées et plus étendues que ne sont celles des plus grands docteurs. Mais comme le nombre en est rare et que le gros des chrétiens qui composent l'Église ne reçoit que les ombres de ces lumières et ne les reçoit même que par le dehors, c'est-à-dire par les impressions que fait en eux ce qu'ils en entendent dire, l'Église, qui s'accommode au plus grand nombre, ramasse autant qu'elle peut toutes ces découvertes que Dieu a faites sur ces mystères et dans ses saintes Écritures et dans ce que les saints Pères et les grandes âmes nous en ont appris, afin de porter les chrétiens d'une conduite ordinaire à rappeler leur esprit de ses égarements et l'appliquer à la considération de ces vérités et à en concevoir, autant qu'ils le peuvent, selon le degré de leur grâce, les sentiments et les affections que la considération de ces vérités est capable de leur donner. Mais entre l'un et l'autre de ces deux degrés de la première disposition à l'égard des mystères, il y en a un autre qui fait la deuxième disposition, qui lie les âmes aux mystères par état et qui, sans leur en donner ces vues et ces sentiments, les fait participer à la grâce du mystère bien plus parfaitement que les dernières, mais non pas encore si parfaitement que les premières ; c'est ce qui les y conduit. [34b]

Le mystère de l'Incarnation est un mystère de dépouillement et de désappropriation. La nature y perd tous ses droits, la Personne divine prenant la place de la personne humaine. Tout l'être humain de Jésus-Christ ne subsiste pas en lui-même. Toute sa substance est dans cette Personne adorable qui ne ferait qu'un tout avec lui. Tous ses mouvements en dépendent. L'esprit, le cœur, les facultés corporelles de Jésus-Christ n'agissent que par la dépendance essentielle où elles se trouvent de cette divine Personne et par la subsistance qu'elles ont en elle. C'est pourquoi tout y est divin et d'un mérite infini.

La grâce imite dans ces âmes le mystère de l'Incarnation. C'est à quoi elle tend que de faire des copies du Verbe incarné. Quand elle agit en souveraine et selon l'étendue de ses desseins, elle commence par priver l'âme de tous ses droits, qu'elle s'est donnés sur elle-même en se soustrayant au domaine de Dieu. Cette disposition libre et propriétaire de notre esprit et de notre cœur est ce qu'elle attaque d'abord. Elle met notre activité propre dans les fers, ne nous laissant que la foi qui nous lie à Jésus-Christ, qui fait subsister en lui notre homme intérieur, qui la [notre activité] fait dépendre de lui dans tous ses mouvements libres. Elle nous dépouille de tout le reste, lumières, vues, sentiments, réflexions, mouvements. Tout cela dans la région où le péché nous a mis et où l'amour-propre nous retient, tout cela, dis-je, nous soutient encore en nous-mêmes. Ce moi propriétaire de lui-même et qui veut user de la grâce selon lui est [35] renversé par cette conduite.

C'est participer à l'état de l'Incarnation que de se rendre avec fidélité à cette grâce qui en coule et qui nous désapproprie de nous-mêmes pour ne nous faire subsister qu'en Jésus-Christ par l'esprit de foi. Oh, que cela vaut bien mieux et rend bien plus d'hommage à ce grand mystère que des vues et des sentiments qui passent et qui ne font d'impressions que pendant qu'ils durent, qui ne la font souvent que sur la partie sensible de l'âme et laissent le fonds naturel aussi vivant qu'il était auparavant !

L'âme entre même bien mieux par cet état dans les vues, dans les sentiments et dans les emplois de l'Église sainte. Le Libérateur et le Messie est né. Il règne dans le ciel. Mais il n'a pas encore fait sa fonction pleine et entière de Libérateur et de Messie à l'égard de tous les enfants de la nouvelle Alliance : elle soupire, elle l'appelle avec de grands gémissements. Tous ses sentiments sont des sentiments d'ardeur pour la venue de ce Libérateur et de ce Messie, comme s'il était encore à venir. Rorate Coeli desuper et nubes pluant Justum0. Excita, quaesumus, Domine, potentiam tuam et veni. Veni ad liberandum nos0, etc. Elle sait bien qu'il est venu, mais la liberté spirituelle qu'il doit donner aux âmes en qualité de Messie n'est encore que méritée ; elle n'est pas encore communiquée. Quand il s'applique à la donner, c'est comme s'il paraissait de nouveau pour cette âme, qu'il s'incarnait de nouveau pour elle, puisque c'est alors qu'il accomplit à son égard les [35B] mystères de son Incarnation, les desseins de son amour en s'incarnant et qu'il fait les fonctions de Libérateur et de Messie.

Quel est le désir foncier d'une âme dans qui l'esprit d'Adam est enchaîné ? N'est-ce pas de vivre dans cette liberté intérieure de la grâce, de la recevoir de ce divin Libérateur, d'être délivré d'elle-même et de la tyrannie de son amour-propre ? Toutes ces opérations qui la captivent, qui l'assomment, qui la poussent à grands coups hors de son fond naturel et corrompu, ne tendent-elles pas à lui donner à la fin cette liberté spirituelle qui est la vraie liberté des enfants de Dieu ? Ne faut-il pas que les liens d'Adam et que les chaînes de chair qui nous retiennent en nous-mêmes soient brisées avant que nous entrions dans cette liberté qui nous doit faire les esclaves du pur amour et de la souveraineté de Dieu ?

Ce sont là les impressions du Libérateur dans l'âme : il détruit, il renverse toute l'activité de la vieille Loi et de l'esprit judaïque en elle pour y établir son empire. Ce désir que le feu du fonds intérieur excite sans cesse et qui possède le centre de l'âme est un cri continuel qui, selon l'esprit et les vues de l'Église, appelle le Libérateur avec de grands gémissements.

Cette vue simple qui est une saillie de l'état, ne se distingue pas par des actes réglés en méthode et par des considérations prouvées. Mais cela n'en est que plus naturel à la grâce. L'amour-propre y a moins de part. On croit ne [36] rien faire et on fait tout sans le savoir. L'on honore par état le mystère de l'Incarnation dans le vrai esprit de l'Église. L'amour-propre en enrage parce qu'il perd la fausse liberté qu'il veut avoir même dans les voies de la grâce. Les démons se déchaînent et se tourmentent pour retenir l'âme sous prétexte de dévotion dans la région naturelle et propriétaire où ils ont tant d'accès. Ils font sentir dans cette région tous les mouvements de leur fureur pour effrayer l'âme et pour l'obliger à faire volte-face vers eux et vers leurs impressions. Mais si elle tend droit à son centre et qu'elle se laisse dépouiller de tout en entrant courageusement dans les ombres de la mort, elle arrivera enfin à cette source de vie où elle aura part à la vie nouvelle de Jésus-Christ, à sa qualité de Libérateur et à la liberté qu'il est venu donner aux hommes.

Toute votre dévotion pendant l'avent doit donc consister dans ce désir du cœur, que votre état même vous fournit, et dans la fidélité à la voie que Dieu tient sur vous pour vous délivrer de la tyrannie de vous-même. Oraisons, communions, office, tout consiste à soupirer après la venue du Libérateur dans le sens auquel je vous l'ai expliqué.

Je demanderai de tout mon cœur cette liberté pour vous à Jésus-Christ et qu'il avance son ouvrage en vous malgré toutes les résistances de la nature. Confiez-vous en lui, abandonnez-vous à lui. Plus vous êtes déconcertée et plus votre foi doit croître, car vous comprenez alors combien vous dépendez de lui. [37. Numérotation désormais par page]

26. Qui touche quelque chose sur le pur amour (7 juillet 1681)

Ce qui est impossible aux hommes, c'est-à-dire aux forces humaines, n'est pas impossible à Dieu. C'est la seule consolation qui peut vous rester dans la disproportion infinie que vous sentez entre ce qui vous est montré du pur amour et ce que vous pouvez faire pour y arriver. Il est vrai de dire de votre état ce que le mauvais riche disait du sien : Inter vos et nos chaos magnum formatum est0. Oh, quel chaos ! Oh, quel éloignement ! Mais en cette vie il n’arrive pas que Dieu montre ce chaos à l'âme qu’il n'ait dessein de le dissiper, et la découverte qu'il fait de la vie que ce pur amour donne au cœur de ceux qui le reçoivent est un préjugé presque certain du dessein que Dieu a d’y conduire l’âme. C'est pourquoi si l'âme se mesure à elle-même et à ses forces, elle ajoutera ce qui suit : Ita ut qui, etc. ; mais si elle a de la puissance et de la bonté de Dieu l’idée qu’elle en doit avoir, sa foi démentira [51] toutes les pensées et tous les découragements que la dureté impénétrable du fonds corrompu lui fournira. Cette foi est au fond des cœurs une vue simple de ce que Dieu peut ; et la raison qui est dans la tête n'en fait pas usage. On voudrait bien, mais on ne peut faire monter cette foi dans l'esprit naturel et l’attirer là pour l’en soutenir. Il faut que toute l'âme soit attirée où il est et qu'elle souffre en patience, que Jésus-Christ la détourne violemment de tout le créé qui est dans l'esprit naturel, et la tienne par ce détour dans un vide et dans une impuissance qui est la source des soulèvements et des emportements que vous expérimentez malgré vous.

La patience est le parti que vous devez prendre. Votre stupidité est bonne. Toute réflexion volontaire vous ferait souffrir davantage. L'on en fait encore que trop puisque le sentiment applique imperceptiblement à la peine.

Comprenez une âme accoutumée à user de son maître et à jouir de ses droits selon sa propre activité, une âme qui veut s'attirer de tous côtés des objets qui agissent sur elle et sur qui elle agisse, une âme qui veut se soutenir dans elle-même. Comprenez aussi un Dieu qui la dépouille de ses droits en ne secondant pas son activité, qui la tient liée pour qu'elle ne puisse ni se porter aux objets ni recevoir leurs impressions, qui enfin la tue et l’assomme pour l'obliger à se rendre, à ne rien présumer, à désespérer [52] de tous ses efforts, et n’oser rien attendre que de sa pure et infinie miséricorde. C'est à quoi on ne se réduit pas en un jour. Le pur amour ne se possède qu’en Dieu.

Il faut donc arracher l'âme à elle-même et l’attirer en Dieu. Tant qu’elle sera en elle-même, c’est elle-même qu'elle aimera et tous ses mouvements auront quelque chose de cet amour propre qui la tient tournée vers elle-même.

C'est ce qui se commence en vous, et c’est de quoi le fonds naturel enrage, car s'il veut Dieu, il le veut en propriétaire. Il le veut pour soi et non pas pour lui. Il le veut pour le référer à soi. Mais il le faut laisser enrager. Il est juste que la rage soit son partage. Personne n'enragea jamais de voir enrager son ennemi de son impuissance et de sa faiblesse.

J'ai une grande confiance en Notre Seigneur, qui voit à tous les moments tout ce qui se passe en vous, qu’il ne vous abandonnera pas : Sine me nihil potestas facere0. C'est donc là son ouvrage. C'est un ouvrage digne des grandes choses qu'il a faites pour vous.

Donnez-lui sur son ennemi (qui est en vous une partie de vous-même) tout le pouvoir que vous y prétendez. Espérez contre l'espérance. Tout va comme il doit aller. Si vous ne pouvez rien dans l'éloignement où vous vous sentez de l'objet divin de cet amour pur, n'entreprenez rien, et ce vide, qui sera une mort, contentera ce pur amour par mille sacrifices, qui se font en vous sans vous, de votre être, de votre esprit, de vos mouvements naturels et de tous les [53] objets qui pourraient exciter ces mouvements.

Bonjour, ma chère fille. Je prie Notre Seigneur qu'il soit votre Moïse dans votre désert et qu'il vous fasse tendre à la Terre promise.

29. Cette petite porte est ouverte. Jésus-Christ y tire l'âme par le fond. (14 octobre 1681)

Je ne sais si la petite lettre aura servi de réponse à votre dernière que je n'ai reçue que depuis, ni si vous y aurez trouvé votre compte, car Notre Seigneur fait valoir nos paroles autant qu'il lui plaît. Vous sentez vous-même que ce qui, dans un temps, n'est que ténèbres pour vous, devient lumière dans un autre temps. Quoi qu'il en soit, il ne faut pas laisser sans réponse cette pauvre lettre d'un esprit qui se croit aliéné, je le crois avec vous, et que Notre Seigneur, voulant vous conduire à un état où il soit lui-même votre raison et votre sagesse, vous fait perdre la raison et chasse votre esprit de la région où est votre esprit pour entrer dans une autre région où il ne soit plus à vous. Que l’on a de peine à s’y résoudre ! Oh, ma fille, que la porte par où l'on entre dans la vie est petite et que le sentier par lequel l'âme est conduite à cette porte est étroit ; qu'il y en a peu qui entrent dans ce sentier et qui arrivent à cette porte ! Je le dis avec admiration, car Jésus-Christ n’a dit l’un et l’autre qu’en se récriant et qu'en admirant. Il a admiré deux choses, et la petitesse de la porte et du sentier, et le petit nombre de ceux qui par ce sentier, arrivent à cette porte. S'il veut vous mettre de ce petit nombre, à quel prix faut-il acheter cette grâce ? Il a ouvert au fond de votre âme la petite porte. C'est par là qu'il sort des étincelles qui allument le feu et se répandent dans l'âme qui voudrait tout d'un coup voler à cette petite porte et entrer dans la vie. Mais il faut qu'elle passe par le chemin étroit et, pour cela il [61] faut la rendre petite et la dépouiller de tout. Cette petite porte est ouverte. Jésus-Christ y tire l'âme par le fond. Il faut que le reste suive et entre dans le chemin étroit qui la sèvre, la dépouille, écorche et arrache sa vieille peau. Tout y sert, tout en emporte son lopin : démons, créatures, maladies, afflictions, persécutions ; mais au milieu de tout cela, Jésus-Christ tire toujours du dedans et pousse toujours du dehors, à moins que l'âme ne l'arrête en lui disant de cœur et de volonté : « Je ne veux pas être à vous. »

Voilà la source de ses peines. Car, quoique par une foi constante et que par le feu qui s'allume en elle des étincelles de la petite porte, elle veuille être à lui, cependant, quand elle se sent tirer hors d'elle, elle y rentre, ou plutôt elle y veut rentrer et s’y porte de son propre poids. C'est en elle qu'elle veut que Dieu vienne, c'est en elle qu'elle veut jouir de tout, c'est en elle qu'elle veut avoir des dons de Dieu pour en disposer à son gré. Le démon se mêle là et, la voyant dans cet embarras, il allume ce qu'il y a d'elle dans le fonds d’Adam qui n'est pas hors de ses atteintes, et il fait là un petit feu. L'âme veut vivre là où elle doit mourir.

Il faut passer par là. Il n'y a pas de méthode qui puisse vous tracer la route et le sentier. Notre Seigneur le fera de sa main puissante et vous y conduira au travers des démons et des passions qui se révoltent souvent contre ce sentier. Tenez-vous attachée par une foi humble et soumise à votre libérateur et soutenez-le en patience. Remuez-vous le moins que vous pourrez sous sa main. [62] Et quand vous ne savez où vous en êtes, de ténèbres, d'angoisses, de tortures intérieures, de mouvements d'enfer, d'impressions de démons, souvenez-vous qu'il est au fond de votre âme, au-delà de la petite porte dans la région de la vie, qui ordonne tout cela et le fait servir à ses desseins. Il y a des mystères que votre raison ne peut pénétrer. Il est juste que votre petite bluette0 de raison cède à la raison infinie de Dieu, qui pourrait d'un regard vous faire un séraphin, mais qui juge à propos pour la gloire de Jésus-Christ son Fils de ne vous conduire à la vie que par la tentation et par la mort. Il faut vous amortir et tuer la vie d’Adam à force de coups. Jésus-Christ sous les coups des Juifs, portant sa croix : voilà votre modèle.

Oh, que cet amortissement coûte à la nature, qu’il demande de foi et d’abandonnement de soi-même, mais qu'il conduit à une grande liberté en nous déchargeant de nous-mêmes ! Vous le verrez dans la suite. Souffrez non seulement avec patience, mais avec humilité, car l'humilité est la virginité de toutes les vertus, mais particulièrement de la patience dans les peines intérieures. L'âme s’enorgueillit de son tourment si elle n'y prend garde et sa patience se corrompant par l'orgueil n'est plus une patience vierge. Vous êtes digne de l'enfer : souffrez que les démons aient puissance sur vous. Jésus-Christ bardera votre cœur et votre volonté. Tout le reste se purifie dans cet enfer de grâce et de miséricorde.

Bonjour, ma fille.

32. Jésus-Christ se fait place dans votre âme par le vide où il la tient. (3 janvier 1682)

Vous me faites bien de la pitié, ma chère fille, car je connais l'étendue et la violence de vos peines. C'est une tempête dans la nuit, pendant laquelle Jésus-Christ dort. Lisez là-dessus tout le chapitre 8e de saint Matthieu, et n'y manquez pas. […]

Je voudrais que vous ne vous effrayassiez pas plus que moi de cet état-là. Vous me direz que je n'y ai pas tant d'intérêt que vous. Il est vrai. Je dois pourtant en répondre à Dieu, et c’est y avoir un grand intérêt, à mon avis, et la foi ne m’est pas [66] moins nécessaire pour vous y conduire qu'à vous pour vous y soutenir. Satan a demandé d'éprouver votre foi, comme il fit celle de Job, de cribler votre âme, comme il fit celle de saint Pierre, et il lui a été accordé. Mais il a défense, comme à Job, de toucher au fond de votre âme, et Jésus-Christ a prié pour vous, comme pour saint Pierre, afin que votre foi qui s'ébranle dans la tentation ne soit pas renversée. Vous êtes entre les mains du Tout-Puissant, et ce malheureux esprit de malice qui n'a pas eu le pouvoir d'entrer sans licence dans les pourceaux en aura bien moins sur les enfants de Dieu et sur une épouse de Jésus-Christ qu’il porte dans son cœur et dans ses mains.

Vous n'avez besoin que de cette confiance en l'état où vous êtes et elle doit aller jusques à vous persuader que tous ces mouvements-là n'empêcheront pas Notre Seigneur d'achever son ouvrage en vous.

Tout cela n'est qu'amour du côté de Jésus-Christ et, si j'ose dire, du vôtre. Jésus-Christ se fait place dans votre âme par le vide où il la tient. S'il ne vous aimait, il laisserait tout en vous dans l'intelligence que cause entre l’âme et le corps la servitude où le péché met celle-là de celui-ci. Cette séparation violente que son opération fait est une mort terrible. Il ne faut pas s'étonner que toute la nature se révolte contre. L'âme attachée à son fond naturel sent de loin Dieu comme source de vie ; elle voudrait tout rompre pour aller à lui et pour en remplir son vide, mais elle est retenue. Elle en a de la fureur, et d'autant plus qu'il n'est pas plus en son pouvoir de remplir des choses créées et des sentiments naturels que de [67] Dieu ce vide inévitable. On l'enchaîne pour lui en ôter le pouvoir. Si elle n'avait pas un attrait violent pour Dieu, elle serait tranquille. Ne l'avez-vous pas été dans le temps où vous suiviez vos voies selon la nature ? C'est un tourment qu'il faut porter en patience et avec une résignation de cœur. Tout cela tend à amortir votre propre activité, à vous dépouiller des droits que vous voulez retenir sur vous-même dans les voies de la grâce, à vous réduire à une incapacité où toute votre propre suffisance soit détruite. […]

Voilà le dessein de Dieu. Secondez-le, et puisque vous sentez qu'il réprouve tout ce qui part de votre fonds propre et de votre propre suffisance, quelque saint qu'il vous paraisse, ne vous portez en lui que par son mouvement, et quand cette impression surnaturelle ne vous enlèvera pas avec empire, demeurez dans votre néant, dans la prison de la justice de Dieu où vous êtes enchaînée, et souffrez sans vous effrayer toutes les insultes des démons. Ils enragent plus que vous et toute votre fureur n’est qu’un réfléchissement de la leur sur la partie sensible de l'âme à laquelle ils ont accès. Mais le fond de votre âme et ce qu'il y a de Jésus-Christ en vous est plus en sûreté qu'il ne serait dans les consolations. Reposez-vous-en sur Jésus-Christ et sur moi.

Je ne doute pas que les mêmes mouvements qui s’excitent en vous contre Dieu ne s’y excitent aussi contre le prochain. [68] L'aigreur du fond irrité s'acharne, pour ainsi dire, en cet état à quelques personnes particulièrement qui deviennent insupportables. C'est là un grand tourment, mais il faut que tout contribue à faire l'enfer de l’âme, car son enfer éternel est transféré à celui-là. Retenez tant que vous pouvez tout ce qui paraît au-dehors et attendez de Jésus le remède aux soulèvements intérieurs. Il ne s’offensera pas plus de ces mouvements contre le prochain que de ceux qui sont contre lui. Vous admirerez quelquefois celui à qui les vents et la mer obéissent quand il lui plaît de donner le calme. Que votre amour-propre meure par la perte de ses droits et de son activité, et Notre Seigneur fera tout le reste pour vous auprès de son Père, puisqu'il ne demande présentement que cela de vous.

Il y aura plus d'amour que si vous vouliez l’aimer malgré lui par des emportements de propre suffisance et d’un amour fait à votre manière. J'aurai grand soin de vous recommander à sa bonté. Il vous aime. Il ne vous abandonnera pas.

33. Ébranler l'amour-propre par ses fondements (13 [ou 23 ?] janvier 1682)

Vous avez très bien deviné ma pensée. Les distractions de votre emploi n’attachant avec plaisir ni le cœur et l'esprit n’arrêteront pas l'âme en son chemin et n'empêcheront pas l'attrait de la grâce. Elles le feront mieux sentir au contraire et le rendront au plus fort. N’admirez-vous pas la Providence ? Les projets du malin se renversent quoique vous y donnassiez avec inclination. Dieu y substitue un emploi [69] d'esprit et d'attention où tout vous rebute et doit vous crucifier. En effet, si notre voie était dans notre main, pour user du terme de l'Écriture, et que nous mesurassions la vie intérieure à notre raison, rien ne paraîtrait si opposé aux dispositions intérieures et au terme auxquels elles vous doivent conduire que les fonctions de votre charge. […] Vous en faites dans votre billet un parallèle assez juste et, s'il était nécessaire, j'y trouverais encore bien des contrariétés que vous ne découvrez pas. Oh, que les moyens par lesquels l'Église chrétienne s'est établie dans le monde et est parvenue au point de grandeur et de gloire où nous l'admirons pendant cette octave0, que ces moyens, dis-je, paraissent avoir peu de proportion à un si grand ouvrage ! C'est en cela même qu'ils y étaient plus proportionnés. Il fallait que la Toute-Puissance parût dans son œuvre et qu'il en fût reconnu le seul auteur. C'est à quoi la sagesse des philosophes, l'éloquence des orateurs, l’adresse des politiques et le courage des héros eût été nuisible.

Quels moyens votre raison choisirait-elle pour parvenir à cette vie intérieure qui, dans sa perfection, est une vie de pur esprit, de repos en Dieu, de silence profond dans l'âme, une vie enfin toujours exposée aux impressions de Dieu dans le dégagement de tout le créé ? Eût-on même un état à gouverner et tous les événements les plus fâcheux et plus opposés à nous à supporter, tant à l'extérieur qu'à l’intérieur ? Cette raison n’irait pas sans doute chercher ce moyen-là [70] dans des papiers, des contrats, des sollicitudes pour le temporel, des parleries éternelles, comme vous dites, etc. C'est cependant là que Dieu les veut trouver pour être reconnu le seul auteur de son ouvrage et pour en avoir toute la gloire. C'est là que vous devez appliquer une maxime dont il y a longtemps que j'ai essayé de vous persuader, que Dieu prendrait plaisir à rompre toutes vos mesures et à jeter la confusion dans toutes vos vues sur votre voie, pour vous rendre dépendante de lui avec une foi aveugle... [coupure] En effet, vous voilà bien pour parvenir à cet esprit de foi et de dépendance. Une âme en pleine mer, exposée au vent et à la tempête, peut-elle échapper son naufrage, si les voiles de la foi étant exposés au souffle de l'Esprit divin, ce divin Esprit ne lui fait trouver sa route parmi les écueils qui s'y rencontrent ? Il n’y avait pas de meilleur moyen pour vous jeter hors de tout appui en vous-même et de toute créature, hors de toutes les mesures de votre raison, hors de tout repos dans les moyens extérieurs. Il n'y avait pas de secret plus efficace pour vous lier à Jésus-Christ par la dépendance absolue où vous êtes de lui pour ne pas périr dans cette mer.

Mais il y a un autre mystère. C’est présentement le temps d'arracher, de renverser, de déraciner, d'ébranler l'amour-propre par ses fondements. Une vie tranquille où l'on se compose au gré des esprits, où peu de choses choquent, où l'on est toujours à soi pour retenir par la puissance qu'on exerce sur soi les saillies des passions, où il ne paraît que peu de chose de la corruption qui est au-dedans, ce n'est pas une vie propre à ce grand [71] renversement. Il faut que l'âme soit exposée comme un but et pour cela elle doit être suspendue et en vue. Il faut que le moindre mouvement qui échappe paraisse et traîne après soi sa confusion et son chagrin. Il faut que la tour de Babel soit renversée. Un Dieu qui soutient au milieu de tout cela et retient le fond de l'âme à soi sans que tous les ébranlements ni toutes les agitations rompent le filet ni fassent perdre l'attrait : ce grand Dieu s’honore lui-même à sa manière. Il dispose l'âme par la tempête à son calme futur qu’il lui veut donner. Il l’a fait entrer dans la lumière par l'obscurité. Il la désapproprie en ruinant les moyens par lesquels elle veut se désapproprier elle-même. Il la fait dépendre de lui en l’empêchant de dépendre d'elle. Il l’établit dans la foi par l'obscurité de la raison.

Vous voyez bien, ma fille, le dessein de ce grand Dieu tout-puissant. N'allez pas plus loin avec lui que le jour présent. Jour à jour, heure à heure. Il vous soutiendra. Vous ferez comme une autre ce qu'il faudra faire, en croyant toujours que vous ne pouvez rien, et vous vous trouverez au bout de l'année admirant comment vous l'avez pu passer. Alors Dieu y pourvoira et nous nous mettrons en peine de savoir ce qui vous sera utile. Ne perdez pas la confiance en Jésus-Christ. Il aura toujours les yeux ouverts sur vous, et je vous assure de sa part que vos égarements ni vos chutes ne l’éloigneront pas de vous. Vivez, agissez, faites votre devoir dans cette confiance.

Bonjour.

47. Peu de réflexions, peu de retours sur les choses, foi nue, simple, passive (30 mars 1685)

Dans l'état où je vous conçois, ma chère fille, Notre Seigneur seul peut vous servir de guide. Les anges ne vous suffiraient pas pour l'ouvrage qui se fait en vous. Oh, quel ouvrage ! [100] Pour parvenir à la grâce régénérante par laquelle on renaît de Dieu en Jésus-Christ dans une nouvelle forme ou dans une nouvelle vie, il faut que l'âme se soit quittée elle-même. Elle ne peut se quitter par ses propres efforts ni par ses propres mouvements. […] Il faut qu'elle souffre que Jésus-Christ, par des opérations puissantes, mais secrètes et inconnues à l'âme même, l'arrache à ce fond de nature corrompue, qui résiste par sa dureté presque infinie à cette grâce de régénération... Tout lui est ôté, lumières, sentiments, liberté de mouvement, car quand l'âme reçoit tout cela en elle-même et sur son fond, elle s’y attache, elle en veut vivre et ensuite, en demeurant attachée à ce qui est en elle-même, elle demeure aussi en elle-même.

« Il vous est convenable que je m’absente à vos yeux, disait Jésus-Christ à ses apôtres ; ma présence vous retient et vous lie au-dehors. Le Saint-Esprit, qui doit vous enlever à vous-mêmes et vous jeter dans le sein de Dieu mon Père où vous me retrouverez, trouverait en moi ainsi présent à vos yeux au-dehors et vous retenant ainsi en vous-même, un obstacle à ses desseins0. »

Souffrez donc avec patience que Notre Seigneur vous ôte en la manière qui lui plaira ce qui est bon en soi, c'est-à-dire des lumières, des sentiments, des goûts, mais ce qui ne convient pas au dessein qu'il a de vous conduire à un centre divin où vous retrouverez tout cela en lui. Que la foi vive en Jésus-Christ soit votre guide et votre soutien dans un désert. [100a] Les enfants d’Israël n'auraient pu suivre la route de Dieu sans Moïse. Il sait le chemin. Il sait ce qu'il veut faire de vous. Vivez ainsi abandonnée à ses soins et à son amour, qui est plus grand qu'il ne se fait sentir à vous. Il semble que, dès qu'il vous ôte ce que j'appelle une certaine vie propre et propriétaire de grâce, tout va se dérouter. C’est que votre foi n’est pas ce qu'elle doit être. Mais notre bonheur, c’est que Notre Seigneur connaît notre faiblesse et qu'il a entrepris cet ouvrage de régénération par la mort : il agit, il opère, il pousse tout à bout en quelque manière malgré vous et sans vous consulter ; et qu'il a une grande et très compassive condescendance pour les faiblesses qu'il voit être une suite de la privation et de la contrainte où il tient ce fonds de propre vie. […] Quelle rapidité cette pauvre âme sent-elle à se soutenir à quelque chose de créé quand les dons sensibles de Dieu lui manquent !

Le diable qui rôde toujours au-dehors s'en aperçoit. Il remue, réveille et rend plus vifs les objets dans l'imagination, qui est à la portée de son activité... L'âme alors devrait se tenir en foi simple sous l'opération de Jésus-Christ, abandonnée à sa conduite. Mais comme lui seul peut enseigner le secret, il permet que cette pauvre âme s'embarrasse, se tourmente et trouve en elle-même un supplice qui n'est pas sans fruit puisqu'il satisfait à la justice de Dieu. Il est juste que nous soyons [100b] tourmentés en nous-mêmes, nous qui nous sommes si souvent fait des divinités de nous-mêmes et qui n'avons travaillé qu’à nous rendre heureux de nous-mêmes et par nous-mêmes.

Je prie Notre Seigneur qu'il vous donne lumières et grâces pour entrer dans ces vérités qui vous sont propres : peu de réflexions, peu de retours sur les choses, foi nue, simple, passive. Voilà votre état en fond.

Bonjour, ma fille. Je crois que vous ne priez Dieu pour personne. Ainsi je ne vous demande pas vos prières, et je vous prie même de ne prier pour moi que quand Notre Seigneur vous en donnera si tranquillement le mouvement que vous ne puissiez vous en défendre.

53. On prendra pour quiétisme… (17 janvier 1689)

Si vous vous mettez sur le pied de consulter sur vos peines des gens qui ne savent ce que c’est que tout cela, l’on vous fera voir bien du pays et vous m'exposerez moi-même à des inconvénients fâcheux. On prendra pour quiétisme, sur des apparences de termes mal pénétrés, ce qu'il faut vous dire selon votre état. Si vous ne pouvez vous empêcher de chercher d'autres lumières, il faudrait le faire à des personnes à qui cela ne fît pas une suite d'engagement. Comprenez-moi. Car vous aurez désormais de la peine à vous tirer d'affaire sur l'assujettissement que l'on vous demandera à ces lumières et à ses avis.

Nous avons deux manières d'expliquer les choses intérieures. Premièrement, quand nous parlons à des personnes savantes, nous réduisons nos expressions aux termes de l'Écriture et aux principes établis dans la science. Deuxièmement, quand nous parlons à des personnes qui s’en rapportent à nos lumières, nous leur parlons un langage d’expérience qu'elles comprennent mieux et dans lequel les vérités plus spirituelles se rendent comme sensibles à leurs yeux par ce qu'elles sentent elles-mêmes. [115] C'est par exemple une extravagance dans la science de parler de l'âme spirituelle et indivisible comme des corps, de lui donner des parties, un centre, une superficie et circonférence, une profondeur. Cependant on ne peut bien exprimer ce qui se passe au-dedans que par ce terme familier et ordinaire aux saints Pères. Mais on réduit ces termes aux principes de la science quand on parle aux savants.

S'il s'élevait une hérésie qui soutînt que l'âme est corporelle et divisible, on anathématiserait ceux qui tiennent que l'âme a des parties et ceux qui, par un zèle outré, confondraient le vrai et le vraisemblable, crieraient à l’hérétique dès qu'on dirait le centre de l'âme, la partie supérieure de l'âme, etc. [Après un passage asssez long :] Or, pour revenir à vous, nous avons passé par là et nous avons vu et conduit plusieurs âmes qui y ont passé plus que vous. Nous avons été instruit par des personnes qui y ont passé.

[Suit un passage assez long dont :] « le démon ne travaille à rien tant qu'à vous persuader que vous consentez. C'est là le plus fin et le plus venimeux de sa tentation. » « Une vue simple que Jésus-Christ veille sur vous et ne laissera aller le démon qu'à un certain degré selon ses desseins nourrira une confiance secrète au fond du cœur. »]

Mais je n'approuve pas ces austérités extraordinaires ; votre vie commune vous suffit présentement. Ni la récitation de plusieurs prières vocales, hors celles de votre profession, ni ces fréquentes répétitions de péchés, tout cela n'est bon à rien dans cet état-là qu’à embarrasser une pauvre âme qui l’est déjà assez par son état. Tirez-vous d'affaire le mieux que vous pourrez là-dessus.

Mais, direz-vous, pour la confession ? Il faut raisonner de cela comme du scrupule. Il y a deux cas où l'on conseille aux âmes scrupuleuses de ne pas descendre en confession dans le détail de leurs scrupules. [119] Le premier, quand la réflexion qui rappelle l’esprit à ce détail y applique davantage et ensuite les nourrit et les augmente. Le second, quand le confesseur, ou faute de lumière ou étant scrupuleux lui-même, fortifie les scrupules dans l'âme. Alors il faut se contenter des expressions générales. Quand d'ailleurs une personne éclairée juge qu’il ne s'y commet pas de péché mortel, il vaudrait mieux même n’en pas parler du tout que de tomber dans l’un de ces deux inconvénients. Car l'âme souffre bien moins de dommage de ne pas confesser de certains péchés véniels que de les confesser avec ces deux suites préjudiciables à la substance de son état et de la conduite de Dieu sur elle. L'Église n'a jamais obligé à confesser les péchés véniels, quoiqu'il soit utile de le faire (ces inconvénients à part) : on en trouve le remède en ces cas-là ailleurs que dans la confession, savoir dans le Saint Sacrifice de la messe, dans la communion, dans l'humiliation de l'âme, dans le pardon des offenses, dans les œuvres de miséricorde, etc. C'est la doctrine de tous les saints Pères. Il est difficile que l'âme ne fasse de ces fautes dans ces états-là, quand ce ne serait que de manquer de foi. Mais il faut dire en général : « Je m'accuse de n'avoir pas eu assez de soumission à Dieu dans quelques peines d'esprit, assez de confiance en lui dans quelques tentations contre le respect que je lui dois, auxquelles pourtant par [120] sa miséricorde je crois n'avoir pas consenti. »

S'il s'agit de la pureté : je m'accuse d’avoir eu quelques pensées ou quelques mouvements contre la pureté, auxquels par la miséricorde de Dieu je crois n'avoir pas consenti, mais je ne m'en suis pas détournée avec assez de diligence ni assez promptement, etc. Si le confesseur est curieux, il faut lui dire sincèrement : « Mon Père, le détail de cela nuit à mon âme ; je me trouve beaucoup mieux de n’y pas entrer ; il suffit que par la grâce de Dieu je ne m'en accuse pas comme d’une chose volontaire. » Si sa curiosité opiniâtre, il vaut mieux n’en plus parler.

Voilà, ma fille, jusques où va ma lumière sur vos peines. J'espère que, si vous la suivez, vous vous en trouverez bien. Sinon, cherchez mieux. Mais je ne m'accommoderai pas qu'à la première fantaisie qu'il vous prendra que je ne vous comprends pas ou que je vous comprends sous d'autres idées, vous allassiez voir à celui-ci et à celui-là s'il vous comprend mieux et si son idée répondra mieux à la vôtre dans votre obscurcissement. Vous m'engagerez à des chicanes perpétuelles et, comme je vous l'ai dit, à des inconvénients fâcheux. Ou soumettez votre esprit ou cherchez votre mieux où vous pourrez. Cela, quoiqu’un peu dur, ne m’ôte rien de mon zèle pour vous assurément. Abandonnez-vous à Jésus-Christ et confiez-vous en lui. La foi vous soutiendra, et il viendra à point nommé dans le [121] besoin et quand il vous semblera que tout est perdu et désespéré. Modico fidei, quare dubitasti0 ? Lisez la vie de sainte Madeleine de Pazzi0 si vous l'avez, et le Trésor spirituel. Il y a à la fin de ce dernier livre un traité intitulé « Examen des âmes » : il est excellent, vous le pouvez lire. Lisez aussi les Psaumes de David, ils vous consoleront. Lisez sans effort de tête, mais comme présentant vos yeux et votre âme à Jésus-Christ Notre Seigneur. Quoi que vous lisiez quelquefois avec des yeux de pierre, cela pourtant vous servira et reviendra en son temps.

Bonjour. Ne vous chagrinez pas de ma dureté : ce n'est pas trop mon caractère, mais elle vous est nécessaire.

56. « Il n'a qu'à vous faire douter si je ne vous mène pas par la voie des quiétistes. »

Je ne doute pas, ma fille, que le diable ne fasse ses derniers efforts pour vous irriter contre ma conduite. Il y a quelque intérêt. Il a dessein de vous faire voir bien du pays s'il peut gagner de vous attacher à votre propre sens. L’occasion est belle. Il n'a qu'à vous faire douter si je ne vous mène pas par la voie des quiétistes. Votre lettre est toute tournée à faire penser et je ne sais ce que l'on en jugerait. Vous me ferez plaisir d'être un peu plus modérée dans vos expressions et de ne vous pas livrer à la liberté de dire d'une manière outrée tout ce qui vous vient en tête selon le mouvement présent qui vous possède ou, pour mieux dire, qui vous obscurcit. Imaginez-vous ce que l'on penserait et ce que l'on dirait ensuite si on voyait dans une lettre, et dans une lettre d’une fille qui ne passe ni pour bête ni pour visionnaire, qu'après avoir supposé que je le comprends sous une autre idée qu'elle n'est en effet, je prétends qu'un état où l'on [129] ne sent que la pure nature et d'une manière infiniment confusible, où l'on est tenté insupportablement, où l'on demeure dans une espèce de libertinage qui rend indifférent à sa propre perte, où l'on est livré à son fonds corrompu si entièrement que Dieu s’éloigne de plus en plus, en sorte qu'il ne paraît plus de Dieu, où l'on se trouve toujours sur le bord des précipices par des tentations périlleuses, que je prétends, dis-je, que cet état ramassé et composé de tant d'horreurs est une voie de perfection et une conduite de Dieu qui entreprend la ruine du fonds corrompu.

Il n'y a pas de doute que votre intérieur, à ne le considérer que par cette seule face, est un intérieur bien déplorable. Il ne manquait qu'à y ajouter des chutes dans plusieurs péchés énormes pour en faire un quiétisme achevé ; et de moi un parfait quiétiste, si je voulais vous faire trouver là votre sanctification et la voie de la perfection.

Il n'y a que ce que vous dites de Job qui répare un peu tant de misères et paraît ôter quelques traits d'une idée si noire. Mais il ne serait pas difficile aux gens prévenus par le fonds et le solide de votre lettre de prendre cela pour illusion du démon qui se transfigure en ange de lumière pour vous faire désirer de demeurer dans une disposition si favorable à ses desseins et à l'établissement du quiétisme dans votre âme. [130] Et ce martel en tête sur plusieurs points de Molinos s'accorderait fort bien avec tout cela, en marquant une conscience qui ne peut se taire et qui reproche ce que l'on a de la peine à avancer, jusques à ce qu'une triste expérience en convainque dans la suite n'en pouvoir disconvenir.

N’avouez-vous pas qu'il y en a là plus qu'il n'en faut sur le portrait d'un quiétiste qui veut insensiblement vous mener au quiétisme ? Ce sont pourtant tous les termes de votre lettre ; c'en est la substance. Ai-je raison de vous dire que le diable fait ses efforts pour vous irriter contre ma conduite ? Souvenez-vous de toutes les pensées qui ont passé par votre esprit et découvrez ses desseins. Or, afin de l'empêcher ou de vous surprendre ou au moins de vous inquiéter là-dessus, je mettrai de l'autre côté de cette lettre ici ce qui vous regarde et ne peut être montré, et j’y joindrai une grande lettre à part sur ce martel en tête du quiétisme dans laquelle il n'y aura rien qui ait à vous un rapport de distinction qui vous désigne afin qu'elle puisse être vue. Vous en ferez usage avec discernement de gens, car je ne veux pas, dans l'état où Dieu me tient, me mêler dans tous ces embarras-là et dans toutes ces contestations de spiritualité que Dieu ne m’y appelle par d'autres événements. Il me suffit [131] d'avoir soin du petit troupeau qu’il m’a adressé. Je me borne à cela.

S'il est donc vrai qu'il n'y ait en vous que la pure nature et qu'une volonté livrée à son fonds corrompu dans des tentations périlleuses et insupportables dans lesquelles Dieu s'éloigne de vous, j’avoue que vous êtes mal. Je ne vous vois pas loin de votre perte, et bien loin que cet état soit une voie de perfection, c'est au contraire une de perdition si Dieu ne vous fait pas la grâce d’en sortir promptement. Cela supposé, vous avez raison de me dire que je vous comprends sous une autre idée. Car le secours dont vous avez besoin en ce cas-là, c'est de commencer à vous faire craindre le péché par la crainte de l'enfer, à vous représenter le malheur d'une âme abandonnée de Dieu et qui se livre au libertinage de ses passions et des tentations du diable. C'est de vous précautionner particulièrement sur les péchés auxquels les occasions engagent afin de vous en éloigner, et de vous inspirer tous les efforts de prières, de gémissements, d'humiliation, de mortification, qui sont les armes par lesquelles les âmes de ce caractère résistent au démon et les échelons par lesquels elles sortent de la profondeur du précipice où elles sont tombées...

Mais ce n'est pas là en effet l’idée sous laquelle jusques à présent je me suis représenté votre âme. La voici en peu de mots. Dieu vous a séparée du monde et, en vous [132] en séparant, il vous a fait la grâce de vous inspirer un désir sincère de le servir selon sa volonté en vous sanctifiant. Depuis qu'il vous a donné ce désir, ç'a été votre principale affaire que de vous appliquer à votre intérieur. Cette application vous a imprimé dans l'âme (et cela toujours) l'horreur du péché, l'obéissance aux commandements de Dieu et de l’Église, la fidélité à vos vœux, l'amour et l'estime de votre profession. Et tous ces sentiments-là animés de la grâce de Jésus-Christ vous ont préservée de tout péché mortel qui vous ait paru, et de toute volonté déterminée avec délibération au péché véniel.

Cela ne m'a pas paru d'une âme où il n’y ait que la pure nature ni d'une volonté livrée au libertinage de ses passions, sans Dieu et sans grâce.

Si cela est autrement, vous me l'avez caché ; dites-le-moi et je prendrai d'autres mesures.

L'oraison intérieure a été votre principal exercice, c'est-à-dire le retour à Dieu au-dedans de vous-même par une foi animée de charité et d’un désir non seulement sincère, mais violent de vous approcher de lui d'un cœur pur, d’un corps chaste, d'un esprit humble et docile. C'est ce que vous avez eu en vue, et je ne crois pas que vous ayez rien rétracté de tout cela ni que vous voulussiez le faire.

Dieu a tenu différentes conduites sur vous. Il a souvent été vous chercher jusque dans vous-même pour [133] vous attirer à lui dans votre centre par des attraits de lumière et d'amour doux, purs, tranquilles, où il ne vous inspirait que les sentiments des vertus chrétiennes, de la foi, de l'espérance, de la charité, de l'anéantissement, de désir, qu'il s'appliquait souverainement à détruire en vous tout ce qui est opposé à lui dans le fonds corrompu de l'amour-propre.

Cette grâce vous a liée à Jésus-Christ Notre Seigneur et vous a fait chercher en lui non seulement la source de votre force, mais l'exemple de votre vie. N'y a-t-il pas encore en vous un fonds d'esprit et de volonté qui tend là et vous porte là ? Où faut-il donc chercher la cause de toutes ces horreurs qui vous environnent et du pouvoir qu'il semble que Dieu donne quelquefois au démon sur vous ? Si je voyais des chutes considérables, des péchés mortels, des prévarications énormes des commandements de Dieu et de l'Église ou de vos vœux, il ne faudrait pas être prophète pour en imputer la cause à votre désertion sacrilège qui aurait chassé Dieu de votre cœur.

Mais rien de tout cela n'étant arrivé, n’en dois-je pas juger non seulement par mes lumières, mais par les expériences et de moi et de tant d'autres âmes, au lieu d'en juger sur le rapport d'une âme obscurcie par sa disposition ? [134]

Saint Paul nous enseigne qu'il y a en nous deux hommes, l'intérieur qui est assujetti à Dieu, l’extérieur assujetti au démon. Quand l’un est victorieux, l’autre est vaincu. Je vois en vous l'homme intérieur victorieux du péché. Je vois l'homme extérieur attaqué de tentations. Plus les tentations sont grandes dans celui-ci, plus je vois dans l'autre la grâce qui vous soutient. Je ne m’effraye pas de vous voir tentée. Il faut soutenir avec humilité et avec patience l’importunité de la tentation ; il faut résister à la malignité de la tentation par le recours à Jésus-Christ et j'espère que Notre Seigneur en tirera votre sanctification et votre couronne. En voilà assez pour une lettre, car il faudrait être infini avec vous. Vous verrez le reste dans cette lettre que je promets de vous écrire sur ce que c’est que les quiétistes.

Bonjour.

58. « C'est aujourd'hui la fête de saint Michel : Quis ut Deus ? » (29 septembre 1689)

C'est aujourd'hui la fête de saint Michel : Quis ut Deus ?, « Qui est comme Dieu0 ? ». Tout ce grand combat qui se fit dans le ciel entre les bons et les mauvais anges est exprimé dans [137] ces trois mots. Lucifer tourné vers lui-même s’aima désordonnément et cet amour déréglé le fit vivre pour lui-même : voilà son idole. Il devint ou il se fit le Dieu de lui-même et voulut ensuite être l'idole des autres, les dominer, les assujettir à ses volontés et occuper seul leur estime et leur amour. C'est là ce que l'on dit, qu'il a voulu être comme Dieu. Nous n’avons qu’à suivre le penchant de notre amour-propre, nous nous trouverons dans la même situation. Mais les anges fidèles, tournés constamment vers Dieu par le poids de leur amour, n'adorent que lui et, tout ce qu'ils voyaient en lui d'adorable les tenant immobilement attachés à sa volonté et à son empire, ils combattirent et vainquirent et chassèrent du ciel les anges rebelles, en leur faisant voir le désordre monstrueux où leur amour-propre avait mis leur être dans la préférence d'eux-mêmes à Dieu : Quis ut Deus ?

Ô ma fille, avant que Jésus-Christ ait vaincu en vous cet amour-propre, avant qu'il ait redressé l'âme, avant que cette pente vers elle-même soit détruite, avant que cette âme soit détournée d'elle-même et du créé et soit toute tournée à Dieu vers son centre, qu'il faut d'opérations détruisantes, de crucifiements et de mort ! Il faut la faire mourir à tout ce qui la tient attachée à elle-même. C'est pourquoi, pour l'en arracher par voie de mort, les démons et les créatures qui vous environnent sont employés [138] à cet ouvrage par les contrariétés, par les tentations et par tout ce qui vous oblige à vous tenir séparée de vous-même. Pour le dedans, c’est l’ouvrage immédiat de Jésus-Christ Notre Seigneur. Toutes les fausses lumière de la raison, tous les désirs déguisés de la cupidité qui se cachent sous les voiles et les apparences de la grâce et de la charité, tout le penchant à user de Dieu pour vous-même et enfin tous les mouvements propriétaires et superbes de votre amour-propre dans les voies mêmes de la grâce, il faut que tout cela périsse et, comme c'est par voie de mort que tout cela doit périr, combien de fois faut-il que l'âme soit crucifiée avec Jésus-Christ et qu'elle expire dans les ténèbres et dans les horreurs du Calvaire ?

Si cela se faisait tout à la fois, l'âme en serait anéantie ; car on ne comprend pas ce que c'est en nous que l'ouvrage du péché. Il faut donc que Jésus-Christ, pour se proportionner à notre faiblesse, fasse cela peu à peu, successivement, et en mêlant de petits soulagements intérieurs qui soutiennent la foi et la soumission de l’âme.

Quis ut Deus ? C'est un tout-puissant qui entreprend en nous cet ouvrage. Toute-puissance lui est donnée dans le ciel et sur la terre. Nous en faut-il davantage pour une foi vive ? Il fait même servir à cet ouvrage les chutes et les égarements de l'âme, son impuissance ou impossibilité de pouvoir se soumettre et souffrir causée par la révolte continuelle de son amour-propre, qui est tout ce qu'elle est d'elle comme d'elle qui s'y oppose. [139] Dieu prétend de là qu’elle s'en humilie, qu'elle en reconnaisse mieux son médecin et son libérateur, qu'elle en dépende davantage de lui, qu'elle ait recours à lui, à sa conduite, et mette tout son appui unique en lui, sans rien attendre d’elle ni de son courage, surtout lorsqu'elle se voit ainsi tenir à cet homme extérieur qui la lie au démon, et à ce monstre d'amour-propre qui tire ainsi l'homme intérieur pour tâcher de défaire l'ouvrage de Dieu et de désunir la substance de l'âme si elle est concentrée en et par Jésus-Christ en Dieu. De cette façon on voit aisément que de la vipère, on en fait un antidote qui guérit et lui fait vomir le poison.

Je n'entreprends pas de vous consoler sur la maladie de votre Révérende Mère. Cherchez en cela comme en toutes autres choses votre consolation auprès de Notre Seigneur. Que Dieu soit et que sa sainte volonté s'exécute en la terre comme au ciel, cela vous doit suffire. Perdez votre propre volonté et suffisance en toutes choses et tenez-vous bien soumise intérieurement, ou essentiellement si on peu ainsi s'expliquer, en Jésus-Christ et perdue et cachée en Dieu, en qui j'espère que je vous ... [coupure], Car c'est Jésus-Christ qui doit vivre et non plus vous, n'y ayant que Dieu et le néant proprement pour celui qui a voulu être et tâche ainsi de continuer en vous pour le mieux mépriser et faire reconnaître le double néant où il est tombé. Il n'en faut pas parler, comme il faudrait ne pas faire semblant de l'écouter si nous étions bien fidèles à la grâce et [140] une même chose avec Dieu, et ce serait alors Jésus-Christ qui aurait l'honneur et la gloire. Vive Jésus crucifié en nos cœurs et y triomphe l’amour divin sur les ruines, de fond en comble, de l'amour-propre.

Vous voyez bien que ce n'est pas là l'ouvrage d’une créature qui d'elle-même n'est qu'une même chose avec ce monstre. Quand même la division de l'esprit et de l’âme est faite, il faut qu'elle se contente de laisser faire Jésus-Christ et de pâtir les choses divines. Paix et patience.

60. L'absinthe et le chicotin sur le lait (23 avril 1690)

Ce m’est au moins une consolation que vous regardiez dans l'ordre de la Providence l'effet contraire à mes intentions, lequel mes lettres conduisent. Car dans cette vue vous vous y soumettez sans doute et vous ne voulez pas plus tirer des paroles de la créature que [142] ce qu'il plaît à Dieu d’y mettre. C’est peut-être cela même que cette Providence adorable et juste prétend de vous, et pour vous y réduire elle jette l'absinthe et le chicotin sur le lait afin qu'en étant dégoûtée vous vous nourrissiez d'une viande plus solide, c'est-à-dire d'une unique confiance en lui qui doit vivre en vous par une foi épurée de tous les appuis humains. Entrez donc avec sa grâce et son esprit dans cette disposition et ne regardez mes lettres que comme un moyen de vous y faire entrer davantage. Elles ne vous seront pas inutiles par cet endroit-là. Du reste, j'espère que Notre Seigneur aura soin de vous, car c'est ordinairement lorsque tout les secours humains nous manquent que sa main toute-puissante vient au secours. Je sens bien moi-même en vous écrivant qu'il n'y a rien dans ce que je vous dis à quoi l'amour-propre puisse se prendre et y trouver du goût. Mais mon dessein a été de m'ajuster en cela à la conduite de votre grâce qui travaille à vous séparer de vous-même.

Pour l'ironie et le mépris de vos peines, non. Ou l'amour-propre ou le démon ou tous les deux ensemble vous ont fait trouver dans mes paroles des sentiments qui n'y étaient pas. Si les expressions sont quelquefois détournées de cette situation-là de mon esprit, c’est que je suis un homme, c'est-à-dire un esprit borné qui a ses défauts aussi bien dans les paroles que dans les pensées, qui est sujet à se tromper et qui ne vaut que ce que Dieu [143] le fait valoir.

Dans cette expérience, je ne mets ma confiance qu’en Jésus-Christ lorsque je suis obligé par ma vocation et mon ministère d’entrer par la confiance des âmes dans le discernement des voies secrètes et impénétrables de sa grâce. Je ne m'y expose même qu'en tremblant et qu’en priant plus pour elles que je ne leur parle.

Bornons-nous donc là pour cette fois. Ici faisons quelque épreuve de ce dessein de Dieu. Je n’en aurai pas moins de zèle pour vous, étant sûr que Dieu demande toujours de nous de bonnes intentions d'une charité sincère, mais non pas toujours des effets qui ne dépendent que de lui et qui viennent souvent aux âmes par un autre chemin que celui que nous leur traçons. Dieu se plait souvent, pour manifester sa sagesse et sa bonté, à tirer les contraires des contraires.

Oh, que vous parlez bien quand vous dites que chacune âme a sa voie, aussi différente et plus de celle des autres âmes que le sont les traits des visages ! C'est ce qui vous fait mieux comprendre que la sanctification d'une âme n'est l’ouvrage que de Jésus-Christ, et ensuite qu'il faut peu compter tout autre chose. Il ne faut voir que lui dans ses ministres. Il faut ne s'adresser à eux que selon ses desseins. Il faut n’attendre d’eux que ce que la source veut répandre d’eau vive par des canaux de terre et d’argile.

Bonjour, ma chère fille. Je suis tout amour en Jésus-Christ. [144]

64. « Nous ne sommes que des canaux qui sont à sec quand la source d’en haut ne fournit pas. » (27 mars 1691)

J'ai appris il y a longtemps d'un saint homme très éclairé dans la conduite de Dieu sur les âmes que l'on se tromperait souvent et on les égarerait si on jugeait d'elles sur leur rapport, pendant qu'il plaît à Dieu les tenir dans l'obscurité et les cacher à elles-mêmes.

Quand je repasse moi-même à sa lumière, d’une simple vue d'esprit, sur tous les événements et sur tous les différents états intérieurs par où sa Providence m’a fait passer et m’a tenu de sa main depuis que j’ai le bonheur de le servir, j'admire également et sa bonté et mes aveuglements qui m'ont souvent fait juger tout de travers des conduites cachées et impénétrables de sa grâce. Je suis frappé d'étonnement que ce qui m'apparut en certains temps devoir me perdre était une dispensation qui veillait à me détourner de moi-même et à me faire mourir à mon amour-propre superbe, actif et présomptueux.

C'est à vous, ma chère fille, à voir s'il y a là quelque chose qui vous ressemble et dont vous puissiez faire usage. Car nous ne sommes que des canaux qui sont à sec quand la source d’en-haut ne fournit pas, des instruments qui n'ont qu'un son vague et confus si le Verbe de la parole de Dieu ne les articule pas à l'oreille du cœur. Enfin nous sommes moins qu'un zéro en arithmétique si Dieu ne nous fait valoir. Nous sommes bien dans notre néant alors, et nous devons avoir patience avec les âmes dont il veut [154] s'approprier la conduite, comme il a patience avec la nôtre. Ce que je puis vous assurer par la confiance que j'ai en la charité de Jésus-Christ pour les âmes qu'il lui a plu m'adresser, c’est que vous me trouverez toujours le même à votre égard, lorsqu'il lui plaira vous mettre dans le besoin de mon secours et vous le rendre utile. Comptez là-dessus sans façon. Je prie aussi pour vous et j'ai cette confiance en sa miséricorde qu’il ne permettra pas que vous vous égariez ou qu'il vous redressera à mesure.

Je ne sais si vous avez la liberté de prier pour vous-même. Comment vous demanderai-je de prier pour moi ? Si Notre Seigneur vous l’inspire, obéissez son inspiration et croyez-moi tout à vous dans son Esprit.

65. « L'année a quatre saisons et la dernière est celle de la récolte des fruits. » (juillet 1691)

Quand Dieu paraît grand à une âme, ma chère fille, il est vrai que tout le reste paraît si petit que l'on a besoin de la charité de Jésus-Christ pour pouvoir s'appliquer aux créatures. Mais de ce que cette âme a paru à ses yeux d'un prix assez grand pour l'engager à faire pour elle tout ce qu'il a fait, et tout ce qu'il fera dans son Royaume céleste, l'on se sent rempli et surpris d’estime pour cette même âme, quelque vile qu'elle paraisse aux yeux du monde. Tout ce qui regarde l'ouvrage de Jésus-Christ en elle est digne non seulement de l'application, mais de la servitude de ceux qu'il associe à cet ouvrage. C'est une grande douleur d'être par sa propre faiblesse capable de si peu de chose. L'on voudrait mettre [155] le feu partout et, quand ce feu ne prend pas autant qu'on le voudrait, on en souffre beaucoup. C'est cependant un zèle impatient ; le feu ne prend au bois que quand il est sec et Dieu, dont la conduite ordonnée sur les règles de sa sagesse, ne conduit ni dans la nature ni dans la grâce ses ouvrages à la perfection qu’il leur destine que par degrés, [Dieu] veut que nous plantions, que nous arrosions, mais comme serviteurs inutiles qui ne peuvent pas donner aux plantes un accroissement qu'elles ne peuvent recevoir que des rayons du soleil. C'est la disposition intérieure où je tâche d’être à votre égard, désirant beaucoup, présumant peu, demandant à celui qui peut faire, et même, je vous dirai pour votre consolation, espérant sur le pied de mes désirs que Jésus-Christ fera par lui-même dans votre âme ce qu'il ne veut pas tirer des faiblesses d’un misérable pécheur.

L'année a quatre saisons et la dernière est celle de la récolte des fruits. Il faut que le grain meure, que la vigne soit taillée, que ce même grain perde sa première force pour en acquérir une nouvelle et féconde son épi. C'est présentement pour vous le temps de mourir. Quels cris, si le grain de froment était sensible, ne ferait-il pas dans la terre quand il se sent dissoudre ? Quels sentiments aurait-il par la main qui l’y a jeté et qui la tire pour cela d'un grenier où il était à son aise en repos et comme en sûreté ? Laissez-vous dans la main de Jésus-Christ, comme ce grain [156] de froment a été dans celle du laboureur. Il ne s'agit pas de vivre quand il faut mourir ni de se revêtir quand il faut se dépouiller. Le crucifiement de la nature corrompue et la mort de l'amour-propre, de la propre suffisance et de la présomption de nos propres forces est un grand et long ouvrage. Il n’est l'ouvrage que de son Esprit. Il fait tout servir à cela et, comme il y rapporte même comme à l'essentiel tout l'extérieur de la religion chrétienne qui ne travaille qu'à faire des adorateurs en esprit et en vérité, il ne faut pas s'étonner que ce grand Dieu tout-puissant change la situation de l'âme à l'égard même de l'extérieur de la religion selon qu'il le juge plus convenable à son dessein principal, qu'il tourne même sur ses mesures toutes les créatures et celles qui pourraient le plus vous servir d'appui.

Bonjour, ma chère fille. Voilà ce qu'il me semble que Notre Seigneur me donne pour vous présentement. Je le prie de tout mon cœur que par de faibles paroles il vous fasse entrer dans mon sens et dans mes vues, qui sont plus étendues que mes paroles.

Exercice intérieur conduisant l'âme à Dieu dans son cœur par Jésus-Christ, qui est l'unique voie pour y parvenir0

[130] Il faut lorsqu'on reçoit quelque écoulement de grâce sensible, s’en laisser pénétrer, doucement le recevoir comme un don gratuit comme par infusion et non pas par acquisition, tenir son âme paisible sous les impressions de la présence de Dieu ou de Jésus-Christ ou de la lumière et des vérités qui nous pénètrent, et ne pas évaporer cette première odeur de grâce et ces [131] prémices de l'Esprit de Dieu dans des agitations désordonnées. Il faut beaucoup s'humilier dans les dons de Dieu et éviter l'état et les singularités qui les publient ; et pour en prévenir l’attache, il faut les présenter et les sacrifier de bon cœur à Jésus-Christ afin ou qu'il les conserve, ou qu'il nous les retire. Le devoir de l'âme est de ne point se dissiper dans des conversations ou dans des embarras d'affaires inutiles, afin qu'elle ne se perde point par sa faute ; et s'il arrive qu'elle en soit privée par quelque négligence ou par quelque faute considérable, il faut en porter la privation avec patience, avec humilité. […]

[133] C'est une maxime certaine dans la vie intérieure que tout ce qui trouble la paix du cœur est dangereux. Elle est un don du Saint-Esprit, et elle est le fond calme et tranquille sur lequel il opère. Cette paix surpasse ce sens, et n'empêche pas quelquefois que l'orage de la tempête ne s'élève en la nature. Elle consiste dans un assujettissement de la volonté à celle de Dieu, contre laquelle les passions se révoltent. Et ensuite il n'y a de trouble dangereux que celui qui retire notre volonté de cette sujétion et de l'abandon à sa conduite. Il faut donc dans tout le trouble de l'âme, de quelque côté qu'il vienne, rapporter toujours sa volonté à cet assujettissement, [134] et la tenir constamment malgré les efforts de la nature pour l’en retirer. C'est l'emploi de l'esprit de la foi, duquel nous avons parlé. Le péché même ne se doit pleurer qu'avec paix intérieure, puisque la contrition est une douce amertume et un purgatoire de paix.

Maximien de Bernezay

L’exposé clair en deux Traités de la vie intérieure… n’a pas vieilli. Jamais ascétique, toujours optimiste, Maximien appelle à dépasser tous les obstacles intérieurs dans la confiance et l’abandon au divin. Plein de douceur, mais aussi de fermeté, il s’exprime avec la simplicité de celui qui vit dans l’essentiel.

Ces Traités sont présentés comme deux volumes divisés chacun en deux livres0. Maximien de Bernezay appelle clairement à la vie intérieure dans la préface du premier volume, « Moyens », précédant son livre I, qu’il est rafraîchissant de lire à l’époque des persécutions des mystiques.

Traité de la vie intérieure contenant les principaux moyens (1685)

Préface [Moyens I]

La vie intérieure dont je vous donne ici les maximes principales est une vie aussi ancienne que l’Église. Elle a été la vie de tous les saints et c’est encore celle de toutes les grandes âmes, dont Dieu ne laisse jamais son Église dépourvue. Les saints Pères l’ont enseignée dans tous les siècles. On ne lit autre chose dans leurs écrits, et le nom même d’homme intérieur que l’Apôtre a mis en usage0, et dont nous nous servons encore aujourd’hui pour exprimer la pureté de la vie chrétienne, marque assez que l’on n’a jamais distingué dans le christianisme l’homme intérieur vivant au-dedans de lui-même de l’Esprit et de la Vie de Jésus-Christ, de ce que l’on appelle l’homme chrétien.

Plût à Dieu que tous ceux qui font profession du christianisme le prissent en ce sens et entrassent dans cette grande vérité, qui en est comme le fondement, selon toute la théologie de l’Apôtre. Mais hélas, cette religion si sainte dans ses mystères, si grande dans ses plus petites observances, et si intérieure même dans tout ce qu’elle a d’extérieur, ne paraît à la plupart des chrétiens qu’une religion des sens, comme si elle consistait seulement dans les cérémonies d’un culte extérieur ; en un mot l’on trouve peu de vrais adorateurs, qui adorent Dieu en esprit et en vérité0. L’inclination que nous avons depuis la corruption du péché à sortir hors de nous-mêmes pour nous répandre tout à l’extérieur, nous imprime les mêmes sentiments à l’égard de la religion, ne nous la laissant jamais regarder que par ses dehors. Et quoique toutes les Écritures nous enseignent, que tous les saints Pères nous disent, que tous les hommes apostoliques de nos jours nous crient d’une même voix de rentrer au-dedans de nous-même et d’y chercher le Royaume de Dieu que Jésus-Christ est venu y établir0, cependant tant de lumières ne dissipent pas nos ténèbres, tant de voix réunies ensemble ne se font point entendre à nos oreilles : tout cela n’a d’effet qu’en un très petit nombre d’âmes choisies, qui sont la plus pure partie de l’Église.

Jugez de là combien il importe pour votre salut qu'on vous remette souvent devant les yeux ces vérités si nécessaires, pour enfin vous les faire connaître et aimer. Et puisque l'on n'a d'ordinaire ni assez de zèle, ni assez d'application, ni assez de loisir pour les chercher dans les saintes Écritures, dans les saints Pères et dans les maîtres de la vie intérieure qui en ont amplement traité, vous, dans les mains de qui la divine Providence fera tomber cet ouvrage, qui est un petit ruisseau qui coule de ces grandes sources, pourriez-vous bien, sans être ennemis de vous-mêmes, ne pas vouloir profiter du dessein que j'ai formé de peindre pour ainsi dire ces vérités en petit, et d'essayer au moins par l'abrégé que je vous en donne, de vous en faciliter la connaissance pour vous en faire aimer la pratique ?

C'est ce que je prétends faire, et c'est le seul motif que j'ai eu en mettant ce petit livre au jour : il n'est que pour les âmes qui voudront chercher Dieu et son Royaume intérieur en simplicité de cœur ; et j'espère qu'avec l'onction du Saint-Esprit, elles y trouveront quelques secours et quelques lumières pour entrer dans leur intérieur et pour y découvrir ce divin trésor caché qu'elles cherchent.

Je laisse à votre expérience, mon cher lecteur, de juger de l'utilité de cet ouvrage ; je vous avertis seulement qu'en le lisant, vous ayez une intention pure et droite ; que vous aimiez la vérité à cause d'elle-même, et non pas à cause des ornements qui la parent, avec lesquels elle ne paraît point ici. Et surtout que vous soyez d'abord bien persuadé de cette maxime si universellement reçue dans la voie de la grâce, que ce n'est pas tant par la lecture que par la pratique que l'on apprend la vie chrétienne et intérieure, parce qu'elle est plus l'ouvrage du cœur que de l'esprit, et que le saint Évangile, qui est une doctrine de paix, n'a été apporté du ciel en terre qu'aux hommes de bonne volonté. Je prie Notre Seigneur de se glorifier en vous par cet exercice, de telle manière qu'il vive et règne en votre cœur par l'établissement de la vie intérieure.

Livre premier des principaux moyens pour vivre de cette vie

Chapitre iii [Moyens I]. Les délices de la vie intérieure

La vie intérieure a ses douceurs comme elle a ses amertumes. Elle a ses roses comme elle a ses épines. Elle conduit au Thabor aussi bien qu'au Calvaire. Pour bien comprendre en quoi consistent les délices d'une âme qui se consacre à la piété et à la dévotion, il faut d'abord supposer pour principe que la vraie joie de ce monde ne consiste ni dans les plaisirs, ni dans les honneurs, ni dans la richesse. Ce petit abîme du cœur de l'homme où tous les biens créés se perdent sans le remplir0, demande par autant de voix qu'il a d'inclination pour son bien, [21] le grand abîme du cœur de Dieu : il n'y a que lui seul qui le puisse remplir. Les richesses peuvent enfler le cœur, mais non pas le rassasier ; les odeurs le peuvent gonfler, mais non pas le remplir ; les grandes fortunes, les plaisirs, l'ambition, la vanité peuvent grossir et bouffir le cœur, mais ils ne peuvent le rendre heureux par leur jouissance. La raison qu'en donne saint Paul, c'est que ce monde n'est qu'une figure, tout s'y passe en peinture sans aucune réalité, tout y est dans un mouvement continuel, et la vie est semblable à une ombre qui change à tout moment de situation0. Il ne faut pas s'en étonner puisque la raison et l'expérience nous apprennent que le bien ne peut faire sentir à l'âme de plaisir s'il ne s'unit à l'âme ; or les biens qu'on peut trouver parmi les créatures ne sont qu'extérieurs, ils ne peuvent pénétrer jusques au fond de nos cœurs pour s'y faire goûter ; ils nous entourent seulement et n'entrent point au-dedans de nous-mêmes, ils ne touchent que nos sens immédiatement ; c'est ce qui fait que toutes les créatures n'étant unies à nos cœurs que par leurs espèces, elles ne peuvent nous contenter, et quand on donnerait à une personne tous les plaisirs, tous les honneurs et toutes les richesses du monde, on ne ferait pas un bienheureux, parce que la félicité ne se trouve pas parmi les créatures mortelles.

Cependant l'Écriture sainte et les saints [22] Pères appellent bienheureux les gens de bien. En quoi consiste donc ce bonheur ? Apprenez de saint Paul que le paradis du chrétien en ce monde consiste dans la joie et dans la paix que donne le Saint-Esprit. Or à qui Dieu donne-t-il cette joie sinon à ceux qui vivent de la vie intérieure ? Puisque cette vie les unit à Dieu0, qu'elle les transforme en Dieu, et qu'elle est un charme divin qui attire Dieu dans leur cœur. Et comme Dieu seul nous peut faire heureux et que la vie intérieure nous en donne la possession, l'on peut dire que la seule pratique de la vie intérieure nous peut rendre bienheureux en ce monde.

L'on fait donc une grande injure à la vie intérieure lorsqu'on la dépeint avec des couleurs noires, sombres et mélancoliques : elle n'est rien moins que cela, et ce n'est point là son véritable portrait. Je sais bien que le monde, qui est un aveugle, se persuade que les personnes dévotes sont des misérables, parce qu'ils n'en jugent que par les yeux des sens et de la raison humaine. Mais s'il consultait la foi et l'expérience des saints, il changerait bientôt de sentiment, et il trouverait en effet qu'il n'y a point au monde de personnes heureuses que celles qui font profession de la vie intérieure. Dieu est le meilleur de tous les maîtres, il paye deux fois les personnes qui s'attachent à son service : il les paye en ce monde et en l'autre ; et sans parler ici [23] des récompenses d'une gloire éternelle qu'il prépare à leur mérite dans l'autre vie, nous pouvons dire que dès ce monde ici il donne à ses fidèles serviteurs des grâces en si grande abondance, et une onction du Saint-Esprit si délicieuse, qu'ils ont sujet de dire avec le Prophète : Mon cœur et ma chair tressaillent de joie pour le Dieu vivant0.

J'avoue que cette disposition intérieure de joie ne se fait pas toujours sentir à la partie inférieure de l'âme : il est quelquefois expédient pour son plus grand bien qu'elle soit dans la privation des goûts de Dieu, dans la répugnance de la nature, dans la sécheresse, dans les abattements de corps et d'esprit, dans les distractions insurmontables, afin que dans ces états crucifiants elle pratique la vertu d'une manière plus héroïque, comme nous le verrons dans la suite de cet ouvrage. Mais du moins cette consolation et cette paix intérieure se trouve toujours dans la cime de l'esprit, dans le fond de la volonté et dans l'homme intérieur parfaitement soumis aux dispositions de la Providence ; c'était là où l'apôtre saint Paul trouvait ses délices parmi les exercices de piété0.

Il est donc vrai que le plus grand moyen pour goûter Dieu et pour jouir des délices de son onction et de sa grâce, c'est de s'appliquer sérieusement aux exercices de la vie intérieure. Que si vous désirez savoir quelle sorte de plaisir l'on y trouve, je vous répondrai [24] avec le même apôtre qu'ils ne peuvent ni se concevoir ni s'exprimer0. Il me suffira de vous dire en deux mots que ces consolations dont nous parlons consistent ordinairement dans une grande facilité à faire les exercices spirituels, dans un goût de Dieu expérimental, qu'on peut mieux sentir qu'expliquer dans une liaison intime à sa présence, et enfin dans une force et un courage qui met au-dessus de toutes les difficultés. Cet état fait dans l'âme un paradis anticipé, l'oraison paraît alors un exercice si plein de délices qu'on y passerait facilement le jour et la nuit sans s'ennuyer ; et on dirait volontiers avec saint Pierre : Seigneur, qu'il fait bon ici, bâtissons-y des tabernacles et des demeures0.

Mais il faut ici remarquer pour l'instruction des âmes de grâce, qu'encore que cet état d'abondance et de ferveur sensible soit le plus doux et le plus commode, il n'est pas pourtant souvent le meilleur ni le plus sûr : une goutte du fiel du Calvaire qui crucifie et qui détruit l'amour-propre, qui met l'âme dans l'anéantissement, dans l'humilité, dans la dépendance et dans la patience de Jésus-Christ, vaut incomparablement plus que la beauté et la gloire du Thabor. Cependant le devoir de l'âme est de se tenir dans la disposition où on la met, et de recevoir sans choix ce qu'on lui donne. Il y a rien à craindre pour elle dans cet état qu'une certaine [25] complaisance secrète de soi-même qui lui fait attribuer à ses forces ce qu'elle tient de Dieu seul. [...] Sachez que cette onction si délicieuse que le Saint-Esprit verse en votre cœur est plutôt un sujet de vous mépriser vous-même, qu'un motif de [27] gloire et d'estime, parce qu'elle est une marque évidente de la faiblesse de votre âme qui a besoin d'être soutenue dans la pratique de la vie intérieure par les secours d'une grâce délicieuse et d'une ferveur sensible. La Providence divine se comporte avec nous comme une mère charitable qui s'accommode à nos faiblesses. [...]

Chapitre v [Moyens I]

[...] Admirez ici la conduite de la Providence, qui appauvrit l'âme des biens de la grâce pour l'enrichir de lui-même et pour être son trésor. Le saint homme Job avait bien découvert ce mystère d'amour, puisqu'il nous avertit qu'auparavant que Dieu se donne à l'âme, il [43] permet qu'il soit réduit à une extrême pauvreté0. Pourquoi en est-il de la sorte ? C'est afin de la conduire à un dépouillement si parfait de toutes les créatures que rien ne se trouve plus entre Dieu et elle, et que ce grand vide où elle se trouve réduite, soit une disposition à être remplie de Dieu avec plus d'abondance et à s'unir à lui plus parfaitement. Et comme il est un acte pur et un esprit simple, il veut qu'on s'unisse à lui et qu'on le possède dans cette pureté et dans cette simplicité. Il demeure seul dans l'âme et détruit tout le reste, afin qu'elle marche dans la voie de la sainteté d'une manière libre et dégagée de tout ce qui n'est point Dieu. Concluons donc de tout ce que nous venons de dire que la perfection et le bonheur de la Vie Intérieure ne consiste pas dans un esprit éclairé des plus belles lumières de la grâce, ni dans une volonté embrasée des plus douces ardeurs de la dévotion, mais dans un esprit parfaitement dégagé de toute chose et même des dons de Dieu, et dans une volonté soumise à la sienne sans aucune résistance. [...]

Chapitre vi [Moyens I]

[...] Lorsque la foi se sert de mon esprit et de mon imagination pour former en moi l'image de Jésus-Christ crucifié, cette représentation ne sert que d'énigme et d'interprète à la vérité de la Personne qui ne paraît pas. [...] Il est très important de vous avertir que Jésus-Christ ne réside pas dans nos cœurs selon sa substance humaine en corps et en âme ; [...] il y est seulement d'une présence morale de grâce et d'opération : comme il est vrai que le soleil demeurant toujours dans le ciel, il n'en est pas moins présent à la terre par sa lumière, par sa chaleur et par ses influences, étant le père de toute la production de la nature, l'on peut dire de même que Jésus-Christ Soleil de Justice, quoiqu'il ne soit présent pour l'ordinaire que dans le ciel, et sur nos autels selon sa substance humaine, il est néanmoins présent à nos cœurs par la lumière qu'il répand dans nos esprits, [57] par la ferveur qu'il excite dans notre volonté et par les autres opérations qu'il fait en nous comme principe de fécondité, pour tout ce qui regarde la vie de grâce et intérieure qu'il veut avoir dans nos cœurs. Et l'on peut dire qu'il nous est encore plus présent lorsque nous formons par la foi l'image de son humanité dans nos cœurs, pour en faire le sujet de nos respects, de notre imitation et de notre amour, puisque par cet exercice nous attirons sur nous plus efficacement l'influence de ses grâces. C'est pourquoi il s'appelle dans l'Apocalypse le principe de la créature de Dieu0, c'est-à-dire d'une âme qui ne veut vivre que pour Dieu. [...]

Chapitre xi [Moyens I]. L'humilité

Quand une âme a mille expériences qu'un petit souffle la renverse, qu'une chose de néant détruit ses meilleures dispositions, qu'une petite contradiction qui la surprend l'accable et l'abat, de telle sorte que sa raison environnée de ténèbres la quitte et s'égare, c'est alors qu'elle commence à réprimer la vanité de son cœur, à s'humilier dans le sentiment de sa bassesse et à la vue de son néant. Ce sentiment la rend plus ferme par ces chutes, non seulement parce qu'il l'attache plus fortement à Dieu comme à son seul appui par une dépendance plus sincère, mais encore parce qu'il instruit de ses faiblesses et qu'il la rend plus vigilante par l'expérience qu'elle a de ses égarements. Cette expérience lui donne de la charité, de la patience et de la douceur pour supporter les défauts des autres [...]

Chapitre xii [Moyens I]. La foi

[...] [103] croire à Dieu, c'est le croire infaillible dans les vérités qu'il nous a révélées, ou immédiatement par lui-même, ou par le moyen de son Église. Enfin croire en Dieu, c'est avoir une entière confiance en ses bontés infinies, attendre de lui tous les secours nécessaires et fonder sur ses promesses toutes nos espérances. Or cette troisième manière de croire est le plus parfait exercice de la foi chrétienne et le fondement de la vie intérieure. On le nomme l'esprit de la foi, comme nous appelons l'esprit de quelque chose son précis ou sa quintessence : de même l'esprit de la foi et son capital exercice consiste principalement dans un abandon absolu entre les mains de Dieu, et dans une confiance parfaite aux soins de sa Providence. [...] Mais ce qui doit donner une haute estime de ce grand principe de la vie intérieure, c'est le pouvoir qu'il a sur le cœur de Dieu. [104] [...] Dès le moment qu'une âme se donne entièrement à Jésus-Christ, il se donne aussi réciproquement à elle ; et comme en se donnant à lui elle abandonne le droit qu'elle pouvait prétendre sur soi-même pour le lui céder, il entre en même temps dans ses intérêts d'une façon particulière, il la prend en sa protection et s'engage d'en avoir un aussi grand soin que s'il n'avait qu'elle seule au monde à conduire. […]

Livre second de la conduite pour bien faire l'oraison mentale

Le second livre du premier volume fournit des avis et mises en pratique, suivant un plan assez commun que l’on trouve déjà chez Séverin Rubéric au début du siècle : la « théorie » ne doit pas être dissociée de l’exercice.

Chapitre x [Moyens II]. La paix de la vie intérieure

La paix de l'âme est une disposition si nécessaire à la perfection chrétienne qu'on peut dire qu'elle est un des plus grands avantages que nous puissions posséder en ce monde. C'est elle qui fait la douceur et la liberté des enfants de Dieu, c'est leur esprit et leur caractère particulier. En un mot, c'est elle qui fait d'une âme tranquille un fonds propre aux opérations de la grâce, comme une eau quand elle est calme se laisse pénétrer aux rayons du soleil et reçoit aisément son image. Le Saint-Esprit nous en donne assurance : Le Seigneur, dit-il par un prophète, versera ses grâces et ses bénédictions sur son peuple quand il le verra paisible0. Pourquoi pensez-vous que Jésus-Christ apparaissant à ses apôtres après sa résurrection les aborde quasi toujours en leur donnant la paix, et que saint Paul l'a souhaitée aux chrétiens par ses lettres ? C'est afin que les âmes, étant rendues tranquilles en vertu de ce salut de paix, soient disposées aux impressions de la grâce que les apparitions de l'un et la parole de l'autre doivent faire dans leurs esprits [212] et dans leur cœur.

Mais ce qui relève encore davantage l'excellence de la paix intérieure, est que cette vertu rend les hommes tout divins, et qu'elle en fait des images vivantes de cette nature infiniment paisible qui ne se trouble jamais, et qui est toujours dans une paix profonde. [...] De sorte que cet esprit de paix est un canal de communication qui fait couler dans nos cœurs la grâce de Dieu avec abondance. [...]

[213] La paix de la vie intérieure étant donc une disposition si excellente et si nécessaire, il faut tenir pour une maxime indubitable que tout ce qui la détruit ou la trouble est dangereux, et ne vient jamais de l'Esprit de Dieu. L'on sait, par l'expérience des âmes que Dieu favorise de ses grâces particulières et extraordinaires, que ses visites sont toujours accompagnées d'un certain calme intérieur qui est l'ouvrage du Saint-Esprit et la marque assurée de sa présence au fond du cœur. [...]

[216] Si vous résistez au mouvement de la grâce qui vous appelle à la sainteté, assurez-vous que votre conscience ne manquera jamais de vous faire mille reproches qui détruiront la paix de votre âme, car comme dit l'Écriture sainte, on ne peut jouir de la paix en faisant la guerre à Dieu.

Le scrupule d'esprit est le second obstacle à la paix intérieure : le démon en est souvent la principale cause afin de détruire peu à peu [217] la confiance qu'on doit avoir en la bonté de Dieu. Voici quelques moyens que je vous présente pour vous tirer de cet état. Le premier est que vous reconnaissant incapable de distinguer ce qui se passe en vous à cause de l'obscurité de votre esprit, vous forciez en toute rencontre votre raison et votre jugement de se soumettre à ce que vous disent sur votre état la personne à qui Dieu vous a inspiré de confier votre conscience. [...] Je sais bien que les âmes scrupuleuses sont accoutumées de s'imaginer qu'on ne comprend pas assez bien leur état, et que portant partout la cause leurs troubles qui est l'opiniâtreté de leur jugement, elles ne guérissent presque jamais de leurs misères. Pour vous délivrer de cet entêtement, considérez avec application : premièrement que dans l'obscurité où vous êtes, vous ne pouvez pas vous connaître si bien que les personnes que Dieu vous a données pour être vos guides ; secondement il vous est bien plus facile de vous tromper en suivant vos lumières que la leur ; troisièmement que vous ne pouvez être coupables, en suivant une conduite et des maximes [218] qui vous sont prescrites par le Saint-Esprit, encore bien qu'elles ne fussent pas accompagnées de toute la pénétration que vous désirez. [...]

Traité de la vie intérieure, où l’on donne une conduite... (1685)

Le Livre premier en onze chapitres de cette Conduite nous intéresse tout particulièrement par sa profondeur. Les deux derniers chapitres débouchent sur l’oraison passive, qui est visiblement pour lui le but de la vie mystique. Mais cette conclusion demeure discrètement cachée en tant que telle, car il l’a fait suivre d’un Livre second comportant des méditations sur la Passion. Elle se détache du reste des écrits0 : il défend la contemplation passive contre ceux qui n’en ont pas l’expérience avec le ton paisible et la douceur qui le caractérisent, tout en rappelant que tous n’y sont pas appelés. Loin d’être ascétique, il ne culpabilise jamais son lecteur, mais l’appelle à faire confiance à l’Esprit Saint sans s’arrêter aux défauts ou aux sécheresses.

Chapitre iii [Conduite I]. Les distractions involontaires n’empêchent point le fruit de l’oraison

[23] […] L'imagination ne peut donc rien sur la volonté pour empêcher son union avec Dieu, et au milieu des mille impertinences qui voltigent en foule autour d'elle, ce feu de l'amour divin peut toujours brûler paisiblement puisque cette union n'avait pas été détruite par les distractions, mais tout au plus rendue insensible.

La raison qu'on peut donner de cette vérité, est que Dieu opère quelquefois dans le fond de l'âme sans que l'entendement y puisse avoir entrée pour réfléchir sur ce qui se fait en elle. Il voudrait bien y avoir part, mais Dieu ne l'appelle pas dans cette demeure secrète et intime : il reste au-dehors dans la tête et n'a pas la liberté de descendre ni entrer dans le fond du cœur. Alors comme abandonné à lui-même et aux impressions violentes que l'imagination fait sur lui, il s'arrête à toutes sortes d'objets, il s'attache où il peut pour se soutenir et pour trouver quelque plaisir pendant que la volonté jouit du sien dans le centre du cœur. Ces distractions n'empêchent pas que l'âme ne soit unie à Dieu, étant par sa plus noble puissance, qui est sa volonté, et ensuite par sa substance même, tournée vers lui. Il y a dans le cœur une intelligence plus pure, plus simple, plus élevée que celle de la tête, une intelligence qui n'est en acte que par le rayon de la foi, [24] une intelligence qui ne peut agir que surnaturellement, et qui est sans action quand la foi ne l'anime pas, une intelligence enfin dont les vues se font imperceptiblement, parce qu'elles n'ont pour objet que des choses purement spirituelles, et qu'elles sont simples et sans réflexion. Cette intelligence du cœur agit conjointement avec la volonté pour attirer l'âme à Dieu dans l'intérieur, pendant que l'obscurité, la confusion et la tempête sont le partage de cette raison naturelle qui est dans la tête exposée aux impressions de nos sens pour servir aux fonctions humaines ou sensibles. […]

Chapitre iv [Conduite I]. Les distractions augmentent quelquefois le mérite de l’oraison

[27] Il faut être aussi content de sortir de l'oraison vide que plein de lumières, parce qu'encore que la plénitude soit préférable au vide et la lumière aux ténèbres, néanmoins le sentiment de notre vide et de nos ténèbres nous est souvent plus avantageux que les grâces et les lumières que Dieu nous y pouvait donner ; encore bien que la vertu soit préférable au péché, toutefois le sentiment que l'on a de ses péchés est meilleur que la connaissance que l'on a de ses vertus. D'où vient que l'on croit souvent s'en retourner vide de la prière, lorsqu'on est en effet rempli de l'Esprit de Dieu ? La raison de ceci est que, si l'on n'en remporte pas des lumières et des sentiments pour les objets que l'on avait dans l'esprit, du moins on en remporte une vive connaissance de son néant et une humilité très profonde, qui sont les plus grands dons du Saint-Esprit. […]

La patience ne consiste pas seulement à supporter les défauts des autres, elle doit aussi s'appliquer à supporter les nôtres. Mais quand je parle ici de la patience, je n'entends pas parler d'une patience molle, lâche et oisive, qui ne se mette point en peine pour se recueillir en l'oraison : j'entends parler d'une patience généreuse et héroïque, laquelle, après avoir excité l'âme à faire son devoir dans cet état de distractions, les supporte ensuite avec tranquillité, sans s'inquiéter de leur brouillerie, ne pouvant y apporter autre remède. Croyez donc que votre patience et votre humilité seront aussi précieuses devant Dieu, et le contenteront peut-être plus même que le recueillement que vous désirez et que vous ne pouvez avoir, et consolez-vous dans la pensée que ses yeux divins voyant le fond de votre cœur et que vous agissez de bonne foi avec lui et du mieux que vous pouvez, il se contentera de votre bonne volonté et ne vous en demandera pas davantage.

Mais me direz-vous, je suis la cause de ces distractions, ce sont mes attachements, mes légèretés et mes lâchetés à vaincre mes sens et mes passions qui m'ont attiré cet orage et cette [29] confusion de pensée qui me cache la face de mon Dieu. Je le veux croire ; il est même important que vous soyez fortement persuadés que vous n'avez que ce que vous méritez. Mais quand bien cela serait, il ne faut pas vous en désoler. [...]

Pour donner tous les éclaircissements nécessaires à cette doctrine, remarquez, s'il vous plaît, que nous pouvons distinguer deux sortes d'attention : une attention d'esprit et une attention de cœur. L'attention d'esprit consiste à être actuellement occupé de la présence de Dieu, à réfléchir sur sa Majesté infinie qui nous voit et qui nous pénètre jusques au fond de notre âme. L'attention du cœur consiste dans un certain mouvement et une pente d'âme vers Dieu présent. Or l'attention de l'esprit n'est pas toujours en notre pouvoir, d'où vient que Dieu ne nous la demande pas continuellement. C'est pourquoi il suffira de temps en temps, quand vous vous apercevrez de votre distraction, de ramener peu à peu votre esprit égaré au sujet que vous aviez pour méditer, ou bien lui [32] donner, par la foi, l'idée de Dieu présent par un simple regard sur lui ; et par ce moyen vous rendrez votre oraison agréable à Dieu et vos distractions ne lui causeront aucun préjudice, mais au contraire elles en augmenteront le mérite. Mais pour l'attention du cœur, elle est en votre pouvoir, d'autant que vous pouvez toujours porter au fond du cœur une attention habituelle ou même virtuelle d'être uni à Dieu dans votre oraison, nonobstant tous les égarements de votre esprit.

Cela est si vrai que l'on remarque par expérience qu'il arrive quelquefois, lorsque l'âme est remplie d'une certaine onction du Saint-Esprit qui la tient tout appliquée à la présence de Dieu, qu'elle ne laisse pas d'être distraite en cet état de jouissance, de sorte qu'elle est tout ensemble et au-dehors et au-dedans d'elle-même, unie et séparée de Dieu : unie par l'intention du cœur, et éloignée par les distractions de l'esprit. Mais que dis-je : séparée ? L'on peut dire qu'elle est actuellement unie à Dieu par l'esprit nonobstant ses égarements, car cette union de désir et d'intention n'ayant point été rétractée par des actes contraires subsiste encore, quoique l'âme ne la distingue pas à cause de l'obscurité de cet état qui la cache et qui l'empêche de l'apercevoir et de faire réflexion. D'où je conclus que, dans ces dispositions si opposées, elle ne laisse pas d'être très agréable à Dieu et de faire une bonne oraison, car Dieu entend le langage du cœur sans avoir [33] égard aux dispositions de l'esprit. [...]

Chapitre v [Conduite I]. La confiance en Dieu. Les motifs de cette confiance.

Trois choses doivent soutenir notre confiance en Dieu dans nos prières : l'amour qu'il a pour nous, la promesse qu'il nous a faite, et sa conduite à l'égard des personnes [34] qui ont confiance en lui. Son amour est inconcevable, ses promesses sont infaillibles, et sa conduite est obligeante.

Le premier motif de notre confiance en Dieu est l'amour qu’il nous porte. Il est si grand que, lorsque l'Écriture sainte en parle, elle l'appelle un amour sans mesure et qui va jusque dans l'excès. Elle nous dit qu'il est éternel et que la volonté qu'il a de nous faire du bien est aussi ancienne que son être. C'est par cette volonté qu'il nous donne dans le temps tous les biens que nous recevons ou immédiatement par lui-même ou par le moyen des créatures.

Quel amour plus grand nous pouvait témoigner le Père éternel que de nous donner son Fils unique ? [...] Que dirons-nous de l'amour que le Fils de Dieu nous a fait paraître dans sa vie et dans sa mort ? [...] [35] Saint Bernard dit que la soif qu’il endura sur la croix n’était pas tant l’effet d’une cause naturelle que de l’amour qu’il nous portait et du désir de notre salut0. […]

En faut-il davantage pour fonder notre confiance en Dieu dans nos prières ? Avec quelle assurance devons-nous attendre les grâces que nous lui demandons ? Que peut-il nous refuser après nous avoir donné tant de témoignages de son amour ? Il a sans comparaison plus de désir de nous accorder nos demandes, que nous n'en avons nous-mêmes de recevoir ses dons, parce que, comme dit saint Bernard, il nous aime plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, lui étant aussi naturel de nous accorder ses grâces, comme il est naturel au soleil d'éclairer, au feu de chauffer et à l'eau d'humecter0. C'est de quoi l'Église nous assure lorsqu'elle dit que son inclination propre est d'avoir pitié de nos misères et de nous soulager. Ne craignons donc point de pousser trop loin notre confiance en ses bontés : [36] quelque grande qu'elle puisse être, elle est toujours au-dessous de son amour et du désir qu'il a de nous accorder ce que nous lui demandons.

C'est encore pour nous donner cette confiance que Jésus-Christ nous ordonne dans nos prières de nous adresser à Dieu comme à notre Père : pour nous apprendre que cette qualité lui donne pour nous des tendresses de père, et que son cœur ne manquera jamais d'être touché de nos prières quand nous lui demanderons son secours avec confiance. En effet Dieu est plus notre père que ceux qui nous ont donné l'être : c'est lui qui est le principe de l'amour qu'ils ont pour nous. Réunissez donc ensemble l'amour de tous les pères et les comparez à celui que Dieu nous porte, et vous trouverez que le premier est infiniment éloigné du second. Or cette qualité de père l'engage à pourvoir à nos besoins, et il ne manquera jamais de le faire quand nous aurons recours à lui avec confiance. Car un des plus grands plaisirs que nous puissions lui faire, c'est de lui donner lieu de nous accorder ses grâces, et de ne mettre point d'obstacle à celles qu'il a résolu de nous faire. Demandons-lui donc nos besoins avec assurance appuyée sur son amour. Confions-nous aussi entièrement à ses promesses.

Elles sont clairement exprimées dans l'Évangile : Quiconque demande, reçoit0, dit Jésus-Christ. Nous pouvons bien quelquefois douter si nos prières sont telles qu'elles [37] devraient être, mais nous ne pouvons douter sans infidélité que des prières accompagnées des circonstances nécessaires ne soient exaucées. Puis donc que qu'il n'a point donné de borne à ses promesses, n'en donnons point aussi à notre confiance. [...]

Saint Ambroise nous confirme dans cette confiance par des paroles d'une grande consolation pour les âmes qui font de la prière leur principal exercice. Sachez, dit ce grand docteur de l'Église, que la grâce que Dieu nous donne est toujours plus grande que celle que nous lui demandons, et que ses promesses surpassent nos espérances. [38] […] Saint Basile en donne la raison : c'est que Dieu est infiniment magnifique, et qu'il veut que ses dons et ses libéralités soient dignes de sa grandeur ; et comme il n'y a point de puissance pareille à celle de Dieu, il n'y a point aussi de magnificence qui égale la sienne. Celle des rois qu'on élève tant n'est qu'une pure indigence : ils ont besoin de tirer de leurs sujets les biens qu'ils leur donnent, de sorte que leurs sagesses ne sont que des retours, outre que leurs trésors peuvent enfin s'épuiser. Il n'en est pas ainsi de notre [39] Dieu : comme ses richesses sont inépuisables, il n'en est pas plus pauvre en donnant beaucoup. [...]

Ce qui vous rebute de la prière, est ce qui vous devrait animer à ce saint exercice : c'est comme si vous disiez : [42] « Je suis pauvre, donc je ne dois pas demander l'aumône ; je suis blessé, donc je ne dois pas aller au chirurgien ; je suis altéré, donc je ne dois pas aller à la fontaine. » Ces conséquences ne sont-elles pas contre le bon sens ? Vous ne raisonnez pas plus juste lorsque vous ne voulez pas faire oraison parce que vous êtes un grand pécheur, car c'est à cause de cela que vous avez plus sujet de vous appliquer à cet exercice ; c'est ce qui vous doit donner plus de confiance de recourir à Dieu et de lui demander miséricorde.

Dieu n'exauce pas le pécheur0, dites-vous ? J'avoue que ces paroles sont dans l'Écriture sainte, mais ce n'est ni l'Écriture ni le Saint-Esprit qui les a dites : c'est l'aveugle-né et il parlait en aveugle, et comme un homme qui n'était pas encore assez éclairé intérieurement, dit saint Augustin ; c'est pourquoi il ne faut pas ajouter foi à ce qu'il dit. Le publicain était mieux instruit que lui, et sa conduite a été louée et approuvée de Jésus-Christ : il se tenait au bas du temple et s'estimant indigne de s'approcher du sanctuaire, il se reconnaissait grand pécheur, et il arguait de ce motif pour exciter Dieu à lui faire miséricorde. […]

Chapitre vii [Conduite I]. La persévérance dans l'oraison parmi les sécheresses est très utile à la vie intérieure.

Je pénètre, ce me semble, dans les sentiments de votre esprit accablé de tristesse. N'est-il pas vrai que vous souffrez dans l'oraison, parce que vous n'y goûtez plus Dieu ? Vous la faites d'une manière si indifférente qu'il vous semble qu'il vaudrait mieux vous appliquer à d'autres choses ; vous croyez n'avoir point de vocation à l'oraison mentale, parce qu'elle fait votre supplice ; vous faites ce que vous pouvez pour vous y occuper d'un sujet, et toutefois vous vous y trouvez dans un grand vide sans y avoir aucune bonne pensée ni être touché d'aucun sentiment de piété ; et pour comble de votre peine, il ne vous reste plus de tous les dons de Dieu dont vous étiez autrefois enrichis, qu'un certain fonds de foi et de bonne volonté, mais si délicat et si imperceptible que vous avez peine à le discerner : en un mot, vous n'avez plus ni lumières distinctes dans l'entendement, ni affections particulières dans la volonté. Vous êtes devant Dieu comme une terre desséchée, sans qu'une seule goutte de grâce sensible en amollisse la dureté ; rien ne vous touche, vous êtes dans [51] le dernier dépouillement, et vous ressemblez à une terre déserte où la rosée du ciel ne tombe plus0. [...]

Vous êtes du nombre de ces personnes affligées dont le Prophète a dit qu'ils mangent le pain de la douleur0. Ce pain, dans le sentiment des Pères, est l'oraison, puisque cet exercice nourrit l'homme intérieur et le fait avancer dans la perfection chrétienne : quelquefois c'est un pain de consolation et de délice, quelquefois aussi c'est un pain de douleur. Mais enfin de quelque manière qu'on le goûte, il est toujours un pain nourrissant : son amertume n'empêche pas qu'il ne profite à l'âme, car il ne faut pas juger de la bonté de l'aliment par le goût que l'on n'y prend ; l'on mange quelquefois des choses insipides qui ne laissent pas d'être nourrissantes. Il en est de même du pain de l'oraison. [...]

[54] Il est le Dieu du jour aussi bien que le Dieu de la nuit, et il conduit les affaires de notre perfection avec autant d'amour et de sagesse dans l'état d'obscurité intérieure, que dans l'état de lumière. [...]

Chapitre viii [Conduite I]. Motif de persévérance pour les personnes qui font oraison dans l’état de sécheresse

[64], Mais pourquoi vous inquiéter si fort de ces insensibilités de votre âme dans l'oraison ? Ne savez-vous pas que dans la vie intérieure il n'est question que de faire ce qui dépend de nous et de souffrir en patience qui ne dépend pas de nous ? Vous ne faites rien, dites-vous, dans cette stupidité, vous la souffrez seulement sans pouvoir vous en défaire ? N'est-ce pas ce qui doit tenir votre âme en paix et calmer vos craintes, de vous voir dans un état où vous n'avez point de part ? Car c'est une marque convaincante que vous n'y offensez pas Dieu, et qu'il est content de vous y voir, puisqu'il veut que vous y soyez réduit. Saint Augustin vous donne sur cet article un grand sujet de consolation : voulez-vous savoir, dit-il, si Dieu est content de vous ? Voyez si vous êtes contents de lui, car si vous êtes soumis aux ordres de sa Providence, vous avez un témoignage certain qu'il est content de vous. [...]

Chapitre ix [Conduite I]. Prier au nom de Jésus-Christ

[75] La plupart des chrétiens s’approchent de Dieu avec hardiesse comme s’ils en étaient dignes et comme si leur prière pouvait être reçue par elle-même et sans rapport à Jésus-Christ. On borne l'office de Médiateur à ce qu'il a fait sur la croix, et on ne fait pas de réflexion qu'il n'a pas cessé de l'être, et qu'il fait continuellement cet office devant son Père.

Chapitre x [Conduite I]. L'oraison passive, ou la contemplation. En quoi elle consiste et son excellence.

Nous pouvons distinguer avec tous les maîtres de la vie intérieure deux manières de s'unir à Dieu dans l'oraison : la première est la voie active, la seconde la voie passive. La première s'appelle la méditation, la seconde la contemplation ; la première nous est représentée par l'état de Marthe, la seconde par celui de Madeleine. Jésus-Christ nous les a marquées toutes deux dans l'Évangile, quand il a dit : Cherchez et vous trouverez0. La méditation cherche Dieu par l'exercice propre des puissances de l'âme, la contemplation le trouve et en jouit dans un grand repos et sans grande peine. La première pratique cherche Dieu en s'élevant vers lui par des oraisons jaculatoires, par des actes distincts et réfléchis de foi, d'amour, d'espérance et autres, employant pour cet effet les puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, afin de s'unir à Dieu par leur moyen.

La seconde pratique ne cherche plus Dieu, d'autant qu'elle l'a trouvé en elle-même : elle en jouit paisiblement dans le fond de son [78] cœur sans aucun effort de ses puissances qui sont unies à Dieu, et occupées uniquement et agréablement de sa divine présence. L'âme se trouve pour lors en Dieu sans savoir comment elle y est entrée, elle se sent saisie d'un attrait de grâce dominant, qui l'enlève au-dessus d'elle-même et qui l'abîme tout en Dieu, qu'elle ne connaît en cet état que par les lumières d'une foi simple, générale, confuse et sans distinction particulière, par une vue sans vue, une vue amoureuse de Dieu en Dieu, abstraite et sans aucune idée sensible. Voilà à peu près quelle est l'oraison infuse ou passive, que l'on appelle communément la contemplation, où Dieu attire l'âme plus tôt ou plus tard, selon qu'il lui plaît ; il lui fait ordinairement cette grâce après qu'elle s'est occupée comme il faut et pendant quelque temps dans la méditation.

Que les personnes qui sont déjà accoutumées au recueillement obéissent donc fidèlement à l'attrait du Saint-Esprit qui les dépouille de l'usage des puissances de leurs âmes ; qu'elles s'occupent de Dieu avec simplicité, car ce n'est plus la saison de se remplir d'actes et de considérations : on ne cherche plus ce que l'on possède, les moyens étant inutiles, quand on est arrivé à la fin. Le soin principal d'une âme qui est arrivée à cet état est d'abandonner entièrement ses pratiques actives, quelque parfaites qu'elles puissent être, et de se soumettre à tout ce que Dieu voudra opérer [79] en son intérieur ; elle doit pour lors se tenir devant lui dans la posture d'un serviteur en la présence de son maître, lequel attend ses ordres avec respect et qui lui marque sa soumission par son silence.

Mais pourquoi cette inaction des puissances de l'âme ? À quoi bon ce dépouillement de sa manière d'agir ? Je réponds qu'il est de la dernière conséquence pour la perfection de l'âme qu'elle se comporte de la sorte : la raison en est qu'il faut perdre son âme en ce monde pour la retrouver en la vie éternelle. Il faut mourir à soi-même auparavant que de vivre à Dieu et de Dieu : en un mot, il faut se dépouiller du vieil Adam pour être revêtu de Jésus-Christ. Or l'âme ne peut mourir quant à sa substance, car elle est immortelle par sa nature ; mais elle peut mourir, comme dit saint Bernard, quant à son opération propre, parce que son opération fait sa vie : il faut donc qu'elle soit réduite à ne pouvoir plus faire ses actes à sa manière accoutumée, afin qu'étant morte à elle-même et à son opération, elle soit disposée à être conduite par l'Esprit de Dieu et à suivre sans résistance les mouvements de sa grâce.

C'est pourquoi lorsqu'elle se sentira unie à Dieu par cette délicieuse expérience de sa présence dont nous parlons, elle doit répondre à la voix de Dieu qui l'appelle à cet état, par une adhérence simple et tranquille, à ce qu'il lui plaît de faire en elle, et ne combattre jamais [80] cet attrait intérieur de recueillement. Qu'elle se garde aussi de produire quantité d'actes, comme pour seconder l'opération de Dieu en elle : il faut qu'elle se tienne paisible et comme inutile dans la présence de Dieu, en jouissant avec tranquillité de sa visite ; c'est pour lors le temps d'écouter Dieu, et non pas de lui parler. Qu'elle le laisse agir tout seul sans mêler l'activité imparfaite de ses puissances avec l'excellence de son opération, de peur de gâter son ouvrage et de retarder l'exécution de ses desseins. Cette conduite de l'âme s'accorde très bien avec son expérience : n'est-il pas vrai que la première impression que fait en elle l'attrait du Saint-Esprit qui l'occupe est de la mettre dans une certaine captivité intérieure et dans un enchaînement de ses puissances, qui n'ont pas le pouvoir de faire leurs actes à leur manière ordinaire, d'autant qu'elles sont comme recueillies et absorbées en Dieu, et uniquement appliquées à sa sainte présence ?

Vous me direz peut-être que vous craignez que cette disposition de quiétude et de recueillement en Dieu ne soit une pure oisiveté ? Pour calmer vos doutes, remarquez ici une excellente doctrine de la théologie mystique, savoir qu'il y a deux sortes d'actions dans la vie intérieure : l'une réfléchie, distincte et sensible, dans laquelle l'âme retenant toujours l'empire et le domaine ordinaire qu'elle a sur soi et sur ses puissances, travaille, avec le secours [81] ordinaire de la grâce, à s'éloigner de soi-même et à s'unir à Dieu en prenant les moyens qu'il a ordonnés pour cet effet, comme sont les méditations et les autres pratiques intérieures et spirituelles, dont se servent très utilement les personnes qui marchent dans les voies communes de la grâce ; ces âmes non seulement agissent, mais encore elles connaissent qu'elles agissent, parce qu'étant toutes à elles-mêmes et dans elles-mêmes, elles sentent cette action et par son effort et par la multiplicité et par la liberté qu'elles n'ont souvent que trop de réfléchir sur leurs actes. Cette voie est bonne, mais elle n'est pas parfaite, puisque l'âme y est encore trop à elle-même, et trop peu sous l'empire absolu de la grâce.

Il y a une autre sorte d'activité, qui consiste en ce que l'âme ayant été purifiée par de longs et différents purgatoires intérieurs, ayant engagé sa liberté à Dieu par une longue renonciation à elle-même, enfin, elle se trouve sous l'empire de la grâce d'une manière si facile qu'aussitôt qu'elle s'abandonne à l'attrait de Dieu et à l'opération de son Esprit, il tire sa volonté à lui, et par sa volonté toutes les puissances de l'âme qui reçoivent d'elle le mouvement. De sorte que cette volonté, prévenue de cet attrait d'amour, emporte l'âme avec tant de vitesse et de tranquillité à son objet pour s'y reposer, qu'il ne lui paraît pas qu'elle agisse, parce qu'elle ne sent pas que ses puissances fassent d'efforts, qu'elles se [82] déterminent elles-mêmes, et qu'elles aient une multiplicité d'actions et de mouvements. Dieu agit en ces occasions comme la pierre d'aimant qui attire avec tant de force une aiguille qu'elle la tient suspendue hors de son lieu naturel, sans que cette aiguille contribue autre chose à son élévation que la sympathie naturelle qu'elle a pour se laisser attirer par cette pierre et pour s'y unir.

Or dans cet état, il est vrai, dit saint Augustin, que l'âme est passive à l'égard de Dieu, puisqu'elle s'abandonne entièrement aux impulsions de son Esprit qui lie et qui enchaîne ses puissances, et qui ne concourant pas à ce premier effort qu'elle voudrait faire pour se déterminer d'elle-même à agir, devient en quelque manière par ce moyen l'âme de l'âme et la vie de son cœur : il met la volonté et, par la volonté, toute l'âme dans un mouvement si doux, si tranquille, si simple et si prompt vers lui et en lui qu'il lui paraît qu'elle ne fait rien et que Dieu fait tout. Ah ! si vous êtes enfants de Dieu, dit saint Augustin, comprenez que cet état n'est pas tout à fait passif, et qu'il n'est passif que pour être actif d'une manière plus parfaite : je veux dire que votre action se fait sans réflexion et d'une manière si spirituelle qu'il semble à l'âme qu'elle n'agit pas, mais pourtant son action est bien réelle quoique imperceptible, ainsi que nous le dirons plus amplement dans la suite.

C'est dans cet état passif et actif tout ensemble [83] que saint Bernard dit qu'Isaïe considérait les Séraphins qui étaient au pied du trône de Dieu : ils étaient fixes et ils volaient toujours. Comment se peut-il faire qu'ils fussent et dans le repos et dans le mouvement qui est nécessaire pour voler ? Ce dévot Père répond que les Séraphins volent à Dieu de l'amour duquel ils brûlent, mais ils y volent si doucement et avec tant de paix qu'ils paraissent ne pas perdre par le mouvement la stabilité inaltérable de leur repos. Une comparaison familière vous pourra faciliter l'intelligence de ces merveilles : lorsque vous voyez un objet à la lueur d'un flambeau, comme votre œil fait effort pour le regarder et pour en distinguer les traits, vous vous apercevez que votre œil agit ; mais quand vous le voyez à la lumière du soleil, l'œil le voit si aisément qu'il ne distingue pas son action, il semble qu'il ne fasse que recevoir, quoiqu'il agisse d'autant plus réellement que c'est plus parfaitement. Il en est de même de votre manière d'oraison : vous y êtes actif et passif tout ensemble, mais le mouvement de votre âme vers Dieu est si doux, si facile et si spirituel qu'il est imperceptible ; mais toutefois la délicatesse de son opération n'en est pas moins réelle et effective.

Et pour vous montrer que l'âme en cet état que nous décrivons n'est pas oisive, mais plutôt qu'elle est agissante d'une manière angélique et déiforme, remarquez que l'âme peut [84] être en acte en deux façons : la première par le fond de sa substance, je veux dire par toutes ses puissances ramassées et réunies en elles-mêmes ; la seconde par ces mêmes puissances agissantes chacune en particulier. Or la première activité est sans comparaison plus grande et plus parfaite que la seconde, d'autant que l'acte du fond de l'âme est l'acte de toutes ses puissances réunies ensemble, c'est l'acte de l'âme en son total ; et l'autre n'est que l'acte des puissances dont chacune agit à part et en sa façon ordinaire ; or comme l'âme en son total est plus considérable que dans ses parties, par conséquent l'acte du fond de l'âme est plus parfait et plus actif que celui des puissances particulières. Nous pouvons en fournir des preuves fondées sur l'expérience des âmes qui sont dans cet état. N'est-il pas vrai qu'elles y font sans résistance la volonté de Dieu, qu'elles suivent l'attrait du Saint-Esprit qui les conduit et qu'elles consentent librement à son opération ? Or faire toutes ces choses n'est pas être dans oisiveté, mais au contraire, c'est agir d'une excellente manière. L'âme ne perd donc pas le temps dans cette inaction, où elle se trouve dans l'oraison passive ou infuse.

Ajoutons encore : c'est que bien loin d'être oisive, elle est même plus agissante que dans son activité naturelle. Consultez son intérieur, vous y remarquerez la pratique des plus excellentes vertus, car pourquoi a-t-elle ce [85] mouvement vers Dieu qui la tient toute abîmée en lui et toute occupée de sa présence, sinon parce qu'elle se croit présente à Dieu, et Dieu présent à elle ? La voilà donc par conséquent dans l'exercice de la foi. D'où vient cette disposition toute respectueuse et toute anéantie devant Sa divine Majesté ? N'est-ce pas l'idée qu'elle a conçue de sa grandeur infinie qui la tient dans cet état ? Elle y est donc dans une adoration profonde, même sans y penser. Mais pourquoi l'âme se présente-t-elle devant Dieu dans une posture suppliante, sinon pour y trouver le secours à ses misères ? La voilà donc dans la pratique de l'espérance. Mais enfin, que dites-vous de ce feu intérieur dont l'âme se sent embrasée, de cette ferveur qui la met en état de tout entreprendre pour la gloire de son Dieu ? N'est-ce pas une opération de grâce qui a son principe dans l'amour qu'elle lui porte ? Il est donc vrai que l'âme, dans cet état d'oraison infuse, se trouve dans l'exercice des plus excellentes vertus, et que par conséquent elle n'est point oisive. C'est ce que saint François de Sales, ce grand maître de la vie intérieure, a parfaitement bien connu, lorsqu'il appelle cette tendance simple et amoureuse vers Dieu présent, une quintessence d'affection, c'est-à-dire une attention universelle qui renferme en suc et en substance la perfection de tous les autres actes des puissances de l'âme, comme une pierre d'or contient en soi-même la valeur de plusieurs pièces d'argent0. [86]

C'est pourquoi, lorsque l'attrait du Saint-Esprit aura conduit une âme dans ce repos intérieur, dans cette jouissance expérimentale de la présence de Dieu, elle ne doit point prendre d'autre exercice, soit pour l'oraison soit pour la préparation à la sainte communion, soit aussi pour l'action de grâces. Elle ne doit pour lors s'appliquer à autre chose qu'à conserver un regard simple et amoureux vers Dieu présent, une certaine pente d'âme vers lui qui la tienne entièrement abandonnée à son pouvoir. Voilà son exercice général, et elle n'en doit point prendre d'autre pour deux raisons : la première est que le simple regard est une disposition que le Saint-Esprit a mise en elle de sa main, et par conséquent elle ne peut en prendre une meilleure ni plus convenable à son état. La seconde est que si elle voulait s'appliquer à produire des actes distincts et réfléchis, elle sortirait de son centre, elle interromprait son repos et son calme intérieur, elle retournerait en elle-même et ne serait plus transformée en Dieu, parce qu'ayant repris sa propre vie, qui est son opération, elle ne mourrait plus à elle-même et ne vivrait plus à Dieu ni de Dieu, en la manière qu'il le demande d'elle.

Enfin, l'on peut dire que ce simple regard est non seulement une quintessence et un précis toutes les affections de l'âme, mais encore qu'il est une langue universelle et une parole générale qui, d'un langage muet, [87] demande à Dieu efficacement tous nos besoins. Oui, ce simple mouvement vers Dieu, cette pure tendance à sa divine présence, lui en dit plus que tous nos discours réfléchis ne pourraient faire. Le cœur parle pour lors pour toutes les autres facultés de l'âme, c'est leur organe pour dire à Dieu simplement tout ce qu'ils pourraient lui dire par des actes distincts et particuliers. Cette âme peut dire avec le Prophète : « Mon cœur (remarquez qu'il ne dit pas « mon esprit », mais « mon cœur »), rempli de l'onction intérieure du Saint-Esprit, m'a fait parler à Dieu d'un langage fort excellent, et très propre à obtenir ses faveurs0. » Cette langue du cœur est donc une expression forte et éloquente, laquelle en ne disant rien à Dieu distinctement, ne laisse pas de lui dire tout ce qu'il faut qu'on lui dise ; c'est la parole des puissances de l'âme réunies ensemble, et par conséquent c'est un exercice général et une manière de prier qui satisfait généralement à tous les devoirs des personnes appelées à l'état dont nous parlons.

Je ne m'étonne pas après cela si Job en avait conçu une si haute estime qu'il le préférait à toutes les dispositions actives de la vie intérieure : Mon âme, dit-il, a choisi d'être pendue0. Que veut dire cette manière de parler ? C'est sans doute qu'il voulait exprimer ce degré d'oraison dont nous parlons, où l'âme, étant liée par l'opération du Saint-Esprit, est élevée au-dessus d'elle-même et de toutes les [88] choses créées, est réduite dans l'impuissance de pouvoir user de ses facultés à sa façon ordinaire. Le prophète David avait encore passé par cette voie, puisqu'il assure que son oraison n'était autre chose qu'un épanchement de son cœur devant Dieu et une simple attention à sa simple présence0.

Nous pouvons confirmer l'excellence de cette pratique par la doctrine de Jésus-Christ même, qui a enseigné à ses apôtres cette manière de prier, comme la plus parfaite de toutes, lorsqu'il leur a dit : ne vous multipliez point en actes dans vos oraisons, faites parler les affections et les désirs de votre cœur, leur langage est très agréable à Sa divine Majesté0. Et dans un autre endroit, il leur dit encore ces paroles qui signifient la même chose : Sachez, mes apôtres, qu'un jour viendra dans lequel vous n'aurez plus besoin de rien demander en mon nom0. C'est-à-dire que ma grâce vous conduira à un certain degré de vie intérieure, où il ne sera plus nécessaire de déclarer vos nécessités à mon Père d'une manière distincte et particulière, le fond de votre âme aura pour lors une expression plus excellente et plus efficace, car un simple regard vers lui demandera comme il faut toutes les choses qui seront nécessaires pour votre bien. Ce silence intérieur des puissances de l'âme est donc très éloquent auprès de Dieu, et doit être la manière ordinaire de prier des âmes appelées à l'état de la contemplation ou de l'oraison passive.

Chapitre xi [Conduite I]. Conduite pour l'oraison passive

Pour marcher sûrement en ce degré d'oraison, il ne faut jamais résister avec opiniâtreté à cet attrait intérieur du Saint-Esprit qui porte l'âme au recueillement de ses puissances : elle doit être dans l'inaction et s'abandonner à Dieu sans réserve, afin que son opération divine détruise en elle ce fonds de vie propre qui la fait vivre de la vie d'Adam, et qui l'empêche de recevoir de Jésus-Christ un être nouveau et une vie nouvelle. Tout ce qu'elle doit faire dans cette disposition est de répondre à la voix de Dieu qui l'appelle à cet état par un acquiescement simple et tranquille à tout ce que la grâce voudra faire en elle et par elle, et de se laisser dépouiller de l'usage naturel de ses puissances pour ne plus agir à leur manière ordinaire.

L'expérience fait voir que dans l'oraison passive, l'âme se trouve dans une certaine impuissance de faire ses actes selon sa coutume : elle ne peut plus croire en Dieu, aimer Dieu et espérer en Dieu comme auparavant, elle ne trouve en elle-même qu'un grand vide de toutes choses, sans pouvoir se prendre à quoi [90] que ce soit pour retourner et pour se conserver dans ses pratiques ordinaires, ce qui fait qu'elle entre en de grandes frayeurs, croyant avoir tout perdu et être sans amour, sans foi et sans espérance. Ainsi elle tâche de tirer d'elle-même ce que Dieu veut qu'elle trouve en lui ; et comme elle ne distingue pas assez cette opération de grâce, elle la combat comme une illusion du démon, d'autant qu'elle ne comprend pas le dessein de Dieu, qui n'est autre que de lui ôter l'appui qu'elle cherche en elle-même pour être lui-même le principe de tout ses mouvements, son soutien et sa force. D'un côté, l'attrait intérieur de la grâce lui inspire de la répugnance à se porter vers Dieu d'une manière trop active : c'est lui qui l'excite à demeurer unie à lui simplement par le fond de son être, par sa substance, et comme par état. Mais le démon, de l'autre côté, tâche de lui persuader que ses oppositions et ses répugnances sont les marques de son indifférence pour Dieu ; et comme, dans cet état d'obscurité, il veut pêcher comme l'on dit dans l'eau trouble, il fait tout ce qu'il peut pour faire croire à l'âme que toutes ces répugnances se terminent à Dieu, et non pas à la manière de le servir : voilà comme il donne le change à l'âme pour la jeter dans des peines très grandes et lui ôter par ce moyen la paix du cœur.

Mais pour éviter ce piège du démon et pour seconder les desseins du Saint-Esprit, il faut que l'âme conserve une entière docilité à [91] l'opération divine. Je veux dire qu'elle doit consentir à cette impression de grâce qui lui donne cette répugnance à produire des actes, qu'elle doit être comme inutile devant Dieu, inséparablement attachée à lui par ce qui est en elle de plus intime ; il faut qu'elle tienne pour assuré que la répugnance qu'elle sent est un ouvrage de la grâce, et que cette répugnance ne se termine pas à Dieu pour ne plus l'aimer, mais qu'elle se termine seulement à l'usage propre des puissances de l'âme, dont la grâce lui donne de l'horreur et dont elle veut la dépouiller. C'est comme si Dieu lui disait : « Je ne veux plus que tu m'aimes à la manière ordinaire, ton fonds est trop corrompu pour pouvoir produire aucune chose qui me puisse être parfaitement agréable ; c'est pour cela que je veux te faire sortir hors de toi-même pour t'attirer en moi comme dans le centre de tous les biens, afin que n'étant plus en toi, je te puisse conduire par mon Esprit et me glorifier en toi d'une manière qui ait du rapport à ma pureté et à ma grandeur. »

C'est ainsi que l'on peut dire à une âme qui est arrivée à cet état, ces paroles que Dieu dit à Abraham 0: « Sortez de vous-même comme d'une terre ingrate et stérile ; laissez là toutes vos manières humaines et ordinaires d'agir ; tous vos actes imparfaits ne sont plus de saison ; entrez dans un autre pays où vous trouverez un terroir fertile et un fonds divin qui vous fera produire des fruits de la vie éternelle. » [92]

Ceci est d'un grand usage parmi les âmes conduites par un attrait particulier de Dieu et de sa grâce. Il s'en rencontre quelquefois qui sont appelés à ces états de voie passive, mais qui n'y répondent pas assez, parce qu'elles sont trop attachées à leurs pratiques actives et qu'elles ne veulent pas se laisser aller dans ce néant d'opérations où la grâce les conduit ; elles pensent bien faire en lui résistant, mais en croyant bien faire, elles se font un préjudice notable, puisqu'elles retardent par ce moyen leur mort intérieure et les progrès qu'elles pourraient faire dans la perfection.

Voulez-vous que je vous dise nettement d'où vient leur opposition ? Sachez qu'elle vient d'un certain amour-propre, fin et délié, qui se mêle partout, et jusque dans les ouvrages de la grâce la plus excellente. Et voici comment : c'est que l'âme veut avoir quelque preuve sensible qu'elle fait bien ; elle cherche quelque appui pour la satisfaire ; elle veut s'assurer elle-même de son propre acte, en rappelant jusques au sentiment une foi qui est bien plus pure et plus spirituelle quand elle est sans expérience : en un mot, c'est que l'âme veut goûter et savourer l'amour de Dieu par la production distincte expérimentale de ses actes, de sorte que l'on peut dire qu'elle les convertit par ce moyen en amour-propre. Il faut servir Dieu en sa manière et marcher aux pas de la grâce et selon les degrés de la vie intérieure où elle vous met. [93]

Mais quand je dis qu'il ne faut pas agir lorsque Dieu agit en nous surnaturellement, je n'entends pas parler d'une cessation absolue de toute opération : l'on agit en cet état, et la différence qu'il y a de l'état ordinaire à celui-ci qui est extraordinaire est que, dans l'état ordinaire, Dieu se sert de grâces communes et laisse agir pleinement l'homme selon l'étendue de sa puissance ; mais que, dans ce second état, il se sert de grâces extraordinaires, l'âme pleinement possédée de l'attrait du Saint-Esprit n'ayant autre chose à faire qu'à le suivre et qu'à consentir à son opération avec liberté, toutefois en agissant, car autrement il n'y aurait point de mérite. Oh, bienheureux état, qui est bien loin d'être sans action, est toujours agissant d'une action surnaturelle et très sublime ! On l'appelle inaction dans la vie intérieure pour deux raisons, ou parce que toute son action est au-dedans, ou parce que son action se fait avec tant de facilité et de douceur, et avec des opérations si pures, si simples et si intimes que l'âme ne pense pas agir et ne réfléchit pas sur son action. Et plus elle avance dans les voies intérieures, plus aussi elle se trouve dans l'impuissance d'agir par elle-même et selon sa manière ordinaire.

Mais vous qui n'êtes pas dans cet état, ou parce que vous n'y êtes pas appelés, ou parce que le moment de Dieu n'est pas encore venu pour vous, respectez dans ces âmes les voies de Dieu dont vous n'avez pas l'expérience, [94] et n’en concevez point de jalousie : demeurez dans une entière résignation à la volonté de Dieu et dans une pure et absolue soumission à ce qui lui plaira, pour être attiré à l'état d'oraison passive ou pour demeurer dans la voie commune de la méditation. Car il arrive souvent que l'amour-propre ne change que d'objet, et que, ne désirant plus sa propre excellence et son élévation dans l'extérieur, on commence à les chercher dans la vie intérieure : c'est le moyen de n'y pas arriver. Souvenez-vous de cet avis de Notre Seigneur : lorsque vous serez invités aux noces, tenez-vous au dernier rang, et attendez avec patience et résignation que le maître du festin vous fasse monter plus haut0.

C'est un grand abus que de prétendre entrer par soi-même dans l'état d'inaction : cette grâce dépend de la pure libéralité de Dieu, elle n'est pas pour tout le monde, il faut la recevoir avec humilité lorsqu'il la donne ; mais il y a de la présomption et de l'orgueil à s'y porter sans y être appelé. Tout ce qu'on peut faire est de s'y disposer par la pratique des vertus, de la mortification, de la retraite, de l'oraison ; mais laissez-vous chercher et laissez-vous trouver dans l'excellence de cet état surnaturel. Si vous faites autrement, vous ne serez pas sous la conduite de Dieu, mais sous celle de votre amour-propre, vous ne ferez aucun progrès dans la vie intérieure. Et plus vous voudrez vous mettre en silence, plus [95] votre intérieur sera dans le bruit : votre esprit fera comme ces huissiers qui, en commandant de se taire, font plus de bruit que ceux qui parlent. C'est pourquoi il est très important de reconnaître si on est effectivement appelé à l'oraison passive : que si vous en voulez quelque marque, en voici en peu de mots les principales, tirées de la doctrine des théologiens mystiques et de l'expérience des saints.

Premièrement, une âme appelée à cet état ne peut plus méditer ni agir avec l'imagination ; et quand elle veut s'y forcer, elle n'y trouve aucun goût, mais seulement des difficultés presque insurmontables ; elle n'a pas le pouvoir de se déterminer son objet et de porter vers lui ses vues, ses réflexions et ses actes selon ses méthodes et ses règles accoutumées : il s'échappe de sa mémoire, quoiqu'elle fasse tous ses efforts pour le retenir.

Secondement, l'âme se trouve dans un repos intérieur, dans un silence de ses puissances et dans une certaine plénitude qui la tient agréablement occupée de Dieu, et le plus souvent sans aucune idée distincte ; elle sent même de la répugnance à s'appliquer aux sujets particuliers dans son oraison.

Troisièmement, lorsque l'âme s'efforce de tirer de son fonds et de sa propre activité ses vues, ses sentiments, ses affections et ses actes, elle est dans l'agitation, elle sort de ce repos qu'elle trouvait dans le simple regard d'une foi nue, elle ne peut rentrer dans sa paix [96] qu'en retournant dans ce silence intérieur qui fait toute sa joie et tout son exercice.

Jugez donc de votre état sur ces trois principes, si vous voulez en juger sûrement. Que si vous expérimentez en vous ces marques d'oraison infuse ou de contemplation, pratiquez ce qui suit pour vous y conserver : quittez sans scrupule les prières vocales qui ne sont pas d'obligation, parce qu'elles pourraient retirer votre âme de son application intérieure et lui causer de la distraction.

Je ne doute point que la dévotion que vous portez à la sainte Vierge ne vous fasse trouver de la peine à quitter vos prières ordinaires ; mais souvenez-vous qu'un des plus grands services que vous lui puissiez rendre, c'est d'honorer son Fils ; elle ne trouvera jamais mauvais que vous quittiez son office ou son chapelet pour obéir à Jésus-Christ, parce qu'elle l'aime incomparablement plus qu'elle-même : c'est pourquoi vous ne sauriez lui faire un plus grand plaisir que de suivre l'attrait intérieur de sa grâce qui vous appelle au recueillement et à l'oraison passive. (Fin du premier livre du second volume.)


Dominique Tronc

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

TOME II

Florilège de figures mystiques de la réforme capucine


PLAN DE LA SÉRIE

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

I

Introductions et florilège issu de traditions franciscaines (observants, Tiers Ordres, récollets)

II

Florilège de figures mystiques de la réforme capucine

III

Figures mystiques féminines, minimes

Un regard sur les héritiers

Le cadre historique


Florilège de figures mystiques de la réforme capucine

À la fin du premier siècle d’existence des frères mineurs capucins — la branche est née peu après 1517 —, toute l’Europe était conquise avec près de dix-sept mille religieux répartis en près de treize cents maisons. À l’apogée du milieu du XVIIIe siècle, l’ordre comptait trente-cinq mille membres. Plus récemment, au milieu du XXe siècle, les capucins comptaient encore seize mille religieux (dont l’abbé Pierre, qui fut l’un d’entre eux avant de quitter l’ordre pour raison de santé). « Leur vie se caractérisait par une austère simplicité et un amour fraternel, une vie intérieure intense, un apostolat multiforme…0 ». Le but auquel devaient conduire l'observance de la règle était la vie d'oraison. L'aphorisme de Bernardin d'Asti : « Si vous me demandez qui est bon religieux, je répondrai : celui qui fait oraison. Si vous me demandez qui est meilleur religieux, je répondrai : celui qui fait meilleure oraison. Et si vous me demandez qui est excellent religieux, j'affirmerai en toute sincérité : celui qui fait excellente oraison », devint un axiome pour toutes les générations de capucins0.

Il est donc naturel que nous retrouvions un grand nombre de capucins parmi les mystiques franciscains du XVIIe siècle. Nous les avons répartis en trois groupes : des fondateurs qui assurèrent l’invasion et l’essor en France, trois grandes figures européennes, enfin des défenseurs, méconnus, car arrivés tardivement. Parmi ces derniers, Pierre de Poitiers nous livre, dans son Jour mystique, ce qui est peut-être la meilleure et la dernière synthèse précédant un supposé « crépuscule des mystiques » - il s’agit e ntout cas d’un assèchement des vocations ce qui explique l’oubli de manuels destinés en premier lieu aux novices capucins.

L’« invasion » de la France est en grand partie l’œuvre de missionnaires capucins, dont l’Anglais de naissance Benoît de Canfield : celui-ci est reconnu, car il bénéficie de son appartenance à la première génération et il a laissé un chef-d’œuvre, sa Règle. Mais bientôt, à une demi-génération de distance, arrive à maturité une solide cohorte qui assure l’essor spirituel dans chaque « pays » du Royaume0 ; leurs messages à tous sont très semblables.

Cet essor est lié à la présence d’une foule de toutes origines géographiques. Il faut imaginer autour de chaque figure — voire attaché à chaque couvent — un cercle de fidèles, ceux-là mêmes pour lesquels, et souvent à leur demande, l’auteur capucin local rédige plus ou moins adroitement un manuel reprenant l’exposition d’une vie chrétienne qui devient intérieure, puis, si Dieu le veut, mystique. Les mystiques, clercs, mais aussi laïcs, s’avèrent de fait beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense habituellement0.

En fin du tome III, des ANNEXES apporteront des compléments à l’étude de figures « isolées » de ce présent tome II. Le tableau consacré aux couvents capucins fondés en France exploite statistiquement un essor qui s’épuise dès la fin du premier quart de siècle : le nombre de couvents croît encore par la suite, mais l’âge moyen s’élève… Les chiffres restent cohérents avec une répartition des œuvres des mystiques qui apparaît tardive en comparaison ; en effet les traces écrites datent généralement d’une maturité acquise longtemps après le noviciat, voire de la vieillesse qui pense devoir laisser trace de son expérience. Un tableau esquisse des filiations capucines. Un complément à l’aperçu des populations franciscaines souligne une fertilité mystique très variable selon les branches0.

LES FONDATEURS

Nous ouvrons notre séquence des grands mystiques capucins par Benoît de Canfield, dont les écrits seront lus et reconnus par tous les spirituels du siècle. Une approche historique plutôt qu’un florilège remonterait jusqu’au siècle précédent en citant des directeurs et des prédicateurs.

François de Senlis (1543-1601) aborde tout juste le siècle. Il fut converti à trente-cinq ans, ce qui est tard pour l’époque. Il entra en 1578, la même année, au couvent de Saint-Honoré0, pour devenir « le plus austère et le plus spirituel de ses confrères » après avoir été « homme qui n’avait jamais songé qu’à tout ce qui pouvait lui faire plaisir ».

Le Père Pacifique de Souzy (1555-1625), un bretteur qui « blessa mortellement en duel un jeune gentilhomme de ses amis », devint le « mystique appartenant à cette partie de l’École franciscaine remontant par Harphius à Ruysbroec l’Admirable ». Il orientera spirituellement Andrée Le Voix (ou Levoix ; la compagne de Madame Acarie, qui entra la première de quinze carmélites — six espagnoles, sept francaises — lors de la cérémonie de fondation du « Grand couvent » de Paris). On touche ici aux échanges très libres entre « religions » : Canfield attire des disciples d’origine très diverses0.

Confions au tome III le soin de présenter le cadre et les fondations franciscaines parisiennes, et ouvrons ce florilège capucin avec la plume de William Fitch of Little Canfield.

Benoît de Canfield (1562-1610)

La vie d’un anglais converti

Benoît de Canfield a fasciné les chercheurs en sciences religieuses, car il est le premier capucin à décrire en profondeur les conditions requises pour accéder à des états spirituels et à présenter les grandes lignes d’une pratique contemplative0. La bibliographie des études qui lui furent consacrées est donc étendue0. Seuls quelques capucins iront encore plus loin en donnant une ample description des états, tel Constantin de Barbanson qui tenta, à la suite des mystiques de la vallée du Rhin, une approche « métaphysique », puis Pierre de Poitiers, dont le Jour [lumière] mystique constitue peut-être le dernier des traités de théologie mystique.

William Fitch of Little Canfield, souvent orthographié Canfeld, naît en 1562 dans le comté d’Essex, d’une famille puritaine fortunée. Il suit à Londres les cours universitaires. Sa jeunesse aurait été libre, d’après son « impitoyable autobiographie » (publiée en 1608), la Véritable et miraculeuse conversion du Révérend Père Benoît de Canfield, Anglais capucin, qui par visions et ravissements fut converti de l'hérésie en laquelle était en Angleterre à la vraie religion, et en même temps vendit ses biens, s'en vint en France et se fit religieux. Après une critique féroce du protestantisme anglais, Benoît y raconte sa crainte de l’enfer à la suite de la lecture d’un livre : « D'un côté les insupportables tourments infernaux m’étaient si cruellement objectés et rigoureusement fulminés contre moi, et de l'autre les joies inénarrables et inexplicables du ciel m'étaient si abondamment offertes0. » Il confie ses hésitations (être puritain ou catholique ?), hésitations reprises par la suite : être franciscain cordelier ou capucin de règle plus stricte ? Il décrit des extases :

À peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie, que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux, étant tout hors de moi ; transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde. [...] Me trouvant tout enflammé du feu de Votre amour, je ne peux me contenir qu'avec les bras élevés vers le ciel, je ne criasse, disant ces paroles : Ô Seigneur, qui est semblable à toi0 ?

Tout le récit de Benoît reflète l’esprit combatif du temps (Thomas More avait été exécuté en 1535 ; protestants et catholiques s’entretuaient) et la fougue d’un jeune homme de 24 ans. Il fuit les persécutions en rejoignant à Douai le groupe des catholiques émigrés de Grande-Bretagne, puis entre en 1587 chez les capucins parisiens du couvent Saint-Honoré0. Il effraie ses condisciples par des extases si profondes qu’on ne peut l’en sortir : une fois, suivant la médecine du temps, on lui met des pigeons fraîchement égorgés sur la tête, on le pique avec de grosses épingles, sans parvenir à le sortir de son état0. Il dira : « Je le sentais bien, mais j’avais tellement l’esprit occupé ailleurs que je ne pouvais l’en divertir pour parler ni donner aucun signe de mon sentiment0. » Il finit par être reconnu et respecté.

Il étudie en Italie et rédige ce qu'il avait appris dans ses extases et enseigné à ses compagnons de noviciat, dont Ange de Joyeuse. Sa renommée se répand très tôt, dès la circulation de ses premiers manuscrits, soit une quinzaine d’années avant la publication de la Règle. Peu après sa nomination au couvent d'Orléans en 1592, son autorité mystique est reconnue : on lui demande son avis à propos de Madame Acarie, la future « fondatrice » du Carmel féminin français. Il est le soutien de l'abbesse de Montmartre Marie de Beauvilliers dans la réforme très difficile de son couvent : le rayonnement intérieur de cette réforme sera immense. Claire d'Abra de Raconis, protestante convertie, lui est confiée par Bérulle : elle devient carmélite.

Il passe courageusement et imprudemment en Angleterre en l'été 1599 pour convertir ses compatriotes : après une captivité de trois ans, il est délivré grâce à l’intervention d’Henri IV. Après avoir été gardien du couvent de Chartres, deux fois maître des novices, il donne l’habit à Martial d’Étampes (auquel nous consacrons un chapitre) au couvent des capucins d’Orléans. Benoît dirige également Jeanne Absolu et Judith de Pons, s'occupe d'Antoinette d'Orléans et de carmélites telle que Marie de la Trinité d'Hannivel. Il livre ses écrits à l’édition deux ans avant sa mort.

La Règle de perfection

La Règle de perfection (The Rule of Perfection) est son œuvre majeure : elle comporte trois parties dans l’édition complète de 1609. Son influence s’est exercée sur tout le siècle. L’exposé de la voie mystique sera repris bientôt par la réformatrice du couvent de Montmartre, Marie de Beauvilliers, que Benoît dirigea. Le très court bijou de L’Exercice divin, ou Pratique de la conformité à Dieu (1631) exprime sobrement et très clairement, à l’intention de ses « filles » religieuses, l’essentiel de la spiritualité de son inspirateur0. Plus tard, en 1694, Madame Guyon achèvera sa grande anthologie des mystiques sur la Règle0.

Car parallèlement à la célèbre Introduction à la vie dévote (1609) de François de Sales, parue la même année, Benoît

présente le sommet de la vie spirituelle comme accessible à tous, évitant ainsi aux laïcs la tentation d'opposer avec G. du Vair et Charron la dévotion réservée aux cloîtres à la sagesse antique, seule convenable à la vie civile. Malgré la distinction des trois voies, il n'y a d'autre part qu'un seul principe pour l'ascèse et la mystique, les œuvres et la prière : la volonté de Dieu. Ce seul choix indique l'appartenance du capucin : à la suite d’Hugues de Balma, de Raoul de Biberach, de Harphius, du pseudo-Tauler, du Cloud of Unknowing, il met en garde contre images et concepts qui empêchent l'âme de s'élever par la seule affection. Ce n'est pas en méditant qu'on passe à la quiétude, mais en dressant parfaitement son intention0. »

La Reigle de perfection […] réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu rassemble toute la vie intérieure autour d’un abandon actif à la Volonté de Dieu, démontrée dès le premier chapitre de la troisième partie comme identique à Dieu même. Cette Volonté est certes connue de l’homme par les commandements de Dieu et l’Église, mais elle est ressentie intérieurement

par les inspirations, illuminations, élévations et attractions de Dieu ; elle est chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu0.

L’homme renonce par amour à sa volonté propre, Dieu purifie l’âme de tout ce qui n’est pas lui et devient le principe de tous les actes humains. Canfield suit ici la grande tradition de la mystique flamande telle qu’elle est développée dans La Perle évangélique0.

L’histoire des éditions de la Règle est compliquée. Par prudence en effet, la dernière partie était absente de la première édition par l’éditeur Osmont en 1608 : Benoît la considérait comme n’étant « ni propre ni convenable au commun », car elle ne traitait que « de choses abstraites de haute contemplation et de l'essence de Dieu » (préface de 1609). Benoît refusa apparemment de la publier, mais des admirateurs (avec son accord tacite ?) firent paraître une édition « pirate ». Du coup, « bon nombre de ces docteurs de Paris [...] séjournèrent au couvent des capucins pour s'y faire rendre raison par le menu de quelques choses qui, de prime abord, leur semblaient faire difficulté » : Jean Orcibal établit un parallèle entre l’histoire complexe des contrôles exercés durant les éditions de la Règle et la querelle du quiétisme qui aura lieu près d’un siècle plus tard, opposant là aussi les mystiques et les docteurs :

Il y eut donc à la fin de 1609 ou au début de 1610 des conférences dans le genre de celles qui devaient se tenir à Issy à la fin du siècle [en 1694] : un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d'orthodoxie. Il ne faut donc pas s'étonner que les remaniements qui en sortirent aient le caractère ambigu, voire contradictoire, des Trente-Quatre Articles [d’Issy] : dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de documents diplomatiques où l'on ne fait pas de concessions sans en exiger d'équivalentes de la part de l'interlocuteur0.

Benoît fut donc obligé de corriger cette troisième partie intitulée De la volonté de Dieu essentielle… en ajoutant les chapitres xvii à xx, mais ils « furent jugés encore insuffisants », entraînant l’ajout par un confrère du chapitre xvi : « Qu’il faut toujours pratiquer et contempler la Passion de Notre Seigneur0 ». On peut donc en privilégier les chapitres i à xv, qui forment un bloc cohérent issu du premier jet de Benoît (lequel apparaît d’ailleurs distinct du reste de la Règle au lecteur qui ne connaît pas l’historique que nous venons de rappeler)0 : il reflète la pensée de son auteur avant amendement. À cause de l’extrême importance de cette œuvre pendant le XVIIe siècle, nous donnerons des extraits de la deuxième partie et des chapitres (numérotés 1 à 15) de la troisième partie, en suivant le texte « officiel »0.

Les thèmes de la troisième partie ont influencé tout le XVIIe siècle mystique. Ils ont par exemple fasciné Marie des Vallées :

Lorsqu'elle lut ce livre, elle ne savait lire que bien imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu'elle vint à l'ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l'entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d'autant qu'elle n'en avait que faire, Dieu ne l'ayant pas fait passer par ce chemin-là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie0.

Benoît y décrit la « vie superéminente », autrement dit les sommets de la vie mystique. Cette vie met en jeu « la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme », là où l’on « contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux » (Règle, II, xii). Car l’amoureux de Dieu vise la disparition de tout intermédiaire entre Dieu et lui, si ténu soit-il : Benoît analyse subtilement les nombreux obstacles qui subsistent chez celui qui arrive là après avoir dépassé l’attachement au corps et aux passions.

La vie mystique cherche son achèvement dans l’identification avec Dieu par l’anéantissement amoureux de la créature. D’où cette dialectique reprise durant tout le siècle : à chaque instant, le mystique choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu. Il essaie de marcher selon la « nue foi », c’est-à-dire de « voir ce tout au Créateur » et « ce rien à la créature », de vivre « continuellement avec toute constance en cet abîme de l'Être de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, xiii).

Deux possibilités s’offrent d’annihilation de soi-même : la première est passive, si l’amant de Dieu « toujours attend l’actuel trait de Dieu » (Règle, III, xi), l’initiative divine à laquelle il essaie d’être toujours ouvert. Mais à cette attente amoureuse, Canfield préfère la seconde possibilité, l’annihilation active : seule la volonté divine peut agir, mais l’homme peut aider la grâce

par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, ains [mais] tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue (III, iii).

Tentant de décrire ces extases dans un commentaire au Cantique mêlé de comparaisons charnelles hardies, Canfield s’abandonne à de beaux épanchements lyriques :

Oh, quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l'âme ! (III, v.)0

Mais l’exigence de cette expérience se traduit aussi en termes sobres et absolus :

Si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature. […] Donc, d'autant qu'ici est question de trouver Dieu, et cette infinie essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme (III, viii).

Ce qui ne signifie pas mépriser la vie ordinaire, mais, comme dans la « vie commune » vécue par Ruusbroec, la laisser pénétrer par le divin :

Nous n'entendons point quand nous disons qu'il ne faut [pas] retourner à la volonté extérieure, qu'il faille mépriser ni laisser les œuvres extérieures […], mais entendons que, par les moyens susdits, on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait (III, xiii).

Le mystique aspire à dépasser l’opposition entre extases et vie ordinaire pour que sa vie tout entière soit remplie de Dieu :

[Cet état final] n'est autre chose qu'une continuelle présence et habitude d'union entre Dieu et l'âme son épouse, en laquelle l'âme revêtue de Dieu, et Dieu de l'âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre (III, vii).

La langue de Canfield devient incandescente quand il décrit l’aspiration de l’âme à cet état où Dieu seul subsistera :

[Elle] hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle-même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie (III, vii).

Ce qui a le plus choqué les censeurs romains ne fut pas d’affirmer la possibilité d’extases exceptionnelles, depuis longtemps reconnue, mais la hardiesse de soutenir que l’expérience finale, qui allie vacuité et amour, peut être « habituelle » :

Cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que toutes choses réduites à rien, elle demeure en l'oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité [rien], sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle-même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière. Or en cette lumière est aussi l'amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme (III, vii).

TROIS DEGRES DE LA DIVINE VOLONTÉ

Cette gravure d’un riche symbolisme, tirée de l’édition Osmont de Troyes, précède sa page de titre. Elle a été déjà reproduite, mais sans commentaire :

Dans la partie haute, sur le rang extérieur, les figures de la vie active sont munies comme il convient de nombreux outils manuels « sur leur dos » ; les contemplatives occupent le rang intermédiaire ; enfin, plus loin de nous, mais plus proches de Dieu figurent celles de la vie superéminente (la gravure use d’une perspective suggérée par la diminution des tailles des visages représentant une voûte ouverte en son sommet).

Dieu seul ! Tous les visages ont les yeux fichés en sa Volonté ; au centre de la voûte, figure dans l’ouverture — un « soleil » ou ostensoir dans le commentaire d’époque — le nom du Dieu éblouissant, inconnaissable, qu’il ne faut pas prononcer, en hébreu. On souligne ainsi l’importance de ne pas représenter de figure, en fort contraste avec le chœur des visages adorateurs mystiques (il n’en sera plus du tout de même une génération plus tard : un exemple frappant de cette évolution en est celle des représentations du mont Carmel, qui était nu chez Jean de la Croix, mais devient un trône pour la Sagesse divine en 1641 dans l’édition de la traduction de la Subida par Cyprien).

En partie basse est représenté Jésus priant au « jardin des Olives » : il est le Médiateur liant la terre au ciel. Bandeau en latin : « Non ma volonté, mais la tienne » (Lc 22, 42).

Seconde partie [de la Règle] : « De la volonté intérieure de Dieu »

i. Que c'est que la volonté de Dieu intérieure, et quelle différence il y a entre elle et la volonté extérieure0

[…] Cette volonté de Dieu intérieure, est le bon plaisir de Dieu, connu par une parfaite, manifeste et expérimentale connaissance interne, illuminant l'âme en la vie intérieure ou contemplative, savoir est [à savoir] quand l'âme voit et contemple en Dieu et intimement expérimente, sent et goûte la volonté divine, qui est le plaisir et contentement que Dieu prend en telle ou telle chose. […]

[Par] conformité ou conjonction, le vouloir et contentement divin et éternel se communique et se montre au vouloir et contentement humain et temporel, en telle manière que l'homme en cette volonté intérieure ne goûte ni ne sent plus son propre vouloir et contentement humain, ains [mais] seulement le divin, comme étant le sien absorbé et [150 v°] transformé en celui de Dieu. Car cette transformation demande et requiert que toutes les forces et puissances de notre âme soient entièrement employées en Dieu et conséquemment rien en soi-même, et par ainsi par une autre conséquence, en tant qu'ainsi transformée, elle ne sent [plus] son vouloir propre, mais seulement celui de Dieu. Je veux dire que par cette déiforme intention et divin vouloir, l'âme est si étroitement unie à Dieu, remplie d'esprit et de vie, si élevée, magnifiée, déifiée et glorifiée, et tant enfoncée en l'abîme de l'inaccessible lumière éternelle, qu'elle ne sent aucun vouloir ou mouvement sien [151 r°] comme sien, mais comme de Dieu, auquel seulement elle se voit et sent.

[…] Cette volonté, plaisir et contentement de Dieu est chose si délicieuse et plaisante à l'âme (quand elle le goûte parfaitement) qu'il l'attire, illumine, dilate, étend, élève, ravit et enivre en telle sorte qu'elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d'elle-même et de toute propre volonté, intérêt ou commodité, est plongée en l'abîme de cette volonté, et absorbée en l'abyssale volupté d'icelle [celle-ci], et ainsi est faite un même esprit. [...]

ii. De la manifestation

[…] Donc touchant le premier degré, cette manifestation de la volonté intérieure provient de la pure intention de la volonté extérieure, car l'une naît de l'autre comme l'effet de la cause, et suit l'une l'autre, et s'y transporte immédiatement, moyennant que cette intention soit vraiment pure, faisant notre œuvre avec ce [154 r°] seul but et fin de la volonté de Dieu, tout autre but et intention, bien que bonne, postposée [négligée] et mise à part. […]

[…] Mais pour parler plus essentiellement de cette pureté d'intention qui manifeste ainsi la volonté de Dieu, elle n'est autre chose qu'une pure et franche élection que l'âme fait par son franc [libre] arbitre de ce vouloir et bon plaisir de Dieu, au lieu de son affection [attache], passion ou propre volonté, et au lieu de l'œuvre qu'elle fait, lequel choix ou élection contient une aversion des créatures, et simple conversion au Créateur.

[…] [155 v°] Cette élection se fait par un simple regard en la volonté de Dieu, à savoir quand, en notre dit œuvre, affection ou passion, avec tout repos et tranquillité, tout doucement, sans force et impétuosité, nous jetons notre pensée ou spirituel regard en Dieu, laquelle pensée ou regard nous est libre en la partie supérieure au milieu de toutes nos afflictions, passions, affections, ennuis et œuvres, ce qui doit servir de grande consolation, force et encouragement, à ceux qui sont combattus de leurs passions et agités des tentations. Et d'autant plus paisiblement, simplement et sans multiplicité que nous faisons ce [156 r°] regard, d'autant plus manifestement nous verrons et goûterons cette divine volonté, et plus tôt aussi se simplifiera notre esprit en perdant toute impression de la passion, affection ou affliction. Et ce point doit être bien et mûrement considéré, pour être la clef de la vie contemplative, et partant qu'il y soit bien pris garde0.

[…] Or, ayant par pureté d'intention en la volonté extérieure découvert cette [celle]-ci intérieure, et s'étant ainsi le vouloir de Dieu manifesté à l'âme par son secret et suave attouchement, et finalement étant ainsi arrivée au premier degré de manifestation, il n'en faut pas sortir quant [156 v°] et quant [en même temps] ; mais, pour venir aux autres degrés, et pour plus à plein et plus essentiellement la découvrir, il faut soigneusement entendre [faire attention] à cette secrète opération, et interne attouchement, et se retirant en son intérieur, tâcher d'augmenter [de] tels sentiments spirituels en retranchant toute superfluité d'occupation extérieure et intérieure, et tout mouvement et superfluité de pensées et multiplicité d'esprit, le bruit desquels pourrait interrompre le repos du Bien-Aimé, et leurs clameurs empêcher l'âme d'ouïr sa douce voix […]. Et d'autant plus purement qu'on dressera son intention en la volonté extérieure, d'autant plus profondément on entrera en la [157 v°] volonté intérieure ; et tant [d’autant] plus qu'on fera l'une et tant plus aussi on entrera dans l'autre.

[…] Et pour ce [à cause de cela] ceux qui ne goûtent [pas] cette intérieure, se doivent examiner comme ils font l'extérieure, savoir s'ils ont leur intention bien dressée, c'est-à-dire s'ils n'ont quelque passion ou affection en l'œuvre, s'ils le font seulement pource [parce] que Dieu le veut, sans autre fin ou intention quelconque […] et ainsi ils découvriront l'empêchement qui les retient d'entrer en cette intérieure.

[…] Aussi cette pureté d'intention apporte une dissipation des nuages d'affections, cette dissipation fait une sérénité d'âme, cette sérénité fait luire le Soleil de justice en notre horizon intérieur, et le manifeste en nous.

[…] Davantage [de plus], cette pureté d'intention chasse les appétits de propre volonté ; ces appétits éloignés, leur contraire leur succède ; ainsi au lieu qu'on n'avait appétit qu'en la propre volonté, on ne prend goût qu'en celle de Dieu. […]

[…] Bref, cette pureté d'intention perce et abat la muraille de propre volonté derrière laquelle l'épouse découvrit son Époux céleste, comme elle témoigne, disant : Voici qu'il se tient derrière notre muraille guignant par les treillis, regardant par les fenêtres0. Car quelle est cette muraille épaisse, empêchant de voir Dieu, encore que proche de nous, sinon la propre volonté qui nous sépare d'avec lui ? Comme est dit : Vos iniquités ont fait la séparation ou muraille entre vous et votre Dieu0. Et quels sont les treillis de cette muraille, par laquelle il regarde l'épouse, sinon les trous et brèches qu'elle fait en cette propre volonté par la pesante masse [massue] d'abnégation ?

[...] Donc c'est la pureté d'intention qui découvre Dieu et manifeste sa volonté, et la fait goûter à l'âme, tellement que, par cette manifestation, l'âme voit et expérimente ce que devant elle possédait [160 v°] seulement : elle entend, dis-je, voit et goûte cette volonté divine en sa propre capacité [possibilité de contenir], jouissant d'icelle comme de la sienne, et ce avec autant plus de plaisir qu'elle sent l'une être plus délicieuse, pénétrative et enivrante que l'autre, et s'unit et se transforme en elle avec autant de violence et impétuosité d'amour ardent qu'elle a découvert et reconnu qu'il fait meilleur vivre en icelle [elle] qu'en la sienne, et laquelle ayant pris pleine, entière et paisible possession de l'âme, l'attire, l'élève, la ravit, et conjoint [unit] à soi, et l'emporte comme l'ambre la paille, et comme un torrent de délices lâché et débondé sur elle, l'abreuve, [161 r°] enivre, et remplit tellement son fond et intimité que, comme toute liquéfiée et confite en douceur, elle demeure en telle manière privée de forces propres que le divin plaisir [bon plaisir] y prend domaine [droit de seigneurie] par une totale maîtrise et sans aucune contradiction, la poussant à tout bien et faisant en elle, par elle et avec elle, toutes ses saintes et amoureuses opérations intérieures.

[...] Et notez qu'entre cette manifestation et la pureté d'intention [il] y a mutuelle augmentation et réciproque accroissement. Car comme celle-là naît de celle-ci, aussi celle-ci s'augmente par celle-là. […]

iii. De l'admiration

[...] Après cette manifestation du plaisir que Dieu prend en l'exécution de sa volonté, succède un autre degré, à savoir l'admiration, provenant de trois causes principales, dont la première est la grandeur de Dieu, la deuxième sa propre néantise, la troisième l'admirable familiarité de Dieu avec l'âme.

[...] Quant à la première, l'immense grandeur de Dieu tout-puissant commence ici à se découvrir et manifester si [162 v°] merveilleusement qu'elle rend l'âme toute étonnée. Car cette volonté intérieure, dans laquelle elle s'est abîmée et avec laquelle elle s'est faite une même chose, lui donne tant de vraie connaissance de Dieu qu'elle sait et voit qu'il n'y a autre chose que lui, et qu'il n'y a qu'un Être qui soit vrai, et qu'enfin toutes autres choses que celui-là ne sont rien. […]

[...] Or connaissant et voyant [163 r°] par propre sentiment cette vérité, elle s'y fonde et s'y arrête, non par discours particulier de l'entendement, mais par un général et simple regard et adhésion avec Dieu, en telle façon qu'elle ne voit ni connaît, et ne sent autre chose que cet Être infini, l'immense spaciosité duquel la rend étonnée, et commence dès ici à goûter l'immensité et infinité, dont auparavant elle avait seulement ouï parler, et cette connaissance expérimentale de cette immensité de Dieu produit en l'âme cette admiration.

[...] Davantage, cette admiration s'accroît par la cause contraire, savoir est notre néantise, qui est une semblable [163 v°] grande extrémité et profond gouffre ; et la parfaite science de ce point vient par la connaissance de l'autre, car […] « Les contraires opposés l'un à l'autre paraissent davantage0 ». De sorte que comme le noir se voit mieux auprès du blanc, aussi la néantise de l'homme se voit mieux auprès de l'immensité de Dieu, et au contraire l'immensité de Dieu par la néantise de l'homme. Et même ces deux points sont si nécessaires l'un à l'autre que sans l'un on ne peut savoir l'autre ; de sorte que jamais on ne peut voir l'infini Être de Dieu jusques à tant que l'on connaisse son propre rien ; [164 r°] ni encore son propre rien, jusques à ce qu'on ait propre connaissance de cette immensité. Mais l'âme connaissant cette infinité connaît parfaitement son rien, lequel voyant elle s'en étonne, et admirant, dit avec le Prophète : J'ai été réduit à néant, et je ne l'ai pas su (Ps 72, 22). Car elle a si longtemps regardé et si intimement embrassé cet Être infini en cette volonté que, quand elle retourne et se regarde en faisant conférence [comparaison] entre elle-même et cet être, elle trouve qu'elle n'est autre chose que la même vanité, et enfin rien ; laquelle vraie connaissance [164 v°] l'affranchit et lui donne libre accès à Dieu, pour entrer et sortir quand elle veut, selon que dit Notre Seigneur : Il entrera et sortira, et trouvera pâture0.

[...] Mais ces deux divines illustrations et opérations sont suivies d'une troisième, savoir est de la grande familiarité et douceur dont Notre Seigneur use envers l'âme, de quoi elle demeure encore plus étonnée et émerveillée. Car on voit ordinairement qu'un chacun fréquente et converse avec ses semblables, les seigneurs avec les seigneurs, les gentilshommes avec les gentilshommes, les vignerons avec les [165 r°] vignerons, les mendiants avec les mendiants, tellement que si un seigneur conversait avec le mendiant, ce serait un acte héroïque et de bonté admirable ; mais si le roi faisait ainsi, ce serait une telle bonté et humilité que son nom en serait immortalisé. Or qu'est-ce que toute cette bonté et humilité, si on la compare à celle de Dieu, qui daigne converser avec l'homme ?[…]

[...] Et l'âme qui est en ce degré, voyant d'un œil illuminé tout ceci et l'excès de cette bonté, non seulement en prend admiration, mais aussi [166 r°] sort hors d'elle-même par étonnement et tombant en défaillance par tel amour, s'écrie disant : Appuyez-moi de fleurs, environnez-moi de pommes, d'autant que je languis d'amour0. […]

iv. De l'humiliation

[...] Cette admiration est suivie de l'humiliation, qui est un degré qui suit incontinent après avoir découvert et admiré cette immensité et toute puissance divine, sur ce que l'âme a clairement vu que Dieu est partout, après avoir fixement regardé Dieu par dehors d'elle, et par dedans, par dessus et par dessous, d'un côté et d'autre, et tout à l'entour d'elle, et après avoir parfaitement connu que Dieu est plus intimement dans elle qu'elle-même0, ayant [169 r°] en outre connu sa bonté, goûté sa douceur, senti sa débonnaireté, joui de sa familiarité et expérimenté en elle sa vive et efficace inaction [action intérieure], sa secrète et suave opération, sa forte et véhémente attraction, ayant finalement, avec cette immensité de gloire et bonté, considéré sa néantise, vileté et propre malice, elle produit des actes très profonds, mais très secrets et subtils, d'humilité. […]

[...] Et Dieu, comme à celle qui [170 v°] n'entend pas encore ce mystère, répond, disant : Tu ne sais point maintenant ce que je fais, mais tu le sauras ci-après0 ; comme s'il disait: « Mon épouse, tu ne sais l'effet ni la conséquence de ce mien œuvre, tu penses que je le fasse seulement pour te montrer ma bénignité [bienveillance], mais je le fais aussi pour subvenir à ta nécessité ; car si je ne te lave, tu n'auras part avec moi0. Si, par le trait de l'Esprit, je ne t'arrache de la chair par l'expérience du plaisir vrai, je ne te fais quitter le faux, par le goût des délices célestes je ne te [171 r°] dégoûte des terrestres, si par la paix en mon plaisir je ne t'ôte la guerre de tes passions, par la joie en ma volonté l'adhésion à la tienne, et par un contentement surnaturel le repos que tu cherches en ta nature, tu demeureras toujours en toi-même, ayant les pieds des affections souillés de la fange terrestre, et par conséquent ne peux avoir part avec moi en cette belle Ville où rien de souillé ne peut entrer0. Et pource [donc] par cette mienne vive et efficace, douce et familière opération en toi et avec toi, je prétends te laver et nettoyer les pieds, savoir est la partie inférieure de ton [171 v°] âme de toute macule [tache] de passions et affections, et de planter et enraciner irradicablement cette mienne volonté en toi, et ainsi te faire mon vif [vivant] temple et saint Tabernacle et Paradis de délices, et finalement de te faire un esprit avec moi, voire même ma douce épousée ès siècles des siècles, car je t'épouserai pour moi à toujours0. » […]

[...] Alors, ayant entendu ce mystère, et comme toute liquéfiée de sa douceur, elle dit : Mon âme s'est toute liquéfiée par [173 r°] la douceur des paroles de mon Ami0, et lui répond en esprit avec la Vierge Mère : Voici la servante du Seigneur, me soit fait selon ta parole0. […]

[...] Et bien que ce colloque ne se fasse point expressément et par paroles formées, toutefois tacitement et en esprit, la substance et effet de tels propos se passe dedans l'âme en ce degré d'humiliation, lesquels effets spirituels on ne peut déclarer que par paroles corporelles. Et ainsi par ce [174 r°] degré d'humiliation, l'âme doit apprendre à s'humilier parmi les familiarités et caresses de l'Époux céleste, c'est-à-dire se comporter avec autant de profonde révérence à cette grande majesté que cette même majesté daigne se rendre familière à icelle [elle], et se doit bien garder de s'y oublier, en se rendant réciproquement familière à Dieu comme à son égal, car par ainsi elle ferait une muraille de cette familiarité entre Dieu et elle, et un voile ou épais nuage, qui l'empêcherait de vraiment voir ou contempler l'Époux, et pénétrer avant en sa grandeur, comme font plusieurs [174 v°] spirituels, à leur grand préjudice, qui ne savent avec la familiarité de Dieu lui réserver sa due et profonde révérence.

[...] Or la raison pourquoi cette familiarité de la part de l'âme est un tel obstacle et nuage, est pource [parce] que, par icelle, elle accommode la grandeur de Dieu à sa petitesse, et sa divinité à son humanité, et ainsi ne voit quasi rien hors d'elle ni plus grand qu'elle-même. Mais par la profonde révérence, l'âme s'élève par-dessus elle-même à la grandeur de Dieu, et s'accommode à icelui [lui], et proportionne aucunement [un peu] son humanité à sa divinité, et ainsi elle voit [175 r°] ce qui est hors d'elle-même. En l'un, Dieu est proportionné à l'âme, et en l'autre l'âme est proportionnée à Dieu ; en l'un, Dieu est abaissé sans que l'âme soit élevée, en l'autre l'âme est élevée sans que Dieu soit abaissé, et par ainsi l'un sert de nuage pour voiler la grandeur de Dieu, et l'autre de lumière pour la découvrir.

v. De l'exultation

[...] L'exultation de cœur suit nécessairement le degré d'humiliation, d'autant que les mêmes causes qui font humilier, font aussi exulter l'âme, car sa néantise qui lui montre quelle elle est en elle-même, lui découvre aussi comme elle est toute en Dieu. […]

[...] Les effets de cette exultation sont qu'elle nous retire, ramène et retient en notre intérieur, rend doux le renoncement de la propre volonté, chasse loin la pusillanimité, commande aux affections, [177 v°] domine sur les passions. […] Elle rend faciles les choses qui semblaient impossibles, elle donne courage à persévérer, elle ouvre le Ciel, et finalement fait [178 r°] voler l'âme en Paradis, comme étant celle-là de laquelle est dit : Qui est celle-ci qui monte du désert, abondante en délices, appuyée sur son ami, et étroitement unie avec lui0 ?

vi. De l'élévation

Après cette exultation succède le dernier degré qui est l'élévation en cette volonté et en Dieu, les causes de laquelle sont tous les autres degrés, savoir est la [178 v°] manifestation, l'admiration, l'humiliation et l'exultation.

1. Car cette manifestation montre premièrement à l'âme suivant sa portée [capacité] cette vraie volonté de Dieu, comme elle est en Dieu, lui faisant vraiment goûter en sa propre capacité et par expérience que cette volonté est l'esprit et la vie0 : chose si surpassante tout entendement que nul esprit ni doctrine n'y peut atteindre ni l'entendre, vu que naturellement on ne peut excéder les bornes de nature, mais pour savoir l'esprit et la vie, il faut être en l'esprit et en la vie, ce qui est par-dessus la nature et excède ses bornes, et par conséquent on ne le [179 r°] peut naturellement savoir. […]

2. L'admiration aussi, comme il est manifeste, élève l'âme pource que l'admiration n'étant autre chose sinon une totale extension de l'âme, et de toutes ses forces en quelque chose hors et par-dessus sa capacité, il faut nécessairement qu'elle élève l'âme admirante, pource que telle extension d'elle-même et totale application de ses [179 v°] forces à cette volonté, cause conséquemment d'un côté une aversion des choses extérieures par une totale intraction de ses sens et forces, et d'autre part cause une parfaite inhérence et adhésion à icelle [elle] pour la comprendre, lesquelles aversion et conversion ou adhésion font cette élévation.

3. Quant à l'humiliation, elle élève pareillement l'âme […] pource que, par telle humiliation, comme dessus est montré, l'homme se réduisant avec toute autre chose en rien, voit Dieu en toutes choses ou plutôt toutes choses être lui, et par conséquent ne peut voir que Dieu partout, qui est la vraie élévation.

4. Semblablement se peut-il dire de l'exultation, icelle n'étant qu'une excessive joie et liesse spirituelle, la plénière abondance de laquelle remplit totalement l'âme, et par son extrême douceur l'enivre de telle sorte qu'ayant oublié tout le monde, voire et [et même] soi-même et toute créature, elle demeure fichée en cette [180 v°] fontaine de joie, à savoir en Dieu, lequel a totalement saisi toutes ses forces, et tellement adouci et navré [blessé] son cœur, et pris si pleine possession d'elle, que n'ayant plus la maîtrise ni gouvernement d'elle-même, elle suit ses traces et écoute sa parole, ensuit [suit] sa doctrine, et finalement se donne entièrement à lui, et s'abandonne totalement à son bon plaisir : elle le suit comme l'ombre le corps, lui adhère comme l'accident à sa substance, comme la circonférence à son centre, le membre à son corps, la branche à la vigne, la partie à son tout, et ainsi est parfaitement rendue un même esprit avec lui, car [181 r°] Qui adhère à Dieu, est un même esprit [avec lui]0.

[...] Dont [d’où] il se peut voir comment cette intérieure volonté de Dieu vient non pas tout ensemble, mais petit à petit, et comme par degrés, l'âme sans cette volonté étant semblable au monde tout rempli et couvert des ténèbres de la nuit, et icelle [cette] divine volonté pareille au Soleil et jour, lequel venant, les ténèbres s'enfuient et le monde demeure illuminé. […] Le Soleil demeure si haut élevé et le jour si clair que le monde est [182 v°] élevé comme de l'abîme de ténèbres de la nuit jusques à cette si grande lumière et extrême clarté du midi, ce qui signifie le degré d'élévation, cette volonté divine apportant en fin une si grande lumière et brillante splendeur que l'âme en est élevée du gouffre des ténèbres jusques à la parfaite contemplation de Dieu, vrai Soleil, duquel étant revêtue comme la femme en l'Apocalypse0, et étant habillée de lumière comme d'un vêtement0, les anges l'admirent, disant : Qui [183 r°] est celle qui vient s'élevant comme l'aube du jour, belle comme la lune, élue comme le soleil, terrible comme la pointe d'une armée bien dressée [rangée]0 ?

vii. Certains avis

1. Or il faut noter que je ne mets pas ces degrés susdits comme considérations pour méditer ou spéculer [observer], mais plutôt comme effets qu'opère cette divine volonté en l'âme, et n'adviennent tant par sa propre industrie que par l'opération et illustration d'icelle [de cette] volonté, l'âme seulement s'y disposant par le retranchement [183 v°] de toutes affections et passions, et par la susdite pure et déiforme intention, en écoutant avec paix et repos de cœur, profond silence et tranquillité d'esprit ce divin vouloir. […]

6. Notez encore que, bien que nous disions qu'il faut sentir et goûter en soi-même ce divin vouloir et bon plaisir de Dieu, néanmoins ne faut-il [185 v°] jamais s'arrêter à ce sentiment, même fondé sur l'abnégation de la propre volonté et sur ce vouloir de Dieu ; car encore qu'il soit très bon de prendre contentement et goût en l'abnégation de soi et en la volonté de Dieu, toutefois ne faut-il pas s'arrêter en ce goût ni reposer en ce contentement, ains [mais] en la volonté de Dieu. Sur quoi il faut savoir qu'en cet acte d'abnégation il y a deux choses : renoncement et contentement, à la première desquelles il faut s'arrêter, et non à la seconde. De même en l'acte de résignation en la volonté divine, il y a deux choses : la résignation et le goût qui en provient, en la [186 r°] première desquelles il faut insister, mais pour l'autre il n'y faut pas adhérer. Et à faute d'observer ce point et découvrir cette tromperie, j'ai connu quelques-uns bien abusés, et ce d'autant plus que cet [sic] erreur était subtil et couvert sous un spécieux prétexte d'abnégation ou résignation. […]

Troisième partie [de la Règle]. « De la volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie superéminente »

i. Que la volonté de Dieu essentielle est Dieu même ; et de la différence entre icelle et la volonté intérieure

Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée (d'elle-même) et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée par le sens ni par le jugement de l'homme, ni par la raison humaine, ains [mais] est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce [parce] qu'elle n'est autre chose que Dieu même : elle n'est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même, et son essence0. Car cette volonté étant en Dieu, il s'ensuit qu'elle soit Dieu, puisqu'en Dieu il n'y a que Dieu. […]

Donc tout en premier lieu, j'admoneste le lecteur qu'il n'ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes [comparaisons], tant spirituelles ou subtiles puissent-elles être, mais au contraire bien éloignée de telles toutes images comme indignes d'icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi-même et tout ce qui est créé, qu'il la contemple telle qu'elle est en vérité, à savoir (comme il a été montré) l'essence de Dieu. Je réplique derechef qu'on y prenne garde, pour ce que cet [sic] erreur est commun pour la mauvaise habitude qu'a notre esprit de la contempler ainsi sous quelque forme. […]

ii. Qu'il n'y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi

Maintenant donc, ayant vu quelle est cette volonté et la perfection et sublimité d'icelle, il semble nécessaire que nous montrions le moyen d'y parvenir, moyen, dis-je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, nul discours, exercice ou enseignement, ni nul moyen doit ici moyenner [s’insérer au milieu] entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu.

Mais cette seule fin, sans aucun moyen, nous doit attirer à elle et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle, et ce selon saint Bonaventure0 disant que : « En ce lieu, la plus excellente spéculation, comme de la Trinité ou autre, doit être laissée, suivant le précepte de saint Denys, non qu'elle ne soit bonne et noble, mais pour ce qu'il y a une plus noble capacité en l'âme, par laquelle seulement le suprême des esprits est très excellemment atteint. Et plus bas, il faut tout à fait retrancher la vue de l'entendement, pour ce qu'en cette consurrection0, il veut toujours comprendre ce à quoi tend l'affection. Et pour ce, le plus grand empêchement qui soit est la forte adhésion de l'intellect avec la volonté, laquelle néanmoins il faut par nécessité retrancher par grand exercice ; les causes sont ou pour ce que l'intellect tâche de comprendre par fantaisie [imagination], ou par moyen circonscrit et limité.

Et encore : « Il y a autant d'impureté en cette élévation que l'entendement se mêle avec l'affection ; et tant plus que l'œil de l'entendement est totalement fermé (ce qui ne se fait que par un grand travail et exercice) et tant plus l'œil de la volonté est incomparablement, librement et éminemment élevé en ses dilatations. » Et après : « Il faut laisser la considération et amour des choses sensibles, et la contemplation des intellectuelles, et que la volonté s'élève purement sans mélange de l'intellect, en celui qu'elle connaît en son opération être le repos de son désir, afin qu'elle lui soit plus intimement unie. »

Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise de notre sens et jugement : étant incompréhensible, [elle] n'est [pas] comprise par la raison ; cette essence n'est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration ou opération, nous sommes dedans nous. Elle n'est comprise sinon quand on est le patient, mais quand l'âme produit quelque acte, elle est l'agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. […]

Toute pensée ou opération, quelle qu'elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. « Qui est attentif à plusieurs choses a moins d'attention à chacune. » Ergo0 qui entend à0 la créature comme à quelque moyen, acte ou opération, comprend moins du Créateur. Pour comprendre cette essence, il faut y entendre uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n'est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées ou empêchés d'actes et opérations propres. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d'un esprit parfaitement simplifié.

Nulle contemplation spéculative ne peut transformer, mais l'amour seul. Quand le sens ou entendement sort pour faire quelque opération, l'âme sort quant et quant0 vers le même objet, et ainsi est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter par-dessus soi. Donc par toutes ces raisons ici est manifeste qu'en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu'on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l’entendement ; mais, au contraire, qu'il faut retrancher comme grandement nuisibles tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'entendement. […]

Donc, par tout ce qui est dit ci-dessus, il est manifeste que les aspirations, méditations et discours de l'entendement ne profitent pas à cette union, vu que tout sens, jugement et raison humaine doit ici succomber à la gloire de Dieu, finalement que tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranché. Et pour ce, je conclus qu'il n'y a nul moyen humain ou actif d'aborder cette union ou volonté essentielle. De sorte que cette essence ne peut être comprise sinon comme elle-même se donne à comprendre, ni entendue sinon comme elle-même se donne à entendre, ni vue sinon comme elle-même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon. Et de nous, nous n'y pouvons rien.

iii. Premier moyen. Qu'il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif, tout divin, et par-dessus tout entendement, non humain, ni par les actes de l'esprit ; et que ce moyen est de deux sortes.

Bien que (comme est prouvé) il n'y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu'il n'y ait moyen actif ou actuel, c'est-à-dire où l'homme puisse opérer ou être l'agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l'homme ne fait rien, mais est le patient ; et pour ce qu'on n'y fait rien, je l'appelle moyen sans moyen. Car eu égard à ce qu'ainsi nous parvenons à notre dernière fin, il est vraiment moyen. Mais eu égard à ce que l'âme y désiste d'opérer, il est sans moyen spirituel, vu que tout moyen spirituel importe [comporte] opération ; ou bien il se peut dire un moyen en tout divin, non humain0, pour ce que l'Esprit divin y fait tout, et rien l'humain : Dieu seulement y opère, et l'âme ne fait que souffrir, et est immédiatement0 unie à Dieu sans aucun moyen (comme disent les docteurs). […]

Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans l'interrompre, et suivant toujours son trait ou cours jà [déjà] goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu'elle nous ait menés à l'essentielle. Et ainsi, selon notre promesse, se verra clairement comme toute la vie spirituelle, depuis le commencement de la vie active jusques à la sublimité de la vie superéminente, est contenue en ce seul point de la volonté de Dieu, sans en jamais sortir, ni la laisser, ni changer, comme étant toute entièrement en elle-même le vrai commencement, parfait moyen et fin très heureuse.

Mais cette continuation se fait en deux façons, l'une par la seule influence, suave opération et très intime0 inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l'âme, et la simplifie et consomme en elle. L'autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue. […]

iv. Premier point. Quatre points principaux du premier moyen. Est l'explication du premier point.

Donc le premier moyen contient quatre points par lesquels le trait de cette volonté est suivi, continué et heureusement accompli, et consommé en la volonté essentielle. Dont le premier est une très subtile connaissance de l'imperfection de sa contemplation. Le second, un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième, une parfaite dénudation d'esprit. Le quatrième, une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.

Touchant le premier, il est à savoir qu'il n'y a contemplation si haute qui ne puisse être plus sublime, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus dénuée, ni lumière si grande qui ne puisse être plus éclairante, ni trait si fort qui ne puisse être plus violent, ni conversion si simple qui ne puisse être plus directe, ni finalement union si étroite qui ne puisse être plus serrée. […]

Sur quoi, il faut noter que d'autant plus subtil et illuminé qu'est l'esprit, d'autant plus subtiles et secrètes aussi faut-il que soient ses tromperies et fautes (car autrement il les connaîtrait et découvrirait). Mais en cette vie superéminente, l'esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D'où il s'ensuit que ceux-là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs imperfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu'en la vie active, ne se souvenant qu'à mesure que l'esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement et secrètement. Et ces fautes, pour sembler petites, ne sont pas pourtant un petit dommage, vu qu'ici, en la contemplation, la moindre impression du sentiment, la plus petite opération du sens, l'image la plus déliée, excepté de la Passion0, et la plus courte distraction, empêche une grande élévation, dilatation et vol d'esprit ; et la moindre immortification, affection ou recherche de nature, empêche un grand avancement spirituel. […]

Donc, pour venir à propos, l'âme, bien qu'elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est-ce que maintenant elle y découvre quelques fautes et imperfections bien secrètes, lesquelles ôtées, elle suit d’un plus haut vol et d'une plus grande vitesse et légèreté le trait de son Époux, et poursuit plus essentiellement le fil de la volonté de Dieu déjà pratiquée en la première et seconde partie. Or ces fautes sont trois : la première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l'âme, sentant trop l'actif, empêchant la douce paix et souef [suave] repos de l'Époux en elle et son unique, entière et parfaite opération, absolu et total domaine et seigneurie en icelle ; et par ce moyen ne se laissait [l’âme] pas être parfaitement illuminée, et ne se levait pas aux spirituels et doux baisers et chastes embrassements, ains demeurait aucunement [en quelque façon] courbée en elle-même.

La seconde est une secrète, subtile et inconnue image, que l'âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la contempler essentiellement.

La troisième est [que] quelquefois elle ne regardait son Époux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus dedans elle qu'elle-même, plus elle qu'elle-même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d'elle qu'elle ; d'où advenait que ni la foi n'était si vive, ni l'espérance si grande, ni l'amour si brûlant, ni les familiarités si très-admirables, comme autrement elles eussent été. Je n'entends pas qu'elle découvre toutes ces fautes parfaitement devant que de venir au degré suivant, pour ce qu'à grand peine peuvent-elles être connues devant que par l'Esprit de Dieu elles soient amendées.

Et d'autant que toutes ces trois imperfections sont directement contraires aux trois points et perfections traitées aux prochains chapitres, nous en parlerons ensemblement, comme étant les uns les remèdes des autres.

v. Second point. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l'écoulement d'iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est montrée une subtile et essentielle élévation d'esprit.

Nous n'entendons pas, par ce trop grand bouillonnement de désirs, blâmer ici les saints désirs qui sont en Dieu en leur essence, ou en tant qu'ils sont bien réglés, mais en tant que mal réglés, ou accompagnés de quelque circonstance empêchant leur plénitude ou plein accomplissement et déification par une totale entrée, absorbissement [absorption] et mort en Dieu. Cet empêchement est le trop grand bouillonnement, à savoir actif : je dis actif pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme ; mais au contraire, cet [empêchement est] actif, impétueux, remuant, superficiel et sentant trop l'homme, la nature et l'opération naturelle et humaine.

Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux dont l'une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n'est pas creuse ; l'autre douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien profonde. Dont ce bouillonnement des désirs, bien qu'au commencement il était bon, est ici néanmoins vicieux, et doit être retranché0. Non qu'il faille laisser les bons désirs, mais l'imperfection d'iceux ; non qu'il les faille quitter, mais accomplir ; ni les perdre, mais purifier, et parfaire en Dieu, comme la semence n'est pas perdue pour être jetée en son lieu, mais se change et se multiplie. […]

Là où se voit comme ceux se trompent, qui pensent qu'il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspirations ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi-injuste et oisiveté vicieuse, ce qui est contraire à la doctrine de saint Denys sus-alléguée au chapitre second, lequel ailleurs dit encore : « Il faut retrancher toutes nos opérations intellectuelles, pour nous darder [nous élancer] (comme il est convenable) au rayon superessentiel. » Le même disent tous les docteurs mystiques. Mais ceci se dira en son lieu0.

Or l'âme, ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses ferveurs en Dieu0, non qu'elle y fasse quelque chose, mais qu'elle souffre en elle telle opération.

Cet écoulement d'ardents désirs en Dieu est un changement de l'amour pratique pour le fruitif, et est le final repos et parfait accomplissement des désirs en Dieu, où le désir est absorbé et changé en possession.

Ce mot « écoulement » contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu'en tant que la ferveur coule hors de l'âme, elle s'assoupit et meurt, s'évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu, elle s'augmente davantage, et vit plus que jamais. Et pour ce je ne dis pas « anéantissement » comme s'ils étaient anéantis en Dieu, mais un écoulement en Dieu, comme étant en lui préservés, aussi je ne dis pas une préservation des désirs, mais « écoulement » pour montrer qu'ils0 ne sont plus sentis dans l'âme pour être subtilisés et pour la vive et suave opération de Dieu en elle, lequel change ainsi les désirs en la chose désirée0.

Or ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée, un remplissement des désirs et un évanouissement de ces désirs.

Touchant la première, cette manifestation de la chose désirée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit et comme par degrés, selon l'accroissement de notre amour. Car au commencement Dieu est dans l'âme, mais elle ne le sait point ; après, il s'y montre, mais obscurément ; en après, plus clairement, mais sous quelque ombre ; et enfin, très clairement, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l'épouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : Je l'ai cherché, et ne l'ai pas trouvé0. Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu'elle ne le savait point : l'une desquelles est prouvée par ce mot cherché puisque, comme est clair, et selon le dire de saint Augustin, elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l'autre, à savoir qu'elle ne savait pas qu'il fût en elle, est claire par ce mot pas trouvé.

Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l'âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes inspirations, que non par quelque connaissance essentielle. […]

Après cette si parfaite manifestation, ensuit le remplissement des désirs, et ce conséquemment ; car à même mesure que cette manifestation s'augmente, le désir se remplit, tellement que, quand la manifestation est parfaite, le désir est totalement rempli. Au commencement, en ce grand et ardent désir, Dieu était, bien qu'il ne se montrât qu'obscurément ; lequel désir d'autant plus qu'il s'augmentait, d'autant plus Dieu s'y manifestait tant pour sa grande splendeur, gloire et familiarité, que pour la capacité plus grande de l'âme. Tellement qu'en fin, le désir étant très grand et parfait, il s'y montre parfaitement, dont l'âme, le voyant comme tout à plein en elle-même, a tout ce qu'elle demande, et son désir est tout accompli et est semblable au vase ou éponge qui, jetés en la mer, sont entièrement remplis, lesquels tout ainsi qu'étant pleins ne peuvent plus recevoir.

Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu'elle en a la capacité, selon le dire du philosophe : « Tout ce qui est reçu est reçu selon la capacité de ce qui le reçoit0 », s’ensuit que le désir ne peut plus rien désirer, étant rempli. Car comme la capacité du vase est la dimension de sa concavité, ainsi la mesure du désir est la force de son vouloir ; et comme, cette concavité étant remplie, le vase est plein, ainsi le vouloir satisfait, le désir est content, donc ce vouloir, par cette manifestation de Dieu en l'âme, est satisfait, et par conséquent le désir rempli, tout acte particulier effectué, et toute opération consommée en sa fin.

D'où nécessairement s'ensuit le troisième point, à savoir l'évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour que, quand le désir est rempli, il s'évanouit et n'est plus : quand les actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus, car, comme le grain ayant produit le blé n'est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations, ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus.

Mais, toutefois, comme le grain, bien qu'il ne soit plus en sa forme, il est toutefois bien en sa substance, ainsi ces désirs, actes, etc., bien qu'ils ne soient plus en leurs images, toutefois ils sont en leur essence. Et comme celui-là, pour produire son effet, perd sa forme, aussi ceux-ci. Et comme la substance du grain n'est morte, mais vivante en son effet, ainsi est-il de ceux-ci, car, comme le grain se change en blé, de même le désir en la chose désirée. Et bien que le désir et les actes ne soient plus, mais sont évanouis, toutefois leur essence est conservée en Dieu, car tout ainsi que, bien que la glace s'évanouisse quant à sa forme, sa substance toutefois est conservée dans l'eau en laquelle elle est transmuée, ainsi les désirs, actes, etc., bien qu'ils s'évanouissent quant à leur image, leur essence demeure toujours en Dieu, où ils sont consommés.

En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l'abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Époux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur ne lui défaut après tel remplissement, nul empêchement d'union [ne] se rencontre après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit Dieu comme à découvert, en ce remplissement le reçoit en elle et par cet évanouissement toute dénuée, se conjoint à lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l'épouse, laquelle la ravit en admiration ; toute suavité infuse en son intérieur, qui la confit en douceur ; tous secrets quasi lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n'est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement. […]

vi. Troisième point. De la parfaite dénudation d'esprit.

Dénudation d'esprit est une divine opération purifiant l'âme et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu'incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de contempler sans formes.

Premièrement, je l'appelle « divine opération » pour exclure l'humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dénudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu'ils sont nécessairement formés et imaginés devant qu'être produits. Aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. Donc elle opère par image, et par conséquent ne peut opérer cette dénudation et abstraction, car, comme un contraire ne peut opérer son contraire, comme les ténèbres ne peuvent produire la lumière, le froid le chaud, la mort la vie, ni l'amertume la douceur, ainsi l'opération imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstractive0 et vide de toutes images.

Tant s'en faut que plus qu'on tâcherait de ce faire, et plus on s'en trouverait éloigné, car comme celui qui marcherait sur la terre molle pour la rendre unie, la ferait plus rude par les vestiges qu'il y laisserait imprimés, de même celui qui, par propre acte, voudrait aplanir son âme et la rendre polie et dénuée d'images, l'en remplirait davantage par l'impression des vestiges de ses propres actes. Et comme l'eau, plus qu'elle se meut, et plus elle est éloignée d'être calme et recoye [tranquille], ainsi plus l'âme se meut par son propre acte et plus elle est éloignée d'être abstraite. Et comme l'eau doit cesser de sa motion pour être calme et polie, ainsi l'âme doit désister de sa propre opération pour être nue et abstraite.

Toutefois cette désistance, ou cessation d'opération, ne se peut faire utilement et en Dieu par l'âme seule ; ains l'opération de l'Esprit de Dieu y est nécessaire pour élever et suspendre ses puissances, et les faire cesser de leur naturelle opération, et comme expirer en Dieu.

Là où plusieurs âmes se trompent qui, sans être élevées et attirées de Dieu, cessant de toute opération, demeurent bien en une certaine abstraction, mais ce n'est que naturelle et en leur pur esprit, l'estimant toutefois surnaturelle, jugeant une fausse et mauvaise oisiveté être l'union avec Dieu. De quoi sera parlé ci-après, chap. xiv.

En outre, je dis « purifiant l'âme, etc., et la rendant ainsi toute simple et nue, la fait capable de contempler sans images », auxquelles paroles sont contenus deux effets de cette dénudation, à savoir purgation et illumination. Purgation pour ce qu'elle purifie l'âme de toutes images, illumination pour ce qu'elle la rend capable de voir sans icelles les choses spirituelles. Toutefois, comme sera dit en la fin, elle ne doit jamais laisser l'objet de l'humanité et Passion de notre doux Rédempteur, lesquelles, comme elles peuvent compatir avec la vraie dénudation ou annihilation, sera [seront] montrée[s] aux chapitres xi, xiii et xvii.

Or cette dénudation0, par son premier effet de purgation, particulièrement, et sur toutes autres impuretés, purge l'âme d'une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contemplation mentionnée au quatrième chapitre. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle, qu'en la volonté intérieure jamais l'âme ne s'en apercevait, mais se persuadait que, purement et sans voile ou image, elle contemplait cette volonté en son essence ; et même ne se pouvait jamais apercevoir de cette image, jusques à tant qu'elle eût été purgée, pour ce qu'elle ne peut connaître telle image jusques à tant qu'elle voie l'Esprit.

Or elle ne peut voir l'Esprit, tandis qu'elle a quelque image, pour ce qu'aussi telle image est le dernier cercle de sa capacité ou l'étendue de son esprit, et par ainsi outre icelle ne peut voir ni entendre, et ainsi n'a aucune capacité de juger de cette capacité, à savoir si elle est image ou pur esprit. Finalement, pour0 ce qu'une chose imparfaite n'est [pas] connue pour imparfaite à celui qui ne sait chose plus parfaite. Mais l'âme ne savait la chose plus parfaite, pour être cette image la chose la plus haute et pure qu'elle eût jamais contemplée0, et par conséquent ne la pouvait reconnaître pour imparfaite, bien que, quand elle en a été purgée, elle ait connu l'avoir été. Si on me demande comment elle s'en défait, puisqu'elle ne la connaît pas, je réponds (comme dessus) que c'est par le feu d'amour, qui toutefois est opération divine, et non pas sienne, et en laquelle elle est plus passive qu'active.

Cette opération d'amour divin est si interne, intrinsèque et puissante et efficace, qu'elle opère plus vivement en elle que jamais elle n'avait encore senti ; et si fort est ce trait qu'il tire l'âme encore plus hors d'elle que jamais. Si ardent est ce feu d'amour qu'il consume en elle toute impureté. Et finalement, si étroite est cette union qu'elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties. […]

Voire, ayant parfaitement connu qu'il est tout et qu'elle n'est rien, et qu'en lui est toute beauté, bonté et douceur, et qu'en elle n'est rien qu'amertume de malice, elle demeure, réside et vit uniquement en lui, et rien en elle-même0, d'où suit qu'elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu et toute Dieu, et rien en elle-même, rien à elle-même, rien pour elle-même, rien elle-même. […]

vii. Quatrième point. De la proximité, ou continuelle proche vision, et assistance de la fin heureuse.

Après cette dénudation d'esprit, vient le quatrième et dernier degré de ce moyen, à savoir la proximité, ou proche assistance de cette Essence, qui n'est autre chose qu'une continuelle présence et habitude d'union entre Dieu et l'âme son épouse, en laquelle l'âme revêtue de Dieu, et Dieu de l'âme sans se retirer, et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l'un dans l'autre ; car qui demeure en charité demeure en Dieu, et Dieu en lui0.

Là où l'âme poursuit l'Époux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d'avidité, soif et insatiabilité, lui étant conjointe par une si amoureuse inclination et indissoluble adhésion qu'ils pourraient sembler le corps et l'ombre, l'âme suivant l'Agneau, quelque part qu'il aille0, l'odeur, douceur, et beauté duquel l'ont tant fait courir après lui, l'ont tant enivrée et si violemment ravie que du plus profond de son cœur, elle s'abhorre elle-même et s'éloigne infiniment de toutes pensées d'elle-même et de tout sentiment de douceur, pour comprendre la totalité de cette substance, pour s'y plonger éternellement, s'y perdre irrécupérablement et y mourir totalement, et ce pour le nu amour d'icelle Essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle-même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Époux un autre, auquel elle désire plus que sa vie avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée, et anéantie.

Ici elle s'étend et reçoit cette Essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune celle du soleil. Ici elle étend ses purs et candides [sincères] bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Époux, mais en est plus étroitement embrassée et étreinte. Ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme ; ains [mais], au contraire, s'en trouve être heureusement absorbée et ne sait que faire pour satisfaire à l'impétuosité de cet amour : seulement elle demeure en une pure, simple et constante conversion et adhésion à Dieu, auquel elle demeure si immuablement fichée que (comme parle l'Apôtre0) elle s'en revêt, car, par ce fixe regard, elle le voit seulement.

Par cette simple conversion, elle se divertit de toutes créatures, et par l'immutabilité d’icelle, elle les oublie toutes. Reste donc que ses puissances soient [si] uniquement occupées en lui qu'elle n'entende ni aime, ni remémore que lui ; et ainsi vraiment (comme dit l'Apôtre0) elle le revêt et se transforme en lui. Car, comme d'un côté l'âme avec toutes ses forces est ouverte à Dieu, ainsi de l'autre côté lui, avec ses immenses douceurs, ne cesse pas de s'infondre [s’introduire] en elle. Et d'autant plus simplement qu'elle se convertit à lui, d'autant plus abondamment il s'infond et tant plus simplement elle se convertit à lui, tellement que par une merveilleuse réciprocation d'amour ils s'entre-reçoivent, s'entre-embrassent, et se possèdent l'un l'autre. D'ici donc, et de cette simple et constante conversion à Dieu, vient cette habitude d'union ou continuelle assistance de l'Essence divine.

La différence de ce degré et de l'autre de dénudation d'esprit est principalement en tant que l'autre n'est que l'union simple, mais en celui-ci est l'habitude et continuation d'icelle.

Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu'il n'y a rien en elle que lui. Tellement qu'elle a tant habité en l'abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est confirmée et pratiquée par l'amour, qui est si fervent et si attrayant qu'il ravit, liquéfie et fond l'âme en telle sorte qu'étant par icelui absorbée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées et anéanties.

D'où arrive (comme est dit) qu'elle ne peut voir autre [chose] que Dieu ; et d'autant que ces causes sont habituelles, leur effet l'est pareillement, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses réduites à rien, elle demeure en l'oraison, comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité [rien0], sans pouvoir bien voir ni comprendre chose aucune, ni même elle-même, quand elle y est parfaitement ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière.

Or en cette lumière est aussi l'amour (non comme une autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu'elle ne cause nul mouvement dans l'âme qui puisse empêcher cette sérénité, ains [mais] au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu'elle se fond, liquéfie et s'évanouit davantage, et sa tranquillité et sérénité en est augmentée.

Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l'Époux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son cœur0. Et d'autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle pour en avoir vu le fond par expérience, et pareillement cet amour pour être fondue et transformée en icelui, de là advient que leur effet est comme continuel, à savoir l'habitude d'union, ou continuelle assistance, et proche vision de cette Essence.

Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation mentionnée au quatrième chapitre, qui était que quelquefois l'âme ne regardait pas son Époux comme vraiment présent et plus présent qu'elle, plus dedans elle qu'elle-même, plus elle qu'elle-même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d'elle qu'elle ; car toute cette imperfection est ici corrigée, attendu que, par ce degré, l'âme a découvert en elle et expérimentalement goûté comme son Époux est plus dedans elle qu'elle-même et que, par ce degré de continuelle et habituelle union, elle s'y exerce toujours sans en plus douter ni hésiter.

De sorte qu'une telle âme vit toujours en lumière, toujours avec l'Époux céleste sans que les ténèbres, la mort ou le diable lui puissent nuire ou s'approcher d'elle ; ains [mais] le diable sortira de devant ses pieds ; la mort s'enfuira devant sa face et les ténèbres ne seront obscurcies de toi, et la nuit sera éclaircie comme le jour : telles que sont les ténèbres, telle est la lumière0 : les ténèbres (des œuvres extérieures) ne seront pas obscures avec toi, et la nuit (de la vie active) sera illuminée comme le jour (de la vie contemplative) ; ses ténèbres seront tout ainsi comme sa lumière.

Et voilà la vraie vie active et contemplative non pas séparées comme quelques-uns pensent, mais jointes en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contemplative, ses œuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une0.

viii. Second moyen. Que ce moyen n'est autre chose que la volonté de Dieu, manifestée par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique, et du premier point

Ce second point0 est (comme dessus est dit) plus éloigné du sentiment, plus supernaturel, plus nu et plus parfait que l'autre. Car là où l'autre opère nuement et supernaturellement, alors seulement, ou au moins principalement, quand l'âme est tirée hors d'elle par la force du susdit actuel trait de la volonté de Dieu, celui-ci le fait aussi quand tel trait n'est si actuel, mais virtuel. L'autre moyen est spirituel, nu et supernaturel, alors que l'âme est élevée et dénuée, mais cestui-ci quand on est même extérieurement empêché des images et occupé ès affaires, ce moyen rendant les choses extérieures intérieures, corporelles spirituelles, et naturelles supernaturelles.

Mais ici premièrement, j'avertis que ce moyen doit être bien entendu, et qu'il n'est pas convenable à ceux qui ne sont bien illuminés et qui ne l'entendent très bien.

Or ce moyen-ci ne sera autre que le commencement et la fin, à savoir cette volonté de Dieu, laquelle (comme est dit) il ne faut jamais laisser, et sera ici ce point manifesté par un autre, son contraire, à savoir de l'annihilation, à ce qu'ainsi les deux contraires se découvrent et se manifestent mieux l'un l'autre0.

Donc pour être uni à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu'icelle ; pour ne rien voir qu'icelle, il faut savoir qu'il n'y a rien qu'icelle et vivre selon ce savoir.

Deux points donc sont requis en affaire, savoir est de connaître qu'il n'y a rien que cette volonté et de pratiquer cette connaissance, lesquels deux points seront tout le sujet de ce deuxième moyen, et seront parfaits et accomplis seulement par et en cette volonté sans en jamais sortir.

Donc, touchant le premier, cette volonté nous montrera et enseignera qu'il n'y a rien qu'elle, et ce très facilement et clairement, si considérons qu'est-ce que c'est. Car puisqu'elle n'est autre que Dieu même, s'ensuit qu'il n'y a rien qu'elle. Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu'il n'y a rien que Dieu ; maintenant convient à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et philosophie que les docteurs en théologie, comme aussi la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.

Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparés à l'être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini ; car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son Être aurait fin où le nôtre commencerait.

En outre, l'Être et le bien est une même chose0 ; si donc l'homme a l'être, il est bon ; mais il n'est pas bon, car il n’y a personne qui soit bon que Dieu seul0 ; ergo, il n'a pas l'être. […]

Les philosophes aussi savaient cette vérité, quelques-uns assurant qu'il n'y a qu'un Être qui fût vraiment Être. Les docteurs aussi affirment le même, car saint Bonaventure et saint Jérôme disent que « Dieu seul est vraiment, à l'essence duquel notre être étant comparé n'est pas0. »

Davantage, l'Écriture prouve le même, car quand Moïse demanda à Dieu qu'il dirait à Pharaon qui l'aurait envoyé, il répondit qu'il dit : Celui-là est qui m'a envoyé0, et au Cantique de Moïse : Voyez que je suis seul0. Et en l'Évangile il est écrit : Je suis qui me donne témoignage de moi-même, et : Je suis, ne craignez point0. Et en un autre endroit est écrit : Je suis qui suis0. En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot : Je suis. Saint Paul aussi, après avoir parlé de la grandeur du Fils de Dieu, vient à dire : Il s'est anéanti soi-même, ayant pris forme de serviteur, fait à la semblance des hommes, et trouvé en figure d'homme0. Que si le Fils de Dieu pour s'être fait homme s'est anéanti et fait rien, donc l'homme n'est rien.

Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l'appréhension de Notre Seigneur, où incontinent qu'il dit : Ego sum0, tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que, quand il est question de l'être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s'anéantissent et ne sont plus. Où il y a cinq choses à remarquer touchant cette chute à la renverse.

Premièrement, qu'ils ne pouvaient aller plus avant, montrant que, quand Dieu demande son droit d'être infini, notre être, qui par orgueil s'avance et s'agrandit, ne se peut plus avancer.

Secondement, non seulement ils ne purent s'avancer, mais tombèrent à la renverse, nous enseignant que, quand la vérité est connue, non seulement notre être ne se peut avancer, mais aussi se désavance et va en arrière, car ils ne tombèrent pas devant, mais en arrière, comme la fausseté non seulement ne s'approche point de la vérité, mais aussi s'enfuit d'elle comme la cire se fond devant la face du feu0.

Troisièmement, est à noter que non seulement ils ne s'avançaient pas et allaient en arrière, mais aussi tombaient par terre, montrant que l'Être de Dieu non seulement fait que notre être orgueilleux n'aille en avant et qu'il aille en arrière, mais aussi qu'il tombe en bas, à savoir en son non-être, et s'anéantit du tout.

Quatrièmement, est à considérer que ceux-là étaient ses ennemis, et qu'ainsi sont tous ceux qui par orgueil veulent anticiper sur l'Être de Dieu.

Finalement, non seulement ils étaient ses ennemis, mais aussi l'allaient appréhender, garrotter, lier, ôter ses forces et le mettre à mort pour prouver et avérer qu'il n'était pas Dieu, et de même font spirituellement ceux qui veulent avoir l'être auprès de l'être de Dieu.

Si ici on me demande : « Qu'est-ce donc la créature ? », je réponds qu'elle n'est qu'une pure dépendance de Dieu. Si derechef l'on me demande : « Qu'est-ce que c'est que cette dépendance ? », je réponds que c'est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l'on en peut savoir quelque chose. Donc la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication de lui, elles ne pourraient subsister, ainsi la créature dépend si totalement du Créateur que sans sa continuelle manutention [conservation dans le même état] elle ne pourrait être. Et comme ces choses se doivent référer entièrement à leur origine, comme les rayons au soleil et la chaleur au feu (selon la maxime : « Tout être qui est tel par participation est référé à l'être qui est tel par essence »), ainsi la créature se doit référer entièrement au Créateur. Et par conséquent, comme tout ce qui est aux rayons et chaleur ainsi référés, est le même soleil et feu, de même tout ce qui est en la créature est le même Créateur. Et pour ce tout ainsi qu'incontinent que le soleil se cache et se retire, les rayons ne sont plus, de même, si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s'évanouirait. Mais comme les rayons et chaleur (bien que tout ce qui est en eux soit soleil et feu) néanmoins ne sont pas essentiellement soleil et feu, considérés en eux-mêmes, ains [mais] une certaine dépendance ou étincelle d'iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n'est pas Dieu, considérée en elle-même.

Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose, je réponds qu'elle est et qu'elle n'est pas, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur ; car si on regarde les rayons sans voir le soleil, ou la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n'y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature0, car comme le soleil s'attribue et s'approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque à leur origine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige [réduit] en rien, de même le Créateur s'attribue et s'approprie la créature, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infinité l'annihile et réduit à rien. Voilà donc comme la créature est quelque chose considérée à part, mais rien considérée en l'immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n'est point.

Donc d'autant qu'ici est question de trouver Dieu et cette infinie Essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. Et voilà donc succinctement prouvé que Dieu est toutes choses, et qu'il n'y a rien que lui, qui est le premier point. Maintenant donc est à parler du second, qui est touchant la pratique de cestui-ci.

ix. Que l'homme est la source de tout erreur et du trop grand avancement de l'être des créatures, et ce par ces ténèbres, et non par son être ; lesquelles ténèbres annihilées, tout cet erreur [sic] est aboli ; que telle annihilation ne peut être active, ains passive.

Ayant donc par le premier point trouvé qu'il n'y a rien que cette volonté essentielle, et qu'elle est tout, il faut voir par le second la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cet anéantissement, nihilaité des créatures, et continuelle contemplation de ce Tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu'il s'en trouve beaucoup qui ont l'une, mais peu qui font l'autre, car beaucoup vous diront qu'il n'y a que Dieu, mais presque personne ne pratique ce qu'il dit.

Or je ne trouve moyen si convenable que la même Volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, finalement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l'Époux, qu'il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu'il se fie à l'immobilité, fermeté et vérité d'icelui, à savoir qu'il n'y a rien que Dieu ; puis qu'il en poursuive la pratique, en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure, et le contemplant toujours ; et ceci par la mort ou annihilation de soi-même comme lui étant le seul empêchement de ceci ou la racine d'où bourgeonnent, la source d'où sourdent et la fontaine d'où coulent tous les autres0.

Car les choses en elles-mêmes sont telles qu'elles sont, et non plus ni moins qu'elles sont en vérité, ni autres que Dieu les a faites, tellement que si elles avancent trop leur être, anticipant sur celui de Dieu et occupant sa place, cela ne vient pas d'elles, mais de nous. Et pour ce elles ne doivent [pas] mourir ou être annihilées (de quoi aussi n'avons pas le pouvoir), ains [mais] nous-mêmes, de quoi nous avons la puissance. […] Mais d'autant que nous-mêmes, à savoir le corps et l'âme, sont en même rang que les autres choses, ayant tel être et ni plus grand ni plus petit d'eux-mêmes0, que Dieu leur a donné, s'ensuit que la faute de leur trop grand avancement d'eux-mêmes ne vient pas d'eux comme tels ; mais l'anticipation, tant de leur être que de celui de toutes créatures sur l'Être de Dieu, vient du péché, ténèbres et ignorance ; et pour ce il ne faut pas tuer et annihiler le corps, ni l'âme, ni autre chose, ce que ne pouvons pas faire, mais le péché, ténèbres et ignorance.

Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s'annihiler, pour n'avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n'avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n'avoir aucun amour, mais au contraire s'en vont toujours s'augmentant. L'homme aussi, auquel ils demeurent comme une même chose avec lui, ne le sait pas faire pour ce que ces ténèbres l'ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l'a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l'a endurci. Reste donc cette seule Volonté essentielle qui est Dieu même, pour faire ce chef-d'œuvre d'annihilation : là est la lumière qui sait, la puissance qui peut. Et la charité veut anéantir ce péché, ces ténèbres et cette ignorance, lesquelles anéanties, tous les entre-deux entre Dieu et nous, qui en dépendent comme de leur origine, sont par conséquent annihilés.

Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette Volonté essentielle, il faut quelque disposition de notre côté, disposition, dis-je, non remote0, telle qu’est celle de la vie active0, où on faisait le bien et chassait les tentations et imperfections en l'objet de la volonté extérieure, savoir pour ce que Dieu le veut ; mais une disposition proche, telle qu'est due en cette vie-ci, où il le faut faire en l'objet de la Volonté essentielle, savoir est pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, et à ce qu'il puisse être, vivre, et régner en nous, comme est de droit. Car, par là, se voit que cette disposition doit tendre au total anéantissement de soi, à ce que ce Tout puisse uniquement être. Et pour tendre à cet anéantissement, il faut anéantir et faire cesser sa passion ou affection et actes imparfaits d'esprit, par et en la fixe vue de ce Tout qui les engloutit par son infinité et très vraie présence. Car cependant que l'âme demeure ainsi fichée en cette Essence, détournée de la créature et convertie à son Époux, la tentation ou passion et tous mouvements imparfaits d'esprit d'un côté se diminuent, lâchent leur prise et s'évanouissent, et de l'autre côté la bonté infinie se montre tellement à elle, la possède, vivifie, attire et conjoint à soi de telle sorte qu'elle demeure plongée en l'abîme de cet Être infini.

Or laissant à part ces passions, affections et tentations plus grossières et palpables, pour être assez connues et pour appartenir à la vie active, nous parlerons ici des actes imparfaits d'esprit et mouvements intérieurs déréglés, lesquels, en notre intérieur et contemplation, sont si secrets, subtils et déliés que peu de personnes s'en aperçoivent, et ainsi le dommage qu'ils infèrent à l'âme est d'autant plus grand que moins elle y met ordre, pour lui être inconnus. Et pour cette cause nous en apporterons quelques-uns, et quant et quant déclarerons leur imperfection selon cette Règle avec leurs remèdes.

x. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation

La première de ces imperfections subtiles et inconnues en cette vie superessentielle est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions, et la raison est pour ce que par telles contestations, les pensées s'impriment plus fort dans l'esprit. Car comme ainsi soit que la volonté qui aime ou hait une chose, réveille l'intellect pour comprendre, et la mémoire pour souvenir d'icelle, il s'ensuit que la volonté hait et s'émeut contre ces pensées, d'autant plus sont-elles comprises de l'entendement, et remémorées par la mémoire, et plus imprimées dans l'esprit : voilà pourquoi il ne faut pas s'émouvoir ni contester contre les pensées et distractions. Une autre raison est que d'autant plus qu'ainsi on conteste, d'autant plus y a de mouvements et actes dans l'âme, et ainsi d'autant plus est-on plus éloigné (selon notre règle) de cette mort et annihilation, puisque d'autant plus qu'on fait, d'autant plus on est.

Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, et l'annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie où [soi-même] étant anéanti, les pensées conséquemment s'évanouiront. Car le même abîme qui annihile la personne noie aussi ces distractions. Et ne faut faire de différence entre le sentir et non-sentir de ces pensées, ains [mais] se tenir toujours ferme et assuré en son rien, et laisser combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle, son Dieu. Et cette sorte de procédure (je ne dis combat) se doit observer en cette vie superéminente contre toutes tentations.

Une autre imperfection en cette vie est d'attacher son esprit à quelque exercice particulier, pensant qu'il soit nécessaire d'achever telle ou telle pratique devant que se laisser tirer plus haut. La raison est pour ce qu'ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu'on n'est pas libre pour s'abandonner totalement à l'Époux et suivre son trait0, ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi. Bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l'annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation. Donc il faut être libre sans telle particularité d'exercices, à telle fin que sans aucun empêchement, ce grand Tout nous puisse attraire, absorber et annihiler, et ainsi nous transformer en lui.

En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de la volonté de Dieu ou de la divinité, soit de sa puissance, sapience, ou bonté, voire soit de l'unité, Trinité ou de l'Essence divine, ou même de cette volonté superessentielle, pour ce que toutes telles images, pour déiformes qu'elles puissent sembler, ne sont pas Dieu même, qui n'a nulle forme ou image quelconque, où saint Bonaventure dit : « Il ne faut pas en ce lieu penser aux choses qui appartiennent aux créatures, même des Anges, ni encore de la Trinité, pour ce qu'on doit parvenir à cette sapience par le désir d'affection, et non par quelque méditation0. »

J'excepte0 toujours en cet endroit l'image de la sacrée Passion de Jésus-Christ, laquelle je tiens pour moi devoir être toujours devant les yeux de notre âme, voire en cette troisième partie, comme le comble de perfection, où on voit en cette image la dénudation, en ce corps l'esprit, en cet homme-Dieu ensemblement en une simple vue, non séparément, comme ordinairement on fait : chose incompréhensible selon la seule raison, comme est l'Incarnation, et de croire que le même Dieu, qui est esprit, soit aussi vraiment corporel, et que l'immortel soit mortel ; et pour bien pénétrer et contempler ces merveilles en la Passion, il faut bien pénétrer l'autre de l'Incarnation, et pour bien profonder le mystère de l'Incarnation, il faut venir à cette pratique de la Passion. J'excepte aussi les images qui sont les vifs miroirs où on voit cette même Passion, à savoir nos propres soufrances, douleurs ou mortifications, lesquelles il faut porter en l'union de cette Passion, agonisant ainsi avec le doux Jésus, et ce avec grande avidité, sans nullement les rejeter. Mais de ceci je parlerai ci-après. Et pour cette pratique des images de la Passion, sert l'annihilation active, enseignée au chapitre prochain.

Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes autres images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l'âme nue puisse voir Dieu son Époux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image, aussi pour autant que si on vit, on agit, et tout acte a image. Or cette annihilation ne se peut faire, mais la peut-on seulement souffrir : même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s'en trouverait autant plus éloigné qu'on y aurait opéré, pour ce que d'autant plus qu'on opère, d'autant plus et on vit et est ; et d'autant plus on vit et est, et d'autant plus est on éloigné de la mort et non-être. Et pour ce il n'y faut rien faire, mais tout ce que nous y pouvons contribuer est de cesser de faire, et d'arrêter et assoupir notre opération, et permettre que cestui-là qui vit, nous fasse en lui mourir, et [lui] qui est, nous fasse voir en lui notre non-être.

Davantage, c'est une imperfection de désirer l'union sensible, comme font beaucoup, sans s'en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu'explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font, témoin de quoi est qu'ils ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union : d'où advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation et, comme enfermés dans le pourpris0 de nature et enclos et circuit du sens, ne peuvent sortir hors d'eux-mêmes aux choses supernaturelles, ni connaître comme Dieu est, purement eprit et vie ; et bien que quelquefois l'esprit voudrait faire quelque sortie généreuse dehors, le sens l'empêche, qui ne veut être sevré de la mamelle de sensible consolation, ains comme un animal va toujours béant après sa pâture, et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu'il n'ait abattu par son importunité l'esprit élevé.

Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n'est nullement sensible ni aucunement compris du sens, mais est un pur esprit. Car qui considère bien ceci, verra quelle folie c'est de se vouloir unir à celui la nature duquel est infiniment plus pure que celle des anges, par le moyen du sens qui lui est commun avec la nature des bêtes : ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et vie amortisse et anéantisse notre sens et mort.

Plus est une imperfection de chercher quelque assurance ou connaissance expérimentale qu'on est uni. Et celle-ci est aucunement0 semblable à la précédente, mais plus subtile. Car en celle-ci on se persuade et même proteste qu'on ne demande ni recherche consolation sensible, mais seulement de s'unir à Dieu en esprit, bien que de vrai on la cherche ; ce qu'appert0 en ce que l'on n'est [pas] content, et même qu'on doute si on est éloigné de Dieu, jusques à ce qu'on n'ait eu quelque illumination particulière ou connaissance expérimentale, pour acertener0 qu'on est uni. En quoi l'on fait beaucoup de fautes, car premièrement on n'a pas une ferme confiance, ains une défiance en Dieu ; secondement, on ne l'aime pas d'un nu amour, ains par le sensitif ; troisièmement, on bâtit sur le sable et se fie aux sens, et s'y arrête-on comme sur un bon appui. Et finalement cela fait qu'on ne peut jamais sortir hors de sa terre et de soi, ni s'abandonner du tout entre les mains de Dieu.

Donc, pour obvier à ce mal, il ne faut jamais chercher assurance expérimentale, c'est-à-dire quelque lumière perceptible des sens, ni qui y donne quelque élancement ni le moindre attouchement, mais s'unir à Dieu par une vive foi et nu amour, ce qu'infailliblement se fera quand on aura permis que cet infini Être nous ait réduits à rien. Car n'étant plus nous-mêmes, nous ne nous fierons plus en nous-mêmes, ains voyant que Dieu est tout et partout, serons unis parfaitement à lui.

Sixièmement, en cette vie essentielle, est une imperfection d'élever son esprit comme voulant trouver Dieu ailleurs et plus haut que dans nous-mêmes, pour ce qu'il y a un aveuglement qui ignore que déjà l'esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l'âme délivrée de tel aveuglement voit qu'elle est et vit plus en Dieu qu'en elle-même, et Dieu plus en elle qu'elle-même. Il ne faut0 donc pas faire tel acte d'élèvement d'esprit, mais demeurant en son rien et en ce Tout, et comme ayant déjà ce qu'on demande, on la doit contempler et continuellement embrasser.

Septièmement, il se faut garder d'une très subtile tromperie par le moyen d'une image très déliée qui arrive quand l'âme ayant assez bien quitté et perdu les images de toutes les choses qu'elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche à contempler Dieu comme grand, large, spacieux et étendu d'une immense extension, employant toute sa capacité à comprendre cette sorte de grandeur, et est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et même pense que si ainsi elle ne le voit, que sa contemplation ne le vaut guère, et tâche en cette manière de voir son infinité, ne s'apercevant pas que cette sorte de grandeur est une grandeur matérielle et non pas la grandeur de Dieu, qui est spirituelle et bien éloignée de celle-ci, laquelle n'est qu'une forme ou image composée plutôt par l'âme que par la vérité même. Et bien qu'en la volonté intérieure de la seconde partie, cette subtile image fût profitable, toutefois ici on doit voir Dieu plus essentiellement, et ce par lui-même et notre total anéantissement.

Et pour ce que le dévot lecteur n'oublie en ces imperfections tant passées que suivantes, de quoi et de quel état nous parlons, à savoir de la contemplation en la vie superéminente, où les fautes et empêchements sont fort déliés et passent pour bon paiement, et sont reçues comme bonnes étoffes à ceux qui n'y regardent de près. […]

Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu autrement que par une simple ressouvenance comme au chapitre xii sera montré. La raison est que la recherche présuppose l'absence, puisque jamais l'on ne cherche ce qu'on a déjà présent, comme cette contemplation ici présuppose avoir Dieu : cette imperfection vient à faute de foi, ne voyant [pas] qu'on a ce qu'on cherche. Et non seulement elle vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le même chercher fait qu'on ne peut pas trouver.

Toutes choses ont leur temps, dit le Sage0. Il y a un temps de chercher et un temps de trouver, un temps de semer et un temps de cueillir ; et tout ainsi que celui qui voudrait toujours semer et tourner la terre ne pourrait jamais cueillir, de même celui qui voudrait toujours chercher Dieu par la vie pratique, ne le pourrait jamais trouver, et en jouir en la fruitive. Car la cause même étant mal ordonnée et déréglée, non seulement ne produit pas son effet propre, mais aussi cause un effet contraire : comme de toujours semer non seulement ne produit du fruit, ains cause au contraire stérilité, ainsi est-il de cette recherche de Dieu. Mais de ceci est amplement traité au chapitre v.

Le remède de quoi est de trouver et de posséder Dieu par la perte et anéantissement de soi-même en une simple ressouvenance de lui.

Neuvièmement est ici imperfection de désirer Dieu comme s'il était absent, et ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n'est pas en possession ni fruition. Mais en cette vie essentielle, Dieu se donne en possession et fruition suivant notre portée, et pour ce, ne le doit-on désirer comme absent, mais en jouir comme présent. En ce désir est aussi un acte empêchant la totale annihilation, de quoi est naïvement parlé au cinquième chapitre et est fort utile à voir.

Dixièmement est imperfection (comme dit saint Bonaventure0) de penser en Dieu par pensée imaginaire, pour ce qu'on ne le doit, et pour ce qu'on ne le peut faire. On ne le doit pour ce que c'est un acte qui est contraire à l'annihilation. On ne le peut pour beaucoup de raisons alléguées au second chapitre qui sont profitables à voir : comme pour ce que Dieu est du tout surnaturel, mais la pensée est chose naturelle ; Dieu est plus grand et par-dessus nous, mais notre pensée est moindre et dessous nous, etc. Il faut donc le contempler, et non pas penser en lui imaginairement.

Onzièmement, c'est imperfection de jeter un regard en Dieu autre que la simple ressouvenance de lui comme s'il était ailleurs et non dans l'âme, et l'âme aussi en lui, ainsi que le poisson dans la mer, et l'oiseau dans l'air, au respect duquel le regard de l'âme doit être comme le patient, demeurant en son rien, c'est-à-dire que ce regard de l'âme doit être tiré hors d'elle par cette divine beauté, et non envoyé de l'âme. Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane ou transparent comme l'eau, la terre et le cristal, attire une réciproque splendeur vers lui, ainsi Dieu qui jette les rayons de son regard sur l'âme, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l'eau et du cristal ne vient pas d'eux seulement ni de leur vertu, mais principalement du soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas principalement de l'âme, ni par quelque acte sien, ains [mais] de Dieu. Et comme cette splendeur n'est pas splendeur de l'eau, ains du soleil, laquelle pénétrante et clarifiante l'eau retourne vers le soleil, ainsi la lumière de ce regard n'est de l'âme, ains de Dieu et, étant Esprit, vie et clarté, pénètre et clarifie l'âme, et ainsi s'en retourne à Dieu, et quant et quant tire l'âme avec lui, laquelle ainsi est faite une même chose avec Dieu, ce qui est selon son dire : La parole qui sort de ma bouche ne retournera pas vide, ains fera tout ce que je voudrai et prospérera ès choses pour lesquelles je l'ai envoyée0.

Car tout ainsi qu'au regard corporel, les choses envoient leurs formes ou espèces sensibles à l'œil0, et puis s'en retournant, la vue ou puissance visible, qui ainsi en a été touchée, court et s'en retourne avec elles, c'est-à-dire adhérente et s'unissante à elles, concourt avec elles, jusques aux choses d'où elles venaient et qui les envoyaient — et ainsi est causée la vision d'icelles choses —, de même est-il de la vision spirituelle, où Dieu envoie des lumières déiformes, et son Esprit à l'âme, et s'en retournant à Dieu, l'âme qui en a été doucement touchée, s'unissant avec elles, concourt avec icelles.

Finalement, est imperfection de trop observer ces mêmes ou semblables imperfections, car par ainsi l'âme s'occupe trop et se rend par trop active. Donc il ne les faut pas rechercher, sinon très subtilement, à savoir par une œillade qui passe vite comme un éclair.

Or ne faut-il pas penser que tant de points apportent quelque multiplicité en cet exercice. La raison est que, bien qu'il y ait beaucoup d'imperfections, toutefois elles se remédient par un seul point et perfection. Car comme toutes proviennent d'une cause, à savoir l'être, ainsi sont-elles remédiées par une et unique cause contraire, à savoir le non-être, car comme toute imperfection s'élève quand l'homme est quelque chose, ainsi toute perfection naît quand il est anéanti, car alors Dieu seul vit et règne.

Lesquelles fautes, si à quelqu'un elles ne semblent pas telles, c'est pour leur très grande subtilité ; s'il pense qu'elles soient petites, c'est pour ce que le grand dommage qu'elles apportent est très secret ; si finalement elles lui semblent plutôt perfections, c'est pour ne considérer de quel exercice on parle, à savoir de la contemplation en la vie superéminente. Laquelle comme elle est sublime, les règles doivent répondre à sa sublimité, qui est telle que saint Bonaventure dit que « les opérations intellectuelles et images doivent être ici réputées macules0 et causes de bronchement0. » Et pour ce, les règles de la vie active ou illuminative, ou de la méditation en icelles, ne lui sont pas propres pour être trop basses, tout ainsi que ces règles-ci ne sont pas propres pour icelles, pour être trop hautes, car comme les règles de grammaire ne peuvent pas servir à la philosophie, ainsi les préceptes de la vie active, ou illuminative, ne conviennent pas à la vie et contemplation superéminente.

xi. De deux sortes d'annihilation : la différence de l'une et de l'autre, et comme elles servent aux deux amours

D'autant que ce dernier chapitre a enseigné cette annihilation seulement par le total anéantissement et par l'assoupissement de tout acte, évanouissement d'images, cessation de toute opération, et repos de tout mouvement, et que toutefois il est besoin quelquefois d'user de tels actes et opérations, admettre telles images et avoir tels mouvements, comme en la rénovation d'opération en l'oraison, aux études, en la prédication, en la pratique de la Passion, etc., il est nécessaire de montrer aussi l'annihilation et sa pratique touchant tels actes. Car combien que, par le huitième chapitre, il soit montré que tant ces actes que toutes autres choses, ne sont rien, et bien qu'on y apprenne la science de leur rien et annihilation, toutefois non pas par la pratique, dont l'un de ces points est autant nécessaire que l'autre en cet endroit comme dessus est dit, à celle fin de ne pouvoir jamais voir autre que Dieu seul, qui est la fin de cette annihilation.

Donc pour pratiquer ceci, premièrement j'avertis le lecteur qu'il a ici à élever son esprit pour opérer plus spirituellement, et plus je ne dis [pas] éloigné, mais contraire au sens qu'il n'a encore fait. Pour ce que là ou ci-dessus, il a simplement annihilé toutes choses, il le faut faire ici doublement. Car là où dessus il les a annihilées, quand elles sont évanouies, il le faut faire ici quand même elles demeurent. […]

Pour quoi faire, et pour éclaircir et élucider cette annihilation, est ici nécessaire d'en faire une distinction, la divisant en passive et active.

L'annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies ; et l'appelons passive pour ce qu’elle pâtit cette annihilation, et de celle-ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.

L'annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont [pas] ainsi passivement annihilées, mais bien activement, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l’entendement, par laquelle on découvre et sait assurément qu'elles ne sont rien, et [qu’on] s'appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.

L'une est quand il n'y reste aucune image et sentiment des créatures ; l'autre est quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu'elles ne sont rien. L'une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigé0 à rien, comme est écrit : Je suis réduit à rien0. L'autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimentale selon le sens, mais bien selon l'intellect.

De ces deux annihilations, l'active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et pour sa continuation. Pour sa force, d'autant qu'elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l'actuel trait de cette volonté, ou Essence divine, mais aussi, quand la personne est en stérilité, elle les annihile tout autant quand elles demeurent, que quand elles ne demeurent pas et s'évanouissent, ce qui est un point qui doit être bien remarqué. Car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui annihile, à savoir son esprit et sa connaissance, avec toute son opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sentiment demeure, ains Dieu seul. Pour sa force aussi, d'autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n'est suffisante pour empêcher cette annihilation, ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu'elle annihile les choses non seulement quand l'âme est élevée par-dessus elles, mais quand elle est même parmi elles, les regardant non autrement que si elle ne les regardait point.

D'où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihilation active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l'annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l'actuel trait de Dieu.

Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais il y a peu qui connaissent, et moins qui s'exercent en l'active ; faute de quoi, incontinent qu'ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l'étude, etc., ils sont déboutés, abattus, distraits et vivent ainsi toujours en pauvreté et pénurie d'Esprit. […]

Ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir fruitive et pratique, qui comprennent toute la vie spirituelle. Au fruitif sert la passive, et au pratique l'active. Car comme ainsi soit que ces deux amours ne sont jamais parfaits jusques à tant que, par l'amour pratique, on puisse jouir de Dieu tout ainsi qu'au fruitif, il faut nécessairement que cette annihilation active entrevienne pour anéantir les actes de cet amour pratique, qui autrement seraient autant d'obstacles de telle fruition, et autant d'entre-deux entre Dieu et l'âme.

Donc, comme l'annihilation passive anéantit toutes choses, ôtant tout sentiment d'icelles, les transportant ainsi en l'amour fruitif, de même l'annihilation active les anéantit non moins quand elles demeurent (bien que non selon le sens) et ainsi les transporte au même amour fruitif ; tellement que l'amour qui, sans cette annihilation active, serait seulement pratique, par icelle est fait fruitif ; de sorte que, par cette annihilation active, on jouit continuellement de Dieu, soit qu'on opère ou produise des actes, ou non ; mais comme cette annihilation active n'est pas sensible, mais seulement spirituelle et supernaturelle, ainsi la fruition à laquelle elle nous transporte, n'est pas sensible, ains purement spirituelle et supernaturelle.

xii. Que la perfection de l'annihilation active consiste à s'égaler à la passive, et sa pratique en lumière et ressouvenance

La perfection de cette annihilation active consiste à s'égaler à la passive en l'évanouissement des choses, et annihilation passive selon l'esprit, non selon le sens ; et ce toujours, c'est-à-dire qu'alors elle est très parfaite quand elle annihile aussi vraiment les choses que les sens comprennent, comme si ils ne les sentaient pas, et donne autant d'assurance et repos à l'esprit et union avec Dieu parmi elles, comme parmi celles qui sont totalement absorbées et annihilées. Car par ainsi quand on voit, on ne voit pas ; quand on ouït, on n'ouït pas ; quand on a des formes et images par méditation ou ratiocination, on ne les a pas, vivant ainsi en une perpétuelle mort, et mourant ainsi en une éternelle vie, et ensevelis au triomphe de la victoire, comme ce vaillant capitaine Eléazar qui était enseveli en la gloire de sa victoire quand, oppressé dessous la bête qu'il avait tuée, il y acheva ses jours0. Car cette bête est tout le monde sensible, lequel tuant et annihilant, on se tue et s'anéantit quant et quant soi-même, et ainsi on est comme enseveli sous icelui : et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu0.

[…] Le sommaire de la pratique de cette annihilation consiste en deux choses, à savoir en lumière et en ressouvenance. La lumière est généralement pour toujours. La souvenance est pour nous relever, quand nous l'avons quelquefois oubliée et sommes distraits.

Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l'expérience, et n'est [pas] sujette aux sens, n’y [ni] n'a aucune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence, « en la plus haute partie de l'âme », et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.

Je dis qu'elle est « pure » pour exclure l'aide des sens, tellement qu'en vain cherche-t-on l'appui ou assurance d'iceux, auxquels il faut totalement renoncer, premièrement pour ce qu'on ne peut avoir toujours l'aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours ; secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n'est [pas] assurée, ains incertaine et flottante, mais cette foi doit être stable. Et non seulement il faut totalement renoncer aux sens, mais aussi totalement les anéantir, pour ce que les sens sont faux et mensongers, nous faisant accroire que les choses sont ; mais au contraire cette foi est vraie, et les anéantit. Les sens sont ténébreux, nous faisant vivre en eux, mais au contraire cette foi est lumineuse, nous faisant vivre en Esprit.

Secondement, je l'appelle « simple » pour exclure toute multiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi, premièrement pour ce qu'elle la rend humaine, mais elle doit être divine ; secondement, pour ce qu'elle la fait produire des actes, et par conséquent cause l'être, non l'annihilation. Troisièmement, elle cause des entre-deux et images entre Dieu et l'âme.

En outre, je dis « habituelle » [là] où il y a un grand point ou concept, et bien à remarquer, à savoir qu'elle doit être continuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de Tout, ce que, bien qu'il semble difficile, ce néanmoins il se peut faire comme il paraît par deux raisons : l'une est que, tout ainsi que l’ange qui est en terre est toutefois au ciel pour l'habitude qu'il a à sa place au ciel, ainsi cette lumière et foi, bien que quelquefois elle ne voie actuellement ce rien et ce Tout, ce néanmoins elle les voit en quelque manière par cette habitude qu'elle a de les voir. Et tout ainsi comme l'ange, en un clin d'œil, monte au ciel, ainsi cette lumière et foi, en un clin d'œil, revient à l'actuelle contemplation de Dieu0 et de ce rien ; et, comme l'ange depuis qu'il est ainsi monté en sa place, il y est comme dès le commencement (et par ainsi est vérité ce qu'en dit Notre Seigneur, que les anges voient toujours la face du Père céleste0), ainsi cette lumière, dès qu'elle voit actuellement ce mystère, elle le voit comme dès le commencement et aucunement sans en avoir été distraite. La deuxième raison est que tout ainsi comme la charité, qui est propre à la volonté, opère et aime quand même elle ne le fait pas actuellement, mais virtuellement, ainsi cette lumière et foi, qui est propre à l'entendement, opère et voit ce mystère, quand même elle semble l'oublier et en être distraite.

Quatrièmement, je dis « aidée de la raison », à savoir du premier point susdit appelé connaissance, qui est fondée sur la raison, philosophie, docteurs, Écriture et exemples, comme est montré au chapitre viii. Toutes lesquelles preuves se réfèrent à ce mot de raison, dont cette foi s'aide ; à quoi n'est [pas] contraire ce que dessus est dit, que cette foi exclut toute ratiocination, car là j'entends du deuxième point, à savoir de la pratique de l'annihilation, qui doit être vide de toute telle multiplicité de discours, mais ici j'entends du premier point, à savoir de la connaissance, qui s'aide de cette raison et ratiocination.

Cinquièmement, je dis « confirmée par l'expérience », à savoir quand l'âme tirée et abîmée en Dieu se voit en ce gouffre être réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu'il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation, et par cette lumière de s'y enfoncer.

Sixièmement, je dis « qu'elle n'est sujette aux sens », etc. La raison est que tout ainsi que l'entendement n'est organisé ou attaché à aucun organe, ainsi n'est cette lumière, qui appartient à cet intellect, et par conséquent n'est sujette aux sens, puisque nulle puissance ne peut sentir sans son propre organe.

Septièmement, je dis que « cette foi et lumière est contraire aux sens » pour ce que même ils combattent diamétralement, l'un niant ce que l'autre affirme, les sens disant que telle ou telle chose est, et au contraire cette foi disant qu'elle n'est pas au prix et en présence de Dieu.

Huitièmement, je dis qu'elle réside en la plus haute partie de l'âme, pour être la place éloignée du sens, et la plus proche de Dieu, et toute la fin, comble et hauteur de l'âme.

Neuvièmement, je dis « qu'elle contemple Dieu sans aucun entre-deux » pour n'être empêchée, ains totalement affranchie et délivrée des sens et de toutes choses sensibles.

Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration ou un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l'âme, et qui plus soudain et plus vite qu'un éclair la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir absorbée en ce Tout, et comme entre les bras de son Époux ; et ainsi, par cette ressouvenance, l'âme se relève quand elle semble distraite quant à son actuelle vue et ressouvenance de Dieu.

Et notez premièrement que je l'appelle « ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l'une est pour ce que l'introversion importe acte, dont cette ressouvenance n'en a quasi rien pour sa grande pureté, nudité et simplicité. L'autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extroversion et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu'elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.

Secondement, je l'appelle « ressouvenance» pour ce qu'elle n'est pas tant l'acte de l'âme comme l'opération de Dieu en elle, et ne vient pas tant d'elle-même que de lui.

Troisièmement, pour ce qu'elle ne change pas l'état de l'âme en la faisant approcher de cette Essence ni cette Essence d'elle, ains seulement la fait voir où, en quel degré et état elle est, à savoir en ce Tout, présupposé qu'elle est en cette pratique faisant fidèlement son devoir.

Quatrièmement, pour ce qu'elle est vite et plus tôt faite qu'en acte.

Cinquièmement, pour ce que l'âme y est plus tôt qu'elle ne peut penser, et même avant qu'y penser, comme est dit pour l'habituation de sa foi et lumière.

xiii. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active

La pratique de cette annihilation, ou anéantissement, se verra encore plus clairement par ses imperfections et empêchements, desquels nous allons parler.

Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou le bien de le croire à demi, ou bien de le croire d'une croyance négligente et comme endormie.

Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c'est-à-dire s'amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne [pas] s'éveiller à contempler et continuellement embrasser cette beauté et céleste gloire de l'Époux, lequel non seulement on reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.

Troisièmement, de croire aux sens et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les écouter aucunement, vu qu'ils sont mensongers, que la mort entre par eux, qu'ils sont les fenêtres d'icelle, que la vie ne peut entrer par eux, que cette vie est par-dessus eux, finalement vu qu'ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, ains amortis et anéantis.

Quatrièmement, de fuir quelque œuvre0 nécessaire intérieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l'erreur et ténèbres de telle personne, et l'imperfection de son annihilation, qui pense que tel œuvre soit de soi quelque chose, vu qu'il n'est rien ; et à celui vraiment qui ainsi l'estime, il est quelque chose, et pourtant à craindre, mais si son anéantissement était si parfait, il ne serait rien, et par ainsi point à craindre. Voire, celui qui ainsi craint la chose en reçoit double dommage et doubles ténèbres, à savoir de la chose qui lui est tournée en ténèbres et de la crainte qui, par son émotion, lui cause obscurité. Là où ceux s'abusent qui, quand ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s'excusent sous prétexte de s'adonner à l'Esprit, fuyant ainsi ce qu'ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle œuvre, et causant un triple obstacle et ténèbres : premièrement l'œuvre, secondement la crainte d'icelle, troisièmement leur propre volonté et inobédience.

Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc., en pensant que quand tel œuvre sera achevé, je me retirerai en Dieu0. Car en ceci se trouvent deux imperfections : l'une que déjà l'on n'est pas uni ni annihilé en tel œuvre, l'autre que l'on pense même qu'on ne le peut être durant icelui. Toutes deux sont erreurs et contre cette annihilation, qui, étant pratiquée, ôte toutes choses d'une même façon, et continuellement cause une parfaite union. Il y a aussi la sensualité, qui très secrètement demande être consolée par l'union sensible, ce qu'elle voit ne pouvoir être durant tel œuvre.

Sixièmement est une très secrète imperfection de s'introvertir, comme d'un lieu extérieur à un intérieur et comme si Dieu n'était pas présent, ou qu'il fût plus en un lieu qu'en un autre : ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par la présence de Dieu en tout lieu, et par le total absorbissement de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire. Elle est aussi imperfection, pour ce qu'elle use d'un ordre renversé, à savoir en s'enfuyant de ce qu'elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l'âme s'introvertit, elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images s'impriment en elle. Davantage elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui, au lieu qu'il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence devrait faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses que leur présence fait évanouir Dieu.

En outre, telle sorte d'introversion est quelque sensibilité ; et même ne se contente-t-on pas et ne croit-on que l'on soit bien introverti, qu'on n'en ait eu quelque goût pour s'assurer.

Finalement cette introversion est tellement imparfaite que c'est toujours à recommencer ; car en s'enfuyant ainsi des choses, incontinent qu'on est à faire quelque œuvre, on est derechef parmi elles, et ainsi toujours distrait, et par ainsi toujours à recommencer. Je dis donc qu'il ne faut pas s'introvertir, pour ce qu'il ne faut jamais être extroverti, vivant continuellement avec toute constance en cet abîme de l'Être de Dieu et en la nihilaité de toutes choses. Hors lesquelles si on se trouve, il y faut retourner par l'annihilation, non par l'introversion.

Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c'est-à-dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n'est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n'a pas telle lumière, ni moins quand on n'a pas telle particulière lumière, que quand on l'a, dont il arrive que quand, par quelque grande attraction, on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu'il est tout, pour ce qu'on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu'on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, on pense tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand et plus parfait en un temps qu'en un autre. La raison est pour ce qu'ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l'appréhension des sens.

Huitièmement, est une imperfection de prendre la susdite souvenance comme acte ou mouvement propre seulement, pour ce qu'ainsi elle n’empêcherait aucunement la vraie contemplation, mais la faut prendre principalement comme une opération et mouvement de Dieu ; et si peu qu'il y a du nôtre, il le faut anéantir par l'annihilation active, à celle fin que jamais rien n'entrevienne entre Dieu et l'âme.

Neuvièmement, est une imperfection de ne [pas] se contenter de cette très simple ressouvenance ; et la raison est pour ce que tout ce qu'on fait après en scrutinant, désirant et s'introvertissant tend à la multiplication et être, non à la simplification et non-être ; en quoi on s'abuse beaucoup puisque toujours on va cherchant davantage, tantôt en cherchant les choses que déjà on devrait savoir être rien, tantôt en cherchant Dieu, que déjà on devrait croire être plus près de nous, et plus nous que nous-mêmes. Et d'autant plus qu'ainsi l'on cherche et opère, d'autant moins on trouve pour la grande multiplicité et mouvement de l'âme : et au contraire d'autant moins qu'on y cherche et opère en se contentant de cette nue et simple ressouvenance, d'autant plus on verra Dieu, pour la simplicité et sérénité de l'âme.

Finalement est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, et toutefois est chose ordinaire à beaucoup qui l'interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émotion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu'ils marchent selon le sens et non selon la nue foi : ils ne peuvent, dis-je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature.

Le remède de toutes ces imperfections est manifeste, à savoir de demeurer continuellement en cette annihilation, lumière et ressouvenance, selon qu'il est déclaré au chapitre précédent.

Or le résultat0 et conclusion de ces deux annihilations est que, par la passive, l'âme demeure dépouillée de toutes images, en une grande dénudation et repos d'esprit et d'actes, élevée et portée de toutes ses forces en Dieu ; et en l'active, qu'elle demeure pareillement fichée en lui parmi ces dits actes et images, bien que non pas selon le sens : l'une et l'autre desquelles annihilations se doit pratiquer par la simple ressouvenance expliquée au douzième chapitre. Et l'âme ne manquera jamais d'entrer heureusement en Dieu (présupposé sa bonté ordinaire) qui se garde de ces imperfections contre ces deux annihilations, comme aussi au contraire elle n'y peut jamais arriver avec icelles.

Et sans doute il y a une infinité de personnes qui demeurent longues années à la porte sans y entrer, à faute de les discerner et corriger ; et ai connu moi-même quelques-uns qui, après les avoir lus ici en cette Règle, les ont reconnues en eux-mêmes, et confessé le grand dommage qu'ils en avaient reçu. Et pour ce, qui veut entrer en la vie contemplative et parfaite, qu'il ne les méprise pas, ni les juge petites ni superfluement observées. Car elles ne peuvent pas être petites, [elles] qui empêchent un si grand bien. Vrai est que le trait du Saint-Esprit peut être si fort quelquefois qu'il attire l'âme en Dieu sans qu'elle ait particulièrement observé chacune de ces imperfections. Mais cette grâce n'est pas ordinaire, et ne doit-on pas s'y attendre et négliger de s'y disposer le mieux qu'on peut.

Ici aussi est à noter que, comme en la volonté intérieure, il ne faut plus retourner à l'extérieure, ains faire toutes ses œuvres en la volonté intérieure, ainsi étant arrivé à cette superéminente, il ne faut retourner ni à l'une ni à l'autre, ains continuellement vivre en icelle, y rapportant toutes ses œuvres, les faisant et spiritualisant, voire et les consommant (comme est montré) en icelle, par le moyen de cette annihilation.

Mais notez bien que nous n'entendons point, quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure, qu'il faille mépriser ni laisser les œuvres extérieures (car même avons averti de cette tromperie), mais entendons que, par les moyens susdits, on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait.

xiv. Qu'il ne faut pratiquer ces deux annihilations l'une au temps et lieu de l'autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l'une et de l'autre. De trois sortes d'opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs différences et marques pour les connaître.

Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l'une au temps et lieu de l'autre. Or pour savoir le lieu propre de l'une et de l'autre, il faut se souvenir que (comme est touché au chapitre onzième) les deux annihilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l'amour fruitif, c'est-à-dire à la nue contemplation, union et fruition de Dieu ; l'active à l'amour pratique, c'est-à-dire à l'extroversion vigoureuse et fidèle opération soit corporelle ou spirituelle.

Tellement que le propre lieu de l'annihilation passive est quand il est question de l'amour fruitif, pour ce qu'elle réduit à rien tout mouvement et toutes opérations, et fait évanouir toutes formes et images, faisant ainsi jouir de Dieu.

Le propre lieu de l'annihilation active est quand il est question de l'amour pratique ; car par icelle comme par une transcendance d'esprit (comme est montré) sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l'esprit. Tellement que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant sans laisser son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l'amour pratique l'amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l'opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection0. Voilà les propres lieux de ces deux annihilations.

Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l'annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques-uns) quand il faudrait fidèlement opérer par amour pratique, et se servant de l'annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisiveté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d'opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu.

Or pour réconcilier ces deux extrémités, et obvier à ces deux fautes, il convient déclarer le propre temps de ces deux annihilations après avoir montré leur propre lieu. Car bien que déjà nous ayons vu que le lieu propre de la passive est en l'amour fruitif, et de l'active en l'amour pratique, toutefois cela ne démontre pas le temps quand telle annihilation passive et son amour fruitif doivent avoir leur lieu, et quand l'active avec son amour pratique, à faute de laquelle connaissance on tombe aux susdits inconvénients de fausse oisiveté et dommageable activité, et pour ce [il] le faut ici déclarer.

Donc l'amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure, et intime : extérieure au regard des œuvres corporelles, intérieure en discours et études, intime en la rénovation d'opération en la contemplation. Touchant l'opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l'obédience, l'obligation, charité ou discrétion les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure en la première partie ; et si, suivant cette règle, elles ne sont pas nécessaires, il ne faut [pas] sortir de l'amour fruitif pour les faire. Car bien que l'annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois [il] ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car « qui aime le danger périra en icelui », et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues puisse pratiquer cette annihilation active : la raison est qu'il ne peut avoir cette ressouvenance, d'autant que l'affection ou passion qui l'émeut à ainsi opérer ou parler superfluement, étant contre la susdite règle, lui ôte telle ressouvenance et se donne ainsi des fausses libertés, et même se trompe d'autant plus dangereusement qu'il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation.

Mais si au contraire on ne veut faire telles œuvres suivant la susdite règle, c'est une paresseuse oisiveté, d'autant plus dangereuse qu'elle est masquée du voile de contemplation, ou de s'adonner à l'Esprit.

Touchant l'opération intérieure comme est l'étude, ratiocination, etc., il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l'on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans passion, affection ou négligence ; et si l'on n'y donne ordre, une grande immortification et dérèglement s'en engendrent et s'élèvent en notre cœur, s'y nourrissent et s'accroissent d'autant plus que moins on les découvre pour telles, sous prétexte de perfection ou annihilation ; d'où ensuit une fausse et pernicieuse liberté d'esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours. Et ainsi est faite ouverture à toute passion comme orgueil, estime de soi-même, ambition, soupçon, jugement et mépris du prochain, vaine joie, tristesse, crainte, ire, courroux, envie, et tout malheur, comme ayant perdu la syndérèse [le remords] de conscience : c'est pourquoi on doit prendre bien garde à cette liberté pernicieuse. Mais si on trouve que suivant ladite règle, la volonté de Dieu soit qu'ainsi on discoure, étudie, etc., [si] on le refuse, c'est une paresseuse pusillanimité, encore que palliée du manteau de piété et prétexte de s'adonner à l'Esprit.

Touchant l'opération intime, comme la rénovation d'opération en la contemplation, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin ou vigueur et vivacité d'esprit, ou à cause de tépidité [tiédeur] ou endormissement de nature, l'âme s'abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l'attraction ou inaction de l'Époux, ou par une vigueur et vivacité d'esprit, ou même par adhésion et simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l'amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l'annihilation active et amour pratique par actes, car c'est là0 où l'âme s'élève, se dilate, s'illumine, et s'unit à Dieu. C'est là où elle reçoit les chastes embrassements, les douces caresses et les divins baisers de son Époux ; c'est là où elle se voit avancée, annoblie et honorée avec les anges en la table céleste ; c'est là où elle expérimente en partie les fruits de sa mortification, les richesses de sa pénitence et la consolation de toutes ses abnégations et violences qu'elle s'est fait[es] à elle-même pour gagner le Royaume qui souffre force et qui est ravi par ceux qui se font violence. Il ne faut pas, dis-je, sortir de cette annihilation passive, et de cet amour fruitif qui en dépend, encore qu'on n'ait pas ces consolations, et que cet amour fruitif soit si nu et insensible que l'on n'ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature, présupposé qu'on fasse son devoir par une simple ressouvenance.

Et c'est ici la vraie et bonne oisiveté, où est l'épreuve de la fidélité, et où l'âme est constituée en la vraie pauvreté, et patience d'esprit, et parfaite résignation ; c'est ici où est le dernier épuisement de tout ce qui est d'humain dans l'âme ; c'est ici où est la totale mort et la pleine victoire et où l'on rend l'esprit à Dieu, et finalement où l'homme est rendu divin ; d'autant que, par telle constance et mort, Dieu vit et règne en l'âme, y opérant toutes ses œuvres.

Par cette oisiveté et cessation d'opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d'esprit, où l'âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans multiplicité d'actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigilance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seulement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les passions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l'amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l'audace réprimée, l'ire apaisée, et en somme tout dérèglement de l'âme y est réformé, et si la moindre passion, affection ou dérèglement y est, il n'y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive pendant qu'ils y demeureront.

Touchant les vertus, quelle humilité est-ce d'ainsi s'anéantir, quelle patience d'ainsi attendre, quelle constance d'ainsi persévérer, quelle longanimité d'ainsi profondément souhaiter, et quelle pureté de cœur de se simplifier ainsi ? Et finalement, quelle foi est si vive, quelle espérance si ferme, quelle charité si ardente, que celle qui se trouve en cette annihilation, ou oisiveté, bien que toutes ces vertus, comme absorbées en la divinité, s'y pratiquent essentiellement comme en leur source et fontaine plutôt qu'actuellement, selon qu'en dit quelque contemplatif et grand docteur Harphius.

Ceux donc font mal, lesquels, quand ils n'ont quelque union perceptible et expérimentale, se reculent de cette annihilation, mort et expiration, retournant et rentrant en eux-mêmes, en reprenant leurs propres actes sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d'esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination suréminente et céleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expiration et mort, se trouve cette vraie et éminente connaissance et pure contemplation de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit et rentrant ainsi en eux-mêmes, ils s'éloignent de toute connaissance pure, vraie et céleste, et de toute union et transformation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme ; ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations humaines peuvent produire cette transformation et union divine, ains la seule annihilation. Mais ces personnes pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se laisser tromper d'un prétexte de vertu, disant qu'il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation, et qu'il ne faut être oiseux ; bien qu'en vérité on opère ainsi d'autant plus que plus on est oiseux ; et d'autant moins que moins on est oiseux, quoiqu'il ne le semble à ceux qui ne l'ont [pas] expérimenté, et d'autant que cette façon d'opérer est toute spirituelle et divine, et éloignée du sens et de l'opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédiatement unir l'âme à Dieu.

Mais ces personnes prétendent [que], si elles regardaient bien le fond de leur âme, elles trouveraient que c'est l'amour-propre, infidélité, pusillanimité, propre recherche et impatience d'esprit qui les font ainsi sortir de cette annihilation, bien que la nature se couvre du prétexte de vertu, et s'en trouve quelques-uns lesquels, par cette tromperie, ont demeuré longues années comme à la porte de perfection, sans jamais entrer, d'autant qu'au lieu d'entrer en Dieu par cessation de leur propre opération et par l'annihilation d'eux-mêmes, ils sont rentrés en leur terre et en leur nature par une rénovation de leurs propres actes et opérations humaines, mais étant avertis de ce point, ils sont facilement entrés par cette porte.

Mais bien que plusieurs personnes spirituelles donnent dans cette extrémité d'activité, il y en a toutefois d'autres qui sont en l'autre extrémité d'oisiveté, prenant l'extrémité pour le moyen, et la fausse et mauvaise oisiveté pour la bonne, et pour ce, il semble ici nécessaire d'en parler, et de la différence de l'une et de l'autre.

Donc l'oisiveté fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n'opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour-propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l'homme. L'une est détournée de Dieu et réflexe sur soi ; l'autre est détournée de soi, et réflexe et dressée en Dieu. L'une désire consolation et soulas, l'autre uniquement Dieu. L'une est la mort ou annihilation imaginaire, l'autre réelle et de fait. Et ainsi l'une est fort prompte à rentrer au vieil homme et en son propre vouloir, l'autre se méprise tout à fait. De l'une, on fait la fin et but pour reposer en icelle, de l'autre on fait le moyen pour par icelle reposer en Dieu. L'une fait l'âme stupide, ténébreuse et ignorante de vertu, l'autre fait le contraire. L'une élargit et rend grossière et endormie la conscience, et la fait insensible de ses fautes et imperfections ; l'autre la rend délicate, découvrant et sentant ses moindres dérèglements. L'une rend la personne impatiente et triste quand il en faut sortir pour faire les œuvres d'obédience et charité, l'autre la fait être résignée et joyeuse. L'une est immortifiée, et cache plutôt ses imperfections qu'elle ne les mortifie (comme se voit en la vie de celui qui pratique de telles oisivetés) ; l'autre est mortifiée, arrachant par la racine et du fond du cœur ses imperfections. Finalement l'une enorgueillit et fait avoir bonne estime de soi, l'autre humilie et fait qu'on se méprise.

Pour conclure, l'une est sans adhésion aucune et ressouvenance de Dieu, et s'arrêtant finalement en ce repos, se délibère de ne produire jamais aucun acte interne, encore qu'on se voit abattu et en la pure nature ; l'autre a toujours au moins quelque petite adhésion ou ressouvenance de Dieu, encore que bien spirituelle, et a ce jugement et délibération de se relever par opération si d'aventure on se voit déchu et tombé en la pure nature par un assoupissement des puissances et endormissement des fonctions de l'âme.

Voilà les différences de ces deux oisivetés, et marques pour connaître l'une d'avec l'autre. Et surtout la dernière est propre à cet effet, qui est une différence et marque fort claire et manifeste, et peut servir pour toutes les autres. Notez ici toutefois que, pour quelque peu d'oubliance de Dieu en ce repos, qui souvent par fragilité arrive, il ne faut pas s’en décourager et rejeter le tout comme fausse oisiveté, mais seulement pour le temps qu'on a ainsi oublié Dieu, et non pour le reste ; même [il] n'y a aucune fausse oisiveté du tout, ains seulement fragilité, attendu que pour être cette oisiveté, il faut qu'elle soit volontaire, et jugée et admise pour bonne. Et pour ce, il faut chasser par vigilance telle involontaire oisiveté ou assoupissement, et non pas s'en décourager comme tombé en cette fausse oisiveté.

Voilà donc les trois sortes d'opérations, ou trois sortes d'amour pratique, extérieure, intérieure et intime, et comme chacun a ses deux extrémités et son moyen : à savoir le trop tôt opérer, qui est la fausse liberté ; le trop tard opérer, qui est la fausse oisiveté, et l'opérer au dû temps, qui est la sainte activité, étant pratiquée toujours par son active annihilation comme dessus. Et quand il n'est [pas] le temps de sortir à telle activité par l'annihilation active et amour pratique, il faut perpétuellement demeurer en l'union et amour fruitif par l'annihilation passive.

Par ainsi donc se voit ici le propre temps de ces deux annihilations, comme ci-dessus avons montré le propre lieu.

xv. La manière d'opérer par les trois sortes d'opérations, extérieure, intérieure et intime ; où est montrée la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente et la pratique des deux premières volontés à la troisième.

Ayant trouvé le lieu et temps, où et quand il faut opérer, il faut montrer la manière, comment il faut ici opérer ; et ayant reconnu trois sortes d'opérations ou d'amours pratiques avec leur propre lieu et temps, il faut ici trouver la façon et manière d'opérer de chacune.

Et premièrement, touchant l'opération extérieure et intérieure, lesquelles bien que leur lieu et temps soit, de même en cette volonté essentielle qu'en la volonté extérieure, suivant la règle des choses commandées, défendues et indifférentes, soit corporelles, soit spirituelles (laquelle règle, il ne faut jamais laisser sous aucun prétexte de perfection), nonobstant la manière d'opérer en est autant éloignée que cette vie et volonté superéminente est plus sublime qu'icelle extérieure et active ; d'autant qu'étant en cette troisième et superéminente, il faut faire en icelle les opérations de la première, sans toutefois descendre ou retourner en arrière à icelle volonté première.

Donc, quand il est question de l'amour pratique et opération extérieure, comme les œuvres et exercices corporels, ou de l'amour et opération intérieure comme la vertu, l'étude, la résistance au péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l'objet de la volonté extérieure et pour ce que Dieu le veut, mais avec l'objet de la volonté essentielle, à savoir l'Essence divine, ou pour ce que Dieu est, ou à ce que Dieu soit, comme connaissant vraiment qu'ainsi faisant, on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en l'âme, et qu'en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, on ne jouira pas de Dieu ni contemplera cette Essence. Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieur, ou qu'on embrasse quelque vertu ou résiste à quelque vice et passion, il le faut faire non pas en dressant quelque intention, mais en connaissant très assurément, très simplement et très purement qu'ainsi Dieu sera ; mais en faisant le contraire, l'homme même sera, et Dieu ne sera pas, quant à lui ni pour lui, et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu'il a pu ; d'autant que par son péché ou propre volonté anticipant sur Dieu, il s'est levé soi-même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi-même, de son péché et de sa passion.

Et notez que je ne dis [pas] qu'en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c'est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps ; mais je dis simplement que Dieu sera : la raison est que ce mot Essence ou Dieu abstrahit ab hic et nunc0. Tellement qu'il ne sera pas en un tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l'âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement hors d'elle en cet Être et avec lui, et, comme si toutes choses étaient fondues en icelui, semble n'être plus sur la terre. Aussi je ne dis [pas] que l'âme contemplera Dieu alors, mais simplement qu'elle le contemplera, c'est-à-dire non pas comme dès alors, mais en quelque manière comme dès le commencement0.

Davantage, d'autant que toute la vie active, comme la pratique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contemplative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soigner d'être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d'être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l'Être de Dieu et trouvons nous-mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection : voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d'état de ce Tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou perfection, et de fuir quelque vice et imperfection.

Et ne faut ici se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l'annihilation active, pensant en icelle les annihiler ; car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être est l'absence du vrai Être ; de sorte que c'est chose autant possible d'être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que d'être et n'être point, puisqu'en ce même qu'on est passionné ou déréglé, on est, ce qui s'oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation n’est donc qu'en feintise0 et [non] en vérité, et ne sert sinon de couvrir leur péché par excuse0.

Mais ceci s'entend de la passion ou tentation à laquelle on consent. Car pour celles auxquelles par la raison on ne consent point, et qui toutefois par sentiment demeurent en l'âme, il les faut toujours anéantir par l'annihilation active, et ainsi n'y reconnaître autre que ce Tout, comme en la première partie on n'y reconnaissait autre que la volonté de Dieu, selon qu'au septième chapitre il a été montré.

Et notez que si réellement on repousse tous vices et passions par son rien et par l'Être de Dieu, en fin on remportera l'absolue et pleine victoire de la tentation, et sera-t-on si stabilié0, consolé et confirmé en cette pratique qu'on trouvera beaucoup plus de contentement à se mortifier ainsi que jamais on ne sentait à suivre sa propre volonté et affection, pour ce qu’opérant ainsi, toute la peine, contradiction et fâcherie qu'on sentait à renoncer à son vouloir et affection, sont ipso facto, sur le champ et sans aucun délai, changées en joie et consolations, possédant, au lieu de soi-même, non quelque grâce ou vertu, mais Dieu même pour lequel uniquement on a ainsi renoncé à soi-même.

Par ceci donc se voit la manière de l'opération extérieure et intérieure, à savoir qu'elle se doit pratiquer non en la volonté ou suivant la volonté extérieure, mais par et en la volonté essentielle, qui est Dieu même ; non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfection, en spiritualisant les choses corporelles, et réduisant ainsi la vie active en la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à l'essentielle, et ceci en remarquant le lieu ou le temps, quand et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.

Quant à l'opération intérieure, je n'en ferai plus grand discours que ce qui en est touché, tant pour ce qu'elle est pour la plupart comme les effets de la première, qu'aussi pour ce qu'elle est parfaitement contenue en ces deux, comme le moyen en ses deux extrémités.

Or ayant vu la manière de l'amour pratique ou opération extérieure et intérieure, il reste maintenant l'opération intime, laquelle se fait en l'oraison, quand l'âme (comme est dit) se voit du tout abattue et sans ressouvenance de Dieu. Combien cette opération doit être pure, simple, spirituelle et éloignée du sens, son nom et épithète d'intime le démontre assez ; car puisque l'intimité et pureté, ou spiritualité, en cet endroit n'est qu'une même chose, il s'ensuit que comme rien n'est si intérieur que ce qui est intime, aussi que rien n'est si pur ni spirituel.

La raison pourquoi cette opération doit être si simple et pure, est à celle fin qu'elle n'éloigne trop l'âme de l'union et amour fruitif, et ne s'approche trop de la nature, et ne l'abatte par trop en elle-même, ains au contraire elle l'approche et remette immédiatement à l'union, et nous jettes-en l'Essence de Dieu, nous éloignant de nous-mêmes, et nous élevant par- dessus la nature.

Beaucoup de personnes font contre la règle de cette intimité d'opération, les unes toutefois plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s'éloignant par icelles d'autant plus de la vraie union et éminente contemplation qu'ils pensent ainsi s'en approcher ; et vivent d'autant plus en eux-mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son Essence, n'étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure ; et ceux-ci non seulement font contre la pureté et intimité d'opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu'ils opèrent toujours sans donner lieu à l'amour fruitif.

D'autres y a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, ains alors qu'ils se sentent assoupis et abattus. Ceux-ci font aussi contre l'intime pureté d'opération de cette vie, bien qu'ils observent le temps.

Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, ains sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.

Mais la plus pure et intime, et la plus naïve et parfaite opération en cet endroit, est une pure et simple ressouvenance de Dieu, faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l'intime opération, qui remet l'âme immédiatement à l'union et amour fruitif, et qui la jette en l'Essence de Dieu. Car, d'un côté, elle s'oppose à l'oisiveté, endormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l'âme et la faisant attentive à son Tout ; de l'autre côté, elle milite contre la dommageable activité, en tant qu'elle opère non tant par mouvement naturel que par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et une vertu infuse, non tant par l'homme que par ce Tout même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et comme lui disant : Me voici0.

Les imperfections qu'on peut commettre contre cette pure ressouvenance sont mentionnées au treizième chapitre, lesquelles peuvent toutes être comprises en ces deux, à savoir d'y ajouter ou diminuer. Car en diminuer, à savoir d'être moins occupé que par une pure et simple ressouvenance, est tomber en l'une des extrémités d'oisiveté, pour ce qu'on ne saurait être moins occupé et attentif sans être assoupi et oiseux ; d'y ajouter aussi, à savoir par autres actes propres, comme voulant plus s'approcher de Dieu qu'il ne lui semble être par cette ressouvenance et nue foi, est tomber en l'autre extrémité de dommageable activité. Car quiconque fait ainsi s'en éloigne d'autant, comme se voit en celui qui n'est accoutumé d'opérer nuement par-dessus la nature par vraie et nue foi, et lequel ne trouve ici son accoutumé appui de sentiment ; car un tel ne se contentant de cette pure et nue ressouvenance, multiplie ses propres actes, s'éloignant ainsi d'autant plus de cette Essence que plus il la cherche.

Si toutefois, au commencement, pour n'être accoutumé à telle pure opération, on fait davantage que la simple ressouvenance, il faut l’anéantir par l'annihilation active. Et de même, si cette ressouvenance semble à quelques-uns avoir quelque ressemblant d'actes, si aussi au contraire on en fait moins qu'icelle, étant l'âme abattue ou assoupie, il fait qu'elle se relève (comme est dit) par la même simple ressouvenance ; laquelle, bien que je die0 qu'elle se doive prendre ainsi comme œuvre de Dieu plutôt que le nôtre, ce n'est pas à dire que nous ne puissions toujours faire et avoir cette ressouvenance quand nous voulons, vu que cette Essence, ou cette lumière, est toujours de même façon présente, et attend à la porte et heurte0, attendu aussi que cette nue foi par laquelle nous la voyons est toujours dans l'âme habituellement.

Par ainsi donc se voit l'opération intime, de sorte que, comme au chapitre précédent a été montré le propre lieu et temps, où et quand il faut exercer les trois sortes d'opérations en l'amour pratique, ainsi est ici déclarée la manière comment il les faut exercer. Et par ainsi se voit comme les deux premières vies se réduisent et se pratiquent en cette troisième, sans jamais descendre d'icelle. Car comme le philosophe ne doit pas retourner en arrière à l'école et aux règles de grammaire, ains en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spirituelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, ains les doit parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir. Non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu'il les faut faire avec perfection, c'est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quant et quant être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.


Une réformatrice disciple de Canfield : Marie de Beauvilliers (1574-1657)

Nous avons exceptionnellement inclus cette disciple bénédictine parce que son Exercice divin présente très fidèlement et surtout très clairement la doctrine de Benoît de Canfield, son père spirituel capucin, outre l’aide que lui apporta ce dernier lors de la réforme de son couvent.

Née Mlle de Saint-Aignan en 1574, Marie n’a pas tout de suite la vocation religieuse, ce que la mère de Blémur rapporte avec talent0 :

Elle rencontra malheureusement un gentilhomme qui, la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître : il ne manqua pas de lui représenter son portrait peint des plus vives couleurs, et de lui dire qu'une fille de sa qualité, et qui avait autant d'avantage, était sans doute destinée pour un prince. C'était le souffle empoisonné du serpent, qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à [l’abbaye de] Beaumont fort mélancolique, et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation0.

Elle fait cependant profession dans l’ordre bénédictin en 1590. Un songe prémonitoire où un capucin la soutient au bord d’un précipice lui annonce la rencontre avec Benoît. Elle entre à Montmartre le 7 février 1598. Ce monastère déréglé vivait dans le plus grand désordre. Elle entreprend de le réformer au péril de sa vie, car les religieuses résistent très vigoureusement :

Elles lui firent prendre du poison caché dans un remède, dont l’opération fut si prompte qu’au même moment qu’elle l’eut avalé, sa tête devint prodigieusement enflée et son visage si changé qu’elle n’était pas reconnaissable, souffrant de cruelles douleurs. Les médecins connurent aussitôt la cause du mal, qu’ils jugèrent incurable. […]

La protection du Ciel l’ayant délivrée de ce péril, l’on forma un nouveau dessein plus cruel que le premier. […] La nuit du meurtre fut arrêtée et les assassins bien instruits de ce qu’ils devaient faire : c’était une chose ordinaire de voir les amis des religieuses passer une partie de la nuit avec elles. […] [La grâce] toucha le cœur d’un des complices. […]

Elle fut encore empoisonnée quelque temps après par un orge mondé0 qu'une sœur converse lui apporta, dont elle s'aperçut bientôt. [...] Ces périls continuels où elle se trouvait engagée furent cause que ceux qui avaient l'administration de l'abbaye la firent sortir du dortoir commun et la logèrent dans une chambre où il y avait double porte, et commandèrent à deux sœurs converses de probité d'apprêter ce qui serait nécessaire à sa nourriture, avec défense aux autres d'entrer à la cuisine0.

La réforme est tumultueuse et lente, malgré l’appui de Benoît, les visites de François de Sales et de Madame Acarie, l’aide du père Pottier qui sera son confesseur pendant quatre années. Il en sortira « plus de cinquante religieuses de Montmartre, pour aller réformer, établir ou gouverner des maisons de l’Ordre0 ». En 1614 Mme de Beaumont, dont elle était coadjutrice, meurt. Plus tard :

Lorsqu’on lui donna Madame de Guise pour être coadjutrice de Montmartre, elle en eut d’abord une grande appréhension, fondée sur sa qualité de princesse, craignant qu’elle n’eût conservé quelque sentiment de l’élévation de sa naissance0.

Mais Mme de Guise (1629-1682) se révèle être une grande figure spirituelle. Le couvent sera également soutenu par l’apostolat de Monsieur Bertot, le proche disciple de Bernières. Tous ces concours font du monastère de Montmartre un foyer de très grand rayonnement mystique. La réformatrice meurt en 1657.

Outre des Conférences spirituelles, l’opuscule qu’elle compose pour ses religieuses traite de l’Exercice divin, ou Pratique de la conformité à Dieu. Il adapte heureusement l’enseignement de Canfield à la vie des religieuses dans un langage simple :

Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue (4) de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu.

Elle suit la doctrine classique de l’anéantissement0 :

En cet anéantissement il se rend totalement rien devant (36) Dieu, et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu.

Elle affirme sans détour l’union avec Dieu dès cette vie, en une volonté commune, au prix du sacrifice de la volonté propre :

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne peuvent demeurer dans une même âme. […] La volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté, il possède Dieu.

Nous livrons l’essentiel de cet opuscule qui traduit la spiritualité issue de Canfield en termes clairs à tous. Il est dommage qu’il n’ait jamais été réédité0. Contre les excès ascétiques de certaines communautés, il livre un témoignage d’équilibre : le chapitre xiv s’oppose à bien des témoignages d’ascétisme outrancier.

L’Exercice divin présente une règle de vie communautaire orientée vers sa fin divine, sans aucune pratique extraordinaire, prévenant ainsi tout orgueil. Nous sommes loin de la tentation d’imiter la vie mythique des Pères du désert et l’on ne ressent aucunement la tension qui régnait en ou près d’autres lieux réformés, dont autour de Port-Royal-des-Champs.

Cette « façon de vivre », plutôt que règle de vie, dans sa simplicité voire sa pauvreté d’expression, est rendue accessible en son fonds à toutes les sœurs de la communauté ; même au niveau de la forme, le choix du gros corps imprimé traduit l’attention accordée aux yeux âgés. Ce texte livre le soubassement paisible de l’amour rigoureux qui régit la vie mystique et corrige s’il etait nécessaire certaines abstractions rencontrées dans d’autres textes, dont le précédent. Plein d’onction et de douceur, d’expérience et d’amour, il met la spiritualité de Canfield à la portée de tous.

Exercice divin, ou Pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu (1631)

[Épître] À nos très chères filles les religieuses de l’abbaye de Montmartre, prieuré de Notre-Dame de Grâce, de la Ville-l’Évêque et des Saints-Martyrs.

Mes très chères et bien aimées filles en Notre Seigneur,

Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue [4] de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu ; et ce désir a encore augmenté sur l’expérience que j’ai eue du profit que l’âme retire de cette pratique, d’autant que ç’a été un très saint et excellent personnage qui m’en a donné les premiers traits, qui en a connu le profit qui en arriverait aux âmes0 : j’ai eu encore plus d’assurance et d’affection de rédiger le tout [5] en un petit livret, propre à nous accompagner en tous lieux et nous servir par sa lecture et pratique aux occasions et rencontres de cette vie pleine d’orages et de combats. Je vous avoue ingénuement, mes très chères Sœurs, que j’ai fait la résolution d’accomplir ce désir depuis les sujets qui se sont passés. […] Car qui ne sait combien la plupart [6] des esprits, quoi qu’ils soient de bonne volonté, sont flottants comme sur une mer orageuse, sans pouvoir venir au port assuré.

Je [10] dirai davantage que quiconque par la voie de cette sainte pratique [acte de volonté] tant plus elle s’y exercera, plus elle retrouvera en soi de force, d’esprit, de tranquillité et repos en l’âme, et même de santé et force corporelle, d’autant que cette pratique n’est point pour employer l’esprit en de grandes spéculations : au contraire, pour faire fidèlement cette pratique, il est nécessaire de simplifier son esprit, et faire une cessation de toutes [11] sortes de pensées et de discours pour se soumettre à Dieu, par un acte de volonté pour se laisser conduire à Dieu et ne vouloir que l’accomplissement de sa volonté. […]

Chapitre i. Que le bonheur en cette vie consiste en l’union de l’âme avec Dieu

[…] Il est certain que l’âme étant créée de Dieu et venant de Dieu, elle désire et veut toujours retourner à Lui comme à son principe ; et bien qu’elle soit enchâssée dans un corps terrestre, matériel et mortel, elle est immortelle, impassible, et du tout éloignée du terrestre et temporel. […]

Chapitre ii. Que l’obéissance est la vraie voie pour s’unir à Dieu

[…] L’homme ayant été créé à l’image et semblance de Dieu, pour lui faire reconnaître la dépendance [24] qu’il devait avoir de sa puissance, Dieu lui fit un seul commandement, l’assurant qu’en la même heure qu’il le transgresserait, il mourrait0. […] Le corps [d’Adam] avec tous ses sentiments était sujet à l’âme, et se conformait à toutes ses volontés sans aucune peine et difficulté ; mais par sa désobéissance il a encouru la perte de cette seigneurie absolue et sans contradiction, ayant depuis toujours sa partie inférieure rebelle et désobéissante. En outre [26] il a perdu le pouvoir et la domination qu’il avait sur toutes les créatures, lesquelles il ne s’assujettit à son pouvoir que par une extrême violence. […]

Chapitre iv. Que saint Benoît et tous les saints ont mérité la gloire par l’obéissance

[…] [35] Car il faut poser cette maxime certaine, que d’autant plus que l’homme quitte du sien, s’anéantit devant Dieu, et qu’en cet anéantissement il se rend totalement rien devant [36] Dieu et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu, il peut dire lors que ce n’est plus lui par sa propre volonté qui agit et opère, mais que c’est celle de Dieu qui agit et opère en lui, et lors il peut vraiment dire : « Je ne vis plus en moi, et je vis en Dieu ».

Chapitre v. Des moyens que nous acquiert l’obéissance

[…] [43] La personne aura la grâce de Dieu, laquelle se tiendra dans l’état et vocation (séculière ou religieuse) où Dieu l’aura appelée, chacune étant destinée de Dieu en une particulière grâce et état qu’il faut suivre.

Et ce qui cause mille malheurs et mille disgrâces de Dieu, c’est que l’âme ne se tient ni se [44] porte à ce que Dieu veut et [qu’elle] a déterminé qu’elle doit être résistante à Dieu, dans l’état où elle se doit tenir, comme au contraire c’est le bonheur et la félicité de l’âme de demeurer, se tenir et adhérer en tout et partout à la volonté de Dieu dans l’état de sa vocation.

Chapitre vi. De la pratique de la présence de Dieu. L’âme qui se veut tenir ferme en la volonté de Dieu doit se maintenir autant qu’il est possible dans la vue de sa présence, non par discours de l’entendement ni par une vue imaginaire, mais par la créance de la foi, sans image ni espèce des sens trompeurs [46], sujets à mille et mille illusions, sans discours de l’esprit ; et en cette créance, elle doit faire toutes ses actions depuis le matin jusques au soir, dressant son intention et offrant toutes ses actions à Dieu, pour les faire toutes en sa divine présence et conformément à sa sainte volonté.

Elle peut aussi se maintenir en la vue de la présence divine par l’exercice de divers actes de [47] ressouvenance, concevant parfois une crainte filiale et une profonde révérence de Dieu, se voyant si près de lui éclairée de sa lumière et de toutes parts frappée des rayons d’icelle. Quelquefois, elle fera des actes d’humilité et abaissement de soi-même, voyant sa misère honorée de sa divine présence et son indignité être assistée de son divin secours. Autre fois, par une grande admiration [48], voyant que Dieu opère si familièrement avec elle en toutes ses œuvres.

En après, par une extrême joie et liesse de se voir faite le temple de Dieu vivant ; parfois aussi par une douceur de cœur aimant son Époux, voyant sa grande débonnaireté et clémence ; en outre, par une intime jubilation de cœur, se sentant délivrée de la servitude d’elle-même et de sa propre volonté. Davantage par un [49] total abandonnement de soi entre les mains de son Époux, pour plus pleinement jouir de lui, comme aussi par des actes de perpétuelle résolution de vivre dans l’abnégation de soi-même, ayant connu par expérience la parfaite consolation et secours qu’elle retire de cet abandon de soi entre les mains de Dieu. Bref, elle se maintiendra en la présence de Dieu par un vrai anéantissement de [50] soi-même sous la puissance et grandeur de l’être infini, se soumettant parfaitement à ses mouvements, avec résolution de ne s’en séparer jamais.

Chapitre viii. Des fruits qui se recueillent en cet exercice

L’application d’intention opère la vue et le regard de la présence de Dieu, parce que la volonté de Dieu [55] est lui-même, tellement que quand nous nous accoutumons de la voir en toutes choses, nous voyons aussi Dieu en icelles. […] [56] Dieu demeurant continuellement avec l’âme par sa volonté, elle le connaît et se voit soi-même en lui, elle voit les perfections divines, et en elle ses imperfections : la lumière de cette connaissance divine chasse ces ténèbres par sa clarté, son ignorance par sa sapience. […]

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne [58] peuvent demeurer dans une même âme, d’où vient que l’âme abîmant sa volonté en celle de Dieu, elle commence à vivre en Dieu, et n’opérant qu’en Dieu, pour Dieu et avec Dieu, on peut vraiment dire qu’elle n’est plus active, mais passive, c'est-à-dire qu’elle ne fait plus rien de soi-même, mais que c’est Dieu qui fait tout en elle. Ce n’est pas pourtant que l’âme demeure oisive sans rien [59] faire : au contraire, elle agit parfaitement par les actes qu’elle produit dans cette volonté divine, qui sont si parfaits qu'elle n'en a pas de ressentiment et ne s’aperçoit point de ce qu’elle fait, d’autant qu’elle opère en Dieu spirituellement et non sensiblement. Elle opère sans volonté propre, laquelle d’ordinaire est impétueuse, turbulente et pénible ; au contraire, la volonté de Dieu est paisible [60], tranquille et plaisante, qui fait que vraiment elle demeure suspendue et aliénée d’elle-même, et se tient ferme et constante en Dieu.

Chapitre ix. Du transport et transformation qui se fait en cet exercice

La volonté divine par cette voie ici porte l’âme, en un transport d’elle-même, en Sa [61] divine Majesté. Par un ardent et fervent amour, qu’elle demeure du tout absorbée en l’immense mer de la divinité, en sorte que, de quel côté qu’elle soit, elle regarde Dieu et ne peut rien peser, imaginer, apprendre ni comprendre que lui seul, dans lequel elle voit, comprend et apprend toutes choses, se perd à soi-même pour se trouver parfaitement en Dieu, et arrive à une union parfaite avec Lui, parce [62] qu’en faisant sa volonté, elle est un même esprit avec Lui, si bien que la volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté il possède Dieu.

Et par cette union de l’âme avec Dieu, s’ensuit la transformation, parce que l’âme se dépouillant de sa propre volonté pour recevoir et avoir celle de Dieu, elle se dépouille de ce qui est de l’homme, se revêtant de Dieu. Et sa sainte volonté remplit tellement [63] son cœur qu’elle pénètre jusqu’aux plus profondes et intimes parties d’icelui, lui communiquant une suavité et parfait goût de sa douceur, en sorte qu’elle demeure toute en lui défaillante à elle-même : elle ne vit plus qu’en Dieu, comme dit l’Apôtre0.

Bref, nous dirons que cet exercice, qui est la vraie lumière de Dieu, nous montre des choses merveilleuses, et qu’il [64] contient tous les chemins qui ont été tracés de la perfection, retranchant tous les travaux, hasards et difficultés qui se rencontrent en la voie du salut.

Chapitre x. De la connaissance des secrets de Dieu

Si c’est une chose tant désirée en ce monde que de savoir les secrets de l’homme, [65] combien désirable doit être la connaissance des secrets de Dieu ? Et s’il est si plaisant et agréable d’entrer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ? Et c’est ce que fait et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît. Et comme [66] Dieu, qui est incompréhensible de sa nature, se faisant homme, s’est rendu compréhensible à nous, et d’invisible qu’il était, il s’est fait visible, et ainsi sa divine volonté qui est son esprit et lui-même : devant qu’elle soit en la nôtre, elle est cachée et inconnue, mais y étant conjointe, elle se manifeste et se rend visible. Et tout ainsi que, devant l’Incarnation, il était seulement Dieu, mais après [67] l’union avec l’humanité, il a été fait Dieu et homme, et ainsi la volonté qui était seulement divine, après l’union avec la nôtre est divine et humaine, et comme cet homme-là pouvait dire : « Je suis Dieu », aussi cette volonté de l’homme peut dire : « Je suis la volonté de Dieu. » […]

Chapitre xii. De l’excellence de l’intention de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu

que tout cela soit fait avec ce seul motif : pour ce que Dieu le veut, tous autres intérêts propres et profits particuliers, et toutes autres fins, quelles qu’elles soient, retranchées. Et d’autant plus fidèlement que nous pratiquons cet exercice (80), d’autant opérerons-nous plus efficacement ; et la joie et le contentement qui se retrouve en cette pratique feront puissamment surmonter tous obstacles qui pourront survenir à cette fin. […]

Chapitre xiii. Que la pratique de cette intention perfectionne nos œuvres qui ont une fin honnête

Il est à remarquer que toute autre fin que la volonté de Dieu a en soi toujours quelque affection, passion ou sensualité, ou autre imperfection secrète et cachée, comme les pénitences, prières, aumônes ou [82] autres bonnes œuvres, qui se font pour éviter l’enfer ; et bien que ces intentions soient bonnes et honnêtes, elles ne portent point pourtant l’âme droit à Dieu, ni ne la retirent pas tout d’un coup de l’amour de soi-même et des autres regards humains, comme feront le but, la fin et l’intention pure et simple de faire la volonté de Dieu. […]

Chapitre xiv. Que cette intention se doit retrouver ès œuvres naturelles

Les actions naturelles, comme sont celles-ci de manger, boire, dormir, et toutes les autres choses nécessaires à la vie humaine étant faites pour cette seule fin et intention d’accomplir la volonté de Dieu, lui [87] sont grandement agréables et méritoires devant Sa divine Majesté, et comme dit un certain docteur, une âme méritera plus en faisant lesdites actions naturelles pour cette fin que si elle jeûnait et se disciplinait et faisait autre pénitence par un autre moyen, quoique bonne. […]

Chapitre xvi. Que cette intention nous délivre des peines de la partie inférieure

Dieu qui est juste et bon ne demande de nous que ce qui est possible, et (98) non pas l’impossible.

Chapitre xvii. Du temps auquel on doit dresser son intention

Pour faire ces actions avec la perfection qui est requise en cet exercice, il faut appliquer son esprit avec présence actuelle à l’action soit spirituelle ou temporelle, pour voir toutes les conditions qui sont requises pour être dite parfaite, sans [101] que l’esprit s’arrête ni distraie à autre chose qu’à cette action qui se fait, ni qu’il s’applique à penser même actuellement en Dieu, l’âme ne pouvant pas en ce monde avoir deux objets tout ensemble sans manquer à la perfection de l’un et de l’autre : cette attention actuelle est entée dans l’intention que l’âme a dressée devant que de s’appliquer à l’action. Il est important de remarquer [102] qu’il n’est pas nécessaire à chaque œuvre de dresser son intention, mais qu’il suffit de le faire lorsque l’on se trouve distrait et éloigné de la pensée de cette intention. Il faut prendre garde de ne se dégoûter ou décourager. […]

Les sécheresses et aridités ne doivent point [104] empêcher l’exercice de ses [sic] œuvres pour cette fin : car l’âme qui les souffre a autant de mérite comme si elle sentait de la suavité et du plaisir en opérant, puisqu’elle cherche Dieu seulement et non elle-même. […]

Chapitre xviii. De la mortification des passions qui provient de cet exercice

[…] La grâce divine lui donnera une joie et consolation, qui suit immédiatement et accompagne inséparablement [111] à l’âme ce que la règle matérielle sert à régler la ligne, car si on tire la ligne de sa vie par cette règle de la volonté de Dieu, elle sera toujours fort droite, mais si l’âme se laisse emporter d’un côté ou de l’autre, la ligne se courbera et se rendra tortue. […]

Chapitre xix. Dénombrement des passions et remèdes pour les mortifier

Afin que l’âme connaisse mieux ses passions, nous les mettons ici au nombre d’onze en tout, savoir six qui appartiennent à la partie concupiscible : amour, désir et joie, qui regardent [112] le bien ; la haine, la fuite et la tristesse qui regardent le mal. Cinq qui appartiennent à l’appétit irascible, savoir : espérance, désespoir, crainte, audace, et l’ire. Quelques-uns les réduisent toutes à quatre, savoir vaine joie, vaine crainte, vaine espérance et vaine tristesse.

On pourrait apporter le remède qui est enseigné en beaucoup de livres, opposant le contraire, comme à la vraie joie, la [113] vaine tristesse de nos péchés : […] il est bien inférieur et moins efficace que celui de la volonté de Dieu, lequel travaille incessamment à [114] chasser et bannir les passions et imperfections de l’âme.

Lorsque l’âme se verra combattue des dites passions, elle doit incontinent dresser son intention et penser que pour faire la volonté de Dieu, elle renonce à cette passion, s’en retire.

Chapitre xx. De la parfaite imitation de la Passion de Jésus-Christ qui s’acquiert en cet exercice

Deux choses se sont rencontrées en la Passion de Notre Seigneur fort [122] considérables, savoir ses souffrances et le but et intention qu’il a eus de faire la volonté de son Père. […] Cette intention est infiniment plus noble et plus divine que la souffrance. […]

Chapitre xxii. Du plaisir qu’il y a de se laisser conduire à la volonté de Dieu

Nous voyons ordinairement en l’amour humain que la personne qui aime se trouve si hors d’elle-même qu’elle va selon le mouvement et le sentiment de l’amour qu’elle a, et de là vient que sa volonté va et se donne sans [130] difficulté à cet amour pour agir perpétuellement selon icelui, tant ce lui est chose plaisante et agréable de se laisser aller et emporter aux mouvements du sujet aimé.

Considérons l’amour d’un fils qui aime tendrement et passionnément son père, il met tellement sa confiance et tout son soin à la providence de ce père, qu’il ne pense, ne dit et ne fait rien que par sa volonté, il se tient en assurance sur l’affection qu’il a pour son père, et sur celle que son père a pour lui. […]

Je m’en vais là pour faire la volonté de Dieu, je reviens pour faire la volonté de Dieu. Mais puisque la [133] fin de cet exercice n’est autre que de porter l’âme à une quiétude et tranquillité, et cessation du travail de l’esprit pour le faire reposer en celui de Dieu, l’âme doit prendre garde à ne se gêner point par des craintes et des scrupules, et chasser bien loin ces anxieuses sollicitudes qu’elle pourrait avoir, si actuellement elle a la pensée de faire la volonté de Dieu ; car, par l’intention qu’elle aura dressée [134], par exemple le matin, elle persistera dans la perfection de son œuvre, pourvu qu’elle n’ait pas une intention mauvaise ou sinistre actuellement0, qui la détruise ou la désavoue.

Chapitre xxiii. Des moyens de vaincre les difficultés qui se rencontrent en cet exercice

Parce qu’en cette vie il ne se trouve [135] rien qui n’ait ses inconvénients et difficultés, laissant à part celles qui pourront naître en la pratique de cet exercice, pour les résoudre de vive voix, selon les occurrences, nous nous contenterons d’en examiner deux en ce chapitre.

La première est qu’il se trouvera beaucoup d’âmes qui auront une vue et un désir de la vie contemplative qu’elles se représenteront selon leur désir [136], et souventes fois selon leurs inclinations ; ces âmes, dis-je, étant portées au repos et tranquillité naturellement, croiront que tout le bon plaisir de Dieu est qu’elles se retirent extérieurement, et penseront que toute leur perfection consiste à fuir les actions de la vie active.

La seconde difficulté est qu’il y a des âmes qui verront au contraire si clairement et parfaitement [137] la perfection et le mérite de la vie active, et qui, étant portées par une inclination naturelle, voudront toujours y être employées, et y établissant leur perfection, négligeront les exercices qui portent au repos et tranquillité de la vie contemplative.

Pour vaincre ces difficultés, l’âme religieuse doit savoir que la fin de ce saint exercice est de la conduire à la perfection [138], et que la perfection ne se retrouve qu’en la conjonction de ces deux vies contemplative et active, et qu’elles se pratiqueront toutes deux ensemble en l’observance des règles de cet exercice.

Or nous appelons la vie active non seulement ce qui est des actions extérieures, mais encore tout ce qui touche l’extirpation des vices pour y planter les vertus, le règlement des passions…

Chapitre xxiv. Que la perfection religieuse consiste en la pratique des vertus

C'est ici la pierre d'achoppement de plusieurs âmes, qui sans avoir cultivé l'âme et sans l'avoir fondée dans la vertu, elles veulent voler à la contemplation, s'exerçant aux hautes considérations et souvent fois curieuses recherches des grandeurs et perfections de Dieu, ayant méprisé l'exercice continuel de la connaissance d'elles-mêmes, et n'ayant point acquis l'humilité ni les autres vertus, non plus que la mortification des trois facultés de l'âme, ni de leurs sentiments, désirs et passions, elles tombent le nez en terre, et souvent Dieu le permet pour les châtier de leurs présomptions, elles ont des illusions qu'elles [142] croient vraies visions, [...] elles viennent à s’élever en elles-mêmes et à mépriser les autres. […]

Chapitre xxv. Que l’opération de la volonté est plus requise en cet exercice que la spéculation de l’entendement

Nous avons montré ci-devant que ce saint exercice porte l’âme à Dieu par l’amour et continuelle adhésion à sa sainte volonté, dont nous recueillons que la personne [148] religieuse s’abuserait bien fort, qui penserait s’unir à Dieu par des spéculations et beaux discours de l’entendement.

Les spéculations de l’entendement n’arrivent point à la connaissance de Dieu pour le posséder en toute son étendue, mais l’affection de la volonté l’étreint et le possède. L’entendement proportionne Dieu à sa petite capacité, la volonté se forme et proportionne à [149] Dieu selon sa grandeur. L’entendement rend Dieu semblable à soi, mais la volonté se rend semblable à Dieu. L’entendement fait descendre Dieu à l’homme, mais la volonté fait monter l’homme à Dieu. L’entendement travaille au-dessous de soi, mais la volonté opère par-dessus soi-même. La spéculation et le discours font que nous demeurons en nous-mêmes, mais l’amour de la volonté [150] nous fait sortir hors de nous-mêmes. Et pour fin, le discours est chose humaine, mais l’amour est chose divine, et bien souvent le discours de l'entendement n'est pas la perfection ni la vraie contemplation et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denys conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l'opération de l'entendement ; aussi en la voie de Dieu il ne faut pas tant s'appliquer à la considération et aux discours comme à la fervente affection de cœur. [...]

Chapitre xxvi. De l’oraison et des différentes manières de la faire

Il y a trois façons de faire l'oraison selon ce saint exercice, lesquelles dépendront de la connaissance de la portée de chacun, et du trait de Dieu, ou pour le dire plus clairement, selon la grâce que Dieu donnera à l’âme. [153]

La première est la méditation ; la seconde, les aspirations, et la dernière, cette seule volonté de Dieu, qui sans aucune comparaison est le plus sublime moyen.

Le premier de la méditation vient à celui de l’aspiration, et celui de l’aspiration parvient à celui de la volonté ; et les uns et les autres peuvent et doivent toujours être tenus pour cette seule fin d'accomplir la volonté de Dieu. [154]

L’âme religieuse doit observer en ces trois manières d'oraisons que la volonté de Dieu se présente à elle pour seul objet, en sorte qu'elle ne permette à sa volonté d'avoir aucun désir d'être consolée, mais seulement qu'elle ait la vue de faire chose agréable à Dieu.

Que si l'âme peut gagner sur soi-même cette pure intention, elle sera infailliblement consolée et obtiendra tout ce qu'elle [155] désirera de Dieu : elle se verra illuminée et éclairée par sa sagesse, elle trouvera grâce devant lui, par la résignation à sa sainte volonté, elle sera en assurance d'être hors de toutes difficultés ; et étant attachée à Dieu par cet exercice continuel, elle aura du contentement aussi bien en la désolation qu’en la consolation, demeurant toujours ferme, constante et tranquille en son unique bien.

Chapitre xxvii. Des marques de la bonne intention pour faire la volonté de Dieu

Pour reconnaître si la volonté de Dieu a été notre seule et unique intention, il ne faut qu’avoir la considération de quatre points très importants.

Le premier est l'actuelle ressouvenance de cette volontaire rectification [157] d’intention selon la volonté de Dieu, qui chasse de l’esprit l'oubliance d’elle-même.

Le second est que la volonté de Dieu doit être seule et uniquement notre but, ce qui exclut toutes les autres fins et intentions bonnes ou mauvaises.

Le troisième est que cette intention de faire la volonté de Dieu doit être accompagnée d'assurance et de foi vive, croyant [158] qu'après avoir dressé ainsi son intention qu'on fait la volonté de Dieu, et que l'œuvre faite est l'œuvre de Dieu, et que cette volonté est Dieu même. Cette foi et cette assurance chasse toutes les vacillations et hésitations, lesquelles ordinairement empêchent de cueillir les fruits de nos œuvres, nous privent du soulagement de nos travaux, de la joie du Saint-Esprit, accroissement de lumière [159], présence, assistance, familiarité et jouissance de Dieu.

L’âme religieuse remarquera que cette hésitation dont nous parlons arrive le plus souvent aux choses indifférentes par une très grande curiosité de savoir si l’œuvre est selon la volonté de Dieu ou non, et par l'ignorance, ne sachant pas que nos œuvres ne sont agréables ou désagréables à Dieu, que par l’intention [160] avec laquelle elles sont faites.

Les âmes grossières se persuadent aussi quelquefois que Dieu ne regarde pas aux choses basses, viles et corporelles ; et en ce point elles s’abusent grandement, puisque l'intention que nous savons de faire les actions les plus basses du monde pour ce seul respect de lui plaire et d'accomplir sa sainte volonté, les élève à un degré très haut et les rend [161] agréables à Dieu. Et puisque nous ne pouvons faire sans Dieu et qu'il opère toutes choses en nous, si nous rapportons toutes les actions à sa gloire, pour si petites et basses qu'elles soient, il ne peut, tant il est bon, qu'il ne les agrée et les avoue0.

Il y a aussi un doute qui travaille les personnes qui ne sont pas encore grandement spirituelles sur les choses plaisantes [162] et sensibles : elles estiment qu'on ne peut pas les faire avec cette rectification d'attention, et pensent que ce soit moquerie de croire que ces actions puissent être agréables à Dieu. L'apôtre saint Paul découvre cette tromperie, disant que tout ce que nous ferons doit être rapporté à la gloire de Dieu.

Le quatrième et dernier point est la continuation de cette intention [163] de faire la volonté de Dieu en toutes nos œuvres, autant que notre fragilité le peut permettre. Or cette continuation s'oppose à la discontinuation et interruption de cette pure intention par d'autres affections, qui surviennent en faisant ces œuvres, ou de quelques passions contraires.

Chapitre xxix. Des marques de la bonne action pour faire la volonté de Dieu

Au matin, la première chose que doit faire une âme chrétienne et religieuse est d'élever son esprit à Dieu, lui rendant grâce de ce qui a plu à Sa divine Majesté la conserver et préserver la nuit de tant d'accidents en [179] quoi elle pouvait tomber.

Elle lui offrira son cœur, ses désirs, ses affections et tout soi-même pour la journée honorer, adorer, référer et servir fidèlement Sa Majesté.

Elle se proposera de passer la journée en tout ce qui est de son devoir, regardant toujours Dieu présent qui la voit et regarde, et de conformer entièrement sa volonté à [180] celle de Dieu, et fera les trois actes suivants : premièrement de foi, reconnaissant et proposant qu'elle croit tout ce que la sainte Église croit et tient, et qu'elle veut vivre et mourir en la foi et créance que l'Église catholique, apostolique et romaine croit et tient.

Secondement, elle fera un acte d'espérance, protestant qu'elle ne veut espérer ni se confier qu'en Dieu seul, et croire et tenir [181] de Dieu tout ce qu'elle recevra de bien en ce monde, comme venant de sa bonté, et comme tenant Dieu pour Père, qui lui donne tous les aides et secours nécessaires pour acquérir son salut.

Tiercement, elle fera un acte d'amour, protestant qu'elle aime et veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances, tant intérieures qu'extérieures, et [182] proteste de ne vouloir aimer aucune créature ni aucune chose qu'en Dieu et pour l’amour de Dieu.

Ces trois actes faits, elle demeurera en une ferme résolution d'employer la journée en tout ce qui sera de sa vocation, et se tiendra le plus qu'elle pourra recueillie en elle-même, pour faire toutes ses actions selon la volonté de Dieu, par les règles et enseignements qui sont couchés dans ce saint [183] exercice, auquel elle profitera selon la fidélité qu'elle aura en la pratique d'iceluy.

Et d'autant qu'il importe du tout à l'âme qui tend à la perfection de s'appliquer aux saintes lectures des livres qui peuvent le plus instruire l'âme, nous mettrons une table de ceux qui ont été reconnus les plus propres et solides pour servir à cette fin : car comme la lecture des saints livres [184] sert beaucoup à l'âme, la lecture de ceux qui sont curieux y apporte beaucoup de préjudice, l'esprit pouvant se distraire en toutes les choses qui sont au monde par lesdites lectures, qui ôtent le retirement et solitude de l'esprit, ni plus ni moins que si la personne allait par tout le monde voir ce qui y est. C'est un point remarquable qu’une âme religieuse qui a promis la clôture, doit retenir [185] l'esprit dans la limite de sa retraite, comme elle y est de corps, et qu’elle ne doit lire que ce qui la porte au profit spirituel de son âme.

Chapitre xxx. Distribution des exercices pour tous les jours de la semaine

Enseignements ou préceptes de saint Denys appliqués aux Filles des Saints-Martyrs.

[20 paragraphes numérotés]

1. Aimons surtout la vérité, tant en nous qu’aux autres, et ne souffrons pas que la passion prenne place de la raison.

2. Il faut plutôt souffrir toutes sortes de malheurs que de violer la vérité, il faut que nos cœurs et nos langues soient une même chose, jouant à même ressort.

3. Le seul objet de nos pensées et de nos vies doit être Jésus-Christ. […]

4. Dieu est bien présent à tous les hommes, mais tous les hommes ne sont pas présents à Dieu. La marque d’une âme qui est présente à Dieu, c’est quand elle parle volontiers à la sainte bonté, qu’elle est en tranquillité. […]

5. Commencez tout ce que vous faites en invoquant Jésus-Christ, non pour faire qu’il vous écoute et qu’il vous regarde, car de sa grâce il le fait toujours. […]

6. Les choses les plus sublimes jetteront dans votre cœur tant de lumières resplendissantes qu’il n’y aura rien que vous ne soyez capables de comprendre, si vous avez le cœur simple et désintéressé.

[…]

16. Celui-là seul est bien savant qui fait ce qu’il sait. […]

17. Vaut bien mieux que nous soyons à Dieu qu’à nous-mêmes. […]

18. La sagesse du monde est folle tout ce qui se peut, et la portée de nos esprits est fort raccourcie : ne mesurez pas vos bras ni vos pensées quand vous voulez servir Dieu, mais dépendez tout entièrement de la grâce de Dieu. […]

19. Soyez tout à fait hors de vous-mêmes et de vos intérêts et soyez tout dans Dieu et dans ses intérêts, si vous voulez faire quelque chose de grand. […]

20. [Éloge du grand martyr Denys, protecteur de Paris, ville fortunée…]


Archange de Pembroke († 1632), dirige la Mère Angélique

L’anglais Archange de Pembroke, converti du calvinisme, fut l’ami du Père Archange de Joyeuse et un proche de Benoît de Canfield. Il assura de très nombreuses charges de gardien à Meudon (1595-1597), Chartres (1598), Saint-Honoré (1604, 1609-1610), avant d’être par huit fois définiteur de sa province (entre 1615 et sa mort, qui survint le 29 août 1632).

On peut l’apprécier directement par les huit lettres autographes qui nous sont parvenues0. Il les adressa à la Mère Angélique au début de sa réforme de Port-Royal-des-Champs. Il la dirigea de novembre 1609 à 1620, puis le relai fut assuré brièvement par François de Sales avant la prise en main par Saint-Cyran. C’est un exemple attachant de direction de moniales par un capucin. Le cas est fréquent, ce qui justifie une notice, outre l’importance propre de ce co-responsable de l’essor capucin en France et à la célèbre réforme menée par sa jeune dirigée (voir Sainte-Beuve sur la « journée du guichet », dans son Port-Royal).

Des extraits de ces lettres illustrent le « commerce pieux et dévot entre l’ordre de saint Bernard [des cisterciennes] et celui de saint François » ; ils sont suivis de quelques brefs extraits de la vaste étude d’Ubald d’Alençon (dont l’appréciation du jansénisme concurrent est mitigée ; on se reportera sur cette question débattue à l’ouvrage de Louis Cognet0).

Lettre I

[…] Dieu prétend de vous faire d’autres plus grandes grâces et plus signalées, et attend quelque chose de grand de vous. Prenant résolution de l'écouter au secret de votre âme, pour obéir à ce qu'il demandera de vous, comme vous ferez en cela une action la plus digne et généreuse que vous pourriez désirer, plus agréable à Dieu et aux anges, et d'un plus grand éclat, odeur de toute suavité et bon exemple pour toutes sortes de personnes, aussi le contentement que vous en recevrez dès ce monde et la gloire dont Dieu vous ornera en l'autre excédera infiniment toutes sortes d'autres consolations, pour grandes que vous les pussiez chercher entre les créatures d'ici-bas. Mais aussi en contrepoint il sera nécessaire et ne se pourra faire autrement, que en la suite de vos saints désirs, vous ne soyez combattue de quelques difficultés et oppositions, puisque c'est la nature et condition du bien et de la vertu qu'elle ne se retrouve que parmi les difficultés.

Pour ce qui est de la dignité de cette action il n'est point besoin de paroles pour vous le persuader, puisque Dieu même ne peut demander chose plus grande d'aucune sienne créature sinon de le suivre, et s'abnéger0 soi-même, pour faire en tout et partout sa volonté, puisque ce faisant nous lui donnons la chose seule que nous lui pouvons donner, et que [59] seule entre toutes autres il nous a donné en propre, avec une pleine et entière liberté. […]

Pour le contentement quoique ce ne doive être votre objet, et que vous ne deviez là arrêter votre vol, néanmoins comme c'est la nature du bien et de la vertu que d'êtres plaisante et agréable, et pleine de toute consolation, il ne se pourra faire que vous n'en ressentiez des effets d'autant plus suaves et imperceptibles que toute cette œuvre et résolution est une œuvre qui surpasse la nature, et qui est toute de la grâce. Des choses d'ici-bas, comme elles sont sensibles et proportionnées à nos sens, on pourrait bien exprimer de paroles les contentements qu'elles nous apportent, mais pour les autres qui naissent de la vertu et de l'amour que nous portons à Dieu, se serait leur faire tort que d'en penser dire quelque chose, et comprendre combien est grande la douceur des suavités et consolations que sa bonté infinie a cachée à ceux qui le craignent. On en peut bien sentir des effets, mais non pas en parler. Pour ce, ce sera à vous de les goûter et savourer premièrement, et puis vous connaîtrez combien est incomparablement plus doux et suave Notre Seigneur qu'il ne se pourrait dire ni même penser.

Il nous reste donc seulement de vous fortifier contre les difficultés dont vous ferez rencontre. Et quant est de celle que vous m'avez communiquée et dont votre esprit se sent agité, je ne m'étonne pas si elle paraît et se montre des premières. D'un côté l'honneur que vous devez à vos parents, et que spécialement Dieu vous commande de porter à vos pères et mère, et de l'autre le service si particulier que vous devez au Créateur même et commun Père de tous, et que votre vocation requiert si expressément de vous, ne peuvent qu'ils ne laissent votre esprit fort perplexe et douteux. Et néanmoins cette difficulté qui vous semble si grande n'est rien au prix de beaucoup d'autres dont vous ferez rencontre en ce chemin de vertu.

[251. Post-scriptum écrit sur un billet joint à la lettre III :]

Madame, Dieu vous donne sa paix, étant sur le point de clore notre lettre, j'ai reçu la vôtre du 3e de ce mois avec autant de compassion de vous voir agitée parmi les flots et tempêtes des difficultés innumérables sensibles et poignantes, comme d'affection d'importuner le Très-Puissant à ce qu'étendant sa main d'en haut, il vous retire de ces anxiétés, troubles et tristesses pour vous conduire au port d'assurance en un vrai repos d'esprit, joie et contentement. Je désire cela d'autant plus affectionnément que moins il m'est possible d'exprimer par lettre morte les effets d'une vive foi […]. Je vous dis donc derechef : crions à Dieu et iI nous exaucera. […]

Lettre VI

[261] […] Et suis tout transe [sic] de compassion, vous voyant au milieu de ces tempêtes, mais j'espère que celui qui est le gard[ien] d'Israël ne dormira pas, lequel commandera aux ventes [sic] turbulentes et furieuses tempêtes et apportera le calme. […] Je vous enverrai M. Gallot pour vous aider à soutenir l'assaut de vos filles et pour apaiser les pauvres esprits. […] Nous ferons venir un bon [262] prêtre séculier, mais il ne faut pas que notre petite abbesse s'afflige, car je vous assure que tout ira bien. Il n'y a rien sans difficulté en ce monde, consolez-vous donc en Dieu et regardez en quoi je vous puisse servir, car votre bien et votre contentement en Dieu m'est plus sensible que la mienne propre. […]

Puis Ubald d’Alençon explique ce qui suivit comme suit :

[674] Et malgré l'avis que la Mère Angélique prétend lui avoir été donné de ne pas s'entretenir avec les autres religieux, des confrères du P. Archange de Pembrock correspondaient avec Port-Royal et s'occupaient de l'avancement spirituel des cisterciennes réformées : le P. Pascal, le P. Archange du Tilles, le vénérable Père Honoré, sans parler des jésuites. Ce commerce pieux et dévot entre l'Ordre de saint Bernard et celui de saint François continua tout le temps que le doux évêque de Genève prit soin de la Mère Angélique (1618-1620) et même après cette époque. Il eut lieu non seulement avec Port-Royal, mais encore avec Maubuisson et Saint-Cyr.

Quel dommage que nous n'ayons pas les réponses de la Mère Angélique ! […] Nous n'avons, dans les Lettres éditées seulement en 1742 et par les jansénistes et dans des conditions impossibles à contrôler, que deux fragments relatifs à notre sujet. […676] […] La Mère Angélique […] manifesta à sa façon l'estime qu'elle nourrissait au fond de son cœur à l'endroit des religieux franciscains : « Sur­tout elle voulait, écrit sa nièce la Mère Angélique de Saint-Jean, qu'on eût plus d'affection à bien traiter les capucins et autres pauvres religieux qui ont moins accoutumés de l'être chez eux. » […]

Au début de 1623, la réformatrice quitta l'abbaye de Maubuisson. Les religieuses formées par elle en ce monastère vinrent grossir l'essaim de Port-Royal, le 3 mars 1623. […] La même année 1623 vit à la fois à Port-Royal l'entrée en scène de Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, et le départ des capucins. À l'influence des frères mineurs succéda celle des oratoriens et de l'évêque de Langres Zamet. En 1634 Saint-Cyran devait même prendre la succession totale de ces derniers dans la direction spirituelle de Port-Royal.

[…678] L'ordre des frères mineurs adoptera l'opinion d'un de ses membres, le P. Zacharie Lambert de Lisieux. […] Ce qu'il affirme de la « Jansenie », il prétend l'avoir « appris d'une recluse du pays à laquelle je n'eus, dit-il, permission de parler qu'après de longues cérémonies ». Mais son avis n'est point favorable : il regrette qu'à Port-Royal la doctrine soit « tombée en quenouille ». Dans son Saeculi genius […679] il donnera à ces pages un titre significatif : Gynomachia sive mulierum cum theologis conflictus, « le combat des théologiens et des femmes, la Gynomachie ».


Joseph de Paris (1577-1638), « l’Éminence grise »

Le célèbre « Père Joseph » ne fut pas seulement un habile diplomate au service de Richelieu, mais un « homme désintéressé, souple et résolu » qui exerça de multiples talents comme prédicateur, maître spirituel, fondateur. François Le Clerc du Tremblay devint capucin en 1599 sous l’influence de Madame Acarie0 et fut dirigé par Benoît de Canfield. Il assura de nombreuses fonctions au sein de son Ordre avant d’être impliqué dans la vie politique et diplomatique du royaume.

Provincial des capucins de Touraine depuis 1613, « en 1616, il intervient efficacement dans les négociations de la paix de Loudun entre la reine-mère Marie de Médicis et les princes, et il entre en relation plus étroite avec Richelieu, évêque de Luçon0 ». On sait comment ce dernier savait prendre à son service ceux dont il remarquait la valeur (ce fut le cas plus tard de Mazarin, diplomate qui lui était opposé par Rome)0.

Demeurent « une centaine d’écrits non compris ses lettres, ses poésies et des papiers d’État0 ». Voici un choix de citations tirées de ses enseignements aux religieuses bénédictines de la Congrégation de Notre Dame du Calvaire. Rappelons qu’il a été le conseiller de Madame d’Orléans, qui a fondé cette congrégation en 1617.

1. Les Exercices spirituels des religieuses bénédictines de la congrégation de Notre-Dame du Calvaire dont il fut le fondateur ont été récemment réédités. N’y trouve-t-on pas parfois une note « quiétiste » ? :

Quand on a fait une bonne confession durant sa vie, à l’heure de la mort on n’a plus qu’à s’abandonner à Dieu. Car lorsqu’il est question de mourir, qui s’irait mettre dans l’entendement tous ses péchés et toutes les tentations qu’on a eues durant sa vie ? Ce ne serait jamais fait : mais à cette heure dernière, il faut seulement faire cet acte d’abandon entre les mains de Dieu, qu’il nous mette en paradis ou en enfer, qu’importe, pourvu que nous accomplissions ses volontés et que nous ne nous séparions point de son amour0.

Voici une brève et belle définition de la foi, fort éloignée de la simple croyance :

La foi n’est autre chose qu’un consentement de notre volonté à la parole de Dieu0.

2. Ses Exhortations sont demeurées inédites0 :

Ce que je demande de vous pour bien faire cet exercice et tout ce que je vous ai dit est une sainte joie d’esprit. Ce qui vous peut empêcher cela est la peine que vous trouvez à l’abord, vous vous troublez et inquiétez dans les difficultés à cause qu’il vous est avis que vous n’êtes pas appelées à cela. Toutes ces craintes et pusillanimités doivent être bannies0.

Souvenez vous que je vous ai souvent dit que votre plus grand empêchement n’était pas ce que vous pensiez ; mais c’était une chose qui n’est pas sous l’empire de votre volonté comme est de vous conserver la santé, laquelle je suis assuré que le diable fait tout ce qu’il peut pour vous la détruire par des ferveurs indiscrètes, et par ce moyen rendre inutiles celles qui seraient capables de servir la religion. Et dans un moment quand il vous trouvera disposées, il vous fera toujours pencher du côté du trop ou du trop peu. […] Et ainsi l’on prendra en toute la communauté un esprit sec, vigoureux, incharitable, et de ces excès d’austérité l’on tombe dans un excès de dérèglements et de relâche, l’on devient infirme. Pour le présent l’on penche plutôt vers le trop que vers le trop peu, mais il n’en sera pas peut-être toujours ainsi. Que les supérieures aient donc soin de leur santé et de celles de leurs sœurs, car quand une sœur devient un pilier d’infirmerie, ou que tout un couvent est comme un hôpital, adieu toute l’observance et l’esprit intérieur, car c’est une raillerie de leur aller parler de l’oraison et autres exercices, d’autant que les infirmités du corps abattent et appesantissent tellement l’esprit qu’elles les rendent impuissantes de penser à autre chose0.

Quelquefois je me mets à penser que nous avons tant de difficultés à rentrer en nous-mêmes et à reconnaître le fond de notre cœur, la cause est parce que nous voulons avoir cette connaissance par la lumière de notre raison et par nos réflexions sur nous-mêmes faites avec anxiété, ce qui ne peut servir qu’à nous embarbouiller et aveugler davantage. Cherchez, mes Sœurs, la connaissance de votre cœur, non dans les ténèbres de vos appuis et réflexions sensibles, mais en la lumière de Dieu. La méthode donc qu’il faut tenir pour pénétrer le fond de son cœur est de conférer avec celui de Dieu et se retourner vers lui comme vers son tout par une vue simple, mais fidèle. Combien de fois vous a-t-on dit que c’était là le plus court chemin pour parvenir à la connaissance de soi-même, mais au lieu de faire ainsi vous vous enfoncez volontairement dans vos scrupules et inquiétudes. […]

Vous me demanderez, mes Sœurs, comment vous pouvez faire que ce qui est en Dieu vienne en vous ; cela à la vérité semble incompréhensible ; mais néanmoins nous vous le rapprocherons en sorte que vous le comprendrez aisément. Prenons cet exemple : voilà une bonne religieuse de céans en oraison qui aura tâché de se désoccuper de tout autre soin pour vaquer à son Dieu. Premièrement elle se met en sa présence et le contemple par la lumière de la foi comme un être infini, immense et incompréhensible, dans lequel elle voit son être propre abîmé et anéanti. Après elle considère que ce même Dieu l’aime infiniment, s’étant fait homme et soumis pour l’amour d’elle jusques à la mort de la croix ; voilà la vue de la divinité jointe avec celle de l’humanité. Puis par cette même foi elle entre en la connaissance des ingratitudes qu’elle oppose aux bénéfices reçus de Dieu, ce qui lui fait prendre une ferme résolution de se convertir en cet instant vers son tout, de lui correspondre du plus intime de son cœur et de s’y attacher inséparablement. S’il s’élève quelques sentiments contraires elle les anéantit sans inquiétude, laisse passer les mouches d’une multitude de pensées inutiles qui peut-être en même temps voltigeront par son esprit, se complaît en ce que Dieu est bon, sage, puissant et possède la plénitude de toutes les perfections qui peuvent être en la divinité ; et dans cette complaisance elle ouvre et dilate le fond de son cœur tout vide de ses propres intérêts et disposé à se remplir de ceux de la gloire de Dieu et du bien des âmes. Lors Dieu ouvre aussi réciproquement son cœur, s’écoule et se verse tout soi-même dans le sein de cette âme ; lors se fait une conjonction d’un esprit infini avec un esprit fini ; Dieu et l’âme se font mutuellement des dons. C’est un retour d’amour perpétuel qui termine à cet heureux point que l’âme entre en un intime commerce et familiarité avec son Dieu0.

Quand l’âme vient à considérer cela, elle dit ainsi : « Puisque ce que j’estimais être mon mal est mon bien et que cette grande faiblesse qui est en moi que je pensais me devoir beaucoup nuire est cela même ou Dieu veut se glorifier et faire paraître la puissance de son amour victorieux, je me résous de me quitter moi-même pour laisser la place libre à Dieu, je ne veux plus faire état de mes sentiments, et par-dessus tout ce qu’il me saurait représenter, je veux me confier et prendre en Dieu toute ma force. Au même instant que l’âme a produit cet acte d’une volonté sincère et résolue, elle entre en la puissance de Dieu, de faible et pusillanime qu’elle était, elle devient forte et courageuse, bref cette âme est en la main de Dieu pour en faire ce qu’il lui plaira. […]

Quand une fois l’âme est entrée en la pratique de cet amour il lui arrive la même chose qu’à une personne qui est en chemin pour faire voyage, plus elle avance, plus elle découvre ce qui lui reste encore de chemin à faire, aussi plus l’âme s’avance en l’acquisition de cet amour, et à mesure du progrès qu’elle fait en la perfection, elle découvre de jour en jour de nouvelles merveilles. Que si la nature se lasse comme quelquefois il peut arriver que le voyageur voyant qu’il lui reste tant de chemin à faire voudrait bien n’avoir bougé du logis, mais pourtant il ne retourne pas en arrière, ains poursuit son chemin nonobstant la lassitude. […]

Pouvez-vous dire que vous êtes oiseuses lorsque vous tâchez de vous unir à Dieu, que vous consentez à ce qu’il fasse et opère en vous ce qu’il lui plaira, que vos puissances sont recueillies au fond de votre esprit pour connaître et aimer Dieu simplement et uniquement, que vous lui ouvrez vos cœurs afin qu’il y entre et en prenne possession ? Peut-on dire que l’âme est oiseuse qui pratique cela ? […]

Or tant s’en faut que ce soit être oiseux de se tenir tranquille en la présence de Dieu et consentir simplement à l’opération qu’il lui plaira produire en nous : que cet acte de soumission, abandon et consentement à Dieu est la plus excellente et la plus méritoire action qui se puisse faire. Et quand l’âme a fait son pouvoir pour produire cet acte sincèrement, qu’elle a ouvert son cœur pleinement, lors Dieu opère en elle, il la remplit de soi-même, il se glisse en son cœur ainsi ouvert, l’attire et l’unit à lui, et combien que cela ne se fasse pas toujours par de grandes lumières et connaissances de l’intellect ni par de grands mouvements d’amour sensible, néanmoins Dieu ne laisse pas d’opérer excellemment en cette âme d’une manière inconnue à elle-même0.

Oh, je ne suis pas digne qu’il ait tant fait de choses pour moi ! Plus vous en êtes indigne et plus vous y avez de part. C’est une défiance de croire que vos péchés puissent borner sa miséricorde. Je ne pense pas qu’il y ait au monde un plus grand péché et qui déplaise davantage à Dieu que de se défier de son amour0.

Maintenant nous avons à vous parler de cette foi nue dont j’ai commencé à vous dire quelque chose en nos discours précédents. […] La première qualité ou perfection que nous considérons donc en cette divine clarté, c’est qu’elle est nue, c’est-à-dire qu’elle est pure, dépouillée et exempte de tout mélange des sens, parce qu’en Dieu il n’y a point de sens extérieurs ni de passions, il n’y a en lui aucun nuage ni ombre de changement, car il ne prend point sa connaissance par ce qui tombe sous les sens, ce n’est pas comme nous qui ne pouvons rien connaître que par les choses sensibles. Aussi y a-t-il bien à dire de la manière dont Dieu se connaît et celle dont nous le connaissons, comme il y a bien à dire entre un beau jour lorsque le soleil luit en son plein et qu’il n’est obscurci d’aucun nuage, ou bien lorsque le temps est si couvert que l’on ne voit presque point. Il fait bien un peu de jour mais cela est si obscur et enténébré que c’est comme s’il était nuit, et toutefois nous savons que le soleil est toujours au ciel : voilà comment nous connaissons Dieu en cette vie0. […]

Voyez deux miroirs qui se regardent, opposés l’un à l’autre. […] L’âme se tournant au grand miroir, s’impriment en elle le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et toutes les vertus et attributs divins, avec.

Ainsi faut-il essayer d’être non seulement l’image de Dieu comme nous sommes selon notre être naturel, mais de plus [1846] faut essayer de purifier notre cœur afin d’être rendue par la grâce son image parfaite et animée, c’est-à-dire qu’il faut agir et se conformer autant qu’il est possible aux actions de Dieu, vivre de la vie de Dieu. Que nos pensées et opérations soient par proportion comme Dieu pense et opère, en un mot que l’Esprit de Dieu vivifie le nôtre, en sorte que nous puissions dire avec l’apôtre : Je vis, non plus moi, mais c’est Jésus Christ qui vit en moi0 comme la vie de ma vie, l’âme de mon âme, l’esprit de mon esprit, le principe de tous mes mouvements0.

C'est une Parole qui s'insinue non seulement en notre esprit, mais aussi en nos sens et dans toute notre personne. Voilà une grande merveille, et je ne m'étonne pas que Dieu veuille s'unir à notre esprit et le remplisse de sa lumière puisqu'il l'a créé semblable aux anges, et que même il leur est semblable. Mais ce qui m'étonne, c'est que Dieu daigne s'unir à notre chair mortelle, à nos pauvres sentiments et les fasse participer aux grâces qu'il met au fond de notre esprit. Ensuite, on voit cette personne toute changée, car la Parole se répand dans tout son corps et en toute son âme. Et tout ce qu'elle fait est conduit et ordonné par l'Esprit de Dieu0.

Comme l'écrit saint Augustin, nous ne recevons pas seulement les dons de Dieu, mais Dieu lui-même, non pas les ruisseaux de la grâce, mais la Fontaine et la Source, non le rayon, mais le Soleil tout entier. Ceci est admirable, mais peu compris par les chrétiens d'aujourd'hui. […]

Nous ne pouvons pas transformer le Fils de Dieu en nous, mais il nous transforme en lui par amour. […] Il se répand et pénètre dans toutes les parties de notre corps et de notre âme, de telle sorte que toute notre personne s'en ressent, au-dedans comme au-dehors0.


Martial d’Étampes (1575-1635)

Un maître artisan tout intérieur

Jean Raclardy naît à Étampes le 22 juillet 1575, dans une famille de petits artisans0. Il entre le 20 juillet 1597 au couvent des capucins d'Orléans où Benoît de Canfield est maître des novices et fait profession le 29 juin 1598 entre les mains d’Honoré de Paris sous le nom de Martial. Il est absorbé à son tour par la tâche de maître des novices (Meudon, Paris, Troyes, Amiens) et de confesseur de religieuses capucines (Paris, puis Amiens de nouveau, de 1631 à sa mort). De santé fragile, il exerce sa patience dans les infirmités. On lui attribue miracles et prémonitions. Son siècle l’appréciait, comme le montre un Nécrologe où il occupe la première place0 :

Il était porté d'une charité si grande envers les infirmes et ceux qui étaient en quelque nécessité, qu'il eût employé sa vie et incommodé sa santé pour leur porter du soulagement, et était si compatissant aux besoins et nécessités des affligés qu'il en pleurait de compassion.

Son enseignement empreint d’une immense douceur est à la fois humain et élevé0. Tous sont appelés. Chaque acte d’une méthode d’oraison est déjà une oraison ; aussi devons-nous y entrer « comme à yeux clos, car Dieu n’a pas besoin de nos règles pour nous donner ses grâces et lumières0 ». Il parle des « secrets sentiers de son divin amour », en référence à Constantin de Barbanson0.

Il s’agit de « plonger en Dieu comme des poissons dans l'eau ». C’est un acte de la volonté, au-delà des images, qui demande simplement quelques paroles amoureuses, « sans plus d'autres inventions pour aimer que l'amour même, car rien n'est plus propre à produire un feu qu'un autre feu ». Cela suffit, car « le doux, simple et amoureux souvenir de Dieu contient éminemment tous les autres actes que l'on pourrait produire, comme de dresser son intention ».

L’acte est passiveté : « Acquiescez à sa volonté pour ne ressentir plus qu'un seul vouloir. » Car « Dieu est toujours présent, paix et repos au centre de soi-même ». Dieu est celui qui s’annonce par : Je suis qui suis0. « Fontaine de bonté, il ne peut opérer que le bien dans le mal qu'il permet de nous arriver ». La patience est requise, mais on atteindra finalement un état où « l'on ne reconnaîtra plus que Dieu en nous, par la grâce de son opération », tandis que « nous ne verrons plus que Dieu en toutes choses ».

On trouve l’écho de son exigeante tendresse dans des lettres0 :

C'est le propre des bonnes âmes, plus elles approchent du soleil, de se perdre de vue et de s'anéantir tellement qu'elles ne voient pas seulement leur ombre, car elles n'en ont point du tout tant elles sont dans l'anéantissement et basse estime d'elles-mêmes. [...] Interrogez votre pauvre cœur pour savoir ce qu'il désire, et quand vous trouverez que ce n'est pas Dieu ou ce qui vous peut aider à vous élever à lui, recourez-y promptement, et vous remettez en Dieu seul. Cette remise de votre esprit en Dieu souvent pratiquée vous apportera un grand profit et abondance de fruits, et s'ils n'ont été si grands depuis mon départ, ce n'est pas faute que je n'aie prié Dieu pour vous, et si vous ne vous avancez, c'est que mes prières ne sont exaucées pour n'être assez ferventes : priez qu'elles le soient. [...] Frère Martial, capucin inutile, et en parfaite santé grâce à Dieu0.

Traité très facile (1630)

Le Traité très facile pour apprendre à faire l’oraison mentale… a été fréquemment réédité depuis sa première édition de 16300. Il part, comme Canfield, de la volonté :

La dévotion n'est pas un sentiment comme plusieurs se persuadent, mais c'est un acte de la volonté par lequel on se porte promptement au service de Dieu0.

Son ministère lui permet de donner quelques conseils pour passer de la méditation au « silence de l’esprit » :

Il faut passer au travers des images, objets, distractions, et diverses pensées qui se présenteront à notre pauvre esprit pour détourner notre vue de Dieu, et demeurer fixes en ce simple regard tant qu'il nous sera possible, sans pourtant nous forcer, ni violenter la tête ni l'estomac ; et pour pratiquer ceci plus facilement, il faut jeter les yeux de l'esprit sur la grandeur de Dieu, sur sa majesté, sur sa bonté, puissance, sagesse, et autres perfections ; mais particulièrement sur son amour, duquel Il s'aime lui-même, nous en réjouissant et l'en congratulant, en comprenant telles perfections seulement en bloc et sans aucune spéculation ou distinction, les admirant et contemplant simplement au plus intérieur de notre [177] âme ; puis en un instant il faut retomber sur notre néant au plus intime de notre âme. Ce regard doit être accompagné d'une grande révérence, qui causera une douceur en notre intérieur et un silence en notre esprit, dans lequel nous devons demeurer tant qu'il durera.

L’école des capucins tout entière, et particulièrement Canfield, célèbre une volonté d’origine divine qui anime la nôtre. Martial conseille une action volontaire qui consiste, lors de difficultés à faire oraison, à plonger en Dieu d’un coup « comme des poissons dans l’eau » :

Quand nous voyons donc la complaisance, le chagrin ou le dégoût survenir, soit en l'opération intime, soit en l'oraison, qui est son propre lieu, ou parmi les hantises et actions du prochain, sans que nous nous amusions à combattre tels fantômes, il faut, par un acte de foi, croire fermement que toutes ces tentations, distractions, dégoûts, inquiétudes, efforts, perturbations, et bref tout ce que les démons nous peuvent susciter, ne sont pas capables de faire que Dieu nous soit moins présent ni qu'il soit moins digne d'être notre unique objet, ni empêcher que nous ne prenions en Lui en ce temps-là même notre très parfait contentement. Et si les [184] distractions nous ont possédés quelque temps, en telle sorte que durant leur violence nous n'ayons eu le loisir de recourir à l'anéantissement actif0, comme il arrive souvent en l'oraison et en d'autres rencontres, nous nous devons au moins pour lors abîmer, plonger et jeter en Dieu comme des poissons dans l'eau, sitôt que nous nous apercevons du péril auquel nous sommes. C'est pourquoi il faut toujours nous tenir sur le bord du lac.

Il recourt à la comparaison traditionnelle illustrant le dur chemin de transformation :

Il faut que nous nous considérions comme le blé, qui sert tant à l'entretien et à la nourriture des hommes, et qui ne peut être bon à manger s'il n'a pas passé par beaucoup de métiers, parmi lesquels il semble qu'il doive être plutôt consommé et anéanti que pouvoir servir à aucun usage ; car le jetant premièrement en terre, qui ne dirait qu'on le veut perdre en le faisant pourrir ? Le mettant puis [188] après sous un fléau, l'écrasant entre deux meules, le jetant dans un four embrasé, qui ne dirait qu'il est entièrement perdu ? Et cependant c'est pour lors qu'il est plus propre pour nos usages0.



L’Exercice du silence… est un court traité absent de la première édition du Traité très facile…, onzième et dernier dans l’édition de 1639, avant-dernier dans l’édition de 17220. L’in-action ou action divine en nous assure une nouvelle naissance dans le silence de toutes nos puissances, si la garde du cœur est permanente, sans souci d’accéder à quelque attribut distinct.

De l’exercice du silence que le religieux doit garder de pensée, de parole et d'œuvre pour être tout uni et absorbé en Dieu seul

On peut dire que Dieu n’a parlé qu’une fois en toute l’éternité, parce qu’il n’a engendré qu’un [306] Fils qui est sa parole. […]

Il est finalement dans un silence de toutes sortes de changement et mouvement, parce qu'il est essentiellement immuable, infini, parfait en toutes manières, et par conséquent incapable de déchet et d'aucune nouvelle perfection ; d'où il s'ensuit qu'il est en un entier et perpétuel silence et inviolable repos, et même qu'il est naturellement silence, paix, repos, le centre de soi-même, des anges et des hommes.

Cet exercice du silence est donc merveilleusement excellent [309], puisque c'est l'exercice de Dieu et son essence même [...]

C'est là pareillement l'exercice des âmes avancées, qui sont tirées de Dieu par un mouvement particulier ou par je ne sais quelle impuissance de ne pouvoir faire autrement, ce qui arrive par un délaissement intérieur qui les rend incapables d'une plus grande et plus actuelle occupation d'esprit, ou par une disposition corporelle qui leur donne le même empêchement. Et c'est l'exercice de la seule chose nécessaire que Notre Seigneur recommandait tant à Marthe et dont il louait si hautement Marie, qui écoutait dans le plus intime et le plus [311] profond de son cœur, avec un profond silence, cette divine parole au pied de laquelle elle était prosternée. Ainsi les âmes séraphiques n'ayant qu'une pensée, qu'une volonté et une action en l'objet de Dieu seul, si simplement, si nûment, si paisiblement écouté, elles semblent plutôt souffrir la suave inaction de Dieu qu'agir d'elles-mêmes, et plutôt se taire et se reposer que de penser, dire et faire intérieurement quelque chose. Et il en est de même de l'extérieur, car, comme si Dieu opérait le tout en elles et par elles et qu'elles n'en fussent que les seuls organes et instruments, elles opèrent le tout avec un calme indicible et une paix si ineffable qu'elles surpassent tout sentiment. Chacune peut donc dire comme l'épouse : « Je dors, mais mon cœur, c'est-à-dire mon [312] Époux, veille pour moi. » [...]

Ce saint exercice nous a été enseigné de Jésus naissant aussi bien que de Jésus prêchant Marthe et Marie : naissant, parce qu'il naquit au temps de la minuit, que toutes choses étaient en un très profond silence0, comme dit le Sage, afin que cette sienne seconde naissance temporelle répondît à l'éternelle, qui est grandement silencieuse, que la troisième naissance qu'il prétend faire en nos âmes fût en quelque façon semblable aux deux susdites, par la pratique d'un silence universel de toutes nos puissances en l'objet de quoi que ce soit excepté de Dieu. Car autrement, comme Dieu ne se manifesta pas à Élie dans le tourbillon ni dans la commotion, ni dans le feu, mais dans un doux [314] respir d'un très agréable zéphyr0, ainsi Jésus ne se manifeste à nous, par cette sienne naissance spirituelle qu'il prend dans une âme, que dans le silence de toutes les autres choses créées et dans le recueillement de tout mouvement et sentiment désordonné, mettant le manteau dessus notre face, comme Élie, pour ne rien voir, entendre, adorer, goûter et sentir que Dieu, et dans la minuit de la naissance temporelle de Jésus, ne rien considérer que ce Verbe divin, divinement inspiré et nouvellement né dans le centre de l'esprit ; car c'est pour lors seulement que Dieu produit clairement, intimement et suavement, dans le fond de notre esprit, son Verbe, par lequel il se manifeste à nous et en nous, et même par-dessus nous, puisqu'il ravit nos esprits au-dessus de toutes choses [315] en l'objet d'une seule chose incréée et nécessaire, qui nous rend bienheureux dès l'état misérable de cette vie mortelle ; et ce bon Jésus, de chair que nous sommes, nous fait en quelque façon Verbe comme lui, nous transformant ainsi en lui, comme de Verbe qu'il était, se faisant chair, il s'est transformé en nous.

Chapitre ii. La pratique de cet exercice

Cet exercice de silence se doit faire à l'exemple de celui de Dieu, qui n'a qu'une seule parole bien simple, spirituelle et sans bruit. Et comme les bienheureux qui louent incessamment Dieu par le silence admiratif de ses immenses grandeurs commencent par [316] une paix entière, ainsi devez-vous avoir la paix sur toutes sortes de pensées égarées, imaginations, extravagances, mouvements et sentiments déréglés, recueillant et ralliant toutes les forces et puissances de vos âmes dans le centre de votre esprit, pacifiant et apaisant même toutes sortes de mouvements, bons ou mauvais, vous faisant quittes de toute autre vue, pensée, désir, crainte, affection, aversion, joie et tristesse. Cela se fait par une seule et simple vue ou souvenir de Dieu qui tombe doucement dans le fond de l'esprit, et de l'esprit, encore plus doucement et plus amoureusement en Dieu, et ce avec une vive foi et une douceur indicible.

Attachez-vous-y donc sans étude, et vous efforcez, sans force, de faire cette heureuse chute de votre souvenir en Dieu le plus souvent [317], paisiblement, simplement, amoureusement, gaiement et librement qu'il vous sera possible, sans aucun bandement d'esprit, ne regardant pas cet exercice comme une tâche qu'il vous faut faire, mais comme une récréation sainte et libre, et dont la discontinuation nous [sic] est indifférente, quoiqu’involontaire, faisant tout votre possible pour la continuer sans empressement ni attache, laissant à Dieu de vous conduire pour aller et venir comme il lui plaira.

Cette chute ou inclination d'esprit en Dieu sera plus reçue que ressentie et imaginée, selon que l'esprit est disposé, comme s'il tombait doucement et sensiblement en Dieu, ou sur la sacrée poitrine de Jésus, et là, y demeurant paisiblement, avec la même vive foi et faisant compagnie au bien-aimé disciple, nous y reposant [318] et en dormant avec lui, comme aussi y veillant, parlant et opérant toutes choses sans sortir de là.

Ce doux repos fera bientôt éclipser tout autre objet importun de l'esprit et rasseoir toute sorte de mouvement et de sentiment de quoi que ce soit, parce que tout autre objet fera hommage à celui-ci ; et considérant toutes choses comme le néant, avouer qu'il n'y a que Dieu qui est, qui mérite d'être et d'occuper et remplir notre esprit : ainsi toutes choses céderont la place à l'immense bonté de Dieu, l'âme demeurera paisible en ce souvenir pacifique de ce Dieu de paix qui lui tient lieu de tout, et qui lui sert de tout autre chose, parce qu'il lui vaut incomparablement mieux que tout, et qu'elle le doit chérir plus que tout, comme celui seul « qui est », conformément au nom qu'il se donne [319] pour se distinguer de toute autre chose, qui par conséquent n'est point, puisqu'il s'appelle celui « qui est », auquel l'âme demeure collée et unie par une vive foi, une douce attache d'esprit, une tendre inclination et écoulement de cœur. De sorte qu'elle serait toute prête de dire à Dieu avec saint Siméon : « Laissez, Seigneur, aller pâmer et passer mon âme en paix, parce que l'œil de mon intelligence simple a vu son salutaire, ressemblant à une neige fondue et écoulée dans son centre par les rayons de ce divin soleil, qui l'a attirée au-dessus des temps et de toutes choses dans la divine essence. »

Ce doux, simple et amoureux souvenir de Dieu est si digne qu'il contient éminemment tous les autres actes que l'on pourrait produire, comme de dresser son intention, de faire les choses pour le pur amour de Dieu ou pour sa seule [320] volonté et gloire. Il surpasse aussi les oblations que nous pouvons faire à Dieu de nos actions, pensées, paroles et souffrances, et pareillement tous les désirs de lui plaire, de l'aimer et le servir, tous les propos de mieux faire à l'avenir, de nous amender et pratiquer la vertu, et même les actes de contrition ; parce que ce premier acte simple envisageant Dieu, qui est la fin et le centre de tous les autres actes, raisonnements et discours d'esprit, les comprend tous, comme la fin qui contient les moyens, et le centre qui reçoit les lignes.

Une âme séraphique, selon cet exercice, depuis le lever du matin jusques au coucher du soir, ne fera donc autre chose intérieurement, à quelque action qu'elle vaque, soit profane ou sainte, que de se recueillir toute en la simple vue de Dieu seul : à chaque [321] fois qu'elle y retourne, si elle s'aperçoit en sortir par quelques distractions, elle y rentre aussi paisiblement et confidemment comme si elle n'en fût jamais sorti, et y demeure aussi assurément comme si elle n'en devait jamais sortir, calmant à son possible toutes sortes de mouvements et sentiments du corps, de l'âme et de l'esprit, et même ceux qui s'élèvent et éveillent, imposant silence à tout, aux yeux, aux oreilles, aux goûts, appétits, paroles, inclinations, imaginations, pensées, désirs, sensualités, satisfactions de la nature, amour-propre et superfluité d'actions non nécessaires en la vue de Dieu ; comme si cet Objet infini s'élevait en la suprême portion de l'esprit ainsi qu'un beau soleil, pour essuyer par sa présence toutes les ténèbres des distractions et détruire les ombres des objets [322], des affections, des sentiments, des créatures, qui se dissipent et évanouissent bientôt à l'aspect de ce divin Soleil, c'est-à-dire par le susdit souvenir de Dieu.

Mais si ce simple souvenir de Dieu, par notre indisposition, n’est pas toujours également bien disposé pour exprimer efficacement dans l’intelligence de l’âme la nature et la perfection de ce divin Objet, pour parler intérieurement et à l'exemple du Père éternel, par la seule et simple pensée de Dieu, ayons recours à un second moyen plus grossier que le premier, et partant plus sortable à notre imagination et plus capable de faire impression dans le fond du silence susdit, par l'expression de ces paroles articulées : « Dieu », proférées intérieurement ou même extérieurement de bouche, si besoin est, pour mieux tenir [323] en arrêt l'esprit et l'imagination.

Cette seconde manière de parler n'est que la seule pensée ou le simple souvenir de Dieu. [...]

[324] Et si par notre indisposition, cette parole articulée, « Dieu », n'y fait encore rien, on y pourra ajouter celle-ci : « Dieu paix ». [...]

[325] Et si cette parole, « Paix », est encore sans effet, l'on pourra se servir de ces deux autres plus expresses à un esprit indisposé : « Rien et Tout »0. [...]

[326] Chapitre iii. Figure de cet exercice représenté par les quatre animaux d'Ezéchiel0

[...] [327] Mais comment ne voir que Dieu et se voir soi-même, aller droit à Dieu et marcher devant Sa face en se considérant soi-même, comme il est dit de ces animaux ? Je réponds que le Prophète dit d'eux par mystère et par un symbole de ces belles âmes qui ne regardent que Dieu en premier et dernier instant, et je dis qu'elles voient Dieu comme dans un miroir, qu'elles se voient aussi elles-mêmes et tout [328] ce qui se passe en elles hors de Dieu ; car que ne voient pas ceux qui voient Celui à qui toutes choses sont présente ? Se portant donc ainsi avec les ailes d'un souvenir simple et d'un amour pur vers Dieu, leur unique Objet, comme si elles n'avaient que cela à faire et à voir, elles y découvrent tout ce qui se passe et s'élève de tumultueux en elles-mêmes, pour le calmer aussitôt, ni plus ni moins qu'en voyant dans un miroir les tâches et les difformités de leur visage, elles les ôtent et y appliquent les ornements nécessaires ; ainsi elles ne s'occupent qu'à une seule chose, et en font plusieurs sans sortir de cette unité ; et allant impétueusement à cet Un, elles accoisent0 tout autre mouvement mutin et sentiment rebelle, vaquant ensemble à deux choses bien contraires, c'est-à-dire au [329] mouvement et au repos, à la parole et au silence, faisant reposer et taire tout ce qui n'est point Dieu pour ne parler ni entendre que Dieu, et pour aller sans cesse de Dieu à Dieu et en Dieu.

Cette voix de l'âme fait un bruit silencieux comme le murmure confus des eaux et le son de Dieu sublime0, parce que tout ce qu'elle voit par pensée et qu'elle reçoit de l'amour de Dieu (qui sont les deux ailes qui l'élèvent) n'est rien de distinct par autre attribut particulier ; ainsi Dieu, parlant de soi-même à Moïse, ne lui dit-il pas : Je suis qui suis, sans dire quel il était. C'est aussi le même langage de l'épouse parlant de son Époux : Mon Bien-Aimé est à moi et moi à lui, sans spécifier quel est le Bien-Aimé ni quelle est la bien-aimée, pour donner à entendre qu'il est tout son bien, toutes sortes [330] de perfections. [...]

[332] Chapitre iv. Le fruit de cet exercice est la séparation de toutes choses et l’union totale et parfaite à Dieu seul

Ne vous persuadez pas que ce silence est purement spéculatif et sans fruit ; persuadez-vous au contraire qu'il est de pratique et d'une manière très sublime à la sanctification des âmes. [...]

Il vous retirera au-dessus de toutes choses, fera reconnaître et ressentir au fond de votre pauvre cœur que toute [335] autre chose que lui n'est rien, et vous affermira dans le mépris d’icelles, vous élevant par la foi et l’assurance de ce que vous croyez qui lui seul est tout et en tout, et frappant toujours à la porte de votre esprit pour le remplir de sa présence jusques à ce qu'il vous élève enfin de la foi à la claire vision de ce que vous croyez, en laquelle votre joie sera pleine, et partant entièrement en silence, ne vous restant rien plus à désirer ni à demander, car vous posséderez parfaitement et pour toujours Celui qui est tout bien et la jouissance duquel a été tant désirée de notre Père séraphique0, qui disait si souvent : « Dieu m'est tout et tout le reste ne m'est rien. » Vivez et mourez comme lui, vous jouirez de tout en tout comme lui. Amen.

L’Exercice des trois clous (1635)

L’Exercice des trois clous0 s’adresse aux capucines d’Amiens, « filles de la Passion » dont il fut le confesseur les quatre dernières années de sa vie, ce qui justifie un titre a priori suspect de dolorisme. Longue méditation sur la Passion du Christ, les « trois clous » sont en fait : « conformité, uniformité, et déiformité, pour nous porter dans la simple unité0 » — trois étapes vers la perfection. Loin de se cantonner dans quelque dévotion imaginative, Martial invite à l’expérience bien concrète d’une transformation vécue :

[195, 110] Chères âmes, […] nous expérimentons en nous-mêmes de si grands changements intérieurs et extérieurs que nous ne les croyons pas, si nous ne les voyons de nos propres yeux, mais par des effets quasi inconcevables de la sainte opération de l'Esprit de Dieu en nous, comme de paix sans plus d'inquiétudes.

On retrouve la fonte de la volonté en Dieu, conformité qui donne la paix si recherchée :

Nous conformant ainsi aux décrets du Tout-Puissant, notre volonté étant fondue par le feu du divin amour, elle s'écoulera tout en Dieu, pour n'avoir plus et ne ressentir plus qu'un seul vouloir semblable à celui de Dieu et, par ce moyen, plus divin ; que tous nos désirs et souhaits seront accomplis, d'où nécessairement s'en ensuivra la paix ; car le plus grand ennemi d'icelle, qui est notre propre volonté, étant surmonté, et lui ayant fait jeter les armes par terre, toutes les guerres viendront à cesser, tant les inquiétudes d'esprit que les perturbations de cœur causées [214, 115] par les dérèglements de la propre volonté en soi. [...]

Renoncez aussi à tous les choix et élections de vos raisons humaines et propre jugement, encore que très bonnes et très saintes, qui ne font que tyranniser votre pauvre cœur et le désunir de Dieu ; c'est pourquoi anéantissez toutes les vues et lumières de votre esprit, encore que très justes et raisonnables, qui vous troublent et inquiètent, et divisent votre cœur de l'unité, pour vous rendre en tout [225, 118] uniformes par la lumière de la foi, afin de dissiper toutes les multiplicités et de vous faire reposer non plus en votre plaisir, mais seulement en celui de Dieu en l'état où vous êtes.

Puis l’abandon conduit à « voir toutes choses en Dieu », nous déiformant :

Laissant agir Dieu en nous, ne faisant quasi plus rien de nous-mêmes, comme si nous étions [253, 126] dans l'impuissance, nous devons voir Dieu en toutes choses, ou plutôt toutes choses en Dieu. […] Cette fidèle pratique nous rendra toujours déiformes, c'est-à-dire qu'elle transformera nos actions humaines en divines.

Ici notre conversion doit [317, 144] être ferme, notre récollection stable, notre introversion continuelle, notre paix très grande et notre tranquillité très simple, pour ce que nous commençons à entrer dans la région déiforme, sur le haut de la montagne de l'esprit, au lieu du Calvaire, d'où elle ne doit plus rien respirer que l'air du Paradis, et aspirer et soupirer de vivre dans la pureté de l'esprit, en paix et silence, au-dessus de tous les troubles et inquiétudes de la nature, et là aimer Dieu sans moyen.

Il affirme nettement la possibilité d’une union divine en utilisant subtilement l’image classique du miroir :

L'union est toute spirituelle, [...] lui fait trouver Dieu partout, même dans les plus grandes souffrances : avec l'épouse, elle en jouit comme d'un beau lys entre les ronces des tribulations0.

C'est la pratique de la déiformité, où Dieu, par l'abondance de ses grâces, dissipe tous les empêchements et anéantit tous les milieux et entre-deux de l'union de notre esprit pour nous unir à lui, car par cette pratique, ne voulant rien, ne désirant rien, ayant tout quitté, n'ayant plus nulle propriété, notre âme sera comme un très beau miroir, dans laquelle se pourra former l'image des vertus de Jésus-Christ crucifié, et surtout de la charité. Or prenez garde que, pour former l'image dans le miroir, il doit être éloigné de l'objet pour la représenter au vrai, et voilà ce que l'âme fidèle fait par l'anéantissement sous les pieds de toutes les créatures ; et c'est en ce temps que ce grand [465, 183] Dieu, par un amour de bienveillance, forme en cette âme l'image de sa toute-puissance, de sa bonté et de son amour...

L’œuvre se termine par quelques conseils pratiques et un encouragement :

[626, 229] Servez-vous des vertus et jamais ne servez les vertus.

Chaque degré est divisé en quatre articles. […] Le quatrième article est l'opération de Dieu ; et c'est alors qu'il vous donne l'assurance par l'expérience de sa proximité, et qu'il vous regarde ; car ce regard amoureux sur vous dissipe par un instant tout le mal [642, 234] qui est en vous, pour vous remplir de tout bien.

Jean-François de Reims († 1660)

Disciple de Martial, initiateur mystique

Entré chez les capucins en 1615, il apprend de Martial d’Étampes à partager la même liberté intérieure, la même préoccupation mystique : « L’âme est pour lors une pure capacité remplie de l’opération divine. » Il conduit de longues années des monastères de religieuses et gouverne des maisons de sa province. On le rapproche de la « doctrine » de l’Ardennais ermite HubertJaspart (1582-1655). Il aurait influencé saint Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719), né également à Reims, fondateur de l’Institut des Frères des écoles chrétiennes0.

La Vraie Perfection (1635)

Jean-François est méconnu de nos jours, tout comme Martial son inspirateur. Il est l’auteur de deux ouvrages : Le Directeur pacifique des consciences0 et surtout La Vraie Perfection… dans l’exercice de la présence de Dieu, qui eut de nombreuses éditions0. L’auteur a corrigé cet ouvrage d’édition en édition : celle de 1660, que l’on peut considérer comme l’édition de référence (« dernière du vivant de l’auteur ») est quatre fois plus étendue que l’édition de 1638 ! Augmentée de très nombreuses analyses traduisant l’expérience d’une vie de direction, elle mériterait d’être rééditée partiellement. Nos extraits proviennent de l’édition de 1646. Ils sont suivis des deux dernières Instructions de l’édition de 1638.

[16] Il est en toutes choses pour leur donner l'être et la puissance d'opérer, et hors de toutes choses pour les renfermer en soi comme dans son sein ; il est sans division quelconque, étant tout en toutes les parties du monde. […] Il y est par puissance, c'est-à-dire qu'il y exerce son pouvoir en leur donnant la force et la puissance d'agir.

Vous pourrez vous mettre en la présence de Dieu en une manière encore plus parfaite. C'est qu'après l'avoir conçu présent en vous, non avec rapport aux créatures ou à vous comme dessus, ni en considérant ses perfections en particulier, mais l'envisageant avec une vive foi dans le fond de votre âme, en gros et par une vue confuse, comme un bien universel qui est infiniment au-delà de tout ce qui se peut imaginer ou penser, après l'avoir, dis-je, l'avoir conçu de la sorte, vous devez vous donner et attacher par affection entièrement à lui, comme il est en lui-même, dans un accoisement et profond silence de toutes vos puissances, le laissant agir en vous beaucoup plus que [40] d'agir de votre côté. […] Nous voulons toujours agir, d'autant que nous y trouvons quelque satisfaction de nature, et partant nous empêchons l'opération de Dieu en nous, lequel [41] s'il trouvait notre âme dans une parfaite mort de toutes propres recherches, la posséderait si parfaitement qu'elle ne serait plus agie ni agissante que par lui.

[43] Ou bien demeurer simplement dans l'action où sa volonté vous voudra, et la faire comme si vous étiez devant lui ; et ainsi vous pourrez facilement demeurer en sa présence en toutes vos actions, même dormant, car vous endormant en sa vue et dans sa volonté, vous le trouverez auprès de vous lorsque vous vous éveillerez, parce que le sommeil ne l'en a point chassé, et vous aussi auprès de lui, puisque vous êtes dans l'exécution de sa volonté. […]

Jean-François évoque l’écueil habituellement rencontré par les mystiques après les années de « lumières », lorsqu’ils entrent dans la « vie de foi nue », où l’on doit perdre la vue de soi-même et les grâces sensibles :

Gardez-vous bien en vos oraisons d'empêcher l'opération de Dieu présent en vous, ni par le mauvais usage des grâces sensibles ou intellectuelles, en les recevant avec trop d'avidité, ni par un désir empressé de les avoir, lorsque sa divine Providence vous en priera ; car c'est une erreur commune qui retarde la plupart des esprits, qu'on ne fait rien qui vaille dans l'oraison quand elle est destituée de lumières et d'affections divines qui touchent le sentiment ou qui se ressentent en l'esprit ; et néanmoins c'est là où l'amour de nous-mêmes trouve sa ruine, et où nous nous perfectionnons davantage. Ne cherchez donc pas en vos oraisons le goût et le repos de votre esprit, mais le repos et le règne de l'Esprit de Dieu, qui ne peut être établi en vous que par la destruction du vôtre. Si Dieu, intimement en vous, vous est un Dieu caché, adorez-le dans cette obscurité [54] et parvenez à lui par cette voie ; car ces obscurités vous seront des lumières pour arriver à lui, puisqu'elles vous feront perdre la vue de vous-même, pour ne regarder que lui dans les ténèbres de la foi.

Et de vrai, si nous voulons faire quelque progrès et entrer dans le cœur de Dieu en nos oraisons, il faut que nous paraissions nus devant lui et que nous le cherchions dans la privation de tout ce que notre appétit peut désirer ; autrement nous ne le trouverons jamais pour en jouir parfaitement : si jusques à présent il ne s'est pas communiqué à [60] nous, c'est que nous n'avons pris cette résolution. Hélas, combien marchandons-nous avant que de la prendre ? Nous nous flattons dans cette pensée que nous ne faisons pas bonne oraison en cet état de privation, et ainsi nous nous entretenons toujours dans le désir de rentrer en l'état de consolation.

L’union avec Dieu et avec tous est vécue dans l’amour :

Que si vous voulez avoir une conception encore plus relevée de la présence de Dieu, généralement en tous les hommes, tendance aussi à cette vertu de charité, c'est que, comme toutes les Personnes divines très présentes en elles-mêmes s'aiment d'un amour infini et inséparable, aussi cette amoureuse présence qui se retrouve généralement en un chacun de nous tend à nous unir, non seulement avec Dieu par amour, mais aussi entre nous. Et à cet effet elle nous fait découler de sa charité infinie les vertus nécessaires pour l'entretien de cette charité fraternelle : la mansuétude, l'humilité, la miséricorde, la tolérance des imperfections, le pardon [167], l'oubli des injures, etc. [...] Et comme cette bonté infinie qui est en nous nous rend ses biens communs en nous les communiquant, afin de nous unir plus étroitement à soi, aussi cette divine présence qui se retrouve en tous les hommes fait que les biens que avons reçus de sa libéralité sont communs à notre prochain et à nous, et qu'ils servent pour nous unir plus parfaitement avec lui par union de charité. Voilà comme cette aimable présence nous unit non seulement avec Dieu, mais aussi entre nous très parfaitement, afin qu'étant ainsi unis par union de charité, nous retournions à lui comme à la souveraine unité.

Dieu ne se contente pas de produire en l’âme cette profonde humilité dont nous venons de parler, mais à même temps il lui communique son amour, et ce ordinairement selon la grandeur de l’humilité susdite. Or pour l’établir en ce saint amour, il lui fait connaître premièrement la grandeur de sa dilection en son endroit, et lui en donne des touches et des assurances si grandes qu’elle ne peut plus douter de ce sien amour, ce qui lui donne [450] une telle confiance en lui et de son assistance jusques au bout, que toutes les privations et autres croix qui lui peuvent arriver ne lui font pas perdre cette confiance amoureuse qui lui est demeurée de ses touches divines.

Les grandes analogies offertes par la nature sont préférables aux livres devenus inutiles. La mer, qu’il connaissait puisqu’il vivait près de l’embouchure de la Somme, près d’Amiens, lui donne matière à image :

À quoi [460] j’ajouterai que les âmes qui y sont élevées entendent mieux ce qui se passe, leur intérieur ayant Dieu même pour guide et pour précepteur, que tout ce que les livres leur en peuvent déclarer ; et se trouvent pour l’ordinaire plutôt embrouillées par la lecture des livres qui en traitent, qu’enseignées et soulagées. Il me reste seulement à vous dire que la cause pour laquelle cette divine présence ne produit pas en nous les degrés et effets susdits n’est autre que notre indisposition ; car comme le soleil matériel n’imprime ses rayons [que] sur un sujet bien poli, de même ce divin soleil n’envoie ses grâces [que] sur un sujet bien disposé. Et comme la mer ne souffre rien d’impur, mais jette toute l’écume dehors, même les corps morts, ainsi Dieu ne veut rien d’impur, et ne peut demeurer avec [461] ce qui ressent la mort et l’impureté. Il faut donc que ce Dieu de pureté ne trouve point d’obstacles en nous, mais qu’il y rencontre un cœur dépouillé et vide de toute créature, afin qu’il le puisse remplir de lui.

Deux Instructions

Instruction V. De l’abandon et du repos en la conduite de Dieu, cinquième effet de cette pratique, et le cinquième degré pour parvenir à la perfection et union avec Dieu

Section 1. Comme la présence de Dieu produit en nous ce degré et l’heureux état de l’âme quand elle y est arrivée

La fidèle pratique0 de la divine présence, qui nous fait monter de degré en degré à la perfection et à l’heureuse union avec Dieu, produit encore en nous un effet plus parfait que les précédents : un entier [390] abandon avec une amoureuse confiance à la conduite de Dieu soit directement par lui-même soit indirectement par les créatures, accompagné de la paix et de la tranquillité du cœur, en tout ce qu’il plaira à sa divine Providence ordonner de nous. Par cet effet — ou ce degré —, je n’entends pas seulement parler de la conformité de notre volonté à celle de Dieu : une telle conformité n’exprimerait rien d’autre qu’un acte de notre volonté par lequel nous acquiesçons au vouloir de Dieu. Je n’entends pas seulement parler non plus d’un amour de ce même vouloir de Dieu, en le faisant l’objet de notre complaisance. J’entends encore une perfection plus relevée, qui dit un trépas de notre volonté en celle de Dieu, pour ne pouvoir plus jamais désirer autre chose que son saint plaisir, dans la vue de son intime présence, tel que fut celui de Jésus sur le calvaire, quand, jetant les derniers soupirs [391] de sa vie et rendant le dernier témoignage de son amour à son Père, il lui mit tout ce qu’il avait entre les mains en lui disant : Pater, in manus tuas commendo spiritum meum0. C’est cela, vivre tout à fait en la volonté de Dieu, n’avoir plus aucun vouloir ni aucun désir que le sien, nous abandonner totalement et sans retenue à tout ce que sa Providence ordonnera de nous, nous mêlant et détrempant tellement avec sa volonté que la nôtre ne paraisse plus, mais qu’elle soit cachée dans la sienne, qui l’anime et lui donne ses mouvements, ne nous arrêtant même pas aux effets que produit cette divine volonté, s’ils nous sont agréables ou non, mais plutôt nous appliquant uniquement à son bon plaisir, pour l’aimer, l’adorer et en admirer les excellences.

Or il n’y a point de doute que la [392] fidèle pratique de la présence de Dieu ne produise en nous ce désirable effet, car ce Dieu de bonté, si présent en notre âme, nous apprend que nous sommes sans comparaison plus à lui, selon toutes sortes de dépendances, qu’une chose ne peut être à quelqu’un : nous sommes plus à lui qu’un vassal n’est à son prince, qu’un esclave n’est à son maître, qu’un pot n’est à son potier, et qu’un animal n’est à celui qui le possède, puisque nous sommes tellement établis en lui que nous dépendons de lui immédiatement en notre être et notre opération. Bien plus, nous donnant assurance que par son intime présence, il a un soin très particulier d’un chacun de nous, qu’il nous conserve comme la prunelle de ses yeux, qu’il a dessein, par une profusion d’amour, de nous enrichir de ses propres biens et nous revêtir de [393] ses perfections, que nous ne pouvons rien désirer de mieux que ce qui nous arrive par sa Providence très ordonnée, etc., il n’est pas possible que, par une amoureuse confiance, nous ne nous abandonnions entièrement à tout ce qu’il plaira à sa divine bonté d’ordonner de nous, et ce avec un si grand repos et une confiance si inébranlable que notre esprit est au-dessus de tous les évènements de cette vie. Il est en cet état comme le ciel, qui semble beaucoup souffrir et être empêché0 de nuées, quoiqu’il n’en souffre rien, étant bien élevé au-dessus de tous les nuages, ou comme la mer, qui ne reçoit point de détriment pour un charbon de feu qui lui est jeté, n’en pouvant être consumée. […]

C’était bien l’état où était parvenue la sainte amante du Cantique des cantiques, ce qui lui vaut les félicitations de son divin Époux, quand il lui [394] dit qu’elle était comme le lis entre les épines : Sicut lilium inter spinas, sic amica mea inter filias0. Il veut ainsi lui dire que de même que le lis conserve son odeur et sa beauté parmi l’âpreté des épines, elle ne reçoit aucun détriment des évènements contraires de cette vie, parce qu’elle s’était abandonnée entièrement à son aimable conduite.

En quoi ce Dieu plein d’amour se montre extrêmement libéral à notre endroit, ne se contentant pas de nous destiner à un paradis de délices après cette vie, mais comme s’il voulait prévenir cette agréable éternité, il nous veut faire expérimenter en ce monde les avant-goûts du ciel, et nous rendre en quelque manière jouissant du même bonheur que les bienheureux, en nous mettant dans un état qui est exempt de troubles et d’inquiétudes, comme [395] le leur est exempt de vicissitudes et changements. C’est-ce que voulait dire saint Jean quand il disait que tout ce qui est en ce monde passe et est sujet à changement, mais que celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement : qui autem facit voluntatem Dei manet in aeternum0. Oh, oui : celui qui est tellement dans les volontés de Dieu qu’il en reçoit la vie et les mouvements, il est en un état qui est exempt de tout trouble, rien ne le peut ébranler, et il est en cette vie parmi les événements contraires comme un roc ferme au milieu de la mer agitée de tempêtes, sans en recevoir aucun détriment.

Cet abandon entier avec repos en la divine conduite n’est autre chose, ce me semble, que la liberté et la paix du cœur, que le bienheureux évêque de Genève0 recommande si fort dans ses livres. Par celles-ci, il [396] entend un cœur dégagé de toutes choses pour suivre la volonté de Dieu dès qu’elle est reconnue, un cœur qui retire saintement son affection de toutes les choses qui lui peuvent donner de l’inquiétude, quand même elles seraient bonnes, par une perte et un trépas de sa volonté entre les bras de Dieu, qui lui en empêche la jouissance par sa Providence : liberté que le cœur conserve parmi les privations des consolations, parmi les sécheresses et dérélictions, parce qu’il aime mieux la volonté et la conduite de Dieu que toutes les autres choses qu’il pourrait désirer, quoique bonnes ; et comme il n’est attaché à autre chose qu’à Dieu, rien ne le peut inquiéter, étant véritable que la tristesse ne nous attaque ordinairement que dans la privation de ce que nous aimons. Si je n’aime, par exemple, les divines lumières que dans la volonté de Dieu, [397] je ne serai jamais affligé lorsque j’en serai privé ; si je m’en inquiète, c’est signe que je les aime pour moi-même, et avec quelque dérèglement. […]

Oh, que l’âme est heureuse quand elle se rend digne de cet effet tant désirable ! Elle expérimente en elle-même la vérité des paroles que le père de l’enfant prodigue dit à son aîné : Mon fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce que j’ai est vôtre0. Oui, ce Dieu de bonté, se rendant présent à nous, nous donne en même temps l’assurance que tout ce qu’il a est nôtre. Il nous dit au fond de notre cœur : « Mon fils, vous êtes dans mon entendement, dans ma mémoire, dans ma volonté, j’ai toujours ma vue sur vous, je ne pense qu’à vous faire du bien et à vous enrichir de mes grâces ; tous mes biens sont vôtres, mon paradis est vôtre, mes anges sont pour votre [398] garde et service, mon Fils unique est vôtre, je l’ai fait votre frère, et moi-même je suis votre Père et je veux être votre récompense dans le ciel ». Mais comme il est tout à nous et pour nous lorsqu’il se rend présent à nous, aussi devons-nous être tout à lui et pour lui par un abandon très parfait, et lui protester que nous n’avons point de plus grand plaisir ni un plus agréable repos que d’adhérer à lui seul, lui disant avec le prophète-roi : Mihi autem adhaerere Deo bonum est, ponere in Domino meo spem meam0, étant bien éloigné de cette pensée qu’une autre conduite nous serait meilleure, vu que ce serait rejeter, en y adhérant, le dessein qu’il a de nous élever à une haute perfection. Bien plutôt, sans éplucher aucunement ce qu’il fait en nous, unissons parfaitement notre volonté, ou plutôt faisons-la mourir dans la sienne de [399] telle sorte qu’elle ne paraisse plus ; adorons incessamment, dans un aveuglement de notre esprit, toutes les dispositions de sa Providence en la conduite qu’elle a sur nous.

Que l’âme est pleine d’amour en cet état ! Qu’elle est élevée à une solide perfection ! Elle a une si grande estime de la volonté de Dieu, qu’elle ne veut pas seulement faire réflexion si elle lui donne peine ou non ; elle en fait un si grand état qu’elle est comme dans une attente générale à tout ce qu’il plaira à Dieu, qui la possède de par son intime présence, de faire en elle : elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir, mais sa volonté est tout absorbée dans celle de Dieu, comme la clarté des étoiles ne paraît plus sur notre horizon quand le soleil y répand sa lumière. Et comme celui qui est dans un navire ne se remue pas de son mouvement propre, se laissant seulement [400] mouvoir selon le mouvement du vaisseau, ainsi l’âme qui est arrivée à cet état n’a plus d’autre vouloir que celui de se laisser mener entièrement au bon plaisir de Dieu. Elle est parvenue à la perfection que Notre Seigneur demande de nous sous le symbole de l’enfance, quand Il dit : Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez point au Royaume des cieux0, prenant le Royaume des cieux pour la perfection, selon qu’il est pris en tout plein d’endroits de l’Écriture sainte. Cette âme, dis-je, est arrivée à l’heureuse simplicité et souplesse des petits enfants, laissant tout le soin de soi-même à Dieu qui lui est si présent, et s’abandonnant entièrement à sa conduite ; souplesse qui se retranche tout ce qui peut rester d’imparfait en son jugement et volonté, qui la met dans la dernière disposition d’obéir parfaitement à Dieu [401] et de s’unir étroitement à lui, liant et mariant son esprit au sien : simplicité qui fait qu’elle ne regarde plus que Dieu directement, sans fléchir ni à droite ni à gauche, et sans jamais avoir égard sur soi-même si cela la console ou non.

Elle n’a plus tous ces désirs qu’elle a eus autrefois de ressentir tel acte ou telle vertu, d’être menée par ce chemin ou par cet autre : elle se laisse conduire par la voie qu’il lui plaît, comme un petit enfançon se laisse mener par sa chère nourrice, sans en vouloir savoir les raisons. Aussi cet heureux état lui donne un esprit d’enfant et la rend vraiment enfant de Dieu, n’ayant plus soin de ce qu’il lui arrivera ou de ce qu’elle deviendra. […] Elle est nourrie de la mamelle de Dieu même, qui lui donne cet esprit de douceur, et n’est plus nourrie du mauvais lait de l’amour de soi-même, qui lui donnait [402] un esprit d’aigreur et d’opposition au bon plaisir de Dieu. Elle a rejeté cette mauvaise nourriture, et en est si fort dégoûtée qu’elle ferait plutôt choix des tourments et de la mort même que de s’en sustenter derechef.

Enfin, cet état est tout semblable à celui des bienheureux, lesquels ne sont pas seulement conformes à la volonté de Dieu, mais se sont tellement absorbés et transformés en elle qu’ils ne veulent autre chose que ce que Dieu veut, si bien que le vouloir de Dieu est l’objet de leur volonté. De là vient le parfait amour qui est en eux, par lequel ils ont une extrême complaisance que Dieu est ce qu’il est, qu’il est infiniment sage, bon, miséricordieux, etc., et par un esprit vraiment filial, ils se réjouissent incessamment du bien et de la félicité de Dieu, et s’abîment dans cette complaisance, en lui rendant [403] continuellement louange et adoration.

Section 2. De l’heureux trépas de l’âme entre les mains de Dieu, avec quelques avis sur ce sujet

Voilà un état tout à fait désirable, mais on n’y arrive que par la mort de notre esprit entre les mains de Dieu, voire une mort qui est assez ordinairement accompagnée d’une longue agonie : oh, heureuse agonie qui nous conduit à une mort si désirable ! Oh, heureuse mort qui nous mène dans la vie de Dieu même ! Il faut donc expirer, il faut mourir entre les bras de Dieu, si nous voulons jouir de ce favorable effet que produit son aimable présence. Et comme il y a peu de [404] personnes qui font bien cette mort (la plupart des âmes sont donc retardées sur le chemin de perfection), et qu’elle est d’ailleurs absolument nécessaire pour arriver à la parfaite union avec Dieu, je veux vous en faire ici une description, et comme si elle se faisait réellement, vous y assister en esprit de charité. Quoique j’aie déjà traité en la première partie des peines intérieures, et donné les avis nécessaires pour y seconder le dessein de Dieu et n’y perdre point de vue son aimable présence, si est-ce que je ne laisserai de traiter ici de cet heureux trépas, en faveur des âmes qui ont un ardent désir de la perfection, vu même0 qu’il est accompagné de plusieurs difficultés, surtout quand on n’y a jamais passé.

Représentez-vous donc que Dieu, intimement présent en nous, désire nous rendre capables de son étroite union, et qu’il nous voit encore [405] attachés à quelques restes de désirs imparfaits touchant la conduite qu’il a sur nous. Ces désirs mettent quelque sorte d’empêchements à cette union ; même s’ils ne s’opposent pas directement à ses volontés, ils ne sont pas assez purifiés, ils sont encore mélangés d’imperfections. Quand il n’y aurait d’autre raison qu’une certaine propriété, quoiqu’involontaire, que nous contractons insensiblement, dans l’usage des grâces et des faveurs de Dieu qui donnent quelques satisfactions à notre esprit, nous n’acquerrons jamais mieux le parfait dépouillement, nécessaire pour arriver à cette étroite union, que dans l’état de privation, étant expédient que nous soyons actuellement dépouillés des choses où la nature se peut attacher, parce qu’elle les convertit subtilement à son propre goût, et qu’ainsi elle leur fait [406] perdre leur lustre et leur beauté, et de surnaturelles qu’elles étaient, elle les fait quelques fois devenir naturelles. Dieu, dis-je, désirant nous rendre capables de son étroite union, nous réduit assez ordinairement à un état d’angoisses et de disette, où nous ne pouvons trouver ni appui ni consolation en chose quelconque.

Posez donc que tout votre intérieur est renversé, que toutes les facultés et puissances de votre âme sont accablées par la privation de tout ce qui la peut alléger et par l’appréhension et l’impression de tout ce qui la peut attrister, que votre cœur est pressé de mille craintes et troublé de mille peines, que votre entendement est offusqué0 d’obscurités si grandes qu’il semble que vous soyez sans entendement, que votre volonté ne ressent point du tout d’affection pour Dieu, que votre mémoire et votre imagination [407] ne vous fournissent que des images et des souvenirs de choses qui vous tourmentent. Ce n’est pas tout, car le diable se mêlant, par la permission de Dieu, dans cet état de peine, pour vous tourmenter davantage, vous suggérera et vous persuadera, s’il le peut, que vous ne pouvez être agréable à Dieu tant que vous serez de la sorte, et que votre amour est inutile, voire qu’il n’y en a point, puisque vous n’en voyez point les effets ni les sentiments. D’espérer du soulagement de la partie supérieure de votre esprit, il n’y a point d’apparence, car étant toute enveloppée des suggestions que le diable lui livre, elle se trouve bien en peine. Ajoutez à cela qu’elle sera peut-être sollicitée importunément pour consentir au péché, qui est à la vérité la croix la plus sensible qui peut arriver à une bonne âme, quand, au lieu de ressentir de l’inclination et [408] de l’amour pour celui qu’elle aime en effet, elle est incitée par tentation à le quitter et abandonner. Ce qui n’augmentera pas peu votre angoisse, c’est que Dieu vous cachera peut-être l’espérance d’en être délivré, afin de vous faire mieux mourir à vous-même, et néanmoins c’est cette espérance qui console les pauvres affligés. Il ne vous restera peut-être que cette pensée pleine d’angoisse et d’amertume : « Hélas, je ne sortirai jamais de cet état. » […]

État d’une âme agonisante qui est bien représenté, dit le bienheureux François de Sales, par celui qui, les pieds et mains liés, serait pendu par le col, sans toutefois être étranglé, demeurant ainsi entre mort et vif sans espérance de soulagement. Ce qui coûte davantage à l’âme en cet état, c’est qu’elle pense que Dieu ne la regarde même pas, puisqu’elle ne ressent aucun effet de [409] son regard favorable, et ne saurait quasi se persuader qu’Il est présent en elle. Aussi faut-il confesser qu’il n’y a rien de si fâcheux que de servir un maître qui ne sait pas le service qu’on lui rend, ou s’il le sait, ne fait même pas semblant de le voir.

Que ferez-vous en cet état pour faire une heureuse mort ? Vous plaindrez-vous à votre Époux qui s’est retiré dans le fond de votre âme ? Il vous sera permis de le faire doucement et amoureusement, en lui déclarant vos extrêmes douleurs, comme ferait un malade dans une diète bien fâcheuse qui se plaindrait à son médecin pour soulager un peu l’aigreur de ses douleurs. Vous pourrez alors imaginer qu’il vous fait la réponse qu’Elqana fit à sa femme Anne qui se plaignait de sa stérilité : Cur fles ? […] Nunquid melior tibi sum quam decem filii0 ? « Pourquoi vous plaignez-vous si fort de cet état [410] de stérilité et de sécheresse ? Ne vous dois-je pas être plus cher que toutes les consolations et l’état d’abondance et de fécondité que vous pouvez souhaiter ? » Toutefois, pour ne point sortir de l’unique amour que vous lui avez voué, acquiescez toujours de bon cœur à sa conduite. Je sais bien que cet acquiescement vous semblera faible, et partant, il n’allégera pas beaucoup votre angoisse. Je sais pareillement que ces plaintes ne vous donneront pas grand soulagement, non plus que les plaintes des malades faites de la sorte diminuent beaucoup leur douleur ; ajoutons d’ailleurs qu’elles témoignent encore quelque vie, et il est ici question de mourir tout à fait.

Mais j’ai entrepris de vous enseigner à bien faire cette mort, et j’ai promis de vous y assister. Vous trouvant dans une si grande angoisse et détresse, je vous [411] conseille de ramasser toutes les forces qui vous restent, et par un effort de votre esprit, de dire du profond de votre cœur le plus constamment et fortement que vous pourrez avec Jésus expirant en croix : Pater, in manus tuas commendo spiritum meum0. « Ô mon Dieu, mon Père et mon Bien-Aimé, je laisse mourir ma volonté entre les mains de la vôtre, je n’en veux plus avoir du tout, mais je la veux perdre entièrement dans la vôtre. Je veux être dans une attente générale et indifférente de tout ce que vous ordonnerez en moi, je veux être comme une boule de cire entre vos mains […], pour recevoir toutes les impressions de votre bon plaisir, qui sera l’onguent qui me fera désormais courir après vous. Je veux aimer toutes vos voies, puisqu’elles me portent toutes à vous et qu’elles me sont ordonnées de votre sagesse infinie ; et je ne [412] les veux aimer qu’en tant qu’elles procèdent de vous, car si je les aimais pour ma satisfaction, je ferais un déplorable échange de votre amour à celui de moi-même. Et puisque vous me retirez de l’abondance pour me faire passer dans une extrême disette, de l’élévation dans la sécheresse et de la ferveur dans l’impuissance, je veux aimer ce changement parce qu’il vient de vous, vu que toutes vos conduites sont adorables en tant qu’elles viennent de vous. Je veux même aimer davantage la présente conduite plus contraire à mon inclination, comme étant une nouvelle occasion pour faire trépasser plus parfaitement mon esprit dans le vôtre. »

Voilà, ce me semble, comme il faut faire cette heureuse mort qui nous fait vivre en Dieu. Oh, que vous serez heureux, si une fois vous faites bien cette mort désirable entre les mains de [413] Dieu, si présent dans l’essence de votre âme : après, vous n’aurez plus qu’à lui faire un petit soupir ou un regard amoureux pour la confirmer ou renouveler, avec la protestation que vous ne voulez et n’aimez rien que lui.

Mais je vous donne avis de ne pas prendre pour inquiétude cette répugnance et violence que vous expérimentez dans le sentiment lorsque Dieu, qui fait sa demeure en vous, vous mène par cet état de mort, car c’est proprement le combat de la chair contre l’esprit dont parle l’Apôtre0 : lorsque Dieu arrache ce que le sentiment aime si fort, nous ne pouvons pas ne pas le sentir. Cet état ne doit point être appelé du mot d’inquiétude, tant que notre volonté est conforme à celle de Dieu, conformité qui nous cause sans doute une paix au cœur [414], quoiqu’elle nous semble petite, à cause de la violence que le sentiment souffre. Mais si notre volonté s’opposait à celle de Dieu, ou si nous désirions ardemment la délivrance de cet état, la paix nous serait alors ravie, nous serions vraiment dans l’inquiétude, et tout notre esprit serait en un état violent. C’est une vérité que nous ne perdons jamais la paix, à proprement parler, que lorsque nous voulons autre chose que Dieu, nous retirant de l’humble et amoureuse soumission que nous devons avoir à sa conduite, d’autant que Dieu, qui est auteur de paix, n’est jamais la cause de nos inquiétudes : nous en sommes la seule cause, lorsque notre volonté se détourne de ce parfait abandon. C’est notre nature qui veut avoir part à tout ce qui se passe et s’y glisse si subtilement qu’il lui est avis qu’il n’y a rien de bon si elle n’y participe et si elle n’y mêle son [415] opération. C’est d’elle que nous viennent toutes ces pensées : que nous ne faisons rien qui vaille quand nous sommes privés du sentiment de nos actes, ou quand nous ressentons des contrariétés, violences, obscurités, impuissances, etc., parce que pour lors, elle n’a pas son compte. Au contraire, l’esprit s’attache à Dieu seul, et c’est de lui que nous vient cette pensée toute d’amour, que ce qui n’est pas Dieu ne nous est rien.

Quant à la confiance en Dieu, vous devez forcer votre esprit en cet état de mort, de ne la jamais perdre en la suprême partie de l’âme, dans laquelle il s’est retiré comme dans sa propre demeure. Et tout ainsi que vous devez avoir cette résolution de plutôt mourir que d’offenser Dieu sciemment et délibérément, aussi faut-il que vous soyez résolu de plutôt tout perdre, que la confiance et l’espérance en lui […] : si vous ne [416] pouvez jeter la vue sur votre intérieur en cet état, que vous n’y découvriez un amas de misères, aussi ne devez-vous jeter la vue sur cette aimable présence, que vous n’y considériez un abîme de bonté et de miséricorde, et que vous ne disiez avec Job : Pone me juxta te, et cujusvis manus pugnet contra me0. « Ô Dieu de ma vie et de ma force, que les angoisses et les obscurités m’assaillent de toutes parts, je serai néanmoins trop fort, vous ayant auprès de moi et dedans moi. Et puis j’aime mieux, ô Amour, être frappé de votre main que d’être flatté de la main des hommes, sachant bien que votre main fait toutes sortes de guérisons quand elle frappe de la sorte, qu’elle apporte la santé et non la maladie, la vie et non la mort. » Quant à la défiance de vous-même, elle est très bonne, dans la mesure où elle sert de fondement pour vous confier davantage [417] en Dieu. Mais sitôt qu’elle vous porte à quelque découragement, inquiétude, chagrin ou tristesse, rejetez-la comme une tentation qui amène des grands maux, et ne la laissez jamais entrer en votre cœur. Il faut que chose aucune ne vous afflige sinon le péché ; encore faut-il que le déplaisir que vous en avez soit toujours accompagné de confiance, laquelle vous doit toujours donner une certaine joie et consolation parmi vos plus grandes faiblesses et impuissances. […]

Il faut y insister d’autant qu’en cet état d’angoisse et d’agonie, le diable tâchera par tous moyens de vous faire perdre cette confiance, même en la partie supérieure, qui est néanmoins le seul appui qui vous reste dans une si grande tribulation. À cette fin, il s’efforcera de vous persuader que vous ne faites autre chose qu’offenser [418] Dieu en cet état, et par cette raison apparente, il tâchera de vous en donner un dégoût, et vous en faire désirer la délivrance, vous retirant par ce moyen de la parfaite confiance, que vous devez avoir à son amoureuse conduite. Mais parez ce coup en lui opposant cette vérité que nous ne péchons jamais où il n’y a point de notre liberté. Oh, non : ne vous persuadez pas offenser Dieu dans cette privation générale de tous bons sentiments de Dieu, et dans une si importune agitation, et représentation de choses mauvaises. Car si vous produisiez auparavant les actes de vertus sans peine et sans travail, c’était que Dieu vous en donnait le pouvoir et la facilité, et si vous jouissiez d’une douce tranquillité de cœur sans être traversé d’aucune tentation, c’était qu’il empêchait que le diable ne vous troublât. Maintenant qu’il s’est retiré dans le [419] fond de votre âme, qu’il vous laisse dans votre impuissance, et qu’il permet que vous soyez agité de suggestions mauvaises, pourquoi seriez-vous coupable d’aucun péché, puisqu’il n’est point en votre pouvoir d’être autrement ? […] Et quand le choix et la liberté vous en seraient donnés, vous n’en devriez pas user, sachant que la volonté de Dieu est que vous soyez de la sorte. Quel mal, je vous prie, peut-il y avoir de se trouver dans un état où la divine Providence nous veut ? Bien plutôt, c’est un état vraiment saint et parfait, par lequel il a dessein de nous perfectionner et sanctifier, état que nous devrions chérir de tout notre cœur, puisqu’il purge ce qui reste de mauvais et d’imparfait en nous, pour nous remplir de Dieu, par lequel en effet ce Dieu d’union, si présent en nous, prend une entière possession de notre âme, si bien que nous pouvons [420] en cet état nous attribuer ces paroles de saint Paul : Cum infirmor, tunc potens sum0 : lorsque nous sommes plus affaiblis en nous-même, et que notre nature est comme anéantie, c’est alors que nous sommes plus pleins de Dieu, quoiqu’il ne nous semble pas.

Ne nous ne laissons donc pas persuader que cet état nous est un sujet d’irriter Dieu contre nous. Tout le mal que nous y pouvons commettre et que les âmes encore imparfaites y commettent en effet ordinairement, c’est qu’elles ne veulent point se résoudre de boire ce calice amer, elles s’en dégoûtent, elles en désirent la délivrance, et s’inquiètent et s’impatientent d’en voir la continuation au lieu d’aimer d’y être purgé (ainsi que nous avons dit en parlant de l’état de peines intérieures, où l’on pourra se reporter). Et peu s’exemptent [421] de ces imperfections, comme peu veulent entreprendre cet heureux trépas. Plutôt ces âmes imparfaites se laissent aveugler par leur amour propre, qui n’estime rien de bien ni de parfait s’il n’y a bonne part. Pour y remédier, elles devraient avoir toujours cette vérité devant les yeux : la marque la plus assurée de l’amour est de se perdre soi-même pour la chose aimée. De fait, le divin Jésus a voulu nous montrer la grandeur de son amour par l’anéantissement de soi-même. D’où vient que nous n’avons jamais un indice plus certain d’une parfaite charité que quand nous anéantissons tout ce qui est de nous, pour faire vivre uniquement en notre cœur la volonté et la conduite de Dieu. Quand elle vit de telle manière qu’il n’y a rien du nôtre, c’est alors que nous sommes parfaitement disposés pour bien faire [422] cette heureuse mort entre ses mains, et ce temps de mort est le temps de la belle moisson, où nous recueillons abondamment les bénédictions du ciel, voire plus en un jour de cette saison qu’en cent durant un autre temps.

Enfin prenez garde, quand vous serez hors de cet état de peine et de mort (surtout si vous n’y êtes pas encore beaucoup expérimenté) et que vous reconnaîtrez y avoir commis des grandes imperfections, de ne pas vous inquiéter, d’autant qu’il n’est pas possible, parlant ordinairement, de passer d’un état moins parfait à un plus parfait, sans y faire beaucoup de fautes, tant à cause de notre ignorance et peu d’expérience, qu’à cause de la subtile recherche de notre nature, qui s’oppose toujours à ces conduites contraires à son inclination. Tout ce que vous devez faire dans la connaissance que [423] vous en aurez, c’est de les remarquer paisiblement pour n’y plus retomber, et vous rendre plus avisé à l’avenir, vous réjouir de ce que Dieu, par ses divines lumières, vous a dessillé les yeux pour les découvrir, en le remerciant d’une si grande faveur, et avouer de bon cœur devant lui que tout ce que vous pouvez faire de vous-même, c’est d’empêcher son opération et le dessein qu’il a de vous unir parfaitement à soi. Enfin vous pourrez vous en confesser pour n’y plus penser après.

Des capucins spirituels

Nous plaçons ici des figures plus spirituelles que mystiques, du moins au jugement d’écrits que nous avons lus. Certaines remplirent un rôle important et ne peuvent être ignorées d’une « revue capucine » — sans toutefois leur accorder, par le titre et la dimension de leur notice, une importance égale à celle d’une figure mystique de premier niveau.

Honoré de Champigny [ou de Paris] (1566-1624)

Ce capucin qui fut novice avec Benoît de Canfield a rempli de nombreuses charges ; d’une « activité débordante […], fondant onze couvents dans sa province de Paris », il est l’auteur de L’Académie [l’école] évangélique pour l’instruction spirituelle…0. Son expérience personnelle acquise en formateur de novices transparaît dans les instructions :

Tels novices ont besoin de bride, et non d'éperon, à ce qu'avec convenable discrétion ils usent de ce lait et de tels sentiments, lesquelles Notre Seigneur n'improuva pas en saint Pierre, mais plutôt approuva par son silence, par lequel il montra, comme dit saint Léon, que ce qu'il demandait n'était pas mauvais en soi, mais seulement qu'il manquait de bon ordre et de discrétion. Ainsi donc, Dieu couvrant à tels personnages, dès le matin de leur conversion à la voie de la perfection, toute la terre d'une manne si douce, c'est à leur Moïse, c'est à leur maître et directeur, dis-je, demeurant à taxer la mesure. [...]

Il sera bon cependant de faire le mélange que le Saint-Esprit fait à l'endroit de ses très chers, du nombre desquels il semble vouloir honorer ceux-ci, les invitant au Cantique des cantiques à manger avec [50] lui le pain avec le miel, et semblablement boire le vin avec le lait0. Il leur donne du miel, mais il veut qu'ils mangent du pain avec. Il leur donne du lait, mais il veut qu'il soit mêlé de vin. Le miel et le lait sont les divines consolations, et le pain viande solide, et le vin mordicant0 sont les exercices sérieux des vertus et mortifications, tant extérieures qu'intérieures, par lesquels la religion exerce des novices. Car l'embrassement joyeux et résigné d'icelle est une bonne épreuve et témoignage fidèle de la bonne origine de ce lait et de ce miel, c'est-à-dire de ces consolations, qui autrement se rendraient suspectes. [...] Or, quant à ceux que l'on ne voit prévenus des bénédictions de telles douceurs, il faut que le fidèle coadjuteur de Dieu s'efforce de leur en faire entrer par le dehors quelque chose aux dedans. »

Laurent de Paris (1563 ?-1631)

Théologien, philosophe, spirituel, surtout humaniste, il critiqua la Règle de Benoît de Canfield0. C’est l’auteur prolixe de deux immenses discours : Le Palais d’amour divin…, 1602, puis 1614 en édition complétée, comportant un millier de pages de grand format en petits caractères ; ainsi que de l’ouvrage intitulé Les Tapisseries du divin amour…, 1631.

Selon M. Dubois-Quinard, qui a fait connaître Laurent comme premier auteur à l’origine d’une doctrine du pur amour0,

mortification et imitation sont entraînées par l’amour ; Il est le premier […] à divulguer la théorie du pur amour dans une doctrine tout à fait constituée, qui résume sa pensée essentielle. Le Palais de 1602 est antérieur aux publications des spirituels de cette école. […] Son originalité consiste précisément en une critique de la Règle de perfection, que Laurent juge insuffisante, incomplète. […] [Il] dénonce les sources puritaines de la Règle.

Nous illustrons par quelques passages caractéristiques de l’édition de 1614 un style oratoire qui se prête à des développements sans fin, mais non sans charmes :

Le Palais de l'amour divin entre Jésus et l’âme chrétienne, auquel toute personne tant séculière que religieuse peut voir les règles de parfaitement aimer Dieu et son prochain en cette vie

« Ample traité de l'amour-propre »

[814] Les nobles femmes, la moitié de la vie s'en va à se farder, se parer, s'attifer vainement, et apparaître en cet équipage de vanité ès compagnies, se plaisant en elles-mêmes, et voulant plaire aussi ; les hommes nobles en cas pareil n’emploient-ils pas tous leurs moyens, et ne se chargent-ils pas de dettes onéreuses pour piaffer et bouffer0 en habits somptueux et le reste ? Et tout pour même fin de se complaire à soi et de plaire aux autres, courant à cheval après un point de vanité et de paroles dites avec admiration : « Oh, qu'il est brave! » [...] Mais considérez-moi celles qui, comme spirituelles personnes, font [815] état et gloire de poursuivre le bien, et se pensent entrées dans le palais du pur amour de Dieu ; âmes, je dis, qui désirent même faire des services à Dieu, et toutefois sous ce beau voile du service de Dieu se laissent empoigner de l'amour d'elles-mêmes, affectant des ébats et soulas0 de l'esprit et du corps, rapportant sourdement tout ce qu'elles font au service de Dieu à ce but, ou pour être consolées en Dieu en leurs oraisons, méditations, contemplations, aspirations, lectures dévotes et semblables ; ou pour être satisfaites d'un repos en elles-mêmes ; et comme elles en sont jointes là, les voilà, ou pleines de pensées et d'estime d'elles-mêmes, se pensant avoir fait quelque grande chose, être quelque chose, et de non petit mérite, bref avoir bien obligé Dieu en leur endroit à leur faire du bien, magnifiant et faisant grand cas de cela, oublieuses de l'Être infini et de leur néant, et de leur essentielle dépendance à Dieu. [...]

Toute la suite est de la même eau ; de bonne observation fortement critique.

« Traité de l'amour pur... »

[889] La première chose, ô âme, ou le premier acte que la volonté produit naturellement de soi, c'est amour, lequel étant porté premièrement au-dedans de soi par un appétit de la fin à vouloir aimer quelque chose finalement, c'est-à-dire comme son blanc et fin dernière ; pour le réformer en ce qui est réformable pour ce sujet, ou le former et instruire en ce qu'il en serait ignorant, il faut lui constituer une fin qu'il ait à envisager toujours et toujours désirer, à laquelle buttant et visant perpétuellement tant qu'il pourra et indéviablement, il s'y trouve enfin si uni et collé qu'il ne s'en détache plus, et qu'il soit rendu malaisé et difficile de s'attacher à autre chose telle qu'elle soit. Ce qui se fera par une intention sainte, pure et chaste, du tout0 bandée contre les horribles projets, desseins et intentions de cet oblique et recourbé, impur ou vicieux amour de soi, ce qui est si nécessaire qu'en cela seul consiste tout le salut, tout le lustre et beauté de l'âme.

Les Tapisseries du divin amour ou La Passion et mort de Jésus Fils de Dieu vivant, Rédempteur des humains…

Invocation de l'auteur à Dieu...

Touchez votre chétif et indigne esclave d'une vive douce véhémence d'amour et possédez tout ce vil ver de néantise, rendez-le vrai captif et enchaîné de ces violents et véhéments amours ; attachez-le à ces douleurs, et qu'il adhère à votre divinité. [...]

…préambule…

Sur le mont du Test ou du Crâne, dit vulgairement de Calvaire, régions de mort et des charognes, d'ossements ou têtes de pendus, d'hommes cruciaires défaits pour leurs méfaits et crimes horribles, Sa quatre fois grande Majesté a été transpercée de gros clous longs comme flèches de fer.

Philippe d’Angoumois († 1638)

Philippe naquit dans une famille huguenote, puis se convertit. Il était en relation avec les Larochefoucauld, qui « lui firent connaître des grandes dames spirituelles du Paris d’alors »0. « De Camus0 il a annoncé d’avance l’histoire dévote, pour revêtir la doctrine spirituelle qu’il puise en grande partie chez François de Sales. » Il fait l’apologie de la vie spirituelle en partant de la situation mondaine, mais donne toujours la préférence à la contemplation, « recommande des mystiques abstraits que Camus déconseillait », déclare qu’« il vaut mieux vous sauver seul que vous noyer avec plusieurs. » Ses Triomphes0 — son chef-d’œuvre parmi les ouvrages volumineux qu’il souhaitait être lus aussi aisément que les romans d’époque — comporte une gravure par combat spirituel :

Combat septième. Le calme que nous avons pendant notre vie est plus à craindre que l'orage qui va secouant les heures de nos jours : le bonheur démolit plutôt la forteresse de notre âme que ne fait l'infortune qui en attaque les puissances. Et le soleil de la félicité qui donne à plomb sur notre entendement l'éblouit si fort, qu'à peine pouvons-nous nous reconnaître. […] Si Hermogène a donc des trêves, il n'est plus de ceux que Dieu choisit ; si la bonace lui montre sa faveur, le navire de son âme doit d'autant plus avoir de crainte ; et s'il est battu et combattu, c'est où l'on le veut lui donner plus de grâce et de gloire. Les médecins disent aussi qu'entre toutes les maladies, celle-là est la plus dangereuse qui assoupit de sorte le malade, qu'en l'extrémité de son mal il demeure sans ressentiment de douleur0.

Combat neuvième. Oh, Hermogène ! Que le Ciel est difficile à voler, combien d'effort faut-il que nous fassions pour arriver à lui, et qui est celui qui le peut prendre dans les plaisirs comme l'épervier fait la caille? Ah ! que l'on me fait rire de me le vouloir faire croire quand je vois Jésus, la Vierge et les apôtres avoir pris le vol de la croix0.

Yves de Paris (1588-1678)

De solide formation intellectuelle, notamment en Italie où il découvrit Ficin et le platonisme, avocat, sa famille semble-t-il ruinée, il se retire chez les Frères capucins en 1620, devient l’auteur des Progrès de l’Amour divin, entre autres écrits… Une telle vocation assez tardive et inhabituelle chez un chrétien cultivé, comme le beau titre de l’ouvrage que nous venons de citer, méritent qu’on ne l’oublie pas. Présenté comme « moraliste et apologète », il a été très bien étudié0.

Louis-François d’Argentan (1615-1680)

Ce capucin disciple de Jean de Bernières attirera toujours l’attention de nombreux admirateurs de ce dernier, du fait de son activité opiniâtre d’éditeur-rédacteur associé à Jean. Cela justifie qu’on lui accorde ici une place sans lui donner en titre une importance égale à celle des défenseurs des mystiques qui lui succéderont, tel Pierre de Poitiers.

Le 7 mai 1630, à l'âge de 15 ans, Jean Yver fut admis au noviciat des capucins et c'est alors que, selon l'usage, il prit le nom de Louis-François d'Argentan. Un an après, il fit profession et ses supérieurs l'envoyèrent au couvent de Falaise. Il y demeura jusqu’en 1638 et, à cette date, revint au couvent d'Argentan. [...] En 1641, le Père Louis-François était lecteur de philosophie au couvent de Caen, tout en prenant part aux missions prêchées dans la contrée. [...] De 1653 jusqu’à sa mort, nous le voyons occuper les plus hautes charges : deux fois provincial, deux fois définiteur, commissaire général, gardien de plusieurs couvents et, malgré tout, s'adonnant à une prédication ininterrompue0.

Il nous renseigne avec candeur sur son traitement fort libre du Chrétien intérieur :

N'attendez pas dans ce petit livre une disposition si régulière ni une liaison si juste des matières qu'il traite. Il [Bernières] ne parle pas pour instruire personne, il va où Dieu le conduit, et bienheureux qui le pourra suivre. Et ne m'accusez pas si je n'ai pas été si exact à écrire tout ce qu'il a dit sur un sentiment que j'ai quelquefois trouvé plus étendu qu'il ne fallait, si j'ai d'autres fois ajouté quelques lignes du mien quand Dieu m'en a donné la lumière et que j'ai cru qu'il était nécessaire pour un plus grand éclaircissement0.

Il fut un imitateur par ses propres productions. Les Exercices du chrétien intérieur, où sont enseignées les pratiques pour conformer en toutes choses notre intérieur avec celui de J.-C. et vivre de sa vie, par le R. P. Louis-François d’Argentan, capucin, 2 tomes in-12, Paris, nous offrent ses considérations sur l’enfer, la chasteté, etc. :

[tome I, 268] Ne considérez pas l’humanité seule, ni aussi la divinité seule séparément, ou l’une après l’autre. [...] Si donc elle contemple l’une et l’autre ensemble, il faut qu’elle ait [271] des images et qu’elle n’en ait point en même temps, et dans la même simple vue, ce qui semble impossible. [...] Il participe à nos faiblesses et nous participons à sa force. [...] [272] Vous le contemplez souffrant et mourant en vous-même, bien mieux et plus distinctement que vous ne pourriez le considérer endurant en Jérusalem et sur le Calvaire.

Il est impossible que la vie naturelle [tome II, 445] et humaine se rencontre dans une âme avec la divine. La corruption de la première est la génération de la seconde; il faut que l’une cesse, si on veut que l’autre commence ; et partant sitôt que la grâce nous conduit à mourir à nous-mêmes et à nos propres opérations, il faut tout quitter sans réserve, vie, pensées, désirs, recherches, affections, et demeurer purement passifs à l’opération divine, qui ne tend qu’à notre mort.

L’influence d’un tel ascétisme se ressentait chez son maître Jean de Bernières, qui sut le dépasser en passant de l’abjection devant la grandeur divine à l’abandon à sa grâce.


UNE EXTENSION EUROPÉENNE

Les auteurs d’origine et de langue française occupent la plus grande partie de ce recueil anthologique — dont le titre ne spécifie aucune limitation de nature géographique ou linguistique, mais seulement temporelle, se limitant à des figures qui ont connu le XVIIe siècle. Nous assurons dans cette section intermédiaire une couverture qui s’étend à l’Europe en présentant trois mystiques de première importance qui ont vécu hors du Royaume.

Chronologiquement très proches, ces trois figures excentrées — elles ont vécues hors du Royaume — se trouvent rassemblées temporellement de façon inattendue dans le « second quart du siècle » de la table des PRINCIPAUX MYSTIQUES FRANCISCAINS OU SOUS INFLUENCE donnée précédemment — colonne il est vrai largement remplie. Ils se retrouvent ainsi regroupés ici dans la séquence chronologique des figures capucines, entre les « initiateurs » et les « défenseurs de la mystique ».

L’italien méconnu Gregorio da Napoli sauve l’honneur mystique du pays d’origine des branches franciscaines, dont la capucine. Le Rhéno-Flamand Constantin de Barbanson (qui écrit en français), est l’auteur reconnu des Secrets Sentiers de l’amour divin, qui eurent une grande influence dans le Royaume, mais méconnu d’une Anatomie de l’âme publiée post-mortem. Le Flamand Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (immédiatement traduit en anglais) est surnommé le « Jean de la Croix du Nord ».

Cependant, le centre de gravité capucin reste toujours situé en France, même s’il demeure certainement d’autres figures étrangères à découvrir, comparables aux nombreuses figures françaises mises en valeur par notre travail. Ceci s’explique : le protestantisme a recouvert le Nord et l’Est de l’Europe, dont les franciscains ont disparu ; la décadence du monde catholique du Sud de l’Europe s’accélère car le contrôle inquisitorial devient aussi lourd en Italie qu’il le fut en Espagne au siècle précédent ; cettte dernière n’est plus une pépinière franciscaine, les franciscains ayant été soupçonnés de liens avec les Alumbrados et leurs présumés descendants. Cette décadence est également culturelle, dont l’indice visible est la disparition de nombreux imprimeurs0. Une survivance en Flandre0 ne suffit pas à compenser les pertes, d’où s’ensuit la raréfaction de publications originales.

Gregorio da Napoli (1577-1641)

Il manquait une figure franciscaine italienne mystique du XVIIe siècle pour assurer dignement une succession aux grands fondateurs. La récente publication d’un manuscrit italien permet de compléter notre panorama, contribuant à le rendre européen0. Le manuscrit est attribué à un homonyme du Gregorio da Napoli humaniste passé à la réforme capucine en 1576. Ce deuxième Gregorio da Napoli, entré chez les capucins en 1610, mourut en 1641 à l’âge de soixante-quatre ans. Il vécut de façon retirée, supportant un asthme invalidant, mais sempre contentissimo.

La Dottrina mirabile dell’amore (c. 1622)

La Dottrina mirabile comporte trois parties0: la Dottrina dell’amore est suivie d’un paisible Raggionamenti mistici…, enfin d’un vaste traité qui traduit une expérience directe de la nudité spirituelle et de l’amour en pas moins de 67 chapitres0. Nous donnons quelques extraits de cette « doctrine merveilleuse », qui donne lieu à de beaux développements lyriques : il s’agit d’un vaste poème d’amour particulièrement difficile à traduire0. Quelques extraits des chapitres xl et lxi suggèreront son parfum :



Chapitre xl. Avis nécessaire aux âmes qui marchent dans la prière de la paix et de l’union mystique

Parmi toutes les lumières qui vous ont été données par celui qui donne tous les biens, j’espère maintenant vous révéler l’une des plus brillantes, et nécessaires aux âmes de prière, âmes conduites par la main dans la voie superintellectuelle à l’union intime et mystique, âmes qui brûlent très doucement pour Dieu, leur amant, âmes au fond desquelles il n’y a que Dieu, afin qu’en cette union, elles ne perdent pas tout, car elles désirent trop.

Lorsqu’on demanda à notre bienheureux Gilles [Egidio] comment l’âme doit se conduire dans la contemplation divine, il répondit : « Mon frère, n’augmente pas, ni ne diminue ; et fuis la multitude. » Quant à cette fuite, vous la connaissez déjà. Chacun sait combien cela est utile, et même combien cela est nécessaire. Passons-la donc sous silence, et parlons un peu, selon ce que le Saint-Esprit m’accordera pour votre profit, sur ces deux paroles : « N’augmente pas, ne diminue. »

Oh, paroles qui résument tout l’essentiel du vrai progrès ! Faites attention et écoutez. Aucune créature existante ne peut pénétrer la Sagesse divine incréée : elle ne se révèle, dans toute la création, qu’aux anéantis. En cette divine révélation, afin que l’âme ne se trompe dans son existence en désirant trop, je vous révèle une lumière divine très profonde, afin que vous sachiez vous conduire dans les intimes opérations du Saint-Esprit.

Je sais qu’au plus profond de vous, il y a un rayon divin, où votre œil plonge totalement : il vous guide, vous instruit et vous gouverne divinement, dehors et dedans. Heureuse l’âme digne de ce rayon ! Bienheureuse celle qui, aveugle à toute autre chose, s’en réjouit simplement, non pas activement, mais passivement. Mais veillez à ne pas augmenter ce rayon divin, ni à le diminuer. Ne pas augmenter : c’est-à-dire ne pas le désirer avec une avidité excessive et une présomption gourmande [1020], et cela par un acte qui signifierait exister [par soi-même] et tout perdre en le désirant ; mais rester passif, laissant la pensée tournée vers cette lumière éternelle qui attire l’âme à soi. Dépourvue de tout désir, sinon le désir de Dieu lui-même, cette âme donne lieu à ce divin rayon de faire à son gré et selon sa volonté, goûtant ses œuvres au-delà de l’intellect.

Lorsque ce rayon divin pénètre au plus profond de l’âme où il peut exister, combien gouverne-t-il et dispose-t-il énergiquement, mais suavement toutes les choses ! Et il garde cette âme absorbée, en la réglant dedans et dehors en toutes ses puissances et sens extérieurs. Donnons donc lieu à ce rayon passivement, et non activement ; car le bienheureux dit : « N’augmente pas, ni diminue ». C’est-à-dire : n’augmente pas ce que le ciel t’accorde. N’augmente pas, en présumant vouloir plus que la [grâce] donnée par la bonté divine. N’augmente pas, en voulant agir par des actes, alors que le Saint-Esprit agit, mais c’est l’âme qui opère les actes que le rayon divin lui inspire, l’Esprit de Dieu qui la gouverne très divinement, et en cet état au-dessus de l’intellect, l’âme est mieux dite opérée qu’opérante.

Vous qui pratiquez cela, vous me comprenez. N’augmentez pas, mais faites-vous guider, suivez l’influence, faites en sorte que la grâce vous précède. N’augmentez pas, mais faites semblant de vous faire porter à cheval par les brides.

Bienheureuse cette âme ! Elle peut se dire bienheureuse, puisqu’elle voit toujours son Dieu et qu’elle reste tout le temps avec lui : J’ai été rendu comme une jument, etc. ; Je suis toujours avec toi0. Tandis que le rayon divin la guide, cette influence béatifiante la gouverne, cette touche divine la consume, cette lumière inaccessible l’éclaire, la purifie et la transforme [en la rendant sa semblable] ; c’est pourquoi le bienheureux dit : « N’augmente pas par orgueil, ne diminue pas par négligence. » […]

Chapitre lxi. Traités divers d’exercices spirituels

Premier traité : de l’amour unitif et de la manière de l’acquérir

Aucune vertu n’a la force d’unir l’âme à Dieu, sinon la charité. […]

Par là, on reconnaît la grande différence entre la théologie scolastique et la mystique : l’une s’apprend par les actes de l’intellect, et l’autre, par les passions amoureuses de la volonté, qui rendent compte à l’intellect combien bon et doux est le Seigneur, de sorte que le chemin vers la Sagesse divine consiste à traiter toujours avec Dieu en causant jour et nuit avec lui.

Ici il faut donner un avertissement très important : il faut veiller à tenir les rênes de l’intellect, afin qu’il ne soit pas trop spéculatif, et qu’il n’empêche pas les passions et les impulsions de la volonté ; puisque je ne parle pas ici de la connaissance, mais de l’amour de Dieu, car il vaut mieux aimer Dieu que le connaître ; et si l’on argumente avec saint Thomas que la béatitude au ciel consiste essentiellement en la connaissance de Dieu, d’où il est plus important de connaître Dieu que de l’aimer, je réponds : au ciel nous verrons Dieu tel qu’il est en soi-même, et cela suffit à rendre bienheureux celui qui le voit ; mais en cette vie, nous ne le verrons pas tel qu’il est, mais selon nos petites capacités, en l’adaptant à la mesure de notre intellect.

Mais l’amour n’est pas cela. Le propre de l’amour consistant à transformer l’amant en la chose aimée, qui, s’oubliant soi-même, est entièrement passé en celle-ci, comme en une seule chose, c’est pourquoi il vaut mieux l’aimer que le connaître, car en cette vie, nous le connaissons comme nous le pouvons, mais nous l’aimons tel qu’il est. Dans un cas nous embrassons Dieu avec la capacité de notre intellect ; dans l’autre cas nous nous transformons en Dieu tel qu’il est.

C’est pourquoi l’on dit qu’il vaut mieux aimer que comprendre les choses hautes et divines, et qu’il vaut mieux comprendre qu’aimer les choses d’ici-bas, car en les comprenant, nous les ennoblissons et les spiritualisons pour les mesurer et les abstraire, mais en les aimant, nous avilissons notre volonté en la disposant à aimer des choses basses. Par contre, en comprenant les choses hautes et divines, nous ne les agrandissons pas, mais les amoindrissons en les mesurant avec notre faible intellect pour pouvoir les comprendre. Il n’en est pas de même en les aimant, car nous ne les changeons pas, et même [1069] nous nous changeons en elles.

L’on sait que l’on est comme les choses aimées : si elles sont bonnes, on est bon ; si elles sont mauvaises, on est mauvais. C’est pourquoi saint Augustin dit : « Chacun est comme l’amour dont il aime. S’il aime la terre, il est terre. S’il aime Dieu (que voulez-vous que je dise ?), il est Dieu, parce que l’amour est la vie qui unit l’amant et l’aimée, et de deux choses en fait une. » Oh, force d’amour ! […]

Tous ces désirs, soupirs et prières affectueuses sont des actes de charité, loués par tous les maîtres de cette théologie mystique ; d’où vient qu’ils sont pour la plupart la cause par laquelle on profite de cette charité qui est, comme dit Prosper0 dans le livre De la vie contemplative, une volonté honnête, séparée de toutes les choses transitoires et unie à Dieu, enflammée par le feu du Saint-Esprit d’où naît le plaisir ; et du plaisir, le désir (celui qui l’a, déjà fait une partie du voyage) ; du désir, la satiété ; de la satiété, l’ivresse ; et de celle-ci, la tranquillité.

Celui qui cherche ainsi cette Sagesse divine porte en lui un moteur constant qui le dispose et le pousse à aimer Dieu de façon telle qu’il ne peut ni se reposer ni savourer en dehors de Dieu ; et tout ce qu’il voit, écoute, sent, goûte et touche, tout lui semble une raison pour aimer Dieu, comme celui qui porte des lunettes vertes voit tout en vert. Ainsi, pour celui qui a le cœur épris de cet amour, [1070] tout ce qu’il voit semble matière d’amour, et toute chose réveille en lui l’amour, comme le feu qui transforme ce qu’il touche en feu.

Aimer continuellement Dieu est le sujet d’étude propre à la théologie mystique, c’est-à-dire connaissance amoureuse de Dieu, que l’on pratique non par discours intellectuels, mais par passions, gémissements et désirs de la volonté, auxquels répond toujours la Bonté divine, d’autant plus que c’est lui-même qui l’appelle, la pousse et l’attire par son odeur : Nous accourons attirés par l’odeur0. Comment advient-il qu’il se cache à ceux qui le cherchent, s’il ne désire que se communiquer ?

De ce que nous venons de dire, on déduit que nous devons nous soucier davantage d’aimer Dieu que de le connaître, et ne pas faire comme ceux qui, en spéculant avec leur subtil intellect, deviennent plutôt des prêcheurs que des amateurs de mon cher Seigneur bien-aimé.

Pour confirmer mes paroles, je vous transcris ici une lettre du célèbre comte de la Mirandole0 où il déclare à l’un de ses amis combien il vaut mieux aimer Dieu que le connaître. Il s’exprime ainsi : « Tu vois, mon ami, quelle grande folie est la nôtre. Si nous considérons quelles facultés nous avons pour nous unir à Dieu et nous réjouir de lui, ce que nous pouvons aimer par la volonté est beaucoup plus que ce que nous pouvons connaître avec l’intellect ; et en l’aimant, nous en profitons davantage, et nous peinons moins, et nos services lui sont plus chers ; et pourtant, inconsidérément nous préférons le chercher avec l’intellect, par un énorme travail d’étude, sans pouvoir le trouver, que de se tourner à le chercher [autrement], et nous le trouverons à notre désavantage si nous ne l’aimons pas. » […]

[1072] Ô bonne nuit, ô nuit très brillante, ô nuit, source de vraie lumière ! Et la nuit est ma lumière en mes délices. Ô nuit, plus tes ténèbres sont épaisses, plus tu m’apportes de lumières ! Comme sont ses ténèbres, ainsi est sa lumière. Ô nuit qui emmène avec toi le vrai jour de l’éternité ! La nuit brille comme le jour.0 Ô nuit belle, sereine, suave, calme, bienheureuse et divine ! Ô nuit par ce cœur tant aimée, qui me donnera à vivre et à mourir en toi ? Ô nuit, cause de tout mon vrai bien, but parfait de tout mon désir ! C’est cette nuit, mon Bien-Aimé, causée par le feu d’amour qui ne connaît rien ni se souvient de l’âme du connu, car elle soupire toute en unité pour son bien suprême et incréé, qu’elle aime suavement et candidement.0

Les divines relations, les nouvelles, les souvenirs et les touches divines sont d’autant plus sûrs et sans illusions, qu’ils sont au-delà de l’intellect et très purs. De cette touche et de ce contact de l’âme avec Dieu naît tout bien [1073], toute nouvelle et révélation, qui ne sont pas des choses particulières, car elles sont autour du suprême principe, ni ne sont inférieures à Dieu, et on ne peut pas les obtenir si l’âme ne se joint en union.

Ô touche très pure et très délicate, comme tu m’as touché avec tant d’ardeur et de libéralité ! Ô touche très suave, qui pénètre subtilement par la délicatesse de ton être divin dans la substance de mon âme, et en la touchant délicatement, tu l’assimiles d’une façon douce et divine ! Ô touche pour moi si subtile et douce ! Ô brise subtile, comme tu touches de façon inconnue et délicate ! Ô combien heureuse, mille fois heureuse, est cette âme qui est touchée par toi, car tu es tellement puissante que tu aplanis les montagnes des passions et casses les pierres des cœurs endurcis !0

Constantin de Barbanson (1582-1631)

Un spéculatif flamand d’expression française

Constantin de Barbanson est très original parce qu’il propose une interprétation de son expérience. L’expérience est en premier lieu exprimée avec clarté et élan dans Les Secrets sentiers de l’Esprit divin, manuscrit antérieur aux Secrets Sentiers de l’amour divin…, livre édité en 1623 à Cologne. Puis ce témoignage expérimental est relayé par le développement d’une théologie mystique dans l’Anatomie de l’âme publiée à Liège en 1635, quatre années après la mort de son auteur, jamais réimprimée par la suite0. Ce dernier ouvrage pourrait-il avoir emprunté son titre à l’exposé de la découverte d’Harvey, Exercitatio anatomica… daté de 1628 ? Il s’agit en effet d’une exploration « anatomique » — de l’âme — visant à distinguer « théoriquement » la juste expérience mystique de ses déviations éventuelles. Une telle analyse semblait nécessaire à cause des suspicions qui se manifestaient déjà envers une mystique dont l’auteur prend la défense.

Constantin est remarquable par son optimisme profond, comparable à celui des grands Flamands du Moyen Âge : il est né sur leur terre. Cet optimisme le conduit à insister sur l’efficace dont fait preuve le mystique accompli. Ce dernier n’a alors plus à craindre une « divinisation » qui, loin d’être une illusoire possession, se caractérise par l’abandon et l’oubli de soi-même. Abandon et oubli sont les signes de la prise en main de tout l’être par la grâce. Constantin expose cette vie mystique avancée, renvoyant pour le reste aux abondants traités portant sur les débuts (ascèse, méditation, etc.) Il présente sans détour un « état permanent » final. Il parle peu des représentations de Jésus-Christ : elles soutiennent une méditation affective qu’il faut dépasser. Il tente d’harmoniser sa propre expérience avec une théologie qui ne traduit plus guère la vie mystique.

Cette entreprise répond probablement aux critiques partagées par exemple à l’origine par le Père Gracian, le confesseur et ami de Thérèse. Ce dernier devint le confesseur d’Anne de Jésus et d’Anne de Saint-Barthélemy, en Flandre, à la fin d’une vie devenue enfin paisible. Mais toujours actif, Gracian fut le moteur d’une querelle née de la divergence entre l’approche christocentrique thérésienne importée « du Sud » et la traditionnelle approche apophatique « nordique » défendue par les capucins. La méfiance envers les mystiques « abstraits » s’était déjà manifestée dès l’arrivée de jésuites.

On se situe ici tôt dans le siècle, et hors de France, ce qui ne facilite ni la lecture ni la reconnaissance de la grandeur de Constantin0. Il met de l’ordre dans son exposé mystique, mais non sans une certaine prolixité ; et il n’hésite pas à créer s’il le faut des mots nouveaux par association, comme on peut le faire en allemand, langue qu’il pratiquait conjointement au français. Mais l’effort nécessaire pour surmonter son style ardu est largement récompensé ! Cette prolixité explique peut-être l’obscurité dans laquelle est tombée l’Anatomie, par ailleurs desservie par son volume : un bon millier de pages. Rappelons que la marque du capucin prêcheur est de s’en tenir souvent à un unique, mais fort volume, le « manuel » qui résume une vie d’apostolat. Ici, l’auteur est desservi par une certaine lenteur à l’exposition. Tout cela ne doit pas décourager la méditation des deux traités de Constantin, qui s’avèrent quand même tout aussi lisibles que la Règle de Benoît de Canfield : ils abordent des points que nous n’avons trouvés traités nulle part ailleurs.

Constantin prend la suite de Benoît dans l’exposé de la vie mystique. Il assure le relais en approfondissant l’exposé de la voie0. Son objectif est défini plus largement, car il ne se limite pas à un exposé portant sur la pratique de l’oraison. Aussi le carme Dominique de Saint-Albert (1596-1634), grand mystique cordial mort trop tôt, disciple de Jean de Saint-Samson, écrira (avec exagération, car Benoît est mystique !) :

« En ma solitude j’ai conféré0 ces deux livres, celui du P. Benoît et de Barbanson. P. Benoît ne me semble que spéculatif au respect de l’autre qui a la vraie expérience des secrets mystiques0. »

Constantin de Barbanson était le troisième fils d’une veuve. Les trois frères entrèrent dans les ordres et l’un d’entre eux devint évêque de Saint-Omer. Constantin entra en 1601 chez les capucins de Bruxelles, et eut pour maître Jean de Landen ; la province flamande comptait 17 couvents après seulement quinze ans d’existence : « Toute la province est spiritualisée : nombreux sont ceux qui éprouvent extases et rapts », selon Philippe de Cambrai. Formé par F. Nugent, gardien du couvent de Douai, actif auprès des capucines et des bénédictines de la même ville, il fut envoyé en Rhénanie en 1612. Il y passa la fin de sa vie comme prédicateur itinérant, instructeur de novices, gardien de divers couvents, etc. En 1613, âgé de 31 ans, il écrivit les Secrets Sentiers, à la demande d’une abbesse de Douai ; ils ne furent toutefois publiés qu’en 1623. En 1618, il présida aux destinées de la communauté de Mayence et fut élu définiteur provincial. En 1631, date de sa mort brutale due à une hémorragie cérébrale, il venait de terminer le manuscrit de l’Anatomie de l’âme.

Tous les témoignages nous [le] montrent bon jusques à l’extrême limite, celle qui voisine avec la faiblesse, bon par détachement, aimé et vénéré de tous0.

Il présente une

voie affective ou mystique par négation. […] Aussi la volonté est-elle, d’après les Secrets Sentiers, la principale faculté mystique. Entendez […] surtout l’amour0.

Il fut influencé par la Mystica theologia d’Hugues de Balma, attribuée à l’époque à Bonaventure et relayée par les écrits de Harphius et de Canfield. Il exerça à son tour une influence sur le Cal Bona, sur le capucin allemand V. Gelen († 1669), sur l’anglais A. Baker0.

Secrets Sentiers de l’Esprit divin

Ce manuscrit est la transcription d’un exposé oral et précède l’édition du premier ouvrage de Constantin de Barbanson. Il est remarquable par sa spontanéité, particulièrement dans sa deuxième moitié très libre qui diverge de l’édition de 1623 (on retrouve par contre dans sa première moitié des textes proches de l’édition). Constantin s’adresse ici directement à une ou à des religieuses en livrant son expérience0. Nous supposons qu’il a pris quelques précautions en préparant la version imprimée à partir de ce premier jet personnel. Voici des extraits du dernier chapitre :

Chapitre vii. Du dernier état de la perfection, qui est la jouissance du vrai Esprit de Dieu, ou bien de la vie superessentielle

Dieu resserrant merveilleusement cet esprit dans ses bornes, qui volontiers s'élèverait à Dieu par-dessus soi, tout ce qui lui peut venir d'élévation, méditation, imaginations, élévations internes, ou pensée de quoi que ce soit, doit être doucement négligé, et là laissé pour demeurer tout en soi-même en sa partie supérieure, en une paix et sérénité d'esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même sans élévation, sans imagination [275] et sans occupation autre qu'une solitude intérieure, avec un cri muet au centre de son cœur à Dieu, son Père, son Seigneur, son Dieu, son amour, lequel lui demeure encore caché, inconnu et invisible, comme l'implorant à son secours avec toutefois une agréation [sic] tacite, à tout ce qu'il opère en soi. […]

§

Premièrement cet Esprit la saisira [la créature], engloutira, et la fera perdre toute en soi. D'ici un jour, ici plus et moins. De là retournant [283] encore aux opérations plus basses. Et puis cet Esprit divin retournera derechef avec sa présence. Et ainsi plusieurs fois, jusques à ce qu'il prenne tout à soi cette créature ; et qu'il la fasse vivre toute de cette vie divine ; n'y ayant plus rien d'autre en elle que ce divin Esprit, qui la remplit, anime, et la possède du tout.

Et voici proprement ce qu'on appelle la loi superessentielle, ou déiforme, et l'état de perfection, selon lequel Dieu est si entièrement possédant cette âme, et son Esprit divin tellement comme informant toute l'âme ; et quand elle entre en soi-même, elle n'y trouve que Dieu, et plus rien de soi-même, encore qu'elle voudrait, c'est-à-dire [284] plus rien de son être de pure créature, pour être toute outrepassée soi-même en son état créé, tout épurée en cet être divin, déiforme, ou déifiée, toute perdue enfin dans cette vie de l'Esprit divin. […] Expliquant commodément ces choses par la similitude du fer, charbons ardents, de l'air illuminé des [286] rayons du soleil, de l'eau jetée en petite quantité dans un vaisseau de vin, et semblables ; car ainsi que le fer rouge est tout changé en feu, duquel il a revêtu ces nobles propriétés, de même l'âme est faite Dieu et opérée divinement par la grâce informante, tant Dieu lui est merveilleusement identifié par cet être divin, qu'il lui confère, vivant de là en avant ainsi toute non seulement en Dieu, mais tout Dieu et déifiée qu'elle est par identification de grâce ; étant l'âme par grâce ce que Dieu est par nature, et ayant oublié toute distinction de soi avec Dieu, pour être faite un même esprit par amoureuse adhésion, et ceci non seulement pour peu de temps, comme peut-être on le pourrait [287] penser, mais pour fort longtemps, et peut-être les années entières se passeront avant qu'elle sorte de la jouissance de cet état superessentiel ; car ce n'est pas comme de l'autre opération, que j'ai dit pénétrer le centre, laquelle est passagère, se faisant per modum transitus, mais elle est durable, stable, et permanente, durant tout lequel temps est aussi connaturel à l'âme de vivre de cette vie divine, comme jamais il lui fut de vivre de sa vie naturelle. […]

[Dieu dit :] « Partant, ma fille, donne-moi ton cœur, et mes délices seront d'être avec toi : je t'aime extrêmement et je te pourchasse, comme si mon être et tout mon bonheur dépendaient de toi ; et je ne veux faire autrement ; ma vérité [308] et mes promesses sont telles, ma bonté infinie me la fait faire, tu es ma chose, ma créature, mon image et semblance ; ne te scandalise point de moi, si je ne me communique point si tôt, et comme la nature le voudrait bien. J'ai plus grand soin de toi que tu n'as de toi-même. […]

« C'est bien lors chose qui me plaît fort que ton introversion intime et simple soit conditionnée d'une confiance admirable, comme attendant à chaque heure et moment ma venue, ma communication et infusion de ma sainte présence. C'est cette assurée et filiale confiance en moi, ton Dieu, et ton bien, et fidèle Père [314], il te convient avoir, et rend sans faute l'introversion plus sublime et intime, et accompagnée d'un vol d'intellect donné comme des ailes au cœur, le rendant plus léger à l'aspiration. Cette confiance en ma seule et infaillible bonté te rend plus immédiat0 et sans milieu ; car elle ôte ce grand et vilain entre-deux qui tant me déplaît. La confiance et appui sur toi-même, sur tes désirs et aspirations, même de ton cœur, car bien que tu dois fort efforcer0, si ne dois-tu pas efforcer en ton art d'aspiration ; et si tu penses être quelque chose, n'étant rien, tu te trompes ; penses-tu mériter un brin de cette grâce et mon esprit ? C'est moi qui le veux et dois donner, mais purement gratis, étendue de ma seule libéralité, bonté, magnificence, courtoisie et amour infini que je te porte. […]

« Observe, ma fille, que tu dois toujours tendre en moi, après moi, sans te réfléchir ou rabaisser sur toi-même, sur tes actes, sur la considération de l'état de ton cœur, [ni] examinant comment ceci, comment cela, comment tout va et à quoi tu es parvenue ; partant, monte toujours, jusques à tant qu'arrivée aux quiétudes du deuxième [329] étage il soit temps de ramasser l'intellect au cœur. Car c'est une règle générale en chemin d'esprit, que toute réflexion d'entendement et pensées sur ses propres opérations, toute occupation d'intellect, le cœur n'étant point excité et enflambé vers moi, est sans fruit, et on n'en fait que perdre le temps. Partant il est nécessaire de toujours aller devant toi, toujours avancer, me désirant simplement, comme dit est en la deuxième condition ; voire même quand je verse mes dons d'illuminations, il ne faut pas te réfléchir l'intellect dessus, les tenant en haut à sa pointe, car l'on goûte en cette façon ; et n'est point pour cela que je les envoie, mais tu les dois ramasser au cœur, et lors là les boiras-tu mille fois mieux. Car en chemin d'esprit l'on aperçoit mieux, et orprimes0 voit-on les choses, quand on les a ramassées au cœur. Il faut aussi [330] toutes grâces sensibles, et autres sentiments, et dons intérieurs d'esprit, les pareillement ramasser en bas au cœur avec le reste, afin que là ils me louent, car je les envoie non pas pour y occuper ton intellect, par considération et réflexion, ni l'amative par délectation, mais pour être cela même en ton intimité, et afin de t'en servir comme de savoir, pour marcher dessus, et répondant toujours, tendre et voler en haut, nûment, après moi, comme un bien souverain et inconcevable, mais surtout très désirable ; voire aussi étant arrivé aux quiétudes à l'entrée de l'esprit, où je communique le subit trait passager de ma grâce. Ce qui te ramasse l'intellect au cœur, ce n'est point réflexion, car tu ne le fait pas pour asseoir ta connaissance sur mes dons, ou tels actes ; mais c'est que tu tends à moi par une manière négative, et mortifiant [331] l'intellect, le laissant en bas, loin toujours en haut après moi, comme un enfant, et aveugle sans réflexion. […] »

Voilà en quoi consiste la parfaite charité, de laquelle sorte immédiatement ou à laquelle est jointe inséparablement cette joie qui est le fruit du Saint-Esprit ; par lequel amour sont transformées les âmes en leur Bien-Aimé. Voilà le blanc0 où doit fixer votre amour ; et le vouloir et amour qui vous doit être perpétuel ou continuel autant que pouvez. Par où appert que l'amour que nouveaux en la dévotion pensent et disent [382] être de vraie singularité, qui est quand ils sont enflambés au cœur en la dévotion, aimant affectueusement, n'est point ce vrai amour intellectuel et surnaturel. Je confesse bien que l'amour sensible et les dévots sentiments sont saints et bons, grandement utiles et quelquefois nécessaires à une âme débile et fragile, pour l'aider à aimer Dieu purement ; mais ce ne sont que moyens propres pour parvenir au vrai amour, et non le pur, et quelquefois ne viennent que de la nature, ou du diable.

C'est pourquoi à vos inflammations de cœur et amour sensible, outre l'élévation de l'entendement par une œillade de foi vers Dieu, il faut ajouter encore l'acte et la concurrence de la volonté, laquelle, par le moyen de la vertu de charité qui est en elle lorsqu'elle est en grâce, doit [383] spiritualiser l'amour sensible, ou s'en servir comme d’escabeau et marchepied, pour s'élever plus facilement en Dieu, par actes de pure charité (comme dit est), sans demeurer attaché en bas au sentiment de son cœur ; et voilà en quoi consiste le noeud. […]

De cet amour se doit ensuivre qu'il nous faut faire toutes nos oeuvres, exercices et prières à l'honneur et gloire de ce Seigneur, lequel mérite d'être servi et adoré pour sa seule bonté de toutes créatures. Ce que devons faire avec actuel amour et complaisance de ladite souveraine bonté, sans rechercher autre chose, ni avoir égard qui nous récompensât et nous assurât des grandes grâces, et semblables prétentions. Car servir [386] Dieu pour la récompense, autre [que] par lui-même, encore que puisse être chose bonne, n'est pourtant d'une parfaite charité, laquelle ne cherche point le profit particulier, mais seulement Dieu, son amour, et sa gloire ; et à cette fin faut-il rapporter toutes les autres. […]

Partant il faut éviter un grand [402] empêchement qui arrive ordinairement, à savoir qu'il faut si simplement élever son désirer, son affection vers Dieu en notre esprit, comme un petit enfant, désirant d'aller entre les bras de son doux Père. Plus, toutefois, il ne faut pas se retourner sur soi-même pour savoir si on a senti telle ou telle grâce, ou douceur, c'est-à-dire : nous ne devons point nous réfléchir, ni tourner ou abaisser notre pensée sur notre cœur, pour examiner, savoir et sentir à quoi il est parvenu, s'il a acquis tel ou tel sentiment qu'on nous avait dit0 qu'il devrait arriver ; non, car toutes ces réflexions-là sur soi-même gâteront tout notre profit spirituel et empêchent la venue de la grâce, car cela est plein d'amour-propre. C'est qu'on voudrait [403] bien déjà toujours avoir tels autres sentiments et dons, et ainsi ce simple et doux désir qui allait auparavant devant, maintenant nous le rabaissons et tournons arrière de notre Dieu, [ce] qui est une grande infidélité envers les pauvres créatures, à savoir envers ces dons et sentiments de notre cœur, qui ne sont que peu de chose et fatras d'enfant. Quant à nous, allons toujours joyeusement avec notre cœur et désir envers Dieu à notre désir.

C'est-à-dire, ne pensons seulement aller à Dieu, et lui il aura soin assez de nous ; pensons seulement pour lui, et il pensera pour nous. Je veux dire que plus est-ce que nous élèverons comme en air notre esprit vers Dieu, avec oubli de nous-mêmes, plus est-ce que Dieu (m404) nous donnera ces dons, grâces, et sentiments en notre cœur ; car il est bien aise de nous voir tout oublieux de nous-mêmes pour mettre toute notre affection en lui. […]

Notez bien ceci, car c'est une chose véritable et expérimentée. Il faut dis-je, élever son cœur amoureusement à Dieu, hardiment, sans crainte, sans pusillanimité, sans doute, sans découragement, encore qu'on ne sente nulle douceur du monde en son cœur, et se tenir toujours content, joyeux, et [406] résigné. Quand je dis qu'il faut se tenir résigné ès aridités, ce n'est point à dire qu'il faut être là content tout court sans rien faire, car cela serait une grande misère et tromperie, et on irait en arrière, et on perdrait ce qu'on aurait auparavant profité, et peu à peu le cœur se discontinuerait d'aimer, un hasard qu'il demeurerait si froid et pesant qu'on ne le saurait quasi plus renflamber.

Mais c'est-à-dire qu'on ne doit pas être en chagrin et malcontent, triste et débauché0, pour autant qu'on n'a point la dévotion et sentiment ordinaire ; et cependant, avec contentement et confiance, aspirer, désirer et élever tout doucement du mieux qu'on peut son cœur à Dieu au haut de son esprit ; voilà la fidélité. […]

Les Secrets Sentiers de l’amour divin (1623)

Constantin commence, dans son seul ouvrage imprimé de son vivant0, par poser la réalité expérimentale de la vie mystique : ce n’est pas une croyance, voire une superstition, ce n’est pas philosophique mais pratique :

Car tous ces mystérieux secrets de la vie mystique, que sont-ce autre chose que venir à l'expérience et jusques aux premiers principes de vérités surnaturelles de notre foi ? En telle sorte que ce que, seulement instruit de la foi, on croyait être invisiblement, ici on le voit, expérimente et en a-t-on la connaissance pratique0.

Comme tous les mystiques, il pose la source comme intérieure à nous-mêmes, dépendant de la grâce divine, embrassée dans l’unité par une adhésion amoureuse de la volonté :

La fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs de l'esprit, c'est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par l'aide de la divine grâce, laquelle nous relève tellement peu à peu à la connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vrais acquisition, jouissance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien (présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction de notre esprit à sa divinité et par un embrassement d'amour, possession, tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit, embrassant ce bien souverain par un lien d'amour communiqué d'en haut, si étroitement que, par icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents, tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un amour et un vouloir0.

L’avancement est passif autant qu’actif :

Consécutivement à tout ce que dessus doit l'âme, savoir une vérité de laquelle son avancement dépend beaucoup, et c'est de croire et se persuader entièrement que non seulement elle s'avance par les actes d'entendement et volonté qu'elle pratique quelquefois avec tant de facilité ou amoureuse inclination, mais encore en la privation du divin concours, lorsqu'elle ne peut rien faire qui soit de vigueur ou efficace selon son estimation0.

Il demande un abandon paisible et libre, en silence, qui mène à la joie et à un mouvement d’amour, sans faire appel à quelques dévotions ou intentions qui se conformeraient aux images ou aux projets ordinaires :

Et partant donc, renonçant à tout son propre sembler0, que, pleinement, entièrement et irrévocablement [elle] s'abandonne toute entière sans aucune réserve entre les mains de Dieu, sans plus se lier ni attacher à rien, sans plus concevoir, attendre ou penser rien de déterminé, de particulier ou en propre opinion en son esprit, mais qu'en ce général abandon, elle s'immerge toute en la divine ordonnance, se contentant de tout ce qu'elle trouve en son état présent, sans arrière-pensée, sans recherche de pourquoi ni comment, contente de tout et louant Dieu en tout, cheminant ainsi en toute paix et liberté, sans aucun bruit de soin ou multiplicité de pensées, afin de pouvoir, en tel solitaire contentement d'esprit, être aux écoutes et en expectation de ce qui se passera en soi-même. Car se contentant ainsi de tout, s'étonnera de se trouver en un abîme de joie et de mouvement d'affection en son centre, cependant que, peut-être, elle ne s'imaginait et n'attendait autrement que de trouver son désir en une autre manière.

Finalement, comme, entre les choses qui pourraient empêcher, retarder et même troubler cette élévation, est la dévotion que peut-être on porterait vers quelque saint ou sainte, ou bien encore le désir et nécessité que l'on aurait de prier pour les âmes du purgatoire, ou certes pour le prochain, et autre nécessité temporelle que l'on aurait à représenter à Dieu, il faut prendre garde de réformer ces grossières façons ordinaires que l'on a tenues de penser de telles matières selon l'imagination, et apprendre cette façon qui est conforme à cette élévation spirituelle et mystique. L'accoutumance qu'avons acquise d'opérer selon nos sens et propres concepts humains tirés des fantômes0, espèces0 et compositions0 des choses vues ou ouïes en ce monde, nous a tellement dépeint l'âme et préoccupé notre sens commun0 que nous ne nous en pouvons pas si facilement dépêtrer, ains0 voulons toute chose, quoique sublime et divine, attirer à nos façons grossières0.

On peut, on doit se laisser conduire sans réflexion ni conscience particulière de son état :

Il arrivera que l'âme se retrouvera assez bien recueillie, extrêmement portée à Dieu et non harassée d'autres impertinences0, et néanmoins ne se sentira inclinée à produire actes d'affection, mais plutôt de légère, joyeuse et sereine façon de se trouver : elle ne doit combattre contre telle disposition, voulant par force former ledit sentiment d'affection, mais se laisser conduire à opérer selon ladite façon joyeuse, sereine, pacifique et tranquille, encore que sans réflexion, ressentiment ou connaissance de ce que particulièrement on fait, seulement s'efforçant de se tenir ainsi légère et agile0.

L’homme d’expérience y trouve largeur et liberté :

On dirait aussi que c'est comme une nouvelle région intérieure, étage ou mansion0, large, ample et étendue, sans bornes ou limites, de nouveau découverte à l'âme que cette portion supérieure, en laquelle Dieu se communique et rend à l'âme toute liberté et inclination au bien, pouvant en toute facilité et joyeusement faire ce qui autrement semblait difficile et bien amer. Aussi m'expliqué-je de la sorte, afin que ceux qui y procèdent simplement par expérience, sans réflexion de science, puissent reconnaître ces opérations0.

Puis la longue période de purification par privation est décrite :

Que si encore cela ne durait que pour quelque espace, deux, trois ou quatre mois, et puis retourner à la jouissance comme devant, la chose serait passable ; mais d'y demeurer les demi-ans et les années entières, ou peut-être davantage, sans se voir plus retourner aux grâces précédentes, cela fait quasi perdre toute l'espérance, emporte, peu s'en faut, toute la patience de cette âme.

Car si elle se veut élever à Dieu pour refuge en ses misères, il n'y a que ténèbre et obscurité dans son esprit, et voit que la porte lui est fermée de cette part. Si elle se refuse à ses actes propres pour exercer les vertus contraires, c'est avec si peu d'efficace contre le mal, que nul ou certes petit soulagement lui peut revenir de ce côté aussi. Où donc aura son recours cette créature en ses angoisses ? […][256], Mais de voir enfin la continuation ou plutôt augmentation de jour en jour, il lui prend fantaisie de croire assurément que c'est tout perdu, que cela est venu de quelque sienne grande faute, qui a fait que Dieu s'est retiré et l'a laissée en si pauvre état0.

Les raisons en sont données :

Elle doit apprendre à se passer même de Dieu et faire de soi-même du mieux qu'elle pourra, ne s'étonnant point pour tous ces fâcheux ni divers événements. Non pas qu'elle veuille être sans dépendance continuelle de la divine grâce, mais parce que toute aide demeure si cachée que rien de perceptible lui est communiqué. La raison est que, par tel accoisement0 et contentement en tout, le fond de l'état intérieur se pourra éclaicir, et ainsi connaître où on est ; l'imagination perdra sa force et sera comprise en la récollection de son dit état, et peu à peu l'on sera relevé en la portion supérieure, sans plus de mention de ces mauvais effets. Et pour retenir maintenant cette paix et tranquillité, pourra grandement aider de ne se vouloir pas toujours former un tel intérieur, lequel ait Dieu actuellement pour objet et présent. Car quelquefois l'âme expérimentera [289] qu'étant en ces états si bas et voulant néanmoins avoir Dieu pour but et fin actuelle de sa pensée et comme enclos en son introversion, son intérieur serait forcé, chagrin et malplaisant ; là où que, se tenant et se contentant d'être plus bas, elle trouvera son intérieur plus serein et pacifique, se sentant manifestement contente, encore que non pas jouissante de Dieu0.

Tout revient à ne pas faire à sa façon :

Toutes ces règles et préceptes et si grand soin que l'on a de dire à l'âme qu'elle ait à se tenir en paix et silencieuse opération, [proviennent] de ce que désireuse de s'aider, toujours elle se voudrait former quelque chose à sa façon et selon qu'elle estimerait la chose devoir venir. Et d'autant qu'assurément la vraie divine opération efficace et infuse viendra autrement qu'elle ne pense et qu'elle ne saurait même penser (puisque ne l'ayant expérimentée, cela lui serait impossible de la bien préconcevoir).

L’état atteint est égal et uniforme :

que l'on ne sait en cet état plus rien concevoir ou penser de Dieu en manière de haut et par élévation, mais en façon égale et uniforme. Comme lorsque quelqu'un parvenu au sommet d'une montagne, trouve le coupeau0 d'icelle être une plaine bien large et bien étendue0.

Nous reproduisons deux chapitres proches de la fin de l’œuvre — dont celui auquel appartient cette dernière citation — qui illustrent le déroulement du texte sans coupure. Ils traitent du dernier état d’union qui n’exclut aucune activité :

Deux chapitres des Secrets Sentiers de l’amour divin sur l’union active

Chapitre xii : Du dernier état qui est de la parfaite union, jouissance et fruition de l'Esprit et amour divin

Mention si fréquente a été déjà faite ès chapitres précédents de ce dernier état, que l'on en sera piéça0 de beaucoup informé. Dieu aussi y est si abondant en ses opérations divines, possédant entièrement l'âme et la remplissant tellement de son Esprit, que c'est lui-même qui la meut, régit et gouverne selon son bon plaisir, donnant vie, âme et vigueur à ses opérations. Et ainsi n'aura pas beaucoup besoin de nos lois ni préceptes, après qu'elle aura passé les premiers commencements de cet état et qu'elle y sera un peu habituée. Car, fidèle à Dieu et bien nourrie d'ici en avant en sa cour céleste, ne fait que suivre le divin Esprit par tout tel chemin qu'il la veut conduire, prenant pour règle et vie de perfection les lois du vrai, pur et sincère amour divin.

Puis néanmoins que nous avons commencé et sommes déjà si avant parvenus en l'explication de ces secrets sentiers du divin Amour, nous achèverons encore, Dieu aidant, d'exprimer au plus particulier qu'il sera possible ce qui se passe entre Dieu et l'âme durant cet état. Car bien que ce soit la même région de l'esprit ou portion supérieure de l'âme, et en substance les mêmes principes de grâce et opérations comme en l'état de la présence de Dieu, si grand néanmoins est le changement de l'état intérieur de l'âme que la différence est presque infinie de la façon, forme ou disposition en laquelle elle se trouve à présent.

Nous avons laissé l'âme, au chapitre x ci-dessus, sur la fin du terrassement et humiliation en laquelle Dieu la tenait, ne pouvant pas être si active comme elle eût fort désiré, pour s'élever, concevoir, s'efforcer ou produire affections et semblables actes vers Dieu par les puissances supérieures — à faute de correspondance intérieure à tel effort et par absence de grâce abondante que Dieu tient en soi resserrée, sans lui communiquer que selon son bon plaisir, lui déniant (à savoir) d'user de ses puissances comme siennes, d'autant que lui-même en veut être le possesseur, veut régner et tenir son siège dans ce sien petit palais terrestre. Mais l'âme, ne sondant encore jusques au fond ces secrets du divin Amour, s'étonne grandement de telles voies si difficiles, qui la font passer par une porte si étroite, avant parvenir au bien prétendu, entendant par toutes ces choses, l'origine et la raison de ce que l'on dit de la candeur et pureté nécessaires avant que l'on puisse se trouver devant Dieu, jouir de son pur Amour ou entrer en paradis, expérimentant combien Dieu examine, subtilise, crible et repurge d'une façon inaudite tout ce qui est de son côté, trouvant à redire et de l'imperfection où l'on ne s'en fût jamais douté, prenant néanmoins de là occasion d'avoir de cette âme entière satisfaction, pour tout le résidu dont elle pourrait être redevable à sa justice divine.

Car comme elle n'a pas encore vu l'issue de ces fâcheuses opérations et ne sait quel rapport ou proportion telles façons étranges qu'elle ressent ont avec la vraie fin finale qu'elle prétend, ce lui est un labeur et un genre de travail bien grand de digérer tous ces fâcheux rencontres, tenant souvent pour le plus suspect et impertinent ce qui lui est le meilleur et plus assuré, pensant toujours devoir retenir ses façons premières et se tenir perceptiblement avec Dieu, comme celui lequel, en grand respect et révérence ou appréhension de sa grandeur et majesté, elle doit contempler ou concevoir par-dessus soi au sommet de son esprit, là où que, toutefois en suivant la grâce (en la manière ci-dessus exprimée, où est dit devoir être nécessairement suivie, quoique marchant lentement et à petits pas), elle trouve tout autrement. Car voici comme elle est conduite.

Premièrement, elle se sent souvent intérieurement en grande dénudation de toutes choses, n'ayant nul principe de grâce sensible ou correspondance pour rien faire, se trouvant en une étrange solitude interne, avec un cri muet ou mental au plus intime de son cœur à Dieu, son Père, son Seigneur et sa seule attente (lequel se tient si longuement caché, invisible et inaccessible), implorant par ceci son divin secours, comme se deuillant0 de sa si longue absence et privation, néanmoins agréant tacitement à tout ce qu'il opère et permet, en espoir d'en voir un jour la fin.

Secondement, avant arriver à la vraie jouissance ou possession de l'Esprit et Amour tant désirés, il y a encore deux sortes de notables divines opérations que l'on trouve plus bas. L'une est comme un réveillement de l'entendement, l'aiguisant fort à connaître, ratiociner, se réfléchir, conférer et comprendre plusieurs de ces choses internes ou bien aussi d'autres au-dehors, d'étude ou de science, sentant une manifeste particulière disposition confortée de lumière interne, pour pénétrer tout ce à quoi on s'appliquerait. Et répond à ce que ci-dessus a été dit vers la fin du chapitre vii des illustrations0 divines. La seconde est un trait passager, fort pénétrant et très secret d'amour, ayant la plupart son origine en forme de prévention et d'efficace motion divine, touchant la partie amative si efficacement que comme rien de plus intime, rien aussi de plus accort0 pour la mettre en très suave opération d'amour, aimant aussi de fait, en vertu de cela, de tout son cœur, s'étonnant souvent soi-même de se voir ainsi ne respirer qu'amour, joie et paix en son cœur, et ne savoir rendre raison d'où cela est ainsi venu, ni pourquoi elle se sent produire si ardents actes (comme nous exprimerons encore tantôt), puisque, comme ruisseau qu'il est, procédant de la fontaine et source d'amour qui est cachée au centre de la volonté, ne cesse de retourner ainsi par vicissitudes, jusques à ce qu'il ait conduit jusques à la source dont il prend origine ; se sentant ainsi dilater et tempérer la pressure ou resserrement auquel elle se tenait de crainte de s'émanciper des liens ou captivité du divin Amour, et commençant ainsi à expérimenter ces bons effets, [elle] reçoit aussi quelque rayon de connaissance de son état, restant toute confirmée0 pour le poursuivre jusques à en voir une fin totale.

Après plusieurs vicissitudes de ces trois façons de se trouver qui lui coûtent beaucoup de travaux à bien y correspondre et à se laisser conduire d'une opération à l'autre (la façon de procéder de l'une étant fort différente de l'autre et pour ce, difficile à s'accommoder à tant de diversités), l'âme se trouve finalement du tout0 relevée à opérer par l'Esprit divin selon la portion supérieure, les trois puissances étant mises en action selon leurs opérations supernaturelles, selon que porte le divin bon plaisir ; continuant toujours quant à elle sa façon de procéder, que de se subordonner entièrement et céder à sa divine interne ordonnance, en suivant l'impression et application qu'elle lui donne, ne la précédant point par grossier effort propre ou autre intrusion de son opération, mais la suivant, selon que, très intimement et au plus secret de sa pacifique récollection, elle se sent en recevoir le principe et le pouvoir, voyant bien que sans telle prévention de grâce, tout son effort n'est rien et n'a ni vie ni esprit. L'assimilation néanmoins qu'elle fait de la future opération divine, quand elle peut savoir ce qui suit, lui sert de disposition.

Dans cette portion maintenant supérieure, voici ce que l'on trouve. Premièrement, que la façon que l'on est dans icelle n'est pas seulement selon l'attention, vue ou regard, mais c'est tout entier, le fond et l'état de l'âme, tout son être, sa vie et son respirer étant ici relevés, aussi bien que la vue et opération, ayant ici les pieds et la possession, où seulement ci-devant elle avait la tête et l'attention. Car il faut entendre que ces degrés si sublimes, tant celui-ci d'union comme le précédent de présence divine au chapitre ix, ne sont pas seulement dons de Dieu ou opérations passagères de brève duration, ni seulement simples actuelles infusions dont l'âme serait seulement quelquefois remplie, informée et actualisée, sans rien autre, mais tout le fond, l'état et disposition de l'âme se change[nt], se renverse[nt] et réforme[nt] par la divine grâce, laquelle, étant une participation du divin être, nous faisant consorts de la divine nature, nous apporte aussi un état permanent et stable en l'intérieur, pour vivre selon la vie divine et supernaturelle et selon tout ce qui est de sa suite : de lumière, de connaissance, d'expérience et d'inclination aux choses divines, tout ainsi comme étant en bas, on vivait selon la nature inférieure, ressentant ses inclinations, mouvements et corruptions. Tellement qu'il faut premièrement concevoir un état interne par manière de vie et d'être auquel l'âme est relevée, et puis les actes et opérations connaturelles et conformes à telle vie divine, qui sont les touchements d'amour et les illustrations de connaissance et autres faveurs singulières que Dieu, selon son bon plaisir, comme dons passagers, communique à l'âme — ainsi que nous voyons l'Écriture nous insinuer que premièrement Dieu habite en nous (par sa grâce, apportant un état et vie divine) que non pas qu'il opère en nous et infonde la charité : La charité de Dieu est diffuse en nos cœurs par le Saint-Esprit, lequel nous est donné0. Donc le Saint-Esprit est premièrement remplissant l'âme de sa personnelle présence, duquel par après dérive la diffusion de la charité comme son fruit, son effet et son opération.

Secondement, que l'on ne sait en cet état plus rien concevoir ou penser de Dieu en manière de haut et par élévation, mais en façon égale et uniforme. Comme lorsque quelqu'un parvenu au sommet d'une montagne trouve le coupeau d'icelle être une plaine bien large et bien étendue, région uniforme et de toute égale extension, perdant entièrement la façon de montée que l'on avait tandis que quelque degré restait encore à monter ; ainsi cette âme parvenue au sommet de l'élévation à Dieu où toute entière elle habite, il n'y a plus aucune forme ou façon de montée ni élévation, mais tout est uniforme à son fond, en la même région que l'on est, comme si ce fût ici le ciel intellectuel où tout ce que l'on cherche est. Et ce, non pas comme chose sublime ou relevée, mais comme égale et adextre0, Dieu faisant ici sa demeure selon la communication de sa connaissance et amour intellectuel, quoique l'on ne le découvre pas encore si tôt. Je ne sais comme on pourrait mieux exprimer par paroles simples et de bonne grâce ces choses qui sont si subtiles et délicates, nécessaires néanmoins à être préaverties, afin que l'on les puisse reconnaître et que l'on ne fasse difficulté de les admettre quand elles viendront. Car comme ici l'âme perd cette manière de concevoir ou penser de Dieu en manière plus haute et relevée que son fond ou son état, aussi s'étonne-t-elle de ne pouvoir former le respect, crainte et révérence vers lui, comme de coutume, tenant cela pour suspect. C'est toutefois ici quelque chose de semblable à ce que désirait Aristote, traitant des conditions de l'amitié0, lequel demandait une égalité entre les deux amants. Car voici que le divin Amour a si haut relevé ce petit vermisseau de terre que, le comblant peu à peu de dons et bénéfices précieux, l'exaltant, il le fait consort de la divine nature ; et Dieu au contraire, condes­cendant bénignement à la portée de cette petite créature, tempère son immensité incompréhensible à la mesure de sa capacité.

Tiercement, comme en cet état on ne ressent pas toujours la divine opération actuelle, l'âme se retrouve souvent avec soi-même seulement, en cet état de l'esprit, occupée avec plusieurs choses qu'elle voit et trouve ici, principalement avec les actes des trois puissances, mémoire, entendement et volonté, lesquelles (se comportant chacune à sa façon et propriété) opèrent très pacifiquement à leur mieux, en l'absence de la divine relévation, en assimilant la jouissance réelle, laquelle elle s'efforce de se former selon l'expérience qu'elle en a eue, par une mémoire et simple appréhension selon l'entendement, et puis compréhension ou embrassement, selon la volonté, de tout ce que l'entendement sait ainsi concevoir ou appréhender de Dieu, selon l'assimilation de l'expérience qu'elle a eue, ces puissances se girant0 aussi et révolvant0 en leurs opérations immanentes, par un concours mutuel et très bien ordonné, en mouvement circulaire dont parle saint Denis l'Aréopa­gite0 : de la mémoire passant à la conception de l'entendement, et puis en la volonté comme adextre, pour, aimant, se retourner derechef par embrassement et forte tension ou possession au premier point d'où ce mouvement a commencé, et ainsi achever le circuit d'uniforme convolution; pouvant ainsi ruminer ces choses en l'absence de la perceptible divine impression, parlant toutefois peu de soi-même, mais écoutant beaucoup ; et ainsi se conservant en un très silencieux, très simple et fort pacifique souvenir de Dieu, en grande sérénité, simplicité et contentement, sans autre plus impétueux effort ou anxieux soin de devoir faire autre chose, ou de se devoir par une manière plus profonde introvertir. Puis bientôt, ou quand Dieu trouvera bon, telle simple mémoire devenant féconde, et rendue telle par l'infusion ou impression d'une lumière très intime prévenante et informante tout l'entendement, rend tout cet intérieur rempli tant de verbe mental de connaissance et admiration divine, comme aussi de quelque jouissance et fruition d'amour correspondant à cette connaissance. Le tout procédant de soi si doucement, en vertu des principes de grâce qui sont là communiqués, qu'il ne semble pas à l'âme qu'elle fasse ou opère grande chose, sinon les admettre, y consentir et coopérer, réitérant quelques actes, brefs en paroles, mais longs en extension, si longtemps que telles aides ou principes durent.

Car, quant à la connaissance, elle se sent si intimement, sans bruit quelconque, prévenue d'une impression de lumière qui lui manifeste la divine grandeur et immensité, que, tout informée de tel principe intelligible, référant0 une immensité, infinité, incirconscription sans fin, sans terme, sans distinction de lieu, temps ou nation, [elle] sent son entendement être plutôt comme une goutte d'eau immergée et environnée de cette région d'éternité, de cette mer de semblance, image et représentation de la divine grandeur, que non pas l'embrasser dans les limites de sa capacité ; expérimentant comme Dieu est un être immense, infini et illimité, duquel plutôt elle est comprise que le comprenant, plutôt en lui immergée et absorbée que non pas l'appréhendant ; ressentant autant vivement l'impression qu'elle reçoit de telle divine lumière que l'expression des actes qu'elle produit et, pour ce, lui semblant plutôt infusion qu'opération, plutôt passion que non pas action. Et quant à l'amour, d'autant qu'en cette même région supérieure où tout le fond et état de l'âme est élevé, la volonté va de pair et également, étant en même uniformité d'opération et immédiatement suivante. Immédiatement aussi après telle fécondation d'intelligence divine, suit l'embrassement, possession et serrement très intime par la volonté ; en sorte que voici en tel intérieur la vraie image et semblance de la divine génération et procession en la Trinité de Personnes : de la simple mémoire étant engendré le Verbe de connaissance, et de là étant procédé l'amour qui est un embrassement, tension et serrement bien étroit de Dieu par la créature, le Saint-Esprit causant cet effet d'amour et de conjonction par sa grâce, ainsi que par soi-même, en la divinité, il unit et lie les deux Personnes ensemble, en étant le lien et la connexion, voire et leur amour même.

Et d'autant que tout ceci se passe si intimement en manière d'état et de vie ou être (tout l'intérieur étant passé en cette divine infusion), et non seulement en manière passagère et d'action, il ne semble pas que seulement on entende ou produise un tel acte de connaissance divine, mais que l'on soit tout divin et déiforme; comme si, outrepassé l'être naturel, on en reçût ici un autre tout divin, devenant ici Dieu par grâce : Ego dixi : dii estis0. Et tout ceci à raison de cette divine lumière déiforme qui remplit pour lors l'entendement, revêtant tellement cette créature et si intimement la pénétrant, que tout son fond, son état et son respirer semble[nt] confit[s] et immergé[s] dans cette déiforme lumière.

Par l'explication néanmoins que dessus, l'on voit que nous ne la mettons que par connaissance et opération, et non par essence ou réelle identification, par être, dis-je, accidentel et non pas essentiel — la créature demeurant toujours en son être de pure créature, mais seulement revêtue de déiforme lumière et toute circonfuse de divine connaissance. Car bien que Dieu se communique ici à l'âme réellement et substantiellement, faisant sa demeure en son esprit : Ad eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus (« Nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure »)0, ce néanmoins qui ainsi informe et actualise formellement l'âme, tout ce qui se voit, sent ou expérimente par ces puissances, n'est pas Dieu même, mais la semblance, l'image ou représentation intellectuelle — tant à cause de l'impression reçue de Dieu pour principe fécondant et relevant l'entendement à la production de l'actuelle connaissance, comme à raison aussi de l'expression d'icelle actuelle formelle connaissance. C'est toutefois le témoignage de sa réelle présence et le dernier milieu0 qu'il cause en la simple intelligence, par lequel il communique sa divine connaissance, ne la pouvant autrement causer, distiller ou infondre que par quelque effet ou opération qu'il fasse en nous. Ainsi de l'impulsion vitale ou inclination d'amour qui est en la volonté, tant celle qui sort de cette connaissance comme celle dont nous parlerons tantôt : c'est le dernier milieu nécessaire à entrevenir et qui est approprié au Saint-Esprit — lequel soit le gage, l'assurance et témoignage de sa divine personnelle présence, venant et demeurant en nous et y spirant ce divin effet.

Et quant à cette divine opération ou fruition dont nous parlons ici, qui commence ainsi par la simple intelligence, elle passe quelquefois, en sorte que l'on ne ressent rien du tout de l'amour, comme si, ne passant pas si avant, l'âme fût seulement absorbée ou immergée en cette formelle connaissance. Aucune fois0 aussi que le contentement indicible de telle divine infusion de connaissance cause, avec une admiration, aussi un doux, pacifique et fort serein mouvement de joie et délectation en la volonté. Quelquefois elle est en sorte qu'il semble que le front doive devenir comme on lit de Moïse, tout cornu et à pointe, tant cela se passe en connaissance seulement et en une façon comme en l'antérieur de la tête : non pas que cela se fasse par corporel ou grossier effort que l'on y apporte (vu que toujours elle ne fait que suivre la grâce), mais c'est que l'infusion divine et la correspondance intérieure la conduit ainsi, et que j'explique ainsi grossièrement ce qui se passe si spirituellement, afin que les simples m'entendent.

Chapitre xiv : Que l'âme parvenue à ces sublimes degrés de divin amour n'est aucunement oiseuse et de ce qu'elle fait

Bien qu'il y ait en ces sublimes degrés des si notables jouissances et fruitions qu'elles tiennent l'âme assez longtemps relevée en Dieu, la dérobant du tout à elle-même quant au sentiment et réflexion, pour vaquer à l'expérience de si divines communications (durant lesquelles elle n'a qu'à se laisser à Dieu, s'abandonner à son divin Esprit et se laisser remplir de son divin Amour), ce temps-là néanmoins est si bref en comparaison de celui qui lui reste pour l'intérieure négotiation, que les bons préceptes et avis ne doivent pas tant viser à ce qui est de ce temps-là, comme à ce qui est de l'autre restant, auquel il y entrevient de sa coopération, fidélité et bon comportement, n'omettant pas (à savoir) d'exprimer ce qui est nécessaire de son côté et la préavisant de ce qu'elle ne verra pas encore si clairement du commencement. Car encore aide-t-il, même en ces états, d'éclaicir par bons documents ce que l'expérience ne peut encore si tôt découvrir.

Tout le but donc de l'âme étant de toujours de plus en plus mourir à soi-même pour tant plus heureusement vivre et se profonder en Dieu, et son principal soin étant de surmonter et outrepasser la nature et la réformer en ses corruptions, afin que ce ne soit plus elle, par un ordre perverti, qui se fasse ressentir en l'intérieur, mais l'Esprit de Dieu qui soit le seul Roi, Seigneur et Commandeur en tout ce petit royaume, tout le reste mis sous ses pieds, comme jamais en ce monde on ne peut tant acquérir que toujours il ne reste infiniment encore davantage, aussi ne peut-on jamais tant suppéditer0 et négliger cette nature que toujours il ne reste encore assez à mourir selon icelle.

C'est pourquoi voici tout l'exercice de l'âme, que de s'efforcer de se négliger soi-même tant qu'elle peut, voire de n'être plus (s'il était possible) afin que le seul Nom de Dieu serait en elle sanctifié, que le Royaume de Dieu y pourrait croître et que la seule divine volonté aurait son plein cours et son prétendu0 en elle sans résistance. Tellement que l'âme d'ici en avant est si doucement prise ès liens du divin Amour, si heureusement enclose dans l'ordre du divin gouvernement en son intérieur, qu'il n'est besoin de beaucoup faire de paroles pour expliquer ce qu'elle fait ou quels exercices la tiennent occupée avec Dieu. Car n'ignorant pas tout son bonheur consister en ce que de plus en plus elle donne ainsi place en soi au divin Esprit (de la vie duquel et de sa sainte opération elle voudrait toujours être animée), elle ne peut hors de si heureuses prisons vivre en assurance, ni hors de tel divin ordre trouver aucun contentement ; et pour ce, se rend si bien mobile, obéissante et flexible selon le divin vouloir, que partout et en tout, elle s'efforce de suivre sa divine interne ordonnance.

Pour tout cela néanmoins ne la faut-il pas imaginer en pure expectation, passivité ou oisiveté, comme si du tout elle ne ferait qu'attendre la divine opération et n'oserait rien faire de façon active, car bien que du commencement elle n'ose à peine se remuer, craignant toujours de s'émanciper de cette glorieuse captivité, après toutefois qu'elle est mieux confirmée en l'état de l'Esprit (auquel finalement elle est relevée, comme déjà est dit, non seulement par opérations passagères, mais en façon d'état, de vie et de permanence), elle jouit alors de si grande liberté d'esprit qu'elle peut faire, penser, ruminer et s'appliquer à tout ce que bon lui semble. Parce que, toute puissance interne subordonnée au divin Esprit et remise en son ordre dû, il n'y a chose qu'elle ne puisse faire en Dieu, sans lésion de la paix et sérénité dont elle jouit toujours en l'intérieur ; son opérer toutefois n'est plus en façon grossière, imaginaire, discursive et inquiète, mais subtile, très intime, immanente et pacifique, toujours ayant égard à ce que requiert et peut porter son état présent.

Car premièrement, y a l'état de fruition d'amour, lorsque les touchements actuels d'Amour divin sont ordinaires. Et lors, toute son étude est de s'y maintenir et correspondre à iceux, en retirant son esprit de toute autre chose, pour vaquer à la pacifique attention de ces divins touchements et ressentir les merveilles de si inexplicables secrets d'Amour divin. Que si quelquefois, entre deux, l'intérieur est troublé par les occupations externes ou autre occasion, c'est sa récollection0 que de retourner à telle pacifique attention, et toujours de plus en plus expérimenter ces secrets des divines affections. Que si toutefois il lui arrive de n'y trouver accès ou entrée, elle ne se trouble pas pourtant.

En cet état l'âme est quasi toujours en un certain habituel interne touchement d'affection, qui ne lui laisse son désir oiseux, mais le fait quasi continuellement respirer « DIEU, DIEU, MON DIEU », comme le serrant et embrassant de cette sorte en son centre, sans avoir besoin de matière ni motif pour s'exciter, sinon de retourner par attention à soi-même. Venant à l'oraison, dès le premier instant voilà son commencement que tel affectueux respirer, sans besoin d'aucune autre préparation (car cela lui est pour lors comme changé en nature) ; et persistant plus outre à plus singulière attention, elle reçoit ce que Dieu lui daigne communiquer, encore plus sincères et sérieux désirs, ou pour le moins réitération de ses actes, selon la correspondance qu'elle trouve au-dedans, non pas indiffé­remment opérant tout ce qui lui vient devant, mais toujours, comme est dit, selon la belle harmonie de ce que la disposition de son état présent requiert.

Et ne faut pourtant penser que l'âme ne puisse ruminer les mystères de la vie et passion du Sauveur. Car comme l'entendement est, de la familiarité avec Dieu et pénétration de ces choses internes, plus illuminé que devant, [il] est aussi illustré de supérieure lumière, qui l'aide extrêmement à bien plus sérieusement penser des mystères de la foi que jamais elle ne fit avec ses grossières imaginations.

De sorte que, le temps étant long, les oraisons fréquentes, la récollection ordinaire, excluant les autres impertinences, de quoi pensez-vous que pensera l'âme ? Et qu'est-ce qui s'ingérera en son esprit, sinon que plusieurs et diverses choses et bien sérieusement lui sont souvent représentées, non pas par longues méditations, mais en peu de temps, une simple réflexion sur quelque mystère étant aussi efficace et de grand pouvoir que jadis une bien longue et laborieuse méditation. Rien donc n'est exclu que l'on ne puisse quelquefois ruminer de la mort, jugement, enfer, paradis, etc. Et celui se tromperait qui en penserait autrement, seulement que ce sont plus pures intelligences et comme singulières illustrations sur cela plutôt que grossières imaginations, procédant néanmoins non pas d'exercice auquel en propriété on soit attaché, mais plutôt de quelque autre occasion externe, lecture, devis, réflexion, application propre ou semblable. Tellement que jamais l'âme ne pensa si efficacement de ces choses avec ses grossières et longues méditations, comme maintenant une telle simple réflexion intellectuelle est efficace pour causer en elle des bons effets.

Ainsi donc l'âme en cet état n'est ni oiseuse ni en pure attente, mais quasi en continuelle opération, non pas d'élé­vation ni de cherchement de Dieu intérieur, mais plutôt comme d'embrassement d'iceluy au centre, n'étant en paix si elle ne se sent ainsi respirer en Dieu, ne pouvant souf­frir de se sentir chercher soulas0 ailleurs ou reposer en l'attente d'autre chose (le témoignage du divin désir lui étant extrêmement intrinsèque) : non que je veuille dire que toute autre pensée extravagante soit entièrement exclue et n'ait aucune place, - car cela est impossible en cette vie, -, mais que cela n'a nulle efficace, si l'homme tant soit peu prend garde à soi.

Secondement y a encore plus outre l'état et la vie de l'esprit, selon lequel l'on ne peut plus parler comme devant mentalement avec Dieu, ni dire en son cœur comme devant est dit : DIEU, DIEU, MON DIEU, etc. Mais la dispo­sition ne contient que paix, sérénité, joie d'esprit et assu­rance en Dieu, sans pouvoir mot dire, pour être toute pleine d'actuelle divine opération et comme jusques à la gorge remplie du divin Esprit, opérant un fort compres­sement de toute chose inférieure d'une part, et tout ensemble une attention ou tendance véhémente vers la sublimité dudit Esprit, en la caliginosité0 duquel finalement elle est plongée, immergée et abîmée, sans plus de vue ou sentiment de soi-même.

Ici en telle région déiforme est vraiment un repos en Dieu, en une certaine plénitude d'être où tout l'homme se sent entièrement devenu esprit, et tout le reste d'en bas suppédité0 et réduit sous son empire, ne restant de la partie propre qu'un point central de divine affection, encore tout accablé d'un si puissant supérieur Esprit, et reste l'intérieur souverainement pacifique, comme immobile. Encore néanmoins ne le peut-on appeler vraiment oiseux, car ou il est plein d'actuel ressentiment0 de divine infusion, ou s'il est à soi-même pour éviter comme un intérieur assoupissement d'inutilité, il y a quelques certains petits réveillements, dont il se sert pour réitérer quelquefois le ressentiment de ce sien état et pour continuer ainsi sa vie et sa respiration (je ne dis pas seulement en Dieu, car ici l'âme est toute divine et à la semblance de Dieu même). De quoi je ne veux ici parler davantage, puisque vraiment telle jouissance ne laisse après soi aucun doute d'oisiveté.

Seulement y a que comme depuis telle sublimité d'état jusques à la dépression inférieure, comme il y a grande distance et [l’âme] n'y est montée que peu à peu, aussi ne descend-elle pas tout à coup, mais persévérant assez longtemps avec l'impression de telle jouissance, sent cependant que peu à peu telle sublimité d'élévation en l'Esprit se diminue, et quoiqu'elle voudrait s'efforcer du contraire, pour chose du monde elle ne pourrait empêcher qu'il ne se fît ainsi. C'est pourquoi elle s'en contente et se comporte à l'avenant en sa coopération intérieure, ne pouvant nullement, en tout ce temps de rabaissement, exercer aucune opération d'élévation à Dieu pour n'être pas conforme à cette intérieure disposition, mais bien une autre façon intérieure correspondant à la jouissance précédente d'amour : cela persévérant jusques à ce que ce rabais parvienne jusques à la nature inférieure que lors ladite impression de jouissance se perd en la multiplicité de ces bas états.

Tiercement, y a l'état de rabaissement, de privation et de ténèbres intérieures, lorsque l'âme qui a eu l'expérience des choses précédentes, est à présent réduite aux états inférieurs ; pendant tout lequel temps n'a ni cet actuel ressentiment de son affection, ni la tendance vers Dieu, mais le tout virtuellement seulement, - la volonté toujours demeurant bonne, mais de fait n'ayant pas en son intérieur les principes de grâce nécessaires pour former les actes de l'Esprit et de vraie interne conversation avec Dieu ; plutôt l'imagination étant en vigueur et la nature inférieure dominante, reste seulement un désir et une sainte inquiétude de retourner derechef vers l'Esprit et à plus intime récol­lection. Ici, bien que l'âme ne puisse rien au fait de sa relévation, sinon en tant que Dieu lui en ouvre la porte et qu'elle, conservant la paix et confiance en Dieu, elle suive son divin vouloir, beaucoup néanmoins de l'industrie propre y entrevient que l'âme peut et doit y apporter tellement que l'oisiveté n'a non plus de place en cet état qu'ès précédents. Seulement, elle doute quelquefois si elle ne devrait pas faire autre violence plus grossière qu'elle ne fait, spécialement quand la privation est diuturne [durable] et l'âme devenue grossière en ses imaginations et ressentiments de la nature et pesanteur inférieure.

À quoi je réponds que l'âme médiocrement exercitée en ces voies doit en ce temps-ici seulement se tenir en paix et sérénité, sans penser de devoir faire plus grossiers efforts, ni embrasser d'autres exercices qui la détournent de ce sien état de pacifique attention selon cette voie mystique. Car si l'homme prend égard à soi, il pourra remarquer que, quand la divine aide ne nous prévient pas et relève, nous ne pouvons rien faire pour nous y disposer que par indus­tries internes, paroles mentales d'aspiration et de désir selon notre pouvoir, faire notre mieux d'une part, et d'ailleurs en telle expectation s'abandonner à la divine disposition, sans autrement devoir troubler son intérieur.

En cet état donc arrive souvent que le temps d'oraison semble long et le travail assez pénible, pour s'entretenir en bonne récollection contre l'importunité d'autres imper­tinences. Car l'âme est vraiment bas, multipliée et loin de la relévation réelle en l'Esprit : non seulement devant s'aider diligemment pour se tenir occupée au-dedans, mais ce même sien effort n'avant nulle latitude d'efficacité ni extension de duration, les oraisons se [passent] qu'elle ne pourra pas une fois s'adresser à Dieu, ni opérer une élévation vers l'Esprit, mais, je ne sais comme toute accablée de fâcheuse disposition, ne peut que retenir sa paix et confiance, espérant autre fois mieux. Aussi est-ce ici tout le secret que de, légèrement et d'esprit serein, coopérer à son recueillement, évitant entièrement la pesanteur, chagrin et tristesse internes, se contentant de retenir ainsi pour le moins son état pacifique et serein, encore qu'elle ne puisse produire des actes héroïques vers Dieu comme bien elle désirerait. Car le désir virtuel qu'elle a de trouver Dieu et la tendance habituelle conjointe au sincère désir de lui complaire, supplée assez au reste, pourvu seulement que toujours on s'humilie et reconnaisse son peu de pouvoir au fait de semblables actes formels - pensant (comme aussi il est) que ces choses sont pour les âmes héroïques, lesquelles, prévenues de grâce actuelle, ont le pouvoir de faire tels actes avec correspondance ; pour le présent, que cela n'est pas pour soi, mais lorsque Dieu lui rouvrira la porte aux opérations de l'Esprit, cependant en ce sien état, joyeuse et contente de sa petitesse, louant Dieu.

Mais les commençants abusent de ces façons de parler lorsque, n'ayant encore expérimenté ces vraies choses internes et de l'Esprit suprême, pleins d'imaginations et autres multiplicités inférieures, veulent former en eux trop tôt cette façon d'expectation ou abandonnement à la divine disposition, négligeant leur industrie. Car il y a bien à dire de l'état de l'âme qui a outrepassé les degrés précédents et de celle qui orprimes [à ce moment même] se doit disposer pour les premières réceptions de l'opération de l'Esprit, car une telle n'a encore ni espèces, ni vestiges ou impressions internes de la vraie infusion divine, et conséquemment autre introversion que spéculative, imagi­naire et forgée de soi-même, imperti­nente peut-être en ses opinions de ces voies, les entendant selon son bon sembler.

Extraits de l’Anatomie de l’âme (1635)

L’Anatomie de l’âme0 insiste sur l’état que Madame Guyon nommera « apostolique », en soulignant son efficace. Il défriche des pistes nouvelles mais ne fut jamais réédité même partiellement0.

Un optimisme tout médiéval et surtout typique de la spiritualité franciscaine, qui résistera mieux que d’autres à la méfiance vis-à-vis des mystiques, aux croix réparatrices ou à l’introspection janséniste, ouvre cette vaste compilation0 :

Après avoir réformé la nature corrompue, passé par le feu et l'eau des tentations et tempêtes de cette vie, souffert les délaissements et désolations internes, et en un mot été éprouvés et purifiés ainsi que l'or en la fournaise […] ils [les pèlerins mystiques] ont été trouvés dignes d'être possédés, agis et gouvernés de l'Esprit divin, et par lui conduits de clarté en clarté à une divine transformation, non pas essentielle, mais accidentelle, […] rendus clairs et luisants comme des miroirs jetant une lueur divine, et comme des soleils illuminant des autres, […] faits capables d'épandre et de communiquer aux autres la même splendeur et sapience, selon qu'il leur est permis0.

Constantin explique pourquoi il lui a fallu apporter cette suite aux Sentiers : en fait il a été l’objet de critiques qui l’ont conduit à tenter de « modéliser » son vécu mystique, ce qui nous vaut une analyse ou « anatomie » suivant des intuitions métaphysiques tout à fait intéressantes que nous n’avons rencontrées nulle part ailleurs. Il insiste sur le but de la vie mystique : la participation à la création divine qui se fait au centre de nous-mêmes.

Pour une première découverte de l’œuvre majeure du capucin, nous avons choisi une « suite » sous forme de quelques chapitres consécutifs proches de sa conclusion. En particulier le chapitre ix insiste sur l’utilité de comprendre l’action divine dans l’âme et nous concluons sur un éloge du discernement assez rare chez nos auteurs mystiques, parfois proches de l’obscurantisme sous prétexte de vouloir renoncer à l’intellect.

Quatrième traité de la troisième partie

Chapitre vi. Pourquoi l'âme ne se peut étendre vers Dieu par désirs ou par actes formés ; et comment Dieu est ès états inférieurs en qualité de premier principe fondal ou fontal

Premier point. Comment le désir de Dieu en l'âme est identifié avec la bonne volonté et aussi avec Dieu principe.

Que nous ayons dit ci-devant au treizième article du troisième Traité que le désir [230] de Dieu en une âme parvenue à ce que nous traitons est tellement identifié avec l'âme avec la nue et pure bonne volonté, que sa vie et respiration soit d'être toujours et connaturellement au désir de Dieu ; et que pour cela elle ne se peut étendre par-dessus soi au désir et à la recherche de Dieu par actes tout exprimés, mais qu'en tout rencontre et degré, même ès bassesses plus intimes, elle est contrainte d'être et de demeurer ce qu'elle est, et ainsi subsister auprès de soi-même. Cela se dit et se passe ainsi, pour ce que par la même voie de privation et de fond se fait consécutivement ceci : à savoir que ce même désir trouve avoir aussi de même façon Dieu identifié et uni avec soi en qualité de premier, de préalable et de plus intime, que ni la volonté, ni le fond de l'âme, ni le même désir n'est à soi-même. Et pourtant ce n'est rien de merveille si pour pouvoir parvenir à un tel principe intime, l'âme se trouve privée de toute possibilité de s'étendre ou s'élever par-dessus soi, apprenant de telle expérience que donc Dieu peut être avec nous en deux façons : c'est à savoir ou en qualité de fin dernière, formée par l'intelligence par-dessus tout, etc., auquel nous tendons de façon opérative avec la grâce divine et duquel finalement nous obtenons la jouissance au sommet de notre esprit ; ou bien en qualité de premier mouvant et de principe très intime, préalable à notre volonté, de laquelle il [231] est l'origine, le gouverneur, directeur et moteur. Je dis en tant que Dieu est au fond de la volonté, comme étant compris en l'intimité d'icelle, et comme lui appartenant en qualité de premier et principal en elle, tant au regard de la même volonté, pour la mouvoir et gouverner, qu'au regard des choses qui se font par icelle.

Deuxième point. Que l'âme vient à l'expérience de la présence intime de Dieu par la soumission et par les touches d'amour.

À laquelle expérience nous parvenons de tant plus profondément, intimement et efficacement, que plus humblement nous nous soumettons à la disposition divine en tout accident étrange et passif, perdant tout entendement propre et toute sapience humaine, afin de devenir comme une petite bêtelette avec Dieu, sans vouloir entendre rien autre, sinon que la volonté divine doit comme cela avoir son cours et être suivie de nous partout.

Et puis aussi nous devons tenir pour certain que nous ne pourrons jamais jouir convenablement ni pleinement de Dieu en qualité de notre fin dernière par-dessus nous et par-dessus tout si ce n'est que premièrement nous soyons parvenus jusques à [232] ce trésor de principe divin frontal caché au plus intime du champ de notre volonté ; et qu'en ce fond nous ayons l'assistance divine, comme première suivante et opérante en nous.

À laquelle expérience toutefois nous parvenons aussi par le moyen de ces motions et touches divines que nous expérimentons venir de Dieu au plus secret de notre fond, lorsque remplis de désirs de son amour, nous aspirons et soupirons d'une affection intime pour l'obtenir. Car quand nous expérimentons ce meilleur aide et secours plus intime du touchement divin outre et par-dessus l'efficace de notre bon désir, il arrive que finalement nous venons à trouver et dépréhender0 celui-là qui s'ingérait si à la cachette et furtivement en notre fonds comme principe d'icelui, bénissant notre effort et l'aidant, l'avançant, voire prémouvant0 intimement de son inaction divine.

Si [bien] que nous avons dit de cette vérité au livre des Secrets Sentiers, chapitre vi, avis 8, qu'il faut extrêmement désirer en son cœur l'inhabitation du Saint-Esprit, afin que, nous possédant, ce soit lui qui nous mène doucement, nous excite et nous encline ainsi vers Dieu ; vu que ce ne sont pas nos propres désirs naturels qui sont dignes de comparaître et d'être admis en sa présence, mais bien ceux qui procèdent d'un tel principe divin.

De fait en la première élévation d'esprit [233] pour chercher Dieu, et devant que l'âme fût encore régénérée et renouvelée au suprême Esprit divin, Dieu n'était pas en notre expérience en qualité de possédé au fond de la volonté, mais seulement en qualité de mouvement, d'excitant et de prévenant, ou aidant à chercher la face divine au sommet de notre âme ; et pour cela ne pouvait-on pas subsister en aucun degré au-dessous de l'esprit, ains on devait toujours avoir son extension vers Dieu comme par-dessus soi. Mais à présent, et depuis le temps de la rénovation et renaissance en l'Esprit divin, ce n'est pas merveille si tout est nouveau, et si on doit se comporter tout autrement qu'auparavant. Car aussi l'âme est devenue créature nouvelle et a revêtu le nouvel homme créé selon Dieu en sainteté de vie, etc. Donc aussi de fait elle a Dieu maintenant uni et comme identifié avec sa bonne volonté au plus intime et intime fond de son être, lequel partant elle n'a besoin de chercher ailleurs ni de le former par aucune autre puissance, si longtemps que cette façon d'infériorité et de volonté fondamentale persévérera en être.

Troisième point. Comme il faut entendre et prendre cette union signe de Dieu ainsi avec notre volonté.

Dire donc que Dieu soit ainsi au fond de notre volonté en qualité de principe, c'est dire qu'il n'est pas possédé de nous en qualité de but ou du terme final de la poursuite de notre volonté, mais bien comme préalable et principe. […]

Chapitre vii. De certaines conséquences qui suivent des choses susdites : à savoir que donc nous ne sommes pas toujours stablement persistants en un sommet. Et que nous ne sommes pas aussi toujours comme rien ou seulement passifs

Puis donc qu'ainsi est que Dieu nous privant de la fruition suprême selon [237] qu'elle se passe en l'esprit, et permettant que retournions jusques au premier principe et élément de la vie interne, qui est la seule nue bonne volonté, il fait aussi d'ailleurs que par telle voie de chute et tombement en bassesse et infériorité, on trouve et s'aperçoive finalement que Dieu peut être avec nous d'une autre façon que n'est pas la fruitive ou celle de l'esprit ; c'est à savoir en qualité de premier principe fondal et fontal ; comme Celui qui, dès la première source des racines spirituelles de l'état et manière d'être interne, assume et prend l'âme pour sienne, avec laquelle et par, et en laquelle il veut vivre et opérer selon la vie et façon humaine. C'est-à-dire pour vivre et opérer de là en avant tout ce que l'âme a à vivre et à opérer selon sa vie et condition humaine, ensemble avec elle et par icelle.

De cette vérité s'ensuivent maintenant par bonnes conséquences encore d'autres, lesquelles nous avons aussi affirmées ci-dessus. Si comme premièrement : que donc nous ne sommes pas toujours stablement persistants en sommet et façon d'esprit et de fruition. Secondement que nous ne sommes pas aussi toujours comme rien, mais que nous devons souvent revivre et nous recouvrer en Dieu comme selon un nouveau degré de relévation. Tiercement : et puis aussi que nous ne sommes pas toujours passifs, mais qu'il y a une certaine [238] vicissitude et manière alternative des bassesses aux suprémités et des hauteurs aux degrés infimes. Et qu'en toutes ces choses et façons, nous sommes aucunement quelque chose en Dieu et avec Dieu. Car comme en nous aimant nous-mêmes par propriété hors de l'ordre divin, nous avons perdu et Dieu et nous-mêmes, ainsi maintenant en ce que nous sommes cherchant et aimant Dieu purement, nous venons à le retrouver et tout ensemble nous-mêmes en lui. Et combien que de là nous entrions et pénétrions de tant plus profond par amour sincère en l'anéantissement de tout ce que nous sommes, nous sommes ce néanmoins et opérons toujours avec lui quelque chose, et ce n'est pas un pur néant ni pure passivité en nous par tout notre intérieur comme aucuns s'imaginent.

Premier point. Que l'homme mortel n'est et ne peut toujours persévérer en un sommet de jouissance divine.

Que ne soyons pas toujours persistants en un sommet de fruition, ce n'est pas encore assez dit : car j'ajoute maintenant de plus que même cela n'est pas possible, parlant selon la condition de cette notre vie humaine [239] et le cours ordinaire de l'opération de la grâce divine en nous au progrès de cette négociation mystique. Car ce n'est pas chose de cette vie mortelle que de demeurer ainsi toujours stablement en la jouissance réelle de Dieu, mais plutôt de la vie future et bienheureuse, en laquelle nous serons alors à la fin de tout voyage, cours et mouvement, ancré en l'éternité et immortalité, et pourtant stablement confirmés en ce qu'avec la grâce divine nous aurons une fois acquis. Là où que la vie présente étant d'acquisition continuelle, et pour ce de mutation d'un degré acquis à un autre plus parfait, il s'ensuit que cette stabilité et permanence lui est toute opposite et contraire. Il nous faut donc souvenir que nous sommes encore hommes et viateurs0, et non point anges ni compréhenseurs. Que nous allons et marchons encore chargés, grevés et courbés sous le pesant faix de cette masse de chair corruptible, et non pas encore doués de l'étole d'immortalité0.

Nous devons aussi savoir que cette fruition d'esprit est une grâce surnaturelle, et non pas une efficacité ou opération naturelle ; que c'est un don de Dieu descendant d'en haut, non pas né ou crû en l'âme, et partant sujet à privation, défaillance et dénudation puisqu'il peut être ôté et séparé de l'âme. À l'occasion de quoi, à celui qui serait tel qu'il ne voudrait [pas] se laisser dénuer d'une telle fruition d'Esprit divin, mais la [240] retenir à toute force, ne voulant admettre [d’]aucune façon formation moindre pour son état intérieur, on pourrait dire que donc il tient pour rapine et larcin l'acquisition de semblable grâce divine. [...]

Chapitre viii. Que l'âme néanmoins est aussi passive et en quoi. Doctrine notable pour entendre les documents plus obscurs des mystiques et connaître en quoi l'âme est active et en quoi passive.

Outre ce que nous avons déjà dit sur ce sujet au chapitre xvi de la seconde partie, en expliquant notre neuvième fondement, après avoir aussi montré comment l'âme se peut faire active en ces états derniers, d'autant néanmoins qu'elle y est aussi vraiment passive, et bien souvent selon les vicissitudes des temps et les changements divers du comportement divin avec nous ; et qu'il importe grandement, voire est nécessaire de bien savoir comment l'âme se trouve passive et en quoi, je retourne à le montrer plus amplement, car c'est un moyen d'éclaircir toutes les difficultés principales de la vie mystique, que de faire voir clairement en quoi consiste la passivité de l'âme, et en quoi son activité, puisqu'à ces deux principes se rapportent aucunement tous les différends qui naissent et disputent sur ces matières. [249]

Premier point. De ceux qui qui font l'âme toute passive ou tout active.

Aucuns, ne distinguant pas assez ces deux façons, ou bien ayant plus d'égard à ce qui se passe en l'âme passivement qu'à ce qui s'y fait activement, donnent règles et parlent en telle sorte comme si tout se passait d'une façon passive. Si [bien] que même ils disent que nul acte, nulle méditation, pensée, aspiration, élévation ou opération peut ici servir, nul discours, nul exercice, nul document, moyen, etc., comme nous l'avons encore marqué et rapporté ci-devant ; mais que sans moyen aucun nous devons être attirés de Dieu à sa jouissance, etc. Laquelle façon de parler sonnant durement aux oreilles des docteurs scolastiques, cela les met en souci de lui donner un sens convenable, ou en humeur de reprendre et rejeter ces divins secrets de la perfection, méprisant pour semblable doctrine les auteurs qui en traitent.

Mais il y en a d'autres qui, ayant plus d'égard à la manière active, et considérant comme Dieu, nous prévenant de ses touches et de sa grâce actuelle, nous rend du tout actifs et (250) opérants, font aussi davantage mention des opérations singulières et notables que l'âme trouve avec Dieu pendant ces chemins.

Or l'un et l'autre néanmoins se pourra facilement entendre et convenablement accorder si on veut bien distinguer ce que c'est qui se fait tant activement que passivement.

Deuxième point. Qu'il y a temps d'agir et temps de disposition à l'action.

Il faut donc se souvenir et savoir qu'il y a un temps durant ce voyage spirituel auquel on peut en toute liberté produire acte, comme désirer, concevoir, connaître, aimer, et semblables actions de la partie soit amative soit intellective, non seulement du commencement du chemin de la perfection au temps de la pleine liberté naturelle, mais encore quasi par tout le cours du chemin, et en chaque degré ou état, pourvu qu'on sache discerner le temps et qu'on s'entende bien soi-même, comme est dit au chapitre précédent.

Un autre temps y a, auquel Dieu met en l'âme les principes des dispositions pour pouvoir [251] bien opérer, la changeant à cette occasion, la renversant et détachant de tout son être humain et naturel, afin de la rendre apte, capable et proportionnée à la production des actes qu'il désire d'elle. Car comme l'opéré suit et dérive de l'être, et que tels que nous sommes, telle aussi est notre opération, d'ici s'ensuit que nos actions ne se peuvent pas autrement méliorer, anoblir et relever en perfection et pureté, sinon en tant que premièrement notre fond ou notre état interne se changera, se relèvera et se perfectionnera avec les principes fondamentaux de pouvoir opérer.

Troisième point. En quoi et comment l'âme est passive ou active.

Or maintenant tout ce qui se fait ainsi en nous à l'entour de la mutation et du renversement de notre état fondamental et selon les principes, les préparations et l'aptitude pour pouvoir par après opérer, cela se fait en nous passivement plutôt qu'effectivement par nous ; et néanmoins cette mutation d'état étant aussi ordinaire au progrès de ces chemins comme la façon formelle et actuelle d'opérer ou de produire actes (vu qu'à peine il y a lieu auquel l'âme ne trouve quelque changement selon son état fondamental), cela est la cause que, par tout le cours de ce commerce et trafic mystique, l'âme n'est pas moins passive qu'active puisque, selon la doctrine des écoles rapportée ci-devant, le principe par lequel l'homme peut opérer, ne requiert pas qu'il sorte effectivement de l'homme. D'où s'ensuit donc qu'étant ce principe fait et mis en l'âme par Dieu même, c'est passivement et non pas activement qu'elle se comporte au regard d'icelui principe.

C'est de Dieu donc que proviennent ces mutations et changements-là de notre fond, et ces renversements jugent de notre état fondamental, selon lesquels nous sommes ainsi ou ainsi disposés, comme n'atteignant encore que la disposition interne de notre état et non pas l'opération. Et nous pâtissons plutôt en nous semblables mutations, que non pas que nous les faisions ; bien qu'ensemble avec le pâtir et le permettre, nous devons aussi coopérer et nous conformer à icelles en les acceptant volontairement, et nous abandonnant promptement à suivre Dieu en tout et partout, comme a été touché ci-dessus. Qu'à raison toutefois que telles mutations se passent à l'endroit de l'état interne seulement et non pas à l'entour de l'opérer, il arrive que pendant icelles et tandis [253] qu'elles se font, nous coopérons conformément en nous accommodant à un tel changement de notre état, sans encore penser à quelque opération formelle avec Dieu ; jusques à ce que selon tel changement nouveau nous ayons acquis et obtenu en notre fond et état intérieur les qualités et dispositions requises pour être suffisamment constitués in actu primo0, afin de pouvoir bien opérer, comme chose préalablement nécessaire avant qu'il soit temps de penser à produire aucun acte avec Dieu.

Considéré donc que l'âme en ces états ici soit parvenue à cette posture, qu'elle est toute et totalement recueillie en elle-même et en la vraie possession fondamentale de soi-même en Dieu, et néanmoins réduite au recommencement d'un nouveau voyage depuis les moindres et plus infimes degrés, en sorte qu'une telle âme a son vrai moi ou état fondamental selon toute la bassesse possible de sa pure et nue bonne volonté ; et que toutefois elle ne doit pas demeurer là, mais peu à peu et degré par degré procéder selon tel recommencement nouveau vers les supériorités en tant qu'il est permis.

Supposé aussi que tout degré de nouveau, tant substantiel qu'intermédiaire, s'acquiert non tant par l'efficace de nos actes, comme de l'immutation et renversement que Dieu fait en notre état fondamental, il s'ensuit nécessairement de tout cela que plusieurs changements [254] et renversements se font en l'âme de son état interne, devant qu'elle arrive à un sommet, selon que plusieurs et divers degrés se retrouvent entre deux, depuis une bassesse infime jusques à la suprémité de l'Esprit divin ou présence divine suprême. Et à l'occasion de cette variété de se trouver en sa disposition interne, se changent aussi et se divertissent par après à proportion la façon d'opérer d'une âme, se perfectionnant de plus en plus, selon que tels principes vont croissant en perfection.

D'où procède que comme la grâce divine est très fidèle à l'âme, et toujours prompte et veillante à son avancement, ne la laissant pas perdre le temps sans fruit, mais nous conduisant toujours en avant autant qu'elle peut, sans faire longue demeure en un même état, ainsi arrive-t-il que dedans notre âme c'est quasi une vicissitude perpétuelle de pouvoir opérer, et puis de ne le pouvoir faire, mais seulement consentir, permettre et accepter un changement de sa disposition, comme chose préalable et requise à une nouvelle opération qui suivra derechef peu après. Or l'un et l'autre est bon, puisqu'il se fait ainsi par la divine bonté selon l'ordre de son spécial gouvernement divin, qui ne tend qu'à notre bien et perfection ; et en effet nous profitons par l'un et par l'autre, pourvu que nous sachions entendre et nous accommoder aux secrets conseils et moyens [255] divins ; étant tout certain que nous avancerons au chemin du salut et de perfection, non seulement et précisément lorsque la grâce et la charité et les autres vertus croissent, et reçoivent augmentation actuelle en nos âmes, mais encore quand nous nous disposons et rendons capables de l'accroissement d'icelles ; comme nous l'avons prouvé par ailleurs par saint Thomas.

De sorte donc que selon ces vérités nous avons et pouvons voir comme il y a en ce chemin beaucoup de passivité aussi bien que d'activité ; et pour ce sera bien aise de s'entendre l'un l'autre, si on veut discerner ce qui appartient à l'une ou à l'autre façon.

Quatrième point. Qu'il y a plus de difficultés en la manière passive qu'en l'active, à cause des mutations fréquentes.

Et pourtant il faut bien noter que les difficultés principales de ces divins sentiers ne sont pas tant à remettre de la part de notre activité comme de celle selon laquelle nous sommes passifs. Car les opérations sortent quasi connaturellement et d'elles-mêmes en vertu des principes que Dieu a mis en l'âme par forme d'état, de fond et d'acte premier, lorsque l'âme [256] bien instruite à se tenir toujours dedans l'ordre divin sait aussi trouver le vrai point réel de son état fondamental en chaque degré. Mais touchant ces principes-là, qui sont préalablement nécessaires avant que pouvoir opérer, ce n'est pas la même facilité de s'y pouvoir accommoder. Car savoir bien comprendre toutes ces mutations, renversements, privations, dénudations et semblables, et s'y pouvoir accommoder dûment, les accepter et les suivre par coopération légitime, c'est chose à quoi on on ne parvient pas sitôt ; vu que cela est comme une mobilité continuelle, selon laquelle il faut renoncer à toute propriété, même de grâce, de lumière et d'amour divin, pour suivre en tout la conduite et la volonté interne de l'Esprit de Dieu, avec l'interruption de tous ses actes, désirs et efforts généreux là où que, tout à rebours selon la prudence humaine, on aurait pensé que pénétrant courageusement tout d'une façon opérative, on pourrait aussi en telle sorte acquérir généreusement et dévorer plusieurs degrés.

D'ici l'âme apprend clairement que son progrès interne en la voie et vie de l'esprit ne provient pas de celui qui court ni de celui qui veut, mais de la seule bonté et miséricorde de Dieu. Car c'est à la volonté divine qu'il appartient avant tout de nous donner premièrement le fond, l'état et les principes proportionnés [257] devant que les opérations puissent sortir de nous comme connaturellement. D'ici vient encore que jaçoit que0 la jouissance suprême de l'Esprit divin arrive au sommet de l'esprit, et est distante de la bassesse d'un nouveau recommencement d'innombrables degrés, qu'il faut outrepasser entre deux avant y parvenir (car c'est d'ici que je fonde l'anatomie de l'âme, en ce qu'il faut autant de fois passer avec la divine volonté par tous les degrés, états, mansions, pourpris0 et étages internes, bas, moyens et hauts), l'âme néanmoins est tellement peu à peu et par degrés élevée à une telle sublimité, et toujours par mutations préalables de son état fondamental avant obtenir aucun degré, qu'elle met et prend pied, fond, état et connaturalité en cette suprémité de possession de l'Esprit divin, non moins qu'ès degrés du milieu ; si qu'elle trouve en soi autant de proportion, de capacité et de connaturalité pour pouvoir produire effectivement, avec l'influence divine, une telle jouissance suprême, comme elle a eu de proportion et de capacité pour les états et opérations des infirmités les plus basses. Car tout se fait dedans l'ordre divin, lequel conduit ici l'âme par bas et par haut ; et ce non seulement d'une façon légèrement opérative, mais par degrés toujours précédés d'une mutation nouvelle en l'état interne.

Or quelle dénudation de toutes choses et [258] de soi-même, quelle résignation et promptitude, quelle disposition habituelle est nécessaire, afin de pouvoir bien suivre semblables immutations0 ! Il se peut facilement colliger0 de ce que l'âme ne doit pas même être attachée à grâce aucune ou fruition quoique excellente, laquelle pourrait avoir précédé, mais si pleinement libre et mobile qu'elle soit prête à tout moment d'être tirée ou réduite à tout autre chose que Dieu lui voudrait envoyer en changeant son état. Car n'étant ainsi attachée désordonnément à chose aucune, même divine, il advient qu'il ne se fait en elle ni mutation ni opération de la part de Dieu, qu'elle ne le perçoive, voit et expérimente ; d'autant que la proximité de l'âme à elle-même et à Dieu (lequel elle expérimente être en soi habitant et opérant) est si réelle et habituelle que rien ne se peut passer en elle d'opération divine qu'elle n'en sache à parler, étant cela même à quoi elle s'étudie tous les jours, que de le noter et suivre à tout moment.

C'est donc de la difficulté qu'il y a de bien donner place en soi à l'opération de l'Esprit de Dieu, et de suivre toutes ces immutations et dispositions de son état intérieur, que prennent leur origine toutes ces doctrines obscures et peu intelligibles aux inexpérimentés, qu'aucuns auteurs mystiques nous ont laissés ; lesquels, ayant eu plus d'égard aux choses qui se font par manière de changement du [259] fond et variation de l'état interne, ont approprié leur règles et doctrines aux peines et difficultés qui se retrouvent parmi ces diversités. Car désirant nous aider et faire que Dieu puisse opérer librement en nos âmes ces changements d'état, sans obstacle de notre façon humaine opérative, de notre propre effort et intrusion importune et non convenable, ils parlent de cette sorte de la façon passive qu'ils semblent nous vouloir ôter toute activité. Comme de fait aussi il est nécessaire de perdre tout effort et opérer humain, si jamais on veut venir à la vraie union et jouissance de l'Esprit divin, pourvu que le temps et la façon soit bien connue et observée.

Cinquième point. Comment les degrés de la charité se changent et croissent en l'âme.

[…] À ce propos aussi cette oraison commune de la sainte Église par laquelle nous demandons à Dieu l'accroissement de la foi, de l'espérance et de la charité, ne doit pas être entendue de l'augmentation des actes seulement, mais encore des mêmes principes fondamentaux de tels actes ; lesquels principes sont appelés habitudes et qualités inhérentes que Dieu infond ès âmes, et qui y demeurent toujours [262] si longtemps qu'elles sont en grâce.

Partant donc, les degrés de la charité divine croissent en l'âme et conséquemment se changent (le même faut-il dire aussi nécessairement de la grâce habituelle infuse en l'essence de l'âme, laquelle croit quant et quant la charité), et ainsi plusieurs mutations se font en nous en façon de principes fondamentaux préalables à nos opérations. Et ce sont semblables choses qui se font en nous passivement plutôt qu'activement ou effectivement par nous, comme nous l'avons ailleurs expliqué. Et pour lesquelles bien admettre et pouvoir suivre convenablement tant de règles obscures, tant de documents et préceptes assez peu intelligibles aux inexperts se donnent par les auteurs mystiques ; entre lesquels je puis raisonnablement nommer le révérend père Jean de la Croix en ses livres du Mont de Carmel [sic], de La Nuit obscure et de la Vive Flamme ; et le révérend père Benoît de Canfield en sa Règle de perfection, le petit Traité de l'abnégation intérieure, etc. La doctrine desquels fournit de très bonnes instructions pour cheminer par ces sentiers d'amour divin, moyennant qu'elle soit bien entendue et pratiquée par ceux qui sont déjà parvenus à semblables degrés, ou désirent de s'y disposer et s'en rendre capables, sans vouloir trop s'attribuer ni usurper hors de temps, ni autrement qu'il ne convient ces enseignements.

Chapitre ix. Que l'âme peut en deux façons coopérer avec Dieu pendant ces divins sentiers, et que double est sa fidélité en la suite de la volonté vigilance en foi

Premier point. Quelle est cette double coopération.

Ayant déjà fait mention que l'avancement de l'âme consiste en ce que de plus en plus elle se subtilise en la remarque et en la suite fidèle des immutations et autres effets divins qui se font en elles à ce que par cette voie elle puisse parvenir à une suite continuelle de la volonté divine en son intérieur, s'accommodant à tout moment à ce qu'elle y cause de diversité et de changement, reste maintenant à déduire cette vérité plus amplement.

En deux façons donc se peut l'âme comporter pendant ces divins sentiers. Premièrement en telle sorte qu'elle veuille généralement et en commun être contente de la volonté de Dieu et de toute immutation et autre effet qu'il opère en elle ; mais néanmoins [264] ne soit pas encore capable de pouvoir noter parfaitement et en singulier quels secrets sont contenus sous ces immutations et effets, ni aussi quel ordre ou quelle relation, suite et dépendance mutuelle ces choses ont par ensemble. Voire il arrive plutôt que souvent plusieurs jours se passent qu'elle ne saurait rendre compte de son état, ni de ce qui se passe pour ce temps-là près de soi ; ains se tenant seulement en général et confusément contente et en paix, elle s'efforce d'endurer Dieu en toutes ses volontés avec elle, pour ce qu'elle ne peut plus particulièrement comprendre ce qu'il fait en elle. Cela est bien bon, mais non pas le meilleur. Car il y a encore une autre façon plus singulière selon laquelle l'âme apprend à pouvoir suivre à tout moment les divins effets, changements, opérations, diminutions, montées, descentes et semblables, et non seulement les suivre, mais encore, les acceptant, y coopérer ; et y coopérant, former sa pensée convenable et bien répondante à ce que réellement et de fait se passe durant icelles ; et enfin noter le rapport, la suite et correspondance qu'un effet divin a avec l'autre, afin que par tel moyen elle devienne tant plus idoine pour pouvoir admettre et suivre tous les états, degrés, renversements et mutations qui viendront ci-après ; puisque déjà elle a appris par expérience de connaître ce qui a coutume de suivre après ceci, ou cela qu'elle a quant à [265] présent, et par quels milieux on doit passer pour arriver d'une chose à l'autre.

Deuxième point. Qu'il faut remarquer ce que Dieu opère en l'âme et pourquoi.

Car comme ainsi soit que déjà soit dit que l'âme ne demeure pas longtemps en un sommet, mais qu'elle descend peu à peu et par degrés en façon fruitive, par les mêmes degrés qu'elle y était montée sans fruition. Puis aussi qu'il y a une façon de nouveau recommencement de voyages à Dieu après la fin de la descente fruitive, et de plus encore expliqué, comme il y a une double façon de profiter, l'une selon le fond et l'autre selon l'élévation d'esprit. Qu'il y a une façon de produire actes formels avec une divine pratique, et une façon de recevoir changement en son état fondamental. Item un temps d'être actif et temps d'être passif ; temps d'attendre l'inaction divine par manière de forme, et de haut vers bas, et autre temps de l'attendre par façon secrète, fondale et centrale. Toutes lesquelles choses ont été ci-dessus déduites en leur lieu. Il s'ensuit bien de là que tant plus que l'âme sera versée à noter telles diversités, vicissitudes et mutations, et [266] pour pénétrer quel rapport, quelle suite et quelle dépendance l'un a avec l'autre, tant plus aussi elle profitera en la connaissance de la merveille que Dieu fait en elle-même.

Chose tellement certaine que je ne donne d'assurer que celui-là n'est encore que peu avancé ou expérimenté en ces divins secrets qui ne comprend pas encore la vérité de cette conclusion. Car ce n'est pas par réflexion spéculative nuisible ou impertinente, mais c'est par une sainte et pieuse curiosité, ou pour mieux dire, par un égard et advertance que nous devons nécessairement apporter aux œuvres de Dieu en nous, que cela se fait, et provient non pas d'une réflexion grossière pendant que Dieu opère avec nous (car alors telle réflexion serait blâmable), mais de ce que semblables opérations divines ont eu auprès de nous tant de fois leur cours, leurs réitérations et leurs bons effets, nous ayant donné au-dedans état, fond et demeure selon leur portée, que la fréquente expérience avec un peu de remarque des secrets divins donne en fin à l'âme une claire connaissance de ce qui d'ailleurs se passe fort obscurément, à la cachette et bien admirablement.

Troisième point. Quand et comment les effets divins en nous doivent être observés.

Je veux bien avouer qu'une observation si exacte, menuzière0 et distincte des opérations de Dieu avec nos âmes semble de prime abord une multiplicité plutôt dommageable que fructueuse, signamment0 si on la voulait pratiquer grossièrement par propre réflexion directe et formelle, sans discerner le temps opportun. Mais ce n'est pas de la sorte que j'entends persuader semblable remarque, puisque ce n'est pas aussi de cette sorte qu'elle se passe en réalité, ains bien en celle-ci, à savoir que là où du commencement et ès premiers degrés l'âme se doit contenter de la volonté divine en soi, sans vouloir alors éplucher plus singulièrement ce que cela contient de secret, ains seulement se laisser agir et conduire paisiblement de l'Esprit divin, demeurant cependant en paix, en résignation et délaissement d'elle-même, à la fin néanmoins d'une conversation si familière, si continuelle, si ordinaire et persévérante avec Dieu des difficultés aussi èsquelles l'âme se trouve quelquefois ignorante — ce qui a accoutumé de suivre après ceci ou cela qu'elle a pour le présent, et pour ce pendant quelquefois du temps pour ne savoir [268] se proportionner au présent ou bien se disposer au futur — il arrive, dis-je, de là, qu'elle commence à tâcher de découvrir les secrets desseins cachés sous telles opérations : quelle fin, quel ordre et quelles relations elles ont avec le passé et le futur, avec la supériorité ou l'infériorité, la connaissance ou l'amour, l'entendement ou la volonté.

Laquelle observation est une curiosité pieuse, louable et nullement damnable. Car comme une âme vraiment fidèle avec Dieu s'immerge toute et totale en la suite de ces mystérieux secrets comme n'ayant en tout ce monde chose de plus chère, de plus à cœur, plus en désir et affection que cela, en comparaison de quoi tout lui est pour néant, tout son vivre et respirer n'étant qu'en la poursuite de ces divins sentiers, par lesquels elle prétend venir à la parfaite union de son esprit avec celui de Dieu, comment se pourra-t-il faire qu'elle laisse si légèrement passer ce qui se fait ainsi si réellement près de soi, sans prendre diligemment garde à ce que cela veut dire, à quelle fin il se rapporte, et ce que c'est que Dieu prétend par cela ?

Partant, c'est d'ici qu'il arrive plutôt qu'il ne se fait rien de si mince et menu en l'âme par la volonté divine à quoi elle n'ait une soigneuse inspection, et qu'elle ne sente et admette, désirant de pouvoir pénétrer [269], avec des yeux plus subtils que de lynx, tout ce qu'il est possible de voir, noter, sentir et expérimenter en ces voies. Car bien que je n'entende pas dire que toute âme devrait être théologienne pour les comprendre scientifiquement, si est-ce que comme il y a une connaissance correspondante à l'expérience, aussi est-ce chose bienséante que d'être pieusement curieux à noter les effets divins en nous, à ce que si bien nous ne pouvons voir ni connaître Dieu en ce monde tel qu'il est en soi-même, pour le moins éclairé de la connaissance expérimentale des choses qu'il daigne opérer avec nous si intimement, si furtivement et en façon obscure, mais pourtant si gracieusement et si amoureusement, anatomisant, réformant, purgeant, embellissant, perfectionnant, sanctifiant, et quasi divinisant nos âmes par ses saintes opérations, nous puissions nous avancer pareillement en la connaissance et amour de sa divine bonté, de ses grandeurs et merveilles ; à l'exemple du prophète-roi qui allait chantant : Ta science s'est faite merveilleuse de moi, elle est si haute que je ne pourrais la comprendre0. […]

Quatrième point. De l'abus de ceux qui blâment l'observation des œuvres divines internes.

Et qu'on ne dise pas que ces observations ne sont qu'amusement d'esprits faibles et curieux, qui bâtissent leur perfection sur semblable entregent0 de pensées et la nourrissent de tels entretiens spirituels qui les mettent en beaucoup de rêveries, d'illusions et perte de temps. Car outre tout ce qui a été dit, tant de l'origine de ces remarques et connaissances qui naissent des opérations de l'Esprit divin ès âmes pures, que de l'utilité qui en revient à celles qui sont bien ordonnées et se comportent sagement, nous avons l'enseignement et le garant de cette doctrine dans l'Évangile même, où Notre Seigneur remarque l'industrie des hommes de ce monde, qui mettent tout leur soin et étude aux choses de la terre, et se plaignant de la nonchalance des fidèles en ce qui est de leur salut et avancement spirituel ès choses divines, [271] en a prononcé cette sentence définitive : Les enfants de ce siècle sont plus prudents en leur génération, que les enfants de lumière0, blâmant par ces paroles la folie et imprudence des chrétiens et de tous ceux-là d'entre eux qui pourraient penser être les plus relevés, pour s'être séquestrés du commun des fidèles par quelque profession spéciale de vie spirituelle et plus parfaite. Lesquels veulent être sages et accorts en toute chose et en toutes sortes de science, naturelle, morale, théologique, divine et humaine, pénètrent les secrets de la nature, des hommes et des brutes0, des choses insensibles et inanimées, montent et entrent par leur spéculation au plus haut et profond des cieux pour y discerner leur ordre et substance, leurs dimensions et le nombre, la qualité, grandeur et propriété des astres et étoiles, se mêlent de gouverner l'état et les particuliers et pour la police et pour la milice, le temporel et le spirituel, épluchent et disputent des mystères les plus grands et plus sublimes de la foi et de la divinité par subtilité de l'entendement naturel, écrivent de toute matière, enseignent la perfection chrétienne, parlent et disent des mieux, enfin savent tout et font profession de savoir tout, qui plus, qui [272] moins, et semblent vouloir être ignorants en une seule chose, qui est la connaissance de la volonté parfaite de Dieu, qui se manifeste par les opérations et effets divins qu'il fait ès âmes pures et simples.

Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635),« Jean de la Croix néerlandais »

Gérard Verscharen né à Bois-le-Duc (‘s Hertogenbosch) vers 1588, entre au noviciat à Gand en 1613, où il prend le nom de Jean-Évangéliste. Dès 1620, il est nommé au couvent de Louvain comme maître des novices de la province de Flandre et devient un directeur spirituel recherché. Il passe les dernières années de sa vie à Tervuren (entre Bruxelles et Louvain), où il s’occupe de la fondation d’un nouveau couvent de capucins, à la lisière de la forêt de Soignes, qui avait abrité Ruusbroec. Il y écrit ses ouvrages, en gardant contact avec ses amis de Louvain et de jeunes religieux qui venaient y compléter leur formation spirituelle. Il meurt à Louvain en 1635, la même année que Martial d’Étampes0. Il fut reconnu comme un maître, aussi bien dans des milieux jansénisants (par l’intermédiaire de son ami Libert Froidmont), que dans des milieux piétistes (par l’intermédiaire de Pierre Poiret), et en Espagne (par Isidore de Léon).

Son œuvre principale, rédigée en flamand, Het Ryck Godts inder Zielen oft binnen u. lieden, a bénéficié de plusieurs éditions depuis 1637. Elle a été traduite en anglais0, allemand, espagnol… mais non en français.

Le « Jean de la Croix néerlandais » évoque la « lumière intérieure » chère aux quakers ainsi que la « foi nue » chère à Madame Guyon. Il invite à l’achèvement de la vie spirituelle tout en incluant le retour à l’état d’activité, ce que n’a pu écrire un Benoît de Canfield mort trop jeune, dont il s’inspire par ailleurs.

Le Royaume de Dieu dans l’âme (1637)

Chapitre xxi. De ce que l'âme expérimente ici de Dieu, et comment elle doit soigneusement le garder

L'âme qui cherchait Dieu, et qui nous a fidèlement suivi jusqu’ici, peut maintenant joyeusement dire : J’ai trouvé Celui que mon âme aime0. Elle peut changer de nom, et dorénavant s’appeler « âme qui jouit de Dieu ». Parce qu’en vérité elle a trouvé son Dieu qu'elle poursuivait par amour ; non pas en quelque image, forme ou ressemblance, mais, comme le désirait son cœur, au-dessus de tout cela. Oui, elle ne peut plus désirer davantage que ce qu'elle a trouvé et expérimenté de Lui.

Mais en raison de l’exil présent, elle voit que la vie ne permet pas tout ; elle aspire à voir en pleine clarté dans la vie à venir celui qu’elle ne voit ici que dans les ténèbres, obscurément. Elle sait bien qu'elle ne peut l'obtenir ici et, oui, qu’elle ne peut pas le désirer plus qu’elle ne fait. Et aussi, en tout cela, elle laisse Dieu survenir. Elle perçoit pleinement que tout ce qui est en dessous de ce qu’elle a est moindre que ce pour quoi elle est créée et qu’elle doit obtenir dès cette vie ; dès lors, elle ne peut s’en contenter ni trouver là le repos.

Ainsi l’âme arrivée à ce point ne peut désirer plus, ni se satisfaire de moins, parce qu'elle a reçu ce repos qui ici est sa fin, où elle se trouve mue, et qui maintenant est devenu un royaume de Dieu. Elle connaît, goûte, et se plaît à vérité, beauté, bonté et délice, plus nobles et parfaits que tout ce qu’elle connut et goûta jamais, ou dont elle fit l'expérience auparavant.

Et cependant elle n'est pas capable d'exprimer comme il convient comment et quel est son Objet, ou comment elle l’a à présent ; mais seulement que c'est l'origine de toute sagesse, beauté, bonté et perfection créée, dans laquelle est compris infiniment plus que ce qui est créé. Et ce qu’elle a à présent, elle ne l'a pas vraiment par une vue ou conversion, un toucher, goûter ou sentir.

Et cependant elle l’a par tout cela et bien plus, parce que selon toute sa possibilité et capacité, au plus intime d’elle-même, elle est jointe et unie à lui. Et quoiqu'elle ne puisse clairement voir que Dieu est son Objet, cependant elle a, d’une façon indicible, un témoin intérieur, qui est beaucoup plus sûr qu'elle ne pourrait l’obtenir par ses sens et puissances ou encore par tous les livres ou par ce que des maîtres pourraient lui donner.

Et elle perçoit en elle-même que toutes les prières et les chants de louange de la sainte Église en réalité appartiennent à cet Être caché qu’elle a intérieurement présent, pour lequel elle a également en elle-même une révérence aussi grande que si elle se trouvait réellement devant le trône de Dieu, et elle sait qu'il ne lui est permis de faire ni au-dedans ni au-dehors, ce qu'elle n'oserait faire devant lui. Cette révérence et dévotion elle ne les produit pas, mais elles proviennent spontanément de cet être.

Et ici, l'âme qui jouit de Dieu est entièrement rassasiée et satisfaite par Dieu selon tous ses désirs. Aussi — bien qu'elle n'est plus préoccupée de ce qu'elle doit faire pour plaire à Dieu, parce qu'elle sait que pour sa part elle ne peut rien faire ni donner de plus que ce qu'elle a déjà donné et fait, et que Dieu ne peut lui demander davantage, parce qu’elle Lui a entièrement offert tout ce qu'elle a, ce qu'elle est et ce qu'elle peut — elle ne se tient ni ne se repose en autre chose qu'en son néant0, qu'elle maintient toujours en son total, sachant qu'elle satisfait ainsi Dieu complètement ; et c’est son seul soin et son seul exercice.

Elle ne peut ni désirer quelque chose de Dieu, ni demander pour quoi que ce soit qui lui serait particulier. Sa seule prière : qu'elle ne puisse jamais s'écarter de son néant qu'elle a maintenant reçu, mais qu'elle le reçoive encore plus profondément et solidement, et que la volonté de Dieu soit faite en elle et en tous les hommes, dans le temps et dans l'éternité. Et si elle priait pour autres choses, elle serait encombrée d’images et tomberait hors de son néant — qui produit en elle une grande sérénité et une grande paix.

Elle voit maintenant comment elle cherchait Dieu grossièrement et stupidement, lorsqu’avec des images, des considérations, et en s'exerçant dans les exercices, elle se tournait extérieurement vers Lui. Elle ne peut s'étonner suffisamment de son aveuglement d'autrefois et de son insensibilité, alors que Dieu est si proche d'elle ; elle ne l'avait pas encore connu ni expérimenté, tout comme s'il avait été loin d'elle. Parce qu'elle voit clairement qu'elle est saisie et entourée par lui, comme son corps l'est par l'air. Pas plus que l'air, il ne doit être cherché ou connu à travers des images ou des similitudes, mais seulement par une jouissance intérieure.

Elle voit aussi très bien que c'est de sa propre faute qu'elle a dû chercher si longtemps et si loin pour trouver Dieu. Ce n'est pas de la faute de Dieu, puisqu'elle le trouve si disposé à se communiquer, comme le soleil, l'air ou l'eau, là où ils trouvent une ouverture.

Elle reconnaît qu'elle chercha en vain sur la terre, celui qui ne peut être trouvé qu'au-delà de la mer, une mer qui pourtant n'est pas hors d'elle, mais en elle. Reniant et abandonnant toutes choses créées et elle-même, elle vient jusqu’à cette mer et aussi elle va sur elle.

Finalement elle perçoit clairement que se laisser soi-même et laisser toute créature pour Dieu, c’est rechercher Dieu correctement ; perdre tout cela pour lui, c’est véritablement le trouver. Et ainsi elle découvre quelle bonne affaire elle a réalisée en s'offrant à Dieu et en lui offrant tout ce qui est à elle. Car tout ce à quoi elle a renoncé pour Dieu, elle l’a véritablement reçu en Dieu. C’est comparable à ce qu'elle possédait auparavant hors de Dieu — et infiniment plus, car Dieu lui-même lui appartient désormais.

Elle jouit de plus de liberté en étant à présent entièrement abandonnée en Dieu, qu'elle n'en avait auparavant en demeurant en elle-même : parce que la volonté de Dieu qui auparavant la gouvernait souvent contre son gré est maintenant devenue sa volonté, de sorte que tout ce qui lui arrive ou peut lui arriver lui est agréable. Elle ne désirerait ou ne souhaiterait pas que ce soit autrement, et elle goûte en cela plus de douceur qu'elle n'en a jamais goûté lorsqu’auparavant elle suivait sa propre volonté et son choix.

Elle jouit maintenant des fruits de son pur amour, et elle voit comment il l'élève directement à Dieu. Elle perçoit clairement que, moins elle se cherche et s'estime en Dieu, plus elle obtient. Elle ressent qu'il est complètement hors de raison de rechercher autre chose en Dieu que lui-même ; et comment il est impossible en s’y prenant autrement d'être élevé à sa divine union.

Finalement, elle expérimente maintenant par une présence certaine ce qu'auparavant elle croyait de Dieu dans l’obscurité et sans certitude sentie. Et elle expérimente en même temps que, plus audacieusement et sans arrière-pensées on se risque en Dieu et on lui fait confiance, plus on le trouve clairement et avec certitude ; tandis que plus on veut avoir agréablement cette certitude, plus on est privé de cette véritable certitude que l'on recherche.

Par conséquent l'âme qui aime Dieu, ayant bien orienté son travail, jouit maintenant des fruits de son long pèlerinage, parce qu'elle trouve maintenant en elle-même le Royaume de Dieu, qu'elle ne pensait, ni n'estimait pouvoir être en elle. Elle perçoit clairement qu’il est caché et inconnu aux autres personnes, parce qu'il ne peut être trouvé que dans l'abnégation, l'anéantissement et le silence. Et elle voit bien qu'il n'est pas étonnant qu'elles n'atteignent le Royaume ni le connaissent, parce qu'elles ne prennent pas ce chemin.

Pour cette âme qui jouit de Dieu, nous ne pouvons rien de plus que de l'avertir de demeurer appliquée, et de chercher à rester là où elle est maintenant arrivée : parce qu'elle est parvenue maintenant à l'école de la sagesse éternelle où Dieu lui-même l’enseignera par son inspiration de ce qu'elle a à faire dorénavant pour demeurer unie avec lui. La seule leçon que nous pouvons dès lors lui donner, c'est d’observer très rigoureusement sa disposition intérieure, décrite précédemment en ces quatre points ; et de garder avec grande application sa vue intérieure, qu'elle a reçue maintenant claire et pure, en demeurant tournée continuellement vers cette lumière divine et cette plus que noble Déité dont elle a maintenant commencé à jouir.

Que cela chasse toute obscurité et empêchement qui serait encore en elle ! Parce qu'elle ne peut en être libérée facilement et certainement qu'en expérimentant continuellement cette lumière divine et par la contemplation stable de la présence divine. Ainsi elle doit passer tout le temps dont elle dispose à s'exercer encore dans la retraite et dans l'union, laissant toujours plus de place et d'ouverture à cette lumière divine, et apprenant à s'élever intérieurement à la contemplation de Dieu, observant toujours avec zèle qu’elle ne donnât par sa faute en elle-même aucune place à quelque chose qui puisse obscurcir cette lumière en elle.

Car comme elle n’a pu découvrir la lumière qu’après une entière annihilation, elle doit vivre et mourir dans ce néant si elle tient à la conserver. Et pour cette raison, elle doit observer avec très grande rigueur tous ses sens, pouvoirs et mouvements de son cœur, pour qu’elle ne perde pas ce néant de bonheur que Dieu seul peut laisser présent en elle0. Cette observation doit être maintenant beaucoup plus facile en étant fortifiée de la noblesse et de l’excellence de la lumière divine et par la secrète présence de Dieu, percevant clairement comment elle donne volontairement place à l'obscurité qui chasse d’elle-même cette lumière divine si elle s'écarte en la moindre façon de cette disposition intérieure où elle est parvenue.

Aussi cette âme qui jouit de Dieu doit dorénavant intimement se résoudre à marcher dans une extrême pureté et perfection en toute vertu. Oui vraiment, il est nécessaire que dès lors, non seulement elle maintienne une vie vertueuse comme auparavant, mais aussi une vie céleste, oui, une vie divine, en jugeant les grands les petits manquements que les gens ne prennent pas en compte. Oui, de ne pas voir moins que de grands manquements dans la moindre indécence, inconvenance ou abondance de paroles, en action ou en omission, oui, même dans l'image de créatures.

Il était nécessaire qu'elle jette plutôt son regard sur les anges pour les suivre dans leur pureté céleste que sur les hommes. Car en vérité elle a accepté une vie angélique et céleste, étant maintenant entrée dans ce Royaume de Dieu qui est à l'intérieur d'elle-même, et en lequel rien d'impur ne peut entrer ou se maintenir ; sinon elle ne peut persister dans cette noble union avec Dieu qui a commencé en elle. Elle ne peut mieux atteindre cette pureté que par une conversion continuelle vers la divine présence maintenant trouvée. Cela la sépare entièrement de tout ce qui est créé ou temporel, et l'élève à une pureté angélique au-dessus de tout ce qui est humain. Elle n'a besoin que de les observer selon ce qu’il a été dit et dès lors elle verra parfaitement tout ce qui est un empêchement et elle obtiendra ce qui est nécessaire.

Cependant elle ne doit pas omettre les travaux d'obéissance et de charité, mais elle doit souffrir sa propre perte volontairement, et laisser Dieu pour Dieu0, selon ce que nous allons dire tout de suite ; parce que nous entendons ici seulement des travaux inutiles, dont elle doit se libérer. Qu'elle dise avec l'épouse : Je le tiens et je ne le laisserai point aller jusqu’à ce que je le fasse entrer dans la chambre de celle qui m’a mis au monde0. Car elle n'est pas encore établie dans le plus intérieur ou le plus caché de ce divin Abîme. De quoi David dit : Dans le secret de ta face, tu les cacheras du trouble des hommes0.

Parce que, comme il apparaît et comme nous le dirons au chapitre suivant, elle peut encore être mue, troublée, inquiétée et retourner encore d'où elle est venue ; oui, elle doit savoir que beaucoup sont parvenus où elle est maintenant, pour lesquels Dieu par la suite est devenu un étranger, comme s'ils ne l'avaient jamais connu, ou s'ils n'avaient jamais rien expérimenté de lui. Et cela seulement parce qu'ils n'ont pas assez fermement tenu ni gardé assidûment ce qu'ils avaient obtenu de lui. Car quoique l'âme qui se tient ici a vraiment obtenu Dieu, néanmoins elle n'est pas encore établie en lui ; pour cela sont requis beaucoup de temps et de zèle.

Elle est comme un arbre nouvellement planté, qui n'ayant pas encore pris racine est facilement agité par le vent, détaché, et quelquefois soufflé à terre. Soins et assiduité sont requis, et aussi du temps, pour qu’il devienne plus fort et enraciné. Rien n'est plus nécessaire que de le laisser tranquille sans remuer au sol d’où il tire nourriture et sève, d’où il commence à étaler ses racines et ainsi s’accroche au sol. De la même manière, l'âme, qui est maintenant détournée de toutes créatures et d'elle-même et est tournée vers Dieu, est au début facilement agitée et éparpillée dans ses forces et ses sens parce qu’elle n’est pas assez fermement enracinée en Dieu.

Et dès lors, grand soin et diligence sont requis, et par-dessus tout : qu'elle demeure dans tout le repos et tranquillité possibles, tournée vers Dieu qu’elle ne lâchera pas jusqu’au moment où ses forces seront au-dessus de toute instabilité de par l’infusion divine, fixée et confirmée en Dieu. Dès lors, laissez-la très soigneusement tenir et conserver ce qu'elle a obtenu de Dieu, avec autant de soin que celui qui, au milieu de l’eau et en danger de se noyer, se tient fortement à une planche ou à un ais à l'aide duquel il se maintient au-dessus de l’eau, et sans lequel il se noie infailliblement. Car de même que s’il laisse partir le bois, aussitôt il coule au fond de l'eau, de la même façon l'âme s'enfonce dans sa nature et ses sens à l’instant même où elle quitte la présence de Dieu et la divine lumière qu'elle a désormais obtenue. […]

Chapitre xxvii. Que dans cet exercice il n'y a pas d'aridité, ou désolation pour l'âme comme dans les autres exercices

Et quand l’âme s’exerce de cette manière intérieurement vers Dieu, suivant tous les enseignements et avertissements qui lui ont été donnés, il n’y a pour elle ni aridité ni désolation, qui sont néanmoins communes à tous les autres exercices. Il est nécessaire d’avertir et déclarer plus clairement : qu’elle sache que tout empêchement par lequel elle n’aperçoit pas Dieu en elle vient d’elle-même ; qu’elle doit toujours faire de son mieux pour être unie à Dieu.

Et elle ne doit jamais, pour une quelconque peine corporelle, tourment intérieur ou vexation, désolation ou obscurité, omettre de percevoir Dieu au milieu de tout cela ; elle doit se garder auprès de lui : autrement, si elle croit que l'empêchement ne vient pas d'elle, mais que Dieu l'a abandonnée, elle ne ferait pas l’union, pensant qu'elle ne peut atteindre Dieu, comme il arriva en d'autres exercices.

Elle doit dès lors fermement croire que ne se trouvent aucune de cette aridité ou désolation dont parlent les maîtres ou des livres, dans cet exercice vers Dieu dont nous avons traité. Cet exercice consiste à n’avoir rien, n'être rien, et ne désirer rien, mais être parfaitement résigné à la volonté de Dieu (comme on le constate en ce qui a été dit) : ne désirant ou ne choisissant rien d'autre, mais seulement ce qu'il plaît à Dieu. Celui qui n'est rien, n'a rien, ni ne désire rien, ne peut rien perdre, aucune chose ne peut lui être enlevée par lequel il puisse être aride ou en désolation.

Car quoique quelque chose lui soit quelquefois donné, il n'a pour cela pas plus qu'avant, parce qu'il ne le regarde en fonction de lui-même pas plus que s'il ne l'avait ; aussi, quand cela lui est retiré, il n'estime pas avoir perdu quelque chose, car quand il l'avait, il ne le jugeait jamais comme sien ; et sans cela, il a ce qu'il désire, qui est son Néant, et le bon plaisir de Dieu.

L'âme, dès lors, se tenant en cet exercice, quoiqu'elle soit parfois élevée à une contemplation plus claire de Dieu et qu'elle perçoive quelque opération intérieure spéciale0 de Dieu en elle, en est ensuite totalement privée. Quoiqu’elle ait communément une agilité naturelle et une vivacité d'esprit par laquelle elle peut, sans aide particulière, facilement s'élever intérieurement à la contemplation de la présence cachée de Dieu, quelquefois cela lui est totalement retiré. De telle manière qu'elle ne puisse selon son habitude se tourner vers Dieu ni percevoir en elle quelque chose de lui.

Néanmoins elle n’a ni ne perd en aucun moment ce qu’elle avait auparavant. Car elle ne possédait jamais quelque chose en s’y attachant, ni le prenait pour son propre, mais laissait cela à lui seul, à qui cela appartient, et à qui elle a donné plein pouvoir pour faire en elle et avec elle, selon son bon plaisir, ce qu'il aime, sans qu’elle s’en mêle ou de la moindre manière s’en inquiète.

De telle façon que de quelque manière qu’elle se trouve elle-même intérieurement, elle ne compte ni ne repose sur rien, mais laisse cela également à Dieu, à qui elle appartient totalement ; et quoiqu'elle soit sans sentiment intérieur, elle reste cependant sereine et en paix. Et cet exercice n'est pas seulement de par sa propre nature tel qu’aucune aridité ou désolation ne puisse lui arriver ; mais l'âme a aussi en elle-même toujours au moins pour son objet cette lumière divine qui répond à son néant en toute évidence, comme nous l’avons dit. Et dès lors, quoiqu'elle soit quelquefois privée de la jouissance de la présence divine, elle ne doit pas pour cela être considérée comme aride ou laissée sans expérience intérieure.

Oui, à part cela on ne peut pas dire qu’elle soit aride et désolée, même en ce qui concerne la présence divine, selon le sens où l'âme est dite être aride et désolée dans d'autres exercices. Pour la raison que ces exercices ne se trouvent pas dans la foi nue, mais dans les sens, et n’ont pas Dieu pour leur objet, mais ses dons, ils laissent souvent l'homme sans Dieu. C’est pourquoi il ne sait pas comment atteindre Dieu de nouveau, et par conséquent les exercices le laissent inquiet et triste, s'estimant être abandonné de Dieu, comme il l’est en vérité selon tel exercice selon lequel il ne connaît pas d'autre Dieu qu'un Dieu qu’on puisse sentir et expérimenter.

Mais cet exercice présent n'est pas tel, qui consiste en une foi nue, et ne jouit pas des dons de Dieu, mais de Dieu lui-même, et en qui l'âme croit fermement. Oui, d’expérience elle sait avec certitude que son Dieu est toujours présent, même quand elle est, de par son inaptitude, intérieurement privée de sa jouissance réelle. Et dès lors elle ne se trouble, ni ne s’inquiète plus jamais, ni ne se considère jamais demeurer sans Dieu.

Et parce que la connaissance de cette vérité importe beaucoup à l'âme, nous expliquons la différence de notre exercice présent sur tous les autres concernant l'aridité intérieure par la similitude de la lumière extérieure du soleil et de nos yeux corporels :

Celui qui demeure en ces autres exercices est comme une personne qui a la vue très faible, et ne reçoit dès lors que quelques petits aperçus voilés ou reflets de la lumière dans ses yeux. Un tel demi-aveugle est facilement et pleinement privé de sa jouissance ; pour le moins, la lumière est obscurcie par tout nuage flottant dans l’air ou par tout brouillard ; il ne sait pas s'il fait jour où nuit, il craint souvent d'être retombé dans son vieil aveuglement, il est bientôt attristé et inquiet. Ce qui arrive parce qu'il ne discerne pas les empêchements intérieurs qui le privent de la lumière, et aussi parce qu'il n'a jamais aperçu la lumière en elle-même, mais seulement quelque éclat ou clarté qui en provient. C’est pourquoi il ne sait pas que la lumière d’elle-même ne se refuse ou ne se cache jamais, mais seulement en est empêchée parce qu'elle ne peut délivrer ses rayons.

De telle manière sont ceux qui au-delà et par la foi nue n'ont jamais été élevés au-dessus des sens pour recevoir et jouir de façon essentielle de cette divine lumière en eux-mêmes, mais en ont seulement un aperçu (dans ses forces) : ils sont dans une nudité et une vacance — mais pas aussi fondamentale et complète qu'il est requis pour recevoir cette lumière essentielle : dès lors leur œil intérieur est encore obscurci. Ceux-là sont souvent privés de leur lumière intérieure, ils ne savent pas où la lumière est partie, ou comment, ou de quelle manière ils y aboutiront de nouveau, ils craignent qu'ils en soient pour toujours privés.

Dès lors, ils tombent dans un grand chagrin et trouble d'esprit par lesquels ils sont intérieurement obscurcis encore plus, et éloignés de Dieu. Parce qu'ils ne connaissent pas leurs empêchements propres, ils s'imaginent que Dieu s'est retiré d’eux lui-même. Et quoiqu’en son temps l'homme spontanément perçoive de nouveau cette lumière extérieure, c’est pourtant ainsi que ces âmes — parce qu'elles manquent de vraie foi et écoutent les sens — deviennent de plus en plus embrouillées et aveuglées : Dieu, en raison de leurs affections désordonnées et de leur manque de résignation, ne peut se montrer en eux lui-même intérieurement. Souvent, dans cette obscurité et cette insensibilité, ils quittent leurs exercices habituels à Dieu, pensant qu'ils ne sont pas profitables ; et ainsi ils se placent eux-mêmes dans la véritable aridité et délaissement de Dieu.

Puisque l’âme jouissant de Dieu est comme celui qui a la vue libre, claire et pure, et dès lors qui aperçoit et voit clairement les rayons du soleil, comment ils s’écoulent et procèdent de lui : cet homme — parce que de nuit le soleil ne brille pas et nous abandonne dans l'obscurité, parce qu’il y a souvent des jours obscurcis par de sombres nuages sombres et d’autres où il demeure caché à travers des brouillards épais — ne s'estime pas être abandonné ou privé du soleil, il ne s'inquiète ni ne s’attriste lui-même s’il ne voit pas la clarté du soleil pour en jouir ; sachant par expérience qu'il demeure toujours au firmament, et que de son côté il ne lui refuse pas sa lumière, mais qu’elle est empêchée extérieurement pour lui parvenir ; sachant aussi qu'après la nuit, le jour revient, que ces nuages sombres et épais brouillards passeront, que la clarté habituelle de la lumière reviendra.

De la même manière, l’âme illuminée qui a sa vue intérieure pleinement claire et pure parce qu'elle se tient élevée au-dessus des sens en foi nue, jouit sans obstacle de cette présence divine en ne craignant pas d'en être privée. Elle voit que Dieu ne la cherche pas ni ne se retire d'elle aussi longtemps qu'il trouve une ouverture et une réceptivité en elle.

L’âme perçoit pleinement que cette réceptivité n’est rien d'autre que son propre néant. Aussi longtemps qu’elle le peut garder, elle sait qu'elle est immédiatement0 en présence divine, quoique parfois, en raison de sa propre incapacité, elle ne le perçoive pas. Elle est prête à souffrir volontairement cette incapacité, et d’autant plus parce qu’elle sait par expérience que cela passera, et qu'alors la divine présence se manifestera d’elle-même de nouveau.

Et dès lors elle reste toujours tranquille, comme si elle contemplait réellement Dieu. De même que, si elle ne jouit pas de la lumière parce que le soleil se couche le soir ou bien pendant la journée se trouve caché par les nuages ou par la brume, elle reste en paix, sachant qu'elle ne l'a pas perdu.

Pour que l'âme puisse encore mieux comprendre cette similitude et de cette façon comprendre clairement qu'elle ne peut admettre aucune aridité ou désolation, elle doit savoir que les obstacles dont nous avons parlé, par lesquels elle en viendra à perdre Dieu intérieurement après l'avoir justement trouvé, s'accordent bien avec la comparaison des obstacles extérieurs par lesquels notre vue corporelle est privée de la lumière du soleil. Laissez-nous pour cela considérer tout ce par quoi la lumière du soleil nous est retirée : tout d'abord par son coucher qui fait passer de la clarté du jour à l'obscurité de la nuit ; deuxièmement par quelques sombres nuages qui traînent dans l'air ; et troisièmement par quelque brouillard épais qui obscurcit la terre, de telle façon qu’on ne puisse jouir du soleil. Ces trois choses nous privent de la lumière du soleil ; la première complètement ; les autres obscurcissent et enlèvent seulement sa brillance habituelle. De cette façon on perçoit comment la divine présence est entravée, quelquefois entièrement, et d’autres fois obscurcie.

En premier lieu, quoique la présence divine ne disparaît jamais de l'âme — elle est par elle-même constante et ne change pas —, cependant si l’âme la quitte par ses images et ses pensées désordonnées (involontairement ou volontairement), alors la nuit se fait véritablement et elle est intérieurement privée de la lumière divine et de la présence cachée de Dieu.

De même que la nuit vient parce que le soleil est sous la terre, qui s’interpose entre lui et nous de telle façon qu'entravé par la grandeur et l'épaisseur de la terre il ne puisse nous envoyer ses rayons, de même si nous sommes tournés vers des images et des pensées quelconques, nous fabriquons une grosse terre : un obstacle entre Dieu et l'âme qui empêche qu’il puisse déverser ses rayons divins. De même, quand l'âme est ramollie et diminuée en elle-même à cause de la grossièreté du corps auquel elle est unie, elle n'est pas capable d'union divine et en elle règne une nuit parfaite en ce qui concerne la présence divine ; elle ne peut la percevoir en elle-même tout comme ce soleil matériel qui se retire nous laisse dans l’obscurité contre notre volonté ; l'âme va vers le bas, tombe de l'esprit dans la nature, quitte l'intérieure clarté, par la grosseur de la terre, comme son corps par lequel ne peut se manifester la divine présence.

Et de même que lorsque le soleil, aussitôt qu'il a fini sa course sous la terre, commence à s'élever de nouveau au-dessus de l'hémisphère, la clarté du jour revient parce que le soleil, étant maintenant au-dessus de la terre, envoie ses rayons brillants sur nous, aussitôt que l'âme se détourne elle-même de ces images et pensées, elle reçoit de nouveau la vivacité et l'agilité de l'Esprit et par là s’élève à Dieu, elle est de nouveau illuminée de la splendeur et de la clarté de la proximité divine comme auparavant, les empêchements entre elle et Dieu sont repoussés, et Dieu, comme le soleil dans l'air, brille, éclaire et se manifeste lui-même dans l'âme toutes fois qu’il ne trouve plus d'empêchement.

Deuxièmement : comme les nuages suspendus au milieu de l’air nous privent de la clarté du soleil brillant, un peu plus, un peu moins, selon qu'ils sont plus ou moins épais ou obscurs, mais jamais autant qu'il le faudrait pour que nous perdions complètement la lumière du jour, quoique nous ne puissions percevoir les rayons du soleil sous les nuages ; de même manière, quand l'âme ne se tourne pas vers ses images et pensées dispersées, suspendues dans l’imagination comme des nuages volants, elle n’est pas toujours privée de la contemplation de la présence divine. Car quoique la lumière intérieure soit obscurcie, aussi longtemps qu’elle évite de se tourner vers ces images et pensées, elle retient en elle l'objet divin qui fait le jour intérieur de l'âme. Et elle le contemple et en jouit, quoiqu'en moindre clarté. Et si elle en est privée, elle n’est cependant pas entièrement privée de lumière intérieure. Car aussitôt que ses pensées et ses images s’évanouissent, l'âme libérée de sa gêne se tourne vers la divinité cachée et la contemple et en jouit. De même, lorsque les nuages se sont évanouis ou sont passés, nous apercevons et jouissons sans empêchement du soleil. Comme le soleil brille au-dessus des nuages, il en est de même de la divine présence dans l'âme élevée au-dessus de toutes images et pensées qui surgiraient en elle.

Troisièmement, comme la brume nous retire moins la lumière du soleil que la nuit, mais plus que les nuages, parce qu’elle se disperse partout, de même le conflit intérieur des sens contre l'amour pur et la foi nue cause une obscurité et une inaptitude à jouir de la manifestation de la présence divine et à recevoir la lumière intérieure dans sa pleine clarté — mais moins que si elle était tournée vers quelque objet extérieur, ou que si cet adoucissement intérieur disparaissait sans qu’elle sente plus rien de Dieu en elle.

Cependant l'âme ne se détourne pas elle-même de Dieu, mais cherche à le contempler au milieu de l'obscurité, mais elle est néanmoins plus empêchée comme par quelques images et idées en elle sans qu’elle s’y tourne0. Car cette lutte des sens n’intervient pas seulement comme un écran entre Dieu et l'âme, mais se disperse comme une brume épaisse dans toute l'âme, la rendant instable et troublant sa paix intérieure, la rendant incapable de contempler Dieu selon sa clarté accoutumée. Cette inaptitude ne dure pas plus longtemps que la rébellion des sens ; une fois passée, la clarté antérieure revient dans l’âme, en laquelle elle jouit sans gêne de la présence divine. De même que l'air devient de nouveau transparent aussitôt que le brouillard est dissipé, et que le soleil apparaît au-dessus de ces mêmes brumes et répand sans difficulté ses brillants rayons à travers elles ; et de même que le brouillard n'est pas tout d’un coup, mais petit à petit dissipé par la force du soleil, de même que les rayons du soleil peuvent se répandre davantage à la mesure que le brouillard disparaît0. Pareillement l’obscurité causée dans l'âme par les sens rebelles ne disparaît pas tout à la fois, mais petit à petit. Et cela sans rien d’autre que la présence divine même qui, quand l'âme ne prête pas l’oreille aux sens, les rejette et fait disparaître toute adversité des sens.

L’âme ne doit pourtant pas s’imaginer que quand le brouillard commence à se lever, qu'à travers tout ça elle verrait le soleil. Et encore, comme quand par un nuage mince on ne voit le soleil qu'à moitié, cela ne se passe pas ainsi avec la contemplation de Dieu pendant que les images nous adviennent, ou durant la lutte des sens. Parce que,comme on l'a dit en plusieurs endroits, on ne peut contempler Dieu à moitié ou en partie, mais totalement, en entier et pur. Et pour cela, même si l'âme a tourné sa face vers Dieu dans son obscurité intérieure, néanmoins elle n'est pas capable de le contempler sauf si elle est totalement détournée de ces choses comme si elle ne les avait pas, les laissant seulement dans l'imagination et les forces inférieures, ce qui peut se faire. S’il s'avère de ce qu'on vient de dire, alors, elle a Dieu bien présent [mais] dans une moins grande clarté. Toutefois elle ne s'est pas tournée vers autre chose que lui seul, et sur ce on doit bien être attentif.

Cette similitude, nous l’avons ici développée largement pour que l'âme puisse connaître tous les obstacles qui s’interposent intérieurement entre Dieu et elle, comme le font ceux qui extérieurement cachent la lumière du soleil ; pour lui faire clairement savoir que, quoiqu’elle vienne quelquefois à perdre la présence divine intime ou qu’elle ne la contemple plus clairement, malgré tout elle ne doit pas prendre cela pour quelque aridité ou désolation. Pas plus qu'elle ne doit penser avoir perdu le soleil quand, à travers les obstacles, elle ne peut le voir briller.

Dès lors elle devrait toujours faire de son mieux pour prévenir ces obstacles intérieurs, ou pour être attentive à les chasser au plus vite. Car quoique nous ne puissions empêcher le soleil de se coucher, ou d’être obscurci par des nuages ou par des brumes, cependant l'âme par son zèle peut faire bonne garde afin qu'elle ne se tourne pas vers ses images et pensées, et qu’elle donne moins de place à ces troubles et objections des sens.

Il est souvent aussi en son pouvoir de se lever et de se mettre en mouvement avec une nouvelle vivacité et ferveur contre ce fléchissement intérieur et contre la froideur d'esprit. Dès lors elle peut faire quelque chose de son côté pour observer au mieux et ne perdre que le plus rarement possible cette lumière intérieure et présence divine, et, les ayant perdus, pour les retrouver le plus vite possible.

Chapitre xviii. Ici on enseigne de plus comment l'âme dans ses travaux extérieurs et en toute dispersion des occupations doit persévérer en union avec Dieu ; et en premier lieu, il est montré combien cela est difficile.

Tout ce que nous avons fait jusqu’ici a été d'enseigner et de montrer la façon dont l'âme qui cherche Dieu trouvera son Bien-Aimé en étant séparée de toutes choses. Et l’ayant trouvé, de montrer comment elle surmontera tous les obstacles externes et internes, et poursuivra dans l’heureuse jouissance de lui-même.

Maintenant il est nécessaire que nous l’instruisions de la manière par laquelle elle surpassera toute la dispersion des occupations et des soucis extérieurs qu’elle ne peut souvent éviter. À cause de son état, d'un besoin véritable ou d'une juste discrétion, elle doit juger0 afin de surmonter tous les encombrements d'images, les mouvements et les agitations, de telle sorte qu’elle ne perde pas Dieu, ni ne retombe dans l’esclavage de ses sens, mais qu’elle demeure dans la jouissance paisible de son Dieu et qu’elle persévère dans l’unité d’esprit.

Ceci demande une instruction particulière. Parce qu’il est très différent de trouver et de jouir de Dieu en unité0 ou dans la dispersion des occupations. Oui, on en trouve beaucoup qui de quelque façon ont Dieu présent dans leurs prières qu'ils font en séparation0, mais peu qui le trouvent ou le retiennent dans les occupations extérieures. Et nonobstant, l'âme doit nécessairement en venir à cela pour que l’union entre Dieu et elle soit ferme et parfaite. Oui, si elle ne tend à cela, se contentant de ce que nous lui avons jusqu’à maintenant enseigné ; étant satisfaite d'avoir obtenu l’entrée en Dieu au temps de la prière et de la récollection, sans essayer de la garder dans la multiplicité et dans des occupations, elle perdrait nécessairement ce qu’elle pense avoir obtenu dans sa solitude ; parce que la mort et l'annihilation d'elle-même par quoi elle doit obtenir Dieu ne peut véritablement être en elle, même en ce temps, si elle ne restreint ses sens de toute dispersion, aussi bien dans les travaux extérieurs et les occupations, et si elle ne tourne son esprit en toute fidélité et avec zèle vers Dieu, comme elle le fait au temps de sa prière en étant séparée0. Cela serait aller contre l’abnégation absolue et l’abandon entier, sans lesquels l’âme ne peut être vraiment annihilée.

De plus elle obscurcirait nécessairement l'œil intérieur de son esprit qu'elle a maintenant, avec beaucoup de travail, purifié et libéré de toutes écailles et obstacles, et ouvert heureusement à Dieu. Oui, elle est de nouveau entièrement aveugle si en toute occasion elle se tourne de ses sens vers les créatures, parce qu’elle ne peut plus jamais le faire sans atténuer beaucoup sa vue intérieure, tout autant que la vue extérieure est obscurcie par du sable ou par de la poussière jetés dans les yeux. Aussi, si elle veut garder l'œil intérieur pur et entier, elle doit nécessairement fermer l’œil extérieur pour toujours, et apprendre à voir toutes choses extérieures d'une manière spirituelle, de telle façon qu'elle ne soit pas encombrée d’images ni ne se laisse séparer de Dieu. Elle ne peut avoir qu'une seule vie : soit de l'esprit, soit de la nature. Car la mort de l'un est la naissance de l'autre, et il est impossible que les deux soient entièrement épanouis en l'âme ; ou que l'âme donne place tantôt à l’une puis à l'autre, si elle veut parvenir à la perfection de l'une des deux.

C’est pourquoi, étant donné qu’elle a commencé à vivre selon l'Esprit, et a l’intention de poursuivre de la même manière, elle doit nécessairement supprimer entièrement la nature, et ne lui donner vie en aucun temps. De telle façon que cette âme qui jouit de Dieu doit tenir et garder avec tout le soin possible et avec humilité ce qu’elle a obtenu de Dieu dans sa solitude ; pas seulement contre toute négligence, pensées qui nous surviennent, imaginations, troubles qui surgissent, douleurs et harcèlements intérieurs et extérieurs, comme il a été dit auparavant ; mais aussi contre toute sortie dans les occupations nécessaires et dans toute multiplicité, de façon à ce qu'elle ne se laisse jamais enlever son union intérieure avec Dieu, mais qu’elle essaye de la conserver toujours dans son entièreté.

Mais il est beaucoup plus difficile pour nous que tout ce que nous avons fait jusqu’à présent, d'enseigner à l'âme, et pour elle de comprendre — et par-dessus tout de mettre en pratique — la façon par laquelle Dieu doit être retenu ainsi présent dans la multiplicité. Oui, il n’est pas croyable qu’on puisse trouver en cette vie un art ou une science plus difficiles à obtenir que cette continuelle attention à Dieu. De telle façon que toutes les subtiles intelligences et les grands esprits ne peuvent employer leur ingéniosité et vaillance en rien de mieux, ou ne les faire mieux apparaître que dans la poursuite fidèle cherchant à l’obtenir.

Ils y trouvent plus de difficultés qu’en tous autres arts et sciences. Tous les autres arts et les sciences demandent seulement le soin des hommes en certains temps et lieux, et ne font appel qu’à une partie de l’homme. Mais l’art de garder Dieu dans son âme dans les emplois extérieurs exige l’homme entier, en tout temps, et lieux, et sans cesse. Tandis que la difficulté des autres occupations et arts est surmontée par désir naturel et par inclination, ici il lutte contre l’envie et l’inclinaison de la nature et travaille continuellement contre des désirs et passions innées ; c’est pourquoi elle est une contrainte continuelle pour la nature.

Et pour montrer cela par expérience : remarquez que tout ce que nous avons dit auparavant en beaucoup de mots, et que l'âme a pratiqué avec beaucoup plus d’effort n’a été seulement que sur la manière dont elle doit se détourner de toutes les choses créées et dans le renoncement de toutes créatures pour trouver la secrète présence de Dieu. Combien de temps et quelle peine cela lui a coûtés ! Parce qu'il est très dur et difficile de se garder nu de toute image et de rester vide vis-à-vis de son propre travail. Mais maintenant, il est à nouveau nécessaire qu'elle se tourne vers les créatures, les aperçoive, les touche et les pratique. Et dans tout cela, elle doit rester aussi pleinement dans l'oubli de ces créatures, et aussi nue, dans le vide et tranquille en elle-même, comme si elle n’en connaissait aucune ou qu’il n’en existât aucune. Elle doit voir, sentir, entendre et comprendre, et ne pas être attirée davantage, ni d'avoir autres sentiments par rapport aux créatures que si elles n'existaient pas du tout.

S’il s’avère que l'âme est aussitôt mue, troublée, et intérieurement obscurcie, comme de l'eau mélangée avec la terre est rendue trouble et obscure, dès lors il est nécessaire (comme il a été dit) qu'elle se tienne en elle-même parfaitement calme, comme une eau qui n'est pas remuée : et ainsi les sens peuvent rester en bas, sans se mélanger eux-mêmes avec l’Esprit. Et si cette tranquillité et cessation a été si difficile en elle auparavant, comme elle en a fait l’expérience, combien il lui sera maintenant difficile d'aller, de demeurer, de voir, d’entendre, de travailler avec les sens, et dans le même temps de rester tranquille sans être mue, ou troublée, ou mélangeant les sens avec l’Esprit.

Certainement, celui qui devrait courir fortement ou se remuer beaucoup en étant chargé d’une coupe d'eau à moitié pleine de terre ne serait pas bien capable de garder l'eau dans la coupe claire et sans mélange. L'âme, quand les images, pensées et troubles de choses absentes lui étaient présentés, ne pouvait se garder de façon paisible et les laisser passer sans s’en inquiéter : comment pourra-t-elle maintenant se tourner réellement vers de telles images, pensées, choses extérieures qui sont en elle présentes, et cependant garder ses sens endormis comme si elle n'avait pas d'impression de tout cela, et comme si elle ne les observait pas ? En vérité, il semble que ce soit comme si nous voulions qu’un homme soit à la fois voyant et aveugle, endormi et réveillé, vivant et mort, rien et pourtant quelque chose.

Néanmoins pour l'âme fidèle que nous avons maintenant porté à jouir de son Dieu, et à qui nous avons donné un remède contre tous les empêchements qui peuvent la priver de son union avec son Dieu, tout ce qu’elle a obtenu maintenant dépend de ne pas la laisser en manque d’enseignement sur ceci : aussi nous nous efforcerons avec la grâce de Dieu de faire de cet art si obscur et difficile un art clair et léger pour l’exercer et nous lui apprendrons comment, dans toutes ses préoccupations multiples et ses travaux, elle pourra persévérer sans gêne, en la jouissance ou du moins dans l’union avec son Bien-Aimé.

Et d’abord, pour que nous puissions mieux expliquer la disposition de l'intérieur caché de l'âme qui doit rester unie avec Dieu sans empêchement et en toute multiplicité, laissez-nous encore user d'une similitude. Au commencement nous comparions l'exercice de l'âme qui cherche Dieu à une navigation, pour lui faire comprendre combien différente était sa vie précédente. Ensuite, quand elle s'approchait plus près de Dieu, nous avons expliqué et comparé la manière dont elle allait jouir de la lumière intérieure à la jouissance de la lumière du soleil par nos yeux corporels, à raison de la grande similitude que l'une a avec l'autre. Maintenant nous pouvons bien dire à son égard que l'état dans lequel elle doit vivre désormais n'est pas seulement différent de celui où elle était en premier lieu, mais, pour ce qui est de son exercice présent, comme l'eau de la terre, comme l'air de la terre, comme l'air de la mer. Parce qu'elle doit être encore plus séparée de tout ce qui est corporel, terrestre et créé, et en elle-même elle doit être encore plus nue, claire, et vide de ce qui a été auparavant en elle, de même que l’air est plus subtil et plus clair que la terre ou que l'eau.

Et elle doit non seulement recevoir cette divine lumière comme le corps à travers l'œil reçoit la lumière du soleil ; parce que l’œil est sensible et délicat, elle peut facilement être empêchée et rendue incapable de recevoir cette lumière ; et quoiqu'elle la reçoit réellement, c'est cependant d’une façon très limitée, car le corps entier, l'œil excepté, reste obscur et sombre, sans savoir ou discerner quelque chose de la lumière. Mais ici il est nécessaire que l'âme ne soit rien d’autre qu’esprit ; et que tous ses pouvoirs, sens, et troubles soient complètement tirés en lui ; que ses opérations naturelles n'aient rien de corporelles mais soient purement spirituelles. Elle doit être comme un corps en qui chaque membre n’est qu’un œil, oui, un corps qui n'est rien d’autre qu’un œil unique qui reçoit la lumière du soleil de tous côtés aussi clairement et facilement.

Et parce que nous ne pouvons trouver un tel œil, nous avons comparé l'âme à un air clair, pur et ouvert, qui parmi toutes les choses créées, de par sa propre nature est le plus apte à jouir de la lumière du soleil en tout temps et sans empêchement. Et c’est pourquoi une telle âme qui désire dans toute multiplicité rester unie avec Dieu et intérieurement s’élever dans la lumière divine doit imiter la condition naturelle et la disposition de l'air — que nous allons maintenant exprimer plus largement.

La raison pour laquelle l'air, si facilement et de façon adaptée, reçoit en lui-même la lumière du soleil, c'est premièrement parce que sa propre nature est subtile, car de toutes les créatures corporelles il n'y en a aucune aussi subtile que l'air, qui ne peut ni être vu ou touché ; secondement parce qu'il n'adhère pas à lui-même ni à aucune autre chose. Pas à lui-même, parce qu’il est facilement séparé et divisé, et qu’il cède sans résistance ou trouble à toutes choses qui lui arrivent. Mené par des vents violents d'un côté à l'autre, l’air reste clair, en tout cela il garde son état naturel. Il n’adhère à aucune chose extérieure, car bien qu’il touche et remplisse toutes choses, cependant il ne se mélange soi-même avec rien, mais laisse tout très facilement, et se sépare de là comme s'il n'avait pas touché ou été touché. De plus, l’air n'est pas vraiment actif en lui-même, mais possède une pure réceptivité à toutes choses, tenant en soi-même d'une façon docile à tout. Si bien que ce ne sont ni l’eau, terre, feu, ni autres choses qui sont composées à partir de ces éléments, parce qu'ils sont soit trop grossiers de nature, ou trop adhérents l'un à l'autre, ou trop opératifs, de telle façon que le soleil ne peut pénétrer avec ses rayons et briller à travers eux, et dès lors seulement ne verse sa lumière que sur leur extérieur, mais que l'air est le seul élément qu’on trouve toujours prêt à recevoir la lumière, et dès lors doucement la lumière le traverse d'un côté à l'autre, et demeure comme habitant en lui.

Voyez ! Ceci devrait être la disposition intérieure de l'âme qui en tout temps, lieux, et occupations (comme il a été dit) désire persévérer en union avec son Dieu, et garder cette lumière divine en elle sans empêchement.

Premièrement, l’âme doit être subtile, pure et claire parce que, quoique qu’elle est telle par nature, étant créée un pur esprit par Dieu, elle est cependant devenue toute grossière et terrestre, parce qu'elle a tellement adhéré par une affection désordonnée aux choses terrestres, et parce qu’elle est totalement obscurcie en elle-même par le mélange de sens grossier. Et même si, par les exercices précédents, et particulièrement par la parfaite abnégation de toutes les choses créées, elle s'est séparée de cette adhésion et qu'elle est devenue toute pure et claire, cependant elle n'est pas encore assez pure, ni claire, ni suffisamment séparée des sens, pour pouvoir retenir en elle cette lumière divine intérieure au milieu de la dispersion des occupations : pour recevoir la même chose qu’en étant séparée de toutes choses, sont requis[es] une incomparable plus grandes clarté, pureté et subtilité. Car pour cela il est nécessaire que la lumière pénètre et brille également à travers les puissances et les sens de l'âme. Mais dans l’autre cas, il est suffisant qu'elle empêche [le mélange grossier] d'entrer dans l'âme.

Quand l'âme en son union est rentrée en elle-même, elle est comme une chambre qui reçoit la lumière à travers une fenêtre ouverte, et la renferme en elle, qui est bien illuminée à l'intérieur ; et celui qui se trouve dedans jouit de cette lumière renfermée, mais ne voit pas plus loin qu’entre les murs de cette chambre. Mais celui qui, dans la dispersion, tourné vers les créatures retient la lumière divine doit être comme quelqu’un qui se tient dans l'air ouvert, où il voit de tous côtés, étant placé entièrement et sans aucun empêchement dans la lumière, la reçoit abondamment, et d’où il voit loin de lui toutes choses.

Tandis que celui qui est dans la chambre et reste entre les murs ne perçoit pas toutes ces choses : cette âme n'est pas encore arrivée à une aussi grande clarté intérieure, parce qu'elle a seulement appris à se couper de toutes les créatures. Et dès lors elle a reçu cette lumière en elle, mais elle n'est pas encore venue au-dessus des créatures, et c’est pourquoi elle n'a pas encore la lumière de l’extérieur, ce pour quoi sont requises beaucoup plus de subtilité et de clarté. Car ses puissances et ses sens, qui sont maintenant fermés et détournés de toutes les créatures, doivent être ouverts et tournés vers l’extérieur — cependant avec une telle liberté et vacuité que la lumière divine puisse briller en elle et à travers elle comme la lumière du soleil brille dans et à travers l'air libre.

Secondement, elle ne doit pas adhérer à elle-même ni à aucune chose hors d’elle ; et quoique cette âme, qui jouit de Dieu par le parfait abandon d'elle-même et pur amour (comme on a expliqué plus haut) pense être libre de toute adhésion, ne voulant volontairement adhérer à aucune créature, cependant elle n'est pas actuellement aussi détachée et libre que l'air — où tout ce qui peut extérieurement ou intérieurement arriver en elle passerait et ne laisserait en elle ni impression ni signe, ni en la moindre manière ne pourrait la mouvoir ou la troubler, pas plus que si elle était morte et insensible. Et dès lors elle est obscurcie en elle-même dans la dispersion des occupations et dans la disparité et elle est fermée à cette lumière venant de Lui. Elle doit alors devenir si détachée et libre de toute adhésion de tout ce qui est en-dehors d’elle, qu'elle voit, touche, change et écarte d’elle-même, sans avoir à ce même instant aucun mélange, ne retenant rien ensuite, pas plus que si ces choses n'étaient pas en elles-mêmes, comme si elle ne les avait jamais vues ni connues. Et en cela est incomparablement plus demandé que d'être simplement détourné de toutes créatures et résigné en Dieu, comme auparavant elle a cherché à l’être.

Finalement l'âme doit aussi être entièrement défaite de ses puissances et de sa réalité grossière, et demeurer dans une réceptivité passive et pure envers cette infusion de lumière divine ; et quoiqu'elle a appris cela et l’a pratiqué de façon intérieure dans son silence et dans sa paix, selon les instructions qui lui ont précédemment été données, cependant ce qui est nécessaire est incomparablement autre que dans l’union : il s’agit [maintenant] de garder cette simplicité d'esprit dans les soucis extérieurs et dans la dispersion des occupations. Parce que là, elle doit travailler avec ses puissances et ses sens, et cependant si simplement qu’elle ne doit en aucune façon troubler sa paix intérieure ni s’écarter de son égalité sans dispersion ni de son union d'esprit : pas plus que si elle n’était entièrement vide ; parce qu'autrement elle gênerait la lumière divine et l’expulserait hors d’elle-même.

Par cette similitude extérieure [avec l’air] nous pouvons bien discerner la disposition intérieure de l'âme qui, comme il a été dit, doit en toute dispersion retenir en elle cette divine lumière, et persévérer constamment dans cette union à Dieu. Et de même il apparaît qu'elle doit être entièrement détachée et libre de toute adhésion à elle-même et à toutes créatures, non seulement en volonté et désir, mais aussi en actes, et qu'elle doit avoir en elle la perfection suprême, l'amour pur et la foi nue que nous avons mentionnés, de telle façon qu’elle soit vraiment morte et annihilée envers toute affection, vivant seulement selon l'esprit en Dieu, étant plus un ange qu'un homme.


LES DÉFENSEURS DU VÉCU MYSTIQUE

Les mystiques sont tenus en suspicion dès le premier tiers du XVIIe siècle. Constantin de Barbanson répond déjà, dans son Anatomie de l’âme publiée post-mortem en 1635, à de nombreuses critiques faites aux Secrets sentiers de l’amour divin (1623).

Puis le « ferrailleur redoutable0 » Chéron publie en 1657 son Examen de la théologie mystique, qui fait voir la différence des lumières divines de celles qui ne le sont pas, et du vrai, assuré et catholique chemin de la perfection de celui qui est parsemé de dangers et infecté d’illusions ; et qui montre qu’il n’est pas convenable de donner aux affections, passions, délectations et goûts spirituels la conduite de l’âme, l’ôtant à la raison et à la doctrine : ce programme sera repris dans le procès de la fin du siècle mettant aux prises Nicole et Bossuet d’une part, Fénelon et Madame Guyon d’autre part. Nous lui consacrons une longue note rassemblant ses objections, parce qu’elles sont partagées par tous les « anti-mystiques »0.

Ces derniers capucins défendent la voie mystique. Mais tel n’est pas leur objet premier ; il s’agit, loin de céder comme Chéron à une démangeaison de plume, de répondre à une fonction de maître de novice qui leur a été confiée au vu d’un accomplissement reconnu par leurs pairs. Ils évitent toute controverse, mais exposent pas à pas des degrés et des étapes qui laissent deviner l’expérience intime.

Une telle « mise en ordre » du vécu spirituel et mystique est nécessaire pour donner directions et conseils concrets à de jeunes disciples, expérimentant tel ou tel état qu’il faut donc présenter avec précision, dans une juste perspective d’évolution, état qu’il faut dépasser en soulignant son caractère relatif, les risques de stagnation, etc. Le danger qui s’ensuivait, propre à toute systématisation en une échelle spirituelle à gravir, pouvait être corrigé au cas par cas par les relations personnelles établies entre maîtres et dirigés durant les années de noviciat. L’insistance sur la grâce divine reste de toute façon toujours clairement affirmée.

Quant à l’utilisation qui aurait pu en être faite sans discernement par des lecteurs extérieurs curieux ou imaginatifs, elle n’était guère encouragée : ces « œuvres » mystiques se présentent comme des manuels proposant des médecines de l’âme et ne font pas profession de lyrisme. Elles reposent sur un vécu que leurs auteurs affirment réel et possible ; ce ne sont pas simplement des idées qu’ils développent. Aussi ont-ils été oubliés lorsque leur fonction a disparu par suite de l’assèchement spirituel qui eut lieu au XVIIIe siècle au sein des « religions ». Ils demeurent sous-évalués par des érudits qui n’y ont pas trouvé une originalité intellectuelle.

Leur contenu expérimental authentifie la pérennité d’une vie intérieure indépendante de tel ou tel système intellectuel, théologie, etc., d’où leur grand intérêt. Ces traités fixent une tradition encore vivante mais en voie d’affaiblissement : la nécessité d’en sauver par écrit l’essentiel a probablement été ressentie par un Simon de Bourg-en-Bresse comme par l’auteur du Jour mystique. Cela conduit à de gros volumes (respectivement 800 et 1600 !), dont nous ne donnons ici évidemment qu’un parfum.

Les termes employés sont généralement clairs et simples, compte tenu des lecteurs non intellectuels auxquels s’adressent ces méthodes. On trouvera ces témoignages optimistes, témoignant d’un vécu attesté vigoureusement.



Pierre de Poitiers (?-1683)

Conseiller des puissants et défenseur des mystiques

Pierre de Poitiers prend l’habit en 1625 et assure de nombreuses charges à partir de 1648, puis séjourne à Rome où il est apprécié par deux papes et par Christine de Suède. Il publie un ouvrage longuement médité de 1600 pages, en deux tomes comportant dix traités, où il se propose d’apporter toute la lumière possible sur la « science amoureuse » : Le Jour mystique ou L’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique0. Il défend ainsi auprès de Rome l’exercice de l’oraison de foi nue contre Nicole et d’autres « anti-mystiques »0. Sa pensée est d’une très grande clarté pour définir les notions mises en cause (oraison de repos, foi nue, etc.) et il utilise la raison pour convaincre dès qu’il le peut. Il affirme avec grande sérénité la réalité de l’expérience mystique.

Le Jour mystique… fut admiré par une mystique en difficulté : Madame Guyon, qui, durant l’été 1694, rassembla, aidée par Fénelon, des extraits d’auteurs spirituels de toutes époques pour préparer les « rencontres d’Issy », nom pudique donné au procès fait aux « nouveaux mystiques ». Nous reproduisons ici environ le quart des passages reproduits dans les Justifications0 de ces derniers : cité trente fois0 comme « l’auteur du Jour mystique », Pierre est le seul contemporain mystique vivant bien représenté. Il prend une très honorable onzième place dans une anthologie qui couvre tous les siècles ; il faut remonter au début du XVIIe siècle pour trouver deux noms plus présents : Jean de Saint-Samson et François de Sales. De plus Madame Guyon renvoie trois fois à d’importants développements0, ce qui est très exceptionnel, signe d’une considération que Pierre de Poitiers partage avec le seul Canfield.

Dans le florilège infra, le choix des extraits relevés par Madame Guyon est combiné à nos propres extraits. L’ensemble des deux apports suit le plan du Jour mystique0. Nous donnons en notes leur situation dans l’œuvre et, s’il y a lieu, nous indiquons les clés des Justifications où ils sont cités. On a ainsi conjonction entre les deux plus amples mystiques de la fin du siècle.

Nous avons privilégié des sections extraites du premier traité du premier livre : elles forment une « suite » dont une lecture continue manifeste la qualité d’exposition de Pierre de Poitiers. On ne pouvait poursuivre au-delà pour représenter de façon équilibrée quelque mille six cents pages d’intérêt toujours soutenu ! L’existence de quatre livres suivants aux multiples traités et chapitres est signalée par quelques courts extraits…

Le Jour mystique (1671)

Préface

[…] J'y parle aux âmes mystiques de cet amour savant et de cette science amoureuse, de cette sublime sagesse dont votre Apôtre entretenait les parfaits0 ; et c'est vous mon Sauveur qui êtes le Prince et le Seigneur des sciences0 ; c'est en vous que sont cachés et renfermés tous les trésors de la Sagesse0 ; c'est vous qui en avez la clef comme le Maître, et qui seul pouvez ouvrir et fermer comme il vous plaît0.

Je découvre le fond de la mystique, que vous avez rendu un abîme qui ne peut être rempli que de Dieu, qui a pour objet la connaissance et l'amour de ses incompréhensibles perfections ; et c'est vous, mon Seigneur, qui seul pouvez combler cet abîme qui soupire après vous, parce que vous êtes l'objet et le trésor de son entendement, sous la considération d'une ineffable beauté, comme vous êtes la vie et le repos de sa volonté par l'amour jouissant de son infinie bonté.

Cet objet est si éminent que, de toutes les lumières, celle de la foi nue est seule capable de l'éclaircir et de le découvrir à l'âme, qui vous connaît d'autant plus qu'elle sait que vous surpassez toutes ses connaissances, toutes les idées et les images de l'être créé, et vous êtes d'autant plus cher et plus précieux à son cœur qu'elle prend plaisir d'adorer et [3r°] d'aimer en silence une beauté et une bonté qui se peut seule parfaitement connaître, et qui surpasse infiniment tout ce qu’elle en peut comprendre et concevoir. […]

Livre premier. De la nature de l'oraison mystique, et de l'excessive activité ou propriété d'images.

Traité I. De l'existence, de la nature, de l'objet et des espèces de l'oraison mystique

Chapitre premier. Pour servir de préface à tout l'ouvrage

Section 2. Raisons ou motifs qui ont porté l’Auteur à faire ces traités…

[…] Mon principal dessein, comme je l'ai déjà insinué, est d'expliquer, déclarer, établir, et défendre les vérités mystiques d’une façon scolastique et raisonnée : en sorte néanmoins qu'en même temps je tâche de les rendre familières et intelligibles à tous, autant que l'excellence et la sublimité du sujet le peut permettre ; descendant de la théorie, qui travaille et éclairer l'entendement, à l'explication des opérations pratiques de cette science et oraison mystique : afin que le lecteur soit rendu, comme parle un apôtre, non seulement intelligents et savants, mais aussi dévots et opérants.

J’en facilite les intelligences par des applications et des exemples familiers en chaque sujet, et use de termes communs, clairs et faciles ; évitant une élocution trop recherchée, nullement propre à l'expression de ces matières, si spirituelles, dévotes, et mystiques, où il semble que les paroles persuasives de l’humaine sagesse font évanouir l'onction de l'esprit, et cette force et vertu secrète qui semble ne se pouvoir [19] conserver que sous l'écorce de ces paroles simples et naïves avec lesquelles le Saint-Esprit s’est expliqué, publiant ces vérités par la bouche des apôtres et des âmes apostoliques, et dont il paraît que le fils de Dieu notre Seigneur s'est servi dans son Évangile. […]

Section 3. De l'utilité et de la nécessité de cette science mystique

[…] C ette science est une connaissance de Dieu expérimentale, acquise par la conjonction et union de la volonté embrasée avec le même Dieu qui, par un lien sacré s'appliquant au cœur humain, l’attire à soi pour l’y consommer dans l'unité parfaite. Et comme il n'y a rien de plus utile à l'âme que ce qui lui sert pour obtenir sa vraie, sa sainte, et sa bienheureuse fin, [22] qui est la possession et la jouissance de son Dieu, et que la théologie mystique est la chose du monde qui nous en donne une plus parfaite connaissance, et nous y conduit plus hautement et plus sûrement par ses préceptes, il faut conclure que c'est elle dont nous avons le plus besoin. […]

Or il est impossible d'arriver à cet heureux état d'oraison, ou de présence de Dieu habituée0, qui est la fin de tous les exercices intérieurs, sans la science de l'oraison mystique.

Premièrement, parce qu'elle apprend à l’âme qu'il y a de certains états où, ne pouvant et ne devant produire des actes sensibles, ou qui soient réfléchis ou aperçus, elle se doit contenter de ceux qui sont directs et ne se peuvent apercevoir ; qu'elle doit laisser les discours et les pensées de la méditation, et se satisfaire d'une oraison qui n'a ni pensée ni discours, quand Dieu l'appelle à un simple repos en un objet qui n'est point aperçu. En effet, comment cette âme pourrait-elle se tenir en ce simple [25] repos et en ce doux acquiescement au bon plaisir de Dieu, incompatible avec le discours et les bonnes pensées, si elle ne la connaissait pas, et si même elle ne croyait pas qu'il y ait d'autres oraisons mentales que celles qui se font avec les actes intérieurs dont l'objet peut être aperçu ?

Secondement, cette théologie apprend à l'âme qui prétend à l'oraison continuelle quels sont les temps pendant lesquels il faut quitter les bonnes pensées et les opérations sensibles de la méditation, pour pratiquer celles de l'oraison mystique ; quelle est la nature de cette oraison et ses différentes espèces. Elle lui apprend que cette oraison de repos n'exclut pas toujours la production des actes, ni les bonnes pensées ; mais qu'elle s'en sert quelquefois comme de troupes subsidiaires, qui viennent à son secours : que souvent même elle peut compatir avec les occupations les plus distrayantes, si elles sont nécessaires ; et qu'enfin, quand le repos mystique est passé elle doit reprendre le soin de produire des actes, qu'elle n'a laissés que pour une meilleure attention au repos mystique, qui en sa nature n'est autre chose qu'une parfaite complaisance au bon plaisir de Dieu. [26]

Section 4. Quels sont les auteurs qui doivent être appelés mystiques

[…] Mais afin qu'on puisse plus aisément connaître quels sont ceux entre les auteurs qui peuvent porter la qualité de mystiques, je remarque que ceux qui ont traité de l'oraison mentale sont de trois sortes. Quelques-uns ne parlent que de l'oraison qui se fait par production d'actes, de méditations, d'affections et de saintes pensées ; ceux-ci peuvent être appelés spirituels. Les autres traitent de la contemplation, mais seulement de celle qu'on nomme affirmative, laquelle a une connaissance de Dieu et des choses divines qu'elle contemple, ou réfléchie, ou qui le peut être, et admet quelques images, quoique subtiles et déliées. Et on peut donner à ceux-là le nom de contemplatifs. Mais les derniers sont ceux qui [28] parlent de la contemplation appelée négative, laquelle ignore l'objet qu'elle contemple, et qui n'est point autre que celle qui est sans formes ou images, ou autrement : l'oraison mystique, ou de quiétude, qui n'aperçoit point l'objet de son repos, et ce sont eux seulement qui, à proprement parler, peuvent être appelés mystiques. […]

Section 5. D’où procèdent les difficultés qui se rencontrent à traiter, ou à entendre les matières mystiques, et les auteurs qui en ont écrit ; avec l'explication de quelques termes obscurs dont ils usent, et qui comprennent le mystère et le secret de leur science.

[…] Après lui avoir abandonné l'intime et la capacité de son être, tout son plaisir est de laisser faire [la volonté divine] en elle et par elle tout ce qu'elle voudra, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l'abondance ; demeurant tranquille dans l'inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans ces obscurités et tentations ; en vue et par le respect de celui qui est, et qui opère toutes choses en elle selon qu'il l'entend et le veut par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout ; aimant tous les états qu’il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c'est-à-dire par des actes non réfléchis et aperçus, de foi et d'amour nu en la pointe de son esprit. Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l'incompréhensible est élevé en l'âme au-dessus de toute pensée et de tout acte apercevable. […]

Section 6. Suite du sujet précédent

De ce que nous venons de dire dans la section précédente, et de ce que nous ajouterons en celle-ci, il sera aisé de conclure qu'il doit y avoir une grande difficulté à bien expliquer, et à entendre les opérations mystiques. Les raisons de cette difficulté se prennent, et de la part du sujet dans lequel résident ces opérations, et de l'objet qu'elles regardent, et du moyen de l'atteindre, et du terme de ces mêmes opérations.

Le sujet dans lequel résident ces opérations, c'est la pointe et le sommet de l’âme relevée au-dessus de ses autres puissances : car comme on ne peut connaître l'opération [39] de cette pointe, on ne peut non plus connaître la pointe même, ou le centre de l’âme, qui ne se discerne que par son opération, comme l'esprit de l'homme non plus que ses puissances ne se connaissent que par leurs opérations. Ces opérations sont cachées, non seulement au démon, mais à l’âme même qui les produit ; parce qu'elles sont un repos, et que ce repos est un consentement obscur et non aperçu de la volonté, qui ne sait en quoi elle repose, ou à quoi elle consent. C'est une introversion de l'âme en son fond, dans lequel elle ne peut produire ni recevoir que des actes mystiques, qui sont des quiétudes sans formes et images, où Dieu opère au-dessus de toute intelligence. C'est une contemplation, ou une infusion passive dans cette âme, et un feu d'amour très ardent, mais secret, qui la porte à l'union et à la transformation en Dieu, telle et si excellente qu'il semble qu'on n'en peut parler que comme de Dieu même, qui est plus vivant et opérant en elle qu'elle-même ; et de cette conjonction, et union très intime et inexplicable, naît en elle une douceur et une expérience de Dieu qui surpasse toute science. [40]

Si le sujet des opérations mystiques est difficile à comprendre, leur objet le doit être davantage ; joint que c'est la divinité même, non raccourcie et bornée, ou revêtue de formes et images, mais telle qu'elle est en elle-même, au-dessus de tout concept et de toute pensée, et considérée dans le centre de son incompréhensibilité. Or comme cet objet est le plus relevé de tous, la science mystique qui le regarde surpasse toutes les autres sciences en mérite et en dignité.

Celles-ci ont pour objet des choses qui tombent sous le raisonnement humain ; celle-là est si sublime, et si cachée en ses mystères, que comme a remarqué un des plus anciens et plus illustres mystiques du monde, elle excède la vue et l’effort de toute intelligence naturelle. Le plus sage des hommes0, parlant aussi de l'excellence de cet objet divin sous le nom de la Sagesse, dit qu'elle a choisi pour sa demeure le lieu très haut ; non seulement parce qu'elle se cache dans la profondeur infinie de son être, pour n'être parfaitement connaissable qu'à elle-même ; mais encore parce qu'elle choisit au-dehors d'elle la pointe ou la suprême portion de l’âme, comme le lieu qui seul est capable de le loger parmi les hommes. Et comme cette science est si [41] relevée par l'excellence de son objet, Dieu même, dit ce sage, s’en est réservé la maîtrise, et il promet par l'un de ses prophètes qu’il y instruira lui-même ses enfants, et qu'ils n'auront point d'autres précepteurs que lui.

Si nous considérons le moyen dont l'âme se doit servir en l'oraison mystique pour atteindre son objet, qui est la foi nue, c'est la plus excellente de toutes les lumières au-dessous de celle de la gloire ; mais aussi la plus subtile et la moins connaissable, en tant qu'elle sert à l'oraison mystique. Elle est appelée nue, parce qu'elle ne donne de connaissance de Dieu à la volonté, et ne le lui propose que sous le concept général de Souverain Bien, et non sous le concept distinct d’aucunes perfections ou attributs particuliers. Nue encore, parce qu'elle élève l'âme au-dessus de tous les sentiments et de toutes les raisons humaines, qu'elle la dépouille de la connaissance de ses opérations, et qu'elle ne fait voir l'objet qui lui donne le repos, qu’obscurément, sa lumière ne lui montrant pas distinctement qu'elle se repose en Dieu, qui lui demeure caché, aussi bien que son acte, qui ne peut être réfléchi ni aperçu par une connaissance intuitive et formelle.

Enfin, s'il est question de parler du [42] terme de l'opération mystique, je puis dire, que c'est le plus noble qui puisse être produit par la créature dans l'état surnaturel de la grâce, puisque c'est une contemplation pure de la divinité, une jouissance de Dieu présent, qui rend l'âme une naïve image de toutes ses perfections. C'est une complaisance intime, qui transforme l'âme en Dieu, et qui l'unit plus immédiatement à lui.

Il est vrai que dans les méditations et dans les contemplations affirmatives, la charité opère, et que gagnant la volonté de l’âme, elle change sa vie en celle du bien-aimé ; en sorte qu'elle ne veut que ce que Dieu veut, et que tout ce qu'il veut. Mais il faut avouer que les actes mystiques de l'oraison de repos sont plus unissants et plus transformants, et qu'encore qu'il y ait plusieurs et différents degrés de charité unissante, ou plusieurs sortes d'union divine, celle néanmoins qui se fait par les actes d'un amour mystique est si intime et si immédiat, qu'elle semble seule entre toutes les autres mériter absolument et par excellence le titre d'une parfaite union.

C'est de là que quelques théologiens mystiques, ne se pouvant satisfaire des noms plus ordinaires qu'on lui donne, ont inventé quelques termes dont ils se sont servis, pour expliquer l'éminence de cette union, [43] telle qu'ils la ressentaient et plus conformes à leurs expériences. Comme quand ils disent que l’âme, par la force de son divin amour, est unie à Dieu sans moyen ; qu’elle le contemple et le voit autant qu'il peut être vu en l'état de cette vie ; qu'elle cesse d'opérer, par une sainte oisiveté ; qu'elle est morte et anéantie en elle-même ; qu'elle est déifiée, toute transformée en Dieu, cachée et vivante en lui et de lui ; et pour dire tout, et plus que tout, en un grand mot : qu'elle est un autre lui-même, ou un même esprit avec lui0.

En quoi ces théologiens ont suivi leur grand maître le divin Apôtre qui, parlant des âmes élevées, dit qu'elles sont mortes, ensevelies, anéanties et cachées en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ en Dieu ; nous enseignant par ces termes mystiques que l'opération secrète du Saint-Esprit dans ces âmes est comme un tombeau, où elles expirent à la vie de la nature ; ou le faux être est enseveli avec ses opérations, pour établir sur ses ruines la vie de la grâce et de Jésus-Christ, qui par ses opérations mystiques les embrasse, les abîme et les perd en soi-même, les pénétrant en sorte qu'elles ne se sentent non plus que si elles étaient anéanties en elles-mêmes ; pouvant dire avec ce même Apôtre, que [44] l'amour divin, au rapport du plus éminent de ses disciples, avait rendu extatique, qu'elles ne vivent plus elles, mais que Jésus-Christ leur Dieu et leur Époux vit en elles, duquel elles sont si intimement possédées, qu'elles n’agissent plus ni d'elles-mêmes, ni en elles, ni par elles, ni pour elles-mêmes, mais suivant en tout l'Esprit dominant et victorieux de celui qui est en elles plus qu'elles-mêmes, et qui, par les douces opérations qu'il produit en leur fond, suspend leurs propres actions, ne demandant d'elles qu’une entière obéissance et une soumission fidèle à ses attraits.

Et quoique l'âme ainsi embrassée et possédée de son Dieu en l'union mystique paraisse à quelques-uns n’opérer pas, parce qu'en effet elle n’opère pas d'elle-même, ayant quitté ses opérations propriétaires, il est néanmoins vrai qu'elle est d'autant moins oiseuse que moins elle semble opérer, et qu'elle est d'autant mieux et plus saintement occupée que moins elle paraît agir ; parce que l'union mystique qui se fait par des actes directs est ordinairement plus surnaturelle, plus divine, plus éloigné de l'opération humaine, et que sans être retiré par les vues, les réflexions, et les recherches de l'amour-propre, elle puise plus immédiatement sa vie, sa force, et son opération [45] en Dieu, duquel elle est, en cet état sublime et relevé au-dessus d'elle, de toutes ses lumières et de sa capacité naturelle, une libre, actuelle et entière dépendance. Et je puis dire que cette dépendance dans l'âme est à proprement parler cet anéantissement divin qui la conduit à la parfaite union. Anéantissement qui consiste non dans la destruction de son être naturel, ou libre et moral – puisque Dieu, qui lui a donné, lui veut encore conserver tout le bien qu'elle possède – mais dans la connaissance qu'elle doit avoir qu'elle n’est d’elle-même qu'un pur néant, et que son être sensible, intellectuel et raisonnable, ses puissances, ses opérations, bien plus, que son être surnaturel et toutes les grâces qu'elle a reçues sont des impressions0 de sa bonté et des effets de sa libéralité, qui ensuite exigera d'elle les devoirs de sa reconnaissance et de son amour.

[…]

Section 9. Dispositions nécessaires…

Dans l’oraison mystique, l’âme, par la foi nue, s’élève à un très pur amour, et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu parce qu'il est goûté et savouré et que, comme dit très bien saint Grégoire, l'amour même est une connaissance qui procède dans les âmes de l'union avec celui qu'elles aiment0, et outre que d'autant plus que l'amour est exquis dans les opérations mystiques, d'autant plus union y est étroite0.

Section 10. [Dispositions nécessaires… suite]

C'est par l'humilité, je veux dire que c’est par l’anéantissement et par le dénuement de lumières, de sentiments, de facilités à produire ses actes et ses affections, que Dieu veut introduire [l’âme] au secret de sa face. On a beau lui recommander cette mort entière d'elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple, aussi douce et aussi docile qu’un enfant : toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendu du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu. […] C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité et d’une dépendance continuelle de son Dieu, auquel elle dit avec plaisir par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé dans la connaissance de son néant : C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous0, ne faisant quasi autre chose de sa part qu’anéantir [84] comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu0. […]

Il faut connaître les manières différentes par lesquelles Dieu a coutume de conduire les âmes en leur intérieur, qui se réduisent à deux plus générales. L’une par voie de plénitude de lumières, de sentiments, de facilités, de production d’actes, de méditations, d’affections, de bonnes pensées et semblables, ou de goûts et suavités mystiques que Dieu va communiquant dans les différentes espèces de ce doux repos.

L’autre manière opposée est celle de dénuement, dans lequel l’âme n’a pour partage que la misère, la pauvreté, les ténèbres et les sécheresses, pendant lesquelles Dieu ne laisse pas de s’écouler dans son [86] intérieur, et jusques à son fond ; mais d’une façon quelquefois insensible et secrète qui ne se discerne que par la paix et le repos que l’âme possède dans ses privations.

Le directeur,ayant reconnu le dessein de Dieu sur une âme, il lui doit enseigner que la solidité de la dévotion consiste à bien connaître la volonté de Dieu, pour la suivre en quelque état que ce soit ; évitant le défaut dans lequel tombent la plupart des directeurs, qui considèrent et estiment les voies en elles-mêmes, et préfèrent les unes aux autres, non par rapport à la volonté de Dieu qui les doit choisir selon son plaisir, mais selon leur propre goût et affection, attirant ainsi les âmes et les faisant marcher dans leurs propres voies, où ils s'efforcent de les engager sans discrétion.

Le directeur fidèle et charitable fera donc connaître à l’âme quelle est l’idée véritable de la perfection à laquelle Dieu la destine. Parce qu’il arrive souvent qu’elle estime perfection ce qui ne l’est pas en effet, ou qui n’en a que l’apparence. Elle se persuade qu’elle ne peut être parfaite si elle n’est toujours unie à Dieu de pensée et d’affection, d’une façon qui lui soit connaissable ou sensible ; si elle ne suit ses divins mouvements dans une paix, dans une tranquillité et dans un dégagement entier [87] de tout le créé, mais facile et agréable. Et comme cependant elle éprouve ses misères et les faiblesses de la nature corrompue, elle se sert de moyens violents pour arriver à la fin qu’elle s’est proposée, et ces moyens ne lui succédant pas, elle se trouble, elle s’inquiète de s’en voir éloignée, et tombe quasi dans un désespoir de la jamais atteindre.

Mais c’est ici que le directeur lui enseignera que tout son dessein dans les voies d’oraison doit être de s’attacher uniquement à Dieu, c'est-à-dire à son bon plaisir, ne désirant d’autre perfection que celle de lui plaire, ni d’autres moyens pour y tendre et aspirer que ceux qu’il voudra. Il lui dira que les troubles et les inquiétudes dans l’âme ne procèdent que du dérèglement de la volonté. [...]

Chapitre ii. De l’oraison en général

Section première. Ce que c’est que l’oraison.

[…] Mais, selon ma pensée, la meilleure définition de l'oraison, qui lui est plus essentielle et qui aussi est la plus communément reçue, est celle que lui donnent quelques Pères0, disant qu'elle est une ascension, une montée, une élévation de l'âme en Dieu. Je dis qu'elle est la meilleure, parce qu'elle comprend toutes sortes d'actes intérieurs qui occupent l’âme de Dieu et la disposent à son union, que prétend0 l'oraison.

D'où il faut conclure que, bien que quelques saints restreignent l'oraison mentale ou vocale au point de la simple demande qu’on fait à Dieu de quelque chose convenable, néanmoins, dans le sens le plus commun des Pères et des auteurs qui ont écrit de l'oraison, elle a plus d'étendue et comprend tous les actes intérieurs qui tendent au culte divin ; et ainsi nous pouvons dire que l'oraison mentale est une sérieuse application de l'entendement à la contemplation ou méditation de Dieu, des choses divines et des vérités importantes au salut, ordonnée pour enflammer la volonté à fuir les vices, à pratiquer les vertus, et enfin à aimer Dieu de tout son cœur. Sous cette définition, quelques-uns comprennent, et avec beaucoup de raison, toutes les choses qui peuvent être opérées en la vue de Dieu par le motif de sa gloire et [95] de son divin plaisir, de quelque nature qu'elles puissent être, non seulement les choses commandées et qui sont d'obligation, mais aussi les naturelles, ou nécessaires, comme sont le boire, le manger et semblables.

C'est pourquoi un saint évêque de nos jours0, grand maître en l'art de bien prier, considérant que notre Seigneur nous enseignait et recommandait une oraison sans relâche et sans intermission, en tirait cette conséquence, qu’on pouvait donc prier par pensées, par paroles, par actions, et par souffrances, et qu'ainsi il n'était pas nécessaire à celui qui veut faire oraison d'être toujours à genoux ou en méditation actuelle, ni même de quitter ses occupations et emplois, quand ils sont nécessaires, ou prescrits par la volonté de Dieu : mais qu'il pouvait faire oraison en tous lieux, en tout temps, en toute rencontre, s'il voulait porter Jésus-Christ en son cœur, par l'amour. […]

Section trois. Excellence de l'oraison

[...] Sa nécessité paraît assez clairement dans les paroles du Fils de Dieu, qui nous enseigne qu'il faut, c'est-à-dire qu'il est nécessaire de toujours prier0 ; et cette nécessité nous est rendue évidente par l'expérience qui nous fait connaître qu'ayant continuellement besoin de la faveur du Ciel, pour l'obtenir il est nécessaire de la demander.

C'est la présente raison qu'apporte l'angélique docteur lorsqu'il dit que souvent, plusieurs grâces, même des nécessaires au salut, ne nous serons jamais conférées de Dieu que par le moyen de l'oraison, sa divine providence l'ayant ainsi décrété et ordonnée de toute éternité, de la même façon qu'elle a déterminé de ne nourrir et conserver les hommes que sous la condition qu'ils sèmeraient et cultiveraient la terre pour en recueillir les fruits0.

Mais il me semble que toutes les louanges qu'on peut donner à l'oraison sont excellemment comprises en celle que renferme [108] sa définition, qui l'appelle une élévation ou union de l’âme avec Dieu, qui peut monter jusques au point d’une parfaite transformation et unité d'esprit avec cette suprême Majesté, ainsi que dit l'Apôtre, qui, expliquant ailleurs comme se fait cette unité et cette transformation : Nous autres, dit-il parlant de soi et de ses semblables, contemplant la gloire de Notre Seigneur, nous nous transformons en sa même image, passant d’une clarté à une autre clarté, selon que nous sommes poussés du Saint-Esprit0. Par ces paroles, l'Apôtre nous enseigne que la méditation des perfections glorieuses de Dieu est en l'âme contemplative, ou contemplante, une vive image ou une vivante expression de ces mêmes perfections, d'où procède le saint amour, unissant la volonté à la Bonté qu'elle a connue, la faisant sortir d'elle-même pour adhérer à l'objet aimé, dans lequel elle fait sa demeure de cœur et de pensée, vivant plus en Dieu qu'en soi-même, et demeurant toute transformée en lui, sinon quant à la nature, ce qui n'est pas possible, au moins dans sa glorieuse qualité, n’ayant plus qu'un même cœur et une même volonté avec lui.

De cette doctrine bien conçue, il est facile de juger pourquoi tous les saints Pères et docteurs de l'église, de concert et [109] comme à l'envi, ont dit qu'il n'y avait rien de plus honorable, rien de plus doux, rien de plus utile à l’âme, que d'être ainsi unie et transformée en Dieu par l'oraison.

L'honneur en est grand ; car si la servitude chrétienne est préférable à la couronne des rois et à l'empire du monde, quelle gloire sera-ce à une âme de devenir l'épouse de Dieu, et en cette qualité de s'unir étroitement à lui ? Le vrai Dieu d’infinie majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité comme son épouse ; et l'âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec lui comme avec son époux ; tout est commun entre eux, ils s'accordent partout, ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L'exercice de cette amitié, qui procède en l'âme d'une charité parfaite, fait qu'elle veut à Dieu tous ses biens, qu'elle s'en réjouit, et qu'elle s'y complaît pour l'amour de lui-même ; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu'il lui veut et lui communique ces mêmes biens : et plus l'union est étroite, plus ces deux esprits observent la loi de cette amitié divine, plus ils s'embrassent et jouissent l'un de l'autre par une mutuelle bienveillance. [110]

Si la gloire d'une âme unie à Dieu par les actes de l'oraison est grande, il faut dire que le plaisir qu'elle y ressent ne l’est pas moins : car l'oraison est le temps et le lieu de délices mutuels entre Dieu et l’âme, qui conversent ensemble avec des privautés dignes de l'infinie bonté et de la condescendance de cette suprême majesté. Je souhaite, disait une âme bien élevée, que mon entretien agrée à mon Dieu, car pour moi je n'ai point de plaisir qui égale celui d’ouïr sa voix et de jouir de sa présence.

C'est pour cette raison que quelques saints Pères et docteurs de l'Église ont assuré que le plaisir que l'âme ressent en l'oraison, si elle a atteint quelque degré d'union considérable, se peut appeler le Paradis de la terre. Le plus parfait bonheur de l'homme en cette vie, dit le Docteur séraphique, est d'être tellement uni à Dieu, qu'avec toutes ses forces et ses puissances étant recueilli en lui, il devienne un même esprit avec lui, en sorte qu'il ne ressente et ne voie que lui, et que toutes ses affections, plongées et réunies dans la joie du saint amour, reposent doucement dans la jouissance du Créateur.

Et l’Angélique en parle en même sens, lorsqu'il dit que dans les hommes parfaits, tels que sont ceux qui sont en la voie unitive [111] et qui ont atteint quelque éminent degré d'oraison, il y a quelque commencement de la béatitude future ; parce que bien qu'en cette vie ils ne puissent avoir la parfaite jouissance du souverain bien, qui est réservé pour l'autre, où ils verront Dieu face à face, et à rideaux tirés, il y a pourtant en eux quelque ressemblance et quelque participation de cette éternelle félicité dans l'actuelle jouissance qu'ils ont de Dieu en l'oraison unitive ; puisque cette jouissance est une expérience vitale des douceurs de Dieu, et une certaine intime conjonction de ce souverain bien avec l'entendement sous la raison de souveraine vérité ; et avec la volonté sous celle d'une bonté universelle, souverainement délectable, qui peut sans doute, et doit être appelée un avant-goût de la béatitude, l'âme produisant pour lors les actes les plus parfaits qui soient possibles, et que les théologiens appellent pour cet effet du nom de béatitudes.

Ce qui est bien remarquable et considérable en tout ceci, c'est que la gloire et le plaisir qui est dans l'oraison est inséparablement accompagné d'une perfection et sainteté égale à tous les deux ; car comme l'union de l'âme avec Dieu se fait par la charité, qui est le lien de toute perfection, et [112] que le propre de tout amour, et surtout du divin, comme plus efficace, est de transformer la volonté en ce qu'elle est, aimant Dieu elle demeure toute déifiée et transformée en lui par la participation de son esprit, opérant plus que par ses passions et ses instincts, d’où résulte en elle une ressemblance merveilleuse dans la vie et dans le cœur avec le bien-aimé, fondée en une parfaite conformité de sa volonté à la sienne, d’où procède nécessairement l'exercice continuel de toutes les vertus qui rendent une âme vraiment sainte, et lui font toucher le point de cette haute et sublime perfection recommandée dans l'Évangile par Notre Seigneur, où il nous exhorte de nous efforcer d'acquérir une perfection semblable à celle du Père céleste.

Section quatre. De trois sortes d'oraison

Bien que les espèces d'oraison traitées par les saints Pères et par les maîtres de la vie spirituelle paraissent fort différentes et en grand nombre, on les peut néanmoins réduire à trois générales, qui comprennent toutes les autres.

La première, qui est la plus commune, est celle qui s'exerce par voie de méditations [113] ou de considérations, dont on tire les affections et résolutions convenables. La seconde est appelée contemplation affirmative. Et la troisième contemplation négative.

L'oraison appelée « de méditation » n’est autre chose qu’une ou plusieurs considérations tirées sur quelque sujet ou mystère, afin d’exciter et porter les affections en Dieu et aux choses divines ; ou bien c’est une œuvre des trois puissances intérieures et spirituelles de l’âme, mémoire, entendement et volonté, sérieusement employées ou appliquées à connaître et aimer celui par qui et pour qui elles ont été créées.

La seconde sorte d’oraison, que nous avons nommée contemplation affirmative, se fait en l’âme par une simple vue de la vérité qu’elle veut méditer, sans aucune variété de discours, étant éclairée et pénétrée d’une lumière céleste au moyen de laquelle sa volonté se porte incontinent et sans peine aux affections d’admiration, d’amour, de désir, de joie, de complaisance et semblables.

La troisième sorte d’oraison est la contemplation négative, autrement appelée par les mystiques sans formes et images, laquelle n’aperçoit ni l’objet qu’elle [114] contemple, qui est Dieu, ni la façon dont elle y tend et s’y repose, les actes de l’âme en cette oraison étant directs et ne pouvant être réfléchis. Car comme l’âme, dans sa voie surnaturelle, peut être éclairée de deux lumières — l’une distincte qui lui fait connaître des vérités aperçues et réfléchies ou qui le peuvent être ; l’autre indistincte, générale et confuse, qui ne lui fait rien voir de distinct et de particulier, mais lui donne une idée générale de Dieu comme d’une bonté infinie, dans laquelle elle se repose — la première lumière lui peut servir dans les oraisons de discours et de méditations, ou de la contemplation affirmative ; la seconde n’est en usage que dans l’oraison mystique.

[…]

L’échelle de Jacob, remplie d’esprits angéliques qui montaient et descendaient par ses degrés, peut encore être le symbole de nos trois formes d’oraison, et des hommes angéliques qui font profession de s'élever par les degrés de l'oraison, qui est l'échelle mystérieuse par laquelle ils montent à Dieu — puisque, comme nous avons dit, l'oraison est une montée, une ascension et une élévation de l'âme en Dieu par ces différents degrés.

Les anges qui sont au bas de l'échelle appuyée sur la terre et qui commencent à s'élever, marquent ceux qui s’adonnent à l'oraison, dont ils tâchent de monter les [118] premiers degrés, dans lesquels ils pratiquent l'oraison de discours, s’efforçant par diverses considérations de reconnaître les vérités de la foi et de s’en instruire, tirant de saintes affections conformes aux mystères qu'ils ont médités ; qui sont plus ordinairement ceux de la vie, de la Passion de Jésus-Christ et de la doctrine toute céleste qu'il nous a enseignée, en tirant des conclusions et des résolutions pour l’amendement de leur vie. Et ainsi ils se disposent par le recueillement intérieur et l'usage des méditations prescrits par les plus sages maîtres de la vie spirituelle, à être élevés jusques aux degrés de la contemplation, que Notre Seigneur fait même goûter quelquefois aux imparfaits commençants pour les attirer à son amour.

Les anges qui ont quitté la terre et tiennent le milieu de l'échelle, mais n’ont pas encore atteint le sommet où Dieu repose, figurent les âmes profitantes et qui ont déjà bien avancé dans la voie de l'oraison ; tel qu'était celle qui désirait et demandait des ailes de colombe pour voler0 et se reposer. Ces âmes ont déjà abandonné la terre, elles ne marchent plus par la voie des méditations de leur entendement en tant qu'il déduit une connaissance d’une autre, et une conséquence d'un principe ; et [119] leurs volontés ne se portent plus à Dieu, aux choses divines en tant qu'elles leur sont représentées par raison et discours ; mais à la faveur de leurs ailes mystiques, qui sont de simples regards de leur intelligence, et la propension affectueuse d'une volonté pleine de suavité en Dieu, elles se tiennent suspendues par le vol de la contemplation, et sans aucun travail pénètrent les choses divines, les goûtent dans le repos et par leur simple et amoureux regard se maintiennent dans leur attention à la divine présence.

Ceux des anges qui sont arrivés au faîte de l'échelle sur laquelle Dieu est appuyé représentent fort bien les âmes mystiques qui, s'élevant au-dessus de tous les actes d’entendement apercevables et réfléchis et des affections qui leur correspondent, atteignent jusques à leur sommet et jusques à leur pointe, seules capables de contempler Dieu en lui-même d'une façon inconnue, et de se reposer ainsi entre ses bras. Je veux dire que dans cet état l'âme est conduite par une lumière indistincte, générale et confuse, sans notion particulière de quoi que ce soit, sinon de Dieu comme incompréhensible, qu'elle adore et qu'elle aime dans sa plus haute pointe, qui en demeure pleine de recueillement, d'amour et de silence, [120] quoiqu'elle ne s'en aperçoive pas, à raison de la simplicité de cette opération.

La première oraison, étant toute dans les actes de la méditation, se peut expliquer par le discours, et il est aisé d'en donner et d'en suivre les méthodes.

La seconde, qui est la contemplative, est sans discours, élevée au-dessus des méditations, et se trouve dans un grand jour qui lui expose les vérités qu'elle veut connaître, mais ce grand jour n’est que pour elle ; elle ne peut déclarer par parole ce qu'elle voit et ce qu'elle aime, parce que c'est une manne qui n'est connue et goûtée que de celui qui la reçoit0.

Mais ce qui se voit et se goûte dans l'oraison mystique, ou contemplation négative, est si secret et si caché, que celui même qui le reçoit ne peut ni expliquer, ni entendre ce que c'est ; ainsi que Cassien l’a fort bien remarqué, rapportant à ce propos une sentence de ce fameux Père des déserts, saint Antoine, qu'il appelle divine ou céleste, qui dit que l'oraison de celui qui se souvient de soi ou qui entend et prend garde à sa propre prière n'est pas parfaite0.

[…]

Je ne prétends pas traiter ici des deux premières sortes d'oraison, qui sont la méditation et la contemplation affirmative, que plusieurs bons et savants auteurs enseignent en sorte qu'il semble qu’on n’y puisse rien ajouter. [122]

J'entreprends seulement d'éclaircir et expliquer la troisième sorte d'oraison, appelée mystique ou contemplation négative, qui semble en avoir plus de besoin ; et si je parle des deux autres, ce n'est qu'autant qu'il sera nécessaire pour la parfaite intelligence de celle-ci. Car comme il y a de la liaison et de la dépendance en l'usage de ces trois sortes d'oraisons, et qu'elles s’entraident toutes pour former en l’âme une présence habituelle de Dieu, il est malaisé de les séparer absolument, et même je puis dire que, comme l'oraison mystique ne rejette pas toujours celles qui se font par voie d'actes et de pensées, mais plutôt s'en sert quelquefois comme de troupes auxiliaires pour se conserver et maintenir dans son bien-aimé repos, aussi les lumières de cette oraison mystique peuvent apporter beaucoup de jour à ce qui est de plus obscur dans les deux autres, et que les maximes qu'elle donne sont fort utiles, et souvent nécessaires pour la résolution et l'éclaircissement des difficultés qui s'y rencontrent.

Chapitre iii. Du nom de l'oraison mystique, et en quel sens on le doit prendre

L'oraison mystique est celle que les théologiens mystiques appellent communément sans formes et images, et que nous pouvons dire être sans actes et sans pensées. Ou bien comme parlent les autres, c'est un repos de l'âme en Dieu, qui n'est pas appelé acte, quoiqu'en effet il le soit, parce que ni son opération ni l'objet de son repos ne sont aperçus.

Et comme il est difficile à ceux qui n'ont pas l'intelligence de cette mystique théologie de comprendre comment l'âme peut faire oraison sans formes et images, et en sorte qu'elle soit sans pensées ou production d'actes d'entendement et de volonté, puisque l'oraison étant un parler avec Dieu et les pensées étant les paroles de l'âme, il semble qu'on ne peut pas parler à Dieu sans penser en lui, non plus que l'aimer sans affection. C'est pourquoi il faut remarquer d'abord :

Premièrement, qu'il y a deux sortes de [124] formes et images, ou pour parler plus intelligiblement, deux sortes de pensées ou d'actes intérieurs : les uns sont appelés mystiques, c'est-à-dire non aperçus ni réfléchis, sans lesquels l'oraison de repos ne se peut pratiquer ; les autres peuvent être aperçus et réfléchis. Or quand nous disons qu'il faut quelquefois faire oraison sans formes ou images, sans pensées ou actes, nous n'entendons pas parler des images ou des actes mystiques et non apercevables, mais seulement des autres, qui peuvent être réfléchis et aperçus.

Secondement, que sous le nom de pensées, actes, formes et images, je comprends les opérations de l'affection ou de la volonté, aussi bien que celles de l'entendement et de l'imagination, qui semblent s'expliquer mieux par le mot d'actes, comprenant ceux de toutes ces puissances.

Troisièmement, que le mot d'images vient de l'imagination, et que celui de formes signifie les images formées par l'imagination, sans lesquelles l'entendement et la volonté ne peuvent opérer communément et naturellement. D'où vient que les mystiques, par les formes et les images, entendent les opérations apercevables de nos puissances intérieures, tant de la partie inférieure que de la supérieure. [125]

Quatrièmement, que bien que les mots de formes ou images soient plus usités parmi les mystiques que ceux de pensées et d'actes, je me servirai plus ordinairement de ceux-ci, comme plus intelligibles.

Et cinquièmement, que la connaissance de ceci est très nécessaire, parce que sans elle nous ne pouvons bien entendre et moins encore bien pratiquer tout ce que nous avons à dire et à expliquer sur le sujet de l'oraison mystique.

Chapitre iv. De l'existence de l'oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images

Section première. S'il y a quelque oraison mystique, où il faille quitter les actes ou les pensées

Cette question fondamentale est des plus disputées, et dont la connaissance est la plus nécessaire puisque toute la fabrique et l'édifice de cette oraison ne peut subsister ni s'élever que sur la supposition de son existence, sur quoi je trouve deux opinions fort contraires : l'une est qu'il n'y a pas d’oraison mentale qui exclut les formes et les images, en sorte qu'elle soit sans pensées et sans production d'actes d’entendement et de volonté. Cette opinion est assez commune chez les scolastiques, et chez les autres qui ne sont pas appelés mystiques. Entre lesquels Crombecius [127] la tient formellement, soutenant que l'inaction dans l'oraison, ou l'oraison sans pensées, est une chose inconnue à plusieurs, obscure, difficile à comprendre, et telle que jusques à présent on a eu peine de connaître en fond ce que c’est. Et il dit ailleurs que les saints Pères ont estimé que ne s'occuper pas de bonnes pensées en l'oraison était une pernicieuse oisiveté.

Les raisons qu'ils apportent pour combattre cette sorte d'oraison sont :

Premièrement, qu'il semble y avoir de la contradiction à dire qu'on puisse faire oraison, ou parler à Dieu sans penser ; on ne peut parler à quelqu'un sans penser à lui, les pensées sont les paroles de notre esprit, on ne peut donc parler à Dieu sans penser à lui.

Secondement, les pensées de Dieu non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison.

Troisièmement, l'oraison étant union avec Dieu, une oraison ne peut être contraire à l'autre, non plus que le jour au jour.

Quatrièmement, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent le plus en Dieu.

Cinquièmement, l’expérience journalière fait connaître que si on veut chasser une pensée, il en naît une autre. [128]

Sixièmement, une âme sans pensées est comme une souche de bois, la raison n’opérant pas en elle puisqu'elle n'opère que par pensées.

Septièmement, il semble que rejeter les pensées soit mépriser les actes de charité et des autres vertus.

Huitièmement, ce serait tenter Dieu que d'agir de la sorte.

Neuvièmement, cette sorte d'oraison comme on la décrit, a quelquefois tant d’attraits pour l'âme qui la pratique, qu'elle semble perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales, et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers.

En dixième lieu, il semble que cette sorte d'oraison empêche la commune méthode de prier, que saint Ignace a enseignée, et que les Docteurs recommandent ordinairement. […]

Chapitre v. Description de l'oraison mystique, et de ses différentes espèces

Section 1. Ce que c'est que l'oraison mystique

L'oraison mystique de laquelle nous traitons, autrement appelée de quiétude, ou oraison sans formes et sans images, ou sans actes et sans pensées, est à proprement parler un certain repos de l'âme en Dieu, qui n'est pas appelée opération ou acte, quoi que vraiment il le soit, parce que ni l’objet de son repos, ni son opération ne sont pas aperçus, ou bien par ce qu'elle ne connaît pas distinctement son objet et la façon dont elle s'y repose. [...]

Section 2. L’oraison mystique expliquée et décrite par les mystiques sous les termes d’oraison de repos, ou sans actes, méditations et discours

[…133] Nous ne pouvons pas, dit [sainte Thérèse] en son Château, rentrer dans ce cellier par nos propres diligences ; Sa Majesté est celle qui nous y doit mettre, et qui doit entrer au centre de notre âme. Et pour faire davantage paraître ses merveilles : Il ne veut pas que de notre part il y ait autre chose, sinon que la volonté soit toute rendue à lui ; il ne veut pas qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, mais il veut entrer dans le centre de notre âme sans aucune porte.

Je mets ensuite le témoignage du bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le fils et tout ensemble le père et le directeur spirituel de cette sainte Mère, qui en plusieurs endroits de ses écrits enseigne que dans cet état d'oraison de repos, [134] Dieu conduit l’âme dans une voie telle que si elle voulait opérer d'elle-même et par son industrie, elle troublerait l'action de Dieu en elle au lieu de l'aider. Qu'on ne doit pas contraindre ni obliger l’âme à méditer ni à s'exercer dans les actes à force de discours, ni à les procurer avec attachement, saveur et ferveurs ; parce que ce serait d'être un obstacle à Dieu, qui infond la notion amoureuse sans beaucoup de différence, expression et multiplication d'actes. Il le prouve par la comparaison d’un peintre qui voudrait colorer un visage branlant et agité, qui au lieu d'asseoir et d'appliquer ses couleurs à propos, ne ferait que barbouiller, en disant de même que quand l’âme est en paix et en repos intérieur, elle sera troublée et distraite par les opérations et affections, telles qu'elles puissent être. Et ailleurs, blâmant les mauvais directeurs : Il viendra, dit-il, quelqu'un qui ne sait que frapper sur l'enclume comme d'un forgeron, qui dira : Allez, tirez-vous de là, c'est perdre le temps et demeurer oisif, méditez et faites des actes, car il est besoin que vous fassiez des diligences de votre part, ce sont des illusions et des tromperies ; parce que ne comprenant pas que cette âme est déjà en la vie de l'esprit, pour laquelle il y a plus de discours, où le sens cesse [135] et où Dieu est particulièrement agent, il lui ôte la solitude et la retraite, et ruine par conséquent l'ouvrage excellent que Dieu peignait en elle. [...]

Section 3. L'oraison mystique décrite et expliquée sous les termes de contemplation sans formes et images

Cette oraison mystique est aussi souvent appelée contemplation sans formes ou images, c'est-à-dire sans actes, pensées ou opérations qui puissent être aperçues.

Les créatures, dit Tauler0 parlant de cette oraison sous le nom de Royaume de Dieu, nous servent d'empêchement, en ce que notre esprit s’en forme les images, et y adhère avec propriété : car si nous pouvions nous rendre libres de toute image, propriété et affection, rien ne pourrait faire obstacle au royaume de Dieu en nous.

Si l'esprit, dit Ruusbroec0, entreprend de contenter Dieu par lui-même dans sa propre lumière sans moyen, il est nécessaire qu'il soit libre de tout acte extérieur, comme s'il était sans action ; car si l'esprit s’occupe au-dedans des actes des vertus, dès là il s'embarrasse d’images en son intérieur, pendant lesquelles il ne jouira jamais de la liberté requise pour la contemplation.

Tenez pour tout assuré, dit le père Benoît0, que nuls actes, méditations, pensées, [137] aspirations ou opérations ne profitent ici (il entend l'oraison mystique) nul discours, exercice, enseignement, ni aucun moyen ne doit être entre l’âme et la volonté de Dieu. Et il dit plus bas0 qu'il ne faut pas combattre les pensées superflues et distractions, ni attacher son esprit à quelque exercice particulier ; qu'il ne faut retenir aucunes formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, non pas même de Dieu et de ses perfections, qu'il ne faut pas désirer l’union sensible, ni chercher assurance ou connaissance expérimentale de son union ; parce que tout cela se fait par des actes qui ne sont pas Dieu, auquel l’âme doit s'attacher immédiatement sans aucun moyen.

Il ne faut plus, dit le Père Jean de la Croix0, embarrasser l’âme dans les formes, les imaginations ou autres discours, de peur de l'inquiéter et la retirer de sa paix.

Et c'est le sentiment commun des théologiens mystiques, que l’âme en cette oraison étant capable de s'unir à Dieu intimement, le moindre petit entre-deux peut empêcher l'écoulement de la divine clarté, ce qu'ils entendent non pas seulement des péchés les plus menus, mais aussi des formes, des images, et des notions ; parce que toutes ces choses sont un milieu entre le Soleil divin et le miroir de l’âme, qui en doit être [138] revêtu. Ce qui est bien conforme à la doctrine de saint Denis, qui dit que les choses divines étant sans limites et incompréhensibles, nous les devons entendre, autant qu'il est possible, sans bornes, moyens, figure ou proportion, n’attirant pas l'objet à nous et ne joignant notre entendement sinon à ce qui est suressentiel, et ainsi le séparant des formes, des figures, ou des images, sans s'arrêter en choses ni moyen créé ; et c'est cela même que veulent entendre les mystiques quand ils disent qu'il faut fuir tout concept de Dieu. […]

Section 2. Trois autres objtections résolues

[…] Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre Seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quiétude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années ès méditations, et qui sont déjà bien avancés et disposés à cette manière de prier avec quiétude intérieure en la présence de Dieu, leur donnant avis0 de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu ; et cela ne cause point de division dans les communautés, d'autant que la forme de prier par affection, avec peu de discours, est commune à plusieurs0.

Chapitre x. De l’objet de l’oraison de Repos mystique et quel il est

Section 2. Dieu est l’objet de l’oraison de repos mystique…

Après avoir vu qu'il y a un objet en l'oraison de repos mystique, il faut considérer quel il est.

L'objet de l'oraison du repos mystique n'est autre que Dieu, auquel l'âme se repose tandis que dure cette quiétude qui n'admet aucune pensée ; ce qui se prouve par les raisons suivantes :

La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet ; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs ; ou s'il l’est, comme il est plus probable, cette connaissance est si déliée et si directe qu'elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose ; d'autant que l'entendement ne lui peut pas donner plus de connaissance qu'il n'en a. Or l'entendement ne saurait dire quel est l'objet auquel la volonté se repose, encore qu'il le voie, comme on ne peut discerner une chose qu'on voit de loin. L'entendement présente bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c'est ; de sorte qu'en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi ; ce qui donne une grande conjecture que [220] l'objet de cette oraison n'est pas créé, puisque la volonté, étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé que l'entendement de lui fasse voir la convenance qu'il y a entre elles et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n'a pas une telle sympathie avec la volonté, qui l'attire à soi comme naturellement. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable ; et pour cet effet il est nécessaire que l'entendement raisonne et discoure sur les convenances de cet objet présenté à la volonté ; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l'entendement, lorsqu'il se réfléchira sur son acte. C'est pourquoi, quand la volonté se porte à un objet qui n'est point aperçu et qui ne le peut l’être, il faut dire que c'est le souverain bien qui lui est représenté, auquel elle se porte sans savoir ce à quoi elle tend.

2° Dans cette oraison, la volonté se repose en Dieu plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre sans connaissance de la convenance qu'il y a entre elles et leur centre. Ainsi le fer est tiré par l’aimant sans connaître la convenance qu'il a avec lui. Le même arrive à la volonté lorsqu'elle se tient en repos sans savoir en quoi ; l'entendement [221] ne fait autre chose que lui montrer son objet sans raisonner dessus, et sans lui découvrir la beauté et la convenance du même objet avec elle ; cependant elle s’y porte avec affection, ce qui fait bien voir qu'il y a une grande sympathie entre cet objet et la volonté. L'entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l'homme qui prend la pierre d'aimant pour l'approcher du fer d'une distance proportionnée, lequel, sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur va embrasser ce cher aimant ; ainsi l'entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l'aider à s'élever vers lui ; elle néanmoins0, par une sympathie naturelle avec les forces que la grâce lui donne, se porte à lui et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l'aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme que Dieu, à l'image duquel elle est créée0 ? La ressemblance est cause d'amour et d'union, et comme Dieu est la fontaine de tout bien, chacun a inclination naturelle de l'aimer comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par un instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque [222] partie s'incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose aux coups pour préserver le chef ; ainsi, par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout ; et cela s'accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.

La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison ; car c'est en s'élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d'elle-même, au-dessus des sens, et même de la partie raisonnable, jusques au faîte de la pointe de l'esprit, montrant bien que son objet est plus relevé qu'elle et que tout ce qui est créé, puisque pour l'atteindre il faut s'élever au-dessus de tout, et monter à la plus haute guérite de son plus haut château. Et ce qui est plus considérable, c'est que cette âme ainsi élevée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant le rayon de sa vue autant qu'elle peut, elle voit néanmoins son objet si obscurément qu'elle ne s'en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l'image de Dieu, que Dieu même ? Ce qui confirme ceci, est que l'âme ne pourrait s'élever plus haut pour atteindre un objet [223] sans savoir quel il est, si elle n'avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle0. […]

Livre second. De la foi nue, tant divine qu'humaine, et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l'âme

Traité III. De la foi nue, divine et humaine

De ce que dessus, je puis tirer cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, et dire que c’est une connaissance générale du souverain Bien sans distinction des perfections ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchie0.

L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable : parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en [438] quoi ; ainsi l’acte de ce repos est simplement non aperçu, puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison. […]

La foi commune a son siège dans l’entendement. C’est pourquoi, encore que ces deux sortes de croyance soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son essor plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, savoir que la foi commune ne simplifie pas l’entendement comme fait la mystique, qui le dépouille de toutes pensées ; c’est pourquoi [441] elle est appelée simple, et non la commune0.

Chapitre vi. De l'existence de la foi nue divine

Section première. Cette existence prouvée par raisons

[...446] Ceux qui pratiquent l'oraison de repos sans goût doivent être persuadés en leur entendement que le souverain Bien est en ce repos qui fait qu'ils ne s'y ennuient [pas] et ne croient pas perdre le temps d’y demeurer.

Section 2. Suite des raisons pour la preuve de l'existence de la foi nue

[...447] Sixièmement : bien que le repos soit sans saveur et souvent amer en foi, la volonté néanmoins s’y arrête et s’y plait en même façon que s’il était bien savoureux, sans se mettre en peine d’être en l’un ou l’autre état, d’amertume ou de suavité ; ce qui fait voir que la volonté prend un goût raisonnable, et indépendant des sens. Si quelqu’un prenait une potion ou un morceau bien amer aussi volontiers que les viandes les plus savoureuses, on dirait, que c’est à cause qu’il les croit fort utiles à sa santé. De même, quand on voit une âme également satisfaite du repos sans goût et de celui qui est savoureux, ce que l’expérience apprendra à ceux qui en auront acquis l’habitude, il faut que l’âme croie que l’un lui est autant profitable et agréable à Dieu, que l’autre. Et comme dans le repos savoureux elle reconnaît, par le goût qu’elle y a, si conforme à sa volonté et qui lui donne tant de plaisir spirituel et surnaturel, que c’est son Dieu et son souverain bien, elle s’attache de même au repos sans goût, où elle croit le même objet ; et parce que cette croyance n’est pas aperçu de l’âme elle est appelée foi nue.

[...448] Neuvièmement, l’assurance avec laquelle la volonté se tient en cette oraison de repos sans avoir aucune lumière, ni des sens ni de la raison, qui lui fait connaître qu’elle est en bon chemin, est une bonne raison pour prouver qu’il y a une foi nue divine. Si un aveugle se trouvait la nuit dans un bois plein de tant et de si différents chemins, que le jour, même les plus clairvoyants et routiers eussent de la peine à les tenir sans s’égarer, et que cependant ce pauvre [449] aveugle arrivait sans guide au but où il prétend, il n’y a personne qui ne dît que quelque bon génie l’aurait conduit si droit. De même, quand on voit notre volonté aveugle cheminant par la nuit obscure d’une oraison où les plus éclairés ne voient goutte, et allant droit à Dieu avec si grande assurance, n’a-t-on pas sujet de dire que quelque lumière secrète et non aperçue la conduit ?

[Tauler dit qu'Albert le Grand] nous assure que le centre de l'âme est très merveilleux, très pur et très certain ; que c'est la chose qu'on peut le moins arracher, et qui de toutes peut-être le moins empêchée ; qu’elle est la plus inhérente et persévère le plus ; que nulle contrariété ou adversité ne se trouve dans ce fond ; point d'image, point sensualité, point de mutabilité ; il est sans aucune différence ou distinction qui procède de la fantaisie, comme dit saint Denys.[…] Il est le suprême entre toutes les choses, et il n'y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur0, parce qu'il n'a rien de commun avec la matière ni avec les choses matérielles ; très certain, d'autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres, et qu'elles ne la tirent point d'ailleurs ; ce qu'il dit pour nous apprendre que de cheminer par la vue de son fond est une voie bien assurée pour aller à Dieu. Il dit que ce fond ne peut être arraché, ni par la sensualité ni par les défauts des vices et des tentations charnelles ; il ne peut non plus être empêché, l'âme ayant acquis une grande lumière par son étude, par son effort, et par sa diligence, [262] qui lui est tournée en nature et en habitude, en sorte qu'elle n'y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu'il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond n’est mêlé d'aucune douleur, ni goûté dans la partie sensible0.

Argument [qui ouvre le tome II du Jour mystique]

[…] Je suis, dit-elle [la Sagesse], non comme une fleur renfermée dans un parterre environné de murailles de toutes parts, pour en empêcher l’abord à ceux qui la voudraient cueillir, mais plutôt comme une fleur qui pousse sa tige, épanouit et développe ses feuilles autant odorantes que belles et éclatantes, au milieu des champs nullement clos, ou comme un lys argentin aux filaments et martelets d’or dans une vallée qui marque l’abaissement où je me suis réduite vivant sur terre ; il ne tient qu’aux âmes d’approcher de moi. […] Le saint Évangile nous représente cette même Sagesse incarnée comme une fontaine publique, qui souffre par l’abondance de ses eaux, et qui en demande la décharge. […] Il y convie et sollicite les âmes, même qui semblaient en être les plus indignes et les plus incapables, telle qu’était la Samaritaine. […] Il ne manquera jamais de sa part à communiquer ses dons à tous ceux qu’il trouvera disposés à les recevoir. […] Il leur donnera cette eau vive et vivifiante, non goutte à goutte, mais avec abondance…

C’est ce que je prétends faire voir par ordre en ce petit traité, dans lequel il paraîtra que toutes les âmes chrétiennes sont capables de l’oraison et de la théologie mystique, qu’elle peut être utilement enseignée aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont le plus occupées ; qu’on y doit instruire les novices ou commençants, les simples et les ignorants, aussi bien que les doctes. […]

Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l'oraison mystique

Traité V. Du sujet éloigné de l'oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capables de la pratiquer

Chapitre premier. Des personnes capables ou incapables de l'oraison mystique

Section 3. L'oraison mystique doit être enseignée aux commençants et aux novices

L'oraison sans actes et pensées, et qui n'a qu'un repos sans savoir en quoi on se repose, doit être enseignée aux novices et à ceux qui ne font que commencer la pratique de l'oraison mentale, aussi bien qu'à ceux qui s'y sont depuis longtemps exercés ; et les livres qui en traitent [ne] doivent pas être défendus aux uns non plus qu'aux autres.

Pour preuve de cette conclusion, qui paraîtra d'abord contraire aux sentiments de tous les docteurs, tant mystiques qu'autres, il faut remarquer que ceux qui ne sont pas mystiques, c'est-à-dire qui n'ont pas expérimenté cette oraison sans pensées et sans discours, bien qu'ils la croient, se persuadent que pour la pratiquer, il faut quitter tout à fait les bonnes pensées, ne plus méditer, oublier la Passion de Jésus-Christ et les autres mystères de la foi, et qu'ainsi cette oraison doit être pratiquée, non par des commençants, mais par ceux qui ont déjà l'habitude de ces méditations, et qui sont tellement remplis de bonnes pensées qu'ils en ont fait un magasin au-dedans de [12] leur mémoire. Ils veulent qu'ils aient déjà acquis toutes les vertus, parce que, n'en produisant plus d'actes, on ne les acquerrait pas, puisque leurs habitudes ne se peuvent que difficilement obtenir sans de bons actes. Et comme on dit qu'une absurdité posée, il s'ensuit plusieurs autres, de cette opinion absurde et sans vérité, il s'ensuit une autre qui l'est encore plus, savoir qu'il ne faut pas permettre aux commençants et novices la lecture des livres qui traitent de telle oraison, ni en avoir connaissance. [...]

Section 5. Il faut enseigner aux commençants l'oraison de repos sans goût

Il faut enseigner aux commençants et aux novices, non seulement la pratique de l'oraison de repos savoureuse, mais encore celle qui est sans pensées et sans goût ; je veux dire qu'ils doivent être instruits comment il faut prendre patience durant les sécheresses car, s'il leur est nécessaire de savoir l'oraison qui se fait par le moyen des bonnes pensées et des discours, pourquoi ignoreraient-ils le moyen de bien employer le temps par union avec Dieu quand ils ne peuvent avoir des bonnes pensées et discours intérieurs ? Ce serait être semblable à ceux qui refuseraient du pain aux faméliques, pour en donner aux autres qui seraient remplis. Vous apprenez à vos novices à bien méditer quand ils peuvent aisément faire oraison ; et quand ils sont en disette et comme affamés, vous leur enfermez le pain, leur cachant l'oraison qui lors les peut sustenter.

Mais j’arraisonne ainsi les pères maîtres : si vos novices, [21] demandant conseil, vous disent qu'ils ne peuvent méditer ni avoir aucunes bonnes pensées tant ils se trouvent arides, que leur direz-vous, sinon qu'il faut avoir patience, se résigner et se tenir en repos selon le bon plaisir de Dieu ? Nous disons aussi la même chose quand nous enseignons l'oraison de repos sans goût. La différence qu'il peut y avoir, est que nous leur disons que, prenant patience et se tenant en un repos souffrant, ils font aussi bonne oraison que s’ils méditaient et avaient de bonnes pensées. Et vous, qui ne connaissez pas d'oraison de quiétude sans goût, vous les laissez dans la créance qu'ils sont sans oraison tandis qu'ils ne peuvent produire de bons actes. De là arrive que, comme il y a des âmes qui sont quasi toujours dans ces états d'aridité, croyant ne pas faire oraison, elles perdent courage et quittent tout là. Au contraire, j'ai vu quelques-uns de ces novices qui, ayant été instruits de cette oraison souffrante et attendante, témoignaient grande joie de pouvoir faire oraison dans un état où ils la croyaient impossible, se tenant fort fidèles sur l'assurance qu'on leur donnait, que dans cette attente ils étaient aussi agréables à Dieu, et souvent plus, que dans une plus douce oraison.

Et je puis dire que le défaut de cette [22] croyance est la pierre de scandale et d'achoppement où la plupart des commençants trébuchent, perdent cœur et souvent quittent tout à fait l'oraison, parce que, s'y trouvant en aridité et s’y jugeant inutiles, ils pensent que hors de là ils s’emploieraient en quelque bonne action plus utile, et que même ils pourraient exercer mieux et plus fructueusement la patience. Car c'est tout au plus ce qu'on leur dit, que demeurant ainsi ils pratiqueront la patience ; mais ils ne se persuaderont jamais que ce soit une patience si utile, comme de sortir de l'oraison et aller travailler manuellement faire quelque autre action pénible, dont le profit est évident plus que demeurer ainsi à ne rien faire, ce leur semble ; et l’aversion naturelle qu'a l'âme de demeurer ainsi en sécheresse aidera fort à cette persuasion ; d'où il arrivera qu'elle cherchera toutes les occasions de sortir de l'oraison, contre la doctrine des saints ; ou si elle y demeure, ce sera avec trouble et inquiétude ; et ainsi elle n'aura garde de pratiquer l'oraison de repos sans goût, mais plutôt d'inquiétude très amère, sans pouvoir acquérir aucune habitude de tranquillité.

Et même, quand nos jeunes contemplatifs se persuaderaient que demeurer ainsi en l'oraison, c'est bien pratiquer la patience, si vous n’y [23] ajoutez qu'ils font une fort bonne oraison, à la longue ils s’ennuieront. Que si quelque âme plus stimulée ne quitte pas l'oraison, se voyant toujours distraite et sans pouvoir de la faire, elle tombera en une espèce de désespoir, pensant être délaissée de Dieu, parce qu'elle ne croit pas qu'il y ait d'oraison sans bonnes pensées et actes intérieurs, ou celle en laquelle on médite, ou au moins celle en laquelle Dieu opère par quelque opération surnaturelle. Elle voit qu'elle n’a rien de tout cela, car pour ce qui est des oraisons savoureuses et surnaturelles, ces âmes inquiètes qui ne pratiquent pas l'oraison de repos ne les ressentent guère.

Ajoutez à ce que dessus, que cette âme entendra dire que l'oraison est si profitable, que sans elle on ne peut arriver à la perfection, elle en ressent même de grands désirs ; voyez en quel désarroi vous mettez cette pauvre âme pour ne lui pas enseigner l'oraison de repos sans goût, et si elle n’entre pas dans un labyrinthe dont elle ne pourra pas trouver l'issue, parce que vous lui cachez l'oraison de repos, qui est le fils d'Ariane seul capable de l'en tirer.

Ce qui doit encore obliger les directeurs prudents et charitables à découvrir le secret de cette oraison à leurs enfants, c’est qu'elle est un amour de Dieu sur toutes choses, une [24] élévation d'esprit à ce divin Objet et une union immédiate avec lui, le sûr chemin qui conduit à l'oraison continuelle. Il ne faut pas frustrer les novices de tant de biens, dont ils sont capables avec la grâce de Dieu, sans laquelle les plus anciens ne le seraient pas. Et quand on fait exception des novices, cela doit être entendu de ceux qui en abusent, comme il est prouvé ailleurs.

Et à ce qu'on pourrait opposer qu'il faut commencer par les choses plus faciles, comme dit Aristote, et que cette oraison est presque inconcevable, je réponds que l'oraison sans pensées n'est pas plus difficile à entendre que celle qui se fait avec pensées et avec production d'actes, si elle est bien expliquée, comme il paraît par ce que j'en dis ailleurs ; et c'est une fausse persuasion de penser que l'oraison avec pensées est le rudiment et que celle de repos ne se doit pratiquer qu'ensuite, car elles doivent être exercées toutes deux dès le commencement, ainsi que je le prouverai en montrant quand il la faut pratiquer.

Les raisons que nous venons d'apporter pour faire voir que l'oraison mystique doit être enseignée aux commençants, prouvent encore que la lecture des livres qui en traitent leur doit être permise.

Chapitre ii. Si la théologie mystique doit être enseignée…

Section 2. Cette théologie doit être enseignée aux simples et aux ignorants

[...] Ce n'est pas à la faveur de la science humaine que l'on arrive à la connaissance de la théologie mystique qui est sans formes et sans images, c'est-à-dire qui enseigne l'oraison sans pensées et sans autres actes qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques. Personne, disent quelques-uns0, ne peut comprendre les secrets mystiques [30] par la profondeur de la science ou par la subtilité de l'intelligence ou par quelque exercice que ce soit, mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer par sa bonté0.

Cette sapience, disent quelques autres, n'est pas de la terre mais du ciel, ne gît pas en belles paroles et bien agencées mais en la vertu du Saint-Esprit, ne procède pas de la subtilité d'esprit mais de la pureté de vie. En vain vous feuilletterez les livres si vous n'en cherchez la jouissance, car on ne la tire pas de la science mais de l'expérience, sans laquelle en entendra bien peu de tous ces parlers mystiques ; ce sont des secrets d'amour céleste : si on ne les goûte, on ne les comprendra point.

Traité VI. Du sujet prochain de l'oraison mystique, ou du fond de l'âme

Chapitre ix. Qualité, noblesse et excellence de la suprême partie de l’âme

Section 11. Effets de l'introversion de l'âme en son fond

L'oraison de repos, ou la fonction de la pointe de l'esprit, qui est une introversion de l'âme en son fond, produit en elle beaucoup de biens et d'excellents effets.

Premièrement, elle l’unit à Dieu, parce que cette introversion est un amour très pur et très ardent, et que, comme dit saint Denis, l'amour tend à l'union, faisant sortir l'âme de soi-même pour l'unir à l'objet aimé, dans lequel elle est plus vivante que dans le sujet qu'elle anime.

Secondement, l'âme, en vertu de cette conjonction et union si intime et si étroite avec Dieu, devient son épouse consacrée et dédiée à ses plaisirs, l'objet de ses complaisances, tout éclatante des rayons de son ineffable beauté, et comblé de ses dons et richesses inestimables.

Troisièmement, dans cette union Dieu se découvre à l'âme, ôtant le voile des images et des nuages des créatures, et bien que cette manifestation où vision ne soit pas [272] intuitive, comme est celle des bienheureux, elle est néanmoins la plus grande qui soit sous le ciel, et l'âme y est enseignée de Dieu même, comme parle Isaïe. Là, parmi ces divins embrassements, il lui révèle ses secrets, et cette âme étant comme une belle glace vive et profonde, sans tache des images et des affections créées, il lui communique sa clarté ; aussi cette union est appelée du nom de mystique théologie, c'est-à-dire connaissance de Dieu très secrète, parce qu’au moyen de cette union, l'âme acquiert une certaine connaissance expérimentale qui surpasse la science, et qui pour cela est appelé sapience par saint Denis, ou très divine connaissance.

Quatrièmement, la suavité, la paix et le repos découlent encore de cette même source de l'expérience et de l'union de Dieu. Car cette introversion étant une conjonction très étroite de l'âme aimante avec le Bien-Aimé, il faut que la joie soit abondante, et que d’elle suivre la paix et le repos, qui même donne le nom à cette théologie et oraison mystique.

Cinquièmement, la perfection de l'âme par l'ornement de toutes les vertus est encore l'effet de cette amoureuse introversion ; l'amour tend à l'union, transportant l'amant et le faisant sortir de soi-même pour [273] l'unir à l'objet aimé et le transformer en lui. L'âme qui aime puissamment Dieu se transforme si fort en lui de cœur et de volonté, qu'elle ne veut plus que ce que Dieu veut, et la volonté étant unie, toutes les autres puissances qui en dépendent demeurent transformées, et la vie de l'âme changées en la vie du Bien-Aimé, par une ressemblance la plus grande qui se puisse trouver entre Dieu et la créature. C'est pourquoi elle doit d'avoir toutes les vertus en un degré héroïque, comme il est bienséant à une âme qui a acquis la divine ressemblance avec le Dieu des vertus. Cette âme ainsi arrivée aux très purs et très aimables embrassement de l'Époux céleste, se trouve très conforme à l'image de Jésus-Christ souffrant, se plaisant non seulement à faire des choses grandes pour lui, mais à souffrir toutes sortes de peines extérieures et intérieures, par un amour nu, et soutenue de sa seule générosité, qui ne trouve de consolation qu’au seul accomplissement de sa sainte volonté.

Sixièmement, cette introversion conduit l'âme à l’état d'une oraison et présence de Dieu habituelle ou continuelle, qui est le but de la vie contemplative, parce qu'elle y apprend à ne voir que Dieu est adhérer à lui seul en toutes choses ; et comme nos yeux ne peuvent apercevoir les choses de ce [274] bas monde sans voir la lumière, par laquelle elles sont vues et rendues visibles ; de même cette âme élevée par cette lumineuse introversion voit Dieu en toutes choses et toutes choses en Dieu, par lequel et pour lequel elle subsiste ; sans être diverti de cette divine présence, ni par les occupations extérieures, ni par la fréquence des hommes ; conservant par une intime, stable et essentielle introversion, l'unité d'esprit en toute multiplicité.

Livre quatrième. De l'oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût

Traité VII. Des diverses espèces d'oraison mystique savoureuse

Chapitre premier. De la première espèce de l’oraison de repos mystique savoureux, qui est dans l’imagination et qui s’appelle assoupissement délicieux

Section 4. Différences entre l'assoupissement mystique et le corporel

Ces deux assoupissements diffèrent, premièrement, en ce que le corporel charge la tête de vapeurs, rend le corps pesant et paresseux au travail ; mais l'assoupissement mystique n’appesantit point Le corps. S'il demande la retraite, ce n'est point par paresse, mais pour vaquer plus aisément à Dieu et se reposer en lui.

Secondement, le travail et l'occupation réveillent le corps, mais ils ne divertissent point l’'âme de son assoupissement, quand elle ne s'y porte point par excès. [297]

Troisièmement, l'homme peut, ou procurer, ou éloigner par son industrie l'assoupissement corporel ; le mystique dépend de Dieu ; l'âme, pourtant, le pourrait empêcher par un grand divertissement, ou par la résistance qu'elle y apporterait.

Quatrièmement, s'il assoupissement corporel cause la paresse, qui est une espèce de tristesse ; le mystique est bien différent, puisqu'il rend l'âme allègre et contente.

Cinquièmement, l'assoupissement corporel rend l'homme terrestre brutal, hébété, empêche les pensées des choses spirituelles ; le mystique rend l'âme dévote, intérieure, la confit en douceur et la plonge en Dieu.

Sixièmement, l'assoupissement corporel procède quelquefois de lassitude et empêche les fonctions du corps et l'esprit ; le mystique rend l'âme allègre, prompt et plus propre à opérer, au moins spirituellement.

Section 6. Quelques raisons qui prouvent qu'en cet assoupissement mystique l'âme a une attention particulière à un objet qui n'est pas aperçu

[...] La quatrième raison : l'expérience apprend que cet assoupissement mystique s'entretient mieux, se conserve et se rappelle quand il diminue, par des imaginations que par des raisonnements et des discours d'entendement. Car quand ce repos savoureux diminue, l'âme le rappellera facilement par de petites imaginations. Par exemple, que tout ce monde n'est rien, que Dieu est tout, et par un rebut de tout ce qui n'est point Dieu, formé plutôt avec l'imagination, comme si elle chassait loin toutes choses, que non pas par discours et raisonnement. Ou bien, s'imaginant une grandeur immense à laquelle seule elle adhère en rejetant tout le reste. [...]

Section 8. Les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique, et comment

Je dis que les sens externes sont à demi liés dans cet assoupissement mystique, par un repos savoureux de la volonté et par une connaissance mystique et directe, tant de l'entendement que de l'imagination. Ce que pour mieux entendre, il faut savoir, premièrement, que la concupiscible et l'irascible n’y opèrent point du tout ; secondement, que la volonté n'y produit aucun acte ; troisièmement, qu'il n’y a aucune pensée ni de Dieu ni d'autres choses : la volonté se tient en un repos agréable, adhérant à un objet qui n'est point aperçu, auquel nonobstant elle a si grande attention, qu'il l'élève, la suspend, la tient occupée sans produire ni actes, ni pensées, mais une simple suspension. C'est encore une grande tranquillité de l'âme, qui s’essore et s'élève vers ce bien non aperçu ; elle s'agrandit, même, au-dessus de soi et de tout ce qui n'est point goûté dans ce repos, avec un désaveu, au moins virtuel, de tout ce qui est au-dessous de lui.

[...] Puisque ce tourment et agitation de la partie inférieure ne nous ôte point le goût, ni le repos et la quiétude de la volonté, de quoi nous mettons-nous en peine qu'ils demeurent tant qu'il voudra, il suffit que nous soyons assurés que Dieu nous le laisse pour exercer notre patience.

Le second avis que je donne à l'âme, et de ne s'efforcer point plus que de raison de ramener le sens à son devoir, parce que cet effort qu'elle fera pour l'apaiser et l’atttirer à son goût ne lui peut être que préjudiciable en tel état, pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu'il est inutile, le sens n'obéissant pas à la raison. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l'inquiétude, croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal, et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût.

La troisième raison est que, travaillant en son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d'affaires qu'elle n'en peut digérer : le soin d'apaiser ses sens est seul capable d'engloutir toute son attention : celui d'entretenir le goût de Dieu n'en demande pas moins ; [406] ayant deux fusées à démêler, si difficiles qu'à peine peut-elle satisfaire à l'une, comment le pourrait-elle à toutes deux ? Et ainsi elle tombera accablée sous le faix, comme l'a remarqué ci-dessus sainte Thérèse.

La quatrième raison est que le pénible et inutile travail que prend l'âme d'apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repos savoureux ; parce que l'attention qu'elle donne au sens diminue celle qu'elle doit à l'entretien de ce goût, et que le défaut d'attention et de coopération à telles grâces les diminue ou fait évanouir tout à fait. [...]

L'entendement a honte de voir qu'il n'entend pas ce que l'âme veut, et ainsi il va de part à autre comme étourdi est tout étonné ; car il ne s'assied et ne se repose à chose aucune. La volonté est si plongée en Dieu, que l'inquiétude de l'entendement lui donne une grande peine ; et partant, il ne faut point qu'elle en fasse cas, car il lui ferait perdre beaucoup de ce dont elle jouit ; mais il faut qu'elle le laisse là, et qu'elle s'abandonne entre les bras de l'amour. Car Sa Majesté lui enseignera ce qu'elle doit faire en ce temps-là, et quasi le tout gît a s’estimer indigne d'un si grand bien, et à s'employer en actions de grâces. Il arrive souvent que quelqu'un, voulant empêcher un autre de se noyer, se noit avec lui et perd la vie qu'il lui veut sauver ; ainsi l'âme voulant tirer le sens au point de tranquillité et de repos, se noit avec lui dans les eaux de ses inquiétudes, perdant la grâce de son précieux repos0.

Traité VIII. Des différentes espèces d'oraison mystique sans goût

Chapitre premier. L'oraison mystique sans goût produit ses actes sèchement et difficilement

Section 2. De la nature des sécheresses

[501] Les sécheresses, qu’on appelle autrement des noms de délaissements, d’abandons, de privations et semblables, ne sont autre chose que la difficulté que ressent l’âme à faire oraison. Ces sécheresses rendent le cœur stérile de bonnes pensées et sont semblables à une bise ou à un vent froid qui flétrit les fleurs de la dévotion et qui amortit et éteint toute suavité et suc spirituel.

Et comme le palmier produit ses dattes en des lieux arides, comme l’or se tire d’une terre sèche et stérile crevassée, et la nacre de perle de la mer salée, cette oraison de même produit ses actes en amertume de cœur, ses bonnes pensées sont sèches et arides. Il ne faut point parler à une âme qui est en telles sécheresses de garder de méthode en la production de ses actes, non plus qu’à un prédicateur ou orateur qui a perdu la mémoire du discours qu’il avait prémédité ; il faut qu’il dise ce qui lui viendra en bouche le mieux qu’il pourra, à peine d’être sifflé. Que l’âme de même qui se trouve en ce pitoyable état d’oraison s’échappe et se tire de ce bourbier le mieux qu’elle pourra.

Section 2. Le mot de négligence ou nonchalance mystique usité et approuvé dans la théologie mystique

[...] Nos mystiques sont quelquefois contraints d'user de termes extraordinaires pour signifier des choses fort difficiles à connaître et expliquer, et spécialement cette union avec Dieu qui se fait sans pensées. [...] En tête de cet escadron marchera une [669] Déborah, car Dieu a donné le salut en la main d’une femme. C’est sainte Thérèse, qui ne déguise point les mots, mais les prend en leur plus naïve signification pour se donner à entendre. Voici ses paroles0 : « Il faut, dit-elle, laisser l’âme entre les mains de Dieu, qui fasse ce qu’il lui plaira d’elle ; avec la plus grande négligence de son profit et la plus grande résignation à la volonté de Dieu. » En cet endroit on ne peut prendre ce mot que pour une négligence mystique, voulant dire que l’âme se doit laisser conduire à Dieu par la voie qu’il lui plaira, négligeant son propre profit ; et que quand il lui semblera qu’elle n’avance pas en l’oraison, n’ayant aucune bonne pensée, elle ne se doit pas mettre en peine de ce prétendu avancement, mais s’unir à Dieu par la voie ou par le moyen qui lui plaira davantage. Le bienheureux Jean de la Croix, parlant de l’oraison de quiétude ou de repos, laquelle espère parmi les aridités et les sécheresses, dit0 que si en aridité et en sécheresse qui excite l’âme d’être seule et en repos, ceux à qui cela arrive se savaient calmer et négliger, tout œuvre intérieur et extérieur qu’ils prétendent faire par leurs industries et par leurs discours, ne se souciant d’autre chose que de se laisser conduire à Dieu, ils jouiraient en ce loisir sans souci de cette délicate [670] réfection intérieure, laquelle opère au plus grand loisir et négligence de l’âme.

Le Père Jacques de Jésus, dans les notes qu’il a faites sur les œuvres de ce bienheureux Père, use aussi du mot de sainte négligence, et en la phrase seconde0 il montre qu’il ne faut point avoir soin ni souci d’opérer, c'est-à-dire d’avoir de bonnes pensées, pour jouir d’une autre opération. C’est, dit-il, parlant de lui, ce qu’il savourait souvent et qu’il répète savoureusement, que nous laissions l’âme libre et sans souci, ajoutant que comme cette opération et cette faveur que reçoit l’âme est réellement de Dieu, le soin et la prétention nuit pour lors, voire même au spirituel ; or quiconque dit prétention dit affection avec effet que l’âme a de tenir ce qu’elle a prétendu, y ayant en cela un peu de propriété et regardant cette œuvre comme fille de ses diligences et où elle a bonne part.

Le père Constantin use aussi de ce mot de négligence0. […]

Section 3. Le mot de négligence mystique en sa propre signification…

Les mots de négligence ou de nonchalance sont équivoques, en ce qu’ils peuvent être pris pour signifier la paresse ou la lâcheté ou pour un acte mystique servant au repos et à l’union avec Dieu ; et nos théologiens le prennent non au premier sens, parce qu’en la théologie mystique on ne blâme rien plus que la paresse, mais au second, enseignant par ce terme qu’il ne se faut pas soucier de produire des actes et qu’il les faut négliger en quelque façon, afin de donner lieu au repos mystique et à l’union avec Dieu ; et ils attribuent cette négligence mystique à toute l’oraison de repos, parce qu’il est nécessaire à l’âme de négliger sans mépriser les opérations et les bonnes pensées, afin de vaquer à l’union et au repos mystique en Dieu.

Bien que j’approuve le sens que les contemplatifs donnent à cette négligence mystique, si on la prend néanmoins pour une nonchalance de produire des actes et de s’entretenir en bonnes pensées, elle ne convient, à proprement parler, qu’à cette [672] onzième espèce, en laquelle l’âme a une lumière et un touchement intérieur qui lui fait goûter ou pénétrer qu’en l’état où elle est, elle ne se doit point soucier de la production d’actes, puisque par eux elle ne se peut unir à Dieu, et que même ils sont empêchement à ce repos mystique, si elle prend un soin trop grand de les rechercher quand elle ne les peut avoir.

Sans cette lumière ou ce touchement intérieur, je ne conseillerais pas à l’âme de pratiquer cette nonchalance ou négligence de bonnes pensées, crainte qu’elle n’en fît pas assez d’état ; mais cette lumière donne le remède à ce mépris, quoiqu’il soit vrai que l’âme n’a pas toujours cette lumière et cette vue toutes les fois qu’elle pratique l’oraison de repos.

Il faut que je tâche de faire comprendre quel est l’acte de cette négligence mystique, afin qu’on connaisse par même moyen pourquoi les docteurs contemplatifs assurent qu’elle est nécessaire à toute l’oraison de repos, et pourquoi je dis qu’il est dangereux de la pratiquer hors de cette onzième espèce.

Cette nonchalance ou négligence mystique est donc en l’âme un acte de grande résignation à la volonté de Dieu, qui pour lors ne veut pas qu’elle puisse avoir de pensées. [673] C’est une indifférence de les avoir ou non, qui la rend satisfaite de ce que Dieu ordonne ; ce qu’elle peut faire en deux façons. La première, c’est lorsqu’étant en telle sécheresse qu’elle ne peut avoir de bonnes pensées, ou qu’ayant un repos savoureux ou un goût qui l’entretient suffisamment sans autres pensées, elle ne se met pas en peine d’en procurer, et pour lors, bien qu’elle ne fasse point de réflexion que c’est par un tel motif qu’elle néglige ces bonnes pensées, et se contente de se tenir en repos et en tranquillité, elle ne laisse pas de les négliger en effet. La seconde, c’est quand elle a une lumière et une vue que, pour se tenir en ce repos mystique et mieux pratiquer la tranquille patience, elle doit négliger ces bonnes pensées et demeurer indifférente ; et pour lors cette négligence est exprimée et signifiée à son entendement par cette vue et lumière. […]

Section 4. Comment l'entendement et la volonté opèrent dans cette oraison

L’entendement opère en cette oraison par une vue simple sans discours, et la volonté par un repos délicat.

Nous avons dit ci-dessus que la volonté avait une nonchalance de produire des actes et ne se souciait point d’avoir de bonnes pensées ; parce que l’entendement lui fait voir quelles ne lui sont pas possibles et qu’elle se peut unir à Dieu sans elles ; et qu’ainsi Dieu ne lui en voulant pas donner, elle se devait tenir soumise à sa volonté, ce qui lui donne ce repos.

Mais il faut savoir que l’entendement n’a pas toutes ces connaissance par forme de discours et de plusieurs pensées, mais par une simple vue contemplative sans raisonnement, et par une lumière fort déliée qui lui fait voir qu’elle se doit tenir contente bien qu’elle ne puisse opérer par bonnes pensées ni faire autre chose que se tenir en repos mystique. Cette lumière vient de la foi nue humaine, qui est réfléchie en tant qu’elle est humaine, mais directe en tant qu’elle est divine. C'est-à-dire que cette lumière donne une connaissance réfléchie à [676] l’âme qui lui fait voir qu’elle ne peut opérer, et qu’elle ne s’en doit point mettre en peine ni s’inquiéter de ce qu’elle ne peut pas avoir de bonnes pensées, et qu’elle ne s’unira pas moins à Dieu par une patience tranquille que par l’opération. Toute cette connaissance lui est donnée par une lumière de la foi nue en tant qu’elle est humaine, non par discours ou diverses pensées mais par une simple vue ; et cette même lumière excite la volonté à se tenir en repos sans qu’elle voie par connaissance réfléchie en quoi elle se repose ; et c’est la foi nue, en tant qu’elle est divine, qui lui donne cette connaissance qui est seulement directe mystiquement. Cette lumière lui montre encore, non seulement qu’elle ne peut point opérer, mais qu’en l’état auquel elle est, elle ne doit pas s’y efforcer ; parce que si elle voulait opérer et chercher de bonnes pensées et des méditations, elle empêcherait l’oraison de repos, qui pour lors est en son droit et en ses appartenances, et la lumière qui lui fait produire cet acte de ne vouloir point opérer porte toutes les raisons et les motifs qui l’y doivent induire, mais la plupart virtuellement ; au moins l’âme ne s’en aperçoit guère.

Simon de Bourg-en-Bresse († 1694)

On ne sait presque rien de ce capucin de la province de Lyon qui fit profession en 1652, fut prédicateur et mourut à Saint-Étienne en 16940. Il avait le capucin Archange Ripault en particulière estime0, en dehors des auteurs mystiques plus anciens, d’où se détachent tout particulièrement Jean de la Croix, Catherine de Gênes et Harphius.

Les Saintes Élévations (1657)

Cet unique bel ouvrage0 de Simon constitue un manuel qui veut mettre de l’ordre dans la théologie mystique telle qu’elle est comprise au milieu du siècle : en treize points, huit degrés, dont chacun est divisé en de nombreux chapitres (nous ne les indiquons généralement pas au sein de degrés représentés ici de façon fort condensée)… L’ouvrage, du fait de son approche expérimentale et très fine psychologiquement, est d’une lecture intéressante dès le départ, ce qui est rare chez nos auteurs à visée didactique, qui opèrent de manière progressive et qu’il vaut donc mieux souvent aborder par la fin de leurs traités. Loin de toute illusion, peu étincelant, le style est sobre, équilibré, doux et suave. Le fond est direct et élevé.

Un maître expose son expérience des âmes même si, en introduction, il veut inciter à douter de son expérience personnelle. De plus on ne traîne pas ici longtemps dans la prémystique : dès le troisième degré, l’âme comprend que Dieu habite en elle par « infusion continuelle de sa grâce ». La présence de Dieu incline à la parfaite conformité. La simplification conduit à l’unité.

[La diversité des tempéraments :]

[9] Le septième point est qu'il faut néanmoins avouer que tous ne sont pas bien propres pour cette vie, car les uns sont trop actifs et remuants, propres seulement pour les oraisons vocales. Les autres, trop curieux, ne peuvent s'ajuster qu'aux hautes spéculations des perfections divines ; les autres, pour être d'un naturel rude, ne sont après qu'à [sic]0 la méditation des fins dernières. Les autres ne peuvent être frappés que par des objets sensibles, si bien qu'ils ne peuvent sortir de la considération de la vie et de la mort du Sauveur. Les autres sont d'un esprit petit, incapable de choses grandes, et pour le monde et pour Dieu. D'autres vivent dans un perpétuel labyrinthe de scrupules inextricables. Et d'autres passent encore presque tout leur temps dans des aridités très pénibles, sans aucun plaisir.

Et ce qui est très remarquable, Dieu infiniment sage se conforme pour l'ordinaire au [10] naturel et à l'état d'un chacun, et lui donne les grâces qui lui sont propres, à l'actif pour le diriger dans la vie active, au contemplatif pour la vie contemplative, au religieux pour sa religion particulière, et au séculier pour sa vie séculière et divertie. Car c'est de lui qu'il est écrit qu'il atteint d'un bout jusques à l'autre fortement, et dispose toutes choses suavement. Et pour ce sujet les théologiens disent que la grâce ne détruit pas la nature, mais la perfectionne. [...]

[Les degrés :]

Mais aussi depuis que Dieu par sa grâce plus abondante nous a fait passer au troisième degré et aux suivants, qu'il nous a bouché la veine de la méditation et qu'avec son secours nous nous sommes formés une sainte habitude de sa simple et amoureuse présence, communément nous ne devons pas retourner à une méditation longue et pénible, car nous retournerions sur nos pas : au lieu d'avancer nous reculerions, du terme du repos nous [12] reprendrions le travail du chemin et nous nous divertirions de Dieu et de son union glorieuse.

[...] Lorsque Dieu par sa très grande bonté nous a admis dans les degrés passifs et purement surnaturels, savoir le troisième, le quatrième, le cinquième et le sixième — car pour le septième peu d'âmes y parviennent, du moins dans sa rigueur et âpreté —, nous allons de l'un à l'autre comme il plaît à Dieu et nous devons nous laisser conduire par lui sans aucun soin de nous-mêmes, puisqu'il s'est rendu notre très amoureux directeur. Et quelquefois dans un même jour nous parcourons tous ces quatre degrés et il ne faut que quelque petite rencontre pour nous faire passer de l'un à l'autre. Je sais bien que plusieurs reprennent les auteurs qui ont voulu enseigner ce qui ne se peut enseigner que par le Saint-Esprit, disent-ils. Et ainsi le docte Gerson corrige le pieux Ruusbroec par ces paroles : vous avez séparé la fleur de sa racine car, comme la fleur retranchée de sa racine et tenue par les mains se flétrit soudain et perd toute sa beauté, ainsi ces sublimes manières d'oraison, retirées de leur source véritable qui est Dieu, et de sa sainte opération en nous, et exposées à la connaissance d'un chacun, elles perdent tout leur lustre et éclat.

Mais je réponds que nous devons donc blâmer, ce que toutefois nous n'oserions avancer [13], saint Denis, saint Bonaventure, Hugues de Saint-Victor, Harphius, sainte Thérèse, le bienheureux Jean de la Croix, le révérend père Benoît de Canfield et tant d'autres écrivains mystiques. [...]

Au premier degré, nous nous occupons en plusieurs et diverses méditations prises sur des sujets tous différents ; et par ainsi, nous agissons beaucoup, et sommes dans une grande multiplicité.

Au second, nous restreignons et recueillons notre esprit à une seule méditation, qui est celle de Dieu, et encore pour le regard de sa seule immensité, de son existence et de sa simple présence : et par ainsi nous commençons à nous simplifier.

Au troisième, nous ne recherchons plus comme Dieu est présent, et nous ne nous évertuons plus grossièrement de produire des affections en sa simple présence ; mais par l'abondance de la grâce et opération de Dieu en nous, et par une sainte habitude nous possédons les sentiments de sa simple présence et nous conservons une vue intérieure de lui tout présent, dans laquelle nous formons nos affections, non plus activement et grossièrement, mais passivement et intimement ; de sorte que nous devenons encore plus simples et détachés de nous et de nos actes.

Au quatrième, non seulement nous retranchons les méditations, mais encore les diverses affections sur Dieu présent. Et communément nous nous contentons d'une élévation simple, amoureuse et respectueuse, notre esprit sur Dieu tout présent ; et par ce moyen nous [22] sommes rendus encore plus simples.

Au cinquième, comme plus passif et surnaturel, Dieu nous fait perdre notre propre activité et tout notre effort grossier du quatrième degré avec lequel nous tâchions d'élever notre esprit à lui ; de sorte qu'il nous fait faire cette élévation d'une manière plus passive et surnaturelle, et par même moyen il nous rend plus simples et intimes.

Au sixième, Dieu nous prive du regard de notre entendement sur lui tout présent, et il ne nous laisse que le seul amour : amour sans aucune connaissance actuelle et par conséquent obscur et ténébreux, dont nous restons tout désolés, craignant de retourner en arrière et de devenir oisifs et moins spirituels, quoique pourtant nous devenions plus simples, plus intimes et plus élevés, en ce que nous sommes très noblement occupés au meilleur, qui est l'amour.

Au septième, Dieu nous laisse bien son amour, voire même il nous l'augmente ; mais il nous prive de tout le sentiment d'icelui ; voire même il nous en donne un sentiment tout contraire, par les diverses rébellions de la partie inférieure, et par le peu d'action et de résistance sensible de la partie supérieure, dont nous restons encore plus troublés et angoissés ; mais en vérité plus simples, plus éloignés de nous et de nos actes, plus purgés de nous-mêmes et de nos imperfections, et plus déiformes.

Et au huitième, non seulement nous pratiquons toutes les vertus les plus excellentes [23], mais encore nous n'opérons plus imparfaitement, bassement, activement et humainement, mais très parfaitement, hautement, passivement et divinement ; en ce qu'en toutes nos œuvres nous sommes comme continuellement mus et agis de Dieu. Et par même moyen nous vivons dans une très grande simplicité, nudité et aliénation de nous-mêmes.

Et par cette simplification parfaite de nous-mêmes, nous acquérons une union, et si j'ose dire, une unité très admirable avec Dieu ; car, comme dit l'Apôtre, celui qui, défunt et étranger de soi-même, adhère intimement à Dieu, il devient très glorieusement un même esprit avec lui0. […]

Et de grâce, remarquons bien ceci : vivant toujours en nous-mêmes et opérant par nos industries, nous n'acquérons que des vertus naturelles, morales, imparfaites et petites ; mais vivant en la présence de Dieu, nous exposant devant lui et nous dépouillant de nos propres activités pour laisser agir Dieu en nous, nous recevons de lui des vertus surnaturelles, infuses, très parfaites et excellentes.

Et de là il arrive que tant d'âmes peu soigneuses de vivre avec Dieu, trop actives et arrêtées en elles-mêmes, après les quinze et les vingt ans de leur vie dévote, sont, hélas, comme le premier jour, sans expérience du vrai Esprit, sans connaissance des opérations divines [26] et intérieures, et sans aucune vertu surnaturelle ; et même, aveuglées par elles-mêmes et par leurs opinions perverses, elles pensent qu'il n'y a pas d'autre vrai chemin que le leur, qui est de toujours agir, et presque jamais elles ne s'aperçoivent de leur retardement, dont elles décrient et méprisent cette voie divine plus passive qu'active.

Or ce sont ces œuvres, lesquelles, parce qu'elles sont intérieures et comme étant les plus parfaites pour notre regard, nous donnent aussi une connaissance plus parfaite de Dieu, savoir une connaissance amoureuse, savoureuse, expérimentale et très certaine ; nous le font connaître et comme toucher, non seulement par le ouï-dire, par l'opinion et par la foi, mais encore par le goût et l'expérience ; nous communiquent la vraie sapience, qui est une science savoureuse ; et nous rendent en vérité sapients, c'est-à-dire savourant et expérimentant d'une manière ineffable que Dieu est, qu'il nous est très essentiellement et substantiellement présent, que c'est lui qui par soi-même opère si divinement en nous et qu'il est un abîme infini et inépuisable de bonté, d'amour et de suavité. [29] Et plus Dieu opérera de la sorte en nous, plus parfaitement aussi nous le connaîtrons ; or le second degré bien pratiqué est une grande disposition aux opérations et communications plus intimes de Dieu. De sorte que tout cet exercice n'est autre que cette connaissance savoureuse, expérimentale et amoureuse de Dieu.

[Il faut « oser aspirer à ces choses » :]

Abus et ignorance extrême de dire que ces choses sont trop hautes et extraordinaires, lesquelles ne doivent pas être poursuivies d'un chacun ; car si elles sont hautes, et0 quoi de plus glorieux que d'aspirer à elles et travailler pour les acquérir ? Sainte Thérèse a bien dit que les âmes magnanimes qui prétendent à une haute vertu réjouissent Dieu et reçoivent de lui ses grâces plus abondantes, mais que les pusillanimes qui vont languissant après une vie commune contristent le Saint-Esprit et demeurent toujours pauvres de vertus.

Et puis ces choses ne sont hautes et extraordinaires [35] que par une opinion erronée, ou bien par la paresse et la corruption de notre vicieuse nature ; et comme elles ne demandent pas les hautes spéculations et qu'elles consistent particulièrement en amour, certes elles sont pour tous, et particulièrement pour les plus simples ; et de vrai elles ne requièrent qu'une volonté bonne, véritable, sincère et ardente, laquelle je puis appeler toute-puissante, parce que Dieu tout-puissant ne manque pas de la fortifier toujours de ses grâces, et pour cela saint Bernard assure avec vérité qu'elle est le plus grand trésor du monde.

Abus encore et ignorance de n'oser aspirer à ces choses par crainte des périls et illusions de Satan ; car les dangers de l'océan et des pirates ne détournent pas les avares marchands de la navigation et du riche trafic des Indes. Et cet homme ne serait-il pas extravagant, lequel s'arrêterait aux fondations de sa maison, sans vouloir bâtir plus haut par crainte de la hauteur ?

Et puis tant s'en faut qu'il y ait du danger de marcher avec Dieu, au contraire c'est la sûreté même. Sainte Thérèse a bien dit que ce très bon Seigneur ne permettra pas, si nous le cherchons fidèlement et purement, que nous reposions dans le sein de l'étranger. Et quel danger en un exercice qui retranche les hautes spéculations et qui ne consiste qu'en amour ? Au contraire, les dangers sont dans une vie basse et languissante ; car comme nous ne prétendons pas aux choses hautes, nous n'atteignons pas seulement aux médiocres, mais [36] nous allons donner dans les péchés mortels et dans la damnation.

Abus encore et ignorance insupportable d'attendre que nous soyons extraordinairement tirés de Dieu, et ne nous pas évertuer de notre part. Car ce n'est pas la coutume de Dieu de faire des miracles sans sujet ; et pour une âme qui est extraordinairement conduite de Dieu, il y en a deux cents qui n'ont qu'une conduite ordinaire. Desquelles Dieu demande non seulement une mortification exacte, mais encore des bonnes et revenantes méthodes, à faute de quoi elles anéantiront tous les desseins et toutes les opérations de Dieu en elles ; c'est pourquoi l'Apôtre nous apprend que nous sommes les coopérateurs de Dieu0.

Qui me dira pourquoi [...] si peu reçoivent de Dieu des grâces extraordinaires ? [...] Comme nous lâchons nos yeux à la picorée0, que nous parlons à tout propos, que nous suivons les impulsions de notre volonté, que nous sommes attachés à notre jugement, que nous ne voulons souffrir aucune persécution et, en un mot, que nous ne nous faisons aucune violence pour vivre étroitement selon la discipline des saints, ces imperfections journalières détruisent autant et encore plus que l'oraison ne bâtit : nous [43] ne voulons donner aucun sang à Dieu et Dieu très justement nous dénie son Esprit0. […]

[47] Sixièmement0, n'entreprenons jamais aucunes occupations quoique bonnes et saintes, si elles sont par-dessus nos forces, car accablant notre esprit, elles empêcheront de voir et goûter Dieu. [...] L'exemple de saint François est admirable en ceci, lequel s'occupant à faire un panier d'osier, comme ce panier lui fut venu en pensée pendant son oraison et lui eut donné quelque distraction, il l'alla jeter au feu, avec ces paroles : « Je te sacrifierai au Seigneur, puisque tu as empêché le sacrifice de mon oraison que je lui présentais. »

Soudain que nous commençons à goûter Dieu en l'oraison, nous nous sentons pousser de profiter aux âmes, et leur communiquer nos lumières et nos affections ; mais nous devons modérer nos ardeurs, jusques à ce que nous soyons plus confirmés en Dieu ; et du commencement nous devons nous représenter qu'il n'y a que Dieu et nous au monde ; autrement, voulant prendre l'essor, et n'ayant encore [48] que du poil soulet0, nous tomberions ridiculement.

Certes nous ne devons pas nous employer avec tant de zèle pour le bien des consciences que nous en perdions le repos de la nôtre. Et partant, qu'il nous suffise d'avoir un ardent désir qu'un chacun boive ce vin très délicieux que Dieu nous verse avec tant de libéralité ; mais ne nous entremettons pas d'en être les distributeurs : si Dieu ne nous y appelle, nous devons avoir une très petite opinion de nous, et reconnaître combien nous sommes malpropres pour profiter à autrui.

Il est très bon que cette soif ardente du salut de notre prochain soit en nous, mais elle y doit être par l'opération de Dieu, et non pas excitée par nos propres soins, et Dieu nous l'ayant donnée, ce sera après à lui de s'en servir comme il trouvera bon.

Septièmement, ne nous actuons pas trop aux occupations bonnes et nécessaires, ne nous donnons pas tout entier et avec violence à icelles, ne nous en rendons pas les esclaves, ne nous proposons jamais d'en venir à bout à quelque prix que ce soit, et ne nous opiniâtrons pas de vouloir tout achever au terme du temps que nous nous serons donné.

Mais faisons le tout avec modération et sans empressement, conservons-nous toujours les maîtres de nous-mêmes, et remettons-en à Dieu toute l'issue, car notre principale intention doit être de ne pas quitter de vue cet Être souverain, et de plaire uniquement à Son adorable Majesté. Et puis il n'y a chose si contraire [49] au vrai repos de l'âme que de s'opiniâtrer de venir à bout d'une entreprise. Dieu ne peut plus disposer de nous, ni nous mener où il lui plaît : c'est le forcer de s'accommoder à nos fantaisies, c'est préférer nos volontés esclaves à la sienne souveraine, c'est nous rendre maîtres et propriétaires de nos volontés perverses, c'est arrêter le cours du Saint-Esprit.

Et pour cela saint François nous avertit que nous travaillions fidèlement et dévotement, en telle sorte que nous n'éteignions pas l'esprit de la sainte oraison et dévotion, auquel toutes les autres choses doivent servir.

Huitièmement, ne nous embarrassons pas en plusieurs oraisons vocales et ne donnons pas de taxe ni à leur nombre ni à leur durée, car elles empêcheraient notre oraison mentale, beaucoup plus utile et plus parfaite ; elles divertiraient notre esprit uni à Dieu, et elles feraient que nous ne resterions pas libres pour suivre l'attrait et l'impulsion de Dieu.

Mais conservons-nous dans une telle liberté que là où nous trouverons notre repos, nous nous y arrêtions et goûtions les douceurs qu'il plaira à Dieu nous départir. Le but de tous nos exercices spirituels est de jouir de Dieu ; donc, l'ayant rencontré, les moyens qui nous y conduisent doivent cesser : notre Dieu se présentant à nous, quittons tout le reste, et nous arrêtons à lui seul.

Et pour cela, sainte Thérèse assure que ceux qui prennent comme à tâche de dire plusieurs oraisons vocales n'arriveront jamais à quelque degré de bonne oraison s'ils ne quittent ce prix fait0. [50]

Neuvièmement, éloignons de nous tous scrupules, car comme cette présence de Dieu est toute fondée en amour, les scrupules qui procèdent d'une crainte servile et mercenaire lui sont entièrement contraires. De plus, cette présence de Dieu demande un esprit tout tranquille et quiet, et les scrupuleux au contraire sont tous dans le trouble et l'inquiétude.

Dixièmement, retranchons de nous tous troubles en deux choses, au combat de nos passions et dans nos chutes et offenses. Et pour le regard de la première, lorsque quelque passion déréglée ou quelque désir extravagant se mutine contre nous, ne combattons pas leur violence avec une trop grande contrainte. [...]

[59] En quinzième lieu, dépouillons-nous de toutes les consolations sensibles, comme de cette tendresse de cœur, de ces larmes. [...]

Et partant, n'ordonnons pas notre oraison et notre service de Dieu à cet amour sensible et enfantin, mais à l'amour essentiel, pur et nu.

Premier degré

[Très court : neuf pages sont ici omises]

Second degré, qui est de la méditation sur la sainte présence de Dieu

Après quelques mois passés aux degrés précédents, nous devons entrer en celui-ci, qui est toujours de la méditation, mais sur la sainte présence de Dieu [73] […] pour l'aimer et l'adorer de tout le cœur. C'est la très douce et comme continuelle jouissance de fruition de lui comme de notre souverain bien. C'est, après quelques distractions et occupations extérieures, regretter amoureusement sa perte et son absence, et soudain nous replonger plus intimement dans lui. [...]

[82] [...] Nous vivrons dans une joie et jubilation toute divine, très pure et comme continuelle ; et ainsi le pratiquait le saint roi David parmi les soins de son état.

[...] Recevant quelque bien corporel ou spirituel de qui que ce soit, soudain nous pénétrerons comme Dieu tout présent par son amour infini émeut cette personne à nous faire ce bien ; nous verrons cette œuvre comme la seule œuvre de Dieu, nous ne pourrons voir que Dieu, nous ne ferons état que de lui et nous nous sentirons obligés à lui seul.

[...] Recevant quelque mal de quelque créature, nous le recevons très dévotement de Dieu, qui agit en cette créature par son amour infini pour notre plus grand bien spirituel ; et nous ne considérons point la mauvaise volonté de cette créature, laquelle en tant que rien et privation n’est pas l’objet de notre entendement, mais l’action très sainte de Dieu en elle et son amour très paternel envers nous.

[98] [...] Il y a deux présences de Dieu ; l'une imaginaire et l'autre intellectuelle. L'imaginaire [...] lorsque nous nous figurons Dieu immense présent comme un feu d'une vertu infinie, remplissant et échauffant tout le monde et nous dans ce feu tout ardent ; comme lumière infinie remplissant et éclairant tout l'univers, et nous dans cette lumière comme des globes de cristal pénétrés par lui, connus de lui et éclairés par lui pour le connaître ; comme un océan infini, et nous dans cet océan comme des éponges, tous imbus et pénétrés de lui, vivant en lui, abîmés et perdus dans lui.

La présence intellectuelle est lorsque nous nous représentons Dieu tout présent, sans former en notre imagination aucunes images corporelles. Du commencement que nous nous adonnons [99] à l'oraison, nous devons communément pratiquer la présence imaginaire pour passer à l'intellectuelle [...] Nous devrons nous représenter Dieu, non seulement comme un très pur esprit subsistant nécessairement par soi-même, non seulement comme le seul et unique être, mais encore comme inexcogitable, incompréhensible et ineffable ; de sorte que, comme nous ne pouvons pas comprendre son essence infinie et incompréhensible, de même nous confessions que son existence et sa présence, laquelle est la même et unique chose avec son essence, nous est aussi incompréhensible.

[189] L'amour de Dieu est unique, mais il comprend trois actes : le premier est de vivre en la présence de Dieu, car le vrai et l'ardent amour imprime dans notre esprit un continuel ressouvenir de notre Bien-Aimé ; c'est pourquoi les platoniciens disaient mystérieusement : quiconque aime meurt, meurt en la pensée de soi-même et de toute autre chose, pour vivre par ressouvenir dans son bien-aimé ; le second est de faire en toutes choses la volonté de Dieu, car le propre des vrais amants est d'avoir le même vouloir et non-vouloir ; et c'est encore cela que signifie cette parole : quiconque aime meurt, meurt à toute propre volonté, pour suivre toutes les volontés de son bien-aimé [...] [190] ; le troisième acte du divin amour. [...] Que nous accomplissions toutes nos œuvres, quelles qu'elles soient, très purement et uniquement pour Dieu. Et nous pouvons encore appliquer à ceci cette parole : quiconque aime meurt, meurt à tous ses propres intérêts pour ne vivre que pour les intérêts de son bien-aimé.

Mais encore pour le regard de0 ce troisième acte, quelle fin très noble donnerons-nous à nos souffrances et à nos actions ? [...]

Les Pères de la vie spirituelle enseignent communément que nous devons souffrir nos maux et faire nos œuvres pour la volonté de Dieu comme des bons serviteurs qui ne doivent vivre que pour la volonté de leur maître ; ou bien pour la gloire de Dieu, comme ses bonnes créatures, qui n'avons été produites de lui que pour le glorifier ; ou bien pour le bon plaisir de Dieu, comme des bons enfants qui ne pensent qu'à donner du plaisir à leur père ; ou bien encore pour le pur amour de Dieu, comme des chastes épouses qui n'ont de vie que pour [191] aimer leur époux.

D'autres disent que nous pouvons offrir nos souffrances et nos œuvres à Dieu, afin qu'il en fasse et qu'il les applique à quelle fin qui lui plaira ; d'autres ajoutent encore que, comme Jésus-Christ en tant que notre Chef offrait continuellement à son Père, avec une perfection inestimable, non seulement ses souffrances et ses œuvres, mais encore les nôtres, nous devons présenter à Dieu cette même très pure offrande de notre Sauveur.

Mais disons de plus que la divine essence, comme celle qui seule existe, nous doit tellement embraser et transporter d'amour que nous souffrions tous nos maux grands et petits, et accomplissions toutes nos œuvres naturelles et surnaturelles, actuellement, clairement, assurément et purement dans l'oubli de nous et de tout ce qui est créé, et dans la vue et l'unité de cette divine essence, sans que nous en sortions jamais. C'est-à-dire parce que Dieu seul est, vit et règne, et afin que lui seul soit, vive et règne comme le seul et unique être, et que la créature, quelle qu'elle soit, ne soit pas, et particulièrement nous ni aucun intérêt et plaisir nôtre. C'est-à-dire encore que nous connaissions, goûtions et expérimentions que, souffrant ou faisant telle chose que Dieu veut, nous nous anéantirons nous-mêmes et donnerons place à Dieu comme au seul et unique être.

[192] Et remarquons qu'en souffrant ou faisant une telle chose dans la vue de Dieu infini, parce que lui seul est, et afin que lui seul soit, non seulement nous verrons Dieu en elle, mais par abstraction de toute chose particulière, et par l'anéantissement de tout ce qui n'est pas Dieu, nous le verrons absolument partout, ou plutôt nous le verrons absolument en lui-même ; ou bien encore nous ne verrons que lui seul, et nous nous sentirons très admirablement et continuellement emportés et engloutis en tout ce que nous souffrirons et serons dans cet Être infini, comme si nous avec toutes choses étions fondus en lui.

Et par même moyen, nous verrons Dieu, non pas dès lors que nous souffrons ou opérons, mais comme dès le commencement, ou plutôt comme étant sans commencement et sans fin, car nous le verrons comme l'être absolument éternel et nécessaire, et comme le seul et unique être.

[194] Nous ne pouvons voir et trouver chose aucune, et particulièrement nous-mêmes, hors de Dieu.

Nous ne pouvons faire chose aucune hors de Dieu et en laquelle Dieu ne soit.

Nous faisons toutes nos œuvres comme si Dieu les faisait et non pas nous, et ainsi par icelle nous contemplons Dieu, nous nous unissons à lui, nous entrons en lui, et nous jouissons de lui.

Combien que nous connûmes sensiblement d'avoir Dieu en nous, et en la même manière que le sentait la Sainte Vierge ! Nous n'en serions pas plus émus, comme si nous ne l'avions pas en nous, mais en lui-même : imitant cette très sainte Mère de Dieu, laquelle, portant entre les bras son Fils, le portait comme si elle ne l'eût pas porté, mais comme si ses bras eussent été ceux de Dieu et comme s'il se fût porté soi-même.

Quand bien nous ressusciterions les morts, ferions les plus grandes merveilles du monde et posséderions tous les trésors de la terre et du ciel, nous n'en serions pas émus sinon en tant que Dieu le voudrait, nous ne nous en soucierions, nous ne les estimerions ni en eux ni pour nous et nous les rapporterions fidèlement à leur source bien-aimée.

Si nous sommes loués, nous ne nous y complaisons aucunement, et aussi nous ne nous en troublons, altérons et émouvons, parce que nous sommes tous remis à Dieu, et que nous lui renvoyons toutes ces louanges comme au seul et unique être. [195]

Si Dieu voulait publier au monde notre transformation en lui, dont il nous a gratifiés, nous ne nous en inquiéterions pas, mais nous dirions avec une très douce paix : « Seigneur, toute l'œuvre est vôtre, faites de moi à jamais tout ce qu'il vous plaira. »

Si nous sommes accueillis de douleurs, de mépris et de persécutions, nous ne nous troublons pas, mais nous demeurons toujours tranquilles et contents, parce que nous demeurons dans notre rien, que nous ne nous recherchons pas nous-mêmes et que nous savons que celui qui seul est opère tout cela.

Si Dieu quelquefois se cache et soustrait de nous d'autant plus qu'il semble que par cette soustraction, rigueur, âpreté et amertume il s'éloigne de nous, d'autant plus nous retournons, nous nous cachons, nous nous reposons, et nous nous transformons en lui sans aucune douceur ni sentiment, parce que demeurant toujours dans notre néant, nous connaissons que chose aucune ne nous appartient. [...]

[196] Mais de plus, nous goûterons beaucoup plus de contentement en toutes ces choses que nous n'en aurions jamais ressenti en suivant notre propre volonté, et nous recherchant nous-mêmes, car toute la peine et contradiction de renoncer à nous-mêmes sera en même temps changée en une joie extrême et ineffable, en ce que nous posséderons, non pas quelque grâce ou vertu créée, mais Dieu même infini, lequel seul nous contemplerons, aimerons et goûterons pour l'amour de lui-même. [...]

Troisième degré, qui est de l’oraison affective sur la présence de Dieu

La contemplation est un regard de l'âme sur Dieu présent ou sur ses perfections, ou sur quelqu'un de ses sacrés mystères : regard simple, c'est-à-dire sans la multiplicité et composition de la ratiocination. Regard libre, libre des péchés, des affections déréglées et des soins superflus de la terre. Regard clair, non pas [223] qui exclut la foi obscure, mais qui la perfectionne et qui apporte beaucoup plus de lumière, de goûts et d'expérience des choses divines, que la méditation. Regard par conséquent certain et assuré, à raison de la plus grande lumière et plus parfaite expérience des choses divines. Regard qui engendre l'admiration, parce que, par sa grande lumière et parfaite expérience, il nous fait voir les choses divines d'une façon nouvelle et plus parfaite. Regard qui par sa vivacité cause comme la suspension et aliénation de l'âme. Regard qui procède de l'amour de Dieu et se termine en icelui. Bref, regard qui comble l'âme de joie, parce qu'il est sans le travail de la ratiocination, que par sa grande lumière il nous donne une assurance des choses de Dieu, qu'il est tout dans le goût et l'expérience de Dieu, et qu'il est tout composé d'amour. [...]

Hélas ! C'est ici la pierre d'achoppement, le retardement spirituel, et comme la ruine totale de tant d'âmes, lesquelles fondées sur ce dire mal entendu, que l'amour divin n'est pas oisif, mais actif, et sur l'exemple des saints toujours agissants pour Dieu, mais lequel elles ne comprennent pas, elles passent toute leur vie dans leurs activités et industries naturelles, et dans les méditations du premier degré, lesquelles elles rapportent aux œuvres extérieures de vertus morales et de bon exemple. [225] Et par ainsi jamais elles n'arrivent par leur grande faute aux affections saintes, passives et infuses, à une nue et simple présence de Dieu, et à son vrai amour divin et fruitif. Toujours pleines de leurs activités grossières et remuantes, jamais elles ne donnent lieu en elles à l'opération de Dieu sublime et pacifique : elles demeurent toute leur vie sans aucune expérience de tant de merveilles, unions, onctions et fruitions, que Dieu opère divinement dans l'âme recueillie. Et quelquefois, se voyant tout toujours sans le goût de Dieu, elles quittent entièrement l'oraison. [...]

Et par ainsi deux choses sont nécessaires pour cette sainte oraison : la première est une [232] âme vide d'elle-même et de tout ce qui est créé, et l'autre l'attouchement efficace de la grâce. Et nous l'entendrons par ces comparaisons familières : une petite plume mouillée demeure et se salit toujours de plus en plus sur la terre, mais celle qui est bien sèche est emportée en haut à la moindre bouffée d'air ; de même l'âme mondaine et terrestre s'infecte toujours de plus en plus en affections des choses d'ici-bas, mais celle qui est desséchée de toute humidité, mondanité et terrestréité, au moindre souffle et mouvement du Saint-Esprit est emportée jusque dans le sein de la divinité. [...]

[240] Mais surtout nous ne devons pas nous arrêter dans la douceur de ces consolations, car nous nous arrêterions au milieu comme à la fin, au chemin comme au terme, à la créature comme au Créateur. Nous ravalerions notre esprit de la hauteur souveraine du donateur à la bassesse de son don, nous outragerions la vérité de cet Être infini, seul, unique et tout présent, nous arrêtant à nous et à cette douceur comme à quelque chose et à quelques êtres. Nous offenserions le nu et pur amour, qui veut servir Dieu sans ses caresses. Bref, nous rendrions la consolation raisonnable sensible, et de sensible, sensuelle et charnelle, par un très grand désordre. […]

Au degré précédent, j'ai mis pour une affection l'humilité devant Dieu, et je la mets encore en celui-ci, mais tout surnaturel et passif. Donc comme nous expérimentons la très intime assistance, opération et présence de Dieu souverain en nous, et que nous nous sentons tout abîmés et perdus dans la Divinité toute présente qui nous ravit à elle, appréhendant vivement, passivement et fruitivement Sa Majesté infinie toute présente, qui daigne [249] opérer si familièrement et efficacement en nous et notre vileté, indignité et infidélité extrême, nous n'osons pas bonnement jeter nos regards intérieurs sur ce trône éclatant et éblouissant de majesté. Nous nous unissons très intimement à Dieu, et nous nous éloignons infiniment de lui. Nous vivons devant lui et dedans lui avec une peine et contrainte ineffable et beaucoup plus grande qu'un chétif paysan ne vit pas devant la majesté d'un roi. Bref nous ne pouvons plus supporter le poids infini de cette grandeur infinie. […]

[252] Les bienheureux envisagent l'Essence divine à clairs rayons, l'aiment très ardemment, et jouissent d'elle avec des voluptés inconcevables. Donc aussi, par proportion, comment ne nous sentirions-nous pas tous noyés dans cette source infinie de douceurs spirituelles, et très heureusement submergés dans ce torrent impétueux des voluptés célestes lorsque nous découvrons la divine face de notre cher Époux « amoureusement riante sur nous0 », et que nous contemplons autant que cette vie le peut permettre au midi, la nue Divinité, sans le brouillard des distractions, dans l'abondance de sa céleste lumière et dans l'ardeur de son amour.

Quatrième degré, qui est de l'élévation amoureuse, adorante et offrante de notre esprit à Dieu présent

Certes, Dieu tout bon par sa grâce et opération efficace est la vraie cause de cette oraison passive et surnaturelle. Mais en deux manières, car il ravit quelques-uns en petit nombre à ce don sublime d'oraison extraordinairement dès le commencement de leur conversion : il les élève à cet heureux principe de contemplation tout d'un coup, et il se donne à connaître, à goûter et [256] à jouir à eux, sans aucun préalable méditation ni même mortification ; et puis par ce doux feu d'amour, il consume en eux toutes leurs impuretés vicieuses et les porte à une très exacte mortification, car si bien la contemplation n'est pas toute vertu, néanmoins elle cause toute vertu. Mais pour l'ordinaire il conduit la plupart à cette oraison excellente, bellement et pas à pas par sa grâce commune, et par leur fidèle coopération. [...]

[258] Savoir est quand la volonté déjà déprise de l'affection de toutes les choses d'ici-bas, dame en tout le royaume intérieur, dominante sur toutes les autres puissances, maîtresse de son propre vouloir, recueillie, tranquille et actuellement amoureuse et désireuse de Dieu, et de plus mue et agie par le Saint-Esprit, elle désire, passionne et recherche la face et présence de celui qu'elle aime. Et partant elle commande imperceptiblement, mais efficacement à l'entendement de s'élever et s'écouler en Dieu tout présent, non pas par des sublimes conceptions de ses divines perfections pour s'exciter à l'aimer, car elle n'en a pas besoin, mais par un nu et simple regard sur lui tout présent, comme sur le seul et unique être et sur le seul aimable, et uniquement et infiniment pour l'amour de lui-même ; car comme elle est toute amoureuse, ce lui est assez de trouver la face et la présence de celui qu'elle aime, pour l'aimer et l'adorer. Et elle ne peut durer un seul moment sans lui, et toutes autres choses la désuniraient et l'ennuieraient, d'autant que l'amour ne se peut contenter que de la présence et compagnie du Bien-Aimé, et non pas seulement dépeint et imaginé en l'esprit, mais encore réelle et véritable tant que faire se peut. [...] Et par ainsi cette vue sur Dieu n'est pas une [259] imagination contrainte et forcée, mais elle est une redondance, une suite et un effet admirable de la volonté aimante et recueillie, laquelle cherche la face et la présence de son Dieu. Et par même moyen, elle n'est pas une oisiveté, mais bien une opération très sublime de toute l'âme, laquelle agit très noblement en Dieu par ses deux puissances, l'entendement et la volonté. […]

[276] Premièrement, l'essence divine est infinie et incompréhensible à nos esprits finis et très petits. Donc toutes nos ratiocinations et spéculations humaines, au lieu de la comprendre, elles la rétrécissent à leur capacité finie, et partant elles doivent cesser et succomber à sa gloire infinie, quand elle nous en fait la grâce.

Deuxièmement : aucune spéculation humaine ne nous peut transformer en Dieu, mais elle nous laisse toujours en nous et ajuste Dieu à nous ; mais c'est l'amour, et particulièrement le surnaturel, qui, nous faisant sortir hors de nous, nous ravit et transforme en Dieu ; et par conséquent cette vue, laquelle est toute amoureuse et surnaturelle.

Troisièmement : la méditation est un chemin pour aller à Dieu, mais cette vue simple est l'union actuelle de notre âme à Dieu.

Quatrièmement : la méditation remplie des images des choses créées distrait l'âme déjà avancée, la divertit du bien tranquille que Dieu lui donne à goûter, qui est lui-même, et par son inquiétude et multiplicité donne de la peine à la volonté plongée par amour en Dieu : de sorte qu'ayant donné [ain]si la vie à l'âme commençante [277], maintenant que l'âme est avancée, elle lui donnerait comme la mort, l'empêcherait notablement et la divertirait, la distrairait et la désunirait de Dieu.

Cinquièmement : la méditation par la production et multiplication de ces actes cause l'être, et nous fait agir comme si nous étions quelque chose, et partant elle est naturelle et humaine. Mais cette simple vue nous dépouillant de nos propres actes et de notre façon ordinaire d'agir, elle nous cause un heureux anéantissement, et par même moyen elle est surnaturelle et divine.

Sixièmement : la méditation travaille l'esprit, le lasse, et à la fin l'ennuie et le dégoûte, mais cette vue simple et amoureuse de Dieu, de Dieu l'objet unique de notre béatitude, nous délecte à merveille, et nous fournit toujours de nouveaux goûts.

Nous outrepassons et abandonnons toutes nos premières imaginations, de sorte que nous ne nous imaginons plus Dieu éclatant de majesté sur le trône, et nous chétifs devant lui ; ni comme un feu de vertu infinie et nous brûlant d'amour dans ce feu ; ni comme [285] une lumière immense et nous tout pénétrés et éclairés d'elle comme des globes de cristal, ni comme un océan sans fond et sans rive et nous comme des éponges, tout imbus et pénétrés de lui. Mais nous le concevons comme un esprit très pur, infini, inconcevable, incompréhensible et ineffable, car toutes telles imaginations étant mendiées des choses corporelles, elles représentent très mal Dieu ; et par conséquent elles ne nous peuvent servir de moyen véritable, légitime et proche pour nous unir à Dieu. […]

[294] Nous nous sentons admis dans une solitude immense, dans laquelle Dieu seul habite, et en laquelle nous ne rencontrons ni nous ni aucune autre créature. [...] Nous conversons familièrement avec lui et demeurons unis et transformés en lui, mais avec des respects comme infinis. […]

[308] […] Bref, nous mettrions différence entre le sentir et non sentir, c'est-à-dire quand, par grande lumière et attraction intérieure, nous serions profondément recueillis en Dieu, nous croirions assurément qu'il nous est tout présent, qu'il est tout, que nous et toutes créatures ne sommes rien, et que sans cela nous ne le croirions pas, et par ce moyen nous ferions Dieu plus grand en un temps et moindre en l'autre, nous ferions les créatures rien en un temps et quelque chose en l'autre ; nous nous considérerions quelquefois comme rien et d'autres fois comme quelque chose.

Et de tout ce discours, reconnaissons avec le même très éclairé auteur0, les abus de ceux [sic], et les tromperies de leur amour-propre, lesquels réfléchissent continuellement sur eux.

Et encore, pour mieux satisfaire à leur nature et sensualité, ils recherchent des excuses en leurs défauts, car ils se laissent tromper par ce prétexte de vertu qu'il faut coopérer avec Dieu et n'être pas oiseux ; et que cette union par le seul acte direct sans le réflexe, par la seule foi sans la lumière d'oraison, est trop vague, ne donne pas assez d'appui et de force à l'esprit.

Et toutefois ils devraient savoir que bien souvent dans l'oraison nous sommes moins oiseux que moins de nous opérons, que nous sommes plus noblement et utilement occupés [309] que moins nous agissons ; et que cette union par l'acte direct, comme elle est surnaturelle, divine et bien éloignée de l'opération humaine, elle unit l'âme immédiatement à Dieu, et par conséquent la fortifie à merveille sans qu'elle s'en aperçoive.

Et s'ils se regardent bien eux-mêmes, ils trouveront que c'est leur amour-propre, la recherche d'eux-mêmes, leur peu de foi, leur infidélité, leur pusillanimité et leur impatience qui les font ainsi sortir de l'anéantissement et de la perte d'eux-mêmes, de Dieu, de son opération et de l'engloutissement heureux qu'ils pourraient et devraient faire d'eux en Dieu, pour retourner en eux et à leurs propres actes, par lesquels ils vivent toujours en eux.

Et hélas ! Combien, combien d’âmes, par cette tromperie de se procurer l'union divine par leurs actes réflexe et naturel, quand Dieu surnaturellement ne leur en donne pas le sentiment, demeurent longues années et toute leur vie à la porte de la contemplation, sans jamais rentrer dedans ? Jamais Dieu ne se donnera pleinement à nous si nous ne nous vidons de nous-mêmes entièrement. […]

[339] Donc pour remède, coopérons fidèlement aux lumières et aux attraits que Dieu nous donne en tout temps, pour toujours le contempler par une foi très vive comme le seul être existant infini en majesté, devant qui tout ce qui est créé, fini et dépendant paraît moins que rien. Et par ainsi nous donnerons aux affaires l'attention seulement nécessaire, sans trouble, sans inquiétude et sans quitter la vue de notre grande tout soutenant [sic]. Et par même moyen nous jouirons de Dieu autant dans l'embarras des compagnies et des opérations extérieures, comme dans le repos de l'oraison ; nous ferons de l'amour pratique l'amour fruitif0; et nous rendrons la nuit de la vie active comme un jour clair et chaud de la vie contemplative, ce qui est le sommet et le comble de toute perfection. […]

Chapitre xxiv du quatrième degré

Voici cinq défauts subtils que nous commettons, soit en nos distractions, soit en nos recueillements0.

Le premier, nous contestons et combattons contre nos pensées superflues, nos distractions et nos tentations, et contre les objets d'icelles, comme contre quelque chose de réel ; et par ainsi elles s'impriment bien souvent plus vivement dans notre esprit, et nous inquiètent davantage.

Donc pour remède, après le reproche contre nous-mêmes et la confusion devant Sa Majesté infinie — laquelle sonde nos cœurs, découvre nettement toutes nos extravagances [342] et jamais ne nous abandonne —, anéantissons toutes choses, et particulièrement nous-mêmes, dans cet abîme infini d'être, de lumière et de vie ; et ce même abîme qui anéantira nos personnes et tout ce qui est créé, dissipera et perdra soudain toutes nos distractions et tentations, et nous tenant fermes et assurés en notre rien, nous nous livrerons tous à notre très grand Tout, et le laisserons combattre pour nous.

Le second est que, lorsque nous nous voyons distraits, pour nous recueillir, nous nous introvertissons. Mais premièrement, l'introversion suppose l'extraversion, et cependant nous devons être continuellement unis pour le total engloutissement de nous et de toutes choses dans notre grand Tout infini, le seul être existant, de sorte que chose aucune créée, quelle qu'elle soit, ne nous puisse distraire et désunir de lui. Deuxièmement, nous introvertissant, nous nous enfuyons craintivement des choses, lesquelles nous devrions généreusement faire fuir et évanouir par la vue vive de Dieu tout présent et qui seul est en vérité. Troisièmement, plus nous nous enfuyons de peur d'elles, comme de quelque chose réel, et plus leurs images s'impriment dans nos esprits et nous remplissent de distractions et de tentations. Quatrièmement, c'est toujours à refaire, car en nous nous enfuyant ainsi des choses, soudain que nous devons recommencer quelque œuvre extérieure, nous sommes derechef distraits et abattus en icelui. Cinquièmement, en nous introvertissant, nous nous recherchons imperceptiblement nous-mêmes, et aspirons à quelque [343] consolation sensible, comme il appert parce que nous ne croyons pas d'être bien introvertis, et nous nous ne nous contentons pas nous-mêmes que nous n'ayons quelque goût et expérience sensible pour nous assurer de que nous sommes unis.

Donc, pour remède, lorsque nous nous trouvons distraits et désunis de Dieu, soudain relançons-nous en lui, par une foi vive, mais simple et nue, par un nu et pur amour, par l'anéantissement de tout ce qui est créé, de nous et de tous nos propres intérêts et plaisirs, comme si nous n'étions pas, et par la vue vive de Dieu comme de l'être infini et seul existant.

Le troisième est que nous cherchons Dieu, car telle recherche suppose l'absence de ce très grand Tout infini, lequel nous est toujours très présent, et même qui est le seul être existant, et par conséquent elle fait que nous ne pouvons pas le trouver, en ce que nous le cherchons mal et par une manière qu'il ne faut pas.

Donc, pour remède, possédons continuellement celui qui nous est toujours plus présent et intime que nous-mêmes, et qui est notre souverain bien. Et si nous l'avons pour quelque peu quitté de vue, soudain trouvons-le, possédons-le et embrassons-le très étroitement par la perte et l'anéantissement de nous et de tout ce qui est créé, et par la vue vive de lui comme du seul être en vérité existant.

Le quatrième est que nous désirons Dieu, car tout désir marque en nous du vide et de [344] l'imperfection, et étant dans le désir, nous ne sommes pas dans la possession et la jouissance.

Donc pour remède, possédons continuellement Dieu notre bien souverain et infini, tout et uniquement présent, qui nous remplit tous de tout lui-même, et qui se donne à nous en jouissance et fruition très admirable, en tant que la condition de cette vie le peut permettre ; et ne veuillons jouir de lui qu'en la manière qu'il lui plaira.

Le cinquième est que nous jetons notre regard comme de nous-mêmes en Dieu, et par ainsi nous faisons quelque mouvement et acte propre pour tendre à Dieu.

Donc pour remède, demeurons continuellement unis à Dieu, par un regard sur lui comme sur le seul être existant, et par l'anéantissement de nous et de tous nos actes propres, comme venant de nous. Et par ainsi ce notre regard sera un regard non pas actif, mais passif et infus, tiré de Dieu hors de nous sur lui ; de sorte que nous demeurerons toujours en notre rien.

Le soleil en son midi frappant par ses rayons un cristal transparent, il le pénètre intimement et l'éclaire de toutes parts. Et par son efficace il tire de lui vers soi une splendeur réciproque, et cette splendeur réciproque du cristal vers le soleil est non pas tant du cristal comme du soleil, lequel en frappant, pénétrant et illuminant le cristal, lui fait jeter et réciproquer cette splendeur vers soi. De même Dieu jetant ses regards amoureux [345] sur l'âme, dardant ses lumières favorables sur elle et la prévenant et comblant de ses grâces efficaces, il tire d'elle par sa vertu infinie des regards très intimes d'un amour réciproque, lesquels en vérité ne sont pas tant de l'âme comme de Dieu, lequel étant tout esprit, vie et lumière, prévient, pénètre, illumine et embrasse divinement l'âme.

Chapitre xxv du quatrième degré

Ces trois défauts, et qui seront les derniers, regardent la recherche de nous-mêmes.

Le premier est l'attache à quelque exercice de vertu, de dévotion et de prière, car nous sommes propriétaires de nous-mêmes et de notre exercice, et nous nous rendons quelque chose, et partant incapable d'être anéantis et transformé en Dieu.

Donc pour remède, rendons-nous libres et dénués de toute propriété, du prix fait de nos prières vocales et de tout exercice particulier de dévotion, pour suivre en tout temps l'attrait divin, pour recevoir pleinement en nous à toute heure l'opération divine, pour mourir entièrement à nous, pour nous anéantir [346] totalement, pour nous abandonner absolument à Dieu, pour nous laisser absorber et transformer en lui et par lui, et pour le contempler sans cesse sans aucun empêchement.

Le second est, comme j'ai déjà dit, que nous recherchons l'union sensible, ou bien quelque lumière, connaissance et assurance en l'esprit, que nous sommes unis, sans quoi nous ne sommes pas contents et craignons d'être éloignés de Dieu.

Donc pour remède, ne recherchons jamais aucune connaissance perceptible ni par les sens ni par l'esprit, pour savoir si nous sommes unis ; mais unissons-nous à Dieu vivement autant que nous pourrons, mais par la foi simple et obscure, par un nu et pur amour, et par l'acte direct, vif et attentif, et non pas par le réflexe.

En un mot, permettons à cet Être infini que, par ses lumières, opérations et mouvements intimes, il nous réduise à rien, car n'étant plus quelque chose, et ne voulant plus être, nous ne nous fierons plus à nous et à nos actes, et nous ne nous rechercherons plus nous-mêmes ; mais voyant et expérimentant que Dieu est le seul Tout, nous l'envisagerons continuellement et uniquement, nous ne nous fierons qu'en lui seul, nous n'aspirerons qu'à son pur amour, nous ne rechercherons purement que lui seul, et par ce moyen nous serons parfaitement anéantis en nous, unis, absorbés et transformés en lui.

La troisième est la trop grande recherche de ces imperfections et autres semblables ; car [347] par ainsi nous agissons trop, nous nous rendons quelque chose, demeurons toujours dans nous-mêmes, et nous quittons la vue de notre grand Tout infini.

Donc pour remède, recherchons et remarquons ces imperfections par une vue subtile sur icelles, et puis continuons notre vue vive et amoureuse sur Dieu.

En nous engloutissant et anéantissant dans ce divin abîme, nous nous oublierons de nous, de nos imperfections et de toutes choses, et Dieu duquel seul nous nous ressouviendrons, combattra pour nous, et nous rendra quittes de ces imperfections, beaucoup mieux que si nous faisions plusieurs bons propos sur icelles, outre que cette simple vue de Dieu parfaitement pratiquée nous dépouille insensiblement de tous les défauts contre elle.

Et ainsi sainte Catherine de Gênes disait : plusieurs font des bons propos, et plus ils en font et moins ils les gardent, parce qu'ils les font tacitement appuyés sur eux-mêmes ; et Dieu, pour punir leur présomption et leur donner l'expérience de leur faiblesse, permet leurs chutes et rechutes continuelles. Donc, hé, mon Dieu, je ne veux pas former des bons propos sur l'amendement de mes fautes et l'acquisition des vertus ; seulement je veux vivre continuellement dans la vue vive de votre Être souverain et de mon pur néant ; et encore non pas comme de moi, puisque je ne suis rien, mais de votre grâce et opération en moi, et dans cette vue je vous laisserai avec une grande confiance ma malice [348] extrême à corriger comme étant entièrement incorrigible à mes faiblesses et à m'octroyer les vertus qu'il vous plaira, lesquelles sont toutes par-dessus mes forces, mes forces qui ne sont que faiblesses.

Cinquième degré, qui est du don de la présence surnaturelle, passive et infuse de Dieu

[398] […] Cette divine présence est une sainte oisiveté.

[...] Sainte et divine, lorsque notre entendement et notre volonté agissent certes très noblement et sont grandement occupés, mais en telle sorte qu'ils sont entièrement soumis et terrassés sous les divines opérations ; lorsque nous ne ramons pas à force [399] de bras, mais que nous voguons à pleines voiles, enflés par le souffle du Saint-Esprit ; lorsque nous ne sommes plus tant agissant nous-mêmes, comme souffrant les divines opérations en nous. [...]

[410] […] La théologie mystique est une appréhension et connaissance surnaturelle très haute et expérimentale de Dieu, de sa bonté infinie et de sa présence très intime, obtenue par l'union très sublime d'amour et de douceur que la volonté a de lui. […]

Sixième degré, qui est de l'amour admirable de Dieu, sans vue et connaissance actuelle

[457] Et c'est pour lors que l'âme ne regarde plus Dieu comme un autre, un second et un distinct d'elle, car l'aimant très purement et lui adhérant très intimement, sans aucune vue et connaissance sur lui, et ne se pouvant plus regarder elle-même, par conséquent elle ne voit aucune distinction entre lui et elle. Et par ce moyen elle devient, comme parle l'Apôtre un même esprit avec lui0. Et, oh merveille très grande : la condition d'égalité, laquelle Aristote requiert ès amants, se rencontre admirablement entre Dieu infini et l'âme, ce chétif vermisseau, car l'âme ne pouvant plus voir de distinction entre Dieu et elle, non seulement elle entre dans une certaine égalité avec Dieu, mais encore dans une union, une unité, une transformation, et une perte de toute elle dans Dieu. […]

Septième degré, qui est de l'amour sans sentiment, mais avec des sentiments tout contraires ; ou bien de la privation et déréliction intérieure, passive et surnaturelle

Au second, troisième, quatrième, et cinquième degré, nous nous écoulons comme continuellement en Dieu tout présent et actuellement ressenti ; et nous conversons avec lui par mille actes délicieux d'admiration, d'adoration, d'offrande et d'autres. Mais c'est comme avec un second, un autre et un distinct de nous. Au sixième degré, cette distinction est ôtée, en ce que nous aimons Dieu sans aucune connaissance et vue sur lui ; mais elle n'est pas ôtée parfaitement, en ce que nous connaissons, que nous aimons et que nous ressentons notre amour, de sorte que nous ne sommes pas parfaitement anéantis et, dans la première purgation de ce degré, cette distinction est encore plus parfaitement ôtée, par le terrassement et la mort de notre nature inférieure, mais l'esprit vit encore par ses actes.

Or Dieu prétend que, par une très intime union de nous à lui, cette distinction s'évanouisse entièrement, que nous ne sortions plus aucun acte nôtre, et que nous ne puissions plus nous voir nous-mêmes, comme si nous [527] n'étions pas, et que jamais nous n'eussions été ; afin que de Dieu et de nous il se fasse un même esprit, par le total anéantissement de nous-mêmes, par une entière transformation et diffusion de nous en Dieu, et par un amour très pur que nous lui porterons, comme au seul et unique Être, conformément à cette parole de l'Apôtre : « Qui adhère à Dieu comme à l'Être infini tout soutenant et unique, il devient un même esprit avec lui0. » […]

Mais en cette seconde purgation, l'âme est entièrement déchassée de la présence de son Dieu, elle ignore et méconnaît tout son amour, elle résiste à ses rébellions sans aucun sentiment, elle opère vertueusement sans connaissance ni satisfaction. Que si craignant de se perdre parmi ses extrêmes misères et ne pouvant vivre sans son Dieu, sans sa présence et sans son amour, elle s'efforce de s'élever amoureusement vers lui, elle sent soudain comme un poids de pesanteur insupportable qui tombe sur son entendement et sur sa volonté, comme si tous ces degrés passés n'eussent été que fiction et tromperie.

Donc, que l'âme en cette seconde purgation terrasse et anéantisse entièrement tout son esprit ; et pour ce faire, qu'elle ait l'œil ouvert à la pratique de ces quatre choses.

Premièrement, qu'elle ne veuille pas et qu'elle ne s'efforce de se former un tel intérieur, qui ait toujours Dieu présent ; car elle redoublerait ses peines, voyant tous ses efforts inutiles, comme serait celui qui courant pour [531] sauter un ruisseau, serait retenu et empêché sur le point qu'il serait de le sauter. Elle se distrairait de la contemplation sublime très pure et non ressentie que Dieu lui infond0. Voire même, elle détournerait, par ses efforts contraires, cette divine infusion : c'est pourquoi Dieu lui dit : Détourne de moi les yeux de ton esprit, car ils m'ont déjà fait tant de fois envoler0.

Secondement, qu'elle se dépouille de tous ses actes précédents de vertu si excellents, comme d'adoration de Dieu, de conformité à son saint vouloir, d'offrande totale à Sa divine Majesté, d'anéantissement de soi-même, et autres, et qu'elle se contente pour toute son opération et sa coopération avec Dieu, non plus grossière, mais très spirituelle et subtile, de sa conformité, de sa confiance, de sa paix et de sa tranquillité, non pas active, mais passive au sommet de son esprit, non pas ressentie, mais démentie.

Troisièmement, qu'elle ne veuille pas retourner et réfléchir sur soi, pour juger de soi, puisque privée de l'action de son entendement et remplie de ténèbres, elle ne peut former aucun jugement assuré de soi-même ; outre que ces retours sur soi ne se font que pour se contenter soi-même, et ne procèdent que de l'amour-propre ; mais qu'elle s'abandonne à Dieu et le suive à l'aveugle et par une foi pure et nue. Et nous lisons de la bienheureuse Mère de Chantal qu'elle fit à Dieu le vœu très admirable de ne jamais, en ses distractions, tentations et angoisses, retourner et réfléchir sur soi [532] pour apprendre ce qu'elle faisait et chercher quelque consolation, mais d'aller toujours droitement à Dieu. […]

[533] Et elle se contente très paisiblement de tous les mépris que Dieu fait d'elle, et elle se donne en proie à iceux, comme à un objet propre à son néant pécheur et damné.

Et comme par la grande connaissance de son entière indignité, elle était accoutumée à recevoir avec plaisir les mépris et rebuts des hommes, ainsi avec ce même esprit, quoique la chose lui soit beaucoup plus sensible, elle s'accorde à ceux que Dieu fait d'elle.

La foi y est très ferme et surnaturelle, puisqu'elle y est sans aucun sentiment et satisfaction de sa nature ; mais qu'elle y est toute pure et nue. […]

L'amour y est tout divin, puisque l'âme se contente de son seul amour intellectuel et encore nullement ressenti, et par ainsi tout pur et tout nu. Et pour l'amour sensible, elle ne veut pas et y renonce pour jamais, et il est tout caché et couvert, non pas toutefois perdu ; car au moindre rayon divin il se fait vivement sentir, et éclate par soupirs, larmes et jubilations.

C'est cette parfaite union de nous à Dieu, et si j'ose dire unité, sans aucune distinction ressentie de lui et de nous, laquelle Dieu prétend de nous, et de laquelle l'Apôtre parle : qui adhère nûment à Dieu, il devient un même esprit avec lui ; car comme nous n'opérons plus, ou du moins si peu, et qu'encore nous ne [535] ressentons pas ce peu, nous ne pouvons plus nous voir et nous sentir, mais nous demeurons tous absorbés et perdus en Dieu.

[...] C'est une déification très excellente et inexplicable. Et entre autres raisons, parce que l'âme apprend à se passer de Dieu même pour son amour, c'est-à-dire qu'elle renonce à tout le goût de Dieu et à Dieu même, pour tout ce que Dieu la regarde. […]

Huitième degré, qui est de la sainte opération, et des vertus sublimes : fruits nécessaires des degrés précédents. Solitude surnaturelle et admirable des âmes d'oraison.

Dieu nous dit et nous promet par son prophète : je conduirai moi-même l'âme juste, ma bien-aimée, dans la solitude, et là je parlerai privement à son cœur et pour donner des effets glorieux à ses saintes promesses0.

Il loge surnaturellement et passivement l'âme sainte dans une solitude très admirable, pour l'entendement et pour la volonté, pour la pensée et pour l'amour tout ensemble, dans laquelle elle ne peut voir ni sentir, ni aimer aucune créature, ni encore elle-même, mais Dieu seul.

Solitude si vaste et si profonde que, quoi que l'âme fasse, en quelque lieu qu'elle soit, et quelque compagnie qu'elle fréquente, il lui semble que chose aucune d'ici bas ne [563] l'accompagne, que tout n'est que songe et moquerie, que tous les hommes sont morts pour elle, que tout est perdu et anéanti pour son regard, et qu'elle-même n'est pas, mais que Dieu seul est, lequel par conséquent elle veut uniquement contempler et aimer.

Solitude encore si naturelle et bien-aimée que l'âme traitant d'affaires, parlant et conversant, elle ne sorte pas d'icelle, ni n'en veut pas sortir, mais elle souhaite ardemment et espère fortement par la grâce de son Dieu, de vivre sans interruption dans icelle, et de mourir heureusement avec elle.

Et de vrai, l'âme unie intimement à Dieu par pensée et par amour, comme à l'être infini tout soutenant et unique, elle devient in-unissable à toute créature. Tout occupée par ces deux nobles puissances, l'entendement et la volonté en Dieu, cet Objet infini, tout l'ennuie, toute personne la lasse, et toute amitié des créatures la surcharge, jouissant de Dieu par un regard amoureux sur lui tout présent, lui, dis-je, l'Objet infiniment rassasiant des bienheureux : elle est tout abstraite et aliénée de tout le reste, comme d'un pur rien.

Elle opère à l'extérieur comme les autres, et ne manque pas au devoir de sa vocation, mais bien différemment des autres pour l'intérieur, car c'est sans attache ni plaisir ; elle parle au-dehors aux personnes, mais plus au-dedans avec Dieu ; elle rit honnêtement à l'extérieur, mais sans aucun goût intérieur ; elle mange, et ne sait bonnement quoi ; elle vit, et ne sait pas comment. […]

Les effets de cette conformité, uniformité, et si j'ose dire déiformité de notre volonté [572] avec la divine, sont très excellentes. [...]

1. Nous dressons les yeux de notre esprit pour considérer attentivement et exécuter diligemment tout ce que Dieu veut faire de nous, sans nous soucier d'autre chose. [...]

3. En toutes nos œuvres extérieures et intérieures, nous nous unissons en un moment à Dieu, pour connaître en icelles sa volonté, et lui donner au même temps des effets.

4. Nous faisons toutes nos œuvres non pas comme si nous les faisions nous-mêmes, mais comme si Dieu les faisait, et hors lui nous n'en pouvons faire aucune. Et ainsi en icelles et par icelles nous trouvons toujours Dieu, nous le contemplons, nous nous unissons à lui et nous jouissons de lui. [...]

8. Nous jouissons d'une grande liberté d'esprit, exempts de tous scrupules et de toutes inquiétudes intérieures, disant souvent à Dieu : « Seigneur, vous savez comme je ne veux autre [chose] que l'accomplissement de votre sainte volonté, faites me la connaître, s'il vous plaît. » [...]

10. Si les hommes s'aperçoivent de nos grâces et nous louent pour icelles, nous ne nous y complaisons pas ; et aussi nous ne nous en troublons aucunement, mais nous nous en remettons entièrement à Dieu et à sa sainte volonté, lui disant : « Hé, Seigneur, toute [573] l'œuvre est vôtre, faites en moi tout ce qu'il vous plaira. »

11. Rencontrant une âme désintéressée d'elle-même et unie à Dieu comme nous, nous avons une très grande conformité d'affection avec elle, et nous l'aimons d'un amour mutuel très grand, car la ressemblance est cause de l'amour. Et Dieu à qui nous sommes unis avec tant de ressemblance nous unit entre nous. […]

Et de vrai, il n'y a que les seules personnes d'oraison qui sachent véritablement aimer le prochain. [...]

[582] […] Elles lui portent toujours le même amour cordial, parce que ne l'aimant et ne le pouvant aimer que pour Dieu, et nullement pour elles, leur amitié est immortelle. Parce qu'étant toujours en l'oraison aux portes de la divine miséricorde, et ne pouvant vivre un seul moment sans elle, elles ne peuvent que pardonner et faire miséricorde au prochain. [...]

[596-601 : Le traité se termine par une longue traduction de Catherine de Gênes.]

Paul de Lagny († 1694)

Missionnaire visiteur

Paul de Lagny prend l’habit à Amiens en 1630. Il est missionnaire au Levant de 1640 à 1649, puis de 1660 à 1662.

Presque aussitôt après son retour de mission, le Père Paul de Lagny fut nommé maître des novices au couvent de Saint-Jacques, au chapitre de 1651. « C'était une véritable mère spirituelle pour ses enfants ; il les aimait tendrement, et s'il était obligé de leur faire pratiquer les coutumes de l'ordre par quelques mortifications ou des réprimandes publiques, il adoucissait cela par des termes si doux, si affables, dans les conversations particulières, que l'on courait à lui comme au médecin des âmes. Il leur apprenait ces conversations divines que l'âme religieuse goûte dans l'oraison, la retraite et le silence. » Pendant la dizaine d'années qu'il exerça cette charge (avec deux interruptions pour être secrétaire provincial), le P. Paul de Lagny s'efforça de former des religieux qui seraient capables de remettre sur pied l'ancienne pratique qu'il avait vue s'observer dans sa jeunesse0.

Deux fois maître des novices à Paris, confesseur des capucines, il se consacre pendant trente ans à la visite des malades pauvres et meurt au couvent Saint-Jacques. Il laisse une douzaine d’œuvres, dont deux en grec.

De l’Exercice méthodique de l’oraison mentale… (1658), beau mais long texte, un peu diffus de par sa volonté de répondre aux besoins divers de novices, nous présentons des extraits du cinquième traité de la premiière partie. Le Chemin abbrégé de la perfection chrétienne (1673, 1929) est, dit-on, son chef-d’œuvre spirituel. Tout tient dans la conformité à la volonté de Dieu, comme pour Canfield. Alors « l’âme supposant les soins que Dieu a de son salut, elle ne s’en met plus en peine. […] Elle se fie totalement à sa souveraine bonté0. » Nous pensons quant à nous que les deux œuvres sont de qualité comparable.

Exercice méthodique… (1658)

Cette œuvre de taille généreuse reflète la découverte de l’intériorité0.

La vie intérieure commence par une période heureuse de quelques années où :

[189] Toutes les consolations sensibles qu'on reçoit au service de Dieu, ne sont autre chose qu'un épanouissement du cœur, qui se réjouit par l'appréhension d'un bien présent, de sorte que selon que le bien est plus ou moins fortement conçu dans l'imagination, aussi la joie qui en résulte paraît plus ou moins sensible. De cette explication, il est facile de connaître que tous les goûts qu'on ressent dans les exercices de la piété se retrouvent uniquement au cœur, comme dans leur propre sujet, et seul capable de joie et de tristesse ; et qu'étant choses sensibles, ce n'est rien de spirituel ; que si néanmoins on leur en donne quelquefois le nom, ce n'est qu'improprement et pour les distinguer des autres satisfactions qu'on ressent, lorsque les sens jouissent parfaitement de leurs objets et qu'il n’y a rien d'ailleurs qui en divertisse le plaisir.

De plus il faut encore remarquer que toutes les consolations sensibles n'étant que dans le sens et non jamais dans la volonté, ils ne sont d'aucun mérite devant Dieu ; c'est pourquoi toute âme qui en jouit, dans quelque degré que ce soit, ne doit point s'en estimer meilleure, ni plus vertueuse, qu'autant qu'elle les fait accompagner des actes de vertu ; quoiqu'elles lui peuvent servir pour devenir plus vertueuse, ainsi que nous dirons ci-après. Et comme je ne suis pas du sentiment de ceux qui en font une estime extraordinaire, aussi je ne tiens pas à l'opinion des autres, qui les combattent comme choses mauvaises ou périlleuses. Parce que, encore bien qu'il y puisse avoir de l'abus dans l'usage qu'on en fait, et que la partie sensitive de l'âme qui les reçoit soit entièrement corrompue, néanmoins la grâce se les appropriant, et la volonté s'en servant selon le dessein de Dieu, l'on en peut faire réussir de bons effets, ainsi que l'expérience nous fait voir tous les jours. […]

Il ne faut ni s’y arrêter ni les mépriser : c’est en effet «une merveille de voir les douceurs dont Dieu prévient les personnes qu'il veut attirer ». Paul de Lagny en donne les raisons, dont la quatrième : « Il lui départ des goûts sensibles […] plus délicieux que ceux qu'elle ressentait dans son vice », ce qui offre un substitut à l’ascèse trop contraignante (l’œuvre est publiée sept ans après sa nomination comme maître des novices).

Puis lorsque la première étape purgative est accomplie, vient le temps de consolations moins sensibles où l’âme, moins recourbée sur soi, se réjouit d’un bien commun plutôt que privé :

[196] Chapitre v. Des consolations intérieures que l'âme reçoit de l'oraison dans les vies illuminative et unitive

Il faut premièrement savoir que les âmes de ce second état sont toutes embrasées d'amour, que l'amour est un feu, et que les faveurs qu'elles reçoivent de Dieu sont autant de gouttes d'huile épanchées sur leur cœur ; mais qui doute que l'huile jetée dans le feu n'excite des flammes et que les grâces de Dieu reçues dans un cœur purifié ne l'enflamment encore davantage en son saint amour que lorsqu'il était rempli d'immondices ? Dans le premier état de la vie active, l'âme est encore terrestre, et presque toute matérielle ; c'est pourquoi toutes les consolations qu'elle y reçoit de Dieu, quoique spirituelles de la part de leur principe, tiennent encore néanmoins beaucoup de la terre et de la matière, à cause de la grossièreté du sujet qui les reçoit. Mais dans la vie illuminative où l'âme est purgée de cette grossièreté des opérations de la vie active aussi bien que de ce vice, elle a beaucoup plus de disposition pour ressentir la présence de son Bien-Aimé, et la douceur de ses grâces dans leur pureté. Et comme elle a plus de disposition, aussi les reçoit-elle avec plus de suavité et en plus grande abondance, comme témoigne le dévot prophète David par ces paroles : Ô mon Dieu, que vous faites de caresses, et que vous donnez de [197] douceur aux âmes qui vous craignent et qui vous aiment0.

C'est dans cet état qu'on entend ces âmes craignantes Dieu tantôt tressaillir de joie, ou pâmer de douceur et fondre en consolations sensibles, quelquefois éclater par des cris, pressées qu'elles sont des assauts que l'Esprit de Dieu leur donne. […]

Ces âmes donc aiment leur divin Époux, non précisément parce qu'il leur est bon, mais principalement parce qu'il est bon en lui-même. Elles rendent de grands services et de profonds respects à son nom adorable, non simplement parce qu'il est tout comme de l'huile, et de l'huile épanchée qui se prodigue et se communique à tout ceux qui en veulent, mais souverainement parce qu'il est saint en soi-même, aimable et digne de toute louange. Et la satisfaction qu'elles en reçoivent paraît beaucoup plus pure et [199] plus grande que dans les états précédents, parce que comme le bien universel est absolument préférable au particulier, aussi y a-t-il plus de plaisir de se réjouir d'un bien commun que d'un bien privé. Et c'est la raison pourquoi la principale joie des bienheureux dans le ciel ne procède pas tant de ce qu'ils possèdent Dieu le souverain bien en leur particulier, comme de ce que Dieu est le souverain bien de soi-même et de toutes les créatures raisonnables : ils entrent dans les intérêts de ce premier de tous les êtres et de ce bien universel, duquel dépend le bonheur de tous les êtres particuliers. […]

Mais suivent bientôt des années de « peines intérieures » — l’expression est préférable car plus large que le terme de sécheresses. Les six sortes de délaissements ressentis appellent neuf remèdes : notre auteur se veut complet et livre des chapitres vi à ix l’expérience qu’il a acquise par lui-même puis auprès de ses dirigés. Citons trois extraits qui concluent cette longue analyse :

[212] Chapitre ix. Le troisième principe des peines intérieures qu’on ressent en l’oraison, c’est Dieu même qui par une certaine manière de délaissement tout mystérieux semble abandonner l’âme à elle-même et la laisser en proie à ses ennemis. […]

[217] Le cinquième remède sera de faire réflexion à quel dessein vous venez à l'oraison. À quelle intention ? Et ce que vous y prétendez faire ? Si vous y venez à dessein de vous y satisfaire vous-même et en intention d'y être fort recueilli pour y être fort consolé, je vous conseille de ne pas passer outre et de ne pas commettre cette espèce de sacrilège, convertissant les dons de Dieu en votre propre gloutonnerie spirituelle. Si vous prétendez de faire une bonne méditation, pour tirer une bonne résolution, et de cette résolution passer à la pratique de la vertu, afin de vous rendre plus agréable à Dieu, votre attention est droite jusque là. Mais si vous vous inquiétez, parce qu'il a plu à Dieu que vous ayez passé tout le temps de votre oraison en distractions, en ténèbres ou en aridités, dès lors vous pervertissez votre intention quand vous recherchez votre propre satisfaction et non celle de Dieu, quand vous désirez qu'il s'accommode à vous et non vous à lui. […]

[221] Les opérations des âmes de cet état étant presque toutes dégagées des fantômes de l'imagination et des goûts sensibles du cœur, elles ne sont plus sujettes à être trompées ni par la splendeur des lumières, ni par l'obscurité des ténèbres, ni par l'amorce des douceurs, ni par la privation des consolations qui flattent ou qui abattent la nature, puisque s'élevant au-dessus de cette basse région, elles ne font estime que des opérations relevées de l'esprit et de la vertu. Reste donc qu'elles viennent immédiatement de Dieu, qui veut éprouver la fidélité de ses épouses par son absence, qui les délaisse par la suspension de ses grâces sensibles pour les combler de celle de l'Esprit, qui les afflige au corps pour les faire mériter en l'âme et qui enfin, les abandonne pour leur faire ressentir quelque chose de l'état douloureux où sa sainte âme fut réduite, lorsqu'elle se vit abandonnée de son Père à la croix, et par cet abandon s'unir plus parfaitement à elle. [...] Car le moyen de se parer contre Dieu ? Que si c'est son œuvre, qui le pourra détruire ? Et s'il a dessein de perfectionner l'âme par cette voie, qui osera lui contredire ? Le saint homme Job décrit parfaitement bien cette peine intérieure de l'âme juste, avec son remède, comme celui qui avait eu expérience de l'une et de l'autre. [...]

Il est temps d’insister sur l’exercice à poursuivre quelles qu’en soient les peines :

[222] Chapitre x. De l'oraison continuelle

Plusieurs estiment l'exercice de l'oraison, plusieurs en parlent, plusieurs le commencent, et très peu néanmoins en continuent la pratique, nonobstant les mouvements intérieurs que Dieu leur donne de s'y abandonner plus souvent. [...]

Je remarque deux raisons principales :

Du côté de la volonté, en ce que l'âme [...] se lasse enfin de ce pénible exercice de la mortification [...] pour se donner une large liberté qui lui permet de voir, de parler, de manger, de se divertir, de passer le temps, etc. [...]

[223] la seconde raison se prend de la part de l'entendement, qui ne peut s'accoutumer aux ténèbres, aux aridités ni aux privations que Dieu envoie souvent à l'oraison pour supplanter son orgueil et son appétit insatiable qui veut toujours voir, goûter, connaître, raisonner, afin de faire éclater ensuite cette lumière divine en l'âme. Mais comme notre esprit ne connaît et n'approuve pas cette sorte de conduite, parce qu'étant purement spirituelle, elle combat la sienne qui est toute sensible, de là vient qu'il se dégoûte de la pratique de l'oraison, où il ne trouve pas le goût et les lumières qu'il prétendait y rencontrer. [...]

À ces deux raisons plus universelles, l'on en peut ajouter une troisième, fondée sur la pusillanimité de plusieurs âmes qui se contentant d'une vertu médiocre, n'aspirent pas d'en acquérir la perfection ni par conséquent de pratiquer souvent l'oraison mentale, qui est le moyen plus efficace, plus ordinaire, et plus facile que Dieu nous présente pour l'obtenir. […]

[224] J'exposerai plusieurs raisons qui prouvent l'obligation que nous avons de toujours prier, et en montrent les conséquences.

La première, s'il est vrai qu'il n'y a point de moment que Dieu ne nous fasse part de ses grâces, soit naturelles ou surnaturelles : soit en soutenant notre être, soit en concourant pour le faire opérer ; aussi ne doit-il point avoir de moment que nous ne reconnaissions ses bienfaits, à moins que de nous en rendre indignes et de passer pour des ingrats. Mais quelle est cette reconnaissance qu'il demande de nous, sinon la prière, par laquelle nous adorons sa grandeur, nous louons ses perfections et nous le remercions de ses grâces ? [...]

La deuxième : si l'âme est d'autant plus à estimer qu'elle fait des opérations plus nobles. Quoi de plus relevé que de prier Dieu sans interruption ? Puisque par l'oraison continuelle nous nous élevons continuellement de la terre au ciel, nous nous unissons véritablement à notre premier Principe, nous arrivons à la fin pour laquelle il nous a créés ; nous imitons tous les anges qui l'adorent sans cesse et ressemblons à la sainte humanité de Jésus-Christ Notre Seigneur qui est assis à la droite de Dieu son Père, où il nous sert de médiateur et qui prie continuellement pour nous au ciel cependant que nous sommes pèlerins en terre. […]

Le prix qui justifie toute cette peine est le degré le plus élevé décrit ainsi par Paul de Lagny :

Chapitre xi. Les sept degrés de l’oraison continuelle0

[…] Le cinquième et dernier degré d'oraison continuelle s'appelle habituel, et s'entend être véritablement formé en l'âme, lorsqu’ayant passé par tous les degrés précédents, d'actuel, d'assidu, de persévérant et de fréquent, enfin il se forme une grande facilité dans les puissances de tendre toujours à Dieu par le moyen d'une certaine habitude actualisée, qui l'occupe sans interruption, et fait que l'âme se trouve plus en Dieu qu'en soi-même ; et qu'elle le considère davantage le Bien-Aimé de son cœur, dans toutes les actions qu'elle fait, que les actions mêmes qu'elle opère quoiqu’avec application d'esprit.

Ce degré consiste en deux opérations principales, dont la première est une élévation habituelle de l'esprit au-dessus de toutes choses créées, qui fait que l'âme ne peut plus rien considérer avec attention et estime, qu'autant que les choses ont du rapport à Dieu, de sorte que ne les pouvant pas même regarder avec réflexion, elles ne font plus aucune impression sur les sens ; et ainsi l'âme demeure toujours désoccupée de toutes les créatures, et ne s'en trouve jamais embarrassée jusques au point de l'empêcher d'être unie à Dieu, et ce par un regard confus, qui lui fait contempler la beauté de sa divine face dans toutes choses sans en pouvoir être divertie, que par de petits accidents qui ne sont pas de durée ; et ce regard confus par lequel l'âme contemple Dieu incessamment, est une oraison continuelle, dont le Saint-Esprit est le premier moteur, pour l'y conduire sans erreur, pour la faire agir à l'extérieur sans en être divertie, et lui faire enfin obtenir toutes les grâces qui lui sont nécessaires. Et c'est en ce sens qu'il faut entendre ces paroles de l'Apôtre, quand il assure que le Saint-Esprit aide notre faiblesse en l'oraison, comme ne sachant [232] pas ce que nous y devons demander ; mais qu'il demande pour nous avec des gémissements inénarrables0, en ce qu'il nous fait prier d'une manière si extraordinaire et si relevée qu'il n'y a que lui seul qui, pénétrant le secret des cœurs, en puisse avoir la connaissance.

La seconde opération de ce degré consiste dans une adhésion très forte et très immuable de notre volonté à celle de Dieu, que nous regardons par une vue confuse, mais continuelle, comme le principe et la fin de toutes nos actions, de sorte que notre volonté étant fondée et enracinée dans l'habitude de toutes les vertus morales et divines, aussi bien que dans celle de la charité, comme témoigne l'Apôtre : In caritate radicati et fundati. L'âme devient lumineuse et douée de cette suréminente science de Jésus-Christ, qui surpasse de beaucoup celle que le commun des hommes est capable de concevoir par les lumières de la raison naturelle, parce que celle-ci se reçoit dans l'intelligence, et se réduit en acte par des espèces déiformes que Dieu répand continuellement dans cette âme, qui l'élèvent au-dessus de la commune manière d'agir des autres, pour toujours aimer Dieu au-dessus de toutes les créatures, et sans en pouvoir être divertie par ses passions que bien difficilement, à cause de l'abondance de la grâce qu'elle reçoit sans cesse, et de la forte habitude des vertus qu'elle a contractée : si bien que connaissant et aimant toujours Dieu habituellement, elle l'honore, elle le loue, elle l'adore, elle le prie sans interruption.

Le Chemin abrégé de la perfection (1673)

L’éditeur et grand connaisseur des spirituels franciscains, auquel nous empruntons les extraits qui suivront, écrit0 :

Il y a là vingt et un sections ou chapitres, et l'on sent dans le P. Paul l'héritier direct du P. Benoît de Canfield et de ces vieux Pères Maîtres des capucins de la rue Saint-Honoré0. On trouve chez lui, comme chez ses prédécesseurs, la même distinction entre la volonté essentielle et la volonté éminente, la même prédication de la conformité de notre volonté avec la volonté divine, le même enseignement que notre oraison se conforme d'ordinaire à l'état de notre volonté, parce que dans l'oraison « l'entendement reçoit beaucoup plus d'assistance de la volonté dans les aspirations surnaturelles [...] que la volonté n'en reçoit de l'entendement ».

Et tout est présenté dans un style parfait et nous lisons aujourd'hui ces pages avec un plaisir infini, comme si l'on mangeait un fruit savoureux.

Si nous osions exprimer ici notre pensée entière au sujet de ce petit livre d'or, le Chemin abrégé, nous dirions que de tout ce que les capucins français ont écrit sur ce sujet au XVIIe siècle, aucun volume n'est plus totalement et plus bellement représentatif de leurs doctrines spirituelles.

Nous proposons des extraits des sections VIII à XIX (un choix plus limité aurait favorisé les dernières sections) :

Section VIII. Pratique générale de cet exercice qui explique les trois états de la volonté de Dieu et de l'âme qui s'efforce de l'accomplir

[...] L'exercice de la volonté de bon plaisir de Dieu nous rend agréables à Sa divine Majesté par la spéciale pratique des trois vertus théologales, foi, espérance et charité qui sont ici dans leur force. D'où il s'ensuit que l'âme ne cherche plus que Dieu, ne veut que Dieu, n'aime que Dieu, n'opère que pour Dieu, ne soupire qu'après Dieu et ne veut connaître que Dieu. Non par les lumières de la raison naturelle, qu'elle trouve imparfaite, mais par celles de la foi qui sont toutes divines et nullement sujettes à l'erreur. Cet état appartient aux profitants, comme le précédent appartient aux commençants.

L'exercice de la volonté de Dieu, que le saint Apôtre appelle parfaite0, est propre aux saintes âmes qui ont acquis l'habitude des deux états précédents par la destruction de leur propre volonté et par la fidèle pratique de celle de Dieu, non avec interruption et par reprises comme auparavant, mais habituellement et sans discontinuation, autant qu'il est possible à la faiblesse humaine. D'où s'ensuit l'état d'union qui ordinairement demeure invariable jusques à la mort.

Les grâces qui se trouvent le plus en usage dans ce troisième état sont les dons du Saint-Esprit qui éclairent l'entendement et fortifient la volonté humaine d'une manière éminente pour leur faire connaître et aimer Dieu autant parfaitement que la créature est capable de le connaître et de l'aimer sur terre.

Section IX. Premier état de l'exercice de la volonté de Dieu et de l'âme commençante qui le pratique

Quiconque aura un véritable désir de s'adonner à ce saint exercice, doit premièrement faire réflexion sur chacune de ses actions particulières pour connaître si elle est conforme à la volonté de Dieu. Puis s'étant aperçu que Dieu veut qu'il la fasse, par le moyen des règles données ci-dessus, il la rapportera à Dieu par cet acte ou un autre semblable : « Mon Dieu, je me propose de faire cette action avec le secours de votre sainte grâce, parce que vous le voulez et me le commandez, comme étant votre bon plaisir et votre plus grande gloire. »

Réitérez cet acte à chaque action indifférente que vous entreprendrez, spécialement si vous êtes distrait de Dieu. Car si ayant commencé la journée ou quelque action avec intention de faire la volonté de Dieu, et que votre esprit demeure toujours recueilli en lui, par une tendance amoureuse vers Sa divine Majesté, il ne sera pas nécessaire de quitter cette union de votre esprit et de votre volonté avec Dieu, pour faire ce qui est déjà fait par un nouvel acte. Cet acte serait plutôt une espèce de distraction de Dieu qu'une véritable application de Dieu.

Ne vous arrêtez pas tant à vouloir connaître trop curieusement la volonté de Dieu comme à la bien faire. Plusieurs s'inquiètent pour savoir le bon plaisir de Dieu dans les choses indifférentes et négligent de s'y conformer dans celles qu'ils connaissent leur être commandé. Exécutez fidèlement ce que vous savez certainement être dans l'ordre des volontés de Dieu. Pour la pleine intelligence de ce que vous devez faire dans les matières douteuses et indifférentes, elle vous sera donnée à pro­portion que vous avancerez en la vertu. [...]

Section X. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des commençants

[...] Que toutes vos actions soient accompagnées des trois perfections suivantes, savoir : de pureté, de fidélité et de force.

Quant à la pureté : [...] enfin souvenez-vous que cette pureté d'intention est la première perfection et le fondement de votre divin exercice, aussi bien que de toute action vertueuse. Vous devez vous accoutumer de la pratiquer au commencement de chaque action indifférente qui n'a pas de rapport avec la précédente. J'ai dit : « au commencement de l'action », parce que quand vous aurez produit l'acte de pureté d'intention de ne vouloir faire l'action présente que pour plaire à Dieu en accomplissant sa sainte volonté, il ne faut plus penser qu'à bien faire l'œuvre qui vous est commandée, sans faire réflexion sur la volonté de Dieu comme si elle était distincte de l'œuvre, puisque la volonté de Dieu et l'œuvre ne sont ici qu'une même chose. De sorte que vous ferez toujours la volonté de Dieu si vous faites bien l'œuvre qu'il vous commande.

Quant à la fidélité que vous devez apporter pour bien faire chacune de vos actions, elle doit être telle que vous n'épargniez aucune puissance ni aucune peine nécessaire pour bien réussir dans l'exécution de la volonté de Dieu, appliquant tout votre esprit pour bien penser à ce que vous faites, employant toutes vos forces pour vous en acquitter dignement, et donnant tout le temps convenable pour conduire votre action à la perfection que Dieu vous demande. [...]

Quant à la persévérance, elle consiste à ne pas vous lasser dans l'exercice de la volonté de Dieu, mais à y persévérer dans tous les moments, toutes les heures, tous les jours, toutes les semaines, tous les mois et toutes les années de toute votre vie. Ceux-là ne continuent pas à faire la volonté de Dieu dans tous les moments de leur vie qui n'emploient aucun moment de leur vie pour la bien faire. Les autres ne la font pas à toutes les heures du jour qui passent la plus grande partie du jour sans y penser. Les autres ne s’y occupent pas tous les jours qui ne servent Dieu que par humeur et par reprises. Les autres ne font pas la volonté de Dieu toutes les semaines ni tous les mois qui ne la font que semaine à semaine, et comme par quartier. Enfin il y en a qui ne l'accomplissent pas toutes les années de leur vie, puisqu'ils en passent la plus longue partie à faire leur propre volonté ou à ne point faire réflexion sur celle de Dieu. Mais pour vous, ne cessez point d'être à Dieu, afin que vous remportiez la couronne qui vous est due et qui est promise à la persévérance. [...]

Section XI. Second état de l'exercice de la volonté de Dieu et de l'âme profitante qui le pratique

Après que vous vous serez exercé si fidèlement et si longuement dans les pratiques de la volonté de Dieu en qualité de juste, que vous en aurez contracté l'habitude, détruisant vos vices par l'affermissement des vertus contraires, vous vous apercevrez que votre âme étant prévenue de nouvelles lumières, elle sera invitée et même pressée par les sacrés mouvements du Saint-Esprit de passer du premier au second état de l'exercice de la volonté de Dieu. Cette volonté, l'Apôtre l'appelle bien plaisante ou du bon plaisir, soit parce que l'âme ayant surmonté toutes les difficultés de ses mauvaises habitudes dans le premier état, elle ne trouve plus que de la facilité dans celui-ci, soit effectivement que l'âme y opère avec tant de bonne volonté pour Dieu qu'elle n'y goûte que de la joie et des suavités intérieures qui lui viennent par l'infusion de la grâce. [...]

L'état des âmes qui s'exercent dans la volonté bienfaisante ou le bon plaisir de Dieu consiste principalement en deux points. Le premier en ce qu'elles mettent tout leur plaisir à faire la volonté de Dieu sans considérer si ce que Dieu leur commande est facile ou difficile, si elles y souffrent ou n'y souffrent pas, si elles y meurent ou si elles y vivent. Bref si elles sont consolées ou ne le sont pas.

Le second consiste en ce qu'elles ne font pas tant d'estime de l'action extérieure qu'elles opèrent, que du plaisir que Dieu prend à voir que ce qu'il commande est accompli. Ainsi, outrepassant toutes les créatures d'un vol très léger de grâce, elles vont trouver Dieu pour se réjouir uniquement en lui. [...]

Section XII. Les trois perfections qui doivent accompagner les actes des profitants

[...] Quant à la vertu de la foi, il est certain qu'elle seule ne nous fera pas atteindre à la parfaite connaissance de la vérité de Dieu, si notre entendement n'est fortifié par les dons lumineux du Saint-Esprit, pour la réduire excellemment en pratique. Or c'est ce qui se fait heureusement dans ce second état, où l'âme ayant levé les obstacles à la réception des rayons divins par la parfaite conformité de sa volonté avec le divin, elle commence à découvrir quelque chose de grand de la majesté de Dieu, pour ensuite avoir entrée dans les secrets de la vie mystique par les admirations, suspensions, contemplations et transformations de son esprit en Dieu. [...]

Quant à la vertu d'espérance, elle suit comme naturellement de la foi. Comment se peut-il faire, en effet, que l'âme juste qui, par le fidèle accomplissement de toutes les volontés de Dieu, reçoit des lumières éclatantes pour connaître les biens éternels, ne conçoive en même temps des désirs très ardents de les posséder ? [...] C'est encore dans cet état où l'espérance en Dieu est si grande qu'elle passe en confiance. De sorte que l'âme supposant les soins qu'a Dieu de son salut, elle ne s'en met plus en peine pour ne penser qu'à le servir. Elle s'oublie soi-même pour ne se souvenir que de lui. Comme elle tient Dieu pour son bon ami et son très libéral bienfaiteur, elle se fie totalement à sa souveraine bonté. Ainsi il est impossible de concevoir la joie et la liberté d'esprit avec laquelle l'âme se comporte dans toutes ses actions.

Quant à la vertu de charité, elle ne manque pas d'accompagner ici la foi et l'espérance. Non comme leur suivante, mais comme l'âme qui leur donne la vie et le plus grand éclat qu'elles possèdent. Dans cet état l'âme ne croit pas seulement aux vérités divines parce que Dieu les a révélées, et n'espère pas simplement de posséder les biens éternels que Dieu a promis parce qu'il est fidèle, mais aussi parce qu'il est bon et qu'elle a un grand amour pour Sa divine Majesté.

En effet, comment cette âme n'aurait-elle pas un grand amour pour Dieu puisqu'elle est dans l'exercice de la volonté de son bon plaisir ? Et cet exercice consiste en ce que sa volonté ne prend plaisir qu'à faire celle de Dieu, pour le grand amour qu'elle lui porte. Dans l'état précédent, l'âme faisait la volonté de Dieu pour obéir à Dieu son Seigneur. Mais dans celui-ci, elle ne la fait que pour l'aimer comme son bon ami. Ainsi, elle ne pense plus aux récompenses qui sont promises aux fidèles serviteurs, mais à l'amour qui est dû à son Bien-Aimé. Et cette douce pensée la transforme tellement en Dieu qu'elle n'opère que par ses ordres et pour son amour, soupirant sans cesse après lui pour le posséder et ne craignant rien davantage que de le perdre un seul moment.

Enfin, si les vertus dans l'état précédent ont servi d'objet prochain à l'âme pour y tendre et pour les acquérir, sans avoir de fin plus relevée sinon de devenir vertueuse, dans celui-ci l'âme suppose qu'elle les a acquises par la miséricorde de son Bien-Aimé. Elle s'en sert comme de principe et de fondement pour s'élever au Dieu des vertus, afin de l'aimer par-dessus toutes choses. Dieu en tant que souverainement aimable devient lui-même immédiatement le cher objet de son cœur pour tendre à lui sans relâche et l'aimer sans fin par-dessus toutes choses, en ne faisant rien que par son amour, pour son amour et en son amour. Ce qui est accomplir noblement la volonté de Dieu et d'une manière beaucoup plus parfaite que dans le premier état.

Section XIII. Troisième état de l'exercice de la volonté de Dieu et de l'âme parfaite qui le pratique

Les peintres n'enseignent d'abord à leurs apprentis qu'à tracer des lignes droites et tirer des traits hardis pour leur former la main ; puis ils leur montrent la manière de contretirer un pied, un œil, une main, une tête. Enfin ils leur apprennent à crayonner un corps entier assorti de tous ses membres avec toutes les proportions qu'il doit avoir. De même le Saint-Esprit, qui est le grand maître de la vie spirituelle, voulant conduire une âme à la perfection, ne lui enseigne d'abord que le renoncement à sa propre volonté, afin de bien faire la sienne, parce que c'est une conséquence infaillible que quiconque renonce à sa propre volonté ne manque jamais de bien faire celle de Dieu.

Mais après que l'âme a acquis l'habitude de renoncer à sa propre volonté pour se conformer à la divine, le Saint-Esprit l'excite à aimer Dieu en tout ce qu'elle fait, d'autant que la volonté de cette âme qui est habituellement réformée demande naturellement qu'elle se transforme en celui qu'elle aime, par autant d'actes d'amour qu'elle fait de bonnes œuvres, ainsi que nous avons vu dans la vie illuminative ou affective.

Mais enfin, l'habitude du divin amour étant formée dans la volonté de cette âme et ne pouvant, ce semble, passer plus outre, parce qu'elle ne peut pas aimer un objet plus parfait que Dieu, voici que le Saint-Esprit, son sage directeur, lui inspire une autre manière de se conduire beaucoup plus parfaite que les précédentes. Les autres manières, en effet, sont toutes actives ; celle-ci au contraire demeure toute passive. Non que l'âme cesse d'aimer Dieu, mais parce qu'elle ne l'aime plus comme autrefois avec de grands efforts naturels. Non que l'âme demeure dans un état de perfection sans plus avancer dans la voie du saint amour. Au contraire, elle s'y perfectionne à tous les moments et par toutes les actions de sa vie. Son cœur se consacre par état à l'amour sacré de son Dieu, il s'ensuit que tout ce qu'il veut par lui-même et que tout ce qu'il commande être fait par les autres puissances qui lui sont sujettes devient aussi par état animé du même divin amour. Cet amour pour ce sujet est appelé état d'union, parce que dans les deux états précédents la volonté de l'homme tendait à celle de Dieu par les actes d'abnégation, de conformité et de transformation. Mais dans l'état présent la volonté hu­maine se trouve parfaitement transformée en celle de Dieu et elle lui demeure heureusement unie.

La lumière du midi n'est point essentiellement différente de celle de l'aurore, puisque c'est la même et qui est seulement rendue plus grande par des degrés plus intenses. De même la volonté de Dieu que l'Apôtre appelle parfaite0 suit les deux précédentes dont celle-ci est la consommation, aussi bien que la perfection de l'âme qui s'y exerce. C'est pourquoi, comme le midi est une réunion de toutes les splendeurs que le ciel a envoyées sur la terre, depuis le premier instant du jour jusques au plus haut point de notre méridien, de même l'état de la volonté unitive consiste dans l'habitude formée et bien établie de toutes les vertus morales, et singulièrement des théologales, foi, espérance, charité, avec toute leur suite composée des dons et des fruits du Saint-Esprit, bref, des huit béatitudes qui sont proprement les actes héroïques de la vie mystique.

Cette habitude donne une telle facilité à l'âme de n'agir qu'en Dieu et pour Dieu qu'elle ne trouve presque plus de difficulté dans toutes les pratiques de la vertu. Elle souffre même avec joie les mortifications, les humiliations, les confusions, les injures, bref tout ce qu'on lui fait de mal et tout ce qu'elle doit faire de bien pour plaire à Dieu son unique amour. Elle a comme éteint tous les mouvements de sa propre volonté, qui étaient la cause des contradictions qu'elle ressentait à faire celle de son Dieu.

Section XIV. Les trois perfections qui doivent accompagner toutes les actions des âmes parfaites

[...] Simplicité, abandon, repos.

Quant à la simplicité, vous devez savoir que le grammairien qui a acquis une parfaite habitude de mettre toutes les règles de la grammaire en pratique perd l'idée de toutes les règles particulières qu'on lui a enseignées — sans manquer néanmoins contre ses règles — pour ne se servir que de la simple habitude que lui donne une grande liberté d'exprimer correctes en tout ce qu'il veut dire. De même, après que l'âme a passé par tous les états de la vie spirituelle et par toutes ses pratiques, elle s'en forme une espèce d'habitude dans son entendement et dans sa volonté. Et à la façon des anges, cette âme voit tout d'un coup ce qu'elle doit faire et le fait en effet sans s'amuser à de longues délibérations. C'est à cet heureux état que les docteurs mystiques donnent le nom d'union, parce que les actes y sont très simples et comme tous réduits au seul amour en parfaite unité avec son objet. D'où s'ensuit que l'âme a la satisfaction de voir (sans néanmoins en tirer vanité) que sa volonté est entièrement soumise à celle de Dieu ; et Dieu aussi en récompense lui assujettit toutes ses puissances spirituelles, ses facultés corporelles, ses appétits, ses passions, enfin tous ses sens, tant extérieurs qu'intérieurs, pour être gouvernée par les principes de la raison et de la grâce, cela dans un bel ordre qui passe tout ce qu'en peuvent concevoir ceux qui ne l'ont pas expérimenté.

Je dirai plus. La simplification de ses opérations est si grande qu'elle ne fait plus distinction entre le sujet qui aime et l'objet qui est aimé. Entre, dis-je, l'entendement du sujet, qui connaît la beauté de l'objet, et la volonté du même sujet, qui aime la bonté du même objet, enfin entre les puissances et leurs actes, c'est-à-dire entre les puissances qui connaissent et qui aiment, et les actes de connaissance et d'amour qui sont produits par ces mêmes puissances. Comme si l'âme qui aime, la volonté avec laquelle elle aime, l'acte par lequel elle aime, Dieu qu'elle aime et l'entendement par lequel elle connaît qu'il est aimable n'étaient qu'une seule et très simple chose, quoiqu'en effet toutes ces choses soient très différentes entre elles.

Quant à l'abandon, il faut concevoir qu'il suit comme nécessairement des pratiques précédentes. Car après que l'âme a dit mille et mille fois à Dieu qu'elle renonçait à sa propre volonté pour faire la sienne, après qu'elle s'est mille et mille fois conformée au bon plaisir de Dieu en tous les accidents prospères et adverses qui se sont présentés, après qu'elle a mille et mille fois aspiré et soupiré après Dieu, son cher objet, pour se transformer en son divin amour, après que cette âme s'est donnée mille et mille fois à Dieu, son Bien-Aimé, sans réserve et sans fin pour disposer d'elle en la manière qu'il lui plaira dans le temps et dans l'éternité, enfin Dieu la prend au mot, c'est-à-dire sous sa spéciale protection. L'âme supposant avoir assez dit à Dieu qu'elle se donnait à lui, elle cesse de le dire, pour ne plus penser qu'à vivre comme une personne qui s'est entièrement abandonnée et dont Dieu fait tout ce qui lui plaît, sans que l'âme lui contredise en rien. Ainsi un petit enfant de lait ne demande rien, ne refuse rien, bref il se laisse conduire par sa bonne mère partout où elle veut, sans qu'il y apporte aucune contradiction.

Mais remarquez que cet abandon ne se fait pas tant par actes que par état. C'est comme l'enfant qui demeure abandonné par l'état de son enfance, mais non pas par aucun acte d'abandon qu'il produise à toutes les dispositions de ceux qui le gouvernent. Puisque l'âme a le bonheur d'être entrée dans la liberté et les droits des vrais enfants de Dieu, elle vit effectivement sans soin comme un véritable enfant du Père céleste qui la nourrit du lait de sa grâce, la couvre avec le manteau de sa toute-puissante protection, la caresse avec les douceurs de son divin amour, lui prépare le magni­fique héritage de sa gloire. Il lui en donnera la jouissance éternelle après qu'elle sera sevrée de toutes les bassesses de son enfance temporelle.

Quant au repos, il suit naturellement de l'abandon. Qui a jamais vu un petit enfant s'abandonner entre les bras de sa bonne mère et en demeurer inquiété ? Au contraire, il demeure et dort tranquille sur son sein maternel, comme sur le gracieux principe de son être et de toutes ses douceurs. Mais s'il se trouve des douceurs dans la nature qui donnent tant de repos à ceux qui les goûtent par état, que devons-nous penser des âmes qui se sont abandonnées entre les bras de Dieu leur bon Père, dont les tendresses, la suavité et les soins paternels surpassent infiniment ceux de toutes les mères ? En vérité ce sont ces âmes bien aimantes et bien aimées qui ont sujet de dire avec la sainte épouse du Cantique des cantiques : Nous nous sommes enfin reposées sous l'ombre de Celui que nous avions désiré0. Après l'avoir tant et tant de fois désiré, enfin il est venu, ce Bien-Aimé de nos cœurs, pour nous porter entre ses bras, pour nous couvrir de ses ailes, pour nous conduire par sa sagesse, pour nous aimer par sa bonté et pour pourvoir à tous nos besoins par une spéciale providence.

Mais supposé que l'âme soit puissamment convaincue que Dieu prend un soin spécial de sa conduite, il s'ensuit le repos de son salut, de sa perfection et de sa propre vie, sans avoir jamais aucune inquiétude pour quelque accident qui lui arrive. [...]

Section XV. L'état d'oraison suit ordinairement l'état de la volonté humaine

Puisque l'entendement et la volonté sont les deux principales puissances de l'âme qui lui ont été données de Dieu pour marcher d'un pas égal dans les voies de la perfection, il est certain qu'il faut faire un égal usage de l'une et de l'autre pour parvenir à la fin que nous prétendons.

L'oiseau qui ne bat que d'une aile ne volera pas bien loin ni bien haut. L'âme qui prétend n'aller à Dieu que par l'une de ses puissances n'y parviendra jamais.

Les séraphins que le Prophète vit sur le trône de Dieu se servaient de deux ailes pour voler en l'air et se soutenir en la présence de Sa divine Majesté0. L'âme qui aspire à la sainte union de Dieu doit également se servir de son entendement pour contempler ses divines perfections et de sa volonté pour l'aimer par la sainteté de ses oeuvres. [...]

Section XVI. De l'oraison des commençants dans l'état de la vie purgative

[...] L'âme pécheresse trouvera Dieu propice, comme la Madeleine, si elle se présente devant lui avec les larmes et la contrition de ses fautes. Dieu ne rebute jamais un cœur humilié et contrit qui se convertit véritablement à lui. Enfin, si le divin Sauveur s'entretenait familièrement avec les pécheurs jusques à banqueter chez eux pour avoir occasion de prolonger ses entretiens en écoutant leurs demandes et leur donnant ses réponses, sans doute il fera encore la même grâce aux âmes pénitentes, pourvu qu'elles travaillent à détruire leur propre volonté en ne faisant aucune action qui ne soit conforme à la sienne, pourvu qu'elles s'appliquent à l'oraison mentale dans le temps et en la manière qui leur sera inspirée par le Saint-Esprit selon la disposition présente de leur volonté.

Section XVII. De l'oraison des profitants dans l'état de la vie illuminative

Tout ce que prétendent les commençants dans leurs oraisons mentales, c'est de former de puissantes considérations pour leur entendement sur les mystères de la foi. Ces mystères excitent leur volonté à réformer leur mauvaise conduite par les bonnes résolutions qu'elle prend de se retirer du péché pour embrasser la vertu.

Mais quand l'âme est parvenue à cette première fin et que par la grâce de Dieu elle n'a plus d'attache volontaire à aucun péché, l'on peut dire qu'elle a atteint l'état de bonne volonté et de complaisance au bon plaisir de Dieu. En effet, elle ne veut habituellement que ce qui plaît à Dieu. Elle aimerait mieux mourir que de commettre la moindre faute qui lui pût déplaire.

Or; je demande maintenant quels sont les actes que veut naturellement produire une bonne volonté qui a de grands respects et de fortes inclinations pour Dieu son unique objet. Sans doute c'est de lui témoigner la véhémence de son amour par une espèce de reconnaissance et de décharge0, ainsi que nous voyons dans toutes les personnes qui s'entr'aiment véritablement. Elles n'ont point de plus grande satisfaction que de parler familièrement pour se communiquer naturellement tous leurs secrets.

C'est donc ainsi que l'âme qui est parvenue à l'état de bonne volonté se lasse de méditer pour aimer, parce qu'elle est suffisamment informée de la vérité des mystères divins pour ne plus s'occuper que de l'amour de Dieu, le Bien-Aimé de son cœur.

Dans cet état l'âme trouve que l'entendement marche trop lentement dans les voies spacieuses de l'oraison. C'est pourquoi elle se sert de la volonté pour tendre plus promptement à son divin objet.

Dans cet état, l'âme ne se contente plus des moyens qui conduisent à Dieu ; mais elle désire joindre sa fin dernière, qui n'est autre que Dieu même. Tous les discours intérieurs qu'elle peut faire de Dieu en l'oraison lui sont ennuyeux si elle n'arrive à la présence de Dieu, qui est tout son souhait.

Dans cet état, l'âme ne s'entretient ordinairement que sur deux grandes vérités, qui sont le tout de Dieu et son propre néant. Dans ces vérités elle découvre une si grande plénitude de lumières pour admirer les grandeurs de Dieu et ses bassesses qu'elles suffisent pour remplir toute la capacité de son esprit, sans qu'elle ait besoin d'autres matières durant le temps de ses oraisons.

Dans cet état, l'âme ne peut prendre aucun sujet d'éternité pour s'entretenir avec Dieu en son oraison, parce que ce n'est plus des lumières de l'entendement, mais des affections de la volonté qu'elle reçoit ses ordres. C'est pourquoi elle fait toujours oraison selon la disposition de sa volonté. Mais comme il n'y a rien de si constant que l'amour fort, ni de si changeant que les productions de l'amour pur qui s'accommode à tout ce que Dieu veut en se faisant tout à tous, il est certain que l'âme qui s'entretient avec Dieu par voie d'affection produira autant d'actes différents, d'amour, de foi, d'espérance, d'adoration de Dieu, d'anéantissement de soi-même, de demande ou d'Actions de grâces que les mouvements de son cœur seront différemment excités par le Saint-Esprit. Et en cela il n'y a point de tromperie, mais une divine sagesse. En effet, l'âme suit en cela les sacrés mouvements de la charité qui est la principale règle de sa conduite.

Dans cet état, l'âme se trouve ordinairement dans les dispositions suivantes lorsqu'elle fait oraison : ou elle y jouit de la présence de Dieu, ou elle se plaint amoureusement de son absence ; ou elle se console de ce qu'elle possède, ou elle s'afflige de ce qui lui manque ; ou elle demande, ou elle reçoit ; ou elle aspire, ou elle soupire ; ou elle cherche, ou elle trouve ; ou elle désire, ou elle se repose à l'ombre de celui qu'elle a désiré. De sorte néanmoins que ses désirs et son repos, sa jouis­sance et ses plaintes, ses consolations et ses afflictions ne partent que de la grandeur de son amour.

Ainsi l'on voit que l'oraison d'affection ne roule que sur le principe de la volonté du bon plaisir de Dieu. Cette oraison dépend davantage d'un cœur réformé qui a de grandes ardeurs pour Dieu, que d'un entendement subtil qui a beaucoup de science et peu de vertu. Aussi connaît-on par expérience que les âmes simples ont plus d'entrée à cette manière d'oraison que les savants. Les premières donnent incomparablement davantage à l'amour qu'à la spéculation, et à la vertu qu'à la curiosité de l'esprit. Les seconds au contraire s'occupent davantage à méditer les perfections de Dieu qu'à les imiter et à pénétrer les secrets des mystères plus qu'à entrer dans les pratiques vertueuses qu'ils renferment. Ces derniers sont toujours secs en l'oraison parce que leur volonté n'est presque jamais prévenue de l'onction du Saint-Esprit, et cette onction est absolument nécessaire pour faire l'oraison d'affection. Il s'ensuit qu'ils demeurent toujours frappants à la porte, sans jamais entrer dans le sanctuaire de l'amour.

Section XVIII. De l'oraison des parfaits dans la vie unitive

La parfaite amitié entre les parfaits amis consiste à n'avoir qu'un même vouloir et non-vouloir, et par ce moyen se communiquer mutuellement le cœur l'un de l'autre. C'est comme si des deux cœurs il ne s'en formait qu'un seul qui ne fût propre à aucun d'eux, mais parfaitement commun à tous les deux.

La morale enseigne cette amitié entre les hommes. Mais la loi chrétienne, passant plus avant, commande que la volonté de l'âme juste soit tellement transformée en celle de Dieu qu'elle disparaisse pour faire régner en elle la divine volonté, de sorte que la volonté de Dieu soit l'âme, l'esprit et la vie de la volonté de l'homme, pour la mouvoir dans l'oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. D'où s'ensuit cette oraison qui est propre à cet état des parfaits amis de Dieu. Cette oraison a plusieurs noms, quoiqu'ils ne signifient tous qu'une même chose.

Premièrement, l'oraison des âmes parfaites dans la vie unitive est appelée oraison d'union. En effet, une goutte d'eau qui tombe dans l'océan s'unit tellement à ce grand élément qu'elle ne fait plus qu'un seul tout avec lui. De même, par proportion, quand la volonté humaine est devenue si conforme et si semblable à la divine qu'elle a de la disposition pour s'unir avec elle, au moment que Dieu lui est manifesté par l'irradiation de sa grâce, elle s'unit à lui par une liaison si étroite qu'elle surpasse celle de deux intimes amis. Ces amis se sont cherchés avec empressement, ils s'embrassent très étroitement au moment de leur rencontre, sans parler d'abord, parce que la véhémence de leur amour, qui remplit toute la capacité de leurs cœurs, les empêche de former des paroles.

Secondement, cette manière d'oraison est appelée introversion. Tout ainsi, en effet, que le limaçon rentre dans sa coquille et se ramasse en lui-même pour se mettre à couvert de la pluie ou des autres injures du temps, de même l'âme attirée par l'attouchement divin au-dedans de soi se retire du dehors de ses opérations sensibles pour se recueillir au plus intime de son fond. C'est comme si toutes ses puissances avec leurs actes étaient fondues en l'unité de son essence, afin d'avoir plus de force pour soutenir l'opération de Dieu.

Troisièmement, cette manière d'oraison est appelée passive, parce que Dieu y opère en l'âme les sacrés mouvements de son amour, sans qu'elle y contribue autre chose que de consentir à l'opération de Dieu en elle.

Cette opération se fait principalement dans la volonté, par une abondance d'amour qui met toutes les autres puissances dans la suspension de leurs actes, afin que l'âme soit plus recueillie et plus vigoureuse pour soutenir la présence de Dieu qui se manifeste à l'esprit comme un tout incompréhensible, dépouillé de toute espèce distincte parce qu'il est conçu par l'effort d'une foi simple et une, et cette foi n'admet ni composition, ni fantôme au moins perceptible à l'entendement humain.

Quatrièmement, cette manière d'oraison est appelée jouissance de Dieu. Les bienheureux qui voient Dieu aiment Dieu et se réjouissent de Dieu au ciel selon la grandeur de leur charité et de la lumière de gloire qui leur est communiquée. Ils jouissent véritablement de Dieu autant qu'ils en sont capables. De même, les âmes parfaites dont la foi est épurée et l'amour pour Dieu très intense sur la terre se réjouissent souverainement en Dieu comme du souverain Bien qu'elles ont cherché, qu'elles ont trouvé et dont elles jouissent paisiblement au-dedans d'elles-mêmes. Il plaît alors à Dieu de se communiquer à elles dans leurs contemplations par les profusions d'une bonté extraordinaire, et cette bonté leur fait ensuite prendre à dégoût tous les autres biens inférieurs qui ne sont pas Dieu, ou ne conduisent pas à Dieu.

Cinquièmement, cette manière d'oraison est appelée extatique. La véhémence de l'amour que l'âme y a pour Dieu la transporte, en effet, si fortement hors d'elle-même pour se donner toute à Dieu qu'elle semble être plus en Dieu qu'en soi-même. S'il arrive donc que l'âme soit souvent attirée à cette sublime contemplation qui suspend les sens et change sa manière d'opérer selon ses puissances spirituelles, elle devient enfin si habituellement introvertie et simplifiée qu'elle ne peut plus réfléchir sur ses actes ni se servir des espèces grossières de l'imagination comme elle faisait autrefois ; ou elle ne s'en sert qu'avec d'extrêmes contraintes qui la font beaucoup souffrir.

Sixièmement, cette manière d'oraison est appelée le sommeil de l'âme en Dieu à l'imitation de celui que saint Jean prit sur la poitrine sacrée de Jésus après avoir reçu son précieux corps. Non que l'âme y dorme effectivement par un assoupissement de son corps, ainsi qu'il arrive dans le sommeil naturel, mais elle s'y repose doucement en Dieu par une suspension de tous ses sens, tant extérieurs qu'intérieurs. Ces sens demeurent calmes, et l'âme se console par un doux écoulement d'amour avec le Bien-Aimé de son cœur. Cela lui fait dire avec la sainte épouse : Ego dormio et cor meum vigilat0. Je dors quant aux fantômes de l'imagination qui sont évanouis et quant aux discours de l'entendement qui sont cessés. Mais je veille selon les amoureuses productions de mon cœur qui est tout appliqué à aimer celui que je ne saurais trop aimer.

Tout ceci nous fait voir que l'oraison d'union ne se fait dans une âme que lorsque sa volonté est uniforme avec celle de Dieu. Car c'est l'amour qui applique l'âme à cette manière d'oraison. C'est l'amour qui lui en donne la continuation. C'est l'amour qui l'élève et la transforme en Dieu, après que sa volonté est revêtue de la perfection que Dieu lui demande pour une si divine opération.

Section XIX. L'on n'a accès dans la théologie mystique que par une volonté parfaitement réformée selon celle de Dieu

Il y a grande différence entre la théologie mystique et la vie mystique. [...]

La théologie mystique procède originairement de la vie mystique et de la volonté humaine. Elle est cependant l'acte formé de l'entendement, en ce que c'est la volonté en tant que remplie d'amour qui applique l'entendement à connaître Dieu d'une manière héroïque dans ses contemplations passives. Mais la vie mystique ne procède pas de la théologie mystique, puisque cette seconde suppose la première, et qu'on ne vit pas ordinairement de la vie mystique sans avoir le don de la vie contemplative.

La théologie mystique, outre les préventions de la grâce, demande encore des dispositions naturelles qui ôtent les obstacles aux effets de la grâce. D'où il arrive que ceux qui ont un esprit pesant, curieux, scrupuleux ou inquiet ne sont ordinairement pas propres pour la contemplation divine. Mais tous sont propres pour la vie mystique, pourvu que tous aient une bonne volonté pour servir Dieu et l'aimer de toutes leurs forces avec le secours de la grâce.

La théologie mystique se forme par les actes de l'entendement élevé par la foi pour contempler Dieu d'une manière héroïque0. Mais la vie mystique consiste dans les opérations de la volonté, en tant qu'elle est animée de la charité et excitée par les dons du Saint-Esprit pour produire tous les actes héroïques de vertu que Dieu nous commande ou nous conseille de pratiquer.

La théologie mystique ne peut subsister sans la vie mystique, puisqu'on ne peut pas connaître héroïquement Dieu qu'on ne l'aime d'une manière aussi héroïque que surnaturelle. Mais la vie mystique peut subsister sans la théologie mystique, puisqu'on peut aimer héroïquement Dieu sans avoir le don de la contemplation divine, ainsi qu'il est arrivé chez plusieurs grands saints qui se sont sanctifiés dans les pratiques de la vie active en secourant le prochain sans avoir été appelés par les doux attraits de la grâce au repos de la contemplation.

Enfin la théologie mystique peut être contrefaite et déguisée par la nature. Cela arrive en ceux qui ont peu de grâce et beaucoup de dispositions naturelles pour la contemplation passive et qui ne laissent pas d'être très imparfaits devant Dieu. C'est pourquoi il ne faut pas s'y arrêter ni faire un grand fondement, comme si l'on était aussi immanquablement parfait qu'on est avancé dans cette sorte d'oraison. Mais quant à la vie mystique qui ne subsiste que par la mort de la volonté afin que la volonté de Dieu règne seule dans l'âme, elle peut donner de l'assurance à celui qui en est animé. Tout l'abrégé de la perfection consiste en effet à mourir à nous-mêmes pour vivre à Dieu seul, en faisant sa sainte volonté, avec toute la fidélité qui nous sera possible.

Toutes ces différences nous montrent clairement que la volonté humaine parfaitement conforme à la divine est la grande disposition qu'il faut avoir pour entrer dans les pratiques de la vie mystique, et que la vie mystique prépare l'esprit pour avoir accès dans les secrets de la théologie mystique. La vie mystique sera finalement accordée à l'âme fidèle si Dieu la veut attirer à soi par l'esprit de contemplation.

Mais soit que Dieu attire ou n'attire pas l'âme à cette sorte d'oraison passive, il ne faut pas que l'âme s'estime plus parfaite pour en avoir reçu le don, ni plus imparfaite pour n'en avoir pas été gratifiée. On voit en effet des âmes que Dieu laisse dans les pratiques de la vie active faire paraître beaucoup plus de vertu, et par conséquent avoir plus de perfection, que d'autres qui sont attirées au repos de la contemplation. Ces dernières ne se servent pas en effet de leurs belles lumières pour faire mourir en soi l'esprit de nature ; elles les profanent par la vanité qu'elles en tirent en se préférant aux autres qui n'ont pas les mêmes attraits de grâce, et en ne travaillant pas comme il faut aux solides pratiques de la vertu.

Ne jugez donc pas de votre avancement en la perfection par le goût que vous en aurez en l'oraison, mais par la mort de vous-mêmes. [...]

Alexandrin de La Ciotat (1629-1706)

Honoré Colomb est né à La Ciotat. Son père était capitaine de vaisseau marchand. Il fit profession en 1648 comme frère mineur capucin et remplit la charge de gardien dans plusieurs couvents. Son ouvrage unique0 a été apprécié par le P. Piny, le spirituel du pur amour0.



Le Parfait Dénuement de l’âme contemplative (1680)

« Épître au divin Enfant Jésus » : […] Et je remarque qu'il n'y en a qu'une seule [science], dont vous êtes si jaloux que vous n'y voulez pas d'autre maître que vous ; car vous voulez que la mystique qui nous fait connaître et votre Père et vous soit toute à vous, vienne de vous, retourne à vous, et qu'on ne la puisse apprendre que de vous-même, comme une science toute divine. [...] Je vous présente dans ce livre ce que vous m'en avez communiqué dans mes oraisons. [...]

« Du motif et de l'intention de l'auteur » : […] Je connais même des personnes spirituelles qui n'avancent pas dans les voies de l'oraison parce qu'elles n'y marchent qu'à tâtons et qu'on ne leur fait pas comprendre que les voies par lesquelles Dieu les conduit sont des élévations à la contemplation. Ces pauvres âmes souffrent les peines d'une amante fidèle à laquelle on défendrait d'aimer, de converser et de parler du langage de son bien-aimé. [...] Dans ce petit livre, l'âme bien intentionnée trouvera, comme dans une carte céleste, les voies qu'elle doit prendre pour quitter le monde et revenir à Dieu. [...] L'âme contemplative s'instruira que les cessations d'actes, que les connaissances sans réflexion, que l'amour sans sentiment, que les anéantissements passifs et actifs, que la sainte oisiveté et que les abandonnements qu'elle expérimente dans l'oraison sont des voies et des effets de la mystique. [...] Je prie mon lecteur de considérer que le chemin de la vie mystique est si raboteux et si mal aplani, pour être si relevé et si peu fréquenté, que si ceux qui sont plus habiles que moi n'y bronchent pas si fréquemment, ils ont de grandes obligations à Dieu. [...]

« Introduction très nécessaire... » suivie d’une Approbation du R.P. Piny.

[L’ensemble est divisé en trois journées, puis en pas au sein de chaque journée.]

[78] Il est bien vrai que trop de raisonnement et un jugement trop actif mettent un grand obstacle à la vie contemplative ; parce que l'oraison demande qu'on agisse, plus de cœur que de tête, et un esprit actif y est moins propre que l'affectif. Mais aussi d'éteindre tout d'un coup tout le discours et de retrancher absolument tout raisonnement, c'est une illusion à la mode. [...] Ce grand repos n'est que pour des âmes choisies, lesquelles Dieu ne laisse jamais dans l'oisiveté. [...]

Je dis qu'il n'y a personne qui ne sache très bien faire tout ce qui se fait dans la méditation : les jeunes et les vieux, les ignorant et les savants, les pauvres et les riches ; et vous serez surpris, si je vous dis que cet avare, que ce libertin, que ce cavalier, et que cette jeune demoiselle qui ne se plaît qu'à la belle compagnie et qui ne s'emploie qu'à dérober des cœurs à Dieu, tous ceux-là sont très propres à bien faire l'oraison et tous savent très bien faire la méditation. Mais vous serez encore plus surpris si je vous dis que non seulement ils savent [95], mais encore qu'ils font très bien chacun à sa mode, puisqu'il n'est pas un de tous ceux-là qui ne fasse pour plaire au monde tout ce qu'on fait pour plaire à Dieu dans la parfaite méditation.

Car dites-moi [...] : cette jeune délicate ne sait-elle pas très bien l'art d'aimer et de se faire aimer ? Or pour bien et parfaitement méditer, le tout consiste à aimer et à se faire aimer. […]

Si l'on considérait que l'oraison est une union où la volonté, étant élevée par la grâce et enflammée des lumières de la foi, n'a pas besoin des autres puissances, où la perfection ne se trouve que dans le repos, l'on ferait connaître à cette âme qu'elle peut aimer et qu'elle peut être unie avec Dieu sans la participation des puissances sensibles ; et que lorsque sans son congé elles s'unissent avec les créatures, l'âme ne doit pas sortir de son fond, où elle est unie avec son Bien-Aimé, pour arrêter une imagination [126] qui se plaît dans le changement.

[...] On lui dirait que l'oraison est une école où il faut apprendre peu à peu à ne rien faire ; et qu'une des belles leçons qu'on y fait est de souffrir la suspension des opérations naturelles. On lui ferait comprendre qu'il peut y avoir des excès aux actes mêmes de la volonté [....]. On lui ferait concevoir que, comme dans un bassin plein d'eau claire, le moindre mouvement empêche que le soleil ne s'y représente pas parfaitement, qu'ainsi ces empressements durant les attraits divins, cette multitude d'actes, ces épanchements, ces aspirations, ces élancements, cette grande activité sont des mouvements qui empêchent l'Époux sacré d'achever [127] ses plus belles unions dans le fond de l'âme, où il ne demande que le repos et un entier abandonnement. […]

Premièrement, la contemplation est un regard et non pas une considération, parce que considérer tient du raisonnement et du discours ; et la contemplation est une vue en Dieu sans discours, qui nous dépouille peu à peu de la vue des sens et de la raison, afin de donner lieu aux lumières divines, qui nous font connaître plusieurs objets sans multiplicité et nous manifestent plusieurs vérités cachées.

Secondement, ce regard doit être simple et sans distinction, ou très peu, c'est-à-dire sans images distinctes et dans une foi nue et obscure, aidée de la foi humaine, afin d'apprendre à se perdre peu à peu dans l'universelle unité de Dieu et dans l'abîme de ses mystères, qui nous sont toujours plus cachés que connus. [140] Car remarquez que lors même qu'une âme reçoit quelque connaissance distincte par des notions surnaturelles, il lui reste toujours quelque chose de caché et d'obscur, dont elle fait le plus de cas et se sent la plus touchée.

Troisièmement, ce regard doit être respectueux et dans une crainte filiale sans aucune familiarité ; car Dieu ne la permet jamais aux âmes mêmes qu'il traite le plus familièrement ; c'est pourquoi un simple souvenir de leur propre néant et de la grandeur de Dieu leur est très nécessaire. [...]

Enfin en quatrième lieu, ce regard simple et respectueux doit être encore amoureux, c'est-à-dire fervent et affectif et non pas paresseux et assoupi, et qui participe plus des ardeurs de la volonté que des lumières de l'entendement. Car si la vraie contemplation n'est qu'une transformation de l'âme en Dieu, c'est l'amour principalement [141], et non la connaissance, qui doit faire cet heureux changement.

Remarquez, s'il vous plaît, que bien que la contemplation infuse soit sans moyen, puisqu'elle est une grâce extraordinaire de la pure miséricorde divine, qui ne dépend pas de nos efforts ni de notre industrie, il est pourtant certain que la contemplation actuelle et acquise met l'âme dans la plus belle disposition qu'on saurait s'imaginer ; parce que si la contemplation passive n'est autre chose qu'une application de Dieu, et l'union qu'il contracte dans le fond de l'âme, par certaines lumières qu'il répand en esprit et certaines affections qu'il excite dans la volonté — lesquels nous ne saurions mériter par nos propres forces et même avec le secours de sa grâce ordinaire —, je dis néanmoins que la contemplation active, qui n'est autre qu'une application de l'âme en Dieu et un grand désir de s'unir à lui, est une grande disposition à la contemplation infuse, parce que l'on ne saurait [142] mieux faire. [...]

[142] Car si chaque fois qu'on se présente l'oraison, on a la pensée de s'unir à Dieu, cette pensée produit le désir et ce désir produit un subtil et un tranquille ressouvenir de Dieu ; et à force de se souvenir de Dieu si souvent, on vient à s'en souvenir toujours ; de sorte que ce n'est plus un simple ressouvenir, mais une vue continuelle dans laquelle consiste la vraie contemplation. […]

[153] L'acte de pure intelligence est une contemplation sans discours, mais non pas sans regard ni sans images, qui sont connues ou qui le peuvent être, parce qu'elle ne surpasse pas la force de l'imagination et de l'entendement. Et au contraire, l'acte de pure intelligence est une contemplation toute nue qui ne reçoit ni regards ni images ; ou si elle en admet, elles sont indistinctes et dénudées en telle façon qu'elles ne sont ni connues et ne le sauraient être parce qu'elles surpassent nos connaissances. Et si on veut savoir pourquoi cette contemplation est sans pensée et sans image, on répond que c'est parce qu'elle tend à une vérité qui est toute simple et toute nue. [...]

Car comme un joueur d'instrument qui n'entend pas les divers sons des cordes ne saurait tirer justement celles qui sont trop lâches et lâcher [156] celles qui sont trop tendues, pour mettre son luth dans une cadence bien assurée — au contraire il le met toujours plus en désordre et court risque de tout rompre —, comment voulez-vous donc que le directeur qui n'a pas de connaissance des opérations intellectuelles puisse juger des différents états des âmes afin de tirer et d'exciter les trop lâches à agir et aimer et de modérer celles qui sont trop ardentes ? [...]

[161] Comme la vue des péchés qu'on a commis produit une amertume et une confusion qui trouble, qui obscurcit les yeux de l'âme, il faut, après les avoir submergés dans les abîmes de la miséricorde divine, s'élever en Dieu avec un cœur libre et un esprit affranchi de toute crainte. […]

[164] Nous avons dit qu'il y a deux parties dans l'âme, savoir : l'inférieure ou animale, qui consiste en un assemblage de tous les sens, et la supérieure ou raisonnable, qui comprend toutes les puissances intellectuelles ; et que quand nous parlons d'une troisième partie, qui est la pointe de l'esprit, c'est plutôt pour faire comprendre qu'il y a trois sortes d'opérations différentes, qui sont les sensibles ou animales, et raisonnables ou intellectuelles qui sont connues ou qui le peuvent être, et les mystiques, qui ne sont ni connues, ni le peuvent être, que pour ajouter une troisième partie aux deux premières.

[204] Vous devez demeurer tranquille et recueilli, afin de vous laisser occuper par sa présence. Et pour faciliter ce dénuement, souvenez-vous qu'en vous mettant en la présence de Dieu, vous ne devez former aucune idée de son être ni de ses attributs en particulier, mais regarder fixement cette universelle unité, qui exclue toutes les images et toutes les formes qu'on saurait lui donner ; c'est-à-dire qu'il ne faut pas s'imaginer la présence de Dieu, car c'est ce que nous ne saurions faire ; mais il le faut croire. [...] [205] Si vous entrez bien dans cet exercice, il vous pourra servir d'entretien pendant toutes les actions de votre vie en quel état que vous soyez et que vous puissiez être.

Voici un des « pas » du chemin, qui certes demandera plus que les trois jours d’une retraite :

Quatrième pas. De la contemplation purement mystique ou négative en général

Lorsque les mystiques disent que la contemplation de la pointe de l'esprit nous élève au-dessus de l'entendement et de toutes les puissances, ils ne prétendent pas dire que cette suprême pointe de l'esprit ne [332] soit pas quelque puissance, mais c'est pour nous faire entendre que cette façon de contempler met les puissances hors de leurs opérations ordinaires, les élevant à une autre contemplation plus sublime, qui est la négative et obscure.

La contemplation négative et purement mystique est celle qui est sans formes, sans images, où l’oraison de quiétude n’a ni pensées ni actes, mais un seul repos obscur, parce que l’âme n’y aperçoit point l’objet qu’elle contemple, ni comment elle y tend et s’y repose, ni de quelle manière elle s’y est perdue. Or cette manière de contempler et ce repos mystique est la fonction propre qui distingue et marque la suprême pointe de l’esprit, et pour la bien comprendre, il faut remarquer qu'il y a trois sortes d'oraisons, qui conviennent chacune à une des trois parties de l'âme.

Premièrement, l’oraison qui est accompagnée de dévotion sensible est la fonction propre de la partie inférieure qui contient tous les sens [333] en unité de cœur. Secondement, l’oraison qui se fait sans aucune dévotion sensible en produisant des actes, qui sont les bonnes pensées et les discours, comme aussi la contemplation claire et affirmative, qui aperçoit son objet par les espèces de la fantaisie et imagination, et même toutes les oraisons dépouillées de sensibilité, à l'exception de la contemplation sans formes ; toutes celles-là sont la fonction propre de la seconde partie, qui est la supérieure ou raisonnable. Mais la contemplation sans pensées, qui n'est autre que la contemplation obscure en l'oraison de quiétude, qui n'a autre acte qu'un repos, cette fonction est tellement particulière à la suprême pointe de l'esprit qu'elle n'est en nulle autre.

Remarquez qu'il y a encore une manière de contempler qu'on appelle pure, ou proprement intellectuelle, qui est naturelle à l'âme séparée du corps, et si fort extraordinaire quand elle anime le corps. Elle se fait par des espèces purement intellectuelles que Dieu communique à l'âme, et [334] avec lesquelles l'entendement opère sans regarder les fantômes et les espèces imaginaires, et la volonté se repose à son objet purement connu. Cette fonction est si particulière à la partie supérieure et raisonnable qu'elle est incommunicable à la suprême, quoiqu'il y en ait qui veulent qu'elle soit encore propre à la pointe de l'esprit. Il s'ensuit donc de ce que nous venons de dire que l'oraison sensible est la fonction particulière de la partie inférieure, la contemplation pure est celle de la partie supérieure, la contemplation sans forme est celle de la suprême ; et toutes les autres oraisons et contemplations avec la participation des sens sont communes aux parties inférieures et supérieures. Néanmoins ce n'est pas à dire qu'une partie ne puisse concourir avec l'autre dans l'oraison qui lui est propre et particulière, puisque toutes les puissances, les sensibles en unité de cœur et les raisonnables en unité d'essence peuvent toutes concourir au repos mystique, quoique l'oraison de quiétude sans formes et [335] pensées soit tellement affectée à la suprême pointe d’esprit qu'elle ne se trouve jamais en nul autre sujet.

Or, pour expliquer autant clairement que je puis cette opération particulièrement de la pointe de l'esprit, il faut supposer que l'âme ne saurait agir naturellement tant qu'elle est dans le corps sans formes, sans images, c'est-à-dire sans pensées ; car il faut premièrement qu'elle forme et imagine ses actes avant qu'elle les produisent ; d'où il s'ensuit nécessairement qu'étant sans connaissances distinctes dans l'oraison de quiétude, il faut qu'elle soit en repos et qu'elle cesse d'agir, ou qu'elle agisse surnaturellement comme elle fait, c'est-à-dire par des actes directs, qui ne peuvent être réfléchis et aperçus, parce qu'ils surpassent toutes les puissances en leur manière d'agir.

On ne dit pas aussi que l'âme agisse, mais bien qu'elle est simplement passive et qu'elle souffre l'inaction divine, qui n'est autre de la part de l'âme qu'un entier anéantissement de toutes ses opérations propres et [336] naturelles, et un abandonnement simplement passif au bon plaisir de Dieu, sans rien faire de son propre mouvement pour augmenter l'opération divine ni pour la conserver, craignant qu'elle ne s'échappe, car ce serait une grande faute à laquelle les âmes contemplatives doivent bien prendre garde, parce qu'il faut remarquer que l'âme dans cet état n'a rien de plus à craindre que sa propre opération, qui n'a nulle proportion avec l'opération divine, et même quand celle-ci vient à manquer, un seul regard de contemplation lui doit suffire pour se relever, et quand elle est distraite, elle ne doit rappeler son attention que par un simple souvenir.

L’on ne dit pas même que l’âme se repose en Dieu dans l’oraison de quiétude et purement mystique, parce que ce serait la faire agir naturellement en quelque manière, puisque se reposer est une action naturelle, et qu’elle pourrait apercevoir son repos comme dans la contemplation affirmative ; mais on dit que c’est Dieu qui se repose dans le fond de l’âme, qui la remplit de sa présence et qui l’occupe toute de son opération.

Pour faire mieux comprendre cette oraison si peu connue, il faut savoir qu'il y a deux sortes d'unions mystiques où l'âme est immédiatement unie à Dieu et sans milieu : l'une se fait dans les douceurs et l'autre dans les amertumes. La première, que nous ne saurions avoir de nous-mêmes et sans une grâce extraordinaire, est pleine de lumières et de grâces que Dieu verse dans l'âme ; mais quoique ces grâces et ces dons se communiquent quelquefois jusques aux puissances, l'âme est si intimement unie et perdue en Dieu et jouit en telle manière de sa divine présence qu'elle ne saurait faire réflexion sur le bonheur de son heureux état ni sentir la douceur de son repos. Car si elle sentait cette douceur, ou si elle connaissait son bonheur, elle ne serait pas immédiatement unie à Dieu ni tout occupée de sa présence, parce qu'il y aurait un goût, une douceur, une lumière entre l'âme et Dieu, qui sont des obstacles à cette [338] même union : vous devez donc inférer de cela que tous les milieux0, quoique saints, ne sont pas dans l'oraison purement mystique, qui est l'état du parfait anéantissement et d'un parfait contemplatif.

La seconde sorte d'union dans l'oraison purement mystique est une union stérile, sans lumière et pleine de pure souffrance, qu'on appelle l'oraison sans goût, où l'oraison dans les sécheresses, dans les abandons et d'autres termes qui ne signifient qu'une difficulté de faire oraison, parce que pour lors Dieu suspend toutes ses grâces et prive l'âme de tous ses dons ; dans cet état de privation, quoique stérile de toutes sortes de bonnes pensées, l'âme n'interrompt pas pourtant l'union que Dieu fait avec elle ; car bien qu'elle soit abîmée dans les peines intérieures qui l'occupent toute, elle ne perd jamais dans son fond le repos en Dieu ni son intime présence, quoique cette présence ne lui soit pas connue ni son repos aperçu. Car si ce repos et cette présence sont obscurcis par la suspension des [339] lumières ou par les souffrances qui accablent une âme, ils ne sont pas pourtant anéantis, ni du côté de Dieu, ni du côté de l'âme ; cela n'arrive pas de la part de Dieu, puisqu'il la soutient dans cette union de pure souffrance par des grâces qui sont toutes spirituelles et nullement sensibles. Cela n'arrive pas non plus du côté de l'âme, puisqu'elle persévère dans son heureux abandon au bon plaisir de Dieu, qui l'anéantit et la transforme en lui.

La première réunion est une abondance de lumières divines qui cause ce repos mystique, et cette jouissance essentielle qui fait le paradis de l'âme contemplative. La seconde union mystique est une privation de cette même lumière et un abandon dans les peines intérieures ; mais l'une et l'autre union dans leur perfection ne sont qu'une perte, un absorbement, un anéantissement de l'âme en Dieu, ou pour mieux dire une élévation, une transformation que Dieu opère dans le fond de l'âme.

Car, dans cet heureux état, Dieu [340] élève l'âme au-dessus de toutes ses opérations ; dans cet heureux anéantissement, l'âme est si bien perdue en Dieu, et Dieu consomme si bien dans l'âme tout ce qu'elle a de créé, qu'elle n'a ni vue ni sentiment de son être, elle ne connaît pas même son anéantissement ; de sorte qu'elle est si heureusement perdue dans l'Être infini qu'elle ne voit rien de ce qu'elle voit, elle ne sent rien de ce qu'elle sent, elle ne sait rien de ce qu'elle sait, parce que tout ce que l'âme voit, tout ce qu'elle sent et tout ce qu'elle sait surpassent sa vue, son sentiment et sa connaissance, et c'est ce que les mystiques appellent la sainte oisiveté.

Mais ce qui est à craindre dans cet heureux état, c'est que bien souvent le démon se sert du propre raisonnement pour persuader aux âmes contemplatives qu'elles perdent le temps dans cette occupation toute divine, et qu'elles sont oisives durant cet anéantissement, parce qu'elles n'y ont rien de sensible ; les directeurs mêmes, s'ils n'ont pas l'expérience de [341] cette heureuse oisiveté, obligent ces âmes anéanties dans l'Être infini de revenir dans l'être créé, et veulent qu'elles s'élèvent en Dieu par des actes qui les en éloignent et qui les abaissent au lieu de les élever.

Je ne prétends pas dire que l'âme est tellement absorbée et abîmée dans l'Être incréé qu'elle ne puisse revenir quelquefois dans son être propre et fini, où elle sent et connaît le bonheur qu'elle a de s'être divinement perdue dans l'être infini ; mais je dis que ce sont des vues très simples, et qu'il faut que Dieu les lui donne sans qu'elle les recherche ; et encore l'âme contemplative ne doit s'en servir que pour se laisser perdre davantage, parce que Dieu ne lui permet ces vues et ne lui laisse sentir cette surabondance de grâce que pour l'engager dans un plus grand anéantissement d'elle et de tout ce qu'il y a de créé. Et vous voyez bien par là que l'oraison de repos n'exclut pas toujours et incessamment toutes sortes de pensées, et que, quand l'inaction divine [342] diminue, l'âme doit reprendre doucement et par un simple souvenir ses images que Dieu n'avait suspendues que pour une meilleure attention au repos mystique, où les vues les plus simples et les sentiments les plus dénués sont des empêchements.

Cinquième pas. Du système ou constitution de l'âme contemplative, et pour connaître si elle est en vue de la contemplation passive et purement mystique

Si vous désirez savoir en quoi consiste la perfection nécessaire aux âmes contemplatives, et comment on peut connaître si elles sont dans la disposition que Dieu demande pour les élever à la contemplation purement mystique, je ne sais rien de plus fort pour appuyer un jugement solide touchant cette question si difficile, et je n'expérimente rien de plus convaincant, selon mon sens, pour faire cette expérience si dangereuse où tant de personnes [343] d'oraison se trompent et sont trompés, que cet endroit des épîtres aux Galates, où l'Apôtre dit avec justice de lui-même : Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi0.

Ce sont ces mêmes paroles que je voudrais faire dire à l'âme contemplative, pour lui servir de conviction touchant les qualités qu'elle n'a pas et qu'elle doit avoir pour être élevée à la contemplation passive si elle y prétend, et dans laquelle Dieu n'attire que les âmes anéanties en toutes les créatures et en elles-mêmes, dont elle n'est pas peut-être du nombre. Car s'il faut expirer dans la vie des sens et de la raison pour vivre de la vie de Jésus-Christ, et si la vie de Jésus-Christ est une vie de croix, de mortification, d'humiliation, il s'ensuit légitimement que l'âme, quoique contemplative, qui ne vit pas encore de cette vie de souffrance et d'anéantissement, et qui adhère aux sentiments de nature, ne saurait dire dans son oraison sans sentir dans son [344] intérieur des sensibles reproches de ses recherches. [...]

Remarquez bien ceci, âmes contemplatives, et souvenez-vous pour n'être pas trompées que la contemplation négative n'est pas toujours et dans toute son étendue une aliénation et une abstraction continuelle de toutes sortes de pensées et images, comme on pourrait s'imaginer ; [355] au contraire elle commence d'ordinaire par des ressemblances, par des vues simples et dénuées, lesquelles se dénuent et se perfectionnent de plus en plus à mesure que les opérations sont plus spirituelles, et enfin elles s'anéantissent dans un repos qui ne laisse pas seulement dans l'âme la liberté d'avoir des désirs ni de former nulle sorte de pensée ; parce qu'étant toute pleine de Dieu, tout absorbée dans son amour et entièrement occupée de son intime présence, elle en reste tout éprise au lieu de la comprendre et de se posséder. […]

Pour trouver Dieu dans la pure contemplation, il faut le chercher seulement par un simple ressouvenir et non par des élancements sensibles qui sont contraires à cet état de perfection où on ne doit avoir qu'une foi nue et sans vue, et non une vue expérimentale comme vous souhaitez. Souvenez-vous donc que Dieu est un pur esprit qui ne tombe pas sous les sens, et qui s'unit parfaitement dans le fond de [365] l'âme où il n'entre ni vue ni expérience, mais seulement un amour pur, nu et vide de tout sentiment. […]

Car pourquoi s'amuser à examiner tous les mouvements intérieurs et faire des réflexions sur toutes les pensées, si ce n'est pour en produire à l'infini dans un temps où il n'en faut pas avoir ? […]

[373] Ne pas interrompre ces touches divines par vos propres efforts, sous prétexte d'y coopérer, ni confondre ces lumières expérimentales par vos propres réflexions, sous prétexte de vous les imprimer davantage : tout le secret consiste à les conserver tant qu'elles durent, et souffrir doucement le dénuement qu'elles opèrent, sans rien contribuer de votre part qu'un consentement efficace pour tout ce que l'Esprit de Dieu vous inspire ; parce qu'il ne faut jamais mêler l'humain avec le divin ni adhérer non plus à ces grâces expérimentales pour vous les rendre plus sensibles.

[378] La seconde condition de l'âme contemplative est qu'elle adhère incessamment à Dieu, et s'unit immédiatement à lui et sans milieu, par voie d'amour et non par voie de connaissance ; car bien que selon l'École0 on ne puisse rien aimer d'inconnu, néanmoins selon la mystique, cette partie supérieure de l'âme dont nous avons parlé, recevant quelque touche de l'Esprit divin, s'élève incessamment à Dieu par voie d'amour et non par voie d'entendement, et tend à lui comme à son centre ; ainsi qu'une aiguille touchée de la pierre d'aimant, tourne toujours vers le pôle du monde, par voie de sympathie et non par voie de jugement.


Dominique Tronc

Jean-Marie Gourvil & Pierre Moracchini



LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

TOME III

Figures mystiques féminines

Minimes

Un regard sur les héritiers

Le cadre historique



PLAN DE LA SÉRIE


LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

I

Introductions et florilège issu de traditions franciscaines (observants, Tiers Ordres, récollets)

II

Florilège de figures mystiques de la réforme capucine

III

Figures mystiques féminines, minimes

Un regard sur les héritiers

Le cadre historique


Avertissement

Ce dernier tome comporte des parties d’importances inégales.

La première partie achève le florilège mystique franciscain présenté aux tomes précédents par des figures appartenant à trois groupes souvent laissées de côté par suite de la rareté des traces imprimées. Il s’agit en premier lieu de figures féminines mystiques ; puis d’exemples appartenant à l’ordre « associé » des minimes ; enfin de rares mystiques du Siècle des Lumières, époque qui vit un apparent épuisement franciscain.

La seconde partie, plus vaste, caractérise ce tome III comme un volume constitué essentiellement d’études. Il livre au lecteur trois aperçus sur les cadres de vie propres aux franciscains du Grand Siècle : Jean-Marie Gourvil et Pierre Moracchini ont accepté de participer à notre entreprise de restitution par deux synthèses très neuves, l’une du sociologue, l’autre de l’historien ; s’ajoute notre regard porté sur la population capucine d’un nécrologe demeuré inexploité.

Enfin l’entreprise de restitution des mystiques franciscains au Grand Siècle s’achève sur des outils : un aperçu situant nos figures au sein d’une turba magna, des tableaux de synthèse, l’index des noms, une table détaillée portant sur les trois tomes de ce florilège et aperçus historiques à l’époque classique.


FRANCISCAINES

Les clarisses et les religieuses des branches réformées ou proches (capucines, récollettes, annonciades…), pratiquaient pleinement la pauvreté :

Nous déclarons n’avoir aucune provision qui nous puisse durer pendant une année, sans mendier ; ne possédant ni par nous-mêmes, ni par personnes interposées, aucun champ, prés, vignes, vergers, maisons, rentes ou revenus annuels, obligations ni retenues, nous contentant de la journalière mendicité ; et supplions, par les entrailles sacrées de Jésus-Christ, toutes les religieuses qui nous doivent succéder, de la garder de la même sorte ; et que, sous aucun prétexte, elles ne veuillent jamais recourir au Saint-Siège pour avoir quelque privilège, ni de se servir de ceux du saint concile de Trente [pour avoir la propriété en commun]0.

Ce qui demeurait vivace au XXe siècle comme en témoigna la traductrice d’Eckhart, Jeanne Ancelet-Hustache. Elle livre un touchant témoignage oculaire sur la vie que menaient encore de 1920 à 1925 des clarisses attachées à la plus discrète pauvreté, suivant un mode austère qui ne varia guère au cours des siècles0.

Les filles de sainte Claire étaient cependant fort nombreuses :

Un premier catalogue dressé par le ministre général François de Gonzague en 1587 énumère environ six cents couvents de sainte Claire. Un catalogue du siècle postérieur porte jusqu’à neuf cents le nombre des maisons dirigées par les Frères mineurs ; un nombre à peu près égal était sous la juridiction des ordinaires : de telle sorte qu’en tout il y avait environ cinquante mille clarisses0.

Mais elles sont peu représentées dans les « Vies de… », même si ce genre hagiographique est multiforme au XVIIe siècle. Ces ouvrages rapportent souvent des « dits », perles à découvrir au sein de textes prolixes. Dans le cas des carmélites ou des bénédictines, ils sont souvent publiés à la demande de telle ou telle supérieure de couvent, voire de confesseurs qui aimeraient briller par leurs directions0.

Mais cette recherche de reconnaissance est découragée sous les obédiences franciscaines, du moins en ce qui concerne les branches féminines. Outre le contrôle exercé par les frères ou par les ordinaires, intervient une différence de niveau culturel liée à un recrutement en général plus simple que celui des carmélites (mais nous verrons bientôt qu’il n’affecta pas la qualité d’une modeste bibliothèque mystique). Il n’en demeure pas moins de belles exceptions :

Pendant la Renaissance, en plein bouillonnement humaniste, des dames cultivées, dont beaucoup venaient des cours princières, choisirent la pauvreté et la simplicité de sainte Claire, et entretinrent de monastère en monastère des rapports fraternels. Elles laissèrent des poèmes religieux, en latin ou en italien, et des traités mystiques0.

En France, les annonciades furent fondées en 1501 par Jeanne de Valois, reine infortunée0.

Puis les capucines apparaissent, fondées par Françoise de Saint-Omer. La vénérable Mère se servait pour entretenir l’esprit et la ferveur de ses filles d’ouvrages issus d’excellents mystiques. Nous en donnons en note infra la liste : elle figure dans l’édition locale de 1666 sous forme d’un bloc continu dont l’étendue semble indiquer qu’il provient de quelque inventaire0. Elle révèle les beaux titres choisis pour une petite bibliothèque mystique. Liste éloquente, comprenant entre autres : l’Eden de Harphius, certaines des Institutions attribuées à Tauler, le meilleur de Thérèse d’Avila, la Vie de Catherine de Gênes, Canfeld, Constantin de Barbanson, en majorité auteurs récents de premier rang. Leurs textes, destinés à des « filles » de culture probablement modeste, sont plus exigeants que ceux proposés dans de nombreuses communautés religieuses modernes. On comprend ainsi aisément

que ces lectures spirituelles avec les réflexions qu’elle [Françoise] faisait sur icelles ont été l’un des plus puissants et plus efficaces moyens par lesquels elle connaissait avoir grandement profité à ses enfants spirituels, et un fort éperon pour les faire marcher à grands pas dans le chemin de la perfection.

Ses filles ont souvent remarqué que, quand elle leur faisait ces leçons spirituelles, elle recevait des grâces de Dieu et des lumières telles et si grandes, que sa face paraissait tout enflammée, tout embrasée ; et la chose passait parfois si avant, qu’elle était contrainte de se retirer à l’écart0.

C’est donc l’amour qui l’a fait aller de Saint-Omer à Lille ; et qui l’oblige maintenant de quitter Lille pour venir à Douai y fonder et bâtir un convent de la Réforme. […] Elle partit de Lille le 20 de juillet 1630 […] avec six religieuses […] et arrivèrent à Douai le même jour qu’elles étaient parties de Lille. Monsieur Sylvius, docteur et professeur en théologie, doyen de l’église collégiale de Saint-Amé les reçut. […] [Elle] demeura un peu plus de six ans. […] Là où est l’amour il n’y a point de peine ni de travail ; que s’il y a de la peine et du travail, on aime cette peine, on se plaît dans ce travail0.

La fondatrice rappelée à Saint-Omer y achèvera ses jours.

§

De rares figures s’écartent d’un modèle « mystique » pieux où les stigmatisées sont nombreuses car le sujet de méditation le plus apprécié à l’âge baroque est Jésus crucifié0. Outre une sobriété que l’on va découvrir infra, rappelons que Catherine de Bar, à laquelle nous avons consacré un chapitre au tome I, fut annonciade avant de devenir bénédictine et qu’elle fut en contact étroit avec l’esprit franciscain par son confesseur le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô. La vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard, clarisse, a été également présentée au même tome I par des extraits d’une Vie relatée par l’historien du Tiers ordre Jean-Marie de Vernon. Nous n’avons pas entrepris d’étudier Jeanne de Jésus de Neerinck (1576-1648), récollette0, ni Véronique Giuliani (1660-1727), célèbre clarisse italienne0.

Ana Maria de San José (1581-1632), clarisse

Nous avons recherché longtemps une figure pour que l’Espagne soit présente, comme nous avons pu le faire pour l’Italie avec Gregorio da Napoli, et pour les Flandres et la Hollande avec Constantin de Barbanson et avec le « Jean de la Croix du Nord ».

La Cité mystique de Dieu de la célèbre visionnaire franciscaine conceptionniste déchaussée Maria d’Agreda (1602-1665)0 n’a pas été retenue. En effet ce récit des Évangiles, centré sur des événements supposés advenus à la Vierge et pendant l’enfance de Jésus, n’aide guère celui qui chemine sur la voie intérieure, même si sagesse et intelligence — cette dernière parfois trop visible — sont associées au récit historicisant mythique. La vie mystique est là réduite à des révélations satisfaisant la curiosité dévote0. Pouvions-nous percevoir quelque valeur à l’enseignement associé, dépourvus que nous sommes d’une « simplicitas cordis semblable à la sienne0 » ?

Par chance, grâce à l’ouvrage d’Isabelle Poutrin, Le Voile et la plume…0, la figure moins connue d’Ana Maria de San José (1581-1632) révèle une authentique mystique vivant dans l’Espagne franciscaine (« tardive », car la grande période espagnole religieuse précède d’un siècle la française) :

Les parents d'Ana Maria, Juan Derecho et Maria de Orcluha, lui donnèrent l'exemple de la pratique de l'oraison, des pieuses lectures et de la fréquentation des franciscains. Elle-même décrivit sa famille, qui vivait dans la région d'Avila, comme « des gens simples, de lignage très pur ». Elle prit en 1602 l'habit de clarisse déchaussée au couvent de la Inmaculada Concepcion de Salamanque. Peu après sa profession en 1603, elle connut une période de grandes épreuves spirituelles.

Ana Maria de San José occupa successivement les divers emplois du couvent, dont celui de maîtresse de novices pendant dix ans, et gouverna de 1627 à 1630 la communauté, qui comptait alors vingt-quatre religieuses. Mais Ana Maria était avant tout une contemplative en perpétuel état d'oraison qui connaissait de nombreuses extases. […]

Son directeur le franciscain Juanetin Niño exigea d'elle des comptes-rendus écrits de sa vie d'oraison, recevant ainsi une multitude de papiers qu'il résolut un jour de détruire. En 1632, la maladie de la religieuse laissant présager sa fin prochaine, le P. Niño lui ordonna d'écrire une relation détaillée de sa vie et des événements survenus dans l'oraison. Sœur Ana Maria rédigea du 1er mars au 1er avril une autobiographie […], mourut le 14 mai de la même année. Les franciscains entreprirent aussitôt de promouvoir une cause de béatification. Un procès ordinaire fut instruit dans les diocèses de Ségovie et de Salamanque. En 1632 toujours, Juanetin Niño en publia le questionnaire ainsi que l'autobiographie de la religieuse.

Dans ce texte, elle raconte son abandon total à la grâce agissante de son Maître, le Christ, qui la fait passer de la petitesse de l’imaginaire et des sentiments humains à la vastitude paisible de la réalité spirituelle :

[Couvent des franciscaines déchaussées de Salamanque, 1632 :]

Je ressentis un désir croissant de Lui ressembler en tout, dans les souffrances, les affronts et dans la sainteté, dans la vie et dans la mort, désirant vivre et mourir dans une extrême abjection, et cela me transportait fort, et Il me disait souvent : « Ma fille, je te fais l'héritière de tout ce que j'ai souffert, comme si tu l'avais souffert ; je te fais l'héritière de mes plaies, de toutes mes vertus, et de ma vie et de ma mort » et, bien que j'estimasse cela, je lui disais : « Seigneur, je veux souffrir dans mon corps et sentir en lui, pour l'amour de vous, ce que vous avez souffert pour l'amour de moi. » Voilà ce que je faisais, et mon Seigneur me disait toujours que j'étais en possession de son amour, de sa vie et de ses mérites, et il est vrai que je voyais en moi la ressemblance avec Lui en toutes choses.

Finalement vint le moment où furent accomplis les désirs de me voir transformée par amour et par grâce en mon Maître le Christ. Et tandis que je me trouvais en grande oraison, ou dans un ravissement, je me vis tout entière faite une avec lui ; et je vis en moi par grâce celle que lui avait par nature. Ici, il faut comprendre que cette participation est plus ou moins grande, car tous les saints ont eu ou auront d'autant plus de sainteté qu'ils ressembleront plus au Christ. Pendant cette grande faveur, je disais au sens propre : « Je vis, et je ne vis plus ; parce que je ne vis plus, sinon en mon Christ, et lui est moi, et moi, je ne suis plus moi0. » Je voyais en moi, plus claire qu'en plein jour, la ressemblance avec le Christ, et cela me semblait être comme quand la mer déborde et que des trésors apparaissent. La perfection des vertus, de toutes ensemble et de chacune séparément, apparut, la perfection des huit béatitudes, et finalement, j'étais faite un seul esprit avec celui du Christ0 — et aussi les mystères qui sont cachés dans l'esprit de l'Église. Je possédais la clef de l'enfer et la domination sur lui, et sur toutes les choses de la terre ; et je me voyais reine dans le ciel, par la perfection de la pauvreté en esprit, vertu dont la perfection ressortait beaucoup. Dans mon cœur, j'avais le Christ crucifié dans mon cœur lui-même, et autour toutes les vertus, et la patience qui était ma bien-aimée venait soutenir la tête du Christ, car c'est par cette vertu que toutes les autres sont couronnées et glorifiées ; j'avais coutume de dire: « Paix et science », et je le répétais d'une autre manière : « Paix et sagesse, sagesse et paix » font naître de grands fruits dans l'âme qui les possède. L'amour et la reconnaissance envers mon Maître croissaient démesurément : il n'y a pas de mots pour les dire.

Finalement l'amour fut comblé selon cet état de transformation ; et il grandit tant que cet amour même me donna des fièvres, une veille de l'Ascension. […]

Dans ces fièvres que j'ai dites, j'eus un ravissement ou un rêve spirituel, ou pour mieux dire une mort spirituelle, de sorte que je peux dire que je mourus ; les religieuses crurent d'ailleurs que je me mourais, non de cette manière, mais à cause des fièvres, à ce qu'il semblait. Dans ce ravissement ou mort, je fus emmenée au lieu du jugement, et devant ce juge et les nombreux amis qui lui servaient de témoins, toute ma vie fut exposée, et chaque péché et chaque imperfection avec tous leurs détails, ainsi que tous les bienfaits et les grâces que j'avais reçues jusques alors. Et le juge m'ordonna de me juger moi-même et de délivrer la sentence. Je me fis donc mon propre juge, comme si j'étais le juge et que cette âme n'eût pas été la mienne, et j'arrêtai que j'étais digne d'être maudite par Dieu, indigne de sa présence et condamnée à l'enfer, que je méritais en toute justice ; et qu'il était plus important que s'exerçât l'attribut de la justice et les autres (car tous concourent à la condamnation ou au salut), que cette âme ne fût sauvée. Ce fut une opération si grandiose que seul pourra l'apprécier celui qui sera passé par là, car on ne peut la pondérer.

C'est là que je fus pardonnée, et il me semble que je fus confirmée en grâce et que me furent ôtés les accidents du péché originel ; du moins, j'en conservai longtemps la certitude, et il me semblait véritable que je n'avais plus les accidents du péché originel et que je fus mise en la justice originelle, et demeurai dans cet état et dans la connaissance de moi-même. Là, au centre du rien, dans le vide et l'anéantissement du sentiment exact de ce que je suis, et de rendre à Dieu ce qui lui appartient ; et il me semble que non seulement depuis lors, je n'ai plus confessé d'orgueil ni de vaine gloire, mais que mon premier mouvement y est étranger et que, même, j'en suis restée incapable. Et bien que Notre Seigneur m'ait dit maintes fois qu'il m'avait pardonné, et qu'il m'ait semblé que c'était chose faite, car on ne peut recevoir une telle communication de Dieu sans grâce ni amitié, cependant ce fut vraiment le jour du jugement, et ce que j'ai dit n'est qu'une esquisse en comparaison de ce dont j'ai fait l'expérience à ce moment et des biens qui m'ont été communiqués.

Quelque temps plus tard, comme j'étais en oraison, j'entendis en moi une voix qui me dit : « Donne-moi ce que tu as dans le cœur et tu me verras » ; ce qui revient à dire : et tu me connaîtras ; et je dis : « Seigneur, j'abandonnerai tout pour accomplir en tout votre sainte volonté et vous plaire. » J'abandonnai toutes choses en m'abstrayant de tout, comme s'il n'y avait plus rien pour moi, ni au ciel ni sur terre, que Dieu seul ; et en cette solitude je n'éprouvais pas de sécheresse, au contraire, je jouissais d'une tranquillité, d'une paix et d'une sérénité d'âme qui ne peut se comparer à rien ; et, sans ressentir de ferveur, chaque fois que par un avertissement amoureux et très secret et délicat, dont il me semble que c'était un message de l'Esprit Saint porté délicatement dans l'âme, j'étais élevée au-dessus de tout le créé et me trouvais hors de mon corps très loin de moi, et plongée en Dieu, et dans ces vols de l'esprit que j'eus durant ces jours de paisible solitude — et ils furent nombreux —, il me fut enseigné qu'il me fallait, pour devenir un être spirituel, bannir de moi l'amour de tout ce qui n'était pas purement Dieu pour être élevée à la connaissance du Père, et cheminer à présent comme sans appui pour le chercher en esprit et en vérité.

Et il me fut communiqué dans ces moments l’estime, la reconnaissance et l'amour envers mon Maître, et l'on m'apprit à le considérer comme mon Sauveur, modèle, ami, frère et Seigneur, mais sans avoir pour principal objet son Humanité, comme je le faisais, et malgré mon grand amour pour la Sainte Trinité, je ne me tournais pas vers elle, car je trouvais toutes choses en mon Maître, et j'espérais qu’il m'élèverait à la connaissance du Père, que j'aimais par sa médiation, et il en fut ainsi. […]

Il s'agit là d'une autre vie spirituelle, nouvelle, dans l'abandon et l'abnégation des facultés et des sens ; volant dans la foi, loin de tous les sentiments, les facultés purifiées, cheminant dans la pure foi, avec le désir de voir Dieu qui m'avait été donné et d'être transformée en lui. Et, comme je disais auparavant : lui ressembler dans les vertus, la sainteté, les souffrances et les affronts, là, dans cet autre mode, je disais : être transformée dans la ressemblance à Dieu dans la bonté et la participation à ses attributs, lui ressembler dans la pureté, être emplie de cette lumière éternelle ; et finalement, tout ce qui est au mode de Dieu et fait de nous un seul esprit avec lui. […] Cet état me fut donné en plénitude, et je ne sais pas si je me trouvais en-dehors des limites de mon être naturel, mais je sais bien que je me trouvais dans un ravissement très profond, plongée dans les abîmes de ma petitesse, très loin, plus bas que les enfers, car je disais : « Vous me trouverez là où commence le rien. » De cette extrême bassesse et de ce vide de mon être, je regardais cette très haute majesté dans la sublimité de sa grandeur, devant qui tous les bienheureux étaient presque comme rien, et à la fin, tout ce qui est pure créature, même la Sainte Vierge, qui seule est plus que tous les autres ensemble, se trouve aussi à une distance infinie, parce qu'elle est pure créature.

Depuis cette très haute majesté, il me regardait, et par ce regard il m'élevait et me faisait un seul esprit avec lui. Et, en m'élevant, il me laissait dans une bassesse encore plus grande, et depuis cette bassesse que je lui rendais dans la connaissance de cette très haute bonté, et je descendais où son regard me plaçait, et je lui rendais, et lui m'élevait, et les splendeurs qui m'étaient communiquées de lui, et l'amour et la connaissance extrême que je recevais dans cette vision de Dieu étaient tels qu'il est possible de les recevoir en cette vie ; là, on me fit connaître des secrets immenses, là me fut donnée une humilité céleste qui naît de la connaissance de Dieu ; car jusque-là, ce qui semble une humilité parfaite consiste davantage dans la connaissance de soi ; mais dans cet état, il s'agit de celle qu'on a au ciel, et avec elle me resta un esprit effectif de louange de Dieu. […]

Là me furent donnés la connaissance, l'amour, l'estime et la valeur du mystère de l'Incarnation. Et je voyais les bienheureux qui, ayant aimé Dieu pour lui-même, lui rendaient grâces, dans l'admiration et la louange, d'être sorti de lui-même pour nous communiquer son être divin et élever notre poussière à une telle dignité. Et je connaissais là la dignité du Christ, et je jouissais de ses biens comme s'ils eussent été les miens ; et j'étais inspirée d'un grand amour envers le Maître, lui étant reconnaissante d'être parvenue à un tel état grâce à son amour, à son enseignement et à ses mérites, et mon divin Seigneur, Maître et Sauveur me regardait, se réjouissant de voir le Père (vers qui il m'avait élevée) me favoriser autant. Et il me faisait comprendre que, de même que moi je jouissais de ses biens, lui jouissait des miens.

Là, il semblait que j'eusse perdu la foi et l'espérance ; car c'était comme la possession et la vision de Dieu. Ce manque de foi, ou du moins sa petitesse, et d'espérance aussi, car il me semblait ne plus l'avoir, me durèrent plusieurs jours. Et cette expérience que Dieu me regarde, et qu'il me glorifie dans ce regard et m'abaisse et m'élève, et que je lui rende et l'attire par mon regard d'anéantissement, ainsi qu'une infinité d'effets, me restèrent présents quelque temps. Mais l'état de transformation en son être divin et d'être devenue un seul esprit avec lui, l'aimant toujours et le connaissant sans interruption, resta toujours stable depuis lors.

L'esprit de contemplation, les jugements de Dieu et ses desseins sur les créatures suscitaient en moi un grand amour ; et jamais pourtant je n'avais éprouvé de tentations dans le domaine de la foi ni en d'autres, mais toujours, au contraire, en me souvenant du pouvoir, du savoir et de la bonté de Dieu, je trouvais la foi toute simple ; mais dans cette faveur c'était différent, car non seulement tout m'apparaît simple, mais surtout, plus il agit selon le mode de son pouvoir, de sa bonté, de sa justice et de sa miséricorde, plus ses jugements me sont chers, et quand parfois il me fait connaître ses desseins, plus je les vois distants, plus est douce ma satisfaction, même s'il semble s'agir de rigueurs et de châtiments extrêmes.

Mes craintes ont disparu et aucune pensée ne m'arrête, et je n'en éprouve aucune qui me donne l'ombre d'un souci ou le chagrin de rien, ni désagrément, ni sécheresses, ni ferveurs, car en l'absence de la ferveur l'esprit est un avec Dieu, l'aime et s'embrase dans la douceur, et les sens sont amoureusement soumis aux facultés, et les facultés à l'esprit, et l'esprit à Dieu ; et finalement tout est en Dieu, et Dieu est l'agent de cette créature, et elle n'est plus en elle-même, sinon en lui.

Anne-Marie du Calvaire (1644-1673), clairette

Anne-Marie du Calvaire (1644-1673) fut élevée près de son aïeule maternelle Anne de Montaigne, de la famille du célèbre écrivain, puis elle fut mise à dix ans en pension au monastère des clarisses urbanistes de Limoges, pratique habituelle pour élever les filles au XVIIe siècle. Nous reviendrons ci-dessous sur le remarquable récit de son enlèvement à l’âge de quinze ans.

La même année 1659, accompagnée de trois religieuses du Grand Couvent, elle fonda un « Petit-Couvent de réforme » colettine pour pratiquer une « vie de pauvreté et de retraite sans demi-mesure”. […] Au nouveau couvent de solitude”, […] on ne s’appelle plus Madame, mais Sœur ; on travaille de ses mains, on se lève à minuit pour réciter Matines ; on garde les pieds nus tout le temps […], le silence est strict ; un rideau opaque cloué à la grille du parloir empêche de voir les visiteurs. Bref, on observe à la lettre la règle d’Urbain IV ».

« Sœur du Calvaire a voulu être converse, comme saint François frère laïc”. Mais pour faciliter l’adoption des mesures d’austérité nécessaires à la Réforme, elle se soumet au désir de ses supérieurs qui lui demandent de devenir sœur choriste : elle reçoit donc le voile noir à la Pentecôte 1661. » Suit l’approbation papale en 1664. Des Constitutions seront livrées à l’imprimeur en 1671.

En 1666 « elle contracta avec M. de Bretonvilliers, second supérieur général du séminaire de Saint-Sulpice, une étroite alliance spirituelle. De 1668 à sa mort [cinq ans plus tard, très probablement d’une tuberculose], elle subit un vrai martyre dans son corps — langueurs, maux de poitrine, toux, crachements de sang, vomissements jusqu’à vingt-six fois par jour — et dans son âme : tentations contre sa vocation, contre la Réforme, contre la foi, peines intérieures. Ni plaintes ni murmures : aucune sœur ne put soupçonner ses tourments que nous ne connaissons que par son confesseur et par son autobiographie spirituelle0 ». [181]

Dirigée par M. de Bretonvilliers, le successeur de M. Olier, de tendance ascétique, Anne-Marie unifia la spiritualité franciscaine avec la doctrine d’anéantissement. Chez les franciscaines, l’oraison mentale demeure centrée sur le Christ, à partir de la participation à la Passion ; mais bien vite l’oraison d’Anne-Marie devint passive « sans que je le connusse », puis le sentier mystique la mena par dépouillement à l’amour et à l’union0.

Son Autobiographie0 relate une vocation orientée, car dès onze ans, on lui lit de pieuses biographies des saints. Aussi « je croyais que quand je serais religieuse, je serais sainte et que je verrais des yeux du corps Notre Seigneur comme eux. » Pour cela, elle voulait être sœur converse : « J’avais une grande aversion pour être de chœur. ». Aussi bien, à treize ans, « j'avais de la vanité jusques à notre chapelet que j'avais accommodé de rubans et je le portais ainsi à mon bras. »

Ce parcours classique de petite fille élevée au couvent va brusquement être interrompu avant d’avoir atteint l’âge des quinze ans permettant la prise de vœux : elle se fait enlever ! Le cas n’est pas unique dans le siècle, mais il est remarquable de disposer comme ici du récit de l’intéressée : nous ne résisterons donc pas au plaisir de le citer. Il témoigne d’une certaine ambivalence :

Il vint dans le couvent une damoiselle de la ville qui disait qu'elle voulait être religieuse : les sœurs du couvent en eurent beaucoup de joie. [...] Étant proche du grand portail — il y avait une barre de bois que l'on pouvait ôter sans pouvoir ouvrir la serrure — elle me demanda si l'on pouvait l'ôter. Je lui dis que oui et même je commençai. Je fus bien étonnée quand je vis la porte ouverte et la fille qui me tenait et deux hommes qui me prirent et me mirent dans un carrosse qui allait si vite et voir qu'on me fermait ma bouche avec les mains afin que l'on ne m'entendît crier. [...] L'on me mit sur un cheval où un homme me tenait comme un enfant, assis sur lui. [...]

L'on nous aida à mener dans une chambre où il y avait du feu. On nous bailla des noix confites. [...] [8] Tous ces messieurs se retirèrent de la chambre où j'étais et il ne demeura qu'un prêtre0 et celui qui me voulait. [...] [Il] était debout, car, pour moi, j'étais assise proche du feu. Il dit qu'il répondait pour tous deux. Le prêtre dit des orémus. Je connus bien que c'était qu'il nous épousait car j'avais autrefois été à cette cérémonie.

Le soir après le souper, ces messieurs dansaient. [...] Je disais dans moi-même : « C'est bien la volonté de Dieu, puisque je ne l'ai point cherché. » Je croyais bien que je demeurerais avec cette personne. Je sentais même de l'affection pour lui. Il me témoignait beaucoup de complaisance et toutes les caresses que l'on a accoutumées de faire en de semblables occasions. Ce mot de « madame » me plaisait fort. Je me voyais délivrée de l'esclavage de la religion sans l'avoir cherché. [...]

Je couchais la nuit avec une jeune mariée. Il semblait que tout venait pour me perdre. J'avais l'esprit tout rempli du monde, comme si j'y eus demeuré longtemps. Le matin, on me donna un déshabillé. On me traitait comme l'on fait dans le monde, ce qui m'agréait fort. On me frisait.

Il faut compléter ici le récit de cet enlèvement du 2 février 1658 :

Commencèrent à paraître en vue du château les troupes envoyées de Limoges. Il y avait deux cents hommes : le vice-sénéchal qui les commandait somma le château de se rendre ; mais les assiégés s’étaient barricadés. […] Le lendemain dimanche, sur le soir, six cents hommes cernaient la place et le lundi matin 4 février, toute résistance étant impossible, Joseph D*** demandait à capituler0.

Le récit autobiographique peut reprendre :

Mon confesseur entra dans la chambre où j'étais. [...] Il me dit qu'il fallait retourner dans le couvent où j'étais, ce qui me donna bien de la peine, car, pour être religieuse, je croyais que je ne le pouvais pas être après les choses qui s'étaient passées et je n'en avais aucune envie. J'étais comme un oiseau qui est sorti de sa cage. Il me semblait qu'ayant goûté le monde, je ne pouvais plus goûter la religion.

Cette forte opposition est confirmée par une demande de reculer la décision d'être religieuse et par les termes forts du récit :

Mon terme s'approchant, mon déplaisir croissait. [...] La religion me paraissait comme une potence qu'on me devait faire mourir. [11]

Mais survient le « coup de grâce » :

Dans un moment, je vis le monde et la religion qu'on représenta comme si l'on m'eût fait voir un miroir. J'eus mon esprit fort éclairé touchant ces deux vocations. Ayant eu ces connaissances, je n'attendis point mes quinze ans pour faire ma dernière résolution. Je la fis de cette façon : j'étais assise à terre ; je pris le pied de la couchette de notre lit en criant assez haut : « Je serais religieuse. » [11]

Il est suivi de la découverte progressive de la vie mystique :

Je commençais à être plus exacte à mon oraison. Je me trouvais plus en paix. Je donnais un coup de pied tout à fait au monde pour le quitter pour jamais. [...] J'étais bien aise de demeurer devant le Saint Sacrement sans rien faire où j'étais fort contente. Notre Seigneur m'attirait à l'oraison passive sans que je le connusse. [12]

Toutefois l’angoisse est bien présente au moment de franchir le seuil de la vie religieuse :

J'appréhendais fort à m'aller engager : c'était comme si on voyait un bourbier, qu'on appréhendât d'enfoncer le pied dedans. [...] Quand je fus dans l'église, toutes les peines s'évanouirent : je demeurais dans un doux repos. On connut sur mon visage quelque chose de ce qui se passait au-dedans : il devint enflammé ; quand je sortis, j'étais fort pâle. [14]

Dès lors le chemin mystique est ponctué de « paroles » intérieures, dont la meilleure et dernière sorte est la suivante :

La huitième [sorte] est qu'on n’entend rien, ni extérieurement ni intérieurement. Mais Notre Seigneur inspire à l'âme ce qu'Il veut, sans paroles. Elle comprend mieux ce qu'Il désire d'elle que s'Il lui parlait. Celle-ci est la dernière [sorte] que je sache. Tant plus deux amis s'aiment et se fréquentent, les paroles leur sont moins nécessaires que ne serait à d'autres personnes. [19]

Ces « paroles » sont des injonctions formulées par l’Époux (les « paroles » figurent entre guillemets) :

« Je t'assure que si je trouve ton cœur vide des choses du monde, je le remplirai du mien. Si tu comprenais ce que je te veux faire, si tu m'es fidèle, tu en serais étonnée. Je veux que tu t'abandonnes entièrement à ma volonté, sans que tu te mettre en peine de rien qui te touche toi-même, comme si tu n'étais pas. [...] » [15] « Fais que ton cœur ne soit que le mien. [...] » [16]

« Ma fille, j'aime mieux que tu travailles lorsqu'il s'agit de ton office ou d'autres occupations qui te sont commandés, que de me prier. Prends garde à une chose : au lieu de me chercher, tu te chercherais toi-même. [...] » [17]

« Ma fille, je veux que tu te dépouilles jusques à ta chemise, comme ton père François. » [...] Si l'on me faisait justice, l'on m'enfermerait dans un lieu où je ne verrai jamais le jour. [...][20]

« Cette mort que je demande de toi, c'est que ta volonté meure dans la mienne. [...] Du feu de mon amour, je brûlerai et consumerai tout ce qui est en toi qui m'est désagréable afin que tu puisses vivre de la vie de ton Époux. » J'ouïs bien d'autres choses, mais je ne m'en ressouviens pas. [...] [23]

L’amour prend place tandis que toute perception distincte s’évanouit :

Je sens en moi un feu qui me consume. Cet état d'abaissement me porte à l'amour et l'amour me porte à la souffrance. La pensée qui occupe présentement l'esprit, c'est : Je suis assise à l'ombre de mon bien-aimé0. [...] « Au lieu de toi, c'est moi qui ai travaillé en toi, [...] encore bien que tu ne me sentes pas et les opérations que j'ai faites en ton âme sont prodigieuses et avec cela elles sont presque imperceptibles. » [...]

Je n'ai quasi aucune pensée ; je n'y fais rien ; je demeure dans cet état fort contente ; je ne désire aucun goût sensible ; je demeure beaucoup plus à genoux que je n'avais accoutumé ; je sens que je suis occupée au-dedans de moi même, mais je ne saurais dire en quoi : c'est que c'est presque imperceptible à mes yeux. Je sens une grande foi ; je ne sais d'où cela vient, avec un grand désir d'aimer Dieu et de Lui plaire. [...] Tout le matin, j'étais comme une souche de bois. [...] [21]

« Je t'ai dit souvent que je te voulais consumer. — Qu'entends-tu par ce mot de consumer ? — Cela veut dire que mon amour brûlera tout ce qui est en toi qui m'est désagréable. Tu n'auras plus de soin que de moi ; mes désirs seront les tiens. [...] La consolation et la sécheresse te doivent être dans l'indifférence. Laisse-toi conduire à Moi sans te mettre en peine de rien. Tu sais bien comme je t'ai détachée de toutes les créatures ; tu as encore besoin de te détacher de toi-même. » [40]

Elle peut définir avec netteté et présenter en ordre ascendant les expériences de plusieurs opérations de l’Amour reçu :

Il y a plusieurs opérations de l'amour dans nous [...] 1. C'est qu'il veut que nous lui ouvrions notre cœur sans que nous mettions de notre côté aucune résistance. 2. Il vide tout ; le véritable amour ne se trouve que dans le vide de nous-mêmes ; il ne saurait s'accorder avec celui que nous nous portons. Au commencement, l'on sent des faiblesses avec des agitations de corps, à cause que l'amour n'est pas encore parfait ; on sent ses grands transports de joie. 3. D'autres fois, on sent l'amour dans soi qui opère avec grande douceur et paix intérieure : Il nous faisait sentir de grandes consolations et nous donnait de témoignages bien signalés de son amour. J'ouïs : « Je veux que tu sois une même chose avec moi. » Il nous ravissait parfois l'esprit à Lui. [...] 4. L'amour au-dessus des sens : on n'a plus ces agitations de corps ; le feu qui est au-dedans consomme tout jusques à ne sentir rien de sensible ; on s’est brûlé sans le sentir. [...] Le véritable amour est de ne rechercher point ses intérêts [...] Quelquefois, comme elle ne sent plus ce feu divin, elle croit qu'Il n'est plus en elle ; c'est alors qu'il y est davantage : c'est qu'il opère d'une façon si intime que nous ne nous en apercevons pas. Il détruit nos passions. [...] [30]

La présence Dieu. Dans ce temps que je L'avais, je n'avais aucune pensée ; je me perdais en Lui ; des défaillances avec mes sens qui étaient assoupis, une paix intérieure et un grand silence : je n'entendais aucun bruit dans moi-même. [36]

Aimer sans aimer veut dire aimer sans savoir qu'on aime et si l'on plaît à Celui qui nous aime. Tant plus je souffrais, mon désir s'augmentait. [41]

Parfois des analogies très visuelles qui lui viennent à l’esprit, peut-être aussi des rêves, expriment mieux que toute pensée discursive le sens profond de ce qu’elle vit :

J'eus une vision intellectuelle [non corporelle]. Je vis mon Époux qui était vis-à-vis de moi ; il y avait un rideau noir qui faisait un entre-deux et m'empêchait de s'approcher de Lui. Je ne laissais pas de Le voir : j'étais plus haute que le rideau. Je me hâtai de passer par-dessus. Cela me causa bien de la crainte : peut-être étais-je en péché mortel ? Ma conscience ne me remordai0 pas d'aucun péché que je n'eûs confessé. J'eus la connaissance que ce rideau voulait dire l'état des sécheresses. Dans ce temps, Notre Seigneur ne laisse pas d'être avec nous, mais nous ne le connaissons pas. [...] Il était avec moi, mais l'obscurité de mon esprit, qui était ce voile noir, empêchait que je ne Le sentais pas proche de moi. [42]

Une vision met en image la médiation par Notre Seigneur Jésus-Christ, qui mène à la rencontre avec l’ineffable divin :

Je vis, au plus haut de la grille de notre chœur, Notre Seigneur Jésus-Christ qui fit asseoir son Père éternel dans une grande chaise devant moi. Notre Seigneur se mit à genoux devant son Père en façon de suppliant pour me présenter à Lui. Le Père éternel ne me regarda point jusques à ce que son Fils l'en eût prié. Après, Il me regarda et Il mit ses deux mains comme s'il m'eût voulu recevoir entre ses bras. Je ne savais point la forme de son visage : l'éclat qui sortait de Sa Majesté était si grand qu’il m'empêcha de le voir. [43]

Finalement tout s’accomplit dans une union ainsi exprimée :

Tant plus je recevais des grâces de Dieu, j'étais davantage abîmée dans ma bassesse. L'union que j'avais était plus forte et plus intime : c'était dans la partie supérieure. Cet amour qu'on a pour Dieu ne dépend pas du temps ni des goûts ni parce que l'on reçoit de Lui des grâces plus grandes, mais on L'aime seulement parce qu'Il est aimable, et, comme Il l'est toujours, nous devons aussi L'aimer toujours dans les peines et les afflictions. J'étais si convaincue qu'Il m'aimait et que tout ce qu'Il faisait, c'était pour mon plus grand bien ; cela était cause que j'aimais tout ce qu'il Lui plaisait de m'envoyer.

Je crois que ce qui me conservait cette paix intérieure que je sentais, c'était de ne vouloir et ne désirer rien que la Volonté de Dieu. Il est vrai que je n'avais point d'autres désirs dans ce monde que celui-là. Il me semblait que mon esprit était plus proche de Dieu qu'il n'était avant. Je trouvais ce que je n'avais jamais bien compris, qui était qu'on ne peut point se séparer de Dieu si l'on ne le veut. Il me semblait qu'il nous avait mises dans sa demeure et que tout le bruit que l'on faisait autour de moi était au-dehors, qui ne me pouvait point distraire, car c'était tout dans la partie inférieure. [45]


Germaine d’Armaing, un contre-exemple

Germaine d’Armaing, clarisse comme Anne-Marie du Calvaire, nous offre le cas d’une pratique ascétique extrême, ce qui peut devenir fort dangereux lorsqu’elle est comme ici tentée par un comportement masochiste : nous livrons (exceptionnellement !) ici un témoignage qui s’oppose à la vie intérieure telle qu’elle exposée tout au long de notre florilège. Germaine confie à un confesseur0 :

La cinquième semaine et station lugubre et pitoyable que je fis, fut la cruelle flagellation. C'est ici, mon Père, où le cœur me manque, où ma plume s'arrête et ne peut passer outre. Il faut que la seule obéissance qui me commande m'éveille et me fortifie, pour vous expliquer jusques à sa fin une si lamentable entreprise. Mais avant que de vous dire comment tout se passa dans cette flagellation, je vous prie me pardonner, si je m'en explique si grossièrement. Mais c'est à un Père à qui je rends raison de toute ma conduite et à qui je parle avec toute la confiance filiale.

Désirant faire sur moi une vraie effigie d'un Ecce Homo, je m'en fus dans le chœur à deux heures après minuit. Je fermai bien toutes les portes. J'avais porté quatre sortes de fouets, deux disciplines de corde, une de chaînes de fer et une poignée de verges. Je me dépouillai ; et la tête nue, je me donnai quinze coups à quatre diverses reprises, de chacun de ces instruments de pénitence, et le tout ensemble fut soixante coups de fouet que je me donnai. Je ne saurais, mon Père, vous exprimer combien en cette posture si pitoyable, je ressentais de la douleur par tout mon corps [169], et combien je fus sensible à tous ces coups. Certes les larmes me découlaient des yeux. Je ne puis vous dire ceci sans grande confusion. Je me plaignais pendant que je me flagellais si rudement. Je dis à mon Dieu, en versant des larmes, qu'il pardonnât à ma sensibilité. En vérité, j’ai souffert autant qu'une pauvre créature en est capable.

Ensuite je mis sur ma tête, que j'avais nue, une couronne d'épines ou de ronces que j'avais faite, qui me tenait tout le tour de la tête. Je me l'enfonçai si avant et avec tant de vitesse que je semblais ivre, voulant venger la répugnance naturelle que j'avais pour toutes ces peines. J'en portai plusieurs jours les cicatrices sur le front et sur la tête, qui me faisaient beaucoup de mal. Je semblais en ce pitoyable état un Ecce Homo : effigie lamentable, qui avait quelque rapport à son original. Que c'est peu, mon Père, au prix de ce que j'aurais voulu faire (si j'avais eu la force) pour un Dieu qui a tant souffert pour moi !

La sixième semaine et station que je fis fut le portement de la croix. Je mis sur mes épaules une grande et pesante croix, ayant sur ma tête, que j'avais nue, la couronne d'épines qui me tenait toute la tête. Je me traînai par terre sous cette croix, comme l'on faisait à mon cher Époux par les rues de Jérusalem.

[170] Dans la septième semaine qui fut la Semaine sainte, je fis ma dernière station, qui fut d'aller en esprit sur le Calvaire. Je priai notre bonne Sœur Magdelaine de me rendre service et de m'accompagner devant le Très Saint Sacrement, où je me fis crucifier de la manière que je vous dirai. Ayant porté une grande croix au chœur, les portes bien fermées, à deux heures après minuit, je me couchai sur cette croix, que j'avais étendue au milieu du chœur ; je me fis attacher les mains et les pieds avec des instruments de fer en forme de clous ; je me fis mettre sur le côté un cœur de fer à pointes ; la tête que j'avais nue était chargée d'une couronne de ronces, qui me faisait beaucoup souffrir. Dans cette posture, ainsi crucifiée, je sentais des douleurs par tout mon corps ; je dis toutes les paroles que Jésus-Christ proféra en croix ; et quand je vins à dire « J'ai soif », je me fis donner un breuvage que j'avais apprêté, composé de suie, de vinaigre et d'absinthe, breuvage que je trouvai si amer que ma bouche était toute dans l'amertume. Enfin je dis la dernière parole : In manus tuas, etc. Je recommandai mon âme à Dieu, et je rendis mon esprit, en esprit, sur cette croix ; je restai environ une heure en cet état en oraison ainsi crucifiée. [171] Je ne saurais, mon Père, vous dire tout ce qui se passa en ce moment dans mon intérieur ; j'étais comme n'étant plus de ce monde ; je ne me regardais plus dans mon corps, mon âme était dans le sein du Père Eternel, par l'amour dont je me sentais pénétrée, lui ayant, en cet état, comme rendu mon esprit. Mon corps ne semblait avoir plus de mouvement ni de vie.

La chère Sœur Magdelaine me regardait en ce pitoyable état comme un corps qui n'était plus animé, et toutes deux n'étions presque plus de ce monde. Enfin elle me détacha de cette croix ; je ne fus pas plutôt en liberté de mes mains et de mes pieds, que je me prosternai à genoux devant le Très-Saint-Sacrement, où je fis oraison, en action de grâces, de la faveur qu'il m'avait accordée de faire ce qu'il m'avait inspiré il y a environ deux ans. Cette oraison dura trois heures : il me semblait qu'il n'y avait qu'un moment que j'étais en cet état. Je fus tout interdite, quand j'entendis heurter à la porte du chœur, une religieuse qui venait sonner la cloche pour l'office, à cinq heures et demie, dans le temps que je croyais n'en être pas deux.

Il ne faut malheureusement pas croire que ce contre-exemple soit unique0.

MINIMES

Les minimes ne font pas partie à proprement parler de la famille franciscaine, mais leur fondateur François de Paule fut très influencé par son voyage à Assise, et cet ascète partage l’esprit de François0. L’Ordre atteignit son plus grand développement au XVIIe siècle et possédait plus de 150 couvents en France0. Il était présent dans tous les secteurs de la vie intellectuelle : ainsi le Père Marin Mersenne († 1648) est une figure scientifique notable qui mit en relation Pascal et Descartes. Parallèlement l’Ordre eut nombre d’auteurs spirituels plutôt que mystiques0. Ils mettaient l’accent sur l’esprit de pénitence issu de la charité.

Deux minimes mystiques, ne pouvant à eux seuls justifier un volume de notre collection, risqueraient de rester à l’écart. Nous les agrégeons donc ici à la famille franciscaine : il s’agit de l’intellectuel et saint poète Nicolas Barré, puis de l’auteur Boniface Maes, dont la brève Théologie mystique exerça une grande influence.

Nicolas Barré (1621-1686)

Frère minime et poète

Nicolas Barré (1621-1686) est une figure brillante de l’Ordre des frères minimes : il est très tôt chargé de la grande bibliothèque du couvent de la place Royale, fréquenté par les élites intellectuelles. Il écrira plus tard à un confrère :

Enseignant la théologie, il faut que vous vous sentiez dans une dépendance toute particulière de Dieu, en vous efforçant de vivre selon les vérités éternelles. Et quoi que vous fassiez, ne supprimez jamais l’oraison un seul jour. Sans elle tout va de travers, et si pauvre qu’elle puisse être, elle nous anoblit, nous soutient, nous procure en secret, peu à peu, de grandes bénédictions qui nous manquent sans elle. Ne craignez pas que vos études en souffrent, au contraire, elles en prendront une noblesse, une étendue et une solidité toutes particulières. Le contact avec Dieu dans l’oraison […] apporte une connaissance divine bien plus haute, et fait un effet bien autre que ces livres morts, de papier, qui sont entre les mains des savants0.

Mais à l’âge de trente-six ans, plongé dans l’angoisse et le doute, il est envoyé à Amiens, sa ville natale, pour refaire ses forces, puis à Rouen. « Peu à peu un chemin de paix, de sérénité, s’ouvre en lui : consentir à Dieu au plus profond de l’obscurité… » Il acquiert un don pour lire dans les cœurs : « Une expression quasi proverbiale court dans la ville lorsqu’on parle d’un mécréant : Il faudrait le conduire au père Barré”. » Touché par la misère des jeunes de quartiers pauvres, il soutient la naissance d’écoles populaires à Rouen puis à Paris, tout en continuant sa tâche de directeur spirituel. À sa mort, « des foules se précipitent jusqu’à son couvent au quartier du Marais, en s’écriant: Le saint des minimes est mort !” »0

Ce poète exprime très sobrement une expérience mystique dont on sent qu’elle a été précédée par la nuit. Une telle expérience est distincte des sentiments religieux exprimés avec une effusion confinant à l’emphase par de nombreux auteurs, par ailleurs remarquables, mais qui sortent du cadre que nous nous fixons, tels ses prédécesseurs Jean de La Ceppède (c. 1550-1623) et Claude Hopil (av. 1585-apr. 1633). Par la suite Madame Guyon (1648-1717) exprimera avec une même précision admirable le vécu mystique dans des poésies-chansons écrites en prison, sans rechercher la qualité poétique.

Citons du Cantique spirituel de Nicolas Barré :

Cette nuit est un excellent jour, / On y voit tout sans rien y voir,

On y sait tout sans rien savoir, / On y possède tout sans crainte. […]

44

Ne sortir point hors de soi-même, / Se trouver toujours être en Dieu,

N'avoir ni ne voir de milieu, / Être animé par ce qu'on aime,

Sentir Dieu agir dedans soi, / Ne plus se conduire par soi,

Laisser tout à la Providence, / N'opérer plus humainement,

Font encore la différence / De ce ténébreux monument.

45

Ô Dieu, par qui tout est en être, / ô fond, par qui tout se soutient,

Ô milieu, en qui tout se tient, / ô Roi, que tout a pour son maître,

Ô Esprit pur et souverain, / qui portez tout dans votre main,

Vie qui animez toute âme, / soyez ainsi, par vos bontés,

L'esprit, le principe, et la flamme / qui anime nos volontés.

Outre qu’il partage avec Surin ce premier rang des poètes, Nicolas Barré a écrit des maximes et de belles lettres de direction à divers correspondants. Ces dernières, publiées en 1697, rappellent dans leur esprit celles d’Archange Enguerrand — les dates sont proches. Mais ici, l’insistance sur l’acceptation de la nuit, sur la résignation et « l’obéissance aveugle », sur le néant comme véritable place de l’âme, sur notre « iniquité considérable », n’est pas assez équilibrée par l’incitation à un abandon libérateur. Nous les omettons donc, préférant tirer de l’oubli celles du manuscrit d’Enguerrand, d’autant que celles de Barré ont déjà été rendues accessibles0.

Heureusement il existe un moyen d’échapper à « l’horreur de soi » :

Moyens pour parvenir à la plus haute perfection.

Le Royaume des cieux, c'est Dieu en nous, Jésus en nous ; mais Dieu seul, et Jésus seul, par la mort et la destruction de nous-mêmes. C'est là cette pierre précieuse pour laquelle acquérir il faut tout vendre, c'est-à-dire nous renoncer en tout. C'est là ce trésor caché dans un champ, c'est-à-dire : et en notre cœur, et en nous-mêmes. Il le faut découvrir.

Ce marchand qui l’a trouvée est charmé0 pour le reste de sa vie. Il ne pense plus à lui, il ne se soucie plus de rien ; il quitte et abandonne tout, il change tout en cette pierre précieuse0. Ayant tiré ce trésor du champ, il ne fait plus de cas dudit champ, il n'en veut plus, il l'oublie. [...] Imitons ce marchand, cherchons-là cette pierre précieuse et nous la trouverons en nous oubliant entièrement. (547).


Boniface Maes (1627-1706)

Boniface Maes est né à Oudenarde ou à Gand. Il entre à Ypres chez les minimes dans le comté de Flandre en 1647, est prêtre en 1653, lecteur en philosophie, missionnaire itinérant, puis remplit des charges au plus haut niveau de son Ordre de 1669 à 1701. Il meurt à Gand, après avoir publié de nombreux ouvrages malgré ses occupations multiples0.

Théologie mystique (1668)

Sa Théologie mystique ou Traité de vie spirituelle fut éditée ou traduite vingt-cinq fois au moins. Sa vertu réside en une grande clarté, certes parfois un peu froide, associée à la brièveté. Nous reprenons la traduction du latin par le Père Lekeux0 d’une partie de la troisième partie relative à la vie contemplative, soit la fin de son chapitre ii et la totalité de son chapitre iii. Nous laissons de côté les épreuves, écueils et considérations qui suivent (chapitres iv à ix).

Troisième partie. De la vie contemplative

Chapitre ii, § 3. Du troisième exercice

L'âme qui, par les précédents exercices de la vie active et de la vie contemplative, est déjà parvenue au parfait renoncement de toutes les choses créées, à un entier abandon d'elle-même au bon plaisir de Dieu pour le temps et pour l'éternité, et enfin à un amour de Dieu purifié de tout égard à aucune récompense ou consolation, en telle sorte que son cœur, devenu parfaitement libre et prêt au bien, y soit porté désormais par une tendance quasi naturelle, cette âme s'exercera de la façon suivante : elle s'appliquera à comprendre et à croire d'une foi vive qu'elle est en Dieu et que Dieu est en elle, comme la lumière est dans l'air et l'air dans la lumière, selon la parole de l'Apôtre : Nous vivons, nous nous mouvons, nous existons en Lui0. Et qu'elle ne se représente aucune modalité de cette présence divine, car Dieu nous est présent d'une manière ineffable qui dépasse notre esprit et notre imagination. Ensuite, qu'elle s'adresse à Dieu ainsi présent, pour lui dire son amoureuse adoration, et qu'elle lui renouvelle le don de son abnégation d'elle-même et de tout le reste, et l'offrande d'un très pur amour.

Ayant fait cela avec ardeur et de tout son cœur, se contentant alors de l'acte pur et simple de foi en la présence de Dieu en elle, suspendant autant que possible son esprit de toute imagination et de toute pensée discursive, qu'elle tourne simplement son cœur vers Dieu, qu'elle glisse vers lui par la seule force de l'amour, ou plutôt qu'elle se repose en lui, laissant son cœur s'écouler suavement, sans effort, sous l'action de sa grâce, s'abstrayant de tout autre objet que cette sereine douceur, cet isole­ment de l'esprit en Dieu, cet amoureux bouillonnement du cœur, fermant l'accès à toute distraction. Et alors elle éprouvera au-dedans d'elle-même une sorte de vide et d'oubli de toutes choses et elle sentira son cœur s'agiter peu à peu, suavement et sans arrêt, et son souffle se presser de spirituelle ferveur, parce que cette amoureuse émotion du cœur est, comme, dit saint Bonaventure, « le feu de la sagesse » (Incendie de l'amour, chap. ier).

Quant à ce que Dieu opère ensuite dans une âme préparée de la sorte, cela, nul ne le comprend, ni celui qui écrit, ni celui qui lit, ni celui qui l'éprouve, parce que c'est incompréhensible.

Remarque : j'ai dit au début de ce paragraphe : « L'âme qui déjà est parvenue par les autres exercices au parfait renoncement, etc., cette âme-là entreprendra le présent exercice » : car cet exercice (comme on le conçoit aisément) exige une âme parfaitement dépouillée d'amour terrestre et de distractions de l'esprit. C'est l'exercice des parfaits, et non des commençants ni des imparfaits. Ceux donc qui l'entreprennent avant d'être arrivés là veulent voler plus haut que ne peuvent atteindre leurs ailes ; aussi ils n'en retireront (du moins à l'ordinaire) que l'aridité.

Chapitre iii. Des effets produits par les précédents exercices

Premier effet. La suavité du cœur

C'est une certaine douceur sensible que l'on éprouve au fond de l'âme, qui la rend toute brûlante et en fait jaillir l'amour, la louange, la reconnaissance envers son Dieu si bon, au point qu'elle commence à trouver de la suavité à ce qui auparavant lui paraissait amer et pénible, tandis que ce qui autrefois lui donnait du plaisir lui devient insipide et sans charme.

À propos de cette douceur, il faut remarquer ce qui suit :

1°. Elle est donnée généralement aux débutants afin que, goûtant par là combien il est plus doux de servir Dieu que le monde, ils soient encouragés à se mettre en quête de l'amour parfait.

2°. Que ces débutants, encore imparfaits, ne s'imaginent pas que leur amour est aussi grand que la douceur qu'ils goûtent : celle-ci donne l'impression d'un amour très fervent, mais qu'ils ne s'y trompent point, car ce n'est pas l'intensité de la douceur ressentie qui est la mesure de la charité, mais bien la solidité des vertus et la fidélité à observer les commandements.

3°. Il peut arriver que cette douce tendresse envers Dieu soit due à des facteurs naturels plutôt qu'à la grâce, qu'elle soit le fait, par exemple, d'un tempérament affectueux ou d'une excitation de la sensibilité plutôt que d'une tendance surnaturelle de la volonté.

On s'en rendra compte à ce signe : que l'âme s'en trouvera portée à un moindre bien et éloignée du plus parfait, qu'elle sera attirée plutôt par la saveur des choses que par leur utilité surnaturelle.

4°. Quand ceux qui expérimentent cette douceur sont des commençants, il arrive facilement, à cause de leur imperfection, qu'ils s'y arrêtent, s'y reposent et s'y recherchent eux-mêmes. Alors, si s'est Dieu qui la leur avait donnée, il la leur retire.

5°. Il peut même se faire qu'elle soit l'œuvre du démon, qui l'insinue dans l'âme pour y allumer la gourmandise spirituelle (qui consiste à désirer la grâce par recherche égoïste), afin que, poursuivant avec des efforts indiscrets cette délectation qui flatte son amour-propre, l'homme en arrive à ruiner ses forces physiques, ou encore pour le détourner d'œuvres plus utiles en l'occupant par là, ou bien pour que, trompé par l'abondance de ces suavités, il vienne à se croire parfait, etc.

Deuxième effet. L'ivresse spirituelle

La grâce de Dieu déborde parfois, à l'instar d'une rivière, pour envahir les puissances émotives de l'âme ; et elle presse l'homme, le pousse et le stimule à se dresser de toutes ses forces réunies vers les hauteurs divines, pour réaliser une sorte d'identification amoureuse avec Dieu ; cette émotion se sent dans le cœur, siège des puissances affectives.

Et parfois s'ensuit l'ivresse spirituelle, qui est une irruption de tendresse savoureuse et d'intimes délices plus grande que le cœur n'en peut désirer ni contenir.

Et il arrive que ce trop-plein de grâce éclate à l'extérieur en des gestes et des transports divers : chez les uns ce sont des hymnes d'adoration et des chants d'allégresse, chez d'autres, des flots de larmes et des gémissements, chez d'autres des paroles étranges. Ceux-ci tremblent de tous leurs membres, ou sont tellement agités qu'ils sont contraints de courir, de sauter, de battre des mains, ceux-là, vaincus par l'excès de la jouissance, défaillent et languissent. Certains éprouvent une si violente effervescence qu'il leur semble qu'ils vont se rompre sous l'excès des délices, comme un vase clos plein de ferment. Parfois même le corps devient comme rigide, et les membres contractés refusent leurs services sous l'action subite de la ferveur et de la suavité, jusques à ce que l'ardeur de l'âme s'apaise et rende cours aux fonctions naturelles.

Apprenez par là que quand vous voyez chez un homme certains de ces merveilleux transports qui sont propres aux mystiques, il ne faut pas aussitôt les juger témérairement et railler ces choses comme l'effet du délire, d'une exaltation maladive ou de maléfices démoniaques. Il peut néanmoins y avoir là une grande illusion.

Enfin, comme la joie élargit le cœur de l'homme, le contemplatif reçoit parfois une surabondance d'allégresse qui dilate à tel point son cœur qu'il en meurt. Cela est arrivé à plusieurs.

D'ailleurs ces touches de la douceur divine ont ceci de propre, surtout quand elles se répètent plus fréquemment et avec plus de violence, que, réconfortant l'esprit, elles débilitent le corps.

Note : on pourrait se demander à ce propos s'il vaut mieux subir cet affaiblissement du corps pour fortifier l'esprit par l'ardeur de l'amour et ne pas repousser la grâce offerte ; ou bien, de crainte de s'exténuer, se soustraire à la dévotion et s'adonner aux œuvres extérieures pour réparer ses forces.

Réponse. Il faut conseiller, semble-t-il, aux personnes trop faibles de se soustraire parfois au labeur de la dévotion, et de ne pas s'acharner à la produire d'elles-mêmes, comme pour arracher de leur cœur et en extraire de force des sentiments de ferveur, car un tel effort épuise jusques aux plus robustes.

Que si la grâce s'offre sans laborieuse recherche et pénètre d'elle-même dans leur âme, ils ne doivent alors ni la repousser ni s'y abandonner tout à fait, surtout s'ils savent que cela les affaiblit fortement ; mais qu'ils s'y attachent avec modération.

La raison en est qu'il vaut mieux jouir, pour un temps, avec moins d'avidité des grâces de la dévotion, que de les perdre tout à fait, en épuisant ses forces et en ruinant sa santé, et d'en être alors privé sans retour.

Que si certains perdent ainsi irréparablement cette grâce, c'est parfois la faute du confesseur, qui n'a pas su les diriger avec prudence et les mettre en garde contre ce péril.

Mais parfois aussi c'est leur propre faute : parce qu'ils se laissent dominer par une sorte de gourmandise spirituelle et recherchent ces délices avec intempérance, et que, sentant leur corps s'affaiblir, ils n'en ont cure, du moment qu'ils jouissent de cette douceur ; d'où vient que finalement la santé est abîmée sans remède. Ou bien ils s'imaginent (et ceci est assez fréquent chez les contemplatifs) qu'il est peu d'hommes, même parmi les confesseurs, capables de comprendre suffisamment la vie contemplative ; et ils ne prennent conseil de personne et, se gouvernant eux-mêmes, ils tombent dans toutes sortes d'erreurs et de défauts ; à moins que, appuyés sur Dieu seul, ils ne marchent dans un grand mépris d'eux-mêmes et une parfaite abdication de leur volonté propre.

Troisième effet. L'illumination de l'esprit

C'est une lumière divine qui donne aux contemplatifs une mystérieuse connaissance des choses de Dieu et de la vie spirituelle.

Ils découvrent dans les Écritures des vérités si sublimes, si célestes, si divines et des sens si profonds qu'aucun docteur n'en pourrait trouver de semblables. « Je sais un homme, dit notre bienheureux frère Roger [de Provence] parlant de lui-même, qui, dans l'espace des matines, fut élevé cent fois, et peut-être à chaque verset, à la plus haute intelligence des secrets divins. »

Parfois l'esprit est ravi au-dessus de lui-même, et il reçoit des illuminations merveilleuses sur la Sainte Trinité, l'éternelle génération du Fils, les opérations de l'Esprit-Saint, etc.

Dans certains cas aussi, le contemplatif reçoit la révélation de choses utiles à lui-même ou aux autres, ou il est instruit des choses spirituelles par des images ou des apologues, ou les événements futurs lui sont dévoilés. Ces visions ou révélations sont le plus souvent présentées à l'âme sous forme de figures imaginatives.

Cela arrive aux contemplatifs qui sont brûlants d'amour pour Dieu, parce que l'amour est le principal mobile qui pousse les amis à se révéler l'un à l'autre leurs secrets. Ce qui fait dire à Richard [de Saint-Victor] : « De la grandeur de l'amour dépend la mesure des révélations divines » (De la contemplation, livre IV).

Note : par suite de la faiblesse humaine, ces effets exposent fortement à la tentation de vaine gloire ou de présomption, surtout si l'homme est encore novice dans la contemplation : dès qu'il commence à expérimenter ces grâces, aussitôt l'idée lui vient qu'il est déjà saint, grand ami de Dieu, meilleur que les autres, etc. Et de fait, certains, donnant accès à cette insidieuse tentation, en deviennent présomptueux et sages à leurs propres yeux, ne prétendent plus être instruits par per­sonne, prisent très haut tout ce qui vient d'eux-mêmes, et se repaissent intérieurement de vaine gloire.

De là est née cette opinion, qui chez certains actifs est devenue une sorte d'axiome, que les contemplatifs méprisent d'ordinaire les actifs, parce qu'ils estiment leur vie contemplative plus parfaite que celle des autres.

Mais il convient de distinguer : cela est vrai des contemplatifs imparfaits, mais non pas des parfaits, car à mesure que le parfait reçoit des dons, il en devient plus humble, plus reconnaissant, plus détaché de sa volonté propre, plus attentif à faire le bon plaisir de Dieu, ne se reposant dans aucun don, mais uniquement dans l'Auteur de tous les dons.

Et voici la pratique par laquelle ils arrivent à cet état : dès qu'ils sentent un mouvement de vaine gloire ou de présomption, aussitôt, par un amoureux retour du cœur, ils s'efforcent de rapporter à Dieu tous les dons, les grâces, les vertus et les consolations spirituelles qu'ils en ont reçus, recon­naissant parfaitement qu'ils les doivent non à eux-mêmes ou à leurs mérites, mais uniquement et purement à l'immense et généreuse bonté de Dieu, s'avouant même indignes, dans l'intime conviction de leur propre misère, de toutes les largesses que Dieu leur fait, tirant de tous les dons matière, non à la présomption ni au mépris des autres, mais à la louange spirituelle et aux Actions de grâces.

Gardez-vous donc bien de donner accès dans votre cœur à un désir curieux de recevoir des dons spirituels, des douceurs expérimentales ou sensibles, des révélations, etc., de peur que l'Ange des ténèbres trouvant dans cette curiosité et cette recherche de vous-mêmes une voie ouverte à son action ne se transforme en ange de lumière pour vous décevoir.

N'est-il donc jamais permis à l'âme dévote, dira-t-on, de désirer ces choses ou de les demander à Dieu ?

Je réponds ceci : on le peut pour autant qu'il nous semble que par là notre cœur s'enflammera davantage d'amour envers Dieu. Mais désirer ou demander ces faveurs pour nous y complaire n'est ni utile ni même licite ; car ce n'est point là pur amour, mais recherche de nous-mêmes.

Aussi ceux qui aiment vraiment Dieu, quand il les visite par de telles grâces, tout en les recevant avec joie, pour ne point paraître ingrats, n'en sont pourtant guère affectés. Sainte Colette en est un exemple : comme le Christ voulait lui faire de grandes révélations, elle lui dit : « Seigneur, je ne désire point cela ; mais que je connaisse mes péchés et que je vous aime ! Cela me suffit. »

Quatrième effet. L'isolement intérieur

À force de tâcher par une application si assidue et si intense de l'esprit et de la volonté, à s'occuper sans cesse de Dieu, il arrive aux contemplatifs de paraître privés de leurs sens extérieurs, si bien qu'ils perdent la conscience de ce qui se passe au-dehors, que voyant ils sont comme aveugles, et entendant comme sourds, etc. ; vous diriez qu'ils ne sont pas présents à eux-mêmes, mais c'est tant ils sont intérieurement attentifs à Dieu et absorbés en lui. Comme l'épouse du Cantique, ils dorment (quant à leurs sens extérieurs), mais leur cœur veille dans un actif commerce avec le Bien-Aimé ; et cette veille est si intense que leurs sens extérieurs ne reçoivent plus d'impression qui puisse faire empreinte sur leur âme ; et cela en arrive au point que l'homme contemplatif, privé de la mémoire des choses inférieures, devient semblable à un être céleste plutôt qu'à un homme terrestre.

Remarque : je crois toutefois que les mystiques pèchent parfois en ceci, en s'abandonnant volontairement à cette emprise de l'absorption intérieure au temps où ils s'acquittent d'œuvres extérieures auxquelles ils doivent être attentifs.

La raison en est qu'ils remplissent mal ces offices extérieurs : ils font par exemple des erreurs au choeur, ils ne lisent pas bien, etc., et par là ils troublent les autres. Toute chose a son temps, il convient de faire l'une et de ne pas négliger l'autre. Que toutes vos œuvres, dit l'Apôtre, soient faites avec ordre0. Et nul ne doutera que cette contemplation soit désordonnée et par conséquent déplaisante à Dieu, qui éloigne des œuvres de l'obéissance ou empêche de s'en bien acquitter.

Cinquième effet. L'identification au Christ

Par la pratique constante et énergique des exercices de la vie contemplative, les hommes en arrivent, avec la grâce de Dieu, à une telle perfection : la chair, à la fin, c'est-à-dire la partie sensuelle, obéit en eux si spontanément à l'esprit que, sans aucune souffrance ni révolte dans cette partie inférieure, ils cherchent à reproduire en tout l'humanité du Christ, désirant, pour être mieux conformes à lui, se voir privés de toute consolation et en butte à toute souffrance tant corporelle que spirituelle, disant avec le Christ : Mon cœur (c'est-à-dire mon désir) a attendu l'opprobre et la misère0 ; et ils sont devenus si foncièrement humbles qu'ils se croient dignes de toutes les peines, et que, sans aucune fiction, ils se placent dans leur propre opinion au-dessous de toutes les créatures, souhaitant, d'esprit et de coeur, être méprisés de tous, injuriés de toutes façons et livrés par Dieu à toute tribulation, affliction, anxiété et désolation, afin de pouvoir ainsi suivre Jésus en tout, jusques à sa très ignominieuse mort sur la croix ; ils souhaitent plus vivement l'abandon, le mépris et la souffrance que la consolation et les honneurs.

Et ainsi ils deviennent les fils très chers de Dieu et Dieu déverse sur eux la plénitude de ses dons, et parfois même il les élève jusques à la contemplation de sa divine Essence.

Ceux-là peuvent dire avec saint Paul : À Dieu ne plaise que je me glorifie sinon dans la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ0 ; et : Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi0. Car ceux-là ont vraiment cessé de vivre pour eux-mêmes et ne vivent plus que pour Dieu seul ; ceux-là se sont vraiment dépouillés d'eux-mêmes et ont revêtu Dieu tout entier ; vraiment, ils ont passé d'eux-mêmes en Dieu.

Les minimes ne font pas partie à proprement parler de la famille franciscaine, mais leur fondateur François de Paule fut très influencé par son voyage à Assise et cet ascète partage l’esprit de François 0.

L’Ordre atteignit son plus grand développement au XVIIe siècle, et possédait plus de cent cinquante couvents en France. Il était présent dans tous les secteurs de la vie intellectuelle ; ainsi Mersenne, figure scientifique notable, mit en relation Pascal et Descartes. Parallèlement l’ordre eut nombre d’auteurs spirituels0, qui mettaient l’accent sur l’esprit de pénitence issu de la charité.

Deux mystiques minimes risquaient de rester isolés : l’intellectuel et saint poète Nicolas Barré, et l’auteur spirituel Boniface Maes, dont la brève Théologie mystique exerça une grande influence.



UN REGARD SUR LES HÉRITIERS 

Cette section voudrait « assurer une belle sortie » en rassemblant des figures du XVIIIe siècle témoignant d’une permanence du vécu mystique, toutes branches franciscaines confondues. Mais il semble que le « fil » mystique soit rompu chez les franciscains, ou du moins que ces derniers ne puissent plus s’exprimer publiquement à l’aide d’imprimés sur ce qui devient potentiellement « quiétiste » (et nous n’avons pas entrepris l’exploration de fonds manuscrits)0.

Toutefois le capucin Ambroise de Lombez chante la paix intérieure et prend avec courage la défense du quiétisme. La clarisse Jeanne de la Nativité n’a probablement manqué que d’une direction éclairée : son cas illustre le glissement qui s’opère de la sobriété à l’appréciation positive de manifestations, apparitions, etc., en l’absence de directeurs spirituels possédant une bonne discrimination. Il faut probablement chercher ailleurs la fécondité franciscaine qui se renouvelle au cours des âges… par exemple chez les descendants de « l’École du cœur » (tome I, au sein du Tiers Ordre).

Les successeurs dans « l’école de l’amour pur »

C’est sur une note néanmoins optimiste que nous terminerons cette longue exploration des mystiques franciscains0. Nous pensons que non seulement les membres de « l’École du cœur » appartenant aux deux Tiers ordres franciscains de la table des noms établie au tome I, mais encore leur descendance « étoilée » dans et hors cadre français catholique, forment la principale contribution du franciscanisme, couvrant deux siècles.

L’importance incomparable de cette voie mystique a été occultée parce qu’elle se situe à cheval entre corps religieux et société laïque. Ils alternent leurs membres responsables ; chez les laïcs des vœux particuliers prennent la place de règles0. Il s’agit bien de quiétistes0.

La proposition s’accorde avec la condamnation de Bernières (post-mortem en 1687, en même temps que Molinos), puis d’un ensemble élargi (bref Cum alias, 1699). Établie pour le siècle0, l’histoire de l’« École du cœur » se poursuivra. La retracer demande que l’on explore les courants souterrains qui prirent le relai des cercles mystiques formés à Blois autour de Madame Guyon et à Cambrai autour de Fénelon.

Les relais se constituèrent au début du XVIIIe siècle : en Suisse, à Morges près de Lausanne (où Dutoit fut pasteur) rencontrant un écho lors du « réveil » suisse, en Allemagne (dont Fleischbein0), en Hollande à Rijnsburg (cercle autour de Poiret, influent sur Tersteegen0), en Écosse à Aberdeen (fusion avec la tradition spirituelle épiscopalienne), etc.

Les influences furent larges dans le monde catholique, chez des figures mystiques que l’on trouve rassemblées autour du thème de l’abandon. Il s’agit du P. Milley0, du P. de Caussade de façon directe0, du P. H. Ramières0, de dom V. Lehodey0 et d’autres0.

Il reste largement à explorer, en partant de telles figures. La discrétion imposée par les condamnations (catholique, mais aussi protestantes) rend le travail de recherche très difficile. Il a depuis longtemps été suggéré0. Nous disposons de solides études dispersées0. Nous espérons disposer aussi du temps nécessaire pour l’entreprendre.

Ambroise de Lombez (1708-1778)

Cet « isolé » ne peut être oublié (et justifierait à lui seul ce chapitre consacré aux héritiers). Entré chez les capucins en 1724, frère Ambroise devint un éminent directeur et fut chargé de réformer le couvent de Paris en 1765. Après avoir rempli diverses charges, le « saint François de Sales du XVIIIe siècle » mourut en réputation de sainteté dans les Hautes-Pyrénées0.

Ses nombreux ouvrages ont une forme littéraire pure et achevée. Répondant à des demandes plutôt spirituelles que mystiques, ils ramènent toute la vie spirituelle et mystique à la paix intérieure. Cette orientation s’oppose à l’esprit d’un jansénisme devenu rigide. La défense de la mystique et de l’oraison est assurée sans compromis.

Les 90 Lettres spirituelles sur la paix intérieure0 de Frère Ambroise traduisent une direction ferme, souvent suivie de règles de conduite. Le quiétisme est cité avec approbation, puis défendu — ce qui est très exceptionnel :

Lettre 29

En effet, si le quiétisme est une émanation et un raffinement de théologie mystique, le quiétisme étant une erreur condamnée par l'Église, la théologie mystique dont elle émane, et dont elle est un raffinement, c'est-à- dire ce qu'il y a de plus pur, doit elle-même être condamnée. Si on admet la conséquence, il faut supprimer tout ce qu'ont écrit là-dessous le célèbre et ancien auteur des ouvrages attribués à saint Denis l'Aréopagite, saint Thomas, saint Bonaventure, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse et une infinité d'autres saints et presque tous les théologiens. Cette conséquence, quelque extrême qu'elle soit, n'a pas arrêté cet auteur, qui n'a pu s'apercevoir qu'elle sortait naturellement de son principe. Il ne paraît pas éloigné de condamner à un éternel oubli cette partie de la théologie, qui est pourtant, si on y fait bien attention, une des plus recommandables, puisqu'elle regarde l'union intime de l'âme avec Dieu, qui est la fin de toute la religion, et [187] qu'elle explique les secrets des communications divines. Mais cette science sacrée n'est, aux yeux de cet auteur, qu'une science mystérieuse et abstraite, et qui, par conséquent, est peu intelligible, et ne sert qu'à alambiquer les esprits. Ce n'est pas tout : elle les conduit même à l'illusion, par ses expressions hyperboliques. Il est vrai qu'il semble mettre un tempérament à sa proposition, en ajoutant que cette science conduit à l'illusion les personnes qui sont assez simples pour prendre à la lettre ces expressions hyperboliques. Mais cet adoucissement est tout à fait insuffisant. Si cet auteur n'en voulait pas à la théologie mystique en elle-même, mais seulement à l'abus qu'on en peut faire, pourquoi a-t-il dit que les expressions de cette science sont hyperboliques ? Sa proposition est indéfinie, et par conséquent universelle, comme l'est toute proposition indéfinie en matière doctrinale. Toutes les expressions de cette science sont donc hyperboliques ; elle n'a donc aucun principe clair et invariable. Ces expressions hyperboliques ne présentent les choses que sous des images grandes et des termes exagérés, qui ne donnent jamais des idées justes. D'ailleurs l'auteur ajoute que ces expressions conduisent insensiblement à l'illusion. Mauvais effet de cette science, qui en rend la théorie dangereuse et la pratique [188] suspecte. Cette science est donc, non seulement inutile, mais encore funeste; et par conséquent digne d'être proscrite, puisqu'elle est obscure dans ses principes, incertaine dans ses conclusions, dangereuse dans sa pratique.

Lettre 30

[194] La mysticité dans son principe, c'est Dieu même qui attire l'âme à lui, parce qu'elle a été faite pour lui ; et qui se communique à elle, parce qu'il veut bien être à elle. La mysticité dans son objet, c'est la connaissance et l'amour de Dieu, qui est tout ; et la connaissance et le mépris de nous-mêmes, qui ne sommes rien.

Lettre 31. Les ennemis de la vie mystique en veulent surtout à l'oraison mentale, dans laquelle il leur semble qu'on est oisif et qu'on perd le temps. Cette erreur serait pardonnable, je ne dis pas à des païens, puisque tous leurs philosophes ont estimé la réflexion et que l'excellence de leurs maximes prouve la profondeur de leurs méditations ; je ne dis pas à des musulmans, qui, connaissant l'Être suprême et la spiritualité de notre âme, doivent estimer la méditation qui nous élève à Dieu et qui est la plus noble opération de l'être pensant ; mais ce serait pardonnable à des gens qui croiraient qu'il n'y a rien au-dedans de nous que de la matière, et qu'étant de pures machines nous ne faisons rien quand nous ne mettons pas en jeu les ressorts de notre mécanisme. Mais que des chrétiens qui croient qu'il y a un Dieu, que ce Dieu les a créés [200], qu'il les a créés pour lui-même, c'est-à-dire pour le connaître, pour l'aimer et pour le servir ; qu'ils sont composés de matière et d'esprit ; que les opérations de celui-ci sont incomparablement plus nobles que les mouvements de celle-là ; qu'il y a une vie future et des biens et des maux éternels que tous les penchants de notre nature corrompue nous entraînent vers ces derniers, etc. : que ces gens-là soient ennemis de la méditation, c'est ce qui est tout à fait inconséquent et inconcevable.

Lettre 67

Vous exigez de moi une règle de conduite. Mais la situation où vous vous trouvez est-elle bien susceptible de beaucoup de pratiques de règle et d'uniformité ? Je crois donc que la meilleure règle que je puisse vous prescrire, c'est de vous tenir unie à Dieu, et de vous rendre attentive à sa voix et souple à ses mouvements. Élevez souvent votre esprit à lui ; mais n'allez pas le chercher loin : il est au milieu de votre cœur ; renfermez-vous-y, et vous l'y trouverez. Une règle de conduite vous gênerait beaucoup dans l'état où vous êtes et vous jetterait peut-être dans bien des scrupules ; et je souhaite beaucoup que vous jouissiez de la sainte liberté des enfants de Dieu. Je le remercie de tout mon cœur des sentiments d'amour pour lui et de détachement de toutes les choses qu'il vous inspire. Livrez-vous-y sans réserve : on ne peut excéder en amour de Dieu, et en détachement de tout ce qui n'est point Dieu. Mais on peut excéder en austérités corporelles ; c'est pourquoi je ne vous en prescris aucune. D'ailleurs vos défauts sont dans l'esprit et dans le cœur bien plus que dans le corps ; ce serait donc prendre le change, que de porter vos coups sur le dernier. Humiliez-vous, simplifiez-vous, rompez votre raideur : c'est de quoi vous avez le plus de besoins. Faites encore taire votre imagination, qui agit trop, qui multiplie trop ses vues et qui probablement vous indispose par là à l'oraison. Celle-ci n'est jamais si bonne que lorsque l'âme est en silence, quoiqu'elle ne soit pas oisive.

Le Traité de la paix intérieure0 aborde la vie de foi :

Chapitre viii

[…] [71] Cette vie de foi est encore très mortifiante, parce qu'elle ôte tout appui sensible. Elle fait disparaître les vives peintures de l'imagination, auxquelles, toutes fausses qu'elles sont, l'on aimerait mieux s'attacher que de ne tenir à rien ; elle ôte l'attache que l'on avait pour les grandes austérités qui sont hors le cas de devoir et d'attrait, et dans lesquelles une âme que Dieu conduit au dépouillement chercherait une ressource ; elle fait compter pour rien les goûts sensibles, qui sont, en effet, moins que rien dans ceux qui les estiment quelque chose. Une âme à qui, dans cette privation de tout appui sensible, il ne reste plus que la foi avec ses obscurités, l'espérance avec ses incertitudes, la charité, encore plus enveloppée de ténèbres que l'espérance et la foi ; l'accomplissement des devoirs communs, qui n'a rien de personnel ; la paix du cœur, qui n'a rien de piquant qui nous rappelle et nous rende présents à nous-mêmes ; une méditation sèche des mystères de Jésus-Christ et de toutes les vérités de la religion, et un profond oubli de toutes les choses du monde ; cette âme, dis-je, se trouvant comme seule avec Dieu seul, frémit de cette vaste solitude ; mais si elle se confie en Dieu, si elle est contente de n'avoir que lui seul, qu'elle intéressera ce Dieu d'amour à sa sanctification, qu'elle fera de grands progrès dans les voies intérieures, que la paix s'affermira dans son cœur ! Elle sera comme suspendue en l'air, et soutenue par son seul abandon à la divine Providence, ainsi que le prophète Habacuc, n'était porté que par un de ses cheveux0 ; mais qu'elle sera en sûreté par un soutien si faible en apparence !

[188] Article 7. Ce n'est pas encore assez de vous être détaché des moyens particuliers de vertu et des consolations sensibles que l'on goûte quelquefois dans sa pratique, si vous ne vous détachez encore de la vertu même, non par indifférence ou par dépouillement réel, mais par désappropriation et par une continuelle dépendance de la volonté de Dieu. Reconnaissez, mais sincèrement, et non par une idée superficielle de votre esprit, mais par un sentiment intime de votre cœur, que ce que vous en avez, vous le devez à la miséricorde divine, et non pas seulement ou principalement à vos soins et à vos travaux, quoique vous vous en soyez donné beaucoup pour l'acquérir, et que vous ne deviez jamais vous relâcher à cet égard. Ne vous en attribuez pas plus que vous n'en avez ; rabattez même toujours beaucoup de l'idée que votre amour-propre vous en donne, et voyez sa médiocrité sans dépit et l'éminence de celle d'autrui sans envie.

Jeanne de la Nativité [Le Royer] (1731-1798), clarisse.

« Jeanne Le Royer, fille de cultivateurs bretons, orpheline très tôt, entre à 19 ans chez les clarisses de Fougères, d'abord comme servante, puis comme sœur converse, avant d'en être chassée par la Révolution. Elle savait lire, mais non écrire, si bien que c'est l'aumônier du couvent qui recueillera les récits de ses visions, prophéties et autres souvenirs spirituels d'une touchante naïveté, le tout occupant trois puis quatre volumes publiés après la Révolution, dont le succès fut alors considérable0. » Elle se croit favorisée d’apparitions (démons, anges, saints, le Christ), de révélations et de prophéties0.

Oraison sans le faire exprès !

1. Jamais personne ne m'a appris à faire oraison ; je crois qu'il n'y a eu que Dieu même. Dès ma tendre enfance, lorsque j'étais seule dans les champs à garder les vaches, je pensais, sans savoir que ce fût là faire oraison et que cela était agréable à Dieu. Je m'entretenais, la plus grande partie des matinées, tantôt sur les mystères de la Passion de Notre Seigneur, tantôt sur les jugements de Dieu, d'autres fois sur l'enfer, et sur tout ce qui me venait dans la pensée au sujet de Dieu. Je m'en laissais pénétrer comme si j'y avais été, sans savoir que ce fût une oraison ou une prière.

2. Je fus dans cette erreur jusqu’au temps que j'entrai en religion. Quand je voyais des religieuses être à genoux en silence, j'étais bien inquiète en moi-même de ce qu'elles faisaient. Je le leur demandai ; elles me répondirent qu'elles faisaient oraison. Cela ne me satisfit point ; je ne comprenais point ce que c'était que cette oraison-là, et je ne savais quoi mettre dans cette oraison. [...]

3. J’eus recours aux livres. J’en trouvai, qui m'instruisirent comment il fallait faire. Je me dis en moi-même : « Ô mon Dieu, je n'ai jamais fait l'oraison ; il faut travailler et m'appliquer à la faire ! » Il y eut des fois que je m'appliquais par la force de mon esprit à suivre les pratiques ; enfin, l'oraison étant finie, que je n'étais pas encore venue à bout de suivre toute cette méthode d'oraison qu'on trouve dans les livres ; avec cela, un cœur sec comme des allumettes, l'esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence. Je disais au Bon Dieu, bien mécontente : « C'est donc comme cela que vous voulez qu'on fasse oraison ! »

4. Il arrivait quelquefois que quand je me mettais à faire l'oraison, que j'invoquais le Saint-Esprit, et que je me mettais en la présence de Dieu, notre divin Sauveur me rendait si sensible qu'il attirait à lui mon esprit et mon entendement, et qu’oubliant toutes les méthodes d'oraison, je n'y pensais plus. Quand la supérieure donnait le signal pour sortir de l'oraison, qui, à ce qu'il me semblait, ne m'avait duré qu'un moment, je sortais cependant avec les autres, bien mécontente de mon sort. « Ah ! Seigneur, disais-je, je n'ai point fait l'oraison ! » Je retournais à mon travail, où j'avais l'habitude de parler fort peu, et je réfléchissais sur les principaux points qui m'avaient le plus touché dans la lecture que j'avais faite le matin. [...] Notre adorable Sauveur, voyant l'embarras et la peine où j'étais par rapport à l'oraison, m'en délivra lui-même et me fit connaître que j'eusse à laisser la méthode des livres. Il m'enseigna lui-même en me disant : « Réfléchissez et pensez dans votre cœur, quand vous êtes à l'oraison, et méditez-y de la manière que vous le faites en travaillant. [...] Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l'assistance du Saint-Esprit ; je me charge de vous fournir et de vous marquez les matières sur lesquelles il faut faire l'oraison0. »

LE CADRE HISTORIQUE


LE FRANCISCANISME ET L’INVASION MYSTIQUE. [Jean-Marie Gourvil]

[Brouillon, premier jet :] L’influence des courants liés à la spiritualité de St François d’Assise au moment de l’invasion mystique peut être expliquée par une série de facteurs. L’histoire nous apporte quelques éclairages. Le Moyen-Age français se caractérise à l’époque romane comme l’a décrit Jacques Le Goff, par l’importance tenue dans la société locale par les guerriers et les clercs, par le seigneur et l’évêque. Les serfs produisent la nourriture pour tous même s’ils subissent les intempéries et les guerres. Tous vivent d’une agriculture dont les fruits sont consommés localement. Le monastère constitue un espace séparé du monde. Il est rural, un peu loin des villes, l’on s’y enferme pour la quête de Dieu. Cassien est lu et relu à cette époque ainsi que les apophtegmes des Pères du désert et de façon générale les Pères. Le monastère est aussi, paradoxalement un carrefour où le seigneur et l’évêque se croisent, où l’on se recueille et demande bénédiction, où l’on trouve science et sagesse. La figure de St Bernard illustre cette époque. C’est aussi le lieu des pèlerins et des pauvres qui fréquentent en grands nombres l’aumônerie. L’abbaye possède de grands domaines qui assurent sa survie, mais permet aussi la prise en charge des nécessiteux. La spiritualité des premiers siècles du Moyen-Age est une spiritualité monastique, liturgique, savante, compassionnelle et aussi fortement rurale.

Le Moyen-Age gothique, avec des décalages entre l’Italie et la France voit se modifier cet équilibre. Le seigneur devient l’allier des commerçants, c’est le temps des princes et des villes. L’espace rural se recompose autour des villes. La production agricole, le bétail notamment est vendu par les commerçants qui en tirent profit. La pauvreté rurale devient plus grande, les pauvres affluent en ville. Les grandes épidémies marquent l’Europe. L’évêque et la paroisse sont les protecteurs des pauvres. Les ordres mendiants (franciscains, dominicains et carmes) font leur apparition au moment où naissent les villes commerçantes et la pauvreté urbaine.

François d’Assise est fils de commerçant, il est urbain. Il rompt avec sa condition de bourgeois et se met sous la protection de son évêque, il rejoint les pauvres et épouse Dame Pauvreté. Il ne veut pas enfermer les frères dans un monastère et lutte contre toute influence bénédictine. Le cardinal Hugolin comprend le génie du Poverello. Devenu Pape sous le nom de GrégoireIX il protège la liberté de l’inclassable François même si probablement la sève primitive due accepter quelques compromis. Les frères seront en couvent et non totalement libres comme des oiseaux.

La mystique franciscaine repose sur la radicalité nouvelle que pose le Poverello. À côté de la grandeur du monachisme de Saint Benoît marquée par l’obéissance, la séparation du monde, la clôture, la sagesse savante, l’office divin , le couvent des mineurs cultive la liberté et la pauvreté dans la ville. Les frères n’ont pas de domaine, les couvents sont fondés par des bienfaiteurs qui invitent les frères. À côté du Gardien qui remplace l’Abbé, on trouve le ou les frères quêteurs qui mendient la subsistance des frères. D’autres rendent de multiples services, ils prêchent, ils confessent, mais sont par exemple à Coutances, pompiers de la ville. Ils ne gèrent aucune œuvre, aucun hôpital, aucune école. Ils sont pauvres et partagent ce qu’ils reçoivent. L’office divin laisse place à un compromis liturgique. On y récite volontiers des séries de Notre –Pères à la place des offices. L’oraison jaculatoire remplace la splendeur des offices monastiques. Si certains couvents franciscains ont été des lieux intellectuels aussi importants que ceux des dominicains, de façon générale leur spiritualité est moins savante et plus expérientielle. La clôture du couvent est poreuse. Les frères rentrent et sortent aisément. Les laïcs sont accueillis et très tôt les Tiers ordres réguliers et séculiers apparaissent. La spiritualité est pour tous, clercs et laïcs, hors du monde et dans le monde. Les béguinages flamands naissent dans ce milieu poreux entre le couvent et la vie ordinaire. Les franciscains à travers diverses branches occupent largement l’espace religieux à certaines époques 30 à 40 % des religieux sont fils de Saint François. Les dominicains plus intellectuels et chargé de l’Inquisition ne seront jamais aussi nombreux, les carmes plus mystiques, plus séparés du monde même dans leurs couvents urbains, seront toujours minoritaires. Alors que les abbayes connaissent très tôt en raison de leur richesse, les effets du système de la commende, les couvents des mendiants en sont épargnés. La liberté franciscaine, le souci de l’expérience spirituelle plus que celui de la production savante, l’importance donnée à la pauvreté matérielle et intérieure explique l’importance du franciscanisme à l’époque moderne. Le message de François rompant avec sa condition de bourgeois, mais restant au cœur de la ville d’Assise pour y témoigner du seul amour de Dieu et de la création avec une pauvreté intérieure radicale, répond probablement mieux à la quête spirituelle de la modernité que le message d’autres fondateurs d’ordre apparus dans d’autres contextes économique, social et culturel0.

UN GRAND SIÈCLE FRANCISCAIN À PARIS (1574-1689)

« Parisius, Parisius, quare destruis ordinem sancti Francisci ? Paris, Paris, pourquoi détruis-tu l’Ordre de saint François ? »0 Les reproches du frère Gilles d’Assise († 1262) continuent de retentir à nos oreilles, mais ils paraissent infondés au regard de l’histoire. Paris n’a pas démérité de l’Ordre fondé par François d’Assise. Ainsi, au XIIIe siècle, grâce à son université et au Studium generale des franciscains, Paris a assuré la formation de saint Bonaventure, le plus grand théologien franciscain de tous les temps et le premier réformateur de l’Ordre. Sept siècles plus tard, dans le Paris fiévreux de 1968, deux frères mineurs, Damien Vorreux (1922-1998) et Théophile Desbonnets (1923-1988), ont pour la première fois mis à la disposition du public en traduction française l’ensemble des sources franciscaines — constituant ainsi le célèbre Totum. Ils révolutionnaient ainsi l’accès à la figure du Poverello, entraînant à leur suite des initiatives comparables en d’autres langues et permettant à la recherche historique d’accomplir des progrès décisifs0. Bien loin d’avoir détruit Assise, Paris a sauvé l’Ordre avec Bonaventure, et lui a permis de renouveler son lien avec François.

Plus modestement, depuis les années 1220, Paris n’a jamais cessé d’accueillir les membres de la grande famille franciscaine, hommes et femmes, réguliers et séculiers, y compris après la Révolution et les expulsions des XIXe et XXe siècles0.

Dans cette longue histoire franciscaine de Paris émerge une période particulièrement faste, marquée par de nombreuses fondations et par l’envolée des effectifs, un « grand siècle franciscain » qui s’étend des années 1570 aux années 1680. Deux évènements d’importance ouvrent clairement cette phase heureuse de l’histoire parisienne de l’Ordre : l’arrivée des capucins (1574) et le chapitre général des cordeliers (1579). L’autre borne chronologique apparaît moins nette, mais nous pouvons considérer comme terme à ce « grand siècle franciscain » l’installation des clarisses capucines dans leur nouveau monastère, aux abords de la place Vendôme, en 1689. Cette dernière date marque simplement la fin du temps des fondations et le commencement d’une nouvelle ère, au cours de laquelle les fils de saint François, toujours très actifs dans leurs couvents et dans les paroisses parisiennes, voient néanmoins décliner leur influence et leur prestige dans certaines couches de la société.

Ce siècle de prospérité n’est pas spécifique au mouvement franciscain0. Après les guerres de Religion, la réforme catholique se manifeste notamment par un renouveau de l’ensemble des réguliers. Pendant les années 1600-1660, Paris se couvre d’une soixantaine de nouveaux établissements conventuels, vingt pour les hommes, quarante pour les femmes0. Ces religieux, souvent issus des branches réformées des ordres anciens, s’implantent en majorité dans les espaces encore libres des faubourgs0. Dans cette profusion de fondations nouvelles, les fils et les filles de saint François se distinguent par une grande diversité de dénominations, d’habits et de statuts. Les Parisiens de l’époque ne perçoivent certainement pas qu’un capucin du couvent du Marais, une annonciade de Popincourt, un cordelier du Grand couvent, une religieuse anglaise de la rue de Charenton ou encore une clarisse urbaniste du faubourg Saint-Marcel appartiennent en réalité à la même famille religieuse.

Entre 1650 et 1660, point culminant de la présence franciscaine en termes de nombre d’implantations et sans doute d’effectifs, Paris et les villages limitrophes comptent vingt-deux communautés, onze pour les hommes (cordeliers, capucins, récollets, tertiaires réguliers) et onze pour les femmes (clarisses, capucines, élisabéthines, annonciades, récollettes)0. Mais cette apparente parité n’a pas grande signification. Certaines de ces communautés sont de vénérables institutions qui traversent tout l’Ancien Régime (le Grand couvent des cordeliers) ; d’autres connaissent une existence beaucoup plus éphémère, liée aux guerres (Lorraine) ou aux persécutions (Irlande). La plupart sont placées sous la juridiction d’une branche du premier Ordre de saint François (Observance ou capucins), sauf deux couvents de femmes qui dépendent de l’ordinaire, c’est-à-dire de l’archevêque de Paris0.

Dans la mesure où l’une de ces branches, l’Observance, est elle-même subdivisée en familles autonomes (récollets, cordeliers...), et que plusieurs provinces de chaque famille peuvent disposer chacune d’une maison à Paris, on imagine le patchwork institutionnel que constituent toutes ces implantations franciscaines0. « À Paris, écrit l’annaliste Jean-Marie de Vernon, du tiers ordre régulier, le grand convent des cordeliers est immédiatement sujet au Général, & forme comme une province particulière. La communauté des religieuses du fauxbourg Saint-Marceau0, avec celle de sainte Claire, proche l’hostel d’Angoulesme0, & les Pères qui les conduisent, sont de la province de France, mais le convent des religieux, & le monastère des religieuses de l’Ave Maria, sont de la province de France parisienne. Depuis vingt ans trois maisons de religieuses annonciades sont establies à Paris. Deux sont gouvernées par les cordeliers de la province de France parisienne ; l’autre par ceux de la province de Touraine pictavienne0. »

Pour étudier ce grand siècle d’histoire franciscaine à Paris — un grand siècle également pour la production mystique des franciscains —, nous suivrons approximativement l’ordre chronologique, et nous marquerons sept étapes dans notre progression. 1. Nous évoquerons tout d’abord l’héritage médiéval : le Grand couvent des cordeliers, le monastère de l’Ave Maria et celui du faubourg Saint-Marcel. 2. Nous poursuivrons avec les capucins, arrivés à Paris en 1574. Nous traiterons de leurs trois couvents parisiens, Saint-Honoré, Saint-Jacques et le Marais. 3. Nous passerons à l’itinéraire de Vincent Mussart et à sa réforme du tiers ordre régulier ; les couvents de Picpus, de Notre-Dame de Nazareth et de Belleville. 4. Nous considèrerons ensuite les récollets, leur grand couvent du faubourg Saint-Laurent, et leur résidence du faubourg Saint-Germain. 5. Nous n’oublierons pas les nombreuses communautés féminines fondées au XVIIe siècle : capucines, élisabéthines, annonciades, récollettes et tertiaires sous la juridiction de l’ordinaire. 6. Nous évoquerons enfin le tiers ordre séculier avant (7.) de nous interroger sur les liens entre toutes ces communautés franciscaines et (8.) d’esquisser les évolutions qui se dessinent, dans le monde franciscain et au-dehors de lui, à la fin de notre grand siècle0.

1. L’héritage médiéval

Au début des guerres de Religion, le Paris franciscain comporte deux pôles principaux, le Grand couvent des cordeliers et le monastère de l’Ave Maria, auxquels il faut ajouter une communauté de clarisses urbanistes, les cordelières du faubourg Saint-Marcel.

1.1. Le Grand couvent des cordeliers

Si l’on en croît la production historiographique récente — essentiellement l’ouvrage de Laure Beaumont-Maillet0 —, l’histoire du grand couvent des cordeliers à l’époque moderne se résume à une longue décadence : après les riches heures du XIIIe siècle, marquées par la présence des théologiens qui ont fait la gloire de l’école franciscaine (de Alexandre de Halès à Jean Duns Scot), le Studium generale a perdu son aura internationale ; traversé par de multiples crises internes, il n’a jamais réussi à se réformer. Ce tableau n’est certes pas totalement inexact, mais il néglige bien des éléments susceptibles de donner une image beaucoup plus positive de la vénérable institution franciscaine0.

Au début des années 1570, le Grand couvent occupe toujours l’emplacement le long de l’enceinte de Philippe-Auguste que l’abbé de Saint-Germain-des-Prés avait accordé en 1230 aux frères mineurs. Sur les plans anciens de Paris, il est facilement reconnaissable à l’ordonnancement si particulier de ses bâtiments : deux imposantes constructions, presque dans le prolongement l’une de l’autre, mais sur un axe légèrement différent, dominent l’ensemble ; il s’agit de l’église, détruite à la Révolution, et du réfectoire, toujours visible à l’intérieur de la faculté de médecine. Commencée dans les années 1250, consacrée en 1262 sous le vocable de sainte Marie-Madeleine puis considérablement agrandie, l’église se présentait comme un édifice étroit, démesurément long (105 mètres), avec un chœur entouré de vingt-cinq chapelles. Le 19 novembre 1580, elle est fortement endommagée par un incendie, mais, « par le moyen des aumosnes et bienfaicts du roi, reine, princes et princesses, ensemble des gentilshommes et par le moyen des questes qui pour ce ont esté faites en la ville de Paris », les réparations vont bon train, et le 21 décembre 1583, le maître-autel est à nouveau consacré par Julien de Saint-Germain, coadjuteur de l’évêque de Paris. Mais seul le chœur était alors achevé. Il faudra attendre la fin des guerres pour restaurer la nef. Les travaux ne prirent fin qu’en 1606.

À l’époque du long conflit qui, au cours du XVe siècle, oppose les partisans d’un retour à l’observance de la règle (observants) aux tenants d’une via media (conventuels), et aboutit à la scission de l’Ordre de saint François en 1517, le Grand couvent appartient clairement à la mouvance conservatrice des conventuels. Réformé en 1502 par le ministre général Gilles Delphin, il est incorporé à l’Observance après 1517, tout comme les ex-provinces conventuelles de France, de Touraine et de Bourgogne (Saint-Bonaventure). En réalité, les religieux du Grand couvent vont continuer à user de privilèges propres aux conventuels, comme celui de posséder en commun des biens immobiliers et des rentes, ou encore celui de pouvoir installer des troncs dans leur église. Les ministres généraux vont souvent chercher à faire disparaître ces particularismes, mais sans grand succès. La tendance au retour au giron conventuel se fera jour régulièrement parmi les religieux du Grand couvent (et ceux des ex-provinces conventuelles) et aboutira en 1771 à la fusion des observants français avec les frères mineurs conventuels0.

Durant la deuxième moitié du XVIe siècle, le Grand couvent appartient donc officiellement à l’Observance et cela lui permet d’accueillir le chapitre général de l’Ordre, le 7 juin 1579. Nous avons déjà noté que cet évènement d’importance, conjointement avec l’entrée en scène des capucins (1574), ouvrait notre grand siècle franciscain. En effet, le désir d’une réforme encore plus stricte travaillait de nombreux frères (y compris d’authentiques observants), mais les premiers religieux strictement réformés arrivés à Paris, les capucins, formaient un ordre à part entière, un ordre séparé de l’Observance. Cela constituait une réelle difficulté pour beaucoup de nos cordeliers. Pour se réformer, il leur aurait fallu, comme on disait à l’époque, quitter « leur religion ». Or, parmi les mille deux cents pères capitulaires rassemblés au Grand couvent pour le chapitre général, figuraient des religieux à la fois strictement réformés et restés au sein de l’Observance, essentiellement les riformati italiens et les déchaux espagnols0. Cette situation offrait de nouvelles perspectives aux cordeliers français désireux de se réformer.

« À introduire la réforme en France, écrira plus tard l’historien récollet Charles Rapine, servit de beaucoup la célébration du chapitre général tenu à Paris l'an 1579 auquel se trouvèrent les vocaus de toutes les nations du monde, entr'autres grand nombre des réformez d'Italie0, comme le B. P. Ange du Paz0, des deschaus & recollects d'Espagne, mesmes de toutes les provinces des Indes, lesquels comme ils traversèrent diverses provinces de France, les embausmèrent de l'odeur de la saincteté de leur vie, & laissèrent par toutes les provinces & convents où ils passèrent avec leurs bons exemples, la semence de la Réforme, resveillans & excitans en beaucoup de bons religieux un désir de les imiter, & faire reflorir la religion en France par l'establissement de la Réforme0. »

Ainsi, ce chapitre général réuni au Grand couvent a donc ouvert la voie à la réforme récollette, même si celle-ci, en raison des guerres, ne prendra véritablement son essor dans la moitié nord de la France qu’une vingtaine d’années plus tard.

Pour l’époque moderne, il n’existe aucune étude précise concernant l’effectif global du couvent parisien. En 1671, les statuts adoptés lors d’une ultime tentative de réforme considèrent que le grand couvent peut entretenir jusqu’à cent cinquante religieux0. Ce nombre, déjà très inférieur à ce qu’il était au Moyen Âge, n’est sans doute pas toujours atteint. Un siècle plus tard, au temps de la Commission des Réguliers, la communauté ne compte plus qu’une soixantaine de religieux.

Dans cet ensemble de frères, il faut tout d’abord prendre en compte ceux qui constituent la majorité de l’effectif, c’est-à-dire les étudiants. Le Grand couvent continue en effet à faire office de collège universitaire pour les jeunes philosophes et théologiens franciscains, mais son recrutement se restreint désormais majoritairement aux provinces françaises. Selon les statuts promulgués en 1543 par le ministre général Jean de Calvi, la province de France peut alors y envoyer quarante étudiants, et celles de Touraine et de Saint-Bonaventure, vingt chacune ; les « petites » provinces0 (c’est-à-dire les anciennes vicairies observantes, France parisienne, Touraine pictavienne, Aquitaine ancienne et Provence), huit étudiants chacune, et l’Aquitaine récente — la dernière province conventuelle française à avoir rejoint l’Observance — seulement cinq. Au total, un peu moins de cent vingt jeunes franciscains français peuvent prétendre étudier au Grand couvent. Le nombre d’étudiants étrangers apparaît bien moindre, environ une vingtaine0.

La vocation universitaire du couvent parisien nécessite la présence de plusieurs professeurs, les lecteurs ; selon les statuts de 1671, rien que pour la théologie, ils sont quatre, et l’un d’eux n’enseigne que la doctrine de Duns Scot. Ces religieux qui assurent la formation des étudiants profitent souvent de leur séjour parisien pour publier des ouvrages de théologie, d’histoire ou de spiritualité. Ils s’adonnent aussi à la prédication (dans leur propre église conventuelle, mais également dans les paroisses et les autres couvents de la capitale0), ou se mettent au service des tertiaires. D’autres religieux se consacrent à la liturgie, qui tient une place importante au Grand couvent et qui sert de référence à beaucoup d’autres communautés franciscaines0.

Mentionnons quelques-uns de ces cordeliers célèbres en leur temps : François Feu-Ardent senior (1539-1610), gardien en 1587 et avant 15930, prédicateur réputé pendant la Ligue, rédige plusieurs ouvrages de controverse dont les Entremangeries et guerres ministrales... touchant les principaux fondemens de la foy & religion Chrestienne (1604). Jean Boucher († 1631), l’auteur du Bouquet sacré composé des plus belles fleurs de la Terre Sainte, réside au Grand couvent à partir de 1619 et y remplit la charge de prédicateur0. Louis Paschal († 1649) et François Berthod (actif dans les années 1640-1667) participent activement à la réforme de la liturgie romaine qui a suivi le Concile de Trente et publient des ouvrages (Graduale Romanum, Psalterium Romanum, Paroles très dévotes mises en chant) qui seront utilisés dans l’ensemble de l’Église de France. Léger Soyer († 1662), gardien en 1657, brillant prédicateur, est l’auteur de divers traités de spiritualité, et notamment des Œuvres spirituelles contenant plusieurs retraites, méditations et autres traités, que son confrère, François Courtot, fait imprimer après sa mort. Claude Frassen (1620-1711) incarne à lui seul la fécondité intellectuelle et spirituelle du Grand couvent, où il a passé la majeure partie de sa vie. Professeur de philosophie et de théologie, il fait paraître un Scotus academicus (1672-1677), plusieurs fois réédité et considéré comme « le meilleur manuel de théologie scotiste »0. Dans le même temps, il assume des responsabilités dans son ordre (trois fois gardien de son couvent, une fois définiteur général) et exerce une forte influence parmi les séculiers, comme prédicateur, confesseur et directeur d’une congrégation du tiers ordre florissante, à laquelle appartient la reine Marie-Thérèse d’Autriche. Preuve incontestable de l’ampleur du rayonnement de ce religieux, au moment de sa mort, la chronique du couvent des capucins du Marais, pourtant peu suspecte de sympathie à l’égard des cordeliers, consacre un long éloge à « ce saint religieux », remarquable « par l’estime qu’il s’estoit acquis partout pendant sa vie0. »



Le père Claude Frassen (1620-1711), cordelier et théologien scotiste

[Photo : frassen]

Certes, le Grand couvent se situe à l’écart des réseaux mystiques parisiens et ne participe pas aux entreprises missionnaires de l’époque. Certes, nos cordeliers ne font pas alors figure de religieux « réformés », à la différence des capucins et des récollets. Pourtant, un recensement un peu systématique de leurs activités montrerait sans doute que les frères du Grand couvent tiennent néanmoins une place non négligeable dans la vie spirituelle des Parisiens du XVIIe siècle.

1.2. L’Ave Maria

Au cours du XVe siècle, les observants se sont établis sur toute l’étendue de la vaste province de France, en fondant des couvents, et en en réformant quelques autres. En 1415, ils obtiennent une certaine autonomie, et constituent une « vicairie », dite de « France parisienne ». Au milieu du siècle, cette vicairie comporte des couvents en Normandie (Sées, les Iles Chausey), dans les Flandres (Saint-Omer) et en Lorraine (Metz, Mirecourt). Désormais, il lui faut s’implanter à Paris. Dans un premier temps, les observants, qui ne sont pas allergiques aux études, mais ne prennent pas de diplômes, n’ont pas cherché à prendre le contrôle du Grand couvent0. En 1479, ils reçoivent en donation « l’ostel de la souche de vigne », sur la paroisse Saint-Eustache, mais l’implantation ne verra jamais le jour. Les conventuels du Grand couvent s’opposent en effet farouchement à l’arrivée de leurs « frères » observants, et réussissent à se liguer avec les autres religieux mendiants pour faire barrage à ce projet. Les observants vont alors user d’un stratagème pour parvenir à leurs fins, et profiter de l’installation d’une communauté féminine placée sous leur juridiction pour s’introduire dans la capitale. Fondé en 1485 sur la paroisse Saint-Paul, le monastère des clarisses de l’Ave Maria bénéficie normalement des services des observants, lesquels sont à l’origine de cette branche de l’ordre de sainte Claire0. Pourtant, cette poignée de religieux, chargés de confesser les moniales et d’assurer leurs quêtes se transforme ipso facto en un couvent masculin qui ne dit pas son nom. Personne d’ailleurs n’est dupe : au cours du procès en Parlement qui continue d’opposer les observants aux conventuels en 1492 au sujet de l’Ave Maria, le procureur du Grand Couvent fait remarquer que « sous couleur desdittes religieuses, y a bien quinze ou seize Cordelliers qui se disent de l’Observance, logez ceans comme s’il y avoit un convent0. »

À l’époque moderne, l’Ave Maria constitue clairement une communauté double, avec d’un côté un monastère d’une soixantaine de clarisses et de l’autre un couvent d’une vingtaine d’observants, couramment appelés, eux aussi, cordeliers0. Les moniales logent dans des bâtiments situés entre la rue des Fauconniers et une portion du mur de Philippe Auguste (toujours visible aujourd’hui) tandis que les religieux ont établi leurs cellules sur l’épaisseur de ce mur et à l’intérieur de ses tours. La chapelle, perpendiculaire à la muraille, constitue un trait d’union entre les deux communautés0.

Tout au long de leur histoire, les clarisses de l’Ave Maria ont bénéficié d’une réputation de parfaite « régularité » dans l’observance de la règle de sainte Claire et des constitutions de sainte Colette. Sur ce point, les témoignages sont unanimes. Les contemporains notent en particulier que la communauté n’a pas recours à des converses à l’intérieur de la clôture et que, par conséquent, toutes les moniales ont rigoureusement le même statut et font ensemble les gros travaux. C’est un fait exceptionnel à l’époque.

À la fin du XVIe siècle, avant l’établissement à Paris des communautés féminines issues de la Réforme catholique (notamment les carmélites), une jeune femme souhaitant entrer dans une « religion très-réformée et bien reiglée »0, en vient assez naturellement à demander son admission à l’Ave Maria. Veuve depuis 1596, Antoinette d’Orléans-Longueville (future fondatrice des bénédictines du Calvaire) se renseigne pour savoir si elle peut « entrer au couvent des Dames de l’Ave Maria », car écrit-elle, ce sont les religieuses « les plus réformées de tout Paris »0.

Quelques années plus tard, c’est au tour de Madame Acariede manifester son attirance spirituelle pour le monastère parisien. André Duval, son biographe, rapporte que celle-ci « aimoit et prisoit grandement le monastère de l'Ave Maria de l'Ordre de sainte Claire, et le recommandoit beaucoup, de ce que depuis leur fondation, elles étoient demeurées en leur première simplicité, austérité, closture et pauvreté très exacte : & me dit une fois (Dieu, comme je croy, ne lui avait encore rien révélé de l'Ordre des carmélites) que, si elle estoit libre, elle ne marchanderoit pas à s'y mettre ; et de fait, elle leur donna de bonnes filles qui s'y rangèrent fort courageusement0. »

À la différence d’autres établissements féminins parisiens, le monastère de l’Ave Maria n’a jamais nécessité de réforme après les guerres de religion ; au contraire, il a servi de modèle aux clarisses capucines, au moment de leur implantation, rue Saint-Honoré, en 1606.

Quant à la communauté de cordeliers jouxtant le monastère, elle compte habituellement le confesseur des moniales (lequel fait office de supérieur), plusieurs religieux prêtres, ainsi que des frères laïcs, dont quatre parcourent Paris en quêtant pour la subsistance des moniales0. C’est une autre particularité de l’Ave Maria : les frères assurent l’approvisionnement des deux communautés. En raison de la situation centrale du monastère au sein de la province de France parisienne, de nombreux religieux le fréquentent, pour des séjours plus ou moins longs. Le ministre provincial réside assez régulièrement à l’Ave Maria : c’est là qu’il reçoit son courrier, signe ses ordonnances et réunit son définitoire. Des religieux viennent régler les affaires de leur couvent, font une halte en traversant la province, ou assurent les prédications d’avent et de carême. Des cordeliers d’autres provinces observantes, qui n’auraient peut-être pas été à leur aise au Grand couvent, s’installent eux aussi momentanément à l’Ave Maria. Yves Magistri, de Touraine pictavienne, y rédige sa biographie de Marguerite de Lorraine0, tandis que Jean Blancone, d’Aquitaine ancienne, y traduit en français les célèbres Chroniques du franciscain Marc de Lisbonne0.

Placés au cœur d’une immense province comme la France parisienne, les cordeliers de l’Ave Maria ont sans doute joué un rôle plus modeste que ceux du Grand couvent auprès de la cour et de la ville. Reste le rayonnement discret, mais bien réel du monastère, dont les moniales, suivant un récit de fondation datant du XVIe siècle, « donnent bonne odeur à toute la ville de Paris0. »

1.3. Les cordelières du faubourg Saint-Marcel (ou de la rue de Lourcine)

Dès la fin des années 1280, le faubourg Saint-Marcel compte une communauté de clarisses0 où l’on pratique le même genre de vie qu’à Longchamp0, le monastère fondé par Isabelle, la sœur de Saint-Louis. Les premières sœurs, dont l’abbesse, Gillette de Sens, avaient d’ailleurs fait profession à Longchamp, et le nom même du monastère parisien (le Monastère de la Pauvreté Notre-Dame) n’était pas sans rappeler celui que la bienheureuse Isabelle avait donné à sa fondation : le Monastère de l’Humilité Notre-Dame.

En 1651, son confesseur, le père Serpe, un cordelier de la province de France0, offre aux moniales à titre d’étrennes une Briefve et sommaire description du monastère des cordelières de Sainct-Marcel-lez-Paris0. Nous pouvons y puiser de précieux renseignements sur cette importante communauté, en tout point différente de l’Ave Maria.

À l’extrémité du faubourg Saint-Marcel, le monastère « est agréablement situé, dans un vallon, environné de beaux et spacieux jardinages, vergers, petits bois, prez, estang, etc., arrousez par un ruisseau mulptiplié (nonobstant la petitesse) en plusieurs canaux : le tout consistant en 25 arpens de terre ou environ : et fort bien enclos de doubles murailles, dont les unes sont la closture de ce qui est de l’intérieur du monastère, et les autres de tout ce que dessus, tant pour ses usages que de ses officiers »0. Nous sommes ici pratiquement à la campagne, très loin de l’habitat extrêmement dense où se trouve inséré l’Ave Maria.

Le monastère de Saint-Marcel, placé sous la juridiction des cordeliers de la province de France — religieux de tradition conventuelle comme au Grand couvent — est habituellement desservi par deux confesseurs, parmi lesquels figure Jean de La Haye (1593-1661), l’un des plus grands savants franciscains de son temps0. Le nombre de cordeliers présents auprès des moniales est ici très réduit.

Le père Serpe nous indique également que les clarisses de Saint-Marcel sont qualifiées d’urbanistes parce que leur règle, d’abord octroyée au monastère de Longchamp, porte l’empreinte du pape Urbain IV. Cette règle institue à l’intérieur du monastère deux classes de sœurs, les choristes et les converses — ces dernières étant appelées ici, de manière significative, « sœurs servantes » ou « sœurs blanches » en raison de la couleur de leur voile. À Saint-Marcel, au cours du XVIIe siècle, les choristes ont cherché à exclure les converses de toute participation à l’élection de l’abbesse. En1642, au terme de cinq années de procédure, un arrêt du Parlement de Paris reconnaît que les « sœurs blanches » de Saint-Marcel sont maintenues « en la possession d’assister aux élections de leur abbesse et y avoir voix délibérative0 ». Mais les choristes ne désarment pas et, en 1702, les converses sont à nouveau exclues de toute la procédure conduisant à l’élection.

Dans sa notice, le père Serpe énumère les noms des soixante-trois moniales qui composent alors la communauté, mais il précise que onze d’entre elles se trouvent au service d’autres monastères urbanistes : l’une est « présidente au monastère du Moncel » après avoir été abbesse à la Guiche0, une autre est abbesse à Chauny0, une troisième appartient au discrétoire du monastère d’Entrains0, en Bourgogne, etc. Cette situation tient au fait que les cordeliers, pour réformer certaines des communautés féminines placées sous leur juridiction, doivent y envoyer des moniales choisies dans un autre monastère, prêtes à appliquer ces réformes et à prendre la tête de ces communautés. Saint-Marcel apparaît donc comme « un vray séminaire de vénérables Mères, employées de temps en temps, les unes pour la réformation de quelques monastères du mesme ordre relaschez de leur première perfection par les mal-heurs des siècles ; les autres pour de nouveaux établissements, et mesmes quelques-unes pour introduire en quelques maisons de religieuses du Tiers Ordre de S. François, le genre de vie et la règle du second, qui est celui de sainte Claire étably en ce lieu0 ». Bien loin d’apparaître comme un monastère isolé, Saint-Marcel prend une part active à la vie de plusieurs communautés féminines de la province de France.

2. Les capucins

L’installation des capucins à Paris en 1574 constitue le premier évènement déclencheur d’une vaste recomposition du paysage franciscain de la France0. (Nous avons déjà évoqué le deuxième : le chapitre général de l’Observance en 1579). Née dans la Marche d’Ancône vers les années 1525-1530 autour de l’observant Matthieu de Basci et de ses compagnons, la réforme capucine proposait une version de la vie franciscaine qui se voulait entièrement conforme à la règle et à la vie de François d’Assise. Les nouveaux frères, vivant en ermitage et reconnaissables à leur long capuce pointu, avaient obtenu avec beaucoup de difficultés leur indépendance par rapport à l’Observance, mais ils n’avaient pas le droit de se répandre au-delà des Alpes (Paul III, bulle Dudum siquidem, 3 janvier 1537). Le 6 mai 1574, Grégoire XIII les affranchissait de cette restriction et aussitôt un petit groupe de religieux italiens, conduit par le père Pacifique de San-Gervasio, partait pour la France.

Cet évènement avait été préparé pendant la décennie précédente par diverses tentatives d’introduction de ces franciscains réformés dans notre pays, et ce en dépit de l’interdiction pontificale : lors des dernières sessions du Concile de Trente, l’archevêque de Reims, le cardinal Charles de Lorraine0, avait fait connaissance des capucins et en avait établi un petit groupe auprès de son château de Meudon. En 1568, ces religieux avaient regagné l’Italie. Parallèlement à ce premier essai, un jeune cordelier, Pierre Deschamps, après s’être enfui de son couvent et avoir séjourné à Rome, s’était installé avec quelques compagnons au village de Picpus (sur le « grand chemin » entre Paris et le château de Vincennes), auprès d’une chapelle dédiée à Notre-Dame de Grâces. Ces religieux avaient pris le nom de « Pauvres Ermites » et entendaient vivre à la manière des capucins. L’évêque de Paris, le Parlement, le curé de la paroisse Saint-Paul (dont dépendait Picpus) et les cordeliers du Grand couvent avaient tenté de s’opposer à cette fondation, mais Catherine de Médicis avait pris les « Pauvres Ermites » sous sa protection et, le 7 avril 1572, Charles IX leur accordait des lettres patentes par lesquelles il autorisait Pierre Deschamps et ses compagnons à construire une véritable église « affin que dans icelle ils puissent (...) vivre, ainsy qu’ils ont faict vœu, selon l’estroicte règle de sainct François (...) qui leur défend de tenir et posséder aucuns biens ny revenus pour leur entretien et nourriture, sinon la besace0 ». Enfin, ce premier groupe de religieux avait régularisé sa situation canonique vis-à-vis des capucins : Pierre Deschamps était retourné à Rome pour y accomplir son noviciat, et un capucin italien avait été établi supérieur de la communauté de Picpus (novembre 1573).

Au début de l’été 1574, lorsque les capucins italiens conduits par Pacifique de San-Gervasio arrivent à Paris, ils font leur jonction avec le groupe de Picpus et, ensemble, ils se montrent pour la première fois au grand jour à l’occasion des obsèques de Charles IX, le 11 juillet 1574. Le mémorialiste Claude Haton signale dans le cortège funèbre « ces capucins aultrement picque pusses habillés de gris comme cordeliers, mais d’une aultre façon, qui vivent comme hermittes en toute pauvreté et demandent l’aumosne sans rien possèder et ne sèrent rien pour le lendemain et vivant fort austairement (...) cherchent leur vie par chascun jour, et (...) s’ils trouvent plus qu’ils ne peuvent manger, donnent le reste aux pauvres pour l’amour de Dieu0 ».

Picpus n’étant pas de taille à abriter à la fois les religieux français et les italiens (environ 25 personnes au total), nos capucins décident de se transporter à Paris, où Catherine de Médicis vient d’acheter plusieurs maisons et parcelles de terre le long de la rue Saint-Honoré afin de leur faire construire un couvent. Dès la fin du mois de juillet 1574, la reine mère pose la première pierre de ce qui deviendra le couvent royal de Saint-Honoré. Dans le même temps, le Cardinal de Lorraine fait don aux religieux d’un terrain pris sur le parc de son château de Meudon, afin d’y construire un autre couvent.

En dépit de cette protection royale, les premières années ne sont guère encourageantes pour les capucins : placés sous l’autorité de supérieurs italiens, ils sont soupçonnés d’être des agents de l’étranger, et vivent à grand peine de maigres aumônes. La situation ne change véritablement qu’après 1580. Grâce à l’influence du père Matthias Bellintani de Salo (1534-1611), commissaire général des capucins de France entre 1575 et 1578, l’évêque de Paris, Pierre de Gondi, longtemps adversaire déclaré de nos religieux, devient leur « parfaict amy et protecteur ». Mais c’est surtout à l’occasion de la peste de 1580 que les capucins, grâce à leur dévouement et à leur abnégation, sont définitivement adoptés par la population parisienne. Dès lors, et malgré les tensions nées de leur adhésion à la Ligue (Henri IV faillit les expulser du Royaume), ces franciscains réformés suscitent un véritable engouement, dont témoigne Philippe de Paris († 1634), l’un des premiers annalistes capucins français :

Le peuple et le clergé éprouvèrent « une profonde vénération pour ces pauvres capucins, de telle manière que l’on parloit de nos Pères comme des modelles sur lesquels ils devoient se conformer. [...] Les ecclésiastiques en effect commencèrent à s’addonner à l’oraison mentale et le peuple à la fréquentation des sacrements. [...] Plusieurs religieux et religieuses prirent ensuitte notre chant, désistèrent de porter du linge et se réformèrent entièrement, aucunes se déchaussèrent, et tous commencèrent à bâtir des églises et faire leur chœur sur le meme modele qu’etoit fait les notres derriere le grand autel0, ils prirent encor notre manière d’avoir un tabernacle, comme nous les marches de leurs autels ; les tableaux, nos prosternations et baisers en terre devant le très Saint Sacrement, toutes ces choses furent imitez par beaucoup de religieux et religieuses [qui] entrèrent dans nos pratiques et nos usages0 ».

Bientôt, les capucins recrutent dans toutes les classes sociales : Ange de Joyeuse et Joseph de Paris sont issus de la noblesse, Honoré de Champigny et Michel de Paris alias Octavien de Marillac appartiennent à des familles de la magistrature, Victor d’Evreux est un ancien capitaine de la Ligue, tandis que Gabriel de Paris est le fils du célèbre éditeur Sébastien Cramoisy. Quelques cordeliers choisissent également de se réformer en passant chez les capucins. Ainsi, Noël Taillepied (vers 1540-1589), lecteur en théologie au couvent de Pontoise dans les années 1570-1580, commence son noviciat à Saint-Honoré en 1587. D’après le témoignage de Philippe de Paris, « il étoit très sçavant, et il avoit coutume de dire que quoyqu’il eut beaucoup étudié dans la théologie parmy les Cordeliers, néanmoins il n’avoit jamais sçeu ce que c’étoit que de faire oraison, et qu’il ne l’avoit appris que depuis qu’il avoit pris l’habit de capucin »0.

Le cas de Nathanaël Le Sage montre que certains cordeliers, devenus capucins, ont pu ensuite rejoindre les récollets, et ainsi revenir au sein de l’Observance. Ce contemporain de Noël Taillepied, originaire de Pontoise et quelque temps cordelier au couvent de cette ville, entre dans la réforme capucine, où il est connu sous le nom de Nathanaël de Pontoise. Il reste une dizaine d’années sous l’habit capucin (entre 1585 et 1595/15970) et réside au couvent de Verdun, avant d’embrasser la réforme des riformati à Rome, vers 1600. Le 17 avril 1601, par le bref De tua prudentia, Clément VIII nomme le Père Nathanaël — qui a désormais repris son patronyme mondain de Le Sage — son commissaire général des récollets de France0. On retrouvera ce religieux dans toutes les tentatives d’introduction de la réforme récollette en France entre 1602 et 16040.

La réelle séduction exercée par la réforme capucine provoque donc un afflux de recrues, et par voie de conséquence, la fondation de nouveaux couvents et l’accroissement des effectifs0. En 1580, le commissariat général de France est divisé en deux provinces, Paris et Lyon. La province parisienne comporte alors cinq couvents. Par la suite, alors même que son territoire est plusieurs fois amputé pour donner naissance à d’autres provinces, le nombre de ses couvents ne cesse de croître : 13 en 1589, 23 en 1610, 58 en 1624. Après l’érection de la province de Normandie (1629), la province de Paris ne compte plus que 39 maisons en 1643, puis 42 jusqu’à la Révolution. Notons que le rythme des fondations se ralentit dès les années 1630, et qu’en 1645, un dernier couvent est fondé à La Fère. Quant aux effectifs, ils progressent fortement pendant la première moitié du XVIIe siècle (le nombre total de religieux passe de 111 en 1596 à 390 en 1613, puis à 830 en 1643), pour atteindre ensuite un palier, lequel se prolonge au moins jusque’à la fin du siècle (891 religieux en 1698).

2.1. Saint-Honoré

Dès les années 1620, Paris compte trois couvents de capucins0. D’emblée, il faut souligner l’importance de cette implantation parisienne. Sur ce point, les capucins font mieux à Paris que les cordeliers, et, nous le verrons plus loin, mieux que les récollets. La plus vénérable de ces maisons, établie rue Saint-Honoré et dédiée à l’Assomption, constitue la tête et le centre administratif de la province. Son gardien est d’ailleurs, par tradition, le premier définiteur provincial. Viennent ensuite les couvents du faubourg Saint-Jacques et du Marais (dédiés respectivement à l’Annonciation et à l’Immaculée Conception), dont les gardiens sont également définiteurs provinciaux0.

Le premier couvent de Saint-Honoré, dont la construction débute en 1574, nous est assez mal connu. Son église, édifiée dans les années 1580 (peut-être sous la direction de l’architecte Baptiste Androuet Du Cerceau), est consacrée le 28 avril 1586. Elle présentait probablement les caractéristiques architecturales d’une église capucine, alors inconnues en France : « une nef unique, un chœur pour les religieux, séparé du sanctuaire par un mur contre lequel s’appuyait l’autel avec de chaque côté de celui-ci deux portes permettant de passer du sanctuaire au chœur0 ». Très vite, avec l’afflux de vocations, ce premier couvent apparaît trop exigu et il faut le reconstruire. Une nouvelle église, plus longue et plus large, est commencée en 1603 et elle est consacrée le 1er novembre 1610 par le cardinal de Joyeuse. Dotée elle aussi d’un chœur en arrière du maître-autel, elle comporte cinq chapelles qui s’ouvrent sur le côté nord. Cet édifice, « fort simple, ainsi que le reste de la maison0 », s’enrichit au cours du XVIIe siècle de quelques œuvres d’art. Une Assomption, chef-d’œuvre de Laurent de La Hyre (1635), figure sur le retable du maître-autel (elle est aujourd’hui conservée au Louvre). À partir de 1686, les capucins font édifier de nouveaux bâtiments conventuels, et les travaux se poursuivent pendant le premier tiers du XVIIIe siècle. En 1735, l’église subit des transformations et son chœur est reconstruit. L’ensemble du couvent sera détruit peu après la Révolution.



Couvent des capucins de Saint-Honoré. Détail d’un plan ancien

[Photo : honoré.plan]

Saint-Honoré cumule de nombreuses fonctions à l’intérieur de la province : c’est à la fois la résidence du ministre provincial, le lieu de réunion du chapitre provincial annuel0, un port d’attache pour les prédicateurs qui assurent les stations d’avent et de carême, un noviciat (jusqu’en 1613) et un couvent d’études, mais aussi la petite manufacture (la « draperie ») où se fabrique le drap nécessaire aux habits des religieux de toute la province. C’est à Saint-Honoré que se prennent toutes les décisions importantes concernant la province, en particulier les fondations de couvents0 et les envois en mission. Pour toutes ces raisons, les religieux sont nombreux à résider à Saint-Honoré, et l’effectif du couvent peut varier entre quatre-vingts et cent cinquante personnes.

Saint-Honoré représente également pour les capucins une maison particulièrement vénérable, car les plus célèbres religieux de la province de Paris y ont fait profession et beaucoup y sont enterrés. En effet, jusqu’à l’ouverture du couvent Saint-Jacques, en 1616, Saint-Honoré héberge un noviciat. Ainsi, en 1587, en l’espace de quelques mois, Ange de Joyeuse, Léonard de Paris, Benoît de Canfield, Archange de Pembrock et Honoré de Champigny prennent l’habit dans ce couvent. Quant à l’église, elle abrite les sépultures de quelques religieux parmi les plus éminents : Ange de Joyeuse, Joseph de Paris (le « père Joseph »), mais aussi Athanase Molé (1586-1631), frère du président Mathieu Molé, et ou encore Séraphin de Paris (1635-1713), ce prédicateur ordinaire du roi que La Bruyère couvre d’éloges0.

La présence de la statuette de Notre-Dame de la Paix dans l’église renforce encore le prestige du couvent0. Lors de son entrée en religion, Ange de Joyeuse avait remis aux capucins une petite statue de la Vierge provenant de sa famille. Longtemps encastrée dans le mur de clôture du couvent donnant sur la rue Saint-Honoré, l’image mariale suscite une telle ferveur à partir de 1651, que les religieux décident de l’installer dans l’église. À cette fin, la deuxième chapelle latérale est agrandie et décorée d’un retable et de sculptures. En 1658, la guérison de Louis XIV est attribuée à l’intercession de Notre-Dame de la Paix. Anne d’Autriche passe alors commande à Nicolas Mignard d’un grand tableau ex-voto, qui sera visible dans la chapelle jusqu’à la Révolution (il est aujourd’hui exposé à Versailles). Quant à la statuette, elle se trouve depuis 1806 dans la chapelle de la congrégation des Sacrés Cœur de Jésus et de Marie, rue de Picpus.



Couvent des capucins de Saint-Honoré. Autel de Notre-Dame de la Paix

[Photo : ndlapaix]

Après 1613, Saint-Honoré perd sa fonction de noviciat, mais reste un important couvent d’études philosophiques et théologiques0. Certes, à la différence des cordeliers du Grand couvent, les capucins ne prennent pas de grades à l’université, mais parmi les jeunes profès se destinant au sacerdoce, certains peuvent entreprendre de longues études de philosophie et de théologie. À partir de 1610, ils peuvent s’initier aux langues anciennes et orientales (grec, hébreu et arabe). Les étudiants, ainsi que leurs lecteurs, occupent une partie du couvent dénommée l’Étude et suivent un règlement particulier. Dès le milieu du XVIIe siècle, la bibliothèque conventuelle passe pour l’une des meilleures de Paris, tant pour la quantité que par la qualité des ouvrages qui s’y trouvent conservés. Elle est dotée d’un bibliothécaire en titre, lequel est chargé de ranger les livres et d’enregistrer les acquisitions et les prêts.

Par ses prédicateurs, ses directeurs de conscience et ses auteurs mystiques, Saint-Honoré a exercé une forte influence sur la vie spirituelle des Parisiens, surtout pendant la période dite de « l’invasion mystique » (1590-1620). La simple liste de ceux qui sont gardiens ou maîtres des novices à cette époque suffit à établir une série de noms prestigieux, et certains spécialistes, comme le père Godefroy de Paris, ont pu évoquer une « École de Saint-Honoré »0. Mentionnons quelques unes de ces grandes figures capucines : Matthias Bellintani de Salo0, premier maître des novices du couvent de Paris (1575-1578), est l’auteur d’une Practique de l’oraison mentale ou contemplative0 qui a connu de nombreuses éditions françaises dans les années 1590-1610. Le père Joseph de Paris rapporte qu’à son entrée au noviciat chaque postulant recevait « un Bellintani » pour apprendre les rudiments de l’oraison0. Pacifique de Souzy (1555-1625), gardien à deux reprises (1594-1597 et 1600), assure la direction spirituelle de Madame Acarie, et témoigne que celle-ci « estoit fort soigneuse d'ouyr parler Dieu en elle pour lui obéir et s'occuper ou estre occuppée de lui par un vray esprit de saincte oraison et solide dévotion. »0 Honoré de Paris (ou de Champigny, 1566-1624) ne cesse d’exercer des charges qui nécessitent sa présence à Saint-Honoré : il est tour à tour provincial, définiteur, fondateur de couvents, réformateur de communautés féminines, prédicateur, directeur spirituel réputé et gardien du couvent (1605, 1616, 1620). Ministre provincial de la province de Paris pour la troisième fois en 1621, il meurt en odeur de sainteté le 26 septembre 1624 au couvent de Chaumont. Quant à Benoît de Canfield (1562-1610), l’auteur de la Règle de perfection – ce texte majeur de la mystique chrétienne –, s’il n’a pas été gardien du couvent parisien, il y a longtemps résidé. Depuis Saint-Honoré, il exerce une profonde influence sur les cercles dévots de la capitale et sur Madame Acarie en particulier. C’est au sein du couvent parisien et sous la direction du capucin anglais que Pierre de Bérulle effectue en 1599 sa retraite préparatoire à l’ordination sacerdotale0.

2.2. Saint-Jacques

Moins prestigieux que Saint-Honoré, le couvent Saint-Jacques constitue néanmoins une autre pièce maîtresse de la province de Paris. En 1613, un certain François Godefroy, seigneur de La Tour, offre par testament aux capucins sa maison située au faubourg Saint-Jacques afin d’y établir un couvent. Il précise qu’en cas de refus de la part des fils de saint François, il fera don de sa maison aux feuillants, et en cas de refus de ces deniers, aux minimes. Capucins, feuillants, minimes... Pour le testateur, il est important que son bien revienne à des religieux considérés comme « réformés »0. Les capucins acceptent la donation et le 12 novembre 1613, l’évêque de Paris, Henri de Gondi, plante la croix, en présence de son oncle le cardinal Pierre de Gondi, du président Molé, et du provincial, Honoré de Champigny0. La construction s’achève en 1616, et dès lors, le noviciat de Saint-Honoré est transféré à Saint-Jacques. Au début de 1617, le frère Nicolas de Saint-Valéry, qui avait pris l’habit à Amiens au mois de novembre précédent et qui faisait partie de la première promotion de novices envoyée à Saint-Jacques, se trouve sur le point de mourir et demande à son gardien de « bien vouloir [l’]admettre à la profession pour estre du nombre des enfans de saint François, qui est tout ce [qu’il] souhaitte le plus au monde0 ». Le jeune frère meurt peu après sa profession. Désormais et jusqu’au transfert du couvent à la chaussée d’Antin en 1782, Saint-Jacques accueille un bon nombre des novices de la province.

Moins peuplé que les deux autres implantations parisiennes, le couvent Saint-Jacques reçoit également des religieux prêtres destinés aux ministères habituels (prédication, missions paroissiales, confession), ainsi que des frères laïcs pour assurer la quête, s’occuper du jardin et tenir la porterie.

Le couvent, aujourd’hui détruit, était situé à l’emplacement de l’actuel hôpital Cochin. Selon Jean Mauzaize, Saint-Jacques apparaissait comme la plus typique des maisons de l’ordre : « L’enclos se trouvait limité au nord par la rue et le champ dit des Capucins [...] ; à l’est par la rue de la Santé appelée à cette époque route de Gentilly, à l’ouest par les propriétés longeant la rue du faubourg Saint-Jacques, et au midi par une ruelle qui descendait vers la Bièvre. L’entrée du couvent située à l’angle des rues du faubourg Saint-Jacques et des Capucins donnait accès à une cour fermée à l’est sur laquelle s’ouvrait l’église conventuelle constituée par une nef de huit travées y compris le chœur des religieux qui se trouvait derrière l’autel. La charpente de l’église lambrissée de plâtre formant berceau avec entraits et poinçons apparents”, était fort simple [...]. Sur le côté nord de l’église, les cinq chapelles habituelles ouvraient sur la nef et se trouvaient éclairées chacune par un petit vitrail.

Entre l’église et les parloirs se trouvait un vestibule d’entrée donnant accès aux bâtiments claustraux. [...] Le couvent proprement dit s’élevait à gauche du vestibule d’entrée. Il était formé de trois corps de logis à un étage, et le cloître se trouvait intérieurement adossé aux murs de ces bâtiments tandis que le quatrième côté longeait le mur de l’église. Au rez-de-chaussée, on trouvait la dépense, le réfectoire, la cuisine, la salle du noviciat, le chauffoir, l’apothicairerie. Derrière, s’étendait le jardin potager. Le long de la rue de la Santé, vers l’angle sud-est, s’élevait encore une petite chapelle, à côté de laquelle on apercevait un bâtiment particulier avec cellules et petit oratoire entouré de murs, lequel avait servi [...] de lazaret pour les religieux qui, en temps de peste, s’étaient consacrés au soin des malades0. »



Plan ecclésiastique de Paris, première moitié du XVIIIe siècle. Détail nord-est

[Photo : pariscapucin1.2]

2.3. le couvent du Marais

Le troisième couvent parisien nous est assez bien connu grâce à l’un de ses religieux, le père Furcy de Péronne, lequel, dans les années 1720, à écrit un précieux Recueil de ce qui s’est passé de plus notable en ce convent du Marais, depuis son establissement en l’année 1622, colligé fidèllement par un Religieux qui y a demeuré plusieurs années0. Au début du XVIIe siècle, le Marais apparaît comme un quartier neuf, par rapport auquel le réseau paroissial se montre inadapté. Constatant l’abandon spirituel du quartier, les « principaux seigneurs du marais tels que sont nos seigneurs de Guise, d’Épernon, d’Angoulême, d’Estrées, messieurs de Molé-Champlâtreux, de Creil et Charlot [...], poussés du zèle de la religion, assemblés, se résolurent de tacher d’y pourveoir en y procurans un établissement de Capucins0 ». Le provincial, Honoré de Champigny, accueille favorablement cette requête, et dès 1622, quelques religieux, avec à leur tête le père Athanase Molé, s’établissent dans une petite maison située rue d’Angoumois0. Deux années plus tard, les religieux font l’acquisition du « tripot de la rue d’Orléans, avec les petites boutiques qui se trouvaient tout le long et la maison qui était en arrière. [...] Incessamment, on approprie le tripot en église, que l’on bénit, et l’on rendit la maison logeable ». En 1630, le couvent s’agrandit de l’hôtel de la Paulette, rue du Perche, où l’on aménage les cellules, le dortoir et le réfectoire. La maison derrière l’église est alors transformée en chœur pour les religieux.

Relevons une différence notable avec les deux autres couvents parisiens : alors que ceux-ci avaient été édifiés ex nihilo, celui du Marais reprend et transforme progressivement des constructions antérieures. C’est d’ailleurs ce qui lui donne cette configuration si peu conventuelle, bien visible sur les plans anciens de Paris. Transformée à plusieurs reprises (fin du XVIIe siècle, années 1715, XIXe siècle), l’église du couvent de Marais est parvenue jusqu’à nous : c’est aujourd’hui l’église Saint-Jean-Saint-François, cathédrale des arméniens catholiques. La Nativité que Laurent de La Lyre avait réalisée pour le maître-autel de cette église conventuelle (1635) est aujourd’hui conservée au Palais des Beaux-Arts de Rouen0.

Couvent des capucins du Marais. Détail du plan Turgot

[Photo : marais.turgot]

Les raisons qui ont présidé à la fondation confèrent au couvent du Marais une physionomie assez particulière : d’une part, c’est un couvent classique, où la prédication est à l’honneur et où, comme à Saint-Honoré, les jeunes capucins destinés à la prêtrise peuvent étudier la théologie. Un religieux (dit « théologal ») prêche une année de suite, à partir de la Toussaint, tous les dimanches et aux grandes fêtes. Certains prédicateurs assurant cette « théologale du Marais » connaissent un grand succès populaire. Mais d’autre part, le couvent du Marais remplit des tâches normalement assurées par les paroisses, en particulier le catéchisme des enfants et les confessions des séculiers. Cela s’explique par le fait que l’église paroissiale, Saint-Jean-en-Grève, se trouve fort éloignée du quartier0.

La chronique de Furcy de Péronne met bien en évidence cette double fonction du couvent du Marais :

« En l’année 1634, on y mit une estude de théologie, on y établit un théologal qui commença à prêcher toute l’année les dimanches et les bonnes festes, on y règla les messes depuis le matin jusques à midi, on établit la prédication tous les jours de carême sans exception que du samedy, selon la coutume des autres églises ; un grand catéchisme, qui se faisoit quatre fois la sepmaine après les complies, sçavoir les dimanche, lundy, mercredy et vendredy du carême, où l’on donnoit des billets comme aux PP. Jésuites que l’on faisoit réciter aux enfans, filles et garçons au milieu de l’église, où l’on disposoit un quarté de bancs pour les dits enfans. [...] On établit aussy une autre catéchisme trois fois la sepmaine, les lundy, mercredy et vendredy pour les laquais et autres à dix heures et demye du matin dans le cloistre pendant le sermon de l’église, ce qui édifia tellement et augmenta sy grandement la dévotion des peuples qui venoient de tout endroit de Paris à leur église et leur pourvoioient abondamment de tout0. »

La chronique montre aussi que, sous la pression des fidèles, les capucins acceptent d’assurer des confessions. Au début, les religieux « ne le voulant faire et aymans mieux de voir ces fonctions remplies par d’autres, [permettent] néantmoins que deux prestres séculiers nommés et envoyés par Mr le curé de Saint-Jean-en-Grève la paroisse (à condition que cette emploi ne les dérangeroit pas de la grande messe et des vespres de son église) y [viennent] ouyr les confessions des fidelles les jours d’indulgences et de solemnité0 ». Puis en 1664, les capucins, « ne pouvant plus se déffendre des sollicitations tant de fois réitérées du cartier (pour ne pas dire importunités) pour avoir quelques confesseurs ordinaires0 », décident en chapitre de faire réaliser deux confessionnaux et de nommer deux confesseurs attitrés. En 1669, il faut rajouter quatre confessionnaux et augmenter le nombre des confesseurs.

Toujours dans le cadre de cette pastorale destinée aux séculiers, les capucins participent à des processions paroissiales, dont celle du mardi de Pâques entre Saint-Jean-en-Grève et Saint-Martin-des-Champs. Ils proposent également dans leur église une forme de dévotion eucharistique, les Quarante-heures, que Matthias Bellintani de Salo a contribué à répandre en France0:

« Pour favoriser la dévotion des peuples, qui éclatoit de plus en plus dans nostre église, on y établit pour les trois derniers jours de carnaval les prières de 40 heures, qui ne se faisoient en aucune église du cartier, qu’en celle des RP Jésuites de la rue St Antoine. [...] On y expose le St Sacrement pendant les trois jours et on doit prendre garde que le nombre des 40 heures soit complet. L’on y prêche chaque jour après les vespres qui se disent à deux heures et demye »0.

Si le couvent est autant fréquenté, c’est également à cause de la renommée de sainteté qui entoure certains religieux. La chronique a conservé la mémoire du frère Léobin, frère laïc, portier du couvent, mort le 27 août 1651, à l’âge de 75 ans, dont 49 de religion :

« C’estoit un religieux fort zélé de sa profession, pauvre et austère pour luy, mais d’une douceur et d’une charité admirables pour les autres. Ne se couchant plus après matines, il passoit le reste de la nuit en oraison, devant l’image de la Sainte Vierge qui estoit à l’entrée du dortoir du R. P. gardien, laquelle image a esté depuis sa mort transportée à la chapelle de l’église qui porte le nom qu’elle avoit au dortoir de Nostre-Dame de Grace0. » Son confesseur, « Charles François de Paris, homme pieux et éclairé, qui a été gardien de ce couvent » a raconté que la Vierge avait fait connaître au frère Léobin que sa « dévotion lui étoit agréable », en lui apparaissant une nuit « toute lumineuse et éclatante de gloire ». 

« Il y eut un si grand concours de peuple à son enterrement que de toutes parts dans Paris il en étoit venu. Son corps étant exposé pendant l’office des morts, on lui coupa par dévotion la plus grande partie de la barbe, tout le bas de son habit, les manches jusques au coude, et une partie de la corde. En sorte que pour empêcher cette foule et ce désordre, on fut obligé de transporter le corps jusque sur les marches de l’autel ».

Mentionnons également le père Bernardin de Picquigny, le plus connu des exégètes capucins, mort presque subitement au couvent du Marais le 9 décembre 1709 en « sortant de son confessionnal, sur les onze heures après avoir dit la sainte Messe ». Bien souvent dans l’année précédant sa mort, le saint religieux avait déclaré la pressentir. « Aussi, pour s’y disposer, disait-il, il communiait tous les jours en Viatique ».

Bien d’autres renseignements concernant le couvent du Marais figurent dans la chronique, et notamment des indications sur ses effectifs. Ainsi, en 1654, « la famille du marais estoit alors de 40 religieux0 ». Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, le couvent compte entre quarante et cinquante religieux. La chronique constitue également un bon indicateur de l’évolution des mentalités qui se manifeste à partir de la fin de notre « Grand Siècle franciscain0 ».

3. La réforme du tiers ordre régulier

Cette autre réforme franciscaine diffère fondamentalement de celle des capucins. Tout d’abord, elle ne concerne pas le premier ordre, mais le troisième, le « tiers » ordre, et le tiers ordre régulier. Ensuite, elle n’est pas d’origine italienne, mais française, et même parisienne ; enfin, elle ne concerne que la France.

Très tôt, sans doute dès le XIIIe siècle, des membres du tiers ordre franciscain (hommes et femmes) ont vécu en communauté et se sont orientés vers la vie religieuse, la vie « régulière ». Ce mouvement a donné naissance à une infinie variété de sœurs franciscaines, mais également – et c'est plus étonnant compte tenu de l'existence du premier ordre des frères mineurs – à un tiers ordre régulier masculin. Celui-ci a connu une histoire complexe, marquée par diverses réformes dont celle du père Vincent Mussart au début du XVIIe siècle0.

3.1. Vincent Mussart (1570-1637)

L’itinéraire du réformateur nous est relativement bien connu grâce aux travaux d’un tertiaire érudit, le père Jean-Marie de Vernon, établi « chronologiste » de son ordre en 16610. Pour rédiger son Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize, parue en trois volumes en 1667, il a utilisé de nombreuses sources manuscrites aujourd’hui disparues. Il a aussi recueilli le témoignage de religieux qui, dans leur jeunesse, avaient connu Vincent Mussart et ses compagnons0.

Né à Paris, sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, le 13 mars 1570, Vincent Mussart manifeste très tôt une attirance pour la vie érémitique ; pourtant, son père, syndic du couvent des capucins de la rue Saint-Honoré, aurait désiré qu’il entre dans cette réforme franciscaine, particulièrement en vogue à partir des années 1580. D’après « un mémoire trouvé entre ses écrits après sa mort, & les discours qu’il a tenus à quelques-uns de nos Pères durant sa vie », Jean-Marie de Vernon assure que le jeune Vincent reçoit le « sacrement de confirmation avec la tonsure, à Paris, de l’évesque de Luzignan0, l’an 1588 & l’ordre de soudiacre des mains du célèbre prédicateur Rose0, évesque de Senlis l’an 15890 ». Et l’historien poursuit : « L’habit hérémitique qu’il prit dès lors luy donna lieu de s’associer avec un jeune homme qui entroit dans ses sentimens ».

Mais les temps troublés des guerres de religion ne sont guère propices à la vie contemplative, et comme beaucoup de catholiques dévots, Vincent rejoint la Ligue. En 1591, il figure parmi ceux qui défendent la ville de Chartres contre les assauts d’Henri de Navarre.

« Ne se contentant pas d’exhorter les assiegez à recourir à la pénitence pour apaiser la colère de Dieu, écrit Jean-Marie de Vernon, il leur montroit l’exemple, marchant à la teste des processions générales nuds pieds, où il portoit la croix couvert d’une haire, & chargé de grosses chaisnes. Sa piété étoit généreuse. On le vit courir à la bresche, la picque à la main pour la déffendre, & animer les deffenseurs à la persévérance : une volée de canon ayant brisé cette arme, il ne perdit pas courage, quoy que le sang & la cervelle de plusieurs, qui furent tuez à ses costez, l’eussent tout souillé luy-mesme par leur rejallissement, il persista dans le combat avec tant d’adresse et de magnanimité, que le Roy de Navarre, qui commandoit dans le camp des assiegans, le remarqua, l’admira & demanda son nom0. »

Rentré à Paris, Vincent s’inscrit « dans diverses confrairies, comme des Pénitens gris qui avoient saint François pour leur patron », au sein desquelles il côtoie Pierre de Bérulle et M. de Marillac, le futur chancelier. « Souhaitant une lumière plus certaine sur la forme de vie qu’il avoit à choisir », il fait également une retraite sous la direction d’Alexandre Georges0, un père jésuite du collège de Clermont. L’itinéraire apparaît assez courant chez un jeune catholique dévot. Plus original, le fait qu’à peine sa retraite achevée, « il courut dans son désert ordinaire, où il conçeut de grandes espérances de succez de l’ouvrage auquel Dieu l’appelloit, par la rencontre d’un hermite nommé Frère Antoine Poupon, qui, demeurant non beaucoup loin de Paris, y avoit acquis de la réputation par sa bonne vie : une vertueuse demoiselle flamande, qui estoit du tiers Ordre Séculier, luy administroit ce qu’il avoit besoin. Ces deux confrères aspirans à une plus haute perfection establirent leur domicile pour quelque-temps dans la forest de Senar entre Corbeil & Melun. [...] Ne se voyans pas assez escartez du monde, comme ils croyoient, à cause de la proximité d’un grand chemin, ils se transportèrent au Val-Adam, environ à quatre lieues de Paris0 ».

Au sein même de cette vie érémitique, Vincent Mussart approfondit ses liens avec le mouvement franciscain, en la personne de cette « demoiselle flamande », cette tertiaire mentionnée par Jean-Marie de Vernon. Mais il n’est pas encore arrivé au terme de son cheminement.

Pendant l’été 1592, l’ermitage est dévalisé par des bandits, et Vincent tombe gravement malade. Les deux ermites parviennent à rentrer dans Paris alors assiégé, et Vincent est transporté à l’infirmerie des capucins. Une fois guéri, il reprend sa vie d’ermite, et il est rejoint par plusieurs compagnons, dont son propre frère, François Mussart. L’ermitage change encore une fois d’emplacement avant de trouver son implantation définitive, à Franconville-sous-Bois0, dans le diocèse de Beauvais. Le Seigneur du lieu, Jacques d’O, et son épouse, Anne Luillier, cousine de Madame Acarie0, concèdent aux ermites une petite chapelle et un bâtiment attenant.

Vincent Mussart et ses compagnons cherchent encore leur voie sur le plan spirituel. C’est alors que survient l’épisode décisif que nous relate Jean-Marie de Vernon :

« Le Père Vincent taschant plus que jamais de découvrir la volonté de Dieu, connut par le rapport de Frère Antoine, que la manière de vivre de la demoiselle flamande, qui le faisoit autrefois subsister par ses aumosnes, consistoit dans la troisième règle de saint François d’Assize : après une exacte recherche, il trouva celle qui a esté confirmée par Nicolas IV, dont la lecture ne luy donna pas une entière satisfaction, à cause du mélange des articles qui regardent l’estat séculier, parmy ceux qui concernent le régulier, auquel il vouloit s’attacher. Ayant visité plusieurs bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M. Acarie, mary de Sœur Marie de l’Incarnation avant qu’elle entrast dans l’Ordre des carmélites, les commentaires du docteur extatique Denis Rikel, chartreux, sur la troisième règle de saint François0. »

Ce texte comporte de précieux renseignements : la présence de Vincent Mussart dans la bibliothèque de Pierre Acarie démontre à nouveau qu’il a gardé des liens avec les cercles du Paris dévot. Par ailleurs, c’est un célèbre mystique flamand, Denys le Chartreux (1402/3-1471), auteur d’une Enarratio in tertiam regulam S. Francisci0, qui l’introduit à la règle du tiers ordre. Cette porte d’entrée à la règle franciscaine a profondément marqué notre réformateur, mais aussi l’ensemble de sa réforme. Quelques années plus tard, en 1606, Vincent Mussart publiera un ouvrage intitulé La Reigle de pénitence du Père séraphique saint François pour les religieux de son troiziesme ordre. Avec les déclarations des souverains pontiffes et les expositions de Denis Rikel dict le chartreux et aultres Pères de l’Ordre0. On peut raisonnablement se demander si cette influence originelle de Denys le Chartreux n’explique pas le nombre proportionnellement plus important d’auteurs mystiques parmi les tertiaires réguliers que dans d’autres familles franciscaines.

3.2. Les débuts de la réforme du tiers ordre régulier

Au moment même où Vincent Mussart découvre la règle du tiers ordre — c’est-à-dire dans les années 1592-1593 —, de nouveaux compagnons se présentent : aux quatre premiers (Vincent Mussart, son frère François, Antoine Poupon et Jérôme Seguin), viennent s’adjoindre Bonaventure du Plessis, Yves de Pontoise, Jacques Litée de Coutances, Louis Bourdin de Paris, Nicolas Doucet de Saint-Brice, Ambroise Simon d’Eu, Archange Vignon de Paris, Pierre Goffier d’Argenteuil, Bernardin de Reims, Anselme de Paris et Ange Picart de Chalons. Nous devons ces noms à Jean-Marie de Vernon, lequel précise :

« Tous ont esté promeus depuis au Sacerdoce, excepté Antoine et Jacques ; tous les prestres aussi ont esté prédicateurs, à la réserve d’Archange & de Bernardin : mais tous sans exception vivoient dans une extreme pauvreté, dans des austeritez merveilleuses, & dans une ferveur extraordinaire. Le Père Vincent enflammoit leur zèle par son exemple, & par ses instructions ravissantes0. »

C’est alors que l’idée de réformer le tiers ordre régulier se fait jour parmi les ermites de Franconville. À cette époque, il existe en France, et notamment en Normandie et en Picardie (Vernon, Les Andelys, Neufchâtel-en-Bray, Sainte-Barbe près de Louviers, Croisset près de Rouen, Bernay, Brassy), un certain nombre de couvents masculins du tiers ordre régulier de fondation médiévale, mais dont il n’est guère possible d’apprécier la vitalité en cette période qui suit les Guerres de religion. En 1593, Vincent Mussart prend contact avec les religieux du couvent de Brassy, en Picardie, et son gardien, le père Hugues Gouin, l’admet dans le tiers ordre régulier0. Mais cela ne lui apparaît pas suffisant. Par la Bulle Ea est officii (1567), le pape Pie V a voulu réorganiser le tiers ordre régulier, en l’assujettissant à l’Observance. Vincent Mussart s’adresse donc au ministre provincial des cordeliers de France parisienne, le père Julien Barbu0, lequel l’oriente vers le couvent le plus proche de Franconville-sous-Bois, celui de Pontoise. Sept tertiaires réformés (Vincent et François Mussart, Jérôme Seguin, Bonaventure du Plessis, Antoine Poupon, Yves Le Clair, Jacques Litée) vont suivre une année de noviciat sous la direction d’un cordelier de Pontoise, Jean Le Brun, et celui-ci les reçoit à la profession le 3 septembre 15950. Une date importante, à l’évidence, pour la renaissance du tiers ordre régulier en France.

Jean-Marie de Vernon nous apprend par ailleurs que le ministre général de l’Observance, Bonaventure de Caltagirone « ratifia toutes ces professions par des patentes signées de sa propre main, & des pères provincial custode, & deffiniteurs de la province de France parisienne, & munies du grand sceau de l’Ordre en datte du 24 juin 15980 ».

De fait, à cette époque, le ministre général, fortement engagé dans les pourparlers de paix entre la France et l’Espagne qui aboutiront à la Paix de Vervins (1598), réside souvent à Paris. Il en profite pour travailler à l’introduction de la réforme dans les provinces franciscaines au Nord de la Loire. En cette fin juin 1598, il préside le chapitre provincial de France parisienne qui se déroule à Paris, au monastère de l’Ave Maria, et au cours duquel il n’est pas seulement question de nos tertiaires réformés, mais des récollets et de leur implantation à Paris0.

S’agissant de nos tertiaires réguliers, le ministre général ne se contente pas de ratifier les premières professions, il « concède le pouvoir au père Vincent d’admettre à l’habit & à la profession, les personnes qui en seroient capables, & d’ériger de nouveaux convens0 ». Par cette ordonnance, le successeur de saint François accordait son autonomie à la jeune congrégation et l’autorisait à se développer. La voie était donc libre pour la réforme du tiers ordre régulier.

3.3. Le couvent de Picpus

Pour leur première fondation après Franconville, en 1601, Vincent Mussart et ses compagnons choisissent de s’implanter au petit village de Picpus, sur la paroisse Saint-Paul, curieusement dans les bâtiments mêmes où Pierre Deschamps avait réuni ses premiers compagnons au début des années 1570 pour y vivre selon la réforme capucine0. Pour la « congrégation gallicane du tiers ordre régulier », le couvent de Picpus va constituer son premier ancrage parisien et sa maison la plus importante ; les assemblées nationales et les chapitres provinciaux sont nombreux s’y dérouler. À l’occasion des avents et des carêmes, nos tertiaires réguliers, bien reconnaissables à leur habit couleur cendre, leur barbe et leurs sandales de bois, quittent le couvent de Picpus pour assurer la prédication dans les paroisses et les communautés féminines de la capitale.

Par ailleurs, les Parisiens connaissent bien ce couvent puisque c’est ici que les ambassadeurs des puissances catholiques, après avoir été rejoints par les « députez de Sa Majesté », font leur entrée officielle dans la capitale0. Pour toutes ces raisons, nos religieux seront très souvent appelés « pénitents de Picpus », « Pères de Picpus », voire « picpuciens », et ce, bien loin de Paris0.

Jean-Marie de Vernon, qui connaît bien les lieux (il y a fait profession), nous décrit avec précision ce couvent « fondé sous l’invocation de Nostre-Dame de Grâce »0. L’église, dont la première pierre est posée en 1611, « n’est pas une basilique accompagnée de pilliers, d’arcades, ny d’arcs-boutans : c’est un bastiment commun, mais le mieux ajusté pour appliquer & unir l’esprit à Dieu que l’on se puisse imaginer. Les cinq chapelles sont toutes d’un mesme costé [...]. On y voit plusieurs statues de la main du fameux sculpteur Gervais [sic] Pilon0 que l’on croiroit animées, si la parole ne leur manquoit pas. [...] Au dessus de la porte, & au dedans de la mesme église, on découvre trois statuës, de saint François en nostre habit0, ayant un Ccrucifix à la main, de saint Louis à genoux [...] & de sainte Elizabeth de Portugal en la mesme posture [...]. Le chœur a esté rebasty l’an 1665 d’une manière qui le rend fort considérable, pour sa grandeur, son ajustement & sa clairté0 ».

Notre auteur signale également le réfectoire où l’on « voit un tableau, non encore achevé [...], rare ouvrage du sieur le Brun »0, mais également un « saint François portant nostre habit [qui] est aussi une excellente pièce ». La Bibliothèque est installée dans « une longue gallerie pratiquée sur les chapelles de l’église avec une quantité de fenestres qui la rendent gaye & propre à l’estude attentive & au raisonnement, mais l’abondance & l’élite des excellens livres qui la remplissent, luy donnent son dernier lustre0 ». Enfin, les jardins du couvent, avec ses promenoirs « parfaitement bien plantez d’arbres, où le cœur se trouve embrasé de dévotion, autant que les yeux sont satisfaits », comporte aussi « des logements suffisans pour la retraite des religieux dans les jours qui leur sont prescrits par les statuts, & pour les séculiers qui demandent cette consolation, afin de penser à l’éternité sérieusement, & de réformer leur vie ». Cette dernière notation montre que, dans ces sortes d’ermitage, les religieux pratiquent des retraites spirituelles et les font pratiquer à des séculiers0.

3.4. Le couvent de Nazareth

À partir de 1630, le tiers ordre réformé par Vincent Mussart dispose d’un autre établissement parisien, non loin du Temple, le couvent de Nazareth0. Son histoire est liée à l’implantation à Paris de la branche féminine de la réforme, qui avait pris naissance de manière fort curieuse, en Franche-Comté, dans les années 1610. Une petite communauté de sœurs tertiaires, ayant mis la main sur l’édition de la règle du tiers ordre avec les commentaires de Denis le Chartreux proposée par Vincent Mussart0, n’avait de cesse d’entrer en relation avec les pères réformés par ce dernier et de se placer sous leur juridiction. Et de fait, le 1er Juin 1614, à l’occasion du chapitre national des frères réuni à Lyon, les sœurs étaient officiellement agrégées à la congrégation gallicane du tiers ordre régulier0.

Pour répondre à l’attente pressante d’un certain nombre de jeunes filles, on décide une implantation à Paris de ces sœurs que l’on appelle volontiers « tiercelines» en Franche-Comté. François Mussart (le frère de Vincent) se rend lui-même à Dole et en revient en compagnie de deux religieuses, dont Claire-Françoise de Besançon, la fille de la fondatrice de la branche féminine. En décembre 1615, les deux sœurs s’installent dans une maison située rue Neuve-Saint-Laurent (actuelle rue de Vertbois). Elles sont douze novices à prendre l’habit le 12 mai 1616, et neuf (dont une sœur et la belle-mère du réformateur) à faire profession l’année suivante, le 30 mai 1617. Dès le départ, la reine mère, Marie de Médicis, manifeste sa bienveillance à l’égard de la fondation. Le 24 mai 1616, avec Anne d’Autriche, elle assiste à l’entrée en clôture des sœurs, et se déclare à cette occasion la « fondatrice conjoinctement avec le Roy0 » de ce monastère dédié à Notre-Dame de Nazareth.

Dès cette période, les religieuses ont bénéficié de l’assistance et du soutien des tertiaires réguliers. En témoigne un tout petit livre paru juste avant Noël 1619, et au titre un peu énigmatique : Tablature spirituelle des offices & officiers de la couronne de Jésus, couchez sur l’estat royal de la creche, & payez sur l’espargne de l’estable de Bethleem. Réduits en petits exercices pour la consolation des ames dévotes qui s’addonnent à l’oraison0. Son auteur, « un Père de la congrégation du Tiers Ordre saint François », a écrit l’ouvrage à l’intention des « vénérables religieuses, de saincte Elizabeth du tiers Ordre saint François, du dévot monastère de Nostre-Dame de Nazareth à Paris ». Il s’agit de l’édition d’un exercice spirituel sous forme de jeu déjà en usage au monastère au temps de Noël. De même qu’au Louvre chacun reçoit un office pour servir le roi, de même, au pied de la crèche, chaque religieuse reçoit un petit billet sur lequel lui est indiqué son rôle auprès de l’Enfant Jésus.

Ainsi, à la moniale qui reçoit le billet intitulé « Berger qui récrée le petit Jésus avec son tabourin », il est proposé de pratiquer la mortification de la chair, c’est-à-dire de tanner sa peau comme celle d’un tambourin. En effet, selon le texte de saint Jérôme figurant sur le billet, « le tabourin n’a point de chair, ains des peaux, lesquelles avant que luy estre appropriées, sont fort mortifiées & estenduës. Il en faut faire de mesme de nostre corps, pour donner loüange agréable à Dieu ; car tandis que nous sommes charnels, nous ne sommes pas tambourins0 ».

Au dos du billet, quelques points de méditations sont proposés à la moniale pour son temps d’oraison. Dans le cadre de l’assistance des frères aux communautés féminines, les religieux franciscains de toute dénomination ont très souvent rédigé des ouvrages de spiritualité pour les moniales dont ils avaient la charge. Ce livre, qui fournit des modèles pour tous ces petits billets, nous montre que les tertiaires réguliers ont également rendu ce genre de service à leurs sœurs du tiers ordre.

Nos « élisabéthines » — ainsi appelle-t-on à Paris les sœurs de la branche féminine du tiers ordre régulier — ne vont rester qu’une quinzaine d’années en ce premier monastère : à partir de 1628, elles en font construire un beaucoup plus vaste de l’autre côté de la rue, et s’y transfèrent en 1631 (nous reviendrons plus loin sur cette communauté). Quant aux tertiaires réguliers, qui jusqu’ici ne disposaient que d’une petite maison adjacente au monastère, ils récupèrent les bâtiments, et les transforment en un véritable couvent0, toujours sous l’invocation de Notre-Dame de Nazareth. Plus tard, grâce aux subventions du chancelier Séguier — officiellement considéré comme le fondateur du couvent —, ils feront construire un nouvel ensemble conventuel, dont il ne subsiste presque rien aujourd’hui.

Par la suite, les religieux de Nazareth ont continué à prendre en charge l’aumônerie des élisabéthines. À la fin de sa vie, Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), peut-être le plus fécond et le plus influent des mystiques normands, assure la confession des moniales. Moins connu, Hyacinthe de Neufchâtel († 1675) assure le même office et dédie à Mère Marie de Saint-Charles0, la supérieure du monastère, son ouvrage intitulé La Psalmodie et Liturgie intérieure, sur les Perfections et les Grandeurs de Dieu, et sur tous les estats de la vie de Jésus-Christ, paru chez G. Josse, à Paris, en 1644. Beaucoup d’autres tertiaires réguliers, auteurs d’ouvrages mystiques, spirituels ou historiques, ont résidé au couvent de Nazareth0 : Apollinaire de Valognes († 1646) y rédige une vie de sainte Élisabeth à la demande des élisabéthines0 et Archange de Saint-Gabriel (1637-1700), de nombreux ouvrages, dont un commentaire de la règle du tiers ordre0.

Au cours du XVIIe siècle le couvent de Nazareth va croître en importance parce qu’il devient le cœur de l’une des provinces de la congrégation gallicane du tiers ordre régulier. En 1613, les couvents français avaient été répartis en deux provinces, la France et l’Aquitaine. En 1639, la province de France est elle-même divisée en deux entités, la province Saint-François et la province Saint-Yves ; l’année suivante, un chapitre national réuni à Picpus confirme cette partition0. La province Saint-François regroupe les couvents de Champagne, de Lorraine et d’une grande partie de la région parisienne (dont Picpus) ; la province Saint-Yves, les couvents de Normandie et d’une petite partie ouest de la région parisienne (Courbevoie, Meulan). Enfin, l’ancienne province d’Aquitaine, dite Saint-Louis-et-Saint-Elzéar, rassemble toutes les maisons situées au sud de la Loire0. Pour des raisons qui nous sont inconnues (mais peut-être tout simplement pour équilibrer les « poids » respectifs des deux premières provinces0), le couvent parisien de Nazareth et le monastère des élisabéthines sont attribués à la province Saint-Yves. Cette situation fera l’objet de très longues controverses entre les frères de la province de Normandie et ceux de la province Saint-François0.

Les ministres provinciaux de Saint-Yves résident habituellement à Nazareth et y réunissent les assemblées capitulaires. Parmi ces religieux, figurent plusieurs auteurs spirituels : Irénée d’Eu (1597-1659), provincial en 1647, et confesseur pendant vingt-cinq ans du chancelier Séguier ; ou encore Paulin d’Aumale, à deux reprises au moins ministre provincial (en 1677 et 16850), dont les Traités spirituels, restés manuscrits, ont été précieusement conservés par les moniales franciscaines0.

3.5. Le couvent de Belleville

Troisième couvent parisien de tertiaires réguliers, Belleville ne peut véritablement se comparer aux deux grands établissements que sont Picpus et Nazareth. En 1638, cette petite communauté de la province Saint-François s’implante en ce faubourg qui, au spirituel, dépend de la paroisse Saint-Merry. Jean-Marie de Vernon nous apprend que « Jean Bordier, argentier de l’escurie du Roy, & sa chère épouse M. Marie Bricard [...] ont donné à nos Pères un enclos spatieux, bien planté, arrosé de fontaines & assorti de bastimens fort logeables & de tout ce qui est nécessaire à un establissement régulier [...]. On y a basty depuis peu une église dévote, où les intentions des fondateurs sont fidellement executées ; ils n’ont eu devant les yeux en ce dessein que la pure gloire de Dieu, qui s’est servy pour leur inspirer du père Machaire de Paris0, religieux de nostre Ordre, autrefois provincial de la province de Saint-François, appellé dans le monde Nicolas Doüaire, neveu de M. Bordier nostre Fondatrice0 ».

C’est donc grâce à leur réseau familial que les tertiaires réguliers s’implantent à Belleville. Ce petit couvent s’apparente à beaucoup d’autres fondations de nos religieux, dans les petites villes ou les faubourgs. Ils peuvent à la fois y jouir d’un peu de tranquillité et renforcer un équipement pastoral encore incomplet. De ce point de vue, les très imposantes maisons de Picpus et de Nazareth, comptant chacune plusieurs dizaines de religieux, font figure d’exceptions.


4. les récollets

On se souvient qu’au chapitre général de l’Observance qui s’était tenu au Grand couvent des cordeliers en 1579, participaient des Riformati d'Italie et des « deschaus & recollects d'Espagne ». Dès la fin du XVe siècle et tout au long du siècle suivant, dans ces deux pays méditerranéens, l’Observance franciscaine a secrété des mouvements encore plus radicaux, une « stricte observance », mais, à la différence des capucins, ces réformes n’ont finalement pas quitté le giron de l’Ordre. Ainsi en 1579, les provinces réformées envoient normalement des « vocaux » (délégués) au chapitre général.

Cette stricte observance franciscaine ne pénètre que tardivement en nos régions, alors travaillées par les conflits religieux. Dans les années 1580, quelques couvents de « récollection » s’implantent en Auvergne et Limousin au sein de la province observante d’Aquitaine ancienne0.Plus au nord, on assiste plutôt à des démarches individuelles qui conduisent certains cordeliers à rejoindre les capucins, et d’autres à partir se réformer en Italie. La situation va changer à partir de 1597, lorsque le ministre général de l’Observance, Bonaventure Secusi de Caltagirone0, sous la pression de religieux résolus à partir « pour chercher la réforme ailleurs »0, prend lui-même en main le dossier de la réforme dans les provinces de cordeliers de la moitié nord de la France. À cette époque, comme nous l’avons dit, le ministre général réside souvent à Paris. Dans chaque province, il choisit un couvent qu’il affecte aux religieux qui désirent se réformer : Verdun, pour la province de France, Nevers, pour la France parisienne et La Baumette (près d’Angers) pour la Touraine pictavienne0. C’est à partir du couvent de Nevers, actif dès septembre 15970, que les récollets de France parisienne vont essaimer (Montargis en 1599 et La-Charité-Sur-Loire en 1602), et finalement s’implanter à Paris0.

4.1. Aux origines de l’établissement des récollets à Paris

Dès juin 1598, lors du chapitre provincial de l’Ave Maria présidé par Bonaventure de Caltagirone, on décide le principe d’une implantation récollette à Paris0, mais sa mise en œuvre est particulièrement longue à venir0. En 1600, les récollets, « venus de Nevers et de Montargis », résident « quelque temps au Sépulchre en la ruë sainct Denys », mais ils paraissent « sans lieu et retraite asseurée »0. D’ailleurs, lorsque les frères réformés de La Baumette, en conflit avec leur province observante, viennent plaider leur cause au Parlement de Paris (en 1600-1601), ils sont hébergés à l’Ave Maria0. C’est la preuve que les religieux parisiens ne disposent pas encore d’un véritable couvent. Finalement, le 4 décembre 1603, le tapissier Jacques Cottard et sa femme Anne Gasselin donnent aux récollets une maison du faubourg Saint-Laurent qu’ils occupent déjà depuis un certain temps. Le caractère provisoire de cette fondation s’explique sans doute par le fait que nos religieux ont longtemps espéré ne pas avoir à créer ex nihilo un nouvel établissement. Ils voulaient tout simplement « réformer » le Grand couvent des cordeliers et ont donc cherché à s’en emparer. Divers témoignages sur cette période de troubles nous sont conservés. Ainsi Nicolas de La Chau, cordelier du Grand couvent, signale qu’en « l'an 1602 les observantins tentèrent encore contre les cordeliers & le convent de Paris, & firent venir un commissaire apostolique pour visiter & réformer lesdicts cordeliers, lesquels s'opposèrent à ses efforts, & fut contraint ledit commissaire, appelé Nathanaël, de se retirer avec ses patentes0 ». Ici, les « observantins » en question ne sont autres que les récollets0, et leur meneur, le père Nathanaël Le Sage, que nous avons déjà rencontré en évoquant la réforme capucine, et qui, depuis avril 1601, est « commissaire apostolique des récollets français ». C’est également dans le cadre d’une nouvelle tentative de prise de contrôle du Grand couvent par les récollets qu’il faut situer un important conflit entre cordeliers et religieux réformés en 1603-1604 ainsi que la visite du ministre général destinée à rétablir la concorde parmi les frères (printemps 1604)0.

En désespoir de cause, les récollets vont donc se rabattre sur leur fondation du faubourg Saint-Laurent, mais, manifestement, certains d’entre eux chercheront à transposer dans ce nouvel établissement quelque chose du Grand couvent, et notamment son statut « supra-provincial ». Il faut se rappeler en effet que le gardien de cette lourde institution0, était choisi dans l’une des trois anciennes provinces conventuelles (France, Touraine, Saint-Bonaventure) et que son discrétoire comprenait des représentants des autres provinces (y compris celles issues des anciennes vicairies observantes, comme la France parisienne). Tout en ne dépendant juridiquement que du ministre général de l’Ordre, le Grand couvent restait la « propriété commune » de tous les cordeliers français.

Depuis 1603, les récollets de France parisienne, comme ceux de la province de France (c’est-à-dire les religieux issus du couvent de Verdun), bénéficient d’une certaine autonomie au sein de leur province respective, et se constituent en custodie. Lors de la fondation du couvent du faubourg Saint-Laurent, plusieurs religieux de la custodie de la province de France et notamment leur premier custode, le père Florent Boulanger0, vont vouloir « rendre ceste maison de paris commune0 ». Pour ce faire, ils interviennent auprès des donateurs, s’installent dans le couvent parisien, et se retrouvent face aux frères de la custodie de France parisienne. C’est un peu la vieille rivalité entre les provinces de France et de France parisienne qui se manifeste à nouveau, par custodies récollettes interposées. Pour départager ces frères ennemis, Nathanaël Le Sage, qui a autorité sur l’ensemble des récollets français, choisit dans un premier temps comme supérieur de la communauté de Paris un récollet de la custodie Saint-Antoine en Dauphiné (la future province Saint-François de Lyon), Laurent Guay de Saint-Sixte0.

En 1603-1604, ce religieux se trouve donc à la tête du couvent parisien, où résident des religieux des différentes custodies françaises, et en tout cas certainement de celles de France et de France parisienne. Pour des raisons que l’on ignore en partie (mais sans doute des conflits entre les religieux), Nathanaël Le Sage, par l’intermédiaire du cardinal Arnaud d’Ossat (grand protecteur des récollets0), obtient du pape un bref attribuant le couvent parisien à la seule custodie de France parisienne. Laurent Guay de Saint-Sixte doit naturellement quitter les lieux, mais il est probable que les religieux issus de la custodie réformée de France sont également priés de partir. Il n’est donc pas étonnant de voir le père Florent Boulanger s’investir aussitôt après dans la fondation du couvent voisin de Saint-Denis0. Au cours de cette entreprise de longue haleine, nous voyons intervenir une célèbre connaissance du religieux récollet, Madame Acarie :

« J’ai appris du Révérend Père, Florent religieux récollet — témoignera dans les années 1630 Nicolas Le Fèvre de Lezeau au cours du procès de béatification de Madame Acarie —, qu’incontinent après l’établissement de leur couvent en cette ville de Paris au faubourg Saint-Laurent, il fut employé pour procurer l’établissement d’un autre couvent dudit Ordre en la ville de Saint-Denis en France ce qui se rendait de jour en jour plus difficile à cause des diverses oppositions et empêchements qui y survinrent0. En sorte qu’il tenait l’affaire impossible et sur cette opinion l’abandonnait. Il se résolut de s’en aller à Verdun. Comme il prenait congé de ladite Sœur Marie de l’Incarnation, qui était encore en état de mariage, elle lui dit : Mon Père, revenez hardiment, car votre affaire de Saint-Denis se fera.” Ce bon Père avait grande opinion et estime en la sainteté de cette demoiselle pour avoir conversé avec elle plusieurs fois d’affaires qui tendaient à l’avancement de la gloire de Dieu. Et ainsi il fit son voyage et pendant celui-ci il ne douta plus que l’affaire ne se dût faire. Et lui étant de retour à Paris quelque temps après il travailla à cette affaire si heureusement que ce couvent fut établi0. »

S’agissant du couvent parisien, l’érection de la province récollette de Saint-Denis par le chapitre général de 1612 change naturellement la donne. Cette nouvelle entité provinciale réunit en effet les récollets de France, de France parisienne et, provisoirement, ceux de Touraine pictavienne0 ; les rivalités entre religieux de France et de France parisienne disparaissent-elles pour autant ? Rien n’est moins sûr. Le chapitre général aura la sagesse de nommer comme premier ministre provincial un angevin, le père Jacques Garnier de Chapouïn, le réformateur du couvent de La Baumette. Mais manifestement, le sort du couvent parisien continue de poser problème. Le 15 novembre 1614, un accord concernant ce couvent est signé, en présence du ministre provincial, par les définiteurs issus des deux ex-custodies0. Avec la disparition des premières générations de récollets, ce conflit originel s’éteindra définitivement ; il ne sera pas même mentionné dans la célèbre Histoire chronologique de la province des récollets de Paris sous le titre de saint Denys en France que l’on doit au père Hyacinthe Lefebvre et qui paraît en 1677.

4.2. Le couvent du faubourg Saint-Laurent

Implanté le long de la rue du faubourg Saint-Laurent, pratiquement en face de l’église paroissiale, et non loin de la foire Saint-Laurent (à l’emplacement de l’actuelle gare de l’Est), le couvent se compose à l’origine de la maison offerte par les époux Cottard0 et d’une petite chapelle consacrée le 19 décembre 16040. Mais l’accroissement des effectifs, et notamment la présence de novices à partir de 1606, nécessitent des bâtiments beaucoup plus vastes. Sur un terrain offert par Henri IV, et grâce à des aumônes fournies par Marie de Médicis, on construit un véritable ensemble conventuel, avec une église dédiée à l’Annonciation le 30 août 1614. Par la suite, au moins à deux reprises, les bâtiments subissent des modifications : en 1637, sous le provincialat du père Ignace Le Gault, un cloître en pierre de taille remplace une construction en bois, tandis que l’on voit apparaître « un nouveau chapitre & une belle bibliothèque ». Enfin, à partir de 1676, de nouveaux bâtiments sont édifiés, et d’autres sont agrandis, comme le chœur des religieux.

Ces constructions, bien que considérablement transformées, ont en partie subsisté jusqu’à nos jours. L’ordonnance intérieure de l’église paraît difficile à reconstituer. L’édifice comporte toujours une nef unique, mais les cinq chapelles qui s’ouvraient sur le flanc sud ont disparu. Le chœur des religieux se trouvait, semble-t-il, en arrière du maître-autel, à l’étage (suivant la tradition des églises récollettes) et communiquait par deux baies avec le sanctuaire, dispositif aujourd’hui disparu. Les tableaux du cycle de saint François qui décoraient la nef sont actuellement conservés dans l’église Saint-Jean-Saint-François, l’ancienne chapelle des capucins du Marais. Ils ont été réalisés vers la fin des années 1670 par le plus célèbre des peintres récollets, Claude François, en religion frère Luc (1614-1685), profès du couvent de Paris, élève de Simon Vouet et collaborateur de Nicolas Poussin0.

L’effectif du couvent ne nous est pas connu sur l’ensemble de la période étudiée : en 1631, l’historien récollet Charles Rapine, qui vit à Paris, déclare que, dans cette maison, « le nombre est sans nombre pour la multitude des Frères hostes & des Frères malades des autres convents voisins & plus pauvres0 ». Vers 1650, le couvent compte une soixantaine de récollets, dont une trentaine de prêtres, douze frères laïcs, et pour le reste, des novices et des religieux de passage0. Par ailleurs, on sait que le réfectoire dispose de quatre-vingt places0.

Ces quelques indications chiffrées concordent avec ce que nous savons par ailleurs des fonctions que remplit le couvent parisien. « Cette sainte maison, qui est comme le cœur de la province0 », accueille la plupart des chapitres provinciaux de la province Saint-Denis et sert de résidence au ministre provincial. En 1619, les administrateurs du tout proche hôpital Saint-Louis font appel à nos récollets pour qu’ils assistent spirituellement « ceux qui estoient malades de la Contagion dans cet hospital [...] ; & comme ces bons religieux administroient nuit & jour les Sacremens aux pauvres malades, peu de jours après leur entrée, le Révérend Père Grégoire Luet fut frappé de la peste, & décéda le cinquième septembre 1619 avec des marques d’une vertu & piété singulière0 ». La plupart des religieux prêtres étant prédicateurs, on les voit assurer leur office en l’église Saint-Laurent, mais aussi dans bien d’autres paroisses et communautés parisiennes. En 1677, l’annaliste récollet Hyacinthe Lefebvre énumère toutes les stations d’avent et de carême ainsi que les octaves du Saint Sacrement prêchés à Paris et dans les cathédrales du Royaume par les pères Charles Rapine († 1648), Ignace Le Gault († 1653), Jean Damascène Le Bret († 1691), ou encore Côme Du Bosc († 1699), pour nous en tenir aux noms les plus connus. Parmi les prédicateurs ayant résidé au couvent parisien, on trouve bien entendu Archange Enguerrand (1631-1699). En 1677, le « bon franciscain » confident de Madame Guyon, lui-même grand auteur spirituel, a déjà prêché « un advent à Saint-Barthélémy, un carême à Saint-Sulpice, un à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, un à Saint-Germain-de-l’Auxerrois, un à Saint-Paul, un à Saint-Séverin, un à Saint-Gervais, une octave à Saint-Eustache, une à Saint-Médéric0, une à Saint-Sulpice0 ».

Au cours du XVIIe siècle, de nombreux autres écrivains récollets ont séjourné au couvent du faubourg Saint-Laurent. Mentionnons ici le normand Artus du Monstier († 1662), auteur d’un célèbre Martyrologium Franciscanum (1638), mais aussi d’un Sacrum Gynecæum (1657), c’est-à-dire un martyrologe exclusivement féminin.

Enfin il ne faut pas oublier que des récollets de la province Saint-Denis ont été envoyés comme missionnaires en Nouvelle France0 (en 1615-1629, puis après 1670) et que d’autres ont accompagné les armées royales en qualité d’aumôniers militaires0. Dans l’un et l’autre cas, le couvent parisien a joué un rôle important dans la désignation et la formation des religieux appelés à ces missions particulières.

Trois récollets parisiens du XVIIe siècle : les pères Pocquelin, Rapine et Cordier. Tableau anonyme, vers 1650.

[Photo : portraitrécollet]

4.3. La résidence du faubourg Saint-Germain

Un peu comme à l’Ave Maria, les moniales récollettes de la rue du Bac ont bénéficié de l’assistance d’une petite communauté de récollets, logée dans une maison adjacente au monastère, rue de la Planche (actuelle rue de Varenne). Nous reviendrons plus loin sur l’histoire de ce monastère féminin et sur son passage dans l’ordre de l’Immaculée Conception (1663). Le groupe de récollets (moins d’une dizaine de religieux ?) ne semble pas s’être constitué dès l’arrivée des moniales (1637), mais seulement dans les années 16500. Hyacinthe Lefebvre, à la fin de la notice qu’il consacre au monastère, donne la liste des confesseurs, et qualifie le troisième, Antonin Baudron, de « premier supérieur des religieux0 ». En 1664, cette communauté de récollets est incluse dans la liste des couvents de la province Saint-Denis. Là encore, comme à l’Ave Maria, le confesseur des moniales fait fonction de gardien.

Outre le confesseur, cette communauté de récollets compte des prédicateurs et un religieux chargé de la congrégation du tiers ordre séculier établi auprès du monastère. Une fois passées dans l’ordre de l’Immaculée Conception, les nouvelles conceptionistes instituent une octave de prédication précédant le 8 décembre. Les récollets font partie des prédicateurs retenus, mais on y trouve aussi bien des jésuites, des cordeliers de France parisienne, des augustins ou des carmes. Ainsi, en 1695, le premier à prêcher est le père Archange Enguerrand, alors gardien du couvent du faubourg Saint-Laurent ; on trouve ensuite un bénédictin, un feuillant, un « récollet de la maison », un doctrinaire, un autre feuillant, un autre récollet (le père Cassien Fouquet, † 1718), et enfin un théatin0.

La communauté des récollets du faubourg Saint-Germain comprend également des frères quêteurs. On les mentionne lors de certaines assemblées provinciales, lorsqu’il s’agit de délimiter les territoires de quête attribués aux couvents de Paris et de Saint-Denis, ainsi qu’au monastère du faubourg Saint-Germain. Un décret, voté lors du chapitre de 1654, et intitulé « Pour les questeurs des récollettes », stipule que « tout le fauxbourg Saint-Germain a esté cédé au monastère des recolettes, avec défenses de faire aucune queste hors ledit fauxbourg, excepté les Halles & les Boucheries, après que les questeurs de Paris [c’est-à-dire les quêteurs du couvent du faubourg Saint-Laurent] y auront esté, sous peine de discipline, & autre plus grande, à l’arbitrage du Révérend Père provincial0 ».

Dans ce même quartier du faubourg Saint-Germain, signalons à partir de 1652, et sans doute jusque dans les années 1660, une petite résidence destinée à des récollets « hibernois », c’est-à-dire irlandais0. Cette maison servait de base arrière pour des religieux, persécutés dans leur pays, mais toujours désireux d’y retourner comme missionnaires. C’est ici probablement que meurt le 26 mai 1661, un célèbre théologien scotiste, Joannes Poncius0 (Ponce, Punch), venu à Paris pour superviser l’édition de ses œuvres0.

5. les implantations féminines au XVIIe siècle

Pour des raisons de clarté, nous avons choisi de traiter ensemble des communautés féminines franciscaines fondées au XVIIe siècle, quoique la plupart d’entre elles auraient pu tout aussi bien être évoquées en même temps que leur pendant masculin. En effet, seuls deux couvents (les tertiaires régulières de la Conception Notre-Dame, rue Saint-Honoré, et les Filles Anglaises, rue de Charenton) se trouvent sous l’autorité de l’archevêque de Paris. Tous les autres dépendent juridiquement soit de l’Observance, soit des capucins.

5.1. Les Capucines

Cas unique parmi les communautés franciscaines parisiennes, le monastère des clarisses capucines ne résulte pas d’un essaimage, mais d’une création pure et simple0. Fondées à Naples par Maria-Laurence Longo dans les années 1535, des moniales ayant adopté la règle de sainte Claire entendaient vivre sous la dépendance des frères mineurs capucins. Or, ceux-ci se refusaient à prendre en charge des monastères de femmes. Il fallut plusieurs interventions pontificales pour que les capucins acceptent la direction spirituelle de ces premières communautés de capucines0.

En France, dans un contexte déjà évoqué de « profonde vénération pour ces pauvres capucins, de telle manière que l’on parloit de nos Pères comme des modelles sur lesquels [on devait] se conformer », il n’est pas étonnant que des femmes aient souhaité s’inspirer de l’expérience napolitaine. Louise de Lorraine, la veuve du roi Henri III, désire la première fonder un monastère de capucines à Bourges, mais c’est seulement après la mort de la reine (1601), que sa belle-sœur, Marie de Luxembourg, duchesse de Mercœur, permet la mise en œuvre de ce projet, tout en le modifiant, puisque c’est à Paris que les capucines vont s’établir. Là encore, la principale difficulté provient des capucins, qui rechignent à diriger spirituellement les nouvelles moniales. Devant le refus des plus hautes autorités de l’Ordre, la duchesse de Mercœur, par l’intermédiaire du roi Henri IV, adresse une supplique au pape Clément VIII. Celui-ci, par la bulle Pastoralis officii nobis (13 septembre 1603), approuve la fondation et place définitivement les capucines sous la direction des capucins de la province de Paris0.



Page de titre de la première édition de la règle de sainte Claire

destinée aux capucines parisiennes

La construction du monastère commence à la fin de l’année 1604, et le 9 août 1606, les douze premières novices capucines, couronne d’épines sur la tête, y font leur entrée solennelle0. La volonté de se conformer le plus possible aux capucins se manifeste aussi bien par le lieu d’implantation du monastère que par son architecture et son aménagement intérieur. Les capucines vont élire domicile rue Saint-Honoré, presque en face de leurs frères du premier Ordre. Quant à leur église, elle ressemble beaucoup à celle que l’on est en train de reconstruire de l’autre côté de la rue. En particulier, elle est dotée d’un chœur en arrière du maître-autel0. Quant au devis de menuiserie, signé de la main de Marie de Luxembourg, il souligne cette volonté de copier le modèle capucin :

« Premièrement il fault lambrisser l’esglise d’un lambry qui sera faict comme celluy de l’église des Pères capucins [...]. Il se fera une enchassure et corniche pour le grand tableau qui sera sur l’autel et elle sera faicte en la façon et mesme ordonnance comme celuy qui est au maistre autel des P. capucins tant l’enchassure du tableau que la corniche qui est dessus [...]. Il se fera une chaire pour les prédications de pareille ordonnance de celle des pères cappucins [...] Un lutrin de la mesme façon que celui qui dans le cœur des p. cappucins0. »

La vie spirituelle du monastère est aussi profondément marquée par la continuelle assistance des capucins. Un confesseur est nommé lors de chaque chapitre provincial, et les prédicateurs assurant les stations d’avent et de carême sont systématiquement des capucins. Certains religieux font grande impression parmi les moniales, notamment celui qui dirigea le tout premier groupe de novices, le père Jérôme de Rouen. Ce religieux, entré dans l’Ordre en 1588 alors qu’il était déjà prêtre, gardien de Saint-Honoré en 1611, « estoit un directeur vrayement désintéressé par sa profession, & la perfection de sa vie. Il avoit la charité, la science et la prudence confirmée par une longue expérience qu’il avoit de faire des saints & des saintes, ayant esté employé toute sa vie à conduire les Novices en qualité de père-maistre, & à la direction des Révérendes Mères capucines. Il fut choisy pour instruire la vie spirituelle aux douze premières capucines, à qui il a laissé son esprit de ferveur & de zèle, pour la mortification & les souffrances qu’elles ont si bien establies dans celles qui les ont suivies, qu’on le voit encore, animant une communauté de filles qui font profession de n’épargner, ny leurs forces ny leurs vies, pour réussir dans cette sainte entreprise, de maintenir cet esprit de pauvreté & d’austérité, qui les fait passer pour des anges, plutost que pour des filles0 ».

Mais nos capucines sont d’abord des clarisses, et de ce point de vue, comme nous l’avons indiqué, l’Ave Maria joue le rôle de modèle. Comme leurs consœurs de l’Observance, les clarisses capucines observent la règle de Claire et les constitutions de sainte Colette. Une édition de la règle qui leur est destinée paraît dès 1605, à Paris, chez Eustache Foucault0. Pour assurer leur subsistance, les capucines parisiennes disposent de tertiaires qui logent auprès du monastère et qui ne sont pas sans rappeler les frères quêteurs de l’Ave Maria. Par ailleurs, il est probable qu’à l’origine les capucines de Saint-Honoré ne recevaient pas de converses, exactement comme à l’Ave Maria0.

Dans le cadre de la création de la place Louis-le-Grand (aujourd’hui place Vendôme), le roi décide de déplacer le monastère des capucines et de le faire reconstruire par l’architecte Maurice Gabriel, sur des plans dessinés par Jules Hardoin-Mansart. La nouvelle église, dédicacée sous le titre de saint Louis le 27 août 1689, était orientée nord-sud, avait la forme d’un rectangle très allongé et « se divisait en deux parties à peu près égales : le chœur des religieuses et la nef entre lesquels se trouvait le sanctuaire0 ». Le cloître se situait au nord, dans le prolongement de l’église. L’ensemble du monastère est aujourd’hui détruit (l’église se trouvait à l’emplacement de l’actuelle rue de la Paix), mais La Descente de croix de Jean Jouvenet qui figurait au maître-autel (1697) est conservée au musée du Louvre.

5.2. Les élisabéthines

Nous avons déjà évoqué la branche féminine du tiers ordre régulier réformé par Vincent Mussart, dans la mesure où le couvent masculin de Nazareth doit son existence à cette implantation parisienne. Les élisabéthines avaient en effet cédé leur monastère aux pénitents de Picpus après avoir fait construire des bâtiments beaucoup plus vastes de l’autre côté de la rue Neuve-Saint-Laurent0. Le 14 avril 1628, Marie de Médicis avait posé la première pierre de leur église, dédiée à Notre-Dame de Pitié0, et trois ans plus tard, le 11 octobre 1631, les sœurs avaient pu emménager dans leur nouveau monastère.



Première pierre de l’église des élisabéthines. Gravure commémorative.

[Photo : premierepierre]

Ce monastère n’a pas totalement disparu : la chapelle, bien que profondément transformée au XIXe siècle, n’est autre que l’actuelle église paroissiale Sainte-Élisabeth, rue du Temple. Par ailleurs, des plans, datés de 1628 et signés par le ministre provincial des tertiaires réguliers, permettent de reconstituer l’ordonnancement des bâtiments0. Remarquons l’existence de deux chœurs destinés aux moniales : le chœur « de jour », perpendiculaire à la nef, permettait aux sœurs d’assister à la messe (c’est probablement la chapelle Sainte-Élisabeth de l’église actuelle), et au premier étage, à proximité des cellules, le chœur « de nuit » servait en particulier lors des offices nocturnes0.

En évoquant les religieux du couvent de Nazareth, nous avons souligné combien ceux-ci avaient assisté les moniales. On peut néanmoins remarquer que les prédicateurs qui ont assuré les stations d’avent et de carême au monastère n’appartenaient pas tous, loin de là, au tiers ordre régulier. Ainsi, en l’espace de dix ans, entre l’avent 1647 et le carême 1656, on relève sept tertiaires réguliers (dont Paulin d’Aumale), contre treize non tertiaires — quatre jésuites, quatre séculiers, deux carmes des Billettes, un capucin, un dominicain et un minime0. De ce point de vue, nos élisabéthines font preuve d’une ouverture d’esprit que l’on ne rencontre ni à l’Ave Maria, où les prédicateurs sont toujours des observants, ni chez les capucines, où ils sont tous capucins0. En revanche, nous allons retrouver le même phénomène chez les annonciades de Popincourt.

La communauté, composée de sœurs de chœur et de sœurs converses, a pu compter quatre-vingt membres à la fin du XVIIe siècle. Lorsque le ministre provincial, Paulin d’Aumale, leur remet une nouvelle traduction de leurs constitutions, le 16 mai 1685, elles sont une soixantaine de sœurs de chœur à apposer leur signature sur le manuscrit0. Par ailleurs, les élisabéthines éduquaient quelques jeunes filles et entretenaient des dames pensionnaires.

5.3. Les « etites cordelières »

Ces clarisses urbanistes « de sainte Claire de la Nativité de Jésus », connues sous le nom de « petites cordelières », sont issues du monastère du faubourg Saint-Marcel0. Cette communauté a connu une durée d’existence assez brève (un peu plus d’un siècle), et son histoire reste ignorée des historiens. Par lettres patentes de Louis XIII en date du 25 mars 1632, les cordelières de Saint-Marcel reçoivent l’autorisation « de fonder et instituer dans la ville un petit couvent de leur Ordre en forme de secours à leur monastère du faubourg, et à cette fin d’acquérir les places et maisons nécessaires pour cet établissement0 ». Cette volonté de se procurer un couvent « en forme de secours » s’explique à la fois par les inconvénients résultant de l’emplacement du monastère (crues de la Bièvre, insécurité en cas de troubles), mais aussi par l’importance des effectifs à cette époque. Dans un premier temps, les moniales s’établissent dans le Marais, et construisent un couvent à l’angle de la rue des Francs-Bourgeois et de la rue Payenne0. D’autres lettres patentes, en date du 2 septembre 1687, autorisent les clarisses à se transplanter au faubourg Saint-Germain où elles font l’acquisition de l’hôtel de Beauvais. L’ancienne salle de bal est transformée en chapelle. Pour tenter d’expliquer un tel déménagement, on peut risquer une hypothèse : comment une communauté d’urbanistes aurait-elle pu soutenir la comparaison avec le monastère tout proche de l’Ave Maria, dont nous avons souligné le constant rayonnement ? Les aumônes des familles dévotes du quartier n’ont peut-être pas été suffisantes pour entretenir ces « petites cordelières », qui sont au nombre d’une trentaine dans les années 16600. Les moniales espéraient sans doute trouver un cadre plus favorable au faubourg Saint-Germain. Mais dès 1745, une enquête constate qu’elles sont trop nombreuses et endettées. Le monastère, qui dépend, comme Saint-Marcel, de la province de France des cordeliers, est supprimé le 4 juin 17490. Dans les constitutions particulières de ces « petites cordelières », on peut lire que « les sœurs du chœur faisant proprement le corps de la religion, il faut prendre garde soigneusement au choix des filles qui se présentent pour estre receües dans la communauté0 ». Ici, comme à Saint-Marcel, on avait donc adopté le modèle classique d’organisation de la vie religieuse qui établissait une hiérarchie très nette entre les converses et les sœurs de chœur.

5.4. Les annonciades

L’Ordre de la Bienheureuse Vierge Marie, dit de l’Annonciade, fondé au début du XVIe siècle par Jeanne de France et le père Gabriel-Maria, s’est progressivement affilié à l’observance franciscaine0. À l’époque où nous nous situons, certains monastères d’annonciades0 sont pourtant en train de quitter la juridiction franciscaine pour se placer sous la dépendance des évêques. C’est d’ailleurs indirectement pour cette raison qu’un monastère est fondé à Popincourt en 16360.

À Melun, en 1624, une communauté de sœurs grises (tertiaires régulières franciscaines desservant des hôpitaux) adopte la règle de la Bienheureuse Vierge Marie, en présence de la mère ancelle du monastère de Pont-à-Mousson, Charlotte de Villecardel, représentant en cette occasion le ministre provincial de France parisienne0. Mais en 1628, l’archevêque de Sens, contestant l’autorité du provincial en ce domaine, veut obliger les moniales à reprendre leur ancien habit. La communauté est traversée alors par une scission entre des sœurs favorables aux cordeliers et d’autres à l’évêque : on ne peut expliquer autrement le départ, en 1630, d’un important groupe de moniales comprenant l’ancelle, Barbe Jacquet, déjà supérieure du temps des sœurs grises0. Cet essaim tente de s’implanter à Corbeil, puis à Saint-Mandé, avant de s’établir définitivement au hameau de Popincourt, près du faubourg Saint-Antoine (en avant de l’actuelle église Saint-Ambroise). Quant aux religieuses restées à Melun, après avoir refusé la visite du provincial de France parisienne0, elles passent sous la juridiction de l’ordinaire en 1638 et reçoivent l’autorisation de conserver l’habit des filles de Jeanne de France.

Barbe Jacquet, la première mère ancelle de Popincourt, meurt en 1642, et, pour la remplacer, les annonciades élisent Marguerite de Louvencourt, qui va diriger la maison pendant trente et un ans et lui assurer rayonnement et prospérité. Une nouvelle église conventuelle est construite à partir de 1655, et elle est consacrée le 9 décembre 1659, sous la dédicace de Notre-Dame de Protection. L’Annonciation de Daniel Hallé, datée de 1659 et destinée au maître-autel de cette église, est aujourd’hui conservée à Notre-Dame de Bercy.

Les moniales, qui sont au nombre de 47 en 1661, entretiennent des liens étroits avec les cordeliers de France parisienne0. Un confesseur et son compagnon résident à demeure au monastère, tandis que le ministre provincial quitte régulièrement l’Ave Maria pour assurer une visite régulière à Popincourt, ou y recevoir une profession. Ces relations avec les cordeliers n’empêchent pas les moniales de manifester une grande liberté aussi bien dans la destination de leurs aumônes que dans le choix de leurs prédicateurs. Parmi ces derniers, on trouve un tiers de religieux de France parisienne, mais aussi des capucins, des récollets, des tertiaires réguliers, ainsi que quelques minimes, augustins et jésuites.

Deux autres communautés d’annonciades, beaucoup plus fragiles et éphémères, ont résidé à Paris dans les années 1630-1650. L’une d’elles est pratiquement inconnue0. Un petit groupe de moniales, en provenance de Bourges (le premier monastère de l’Ordre), s’établit rue des Saints-Pères vers 1637 et y demeure jusqu’en 1654. Ces annonciades, comme celles de Bourges, se trouvent sous la juridiction des observants de Touraine pictavienne. On ignore les raisons pour lesquelles ces moniales sont arrivées à Paris, et ce qui a motivé la fermeture du couvent. Les bâtiments, cédés aux cisterciennes de l’Abbaye-aux-Bois, subsistent en partie, rue de Sèvres.

L’autre communauté prend naissance en Lorraine pendant la guerre de Trente ans. Les annonciades ayant fui leur monastère de Saint-Nicolas-de-Port en 1635 trouvent refuge à Paris, s’établissent d’abord rue du Bac, puis rue de Vaugirard, au faubourg Saint-Germain (1638). Ces moniales, comme leurs consœurs lorraines dépendent du ministre provincial de France parisienne et sont connues sous le nom d’annonciades « du Saint sacrement ». Ce nouveau monastère, dont Anne d’Autriche se déclare la fondatrice, attire bientôt des recrues « françaises » (quatorze professions entre 1636 et 1640), lesquelles deviennent bientôt majoritaires0. La communauté va connaître alors d’importantes dissensions entre moniales des deux « nations ». Au plus fort de la crise, en 1647, les Françaises, qui souhaitent le départ des Lorraines, se plaignent d’être abandonnées par le ministre provincial. Celui-ci a pourtant nommé un confesseur dans cette communauté0, mais il semble qu’il se soit refusé à intervenir dans ce conflit.

Pour échapper à ces querelles intestines, quatre sœurs du monastère parisien, soutenues par l'abbé de Saint-Germain-des-Prés, entreprennent de fonder un nouveau monastère à Fécamp0. Quant aux annonciades demeurées rue de Vaugirard, elles apparaissent toujours autant délaissées par les cordeliers. Le 8 novembre 1648, « cette communauté abandonnée par ses légitimes supérieurs » adresse une requête au prieur de Saint-Germain-des-Prés afin qu’il vienne présider aux élections0. Mais les sœurs ne baissent pas les bras et le 27 novembre suivant, le roi, « de l’advis de la Reine Régente Madame [sa] mère », demande aux cordeliers de « reprendre la conduite desdites religieuses »0. Le 4 décembre 1648, le ministre provincial doit s’incliner : « Nous, obéissant aux commendemens qui nous sont fais, acceptons la conduitte dudit monastère… » Les sœurs ne profiteront pas longtemps de cette direction puisque le monastère, accablé de dettes, ferme définitivement ses portes en 1656.

5.5. Les Récollettes du faubourg Saint-Germain

Voici encore une communauté franciscaine qui s’est implantée au faubourg Saint-Germain et sur laquelle les historiens sont bien mal renseignés0. On ignore en effet les grandes lignes du processus qui a pu conduire des clarisses sous la juridiction des récollets à s’établir à Paris. On sait seulement qu’un premier projet prévoyait la venue de clarisses urbanistes de Verdun0 (réformées au début du XVIIe siècle par Florent Boulanger0), mais que, finalement, sous doute par décision du père Ignace Le Gault0, ce sont des moniales en provenance de Tulle qui arrivent dans la capitale en août 1637, et s’établissent rue du Bac après 16400. Dans les années 1650, un petit groupe de récollets, que nous avons déjà mentionné, vient s’adjoindre à la communauté de moniales. L’annaliste récollet Hyacinthe Lefebvre ajoute que ces religieuses « furent appelées récollettes [et] demeurèrent dans l’habit & dans l’observance de la règle de sainte Claire [...], jusques au 8 décembre 1663, auquel jour & an, en vertu d’une bulle d’Alexandre VII du 18 aoust de la mesme année, avec l’agréement du Révérendissime Père Michel Ange de Sambuca, général de l’Ordre, avec le consentement de la province & du vicaire général de Monseigneur de Mets, abbé de Saint-Germain-des-Prez, elles receurent l’habit par les mains de leurs Majestez, Anne d’Autriche mère du Roy, & Marie Thérèse d’Autriche son épouse, reynes de France, & firent solemnellement profession de la règle de l’Immaculée Conception confirmée par le Pape Jules II, & rendirent leurs vœux entre les mains du très Révérend Père Olivier Voysembert0, provincial0 ».

Fondé par sainte Béatrice de Silva en 1484, l’Ordre de l’Immaculée Conception a été affilié à l’Observance par le cardinal Jimenez de Cisneros (1511) et s’est développé essentiellement en Espagne et dans les possessions espagnoles0. Il n’est pas étonnant que Marie-Thérèse d’Autriche, tertiaire franciscaine et fille aînée du roi Philippe IV d’Espagne, ait voulu faire adopter aux récollettes la règle des conceptionistes avant de se déclarer fondatrice de ce monastère. Elle entendait ainsi remercier Dieu pour la naissance du Dauphin (1661). Vers la fin du siècle, grâces aux libéralités de Louis XIV, les moniales ont fait construire un véritable monastère, dont il subsiste la chapelle (son volume est parfaitement visible depuis la rue du Bac) et plusieurs bâtiments. Le tableau du maître-autel — La Consécration de la Vierge0 par Charles de Lafosse (1636-1716) — est aujourd’hui conservé au musée André Malraux du Havre.

5.6. Les communautés sous l’ordinaire

Sous l’Ancien Régime, peu de religieuses franciscaines se sont spontanément rangées sous l’autorité des évêques. Ce sont plutôt des circonstances ou des contraintes exceptionnelles (conflits internes, guerres, pressions exercées par les évêques) qui ont conduit des communautés à quitter les provinces franciscaines auxquelles elles appartenaient pour se placer sous la juridiction de l’ordinaire.

À Paris, rue Saint-Honoré, en 1635, s’implantent des tertiaires régulières venues de Toulouse, « les Filles de la Conception du Tiers Ordre de saint François ». Jean-Marie de Vernon classe cette communauté dans la catégorie des « Convens des Religieuses Tertiaires qui ne sont plus sous la direction de nos Supérieurs »0. Il est possible que cet essaimage soit consécutif à un conflit au sein du tiers ordre régulier toulousain. Les constitutions manuscrites de cette communauté stipulent clairement le régime d’autorité sous lequel se trouvent ces tertiaires régulières : « Les relligieuses du monastère de la Conception du tiers ordre de saint François fondé en la ville de Paris seront soubz l’entière jurisdiction et dépendance de Monseigneur l’archevesque de Paris, et ne pourront jamais pour quelque cause que ce soit s’exempter de l’obéissance et soubmission qu’elles sont obligées de rendre à son authorité0. »

D’autres tertiaires régulières, mais de nationalité anglaise, quittent en juin 1658 leur couvent de Nieuport (Nieuwpoort) en Flandre, passent par Paris et cherchent à s’implanter à Orléans. Mais l’évêque refusant de les recevoir, elles retournent à Paris, s’établissent à l’automne 1658 au faubourg Saint-Jacques, puis, définitivement, rue de Charenton, sur la paroisse Saint-Paul, en 1660. Ces religieuses sont dites « filles Anglaises » ou « de la Conception », et leur couvent est couramment appelé « Bethléem »0. Une véritable église destinée à remplacer l’oratoire primitif est en construction à partir de 1672 ; elle est placée sous le vocable de sainte Anne. Un peu plus tard, cette église devient le chœur des religieuses, et on lui ajoute une nef, grâce à la générosité de la duchesse de Cleveland.

Ces tertiaires dépendent de la province franciscaine d’Angleterre, et au début de leur installation à Paris, le ministre provincial vient les visiter et elles bénéficient de l’assistance de confesseurs franciscains anglais. Ainsi le père Gabriel Robes de Sainte-Marie exerce ce ministère auprès des sœurs dès 1659 et jusqu’à 16620. Néanmoins, sous la pression du pouvoir diocésain, les franciscains anglais sont dépossédés de leur juridiction. En 1660, les sœurs reçoivent l’autorisation de s’établir à Paris, à condition d’y vivre conformément aux constitutions qui seront rédigées par l’ordinaire et sous son entière dépendance. Le procès verbal d’une visite régulière, effectuée en mars 1683 au nom de l’archevêque de Paris par le prieur de Saint-Germain-des-Prés, montre bien que les moniales dépendent désormais de l’autorité épiscopale0. La communauté compte alors seize sœurs de chœur et quatre converses.

Par ailleurs, peu après leur installation rue de Charenton, les sœurs avaient demandé à s’affilier à l’Ordre de l’Immaculée Conception. Un bref du pape Alexandre VII, daté du 16 septembre 1661, leur accorde l’autorisation de prononcer de nouveaux vœux et de prendre l’habit bleu et blanc des filles de Béatrice de Silva0. En ce troisième tiers du XVIIe siècle, Paris comprend donc deux communautés de conceptionistes, l’une sous la juridiction des récollets, l’autre sous l’ordinaire.

6. Le tiers ordre séculier.

Outre des communautés régulières, la famille franciscaine comprend le tiers ordre séculier. À l’époque, les « congrégations » de tertiaires (on parle de « fraternités » aujourd’hui) sont rattachées à des couvents du premier Ordre et dirigées par des frères mineurs. Ainsi le père Jean Morel, profès du couvent de l’Observance de Rouen en 1660, en résidence à l’Ave Maria dans les années 1680-1700, est qualifié de prædicator et confessor, tertii ordinis sæcularium director dans le nécrologe du monastère0. L’annaliste récollet Hyacinthe Lefebvre précise que la province Saint-Denis « a étably le tiers ordre en tous les convents, & y reçoit à l’habit & profession les personnes séculières vertueuses de l’un & de l’autre sexe qui s’y présentent, leur donne des directeurs pour leur expliquer cette règle, qui consiste à une sainte rénovation des vœux qu’ils ont faits sur les fonds baptismaux, d’observer les commandements de Dieu & de l’église0 ». Si nous disposons des noms de quelques tertiaires célèbres0 (les reines Anne et Marie-Thérèse d’Autriche, Monsieur Olier, Jean de Bernières), la masse de ceux qui ont appartenu à ces congrégations nous est inconnue.

Quelques registres de professions parvenus jusqu’à nous0 concernent « la congrégation restablie en l’église du Grand convent des RR. PP. cordeliers de Paris » en 1665, et nous renseignent sur les différentes congrégations existant alors dans la capitale. En effet, si le premier Ordre est divisé, le tiers ordre est unique (et il a toujours eu conscience de son unité) — alors même que telle congrégation est reliée à un couvent de capucins, et telle autre à un couvent de récollets. Le passage d’une congrégation à l’autre est donc a priori possible. Aussi, parmi les actes inscrits sur les registres du Grand couvent, on trouve des renouvellements de profession de la part de tertiaires provenant d’autres congrégations parisiennes. Par exemple, le 2 juin 1687, « Moy Sœur Margueritte Millet ditte de Saint-François, femme de Monsieur Roché, brodeur de messeigneurs du clergé, et professe de la congrégation de l’Ave Maria de la paroisse de Saint-Sulpice, confesse avoir renouvelé ma profession0 » dans la congrégation du Grand couvent des cordeliers. Ainsi à la faveur de ces renouvellements de professions, se dessine une carte des congrégations parisiennes qui, sans grande surprise, se superpose à celle des communautés masculines. Observants de l’Ave Maria, capucins, récollets (en particulier ceux du faubourg Saint-Germain), tertiaires réguliers de Picpus et de Nazareth, tous ces religieux ont en charge des tertiaires séculiers.

7. La famille franciscaine

Nous avons passé en revue un grand nombre de communautés franciscaines établies sur le territoire actuel de Paris pendant cette période que nous avons appelé « le grand siècle franciscain ». Il nous faut examiner maintenant comment fonctionnent toutes ces communautés dans leurs relations les unes avec les autres. N’oublions pas tout d’abord que pour tous nos couvents, sauf pour les deux qui se trouvent sous l’ordinaire, la province constitue le cadre normal de leur vie relationnelle. Chaque communauté raisonne d’abord en fonction de sa province. Entre l’Ave Maria et Popincourt, deux monastères de France parisienne, les contacts et les échanges apparaissent constants. Mais les registres de comptes intégralement conservés de Popincourt nous montrent que les annonciades ont noué des relations avec la plupart des communautés de France parisienne, masculines comme féminines, y compris celles qui se trouvent éloignées de Paris. En 1665 et 1666, lors du décès de deux moniales parisiennes, des trentains de messes sont célébrés dans les couvents de Lorraine0. De même, on peut lire la chronique des capucins du Marais en notant les autres couvents de la province de Paris qui s’y trouvent mentionnés : les deux autres couvents parisiens, certes, mais aussi celui de Meudon à qui l’on cède en 1644-1645 une « custode pour l’exposition du Saint Sacrement »0, ou celui de Poissy à qui l’on prête en 1700 cinq cents livres pour l’aider à acquérir une maison0. Hors du cadre provincial, des liens peuvent se nouer également. Nous avons déjà évoqué les prédicateurs capucins ou récollets qui prêchent régulièrement chez les annonciades ou les élisabéthines. Les annonciades d’un certain frère « Zenobe des Récolets [du] catolicon diaphenix et autres drogues » et une demi-livre de rhubarbe d’un « frère ange capucin »0.

Parfois les relations apparaissent assez peu nourries, à la limite de l’indifférence0 : Ainsi, en mai 1713, les capucins du Marais organisent une octave de célébrations pour fêter la canonisation du premier saint capucin, Félix de Cantalice. Les paroisses du quartier et les autres communautés religieuses (carmes Billettes, pères de la Mercy, bénédictins de Saint-Martin-des-Champs) participent aux festivités. Un après-midi, la chronique signale une prédication par le père Baron, cordelier de l’Ave Maria. Il paraît être venu seul. Lors de la consécration de l’église de Popincourt0, en 1659, quinze cordeliers formant deux chœurs avaient fait le déplacement ! Au sein même d’une province, les relations peuvent se détériorer, en particulier entre des communautés féminines et leur supérieur masculin. Ainsi les annonciades du Saint sacrement estiment qu’elles sont abandonnées par le ministre provincial de France parisienne.

Les branches du premier Ordre connaissent également des périodes de rivalités intenses et de conflits qui peuvent avoir des répercutions sur les relations entre les communautés parisiennes. Capucins et récollets se trouvent souvent en situation de concurrence lors de fondations de nouveaux couvents, tandis que les capucins et les tertiaires réguliers se querellent à propos de la forme de leur habit ou de l’admission de tertiaires séculiers. Pourtant, ces tensions n’empêchent pas une certaine reconnaissance mutuelle : en 1609, le chapitre provincial des capucins parisiens défend que l’on parle mal des récollets « qui sont nos frères, étant enfans de saint François0 ».

Notons encore que les réseaux familiaux ont certainement interféré dans les relations entre les communautés, et que ce point mériterait une étude particulière. La famille proche de Madame Acarie compte des clarisses de Longchamp et des capucins. Après la conversion au catholicisme de Matthieu d’Abra de Raconis et de trois de ses sœurs, l’une d’elles, Judith-Florence entre chez les clarisses de Verdun réformées par le récollet Florent Boulanger0, tandis que Matthieu prend l’habit chez les capucins sous le nom d’Ange-Raphaël0. Le tertiaire régulier Jean-Chrysostome de Saint-Lô a un frère capucin et une sœur clarisse à Rouen. Mère Marie de Saint-Charles, plus de trente-cinq ans supérieure des élisabéthines parisiennes, est la fille de Madame de Maisons, laquelle, devenue veuve, entre les clarisses de Verdun sous le nom de mère Françoise de Saint Bernard et y assure la charge d’abbesse entre 1626 et 16290.

8. La fin d’un Grand Siècle

Vers 1660 se clôt le temps des fondations franciscaines à Paris. Passée cette date, nous assistons simplement au passage des récollettes sous la règle de l’Immaculée Conception et au transfert des capucines auprès de la place Louis-le-Grand. Beaucoup plus tard, à la veille de la Révolution (1782), les capucins de Saint-Jacques sont transférés au couvent de la chaussée d’Antin, construit par l’architecte Brongniart (actuels lycée Condorcet et église Saint-Louis d’Antin). Nous ne disposons pas de données d’ensemble concernant les effectifs de ces communautés franciscaines (au total, 900 religieux franciscains au milieu du XVIIe siècle à Paris ?), mais, si on se réfère aux capucins, pour lesquels nous avons des indications chiffrées, on peut estimer que les effectifs progressent pendant une bonne partie du XVIIe siècle, avant d’atteindre un palier qui se prolonge au début du siècle suivant. La chute des effectifs est sans doute plus tardive. Ainsi, au couvent des capucins du Marais, on compte encore une cinquantaine de religieux dans les années 1720, mais seulement trente-huit en 1749 et vingt en 17660. Par ailleurs, en cette première moitié du XVIIIe siècle, les religieux continuent d’assurer de nombreuses stations d’avent et de carême dans les paroisses parisiennes. Quant aux communautés féminines, elles ne paraissent pas en perte de vitesse. L’Ave Maria compte entre cinquante et soixante moniales jusqu’aux années 1760, avec un léger fléchissement par la suite, et le noviciat n’y est jamais désert0. On ne peut donc pas parler, sans nuances, de déclin des religieux franciscains ou de désaffection des populations à leur égard.

Pourtant, nous pensons pouvoir faire s’achever ce grand siècle franciscain à Paris dans les années 1680-1700. Il nous semble en effet qu’à cette époque les mentalités changent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des couvents. Pour percevoir ces évolutions, il est intéressant de recourir une fois encore à la chronique du couvent des capucins du Marais. Considérons, ici, pour conclure, deux indices particulièrement significatifs. Le premier apparaît à première vue bien anecdotique et concerne la vie matérielle des religieux. On peut lire en effet, dans le récit des évènements qui ont marqué l’année 1686, la mention de l’abolition d’un « ancien usage » relatif à la lessive : « Dans cette année 1686, on désista entièrement faire les lessives accoustumées et selon l’ancien usage de la religion (où les frères laics la disposoient et la foulloient0 et la communauté la lavoit) pour la faire blanchir au dehors par les séculières0. » Cette modification dans la pratique de la lessive communautaire nous paraît assez symptomatique d’un alignement progressif des capucins sur les autres religieux. Dans l’ancien usage, si les frères laïcs faisaient le gros du travail, l’ensemble de la communauté (et donc les prêtres) y prenait part également. Toutes les réformes franciscaines ont cherché à réduire l’écart entre le frère laïc et le frère clerc, en donnant davantage de droits au premier, mais aussi en imposant au second de participer aux tâches matérielles au sein du couvent. La cessation de cette lessive communautaire n’a donc rien d’anodin. Par ailleurs, après 1686, les capucins confient ce travail à des séculières, c’est-à-dire à des femmes qu’il faut probablement rétribuer. Enfin, cette décision est peut-être consécutive à une baisse dans le recrutement des frères laïcs. Vie fraternelle, rapport à l’argent, présence des frères laïcs : au-delà de la suppression de la lessive en commun, c’est la vie franciscaine dans sa radicalité qui se trouve remise en question au Marais.

Le deuxième indice concerne davantage la manière dont sont perçus les religieux, et les services que l’on attend d’eux. En 1704, l’attention du lecteur est retenue par l’indication « on cesse les catéchismes » en marge du registre. On peut lire ensuite : « Depuis quelques années, Messieurs les curés des Paroisses circonvoisines souhaitans que tous les enfants de leurs paroisses aillent aux catéchismes pour la première communion, et se rendant difficiles avec ceux qui estoient instruits ailleurs, les Capucins n’ayant continué cet exercice depuis leur établissement aux Marais que par Charité, dans les Carêmes pour les enfans et les laquais du cartier, pendant le sermon et autres temps, désistèrent cette année pour éviter toute contrariété0. » Là encore cette décision nous apparaît significative. Dans les années 1620, les capucins, répondant aux désirs des populations, ont cherché à pallier les insuffisances de l’encadrement paroissial. Au début du XVIIIe siècle, les paroisses donnent leur pleine mesure, le clergé séculier est de mieux en mieux formé, et les capucins du Marais doivent se replier sur des activités purement conventuelles.

Bien entendu, ces deux indices ne concernent que les capucins du Marais, et une enquête beaucoup plus ample serait à mener pour vérifier si nous avons eu raison de situer cette fin de « Grand Siècle franciscain » dans les années 1680-1700.



LES COMMUNAUTÉS FRANCISCAINES A PARIS, ENTRE 1650 ET 1660

Classement selon l’appartenance institutionnelle

A : famille du premier Ordre ; B : noms donnés aux religieux ; C : province franciscaine d’appartenance ; D : communauté masculine ou féminine ; E : nom de la communauté ; F : date de fondation. En 1650, ni les cordeliers de l’Ave Maria, ni les récollets de la rue du Bac ne bénéficient du statut de couvent, mais ils constituent de réelles communautés en marge des monastères féminins. Les récollets hibernois ne disposent que d’une simple résidence.

A

B

C

D

E

F

Ordre des Frères Mineurs, l’Observance.

Cordeliers, observants, cordelières, clarisses urbanistes, clarisses de l’Ave Maria, annonciades


H

Grand couvent des cordeliers

1230

Province de France

F

Cordelières de Saint-Marcel ou de « la rue de Lourcine »

1290

F

Petites cordelières

1634

Province de France parisienne

F

Clarisses de l’Ave Maria

1485

H

Cordeliers de l’Ave Maria

1485

F

Annonciades de Popincourt

1636

F

Annonciades du Saint Sacrement

1635

Province de Touraine pictavienne

F

Annonciades des dix vertus

1637

Récollets, récollettes

Province Saint-Denys

H

Couvent du faubourg Saint-Laurent

1604

F

Récollettes de la rue du Bac

1637

H

Récollets de la rue du Bac

1640 (?)

Province d’Irlande

H

Récollets « hibernois »

1652

Tertiaires réguliers, pénitents, pères de Picpus, élisabéthines

Province Saint-François

H

Couvent de Picpus

1601

H

Couvent de Belleville

1638

Province Saint-Yves

H

Couvent de Nazareth

1630

F

Monastère Sainte-Élisabeth

1615

Ordre des Frères Mineurs Capucins.

Capucins, capucines

Province de Paris

H

Capucins de Saint-Honoré

1574

F

Capucines de Saint-Honoré

1606

H

Capucins de Saint-Jacques

1613

H

Capucins du Marais

1622


Communautés féminines sous la juridiction de l’ordinaire : monastère de la Conception de Notre-Dame (tertiaires régulières), rue Saint-Honoré, fondé en 1635, et monastère des Filles Anglaises de l’Immaculée Conception, rue de Charenton, fondé vers 1650.


LES COMMUNAUTÉS FRANCISCAINES À PARIS, VERS 1650

Répartition géographique


Paroisse

Communauté


En la Cité




En la Ville

Saint-Roch

Capucins de Saint-Honoré

T

Capucines de Saint-Honoré

1689 : transfert place Vendôme

La Conception Notre-Dame


Saint-Nicolas-des-Champs

Tertiaires réguliers de Nazareth


Monastère Sainte-Élisabeth

V.

Saint-Jean-en-Grève

Capucins du Marais

V. T.

Saint-Gervais

Petites cordelières

1687 : transfert au faubourg Saint-Germain. Suppression en 1749.

Saint-Paul

Clarisses de l’Ave Maria

V.

Cordeliers de l’Ave Maria

V.

L’Université

Saint-Côme

Grand couvent des Cordeliers

V. T.

Faubourg Saint-Laurent

Saint-Laurent

Récollets

V. T.

Faubourg Saint-Antoine


Annonciades de Popincourt

Suppression en 1782. T.

Saint-Paul

Tertiaires réguliers de Picpus


Filles Anglaises de l’Immaculée Conception


Faubourg Saint-Germain

Saint-Sulpice

Annonciades du Saint Sacrement

Suppression en 1656

Annonciades des dix vertus

Suppression en 1654

Récollettes de la rue du Bac

V. T.

Récollets de la Rue du Bac


Récollets « hibernois »


Faubourg Saint-Jacques

Saint-Jacques-du-Haut-Pas

Capucins de Saint-Jacques

1782 : transfert à la chaussée d’Antin (V)

Faubourg Saint-Marcel


Saint-Marcel

Cordelières de Saint-Marcel ou de « la rue de Lourcine »

V.

Belleville

Saint-Merry

Tertiaires réguliers


V. : bâtiments conservés ou vestiges visibles. T : retable ou tableaux conservés dans des églises ou des collections publiques.

Pierre Moracchini

NECROLOGE DES CAPUCINS DE LA PROVINCE DE PARIS [Dominique Tronc]

[à revoir et augmenter. Prévoir 20 à 30 pages :]

Ce nécrologe comporte le « Catalogue de tous les religieux Capucins qui sont morts en la Province de Paris depuis son établissement jusques à maintenant » (recto) & les « Noms de tous les religieux capucins de la province de Paris vivants en l’an 1655 » (verso, en tête-bêche, lu par retournement du volume).0

1.Au recto le Catalogue… comporte les pages 1 à 100, suivies de folios 101 à 108 (16 pages) puis de folios non numérotés (109 à 166). Des renseignements biographiques assez personnels pour évoquer en quelques traits une personnalité - donc fort intéressants - accompagnent les figures estimées par les deux rédacteurs. Sont insérés, hors chronologie, des lettres et des écrits concernant les figures principales, dont en tout premier lieu Martial d’Étampes auquel nous consacrons un chapitre. Retournant le volume on accède à des tables de consultation plus sèches, par noms, par dates…

Le « jusques à maintenant » du titre se fige en juin 1679 tandis que le premier décès est rapporté à la date de 1576 (il s’agit du Père Pacifique de Venise premier Commissaire Général en Franc arrivé à Paris en juin 1574). On couvre donc exactement le siècle qui voit « l’invasion » puis l’épanouissement des capucins en France, enfin la « maturité » : d’où l’extrême intérêt de ce nécrologe, même s’il se limite à la Province parisienne. La notice du 646e capucin décédé figure dès la fin de l’année 1646 et le nombre croît ensuite si rapidement que leurs notices ne portent plus numérotés (et se réduisent à deux lignes : tout trait personnel disparaît).

Quelques-uns d’entre eux, particulièrement appréciés de leur temps, font l’objet d’une notice conséquente : le mystique Martial d’Étampes (-1635) est le mieux couvert (25 pages lui sont consacrées), suivi chronologiquement par le converti devenu convertisseur d’hérétiques Raphael de Raconis (-1637), par Louys de Paris (-1640), actif en Italie « en la compagnie de l’éminentissime cardinal Cajetan », par Gabriel d’Amyche [d’Angleterre], par Paschal d’Abbeville (-1645), spirituel qui reste à étudier, bien couvert également (12 pages lui sont consacrées contre 5 pages pour chacun des trois précédents noms) … Notre relevé de notices comportant huit lignes ou plus comporte une trentaine de noms, dont le célèbre Père Ange (-1634) « anglais prédicateur … en prison pour la consolation des catholiques qui y étaient », l’auteur Philippe d’Angoulmois (-1638).

S’ajoutent aux notices biographiques des lettres, dont les seules qui nous soient parvenues de Martial, et des pièces très variées telles que le récit fort concret et attesté de l’apparition du défunt Marcelin de Paris. Le très entreprenant Raphael de Raconis admoneste une « Damoiselle qui d’ordinaire avait le sein découvert ». La damoiselle résistant, il fait « des prières » au résultat terrible, le sein devenant « hideux ». Tandis que V… de Troyes (-1638) « prêche à la Rochelle selon le désir du Roi Henry quatrième », d’autres préfèrent la tranquillité à trop de paroles, mais rentrent finalement dans l’obéissance : Sérapion de Paris (-1647) « qui avait le talent de prêcher et était fort nécessité [demandé] et à cette occasion n’était guère régulier et se voyant malade pour mourir il fut grandement touché … se mit à prêcher tous ceux qui le venaient voir… ».

Certains sont missionnaires, tel Juste de Beauvais (-1639) « en la ville de Babylone …fort aimé … [du] Roi de Perse duquel il obtint tout ce qu’il voulait ».

Plus admirable à nos yeux que le précédent du même prénom, un autre Raphael (de la Gravelle, -1636 ) « ne respirait que de rendre du service aux malades … Il avait grandement importuné d’aller à la mission du Canada … il avait porté les armes … infatiguable à l’assistance des soldats malades … il ne pouvait faire ce qu’il faisait sans une grâce particulière de Dieu ». Beaucoup de capucins dévoués meurent jeune au service des pestiférés. Tandis que Simplicien de Chaumont « est mort le plus ancien de tous les capucins de la France âgé de 90 ans » ; il avait « une grâce de parler de Dieu et des choses spirituelles » et « le bon jugement lui a continué jusques à la maladie d’apoplexie qui le saisit environ dix jours devant que de mourir…

Enfin on n’oublie pas les frères « laïcs » [convers] particulièrement dévoués, tel le frère Jarguse de Provence (-1580), malgré « seulement trois ans de religion servant les pestiférés de la ville de Paris » ; tel « l’ancien fr. André d’Avignon (-1636) laïc qui l’espace de 36 ans avait assisté les frères malades … à la mort duquel quasi tous les religieux se trouvèrent… »

2.Au verso les Noms… sont présentés alphabétiquement en deux tables, selon cinq colonnes : nom, âge à la vêture, lieu de la vêture, date précise, lieu et année « qu’ils décéderont » (dernière colonne très partiellement remplie par une main postérieure qui corrige souvent des indications appartenant aux autres colonnes). La table « prêtres et clercs » fait généralement face à celle des « frères laïcs ». L’ensemble constitue 24 doubles pages. Il reste à étudier.

LE NOMBRE CUMULE DE DECES des capucins rattachés à la province de Paris sur un siècle indique une croissance rapide à partir de la 47e année depuis le premier décès, soit à partir de 1622 0. Ensuite il oscille autour d’une droite pour atteindre 1500 en 1679 (103e année, fin du nécrologe en 1679). On a donc un équilibre entre les entrées et les « sorties » qui s’établit tôt dans le siècle ! Les fluctuations reflètent des périodes fastes ou d’épreuves, comme le montre de façon impressionante le graphique suivant du nombre de décès annuels :

LE NOMBRE DE DECES ANNUELS des capucins rattachés à la province de Paris sur un siècle s’établit autour d’une moyenne de 22 décès annuels à partir de la 47e année, soit à partir de 1622. On observe de très fortes fluctuations (selon une répartition par quarts, quinze années fastes enregistrent moins de quinze décès tandis que quinze années d’épreuves, autour de 1625 puis de 1650, enregistrent plus de trente décès ! les trente années restantes sur soixantes années environ enregistrent des valeurs proches de la moyenne). De telles amplitudes - impensables à notre époque de paix européenne et d’abondance - soulignent la dureté des temps : guerres et famines pour lesquelles nos capucins étaient pourtant moins exposés que les paysans qui constituaient plus des neuf dixièmes de la population française.

Listes des capucins du nécrologe qui font l’objet d’une notice conséquente


1576 Pacifique de Venise (page 2, notice de 7 lignes)

1634 Ange (page 31, notice de 10 lignes)

Philippe de Paris (32, n. de 9 l.)

1635 Archange Ripault (33, n. de 8 l.)

1635 Martial d’Étampes (bio. 35 à 38, puis discours 71 à 84, puis lettres 93 à 99).

Fidel de Paris (n. 8l.)

Claude d’Ast (38, n. 9 l.)

Jacques de Paris (n.9 l.)

1636 Christoffle de Dijon (40, n. 8 l.)

fr. André d’Avignon (n.7 l.)

Raphael de la Gravelle (42, n. 22 l.)

1637 Raphael de Raconis (43, n. 50 l. env. + ajout)

Hiérosme Joly de Paris (44, n. 13 l.)

Jean-Baptiste de Soissons (44, n. 10 l.)

fr Jacques de Pinay laïc (n. 8 l.)

1638 V… de Troyes (46, n. 8 l.)

Philippe d’Angoulmois (47, n. 9 l.)

1639 Simplicien de Chaumont (48, n. 12 l.)

Juste de Beauvais (48, n. 9 l.)

fr Simon de Paris laïc (49, n. 24 l.)

Anselme de Paris (49, n. 19 l.)

1640 Louys de Paris (50 à 54, soit 5 pages)

L’apparition du défunt Marcelin de Paris (54, n. 27 l.)

1641 Gabriel d’Amyche (l’anglais) (57 à 61, soit 5 pages)

Ecrits de deux autres missionnaires (61 à 65, soit 5 pages)

Testament du P Damien de 1638 (65 à 68, soit 4 pages)

Léonard de Paris (69-70)

1643 Jean-Louis de Paris (87, n. 11 l.) 

fr Simon d’Issy (87, n. 18 l.)

1644 fr Modeste de Nantouillit (90, 10 l.)

1645 Antoine de Paris (91, n.13 l.)

Paschal d’Abbeville (92-93, puis 101r à 105v)

1646 Ange de Mortagne (n. 15 l.)

François-Marie de Paris (106v)

1647 Jean-Marie de ? Treslon (107r à 108v)

1657 Leonard de la Tour (n.24 l.)

1660 fr Bernard de Puisseaux laïc (n.7 l.)

1678 Yves de Paris (n.19 l.)



ANNEXES

Annexe I : TURBA MAGNA

Un océan des textes est issu des traditions franciscaines durant l’âge classique : outre les études franciscaines et des articles spécifiques concernant des auteurs particuliers0, deux articles thématiques du Dictionnaire de spiritualité assurent un bon départ pour naviguer. Leur importance justifie que nous les citions ici dans le fil du texte principal : l’article du Dictionnaire de spiritualité, tome 5, « Spiritualité franciscaine », col. 1367/80, « 1. Spiritualité, 2. Deux chefs de file, 3. Principaux auteurs » où Optat de Veghel couvre les capucins (étudiés au tome suivant) ; puis col. 1633/48, « Supplément. Observants, récollets, tiercelins » par Longpré et Rayez0. Indiquons par ailleurs seize notices établies par Raffaele Pazzelli pour les tiercelins0.

La liste alphabétique0 des noms d’auteurs qui suit (ainsi que celle que l’on trouvera à la fin du tome consacré aux capucins) fut établie à partir de ces études en vue de notre recherche d’auteurs mystiques. Nous ne l’avons pas entièrement explorée.

Une telle liste se réduit à une minorité de noms présélectionnés, puisque nous nous limitons à un point de vue « mystique » : elle suggère cependant l’extension considérable de la turba magna franciscaine — ce que laissait entrevoir l’étude par Pierre Moracchini, même limitée à la capitale du Royaume, puis le grand nombre de couvents capucins, tableau qui ouvre la première section qui leur est consacrée en tête du volume. Le nombre des capucins et franciscains d’expression française ayant vécu au XVIIe siècle dépasserait cent mille !

Quelques franciscains du XVIIe siècle, dont les écrits ont été assez largement distribués en leur temps, ont été jugés ici de moindre intérêt mystique : ils ont simplement pu avoir la volonté de ne rien publier ou s’en tenir à l’exposé qui leur était demandé de prémices spirituelles ; sans compter ceux — prédicateurs, missionnaires auprès du peuple chrétien, etc. — qui se situent d’emblée hors de notre objet.

Liste d’auteurs spirituels : observants, récollets, tertiaires réguliers (XVIIe et XVIIIe siècles)

Dans cette foule, nous avons donc opéré un choix sévère en ne retenant que des textes de qualité très exceptionnelle. Les noms des auteurs mystiques auxquels nous avons consacré un chapitre figurent ici en caractères gras suivis d’un astérisque *, sans autre indication.

Toujours en caractères gras, mais sans astérisque figurent les noms de quelques AUTEURS SPIRITUELS NOTABLES, rassemblés sous ce titre dans la section qui suit la présente liste, ou bénéficiant d’une étude dans « Un Grand Siècle franciscain à Paris ». Rencontrés lors de notre quête (et donc probablement lors de toute entreprise à même fin), ces derniers illustrent le cadre dans lequel prennent place les mystiques que nous avons retenus, ce qui méritait une notice dans le Dictionnaire de spiritualité ; souvent bons orateurs, ils contrastent avec des mystiques dont l’écriture à visée intime fait fi de tout « beau style ».

Observants

Bonaventure Barbaza, DS 5. 1638 : La voie étroite… 1731 « les exposés sur la pauvreté et la sainteté sont des meilleurs ».

Charles de Marin, DS 5. 1635 : « Traité pittoresque […] contemplation […] » L’horologe spirituel…, 1606.

Claude Frassen († 1711), DS 5. 1137 : La Règle du tiers ordre…, La conduite spirituelle…, 1666, « il contient aussi (IIIe partie, chap. iii) un véritable traité de mystique » ; DS 5. 1638.

Claude-Robert Husson († apr. 1781), DS 5. 1401 : La parfaite oraison…, Nancy, 1763, DS 5. 1638 : « l’un des bons ouvrages sur l’oraison parus au XVIIIe siècle ».

François Leroux (1696), DS 5. 1637 : Traités spirituels et mss.

Henri Castella, DS 5.1635 : « un ouvrage mystique », Les Sept Flammes d’amour…, 1609.

Léger Soyer († 1662), DS 5. 1634 : « plusieurs traités et retraites […] enseignement ascétique ». 

Martin Meurisse († 1644), DS 5. 1637 : « évêque, historiographe, théologien et auteur spirituel ».

Matthieu Viste († 1675), DS 5. 1635 : « saint frère laïc […] témoignage La Vie de…, Toulouse 1680 ».

Melchior de Flavin († 1580), DS 5. 1634 : « de Toulouse […] sans doute le meilleur spirituel de l’observance au XVIe siècle ; DS 5. 408 : « nombreux ouvrages dont Catholica enarratio… ».

Pierre David († apr.1666) *

Récollets

Archange Enguerrand († 1699) *

Barnabé Saladin († apr. 1702), DS 14. 232 : nombreux ouvrages dont La Véritable Spiritualité

Chérubin de Sainte-Marie Ruppé († apr. 1702), DS 13. 1134 : La Véritable Dévotion à la Mère de Dieu, 1672, (2 vol.), réédité plusieurs fois.

Éloi Hardouin de Saint-Jacques († 1661) *

Fulgence Lamothe († 1674), DS 5. 1643 : Conduite…, Exercices…, Méditations… Tulle 1662, 1671, 1674.

Jacques d’Embrun († 1646), DS 5. 1641 : Les Maximes… « Exquise floraison de l’humanisme dévot ».

Maximien de Bernezay († apr. 1685) *

Pascal Rapine de Sainte-Marie († 1673), DS 13. 125 : « théologien, historien, moraliste, touche à la spiritualité » dans sa trilogie Le Christianisme… 3 fois 3 tomes 1655/59 ; DS 5. 1639 : « connaissance extraordinaire […] le plus considérable parmi les récollets ».

Pierre Guillaume de Troyes, DS 6. 1264 : quatre ouvrages, Méditations

Séverin Rubéric († apr. 1625) *

Victorin Aubertin († 1669) *

Tiercelins

Ambroise de Lisieux, Pazzelli, note bibliographique 1.

Apollinaire de Valogne, Pazzelli, note bibliographique 2.

Archange de Saint-Gabriel de Rouen (†1700), DS 5. 1647 : « a énormément écrit » dont L’Esprit de l’Évangile… en 5 vol., « œuvre spirituelle de valeur » ; † c.1704, Pazzelli, note bibliographique 3.

Célestin de Soissons, Pazzelli, note bibliographique 4.

Elie Harel († 1823), apologiste, L’Esprit du sacerdoce 1818, « C’est par ce traité de sainteté sacerdotale que s’achève avec honneur l’histoire littéraire de la spiritualité franciscaine des 17e et 18e siècles. » ; Pazzelli, note bibliographique 16.

Elzéar des Dombes, DS 5. 1645 : « De Vincent Mussart inséparable… », La Sainte Accadémie… Lyon 1657 ; Pazzelli, note bibliographique 5.

Hippolyte Hélyot († 1716), Pazzelli, note bibliographique 15.

Hyacinthe de Neufchatel, Pazzelli, note bibliographique 6.

Irénée d’Eu, Pazzelli, note bibliographique 7.

Jean-Chrysostome de Saint-Lô († 1646) * [et Jean de Bernières († 1659)] ; Pazzelli, note bibliographique 8.

Jean Aumont « vigneron de Montmorency » (1608-1689) *

Jean-Marie de Vernon († apr.1686) *

Martial du Mans († 1680), DS 5. 1647 : LAlmanach spirituel de 1646 à 1672, utilisé par Pascal ; Pazzelli, note bibliographique 10.

Oronce de Honfleur, Pazzelli, note bibliographique 11.

Paulin d’Aumale († apr.1694) * ; Pazzelli, note bibliographique 12.

Vincent de Rouen († 1658), DS 5. 1646 : Exercice de l’homme intérieur…, 1650, « l’un des grands livres spirituels du siècle… » ; DS 16. 863 : De « style abondant, souvent imagé. » ; Pazzelli, note bibliographique 14.

Vincent Mussart (ou V. de Paris) († 1637), DS 5. 1644 : Annotations…, Théologie mystique…, mss. ; Pazzelli, note bibliographique 13 ; voir « Un Grand Siècle franciscain à Paris », § 3.1. Vincent Mussart (1579-1637).

CONGRÉGATIONS FÉMININES :

Jeanne de Jésus de Neerinck († 1648)

Ana Maria de San José († 1632)*

Anne-Marie du Calvaire († 1673)*

Françoise de Saint-Bernard (dans J.-M. de Vernon)

Germaine d’Armaing (contre-exemple !)

Catherine de Bar († 1698)*

Une liste capucine inépuisable

Relevons parmi les noms connus que nous avons écartés (ne figurant que dans la liste alphabétique) : Angélique d’Allègre, Archange Ripault, Archange de Saint-Gabriel, Basile de Soissons, Chrysostome Libote de Liège, Daniel d’Anvers, Laurent de Paris, Philippe d’Angoumois, Sébastien de Senlis, Yves de Paris.

Liste alphabétique d’auteurs spirituels capucins (XVIIe & XVIIIe siècles)

Adalbert de Munich († 1719), DS 12. 2718 : dévotion des « Quarante-heures ».

Adrien de Nancy († 1745), DS 1. 224 : écrits dogmatiques.

Agathange de Bourges, DS 1. 250.

Albert de Bois-le-Duc († 1740), DS 1. 283 : prédicateur et fondateur en Flandre, défend la communion, publications en flamand.

Alexandrin de La Ciotat († 1706)*

Alphonse de Chartres († 1687), DS 1. 355 : prédicateur théologien actif à Paris, Demonstrationes evangelicae…, Paris 1663, 1666 (2 vol.), Les Justes Sentiments de la piété…, Paris 1684.

André de Macon († 1700), DS 1. 557 : La Communion journalière, Paris 1690.

Angélique d’Allègre († 1670), DS 1. 578 : Le Chrétien parfait…, Paris 1665.

Anselme de Larrazet († 1684), DS 1. 698 : La Dévote Olympie, Toulouse 1682.

Archange de Pembroke († 1632)*

Archange de Valognes († 1651), DS 1. 841 : prêche en Angleterre, Le Directeur fidèle…, Rouen 1637.

Archange Ripaut († 1650), DS 1. 839 : provincial de Paris Abomination des abominations…, Paris 1632, contre les illuminés, etc.

Basile de Soissons († 1698), DS 5. 1380 : Conduite…, Paris, 1686 ; devient : La Science de bien mourir, Paris 1695.

Benoît de Canfield († 1610)*

Bernardin de Paris († 1685), DS 1. 1516 : « esprit d’une rare élévation » ; bibliogr. de ses nombreux ouvrages, dont deux réédités (L’Esprit de saint François, 1880) ; DS 5. 1378 : « mériterait une étude ».

Bonaventure de Bruxelles († 1633), DS 5. 1383 : « s’attache aveuglément à la Passion ».

Bonaventure d’Ostende († 1771), DS 1. 1857 : « vulgarisateur spirituel très renommé ».

Célestin de Mont-de-Marsan († 1650), DS 5. 1380 : Petit manuel de théologie mystique.

Charles Le Boulanger, DS 5. 1380 : Traités

Chrysostome Libote de Liège, DS 5. 1380, Flambeau des vertus…, Liège, 1660.

Constantin de Barbanson († 1631)*

Cyprien de Gamaches († 1679), DS 2. 2669 : Mémoires (de Londres, publ. 1881), œuvres ascétiques.

Daniel d’Anvers († 1676), DS 3. 14 : Méthode facile pour apprendre l’oraison, Lille, 1664, souvent réédité.

Éloy Hardouin de Saint-Jacques († 1661)*

François de Chambéry († 1634), DS 5. 1033 : œuvre latine ascétique.

François-Joseph du Tremblay, « Père Joseph » († 1638)*

François de Toulouse, DS 5. 1097 : missionnaire dans les Cévennes, œuvres nombreuses ; « nous ne sortons guère de la vie purgative ».

Georges d’Amiens († 1661), DS 6. 236 : théologien humaniste.

Gregorio da Napoli († 1641)*

Héliodore de Paris († 1690), DS 7. 144 : apologiste moraliste et ascétique.

Honoré de Cannes († 1694), DS 7. 718 : prédicateur de missions populaires, livres spirituels.

Honoré de Champigny ou de Paris († 1624)

Jacques d’Autun †1678, DS 8. 27 : culture théologique, touche à la spiritualité, œuvres nombreuses.

Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc († 1635)*

Jean-Évangéliste d’Arras († 1654), DS 5. 1376 : poète, recueil de chants.

Jean-François de Reims († 1660)*

Joseph de Carabantes († 1694), DS 8. 1337 : missionnaire en Amérique.

Joseph de Dreux († 1671), DS 8. 1338 : Solitude séraphique…, 1671, ascétique ; Courte méditation ascétique…, bibl. capucins ms. 1545, 1887.

François-Joseph du Tremblay, « Père Joseph » († 1638)*

Laurent de Paris († 1631)

Léandre de Dijon († 1667), DS 9. 442 : « traités de théologie spirituelle […] immenses [demandant une] courageuse lecture », Les Vérités de l’Évangile…, 1661, 2 vol., aborde « le silence et le sommeil mystique » — mais de façon très oratoire si nous en croyons notre sondage.

Louis-François d’Argentan († 1680)

Marc Bauduen († 1692), DS 5. 1380 : Vies… et ouvrages « divers ».

Martial d’Étampes († 1635)*

Maurice de Toulon († 1668), DS 5. 1380, Le Capucin charitable.

Nicolas de Dijon († 1696), DS 11. 270 : sermons ; « adversaire du quiétisme » et peut-être directement de Madame Guyon, DS 12. 2718 : dévotion des « Quarante-heures » ; DS 2811 : contre le quiétisme.

Paul de Lagny († 1694)*

Paul de Marseille, DS 5. 1380 : Flammes d’amour divin, Marseille 1659.

Paul de Montaigu, DS 12. 575 : Les Jours divins, 8 vol., 1670-1672, humaniste moraliste.

Paul de Virton, DS 5. 1380.

Philippe d’Angoumois († 1638)

Pierre de Poitiers († 1683)*

Sébastien de Senlis († 1647), DS 14. 485 : moraliste ou auteur spirituel ? La Philosophie des contemplatifs, Le Flambeau du juste…

Simon de Bourg-en-Bresse († 1694)*

Vincent d’Orléans († 1680), DS 16. 832 : « écrivain spirituel secondaire ».

Yves de Paris († 1678)

Zacharie de Lisieux († 1661), DS 16. 1583 : œuvres satiriques et théologiques.

Annexe II : ESSOR ET MATURITÉ CAPUCINE

Il existe un nécrologe couvrant exactement un siècle depuis le décès à Paris du premier capucin. On ne peut ici que mentionner son intérêt pour retrouver des informations précises sur les quelque 1500 figures qu’il contient. Il permet surtout de mieux pénétrer l’esprit qui les animait. Nous en donnons ici une brève description.

Les mesures de la troisième colonne du tableau (« nombre total de couvents » en France) correspondent à sept dates (« années » réparties inégalement)0 : elles traduisent l’essor initial, suivi d’une stagnation à partir du milieu du XVIIe siècle, enfin d’un tarissement au XVIIIe siècle. Le maximum n’est atteint que fort tardivement (405 couvents en 1715), lorsque le processus d’accumulation des populations conventuelles est achevé : le vieillissement associé à un tarissement des vocations est alors tel que les décès égalent les entrées (probablement les dépassent, se traduisant par une diminution de l’effectif moyen par couvent qui n’est pas prise en compte institutionnellement).

La quatrième colonne (« créations annuelles », soit la dérivée première) indique que le maximum de ces créations se produit très tôt (valeur 9, 43, calculée sur la période couvrant les 14 années 1610 à 1624 soit à situer en 1617 environ0). On observe ensuite une loi de décroissance linéaire à partir du maximum.

La cinquième et dernière colonne (« création annuelle rapportée au nombre de couvents », soit en quelque sorte un indice de fécondité ou dérivée seconde) est constamment décroissant depuis l’élan initial en terrain vierge jusqu’à l’inertie en situation de saturation géographique. Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, cet indice de fécondité est inférieur au pour cent et il devient même légèrement négatif (disparition de couvents) au siècle suivant.

Cette exploitation des données et de leurs dérivations souligne le délai qui s’écoule entre « l’observable » et ses causes, entre la date de 1715 où le nombre de couvents atteint son maximum et celle de 1617 où le nombre de créations annuelles était à son maximum. Il a fallu près d’un siècle pour rendre l’effondrement évident au niveau visible, structurel. Mais la perte de vitalité s’était produite beaucoup plus tôt : dès la fin du premier quart de siècle.

Par ailleurs, nous avions observé précédemment que la plus forte concentration des publications retenues se situe autour de 1635 (v. « tableau de présentation synchronique selon les œuvres »). L’écart de 18 ans avec la date de 1617 confirme qu’il faut en moyenne deux décennies entre l’entrée massive en religion (correspondant à un maximum de créations de couvents) et la maturité requise pour qu’un individu mystique puisse expliciter l’expérience spirituelle acquise (correspondant au maximum de publications).

Cette analyse montre ce que l’on peut déduire de quelques chiffres institutionnels (nombre de couvents en France à sept dates). On confirme ici une dynamique ralentie très tôt, ce qui est tout à fait conforme à l’intuition plus générale de Bremond qui situait une « invasion mystique » au tout début du siècle suivie rapidement d’une « réaction » contraire.



Annexe III : FILIATIONS CAPUCINES ET INFLUENCES

Ce tableau esquisse des relations « verticales », qui s’apparentent parfois à de véritables filiations. Il développe le seul cas bien établi : Martial d’Étampes reçoit l’habit des mains de Benoît de Canfield et aura une grande influence sur Jean-François de Reims, son « disciple », ce que l’on indique en première colonne : « Benoît de Canfield > Martial d’Étampes > Jean-François de Reims ». Ces figures capucines sont soulignées. Hors filiation, l’ermite H. Jaspart aurait influé sur J.-F. de Reims comme sur des membres du groupe mystique normand. Les titres partiels des œuvres mystiques importantes figurent en italiques avec la date de leur première édition.


*Benoît de Canfield

(1562-1610)

Angleterre, Paris, Orléans

Règle de perfection (1608-1609, …)

>

Mystiques du Nord

>

*Martial d’Étampes

(1575-1635)

Orléans, Meudon, Paris, Troyes, Amiens

Traité très facile (1630, …)

L’Exercice des trois clous (1635)

>

Hubert Jaspart

(1582-1655)

Prêtre ermite près de Mons

Solitude intérieure… (Mons, 1643)

> J.-F. de Reims

>

*Jean-François de Reims

(?-1660)

Reims, Paris

La Vraie Perfection… (1635, …, 1660, …)

>

Louys-Épiphane, abbé d’Estival

(1614-1682),

Verdun, Normandie, Toul

Conférences mystiques… (1676)

Correcteur de la Solitude intérieure

(rééd. Paris 1678, …)

< >

de *Catherine de Bar, Mère du Saint-Sacrement (1614-1698) et de ses « filles »

Jean-Baptiste de la Salle

(1651-1719)

Né à Reims, fondateur de l’Institut des Frères des écoles chrétiennes

Successeurs du groupe mystique normand



Annexe IV : L’IMPORTANCE DES BRANCHES FRANCISCAINES en France au XVIIe siècle

Colonne 1

2

3

4

5

6

Dénomination

(branche)

Provinces

Maisons

Religieux

Religieux

%

(moyenne)

Nb

(qualité

= Nb/%)

1. Observants


83

>82

1980

>2280

>36363



>34



1

2. Réformés




>35

30

>720

>13902



>13


3. Déchaux




>16

100

> 340



>6569



>6


4. Récollets



>21

3

> 422



>9156



>9

(5 ?)



5

(1, 00)

OBSERVANCE

88

>154

2113

> 3762

c. 35000

> 65990

c. 33

>61 (c. 47)


5. Conventuels

31

>31

c. 900

> 952

c. 12000

> 15190

c. 11

>14

(13)


6. Capucins

19

>57

315

> 1647

c. 3600

> 27336

c. 4

>26

(c. 15)



10

(0, 67)

Grand TOTAL

138

>242

3328

> 6361

c. 50600

> 108516

c. 47

>100

(74)



16

(0, 16)

7. tiers ordre Régulier

>20

> 217

>3991

>4

(c. 3)

5

(1, 67)

PROVINCES, MAISONS ET RELIGIEUX SELON LES DÉNOMINATIONS











































Compte tenu de l’exploitation de chiffres dispersés dans une source unique (hors T.O.R.), de chiffres discutables… et surtout de la complexité du tableau dont le caractère très synthétique nuit à sa compréhension malgré nos explications qui le suivent, nous avons rejeté en dernière annexe cette première évaluation quantitative de la foule franciscaine française du XVIIe siècle.

Le tableau précédent de populations par branches franciscaines est construit à partir des données avancées par I. Iriarte0. Ses chiffres, relevés vers 1580 puis vers 1680, correspondent bien au début et à la fin de la période sur laquelle se porte notre étude. Nous rassemblons ces données en un seul tableau qui devient chargé et donc rébarbatif.

D’une telle estimation approximative de la foule franciscaine du XVIIe siècle en France par branches, provinces, maisons, nombre de religieux, « qualité mystique », nous déduisons deux points :

1. Quatre branches majoritaires sont très peu actives sur le plan spirituel et stable en nombre. Elles représentent les deux-tiers de l’effectif franciscain. Trois branches minoritaires forment le dernier tiers, pourtant le plus vivant et fertile puisque c’est en leur sein que se retrouvent tous nos mystiques. C’est un constat inattendu !

2. L’extraordinaire « qualité » mystique du Tiers Ordre régulier.

Considérons pour l’instant les colonnes 1 à 4 : dénominations, provinces, maisons, religieux. Elles traversent 11 lignes : numéros de colonnes, leurs intitulés, les quatre branches de l’observance et leur total « OBSERVANCE », les conventuels et les capucins, le « grand TOTAL », le Tiers Ordre régulier.

Ces colonnes indiquent selon les dénominations (col. 1) des effectifs très variables (col. 4). Il en est de même selon les dates : au sein de chaque case de la colonne 4 figurent généralement deux chiffres, le premier établi vers 1580, le second vers 1680, placé en dessous et précédé du sigle indiquant une évolution « > ».

On note la population immense de 108 000 franciscains toutes branches confondues à la fin du siècle, dont 27 000 capucins, 10 000 récollets et 4000 membres du TOR. On note aussi les dynamiques très variables.

Ajoutons une colonne 5, normalisant les valeurs par rapport au plus grand TOTAL, qui se produit vers 16800, ce qui rend les comparaisons plus faciles à apprécier. Tous les pourcentages normalisés sont arrondis au pour cent supérieur. Ces pourcentages sont enfin accompagnés d’estimations de moyennes (valeurs soulignées mises entre parenthèses).

Ajoutons enfin la colonne 6, qui tire cette fois parti de notre sélection de figures mystiques. Elle indique le nombre « Nb » de figures disposant d’un chapitre dans notre anthologie, ainsi que d’un indice de « qualité » estimé par branche (valeurs non normalisées, entre parenthèses, égales au rapport entre le nombre de figures mystiques et celui des religieux en % normalisés).

On compare par branche les nombres de figures mystiques aux populations, ce qui vérifie qualitativement les deux points précédents. En particulier sur 21 mystiques, 10 sont capucins, 5 récollets, 5 du TOR, un seul observant…

On peut toutefois pousser l’analyse en la quantifiant par comparaison entre branches (les lignes du tableau) et entre dates (figurant au sein de chaque case, séparée par le sigle « > »)0.

On démontre ainsi assez rigoureusement l’extrême importance d’un milieu qui doit être favorable pour épanouir une vie intérieure, les « aînés » aidant les jeunes « novices ». C’est bien la justification profonde de toute « religion » au sens de communautés humaines vivantes dont les membres s’entraident mutuellement. On comprend alors fort bien l’effet dévastateur du climat « anti-mystique » de la fin du siècle : il détruit de délicats et minoritaires regroupements féconds qui ne sont plus rassemblés autour de pratiques, même si ces dernières ne sont pas par elles-mêmes essentielles.

Les implications toujours actuelles de cette conclusion excuseront peut-être l’approche quantifiée brutalement (« indice de qualité », etc.) d’un phénomène d’essence spirituelle et l’incertitude sur les données chiffrées de départ. C’est un premier « brouillon » qui appelle révision.

INDEX GÉNÉRAL DES TROIS TOMES

Cet index vient en complément des tables des matières. Il est sélectif et se limite généralement au texte courant hors citations. Il privilégie des noms propres de figures et de lieux ainsi que les titres des œuvres (en italique).



TABLE DES MATIÈRES DES TROIS TOMES


Dominique Tronc 1

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 1

TOME I 1

Introductions 1

Florilège issu de Traditions franciscaines 1

(Observants, Tiers ordres, Récollets) 1

Dominique Tronc 2

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 2

TOME I 2

Introductions. 2

Florilège issu de Traditions franciscaines 2

(Observants, Tiers ordres, Récollets). 2

PLAN DE LA SÉRIE 3

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 3

I. 3

Introductions & Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants,Tiers ordres, Récollets). 3

II. 3

Florilège de figures mystiques de la réforme Capucine. 3

III. 3

Figures mystiques féminines, Minimes, Un regard sur les héritiers. 3

Le cadre historique. 3

Remerciements 4

INTRODUCTION 5

Présentation générale 5

Un choix « mystique » 7

Résumé de l’ouvrage 9

Tome I. Introduction & Figures mystiques des traditions franciscaines 9

Tome II. Figures mystiques de la réforme capucine 10

Franciscaines, minimes, regard sur les héritiers. Cadre historique. 13

PRÉSENTATION SYNCHRONIQUE SELON LES ŒUVRES DES 16

PRINCIPAUX MYSTIQUES TOUTES BRANCHES CONFONDUES 17

L’humus 18

Figures mystiques du XIVe au XVIe siècle 18

Premier essor 19

Familles franciscaines 20

Les Flandres : Harphius. 21

L’Italie : François de Paule. 23

L’Espagne : Bernardino de Laredo et Pierre d’Alcantara 23

Missionnaires en France 25

Familles, réformes, réseaux et branches franciscaines 26

TABLE DES FAMILLES FRANCISCAINES 28

ET DE LEURS INFLUENCES 29

UN ARBRE DES RÉFORMES DE L’ORDRE DES FRÈRES MINEURS 30

UNE 31

FIGURES MYSTIQUES DES TRADITIONS FRANCISCAINES AU XVIIe SIÈCLE 34

OBSERVANTS. 36

Pierre Petit (vers 1530) 37

Pierre David (-1672) 38

Les saints exercices des dix jours 38

TERTIAIRES REGULIERS ET LAICS 42

La règle commentée par Denys le chartreux et Vincent Mussart 43

Billets de Noël 45

UN PORTRAIT DU BON PÈRE CHRYSOSTOME 47

[image à placer ici pleine page, car le portrait est attachant] 47

Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) 48

L’influent sieur de la Forest (1563-1628) 48

Le maître caché des mystiques normands 49

Divers Traités spirituels et méditatifs (1651) 51

Divers exercices de piété et de perfection (1654/5) 55

La postérité 61

Jean de Bernières (1602-1659) 62

Laïc du Tiers Ordre franciscain 62

La direction par le Père Chrysostome 62

Une vie active au service de la charité 64

« Dieu est et vit, et cela me suffit » 66

Le Chrétien intérieur 67

Trois lettres à « l’ami intime » 75

Catherine de Bar (1614-1698) 78

La direction de Catherine de Bar par Chrysostome 78

La fondatrice 85

Jean Aumont (1608-1689) 91

Le « pauvre villageois » 91

L’Agneau occis dans nos cœurs (1660) 91

L’école du Cœur 103

PRINCIPAUX ANIMATEURS DE L’ÉCOLE DU CŒUR 103

Jean-Marie de Vernon († apr. 1686) 107

Conduite chrétienne et religieuse selon Marguerite du Saint sacrement 108

La vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard 111

Paulin d’Aumale († apr. 1694) 114

Discours du Dieu seul 115

Autres traités dont le Traité du pur amour 118

RECOLLETS. 120

Séverin Rubéric († après 1625) 121

Isolé en Guyenne 121

La voie d’amour (1623) 121

Victorin Aubertin (1604-1669) 126

Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur (1667). 126

Eloy Hardouin de S. Jacques (1612 ?-1661) 133

Archange Enguerrand (1631-1699) 144

Le « bon religieux » 144

Clarté, rigueur, profondeur 146

L’Exercice intérieur 172

Maximien de Bernezay 173

Traité de la vie intérieure contenant les principaux moyens (1685) 173

Traité de la vie intérieure, où l’on donne une conduite... (1685) 178

Dominique Tronc 189

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 189

TOME II 189

Florilège de figures mystiques de la réforme Capucine. 189

PLAN DE LA SÉRIE 190

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 190

I. 190

Introductions & Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants,Tiers ordres, Récollets). 190

II. 190

Florilège de figures mystiques de la réforme Capucine. 190

III. 190

Figures mystiques féminines, Minimes, Un regard sur les héritiers. 190

Le cadre historique. 190

Florilège de figures mystiques de la réforme Capucine. 191

LES FONDATEURS 193

Benoît de Canfield (1562-1610) 194

La vie d’un anglais converti 194

La Règle de perfection 195

TROIS DEGRES DE LA DIVINE VOLONTÉ 200

Seconde partie [de la Reigle] : De la volonté intérieure de Dieu. 201

Troisième partie [de la Reigle]. De la volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie superéminente. 206

Une réformatrice disciple de Canfield : Marie de Beauvilliers (1574-1657) 235

Archange de Pembroke (†1632), dirige la Mère Angélique 245

Joseph de Paris (1577-1638) , « l’Éminence grise ». 248

Martial d’Étampes (1575-1635) 252

Un maître artisan tout intérieur 252

Traité très facile (1630) 253

L’Exercice des trois clous (1635) 258

Jean-François de Reims (†1660) 260

Disciple de Martial, initiateur mystique 260

La vraie perfection (1635) 260

Deux Instructions 262

Des Capucins spirituels 269

Honoré de Champigny [ou de Paris] (1566-1624) 269

Laurent de Paris (1563 ?-1631) 269

Philippe d’Angoumois (†1638) 271

Yves de Paris (1588-1678) 272

Louis-François d’Argentan (1615-1680) 272

UNE EXTENSION EUROPÉENNE 274

Gregorio da Napoli (1577-1641) 275

La Dottrina mirabile de l’amour (c. 1622) 275

Constantin de Barbanson (1582-1631) 279

Un spéculatif flamand d’expression française 279

Extraits du ms. intitulé Secrets sentiers de l’esprit divin. 281

Extraits des Secrets sentiers de l’amour divin (1623) 284

Deux chapitres des Secrets Sentiers de l’amour divin sur l’union active 287

Extraits de l’Anatomie de l’âme (1635) 295

Jean-Évangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635) 305

« Jean de la Croix néerlandais » 305

Le Royaume de Dieu dans l’âme (1637) 306

LES DÉFENSEURS DU VÉCU MYSTIQUE 318

Pierre de Poitiers (-1683) 320

Conseiller des puissants et défenseur des mystiques 320

Le Jour mystique (1671) 321

Livre premier. De la nature de l'oraison mystique, et de l'excessive activité ou propriété d'images. 322

Livre second. De la foi nue, tant divine qu'humaine, et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l'âme. 335

Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l'oraison mystique. 337

Livre quatrième. De l'oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût. 341

Simon de Bourg-en-Bresse (†1694) 345

Les Saintes Élévations (1657) 345

Paul de Lagny (†1694) 361

Missionnaire visiteur 361

Exercice méthodique… (1658) 361

Le Chemin abbrégé de la Perfection (1673) 365

Alexandrin de La Ciotat (1629-1706) 375

Le Parfait Dénuement de l’âme contemplative (1680) 375

Dominique Tronc 381

Jean-Marie Gourvil & Pierre Moracchini 381

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 381

TOME III 381

Figures mystiques féminines. Minimes. Un regard sur les héritiers. 381

Le cadre historique. 381

PLAN DE LA SÉRIE 382

LA VIE MYSTIQUE CHEZ LES FRANCISCAINS DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE 382

I. 382

Introductions & Florilège issu de Traditions franciscaines (Observants,Tiers ordres, Récollets). 382

II. 382

Florilège des figures mystiques de la réforme Capucine. 382

III. 382

Figures mystiques féminines, Minimes, Un regard sur les héritiers. 382

Le cadre historique. 382

Figures mystiques féminines, Minimes, Un regard sur les héritiers. 383

Le cadre historique. 383

Avertissement 383

FRANCISCAINES 384

Ana Maria de San José (1581-1632), clarisse 387

Anne-Marie du Calvaire (1644-1673), clairette 391

Germaine d’Armaing, un contre-exemple 396

MINIMES 398

Nicolas Barré (1621-1686) 399

Frère minime et poète 399

Boniface Maes (1627-1706) 401

Théologie mystique (1668) 401

UN REGARD SUR LES HÉRITIERS 406

Les successeurs dans « l’école de l’amour pur 406

Ambroise de Lombez (1708-1778) 408

Jeanne de la Nativité [Le Royer] (1731-1798), clarisse. 411

Oraison sans le faire exprès ! 411

LE CADRE HISTORIQUE 413

LE FRANCISCANISME ET L’INVASION MYSTIQUE. [Jean-Marie Gourvil] 413

UN GRAND SIECLE FRANCISCAIN A PARIS (1574-1689) [P. Moracchini] 415

1) L’héritage médiéval 417

1.1) Le Grand couvent des cordeliers 418

1.2) L’Ave Maria 423

1.3) Les cordelières du faubourg Saint-Marcel (ou de la rue de Lourcine) 426

2) Les capucins 428

2.1) Saint-Honoré 431

2.2) Saint-Jacques 437

2.3) le couvent du Marais 440

3) La réforme du tiers ordre régulier 444

3.1) Vincent Mussart (1570-1637) 444

3.2) Les débuts de la réforme du tiers ordre régulier 446

3.3) Le couvent de Picpus 448

3.4) Le couvent de Nazareth 450

3.5) Le couvent de Belleville 453

4) les récollets 453

4.1) Aux origines de l’établissement des récollets à Paris 454

4.2) Le couvent du faubourg Saint-Laurent 458

4.3) La résidence du faubourg Saint-Germain 462

5) les implantations féminines au XVIIe siècle 463

5.1) les Capucines 463

5.2) Les Élisabéthines 467

5.3) Les ‘Petites cordelières’ 469

5.4) Les Annonciades 470

5.5) Les Récollettes du faubourg Saint-Germain 473

5.6) Les communautés sous l’Ordinaire 474

6) Le tiers ordre séculier. 475

7) La famille franciscaine 476

8) La fin d’un grand siècle 478

LES COMMUNAUTES FRANCISCAINES A PARIS, ENTRE 1650 ET 1660. Classement selon l’appartenance institutionnelle 481

LES COMMUNAUTES FRANCISCAINES A PARIS, VERS 1650. Répartition géographique 482

NECROLOGE DES CAPUCINS DE LA PROVINCE DE PARIS [Dominique Tronc] 483

ANNEXES 486

Annexe I : TURBA MAGNA 486

Liste d’auteurs spirituels : Observants, Récollets, du Tiers Ordre régulier (XVIIe & XVIIIe siècles) 486

Une liste capucine inépuisable 489

Annexe II : ESSOR ET MATURITÉ CAPUCINE 492

Annexe III : FILIATIONS CAPUCINES ET INFLUENCES 494

Annexe IV : L’IMPORTANCE DES BRANCHES FRANCISCAINES en France au XVIIe siècle 495

INDEX GÉNÉRAL DES TROIS TOMES 498

TABLE DES MATIÈRES DES TROIS TOMES 499

FIN 503


FIN

1Notre appréciation est réservée sur Laurent de Paris (malgré M. Dubois-Quinard, Laurent de Paris, une doctrine du pur amour…, 1959) ou sur Louis-François d’Argentan (malgré son travail d’éditeur et d’imitateur de Bernières), figures auxquelles nous réservons quand même deux entrées. Mais nous omettons Philippe d’Angoumois, Sébastien de Senlis, Yves de Paris et bien d’autres. On les retrouvera dans les listes figurant en annexe à la fin du tome troisième. Certains auteurs aux éditions devenues rares n’ont pu être consultés.

2Les fonctions de gardiens, définiteurs, etc., sont les données assez abondantes, sûres et datées, que l’on trouve dans les nécrologes et les chroniques des Ordres.

3Notre choix des figures par découverte directe des œuvres n’a pas tenu compte de telles caractéristiques « sociales ». S’ensuit l’omission de figures connues, car humainement visible. L’élagage a laissé la place nécessaire pour mettre en valeur des figures demeurées discrètes, s’agissant souvent des maîtres de novices « oubliés » (l’observation est postérieure à leur choix !)

4Benoît de Canfield, capucin, est né en 1562 : c’est l’ancien, l’initiateur célèbre par sa Règle (1608). À l’autre bout de la chaîne, Alexandrin de La Ciotat, capucin, auteur du Parfait dénuement (1680), meurt en 1706, et Maximien de Bernezay, récollet, auteur d’un beau Traité de la vie intérieure (1686), pourrait lui avoir survécu.

5Nous rétablissons aussi un équilibre souvent rompu entre les premiers arrivés, très favorisés dans les histoires de la spiritualité, et leurs successeurs souvent oubliés (car moins novateurs… ou jamais abordés en profondeur par suite du décès presque inopiné de leurs historiens potentiels ; cas de Bremond et de Cognet).

6Angèle de Foligno, Le Livre de l’expérience des vrais fidèles, Droz, 1927, p. 53, « Dans la basilique d’Assise ». Notre anthologie privilégie ce qui est proche par l’esprit des textes d’origine italienne assemblés en « parte terza » des Mistici francescani, secolo XIII, XIV, XV (trois ouvrages fondamentaux publiés aux Editrici Francescane).

7Interview de Fr. Willibrord figurant au début de « L’école Saint-Honoré » du Fr. Godefroy de Paris, Cahiers de spiritualité capucine, no 2, 1995, p. 10.

8Dernières citations extraites du Dictionnaire de spiritualité, tome 5, dont en colonne 1294 [DS 5.1294].

9Bremond, Histoire du sentiment religieux…, t. II, « L’invasion mystique », 142.

10Ce défricheur de l’expression mystique de langue française, qui oriente encore de nos jours toute approche de synthèse du XVIIe siècle religieux, consacre environ soixante pages à l’humaniste Yves de Paris (sur lequel nous passerons rapidement), mais seulement quarante pages au groupe constitué d’Ange de Joyeuse, Benoît de Canfield et Joseph de Paris, tandis que Constantin de Barbanson, Jean-Chrysostome de Saint-Lô, Pierre de Poitiers (trois figures majeures) ne bénéficient d’aucun traitement propre… Paul de Lagny est approché en moins de vingt pages. Par contre une centaine de pages porte sur les influences des capucins, lorsque les récits peuvent en être savoureux : tel celui de la difficile réforme du couvent de Montmartre par Marie de Beauvilliers, les évocations des figures du « simple » Jean Aumont ou de membres bretons de l’école cordiale. Comparées aux quatre mille pages couvertes par le Sentiment religieux, ces courtes excursions franciscaines soulignent le caractère hasardeux de la distribution proposée par le créateur de « l’école française de spiritualité » (ce dont il était conscient). Il est vrai que Sainte-Beuve concentrait toute l’histoire religieuse autour du seul Port-Royal ! Concluons (même si le grand Bremond mérite une longue note) : la plus grande méfiance est ici, comme en bien d’autres domaines, justifiée vis-à-vis de tout canon ordonnant l’approche des siècles passés. Faut-il, en sceptiques, penser que « cette notion des œuvres du passé est tout à fait illusoire […], mince sélection spécieuse, basée sur des vogues qui ont prévalu dans l’esprit des clercs » ? (citation empruntée à P. Ryckmans, placée en tête de son Su Renshan rebelle, peintre et fou, Paris-Hong Kong, 1970).

11Tarie ? Ou cachée par suite de l’anti-mysticisme régnant ! La figure spirituelle d’Ambroise de Lombez († 1778) offre une exception au Siècle des Lumières. Nous lui consacrerons exceptionnellement une notice pour ne pas laisser dans l’oubli ce capucin « tardif » précédant de peu la fin de l’Ancien Régime (tome III, « Un regard sur les héritiers »).

12Les quinze chapitres essentiels de la troisième et dernière partie sont disponibles suivant leur première version non corrigée et demeurée largement ignorée au XVIIe siècle (version dite « pirate ») : Benoît de Canfield, La Règle de perfection, quinze chapitres…, Arfuyen, 2009. L’ouvrage entier, beaucoup plus large, bénéficie de l’édition critique magistrale, malheureusement devenue introuvable et de lecture difficile, réalisée par Jean Orcibal.

13Un précédent volume de la collection « Sources mystiques » livre l’essentiel de l’œuvre mystique : Martial d'Étampes maître en oraison, Textes présentés par Joséphine Fransen et Dominique Tronc, éd. du Carmel, 2008.

14Ce point illustre la nécessité de décrire très précisément les très diverses éditions mises en circulation sous un même titre au XVIIe siècle (un autre exemple bien connu est offert par les libres compilations du Chrétien intérieur exploitant la correspondance de Jean de Bernières). S’ajoutent les libertés prises lors d’assemblages reliés par lots successifs dont les contenus peuvent différer.

15Second cas de symbiose entre les ordres capucins et bénédictins, après l’influence de Canfield sur Marie de Beauvilliers. Nous laissons de côté Baker à l’œuvre multiforme, latine et anglaise, alors que nous avons repris une partie de l’ouvrage de Marie de Beauvilliers associée à Benoît de Canfield.

16D’une cible.

17Seul le bénédictin de Saint-Maur Dom Claude Martin, fils de Marie de l’Incarnation du Canada, semble apporter à la même époque des éléments de valeur comparable (Questions ascétiques ainsi qu’une ébauche de défense des mystiques (ébauche en 1696 d’un Traité de la contemplation), au-delà du service insigne d’avoir sauvé les écrits de sa mère. Voir Dom Claude Martin, Les Voies de la prière contemplative, textes réunis et présentés par dom Thierry Barbeau, Solesmes, 2005.

18On sait qu’il n’en fut pas de même chez les carmélites, où les « dits » ou de « bonnes pages » de Madame Acarie, de la Mère Madeleine de Saint-Joseph, ainsi que de certaines religieuses, même mortes fort jeunes, furent partiellement édités dès le XVIIe siècle.

19Début, devenu célèbre, du titre de l’ouvrage centré sur la figure de Madame Guyon : L. Cognet, Crépuscule des mystiques, Bossuet-Fénelon, Desclée, 1958. Il suggère une interprétation réductrice de la vie mystique perçue comme dépendante d’une hiérarchie dionysienne devenue caduque.

20Prochainement dans cette même collection : des œuvres de Pierre de Poitiers, de Constantin de Barbanson, de Séverin Rubéric.

21La mise entre crochets signale un auteur et son œuvre hors famille franciscaine, mais sous influence (Marie de Beauvilliers est bénédictine, Jean de Bernières est laïc, ce dernier toutefois agrégé au Tiers Ordre franciscain, Nicolas Barré et Boniface Maes sont minimes, ordre distinct que l’on inclut parfois à tort dans la famille franciscaine). Les milieux féminins sont sous-représentés.

1Le terme de déclin voire de décadence est utile et résume une première appréciation globalement juste. On a cependant pu donner pour titre à l’étude de la littérature spirituelle de Gerson à Lefèvre d’Étaples (deuxième moitié du XIVe s. et début du XVe s.) : Le Siècle d’or de la mystique française : un autre regard (Y. Masur-Matursevich, Archè, 2004).

2P. GRATIEN, Histoire de la fondation et de l’évolution de l’Ordre des Frères mineurs au XIIIe siècle, 1928. L. IRIARTE, Histoire du franciscanisme, traduction, Cerf, 2004 et G.G. MERLO, Au nom de saint François, histoire des frères mineurs et du franciscanisme jusqu’au début du XVIIe siècle, traduction, Cerf, 2006.

3Dict. de spir. [DS] 1.1768/1843 (E. Longpré) ; Saint Bonaventure, présenté par V.-M. BRETON, Aubier, 1943 ; Dizionario Bonaventuriano…, a cura di Ernesto Caroli, Editrici Francescane, 2008. Immense bibliographie.

4DS 13.171/187 ; Ramon Llull, Obres essencials, Ed. Selecta, Barcelona, 2 vol., 1957 (outre l’attachant Libre d’Evast e d’Aloma e de Blanquerna, on peut se perdre au sein des immenses Arbre de ciencia et Libre de contemplacio).

5Jacopone de Todi, Chants de pauvreté, trad. S. et I. Mangano, Arfuyen, Paris, 1994 (v. avant-propos, p. 7-13 et l’éd. bilingue de huit laudes) ; J. PACHEU, Jacopone de Todi…, Tralin, 1914 (éd. bilingue de très nombreuses laudes, translitérée, facilitant le retour au texte par ailleurs modernisé) ; Iacopone da Todi, Laude, reprint a cura di Franco Mancini, Laterza, 1977 ; DS 8.20-26.

6Le Livre de l’expérience des vrais fidèles, texte latin publié d’après le manuscrit d’Assise par M.-J. FERRE, traduit avec la collaboration de L. BAUDRY, Droz, 1927. – Nombreuses éditions de l’« œuvre » latine dès 1502, puis traduites en français, mais ces mosaïques textuelles ne respectent pas l’ordre des « pas », défigurant l’autobiographie mystique. L’adaptation par Hello de 1868, souvent reproduite, affadit les termes en dépit de son style emphatique.

7De même, au Carmel, la réforme « externalisée » des déchaussés n’exclut pas celle des grands carmes, demeurée interne à l’Ordre, dans la réforme dite de Touraine.

8Instabilité très généralement observée en sciences exactes – ce qui conduit à rejeter la validité de graphes et des modèles qu’ils illustrent, censés rendre compte d’une réalité complexe, lorsque des filtrages à résolutions variables modifient leurs structures. En outre, on constate l’incapacité à réduire selon les deux dimensions du plan une représentation de multiples liens qui se croisent.

9DS 5.1304/14 (art. « Frères mineurs. II. Fondations et réformes franciscaines »).

10DS 5.1359/67.

11DS 5.1381/7 ; Analecta TOR 152 (1992) ; Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize, par le R.P. Jean Marie de VERNON, 1667.

12DS 5.1359/67.

13DS 7.358 (v. DS, 7.346/66, art. « Herp »). Sur les termes « essentiel », etc., v. DS 4.1346/66 (Deblaere).

14Harphius, Théologie mystique…, traduction (sur l’édition postérieure à la censure romaine) par J.-B. de MACHAULT, Paris, 1616, « Livre troisième intitulé […] paradis des Contemplatifs », 622-847, à laquelle nous empruntons les citations (pagination indiquée entre crochets).

15C. JANSSEN, « L’Oraison aspirative chez Herp », Carmelus, 1956, vol. III, 47.

16DS 7.361/4. – Deuxième section de la « Lettre sur les principes et les caractères des principaux auteurs mystiques », P. POIRET, Ecrits sur la Théologie mystique, Grenoble, Millon, 2005, 139-141.

17DS 5.1040/51 (François de Paule), DS 10.1239/55 (Minimes). Alessandro GALUZZI, Origini dell’ordine dei Minimi, Rome, 1967 (« Corona Laterensis », 11) ; Benoist Pierre et André Vauchez, Saint François de Paule et les Minimes, en France de la fin du XVe au XVIIIe siècle, Coll. « Perspectives historiques », Presses Universitaires François-Rabelais, 2010.

18DS 11. 1037/51, art. « Osuna » par Melchiades ANDRES. Éditions accessibles : Francisco de Osuna, Tercer abecedario espiritual, B.A.C., 1972 (v. « Introduccion general » du même Melchiades ANDRES, 1-117, suivie du Tercer abecedario, 118 à 644) ; Misticos Franciscanos Espanoles [M.F.E], B.A.C., vol. I, 1948, Cuarte abecedario ou Ley de amor santo, 217 à 684.

19Crisogono de Jesús, grand historien du Carmel, le préfère à Bernardino de Laredo, probablement pour cette fermeté structurelle : v. M.F.E., II, 1933, p. 24, note. On peut se demander si cela n’est pas dû au titre de l’œuvre de Laredo, Subida del monte Sion, qui souffre d’une comparaison involontaire avec le chef-d’œuvre postérieur de Jean de la Croix, de même nom. Les objectifs des deux textes sont en fait distincts, ce qui préserve à nos yeux tout l’intérêt de la première Subida.

20DS 10.904/5 ; Œuvre dans : Misticos franciscanos espanoles, vol. I, B.A.C, 1948 ; v. page 818 sur la « Infancia espiritual », ainsi que sa critique des ascètes, 772-775 : Y al fin triunfa de ellos un vanos deseo de mandar a los otros, « en eux triomphe à la fin un vain désir de commander les autres » : un Nicolas Doria opprimera Jean de la Croix.

21DS 1.389/91 ; Misticos…, vol. I, « Arte para servir a Dios ».

22Ibid., p. 158.

23Ibid., p. 175.

24DS 9.277/81 ; Misticos…, vol. II, Subida del monte Sion, p. 25-442.

25Fidèle DE ROS, Le Frère Bernardin de Laredo, Paris, 1948, p. 135.

26DS 9. 277.

27DS 9. 280 & Fidèle DE ROS, Le Père François d’Osuna, Beauchesne, 1936.

28Misticos…, vol. II, Subida del monte Sion, p. 370.

29Ibid., p. 373/4. Nos traductions.

30Ibid., p. 387.

31Ibid., p. 388/9.

32ALCANTARA, Tratado de la oracion y meditacion, P. Ubald d'Alençon, Paris, 1923, p. 7.

33Ibid., p. 56.

34Les recherches intellectuelles ont toujours été moins pratiquées chez les franciscains que chez les jésuites ou chez les oratoriens. – Après avoir dominé aux siècles précédents, les « moines » sont quelque peu méprisés au Grand Siècle, par suite de l’inculture de certains « cordeliers » et de figures qui sont à l’origine de troubles. De terribles exemples de fanatismes sont relevés par D. Crouzet pour le XVIe siècle dans Les Guerriers de Dieu, 1990.

35On n’insistera jamais assez sur le déséquilibre d’appréciation qui existe entre les premiers et ceux qui les suivent. Les derniers sont handicapés parce qu’on leur prête facilement un manque de créativité, et parce qu’ils héritent d’une certaine complexification délicate à démêler. Il y a aussi des raisons concrètes, comme la disparition des chercheurs avant le terme de leurs quêtes : Bremond, puis Cognet disparurent trop tôt, alors même qu’ils se proposaient de rendre justice aux mystiques quiétistes de la fin du Grand Siècle.

36Frédéric Meyer, Pauvreté et assistance spirituelle, Les Franciscains récollets de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, C.E.R.C.O.R., Univ. de Saint-Étienne.

0Les sondages que nous avons réalisés dans le fonds du premier carmel de Paris avant sa fermeture (récemment à Clamart, bientôt de nouveau disponible à Nogent) montrent qu’il contient des trésors inexploités, les manuscrits étant généralement beaucoup plus révélateurs d’une vie mystique toute quotidienne que les éditions qui en furent extraites par quelque confesseur ou en vue d’une canonisation éventuelle. Il en est de même pour le fonds du (second) carmel de Pontoise et donc probablement pour une majorité de carmels encore actifs. Notons toutefois que l’écriture n’était pas recommandée chez des franciscaines au recrutement plus humble…

0Histoire très complexe où l’Espagne prédomine. Voir Melchiades Andres, La Teologia espanola en el siglo XVI, t. II, Biblioteca de Autores Cristianos [B.A.C.]. Citons ici Iriarte, Histoire du franciscanisme, Cerf, 2004, p. 214 : « Le groupe espagnol, plus puissant du fait de sa suprématie politique et surtout de son énorme supériorité numérique, triomphait toujours. À la fin du XVIIe siècle, on dénombrait 44 provinces espagnoles ayant droit de vote au chapitre transalpin, contre les 22 des autres nations, sans compter les 20 des déchaux et les 24 cisalpines des possessions espagnoles en Italie. »

0Ce qui demandait toutefois une forte volonté, car ces circulations étaient découragées par les structures (ce dont témoigne Séverin Rubéric).

0Littérature de « schémas » de retraites, forcément secs, et aujourd’hui morte comme celle des sermonnaires.

0Voir au tome III, « Un Gand Siècle franciscain à Paris ».

0Pierre Moracchini, « La chanson de frère Pierre Petit, cantilène de la Passion et Résurrection du Christ », (selon un opuscule imprimé à Paris vers 1530), dans Évangile aujourd’hui, n°173.

0Pierre David, Les Saints Exercices des dix jours sur les dix principales vertus de la Très Sainte Vierge. Par le P. Pierre David, prédicateur de l’ordre des FF. mineurs, lecteur jubilé en théologie de la province de France parisienne et confesseur des dames religieuses annonciades de Popincourt, lez Paris, À Paris, Chez François Le Cointe, 1666 (entre nos crochets : pagination).

0Originaire de Pont-Audemer, lecteur de philosophie à Mézières (1634), gardien à Boulogne-sur-Mer (1637) puis à Pont-Audemer (1642), lecteur de théologie à Sées (1645) ; parallèlement à diverses charges (incluant sa participation au chapitre général de Tolède en 1658), il est confesseur chez les clarisses d’Alençon à partir de 1656, chez les annonciades de Gisors à partir de 1662 et chez celles de Popincourt de 1665 à 1668. Il meurt dans sa ville natale le 1er septembre 1672. (comm. de P. Moracchini qui complète le DS).

0Voir sur lui, outre la comm. de P. M. : DS 3.50 (= Dict. de spir., fasc. III, col. 50) (art. par Rayez) ; DS 5. 1637 : « il serait bon d’étudier la doctrine de David sur l’oraison… », ce qui resterait à faire sur Le Chemin de vérité qui conduit […] à la perfection de la sainteté, 2 vol. signalés par Rayez.

0Ps 54, 7.

0Ps 41, 2.

0Cf. Mt 5, 8.

0Lc 15.

0I Co 15, 8-10 ;.Ga 6, 3.

0Mt 5, 3.

0Mt 15, 14.

0Cf. Mt 6.

0Mt 6, 3.

0Lc 17, 10.

0Histoire Générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize, par le R.P. Jean Marie de VERNON, Religieux pénitent du Tiers Ordre de saint François, Paris, 1667, tome troisième, p. 76. – L’histoire de la création du TOR, où Mussart joue un rôle prédominant, figure aux pp. 114-125.

0Voir tome III, Pierre Moracchini : « Un Grand Siècle franciscain à Paris (1574-1689) », § 3.1. « Vincent Mussart (1570-1637) ».

0Histoire Générale…, op. cit., p. 118.

0Id., p.141. Voir aussi DS 5.1644 et sv. pour les autres figures de tiercelins notables.

0DS 5.1313. – sur l’histoire du TOR : Analecta TOR, vol. XXIII, 152, 1992 (Raffaelle Pazzelli, « Bibliografia del Terz'Ordine Regolare di San Francisco in Francia », 67 sq. comporte d’utiles notices sur les principaux membres français du TOR & Gabriele Andreozzi, « Il Terzo Ordine Regolare Francisco in Francia e la sua legislazione », 89 sq.).

0La Règle de pénitence du Père séraphique saint François pour les religieux de son Troisième Ordre, avec la déclaration des souverains pontifes et les expositions de Denis Rikel, dit le Chartreux [Dionisius Carthusianis Doctor extaticus] et autres Pères de l'Ordre, Paris, chez Nicolas du Fossé, 1606. (Le volume, absent de la B.N.F., existe à la bibliothèque franciscaine. Sa pagination figure au recto de chaque feuillet. À la double page 307 figure en latin l’attestation, datée d’août 1606, du frère Vincent Mussart indiquant qu’il traduit du latin et annote (largement) « le vénérable docteur extatique Denys le chartreux ».)

0On sait que l’abondante production de Denys le Chartreux en latin est restée pour sa plus grande partie non traduite : le volume de la règle du TOR traduite en français pour que tous puissent la lire, attention particulière vis-à-vis du TO laïc, présente un intérêt qui déborde celui accordé au monde franciscain. Nous ne pouvons malheureusement n’en suggérer ici que le parfum par quelques citations courtes.

0Quant et quant : en même temps.

0Apophtegme des Pères, collection alphabétique, Agathon.

0Allusion à l’hymne du Jeudi saint : Congregavit nos in unum Christi amor.

0Voir les Règles monastiques de saint Basile.

0Saint Jean Chrysostome, Apologie de la vie monastique, I, 11.

0Au parangon : en comparaison.

0Saint Bernard, De la consideration, II, vii.

0Cf. Is 6, 2.

0« Tablature…, À Paris chez Denis Moreau, rue Saint-Jacques, à la Salemandre », bibl. franciscaine, réf. « 17e s. / 3.23 ». Chaque § est un billet détachable.

0Jr 9, 21.

0« Le P. Chrysostome dit de Saint-Lô [sic] naquit à Saint-Fremond, Basse-Normandie, diocèse de Bayeux, et fut nommé Joachim au baptême. Un de ses frères fut capucin et une sœur a été clarisse à Rouen de l'étroite observance. Joachim étudia à Rouen et y eut pour maître le P. Caussin, jésuite. Étant encore écolier, il écrivit de Rouen à M. de la Forest pour le consulter sur sa vocation. Étant venu à Paris, il prit l'habit à Picpus. Son père fit ce qu'il put pour le faire sortir du cloître et y employa à cet effet un magistrat considérable du parlement de Normandie. Le jeune homme tint ferme » (P. Claude Prévôt, bibliothécaire de l'abbaye de Sainte Geneviève à Paris, Bibl. Ste Gen., ms. 3030, f° 21r°, Arch. eudistes, dossier du Chesnay VIII Bernières).

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize. Tome second. La vie des personnes illustres qui ont fleuri dans les siècles quinze, seize et dix-sept. Paris, 1667, 527 sv. : « La vie d'Antoine le Clerc, sieur de la Forest ».


0DS 5. 1645 (art. « Spiritualité franciscaine »).

0[Henri-Marie Boudon], L’Homme intérieur ou La Vie du vénérable Père Jean Chrysostome, religieux pénitent du Troisième Ordre de saint François, à Paris chez Estienne Michallet, 1684.

0SOURIAU, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913.

0DS 2. 881 sv. (art. « Chrysostome de Saint-Lô »).

0Analecta TOR, vol. XXIII, 152, 1992, Raffaelle PAZZELLI, « Bibliografia del Terz' Ordine Regolare di San Francisco in Francia », notice « 8. Jean Chrysostome de Saint-Lô », 76-79.

0Boudon, L’homme intérieur…, op.cit., p. 88.

0Ibid., p. 178, 198.

0Ibid., p. 200.

0Ibid., p. 284, 316.

0Ibid., p. 337.

0Ibid., p. 372 à 378.

0Nous avons repéré sept exemplaires des écrits « composés par un religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes » : un des trois exemplaires de la B. M. de Valognes (réf. C4837) comporte le portrait gravé sévère, mais si attachant que nous avons repris en tête de chapitre ; un même ex. à la B.N.F. a perdu ce portrait ; trois ex., consultés à Chantilly, également sans portraits, sont actuellement à Lyon. Ils se ramènent – l’ordre des matières peut varier – à deux titres : Divers traités spirituels et méditatifs à Paris, 1651 ; Divers exercices de piété et de perfection…, Paris, 1655 ; de nombreux autres titres, que nous n’avons pu localiser, sont donnés par Boudon, Œuvres II, Migne, col. 1320 sv.

0Nous soulignons les sections dont nous avons relevé des passages présentés en texte principal et qui sont titrés de même manière : Divers traités spirituels et méditatifs à Paris, 1651. L’exemplaire de la B.N.F., contient : Épitre à Madame de Puisieux, / Avis nécessaire au lecteur, / Traité premier : « Le Temps, la mort et l’éternité », / (100) Traité second : « La Sainte Désoccupation de toutes les créatures pour s’occuper en Dieu seul », / (181) Traité troisième : « Les Dix Journées de la sainte occupation, ou Divers motifs d’aimer Dieu et s’occuper en son amour », / (255) Traité quatrième : « Exercice sur la vie de sainte Élisabeth... » / (329) « Méditation abrégée par voie d’amour... » / (353) Approbations et fin.

0Cantique spirituel B, 11, 7.

0Jr 31, 3.

0Pages 101, 108, 130. Gilles d’Assise (?-1262) : « Il n’a plus ni foi ni espérance, car il connaît et aime » (DS 6. 379).

0Pages 140/1, 178/9.

0Étape VI, p. 158-159.

0Étape X, p. 168-169.

0Étape XIV, p. 178-180.

0Compte tenu de leur caractère de sources jamais décrites et surtout du rôle de leur auteur franciscain comme fondateur de l’école de l’Amour pur, nous relevons les contenus différemment ordonnés des trois exemplaires relevés de Divers exercices de piété et de perfection composés par un religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes, à la plus grande gloire de Dieu et de N. S. J. C.

(A) Exemplaire édité à Caen, chez Adam Cavelier, 1654. Bibl. municipale de Valognes, réf. C4837, contient : image en frontispice (elle est reprise en tête de ce chapitre) : « Le Reverend Père I. Chrysostome de Sainct Lo... », page de titre avec vignette de Jésus représenté de profil, Approbations (Fr. Louis Quinet, Abbé de Barbery, Claude de Nyau, Henry Marie Boudon, Archidiacre d’Evreux),

(1) première numérotation 1-212 : « Premier exercice traictant de la sainte vertu d’abjection », divisé en : (a) « De la sainte Abjection. La société spirituelle de la sainte Abjection », 1-11 – (b) « États différents […] de la sainte Abjection », 12-56 – (c) « Méditations brièfves pour adorer et imiter Jésus… », 57-138 – (d) « Méditations d’abjections en la vue de la Divinité », 139-212, suivis de : Advis « Ce traicté n’a pu être achevé par l’autheur, qui fut prévenu de la mort… » et d’une « Table des divers traictés contenus en ce troisième [?] Exercice » ;

(2) seconde numérotation 3-240 : « La Dévotion de la sainte Agonie de Jésus… », divisé en (a) « Brèves méditations sur la sainte Agonie », 3-18 – (b) « La Solitude des cinq jours », 19-132 – (c) « Exercice méditatif des dix jours », 133-229 – (d) « Oraisons à la Sainte Vierge », 229-240 ;

(3) troisième numérotation 1-136 : « Cinquième et dernier traité, contenant un recueil de plusieurs diversités spirituelles du même auteur », contient des lettres de directions, dont certaines adressées à Bernières, d’où le grand intérêt de ce troisième ensemble.

(B) Exemplaire sans date, ni éditeur, ni lieu, ni approbations, Bibl. municipale de Valognes, réf. C4839. Il contient : « Advis », 1-2 ; (2) « La Dévotion de la saincte Agonie de Jésus… », 1 à 18 – « La Solitude des cinq jours… », 19 à 131 – « Exercice méditatif des dix jours », 133 à 240 ; (1) « Troisième Exercice, traictant de la sainte vertu d’abjection », 1-212, suivi d’un « Advis… » ; (3) « …diversités spirituelles… » (il y a donc modification de l’ordre ; contenu presque identique à A).

(C) Exemplaire édité à Paris, 1655, réf. Chantilly A409/452 (maintenant à la Bibl. de Lyon). Il contient : « Advis », 1-2 ; (2) « La Dévotion de la sainte Agonie de Jésus… », 3-236 ; (1) Premier [troisième] exercice de la sainte vertu d’Abjection », 1-212 et table ; (3) « …diversités spirituelles… », 1-136.

0Voir le Dictionnaire de Port-Royal, 2004, p. 724 sur Claude Martin (vision moqueuse à corriger par Dom Claude Martin, Les Voies de la prière contemplative, Solesmes, 2005), puis p. 696a sur le duc de Luynes (vision étonnante à lire).

0On est là bien loin du propos initial du fameux ouvrage de Thomas a Kempis.

0Divers exercices…, partie (3), paginée de 1 à 136 : « …diversités spirituelles… », p. 56 sq.

0Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d'Assize... Tome second. Les Vies des personnes illustres qui ont fleury dans les siècles XV, XVI et XVII, 1667, chapitre « Autres illustres tertiaires », p. 587 : dans une brève liste qui traverse les siècles et les pays, Jean de Bernières vient après B. Angéline de Corbare, Grégoire IX, Jean, aumônier de Clément V, le Cal Gaspar Borgia (« sainteté de son exemple »), le Cal Gabriel de Treio, l’abbé Olier [le fondateur de Saint-Sulpice]. Le laïque est donc mis à l’honneur !

0Divers exercices de piété et de perfection composés par un religieux d’une vertu éminente et de grande expérience en la direction des âmes…, op. cit., Caen, 1654, [troisième partie des] « Diversités spirituelles » p. 93 sq.

0Du Chesnay indique un texte parallèle dans Œuvres spirituelles, II, p. 13 et 16, lettre du 15 août 1643.

0Divers exercices… « Diversités spirituelles » p. 102 sq.

0Divers exercices… « Diversités spirituelles » p. 130.

0Boudon, L’Homme intérieur ou La Vie du vénérable père Jean Chrysostome..., p. 339 sq.

0Bernières, Œuvres spirituelles II, 282 (lettre du 15 février 1647 probablement adressée à Catherine de Bar, la Mère du Saint-Sacrement).

0Souriau, Deux mystiques normands au XVIIe siècle, M. de Renty et Jean de Bernières, Paris, 1913 ; R. Heurtevent, L’Œuvre spirituelle de Jean de Bernières, Beauchesne, 1938 ; L. Luypaert, « La doctrine spirituelle de Bernières et le Quiétisme », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 1940, pp. 19-130 ; Jean de Bernières, Œuvres Mystiques I, L’Intérieur chrétien, suivi du Chrétien intérieur, augmenté des Pensées, Édition critique avec une étude sur l’auteur et son école par Dominique Tronc, Éd. du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2011 ; Rencontres autour de Monsieur de Bernières (1603-1659), Mystique de l’abandon et de la quiétude, coll. Mectildiana, Édition Parole et Silence, 2013.

0Dossier établi par Du Chesnay, « Bernières Trésorier de France à Caen (1631-1653) », Archives Eudistes.

0Souriau p. 115 ; Le Chrétien intérieur, p. 380.

0Souriau, Deux mystiques, p. 112 ; Boudon, Œuvres II, Migne, p. 1311.

0Catherine de Bar : Documents historiques, écrits spirituels, Bénédictines du Saint-Sacrement, Rouen, 1973 : Conférence de L. Cognet, pp. 26-27.

0Dom Oury, Marie de l’Incarnation, Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, tome LVIII, 1973, pages 281 sq. Citation extraite de la Correspondance de Marie de l’Incarnation, Solesmes, 1971, p. 906 (lettre du 25 octobre 1670).

0Dom Oury, op. cit., p. 297-299. – Citations : Correspondance, op. cit., p. 908 sq.

0Dom Oury, op. cit., p. 320 ; v. aussi DS, 10.490.

0Rencontres autour de Monsieur de Bernières, op.cit, « Un disciple méconnu de Jean de Bernières : le bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec (1623-1708) » par Thierry Barbeau, o.s.b.

0Souriau, Deux mystiques, p. 119.

0Œuvres spirituelles, II, 469-470 (lettre du 11 novembre 1654).

0Le Chrétien intérieur, VII, 2 ; v. pour un choix privilégiant le septième livre : Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, Texte établi et présenté par Murielle et Dominique Tronc, Paris, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2009 : ici p. 44.

0Col 3, 3.

0Le Chrétien intérieur, VII, 6.

0Le Chrétien intérieur, VII, 5.

0Lettres à l’Ami intime 18.

0V. notice sur d’Argentan en fin de volume. Il a attiré l’attention de nombreux admirateurs de Bernières, mais ne peut, malgré des efforts, égaler son maître !

0Assez reconnu à l’époque, littéraire, courtisan auprès des grands (dont Mazarin), aventurier.

0Nous avons retenu : Le Chrétien Intérieur ou La Conformité intérieure que doivent avoir les chrétiens avec Jésus-Christ. Divisé en huit livres, qui contiennent des sentimens tous divins, tirés des escrits d’un grand serviteur de Dieu de notre siècle. Par un solitaire. Richard Lallemant, imprimeur, & Claude Grivet [libraire], Rouen, 1660, dans Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, op.cit. ; édition intégrale : Jean de Bernières, Œuvres mystiques I, L’Intérieur chrétien, suivi du Chrétien intérieur, augmenté des Pensées, op. cit.

0Affaires : occupations, actions.

0Catherine de Gênes (1447-1510), la « dame du pur Amour », très lue au XVIIe siècle (traduite en français dès 1598).

0« Qu’il répande sur nous la lumière de son visage » (Ps. 66, 1, Sacy).

0Ces lettres proviennent du titre suivant : Les Œuvres spirituelles de Monsieur de Bernières Louvigni ou Conduite assurée pour ceux qui tendent à la perfection. Divisée en deux parties. La première contient des maximes pour l’établissement des trois états de la vie chrétienne. La seconde contient les lettres qui font voir la pratique des maximes. À Paris chez Claude Cramoisy, 1670 ; la veuve d’Edme Martin, 1678 ; Bonaventure le Brun, Rouen, 1678 [les différences entre les éditions de l’œuvre fiable du Père Robert de Saint-Gilles, minime, frère de la Mère Mangon, mystique amie de Chrysostome, sont négligeables]. – Reprise partielle dans : Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur et Lettres à l'Ami intime, Textes choisis, op. cit. – L’ensemble d’une abondante Correspondance (deux cents lettres environ) mise en ordre chronologique, sera prochainement éditée : Jean de Bernières, Œuvres mystiques II, Correspondance, Édition critique présentée par le P. Eric de Reviers, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques ».

0Lettre 3.46, p. 480 sv.

0Lettre perdue.

0Lettre 3.43, p. 472 sv.

0Monsieur Bertot s’établit finalement à Paris où il devint le confesseur du couvent des bénédictines de Montmartre.

0Aux B[énédictines] et à M[ontmartre] ?

0Lettre 3.61, p. 521 sv. « De la jouissance de Dieu dans le centre, et de la parfaite consommation ». Bernières meurt le 3 mai 1659 pendant son oraison du soir. Cette dix-huitième lettre non datée termine la série à « l’Ami intime »… et l’édition de toute la correspondance : est-elle postérieure à la dix-septième ? Ou bien a-t-elle été placée en conclusion compte tenu de sa belle finale applicable à tous les chrétiens intérieurs ?

0Biographie et spiritualité : Yves Poutet, Catherine de Bar 1614-1698, Une vie toute entière donnée à Dieu […], 2009 ; Véronique Andral, Catherine de Bar, Mère Mectilde du Saint Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, Monastère des bénédictines, Rouen, 1997 ; Bibliographia Mechtildiana, Benediktinerinnen, Köln, 2001, [994 références] ; Catherine de Bar 1614-1698, Téqui, 1998 [revue bibliogr. par Dom J. Letellier, p. 11-96] ; Daoust, Catherine de Bar…, Paris, Téqui, 1979 ; Documents historiques, par les bénédictines du Saint Sacrement, Rouen, 1973 ; DS 10. 885/8 ; [ample approche intérieure de la valeur de celle livrée par V. Andral, mais publiée sous un titre qui laisse croire à quelque simple réédition :] Il Libretto di Catherine Mectilde de Bar per le sue benedittine […], Autore Annamaria Valli, Facoltà teologica dell’Italia settentrionale, Milano 2011.

0Transcription dactylographiée au couvent des bénédictines de Rouen sur le ms. P[aris] 160, (Rouen, dossier : « Père Jean Chrysostome de Saint-Lô »).

0P160, page 228 ; T4, page 617.

0P160, page 241a sq.

0Col 3, 3.

0C’est la devise rendue célèbre par Madame Acarie : « Trop avare à qui Dieu ne suffit ! »

0Mt 5, 6.

0Catherine de Bar, À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988. V. l’introduction par J. Leclercq.

0Sur Épiphane Louys, auteur de profondes Conférences mystiques (1676), voir Jean-Marc Vaillant, Mystique et homme d'action, Épiphane Louys, abbé prémontré d'Étival (1614-1682), Averbode, 2008.

0DS 10. 886/7.

0L’œuvre : Catherine de Bar, documents historiques, op.cit. ; Lettres inédites, Rouen, 1976 ; Fondation de Rouen, Rouen, 1977 ; En Pologne…, Tequi, 1984 ; Une amitié … Lettres à Marie de Châteauvieux, Téqui, 1989 ; Mère Mectilde du Saint Sacrement, le message eucharistique, Téqui, 1980 ; À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988 [beau choix de « dits » intérieurs] ; Adorer et adhérer, Cerf, 1994 ; Il Segreto di Mectilde de Bar, Il vero spirito delle religiose adoratrici perpetue del santissimo sacramento [1684-1689], a cura di Annamaria Valli, Collana « Sapientia », Glossa, 2009 [trad. et introd. au Véritable Esprit (disponible sur demande)].

0Daoust, Catherine de Bar…, Paris, Téqui, 1979, « Conférence sur l’appel à la sainteté », p. 90-91.

0Ibid., p. 97-98.

0Catherine de Bar, Lettres inédites, Rouen, 1976, p. 285-286.

0Ibid., p. 378-379.

0À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988 (ici et pour les citations suivantes).

0Conférence n° 659, p. 34.

0Conférence n° 1075, p. 39.

0Entretiens familiers, n° 2401, p. 40.

0À la comtesse de Châteauvieux, n° 33, p. 55.

0N° 340, juillet 1662, p. 84.

0N° 1746, À Mère Marie de Jésus Chopinel, Caen, 24 mai 1649, p. 104.

0À la comtesse de Châteauvieux, no 2032, p. 105.

0À une religieuse en particulier, n° 2548, p. 107.

0Chapitre, n° 592 p. 107.

0Catherine de Bar, Documents historiques…, op. cit., pp. 143-144. Repris et traduit dans Il libretto di Catherine…, Annamaria Valli, op.cit., p.6 note 18 & p.191.

0Il s’agit de la Mère Marguerite de l’Escale, de Rambervilliers, qui professa en 1647 ou 1648. Cette religieuse fut très proche de la fondatrice, à Paris, de 1651 à 1659 (Il libretto di Catherine…, Annamaria Valli, op.cit., p. 6 note 16).

0Épurement, pas suppression !

0Nous avons présenté « La Mère du Saint Sacrement et ses bénédictines » dans : Dominique Tronc, Expériences mystiques en Occident, II. L’invasion mystique des Ordres anciens, Les Deux Océans, Paris 2012, pp. 115 sq. Outre celles de Mectilde, v. les citations d’Élisabeth de Brême, pp. 122 sq. ainsi qu’une brève présentation de Jacqueline Bouette de Blémur, pp. 125-126.

0DS 1.1136/8 ; art. « Chrysostome de Saint-Lô » par R. Heurtevent, connaisseur du groupe ; DS 2.884 et l’étude antérieure de Bremond, Histoire…, VII, chap. v, « Le vigneron de Montmorency et l’école de l’oraison cordiale », [321-373] ; DS 4.1609 résume bien la séquence mouvementée.

0Jean Aumont, L’Ouverture intérieure du royaume de L’AGNEAU OCCIS dans nos coeurs avec le total assujettissement de l’âme à son divin empire, où il sera brièvement traité de la vraie et sainte oraison et récollection intérieure... y faisant voir premièrement les sept sortes de captivités et enchaînements du péché et du propre amour, qui scellent et captivent notre âme, la tiennent et retiennent à elle-même... par un PAUVRE VILLAGEOIS... Paris, Denys Bechet et Louis Billaine, 1660. [606 pages ; suivi de] Abrégé pratique de l’oraison de recueillement intérieur en Jésus crucifié [104 pages] enfin d’une Table des matières [par sujets].

0Auteur de L’Oratoire du cœur : voir note dans le chapitre consacré à Archange Enguerrand.

0Bremond, op. cit., VII [331].

0En italiques dans l’imprimé, comme de nombreux passages qui suivront.

0Des parties de ce passage sont citées par Bremond, VII, [332], avec ses propres italiques (les nôtres sont celles de l’édition de 1660).

0Bremond, op. cit., VII, [331].

0Ruusbroec utilise la comparaison avec les saisons dans Les Noces spirituelles (la gelée blanche du mois de mai à l’époque des consolations, le soleil qui entre dans le signe du Lion lorsque l’homme « sent bouillir le sang de son cœur »). Mais elle est distincte du cycle circulaire de la sève montant des racines aux fruits, ceux-ci croissant puis se détachant de l’arbre et retrouvant la terre pour être servis à la table de la Majesté divine, image de la croissance en l’homme d’une étincelle divine.

0Outre : par-dessus.

0Titre de la section. Nous omettons ensuite de nombreux soulignements en italiques dans l’imprimé.

0Médie : est médiatrice.

0Intensé : rendu intense.

0Captivé : rendu captif.

0Son disciple Archange Enguerrand retiendra et transmettra ce point premier et fondamental à la jeune Madame Guyon : « C’est, madame, que vous cherchez au-dehors ce que vous avez au-dedans… » (Vie par elle-même, 1.8.6.)

0Cf. Ap 8, 1.

0S’essorer : prendre son essor.

0Effort : mouvement.

0Recolligé : recueilli.

0« Oratoire du cœur » et « École de l’oraison cordiale » apparaissent chez Bremond dans le chapitre consacré quelque peu abusivement à Querdu Le Gall et à Jean Aumont (deux des nombreuses figures secondaires du réseau) (Histoire littéraire du sentiment religieux, VII, 321 sq.)

0La Vie admirable de Marie des Vallées et son abrégé, rédigés par saint Jean Eudes, suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2013.

0On pourrait les représenter à l’aide d’un graphe orienté traduisant les influences (« > ») ou les relations (« = ») entre aînés et cadets. Nous nous limitons à l’approche plus traditionnelle de la « Table des familles franciscaines et de leurs influences » et « Une esquisse de réseaux franciscains » (en fin de « L’humus »).

0« Pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose » (Lettre au duc de Chevreuse du 16 mars 1693). Madame Guyon assembla le dossier édité par le groupe de Poiret : Le Directeur mystique ou Les Œuvres spirituelles de Monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made Guion…, 4 vol., À Cologne [Amsterdam], 1726, où les « Conseils d’une grande servante de Dieu » figurent en annexe à la fin du vol. II, pp. 407-430.

0Françoise Deroy-Pineau, Marie de l’Incarnation, femme d’affaire, mystique mère de la Nouvelle-France, Tours, 1599-Québec, 1672, Bibliothèque Québécoise, 2009.

0Sa dernière œuvre, malheureusement restée manuscrite. V. Claude Martin, Les Voies de la prière contemplative, textes réunis et présentés par dom Thierry Barbeau, Solesmes, 2005.

0Un choix de ses écrits : Jacques Bertot, directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. « Sources mystiques », Éd. du Carmel, Toulouse, 2005.

0Rencontres autour de Monsieur de Bernières, op.cit, « Un disciple méconnu de Jean de Bernières : le bienheureux François de Laval, premier évêque de Québec (1623-1708) » par Thierry Barbeau, o.s.b.

0Dont l’indispensable L’Homme intérieur ou La Vie du vénérable Père Jean Chrysostome, Paris, 1684.

0Voir surtout Madame Guyon, Œuvres mystiques, éd. critique avec introductions par Dominique Tronc, Étude par le P. Max Huot de Longchamp, Paris, Honoré Champion, coll. « Sources Classiques », 2008 : ce « compagnon » reprend les œuvres brèves connues – Moyen court, Torrents, Petit abrégé, une partie du Cantique... – puis ouvre sur la partie méconnue datant de la pleine maturité mystique : notes apportées aux Justifications, choix de Lettres et de Discours, quelques poèmes.

0Ouverture à la vie intérieure par « le bon franciscain » Enguerrand ; très nombreuses citations du capucin Pierre de Poitiers, seul vivant contemporain cité comme « l’auteur du Jour mystique », outre celles de la Règle de Canfield ; chaîne de transmission des papiers de Bertot déposés au couvent de Nazareth passant par le Père Paulin d’Aumale ; présence révélatrice d’un mémoire sur Marie des Vallées dans le Directeur mistique (1726) rassemblant les écrits de Bertot ; appréciation de Catherine de Bar, la « sainte » Mère du Saint Sacrement.

0Brève introduction à l’immense littérature de et sur Fénelon : outre des œuvres (un choix par J. Le Brun couvrant deux volumes de la collection Gallimard-Pléiade, accompagné de précieuses « notices », ainsi que la Correspondance chez Klinsieck puis Droz, dont le 18e et dernier volume assemblé par I. Noye donne les compléments nécessaires et constitue le guide permettant de connaître Fénelon directeur mystique). V. l’étude de François Trémolières, Fénelon et le sublime…, Honoré Champion, Paris, 2009 (des larges notes, qui ne pouvaient que difficilement figurer dans une thèse en Sorbonne, permettent d’aborder avec finesse de nombreux points spirituels).

0Cercles reconnus en Hollande, Suisse et Allemagne, Écosse, 1717-1832 (autour de Poiret, de Fleischbein et Dutoit, des Forbes). Nous les présenterons prochainement : Dominique Tronc, Expériences mystiques en Occident, IV. Une École du cœur, Les Deux Océans, Paris.

0Selon trois branches: branche canadienne, branche religieuse par l’ordre des bénédictines du Saint Sacrement fondé par Catherine de Bar, descendance « quiétiste » par l’intermédiaire de Monsieur Bertot. Sur cette dernière, voir déjà Bremond, tome XI, Le Procès des mystiques, remarquable deuxième partie, « De la quiétude ». Les auteurs les plus connus sont en fait peu lus par des juges inquiets, qui les condamnent néanmoins : Bernières post-mortem en 1687, Madame Guyon et l’archevêque de Cambrai en 1699. Leur descendance, dont le P. de Caussade, demeure suspecte, car des réhabilitations formelles par Rome n’ont jamais eu lieu. Bremond rompt une lance en faveur de Fénelon et de ses amis. Le combat est repris avec discrétion par Cognet...

0On touche ici au rôle de l’Ordre bénédictin souvent associé : le célèbre couvent des bénédictines de Montmartre prend « l’Ami intime » de Bernières, Monsieur Bertot, pour confesseur ; Catherine de Bar fonde les bénédictines du Saint Sacrement. On relève dans d’autres cadres des associations entre bénédictins et capucins : la réforme de Montmartre aidée par Canfield ; l’influence du capucin Constantin de Barbanson sur dom Augustin Baker.

0D. Tronc, « Une filiation mystique : Chrysostome de Saint-Lô, Jean de Bernières, Jacques Bertot, Jeanne-Marie Guyon », XVIIe siècle, n° 218, n° 1-2003, 95-116.

0DS 8. 839/40 (notice « 2. Jean-Marie de Vernon »). DS 5.1646/8 (œuvres). Analecta TOR, vol. XXIII, 152, 1992, Raffaelle Pazzelli, « Bibliografia del Terz' Ordine Regolare di San Francisco in Francia », notice « 9. Jean-Marie de Vernon », 79.

0Son Épictète chrétien, Paris, 1658, 4 vol. annoncés, premier volume seul connu.

0Histoire générale du Tiers Ordre de S. François d’Assize, 3 tomes, Paris, 1667, d’excellente facture.

0Conduite chrétienne et religieuse selon les sentiments de la V. M. Marguerite du Saint Sacrement, religieuse carmélite, fille de la bienheureuse Sœur Marie de l'Incarnation, religieuse du même Ordre…, Lyon, 1687. – V. DS 10.344/5 (notice « 9. Marguerite du Saint-Sacrement »).

0DS 10. 343/4. - La Vie de Sœur Marguerite..., [par Amelote], 1655, nous semble présenter une vraie caricature de la sainteté mystique !

0H. Bremond, Histoire du sentiment religieux…, t. 2, 345. – Le même consacre les pages 343-362 à Marguerite, sacrifiant au passage pas moins que Marie de Jésus (de Bréauté), la fidèle compagne de Madeleine de Saint-Joseph (le sacrifice est annoncé page 343).

0La Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard, religieuse de sainte Claire à Verdun. Nommée dans le monde Madame de Maisons. Par un religieux du Tiers Ordre de saint François [J.-F. de Vernon]. Paris, 1658.

0Mt 11, 29.

0On ne connaît pas les dates de naissance ni de décès de Françoise Hurault, mais seulement celle du décès de sa fille en 1649. Cette dernière était « grande bienfaitrice » du monastère de sa mère, d’où l’on infère que Françoise de Saint-Bernard dut vivre au début du siècle. – Sur l’histoire des sources : Sœur Marie du Saint-Esprit écrivit sur ordre de la supérieure du couvent un « petit narré » qui servira à J.-F. de Vernon (déclaration de la maîtresse des novices du monastère) : « Cette vie [le petit narré] a été écrite la première fois l'an 1647 pour la consolation de Madame de Beaufort sa fille. »

0Sinistre : pernicieux, dangereux, funeste.

0Paulin d’Aumale signe comme « ex-pro[vinci]al » un acte du 2 juin 1685 au couvent de Nazareth.

0Nous avons édité un choix de ces très beaux textes : Jacques Bertot directeur mystique, Éd. du Carmel, 2005 (premier volume de la présente collection). – Le dépôt de ses écrits au couvent de Nazareth est explicité ainsi le 7 juillet 1694 par le P. Paulin d’Aumale : « Il y a environ dix ans [donc vers 1684 ; Bertot est mort en 1681] que Dieu m’ayant donné la connaissance de Mme la duchesse de Charost, par une visite qu’elle me fit l’honneur de me rendre dans notre église, à l’occasion de quelques manuscrits de feu M. l’abbé Bertot, qu’une religieuse de Montmartre, nommée Mme de Saint-André, m’avait chargé à sa mort de lui remettre entre les mains. […] » La duchesse de Charost lui fera rencontrer la jeune Madame Guyon et transmettra plus tard les écrits de Bertot à cette dernière (Madame Guyon, Corrrespondance t. II, Années de Combat, Champion, 2004, pièce 478, 742 sq.)

0Selon Jean Orcibal, Paulin d’Aumale « signa le 7 juillet 1694 une Déclaration contre Madame Guyon qui, en décembre suivant, retint particulièrement l'attention de Bossuet, de Noailles et surtout de M. Tronson, qui interrogea l'accusée à ce sujet. […] Elle le revit au couvent de Montmartre […] et au couvent des bénédictines où la Mère Mechtilde [Catherine de Bar] lui dit, en présence du religieux, que celui-ci faisait son éloge. Quand elle revint de Vaux à Paris, Madame Guyon se logea derrière le jardin des Pères de Nazareth et se confessa au P. Paulin de janvier 1692 à juillet 1693. […] On peut se demander si la Déclaration du 7 juillet 1694 ne fut pas inspirée au franciscain par la peur d'être impliqué dans l'affaire. En tout cas, une apostille manuscrite du duc de Chevreuse assure que son auteur l'a rétractée (Œuvres de Fénelon, t. IX, p. 112) et La Reynie [chargé des interrogatoires de Madame Guyon] constatait le 9 avril 1696 qu'aucun accusateur n'avait consenti qu'il fût fait le moindre usage” de ses propos. » (Correspondance de Fénelon, Klincksieck, t. V, p. 123, note 10).

0Liste donnée en DS 5.1647. La trop courte notice apparaissant sous son nom en DS 12.588 en signalait la perte. Ces traités ont été retrouvés à la Bibliothèque franciscaine : il s’agit du ms. 1, intitulé Traités spirituels du Rd Père Paulin d’Aumalle, religieux du couvent des Pères de Nazareth, ancien provincial de la province, qui contient : « Discours sur Dieu seul » (paginé 1-110), deux textes traitant de l’oraison de pure foi annoncés sous le même titre « Oratio fidei saluabit infirmum » (113-169), « Exercice journalier pour une âme intérieure » (173-191), « Dispositions d’une âme intérieure pour la ste communion » et « Pratique de l’action de grâce après la sainte communion » (1-27), « Traité du pur Amour » (1-107). – Voir l’histoire du couvent de Nazareth dans l’étude historique de Pierre Moracchini, notre tome III.

0Qo 1, 7.

0Compte tenu de notre objet exclusivement spirituel. Les questions devraient par contre être analysées très attentivement pour mieux préciser les positions « théoriques » du cercle « quiétiste » lors de la célèbre querelle. On a vu l’influence profonde du TOR sur ses membres, en premier lieu par Chrysostome de Saint-Lô, peut-être en dernier lieu par Paulin lui-même puisque Madame Guyon fut dix-huit mois sa pénitente quand elle logea près du couvent de Nazareth.

0Histoire chronologique de la province des récollets de Paris… par Hyacinthe le Febvre…, Paris, 1677, p. 29.

0Sur l’histoire des récollets en France : v. DS 5.1311 ; l’Histoire chronologique de la province des récollets de Paris… , op. cit., donne de nombreuses listes de gardiens, prédicateurs, religieux « illustres en mérites et signalés en vertus » (aucun de nos mystiques ne figure parmi ces « illustres »), monastères de religieuses… ; v. Frédéric Meyer, Pauvreté et assistance spirituelle, Les Franciscains récollets de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Univ. de Saint-Étienne, 1997.

0Melchiades Andres, La Teologia espanola en el siglo XVI, t. II, Biblioteca de Autores Cristianos (B.A.C.), capitulo 8, pp. 396-398 ; L. Iriarte, Histoire du franciscanisme, trad. Paris, 2004, « Les maisons de récollection », 216 sq. – Il y eut aussi un développement propre à l’Italie, comme le confirme indirectement le P. Hyacinthe.

0DS 5.1311.

0Histoire chronologique de la province des récollets de Paris…, p.35.

0Exercices sacrés de l’amour de Jésus, consacrés à luy mesmes, par le R.P. Severin Ruberic, provincial des recollets de Guiene, Paris, 1623, folios numérotés 1 à 357, [soit 714 pages ; mais petites et en gros corps]. – Le texte réédité par M.-M. Saeyes, La Voie d'amour, Exercices sacrés..., Paris, 1927, ne montre guère de respect pour l’original. Sa préface par M. Lekeux, complétée par DS 13. 1104/6, art. « Rubéric », donne les quelques renseignements biographiques indiqués. – La Conduite des âmes fidèles depuis leur conversion du péché à la grâce iusques au sommet de la perfection enseignée par le Saint-Esprit au Cantique des cantiques, Paris, 1631, est un ouvrage massif de 614 pages en petit corps, de moindre intérêt pour notre objet.

0L’ouvrage est classiquement divisé en trois parties : vie purgative, vie illuminative, vie unitive. Les parties comportent des méditations (pour la vie unitive : deux fondamentales et quatre pratiques) précédées d’avis (pour la vie unitive : folios 249 à 266) que nous reprenons. Notre titre reprend celui du bandeau d’en-tête.

0Rubéric donne le texte seulement en latin, à laquelle nous substituons la traduction française de l’édition Caritas de 1927 quand elle existe. Par la suite nous omettrons les citations latines comportant des références d’auteurs, car elles doublent le texte plutôt qu’elles ne le complètent ; nous signalerons alors ces omissions par « [cit.] ».

0Moral. L. VII, chap. xxv.

0Ga 5, 16.

0Ps 83, 3.

0Inaction : action par l’intérieur, in-action.

0Ga 2, 20

0Nous omettons la citation de Denys.

0Blandices : charmes, jouissances.

0Congréger : réunir en masses.

0Sic, nous proposons de lire plutôt « élève ».

0Selon le Nécrologe ; DS 4.1609, 5.1642.

0De l’hospice d’Arcq, 1638, 1639, de Chaumont, 1640, de Saint Germain en Laye, 1641, 1642, de Chaalons, 1646, de Metz, 1657, 1658, 1659 (Histoire chronologique de la province des Récollets de Paris… , op. cit.)

0H. Bremond, VII, [357, 364]. Bremond s’attache au contre-ascétisme (ou contre-ignacisme !) propre à la pratique de l’oraison « cordiale » commune à Aumont et au membres du groupe normand : « Faites du milieu de votre cœur un oratoire… » Victorin va très au-delà lorsqu’il exprime précisément son vécu mystique.

0Le Chrétien uni à Jésus-Christ au fond du cœur pour l’y adorer en esprit de foi et d’amour, par le R.P. Victorin, Récollet, chez Denys Thierry, Paris, 1667. En page de titre : « Ne connaissez-vous pas que Jésus-Christ est en vous, si peut-être vous n’êtes réprouvés ? » – Autre ouvrage (non consulté) : L’École spirituelle de la perfection…, Paris, 1666.

0Jn 14, 6 ; 20.

0I Jn 5, 12.

0V. le Sermon II sur la Nativité de saint Jean Baptiste.

0Rm 8, 35.

0L’Itinéraire de l’âme à Dieu (1257), chap. ier « De l’élévation à Dieu par son vestige qui est le monde sensible », chap. iv « De la contemplation de Dieu dans son image reformée par les dons de la grâce » (Saint Bonaventure, Aubier, 1943).

0Ardente qualifie amour, parfois féminin à l’époque.

0Émotion : mouvement.

0Immédiatement : sans entre-deux.

0« Ce fond nu et sans images est plus haut que toute créature, plus haut que les sens et toutes les facultés […] cependant essentiellement en nous, parce qu’il est l’abîme de l’âme et son intime essence. Lorsqu’il s’ouvre à l’homme et commence à l’illuminer, ce fond que la lumière incréée irradie continuellement provoque en lui un grand attrait et un grand bonheur » (Louis de Blois, Institution spirituelle, trad. M. de Longchamp, éd. Centre Saint-Jean-de-la-Croix & éd. du Carmel, 171).

0Pagination répétée (158 au lieu de 160).

0Ibid., p.158-160 (158-159 deux fois : la pagination est répétée par erreur).

0Histoire chronologique de la province des récollets de Paris…, op.cit. : Sezanne, 1642, 1643, Rouen, 1647, 1648, 1649.

0Elle a treize ans à la mort de Hardouin, mais le relais par l’intermédiaire d’Enguerrand est probable, tout comme la lecture de la Conduite d’une âme dans l’oraison, toutefois non citée dans les Justifications (1694), à la différence de « L’auteur du Jour mystique » Pierre de Poitiers (nous retrouverons ce dernier au tome II consacré aux capucins).

0L’œuvre est analysée favorablement par Rayez dans le Dict. de spir., t. 7, col.75/77: « bases nettes et sûres […] ouvre largement la porte à la mystique », influences d’Hugues de Balma, d’Harphius, de Canfield, etc. – Outre la Conduite d’une âme dans l’oraison, nous avons consulté L’Empire de Jésus-Christ souffrant dans les cœurs dans toute son étendue, menant en triomphe à l’union avec Dieu […] seconde partie [de la trilogie], par le P. Éloy Hardouin de Saint-Jacques, prédicateur récollet…, Paris, 1655, 1695.

0Conduite d’une âme dans l’oraison depuis les premiers jusques aux plus sublimes degrez sous l’amoureux empire de J. C. souffrant, par le R. P. Éloy Hardouin de Saint-Jacques, prédicateur récollet…, Paris, 1661. Comprend : Épître dédicatoire « À Mademoiselle de Vertus » (6 pages. « Ce divin exercice n’est pas seulement pour les personnes qui habitent les cloîtres, qui sont dans les plus profondes solitudes et les ermitages les plus écartés, mais pour celles qui sont au milieu du monde, dans la vie de la Cour et emplois du siècle ») ; Advertissement (11 pages) ; Permission (1658) du ministre provincial et de F. Archange Enquerran [Archange Enguerrand, le « bon franciscain »], secrétaire ; Approbation (1660. « Éloy […] gardien de notre couvent de Montargis ») ; Préface (p. 1 à 20. Discute des diverses approches qui distinguent trois ou deux espèces d’oraison […] ou cinq […]) ; chap. ier : « De l’oraison de discours et de la méditation » (pages 21 sv.) ; chap. ii : « De l’oraison d’affection » (47 sv.) ; chap. iii : « De la contemplation active et acquise » (123 sv.) ; chap. iv : « De la contemplation infuse » (272 sv.) ; chap. v : « De l’union » (367 sv.).


0Caligineux : de la nature du brouillard (caligo).

0Destruction de l’amour-propre, etc.

0Ps 4, 9.

0« Et partant, toujours chercher Dieu et ne le point trouver, c'est toujours semer et ne point recueillir ; et cela parce qu'on le cherche mal en le cherchant au-dehors, et c'est au-dedans qu'il se donne » (Jean Aumont, Agneau occis..., [558]).

0Interdiction : trouble, étonnement, surprise.

0Vie 1.8.6-7.

0Les Nouvelles Catholiques : groupement de laïques pieuses administrant des écoles pour jeunes filles protestantes converties au catholicisme, on qu’on cherchait à convertir, parfois par des moyens discutables.

0Vie 4.1 (notre éd. critique) [3.20.6. dans les anciennes éd.].

0Histoire chronologique de la province des récollets de Paris…, op. cit., « Liste des prédicateurs qui ont prêché des Advents et des Carémes dans la ville de Paris », p.109, dix lieux cités dont deux à Saint-Sulpice, à Saint-Severin… Il n’est dépassé en nombre que par les RR. PP. Damascene le Bret & Cosme du Boc, sur 23 récollets cités.

0Voir André Derville, s.j., « Un récollet français méconnu : Archange Enguerrand », Archivum Franciscanum Historicum, 1997, pp. 177-203.

0Nom donné par Bremond, op.cit., VII [321 sv.]

0Maurice Le Gall de Querdu (1633-1694), auteur attachant par L’Oratoire du cœur ou Méthode très facile pour faire oraison avec J. C. dans le fond du cœur, utilisant des images naïves et symboliques, proche des images utilisées par Vincent Huby et de nombreux missionnaires en Bretagne ; DS 9.529.

0Instruction pour les personnes qui se sont unies à l'esprit et au dessein de la dévotion de l'adoration perpétuelle du Saint Sacrement établie dans la congrégation des religieuses bénédictines... qui est de faire réparation d'honneur et amende honorable à Jésus-Christ, Paris, 1673 (la 4e édition, 1702, est augmentée d'une Pratique de piété pour honorer et adorer le Saint Sacrement...).

0A. Derville, op. cit., 184.

0Auteurs de la revue des frères mineurs : « B. Observants, récollets, tiercelins », DS 5.1639/40 (qui constitue la « suite de la col. 1380 du tome 5 »).

0L’autre est Pascal Rapine, auteur d’un « immense discours sur l’histoire universelle » (Bremond).

0Description fouillée par A. Derville, op. cit., 179-181. Outre l’Instruction… déjà référencée et une oraison funèbre de la reine de France prononcée à Arras (Arras, 1683 ; Paris, 1684), l’œuvre manuscrite est conservée à la Bibl. Mazarine de Paris, ms. 1213(2262) et 1224(2298), à Lyon (anciennement à Chantilly), ms. 214 et 259, à Vitry-le-François, ms.104, ce dernier à comparer au ms. 2120 de la bibl. de l’Arsenal de Paris ; « Ces manuscrits très amples mériteraient une étude approfondie. »

0Qui répond à Enguerrand : « La contrition ne consiste pas seulement à beaucoup pleurer ses péchés. […] C’est une joyeuse tristesse, une consolation […] un paradis. […] C’est pourquoi il ne faut point de précepteur au Saint-Esprit. Tous les langages des hommes ne vous peuvent pas beaucoup profiter suivant la conduite de Dieu sur vous » (ms. 214, [454] cité par A. Derville, op. cit., p. 191).

0« …un si grand amour que volontiers, durant vingt-quatre heures que cela me dura, je n’eusse vaqué à autre chose [… par la suite] j’appréhendais la consolation sensible de peur d’être trompée. […] Je demeurai six jours dans cet amour » (A. Derville, op. cit., 187-188). Autre point intéressant sur la prière : « Mais les esprits, quoiqu’éloignés, sont capables de s’unir », etc. (ibid., 194).

0Ouvrage manuscrit de grande maturité qui serait postérieur à l’Instructionde l’adoration perpétuelle publiée en 1673.

0Dont nous avons un témoignage dans un cahier de retraites [de dix jours] intitulé « Ass. au St Amour » (archives du premier couvent de Paris), conservé au Carmel de Clamart : 701 pages manuscrites par plusieurs mains (qui œuvrent probablement du milieu du XVIIe siècle), car de tels cahiers étaient transmis entre religieuses. L’on observe la lente dégradation de la joie à l’angoisse. Elle peut devenir insupportable lors [479 sq.] d’une « Méditation de la mort en général » datant très probablement du XVIIIe siècle, dont voici un passage caractéristique noté par la pauvre retraitante : [530] « 3e point. Un ver immortel : ce ver n’est autre chose qu’un souvenir fixe et funeste des grâces et des moyens de salut qu’on aura eu durant la vie, et un reproche rongeur de l’abus qu’on en aura fait par sa négligence et par ses crimes, c’est proprement le supplice des chrétiens et des religieux. L’enfer de l’enfer, dit le chrétien intérieur, c’est d’avoir pu si aisément éviter l’enfer et de ne l’avoir pas voulu faire. […] De tous côtés sur moi, une pluie de sang, ou des ruisseaux de feu, l’un et l’autre tout ensemble, c’est le sang de Jésus-Christ qui coule de toutes ses plaies transformées en des torrents de flammes et de colère. » – L’on sait qu’il fallut une réforme vigoureuse pour supprimer l’emprise janséniste. – Voir A. Derville, op. cit., 185.

0Ms. 4° 259, Bibl. de Lyon ; anciennement bibl. de Chantilly, Fonds Jersey. Après des textes de (« Le cabinet mystique adressé aux âmes plus illuminées ») et sur Jean de Saint-Samson (« Vie…, seconde partie »), ce ms. contient : « Lettres spirituelles du R. P. Archange, récollet, à la Sœur Marguerite-Angélique, Rse de la Visitation. », avec une pagination nouvelle 1-167. – Nous avons utilisé la transcription faite par André Derville, s.j., que ce dernier nous a très généreusement offerte.

0Thrésor spirituel, Bruxelles 1632, Mons 1633 (augmenté), etc., ouvrage de Jean-Hugues Quarré, 1590 – 1656, (DS 12. 2725/6).

0Cf. Mt 10, 29-30.

0Ep 2, 10 : « Car nous sommes son ouvrage, et il nous a créés en Jésus-Christ, dans les bonnes actions, que Dieu a préparées, afin que nous nous occupions en elles » (Amelote, 1687).

0Lc 9, 23 : « Qu’il renonce à soi-même, qu’il porte tous les jours sa croix. »

0Le Chrétien intérieur (1660, etc.) et les Œuvres spirituelles (Maximes et Lettres) de Bernières sont très lus au XVIIe siècle avant la condamnation post mortem de 1687. Nous avons déjà rencontré le Thrésor de Quarré.

0Anne-Cécile Duhamel († 1677, donc récemment disparue) de la Visitation de Saint-Denis.

0La milice : la combat.

0« S’élevant dans les hauteurs, le Christ entraîne captive la captivité » (hymne de l’Ascension).

0« Nous avons une loi, et selon notre loi il doit mourir, parce qu’il s’est dit fils de Dieu ».

0Ps 30, 16 ; Ps 70, 1 (« Mes jours sont dans ta main » ; « En toi, Seigneur, j’ai mon refuge, garde-moi d’être humilié pour toujours »).

0Chant pour le temps de l’avent : « Cieux, répandez votre rosée, que des nuées descende le salut ! »

0Collecte du premier dimanche de l’avent : « Déploie Seigneur ta puissance, soutiens-nous de ta force, afin que le salut retardé par nos fautes soit hâté par l’indulgence de ta grâce » (traduction liturgique actuelle).

0Lc 16, 26, histoire de Lazare et du mauvais riche : « Il y a un immense abîme placé entre vous et nous. »

0Jn 15, 5 : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. »

0Bluette : étincelle.

0Octave : huitaine consacrée à solenniser les grandes fêtes.

0Cf. Jn 16, 7.

0Mt 14, 31 : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »

0Marie-Madeleine de Pazzi (1566-1607), carmélite.

0La fête de saint Michel est largement célébrée dans ce courant, et Madame Guyon, qui reprend cette tradition, fait souvent précéder ses lettres par : Quis ut Deus ?

0Ms. 8° 214, 548 p., Exercice intérieur conduisant l’âme à Dieu dans son cœur par J. C., qui est l’unique voie pour y parvenir, p. 91-136 (manuscrit postérieur au livre sur l’Adoration perpétuelle auquel il fait allusion p. 103, publié en 1673).

0Traité de la vie intérieure contenant les principaux moyens pour vivre de cette vie [que nous dénommons Moyens I ou II]. Il comprend : Préface, Livre premier en 14 chapitres, p. 1-128 (« Principaux moyens pour vivre de cette vie »), Livre second en 12 chap., p. 129-231 (« Conduite pour bien faire l'oraison mentale »).

Il est suivi du Traité de la vie Intérieure où l’on donne une conduite, pour bien faire l’oraison mentale… Seconde partie [que nous dénommons Conduite I ou II] [qui comprend : Epistre à l’Immaculée Conception…, La vie intérieure. Livre premier [en 11 chap., p. 1-96], La vie intérieure. Livre second [en 6 chap., p. 97-141], suivi de Méditations sur les principaux mystères de la Passion de Jésus-Christ pour tous les jours de la semaine, chap. vii à xiii, pp. 142-189 sq.], par le P. Maximien de Bernezay, récollet de la province de Sainte Marie Magdeleine, Orléans, 1686. Ces deux traités sont reliés en un seul volume de la bibliothèque franciscaine ; l’uniformité d’impression des pages indique que cela a dû être le cas dès l’origine. Le privilège est « registré sur le livre de la communauté des imprimeurs et marchands-libraires de Paris » le 19 mai 1685. Nous utilisons un exemplaire « achevé d’imprimer pour la troisième fois, ce 4 octobre 1686 ». Nous supposons que la date à retenir est 1685.

Si l’exposé de la vie intérieure est particulièrement clair, l’ensemble édité est intriqué et utilise des titres ressemblants (« moyens… », « conduite… »). Faut-il y voir une compilation d’œuvres non revues par l’auteur ? Notons par exemple que la quatrième partie est elle-même divisée en deux sections dont les numéros de chapitres se suivent. Le plan de l’ensemble demeure confus.

0Cf. Rm 7, 22 ; Ep 3, 16.

0Cf. ;Jn 4, 23.

0Cf. Lc 17, 21.

0Cf. Ps 41, 2.

0Cf. I Co 7, 31.

0Cf. Rm 14, 8.

0Ps 33, 3.

0Cf. Rm 7, 22.

0Ph 4, 7.

0Transfiguration du mont Thabor (Mt 17, 4 ; Mc 9, 5 ; Lc 9, 33).

0Cf. Jb 41, 13.

0Ap 3, 14.

0Cf. Is 30, 15.

0Cela rappelle le cas des quinze chapitres de la troisième partie de la Règle de Benoît de Canfield (chapitres repris dans ce présent volume) : ils sont suivis d’un ajout correctif, dont un chapitre issu d’une main « amie » – Cette partie préférée de l’œuvre de Maximien avait été justement remarquée par le rédacteur de sa notice (DS 10.856/8), de même que le bloc des chapitres admirables de la Règle avait été distingué par Orcibal.

0Saint Bernard, Sermon 44 sur le Cantique des cantiques.

0Reminiscence du De diligendo Deo de saintt Bernard.

0Mt 7, 8.

0Jn 9, 31.

0Ps 142, 6.

0Ps 126, 2.

0Mt 7, 7.

0Saint François de Sales, Traité sur l’Amour de Dieu, VI, v.

0Cf. Ps 44, 1.

0Jb 7, 15.

0Cf. Ps 44,3.

0Cf. Mt 6, 7.

0Jn 16, 26.

0Cf. Gn 12, 1.

0Cf. Lc 14, 10.

0DS 5.1313/14.

0L. Iriarte, Histoire du franciscanisme (traduction), Cerf, 2004, p. 263 ; « Les capucins ont reçu : de Matthieu de Bascio l'habit, de Louis de Fossombrone la barbe et de Bernardin d'Asti l'âme et l'esprit », p. 254-255.

0On sait que le nom des capuchin comporte, outre leur prénom (sous lesquels on les trouve classés en bibliothèque), leur « pays » ou ville d’origine – dont parfois ils ne s’éloigneront guère.

0Le 30 janvier 1694, Bossuet qui avait terminé l’examen des écrits de Madame Guyon, « prétendait qu’il n’y a que quatre ou cinq personnes dans tout le monde qui aient ces manières d’oraison [infuse] et qui soient dans cette difficulté de faire des actes ». « Il y en a plus de cent mille dans le monde… », lui répondit Madame Guyon. (Vie, 3.14.13). – Le capucin Simon de Bourg-en-Bresse, que nous retrouverons, avance la proportion d’un mystique sur deux cents : proportion assez cohérente avec la réplique guyonnienne puisque la population du Royaume était proche de vingt millions d’âmes…

0Pour aborder l’histoire des capucins de l’âge classique : Catalogue de tous les religieux capucins qui sont morts en la province de Paris depuis son établissement jusques à maintenant (de 1576 à 1679 ; nous présentons ce nécrologe au tome III) ; P. Hildebrand, Revue d’Ascétique et de Mystique, 1938, « Les premiers capucins belges et la mystique », 245-294 ; Père Godefroy de Paris, Les Frères-Mineurs Capucins en France, Histoire de la province de Paris, tome I, 1937, tome II, 1950, Bibl. franciscaine provinciale ; Jean Mauzaize, Le Rôle et l’action des capucins de la province de Paris dans la France religieuse du XVIIe siècle, 2 tomes (Thèse pour le doctorat d’État, Paris-Sorbonne, dans laquelle Mauzaize prend la suite de Godefroy de Paris) = P. Raoul de Sceaux, Histoire des frères mineurs capucins de la province de Paris (1601-1660), Blois, 1965 (la thèse est plus complète que son édition) ; Bernard Dompnier, Enquête au pays des frères des anges, Les Capucins de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Univ. de Saint-Étienne,1993 ; Pierre Moracchini, Recherches sur la notion de « famille franciscaine » en France du Nord et en Lorraine (fin XVIe-fin XVIIIe siècles), thèse, univ. de Strasbourg.

0Fr. Godefroy de Paris, L’École Saint-Honoré, Cahiers de Spiritualité Capucine, n°2, pages 31-40 pour les deux figures et nos citations.

0L’École Saint-Honoré, op.cit., distingue au chapitre troisième « Les premiers disciples de Canfield, 89-105 : 1. disciples capucins (dont Ange de Joyeuse et Laurent de Paris), de 2. disciples non capucins (dont Pierre de Bérulle) » ; et présente au chapitre quatrième un « hôtel de Bérulle » « d’ambiance franciscaine », 118-130.

0Avec Laurent de Paris († 1631), spirituel plutôt que mystique, auquel nous consacrons une brève notice.

0DS 1.1446/51, art. « Benoît de Canfield », ancien (1937) ; Optat de Veghel, Benoît de Canfield…, Rome, 1949 ; P. Renaudin, Un maître de la mystique française. Benoît de Canfield, Paris, 1955 ; DS 2.1446, art. « Divinisation, [section] V. Au 17esiècle, 1. Benoît de Canfield… » (J. Orcibal), 1957 (rééd. dans J. Orcibal, Études…, 1997, p. 409) ; DS 5.913/15, art. « France, [section] 3. Vers l’épanouissement du XVIIe siècle… 7° Benoît de Canfield… » (J. Le Brun), 1963 ; L. Cognet, La Spiritualité moderne, Aubier, 1966, p. 244-258 ; Benoît de Canfield, La Règle de perfection – The Rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982. [v. la préface ; le corpus canfieldien est indiqué p. 42-43]. Etc.

0Véritable et miraculeuse conversion du R. P. Benoist de Canfield... par le sieur de Nantilly, 1608, p. 58.

0Ibid., p. 126.

0Optat de Veghel, op. cit., p. 80.

0Piquer d’aiguilles était un moyen utilisé pour révéler une possible « possession diabolique » : le test fut appliqué par la célèbre Inquisition de Rouen sur Marie des Vallées.

0J. Brousse, La Vie du R. P. Benoît de Canfield, Paris, 1621, p. 575.

0 Section terminant le présent chapitre & D. Tronc, Expériences mystiques… II, op.cit., « Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre », 81-98.

0Justifications, [dernière clé] LXVII « Volonté de Dieu », pp. 254-255 du t. III dans l’édition de 1790.

0DS 5.914 : art ; par Jean Orcibal, le meilleur connaisseur et le premier éditeur moderne de la Règle : Benoît de Canfield, La Règle de perfection – The Rule of Perfection, J. Orcibal, 1982, op.cit. [désormais citée : Orcibal, Règle…]

0Canfield, Exercice, seconde partie, chap. ier, in J. Orcibal, op.cit., p. 66. – Ce texte préfigurant la Règle fut rédigé autour de 1590.

0Texte majeur, relai entre rhénans et Ruusbroec et le XVIIe siècle, dont la première édition flamande qui date de 1535 est traduite en latin par Surius en 1545, puis en français par les chartreux sous Beaucousin en 1602 (rééd. moderne présentée par D. Vidal, Grenoble, Millon, 1997) : « Si je veux parvenir à ce noble rien, et être fait rien, il est nécessaire que rien, c’est-à-dire mon âme, avec rien, c’est-à-dire Dieu, soit faite rien… », citation par Mommaers, qui publia en quatre contributions de très profondes analyses sur Canfield dans la Revue d’Ascétique et de Mystique, 1971-1973 : « L'attaque de Canfeld est plus fondamentale que tout anti-intellectualisme. Elle est dirigée contre toute saisie qui passe l'objet de sa pseudo-compréhension par le crible de sa propre envergure… » (1er art. p. 430).

0Orcibal, Règle…, p. 23 de la Préface.

0Orcibal, Règle…, p. 38 et p. 25.

0Cette partie se retrouve aux pages 327 à 428 de l’édition Orcibal.

0Le lecteur dispose maintenant de trois éditions :

1. L’édition « définitive » par Jean Orcibal, op.cit., donne un texte suivi unique obtenu par concaténation de l’édition Osmont dite « pirate » avec la première édition « officielle ». Les sources sont distinguées par l’emploi de caractères romains maigres pour ce qui est commun, romain gras pour ce qui est spécifique de la « pirate », italiques pour ce qui est spécifique de l’« officielle ». Orcibal fournit un texte continu, concaténation des deux versions, afin d’y attacher un apparat critique portant sur tout l’ensemble, mais le texte de Benoît en devient difficile à lire.

2. L’édition partielle livrant Osmont : Benoît de Canfield La Règle de perfection, quinze chapitres de la volonté de Dieu essentielle…, Arfuyen, 2008. L’exemplaire complet minuscule (in-24° !) relié parchemin souple du fonds ancien de la médiathèque de Troyes repéré par Orcibal et référé g.17.4563 est disponible en photos numériques (nous contacter). C’est le texte… en fait reconnu par Benoît (v. l’introduction d’Orcibal : un auteur décrit son supposé plagiaire !

3. L’édition partielle présentée ici, dite « officielle », a été lue par tous nos franciscains au XVIIe siècle.

0Manuscrit de Québec, Archives Eudistes, La Vie admirable de Marie des Vallées […], Collection « Sources mystiques », 2013, partie IX, chap. vi « De la contemplation ».

0« Te voici aujourd’hui arrivé riant, arrivé tel la clé d’une prison. / Tu es venu chez les pauvres comme une aumône. » (Rumi, Odes mystiques, Klincksieck, 1973, Ode 1, p. 17.)

0Nous indiquons entre crochets des synonymes donnés par Orcibal dans son lexique. Nous reproduisons l’édition « officielle » de Chastellain selon un exemplaire de la bibl. Franciscaine de 1622.

0Paraphrase du Pseudo-Denys, De eccl. hier., I, 1.

0Ct 2, 9.

0Is 59, 2.

0Idée d’Aristote, suivi par saint Thomas.

0Jn 10, 9.

0Ct 2, 5.

0Voir saint Augustin, Conf. III, 6.

0Jn 13, 8.

0Ibid.

0Ap 21, 27.

0Os 2, 19.

0Ct 5, 6.

0Lc 1, 38.

0Ct 8, 5.

0Jn 6, 63.

0I Co 6, 17.

0Ap 12, 1.

0Ps 103, 2.

0Ct 6, 9.

0Essentiel, superéminent… : supérieur. Tous ces mots se réfèrent au vocabulaire de Ruusbroec et Harphius pour désigner les hauts degrés de la vie mystique où l’âme contemple l’essence du Divin dans une extase où les facultés humaines sont anéanties. Voir Dict. de spir., article « Essentiel » (Deblaere). Les termes se sont compliqués parce qu’on a tenté d’éviter des controverses.

0En fait ces arguments (absents de l’édition Osmont) proviennent du chartreux Hugues de Balma, auteur d’une Théologie mystique longtemps attribuée à Bonaventure, et qui développe les trois voies : purgative, illuminative, unitive.

0Du latin consurrectio : action de se lever ensemble.

0« Donc », en latin.

0Qui entend à : qui fait attention à

0Quant et quant : avec, en même temps

0Ici, un appel à la marge fait référence à la Théologie mystique de Harphius (?-1477), le très influent « passeur de Ruusbroec », traduit en 1616 du latin en français.

0L’Anglais Benoît se souvient-il du Nuage d’inconnaissance ?

0Nouvel note marginale citant Harphius, franciscain comme Benoît, très présent dans son œuvre.

0Ajout pour annoncer le Traité de la Passion joint postérieurement à l’édition Osmont de la Règle (chap. xvi à xx qui suivent les chap. i à xv que nous éditons partiellement).

0Une « explication admirable » pour Madame Guyon, qui cite tout le début de ce chap. v (Justifications, XV. « Non-désir », § 32), bien entendu sans les ajouts d’Osmont.

0Renvoi en marge au chap. xiv.

0Renvoi en marge à Harphius.

0Suppression ici des longues explications du mot « écoulement » présentes dans l’édition Osmont, dont des observations d’expérience : « Et pour autant que l'âme n'a pas de coutume et ne peut encore opérer et voir purement spirituellement, mais avec quelque mélange de sentiment ou aide de quelque image ou forme, de là advient qu'elle ne peut voir ni comprendre ses désirs ainsi spiritualisés, épurés et déiformes. […] Par cet écoulement, elle est merveilleusement purifiée, étendue, et totalement abstraite ; et ainsi incapable des choses concrètes. […] D'ici advient que les personnes spirituelles ne s'aperçoivent souvent de ce qu'on leur dit ou fait, ni de ce qui est à l'entour d'eux. »

0« Il faut que, lorsque l’âme est transformée en Dieu, tout se transforme en elle » (note des Justifications à l’« explication admirable » citée par Madame Guyon).

0Ct 3, 1.

0Saint Thomas, Somme théologique I, q. 75, art. 5.

0Abstractive : qui tire hors de soi (du latin abstractio).

0« …rend capable de voir sans images les choses spirituelles. La purgation se fait par le feu d'amour, l'illumination par l'inaccessible lumière de Dieu, lesquels, bien que toujours elle les opère tous deux, toutefois plus l'un en un temps ; et plus l'autre en un autre, savoir est : au commencement la dénudation opère plus en l'âme par purgation et en la fin par illumination. Le premier s'opère quand l'homme retient encore quelque chose du sien, le second quand il est tout anéanti. Or cette dénudation… » (Version primitive Osmont, remplacée par une phrase préparant le lecteur au Traité de la Passion, ajout qui n’est pas de Benoît).

0purgée, pour (1622, omission).

0Parce que cette image était la chose la plus haute et pure qu’elle eût jamais contemplée.

0Renvoi en marge à Bonaventure, en fait Jacques de Milan.

0I Jn 4, 16.

0Ap 14, 4.

0Rm 13, 4 ; Ep 4, 24.

0Ep 4, 14.

0Rien convient mieux que néant, nullité ; Lexique [O].

0Os 2, 14.

0Ha 3, 5 ; Ps 138, 12.

0Ep 2, 14.

0Moyen (Osmont, en accord avec le plan annoncé).

0Les chap. iv à vii et viii à xv s’opposent s’il s’agit de l’exposé objectif d’union avec Dieu suivi de celui, subjectif, d’annihilation, c’est-à-dire des aspects positifs puis négatifs de la vie suressentielle (Mommaers cité par [O], n. 3).

0Fréquente affirmation aristotélicienne chez saint Thomas.

0Mc 10, 18 : Mais Jésus lui dit : « Pourquoi m’appelez-vous bon ? Il n’y a que Dieu seul qui soit bon » (trad. Amelote, 1688). (Aussi saint François appelait-il « Jean » son médecin, dont le nom était Bonjean.)

0Citation fausse, v. note 9, [O].

0Ex 3, 10.

0Dt 32, 12.

0Jn 8, 12 ; Mc 6, 13.

0Ex 3, 14.

0Ph 2, 7.

0Jn 18, 5.

0Ps 67, 3.

0Hardiesse qui justifie une longue note d’Orcibal évoquant Eckhart. Canfield s’exprime dans ce chapitre sans laisser paraître le vécu mystique qui cependant en est la base.

0« Car nos actions sont toutes imparfaites, voire fautives, en tant qu’elles sont nôtres. […] Il me faut vivre sans moi-même » (Catherine de Gênes citée par le P. Mommaers).

0Obscur : par eux-mêmes ?

0A remotis : à l’écart (locution adverbiale peu usitée).

0La fin du chapitre est profondément modifiée par rapport à l’édition originelle Osmont. Cette dernière donne une « règle pour découvrir les imparfaits de contemplation », dont nous extrayons le passage suivant : « Tout mouvement et tout acte de l'âme est ici imperfection. La raison est qu’ils sont contraires à cette mort et annihilation totalement nécessaire à la contemplation supernaturelle. Car tout ce qui a mouvement ou action est en vie et n'est pas mort, et tout ce qui se mouve [meut] ou fait quelque chose est quelque chose, et par conséquent n'est pas annihilé. / Mais d'autant que ces actes, ou mouvements en ce degré sont si secrètes, que presque jamais on s'en aperçoit… »

0Trait : au figuré, ce qui touche l’âme, le cœur.

0En réalité d’Harphius, Éden, chap. viii. Note 10, [O].

0Ce paragraphe et le suivant qui annoncent l’adjonction du Traité de la Passion sont bien entendu absents de l’édition Osmont.

0Pourpris : enceinte, habitation.

0Aucunement : en quelque façon.

0Ce que l’on constate.

0Acertener : informer d’une façon certaine.

0« …qu'elle-même. / Et non seulement cet acte procède d'aveuglement, mais aussi cause davantage d'aveuglement pour deux causes. Premièrement, pour ce que par cet acte l'homme est davantage en soi, et ainsi plus éloigné de Dieu, la lumière laquelle, étant en lui et lui cependant la cherchant comme plus éloignée de lui que lui, il s'ensuit qu'il soit plus éloigné de lui que devant. / Il ne faut… » (Osmont.)

0Qo 3, 1.

0Hugues de Balma.

0Is 55, 11.

0Selon l’optique du temps.

0Macule : tache.

0Citation de Thomas Gallus, Victorin (?-1246).

0Rédigé : réduit.

0Ps. 72, 22.

0Cf. I M 6, 46.

0Col 3, 3.

0« De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons en Dieu, et nous demeurons toujours unis à Dieu » (Les Sept Degrés… de Ruusbroec, note 11, [O]).

0Mt 18, 10.

0Le mot pouvait être masculin à l’époque.

0« Nous ne devons penser : […] Je suis maintenant assez exercé, je reprendrai par après mon exercice” » (La Perle évangélique, traduit du flamand en français, 1602).

0Ce paragraphe est ajouté depuis Osmont.

0« …car quelquefois je trouve plus grande aptitude d’opérer en toi, alors que tu es constitué en l’œuvre extérieure. […] Tu seras ensemblement fruitive et active, comme moi qui opère toujours et toutefois suis immobilement en repos, et en cette manière tu m’auras toujours et en tout lieu présent » (La Perle évangélique).

0La fin de ce paragraphe ne figure pas dans l’éd. Osmont.

0Sépare d’ici et maintenant.

0« …dès le commencement, ou sans commencement, pour ce qu'en lui elle voit l'éternité sans fin ni commencement » (Osmont).

0Feintise : faux-semblant.

0Ps 140, 4.

0Stabilié : établi.

0Is 52, 6.

0Forme ancienne de « dise ».

0Ap 3, 20.

0Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de saint Benoît, 1679, II, « Éloge de feu Madame Marie de Beauvillers, abbesse de Montmartre », p. 143-184. ; v. le récit vivant qu’en tire Bremond, vol. II L’Invasion mystique, chap. vi « Les grandes abbesses ».

0Éloges…, II, p. 145.

0Orge mondé : grains d’orge auxquels on enlève, par le moyen de la meule, la première de leurs enveloppes, qui est très épaisse.

0Ibid., p.154-155.

0Ibid., p. 175.

0Ibid., p. 182.

0Malheureusement incompris des modernes, l’anéantissement a été identifié au vertige du néant (Morali), voire perverti en une joie suppliciante (Bataille).

0L’Exercice divin, ou Pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. À Paris, chez Fiacre Dehors, 1631. [Archives Saint-sulpice, 29 H 137 : reproduction de l’exemplaire unique conservé à l’abbaye de Maredsous]. Chaque page comporte 16 lignes de 24 caractères de grand corps. Les trois citations qui précèdent sont extraites de cet Exercice.

Il existe d’autres textes intéressants de la même bénédictine : Les Conférences spirituelles d’une supérieure à ses religieuses, par Mme de Beauvilliers, abbesse et réformatrice du monastère de Montmartre, d’après un manuscrit revu et mis en ordre par L. G[audreau], curé de V., avec approbation de Monseigneur l’Archevêque de Paris, Paris, Toulouse libraire, 1838 (texte intéressant, mais dont le style est malheureusement revu ; original perdu ?).

0Le Père Benoît de Canfield.

0Gn 2, 17 : « Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal » (Sacy).

0Ga 2, 20 : « Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi » (Amelote).

0Qui fait craindre des malheurs.

0Avoue : reconnaisse.

0Lettres du ms. B.N.F. f. fr.17808, reproduites dans l’étude d’Ubald d’Alençon, que nous citons en omettant ses nombreuses références de sources, avec la pagination reprise des Études franciscaines, t. XXIV, juillet-décembre 1910, 46-62, 249-265, 665-679, « Les Frères-Mineurs capucins et les débuts de la réforme à Port-Royal des Champs (1609-1626) » ; v. aussi DS 1.645 & 5.1375 & 14.1111.

0La Réforme de Port-Royal, 1591-1618, Paris, Flammarion, 1950.

0S’abnéger : se renier.

0L’École Saint-Honoré, op. cit. en ouverture aux capucins de ce tome II, évoque l’influence des « Vrais exercices », un signe de plus des échanges entre « religions », cette fois de Madame Acarie vers le futur capucin.

0Citation : DS 8.1372 ; Benoist Pierre, Le Père Joseph, L’Éminence grise de Richelieu, Paris, Perrin, 2007.

0Françoise Hildesheimer, Richelieu, Paris, Flammarion 2004. Voir p. 418 : le cardinal passe de l’affection pour le capucin mourant à l’attirance à son service de « frère coupe-choux », surnom qu’il donnait à Mazarin.

0DS 8.1372/88, art. Joseph de Paris (nos citations ; voir la présentation par Raoul de Sceaux et André Rayez des seules Œuvres spirituelles : elles couvrent quinze sections).

0Père Joseph, L’Exercice du moment présent, texte présenté par Jean-Marie Gueullette, Arfuyen, 2006, p. 37.

0Ibid., p. 55.

0Transcriptions communiquées par sœur Paula du monastère de Bouzy-la-Forêt (proche de Saint-Benoît-sur-Loire).

0Exhortation 1ère sur l’exercice de la compassion de la Vierge…, 2 août 1634.

0Exhortation 2nde sur l’exercice de la compassion de la Vierge…, 3 août 1634.

0Exhortation 3e, 3 août 1634.

06e exhortation sur un passage du 8e des Cantiques, 1er octobre 1634.

07e exhortation traitant des effets de l’amour, 2 octobre 1634.

0Exhortation qui enseigne comme la foi doit être nue, universelle et simple, 12 mars 1633.

0Gal 2, 20.

0Exhortation sur le même passage du 33e d’Isaïe où est enseigné comme l’âme doit habiter en Dieu

022e exhortation, 5 février 1636.

023e exhortation, 6 février 1636.

0DS 10.675/7 (art. « Martial d’Étampes ») ; DS 5.1375 (art. « Spiritualité franciscaine »).

0Il s’agit du Nécrologe des capucins de la province de Paris du XVIIe siècle, ms. au château du Titre, où Martial occupe les f°71-85. Nous présenterons au tome III des extraits et une brève analyse de ce document fascinant.

0Nous en avons publié l’essentiel dans : Martial d’Étampes, maître en oraison, présenté par J. Fransen & D. Tronc, Éd. du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2008. Ce volume contient, outre une étude introductive, le court Exercice du silence intérieur sous deux formes (1639 et 1722) et le vaste Exercice des trois cloux amoureux et douloureux.

0Exercice des trois clous…, p. 25.

0Ibid., p. 50.

0Ex 3, 14.

0P. Raoul de Sceaux, « Lettres inédites du P. Martial d'Étampes », Études franciscaines, XIV, n°32, juin 1964, p. 89-102 [biographie suivie de lettres].

0« Lettres inédites… », op. cit., Lettre 8.

0Traité très facile pour apprendre à faire l’oraison mentale, divisé en trois parties principales... Par le Révérend Père Martial d'Étampes, prêtre capucin et maître des novices, Saint-Omer, 1630 ; Paris, Thierry, 1635 ; Paris, Fremiot, 1639 [cette édition n’est pas citée par van Dijk] ; Paris, Coignard, 1671, 1682, 1722 [toutes ces éditions ne diffèrent que par le découpage d’un même texte ; les deux dernières éditions sont suivies d’une Vie]. Le Traité très facile fut rapidement complété par l’Exercice du silence, qui tranche par son grand intérêt. – La description détaillée des contenus est donnée dans notre Martial d’Étampes, maître en oraison, op.cit., « Les sources… », 21-24.

0Traité second : « De l’oraison mentale, de la division générale de l'oraison mentale », p. 68.

0Voir Benoît de Canfield, Règle, 3, 11.

0Traité sixième : « De l’oraison mentale, en faveur des âmes religieuses qui sont tirées à Dieu par quelque trait d'oraison extraordinaire », p. 176, 183, 187.

0Nous adoptons ici la forme la plus achevée littérairement de 1722. – La version de l’édition en 1639 est disponible dans Martial d’Étampes, maître en oraison, op.cit. – Les différences sont notables.

0Sg 18, 14.

0Cf. I R 19, 6.

0Le Rien et Tout cher à Benoît de Canfield (mais parfois mal compris, ce que soulignera Constantin de Barbanson dans son Anatomie de l’âme).

0Voir la vision inaugurale du livre d’Ézéchiel.

0Accoiser : rendre coi, calme, tranquille.

0Ap 19, 6.

0Saint François.

0Unique édition ancienne : L'Exercice des trois cloux [sic] amoureux et douloureux, pour imiter Jésus-Christ, attaché sur la croix au Calvaire, et pour nous unir à luy, Jean Camusat, Paris, 1635. – v. DS 5.1375.

0L’Exercice…, p. 641 de l’édition de 1635, p. 57 de la réédition en 2008, que nous abrégeons désormais en [641, 57].

0Cf. Ct 2, 2.

0DS 8. 831/34, art. d’A. Rayez, qui cite son ouvrage Vraye Perfection et utilise la 3e éd. de 1651.

0Le Directeur pacifique des consciences…, Paris, 1646, in-8, liminaire, gros ouvrage de 1046 pages.

0Transcription en français contemporain par F. André Ménard de l’édition de 1646 : http: www.freres-capucins.fr La-vraie-perfection-de-cette-vie.html – La Vraie Perfection de cette vie dans l'exercice de la présence de Dieu. Pratique qui instruit familièrement l'âme dévote, comme elle doit s'entretenir en la divine Présence dans toutes ses actions ; et qui la fait monter par degrés à une perfection non moins solide que facile ; avec l'éclaircissement des principales difficultés qui arrivent ordinairement en la vie spirituelle. Par le P. Jean François de Reims, capucin. Seconde édition revue, corrigée et augmentée par l'auteur. À Paris chez la veuve Nicolas Byon, rue Saint-Jacques à l'image Saint Claude près les Mathurins. M. DC. XLVI, édition précédée par celles de Paris 1635, 1638, 1640, Reims, 1638. – Nous avons comparé La Vraye Perfection…, Reims, 1638, in-12, 2e éd., p. liminaire, 564 petites pages et table, à La Vraie Perfection…, Paris, in-4, 5e éd., 1660, en 2 parties, 431+510 grandes pages !

0Les Instructions V et VI terminent l’ouvrage dans ses éditions de 1646 et de 1651 (elles sont suivies d’une Instruction VII dans l’édition de 1660, dernière du vivant de l’auteur). Exceptionnellement nous nous écartons de la règle du respect strict des sources en adoptant l’adaptation réalisée par le P. Perruchot pour le Centre Saint-Jean-de-la-Croix (Mers-sur-Indre) : il modernise les tournures, mais ne change pas le vocabulaire et respecte attentivement le sens profond. La lecture est ainsi rendue plus aisée et adaptée au flux ample et souple propre à l’écriture de Jean-François de Reims.

0Lc 23, 46 : « Père, en tes mains, je remets mon esprit. »

0Empêché : embarrassé.

0Ct 2, 2 : « Comme le lis entre les épines, telle est ma bien-aimée au milieu des autres jeunes filles. »

0I Jn 2, 17 : « Celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement. »

0François de Sales.

0Lc 15, 31.

0Ps 72, 28 : « Pour moi, il est bon de tenir fermement à Dieu, de mettre mon espoir dans mon Seigneur. »

0Mt 18, 3.

0Vu même : étant donné.

0Offusqué : empêché de voir.

0I S 1, 8 : « Pourquoi pleures-tu ? Est-ce que je ne vaux pas pour toi mieux que dix fils ? »

0Lc 23, 46 : « Père, en tes mains, je remets mon esprit. »

0Cf. Rm 7.

0Jb 17, 3 : « Place-moi à côté de toi, et la main de n’importe qui pourra m’attaquer. »

0II Co 12, 10 : « Lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. »

0DS 7.719. Académie évangélique pour l’instruction spirituelle de la jeunesse religieuse et vrayement chretienne, Composée par F. Honoré de Paris, predicateur provincial…, Nicolas Buon, 1622.

0Ct 5, 1.

0Mordicant : qui exerce une petite morsure par son âcreté.

0DS 9.406/15.

0M. Dubois-Quinard, Laurent de Paris. Une doctrine du pur amour en France au début du XVIIe siècle, Rome, 1959.

0Bouffer : s’enfler.

0Soulas : soulagement.

0Du tout : entièrement.

0DS 12.1282/88 dont nos citations en plein texte. Le P. Willibrord cite les travaux de Segond Pastore, de Turin

0L’évêque ami de François de Sales Jean-Pierre Camus (1582-1652).

0Les Triomphes de l'amour de Dieu en la conversion d'Hermogène par F. Philippe d'Angoumois P. Capucin, Dédié à Monsieur Frère du Roi, Paris, chez Martin Lasnier rue Saint-Jacques, « au lion rampant près saint Yves », 1625 (ouvrage remarquable pour ses belles gravures illustrant des combats, depuis « 1. De la race et généalogie », passant par « 7. Des impuretés du temps », « 9. De la volerie », « 10. De la magie », jusqu’à « 18. Des festins ». Ces combats sont suivis d’un « très beau discours » et de « cinq belles méditations » – le tout couvre plus de 1200 (grandes) pages !

0Ibid., p. 180, précédé du quatrain :

Le coeur d'un courtisan n'est rien que peu de paille

Et les dames qu’il suit sont un feu véhément.

Il est toujours auprès ou que la Cour s'en aille ;

Faut-il donc s'étonner s'il brûle incessamment ?

0Ibid., p. 406, suivi d’une très belle image illustrant la magie, objet du combat suivant :

Tu sais tout le futur, la vie et le trépas,

Les règlements des cieux, leurs puissances fatales,

Tu sais plus qu'un démon, mais las! tu ne sais pas

Que ton savoir te mène aux flammes infernales.

0DS 16.1566/76 (Berdard Chédozeau réfère aux « belles études » de Julien-Eymard d’Angers) ; nombreuses approches par Bremond, même si ce dernier ne lui consacre pas un chapitre : v. l’index du Sentiment religieux, vol. V de la réédition Millon, 2006.

0Anna-Maria Valli, Tesi, cap. VII, no 82, cite P. Lefèvre, L'Œuvre du Père Louis-François d'Argentan, capucin [1615-1680], 675-676.

0R. Heutevent, dans L'Œuvre spirituelle de Jean de Bernières, cite la préface de la réédition du tome second du Chrétien intérieur en 1677.

0Henri-Jean Martin, Livres, pouvoirs et société…, Droz, 1999, graphique XXI, vol. 2, p. 1082 : en Italie, disparition des Alde ; en Espagne, la production imprimée a disparu (au profit incertain de Plantin à Anvers) et l’on surveille de près les arrivages au port de Séville… Ceci contribue à une quasi-disparition des publications mystiques, à l’exception notable de carmes expliquant les grands fondateurs (Teresa, Juan). – S’ajoute à cela l’effet d’un contrôle de plus en plus étroit, dont témoignent les nombreuses Approbations et Permissions imprimées (plusieurs valent mieux qu’une !)

0On note les nombreuses difficultés rencontrées dès le XVIe siècle par Plantin, l’imprimeur anversois cité à la note précédente. Sous le contrôle espagnol d’un duc d’Albe, il n’est guère encouragé à quelque prise de risque (Alastair Hamilton, The Family of Love, Clarke, 1981, « 4. The Antwerp Humanists »). On sait la malheureuse aventure de l’édition de sa Bible polyglotte.

0I Frati CappucciniParte III Sezione I – Cette très vaste publication (quatre volumes parus à ce jour siècle après siècle, couvrant divers aspects de la réforme capucine en Europe) inclut plusieurs figures mystiques italiennes ; pour le XVIIe siècle se détache le beau texte, édité pour la première fois, du ms. 898, VII-E-49, intitulé Instruttione mistica, de la Bibl. Nazionale di Napoli, dont nous présentons quelques extraits.

0Gregorio da Napoli est présenté dans I Frati Cappuccini, Sezione I, par « Introduzione », 186-203 & « Letteratura spirituale », 895-1085.

0I Frati CappucciniParte III, 939-1085.

0La traduction a été réalisée par nos amis Antonella et Alessandro Boellea.

0Ps 72, 22-23 (Vulg.)

0Passage du livre de Julien Pomère (De vita contemplativa, III, 13) attribué à Prosper d’Aquitaine.

0Ct 1, 3-4.

0Jean Pic de la Mirandole (1463-1494).

0Ps 138, 11, 12c, 12b (Vulg.)

0Ce paragraphe s’inspire de près de la strophe de saint Jean de la Croix :

Ô nuit qui me conduis à point !

Nuit plus aimable que l’aurore !

Nuit heureuse qui as conjoint

L’Aimée à l’Aimé, mais encore

Celle que l’amour a formée,

Et en son Amant transformée

(La Nuit obscure, traduction du Père Cyprien de la Nativité).

0Pour tout ce paragraphe cf. saint Jean de la Croix, La Vive Flamme d’amour, strophe II.


0Les références de ces sources sont données infra aux sections correspondantes.

0Bibliographie : DS 2.1634/41, incluant un clair exposé de la doctrine en 2.1636/40 ; Secrets Sentiers, rééd., Desclée, 1932 « Préface » et annexes (ensemble de grande qualité par un bénédictin de Solesmes) ; P. Hildebrand, o.m.c., « Le P. Constantin de Barbanson », in Études Franciscaines, 1930, 5 sv. ; P. Théotime de s’Hertogenbosch, Études Franciscaines, « La doctrine mystique du P. Constantin de Barbanson » 261-270 & Collectanea franciscana 10 (1940), « Le Père Constantin de Barbanson et le préquiétisme », 338-382.

0Ce que nous ne pouvons cependant guère attribuer à une différence d’âge considérable lorsqu’ils écrivaient : Benoît né en 1562 rédige l’essentiel de sa Règle avant 1590, probablement vers 1585 (la publication « pirate » est tardive : 1608), Constantin né en 1582 rédige ses Secrets Sentiers en 1613 (publication en 1623).

0Conféré : réfléchi sur, étudié.

0Tours, B.M., ms. 488, f° 274r, cité p. 188 par C. Janssen, « L’Oraison aspirative chez Jean de Saint-Samson », Carmelus, 1956, vol. III, 183 sq.

0DS 2.1635 et Secrets Sentiers, « Préface », v. pages X-XIV sur les capucins.

0Ibidem.

0On relève ainsi les séquences suivantes traduisant des influences exercées soit par les textes « > », soit directement « >> » : Hugues de Balma > Harphius > Canfield > C. de Barbanson, J. de Landen ; F. Nugent >> C. de Barbanson > Bona, Gelen, Baker ; C. de Barbanson >> Dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai, F. Sylvius de l’Université de Douai, et parallèlement C. de Barbanson >> capucines de Flandre dont Sœur Ange de Douai.

0Indice d’une présentation orale au chap. iii : « La connaissance de Dieu, comme je disais tantôt [nos italiques], est le commencement (m138) de tout notre bien spirituel. » Cette présentation est faite à une religieuse au moins : des « Partant, ma fille, donne-moi ton coeur… », « Observe ma fille… », ouvrent les extraits que l’on va lire.

0Immédiat : sans intermédiaire, direct.

0Efforcer : faire des efforts.

0Orprimes : adv., à cette heure, à ce moment-là, alors.

0Blanc : centre de la cible.

0Auquel on nous avait dit.

0Débauché : distrait de son devoir, infidèle.

0Les Secrets Sentiers de l’amour divin, esquels est cachée la vraie sapience céleste et le Royaume de Dieu en nos âmes, composés par le P. Constantin de Barbanson, prédicateur capucin et gardien du couvent de Cologne, édités en 1623 chez Jean Kinckius libraire à Cologne ; réédition moderne: Les Secrets Sentiers de l’amour divin, par le P. Constantin de Barbanson capucin, Desclée, 1932.

0Fragment du Prologue aux Secrets Sentiers, p. 34 de sa réédition, 1932, op.cit.

0Ibid., première partie, chap. ier, p. 46.

0Ibid., chap. vi, p.188.

0Renonçant à tout son propre jugement.

0Fantômes : images qui se forment dans l’esprit par l’impression que font les objets sur les sens.

0Espèces : « Les aristotéliciens croient que les objets n’agissent sur nos sens qu’en vertu de certaines espèces ou entités dont ils remplissent l’air, et qui venant jusques à nos organes nous font apercevoir les qualités sensibles dont ces objets sont revêtus » (Furetière).

0Composition : construction mentale.

0Concept aristotélicien repris par la théologie scolastique : le sens commun est la faculté de l’âme qui nous permet d’organiser les perceptions brutes des sens pour parvenir à la perception consciente. Notre auteur l’utilise ici dans un sens assez lâche.

0Ains : mais.

0Ibid., pages 194-195.

0Impertinence : extravagance, sottise.

0Ibid., chap. viii : « De la vraie et légitime tranquillité », p. 216.

0Mansion : demeure.

0Ibid., chap. ix : « De la présence de Dieu… »

0Ibid., chap. x : « De l'état de privation ou déréliction… »

0Accoisement : apaisement.

0Ibid., chap. xi : « De ce que Dieu a prétendu de l'âme… »

0Coupeau : sommet.

0Ibid., chap. xii : « Du dernier état qui est de la parfaite union… »

0Piéça : depuis longtemps.

0Se deuillant : se lamentant.

0Illustrations : illuminations.

0Accort : apte.

0Confirmée : affermie.

0Du tout : complètement.

0Rm 5, 5.

0Adextre : jointe, proche.

0Éthique I, VIII, chap. vii.

0Se girant : se tournant.

0Révoltant : retournant, faisant repasser.

0Les Noms divins, chap. iv.

0Sens exact difficile à déterminer, ce qui se produit assez fréquemment chez notre Rhénan.

0Ps. 81, 6 : « J’ai dit : “Vous êtes des dieux.”»

0Jn 14, 23.

0Milieu : intermédiaire.

0Aucune fois : parfois.

0Suppéditer : fouler aux pieds.

0Prétendu : autorité.

0Récollection : recueillement.

0Soulas : consolation.

0Caligineux : envahi par le brouillard ; caligineux abîme : abîme sans visibilité.

0Suppédité : foulé aux pieds.

0Ressentiment : vif sentiment.

0Anatomie de l’âme et des opérations divines en icelle, qui est une addition au livre des Secrets Sentiers de l’amour divin enseignant en quoy consiste l'avancement spirituel de l'âme dévote et le vray état de la perfection… par le R. Père Constantin de Barbanson, prédicateur capucin, définiteur de la province de Cologne et gardien du couvent de Bonne, à Liège, 1635. – Il en existe un bref résumé, donné en annexe à la réédition de 1932 des Secrets Sentiers. – Nous avons entièrement transcrit ses mille pages en vue de l’éditer.

0C’est une tendance commune aux éditions : favoriser les écrits de jeunesse traduisant un cheminement en cours, souvent empreints fascination pour ce qui vient d’être vécu à si grande peine, au détriment des écrits de la maturité. Ces derniers sont « oubliés » après la mort de leur auteur, présentant un caractère apaisé jugé terne. C’est le cas ici d’une Anatomie oubliée au profit d’une œuvre de relative jeunesse ; le cas de Marie de l’Incarnation du Canada pourrait également être évoqué : ses dernières Lettres sont sous-estimées en comparaison des deux Relations (certes admirables) ; chez Madame Guyon les Discours sont inconnus, contrairement aux Torrents. On peut ajouter à la règle pratique qui conseille de commencer la lecture d’une œuvre didactique par la fin celle d’approcher l’opus d’un auteur mystique par les dernières œuvres, celles de la pleine maturité.

0Contenu : Dédicace à l’Archevêque de Cologne (3-25), Préambule (26-100), Table des chapitres de la première partie, Approbations, Discours (total de 120 pages env. non numérotées), Première partie (1-294), Deuxième partie (1-292), Troisième partie (20 pages env. de préface et table non numérotées, 1-288).

0Préambule.

0Dépréhender : appréhender, saisir.

0Prémouvant : faisant se mouvoir à l’avance.

0Viateurs : voyageurs.

0Allusion à la prière récitée par le prêtre au moment de revêtir l’étole : Redde mihi, Domine, stola immortalitatis, quam perdidi in prevaricatione primi parentis. (« Rendez-moi, Seigneur, le vêtement [ou : l’étole] d’immortalité que j’ai perdue lors de la prévarication de mon premier parent [Adam]. »)

0L’actus primus, en philosophie scolastique, désigne la puissance d’opérer, par contraste avec l’opération proprement dite.

0Jaçoit que : bien que.

0Pourpris : enclos ou terrain sur lesquels est construit un bâtiment.

0Immutations : changements intérieurs.

0Colliger : conclure.

0Au sens de s’attacher à des brindilles.

0Signamment : notamment.

0Ps 138, 6.

0Entregent : adresse à se conduire, à obtenir ce qu’on désire.

0Lc 16, 8.

0Brutes : animaux.

0DS 5. 1383 ; 8. 827/31.

0Traduction anglaise du néerlandais de 1637 : The Kingdom of God in the Soule, or, within You, Anvers, 1639 ; réédité à Paris en 1657 : « …printed in English at Paris by Lewis de la Fosse in the Carmes Street… » Il en a été fait récemment une traduction italienne très partielle : I Frati Cappucciniparte IV, 650-668. Elle est suivie d’une traduction du livret anonyme de 1718, Geestelycke oeffeninge voor de novitien – Esercizi spirituali per i novizi, où Jean-Évangéliste continue d’exercer son influence, parte IV, 671-704.

0Ct 3, 4.

0Niet (avec la majuscule N pour distinguer le substantif de la simple négation), est traduit ici par néant, dans l’édition anglaise par nothing (c’est le nothingness de Ruusbroec, v. Die Geestelike brulocht, Corpus Christianorum, index) – Le terme français néant est largement utilisé au XVIIe siècle et s’avère ambigu (« le vertige du néant ») si l’on ne le rapporte pas à Dieu. Il serait peut-être préférable de traduire par rien. – V. la critique du « rien et du Tout » par Constantin de Barbanson dans son Anatomie de l’âme (dont manque toujours une édition moderne).

0« Cet heureux rien qui seul peut rendre Dieu présent en elle-même », selon l’édition anglaise.

0Expression chère à Madame Acarie.

0Ct 3, 4.

0Ps 30, 21.

0Inaction (in-action) dans l’édition anglaise.

0Immédiatement : sans médiation.

0Le sens de cette phrase demeure assez obscur.

0« Les rayons du soleil commencent à briller après qu'il ait commencé à s'évanouir » (éd. anglaise).

0Juger : estimer au mieux.

0Dans l’unité : dans l’union.

0En séparation : de l’extérieur.

0Séparée de toute occupation extérieure.

0Michel de Certeau à propos de Maur de l’Enfant-Jésus (1954) aux prises avec Chéron. Voir Maur de l’Enfant-Jésus, Écrits de la maturité 1664-1689, Éd. du Carmel, 2007.

0Dans son Examen…, Jean Chéron, l’ex-provincial des carmes de la province de Gascogne, n’hésite pas à s’attaquer à Jean de la Croix, tout en prenant appui sur lui en le citant hors contexte !

Il se réfère singulièrement à trois auteurs : « l’anatomiste de l’âme » Constantin de Barbanson, Jean de Jésus Maria (Quiroga) auteur d’une très belle Théologie mystique, Sandaeus (ce dernier est rarement cité en France et il ne s’agit pas ici de sa précieuse Clavis). Les autres auteurs mystiques sont peu cités.

Chéron représente le théologien-philosophe anti-mystique rationnel.

Comme il est à l’origine de la première attaque violente du siècle, à laquelle nos « avocats du vécu mystique » vont tous avoir affaire, ses griefs (classiques) sont résumés ci-dessous à l’aide de citations de l’Examen, distribuées en cinq paragraphes reprenant les chefs d’accusation principaux :

(1) Mépris des mérites justifiant l’inaction : « D’où vient que tous ces goûts spirituels, ces élévations, ces contemplations, ces états où l’âme se trouve sans aucun usage de sa [9] liberté, doivent être tenus pour suspects. Pourquoi cela ? Parce que tous ces états ne sont pas méritoires par eux-mêmes ; ce sont comme des intervalles où l’âme se repose sans avancer, sans combattre. […] Il nous a mis en ce monde pour travailler, il n’a garde de nous ôter par ces faveurs le temps qu’il nous a donné pour acquérir des mérites. »

(2) L’idée d’aimer ce que l’on ne connaît pas est confuse : « Théologie mystique […est] une explication [18], raisonnement ou intelligence des choses ou des vérités divines […]. Cependant ces auteurs donnant le doctorat de la théologie mystique aux plus simples femmelettes […] quelques-uns même la mettent dans un seul acte, qu’ils appellent contemplation amoureuse […] si subtil et si délicat que l’âme ne le voit ni le sent […] comme on peut voir dans le Degré du Mont-Carmel [l’oeuvre de Jean de la Croix !], [19] p. 116 & p. 122, d’où il suit que cette connaissance générale […est une] idée confuse […], car il faut connaître avant que d’aimer, et n’aimer rien par-dessus son mérite. […] Ainsi je ne sais pourquoi l’Auteur de La Nuit obscure [du même], dit en la p. 110 que cette contemplation amoureuse est une lumière pure, simple, générale. […] L’Anatomiste de l’âme […] dit que Dieu excite l’âme au plus intime de la volonté à aimer, sans savoir quoi ni comment, il suppose la même fausseté. [24] »

(3) Des descriptions de l’âme imaginaires : « Or, comme ils donnent à l’âme un fond, un milieu, un sommet, aussi lui donnent-ils un pourpris et un centre à ce pourpris, comme on peut voir dans l’auteur de l’Anatomie de l’âme […] [42] ; ainsi les mystiques parlent de la nature de l’âme « comme d’une arche de Noé, composée de plusieurs étages, comme d’un château qui a ses parties […] toutes imaginations fausses [43, 250] » ; or « il est obscur comment on peut voir et trouver dans un centre qui n’est qu’un point, une vaste solitude de divinité. [265] »

(4) La célèbre « supposition impossible » : « N’est-ce pas donc une erreur épouvantable de mettre le soin de son salut entre les empêchements de la perfection et dire qu’il ne faut point craindre l’enfer, mais s’en rapporter à Dieu qu’il en fasse comme il voudra ? […] C’est une ruse de Satan. [209] »

(5) Les auteurs mystiques se contredisent, ils laissent tout lecteur mâle et peu mélancolique dubitatif devant ces « nouveaux mystiques » contraires à la doctrine évangélique : « Les maux que les visions des femmes ont causés dans l’esprit des doctes » [178] peuvent s’expliquer par les « productions de la mélancholie » [184]. Quant aux productions des « nouveaux mystiques » [198], « je laisse donc à penser au lecteur ce qu’il doit espérer de la lecture de ces livres […] : leurs auteurs si contraires entre eux se professent savoir tout par expérience, […] supposent que Jésus-Christ a souffert mille reproches pour l’enseigner ; ce qui n’est point vrai, car la doctrine de Jésus-Christ est claire et facile à entendre. [266] »

0Le Jour mystique ou L’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. Provincial des capucins de la province de Touraine, Chez Denys Thierry, 1671 - Pas de réédition, mais une traduction italienne : Il Giorno mistico…, stampato in Roma l’anno del Santissimo Giubileo, 1675 – Sœur Marie prépare l’édition d’un large choix du Jour mystique.

0Voir la notice qui lui est consacrée dans le DS 12.1653/56 : « auteur capital, […] l’un des théologiens mystiques les plus complets et les plus profonds ».

0Les Justifications de Mme J.-M. B. de La Mothe-Guion, écrites par elle-même… avec un examen de la IXe et Xe conférence de Cassien, touchant l’état fixe d’oraison continuelle, par feu M. de Fénelon, Cologne [Amsterdam], J. de La Pierre, 1720. – Nous en préparons une réédition.

0Présent dans presque la moitié des 67 clés où sont abordés tout à tour les principaux thèmes spirituels, on retrouvera facilement tous les passages dans les éditions Poiret (1720) et Dutoit (1790), figurant en finale des clés, car leur classement est chronologique (tandis que dans le manuscrit à la B.N.F. de 1694 la préséance était accordée au fil conducteur intérieur).

0Il s’agit d’une fraction notable du Jour mystique : tout le troisième traité du livre II (renvoi dans clé XXIII « Foi nue »), tout le livre II (renvoi dans la clé XL « Nudité »), livre I, traité I, chap. iii à xiii (renvoi dans la clé LI « Quiétude », § 1).

0Celui des clés thématiques propres aux Justifications de Madame Guyon est alphabétique, donc arbitraire du point de vue spirituel. Le Jour mystique… suit le plan suivant :

Préface. 11f° non paginés. Approbations, dont François [Pallu] « évêque d’Héliopolis, vicaire apostolique de Tonquin » [Philippe de Chamesson-Foissy, neveu du père de Madame Guyon, s’embarqua en 1662 avec Fr. Pallu et mourut à Golconde en 1674 (v. Vie par elle-même, 1.4.6)]. 2f°.

Livre premier. De la nature de l'oraison mystique, et de l'excessive activité ou propriété d'images.

Traité I. De l'existence, de la nature, de l'objet et des espèces de l'oraison mystique.

Chapitre premier. Pour servir de préface à tout l'ouvrage. 3-92.

Chapitre ii. De l’oraison en général.

Chapitre iv. De l'existence de l'oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images.

Chapitre v. Description de l'oraison mystique, et de ses différentes espèces. 131.

Chapitre vi. De l'existence de la foi nue divine. 152-172.

[Le traité comprend 13 chapitres.]

Traité II. De la propriété des images, ou de l'excessive activité. 360.

Livre second. De la foi nue, tant divine qu'humaine, et de la satisfaction que la foi nue doit produire en l'âme.

Traité III. De la foi nue, divine et humaine. 417 [Le traité comprend 40 chapitres].

Traité IV. De la satisfaction que la foi nue doit produire... 681 [chapitre unique].

Conclusion. 717 (fin : 719).

Approbations. 4 f° non paginés. Table [ouvrent le tome II de l’édition].

Argument.

Livre troisième. Du sujet éloigné et du sujet prochain de l'oraison mystique.

Traité V. Du sujet éloigné de l'oraison mystique, ou qui sont ceux à qui elle doit être enseignée, et qui sont capable de la pratiquer. 1.

Traité VI. Du sujet prochain de l'oraison mystique, ou du fond de l'âme. 117.

Livre quatrième. De l'oraison de repos mystique savoureux et de celui qui est sec et sans goût.

Traité VII. Des diverses espèces d'oraison mystique savoureuse. 283.

Traité VIII. Des différentes espèces d'oraison mystique sans goût. 497.

Traité IX. Du sacrifice de Jésus-Christ, ou méthode succincte et facile [...] qui comprend les actes principaux et plus excellents de l'oraison. 702.

Traité X. Quelques matières ou sujet propres à entretenir ou augmenter la paix et le repos de l'âme en Dieu [...] 780.

Conclusion. 848 (fin : 860).

0Cf I Co 2, 6.

0Cf I R 2, 3.

0Cf Col 2, 3.

0Cf Ap 3, 7.

0Habituée : perçue de manière habituelle.

0Salomon. Cf. Si 4, 5 (Vulg.)

0Cf. 1 Co 6, 17.

0Impressions : actions laissant une empreinte.

0Saint Grégoire le Grand, Homélies sur les évangiles, II, 27.

0Cf. Justifications LXVI « Union ».

0Is 26, 12.

0Cf. Justifications XXVII « Humilité ».

0L’édition originale donne ici en marge le seul nom de saint Jean Damascène, Exposé de la foi orthodoxe, III, 24.

0Prétend : aspire à, espère obtenir.

0Saint François de Sales.

0Lc 18, 1.

0Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, iia iiae, q. 83, a. 3.

0II Co 3, 18.

0Ps 54, 7.

0Cf. Ap 2, 17.

0Cf. saint Jean Cassien, Conférences IX, 31.

0Sermon de Tauler, pour le dimanche avant la Septuagésime, p. 45 (Sermons, Cerf, 1991).

0Ruusbroec, L’Ornement des noces spirituelles, livre III : « [lumière] accordée dans l’être simple de l’esprit […] au-delà de tout don et de toute œuvre de créature, dans la vacuité totale de l’esprit […] il reçoit la clarté de Dieu sans intermédiaire » (trad. Louf).

0Benoît de Canfield, Règle, III, chap. ii « Qu’il n’y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle… » (éd. Orcibal).

0Ibid., chap. x « Des empêchements… ».

0Montée, II, xv : « Que l’homme spirituel apprenne à se tenir en amoureuse attention à Dieu et dans le repos de l’entendement… » (trad. Marie du Saint-Sacrement).

0« Comme fait le Moyen Court » (Madame Guyon).

0Cf. Justifications XLVII « Prière vocale ».

0« Voyez Moyen court, chapitre xi, paragraphe 3, de la pente centrale » (Guyon).

0Harphius, Théologie mystique, libre I, chap. cvi.

0Cf. Justifications LXVII « Volonté de Dieu », clé qui achève les Justifications (et précède un dernier ajout donnant de nombreuses références à la Règle de Canfield).

0Cf. Justifications XXIII « Foi nue ».

0Cf. Justifications XXIII « Foi nue ».

0Madame Guyon note : « Parce que rien n'y entre et que tout demeure à la porte. Heureux qui demeure enfermé dans son fond ! Il ne craint point ses ennemis. Malheureux qui en sort ! Car il est presque assuré de sa ruine. »

0Cf. Justifications X « Consistance ». Rapporté par Tauler, sermon 2, dimanche 3 après la Trinité : « L'âme porte en elle-même une étincelle, un fond, dont Dieu, qui cependant peut tout, ne peut pas éteindre la soif, si ce n'est en se donnant soi-même » (Sermons, Cerf, 1991, 281).

0Harphius, Théologie mystique, livre 3, préface.

0Cf. Justifications XIX « Expérience ».

0Cf. Justifications XVII « Distractions ».

0Le Château intérieur, Demeure VII, chap. vii.

0La Nuit obscure, I, chap. ix.

0« Discours premier ». Diego de Jesus (1570-1621), premier éditeur de Jean de la Croix, v. ses Apuntamientos… traduits en français par Cyprien de la Nativité à la suite des œuvres de Jean.

0Constantin de Barbanson, Secrets Sentiers, partie II, chap. v.

0DS 14. 868/70 (art. par Willibrord). Simon nous a été recommandé par le P. Derville, s.j., avec Martial d’Étampes et Pierre de Poitiers.

0Frère mineur de la province de Paris, Archange Ripault est un auteur controversiste que nous n’avons pas retenu : « Il laisse en mourant (1650) de grands exemples de vertus. Le Parlement assiste à ses funérailles » (DS 1.830).

0Les Saintes Eslevations de l’âme à Dieu par tous les degrez d’oraison, par le R. Père Simon, de Bourg-en-Bresse, Capucin, En Avignon, chez Jaques Bramereau, Imprimeur de Sa Sainteté…, 1657, 803 pp. et table ; nous utilisons l’exemplaire rare des A. S. S. ; 2e éd. Paris 1661, puis 1662 et 1674, etc. [Les Saintes Eslevations… comportent treize points, 1-62, suivis de huit degrés, 63-601, suivi de Traité de la contemplation véritable de Jésus-Christ, 602-709, Traité de la sainte Eucharistie, 710-790, Conduite intérieure d’une sainte âme, 790-803, Table. – Les Traités et la Conduite présentent moins d’intérêt.]

0Ne sont par suite propres qu’à…

0Cf. I Co 6, 17.

0Au sens de : « Eh ! quoi de plus glorieux… »

0I Co 3, 9.

0Picorée : pillage.

0Cf. l'apophtegme devenu proverbial : « Donne ton sang et reçois l'Esprit» (Apophtegmes des Pères du désert, série alphabétique, Longin, 5).

0Nous avons omis ce qui précède.

0Étant encore imberbes.

0S’ils ne quittent ce préambule.

0Pour le regard de : en ce qui concerne.

0Citation de Benoît de Canfield, Règle III, v.

0Benoît de Canfield.

0Simon a bien lu Canfield.

0Ce chapitre, inspiré de l’analyse canfieldienne (Règle III, x), aborde un autre sujet que celui des degrés. Cet excursus prend place au milieu des degrés (le cinquième suit ce chapitre et le suivant).

0I Co 6, 17.

0Cf. I Co 6, 17.

0Infond : verse.

0Cf. Ct 6, 4.

0Cf. Os 2, 16.

0Le Chemin abrégé de la perfection chrétienne, par le Père Paul de Lagny, capucin, éd. S. François d’Assise, 1929, « Notice » par le P. Ubald d’Alençon, p. 7.

0DS 12. 565/9.

0Exercice méthodique de l’oraison mentale en faveur des âmes qui se retrouvent dans l’estat de la vie purgative…, par le P. Paul de Lagny, capucin, Paris, 1658. – L’ouvrage de près de 700 pages serrées comporte une première partie didactique en cinq traités, et propose en seconde partie des « considérations sur les mystères de la foi ». Le cinquième traité couvre 63 pages (175 à 237).

0Ps 30, 20.

0Ces derniers extraits sont secs et assez banals. Nous les donnons néanmoins, parce qu’ils présentent les caractéritiques communes à tous nos auteurs capucins (le modèle canfieldien de la conformité à la volonté conduit à : « l’âme devient lumineuse »).

0Rm 8, 26.

0Le Chemin abrégé…, op.cit., « Notice », p. 14.

0Note intéressante pour l’histoire capucine, relevée du P. Ubald : « Avec leurs dates approximatives voici les noms de ces PP. Maîtres : Pacifique de Saint-Gervais, 1574-1576 ; Mathias Bellintani del Salo, 1576-1588 ; François de la Briga, 1588-1590 ; Luc de la Terce, 1590-1592 ; Anselme de Rhegio, 1592-1594 ; Benoît de Canfield, 1594-1595 ; Archange de Penbrock, 1595-1596 ; Honoré de Champigny, 1596-1599 ; Archange de Penbrock, 1599-1606. Le noviciat passe alors au couvent de Meudon, où le premier Père Maître fut le P. Louis d'Argentan. Le P. Benoît de Canfield sera aussi le premier Père Maître au noviciat de Rouen en 1595 pendant six ans, et il aura pour successeur le P. Louis d'Argentan (1602-1606). »

0Cf. Rm 12, 1.

0Cf. Rm 12, 8.

0Ct 17, 3.

0Cf. Is 6, 2.

0Décharge de soi en l’être aimé.

0Ct 5, 2.

0Héroïque au sens de « dépassant les forces humaines », surnaturelle.

0Le Parfait Dénuement de l’âme contemplative, dans un chemin de trois jours, par lequel Dieu nous appelle à la solitude intérieure…, par le R. P. Alexandrin de La Ciotat, Marseille, première éd. 1680, éd. augmentée 1681, dont nous utilisons l’exemplaire du carmel de Clamart.

0DS 1. 302/3. Bremond, VIII, 89 : « Intelligence lucide, s’il en fut, directeur d’une rare expérience […]. Écrivain de race, […] il aura, sans doute, appris bien des choses au P. Piny. » – Alexandre Piny, (1640-1709), né d’une famille provençale, dominicain, montera à Paris et publiera des opuscules sur le « pur amour » jusqu’aux condamnations anti-quiétistes vers 1685.

0Les milieux : les entre-deux, les intermédiaires.

0Ga 2, 20.

0La philosophie d’Aristote.

0Cérémonial de Besançon, imprimé en 1671, cité dans l’Histoire abrégée de l’ordre de sainte Claire d’Assise, Lyon, 1906, II, 273.

0Jeanne Ancelet-Hustache, Les Clarisses, Grasset, 1929, exemples concrets racontés dans le chap. vii, « La très haute pauvreté, le travail et l’aumône », 171-188.

0Histoire abrégée de l’ordre de sainte Claire d’Assise, Lyon, 1906, II, 263.

0En témoigne chez les bénédictines la disciple de Benoît de Canfield que nous rencontrerons dans le deuxième volume, les ouvrages de la Mère de Blémur, etc. Les Vies de carmélites sont très nombreuses, à commencer en France par les multiples ouvrages sur Madame Acarie, première Marie de l’Incarnation, sur et de la mère Madeleine de Saint-Joseph, etc.

0DS, art. « Les Clarisses », 5.1416.

0Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses, sous la direction de Daniel-Odon Hurel, Brepols, entrée « L’Annonciade », 166-168. (Pierre Moracchini). – V. dans le même Guide les entrées pour d’autres franciscaines, clarisses de diverses variétés, récollettes…

0La vie de la vénérable Mère Sœur Françoise de Saint-Omer, fondatrice de la réforme des religieuses… dites vulgairement capucines… par F. Mathias de Saint-Omer, capucin, à Saint-Omer, 1666. – Voici la liste, p. 131 : « Les livres dont elle avait coutume de se servir en ces lectures étaient les suivants : Le Traité de la perfection religieuse, par le R. Père Pinelli de la Compagnie de Jésus. L’Oratoire des religieux. Le Miroir des novices, par S. Bonaventure. Le Mantelet de l’Époux [par Pierre Deschamps]. La Paix de l’âme. Les Douze Mortifications de Harphius, et une partie de la Théologie Mystique [l’Eden]. Une partie des Institutions de Tauler. Le Chemin de perfection, et une partie des Demeures de l’âme, composés par la séraphique Mère sainte Thérèse de Jésus. La Vie de Sainte Catherine de Gênes. Les Traités de la volonté de Dieu, du R. Père Benoist de Canfeldt [sic]. Les Secrets Sentiers de l’amour divin, du R. Père Constantin de Barbanson, capucin. La Méthode de servir Dieu. La première partie des Chroniques de l’Ordre de Saint François, et quelques autres manuscrits du R. Père Augustin de Béthune, provincial des Pères capucins. »

0Ibid., p. 132.

0Ibid., pp. 202-204. Constantin de Barbanson († 1631) et Augustin Baker († 1641) résidèrent à Douai, Jeanne de Cambry († 1639) fut ermite et conseillère de spirituels à Cambrai. Des béguinages subsistaient encore ; la région constituait un milieu favorable à la vie mystique. On a relevé précédemment les influences exercées par Constantin de Barbanson sur Baker, sur Dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai, sur F. Sylvius de l’Université – ce dernier reçut Sœur Françoise à son arrivée à Douai, nous venons de le citer –, enfin sur les capucines de Flandre, dont Sœur Ange de Douai.

0Rien de surprenant à cet effet physique. Trois belles « ouvertures » neurobiologiques confirmées nous font mieux comprendre aujourd’hui le complexe esprit-corps : J. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience, 1992 ; A. Varela, L’Inscription corporelle de l’esprit, 2002 ; C. Koch, The Quest for Consciousness, 2004.

0Lekeux-Martial, Une apôtre de la contemplation [...] Mère Jeanne de Neerinck, fondatrice des pénitentes récollectines, Paris, Lethielleux, 1965.

0DS 16.473/83 (Lazaro Iriarte) : « Représentante la plus caractéristique de la mystique de l’époque baroque. » Diario de 22 000 pages manuscrites, « mine d’informations sur toutes sortes d’expériences mystiques et phénomènes corporels… » Nombreuses biographies et études sur cette extatique.

0Traduction française : La Cité mistique de Dieu, miracle de sa toute-puissance, abîme de la grâce, histoire divine et la vie de la très sainte Vierge Marie Mère de Dieu, notre reine et maîtresse, manifestée dans ces derniers siècles par la même sainte Vierge à la Sœur Marie de Jésus, abbesse du monastère de l’Immaculée Conception de la ville d’Agreda, de l’Ordre de saint François…, traduite par la P. Thomas Croset, Marseille, 1695 (vol. I), Brusselle, 1715 (vol. I-III).

0Le modèle sera repris par le poète romantique Clément Brentano rapportant les visions de l’augustine Anne-Catherine Emmerich (1774-1824).

0Comme le recommande Julio Campos dans sa notice, DS 10.508/13.

0I. Poutrin, Le Voile et la Plume, autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, 1995, « Ana Maria de San José : union et divinisation », biographie : 12. Ana Maria de San José, p. 92-99, texte, p. 408-411.

0Cf. Ga 2, 20.

0Cf. I Co 6, 17.

0« Les Clairettes” du Petit-Couvent de Limoges du vivant de la fondatrice (1659-1673) », Bull. de la Société Archéologique et Historique du Limousin, tome XCI (1964) et « Les Clairettes” […] de 1673 à 1733 », tome XCIV (1967), par les religieuses clarisses. Ces contributions contiennent, outre une introduction ouvrant sur l’histoire franciscaine de la province, des notices d’une rédaction sobre et toute « scientifique », témoignages très intéressants pour leurs observations sur la vie physique (indiquant une « longévité moyenne remarquable, malgré l’extrême austérité de vie et la faiblesse de santé de beaucoup d’entre elles »), la vie sociale et personnelle des vingt premières « clairettes » [nombre porté à soixante avec l’apport du second article]. La notice numéro 3 porte sur la fondatrice. La communauté passera la Révolution.

0Outre « Les Clairettes”… », op.cit. : DS, Art. « Les clarisses » 5.1419 ; M.P. Laforest, Limoges au XVIIe siècle, 1862, chap. ix « La Mère du Calvaire » ; Désiré des Planches, Anne-Marie du Calvaire, Paris, 1936 (nous n’avons pas vu ce dernier ouvrage).

0Ms. 1077 des Archives de Haute-Vienne, cahier de 143 pages, transcrit en 1960. Nous citons cette transcription communiquée par M. Christian Gaumy. Le transcripteur inconnu (une religieuse ?) ponctue et améliore « une orthographe extraordinairement déficiente ».

0Le peu recommandable Pierre D***, chanoine théologal de Saint-Martial, sera l’un des condamnés.

0M. P. Laforest, Limoges au XVIIe siècle, 1862, p. 533 avec la note : « Ces mouvements de troupes coûtèrent aux de Malden [la famille des poursuivants] trois mille livres. » Suivra un procès des coupables du rapt d’une mineure (qui n’avait pas encore tout à fait quatorze ans), plusieurs condamnations à mort (par contumace) et surtout une forte amende… Joseph D***, un trésorier général de France, fut condamné. Il s’agit probablement de l’affrontement entre deux familles puissantes.

0Ct 2, 3.

0Remorder : causer des remords.

0La Vie et les vertus de la Sœur Germaine d'Armaing, religieuse des pauvres filles de la première règle de sainte Claire, du faubourg Saint-Cyprien de Toulouse, 1700.

0Le fils de Marie de l’Incarnation du Canada est admiratif d’une compagne de sa mère, car on lui trouve sur la tête une « calotte armée de pointes de fer ». « Elle portait encore deux chaînes de fer à ses deux pieds. Les disciplines dont elle se servait étaient aussi des chaînes de fer. » (Dom Claude Martin, La vie de la Vénérable Mère Marie de L’Incarnation, 1677, p. 263 et p. 268.)

Un exemple célèbre d’ascèse, raconté par Rodriguez, lu par de très nombreux spirituels du siècle, est fourni par François-Xavier dans les hôpitaux de Venise : pour vaincre la répugnance qu’il avait à donner les soins réclamés par un malade, il porte à sa bouche le pus d’un ulcère et « toute la nuit suivante il lui semblait avoir encore ce pus dans la gorge sans pouvoir arriver à s’en débarrasser, tant avait été forte la violence qu’il avait dû faire à tous ses instincts. » (DS 1.99, art. « Ascèse » par J. de Guibert – ce dernier ne s’émeut guère de l’excès).

L’appréciation réservée portée sur le sujet par un Benoît de Canfield annonce la modération de sa dirigée réformatrice bénédictine Marie de Beauvilliers. Benoît déclare avec humour : « Plusieurs saints et saintes […] qui baisaient et léchaient les plaies et ulcères des pauvres […] pourront au moins servir pour la condamnation de la délicatesse » (La Règle de Perfection, PUF, 1982, p. 242). Consulter les notes attenantes édifiantes d’Orcibal sur François, les deux Catherine (de Sienne et de Gênes), Élisabeth de Hongrie. Peut-être la pauvre Germaine n’avait-elle simplement pas rencontré de confesseur raisonnable…

0Voir en tête du t. I : « L’humus », « Francois de Paule et Angèle Mérici ».

0Benoist Pierre et André Vauchez, Saint François de Paule et les minimes, en France de la fin du XVe au XVIIIe siècle, coll. « Perspectives historiques », Presses Universitaires François-Rabelais, 2010.

0DS 10. 1239/55, art. « Minimes ».

0Lettre 18, citée par sa biographe B. Flourez, Marcheur dans la nuit, Nicolas Barré, éd. Saint-Paul, Paris-Fribourg, 1992, p. 47.

0Nicolas Barré, Le Cantique spirituel suivi de Lettres spirituelles, Arfuyen, 2004 (v. note bibliographique des pages 133 à 136 ainsi que la pièce 45 de la page 67) ; DS 10.1239/55, art. « Minimes » ; B. Flourez, Marcheur dans la nuit…, op. cit.

0Nicolas Barré, Œuvres complètes, Cerf, 1994 [Introduction par Michel Dupuy ; documents biographiques ; textes fondateurs ; statuts et règlements ; maximes ; lettres ; réflexions et avis ; cantique spirituel]. – Max Huot de Longchamp a relevé particulièrement les lettres 8, 12, 16, 17, 51 et les réflexions et avis pp. 553 et 555.

0Au sens fort : ravi, captivé.

0Cf. Mt 13, 44-45.

0DS 10.67/8

0P. Boniface Maes, récollet, Théologie mystique ou Traité de vie spirituelle, traduit du latin par le P. Martial Lekeux, coll. Caritas, Bloud & Gay, Paris, 1927.

0Ac 27, 28.

0I Co 14, 40.

0Ps 68, 21.

0Ga 6, 14.

0Ga 2, 20.

0Voir en tête du t. I : « L’Humus », section « Francois de Paule et Angèle Mérici ».

0Voir DS 10. 1239/55, art. « Minimes ».

0On rencontre quelques mystiques ailleurs, surtout chez les jésuites, représentés par François-Claude Milley (1668-1720), Jean-Pierre de Caussade (1675-1751), Jean-Nicolas Grou (1731-1803), Pierre-Joseph de Clorivière (1735-1820). – On sait combien le P. de Caussade dut prendre de précautions dans ses publications.

0Accompagné de notes trop abondantes sur un sujet à première vue étranger à notre objet « franciscain » : elles rassemblent quelques points de rencontre au cas où le travail ne serait pas repris par nous.

0Le Père Chrysostome – Monsieur de Bernières (vœux propres au Tiers Ordre séculier) – le prêtre Jacques Bertot – Madame Guyon (vœux suscité par Geneviève Granger, Vie… ; vœux de pauvreté, d’obéissance… prononcés lors de son veuvage, Lettre au duc de Chevreuse) et l’archevêque de Cambrai… Le mélange est tout moderne.

0Il ne s’agit pas du quiétisme : l’appellation est vague, les propositions condamnées ne se retrouvent pas dans les textes. V. Pacho et J. Le Brun dans le Dict. de spir.

0Reconnaissance externe du rôle de transmission assurée par Bertot : « Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti M. Bertau [sic], directeur de feu madame de Montmartre. […] Madame Guyon] était, disait-il, sa fille aînée… » (Madame Guyon Correspondance II, Années de combat, 2004, pièce 504, 815-816) ; notre étude, « Une filiation mystique… », XVIIe siècle, janvier-mars 2003, 95-116.

0Le comte Friedrich von Fleichbein (1700-1774), v. notre édition de la Vie… de Madame Guyon, 1008.

0Gerhard Tersteegen (1697-1759) « découvrira les écrits de nombreux mystiques, notamment ceux de Madame Guyon […] dont il traduira une partie » (G. Tersteegen, Traités spirituels, Labor et Fides, 2005, Préface par M. Cornuz, 10).

0François-Claude Milley (1668-1720), s.j., en rapport avec Jean-Pierre de Caussade (1675-1751), s.j., par l’intermédiaire de la Mère de Siry : « deux maîtres de l’abandon qui ont puisé à la même source » (J.-P. de Caussade, Traité…, coll. Christus, 1979, Introduction par M. Olphe-Galliard, 38 – V. du même, La Théologie mystique en France au XVIIe siècle, 1983). – J. Bremond, Le Courant mystique au XVIIIe siècle, l’abandon dans les lettres du P. Milley, 1943 : « J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières ; cet ouvrage surpasse tous les autres. […] J’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqués, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. Les personnes […] disent que c’était moi qui avais fait ces lettres. » (p. 183, à la mère de Siry, 29 juillet 1708 ; v. aussi p. 354.)

0L’Abandon à la Providence divine n’est pas de lui ; v. à ce sujet, dans sa réédition (coll. Christus, 2005), l’introduction « définitive » de Dominique Salin, qui reprend et ajoute à Olphe-Galliard (en le citant), et qui doute de l’attribution à une dame de Nancy proposée par J. Gagey. Il est maintenant clair que « l’image d’un Caussade auteur spirituel majeur […] n’a pas résisté à cette mise à plat » (15), tandis que la liaison avec la Visitation de Meaux explique l’« inspiration guyonnienne » (19).

0Le P. H. Ramières, s.j., (1821-1884), premier éditeur de L’Abandon à la Providence divine.

0Dom Vital Lehodey (1857-1948), Le Saint Abandon, 1919.

0« L’Abandon à la Providence divine fait figure de superbe rejeton de la tradition guyonnienne […] qui inspirera notamment le P. Grou puis, au XIXe siècle, la spiritualité dite de l’abandon ou de l’enfance, illustrée par Mgr Gay et Thérèse de Lisieux » (D. Salin, introduction citée, 19-20).

0Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, Paris, 1931, Livre IV « la synthèse doctrinale », chap. ii, 442.

0Citées dans nos éditions des œuvres de Madame Guyon. Les noms de Bremond (sa défense de Fénelon), d’Henderson (les Écossais), Cognet (son Crépuscule des mystiques), Orcibal (sur Wesley et d’autres), se détachent par leur valeur.

0DS 1.430.

0Lettres spirituelles sur la paix intérieure, 1766, 1774, 1776 du vivant de l’auteur, suivies de nombreuses rééditions (nous utilisons celle de 1837).

0Traité de la paix intérieure, 1757, 5e éd. 1776 – Plus de 60 éditions en France et nombreuses traductions (nous utilisons l’éd. de 1839).

0Cf. Dn 14, 34.

0Vie et révélations de la Sœur Nativité, écrites sous sa dictée…, 1817, 3 vol. ; 2e éd., 1819, 4 vol. (le vol. IV donne en supplément une Relation des huit dernières années, dictée par Jeanne à des compagnes après la fermeture du couvent ; les éditions suivantes aménagent le texte. – Nous reprenons le titre « Oraison sans le faire exprès ! », le texte, la notice et des commentaires donnés par le père Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, Centre Saint-Jean-de-la Croix, 2008, 308-309.

0DS 8.855 art. « Jeanne de la Nativité » (Rayez).

0Vie et révélations de la Sœur de la Nativité …, IV, 147 sv. - Commentaire de Max Huot de Longchamp :

« En soi, cette bienheureuse inconscience n'a rien d'inquiétant, mais elle devient une difficulté quand, par bonne volonté, on se met à vouloir apprendre une méthode de prière : sans s'en rendre compte, on interrompt l'oraison en s'efforçant de penser à Dieu, ce qui crée une distance mentale entre lui et nous, alors que nous étions tout simplement en sa présence. Et pour faire ce qui est marqué dans les livres, on se force à imaginer des scènes évangéliques, à produire des idées pieuses, etc., l'esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence”. Et comme au même moment notre esprit se détourne de Dieu pour s'occuper de sa propre activité, on se sent un cœur sec comme des allumettes.”

Faut-il donc renoncer à apprendre l'oraison ? Non, mais renoncer à la fabriquer ; tout comme on apprend à se parler quand on s'aime, mais à condition que l'amour soit là ! Et quand il est là, apprendre à parler devient bien vite apprendre à se taire.

Et quand finalement on se résout à ne plus « fabriquer » son oraison, mais que l'on se tourne tout simplement vers Dieu, l'innocence est rétablie et le trouble cesse. Et sans le savoir, Jeanne nous donne d'une ligne la meilleure des méthodes d'oraison : Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l'assistance du Saint-Esprit”... et Dieu lui-même se chargera du reste !

On voit que toute la difficulté de Jeanne tenait à une mauvaise direction spirituelle ; son impuissance à réfléchir durant les temps consacrés à l'oraison venait en réalité de sa vocation fortement contemplative : ‟Notre divin Sauveur me rendait si sensible, qu'il attirait à lui mon esprit et mon entendement.” Au lieu de l'en culpabiliser, il aurait fallu lui montrer que cela n'était que l'intensification à la chapelle, de ce qu'elle vivait spontanément au travail. »

0Jacques Le Goff dont on sait la distance critique avec l’Église, avoue son admiration pour le Poverello, son livre Saint François d’Assise, Gallimard, 1999, offre des matériaux qui tentent de retrouver sous les hagiographies multiples, un autre visage de saint François.

0Analecta Franciscana, III, Quaracchi, 1897, p. 86.

0Suite au huitième centenaire de l’approbation par le pape de la forme de vie des premiers frères a paru un Totum entièrement refondu : François d’Assise, Écrits, vies, témoignages. Édition du VIIIe centenaire, Cerf-Éd. franciscaines, 2010. Dirigé par Jacques Dalarun, cet ouvrage est le fruit d’une collaboration internationale et du travail d’une dizaine de traducteurs.

0Il faudrait étudier en particulier la présence franciscaine pendant et après la tourmente révolutionnaire (petits groupes de moniales dispersés dans Paris, congrégations du Tiers Ordre séculier rattachées à des paroisses, religieux isolés).

0Dominique DINET, Religion et société : les réguliers et la vie régionale dans les diocèses d'Auxerre, Langres et Dijon (fin XVIe-fin XVIIIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, 950 p. en 2 volumes.

0Histoire du diocèse de Paris, sous la direction de Bernard PLONGERON, Paris, Beauchesne, tome 1, 1987, p. 230.

0La carte intitulée Enceinte ecclésiastique ancienne et moderne de la ville et fauxbourg de Paris divisée en 42 paroisses et dédiée à messieurs les curés et à tous autres ecclésiastiques par A.D. MENARD (mi-XVIIIe siècle ?) présente à la fois le découpage paroissial de la ville et les implantations conventuelles.

0Voir les tableaux en annexe.

0Par ailleurs, certaines communautés féminines, que nous ne mentionnons pas dans notre recensement, ont pu se rattacher temporairement ou lointainement à la mouvance franciscaine. Ainsi, les augustines hospitalières de la Charité Notre-Dame, fondées par Mère Françoise de la Croix (1591-1657) et établies auprès de la Place Royale en 1628, ont des origines franciscaines. Entrée comme tertiaire régulière dans un hôpital de Louviers, Françoise de Croix rejoint Paris après 1622, en compagnie de quelques novices. En janvier 1625, elle obtient des lettres patentes de Louis XIII l’autorisant à ouvrir un hôpital pour femmes et filles malades. Ce n’est qu’en 1628 que les sœurs doivent quitter la règle du Tiers Ordre Régulier de saint François pour prendre celle de saint Augustin. « Mais elles se reconnaîtront toujours filles de saint François et garderont dans leur règle, dans leur costume et dans leur vie matérielle cet apport spirituel qu’il n’était pas difficile d’harmoniser avec les exigences augustiniennes du service des pauvres ». Marie-Claude DINET-LECOMTE, Les Sœurs hospitalières en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La charité en action, Paris, H. Champion, 2005, p. 114.

0Pour un coup d’œil général sur l’histoire du mouvement franciscain, voir Lazaro IRIARTE, Historia Franciscana, Valencia, 1979, 610 p. Traduction française sous le titre Histoire du Franciscanisme, Paris, Le Cerf, 2004. Plus ancien, mais toujours utile, l’ouvrage d’Achille LÉON, Histoire de l'ordre des frères mineurs. Saint François d'Assise et son œuvre, Paris, Lethielleux, 1927, et éditions franciscaines, 1954, 395 pages.

0Clarisses de Saint-Marcel, voir infra.

0Les « petites cordelières », alors établies dans le Marais, voir infra.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize, Paris, 1667, t. III, p 331.

0À notre connaissance, un seul ouvrage récent passe en revue la plupart des communautés franciscaines présentes à Paris à l’époque moderne : Les Ordres mendiants à Paris, sous la direction de Jean-Pierre WILLESME, Paris, Musée Carnavalet (catalogue d'une exposition qui n'a jamais été montée), 1992, 224 p. Ce livre est particulièrement utile du point de vue de l’iconographie.

0Laure BEAUMONT-MAILLET, Le Grand couvent de Paris, Étude historique et archéologique du XIIIe siècle à nos jours, Paris, Librairie Honoré Champion, 1975, 495 pages. Sur cet ouvrage, voir Jérôme POULENC, « Une histoire du Grand Couvent des cordeliers de Paris des origines à nos jours », Archivum Franciscanum Historicum [désormais : AFH], 69, 1976, p. 474-495. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 88-123.

0Pour une réévaluation du rôle du Grand couvent à l’époque moderne, notamment sur le plan intellectuel, voir les travaux de Jakob SCHMUTZ, « L'héritage des subtils, cartographie du scotisme de l'âge classique », Les Études philosophiques, 2002, n°1, p. 51-81 et « Le petit scotisme du Grand Siècle. Étude doctrinale et documentaire sur la philosophie au Grand Couvent des Cordeliers de Paris, 1517-1771 », Quaestio, 8, 2008.

0Bref Sacram minorum familiam du pape Clément XIV, 9 août 1771. Sur cette question, nous renvoyons à notre étude, « Restructuration dans l'Ordre de saint François au XVIIIe siècle : la conventualisation des Observants français (1771) » dans Religieux et religieuses pendant la Révolution (1770-1820). Actes du Colloque de Lyon (1992), Lyon, Profac, 1995, t. 1, p. 193-220.

0Pierre de l’ESTOILE, Registre-Journal du règne de Henri III, Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck (éd.), t. III, 1579-1581, Genève, 1997, p. 30. À propos de ce chapitre général voir René BENOIST, Exhortation aux Françoys, et principalement Parisiens, de recevoir humainement & chrestiennement les religieux de l'ordre de saint François, dicts Frères mineurs, en la célébration de leur chapitre général, & élection d'un ministre général, assignée en ceste ville de Paris, pour cest année 1579 au iour & aux octaves de la Pentecoste. Paris, N. Chesneau, 1579, et Cl. SCHMITT, « Un prêtre de Paris recommande à la charité des fidèles les religieux convoqués au chapitre général de 1579 », AFH, 88, 1995, p. 559-566.

0C’est-à-dire les Riformati. Comme tous les historiens du franciscanisme, nous utilisons le mot italien, qui présente l’avantage d’éviter la confusion avec les réformés protestants.

0Le vénérable Ange del Paz (1540-1596), figure de proue de la réforme récollette en Catalogne, a vécu en terre italienne (Gênes, Rome) à partir de 1581. C’est pourquoi Charles Rapine le range parmi les « réformez d’Italie ».

0Charles RAPINE, Histoire générale de l'origine et progrez des frères mineurs de saint François, vulgairement apellés en France, Flandre, Italie et Espagne, recollects, reformez ou deschaux, tant en toutes les provinces & royaumes catholiques, comme dans les Indes orientales & occidentales, & autres parties des nouveaux mondes. composée par le R.P. Charles RAPINE, provincial des recollects de Paris. Divisée en douze décades d'années depuis l'an 1486 jusques à l'an 1606. Paris, Cl. Sonnius, 1631, p. 603.

0L. BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent, op. cit., p. 153.

0Par opposition aux « grandes » provinces d’origine conventuelle, la France, la Touraine et la Bourgogne (Saint-Bonaventure).

0Ibid., p. 92.

0S’agissant de la prédication à Paris, nous bénéficions d’une source exceptionnelle : une brochure imprimée, paraissant deux fois par an au moins depuis 1634 et jusqu’à 1790, permet en effet de connaître les noms et qualités des prédicateurs d'avent et de carême dans les différentes paroisses et maisons religieuses de la capitale. Pour la période 1646-1790, la plupart de ces imprimés ont été rassemblés en deux volumes à la Réserve de la Bibliothèque nationale de France [désormais BnF], 4°Lk7 6743. Pour les années 1634 à 1645, plusieurs brochures sont conservées à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris [désormais BHVP], 402193 à 402197. Ainsi, pour l’Avent 1646, sur 140 lieux différents mentionnés dans la brochure, 15 prédications sont assurées par des capucins, 7 par des récollets, 6 par des cordeliers de la grande province de France (dont certainement plusieurs résident au Grand couvent), 2 par des cordeliers de France parisienne et 4 par des tertiaires réguliers. Ainsi les fidèles peuvent assister à 33 prédications franciscaines contre 25 jésuites.

0Fabien GUILLOUX, Les Frères mineurs et la musique en France (1550-1700), Thèse, Université de Tours, 2006, vol. I, p. 154-176.

0En 1587, à Reims, « le Caresme fut presché par le gardien des cordeliers de Paris, nommé Feu Ardent, homme fort docte, ardent, dévot, bien zélé à l’honneur de Dieu et fécond en pensées » ; Journalier de Jean Pussot, maître-charpentier à Reims (1568-1626), édité par Jean Buridant et Stefano Simiz, Arras, 2008, p. 96. Il ne faut pas confondre ce religieux avec François Feuardent junior qui meurt au Grand couvent le 15 octobre 1631.

0Jean BOUCHER, Bouquet sacré composé des plus belles fleurs de la Terre sainte ( Le Mans, 1614, nombreuses éditions postérieures). Texte établi, présenté et annoté par Marie-Christine Gomez-Géraud, Paris, Honoré Champion, 593 p. (« Sources classiques », 82).

0Édouard d’Alençon, ofm cap., cité par le Dictionnaire de spiritualité, 5, col. 1137-1138.

0Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4135, f° 190-195. Sur cette chronique rédigée vers 1720 par un religieux du couvent, voir infra. Le portrait de Claude Frassen, gravé par Louis Moreau, est reproduit dans Ens infinitum. À l’école de saint François d’Assise, catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (printemps 2009), Strasbourg, 2009, p. 127.

0GRATIEN DE PARIS, « La fondation des Clarisses de l'Ave Maria et l'établissement des frères mineurs de l'Observance à Paris (1478-1485) », Études franciscaines, 27, juin 1912, p. 604-621 et 28, août-sept. 1912, p. 272-290, nov. 1912, p. 504-516, ou tiré à part, Couvin-Paris, 1913, 52 p. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 125-127 et 180-189.

0Voir nos études, « Les Clarisses de l'Ave Maria », dans Une présence discrète. Les Clarisses à Alençon, 1501-2001, catalogue de l'exposition du Musée des Beaux-Arts d'Alençon (automne 2001), Conseil Général de l'Orne, 2001, p. 4-17, et « Entre Urbanistes et Colettines, les Clarisses de l’Observance dans la France du XVIe siècle », Identités franciscaines à l’âge des réformes, 2005, p. 237-253.

0L. BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent, op. cit., p. 67 citant Paris, Archives nationales, Le Nain, t. CXXXIII, f° 265 v° et 295 v°. Et le procureur poursuit : « ilz ont praticqué faire un convent et l’ériger à Villemomble à deux lieues de Paris et est leur intention, quant ils l’auront faict, de y mettre lesdites relligieuses et faire leur convent en cette ville, audit lieu de l’Ave Maria » Ibidem. Toujours selon le procureur, les observants avaient déjà à cette date commencé à construire l’église. Les historiens n’ont jamais vraiment prêté attention à ce « Villemomble ». Or, il est à noter que le chapitre provincial réuni à Dunkerque, en 1492, ajoute sur la « table des couvents », un « conventus Villemobilis » (Paris, Bibliothèque franciscaine des capucins [désormais BFC], ms. 360, f° 72 r°). On peut donc penser qu’à cette époque, les observants de France parisienne disposent déjà d’un établissement à cet endroit et qu’ils ont le projet d’y transférer les moniales parisiennes – ce qui leur permettrait de récupérer à leur profit les bâtiments de l’Ave Maria. Finalement les observants ne purent mener à bien leur projet et « la Cour précisa que c’était à bon droit qu’on leur avait toujours fait obstruction, car il fallait maintenir un certain écart entre les couvents pour assurer leur subsistance ». L. BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent, op. cit., p. 67. « L’Arrest de la Cour, par lequel est defenduë, attendu la multitude des Convents qui sont à Paris, l’édification d’un Convent à Villemonble » (13 février 1492) figure dans les Preuves des Libertez de l’Église Gallicane, t. II, Paris, 1651, p. 1150. De fait, Villemomble ne fut plus jamais mentionnée au titre de couvent. Le « Longchamp » de l’Observance n’a donc pas vu le jour.

0Il ne faut jamais oublier que le terme « cordelier » renvoie à des types forts différents de religieux : On dira d’un frère mineur conventuel du sud-est de la France, comme d’un religieux du Grand couvent ou d’un observant de France parisienne, que ce frère mineur est un cordelier.

0Emmanuelle DU BOUETIEZ DE KERORGUEN, Petit lycée Charlemagne, couvent et monastère de l'Ave Maria de Paris, 24 mai-23 août 1993, Rapport de fouilles dactylographié, 88 p. et eadem, « Deux pierres tombales de religieux au couvent et monastère de l'Ave Maria de Paris », Archéologie Médiévale, 32, 2002, p. 157-162.

0C’est l’expression utilisée par Antoinette d’Orléans-Longueville. Voir note suivante.

020 septembre 1598, lettre d'Antoinette d'Orléans-Longueville, à la prieure des Feuillantines de Toulouse : « et quoy qu’il me faschast bien d’estre sy proche de mes parens, n’en scachant point d’aultre pour lors, j’estoys résolue de passer oultre, mais Dieu ne l’a point voulu, d’autant que ces bonnes dames ne repçoivent jamais de veufves ». Vie anonyme de Madame d’Orléans, livre Ier, chap. iv, p. 33 et suivantes et E. BOUCHET, Madame Antoinette d’Orléans et le Père Joseph, Orléans, 1879, p. 14-15.

0André DUVAL, La Vie admirable de Sœur Marie de l'Incarnation, religieuse converse en l'Ordre de Nostre-Dame du Mont Carmel, & fondatrice d'iceluy en France, appelée au monde, la Damoiselle Acarie..., Paris, A. Taupinart, 1625 (7e édition), p. 142. Ce témoignage se trouve corroboré par deux autres dépositions qui figurent au procès de béatification de Madame Acarie. Celle de mère Françoise de Jésus de Fleury (Carmel d'Amiens) : « Comme il y a quantité de monastères de filles dans Paris, [Madame Acarie] alloit partout, encourageant les unes à la persévérance comme celles de l'Ave Maria de l'ordre de sainte Claire, lesquelles elle honoroit et recommandoit grandement de ce qu'elles étoient demeurées dans l'entière simplicité, austérité et closture et dans l'esprit primitif de leur Ordre. Les autres qui s'étoient relachées, elle les exitoit à mieux vivre et à se remettre à la première observance de leur règle.» Procès in specie (1630-1633), Archives Secrètes du Vatican, RITI 2235 f° 342 v°. Témoignage de Sœur Marie de Jésus Acarie (fille aînée de Madame Acarie, au Carmel d’Orléans) : « Dès le commencement qu'on parla de fonder notre Ordre en France, elle insista à ce que le monastère [...] ne fut point renté, mais eut des personnes qui allassent par la ville quêter au nom des religieuses comme font les Capucines et les filles de l'Ave Maria ». RITI 2236, f° 524.

0Voir notre étude, « Les Cordeliers de l'Ave Maria de Paris, 1485-1792 », Revue Mabillon, nouvelle série, t. 6 (= t. 67), 1995, p. 243-266.

0L’auteur évoque les clarisses d’Alençon qui « furent prinses au vénérable Monastère des sœurs de saincte Claire de l’Ave Maria à Paris (où a esté la présente Légende mise en telle forme que le pauvre frère Yves Magistri la présente à tous lecteurs) », Yves MAGISTRI, Mirouers et guydes forts propres pour les dames et damoiselles de France qui seront de bonne volonté envers Dieu & leur salut, tout ainsi qui ont esté les très illustres princesses, Madame Janne de France, & Marguarite (sic) de Loraine, les vies desquelles seront mises au présent volume pour par le moyen d'icelles les dictes dames & damoiselles pouvoir mirer leurs vies, & guyder leur sentes par le destroict de ceste vallée de misère. Le tout mis en lumière par le R.P.F. Yves Magistri, de l'Ordre des Frères mineurs du convent de Sainct François de Laval… Bourges, P. Bouchier, 1585, p. 253.

0Bernard DOMPNIER, « Les Enjeux de l'édition française des Chroniques de frère Marc de Lisbonne », Frei Marcos De Lisboa, Cronista Franciscano E Bispo Do Porto, actes du colloque de Porto (octobre 2001) sous la direction de José Adriano De Freitas Carvalho, Porto, Centro Interuniversitario de Historia da Espiritualidade Instituto de Cultura Portuguesa, 2002, p. 185-209.

0Paris, Archives nationales, L 1058 n°3.

0Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 168-171. Jean-Pierre WILLESME, « Les Cordelières de la rue de Lourcine, des origines à l'implantation du nouvel hôpital Broca », Paris et Ile-de-France, Mémoires publiés par la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l'Ile-de-France, 43, 1992, p. 207-248.

0Gertrud MLYNARCZYK, Ein Franziskanerinnekloster im 15. Jahrhundert, Edition und Analyse von Besitzinventaren aus der Abtei Longchamp. (« Pariser historishe Studien », hrsg. Vom Deutschen Historischen Institut in Paris, 23), Bonn, 1987, 376 p. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 174-179. Sean L. FIELD, « The Abbesses of Longchamp in the Sixteenth Century », AFH, 100, 2007, p. 553-559. Anne-Hélène ALLIROT, « Longchamp et Lourcine, deux abbayes féminines et royales dans la construction de la mémoire capétienne (fin XIIIe-1ère moitié du XIVe siècle) », Revue d’Histoire de l’Église de France, 94, 2008, p. 23-38.

0Nous ignorons presque tout de ce religieux. Dans l’épître dédicatoire du texte cité, le père Serpe nous informe qu’il a été élu custode de la province de France (sans doute lors du chapitre de Noyon en 1648) et qu’il se prépare à accompagner son provincial au chapitre général de Rome (Pentecôte 1651).

0Texte repris dans le Bulletin de la Société de l'histoire de Paris et de l'Ile-de-France, t. 17, janvier-février 1890, p. 9-19.

0Briefve et sommaire description, op. cit., p. 12.

0Sur Jean de La Haye, voir Jérôme POULENC, « Deux registres de religieux décédés au grand couvent de Paris au XVIIe siècle », AFH, 59, 1966, p 345 et « Le contrat de cession de la bibliothèque de Jean de La Haye, O.F.M., au Grand Couvent des Cordeliers de Paris (1658) », AFH, 62, 1969, p. 629-661. Sur son œuvre d’exégète, et sa Biblia maxima versionum et annotationum (1660), Fr. DUPUIGRENET DESROUSSILLES, Dieu en son Royaume. La Bible dans la France d’autrefois, XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, 1991, p. 97. Jean DE LA HAYE a fait paraître, chez C. Rouillard, à Paris, en 1641, Sancti Francisci assisiatis minorum patriarchae nec non S. Antonii Paduani ejusdem ordinis, opera omnia (in-folio, 792 p.).

0Mémoires du Clergé, IV, Paris-Avignon, 1768, col 1865-1872.

0Sur ce monastère d’urbanistes, situé près de Blois, voir Jean MAUZAIZE, Étude sur le monastère et l’obituaire des clarisses de La Guiche, Blois, 1959, 103 p. et du même, « La Fondation de l’abbaye de La Guiche en 1273 », Vallée de la Cisse, Bulletin de la section culturelle du syndicat d’initiative de la vallée de la Cisse, 1, 1972, p. 53-60.

0Communauté de tertiaires régulières de Chauny (actuel département de l’Aisne) fondée en 1502 et passée sous la règle d’Urbain IV en 1636.

0Sur ce monastère d’urbanistes du diocèse d’Auxerre, supprimé en 1688, voir Dominique DINET, Religion et société, op. cit., p. 162-163.

0Briefve et sommaire description, op. cit., p. 11-12.

0Sur les capucins de la province de Paris, voir les nombreuses études de Godefroy de Paris, ofm cap, et de Jean Mauzaize, alias Raoul de Sceaux, ofm cap. En particulier, GODEFROY DE PARIS, Les Frères Mineurs Capucins en France. Histoire de la Province de Paris, t. I, fasc. 1, Introduction des capucins en France, Paris, 1937, 176 p. ; t. I, fasc. 2, Progrès, crise et redressement de la Province (1583-1597), Rouen, 1939, 239 p. ; t. II, De l'expulsion projetée à l'approbation enregistrée (1597-1601), Blois, 1950, 715 pages. RAOUL DE SCEAUX, Histoire des frères mineurs capucins de la province de Paris (1601-1660), t. I (1601-1625), Blois, 1965, 673 p. (Suite des ouvrages de Godefroy de Paris). Le tome II (1625-1660), non paru, existe à l’état d’épreuves à la BFC, 576 p. Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l'action des capucins de la province de Paris dans la France religieuse du XVIIe siècle, Lille-Paris, 1978, 3 volumes. Pour des perspectives plus actuelles sur l’histoire des capucins, voir les travaux de Bernard DOMPNIER, et notamment, Enquête au pays des frères des anges. Les capucins de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1993, 338 p.

0GODEFROY DE PARIS, « Le Cardinal Charles de Lorraine et l’introduction en France des premiers F. mineurs capucins », Études franciscaines, 49, 1937, p. 25-60 et 257-279. Sur le rôle du cardinal au concile, voir Alain TALLON, La France et le concile de Trente (1518-1563), Rome, 1997, 975 p. (« B.E.F.A.R. » 295).

0Paris, Archives nationales, S 3705, cité par J. MAUZAIZE, Le Rôle et l'action des capucins de la province de Paris, op. cit., I, p. 42.

0Paris, BnF, Fr. 11575, f° 562, cité par J. MAUZAIZE, Le Rôle et l'action des capucins de la province de Paris, op. cit., p. 44.

0Sur l’influence architecturale exercée par les capucins, voir notre étude « Entre Colettines et Capucines, XVe-XVIIe siècles : Chœurs de moniales et styles de vie franciscaine », dans Le Silence du cloître, l’exemple des saints. Identités franciscaines II, sous la direction de Ludovic Viallet et Frédéric Meyer, Presses universitaires Blaise Pascal, 2011.

0« Chronologie historique de ce qui s’est passé de plus considérable dans la province de Paris depuis l’an 1574 jusques à l’année... », Paris, BnF, ms. Fr. 25044, p. 32-33, et Paris, BFC, ms. 100, p. 56-57. On sait que ce manuscrit de la Bibliothèque nationale est une copie réalisée au XVIIIe siècle par le père Maurice d’Epernay et que cette copie, entachée de nombreuses erreurs, est à utiliser avec prudence.

0Paris, BnF, ms. Fr. 25044, année 1595 (sic) et Paris, BFC, ms. 100, p. 124.

0Nathanaël de Pontoise est encore capucin en 1595. Le terminus ad quem de son départ pourrait se situer vers 1597, au moment où Bonaventure de Caltagirone, ministre général de l’Observance, confie aux récollets le couvent des cordeliers de Verdun. Mais il faut reconnaître que le détail de l’itinéraire de notre religieux entre 1597 et 1600 nous échappe totalement. En 1622, dans un contexte de tensions entre capucins et récollets, Honoré de Paris écrit : « Pour se faire passer pour plus fervents que les capucins, les récollets accueillaient les transfuges de ces derniers, et affirmaient qu’ils venaient à eux dans le but de mieux observer la Règle, tel ce F. Nathanaël de Pontoise qui, après avoir girovagué ici et là, avait été reçu par les Récollets et admis à la prédication ». Lettre à l’Agent de Lorraine, Rome, Arch. gén. Cap., G 58 13, Parisiensis, pièce 86, citée par P. Raoul, Histoire des Frères Mineurs Capucins, op. cit., I, p. 561. Nous soulignons.

0Luc WADDING, Annales Minorum, an. 1601, t. 24, p. 11, n° II.

0Nathanaël LE SAGE est également l’auteur d’un Traicté de la réformation de l'Ordre du seraphic Père saint François. Auquel est monstré comment ceste Reformation a esté faicte plusieurs fois & pourquoy. Recueilliy fidellement des croniques dudict Ordre, des annales du R. P. general Gonsague maintenant évesque de Mantouë, et de la vie du R. P. Ange de Paes Perpignien. Par F. Nathanael Le Sage, reformé du mesme Ordre. Arras, R. Maudhuy, 1605, 69 p.

0Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l'action des capucins de la province de Paris, op. cit., I, p. 271-276. Voir aussi les Acta ordinis tabulae capitulorum generalium fratrum minorum capuccinorum, I, 1529-1623, édités par Vincenzo Criscuolo, Rome 2008 (« Monumenta Historica Ordinis Minorum Capuccinorum », 32).

0Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 128-157. Sur Saint-Honoré, voir essentiellement Jean MAUZAIZE, Étude topographique, institutionnelle et historique sur le couvent des frères mineurs capucins de la rue Saint-Honoré à Paris, thèse de 3e cycle, 1973, 5 vol.

0Le quatrième définiteur est le gardien de Meudon.

0Jean MAUZAIZE, Étude topographique, op. cit., I, p. 53.

0Germain BRICE, Description nouvelle de ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, La Haye, 1684, cité par Pierre ROSENBERG et Jacques THUILLIER, Laurent de La Hyre, 1606-1656, L’homme et l’œuvre, Genève 1988, p. 188 (catalogue d’exposition). Les plans des églises des trois couvents parisiens des capucins sont reproduits dans Frédéric COUSINÉ, Le Saint des Saints. Maîtres-autels et retables parisiens du XVIIe siècle, Aix-en-Provence, 2006, p. 163, 207 et 210.

0Dans les provinces de cordeliers, les chapitres provinciaux sont célébrés tour à tour dans les principaux couvents de la province.

0Ainsi au chapitre de 1609, les capitulaires au nombre de 54, votent par scrutins secrets et acceptent la fondation de Senlis par 50 voix, et celle de Château-Thierry par 38. RAOUL DE SCEAUX, Histoire des frères mineurs capucins, op. cit., I, p. 227.

0Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l'action des capucins de la province de Paris, op. cit., II, p. 957-958.

0MÉDARD DE COMPIÈGNE, Histoire de Nostre-Dame de Paix avec le récit véritable des merveilles arrivées devant cette sainte Image qui est en l’Esglise des R.R.P.P. Capucins de Saint-Honoré..., Paris, 1660.

0Jean MAUZAIZE, « Les études dans la province des capucins de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Études franciscaines, 24, 1974, p. 81-97.

0GODEFROY DE PARIS, L’École Saint-Honoré, Cahiers de spiritualité capucine, n° 2, Paris, 1995, 138 p. (reprise d’une série d’articles parus dans la Revue Sacerdotale du Tiers Ordre entre 1947 et 1949).

0Roberto CUVATO, Mattia Bellintani da Salò (1534-1611) : un cappuccino tra il pulpito e la strada, Rome, 1999. 491 p. (coll. « Dimensioni Spirituali » XIV).

0Matthia DA SALO, Pratica dell’orazione mentale, édition critique par Umile Da Genova, Assise, 1932-1934, deux volumes (Bibliotheca Seraphico-Capuccina).

0GODEFROY DE PARIS, L’École Saint-Honoré, op. cit., p. 16.

0Déposition au procès de béatification, datée du 2 juin 1618, Archives Secrètes du Vatican, RITI 2233, f° 75 r°-v°. Le père Pacifique paraît connaître en profondeur l’âme de la Bienheureuse : « Il me semble [...] qu’elle praticquoit une vraye vie active purgative pour elle et envers les aultres, et qu'elle praticquoit une vraye vie illuminative, contemplative pour elle et au salut des aultres, et qu'elle praticquoit aussi une vraye vie unitive adhérente à DIEU pour estre faicte un esprit ou un vouloir et non vouloir avec Dieu ; voire elle praticquoit toutes les trois vies ensemble en bon accord pour elle et pour les aultres ; me semblant qu'elle ne respiroit et aspiroit en tous ses mouvementz intentions et actions interieurs et exterieurs et en tout ses circonstances, sinon de se conformer à nostre cher Seig. Jesus-Christ, qu'elle envisageoit et regardoit en lui mesme et en tous ses prochains pour aymer Dieu et tous ses prochains d'un amour vrayment pur ».

0Jean DAGENS, Bérulle et les origines de la restauration catholique (1575-1611), Bruges, 1952, p. 150. GODEFROY DE PARIS, L’École Saint-Honoré, op. cit., p. 52. C’est à Saint-Honoré que Bérulle célèbre sa première messe le 6 juin 1599.

0Cette attention portée au caractère réformé d’un ordre religieux plutôt qu’à sa spiritualité propre est une constante de l’époque. Elle est très nette, par exemple, chez Madame Acarie.

0RAOUL DE SCEAUX, Histoire des frères mineurs capucins, op. cit., I, p. 343.

0Ibid., p. 422.

0Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l'action des capucins de la province de Paris, op. cit., I, p. 197-198.

0Paris, BnF, ms. nouv. acq. fr. 4135. Une version de cette chronique, prolongée jusqu’en 1788, figure aux Archives nationales sous la cote S 3706. Voir aussi P. RAOUL DE SCEAUX, « Essai sur le couvent des Capucins et le quartier du Marais », Helvetia Franciscana, 7, 1958, p. 133-149.

0Paris, BnF, ms. nouv. acq. fr. 4135, f° 24 v°.

0La réunion de trois rues – rue d’Orléans, rue de Berry et rue d’Angoumois – constitue l’actuelle rue Charlot. Voir Alexandre GADY, Le Marais. Guide historique et architectural, Paris, 1994, p. 226.

0Pierre ROSENBERG et Jacques THUILLIER, Laurent de La Hyre, op. cit., p. 191-193.

0Aujourd’hui détruite, l’église s’élevait à l’emplacement de l’actuel Hôtel-de-Ville.

0BnF, ms. nouv. acq. fr. 4135, f° 32 r°-v°,

0Ibid., f° 41.

0Ibid., f° 45.

0Jean MAUZAIZE, Le rôle et l’action, op. cit., II, p. 828-830. Bernard DOMPNIER, « Un aspect de la devotion eucharistique dans la France du XVIIe siècle : les prières des Quarante-heures », Revue d’Histoire de l’Église de France, 67, 1981, p. 5-31.

0AN, ms. S 3706, année 1640, p. 22.

0Ibid., p. 28.

0Ibid., p. 31.

0Voir infra.

0Sur cette réforme française du Tiers Ordre Régulier, voir le numéro spécial des Analecta TOR, 23, n° 152, 1992, 318 p.

0Archives départementales de l’Eure, H 1202, « Mémorial du couvent des pénitents de Bernay », f° 28. Auteur de nombreux ouvrages, Jean-Marie de Vernon prend l’habit au couvent de Picpus le 26 mars 1622 (on peut donc considérer qu’il a dû naître entre 1600 et 1605), et y fait profession le 2 avril 1623. On ignore la date de son décès. Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 198.

0Ibid., t. 2, p. 613-615, et t. 3, p. 114-142.

0Sans doute, Étienne de Lusignan (Nicosie, 1537-1590), évêque de Limisso en 1578. Il arrive à Paris en 1577 et y réside une dizaine d’années.

0Guillaume Rose (1542-1602), évêque de Senlis en 1584, l’un des plus chauds partisans de la Ligue.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t.3, p. 115.

0Ibidem.

0Alexandre Georges s.j. (Fismes, 1547- Paris, 1621), recteur du collège de Paris entre 1584 et 1595. Lorsque les jésuites peuvent revenir dans le Royaume, il devient provincial d’Aquitaine puis supérieur de la maison professe de Paris où il meurt le 4 juin 1621. C. SOMMERVOGEL, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Bruxelles-Paris 1892, III, coll. 1340.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 117-118.

0Dans l’actuel département du Val-d’Oise, sur la commune de Saint-Martin-du-Tertre (à ne pas confondre avec Franconville-la-Garenne, dans le même département).

0Merci à Sœur Anne-Thérèse, archiviste du carmel de Pontoise, d’avoir vérifié cette information. Le 3 janvier 1588, Jacques d’O a épousé Anne Luillier, fille de Nicolas Luillier, cousin germain de Marie Luillier, mère de Madame Acarie.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 121-122.

0Doctoris ecstatici D. Dyonysii cartusiani opera omnia in unum corpus digesta, édition moderne en 44 volumes, Tournai, 1909, t. 38, p. 439-508. Selon D. A. MOUGEL, Denys Le Chartreux, 1402-1471, sa vie, son rôle, une nouvelle édition de ses ouvrages, Montreuil-sur-Mer, 1896, p. 83, une traduction française de ce traité a paru en 1620.

0Paris, Nicolas du Fossé, [1606], 307 f°. Un exemplaire de cet ouvrage rarissime est conservé à la bibliothèque des capucins de Bron.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 122.

0Ibid., t. 3, p. 125-6.

0Ibid., t. 3, p. 123. Sur Julien Barbu, provincial entre 1595 et 1598, voir notre étude, « Matériaux pour servir à l'histoire des Ministres provinciaux de France Parisienne (1517-1771) », dans AFH, t. 80, 1987, p. 360.

0Formulaire de cette profession dans Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 123-4. Jean Le Brun est également mentionné par Jean-Marie de Vernon comme ayant reçu les premiers tertiaires séculiers à Franconville : « Le Père Jean le Brun, Gardien des Cordeliers de Pontoise, qui estoit Visiteur de nostre Congrégation Régulière en France devant que nous eussions pouvoir d’élire un Provincial de nostre Corps, donna commencement à la société des [tertiaires] séculiers, comme il avoit commencé l’establissement des réguliers en recevant la profession solemnelles du Père Vincent Mussart, & de ses six compagnons, après les avoir revestus du saint habit & dirigez durant leur Noviciat. En effet, le Père Jean Le Brun vint à Franconville exprez pour ce sujet. A l’instance de nostre Réformateur il y celebra la Messe, à l’Offertoire de laquelle plusieurs séculiers firent entre ses mains les vœux convenables à leur condition, qu’il approuva & ratifia en bonne forme. » Ibid. t. 3, p. 197. « J’ay trouvé des originaux de plusieurs professions des personnes séculières en datte de 1599 et 1600 », indique Jean-Marie de Vernon à la page précédente. C’est sans doute à cette époque que J. Le Brun vient recevoir des professions à Franconville.

0Ibid., t. 3, p. 124. Le mot « parisienne » est omis par Jean-Marie de Vernon, mais c’est bien de la province de France parisienne qu’il s’agit.

0Voir infra.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 124.

0Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 206-210.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 202.

0En Lorraine et en Franche-Comté, on préfèrera néanmoins l’appellation de Tiercelins.

0On se souvient que Pierre Deschamps avait réuni ses premiers compagnons auprès d’une chapelle dédiée à Notre-Dame de grâces.

0Pour Germain Pilon (connu depuis 1540-mort à Paris le 3 février 1590).

0 Le détail a son importance, quand on sait les difficultés rencontrées par les tertiaires réguliers pour obtenir ce droit. Voir « l’article X » dans Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 56-61 : « Les Pénitens peuvent justement donner leur habit aux images de saint François ». « C’est pourquoy les Eminentissimes Cardinaux de la Sacrée Congrégation des Rites ont sagement décrété le 2 jour d’Aoust 1659 que les Pénitens du Tiers Ordre de France, ne pourront estre molestez ny inquietez aucunement dans la détention de leurs images de saint François [...]. Ces diverses sortes de vestures ne deshonorent point le Patriarche Séraphique : il luy est assez indifferent d’estre vestu en Cordelier, en Récolet, en Capucin, ou en Pénitent. On peut avoir cette pieuse pensée que ces différens habits luy sont agréables, parce qu’il considère seulement le zèle & l’intention de ses enfans qui prétendent à la gloire d’estre jugez tels par leurs Sectateurs : ils souhaitent avec raison qu’on les estime de sa famille, quand on les voit parez de ses livrées », p. 60.

0Ibid., p. 203-204.

0Tableau disparu, mais connu par une gravure de Louis AUDRIAN, Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 206.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 203.

0Sur cette question, voir Benedikt H. MERTENS, Solitudo seraphica. Studien zur Geschichte der Exerzitien im Franziskanerorden der Frühneuzeit (ca. 1600-1750), Kevelaer, Verlag Butzon & Bercker, 2008, 560 p. (« Franziskanische Forschungen » 49) et du même auteur, « Les Exercices spirituels dans l’Ordre franciscain à l’époque moderne (ca. 1600-1750) », Études franciscaines, Nouvelle série, 2, 2009, p. 99-121.

0Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p.211-215.

0C’est par l’intermédiaire d’un colporteur que la fondatrice, Madame de Récy, fit l’acquisition de cet ouvrage : « Un jour que la sainte veuve sortoit de l’église, elle aperçut à la porte de la rüe un enfant chargé d’une balle pleine de livres de piété. Il s’avança pour la prier d’en choisir quelques uns. La beauté du petit colporteur la frappa. Mais sans y faire attention elle porta la main au hasard sur son magasin et ouvrit la règle de l’étroite observance du Troisième Ordre de saint François que le fameux Père Vincent Mussard venoit d’établir en France. Sa joye fut extrème, ses yeux dévorèrent avidement le premier chapitre qu’elle trouva parfaitement conforme à ses pieuses intentions, elle se hâta de trouver sa bource pour payer son marchand, et savoir de lui d’où venoit ce trésor, mais il avoit disparu, quelque empressement qu’elle eut de le trouver, ces recherches furent inutiles, elle resta persuadée que le jeune homme étoit un ange ». Histoire de Mesdames de Récy fondatrices Institutrices des Religieuses du troisieme ordre de St François dites en France de Ste Elisabeth et en franche Comté Tierceline, ms. 082, (« fonds des élisabéthines » de la bibliothèque des frères mineurs, aujourd’hui conservé à la BFC), p. 54-55. Autres versions du même évènement dans la Relation de l’Etablissement des Religieuses de l’Observance du Troisième Ordre de sainct françois dans le comté de Bourgogne et le royaume de France, ms. 037 (« fonds des élisabéthines »), p. 29-30, et dans Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 366. 

0Ms. 037, déjà cité, p. 215-216.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 367-368.

0Paris, D. MOREAU, sd [1619], 155 p. Un exemplaire de cet ouvrage est conservé dans le « fonds des élisabéthines ».

0Tablature spirituelle, op. cit., p. 33

0Même si, avant 1640, la maison ne portera officiellement que le titre d’Hospice pour ne pas froisser Picpus !

0Fille de Madame de Maisons, à laquelle Jean-Marie de VERNON a consacré l’ouvrage intitulé La Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard, religieuse de sainte Claire à Verdun. Nommée dans le monde Madame de Maisons. Par un religieux du Tiers Ordre de saint François. Paris, M. Colombel, 1657, 395 p.

0Raffaele PAZZELLI, « Bibliografia del Terz’ordine regolare di San Francesco in Francia », Analecta TOR, 23, n° 152, 1992, p. 67-88.

0La Vie de saincte Elisabeth, fille du roy de Hongrie, duchesse de Turinge, & première religieuse du Tiers Ordre de saint François, recueillie par le R. P. Apollinaire de Vallognes, religieux pénitent dudit Ordre, de la province de Saint-Yves, Paris, G. Josse, 1645, 552 p. Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 382.

0La Regle du Tiers Ordre de saint François d’Assise, expliquée selon son véritable esprit pour les personnes qui la professent dans le siècle, avec un exercice chrétien & intérieur pour une âme qui est dans l’état de pénitence, Par le P. ARCHANGE, Religieux Pénitent du Couvent de Nazareth, Paris, P. G. Le Mercier, 1703 (permission du provincial datée du 23 Avril 1691).

0Luc WADDING, Annales Minorum, an. 1640, t. 28, p. 575-576, n° XVI.

0En 1663, cette province est elle-même divisée en deux : Saint-Elzéar pour les couvents d’Aquitaine, et Saint-Louis pour ceux du Lyonnais.

0En 1680, chacune des provinces compte 17 communautés masculines et un monastère (Nancy pour la province Saint-François et Paris pour la province Saint-Yves). Luc WADDING, Annales Minorum, an. 1680, t. 32, p. 597-598, n° IV. Les deux provinces disposaient chacune d’un couvent masculin à Paris.

0Nombreux factums imprimés sur le sujet à la bibliothèque Mazarine.

0Nous repérons sa trace dans le « fonds des élisabéthines » : Le 26 juillet 1677, il donne son approbation au cérémonial du monastère (ms. 042). Le 16 mai 1685, il approuve les constitutions (ms. 040).

0 Traités spirituels du Rd Père Paulin d’Aumalle, religieux du couvent des Pères de Nazareth, ancien provincial de sa province, ms. 1 du « fonds des élisabéthines ». L’ouvrage, présenté comme perdu dans le Dictionnaire de Spiritualité (5, col. 1647 et 12, col. 588) a été retrouvé depuis.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 244.

0Ibid., p. 228-229.

0Fidèle DURIEUX, « Les Origines des Récollets d'Aquitaine (1583-1635) », Études franciscaines, ns.,7, 1956, p. 189-203.

0Élu le 5 juin 1593, au chapitre de Valladolid, en fonction jusqu’au 20 mai 1600.

0Charles RAPINE, Histoire générale de l'origine, op. cit., p. 714.

0Verdun passe également à la réforme en 1597. Quant au couvent de La Baumette, il est cédé aux récollets lors du chapitre provincial de Touraine pictavienne qui se tient à Ancenis en 1598.

0En 1598, François du Tremblay, futur Père Joseph, entreprend de se rendre à la Grande Chartreuse, mais son cheval refuse de dépasser Nevers. C’est alors que le jeune homme entre en contact avec les récollets de la ville. C’est pourtant chez les capucins qu’il demande à entrer quelques mois plus tard. Benoist PIERRE, Le Père Joseph, l’éminence grise de Richelieu, Paris, 2007, p. 56.

0Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii Fratrum Minorum Recollectorum in Gallia Venerando Patre Placido Gallemant eiusdem Provinciæ Diffinitore. Châlons-en-Champagne, H. Geoffroy, 1649. Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique de la province des récollets de Paris sous le titre de saint Denys en France, depuis 1612 qu'elle fut érigée jusques en l'année 1676..., Paris, D. Thierry, 1677, 172 p.

0Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii, op. cit., p. 121.

0Voir notre étude, « Quand le témoin réplique à l’historien... Notes sur les origines des récollets de France parisienne (1597-1612) », Écrire son histoire. Les Communautés régulières face à leur passé, actes du 5e colloque international du CERCOR (Saint-Étienne, 6-8 Novembre 2002), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005, p. 461-478.

0Dom Jacques DU BREUL, Les Antiquitez de la ville de Paris..., éd. revue et augmentée par Claude Malingre, Paris, Rocolet, 1640, p. 656. J. Du Breul dit s’être documenté directement auprès du gardien du couvent parisien, le père Michel Quillet (lequel est de fait gardien entre 1610 et 1612). C’est ce qui explique sans doute la relation extrêmement précise concernant les débuts des récollets en France qui précède l’histoire du couvent lui-même.

0Plaidoier pour les religieux réformés du convent de la Balmette, les Angers, s.l.n.d. (début XVIIe siècle), BnF, factum imprimé, 8° Fm 1576, p. 46. Les récollets s’opposent au ministre provincial de Touraine pictavienne, Louis Benedicti, qui veut les expulser de La Baumette. Nathanaël Le Sage relie très étroitement les difficultés que connaissent ces récollets à l’élection du nouveau ministre général : les « Reformez se sont maintenus en France » jusqu’à l’élection « d’un nouveau général ; lequel comme les Observantins ont estimez n’estre trop bien affectionné à la Réforme, aussitost ilz ont commencez à molester lesdicts Reformez, voire jusques à attenter de les expulser de leurs Convents par force, & violence ; comme ilz entreprirent de faire d’un Convent près de la ville d’Angers appellé la Basvette, jusques à rompre les portes... », Traicte de la Reformation de l'ordre du seraphic Père S. François, op. cit., p. 37-38.

0Manuel du repos de conscience, pour les trois grandes provinces de ce royaume, France, Touraine, & Sainct-Bonaventure, depuis le temps de saint François tousiours conventuelles, avec le convent de Paris jusques auiourd'huy. Par le R. Père F. Nicolas DE LA CHAU, Professeur en Théologie de la faculté de Paris, Docteur es Langues, Conseiller, et Prédicateur ordinaire du Roy, et Vicaire général des Pères Conventuels en France, 1622, p. 77-8. De quelles patentes s’agit-il ? Henri IV multiplie alors les gestes de soutien à l’égard des récollets. Nathanaël Le Sage a raconté son entrevue avec le roi à Montceaux entre le 21 août et le 5 septembre 1602. Henri IV lui a déclaré au sujet des religieux réformés : « Ayez en bon soing, je vous ayderay. » Nathanaël LE SAGE, Traicte de la Reformation de l'ordre du seraphic Père S. François, op. cit., p. 42-43.

0À cette époque, les récollets sont souvent appelés « observantins réformés ». Voir, par exemple, P. PÉANO, « Les Chroniques et les débuts de la réforme des Récollets dans la province de Provence », AFH, 65, 1972, p. 218-219.

0Nombreuses allusions à la situation dans la Correspondance du Nonce en France. Innocenzo Del Bufalo, évêque de Camerino (1601-1604), éditée par Bernard Barbiche, Rome, 1964, 829 p. (Acta Nuntiaturæ Gallicæ, 4). Voir aussi L. BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent de Paris, op. cit., p. 139 et B. DOMPNIER, « Les Enjeux de l'édition française des Chroniques de frère Marc de Lisbonne », art. cit., p. 185-209.

0Laure BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent des Cordeliers, op. cit., p. 82-89.

0Ce cordelier de la province de France avait fait profession en 1575 au couvent de Beauvais, à l’âge de 16 ans ; désirant se réformer, il avait suivi un itinéraire assez classique à l’époque : il était passé par Rome et avait effectué un séjour en Aquitaine avant de rejoindre un couvent réformé de sa province. En 1600, il se trouve déjà à Verdun et c’est là qu’en compagnie de plusieurs cordeliers, eux-mêmes issus de la province de France, il renouvelle sa profession le 13 janvier 1602, et passe officiellement dans la réforme récollette.

0Suivant le témoignage de Denis Le Tellier († 1649), l’un des sept premiers religieux de France parisienne à avoir rejoint le couvent de Nevers. Pierre MORACCHINI, « Quand le témoin », art. cit., p. 470.

0Natif du Forez, « venu de la famille [c’est-à-dire de l’Observance] où il avait pris l'habit en 1589 et la réforme en 1601 » (Archives départementales du Rhône, 10 H 15), Laurent Guay de Saint-Sixte est connu pour avoir exercé des responsabilités dans sa custodie puis dans sa province (custode entre 1611 et 1615 et provincial de 1622 à 1625), mais seul le témoignage de Denis Le Tellier nous révèle cet intermède parisien dans son parcours franciscain. Pierre MORACCHINI, « Quand le témoin », art. cit., p. 470. Voir aussi Frédéric MEYER, Pauvreté et assistance spirituelle, les franciscains récollets de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Saint-Étienne, Publications de l'Université de Saint-Étienne, 1997, p. 35, 104, 106, 120, 307.

0Assez nombreuses mentions favorables à la réforme récollette dans la correspondance du cardinal d’Ossat (1536-1604). Amelot DE LA HOUSSAIE, Letres (sic) du Cardinal d’Ossat, II, p. 665-666.

0Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii, op. cit., p. 132-135.

0Placide GALLEMANT ne dit rien de ces difficultés, mais la chronologie traduit à elle seule la lenteur de cette fondation : c’est en 1605 que Florent Boulanger est autorisé à s’établir à Saint-Denis, mais la première pierre de l’église n’est posée que le 11 février 1607. Ibid., p. 132.

0Archives Secrètes du Vatican, RITI 2236, f° 419 r°-v°. N. Le Fèvre de Lezeau (1581-1680, conseiller d’État, auteur d’une vie de Michel de Marillac) poursuit : « ...lesquelles choses m’ont été dites mot à mot par ledit révérend père Florent étant au lit malade dans ledit couvent de Saint-Laurent peu avant son décès ». Le récollet meurt le 25 décembre 1630.

0En 1619, l’ex-custodie de Touraine pictavienne est érigée en province sous le titre de Sainte Marie-Madeleine.

0Archives départementales des Yvelines, 51 H 2, 6e liasse.

0Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii, op. cit., p. 123.

0Jean-Pierre WILLESME, « Les Récollets du faubourg Saint-Martin (ou Saint-Laurent) », Cahiers de la Rotonde (Commission du Vieux Paris), 15, 1994, p. 21-55.

0Marie-Thérèse LAUREILHE, « Le Frère Luc (1614-1685), récollet, peintre de saint François », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, année 1982 (1984), p. 49-57. Jean-Jacques DANEL, Frère Luc, peintre et récollet, 1615-1685, mémoire de maîtrise en histoire de l'art, Rennes II, 2000, 125 p.

0Charles RAPINE, Histoire générale de l'origine, op. cit., p. 720.

0Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii, op. cit., p. 127.

0Jean-Pierre WILLESME, « Les Récollets du faubourg Saint-Martin », art. cit., p. 29.

0Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 70.

0Ibid., p. 120-121.

0C’est-à-dire Saint-Merry.

0Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 109.

0Voir désormais, Caroline GALLAND, Pour le service de Dieu, du Roi et du Bien public. L’apostolat des récollets en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles, thèse de doctorat dactylographiée, Université de Paris X-Nanterre, 2008, deux volumes (917 p.) et un volume d’annexes.

0Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 137-148.

0En 1658, une réunion du définitoire signale que le vicaire général de Monsieur de Verneuil vient de donner la permission d’ériger un hospice. Hyacinthe LEFEBVRE, Ibid., p. 56. Mais la communauté existe bien avant cette date.

0Hyacinthe LEFEBVRE, op. cit., p. 154. Il n’indique malheureusement aucune date.

0BnF, 4°Lk7 6743. À partir de 1665, les noms des prédicateurs figurent dans la brochure consacrée à l’avent.

0Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 55.

0Eodem anno 1652 aperitur Parisiis residentia pro fratribus Hibernis, superior assignato P. Georgio Dillon, uti legimus apud Franciscan Tertiary, VIII 321. Annales Minorum, an. 1652, t. 30, n° XLVIII, p. 10. Voir aussi, D. ANGER, Les dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1906, I, p. 10.

0Luc WADDING, Annales Minorum, an. 1661, t. 31, p. 47, n° LXIV.

0Né à Cork en 1603, Jean Ponce, professeur à Saint-Isidore, « mourut vers 1660 à Paris, où il s’était rendu pour corriger l’édition de ses œuvres ». Alexandre BERTONI, Le Bienheureux Jean Duns Scot. Sa vie, sa doctrine, ses disciples, Levanto, 1917, p. 512.

0M. DENIS, « Les Clarisses capucines de Paris (1602-1792) », Études franciscaines, 25, 1911, p. 191-203, 400-407, 646-655, et 26, 1911, p. 191-198. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 191-201.

0Clarisses capucines. Les Fondations, Paris, 1997, 127 p. (Cahiers de spiritualité capucine, n° 9).

0Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l’action, op. cit., II, p. 883-884.

0Voir la Sommaire narration du premier establissement qui a esté faict en France de l’ordre des capucines dites Filles de la Passion. Fidellement rapportée par M. Antoine Malet, bachelier en théologie, de la faculté de Paris et confesseur ordinaire de Madame la Duchesse de Mercœur. Cet ouvrage [BnF, Ld81-1] a paru en 1609 en tiré-à-part d’un texte figurant en annexe du quatrième livre des célèbres Chroniques de Marc de Lisbonne (1511-1591), paru chez la Veuve G. Chaudière, à Paris, également en 1609.

0Seule différence, mais elle est essentielle, avec le chœur des capucins, les portes qui permettaient la communication entre le chœur et le sanctuaire ont été supprimées et remplacées par une grille percée d’un guichet destiné à la communion des sœurs. Ainsi, la séparation est presque totale entre l’espace des moniales et celui qui est accessible aux séculiers.

0Paris, Archives nationales, Minutier central, étude VIII, t. 564, f° 415. Nous soulignons.

0Marc DE BAUDUEN, La Vie admirable de tres haute, tres puissante, tres illustre et tres vertueuse Dame Charlotte, Marguerite de Gondy, Marquise de Magnelais, Paris, N. Buon, 1666, p. 116-117.

0La Première Reigle des religieuses de sainte Claire, laquelle leur fut donnée par le Père saint François, et confirmé par le Pape Innocent IIII. Ensemble la manière de recevoir les novices à l'Ordre et à la profession. Reveue et corrigée par le Revd Père procureur de cour des Frères mineurs capucins. Avec les adjunctions du concile de Trente à la marge. Avec licence du maistre du Sacré Palais. À Paris, Chez Eustache Fouquault, rue Saint Jaque, 1605. BnF, 8-LD88-1 (A). L’ouvrage renferme non seulement la règle, mais aussi les rituels de vêture et de profession des sœurs « qui vivent selon la première reigle de saincte Claire et selon la réformation de la bienheureuse Colette », diverses litanies et oraisons, en latin et en français, un petit catéchisme ainsi qu’une brève vie de sainte Claire. Ce livre porte la marque de la toute première tentative de transposition du modèle italien de capucines dans le contexte français ; ainsi, il se termine par une approbation en italien, non datée, mais signée « Fra Christofano d’Assisi Procuratore di Corte e Commissario generale di Fr. Capuccini », et on sait que ce Christophe d’Assise est à l’origine d’une édition de la règle destinée aux capucines italiennes et imprimée à Orvieto en 1588. Curieusement, les constitutions des capucines n’y figurent pas. En revanche on connaît au moins deux éditions parisiennes (1619, chez René Giffart, et 1657, chez Gilles André) comportant la règle, mais aussi les constitutions de sainte Colette révisées à l’intention des capucines, à Rome en 1610. (Ces deux éditions sont conservées à la bibliothèque des capucins de Bron.) En conséquence, avant 1619, les capucines parisiennes utilisaient peut-être tout simplement une version des constitutions de sainte Colette empruntée à un monastère de colettines. Par ailleurs, des cahiers incluant la fin de l’ouvrage de 1605, avec la vie de sainte Claire (et l’approbation italienne de Christophe d’Assise !), ont été insérés tels quels dans des petits livres de spiritualité destinés aux clarisses de l’Ave Maria de Paris. Pour quelle raison et à quelle date ? Comment s’est établi le contact entre les deux grandes communautés de clarisses parisiennes ? Questions pour l’instant sans réponses.

0Voir notre étude, « Toutes sont converses & toutes sont dames”. Converses et sœurs de chœur chez les clarisses parisiennes sous l’Ancien Régime », Sœurs pauvres, été 2007, p. 23-42. Seule différence, dans un cas (l’Ave Maria), les frères quêteurs sont d’authentiques frères mineurs, alors que dans l’autre (les capucines), ils sont de simples tertiaires. Déjà réticents quant à l’assistance spirituelle due aux moniales, les capucins avaient au moins réussi à échapper à l’assistance matérielle.

0M. DENIS, « Les Clarisses capucines de Paris (1602-1792) », art. cit., p. 647. Voir aussi les planches de Nicolas Guérard pour la construction du couvent des capucines qui accompagnaient les devis de Jules-Hardouin Mansart (1686), BnF, Estampes, Ee 3 b ; elles sont reproduites dans Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 196. L’une des planches montre le projet de maître-autel, et l’autre, son revers, du côté du chœur des moniales.

0Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 216-219.

0Une gravure reproduisant l’inscription et les médailles figurant sur cette première pierre est conservée dans le fonds des élisabéthines (ms. 103).

0AN, N III Seine/1-2.

0Édouard-Jacques CIPRUT, « Les Constructeurs de l’église Sainte-Élisabeth à Paris (Documents inédits) », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, année 1954 (1955), p. 186-201, et Claire BOIRON, Histoire de l’architecture du Tiers Ordre de saint François d’Assise, à Paris, sous l’Ancien Régime, Université Paris X-Nanterre, maîtrise d’histoire de l’art, septembre 1993, 85 p. et 60 illustrations.

0BnF, 4°Lk7 6743.

0Voir notre étude, « Au cœur d'une province franciscaine. Les cordeliers, clarisses, sœurs grises et annonciades de France parisienne (XVIIe siècle) », Revue Mabillon, nouvelle série, t. 12 (= t. 73), 2001, p. 236-237.

0Constitutions manuscrites, ms. 040 (fonds des élisabéthines).

0Gallia Christiana, Paris, 1744, t. 7, col. 957-959. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 172-173.

0Cité dans Ibid., p. 172.

0Alexandre GADY, Le Marais, op. cit., p. 158.

0Rome, collège Saint-Isidore, ms. 2/5, p 427. La communauté est comptée parmi les monasteria monialium almæ provinciæ Franciæ.

0D. ANGER, Les dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, op. cit., p. 19.

0La Règle et constitutions des religieuses de saincte Claire du convent de la Nativité de Jésus, Bibliothèque municipale de Lyon, fonds jésuite, ms. 12° 330, s.d., p. 95.

0Jeanne de France et l'Annonciade, actes du colloque de l'Institut Catholique de Paris (13-14 mars 2002) réunis par Dominique DINET, Pierre MORACCHINI et Sœur Marie-Emmanuel PORTEBOS, ovm, Paris, le Cerf, 2004, 510 p.

0Les annonciades de Jeanne de France sont parfois qualifiées de « rouges », pour ne pas les confondre avec les annonciades dites « bleues » ou « célestes », fondées à Gênes en 1602 par Vittoria Fornari. Ces dernières ont disposé d’une maison à Paris, à partir de 1622, rue Culture-Sainte-Catherine.

0J. GARIN, « Les Annonciades de Popincourt », Revue d’Histoire de l’Église de France, 1, 1910, p. 533-554 et 666-681, et 2, 1911, p. 11-23. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 220-221.

0Le 28 septembre 1624, la supérieure, Barbe Jacquet, fait profession dans l’Ordre de la Vierge Marie et signe pour la première fois : « Humble M. Ancelle ». Archives départementales de Seine-et-Marne, H 781, f° 17. Voir notre étude, « La Mise sous clôture des Sœurs Grises de la province franciscaine de France parisienne, au XVIIe siècle », dans Les Religieuses dans le cloître et dans le monde. Actes du Colloque du CERCOR (1988), Saint-Étienne, 1994, p. 635-658.

0Il est intéressant de remarquer combien cette scission originelle est occultée par les sources. C’est ce qui explique le mutisme des historiens : Barbe Jacquet et ses compagnes quittent Melun « en 1630, l’on ne sait pour quelles raisons ». J. GARIN, « Les Annonciades de Popincourt », art. cit., p. 535.

0BnF, 500 Colbert 160 f°243 : « Extrait des registres du Conseil d'Estat ». Après le refus de visite du 14 octobre 1637, arrêt du conseil en faveur du père Jacques Saleur, provincial de France parisienne, l’autorisant à visiter les annonciades de Melun (9 janvier 1638).

0Les registres de comptes du monastère, intégralement conservés (pour une part à la BHVP et pour une autre aux Archives départementales de Paris), mettent en lumière ces liens des annonciades avec les cordeliers de France parisienne, mais aussi avec l’ensemble de la famille franciscaine.

0D. ANGER, Les Dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, op. cit., p. 24.

0À ce sujet, voir l’important dossier des archives nationales (L 772) et Michelle PLUQUET et Annick LALUCQ, Les Dames de Saint-Eutrope. Histoire du monastère de l'Annonciade de Saint-Germain-lès-Arpajon, chez l'auteur, 2001, p 121-124.

0André le Roy, gardien des cordeliers de Vire en 1633 (R. TRIBOULET, Gaston de Renty, Paris, Beauchesne, 1991, p. 29, mais erreur dans l’index, p. 422, où il est qualifié de gardien du couvent des capucins de Vire), assure la prédication de l’avent 1646 et du carême 1647 chez les annonciades du Saint sacrement. Paris, BnF, 4° LK7 6743. Il est alors explicitement qualifié de « confesseur desdites religieuses ». Par la suite, les prédications seront assurées par d’autres religieux (jésuites, cordelier du Grand couvent) ou par un séculier. C’est en 1652 qu’apparaît pour la dernière fois, dans ces listes de prédicateurs, la mention de ces « religieuses du Saint sacrement » du faubourg Saint-Germain. À partir de l’avent 1654, figurent, dans le même quartier, les « bénédictines du Saint Sacrement » (fondées l’année précédente), mais il importe de ne pas confondre les deux communautés.

0Voir Dom Gaston LECROQ, Les Annonciades de Fécamp, Fécamp, 1947. Ce transfert de Saint-Germain-des-Prés à Fécamp s’explique par le fait que les deux abbayes bénédictines ont le même abbé commendataire, Henri de Bourbon (1600-1682), évêque de Metz.

0AN, L 772 n° 114.

0AN, L 772 n° 115. Copie collationnée de cette lettre en date du 4 décembre 1648. En dessous, autographe du père Bernard Lecoq, le ministre provincial de France parisienne.

0Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 152-154. D. ANGER, Les Dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, op. cit., p. 17. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 202-205.

0On trouve une allusion à ce projet de fondation parisienne dans Jean-Marie de VERNON, La Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard, religieuse de sainte Claire à Verdun, op. cit., p. 229 : une fille de Madame de Maisons (Mère Françoise de Saint-Bernard), devenue elle aussi clarisse à Metz, est désignée par la communauté « pour l’envoyer establir à Paris une Maison nouvelle de l’Ordre de Sainte Claire, dont néantmoins elle se fist dispenser par une humilité incomparable… »

0Sur ce personnage voir supra.

0Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 152. Provincial de Saint-Denis à partir de 1635, Ignace le Gault devient vicaire général de tous les récollets français en 1637 en vertu d’un Bref d’Urbain VIII daté du 18 août de la même année.

0Les Statuts et réglemens des récolletes de sainte Claire de Paris (Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 3338) indiquent que les moniales sont arrivées « à paris l’an 1637 le 18e jour du mois d’Aoust ».

0Selon le nécrologe des récollets de la province Saint-Denis, ce religieux meurt « aux Récollettes le 25 septembre 1686, âgé de 76 ans et de 56 de religion », Paris, BnF, ms. fr 13875.

0Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 152-153.

0Ignacio OMAECHEVARRÍA, Las Monjas Concepcionistas. Notas históricas sobre la Orden de la Concepción fundada por Beatriz de Silva. Burgos, 1973, 173 p.

0Ce tableau de grande dimension (428 x 255 cm), récemment restauré, porte le titre d’Immaculée Conception dans Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 204.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 241 :

0Archives Nationales, LL 1643, registre manuscrit. Constitutions pour la direction et conduicte du monastère de la Conception du Tiers Ordre de saint François estably en la ville de Paris rue Sainct-Honoré, chap. ier : « De la jurisdiction de Monseigneur l’Archevesque sur le Monastère », f° 2.

0Georges DAUMET, «Un couvent franciscain anglais à Paris», Études franciscaines, 27, 1912, p. 251-264. Voir aussi The Diary of the Blue Nuns or Order of the Immaculate Conception of Our Lady at Paris, 1658-1810, Joseph Gillow et Richard Trappes-Lomax (éd.), Londres, 1910, 440 p.

0Père THADDÉE, The Franciscans in England 1600-1850, Londres 1898, p. 297.

0Paris, Archives nationales, L 770, pièces 207 à 210. D. ANGER, Les dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, op. cit., p. 36.

0D’où leur surnom de blue nuns

0Il meurt à l’Ave Maria le 20 avril 1703. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 1220, f° 15. À l’avent 1677 et au carême 1678, en qualité de « théologien du monastère de l'Ave Maria », il prêche à Popincourt. Pour l’avent 1681 et le carême 1682, il assure la prédication au Temple, à Paris. BnF, 4°Lk7 6743.

0Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p 157. Suivent des « constitutions pour le Tiers Ordre de S. François », p. 157-161.

0Jean-Marie de VERNON, Histoire générale, op. cit., t.II, p. 584-1612.

0Notamment le ms. 162 de la BFC qui comporte l’acte de renouvellement de profession de Marie-Thérèse d’Autriche (25 juillet 1669), avec sa signature, celle de son confesseur, Jean de Soria, et celle du père Claude Frassen « directeur de la congrégation ».

0BFC, ms. 162, p. 98.

0Paris, BHVP, registre des dépenses du monastère de Popincourt, CP 3552 f° 106-107.

0BnF, nouv. acq. fr. 4135, f° 35 v°.

0« Le convent du Marais prêta par ordre du définitoire cinq cent livres au convent de Poissy pour l’aider à payer une maison qu’il avoit aquise comme necessaire, affin de n’avoir pas un voisinage incommode. Cette somme fut empruntée à Monsieur Regnaut [syndic du couvent], le Marais n’ayant aucunes aumônes alors, à cause des dépenses faites aux batimens cy dessus marquez ». AN S 3706, p. 142.

0Archives départementales de Paris, registre des dépenses du monastère de Popincourt, 1 AZ 66, reg. 1, f° 199 v° (décembre 1652) et Paris, BHVP, CP 3552, f° 152 (novembre 1670).

0Évoquant un incident de quête entre les tertiaires réguliers et les cordeliers de Bernay, le chroniqueur des tertiaires écrit que « depuis ce temps jusques en l'an 1656, nous vescumes assez paisiblement et indifféramment les uns avec les autres », Archives départementales de l’Eure, H 1202, Mémorial du couvent des pénitents de Bernay, XVIIe siècle, f°9 v°-10 r°.

0Paris, BHVP, CP 3552, f° 36.

0Paris, Bibliothèque du séminaire Saint-Sulpice, ms. 364, Maurice D’EPERNAY, Capitula Capucinorum, IV, p. 197.

0Elle prend le nom de Florence de Saint-Joseph. Madame Acarie, écrit André Du Val, « eut affection de mener en Loraine Mademoiselle Florence d’Abra de la famille de Raconis pour estre Recollecte en la ville de Verdun, où des filles de saincte Claire s’estoient de naguières reformées soubs la conduicte des pères Recolets. Monsieur Acarie son mary & le père de Berules l’accompagnèrent en ce voyage, & après avoir mis ceste bonne Damoiselle dans la religion, ils allèrent à S. Nicolas de Lorraine », A. DU VAL, La Vie admirable de Sœur Marie de l'Incarnation, op. cit., p. 174-175.

0Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l'action des capucins de la province de Paris, op. cit., III, p. 1151-1152.

0On la trouve sous le nom de Françoise de Hurault dans la liste des abbesses fournie par Hyacinthe LEFEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. p. 149. Jean Marie de VERNON, La Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard, religieuse de sainte Claire à Verdun, op. cit., p. 24.

0Marie DE LAUBIER, Les Capucins à Paris, op. cit., I, p. 159.

0Voir notre étude, « Le Monastère parisien de l'Ave Maria au XVIIIe siècle », dans Sainte Claire d'Assise et sa postérité. Actes du colloque de l'UNESCO (1994), Nantes, 1995, p. 287-312.

0Ou « coulloient ».

0BnF, nouv. acq. fr. 4135, f° 67 r°-v°. Voir aussi, en 1630, f° 30 v° : « la buanderie où l’on mit de grandes pierres pour les lessives que l’on faisoit soy même sans ayde séculière ».

0Ibid., f° 157.

0Nécrologe dit du Titre, dont la reproduction photographique numérique est disponible à la bibliothèque franciscaines de Paris.

0La date de 1622 correspond à la « cassure » entre la croissance lente des décès jusqu’à la croissance rapide linéaire (l’absence de décès dans les premières années ne corrrespond pas à une population nulle : tous ne meurent pas dès leur entrée en religion !). En supposant une moyenne de 15 années de vie depuis la profession (supposition à préciser grâce aux données inexploitées du verso du nécrologe) cela indique une fort démarrage des entrées en religion autour de 1607.

0V. en tête de ce volume la note (bibliographique) achevant la présentation raccordant XIIIe et XVIIe siècles, intitulée « L’humus ».

0Le « Supplément… » figure en ajout à la fin du 5e volume, à la suite de la table des articles et de la liste des collaborateurs.

0Raffaele Pazzelli, « Il Terzo ordine regolare di san Francesco in Francia e la sua legislazione », Analecta TOR, 152, vol. XXIII (1992), 67 sv.

0Le classement des auteurs capucins prend pour base le prénom, suivi du nom de la ville de naissance.

0Mauzaize, Le Rôle et l’action des capucins…Thèse, 1977, pages 74 à 78.

0Valeur calculée comme la différence entre les chiffres successifs de la colonne précédente divisée par l’écart en années. Pour la valeur maximale : (260-128) / 14 = 9, 43

0L.IRIARTE, Histoire du franciscanisme, trad. Paris, 2004, 283. Le tableau, fourni par Iriarte sous la forme d’une table un peu moins synthétique, résume les données assez fascinantes (pour l’amateur de statistiques contemplateur de la foule des « vocationnés »), détaillées en diverses tables au chapitre iv, 273-284.

Après un TOTAL de six branches, nous ajoutons une ligne 7 pour le Tiers Ordre Régulier suivant l’indication beaucoup plus succincte fournie par le même auteur : « En 1700 […] l’Ordre masculin dans son ensemble comptait 20 provinces, 217 couvents et 3991 religieux. Il n’est pas possible d’établir un calcul, même approximatif, des maisons de religieuses. » Ne figure donc pas ici la moitié féminine du genre humain.

Nous allons bientôt ajouter deux colonnes…

0« Vers » à prendre au sens large. Ainsi « vers 1700 » indiqué par Iriarte, 283, intègre des chiffres de 1680 (Iriarte, 277).

0La valeur maximale de la fraction Nb/% atteint 1, 67. Renormalisant sur cette valeur, on constate l’extraordinaire « qualité » du Tiers Ordre Régulier (choisie pour référence soit de valeur = 1, 0), suivie par les Récollets (0, 6), puis par les Capucins (0, 4). La valeur hors TOR ne s’approche de 0, 2… que grâce à la contribution de ces groupes minoritaires, mais féconds.

Ceci suggère une répartition selon deux groupes :

Observants + réformés + déchaux + conventuels = 34+13+6+14 = 67% (on ne peut prendre de valeurs moyennes, les chiffres étant inconnus vers 1575 ! mais l’accroissement est probablement lent chez ces « dormants ») ;

récollets + capucins + Tiers Ordre Régulier = 9+26+4 = 39% (ou en prenant les moyennes : = 5+15+3 = 23%, chiffre très inférieur, ce qui s’explique aisément par l’accroissement rapide de groupes vivants attirant les novices).

La foule franciscaine au XVIIe siècle est donc formée de quatre branches majoritaires – 2/3 du grand total – très peu actives sur le plan spirituel, et de 3 branches minoritaires – 1/3 du grand total – vivantes où se retrouvent tous nos mystiques, soit 20 figures sur 21 – à la suite d’une recherche qui n’a tenu aucun compte des appartenances aux divers courants.


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