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Copyright 2020 Dominique Tronc

Madame Guyon V














MADAME GUYON

V

CORRESPONDANCES II


Directions mystiques de 1711 à 1716 du marquis de Fénelon, d’autres ‘cis, de disciples ‘trans’ en Europe et en Ecosse.

§

Correspondances de 1682 à fin juillet 1694 avec le Père Lacombe, le Duc de Chevreuse, quelques autres.



édition critique par Dominique Tronc






Opus « Madame Guyon »


Quinze ouvrages



Madame Guyon Oeuvres mystiques choisies


I Vie par elle-même I & II. – Témoignages de jeunesse.

II Explication choisies des Écritures.

III Oeuvres mystiques (Opuscules spirituels choisis).

IV Correspondance I. Madame Guyon dirigée par Bertot puis Directrice de Fénelon.

V Correspondance II. Autres directions - Lettres jusqu’à la fin juillet 1694.

VI Les Justifications. Clés 1 à 44.

VII Les Justifications. Clés 45 à 67 - Pères de l’Église.

VIII Vie par elle-même III. – Prisons – Compléments – pièces de procès.

IX Correspondance III. Du procès d’Issy aux prisons.

X Correspondance IV. Chemins mystiques.

XI Années d’épreuves Emprisonnements et interrogatoires – Décennie à Blois.

XII Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure.


Éléments biographiques, Témoignages, Etudes.

Indexes et Tables.



Avertissement



Ce cinquième tome de la série Guyon - deuxième tome de Correspondances - comporte deux parties qui pourraient être publiées séparément1.


§§


La première moitié du tome livre les directions d’autres disciples que François de Fénelon lorsqu’il sont connus et que les échanges sont datés2. (Le choix opéré au sein du cercle des disciples d’admirables lettres mais non datées et sans destinataires désignés fera l’objet du dernier tome de correspondances).


On y associera :

Dominique & Murielle Tronc, Expériences mystiques en Occident IV une Ecole du Coeur / Du Tiers ordre franciscain à l’Ermitage de Caen, Monsieur Bertot, Madame Guyon et leurs disciples, ‘IV. Les Filiations de la Quiétude’, ‘Le marquis’ 471- 485, ‘Filiation Ecossaise’ 488-510, Hollandaise’ 517-531.3

D. Henderson, Mystics of the North-east, coll. « Chemins mystiques », 2016, Lulu.com, 390 p. [réédition de l’ouvrage « introuvable » publié en 1934 à Aberdeen. Outre le grand intérêt offert par l’Introduction d’Henderson, l’ouvrage comporte des lettres de disciples adressés à Mme Guyon et échangés entre eux] 4.



§§


La seconde moitié du tome livre la Correspondance de 1682 à fin juillet 1694 avec le Père Lacombe, le Duc de Chevreuse, quelques autres5.


On y associera deux disciples très proches et aimés ainsi que le célèbre mémorialiste aux propos acérés souvent justes :

François Lacombe (1640-1715), Vie, Œuvres, Epreuves du Père Confesseur de Madame Guyon, Sources assemblées par D.Tronc, coll. « Chemins mystiques », Lulu.com, 1-648.6

Marie-Anne de Mortemart 1665-1750, La « Petite Duchesse » en relation avec Madame Guyon, Fénelon et son neveu, Lulu.com, coll. « Chemins mystiques », 270 p. [Esquisse biographique, Lettres des deux directeurs : madame Guyon et Fénelon ; Lettres au marquis de Fénelon]7

Mémoires de Saint-Simon concernant Fénelon, Madame Guyon et leurs proches, dossier assemblé par D. Tronc, Lulu.com, coll. « Chemins mystiques », 363 p. [Extraits des tome 1 à 13 des Mémoires concernant Mme Guyon, Fénelon, Chevreuse & Beauvilliers, le Dauphin & la Dauphine, Mme de Maintenon.]8


Directions mystiques de 1711 à 1716 du marquis de Fénelon, d’autres ‘cis, de disciples ‘trans’ en Europe et en Ecosse.




La direction du marquis de Fénelon.



Un jeune mousquetaire.

Madame Guyon eut bien du mal avec ce mousquetaire arrivé à elle à l’âge de vingt-trois ans après avoir été blessé. Il avait des difficultés à s’unifier dans la vie intérieure. Elle le confia au début à un ami, lord Forbes ou Ramsay9, puis développa une tendresse particulière pour son « cher boiteux ». En outre, cette correspondance décrit les précautions que devait prendre le petit groupe quiétiste surveillé de près, et nous renseigne sur la publication de manuscrits de Fénelon après sa mort.

Gabriel-Jacques de Salignac de La Mothe, marquis de Fénelon, neveu de l’archevêque, mena une vie de militaire :

Né le 25 juillet 1688, petit-fils du frère aîné de Fénelon, il était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné, il subit une opération au début de février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie dont nous trouvons l’écho dans la correspondance. Il se rendit aux eaux de Barèges en 1714 avec « Panta », l’abbé Pantaleon de Beaumont. Ils s’attardèrent à Paris et peut-être à Blois10. Commença alors une correspondance suivie avec Madame Guyon. Il fut inspecteur général de l’infanterie en 1718, brigadier en 1719. Son mariage avec la fille de Louis Le Pelletier avait fait de lui un parent du comte de Morville, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères : celui-ci le désigna en 1724 pour l’ambassade de Hollande. Il y resta jusqu’en 1728, où il fut nommé plénipotentiaire au Congrès de Soissons, puis retourna en Hollande de 1730 à 1744. Chevalier des Ordres du Roi en 1739, il servit comme lieutenant général dans l’armée du maréchal de Noailles, puis dans celle de Maurice de Saxe. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège, et mourut quelques jours après, le 11 octobre 174611.

Légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont, il les publia12, en y ajoutant un Avertissement pour servir d’introduction à la lecture des Œuvres spirituelles recueillies dans cette nouvelle édition13. Cet exposé fut peut-être rédigé avec l’aide de Dupuy.

Nous disposons d’une série de 70 lettres, dont 69 qui lui sont adressées par Madame Guyon. La seule lettre attribuable au marquis, datée du 31 mars 1614, ne permet guère de mieux le connaître, mais - outre les traits observés par Madame Guyon - on se reportera à la préface du marquis rédigée avec soin pour son édition de 1738 des Œuvres spirituelles de Fénelon14. Nous avons ajouté deux lettres adressées au marquis, l’une des duchesses de Mortemart et de Guiche (depuis maréchale de Grammont), l’autre, tardive, de Dupuy, informant le marquis à l’occasion de la rédaction de sa préface que nous rééditons dans le volume II Combats.

L’édition par Dutoit atteste en son Indice (p. 628 du t. V) trois lettres au t. III, puis une série de trente-huit lettres au t. IV. Nous avons pu recourir à de nombreux originaux (autographes de l’écriture difficile qui caractérise la fin de la vie de Madame Guyon ; copies sous dictée le plus souvent de la main de son secrétaire Ramsay) et à défaut, au « cahier des lettres » de la main du marquis. Dutoit s’est avéré utile pour certains mots indéchiffrables ; malheureusement toutes les difficultés n’ont pu être surmontées, de déchiffrage comme d’identification de personnes.

L’accord entre ces trois sources s’avère excellent. On relève dans toutes les variantes la fidélité du pasteur Poiret. Son édition fut reprise scrupuleusement par Dutoit, à l’exception d’omissions de noms et de détails personnels : notons toutefois une tendance à occulter le « petit Maître », expression remplacée par « Seigneur » ou « Dieu », ainsi que les témoignages de tendresse, fréquemment omis.

L’ordre obtenu suivant les indications de dates, souvent portées sur les sources (mais fréquemment il manque l’année !), s’avère respecter de près celui donné par la série des trente-huit lettres citées15 : la « Table des lettres de ce IV. volume » par Poiret, reproduite par Dutoit, déclarait d’ailleurs qu’elles « sont écrites à une même personne, et dans le même ordre ».

Lettres

Au marquis de Fénelon. Septembre 1711 ?

Fraternité spirituelle ; la ferveur n’est pas la perfection de la dévotion.

J’ai reçu1 votre lettre, monsieur, avec beaucoup de joie, y remarquant le désir sincère que vous avez d’être à Dieu, et les miséricordes qu’Il vous a faites. Je suis ravie que vous puissiez voir quelquefois M. N.2 Il désire depuis longtemps d’être tout à Dieu, et Dieu lui a fait bien des grâces. On se sert les uns les autres dans la volonté de Dieu, et l’union des cœurs et des esprits en Lui Lui sont très agréables. Celui qui a dit : Lorsque vous serez assemblés deux ou trois en mon nom, Je serai au milieu de vous3, aime cette fraternité spirituelle, puisqu’Il ne sépare point l’amour du prochain du grand commandement de l’aimer purement au-dessus de tout : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres4.

C’est cette charité mutuelle qui, après le pur amour, débarrasse le cœur de toute amitié profane dangereuse, et même de celles qui sont trop naturelles et trop humaines. Car la véritable amitié, qui est selon Dieu, doit naître de la conformité de nos pensées et de nos sentiments pour Dieu. Ces sortes d’unions, loin d’être imparfaites, unissent davantage le cœur à Dieu. Mais il faut une correspondance simple, sans trop retourner sur nous-mêmes, et lorsque la Providence nous a fourni un moyen de voir ou de connaître ceux qui veulent être à Dieu, il faut agir avec simplicité : Dieu, qui voit le fond du cœur, connaît bien le motif qui fait agir en cela. Ce sont quelquefois des moyens que Dieu nous choisit pour nous avancer dans Sa voie, et le rejet de ces moyens sous bon prétexte nous nuit souvent beaucoup. J’espère que vous vous trouverez bien d’entrer en société spirituelle avec M. N. Vous vous aiderez mutuellement dans le chemin de la foi et de l’amour. Je veux bien y entrer en tiers en esprit.

Pour ce qui vous regarde, monsieur, ne doutez point que vous ne soyez appelé à l’intérieur, puisque vous avez été appellé au christianisme : car un chrétien sans intérieur n’est qu’une figure de chrétien et un corps sans âme, n’ayant pas au-dedans de lui cet Esprit vivifiant, qui est l’esprit de la filiation divine. C’est cet Esprit qui prie et gémit en nous5 et qui, comme dit l’Ecriture, fait en nous toutes nos œuvres6.

Mais il faut comprendre une bonne fois que cet Esprit n’est pas moins réellement en nous pour n’être pas toujours sensible. Au contraire, plus Il Se communique à nous, plus Il le fait d’une manière secrète et cachée, afin de dérober Son opération à la vue du démon et de l’amour propre : c’est ce que nous appelons marcher en foi et non pas dans une claire évidence. Cette clarté est souvent trompeuse et sujette à méprise, mais la foi est toujours certaine en elle-même, quoiqu’elle cause des doutes à cause de son obscurité. Il est vrai qu’elle est moins satisfaisante pour les sens : la nature veut toujours sentir et connaître, et la foi se confie en Dieu au-dessus de toute connaissance.

L’âme qui veut bien aller à Dieu par la foi et se laisser conduire par un abandon entier à la volonté de Dieu, ne peut que se taire en Sa présence. Et pourrait-on faire autrement envers Celui qui voit tout ce qui se passe en nous ? Qui connaît mieux ce qu’il nous faut que Lui-même ? Et qui a plus de bonté pour nous le donner ? Que désirer hors Dieu et Sa divine volonté ?

Votre oraison est une simple exposition devant Dieu. Il faut y être fort fidèle, sans vouloir mettre notre main grossière à son ouvrage. Les distractions, lorsqu’elles ne sont pas volontaires, n’empêchent point l’oraison du cœur. Le cœur est constamment à Dieu malgré les diverses agitations de la vie, pourvu qu’on ne se reprenne pas, et qu’on veuille bien ne Le point offenser et ne point reprendre son cœur après le Lui avoir donné. Le sentiment et la ferveur dans la dévotion n’est pas la perfection de la dévotion, mais des accidents passagers, qui ne l’augmentent ni ne la diminuent : c’est un feu de paille, qui ne saurait être de durée. Mais la solide dévotion ne se perd pas lorsqu’on cesse de la sentir : elle n’est point assujettie aux causes accidentelles. L’amour sacré, la foi, l’abandon à la volonté de Dieu, sont l’âme de la piété, qui ne gît point dans le sentiment.

Ne craignez point tant l’avenir. Si Dieu vous exposait encore au combat, Il combattrait pour vous, comme dit l’Ecriture7, et vous demeureriez en repos auprès de Lui, à couvert sous l’ombre de Ses ailes. Surtout ne vous découragez point : vous ne sauriez faire un plus grand outrage à Dieu. Le découragement vient de présomption et de faiblesse. Lorsque l’on présume de soi, notre faiblesse nous fait trouver du mécompte ; mais celui qui se confie à Dieu, ne se décourage jamais. Job disait : Quand il me tuerait, j’espérerais en Lui8. Prenez courage pour combattre les combats du Seigneur. Je désire qu’Il vous soit toutes choses, amen.

- Dutoit, t. IV, Lettre 38, p. 81-86.

1L’attribution est de Dutoit, Indice du tome V, p. 629 ; étant donné son contenu, nous la plaçons au tout début de la correspondance, avant ou juste après la blessure du marquis.

2Ami non identifié, probablement d’origine écossaise (Madame Guyon nomme parfois le marquis « mon petit milord boiteux »). Il peut s’agir soit de Ramsay (qui à cette date est probablement à Cambrai auprès de Fénelon, dont il avait fait la connaissance en août 1710 ; il ne sera à Blois que tardivement : sa présence y est toutefois attestée en mars 1714 ; v. Henderson, Chevalier Ramsay, p. 31 & p. 38), soit de Lord Forbes dont nous éditons, dans la série des correspondances avec les Ecossais, deux lettres plus tardives adressées au m arquis de Fénelon.

3Matthieu, 18, 20.

4I Jean, 4, 7.

5Rom., 8, 26 : « De plus l’Esprit de Dieu nous aide dans notre faiblesse. Car nous ne savons ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières pour le prier comme il faut ; mais le Saint-Esprit lui-même prie pour nous par des gémissements ineffables. » (Sacy).

6Isaïe, 26, 12 : « Seigneur, vous nous donnerez la paix, car c’est Vous qui avez fait en nous toutes nos oeuvres. » (Sacy).

7Exode, 14, 14 : « Le Seigneur combattra pour vous, et vous demeurerez dans le silence. » (Sacy).

8Job, 13, 15.

Au marquis de Fénelon. Septembre 1711.

« Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix… »

Je vous assure, monsieur, que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui vous regarde, et que j’ai été affligée avec vous, que je vous ai recommandé de tout mon cœur à Notre Seigneur, que je l’ai prié et le prie encore que, s’Il vous fait participant de la peine et de la douleur de Jésus-Christ, Il vous donne aussi la patience nécessaire. Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix, et Il est avec vous dans la tribulation1 : Il vous y fait compagnie.

Vous trouverez toujours dans votre cœur ce fidèle Ami lorsque vous L’y chercherez par un retour simple et sincère : un simple coup d’œil Lui suffit pour entendre tout ce que vous voulez Lui dire et que vous ne Lui dites point. Vous ne trouverez de consolation, de soutien et de force qu’en Lui. Vous L’avez toujours au-dedans de vous. Vous pouvez, à tous les instants, par un petit retour, témoigner l’amour que vous avez pour Lui. Il n’a pas besoin de parole pour vous entendre ni de contention d’esprit, qui ne s’accorde pas avec une vive douleur. Mais ce simple retour vous fera posséder votre âme en patience, calmera votre cœur, adoucira votre douleur, la rendra moins piquante. Ô que je souhaite que l’amour de Jésus-Christ règne dans votre cœur et que la part qu’Il vous donne à Sa croix me fait concevoir d’espérance pour l’avenir ! Oui, monsieur, j’espère que Dieu achèvera en vous ce qu’Il a commencé et qu’Il vous rendra un de Ses enfants très chers. C’est en Lui que je suis véritablement à vousa.

- A.A.-S. ms 2176 pièce 7417 p. 107-108 & ms 7566 autographe. Adresse : « À monsieur le m. de F. » - Dutoit, t. IV, Lettre 1, p. 1-3.

Cette lettre est reproduite avec l’orthographe d’époque par E. Griselle, « Madame Guyon directrice de conscience, quelques lettres inédites », Revue Fénelon, 1910 p. 109-126, 1911 p. 165-169, comme première lettre du « Recueil d’extraits formé par le marquis de Fénelon en vue de l’impression, et écrit de sa main. Pour quelques-unes, nous avons en outre sous les yeux l’autographe, écrit par Mme Guyon elle-même, ou sous sa dictée » (p. 109). Les lettres du recueil sont attribuées à « M. de saint Fr[ançois]».

aje suis etc. D

1Le marquis fut blessé à la jambe le 31 août 1711, au siège de Landrecies. Cette lettre a dû être écrite juste après.

Au marquis de Fénelon. Octobre ( ?) 1711.

Conseils pour se recueillira.

Si la part que j’ai prise, monsieur, à ce que vous avez souffert, avait pu adoucir vos peines, elles eussent été plus légères. Après avoir demandé à Dieu pour vous la patience dans vos vives douleurs, je Lui demanderai de tout mon cœur qu’Il vous fasse faire bon usage de la santé, et même de la vie qu’Il vous a rendue1.

La défiance que vous avez de vous-même vous garantira des chutes ordinaires aux personnes de votre âge, si vous y joignez une grande confiance en Dieu, un soin exactes de retourner souvent en vous-même, pour y chercher Dieu avec amour et fidélité, si vous prenez quelque temps le matin, avant tout autre emploi, pour vous consacrer à Lui, [f°1 v°] Le priant de vous garder Lui-même, afin que vous ne Lui soyez pas infidèle, qu’Il vous empêche de vous égarer, et si vous étiez assez malheureux pour le faire, qu’Il vous rappelle à Lui. Ensuite recueillez-vous profondément, et demeurez quelque temps dans un silence humble et respectueux, que vous entremêlerez d’affections et d’actes selon votre besoin. Durant le jour, lorsque vous vous trouverez trop dissipé et que vos passions se réveilleront, rentrez en vous-même, quand ce ne serait que le temps d’un clin d’œil, pour implorer sans rien dire le secours de Dieu. Et je m’assure que ces petites pratiques qui paraissent peu de choses, vous seront très utiles.

Si je puis vous être bonne à quelque chose, je me ferai un plaisir de vous marquer par mon exactitude combien je vous honore en Jésus-Christ. Mais, étant proche deb la source, de quelle utilité vous peut être un petit ruisseau qui, toutc petit qu’il est, ne vous refusera jamais les eaux que le Seigneur lui a données ? Si j’osais, j’assurerais de mon respect une personne1 que j’honore extrêmementd.

- A.A.-S. , pièce 7489 autographe, d’une bonne écriture ferme et lisible, adresse « Le bon marquis » - A.S.-S. ms 2176 pièce 7417 p. 108 (recueil) - Dutoit, t. IV, Lettre 2, p. 3-4. - Reproduite avec l’orthographe d’époque par E. Griselle, Madame Guyon..., comme deuxième lettre du « Recueil d’extraits » formé par le marquis de Fénelon.

1La date paraît donc postérieure à la blessure du 31 août 1711, de quelques semaines à quelques mois : E. Griselle l’attribue au mois de septembre.

aRésumé en tête repris de la pièce 7417.

bprès de D.

cqui pourtant tout D.

dSi j’osais … extrêmement omis par la pièce 7417 & par . Ces deux sources secondaires sont très fidèles.

1Allusion à Fénelon auprès duquel le marquis se trouvait à Cambrai.


Au Marquis de Fénelon. 26 mars 1714.

« …de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. »

Je vous assure, monsieura, que, si vous avez quelque bonté pour moi, mon cœur en est plein de reconnaissance. Je vous souhaite toutes les bénédictions du ciel. Il y a quatre jours que j’étais encore à l’extrémité et je me sers d’un peu de mieux, que le Seigneur me donne, pour vous assurer que personne ne s’intéresse plus que moi à tout ce qui vous concerne et surtout à votre bien spirituel. Quand je n’aurais pas pour vous tous les sentiments que le Seigneur m’a inspirés, ceux à qui vous appartenez me sont trop chers pour ne pas prendre un juste et singulier [intérêt] à toutb ce qui vous regarde.

Puisque vous voulez bien que je vous dise ma pensée, je vous assureraic que de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. Il est impossible que vous vous souteniez, à votre âge et dans vos emplois, qu’autant que vous prendrez de la force auprès de Dieu dans la prière. C’est comme un magasin d’eau qui se répand insensiblement sur toutes les actions de la journée. Nous sommes si faibles par nous-mêmes que, si nous ne nous tenons attachés à ce premier principe, nous tombons insensiblement dans la langueur. Moins on fait d’oraison, moins on a envie d’en faire : on se refroidit en s’éloignant du feu. Quand on est soigneux d’approcher souvent du feu, on éprouve une certaine chaleur douce qui rétablit le corps. Il en est ainsi de l’âme, lorsqu’elle approche de Dieu.

Votre lettre est pleine de lumière, et je comprends fort bien que, si vous êtes fidèle à écouter Dieu et à Le suivre, vous pouvez aller loin, mais je vous demande en grâce que, quand quelque chose vous fait peine et vous cause quelque honte, vous le disiez sur le champ à votre bon père1. La nature souffre et a peine de dire les choses dans le moment présent. On les dit plus facilement lorsqu’elles sont passées, mais il faut surmonter la nature et ne la point écouter, aller tête baissée contre elle car c’est votre plus grand ennemi. Ne vous découragez jamais, quoi qu’il arrive. Quand nous sommes bien convaincus de ce que nous sommes par nous-mêmes, nos misères redoublent notre confiance en Dieu. Il Se plaît, ce Dieu de bonté, à nous faire sentir ce que nous sommes, afin que nous ne nous appuyons point sur nous-mêmes et que nous ayons un recours perpétuel à Lui. Il vous a fait connaître combien il nous est utile d’être humiliés et rapetissés.

Je ne vois rien de meilleur à faire pour vous que d’être fidèle à l’oraison. Trompez-vous vous-même et vous dérobez aux autres occupations. Quand on le veut bien, on trouve toujours le temps de la faire, mais quand on y est un peu lâche, le temps s’évapore et s’enfuit, en sorte qu’on se persuade qu’on n’a pu faire autrement que de la perdre par d’autres occupations. Soyez aussi exactes à dire dans le moment les choses qui vous peinent, sans attendre que la peine soit passée. Tâchez de vous rappeler souvent à votre cœur pendant le jour et croyez que tout ira bien, quoique vous éprouviez souvent des vicissitudes.

Je veux bien de tout mon cœur vous accepter en la qualité que vous me donnez : je prierai le Seigneur qu’elle ne soit pas vaine ni en vous ni en moi. Je Le prie de vous être toute chose. Plus de compliments, s’il vous plaît, entre nous : cela ne convient pas à la simplicité chrétienne dont nous faisons profession.

Ce 26 de mars.

- A.A.-S., ms 2177, pièce 7522 & A.A.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 110 - Reproduite avec l’orthographe d’époque par E. Griselle, Madame Guyon..., comme troisième lettre du « Recueil d’extraits » formé par le marquis de Fénelon. - Dutoit, t. IV, Lettre 3, p. 5-8.

aSoyez assuré, monsieur D.

bprendre un intérêt singulier à tout D.

cdirai D.

1Fénelon.

Au marquis de Fénelon. 21 mai 1714.

[Billets de Pentecôte]1

Voilà, mon cher enfant, un billet que j’ai tiré pour vous à la Pentecôte. J’en ai fait comme à l’ordinaire pour tous les enfants du petit Maîtrea. Je les ai tirés ensuite, après avoir prié. Voilà celui qui vous est échu : la Providence a tout accommodé. Les messieurs étrangers que vous avez vus, ont passé pour vous car ils vinrent me rendre visite et sont repartis si promptement que cela a passé pour constant que c’était des étrangers. Et les jésuites entrant comme ils sortaient, ils les ont vus : ainsi si quelqu’un fait de[s] questions sur celui qui était avec R[amsay], on croira que c’était ces étrangers dont on veut parler, d’autant plus qu’il y en a un qui parle parfaitement bien français. Ainsi n’ayez point de peine car le petit Maître accommodera toujours tout comme il faut. J’aib envoyé cette lettre circulaire àc tous les enfants en leur envoyant les billets et comme vous n’êtes point avec eux, je vous l’envoie séparément. La voici :

« Je prie le Saint-Esprit de remplir le cœur de [f. 1 v°] mes chers enfants et de leur donner cet amour chaste qui ne regarde que Dieu en Lui-même et pour Lui-même, sans égard à nos propres intérêts. Cet amour pur rend l’esprit et le corps chastes, nettoyant l’esprit de toute idée, opinion, raisonnement propre, pour les soumettre à la foi et faisant que toutes les puissances réunies auprès de leur centre laissent le corps sans vigueur pour le mal. La chasteté du corps consiste à s’éloigner non seulement de tout plaisir illicite, mais à se priver souvent de ceux qui sont permis, pour l’amour de Celui dont il est dit « proposito sibi gaudio sustinuit crucem2 ». J’ai prié pour vous tous dans cette grande fête. Voilà des billets que je vous envoie après les avoir faits et invoqué le Saint-Esprit; je les ai tirés pour chacun tels que la Providence les a envoyés. Je prie Dieu qu’Il vous soit toute chose. Veni Sancte Spiritus. »

Croyez, mon cher enfant, que vous m’êtes très cher dans le petit Maître etd que je ne vous oublierai jamais.

Ce 21 de mai.

[f. 2 r°] Si je mesurais, mon cher frère, la réalité de ma tendresse et de mon respect pour vous sur ce que je sens, je vous dirais peut-être plus que n’est vrai, en tout cas je souhaite de vous aimer en Dieu et de vous être utile pour Lui, et si je ne me trompe point, le bien de votre âme me touche infiniment. Je prie le petit Maître de perfectionner en vous ce qu’Il a commencé.

[f. 2 v°] De Bloise « À monsieur / monsieur le marquis de Fénelon / Colonel du Régiment de Bigorre chez M. le marquis de Fénelon son / père à Limoges. / À Consalent / Province de Toulouze » / Bannières aux eaux de Baresgef.

[Billets du petit Maître :]3

[premier billet :]

Don de force : fruit de douceur. La force est dans la douceur, comme le dit l’Ecriture : par la patience vous posséderez vos âmes4. Une âme qui s’accoutume à la patience porte les plus grandes adversités sans s’ébranler, et c’est la vraie force. Sine tuo Numine / Nihil est in homine, / Nihil est innoxium5.

[deuxième billet :]

Don de crainte : fruit de charité. Fuyons la crainte mercenaire, / Ne craignons que de vous déplaire, / Un véritable enfant craint tout de votre courrouxg / Et ne peut plus craindre vos coups.

Entendement charité. Don de force. force douceurh.

- A.S.-S., pièce 7140, sans date, avec l’adresse : « À monsieur / monsieur le Marquis de Fenelon / Collonel du Régiment de Bigorre / ches Mr le Marquis de Fenelon son père à Limoges / à (Consolent / Route de Toulouze) biffé (Bannières / Départ à Carrière / aux eaux de Barèges) add. interl. »

Elle fut transcrite par Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », 1910, pièce IV, p. 114-116, avec l’orthographe d’époque et l’annotation : « 1 feuille in-8, pliée en deux. Ecriture de Ramsay » - La copie manuscrite par le marquis de Fénelon A.S.-S., 2176, pièce 7417 p. 113 (Le M de saint Fr., lettre 4) en donne des extraits - Dutoit, t. IV, Lettre 4, p. 8-10.

adu divin petit Maître D.

baccomodé. J’ai D omission.

clettre à D.

dCroyez que vous m’êtes très cher en Jésus-Christ et D.

eEcrit en gras sur « À monsieur... »

fAdresse modifiée sur « À Consalent... » biffé.

gcraint votre seul courroux D.

hEntendement … douceur omis par D.

1Ajout de Griselle.

2Hebr. 12, 2. « Au lieu de la vie tranquille et heureuse dont il pouvait jouir, il a mieux aimé souffrir la croix. » D qui souligne deux fois par l’emploi de majuscules de même que pour Veni Sancte Spiritus (nous n’utilisons qu’un unique soulignement par des italiques, ce qui dans le cas présent est ambigu - nous ne pouvons le vérifier, v. note suivante).

3Billets que nous n’avons pas retrouvés sur ce manuscrit de la main de Ramsay : ils ont été séparés de celui-ci, peut-être récemment. Ils sont attestés dans l’édition Dutoit, où ils constituent un second long paragraphe

4Luc 21, 19.

5C’est-à-dire : Sans vous, Ô Dieu, rien de bon n’est dans l’homme / Rien qui soit innocent D (strophe du Veni Sancte Spiritus).

Au marquis de Fénelon. 27 mai 1714.

Ne pas s’occuper de soi. Conseils pour l’oraison.

Je reçus hier soir votre lettre, mon cher fils en Notre Seigneur. Je vois que le petit Maîtrea Se plaît de vous exercer pour vous accoutumer à la patience. Tous ces dérangements, en nous exerçant, nous accoutument à pratiquer la vertu. Tout ce qui va contre notre humeur, qui renverse nos mesures, nous est très utile si nous en faisons bon usage. Cela nous accoutume peu à peu à vaincre notre ennemi qui est notre nous-même, nos inclinations, nos passions. Ne vous étonnez pas des pensées [116] qui vous viennent lorsque Dieu vous a fait la grâce de pratiquer quelque vertu : il faut que le diable tâche d’avoir sa proie de façon ou d’autre, mais le mépris que vous en ferez sans vous en occuper le rendra confus. Car il sera toujoursb ravi de vous occuper de vous-mêmes. Laissez-le donc là et n’y pensez pas davantage. Quand ce que vous avez oublié de me dire serait plus considérable, je ne voudrais pas que vous vous en occupassiez un seul moment.

Quand vous êtes inquiet et que vous voulez vous occuper de vous-mêmes, tournez-vous vers le petit Maîtrec. Priez-Le de ne plus permettre que vous vous occupiez qued de Lui seul. En vérité tout le reste ne vaut guère la peine d’occuper un honnête homme. Commençons ce que nous devons faire éternellement. Jamais nous ne serons sans être occupés de Dieu. Que la seule fragilité humaine nous fasse perdre cette vue. Quand je dis « vue », ce n’est pas une pensée que je demande mais le poids de tout le cœur. Mon amour est mon poids1. Plus j’aime, plus je suis entrainé [117] par cet objet aimable.

Je vous prie de laisser tomber les activités de la tête qui dessèchent le cœur. Faites une oraison d’affection entremêlée d’un peu de silence, comme dire : « Mon Dieu, je voudrais Vous aimer autant que Vous le méritez, faites du moins que je Vous aime autant que j’en suis capable » ; puis restez quelque temps dans un silence respectueux devant Dieu et dites après : « Etendez mon cœur afin qu’il contienne plus d’amour. Faites-le dissoudre afin qu’il s’écoule en vous ». Ce sont de petits essais, vous direz ce qui vous viendra. Mais agissez plutôt par le cœur que par la tête et, après quelques affections, demeurez en silence avec une profonde humilité et un respect plein d’amour.

Croyez que vous m’êtes très cher et que je ne vous oublierai jamais dans le petit Maîtrec. Ma santée vacille quelquefois mais ce n’est rien. Je prie Dieu qu’Il vous conserve. Amen.

- A.A.-S., pièce 7528, autographe - A.A.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 115, « Le marquis de saint Fr. lettre 5 ». - Dutoit, t. IV, Lettre 5, p. 10-13, à la fin de laquelle figure : « Ici devait suivre la Lettre qui est déjà imprimée dans le troisième volume, Lettr. XXII ». V. la lettre suivante du 26 juin.

aque Dieu D.

bconfus. Il sera pourtant toujours D.

cle Seigneur D.

doccupiez de rien que D.

eLa copie par le marquis indique l’omission de cette fin de lettre donnée par l’autographe à l’aide de points de suspension.

1« Paroles de S. Augustin, Confessions, livre XIII Chap. 9. » Dutoit.

Au marquis de Fénelon. 26 juin 1714.

«…Le prier de commander absolument en vous…»

Ne vous contraignez point, mon cher enfant, pour ne me point écrire, quand vous avez au cœur de le faire. Je ne vous ai point écrit plus tôt parce que je n’avais point mon secrétaire et que je craignais que vous ne fussiez pas encore arrivé à Barège et que ma lettre ne fût inutile.

Vous ne m’avez aucune obligation. J’écris bonnement ce qui me vient au cœur. Je croyais même que vous ignoreriez cette affaire toute votre vie. Nous devons être unis dans le petit Maître sans autre considération que de désirer qu’Il soit glorifié en nous. Jea vous conjure d’être plus courageux et d’avoir des sentiments du Seigneur dignes de Sa bonté, sans vous amuser à chicaner avec vous-même. Il faut être fidèle et exactes à tout dire dans le moment, mais lorsqu’on ne l’a pas fait ou qu’on n’est pas à portée de le faire, il faut le laisser tomber sans s’en occuper et prendre garde que cette ingénuité, si excellente et que Dieu aime si fort, ne se tourne pas à vous entortiller en vous-même. Il ne trouvera pas mauvais que vous vous désoccupiez de tout, pour ne vous occuper que de Lui.

Il faut être fort fidèle à votre oraison, mais lorsque par un coup inopiné de la Providence, vous êtes empêché de la faire, ne vous en inquiétez point, et tâchez d’y suppléer par des retours fréquents au-dedans de vous: ce que vous pouvez faire au milieu de la conversation sans que cela paraisseb. Je conviens que vous n’êtes pas encore en état de combattre. Nous sommes tous si faibles que, sitôt que nous voulons attaquer l’ennemi de front, nous sommes aussitôt vaincus. Il faut nous enfermer dans une bonne citadelle, où le commandant ne saurait être attaqué ni vaincu : cette citadelle est votre cœur, dont le petit Maîtrec est le défenseur. Si vous êtes fidèle à y rester auprès de Lui, ni les hommes ni les démons ne pourront vous nuire. Le seul combat que vous avez à faire, c’est contre ceux qui voudraient vous empêcher d’y entrerd. Qui sont ceux-là ? Votre imagination, l’occupation de vous-même, les fréquents retours sur vous, mille chicanes que vous vous faites à vous-même. Le petit Maîtree tient la forteresse ouverte afin de vous y donner entrée : entrez-y courageusement. Fermez la porte sur vous et méprisez tous vos ennemis, car lorsque vous êtes une fois rentré dans votre cœur et que vous vous y tenez assis auprès du petit Maître, on ne pourra vous y nuire et vous pourriez défier tout l’enfer, non appuyé sur vos forces mais sur Celui qui en doit être le maître absolu.

Il y a une chose à faire que j’ai oublié de vous dire, qui est de Le prier de commander absolument en vous, de Lui céder tous les droits que vous avezf sur vous-même. Dites souvent : adveniat regnum tuum, fiat voluntas tua, parce que, quand Dieu commande absolument en nous, Il nous fait faire Ses volontésg. Je ne crois pas que vous deviez mander à d’autres ce qui se passe dans votre esprit. Cette pratique, si louable envers ceux que Dieu vous a donnés, deviendrait une pusillanimité si vous l’étendiez plus loin.

Adressez vos lettres au secrétaire, qui vous salue avec un tendre respect que son cœur seul peut vous dire. Il n’est pas nécessaire d’y mettre d’enveloppe car il ne les ouvrira jamais sans me les donner [en] premier. Vous m’êtes bien cher. Je vous embrasse des bras du petit Maître. Mandez-moi de vos nouvelles et comment va la santé.

Ce 26 de juin 1714.

- A.A.-S., pièce 7523 (original sous dictée ; écriture de Ramsay) : « De Blois » [rajouté] « À monsieur le Marquis de Fénelon, colonel au régiment de Bigorre à Banières pour Barège » cachet couronne et deux cœurs - A.A.-S., ms. 2176, pièce 7417 p. 118 : « Le M de saint Fr., lettre 6. » - Dutoit, t. III, Lettre 22, p. 95-97.

aD commence ici.

bsans qu’il en paraisse rien. Je D.

cdont Notre Seigneur D.

dvous en empêcher l’entrée D.

eLe Maître D.

faviez D.

gD s’arrête ici.

Au marquis de Fénelon. 9 juillet 1714.

« … un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous … Il a une infinité de sentiers… »

Je vous assure, mon cher enfant, que vous me tenez fort au cœur et que je ne vous oublie pas auprès du petit Maître. Ila me semble que je ne le pourrais quand je le voudrais. Je serai bien fâchée que vous fussiez occupé ni de ma santé ni de quoi que ce soit qui me regarde, car je désire que vous soyez occupé de Dieu seul. Quand un habile homme fait une belle statue, chacun admire la statue, mais nul ne s’imagine de penser de quel instrument il s’est servi pour la faire : ce sont souvent de petits ferrements fort méprisables. Ainsi le petit Maître, pour faire Ses plus beaux ouvrages, Se sert de fort vils instruments. Il ne faut regarder que Sa main et non les sujets qu’Il prend pour achever Son œuvre en nous. Il est néanmoins certain qu’Il Se sert des instruments souples et pliables qui ne lui font aucune résistance : moins ils ont d’éclat en eux-mêmes, plus ils sont propres en Sa main, afin, comme dit saint Paul, queb l’œuvre ne soit point attribuée à l’homme mais à Dieu1. Soyezc donc fidèle et sans scrupule à suivre le chemin qui vous a été marqué : plus vous y serez fidèle, plus vous attirerez les grâces de Dieu sur votre âme.

Ne soyez point ravaudeur, mais étendez votre cœur, comme dit David, pour courir dans la voie desd préceptes2. Faites ce que vous faites avec joie, car nous servons un si grand Maître que nous devons en être comblés en Le servant. C’est un Dieu dont la bonté est immense, qui nee chicane point avec nous et qui ne fait aucun incident à un cœur simple et droit qui veut L’aimer pour Lui-même. Si l’on tombe, il faut se relever et recourir à Lui du fond du cœur, être humilié de notre misère sans en être jamais découragé : retenez bien ceci car ce doit être la règle de votre vie. Nous sommes si faibles qu’il ne faut pas nous étonner si nous bronchons souvent, mais implorer aussi souvent le secours du petit Maîtref. Sa petite main est d’autant plus forte que nous sommes plus faibles. J’espère de Sa bonté qu’Il S’imprimera Lui-même dans votre cœur. L’amour fait souvent semblant de se cacher afin de réveiller notre paresse et que nous le cherchions avec plus d’ardeur ; mais lorsque nous le croyons plus loin, c’est lorsqu’Il est plus proche de nous.

Les images ne s’impriment point dans le cœur, mais bien dans l’esprit. Il ne faut pas vous étonner de l’inconstance de l’esprit, lorsque le cœur n’y a point de part. Votre cœur sera toujours un refuge assuré pour vous retirer et vous défendre de tout ce qui se passe dans votre esprit. Quand votre esprit est assiégé de différentes pensées, retournez à votre cœur et implorez là le secours de Dieu. Ne vous avisez jamais de vouloir mener le petit Maître, mais laissez-vous conduire par Lui dans les sentiers qu’Il vous a marqués et qu’Il a préparés pour votre âme. Car, quoi qu’Il soit pour tous, voie, vérité et vie3, comme Il est immense, Il a une infinité de sentiers par lesquels Il conduit ceux qui s’abandonnent à Lui sans réserve.

Quoique vous ayez pris un temps fixe pour l’oraison, lorsque vous croyez qu’il est temps de la quitter et que le petit Maître vous rappelle par un certain petit recueillement, restez-y encore quelques moments pour Lui obéir ; mais lorsque c’est le scrupule qui vous retient, ne le suivez pas. N’interrompez point votre attrait à moins que vous n’y soyez engagé par quelque événement dont vous ne pouviez vous défendre, car lorsqu’on est attiré au-dedans c’est une récolte que l’on fait, et souvent l’on perd de grands biens pour interrompre ce recueillement. Quand vous lisez, lisez simplement pour vous recueillir et non pas pour voir si vous êtes selon ce que vous lisez. Cela ne servirait qu’à vous occuper de vous-même, ce qui est une très mauvaise occupation. Allez donc à Dieu au-dessus de tout ce qui vous regarde.

Vous ne pouvez point vous défaire des importunes pensées de la vanité qu’en vous oubliant vous-même. C’est ce qui fait que je vous recommande si fort cet oubli. Allez toujours avec courage, quoique vous ne voyiez rien encore, parce que Dieu fera Son ouvrage en vous lorsque vous y pensez le moins. Je le prie d’être Lui-même votre fidélité. Soyez persuadé que vous m’êtes plus cher, et beaucoup plus cher, que je ne pourrais vous le dire, et que je désire fort votre perfection. Comptez sur Dieu et nullement sur vousg. Je vous embrasse tendrement.

Ah4 ! Mon cher fr[ère] : cor meum est apud se sine voce et silentium meum loquitur tibi5. Notre mère vous défend de plus payer les lettres, obéissez en enfant, je vous embrasse avec un tendre respect très intime et très réel. Ce 9 de juillet.

- A.A.-S., pièce 7521 ; original sous dictée, de l’écriture de Ramsay ; cachet ; adresse : « À monsieur / monsieur le marquis de Fénelon Collonel du Régi / ment de Bigorre à banières pour Barège / route de Toulouze par / (Toulouze biffé) (à banières ajout marg. d’une autre main, biffé et corrigé par :) faux renvoyée à (mots illisibles) de Toulouse » - A.A.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 121 : « Le M de saint Fr., lettre 7 » - Dutoit, t. IV, Lettre 6, p. 13-17.

aVous me tenez fort au cœur, mon cher enfant, et je ne vous oublie pas auprès de Dieu. Il D.

bmain, [qui fait tout] afin que D.

cDieu comme dit S. Paul. D.

dde ses D.

eimmense. Il ne D On a pu se rendre compte, dans cette lettre et dans les précédentes, du degré de fidélité de D ; dorénavant, ici comme dans les lettres suivantes, nous ne donnons plus que les rares variantes précisant ou affectant le sens profond.

fdivin petit Maître. D qui remarque en note : « c. à d. de Jésus-enfant. »

gfin de D.

1II Cor. 4.7.

2Ps. 118, 32.

3Jean, 14, 16.

4Ajout de Ramsay.

5Mon cœur est en toi sans parole et mon silence te porte.

Au marquis de Fénelon. 7 août 1714.

Je vous ai mandé, mon cher fils, de vous enfermer dans votre citadelle, lorsque vous êtes attaqué par les sentiments soit de vanité soit autre. J’avoue que cela est difficile au commencement parce que l’on marche la nuit et à tâtons et qu’on a peine d’en trouver la porte. Mais à force de faire ce chemin, il devient fort aisé. Quand vous ne vous y retireriez que pour des moments, ces moments ôtent à l’ennemi beaucoup de ses forces. Quand il veut revenir à la charge, il faut rentrer dans ce même lieu et faire comme un homme qui voit, sur le bord de l’eau, lorsqu’il est en pleine eau lui-même, des gens tous armés qui le mirent pour tirer sur lui : il ne fait autre chose que de faire le plongeon dans la rivière, et cela aussi longtemps qu’il aperçoit les ennemis. Ne vous découragez point pour toutes les folies de votre imagination car vous n’en êtes pas le maître. Il suffit pour vous de ne pas agir en conséquence et de retenir votre langue, et de ne rien dire qui puisse vous satisfaire. Quand vous y aurez manqué, humiliez-vous devant Dieu et ne vous en inquiétez pas. Un enfant qui apprend à marcher fait souvent des faux pas, il tombe et se relève. Faites-en de même. Je ne doute point que la nature ne soit fort contente lorsqu’elle trouve des amusements et des compagnies agréables. Lorsqu’elles viennent par providence, il faut les souffrir sans s’y attacher, et j’espère que le Bon Dieu ne vous laissera pas longtemps dans ces sortes d’amusements, qui peuvent vous nuire.

Une des plus grandes grâces que Dieu puisse faire à une âme, c’est de l’éclairer sur ce qu’elle a à faire de moment à autre. La fidélité à suivre cette lumière en attire une autre, [f°1v°] mais lorsqu’on y est infidèle, Dieu se retire et paraît ne plus rien demander, ou du moins Il le demande moins fréquemment. C’est un des points les plus essentiels de la vie spirituelle, auquel vous devez tâcher de vous rendre plus fidèle. Néanmoins lorsque vous aurez manqué, ne vous entortillez point en vous-même par trop de réflexions, mais humiliez-vous profondément dans la vue de votre bassesse disant au petit Maîtrea : « Voilà de quoi je suis capable, j’en ferai bien d’autres si Vous ne m’aidez ». Prenez ensuite une résolution avec Sa grâce d’être plus fidèle et n’y réfléchissez plus après, car le démon ne travaille qu’à vous entortiller en vous-même, qu’à vous refroidir le cœur et à vous décourager. Quand je vous ai mandé de n’être pas ouvert avec tout le monde, c’est sur ce que vous vouliez mander à Calasb, parce que avec votre pèrec et avec moi vous ne sauriez être trop ingénu. Je ne prends pas les choses plus fort que vous ne me les dites, car je sais bien que ce ne sont que des bagatelles, mais lorsque ces mêmes bagatelles vous viennent pour les dire, il faut le faire simplement, quand vous en avez l’occasion et non autrement, sans vous en faire un scrupule. Je veux que vous soyez fidèle à Dieu et non scrupuleux, car le démon ne demande qu’à nous occuper de nous-mêmes. Allez à Dieu avec un cœur étendu. Vous ne sauriez trop l’avoir de la sorte pour y loger l’immensité même.

Lorsque vous n’avez pas pu lire avant de faire oraison, il ne faut pas vous faire une pratique de lire après. Lorsque je vous ai dit de lire avant l’oraison, ç’a été pour vous faciliter le recueillement, et lorsque je vous ai dit d’entremêler [f°2r°] les affections, ç’a été pour la même chose et pour ramener votre esprit lorsqu’il est trop distrait. Mais quand vous êtes recueilli, il faut bien vous donner de garde d’interrompre le recueillement pour produire des affections parce que je vous ai dit d’en produire. Allez à Dieu comme un enfant plus par l’amour que par la crainte. Dieu veut qu’on agisse avec Lui en enfant, et c’est ce qui Lui plaît davantage. Les distractions sont un effet de la faiblesse de l’homme lorsqu’on ne s’en est point aperçu quoiqu’elles aient duré un temps considérable : elles ne sont point volontaires. La volubilité de l’esprit est étrange, il faut la porter comme une infirmité de l’humanité.

Vous devez croire que j’aurai une grande joie de vous voir: ce serait une belle chose que vous passassiez si près de votre Mère sans la voir !

J’aie bien de la joie de ce que votre jambe est un peu allongée. Ne revenez pas que vous n’ayez fait tout ce qu’il faut pour l’affermir1. Il me paraît qu’on prend pour l’ordinaire les deux saisons, sans quoi on courrait risque d’y retourner. Je vous embrasse avec tendresse. Je me porte mieux, mais ma santé est fort vacillante. [f°2v°]

Il2 me vient au cœur, m[on] c[her] frère, de vous dire que dans la grâce comme dans la nature, tout ce qui est le plus réel et le plus intime est ce qui se sent le moins. On ne voit point comment les arbres croissent. On ne sent point les circulations infinies que la viande fait dans nos corps pour en devenir la substance. Vous avez un beau Discours3 là-dessus qui commence : Ce n’est pas du pain seul que l’homme vit, etc. Les sentiments, l’imagination et la raison sont ce qui se fait le plus apercevoir en l’homme, mais ce n’est que l’action foncière de la volonté qui le rend ce qu’il est devant Dieu, et il faut s’accoutumer à faire peu de cas des trois premières pour donner place à cette pente et tendance centrale qui peut subsister au milieu de toutes les distractions et divagations involontaires. Pardonnez-moi si je dis cela. J’ai été toujours peiné avant que notre Mère m’eût appris cela, et je vous l’ai dit, ce me semble, par simplicité.

Onf vous aime fort ici et on sera ravi de vous voir. Si m[on] frère est de retour, notre joie sera grande de nous voir tous ensemble pendant quelques jours car il est un bon enfant et bien au petit Maître. Permettez de vous baiser les mains et d’embrasser votre cœur que je goûte et que j’avale comme de l’eau à cause de sa simplicité. Pardonnez ce babil de ma part. Ce 7 d’août.

- A.A.-S. pièce 7446 - A.A.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 125 : « Le M de saint Fr., lettre 8. » - Dutoit, t. IV, Lettre 7, p. 17-22.

aà Dieu D.

bà ** D.

cavec ** D Il s’agit de Fénelon.

dfin de D.

efigure dans la seule pièce 7446.

fcette suite figure sur la pièce originale 7446 seule.

1Suite de la blessure reçue 31 août 1711 au siège de Landrecies. Le marquis de Fénelon se rend aux eaux de Barèges avec Panta, l’abbé Pantaleon de Beaumont.

2Addition de Ramsay exceptionnellement reproduite par D.

3Discours spirituels, t. I, Discours XII  :  « [§ 5] Si on disait à une personne ignorante, que le pain qu’elle mange et qu’elle sent descendre dans l’estomac, porte sa substance ensemble au cerveau et à toutes les parties du corps, elle aurait peine à le croire : cela est pourtant certain. Il en est de même de cette parole muette […] [§ 7] Sa pureté la rend insensible. On ne peut s’apercevoir de quelle manière la sève monte dans un arbre et s’insinue dans toutes ses parties : on ne s’aperçoit point aussi de cette parole vivante, sinon par une force secrète, par un amortissement des sentiments, par une perte de son propre esprit et de sa propre volonté. »

Au marquis de Fénelon. 29 septembre 1714.

Rendez-vous caché ; conseils spirituels.

J’étais fort en peine de vos nouvelles, mon cher enfant, eta dans la résolution de vous écrire lorsque j’ai reçu votre lettre. Je vous dirai d’abord de peur de l’oublier que, dès que vous serez arrivé à l’hôtellerie, vous envoyez quérir R[amsay] à sa maison ou ici parce qu’il vous y introduira, car ma fille est ici et j’ai peur qu’elle ne soit pas partie quand vous viendrez. Que cela ne vous fasse aucune peine car il vient des étrangers souvent me voir et vous passerez pour un chevalier flamand de la connaissance de M. F[orbes]1 et de R[amsay]. Je vous recevrai comme ma fille reçoit ceux qui la viennent voir, c’est-à-dire dans ma chambre où vous dînerez à part avec moi. Vous porterez le nom du Chevalier Souabe ou de quelque autre gentilhomme frandrin [de Flandres]. Je vous dis tout ceci en cas qu’elle soit ici quand vous passerez, car peut-être sera-t-elle partie. Elle ne compte de rester que jusqu’à la Toussaint, encore ne crois-je pas qu’elle y soit si longtempsb.

Nous avons perdu le Bon Ducc 2. J’ai écrit plusieurs lettres de consolation à notre cher pèred, qui devait s’attendre depuis longtemps à cette perte. Il ne laisse pas d’être fort affligé, vous connaissez son cœur. Je mande au bon Put [Dupuy] de l’aller trouver en cas que ses affaires le puissent permettre parce que je sais que ce serait une grande consolation pour luie.

Votre disposition malgré votre faiblesse ne laisse pas de me faire un grand plaisir. Lorsque je vous ai mandé de lire quelque chose immédiatement devant3 laf prière, ce n’a été que pour vous faciliter le recueillement, parce que lorqu’on a été dissipé par divers objets, ces mêmes objets ne s’effacent pas si aisément de l’imagination. Un moment de lecture entre la dissipation et la prière fait un bon effet. Ce n’est pas pour vous occuper de ce que vous aurez là que je vous ai conseillé la lecture, mais seulement pour vous faciliter le recueillement. Lorsque vous vous sentirez attiré à la prière et qu’il semble que Dieu vous y appelle, il ne faut point lire. La même lecture qui servirait à vous recueillir lorsque vous êtes dissipé, vous dissiperait lorsque vous avez une tendance au recueillement. Il faut donc suivre simplement et librement la disposition où vous vous trouvez. On donne de la nourriture à un homme qui en a besoin, mais on ne force pas à manger celui qui est déjà rempli. C’est pourquoi il faut prendre les conseils avec une certaine discrétion selon les besoins présents.

Pour ce qui regarde des amusements, c’est sur quoi vous devez le plus vous combattre parce que votre naturel deviendrait indolent, paresseux, ce qui vous empêcherait de remplir vos devoirs avec exactitude. Ces sortes de naturels ne trouvent presque du temps pour rien, de sorte qu’il faut se précipiter pour faire en peu d’heures ce qu’on aurait fait en plusieurs avec facilité et d’un esprit reposé. J’espère que le petit Maîtreg qui vous aime et qui prend soin de vous donnera cette discrétion si nécessaire . Je ne sais pas ce que vous m’avez fait, mais vous êtes bien cher à mon cœur, et je prie ce bon petit Maîtreh que vous soyez toujours du nombre de Ses enfants.

Ne vous étonnez pas d’être faible. Il est bon que vous sentiez ce que vous êtes. L’orgueil et l’appui en soi-même déplaisent bien plus à Dieu que les faiblesses qui, n’ayant rien de volontaire, nous font connaître ce que nous sommes et nous obligent en même temps de mettre toute notre confiance en Dieu et de nous abandonner à sa conduite.

J’aurais une véritable joie de vous voir et de vous dire bien des choses pour notre pèrei que je ne peux pas lui écrire. Je vous embrasse comme une mère tendre et affectionnéej.

Mon cher frère, que j’aurai une joie intime de vous revoir et de vous embrasser. J’espère que monsieur F[orbes] sera du parti, cela vous fera plaisir à tous deux de vous voir mutuellement. Je n’ai rien à vous dire que la même chanson qui est que je vous aime et vous chéris devant le petit Maître avec une effusion du cœur tout à fait fraternelle, mais devant les hommes je vous honore. Je vous respecte plus que je ne saurais dire. À Dieu sans nous séparer jamais.

Ce 29 de septembre.

- A.A.-S., pièce 7530, de l’écriture de Ramsay & ms 2176, pièce 7417, p. 131 - Dutoit, t. IV, Lettre 8, p. 23-25.

anouvelles et D.

bJe vous dis… longtemps. Omis par D.

cperdu ** D.

dà *** D.

eJe mande … lui. Omis par D.

fchose avant la D.

gle divin Maître D.

hbon maître D.

ipour *** D.

jfin de; la suite est de Ramsay.

1Sur Lord Forbes v. dans ce volume la correspondance avec les Ecossais.

2Le duc de Beauvillier, mort le 31 août 1714.

3Le mot s’est d’abord employé avec un sens temporel aujourd’hui réservé à auparavant. (Rey).

Au marquis de Fénelon. 25 novembre 1714.

ce 25 de ...

pour mon petit milor boiteux.

J’ai été très satisfaite, mon cher enfant, de votre visite et j’espère que le petit Maître vous comblera de plus en plus de Ses grâces si vous Lui êtes fidèle. Laissez tomber le plus que vous pourrez les pensées qui vous viennent parce que je crains que cela ne vous distraie trop et ne vous fasse perdre la tranquillité. Ne dites que celles que vous vous sentez pressé de dire et qui restent quand vous ne les dites pas. Il faudra vous borner dans la suite à ne les dire qu’à notre cher pèrea et j’espère que, lorsque Dieu aura exercé cette simplicité qui vous est si nécessaire, cela tombera de soi-même. Tant que les choses nous font peine à dire, Dieu nous oblige de les dire pour nous faire mourir à nous-même et pour nous faire acquérir cette simplicité qui Lui est plus agréable que tout le reste, mais lorsque les répugnances sont passées, Il cesse de nous les demander, non qu’il ne faille pas toujours être ingénu et simple car le défaut de la plupart est d’être trop resserré et de ne pas dire les choses ou ne les pas dire entièrement telles qu’elles sont, ou par orgueil ou par mauvaise honte, et c’est l’écueil de la plupart. Allez donc bonnement et simplement, laissez tomber ce qui ne fait que passer. Il en restera toujours assez pour vous tenir souple et petit.

Croyez que vous m’êtes bien cher dans le petit Maîtreb. Je salue et j’embrasse le bon Panta1. Je sais l’accident qui a pensé vous arriver en passant par-devant le chariot avec R[amsay], mais le petit Maître a été avec vous. N’oubliez pas d’écrire à Amboise pour tâcher de ravoir votre lettre car nous sommes en suspens de porter un jugement décisif sur le maître de la poste ici, jusqu’à ce que nous voyons où votre lettre a été tout ce temps-ci. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.

Je n’ai pas manqué, m[on] très c[her] frère, de faire vos compliments en anglais à nos chers Trans et de prier un intime ami de les faire à notre cher Milor de shifdc car il n’y avait point de place dans sa lettre pour y parler de vous à lui-même. Aimez tous ces pauvres Trans et priez pour eux2. J’embrasse tendrement et avec respect le cher malade3. C’est avec le plus tendre attachement et cordialité que je suis tout à vous dans le petit Maître.

Ce 25 de Nov.

- A.S.-S., pièce 7455, de la main de Ramsay qui ajoute le dernier paragraphe au marquis - Dutoit, t. IV, Lettre 9, p. 25-27 - Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », [1910] p. 116-117, pièce V.

aqu’à *** D. Il s’agit évidemment de Fénelon auprès duquel réside le marquis.

bcher en Notre Seigneur D fin de D.

cLecture incertaine.

1Panta : l’abbé Pantaléon de Beaumont. 

2Trans serait l’abréviation de Trans Maria, ou « trans fines » : au-delà des mers, ou des frontières. Il s’agit ici des Ecossais jacobites aux prises avec des « actes délibérés de provocation d’un Parlement dominé par les Anglais » (R. Mitchison, A History of Scotland, p. 318) dans le cadre de l’Union de 1707 : l’irritation mènera au soulèvement de 1715, qui sera toutefois réglé entre Ecossais avec modération (celui de 1745 sera réprimé beaucoup plus durement).

3Fénelon. Il tombera gravement malade le 1er janvier 1715 et mourra le 7.

Au marquis de Fénelon. 1715 ?

Il est naturel, mon très cher marquis, que vous ayez en vous tous les mouvements corrompus. Cela ne marque autre chose que la filiation d’Adam. Si vous avez lumière pour la tempérance dans le boire et le manger, il faut la suivre. Encore plus dans les lectures et les conversations. L’oraison, le recueillement et le travail sous les yeux de Dieu vous nourriront d’antidote contre la corruption et feront recouler l’imagination portée au mal dans le cœur paisible et stable en Dieu. Turbaris et sollicita es erga plurima porro unum est necessarium1, cette unique chose nécessaire ne vous atteindrait point par l’occupation avantageuse ou méprisante de vous-même sur la discipline. Le détour de vous-même et l’union à Dieu dans votre néant connu et aimé, feront votre affaire dans le temps du petit Maître et non dans le vôtre. Vous y trouverez l’exactitude paisible et désintéressée à vos affaires parce que l’amour est toute action et réalité. Quand vous ne déroberez rien au petit Maître, Son éternité vous donnera le temps nécessaire pour remplir humblement tous vos devoirs. Amen.

Vendredi au matin.

- A.A.-S., pièce 7450, cachet lune et 2 étoiles ; adresse : « À monsieur / monsieur le marquis de fénelon à l’hôtel de Mortemart ».

1Luc 10, 41-42 : « Martha Martha sollicita es et turbaris erga plurima, porro unum est necessarium (Vulgata, Gryson) - Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses. Cependant une seule chose est nécessaire. (Sacy) »

Du marquis de Fénelon ? 31 mars 1714 ?

Autre du même du 31 mars

Ma très chère et vénérable mère, je ne puis laisser partir [mots illis.] du vénérable P[oiret] sans y joindre ce petit mot pour vous assurer de mes très profonds respects, et pour vous prier de me continuer votre charité en notre cher petit Maître. J’ai eu de temps en temps des pensées qui me faisaient souhaiter de savoir que notre mère me regardait tout de bon comme un de ses enfants, ou plutôt comme un enfant du petit Maître, puis mes infidélités fréquentes m’en faisaient bien douter, sans pourtant me laisser aller à aucune inquiétude sur cela. Je ne sais pas aussi que cela aie fait beaucoup d’impression sur mon esprit.

Cependant j’ai eu un songe un dimanche matin, le vingt-et-un mars, qui semble avoir quelque rapport à cela, que je vais dire en toute simplicité. C’est que je me trouvais avec le bon Sevina pour aller ensemble chez notre mère. Je perdais en chemin mon compagnon, puis, en avançant, un domestique m’invitait d’entrer dans la maison où il était. J’y entrais en descendant premièrement, et puis je montais vers un lieu qui ressemblait [à] une grande salle où il y avait beaucoup d’enfants qui jouaient ensemble et avaient devant eux des corbeilles, où étaient de petits fruits rouges de la grandeur des groseilles rouges de Hollande. Le cher M. R[amsay] y était, apportant de ces corbeilles vers notre mère, qui était devant une grande table, causant avec deux ou trois enfants qui étaient debout sur la table. J’allais vers notre mère qui me tendait la main que je baisais. Mais elle, avec un air bien gracieux, se tourna vers moi m’embrassant, me baisant à la bouche, y tenant appliqué la sienne quelque petit espace de temps, pendant lequel je priais le petit Maître en disant : « Donnez-moi, mon Dieu, Votre bon esprit, donnez-moi Votre Esprit saint, etc. » J’y sentais une douceur tranquille, et là-dessus il me semble que je m’éveillai ayant l’esprit rempli d’un grand calme.

Avant la rencontre de notre mère, il me semble aussi que j’étais avec le bon Sevin et [….]b dans une salle,- je ne sais si c’était la même que l’autre, - qui [26] avait un prospect1 dans un grand et magnifique jardin, et nous nous divertissions entre nous et avec d’autres enfants.

Je vous demande pardon, ma très chère mère, que je vous entretienne de mes songes. Je prie Dieu de me disposer et de me rendre capable d’en recevoir la réalité. Quoi qu’il en soit, depuis ce temps-là je ne saurais nullement douter de la charité de notre chère mère pour moi, tout indigne que j’en suis et nonobstant mes infidélités. Priez-le cher petit Maître qu’Il me rende bien petit et enfant. Ô que j’en suis encore éloigné ! [….]b Mon frère vous assure aussi de ses profonds respects en se recommandant de même à votre charité, laquelle excusera ma liberté et simplicité enfantine à raconter des rêves. Plaise au petit Maître [de] nous conserver encore longtemps notre chère mère et de vous combler de plus en plus de Soi-même. Nous saluons et embrassons avec respect le cher M. pèlerin2.

- A.A.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 24 ss. Nous supposons que cette lettre, comme la précédente, est du marquis de Fénelon et non de Ramsay puisque ce dernier est cité sous l’abréviation « R ».

a(serein biffé) sevin - Il s’agit peut-être de Servais, au service de Madame Guyon.

bpoints de suspension du ms

1Manière de regarder un objet. (Littré).

2Surnom  de Dupuy ou d’un Ecossais ?

Au marquis de Fénelon. 7 décembre 1714.

Conseils de discrétion. « Je suis souvent occupé de vous de la manière du monde la plus cordiale… »

J’ai reçu, mon cher enfant, votre lettre de Versailles eta je suis toujours contente de vos dispositions. Pour ces petits soupirs qui vous échappent de temps en temps, ils sont assez remarquables quelquefois, mais tout cela se tombera et, se concentrant dans votre fond, deviendra plus imperceptible à vous-même et aux autres. Je ne crois pas que vous devez ni affecter cela ni vous gêner pour les contraindre, mais vous abandonnant au petit Maîtreb Le laisser faire en vous ce qu’il Lui plaît.

Ne vous ouvrez point qu’à notre pèrec. L’âme au commençement a une simplicité à tout dire qui est bon dans son principe, mais l’amour propre s’y peut mêler et nous perdons quelquefois la simplicité enc voulant l’être trop. De plus il y a très peu d’âmes qui sont capables de goûter la vraie simplicitéd qui dit [f°1v°] tout et ne dissimule rien. Au contraire cela leur donne l’occasion de faire des retours et des réflexions qui leur nuisent après. Il y a très peu d’âmes qui sont capables de porter l’extérieur, beaucoup moins l’intérieur des autres. C’est une règle constante de tous les spirituels de ne s’ouvrir à aucune créature qu’à ceux que Dieu nous donne Lui-même pour nous conduire.

Votre naturel est tendre et sensible. Il faut, dès le commencement, vous habituer à vivre par une foi simple égale, sans beaucoup vous embarrasser de vos sentiments. Autrement quand le temps de sécheresse viendra, vous aurez de la peine à tenir ferme. Soyez toujours fidèle au milieu de vos infidélités et servez-vous de tout ce que vous remarquez en vous pour vous humilier et vous rendre méprisable à vos propres yeux. De nous compter pour rien et de tendre au néant, c’est le chemin et la fin de toute la perfection.

Soyez persuadé de ma tendresse. Je vous porte dans mon cœur comme un de mes plus chers enfantse. J’ai fait R[amsay] vous [f°2r°] recommander aux Trans. Recommandez-les à votre tour aux Cis1 et aimez bien mon g-papaf quand vous le verrez car c’est un excellent enfant que j’aime beaucoupg.

Rien au monde n’est plus tendre ni plus respectueux tout ensemble que ce que je sens pour vous, m[on] très ch[er] frère. Je suis souvent occupé de vous de la manière du monde la plus cordiale, mais je m’en défie parce qu’elle [est] trop sensible. Peut-être aussi que ma nature a une vanité d’être liée avec une personne si fort au-dessus de moi, mais je m’imagine que vous êtes Trans et je crois que tout m’est permis avec vous comme avec eux. Pardonnez-moi pourtant s’il m’est échappé quelque chose de trop familier avec vous : je croyais être avec le marquis de Fén[elon] anglais, je veux dire le petit milor de Deskford. Vous me gronderez pour ce compliment, mais ce que vous m’êtes devant le petit Maître ne me fait point oublier que je ne suis rien devant les hommes et beaucoup moins devant Dieu3. Je sens que j’écris par vanité mais je [f°2.v°] vous mande ce qui me vient à la bouche. Tout le monde ici vous aime et la Chante...h prend la liberté de vous assurer de ses profonds respects.

[post-scriptum de la main de Madame Guyon :]

Mon cher enfant, je vous aime tendrementi, soyez bien petit, bien fidèle, mourez à tout, oubliez-vous vous-même, et vous serez dans la vérité. N’oubliez pas la nuit de Noël et si vous êtes auprès du cher pèrej, qu’il dise la messe pour tous les enfants du petit Maître dispersésk. Communiez à cette intention.

[D’une autre main :]

Ce 7 décembre

Notre mère salue cordialement le cher Panta2 et prend beaucoup de part à l’état où est madame sa sœur. Elle vous embrasse tous deux des bras du petit Maître. Oserai-je vous prier de l’embrasser pour moi ? J’aime sa douceur.

- A.A.-S., pièce 7524, de la main de Ramsay principalement - ms 2176, pièce 7417, p. 136 - Dutoit, t. IV, Lettre 10, p. 27-29.

aJ’ai reçu votre lettre et D.

bau divin petit Maître D.

cs’y (peut add.interl.) mele(r add.) (deux lignes et demie lourdement raturées illisibles), et nous (un mot raturé illisible) perdons quelquefois (la simplicité add.interl.) en.

dla simplicité D.

efin provisoire de D.

fLecture incertaine (g- ? ou gr- ?ou p- ?).

gsuit un grand trait de séparation.

hLecture incertaine.

ireprise de D.

jde ** D ; il s’agit de Fénelon.

kenfants dispersés D.

1Trans : disciples étrangers ; cis : disciples français.

2Panta : l’abbé Pantaleon de Beaumont.

3Ramsay décidément antipathique !

Des duchesses de Mortemart et de Guiche au marquis de Fénelon. Entre le 11 décembre 1714 et le 7 janvier 1715.

Comment1 vous trouvez-vous de vos bains, mon cher marquis ? Je souhaite fort que vous en reveniez avec une entière liberté de votre jambe, je me flatte que vous en êtes persuadé. J’ai été bien aise de voir dans vos deux lettres la satisfaction que vous avez eue dans la visite que vous avez faite en chemin2 : il me semble que vous en avez bien profité et que vous y avez acquis une lumière, avec ses accompagnements qui vous feront remplir les desseins de D[ieu] sur vous plus pleinement, car le seul bonheura que d’être à Lui sans partage et dégagés de nous-mêmes. Et c’est ce dégagement qui est le plus distinct, mais c’est toujours où la grâce nous fait tendre parce que [f°1 v°] c’est ce qui s’oppose le plus à son ouvrage en nous. Il faut pourtant avoir de la patience avec soi-même et vouloir bien se voir tel que l’on est dans la vérité sans se flatter. C’est ce qui produit en nous l’humilité réelle, qui va à nous mépriser nous-mêmes : la lumière de Dieu nous conduira toujours là tant que nous lui laisserons la liberté de nous éclairer. La fidélité à la prière est un moyen sûr et plus nécessaire que la nourriture ne l’est au corps sans comparaison, elle nous donne une connaissance de la pureté de Dieu et de l’éloignement où nous en sommes, mais en même temps une force et un courage qui ne se rebutent point du grand travail que nous avons à faire, parce que nous n’attendons rien de nos propres forces qui ne sont [f°.2 r°] que faiblesse. Mais toute notre confiance et notre courage est en Dieu, nous contentant d’être fidèles à chaque moment, sans se laisser aller au découragement quand nous y avons manqué, étant toujours prêts à recommencer à travailler et à mettre notre confiance en Dieu3.

Nous sommes toujours dans une affligeante situation ici, mon cher marquis, beaucoup plus mauvaise que quand vous êtes partis : souvent de la toux, toujours une pente au dévoiement, une maigreur qui augmente toujours et un affaiblissement si grand qu’il ne peut presque plus demeurer debout, de très mauvaises nuits assez fréquemment. Malgré cet état, on parle d’un voyage de Bourbon pour la seconde saison : je vous avoue que je ne vois pas grande apparence qu’il puisse soutenir ce voyage, à moins que d’ici à un mois qu’il faudra [f°2, v°] partir, il ne se remette considérablement, ce que nous n’avons pas trop lieu d’espérer jusqu’à présent4. Il faut adorer les desseins de Dieu et s’y soumettre en paix dans les choses les plus dures et les plus intéressantes de la vie, et attendre qu’Il nous manifeste Ses desseins.

Vous connaissez trop mes sentiments pour vous, mon cher marquis, pour que je doute ne devoir pas vous faire de nouvelles protestations. Je vous assure seulement que je prends un intérêt bien vif et bien sincère à tout ce qui vous regarde.

- A.S.-S., pièce 7477 autographe ; adresse : « [autographe :] à monsieur / monsieur le marquis de Fénelon [d’une autre main :] Colonel du Rgt de Bigorre, à Barèges, Pour Bagnières. Par Toulhouse. » Le marquis, après être passé par Paris, était aux bains de Bagnères pour traiter sa blessure.

aOubli d’un verbe.

1Cette lettre entre tiers témoigne de la santé ébranlée de Fénelon (« il ») et illustre la série de lettres autographes de la duchesse de Mortemart et de la duchesse de Guiche (depuis maréchale de Grammont) adressées au marquis de Fénelon, constituant la série des pièces 7471 à 7492 (sauf la pièce 7489 qui s’avère être un autographe de Madame Guyon).

2Visite chez Madame Guyon à Blois.

3Long développement typique de Madame de Mortemart qui a donc rédigé la lettre de sa large écriture.

4Fénelon va mourir le 7 janvier 1715 après être tombé malade le 1er janvier - peut-être déjà fortement affaibli si la lettre date de la fin décembre 1714. Voir l’annotation de Griselle, lettre suivante.

Au marquis de Fénelon. Début janvier 1715.

Fénelon malade.

[recto:] Quoique je sois presque aveugle,mon cher enfant, je vous écris ; R[amsay]1 n’étant pas ici, je l’envoie quérir. Demain il y a de quoi mettre une chaise, le prélat2 n’est pas ici, je vous attends avec impatience. J’ai été fort en peine de vous. Notre cher père a pensé périr, Dieu l’a conservé par miracle : c’est un récit qui fait trembler. Je vous embrasse tendrement et salue votre compagnon. J’ai un neveu réformé qu’on rappelle avec les autres. Vous m’êtes bien plus. Ne craignez rien.

[verso:] Je viens d’arriver, mon cher frère. J’ai fait trois lieues à pied en deux heures de temps pour recevoir les ordres de notre mère qui veut que j’aille vous trouver à Amboise, mais je lui ai dit que vos gens me reconnaîtraient. J’ai obtenu d’elle après beaucoup d’importunité que j’aille seulement à une lieue d’ici vous rencontrer et vous amener à la maison du petit Maître où vous serez reçu dans son cœur. J’aurais été ravi de voir le cher Cou…a mais je crains d’exciter la terreur panique. Cependant le cher petit Maître fait couvrir d’une toile d’araignée ceux qui se confient en Lui mais parce qu’Il ne veut…b

- A.S.-S., pièce 7562, recto autographe, verso de l’écriture de Ramsay. Adresse : «  Amboise / À monsieur / monsieur le Marquis de Fenelon Colonel du régiment de Bigorre pour lui être donné en passant par le maître de la poste / à Paris / passe pour chez Madame de Cheury Rue de Tournon à Paris » - Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience », [1910] p. 118-119. « Cette lettre est antérieure à la mort de Fénelon [...] postérieure au 11 décembre 1714, puisqu’à cette date le marquis n’avait pas encore acheté un régiment. Il est question ici d’une maladie de Fénelon. Or il n’a ressenti l’inflammation de poitrine qui l’emporta que le 1er janvier 1715. On peut supposer qu’après avoir appris l’attaque du mal, Mme Guyon a reçu de meilleures nouvelles. » (Griselle).

aillisible.

bfin de la page.

1Ramsay revint à temps pour ajouter cette note à la lettre ; l’entourage de Madame Guyon craint la surveillance policière.

2Probablement l’évêque de Blois, M. de Berthier, ami de Fénelon.

Au marquis de Fénelon. 11 janvier 1715.

Lettre de consolation1.

Mon cher boiteuxa, quoique ma douleur soit plus grande que je ne peux vous le dire, je ne laisse pas de prendre part à la vôtre.Que vous perdez et que nous perdons tous ! On peut dire que l’Église de Franceb a perdu sa plus vive lumière. Mais la volonté de Dieu qui nous doit être au-dessus de tout, est l’unique consolation qui nous reste. Je ne le plains point parce qu’il est arrivé au terme qui est sans bornes et sans limites, où il jouit de Celui qu’il a voulu, qu’il a cherché et auquel il a consacré tous les moments de sa vie. Comme je ne doute point qu’il ne soit mort dans un abandon entier entre les mains de Dieu, aussi ne doutais-je point de sa béatitude. Je vous conjure que, si vous avez de ses cheveux ou quelque autre chose qui lui ait appartenu, de m’en faire part pour moi et pour mes chers amis2. Ils nec seront guère moins touchés que nous le sommes de sa mort. Les ennemis de l’Église en triompheront, mais les serviteurs du petit Maîtred, en quelque lieu de la terre qu’ils puissent être répandus, prendront part à notre douleur. Je vous prie de témoigner aussi à Mr l’abbé de Beaumont et à Mr l’abbé votre frère la part que je prends à leur pertee.

J’ai de la consolation d’apprendre que vous avez un frère qui veut appartenir au petit Maîtred: aidez-lef en tout ce que vous pourrez sans avoir égard à vous-même, puisqu’il n’a que vous et qu’il a entière confiance en vous. En vous abandonnant à Dieu, Il vous donnera pour lui tout ce qui est nécessaire. Ne doutez point de ma tendresse, mon cher enfant, et de la disposition où je suis (si Dieu me laisse encore en vie après de si grands coups) de vous rendre tous les services que Dieu voudra que je vous rende selon Ses desseins éternels sur votre âme. Je vous embrasse, mon cher enfant, de tout mon cœurg. M. S. prend toute la part possible à l’affliction qui nous est commune à tous, et il vous embrasse tendrement.

Ce 11 de janvier.

M[on] très c[her] frère, je sens votre douleur depuis que j’ai su la maladie. J’attendais avec crainte la mort. Mon âme crie après lui abba pater3 : c’est toute mon essence qui le crie, il m’entend, il m’écoute, il est dans le sein du petit Maître, il n’est plus à plaindre, c’est nous, c’est vous, mais le petit Maître aura soin de vous. Je vous embrasse avec toute la tendresse et respect imaginable. M. F[orbes] fait de même. Je m’unis souvent comme le jeune Elizée quand Elie fut enlevé. Pater mi, pater mi, cursus Israel et auriga ejus4.

- A.A.-S., pièce 7532, autographe - A.S.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 139 « Autre du 11 janvier 1715 la première après la mort du cher père » - Dutoit, t. IV, Lettre 11, p. 29-30 - Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience », 1910, p. 119-120, pièce VII.

acher ** D.

bde ** D.

cchers (Trans recouvert d’une autre main) amis Ils ne pièce 7532 ; béatitude. N.N. ne D omission.

ddu Seigneur D.

ephrase omise par D.

fque vous avez ... au petit Maître: lourdement barré sur la pièce 7532.

gfin de D.

1Titre ajouté par D, qui renforce l’opinion de Griselle, v. note suivante.

2« Il y a eu hésitation ici dans l’expression. Il avait d’abord « mes chers Trans »[v. la variante c]. Ce dernier mot a été rayé et remplacé par « amis », terme moins spécial. Si l’on rapproche de ce détail une autre dénomination, celle de l’abbé de Beaumont, qui, ici, n’est plus appelé « Panta »; si l’on prend garde au ton de la lettre, assez tenu et littéraire; si l’on remarque l’absence d’allusion trop précise aux doctrines semi-quiétistes, ne peut-on pas conclure que cette lettre était destinée à être montrée, sans doute aux parents du défunt ? » (note de Griselle).

3Marc 14, 36 : le cri (Heb. 5, 7) de Jésus à Gethsémani.

4IV Rois, 2, 12 : « Mon père, mon père, char et cavalerie d’Israël » (c’est-à-dire : toi qui est la vraie force d’Israël). Il est dit, IV Rois, 2, 15 : « …L’esprit d’Elie s’est reposé sur Elisée ; et venant au-devant de lui ; ils se prosternèrent à ses pieds avec un profond respect. »

Au marquis de Fénelon. 1715.

Si le discours sur le renoncement de soi-même n’est pas le même que celui que vous avez qui a pour titre « Le détachement de soi-même », on vous prie de vouloir bien nous envoyer les premières cinq ou six lignes du commencement et quelques lignes de la fin1.

Ayez la bonté de nous marquer aussi à quelle page du livre imprimé finit le manuscrit qui commence Il ne faut pas s’étonner que les hommes

Je me souviens que vous m’aviez promis, il y a quelques mois, un Térence qui avait été à notre père. Je serais ravi de l’avoir. Nous avons déjà renvoyé le dernier paquet que vous nous aviez envoyé : c’est Sir Isaac [Dupuy] qui l’a et qui doit vous le faire tenir sûrement.

M F[orbes] croit que l’épitaphe que je vous ai envoyée pour mettre sur la tombe avait trois lignes de trop, nous sommes convenus d’en retrancher deux qui lui parurent superflues et pour la troisième Arescunt jamassi flores et unde je vous laisse en pleine liberté de la mettre ou non, mais cette ligne me parut nécessaire pour expliquer la science de notre père. Voici la seconde édition de cet épigramme :

Heu ! Tanti sola superstes viri

Mortua sed non muta cinis.

Arescunt Parnassi flores et unde

Obiit

Immeritus mori.

Vita, doctrina, labore

Intaminatus Christi discipulus

Observantissimus Ecclesiae filius

Ignitum episcopatus lumen

Verba desunt

Audi viator

Quid tibi loquitur silentium2.

[Ajout de Ramsay: ]

Les autres deux lignes flamecit Gallice decus, etc. ne lui parurent pas nécessaires parce que ce qui suit les renferme.

Notre mère vous écrit elle-même : ainsi c’est inutile que je vous dise rien de sa part. M. F[orbes] salue avec vénération Mr l’abbé de B[eaumont]. Souffrez que je l’assure ici de mes profonds respects. Permettez-moi de vous embrasser dans le cœur de celui qui unit les petits et les grands.

- A.A.-S., pièce 7449, « À monsieur Le Marquis de fenelon / à l’hôtel de Mortemart. »

1Œuvres de Messire François de Salignac de La Mothe-Fénelon…, À Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718, Premier vol., « Première partie, Divers sentimens chrétiens… », « IX Sur le renoncement à soi-même » p. 59-71 & « X Du détachement de soi-même » p. 71-78. Sur les ms. et les éditions des Œuvres spirituelles v. Fénelon, Œuvres I, Bibl. de la Pléiade, notice p. 1415 : « En 1713 paraissaient anonymement les Sentiments de piété, réédités en 1715 avec la caution de Fénelon. »

2Epitaphe qui évoque une pièce composée en vers rhopaliques, (dont un exemple célèbre est le chant du pressoir dans le Ve et dernier livre de Rabelais), que l’on peut rendre ainsi :

Hélas ! De ce si grand homme seul subsiste

La cendre morte mais non muette.

Les fleurs et les fontaines du Parnasse sont desséchées

Il est mort

Lui qui n’eût pas dû mourir

Par sa vie, par sa doctrine, par son travail

Disciple intActesdu Christ

Fils très respectueux de l’Eglise

Lumière enflammée de l’épiscopat.

Les mots manquent.

Ecoute, passant,

Ce que te dis le silence.

Au marquis de Fénelon. 20 janvier 1715.

Sur les écrits de Fénelon.

Il faut que je me sois mal expliquée, mon cher e[nfant], car j’ai fort bien compris l’avantage qu’il y aurait que les écrits de notre père fussent imprimés dans le lieu où vous dites1. J’ai seulement voulu qu’ils fussent imprimés tels qu’ils sont et qu’on ne fît point à ceux-là ce qu’on a fait aux autres : les ennemis de notre père sont plus puissants que jamais, et ne sera-t-on point charmé, quoiqu’il soit extraordinairement précautionné, de flétrir encore sa mémoire, c’est ce que je voulais vous faire comprendre. Vous pouvez cependant sur cela prendre précautions avec le libraire et voir entre vos amis, ceux qui sont le plus capables de comprendre ces choses, ce qu’ils en pensent car je ne trouve point en moi de décision là-dessus. Pour les lettres je les garderai et je m’en charge. Je n’entends rien aux écrits latins, mais R[amsay] les a mis en bonnes mains qui les trouvent admirables. Il ne paraît aucun inconvénient pour ceux qui sont ici. Peut-être suis-je sur cela un peu trop partisan : sitôt que vous vous serez déterminé et accommodé avec le libraire, je vous les renverrai. Otez-vous de l’esprit que je vous ai écrit dans une autre disposition que celle qui regardait le bien de la chose et pour vous porter à faire toutes vos réflexions : vous n’ignorez pas combien la mémoire de l’auteur m’est chère.

Pour l’autre affaire dont vous me parlez, je persiste à croire qu’on peut y mettre de plus mauvais sujets. Pourvu qu’il soit exactes et vigilant, il reviendra facilement à sa première éducation et se défera des sentiments qu’il n’avait pris que par intérêt. Il serait à souhaiter que l’intérêt n’entrât point dans ces sortes de choses, mais hélas où en trouver qui pense autrement ? Je crois qu’il serait plus aisé de trouver à présent des raisins dans les vignes que des gens qui agissent par un autre motif. Il n’est pas question à présent de chercher le meilleur mais le moins mauvais. Je prie Dieu qu’il fasse tout recueillir pour Sa gloire et pour le bien des uns et des autres, et qu’Il lui donne un esprit courageux et le tire d’une certaine mollesse que notre père a toujours appréhendée pour lui, car ordinairement les gens mols sont plus entêtés que les autres. Je vous embrasse, mon cher e[nfant], et le papa en fait autant.

Ce 20.

- A.A.-S., pièce 7494, copie.

1Les Oeuvres spirituelles de Messire François de Salignac de La Mothe-Fénelon, Archevêque-duc de Cambrai, prince du S. Empire, paraîtront à Anvers, « chez Henri de la Meule », en 1718, en deux volumes, dont le second de lettres.

Au marquis de Fénelon. 9 février 1715.

Je vous suis tout à fait obligée, mon cher boiteuxa, du compte que vous avez bien voulu me rendre de ce qui est arrivé à la mort de notre pèreb. Ce récit m’a fait un plaisir douloureux. Je ferai un grand cas du reliquaire et du petit manteau [....]c. Il me semble que si je venais à mourir, il me porterait bénédiction. Ne pourrais-je point avoir un portrait ? [....] [143] [.…]

Pourd ce qui vous regarde, il ne faut pas vous mettre en peine de tant de pensées involontaires, qui viennent dans le bien comme dans le mal. Ce n’est pas qu’on ait une vraie volonté de paraître bon aux yeux des hommes, mais c’est que l’amour propre, ainsi qu’un serpent, se glisse partout : il faut toujours qu’il lève la tête de quelque manière que ce soit.

Le petit mot que vous m’avez mandé que notre père nee cherchait point à faire parade d’une belle mort m’a fait grand plaisir. J’ai bien compris qu’il serait simple, uni, recueilli en soi-même dans cet instant. C’est là où il faut faire usage de la mort qu’on a pratiquée pendant sa vie. Celui qui est véritablement mort ne songe pas à se faire briller aux yeux des hommes. Il remplit seulement une mort chrétienne, du reste il demeure seul à seul avec Dieu et il lui suffit non seulement que Dieu voit sa mort mais que Dieu l’opère. Ce cher père nef sortira jamais de mon cœur. Je crois que son souvenir vous sera fort utile et que vous le trouverez dans vos besoins. Je vous conjure de rassembler le plus que vous pourrez de ses lettres et de ses écrits [....] [144] qui regardent l’intérieur [.…]1

Il ne faut pas être pour soi-même, mais il faut tâcher que ce que nous avons de bon se communique à ceux qui désirent d’en profiter : c’est ce que je vous recommande sur toutes choses, mon cher enfant. Croyezg que vous m’êtes doublement cher présentement, tant à cause de vous que de celui qui s’est éloigné de nous pour retourner dans son principe. Si nous pouvions désirer quelque chose, ce serait de l’y aller joindre. Pour moi il me semble que je n’ai plus rien à faire sur terre. [.…]

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, f°142 - Dutoit, t. IV, Lettre 12, p. 31-32.

aBoiteux omis par D, remplaçé par **.

bde ** D.

cdu reliquaire etc. D : du reliquaire et du petit manteau [….] l’omission du ms. est indiquée par des points de suspension multiples que nous reproduisons entre crochets.

dCe paragraphe de D est absent du ms.

eque N ne D.

fN ne D.

gbesoins. Mon cher E., croyez D omission.

1Ce qui sera fait par le marquis de Fénelon, éditeur des Œuvres Spirituelles de Fénelon en 1738 et 1740, qui reprend et complète l’édition de 1718. Sur les éditions des Œuvres spirituelles de Fénelon, v. Fénelon, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, I, notice, p. 1417ss.

Au marquis de Fénelon. 11 février ? 1715.

Sur un mariage.

Pour le boit[eux], ce 11 f[évrier].

Le mariage en question est une providence non recherchée, je l’accepte de tout mon cœur. Cessez non seulement les vues sur l’avenir [sic]. La multitude d’enfants ne doit nullement vous faire peur. Pour ce qui regarde la fille de notre amie, c’est une chose impraticable dans la situation où elle est. Son bien ne sera pas plus considérable. Acceptez la proposition, écrivez-en chez vous et laissez à Dieu le succès. J’ai cette confiance que si cela ne vous convient pas, le petit Maître y mettra Lui-même des obstacles. Acceptez sans réserve : on vous veut bien tel que vous êtes, cela suffit. Une personne qui veut bien être à la campagne et qui est de condition, vaut plus selon moi qu’un million d’ailleurs. Acceptez, vous dis-je, et ne craignez pas que le petit Maître vous laisse égarer : nul choix n’égale celui de la Providence. J’ai passé une assez mauvaise nuit à parler selon l’homme. Je vous embrasse bien tendrement dans mon petit Maître. Il a permis sans doute que vous fussiez à Paris afin qu’on vous fît cette proposition. Acceptez : si ce n’est pas du petit Maître, tout s’en ira en fumée. Si vous voyez Put [Dupuy], dites-lui que j’ai reçu sa lettre et que je l’aime bien. S’il prenait un grain de cardamone, il n’aurait plus de toux : c’est le plus excellent et court remède.

- A.A.-S., pièce 7498, autographe, cachet, « par monsieur DuPuy, rue de l’université faubourg saint Germain à Paris » 

Au marquis de Fénelon. 18 février 1715.

« …vous accoutumer à plus de silence… »

Ce 18 février

au cher boit[eux]

Vous ferez bien, mon cher m[arquis], de parler aux ducs qui s’intéressent pour vous. Vous pouviez borner là, votre secret étant absolument inutile à tous les autres. Présentement qu’il n’est plus un secret, donnez-vous bien de garde de faire imprimer le Te... [illis.] : j’en mande les raisons à Put [Dupuy]. Je ne saurais approuver ce que vous avez fait à l’égard de la Col.1, quoique je sois bien persuadée de sa bonne volonté et que si elle dit quelque chose, ce sera par hasard. Mais vousa êtes trop plein de saillies et vous sortez trop au-dehors. L’usage que vous devez faire de la vue et de la connaissance des bonnes âmes est de vous recueillir au-dedans, pour tâcher de participer à leurs grâces, et non pas de vous épancher au-dehors. Votre intérieur n’ayant pas encore une certaine consistance, c’est vous répandre comme l’eau.

Je vous prie donc de vous accoutumer à plus de silence et de recueillement, ce qui n’est point contraire à la simplicité, car la simplicité qui nous évapore au-dehors change de nature et devient imprudence. C’est pourquoi le même Sauveur qui nous a dit : Soyez simples comme des colombes2, nous dit aussi : Soyez prudents comme des serpents. Il faut être extrêmement simple à l’égard de ceux que Dieu nous a donnés et auxquels nous devons nous ouvrir, mais plus circonspects à l’égard des autres.

- A.A.-S., pièce 7527, copie - Dutoit, t. IV, Lettre 13, p. 32-33.

aIci commence D, qui omet donc le début de cette lettre : « vous ferez bien … mais ».

1La Colombe : Mme de Mortemart.

2Matt. 10, 16.

Au marquis de Fénelon. 16 mars 1715.

Pour le boiteux.

N’hésitez pas un moment, m[on] c[her] enfant, de faire tout ce que vous pourrez pour gagner M. l’Abbé de Chanti de démettre son canonicat en faveur de M. l’Abbé de S.1 votre frère. Il est juste et plus juste que les amis de notre père profitent des biens de l’Église que mille autres qui ne l’ont pas si bien servie. Ne manquez pas donc de faire tout votre possible de lui obtenir ce bénéfice. Comme mon petit-fils vient d’entrer tout à l’heure, il faut que les chers Trans soient prisonniers jusqu’à demain, de sorte que je ne saurais plus dicter rien pour vous2.

Je dois vous dire seulement qu’il y a une grande différence entre s’épancher trop sur ce qu’il faut faire ou sur ce qu’il n’est pas nécessaire de dire, et se réserver quand il faut parler et demander conseil. Je vous en ai dit un mot dans une lettre que vous avez dû recevoir déjà. Demandez à Dieu qu’Il vous donne la sagesse de Son esprit avec la simplicité qu’Il vous a accordée, et alors vous garderez en tout le juste milieu sans aller aux extrêmes. Comme la vraie simplicité nous enseigne à retrancher toutes paroles, toute action, toute réflexion superflue, de même la vraie prudence nous enseigne à ne parler, à n’agir que quand il faut, dans le moment qu’il faut, et dans une dépendance et une attention à l’Esprit de grâce. À proportion que vous vous livrerez à cet Esprit de grâce, vous deviendrez simple et sage, simple sans détours et sans multiplicité, sage sans prévoyance humaine et réflexions inquiètes.

Vous m’êtes infiniment cher. Je garderai soigneusement la relique. Je la porterai sur mon cœur. Je donnerai ordre qu’on vous le rende à ma mort. Ayez soin de m’envoyer tout ce que vous pouvez trouver des écrits de notre père. Les Transa vous aiment tendrement et vous sont fort unis. Mille amitiés de ma part à Panta. Embrassez-le pour moib.

Ce 16 de mars.

- A.A.-S., pièce 7452, copie sous dictée, cachet enfant bras ouverts - §2 et suivant : Dutoit, t. IV, Lettre 14, p. 34-35.

ainquiètes. Les *** D omission.

bD omet « Mille … moi. »

1Non identifié.

2Précaution nécessaire, compte tenu de la surveilla nce policière à laquelle Madame Guyon reste soumise.

Au marquis de Fénelon. Après le 16 mars 1715.

Mon cher b[oiteux].

Je ne vous ai [per]mis de vous donner la discipline jusqu’à Pâques, que les vendredis, que pour vous en ôter le goût et l’occupation. Ce n’est pas votre corps qu’il faut tuer mais l’esprit. Ne vous faites plus donner la discipline par R[amsay]. Le démon se servirait de cela pour vous tendre des pièges. Laissez votre corps en paix, mais travaillez infatigablement à détruire l’esprit, car c’est ce que Dieu abhorre. Si vous venez vous serez le bienvenu. Bon courage ! la perfection n’est pas [.…]a d’un jour. Bonjour, mon cher enfant.

- A.A.-S., pièce 7453, autographe, cachet buste, « Le boiteux ».

adéchirure.

Au marquis de Fénelon. Après le 17 mars 1715.

Pour le boit[eux].

J’ai enfin la valise, mon cher enfant. Je vous conterai tout ce qu’il m’a fallu faire. Elle était déjà embarquée avec le reste du bagage et j’avais été la prendre au bateau. Ne parlez point avec votre frère que vous sachiez cette circonstance ; mais s’il vous mande que je l’ai voulu avoir, mandez-lui que vous m’êtes obligé et qu’elle sera plus sûrement chez moi qu’à l’hôtellerie. Ignorez qu’elle était partie avec le bagage. Comme vous m’aviez mandé qu’il vous était capital qu’elle ne fût pas chez vous avant vous, j’ai suivi mon cœur plutôt que la sagesse des sages. Elle est enfermée sous lacet dans mon cabinet, car si M. votre frère avait eu dessein de la laisser dans l’hôtellerie et qu’il eût pris un billet, qu’on avait mis la malle entre leurs mains, qui est-ce qui aurait empêché qu’on ne l’ouvrît et qu’on prît dedans ce qu’on aurait voulu ? On aurait assuré que la malle était comme on l’avait donnée. À qui s’en prendre ? Mais elle était embarquée pour aller plus loin. Je prie Dieu qu’Il donne une bonne et prompte fin à vos affaires et que j’aie bientôt la joie de vous embrasser. Ce que j’ai vu des m[essieur]s vos frères [montre qu’ils] sont bien loin de la simplicité. Adieu, mon enfant.

- A.A.-S., pièce 7454, autographe.

Au marquis de Fénelon. 22 mars 1715.

Se relever après les chutes.

Ce 22 marsa

Il y a déjà huit jours passés, mon cher boiteux, que j’ai envoyé à la p[etite] d[uchesse]1 une bague avec deux lettres pour madame et mademoiselle de Risbour. Je ne sais pas si elles ont été égarées car je n’en ai point de nouvelles. Je les avais fait donner au maître de la poste ici qui promit de les faire tenir sûrement à Paris.

Je voisb bien, mon cher enfant, par votre dernière lettre que vous m’écrivîtes en quittant Paris, que votre âme était alors dans le trouble. Ces sortes de mésaises, qui viennent ou de la dissipation ou de la mélancolie, font que nous nous plaignons sans savoir bien où est notre mal. Je ne peuxc donc vous rien dire pour vous remettre, sinon de vous tenir en repos auprès de Dieu. Exposez-vous auprès de Lui comme un pauvre mendiant boiteux. Le silence et la solitude guériront votre âme fatiguée par le commerce des créatures. Ne vous découragez point, ne croyez point que les forces vous manquent : c’est plutôt le courage. Quand Dieu nous ôte les forces, Il nous porte Lui-même, mais quand l’amour propre nous les ôte, nousd nous laissons engourdir sans avancer. Notre âme au lieu de se relever après ses chutes se laisse abattre par une vue et un esprit propriétaire de nos misères.

Ne vous laissez donc point abattre, ranimez-vous, recourez à notre cher père, regardez-le par la foi qui vous tend la main pour vous relever. Il est plus proche de vous que quand il était sur terre : il connaît vos besoins, vos faiblesses, vos misères. Il y compatit. Ses secours seront d’autant plus efficaces qu’ils ne sont plus les objets de vos sens et de votre imagination. Il ne parle plus à vos oreilles, mais étant dans le sein du petit Maître, son action sur votre âme sera beaucoup plus intime, pure, vitale ; il participe mêmee de la force de la Divinité. Regardez-le donc avec un œil de foi et dites-lui au fond de votre cœur : « Mon cher père, intercédez pour moi, venez, venez à mon secours, jef veux vous suivre mais je ne peux pas ». Puis taisez-vous, reposez-vous sur son sein, enfoncez-vous-y : il vous introduira un jour dans celui du petit Maître. Ayez la foi seulement, et toutes ces montagnes qui vous accablent, qui vous séparent du petit Maître, qui vous épouvantent, seront transportées et jetées dans la mer. Ô, mon cher enfant, si vous saviez ce que c’est que de supporter vos misères en vous haïssant vous-même, que vous trouveriez de paix au milieu de toutes vos faiblesses ! Je vous conjure donc de ne vous point décourager, vous ne pourriez jamais vous corriger par votre chagrin. L’œuvre de Dieu ne s’accomplit point par notre colère et nos dépits contre nous-mêmes, mais par une humble persévérance.

Quand je vous ai dit de ne vous point épancher trop au-dehors, je voulais dire seulement qu’il ne fallait point vous ouvrir indifféremment à tout le monde. Il ne faut pas que mes conseils vous gênent, vous entortillent, et vous multiplient. Mais à proportion queg l’Esprit de grâce aura pris le dessus du vôtre, vous comprendrez ce que j’ai voulu dire. Il n’y a rien pour vous présentement que le repos, le silence, la paix, le recueillement : ils vous remettront dans votre place.

Je vous embrasse, mon cher enfant, je vous porte dans mon cœur comme une mère tendre porte son petit dans son sein. Ecoutez votre mère, nourrissez-vous de ce qu’elle vous donne, à la plus grande distance des lieuxh. Ouvrez-vous à Panta puisque vous n’y avez nulle répugnance. Je crois que vous y trouverez plus de satisfaction qu’en tout autrei

J’étais fâché contre vous, mon cher et très honoré frère, de ce que vous ne m’avez pas envoyé la bague avec les cheveux de notre père et notre mère plutôt qu’à Babet ? Notre mère me le donne et m[on] frère donnera à cette bonne fille une jolie bague qu’il a en votre nomj. Il ne convient nullement de lui donner un tel présent. Mon amour propre a souffert un peu de cet oubli que vous aviez de moi, maisk c’est un amour propre légitime et que notre mère même approuve. Il n’est donc pas si dangereux qu’un autre et j’espère que vous ne le condamnerez point si je me saisis ainsi de vos biens et en dispose à mon gré. Rien n’est plus sincère, rien n’est plus tendre, rien n’est plus respectueux que mon attachement pour mon cher marquis. M. vous embrasse tendrement et vous prie qu’il n’y ait jamais aucune ombre de compliments entre vous. Il se compte trop heureux si vous voulez bien le regarder comme votre frère. Je vous envoie deux billets du sang de notre mère pour madame et mademoiselle de Risb[our] et, si j’osais, je leur ferais mille compliments respectueux. Dieu sait combien je me réjouis de leur situation. Mais je n’ose pas les appeler nos sœursm jusqu’à ce que nous soyons ensemble dans le sein du petit Maître. Ô qu’il y a loin d’ici jusque-là, c’est un grand chemin ! Il faut longtemps avant d’y aller, et perdre toute forme propre avant d’y parvenir. Mille sincères et respectueux compliments à Panta et M. l’abbé de Fénelon.

- A.S.-S., pièce 7456, dictée, de l’écriture de Ramsay, adressée « au milor [sic] boiteux », folio plié en 2 de 0,33 m x 0,225 m. Cachet de cire rouge ovale 0,016 x 0,014 représentant l’enfant Jésus emmaillotté les bras libres, debout sur des nuages et environné de rayons. Autour de lui la légende : Verbum Caro Factum. - A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 146 (lettre no. 16) - §2 et suivants : Dutoit, t. IV, Lettre 15, p. 35-38 - Revue Fénelon, 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », 1910, p. 120-122.

apièce 7456 seule : le premier paragraphe et la fin sont de Ramsay et ne sont donc pas repris par Dutoit. Rappelons que nous leur attribuons un corps plus petit.

bDébut de D et de la lettre de Madame Guyon.

cpuis 7417.

dnous les ôte omis dans l’autographe, ajout 7417.

eet participée même 7417.

fvenez, je 7417.

gà mesure que 7417.

hfin de D.

imême feuillet, à l’envers, absent de 7417.

ja (envotre nom add.interl.).

k(d’un mots illisibles raturés) (de moi add. interl.).

lgré.(une ligne raturée illisible) Rien.

mje (une demi-ligne raturée illisible)(n’ose .. sœurs add. interl.).

1La duchesse de Mortemart, à laquelle Ramsay envoie ces bagues.

Au marquis de Fénelon. Après le 26 mars 1715.

« Prenez courage… »

J’ai reçu, mon cher enfant, votre lettre du 26 mars avec plaisir : malgré tous les défauts dont vous me parlez, je ne laisse pas d’y découvrir beaucoup de grâce dont vous devez être redevable à Dieu. Il ne faut point vous décourager pour vos faiblesses, mais au contraire vous abandonner davantage à Dieu. Vous l’oubliez trop et c’est la source de vos défauts, mais prenez courage. Vous ne pouvez avoir une meilleure compagnie que celle de madame La Voisine1. Si vous vous y dissipez, vous vous dissiperiez bien davantage ailleurs.

Je suis ravie que vous vous ouvriez à Panta. C’est le mieux que vous puissiez faire dans le lieu où vous êtes et j’espère que votre simplicité lui servira et l’accoutumera à devenir simple. Je le salue avec respect et je désire de tout mon cœur pour lui ce que mon cher père lui a désiré. Il faut espérer que les prières feront plus que toutes les paroles.

Je ne comprends point où est le paquet en question car si vous l’aviez auprès de vous, il aurait été facile à La Voisine de le garder à sa campagne [et]a sortir par madame sa sœur comme on me l’avait mandéb. Il faut tout abandonner à Dieu et ne rien précipiter.

Prenez courage et tâchez de vaincre votre lenteur et votre amusement, car quand on s’y est une fois habitué, on a toutes les peines du monde à se vaincre là-dessus. J’ai connu des personnes, fort parfaites d’ailleurs, qui, à force de s’être accoutumées à une certaine indolence, croyaient courir la poste lorsqu’elles ne faisaient que marcher dans leur chambre. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à Dieu. Quittez-vous vous-même et vous trouverez tout. Ne songez à plaire qu’à Dieu seul et non aux créatures, et pensez encore moins à vous satisfaire vous-même. Croyez-moi toute à vous dans notre cher petitc Maître.

La santé de notre mère, mon très cher et très honoré frère, est beaucoup meilleure. J’ai cru vous l’avoir mandé. Vous aurez la bonté de croire que, quand cette chère santé est aucunement en danger, que vous serez entre les premiers à qui je le manderai, et quand je ne vous en dis rien, c’est une marque que tout va à l’ordinaire. Il y a environ trois semaines qu’elle n’est plus alitée. On se promène, on est gai, on écrit des chansons et fait tout pendant la journée avec une aisance qui nous fait oublier les maux passés, mais on passe souvent mal les nuits sans dormir. On mange toujours peu. Le petit Maître fera Sa volonté.

Milady Sd. ne m’a pas encore envoyé la bague pour Babet, mais elle me mande qu’elle doit l’envoyer bientôt. Comme elle m’en envoie aussi une pour moi, j’aurai soin de donner à babé celle que vous lui destiniez. M. F[orbes] vous salue avec tendresse et respect. Vous ne douterez jamais de mon attachement respectueux.

- A.S.-S., pièce 7531, dictée, de la main de Ramsay - A.S.-S., pièce 7417, p. 151 - §1, 2 & 4 : Dutoit, t. IV, Lettre 17, p.40-41.

aLecture incertaine. La campagne peut désigner une demeure en province.

bPhrase absente de la copie pièce 7417.

ccher de divin petit D addition.

dLecture incertaine.

1Non identifiée.

Au marquis de Fénelon. 30 avril 1715.

« La source de tous vos défauts vient de votre indolence, de votre paresse… » Tenir l’oraison.

J’ai lu moi-même votre lettre tout entière, personne ne l’a vue que moi, mon cher enfant. J’espère d’y répondre de manière que vous ne pourrez en avoir de peine. Il m’a pris hier une fluxion sur l’œil qui m’empêche de vous écrire moi-mêmea.

Je vous dirai d’abord que la source de tous vos défauts vient de votre indolence, de votre paresse, et de vos amusements inutiles qui, prenant presque tout votre temps, vous empêchent et de remplir vos obligations envers Dieu et de finir vos affaires. Outre qu’il est de grande conséquence d’aller toujours contre son naturel, en sorte que celui qui est trop vif doit laisser tomber sa vivacité avant que d’entreprendre quelque chose, et celui qui est paresseux doit au contraire s’évertuer pour vaincre sa paresse, il ne faut pas se laisser aller aux amusements. Et si vous étiez bien fidèle à Dieu, Il vous ferait sentir, lorsque vous auriez donné un temps suffisant à vos visites, qu’il faudrait se retirer. L’amusement et l’indolence accoutument à une certaine mollesse qui est un grand obstacle à l’esprit de Jésus-Christ et d’autant plus dangereux que l’âge, qui diminue la vivacité, augmente au contraire l’indolence et la paresse.

Travaillez donc courageusement à détruire votre naturel. Levez-vous le matin quand vous êtes éveillé et qu’il est heure de vous lever sans rester dans votre lit plus longtemps. Ces sortes de naturels ont besoin de se faire à tout moment violence. Après que vous aurez prié Dieu, faites sans y manquer, avec le plus de diligence que vous pourrez, vos petites affaires, sans les laisser accumuler en les remettant au lendemain, car la paresse d’aujourd’hui ne vous donnera pas plus de vigilance et d’activité pour le lendemain. Au contraire elle vous entretiendra dans une certaine mollesse qui vous rendra ce que vous avez à faire le lendemain plus difficile et plus ennuyeux. [f°1v°] Vous êtes vif où il ne faut pas l’être et vous ne l’êtes pas où il faut.

Craignez surtout le découragement de différer l’oraison, de la quitter même, sous prétexte que vous n’y êtes pas recueilli comme vous le voudriez. Comment voulez-vous être recueilli après de si grandes dissipations ? Si vous voulez que vos pensées ne viennent pas en foule vous inquiéter dans la prière, ne leur donnez pas la liberté d’entrer en foule pendant le jour, et de faire dans votre tête autant de séjour qu’il leur plaît. Accoutumez-vous à leur fermer la porte pendant le jour lorsqu’elles veulent entrer, c’est-à-dire laissez-les tomber dès qu’elles se présentent, ne les entretenez pas volontairement et tournez-vous du côté de Dieu.

Plus vous aurez de peine à le faire dans ce temps-là et plus vous devez vous faire violence pour vous retourner vers Dieu, car il n’est pas difficile, lorsque Dieu nous attire d’une manière sensible, de Le suivre. Dieu nous montre alors Sa fidélité, mais nous ne Lui donnons des témoignages de la nôtre qu’en faisant violence à notre naturel pour Le chercher de tout notre cœur. Il faut Le chercher jusqu’à ce que nous L’ayons trouvé, frapper jusqu’à ce qu’Il nous ouvre, demander jusqu’à ce qu’Il nous ait accordé Sa divine présence, qui est la seule chose qui puisse remédier à tout ce qui nous arrive.

Il faut au commencement se faire beaucoup de violence, mais dans la suite cela devient aisé et comme naturel. Nous n’acquérons jamais rien qu’il ne nous en coûte quelque chose. C’est présentement le temps de labourer votre terre. Il faut que le soc de la charrue, c’est-à-dire la violence, ouvre votre cœur; mais, après que le divin Maître y aura mis la semence, il n’y aura plus pour vous qu’à la laisser croître et fructifier. Prenez donc courage car Dieu vous ayant appelé à Sa milice, ce serait une chose bien honteuse à vous si vous retourniez en arrière et si vous refusiez le combat. J’espère que ce sera tout le contraire et votre âme étant fidèle, vous serez un des vaillants soldats de Jésus-Christb.

Que votre ami ne se donne point la discipline puisqu’elle lui fait les effets que vous me marquez. Dites-lui, je vous en prie, puisqu’il a eu assez de simplicité pour vous le dire : il doit éviter tout ce qui peut éveiller ces sentiments. Je vous prie de dire à mademoiselle de R[isbour] qu’on écrit pour elle quelque chose qu’on lui enverra par la première commodité. Assurez Panta, je vous prie, que je ne l’oublie point devant Dieu et que je m’intéresse fort à tout ce qui le regarde, que je souhaite qu’il soit à Dieu dans toute l’étendue de Ses desseins, que je me recommande à ses prières et à ses saints sacrifices.

Je vous prie de dire à La Voisine que je salue de tout mon cœur, qu’il y a déjà du temps que j’ai renvoyé ses lettres et celles de la Sol[itaire] afin de les leur faire tenir. On a fait le plus de diligence qu’on a pu, persuadé qu’on était que l’on avait besoin de ce trésor1. Permettez-moi de saluer aussi ici la Solitaire pour qui j’ai toujours les mêmes sentiments [....]c respect. Nous n’entendons plus parler du tré[sor]d. Nous l’attendons en patience. Je vous embrasse, mon cher enfant, ete j’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle. Adieu. Je prie Jésus-Christ de vous donner cette paix qu’Il donna à Ses apôtres après Sa résurrectionf.

Mes enfants vous saluentg avec respects et tendresse.

Ce 30 d’avril.

Mandez-moi si l’on a mis l’épitaphe encore. Il y a [à] ajouter quelque chose qu’on pourrait mettre s’il n’est pas trop tard.

- A.A.-S., pièce 7448, sous dictée, de la main de Ramsay, adressée « Au Cher Boiteux », avec cachet à l’enfant mains ouvertes – A.A.-S., pièce 7417, p. 153 « le boiteux, l. 20 » – Dutoit, t. IV, Lettre 18, p. 42-46.

a phrase omise pièce 7417 – D débute au paragraphe suivant.

bD interrompu.

cdéchirure.

dLecture incertaine.

ereprise de la pièce 7417 et de D.

ffin de D.

gsaluent. fin de la pièce 7417.

1Le sens demeure obscur.

Au marquis de Fénelon. 20 mai 1715.

Conseils de direction.

J’ai reçu deux de vos lettres à la fois, mon cher e[nfant]. Je vous dirai que vous ne vous inquiétiez point de tout ce qui se passe en vous sans vous et que vous ne vous en occupiez pas : l’occupationa vous ferait plus de mal que la chose même. Laissez aussi tomber toutes les pensées de vanité. Pourvu que vous ne disiez rien exprès pour l’entretenir ni pour satisfaire un certain orgueil secret, cela ne doit servir qu’à vous humilier, car rien n’est si honteux que d’agir par cet esprit, ce qui ne sert qu’à attirer le mépris de ceux qui s’en aperçoivent, et [ce] qui doit nous donner plus de confusion à nous-mêmes que des choses qui paraissent plus honteuses. Le remède à cela est de vous occuper de Dieu le plus que vous pouvez lorsque vous êtes dans des conversations dissipantes, et de ne rien dire, volontairement et en vous en apercevant, qui flatte votre nature et votre amour propre. Si vous êtes fidèle à vous occuper de Dieu de temps en temps, Il vous fera sentir ce que vous devez faire et ce que vous pouvez dire. Quelquefois la trop grande vivacité fait passer par- dessus un certain avertissement intérieur, ce qu’il est d’une grande conséquence de ne pas faire, parce qu’on s’accoutume insensiblement à outrepasser cet instinct léger qui ne nous manque point lorsque nous sommes fidèles et qui se perd par notre infidélité. C’est pourquoi saint Paul nous exhorte à ne point éteindre l’Esprit1 parce que l’inspiration s’éteint aisément.

Plus nous sommes fidèles à Dieu, plus Il prend soin de nous. C’est une expérience qui vous sera un jour très douce : elle est possible dans le commencement. Mais si vous vous habituez à l’écouter, vous ne serez point en doute de ce que vous aurez à faire ou ne pas faire, à dire ou à faire.

Il faut commencer tout de bon, mon cher enfant, à aller contre votre naturel et à tâcher de surmonter également votre vivacité et votre lenteur. Quand vous êtes en vivacité vous vous échappez facilement ; quand vous êtes dans la paresse, vous ne pouvez en sortir. Il faut agir avec courage lorsque vous sentez votre amusement et votre lenteur, et quand votre vivacité vous entraîne, il faut vous arrêter tout court, comme on tient la bride haute et serrée au cheval qui veut s’échapper. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à cette pratique et à l’oraison. Soyez sûr que la plus grande marque d’amitié que je puisse vous donner est de vous gronder, puisque vous appelez cela gronderieb. Soyez persuadé que je prends une double part en vous dans le petit Maître, tant parce que vous avez été cher à notre père que pour vous-même. Je prie Dieu qu’Il vous garde par Son infinie bonté.

Nous avons tout reçu bien conditionné et Sc vous garde votre part qui servira aussi à la bonne Voi[sine] : je vous prie de l’assurer que j’ai toute la reconnaissance possible du soin qu’elle a bien voulu prendre.

Je vous prie pour répondre à l’autre article de votre lettre, de laisser le passé pour ce qu’il est. Tout cela n’est qu’un ravaudage, tenez-vous en à ce que vous a dit notre père pour l’avenir, mais ne songez non plus au passé que s’il n’en avait jamais été question. Il ne vous convient point de réformer le genre humain ni de changer un usage établi depuis longtemps, non seulement chez vous mais chez les autres. La vue que vous avez pour soulager des officiers de mérite est très bonne et quand vous n’agirez que par ce principe, vous n’en devez avoir aucun scrupule, bien au contraire. Je vous défends, mon cher enfant, d’être honteux de m’avoir fait un si long détail, écrivez-moi avec liberté et franchise. J’avais lu moi-même la lettre dont vous me parlez et autre que moi ne l’avait lue. Je vous prie de dire à Panta que je me recommande à ses bonnes prières et que je ne l’oublie pas devant Dieu.

[Billet collé :]

Je vous prie, mon cher Put, [de] demander au boiteux que, s’il est encore temps, qu’il conserve soigneusement certains écrits que notre père avait faits sur l’intérieur, de me les faire tenir lorsqu’il le pourra : si vous aviez été là, sans doute il vous les aurait mis entre les mains. Je vous prie instamment qu’on mette une tombe sur le corps de mon cher père où son nom soit écrit. Cela m’est venu au cœur et j’espère que Dieu en tirera un jour Sa gloire.

- A.A.-S., pièce 7496, dictée, peut-être de l’écriture de « Put » (Dupuy) tandis que le billet collé reproduit à la fin de cette lettre est de l’écriture de Ramsay. - A.S.-S., pièce 7417, p. 158 (lettre 21) - Dutoit, t. III, Lettre 21, p. 93-95.

aD commence ainsi : « Ne vous inquiétez point de tout ce qui se passe en vous sans vous, et ne vous en occupez pas. L’occupation ».

bD se temine à « …gronderie. »

cLecture incertaine.

1I Thess., 5, 19.

Au marquis de Fénelon. Après la fin mai 1715.

La malle précieuse.

Vous ne devineriez jamais, mon cher b[oiteux], qu’il n’y a rien que je n’aie fait pour avoir votre malle. J’ai écrit même à M. votre frère pour le prier de me la confier : je me suis toujours dit de la connaissance de M. votre frère abbé. Ce qui m’avait fait prendre ce parti, c’est à cause des vols qui sont à présent fréquents, mais je crois que M. votre frère a entré en défiance que je ne fusse quelque escroc. Il n’a pas voulu ou pas osé me la confier. Je l’ai prié de souper ce soir, il y doit venir mais je crois qu’il laissera la malle à l’hôtellerie. Il m’a demandé si je connaissais M. Dupuy. Je lui ai dit que oui. Lorsque j’y ai envoyé [chercher], il a répondu qu’il ne savait ce que c’était que cette malle, que vous lui aviez écrit et que vous ne lui en parliez point : bref je n’ai pu l’avoir. Si vous êtes encore du temps à Paris, envoyez-moi le billet de l’[...]a et je la ferai retirer. Nos gens sages n’approuveront pas sans doute ce que j’ai fait, mais qu’importe !

Je vous prie d’achever vos affaires : vous faites bien de les poursuivre et vous auriez tort de faire autrement. M. votre frère a été voir notre évêque. Je prie le petit Maître de donner bonne issue à vos affaires. Je lui recommande encore plus celle du dedans que celle du dehors. J’ai dit à M. votre frère que je vous avais vu lorsque vous partîtes pour Barèges, que vous ne pourriez avoir de chevaux pour courir tout de suite, enfin je lui ai témoigné que tout ce qui portait son nom m’était vénérable. S’il se défie et s’il me croit un escroc, il sera du moins content de l’honnêteté que je lui ai faite. Quelle façon aussi ! Il n’y avait qu’à écrire un mot à M. votre frère, me l’adresser, mettre dessus à M. Servais et prier M. votre frère de remettre votre malle entre ses mains, mais ce qui est fait est fait. Je vous embrasse, mon cher enfant.

- A.A.-S., pièce 7500, autographe.

amot surchargé illisible.

Au marquis de Fénelon. 28 juin 1715.

Fidélité à l’oraison. « Une personne fort maigre ne sent pas d’abord le profit que lui fait la nourriture… »

Vous ne sauriez vous méprendre, mon cher enfant, en suivant les avis de Panta1 sur la sainte communion : il vous connaît bien et voit actuellement vos besoins. La sainte communion est très utile et est avec l’oraison la véritable nourriture de l’âme, quoiqu’on ne sente pas toujours un profit actuel. Elle ne laisse pas de faire insensiblement avancer l’âme et ceux qui s’en privent volontairement, le pouvant faire, sea font un grand tort. Une personne fort maigre neb sent pas d’abord le profit que lui fait la nourriture, au contraire elle s’en trouve surchargéec à cause d’une longue diète. Cependant à la suite elle aperçoit qu’elled reprend de nouvelles forces et un nouvel embonpoint. Quoique cela soit de la sorte, il ne faut rien forcer lorsque vous êtes dans des lieux où vous ne le pouvez pas si commodément.

Plus vous ferez oraison, plus vous aurez de facilité pour la faire. C’est pourquoi je vous conjure d’y être fidèle, et que votre lenteur et votre amusement ne vous empêchent pas de la faire. On se trouve souvent mieux et plus recueilli durant le jour qu’à l’oraison, cependant ce recueillement du jour est une fruit de l’oraison. Pendant que nous mangeons nous ne sentons pas notre plénitude, mais après que nous avons mangé nous nous trouvons remplis. Si nous ne mangions pas nous nous trouverions desséchés par laf suite. Le recueillement que nous avons durant leg jour vient de l’oraison actuelle, et si nous cessions l’oraison actuelle, nous perdrions insensiblement ce recueillement du jour. Il y a des personnes qui, parce qu’elles se trouvent dans des temps plus recueillis hors de l’oraison que dans l’oraison, ont cessé de la faire, ce qui a été la cause de la perteh de leur intérieur et une pure illusion.

Il y a une très bonne raison pourquoi nous sentons plus Dieu dans l’action que dans l’oraison, c’est que Dieu ne tombe point naturellement sous les sens : ce que nous sentons est quelque écoulement de grâce. Or lorsquei nous sommes à l’oraison uniquement pour y faire la volonté de Dieu, Dieu nous traite alors comme il Lui plaît, et selon qu’il nous est plus avantageux. Ce qui nous est le plus avantageux, c’est la foi nue et simple. C’est ce qui fait que Dieu ne nous donne pas toujours le sentiment de Sa présence afin que nous marchions en foi, mais il n’en est pas de même dans la journée, où nous avons des occasions de nous distraire. Dieu fait alors sentir Sa présence afin de nous rappeler au-dedans et d’empêcher une trop forte dissipation. L’oraison est comme naturelle à l’âme quand elle s’y estj habituée, comme l’œil voit sans s’apercevoir qu’il voit et sans le sentir : nous ne sentons notre œil que quand il est malade. La bonté de Dieu est si grande qu’Il Se fait plus sentir dans le besoin, à moins que nous ne commettions des péchés volontaires qui L’obligent à Se retirer. Encore quand nous en aurions commis, si nous retournons à Lui du fond de notre cœurk, Il oublie nos péchés. Il ne laisse pas de nous en punir par le sentiment des mêmes choses dont nous nous sommes servis pour L’offenserl.

Je serai très ravie de vous voir, mon cher enfant, quand l’occasion s’en présentera sans la trop forcer, car vous savez que vous m’êtes très cher en Jésus-Christ. Je vous embrassem.

Je vous prie de m’envoyer six copies du petit livre de notre père qui a pour titre [mot illis.] prières du matin et du soir avec des réflexions saintes pour tous les jours du mois1. Ne l’oubliez pas, je vous en prie. Ce livret est imprimé depuis peu.

[de Ramsay :] Souffrez, mon très cher et très honoré monsieur, que j’ajoute un petit mot en réponse à la vôtre. Ne craignez-vous pas de me rendre orgueilleux en me traitant avec tant d’amitié ? Je l’accepte pourtant avec respect et j’y réponds par un dévouement du cœur entier et sans réserve.

J’ai reçu le Traité latin, mais si vous regardez la seconde ou troisième page, vous verrez qu’il est bien incomplet et que je n’ai que les trois premières parties, car l’auteur propose d’en faire quatre. Son dessein était de représenter premièrement au Saint Père le détail de tout ce qui s’est passé entre lui et ses adversaires : voilà le sujet des trois premières parties que j’ai, mais il manque encore une quatrième partie dont le but est de donner une idée de ses sentiments indépendamment de tout ce qui s’est passé dans la dispute qui ego ipse semper superior et si annum sentiam brevissime edisseram. Je vous prie donc de vouloir bien faire chercher cette quatrième partie. Je me suis mis en tête, peut-être sans raison, que ce pourra bien être l’autre Traité latin que vous avez qui en est la suite. Ce qui me le fait croire, c’est que Sir Isaac me dit la dernière fois qu’il était ici, que dans ce traité ou papier la question était traitée et théologiquement et philosophiquement et qu’il y avait une définition de la nature de l’amour et de son essence tirée des anciens philosophes. Or cela ressemble fort à ce que vous me dîtes de ce Traité latin, mais sa longueur, sa division, la préface qui est devant me font aussi douter si ma conjecture n’est qu’une pure imagination. Un petit mot là-dessus.

Pour les autres papiers tant latins que français, notre mère vous prie de les faire copier à votre loisir et surtout de les faire bien collationner car il y a beaucoup de fautes dans le Traité latin que j’ai, du moins dans les premiers six cahiers que je viens de lire. Les métaphysicités amoureuses [sic] dont vous me parlez réveillent aussi très fort ma curiosité. Notre mère vous prie que le tout nous soit envoyé à votre loisir quand tout sera copié et collationné, car rien ne presse pour que vous hasardiez les originaux même, mais on peut dépêcher les copies autant qu’on peut. Elle nous assure que c’est la volonté du petit Maître : cela suffit pour vous animer.

Pour l’Eloge. Tout ce que j’ai voulu dire par placavit était que sa soumission et sa foi avait apaisé les troubles qu’il y avait dans l’Église, et en disant Sponsa placuit j’ai cru marquer assez qu’il n’était pas la cause de ses troubles. Mais on peut changer ce mot si l’on croit que l’Église ne puisse pas être souvent troublée. Je ne dis pas [mot illis.] pendant que l’Epoux approuve fort la doctrine pour laquelle ses enfants la troublent. Pour le mot morose, j’ai voulu dire la fortune bizarre et capricieuse, car ce mot ne signifie nullement triste et fâcheux à celui qu’elle accueille, mais qu’elle [la fortune] était elle-même bizarre, et les mots suivants : suavitate mira equabilis sustinuit, le détermine à ce sens.

- A.S.-S., pièce 1101, du fonds Fénelon, original sous dictée, de la main de Ramsay - A.S.-S., pièce 7417, p. 162 (lettre 22), copie du marquis - Dutoit, t. III, Lettre 46, p. 199-202. Ce dernier, très fidèle au contenu - tout en corrigeant le style - disposait probablement de l’original sous dictée de Ramsay. Nous donnons toutes les variantes pour ce cas, où nous disposons de trois sources : elles permettent de juger de la fidélité de la copie du marquis et de l’édition Poiret reprise par Dutoit. La pièce 1101, intéressante parce qu’elle comporte l’ajout où Ramsay justifie des expressions qu’il avait employées dans son Eloge latin « ce 28 de juin… », nous a été signalée par I. Noye.

avolontairement la pouvant faire D volontairement pouvant s’en approcher se pièce 7417.

bfort maigre ne pièce 7417.

cs’en sent trop chargée pièce 7417.

delle aperçoit dans la suite D.

el’oraison : ce recueillement du jour est néanmoins un D.

fpar la pièce 7417.

gpendant le pièce 7417.

h été la perte pièce 7417.

i grâce. Lorsque D.

j elle est pièce 7417.

k revenons à lui du fond du cœur pièce 7417.

lfin de D.

mfin de la pièce 7417.

1Panta : l’abbé Pantaleon de Beaumont.

1Prières du matin et du soir avec des réflexions saintes pour tous les jours du mois, Cambray, N. J. Douilliez, 1715.

Au marquis de Fénelon. 5 août 1715.

J’ai reçu hier au soir une lettre, mon cher enfant, où vous dépeignez vos dispositions avec votre ingénuité ordinaire. Comme rien ne déplaît tant à Dieu que l’amour propre et la fierté naturelle, l’estime de soi-même au-dessus des autres, lorsque nous sommes dans ces dispositions, il ne manque guère à nous faire sentir notre faiblesse. Dieu aime mille fois mieux un homme faible qu’un superbe. Si nous ne faisons pas tout le mal possible, c’est un effet de la bonté de Dieu, et nous Lui en devons toute la reconnaissance, ne nous regardant jamais que comme une source d’iniquité qui se répandrait partout si Dieu par une miséricorde infinie n’en retenait le cours. Quand Dieu vous presse de dire quelque chose, il faut le dire le plus promptement qu’on peut. C’est en quoi consiste la fidélité, car lorsque vous allongez le temps, outre qu’il ne vous vient presque plus rien à dire, c’est que vous laissez passer le moment de la grâce, qui ne veut que vous rendre simple et petit. D’ailleurs, lorsqu’on dit les choses promptement, elles sont plus difficiles à l’amour propre et par conséquent plus agréables à Dieu et plus utiles pour nous-mêmes.

Il ne faut pas vous étonner de sentiments qui vous viennent, pourvu que vous ne fassiez rien en conséquence de ces sentiments-là. Il n’est pas étonnant qu’étant homme vous sentiez que vous l’êtes, cela vous doit porter à vous tenir le plus que vous pourrez auprès de Dieu, retournant souvent au-dedans de vous afin d’empêcher la nature de s’échapper. Il ne faut point se faire une occupation de dire, mais dire les choses tout d’un coup quand il vous vient. Vous faites en cela deux fautes : l’un[e] de ne pas dire les choses tout d’un coup, qui est la bonne manière, [f°1v°] et l’autre de vous en occuper après pour les dire, de sorte que vous manquez de fidélité à Dieu pour ne pas obéir tout d’un coup à ce qui vous pousse à dire, et vous vous faites une occupation embarrassante de ne l’avoir point dit et de le vouloir dire dans la suite. Lorsque Dieu voudra vous ôter cela, Il vous fera oublier de le dire et, quand ce sera par un simple oubli, ne vous embarrassez plus de le redire après. Comme je vous ai dit, la fidélité consiste dans le moment présent. Il serait bien plus avantageux pour vous d’être occupé de Dieu pendant la messe que de vous occuper de toutes ces choses-là, qui ne doivent point non plus vous empêcher de communier lorsqu’il n’y a point de faute notable ou volontaire. Ne vous amusez pas aux sentiments, je vous conjure, et laissez-les tomber : tout cela ne fait que grossir les images dans votre esprit et salir votre imagination. Bon courage, attendez tout de Dieu et presque rien de vous. Soyez seulement fidèle au moment présent et lorsque vous y avez manqué, ne vous en troublez point et ne vous en inquiétez point, retournant simplement auprès de Dieu en avouant votre faiblesse. Si votre recueillement n’est pas si sensible, il faut tout recevoir de la main de Dieu. Dieu vous veut une action plus simple que le grommellement : c’est pourquoi j’espère qu’Il vous l’ôtera peu à peu pour vous donner une oraison plus simple.

Jea ne voudrais pas que vous lussiez tout de suite, mais interrompez votre lecture sitôt qu’elle vous cause le moindre recueillement et la reprenez pour un temps lorsque le recueillement est passé. Je fais différence entre la lecture entremêlée de recueillement et l’oraison actuelle. Pour l’oraison actuelle, tenez-vous y auprès de Dieu, étant content de le faire comme il Lui plaît, soit qu’elle soit sèche ou fervente, car c’est la même chose pour Dieu, quoiqu’elle soit moins agréable pour vous. Demeurez exposé à Sa lumière et à Sa chaleur, Lui disant de temps en temps ce qu’il vous vient au cœur de Lui dire, n’agissant pas continuellement mais demeurant de temps en temps dans un silence qui, quoique sec, ne laisse pas de donner lieu à l’opération de Dieu, car si vous agissez toujours, Dieu n’opérera point en vous. Vous me direz : « Mais je ne sens point son opération ». L’opération de Dieu n’est pas toujours sensible, il s’en faut bien. Plus elle est sèche et plus les effets en sont avantageux. Tout ce que vous devez faire de votre part, c’est de [f°2r°] laisser tomber les distractions et de ne les pas retenir sous quelque prétexte que ce puisse être.

[...]b Notre c[her] père1 et Pan[ta]2 ont eu3 raison de vous dire que l’âpreté, l’aigreur et la hauteur sont des défauts sur lesquels vous devez le plus travailler. Il y a deux manières de le faire, l’une par l’oraison qui vous rendra doux et humble de cœur et comme Jésus-Christ : lorsqu’on converse avec les doux et les humbles, on devient doux et humble, au lieu qu’avec les superbes on devient superbe ; la conversation intérieure avec Jésus-Christ vous communiquera ces deux vertus. L’autre manière de vous combattre est, lorsque vous sentez votre esprit aigri et ému, de ne faire aucune correction dans ce temps-là et prendre un temps où vous serez plus tranquille pour la faire. Lorsque vous vous sentez ému d’aigreurs, retournez au-dedans de vous auprès de Jésus-Christ, afin qu’Il vous assiste et ne permet[te] pas que vous vous laissiez aller à votre naturel. Travaillez à cela avec courage, car de cela dépend presque tout le bonheur de votre vie. Si vous ne travaillez pas de bonne heure à vous corriger de ces défauts, vous en formerez une habitude que vous ne pourrez plus déraciner.

Faites le voyage dont vous parlez, et ne vous inquiétez point et ne vous amusez pas à éplucher tous vos sentiments : cela ne ferait que les augmenter et il n’y aurait jamais de fin. Soyez sûr que vous m’êtes toujours bien cher. Je vous embrasse et salue avec respect Pantac. Une petite amitié à Cal4 s’il est avec vous. Mes compliments à madame la V[icomtesse] et à Mlle de R[isbourg]. [f°2v°]

Je n’ai presque rien à vous dire, mon très cher et très honoré Milord, sinon que j’attends les papiers5 avec grand plaisir et impatience. J’ai lu ceux que vous m’avez envoyés. Il y a plusieurs fautes : je les corrigerai. Les traités sont excellents. Notre père traite son adversaire avec une force, une délicatesse, une sublimité et une science qui passe la compréhension des lecteurs communs, mais ces traités seront un jour très utiles. M. F[orbes] vous fait mille compliments pleins de vénération et d’amitié. Pour moi vous savez mon respect. Cor unum et anima una6. Ce 5 d’août.

- A.S.-S., pièce 7458, dictée, de l’écriture de Ramsay qui ajoute le dernier paragraphe, adresse : « Pour le cher boiteux » – A.S.-S., pièce 7417, p. 166 ss. - Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », [1910] p. 122-125, pièce IX - Dutoit, t. IV, Lettre 19, p. 46-51.

aPièce 7458. Sinon copie du marquis, pièce 7417, p. 166 ss.

bPoints de suspension dans le ms.

cIci finit Dutoit.

1Fénelon.

2Pan[taleon] de Beaumont.

3En 1716, Ramsay est précepteur chez le marquis de Sassenage. La lettre serait de 1715 selon Griselle.

4Cal est peut-être l’abbé de Fénelon (Griselle).

5Les papiers de notre père (de Fénelon), dont le marquis n’avait pas la propriété car l’abbé de Beaumont en avait hérité, mais dont il pouvait néanmoins envoyer quelques-uns en communication à Ramsay (Griselle).

6Actes 4, 32.

Au marquis de Fénelon. 2 septembre 1715 ?

Discrétion, oraison, sevrage.

Pour le boiteux.

J’attends1, mon très cher et très honoré frère, les papiers dont vous me parlez ; cela fera un plaisir infini à notre mère. Il n’y a nul danger de les envoyer à milady S[hifd], et le plus tôt que vous pourrez, car mon voyage se fera bientôt. Ne mettez rien cependant dans le paquet que ce dont vous avez des copies, en cas qu’ils vinssent à s’égarer. Je vous aime et vous honore aussi parfaitement que le peut un pauvre mortel qui est dans la région de l’amour propre et souvent occupé de madame l’Egoïté, que je prie Dieu de confondre. M[ilord de] S[hifd] vous embrasse tendrement. Permettez-moi de faire le même. Voici un petit mot de notre mère.

Je suis ravie mon cher enfant, que Dieu, dont la bonté est infinie, ait fait pour vous ce qu’Il fait ordinairement pour ceux qui veulent être tout à Lui, qui est de les retenir plus fortement lorsqu’ils sont dans les occasions de plus grande dissipation. Ce n’est pas qu’il faille pour cela s’exposer par soi-même à la dissipation, mais lorsqu’on y est engagé par un certain ordre de providence, Dieu Se fait plus sentir. Tâchez de gagner sur vous et de ne vous engager à rien par vous-même pour vous mêler de choses que Dieu ne demande point de vous, car votre amour propre et votre vivacité se nourrissent en tout cela. Ne manquez jamais à l’oraison, soit que vous y ayez du goût ou non, car celui qui ne la fait que lorsqu’il y a du goût, se cherche plus soi-même que Dieu, mais lorsqu’on est fidèle à l’oraison dans les peines, les sécheresses et les dégoûts, on ne cherche que Dieu pour Lui-même, et cette oraison Lui est beaucoup plus agréable et plus profitable que toute autre. Lorsque vous êtes dans un état plus sec, c’est alors que vous devez faire usage de la lecture, laquelle est fort utile pour faciliter le recueillement.

Je serais bien aise de vous voir et que vous apportassiez de vous-même, si cela se pouvait et que Panta2 l’agréât, les papiers qui resteront de notre c[her] père. Nous trouverions ensemble un moyen de faire les choses de manière que tous seront contents. Soyez courageux et fidèle. Il est temps de quitter la première enfance pour devenir un homme fort. Je salue avec respect Panta et vous embrasse de tout mon cœur.

C’est une chose merveilleuse comme le règne de Dieu s’étend au loin : cela doit bien nous faire honte que nous autres qui avons tant de moyens et de secours pour être à Dieu, y soyons si peu, pendant que tant de pauvres personnes qui sont dépourvues de tout secours, y sont d’une manière admirable et sont soutenues dans les peines, dans la privation de toutes choses, avec un abandon à Dieu et une fidélité charmante. Il s’en manifeste tous les jours de nouveaux. Priez Dieu et vous unissez à nous pour demander à Dieu Son règne.

Ce 2 de septembre.

- A.A.-S., pièce 7457, copie - Dutoit, t. IV, Lettre 20, p. 52-53 - Griselle, Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », [1910] p. 125-126.

1de Ramsay.

2Panta : l’abbé Pantaleon de Beaumont.

Au marquis de Fénelon. Entre le 2 septembre et le 1er octobre 1715.

« Je suis bien aise que Dieu vous fasse goûter sa présence. »

Vous n’aurez, mon cher fils, que peu de mots de moi, mes yeux étant épuisés par la grande lettre écrite à Panta. Je n’ai plus mon secrétaire. Je crois que vous devez laisser agir la Providence pour monsieur votre aîné. Il y a bien des sujets plus mauvais que lui, mais s’il donnait dans le parti opposé à son oncle, j’en aurais un véritable chagrin. Ma consolation est qu’il ne serait pas vu des plus forts antagonistes, et qu’il serait plus modéré que les autres quand il se souviendrait d’un oncle auquel il a tant d’obligation.

Je suis bien aise que Dieu vous fasse goûter Sa présence. Vous en avez besoin dans ce temps de dissipation. Ne manquez pas à faire oraison selon le temps que vous avez, abrégez vos longueursa pour en prendre davantage. Lorsque vous entendez lire, profitez-en en la manière que vous dites. Quand vous n’avez personne qui vous lise, lisez vous-même comme je vous ai dit. Ces sortes de lectures, quoiqu’on ne retienne rien, nourrissent l’âme et l’empêchent de se trop dissiper. Ne vous inquiétez pas pour vos défauts, mais ne faites rien de volontaire : à mesure que votre intérieur croîtra, ils se dissiperont. Je serai ravie de vous voir. Que Dieu vous soit toute chose.

[en travers] Gardez les papiers pour les faire voir à Saint-André. J’écrirai à La V[oisine]1 une autre fois mais mandez-moi son adresse à Lille.

- A.S.-S., pièce 7135, autographe, avec cachet d’un enfant sur un char ; adresse autographe en f°.1r° : « Le boiteux ». La lettre est écrite sur le f°2r°.- A.S.-S., pièce 7417, f°174 (Lettre 25) - Dutoit, t. IV, Lettre 21, p. 54.

amais n’en faites point de volontaires D.

aLecture incertaine.

1« La Voisine » qui apparaît dans plusieurs lettres mais n’est pas identifiée.

À ? 1er octobre 1715.

Ouverture et prudence.

J’espère que le bon Dieu aura soin de vous, car il n’y a pas grand chose à attendre des hommes dans ce siècle. J’aurais été bien aise de vous voir, mais il ne faut rien faire qui puisse vous faire du tort et vous incommoder. Il faut aller bride en main quand on n’a que le nécessaire [176]. Je vous conjure de vous ouvrir à Puta quand la pensée vous en vient et que vous êtes à portée de le faire : surmontez une mauvaise honte. Je vous prie aussi de ne vous point trop laisser aller à votre activité, cela vous fait une occupation de choses tout à fait inutiles lorsque vous devriez être occupé de choses plus nécessaires. Cela n’avancera point du tout vos affaires et je doute qu’on soit assez disposé à vous faire plaisir. Je commence à craindre que Pan[ta]b ne soit pas traité selon son mérite, mais il faut recevoir toutes choses également de la main du Seigneur. Les gens bien intentionnés ont déjà tâché de faire sentir les choses comme vous les sentez, mais inutilement. Les paroles ne manquent pas, mais l’effet y est entièrement contraire.

Je ne crois pas que votre ami le boit[eux]1 gagnec rien par tout de ce qu’il pourrait dire. L’entêtement, l’ambition, l’intérêt est ce qui gouverne tous les hommes : ainsi il pourrait se nuire sans faire aucun bien. Il sera toujours suspect pour bien des raisons et les gens même qui feront semblant d’entrer dans ses [177] sentiments, ne le feront peut-être que pour les découvrir. Pour ce que vous me dites de ne se point servir d’un sujet profane, cela serait bon si c’était pour des choses spirituelles. Mais comme il s’agit de choses temporelles, on doit s’en servir sans scrupule, vu la difficulté d’en trouver d’autres à présent [….]d Je prie le Seigneur de vous être toutes choses et de vous donner un ange comme à Tobie2 pour vous conduire dans votre chemin. Je vous embrasse avec tendresse.

- A.A.-S., pièce 7417, p. 175 (lettre 26) - Dutoit, t. IV, Lettre 22, p. 55-56.

aà *** D.

bque ** D.

cami gagne D.

d points de suspension du ms et de D qui l’a donc probablement utilisé (on note aussi l’accord quasi parfait entre ces sources).

1 « votre ami le boit[eux] » auquel cette lettre n’est donc pas destinée. S’adresse-t-elle à un Ecossais ? Nous la laissons dans cette série du « cahier des lettres » du marquis, dont elle est la vingt-sixième, comme dans la série des trente-huit lettres du tome IV de Dutoit attribuées par celui-ci au marquis, car « l’ami », le marquis, en eut connaissance.

2Tobie 5, 5.

Au marquis de Fénelon. 20 octobre 1715.

Il faut, mon cher enfant, faire comme le bon patriarche Jacob qui avait creusé un puits : comme il vit qu’on le lui disputait, il le quitta et l’appela contention; il en fut creuser un ailleurs. Puisque cela ferait trop de peine si vous alliez loger chez la p[etite] d[uchesse], il ne faut plus y penser, surtout Panta ne l’accordant qu’avec peine, car il faut avoir cette déférence pour lui de ne pas faire ce qu’il ne souhaite pas et même ce qu’il accorde avec répugnance. Lorsquea la Providence vous mettra hors d’état de rester où vous êtes, il faudra vous en aller. Aussi bien je doute fort que vous puissiez rien faire présentement et, si le bon Dieu veut bien vous assister, Il le fera aussi bien lorsque vous n’y serez pas. Vous ne manquez pas d’amis qui ne vous oublieront pas dans l’occasion.

Pourb ce qui regarde les mémoires dont vous me parlez, la chose étant faite il n’y a plus rien à dire : tout consiste à savoir si les gens sont aussi sûrs que vous les croyez, car quelquefois on se sert de la p atte du chat pour tirer les marrons du feu, car quelquefois les gens ont des intérêts secrets et ils sont bien aise de faire agir les autres sans paraître eux-mêmes. Défiez-vousc de votre imagination et de votre goût pour vous mêler des choses, [d’]une certaine démangeaison naturelle d’entrer en quelque chose et d’y faire un personnage. Mais quand les choses viennent naturellement avec des gens sûrs, - je ne dis pas que vous croyez être sûrs mais qui le sont réellement, - vous pouvez parler de ces sortes de choses. Mais ne vous engagez en aucune écriture : les paroles n’ont pas de suite, il n’en est pas de même des écrits. Combien de gens font leur cour aux dépens d’autrui ! Vous savez que le cher père aimait mieux parler par un tiers que d’écrire. Jed vous conjure dans ces sortes d’occasions, au lieu de vous laisser à votre imagination, de vous recueillir auprès de Dieu. J’espère qu’Il ne vous laissera point faire de fausses démarches. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.

Ce 20.

- A.A.-S., pièce 7495, sous dictée et cachet - pièce 7417, p. 177 (lettre 27) - Dutoit, t. IV, Lettre 23, p. 57-58.

apeine. Lorsque D omission.

baller. Pour D omission.

crien à dire. Défiez-vous D omission.

décrits. Je D omission.

1contention : mot emprunté au latin contentio « tension, effort », d’où « lutte, rivalité, conflit ». (Rey) – Gen. 26, 21-22 : « Ils en creusèrent encore un autre [puits] ; et les pasteurs de Gérara les ayant encore querellés, il l’appela Inimitié. [22] Etant parti de là, il creusa un autre puits… » (Sacy).

Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre et le 4 mars 1716.

Ne pas se retourner sur soi-même, porter sa croix avec agrément.

C’est un fait que tout ce qui remplit l’esprit dessèche le cœur. Vous vous laissez trop occuper de ce que vous faites ou ne faites pas. Laissez tomber vos imaginations le [179] plus que vous pouvez et n’en entretenez point volontairement, mais quand vous avez fait votre mieux, ne retournez pas sur vous-même pour éplucher ce que vous avez fait : cela ou vous élève si vous croyez avoir bien fait, ou vous fait une fourmilière de réflexions si vous croyez avoir mal fait [....]a

J’aurai bien de la joie de vous embrasser, mon cher enfant. Vous me faites une véritable compassion, mais Dieu ne traite pas Ses enfants comme les autres hommes : Il les marque de Son sceau qui est la croix. L’Imitation de Jésus-Christ [dit :]  « Les autres seront estimés et vous comptés pour rien. Ce que les autres feront sera admiré et ce que vous ferez sera blâmé du chapitre1. » Les autres réussiront dans des affaires injustes et vous ne pourrez réussir dans les plus équitables : c’est que les maximes du monde et celles de Jésus-Christ sont tout à fait opposées. Le cher papa disait hier qu’il n’y avait point de chrétiens. Pour moi qui en crois quelques-[180] uns, je dis qu’ils se distinguent par le signe du Tau2, c’est-à-dire par la croix, mais croix portée avec agrément, par ne réussir en rien, par être méprisés de tout le monde. Dieu les cache même à leurs propres yeux et à ceux des autres, Il les cache, comme dit l’Ecriture, dans le secret de Sa face3. Tenez-vous donc heureux dans vos disgrâces d’appartenir au petit Maître. Vous devez dans tous les mauvais succès penser que vous êtes entre les mains des ennemis du petit Maître. Nous ne serons jamais traités comme Il l’a été. Il a bu l’amertume du calice et ne nous en laisse que la superficie. Soyons de véritables chrétiens par l’amour et la croix. Je vous embrasse encore une fois.

- A.A.-S., pièce 7417, p. 178 (lettre 28) - Dutoit, t. IV, Lettre 24, p. 58-60.

ams.

1Adaptation assez libre du pass age : « Quod alii dicunt audietur : quod tu dicis pro nihilo computabitur […]  - On écoutera ce que disent les autres, ce que vous direz sera compté pour rien. […] » (trad. Lamennais, 3.49.4-5, éd. Chenu, p. 264.).

2Ezéchiel 9, 4-6 : « Et le Seigneur lui dit : Passez au travers de la ville, au milieu de Jérusalem, et marquez un tau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui se font au milieu d’elle. » (Sacy).

3Ps. 30, 27 : « …Il a fait paraître envers moi Sa miséricorde d’une manière admirable, en me retirant dans une ville bien fortifiée. » (Sacy).

Au marquis de Fénelon. Septembre 1716 ?

Je ne comprends pas, mon cher enfant, la bizarrerie de la sœur de Pan[ta]1 car, ne pouvant vous avoir, elle doit être ravie que vous soyez ailleurs. Cela s’appelle le chien du jardinier2. J’écrirai à Panta et je lui mandrai les raisons que vous avez de vous mettre chez la p[etite] d[uchesse]3. Pour ce qui regarde M. votre frère, il en doit être lui-même fort content puisque cela vous donne le moyen de faire vos affaires. Je crois que ce que vous a dit la s[œu]r de Pan[ta] sur le fils de la p[etite] d[uchesse] peut n’être pas tout à fait comme cela, mais quand ce serait, comment pourrait-elle se charger de cet enfant malade puisqu’elle allait elle-même à la campagne ? Quand elle serait restée, je doute qu’elle s’en fût chargée : ne doit-elle pas être libre ? Vous avez le sage Isaac4 qui peut vous dire sa pensée, je ne trouve à cela aucune difficulté. Après avoir été ami des gens pendant leur vie, il faut leur marquer en ceux qui leur sont plus proches qu’on l’est encore après leur mort. [f°.2 r°]

Lorsque je vous ai dit de ne point dire votre sentiment des événements présents, je n’entends pas que vous n’en parliez pas avec vos amis mais bien avec ceux qui, ne l’étant pas, pourraient se servir de cela pour vous nuire. Je sais par mon expérience combien cela est difficile à pratiquer en certaines occasions, mais il faut avoir bon courage, agir simplement sans s’entortiller au bout de soi. Si vous êtes fidèle à rentrer au-dedans de vous, j’espère que Dieu vous donnera la lumière et la force nécessairea.

Ne pourrait-on point se servir du lieu où est La Voisine pour faire tenir ce que nous avons de notre père ? Je lui ai écrit en droiture, mais je n’ai point mis saint Ghienb car elle ne me l’avait pas mandé. Je prie le petit Maître de vous être toute chose.

Je vous prie de dire à R[amsay] qu’on nous envoie tous les écrits français de notre père à la réserve de la métaphysique, je veux aussi le thé…c nous en rendrons bon compte, personne n’y prenant plus d’intérêt que moi5.

Ce bon R[amsay] a radoté quand il demande un catalogue. Qu’on nous envoie ce que nous demandons et tout sera en bon ordre. Que son latin soit aussi bien et sa métaphysique, tout ne sera pas mal.

- A.A.-S., pièce 7502, autographe - §2 « Lorsque […] force nécessaire » : Dutoit, t. IV, [courte] Lettre 25, p. 60-61.

anécessaire. Je le prie de vous être toutes choses. D ajout d’une formule finale.

bLecture confirmée, sens obscur.

cthéol : ou thél : voir la note 3.

1L’abbé de Beaumont.

2proverbe espagnol repris dans la comédie de Lope de Vega.

3La duchesse de Mortemart.

4Isaac Dupuy.

5On pense non pas au Télémaque, publié dès avril 1699, mais à des textes tels que ceux rassemblés sous le titre (moderne) d’ Opuscules théologiques, parallèles aux développements métaphysiques de la Démonstration de l’existence de Dieu, ou bien à ceux des Lettres sur divers sujets concernant la religion et la métaphysique. V. Fénelon, Œuvres II, Bibl. de la Pléiade. Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie (demeuré inédit jusqu’en 1930) faisait déjà l’objet de l’intérêt de Madame Guyon de par sa richesse spirituelle et de par l’autorité attribuée à l’époque à Clément.

Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre 1715 et le 4 mars 1716.

Souvenons[-nous] de ces paroles de notre Maître : mon Royaume n’est pas de ce monde1. Il s’est dépouillé Lui-même de toutes Ses grandeurs pour mener une vie pauvre et abjecte. La prospérité est selon moi la plus terrible tentation et dont on se défie le moins. Heureux celui qui dans ces temps de malheur n’aura rien à démêler avec personne, et qui se tiendra à l’écart de peur que la tempête ne le surprenne lorsqu’il y pense le moins. Je prie Dieu pour qu’Il conduise tout pour Sa gloire à votre véritable bien.

- A.A.-S., pièce 7417, p. 181 (lettre 30) - Dutoit, t. IV, Lettre 26, p. 61.

1Jean, 18, 36.

Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre 1715 et le 4 mars 1716.

Pour le cher boiteux.

Mon cher enfant, je prends bien part aux croix que la Providence vous envoie. Vous m’en êtes beaucoup plus cher. Je ne suis jamais plus unie à mes amis que lorsqu’ils sont crucifiés. Ce m’est un gage qu’ils seront tout de bon à mon cher Maître. Mon petit-fils ne viendra pas : son père et sa mère ne le souffriront pas car ils ne veulent pas que je voie leurs enfants, cependant je saurai cela sûrement entrecié1 dimanche.

Bona courage, combattez les combats du Seigneur. Ne vous lassez pas et laissez-vous là pour ce que vous valez sans tant réfléchir sur vous-même. Faites bonnement de moment à autre ce que vous avez à faire, après quoi laissez tomber les réflexions, car lorsqu’on réfléchit après coup, on s’enfle facilement du bien et on s’abat du mal. Quand serez-vous une fois bien persuadé que, n’étant propre à rien, si vous réussissez en quelque chose, c’est Dieu qui l’a fait, et [que] si vous ne faites rien qui vaille, vous n’êtes pas capable de mieux ? Employez à penser à Dieu le temps que vous employez à penser à vous, et nous serons très bons amis. Finissez vos affaires et ne négligez rien pour cela : c’est l’ordre de Dieu sur vous, préférable à tout le reste. Jeb vous embrasse, mon cher enfant.

- A.A.-S., pièce 7417, p. 183 (lettre 32), et pièce 7505, autographe - Dutoit, t. IV, Lettre 29, p. 66-67.

1Lecture confirmée, sens obscur. Cela doit vouloir dire « entre ici et » (régionalisme ?).

aMaître. Bon D omission.

bamis. Je D omission.

Au marquis de Fénelon.

« Je voudrais bien savoir si je puis compter que vous serez ici… »

Ce 6ème juin, le b[oiteux] :

Vous m’aviez mandé, mon cher boit[eux], que vous seriez à Cambrai et que vous n’y seriez que deux jours. Je m’étais hâtée de vous écrire une longue lettre que je vous priais de garder et de lire quelquefois. Elle sera donc perdue puisque vous n’y êtes pas, et qui pis est, peut-être lue. Si le P.1 m’avait fait ce vilain tour, dame ! il ne serait pas bien joli. Je voudrais bien savoir si je puis compter que vous serez ici avec ma fille. Sinon je prendrais d’autres mesures pour avoir quelqu’un.

Je vous conjure de n’être plus perplexe, car votre perplexité vous embrouille et entortille, et ne vous laisse point une certaine netteté dans vos expressions que vous devriez avoir. Je veux que mon cher enfant soit courageux pour combattre les combats du Seigneur. Laissez-vous à Lui, quittez ce qui est de l’enfance spirituelle. Vous me manderez si vous avez reçu ma grande lettre : vous y trouverez correspondance à celle que je reçus hier. Je vous embrasse, mon cher enfant, et prie Dieu qu’il vous soit toutes choses.

- A.A.-S., pièce 7529, autographe.

1Père ?

Au marquis de Fénelon.

« Il est jaloux, laissez-Le reprendre son bien. »

Ô mon bon et cher enfant, il faut mourir mais [...]a pas de la mort naturelle : il y en a d’autre [sic] à passer avant ce temps. Vous êtes à Dieu et tout ce qu’Il vous a donné Lui appartient. Laissez-Lui tout reprendre, je vous en conjure. Nous en parlerons lorsque nous nous verrons. Ne laissez pas d’amenera une autre fois mon grand fils, car je vous promets qu’après que je l’aurai un peu vu, je ne [f°1v°] vous quitterai point pour lui.

Nous dirons toutes choses, laissez-vous tout aider. Ne savez-vous pas qu’une personne faite tient fortement ce qu’elle tient ? Mais lorsque ses forces s’affaiblissent, elle lâche peu à peu prise jusqu’à ce que l’extrême défaillance lui ouvre les mains et lui fait tout quitter tout à fait : c’est en vous [mot illis.] vous vous relâchez insensiblement mais que vous tenez encore. La faiblesse deviendra au point que vous ne pourrez rien retenir : quelque volonté que vous croyez [possible], vos efforts seront les vains efforts d’un homme, dont la défaillance ne lui permet qu’à peine de tenir la main à demi-fermée. Vous êtes à Dieu et non à vous. Il est jaloux, laissez-Le reprendre Son bien et employez l’équité, que vous devez avoir en la place où vous êtes, à Lui faire la première justice, à vous la faire à vous-même. Laissez-vous ôter ce que vous auriez assurément peine à rendre. Dieu vous fait grâce de tout prendre : je vous déclare que je serai toujours de Son parti et que mon cœur, sans vous rien dire, vous dérobera bien des choses pour les rendre à qui il appartient. Je suis méchante, je vous aime néanmoins de tout mon cœur. Plus je vous aimerai, moins vous serez épargné. Ce n’est pas pour vous que Dieu vous a fait dons de grâce, c’est pour avoir le plaisir de jouer au roi dépouillé : laissez-Le faire. Hélas ! Il est si nu Lui-même et dans la crèche et sur la croix : qui oserait vouloir une robe après cela, quelque froid qu’il fasse ? Je ne puis vous dire combien je suis à vous.

- A.A.-S., pièce 7534, autographe.

Au marquis de Fénelon.

Le boiteux.

J’ai bien de la joie, mon cher enfant, que la Providence ait disposé les choses de sorte que je puisse vous voir en passant : nous parlerons de tout. Voilà une lettre pour Panta. Il y avait dans les cahiers que vous avez emportés, dans un de ceux qui sont plus grands que les autres, des lettres du baron de Metternich que je vous prie de me renvoyer1. Je ne crois pas que la lettre que vous avez emportée et que j’ai corrigée, soit de M. B.2, mais bien de celles que Manon m’avait envoyées. Et comme sur une telle matière ce qui abonde ne viciea pas, je l’avais envoyée pour cela. Je vous embrasse, mon cher enfant.

- A.S.-S., pièce 7535, autographe.

1On en trouvera quelques-unes dans la série des lettres de direction de Metternich, cas rare où l’on dispose d’une correspondance passive tardive. Les « cahiers » de correspondance ont dû être communiqués à Poiret.

2M. Bertot ?

a lecture incertaine.

Au marquis de Fénelon et à Ramsay. 

Mon cher enfant, je suis beaucoup plus mal que je n’ai été. Les douleurs [où] j’étais [sont créées] par le dévoiement et elle[s] continue[nt] ; quoiqu’il soit plus forta, on a envoyé quérir le médecin à mon insu. Si cela continue, il est impossible que je puisse résister, à moins que le petit Maître ne me fasse vivre. Je ne puis plus rien manger du tout. Je crois que vous devez montrer à M. de Noailles ce qui a été fait. Ces sortes de couteaux à deux tranchants mérite[nt] d’être connus. Ne ravaudez point sur le passé, ne vous confessez que lorsque vous en aurez le mouvement ou un vrai besoin, non par vos ravauderies mais par un certain je ne sais quoi. Croyez-vous accommoder le procès ? Je vous embrasse.

Cher R[amsay], je ne puis de rien manger absolument et le bouillon ne m’accommode pas. Il m’est venu envie d’un petit morceau de fromage de Sas: il n’en faut qu’un morceau pour manger un peu de pain. On n’entend plus parler de [mot illis.], mon enfant abandonné de sa mère. Je salue xx et s et j’embrasse. Dites à Put [Dupuy] que j’embrasse, que lorsqu’il aura reçu l’argent de M. de Gautret, qu’il le mande à la petite Marc2 car c’est pour elle.

- A.S.-S., pièce 7548, autographe ; adresse : « monsieur de Ramsay à l’hotel de Sassenage sur le quai des théatins à Paris » - cacheté.

aSic.

bLecture incertaine.

1Qui fut au service de Madame Guyon.

Au marquis de Fénelon.

« Nous sommes du naturel des crapauds… »

Je vous dirai, mon cher enfant, que dans un temps bien misérable comme celui-ci, je ne vous aurais pas conseillé de rien faire pour la personne que vous savez, car véritablement c’est une mauvaise porte que celle par où il entre dans l’Église : l’ambition, [mot illis.] s’il y a avec cela des gens pour le jansénisme. Je serais très fâchée que vous vous en fussiez mêlé. Ce qui me donnait de l’indulgence sur le reste était que je l’y croyais entièrement opposé, mais si vous m’aviez dit son penchant de ce côté, je n’aurais jamais souffert que vous vous en fussiez mêlé. Je sens ces sortes de choses où il y a le moins de remède, car lorsqu’on est capable de régler sa religion sur son intérêt, on est capable de tout. Que vous ne vous expliquez-vous avec moi sur cela, car assurément je ne serais jamais entrée dans la chose ! Je prie Dieu ou qu’Il ne permette pas que la chose s’achève ou qu’Il change le sujet. Cela me chagrine fort aussi : pourquoi demander conseil sans s’expliquer de ce qu’il y a de plus dangereux et dans une matière de cette conséquence ?

Au reste, mon cher b[oiteux], pour ce qui vous regarde, soyez à Dieu au-dessus de toute pensée et de toute imagination et laissez tout tomber. Vous ne pouvez empêcher les folies de l’imagination, mais vous pourrez vous renoncer et ne prendre part à rien. Nous sommes du naturel des crapauds: nous nous enflons de tout. Mais de même que l’enflure du crapaud n’est que du venin et qu’il prend son poison sur la terre, il en est de même de notre enflure : c’est un poison mortel pour notre âme, ce poison vient de la terre qui est nous-mêmes et c’est notre amour propre qui nous enfle. Mais si le crapaud est si vilain, il a une admirable propriété qui est qu’étant exposé au soleil, il perd la malignité de son poison et sert à faire un excellent antidote. Si nous nous exposons au soleil de justice et que nous nous élevons de la terre, c’est-à-dire au-dessus de nous-mêmes par un entier renoncement, nous paraîtrons si horribles et si sales aux yeux de Dieu qu’il y aura en nous de quoi faire un véritable antidote contre toute enflure. Ayez bon courage, mon enfant, ne vous laissez jamais élever pour la prospérité soit spirituelle soit temporelle, ne vous laissez jamais abattre pour l’adversité spirituelle ou temporelle, accoutumez-vous à une certaine fermeté d’âme. Cette fermeté vient de notre souplesse envers Dieu : plus nous sommes souples en la main du petit Maître, plus nous sommes affermis contre tous les événements de la vie. Croyez-moi bien à vous dans le petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7501, autographe - A.S.-S., pièce 7417, p. 181 (lettre 31) - Dutoit, t. IV, Lettre 27, p.62-63.

La pièce autographe couvre l’ensemble, sans s’arrêter entre « Au reste mon cher b. » et «  pour ce qui vous regarde ». Le cahier des lettres du marquis commence à partir de : « Pour ce qui vous regarde… », précédé de l’annotation habituelle : « une autre [lettre] » ; il a censuré le premier paragraphe. Même début pour D ce qui confirme l’hypothèse de son recours au cahier.

1La lettre 414, adressée au baron de Metternich, est suivie d’une fable mettant en scène un crapaud.

Au marquis de Fénelon.

Le boiteux.

Eh bien venez donc, vous serez en prison. .. ; Je doute que le petit-fils vienne : Servais1 m’a assuré qu’il avait dit la même chose lorsqu’il vint la dernière fois et [que] son père ne voulut pas qu’il vînt. Nous règlerons tout le reste lorsque vous serez ici. J’ai les nuits la fièvre et reprends du quinquina. Vous ferez mauvaise chère : on ne trouve rien dans cette saison. Le petit Maître vous conduise ! Amen.

- A.S.-S., pièce 7503, autographe.

1M. Servais, un familier qui sert Madame Guyon ainsi que sa femme, la « s[igno]ra Servais » (lettre précédant celle du 3 février 1716). V. la lettre relative à la malle précieuse (« Après la fin mai 1715 »).

Au marquis de Fénelon.

Ne rien faire de nouveau, éviter toute dispute.

Ce 15,

Il ne faut point avoir de regret, mon cher e[nfant], de ce que Dieu ordonne par Sa Providence. Tout ce qu’Il fait est bien. Lorsqu’Il le voudra, Il nous donnera les moyens de nous voir. J’ai été si mal que je n’aurais pu qu’à peine vous voir et vous parler. Je suis si considérablement mieux qu’à moins d’un renouvellement de mal, comme il m’est déjà arrivé plusieurs fois, je crois que je pourrai guérir bientôt.

Je voudrais faire passer au public l’ouvrage dont vous me parlez, quoiqu’il y ait peu à en espérer. Cela ne laisse pas de développer des vérités très utiles, mais après cela je ne voudrais plus rien tenter1. L’occupation où vous êtes de ces sortes de choses vous nuit infiniment. Cela tient toujours votre esprit en vivacité et ne lui donne point ce calme qui lui serait si nécessaire. Je vous demande donc deux choses après que vous aurez rendu public ce dont vous me parlez : l’une de ne rien faire de nouveau, l’autre d’éviter toute dispute. Il faut prier et se calmer, la vivacité naturelle ne pouvant produire rien de bon, surtout dans une personne qui a tant de besoin de la calmer. Sitôt qu’il sera imprimé, envoyez-le moi.

Je vous ai répondu par Put sur le mariage. Comment voulez-vous qu’après vous être livré vous-même volontairement à la distraction, vous n’en ayez [f°.1v°] pas lorsque vous voudriez bien n’en pas avoir ? Vous êtes trop plein de vous-même et de mille autres choses pour n’être pas sec à l’égard de Dieu. Il faut un esprit reposé et un cœur tranquille pour garder le don de Dieu et vous n’êtes rien moins que cela. Il serait étonnant que vous ne fussiez pas sec : l’impétuosité de votre esprit entraîne comme un tourbillon le peu d’eau de la grâce que vous pourriez avoir, et comme un grand vent sèche en un moment l’humidité, de même votre vivacité dessèche tout l’humide de la grâce. Votre mauvais goût est une chose que vous devez éviter, mais votre perplexité et vos retours, loin de le détruire, l’entretiennent. Donnez-vous la discipline tous les vendredis de ce carême et deux fois la semaine sainte, et vous me direz comme vous vous en trouverez. Soyez persuadé que je vous aime tendrement dans le petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7506, autographe.

1La Vie ? La seconde partie au moins du manuscrit d’Oxford a été lue par Madame Guyon : elle y apporte quelques corrections manuscrites décrites dans notre édition de la Vie par elle-même…, Paris, 2001, p. 84-85.

Au marquis de Fénelon et à Ramsay.

« …un grand vide dans la tête pour causer une si grande plénitude. »

[Pour] le b[oiteux] ce 27,

J’ai été très mal cette nuit et je vois que les forces diminuent et [que] le mal revient. Le médecin ne veut pas venir et je ne sais que faire et ne m’en soucie guère.

Pour répondre, je vous dirais que, lorsque je vous ai défendu de dire, ce ne sont que les choses passées que vous ravaudez sans cesse. Mais lorsqu’il s’agit de faire une chose, au lieu de vous en remplir comme vous faites, je la dirais simplement et je demanderais avis comme vous avez fort bien fait à M. Isaac [Dupuy]. Mais lorsque vous dites une chose, il la faut dire entière sans en omettre une partie : quand vous faites autrement, c’est pure nature qui se décharge du plus gros fardeau et qui ménage l’amour propre ; dans le reste il vaut encore mieux dire que de conserver cette plénitude de tête qui, comme les mites, enfante un millier en un moment. Plût à Dieu que vous puissiez vous occuper de Dieu et de rien autre, mais puisqu’il faut que votre tête soit pleine, dites donc et parlez. Il faut que vous ayez un grand vide dans la tête pour causer une si grande plénitude. Je voudrais laisser tout tomber d’abord sans me laisser remplir de rien bon ou mauvais, mais pour cela il vous faudrait faire ici un an de noviciat, car jusqu’à ce temps vous serez comme les flots de la mer. C’est assez gronder.

Cher R[amsay]a : Je vous prie de donner à Mr Hooch1 les Juges et Ruth à lire. Je suis convaincue que cela lui fera du bien car c’est une suite depuis le commencement court et instructif. Je vous assure qu’il me tient fort au cœur. Je lui ai écrit par M. Isaac et par la p[etite] d[uchesse]. Adieu, mon pauvre rat2, emplissez toutes les ratures du petit Maître.

Faites pour moi à Milady et à Milor3 qu’ils m’excusent si je n’écris pas.

Le b[oiteux :]b 

Achevez votre projet vaille que vaille pour cette fois : vous menacez de venir pour le carnaval et c’est dans quatre jours les Cendres.

- A.S.-S., pièce 7507, autographe.

asur la même ligne : « gronder pour R cher R… »

bsauts de lignes. « Le b. » : le marquis.

1L’écriture ne présente aucun doute. S’agirait-il de Nathaniel Hooke, de Londres, qui devait connaître le Dr. Keith et qui traduira la Vie de Fénelon de Ramsay ? V. Henderson, M. N. E., p. 59.

2Furetière : « on dit d’une personne de fort petite taille, qu’elle n’est pas plus haute qu’un rat. » Ramsay était-il petit ?

3Un Ecossais et son épouse. S’agit-il de James, 16th Lord Forbes (1689-1761) « …younger brother … was twice married, first in 1715 to a sister of Lord Forbes of Pistligo … personnally acquainted with Mme Guyon » (Henderson, M. N. E., P. 50) ? Il ne s’agit probablement pas de Lord Deskford, James Ogilvie, (1690-1764), qui fut arrêté en août 1715 et confiné un moment au château d’Edimbourg.

Au marquis de Fénelon et à Ramsay.

« … je voyais tant de têtes et point de cœurs… »

Le b[oiteux].

Comme j’espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous les hommes comme des esprits de blé ; je voyais tant de têtes et point de cœurs, je disais : «  Petit Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes, qu’il n’y ait plus que des cœurs ».

R[amsay]a. Vous n’aurez pas grand chose de moi. Je vous ai obéi. J’ai vidé quantité de pus, mais je n’en vide point et la fièvre a été un peu plus forte, mais je la compte pour rien auprès des douleurs si violentes. Je confesse ma lâcheté.

[pièce séparée1 :]…à Servais … pour nous servir qu’il fasse donc, ce petit m[onsieur], tout ce qu’il voudra. Je vous attendsb.

- A.S.-S., pièce 7508, autographe.

1Ce dernier paragraphe appartient à une pièce séparée, de taille différente du reste de la lettre, mais groupée sur le même support (récent).

ams : « …cœurs R / Vous… »

bFin de phrase soulignée.

Au marquis de Fénelon.

Ce 16,

Mon cher b[oiteux], vous pouvez venir quand il vous plaira. Babet ne me pardonnerait jamais si vous ne veniez pas. Je lui ai représenté la mauvaise chère que vous feriez et la difficulté qu’elle aurait à faire la cuisine : elle dit que vous aiderez ou du moins que vous me garderez pendant qu’elle la fera tant bien que mal. J’ai toujours la fièvre, un extrême dégoût et on ne trouve chose au monde en cette saison que du veau, dont je ne mange guère. Dieu sur tout. J’ai grand regret à ma pauvre nourrice, mais plus le petit Maître m’est méchant, plus je L’aime. Il m’ôte encore la S[igno]ra Servais, qui aurait pu nous servir : qu’il fasse donc, ce petit M[aître], tout ce qu’il voudra. Je vous attends.

- A.A.-S., pièce 7509, autographe.

Au marquis de Fénelon. 3 février.

Ce 3 février.

Vous n’aurez pas une longue lettre de moi, cher e[nfant] : mon secrétaire est malade. Votre grande lettre m’a bien consolée et ce que vous me promettez de mon cher père. Je porterai la dent à mon cou et je tâcherai de mourir dans le manteau1, et l’un et l’autre vous seront rendus. Je suis bien aise de votre société. Il faut néanmoins paraître à la Cour et aller chez la s[oeu]r de Penta d’abord puisqu’elle le souhaite, ensuite vous retournerez à ce gîte. Votre société sera comme le ménage : vous n’en sortirez que pour remplir vos devoirs, qui sont indispensables dans le métier dont vous faites profession. Surtout après les avances que vos amis ont fait[es], vous ne sauriez différer à venir. Je vous aime bien tendrement. L’amitié de p et de mère [plusieurs mots illis.] vous salue dea tout le cœur. J’ai été trois semaines malade, ce qui m’a empêchée d’écrire à Pant[a] et de faire écrire à M. votre frère.



- A.A.-S., pièce 7510, autographe.

a« de tout le cœur […] votre frère » est écrit tête-bêche entre  « Ce 3 février […] Vous n’aurez pas… » par manque de place.

2Le manteau de Fénelon, v. la lettre suivante.

De Ramsay au marquis de Fénelon. 6 février 1716.

Ce 6 de février.

Pour le cher boiteux.

Mon cher marquis, notre mère étant tombée malade une seconde fois hier, et en l’ayant saignée, elle est encore bien faible aujourd’hui et ne peut pas vous écrire elle-même. Vous étiez bien présent à son cœur dans ses maladies. Elle m’a parlé de temps en temps de vous avec tendresse dans ses plus violentes peines. Comme je vous aime, cela me fit grand plaisir et je vous l’écris pour vous encourager de redoubler votre pas pour aller à notre Seigneur dans le sein du petit Maître. Allons ensemble : voulez-vous que je vous accompagne jusqu’à la crèche du pauvre Jésus ? Devancez-moi, je serai votre laquais. Nous ferons hommage au petit Maître : je me tiendrai volontiers à la porte pendant que vous entriez [sic] jusqu’à Son cœur.

Notre mère a reçu votre présent, elle l’a mis. Je suis ravi de voir ma mère couverte du manteau de mon père. Cela me paraît un grand mystère : son esprit dégagé de la matière couvre à présent le sien. Ils engendrent ensemble des petits enfants, elle reste pour les enfanter. Peut-être que ces deux violentes secousses qu’on a eues depuis peu étaient les travaux d’un nouvel accouchement, quelque Trans peut-être, quelque […] de Trans qui vient d’être mis au monde spirituel. Je suis fou, c’est vrai, mais les fous disent souvent de belles choses. Je ne sais ce que je dis, je suis insensé, j’ai oublié même ce qu’on m’a dit de vous mander. Je m’en souviens : c’est de vous tenir bien près du petit Maître, d’écouter le cœur de votre mère. Le respectable père vous aime. J’ai eu des lettres des trans, il y a quelque temps, où il y a des compliments pour vous. Aimez-moi comme je vous honore.

Je ne doute point que le seigneur Isaac nea vous ait appris qu’il y a huit jours que notre mère pensa expirer d’un catarrhe qui tomba sur la poitrine. Je vous avais envoyé un petit billet écrit de son sang. Hier les mêmes suffocations revinrent, la saignée l’a soulagée. Hélas ! nous serons peut-être bientôt orphelins, mais nous ne perdrons point ni père ni mère. Donnez-nous de vos chères nouvelles.

Commeb cette lettre m’est envoyée ouverte, je vous dirai que les nouvelles que R[amsay] m’écrit de notre mère. Voici mot à mot ce qu’il me marque : la poudre de vipère a bien fait et lui a procuré une sueur, laquelle l’a beaucoup dégagée. On ne l’a point saignée depuis qu’on me le manda hier parce qu’elle était faible, mais le besoin n’y était pas car elle était mieux. Son sang même à la saignée de la veille n’était plus si épais et avait des sérosités. Voilà, mon cher frère, le contenu de ma lettre. Tout ira bien s’il plaît au petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7445,  « à monsieur / monsieur le marquis de Fénelon ». Ecriture de Ramsay suivie d’un ajout d’une autre main. Nous datons cette lettre de peu après la mort de Fénelon, « mon père ».

aPut (le Seigneur Isaac add.marg.) ne Il s’agit de Dupuy.

bNouvelle main.

Au marquis de Fénelon.

Ce 23,

Si on pouvait compter sur quelque chose, mon cher enfant, il serait bien avantageux pour l’enfant que Panta acceptât la proposition qu’on lui fait. Ce serait un grand sacrifice en toute manière qu’il devrait faire pour le bien d’un enfant qui nous est si cher. Il ne devrait pas, ce me semble, refuser M. de Fréa car, s’il demeure comme il a été nommé, Panta sera bien avec lui et l’on ne saurait trop désirer que cet enfant soit en de pareilles mains. Si on ne se sert pas de M. de F., il sera dégagé de sa parole ; on s’est déjà expliqué, à ce qu’on prétend, qu’on voulait le faire. Elle n’est pas des personnes dévouées au petit Maître et ce serait un grand malheur pour lui et les siens. Au reste cet emploi n’est point au-dessus des forces de Penta. Je sais que sa naissance est plus illustre que n’en n’ont d’ordinaire les personnes qu’on prend pour cet emploi, mais un véritable chrétien ne regarde point à tout cela et, pourvu qu’il soit à portée de faire un bien considérable comme serait celui-là, il sacrifie un certain point d’honneur qui n’est que dans l’idée des hommes. Mais, comme je vous dis, si la chose n’est pas fixée pour M. de F., sa parole se peut retirer ne la donnant qu’à lui, car je ne lui conseillerais jamais d’être sous une personne suspecte. C’est tout ce que j’ai à dire là-dessus. Comme il est la partie intéressée, tout ce que nous disons ici s’appelle conter sans [mot illis.]

Le procédé de M. de Vil. est bien vilain. Peut-être trouve-t-il à cela quelque petit gain auquel on prétend qu’il est fort sensible ? Souvenons-nous de ces paroles de notre Maître : « Mon Royaume n’est pas de ce monde », Il se dépouille Lui-même de toutes Ses grandeurs pour mener une vie pauvre et abjecte. La prospérité est selon moi la plus terrible tentation et dont on se défie le moins. Heureux celui qui, dans ces temps de malheur, n’aura rien à démêler avec personne et qui se tiendra à l’écart, de peur que la tempête ne le surprenne lorsqu’il y pense le moins. Je prie Dieu qu’Il conduise tout pour Sa gloire et votre véritable bien. [Pour] le boiteux.

- A.A.-S., pièce 7513, autographe. Nous ne connaissons pas l’objet de la lettre.

aLecture incertaine.

Au marquis de Fénelon. 20 mars.

Le vrai humble.

Ce 20, [pour] le boit[eux].

Mon cher enfant, il ne faut pas penser à venir : l’air est trop mauvais et vous auriez trop peu de temps, mais il faut espérer que le petit Maître nous fournira les moyens de nous voir avant que je meure.

Défiez-vousa de votre vivacité et de vous-même en toute manière. Vous avez besoin d’une protection de Dieu singulière. Comment l’obtiendriez-vous si vous n’êtes point occupé de Lui, et comment seriez-vous occupé de Lui si vous l’êtes de tout ce qui n’est point Lui ? Ne vous découragez pas néanmoins. Le plus grand de tous les maux est le découragement. Il faut être humilié de nos défauts et jamais découragé. Le vrai humble ne s’étonne point de ses fautes : il en est rabaissé devant Dieu et prend des forces toujours nouvelles pour recommencer à mieux faire, au lieu que l’orgueilleux est découragé et demeure lâche dans son découragement.

J’ai vu M. votre frère. Il dîna et soupa ici : je lui envoyai des rafraîchissements, ce que je pus, non à cause de lui, dont je ne fus pas contente, mais son nom m’est si respectable que quiconque le porte m’est cher. Je suis très obligée à Panta : je n’ai besoin de rien, je le remercie de tout le cœur. J’espère que Dieu me fera la grâce de n’être point à charge à mes amis, que vous me ferez de plaisir de me donner le portrait de mon cher père : il vous sera rendu avec le reliquaire. Je vous embrasse, mon cher enfant, saluez Panta et le remerciez pour moi.

- A.A.-S., pièce 7514, autographe. - A.A.-S., pièce 7417, p. 186 (lettre 34) - Dutoit, t. IV, Lettre 31, p. 71-72.

a « Mon cher enfant, défiez-vous […] découragement. » reproduit dans la pièce 7417 et par Dutoit qui ne disposait donc pas de l’autographe.

Au marquis de Fénelon.

« Ma santé est un peu plus mauvaise… »

J’ai reçu votre lettre d’Orléans, mon cher enfant : je vois que vous vous êtes trompé sur le jeûne, car il ne le fauta pas [faire]. Ma santé est un peu plus mauvaise qu’elle n’était quand vous êtes parti. Vous dites que Cervasa vous a joué d’un toura, il a fait son dû et vous, vous êtes un désobéissant : c’est de cela dont vous devriez faire scrupule, et non pas de ne pas jeûner quand l’Église ne l’ordonne pas. Ne savez-vous pas qu’il n’y a point de jeûne depuis Pâques jusqu’à la Pentecôte ?

J’aime[rais] bien mieux votre disposition présente si vous étiez obéissant que celle d’un plus grand goût et d’une plus [f°1v°] grande ferveur. Un abandon stable, un oubli de vous-même : laisser tomber les imaginations et les scrupules est tout ce qu’il vous faut présentementb. Je vous embrasse, mon cher enfant.

Je vous remercie, mon cher frère, du soin que vous prenez de moia, mais souhaiter bien des os à ronger à un chien, c’est tout ce que l’on lui peut souhaiter de mieux. Babet dit qu’elle ne saurait s’empêcher de priera quand il faut chanter parce que l’envie de rire ne lui prend que là.

- A.A.-S., pièce 7517, dictée. Ecriture inconnue : ce n’est pas celle de Ramsay. Le dernier paragraphe ne semble pas être dicté par Madame Guyon ; il est d’ailleurs marqué par un léger accroissement de l’intervalle entre lignes - A.A.-S., pièce 7417, p. 187 (lettre 35) - Dutoit, t. IV, Lettre 32, p. 72.

a Lecture incertaine : Servais ?

b « J’aime […] présentement » reproduit dans la très courte « lettre » de la pièce 7417 et par Dutoit.

Au marquis de Fénelon. 1716 ?

« Il faut que ces bons Evêques aient perdu l’esprit… »

Ce 20, [pour] le boiteux.

Mon cher e[nfant], ne vous confessez point de tout ce que vous me mandez : il n’y a point de péché, nous parlerons sur cela, il y avait même de la bonne volonté et un zèle mal réglé. Apportez-moi un Télémaque.

Il faut que ces bons évêques aient perdu l’esprit pour demander un concile national1. Peut-on mettre en compromis une bulle reçue universellement dans toute l’Église? Si on la met, où sera la matière de notre foi et quelle est l’autorité fixe qui nous règlera [f.1v° ] à [l’a]venir ? N’y a-t-il pas sujet de craindre que tant d’évêques vacillants et tant de chiens muets ne rendent le mauvais parti le plus fort ? Si le Saint Père accorde sur cette matière un concile national, la religion est perdue en France. Vous ne verrez que trop ce que je vous dis. Dominus illuminat caecos. Tout est dans un aveuglement horrible qui m’afflige plus que je ne puis dire, et je crains bien que ceux qui demandent concile ne soient pas fermes dans leur foi. J’ai vu une lettre de M. Raucechefa où il met que ce qu’a fait le Régent n’est que pour jeter de la poudre aux yeux au Saint Père et qu’ils reviendront [f. 2r°] triomphants. On a envoyé sa lettre à M. le Régent. Je crois qu’il sentira cet indigne procédé. Hélas ! nos propres intérêts est la seule chose qui nous touche : l’intérêt de Dieu et de Son Église ne nous touche point.

J’ai pensé mourir de défaillance de nature ces jours-ci. Je suis un peu mieux aujourd’hui. Je suis fâchée du double état où est la sœur de Penta : il y a peu espérer pour l’âme ; si elle faisait usage de son état, tout irait le mieux du monde. Je suis ravie que vous m’ameniez la petite mada. Et vous serez dans la maison du petit Maître tant que vous le voudrez et pourrez. Si les bons Ecossais viennent, vous pourrez découcher et descendre dans le bas, car je [f°.2v°] fais de vous comme des choux de mon jardin. À Dieu sans amen, mon enfant le boiteux.

- A.S.-S., pièce 7136, autographe.

a Lecture incertaine de la troisième lettre : ma(d ?).

1 Le Roi adopta une idée que Fénelon avait suggéré […] celle d’un Concile national où seraient jugés les opposants. Comme il était prévisible que Rome accepterait difficilement cette solution, Louis XIV y envoya en décembre 1714 un négociateur, Amelot […] en juin-juillet 1715 Louis XIV manifestait son intention de convoquer lui-même le concile, le pape finit par céder au début d’août. Les parlementaires firent alors une vive opposition, et la mort du Roi, le 1er septembre 1715, ensevelit définitivement l’idée d’un concile national. La régence de Philippe d’Orléans commença par une période de quelque deux ans pendant laquelle il se montra nettement favorable au jansénisme. » L. Cognet, Le jansénisme, 1968, p. 103. Il semble qu’il ne puisse s’agir de l’Appel du 5 mars 1717 à un concile général.

2Bulle Unigenitus du 8 septembre 1713 condamnant cent-une propositions extraites des Réflexions morales de Quesnel et tendant à en faire une sorte de somme de ce que l’on considérait comme la doctrine janséniste. Pour un résumé de l’attitude de Fénelon (et donc de Madame Guyon) précédant cette condamnation, v. Cognet, op. cit., p. 94 ss.

Au marquis de Fénelon.

Mon cher enfant, j’ai lu votre lettre moi-même et je dirais que je ne puis qu’approuver votre procédé et très peu celui de M. votre frère aîné. J’aurais fait tout ce que vous avez fait si j’avais été en votre place, vous n’avez rien à vous repentir. Je suis charmée du procédé de Panta, mais si vous avez fait une faute, c’est d’avoir passé un acte avec votre aîné. Comme les sujets sont à présent si dangereux, si M. votre frère n’est point janséniste, son père, qui le connaissait bien, ayant travaillé à lui faire avoir un évêché, je crois que vous devez sans scrupule suivre ses brisées : ayant les bonnes qualités qu’il a, il pourra se corriger des mauvaises et travailler tout de bon. Etant en place, Dieu verse Ses grâces sur Ses ministres pourvu qu’ils ne soient point entachés d’erreurs. Faites donc là-dessus ce que vous pourrez selon le jour qu’il vous y sera donné, et agissez sans hésitations ni scrupule, priant Dieu qu’Il ne fasse réussir que ce qui sera pour Sa gloire1.

Je crois qu’il faut loger cette fois où mad[ame] de Chevr[euse] désire : il la faut ménager par rapport à son frère et à elle-même. Croyez-moi plus à vous que jamais. J’honore et estime Panta[leon] plus que je ne puis vous dire. Il faut que je vous dise en [deux mots illis.]. [Il] me paraît capital de faire à présent ce que mad[ame] de Chevr[reuse] veut.

R[amsay] a fait en latin pour la tombe de notre père ce que j’ai dit en français.

- A.A.-S., pièce 7518, autographe.

1Nous ne savons rien sur les rapports avec le frère.

Au marquis de Fénelon.

« Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu`Il donne par Lui-même… »

Il me paraît, m[on] c[her] e[nfant], que quand les choses sont d’elles-mêmes indifférentes, comme est de se baigner, qui est chose usitée de tous les temps et même nécessaire à la propreté et très souvent à la santé, vous ne devez point vous en faire de scrupule. Tout votre mal vient de l’occupation que vous vous faites des choses et de vos hésitations, ce qui peut rendre défectueuse une chose très innocente d’elle-même. Vous êtes toujours entre deux termes, comme dit Deborah1, à écouter les sifflements du troupeau, c’est-à-dire vos raisonnements, vos doutes, auparavant que les choses soient et après qu’elles sont faites, milles réflexions, ce qui vous cause une occupation perpétuelle de vous-même, et cette occupation de vous-même est la source de toutes vos distractions.

Il ne faut [pas] vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu’Il donne par Lui-même, selon la disposition et l’état qu’Il veut de l’âme. Lorsque Dieu a voulu vous attirer à Lui, Il l’a fait d’une façon plus douce et plus multipliée, mais à présent que Dieu veut vous faire aller par la foi et vous retirer du sensible, Il vous donne un état plus sec et plus simple. Tout votre mal, comme je vous l’ai dit, vient de l’occupation de vous-même et que votre tête est toujours pleine. Quand votre tête sera-t-elle coupée ? Ne savez-vous pas que l’Ecriture dit que qui marche simplement, marche confidemment2. Vous vous chicanez sans cesse vous-même et vous chicanez avec Dieu. Comme la porte chez vous est toujours ouverte aux réflexions, vous en avez ordinaire complaisance sans sujet ou de crainte ou de scrupule. Si vous pouviez une fois laisser tomber toutes ces réflexions, votre intérieur changerait de forme.

Lisez : lorsque la lecture vous fait l’effet que vous me dites, cela est fort bien. Car il faut savoir [f°.1 v°] que la lecture porte son effet dans le moment, sans qu’il soit nécessaire qu’il en reste quelque chose. Quoique vous vous trouviez plus sûr dans l’oraison qu’à la lecture, l’oraison ne laisse pas d’avoir son effet, surtout lorsque la distraction n’est pas volontaire. [Et] même, dans toute la voie de la foi, on est plus sec à l’oraison qu’en tout autre temps : cela n’empêche pas que Dieu n’y opère. Au contraire Dieu y opère davantage, afin que vos sens et vos réflexions n’y prennent rien, comme dans […]a les occasions et que Dieu est plein de bonté pour nous, Il se fait sentir alors pour nous empêcher de L’offenser en quoi que ce soit. Lorsque l’œil est malade, la lumière lui est pénible, mais lorsqu’il se porte bien, il regarde sans faire attention s’il regarde. Il en est de même de l’œil de la foi : lorsque nous sentons notre regard vers Dieu, cela vient de l’indisposition de notre vue intérieure.

Ainsi tout ce que j’ai à vous demander, c’est d’être toujours fidèle à votre oraison, sans vous mettre en peine si vous sentez ou ne sentez pas, si vous êtes d’une disposition ou d’une autre. Vous ne parviendrez jamais à la parfaite tranquillité d’esprit ni au repos du cœur, si vous ne laissez tomber toutes vos pensées et réflexions et vous ne vous déprenez même de vos propres idées, croyant toujours que les autres ont raison ou plutôt que vous [….]a en ce qui ne regarde pas la foi. Sans cela vous conserverez toujours votre vie propre et votre propre activité. Croyez-moi, soyez fidèle à ce que je vous demande et vous vous en trouverez bien. La prière fait beaucoup, mais ce n’est rien si elle n’est accompagnée d’un renoncement continuel. Vous savez bien tout ce que je vous suis en Jésus-Christ.

J’aime3 tendrement m[on] t[très] c[her] marquis. Je veux lui être uni par le cœur. Deux choses empêchent encore cette union : il y en a une en moi et une autre en lui, mais le petit Maître seul peut ôter ces empêchements et nous les apprendre. Je sens en moi deux sortes d’activités : l’une n’empêche pas la simplicité ni le repos, l’autre y est contraire, et cependant elles ne valent rien toutes deux. [f°.2 r°] Je vous prie de prier pour moi et je prierai pour vous : voilà notre union et notre unité. Tendrement tout à vous. Je vous ai écrit, selon ma promesse, à l’adresse de M. de la Motte pour lui être rendu à son passage à Poitiersb. Je vous ai écrit depuis chez M. votre père tout droit d’ici. Accusez-moi réception de mes lettres. Notre mère se porte assez mal depuis votre départ. Je ne la quitterai que le 14e [de]c ce mois. Ce 2 septembre.

J’ai oublié, m[on] c[her] m[arquis], de vous mander que le neveu de Cald, ayant ouvert le paquet, a mandé à la femme du fils de Tate, à qui il l’envoyait, tout ce qui était dedans. Je ne conçois pas comment il a pu faire cette […]f car cette Milady est au fait du tout, ce qui peut faire beaucoup du mal aux affaires du Roi Jacques et de la Prime M[inister]4.

- A.A.-S., pièce 7525, dictée à Ramsay.

aPlusieurs mots illisibles.

bLecture incertaine.

c14e : lecture incertaine.

dLecture incertaine. Cal : L’abbé de Fénelon ?

eLecture incertaine.

fUn mot illisible.

1Juges 5, 16.

2Proverbes 10, 10 : « Celui qui marche simplement, marche en assurance ; mais celui qui pervertit ses voies sera découvert. » (Sacy).

1De Ramsay.

2On est à la veille du soulèvement des « jacobites » (partisans du roi Jacques) de 1715, dû à des causes économiques et religieuses.

Au marquis de Fénelon. 4 mars.

« Nous ne pouvons pas réformer le genre humain. … Pourquoi clocher ainsi tantôt du côté de Dieu, tantôt du côté des hommes ? »

Ce 4 mars, le cher b[oiteux] :

Mon cher enfant. J’ai reçu votre lettre. Jea vous conjure de ne vous point gêner pour m’écrire, il faut agir avec grande liberté. Si vous en aviez besoin, le petit Maître vous le mettrait au cœur. Je ne crois pas que vous deviez disputer avec chaleur sur aucun parti. Cela peut vous nuire en bien des manières. Nous ne pouvons pas réformer le genre humain. J’ai dit dans les commencements de très bonnes raisons, mais j’ai vu dans la suite que rien ne peut convaincre des gens prévenus et entêtés, qu’il n’y a que Dieu qui, en touchant le cœur, puisse éclairer l’esprit. Je me suis renfermée en moi-même comme le rat dans le fromage d’Hollande1 et, lorsqu’on me parle, je dis : « Je suis le pauvre rat solitaire qui ne prend plus de part aux affaires du monde. » Toutes ces disputes dessèchent le cœur et altèrent la charité, et ne sont propres qu’à nourrir la vivacité. Vous n’avez à répondre que pour vous. Dans la situation où vous êtes, nul caractère ne vous oblige à agir autrement, et encore le caractère ne doit vous obliger en rigueur que sur les personnes dont on est chargé.

J’ai apprisb que Pan[ta] est à Paris : je vous prie de lui témoigner que personne ne prend plus de part que moi à tout ce qui le touche, soit biens soit maux. Je ne lui ai point écrit pour des raisons qui le regarde plus que moi. Il doit être sûr de mon cœur en Jésus-Christ. Vous pourrez faire imprimer quand il vous plaira où vous êtes et le The2 [et] les Métaphysiques et tout ce que vous jugerez à propos. Je n’ai retenu que les lettres qui m’ont été données par divers particuliers. Tout le reste je l’abandonne à votre discrétion, je suis sûre qu’il y en a quelques-unes que vous jugerez vous-même être absolument impossibles de produire où vous êtes : R[amsay] pourra vous en dire les raisons mieux que moi. Pour le reste, vous pouvez commencer dès à présent de les donner.

Je vous conjure de ne vous point laisser aller à votre tempérament mou et dissipé, car on fait un grand chemin dans la dissipation et on a bien de la peine à revenir au recueillement. Il est facile de se tourner au-dehors car c’est là le chemin des sens, il est difficile de rentrer au-dedans parce qu’il faut faire violence aux même sens qui nous entraînent. L’homme est accoutumé dès sa jeunesse d’être tout dans les sentiments, et lui qui était créé pour être leur roi et commander aux passions, est devenu leur esclave. Jésus-Christ est venu sur terre pour nous apprendre un chemin tout opposé à celui que la nature nous a frayé depuis le péché d’Adam. Il nous a appris que le royaume de Dieu est au-dedans de nous3 et que c’est [là] où il le faut chercher, mais qu’il n’y a que les violents qui le ravissent4, c’est-à-dire qu’il n’y a que ceux qui font violence à la nature et au sentiment qui jouissent de ce royaume intérieur : c’est pourquoi Il nous a si fort recommandé de nous renoncer nous-mêmes, de porter notre croix et de Le suivre5. La véritable mortification est ce renoncement. Pourquoi croyez-vous qu’on ordonne le jeûne et l’abstinence si ce n’est pour amortir la vivacité de nos sentiments ? Le meilleur de tous les jeûnes est donc de nous renoncer nous-mêmes, de détruire la mollesse de nos sentiments par une force mâle et généreuse pour suivre Jésus-Christ où Il me mène. Dieu dit : «Exterminez vos passions et non pas vos visages, déchirez vos cœurs et non vos habits6 ». Ce qu’il y a de déplorable, c’est que de tous, tant ceux qui jeûnent que ceux qui ne jeûnent pas, nul ne veut jeûner7 [de] sa propre volonté et de son propre esprit, nul ne veut renoncer à ses goûts, à ses amusements. On se contente de n’en avoir point de criminels, on se laisse aller à tous les autres.

Ô lâcheté, lâcheté des chrétiens ! Plût à Dieu qu’ils fussent ou tout froids ou tout chauds ! Mais parce qu’ils sont tièdes, Dieu les vomit8. S’ils étaient tout froids, leur froideur pourrait leur faire de la peine et ils chercheraient sans doute de quoi se réchauffer auprès de Dieu. S’ils étaient chauds, ils rempliraient leurs devoirs en s’attachant à l’unique objet de leur amour. Ils ne clocheraient pas sans cesse des deux côtés. Si Dieu est aimé, que ne Le sert-on comme il mérite de l’être. Si on a choisi le monde, que ne s’y livre-t-on avec impudence ? Pourquoi clocher ainsi tantôt du côté de Dieu, tantôt du côté des hommes ? Ô mon Dieu, que l’état du christianisme est affligeant ! Personne n’a le cœur de se déclarer entièrement pour Dieu. On veut paraître bon avec les bons, et on est réellement pervers avec les pervers. Je ne dis pas ce dernier [mot] pour vous, mais je le dis dans l’amertume de mon cœur pour nous tous. Soyez donc plus courageux et combattez les combats du Seigneur.

Monsieur F[orbes] vous remercie b de la part que vous avez prise à ses chagrins. L’espérance où il est que peut-être ses amis ne seront pas engagés dans rien de fâcheux, le console.

- A.A.-S., pièce 7504 – A.A.-S., pièce 7417, p. 184 (lettre 33) - Dutoit, t. IV, Lettre 30, p.68-71.

aDébut D.

bParagraphe omis par D.

1« Le rat qui s’est retiré du monde », La Fontaine, Fables, VII, 3, vers 25 : « Les choses d’ici-bas ne me regardent plus. »

2Référence aux œuvres de Fénelon. Ses Œuvres spirituelles… seront publiées en 1718, puis en 1738 : v. Fénelon, Œuvres I, Bibl. de la Pléiade, « Bibliographie sommaire des œuvres spirituelles… », p. 1417.

3Luc 17, 21.

4Matt. 11, 12.

5Matt. 16, 24.

6Joël 2, 13.

7En s’abstenant de sa propre volonté…

8Apoc. 3, 15-16.

Au marquis de Fénelon. 10 mars.

Ce 10 de mars,

Pour le cher boiteux.

J’ai reçu votre lettre, mon cher enfant, et toutes celles qui sont venues en même temps dont nous tâcherons de faire un bon usage1. Je me souviens toujours que mon cher père me manda, il y a quatre ou cinq ans, qu’il avait fait des écrits sur l’intérieur, qu’il voulait envoyer à Rome, espérant que le Saint Père les approuverait, et qu’il les avait écrits avec une grande [...]a, que si le Saint Père approuvait, ce serait un grand avantage pour l’intérieur. Il ne les avait pas encore envoyés lorsqu’il est mort : ainsi le bon Panta pourra les démêler des autres papiers et nous en faire part, assuré qu’on les rendrait bien fidèlement. Je ne connais point le recteur dont vous parlez. Si vous n’avez point de confiance à Panta, vous pouvez vous en servir, mais si vous n’avez aucune répugnance à vous ouvrir entièrement à Panta, ce serait encore le mieux pour vous, car il y a bien des personnes qui paraissent bonnes et vertueuses, et qui le sont en effet, qui n’ont cependant aucun goût pour l’intérieur et qui souvent même y ont de l’opposition.

Quand vous êtes à Paris, confessez-vous à votre commodité, à moins que nos amis ne vous indiquassent quelques-uns dont ils [f°.1 v°] sont assurés. Je ne sais comment je vous ai conseillé de lire le Cantique des cantiques2. Il me paraît peu convenable pour vous, mais quand vous serez à C[ambrai], vous pourrez emprunter de la Voisine les premiers volumes du commentaire et, surtout ainsi du reste, [de] l’Évangile de saint Jean3. Le texte même du Cantique est tout à fait propre à éveiller votre imagination vive, mais ce qui est fait est fait.

Il y a bien de la différence à dire tout ce qui vous passe dans l’imagination ou à demander conseil. Il faut être assez humble et petit pour le demander dans l’occasion et trouver bon que vos amis vous reprennent lorsqu’ils croient que vous n’avez pas bien fait. Sans cette docilité et petitesse, vous n’avancerez point dans la correction de vos défauts et, bien loin que les petites réprimandes que l’on vous fait doivent vous fermer le cœur, elles doivent l’ouvrir aux marques d’amitié que l’on vous donne en cela. Car personne ne prend plaisir à dire les défauts aux autres, on aime beaucoup mieux leur dire des choses agréables et qui les contentent.

Evitez la mollesse et la paresse pour les choses qui vous arrivent sans vous : ne vous en inquiétez point, Dieu vous a donné un tempérament tout à fait extraordinaire. Vous ne serez criminel qu’en [f°.2 r°] négligeant de laisser tomber les pensées qui peuvent donner lieu à cela. C’est pourquoi vous devez avoir une très grande fidélité. Désoccupez-vous le plus que vous pourrez, car les réflexions que vous ferez sur vous-même ne serviront qu’à vous donner de la vanité ou du découragement. Soyez fort exactes à votre oraison et à vos lectures quoique vous n’y trouviez aucun goût. C’est dans ce temps-là qu’on doit marquer davantage sa fidélité à Dieu, car lorsque l’oraison est goûtée, on en ferait beaucoup sans peine. Ceux qui sont le moins fidèles au petit Maître voudraient en faire beaucoup avec goût. Allez donc par un grand abandon à Dieu. Une grande droiture et simplicité de cœur et un grand oubli devant vous-même, c’est à quoi vous êtes appelé. J’espère beaucoup de votre âme si vous êtes fidèle à Dieu.

J’écrirai à madame et à mademoiselle de R[isbou]r dès que j’aurai la force de le faire. J’ai encore eu une troisième4 qui m’a fort abattue et affaiblie. La lettre de Mlle de R[isbou]r me paraît tout à fait aimable et je m’intéresse beaucoup pour elle. Les Trans vous aiment tendrement et vous honorent infiniment. J’embrasse Panta. Embrassez-le [f.°2 v°] pour moi et pour les trans, c’est-à-dire trois fois.

- A.A.-S., pièce 7526, dictée à Ramsay. - A.A.-S., pièce 7417, p. 149, « le boiteux, lettre 18. » - Dutoit, t. IV, Lettre 16, p. 38-39.

aPoints de suspension multiples du ms.

bD omet cette dernière phrase « J’écrirai … tendrement. »

a Illisible : « précision » ?

1Elles seront incorporées aux Lettres chrétiennes et spirituelles… de Madame Guyon en 4 tomes (1717-1718) par Poiret, reprises en 5 tomes par Dutoit (1767-1768) : quelques lettres du t. III et « les 38 premières lettres » du tome IV sont du marquis.

2Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs, Lyon, 1688.

3Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ avec des explications…, tome IV, [Amsterdam], 1713.

4[sic] : Fièvre troisième, d’après fièvre quarte. Fièvre tierce : à accès un jour sur deux (Furetière) ; troisième pourrait signifier un jour sur trois ?

Au marquis de Fénelon. 20 mars.

Ce 20 mars,

Vous jugez bien, mon cher enfant, que ce sera une grande joie pour moi de vous voir, et je veux que vous ameniez le bon enfant qui vous sert, car je serais fâché que vous fussiez seul. Mais il n’y a point d’apparence que vous veniez le mois d’avril : ma belle-fille vient toujours passer plusieurs jours devant Pâques pour se confesser, et elle prend ce temps pour d’autres petites affaires ; mon petit-fils, qui a son congé pour deux mois seulement, doit y venir passer quinze jours après Pâques pour s’en retourner au mois de mai, de sorte que je ne puis avoir personne dans le mois d’avril. La p[etite] d[uchesse]1, qui y voulait venir dans ce temps, sait que je lui ai mandé la chose impossible. Mais si vous êtes libre le mois de juillet, vous pourriez y venir avec elle et j’en serais fort aise. Je prends bien part à la maladie de la Voisine et je suis ravie qu’elle soit mieux.

Je ne connais rien aux papiers que vous me demandez. Le livre des sermons et une partie des papiers de notre père sont déjà à Paris entre les mains de R[amsay]2, M. F[orbes] vous rendra les autres et vous expliquera toute chose. Il y a peu à attendre puisqu’il sera à Paris, chez le cher Put, le 26 de ce mois au soir. Je ne puis vous en dire davantage. Ma santé n’est guère bonne, le départ d’un enfant qui m’est cher et la contrainte d’en avoir d’autres qui ont peu de considération pour moi, qui me dérangeront et me fatigueront, ne sont pas des choses qui contribueront à rétablir ma santé. Croyez-vous pouvoir venir avec la p[etite] d[uchesse] ? Cela me ferait un grand plaisir car vous m’êtes très cher.

Pour le b[oiteux].

- A.A.-S., pièce 7519, autographe.

1Duchesse de Mortemart.

2Les Œuvres spirituelles paraîtront en 1718, dont les « Entretiens affectifs poour les divers jours de l’année » (t. I, p. 317-401) correspondraient aux sermons indiqués. Ils peuvent être également présents ailleurs : le t. I comporte 510 pages en plus d’une préface de XV pages (probablement rédigée par Ramsay) et de la Table, le t. II comporte une Table des [248] lettres » suivie de 495 pages… en attendant les éditions « complétées » du marquis, de 1738 et 1740.

Au marquis de Fénelon. 26 mai.

Ce 26 mai,

Le cher boit[eux] :

Ne craignez point, mon cher enfant, qu’en vous oubliant vous-même, cela vous donne une liberté dangereuse, car on ne s’oublie pas pour s’occuper des choses du monde, mais de Dieu. Il faut, à mesure que vous vous désoccuperez de vous, tâcher de vous remplir de Lui : c’est le secret philosophique de se vider et d’être rempli, car il ne reste rien de vide. Il faut qu’une chose vide soit remplie incessamment, quand ce ne serait que d’air. Ainsi, mon cher enfant, occupez-vous sans cesse de Dieu, non avec gêne mais par des retours simples en vous vidant de tout le reste, en le laissant tomber. Il est certain que le recueillement fera plus d’impression dans votre cœur que tous ces retours scrupuleux. Si vous trouvez l’occasion de faire service au chirurgien ou de lui donner quelque chose, faites-le sans vous en occuper.a

Je suis très mortifiée de l’état où se trouve Panta : il ne devait pas tant se presser de donner ses bénéfices, mais Dieu l’a permis : il faut en être content. Le p. ch.1 partit hier. Je suis mieux depuis trois jours : je mange et ne vomis pas ce que je mange. Dieu sur tout. J’avais donné le papier lorsque j’ai reçu votre lettre, mais il n’y a rien de plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. Je vous embrasse, mon cher enfant.

Permettez-moi de faire ici des amitiés au cher R[amsay], l’écriture m’est encore difficile : je l’embrasse.

- A.S.-S., pièce 7499, autographe - pièce 7417, p. 187 (lettre 36) - Dutoit, t. IV, Lettre 33, p. 72-73.

a Fin de D & de la pièce 7417.

1Non identifié.

Au marquis de Fénelon. 1er juin 1716.

« …il est nécessaire que vous soyez vidé… »

Lorsque j’ai reçu votre lettre, mon cher enfant, il n’y avait plus moyen de vous envoyer la réponse à Paris. C’est pourquoi jea vous l’envoie à C[ambrai]. Ne doutez pas que je ne sois avec vous au tombeau de notre père. Je le prie de vous être utile et de prier Dieu qu’il vous inspire ce qui est plus avantageux pour la gloire de Dieu et pour le bien de votre âme.

Jusqu’àb présent, mon enfant, vous avez été conduit comme un enfant, vous avez été nourri de lait, et vous avez été comme dit saint Paul de lui-même : « Quand j’étais enfant je parlais en enfant, j’agissais en enfant1 », et du passage [où] il dit ailleurs : « Vous avez eu jusqu’à présent le lait2, il faut que vous mangiez le pain des forts ». Je vous dis la même chose. Il a été nécessaire pour un temps que vous disiez vos pensées, ce que j’appelle penser tout haut, afin de vous simplifier. Mais ces mêmes choses, qui vous ont été si utiles, vous deviendraient dommageables, entretenant votre esprit dans son activité et dans son occupation de vous-même, dont il est nécessaire que vous soyez vidé, car, quoique Dieu envoie Sa grâce à proportion de notre bonne volonté parmi une plénitude qui n’est pas péché, Il ne peut venir Lui-même que dans un vide proportionné à la communication qu’Il veut faire de Lui-même. C’est Lui qui comble les vallées et devant qui les montagnes s’écroulent. Il faut donc changer de route et de conduite. Bornez-vous à dire vos pensées à Pant[a] lorsque vous êtes avec lui, et à moi lorsque le petit Maître nousc met ensemble.

Je crois que la peine et le scrupule que vous avez de ne pas dire les choses lorsqu’elles vous viennent dans l’esprit, est causé par l’habitude que vous aviez prise de tout dire. Cependant comme le petit Maîtred n’arrête cela par moi que pour vous désoccuper de vous, quand cette occupation devient trop forte, dites-le, mais il faut vous en désoccuper peu à peu, non avec violence, ce qui ne ferait qu’agiter un naturel aussi vif que le vôtre, mais en laissant tomber. Pour le faire efficacement, il faut retourner vers Dieu au-dedans de vous, et cela fera tomber peu à peu toutes vos agitations et tant de scrupules mal fondés, qui vous jettent sans cesse dans l’occupation de vous-même, car il n’importe au démon de quel moyen il se serve pour nous occuper de nous-mêmes et nous désoccuper de Dieu. Lorsqu’une personne veut être réellement à Dieu, il se sert de l’apparence du bien pour la troubler, car il ne va pas l’attaquer directement par ce qui paraît mal. Il faut donc changer de route à présent, ou plutôt marcher sans vous arrêter à chaque pas, comme vous faisiez pour voir si vous alliez bien et vous arrêter à toutes les menues plantes, sous prétexte d’examiner leur nature. Dieu vous retranchera aussi certaines sensibilités, qui étaient de votre état alors et qui ne conviennent plus à présent.

J’espère que notre père vous obtiendra ce que le petit Maître me fait vous dire. Marcheze par la foi, mon enfant, et non par ce que vous sentez ou ne sentez pas : il en est de saison. Servez Dieu pour Lui, aimez-Le pour Lui. On parle de l’amour désintéressé bien souvent sans le connaître. Il ne doit pas être seulement dans nos paroles, mais dans nos œuvres. Moins nous avons de sensible, plus nous devons marcher avec fidélité et assurance, non appuyés sur nous-mêmes, mais sur la puissance et la bonté de Dieu.

Ne croyez pas que votre voyage vous ait moins servi que les autres parce que vous y avez eu moins de goût sensible : c’est le contraire3. Dieu, voulant vous ôter le sensible, a commencé ici. Au reste ne vous découragez pas si vous n’avancez pas autant que vous le voudriez. Si vous voyiez votre avancement, de l’humeur dont vous êtes, vous vous en occuperiez sans cesse au lieu de vous occuper de Dieu. Laissez à Dieu le soin de vous conduire tantôt par des campagnes fertiles, le plus souvent par des campagnes désoléesf, sans route et sans eau, comme David4 l’avait éprouvég.

Je suis bien aise que M. votre père s’adoucisse pour vous quand vous ne deviez pas me voir, car il est de l’ordre de Dieu dans votre état de tâcher de cultiver son amitié : j’espère que Dieu ajustera toutes choses. Je recommande le p.5 à vos prières et à celles de Pan[ta]. Souvenez-vous de lui au tombeau de notre pèreh 6. Gardez cette lettre : elle pourra vous servir plus d’une fois. C’est beaucoup pour moi de l’avoir écrite, étant encore faible. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maître.

- A.A.-S., pièce 7520, autographe & copie 7417, p. 188 (lettre 37 précédée de : « autre du premier juin ») – Du second à l’avant-dernier § : Dutoit, t. IV, Lettre 34, p. 73-77.

a Paris. Je copie 7417.

bDébut de D.

cà ** lorsque vous êtes avec lui et à moi lorsque le Seigneur nous D.

ddivin Maître D.

eprésent. Marchez D. omission.

fdésertes D.

gFin de D.

hFin de la copie 7417.

1I Cor. 13, 11.

2I Cor. 3, 2 & Heb. 5, 12.

3Intéressante remarque portant sur le senti de la vie intérieure qui décroît lors de son approfondissement.

4Ps. 62, 3.

5papa ?

6Fénelon.

Au marquis de Fénelon. 6 juin.

Je m’étais hâtée de vous écrire une longue lettre que je vous priais de garder et de lire quelquefois [.….]a Je vous conjure de n’être plus perplexe, car votre perplexité vous embrouille et entortille et ne vous laisse point une certaine netteté dans vos expressions que vous devriez avoir. Je veux que mon cher enfant soit courageux pour combattre les combats du Seigneur. Laissez-vous à Lui, quittez ce qui est de l’enfance spirituelle. Vous me manderez si vous avez reçu ma grande lettre, vous y trouverez la réponse à celle que je reçus hier. Je vous embrasse, mon cher enfant, et je [193] prie Dieu qu’Il vous soit toutes choses.

- A.S.-S., pièce 7417, p. 192 (lettre 38 précédée de : « autre du 6e juin ») - Dutoit, t. IV, Lettre 35, p. 77-78, qui commence à « Je vous conjure… »

aPoints de suspension nombreux de la pièce 7417.

Au marquis de Fénelon. 21 juin 1715.

Abandon. Nouvelles écossaises. Conseils pratiques.

Le 21 juin,

Mon cher enfant, lorsqu’en disant ou faisant quelque chose ou même avant de la faire, lorsque vous vous apercevez qu’il y a de l’infidélité, il ne faut pas passer outre. Demeurez plutôt court, comme une personne qui a oublié ce qu’il veut dire. Il vaut mieux avoir cette petite confusion devant les hommes que de déplaire à Dieu. L’abandon ne consiste pas à négliger les fautes dont nous avons la lumière, lorsqu’il est encore temps d’y remédier, mais bien après qu’elles sont passées, s’abandonner à Dieu et en être plus humble par la connaissance de ce que nous sommes.

Il faut faire quelque coup hardi pour vous défaire de votre vivacité et d’une certaine opinion que vous avez de ce que vous faites : ce coup hardi est de demeurer quelquefois court. Je ne vous parlerais pas de la sorte si je ne connaissais que Dieu vous appelle pour être à Lui sans réserve. Mais quand les fautes sont faites, je ne veux point que vous vous en occupiez, ni que vous demeuriez entortillé en vous-même par une multitude de réflexions. Faites ce que dit saint Pierre :  demeurez humilié et rabaissé sous la puissante main de Dieu1. Ce que je vous ai dit ne regarde que vos paroles, mais lorsqu’il s’agit de la [f.1v°] gloire de Dieu et de l’intérêt de l’Église, méprisez toutes ces vanités qui vous viennent de votre activité, car le démon se servirait de cela pour vous empêcher de faire un bien d’autant plus nécessaire que les besoins sont plus pressants. Il faut dire comme saint Bernard : nec propter te coepi, nec propter te desinamc .

Je ne veux point que vous vous confessiez si souvent et pour des choses qu’un simple retour vers Dieu efface, car comme vous dites fort bien, quand on est sûr qu’on s’ira confesser aussitôt, on se néglige davantage.

Le cahier dont je vous parlais était un petit opéra plus long que les autres, dans lequel j’avais fourré des lettres du baron2 pour ne les pas perdre et que j’y ai laissées apparemment sans y penser, ne les ayant pas retrouvées. Je suis très satisfaite de la préface et je doute qu’aucun autre l’eût mieux faite.

Je ne puis assez vous exprimer combien votre âme m’est chère et ce que Dieu me donne pour vous, ce qui me fait espérer que vous serez un jour un de Ses enfants très chers. Votre lettre était pleine de gravier, je n’ai point eu de regret à quelques sols qu’elle m’a coûtés de plus, [f.2v°] parce que je me suis imaginé que vous l’aviez pris sur le tombeau de notre père. M. F[orbes] vous salue et se recommande à vos prières : M. son frère et son cousin en ont bien besoin, ils sont dans une triste situation. Je vous prie de les recommander aussi à Pant[a], que je salue de tout mon cœur. Nous avons en ce pays là-bas un ami qui est un homme de grand mérite et bien à Dieu, qui selon toutes les apparences aura la tête coupée3. Il est d’une tranquillité et d’une gaieté incroyable, attendant le coup de grâce. C’est une personne qui m’est chère en Jésus-Christ. Priez aussi pour lui.a Sir Isaac Pibs vous dira le reste.

Jeb suis bien aise, mon cher b[oiteux], de vous rendre ce que vous m’avez prêté. Je n’ai pas manqué d’occupation depuis que je suis ici, car depuis votre éloignement la besogne avait beaucoup grossi. Je ne sais rien du lieu que nous avons quitté, ni ce qui s’y passe depuis dix ou douze jours, chacun ayant pris son parti presque en même temps. Milles assurances de respect à la V[oisine] et à la petite sœur. Je me dis quelquefois : est-ce que le petit Maître ne permettra pas que l’on se retrouve encore quelquefois ensemble ? Ce me serait assurément un plaisir bien sensible et je sens très bien que ni l’absence ni l’éloignement ne diminuent rien de mes sentiments pour elle. Milles tendres amitiés à Panta, adieu, mon cher b[oiteux]. Je ne vous dirai rien, car que pourrais-je vous dire que vous ne sachiez aussi bien que moi ? [f.2v° à l’envers, adresse au milieu]

Pour ce qui regarde M. votre père, je ne vois que deux moyens à prendre : ou d’écrire à la bonne religieuse que, comme vous espérez de le voir bientôt, vous le satisferez plus facilement de vive voix que par une lettre, ou d’écrire à M. votre père que vous n’avez jamais eu d’autre dessein que de lui donner en toutes occasions des preuves de votre respect, que si, sans le vouloir, vous avez fait autrement, vous en êtes fâché et que vous tâcherez en toute occasion de lui marquer combien le respect est invariable ou quelque chose de semblable. Vous êtes auprès de gens qui pourront vous conseiller sur le parti que vous avez à prendre.

- A.S.-S., pièce 7142, lettre originale écrite sous la dictée à : « Flandres Monsieur / monsieur le marquis de Fénelon / Colonel du régiment de Bigorre / Chez madame la marquise de Risbourg / À (Lille biffé) (acquitté à Lille add. à gauche) à Cambray (add. à droite) » - A.S.-S., pièce 7417, p. 193 (lettre 39) copie partielle du marquis de Fénelon : « autre du 21 juin » - Dutoit, t. IV, Lettre 36, p.78-80 - Griselle, Revue Fénelon, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », 1911, p. 165-166, pièce XI.

aFin de D.

bNouveau paragraphe ms.

cSaint Bernard [au Démon :] Nec … desinam [ je n’ai pas commencé pour toi et je ne cesserai pas non plus pour toi] D qui complète ainsi le texte sans donner la référence.

1I Pierre 5, 6.

2De Metternich.

3Un des Ecossais, Lord Deskford, James Ogilvie, (1690-1764). Il fut arrêté en août 1715 et confiné quelques mois au château d’Edimbourg. Madame Guyon interviendra en demandant à Metternich, diplomate de Prusse, d’intervenir en sa faveur : v. lettre de Metternich ci-dessous.

Au marquis de Fénelon. 6 août 1716.

« Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle… »

Pour le cher boiteux.

J’attendais toujours que vous viendriez [sic], m[on] b[oiteux], c’est pourquoi je ne me pressais point de vous écrire. Je suis fort en peine de n’avoir plus de vos nouvelles et je ne sais à quoi attribuer votre silence. Je ne me suis point repentie d’avoir fait ce que j’ai fait pour la malle, car ainsi que je vous ai mandé, elle était déjà embarquée avec le bagage. Dieu assiste les imprudents et Il dérange la sagesse des sages. Je ne pense pas que je ne sois persuadée que votre malle n’eût connu beaucoup de risque dans un temps où l’on vole partout, si elle fût restée à l’hôtellerie, car jamais on ne l’aurait rendue à Servais. Ce n’était point aussi le parti que M. [...]a avait, puisqu’elle était déjà embarquée avec tout le reste du bagage du régiment. Puisque vous consultez [...]a le bon Put, il faut que vous ayez un grand [...]a pour la sagesse. Je suis d’avis qu’on l’habille en Minerve, qu’on le mette sur un piédestal et qu’on mette un trépied devant lui.

Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle. Ainsi mon enfant, il me paraît que la sagesse n’était point de votre ressort. Je vous prie de laisser là tout ce qui regarde les disputes du temps. Ne vous en occupez plus, car à la fin votre esprit s’accoutumerait à une plénitude perpétuelle, et je ne vois pas que cela serve de beaucoup car chacun est entêté de son sentiment : tout ce que l’on fait ne sert qu’à les roidir davantage. On m’a assuré que les choses allaient changer de face. Il faut attendre le Seigneur. Nous sommes impatients parce que nous sommes mortels et que notre vie est de courte durée, mais Dieu est patient parce qu’Il est éternel.

Mandez donc quand vous viendrez : oui ou non. Je crois non, étant [donné] tout ce que vous dites, que vous craignez que je ne vous fasse donner la discipline par R[amsay]. Mais venez toujours si cela se peut sans nuire à vos affaires. Je vous embrasse tendrement. R[amsay] fait de même et il vous aime bien. / Ce 6e d’août.

Je suis bien mortifié de ne recevoir plus de nouvelles de mon cher marquis. Je lui ai envoyé il y a huit jours une lettre de Milor [sic] de Staford que je vous prie de me renvoyer. Où en sont les impressions ? Si vous me rendez la préface aux dialogues, je l’abrégerai et la réduirai à deux pages. Je crains que vous ne me jugiez malade. On vous attend avec tant de joie et vous ne venez point. Je vois bien que je n’aurai point l’honneur et le plaisir de vous embrasser ici. Cela n’est pas bien. Vous craignez que je ne vous donne la discipline. Un petit mot, je vous en prie, pour nous tirer de peine. Je vous embrasse avec tendresse et respect.

- A.S.-S., pièce 7533, cachet ; copie de la main de Ramsay - A.S.-S., pièce 7417, p. 195 : « autre du 6 aout et dernière de ce recueil fini étant près d’arriver chez notre mère » ; le dernier paragraphe a été ajouté par Ramsay - §2 seul : Dutoit, t. IV, Lettre 37, p. 80-81.

a Illisible ou manquant.


Nous complétons enfin la série de lettres adressées au marquis de Fénelon par Madame Guyon de deux lettres postérieures à la disparition de celle-ci : elles illustrent la correspondance entre disciples. De même on trouvera, dans la section consacrée aux disciples écossais, trois autres lettres échangées entre Lord Forbes et le marquis de Fénelon. On notera l’estime profonde de Lord Forbes pour la duchesse de Guiche, devenue Madame de Grammont : elle pourrait avoir succédé à Madame Guyon dans le rôle de direction spirituelle, comme le montrent les « Compléments biographiques » qui forment la cinquième partie de notre édition de la Vie .

De Ramsay au marquis de Fénelon. 30 mai 1723.

Le 30 mai 1723.

J’ai tort, m[on] très c[her] frère, d’avoir eu un dessein si outré. Je crois tout le bien que vous dites de la Col[ombe] et encore plus, et je lui demande pardon. Il n’est pas nécessaire de vous dire toutes les raisons qui m’ont porté à vous écrire la dernière lettre, ni de répéter celles qui m’ont obligé à m’opposer à la clause, mais je ne veux pas être plus sage ni plus zélé pour les intérêts de notre mère, de ses écrits, etc., que ses autres enfants. Ainsi pour ce qui regarde la seconde édition de la vie de S.B. [Fénelon] et tout le reste, je me soumets entièrement à ce que vous et les autres jugeront à propos, me contentant de dire la vérité du fait à ceux qui m’en parleront dans ce pays-ci.

Mille sincères compliments à tous les amis, et je vous embrasse, mon très cher marquis, du meilleur de mon cœur dans le petit Maître. Il y a un endroit dans la vôtre que je ne puis pas deviner, c’est-à-dire les engagements dont vous parlez : éclairez-moi un peu là-dessus. Adieu.

- A.A.-S., pièce 7416, ms 2175.

De Dupuy au marquis de Fénelon. 8 février 1733.

Le 8 février 1733.

J’ai à répondre à deux de vos lettres, mon cher marquis  : je le ferai du mieux qu’il me sera possible, et autant que la mémoire me le pourra fournir après tant d’années.

M. de Cambrai [n’]a connu, fort superficiellement, le P. Valois1 avant qu’il [ne] fût confesseur de M. le duc de Bourgogne, - si tant est qu’il l’ait connu avant ce temps-là, - que par la réputation qu’il s’était acquise par les retraites du noviciat. Il ne m’a jamais ni dirigé ni confessé, ni même guère vu que depuis qu’il fut nommé confesseur : ce fait est certain.

Je ne sais ce que c’est que la sœur Malin, si ce n’est qu’elle soit du nombre de quelques prétendues dévotes à qui Mme Guyon faisait la charité, et qui, sous le voile de la dévotion, s’étaient fait introduire chez Mme Guyon après son arrivée à Paris. Ces créatures, dont elle connut peu après le caractère et à qui elle fit défendre sa maison, se déchaînèrent contre elle et le P. Lacombe, à qui elle les fit connaitre pour ce qu’elles étoient, car elles allaient à confesse à lui, et ce père leur avait procuré quelques charités de Mme Guyon. Elle eut même bien de la peine à le détromper sur leur sujet, et il lui faisait même un scrupule de ce qu’elle lui en disait pour le détromper. Enfin il le fut, il les renvoya, et ce fut par ces créatures, qu’on appelait les filles du P. Vautier2, que commença la persécution qui s’éleva contre elle et le P. Lacombe, car elles allèrent dans tous les confessionnaux l’accuser des horreurs du quiétisme, et disaient que c’étaient le P. Lacombe et Mme Guyon qui les y avaient portées. Je crois qu’elle en dit quelque chose dans sa Vie. Cela se passa dans les années 1687 et 1688, autant que la mémoire me le peut fournir. Mais cette sœur Malin n’a jamais été de ses amies, ni eu autre commerce avec elle que comme je viens de vous le dire : car je commençai à la connaître dans ce temps-là, et elle me contait fort simplement les différentes circonstances que je viens de vous marquer.

Il est vrai que M. l’abbé de Fénelon revint de Beines avec Mme Guyon, qui y était depuis quelque temps avec Mme la duchesse de Béthune, et qu’elle leur donna son carrosse pour revenir à Paris. Il la vit là pour la première fois, et elle avait une de ses femmes avec elle : elle le marque, je crois encore, dans sa Vie3.

Il fut nommé à l’abbaye de Saint-Valery en 1694. Je n’en sais ni le mois ni le jour que vous me demandez4 ; mais je crois que ce fut sept ou huit mois avant qu’il fût nommé à l’archevêché de Cambrai, car cette nomination se fit dans les trois premiers mois de 1695, vers Pâques, autant que je m’en puis souvenir5. Peu de jours après, il remit au Roi l’abbaye de Saint-Valery, qui était de dix-huit ou vingt mille livres de rentes ; et je me souviens très bien que cette remise fut fort désapprouvée de plusieurs prélats qui pour lors étaient à la Cour, et qui y faisaient la plus grande figure6.

Pour ce qui est du prieuré de Cardenac : le seul bénéfice qu’il eût avant qu’on lui donnât Saint-Valery, peu après Saint-Valery, et avant l’archevêché de Cambrai ; mais ce fait ne m’est pas assez présent pour vous le pouvoir assurer. Monsieur votre frère, qui est sur les lieux, vous le pourrait dire par le temps de la prise de possession qu’en fit pour lors M. l’abbé de Chanterac.

Pour ce que vous me demandez de la lettre à M. de Tarbes7, j’ai bien ouï dire qu’il y en avait eu une en même temps que celle qu’on attribue8 du P. Lacombe à Mme Guyon ; mais je ne l’ai jamais vue. Il y a bien de l’apparence, si elle existe, qu’elle vient de la même boutique que la dernière, qui est certainement très fausse, non seulement par le style, qui ne ressemble en rien à celui du P. Lacombe, mais par le caractère de l’écriture, dont Mme Guyon reconnut la fausseté dans le moment qu’on la lui montra, car elle était fort mal contrefaite ; mais parce qu’il n’était pas possible que ce père eût pu lui écrire une pareille lettre, elle en ayant plusieurs de lui en original qui font voir l’idée qu’il avait de sa vertu, de sa piété, de son amour pour la croix et pour les souffrances, et des grands desseins de Dieu sur son âme par la grandeur de ces mêmes souffrances. La même bouche ne souffle point le froid et le chaud avec cet excès en même temps : aussi en fut-elle si peu effrayée, quand on lui montra cette lettre, qu’elle répondit sans chaleur à M. l’archevêque de Paris et au curé de Saint-Sulpice de ce temps-là, qu’il fallait, si la lettre était du P. Lacombe, ou qu’il fût devenu fou, ou qu’on la lui eût fait écrire à force de tourments9. Elle ne voulut pas parler de la fausseté, qui lui sauta d’abord aux yeux, par l’espérance d’une procédure juridique où elle espérait de la faire connaître telle qu’elle était ; et elle se contenta de leur dire qu’elle les priait de le lui confronter, et qu’elle était bien sûre qu’il désavouerait cette lettre. En effet, c’était le droit du jeu que d’en venir à une confrontation ; mais on était bien éloigné de la faire. Il y a lieu de croire, ou que ces deux messieurs étaient trompés les premiers à cette lettre prétendue qu’ils produisaient, ou que, s’ils la connaissaient pour ce qu’elle était, ils voulurent voir ce qu’elle produirait, supposé que l’impression qu’on leur avait donnée de l’un et de l’autre eût quelque fondement, ce qu’ils auraient pu découvrir par une première surprise. Quoi qu’il en soit, cette lettre à M. de Tarbes, du même temps que l’autre, ne peut venir que du même endroit. Une autre réflexion qui me vient en écrivant ceci, c’est que le P. Lacombe, à qui la tête tourna vers ces temps-là, par l’excès des souffrances d’une si longue prison sans aucun commerce, et par les tourments qu’on lui fit pour en tirer quelque chose contre Mme Guyon, aurait bien pu succomber à la persécution et écrire ce qu’on lui aurait dicté : mais la lettre est fausse de tout point, et soit fausseté ou folie, l’on n’a jamais osé la confronter.

Voilà, mon cher marquis, bien des discours : je satisfais, autant qu’il m’est possible, votre curiosité. Tous ces faits m’ont été si fort connus dans le temps qu’ils me sont encore présents jusqu’à un certain point. L’on verra dans l’éternité ce qu’on a tant essayé d’obscurcir dans le temps. Ce pauvre P. Lacombe est mort à Charenton, fou à lier, après y avoir été plusieurs années10. Dieu sera son juge, le nôtre, et celui de ceux qui l’ont tant persécuté.

Nous reproduisons cette lettre 668 du tome onzième de la Correspondance de Fénelon de 1829, compte tenu de son caractère de témoignage ayant servi à la rédaction du récit de la Querelle par le marquis de Fénelon, publié en 1738. Nous rééditons en effet ce récit dans le volume II Combats. « Le marquis de Fénelon s’occupait alors à composer la Vie abrégée de l’archevêque de Cambrai, qu’il joignit, en 1734, à l’Examen de conscience pour un Roi », explique l’éditeur de 1829.

1Louis Le Valois (1639-1700) : « Le Père Valois, jésuite célèbre, mais meilleur homme que ceux-là ne le sont d’ordinaire […] était un de ceux qui avaient tenu pour Mr de Cambrai. C’était un homme doux, d’esprit et de mérite… » selon Saint-Simon cité dans la notice « Le Valois », DS, vol. 9, col. 733.

2 Il s’agit d’un « jésuite du nom de Vautier, qui fut vers ce temps-là l’une des bêtes noires des jansénistes ». COGNET, Crépuscule…, p.160. V. Vie 3.16.6.

3V. Vie 3.9.10 : « Quelques jours après ma sortie, je fus à Beynes chez Madame de Charost [...] Ayant ouï parler de M. l'abbé de Fénelon, je fus tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur… ».

4Le 24 décembre 1694.

5Le 4 février 1695 par Louis XIV.

6L’exemple de désintéressement donné par Fénelon n’était guère courant.

7Lettre du 9 janvier 1698, qui ne présente pas de faits objectivement condamnables, mais le père, soumis à une forte pression et probablement dépressif, s’accuse volontiers « d’illusion » et même d’être « tombé dans des misères et des excès de la nature. » Editée dans notre vol. II : Combats.

8Il s’agit de la lettre forgée : « Ce 27 avril 1698. / C’est devant Dieu Madame, que je reconnais sincèrement qu’il y a eu de l’illusion, de l’erreur et du péché… » Editée dans notre vol. II : Combats.

9Ce récit concorde exactement avec le récit des prisons, dont le manuscrit était entre les mains des disciples, édité comme 5e chapitre de la quatrième partie de notre édition de la Vie par elle-même… (Vie 4.5.).

10Transféré à Charenton à soixante-douze ans, le P. Lacombe est mort fou - ou atteint de sénilité - trois années plus tard, le 29 juin 1715.

De Dupuy au marquis de Fénelon. 4 mars 1733.

Le 4 mars 1733.

Je commence cette lettre, mon cher marquis, que je ne prétends finir qu’à plusieurs reprises, ,, ,car je suis fort faible, relevant à peine d’un rhume fâcheux avec de la fièvre, que les trois-quarts de Paris essuient [...]1

Je vous envoie plusieurs copies de lettres que j’ai trouvées chez le fils du Tuteur2, qui vous donneront des éclaircissements sur plusieurs questions que vous me faites au sujet du libelle3 dont vous me parlez. Je vous ai déjà envoyé copie de celles du cardinal Le Camus [...]4

Il m’est encore tombé trois lettres du P. Lacombe, dont je vous envoie les copies à telle fin que de raison : vous jugerez, par le tout, si cet homme si décrié méritait l’horrible persécution qu’il a soufferte, et celle que souffre encore sa mémoire par toutes les horreurs qui sont répandues dans le libelle en question, sans qu’on lui ait jamais dit plus haut que son nom, qu’il ait subi aucun interrogatoire que sur son Analyse approuvée à Rome par l’Inquisition, qu’il y ait eu autre information, nul corps de délit, ni de confrontation. Dieu soit béni ! Il sait pourquoi Il permet le mal qu’on fait à Ses serviteurs, et ce qu’Il leur prépare dans l’autre monde. Je ne puis que je ne vous marque mon indignation contre la malignité de ces faiseurs de libelles. Il semble que l’enfer soit déchaîné. Dieu surtout.

Je vous embrasse, mon cher marquis, de tout mon cœur. Ce que vous me dites de la santé de Mme de Fénelon me donne de l’inquiétude pour elle et pour vous. Je vous embrasse de tout mon cœur.

- Lettre 669 du tome septième de la Correspondance de Fénelon de 1829, tome onzième, p.81 ss.

1Nous nous limitons à quelques extraits de cette lettre.

2Le duc de Chaulnes, fils du duc de Chevreuse.

3La Relation de l’abbé Phelippeaux.

4Suit un commentaire des copies de la lettre de Madame Guyon à Mme de Beauvilliers avec la lettre fausse de Lacombe, de trois lettres de Lacombe, de la protestation du 15 avril 95 etc.



Complément 16

Outre les trois lettres qui suivent, nous avons identifiée la lettre 334 [D.2.69], « Que vous dirai-je, sinon que vous soyez si petit que l’on ne vous voit plus ? », et 336 [D.2.71], « Je crois que vous ne devez nullement vous violenter dans le temps de l’abattement de votre corps ». Nous les laissons dans la séquence des lettres sans destinataires ni dates [elles figurent au Tome « 10. Correspondance IV Chemins mystiques » ] parce que les lettres voisines de ces dernières appartiennent à une série dont le destinataire est  probablement le même marquis :il serait très problématique de les déplacer.

 29. DE FENELON AU MARQUIS DE FENELON. 1714 (?)

Je crois que la bonne personne dont il s’agit doit faire deux choses : la première est de ne s’arrêter jamais à aucune de ses lumières extraordinaires. Si ces lumières sont véritablement de Dieu, il suffit, pour ne leur point résister et pour en recevoir tout le fruit, de demeurer dans un acquiescement général et sans aucune borne à toute volonté de Dieu dans les ténèbres de la plus simple foi. Si au contraire ces lumières ne viennent pas de Dieu, cette simplicité paisible dans l’obscurité de la foi est le remède assuré contre toute illusion. On ne se trompe point quand on ne veut rien voir et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le croire, excepté les vérités de l’Evangile. Il arrive même que les lumières so[ie]nt mélangées : auprès d’une qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre imagination ou de notre amour-propre, ou du tentateur qui se transforme en ange [de] lumière. Les vraies lumières mêmes sont à craindre, car on s’y attache avec une complaisance [94] subtile et secrète ; elles font insensiblement un appui et une propriété, elles se tournent par là en illusion malgré leur vérité, elles empêchent la nudité et le dépouillement que Dieu demande des âmes avancées. De là vient que ces dons lumineux ne sont d’ordinaire que pour des âmes médiocrement mortes à elles-mêmes, au lieu que celles que Dieu mène plus loin outrepassent par simplicité tous ces dons sensibles ; on voit les rayons du soleil distinctement au demi-jour près d’une fenêtre, mais dehors, en plein air, on ne les distingue plus. Je conjure cette bonne personne de laisser tomber simplement tous ces dons, sans les rejeter positivement, et se bornant à n’y faire aucune attention par son propre choix. S’ils sont de Dieu, ils opéreront assez ce qu’il faudra, mais je crois qu’ils cesseront peu à peu, à mesure que la simplicité et le dépouillement croîtront. Voilà le premier point, qui est d’une conséquence extrême, si je ne me trompe.

Le second point est que je crois qu’elle doit, par simplicité, suivre sans scrupule les pentes du [95] fond de son cœur. Si elle suit toujours, avec méthode et exactitude, toutes les règles que des gens, d’ailleurs très pieux, lui donneront, elle se gênera beaucoup et gênera en elle l’Esprit de Dieu. Là où est cet Esprit, là est la liberté, dit saint Paul. A Dieu ne plaise que cette liberté d’amour soit l’ombre du moindre libertinage ! C’est cette liberté qui élargira son cœur et qui l’accoutumera à être familièrement avec Dieu. Il ne suffit pas de nourrir un enfant ; à un certain âge, il faut le démailloter. Elle doit suivre simplement, en esprit d’enfance, l’attrait intérieur, pour les temps de l’oraison, pour les objets dont elle s’occupe, pour parler, pour se taire, pour agir, pour souffrir. Cette dépendance de l’esprit de mort, qui est celui de la véritable vie, fera tout son état. Je ne parle point des pentes qui ne viennent que par contre-coup et par réflexion : c’est en écoutant l’amour-propre et ses arrangements que de telles pensées nous viennent ; ce sont des pensées étrangères à notre vrai fond : on se les donne [96], on les prépare, elles sont raisonnées ; on ne les trouve point toutes formées en nous comme sans nous. Les bonnes sont celles qui se trouvent dans le fond le plus intime, en paix, et devant Dieu, quand on se prête à Lui et qu’on suspend tout le reste pour Le laisser opérer. Voilà ce que je souhaiterais que cette personne suivît sans retour, et par simple souplesse, comme la plume se laisse emporter sans hésitation au plus léger souffle de vent. Il ne faut point craindre de suivre cette impression si intime et si délicate, car elle ne mène qu’à la mort, qu’à l’obscurité de la foi, qu’au dénuement total, et qu’à un rien de foi qui est le tout de Dieu seul, sans manquer à aucun véritable devoir.

Pour les souffrances, il n’y a qu’à les recevoir sans attention, qu’à les outrepasser comme les lumières, ne comptant point avec Dieu pour ce que l’on souffre, et ne les remarquant qu’autant que la remarque en vient, sans la chercher ni entretenir. Il faut recevoir tout le monde avec petitesse, [97] surtout les prêtres en autorité, mais il ne faut point se laisser brouiller et dévoyer par toutes sortes de bonnes gens sans expérience suffisante. Dieu donnera tout ce qu’il faut, sans lumière distincte, si on se contente des ténèbres de la foi et si on ne veut point de sûretés à sa mode pour s’appuyer sensiblement. Je me recommande aux prières de cette bonne personne et je ne l’oublierai pas dans les miennes. 

- A.S.-S., pièce 7417 [il s’agit d’un livre de lettres, contenant aussi quelques poèmes, de la main du marquis de Fénelon], f°93-97. 

Le texte présent a pour titre : « Copie d'une lettre de n[otre] p[ère] au sujet d'une âme très favorisée de Dieu ». Il est précédée de feuillets vides, puis est suivi, après un vide, au f°105, du titre introduisant de nombreuses transcriptions  : « Copies, ou extraits de la meilleure des m [un blanc pour ères] à un de ses petits enfants ». Nous pouvons donc attribuer ce texte à Fénelon, « notre père » pour les disciples guyonniens ; Mme Guyon étant leur « mère » de grâce.

 30 [D.4.132]. AU MARQUIS DE FENELON. Eviter la scrupulosité, etc.

Il1 me paraît, mon cher E[nfant], que, quand les choses sont d'elles-mêmes indifférentes, comme est de se [516] baigner, qui est chose usitée de tout temps et même nécessaire à la propreté et très souvent à la santé, vous ne devez point vous en faire de scrupule. Tout votre mal vient de l'occupation que vous vous faites des choses, et de vos hésitations, ce qui peut rendre défectueuse une chose très innocente d'elle-même. Vous êtes toujours entre deux termes, comme dit Débora à écouter les sifflements du troupeau2, c'est-à-dire vos raisonnements, vos doutes, avant que les choses soient, et mille réflexions après qu'elles sont faites, ce qui vous cause une perpétuelle occupation de vous-même, et cette occupation de vous-même est la source de toutes vos distractions.

 Il ne faut pas vous étonner si vous êtes plus sec à présent et si vous ne trouvez plus cette douceur et cette consolation que vous trouviez lorsque vous me veniez voir autrefois. Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu'Il donne par Lui-même selon la disposition et l'état qu'Il veut de l'âme. [517] Lorsque Dieu a voulu vous attirer à Lui, Il l'a fait d'une façon plus douce et plus multipliée, mais à présent que Dieu veut vous faire aller par la foi et vous retirer du sensible, Il vous donne un état plus sec et plus simple.

 Tout votre mal, comme je vous l'ai dit, vient de votre occupation de vous-même et que votre tête est toujours pleine. Quand votre tête sera-t-elle coupée ? Ne savez-vous pas que l'Ecriture dit : Qui marche simplement marche confidemment3 Vous vous chicanez sans cesse vous-même et vous chicanez avec Dieu. Comme la porte est toujours ouverte chez vous aux réflexions, vous en avez, ou de vaine complaisance sans sujet, ou de crainte et de scrupule. Si vous pouviez une fois laisser tomber toutes ces réflexions, votre intérieur changerait de forme.

 Lisez lorsque la lecture vous fait l'effet que vous me dites : cela est fort bien, car il faut savoir que la lecture porte son effet dans le moment, sans qu'il soit nécessaire qu'il en reste [518] quelque chose. Quoique vous vous trouviez plus sec à l'oraison qu'à la lecture, l'oraison ne laisse pas d'avoir son effet, surtout lorsque la distraction n'est pas volontaire. Même dans toute la voie de la foi, on est plus sec à l'oraison qu'en tout autre temps. Cela n'empêche pas que Dieu n'y opère ; au contraire, Dieu y opère davantage afin que vos réflexions et vos sens n'y prennent rien. Comme, dans le jour, on est plus dans les occasions et que Dieu est plein de bonté pour nous, Il se fait sentir alors afin de nous empêcher de L'offenser en quoi que ce soit. Lorsque l'œil est malade, la lumière lui est pénible, mais lorsqu'il se porte bien, il regarde sans faire attention s'il regarde. Il en est de même de l'œil de la foi : lorsque nous sentons notre regard vers Dieu, cela vient de l'indisposition de notre vue intérieure. Ainsi tout ce que j'ai à vous demander est d'être toujours fidèle à votre oraison, sans vous mettre en peine si vous sentez ou ne sentez pas, si vous êtes d'une disposition ou d'une autre.

 Vous ne parviendrez jamais à la parfaite tranquillité de l'esprit ni au [519] repos du cœur,  si vous ne laissez tomber toutes vos réflexions et ne vous déprenez de vos propres idées, croyant toujours que les autres ont raison plutôt que vous, et cela universellement en ce qui ne regarde pas la foi ; sans cela, vous conserverez toujours votre vie propre et votre propre activité. Croyez-moi, soyez fidèle au divin petit Maître, je vous le demande, et vous vous en trouverez bien. La prière fait beaucoup, mais ce n'est rien si elle n'est accompagnée d'un renoncement continuel. Vous savez bien tout ce que je vous suis en Jésus-Christ.

 Ne ravaudez 4 point sur le passé, ne vous confessez que lorsque vous en avez le mouvement, ou un vrai besoin, non par vos ravauderies, mais par un je ne sais quoi. Le mariage en question est une providence non recherchée, je l'accepte de tout mon cœur. Laissez seulement les vues sur l'avenir …5 laissez à Dieu le succès. J'ai cette confiance que, si cela ne vous convient pas, le divin Maître y mettra Lui-même des obstacles. Acceptez sans raisonner. Une personne qui veut bien être à la campagne et [520] et qui est de condition, vaut plus selon moi qu'un million. Ne craignez pas que le Maître vous laisse égarer : nul choix n'égale celui de la Providence. Si ce n'est pas de Lui, tout s'en ira en fumée. Je serai ravie de vous voir ; je ne serais pas fâchée que vous soyez ici lorsque je mourrai, si le petit Maître veut bien que je meure. Le mal est si long et augmente chaque jour ; je ne vois point de fin sans la charmante mort ; je n'ose ni la flatter ni la vouloir. Dieu fera ce qu'Il voudra.

1« Les trois lettres suivantes [la présente étant la première] auraient dû être placées après la lettre 37 de ce même volume, étant écrites à la même personne, mais on les a reçues trop tard pour cet effet. » (Dutoit). Or la lettre suivante D.4.133 est celle qui est adressée au marquis de Fénelon, n°362 de notre premier volume. On en déduit que la lettre présente est adressée au marquis vers 1716.

2Jg 5, 16.

3Pr 10, 9.

4Ravauder : Tracasser dans une maison, ranger, nettoyer (4e sens selon Littré).

5Points de suspension de Dutoit.

 31 [D.4.134]. AU MARQUIS DE FENELON. Divers avis.

 Il ne faut point avoir de regret, mon cher E[nfant], de ce que Dieu ordonne par Sa Providence : tout ce qu'Il fait est bien ; lorsqu'Il le voudra, Il nous donnera les moyens de nous voir. Je voudrais que vous fissiez passer au public l'ouvrage dont vous me parlez1, mais après cela je voudrais que vous ne fissiez plus rien. L'occupation où vous êtes de ces sortes de choses vous  nuit infiniment : cela tient toujours votre esprit en vivacité et ne lui donne point ce calme qui lui serait si nécessaire.

 Je vous demande donc deux choses : l'une de ne rien faire de nouveau, l'autre d'éviter toute dispute. Il faut se calmer et prier, la vivacité naturelle ne pouvant produire rien de [523] bon, surtout dans une personne qui a tant besoin de se calmer. Comment voulez-vous qu'après vous avoir livré volontairement vous-même à la divagation, vous n'en ayez pas lorsque vous voudriez bien n'en pas avoir ? Vous êtes trop plein de vous-même et de mille autres choses pour n'être pas sec à l'égard de Dieu. Il faut un esprit reposé et un cœur  tranquille pour goûter le don de Dieu, et vous n'êtes rien moins que cela. Il serait étonnant que ne fussiez pas sec : l'impétuosité de votre esprit entraîne comme un tourbillon le peu de l'eau de la grâce que vous pourriez avoir ; et comme un grand vent sèche en un moment, de même votre vivacité dessèche tout l'humide de la grâce. Votre mauvais goût est une chose que vous devez éviter, mais votre perplexité et vos retours, loin de le détruire, l'entretiennent. Soyez persuadé que je vous aime tendrement dans le divin Maître.

Comme j'espère vous voir, je vous répondrai sur tout. Mais quand vous déferez-vous de votre tête ? Il me semblait, une de ces nuits, voir tous [524] les hommes comme des épis de blé. Je voyais tant de têtes et point de cœurs. Je disais : « Divin Maître, prenez une faux, moissonnez toutes ces têtes : qu'il n'y ait plus que des cœurs ! »

Ce n'est pas votre corps qu'il faut tuer, mais l'esprit. Laissez votre corps en repos, mais travaillez infatigablement à détruire l'esprit, car c'est ce que Dieu abhorre. Si vous venez, vous serez le bienvenu. Bon courage ! La perfection n'est pas l'ouvrage d'un jour.          

Ne vous confessez point de tout ce que vous me mandez : il n'y avait point de péché. Nous parlerons de tout cela ; il y avait même de la bonne volonté, et un zèle mal réglé. Hélas ! nos propres intérêts sont la seule chose qui nous touche : l'intérêt de Dieu et de Son Eglise ne nous touche point ! Adieu, mon cher E[nfant].

1Il s’agit probablement des Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718, 2 vol., précédé d’une Préface qui commence ainsi : « Depuis que l’homme s’est éloigné de Dieu, il vit dans une espèce de frénésie perpétuelle. Tout change en lui, excepté son inconstance. Son esprit et son cœur sont sans cesse agités par une foule tumultueuse de pensées vagues et de passions contraires, qui se détruisent successivement. […] »




Direction de ‘cis’ 17


Mlle de la Maisonfort, Mgr Colbert de Rouen, autres destinataires.

 32 [D.1.5] A Mlle DE LA MAISONFORT.

Comme  vous avez désiré de moi, ma très chère cousine1, [21] que je vous écrivisse sur une partie des choses que vous me dites dans la dernière conversation que nous avons eue ensemble, quoiqu’il me paraisse vous y avoir répondu alors assez amplement, je veux de tout mon cœur vous contenter autant que je pourrai, ou du moins, vous parler sur les articles qui me reviendront le plus.

Le premier qui se présente à mon esprit, est le peu de temps que vous croyez avoir dans cette maison pour penser à vous-même et vous occuper de Dieu. A cela, je vous dirai que, comme les communautés sont faites pour le général et non pour le particulier, on doit, en les établissant, regarder plus au bien général qu’au particulier. Or, généralement parlant, il est de conséquence  qu’il y ait beaucoup d’occupation dans les communautés. Cette occupation empêche l’ennui et la négligence, étourdit la tentation, et fait une infinité d’autres biens que je ne décris pas ici, parce qu’il ne s’agit pas du général de la communauté, mais de vous seule. [22] Pour vous, je vous dis que vous aurez assez de temps si vous l’employez bien.

Pour le bien employer, (car c’est du bon usage du temps que dépend tout le bonheur de la vie,)2  il faut retrancher le temps que vous demandez pour vous-même, puisque l’oubli de vous-même est l’un des points essentiels pour le bon emploi du temps. Si vous retranchez l’occupation de vous-même, alors vous emploierez pour Dieu le temps que vous avez, et c’est ce qui vous est absolument nécessaire.

Peut-être êtes-vous persuadée qu’il vous faut plus de temps que vous n’en avez pour satisfaire à ce que vous devez à Dieu, et c’est en quoi vous vous tromperiez beaucoup. Vous en aurez assez pour satisfaire à ce que vous devez à Dieu, si vous vous renfermez dans les bornes de ce juste devoir sans vous imposer un joug qu’il ne vous impose pas lui-même, et qui, suivant la règle de l’Evangile qui nous ordonne de nous renoncer nous-mêmes, vous nuirait, puisqu’il vous ferait [23] vivre plus fortement dans votre activité naturelle, nourrissant votre vivacité, qu’il est d’une extrême conséquence de détruire, si vous voulez répondre en quelque manière aux miséricordes que Dieu vous fait. Pour y réussir, retranchez donc autant que vous pourrez les œuvres de votre vivacité qui vous sont peu utiles devant Dieu, pour ne pas dire qu’elles vous sont nuisibles, et laissez opérer la grâce que vous étouffez souvent, ou du moins que vous empêchez de s’étendre ; et vous aurez du temps de reste. Je vous parle avec ma franchise ordinaire, parce que vous le voulez de la sorte, et que l’amitié sincère que j’ai pour vous ne me permet pas d’en user autrement.

Soyez une fois persuadée (sans quoi vous ne serez jamais heureuse) que le point principal de la piété est de s’attacher uniquement au devoir de son état en quelque condition que l’on soit, et de bien remplir ses devoirs, et non à une multitude innombrable de pratiques et de prières que Dieu ne nous demande pas. Dieu ne vous [24] demandera pas si vous avez beaucoup lu, beaucoup récité de prières, mais si vous avez fait Sa volonté, et si vous L’avez beaucoup aimé. Or faire Sa volonté, même d’une manière infaillible, c’est de faire bien et avec perfection tout ce qui est renfermé dans l’état où Il nous appelle, et qui n’est point de notre propre choix, puisque notre volonté propre étant la source de toute corruption, tout ce qui nous dérobe à notre propre volonté nous est d’une extrême utilité. Les emplois que nous ne choisissons pas font cet effet. Ils nous sont donc très avantageux.

Comptez, ma chère cousine, que pour seconder les mouvements que Dieu a mis dans vous d’être à Lui sans réserve, il faut que vous posiez pour fondement que tout dépend du bon usage du temps et de remplir vos devoirs avec perfection. Mais comme l’une de ces propositions se trouve renfermée dans l’autre, c’est vous apprendre à faire bon usage du temps que de vous faire connaître la manière de faire vos devoirs avec perfection ; et c’est [25] faire vos devoirs avec perfection que de bien employer le temps. Commençons par le premier devoir, qui est celui de la prière.

Quand vous n’auriez qu’une demi-heure par jour pour prier, si vous employez cette demi-heure à vous occuper uniquement de Dieu, à L’aimer, à demeurer en Sa présence, à vous sacrifier à toutes Ses volontés souveraines, et que vous soyez persuadée que cette demi-heure vous est donnée pour poser le fondement de tout ce que vous ferez durant le jour, n’est-il pas vrai que vous tâcherez de conserver cet esprit de prière en toutes vos actions, ce qui vous fera marcher en la présence de Dieu, qui est le plus assuré moyen (possédant votre âme dans la paix, comme dit l’Ecriture,) de modérer cette grande vivacité, qui serait la ruine de la santé de votre âme et de votre corps ? Votre esprit et votre cœur, reposés par ce goût intime de la présence de Dieu que vous avez nourri et cultivé dans la prière du matin, vous font faire avec perfection, par amour de Dieu, avec joie et tranquillité, ce que [26] vous feriez sans cela avec agitation, dégoût, et plénitude de vous-même. Soyez une fois persuadée que ce n’est point la multitude des actions qui nous sauve, mais de faire avec amour et fidélité celles qu’on est obligé de faire.

Ce peu de temps que vous donnez à Dieu le matin, (si vous n’en avez pas davantage,) est comme l’essai d’un vin ou d’une viande délicieuse qui tient en appétit et en désir de cette même viande, au lieu que, si on en mange d’abord avec excès parce qu’on la trouve excellente, cet excès, malgré sa bonté, ne laisse pas d’en rassasier. Une oraison trop longue, quoique pleine de goût, ne laisse pas d’émousser la pointe de ce même goût, au lieu qu’une oraison plus courte, et que l’on tâche de faire passer dans tous ses emplois, conserve l’âme dans l’appétit de la prière, et fait que toutes ses actions se ressentent de l’oraison, portant en elles un principe de vie.

L’autre manière de prier est l’office. Si vous le dites avec les autres, (ce qui est le mieux lorsque la santé et [27] l’obéissance le permettent, parce que cette prière faite en commun a une certaine grâce d’onction que Dieu attache à tous les emplois généraux des communautés, la généralité étant incomparablement meilleure que la singularité), lors, dis-je, que vous récitez l’office avec les autres, comme vous n’avez qu’un verset à dire de deux, vous avez une très grande commodité pour conserver le recueillement en le disant. Si la nécessité vous oblige à le dire seule, dites-le posément, et tâchez de conserver, en le disant, le même recueillement. Cela vous servira beaucoup pour former votre intérieur, pour vous habituer à la présence de Dieu, et surtout pour diminuer la véhémente précipitation de votre naturel.

Après la prière, il y a les autres emplois de la journée. Attachez-vous sur toutes choses à bien faire ce que vous faites dans le moment présent. Votre esprit vif courra, sans que vous le vouliez, à tout ce que vous aurez à faire ensuite de ce que vous faites, et il vous donnera une agitation pour vous précipiter, qui vous sera extrêmement [28] dommageable si vous ne vous accoutumez de bonne heure à arrêter cette impétuosité. Vous pouvez et devez le faire en deux manières : l’une, en l’arrêtant tout d’un coup, et vous reposant dans un simple recueillement d’un moment, qui tranquillisera votre âme, et fera comme une eau trouble qu’on laisse rasseoir ; l’autre manière est de ne vous point occuper de l’avenir, et ne penser qu’à faire ce que vous faites dans le temps que vous le faites. Cette pratique vous rendra toujours présente à ce que vous faites, et vous ôtera un certain défaut naturel, qui fait qu’étant presque toujours présente à ce que vous ne faites pas, (à moins que ce que vous faites actuellement n’ait ému toute votre vivacité), vous n’êtes point où vous êtes, y étant d’une manière ou abstraite ou excessivement vive.

Je vous parle, ma chère cousine, avec une extrême liberté  parce que je vous connais entièrement. Je sais que vous voulez être à Dieu sans réserve, et que c’est pour son seul amour que vous vous consacrez à Lui. De plus, c’est que je suis certaine que vous serez [29] fort heureuse si vous entrez dans ce que je vous dis, (vous ne le sauriez même être sans cela) parce qu’en ne vous occupant point de l’avenir, vous détruisez une infinité de tentations qui ne regardent que l’avenir ; et le laissant à Dieu par un abandon de tout vous-même, vous engagez ce même Dieu, dont la bonté est infinie, à vous protéger d’une manière singulière.

Il vous est encore infiniment avantageux de mettre votre piété dans l’attachement à vos devoirs en l’état où Dieu vous appelle, parce que les actions où il y a moins de propre volonté, sont celles qui sont les plus agréables à Dieu et qui nous font véritablement renoncer à nous-mêmes, car quel renoncement y a-t-il où nous faisons toujours ce que nous voulons ? Quand on agit par obéissance, faisant toujours ce qui est du devoir, on fait toujours la volonté de Dieu, et l’on aime toujours Dieu si l’on fait toujours ces mêmes choses avec un sincère désir de Lui plaire et de se renoncer incessamment. Sans cette pratique de préférer ce qui est du devoir à l’inclination, en quelque état que l’on [30] soit, on n’établit point une vie heureuse ni une piété solide. Rien ne rend plus heureux que de faire agréablement ce que l’on fait nécessairement ; rien n’est plus solidement vertueux que de sacrifier sans cesse notre volonté à celle de Dieu dans tout ce qu’Il ordonne et même qu’Il permet nous arriver.

Vous me répondrez que cela est rude à une personne franche qui semble n’être née que pour la liberté. A cela je vous dirai qu’en quelque état qu’une personne qui aime la liberté se puisse trouver, elle ne peut jamais être libre, pour peu qu’elle ait de société, si elle ne se rend libre par les mêmes choses qui sembleraient la captiver. Il faut donc qu’elle veuille bien faire tout ce qu’elle fait et y mette son plaisir, sans quoi point de vrai plaisir. Mettons donc, ma très chère cousine, notre plaisir dans le plaisir de Dieu, notre volonté dans la volonté de Dieu, et nous serons toujours heureux et toujours contents. Je dis plus : qu’avec ces dispositions, les mêmes choses qui vous gênent aujourd’hui ne vous gêneront plus dans la suite.

[31] Je vous conseille de lire moins de choses que vous n’en lisez et de lire celles que vous lisez avec plus de paix, lisant pour nourrir votre âme, et non pour remplir votre esprit d’une multitude de choses qui l’étouffent et qui, loin de vous tenir en haleine pour le bien, vous lassent, comme une personne qui, ayant trop couru ou qui étant trop chargée, ne respire qu’avec peine. La nature est toujours active et empressée, mais la grâce est tranquille, reposée et exacte. Croyez-moi à vous plus que personne au monde.

1L’indications de destination à sa « très chère cousine » ainsi que  dans le corps de la lettre, l’allusion à « votre vivacité » permettent de définir le destinataire : Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort, née le 6 octobre 1663, fille d'Antoine-Paul Le Maistre de La Maisonfort, oncle de Mme Guyon. Sa famille étant très pauvre et son père remarié, elle vint à Paris. Mme de Brinon, directrice de Saint-Cyr, la retint comme « maîtresse séculière rétribuée. » Dès l'été 1684, elle suscitait l'enthousiasme de Mme de Maintenon. Elle prononça en 1694 ses vœux solennels. Elle fut chassée le 10 mai 1697 de Saint-Cyr comme quiétiste. Sur sa demande, elle passa chez les visitandines de Meaux, mais en raison de la même aversion pour « leurs petitesses », elle fut transférée le 23 octobre 1701 chez les ursulines de Meaux puis, en 1707, chez les bernardines d'Argenteuil. A la mort de Bossuet, Mme de La Maisonfort reprit sa correspondance avec Fénelon, elle resta aussi « en commerce » avec sa cousine Mme Guyon… (Orcibal ; v. notre index, tome II).

2Les contenus entre parenthèses, ici comme dans des cas suivants, apparaissent comme des précisions qui ne s’imposent pas, probablement ajoutées par l’éditeur. Nous supprimerons les plus inutiles.

 33 [D.1.168] A Mlle DE LA MAISONFORT.

Ma chère cousine, il faut avoir cette précaution de ne vous attacher qu’à Dieu. Honorons les hommes qui nous portent à nous détacher [496] de tout ce qui n’est pas Dieu, afin que nous soyons un jour en état que Dieu seul nous suffise. C’est en Lui que l’on trouve tous les biens et le remède à tous les maux. L’idée de remplir le moment présent est tout ce qui nous est le plus nécessaire, car le passé non plus que l’avenir ne sont plus en notre disposition. Ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de suivre de moment en moment ce que Dieu demande de nous dans l’état où Il nous met. Cela suffit pour tous1. Oh ! si nous remplissions ce moment divin selon la volonté de Dieu, que nous serions bientôt parfaits ! nous perdrions tous nos scrupules, nous vivrions comme des enfants abandonnés à leur divin Père qui oublient ce qui les regarde eux-mêmes pour ne penser qu’à Le contenter. Vous n’aurez jamais autant de bien que je vous en souhaite, c’est-à-dire de ce bien immuable, qui, n’étant appuyé sur aucun bien créé, ne peut aussi jamais nous manquer.

1 « On y savait seulement que chaque moment amène un devoir qu’il faut remplir avec fidélité ; c’en était assez pour les spirituels d’alors : toute leur attention s’y concentrait successivement ; semblable à l’aiguille qui marque les heures et qui répond à chaque minute à l’espace qu’elle doit parcourir, leur esprit, mû sans cesse par l’impulsion divine, se trouvait insensiblement tourné vers le nouvel objet qui s’offrait à eux, selon Dieu, à chaque heure du jour. » (L’abandon à la Providence divine, chap. 1).

 34.   A L’ARCHEVEQUE COLBERT DE ROUEN.

C’est souvent où le péché a abondé que la grâce surabonde. C’est une grande miséricorde de Dieu lorsqu’Il nous donne le goût et la connaissance du pur amour, et c’est déjà un grand pas de fait ; mais il faut soutenir cette lumière et ce goût par une entière efficacité. Pour y réussira, il est de la dernière conséquence de nourrir ce germe intérieur qui est, comme vous le dites fort bien, un penchant du cœur pour un objet inconnu et néanmoins très certain. La plupart des âmes périssent après avoir bien commencé, faute de nourrir cette grâce, ou en se dissipant trop, ou enb prenant mal à propos des amis qui sont donnés pour des personnes fort avancées. Vous ne sauriez nourrir cet attrait qu’en détruisant ce qui lui est contraire. Il faut marcher par le chemin du renoncement continuel, et travailler infatigablement à se défaire de ses défauts durant [f°1v°] que la lumière paraît et que le jour éclaire, car si vous n’employez pas ce commencement d’attrait à vous combattre, vos défauts, comme une mauvaise ivraie, croîtront avec le bon grain, s’y mélangeant de sorte qu’on ne pourra plus les séparer. C’est ce qui fait qu’il est d’une extrême conséquence, dans ces commencements, de ne se rien pardonner, car cette grâce vous est donnée pour vous combattre vous-même, et si vous ne le faites pas durant que la lumière luit, vous ne le pourrez faire dans les jours de ténèbres. Je suis toujours peinée lorsque l’on donne des avis ou des lectures trop avancées aux âmes, parce qu’elles négligent les moyens essentiels pour elles. Il faut se servir des pieds pour marcher, mais si l’on nous les coupe, alors laissons-nous porter. La pratique de se poursuivre soi-même est lumineuse. Plus l’on se poursuit avec fidélité sans se rien pardonner et plus Dieu nous éclaire des choses qui lui déplaisent en nous. Ce combat ne se fait point avec inquiétude mais avec paix, tranquillité, attendant plus de Dieu que de nous. [f°2r°] Sa lumière est très fidèle pour le cœur qui lui correspond. Il ne faut point non plus regarder les autres pour s’y conformer ni pour se mettre par soi-même dans des états qui ne nous conviennent pas. …c de suivre la lumière avec fidélité sans la précéder ni la laisser de trop loin. Il faut surtout aller fortement contre le naturel sans quoi l’on ne fait jamais rien. Mortifiez toute curiosité soit dans vos lectures soit dans ce que vous voulez savoir. Ne demandez rien de ce qu’on ne vous dit pas ; parlez peu des choses spirituelles, il faut beaucoup faire et peu dire ; la science enfle mais la charité édifie. Nous nous persuadons souvent avoir les états dont nous parlons et cette fausse prévention nous cause une présomption secrète, nous fait négliger nos obligations essentielles par une spiritualité d'idée ; pour nourrir votre grâce ne lisez que les choses qui vous conviennent et sans curiosité. Lisez peu et pour vous recueillir et [pour] remuer votre coeur. Lorsqu'il est remué et que vous sentez quelque pente au recueillement, laissez-vous y aller. Gardez le plus de solitude que vous pourrez [f°2v°] selon votre état, ne faisant que les visites d'obligation et d'une certaine bienséance qu'on ne doit pas trop étendre ; mortifiez vos sens loin de les suivre ; défiez-vous des penchants de la nature, il faut bien du temps à la grâce pour redresser des penchants tortueux, donc nature. Habituez-vous au mal. Si vous êtes fidèle à Dieu, Il vous enseignera Lui-même mille petites manières de vous renoncer. Croyez-moi, il faut que la nature soit longtemps en presse car elle a été libertine. Vous ne trouveriez pas votre compte à tout autre conduite. Il s'en faut bien que vous ne soyez en état de jouir de cette sainte liberté que Dieu donne aux âmes innocentes après les avoir purifiées par de longs travaux. C'est toujours à nous à aller par la foi du renoncement jusqu'à ce que nous nous soyons si fort renoncés que nous ne trouvions rien qui répugne à la grâce ; sans ce fondement il serait impossible que vous puissiez vous soutenir dans la voie. Allez donc courageusement, n'ambitionnez pas d'avancer mais d'aller comme Dieu vous fera aller. C'est reculer que de courir dans une carrière qu'il ne nous ouvre pas [f°3r°] lui-même mais c'est avançer infiniment que de suivre ses traces. Il faut que le pur amour vous fasse devenir un homme nouveau, qu'il évacue tout ce qui est du vieil homme. Lorsque le feu s'attache au bois avant de le changer en soi, il en fait d'abord sortir toutes les humidités qui lui sont contraires. Ensuite il le sèche, le prépare et enfin l'embrase. C'est ce que doit faire en vous l'amour divin : chasser vos défauts, vous préparer par l'oraison de recueillement, la lecture, etc. et puis vous consommer par sa chaleur divine. Appliquez-vous surtout à remplir vos devoirs et faites toutes ces choses parce que mon maître le veut de vous et qu'Il sera glorifié en cela. Ne croyez pas que ce soit un état trop rabaissé pour vous que de travailler à la mortification. C'est le plus relevé puisque c'est celui que Dieu veut de vous. Crucifiez ces membres charnels de peur qu'ils ne reviennent dans la mollesse, mais crucifiez bien plus votre esprit, votre curiosité, votre sens, vos paroles.

Ne donnez pas la liberté à votre langue de tout dire parmi [f°3v°] les gens du monde. Autant que vous devez être simple avec ceux qui aiment Dieu, autant devez-vous être prudents avec les pécheurs. On fait mille fautes par la langue qui salissent sans cesse si l'on n'y prend pas bien garde ; qui garde sa langue garde son âme, celui qui ne pèche point par la langue est un homme parfait. Ne blessez jamais le prochain en parlant. La médisance est un des plus grands maux. L'on juge souvent et l'on condamne même celui que le Seigneur justifie.

Je crois devant Dieu que vous éloigner de ce que je vous marque ici, c'est vous éloigner de ce que Dieu veut de vous ; dites simplement à Madame de Mortemart ce que vous remarquerez en elle de défectueux. Elle est bien éloignée ni d'être parfaite ni de se l'accroire mais elle travaille à se défaire de ses défauts qui comme de mauvaises herbes renaissent souvent. Dieu ne sera pas fâché contre nous de ce que nous ne sommes pas parfaits mais il le sera si nous ne travaillons pas à nous défaire de ces mêmes défauts. Le travail de la destruction de nous-mêmes est [f°4r°] très long, il faut le passer sans chagrin, sans inquiétude et sans nous rien pardonner. Trouvez bon aussi qu'elle vous dise ce qu'elle voit en vous qui ne va pas bien. Aidez-vous les uns les autres à suivre la foi du Seigneur. Tout autre spiritualité pour vous que ce que je vous mande ici ne serait pas ce qu'il vous faut. A présent par votre oraison suivait l'attrait de Dieu et l'obéissance. Lorsque vous aurez quelque peine contre Madame de Mortemart dites-lui simplement.

- A.S.-S., Pièce 1022 du fonds Fénelon, autographe de la main de Madame Guyon. Annotation, [f°4v°] : « Lettre trouvée parmi les papiers de feu M. l'archevêque de Rouen en 1708. »

a efficacité, (pour y réussir add.interl.) il

b trop (et biffé) (ou add. interl.) en

c illisible.

 35.  AU DUC DE CHEVREUSE ( ?).  

L’abandon, clef de tout l’intérieur.

Vous me parlez d’abandon, monsieur, et vous me dites une chose qui ne m’est pas nouvelle, lorsque vous me parlez du goût que vous avez pour tout ce qui y a quelque rapport : il y a déjà quelque temps que j’en ai ...a les semences en vous, et j’espère de la bonté de Dieu qu’Il en fera porter les fruits en son temps. Au lieu des lettres que vous me demandez, je vous envoie sur cela deux pages d’un petit livre qui court depuis quelque temps, que je vais vous transcrire. Vous jugerez de la pièce par l’échantillon. Cela ne m’empêchera pas de vous envoyer quelquefois les lettres que vous souhaitez.

L’abandon est une donation de tout soi-même à Dieu, ce qui se fait par se convaincre fortement que tout ce qui nous arrive de moment en moment, est ordre et volonté de Dieu et tout ce qu’il nous faut. Cette conviction nous rendra content de tout et nous fera regarder en Dieu, et non du côté de la créature, tout ce qui nous arrive. Je vous conjure, qui que vous soyez qui voulez bien vous donner à Dieu, de ne vous point reprendre lorsque vous vous serez une fois donné à Lui, et de penser qu’une chose donnée n’est plus en notre disposition.

L’abandon est ce qu’il y a de plus de conséquence dans toute la voie, et c’est la clef de tout l’intérieur. Qui sait bien s’abandonner sera bientôt parfait ; il faut donc se tenir ferme dans l’abandon, sans écouter le raisonnement ni la réflexion. Une grande foi fait un grand abandon : il faut s’en fier à Dieu, espérant contre toute espérance1. L’abandon est un dépouillement de tout soin de nous-mêmes  pour nous laisser entièrement à la conduite de Dieu. Tous les chrétiens sont exhortés à s’abandonner, car c’est à tous qu’il est dit : ne soyez pas en souci pour le lendemain car notre Père céleste sait tout ce qui nous est nécessaire2Pensez à Lui dans toutes vos voies et Il conduira Lui-même nos pas3. Remettez au Seigneur toute votre conduite et espérez en Lui, et Il agira Lui-même4.  L’abandon doit donc être, autant pour l’extérieur que pour l’intérieur, un délaissement total entre les mains de Dieu, s’oubliant beaucoup soi-même et ne pensant qu’à Dieu, le cœur de même, par ce moyen, toujours libre, content et dégagé.

La pratique en doit être de perdre sans cesse toute volonté propre dans la volonté de Dieu, renoncer à toutes inclinations particulières, quelque bonnes qu’elles paraissent, sitôt qu’on les sent naître, pour se mettre dans l’indifférence et ne vouloir que ce que Dieu a voulu dès Son éternité. Etre indifférent à toutes choses, soit pour le corps, soit pour l’âme ; pour les biens temporels et éternels, selon le bon plaisir de Dieu, laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la Providence, et donner le présent à Dieu : vous contenter du moment actuel qui nous apporte avec foi l’ordre éternel de Dieu sur nous, et qui nous est une déclaration autant infaillible de la volonté de Dieu qu’elle est commune et imitable pour tous ; ne rien attribuer à la créature de ce qui nous arrive, mais regarder toutes choses en Dieu et les regarder comme venant infailliblement de Sa main, à la réserve de notre propre péché. Laissez-vous donc conduire à Dieu comme il Lui plaira, soit pour l’intérieur ou pour l’extérieur.

Voilà, monsieur, à quoi je vous crois appelé. Mais c’est un ouvrage de toute la vie, et vous en aurez longtemps le goût et le désir avant que d’en avoir la réalité. Je prie Dieu qu’Il vous la donne.

- A.S.-S., pièce 7536. Copie par Isaac Dupuy, sans début autre que : « vous me parlez… » ; l’absence de majuscule à « vous » laisse penser qu’il manque le début de la lettre. En tête à gauche, d’une autre main, calligraphié : « Sur l’abandon à Dieu » ; à droite, d’une autre main et d’une écriture assez récente : « (Mr de Chevreuse biffé) Mr de Beaumelle remercie du procès-verbal M. de Gacé. »

a mot illisible.

1Rom. 4.18.

2 Mat. 6.36.

3 Mt  13.6.

4 Jean  36 .4.

Enfin nous avons retrouvé dans la lettre D.4.154 l’amalgame de deux lettres publiées à partir d’autres sources dans notre second volume.

Le début (« Que ne me jetez-vous dans la mer […] Disposez-vous vous-même à ne plus me voir. ») est adressé au duc de Chevreuse, en novembre 1693 et édité dans notre second volume, lettre 133. La fin (« Nous sommes tous fait à l’image […] si barbouillée ! ») est adressé au même, en février 1694 et édité dans le même volume, lettre 155. 

 36.     AU FILS DU VIDAME ( ?) 1715 (?)

J’ai toujours conservé pour vous, monsieur, tout le respect et la considération que vous méritez quand vous ne seriez pas aussi recommandable que vous l’êtes par vous-même. La personne à laquelle vous apparteniez, et ceux qui vous ont aimé et conseillé m’ont été si chers, et leur mémoire est si considérable et si présente à mon cœur que je ne pourrais pas vous refuser quelque chose. Mais quel échange, monsieur, et que trouverez-vous dans une personne telle que je suis, qui puisse réparer vos pertes ? Cependant celui qui a ouvert la bouche de l’ânesse de Balaam peut encore ouvrir la mienne.

Pour l’intérieur, la fidélité à l’oraison me paraît essentielle, sans quoi il est impossible d’être intérieur. C’est par elle que nous devenons tout autre que nous ne serions naturellement ; c’est elle qui donne [f. 1 v°] la paix et le calme à notre âme ; c’est elle qui nous fait remplir nos devoirs avec perfection ; c’est l’oraison qui nous fait ressentir d’un esprit égal tous les événements de la vie, quelque désagréables qu’ils paraissent au sens, parce qu’elle nous conduit insensiblement à une soumission parfaite à toutes les volontés de Dieu par l’amour de Son bon plaisir ; c’est elle qui, donnant l’esprit de foi, nous éloigne de toute erreur, parce qu’elle nous unit à la suprême vérité ; enfin, c’est par elle que la parfaite charité nous est communiquée.

Jugez vous-même, monsieur, si je n’ai pas raison de vous la recommander. C’est sur ce fondement inébranlable que vous devez vous appuyer pour toute chose : par elle, vous serez éclairé de ce que vous aurez à faire à chaque moment, car la vraie oraison nous accoutume à une certaine présence de Dieu qui nous Le rend familier. Et ce Dieu de bonté veut être notre correcteur : Il nous prévient dans nos chutes de peur que nous ne tombions ; que si nous tombons de faiblesse, Il nous relève ; si nous L’écoutons, Il nous instruit.

 Je vous prie de faire attention, monsieur, qu’il faut joindre à l’oraison le combat  de nos défauts les plus essentiels, et qui sont [f. 2 r°] les plus conformes à notre humeur et à notre tempérament. Celui qui est prompt et vif doit beaucoup se tranquilliser et ne point agir lorsque la passion est émue, parce qu’on ne voit point les choses telles qu’elles sont ou doivent être, comme on ne peut voir ce qui est dans une eau troublée jusqu’à ce qu’on l’ait laissée rasseoir. Au contraire, les personnes dont le naturel est lent et paresseux, doivent acquérir une certaine vivacité : sur les choses, être exacts à leurs devoirs, les remplir le plus promptement qu’ils peuvent, ne point remettre au lendemain ce que l’on peut faire le jour même, car il faut se renoncer soi-même et se poursuivre dans toutes les occasions.

Or l’oraison aplanit le chemin, rend aisé un combat qui paraît pénible à notre amour-propre et change peu à peu nos inclinations, nos habitudes, même notre tempérament. Quel fruit ne tire-t-on pas, dans la suite, de cette petite violence qu’on s’est faite ! D’abord, la bonne habitude se naturalise pour ainsi dire, et on contracte une facilité à tout bien. Vous voyez par tout ceci, monsieur, que l’oraison doit être accompagnée du renoncement à nous-mêmes, et ce renoncement doit être soutenu par l’oraison. Je répondrai d’une autre manière aux autres articles de votre lettre et le cher put1 vous donnera, outre cette lettre, un petit mémoire. Soyez persuadé, monsieur, que si je puis vous être utile et que Dieu vous porte à vous adresser à moi, je serai toujours prête à vous rendre service, vous étant, en Lui, tout ce qu’Il veut que je vous sois.

 - A.S.S,. pièce 7255, sans adresse. De la même main que la lettre au bon duc [de Beauvilliers] datée « 2/1692 », constituant la pièce précédente 7254 : « fils du vidame ».  Ecriture autographe, ferme mais large caractéristique des problèmes de vue de la période de Blois.

Le Vidame d’Amiens était le fils puîné du duc de Chevreuse. Il avait fait carrière dans l’armée et avait été promu maréchal de camp en 1708. Il s’était marié en 1704. V. sa biographie, Correspondance de Fénelon (Orcibal), note à la lettre 1016 du 22 octobre 1704.

1Dupuy. 

 37 [D.2.22]. 1691. Ne pas se chagriner de ses défauts.

Je viens tout présentement de recevoir votre lettre, je vous assure que vous m’êtes toujours bien cher en Notre-Seigneur et que Lui seul le sait. Cea n’est pas votre misère, encore un coup, dont je me plains : je l’aime et je suis ravie que vous la ressentiez comme vous faites, oui, monsieur, dans l’état où vous êtes. C’estb tout d’y acquiescer, de s’en convaincre et de s’abandonner à Dieu afin qu’Il la détruise ou vous y laisse tant qu’il Lui plaira, mais pourquoi votre amour-propre vous pousse-t-ilc à vouloir tout quitter, parce que Dieu vous fait éprouver ce que vous êtes, au lieu de Lui faire de vos misères un entier sacrifice, n’ayant que cela à Lui sacrifier ? Tout ce qui n’est point misère et pauvreté, n’étant point à vous, est un sacrifice de ce qui ne vous appartient pas, mais le sacrifice de votre néant est ce que Dieu veut de vous à présent. Que votre cœur me coûte et me coûtera de douleurs ! Plût à Dieu que Dieu Se contentât, comme vous, que je vous laissasse et que je ne m’intéressasse pas en ce qui vous regarde ! Je le ferais de tout mon cœur puisque vous m’en marquez si fort le désir, mais à vous parler franchement, je n’en suis pas la maîtresse, et ces liens de par lesquels Notre-Seigneur me fait tenir à votre âme sont autant rigoureux qu’ils sont forts. Oui, monsieur, de tout mon cœur, je veux bien être pour vous une victime à la justice de mon Dieu : je souffrirai en me taisant s’Il me le veut permettre, mais comme je n’ai plus ni puissance ni vouloir, s’Il m’oblige de vous parler encore, il faudrad que vous le souffriez. Vous avez bien des misères, mais il vous en faudra bien d’autres avant que vous vouse connaissiez bien. Je prie Notre-Seigneur qu’Il soit votre lumière et votre force. Il viendra un jour que [f.267v°] vous connaîtrez que je vous ai dit la vérité. S’il ne fallait que donner tout mon sang pour vous, que je le donnerai de bon cœur ! Mais de quoi serviraient mes avis si vous jugez de vous-même, plutôt par ce que vous croyez sentir, que par ce que Notre-Seigneur m'en fait connaître ?

Oh ! si vous étiez mis dans la vérité, que vous changeriez de langage ! Ce qui fait votre douleur, ferait votre plaisir ; ce que vous désirez, ferait votre peine ; vous auriez horreur de ce que vous croyez être grand et, content de la plus extrême bassesse, vous entreriez dans la paix que vous y goûtiez autrefois. Vous voulez vous mettre dans l’indépendance, vous éloigner des moyens que Dieu vous a donnés pour votre sanctification, chercher une solitude où vous ne serez jamais seul parce que vous vous y porterez vous-même, au lieu que vous pourriez avoir la plus forte solitude où vous êtes si vous étiez mort à vous-même. Il faut mourir à vous-même, monsieur, ou cesser de vivre : adieu ! il n’y a pointf de milieu. Celui qui ne tient à rien se laisse ôter toutes choses sans penser que l’on les lui ôte : voyez si vous êtes de cette sorte, vous qui vous plaignez de vos misères et de Dieu. Ô mes chères misères, je ne me plaindrai jamais de vous, vous serez ma joie et mon contentement parce que vous êtes le sujet des miséricordes de Dieu, et que vous servez même de trophée de Son pouvoir souverain ; vous rehaussez la gloire de Sa sainteté ! Ô amour pur, que vous êtes peu connu ! Le vrai humble espère d'autant plus que plus il se voit misérable, parce qu'il n'espère rien pour lui, mais tout pour Dieu ; et [f.268r°] il ne se voit jamais plus propre aux desseins de Dieu que lorsqu'il se voit dépourvu de tout bien.

D’où viennent donc ces assurances de n’être propre à rien, les envies de tout quitter ? Oui, monsieur, quittez tout, on ne vous demande rien autre chose ! mais quittez-vous aussi vous-même, laissez-vous arracher toutes choses. Il ne s’agit pas seulement de se mortifier ni corriger, mais de se laisser tout ôter et de tout perdre. Vous n’aurez jamais l’immuable que par la perte de tout le créé, quelque sublime et relevé qu’il soit. Entrez donc dans la poussière de votre néant, vous n’y entrerez que par votre corruption et la pourriture.

Jeg vous dis encore ceci, et je ne saurais m'en empêcher : je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Ce n'est pas ce qui vous déplaît à vous-même qui déplaît à Dieu en vous, mais c'est ce qui pourrait vous plaire, ce qui ferait votre inclination, votre choix et votre penchant, et mille autres choses. Oh ! qu'il viendra un jour que vous verrez la vérité dans la vérité même ! Et s'il vous reste alors un regret, ce sera de n'avoir pas suivi ce que l'on vous dit. Je suis sûre que si, dégagé de toutes choses, vous vous mettiez devant Dieu, Il vous ferait bien connaître que ce que vous faites n'est pas Sa volonté.

A.S.-S., ms. 2057, f°267r° à 268r°, en tête : « 1691 » [souligné d’une autre main] -  lettre D.2.22.

a lettre. Ce D

b faites. Oui, monsieur, dans l’état où vous êtes, c’est D césures.

c vous porte-t-il D

dfaudrait D

eque vous ne vous D

fmort à vous-même, monsieur, ou cesser de vivre en Dieu. Il n’y a point D (moins intéressant !)

g entrerez que par votre destruction. Je D

 38.  Janvier 1707.

Ne pouvant vous écrire, je me sers de la main du premier et du dernier pour vous écrire sur ce que je trouve de plus essentiel dans votre lettre. Je trouve peu de choses pour la demoiselle dont vous m’avez envoyé le gros écrit, et tous les préjugés sont contre. Ne la découragez pas néanmoins. Je ne vois point un intérieur fondé sur quoi que ce soit : des passions vives et violentes qui n’ont point été domptées, rien de suivi ni sur quoi on puisse compter, un dénuement avant d’être remplie, qui me paraît me venir plus ou des lectures ou des créatures que de Dieu ; la nature toute vive attribuée à la grâce, des fautes essentielles dans la conduite que l’on a tenue sur elle, lui faisant faire des vœux sans connaissance de cause, surtout le dernier. Je la trouve plantée dans la maison où elle est comme une pierre d’achoppement, et il ne faut jamais souffrir qu’une dirigée avoue à son directeur qu’elle a de la passion pour lui : le diable se sert de ces déclarations pour faire d’étranges ravages. Les consultations perpétuelles du directeur à toutes sortes de personnes, marquent combien il est peu sûr et qu’assurément la grâce n’agit pas. Quand c’est la grâce, le dirigé se trouve assuré sans assurance et sans envie d’en avoir, se tenant ferme à l’obéissance, ou plutôt à un je ne sais quoi que Dieu opère, et le directeur demeure invariable dans Sa lumière, sans emprunter des secours et des appuis humains, si ce n’est en une personne en qui il aurait confiance lui-même et qui serait éminente dans la voie. Ce qui va plus loin que cela, me paraît une ruse du démon pour détruire les voies de Dieu : ne se contentant pas de se contrefaire dans la dirigée, il pousse le directeur à demander quantité d’avis sur un état qui paraîtra toujours illusoire, afin de confirmer bien des gens que ces sortes d’états et voies sont très dangereux.

Il me semble que comme Dieu a dessein d’établir Son règne dans ce siècle, le diable veuille établir le sien en contrefaisant certaines choses qui paraissent en quelque manière semblables, et qui cependant sont très éloignées. Je ne juge pourtant point absolument, n’ayant vu ni les uns ni les autres, mais je vous prie de tenir la bride roide, que l’on travaille à une sincère mortification de ses passions, allant en tout contre son naturel : une oraison fréquente et assidue. Si Dieu veut que je sois sa mère et que cela soit, je commande de sa part que l’on ne fasse plus ce que l’on a fait, et qu’entre ici et trois mois on me mande des nouvelles, comme les choses se seront passées, car Dieu est véritable dans ce qu’Il ordonne, ainsi que les autres l’ont éprouvé. Je vous écrirai pour vous-même lorsque je le pourrai, et je ferai réponse aux autres.

- A.S.S., ms. 2057, f°269, écriture « du premier et du dernier » que nous identifions à celle de La Pialière, trace de cachet. La date de « janvier 1707 » est ajoutée d’une autre main en tête puis à la fin du texte.

 39 [D.4.164]. 1716. Vérité non reçue.

Il faut que je vous ouvre un peu mon cœur comme à mon cher enfant. Je n’ai plus rien à désirer sur la terre, sinon de me réunir à mon principe. Je suis inutile. J’oserais, sans comparaison, dire ces paroles du prophète : Seigneur, qui a cru à votre parole1Aucun : elle est devenue un objet de mépris. Je me console par celle de Dieu à un autre : « Si mon peuple périt pour ne lui avoir pas annoncé la vérité, tu périras pour mon peuple » ; mais si tu lui as dit la vérité, et qu'il ne l'ait pas crue, il périra lui-même, et ton âme sera sauvée. Malheur à vous, qui mettez des coussins sous tous les coudes de ceux de la maison d'Israël2, les flattant dans leurs défauts ! Heureux sont ceux à qui Dieu ne demande compte de personne parce qu'Il ne les en charge pas ! Mais si les travaux de Jésus-Christ ont servi si peu aux Juifs, qui s'affligera d'être de même ? Mon peuple a été séduit parce qu'il y a des gens qui sont une pierre de scandale dans la maison d'Israël.

J'ai toujours la fièvre. Mes douleurs sont cessées et je suis bien mieux, mais fort débile et dégoûtée. Tout est bon et excellent dans la volonté de Dieu. Ne doutez point de mon amitié, mon cher enfant, je vous porte dans mon cœur. 1716.

1Isa 53, 1.

2Ez 13, 18.

 40.    D’une âme désolée. 4 et 7 décembre 1716.

4 Décembre 1716.

Ô vous qui avez essuyé les peines de l’amour divin, dites-moi quel soulagement pour une âme toute désolée, comme la mienne ? J’ai rejeté toutes choses d’ici bas : elles me dégoûtent, je n’y sens plus de plaisir ; et j’ai cru avoir trouvé mon repos en faisant un sacrifice continuel de mon cœur et de mon esprit à un Objet qui me paraissait tout beau, et tout digne de mon amour, et de l’amour de toutes les intelligences. Mais hélas ! Cette beauté est disparue, je ne la vois plus. Si elle est, elle est pour moi comme si elle n’était pas. Que ferais-je ? J’ai quitté toutes choses pour un bien-aimé qui me fuit et qui ne veut pas mon cœur : Il le trouve apparemment indigne de Lui. Que faut-il faire dans un état si malheureux ? Le Dieu d’amour est-Il accoutumé à se cacher de cette manière à ceux qui Le cherchent ? Quand je ne cherchais pas, Il se présentait souvent devant mes yeux. Quelquefois, Il se montrait, comme un juge juste et terrible, et me menaçait de Ses jugements. Quelquefois Il me reprochait mon ingratitude, et me faisait fondre en larmes par des nouvelles offres de Sa bonté. Maintenant que je Le cherche avec tant d’ardeur et d’empressement, Il se cache, et tout mon travail pour Le retrouver est inutile. Ô mon Dieu, n’avez-Vous pas promis que Vous serez trouvé de ceux qui Vous cherchent ? Mais peut-être, je ne Vous cherche pas pour l’amour de Vous, mais pour l’amour de moi-même. Il est vrai, mon Père, je ne saurais le nier. Et voilà ce qui me désespère. Autrefois j’ai trouvé de la consolation dans mes larmes ; elles soulagèrent mon cœur chargé, mais à présent, point du tout : elles me font peine. Mes larmes mêmes me font pleurer parce que je trouve bien que ce n’est que le sentiment de mes misères qui en est la cause, et non pas une vraie contrition du cœur. Ce n’est pas d’avoir offensé ; celui à qui je dois une obéissance entière et parfaite, que je m’afflige, mais seulement d’être privée de tous plaisirs et de toute consolation. S’il y a un être absolument parfait et bon, il mérite sans doute d’être [f. 1 v°] aimé d’un amour pur et désintéressé. Je n’aime rien de cette manière, je le sens bien. Je n’aime que moi-même. Mais comment puis-je faire autrement ? Je ne saurais m’élever au-dessus de ce moi. Il faut des ailes célestes pour un tel essor et je n’en ai point. Ô mon Dieu, je veux Vous aimer comme Vous voulez. Montrez-moi le chemin par lequel Vous voulez que je m’approche de Vous ; tirez-moi, je Vous suivrai partout où vous me mènerez. Peut-être je ne suis pas sincère en ce que je vous dis. Vous êtes mon Créateur, Vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Je me présente devant Votre miséricorde tout comme je suis ; c’est à Vous, ô source éternelle de tout bien, de me rendre sincère et simple. Je me jette sous Votre main. Faites en moi tout ce qu’il Vous plaira. Ô fils de Dieu, avocat des pécheurs, soyez mon intercesseur auprès de Votre Père céleste. Vous avez promis que nul de ceux qui se mettent sous Votre protection ne sera rebuté : j’y cours. Je prendrai volontiers Votre joug : je ne désire du repos qu’en le portant. Donnez-moi la force de le faire. Je boirai de tout  mon cœur de la chalice [du calice] dont vous avez bu. Mais, dites-moi, ô Lumière éternelle qui éclaires tous les hommes venant au monde : qu’est-ce que c’est que cette chalice ? Faut-il Vous aimer sans Vous voir ? Je ne veux pas dire, sans vous aimer comme vous êtes, mais sans vous voir par foi ? Je n’ai point de foi. Je parle, ce me semble, à qui ne m’écoute pas. Je ne fais que rêver. Comment puis-je aimer ce que je ne vois en nulle manière ? Si je pouvais croire que cet aimable objet à qui j’ai autrefois songé avec un si grand ravissement de cœur, était une chose réelle, ô que je serais  heureux ! Car je croirais alors que c’était pour quelque bonne fin qu’Il m’avait privé de cette présence si touchante et si béatifiante, et je me reposerais dans Sa sainte volonté. J’attendrais avec patience et une soumission entière le retour de mon bien-aimé. Je ne douterais pas que ce ne fussent mes péchés qui m’avaient causé ce délaissement, [f°.2 r°] mais je m’humilierais devant Lui, je me jetterais au pied de Son trône de miséricorde, je Lui ferais ressouvenir du sacrifice de mon Sauveur crucifié, et je me soumettrais à toutes les peines desquelles Sa croix et Son intercession ne m’ont pas mis à couvert. Par cet abandon de mon être à Sa volonté, je nourrirais l’espérance dans mon âme, et je ne me plaindrais, ce me semble, de rien. 

Ô état ténébreux de mon âme ! Toutes mes belles pensées ne sont-elles donc que des rêveries, que des songes ? Ces songes pourtant m’ont gâté tous autres délices : je ne les goûte plus. Je souhaiterais toujours qu’il y eût un être infiniment parfait pour y reposer mon âme. Je ferais toute ma vie tout ce que je crois devoir faire pour plaire à un tel être, s’il était. Je passerais mon temps à contempler le bonheur indicible d’une âme unie par amour pur et parfait à un objet si grand et si aimable. Je trouverais certainement plus de soulagement dans mes ténèbres qu’en aucune autre pensée. Mais, ô bon Dieu, ô Père de miséricordes, si Vous êtes véritablement, Vous êtes toujours bon : ayez pitié de mon état, chassez ces nuages qui me tiennent dans une obscurité si affreuse. Ô Perfection absolue, je ne vous cherche que pour vous aimer. Montrez-Vous, s’il vous plaît, ô Lumière éternelle, car sans votre présence, je succomberai sous le poids de mes misères.

7 Décembre 1716.

On ne saurait bien donner le nom de lettre à ce qui précède, quoique mon intention fût, madame, de vous écrire quand je prenais le papier. Puisque je prétends n’avoir point de réserve pour vous, que je fais beaucoup de fond sur vos prières, et que mon âme y est exposée toute nue et sans déguisement, je vous l’envoie comme à mon confesseur, mon intercesseur, et mon directeur. Dieu soit béni : ces ténèbres dans lesquelles je suis parfois enveloppé ne durent pas longtemps. Je vous avouerai que ce sont mes raisonnements empressés qui me jettent souvent [f°.2 v°] dans un état si affreux. Ils brouillent mon esprit et dessèchent mon cœur, je le sens. Et pourtant je ne saurais m’empêcher d’y retomber. Cet amour de la vérité, acquise par nos propres activités, n’est-il pas la concupiscence de l’esprit ? N’est-il pas aussi difficile de s’en défaire que de celle du cœur ?

J’ai reçu votre lettre, madame, avec un plaisir indicible. Je rends grâce à Dieu des conseils qu’Il vous inspire de me donner, car je ne vous regarderai plus que comme Son instrument pour mon salut. Je consens, autant qu’il m’est possible, de m’abandonner entièrement, et pour le temps et pour l’éternité de la conduite de la vérité souveraine. Je ne raisonnerai plus, et je tâcherai, par la grâce de Dieu, de subjuguer toutes mes passions rebelles au sceptre de Jésus-Christ. Je prierai toujours que Son règne vienne, et que Sa volonté soit faite en moi comme au ciel. Je Le prends pour mon roi absolu, sans faire avec Lui aucune condition, quelle que ce puisse être. Continuez, je vous prie, madame, de demander à Dieu qu’Il me donne les forces de suivre mes résolutions. Mon expérience m’a fait voir que je tombe à chaque pas sans Lui. Je Lui ai souvent dit, comme saint Philippe de N[éri], (parce que je l’ai souvent fait) que je Le trahirai à moins qu’Il [ne] me soutienne dans les tentations. Je sens bien que je ne puis rien du tout sans Lui, mais qu’importe ? Avec Lui, toutes choses me seront possibles. Encore une fois, madame, souvenez-vous, je vous en prie, de moi auprès de notre Père céleste.

- A.S.S., ms. 2175, pièce 7414. Ces deux lettres adressées à Mme Guyon se succèdent sur le même feuillet.

 41 [D.4.165]. 1717. Acquiescement à souffrir.

Je1 souffre à présent, presque sans relâche, des douleurs incroyables : il est impossible, sans miracle, que cela dure longtemps. Le petit Maître est maître, et ma Maîtresse2 use de ses droits. J'ai été tentée, cette nuit, de m'adresser à sa sœur, la Miséricorde : elle est bien plus traitable ; enfin, il s'en est fallu de peu que je n'aie fait infidélité à ma chère Maîtresse. Mais je veux aimer ses rigueurs, quoique la nature ne s'en accommode pas. Je me souviens que, dans ma plus grande jeunesse, je fis une chanson sur elle qui commençait :

Justice de mon divin Maître,

Qui te nourris de tes rigueurs,

L'amour, par toi, nous fait connaître

Ce qu'on doit au Souverain Etre.

Honorons-Le par les douleurs,

Puisqu’Il méprise les douceurs.

J'avais au plus dix-neuf ans. Ainsi Dieu m'appelait dès lors au service de ma divine Maîtresse. Je me suis faite son esclave : elle ne m'a pas épargnée depuis. Priez Dieu que je ne lui sois pas infidèle. 1717.

1Cette lettre est la dernière du tome IV des lettres et conclut ainsi la correspondance éditée par Poiret. (Le volume V ajouté par Dutoit donne la « correspondance secrète » avec Fénelon).

2La divine Justice. (Dutoit). 



Directions de ‘trans’



La sortie de la Bastille le 24 mars 1703 fut suivie d’années obscures. Un délai fut nécessaire à Madame Guyon pour retrouver une santé qui restera cependant chancelante, et aussi pour que des lecteurs des œuvres éditées par Poiret localisent leur auteur, probablement par l’intermédiaire de Fénelon, qui resta toujours en contact avec elle par son neveu le marquis. Elle fut alors visitée à Blois.

En complément ou à la place de tels rapports directs - supposant des déplacements en France, interdits au célèbre pasteur hollandais Poiret comme probablement au diplomate et baron de Prusse Metternich, - une correspondance de direction s’étendit à l’Europe entière. Il en reste quelques témoignages : cahier des lettres du marquis, quelques copies ou autographes, écossais ou suisses, qui sont les rares cas où la source directe est datée et signale le destinataire. La grande majorité des lettres est constituée cependant par la masse éditée par Poiret, puis reprise et complétée par Dutoit, après un filtrage attentif de tous les indices personnels comme ce sera le cas bientôt pour la correspondance de Bertot18. Mais parfois le correspondant est connu grâce à l’Indice donné par Dutoit à la fin de son dernier volume de Lettres. Ces amorces de séries autour de correspondants attestés couvrent surtout les trois dernières années : 1714 à 1717.

Les pertes ont certainement été considérables : il est étonnant que l’on possède si peu de lettres adressées à Ramsay, l’actif secrétaire à Blois souvent en déplacement à Paris ou à Cambrai, ou bien adressées à Keith, actif intermédiaire londonien, ou encore à Garden, influent dans le groupe d’Aberdeen. Ces derniers disciples ne nous sont d’ailleurs connus qu’indirectement.

Nous avons regroupé les lettres dont on a pu retrouver le destinataire, en ensembles selon quatre localisations : I Poiret & Homfelt en Hollande, II Metternich en Allemagne (exceptionnelle série active et passive), III Ecossais et IV Suisses. Nous présentons maintenant brièvement ces correspondants.

I. Poiret & Homfelt


L’éditeur Pierre Poiret (1646-1719) et son ami Homfelt furent des disciples dont il est bien naturel de retrouver les lettres dans une correspondance qu’ils éditèrent. On est surpris que Dutoit dans son Indice limite singulièrement leur nombre, tout en indiquant pour Poiret une plus large présence (les lettres adressées à Poiret figureraient au nombre de plus d’une trentaine dans le corpus édité) : « Poiret : Tome IV Lettres 146, 149, 150, etc. » Etc. pose problème puisque la lettre 151 est adressée à une « chère sœur », la lettre 152 à Metternich… Dutoit ajoute cependant : « Quelques-unes des lettres de Mme Guion extraites du 4e volume de Mr Bertot, singulièrement la 4e et non pas les 22 lettres, comme porte la note qui est au bas de la page 464. » On trouvera ces lettres, qui concluent Le Directeur mystique, rassemblées dans notre volume III, dont la 4e citée. Nous n’avons pas cru devoir la détacher de cette série très particulière visant à établir Madame Guyon comme le successeur mystique de Bertot. De même nous n’avons pas voulu grossir le corpus des lettres adressées à Poiret en prenant appui sur des indices incertains pour reconstituer une véritable série.

L’évolution de P. Poiret, natif de Metz, devenu pasteur en Hollande, grand éditeur à l’intuition très sûre des principaux textes mystiques accessibles à l’époque, le conduira finalement à devenir sur la fin de sa vie un disciple aimé de Madame Guyon19.

[Madame Guyon] s’écria : “Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages”, et en effet c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent connaissance. […] On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait formé en Hollande une maison patriarcale [à Rijnsburg près de Leyde], et était fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes intérieures20.

Il eut, par son activité inlassable, une influence considérable, non seulement par ses éditions21 reprises en particulier par Wesley (1703-1792), le fondateur du méthodisme, mais encore par son disciple piétiste Tersteegen (1697-1769), connu lui-même de Kierkegaard.

Otto Homfeld (et son frère Jodocus) appartenaient au cercle de Rijnsburg. Originaires de l’Allemagne du Nord, ils étaient déjà liés à Poiret en 1692, quand ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins d’éloge, en tête de son De Eruditione22. Otto fut en relation avec le Dr. Keith, Anglais, et annonça l’expédition des livres de la maison d’édition d’Amsterdam23. Le témoignage suivant de Tersteegen éclaire d’une douce lumière la fin du cercle (la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :

Ils vivent contents, ils travaillent eux-mêmes le jardin […] Le frère Homfeld, qui est de Brême, est âgé de 77 ans, et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle âgé à peu près de même, il est frère du Wetstein Marchand Libraire à Amsterdam tant renommé […] Le troisième frère est Israel Norraüs, il est Suédois de naissance […] Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus encore par la grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux […] Il a été un savant homme [traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret]. À qui le questionne, il répond « je ne suis rien »24

II. Metternich



Wolf von Metternich fut diplomate, écrivain avec un penchant vers l’alchimie, et ami de Poiret :

Après avoir probablement fait des études de droit, ce deuxième fils de Johann Reinhard devint le conseiller privé pour le Brandebourg et la Bavière, et le plénipotentiaire du Reichstag à Regensburg (Ratisbonne). En 1726 il passa au service du prince de Scharzburg-Rudolfstadt, devint son conseiller privé et finalement son chancelier. A côté de son activité d’écrivain calviniste et de traducteur, voilée sous des pseudonymes (le plus souvent : Hilarius Theomilus), il se consacra principalement à l’alchimie, et eut une certaine célébrité ; le dix-neuf juillet 1716, selon les affirmations sous serments de quatre gentilhommes, il aurait transformé du cuivre en argent dans une maison de Vienne ! Il mourut en 1731, toujours célibataire, ce qui éteignit la lignée des Chursdorf-Metternich25.



Poiret édita les écrits de son ami. Nous trouvons l’écho d’une curiosité intelligente dans les longues lettres qu’il adresse à Madame Guyon : 

C’est un homme en recherche dont les sympathies furent nombreuses. Intéressé par les écrits des fondateurs de la Société de Philadelphie, John Pordage et Jane Leade, le baron les avait traduits en allemand. Il avait voyagé avec l’Ecossais Lord Forbes of Pitsligo […] Ses activités de diplomate chargé des intérêts du Roi de Prusse le conduisaient dans toute l’Europe.26 

De la tête au cœur.

Même si elle n’a pas la même élévation que dans sa relation avec Fénelon, la correspondance de Madame Guyon avec Metternich est dense et riche. Ce qui nous est parvenu couvre trois années, durant lesquelles on peut suivre l’approfondissement du baron, au point que Mme Guyon lui écrit de longues et importantes lettres, véritables résumés de la mystique guyonienne. On peut y suivre aussi avec quelle patience et quelle délicatesse elle le détache peu à peu des scrupules et des analyses sans fin où se débattait cet homme trop identifié à son intellect et qu’elle voulait voir se centrer dans le cœur.

Sans relâche, elle l’appelle à se simplifier :  « Une vie simple et réglée, l’amour et l’abandon : c’est tout ce qu’il vous faut. » Il lui faut abandonner ses « lumières », ses appuis comme la lecture pendant l’oraison, les soucis personnels, même concernant son mariage. Encore et encore, elle l’exhorte à la confiance : « Laissez-vous donc conduire par ces ténèbres, et ne marquez jamais aucune défiance à Dieu. » (Lettre 402). Lui qui cherche les appuis doit maintenant suivre les inspirations « délicates » de Dieu, les mouvements de l’Esprit-Saint : elle lui indique comment les reconnaître.

Elle l’exhorte à trouver l’état d’enfance, à se laisser conduire par Dieu comme un enfant par sa nourrice. Chaque moment est alors ressenti comme divin :

« Désaltérez-vous à cette fontaine du moment divin, et si vous êtes assez heureux pour passer en Dieu et vous y perdre dès cette vie, vous verrez que ce même moment, qui vous doit être à présent volonté de Dieu, vous sera Dieu. » (L. 425).

Elle le porte comme un enfant dans sa prière, et on en voit le résultat dans la belle lettre où Metternich lui décrit son état : « Il est vrai que Dieu me fait des grâces infinies. […] C’est comme si mon cœur était diaphane et qu’une sérénité indistincte le pénétrât de tout côté sans obstacle ». (L. 430). Il lui décrit sa répugnance à devenir catholique. Cette savoureuse comparaison entre catholiques et protestants se poursuit dans la lettre 431 où il décrit sa paix joyeuse et sa liberté intérieure, se sentant comme « une petite abeille qui voltige librement sur toutes sortes de fleurs. » 

Il lui dit toute sa reconnaissance et laisse passer son émerveillement :  

Si Dieu daigne faire quelque chose de cette masse corrompue, c’est à vos prières et à vos avis que j’en suis redevable. (L. 430).



III. Les Ecossais

Les Ecossais constituaient un groupe dont Henderson27 restitue l’atmosphère attachante, la droiture et le courage des individus pris par les remous politiques.

L’Écosse a une histoire faite de luttes inégales (telle celle avec Cromwell) suivies de dominations par l’Angleterre. Ainsi l’Union de 1707 fut suivie d’un soulèvement inefficace en 1715 en faveur du prétendant catholique James VIII (the Old Pretender), qui s’enfuira finalement à Rome. Il n’y eut pas alors de lourdes sanctions - comme ce sera le cas lors du soulèvement de 1745 en faveur de son fils (the Young Pretender). Certains disciples de Madame Guyon prendont part aux deux soulèvements. L’histoire est compliquée par les luttes religieuses entre royauté catholique, protestants épiscopaliens (ayant récupéré la structure catholique lors de la première vague luthérienne qui avait vu Henry VIII fonder l’Église anglicane, jacobites le plus souvent, par attache aux structures traditionnelles et royale), presbytériens (protestants de la seconde vague calviniste, d’assise sociale populaire et puritaine), sans compter la présence de quelques minorités, telle celle des quakers.

Notre groupe était catholique ou de tendance épiscopalienne parce que se succédèrent - par exception - des religieux remarquables, enseignant in Divinity à l’université d’Aberdeen, l’une des trois meilleures universités britanniques (avec Oxford et Cambridge) : John Forbes, qui tint un journal intérieur de 1624 à 1647 ; puis Henry Scougall, auteur de la remarquable Life of God in the soul of man28 (1677) ; enfin James Garden auteur de la non moins remarquable Comparative theology (1699). Ce dernier devint disciple guyonien avec son jeune frère George.

Ils étaient jacobites de manière avouée ou cachée : ses membres voyageaient ou se réfugiaient sur le continent. Ils passaient par la Hollande, qui n’était qu’à trois (voire deux) jours de bateau des ports de la côte est, situés entre Edimbourg et Aberdeen. De nombreuses communautés d’Ecossais s’établirent sur le continent, tout comme les Hollandais furent présents à Culross, le beau port et village « hollandais » visité de nos jours près d’Edimbourg.

Le dégoût des affrontements et des controverses au nom de l’Ecriture souvent interprétée trop littéralement, tourna leur attention vers « l’intérieur » mystique. Tout un réseau d’Ecossais reçut ainsi les ouvrages mystiques de Poiret par l’intermédiaire du Dr. Keith de Londres. Ce dernier importa par exemple cent exemplaires d’un de ses titres pour en redistribuer quarante-deux en Écosse29. Ils furent un temps adeptes d’Antoinette Bourignon30, sous l’influence de Poiret. Mais en 1708 Keith et George Garden interrompirent « for no apparent reason » la traduction de son œuvre31 : Poiret leur avait fait connaître Madame Guyon et ils avaient atteint le terme de leur quête. Par la suite plusieurs membres du groupe vinrent à Blois.

De ce groupe on identifie :

(1) Le Dr. Keith, étudiant en Arts devenu médecin d’Aberdeen et exerçant à Londres, fut l’agent par lequel circulaient livres et lettres. Il était cultivé, possèdait de nombreux ouvrages mystiques en plusieurs langues, avait plusieurs cercles de relations. Un ami proche, le Dr. Cheynes, mentionne dans une lettre : Tauler, John of the Cross, Bernier [Bernières], Bertot, Marsay, Madame Guyon32.

(2) James Garden, cité plus haut.

(3) Georges Garden son jeune frère (1649-1733), ami d’Henry Scougall et attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Refusant de se cacher, il fut emprisonné lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens, puis s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyde. Il ne retourna en Écosse qu’en 1720. Resté célibataire, il traduisit John Forbes, auteur du journal spirituel que nous avons cité. Wetstein, éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle33.

(4) Lord Deskford, James Ogilvie (1690-1764). Son nom est souvent corrompu en Exford34. De santé fragile, il étudia l’histoire et le français ; il vécut à Cullen House. Il fut arrêté en août 1715 et confiné un moment au château d’Edinbourg. Il eut une vie utile, prenant activement part au gouvernement local de Cullen, introduisant des manufactures de tissus, devenant vice-amiral d’Écosse. Sa première femme appartenait à la famille des Dupplin. Il se remaria en 1723. Il est bien représenté dans notre correspondance, par suite de la conservation de sa bibliothèque - très complète en ce qui concerne les auteurs mystiques -jusqu’à sa dispersion en 1975.

Nous rencontrons ensuite trois membres de la grande famille des Forbes qui comporte même une branche suédoise35. De nombreux aspects biographiques sont couverts par The House of Forbes36 :

(5) Alexander, 4th Lord Forbes of Pitsligo (1678-1762). La mort de son père lorsqu’il avait treize ans fut suivie de son éducation sur le continent, où il aurait rencontré Fénelon (et Madame Guyon ?) avant de retourner en Écosse en 170037. Il protesta contre l’Union de 1705, fut présent à la bataille de Sheriffmuir en 1715, se cacha en Écosse puis à Londres, en Hollande, à Vienne, à Rome ; il ne s’entendit guère avec le roi en exil, et revint vivre en Écosse, avant de prendre de nouveau part au soulèvement de 1745 à un âge avancé, sans illusion. Il finit sa vie à nouveau caché en Écosse38. Sa personnalité est décrite ainsi  par Henderson :

 « There is nothing to suggest the dangerous quietist : but his self-control, his disinteredness, his loving kindness, his trustful acceptance of ill fortune and good fortune, and his possession of a peace past understanding remained to prove him the follower of Mme Guyon and of greater mystics [Henderson n’est pas un inconditionnel guyonien, ce qui ajoute valeur à ce témoignage]. His spiritua l position may be summed up in his own words : « An absolute submission to the divine will in ourselves and others is the only thing to be prayed for, as it is the only true essential religion39. »

(6) William, 14th Lord Forbes (1687-1730) 

« …was evidently very highly regarded by his friends. Dr. James Keith speaks of him with particular affection. He seems to have spent a great part of his life abroad […] He enjoyed the hospitality of Mme Guyon at Blois […] Extremely interesting information of these last years of Mme Guyon’s life comes to us […] among these is a Notice sur Mme Guyon [T.P. 1154 de Lausanne, texte que nous avons publié avec sa Vie par elle-même] recording what William Forbes, when living at Aix la Chapelle between 1720 and 1730, recounted to Pétronelle d’Eschweiler, afterwards the wife of Fleischbein. »

(7) James, 16th Lord Forbes (1689-1761)

Son jeune frère fut marié deux fois, en 1715 à une sœur de Lord Forbes of Pistligo. Il connut personnellement Madame Guyon et fut présent à Blois à son agonie. Il fut très respecté comme l’indique la notice annonçant son décès.40

(8) Ramsay.

La personnalité de ce personnage relativement célèbre est appréciée diversement par ses biographes41. L’énergie qu’il mit en œuvre dans la diversité de ses entreprises est certainement remarquable.

Dans la transcription de la correspondance de Madame Guyon, dont il fut un temps secrétaire, on trouvera ses interventions au ton quelque peu protecteur. Cette dernière garde à son égard une certaine distance, contrairement à la tendresse qu’elle marque au jeune marquis de Fénelon. Il joua un rôle discuté lors de la querelle qui suivit la mort de « notre mère », en s’opposant à l’édition de la Vie et au vieux Poiret. Mais il fut aussi l’ami de Lord Deskford et du marquis de Fénelon.

Né en 1686 en Écosse, fils d’un boulanger, il se distingua par sa curiosité d’esprit qui le conduisit à des études de théologie à Glasgow et Edimbourg. Le goût de l’aventure (voir Chérel), ou la recherche spirituelle (v. Henderson) le conduisent à rendre visite à Poiret en Hollande. Il séjourna chez Fénelon à Cambrai, puis devint le secrétaire de Madame Guyon à Blois, de 1714 à 1716. Il rendit service par son bilinguisme en facilitant les relations avec les disciples écossais ou trans. Sept ans précepteur du fils du comtede Sassenage grâce au duc de Chevreuse, il se voua au culte de Fénelon ; il polémiqua avec un éditeur en « gardien vigilant » de sa mémoire (v. Chérel). Le Régent l’estimait et lui attribua une pension. Il partit pour Rome en 1724 comme précepteur du fils aîné du Prétendant au trône d’Écosse, mais rentra la même année à Paris. Protégé de Fleury, hôte du duc de Sully, qui était marié à la fille de Madame Guyon, il écrivit un roman qui remporta le succès : Les Voyages de Cyrus, à l’imitation du Télémaque. Il fit partie du Club de l’Entresol à partir de 1726 : « tous les dogmes chrétiens, affirmait-il, se retrouvent dans les religions païennes42 ». Il y rencontra Montesquieu, qui toutefois le jugea un « homme fade43». Il alla  jeter à Londres les fondements d’une « Maçonnerie nouvelle » et accumula diverses distinctions. De retour en France, il se présenta à l’Académie Française (sans succès) et entra à quarante-quatre ans en qualité de précepteur dans la puissante famille des Bouillon. Il prononça en 1736 dans la loge Saint-Thomas un discours resté fameux44. Il se maria à quarante-neuf ans : sa femme était âgée de vingt-cinq ans. Grand orateur, peut-être chancelier de l’ordre des Francs-Maçons, il manoeuvra auprès du cardinal de Fleury pour faire admettre cette institution. Il mourut en 1743.

« Ramsay était un homme estimable, mais il prêtait beaucoup à la plaisanterie, par ses airs empesés, par son affectation à faire parade de science et d’esprit », selon un témoignage d’époque45. Dans son Histoire de Fénelon, Ramsay avoue avoir voulu « détruire les fausses idées que certaines personnes ont formées de Madame Guyon, en lisant une histoire de sa vie, imprimée depuis peu dans les pays étrangers [par Poiret], sans son aveu, et contre ses dernières volontés […] Madame Guyon apparaissait comme l’inspiratrice, tandis que Fénelon n’était qu’un disciple. Voilà contre quoi Ramsay tint à protester et à réagir46 ».

Henderson nous le présente beaucoup plus favorablement, comme un exemple d’une remarquable adaptation sociale en ces temps difficiles, pour qui n’était pas d’origine noble ; ce sera plus tard le cas pour Rousseau. Son grand œuvre, Principes philosophiques de la Religion naturelle et révélée, ne manque pas d’intérêt. Il était tolérant et charitable, il se fit de très nombreux amis et sa jeune femme lui resta profondément attachée47. Son intervention contre la publication de la Vie s’expliquerait par l’influence de la fille de Madame Guyon, d’un caractère très énergique48.

Tout ceci nous trace le portrait d’un personnage actif dans le bouillonnement des esprits, sensible à l’esprit du temps, théosophe plutôt que mystique.

IV. Les Suisses.


Madame Guyon fit un voyage mouvementé, en traversant le lac de Genève entre Thonon et Lausanne49 : peut-être avait-elle gardé des contacts pris à cette époque ?

Aucune figure marquante ne se détache dans le groupe suisse. Nous n’avons pas d’informations particulières sur les premiers disciples de Lausanne (ou de Morges, localité voisine), restés obscurs, dont nous éditons ici quelques lettres ; mais un groupe guyonien sera actif à Lausanne jusque dans les années 183050.

Parmi les visiteurs de Blois, se trouvait la jeune Pétronille d’Eschweiler (née vers 1690), qui épousa le comte Friedrich von Fleischbein.

Fleischbein (1700-1774) traduisit en allemand les œuvres de Madame Guyon et fut également influencé par Ch. H. de Marsay. Il eut des disciples en son château de Pyrmont. Le jeune Karl-Philipp Moritz décrit, dans son roman Anton Reiser, ce milieu alliant mystique guyonienne et rigorisme51.

Celui-ci exerça à son tour une autorité profonde sur le pasteur Dutoit (1721-1793). Ce dernier mérite ici un aperçu biographique, compte tenu de son apport déterminant à notre connaissance de la correspondance de Madame Guyon.

Jean-Philippe Dutoit-Membrini naquit d’un père vaudois qui renonça à devenir pasteur, jugeant sévèrement l’état du clergé protestant, et d’une mère d’origine italienne ; il fit des études de théologie. À trente-et-un ans il traversa une crise intérieure à l’occasion d’une longue et dangereuse maladie, exalté selon certains, en tout cas assez isolé et sans direction spirituelle. Celà ne l’empêcha pas d’apprécier Voltaire, puis l’année suivante de trouver les Discours de Madame Guyon en les feuilletant chez un bouquiniste. Sous son inspiration, il devint un pasteur aimé par un public qui goûtait ses exhortations pleines de flamme, à l’opposé des discours académiques des pasteurs du temps : « Quand il arrivait au temple, les avenues étaient si remplies de monde qu’il disait plaisamment : « si je ne trouve pas de place, il faudra que je m’en retourne », rapporte son disciple Pétillet.

À trente-neuf ans, des ennuis de santé le firent renoncer à prêcher. Il commença à correspondre avec beaucoup de frères spirituels, dont le Suédois Klinkowström et l’Allemand Fleischbein. Ce dernier le dirigeait : « Quinze ans je lui ai obéi à l’aveugle et m’en suis infiniment bien trouvé. » Il passa deux années à Genève et publia en 1767-1768 la Correspondance de Madame Guyon, augmentée de celle, secrète, avec Fénelon. Un certain nombre de nouveaux fidèles s’attachèrent à « la doctrine de l’intérieur ». Informés de l’existence à Lausanne d’un groupe suspect de piétisme, les autorités bernoise firent une saisie des livres et écrits de Dutoit, dont la liste nous prouve la conscience qu’il avait de la filiation Bernière-Bertot-Guyon. Cet événement, qui le marqua, se produisit le 6 janvier 1769 : il avait quarante-huit ans. Il passa trois années heureuses chez les Grenus, à la Chablière, propriété louée au colonel Constant, puis fut accueilli chez les dames Schlumpf. Il demeurait cependant abattu. Il eut la joie de rencontrer à cinquante-six ans son fidèle disciple Pétillet, âgé seulement de dix-neuf ans. Mais sa santé empira et il traversait des périodes d’angoisse. Il publia les quarante volumes de la réédition des œuvres de Madame Guyon entre 1789 et 1791. Il mourut en 1793 âgé de soixante-douze ans52.



I.   Poiret & Homfelt

À Poiret.

Que dirais-je à mon cher **1, sinon qu’il est impossible qu’il passe tout d’un coup d’une méditation raisonnée dans le pur silence ! Il y a un milieu, qui est de cesser absolument tout raisonnement et toute méditation pour entrer dans une oraison d’affection, qui consiste à faire de temps en temps des actes d’amour, de résignation, d’abandon à Dieu : les faire très rares et observer beaucoup de silence entre deux. Il faut s’accoutumer à l’action du cœur, qui est une simple affection où le raisonnement ni la tête n’ont aucune part. Pour parvenir à une action simple qui nous dispose au parfait silence, il faut s’accoutumer à n’agir que par le cœur, et le faire sobrement, donnant lieu à Dieu d’agir en nous. Mais je crois que si vous aviez bien entendu monsieur Olier2, il vous aurait plutôt parlé de l’action du cœur que de celle de l’esprit. Quand le silence vous est facile, demeurez-y. Lorsqu’il vous est trop difficile, faites quelques actes d’amour de Dieu, ou quelques autres qui se présenteront. Cependant il est de conséquence de s’accoutumer, comme dit l’Ecriture, d’attendre Dieu en patience3, de souffrir le retardement des consolations afin que notre vie croisse et se renouvelle4.

- Dutoit, tome IV, lettre 75, § 1 p. 222 (le § 2 est adressé à son ami, voir ci-dessous la lettre « À Homfeld [D.4.75] ».

1Il s’agit très probablement de Poiret, compte tenu du second paragraphe adressé à Homfeld selon l’Indice de Dutoit et de la référence à Olier, qu’il a édité. Cette lettre parlant de la « méditation raisonnée » appartiendrait au début de leur relation. Nous éditons ces lettres à Poiret dans l’ordre où elles figurent au t. IV.

2Jean-Jacques Olier (1608-1657), mystique fondateur de la Compagnie de Saint-Sulpice. V. art. DS « Olier » et M. Dupuy, Se laisser à l’Esprit, l’itinéraire spirituel de Jean-Jacques Olier, Cerf, 1982. « Se laisser à l’Esprit » est bien ce qui anime par ailleurs Poiret et son groupe piétiste. Poiret réédita en 1703 le Catéchisme chrétien pour la vie intérieure, cité d’ailleurs en note ici par D.

3Ps. 39, 2.

4Ecclésiastique 2, 3 : Souffrez les suspensions et les retardements de Dieu, demeurez uni à Dieu, et ne vous lassez point d’attendre, afin que votre vie soit à la fin plus abondante. (Sacy).


À Poiret. 1715.

Nous avons perdu notre cher père1, mon cher frère, ou plutôt, bien loin de l’avoir perdu, nous le trouvons plus réellement dans le ciel que sur la terre. Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoique assez éloignée de lui, d’une douleur profonde mais suave. Toute douleur cessa à sa mort2, et nous nous [563] sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. Tous ses enfants le trouvent présent avec une correspondance pleine de suavité douloureuse. C’était un homme véritablement à Dieu et qui, parmi ses grands talents, était le plus humble, le plus petit et le plus obéissant des hommes. Dès que l’on avait parlé, c’était une démission totale de son propre esprit. Je n’ai pu prier pour lui après sa mort, n’ayant jamais douté de son bonheur éternel : il est présentement abîmé dans le sein de Dieu. Il a donné avant de mourir sa bénédiction à tous les [amis du dehors]3 qui veulent aimer Dieu. Il y a bien de l’apparence qu’il est mort martyr de la vérité : sa mort n’était pas naturelle. Souvenez-vous de celle de monsieur de C.4 : je crains qu’il n’y ait eu quelque rapport, mais laissons à Dieu le jugement de toutes choses.

Je prie Dieu de tout mon cœur d’assister monsieur le B. de R.5 et monsieur son frère, et de les mettre dans les dispositions nécessaires pour qu’ils Lui soient agréables de plus en plus. Je [564] suis fort touchée de la maladie du dernier. Je crois que s’ils s’unissaient à feu monsieur ***, cela leur serait une source de bénédiction et à vous tous, car c’était un vrai martyr du pur amour, inconnu aux hommes et à lui-même. Pour la bonne madame de N., je la salue cordialement et me recommande à ses bonnes prières. Rien ne me donne tant de joie que quand je vois des cœurs bien disposés pour Dieu. C’est l’unique nécessaire, d’aimer le Tout Aimable. Je vous salue tous in Domino. Vous m’êtes tous extrêmement chers, surtout vous, mon cher fr[ère], vous me tenez plus au cœur que je ne saurais exprimer et j’espère que Dieu vous conservera pour achever Son œuvre.

- Dutoit, tome IV, lettre 146, p. 562.

1Fénelon, qui fut en rapport courtois avec Poiret.

2Témoignage frappant de son union intérieure avec Fénelon.

3Les Trans. (Dutoit).

4Inconnu.

5Inconnu ; plus tard « M. de R. » désignera M[ademoi]selle de R[isbour].

À Poiret.

Mon très cher frère,

Je n’ai point voulu laisser aller N. sans vous écrire et sans vous envoyer par lui des marques de l’union intime que j’ai avec votre âme. Je vous assure que personne ne partage plus que moi toutes vos peines, mais il faut souffrir en cette vie pour être conforme à Jésus-Christ. Je n’ai que faire de m’informer à personne des dispositions de votre âme, de votre simplicité, et combien vous êtes [575] éloigné de toute domination : Dieu me l’a fait goûter de manière bien simple. Celui qui n’est pas tenté ni exercé, que sait-il ? Dieu vous aime trop pour ne pas vous donner des occasions d’exercer votre patience, et je dis que la croix est déjà une récompense du bien que vous faites en travaillant à l’œuvre du Seigneur par la charité que vous avez pour vos frères. S’il n’y avait point de créatures sur terre pour nous exercer, Dieu le ferait faire par ses anges afin de nous purifier encore davantage.

Ne faites aucune difficulté de m’écrire vos peines, car Dieu le veut bien de la sorte. Et j’espère que je ne vous affaiblirai jamais et qu’au contraire, Dieu me fera la grâce de vous fortifier toujours plus dans l’amour des souffrances et dans le désir de vous employer, comme vous avez fait jusqu’à présent, pour votre prochain, quelques obstacles que vous y trouviez. Un cœur généreux s’affermit dans le bien par l’opposition qu’il y trouve ; un cœur humble est comme un arbre qui a jeté de profondes racines et est affermi par le vent et les orages, au [576] lieu que ceux qui n’ont que des racines superficielles sont renversés et abattus.

Il ne faut pas vous étonner si vous êtes quelquefois faible dans les occasions et si vous êtes sensible aux coups qu’on vous porte : cela nous fait voir ce que nous sommes par nous-mêmes et ce que nous serions sans la grâce. Si nous étions toujours fermes et courageux, nous nous attribuerions quelque bien et nous ne serions pas dans une assez grande dépendance de Dieu : notre âme ne s’approfondirait pas dans l’humilité. Dieu Se sert de toutes nos misères mêmes pour la perfection de notre âme. Il est certain que, quand les esprits sont tournés d’un certain côté, quelque chose qu’on fasse pour les adoucir, on n’en saurait venir à bout.

Ma santé est très mauvaise, c’est ce qui fait que je ne puis dicter beaucoup, mais je vous suis très unie en Jésus-Christ. Je vous souhaite à tous la bénédiction et la paix de Jésus-Christ. Pax vobis !

- Dutoit, tome IV, lettre 149, p. 574.

À Poiret.

Je reçois toujours, mon cher frère en Notre Seigneur, une grande joie quand je vois de vos lettres : Dieu, ce me semble, a uni votre cœur au mien d’une manière particulière. Je le prie de tout mon cœur qu’Il vous conserve et vous fortifie pour achever Son œuvre et pour le besoin de plusieurs : c’est ce que j’espère de Sa bonté et que je Lui demande de tout mon cœur, car je ne vous oublie jamais. Je vous prie de vous souvenir, tous les vingt-cinq des mois, que c’est la fête du divin petit Maître, et je fais dire la messe ce jour-là pour tous Ses enfants, dont vous êtes un des principaux et un de ceux qui me tenez le plus au cœur. J’espère que ni la distance des lieux, ni nulle autre différence, ne nous empêcheront pas d’être réunis dans ce divin Objet qui rend tous un en Lui. Soyons si souples et si pliables que nous soyons comme des gouttes d’eau qui se perdent sans cesse dans l’océan divin.

- Dutoit, tome IV, lettre 150, p. 577.

L’Indice du tome V, p. 629 porte : « À Mr . Poiret. / Tome IV / Lettres 146.149.150, etc. », bien que la lettre 151 soit adressée à Mlle de Venoges à Lausanne, la 152 à Metternich…

À Poiret. Après janvier 1715.

Mon très cher et vén[éré] frère en Notre Seigneur, quoique j'aie sentie vivement la perte que nous faisons de notre cher père, je n'ai pas laissé d'avoir au-dedans de moi une véritable joie, une certitude profonde de son bonheur. Je suis persuadée que Dieu n'a besoin de personne pour faire Son oeuvre, que je ne puis qu'adorer Ses décrets. Il prie Dieu sans doute pour le règne du petit Maître, n'ayant pas eu toute la liberté de travailler extérieurement à l'étendue de ce règne.

Je ne puis m'empêcher de désirer votre conservation et de la demander à Dieu pour l'accomplissement de Son oeuvre. Il me semble que ma vie ne tient plus qu'à un filet, et cependant je suis persuadée que, malgré ma faiblesse, si Dieu veut encore Se servir de ce méchant néant, Il me conservera la vie ; que s'Il ne le veut pas, j'ai le pied dans l'étrier, toute prête à partir quand il Lui plaira.

Je salue de tout mon cœur monsieur le B. de R. et sa famille1 et tous vos bons amis et amies2 : je prie Dieu de leur être toutes choses. Disons souvent tous de concert : Adveniat regnum tuum ! Plus ce règne paraît éloigné par l'augmentation de l'iniquité des hommes, plus j'espère, parce que la puissance de Dieu est sans bornes, qui pourra mettre des limites à ce torrent d'iniquité et tirer de cette corruption générale un peuple choisi qu'Il Se consacrera. Que Sa volonté soit toujours accomplie ! C'est tout ce que nous pouvons désirer. Croyez-moi entièrement toute à vous et à ceux qui sont avec vous. Nos amis sont plus à vous que je ne puis vous dire.

- Dutoit, tome IV, lettre 162. Le début du second paragraphe est cité par M. Chevallier, Pierre Poiret…, p. 114.

Cette lettre est adressée à Poiret parce qu’elle commence par  « Mon très cher et vén[éré] frère en Notre Seigneur ». Un argument moins probant tient compte de l’Indice de Dutoit, t. IV, p. 629 : « À M. Poiret. / Tome IV / Lettres 146, 149, 150 etc. » : cette lettre 162 est la seule qui suive cette série et paraissant être adressée à Poiret, tandis que les lettres 75 (éditée précédemment) et 82 (lettre suivante adressée peut-être à Poiret mais concernant surtout Homfeld), précèdent la lettre 146 citée.

1Non identifiés. Plus tard « M. de R. » désignera M[ademoi]selle de R[isbour]. B. de R. = baron de Risbour ?

2Les deux frères Homfeld, l’éditeur Jean-Luc Wetstein, l’avocat Godart von Ewijck et son épouse Gertrude Bosch…

À Poiret ? et Homfeld. [D.4.82].

Je vous prie, cher **, d’écrire à ** que je suis très unie à lui, et que j’espère que Dieu nous fera la grâce d’achever notre carrière dans l’union à Son bon plaisir, dans le dégagement de nous-mêmes, de tout intérêt propre de temps et d’éternité, pour ne vouloir que la seule gloire de Dieu et Son seul intérêt dans nous et dans tous nos frères. Je salue aussi le bon ***. Je prie Jésus-Christ de lui imprimer dans le fond de l’âme Sa divine vérité, et je demande la même chose pour tous. M. ** est toujours mal. J’espère que Dieu ne le cueillera pas en bouton, je le souhaite si c’est pour Sa gloire. J’ai été très affligée de son mal et le suis encore, mais la volonté de Dieu est au-dessus de tout. Je salue tous les enfants du Seigneur.

Pour le bon M. *, mandez-lui1 qu’il faut rester dans un humble silence, et que son cœur soit comme un papier blanc, afin que Dieu y imprime ce qu’il Lui plaira. Lorqu’il se trouvera trop distrait, qu’il fasse quelque petit acte comme serait : « Mon Dieu, je suis ici pour faire Votre volonté, pour attendre Vos ordres, non pour me rechercher moi-même ; je ne désire aucune assurance, je veux Vous servir à mes dépens, et non pour Vos faveurs. » Véritablement, qui dit abandon ne dit pas assurance. Il faut se dépouiller de tout notre propre pour adhérer à ce que Dieu est en Lui-même pour Lui-même. Il faut être comme un domestique affectionné et respectueux qui attend avec grande patience les ordres de son maître. L’Ecriture dit : J’ai attendu le Seigneur avec grande patience, Il S’est enfin abaissé à moi.2 Et en un autre endroit : Souffrez les suspensions et retardements des consolations afin que votre vie croisse et se renouvelle. Soyez en paix dans votre douleur,3 et demeurez uni à lui. C’est donc en supportant l’aridité, en supportant le défaut des consolations qu’on acquiert une nouveauté de vie.

Je salue bien cordialement les deux frères4.

- Dutoit, t. IV, Lettre 82.

La lettre est-elle adressée directement à Poiret ? Il nous paraît plus probable qu’elle est adressée à un tiers (peut-être à Cambrai ? On connaît la relation épistolaire entre Fénelon et Poiret), chargé d’écrire à son tour à Poiret auquel s’adresserait en partie le premier paragraphe : Poiret, âgé, souffrait gravement à la fin de sa vie (d’hémorroïdes entre autres). Le second paragraphe, concerne l’ami Otto Homfeld, selon l’Indice de Dutoit. Nous plaçons cette lettre, concernant collectivement le groupe de Rijnsburg,  en transition entre celles adressées à Poiret et celles adressées directement à Otto.

1Otto Homfeld.

2Ps. 39, 2.

3Ecclésiastique 2, 3-4.

4Jodocus et Otto Homfeld.

À Homfeld. [D.1.81]

Je bénis Dieu de la miséricorde qu’Il vous a faite, d’être tourné à Lui après les égarements de la jeunesse. C’est souvent où le péché a abondé que la grâce surabonde1. Vous êtes beaucoup obligé à Dieu de ce qu’Il vous donne un esprit de recueillement, qui est si nécessaire : cet esprit est comme l’étoile des Mages, qui leur enseignait où Jésus-Christ était né ; le recueillement nous apprend où Dieu veut être cherché, qui est dans le plus intime de nous-mêmes. La plupart des hommes passent leur vie à Le chercher au-dehors, et ils ne Le trouvent point, parce qu’Il veut leur apprendre que son règne est au-dedans de nous2. Saint Augustin disait : Je Vous cherchais partout, ô mon Dieu, et je ne Vous trouvais point ; je ne Vous ai pas plutôt cherché au-dedans que je Vous ai trouvé3. Suivez donc cette étoile salutaire, qui vous conduira infailliblement. Allez par la foi et par l’amour, et vous irez bien.

Le démon fait tous ses efforts pour empêcher le recueillement intérieur, [249] parce que c’est par là que nous découvrons l’abandon à Dieu, qui le met hors d’état de pouvoir nous nuire. Il n’attaque point, ou que très rarement, ceux qui marchent par d’autres voies : il se contente de leur tendre au-dehors des pièges où ils entrent d’eux-mêmes. Mais pour les personnes qui veulent être à Dieu par l’intérieur, il tâche de les détourner de cela, ou par beaucoup d’occupations inutiles, ou par le goût des choses de la terre. Il n’en sera pas ainsi de vous, car j’espère que vous suivrez Dieu par une donation entière que vous Lui ferez de vous-même et de votre liberté. Alors Il prendra soin de vous, Il vous conduira Lui-même, et Il étendra votre cœur par amour, et vous direz avec le Prophète : J’ai couru dans les voies de Vos préceptes sitôt que Vous avez étendu mon cœur4.

Vous ne devez point craindre que ce soit par paresse que vous aimez ce chemin, car Dieu y appelle tout le monde, et vous particulièrement. Je vous dis et vous répète que c’est la véritable voie, sans laquelle on ne saurait [250] véritablement trouver Dieu ni être uni à Lui. Ne craignez donc point et marchez, quoique dans l’obscurité. Vous irez sûrement, parce que Jésus-Christ sera Lui-même votre conducteur. La nature, toujours empressée, veut agir et voir Son opération, empêchant par là l’opération de la grâce. Une œuvre ne peut être plus parfaite que le principe dont elle part. Si Dieu agit en nous, quoique d’une manière imperceptible, Il fera des œuvres parfaites, mais si nous agissons nous-mêmes, sous de bons prétextes, nous ferons des actions souvent très imparfaites, et même mauvaises, puisque nous empêchons le bien que Dieu veut faire en nous. Demeurez donc en paix et silence auprès de Dieu. Tout ce qui vous est permis est un retour simple au-dedans de vous à Dieu qui y habite, quoique d’une manière cachée : quelque petit réveil d’une tendance amoureuse vers Lui, mais sans actes multipliés, qui vous arrêteraient absolument dans votre état et qui vous feraient faire un circuit continuel sans jamais avancer.

Puisqu’il faut mourir à votre activité propre, tout ce qui vous fait mourir [251] plus vite est le mieux pour vous. Or cet état nu le fait promptement : il y a un feu caché qui, quoique couvert de cendres, consume les imperfections de la créature peu à peu, et bien mieux qu’elle ne pourra faire par elle-même. Voyez la différence d’une personne qui couperait au-dehors un morceau de bois pour en ôter les défauts, et d’un autre qui fond un métal pour le purifier : le travail de la créature est de couper le bois, mais le travail de Dieu fond et dissout tout ce qui est en nous, afin de nous faire changer de forme. Tenez-vous ferme à ce conseil, car votre propre raison vous persuadera souvent que vous ne faites rien, que vous reculez même au lieu d’avancer. Il faut une double patience, et pour laisser agir Dieu et pour nous supporter nous-mêmes.

Quant aux distractions dont vous vous plaignez, comme l’opération de Dieu se fait ordinairement dans le centre de l’âme d’une manière nue et cachée, les sens intérieurs n’en étant pas capables, ils sont comme des enfants qui courent ça et là, n’ayant rien qui les arrête. Il faut bien se donner de garde de sortir du recueillement intérieur pour [252] s’amuser à regarder ce qui se passe dans la fantaisie et l’imagination : ce serait comme une épouse qui quitterait son époux pour aller regarder par la fenêtre ce qui se passe dans la rue.

Il y a deux sortes de distractions : celles qui viennent de l’attache à quelque objet, quel qu’il soit, et qui nous représentent souvent ces mêmes objets, comme affaires, ou autres choses ; celles-là seulement peuvent nuire, c’est pourquoi il faut se détacher de toutes choses, et ne point écouter ce qui vient soit pour affaires, soit pour autres choses, dans la prière ; et celles-là ne se guérissent que par le détachement du cœur. Il y a aussi des distractions vagues, qui ne font que passer et qui ne viennent que de la folie de l’imagination. Il ne faut point vous inquiéter de celles-là : elles servent même souvent à vous cacher à nous-mêmes ce qui se passe dans notre cœur.

Car la créature a tant d’amour propre qu’elle veut prendre sa part à tout ce qu’elle connaît que Dieu opère en elle : c’est ce qui fait que Dieu lui cache Son opération afin qu’elle ne la salisse pas par une vue propre et recourbée sur [253] elle-même. Dieu est si pur que tout ce qui n’est pas Lui ou de Lui, quelque bon qu’il paraisse, redevient impur par le mélange de la créature. Lorsque l’eau vient du ciel, elle est toute pure : elle n’est pas plutôt tombée sur la terre qu’elle se salit par l’impureté de la terre et de la poussière. C’est ce qui fait que Dieu nous dérobe avec soin tout ce qu’Il veut bien faire en nous, et nous ne Le connaissons que lorsque l’ouvrage est achevé. Lorsque la fleur n’est encore qu’en bouton, nous ne la voyons point, mais à mesure qu’elle se déploie et que le soleil lui donne son brillant, on la voit dans toute sa beauté. Il en est ainsi de l’œuvre de Dieu en nous : tant qu’elle est cachée au-dedans et n’est qu’en bouton, nous ne connaissons pas ce que Dieu fait en nous, mais un jour viendra que nous verrons l’admirable travail qu’Il y a fait et nous serons charmés de sa beauté. Il ne faut que du courage, de la fidélité, de la persévérance, et une mort générale à toute sorte d’activité. Je vous envoie la bénédiction du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

- Dutoit, tome I, lettre 81, p. 247.

1Rom. 5, 20.

2Lc. 17, 23.

3Confessions, Livre X, ch. 6 et 27.

4Ps. 118, 32.

À Homfeld.

Votre petit billet m’a fait un grand plaisir, mon cher enfant, et vous m’êtes bien cher en Notre Seigneur. Les lettres que vous avez vues [48] de M. Bertot ne doivent point vous étonner. Il y en a beaucoup pour des religieuses pour lesquelles il faut de grandes précautions, parce qu’elles ont des supérieures et des directeurs particuliers qui sont pour l’ordinaire bien éloignés des voies intérieures. D’ailleurs il y a beaucoup de volubilité et d’imagination dans l’esprit des filles, qui, suivant assez ordinairement les conseils du confesseur et directeur de la maison, et non pas une direction réglée par d’autres directeurs, M. B[ertot], qui ne voulait point s’exposer à la critique de leurs mêmes directeurs, ne pouvait leur donner que des conseils passagers. De sorte que ce que vous voyez pour les autres, ne doit point vous arrêter dans votre voie. Car ce serait une grande tentation, lorsque Dieu a commencé à tirer une âme au repos et au recueillement, de vouloir rentrer dans ses propres pratiques et méthodes : c’est se dérober à Dieu, c’est faire une perte irréparable. De plus M. B[ertot] avait de jeunes dames qui ne faisaient que commencer de se donner à Dieu et même de se convertir. Il appréhendait que la conversation fréquente [49] avec des âmes plus avancées ne les portât à se dénuer avant que d’avoir été vêtues, au lieu que, comme dit saint Paul2, il faut commencer par être survêtu. Ces personnes-là, ayant peu de connaissance même des mystères de la religion, avaient besoin d’en être instruites, d’y faire des réflexions et de se les imprimer dans le fond de l’âme, et n’ayant encore rien de Dieu, ignorant même l’attrait du recueillement, si elles n’avaient pas quelque chose qui les soutînt et qui les introduisît dans la voie intérieure, si les pratiques ne les soutenaient pas, exposées comme elles sont au-dehors, elles retourneraient bientôt dans leurs premières habitudes, tout les flattant du côté du dehors.

Pour vous, Dieu vous a certainement appelé à une oraison simple devant Lui. Et, comme Il agit en vous, il faut que vous cédiez à Son action. Or comme on ne sent pas toujours l’action de Dieu, et que souvent Il Se cache, on est alors tenté de reprendre sa propre activité, surtout quand on lit quelque chose qui a rapport à cela. [50] Mais demeurez abandonné à Dieu sans réserve : exposez-vous devant Lui, recueillez-vous auprès de Lui, dégagez-vous de votre propre activité. Tout ce que vous pouvez vous permettre, lorsque vous êtes trop dissipé et distrait, est un simple retour au-dedans vers Celui que la foi vous assure y être présent. Votre oraison doit donc être une oraison de foi. Suivez ce chemin, et du reste, abandonnez-vous à Dieu sans réserve, souhaitant plutôt qu’Il vous conduise à l’aveugle que de vous conduire vous-même.

Dieu prend souvent plaisir à nous dérouter pour voir si nous sommes abandonnés à Sa conduite et si nous ne cherchons point, dans nos retours sur nous-mêmes, un secours que Lui seul peut et veut nous donner. Or comme ce secours est souvent caché, nous craignons. Et pourquoi craignons-nous ? C’est parce que nous nous cherchons encore nous-mêmes, et des assurances hors de Dieu. Si nous étions bien persuadés que, comme dit l’Apôtre, nous ne sommes plus à nous [51] -mêmes, mais à Celui qui nous a rachetés d’un grand prix3, nous Le laisserions faire de tout ce qui Lui appartient tout ce qu’il Lui plaira, sans nous en mettre en peine. Qu’est-ce qui fait vos doutes et vos agitations, si ce n’est l’intérêt que vous prenez pour vous-même ? Il est certain que Dieu permet que les âmes qui veulent être à Lui sans réserve, éprouvent des bourrasques de tentations et des révoltes de leurs passions. Dieu ne le permet de la sorte que pour leur faire voir ce qu’ils sont et pour les enraciner dans l’humilité, car tout édifice qui n’est pas bâti sur une profonde connaissance de nos misères n’est bâti qu’en superficie.

On fait bien des bâtiments qui paraissent au-dehors, mais pour les trésors, on les cache dans des souterrains afin qu’ils ne soient point exposés au pillage des passants. On couvre même ces souterrains de ronces et d’épines afin que les yeux des voleurs ne les découvrent point. Les voleurs sont notre amour propre, l’amour de notre propre excellence, le désir d’être quelque chose, et le démon. Laissez à [52] Dieu de cacher le trésor qu’Il met en vous avec les ronces et les épines des passions révoltées. Quand vous vous trouvez dans cette agitation, enfoncez-vous au-dedans de vous-même, et dites comme le Roi-Prophète : Levavi oculos in montes : auxilium meum a Domino qui fecit coelum et terram4. Non, mon très cher frère, vous ne trouverez de secours qu’en Lui seul. Demeurez donc humilié et abattu sous Sa puissante main, et ne comptez point sur vous-même. S’appuyer, en l’état où vous êtes, sur vos propres pratiques, c’est s’appuyer sur un roseau cassé qui vous percera la main sans vous soutenir.

Le démon fait tous ses efforts contre les âmes qui marchent par cette voie parce qu’il est jaloux de la gloire de Dieu : il ne prétend autre chose par là que de la leur faire quitter. Mais soyez ferme et courageux, ne regrettez pas les oignons d’Égypte. La manne, à la vérité, n’a pas un goût si piquant, mais elle est pure et céleste. [53] Elle nous est donnée de la main de Dieu et nous nourrit chacun selon notre besoin. Quand il est dit qu’elle avait tous les goûts5 il ne faut pas s’imaginer que ce fut un goût grossier pour flatter l’appétit, mais une certaine convenance à chacun selon les tempéraments. Il en est ainsi de cette manne cachée et intérieure : les sens n’y trouvent pas de satisfaction comme dans les pratiques plus grossières, mais elle a les qualités qui sont propres à chacun de nous, selon les desseins de Dieu sur notre âme, et notre fidélité à Lui correspondre dans notre degré d’une manière plus ou moins passive.

Il y a deux sortes de morts : une active, qui consiste à nous renoncer dans tous les moments de la vie d’une manière active dans les commencements, de sorte que, comme on voit alors plus facilement ses défauts, on a aussi plus de force pour les corriger. Il semble que Dieu laisse alors notre âme entre nos mains : nous la retenons nous-mêmes avec plaisir comme par un frein, nous voyons toutes ses démarches ; et nous voyons en même [54] temps la fidélité avec laquelle nous l’arrêtons lorsqu’elle veut s’échapper le moins du monde. Et ceci est un renoncement actif à nous-mêmes, qui nous satisfait beaucoup parce que notre travail est toujours sous nos yeux et que nous voyons notre progrès. Cette première mort est nécessaire et cause un amortissement extérieur.

Mais lorsque Dieu veut faire mourir le propre esprit et nous mettre dans une mort passive qu’Il opère Lui-même, Il semble renverser tout notre travail : Il repousse au-dehors ce que nous tenions renfermé au-dedans. Nous étions comme un sépulcre bien blanchi et bien paré, mais notre divin Maître, pour nous faire sentir ce que nous sommes, ôte la couverture de ce sépulcre et nous fait voir toute la corruption qui est au-dedans : en nous la montrant, il en vide le sépulcre et met cette pourriture sur la superficie en sorte que ce qui faisait le plaisir de la vue, en fait l’horreur. Nous voudrions bien renfermer de nouveau cette pourriture au-dedans, mais le Maître ne le permet pas : au contraire, Il le vide toujours plus, [55] et quand Il l’a ainsi vidé, Il le blanchit, Il l’orne, Il l’embellit, Il y met même des trésors immenses.Mais Il se donne bien de garde de nous les laisser voir : au contraire, Il les cache, Il les scelle de Son sceau, ainsi qu’Il l’avait dit à l’ épouse des Cantiques : Mets-Moi comme un sceau sur ton cœur et sur ton bras6. C’est Moi-même qui veux être ce cachet : Je veux que ton cœur soit fermé à tout autre qu’à Moi-même, que tu le perdes de vue, Je veux que toutes tes actions Me soient tellement consacrées qu’il n’y en ait pas une qui ne soit pour Moi ; mais Je veux en même temps que ces actions soient cachetées, que tu ne les connaisses pas, que tu les ignores même, comme il est dit dans les mêmes Cantiques : Si vous vous ignorez, ô la plus belle des femmes7. Elle n’est la plus belle des femmes que parce qu’elle est celle de toutes qui s’ignore le plus, qui a le moins de retours et de regards sur elle-même.

Ô divin Amour, si Vous étiez aimé comme Vous le méritez, pourrait-on voir quelque autre que Vous ? [56] Pourrait-on retourner ses regards sur soi-même ? L’amour est bien faible lorsqu’il laisse des yeux pour voir autre chose que son divin Objet. Aussi cette épouse qui s’ignorait si fort elle-même, dit-elle ensuite que la multitude des grandes eaux ne sauraient éteindre sa charité8. Quelle est cette multitude des grandes eaux, sinon les tentations, la révolte des passions, les épreuves de toute manière ? La charité est parfaite lorsqu’elle ne peut s’éteindre par ces choses. L’amour est fort comme la mort9 parce qu’il n’y a que l’amour seul qui puisse produire une véritable mort intérieure et non en superficie : Sa jalousie est dure comme l’enfer, parce qu’Il ne veut rien laisser à la créature qu’elle puisse s’approprier et dans quoi elle puisse se complaire.

Voilà une longue lettre, qui vous en dira beaucoup plus qu’elle n’exprime si vous écoutez Dieu, si vous voulez bien vous quitter vous-même, et ne prendre non plus d’intérêt pour vous que pour une guenille qu’un chien traîne dans la boue, ainsi qu’il fut montré à Henri Suso10. Après que Dieu l’eut élevé jusqu’à son origine, Il le laissa dans une très grande pauvreté et une tentation secrète qui lui dura jusqu’à la mort. Plus vous vous quitterez vous-même, plus vous demeurerez attaché à Dieu seul, plus vous irez sûrement, quoique vous ne sentiez aucune certitude. Croyez que vous m’êtes très cher en Jésus-Christ comme aussi mon vénérable frère11.

- Dutoit, tome III, lettre 10, p. 47.

1Intéressant témoignage sur la possession par le groupe hollandais des dossiers qui constitueront le Directeur mystique édité en 1726, très probablement – Poiret étant mort en 1719 – par Otto Homfeld. Ce dernier, protestant, lisant les lettres de Bertot, reçoit l’exégèse de Madame Guyon, bien au courant des habitudes catholiques.

2II Cor. 5, 2-3 : « Et c’est le désir de posséder cette demeure céleste et d’être revêtus [de la gloire] qui nous fait gémir / Si toutefois nous sommes trouvés vêtus et non pas nus » (Amelote).

3I Cor. 6, 19-20.

4Ps. 120, 1-2. J’ai levé les yeux vers les montagnes. Mon secours vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre D.

5Sag., 16, 20-21.

6Cant., 8, 6.

7Cant., 1, 7.

8Cant., 8, 7.

9Cant., 8, 6.

10 « Il vit un chien qui courait au milieu du cloître et portait un paillasson [« un tapis râpé » trad. Lavaud, p.168] usé dans sa gueule […] il le lançait en l’air, il le jetait par terre, et il le déchirait. […] Il fut dit en lui : il en ira exactement ainsi pour toi dans la bouche de tes frères […] Il ramassa le paillasson et le garda bien des années comme un objet cher et précieux… », Suso, Vie, 20, cité par L. Cognet, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968, p. 164.

11Le pasteur Poiret.

À Homfeld. [D4.62]

Votre petit billet n’a donné un véritable plaisir, voyant les dispositions de grâces que Dieu a mis en vous. La plupart des hommes ne compte pour grâce que celle qui les flatte et qui est pleine de suavité, mais la grâce renfermée dans l’amertume, dans la sécheresse, dans l’obscurité, est une bien plus grande grâce. Dans la première, Dieu nous donne quelques marques de Son amour, mais dans la seconde Il tire des preuves essentielles du nôtre. Et cet amour, qui paraît sec, et qui est en quelque manière gratuit, attire la plénitude de l’amour de Dieu en nous, quoique d’une manière cachée.

Si Dieu n’en usait de la sorte, nous prendrions quelque chose à tout cela, et nous corromprions, autant qu’il serait en nous, la grâce même de Jésus-Christ. Car la nature est si maligne, qu’elle se nourrit de tout ce qu’elle distingue et dont elle s’aperçoit. C’est ce qui fait que Dieu nous met en obscurité, afin de cacher Son opération en nous. Je vous conjure donc de demeurer toujours abandonné à Sa conduite, de ne vouloir rien que ce qu’Il vous donne, et à la manière qu’Il vous le donne.

C’est cette mort de toute volonté pour ce qui nous concerne, qui plaît infiniment à Dieu, et qui L’oblige en quelque manière à prendre un soin plus particulier de nous. Plus nous nous abandonnons à Lui sans nous rechercher nous-mêmes, plus Il prend soin de nous : Il nous porte entre Ses bras comme un bon père et nous devenons l’objet de Sa complaisance. Croyez que je suis très unie à vous dans le cœur de Jésus, que je prie d’achever en vous ce qu’Il y a commencé.

- Dutoit, t. IV, Lettre 62, p. 179.

À Homfeld. [D4.73]

Je vous assure, mon cher frère en Notre Seigneur, que votre billet me donne beaucoup de consolation, y remarquant l’avancement de votre âme, Dieu vous ayant fait la grâce de vous donner une oraison simple, qui est celle de foi et de recueillement, et qui est en vérité une des plus grandes grâces de Dieu. Vous devez la continuer sans hésiter, soit qu’elle soit facile ou pénible : car Dieu est également dans l’une et dans l’autre, et même plus dans la dernière que dans la première, parce que c’est une opération secrète qui, en nous purifiant, nous dérobe l’opération de Dieu en nous.

Quand une fois on en est venu là, il faut bien se donner de garde de changer de route, ni même d’hésiter sous quelque prétexte que ce puisse être, le simple doute étant même injurieux à Dieu, parce qu’il faut s’abandonner absolument à Sa conduite. Il sait mieux ce qui nous convient que nous-mêmes. Si on ne demeure pas ferme en un état, on reste vacillant, et on détruit sous bons prétextes par sa propre activité ce que Dieu opère en nous. Demeurez donc ferme à ce que l’on vous dit là-dessus, et ne craignez point.

Ceux qui ont tant précautionné contre l’oisiveté, ont apparemment eu des personnes comme j’en ai connues moi-même, qui sans aucun don d’oraison, et par une certaine indolence, demeuraient sans rien faire ni extérieurement ni intérieurement et qui, ayant lu ensuite quelques traités sur l’oraison passive, se sont faussement imaginés d’y être ; et quoiqu’on ait tâché de leur faire connaître le contraire, ils ont persévéré dans cette pensée par l’amour de leur propre excellence. Mais il est bien aisé de connaître ces personnes : ils n’ont jamais ni connu, ni goûté rien de Dieu, ils n’ont jamais éprouvé un instant de recueillement, et ne savent ce que c’est que par la lecture. Et quoiqu’ils soient de la sorte, ils sont dans une si grande sécurité, qu’ils s’imaginent pouvoir conduire les autres dans un chemin qu’ils ignorent eux-mêmes, faute d’en avoir fait l’expérience. Aussi n’y voyons-nous pas les fruits que l’on remarque dans les autres, qui sont : la petitesse, la défiance d’eux-mêmes, une certaine tendance à n’être rien, une lumière sur leurs propres défauts que les autres ignorent absolument, et dont ils ne sauraient souffrir d’être éclairés. Ils n’ont point non plus une plus grande connaissance de ce que Dieu est et de ce qu’Il mérite, mais une ignorance absolue des voies de Dieu et de Son pur amour.

Tout ceci n’est point ni dans M***1 ni en vous. Ainsi allez donc sans hésiter : car c’est blesser le cœur de Dieu que de ne se pas abandonner totalement à Lui, et de se défier après s’être donné.

Vous me direz que ce n’est pas de Dieu que vous vous défiez, mais de vous-même. Vous avez grande raison de vous en défier, et c’est pour cela même que vous devez vous abandonner à Dieu sans réserve, afin qu’Il corrige et qu’Il rectifie ce qu’il ne Lui plaît pas en vous, et qu’Il y fasse ce qu’Il y désire. Nous nous trompons souvent, croyant pouvoir faire ce que nous ne pouvons faire et que Dieu même, s’Il nous aime, ne permettra pas que nous fassions, de peur que nous ne nous attribuions ce quI désire nous enfoncer de plus en plus afin de devenir notre Tout : car Dieu est un Dieu jaloux.

Pour ce qui regarde vos défauts, l’oraison les amortira peu à peu, quoique Dieu vous en laissera autant qu’il sera nécessaire pour détruire la vaine gloire et l’appui en vous-même, qui est ce qu’il y a de plus opposé à Dieu et qu’Il travaille le plus fortement à détruire. Ne nous trompons point : nous pouvons essuyer la superficie, mais Dieu seul peut détruire les défauts fonciers, en séparant la terre de nous-mêmes d’avec Ses propres opérations et Sa pure lumière. Comme vous verrez la réponse à Mr***1, je ne vous en dis pas davantage sinon que vous m’êtes très cher en Jésus-Christ, et le bon frère2, que je salue cordialement.

- Dutoit, t. IV, Lettre 73, p. 212.

1Poiret.

2Jodocus Homfeld.

À Homfeld. [D4.75]

Pour ***1, qui m’est très cher aussi en Notre Seigneur, il ne faut pas qu’il s’étonne s’il perd quelquefois le recueillement aperçu dans les occupations qui sont de l’ordre et de la volonté de Dieu. Il suffit alors d’une simple inclination de la volonté vers Dieu, ou même de la disposition foncière d’être à Dieu sans réserve. Notre esprit et notre cœur ne peuvent pas être toujours tendus. Ce n’est pas aussi ce que Dieu demande de nous, puisque cela est incompatible avec la fragilité de l’humanité. Mais il faut qu’en devenant plus simple, l’attrait se simplifie aussi. Et plus il est simple, moins il est sensible. Je vous assure que vous m’êtes tous deux très chers en Notre Seigneur, et que je ne vous oublierai pas dans la grande fête de Pâques.

- Dutoit, t. IV, Lettre 75 § 2. Le début de la lettre, éditée précédemment, est adressée à Poiret. Il est naturel que Madame Guyon groupe deux destinataires en une même lettre par ailleurs délicate à faire parvenir jusqu’aux membres du petit cercle de Rijnsburg.

1Otto.

À Homfeld. [D4.78]

Vous me demandez ce que j’ai voulu vous dire par ces expressions de laisser tomber les réflexions et de tenir le cœur au large. Ce que je veux dire est que nous sommes naturellement portés à la réflexion, ce qui empêche et trouble beaucoup la paix de notre âme. On veut voir, connaître, et sentir ce qu’on fait : si c’est quelque chose d’imparfait, il est à craindre d’en être troublé et découragé ; si c’est quelque chose de bon, la présomption excite notre esprit comme malgré nous. Et quoiqu’on n’y consente pas, cela ne laisse pas de tenir la glace pure de notre esprit qui, comme un miroir, doit être dégagé de ces deux haleines, de la tristesse et de la complaisance en soi-même, afin que Dieu S’y présente au naturel.

Si nous pouvions vivre sans réflexion et sans retours sur nous-mêmes, nous vivrions dans une parfaite pureté. Mais comme cela est difficile en cette vie, sitôt qu’on s’aperçoit que quelques-uns de ces petits nuages se sont élevés, il faut les laisser tomber aussitôt, ne s’en entretenant pas un moment, ce qui se fait en se tournant simplement vers Dieu d’une manière amoureuse et comme par un simple regard, sans acte distinct. Toutes les fois que la même chose s’élèvera en vous, il n’y a qu’à la laisser tomber, ce qui est un acte très simple, comme celui d’une personne qui cessant de tenir ce qu’elle tient dans sa main, la chose tombe de soi-même, et sans effort.

L’étendue ou la largeur du cœur est aussi très nécessaire. Dieu étant immense, il faut un cœur fort étendu pour Le recevoir. Il est dit que Dieu avait donné à Salomon un cœur étendu comme le sable de la mer1. Le cœur s’étrécit aisément par les craintes, les retours sur soi-même, le propre intérêt : c’est donc ce qu’il faut bannir de chez vous, afin que Dieu puisse faire Sa demeure en votre âme. Quoique notre cœur soit étroit, Dieu ne laisse pas d’être avec nous, mais d’une manière fort serrée. Il ne Se donne abondamment qu’à mesure de la vastitude de notre cœur.

Mais, me direz-vous, comment ce cœur est-il étendu ? Par une certaine souplesse à tous les vouloirs divins et aux ordres de Sa Providence, ne voulant que ce que nous avons de moment en moment, persuadés que nous devons être que ce Père plein de bonté sait mieux ce qu’il nous faut que nous-mêmes, et qu’Il ne manquera pas de nous le donner. Ainsi, ne voulant rien que ce qu’Il nous donne, notre cœur n’est plus rétréci ni par la crainte ni par le désir, et nous entrons insensiblement en ce moment éternel, qui n’est autre que l’ordre inviolable de la Providence sur nous.

- Dutoit, t. IV, Lettre 78, p. 227.

1III Rois 4, 29.

À Homfeld. [D4.80]

Vous ne saurez jamais manquer, mon cher frère, en vous appliquant les maximes de l’abandon, de la foi, du renoncement continuel à vous-même et de l’amour pur et désintéressé : cette route est sans méprise. Plus vous vous confierez et abandonnerez à Dieu, plus Il prendra soin de vous conduire.

N’entrez jamais en aucune défiance ni doute, parce que cela fait tort à la bonté infinie de Dieu. Vos misères, loin de vous décourager, doivent faire un effet tout contraire, puisque c’est un contrepoids que Dieu met en vous pour vous empêcher de vous élever. Nos misères ne déplaisent pas à Celui qui fait que nous ne sommes que boue, pourvu que nous ne L’offensions pas volontairement. Les fautes de surprise sont souvent plus utiles que de certaines vertus éclatantes.

Tout ce que Dieu désire est que nous soyons réellement convaincus que nous ne sommes rien, que nous ne pouvons rien de nous-mêmes, que le bien qu’Il a mis en nous Lui appartient, de telle sorte que nous ne pouvons nous en attribuer la moindre chose sans L’offenser beaucoup. Allez donc à Lui bonnement, simplement, sans tant de retours sur vous-même. Les lettres de **1 sont propres à vous causer des retours, mais il faut tout laisser tomber et suivre simplement votre route, ne songer qu’à procurer la gloire de Dieu et à Le glorifier vous-même : Il prendra soin de ce qui vous concerne. On dit que Notre Seigneur dit un jour à sainte Catherine de Sienne : « Ma fille, pense à Moi et Je penserai à toi ». Ne songeons qu’à Dieu, oublions-nous et tout ira bien !

- Dutoit, t. IV, Lettre 80, p.232.

1 Probablement Bertot, qu’Homfeld lisait : v. l’exégèse précédente de Madame Guyon dans la lettre 376 (Le Directeur mystique sera édité par les survivants du groupe de Rijnsburg en 1726).







II  . Metternich

Au baron de Metternich.

Ne craignez jamais, mon cher frère, de m’importuner. Votre âme m’est infiniment chère, et je voudrais de tout mon cœur, si c’était la volonté de Dieu, contribuer à son véritable bien. J’avais toujours espéré que votre abandon surmonterait votre peine. Mais puisque Dieu permet que ce soit autrement, je persévère dans la pensée que vous devez prendre trois mois pour demander à Dieu qu’Il vous fasse accomplir Sa sainte volonté ; et si après cela vous trouvez en vous une certaine correspondance du cœur pour ce mariage, faites-le sans retour et sans scrupule.

La plupart des personnes qui se donnent à Dieu font la faute que vous avez faite. Ils se font une perfection selon leurs vues, et sur cela ils font choix d’un état qu’ils regardent comme le plus parfait, au lieu de se laisser à chaque moment dans la main de Dieu : à chaque jour suffit son bien et son mal. Dieu, qui prend plaisir de renverser la destination que nous faisons de nous-mêmes, parce qu’Il veut nous conduire par un abandon total, détruit souvent ces idées d’un état parfait, permettant que nous soyons fortement tentés du contraire : et ainsi nous sommes réduits à une vie plus commune, plus humiliée et plus petite.

Suivez donc présentement ce que le Seigneur vous mettra au cœur, et puisqu’Il a préparé Lui-même une personne qui vous convient, demeurez abandonné à Lui, et faites bonnement ce qu’Il vous mettra au cœur. Il semble que Dieu donne à présent aux gens mariés qui s’unissent ensemble, dans la vue de Le servir, la grâce de l’intérieur qui semble se retirer insensiblement des cloîtres. Que conclure de cela, sinon que si Dieu vous appelle à une vie commune, elle sera plus parfaite pour vous que celles que l’on estime plus parfaites, qui cependant ne peuvent avoir de perfection qu’autant qu’elles sont conformes à ce que Dieu veut.

Pour ce qui est de votre oraison, elle est bien : continuez de la faire de même. On conseille aux personnes qui commencent, de rentrer souvent en eux-mêmes, et de faire plutôt une oraison de cœur et d’amour qu’une d’abstraction ou de pensée, parce que la volonté étant la souveraine des puissances, elle a un pouvoir singulier de les réunir en elle, et ainsi de les rapprocher du centre. Cette voie d’amour est la plus sûre et la plus courte, et elle unit plus que nulle autre l’âme à son Dieu. Mais lorsqu’il y a longtemps que l’on fait oraison et que l’on a acquis l’habitude de la faire, il serait difficile d’en revenir à ces détours, et on n’a qu’à demeurer comme on est. Toute oraison dont Dieu est le principe est bonne. Ainsi je ne suis pas surprise que vous ne puissiez ni vous élever ni vous rabaisser. Je vais vous dire sur cela huit ou dix petits vers :

Immense Dieu, grande Nature,

Qu’afin de pouvoir rencontrer

Il ne faut sortir ni rentrer

Au sein d’aucune créature,

Qui est de soi, qui chez soi vit,

Qu’un épais brouillard nous ravit,

Être d’une immuable essence,

Cercle sans principe et sans bout,

Qui n’a point de circonférence,

Son centre se trouvant partout.

Pour ce qui regarde l’envie que vous avez de vous lever la nuit, je crois que quand Dieu vous le met au cœur, il le faut faire promptement et sans raisonner. Je l’ai fait bien des années, et je me trouvais réveillée sans y avoir contribué à l’heure de minuit, qui est celle où l’on croit communément que le Sauveur du monde est né. J’ai toujours trouvé la prière de la nuit délicieuse. Il semble que le silence de toute la nature augmente le silence profond de l’âme, et je crois que c’est ce que voulut dire le Prophète : nox illuminatio mea in deliciis meis.1 Allons, bon courage, mon cher frère : Dieu ne vous a pas mis en si beau chemin pour vous abandonner. S’Il vous choisit une épouse, sanctifiez-vous l’un l’autre, et que l’amour conjugal ne serve qu’à augmenter l’amour divin. Croyez-moi entièrement à vous en Notre Seigneur.

- Dutoit, t. III, Lettre 11, p. 57-61

1Ps. 138, 11 C’est à dire, selon la Vulgate : la nuit m’éclairera dans mes délices. D.

Du baron de Metternich. 8 septembre 1714.

Ce 8 septembre 1714.

Vénérable et très chère mère. Je ne saurais vous exprimer combien votre très chère [lettre] du 27 d’août m’a réjoui, par la simplicité avec laquelle vous donnez conseil. C’est justement comme j’ai cru de tout temps qu’il fallait faire, et que j’ai tâché de faire autant que ma corruption me l’a permis. Car si j’avais voulu regarder celle-ci, je n’aurais jamais dû donner conseil à personne, nonobstant que plusieurs m’en ont demandé. Mais passant par-dessus ma propre misère et ignorance, j’ai répondu simplement comme les pensées me venaient, priant ceux à qui j’ai écrit de ne pas regarder à ma personne, mais uniquement à la chose même, l’examinant devant Dieu si elle était bonne ou non, et de suivre après ce que Dieu leur mettait au cœur. C’est ainsi donc que je continuerai aux cas existants, laissant à Dieu si, quand et comment Il Se veut servir de moi, et s’Il veut permettre que je dise mal ou s’Il veut faire que je dise bien.

Je connais la vérité de tout ce que vous me dites, l’excellence de l’abandon et de demeurer dans notre rien. Je tâche par la grâce de Dieu d’y avancer de plus en plus, mais je ne puis pas empêcher qu’il ne se fasse sentir une joie quand il va bien. Je l’offre à Dieu : c’est à Lui de me l’ôter, si elle Lui déplaît. Je L’en prie car je ne saurais en devenir maître moi-même. Et pour la douleur et la confusion que me cause ma corruption, je la porte en patience et avec tranquillité, et même je ne désire pas d’en être quitte plus tôt que Dieu même le trouvera bon de Son propre mouvement. Il connaît ma misère et la raison pourquoi Il m’y laisse : je n’y trouve rien à redire. Je ne L’aime et ne Le loue pas moins pour cela, vu qu’Il ne le mérite pas moins pour cela [redite], demeurant également parfait et aimable en Soi, quoi qu’il arrive de moi. Et par rapport à moi, Il le mérite d’autant plus à cause de la grande patience qu’Il exerce envers moi en me continuant la vie et la permission de m’approcher de Lui : qu’Il S’en bénisse Lui-même et par toutes les créatures, d’autant plus que ma misère m’empêche de le faire autant que je voudrais.

Mon oraison, excepté que je suis tourmenté par beaucoup de pensées vagues de mon imagination, me paraît aller assez bien. Je continue toujours de demander doucement dans le cœur, lequel pour ainsi dire nage et se dilate en Dieu, mais tout en foi obscure, qui me satisfait pourtant pleinement. Je ne m’arrête jamais volontairement sur moi-même ; mais c’est Dieu seul qui peut m’ôter entièrement la vue de moi-même, que je souhaiterais de perdre si entièrement que je ne puisse jamais la retrouver. Mais tandis qu’Il me la laisse, je dois encore la porter en patience comme mes autres maux. Pour ma retraite je suis indifférent qu’elle se fasse, ou qu’elle ne se fasse pas. J’en laisserai le soin à Dieu, qui fera de moi ce qu’il Lui plaira. Je suis prêt d’être aussi à la Cour (quoiqu’il n’y ait aucune apparence d’y faire quelque bien), quand Dieu m’y appellera, pourvu que je ne m’y laisse pas engager sans Son appel. C’est ce que ma corruption [v°] me fait appréhender, mais je me dois rapporter aussi à Dieu de ceci. S’Il veut permettre que je fasse de faux pas, j’en ferai infailliblement.

Je vois le bonheur de ceux qui sont pleinement morts à eux-mêmes. C’est Dieu qui peut me porter le coup fatal, le comble de Sa miséricorde. Je n’en suis pas digne ; mais Il me donne cependant la hardiesse de l’espérer. Je vous prie de L’en conjurer pour moi. Ne vous lassez pas de me porter dans le cœur, afin que j’entre avec vous dans le cœur immense de notre divin Sauveur, à la sainte garde duquel je vous recommande, qui suis avec le plus profond respect tout à vous.

Vousa 1 me permettrez, vénérable et très chère mère, de vous faire la même prière, pour mon frère et pour moi, que celle avec laquelle le cher M. le baron finit cette lettre, comme nous nous donnons la liberté de joindre nos très profonds et très sincères respects aux siens, en conjurant la bonté de Notre Seigneur de vous conserver encore longtemps selon Sa sainte volonté pour le bien de plusieurs.

Pour M. R[amsa]y.b

Mon très cher frère. Je vous suis obligé de vos chères lignes. Ces mots, les offices de la charité qu’on doit à l’image de Dieu, m’ont charmé. Je crains que nous n’y manquions souventes fois, à quoi contribue la grande quantité des pauvres méchants, qui pourraient éviter leur pauvreté s’ils voulaient travailler et se conduire comme il faut. Ainsi on fait souventes fois plus de mal que de bien, quand on leur donne quelque chose. Qu’il est vrai, que le monde n’est rempli que de trompeurs et de trompés ! Et que celui est heureux qui vit à l’écart ! J’y ajoute : dans la compagnie d’un véritable ami, pour ceux qui sont encore si imparfaits que moi. J’espère que le Seigneur nous laissera encore quelque temps notre mère. Sa patience sera récompensée d’autant plus richement. Mes très sincères respects à M. Pèl[erin]2. Je le félicite de son retour. Je vous embrasse au petit Maître. Mes respects et recommandations à tous les amis.

Vousa voyez, mon cher frère, que vos lettres du 31 juillet ont été bien adressées. J ’avais quelque répugnance d’adresser la dernière de M. le baron au p. a.3, mais devant écrire le même jour à M. Duval, et doutant qu’il ne fût parti de P[aris] avant que ma lettre y fût arrivée, je croyais qu’il fallût adresser au P. A. ce que je voulais écrire à M. Duval. Et ceci me donna occasion d’y joindre celle de M. le baron pour ne pas doubler le port sans nécessité. J’espère qu’une autre fois j’userai de plus de précaution, et je prie D. de vouloir empêcher que cette méprise ne nuise à personne.

Je suis bien aise que la petite fiole vous soit rendue. Si le Rév. P. S. M.3 me veut bien donner encore la permission de lui envoyer encore quelque peu de cet élixir solis, je le ferai de tout mon cœur et par la même voie dont parle le cher […]. Il y a environ un an que le frère de M. Schrader, l’ambassadeur de la maison d’Hanovre à Paris est mort : il était grand ami de notre cher M. le baron de M[etternich] et aimait beaucoup toutes sortes de bons livres et ceux qui traitent de l’intérieur, lesquels il connaissait par la recommandation de son frère le d[octeu]r. Pour l’Electeur, son maître, à présent roi d’Angleterre, il a toujours passé pour un prince fort sage ; et M. Baemeipar que vous avez vu en ces pays, et qui a élevé le prince, son fils unique, m’a toujours dit qu’il était aussi un prince très juste qui ne prétendrait jamais à rien qu’il ne croirait lui être dû légitimement. Le meilleur est sans doute de reconnaître et d’adorer en tous ces changements la divine Providence, laquelle aussi ne manquera pas d’avoir soin de l’aimable prince dont vous parlez4, en le comblant des biens plus solides que ceux qu’il pouvait espérer en son pays5.

J’avais écrit il y a fort longtemps à M. Pèl[erin] touchant les corrections sur Hipocr. [Hippocrate] qu’il nous avait promises ; mais il n’a pas répondu ni rien envoyé. S’il est de retour auprès de vous, vous lui ferez nos respects bien tendres et sincères, et l’en ferez souvenir, comme aussi, et surtout, des lettres de M. Bert[ot] qu’on pensait nous communiquer. M. Flutot voudrait bien aussi avoir les airs des Cantiques, que [vous] savez6. M. le baron de M[etternich] m’écrit que le bon M. Leuth. a eu de grandes attaques de mélancolie et que cela l’obligera à suivre le conseil de ses amis en se mariant. Je vous prie de le recommander aux prières de notre père [Fénelon] et de vous en souvenir dans les vôtres. Mr le Dr K[eith]7 nous mande qu’il souhaite d’avoir des nouvelles de la santé du R.P.S.M.8 et de la vôtre, n’ayant rien entendu de vous depuis le 24 juillet.

P.S. Voici tout ce que j’avais à vous écrire pour le présent. Je vous embrasse tendrement en notre S[eigneur] comme fait aussi mon frère, en vous suppliant de ne pas nous oublier devant Lui, et de nous faire part des nouvelles du dit Rev. Père lorsque vous en aurez.

- A.A.-S., pièce 7429, autographe. Nous plaçons cette lettre de 1714 au début de cette direction. – A.S.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 23 (folios 10 et suivants)

aIci une autre main que celle de Metternich, d’écriture microscopique.

bReprise par Metternich.

1La suite de cette lettre est peut-être d’une amie de Metternich.

2Un Ecossais connu de Metternich : comme il ne s’agit pas de Ramsay, nous pensons à William Forbes, qui vécut à Aix-la-Chapelle par la suite.

3Fénelon ? Probablement déjà très faible : il meurt le 7 janvier suivant.

4Le prince Charles-Edward, fils du « Vieux Prétendant ».

5En 1715, «The Stewart claimant, James VIII, the Old Pretender », arriva trop tard après la bataille indécise de Sheriffmuir, « hung about for a while, burnt a couple of villages in the Ochils, left money to pay for the damage, and took ship from Montrose. » R. Mitchison, À History of Scotland, p. 322.

6Les Poésies et Cantiques spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure…, de Madame Guyon, seront publiés en 4 volumes en 1722 ; un titre d’air à la mode est indiqué avant chaque pièce.

7James Keith, médecin à Londres, ayant constitué un remarquable cercle d’amis, disséminant en Angleterre et en Écosse les livres édités par Poiret.

8Fénelon ?

Au baron de Metternich.

Je vois bien que véritablement vous voulez être à Dieu et que vous ne cherchez qu’à faire Sa volonté, mais votre abandon est-il bien entier ? Vous faites trop de retours sur vous-même pour que cela soit. Dieu ne permet pas les tentations pour être une assurance et un soutien, mais pour nous délivrer de nos plus dangereux ennemis, qui sont l’orgueil, l’amour de la propre excellence, l’appui en ses œuvres, et certaines satisfactions secrètes de n’avoir rien à se reprocher, sur quoi l’on compte et l’on fonde son espérance. Vous dites que c’est un mauvais moyen de devenir spirituel. J’en conviens avec vous : aussi n’est-ce pas cela qui rend spirituel, si ce n’est qu’en nous déprenant de nous-mêmes par l’horreur que nous en devons avoir, cela nous dispose à la pauvreté d’esprit et au renoncement. Et comme c’est la plus grande croix que l’on puisse avoir lorsqu’on aime véritablement Dieu, on la porte avec une douleur extrême, mais patiente.

Vous voudriez avec cela être assuré de la grâce de Dieu. Quand vous n’auriez aucune de ces tentations, pourriez-vous en être assuré à moins que Dieu ne vous dise comme à saint Paul, lorsqu’Il le priait d’être délivré de ce corps de péché et de cet ange de Satan qui le souffletait : « Ma grâce te suffit. La vertu se perfectionne dans l’infirmité1. » Ce qui a allongé vos peines est le défaut d’abandon, des réflexions sur vous-même, certaines variations qui reviennent souvent, tantôt abandonnant à Dieu votre éternité, tantôt désirant certaines assurances. Mais si vous voulez vous servir d’un remède que j’ai donné à d’autres, qui s’en sont bien trouvés, c’est d’avoir recours à la Sainte Vierge Mère de Dieu dans le moment de votre tentation, vous unissant à sa pureté, encore plus à celle de son amour qu’à celle du corps : vous vous en trouverez bien. Du reste continuez à prier, et je prie pour vous. Si vous tâchez de vous faire un peu d’effort, et de vous recommander à cette sainte Mère, il pourra vous arriver ce que dit Tauler parlant sur la même matière : il dit qu’un chien accoutumé à aller à la boucherie parce qu’il a une longue habitude d’y trouver des os, lorsqu’il y a été plusieurs fois et qu’il trouve la boucherie fermée, il n’y retourne plus, parce qu’il ne trouve plus rien pour lui. Que si Dieu permet que vos peines continuent encore après avoir fait ce que je vous mande, c’est une marque qu’il y a en vous un orgueil secret que vous ne connaissez pas, et que Dieu veut détruire.

Il n’y a guère de punition plus forte pour un homme qui avait compté sur la perfection et sur ses voies, que d’être abandonné à sa propre corruption. Mais celui qui s’est servi de la boue pour guérir l’aveugle-né2 et qui ne l’a purifié qu’avec les eaux de Siloé, qui sont des eaux calmes et tranquilles, pourra vous purifier de la même manière, mettant votre âme et votre corps dans la tranquillité pour être guéri d’un pareil mal, qui est l’aveuglement que nous avons tiré d’Adam. Dieu se sert de la boue ; mais lorsqu’Il veut nous purifier de cette même boue, Il Se sert d’un abandon entier, d’un amour assez pur pour ôter tous les retours d’amour propre. Alors on ne manque pas d’être éclairé. Mais de quoi est-on éclairé ? De la bonté de la conduite de Dieu sur nous, qui S’est servi de notre propre corruption pour nous déprendre absolument de nous-mêmes, et nous faire entrer dans les intérêts de Sa divine justice sans aucune vue sur les nôtres propres, qui demeurent comme éteints et oubliés, en sorte qu’il ne reste aucun penchant quel qu’il soit en nous pour nous, mais uniquement pour la seule gloire et les seuls intérêts de Dieu seul. Perdez tout et vous trouverez tout, dit le petit livre de l’Imitation.3 Perdons-nous nous-mêmes, soyons abîmés dans notre néant, et nous trouverons ce Tout immuable, qui par la totalité de tout ce qu’Il est en Lui-même absorbera si fort notre propre vie, que non seulement nous ne pourrons plus nous voir, mais nous ignorerons même si nous vivons encore. La seule vie de Dieu nous suffira, et nous pourrons dire avec saint Paul : Je vis, non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi4, parce que la mort de Jésus-Christ ayant absorbé notre propre vie, Sa vie de même absorbera notre mort.

Je vous souhaite la bonne Pâque. Plût à Dieu qu’elle fût pour vous un véritable passage pour passer en Dieu par la sortie de vous-même. Car Jésus-Christ nous dit que c’est en perdant notre âme que nous la retrouverons5. Il dit encore que celui qui pour l’amour de Lui ne renonce à tout ce qu’il possède, est indigne de Lui6. Or de toutes les possessions, celle de nous-mêmes est la plus dangereuse parce que divers accidents peuvent nous ôter les autres possessions, mais il n’y a que Dieu qui nous puisse ôter celle-là. Il le fait lorsque nous acceptons de bon cœur les moyens dont Il veut Se servir pour cela, et que nous nous abandonnons à Sa conduite.

- Dutoit, t. III, Lettre 20, p. 87-92.

1II Cor. 12, 9 : « Ma grâce vous suffit ; car la force se perfectionne dans la faiblesse. » (Amelote). – L’ange de Satan est cité en I Cor., 5, 5 ; II Cor. 11, 14 ; II Cor. 12, 8…

2Jean 9, 6-7 ; Marc 8, 23. Madame Guyon revient très souvent sur le thème de l’aveugle-né.

3Liv. III, Chap. 32. « Quittez tout, et vous trouverez tout. Renoncez à vos désirs, et vous goûterez le repos. Méditez ce précepte, et quand vous l’aurez accompli, vous saurez tout […] Ce n’est pas l’œuvre d’un jour, ni un jeu d’enfants… » (trad. Lamennais).

4Gal. 2, 20.

5Marc 8, 35.

6Luc 14, 33.

Du baron de Metternich. Janvier 1716.

Autre lettre de M. le baron de M[etternich] de janvier 1716.

Voici, ma très chère mère, les prophéties de Joachim Greulich, quant à ce qui concerne les Turcs. Le mot de Greulich signifie horrible, abominable, [ce] qui convient bien aux jugements dont il nous menace. Il a prédit plusieurs autres choses qui semblent avoir eu leur accomplissement, comme la peste à Londres, à Amsterdam, à Hambourg, à Dantzig, le siège et occupation de la ville d’Augsbourg, la grande victoire des Anglais en Allemagne près d’Hocstet dans la dernière guerre, un Allemand sur le trône de Pologne, sa dégradation, etc. Je ne compte pas sur ces choses ; mais aussi je ne les méprise pas : je m’en sers pour veiller, et pour me tenir prêt. Les grands péchés qui dominent partout, Dieu banni de tous les conseils, de toutes vues, qu’à peine peut-on souffrir de Le nommer, le gouvernail en main des athées et des sensuels, ni application, ni ordre, ni bon sens, etc. : tout cela ne doit-il pas nous tenir lieu des plus grandes prophéties, que les jugements de Dieu ne peuvent pas tarder longtemps ? Et si Dieu nous envoie de bonnes gens qui ne cherchent pas à se produire, comme celui-ci a été, à ce qu’on m’a dit, et qui nous avertissent encore que le temps est tout proche, je crois qu’on le doit prendre pour une grande miséricorde. Et pour les circonstances extérieures, elles semblent se disposer fort naturellement, que les prédictions de cet homme s’accompliront fort aisément. Il est remarquable qu’il dit que la guerre des Turcs commencera par Venise ; et c’est justement ce qui s’est fait l’année passée, et cette année-ci, selon toutes les apparences nous y entrerons aussi, quoique nous n’ayons ni argent ni union. Il ne faut que la perte d’une bonne bataille au commencement de la campagne pour perdre toute la Hongrie aussi bien que les Vénitiens ont perdu la Morée. Et en Pologne aussi, si les chrétiens perdent une bataille, les Turcs en seront maîtres pour entrer librement en Allemagne. Il ne faut point de miracle pour tout cela : tout s’y dispose fort naturellement. Si l’on regarde de tous les malheurs dont nous sommes menacés, la nature en a peur. C’est pourquoi il n’y faut pas penser, et en laisser le soin à Dieu : Il le fera comme Il le trouvera bon. Et si nous devons souffrir quelque chose, nous l’aurons bien mérité et particulièrement moi. [f°.1 v°]

Je ne vous ai rien à mander de mon état. Il est comme il a été. Je souffre mes maux avec tranquillité. Que Dieu fasse de moi ce qu’il Lui plaît. S’Il veut permettre que je périsse, il en a de grandes et justes raisons. S’Il veut me sauver, rien ne peut l’en empêcher : ma corruption est très grande, mais Sa puissance l’est infiniment davantage. Voilà où j’en suis, ma très chère mère. Ne croyez pas que j’aie voulu dire dans ma précédente que la puanteur de ma corruption fût un effet de ma pourriture. Car je sais que celle-ci suppose la mort, et moi je suis encore vivant. Je n’ai jamais su en quel état j’étais, je ne désire pas aussi de le savoir, car je n’en ferais pas un bon usage.

Voici, ma très chère mère, ce que m’écrit dernièrement mon frère : « Quel sujet de joie, et de confiance pour moi de savoir que ma s[ainte] mère veut s’intéresser et s’intéresser beaucoup pour moi devant le petit Maître ! Quelle charité en Lui de le faire sans en être requis, qu’en général peut-être ! Dieu lui accorde un surcroît de Sa grâce, et m’accorde celle de me rendre digne, ou plutôt de ne pas me rendre indigne de la continuation de son secours. » Il souhaite de se retirer aussi ; mais il y a encore de grands obstacles à vaincre. Il me dit là-dessus : « Je ne puis prévoir au lendemain ». Il est heureux, s’il est toujours dans cette disposition : c’est le meilleur. Mais c’est aussi ce qui est très difficile pour la nature, quoique en cela, elle, aussi bien que l’esprit, y trouve son repos. Adieu, ma très chère mère, ne perdez pas patience de souffrir une créature aussi misérable que je le suis, moi. J’embrasse tendrement, et avec respect au Seigneur, tous les amis qui m’honorent de leur souvenir, particulièrement le cher secrétaire1 de la précédente que vous avez eu la charité de m’écrire. Je suis avec un profond respect votre très humble et très obéissant serviteur.

Je ne crois pas vous avoir dit encore qu’il y a environ huit ans que j’eus un sentiment au cœur, mais très subtil, que je vivais et remuais dans un Être immense et stable qui, sans la moindre altération, me pénétrât [sic] de tous côtés. Comme par exemple (et cette similitude me fut imprimée en même temps) si un poisson vivant dans la mer nageait ci et là, et que la mer ne lui cédât pas, mais que l’eau fût immobile et si subtile qu’elle pénétrât le poisson de quelque côté qu’il allât. Je ne sais si je m’explique bien, mais il m’était et m’est encore fort clair. Et ce sentiment me disposa à entrer d’abord dans le système de Pordage (auteur anglais dont j’ai réduit les écrits en ordre, l’ai traduit, et publié en allemand) qui roule tout sur l’étendue infinie de la divine Essence, et qui sans cela est entièrement inexplicable, mais qui, avec cette immensité de la divine Essence, est le plus naturel, le plus auguste, et le plus beau, qui ait jamais paru dans le monde ; et il conduit à un intérieur fort solide.

Extrait des prophéties de Joachim Greilicha :

 « Le 23 juillet 1653, à minuit, étant en extase, l’ange de Dieu vint à moi et me conduisit sur une grande plaine en Pologne [….] Les chrétiens n’emporteront pas la victoire, de sorte que les Turcs se glisseront bientôt en Allemagne. Car, fils de l’homme, le Dieu tout-puissant me l’a commandé au ciel de te l’indiquer ; et je suis un chérubin, fils de l’homme, qui t’ai indiqué tout cela2. »

- A.S.-S., pièce 7430, autographe, et 7417, p. 36, copie du Marquis.

aD’une autre main, d’écriture microscopique.

1Ramsay.

2Nous nous limitons à un court extrait des deux pages denses de cet illuminé,  remplies de visions de combats entre chrétiens et Turcs, et de prédictions catastrophiques nourries de la mémoire des événements de la Guerre de Trente ans. Les Turcs du grand vizir Kara Mustafa arrivèrent devant Vienne le 13 juillet 1683 ; ils furent vaincus par les troupes allemandes - et polonaises de Jean Sobieski, le 12 septembre (bataille de Kahlenberg).

Au baron de Metternich

J’ai reçu votre réponse avec plaisir1, monsieur, parce que j’y remarque la lumière de la vérité et les démarches de la grâce. La véritable lumière de la vérité nous porte à préférer la foi nue, implicite à toute autre lumière. C’est ce brouillard épais et obscur dont parle saint Denis2 et dans lequel il faut nous abîmer pour trouver Dieu. La grâce vous a fait faire insensiblement les démarches qui sont de vous tirer peu à peu de la multiplicité des actes et de leur grossièreté, pour vous en faire faire de plus simples et de plus généraux : car il faut savoir que la simplicité met toujours dans la généralité, ôtant peu à peu ce qu’il y a de distinct et de trop marqué.

Mais je m’aperçois que vous vous servez de lecture pour commencer et même pour continuer votre oraison : cela est bon pendant un temps et même en tout temps, hors celui qu’on prend pour l’oraison. Mais dans l’état où Dieu vous a mis, je voudrais que vous ne vous servissiez plus de la lecture pour faire votre oraison, vous laissant purement et simplement à l’esprit de la grâce, qui vous donnera ou ôtera selon qu’il conviendra pour sa gloire et le bien de votre âme, ce qui ne vous empêchera pas dans les autres temps de reprendre votre lecture, qui vous causera un recueillement plus aperçu et qui est utile à fortifier votre âme. Mais pour le temps de l’oraison, vous n’y avancerez qu’autant que vous serez plus délaissé et plus abandonné à Dieu, afin qu’Il vous la fasse faire non à votre mode mais à la Sienne.

Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Je vous prie d’essayer de cette manière : quoique vous ayez peut-être moins de satisfaction, cela ne laissera pas d’avancer beaucoup plus votre âme. Du moins vous aurez cet avantage d’être en la main de Dieu, afin qu’Il fasse de vous tout ce qu’il Lui plaira et qu’Il devienne l’unique principe de votre oraison, qu’Il affermisse votre amour par les divers états où il Lui plaira de vous mettre, soit de sécheresse, soit de facilité : car tout sert en Sa main, et ce qui paraît à notre propre raison nous être le moins utile est ce qui nous l’est davantage. L’hiver sert à faire prendre racine aux arbres et leur donner une consistance durable. Il ne s’agit pas ici de se complaire en Dieu, mais que Dieu Se plaise en nous et Il S’y plaît d’autant plus que nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.

La voie par où Dieu vous conduit est plus sûre que celle des révélations, visions, etc., parce que cette voie conduit à la seule et vraie révélation, qui est celle de Jésus-Christ dont parle saint Paul3, qui n’est autre que la production du Verbe en nous. Et quoique la voie des révélations et visions soit plus satisfaisante, elle est directement opposée à la manifestation de Jésus-Christ dans le fond de l’âme. Cette manifestation de Jésus-Christ n’est autre qu’une possession qu’Il prend de tout nous-mêmes dans le centre de notre âme où Il veut agir et opérer seul afin de nous perdre et de nous cacher avec Lui en Dieu.4 Les autres révélations et visions se faisant dans l’esprit tournent l’esprit vers elles et l’empêchent de se réunir avec la volonté dans le centre pour se perdre en Dieu.

Les lumières dont vous parlez ne sont pas de cette nature : elles ont servi simplement à dissiper vos doutes et à vous faire voir votre chemin, comme un flambeau qu’on allume pour faire voir le précipice. Ce sont des grâces passagères, qui sont néanmoins fort utiles pourvu qu’elles ne soient pas trop fréquentes, parce qu’on s’amuserait enfin à la lumière du flambeau et qu’on ne poursuivrait pas sa course. La révélation de Jésus-Christ n’a rien qui ne serve à l’âme sans lui nuire. Ce n’est point une lumière qui satisfasse l’esprit, mais c’est une réalité qui possède toute l’âme sans la satisfaire et qui ne lui laisse rien ignorer, sans qu’elle s’aperçoive de sa science que quand il la faut manifester, parce que n’ayant rien en elle pour elle, tout demeure en Dieu pour Dieu, qui donne à cette âme ainsi abandonnée à Lui tout ce qui lui est nécessaire à chaque moment. Je prie Dieu qu’Il vous fasse comprendre ce que je vous dis.

Ces dispositions de vicissitudes et d’alternatives sont absolument nécessaires pour affermir l’âme dans la volonté de Dieu et dans l’amour de Son bon plaisir au-dessus de tout intérêt propre du temps et de l’éternité. Et c’est la seule chose que Dieu en prétend, et je puis dire que c’est aussi la seule chose qui Le glorifie parfaitement. La lumière paraît au milieu des ténèbres et, quoique les ténèbres ne la comprennent pas5, elle s’en sert pour se cacher et elle est d’autant plus efficace qu’elle se couvre davantage. Rien ne la couvre tant que l’expérience de nos propres misères, et cependant elle produit efficacement son effet qui est de nous déprendre de nous-mêmes, de nous détacher de tous nos intérêts les plus grands et les plus délicats, afin que Dieu reste seul Dieu à nos propres dépens : c’est là se glorifier en Dieu, c’est rendre l’honneur dû à Sa justice, qui étant un attribut qui ne regarde que Lui, doit être préféré à tous ceux qui sont favorables aux hommes. Continuez donc, mon cher frère, de vouloir bien être la victime de la divine justice et vous serez celle de l’amour pur. Ô qu’on connaît peu Dieu et ce qu’Il mérite, quant on craint de se livrer à Lui sans réserve pour le temps et l’éternité !

Regardez-vous donc dorénavant comme une chose qui ne vous appartient plus, et laissez-vous en proie à toutes les dispositions douloureuses ou satisfaisantes : tout doit être égal, pourvu que le bon plaisir de Dieu s’accomplisse en vous. Ne croyez pas que Dieu permette vos infidélités afin que vous soyez infidèle, mais afin que vous ne comptiez point sur vos œuvres et que vous soyez convaincu par expérience que tout le salut vient du Seigneur. Je vous porte dans mon cœur comme une mère porte son enfant entre ses bras.

- Dutoit, t. III, Lettre 68, p. 286-292.

1Il ne doit pas s’agir de la lettre précédente, qui devait accabler Madame Guyon par sa crédulité et par son pessimisme, mais d’une lettre aujourd’hui perdue.

2Theol. Myst. Ch. 1. D : « …dépassant le monde où l’on est vu et où l’on voit, Moïse pénètre dans la Ténèbre véritablement mystique de l’inconnaissance ; c’est là qu’il ferme les yeux à tout savoir positif… » (trad. Gandillac, Aubier).

3Gal. 1, 16.

4Col. 3,3.

5Prologue de Jean.

Au baron de Metternich.

J’ai voulu, mon cher e[nfant], vous éprouver de toutes manières. J’avoue que j’appréhendais votre faiblesse, mais votre dernière lettre, que je viens de recevoir, m’a fait un plaisir que je ne puis vous exprimer. Demeurez donc dans votre abandon entre les mains de Dieu sans vous mettre en peine de vous. Regardez-vous comme une chose qui n’est plus en votre disposition, mais qui appartient à Celui à qui vous l’avez donnée. Vous ne trouverez de remède ni de force que dans l’abandon total. L’abandon ne suppose pas une assurance, car l’assurance regarde quelque chose qui est en nous, et nous regarde nous-mêmes, au lieu que l’abandon est pour Dieu contre nous. C’est l’ambassadeur de la divine justice et du pur amour, qui veut ne rien laisser à la créature, et la dépouiller tellement de tout, que cette créature regarde comme la plus noire infidélité de se reprendre pour un seul moment et de se regarder encore soi-même. Il est inutile pour vous de chercher de la sûreté, car vous n’en trouverez jamais que dans l’abandon, dans l’entière désappropriation, et dans un sacrifice total pour le temps et pour l’éternité.

La chaleur de l’amour fait faire facilement ce sacrifice, mais lorsque l’immolation dure longtemps, on craint, on hésite, on doute, on est tenté de chercher des remèdes, et ensuite on retombe en soi-même, et le courage manque. Mais si l’on était assez fort, ou que l’amour fût assez pur pour vouloir être immolé à la seule gloire de Dieu, on serait ravi qu’Il nous jetât dans la boue, qu’Il nous lavât ensuite et nous nettoyât selon Son bon plaisir. C’est cet abandon qui fait que nos péchés, auparavant si rouges, deviennent blancs comme la neige. Dieu fit voir un jour à Henri Suso1 que, pour être à lui comme il le désirait, il fallait qu’il fût comme un guenillon dont un chien se joue. Il regarda par sa fenêtre un chien qui effectivement se jouait d’un vieux morceau de drap : il le trempait dans la boue, ensuite il le levait en l’air, le mettait sous ses pieds, le déchirait même ; à tout cela le guenillon ne faisait aucune résistance. Dieu lui fit comprendre que c’était ainsi qu’il devait être en Sa main. Et cet homme, le plus favorisé de Dieu de son siècle, puisque Dieu lui fit voir son origine2, avoue qu’il resta ensuite dans une très grande pauvreté, et que même il eut une tentation secrète, qui selon les apparences devait lui durer toute sa vie. Ce que Dieu estime le plus au monde, est un homme qui lui soit dévoué de cette sorte. Mais hélas, qu’Il en trouve peu, ou du moins qui persévèrent dans ce dévouement !

Votre manière d’oraison est excellente et celle dont je voulais vous parler, lorsque je vous disais que la seule abstraction de l’esprit ne suffisait pas et qu’il fallait que tout se passât dans le cœur, ou dans l’intime de l’âme.

Il ne faut pas vous étonner ni vous affliger du temps que vous croyez avoir perdu. Il faut encore être abandonné à Dieu pour ce retard de votre avancement, car enfin nous ne devons mettre aucune borne, quelle qu’elle soit, à notre abandon. Que Dieu nous fasse marmitons de cuisine, de Ses premiers ministres qu’Il avait résolu de nous faire3, il faut en être contents et trouver qu’Il nous fait encore trop de grâce. Enfin, mon cher frère, soyons si petits, si rien, que Dieu ne nous trouve plus en nous-mêmes ni pour nous punir ni pour nous récompenser. Quand nous nous déroberons à nos propres yeux, le père Eternel ne verra plus en nous que Son Fils : c’est notre amour propre, notre propriété, l’intérêt que nous prenons encore pour nous-mêmes, qui Le dérobe à Ses yeux. C’est une chose horrible de cacher cet aimable petit Jésus aux yeux de Son Père par notre nous-mêmes. Je crois que, quand vous y ferez réflexion, vous haïrez plus ce vous-même que le diable, car quand vous n’en aurez plus, le diable ne pourra plus vous nuire. Vous direz à Dieu comme sainte Catherine de Gênes : Tôt, tôt, détruisez cette partie propre, et qu’il n’en reste plus de vestiges.

Vous dites que l’obscurité vous empêche de pouvoir découvrir le juste milieu entre l’assurance et la négligence. L’abandon est toujours accompagné d’obscurité : car si vous saviez où l’on vous mène, vous n’auriez que faire d’abandon. Quand vous vous laissez mener par un cocher dont vous êtes sûr, quoiqu’il vous mène par des chemins où vous n’avez jamais été, vous ne vous inquiétez pas pour cela : il sait bien où il vous mène, et vous en êtes content. Usez-en de même avec Dieu. Le juste milieu est de vous abandonner sans réserve à Sa conduite, de remplir à chaque moment vos devoirs, d’être fidèle à votre oraison, de vous laisser conduire la nuit et en ténèbres si le Maître qui vous conduit le désire de la sorte : enfin, fidélité à l’abandon, fidélité à l’oraison, fidélité à ne plus se regarder soi-même, fidélité à remplir tous ses devoirs à chaque moment, tant ceux de votre état que ceux que la Providence vous fournit. Une vie simple et réglée : l’amour et l’abandon, c’est tout ce qu’il vous faut ; l’un et l’autre vous conduiront sûrement, si vous vous confiez assez à eux pour ne vous point reprendre.

Mais sitôt qu’on craint et qu’on hésite, l’abandon qui tient l’âme, pour ainsi dire, par la lisière4, la laisse tomber, indigné qu’il est de ce qu’on craint après s’être donné à Dieu. Ô mon Dieu, ce n’est pas entre Vos mains qu’on peut s’égarer; mais bien lorsqu’on est en la main de son propre conseil. Fiez-vous plutôt aux ténèbres qu’à la lumière, car la lumière vacille et se perd. S’il vous venait la lumière du monde la plus sûre et qu’un ange vînt vous assurer de la vérité de votre voie, cette lumière ne serait pas plus tôt passée qu’il vous viendrait plus de doutes qu’auparavant : Dieu habite dans les ténèbres, et ces mêmes ténèbres Lui servent de cachette5.

Laissez-vous donc conduire par ces ténèbres, et ne marquez jamais aucune défiance à Dieu, car c’est la plus grande injure que vous Lui puissiez faire. Vous me direz : « Je ne me défie pas de Dieu, mais de moi-même. » Si tout votre moi est détruit par ce même abandon, vous irez très sûrement, quoique vous ne connaissiez aucune sûreté. Fiez-vous à ce que je vous dis. Je vous parle à cœur ouvert comme à mon cher fils. Faites un sacrifice de votre propre raison et vous laissez conduire à Dieu. Ne voit-Il pas bien, ce Dieu de charité, que vous n’avez aucun désir que celui de lui plaire ? Quand, en courant après Lui de toutes vos forces, vous seriez prêt à tomber, Il mettra Sa main sous vous afin que vous ne vous blessiez point6. Tenons-nous ferme à l’abandon et nous ne courrons aucun risque. Mais je ne réponds pas que, si nous nous regardons nous-mêmes, nous ne tombions dans le précipice : quand on est sur une hauteur, et qu’on regarde en bas, la tête tourne, et c’est ce qui fait tout le mal de la vie spirituelle ; cependant les hommes peu éclairés regardent cela comme un grand bien.

Ne craignez pas, en m’écrivant, de me faire de la peine. Vos lettres me font un vrai plaisir, mais je serai ravie quand vous me manderez : « Je ne me connaîs plus, parce que je ne me regarde plus ». J’ai lu la lettre de cette bonne demoiselle : il y a bien du bon. Conduisez-la comme vous avez fait, et je ne doute point que Dieu ne vous donne tout ce qu’il vous faut pour elle. Je la salue bien cordialement, et j’espère de ne la pas oublier devant Dieu, non plus que mon cher fils qui me tient si fort au cœur. Je salue M. le Comte avec toute l’estime et le respect possibles. Je ne l’oublierai pas devant le Seigneur : je désire de tout mon cœur qu’Il règne véritablement en lui.

- Dutoit, t. III, Lettre 90, p. 384-391

1« Il vit un chien qui courait au milieu du cloître… » Suso, Vie, 20, L. Cognet, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Desclée, 1968, p. 164, que nous avons cité plus haut , v. lettre « À Homfeld [D3.10] ». Et Cognet poursuit : « On reconnaît ici le passage d’où Mme Guyon […] tirera, trois siècles plus tard, la comparaison du « guenillon », qui lui est si familière. »

2Livre des sept roches, chap. 32. [D]. Il s’agit de Vie, 32 : « Au joyeux jour de Pâques […] dans un ravissement, lui vint de Dieu cette lumière : réjouissez-vous […] Ils ne savent plus rien d’eux-mêmes, mais ils prennent eux-mêmes et toutes choses dans leur première origine […] Ils obtiennent en eux-mêmes puissance de vœu, car le ciel et la terre les servent… » (trad. Lavaud).

3Allusion à la parole du Christ aux apôtres : vous jugerez avec moi. Matt. 19, 27-28 ; Apoc. 3, 21 : « Quiconque aura vaincu [sa tiédeur et sa lâcheté] je le ferai asseoir avec moi dans mon trône : comme moi qui ai vaincu, je suis assis avec mon Père dans son trône. » (Amelote).

4Bande d’étoffe que l’on attachait au vêtement d’un enfant. V. glossaire.

5III Rois 8, 12 & II Paralip. 6, 1- Ps. 17, 22.

6Ps. 91, 12 (hébr.).

Au baron de Metternich.

Vous me parlez, mon cher frère, des inspirations : il est de la dernière conséquence d’y être fidèle. C’est ce qui fait acquérir à l’âme une certaine souplesse pour tout ce que Dieu veut d’elle. Le Saint-Esprit ne s’explique point autrement que par un certain mouvement du cœur, que vous appelez conscience, et qui cependant n’est pas la même chose. La conscience est un certain je ne sais quoi qui prévient le péché pour empêcher de le commettre, et qui le reproche après l’avoir commis; et ceci est en nous par une impression que Dieu y a mise dès le commencement. L’autre [l’inspiration] est un certain mouvement de l’Esprit de Dieu, qui nous excite à faire les choses, tantôt voulant, tantôt ne voulant plus, pour nous accoutumer à la souplesse.

Il est de grande conséquence de suivre ces mouvements, et comme dit saint Paul, de ne point éteindre l’Esprit1. Nous Le contristons tout d’abord, puis nous L’éteignons tout à fait. De la fidélité à Le suivre dépend tout le progrès de la vie spirituelle. Pendant un temps plus on lui accorde et plus il est insatiable, ce qui fait de la peine d’abord, mais dans la suite, voyant la fidélité exacte de l’âme, Il Se contente et change de route. Laissez-vous donc conduire à l’Esprit de Dieu.

Il faut remarquer qu’afin que cela vienne de Dieu, il faut que ces mouvements nous viennent sans aucune réflexion de notre part, et lorsqu’on y pense le moins. Ce n’est point une chose qui, comme la conscience, prévienne l’infidélité ou le péché, mais c’est un je ne sais quoi que Dieu exige de nous, sans savoir d’où cela vient, parce qu’Il a droit de le faire. Il est de grande conséquence de démêler le mouvement de la grâce d’avec le scrupule, et j’espère que Dieu vous le fera connaître. Il y a bien de la différence à se laisser entortiller de scrupules, qui ne font qu’offusquer l’esprit, remplissent l’imagination, rétrécissent le cœur, au lieu que la fidélité à suivre les inspirations met le cœur au large et donne une parfaite liberté. Prenez donc garde à ne pas devenir scrupuleux.

Si Dieu vous met toujours au cœur de quitter le monde pour la solitude, vous pouvez vous y préparer de loin, et mettre ordre à vos affaires d’une manière que vous ayez de quoi vivre dans la santé et dans l’infirmité. J’espère que Dieu vous facilitera toutes choses.

Pour ce qui regarde votre ami, je ne suis point surprise que, n’ayant pas été fidèle à la grâce, lisant des livres que Dieu ne voulait pas qu’il lût, il s’est écarté. Mais il faut espérer qu’il reviendra. Ce qui déplaît à Dieu dans un temps, devient indifférent en l’autre : tout consiste à ne rien faire contre cet Esprit directeur. J’ai connu un ecclésiastique qui a perdu peu à peu son oraison pour ne m’avoir pas voulu obéir en ce point de lire des livres que je lui avais défendus ; il croyait avoir beaucoup gagné de me les cacher; ce qui ne lui servait de rien, car je le poursuivis fortement là-dessus, quoiqu’il ne me le dît pas. J’espère que votre ami reviendra, et j’en prie Dieu de tout mon cœur. Il n’y a qu’à se faire un peu de violence, reprendre son premier train, et revenir à Dieu dans une humiliation douce, résolu de suivre véritablement Son Esprit.

Pour ce qui regarde votre oraison, l’abstraction et la tendance de la volonté sont très bonnes, unies ensemble, pourvu que ce soit l’amour et la volonté qui soient la source de l’abstraction, comme vous l’appelez. À mesure que la volonté s’unit à Dieu, les pensées tombent, les objets disparaissent, et la foi qui est toujours jointe à l’amour, rend l’esprit simple, pur, net, dégagé d’espèces : c’est ce qui fait la parfaite oraison.

Ce qui s’appelle sortir de soi, c’est lorsque, par l’exercice de l’oraison de la volonté, qui fait céder peu à peu notre volonté à celle de Dieu, nous venons à n’avoir plus de volonté : ce qui se fait insensiblement, en sorte que nous n’en trouvons point. L’âme trouve en elle une extinction de tout désir, ce qu’elle croit souvent mauvais, parce que ses désirs lui sont un témoignage de sa bonne volonté; mais lorsque la volonté de Dieu prend la place de la nôtre, Il ne laisse pour un temps ni bonnes ni mauvaises volontés, afin de prendre entièrement la place de la nôtre. J’ai tant écrit de cela, comme étant l’essentiel de la vie spirituelle, que vous le trouverez assurément en bien des endroits. La sortie de soi se fait encore par la perte de toute propriété, ainsi que vous le verrez déduit assez au long. Contentez-vous présentement de laisser écouler toute votre volonté dans la volonté de Dieu par un amour véritable. Je vous souhaite toutes les bénédictions du saint enfant Jésus. Nous voilà près de Sa fête : je ne vous oublierai point ni tous vos amis ce jour-là.

Je voudrais que votre ami revînt, s’il est écarté, mais j’ai une bonne espérance de son cœur sans le connaître. Depuis ceci écrit, j’ai appris que votre ami régente une classe, ce qui le met dans une obligation de lire des choses qu’il ne devrait pas lire s’il était dans la solitude, ou que Dieu les lui reprochât. S’il ne lit que les choses nécessaires pour son emploi, et qu’il ne laisse pas en même temps d’être fidèle à l’oraison et à lire les choses qui lui sont nécessaires pour l’aider dans la voie, j’espère que tout ira bien.

Dutoit, t. IV, Lettre 54, p. 136-141.

1I Thess. 5, 19.

Au baron de Metternich.

Je commence par vous répondre d’abord, mon cher frère, sur ce qui vous concerne. Vous avez bien raison de dire qu’il ne faut pas conseiller facilement à ne se pas marier, surtout aux jeunes gens. Ceux qui l’ont fait, ont plutôt suivi leur ferveur particulière et la paix naturelle qu’ils éprouvaient en eux, que la connaissance expérimentale des hommes, dont la nature corrompue ne leur permet pas de faire tout ce qu’ils désirent. Je mets le sexe au rang des hommes. J’en ai vu des égarements et des chutes funestes, qui font un tort infini à la piété, ce qui m’a portée à conseiller à plusieurs dont je n’étais pas sûre, de se marier, croyant en cela suivre le conseil de S. Paul ; et j’ai remarqué que ceux qui se mariaient de la sorte, avec une convenance entière et un même désir d’être à Dieu sans réserve, se sont sanctifiés dans l’état du mariage d’une manière admirable, leur union devenant dans la suite plus de l’esprit que de la chair, et on ne verra que dans l’éternité les grâces que Dieu a fait[es] à deux personnes unies de la sorte, avec un désir sincère de Le servir aux dépens de toutes choses.

Il y a encore une autre chose sur laquelle il faut avoir une grande précaution, qui est de faire quitter l’état où Dieu engage par Sa Providence, sous prétexte d’un état plus parfait, car Jésus-Christ a sanctifié tous les états ; et j’ai vu des gens qui vivaient comme des anges dans l’état où Dieu les avait appelés, déchoir insensiblement, lorsque leur ferveur leur en fait embrasser un autre que Dieu ne demandait pas d’eux, ayant trop compté sur une force présente qui n’était que dans leur ferveur. Je crois que c’est ce que Jésus-Christ a voulu dire lorsqu’Il nous fait comprendre1 que, quand on voulait faire un édifice, il fallait voir si nous avions assez de fond pour l’achever, sans quoi, l’édifice demeurant imparfait, on devient la risée des passants. Nous ne devons jamais, pour quoi que ce soit, compter sur nous-mêmes, mais sur la force de Dieu, de sorte qu’avant que d’embrasser un état contraire à celui où nous sommes, il faut être bien dégagés de tout appui en nous-mêmes, et être certifiés de l’appel de Dieu pour autre chose. Nos yeux, troublés par l’amour propre, donnent une perfection aux idées qu’ils se sont faites, ne regardant que ce qu’il y a de grossier et de matériel dans les autres états, sans y voir l’esprit et la vie que Dieu y communique lorsque nous ne cherchons qu’à demeurer en repos dan la place où Il nous a mis, et à y faire Sa sainte volonté.

J’ai toujours remarqué la nécessité qu’il y a de ne s’entretenir volontairement sur aucune idée du passé ni de l’avenir, se laissant au moment présent entre les mains de la Providence, et tirant pour ainsi dire comme un rideau à toutes pensées et à tous raisonnements. Heureux ceux qui suivent cette maxime dès leur jeunesse, parce qu’ils la trouvent tout à fait aisée dans la suite : ils n’ont pas plus de peine à se défaire de leurs pensées et de leurs raisonnements que nous [n’]en avons à laisser tomber une chose que nous tenons en notre main.

Cette fidélité est la source d’une très grande pureté, et pour l’esprit et pour le corps, car la plupart des choses qui arrivent viennent par les pensées, qui émeuvent insensiblement la chair. Ce qui vous paraîtra étonnant, c’est que ce ne sont pas toujours les mauvaises pensées qui causent ces sortes de choses ; mais la facilité et l’accoutumance de penser des choses indifférentes, même souvent de bonnes, nous jette insensiblement dans d’autres pensées. C’est peu d’avoir la bouche fermée, si l’on ne ferme l’esprit à toutes les idées et les pensées. Aussi Jésus-Christ nous dit-Il : quand vous voudrez prier, entrez dans votre cabinet, c’est-à-dire : entrez en vous-même et dans votre cœur2. Et fermez là votre porte sur vous, c’est-à-dire : fermez votre esprit à toutes les idées et les pensées. L’habitude des pensées vagues est comme une porte qui ne fait que s’ouvrir et se fermer elle-même.

Je sais que ce que je vous dis là est difficile pour les personnes qui n’ont pas pris cette habitude dès leur jeunesse, mais il est toujours temps de commencer. C’est pourquoi les vrais mystiques recommandent tant de ne point aller par la voie des visions et des fantômes (ou espèces), afin d’accoutumer l’esprit à ce vide et à cette pureté que la foi seule peut donner. C’est cette pauvreté d’esprit3, dont Jésus-Christ a fait la première béatitude, qui purge entièrement l’esprit et éteint insensiblement les dérèglements du corps où le cœur n’a point de part. Ne vous arrêtez donc point un moment à penser à l’avantage que vous auriez d’être en un autre état, mais supportez votre misère en patience, croyant que vous en avez besoin à cause de votre orgueil et de votre amour propre, puisque Dieu vous le laisse encore. Rien n’est plus capable de diminuer ce que vous éprouvez, que la fidélité à ne point admettre de pensées sur l’avenir.

Je comprends fort bien ce que vous me dites sur votre oraison, ce qui vous doit être une preuve que Dieu n’est point fâché contre vous, et doit redoubler votre espérance qu’Il vous délivrera bientôt de ce corps de mort. Vous devez cependant être abandonné entièrement à Dieu pour porter la puanteur de ce cadavre tant qu’il lui plaira, attendant tout de Sa bonté et rien de vos forces, car quoique le mal qui est en nous soit de nous, il n’y a que Dieu seul qui puisse nous en délivrer. L’extinction des pensées et l’abandon à Dieu sont les deux meilleurs moyens.

Pour ce qui regarde la demoiselle dont vous me parlez, il n’y a que Dieu seul qui connaisse si elle est sincère. Il y a tant de tours et de détours dans le cœur de l’homme, surtout de la femme, que le serpent en y glissant son poison y a aussi glissé les plis et les replis. Je n’ai garde de juger cette demoiselle, ne la connaissant en nulle manière. Ce que je puis vous dire, c’est que vous l’avez parfaitement bien conseillée. On ne peut que donner des avis. Il faut faire comme saint Paul, qui agissait comme au hasard4, car Dieu ne donne pas toujours de certitude du fond des personnes qui nous demandent conseil. Il arrive souvent qu’Il la donne, mais lorsqu’il ne la donne point, il ne faut pas la désirer. Combien de choses a-t-il cachées même à ses prophètes, témoin à Elisée5? Faisons toujours ce qui est en nous, et Dieu ne nous demandera compte du reste. Dès que cette demoiselle a confiance en vous, vous devez l’aider par vos lettres, selon ce qui vous sera donné dans le moment pour elle. Il faut l’accoutumer à recevoir également de Dieu les peines, les sécheresses, les absences, en servant Dieu pour Dieu : Il le mérite bien. C’est en Lui que je suis toute à vous et que je désire votre perfection au-delà de tout.

- Dutoit, t. IV, Lettre 72, p. 205- 211. La façon dont Madame Guyon parle de la demoiselle fait penser que cette lettre se situe avant la lettre de la « demoiselle amie ».

1Luc, 14, 28.

2Matthieu, 6, 6.

3Matthieu, 5, 3.

4Rom., 11, 14 : Essayant de donner de l’émulation à ceux qui sont de la même race que moi, et d’en amener quelques-uns au salut. (Amelote).

5IV Rois, 4, 27 : …son âme est dans l’amertume, et le Seigneur me l’a caché et ne me l’a point fait connaître. (Sacy).

Au baron de Metternich.

Voilà, mon cher frère, un mot qui m’est venu dans l’esprit d’écrire à cette bonne demoiselle : je vous l’adresse. Laissez disposer doucement à Dieu toutes choses pour votre solitude. N’avancez rien par vous-même, mais aussi ne reculez pas quand le Seigneur vous ouvrira la porte. Je suis très unie à vous malgré tout ce qui paraît misère au-dehors : c’est un savon, qui doit vous nettoyer des propriétés de l’esprit, et même vous blanchir, car la même Ecriture qui nous assure1 que, quand nos mains, qui font nos actions, éblouiraient de blancheur, Dieu les ferait paraître toujours sales, nous assure aussi que2, quand nos péchés seraient rouges comme l’écarlate, Il les rendrait blancs comme la neige. Il y a de deux sortes de personnes qui suivent l’Agneau : les unes, dont la robe d’innocence n’a jamais été souillée, et d’autres, dont la robe a été blanchie dans le sang de l’Agneau3.

Jésus-Christ prit de la boue pour éclairer l’aveugle-né: cette boue était plus propre à l’aveugler s’il avait eu de bons yeux ; mais tout est bon dans la main de Dieu, et a un effet tout opposé à ce que la raison pourrait nous inspirer. Il lui dit de se laver dans le lavoir de Siloé, qui sont des eaux calmes et tranquilles, pour nous apprendre qu’il faut conserver la paix et la tranquillité dans notre boue pour être éclairé. Dieu est si jaloux de Sa gloire qu’Il détruit et renverse tout dans l’homme afin qu’on ne Lui en dérobe pas une petite étincelle. Demeurons bien petits et bien rien. Mais lorsqu’il faut agir pour la gloire de Dieu et le bien de nos frères, agissons en hommes courageux, sans pourtant nous appuyer sur notre courage, mais en Dieu seul. C’est bientôt la fête du divin petit Maître : honorons-Le par notre petitesse et notre néant.

- Dutoit, t. IV, Lettre 58, p.149-151.

1Job 9, 30-31.

2Isaïe 1, 18.

3Apoc. 7, 14.

4Jean 9, 6-7.

Au baron de Metternich.

J’ai reçu, mon cher frère en Notre Seigneur, votre lettre avec une véritable consolation de mon cœur.

Vos misères ne m’ont point fait de peine, parce que j’en connais la source, mais votre humilité et simplicité à les découvrir m’a fait un extrême plaisir. Car je vois clairement le doigt de Dieu en tout cela, et connais que c’est une épreuve et non une malice qui soit en vous. C’est bien un effet de la malignité de votre nature, mais non pas de la malice de votre cœur. Il fallait que l’orgueil fût bien enraciné, puisqu’il vous faut une telle lessive. Ne croyez pas que je parle d’un orgueil grossier : nullement, mais de cet orgueil spirituel qui renonce même aux possessions de la terre, pour se conserver par l’amour de sa propre excellence dans le bien et dans une vertu propriétaire. L’orgueil grossier est méprisé par cet amour de la propre excellence et, comme dit Dieu en Job1, il estime l’or comme de la boue, les rayons du soleil sont sous lui, et le reste, qui est admirable.

Or pour guérir cette maladie d’autant plus dangereuse qu’elle est plus cachée, qu’on s’en défie moins et qu’on la regarde même comme une grande santé, Dieu Se sert des moyens tout contraires, afin de guérir un mal si grand et qui est irrémédiable à tout autre que Dieu. Non, il n’y a que Lui qui le puisse guérir. C’est pourquoi Il dit en deux endroits de l’Ecriture deux choses qui prouvent ce que je soutiens : l’une est dans Job2, Quand mes mains paraîtraient éblouissantes de blancheur comme la neige, vous me les feriez voir toutes pleines d’ordures ; l’autre est en Isaïe3 : Quand vos péchés seraient rouges comme l’écarlate, il les fera paraître blancs comme la neige. Lorsque nos œuvres et nos vertus nous paraissent si belles, Dieu nous en fait voir toute la laideur. Lorsque nous entrons dans une véritable humiliation, nous découvrons alors que le ver de l’amour propre, de la propriété, de l’amour de la propre excellence, en avait corrompu le dedans, qu’il n’y avait qu’une blancheur fragile au-dehors semblable à celle de la neige, qui n’est pas plutôt foulée aux pieds des passants qu’elle devient un objet d’horreur. Lorsque le Verbe, comme une divine pluie, vient à fondre cette neige, tout est fondu en un instant, il ne reste que boue et saleté. Quelle est cette pluie, sinon la vérité, qui s’introduit dans l’âme par la divine justice, qui en nous ôtant ce que nous croyons bien établi, nous fait voir à nu ce que nous sommes ? Ô divine vérité, fondez ces neiges, et que la justice par là fasse voir à l’homme la faiblesse de son ouvrage, et qu’il n’y a que l’ouvrage de Dieu qui soit stable, et c’est celui-là qui durera éternellement ! Au contraire, celui dont les péchés sont rouges comme l’écarlate, qui est accablé de confusion et de douleur, est blanchi par la divine justice d’une blancheur éclatante, et qui ne peut se corrompre : elle n’est point exposée aux pas des passants, car elle est cachés sous cette rougeur apparente. Dieu est un Dieu jaloux : Il abaisse ce qui paraît élevé, Il élève ce qui est abaissé, Il regarde les choses basses, Il s’abaisse sur les humbles et résiste aux superbes. La jalousie de Dieu est telle qu’Il ne peut souffrir que l’homme s’attribue aucun bien, et tout le soin de la divine justice est de détruire nos usurpations et de restituer à Dieu ce que nous Lui avons dérobé.

Cela supposé, je dis que vous devez vous estimer plus heureux, malgré votre extrême misère, que vous n’étiez dans votre prospérité spirituelle. Je remarque qu’elle a produit deux effets en vous, qui ne sont point équivoques : l’un, de vous apprendre à vous connaître vous-même, et le peu que vous pouvez ; l’autre, de vous donner une plus haute estime de Dieu et un amour plus pur, un abandon plus entier, une foi plus vive. J’espère que vous direz un jour avec le Prophète: J’ai trouvé ma consolation dans ma douleur la plus amère, pourvu que vous observiez ce que je vais vous dire : premièrement, de continuer votre oraison le plus que vous pourrez, de ne point changer votre oraison simple pour vous multiplier à cause de vos misères. Tous vos efforts sont inutiles pour vous en tirer, comme votre expérience vous l’a appris : cela ne sert qu’à les allonger et les rendre plus opiniâtres. Je ne juge pas, comme vous, qu’il y ait de la malice : votre état intérieur, tel que vous me le découvrez, est entièrement opposé à cette malice prétendue. Je crois que c’est plutôt une épreuve de Dieu, qui permet au démon, quoique d’une manière cachée et qui paraît toute naturelle, de vous exercer, pour vous purifier de tout ce qui reste en vous de vous, afin que vous aimiez Dieu si purement que, perdant tout propre intérêt, quel qu’il soit, pour le temps et pour l’éternité, vous vous immoliez à Sa divine justice, afin qu’elle soit satisfaite et qu’elle rende à Dieu ce que vous Lui aviez dérobé sans le vouloir, n’ayant plus d’autre intérêt que le seul honneur et la seule gloire de Dieu, qui ne peut rien perdre quand vous perdriez toutes choses. Ô que cet amour de Dieu, surpassant toutes choses, est bien plus digne de Dieu que toutes ces œuvres qui, comme dit saint Paul, ne seront admises qu’en passant par le feu!

Ce que je dis ici n’exclut pas les bonnes œuvres, mais l’appui en ces mêmes œuvres. Il faut savoir quelles sont les œuvres qui peuvent porter le nom de bonnes : ce sont celles qui sont faites par le mouvement de l’Esprit de Dieu, et non par l’esprit empressé de l’homme, ni par l’amour de sa propre excellence. Ce sont celles qui, comme dit saint Jean6, ne sont point nées de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme, mais de la volonté de Dieu. Or ceux qui sont les vrais enfants de Dieu sont nés de Sa volonté, car ils sont régénérés en Jésus-Christ : ceux-là font de bonnes œuvres, parce qu’ils les font dans la volonté de Dieu par Son Esprit, et non par leur caprice. C’est pour amener l’homme à ce point que Dieu, par ces sortes d’épreuves, le purifie de toute attache à soi-même et de toute estime de nos propres œuvres. Ô Dieu, dit l’Ecriture, c’est Vous qui faites en nous toutes vos œuvres7 ! David disait : Vous avez rendu mes volontés merveilleuses8. Afin que nos volontés soient merveilleuses, il faut qu’elles soient devenues les volontés de Dieu, car il n’appartient qu’à Lui de faire des merveilles. Afin que notre volonté passe en celle de Dieu, il faut perdre en Lui toutes nos volontés, n’en conserver aucune, ni désir, ni choix, ni inclination, car tout cela est l’apanage de la propre volonté, mais mourant à tout désir, demeurer constamment en la main de Dieu, afin qu’Il nous traite comme il Lui plaira et aussi longtemps qu’il Lui plaira.

Demeurez donc sacrifié sous le couteau de l’épreuve, espérant tout de Dieu et rien de vous, vous abandonnant même à Sa justice pour recevoir le châtiment que vous méritez, si vous avez été assez malheureux pour Lui déplaire. Châtiez-moi, ô Père juste, mais infiniment miséricordieux dans votre justice : j’aime cette justice qui Vous est si glorieuse, quand même elle me serait contraire. Plus vous êtes misérable, plus vous devez tâcher de vous unir à Dieu : vous ne sauriez Le salir, mais Il vous purifiera, car c’est un feu dévorant et consumant. Tâchez de L’aimer de plus en plus, et consacrez-vous de nouveau à Sa volonté cachée, content de tout ce qu’Il ordonnera de vous. Si vous quittiez l’oraison et l’abandon sous quelque prétexte que ce pût être, vous seriez perdu et, croyant vous sauver vous-même, vous succomberiez infailliblement. Ne vous défiez point de Dieu. Ne craignez point, de peur d’enfoncer comme saint Pierre8a.

Je crois qu’une trop grande solitude vous serait à présent plus dommageable qu’elle ne vous serait utile : il faut encore quelque occupation. Priez de votre côté, je prierai du mien, et j’espère que Dieu me fera la grâce de vous le faire savoir lorsqu’il sera temps. Votre application à la chimie9 peut vous divertir quelques moments, mais je ne voudrais pas en faire mon application : vos affaires, le temps qu’il faut donner à Dieu doivent être préférés à tout. Je suis ravie du bien que vous a fait le Traité spirituel10. C’est pour vos semblables que Dieu l’a fait écrire. Demeurez ferme dans l’abandon : vous ne pouvez trouver de paix que là. Je ne crois pas qu’il y ait présentement nulle obligation de vous engager dans un ménage, quoique je sois fort portée pour que les jeunes gens se marient selon Dieu, à cause des inconvénients et des jours de tentations ; mais je voudrais qu’ils ne regardassent que la crainte et l’amour de Dieu dans leurs mariages, et nullement l’intérêt, ni la chair et le sang. Je crois que Dieu bénirait ces sortes de mariages. Je ne vois pas que Dieu demande la même chose de vous, mais un abandon total entre les mains de Dieu. Saint Paul qui avait des peines comme vous, ne pensa pas à se marier. Il pria trois fois, il lui fut dit : Ma grâce te suffit; la vertu se perfectionne dans l’infirmité11. Je vous souhaite toutes les bénédictions du ciel, et à votre ami que je salue comme vous en Jésus-Christ.

Ne vous étonnez pas, si vous trouvez quelquefois dans les livres spirituels quelque chose que vous n’entendez pas : dans la suite vous l’entendrez, l’expérience est une grande maîtresse. Dieu donne toujours l’intelligence aux simples. Je serai toujours bien aise de répondre à vos difficultés; mais je m’assure que ce que vous ne trouverez pas expliqué dans un endroit, vous le trouverez dans l’autre : si vous voulez marquer sur un papier votre difficulté, et lire avec patience, vous trouverez dans un autre endroit la résolution de votre doute.

Voici la réponse à la difficulté que vous proposez. Il n’y a aucune certitude infaillible en cette vie, ce qui serait contraire à l’Ecriture, qui assure que nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine12. Il est pourtant de conséquence, dans l’état de transformation, de suivre les premiers mouvements du fonds, car Dieu étant le principe et le moteur d’une telle âme, c’est Lui qui lui donne ces premières impulsions du cœur, où la pensée n’a point de part : ce qui s’étend pour les choses graves, ou pour les conseils qu’on nous demande. Dans les commencements ces mouvements sont plus marqués parce que Dieu veut dresser Lui-même l’âme à ce procédé. Elle voit par les suites que, lorsqu’elle n’y est pas fidèle, Dieu l’en punit, et les choses ne réussissent pas : elle en a du reproche. Mais lorsqu’elle a connu la conduite de Dieu sur elle, elle suit ces mouvements comme naturellement et avec grande simplicité, sans les examiner, car l’attention qu’elle y ferait, l’arrêterait et l’empêcherait de marcher dans un abandon parfait et dans une simplicité enfantine.

Les actions naturelles n’ont besoin d’aucun mouvement particulier, comme le boire, manger, dormir, etc., car ces personnes sont éloignées de passer les bornes de la droite raison. Tant que l’homme vit en lui-même, ses premiers mouvements doivent être réprimés, parce qu’ils sont de la nature, et que les seconds sont ordinairement le fruit d’une bonne réflexion. Il n’en est pas de même d’une âme véritablement régénérée (si tant est qu’il y en ait) : c’est Dieu en qui elle est, vit et opère, qui lui donne le mouvement. Ainsi ses premiers mouvements, dans les cas sus-allégués, sont de Dieu. Mais les seconds [viennent] d’une réflexion produite par l’amour propre, qui cause doute, hésitation, et qui met l’âme comme en nécessité de choisir : et alors ne trouvant ni choix, ni volonté (à cause de la perte de cette même volonté en Dieu), elle demeure obscurcie, sans connaître de quel côté est la vérité, et sans pouvoir la rattraper. Mais lorsqu’on a été fidèle à s’abandonner à Dieu en suivant ce premier mouvement, on reste en paix, attendant le succès de la Providence, et n’en voulant point d’autre que celui qu’il Lui plaira de donner.

Cela n’empêche pas que ces personnes n’aient des défauts extérieurs, mais ils sont sans malice. Et Dieu leur laisse ces défauts pour les cacher et à leurs propres yeux et à ceux des autres, sans quoi l’on en ferait trop de cas. Et puisque la présomption et l’orgueil a corrompu l’ange dans le paradis, que ne pourrait-il pas arriver à cette âme si Dieu, par tout le soin de Sa Providence, ne la couvrait d’une écorce grossière qui fait que, convaincue de ce qu’elle est par elle-même, elle ne cherche rien de grand, ni de bon en elle, mais demeure ravie que Dieu ait tous biens, et elle reste dans son rien par hommage à la sainteté de Dieu ? C’est là le sel qui préserve de toute corruption. Cette âme chante de bon cœur :

Rien n’égale ma pauvreté :

Je m’y complais, Seigneur, content de tes richesses.

Possède seul l’honneur, les biens, la sainteté :

Je ne veux rien pour moi que mes faiblesses.

Ô mon Dieu, disait un grand serviteur de Dieu, plutôt pécheur que superbe13. La faiblesse est le partage de l’homme : combien lui est-il quelquefois avantageux d’être faible ! Mais l’orgueil est l’apanage du diable. Le diable a soin de faire paraître ses assujettis sans aucun défaut, quoique leur cœur soit diabolique ; mais Dieu couvre les siens de défauts apparents, quoique leur cœur soit plein d’innocence et qu’il soit le trône de la majesté de Dieu.

- Dutoit, t. IV, Lettre 59, p.151-164.

1Job 41, 21. « Voyez-en l’exposition dans les Explications et Réflexions sur l’Ancien Testament, au tome VII qui est sur Job. » D.

2Job 9, 30-31.

3Isaïe 1, 18.

4Isaïe 38, 17.

5I Cor. 3, 13.

6Jean 1, 13.

7Isaïe 26, 12.

8Ps. 15, 3.

8aAllusion au manque de foi de saint Pierre, Matt. 14, 29 : « Mais lorsqu’il vit que le vent était grand, il eut peur, et commençant d’aller au fond, il s’écria : Seigneur, sauvez-moi. [30] Aussitôt Jésus étendit la main, et le prenant lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? » (Amelote).

9Le baron fut réputé alchimiste.

10Non identifié.

11II Cor. 12, 9.

12Ecclésiaste 9, 1 : « …Il y a des justes et des sages, et leurs œuvres sont dans la main de Dieu, et néanmoins l’homme ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. » (Sacy).

13Brève Instruction du P. Lacombe, dans les Opuscules spirituels tome II, p. 518 : « Ô Seigneur, s’il se pouvait faire, plutôt mourir grand pécheur que superbe ! 

Du baron de Metternich. 31 mars 1716.

Autre du même, du 31 mars 1716.

Ma très chère mère. J’ai bien reçu votre très chère lettre dernière qui est partie de P[aris] le 20 janvier. Je vous suis infiniment obligé de vos salutaires instructions : elles me pénètrent tout le cœur, elles me sont toutes claires. Je ne puis douter de leur vérité et bonté, mais l’ennemi me voudrait bien persuader qu’elles ne me sont pas applicables à cause de ma trop grande corruption. Je suis rendua au péché. Mon mal augmente plutôt qu’il ne diminue. Il y a quinze jours que je me sers d’une médecine qui doit avoir eu grand effet dans d’autres, mais qui n’en a aucun en moi. Dieu a bouché Ses oreilles. Je Le prie de me punir et de me mettre par là dans l’esprit de ne Le pas offenser, mais je suis indigne de cette grâce. Il me donne de la santé et quand je suis quelquefois indisposé, c’est peu de chose et mon mal même ne me quitte pas pour cela. Je voudrais m’oublier, et je ne puis pas.

J’ai été fort éprouvé d’un passage que je viens de lire dans de certains Discours spirituels1, tome II , Discours 31, où il est dit : [27] « Deux choses mettent un obstacle si grand aux desseins de Dieu sur les âmes d’un certain état qu’il est absolument impossible qu’Il les accomplisse si elles ne sont entièrement levées. La première est une certaine conviction que l’on ne peut pas mieux faire que l’on fait […]b Le second obstacle […] c’est un abandon à contre-poil. Rien n’est si bon que l’abandon, rien n’est plus dangereux que cet abandon mal pris […] : on se contente de s’abandonner pour avoir tous ses défauts toute sa vie. » Je crains que je ne sois dans ce cas. Je suis trop lâche, je ne résiste pas assez. Je crie bien à Dieu et à tous ses saints, particulièrement à la sainte Vierge, mais je n’use pas assez de force pour endurer les assauts jusqu’à la fin. Il me semble bien que je souhaite de tout mon cœur d’en être quitte, mais c’est peut-être une tromperie de mon cœur. Si le désir était véritable j’aurais plus de force et de fermeté.

Je suis pourtant en repos sans inquiétude. Je suis content de la permission divine que j’ai mille et mille fois méritée. Il me semble que je vous trompe par mes lettres faisant un faux rapport de moi. Mais il est certain, ou je suis moi-même le plus trompé du monde, que je ne veux pas vous tromper sciemment. Plût à Dieu que je vous pusse parler et que vos oreilles pussent souffrir le récit de mes maux, ou que vous m’ordonnassiez à qui les raconter ! Je ne déguiserais rien afin que l’on connût ce misérable pour ce qu’il est, mais entre nous ces confessions ne sont pas en usage, et entre nous aussi elles sont tombées dans un très grand abus. Que faire donc ? Acquiescer à ma perte éternelle : c’est le juste jugement de Dieu, oui, mon Seigneur et juste juge, d’être abandonné à ma propre corruption. Je vous proteste assez souvent d’acquiescer à l’exécution de Vos adorables arrêts. Je le veux autant que je me connaîs, et [28] qu’il est en moi. Et si je ne le veux pas, Vos ordres seront pourtant exécutés, malgré que j’en aie. Que j’ai été fol dans ma jeunesse de m’engager au célibat ! Mais je l’ai fait par ignorance.

Mon oraison me semble aller assez bien, si je ne me trompe. Car à me regarder je devrais croire que Dieu ne mettrait jamais un don d’oraison en une âme si corrompue. Si je vis pourtant en grâce et dans la voie de Dieu, il faut bien avouer qu’Il sait remuer par la raison et qu’il est fort nécessaire de se faire des moyens particuliers dont Il se sert pour nous faire mourir chacun en particulier, car les autres ne sont pas capables de le porter. Tous s’en scandaliseraient. Je m’étonne qu’Il en ait parlé si amplement et si en détail dans de certains livres que j’estime et que personne ne L’entende, et que moi-même n’ose pas croire que je L’entende par rapport à moi de peur de me flatterc, et de trouver un appui dans la perte même de tout appui.

Je ne sais rien encore de ma retraite, tout étant si brouillé chez nous, qu’on n’ose pas bouger sans être quasi chassé à coups de fouet. Je prie Dieu de le faire quand Il voudra m’avoir quelque autre part. Je me tiens prêt à pouvoir décamper tous les jours. Mais ce n’est pas ainsi de mon frère. Il faudra une providence particulière pour le dégager, ce qu’il me témoigne de souhaiter beaucoup. Je lui ai mandé les paroles qui étaient pour lui. Voyez, ma très chère mère, ce qu’il m’y a répondu. Je baise bien humblement les mains à m[a] s[ainte] m[ère]. J’admire qu’il rencontre ma maxime et qu’il en fait une explication bien importante pour moi. Dieu veuille me mener où je dois être. J’espère que cela sera si cet ami ne m’oublie pas devant le Seigneur, comme il m’en assure. Pour entendre ce qu’il dit de sa maxime, elle a été depuis plus de vingt ans : debet esse aliquid medii inter vitae hujus negotia et ejus extrema, qui doit être la raison qu’un grand ministre d’un empereur a [29] alléguée pour vivre dans la retraite. C’est sur cette raison que nous nous sommes souventes fois dit l’un à l’autre : nous finirons nos vieux jours ensemble à la campagne. Il n’a pas tenu à moi que cela ne se soit fait il y a plusieurs années ; mais mon frère n’a pu jusques ici rompre ses liens. C’est ce qui m’a fait perdre ces pensées depuis quelques années. Nous avons donc été frappés tous deux de ce que vous avez réveillé la mémoire de cette maxime de vous-même, car je ne crois pas vous en avoir dit quelque chose ci-devant. Il a aussi excité en moi le désir d’achever enfin l’ouvrage de ma retraite, auquel je travaille depuis si longtemps.

Mais la nouvelle guerre qui commence avec le [illis.] en peu de semaines ne me laisse voir clair en aucune chose. Autrement je me pourrais retirer aisément chez un de mes neveux, qui me désirent avoir tous deux, mais si les [illis. : Turcs ?] vont fondre en Allemagne par la Pologne, ils seront obligés de fuir tous deux. Il faudra donc attendre ce que Dieu fera. Nous avons à attendre de grands troubles. On a vu dans ce mois dans une province d’Allemagne un terrible signe au ciel, qui serait trop long pour mander et même je ne saurais comment le traduire en français. Il marque une grande guerre et effusion de sang. En même temps on a vu à Leipzig deux armées, une rouge et l’autre blanche, se battre en l’air. Le Seigneur nous prépare à nous soumettre à Ses justes jugements.

Il y a longtemps que je reconnais que le grand mal est la propre volontéd. Mais il m’a toujours été obscur ce que c’est que la propre volonté, vu qu’il faut vouloir beaucoup de choses sans savoir si c’est la volonté de Dieu ce que nous voulons. Je crois donc que la propre volonté est lorsque nous voulons quelque chose avec attachementd, de sorte que nous n’en pouvions désister sans difficulté. Car quand je veux quelque chose, ou je ne suis pas la volonté de Dieu, étant cependant prêt à la quitter si, lorsque je saurais la volonté de Dieu, il me semble que Dieu n’imputera pas cela pour une volonté propre2. Car comment pourrais-je marcher autrement dans la foi nue et obscure, à l’aveugle ? Je vous prie, ma très chère mère, de m’en éclaircir là-dessus, car je n’ai jamais trouvé ceci bien expliqué en aucun livre, autant que je me souviens. [30]

De même il me reste une obscurité sur la présence de Dieu que je vous prie de m’ôter, s’il vous plaît. Dieu dit à Abraham : « marchez en ma présence ». Je le trouve aussi en plusieurs endroits des livres mystiques. Or je sais bien que Dieu demeure présent à moi par Sa miséricorde, quoique mes pensées ne soient pas toujours fixes sur Lui. Mais je ne puis pas comprendre que je sois présent à Dieu, quand je ne me souviens pas actuellement de Lui. J’ai donc toujours cru que nous ne sommes présents à Dieu que par un souvenir réel, mais très subtil et général, de Dieu, ou attention à Lui. Mais il me semble que vous m’avez écrit que ce n’est pas la présence de Dieu, et que nous ne pouvons pas toujours penser à Dieu. Je ne sais pas si vous entendez cela de la méditation de notre tête : si cela est, je vous entends et je vois que cela n’est pas possible. Mais il me semble que le cœur peut et doit se souvenir actuellement, mais très simplement et très généralement de Dieu sans interruption, ou avoir une attention continuelle à Lui. Si cela n’est pas, je vous avoue, ma chère mère, que je ne sais pas ce que c’est que marcher en la présence de Dieu. Malheureusement mon cœur n’est pas dans ce souvenir actuel et continu de Dieu. Mais c’est ce qui m’afflige et me fait voir combien [illis.] général de Dieu ene toutes choses et en tout temps a été dès le commencement de ma vie intérieure [ce] à quoi j’ai buté. Ç’a été le miroir qui m’a représenté mes égarements à ma confusion. Je ne trouve pas un amour étranger dans mon cœur quand j’y retourne de mes escapades, et j’y retrouve toujours Dieu : mais le souvenir de ma [illis.] interrompu, et j’ai laissé seul le Seigneur de ma vie et le seul objet qui devait faire toute l’occupation non seulement de la volonté, ou de l’amour, mais aussi de l’esprit suprême uni avec la volonté dans le cœur. Il me semble que si j’arrivais jamais à ce souvenir continuel de Dieu, ce serait le paradis en ce monde. Et s’il est possible d’y arriver, et si c’est là où je dois tendre, j’espère de renouveler ma course et de retrancher autant qu’il me sera possible tout ce qui m’en empêche. [31] Priez Dieu, je vous conjure, qu’il me donne cette grâce par sa miséricorde. Voyez, ma très chère mère, combien j’ai encore besoin de vos avis, combien je suis encore ignorant. Il me semble que je n’entends rien, et que je ne devrais ouvrir la bouche...

La bonne demoiselle continue dans le bon chemin. Voici une lettre qu’elle s’est donné la liberté de vous écrire en réponse à celle dont vous l’avez honorée. Si je valais quelque chose, je dirais que je suis tout à vous en Notre Seigneur. Le Seigneur soit votre tout.

- A.A.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 26. On sait que l’auteur est célibataire par vœux et se sent condamné : il s’agit de Metternich. Cette lettre doit suivre de près celle accompagnant l’envoi par Madame Guyon d’un « mot qui m’est venu dans l’esprit d’écrire à cette bonne demoiselle. » Nous intercalons cependant la lettre suivante éditée par Dutoit, compte tenu de « salutaires instructions » mentionnées par Metternich .

aLecture incertaine.

bLes points de suspension du ms. correspondent à des omissions de ce Discours.

c(tromper biffé) flatter.

dSouligné par Metternich comme pour les mots en italiques qui suivent dans cette lettre.

e(a été biffé) en.

1Madame Guyon, Discours chrétiens et spirituels…, vol. II, 1716, Discours XXXI « Deux obstacles à l’avancement spirituel de plusieurs » (réédition : Madame Guyon, De la vie intérieure…, coll. La Procure, 2000, p. 274-276).

2Obscur ; traduit une hésitation du mental qui se rend compte du risque de décision par volonté propre.

D’une demoiselle amie.

La bonté que vous me témoignez surpassait si loin mes espérances qu’elle m’a fait verser un torrent de larmes, tant de joie que de reconnaissance. Il y a longtemps, ma très chère mère, que la profonde vénération que j’ai pour vous m’aurait porté à vous prévenir, si je l’avais osé ; mais j’ai cru qu’il ne m’était pas permis d’aspirer à ce bonheur, me bornant à celui de vous faire savoir par M. le baron1 de temps en temps que je désirais bien de vous appartenir en Celui à qui vous êtes si parfaitement, et que par Sa grâce j’espérais aussi l’esprit des vœux que vous faites pour notre salut. Pour ce qui est de M. le baron, je suis bien aise que votre approbation confirme ce que j’en pensais. Je n’entre point dans les faiblesses dont il s’accuse, il est peut-être le seul à s’en apercevoir. J’examine encore moins ce qu’il est à l’égard de Dieu et de soi-même, mais je suis convaincue qu’au mien il a des talents excellents, et tout divins.

J’ai appris à le connaître d’une manière si peu attendue que j’ai tout lieu d’en bénir la sainte Providence, comme l’ayant envoyé ici exprès pour mon salut, car dès le premier abord j’ai pu dire de lui ce que le peuple disait du Seigneur : qu’il parlait comme ayant autorité. Tout ce qu’il me disait, ce qu’il m’écrivait, et les lecturesa qu’il me procurait, tout cela, dis-je, faisait un effet si différent de ce que j’avais lu et entendu [32] autrefois et jusques alors, que j’en étais toute surprise et y reconnaissais sans peine le doigt de Dieu et Son esprit. Tout allait droit au cœur sans frapper ni mon imagination, ni mon raisonnement. Surtout je remarquais quelque chose, en lisant, qui m’embarrassait d’abord : c’est que, quoique j’aie toujours eu la mémoire assez heureuse, il m’était impossible de rien retenir de ce que je lisais. Tout était comme s’il tombait dans un abîme, et en achevant ma lecture, je ne me souvenais non plus de ce que j’avais lu que si je n’y avais jamais pensé. Cette manière si différente de celle que j’avais auparavant m’alarmait2. Je croyais manquer d’attention et, quoique je me sentisse fortement attirée à lire et que je me préparasse de toutes mes forces à y méditer, il n’y avait jamais moyen. À peine avais-je lu quelques lignes que je me perdais si fort, avec toutes les précautions que j’avais prises pour m’en avertir, que j’en revenais comme d’un profond sommeil, sans avoir la moindre trace de ce que j’avais fait, si ce n’était qu’à la marque du livre je m’apercevais que j’avais toujours continué et que j’avais fait assez de chemin. Je m’en plaignais à M. Le baron, qui me disait que je ne devais point m’en tourmenter, que ce n’était rien de mauvais. En effet quelque temps après, je m’apercevais que je n’avais pas lu sans fruit, et c’était presque comme une semence qui, à force d’être perdue dans la terre, germe et se produit. Depuis j’ai quelquefois pu méditer sur quelques passages, mais fort rarement. La plupart du temps la tête n’a eu aucune part à la lecture, ni à l’oraison, et lorsque je veux penser à ce que je fais, je sens de l’inquiétude, au lieu qu’en me laissant aller je me sens dans une profonde tranquillité. Je n’ai pas manqué de rendre un compte fort exactesà M. le b[aron de Metternich] et m’en suis toujours [33] bien trouvée.

Ses amis ont une entière conviction de la vérité qu’ils contiennent avec eux et, dans tout ce qui m’embarrasse, je n’ai qu’à m’en ouvrir à lui, et aussitôt j’y trouve du remède. Dieu m’a aussi donné une telle obéissance pour tout ce qu’il me conseille, que rien ne me coûterait plus que celui [de] désobéir, et si je n’en étais pas si éloignée, je serais ravie de demander ses avis dans la moindre de mes actions comme dans la plus importante. Pour la souplesse et l’indifférence, comme ils ne m’ont jamais coûté aucune peine, je n’y ai jamais trouvé d’autre mérite que d’être toujours contente. J’en ai toujours eu beaucoup, quoique celle d’à présent ne laisse pas d’être en quelque façon différente de celle d’autrefois.

Ma volonté a toujours été assez pliable, et elle a toujours été d’accord avec ce qui m’arrivait, mais je ne laissais pas de sentir que l’événement et ma volonté étaient deux choses distinctes, c’est-à-dire ce qui m’arrivait précédait à ma volonté, qui ne laissait pas de s’y joindre d’abord. Présentement, au contraire, il me semble que ma volonté est tellement unie et mêlée à ce qui m’arrive qu’au lieu qu’un événement devrait trouver la volonté chez moi et s’y joindre, il semble qu’il l’emmène avec soi et que ce n’est plus qu’une même chose, tellement que je n’aperçois plus la moindre distance, pas même d’un moment, entre ce que je dois et ce que je veux3. Cela est allé si loin que, quand on m’a proposé le choix de deux actions indifférentes, je n’ai su laquelle choisir, et j’ai souvent répondu qu’il m’était indifférent de faire laquelle qu’on voudrait. On a eu la bonté de m’accuser là-dessus d’avoir une sotte complaisance, une modestie affectée, une civilité outrée, et mille caractères semblables dont on m’a honorée sans autre fondement qu’il n’était pas naturel d’avoir une semblable indifférence, tellement que M. le baron m’a conseillé de me déterminer à l’avenir en pareil cas et de dire, pour les satisfaire, ce qui me tomberait le plus tôt en l’esprit. En effet, depuis, je me précipite si fort à dire oui ou non quand on me propose quelque chose, de crainte qu’il ne m’échappe encore malgré moi quelques « ce qu’il vous plaira », que le plus souvent il m’arrive d’ignorer lequel des deux j’ai prononcé [34] et je suis réduite à observer la réponse qu’on me fait pour m’en instruire, inconvénient assez plaisant et qui ne manquerait pas de m’attirer mille railleries si on s’en aperçevait. Mais comme le ridicule n’en tomberait que sur moi seule, je ne m’en mets guère en peine, espérant que quand, à force de me déterminer, je me serai désaccoutumée de ces réponses trop générales, j’aurai peut-être assez de liberté d’esprit pour penser à ce que je dis.

À l’égard de ma maladie passée, ma très chère mère, j’avoue que l’état où je me trouvais était assez particulier. Je n’aurais jamais cru que, sans une entière séparation de l’âme et du corps, il pût y avoir une pareille division. Je sentais mon âme tellement détachée de mon corps qu’elle n’y prenait non plus d’intérêt que si elle n’y avait jamais été jointe. Il semblait qu’elle était comme dans une citadelle bien gardée, et que le corps était comme une vaste muraille dont les attaques ne se faisaient pas seulement entendre dans la résidence de l’âme. À mesure que je commençais à me rétablir, je sentais qu’insensiblement l’âme semblait descendre pour se joindre au corps qu’elle avait quitté. La grande tranquillité que l’on me voyait faisait croire à tout le monde que je n’en reviendrais pas, et quand on me demandait de mes nouvelles, je ne pouvais que rendre grâces à Dieu d’être si bien, quoique je sentais bien que mon corps souffrait de grandes douleurs, qui pourtant me touchaient moins que si je les avais vues souffrir à un autre.

Il est bien vrai, ma chère mère, que quand Dieu nous soutient de la sorte, rien n’y ferait, et que pour nous la faire sentir, la retraite de Sa grâce en nous doive être celle qui précède les autres. Car soutenu de Sa grâce, l’enfer même cesserait d’être enfer et deviendrait paradis, ce qui ne laisse pas d’être difficile à croire, à moins que d’en avoir fait l’expérience. C’est bien en ces occasions, et pas plus tôt qu’on est convaincu des paroles du prophète au 72e psaume, v. 164. Depuis la restitution de ma [35] santé, je ne me suis plus trouvée que très rarement dans cet état. Je ne puis rien dire de précis de celui où je me trouve présentement, si ce n’est que tout y est pour moi, surtout intérieurement, dans une grande obscurité. Pour peu que je veux y regarder, je ne rencontre que ténèbres. Il y a des moments où, quand je trouve en lisant quelque description d’un état qui a du rapport au mien, il semble que tout d’un coup il se fait une espèce de lumière en moi, mais aussi subtilement qu’un éclair, qui est comme pour me faire comprendre que c’est là le cas où je me trouve ; mais pour peu que je veuille m’y arrêter, et que la tête s’en mêle pour l’examiner, c’est comme si l’on fermait la porte qui s’était ouverte pour donner le jour, et me voilà aussi ignorante que jamais. Si je relisais le même passage mille fois de suite, il ne me ferait plus alors le même effet. Tout est nuage et obscurité. Cela me vient presque comme on dit des trésors, qui s’offrent lorsqu’on y pense le moins, et qui s’abîment quand on veut les chercher. Aussi comme je suis naturellement très peu curieuse et que je ne m’embarrasse pas de ce qu’on me veut cacher, j’en agis ici de même, et je n’y fais presque aucune attention, je crois même n’en avoir rien marqué à M. le Baron. Mais à présent ceci m’a tombé insensiblement dans la plume, comme fut le reste de cette lettre, que j’écris sans la moindre préméditation. Comme c’est à vous, ma chère mère, qu’elle s’adresse, je ne me mets guère en peine si je m’explique bien ou mal, dans l’entière assurance que vous verrez à tout plus clairement que je ne pourrais jamais entreprendre de vous représenter les choses, si j’en avais la plus grande éloquence.

Je devrais bien vous demander pardon de la longueur de ma lettre, si l’entière confiance que j’ai en vous pouvait laisser la moindre place à la crainte de vous déplaire, [36] mais je sens pour vous une tendresse si respectueuse et si cordiale qu’elle semble en quelque façon me répondre de votre bonté, à laquelle je me recommande de tout mon cœur, priant Dieu qu’Il vous conserve et prolonge vos jours pour Sa gloire et notre bien. Vous m’accorderez, s’il vous plaît, ma très chère mère, la grâce de vous souvenir de moi dans vos prières. Si la misère peut offrir et représenter quelque chose à Dieu, je Lui en ferai de très ardents pour votre santé.

- A.A.-S. ms 2176 pièce 7417 p. 31. Lettre envoyée par la demoiselle avec la précédente.

a(lettres biffé)(lectures add. interl).

1Baron de Metternich.

2Témoignage sur le passage de la méditation active (à travers la lecture) à un état intérieur qui engourdit la mémoire, préparant à l’état passif qui suit, dont on ne peut décrire que la sortie.

3Description de l’état « les yeux ouverts », lorsque l’on ne se projette plus par la volonté dans les activités journalières.

4Ps. 72, 16 : « J’ai donc songé à vouloir pénétrer ce secret, mais un grand travail s’est présenté devant moi. » (Sacy).

Au baron de Metternich.

Mon cher frère en Notre Seigneur,

Je vois bien que vous avez des vues anticipées, et que, quoique Dieu vous ait appelé à l’abandon, et que vous en ayez la lumière, vous ne pratiquez pas néanmoins cet abandon. Il y a une grande différence entre avoir la lumière et le goût de l’abandon, et avoir la pratique de ce même abandon. Vous voulez avoir des certitudes de faire la volonté de Dieu. Si vous aviez la certitude de faire toujours la volonté de Dieu, vous auriez la certitude de votre salut : ce qui est contraire à l’Ecriture, qui nous assure1 que nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. Cette certitude que vous voulez avoir, est entièrement contraire à l’abandon. Cela s’appelle : donner et retenir avec Dieu. Il faut donc s’abandonner à Lui, et croire qu’Il fit toujours [toutes choses] justement, et pour des causes connues à Lui seul.

L’amour de la propre excellence est tellement enraciné dans le cœur de l’homme, qu’il n’y a rien que Dieu ne fasse pour le détruire, et Dieu aime mieux un pécheur à qui le péché déplaît qu’un superbe. Il n’y a point de remède aux maux que Dieu envoie pour détruire notre orgueil, que d’être humble. Cette humilité ne consiste pas à dire des paroles d’humilité, ni même entièrement à se reconnaître pécheur, puisque ce n’en est que la moindre partie ; mais l’humilité véritable consiste à n’attendre et à n’espérer plus rien de soi, demeurant dans son néant comme le ver dans sa boue. Lorsque l’âme est anéantie et détruite au point qu’il le faut, Dieu la guérit, parce que l’exercice qu’il [elle] a souffert, devient alors inutile à cette âme.

Mais comment Dieu la guérit-Il ? quia respexit humilitatem ancillae suae2. Il regarde alors l’humilité de l’âme, Sa servante, et ce regard lui rend la vie. Vous êtes loin de cet état, vous qui vous regardez tant vous-même, vous qui voulez prévoir et ranger et prendre vos sûretés avec Dieu pour vous en fier à Lui, comme vous feriez avec un marchand auquel vous diriez : « Je veux bien risquer avec vous quelque chose pourvu que vous me donniez mes sûretés ». Votre lettre est celle d’un homme perplexe, qui s’est laissé gagner par la réflexion, comme lorsque l’eau entre dans une chambre ou dans un magasin, ce qui était auparavant bien rangé et mis solidement sur la terre ne fait plus que flotter sur l’eau et est dans l’agitation. Sitôt que nous quittons l’abandon, qui est notre centre, nous sommes comme un vaisseau agité qui fait eau de toutes parts. Non seulement vous voulez vous assurer pour les choses extérieures, mais je m’aperçois que vous voulez les mêmes assurances pour l’oraison. Vous dites que vous vous jetez à corps perdu dans la mer, et vous jetez l’ancre de tout côté par la crainte de vous noyer. Dieu ne perd rien de Ses droits : la perte ne peut être que pour vous. Je ne m’étonne pas que vous enfonciez dans les eaux. J’entends, ce me semble, Jésus-Christ qui vous dit : Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté ?3

Les austérités dont vous me parlez ont pu vous être utiles dans les commencements. Elles font alors l’effet que vous dites, qui est d’amortir les sentiments : c’est pourquoi Dieu en fait faire, car il s’agit alors de cette introduction dans la voie de l’esprit où l’âme, étant si peu avancée, a besoin de cet amortissement des sens pour ne pas retourner en arrière : les sens ne sont qu’amortis, et non morts. Mais cette première victoire nous ôtant peu à peu l’humiliation, nous commençons à nous appuyer en nos œuvres , et l’amour ou le désir de la propre excellence croît insensiblement et prend de profondes racines. Tout ce qui n’est pas fondé sur le pauvre et l’humble Jésus ne peut être de durée. Je n’empêche pas vos austérités, mais vous ne pouvez les faire sans vous reprendre et sans changer de route. Vous verrez si vous vous délivrerez de ce fort et puissant Dieu, qu’Il ne combatte plus vos sentiments. C’est le combat qu’Il nous laisse faire un temps : Il combat votre propre excellence. Vous êtes perplexe. Il faut s’affermir dans une voie ou dans l’autre, et ne pas faire ce que reproche Debora aux enfants de Ruben : qu’ils sont clochant de deux côtés à écouter le sifflement des troupeaux, qui sont les raisonnements et les réflexions4.

Avant que de vous déterminer à une vocation, il faut laisser entièrement votre âme et ne point vous déterminer dans la perplexité, comme on laisse rasseoir l’eau troublée pour voir ce qui est au fond. Pour connaître la volonté de Dieu, il faut être bien reposé. Pour ce qui regarde les choses extérieures, il faut suivre la droite raison, à moins que vous ne sentiez quelque chose au-dedans qui vous arrête. Vous sentez que vous tiraillez lorsque vous voulez passer outre, et cela vient quelquefois jusqu’au trouble, mais pas toujours. Mais lorsque sans écouter ce je ne sais quoi, qui voulait vous arrêter, vous passez outre, Dieu vous laisse faire, votre eau se trouble, vous devenez perplexe et incertain, un mésaise s’empare de vous, dont vous ne connaissez pas la cause. Vouloir connaître clairement la volonté de Dieu en toutes choses, cela n’est pas du ressort de cette vie, et c’est la source de mille égarements, entièrement contraire à la foi et à l’abandon. Nous méritons par là que Dieu nous laisse en la main de notre propre conseil5. Celui qui va confidemment, va sûrement; mais lorsque qu’on s’écarte de là, on donne souvent de la tête contre les murailles.

Le démon craint plus que l’enfer une âme sincèrement abandonnée à Dieu. C’est pourquoi il fera tous ses efforts pour vous tirer de là, et vous donner de la défiance des personnes en qui nous pourrions prendre confiance pour marcher dans cette voie, nous portant à craindre et à douter d’eux . Mais il faut, comme dit S. Paul6 prendre les armes de la foi, le casque de l’espérance, etc. J’ajoute : la profonde défiance de nous-mêmes et de toutes nos œuvres , et un amour au-dessus de tout intérêt propre. Sur les austérités, écoutons saint Jérôme : « Je suis dans le désert séparé de tout le monde, mon corps desséché est comme un squelette, et cependant les ardeurs de la concupiscence me dévorent. » Combien de saints dans les déserts se sont-ils plaints de la même chose? Un auteur des siècles passés parlant des épreuves que Dieu fait souffrir aux âmes pour les désapproprier et leur ôter la vaine gloire, dit : c’est une conscience perplexe, qui ne s’arrête pas aux conseils qu’on lui donne, on est tenté de mille choses.

Cette perplexité vient de ce qu’on sort de ce juste équilibre qui ne se trouve que dans l’abandon à Dieu, nous abandonnant pour porter l’expérience de notre corruption aussi longtemps qu’il Lui plaira. Il faut que Dieu ait bien en horreur la propriété et l’amour de la propre excellence pour Se servir de remèdes si fâcheux et si abjects. C’est l’aveuglement de naissance, car Adam crut qu’en désobéissant à Dieu, il deviendrait semblable à Lui ; mais il fut chassé du Paradis terrestre à cause de cet amour de la propre excellence que le diable lui inspira : lui qui avait été chassé du Ciel pour le même crime, désirait avoir des semblables. Voilà comment ce vice est le plus enraciné dans le cœur de l’homme : aussi Dieu le condamna-t-il aux choses les plus basses, comme de labourer la terre. Et lorsque Jésus-Christ voulut guérir l’aveugle-né7, qui représente bien l’aveuglement qu’Adam nous a transmis, Il fit de la boue qu’Il lui mit sur les yeux, et l’envoya se laver au lavoir de Siloé, qui sont des eaux calmes et tranquilles : ce qui marque que c’est l’expérience de notre misère, et demeurer abandonné à la volonté de Dieu, qui nous éclaire. Et de quoi sommes-nous éclairés ? Du Tout de Dieua et du rien de la créature, de la puissance de Dieu et de notre faiblesse, de la nécessité d’être à Dieu, de rester dans notre néant, de n’attendre rien du rien, car le rien ne peut rien, mais attendre tout du Tout, car le Tout peut tout8.

Si vous aviez plus de fermeté et d’abandon, vous pourriez facilement renoncer à toutes charges, dignités et honneurs pour vous retirer en solitude. Mais comme vous vous y porterez vous-même, et que les maux dont vous vous plaignez pourraient continuer de la même force et peut-être augmenter dans la solitude, si vous vous déterminez à prendre ce dernier parti, il faut vous armer de courage pour vous supporter vous-même. Allez où vous voudrez, pratiquez ce que vous voudrez : si vous ne vous quittez vous-même, vous serez toujours tourmenté. Mettez-vous comme un papier blanc devant Dieu, dans un vide de désir et de pensée pour quitter ou ne quitter pas, et Dieu vous déterminera ou par Sa Providence ou en inclinant votre cœur. Cette voie est tout à fait contraire à celle de ces prophètes dont vous parlez, car ils prétendent être certains et affermis, et ils se sont jetés dans l’extraordinaire. Je ne doute point qu’il n’y ait parmi eux quantité de gens de bonne foi, et qui sont trompés sans vouloir l’être, mais ce n’est pas cette voie-ci.

Je ne trouve pas votre oraison assez simple pour le long temps qu’il y a que vous êtes à Dieu, et qu’Il vous a donné la lumière de l’intérieur. Cela vient de l’envie d’être assuré, qui fait que, lorsque vous ne trouvez pas une douce correspondance du côté de Dieu, parce qu’Il veut vous avancer par cette privation, vous redoublez votre activité au lieu de suivre le conseil du Sage : Souffrez les suspensions et les retardements des consolations ; demeurez en paix dans votre douleur, afin que votre vie croisse et se renouvelle9. Vous croyez que la présence de Dieu peut se conserver avec la pensée : la présence de Dieu est dans l’intime du cœur, comme le traité de la prière ici joint vous le fera voir. Je vous envoie quelques petits écrits avec : je prie le Seigneur mon Dieu qu’ils vous soient utiles. Je vous assure que vous m’êtes infiniment cher en Jésus-Christ : c’est pourquoi je vous écris avec tant de franchise, désirant vous voir entièrement abandonné à Dieu.

J’ajoute encore quelques mots pour vous dire, mon cher frère en Jésus-Christ, que vous vous souveniez des paroles du grand saint Basile lorsqu’il était encore dans le désert : Un Père de l’Église très fameux dit que les tentations viennent de trois causes : ou de trop d’orgueil, ou de la trop grande abondance de viande et de vin, ou de trop de fréquentation des femmes du monde ; quand ces trois causes n’y sont pas, elles sont des épreuves de Dieu. Ni le second, ni le troisième ne sont point en vous ; et je vois beaucoup d’humilité dans vos lettres, mais beaucoup d’attente de vos œuvres. C’est cet appui dans les œuvres que Dieu veut détruire, un certain appui dans les bonnes choses dont vous seriez le principe, d’anciens préjugés. Il faut un abandon entier, non de vue, de sentiment, de pensée, mais très réel, n’attendant plus rien de vous-même, ne comptant plus sur vous, mais sur Dieu. Lorsqu’on s’est donné et ensuite abandonné, qui est de délaisser entre les mains d’une personne le don qu’on lui avait fait, on ne s’informe plus de ce qu’il en fait, mais on laisse le don tellement oublié qu’on n’y pense plus. Jamais, je vous en assure, vous ne guérirez que lorsque votre abandon sera parfait, et que vous n’aurez plus de regard sur vous-même pour le temps et pour l’éternité. Vous ne vous appartenez plus à vous-même, mais à Celui qui vous a racheté d’un grand prix. Prenez courage : Dieu vous assistera si vous prenez le vrai biais. Quittez tout, dit L’Imitation de Jésus-Christ, et vous trouverez tout10 : quittez-vous vous-même, et vous n’aurez plus d’autre demeure que Dieu. Je vous assure que votre âme m’est infiniment chère. - Dutoit, t. IV, Lettre 60, p. 165-176.

aItaliques de Dutoit.

1Ecclésiaste, 9, 1.

2Luc, 1, 48 : Parce que le Tout-puissant a fait en moi de grandes choses; et son nom est saint.

3Matthieu, 14, 31.

4 Interprétation très symbolique de Juges, 5, 16-18 : « …Ainsi Ruben étant divisé contre lui-même […] - pendant que Galaad était en repos […] - Zabulon et Nephthali se sont exposés à la mort… » (Ce texte du « Cantique de Debora » est obscur car très ancien, proche des événements divers qu’il rapporte).

5Prov., 10, 9.

6I Thess., 5, 8.

7Jean, 9, 6-7.

8Les italiques se rapportent saus doute à une quasi-citation sur ce thème qui évoque Condren.

9Ecclésiastique, 2, 3.

10Liv III, chap. 32, § 1.

Au baron de Metternich.

Il faut du courage pour ne point retourner sur soi-même, et ne vouloir persévéramment que Dieu pour Dieu, sans nous inquiéter de nous-mêmes. Plus vous vous abandonnerez à Dieu, plus vous aurez de paix, de largeur et de contentement. Le bon Dieu n’a point encore voulu de moi. Il me laisse vivre avec quelques incommodités qui dureront autant qu’il Lui plaira. Je ne suis pas digne de paraître devant Lui, et c’est ce qui m’est souvent venu en pensée dans ma maladie. Je suis ravie que vous ne songiez plus à vous marier, car je crois que vous manqueriez aux desseins de Dieu sur vous. Prenez de loin les mesures nécessaires pour pouvoir vous retirer en solitude, et Dieu vous en fera trouver qui vous conviendra. Je vous assure que vous m’êtes toujours bien cher. N’écoutez plus votre imagination, et vous laissez conduire à Dieu où Il veut, et comme Il le veut. Il faut du courage pour ne point retourner sur soi-même et ne vouloir persévéramment que Dieu pour Dieu, sans nous inquiéter de nous-mêmes. Allez donc au jour la journée, sans vous mettre, comme dit l’Ecriture, en souci du lendemain1 : cela doit encore plus être pour votre âme que pour votre corps. Puisqu’il y a si peu de bien à faire où vous êtes, vous pouvez disposer les choses doucement, sans empressement ni précipitation, pour vous retirer quand il en sera temps. Il faut que vous ayez un fond suffisant pour vous faire vivre, même dans l’infirmité, si Dieu le permettait. Plus vous vous abandonnerez à Dieu, plus vous aurez de paix, de largeur et de contentement. C’est en Lui que je vous suis entièrement acquise.

- Dutoit, t. IV, Lettre 65, p. 184- 186.

1Matthieu, 6, 34.

Au baron de Metternich.

Ce qui me ferait pencher, mon cher frère, pour que vous allassiez auprès de N.1, c’est le bien que vous lui pourriez faire, et ce que vous avez dans l’intime du cœur pour cela. Car pour les guerres, il ne faut point prévoir l’avenir; Dieu peut changer toutes choses. Sans cela je vous exhorterais à rester comme vous êtes, mais ma maxime a toujours été de suivre la Providence lorsqu’elle appelle sans qu’on y ait aucune part, et surtout le sentiment intérieur de cœur de ceux qui me consultent, quand je crois qu’ils sont conduits de Dieu. Vous savez mieux que moi qu’il ne faut tenir à rien. La raison de votre incapacité n’en n’est pas assurément une. Outre les talents que Dieu vous a déjà donnés, s’il vous appelle à un état, il vous donnera tout ce qui est nécessaire pour le remplir. Vous pourriez empêcher bien des injustices, non en vous opposant de front à ceux qui veulent s’opposer à l’équité, mais en faisant comprendre au souverain les conséquences des choses ; et pour peu qu’il ait des sentiments justes, il vous en estimera davantage et sera ravi de prendre vos avis.

Ne vous inquiétez pas de l’avenir. Si dans le moment présent qu’il faudra répondre, vous sentez une répugnance dans votre fond et un petit trouble s’élever dans votre cœur, ce sera une marque que Dieu ne voudra point que vous changiez de poste. J’ai une longue expérience que Dieu ne Se déclare souvent que dans le moment actuel, et que ce que l’on croyait pouvoir faire avec une certaine aisance change tout à coup. Vous vous trouvez tout d’un coup comme si quelque chose vous frappait au cœur. J’espère que Dieu ne vous laissera pas prendre le change, et je L’en prie de tout mon cœur.

Dutoit, t. IV, Lettre 68, p. 192- 193.

1Il s’agirait de Poiret. (voir la lettre suivante).

Au baron de Metternich.

Mon cher frère en Notre Seigneur.

Il est difficile de vous donner conseil. Puisque le R. P.1 ne veut point vous en donner, je devrais faire la même chose. Mais je ne regarde en moi ni dignité ni indignité, me laissant simplement à ce qu’il me vient au cœur de dire, sans penser même si ce que je dis sera bien reçu ou non, s’il sera du goût de ceux à qui je parle, laissant tout cela à la Providence. Si je dis mal à propos, la simplicité et l’humilité de ceux qui me demandent avis me font espérer que Dieu ne permettra pas que je les trompe. Si je dis mal, il ne faut pas s’en étonner, si je dis bien, ce bien appartient à Dieu. Le bon ou le mauvais succès ne m’épouvante point, étant toujours prête à recommencer quand même je n’aurais pas réussi, ne voulant que la gloire de Dieu, sans me regarder en nulle manière. Il sera aussi bien glorifié quand on verra mes méprises que quand je réussirais. Nous devons poser un fondement qui doit être le soutien de notre vie, qui est de ne regarder que Dieu seul et de se servir des instruments qu’Il emploie sans considérer ces mêmes instruments et sans leur attribuer aucun bien, car tout bien est en Dieu et émane de Lui seul. Il le répand par des canaux vides de toutes choses et, si ce canal est propriétaire et qu’il retienne la moindre chose pour soi, il corrompt ces mêmes biens qui devaient passer par lui.

Je vous dirai donc à tout hasard ma pensée, qui est que, si Dieu veut Se servir de vous pour la conversion de * et qu’Il vous appelle auprès de lui, il faut plutôt regarder le bien des autres que le vôtre propre. Dieu appelle quelquefois en des endroits où l’on est plusieurs années sans savoir pourquoi on y est appelé et, après bien du temps, on découvre par Sa Providence que c’est pour y faire un bien que l’on n’avait pas pensé d’y faire. Ainsi restez encore quelque temps en patience.

J’espère que Dieu ne vous abandonnera pas malgré l’expérience de votre propre corruption, si vous vous abandonnez à Dieu afin qu’Il exerce sur vous Sa justice dans toute son étendue, car c’est la seule disposition qui glorifie véritablement Dieu en Dieu. Ô que nous avons besoin de sentir ce que nous sommes ! Il est vrai que plus l’amour propre et l’amour de la propre excellence sont enracinés en nous, plus Dieu nous fait éprouver le fond de notre propre corruption. Il la fait passer du dedans au-dehors, sans quoi on n’en guérirait jamais. Le pus qui sort d’une plaie ne s’arrête que lorsque le fond de la plaie est guéri, car sans cela il s’en produit toujours de nouveau. Et si cet admirable chirurgien guérissait la plaie avant que d’en avoir exprimé toute la corruption, ce même abcès que l’on a tâché d’attirer au-dehors, rentrant au-dedans, ferait bien plus de dégât et pourrait attaquer même les parties nobles, c’est-à-dire que cette corruption du dehors, étant cessée avant que la propriété et l’amour de nous-mêmes soient détruits, elle s’augmenterait insensiblement et nous nous croirions quelque chose de bon quand en effet nous ne sommes rien du tout que néant et péché.

Dieu voit mieux ce qui nous convient que nous-mêmes : c’est pourquoi il est d’une extrême conséquence de nous abandonner à Lui sans réserve. Ô que les voies de Dieu sont cachées ! Comment connaîtrions-nous Ses voies si profondes et si admirables puisque nous nous ignorons nous-mêmes, et que nous ne voyons point l’abîme profond de notre misère que quand Dieu en fait paraître quelque chose au-dehors ou quand Il nous fait sentir notre puanteur? Il faut que cela vienne à tel point que nous n’ayons que de l’horreur de nous-mêmes, que nous n’en espérions jamais rien de bon, mais que toute notre espérance soit dans le Seigneur qui fait des choses admirables et sans nombre, et qui détruit de la plus terrible manière soit d’une façon ou d’une autre (car les moyens dont Dieu Se sert ne sont pas pareils en tous) les instruments dont Il veut (ensuite) Se servir, afin que ces mêmes instruments ne se glorifient pas en ce qu’Il fait par eux et que les autres ne s’amusent pas à leur attribuer aucun bien, comme on n’attribue pas à un instrument dont un habile sculpteur s’est servi l’admirable ouvrage qu’il a fait.

Comptez donc que tout ce qui déplaît le plus à Dieu en nous est notre orgueil, notre amour propre, l’amour de la propre excellence, le désir d’être quelque chose, même auprès de Dieu. Ô heureux rien, vrai trésor caché dans le champ, celui qui t’a une fois découvert vend tout ce qu’il a afin de te posséder2 ! Tu ne dérobes point à Dieu Sa gloire, tu Lui restitues toutes les usurpations que nous avions faites sans Le connaître ni Le vouloir même. Ô heureux rien, c’est toi qui donnes la tranquillité à l’âme qui ne veut plus et n’attend plus, parce que le rien est incapable de ces choses ! C’est toi qui nous donnes une vraie connaissance de ce que Dieu est et de ce qu’Il mérite. Tu es la même vérité, puisque celui qui possède ou qui veut ou qui espère quelque chose de soi, est dans l’erreur et le mensonge. Dieu tout et le reste rien : c’est la science des sciences, non seulement en théorie, mais dans l’expérience réelle de ce que nous sommes, en sorte que Dieu ferait par nous toutes choses, (et que cependant) on ne s’en attribuerait rien. L’estime et la condamnation des hommes [nous] est la même chose : le rien ne mérite ni l’un ni l’autre.

- Dutoit, t. IV, Lettre 74, p. 216-221.

1Il s’agirait du « Révérend » Poiret.

2Matthieu, 13, 44.

Au baron de Metternich.

Je prends beaucoup de part, mon cher frère en Jésus-Christ, à la perte que vous avez faite de votre cher et véritable ami. Les amis sont bien rares dans le siècle où nous sommes, et je pourrais bien assurer qu’il n’y point de véritables amis que ceux qui le sont en Dieu et pour Dieu. Il semble que Dieu veuille détacher de toutes choses M. N. Je souhaiterais fort qu’il pût prendre le parti de la retraite : il y trouverait la paix et le large, et son âme se trouverait tout autre. Mais il faut boire les eaux du torrent avant que de pouvoir élever sa tête1, c’est-à-dire qu’il faut passer par les amertumes de la vie avant que de posséder en Dieu une tranquillité parfaite. Il semble que Dieu s’oppose à votre solitude. Celui qui possède Dieu a la solitude partout et celui qui n’a pas Dieu est dans le tumulte au milieu du désert.

Je vous ai écrit une grande lettre de ma propre main, quoique je fusse fort mal. Toutes les dispositions de la bonne demoiselle me plaisent fort2, la souplesse de son naturel est un grand avantage qui abrège beaucoup la voie, empêchant les résistances. Mais celui qui n’a pas été tenté, que sait-il3 ? Sa disposition dans sa maladie est admirable : j’espère que le Seigneur achèvera en elle l’ouvrage qu’Il a commencé, et qu’Il trouvera bien les moyens d’exercer sa souplesse. La disposition de votre ami à la mort m’a fait un grand plaisir : c’est dans ces occasions que Dieu nous marque davantage Sa fidélité. Il exige que nous Lui soyons fidèle durant toute notre vie, mais Il ne nous manque jamais dans les points essentiels. C’est Lui qui nous donne cette fidélité qu’Il demande de nous, cependant Il la couronne et la récompense comme si ce n’était pas un don de Sa bonté.

- Dutoit, t. IV, Lettre 77, p. 225- 227.

1Ps., 109, 7.

2Voir la lettre précédente de la « demoiselle amie ».

3Ecclésiastique, 34, 9.

Au baron de Metternich.

J’ai bien de la joie mon cher frère de la résolution que vous avez prise. On me manda de la part de vos amis, après que je vous eus écrit, la mauvaise disposition de N. en termes même fort exagérés ; je ne vous réécrivis point pour cela, ayant une certaine confiance au divin Maître qu’Il ne vous laisserait pas prendre le change. Puisque vous choisissez la solitude et que le moment actuel vous a décidé, il faut vous souvenir que Dieu dit : Sortez de Babylone, mon peuple1. La corruption est telle à présent qu’on ne saurait trop tôt sortir de cette Babylone.

Mais il y en a encore une plus dangereuse et qui l’est d’autant plus que nous la portons partout, c’est notre nous-mêmes. Si nous restons en nous-mêmes, nous ne serons point en solitude. Nous ne pouvons être solitaires qu’avec Dieu seul, ni participer à la solitude qu’Il a en Lui-même que par l’éloignement de ce moi. Sans ce moi, je serais solitaire dans les Cours les plus profanes et, avec ce moi, je ne le serais pas dans le désert. Cependant la solitude extérieure facilite l’autre, pourvu qu’on ne l’entreprenne que pour plaire à Dieu, sans se chercher soi-même.

Quelquefois on se trouve plus desséché dans la solitude que dans le monde : on ne doit point en avoir de peine, car Dieu, qui prend plus de plaisir et est plus glorifié dans la mort de nous-mêmes que dans les sentiments les plus élevés et les connaissances les plus sublimes, semble dessécher en nous un certain humide radical qui entretient la vie propre, c’est-à-dire une certaine saveur perceptible, quoique fort spirituelle en apparence. Il n’y a rien à craindre avec un si bon guide s’Il dit pour vous : « Je la mènerai en solitude et là Je parlerai à son cœur2 ». Mais il faut auparavant purifier tout mélange, il faut éprouver jusqu’au bout notre misère, il faut suivre des sentiers pleins de précipices et aller la nuit. N’importe, l’abandon remédie à tout, non un abandon d’une certaine sorte où l’on s’abandonne pour être assuré, pour voir son chemin, mais un abandon aveugle, sans soin ni souci de soi. Toute notre attention, notre désir, notre souci doit être de suivre Dieu en quelque endroit qu’Il nous mène, ne voulant que Son bon plaisir en tout ce qu’Il fait de nous et en nous, et non pas de trouver notre plaisir en lui. En quelque lieu que vous alliez, nous ne serons pas plus éloignés ni plus proches. La proximité consiste à être plus perdus en Dieu : c’est là que cent mille lieues ne nous sépareraient pas ; mais si nous sommes éloignés de Dieu, quand nous serions ensemble, nous n’en serions pas plus proches. Mourons donc à tout, quittons le moi et nous nous trouverons unis en Dieu.

Pour M. N., je l’honore véritablement et prie Dieu de le mettre dans une disposition à ne pas être dégoûté de la manne et à ne pas regretter les oignons d’Egypte3. Dieu sait ce qu’Il me fait vous être en Lui [….]a Ne nous arrêtons qu’au moment divin de la Providence, qui approche les choses les plus éloignées et éloigne celles qui paraissent les plus proches. Ô altitudo4 ! Cependant j’ai une persuasion foncière que Dieu vous mènera comme par la main malgré votre misère. Ô mon cher frère, Dieu ne veut de vous qu’un extrême abandon, qui aille jusqu’à vous délaisser si totalement à Dieu que vous vous regardiez comme n’étant plus à vous-même, mais à Celui à qui vous appartenez comme à votre Créateur et Rédempteur, et qui veut que vous soyez tellement à Lui sans réserve que vous ne vous regardiez plus vous-même, soit qu’Il vous élève ou abaisse, qu’Il vous guérisse ou vous fasse plus malade. Le moment présent qui est le moment éternel, doit vous conduire sans rien prévenir.

Punis-moi si Tu veux, mon adorable père.

Mon cœur est faible, hélas, mais il est détaché.

Je ne punis point la misère,

Je ne punis que le péché.

Je n’aime plus d’un amour mien,

Mais j’aime Dieu d’un amour Sien,

Car le rien ne peut, ne veut rien.

Dieu seul est toute chose :

Comme Il est notre unique bien,

En Lui le bien repose.

Vous voyez mes folies, mais ce qu’on fait plume courante n’est jamais régulier : la pensée suffit pourtant. Vous m’êtes bien cher en Jésus-Christ.

- Dutoit, t. IV, Lettre 83, p. 238 – 242.

aPoints de suspension de Dutoit.

1Apoc., 18, 4.

2Osée, 2, 14.

3Nombres, 11, 5.

4Rom.,11, 33 : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei… » « Ô profondeur des trésors de la sagesse et de la science de Dieu ! … » (Sacy).

Au baron de Metternich.

Je viens de recevoir votre lettre, mon très cher frère, et j’y réponds pour vous dire que je suis bien éloignée d’approuver les désordres du mariage, puisque ce que je recommande le plus à mes amis mariés, c’est la chasteté conjugale. Les jeunes gens qui se sont mariés ont fait les trois nuits de Tobie1 ; d’autres après quelques années ont vécu comme frères et sœurs ; d’autres sont restés avec leurs épouses jusqu’à la fin, mais avec la modération non seulement chrétienne, mais de personnes parfaitement à Dieu : chacun a tâché d’obéir à Dieu en toutes choses suivant non des paroles claires, mais un certain penchant intérieur soutenu du conseil et de l’obéissance.

Il y aurait bien des choses à dire sur la différence de conduite que Dieu tient sur les âmes : ce qui fait mourir les uns à eux-mêmes y ferait vivre les autres. Il y en a à qui Dieu fait boire la lie du calice (comme il est écrit : Qu’on lui donne le double, etc., que vous pouvez voir dans l’Apocalypse2.) Et ces personnes souffrent cette peine avec des douleurs intolérables. Ceux qui sont exercés de la sorte, ne le sont que parce qu’ils tiennent beaucoup à eux-mêmes, voulant toujours se mêler et se trouver en tout ce que Dieu fait ; et Dieu leur fait boire jusqu’à la lie de leur propre corruption, jusqu’à ce que désespérant de leur force propre, ils se jettent à corps perdu dans cet abîme sans fond de la justice de Dieu qui les châtie si rigoureusement, et s’abandonnent totalement à Lui en temps et éternité. Lorsque l’abandon est entier et parfait, sans retour sur son propre intérêt, Dieu en délivre ordinairement ; mais une simple complaisance de s’en voir délivré, un retour sur son propre intérêt spirituel, y fait retomber.

La délicatesse de Dieu est infinie, elle égale son amour, qui est fort comme la mort, et sa jalousie est dure comme l’enfer3. Ô, si vous aviez le courage de ne regarder que Dieu sans vous regarder vous-même, ce que vous souffrez comme malgré vous (quoiqu’il vous paraisse comme de vous) vous servirait comme d’un bain dont vous sortiriez pur et net ! Vous trouveriez votre amour épuré, votre cupidité détruite ; vous seriez changé en un autre homme, votre propre intérêt vous deviendrait comme de la boue ; le seul honneur et la seule gloire de Dieu en Lui-même et pour Lui-même, sans rapport à vous, habiterait sur la montagne4 où vous seriez transporté. Mais il faut entrer tout vivant en enfer, pour en sortir mort à tout. Quel est cet enfer, sinon l’expérience de sa propre corruption ? Qui peut mieux nous donner cette sainte haine de nous-mêmes, si recommandée par Jésus-Christ (quiconque hait son âme, la sauvera5), que cette expérience d’une misère qui fait horreur6 ?

Je ne sais pourquoi je fais marier ceux qui sont comme vous, et que quelque chose en moi ne me permet pas de vous le conseiller. Ne précipitez rien pour votre retraite : j’espère que vous en aurez bientôt la permission. Reprenez votre manière d’oraison plus simple, vous y trouverez plus de force que dans une autre oraison pratiquée par vous-même. Dieu vous avait fait une grande grâce de vous donner du goût pour l’oraison simple : vous l’avez quittée pour éviter l’oisiveté. Croyez-moi, mon cher frère, il ne faut [pas] prendre pour soi certains avis que les mystiques donnent par précaution : il faut aller son chemin sans changer sa route. Si vous aviez été bien abandonné à Dieu, vous vous seriez abandonné à Lui seul, vous auriez fait l’oraison pour Lui plaire, et non pour y trouver votre sûreté. Il ne faut pas s’étonner si vous n’avez pas avancé autant que vous auriez fait. L’avancement suit l’oraison, et comme il n’y a que Dieu qui nous puisse rendre parfaits, plus nous traitons avec Lui d’une manière proportionnée à ce qu’Il est, Esprit et Vérité7, plus Il nous unit à Soi et peu à peu nous transforme en Son image, qui est Jésus-Christ. L’oraison fort tranquille, lorsqu’elle est longue et le recueillement fort, assoupit insensiblement les sens, parce que l’âme est toute réunie en son divin Objet et leur donne peu d’attention : cela fait qu’on s’endort quelquefois. Il n’y a qu’à se réveiller sitôt qu’on s’en aperçoit. À ce réveil on se trouve en sa place. Il n’y a guère que cette oraison qui donne une présence de Dieu intime, qui se souvient dans les occupations, et l’âme par un simple retour au-dedans retrouve Celui qu’elle aime, qui ne s’est pas retiré pour Ses occupations qui sont de Son ordre.

Gardez-vous de la diversité de conseils : ils vous nuiraient beaucoup sans que vous vous en aperçussiez, et vous seriez toujours vacillant comme l’oiseau sur la branche. Lorsque Dieu voudrait vous dénuer et vider, vous reprendriez votre propre activité sous de bons prétextes, et vous vous déroberiez à la conduite de Dieu, gâtant et défigurant Son ouvrage avec votre main grossière. Si vous vous tenez ferme aux avis qu’on vous donnera, je ne désire rien plus que de servir votre âme selon la volonté de Dieu.

C’est un abus de croire qu’il faille une certitude de la volonté de Dieu pour les plus petites choses, et je crois que vous avez mal pris le sens de cette servante de Dieu. Tout ce qui nous arrive à chaque moment, et que nous faisons dans l’ordre de notre état, est volonté de Dieu pour nous. L’abandon à Dieu nous la fait faire incontestablement, mais d’une manière obscure et cachée, car c’est le propre de la foi de conduire de cette sorte, et non par la manifestation. Car la voie de foi nue est entièrement opposée à toute manifestation, mais elle est mille fois plus assurée que toute manifestation, où il peut y avoir et où il y a très souvent de la tromperie. C’est pourquoi le bienheureux J. de la Croix dit : À l’obscur, mais sans nul danger8.

Allant par la foi obscure, on s’en fie à Dieu seul, sans chercher d’assurance hors de Lui. Lorsque nous voulons des manifestations, nous nous confions à notre propre discernement, où il y a mille tromperies : dès que la raison s’en mêle, considère, compare et veut juger, nous perdons notre étoile. Allons et marchons sans nous arrêter. C’est le moyen de faire la volonté de Dieu : nous ne la trouverons jamais sûrement d’une autre manière. L’abandon sans raisonnement tient la balance dans l’équilibre, et le moindre grain de la volonté de Dieu lui donne le penchant par une aisance très délicate pour faire les choses, ou une légère répugnance pour ces mêmes choses.

Reprenez votre oraison simple. Confiez-vous à Dieu sans réserve, et vous irez bien. Il n’y a qu’une manifestation : c’est Jésus-Christ, Sa vie et Ses maximes. Il n’y a qu’une révélation : c’est ce même Jésus-Christ, lorsque l’âme est assez morte à toutes choses afin qu’Il Se manifeste en elle par Sa génération éternelle. Je prie Dieu qu’Il vous donne le courage d’achever votre course, et qu’elle se termine en Lui seul. C’est en Lui que je vous suis toute acquise.

- Dutoit, t. IV, Lettre 84, p. 242 – 249.

1Tobie, 6 & 8.

2Apoc., 18, 6 : « Rendez-lui le mal qu’elle vous a fait et punissez-la au double selon ses œuvres : Faites-la boire dans le même calice deux fois autant qu’elle vous y a fait boire. » (Amelote). Dutoit renvoie aux Explications de Madame Guyon sur ce passage, tome 8.

3Cant., 8, 6.

4« Il est fait allusion à la figure mise au-devant des œuvres du B. Jean de la Croix. » (Dutoit).

5Jean, 12, 25 : « Celui qui aime sa vie la perdra… »

6Le style ne rappelle guère celui de Mme Guyon : faut-il voir une adaptation à un milieu pastoral protestant par une modification stylistique de l’éditeur ?

7Jean, 4, 23.

8« Montée ; Cant. I § 2. » (Dutoit). « Où T’es-Tu caché, Ami, / Toi qui me laissas dans les gémissements ? […] »

Au baron de Metternich.

Qu’est-ce donc, notre cher N. ? Est-ce que le courage vous manque ? Vous voulez être fort et faible tout en même temps. Car dans le même instant que vous avez généreusement refusé tout engagement, la réflexion de vos misères vous abat le cœur. La dernière fois que vous m’écrivîtes, vous étiez abandonné à les porter toute votre vie si telle était la volonté de Dieu, et c’est là le plus court chemin. Mais après un abandon si généreux, vous vous regardez vous-même, vous vous ennuyez de l’expérience de votre misère, vous cherchez des assurances dans cette misère même que Dieu ne permet que pour vous ôter tout appui et toute ressource en vous-même, que pour détruire un orgueil secret qui est en nous quoique nous ne le voyions pas toujours, un certain amour de la propre excellence qui fait la consolation et la joie des gens de bien d’un certain ordre, et qui ne doit point faire la vôtre.

Ô quand saurez-vous vous contenter du contentement de Dieu, de Sa gloire, de Sa sainteté en Lui-même, et non en vous? Il faut que ce ver rampe et se traîne dans la poussière. La malédiction que Dieu donna au serpent après qu’il eut séduit l’homme, fut qu’il ramperait sur la terre. Cela ne fut pas pour le serpent seul, mais pour ce vieil homme, Adam pécheur, qui avait écouté la tentation du serpent et s’était laissé séduire. Tant que le vieil homme reste en nous, ne nous attendons pas à autre chose qu’à ramper dans notre boue. Souvenez-vous que Dieu ordonna à Moïse d’élever un serpent d’airain dans le désert, et que tous ceux qui étaient mordus des serpents étaient guéris en le regardant1. Outre ce qu’il représentait, et que l’Ecriture nous explique très bien de Jésus-Christ2, qui est sa véritable signification, il est certain (que cela marquait aussi) que l’humiliation que nous cause la vue de notre misère peut seule nous guérir, et que Jésus-Christ voulait nous faire voir par là que le vieil homme nous causant des blessures perpétuelles, nous ne pouvions être véritablement guéris que par l’homme nouveau qui produit en nous la vraie régénération. Or cette régénération ne se fait que par la pourriture du vieil homme, comme le grain de froment ne rapporte point un nouveau fruit qu’il ne soit premièrement pourri dans la terre.

Laissez-vous donc pourrir par votre misère. Mais l’amour propre fait qu’après s’être abandonné pour quelque temps, on se reprend. L’horreur de la pourriture fait qu’on ne la saurait souffrir : on voudrait se nettoyer, ce qui pourtant ne sert qu’à salir davantage. Celui qui demeure en paix sur son fumier se salit bien moins que celui qui s’agite et se remue sans cesse. Mais, me direz-vous, je voudrais être assuré que l’état où je suis ne déplaît point à Dieu, et que cet état me procurera un jour celui dont vous me parlez, de la régénération. Si vous étiez assuré, vous ne seriez point abandonné : car assurance et abandon impliquent contradiction. Quand ne vous intéresserez-vous pas davantage pour vous-même que pour un guenillon qui serait dans une ornière, et que vous ne voudriez pas seulement ramasser ? Il est dur à un homme d’esprit, de mérite et de vertu d’en venir là : aussi la chose n’est-elle pas possible à l’homme, mais au Dieu tout-puissant, qui ne travaille qu’à détruire ce vieil homme qui Lui est si contraire. Donnez-vous donc à Dieu tout de nouveau, afin qu’Il fasse en vous et de vous tout ce qu’Il voudra.

Dieu ne traite pas tous les hommes de la même manière, mais ceux en qui la propriété est plus profonde ont besoin d’être plus exercés et plus humiliés. Cherchez tant que vous voudrez, vous ne trouverez point d’hommes que Dieu veuille pour Lui qu’Il n’exerce d’une manière ou d’une autre. Ce vieil homme est l’aveugle-né, que Jésus-Christ n’éclaire que par de la boue3, afin que vous vous abandonniez sans réserve entre Ses mains, afin que vous perdiez tout appui en vous-même, tout amour de la propre excellence, toute envie d’être et de subsister en quelque chose. Alors vous trouverez votre repos dans la douleur la plus amère, et votre boue changera en un fleuve de paix.

Je vous demande une fidélité inviolable à l’oraison malgré votre paresse, si vous en avez. Ne vous embarrassez pas de l’avenir, car quand vous prendriez le parti que vous marquez, je regarderai cela comme un coup de vent qui vous a porté en Alger lorsque vous avez cru débarquer sur vos côtes. Il faudrait alors faire usage de votre captivité, vous laisser en la main de Dieu pour qu’Il vous façonnât par d’autres moyens que par ceux par lesquels Il vous a conduit jusqu’à présent. Je Le prie de vous être toutes choses. Vous m’êtes très cher en Lui. Je prierai pour N. Je ne connais d’autre remède pour les tentations que l’abandon entier entre les mains de Dieu. C’est cela seul qui donne la paix, car les peines excessives qu’on en a, ne viennent que d’orgueil. J’ai une grande compassion de voir de pauvres âmes qui se désespèrent d’une chose qui devrait faire leur bonheur, si elles savaient s’abandonner et souffrir en paix leur pauvreté : c’est donner gain de cause au démon que de s’inquiéter.

- Dutoit, t. IV, Lettre 98, p. 293 – 298.

1Nombres, 21, 8-9.

2Jean, 3, 14-17 : « Et comme Moïse éleva le serpent d’airain dans le désert, de même il faut que le fils de l’homme soit élevé. - Afin que quiconque croit en lui, ne périsse point… - Parce que Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son fils unique… » (Amelote).

3Jean, 9, 6-7 ; Marc, 8, 23.

Au baron de Metternich.

Je crois que, quand je serais à l’agonie, je trouverais des forces pour écrire à mon cher **. Vous avez vu que vos remèdes, si utiles aux autres, ne vous ont servi de rien. Tentez toutes les voies, et vous m’en direz des nouvelles.

Il faut savoir que les épreuves des âmes sont presque aussi différentes que leurs visages : Dieu les proportionne aux besoins, et si le grand apôtre n’en a pas été exempt, comment le seriez-vous ? La vôtre est de la nature de celle que décrit si au long dom Barthélemy des Martyrs1. Nous devons haïr ce qui est laid en soi, et aimer uniquement ce qui est uniquement beau. Si vous êtes tel que vous vous dépeignez, vous devez vous haïr souverainement, et aimer Dieu infiniment. Une horrible bête, si nous la voyions, ou nous la fuirions ou nous l’écraserions ; si nous la voyions enfoncée dans un bourbier, bien loin de l’en retirer, nous l’y enfoncerions encore plus si nous pouvions. Haïssez-vous, fuyez-vous, ayez horreur de vous, ne prenez non plus d’intérêt pour vous-même que vous en prendriez à un vilain crapaud, reprochez-vous tous les moments que vous pensez à vous sous quelque prétexte que ce soit. Exposez-vous devant Dieu, qui peut en un moment dessécher votre boue. Elle ne vous fait pas encore assez mal au cœur : s’Il vous en tirait, vous verriez encore en vous des beautés et des amabilités qui vous amuseraient.

Lorsqu’on lit ce qui traite des épreuves, chacun en doit prendre ce qui lui convient, car l’épreuve de l’un n’est pas celle de l’autre. D’ailleurs, on écrit pour toutes sortes d’états et de personnes : c’est pourquoi les avis ne sont pas pareils. Ne prenez pas pour vous ce qui ne vous convient pas. Plût à Dieu que votre abandon fût sans réserve et sans bornes : il ne serait pas à contre-poil. Ne craignez pas de me tromper : je vous connais par nom et par surnom, et je n’ignore pas votre état. Je crois qu’il ne dure si longtemps que parce que vous vous abandonnez comme par secousses et prenez encore intérêt pour vous-même.

Ô si vous aviez plus de courage et plus de foi, vous transporteriez les montagnes ! Mais le crapaud ne peut voler comme l’hirondelle. Cependant ce même crapaud, si plein de venin, si hideux, lorsqu’il est desséché et pulvérisé, fait le meilleur antidote. Je fis, il y a trois mois, une petite fable là-dessus que ** vous transcrira. Lorsque la vie propre est évacuée et que nous sommes desséchés par le pur amour comme le crapaud par les rayons du soleil, à quoi ne sommes-nous pas propres ?

Il y a plusieurs manières d’avoir Dieu présent. Le souvenir de Dieu est bon, saint et salutaire, mais il ne peut pas être continuel : c’est plutôt un mémorial qu’une présence, comme on se souvient d’un ami absent. Ce n’est pas en ce sens qu’on doit entendre ces paroles : Marchez en Ma présence, et soyez parfait2. Il y a une présence de Dieu qui est une occupation du cœur, qui se trouve rempli d’un objet excédant sa portée : c’est un amour doux et tranquille, qui est plus sensible, et qui se discerne davantage au commencement, à cause que notre cœur étant alors fort étroit, il souffre délicieusement une certaine dilatation, qui s’y fait. Cette occupation du cœur se conserve presque sans interruption dans les affaires et les tracas de la vie : plus les occupations sont fortes, plus elle se fait sentir, à cause du contraste. Ceux qui éprouvent cela, deviennent en peu de temps bien plus parfaits que par toute autre voie. Mais à mesure que la divine charité étend et dilate le cœur, cette présence amoureuse devient moins sensible et moins aperçue : c’est la présence d’un objet qui est en nous, mais qui est distinct de nous. C’est un amour objectif, quoique très intime : c’est le règne de Dieu en nous, qui s’étend comme un baume répandu dans toute la volonté, et lui donne une qualité souple et pliable.

Comme nous avons en nous deux hommes, l’extérieur et l’intérieur, nous avons aussi deux volontés : l’extérieure est pour les choses du dehors et elle doit être conduite par la droite raison ; l’intérieure l’est par une qualité qui rend la volonté souple à tout ce que Dieu peut vouloir et permettre, et qui ôte toutes les répugnances et contrariétés qui sont en nous, en sorte que rien n’empêche la vérité et la volonté de Dieu de pénétrer toute l’âme. Dans la première manière de présence de Dieu qui est par la pensée, il faut souvent des actes de soumission parce que beaucoup de choses nous répugnent ; dans la seconde, il faut une certaine conformité à la volonté de Dieu, (conformité) qui se trouve comme faite tout d’un coup, parce que Celui qui possède le cœur si suavement Se fait obéir de même.

Il y a une autre présence de Dieu bien au-dessus de celle-là : ici Dieu est principe vivant et vivifiant, qui meut et agit l’âme comme tout naturellement, et la capacité de l’âme étant alors fort étendue, rien ne dilate avec effort. C’est pourquoi cela n’est pas sensible et ne se distingue pas, comme nous ne distinguons pas les fonctions de notre âme sur notre corps. Dieu n’est plus un objet distinct et séparé : Il est vie et amour à l’âme, et l’âme ne Le distingue que par une paix large et étendue, qui lui ôte toute répugnance et contrariété, tout vouloir et non vouloir, se laissant à Celui qui commande en maître, Lui laissant tout faire et ne pouvant plus Le discerner de soi, comme nous ne discernons pas notre âme. Cette paix est tout à fait affermie et n’est plus sujette aux variations parce qu’elle est devenue le propre état de l’âme. L’âme se laisse à tout sans distinction: Dieu est elle et le moi n’est plus comme moi. Or ces âmes marchent toujours en la présence de Dieu, avançant de plus en plus en Lui. Ce qui fait que cette présence de Dieu ne se discerne plus, c’est qu’elle réduit l’âme en unité et la consomme dans l’unité même : ce qui est un ne se discerne plus. Ce qu’on discerne a toujours quelque différence ou partage.

[On a trouvé à propos de mettre ici la fable ou l’emblème dont il est fait mention dans la lettre qui précède et qui est si instructif. La voici :]a

« Un jour un crapaud aperçut une hirondelle extrêmement maigre. Il lui dit : « Commère hirondelle, tu me fais une grande compassion. Tu es d’une maigreur effroyable. Tu ne reposes point sur terre comme les autres oiseaux. Regarde comme je suis gros et gras, moi qui n’abandonne point la terre ». L’hirondelle lui répondit : « Pour moi, j’aime ma maigreur, je ne me nourris que de ce que je trouve dans l’air, qui est mon élément. Je vole plus haut et plus rapidement qu’aucun autre oiseau, à la réserve de l’aigle, auquel nul ne se compare. Mais toi, qui habites la terre, tu tires en toi toute sa malignité. C’est ce qui t’enfle et te gonfle de la sorte. Tu ne saurais marcher, en sorte qu’il y a un proverbe : « Il marche comme un crapaud, il est gonflé comme un crapaud. » Tu n’es plein que d’un venin qui empoisonne. Tu fais horreur et je plais. Mais si tu veux que je te dise à quoi tu es propre, c’est que lorsque tu es desséché et réduit en poudre, tu sers d’antidote à tes pareils. Ne vante donc pas ta grosseur, qui nuit à tous. Imite ma maigreur et ma légèreté, qui peut être propre à quelque chose. »

Le même emblème en vers :

Un crapaud d’un large contour / Voyant un jour une hirondelle / Lui dit : aimable Demoiselle, / Je voudrais vous faire l’amour3. / Mais vous n’approchez pas du séjour que j’habite : / Vous volez trop rapidement / Sans vous arrêter un moment, / Et c’est là ce qui me dépite.

Mais l’hirondelle bien apprise / Lui dit : chacun vit à sa guise. / Je me plais dans mon élément. / Là je trouve ma nourriture, / Mainte petite créature / M’y servant d’un doux aliment.

Pour vous, vous rampez sur la terre ; / Vous en tirez tout le venin : / Je suis maigre et je suis légère, / Je n’ai rien de pesant dans ce peu de matière ; / Vous faites peur au genre humain, / Masse informe et horrible, / Qui semblez n’être fait que pour être nuisible.

Si vous étiez un crapaud fort discret, / Je vous apprendrais un secret : / Au lieu de vous enfler, ainsi que vous le faites, / Laissez-vous plutôt dessécher, / Laissez-vous bien pulvériser ; / Vous deviendrez bon en recettes, / Afin de guérir des poisons / De vous et de vos compagnons.

- Dutoit, t. IV, Lettre 102, p. 313 – 321.

aAjout de Dutoit.

1Saint Barthélémy des Martyrs (1514-1590), évêque de Braga, cité dix-huit fois dans les Justifications de Madame Guyon, à partir de ce qu’en rapporte le P. Nicolas de Jésus-Maria. V. aussi Lemaître de Sacy, La vie de Barthélemy des Martyrs… , 1663.

2Gen., 17, 1.

3Courtiser. V. glossaire.

Du baron de Metternich. 26 mai 1716.

Ce 26 mai 1716

Ma très chère mère. J’ai bien reçu vos deux très chères lettres, la première de votre propre main, et l’autre de celle d’un ami. Je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez bien voulu prendre même en votre maladie. Je rends grâces au Seigneur de ce qu’Il vous a rétablie un peu, et je le prie de tout mon cœur de vous conserver encore pour le besoin et pour la consolation de Ses faibles enfants, qui ont encore tant de besoin d’instruction et d’encouragement. Je suis bien comparé à un vilain crapaud et je demeurerai tel toujours, si Dieu ne veut pas par miséricorde me tuer et dessécher par le soleil de Sa Justice. La fable du crapaud et de l’hirondelle est très belle : heureux qui ressemble à cette dernière !

Il est vrai qu’autant que je me connais, il n’y a chose au monde en laquelle j’eusse du goût. Mais ma vilaine chair me fait ramper sur la terre à contre-cœur. Plût à Dieu que je pusse me haïr autant que je voudrais ! J’en aurais de la consolation. Mais je ne trouve que trop qu’il y a encore de l’amour propre en moi, sentant assez souvent s’élever en moi une complaisance, qui m’est en abomination et que j’offre au Seigneur pour l’extirper entièrement, vu que je n’en puis venir à bout moi-même. Je tâcherai par Sa grâce d’oublier ce vilain crapaud, et de le laisser à Sa divine Justice. Je ne fais d’autres prières en substance que : Seigneur, faites-Vous justice, faites-Vous obéir. Je suis au reste tranquille, et mon cœur se sent doucement rempli de son objet immense au milieu de mes misèr es. J’espère d’endurer l’esclavage auquel Il me laisse être assujetti, sans penser à me marier.

Ce que vous me dites de la présence de Dieu me plaît beaucoup : il me semble que j’entends toutes les trois manières, et que je goûte ou expérimente les deux premières, savoir le souvenir simple de Dieu et la douce occupation du cœur. J’ai trouvé que je n’ai pu toujours retenir ce souvenir de Dieu. Mais, ma très chère mère, ce souvenir continuel est-il quelque autre chose que cette [v°] attention continuelle à Dieu, que vous appelez écouter Dieu, et que vous recommandez si souvent ? Je vous prie de me donner là-dessus quelque éclaircissement, si Dieu vous le permet. Car je voudrais être toujours attentif à Dieu, et je trouve que mon esprit s’échappe à tout moment. Peut-être faut-il entendre cette attention continuelle de l’attention du cœur, qui ne doit admettre aucun autre objet que Dieu. Mais je crois pourtant qu’il faut tâcher aussi de tenir l’esprit occupé de Dieu autant qu’on peut. N’est-ce pas, ma très chère mère ? Ne vous dégoûtez pas, je vous prie, de ma stupidité, si je vous demande des choses qui vous paraissent toutes claires d’elles-mêmes. J’aime d’être bien affermi dans la vérité, pour prévenir tous les doutes, qui me pourraient survenir. Pour ce qui est de mon cœur, il est toujours tranquille, je ne sais qu’il soit attaché à chose au monde. Mais je ne dis pas qu’il n’est pas attaché : Dieu le sait, et s’Il m’ôtait toutes choses, il se trouverait bien de l’attachement peut-être par la douleur que j’en ressentirais. Je le trouve toujours rempli de son objet1 quand j’y retourne. Je suis souvent quasi en fonte, comme je suis présentement, et alors le cœur se fond et s’écoule en son objet, quand même mon esprit n’y fait point de réflexion et que je suis occupé d’esprit de quelque autre chose. Quelquefois le cœur est plus léger et il se repose pourtant en son objet, et je le trouve ainsi quand je retourne à moi, quoique je ne le sente pas distinctement durant que mon esprit est tourné dehors. Si c’est là la présence de Dieu dont il faut entendre les paroles de Dieu à Abraham : « marchez en Ma présence et soyez parfait », et que par conséquent je goûte en quelque mesure cette divine présence, ce me sera une grande consolation. J’appelle cette présence objective du cœur2. Mais pour la troisième, où Dieu Lui-même [f.2 r°] est le principe constant de nos actions, et quasi l’âme de notre âme, je crois que j’en suis encore infiniment éloigné. Mais il me semble que je l’entends fort bien, et j’en connais sa valeur infinie.

Je vous avais encore écrit touchant la propre volonté, que j’entendais par là une volonté d’attache, qu’on ne voudrait pas quitter volontiers quand même nous la saurions contraire à celle de Dieu. Et que, si elle était quelque autre chose, je ne savais comment vivre dans l’abandon aveugle, qui suppose que nous ne savons pas la volonté de Dieu. Ce point m’a toujours été un peu obscur. J’ai d’abord connu que la propre volonté était mauvaise et la source de tout mal, mais je n’ai pas bien su ce que c’est la propre volonté, et c’est pour cela que j’ai tant cherché de connaître la volonté de Dieu en toutes les choses particulières. Si donc vous trouvez bon de me dire ce qui en est, ce me sera une grande joie, car je ne voudrais jamais avoir d’autre volonté que celle de Dieu. Si je puis donc croire que j’y sois uni, tant que je ne veux rien avec attache, et que je suis prêt à le quitter si je savais qu’il fût contraire à la volonté divine, ce me sera une si grande consolation et il servira tant à m’affermir dans le repos et dans l’abandon aveugle que je ne le saurais exprimer. Mais si Dieu veut me laisser plus longtemps en cette ignorance, j’en suis content aussi.

Ce m’est une grande joie que la disposition de cette bonne demoiselle vous plaise. Dieu soit loué de ce qu’Il a daigné de Se servir de moi pour lui procurer ce bonheur. Voici ce qu’elle m’a écrit la veille de Pâques : « Si vous apprenez quelque chose de notre sainte mère, faites-m’en, s’il vous plaît, part. Je sens une espèce d’inquiétude toute particulière pour ce saint homme3 et depuis quelque temps, [f°.2 v°] je ne puis ni prier pour lui, ni même y penser sans fondre en larmes. Je ne puis pas en pénétrer la raison. J’ai toujours senti un fond de tendresse et de vénération. Mais à présent c’est une espèce de mouvement qui semble m’attirer le cœur, et une certaine pente qui me fait fondre en larmes, qui pourtant ne semblent pas partir d’une douleur amère, mais d’un certain je ne sais quoi entremêlé d’un grand calme. Dernièrement je lisais tout bas une préface d’un livre où son nom était cité, j’en restais tellement émue que j’étais obligée à chercher plusieurs prétextes pour cacher cette émotion. Le bon Dieu veuille encore nous conserver ce grand trésor. » Je lui ai mandé depuis ce que vous dites d’elle en vos deux dernières : elle en sera extrêmement consolée.

J’ai fait aussi savoir à mon frère ce qui le concernait dans votre précédente. À quoi il me répond ce qui suit : « Je suis fort réjoui et consolé par le souvenir de notre sainte mère. Que me peut-il souhaiter davantage ? Dieu l’en récompense ici et dans l’autre monde, ce qui ne lui manquera pas. Je voudrais pouvoir jouir, au moins pour quelque temps, de sa compagnie quand je devrais être le moindre de sa maison et n’y manger qu’un morceau de pain sec et boire de l’eau. » Depuis ce temps je lui ai encore écrit le passage concernant de votre dernière lettre : il en sera fort touché. Et peut être que Dieu le dégage dans peu. Je vais en quatre jours le voir avec ma belle soeur. Je serai absent d’ici quatre ou six semaines. Il a fort désiré que je vinsse le voir. Je n’ai nul dessein, mais je verrai quelle occasion se présentera. La tutelle des enfants de feu mon ami ne m’arrêtera pas ici, puisqu’elle va finir bientôt. Le prince les fait venir dans son pays, vers où ils se mettront en chemin en deux jours, après quoi il me restera peu de choses à faire pour en être entièrement quitte.

Je me recommande, et mon frère, à vos saintes prières. Si Dieu faisait en sorte que je pusse encore venir vous voir, ce serait bien ma plus grande consolation. Je n’ai pas encore perdu toute espérance pour cela. Adieu, ma très chère mère. Le petit Maître soit votre récompense ! La guerre des Turcs va commencer. Dieu en sait l’issue. Si vous me voulez écrire pendant mon absence, vos lettres ne me manqueront point. Je suis tout à vous au petit Maître. Je salue cet ami qui vous a servi de secrétaire.

- A.S.-S., pièce 7431 ; nous la plaçons ici, compte tenu de l’allusion au crapaud.

a homme [c’est N M ajout interligne entre crochets] et.

1Dieu.

2[sic] : lacune ?

3Add. interl. d’une main plue récente, de lecture incertaine : [c’est Nm].

Au baron de Metternich.

Mon très cher frère, je n’avais pas fait pour vous la fable du crapaud, mais je ne suis pas fâchée que vous en ayez fait l’usage que vous en avez fait. Je sais assez depuis longtemps que vous avez un grand goût à être humilié : c’est pourquoi je me réjouis de ce qui produit cet effet en vous. Je vous conjure de demeurer ferme dans votre état. Que craignez-vous? Votre maison est bâtie sur la roche vive : Jésus-Christ. L’inondation ne peut lui nuire, cependant dès que vous en voyez les approches, vous craignez comme si cette maison était votre ouvrage et non pas celui de Dieu. Quand je verrais une armée rangée en bataille, dit David, je ne craindrais pas, parce que le Seigneur est à ma droite1. Dieu vous fait des grâces infinies : s’Il retirait Son concours perceptible, que feriez-vous et que ne craindriez-vous pas ? Cela peut arriver néanmoins, si Dieu voulait vous ôter tout appui et vous perdre à vos propres yeux. Il y avait des temps où le Tabernacle paraissait aux yeux des enfants d’Israël, et d’autres temps où il était si couvert de nuages qu’ils ne le pouvaient plus voir2 : c’était néanmoins dans ce nuage et dans cette obscurité que Dieu se manifestait à Moïse, qu’Il lui apprenait Ses volontés, afin qu’il en instruisît son peuple. Si le témoignage de l’ancienne loi était rempli de ténèbres, combien celui de la nouvelle le doit-il être davantage, puisque tout se doit passer dans la foi ! Mais il n’est pas encore temps de ceci.

Il est impossible en cette vie que notre pensée soit continuellement appliquée à Dieu, ce qui serait incompatible avec toutes les actions nécessaires à la vie humaine. Ce qu’on appelle écouter Dieu, est une certaine attention du cœur vers Dieu, qui ne s’en détourne point volontairement, parce que son amour devient habituel et que la volonté ne se sépare point de la volonté de Dieu. Dans les commencements, comme je vous l’ai déjà dit, Dieu attire Lui-même toute l’attention de l’âme, la rappelant et la rassemblant autour de Lui comme par un coup de sifflet. Mais lorsque l’âme a acquis par des retours fréquents une certaine conversation habituelle vers son Dieu, Il ne la rappelle plus, ou du moins que très rarement, parce qu’elle ne s’écarte presque plus. Il se contente de la tenir auprès de Lui3. Il appelait dans les commencements l’épouse des Cantiques par l’odeur de ses parfums4, ce qui est une certaine consolation intime, et elle courait à lui de toutes ses forces : courir à un appel est une action fort marquée. Mais lorsque Dieu l’eut menée dans Ses celliers et qu’Il eut ordonné en elle la charité5, il ne fut plus question de courir : elle demeurait tranquille dans Son amour. Que dit-elle alors ? Que la multitude des grandes eaux ne saurait éteindre sa charité6. Elle fait plus : elle ne veut pas même retenir pour elle son Bien-aimé, elle lui dit : « Fuyez comme le chevreuil7, je ne crains plus de Vous perdre ; faites des conquêtes par toute la terre, parce que je ne suis plus attachée à Vous par une présence aperçue, mais par un amour ferme et constant ». Si votre cœur était attaché à quelque autre chose qu’à Dieu, il ne serait pas aussi tranquille qu’il est, parce que le partage cause toujours quelque agitation. Laissez-le donc dans son repos, qui ne peut venir que de l’approche du centre. Ne vous inquiétez plus pour vous-même, et souvenez-vous que vous appartenez à Celui qui vous a racheté d’un grand prix. N’entreprenez donc rien sur Ses droits : penser à vous, craindre pour vous, marquent que vous êtes encore à vous-même, et que vous n’êtes pas parfaitement abandonné. Pourquoi vous mêlez-vous de ce qui appartient à un autre? Dieu est le fort armé, qui saura bien garder ce qui est Sien. Votre manière de présence de Dieu est très bonne : vous allez bien, demeurez en repos entre les bras du Bien-aimé. S’Il dort quelquefois dans le vaisseau, il ne faut pas Le réveiller; car Il vous dirait comme à Pierre8 : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ?

Pour ce qui est de la propre volonté, elle consiste ou à ne pas vouloir tout ce que Dieu veut, ou à vouloir quelque chose qu’Il ne veut pas. La volonté de Dieu nous est marquée par toutes les providences qui arrivent dans l’état où Il nous a mis, s’y laissant conduire comme un enfant. Nul ne sait si bien la volonté de Dieu qu’un enfant, quoiqu’il ne le connaisse pas, parce qu’il vit dans l’innocence et qu’il se laisse mener comme on veut et où l’on veut. Il est certain qu’une personne qui ne veut rien avec attache, est unie en quelque sorte à la volonté de Dieu. Mais il y a outre cela une certaine souplesse, qui rend notre volonté si aisée à remuer par celle de Dieu qu’elle ne Lui résiste presque jamais, qu’elle trouve bon tout ce qu’Il fait, et comme Il le fait, en sorte qu’elle ne voudrait disposer d’elle-même en nulle manière. Et j’ose dire que, quand l’âme est fort avancée, je doute qu’elle pût le faire, non que cela soit absolument impossible, mais parce qu’une longue habitude est comme changée en nature. Notre volonté est comme une girouette exposée au vent, elle ne quitte point le lieu où on l’a placée, et néanmoins le moindre petit vent la fait mouvoir : aussi notre âme unie à Dieu par la pure charité, reçoit jusqu’aux moindres impulsions de l’Esprit de Dieu. Quand c’est quelque chose de conséquence que Dieu ne veut pas de nous et qu’on croit devoir entreprendre, dans le moment de l’exécution Dieu arrête l’âme par une certaine répugnance qu’Il lui donne ; que si c’est quelque chose qu’Il veut d’elle, si elle n’y entre pas d’abord (faute de lumière ou d’une autre sorte), elle sent une certaine mésaise, jusqu’à ce qu’elle ait fait ce que Dieu veut d’elle. Mais pour ce qui est ordinaire et journalier, il ne faut attendre rien de bien marqué, mais se laisser de moment en moment à tout ce qui nous arrive d’ordre de Dieu dans notre état.

La propre volonté se règle sur le propre amour. Plus l’amour est pur, moins il y a de propre volonté dans l’âme, et je puis vous assurer que l’âme vient au point de n’en pouvoir trouver. Comment l’âme désappropriée aurait-elle une propre volonté, puisque la propre volonté est la propriété la plus grossière ? Je prie Dieu de vous donner l’intelligence de ce que j’exprime peut-être fort mal. Mourez continuellement à vous-même, et vous en apprendrez plus que je ne puis vous en dire. Soyons les chiffons du bon Dieu, comme il fut montré à Henri Suso9 qu’il devait être. Soyons contents qu’on nous élève en haut, qu’on nous jette dans la boue : le pauvre chiffon ne résiste à rien.

J’oubliais de vous dire que c’est l’attention du cœur que Dieu demande. Il dit : Je la mènerai en solitude, et là Je parlerai à son cœur10, et à son prophète : Parlez au cœur de Jérusalem11. C’est donc le cœur qui doit être attentif. Les paroles du Verbe ne sont pas des paroles articulées : les paroles articulées se font par le ministère des anges. Mais le parler du Verbe est Son opération : cette opération, ou cette parole, est simple et paisible, elle instruit le cœur sans rien faire entendre à l’esprit, de sorte que l’âme est étonnée de ce qu’elle fait sans l’avoir appris. Dieu instruit aussi par Sa parole médiate, mais c’est d’une toute autre manière, qui est moins intime, moins profonde, et moins étendue, où l’imagination peut se mêler ; et cette manière, selon le bienheureux Jean de la Croix, est sujette à méprise.

- Dutoit, t. IV, Lettre 103, p. 322 - 329.

1Ps., 3 ; Ps., 16 ; Ps., 26.

2Deutéronome, 4, 11.

3Cant., 3, 5 : « Filles de Jérusalem, je vous conjure […] de ne point réveiller celle qui est ma bien-aimée… » (Sacy).

4Cant., 1, 3 : « Entraînez-moi après vous, nous courrons à l’odeur de vos parfums… » (Sacy).

5Cant., 2, 4.

6Cant., 8, 7 & 14.

7Cant., 8, 17 : Conclusion : « Fuyez, ô mon bien-aimé, et soyez semblable à un chevreuil et à un faon de cerf, en vous retirant sur les montagnes des aromates. » (Sacy).

8Matthieu, 14, 31.

9« En sa vie, chap. 22. » (Dutoit). Chap. 20 dans les éditions modernes, déjà cité plus haut en note à une lettre adressée à Homfeld : « Il vit un chien qui courait au milieu du cloître et portait un paillasson [« un tapis râpé »] usé dans sa gueule […] il le lançait en l’air, il le jetait par terre, et il le déchirait… »

10Osée, 2, 14.

11Isaïe, 40, 2.

Au baron de Metternich.

Je comprends bien, mon cher frère, que les conseils de A. B1. vous ont paru différents des miens, quoique ce soit la même chose dans le fond. Le conseil de renoncer à tout, est l’essentiel. Jésus-Christ le dit Lui-même : Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède, ne peut être mon disciple2. Il n’est point question de renoncer à son état, mais à l’attachement pour toutes les choses de la terre. Nous voyons les exemples de l’un et de l’autre dans l’Ecriture sainte. Saint Jean ne conseille à personne de quitter son état, quoiqu’il les engage à la correction des mœurs dans leur état. Jésus-Christ fait changer d’état à ceux qu’Il appelle à la prédication de l’Évangile, et nous ne voyons pas qu’Il l’ait fait changer aux autres. Les apôtres en ont usé de même. Il y a à la vérité quantité de saints anachorètes et autres, qui ont tout quitté pour s’appliquer d’une manière plus particulière à Dieu dans la solitude. Nous voyons quantité de personnes qui renoncent encore au monde dans la religion catholique et ailleurs. Tout cela ne conclut rien pour vous, quoique j’espère bien que Dieu vous retirera tout à fait des embarras du monde.

Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile. Si le seul renoncement des choses extérieures sanctifiait, tous nos religieux seraient des saints, et cependant on trouve rarement des saints parmi eux : ce qui fait voir que le renoncement extérieur n’est rien sans le renoncement absolu de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre propre volonté et de tous ses apanages, comme sont les désirs, même ceux d’être parfait, enfin tout ce qui appartient à la volonté, que vous savez mieux que moi. Il faut aussi renoncer au propre esprit, aux raisonnements, aux idées, préventions, préjugés, etc.

Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière, et c’est ce que nous demandons à Dieu de tout notre cœur, d’être éclaircis sur ce qui vous regarde. Nous n’en pouvons être éclaircis que par deux moyens : l’un, si l’amour de la retraite est persévéramment gravé dans votre cœur, et si Dieu vous continue ce penchant ; l’autre, si véritablement en votre état vous y avez des attaches trop fortes. Je pourrais ajouter une troisième raison qui serait : si Dieu me le mettait fortement au cœur ; mais comme j’aimerais mieux suivre les deux premières, je m’arrête peu à ce dernier.

Je crois avoir répondu dans ma dernière à toutes vos difficultés, mais je ne laisserai pas encore de vous dire ce qui me viendra sur vos articles.

Pour commencer, je crois que vous cherchez toujours trop de certitude. La voie de la foi et celle de la certitude sont deux voies entièrement différentes. Je conviens que pour changer d’état, il faut quelque chose de particulier ; mais pour le courant de la vie il faut un grand abandon, et faire de moment à autre ce qui se présente à faire, dans l’ordre et l’état où l’on est mis. Votre manque d’abandon n’est pas pour demander conseil sur le mariage ou le changement d’état, car cela même est nécessaire et je vous y ai répondu par mes précédentes, mais pour toutes les petites choses journalières, où il faut aller son chemin avec une grande simplicité, foi et abandon, sans tant de scrupule et d’hésitation.

Jusqu’à votre quinzième article vous dites fort bien, et il est inutile de vous y répondre : vous en dites tout ce qu’on en peut dire. Pour ce qui regarde les autres jusqu’à l’article vingt-troisième, je crois vous en avoir assez dit, mais je ne laisserai pas de vous dire encore qu’il y a des choses qui paraissent volontaires et qui ne le sont point, que l’on en peut juger par le fond de la disposition de la personne. Mais comme Dieu permet ces chutes apparentes pour nous donner une sainte haine de nous-mêmes et nous ôter tous les appuis que nous pouvons avoir en nous-mêmes, nous faisons souvent de grandes fautes en voulant être trop certifiés : nous sortons par là de ce que Dieu veut de nous, car si l’on nous assure que ce sont des péchés réels, la misère ne finissant point pour cela, pour peu qu’on ait l’esprit faible on entre dans un désespoir très dangereux. Si l’on nous assure aussi qu’il n’y ait point de mal, la sécurité pourrait donner une certaine licence qui pourrait devenir un véritable mal. Ainsi combattons de toutes nos forces avec un entier abandon à Dieu. Si malgré cela nous succombons en apparence, ne laissons pas d’être infiniment abandonnés à Lui et humiliés à proportion, voyant notre misère et ce de quoi nous serions capables sans Sa grâce, puisque ce n’est là qu’un petit échantillon de ce que nous ferions sans Lui.

Ne vous étonnez donc pas si ceux qui ont écrit de ces sortes de voies intérieures ne décident rien positivement là-dessus : cette décision absolue ferait beaucoup plus de mal que de bien, parce que la nature, qui cherche son compte partout, désirerait fort d’être autorisée par la grâce. Ainsi demeurez dans votre abandon, et contentez-vous de ce qu’on vous a dit, et peut-être qu’on vous en a trop dit. Mais j’ai une chose dont je dois vous avertir, que quand vous seriez quitte de votre peine et que vous auriez été un temps considérable sans y retomber, un simple retour sur vous-même, une joie d’un seul instant de vous en voir quitte, sera suffisant pour vous y faire retomber; Dieu étant infiniment jaloux que l’âme n’ait plus aucun retour sur elle-même et qu’elle demeure totalement abandonnée à Lui. L’époux dans le Cantique dit : Ma sœur, mon épouse, vous m’avez blessé par un de vos yeux, et par un cheveu de votre cou3, ce qui marque qu’elle n’avait qu’un seul et unique regard pour son unique et divin objet, l’autre œil étant fermé pour elle-même pour tout le reste. Le cheveu du cou marque que toutes ses pensées et ses affections étaient uniquement tournées vers ce grand objet sans se dissiper autre part, et c’est là ce qui fait le plaisir de l’époux et ce qui lui blesse le cœur.

À l’égard de votre article vingt-troisième et les suivants, ce qui dépend de l’homme est de ne point se reprendre et de demeurer fixement et invariablement abandonné à Dieu, quand Il nous conduirait aux enfers ou qu’Il permettrait que nous y tombassions. Dieu punit par ces sortes d’épreuves la propriété passée, la présente qu’Il connaît quoique nous ne la connaissions pas, et (si nous étions délivrés de nos peines) celle qui pourrait arriver par une secrète joie que nous aurions en cela, et par un repos pris en notre délivrance plutôt qu’en Dieu. Or comme l’homme ne se donne jamais la mort à soi-même quand il est sage, et qu’il meurt par des causes naturelles, nous ne pouvons point nous donner nous-mêmes la mort intérieure : il n’y a que Dieu qui le puisse faire par des moyens connus à Lui seul, et tout contraires à nos idées. Si l’homme pouvait comprendre le moyen de mort que Dieu lui a choisi, qu’il le regardât invariablement comme tel, il ne mourrait jamais par ce moyen-là, et Dieu lui en choisirait un autre auquel il n’aurait jamais pensé.

Ceux qui ont des personnes éclairées pour les conduire dans ces routes, ne sont point à plaindre s’ils ont de la foi, quoiqu’ils se croient malheureux : mais ceux qui n’en ont point sont dans un pas bien glissant, qui les jette ou dans la tentation de tout quitter ou dans un désespoir. Peu demeurent fidèlement abandonnés à Dieu, se laissant exercer par le démon et par les penchants de la nature corrompue, mettant toute leur gloire dans la seule gloire de Dieu, tout leur bonheur dans Son bonheur, sans se soucier d’eux non plus que d’un moucheron, Dieu ayant mille fois plus de droit de nous perdre s’Il le veut (ce qu’Il ne fera pourtant jamais) que nous d’écraser un moucheron, ne l’ayant point créé et ne pouvant lui rendre la vie.

Vous avez trop d’intelligence pour n’être pas content sur vos difficultés, et pour en laisser naître davantage dans votre esprit, ce qui serait un grand défaut d’abandon et qui vous tiendrait toujours autour de vous-même. Je ne vous dis pas cela pour vous empêcher de m’écrire vos difficultés, et je ne me lasserai jamais, s’il plaît à Dieu, d’y répondre, mais parce que je désire infiniment de vous voir sortir de vous-même, et que vous ayez cette sainte haine si fort recommandée, qui n’est pas seulement dans les discours ou la spéculation, mais très réelle, en sorte que nous venions jusqu’au point d’être ravis de nous voir traiter comme les derniers des hommes, accablés de notre propre misère, nous croyant indignes que Dieu étende Sa main pour nous en délivrer, n’osant même le Lui demander, mais demeurant dans notre néant comme un mort que les vers rongent de toutes parts sans qu’il se remue.

Il n’est point nécessaire de renouveler l’abandon, mais d’y demeurer réellement. Lorsque nous ne le rétractons pas par quelque action ou par quelque retour volontaire sur nous-mêmes, il demeure fixe, quoiqu’on ne l’aperçoive pas. Mais si on s’en était détourné volontairement, il faudrait alors faire un nouvel acte pour y rentrer; non pas un acte distinct et multiplié, mais un simple retour d’adhérence à Dieu, qui dit tout sans rien exprimer.

Vous êtes trop multiplié, mais jusqu’à ce que vous retourniez à cet état simple dont vous vous êtes retiré par vous-même, vous ne serez point en la place où Dieu vous veut. Prenez courage, je vous en prie, et laissez-vous là comme une chose qui ne vous appartient plus, et dont vous ne devez plus vous mêler du tout, ni même vous souvenir si cela se pouvait. Plût à Dieu que vous fussiez si bien perdu dans votre Être original que vous ne vous vissiez plus vous-même ! Mais vous faites comme la femme de Lot, qui fut changée en statue de sel4, ce qui vous fait voir que c’est la fausse sagesse, ou la peur, qui font retourner l’homme sur lui-même et regarder derrière lui. C’est pourquoi Jésus-Christ dit que celui qui, ayant mis la main à la charrue, regarde derrière soi, n’est pas propre pour le royaume de Dieu5, c’est-à-dire pour que Dieu règne absolument en lui.

Pour ce qui regarde les livres spirituels, il ne les faut point lire par curiosité, mais pour nourrir l’âme, la rappeler au-dedans, se laisser engraisser d’une certaine onction qui y est cachée, n’en lire que ce qu’il faut pour faire ces effets, ne point lire avec avidité : lire et se reposer pour se nourrir véritablement, c’est avaler et digérer la viande, sans quoi on ne se nourrirait point quoiqu’on la machât sans cesse. Outre cela, la multiplicité des lectures et des livres qui, quoique écrits par des personnes spirituelles, ne sont pas néanmoins la voie que Dieu demande de nous, peuvent nous nuire beaucoup. Ou bien si, ayant outrepassé les lectures qui nous ont servi en un temps, nous voulions les reprendre parce qu’elles nous ont fait du bien, elles nous nuiraient alors, nous faisant rentrer dans nos premières voies et, nous tenant arrêtés en nous-mêmes, elles nous brouillent et nous causent plusieurs difficultés. Les moyens qui sont bons en un temps, ne le sont plus en un autre. L’homme aime naturellement quelque chose de détaillé, sur quoi il puisse appuyer son esprit, mais lorsque Dieu dénue, cela est fort nuisible.

Pour la chimie [alchimie], je vous avais déjà mandé que je ne croyais pas que vous dussiez vous y appliquer que pour des moments de délassement. Mais comme on m’a dit que c’est un travail suivi, il serait difficile que cela fût de la sorte. Il ne faut pas croire que le démon vous tentera de faire une chose sous prétexte de faire du mal, mais un bien. Ce désir de soulager le prochain est bon en soi, mais il faut savoir si Dieu vous y appelle. Laissez cela aux gens actifs et souvenez-vous de ces paroles de Jésus-Christ : Laissez aux morts le soin d’ensevelir les morts; et pensez à ce que dit Notre Seigneur : vous avez toujours les pauvres, mais vous ne M’aurez pas toujours7, nous marquant par là que, quand Il appelait à l’intérieur et à jouir de Sa présence, il fallait laisser tout le reste pour ne s’occuper que de Lui, ne s’occupant des choses du dehors que comme par accident, ce qui pourtant n’exclut pas de remplir les devoirs dans l’état où l’on est.

Il me vient dans l’esprit ici que vous devriez travailler à ramener votre ami. Faute de connaître bien les voies de Dieu, on s’en écarte dans le temps d’épreuves ou de misères, et d’une faute on tombe dans une plus considérable, qui est de ne point revenir à Dieu, tant par la crainte des difficultés que par le doute où l’on est de pouvoir retrouver sa première place et sa première disposition, ce qui fait que l’on demeure avec persévérance dans son égarement. Ô si ces personnes-là comprenaient bien la bonté de Dieu, qui reçoit l’enfant prodigue8 de tous les bras de Son amour, qui le comble de biens, le remet dans sa première place, ne se souvient plus de ses indignités, ne les lui reproche même plus si son retour est sincère et plein d’humilité ! Il ne faut point juger de Dieu comme des gens du monde, qui ont peine à rétablir leurs amis qui les ont outragés dans cette première familiarité qu’ils avaient ensemble. L’âme véritablement humble éprouve au contraire qu’où le péché avait abondé, la grâce surabonde9, ce qui accable l’âme de reconnaissance et de confusion ; et toutes les grâces ensemble ne la feraient pas sortir de son humiliation profonde, bien loin de devenir propriétaire de ces mêmes grâces. C’est ce que je voudrais que vous fissiez comprendre à votre ami.

La réponse au trente-neuvième article, où vous demandez une règle pour discerner les mouvements divins des mouvements de l’ennemi, est que celui qui marche simplement, marche confidemment10.

Puisque vous avez trouvé la victoire par le moyen de l’oraison, vous devez la continuer avec un grand soin, mais l’oraison la plus simple. Je crois que votre plus grand mal a été que Dieu vous y ayant appelé d’une manière si particulière, vous n’en avez pas fait votre principale occupation et la plus continuelle qui vous eût été possible. Mais sur toutes choses, retranchez vos doutes et vos craintes de vacuité. C’est assurément le démon qui les met en vous afin de vous détourner de ce que Dieu veut. Vous voyez par là combien il est de conséquence de ne se point appliquer toutes sortes de conseils. Lorsque les mystiques ont parlé de ce faux vide, ils ont parlé pour des personnes qui, par amour des choses élevées et sans avoir aucun don d’oraison, se mettent dans une certaine indolence où ils n’ont jamais eu aucune occupation de Dieu, comme j’en ai connus. D’ailleurs, parmi les écrivains mystiques, il y en a qui ont écrit dans une demi-lumière, et qui ayant trouvé d’ailleurs des personnes fainéantes et paresseuses, qui demeurent dans une certaine indolence sans faire aucun effort pour se combattre ni pour se tourner vers Dieu, ils ont cru devoir donner ces conseils. Mais je vous assure que souvent ces sortes de lectures des demi-éclairés nuisent plus qu’elles ne servent, car pour une douzaine d’âmes que l’on trouvera dans cet état d’indolence dont je parle, il s’en trouvera cent mille qui par amour propre ne voudraient point quitter leurs propres activités, ni leurs lumières distinctes et aperçues. Pour vous, soyez persuadé et certifié que Dieu vous appelle à une oraison très simple, à un grand abandon entre Ses mains, sans retour sur vous-même. Et j’ose dire que j’aimerais mieux pour vous une distraction vague de quelques moments où le cœur n’aurait point de part, que cette attention pour apercevoir votre oraison et votre application distincte à Dieu.

Ayez donc bon courage et vous laissez comme un petit enfant entre les bras de sa mère qui le lève, le couche, le tient en repos, le promène, le nourrit de son lait sans qu’il songe à lui, ni qu’il s’embarrasse de rien. C’est à cet état que vous êtes appelé, et dont vous vous êtes écarté pour vouloir trop bien faire et trop connaître ce que vous faites. C’est où il faut rentrer pour renaître de nouveau. Vous aurez peut-être de la peine d’abord, à cause de ce long circuit que l’intérêt que vous prenez pour vous-même vous a fait faire : mais avec le temps et la patience vous en viendrez à bout; et quand Dieu ne vous recevrait pas d’abord, pour vous punir de votre infidélité, il faudrait porter cela dans une patience humble, attendant avec persévérance que Dieu vous remette en votre place, demeurant même abandonné pour ne la point retrouver. Ce procédé simple et paisible dans l’entier oubli de vous-même, vous rendra mille fois plus agréable à Dieu que vous ne pourriez être par tous vos efforts. Oubliez-vous, oubliez-vous, oubliez-vous, et vous serez comme un enfant entre les bras de Dieu; c’est tout ce qu’il veut de vous. Quand il sera temps que vous quittiez tout extérieurement, j’espère que Dieu me fera vous le dire.

Pour les autres sortes de particularités, comme le souvenir des grâces que Dieu vous a faites, la prière pour le prochain, etc., l’âme en a dans tous les états. Dès que ces choses viennent de Dieu, et non de notre propre activité, le simple souvenir d’une personne est notre prière sans prière pour cette personne : il faut donc les recevoir, mais ne s’y arrêter pas un instant, les outrepassant aussitôt.

On a toujours recommandé la mortification avec l’oraison, plus forte dans les commencements, selon le tempérament d’un chacun, et Dieu n’a jamais pris une personne par l’intérieur, qu’Il ne lui en ait fait faire beaucoup de toutes sortes, jusqu’à ce qu’elles lui deviennent presque inutiles, parce que l’appétit ne se trouve plus en guère de choses, non plus que la répugnance. Mais lorsque Dieu veut Lui-même devenir le principe de la créature, la faisant sortir d’elle-même, Il ne lui permet plus ces sortes de mortifications qui s’appellent austérités, parce que l’âme y trouverait un appui et par conséquent un arrêt, qui la retenant et la fixant en elle-même, empêcherait cette souplesse infinie qu’on doit avoir pour se perdre dans son Être original. En quelque temps que ce soit, on ne cherche en nulle manière ni son goût, ni ses aises, oubliant tout cela comme le reste, une nourriture simple, frugale et uniforme étant une mortification perpétuelle, qui ne se remarque ni par soi-même ni par les autres. On doit aussi avoir beaucoup d’égard à la santé, à la faiblesse du tempérament, aux grandes occupations des emplois, à la manière d’oraison, parce qu’une abstraction forte détruit plus la santé que ne feraient les plus grandes austérités : ainsi si vous ajoutez à cela les austérités, vous devenez tellement infirme que dans la suite nous voyons la plupart se relâcher en mille choses, et puis s’employer tout à l’occupation de leur santé. La conduite dont je parle évite tous ces inconvénients. D’ailleurs c’est que, lorsque Dieu nous appelle à nous oublier nous-mêmes, ces austérités particulières et recherchées nous sont une occupation de nous et d’elles.

Il y a encore une autre raison : c’est que, quand Dieu prend Lui-même le soin de nous détruire, Il en est si jaloux qu’il ne veut pas que nous y mettions la main. Il nous punit comme Oza11, qui voulut mettre la main à l’arche pour la soutenir, non d’une mort extérieure, mais en retirant son soin et sa vigilance. Or il est certain que, quand nous nous mettrions tous les jours en pièces sans cesser de vivre, tous nos tourments ne seraient qu’une paille brûlée en comparaison de l’application de la divine justice sur l’âme pour la purifier, qui est le purgatoire de cette vie, que nous devons recevoir passivement, comme les âmes du purgatoire dans l’autre vie reçoivent passivement l’application de la divine justice, qui les purifie si radicalement qu’elle les rend propres à être réunies à leur Être original. Si par impossible les âmes du purgatoire restaient dans ce lieu après leur entière purification, elles n’y souffriraient rien du tout, et cette même justice qui les fait souffrir de si cruels tourments à cause de leurs impuretés, leur deviendrait une béatitude essentielle. Elles resteraient plongées dans une mer d’amour et non de douleur.

Voici une longue lettre, aussi bien que les dernières. Lisez-les de temps en temps et vous y tenez ferme, sans écouter vos raisonnements, qui sont comme le flux et le reflux de la mer. Il n’est point question de vous appuyer sur la raison, qu’il faut détruire, mais sur l’abandon entre les mains de Dieu. Il n’y a qu’une longue expérience et la suite qui puisse vous rendre stable.

Demeurez ferme aux avis qu’on vous donne et ne songez qu’au moment présent. Laissez l’avenir à la Providence. L’abrégé de votre lettre est excellent, tenez-vous y. Je prie Dieu de vous être toutes choses et vous assure que votre âme m’est infiniment chère.

- Dutoit, t. IV, Lettre 104.

1Antoinette Bourignon ?

2Luc, 14, 33 ; I Jean ; Matthieu, 4, 18-22 ; Actes, 13, 2-3 ; etc.

3Cant., 4, 9.

4Genèse, 19, 26.

5Luc, 9, 62.

6Luc, 9, 60.

7Jean, 12, 8.

8Luc, 15, 20.

9Rom., 5, 20.

10Prov., 10, 9.

11II Rois, 6, 6-7.

Au baron de Metternich.

Nisi dominum aedificavit domum, in vanum laboraverunt qui aedificant eam. Si le Seigneur ne bâtit Lui-même la maison, en vain travaillent ceux qui la bâtissent1.

Je n’ai garde, mon cher *, de vous demander ce que Dieu ne vous demanderait pas : ainsi ne craignez rien. Tout ce que je voudrais de vous est que vous fussiez dans un tel équilibre que Dieu pût vous pencher comme il Lui plairait. Pour cela il faut laisser les préjugés et demeurer abandonné à Dieu sans réserve, afin qu’Il vous penche comme il Lui plaira. Pour ce que vous me dites du système du D. P.2, je suis de son sentiment sur cet article, mais comme j’ignore ses autres propositions, je les laisse pour ce qu’elles sont.

Ceux qui font une aussi grande injure à Dieu que de Le croire l’auteur du péché, ne connaissent point Dieu et n’ont pas, comme dit le sage3, des sentiments dignes de Sa bonté. Il est certain que l’oraison simple, la foi et le pur amour instruisent si foncièrement de ces vérités qu’on n’en saurait douter. De dire comme cela se fait, je n’y comprends rien autre chose que ce qui est dit dans l’Ecriture : que l’onction nous instruit4. Car par le seul recueillement, une foi simple et un amour pur, on est instruit de toute vérité. Esprit saint, Amour éternel, enseignez Vous-même Vos enfants, et toute vérité leur sera manifestée, non en distinction mais par une persuasion intime.

Je suis bien éloignée de ne vouloir point que vous lisiez les livres intérieurs : ils instruisent en deux manières, et par le distinct et par l’onction, et ce serait une témérité de vouloir vivre dans une continuelle abstraction. Cela ne sert d’ordinaire qu’à dessécher le cœur, qui est le lieu où Dieu réside. Je ne prétends pas, mon cher *, vous faire des lois, mais je vous dis simplement ce que je pense. Si Dieu permet que vous veniez, je ne vous obligerai à rien, car ce n’est pas à moi de me mêler de cela : Dieu fera ce qu’il Lui plaira. Je suis toujours malade, mais Dieu est le maître. Mes respects à M. votre frère.

- Dutoit, t. IV, Lettre 107.

1Ps., 126, 1.

2Il s’agit - peut-être - du mystique anglais John Pordage (1607-1681), lui-même influencé par Jacob Boehme. V. plus bas la lettre de Metternich du 19 août 1716 et la note correspondante.

3Sagesse, 1, 1.

4I Jean, 2, 27 : « Mais pour vous, faites que l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous. Et vous n’avez pas besoin que personne vous enseigne. Mais ce que son onction vous apprend de toutes choses, c’est la vérité et il n’y a point en cela de mensonge. Ainsi donc qu’il vous a enseigné, demeurez en lui. » (Amelote).

Au baron de Metternich

Je comprends à merveille ce que mon cher frère veut dire sur l’étendue des esprits, s’il entend par là que les esprits sont d’autant plus parfaits qu’ils ont plus d’étendue. Mais cette étendue n’est autre chose qu’une capacité de recevoir Dieu plus purement, et d’en être possédé plus pleinement et plus parfaitement. Cette qualité dans les hommes bienheureux vient de la souplesse et de la docilité qu’ils ont eue dans cette vie à se laisser désapproprier et étendre. C’est ce qui est marqué dans le Traité du Purgatoire sous la comparaison des vases1. Il est donc essentiel à l’esprit d’avoir cette sorte d’étendue.

Mais il n’en est pas de même des formes, car s’ils en avaient aucune, ils ne seraient pas assez disposés pour recevoir la communication pure et simple de Dieu. Lorsque nous voyons les esprits sous quelque forme, ce sont des formes qu’ils empruntent pour se faire discerner à nos esprits grossiers, mais cela n’est nullement de leur essence. C’est ce qui fait que toutes les visions sont très fautives, et qu’il ne faut jamais les prendre à la lettre. L’ange Gabriel s’apparut à la Sainte Vierge en forme humaine, parce que, comme il s’agissait de la plus grande ambassade qui ait jamais été, il fallait qu’il prît une forme pour lui parler et traiter avec elle de ce grand mystère ; cependant rien ne serait plus faux que d’attribuer à l’ange une forme corporelle et humaine semblable aux nôtres. L’ange Raphaël prit de même une forme humaine pour conduire Tobie : il n’avait pas néanmoins essentiellement la forme qu’il empruntait. Et pour faire voir que nos esprits discernent quelquefois des formes qui ne sont point, l’ange dit : Il paraissait que je buvais et mangeais lorsque j’étais avec vous ; cependant il n’en était rien ; je me nourris d’une autre viande que vous ne connaissez point2. Cette nourriture n’est autre que la communication de l’Esprit divin à l’esprit purifié des anges. Le Saint-Esprit a paru en forme de colombe et de langues de feu3 : ce serait néanmoins une absurdité de croire qu’il fût ou colombe ou langue de feu. Mais Dieu a la bonté de Se proportionner à notre faiblesse et Il S’accommode à notre intelligence.

Ce que je veux dire dans l’endroit du Deutéronome que vous citez4, n’est pas que Dieu soit partout par une étendue locale, mais qu’Il est tout en tout par Son immensité et Son indivisibilité, ce qui est un mystère que la raison ne comprend pas. Nous devons L’adorer avec respect et si nous en formons quelque idée, nous nous égarerons toujours.

Il y a eu autrefois des solitaires qui croyaient Dieu corporel, et ils passaient toute leur vie à s’en faire des formes différentes. Ils étaient pourtant de très saints hommes. Mais comme ils avaient ouï dire qu’il fallait chercher Dieu en soi afin de ramasser toutes les forces de l’âme au-dedans, et comme ils étaient extrêmement grossiers, ils crurent ne pouvoir chercher Dieu en eux qu’en se figurant des formes corporelles, de sorte qu’ils Le formaient et L’habillaient chacun à leur mode. Cela étant venu à la connaissance des saints hommes de ce temps, on fit ce qu’on put pour les tirer de là, et enfin cette manière de se faire des formes de Dieu fut condamnée universellement de toute l’Église. Comme ils étaient bons, pieux et dociles, ils travaillèrent de toutes leurs forces à se défaire de ces formes, dont ils avaient contracté une longue habitude ; mais ne trouvant plus cette facilité de fixer leurs esprits par des formes corporelles, ils pleuraient amèrement, disant : On nous a ôté notre Dieu.

Je crois que la cause de toutes les idolâtries qui sont arrivées dans le monde, a été de ne pouvoir adhérer par une pure et simple foi à la pure, nue et simple essence divine. C’est ce qui a fait qu’on a donné dans les formes, et comme chacun d’entre eux s’en formait d’une différente manière, cela fit la pluralité des dieux. Dieu pour empêcher les Israélites d’idolâtrer, et voyant combien l’esprit humain était léger et peu appliqué à la vérité pure, il ordonna un tabernacle et grand nombre de cérémonies pour arrêter la volubilité de l’esprit de l’homme. Jésus-Christ venant pour être notre sauveur et désirant nous enseigner une religion pure et simple, nous apprit d’abord la pauvreté d’esprit5, afin de nous conduire insensiblement par la foi, qui comprend tout ce que Dieu est dans la totalité de tout Lui-même sans en faire aucune forme ni espèce. Il nous apprit ensuite la manière d’adorer le pur Esprit, qui est de l’adorer en esprit, et la suprême vérité qui est de l’adorer en vérité selon tout ce qu’elle est. Or comme toutes les formes nous éloignent infiniment de cet Être pur et simple, qui n’a ni forme ni mélange, Jésus-Christ nous assura que Dieu, étant pur Esprit, voulait des adorateurs en esprit, parce qu’il faut que l’adoration soit conforme à son objet. Si je dis mal, accusez-en mon ignorance. Vous savez combien ma volonté est droite pour vous et combien je vous aime en Jésus-Christ.

Vous vous moquerez de moi, mon cher baron, de vous avoir écrit dans mon ignorance, mais la pure charité et l’affection sincère qui fait agir par le divin Maître, rehausse l’ignorant jusqu’au savant, et ravale le savant jusqu’à le mettre de niveau avec l’ignorant. Ce Maître divin sait seul combien vous m’êtes cher.

- Dutoit, t. IV, Lettre 108, p. 367.

« …un vase croît entre les mains du potier tant qu’il demeure sur le tour, il s’étend insensiblement. Mais lorsqu’après lui avoir donné la capacité conforme à l’usage auquel il le destine, [le potier] l’a mis dans le fourneau, il n’y a plus moyen de l’accroître. » (Traité du Purgatoire de Madame Guyon, éd. M.-L. Gondal, Millon, 1998, p.55).

2Tobie, 12, 19. - viande : nourriture. V. glossaire.

3Luc, 3, 22 : « Le saint Esprit descendit sur lui sous la forme visible d’une colombe… » ; Actes 2, 3 : « Il leur parut comme des langues de feu… »

4Peut-être Deutéronome, 32, 10-11 : « Il l’a trouvé dans une terre déserte […] il l’a instruit et il l’a conservé comme la prunelle de son œil. Comme un aigle attire ses petits pour leur apprendre à voler, et voltige doucement sur eux, il a de même étendu ses ailes… »

5Matthieu, 5, 3 (les Béatitudes).

Au baron de Metternich.

Je vous aurais écrit plus tôt, mon très cher frère, si j’avais été en état de cela, mais je n’ai pu même lire votre lettre, ayant une grande fièvre continue, un mal de gorge et des douleurs très fortes. Je n’ai pu lire, à cause des maux de tête, ce que vous me mandez sur le sentiment de **1. Tout ce que je sais, c’est que saint Paul nous assure que Dieu est tout en tous2 et que saint Denis veut qu’on ne traite de Dieu que par négation et non par affirmation, de peur de se méprendre3. La voie de la foi est d’autant plus sûre et plus pure, qu’elle ne se forme aucune idée de Dieu. Elle Le croit tout ce qu’Il est dans Sa totalité tel qu’Il est, car lorsqu’il fut question de Se faire connaître à Moïse, Il ne dit que : Ego sum qui sum4. Adorons-Le, croyons-Le dans la totalité de ce qu’Il est, et ne tâchons point de pénétrer autre chose. Que notre amour suive notre foi : aimons-Le dans la totalité de ce qu’Il est.

Ceux qui se sont donnés à Lui et qui ont profité des discours de **, s’y donneraient tout de même et encore mieux si, sans rien examiner en Dieu, ils Le croyaient tout ce qu’Il est et L’aimaient selon ce qu’Il est. Je sais qu’il est difficile de mourir à ses préjugés et à ses opinions, cependant il y faut mourir pour Le traiter en Dieu et pour avoir des sentiments dignes de Lui. J’ai fait ce que j’ai pu pour lire et comprendre ce que vous dites sur l’étendue : je n’y ai rien pu comprendre non plus qu’à de l’arabe, car je ne sais rien. Je dis et écris ce qui m’est montré : hors de là je suis l’ignorance même. Et lorsque je vous l’ai mandé, j’ai dit dans le moment ce que je pensais, sans autre réflexion.

Je n’ai garde de vous dire que les pensées de ** sont des erreurs, n’y comprenant chose du monde. Mais il me paraît qu’il y a une disposition plus parfaite, qui est la foi et la charité : car après que saint Paul a parlé de tous les dons, il dit qu’il y a quelque chose de plus parfait, qui est la charité5. Ce qui est moins parfait n’est pas toujours une erreur. Mais je vous assure que le divin Maître ne m’a donné aucune intelligence de cela. Il me paraît néanmoins, pour ne vous point flatter, vous aimant trop pour cela, que vous avez trop de vif sur cette matière pour n’y être pas attaché. Mais c’est à Dieu à rompre peu à peu des liens que vous ne voyez pas, j’espère qu’Il le fera un jour. Je ne saurais trop vous témoigner, et à M. votre frère, ma reconnaissance. Je n’ai pu achever ma lettre à cause de ma faiblesse, et depuis j’ai reçu encore une lettre de vous, qui me plaît bien plus que l’autre.

Si Dieu me donnait avant que de mourir la consolation de vous voir, j’en aurais bien de la joie, car vous êtes bien cher à mon cœur. Il me paraît que Dieu vous appelle à une grande foi, à un extrême abandon, à l’oubli de vous-même, à un amour très pur du Souverain Être , qui doit tout absorber en soi. Or toute idée distincte de Dieu est absolument contraire à votre vocation. Je ne m’embarrasse nullement des idées des autres, dont Dieu ne m’a pas chargée, quoique je voie fort bien qu’ils ne prennent ni le plus court, ni le plus vrai, ni le plus parfait ; mais pour vous, que je porte dans mon cœur et que je désire offrir sans cesse à Dieu comme une hostie vivante, je souhaite que rien ne vous arrête ni n’empêche votre essor en Lui. Laissez donc toute opinion, quelle qu’elle soit, pour vous plonger, vous abîmer et vous perdre dans ces sacrées ténèbres que Dieu a choisies6 pour Sa cachette, et où Il veut vous cacher avec Lui et vous consumer dans Son amour. Tout ce qui n’est pas cela, ne servirait sous les plus beaux prétextes du monde qu’à vous empêcher de remplir votre vocation. Qui sait si les idées et les opinions ne contribuent pas un peu à entretenir vos misères ? Quoi qu’il en soit, il faut souffrir celles-ci en paix, et perdre les autres dans l’inconnu de Dieu. Vous savez l’évangile de l’aveugle-né7.

Je ne me souviens point de ce que j’ai écrit. Si j’ai écrit ce que vous me mandez, c’est sans doute pour vous engager à vous abandonner de plus en plus à Dieu, vous défier de vous-même, ne vous point reprendre et ne plus vous mêler de vous-même, puisque vous n’êtes plus à vous-même, mais à Celui qui vous a racheté d’un grand prix. Quoique Dieu veuille de nous une grande fidélité et que nous soyons toujours libres de Lui résister, Sa bonté est si grande que, lorsque nous Lui ferons un don irrévocable de cette liberté que nous Lui avons donnée, Il la reçoit, Il nous aide dans nos faiblesses, Il nous porte même.

Rien ne déshonore tant Dieu que cette idée de réprobation et de prédestination absolue. Nous sommes tous prédestinés au salut et à être conformes à l’image du Fils de Dieu. Mais nous nous servons de cette liberté, qui est le propre caractère qui fait l’homme et le différencie de l’ange et de la bête, nous nous servons, dis-je, de cette liberté pour nous opposer aux desseins de Dieu. Dieu veut que nous connaissions notre faiblesse, afin que nous nous donnions librement et volontairement à Sa force. J’espère que Celui qui vous a délivré de cette première opinion, que vous croyiez bonne alors, vous délivrera de toutes celles qui ne Lui sont pas assez glorieuses. En voilà assez pour ma faiblesse. Je vous embrasse des bras du divin petit Maître.

Je dois encore vous dire, mon cher frère, que vous ne vous étonniez pas de votre faiblesse, car il est expédient que cela soit ainsi. À mesure que la force de Dieu s’empare de notre âme, elle évacue notre propre force, en sorte que nous ne sentons plus que notre faiblesse, misère, incapacité. Lorsqu’on a ôté avec l’alambic l’esprit et la force du vin, il ne reste plus de ce même vin qu’une eau insipide. Vous n’apercevez plus que votre propre faiblesse, parce qu’il n’y a que cela en vous, mais la force divine soutient dans l’occasion. Si nous sentions toujours cette force divine, nous salirions son opération en nous l’attribuant ; mais lorsque Dieu nous soutient d’une main invisible malgré l’expérience continuelle de notre faiblesse, nous voyons bien que ce soutien vient de Lui, et nous Lui en rendons toute la gloire. C’est une chose étrange que la nature : elle dérobe tout, elle s’approprie tout, elle est la plus grande ennemie de Dieu et de nous-mêmes, c’est pourquoi Dieu lui arrache tout ce qui la nourrit et la fait vivre. J’ai écrit cette lettre à trois reprises.

- Dutoit, t. IV, Lettre 109.

1Il s’agit peut-être du mystique anglais John Pordage (1607-1681), lui-même influencé par Jacob Boehme. V. la lettre de Metternich du 19 août 1716.

2I Cor., 15, 28.

3Theol. Mys., Ch. 3, 4, 5. D

4Exode, 3, 14.

5I Cor., 12 & 13.

6Ps., 17, 12.

7Jean, 9, 6-7 ; Marc, 8, 23. L’aveugle-né, que Jésus-Christ n’éclaire que par « de la boue ».

Au baron de Metternich.

Je ne suis point fâchée, mon cher frère en Jésus-Christ, de vous avoir attristé pour des moments, quoique je l’aie fait sans dessein et par une pure permission divine, afin que j’eusse un témoignage plus assuré de votre foi. Je n’ai point douté de votre sincérité, puisque c’est cette même sincérité qui m’a unie si étroitement à vous dès les premières lettres que j’ai reçues de vous. Mais il m’a paru en même temps que, quoique le fond de votre cœur fût très droit, vous vous laissiez aller un peu trop au raisonnement. Lorsqu’on est accoutumé à raisonner, on raisonne sans s’en apercevoir, et comme le cœur est simple et droit, on ne comprend pas que l’esprit raisonne sous prétexte de chercher à s’éclaircir. Dieu veut qu’on aille à Lui, non par une claire connaissance, qui n’est pas pour cette vie, mais par un abandon aveugle, se fiant à Lui au-dessus de toute raison, conjecture, doute, crainte, etc. C’est à quoi Dieu vous appelle. De plus, c’est qu’il est sûr que Dieu vous donnera, ou par Lui-même ou par d’autres, dans le moment actuel ou pour la conduite présente, les lumières actuelles des choses dont vous aurez besoin, mais non d’une lumière anticipée, qui ne vous serait que médiocrement utile.

Votre oraison est bonne et très bonne, puisqu’elle retombe dans la volonté : c’est ce que les uns appellent simple regard, d’autres contemplation, et que j’ai appelé oraison de foi. Si cette oraison est sans espèces, quelles qu’elles soient, elle élève l’âme au-dessus d’elle-même en un certain sens. Mais ce qui se passe dans la volonté, qui est l’amour, quoique l’âme ne paraisse pas si élevée, est pourtant le plus court chemin, parce que c’est par le moyen de la volonté qu’on trouve le centre et l’union essentielle, au lieu que par l’autre voie de simple regard, c’est un plus long circuit. Mais comme le vôtre retombe dans la volonté, il est très bon, car tout dépend de l’amour.

Dieu est esprit et Il S’unit à l’esprit par la foi aidée de cette contemplation de simple regard. Mais Il est un esprit d’amour et de vérité, et c’est l’amour qui produit la vérité et, quoique la vérité soit propre à l’esprit, elle s’insinue néanmoins dans la vérité par l’amour; ce qui est d’autant plus étonnant que la volonté, étant une puissance aveugle, semble ne rien découvrir. Dans les choses naturelles, c’est l’esprit qui est éclairé, et la volonté ne fait que choisir ce que l’esprit lui propose, mais dans les surnaturelles la véritable lumière est donnée par la volonté, ainsi qu’il est écrit : Goûtez et voyez1, et non : Voyez et goûtez, car l’amour est un feu ardent et lumineux : en échauffant, pour ainsi parler, il éclaire. Il est donc certain que tout s’opère par la volonté, la réunion dans le centre et la sortie de soi.

Ne donnez point à votre esprit la liberté de raisonner : il faut le tenir en bride. Ce n’est point agir en bête, mais selon le procédé de la foi, qui en nous rendant bête en apparence, nous instruit merveilleusement. Une simple paysanne instruite de cette sorte ferait honte aux plus grands docteurs. Laissez donc tout raisonnement sur les voies de Dieu et ne le conservez que pour les affaires. Fiez-vous à Dieu au-dessus de votre raison. Abandonnez-vous à Lui sans réserve. Jésus-Christ est un guide assuré : Il ne vous égarera pas quoique vous marchiez la nuit et sans flambeau, car Il est Lui-même votre voie, Il est votre lumière, lumière de vérité, qui éclaire tout homme venant au monde de l’intérieur et de la régénération. Il est la vie de celui qui veut bien mourir à son propre esprit et à son soi-même.

Car, mon cher frère, on raisonne sans s’en apercevoir : on est curieux de voir le chemin par lequel Dieu conduit et les routes par lesquelles on doit passer, sans croire que cela soit de la sorte. Vous allez bien : c’est assez pour vous d’en être certifié, marchez dans un abandon aveugle et un amour nu. Lorsqu’il vous vient des doutes, marchez toujours, vous fiant à Dieu au-dessus de tout et non à vos propres démarches. Ce procédé Lui plaît infiniment et gagne Son cœur, car c’est la plus forte preuve que vous puissiez Lui donner de votre amour que cette confiance aveugle. J’espère que Dieu vous assistera de plus en plus et vous rendra propre à tout. Faites le plus d’oraison que vous pourrez et, au milieu de vos occupations, un petit regard amoureux Lui dira tout sans rien dire. Il faut aller à Dieu bonnement, petitement, simplement. Dieu ne chicane point : le cœur qui L’aime est assuré d’être aimé de Lui. Il est simple avec les simples et un cœur enfantin est tout ce qu’Il veut.

La lettre qu’on avait jointe à la vôtre n’était point pour vous, elle avait été écrite à un autre. Bon courage ! il est quelquefois utile que nous soyons exercés, mais cette même main qui tue, vivifie.

Je dois néanmoins vous avertir d’une ruse de la nature, que l’âme de la meilleure volonté ne découvre presque jamais elle-même que bien tard : c’est qu’il y a certains endroits où elle se retranche et qu’elle cache à l’âme avec un extrême soin. Un homme droit et sincère ne s’en défie pas, parce qu’il dirait sans peine des défauts qui sont plus considérables, qui font même quelque honte à dire, parce qu’allant fort droit, il se surmonte en cela avec courage. Mais lorsqu’on touche certains défauts que la nature a dérobés à notre vue par le soin qu’elle a pris de se cacher, elle en a une peine lourde, un certain dépit secret qui lui donne du dégoût pour des avis qui ne cadrent pas à nos lumières, et elle se cache de plus en plus avec un extrême soin sans qu’il soit possible à l’âme de la découvrir. L’unique remède à cela est un simple acquiescement à ce qu’on nous dit et dont nous nous croyons très éloignés. Croire les autres au-dessus de ce que nous croyons voir et sentir en nous, cela s’appelle non seulement être dans la foi, mais agir en foi. Si le défaut qu’on nous dit n’est pas en nous, cet acquiescement ne coûte rien et rend petit et humble ; s’il est en nous, nous voyons la nature qui se cantonne pour se cacher. Alors nous exerçons une foi pure au-dessus de nos lumières et de nos sentiments, ce qui fait que Dieu nous éclaire de ce que nous ne voyions pas auparavant et que nous croyions ne pas avoir.

Je prie Dieu qu’Il vous donne l’intelligence et de ce que je vous dis, et aussi de la différence de la voie purement intellectuelle d’avec celle de l’amour fruitif2, comme parlent les mystiques, parce que la volonté s’écoule en Dieu par l’amour. Ceux qui ne marcheraient que par l’esprit, quoique purifié en apparence, ne peuvent arriver en Dieu que par le moyen de la volonté, ni mourir parfaitement à eux-mêmes que par elle. Il en faut toujours revenir là. Mais allez votre chemin, jusqu’à ce que Dieu vous éclaire Lui-même de ce que je vous dis. Ceux qui marchent comme dit le père3 que vous citez, que je n’ai point lu, mais qui est conforme à d’autres mystiques conduits par cette voie purement intellectuelle, ne sortent point de la sphère des puissances. Ils décrivent ce cercle avec grand fruit, mais ils n’arrivent pas au point central. Il ne faut pas confondre les voies, mais nous contentant de celle que Dieu nous donne, aller à Lui par le renoncement spirituel. Je Le prie qu’Il vous soit toutes choses. Je vous suis en Lui et pour Lui entièrement acquise.

- Dutoit, t. IV, Lettre 115, p. 393.

1Ps., 33, 9.

2Voir Ruysbroeck, Les Noces spirituelles, conclusion : « Or dans ce gouffre sans fond de la simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive […] » (traduction Bizet, Aubier, 1947, p. 365)

2 « Le père Jean Evangeliste. » (Dutoit). - Il s’agirait de Jean-Evangéliste de Bois-le-Duc (1588-1635), capucin : « La diffusion de ses œuvres est assez considérable au 17e et même au 18e siècle, y compris dans les milieux jansénistes et protestants » (Dict. de Spir., vol. 8., col. 830). Pour ce dionysien, influencé par les rhéno-flamands : « La fin unique et suprême de l’homme est la vision et la fruition, immédiate bien qu’obscure, de Dieu présent dans l’âme, dans son fond primitif. » (Id., col. 828).

Au baron de Metternich.

Mon cher frère, le très cher ** m’a envoyé une partie de votre lettre, où je vois plusieurs questions et difficultés, et une certaine confusion et mélange d’états.

1. Il faut faire une grande différence d’une âme perdue en Dieu, retournée dans sa fin après avoir été régénérée, ou plutôt en qui le vieil homme a été détruit pour être faite une nouvelle créature en Jésus-Christ, à une âme qui est encore en chemin d’y arriver.

La première n’est pas sujette, comme la dernière, aux suggestions de l’ennemi, et le démon craint beaucoup ces âmes-là pour bien des raisons. Quiconque n’est plus sous la tyrannie du vieil homme, n’est plus aussi sous celle du démon, duquel ils connaîssent bien les ruses : c’est ce qui fait que les démons les craignent, et la moindre tentation serait repoussée par Jésus-Christ même, comme Il le fit dans le désert où, voulant être tenté pour notre instruction, Il nous apprit en même temps la manière de terrasser notre adversaire. Il y a des âmes très consommées à qui Dieu fait porter des tentations pour en délivrer leurs frères, lorsqu’elles se livrent à Dieu pour le prochain après que Dieu leur a inspiré de le faire. Il n’est nullement question ici de cela. Ces âmes sont si rares et si précieuses aux yeux de Dieu que ce serait L’attaquer que de les attaquer, et le démon ne s’adresse point à elles. Il faut donc bien se donner de garde de faire de tous états le même.

2. Pour les âmes qui sont en voie et qui ne sont pas arrivées à leur fin, il faut qu’elles marchent dans l’abandon à Dieu sans vouloir qu’Il fasse à tout moment des miracles pour leur conduite, car le plus grand de tous les miracles serait cette certitude de faire toujours la volonté de Dieu dans les plus petites bagatelles, dans tous les événements singuliers de chaque jour. Cette conduite serait bien sujette à l’illusion. Qui dit abandon ne dit pas certitude. La volonté de Dieu est que je m’abandonne à Lui : Il m’y exhorte en cent endroits de l’Ecriture. Je m’abandonne dans mon intérieur, ne désirant autre chose sinon de Lui laisser faire dans mon intérieur tout ce qu’il Lui plaira et en la manière qu’il Lui plaira, lumière ou ténèbres, facilité ou impuissance, consolation ou douleur. L’abandon extérieur est de faire à chaque moment, dans un esprit reposé, tout ce qui se présente à faire à chaque moment, ne songeant qu’à remplir ce moment dans Sa volonté selon l’état où Il nous a appelés, sans nous amuser à anticiper l’avenir sur des choses qui n’arriveront peut-être jamais. Celui qui se contente de remplir son état dans le moment présent, sans s’occuper d’autre chose, est toujours tranquille : il fait la volonté de Dieu, remplissant l’état où Il l’a appelé à chaque instant, sans penser à autre chose : à chaque jour suffit son mal1.

3. C’est donc une très grande faute de s’occuper de l’avenir, au lieu de faire usage de ce moment présent, auquel consiste tout notre bien. Et quiconque sait se contenter du moment présent, vit très heureux : son âme est toujours reposée et est plus propre à discerner ce que Dieu veut d’elle. Cela lui donne une certaine légèreté et souplesse qui fait que Dieu la remue facilement, comme le moindre petit zéphir remue une feuille, car l’inspiration du Seigneur est d’une extrême délicatesse. Il faut être reposé pour la discerner : Dieu n’était, dit l’Ecriture sur la communication de Dieu à Elie, ni dans le tremblement de terre, ni dans le grand vent, ni dans le feu, mais dans un petit vent2 presque imperceptible. Vous ne sauriez donc vous tromper en faisant à chaque moment ce qui se présente à faire dans votre état et condition, et c’est l’ordre de Dieu sur vous.

4. Il s’agit à présent de changer d’état, et cela a besoin d’un conseil plus marqué, j’en conviens. Et je croyais vous avoir donné le conseil le plus juste, mais l’occupation de l’avenir a fait que vous ne l’avez pas remarqué. C’était premièrement que la solitude était contraire à votre tempérament et que vous souffririez encore plus de tentations [en] étant hors de vos emplois que dans vos emplois : c’est tout dire. Je vous avais mandé de plus que, si vous aviez assez de courage pour supporter l’épreuve du Seigneur, vous demeurassiez dans le célibat, sans songer à vous marier. Mais je vous avais prié en même temps de vous exposer devant Dieu dans un entier dégagement de toutes pensées, de toute inclination, de tous penchants, afin que Dieu pût vous incliner du côté qu’il Lui plairait. Il fallait pour cela ne songer qu’au moment présent. Au lieu de cela, vous vous êtes laissé gagner au raisonnement pour l’avenir, - vous vous êtes embarrassé l’esprit de ce qu’il faudrait faire, - que si vous restez dans les charges, il faut vous marier pour une infinité de raisons.

Si Dieu voulait un mariage de vous, étant abandonné à Lui et vous laissant au moment divin, ne voulant que Sa gloire, Il aurait préparé Lui-même les choses, vous laissant trouver, lorsque vous y penseriez le moins, une femme selon Son cœur. Si Dieu ne veut de vous qu’un nombre de domestiques [sic], il vous en fera trouver de convenables. Et quand même vous auriez quelque chose à souffrir, qu’importe ? L’abandon au moment présent règle toutes vos difficultés. Que si vous n’avez pas assez de courage pour porter l’état d’épreuve où Dieu vous tient, et que Dieu vous donne une femme, ce sera à cause de votre faiblesse. Il faut vous défier de vous-même, mais ne vous défiez jamais de Dieu.

5. Choisissez des deux partis, de celui où vous êtes ou de celui qu’on vous offre, celui où vous serez le moins embarrassé, où vous aurez plus de moyen de servir Dieu, et enfin où Il vous inclinera le plus. Dieu vous a mis où vous êtes sans l’avoir cherché, vous connaissez votre Maître et vous êtes connu de Lui. Il faut que la même Providence vous en tire, ou que vous soyez assuré d’avoir moins d’occupation auprès de ***. Laissez-vous donc conduire à Dieu, je vous en prie. Mais comment connaîtrez-vous ce que Dieu veut, si vous vous occupez de l’avenir, et entassez raisons sur raisons dans votre esprit, si vous vous laissez en proie aux réflexions ? Le parfait abandonné bannit tout cela, et ne songe qu’à faire à chaque moment ce qui lui est marqué par la Providence. Ce moment devient éternel, il met l’âme dans une certaine stabilité qu’on ne peut avoir sans cela, et dans un grand repos d’esprit.

6. Quand on dit qu’il n’y a aucune certitude en cette vie, on l’entend d’une certitude absolue de faire la volonté de Dieu. Mais moins je suis certaine en moi, plus je suis assurée, par la foi et par l’abandon, à Celui qui voyant le désir sincère que j’ai de faire Sa sainte volonté, me la fait faire infailliblement, quoique d’une manière cachée, car de vouloir qu’à tous les instants du jour pour chaque action indifférente vous ayez une certitude, cela est impossible. Allez bonnement, confidemment, et vous irez sûrement. Allez sans vous arrêter et vous amuser autour de vous. Allez par ce moment divin, qui vous fera faire incessamment la volonté de Dieu sans témoignage sensible que vous la faites. C’est un chemin sûr et raccourci, c’est le chemin de la paix. Allez toujours, jusqu’à ce que vous trouviez un chemin barré.

Je vous parle, mon cher frère, simplement, ne pouvant faire autrement. Je ne vous fais point d’excuse : cela est indigne de Dieu. Je puis vous assurer que vous ne m’incommoderez jamais. Laissez avec simplicité de cœur les livres dont vous citez les endroits, sans trop raisonner : Dieu vous en donnera l’intelligence. Croyez-moi en Lui pleine d’intérêt pour Sa gloire en vous, afin qu’Il achève Son œuvre. Amen, Jésus!

7. Je dois encore vous dire pour votre consolation que lorsqu’une âme est déterminée d’être à Dieu comme la vôtre, qu’elle a travaillé à renoncer à sa propre volonté et qu’elle est par ordre de Dieu dans un état, tout ce qu’elle fait à chaque moment dans cet ordre où Dieu l’a mise, je dis que cette âme fait alors infailliblement la volonté de Dieu, même dans les moindres choses de son état, quelques petites qu’elles paraissent. Car l’homme s’étant faussement persuadé que la volonté de Dieu doit être dans des choses extraordinaires, ou marquée volonté de Dieu par des signes singuliers [sic], la cherche toujours où elle n’est pas pour lui et ne la cherche pas dans les choses où elle est, qui sont celles qui sont naturellement dans son ordre, même les plus petites et naturelles dans l’état où Il nous a mis. Et faute de faire usage du moment divin, on passe toute sa vie à chercher la volonté de Dieu, lorsqu’on l’a par cet ordre divin aussi facilement que l’air qu’on respire.

8. Lorsque vous serez assuré de cela, du moins que vous le croirez sur l’assurance qu’on vous en donne, vous vous trouverez dans un pays nouveau et serez changé en un autre homme ; et au lieu de chercher loin de vous ce que vous avez tout proche, vous ferez usage de ce que vous avez. Il me semble, mon cher frère, que vous faites comme Agar3, qui cherchait de l’eau, étant proche de la fontaine, ce qu’elle n’aperçut que lorsque l’ange lui eut ouvert les yeux. Je souhaite être cet ange pour vous. Désaltérez-vous à cette fontaine du moment divin, et si vous êtes assez heureux pour passer en Dieu et vous y perdre dès cette vie, vous verrez que ce même moment, qui vous doit être à présent volonté de Dieu, vous sera Dieu.

9. Il serait aisé de vous faire voir comment les événements extraordinaires de la Providence viennent comme naturellement. Nous le voyons en Jésus-Christ, où, après cette solennelle ambassade de l’ange pour la réconciliation de l’homme avec Dieu par l’incarnation du Verbe, le reste arrive comme naturellement, quoique très surnaturellement et par un ordre tout divin. La Sainte Vierge ne choisit point l’étable par humilité pour mettre au monde ce Dieu-enfant, ni pour le faire naître en Bethléem, ce qui était ordonné de toute éternité, selon que l’Ecriture l’avait manifestement déclaré, comme il devait venir de David et naître dans sa ville : Bethleem, tu n’es pas la plus petite des villes de Juda, puisque de toi doit naître le Sauveur d’Israël4. Comment cela se fait-il? Dieu n’envoie point d’ange pour dire : « Allez en Bethléem : mon fils y doit naître », mais Il Se sert d’un ordre extérieur de l’empereur, par où il fallait que tous ceux de la maison et race de David allassent s’y faire inscrire. La pauvreté de Marie, jointe à la prodigieuse quantité de monde qui arrivait en Bethléem, obligea Marie et Joseph de se retirer dans une étable, n’ayant pas d’autre lieu et [Marie] étant pressée par le terme de mettre au monde ce Sauveur de tous les hommes.

10. Convainquez-vous donc une bonne fois que pour faire la volonté de Dieu, il ne faut point chercher les choses extraordinaires, mais suivre l’ordre immuable de Sa Providence. De croire qu’une personne éclairée de la lumière de Dieu le sera toujours pour vous conduire extraordinairement et pour démêler Sa volonté dans tous les événements, c’est ce qui ne se trouvera jamais dans une personne droite, qui ne veut pas donner sa propre pensée pour une révélation de Dieu. Car il y a des personnes qui, parce que Dieu leur a fait connaître la vérité de certaines choses, pensent qu’il faut qu’Il la leur fasse toujours connaître de même, et qui appréhendent qu’on les croie moins à s’ilsa ne se servent pas à tort et à travers de leurs pensées pour la signifier. Ceux qui demandent la volonté de Dieu veulent de même qu’on la leur dise toujours de cette sorte, mais ces personnes sont facilement trompées du diable. Nous voyons qu’Elisée dit à Giézi : Laissez venir cette Sulamite : Dieu m’a caché son affliction5. La Sainte Vierge cherche son cher fils partout6, Dieu lui ayant caché qu’il fût dans le Temple. Jésus-Christ laissant agir en Lui le mouvement naturel de la faim, cherche des figues et n’en trouve point7, et mille autres choses de cette nature. Contentons-nous du moment divin.

Enfin le plus sûr est de vous tenir en la présence de Dieu sans choix, penchant ni inclination. J’espère que Dieu inclinera la balance selon Sa sainte volonté. Je vous envoie une lettre d’un grand serviteur de Dieu8, qui est mort il y a plusieurs années : il était ami de monsieur de Bernières, et il a été mon directeur dans ma jeunesse.

[Cette lettre suivait immédiatement dans l’édition par Dutoit, v. nos explications qui suivent l’indication des sources.]

11. Une âme abandonnée est en la main de Dieu comme un enfant entre les mains de sa nourrice qui le tient par la lisière : elle le laisse jouer avec les autres enfants, aller et venir, le tenant toujours néanmoins d’une manière que souvent l’enfant n’aperçoit pas qu’on tienne sa lisière ; mais si cet enfant fait un faux pas, il s’aperçoit alors qu’il est soutenu par la main de sa nourrice, qui l’empêche de tomber. Il court dans un chemin uni; sa nourrice le suit et le tient, ce semble, très faiblement et comme par jeu ; mais s’il veut aller de côté ou d’autre et qu’il prenne un mauvais chemin, alors elle se sert avec force de la lisière pour le faire retourner d’un autre côté : c’est de cette manière que, comme dit l’Ecriture9, nos âmes sont en la main de Dieu. Dieu nous laisse faire toutes les fonctions naturelles de notre état lorsque nous sommes véritablement abandonnés à lui, et même Il prend plaisir à nous les voir faire, puisque c’est Lui qui nous a menés dans ce chemin, comme la nourrice y a conduit ou porté l’enfant. Ce chemin est l’état ou la condition où on nous a mis : Il nous laisse suivre la droite raison et faire de moment à autre ce qui doit remplir ce même état, cet emploi ou cette condition, selon l’ordre de Sa Providence, mais sitôt que nous nous égarons le moins du monde, Il nous donne un coup de houlette, comme il est dit du bon pasteur ; ou plutôt Il nous retire par la lisière et nous fait prendre un autre chemin. Il nous soutient lorsque nous bronchons. On ne s’aperçoit que dans les occasions importantes qu’Il nous tient et nous conduit : du reste il nous laisse agir, ce semble, tout naturellement, comme la nourrice laisse jouer l’enfant, le tenant toujours néanmoins ; mais remarquez qu’il ne s’aperçoit de son assistance que dans le besoin pressant.

12. Cet enfant est donc en ce chemin parce que sa nourrice l’y a mené, comme nous sommes dans un état que nous n’avons pas choisi par caprice, mais par l’ordre de Dieu. Nous sommes en Sa main autant que nous Lui sommes abandonnés. Il nous laisse agir, aller, venir, sans nous dire sans cesse : C’est Moi qui vous conduisb, sans même que nous fassions réflexion à cette conduite et sans que nous nous disions sans cesse : Est-ce Dieu qui me conduit ? Il Lui est plus glorieux de s’en fier à Lui sans toutes ces attentions. Le petit enfant ne regarde pas sans cesse si sa nourrice le tient : il s’en fie à elle et la trouve au besoin, comme l’Ecriture nous assure que les yeux et le cœur de Dieu sont appliqués sur l’âme simple et qui se fie à lui10. L’enfant marche confidemment, parce qu’il marche simplement, sans attention et sans retour ; la nourrice semble l’oublier et s’appliquer à d’autres fonctions, mais elle ne fut jamais plus attentive qu’alors. Dieu semble quelquefois nous oublier, et c’est alors qu’Il nous conduit par tout le soin de Sa Providence.

13. C’est pour cela qu’il est si avantageux de s’en fier à Lui et de nous oublier nous-mêmes : plus nous nous oublions, plus même nous espérons contre l’espérance, plus nous nous confions sans sujet sensible de nous confier; plus sommes-nous en assurance, comme la nourrice prend d’autant plus de soin de l’enfant qu’il est moins en état de se soigner soi-même, et qu’il est plus abandonné entre ses mains. Lorsque l’enfant est mené par sa nourrice, il ne retourne pas incessamment la tête pour voir si elle le conduit, il ne s’en informe pas, mais se laisse à son soin, sans souci de soi, et dans un entier oubli de ce qui le conservec. Lorsque l’enfant, devenant plus grand, sort de cette première simplicité, et qu’il ne veut pas que sa nourrice le tienne par la lisière11, qu’il crie et se dépite, et qu’il veut marcher seul, la nourrice le laisse faire pour le corriger ; et alors il tombe et se blesse. Lorsque nous voulons nous servir de notre raisonnement, nous sortons de la simple et petite enfance et de l’abandon entre les mains de Dieu, et c’est alors que nous faisons de faux pas, que nous tombons même. Et nos chutes nous sont utiles pour nous faire retourner dans la voie de l’abandon, dans la défiance de nous-mêmes, rentrer dans la simplicité enfantine, nous fier à Dieu au-dessus de toutes nos vues, pensées et raisonnements.

14. Dieu nous laisse faire de fausses démarches, parce que nous nous sommes retirés de l’abandon, que nous avons voulu trop d’assurance, que nous nous sommes livrés trop à notre raisonnement. Ce raisonnement rend la conscience perplexe et timide12, comme nous voyons cet enfant, qui s’est retiré de la main de sa nourrice, aller d’un pas chancelant et timide, tomber ensuite, au lieu que lorsqu’il était mené par la lisière et qu’il se laissait entre les mains de sa nourrice, il courait de toutes ses petites forces, badinait et jouait dans sa simplicité. Il faut aller à Dieu avec un cœur étendu, plein de confiance : la simplicité et l’abandon dilatent le cœur. David disait : Lorsque Vous aurez étendu mon cœur, je courrai dans les voies de Vos préceptes13.

15. La crainte, l’hésitation, le doute, resserrent d’autant plus le cœur que la simplicité le dilate, parce que Dieu est simple avec le simple. Celui-là est simple qui se confie absolument à Dieu, et qui ne s’imagine pas même que sa confiance puisse être d’issue : c’est celui-là qui plaît à Dieu, au lieu que la défiance lui déplaît beaucoup. C’est avoir de la défiance que de s’inquiéter pour soi-même. C’est traiter Dieu plus mal qu’on ne ferait [d’]un très honnête homme, car lorsqu’on le croit tel et habile, nous lui remettons nos affaires entre les mains et nous vivons en assurance, persuadés qu’elles ne peuvent mal aller puisqu’il en prend soin. Cette confiance l’oblige à redoubler ses soins, au lieu qu’une défiance marquée par un trop grand soin de voir comme il conduit notre affaire, lui déplairait beaucoup et la lui ferait négliger.

16. Ayons des sentiments du Seigneur dignes de Sa bonté14, ne nous défions jamais de Lui : Il ne nous trompera pas. Rien ne m’afflige plus que la défiance. N’est-ce pas se défier que de vouloir des certitudes ? C’est pourquoi Jésus-Christ aimait les enfants et nous assurait que le royaume des cieux était pour ceux qui leur ressemblait15. Il n’y a rien de plus abandonné qu’un enfant : il se laisse nourrir, conduire et gouverner, n’ayant non plus de soin ni de souci de soi-même que s’il n’était pas au monde. Ô si nous étions de cette sorte, que nous serions chers à Dieu ! Je vous souhaite tout à Lui sans réserve. À Dieu.

Lettre d’un grand serviteur de Dieu, dont il a été fait mention dans la précédente, sur la même matière, et de l’état où l’on trouve que Dieu est toutes choses en toutd.

Notre Seigneur m’a donné une si forte pensée de vous écrire […]

- Dutoit, t. IV, Lettre 121, p. 409-428, et lettre suivante, p. 428-462, « d’un grand serviteur de Dieu, dont il a été fait mention dans la précédente…». On a rétabli cette lettre suivante, jointe par Madame Guyon à son envoi à Metternich, dans la correspondance passive reçue de Bertot, v. plus haut. Elle va de « 1. Notre Seigneur… » à « 20. …comprendre ». Sa suite, éditée dans Le Directeur Mystique, III, Lettre 67, sigle §§§, à partir du § 22 [sic : il manque le § 21 !] « Il me vient en pensée… ». Reproduite également plus haut en correspondance passive, elle ne faisait pas partie de l’envoi au baron de Metternich. Exceptionnellement nous conservons ici, dans cette première lettre très longue, la numérotation des paragraphes typique des éditions Poiret-Dutoit.

acroient moins à [421] s’ils D nous corrigeons ce qui semble être un oubli en supprimant le à

bItaliques de Dutoit.

c« peut-être concerne » Poiret.

dAjout en italiques avec l’annotation suivante : « C’était un Saint Gentil-homme nommé Monsieur Bertot, dont on a plusieurs autres Lettres qui n’ont pas encore été rendues publiques. » D

1Matthieu, 6, 34.

2III Rois, 19, 11-12.

3Genèse, 21, 19.

4Michée, 5, 2.

5IV Rois, 4, 27.

6Luc, 2, 44.

7Matthieu, 21, 18-19.

8« M. Bertot » D.

9Ps., 30, 16.

10Ps., 32, 18.

11Bande d’étoffe attachée au vêtement d’un enfant, v. glossaire.

12peureuse. V. glossaire.

13Ps., 118, 32.

14Sagesse, 1, 1.

15Marc, 10, 14.

Au baron de Metternich.

Qui ambulat simpliciter, ambulat confidenter1. Je vous assure, mon cher frère, que votre lettre m’a un peu surprise, ne comprenant pas qu’un homme qui est à Dieu depuis si longtemps, s’arrête à tant de minuties, et veuille avoir des certitudes sur les plus petites bagatelles et sur les choses les plus ordinaires et les plus naturelles. Il faut avoir une intention droite de ne vouloir que Dieu et n’agir que pour Lui, sans qu’il soit nécessaire d’avoir cette application actuelle et continuelle pour les petites choses de la vie. Vous agissez avec Dieu comme on fait avec les hommes de chicane, qui vous font un procès sur la moindre syllabe qui n’est pas bien expliquée. Dieu ne voit-Il pas le fond du cœur, et où tendent tous nos désirs ? Dieu veut vous tirer de vous-même, et vous vous y appliquez sans fin! Comment peut-on marcher par la foi nue, et vouloir avoir continuellement un flambeau qui nous éclaire ? La foi nue et la certitude sont deux choses plus opposées que le ciel n’est à la terre. Marchez donc continuellement, sans vous tant regarder vous-même. Il faut commencer par remplir les devoirs de votre état, et pour toutes les autres actions qui sont indifférentes, il faut agir bonnement et simplement, aller toujours son chemin, jusqu’à ce que vous rencontriez le chemin bouché : alors vous suivrez le sentier que vous trouvez, de quelque côté qu’il vous mène.

Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant]a vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire.

Votre première question est plus curieuse qu’utile. On pourrait donner trois lignes pour connaître si une âme est perdue en Dieu : une entière désappropriation, une impuissance de vouloir, un amour pur sans intérêt. J’ai tant écrit de cela qu’il n’est pas nécessaire d’en dire davantage.

Pour votre seconde difficulté, quand il s’agit ou de changement d’état ou de quelque chose de conséquence, il faut consulter Dieu et vos amis que vous croyez les plus éclairés. Quand plusieurs choses se présentent à faire, il faut faire bonnement celles que vous croyez les plus pressées. Mais de croire avoir [là-dessus]a une certitude entière de la volonté de Dieu, c’est ce que vous n’aurez jamais : cela est trop contraire à l’abandon et à la simplicité. Tout le dessein de Dieu est de tirer les âmes d’elles-mêmes et de leur propre raison ; et vous vous y enfoncez toujours plus par vos raisonnements, qu’il faut laisser tomber absolument, sans quoi on demeure toujours indéterminé, plein de soi-même, rempli de tours et de retours, flottant et incertain, au lieu que, par l’abandon et la simplicité, on marche avec une aisance tout entière. Toute connaissance de la volonté de Dieu est faible quand nous voulons l’avoir par nous-mêmes. Mais l’abandon entre les mains de Dieu avec une grande simplicité est ce qu’il y a de plus assuré en cette vie, parce que nous ne nous appuyons ni sur aucune vue, ni sur aucune connaissance, ni sur aucune certitude, mais sur Dieu même, que nous voulons aimer de tout notre cœur et auquel nous nous abandonnons sans réserve. Dieu prend soin invariablement de l’âme qui se confie entièrement à Lui. Mais il faut une fois être persuadé que Sa conduite sur nous est infiniment différente de toutes nos vues. Il le dit Lui-même : Vos voies ne sont pas Mes voies, et autant que le ciel est éloigné de la terre, autant Mes vues et Mes pensées sont différentes des vôtres2. Ne croyez pas que j’entreprenne de répondre à tous vos raisonnements : cela ne servirait qu’à les entretenir, et je voudrais de tout mon cœur les faire tomber.

Pour la troisième difficulté : la règle de ne se point occuper de l’avenir est toujours certaine car, quand il arriverait quelque accident, soit par la guerre ou autrement, sans m’en occuper je prends mon parti dans le moment qu’il faut se déterminer, et j’agis simplement. Par exemple, il est permis, et même conseillé, aux disciples dans la persécution de fuir d’un lieu à un autre3. Cependant dans le moment présent de la persécution, il y en a eu une infinité qui sont restés dans le lieu où ils étaient exposés à toute la tyrannie des hommes, il y en a eu qui se sont présentés eux-mêmes lorsqu’on ne les cherchait pas. D’où vient cette différence ? C’est que les uns et les autres ont suivi dans le moment actuel ce que Dieu leur mettait au cœur. Les uns s’en allaient, craignant leur faiblesse, et faisaient souvent en cela un acte de grande humilité. D’autres au contraire, par un vif sentiment d’amour de Dieu et un goût extraordinaire que Dieu leur donnait pour la souffrance, se livraient avec joie. Les uns et les autres faisaient la volonté de Dieu, et Dieu le faisait assez connaître dans la force extraordinaire qu’Il leur donnait, aux uns pour supporter une privation générale des choses les plus nécessaires à la vie, aux autres, mourant avec un courage qui ne pouvait venir que de Dieu. Nous ne trouverons jamais notre force en nous occupant des événements à venir et de nous-mêmes, mais en nous résignant totalement entre les mains de Dieu pour fuir ou rester. Et je dois vous avertir que, quand on prévient le moment actuel, qui est celui où Dieu détermine, on passerait des années à penser, et à prier même, sans se trouver déterminé pour rien. Quand je parle du moment actuel, je veux dire le temps où l’on est obligé de se déterminer. J’éprouve même que, quand on me demande des avis anticipés sur les choses extérieures, ou qui ne regardent pas l’état présent de l’âme, Dieu ne me donne rien pour répondre.

Pour la quatrième difficulté : les inspirations de Dieu sont très délicates, mais quand il y a une nécessité absolue de se déterminer dans l’instant pour les choses de conséquence, Dieu incline le cœur ou Il y excite un petit trouble secret, qui est une marque que Dieu ne veut pas ce que nous allons faire. Mais qui voudrait étendre cela sur les minuties, tomberait insensiblement dans un fanatisme. D’ailleurs, quand on parle de la délicatesse des inspirations, c’est plus pour les choses intérieures que pour ce qui regarde les actions journalières d’une personne qui se conduit par la droite raison et par la crainte du Seigneur.

Pour votre septième question : l’auteur de la lettre que vous avez vue, écrivait à des femmes mariées qui, pour suivre le goût de leur dévotion, passaient une grande partie de leur temps à l’église ou dans des œuvres de piété, ne mesurant la valeur des choses que selon leurs idées, et par là négligeaient souvent leurs familles, dont il arrivait des inconvénients fâcheux. L’ordre de Dieu sur ces personnes était de satisfaire au devoir de leur état par obéissance à leurs maris et par l’éducation de leurs enfants, etc.. J’ai tant écris là-dessus qu’il y a assez de quoi vous en éclaircir. Mais je m’aperçois qu’il y a beaucoup de curiosité dans vos demandes, quoiqu’il soit absolument nécessaire de mourir à toutes les curiosités de l’esprit pour parvenir à cette pauvreté spirituelle dont Jésus-Christ fait la première et la principale des béatitudes. Je vous assure que si vous ne mourez à tout cela, vous resterez toujours entortillé en vous-même.

Pour votre huitième difficulté, ce que j’entends par « vivre sans réflexion », c’est sans retour sur nous-mêmes, ce qui n’empêche pas d’adorer et de bénir Dieu selon l’état de l’âme. Les uns le font d’une manière marquée et distincte, parce qu’ils sont encore en état d’agir de cette manière-là, les autres le font par un acte direct, simple et non réfléchi, qui comprend éminemment la première manière ; d’autres le font encore d’une manière plus épurée. En tant que l’âme est le principe de son opération, elle connaît ses actes propres. Mais en tant que Dieu en est le principe, Il dérobe tout à sa vue : cet état est bien plus parfait, et n’est point celui d’une machine, en étant infiniment éloigné, et même au-dessus de l’homme.

Il y a deux manières de présence de Dieu, sans y comprendre la virtuelle dont vous parlez : une que nous faisons nous-mêmes et que vous nommez fort bien actuelle, qui est une attention respectueuse à Dieu ; il n’est pas possible d’avoir celle-là sans s’en apercevoir. Il y en a une autre que Dieu imprime Lui-même dans l’intime de l’âme ou dans le fond de la volonté. Comme c’est Dieu qui en est l’auteur, il ne dépend pas de nous de l’apercevoir ou de ne l’apercevoir pas. Quelquefois elle se fait goûter d’une manière qui est aperçue, d’autres fois plus simple, d’autres fois sèche, mais toujours paisible, d’autres fois d’une manière si pure et si intime que l’âme n’en découvre rien, parce qu’elle n’y réfléchit pas même. Et je doute que la réflexion puisse y atteindre, parce qu’elle est dans le plus pur et le plus intime de l’âme. Si on voulait y faire attention, on pourrait le connaître par l’égale tranquillité de l’âme, qui dans la sécheresse est plutôt un non-trouble qu’une paix goûtée et aperçue, et ce peut bien être de cette sorte de présence dont Jésus-Christ parlait à Nicodème lorsqu’Il disait : L’esprit souffle où il veut. Et vous ne savez d’où il vient ni où il va4. Ce qui est soutenu par ce passage de saint Bernard dans son Explication des Cantiques5, où il dit, parlant de l’opération du Verbe d’une manière aperçue : « Je ne sais, ô divin Verbe, par où vous entrez dans mon âme, car je vous trouve intimement présent. Je ne sais aussi par où vous en sortez et vous retirez, car tous mes efforts ne pourraient pas me donner ce que j’éprouve dans cette admirable visite. » C’est donc cette présence-là qui ne dépend point de nous, et qui est très réelle, et qui devient à la suite invariable, quoique non toujours aperçue. Elle l’est [pourtant] souventes fois, mais c’est lorsque ce qui est dans le centre ou intime de l’âme se répand par la volonté de Dieu jusque sur les puissances, ce qui est dans le centre étant trop pur pour tomber sous notre discernement.

Vous me demandez la différence qu’il y a des puissances au centre, quoique ce ne soit qu’une seule et même âme. Les puissances ont leur opération différente, et il n’y a personne qui ignore qu’autre est l’acte de l’entendement, et [autre] celui de la volonté. Or comme la volonté est la souveraine des autres et qu’elle a tout pouvoir sur elles, à force de les rassembler et de les recueillir en elle par un certain goût plus fort ou plus simple, que Dieu verse dans la volonté, elle les attire de telle sorte, qu’elle semble les perdre en elle : alors la réunion de ces puissances attire une autre union, qui est celle de Dieu, qui S’unit à l’âme par le moyen de la volonté, et c’est alors que l’amour sacré fait ce passage admirable de notre âme en Dieu. Il n’est plus alors de distinction de puissances pour les fonctions intérieures, (car je ne parle pas de fonctions extérieures,) c’est alors que l’âme est faite un même esprit avec Dieu6.

Notez bien que cela ne se fait point par la voie de l’esprit ni de l’entendement, mais par la volonté, qui est, comme je dis, transformée en charité. Alors l’opération de l’âme est comme mystiquement anéantie pour donner lieu à l’opération de Dieu. Or comme Dieu est un être très simple, tout ce qu’Il fait et opère immédiatement est si pur, si simple, si net, que non seulement nos sens grossiers n’en discernent rien, mais même les puissances, Dieu leur cachant ce qu’Il opère afin qu’elles ne s’en mêlent pas. Tout ce qui se passe dans les puissances se passe dans la capacité propre de l’âme. Mais ce que Dieu fait de la sorte est hors de la capacité de l’âme, étant plus grand qu’elle. C’est pourquoi Dieu la perd en Lui afin d’opérer selon ce qu’Il est, c’est-à-dire simplicité et nudité. Vous voyez que cela est fort différent de l’idée que vous vous êtes faite. L’homme ne parviendra jamais à cela qu’en se laissant détruire à Dieu, en quittant ses propres raisonnements et sa manière de concevoir les choses. Il faut perdre notre première forme pour en reprendre une autre, ce que saint Paul appelle quitter le vieil homme7.

En voilà plus que vous n’en aviez besoin présentement, et si vous voulez bien faire usage de ce que l’on vous a mandé jusqu’ici, vous verrez que vous avez de la besogne taillée pour longtemps. Je vous prie de vous abstenir autant que vous pourrez de tout raisonnement et de toute curiosité, ce qui vous nuirait infiniment et vous empêcherait d’arriver où Dieu vous veut. Pour les besoins actuels, je vous y répondrai toujours avec joie, mais pour la curiosité et le raisonnement, je ne le ferai pas, car cela vous nuirait.

- Dutoit, t. IV, Lettre 123, p. 463.

aCrochets de Dutoit qui s’avèrent en fait peu utiles, comme ceux qui suivent.

1« Prov., 10, 9. Qui marche en simplicité marche en assurance. » D.

2Isaïe, 55, 8-9.

3Matthieu, 10, 23.

4Jean, 3, 8.

5« Par où est-il donc survenu ? Par où est-il donc survenu ? Faut-il croire qu’il n’est pas entré du tout et qu’il ne vient pas du dehors ? Il n’est pas, en effet, du nombre des choses extérieures. Mais d’autre part il ne saurait venir du dedans de moi, puisqu’il est bon… » p. 766 de la trad. moderne d’A. Béguin, Saint Bernard, Œuvres mystiques, Seuil, 1953.

6Jean, 17, 22-23 & I Cor., 6, 17.

7Ephésiens, 4, 22.

Au baron de Metternich.

Pour ce qui regarde la sortie de soi, on n’y parvient que par le continuel renoncement à soi-même. À force de se renoncer, on vient au point de se quitter insensiblement soi-même. Tauler demandant au mendiant où il avait trouvé Dieu, il lui dit que c’était où il s’était quitté soi-même1. Le fidèle renoncement vous en apprendra plus là-dessus que je ne puis vous en dire.

Pour ce qui est de ce que vous me dites de cette occupation de cœur de la présence de Dieu, vous n’avez pas encore bien compris que plus cette présence et occupation se concentre, plus elle devient imperceptible. Tant que Dieu nous la fait goûter, il faut conserver ce baume, comme vous faites fort bien. Vous voyez bien que Dieu ne Se retire pas pour les occupations extérieures, puisque vous Le retrouvez toujours au même endroit. Tout ce qui est d’ordre de Dieu pour les occupations extérieures, quoiqu’elles semblent distraire nos sens, ne fait rien du tout au fond. Conservez cette occupation perceptible tant que Dieu vous la laissera. C’est une remarque que vous en avez besoin, Dieu vous exerçant d’une autre sorte (que par vous en priver)a, mais il faut la conserver sans attache, en sorte que, quand il plaira à Dieu de vous en dépouiller, vous en soyez content. Dieu nous fait goûter l’amour, mais ce n’est pas pour ce goût que nous l’aimons. La perception du cœur est une assurance qui nous est nécessaire tant que Dieu nous la laisse pour affermir notre amour et notre foi. Quand Il l’ôte, c’est pour exercer cet amour d’une manière plus pure. C’est alors qu’Il ferme le rideau et qu’Il est pour nous un Dieu caché : Il paraît dormir2, comme dans la barque de saint Pierre, mais il n’y a rien à craindre pour nous. Ses apôtres craignirent, et voulurent Le réveiller : Il les reprend de leur peu de foi. J’espère beaucoup de votre âme, si vous êtes fidèle à vous laisser à Dieu en la manière qu’Il le voudra.

La vie de Grégoire Lopez est admirable3, mais celui qui l’a faite rapporte comme un état distinct et aperçu ce qui, selon les apparences, n’était que l’état d’un homme réuni dans le centre ; et c’était cet état de réunion qui faisait cette parfaite égalité et cet état de consistance où il a paru être, ce qui ne peut être autrement. Il y a même un endroit dans la fin de sa vie, que le père Losa n’a point compris du tout, où il dit5 que Dieu l’a réduit à manger l’herbe comme les bêtes. Il vous sera aisé d’avoir l’intelligence de cet endroit quand vous le lirez. Ce qui fait voir que, quoiqu’il fût affermi dans son don et dans une parfaite égalité, il n’avait pas cependant une perpétuelle jouissance, du moins en manière aperçue. Nous ne pouvons guère discerner de ce qui est de ces grands saints lorsque d’autres écrivent leur vie : il faudrait qu’ils l’écrivissent eux-mêmes.

- Dutoit, t. IV, Lettre 123, p. 475-478.

aProbablement un éclaircissement apporté par Dutoit. Par est à prendre au sens de pour.

1 « Colloque du Théologien Jean Tauler avec un pauvre mendiant » (v. la traduction à partir de Surius par Noël, Œuvres complètes, VII, 346 ss, Paris, 1912).

2Matthieu, 8, 24-25.

3V. Œuvres diverses de monsieur Arnauld d’Andilly, Paris, chez Pierre le Petit, 1675. Le tome I contient (p. 153-301) : « La Vie du Bienheureux Grégoire Lopez … écrite par François Losa curé de l’Église Cathédrale de la ville de Mexico dans la nouvelle Espagne ». Sur G. Lopez (1542-1596), Losa rapporte : « …nulles choses créées n’étaient capable de le divertir ni de le ralentir dans ce continuel acte d’amour de Dieu et du prochain qui lui était devenu comme naturel et que tant s’en faut qu’il reculât dans cette union que Dieu lui communiquait, il y avançait toujours, référant à Dieu par cet acte d’un pur amour toutes les grâces que Sa Majesté lui faisait sans s’en rien appliquer, et [il me dit] que cette union était la source et l’origine de tout ce qu’il savait, qu’ainsi c’était Dieu qui lui avait servi Lui-même de maître et non pas les livres, quoique ce lui fût une grande satisfaction de lire ce que Taulere et Rusbroch ont écrit des choses purement intérieures qu’il plaît à Dieu de communiquer. Il me dit aussi […] quelle était cette union par l’exemple de celle qui se rencontre entre la lumière et l’air […] deux choses distinctes tellement unies que Dieu seul est capable de les distinguer. » p. 258.

5« chapitre 25 vers la fin » D.

Au baron de Metternich.

Je vous ai déjà écrit, mon très cher frère, sur le mariage. Je n’aurais guère de choses plus particulières à vous mander sinon, sur la description que vous me faites de la personne, de prendre trois ou quatre mois pour prier Dieu de vous faire connaître Sa volonté. Prenez garde que la chair et le sang ne s’en mêlent point. Si Dieu, pendant ce temps-là, vous donne une pente douce et tranquille du cœur pour exécuter ce mariage, faites-le. Mais qu’il n’y entre aucune considération humaine telle qu’elle puisse être, ni des autres, ni de vous-même. Quand vous aurez pratiqué ceci durant le temps que je vous marque, mandez-moi en simplicité de cœur vos dispositions. Et je vous manderai ma pensée, si je suis encore en vie. Je pensais mourir depuis peu d’un catarrhe qui m’est tombé sur la poitrine.

Je souhaite de vous voir tout à Dieu en la manière qu’Il veut. Souvenez-vous seulement d’un passage de l’Ecriture, qui ne semble pas avoir du rapport à votre affaire, et à qui j’en trouve cependant : Les Juifs demandèrent un roi, et Samuel fut fort touché de cela. Dieu le consola en lui disant : ce n’est pas toi qu’ils ont rejeté, mais c’est Moi. Afin que Je ne règne point sur Israël. Cependant contente ce peuple1. Dieu eut la bonté Lui-même de leur choisir un roi et il ne parut point qu’Il fût fâché contre eux pour cela. Au contraire, Il leur donna après celui-là l’homme selon son cœur, qui était David. Ainsi, mon cher frère, observez ce que je vous dis là. Et si Dieu me laisse encore en vie, je prendrai la petite fiole de Samuel pour la verser sur vos têtes. Vous m’êtes infiniment cher en Jésus-Christ.

Vous avez sans doute appris la perte que nous venons de faire par la mort de N.2 Mais il est présentement dans le sein de Dieu. Il est plus que jamais avec nous si nous savions le trouver dans notre centre commun. Pour moi, je le trouve plus que jamais présent à mon cœur. Je ne puis croire que je l’ai perdu. Je lui parle, et je le prie de prier le divin petit Maître d’avancer Son règne. Unissez-vous à lui : il connaît vos infirmités, et vous procurera de grands secours. C’était un martyr du pur amour, caché au monde par ce qu’il admirait le plus en lui, caché aux âmes pieuses mêmes par ce qu’elles condamnaient en lui comme une faiblesse, mais qui était un effet de la plus pure abnégation.

- Dutoit, t. IV, Lettre 129, p. 510.

1I Rois, 8, 7.

2Fénelon.

Au baron de Metternich.

Mon cher frère. Je me sers de la main du pauvre N., qui m’est venu rendre une visite, parce qu’outre mes maux ordinaires, j’ai encore la fièvre. C’est un ami sûr et fidèle. Je vous dirai, pour ce qui regarde vos peines et vos tentations, qu’il y a bien des choses qui paraissent volontaires, et qui ne sont néanmoins ni volontaires ni libres. Dieu livre souvent l’extérieur au démon pour purifier l’âme. De peur que saint Paul ne s’élevât pour ses grandes révélations, Dieu lui donna un ange de Satan.

Les uns aperçoivent le démon, et cela leur est un grand appui, quoiqu’ils souffrent beaucoup. En d’autres, cela paraît comme tout naturel. Quand Dieu livra Job au démon, Il ne le lui fit point apercevoir1. Mais une troupe de Chaldéens et d’autres voleurs lui enlevèrent ses bestiaux : cela parut une chose toute naturelle. Un grand vent, comme une espèce d’ouragan, ébranle et abat sa maison, ses enfants sont écrasés dessous : on n’y voit point la main du démon. Il est ensuite frappé d’une plaie depuis la tête jusqu’aux pieds : il ne regarde pas cela comme un ouvrage du démon, mais comme une épreuve de Dieu. Dieu a pourtant voulu que nous sussions que le démon avait fait toutes ces choses, quoiqu’il n’en soit point parlé dans tous les discours de Job. Afin de nous faire comprendre qu’Il livrait souvent le dehors au démon, mais qu’Il lui défendait de toucher à notre âme. Qu’est-ce que de ne pas toucher à l’âme de celui qui est éprouvé ? C’est de ne pas détourner sa volonté de Dieu. Vous savez que saint Paul dit: qu’il livrait à Satan le Corinthien pour sauver son âme.

Votre disposition intérieure serait toute propre à rassurer ceux qui cherchent de l’assurance. Mais nous n’en voulons point d’autre que d’être la victime de la justice de Dieu en cette vie, et même en l’autre si telle était Sa volonté. La justice de Dieu est toujours aimable, toujours adorable. Et c’est elle qui s’exerce sur ceux qui veulent être véritablement à Dieu. La plénitude de l’ire de Dieu est pour les réprouvés, et Sa justice pour les enfants du Seigneur.

Dieu m’a fait la miséricorde de me trouver quelquefois à point nommé pour assister de pauvres âmes prêtes à se désespérer, ce qui arrive souvent lorsqu’on ne trouve pas des personnes qui entendent les voies secrètes de Dieu. Cela cause une aliénation dans leurs esprits, disant qu’ils aiment mieux mourir que d’offenser Dieu, et ils ne voient pas que le plus grand des péchés est de se défaire soi-même. Ceux qui sont le plus à plaindre sont ceux dont l’œil intérieur est tellement obscurci par le défaut de foi, d’abandon et d’instruction, qu’ils ne comprennent [pas ?] et ne voient point de ressource que dans le désespoir ; mais lorsqu’ils trouvent des personnes qui les portent à s’abandonner à la justice de Dieu, à espérer contre l’espérance même, ils entrent dans une véritable paix et leur intérieur change en un moment. Ils comprennent alors que c’est eux-mêmes qu’ils regrettent, que c’était leur amour propre et l’amour de leur propre excellence qui les jetaient dans ce désespoir, car pour Dieu, Il ne perd rien de Ses droits, Il est toujours le même, infiniment grand et heureux. Il est juste qu’Il soit toujours Dieu et que nous autres petits vers de terre, nous nous traînions le mieux que nous pouvons dans notre boue sans cesser de L’adorer et de L’aimer. Si Dieu avait permis que votre intérieur se fût obscurci avec les peines extérieures que vous avez, vous seriez bien plus à plaindre. Ce qui ne manquerait pas d’arriver si vous cessiez de vous abandonner à Lui et si vous preniez quelque moyen de vous dérober à Sa justice, ce qui, comme j’espère, ne sera pas. Car mon cœur, qui vous porte sans cesse dans le sien, serait obligé de secouer une charge si pesante.

- Dutoit, t. IV, Lettre 148, p. 570.

1Job, 1, 6-12.

2I Cor., 5, 5.

Du baron de Metternich. 19 août 1716.

Pour ma sainte mère. À Vienne le 19e août 1716.

Ma très chère mère, j’ai à répondre à trois de vos très chères lettres. Je commencerai par la dernière, qui est du 29e du mois passé, et parle du chevalier Jacques Forbes. Elle me fut rendue le 15e et comme la poste partait le même jour, il n’était pas possible de faire ce que vous nous demandez, à mon frère et moi. J’ai une grande joie, ma très chère mère, que vous ne doutez pas de nos bonnes volontés pour vous rendre, et aux enfants du petit Maître, tous les services dont nous sommes capables. C’est une bonne providence que j’aie été encore ici, autrement nous aurions perdu plus de temps. Mon frère a d’abord parlé aux deux secrétaires d’ambassade de Sa M[ajesté] britannique, qui sont ici. Ils lui ont promis tous deux, non seulement d’adresser les lettres que mon frère a écrites au ministre, le baron de Berensdorff, le comte de Bothmar, et Mylord Stanhope, et de les accompagner de leurs relations favorables, mais aussi de recommander la même affaire aux deux secrétaires d’Etat, MM. Thorensend et Stanjan. Car le Roi est à présent en Allemagne à Hanovre : nous y avons envoyé les lettres tout droit, et espérons d’en voir l’effet d’autant plus tôt. Comme mon frère a ci-devant rendu des services considérables à Sa Majesté comme Electeur, et que l’on croit peut-être qu’il lui en pourrait encore rendre, nous espérons que les ministres auront quelques égards pour l’intercession de mon frère. Et je prie Dieu de lui donner du poids pour l’amour de vous et de son bon enfant. Mon frère a dû assurer que monsieur Forbes ne se laisserait jamais plus séduire aux rébellions et sans doute que c’est là la première condition que la grâce du roi suppose1. J’envoie copie de tout à M. Pel[erin]2 sous l’adresse que vous m’avez donnée.

Pour ce qui est de mon intérieur, je vous ai des obligations infinies, ma très chère mère, de toute la charité, indulgence et patience que vous avez pour le plus misérable et plus corrompu de tous vos enfants. Tout ce que vous me dites m’est comme un baume, me pénètre, m’encourage et m’affermit dans le repos que Dieu m’accorde dans le fond par Sa grande miséricorde. Il est vrai que Dieu me fait des grâces infinies. Là, nonobstant toutes mes ordures, Il ne m’ôte pas Sa paix ni Son oraison. [f°.1 v°] Mon âme fond de douleur, mais sans inquiétude, et je me trouve comme dans un air serein. Quand je réfléchis sur moi ou que je fixe mes pensées avec application sur quelque chose de particulier, c’est comme si une nuée se mettait devant mes yeux. Sitôt que je m’en aperçois, je laisse tout tomber, et le cœur se dilate en Son Être immense qui fait son repos et sa satisfaction, et alors c’est comme si mon cœur était diaphane et qu’une sérénité indistincte le pénétrât de tout côté sans obstacle.

Peut-être que je ne vous écris que des faussetés, mais assurément je ne voudrais le faire pour tout le monde : je ne sais pas me dépeindre autrement, et cependant je ne le sais concilier avec le bourbier où Dieu me laisse toujours par Son juste jugement pour mes péchés. Il faut bien que l’homme extérieur est une bête entièrement distincte de l’homme intérieur, comme Pordage3 le décrit si bien, et que celui-ci est plongé dans le premier comme dans un cachot plein d’ordures. Que si cela peut servir dans la main du petit Maître pour ma destruction, ô que je suis heureux ! Car c’est tout mon souhait d’être anéanti, afin qu’il ne reste que Dieu seul en moi, qu’Il Se satisfasse selon toute l’étendue de Ses desseins et qu’Il ne Se laisse pas arrêter par ma crainte et pusillanimité naturelles. Mon cœur ne quitte jamais, par Sa miséricorde, le fond général de Lui céder la place en tout et d’être à Lui seul sans réserve. Mais c’est Lui seul qui me le peut faire effectuer, et qui me peut tenir ferme par Sa main secrète. Car sans cela, que ferais-je, ma très vénérable mère ? Sans doute je me retirerais de Sa conduite et me précipiterais dans l’abîme. La nature ne pourrait pas regarder sa misère sans se vouloir aider elle-même, et il est bien vrai, ce que j’ai lu depuis peu, que c’est ici qu’un directeur expérimenté peut beaucoup. Je crois qu’il est presque impossible de faire ce passage sans une telle aide, car il renverse toute la raison, toute idée qu’on aurait et que tout le monde a de la spiritualité. Si l’on en parle, personne ne l’entend pos.a, et si l’on en voulait parler clair à quiconque n’est pas dans ce cas, il en serait extrêmement scandalisé. Il faut donc souffrir et se [vous ?] laisser juger, ma très chère mère. Si je ne vous dois beaucoup, et si je ne serais pas le plus ingrat de tout le monde, si je ne vous aimais pas par-dessus tout le monde, si Dieu daigne de faire quelque chose de cette masse [f.2 r°] corrompue, c’est à vos prières et à vos avis que j’en suis redevable. Le petit Maître Lui-même soit votre récompense dans l’éternité ! Continuez, je vous conjure, de vous intéresser pour moi, pour m’obtenir la grâce de suivre vos salutaires avis, de me laisser bien détruire et d’être véritablement un chiffon du bon Dieu, surtout aussi de demeurer ferme dans le célibat. N’est-il pas drôle qu’un homme qui a passé cinquante ans, doive tant craindre de se laisser aller au mariage, qui dans sa jeunesse se serait moqué de toutes les beautés du monde et peut-être s’en est moqué secrètement. Ah, que Dieu les a bien vengées, et qu’Il m’a bien fait sentir ma sottise et ma présomption, et qu’Il m’a châtié du tort que je Lui avais fait en ne pas reconnaissant la sagesse de Son ordonnance ! Je porterai ma peine, puisque je l’ai bien méritée, et je loue Son saint Nom en ceci aussi bien qu’en toute autre chose.

À présent je dirai aussi quelque chose de l’extérieur. Mon frère a acheté deux belles seigneuries en Bohême pour se préparer la retraite. Son fils cadet s’est fait catholique. Il témoigne en être fort content, et j’espère qu’il l’a fait par un bon motif, quoique l’achat de ces biens y ait donné l’occasion. Il l’a fait de fort bon gré, sans y être induit par crainte ou persuasion. Il est d’un bon naturel et craint Dieu. Il n’a pas envie de se pousser dans le monde, mais de s’appliquer à l’économie. Mais comme il n’a que vingt-quatre ans, on ne peut pas faire fond là-dessus. Son père paraît résolu de suivre son exemple, sitôt qu’il se pourra défaire de sa charge, et de se retirer sur ses terres. Je lui ai donné tout mon peu de capital, qui est 8000 écus blancs de France ou 24.000 livres, outre ce que j’ai en Hollande, qui sont bien 7.000 livres. Lesquels je tâcherai de retirer de là et de les employer en Allemagne à six pour cent, de sorte que j’aurai en tout 1.800 livres de rentes. Cela me suffira pour ma subsistance hors de services desquels j’espère de me défaire bientôt, si Dieu me donne la vie, c’est-à-dire dans l’année prochaine. C’est aussi alors que j’espère d’avoir le bonheur de vous voir. Mon frère m’offre sur sa terre maison et bois, si je veux vivre à part, et la table aussi, si je veux vivre avec lui. Je ne sais pas encore si je l’accepterai. L’un des obstacles est que c’est un pays tout catholique, et que je ne le sois pas. J’y pourrais bien vivre sans persécution, mais il a pourtant beaucoup de [f°.2 v°] difficultés, surtout quand on est malade ou que l’on vient à mourir.

On me dit que je dois aussi rentrer dans cette Église. Mais trois ou quatre raisons s’y opposent : (1) Je ne puis jamais croire que les conciles, beaucoup moins le Pape avec son Consistoire, soient infaillibles. Je connais trop les intrigues qui s’y sont faites, et qui s’y font tous les jours. Je ne puis donc pas mentir publiquement, disant que je le crois, en ne le croyant pas. (2) Je vois qu’il y a plus d’ouverture pour l’esprit intérieur parmi nous que parmi les catholiques, puisque nous avons plus de liberté de lire les bons livres que nous rencontrons. (3) Je fortifierais les catholiques dans l’erreur que la grâce de Dieu est uniquement attachée à leur parti. (4) Je scandaliserais les bons d’entre mon parti car je suis assez connu parmi eux, et le peu de bien que j’y puis avoir fait serait entièrement détruit, si je venais à changer de religion. (5) Je ne crois pas me devoir assujettir à la domination du clergé, après que Dieu m’a fait naître libre. Car on ne peut pas nier que ces gens-là n’exercent une grande tyrannie. Surtout (6) ils pourraient facilement avoir prise sur moi. Car j’ai publié quelques petits traités, non pas sous mon nom, mais que beaucoup de personnes pourtant jugent venir de moi. Ils pourraient facilement en apprendre quelque chose et trouver par là une occasion favorable de me persécuter. Or je ne crois pas devoir m’y exposer moi-même. Si Dieu me veut faire persécuter, Il me saura bien trouver, sans que je doive y aller au-devant. (7) Quoique l’esprit persécuteur règne assez dans toutes les sectes, il est pourtant certain qu’il est incomparablement plus dominant dans l’Église catholique. Or cet esprit ne peut pas être de Dieu. Et pour la vie, elle n’est pas meilleure parmi les catholiques que parmi les protestants. Quel bien me pourrait donc venir de ce changement de quartier ? Ainsi je crois que le meilleur est de demeurer comme je suis né, étant uni d’esprit à tous les bons d’entre les catholiques aussi bien que d’entre nous, quoique d’ailleurs tout le culte catholique ne me fasse la moindre peine et que je puisse assister à la messe avec beaucoup d’édification. Voilà, ma très chère mère, un fort grand changement qui s’est fait dans les affaires domestiques de mon frère et qui en tirera aussi après soi dans les miennes. Dieu fasse tout tourner à la gloire de Son saint nom.

Le même jour que je reçus votre précédente du 16e juin, je reçus aussi avis de la bonne demoiselle que, par une conduite tout à fait déraisonnable de la dame auprès de qui elle était, elle avait été obligée et contrainte d’accepter l’offre qu’on lui avait faite d’aller à la Cour pour élever une jeune princesse. Je fus charmé de voir que vous lui donniez le même conseil, et je lui mandai cette bonne nouvelle le même jour pour sa consolation. Je ne sais pas si elle y est déjà arrivée ou non. Une très bonne âme, qui a été dix-sept ans dans la maison de mon frère et a élevé ses enfants, vous fait ses respects ; il est fort édifié par les lettres que j’ai le bonheur de recevoir de votre part, comme aussi des excellents livres, que je goûte tant. Il me dit, un de ces jours, qu’au moins il était revenu de son zèle contre l’Epître aux Romains, qu’il ne pouvait nullement souffrir, tellement qu’il voulait se faire relier un Nouveau Testament où cette Epître fût retranchée. Je suis tout à vous.

- A.S.-S., Pièce 7428.

apos. : positivement ? ou bien pas ? mais le point pose alors problème.

1Lord Forbes passa quelque mois en prison à Edimbourg, après le soulèvement de 1715. V. notre présentation des écossais.

2« M. Pèlerin » désignerait le correspondant londonien, Dr Keith ?

3John Pordage (1607-1681), influencé par Jacob Boehme, dont il traduisit les œuvres en Angleterre avec Jane Leade (1623-1704) : v. The Encyclopaedia of Religion, vol. 5, « Esotericism », p. 161.

Du baron de Metternich. 27 octobre 1716.

Ce 27 d’octobre 1716.

Ma très chère mère, je désire fort d’avoir de vos nouvelles. Cependant je crois vous faire du plaisir en vous mandant que la sœur de feu mon collègue qui était mon ami non seulement selon le monde mais aussi selon Dieu, a un grand goût aux livres mystiques que vous savez ; elle est toute amour et ferveur, et elle comprend les choses fort bien. Elle vous aime et honore beaucoup et se dit votre fille. Elle vous salue fort cordialement et respectueusement, et vous prie très instamment de vous souvenir devant Dieu de feu son frère pour qu’Il lui fasse miséricorde. Elle est catholique et mariée, le frère était protestant. Autant que je puis juger, elle a un bon cœur et tâche bonnement de servir Dieu. Vous voyez, ma très chère mère, que Dieu Se sert d’une aussi misérable créature que je suis pour servir d’occasion à d’autres pour entrer dans les voies de la vie intérieure, qui lui seront plus fidèles que moi. Qu’il en soit loué par toutes les créatures !

Il n’y a personne ici que je connaisse parmi les catholiques, qui goûte les vérités mystiques : Dieu Se sert donc de ceux qui ne sont pas de cette communion. Et je vous assure, ma très chère mère, que la vie intérieure trouve beaucoup plus d’entrée parmi les protestants que parmi les catholiques. Ils sont trop gênés et trop craintifs de tomber dans la censure de quiétisme ou autre. Ils n’osent pas même approuver publiquement des livres imprimés en France avec quantité d’approbations et qu’on a traduit en allemand, comme la vie de la bonne Armelle1, tant ils ont peur. Et c’est là l’effet naturel des fréquentes censures de Rome, qui confondent tellement les gens qu’ils ne savent plus où ils en sont. Car, puisqu’ils voient des livres condamnés qui ont été plusieurs années en vogue et crédit, et publiés avec les approbations des personnes autorisées pour cela, qui peut se croire plus clairvoyant que ces personnes savantes et choisies expressément pour juger de la pureté de la doctrine, et qui cependant n’ont pas eu la foi de leur Église ? C’est ce qui met tout le monde en appréhension à l’égard des livres spirituels, et fait qu’ils n’en veulent pas lire, et qu’ils se tiennent aux plus communs catéchismes ou formulaire de prières. Je sais même ici un exemple qu’un confesseur a ôté l’Imitation de Kempis à un de ces enfants spirituels, sous prétexte que ce livre était trop haut pour (f.1 v°) lui, nonobstant qu’il le lisait avec beaucoup d’édification. Un vieux ecclésiastique, fort honnête homme et craignant Dieu, sans L’aimer pourtant, qui s’est donné beaucoup de peine pour nous faire catholiques, mon frère et moi, a recommandé à mon frère avec de grands éloges les livres de Quesnel2. Eta en France voilà un grand parti qui prend sa défense contre le Saint-Siège !

Que ferais-je donc dans une communion où les plus savants ne savent pas ce qu’ils doivent croire, et où l’on veut pourtant qu’on soit obligé sous peine de damnation éternelle de croire tous les articles de foi, ainsi appelés ? La foi chrétienne si simple et si proportionnée aux plus petites capacités, comment la pourrais-je trouver dans toute une armée d’articles de foi, rangés et ajustés avec tant d’art et de science humaine et scolastique ? Cela n’est pas pour moi. Je crois toute vérité de Dieu, connue et inconnue. Et je me sers bonnement des persuasions particulières qui me paraîssent vraies, pour m’approcher de plus en plus, par le pur amour, de la vérité substantielle et éternelle et pour m’y perdre enfin entièrement. Et je suis pleinement convaincu que tout ce qui me sert effectivement à m’approcher de cette fin, ne m’en peut pas éloigner, et par conséquent ne peut pas nuire à mon salut. C’est sur ce fondement que Dieu a établi ma paix solide par rapport à la diversité de religions et de sentiments dans chacune d’elle, qui autrefois m’a terriblement embarrassé. C’est de là que j’ai appris d’examiner les livres par le cœur et non pas par la tête, et d’en lire de toutes sortes, sans crainte de m’écarter, et de me nourrir de tout qui m’a touché le cœur. C’est cette liberté que je crois être nécessaire ou au moins fort utile pour avancer le règne intérieur, et qui fait qu’il se trouve parmi nous beaucoup plus qui le goûtent et qui lui donnent entrée que non pas parmi vous, où l’on a quasi bouché toutes les avenues. Je n’ai pas encore trouvé un seul catholique (excepté la dame dont j’ai parlé au commencement) dans nos quartiers, qui ait estimé des livres mystiques et à qui j’eusse pu ouvrir mon cœur . Comment ne pourrais-je donc me soumettre de plein gré, n’y étant pas engagé par naissance, à la domination absolue des gens si ignorants dans les voies de Dieu ? À présent je suis comme une petite abeille qui voltige librement sur toutes sortes de fleurs : je prends partout ce qui me nourrit, et laisse le reste. Ainsi tout ce que les catholiques ont de bon est à mon usage, et le reste ne m’est pas un empêchement. Je suis intimement uni à tous les bons catholiques, et suis fermement persuadé que Dieu n’agrée pas moins cette union intérieure, pour la séparation extérieure dans laquelle il m’a fait naître.

Mais je vois que mon papier se remplit. Il faut encore vous demander une grâce, ma très chère mère. Vous exhortez souvent à sortir de soi-même : il m’est un peu obscur ce que vous entendez par là. Est-ce que le cœur doit être tourné directement vers Dieu, Lui adhérer généralement et être rempli de ce seul sujet, sans réfléchir sur soi-même, et faire les oeuvres extérieures, qui ne sont pas de devoir, quasi en passant et comme (pour ainsi dire) en songe, ou sans application qui empêche le cœur de s’occuper de son objet ? Je vous demande vos éclaircissements. Mon frère vous doitb ses salutations cordiales. Je suis avec un profond respect, etc.

- A.S.-S., pièce 7425 autographe.

aQuenel [sic] (suit une demi-ligne raturée illisible) Et

bLecture incertaine.

1Poiret regroupa les deux volumes de l’édition de Paris de 1683 en un volume, dont voici le savoureux titre : L’Ecole du pur Amour de Dieu ouverte aux savans et aux ignorans dans la vie merveilleuse d’une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas vulgairement dite la bonne Armelle décédée depuis peu en Bretagne, par une fille religieuse de sa connaissance, A Cologne, chez Jean de la Pierre, 1704. - Armelle (1606-1671) est une mystique profonde, influente sur le P. Rigoleuc. Ses admirables “dits”, rapportés par l’ursuline Jeanne de la Nativité, eurent une influence en milieu protestant (Byrom, Wesley).

2Quesnel (1634-1719), oratorien, érudit estimé, influent sur Arnauld, ouvert aux “concessions pacificatrices” (Cognet), auteur jansénisant des Réflexions morales. En 1710, Fénelon entama avec lui une polémique. En 1713 la bulle Unigenitus condamna 101 propositions extraites des Réflexions morales.

Du baron de Metternich. 17 novembre 1716.

Ce 17e novembre 1716.

Votre très chère lettre de l’onzième d’octobre, ma très chère mère, m’a été bien rendue, dont je vous suis d’autant plus obligé que votre grande maladie n’a pas empêché votre charité de me favoriser de vos salutaires instructions. Je ne veux pas me justifier que le système de Pordage1 ne soit pas mon sentiment mignon, car il m’a servi à me débarrasser de toutes les difficultés en matière spirituelle et à montrer l’innocence de Dieu par rapport à l’origine du mal et du péché, ce qui m’avait inquiété beaucoup, comme il est encore la pierre d’achoppement à plusieurs. Et je crois aussi qu’on ne pourra jamais satisfaire pleinement à ces scrupules par une autre hypothèse. Il peut donc bien être que j’y sois un peu attaché, mais je ne le sais pas, et je ne le veux pas : je l’offre à Dieu pour qu’Il le détruise et qu’Il me pardonne ma faute.

Je crois que vous savez, ma très chère mère, qu’il y a plus de seize ans que Dieu m’a mis par Sa miséricorde dans la voie de croire Dieu tel qu’Il est en Lui-même et dans Sa totalité, de L’adorer et de L’aimer comme tel : ç’a été là depuis ce temps-là mon fondement immobile, qui m’a mis dans une tranquillité parfaite par rapport à toutes les controverses qui partagent la chrétienté ; ç’a été aussi le fondement de mon oraison. Si je suis entré outre cela en quelque particularité, ç’a été puisque j’ai cru et crois encore que ma force ne va pas encore jusqu’à pouvoir me passer de toute lecture, qui ne peut être sans particularité. Si je pouvais demeurer toujours dans cette nudité et généralité d’adhérer à Dieu tel qu’Il est en Lui-même sans penser à aucune vérité spéciale, je ne devrais plus lire, ni l’Ecriture Sainte ou d’autres bons livres. Si vous croyez que je doive quitter tout cela et employer tout le temps qui me reste des affaires de mon état, à me tenir dans cette généralité devant Dieu, j’en ferai l’épreuve. Mais si je ne suis pas encore assez avancé pour cela, il faut bien que l’esprit pendant le temps de lecture entre dans la particularité de ce que je lis, et je dois me contenter de tenir le cœur doucement attaché à cet Être souverain dans Sa totalité. C’est de même quand j’ai été engagé par occasion à parler ou écrire des matières spirituelles, je ne sais pas les avoir cherchées ; et quand le discours ou la lettre ou le traité a été fini, je n’y ai plus pensé, comme aussi ma mémoire perd naturellement tout ce que j’ai lu ou écrit. C’est ainsi que depuis le temps que les ouvrages de Pordage ont été achevés, je ne les ai plus relus.

Je ne dis pas cela pour me justifier, mais pour m’exposer à vos yeux tel que je suis. Je ne doute nullement qu’en tout cela il ne se mêle beaucoup d’imperfection et même de corruption. Hélas, je n’en trouve que trop dans [v°] moi ! Comment donc tout ce que je fais n’y participerait-il pas? Je dois implorer la miséricorde de Dieu sur tout ce que je suis et que je fais. Je vous demande aussi pardon à vous, ma très chère mère, si j’ai écrit quelque chose qui vous déplaît, et d’avoir abusé de votre patience. Je vous suis fort obligé de ce que vous avez bien voulu m’assurer de ma vocation à une grande foi, à un extrême abandon, à l’oubli de moi-même et à un amour très pur du souverain Être ; et que vous y avez ajouté que toute idée distincte de Dieu est absolument contraire à ma vocation. C’est une grande miséricorde de Dieu de m’appeler à un si sublime état, qui me doit être le plus fort motif d’y être fidèle, mais cette fidélité est encore un don de Sa même miséricorde que je Lui demande dans le plus profond anéantissement dont je suis capable. Et vous, ma très chère mère, conjurez-Le avec moi et pour moi, qu’Il achève Lui-même l’ouvrage qu’Il a bien voulu commencer. Je tâcherai dès à présent par Sa grâce de me tenir de plus en plus dans une nudité d’esprit et de laisser tomber tout le distinct. Pour mes misères, je les porterai en patience et dans l’esprit d’anéantissement. Je sens bien que ma corruption, mon orgueil, obligent Dieu à me laisser chargé de ce fardeau, et je dois crier : « Seigneur, plutôt pécheur que superbe2 ! »

Je suis sensiblement touché de votre maladie. Que le petit Maître vous en délivre selon Sa très sainte volonté et qu’Il vous conserve encore en vie, pour fortifier les faibles, d’entre lesquels je suis le plus misérable. En tout cas qu’Il disposât autrement, je vous conjure, ma très chère mère, de ne pas m’oublier devant Son trône, mais de m’obtenir la grâce qu’Il soit Lui seul le roi de mon cœur, comme Il en a pris possession sensiblement en cette qualité, il y a environ dix-huit ans. C’est de quoi je Le fais souvenir quelquefois, et appelle à Sa constance à ne pas quitter Sa prise après qu’il Lui a plu une fois de S’en rendre maître, car Il sait bien qu’en cette expérience-là, je Lui ai cédé tout droit sur moi irrévocablement. Je le tiendrai pour une grâce très singulière, si j’ai le bonheur de vous voir et que je puisse demeurer quelque temps avec vous sans être obligé de changer. Cara à ceci je ne m’y pourrai pas résoudre facilement. Mon frère n’est pas encore ici, mais il viendra bientôt. Ce sera alors que je consulterai avec lui sur les moyens de me procurer une permission de faire un voyage pour quelques mois. Je crois que les amis de H. vous auront mandé que monsieur le chevalier de Forbes, avec le docteur Garden, est arrivé là : ils m’ont fait saluer. Un ministre anglais va à la Cour impériale. Nous verrons si, par son moyen, nous pourrons réitérer nos instances. Je suis avec le plus profond respect tout à vous au petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7426.

1 changer (de religion biffé). Car

1Intéressé par les écrits des fondateurs de la Société de Philadelphie, John Pordage et Jane Leade, le baron les avait traduits en allemand. Il se défend ici d’avoir adopté tous leurs points de vue.

2Formule qui rappelle certaines du P. Lacombe.

Du baron de Metternich. 15 décembre 1716.

Ce 15 décembre 1716.

Ma très chère mère. Votre très chère [lettre] du 11e de novembre nous a donné bien de la joie, à la dame sœur de feu mon ami, et à moi. Nous louons Dieu de Sa miséricorde envers le défunt. Qu’Il lui en fasse sentir encore plus les effets en considération de vos prières, dont nous vous sommes infiniment obligés. La dame m’a prié de vous assurer de ses respects et de ses plus tendres affections, et de la recommander à vos prières. À ce que je puis juger, elle est sincère, et toute amour actif1. Ce que vous répondez sur mes difficultés m’a fort édifié et confirmé dans le sentiment que j’ai eu depuis longtemps. Mon frère en a été charmé aussi. Il est de retour ici depuis quelques jours, avec sa femme, tous deux, grâce à Dieu, sains et saufs. Il vous assure de ses respects et vous a toutes les obligations possibles de la charité que vous avez pour lui, à laquelle il se recommande toujours. Il faut à présent voir si le changement que son fils cadet a fait, lui apportera quelque préjudice auprès du roi son maître.

Pour revenir à votre très chère lettre, que cette totalité de croyance, qui dans sa simplicité embrasse la vraie religion telle qu’elle est en soi, est admirable ! Que le monde le comprend(rait] plus et que l’on verrait bientôt refleurir la paix, si l’on s’y prenait de cette manière ! C’est pour cela que toutes les disputes me sont à dégoût depuis longtemps, mais depuis votre précédente et cette dernière-là, je tâcherai par la grâce de Dieu de laisser tomber de plus en plus tout le distinct, pour retenir l’esprit vide et le cœur occupé de Dieu dans Sa généralité. Quand j’ai dit que je fais comme les abeilles, en lisant plusieurs livres, je ne le fais pas pour exercer le [f°.1 v°] raisonnement, mais pour goûter l’onction par le cœur ; et les livres qui ne portent pas ce caractère, ne sont pas pour moi, et je ne puis pas les lire, fussent-ils les mieux raisonnés du monde. Aussi mon goût est déjà si accoutumé aux livres que vous savez, qu’il [n’] y en a guère, quoique d’ailleurs ils soient assez bons, qui me donnent de la satisfaction, et que je puis lire. Il y a un je ne sais quoi, qui me fait sentir qu’ils ne sont pas de cœur, mais de la tête.

Pour la sortie de soi, je vois bien qu’on [n’]en peut avoir une pleine intelligence que par l’expérience. Dieu me fasse la miséricorde de m’y introduire. Cependant mon exercice, je crois, devra être de me quitter partout où je me trouve être la fin de mes prétentions. Mais, ô Dieu, qu’il y aura encore des combats à soutenir ! C’est Vous seul, Sauveur du monde, qui le pouvez faire dans moi. Mais, ma très chère mère, comme je trouve dans moi une douce occupation générale du cœur de son Dieu, et que je sais que mon cœur est ainsi occupé de Dieu, est-il impossible que cette occupation que je sais être dans moi, continue toujours et soit sans interruption ? J’avoue que jusqu’ici je ne comprends pas bien que je sois dans la présence de Dieu, quand mon cœur n’est pas occupé tellement de Lui, que je sais en être occupé [sic]. Il est vrai que jusqu’ici je n’y ai pu arriver, mais j’attribue cela à mon infidélité, que je ne tiens pas mon esprit assez concentré dans le cœur par un doux recueillement. Je suis fortifié dans cette appréhension par la vie de Grégoire Lopez, que je lis présentement, et qui a été un excellent homme2. Il y est dit dans le chapitre 22, note 7 : « Rien de ce qu’il lui arrivait, qu’on lui disait, n’était capable de le divertir de son recueillement, et cette égalité d’esprit, qu’il conservait toujours, faisait bien voir qu’il était élevé au-dessus de toutes les choses humaines, et occupé de la pensée de celles du ciel sans le perdre jamais de vue. » Je n’entends pas cela d’une pensée raisonnée de la tête, que je sais bien pouvoir être continuelle, mais il me semble que le cœur , qui est appliqué à Dieu d’une manière très simple et générale, peut bien aussi [f°.2 r°] s’apercevoir d’une manière simple générale, qu’il est ainsi appliqué à Dieu, et cela continuellement sans interruption. Je vois pourtant qu’il est très difficile, et je trouve que, quand je perds cet apercevoir de l’application du cœur à Dieu et que, puis après, je reviens à moi, le cœur est encore dans la même situation, ce me semble au moins, et qu’il n’a rien perdu par cette échappade de l’esprit. Je crois pourtant, ma très chère mère, que vous voulez qu’on fasse de son mieux pour s’occuper perceptiblement de Dieu le plus continuellement qu’il se peut, et qu’on évite à son possible tout ce qui nous fait perdre cette perception de l’application du cœur à Dieu. Je vous prie, ma très chère mère, de me répondre sur cet article, que j’ai marqué de rouge, si Dieu vous le permet. Car peut-être est-ce là le principal point où je manque de fidélité, et qui arrête Dieu d’achever Son oeuvre, et pourquoi Il me laisse si longtemps croupir dans mes misères. Que si c’est là le point à redresser, ma nature aura encore de terribles combats à subir. Ô Dieu, je veux pourtant que cela soit ainsi, si vous le voulez, et j’espère de combattre sous vos enseignes. Je ne sais pas si je m’explique bien. Mais vous, mon Seigneur, soyez-en Vous-même l’interprète pour m’instruire clairement de Vos voies, et donnez-moi aussi la force d’y marcher fidèlement.

Il est vrai, ma très chère mère, que dans votre religion il y a encore plus d’introductions à la vie intérieure que dans la nôtre. Mais j’ai aussi reconnu que le trop grand assujettissement aux prêtres, dont la plupart sont fort ignorants dans ces voies, y met un grand obstacle. Ce qui est une des plus grandes raisons que je ne me sois pas fait catholique il y a longtemps, croyant qu’après que Dieu m’avait donné la connaissance de Ses vérités salutaires, Il n’exigeait pas de moi de me priver moi-même de la liberté dans laquelle Il m’a fait naître, et de m’assujettir à des gens qui, pour la plupart, non seulement ne m’aideraient en rien, mais s’y [f.2 v°] opposeraient encore de toutes leurs forces. Et je vous avoue, ma très chère mère, que j’ai été extrêmement scandalisé que je n’ai pu trouver un seul moine ou autre prêtre, qui eût quelque chose de leurs saints fondateurs. J’ai cru donc être le plus sûr d’être catholique par la sainte foi implicite et générale, quoique j’en fusse séparé quant à l’usage des moyens extérieurs, auxquels malheureusement on fait aujourd’hui consister toute la religion. Ma plus grande joie est à présent d’ôter aux autres ces préventions contre les catholiques, et de leur montrer le chemin de l’intérieur. Il y en a plusieurs parmi nous qui reconnaissent que nos prêtres font tort aux catholiques en plusieurs endroits, mais pour la vie intérieure, elle est plus rare, et les âmes simples, sans étude, y sont plus propres que les autres.

Une chose m’a fort affligé : c’est qu’on avoue que les jésuites ont dessein d’introduire en France l’Inquisition, et que le père Tellier a voulu être l’Inquisiteur général, que ce dessein est bien interrompu pour quelque temps, mais qu’on trouvera un autre pour l’exécuter. Ô ma très chère mère, je ne puis m’empêcher de croire que cette Inquisition est une pure invention du diable, et la plus cruelle et la plus détestable qui fût jamais et qui pût jamais être ! Ayant lu L’Inquisition de Goaa, je dit un jour à une compagnie de catholiques que si l’on me pouvait montrer que Jésus-Christ, étant encore sur la terre, pourrait déduire son innocence devant ce tribunal, je m’engageais à me faire catholique sur-le-champ. Les cheveux me dressèrent quand je le lus, et me dressent encore quand j’y pense. Rien au monde n’a tant aliéné de votre Église que vos dragonnades et cette Inquisition. Et c’est là l’esprit dominant, publiquement approuvé, et qui pourtant ne peut jamais être de Dieu. Pardon, ma très chère mère, que je vide ainsi mon cœur dans le vôtre. Je suis tout à vous dans le petit Maître.

Pour monsieur R[amsa]y.

Mon très cher frère. Vous m’obligerez bien sensiblement en m’envoyant le livre de l’extérieur de la religion : j’espère que mes sentiments n’y seront pas contraires. Et il me semble que c’est une matière fort importante, dont l’ignorance est cause que la chrétienté se déchire si cruellement, au grand scandale des infidèles. Mais je vous prie, monsieur, de faire en sorte que j’en aie au moins deux exemplaires, car mon frère le désire aussi. Je le paierai volontiers. Je vous embrasse tendrement au petit Maître. J’ai un peu de cheveux de notre père [Fénelon] et j’aurai le portrait de notre mère : ce m’est une grande joie. Mille grâces pour la nouvelle année, qui va commencer bientôt.

- A.S.-S., pièce 7427, autographe. Tous les italiques sont des soulignements.

ade Goas. Nous corrigeons – sans avoir retrouvé l’ouvrage sur l’Inquisition portugaise aux Indes.

1Toute pleine d’amour agissant.

2Grégoire Lopez (1542-1596), ermite qui vécut au Mexique ; La Vie du Bienheureux Grégoire Lopez, écrite par François Losa, curé de l’Église Cathédrale de la ville de Mexico dans la nouvelle Espagne est très appréciée des mystiques. Elle fut traduite en français par Arnauld d’Andilly en 1674 (Œuvres diverses de Monsieur Arnauld d’Andilly, Paris, 1675, tome I, p. 153-301).

Au baron de Metternich. 1717.

Quoique je serais bien aise de vous voir si Dieu le permettait, je ne puis cependant rien désirer par moi-même. Il est dit1 de saint Paul qu’il était puissant par ses lettres, mais que sa présence était méprisable : je ne trouve rien en moi qui mérite la moindre estime. L’instrument ne peut s’attribuer l’ouvrage que l’ouvrier seul fait par son moyen : Dieu Se sert des instruments les plus méprisables pour faire Son ouvrage. Il est digne d’un tel ouvrier d’opérer sur le néant et par le néant. Que dis-je ? Il n’emploie que le néant pour faire ce qu’Il fait. Je ne suis rien et moins que rien. Je ne sais ce qu’Il fait en moi ni par moi : il ne reste aucune trace. Il ôte et Il donne, je Le laisse faire. S’Il le veut, je puis tout en Lui, s’Il me laisse, je suis un néant vide, un canal sans eau. Chacun trouve par ce canal selon sa foi, afin que rien ne soit attribué à la créature. Il y a longtemps qu’Il m’a rendue enfant, qu’Il conduit comme Il veut, sans résistance et sans réflexion. Je serais étonnée d’entendre dire qu’Il fait du bien par moi. Si je pouvais réfléchir sur moi ou trouver ce moi, je l’abhorrerais plus que le démon.

J’espère que, si Dieu permet que vous me veniez voir, Il me donnera tout ce qu’il faut pour vous. Votre âme m’est précieuse devant le Seigneur, et c’est dans Son cœur souffrant et adorable que vous me trouverez toujours présente. 1717.

- Dutoit, t. IV, Lettre 166.

1II Cor., 10, 10 : « Car il est vrai, disent-ils, que ses lettres [épîtres] ont du poids et de la force ; mais lorsqu’il vient en personne, ce n’est qu’un petit homme faible, et dont le discours est digne de mépris. » (Amelote).

Au baron de Metternich. 1717.

Mon cher frère. Il y a longtemps que j’ai au cœur de vous écrire pour vous dire que, si le bon Dieu me retire de ce monde et qu’il vienne à vous ôter les soutiens que vous avez encore, voyant devant vous votre marche, vous ne vous en étonniez pas et que vous soyez fidèle et courageux. Combattez les combats du Seigneur. J’ai reçu votre lettre. Il n’est point question de rentrer en soi : cela était bon autrefois. Ce que vous avez à faire est de sortir de vous-même et de vous écouler en Dieu. Vous ne trouverez de vrai repos que là. Quand vous pourrez venir, je vous prendrai avec joie, si je suis en vie. 1717.

- Dutoit, t. IV, Lettre 167.





III.  Ecossais

À Ramsay ? Hiver 1709.

Comme votre lettre n’est point datée, je ne sais de quand elle est écrite, mais je réponds quelques heures après l’avoir reçue. Cette ville ici est dans un état horrible par la négligence des magistrats, qui ne se sont donnés aucuns mouvements pour faire passer les glaces. Elles se sont amoncelées plus haut que les maisons, elles ont emporté douze arches des ponts qui sont tombés, le peu qu’il en reste étaita hors de l’eau, de sorte que la ville et le faubourg sont séparés, les maisons tombées et les chapelles, la rivière presque comblée par les débris. Il faut plus d’un million pour réparer ou refaire un pont. Il faut que les carrosses et la poste changent de route : si vous êtes plus longtemps sans réponse, ce n’est pas ma faute.

Je suis étonnée de la délicatesse de M. votre père car il est dans l’ordre que les ecclésiastiques aient des pensions sur les choses ecclésiastiques. Il aurait mieux aimé que la personne eût été E.b, qui est une chose peut-être au-dessus de ses forces et d’une plus grande conséquence ; mais quand on ne suit sur la conscience que les principes qu’on eut formés, on est souvent sujet à la méprise et on fait un grand cas du moins lorsqu’on passe par-dessus des choses plus considérables. Il y a un ordre militaire qui est approuvé de Rome : ainsi il ne faut pas que vous ayez de peine que M. votre frère y entre et y ait part. Il serait à souhaiter que M. votre frère sût que notre père1 a eu ses raisons pour donner à p.2 ce qu’il lui a donné. Si vous aviez pu vous exempter de répondre, cela aurait été mieux, mais peut-être qu’en le voyant vous lui ferez entendre raison. J’espère vous voir en passant et que vous pourrez alors traverser la rivière en bateau : on va en établir pour cela au lieu de pont. Je crois que vous avez eu tort de ne point demander d’argent pour messieurs vos frères : c’est ce qui persuade que vous êtes mieux que vous n’êtes. Si monsieur votre père connaissait bien notre père, il aurait appris qu’il était bien loin d’accumuler des trésors3, mais dès qu’on se laisse aller à ses préventions, c’est pitié.

Pour ce qui vous regarde personnellement il ne faut point agir par ce que vous sentez ou ne sentez pas, mais être fidèle à vos exercices sans songer au goût. Il faut, autant que vous pouvez, laisser tomber vos imaginations : la vivacité de votre esprit vous en fournit sans cesse. Quand vous ne pouvez les laisser tomber, souffrez-les comme un mal de tête. Comme vous n’avez, lorsque vous êtes seul, aucune raison ni d’âge ni d’infirmité, de prier assis, je le ferais à genoux : la posture respectueuse du corps contribue au recueillement de l’esprit. Il ne faut pas s’embarrasser de prier assis lorsque quelqu’une des raisons que j’ai dites nous empêche de le faire à genoux, mais lorsque nous le pouvons et qu’il n’y a que la mollesse et la paresse qui nous retient, il faut les combattre et demeurer devant Dieu d’une manière respectueuse dans le temps précis de l’oraison. Vous avez plus besoin qu’un autre de ne vous pas laisser aller à la mollesse, car c’est votre tempérament. Ne vous contraignez point pour m’écrire, cela est inutile, il le faut faire dans la nécessité et rien plus. Je vous prie de ne vous plus faire d’affaire de dire ce qui se passe dans votre esprit : cela vous entortille, vous retient en vous-même, vous rend perplexe et vous empêche d’avancer. Ne pensez plus ni à dire ni à ne pas dire, laissez tout tomber à présent pour fixer votre esprit. Plût à Dieu que M. F[orbes] eût un peu de ce que vous avez trop et que vous eussiez un peu de ce qu’il a de trop, ce serait des merveilles. Bon courage, soyez fidèle, ne vous arrêtez pas à tout ce qui vous passe par la tête, laissez-le tomber sans y rien prendre. Il suffit que cela ne soit pas volontaire, vous avez bien de quoi vous humilier dans vos faiblesses. Je vous embrasse mon enfant.

Quoiqu’il ne vous reste rien de détaillé de ce que vous lisez ou de ce qu’on vous lit, il ne laisse pas par le simple recueillement ou recueil de faire l’effet qu’elle [la lecture] doit faire.

- A.S.-S., pièce 7497, autographe, adressée « À monsieur Ramsay, chez Mr le comte de Sassenage en son hôtel sur le quai des Théatins à Paris ». On doit donc penser que cette lettre s’adresse au seul « chevalier » Ramsay, qui en effet fut attaché au comte. Mais Ramsay était le fils d’un meunier et ce que nous savons de son environnement familial s’accorde mal aux informations fournies au second paragraphe. (v. G. D. Henderson, Chevalier Ramsay, Nelson, 1952, p. 3 et suivantes.) Par ailleurs Ramsay agissait probablement comme intermédiaire dans les communications discrètes avec Cambrai. Le destinataire serait-il alors le marquis de Fénelon ? Mais la date très probable de 1709 pose problème : le marquis entre en relation avec Madame Guyon après sa blessure datant de 1711… - A.A.-S., pièce 7417, p. 182 (lettre 31) et Dutoit, t. IV, Lettre 28, p. 64-65, reprennent seulement les deux derniers paragraphes : « Pour ce qui vous regarde […] l’effet qu’il doit faire. »

La lettre est datée très probablement de l’hiver 1709 par la description des glaces sur la Loire (une synthèse intéressante du « grand hiver » de l’année 1709 et de ses suites est donnée par Pillorget, R. et S., France baroque, France classique, p. 1144-1154).

alecture incertaine, ce qui obscurcit le sens ? Faut-il comprendre que tout ce qui était dans le lit du fleuve a disparu (les douze arches) ?

bMajuscule de Lecture incertaine.

1n.p. : il s’agit très probablement de Fénelon.

2Indéterminé.

3Le revenu de l’archevêché de Cambrai était considérable ; cependant Fénelon mourut pauvre (mais sans dettes), ayant consacré ce revenu au secours d’une région ravagée par les guerres de la fin du règne de Louis XIV. (v. par ex. la Revue Fénelon, 1912).

À Milord Duplin. 1714 ?

Autre lettre de notre mère pour milor[d] du p. [Duplin].

Milord,

J’ai pris toute la part possible dans le changement arrivé dans votre maison. Je crois que Dieu l’a permis de la sorte afin de vous donner plus de temps pour être à Lui, et vous renouveler dans Son amour. Le temps des croix et des afflictions est un temps bien précieux, et dont il faut faire un grand usage. C’est alors qu’on sème, comme dit saint Paul, et on ne sème qu’avec peine et labeur, mais vous en retirerez un grand fruit et une ample moisson1. Qui sème peu recueille peu. Ainsi, puisque Dieu vous donne un si grand moyen de faire germer en vous cette grâce qu’Il y avait répandue, tenez-vous heureux d’être disgracié des hommes. Jetez-vous par un abandon entier entre les bras de Jésus-Christ, qui est cet ami fidèle qui ne change point : on Le trouve sûrement à la croix, et Il nous assure qu’Il est avec ceux qui sont dans l’affliction. Je Le prie de tout mon cœur qu’Il vous enseigne Lui-même les routes que vous devez tenir pour Le trouver. Si mes prières étaient de quelque valeur, je les offrirais au Seigneur pour vous.

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417 p. 10.

1Ga 6, 8 : « Car chacun recueillera ce qu’il aura semé ; celui qui sème dans sa chair, ne recueillera de sa chair que la corruption ; mais celui qui sèmera dans l’Esprit, recueillera de l’Esprit la vie éternelle. » (Amelote).  

À Milord Duplin. 1714 ?

Autre réponse de notre mère à [milord du p.].

J’ai toujours de la joie, N., lorsque je reçois des nouvelles de votre âme, car je vous assure qu’elle est bien chère à la mienne. J’espère que le petit Maître vous consolera de plus en plus de Ses miséricordes, vous faisant la plus grande de toutes, qui est de vous unir très intimement à Lui par la pure charité. À mesure que l’amour amortit notre volonté et la fait écouler peu à peu en Dieu, tout désir s’y écoule aussi, tout choix, tout penchant, toute inclination. Vous éprouverez de plus en plus que vous ne trouverez de volonté pour quoi que ce soit, en sorte qu’il semblera que votre volonté soit disparue aussi bien que tout ce qui lui appartient. Saint Paul avait bien raison de dire que l’homme charnel ne comprend point ce qui est de l’esprit, c’est pourquoi il le condamne1. C’est ici une science d’expérience, et d’amour. (Scientia sapida). Il est certain aussi qu’il faut en faire l’expérience pour la connaître. Comment les hommes qui sont enveloppés dans les sens, enflés d’orgueil, pleins de passions et de raisonnements, pourraient-ils la comprendre ? La corruption est générale, aussi puis-je vous assurer que Dieu a encore le bras levé, et que Sa colère n’est pas encore apaisée.

[12] Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre. L’abstraction de l’esprit a de grands inconvénients, car outre qu’elle ne fait guère de véritables intérieurs, elle nuit fort à la santé, et peut à la longue affaiblir l’esprit. Il n’en est pas de même de la volonté. Plus elle est excitée à l’amour, plus elle se repose dans cet amour, plus elle a de force. Elle ne s’affaiblit ni ne se lasse par ce divin exercice, au contraire elle reprend chaque jour une force nouvelle, non plus toujours une force aperçue, mais réelle. Accoutumez-vous donc à ce simple exercice d’amour dans la volonté qui, ramassant les autres puissances en elle, sans les forcer ni les contraindre, les réunit par l’amour dans le bien souverain, ainsi que l’Ecriture nous l’enseigne lorsqu’elle dit : passez en moi, [13] vous tous qui me désirez avec ardeur. Comme le désir ne peut appartenir qu’à la volonté, c’est par ce désir amoureux que nous passons en Dieu et non par la contention de la tête.

Ce que nous pouvons faire quelquefois, c’est de laisser tomber, par un retour amoureux au-dedans de nous, la distraction de l’esprit, et non par la contention de la tête, mais en cessant de retenir volontairement ce qui nous occupe l’esprit, comme une personne qui ne fait que laisser ce qu’elle tenait en sa main en l’ouvrant doucement. Alors tout tombe de soi-même. Soyez donc persuadé une bonne fois que c’est la véritable voie. La foi nue est pour l’esprit et l’amour pour la volonté, non que nous devions nous dénuer de nous-mêmes l’esprit, mais à la longue cette même foi le dénue des activités propres, et non pas toujours des distractions, car il y a une grande différence entre l’activité propre et volontaire de l’esprit et les distractions vagues et involontaires : la première arrête l’opération de Dieu, et la seconde ne sert qu’à la couvrir. Comprenez une bonne fois que nous ne pouvons jamais fixer notre imagination : il n’y a que Dieu seul qui le puisse faire, et Il ne le fait pas d’ordinaire par les raisons que je vous ai dit[es]. Lorsque l’âme [14] est accoutumée à aller à Dieu par l’amour dans la volonté, elle ne pense pas même à ses distractions, et elles ne lui nuisent point. Elle les laisse pour ce qu’elles sont, comme un grand bruit qui se ferait autour de nous ne nous empêcherait ni d’aimer ni de nous occuper de Dieu. L’âme éprouve même souvent que, malgré ces tumultes de l’imagination, elle goûte au-dedans un grand repos. Elle n’a garde de s’amuser à ce qui se passe dans sa tête, étant comme une chose séparée d’elle. Lorsqu’on s’occupe à se défaire de ses pensées, on perd cette douce tranquillité de la volonté en Dieu, et on fait comme une personne qui quitterait incessamment sa prière pour aller faire taire des chiens qui aboient. Laissons-nous donc totalement à Dieu, et ne songeons qu’à L’aimer et à faire Sa volonté : Il fera le reste Lui-même.

Il me vient donc dans l’esprit que ce qui vous a fait éprouver une si grande différence entre la facilité que vous aviez au commencement et la difficulté que vous trouvez maintenant, est que vous avez fait consister votre oraison dans une certaine suspension d’esprit qui se peut même faire naturellement sans aucun [15] don d’en haut, au lieu que l’oraison qui vient de l’amour et de la volonté est toujours accompagnée d’une grâce particulière, puisqu’elle est le fruit de la pure charité. La suspension et l’abstraction étaient la manière de contempler des philosophes, qui ne rend pas plus saint, quoiqu’on croie par là acquérir de la lumière. Ce n’est point la lumière que nous cherchons, mais l’amour qui, sans lumière distincte, nous enseigne par son onction toute vérité, et nous rend de ces véritables philosophes qui, au lieu de s’élever, ne songent qu’à s’abaisser devant cet Être suprême qui, comme un feu dévorant et sacré, détruit tout ce qui est de l’homme Adam en nous pour nous faire vivre par le nouvel homme en Jésus-Christ. Cette différence est d’une extrême conséquence, je vous prie de la peser.

J’ajoute à ceci que, quand l’oraison est trop sèche et ennuyeuse, il faut de temps en temps la réveiller par quelques petites aspirations vers Dieu ou, si l’âme est plus avancée et que ces aspirations courtes et éloignées soient moins faciles qu’au commencement, [16] il faut se servir d’un simple plongement vers son centre, ce qui se fait par abaissement et non par élévation. Cet enfoncement est aussi très utile pendant le jour au milieu des occupations, et cela se fait en un clin d’œil, et nous redonne pour l’ordinaire la paix et la tranquillité du cœur. Cette oraison dont je parle n’incommode jamais. Plus on est malade, plus on a de facilité à la faire, au lieu que celle qui se ferait par la tête augmenterait beaucoup la maladie et il faut la laisser pendant qu’on est malade ; cela est si vrai que les maîtres spirituels qui ont écrit sur la méditation, qui est beaucoup plus facile que l’abstraction, défendent aux malades de la faire, au lieu que le cœur n’est jamais plus paisible et plus tranquille que lorsque le corps est accablé de souffrance, ce qui donne une liberté à l’âme si grande qu’elle ne pense presque point à ses maux. Il y a un grand abus à ce que l’on s’imagine qu’il faut que la lumière soit [17] donnée directement à l’entendement, et que c’est cette lumière qui échauffe le cœur, mais c’est tout le contraire : la véritable lumière vient de l’amour. Ce feu échauffant éclaire, c’est pourquoi il est dit : spectate et videte2, parce que la lumière qui vient du goût et du cœur, ou de la volonté, est la sûre et vraie lumière. C’est pourquoi Osée ne dit pas : « La lumière vous enseignera toute vérité », mais l’onction3, et cette onction n’est vécue dans la volonté que par l’amour, le Saint-Esprit étant le Dieu d’amour et de vérité, et c’est par l’amour qu’Il donne la vérité.

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 11.

1Rom., 8, 5-8.

2Citation libre de Jean 1, 39 : Dicit eis venite et videte…

3Osée, 6, 3 : « […[ Nous entrerons dans la science du Seigneur, et nous le suivrons afin de le connaître de plus en plus. Son lever sera semblable à celui de l’aurore, et il descendra sur nous comme les pluies de l’automne et du printemps viennent sur la terre. » (Sacy).

De Lord Deskford. 24 octobre 1714.

Ma chère et respectable mère. Je vous rends grâces cordiales pour la lettre que vous m’avez envoyée, la dernière. J’ai grande raison d’adorer la bonté et la fidélité de mon cher petit Maître, qui attire et qui sollicite mon âme indigne et pourrie par tant de moyens d’amour. Quoique j’aie été toujours crasseux [sic] et infidèle, qu’Il soit béni à jamais, car c’est Lui qui arrache les pécheurs de l’abîme et qui nous donne à manger le pain de vie, afin que nous puissions retourner à Lui, qui est notre seule paix et notre seule force. Quoique avant la réception de votre lettre il me parût que j’avais une grande tendance à cette méthode que vous m’avez prescrite, je sens cependant depuis vos derniers avis une plus grande sérénité dans mon âme, et une plus grande facilité de pratiquer l’oraison de la manière que vous m’ordonnez. Et je sens que la présence divine pendant le jour, loin de m’empêcher [1 v°] de remplir les devoirs de mon état qui sont de l’ordre de la Providence, nous aide à les exécuter avec plus d’exactitude et de diligence. Je trouve aussi que la voie d’oraison dont vous parlez, j’entends celle d’une simple exposition de nos âmes devant Dieu, vide de tous désirs et de tous efforts, nous laissant à Lui afin qu’Il fasse en nous et de nous tout ce qu’il Lui plaît, communique cet esprit à nos emplois et même aux diversions auxquelles nous sommes assujettis à la Cour, plus que la méditation, la lecture ou toute autre voie.

J’ai par la grâce de Dieu un désir foncier et sincère d’être aua petit Maître, et de Lui sacrifier entièrement mon cœur, mon âme et mon moi-même, en Lui rendant le tribut du pur amour et de l’humble adoration qui appartient à Son excellence et à Sa perfection immense. Mais je sens un poids extrême de propriété et de vanité en moi, dont le diable se sert pour me faire abuser des meilleures lumières et des appels si engageants de la grâce : c’est la [2] la raison pourquoi je m’ennuie si aisément de l’oraison quand elle n’est pas accompagnée des douceurs, et que la moindre petite chose me touche et m’ôte la tranquillité et sérénité de mon âme. Je me trouve faible et rampant devant Dieu, et l’expérience que j’ai de ma vanité, de ma mollesse, de mon inconstance, et ce fonds de corruption qui est en moi me fait désespérer de mes propres forces, et me montre la nécessité de dépendre de Dieu seul et de Lui donner toute la gloire. Nourrissez-moi par votre charité, soutenez-moi par vos prières. Je m’imagine que j’en sens les effets, comme aussi des prières des autres saints. Le souvenir de vous m’attire doucement dans votre cœur, et dans celui de votre petit Maître pour y reposer et adorer avec vous paisiblement l’enfant Jésus.

J’ai souvent des lettres très tendres et très affectionnées de ma femme : elle m’a écrit qu’elle est grosse. Puisse le petit Maître former ce pauvre enfant à Sa propre image : puisse-t-il être Son enfant et Son tabernacle ! [2 v°] Tout l’intérêt que j’y ai, je le donne au petit Maître : priez-Le qu’il Lui soit pliable et souple, et qu’Il détruise, pendant qu’il est encore fleur en bouton, tout ce qui est désagréable à Lui. Depuis qu’elle m’a donné ces nouvelles, j’ai de temps en temps trouvé de petites sentences pieuses dans mes lettres, croyant qu’environ ce temps-ci de ses douleurs son âme sera plus capable de recevoir ces impressions. Mais je tâcherai de ménager ceci avec discrétion, de crainte par ma précipitation de gâter l’œuvre de Dieu qui connaît les temps et les moments pour toucher efficacement le cœur.

[Ici prend place une « Lettre d’une demoiselle anglaise religieuse du p[etit] m[aître] dans le couvent de son cœur, nommée Melle Fissec : Je ne saurais vous exprimer la consolation indicible… » que l’on trouvera reproduite par la suite.]

Post-scriptum

Très vénérable et bien-aimée mère, comme notre ami [le] d[octeur] K[eith]1 n’a pas encore envoyé la lettre que je vous écrivis il y a quelques jours, je prends occasion d’y ajouter ce petit mot pour vous prier d’offrir mon cœur et mon âme à notre aimable petit Maître et d’obtenir pour moi la grâce de la fidélité à Lui. Mon inconstance et ma corruption sont si effroyables que je n’ose rien promettre de moi. Toute mon espérance est en Lui, à qui je m’abandonne à jamais sans réserve afin qu’Il dispose de mon intérieur et de mon extérieur entièrement selon Son bon plaisir. L’amour propre voudrait bien se réserver quelque chose ici, mais la justice et la vérité n’en veulent rien permettre. Je vous prie aussi pour l’amour de notre cher petit Maître de m’écrire de temps en temps ce que vous croyez [3] pour le service de Dieu en mon âme, car chacune de vos lettres fait une impression très grande en mon cœur et la grâce dont notre Roi les accompagne me montre évidemment qu’elles viennent de Lui. Quand je vous écris, je tâche de vous exposer sans aucun déguisement le véritable état de mon âme, et de le faire tout simplement et sans réfléchir fort particulièrement ; mais comme je ne connais point mon cœur, je suis persuadé que je ne dis point les choses avec autant d’exactitude et de fidélité que je le souhaiterais, mais le petit Maître suppléera bien à cela. Mon père ayant depuis peu perdu sa charge2, nous irons bientôt en Écosse, et je crois que nous demeurerons ensemble pendant quelque temps. Je tâcherai avec l’aide du petit Maître d’être soumis comme Il a été.

Lorsque je me recueille pour prier ou pour me souvenir de Dieu, je sens souvent un certain doux sentiment de la présence de l’Être b incompréhensible. Cela se perd quelquefois par l’égarement de l’imagination ou par divers souhaits irréguliers, qui s’attachent au fond de mon cœur et se montrent aux occasions. Il se renouvelle par de petits souvenirs et par de courtes aspirations de louange. Quelquefois je me souviens que je dois outrepasser le sentiment pour jeter mon âme dans la suprême Essence et la parfaite et pure volonté du souverain Bien. Souvent je ne puis [3 v°] demeurer ma demi-heure entière à genoux sans trouver grande difficulté, mais je tâche de me faire une violence pour l’amour et l’obéissance du petit Maître. Ordinairement Dieu me fait souvenir de Lui souvent pendant le jour, mais peu de chose me distrait, et j’ai peu de courage. Que le royaume de notre Maître s’établisse dans tous les cœurs. Amen.

Du 24 [octo]bre 1714.

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, page de titre :  « Copies de lettres de quelques trans à la mère des enfants du petit Maître avec des réponses de cette bonne m.», f°1 : « Lettre de milor Exford à notre mère traduite de l’anglais » - autre copie : pièce 7419 sous le titre « Quelques copies de lettres détachées ».

Lettre publiée par Henderson, Mystics of the North-East, p. 85-88 ; ce dernier paraît avoir suivi la pièce actuellement numérotée 7419 : nous donnons la seule variante significative (les autres proviennent de notre modernisation de l’orthographe).

On relève que les lettres de correspondants étrangers étaient traduites en français par Ramsay pour Madame Guyon.

Henderson indique que Lord Deskford était à Londres durant les mois de septembre à décembre 1714.

a d’être fidèle au Henderson.

b de [Dieu biffé] l’Être b

1 Dr. James Keith, intermédiaire dans les correspondances entre disciples écossais et Madame Guyon à Blois.

2Henderson cite the Earl of Oxford écrivant le 13 septembre 1714 : « Annandale will succeed Findlater. »

À Lord Deskford. Après le 24 octobre 1714.

Réponse de notre mère à cette lettre :

Ne vous inquiétez point, mon cher enfant, des pensées de vanité dans ce que vous faites pour Dieu pourvu que vous n’y adhériez point volontairement, car le démon emploie toute sorte d’artifices pour troubler l’âme tranquille. Quand nous sommes parfaitement convaincusa de ce que nous sommes par nous-mêmes et de ce que nous serions sans la grâce, il y a plutôt lieu de se moquer des suggestions du démon queb de les craindre. Quand on en fait cas et qu’on se trouble de ces sortes de pensées, il les multiplie à l’infini, mais lorsqu’on ne fait pas seulement de réflexion etc qu’on les méprise, il ne retourne pas si souvent à la charge. Vous n’avez qu’une chose à faire quand ces sortes de penséesd vous attaquent, qui est de demeurer ferme dans votre néant. Nous avons un grand exemple [4] de cela dans la mère de Dieu, lorsque l’ange et ensuite sainte Elisabeth lui donnente les plus grandes louanges qui se puissent donner. Elle ne s’en défendit point comme nous avons coutume de faire imparfaitementf, mais en rendant à Dieu gloire de toutes choses, elle dit qu’Il a regardé sa bassesse et son néant1 pour en faire ce qu’il Lui a plu, [f.2r°] et c’est ce qui fait le sujet de sa joie. Laissez donc passer tout cela et vous attachez plus fortement à Dieu par un profond anéantissement.

Goûtez les pensées qui ne sont point volontaires, ne dépendant pointg de nous : il faut les laisser écouler comme l’eau. Lorsque votre oraison est plus sèche, il ne faut pas vous en faire de peine, c’est souvent le temps où elle est la meilleure. Supportez en patience les ennuis et les sécheressesh et vous accoutumez peu à peu à une entière indifférence pour tous les états où il plaira à Dieu de vous mettre dans ces tempsi, car ce n’est pas nous-mêmes que nous recherchons dans l’oraison, mais de plaire à Dieu et de faire Sa sainte volonté. Comme les temps de sécheresse sont plus longs et plus fréquents que ceux de consolation, il faut faire alors une oraison de patience et donner à Dieu des preuves effectives de notre amour. Les sens sont comme [6] des enfants qui s’ennuient lorsqu’ils n’ont rien qui les amuse, mais cela n’attaque point le fond, au contraire. La sécheresse sert à nous éloigner des sentiments par la foi qui s’exerce dans ces temps-là, nous approche par conséquent davantage de Dieu, parce que Dieu ne Se fait point sentir : ce sont Ses dons et Ses faveurs qui se discernent et se goûtent. Dieu retire ces choses pour exercer comme je l’ai dit notre foi, et nous accoutumer à un amour plus pur qui, ne voulant rien pour soi, est content de ne rien avoir et que Dieu en use selon Son bon plaisir.

Je sais que ces temps sont durs à la nature et qu’elle fait ce qu’elle peut pour s’échapper de cette dure captivité, et si on n’y prend garde on fait plus souvent des fautes dans ce temps que dans un plus goûté, Dieu le permettant ainsi afin que nous nous attachions plus fortement à Lui par la foi, l’abandon et l’amour, puisque c’est en ce temps que nous en avons le plus de besoin. Il y en a qui se dégoûtent et ne sont pas fidèles à l’oraison dans ce temps-là, quoique ce soit celui où elle soit le plus utile. Soyez-y donc fidèle et témoignez à Dieu votre amour dans ces occasions pour reconnaître celui qu’il vous a témoigné dans les autres temps. Le temps de la [f.2 v°] sécheresse et de peine est un temps bien précieux et [7] qui fait beaucoup avancer l’âme, où Il nous met à nu pour nous faire courir plus fortement et plus légèrement. Les dons de Dieu nous appesantissent et nous recourbent vers nous-mêmes par les réflexions, mais la foi qu’on exerce dans les sécheresses nous tire insensiblement hors de nous-mêmes et nous approche davantage de Dieu.

J’ai une grande joie de la disposition où est votre épouse. J’espère que votre union en deviendra une de grâce aussi bien que de nature. Je la recommande de tout mon cœur au petit Maîtrej, aussi bien que le petit enfant qui est dans son sein. J’aime votre simplicité, et vous m’êtes plus cher que je ne saurais vous dire. Livrez-vous doucement à la paix et à la tranquillité lorsque Dieu vous la donne. Qu’il est doux de marcher lorsqu’Il nous porte dansk Ses bras, mais il faut être également contents ou de nous laisser porter ou de marcher à Sa suite parmi les ronces et les épines. On se crotte, on se déchire quelquefois en marchant, mais tout est bon dans la volonté du petit Maîtrel.

J’ai beaucoup de joie de la résolution que vous avez prise de contenter autant que vous pouvez milord votre père. C’est l’ordre de Dieu sur vous, et toute dévotion qui ne va pas à remplir ses devoirs m’a toujours été un peu suspecte, car Dieu ne change guère l’ordre qu’Il a mis dans les choses. Il nous sanctifie par des moyens qu’Il y a préparésm, et non pas en en choisissant [8] d’autres qui ne servent qu’à contenter l’amour propre et la propre volonté. On se croit souvent saint en faisant ce qu’on ne devrait pas faire et ne faisant pas ce qu’on devrait faire. Ces moyens que Dieu a choisis nous affermissent dans l’humilité. Nous ne voyons rien, ni les autres, d’extraordinaire dans notre conduite ; mais Dieu qui voit le fond de nos cœurs met le poids àn cette conduite simple et uniforme qui nous fait remplir Ses desseins éternels sur nous. D’ailleurs [f.3 r°] cette vie simple et d’attachement à ses devoirs n’est pas sans épines, ce qui fait mourir la nature à elle-même, lui laissant peu d’usage de sa propre volonté. On verra dans l’éternité des âmes éminentes en sainteté qui n’ont mené aux yeux des hommes qu’une vie toute commune. Les choses ne sont grandes devant Dieu que par le principe dont elles partent, et non par ce qu’elles ont d’extraordinaire aux yeux des hommes. Quels miracles Jésus-Christ n’aurait-Il pas pu faire pendant trente ans de Sa vie cachée, où Il travaillait comme un pauvre charpentier2 parce que c’était l’ordre de Son père ? Que ne méritait-Il point alors pour les hommes ? Il n’est rien dit de Lui pendant tout ce temps-là sinon : erat subditus illis3. Soyez donc de même bien petit, bien simple, bien soumis, sans regarder les personnes qui vous commandent, s’ils ont raison ou non, ne regardant que Dieu en eux qui Se sert souvent de leur déraison pour faire Son œuvre en nous. Cependant il faut observer que [9] notre obéissance aux hommes ne doit jamais aller contre la loi de Dieu et contre ce qu’Il veut de nous pour l’intérieur, car comme cet intérieur n’est connu que de Lui et qu’on ne sait pas ce qui se passe au-dedans, l’homme n’y a aucun droit.

Je vous prie de ne vous point faire de violence pour vous tenir à genoux : la violence qu’on se fait en affaiblissant le corps serto souvent de distraction à l’esprit. Lorsque vous aurez commencé votre prière à genoux, asseyez-vous tout simplement. Les enfants doivent vivre en enfants, et non pas vouloir faire comme les grandes personnesp. Ce n’est pas la posture du corps que Dieu demande, mais la [f.2 v°] situation du cœur. Je vous embrasse, mon cher enfant, des bras du petit Maîtreq.

Voilà4, mon cher M[ilord], ce que notre mère m’a dicté pour vous. Votre droiture, candeur et simplicité lui font grand plaisir et vous êtes un de ses plus chers enfants.

[Seul Henderson, qui suit le manuscrit de Cullen House, donne le paragraphe suivant :]

Je vous prie de garder toujours une copie des lettres5 que je vous écris de la part de notre mère. Il faut en faire faire quelque jour un recueil et les envoyer à Dr. K[eith] afin qu’il les envoie avec les autres écrites aux amis à M. P[oire]t.

[L’ensemble des pièces donne :]

Unissez-vous à notre M[aître], à tous ses enfants répandus par le monde le jour, et si vous pouvez la veille de Noël, qui est le 25 décembre ici et à ce que je crois le 14 décembre chez vous. On demande alors que le petit M[aître] étende son règne par toute la terre et dépêche l’heureux temps, quand tous les hommes l’adoreront en esprit et en vérité.

[La pièce 7418 et Henderson continuent par : ]

 J’espère que votre chère miladie accouchera d’un petit milord. J’aurai un jour peut-être l’honneur d’être son gouverneur. Adieu, mon cher milord, personne ne vous honore et ne vous aime plus parfaitement que moi. Ce 24e octobre.   

- A.S.-S., ms 2176, pièces 7417, 7418 - Dutoit 4.90, p. 268 – Henderson, p. 88, reproduit seulement l’adjonction de Ramsay d’après le ms. de Cullen House, après avoir repéré la lettre Dutoit 4.90, à laquelle il renvoie pour le texte principal. Le destinataire de cette lettre ne figure pas dans le supplément situé à la fin du dernier volume de Dutoit (comme c’est le cas pour Fénelon, Metternich, etc.).

Nous donnons toutes les variantes, compte tenu de la rareté des manuscrits correspondants aux lettres éditées. On relève dans le cas présent un assez grand nombre de corrections qui affectent parfois légèrement le sens profond (sans toutefois que le premier éditeur Poiret en ait été conscient : adjonctions de Dieu ou divin ou Notre Seigneur, singulier affecté aux sécheresses).

a sommes véritablement convaincus D.

b plutôt sujet de se moquer du démon et de ses suggestions que D.

c multiplie sans fin, mais lorsqu’on n’y fait pas seulement attention et D.

d ces pensées D.

e donnèrent D.

f nous le faisons imparfaitement D.

g anéantissement. Toutes les pensées qui ne sont pas volontaires ne dépendent point D modification du sens.

h ennuis de la sécheresse D.

i ce temps D singulier ; dorénavant nous ne donnons que les variantes modifiant le sens.

j à Notre Seigneur D.

k entre D.

l de Dieu. D.

m par les moyens qu’il nous a préparés D.

n fond du cœur sait mettre le prix à D.

o point forcer à vous tenir à genoux : la violence qu’on se fait pour cela en affaiblissant le corps et le peinant sert D.

p les grands. D.

q du divin petit Maître. D ajout.

1 Luc, 1, 47-48.

2 Marc, 6, 3.

3 Luc, 2, 51.

4Cette adjonction par Ramsay figure dans les copies des A.S.-S. et dans celle, reproduite par Henderson, qui se trouvait à Cullen House.

5Henderson souligne l’intérêt de l’information : « This is most interesting information, which shows how the large collection of Madame Guyon’s letters was formed. » Nous notons la confiance de Madame Guyon envers Poiret, ce qui justifiera la publication de la Vie par ce dernier, malgré l’opposition de Ramsay. Celui-ci œuvre cependant ici (« Je vous prie de garder toujours une copie des lettres ») en vue d’une future publication de la correspondance par Poiret.

De Lord Deskford.

[....] je tâcherai selon vos ordres de remplir avec exactitude les devoirs de mon état. Surtout je suis résolu d’honorer et de complaire à mon père en tout ce que je pourrai et de ne lui donner aucun juste sujet de se scandaliser contre la bonne voie. Je vois, comme vous dites, que c’est la volonté de Dieu sur moi, et de faire autrement serait donner un faux témoignage du petit Maître et de Ses enfants.

Notre patrie est déchirée des partis et des factions1. L’ambition, l’avarice, la violence, et l’envie, la malice, et toutes sortes de passions dominent des deux côtés. La plupart des hommes semblent avoir oublié2, et ne l’avoir point dans leur pensée. Plusieurs vont jusqu’à se moquer de toutes religions, et de tous ceux qui en sont touchés. Il est fort difficile pour les enfants du petit Maître de savoir comment se comporter, car ils ne peuvent pas entrer dans les excès ni de l’un, ni de l’autre parti. Mais il faut recevoir toutes choses de la main de Dieu avec joie, avec action de grâces. Notre seule consolation est que c’est Dieu qui gouverne le monde, et que dans son temps Il lèveraa l’ordre de la confusion, et fera réussira les plus malignes [sic] stratagèmes des démons et des impies pour le bien de Ses enfants et pour l’accomplissement de Ses desseins.

Vous voyez, mon cher R[amsay] que j’écris à notre mère tout ce qu’il me vient à la tête, trouvant que cette méthode plaît plus au petit Maître et que les [illis.] et méprises ne sont rien, quand la sincérité n’est pas blessée, et valent mieux que les précautions. Dieu accompagne toutes les lettres de notre mère avec de nouvelles [illis.] de sa grâce et de nouvelles forces dans le petit Maître. Adieu.

[f°.1v] « copie de la fin d’une lettre d’un Anglais, enfant de maman » :

Je vous prie de me faire savoir l’état de vos disputes ecclésiastiques : plusieurs des protestants qui jugent en prophètes et expliquent les passages de l’Apocalypse contre l’Église romaine, attendent de grands événements de ses disciples, et avec joie un schisme dans l’Église gallicane par le jansénisme.

- A.S.-S. pièce 7418. On introduit ici la transcription  de deux fragments qui se suivent sur la copie, premier folio, devant la lettre du 24 octobre de Lord Deskford : « Ma chère et respectable mère. Je vous rends grâces cordiales… ». Le second fragment, « copie de la fin d’une lettre… », précède immédiatement « Réponse de notre mère à cette lettre [du 24 octobre] : Ne vous inquiétez point mon cher enfant… ». Mais la réponse de Madame Guyon aux « pensées de vanité » indique qu’il s’agit ici d’un oubli du copiste, justifiant notre adjonction entre crochets de la date du 24 octobre au passage qui vient d’être cité et qui pointe sur la lettre que l’on a lue précédemment.

1Il s’agit des disputes entre écossais en majorité jacobites : les uns sont partisans d’un compromis avec les Anglais (dont le père de Lord Deskford), les autres (dont Lord Deskford) sont prêts à la lutte armée. On sait que ces derniers l’emporteront, ce qui conduira à deux révoltes successives. La dernière se terminera par le désastre de Culloden (1745).

2Lacune : oubli de la bonne voie ?

a Lecture incertaine.

De Lord Deskford. Fin 1714 ou début 1715.

Autre lettre de milord d’Ex[ford].

Très vénérable et bien-aimée mère, je sens un penchant de vous appeler ainsi à cause de la grande affection que vous montrez pour moi en Jésus-Christ, et de l’autorité qu’ont vos paroles sur mon esprit. Je bénis Dieu de ce qu’Il Se sert de vous pour me donner le lait spirituel qui m’est nécessaire pour entretenir mon âme. Quoique dans le général je ne trouve point de difficulté de m’abandonner à Dieu, cependant lorsque mon esprit envisage les croix, [18] les traverses, les bouleversements, les obscurités et les sécheresses par où il faut passer pour être entièrement à l’amour, ma nature frémit et voudrait bien retourner sur ses pas ; mais mon Père céleste m’encourage, me soutient et me dit secrètement au cœur qu’il est juste que je sois à Lui, et que je ne dois point craindre puisqu’Il sera avec moi.

Depuis que j’ai reçu votre dernière lettre, j’ai trouvé une grande facilité de me recueillir pour écouter Dieu, qui est partout, et qui veut régner en mon âme, mais mon oraison me semble quelquefois un peu bouillante, car comme Dieu me favorise d’un sentiment doux et simple de Sa sainte présence, souvent je fais trop grande attention à cette douceur, et je tâche de la retenir par des efforts de tête au lieu de cesser pour laisser agir Dieu dans mon cœur. Je fais ceci souvent naturellement et non de dessein prémédité, mais aussitôt que je l’aperçois, je tâche de rentrer dans ce calme. Je ne sais si je m’exprime assez bien pour me faire entendre, mais je ne doute pas que Dieu ne vous donne une connaissance suffisante pour me donner les directions nécessaires. Je ne me connais pas moi-même, et je ne saurais faire nul fond sur mes propres idées. Quelquefois, lorsque ma tête est affectée par ces douceurs sensibles, je sens une crainte des esprits qui agitent les prophètes de nos jours1, mais mon remède est de retourner à Dieu et de tâcher de me contenter de Lui, et de me réjouir en Sa présence.

Une autre question que je voudrais vous faire, c’est comment ferais-je pour m’oublier moi-même en l’oraison, car les réflexions sur moi et sur mon état m’importunent [19] souvent. Mon remède est de tâcher de retourner à Dieu. Il y a en mon âme des monceaux de méchanceté qui ne se montrent pas à présent, mais ils se verraient bien s’ils avaient des occasions. Je ne puis pas vous représenter mes défauts et mes imperfections. Dieu le fera s’Il le juge à propos. Les conseils et la charité de notre cher ami d[octeur] K[eith] m’ont été de grande utilité. Je prie le bon Dieu qu’Il l’en récompense. Souvent je me sens attaqué par mille imaginations et soucis frivoles, qui ne conviennent point aux associés à l’enfance. Aujourd’hui que je vous écris, mon imagination a été remplie de beaucoup de petites craintes et fantaisies qui ne valent pas la peine d’être couchées par écrit, quoique je ne les cacherais pas si j’étais auprès de vous. Je les raconte tout librement à d[octeur] K[eith] lorsque nous sommes seuls.

Une partie de ces choses, c’est que ma femme [et] ce côté-là de mes amis sont du parti qui ne s’avoue pas à présent. Mon père2 est d’une inclination contraire, quoique non pas violente, ni outrée. La plus grande partie de ses dépendants et amis sont violents pour le parti présent. Pour moi j’obéis à mon père dans toutes les choses indifférentes, ou pour le moins mon inclination est de le faire. Comme il ne sait pas parler français, j’ai dit au roi et à ses ministres allemands avec fidélité ce que mon père m’a ordonné3. Nonobstant cela il a perdu sa charge, à cause qu’il a suivi les mesures de la feu bonne reine pendant ces deux dernières années. Je me soumets avec joie à la Providence. La politique ne trouble guère mon esprit. Cependant il faut que j’avoue que j’ai une pente secrète pour le parti qui a le dessous à présent, tellement que si la Providence favorisait ce côté-là, je serais bien éloigné d’en être fâché. Nonobstant cela, j’ai une certaine imagination que, s’il y avait des guerres civiles, ce serait une source de souffrance pour moi et pour notre famille, à cause de la part que mon père a eue dans les mesures publiques.

J’ai un sentiment que c’est mon devoir d’oublier tous ces soucis, de ne point entrer dans les intrigues, ni d’être aucunement actif pour les bouleversements, de laisser agir la Providence, et dans les occasions, de faire une bonne fois ce que la Providence demande de moi selon mes devoirs particuliers, en tâchant d’agir pour l’amour de Dieu dans l’état où Il m’a mis, me contentant et me réjouissant perpétuellement devant Lui, puisque Sa volonté est bonne, parfaite et adorable, et [que] mes idées sont frivoles et méritent d’être négligées. Je n’aurais pas écrit tout ceci par la poste. Après la mort de la bonne reine4, nous étions en crainte d’être pillés à tous moments et encore [20] plus maltraités des montagnards5 en cas de soulèvements, et il y avait des intelligences qui nous faisaient croire que ces craintes n’étaient pas mal fondées.

Les compagnies du monde ne m’attirent plus beaucoup à cause que, pendant quelque temps, je n’avais pas cette gaieté et enjouement que j’aurais à présent, à ce qu’il me semble, si je me laissais conduire entièrement par l’enfance. Mais j’ai un naturel fort aisé qui se laisse facilement entraîner par la complaisance. Par exemple le jour que M. F[orbes]6 est venu en ville, je me suis laissé persuader par le frère7 de ma femme à demeurer avec lui plusieurs heures à boire. Lorsque je fis connaissance avec lui, il avait de l’inclination pour la piété. Pendant qu’il demeurait en Écosse, ce penchant a été nourri par la grâce de Dieu et par les bons conseils de mon cher ami le chevalier P. Murray8, mais depuis ce temps-là les flatteurs, la prospérité et les attraits du monde l’ont beaucoup gâté et lui ont fait perdre le goût de l’intérieur. Je prie que le bon Dieu aie pitié de lui, et Se fasse justice en son âme. Lorsque je suis en Écosse, il n’y a personne à qui je parle tant des affaires intérieures qu’au chevalier Murray. M. F[orbes] vous dira son caractère : c’est un homme qui n’affecte rien d’extraordinaire, mais qui est grandement touché de Dieu et qui témoigne grand respect pour vous. Il n’entend pas le français, mais il souhaite fort de voir quelques-uns de vos livres en anglais. Son frère D[avid] M[urray], qui est mort, a été un homme fort craignant Dieu, et adonné à l’intérieur. Quelques-uns de mes amis ont grande vénération pour lui.

J’écris tout ceci afin de m’exposer entièrement devant vous. Je ne m’attends point à des réponses particulières à chaque point de ma lettre, si vous ne le trouvez à propos. Pour ce qui regarde les réflexions pendant l’oraison dont j’ai parlé au commencement de la lettre, elles font quelquefois des retours pour voir si je suis dans l’état où je voudrais être. Quelquefois ce sont des retours de vanité, suscités sans doute par la nature et le démon. Je tâche de n’y faire point d’attention, mais de m’occuper de Dieu, et des choses auxquelles Il m’applique. Le souvenir de vous et de votre cœur me recueille souvent. Je m’abandonne à Dieu, et je m’en vais le faire pour L’adorer et L’écouter. Je suis entièrement à vous dans le fond de mon cœur en Jésus-Christ, qui est votre maître, votre roi et votre époux. Que Son [21] règne s’établisse en tous les cœurs. Priez Dieu pour moi. Envoyez-moi toutes les directions que vous me croyez propresa. Je me soumets à Dieu pour recevoir les influences de Sa grâce par votre moyen, et par aucun autre qu’Il trouvera à propos. Que Sa volonté soit faite. J’ai lu dans un livre depuis peu que Jésus-Christ nous aime tant qu’Il nous porte en Ses entrailles. Je crois et j’admire Son amour. Comment ferai-je pour reconnaître un amour si grand, et que rendrais-je à mon Seigneur pour tous ses bienfaits dont Il me comble à chaque moment ?

My dear friend A. R[amsay]. After the long letter I have written above I have nothing to say to you, but only to give you thanks for your constant and affectionate friendship and to assure of my most sincere good wishes. If the worthy person who is with you, or you yourselfb, has anything to write to me, let it be directed to the care of our dear friend Dr K[eith]. What comes from that hand, comes, as I am convinced, from a higher level source, and has great influence on my spirit. Continue your love, remembrance and good will, for I can assure you, I am most cordially yours. Wether my desire of seeing you, papers as you send may not have a great mixture of curiosity I can’t tell, or wether I am sure that it has, but yet I am likewise convinced God makes very good use of them in my heart. May it and yours and all hearts be entirely His. November 17th.

- A.S.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 10 & ms 2177, pièce 7423, comportant l’addition à Ramsay - Henderson (M.N.E.), p. 88-92 - Revue Fénelon 1910-1911, « Madame Guyon, directrice de conscience, quelques lettres inédites », [1911] 166-169.

a[sic] : les conseils de direction spirituelle.

b[sic] : répétition (yourself suffirait).

1Référence aux prophètes protestants français des Cévennes qui visitèrent en réfugiés l’Angleterre et l’Écosse et créèrent une certaine agitation.

2Henderson fournit les précisions suivantes : « Chancellor Earl of Seafield, v. Macky (Characters, p. 182) : « a gentleman of great knowledge in the civil law […] He affects plainness and familiarity in his conversation, but is not sincere […] a soft tongue. » Le parti « qui ne s’avoue pas à présent » est le parti jacobite dans cette période de domination anglaise ; son père tente une certaine collaboration.

3Henderson cite un passage indiquant la volonté de son père « to have his son here [at Cullen House, demeure des Deskford] for going to the King [Georges de Hanovre] », afin d’éviter la ruine familiale.

4Anne (1665-1714), reine d’Écosse (1702-1714), fille de James VII, mariée en 1683 au prince George de Danemark.

5Highlanders. Henderson souligne la crainte des gens des environs de Cullen, qui sont armés pour s’en défendre.

6William, Master of Forbes.

7Lord Dupplin.

8Sir Patrick Murray of Auchtertyre.

À Lord Deskford. 12 janvier 1715.

[228] C’est de tout mon cœur, mon cher M[ilord], que je veux bien être votre mère, mais vous ne savez pas à quoi cette qualité m’engage. Je ne la prends pas aisément à cause de cela : jusques à présent Dieu m’a châtiée pour l’infidélité des enfants, Il me fait souffrir pour eux. Mais aussi Il leur demande à mon égard une grande docilité et simplicité, de sorte que j’ai bien compris combien Jésus-Christ a souffert pour enfanter les prédestinés, car quoique nous soyons unis en Jésus-Christ à tous ceux qui veulent L’aimer, nous ne portons les langueurs et les peines que de ceux qu’Il nous donne pour véritables enfants.

Vous ne devez point craindre les croix, les sécheresses et les peines par [229] où Dieu fait passer. Outre qu’elles ne sont pas égales pour tous, c’est que le bonheur, qui suit la fidélité à les porter pour l’amour de Dieu, nous fait comprendre, lorsque nous sommes arrivés au but, que ce n’étaient point des véritables croix ni des peines, mais des miséricordes infinies de Dieu. Il faut être purifié en ce monde ou en l’autre : cent années de souffrance en cette vie n’égalent qu’à peine un jour des souffrances de l’autre pour être purifié ; et il y a encore cette différence que ce que nous souffrons en cette vie, qui est si peu de chose, acquiert, comme dit saint Paul, un poids immense de gloire1 en l’autre, et (ce qui est plus que tout cela) donne une très grande gloire à Dieu, car nous devons plus estimer la gloire de Dieu et Son bon plaisir que toutes les récompenses.

Je comprends bien que les grâces douces et consolantes excitent en vous une certaine activité amoureuse : la nature, qui veut prendre sa part de tout, tâche de l’augmenter encore ; [230] mais il faut mettre le holà à la nature, laissant tomber par un repos tranquille les efforts qu’elle voudrait faire soit pour correspondre activement à Dieu, soit pour augmenter sa sensibilité. Vous trouverez dans ce repos moins actif un goût beaucoup plus délicat, plus pur, plus simple, quoique moins sensible, que dans ce bouillonnement2 dont vous parlez.

Ce que Dieu demande de vous est un grand abandon intérieurement et extérieurement, parce qu’Il vous conduira par la main comme Son enfant. Accoutumez-vous de bonne heure à vous laisser conduire par toutes les routes où Il trouvera bon de vous mener, douces ou amères, par des routes unies et agréables, ou dans des déserts pleins de rocher. Tous lieux sont bons, et tous pays sont égaux lorsqu’on est à Sa suite. S’Il vous mène quelquefois par des lieux arides, c’est pour vous faire trouver ensuite les eaux de source. Ne craignez rien en Le suivant, ou plutôt craignez de craindre et de ne Le pas suivre aveuglément. Dans les commencements on caresse les enfants, parce qu’ils [231] sont encore petits et faibles ; mais quand ils sont devenus grands, le père, quoiqu’il les aime beaucoup plus, a une conduite sévère. Il les emploie alors pour sa propre gloire : Virtus filiorum, gloria patrum.

Ne craignez point de tomber dans l’état des (nouveaux prétendus) prophètes3, mais il faut prendre garde de ne point trop employer votre tête dans votre oraison, qu’elle se fasse dans la volonté4 : c’est l’amour que Dieu veut, et non la forte application de l’esprit. Cela tombera peu à peu. Cette voie ici est simple, droite, pure, dégagée de fantôme et d’enthousiasme, puisque même le sensible de la volonté se perd peu à peu. C’est pourquoi il faut aller par la foi pure, qui croit Dieu tout ce qu’Il est, sans vouloir rien chercher en Lui que Lui-même. Dans les commencements, la tête paraît prendre quelque part à ce qui se passe au-dedans de nous ; insensiblement il s’y fait comme un bandement5, qu’il faut négliger et laisser tomber comme on peut, afin que la volonté ne soit occupée que de l’amour. Car ce n’est point ce qui est dans la tête qui nous [232] fait devenir véritablement intérieurs, mais la foi seule et l’amour. Il est vrai que, comme la volonté tâche de réunir d’abord toutes les puissances en elle, cela fait d’abord comme une contrainte à l’esprit, à cause de leur dispersion ; mais à mesure qu’elles se réunissent par l’amour, la tête demeure simple, dégagée, et sans contention. J’espère que vous aurez un jour l’expérience de ce que je vous dis.

Ne vous occupez volontairement d’aucune de toutes les pensées dont vous me parlez, car on n’est pas toujours maître d’empêcher ce qui se passe par la tête. L’abandon à Dieu pour le présent et pour l’avenir est tout ce qu’il faut. Ce qui paraît le plus contraire est souvent ce qui ramène toutes choses en une, et Dieu se sert très souvent de contraires pour réussir dans Ses desseins. Laissons-Le faire : Il fera toujours tout pour le mieux. Il aime souvent mieux faire un saint qu’un empereur de tout le monde. Mais enfin sans s’occuper de quoi que ce soit, laissons-Le agir selon Sa gloire et Son bon plaisir. Ce serait une infidélité de nous occuper de l’avenir. [233] Laissons la rivière aller son cours : elle trouve ses bornes dans la mer de la volonté divine.

Nous sommes présentement dans le temps de l’enfance du divin petit Maître : je souhaite fort qu’Il vous communique de plus en plus Son enfance. Plus vous serez enfant, plus vous serez agréable à Ses yeux ; et Ses délices sont d’être avec les enfants des hommes6, comme dit l’Écriture, qui assure aussi qu’avant tous les siècles, la Sagesse se jouait devant Dieu, ce qui nous fait comprendre que la véritable sagesse n’est point un extérieur composé, ni une prudence affectée, mais une simplicité, candeur et innocence de petits enfants.

Pour l’oubli de soi, il ne vient pas tout d’un coup, mais peu à peu, à force de laisser tomber toutes les réflexions. Ne vous amusez point à regarder dans l’oraison ni ce que vous faites, ni comme vous êtes. Abandonnez-vous totalement à Dieu, sans réserve et sans vous inquiéter de vos imaginations : tout ce que vous avez [234] à faire est de ne les jamais entretenir volontairement. J’espère beaucoup de votre âme, si vous êtes fidèle à vous laisser entre les mains de Dieu. Croyez-moi en Lui véritablement à vous.

Ce n’est pas par effort qu’on peut ni s’oublier soi-même, ni oublier les autres créatures. On ne peut jamais éteindre les activités vagues et involontaires de l’esprit et de l’imagination en les combattant par nos propres forces : au contraire, cela les augmenterait. Mais il faut cesser autant qu’on peut toute occupation volontaire des créatures, soit de soi-même, soit des autres. Il faut se détourner doucement de toute complaisance, vanité, activité propre et volontaire, et pour ce qui est involontaire, il faut le porter, comme nos autres misères, jusqu’à ce que Dieu les détruise Lui-même par Son opération.

Quand je dis qu’il faut mettre le holà à la nature, ce n’est pas qu’il faille de soi-même se dénuer de toute activité et se mettre dans une passiveté opérée et efforcée par la créature. Cela serait et dégénérerait en [235] une vraie oisiveté infructueuse. Il faut nourrir toujours une certaine amoureuse activité de la volonté, qui loin d’être impétueuse et bouillante, est au contraire très calme et paisible ; et loin que l’âme cesse alors d’agir en se contraignant et s’efforçant, elle agit d’une manière beaucoup plus réelle, plus foncière, et plus centrale, parce que son action se concentrant toute dans la volonté et l’intime de l’âme, elle est d’autant plus noble et plus efficace que l’imagination et les sentiments y ont moins de part.

Depuisa celle-ci écrite, j’ai perdu mon vrai père, et mon plus cher enfant, dans la personne de M. de St. François7. Mais nous ne l’avons pas perdu. Il est dans le sein du petit Maître8. Il est notre intercesseur dans le ciel.

Jusqu’ici9 c’est notre mère qui m’a dicté, mon cher milord. Permettez-moi d’ajouter un petit mot. L’action de la pure flamme, quoiqu’elle paraisse fort tranquille, est néanmoins infiniment plus vite que celle des eaux les plus rapides. C’est que nous mesurons la vitesse du mouvement selon que le changement successif des lieux est plus prompt et plus remarquable à nos sens, mais quand cette succession, à cause de sa vitesse, échappe le [au] discernement de notre vue, nous la croyons ou immobile ou lente. De même dans le monde intellectuel, nous mesurons l’action de nos puissances selon la multiplicité et l’ardeur de nos actes successifs et distingués, quoiqu’il y ait une action bien plus vitale, efficace, noble et intime qui paraît moins parce qu’elle est moins distincte et moins superficielle. De plus les idées vives de l’esprit et les émotions ardentes de la volonté ont une connexion naturelle avec le mouvement du sang et des esprits animaux et le branlement des fibres et des nerfs, mais quand l’opération de l’âme est plus concentrée, elle n’influe pas tant sur la machine animale et par conséquent n’est pas si sensible, quoiqu’elle soit beaucoup plus réelle et efficace [….] Pardonnez-moi si je mêle mes idées et explications imparfaites avec des vérités si pures. Je tâche de vous bégayer comme un simple enfant et de vous dire ce que je conçois de l’opération de notre Père céleste. J’espère qu’Il agréera ma simplicité.

Nous sommes à présent doublement unis : la filiation spirituelle, et la fraternité divine qui nous rend les enfants de la même mère est encore plus forte que tous les liens d’une respectueuse amitié qui m’unissait à vous auparavant. Puissions-nous par le cœur de notre mère nous perdre un jour entièrement dans le sein de notre Père céleste. Amen et amen. M. F[orbes], qui est arrivé ici en bonne santé, vous fait ses compliments et vous embrasse du meilleur de son cœur. Le neveu de M. de Saint François [le marquis de Fénelon] vous fait bien des compliments10. Il a vu quelque-unes de vos lettres à notre mère et il y a un grand rapport entre son naturel et le vôtre, car il a une grande candeur et simplicité. N’oubliez pas de le resaluer dans vos lettres, car il vous aime fort quoiqu’il ne vous ait jamais vu. Et je vous appelle souvent le marquis de F[énelon] écossais, et lui [le] Milord Desk[ford] français. Je vous prie de me faire savoir votre adresse en Écosse, afin que je vous écrive tout droit sans donner la peine à notre cher Dr. K[eith]. My dear father the A[rchbishop] of C[ambray] is dead. He left his blessing to all ye transmarin friends and lovers of ye N. M.11 You are of the number. Unite yourself to him in the presence of God et you [wil]l find the bless[e]d effects of such an union. Our dear mo[ther] is equally afflicted and abandonn[e]d to the divine will.

Jan[ua]ry. 12. N.S. 1715.

- Dutoit, t. III, Lettre 53, p. 228-235 ; complété par Henderson (M.N.E.), p. 94-95, transcrivant le ms. de Cullen House.

aAddition du ms. de Cullen House qui porte sur ce dernier court paragraphe dicté par Madame Guyon et sur tout l’ajout de Ramsay.

1II Cor., 4, 16-17 : « C’est pourquoi nous ne perdons point courage ; et bien que notre homme extérieur se consûme, néanmoins l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. – Parce que les afflictions si courtes et si légères, que nous souffrons en cette vie, produisent en nous la durée éternelle d’une gloire incomparable. » (Amelote).

2 V. le début de la lettre précédente : « …mon oraison me semble quelquefois un peu bouillante… »

3Protestants français émigrés des Cévennes : v. lettre précédente.

4V. Benoît de Canfield, etc.

5Bandement : dérivé de « bander », tendre avec effort.

6Prov., 8, 30-31.

7Fénelon, décédé à Cambrai le 7 janvier 1715, appelé « M. de St. François » dans la correspondance « secrète ». Le marquis de Fénelon utilise aussi ce nom dans son livre de lettres.

8Voir Dutoit, t. IV, lettre 129, p. 511 : « …il est présentement dans le sein de Dieu. Il est plus que jamais avec nous si nous savions le trouver dans notre centre commun. »

9Ajout par Ramsay à l’intention de Lord Deskford.

10Ramsay atteste ainsi de la présence à Blois de Forbes et du marquis de Fénelon, neveu du grand Fénelon (« M. de Saint François », appell ation que l’on retrouve dans le cahier des lettres du marquis).

11Notre Mère. (Henderson donne L. M., probable coquille.)

À Lord Deskford. 13 mars 1715.

Ce 13 de mars 1715.

Voici1, mon cher Milord, une lettre de la part de notre mère avec plusieurs jolies chansons2 pour vous réjouir. J’y ai joint aussi la copie d’une lettre de mon cher père, qui est à présent dans le sein de Dieu. Unissez-vous à lui : il vous procurera de puissants secours3. C’était le plus grand et le plus petit4 des hommes. Tout ce que le monde admirait en lui n’était qu’un voile pour le cacher des yeux des hommes, tout ce que les âmes pieuses condamnaient en lui était l’effet de la plus pure abnégation, de manière qu’il était également caché et des profanes et des dévots, et encore plus de lui-même. Je sens à présent que pour un père que j’ai perdu sur terre, j’ai gagné un protecteur dans le ciel. Les sens et l’imagination ont perdu leur objet, mais mon cœur le trouve dans notre centre commun5. Il répand sur moi un rayon de cette paix céleste dont il jouit, quand je m’y unis en simplicité et sans détour. Il m’est un canal de grâce. Il vous le sera aussi, si vous vous y unissez avec foi. Il a donné en mourant sa bénédiction à tous les enfants du petit Maître. Si vous en connaissez quelques-uns près de vous, dites-le leur.

Je vous aurais écrit plus tôt, mais nous pensâmes être orphelins depuis peu et perdre notre mère, qui a été trois fois aux portes de la mort par un catarrhe qui lui tomba sur la poitrine et pensa l’étouffer. Mais le petit Maître a eu pitié de nous et a fait …a, ainsi que trois saignées l’ont beaucoup soulagée, quoiqu’elle soit encore fort faible et alitée. C’est de son sang que j’ai écrit ces paroles qu’elle me dit de mander à tous les enfants du petit Maître : dans le fort de sa maladie, on me les dicta. Voici la chose la plus précieuse que je saurais vous envoyer. Gardez-la chèrement et accusez-m’en la réception, comme aussi de cette lettre.

Comme notre mère ne connaît pas l’air6 dont vous parlez, elle n’a pas pu vous envoyer des chansons là-dessus, mais en voici quatre admirables : le premier a été fait dans sa prison, les autres depuis. Si vous souhaitez d’en voir d’autres, M. F[orbes], qui vous salue cordialement, me dit de vous dire que vous en trouverez entre les mains de M. son frère7, de M. le dr. G[eorge] G[arden]8 et de M. Alexr. Strachan9. Je suis sûr que tous ces trois seront prêts à vous communiquer tout ce qu’ils ont.

Je vous prie, mon cher Milord, d’envoyer ce que je vous écris à Milord Pitsligo, notre très cher et très honoré ami. Notre mère vous embrasse des bras du petit Maître qui sont longs. Pour moi je vous trouve souvent auprès de nous et au milieu de nous, quand nous sommes devant ce cher petit Maître. Comptez sur ma tendresse, sur mon respect, sur mon attachement inviolable, et quand je peux vous servir, je me sens toute âme et tout cœur. Enfin notre filiation demande que nous ne soyons que cor unum et anima una10. Adieu.

Je11 n’ai pas pu vous faire une chanson anglaise sur l’air que vous marquez, car je ne la connais point, ni aucun air. N’ayant aucune connaissance de la musique, je ne pourrais peut-être pas y ajouter ma poésie, quoique je susse les paroles de l’air. D’ailleurs ma veine poétique se dessèche, je ne sais si je pourrais présentement faire quatre vers de bonne rime. Mais je tâcherai de servir mon cher Milord par des services plus essentiels que par mes activités [poétiques] stériles et infructueuses. Je tâcherai de lui envoyer de temps en temps les paroles de vie. Adieu. Osculo sancto vos amplector. Ora et ama.

- Henderson, M.N.E., p. 96-97.

aManque un mot ?

1Le début de cette lettre est adressée par Ramsay à Lord Deskford, avant la note dictée par Madame Guyon.

2Manquantes.

3En écho à Madame Guyon : voir Dutoit, lettre 4.129, p. 512 : « Unissez-vous à lui. Il connaît vos infirmités, et vous procurera de grands secours. »

4Par son humilité.

5Dutoit, lettre 4.129, p. 511 : « Il est plus que jamais avec nous si nous savions le trouver dans notre centre commun. »

6Henderson cite Dutoit 3.41 : « Il est bien difficile de faire des chansons spirituelles sur l’air que vous m’envoyez… ». Sur les chansons faites en prison, v. Vie 3.20.5, p. 871 de notre édition, ainsi que les cantiques issus de la pièce 2057, f°. 236 et suivants (deux d’entre eux sont reproduits p. 1041-1042).

7James Forbes, qui épousa une sœur de Lord Forbes of Pitsligo : v. note Henderson, p. 97.

8Rarement cité dans cette correspondance ; son frère aîné, James Garden, est l’auteur de Comparative theology, 1699, ouvrage comportant de beaux passages spirituels sur l’amour divin ; James Garden a joué un rôle essentiel auprès du groupe écossais par son cercle de Rosehearty ; il devint disciple de Madame Guyon après avoir été adepte d’Antoinette Bourignon.

9Identification difficile : v. note Henderson, p. 97.

10Actes, 4, 32 : « Toute la multitude de ceux qui croyaient, n'était qu'un cœur et une âme, et aucun d'eux ne regardait rien de ce qu'il possédait, comme lui appartenant en particulier, mais ils mettaient tout en commun. » (Amelote).

11Note dictée par Madame Guyon.

À Lord Deskford. 15 avril 1715.

Apr[il] 15. 1715.

M. R[amsay] m’a 1u la lettre que vous avez pris la peine d’écrire. Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence1. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet.

On est bien loin de vouloir vous donner des méthodes : il n’en est point question pour vous. Ce serait la même chose que de vouloir qu’un enfant déjà né rentre dans le sein de sa mère. Tous les livres sont pleins de méthodes, et ces méthodes sont très peu fructueuses : elles servent à nourrir l’activité de l’esprit que la foi doit surpasser. L’esprit de l’homme, naturellement curieux, voudrait voir un système clair et net de tout ce qu’il tâche de concevoir. Il n’en est pas de même de l’oraison que des sciences. Il faut ici que le Saint-Esprit soit le maître, et s’abandonner à Lui. Moins nous agissons, plus Il agit, mais comme Il ne demande que notre cœur, c’est-à-dire notre volonté, c’est donc par là qu’il faut aller à Lui : c’est le plus court chemin. Le traité De la Réunion2 en dit quelque chose. Le commencement des Torrents en parle aussi. Mais pour ce qui vous regarde, il ne faut que vous abandonner à l’Esprit de Dieu, vous mettre en Sa présence et rappeler cette présence par une petite affection lorsqu’elle vous échappe, des retours fréquents en vous-même durant le jour, et prendre quelque temps plus long et plus marqué pour vous tenir auprès de Dieu, comme un enfant auprès de son père qu’il aime. Plus nous agissons simplement avec Dieu, plus Il est content de nous, et plus nous sommes contents de Lui. Quand on a un si bon guide, on n’a pas besoin de demander une route particulière. Il a tant été écrit sur ces matières qu’il est inutile d’en dire d’avantage. Je ne le fais que pour vous marquer combien je vous suis dévouée en Jésus-Christ.

Plus nous agissons simplement avec Dieu, plus Il est content, et nous devons travailler à Le contenter et non à nous satisfaire nous-mêmes. C’est pour cela que Jésus-Christ a dit : Si vous ne recevez le Royaume de Dieu comme des enfants, vous n’y entrerez point3. Ce royaume est l’Intérieur. L’expérience en apprend plus que toutes les théories du monde. Et j’ose même dire que, sans expérience, non seulement on ne peut écrire solidement de choses intérieures, mais même les bien goûter et les bien comprendre en les lisant. Le Royaume de Dieu est au-dedans de nous4, dit Jésus-Christ. Il dit ensuite : Cherchez le Royaume de Dieu et Sa justice5. C’est donc en nous qu’il le faut chercher. Lorsqu’on l’a trouvé, on trouve Sa justice. C’est qu’on voit les œuvres de cette divine justice, comme elle fait tout en l’âme pour détruire l’amour propre et restituer à Dieu nos usurpations : alors tout nous est donné par surcroît. Il faut renoncer à nous-mêmes, et c’est par là qu’on parvient à la bienheureuse pauvreté d’esprit.

- Henderson, M.N.E., p. 100-102 : « Copy of letter from Madame Guyon in the handwriting of Dr. James Keith, sent to Lord Deskford and preserved at Cullen House. There is nothing to indicate for whom the letter was originally intended. Some expressions very closely resemble what we find in Madame Guyon’s printed letters. »

1Dutoit, vol. IV, lettre 44, p. 100 : « Que votre oraison soit libre, plutôt du cœur que de la tête, plus d’affection que de raisonnement. Accoutumez-vous à entremêler vos affections d’un peu de silence. »

2La voie et la réunion de l’âme à Dieu, Opuscules spirituels, 1712 - Dutoit, vol. IV, lettre 128, p. 508-509 : « On devrait faire une petite société intérieure entre toutes les âmes qui veulent véritablement aimer Dieu […] Il y a un traité de la Réunion de l’âme à Dieu […] Je prie Dieu […] de détruire tellement en vous le vieil homme, qu’il n’y reste plus que Jésus-Christ. »

3Marc, 10,15. V. Dutoit, vol. V, Discours V, « Contre la prudence humaine et la propriété », p. 49 : « Jusques à quand clochera-t-on des deux côtés ? Suivez ou la simplicité ou la prudence… »

4Luc, 17, 21.

5Matthieu, 7, 33. - Voir Dutoit, vol. V, Discours II, « Oeconomie de la vie intérieure », p. 20 : « …c’est par elle qu’on apprend la véritable justice, qui arrache tout à la créature pour restituer tout à Dieu… »



De Lord Forbes au marquis de Fénelon. Début 1715.


À monsieur le m[arqui]s de Fén[elon].

Soyez persuadé, mon cher marquis, que le temps qui s’est écoulé depuis que j’ai eu l’honneur de vous écrire, n’a nullement diminué mon estime et affection pour vous. J’ai été fort infidèle au petit Maître, mais cependant Son amour est encore la plus grande passion de mon cœur. Lorsque j’y suis tant soit peu fidèle, mon affection pour vous se renouvelle d’une manière très ardente. Priez pour moi, et obtenez les prières des personnes les plus intérieures de votre connaissance, surtout celles de Madame de Guiche.

J’ai en vue à présent un second mariage1. Je souhaite que le petit Maître conduise cela selon ce qu’Il le trouvera pour Sa gloire. La personne me paraît avoir toutes les dispositions que je puis souhaiter pour devenir une véritable Antiope2. La Providence m’a engagé dans ce dessein sans que j’y aie pensé. Je lui en laisse l’événement et je serai content de tout ce qui arrivera. C’est la sœur du gentilhomme que j’ai recommandé à R[amsay]. Je vous le recommande aussi. Tâchez de le détourner du vice et de lui donner de l’inclination pour la vertu, mais ne lui parlez pas des disputes de parti ; d’ailleurs il s’éloignera de votre compagnie, et vous ne lui pourrez faire aucun bien. Je vous demande le secret sur ce que je vous ai communiqué, et quand même cette affaire réussirait, je prie vous et R[amsay] de ne jamais laisser savoir monsieur Hay que vous avez connu mon dessein, mais si vous pouvez lui insinuer une bonne opinion de moi, ce me sera une très grande faveur. Vous ne paraîtrez pas me connaître autrement que par le rapport de R[amsay]. J’écris fort confusément, car j’oublie mon français tous les jours. Faites que R[amsay] vous lise sa lettre. Elle vous dira tout ce que je sais touchant ce jeune homme. Croyez que je suis de tout mon cœur tout à vous, et ayez la bonté d’excuser mes fautes et de vous souvenir avec compassion de moi auprès de notre Seigneur. Je fais mille fautes : les distractions, les tentations, les obscurités, la paresse m’accablent. Je ne trouve du remède que lorsque j’ai du temps pour la retraite et l’oraison. Comme notre mère nous a unis vous et moi, je vous aime toujours extrêmement. Je me réjouirais d’apprendre quelques fois de vos nouvelles, mais nulle distance ni nul silence ne me feront oublier le respect et l’amour que je dois avoir pour vous.

- A.S.-S., pièce 7420. Cette lettre entre tiers, adressée par Forbes au marquis de Fénelon, témoigne de l’entente entre disciples du vivant de Madame Guyon (on a lu le témoignage de Ramsay sur Deskford). La « dispute » portant sur l’édition de la Vie semble avoir été rapidement résolue.

Cette lettre est précieuse, car elle montre l’importance spirituelle accordée à Madame de Guiche, Marie-Christine de Noailles, mariée en 1687 au comte de Guiche. Veuve en 1725, elle vivra jusqu’en 1748. Surnommée « La colombe », elle était une fervente disciple : peut-être a-t-elle succédé à Madame Guyon, à moins que ce ne soit « la petite duchesse » de Mortemart .

1James, 16ême Lord Forbes, se maria avant le soulèvement de 1715 avec Mary, veuve, sœur d’Alexandre, 4ême Lord Pitsligo, fameux jacobite. Ils eurent quatre enfants (The House of Forbes, Aberdeen, Spalding club, 1937, p. 251).

2Antiope, fille d’Idoménée, au livre XVII du Télémaque, la fiancée idéale : « Antiope sera mon épouse. Ce qui me touche en elle, c’est son silence, sa modestie… »

De Lord Forbes au marquis de Fénelon.

À monsieur le marquis de Fénelon.

J’ai été rempli de joie, mon très cher frère, en lisant votre lettre. Tout ce que j’y ai trouvé m’en a donné sujet, mais je me suis réjoui principalement de voir que votre cœur est si fortement touché de l’amour et que les maximes du cher petit Maître découlent si aisément de votre plume. La bonté de la Providence, en vous donnant une Antiope1 et en vous bénissant d’un fils, qui sera une petite image et, comme j’espère, une aimable demeure de l’esprit du petit Maître, m’a encore comblé de joie. Je bénis Dieu de toutes Ses bontés envers vous, et j’en souhaite la continuation, avec toute l’ardeur dont je suis capable. Soyez assuré que mon attachement pour vous est tout à fait sincère, et que c’est de tout mon cœur que je désire que vous et madame votre épouse, et votre jeune fils, soyez remplis de toute la vertu et de tout le bonheur dont la bonté divine souhaite sans cesse de vous combler.

L’amour ne cesse pas de frapper à nos portes. La bonne volonté et la puissance de Dieu ne diminuent point. Il est toujours également excellent et aimable en toutes manières. Ses saints, et particulièrement notre mère et nos proches amis, s’unissent sans doute2 à intercéder pour nous, et comme leurs prières viennent de l’Esprit de cet adorable Maître, elle Lui sont sans doute agréables. Quel malheur de nous détourner de l’Être souverain et parfait, qui mérite seul l’entier attachement de tous les cœurs, pour nous tourner vers nous-mêmes et vers nos propres recherches qui ne valent rien ! Et cependant c’est ce que j’ai fait, et c’est ce que je ferais toujours, si Sa bonté sans bornes ne m’en empêchait. Ce que je blâme le plus, comme ayant été la cause d’un si grand [f°.1 v°] malheur, est l’esprit d’indolence et de paresse qui m’est naturel, et qui m’a empêché le plus souvent de donner les temps nécessaires à l’oraison et à la retraite. C’est quelquefois prétexte de besoin de dormir qui me fait coucher trop tôt, ou demeurer trop longtemps en lit [sic]. D’autres fois c’est prétexte de nécessité pour les affaires ou pour la bienséance, qui me fait donner trop de temps aux compagnies, aux petites affaires et aux amusements, et cependant des gens, mille fois plus occupés et plus embarqués dans les affaires que moi, trouvent autant de loisir qu’ils doivent souhaiter. Lorsqu’il m’arrive d’être un temps considérable sans donner le loisir nécessaire pour la nourriture de mon âme, il arrive en même temps que les conversations du monde qui ne roulent que sur la richesse, la grandeur et les commodités de la vie font impression sur une âme aussi [sen]sible que la mienne, et si quelque chose survient qui puisse susciter la promptitude, l’anxiété, la tristesse, ou les autres passions, ma corruption ne manque pas de se montrer en toute sa laideur. Je demande pardon de ce que j’ai pris tant de temps pour vous raconter mes misères. C’est afin que vous, et M. de G.3 et monsieur R[amsay] ayez la bonté de vous en souvenir devant le petit Maître et que vous Lui en demandiez le remède.

La raison qui m’a fait penser à un second mariage4 a été le désir d’être dans un état plus fixé, afin d’avoir plus de commodité pour le soin des affaires spirituelles et temporelles, et surtout pour l’instruction de mes enfants. Lorsque j’ai été pendant plusieurs mois confirmé dans ce dessein, j’ai eu beaucoup de difficulté à me déterminer sur le choix d’une personne qui me serait propre, et là-dessus, après avoir recommandé l’affaire [f°.2 r°] à Dieu, j’ai demandé conseil à plusieurs amis. Chacun d’eux m’a nommé plusieurs demoiselles de caractères différents, selon leur goûts. Quoique j’avais plus d’inclination pour certaines d’entre elles que pour d’autres, je ne pouvais me déterminer, et c’est pourquoi je les nommai toutes à mon père pour lui en laisser le choix. Après avoir varié quelque temps, il se fixa pour celle que j’ai à présent en vue, et comme deux de mes intimes amis qui ont du goût pour les livres intérieurs, m’en avaient donné un très bon caractère, je m’en trouvais tout à fait content. Selon l’ordre de mon père et la détermination de la Providence, je fis toutes les démarches que je devais pour y réussir, mais comme sa condition dans le monde est fort bonne, plusieurs de ses amis se trouvèrent d’avis qu’elle ne devait pas s’engager à devenir belle-mère. Comme mon père devait venir ici et voulait absolument me mener avec lui, elle trouva à propos de me donner pour réponse qu’elle ne devait pas se déterminer temporairement, mais qu’à mon retour de Londres, elle me dirait sa résolution. Ces obstacles, joints avec l’accroissement de mon estime pour la demoiselle, me donnèrent pendant quelques semaines une anxiété et un attachement violent que le fond de mon cœur condamnait, mais à présent, il me semble que le petit Maître m’en a délivré, sans que mon estime et affection pour la demoiselle soit aucunement diminuée. Je serais avec l’aide de Dieu tout à fait content de tout ce qu’Il fera, et pour obéir à Sa Providence, qui m’a engagé en ce dessein, je ferai tout ce que la prudence demandera pour y réussir. Et s’il m’arrive d’être rétabli dans la campagne dans un état marié, mon principal soin sera de gagner tout à fait au Seigneur les cœurs de mon épouse et de mes enfants, et pour cet effet mon dessein est, avec l’aide de Dieu, d’observer les instructions de notre mère avec tout l’assiduité dont je serai capable.

Je n’ai jamais connu le gentilhomme que je vous ai recommandé : ça été environ deux mois [manque bas de page]. [f°.2 v°] a commencé. J’espère qu’il a les inclinations tournées vers la vertu, si les mauvaises compagnies et les penchants naturels à la jeunesse ne l’entraînent pas dans les désordres. Si vous pouvez lui inspirer doucement l’amour de la vertu, je serais trop bien récompensé pour tout le tracas que ce dessein m’a causé, quand même mon but principal ne réussirait pas. Il n’est pas nécessaire de vous avertir dans quel parti il a été élevé pour la religion et la politique. Sa conversation vous découvrira ces choses-là bientôt, et vous montrera les opinions sur lesquelles il ne faut pas faire tomber vos entretiens, surtout dans le commencement. Ma lettre devient beaucoup plus longue que je [ne le] souhaitais. J’ai oublié mon français tellement que vous aurez de la difficulté à comprendre ce que je veux dire. Je demande la liberté d’assurer madame votre épouse de mes très humbles respects. Je suis de tout mon cœur tout à vous. D[octeur] K[eith] souhaite que je vous assure de son estime et affection très cordiale.

To A[ndrew] R[amsay].

I have given, my dear R[amsay], this trouble after having writen so lately for no other reason, but that I might return you and the marquis thanks for your kind letters, which gave me great joy. My letter to the marquis is unreasonably long and so bad french that there are parts of it which he perhaps will not understand, but I resolve to let it go as it is, and shall do nothing to you or the subjects mentioned in it. Be assured, my dear R[amsay], you have no brother who has a more sincere and tender affection for you than I have. With all my heart, I wish you everything that is good, particularly that you may be very faithfull to the instructions of notre mère and that the spirit of our lovely little Master may completely prevail, and be all in you. May His name be hallowed, may His kingdom come, may His will be done in you now and for ever more. May you if it be [sic] His good pleasure, be an instrument in His hand for such good as He has think [sic] fit. I beg you and the marquis may recommand me to the prayers of Mme de G[ramont]5. I was, when in Scotland, fond of the expectation of Mr de C[ambray’s] life, but when I came here and found by L[ord] of … a and L… K… the dispute and trouble that was like to happen, I do own it was a great affliction to me and I do heartily return thanks to our lovely Master, who has preserved peace among brethren so dear to one another. May all our hearts be filled and governed by the divine love and may our wills be swift in His. May all the good effects that follow silence, peace, and retirement be plentifully communicated to you, be so for your own good and the good of others, I am [illis.] the bottom of my heart entirely yours. Adieu.

D. K[eith] does heartily wish you well.

- A.S.-S., Pièce 7459. Datation délicate. D’une part la référence à Antiope semble placer cette lettre tôt (comme le faisons ici) ; d’autre part la référence à un second mariage possible pose problème.

ams.

1L’épouse parfaite. Le mariage du marquis de Fénelon avec la fille de Louis Le Pelletier avait fait de lui un parent du secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, le comte de Morville.

2Sans aucun doute.

3Probablement Madame de Gramont. Son nom est repris dans la partie de la lettre adressée à Ramsay. Elle semble avoir une grande importance pour les disciples et succéda peut-être à Madame Guyon.

4Un second mariage eut lieu en 1741 avec Elisabeth, fille de Sir James Gordon of Park, date qui fait problème si le projet de cette lettre s’est réalisé, compte tenu de la mort de Keith en 1726 selon Henderson, M.N.E. - « The declining years of the 16th Lord were spent quietly at Putachie […] man of very sweet temper. The household at Putachie would otherwise have been a difficult one to run, consisting as it did of himself and second wife, Elisabeth Gordon, his son and son’s wife… » (The House of Forbes, op. cit., p. 253).

5Comtesse de Gramont désignée antérieurement comme « Madame de Guiche » (v. note sur Marie-Christine de Noailles, qui épousa le comte de Guiche, devenu duc de Gramont).

Au Dr James Keith. 22 août 1715.

Aug. 22, N.S. 1715.

À Dr K[eith].

J’ai toujours bien de la joie, mon cher frère, d’apprendre de vos nouvelles, et de celles de la bonne Mlle Fis[sec]1. Elle est bienheureuse que Dieu l’ait rendue digne de participer à la croix de Son Fils. Je ne suis guère sans incommodité. Le Maître nous sait tailler des croix de tout arbre : ô  qu’Il sait bien les choisir et n’en point laisser manquer ! Cette croix est scandale aux Juifs, et folie aux Gentils, mais pour ceux qui croient, elle est la Vertu de Dieu2. Jésus-Christ n’était-Il pas une pierre d’achoppement pour ceux qui ne croyaient pas, Lui qui était une source de Vie et un fleuve jaillissant pour ceux qui croyaient en lui ? Saint Paul ne dit-il pas : Nous sommes tous les jours pour l’amour de vous comme des agneaux qu’on mène à la boucherie3 ? Heureux ceux qui souffrent comme innocents et non pas comme coupables. Ceux qui savent se résigner avec joie à la volonté de Dieu dans leurs peines sont heureux, quoique les hommes n’en jugent pas de la sorte, et lorsque la conscience ne reproche rien, on a le repos d’esprit dans les plus fortes attaques. Les hommes sont bien plus difficiles à contenter que Dieu : c’est que les hommes jugent sur des apparences souvent fausses, mais Dieu voit le fond du cœur.

Il y a ici de deux sortes de jans[énistes] : les uns jurent tout ce qu’on veut, contre leur propre conscience, afin de se maintenir dans leurs bénéfices ; les autres au contraire ne veulent point jurer, crainte de se parjurer, et je les estime d’avantage. Les uns et les autres ne font que caballer, s’agiter, soulever tout le monde, ennemis jurés de la paix et de la vérité. Il faut, comme dit saint Paul, se soumettre à toute puissance4. Les bruits, les soulèvements ne font que tout gâter. Je me souviens d’un saint évêque4 en Perse qui, par un faux zèle, abattit un temple d’idoles et causa une terrible persécution aux chrétiens.

Il semble que nous soyons dans le temps décrit par le prophète5les femmes pleuraient Adonis et les vieillards tournaient le dos à l’autel pour adorer le soleil levant. Quand on envisage d’un coup d’œil le monde entier, on ne voit que discordes et divisions, les hommes qui se déchirent les uns les autres : les torrents de l’iniquité sont débordés partout. Il est certain que les vrais serviteurs de Dieu, qui n’aiment que la paix, sont à plaindre. Mais disons avec Maccabée : Mourons dans notre simplicité, et ne violons pas la loi du Seigneur6.

Hélas ! que la simplicité est loin, et que cette loi éternelle de la charité et de la volonté de Dieu est loin de nos cœurs ! On ne s’attache qu’à l’apparence, et Dieu permet que nous soyons séduits et trompés par cette même apparence. La simplicité méprisée nous enfonce de plus en plus en Dieu. L’âme se trouve en sa place, lorsqu’on se voit regardé avec des yeux qui jugent et veulent pénétrer, et qui s’aveuglent eux-mêmes. Soyons les heureuses victimes de l’amour et de la foi, et Dieu nous donnera ces yeux d’aigle qui découvrent la moelle du cèdre7 au travers de son écorce grossière et impénétrable aux yeux de la raison. Je suis très unie à vous en Jésus-Christ. La distance des lieux ne fait rien aux esprits8. Je salue madame votre ép[ouse] [Mrs Keith] et Mlle. Fiss[ec], ainsi que ceux qui appartiennent à Jésus-Christ. Mais qu’ils sont rares ! Tous veulent se posséder eux-mêmes : c’est pourquoi Il ne les possède pas.

- Henderson, M.N.E., p. 111-113 : « Copy of letter from Madame Guyon to Dr. James Keith enclosed in his letter of Sept. 17 to Lord Deskford. Text according to Keith. »

1Mademoiselle Fissec : v. lettres suivantes.

2I Cor., 1, 23.

3V. Rom., 8, 36 avec référence au Ps. 43, 23.

4Rom., 13, 1.

4Abdas, en 420. Henderson renvoie à Théodoret, V, ch. 39.

5Ezéchiel, 8, 14.

6I Maccabées, 2, 20 & 37. Sur la simplicité Henderson donne d’intéressantes références : « Simplicity (like littleness), one of the qualities most necessary in the mystic. V. [Henderson] p. 88, 96 ; Lettres, [Dutoit] I, p. 145, 175, 291, 388, 438, etc.; Vie de M. Renty [éditée par Poiret], p. 326, 384, 425, etc. ; Fénelon, Œuvres, I, p. 368 ss., etc. ; Mirror of Simple Souls ; etc. »

7Ezéchiel, 17, 3 : « …Un aigle puissant qui avait de grandes ailes et un corps très long, plein de plumes diversifiées par la variété des couleurs, vint sur le mont Liban, et emporta la moelle d’un cèdre ». (Sacy). « Tu diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Le grand Aigle aux grandes ailes […] vint au Liban. Il ôta la pointe du cèdre, [v. 4] arracha la cime de ses branches… » (T.O.B.) - Henderson, M. N. E., renvoie au Mirror of Simple Souls [de Marguerite Porete] « where not only the point about the cedar occurs, but the more important comparison of love and reason. The eagle-eye is a favourite figure and is to be found in Dionysius the Areopagite […] and in Ruysbroeck […] It derives from Aristotle and Pliny. » - Le « mont Liban » fut l’objet d’un songe célèbre de Madame Guyon. (Vie 2.16.7).

8Dutoit, t. IV, lettre 126, p. 499 : « Vous m’êtes très présent en Lui. La distance des lieux n’interrompt ni cette union ni cette présence lorsqu’elle est en Celui en qui tout est présent » ; t. IV, lettre 150 ; adressée à P. Poiret, p. 577 : « J’espère que ni distance de lieux ni nulle autre différence ne nous empêcheront pas d’être réunis dans ce divin Objet, qui rend tous un en Lui. »

De mademoiselle Fissec. 1715 ?

Je ne saurais vous exprimer la consolation indicible que m’a donnée la dernière lettre de notre chère mère. Je m’enfonce humblement dans le plus profond silence et j’adore la condescendance infinie de notre Seigneur, qui a écouté ma requête par cette âme bienheureuse et bénite. Sa bonté divine m’a toujours soutenue dans toutes mes souffrances, et me portant de souffrances en souffrances, Il porte ma croix et moi-même aussi. Quand je suis proche à succomber sous le poids, Son bras tout-puissant me relève afin de me préparer pour un autre, lequel je reçois avec joie, parce qu’il vient de Son amour infini pour ma purification et mon anéantissement. J’ai expérimenté d’une manière admirable ce que notre respectable mère dit, que dans le commencement, Dieu nous donne de grandes consolations pour nous attirer à Lui-même, et quand Il est bien assuré de notre cœur, Il retire tout cela et nous met dans le feu de la plus profonde tribulation, ce qui est un purgatoire très désolant.

Depuis ce dernier état, j’ai été environnée de grands nuages et enveloppée de ténèbres épaisses. [f.2 v°] Alors je pense, je dis en moi-même : heureuses ténèbres qui me cachent toutes consolations sensibles, toutes douceurs, tout soutien perceptible, goûté ou senti ! Car si je les avais, ils me rendraient grande et forte en moi-même et je me croirais quelque chose, au lieu que mon seul désir est de vivre dans l’enfance spirituelle, dans l’oubli continuel de toutes ces choses et dans un constant abandon de moi-même en Dieu, ne cherchant rien que Sa pure volonté, et ne désirant rien pour ce moi-même, ni dans le temps ni dans l’éternité, que ce que Dieu désire en moi et au lieu de moi. Il y a longtemps que le Seigneur m’avait montré que je ne dois me reposer en aucun don, consolation, ni faveur, mais en Lui seul, et je suis bien persuadée que l’âme qui a une fois eu un regard de Dieu par cette foi pure, simple, nue, rien moins que Saa pure divine essence, ne peut penser qu’à la conserver. Et qu’est-ce qu’une telle âme ne souffrirait point pour y parvenir ? Non, le pouvoir de l’amour divin, qui est totalement abandonné à un Dieu-Enfant le porte à souffrir plus que je ne suis capable et que je n’ose exprimer, car l’amour est plus fort que la mort et sa jalousie est plus dure que l’enfer. Vous en avez un très divin exemple chaque jour devant vos yeux, et je puis dire que je suis là en esprit, et je sens une force attractive de l’Esprit divin qui possède cette âme sainte, qui m’entraîne dans une très profonde paix et tranquillité inexprimable. Obtenez de Lui, mon cher monsieur, qu’elle continue ses prières efficaces à l’Enfant-Dieu, afin que je sois de plus en plus transformée dans Sa divine enfance.

- Pièce 7419, f.°2r° : « Lettre d’une demoiselle anglaise religieuse du petit Maître dans le couvent de son cœur, nommée Melle Fissec » - Pièce 7416, f.°21, copie du marquis  - A.A.-S., ms 2176, pièce 7417, p. 21 : « Lettre de M[ademoi]selle [illis.] anglaise » ; la lettre qui suit dans le ms. est du baron de Metternich et du 8 septembre 1714.

aManque t-il un mot ?

À Lord Deskford. 17 mars 1716.

« Tenez votre cœur dans la joie… »

Ce 17 mars.

Mon cher enfant, je ne sais si M. F[orbes], qui va en vos quartiers, aura la joie de vous voir. Si le petit Maître permet qu’il v[ou]s voie, il vous dira mieux que rnoi combien je vous aime dans le petit M[aître] et combien je m’intéresse à votre bien spirituel. Evitez toutes les pensées qui peuvent vous chagriner, tenez votre cœur dans la joie, mais ne manquez point à votre oraison : c’est la nourriture de l’âme1 aussi bien que la présence de Dieu durant le jour, sans quoi l’âme se dessèche. David disait : Mon â me s’est desséchée comme l’araignée, parce que j’ai oublié de manger mon pain2. Quel est ce pain dont la privation fait périr l’âme ? C’est le Verbe, ainsi qu’il est dit ailleurs : L’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu3. C’est ce divin Verbe qui est sans fin engendré de Son père, qui est la seule nourriture propre à l’âme, et nous ne profitons de cette nouriture que par le moyen de l’oraison : c’est par là que cette nourriture substantielle s’introduit dans l’âme. Donnez donc lieu à ce divin Verbe de vous remplir de Lui-même. Il faut pour cela qu’Il détruise en nous toutes les contrariétés et les obstacles qui s’opposent à Son empire. C’est l’article le plus pénible, car il faut mourir avant d’être revivifiés, il faut être purifiés de nos ténèbres avant d’être pénétrés de la vraie lumière. Je vous envoie une petite image4 et vous embrasse dans le petit Maître.

- Henderson, M.N.E., p. 121 : « This short letter without year or address or signature is in the handwriting of Madame Guyon and is preserved at Cullen House, being no doubt intended for Lord Deskford. The reference to the departure of M.F. (Master of Forbes) from. France in the spring of 1716 (he was in London in May. v. next letter) suggests this placing of the letter. » L’autographe est reproduit par Henderson et repris par Gondal, Madame Guyon, un nouveau visage, 1989, p. 254-255. Nous donnons ci-dessous sa transcription qui impose un certain effort de lecture :

« Ce 17 mars.

« Mon cher enfant je ne scay si m f qui va en vos cartiers aura la ioye de vous voir sy le petit Maître permet quil vs voye il vous dira mieux que rnoy combien ie vous ayme dans le petit m et combien je minteresse a vostre bien spirituel Euittez toutes les pensée qui peuuent vous chagriner tenez vostre cœur dans la ioye mais ne manquez point a vôtre oraison cest la nouriture de lame e aussy bien que la presance de Dieu durant le jour sans quoy lame se deseche david disoit mon ame sest deséchée come laregnée parce que j’ay oublié de manger mon pain quel est se pain dont la priuation fait perir lame Cest le verbe ainsy quil est dit ailleurs lhome ne vit pas seullement de pain mais de toute parolle qui sort de la bouche de Dieu cest ce diuin verbe qui est sans fin engendré de son pere qui est la seulle nouriture propre a lame et nous ne profittons de cette nouriture que par le moyen de l’oraison cest parla que cette nouriture substacielle sintroduit dans l’ame donnez donc lieu a se diuin verbe de vous remplir de luy meure il faut pour cela quil detruisse en nous toutes les contrarietes et les obstacles qui soppose a son empire cest larticle le plus penible car il faut mourir auant destre reuivifies il faut estre purifies de nos tenebres auant destre penetres de la vrais lumiere je vous envoye un petit ymage et vous embrasse dans le p m. »

1Dutoit, t. IV, lettre 20, p.52 : « Ne manquez mais à l’oraison, soit que vous y ayez du goût ou non. » ; lettre 105, p. 351 : « L’oraison est la nourriture de l’âme. »

2Ps., 101, 5.

3Matt., 4, 4.

4Dutoit, lettre 2.114, p. 327 : « Pourquoi me renvoyez-vous le divin petit Maître ? » [Note de Poiret :] « C’était l’image de l’enfant Jésus. »

À Lord Deskford. 3 juin 1716.

Je reçois toujours beaucoup de consolation, monsieur, en lisant vos lettres, d’y voir que vous voulez de plus en plus être à Dieu, mais ma joie redouble de savoir que madame votre épouse y veut aussi être sincèrement. Vous êtes obligé d’être pour elle, comme dit Saint Paul, la bonne odeur du Christ1. Comme vous êtes vif et prompt, travaillez tout de bon à vous vaincre. Ce n’est pas en combattant directement, mais en rentrant en vous-même et en ne parlant pas, soit pour ordonner, soit pour reprendre, tant que vous êtes ému, mais lorsque l’émotion de la vivacité est passée, dites [353] bonnement ce que vous avez à dire, et cela fera bien plus d’effet que tout ce que vous pourriez dire lorsque la passion est émue.

Je vous conjure de ne jamais manquer à votre oraison, à moins que ce ne fût pour une obligation indispensable, ce qui est rare. Car le démon ne demande qu’à vous empêcher de la faire, parce qu’il sait bien que c’est la source de tout bien et le remède à tous maux. Lorsque vous y aurez manqué sans nécessité absolue, faites-en le lendemain et le jour d’après un quart d’heure de plus. Cette légère pénitence vous rendra plus soigneux de ne pas y manquer. Ne vous étonnez pas des distractions de votre imagination : vous faites bien de les laisser tomber par un simple retour. Vos misères ne vous nuiront point si vous êtes fidèle : au contraire elles serviront à contrebalancer votre amour propre.

Mais la plus dangereuse de toutes les tentations, si vous vous y arrêtiez, ce serait celle qui vous porterait à quitter la voie intérieure sous prétexte de plus de rafraîchissement. Vous feriez comme celui qui aime mieux [354] avaler une pinte de boue qu’un demi-verre d’eau de roche. Ô que ces eaux qui sont données par la source de vie, Jésus-Christ, sont pures et bonnes ! Il est vrai que l’eau la plus excellente est sans odeur, sans couleur, sans goût, sans consistance, et qu’on pourrait donner le goût empoisonné de la bourbe à ce qui n’en a point. Cependant le Seigneur vous traite en enfant gâté, Il vous donne souvent du lait, et vous seriez le plus ingrat de tous les hommes si vous manquiez de reconnaissance et si vous cessiez de vous abandonner à Lui. Qu’importe quelle route Il vous fasse tenir, pourvu qu’Il vous conduise à la fin tant désirée, qui est Dieu même ? Vous ne pouvez nier le soin qu’Il prend de vous : suivez-Le et vous serez heureux. Si vous quittiez Sa voie, vous deviendriez le plus malheureux des hommes, vous ne trouveriez aucune bonne place. Mais j’espère bien que cela ne se fera pas et que vous serez fidèle jusqu’à la fin. Amen.

R[amsay] : Mon cher milord, passez ce terme à ce que sent mon cœur pour vous, …a m’exhorte à prendre la liberté d’ajouter un mot de moi à la lettre de notre mère. Je le fais pour vous dire que je veux être bien uni à vous. Je serai heureux si vous le voulez aussi. Ce que vous écrit notre mère est tellement tout pour moi que je serais tenté de croire quelque chose de la ressemblance dont on me flatte. Ce que vous mande n[otre mère] sur la promptitude2, je vous le montrerais dans les lettres que j’ai d’elle, je crois, en mêmes termes, parce que j’avais, et bien davantage encore, le même besoin. Je vous fais mon compliment, milord, sur la naissance du nouveau fils3 que le petit Maître vous a donné. Puisqu’il vient de Lui, j’espère qu’il sera à Lui. Je souhaite que vous ne soyez plus, comme saint Joseph, que son père présumé, et que ce soit le petit Maître qui soit le véritable, et que vous ayez la consolation de voir madame votre respectable épouse répondre à vos espérances en changeant aussi d’époux4. Que direz-vous de ma folie ? Mais je vous assure que si je ne sais ce que je dis, ce n’est pas merveille, car j’ai pris la plume sans dessein que de vous communiquer l’épanchement de mon cœur auquel je n’ai point de bornes. Ainsi excusez tout en faveur de la simplicité qui, j’espère, sera notre union en cette vie et en l’éternité. J’ai été obligé de quitter notre mère par des raisons de nécessité. Un heureux hasard m’y remmènera dans peu pour quelques jours. Ce ne sera pas sans me perdre avec vous entre ses bras.

[Du Marquis de Fénelon5 ? ] On va imprimer un nouveau Télémaque6, où il se trouvera plusieurs choses qui ne sont dans aucune autre édition. R[amsay] y a fait une préface qui est un chef-d’œuvre de l’esprit et du cœur, et qui sera un grand ornement pour Télémaque. Dès qu’il sera imprimé, j’aurai l’honneur de vous en envoyer. Permettez-moi de manquer à tout, je me sens point de compliment pour vous, quoique je sache tout ce que je vous dois.

Henderson, M.N.E., p. 125-126 : « The letter from Madame Guyon … is apparently that which appears in the printed Lettres, Vol. I, no. 108 [Dutoit]. What seems to be the original of this is [was…] preserved at Cullen House. It is in the handwriting (and indifferent spelling) of Madame Guyon. To it is appended the following short letter from the Marquis de Fénelon to Lord Deskford. / The original letter from Madame Guyon does not give the year but is merely headed " M.L.D., ce 3 Juin." It is thus clearly to Lord Deskford, and from its contents, and from the reference in the Marquis’s letter to the new 1717 edition of Télémaque, we seem to be tied down to the year 1716, especially when we remember that by June 3 of the next year Madame Guyon was already dead. »

De nombreuses autres lettres éditées par Poiret et Dutoit sans destinataire semblent devoir être attribuées à la correspondance écossaise. En l’absence de preuves déterminantes, nous les réservons pour le volume « III Mystique ».

aManque un mot ?

1II Cor., 2, 15.

2Dutoit, Lettres, 3.39, p. 155 ; 4.45, p. 102 : « Ce que vous avez le plus à travailler est de mourir de tout point à votre propre volonté et à une certaine promptitude, qui vous est naturelle. » ; 4.46, p. 107 : « Quand vous sentez élever en vous des mouvements de promptitude, laissez-les tomber, et ne dites rien du tout que le trouble ne soit cessé. »

3James, né le 16 avril 1716 : succéda comme 6th Earl of Findlater and 3rd of Seafield in 1764. (H., note p.122).

4Inimitable Ramsay !

5Ce dernier paragraphe est probablement du marquis de Fénelon, comme le suggère Henderson, cité ci-dessus.

6Les Avantures de Télémaque fils d’Ulysse, […] Première édition conforme au manuscrit original […], 1717, comportant en préface un « Discours [de Ramsay] de la poésie épique ». Voir Fénelon (Le Brun), vol. II, bibliographie, p. 1272.

De M. le Dr Garden.

Copie d’une lettre de Mr. le d. Gardin à N[otre] M[ère]. Ce 16 de septembre.

J’ai reçu, ma chère madame, votre très aimable et consolante lettre. Béni soit Dieu qui nous soutient dans toutes nos tribulations, et qui vous a inspiré de m’écrire une lettre si pleine de consolation dans l’état où sa sage et bonne Providence m’avait placé. Je désire d’être totalement abandonné à la bonne volonté de mon Dieu plein de miséricorde, et j’espère qu’Il fortifiera en moi toujours de plus en plus ces dispositions. Il Lui a plû de me donner une âme paisible et contente dans ma prison1 et m’a fait voir par expérience que l’amour propre fait paraître la croix plus affreuse quand elle est éloignée qu’elle n’est véritablement quand notre Père céleste nous la donne et nous la fait portera. Il ne nous en charge que selon notre faiblesse, et Ses châtiments sont infiniment moindres que mon démérite et mon besoin. Puis[sé]-je devenir amoureux de Sa justice et m’y soumettre toujours !

J’ai été poussé par l’importunité de quelques-uns de mes bons amis de m’échapper de prison, parce qu’on avait dessein de me traiter avec la dernière sévérité. Ils me pressaient d’y consentir par l’exemple de saint Paul qu’on descendit dans un panier et échappa ainsi des mains de ses ennemis2. S’il avait plû à Dieu que cette entreprise n’eût point suffi, j’espère qu’Il m’aurait donné la grâce d’en être content, et s’il Lui plaît encore de me laisser tomber entre les mains de mes ennemis, chère B. (f.1 v°) J’espère qu’Il me donnera la grâce de me soumettre avec allégresse à Ses volontés adorables. Les mêmes amis me conseillent de quitter pour quelques temps ce pays-ci. J’attends la première occasion de m’embarquer pour la Hollandeb.

Je suis persuadé que Dieu soutient sa faible créature à proportion des maux qu’Il lui faitc souffrir, et je ne désire autre chose que d’être abandonné à Sa sainte volonté, de me délaisser totalement à Sa sage Providence, et de n’avoir aucun soin pour moi-même, mais de Lui remettre tout. Béni soit Dieu qui vous inspire de me chercher dans le cœur de Jésus ! Ô puissiez-vous me trouver là, puisse le chemin royal de la Croix me conduire à Son pur amour, puisse un amourd être mon asile, mon refuge, mon domicile : celui qui habite dans l’amour, habite en Dieu, et Dieu habite en lui. La croix qu’Ile lui plaît de me donner, et l’intérêt qu’Il vous fait prendre à moi me font espérer qu’Il a des desseins de miséricorde sur moi. Et si Sa Providence m’ouvre le chemin au pays où vous êtes, et que je sois aussi heureux que d’avoir l’honneur de vous y voir, j’espère que par votre moyen Il me communiquera quelques rayons de Sa grâce intérieure quef je n’ai pas éprouvés encore. Ô serai-je [saurais-je] vous prier, ma chère mère, de vous souvenir devant Dieu [du] pauvre misérable pécheur et de lui donner rendez-vous dans le cœur de Jésus ? Adieu. Ce 5 d’août.

A.S.-S., ms 2177, pièce 7424.

1Georges Garden (1649-1733), refusant de se cacher, fut emprisonné dans le château d’Edimbourg lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens, puis s’échappa en Hollande.

2Actes, 9, 25.

anous (la add. interl.) donne (la mot illisible de la) (et nous la fait add.interl.) porter

bHollande (d’abord. raturé)

cqu’Il lui (fera biffé) fait

dpuisse ce qu’un amour. Nous corrigeons.

ecroix (plusieurs mots raturés illisibles) qu’il

fintérieure (plusieurs mots raturés illisibles) que

À Ramsay. Début 1717 ?

[f. 1 v°] …sois jamais infidèle. Vous me ferez un grand plaisir, mon cher e[nfant], de me venir voir. Je [...]a si je suis encore en vie, vous veillerez comme les autres à votre [...]b. Je ne serais pas fâchée que vous fussiez ici lorsque je mourrai, si le p[etit Maître]c veut bien que je meure. Le mal est si long et augmente chaque jour, je ne vois point de fin sans la charmante mort. Je n’ose ni la flatter ni la vouloir. Dieu fera ce qu’Il voudra. Je vous souhaite bonne et brève fin en vos affaires et vous embrasse. Je salue ff. et f.1

- A.S.-S., pièce 7139, autographe « à monsieur / monsieur de Ramsay à hôtel de Sassenage sur le quai des théatins à Paris », cachet médaillon visage de profil. Le feuillet est unique, plié pour envoi. Date incertaine. Nous la faisons précéder de peu la « charmante mort » de Madame Guyon. Texte incomplet dont manque le début.

aDeux mots illisibles.

bUn mot illisible.

cManque par déchirure.

1Indéterminés.

Au Dr. James Keith 19 mars 1717.

Ce 19 mars.

M. K[eith]. Je m’intéresse beaucoup à votre affliction sur la mort de votre fils aîné. Mais je vous dirai ma pensée : c’est que Dieu l’a enlevé du monde de peur qu’il ne se corrompît, parce qu’Il l’a aimé et qu’Il vous aime. Il y a peu de fond à faire sur la piété des enfants. J’avais mon cadet, qui a marqué des sentiments pour Dieu bien au-dessus de son âge, jusqu’à faire par sa foi des choses qui ne paraissaient pas naturelles ; cependant comme il était très beau, il n’a pas été plutôt dans le monde que les femmes l’ont corrompu. J’avais une petite fille dont la piété était très édifiante et sa beauté charmante : j’ai remercié Dieu qui l’avait enlevée du monde avant qu’elle pût aimer le monde. Ainsi croyez-moi, le Maître qui connaît l’avenir fait tout pour le mieux, et ce que nous croyons des pertes sont des grands gains. J’assure madame votre épouse que je l’estime et lui souhaite en Jésus-Christ le véritable bien. Je ne puis néanmoins avoir peine de la mort de M. son fils, connaissant le petit Maître comme je Le connais.

Je vous assure que, lorsqu’[on] a trouvé le secret d’être un en Dieu, on est aussi présent de loin que de près. Ma santé est mauvaise, c’est une fièvre et un dégoût depuis un an : je sens que la nature s’use et défaille. Je prie Dieu qu’Il soit votre consolation et à madame v[otre] ép[ouse]. Vous serez ravis de retrouver ce cher fils un jour dans le sein de Dieu.

- Lettre de sympathie de Madame Guyon reçue par le Dr. Keith. Il joindra celle-ci en copie à Lord Deskford en même temps qu’une lettre qu’il lui adresse de Londres le 13 avril 1717 (Henderson, p.141-143) : « To The Right Honble. / The Lord Deskford/ at his House at Boin / near Bamff. ». On sait que les disciples faisaient ainsi circuler entre eux la correspondance de Madame Guyon.

Nous terminons cette correspondance écossaise par quelques lettres entre tiers qui informent sur la mort de Madame Guyon.

Du Dr. Keith à Lord Deskford. 11 juin 1717.

June 11th, 1717.

My dear Lord,

I had the honour of yours of May 9th and in a few days after forwarded the inclos’d to the Ven. M[y] S[aint] M[other] [Madame Guyon] who by all our accounts at that time was again become extreamly ill. Her sickness, w[hi]ch was a feaver, attended with a swelling and inflammation in her stomach with constant vomitings and difficulty of swallowing, encreas’d till the 9th of June N.S. our May 29th about 12 at night, when it pleas’d God to deliver her out of prison and to take her into his Eternal Rest. Blessed and adored be his holy will in all things. Let us be continually united with her in the heart of our divine L.M. who will not leave us orphans. A[ndrew] R[amsay] and D[r] G[arden] with the other two friends were then there1, and were to set out immediatly for P[aris] and the three last from thence for Holl[and]. I have lately read over her life2. [….]3

- Henderson (M.N.E.), p. 145-146.

1Au lit de mort de Madame Guyon se trouvaient, parmi les écossais : Andrew Ramsay, George Garden, Lord Forbes et son frère James Forbes.

2Noter la lecture du manuscrit de la Vie à Londres, où résidait Keith, avant sa publication par Poiret ; par ailleurs, après la deuxième partie du texte de la Vie, on trouve : « Pour Mr R-y [Ramsay] / Qu’on prie de la renvoyer s’il lui plaît à Mr K. [Keith] après qu’on s’en sera servi. » (v. La Vie…, description du manuscrit d’Oxford, p. 85).

3La lettre porte ensuite sur d’autres sujets.

Du marquis de Fénelon à Lord Deskford. 29 juin 1717.

À Paris ce 29 juin.

Mon cher milord. Après la perte que nous avons faite, il ne nous reste plus que d’être unis en Celui qui ne nous manquera jamais et que nous devons croire ne nous avoir privés de la présence sensible de notre mère que pour nous faire trouver par son intercession un secours plus puissant et plus conforme à nos besoins. Cette bonne mère aurait été, je crois, bien touchée, si on lui avait pu lire votre dernière lettre qui arriva comme elle commençait à agoniser. L’abandon en Dieu, la perte de tout appui, et le détachement de toute créature et de tout hors Dieu est ce qu’il m’a semblé que le temps que j’ai passé auprès d’elle dans ces derniers moments de sa vie, m’a montré d’une manière sensible être la voie que je devais suivre. Dieu veuille m’y rendre fidèle.

J’ai été consolé en voyant, dans cette lettre que notre mère n’a pu voir, que vous étiez dans des dispositions conformes à ce que Dieu me faisait sentir. Soyons unis, mon cher milord, malgré la distance des lieux. Je n’aurai jamais rien qui me soit si précieux que de pouvoir espérer que j’aurai toujours en vous un ami et un frère dans le petit Maître : Dieu le veuille, et que je ne cesse pas de l’être par mes infidélités. Je suis bien touché de la séparation des amis avec lesquels j’ai passé un temps qui sera le plus doux de ma vie. Celui qui veut bien se charger de ce billet vous instruira de tout ce qu’il a vu avec nous. Il vous présentera aussi un petit présent que vous m’avez permis de vous offrir. Je souhaite qu’il vous fasse ressouvenir quelquefois de celui de qui il vient, à qui l’honneur de votre souvenir sera toujours également cher et précieux.

Jea ne saurais laisser partir cette lettre, mon très cher milord, sans vous marquer ma tendresse et mon respect. Je souhaite infiniment que notre union fraternelle subsiste à jamais. Celle qui est dans le sein de Dieu sera notre lien. Les paroles me manquent, mais mon cœur vous parle. Cor meum est apud te sine voce et silentium meum loquitur tibi.

À milord D[esk]f[or]d.

- Henderson, M.N.E., p. 147.

aMain et orthographe différentes.

Du Dr. Keith à Lord Deskford. 2 juillet 1717.

[….]1 A. R[amsay] has sent the inclos’d by J[ames] F[orbes] who is safely arrived here and with My L[or]d his Br[other]2 salutes you most affectionatly. Say nothing of it yet.

R[amsay] speaking of M.S.M. [Madame Guyon] adds : « Sa mort a été semblable à sa vie. Elle a porté jusqu’à sa fin les états de Jésus crucifié, et est expirée enfin sur la croix avec une paix et une douceur où il paraissait une insensibilité à tout ce qui est au-dehors, mais où je crois que l’Intérieur était bien occupé, et d’une manière peu intelligible à ceux qui n’ont pas les yeux de la foi. Elle est morte le 9 de ce mois [de juin] à onze heures et demi du soir. Elle me dit le matin, avant et après avoir reçu le saint viatique, qu’elle était dans un état de délaissement extrême. Je compris que le petit Maître la rendait conforme à son état sur la Croix quand Il dit : Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’avez vous abandonné ?3 Je le lui dis même et elle ne répliqua que ces paroles avec une douceur et un abandon parfaits : Mon Dieu, vous m’avez abandonné. Le reste du jour jusqu’à six heures du soir se passa en grandes douleurs et souffrances. Alors elle reçut l’extrême-onction et sembla perdre connaissance de tout ce qui est au-dehors, et expira sans douleur, sans peine, dans un silence et paix profonde. »

- Henderson, M.N.E., p. 145-146.

1Le début de la lettre donne des nouvelles de Londres.

2Lord Forbes. La présence de ce dernier authentifie le récit de Ramsay (qui n’est pas toujours fiable) rapporté par Keith.

3Matthieu, 27, 46 : « Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria, en disant : Eli, Eli, lamma sabacthani ; c’est-à-dire, Mon Dieu, mon Dieu, comment m’avez-vous délaissé ? » ; Marc 16, 34 : « Et à la neuvième heure Jésus s’écria d’une voix forte : Eloï, Eloï, Lamma sabacthani ; qui veut dire : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » ; Luc 23, 46 : « Alors Jésus cria d’une voix forte : Mon Père, je remets mon âme entre vos mains » ; Jean ne rapporte aucune dernière parole.

Du Dr. James Keith à Lord Deskford. 10 septembre 1717.

Sept. 10th.

I would have answer’d my dear Lord’s letter w[hi]ch I rec[eive]d by M. Rud[diman]’s care in due time, had it not been that I was not furnished with what I took to be principally wanted in it, namely some account of the last years and hours of M.S.M.’s life. The account of the most valuable part during the last years of her life, I have not yet had, nor do I ever expect to have, her state being wholly inexplicable, but by a few general words, and indeed the fewer the better. As for her last moments, besides what I had from J[ames] F[orbes] who will also tell your Lop what he saw and heard, I shall here transcribe what A[ndrew] R[amsay] wrote me upon that occasion. His letter is of Aug[ust] 7th.

« Elle sentit depuis longtemps que Dieu l’allait retirer, que sa mission était finie, et [le] marquait par l’oubli profond où elle était désappropriée. Ses souffrances ont été extrêmes, et sa patience tout à fait chrétienne. II n’y a pas grande chose à dire d’une âme que Dieu avait toujours cachée dans le secret de Sa face, et qu’on ne pouvoit connaitre que par le silence du cœur. Il y a des saints qui parlent beaucoup en mourant. Il y en a d’autres qui n’ouvrent la bouche que pour dire avec Jésus-Christ sur la croix : Mon Dieu, Mon Dieu, combien vous m’avez abandonné1. Elle a porté ce dernier état de Jésus sur la croix, et m’a dit souvent le jour de sa mort : je suis dans un délaissement extrême. Mais tout se passa presque dans le silence, jusqu’à ce qu’enfin elle perdît connaissance de tout ce qui se passait au-dehors ». He adds : « J’ai eu ses ordres d’écrire ce que je sais de sa vie, mais en vérité ses écrits et ses souffrances sont si parlantes que je ne trouve presque rien à dire ; et je croirais manquer à toutes ses instructions, si je m’étendais en éloges vagues et hyperboliques. Je prie Dieu que le vénérable P[oiret] ne tombe point dans ces enthousiasmes outrés où il est tombé en écrivant la vie de Mlle B[ourignon]2, où il la compare avec les autres saints, et l’élève au-dessus de tous depuis le temps des apôtres. Notre mère, en communiquant l’esprit de l’onction à ses enfants, les détachait du canal3, et ne souffrirait point qu’on s’attachât à l’instrument. »

This last period brings to my mind what perhaps your Lop has not yet heard of, namely the very strong opposition that is made by A. R[amsay] with all the other friends in Fr[ance] against M. P[oiret]’s printing and publishing that most valuable Life at this time, and in order to hinder him from doing it, they have represented the copy w[hi]ch he has as defective and imperfect, and therefore have desir’d him to return it to them to be corrected by one w[hi]ch they call more perfect. R[amsay] has written several letters (by their order as he says) to M. P[oiret] himself, to D[r] G[arden] and to us here, to this purpose, w[hi]ch is highly surprising to us all, and the more [is] that he himself transcrib’d that very copy w[hi]ch M. P[oiret] has, and sent it to him by Notre Mère’s express order (having first carefully revis’d and corrected it herself) to be published after her death. But the good old man refuses to give it up and resolves to be faithful to the trust reposed in him. They, on the other hand, have, they say, strong reasons for delaying it, but do not say what they are. L[or]d F[orbes] when you see him will acquaint your Lop with all this. He and his br[other James Forbes] took journey for Scotl[an]d the 2d instant and I hope may be at Edbr [Edimbourg] by this time. L. P. [Lord Forbes of Pitsligo] and D[r] G[arden] are well but when they will come over I cannot tell. When the 3d and 4th vol. of Lett[ers] are sent me, I shall obey your Lop’s orders, but the 4th is not yet finished, nor are the Télémaques4 come. One of the next they go upon will be les Opuscules Spirituelles [sic] de M. L’Arch. de C[ambray] w[hi]ch are said to be very fine. J.F[orbes] has his Sentiments de Piété, w[hi]ch I have read. He has also P. Surin’s Cantiques Spirituels for your Lop. It was M.S.M.’s own book.

M. Abercromby5 desir’d me to enclose your Lop’s letters to him, but I forbear to do it till I have your orders. He went down by sea with his Lady about 3 weeks ago. I hope they are safely arrived. With my best and sincerest wishes for your Lop. and your dear Lady and children in the tenderest manner, I am, ever, your Lop’s, etc.

- Henderson, M.N.E., p.150-151.


1Henderson : « Madame Guyon several times in her writings turns specially to this incident : e.g. Lettres, IV, p. 258 f. ; V, p. 156. So also with Tauler : v. Opera Omnia (1615), p. 44. 436, 704, etc. Voir also use by Francis de Sales and Fénelon. »

2L’œuvre d’Antoinette Bourignon fut éditée en 19 volumes par Poiret entre 1679 et 1686. En fait Pierre Poiret, devenu disciple de Madame Guyon, avait probablement bien changé depuis son « enthousiasme » (?), dont on ne trouve nulle trace écrite (à l’inverse de Dutoit).

3Dutoit, vol. 5 des Lettres, Anecdotes et réflexions [préface par Dutoit, usuellement dithyrambique :] « Madame Guyon n’a été que le canal, et l’Esprit de Dieu s’est servi de cet organe. »

4Le s de Télémaques parce qu’il s’agit des exemplaires imprimés.

5Capt Alexander Abercromby of Glassaugh, M. P. for Banffshire, membre du parlement écossais avant l’Union. (V. Henderson, M.N.E., p. 132, note 1.) 

De Lord Forbes ( ?). 16 mai 1723.

Il y a longtemps, mon cher frère, que j’ai eu l’honneur de votre chère lettre et de celle de Put [Dupuy]. Elles me donnèrent un double plaisir, et d’avoir le bonheur de vos nouvelles et de trouver aussi que ni l’un ni l’autre [n’]approuvait la clause dont il s’agissait. Je ne croyais pas que je serais obligé de vous donner plus de peine sur cet article, puisque M. R[amsay] par sa dernière m’écrivait en ces termes :

« Vous serez à présent satisfait. La Vie de M. de C-y [Cambrai] ne s’imprime plus. Malheur à moi si j’ai aucun attachement à mes faibles productions. L’obéissance m’a fait entreprendre cet ouvrage. L’obéissance m’engage à l’oublier et ce ne sera que par obéissance que je m’en ressouviendrai. Que l’homme et ses oeuvres périssent, afin que Dieu seul règne. J’ai résisté à madame la duchesse de Sully1, qui voulait désavouer la Vie. Je vous ai résisté pour désavouer l’impression. J’ai cru suivre la vérité parce que Madame la Col.2 approuva l’expression qui vous formalisa. J’ai pu me tromper, mais j’étais droit dans mes intentions. Tous les différends finissent par la suppression de l’ouvrage, etc. »

Il écrivit (f.°1v) à M. H[ooke] au même temps, comme fit aussi la Col[ombe]2, lui priant d’arrêter l’impression de la Vie de S. B. [Fénelon] et même de la reprendre de la main du libraire en cas qu’il l’avait commencé. Il faut que je m’arrête un peu ici pour observer que le style du R[amsay] dans sa dernière est bien différent d’autrefois. Il n’insiste point sur la clause, il ne s’agit plus « de ne point trahir sa conscience ni d’obéir aux ordres d’une mère mourante, etc. », mais seulement d’obéir à une dame vivante. Et avec combien de démission d’esprit, de docilité, de petitesse et de simplicité écrit-il ! Mais j’avoue que j’aimerais mieux des paroles moins fleuries et une conduite plus droite et plus sincère. Car n’aurait-on pas cru l’affaire finie ? Point du tout. Voici des nouvelles ruses.

La Col[ombe], à l’instance sans doute de R[amsay] ou du moins pour lui faire plaisir, en peu de semaines après donna ses ordres par une tierce personne à M. H[ooke] de faire imprimer la Vie de S. B. [Fénelon] incessamment avec la dite clause et de n’en rien dire à personne ; et en effet on a bien gardé le secret, car pour moi je n’en ai rien su jusqu’à ce que la copie fût non seulement entre les mains du libraire, mais actuellement envoyée en Hollande. Enfin, mon cher marquis, que pensez-vous d’une conduite si étrange ? Il me semble qu’elle s’accorde très bien avec tout le reste et que ce procédé est digne de la clause3. [f.°2r]

Mais puisque ni les scandales ni les suites funestes qu’une telle dispute pourrait avoir, ni la vérité même, [ne] pu[ren]t les empêcher de passer outre, je ne ménagerai plus rien, ni ma réputation ni la leur, et j’ai pris la résolution de publier au monde l’origine et le progrès de cette affaire avec tous les tours et détours. J’imprimerai les lettres de R[amsay] et les miennes, et je ferai voir la part que la duchesse de Sully4 a voulu prendre et celle que la Col[ombe] a prise. Je les nommerai tout au long et je signerai le récit enfin : puisqu’on me force de donner une comédie au public, les autres auront part au jeu. Vous voyez, mon cher frère, que R[amsay] se dit avoir agi seulement par obéissance à la Col[ombe], M. H[ooke] dit de même. Quel intérêt a-t-elle en toute cette affaire, croit-elle de bonne foi que notre mère n’ait jamais écrit et corrigé sa propre Vie comme elle est, ou pense-t-elle que [le] v[énérable] P[oiret] n’ait jamais eu ses ordres exprès par écrit de la publier après sa mort ? Pourquoi se fait-elle l’auteur de toute cette contestation, et de toutes les suites, et se mêle-t-elle de gaieté de cœur pour faire accroire au monde des choses dont tous les cis5 savent le contraire ? Pourquoi veut-elle flétrir la Vie de notre mère et la réputation de nos amis en Hollande et, indirectement, le crédit de tous les livres spirituels qu’ils ont publiés ? Enfin pourquoi veut-elle me réduire à la dure nécessité de donner au public une scène de cette nature ? Assurément elle devrait avoir des ordres bien positifs de notre mère ou des ordres encore supérieursa. [f.2v] Puisque je n’ai pas l’honneur d’être connu à la Col[ombe], si vous le trouvez à propos, je vous prie de lui parler de ma part et de la conjurer encore une fois d’interposer son autorité6 pour ôter la cause de cette dispute, et pour rétablir l’esprit de paix parmi les enfants d’une même mère : vous voyez qu’il ne tient qu’à elle.

Ayez la bonté aussi d’assurer tous les cis que j’ai fait tout mon possible, pendant une année entière, de prévenir les conséquences d’une opiniâtreté qui puissent un jour malgré moi leur donner de la peine. Je ne suis nullement l’agresseur : c’est R[amsay] qui a commencé et la Col[ombe] qui insiste. J’aurais gardé le silence si des devoirs indispensables, à ce que je crois, ne m’obligeaient à faire autrement pour bien des raisons : ainsi j’espère qu’on me pardonnera. Je doute, mon cher frère, si vous pouvez entendre mon baragouin, mais soyez sûr que je suis, avec tout l’attachement possible, votre, etc. Ce 16 mai v. st.1723.

Je vous prie de me donner un mot de réponse le plus tôt que vous pourrez, car il est encore temps, quoique, à dire la vérité, je n’attends pas beaucoup de ce dernier effort. J’ai oublié de vous dire que M. H[ooke] ne voulut jamais me montrer les lettres de R[amsay] à lui, parce que, comme je crois, il en a honte. Mais dans la chaleur de la conversation, il m’a lu quelques endroits dans l’un desquels R[amsay] dit que non seulement il abandonnerait plutôt son ouvrage, mais même qu’il dirait et écrirait des choses qui l’obligeraient de quitter la France, plutôt que de quitter la clause en question. Que peut-on attendre d’une telle opiniâtreté ? Mais il est vrai qu’il écrivait cette lettre du temps avant sa dernière à moi [adressée].

- A.S.-S., Pièce 7422.

asupérieurs (aux siens raturé).

1La fille de Madame Guyon voulait préserver la mémoire familiale en empêchant la publication « scandaleuse » de la Vie de sa mère.

2Madame de Guiche, Marie-Christine de Noailles, mariée en 1687 au comte de Guiche. Veuve en 1725, elle vivra jusqu’en 1748. « La colombe » était une fervente disciple ; voir Fénelon (Orcibal), t. 4, p. 26 et t. 17, lettre 1572, note 8.

3La clause : disposition testamentaire. Nous n’en connaissons pas le contenu.

4La fille de Madame Guyon.

5Disciples résidant en France par opposition aux trans.

6Confirmation de l’autorité de Madame de Gramont.



IV.   Suisses  

À monsieur Monod.

J’ai reçu, monsieur et cher frère en Jésus-Christ, votre bonne lettre. Pour répondre au premier article qui regarde l’usage du mariage, je crois que vous devez vivre d’une vie toute sainte et commune, comme tant de saints ont fait dans la primitive Église, usant du monde comme n’en usant point, c’est-à-dire sans attache, prêt à tout quitter lorsque le Seigneur marquerait le vouloir. Souvent tout ce que nous voulons faire d’extraordinaire, et hors de la route commune, ne vient que de l’amour de la propre excellence, qui donne volontiers dans ce qu’il y a de grand et de merveilleux. On a peine de se voir assujetti comme les autres hommes, au lieu que cet assujettissement doit être un contrepoids à notre orgueil. Ce que saint Paul raconte de lui-même1, que de peur qu’il ne s’élevât par ses révélations sublimes, Dieu lui avait donné un ange de Satan qui le souffletait et lui était comme un contrepoids, en est une preuve. Nous voulons toujours voler en haut, et Dieu nous repousse en bas par le poids de notre propre misère, parce que rien ne déplaît tant à Dieu que l’orgueil, et qu’Il aime mieux un ver qui rampe dans la terre de son humiliation, qu’un vol superbe et audacieux. En voilà assez sur cet article.

Demeurez bien abandonné à Dieu, et la fidélité à l’oraison et l’amour de Dieu détruiront plus la concupiscence de la chair que tout ce que vous pourriez faire par vos efforts propres. Les efforts ne donnent que des secousses, qui ne sont pas de durée, mais l’oraison et l’amour de Dieu éteignent peu à peu les sentiments de la chair. Soyez donc bien humble et bien petit : cela sera plus agréable à Dieu que tout le reste.

Pour ce qui regarde de vous priver de tout culte extérieur sous prétexte d’adoration en esprit et en vérité, c’est une méprise très forte. Jésus-Christ, qui nous a enseigné le culte de l’Esprit, nous a donné Lui-même des exemples de l’adoration extérieure : Il passait des nuits à genoux à faire la prière de Dieu, Il s’est prosterné le visage contre terre. Il faut que nous comprenions bien que nous sommes composés d’âme et de corps, et qu’il faut que chacun rende hommage à Dieu en sa manière. Et même les âmes très intérieures éprouvent qu’après que Dieu, par un long et profond silence, leur a ôté une multiplicité très forte et une certaine attache à leurs propres opérations, il leur est donné une facilité de louer et bénir Dieu. Il y a une infinité d’exemples dans l’Ecriture sainte de ce cantique merveilleux que l’âme chante lorsque Dieu, l’ayant tiré d’elle et de sa manière ordinaire d’agir, elle se trouve dans un épanouissement de joie en Lui, ce que la sainte Vierge appelle dans son cantique une espèce d’exultation2. Et même après la résurrection, nos corps rendront à Dieu dans le ciel une louange convenable à ce qu’ils sont. C’est pourquoi il est écrit que les anges et les saints disent sans cesse : Sanctus, Sanctus, etc., ce qui marque la louange du corps. Il ne faut pas faire sa principale occupation du culte extérieur : au contraire, il n’a de valeur qu’autant qu’il dépend de l’intérieur, mais il se faut bien donner de garde de le retrancher tout à fait. Il est aisé de porter la privation de tout culte extérieur dans le temps des consolations. Mais lorsque l’âme est mise en sécheresse, s’étant privée elle-même de tout ce qui est extérieur, elle se trouve tout d’un coup dénuée de tout. Et il est bien à craindre qu’elle ne retourne aux amusements du siècle.

Je sais qu’il y a eu de saint anachorètes, comme saint Paul l’ermite, que la nécessité de leur état avait comme réduits à être privés de tout culte public. Mais quel culte ne rendaient-ils pas dans le particulier, ces grand saints, dont le corps même priait après la mort : ces grands saints restaient à genoux les bras étendus comme s’ils eussent été encore vivants ! La multitude des solitaires s’assemblaient les dimanches, et quoiqu’ils fussent très unis de cœur et d’esprit, ils se rassemblaient une fois la semaine pour rendre tous ensemble un culte d’amour et de reconnaissance envers Dieu. Nous voyons que les premiers chrétiens s’assemblaient tous ensemble pour prier, et ils étaient réunis de la sorte dans le Cénacle lorsque le Saint-Esprit descendit sur eux. L’Ecriture dit qu’ils n’étaient tous qu’un cœur et qu’une âme, et qu’ils persévéraient tous dans la fraction du pain3. Même les Pères du désert ne permettaient pas aux pères de se retirer dans les déserts reculés qu’après une longue épreuve d’une vertu très solide, ayant vu que plusieurs jeunes solitaires, pour s’être retirés des autres et avoir voulu mener une vie plus parfaite que le commun, avait été trompés par le diable et étaient tombés misérablement. Ne travaillons pas, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à avoir ce qui est plus grand et élevé, mais ce qui est plus humble et plus petit4. C’est où il n’y a point de méprise, et où le démon ne saurait tendre ses pièges.

C’ est une grande vertu de savoir se supporter soi-même, de souffrir ses propres misères. La vraie perfection ne vient pas tout d’un coup. Tout consiste dans un renoncement perpétuel et à honorer le tout de Dieu par notre bassesse et notre impuissance. Il faut s’accoutumer dans tous les emplois et dans toutes les occupations à rentrer souvent en soi-même, en se tournant de tout le cœur vers Dieu, et cherchant dans le cœur, où Il veut être trouvé. D’ailleurs, il faut remplir pour Son amour tous les devoirs de notre état, quels qu’ils soient. Et quand on le fait de cette sorte, ils peuvent bien empêcher l’attention de l’esprit, mais ils n’ôtent pas le fond de la volonté, qui est à Dieu.

Quant à ce que vous demandez sur les Inspirés5 de vos quartiers, je n’ai garde de les blâmer ni d’en juger. Le conseil qu’ils vous ont donné, contraire à ce que d’autres voulaient exiger de vous, est fort bon. Mais le sûr remède pour ne tomber en aucune illusion, est d’outrepasser tout ce qui est extraordinaire, sans s’y arrêter, pour ne s’attacher qu’à Dieu, et aller à Lui par une foi nue, qui met à couvert de toute illusion. Tout ce qui est extraordinaire et merveilleux, est très sujet à tromperie. Le démon s’y fourre souvent, il se sert même de ce merveilleux pour séduire les âmes droites, et ses séductions les plus subtiles et les plus dangereuses sont celles où il fait dire les plus belles choses. Le plus sûr est donc de tout outrepasser, de laisser le merveilleux pour ce qu’il est, sans s’y attacher, et sans l’examiner pour en juger, et d’aller à Dieu par un abandon général et au-dessus de tout, aimant autant l’obscurité que la lumière, et ne regardant jamais la lumière même que comme un don de Dieu pour nous conduire à Lui, et qu’il faut par conséquent outrepasser, comme tout le reste, sans nous y arrêter.

Vous ne devez avoir aucune peine sur le squelette dont vous me parlez. L’opinion que les âmes ne jouissent point de Dieu tant que les corps sont privés de sépulture, est une opinion toute païenne et qui n’a aucun fondement. Si l’on enterre les corps dans le christianisme, c’est par un respect pour des corps que Jésus-Christ doit ressusciter à Son jugement. Mais ce n’est pas pour le besoin que les âmes a[ura]ient de cette sépulture.

J’ajouterai à ce que j’ai déjà répondu sur ce qui regarde l’article des Inspirés, que la façon dont ils souffrent les persécutions qu’ils essuient partout, est en effet une très bonne marque, et qu’il est très vrai que les véritables enfants de Dieu sont tous les jours persécutés. Mais quoique cette persécution et cette patience à souffrir tous les mauvais traitements soient d’excellentes marques, cependant ce ne sont pas des preuves certaines contre le danger de l’illusion. Le démon, qui se travestit de fois à autre en ange de lumière6, se revêt quelquefois des marques des enfants de Dieu pour séduire ceux qui se laissent aller aux choses extraordinaires. Tous les hommes sont frappés de l’extraordinaire. Il n’y a que la petitesse, le renoncement, la croix, l’oubli et le mépris des autres pour nous, et l’oubli de soi-même, qui ne frappent point les hommes, et qui sont cependant le seul chemin sûr qui nous conduit à Jésus-Christ, mort nu sur la croix. Sainte Thérèse raconte elle-même dans sa Vie d’avoir souvent éprouvé des lumières qui venaient de l’ange de ténèbres, et dans lesquelles elle trouvait plus de douceur et de consolation que dans celles qui venaient de Dieu. Ce qui fait bien voir que ce ne sont ni les dons, ni les lumières qui peuvent nous assurer, et qu’il n’y a qu’une voie de foi et d’abandon qui puisse nous préserver de tout également. Il viendra dans la fin de siècle des faux prophètes qui feront toutes sortes de prodiges7. Ce ne sont donc ni les prodiges ni le merveilleux auxquels nous devons nous attacher, mais à l’abandon, à la prière et à l’amour de Dieu, où il ne peut jamais y avoir de méprise. Croyez-moi, monsieur, entièrement à vous en Jésus-Christ.

Pour vos enfants, pensant comme vous êtes, il serait à souhaiter que vous pussiez les élever auprès de vous et vaquer assez à leur éducation pour leur inspirer des sentiments chrétiens. Mais il faut beaucoup s’abandonner à Dieu sur cela, comme sur le reste, car ce n’est point sur nos propres efforts qu’il faut compter en quoi que ce soit : il y a une Providence sur les enfants, comme sur le reste, à laquelle il faut tout remettre, après que l’on a fait ce qu’on a pu. Les collèges sont la route commune et, malgré la corruption qui y règne, Dieu S’y choisit des serviteurs dès l’enfance ; cependant, si vous croyiez être sûr que vos enfants s’y corrompissent, il ne faudrait pas les exposer à ce danger, mais faire de votre mieux, les gardant chez vous, et vous abandonnant à Dieu pour le succès.

- Dutoit, t. IV, Lettre 106 : « À M. Monod, chirurgien et Maître des postes, à Morges. »

1II Cor., 12, 7.

2Luc, 1, 46-54 : « Et mon esprit se réjouit en Dieu mon sauveur - … » ; 3.6 : « Et toute chair verra le Sauveur qui est donén de Dieu. »

3Actes, 2, 3-4, 42 et 4, 32.

4Imitation, I, chap. 1-2.

5Il s’agit des émigrés cévenols.

6II Cor., 11, 14.

7Matthieu, 24, 24.

À Mlle de Venoge.

J’ai reçu votre lettre, ma chère sœur et véritable amie, avec beaucoup de joie. Bien loin que votre pauvreté me fasse horreur, si vous étiez encore plus pauvre, je vous aimerais davantage. Vous vous croyez bien pauvre et vous êtes encore bien riche, mais il faut se laisser au Seigneur pour qu’Il donne et ôte comme il Lui plaît. Ce n’est point l’ouvrage de la créature, mais celui de Dieu. Ainsi laissez-le Lui faire tout entier, qu’Il vous mène où et comme il Lui plaira : tout est bon de Sa main. Il est difficile, quand la pauvreté devient plus grande, de ne pas vouloir se mêler de l’œuvre. Mais il n’est pas encore temps de parler de cela. Votre Bien-aimé ne peut point vouloir que vous ne L’aimiez pas, quoiqu’Il puisse vouloir que vous ne connaissiez ni sentiez votre amour : car lorsqu’Il appauvrit et dénue l’âme, c’est pour Se faire aimer plus purement.

Il n’a pas encore pris tout le sien, il s’en faut bien. Il ne vous a pas encore mise dans le profond abîme du néant. Il vous laisse bien dans votre néant, c’est-à-dire dans la place qui vous convient selon votre état ; mais pour l’abîme du néant, il est si profond qu’il faut y avancer bien des années avant que d’en atteindre le fond, et je crois qu’il n’y a jamais eu que Jésus-Christ qui l’ait approfondi véritablement en S’anéantissant Soi-même1. Quand la sainte Vierge parle d’elle-même dans l’Ecriture, elle dit que Dieu a regardé sa bassesse2, et comme elle était la plus anéantie des pures créatures, le Verbe l’a choisie pour être Sa mère : ainsi plus nous sommes pauvres, petits et anéantis, plus nous sommes agréables à Dieu. C’est dans ces cœurs où Il Se plaît infiniment et où Il répand Son plus pur amour : après les avoir anéantis selon Ses desseins éternels, Il S’y incarne Lui-même mystiquement.

Ce que vous avez donc à faire est de ne vous mêler de rien et de Lui laisser tout faire, car tout ce que vous feriez ne servirait qu’à L’empêcher d’agir en vous. Le dessein de Dieu en agissant en nous n’est pas de nous rendre merveilleuses, de nous remplir de dons et de faveurs, mais de nous réduire à rien, car c’est un Dieu jaloux, qui ne veut rien souffrir en nous que Lui-même pour Lui-même et non pour nous.

Vous dites que vous n’avez plus que la foi nue : c’est la meilleure de toutes les voies et, quand vous cesserez de l’apercevoir, ne vous en étonnez pas, car plus elle devient nue, plus elle disparaît à nos yeux. Dieu est si jaloux, comme je vous l’ai dit, qu’Il ne veut pas même que nous voyions s’Il opère en nous, ni ce qu’Il opère. Demeurez immobile à moins qu’Il ne vous remue Lui-même. Je vous assure, ma très chère amie, que dans le chemin que vous tenez, vous n’y trouverez pas de presse et que la foule ne vous y incommodera point, car chacun tend à être quelque chose, et peu tendent à n’être rien afin que Dieu soit tout en eux, non pour eux, comme je vous l’ai dit, mais pour Lui-même. Je m’intéresse beaucoup pour votre âme afin que Dieu soit glorifié en vous selon qu’Il le désire. Je vois qu’Il vous a conduite par une bonne voie, puisque vous avez travaillé à ôter de vous tout ce qui n’était pas Dieu. C’est jusqu’où l’activité aidée de la grâce peut aller. Laissez donc tout faire à Dieu à présent.

Pour ce que vous me demandez, si le corps et le sang de notre Seigneur sont dans le pain et le vin qu’on vous donne à la Cène, je ne le crois pas, mais ce serait une trop longue discussion de vous dire où Il est véritablement3. Contentez-vous, puisque le Seigneur vous en a retirée, du soin qu’Il a de vous. Pour les sermons, allez-y quelquefois, pour ne point faire de peine aux autres et pour ne point attirer la persécution.

Pour la bonne personne dont vous me parlez, je ne suis nullement surprise de ce que vous me dites. J’en ai connu beaucoup d’autres que Dieu a menées là, malgré une ferme résolution, qu’elles avaient faite de ne se point marier. Ce n’est ni le mariage ni le célibat qui sanctifient, mais la volonté de Dieu. Lorsque Dieu prépare Lui-même les choses, ce serait une propriété de ne vouloir pas s’y rendre. J’espère que Dieu ne vous manquera, ni à N., si vous Lui êtes fidèle. Sa parole y est engagée lorsqu’Il a dit : Cherchez le règne de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné comme par surcroît4.

Je suis bien aise que vous aimiez la justice de Dieu, car c’est un attribut qui est tout pour Lui. C’est elle qui Lui restitue toutes nos usurpations, qui nous purifie de tout ce qui Lui est contraire. Elle crie sans cesse : « Qui est comme Dieu ? », afin qu’on Lui immole toutes choses. C’est l’attribut auquel je suis dévouée. Je suis ravie que vous le soyez de même, et je vous embrasse, ma chère amie, de toute la tendresse de mon cœur.

Vous avez bien raison, ma chère amie, de dire qu’il faut bien des morts pour arriver là et qu’il faut bien perdre des vies, parce que notre vie propre se trouve partout, même dans les choses qui paraissent les plus saintes. C’est pourquoi il faut tant de morts pour arriver à la vie éternelle. Mais quelle est cette vie éternelle ? Jésus-Christ nous l’apprend quand Il dit : La vie éternelle consiste à vous connaître, ô Père, et Jésus-Christ que vous avez envoyé5. J’ajoute à cela, que la mort et la vie consistent dans l’amour le plus pur et le plus désintéressé. Tant que nous prenons intérêt pour nous-mêmes, nous vivons à nous-mêmes, et par conséquent ne pouvons être dans cette mort entière, si nécessaire pour avoir la vie éternelle, qui est Dieu même. J’espère que vous me comprendrez.

- Dutoit, t. IV, Lettre 151 : « À Mlle de Venoge à Lausanne. »

1Philippiens, 2, 7 : « Mais il s’est anéanti lui-même en prenant la forme et la nature de serviteur, en se rendant semblable aux hommes, et étant reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui au dehors. » (Sacy).

2Luc, 1, 48. 

3Cela suggère que la destinataire est calviniste, ce qui est vraisemblable à Lausanne.

4Matthieu, 6, 23.

5Jean, 17, 3.

À l’abbé de Wattenville.

J’ai bien de la joie, mon cher frère en Jésus-Christ, d’apprendre que l’on vous a dispensé de votre serment. Ne vous engagez pas de nouveau, et servez-vous de ce que la Providence a fait par votre charité pour ces pauvres gens, afin de demeurer entièrement dégagé de toutes choses. Jésus-Christ dit : Quand on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre1. Il faut en user ainsi, à moins que nous n’ayons un mouvement intérieur d’en user d’une autre sorte. C’est ce mouvement seul qui m’a empêchée de fuir, et qui m’a fait négliger tous les moyens que j’avais de le faire. Il ne faut point nous appuyer sur notre courage, car le courage de l’homme est un roseau cassé, qui ne saurait lui servir d’appui. Mais quand Dieu nous porte Lui-même à essuyer toutes les persécutions, malgré la connaissance que nous avons de notre misère et de notre faiblesse, c’est Lui qui soutient Lui-même et qui donne une force invincible. C’est pourquoi il est écrit, dans le premier livre des Rois, que l’homme ne sera jamais fort de sa propre force2. Dieu se plaît de détruire les choses fortes et de soutenir les faibles. Demeurez donc abandonné à Lui. Ne préméditez rien. Restez dans votre silence et dans votre solitude jusqu’à ce que quelque providence vous en tire.

Profitez du don que le Seigneur vous a fait. Car la grâce de l’intérieur est la plus grande que notre Seigneur puisse vous faire en cette vie, parce que c’est par elle que nous arrivons à cette union que Jésus-Christ demanda à Son Père à la Cène pour les siens3. C’est l’intérieur qui commence, qui continue, et qui perfectionne l’ouvrage le plus grand qu’il y ait en cette vie, qui est de nous faire rentrer dans le dessein de Dieu en nous créant, et dans celui que Jésus-Christ a eu en Se faisant homme pour l’amour de nous, qui est de nous unir à Lui, et de nous rendre conforme à l’image de ce Fils qui est Lui-même l’image de Son Père.

C’est pourquoi nous avons besoin de nous abandonner beaucoup à Dieu, et de nous défier extrêmement de nous-mêmes. Cette défiance nous empêchera de compter sur nous, et l’abandon nous portera à nous laisser conduire à Dieu par toutes les routes qu’il Lui plaira de nous faire traverser, soit que nous apercevions Sa main puissante qui nous soutient, soit que nous ne L’apercevions plus et qu’au contraire il semble qu’Il soit entièrement disparu et que nous n’éprouvions que notre faiblesse. Mais quand on s’est une fois livré à Lui sans réserve, il faut Lui laisser faire ce qui Lui plaît, et comme il Lui plaît, nous contentant de Son contentement, sans nous mettre en peine si nous sommes contents nous-mêmes : car la nature et l’amour propre ne se contentent point pour l’ordinaire de ce qui plaît le plus à Dieu. Ce qui Lui plaît le plus, c’est de retracer en nous l’image de Son Fils, ce qui ne se peut faire qu’en détruisant celle du vieil homme en nous qui cause toutes les peines, les croix, les vicissitudes de la vie intérieure. Mais lorsque l’on est fidèle à laisser faire à Dieu en nous et de nous ce qu’il Lui plaît, l’homme nouveau paraît, ainsi que saint Paul le dit4, et nous sommes renouvelés en nouveauté de vie. C’est un si grand bien qu’il n’y a rien qu’on ne doive souffrir pour l’obtenir. C’est aussi la plus grande gloire que Dieu puisse tirer de l’homme, que de voir renouveler en Lui l’image de Son Fils, puisqu’Il ne peut prendre Ses délices que dans ce Fils. Il y a bien de la différence entre que nous nous délections en Dieu, ou que Dieu Se délecte en nous : nous nous délectons en Dieu sitôt qu’Il nous envoie des grâces consolantes, mais Il ne Se délecte en nous que par l’homme nouveau en Jésus-Christ, lorsque le vieil homme est détruit.

Ce ne serait rien que de répandre notre sang pour être à Jésus-Christ une bonne fois. Mais ce n’est pas ce qu’Il demande à présent : Il aime bien mieux nous conduire par un long martyre, tant intérieur qu’extérieur, martyre d’amour et de douleur. Et c’est ce long martyre qui, en nous purifiant des fautes les plus cachées, des propriétés les plus centrales et les plus inconnues, nous rend, pour ainsi dire, dignes de Dieu. C’est ce martyre si long et si ennuyeux à la nature qui prouve à Dieu notre fidélité la plus inviolable. Qui ne donnerait pas sa vie de bon cœur ? Un moment de douleur n’est rien. C’est la manière dont Dieu a voulu sanctifier les premiers chrétiens. Mais dans ce siècle d’une corruption si générale, il veut sanctifier les siens par des renversements bien plus longs et bien plus pénibles. La ferveur intérieure fait tout dévorer. Mais Il Se plaît, ce Dieu de bonté, d’ôter à Ses amants cette ferveur sensible, afin qu’ils portent nuement Sa croix.

C’est ainsi qu’Il en usa à l’égard de Jésus-Christ. La Divinité, par un miracle surprenant, suspendit toutes les consolations qui rejaillissaient naturellement sur l’homme extérieur en Jésus-Christ, et Sa souffrance fut si excessive qu’Il en sua au Jardin des Oliviers le sang et l’eau. Et lorsqu’Il fut sur la croix, Il ne Se plaignit point des horribles tourments qu’on Lui fit souffrir, mais seulement de l’abandon de Dieu et qu’il s’était fait comme une suspension des grâces que la Divinité répandait sur Son humanité sainte : c’était comme un nuage épais qui couvrait le brillant de la Divinité, et qui arrêtait toutes les influences.

Voilà de quelle manière Dieu en use à l’égard de l’homme dont Il veut s’assurer le cœur, et qu’Il veut confirmer dans Son pur amour. Les ténèbres qui couvrirent toute la terre à la mort de Jésus-Christ n’étaient que la figure de ces effroyables ténèbres que la partie inférieure de Jésus-Christ avait soufferte. Mais ce délaissement fut la consommation de Son sacrifice comme Il le dit : Tout est consommé5. Ne nous trompons point : Dieu ne prendra jamais d’autres moyens pour nous sanctifier et pour nous éprouver que ceux qu’Il a exercés à l’égard de Son Fils. Il ne les a point soufferts pour Lui-même, car Il était une victime pure et sans tâche, mais pour sanctifier tous les états par où Dieu fait passer pour être à Lui, et en même temps pour nous être un argument de ce qui se doit passer en nous pour achever ce qui manque à la passion de Jésus-Christ6, qui n’est autre que son extension sur ses membres.

Tenez-vous heureux que Dieu vous ait choisi, entre tant d’autres qui ne Le connaissent point, pour vous faire être une nouvelle créature en Lui. Soyez-Lui fidèle jusqu’à la mort : c’est un don que Lui seul peut donner, mais Il ne le refuse à personne lorsqu’on le Lui demande et qu’on est résolu de suivre Ses exemples et Ses maximes quoi qu’il en coûte. Soyez persuadé que vous m’êtes tout à fait cher. Les lumières de Dieu ne varient guère, mais les expressions peuvent varier. Peut-être que si j’avais su qu’on pouvait en abuser, j’aurais écrit d’une manière plus précautionnée. Mais comme j’écrivais sans y faire réflexion, et qu’il a fallu écrire pour des personnes très avancées, qui trouvent [ailleurs] peu de choses qui leur conviennent, cela pourrait bien faire peine à ceux qui n’en ont pas l’expérience. Le conseil qu’il y a à donner là-dessus est que chacun profite de ce qui lui convient selon son état, sans examiner ni juger ce que l’on n’a pas encore expérimenté.

- Dutoit, t. IV, Lettre 89 : « À l’abbé de Wattenville à Berne ».

1Jean, 17, 3.

2I Rois, 2, 9.

3Jean, 17, 21.

4Rom., 6, 4 : « Parce que nous avons été ensevelis avec lui par le baptême, pour mourir avec lui ; afin que comme Jésus-Christ est ressuscité par la gloire et par la puissance de son Père ; de même aussi nous marchions dans une nouvelle vie. » (Amelote).

5Jean, 19, 30.

6Colossiens, 1, 24.

À l’abbé de Wattenville. Mai 1714.

J’ai reçu votre lettre, mon très cher frère en Jésus-Christ, avec beaucoup de joie. Le seul plaisir que je puisse avoir en cette vie est de voir le règne de Dieu s’étendre dans les cœurs. Vous ne sauriez trop remercier Notre Seigneur de la miséricorde qu’Il vous fait de vous éclairer de bonne heure, d’être à Lui au milieu de la corruption générale du siècle.

Une faveur si grande mérite une fidélité inviolable. Il y a deux manières d’être fidèle à Dieu : la première de correspondre à l’attrait de Dieu et de suivre ce qu’Il nous fait connaître qu’Il veut de nous, la seconde de remplir nos devoirs lorsqu’Il nous engage dans quelque état. Vous me paraissez libre et n’avoir nul engagement : il s’agit donc pour vous présentement de correspondre à l’attrait de la grâce. Mais cette correspondance n’est pas toujours selon nos vues et nos idées. La faveur nous précipite souvent à embrasser un état que nous ne pouvons soutenir dans la suite. C’est pourquoi il faut commencer par établir profondément l’intérieur avant que de choisir une manière de vivre extraordinaire. La retraite extérieure est très nécessaire surtout dans les commencements, afin de cultiver le silence intérieur, mais il faut faire cette retraite d’une manière où il ne paraisse rien d’extraordinaire au-dehors, il faut dérober notre piété autant que nous le pouvons à la connaissance des hommes et des démons, qui attaquent plus vivement ceux qui prennent un genre de vie singulier. D’ailleurs l’extérieur doit être le fruit d’un profond intérieur. Cet intérieur doit être bâti sur la pierre vive Jésus-Christ, qui ayant été le plus humble des hommes, ne Se trouve que par l’humilité profonde et un parfait détachement, non seulement des choses qui sont hors de nous, mais de nous-mêmes.

Quand Jésus-Christ a dit : « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne peut être mon disciple1 », Il a plus entendu par là que le simple renoncement aux choses extérieures, parce que tout ce qui est extérieur, quoiqu’il nous appartient, nous ne le possédons quasi point, puisque tout ce qui se peut perdre par la violence des hommes ou l’inconstance de la fortune, n’est ni en notre pouvoir ni proprement en notre possession. Ce que Jésus-Christ désire donc, afin que nous soyons Ses disciples, est que nous nous renoncions à nous-mêmes, ainsi qu’Il l’a expliqué ailleurs : « Renoncez-vous vous-mêmes, portez votre croix et Me suivez2 ». La première démarche de ce renoncement est de quitter la propre volonté, renoncer à ses passions et à ses inclinations naturelles : c’est le sujet d’un long combat. Les anciens Pères des déserts ne permettaient point [f.1 v°] à leurs disciples de se retirer dans une entière solitude qu’ils n’eussent été fondés dans un profond intérieur et dans l’exercice de toutes les vertus chrétiennes. Ils les exercaient même par une contradiction quasi-perpétuelle, et lorsqu’ils étaient exercés de la sorte et qu’ils les voyaient affermis dans l’intérieur, ils leur permettaient une entière solitude, parce que celui qui s’y retirait sans être affermi de la manière que je vous dis, devenait bientôt le jouet des démons.

Je conclus de là que, puisque vous avez encore monsieur votre père, il faut que vous demeuriez encore quelque temps avec lui, pratiquant l’entière obéissance et souffrant tout ce qui peut contrarier votre esprit et votre volonté : que votre solitude soit tout intérieure. Accoutumez-vous à faire une retraite au fond de votre cœur. Tenez-vous-y ferme lorsque quelque chose vous contrarie et vous déplaît. Evitez de voir les personnes corrompues et dissipées, vivez en liaison et amitié avec ceux qui cherchent véritablement le règne de Dieu : ils vous seront utiles. Il faut se fortifier les uns les autres dans une certaine détermination invariable d’être à Dieu sans retenue. La facilité et la consolation intérieure ne durent pas toujours. C’est pourquoi il faut l’affermir pour porter les sécheresses et les tentations. Servez-vous de la grâce présente non pour l’évaporer au-dehors par des paroles et des actions ferventes, mais pour la renfermer au-dedans de vous par une correspondance continuelle et une application de votre cœur vers Dieu. Tâchez de conserver Sa présence en tout temps et en toute occasion, non par une application géhennante3 de l’esprit et de la pensée, mais par une tendance amoureuse du cœur vers Dieu. Cela rendra votre piété solide et de durée. Il est dit de la sainte Vierge qu’elle conservait toutes ces choses dans son cœur4 : faites de même. Dieu vous a donné l’onction de la grâce, c’est une liqueur délicate qui s’évapore facilement lorsqu’elle n’est pas bien renfermée et resserrée : ceci est d’une si grande conséquence, pour établir un intérieur solide, que vous n’y sauriez trop prendre garde, car en se répandant au-dehors, quoiqu’on y trouve un certain goût, cela évapore cette onction toute sainte.

Je vous assure que je prends grand intérêt à votre âme. Vous me feriez plaisir de me faire savoir s’il y en a quelques autres dans vos quartiers qui cherchent véritablement le règne de Dieu. Vous me demandez quand ce règne de Dieu arrivera et si la destruction de ses ennemis est proche. Je vous réponds à cela ce que Jésus-Christ a répondu à Ses disciples [f.2 r°] : « Nous savons que cela arrivera, mais nous ne savons pas les temps et les moments que le Père a mis en puissance5 ». Jésus-Christ ajoute que ce temps-là n’est connu de personne, pas même du fils de l’homme en tant que fils de l’homme6, car comme homme-Dieu Il ne pouvait rien ignorer. Attendons avec humilité ce règne de Dieu, sans nous occuper des choses extraordinaires qui ne servent de rien à notre sanctification. Employons tous les moments de notre vie à chercher le Seigneur, cherchons, comme dit David, sans cesse Son visage, qui n’est autre que Jésus-Christ et cette occupation continue de Dieu au-dedans ; et de nous conformer à Jésus-Christ au-dehors est tout ce qu’il nous faut. Nous pourrions écrire que le règne de Dieu est proche parce qu’il n’y a plus de foi sur la terre7, la charité en est bannie et on ne se met plus en peine de faire régner Dieu en nous ni en autrui.

Je vous offre à Dieu de tout mon cœur et ne vous oublierai point. Je salue bien cordialement madame Zerlaider, dont vous me parlez. C’est une grande miséricorde de Dieu quand on trouve des âmes qui pensent à l’unique nécessaire, et avec lesquelles on peut se fortifier dans l’amour de Dieu et dans le désir d’être à Lui sans réserve. Ce sont deux sociétés bien heureuses et de ces unions avec lesquelles Jésus-Christ se trouve toujours. Vous ne sauriez avoir trop de reconnaissance des miséricordes que Dieu vous a faites et du soin qu’Il a pris de vous donner des personnes qui peuvent vous aider et animer pour être à Lui sans réserve.

Je n’ai point de cancer, mais bien un abcès dans le corps qui se renouvelle tous les ans ; j’ai aussi quantité d’autres maladies et infirmités, mais cela n’est rien pour mon état intérieur. Dieu est tout, et moi rien et moins que rien. C’est tout ce que je vous en peux dire. Il me suffit que Dieu soit Dieu pour être parfaitement contente. Je vous porte dans mon cœur et prie Notre Seigneur de vous combler de Ses grâ ces.

- Manuscrit Lausanne TP 1136 C/1 - En fin de manuscrit : « Cette lettre est de Madame Guyon à M. L’Abbé de Watteville à Berne. » (repris par Dutoit, t. V, Indice, p. 629).

1Luc, 14, 26.

2Matthieu, 16, 24.

3Dans un emploi figuré, géhenne se dit aussi d’une souffrance intense.

4Luc, 2, 19.

5Actes, 1, 7.

6Marc, 13, 32.

7Luc, 18, 8.

À l’abbé de Wattenville. 8 juin 1715.

J’ai reçu, mon cher frère en Jésus-Christ, votre lettre du 28e de mai qui m’a fait un grand plaisir, non seulement par la continuation de vos bonnes dispositions, mais par le nombre de personnes de votre connaissance qui cherchent Dieu. Je ne désire qu’une chose au monde, qui est le règne de Dieu dans les cœurs, puisque c’est la fin pour laquelle nous avons été créés. Je vous prie de vous unir tous avec moi pour demander à Dieu ce règne. Il y a dans le Pater : que Votre règne arrive, et l’amour propre a fait ajouter par quelques-uns : que Votre règne nousa arrive. Ce n’est point la demande que Jésus-Christ nous a ordonné de faire. Pourvu qu’Il règne dans le cœur, Il fera de nous ce qu’il Lui plaira. Ô combien devons-nous souhaiter cet empire de Jésus-Christ sur toutes les âmes, qu’Il a bien voulu racheter de Son sang ! Commençons par Lui donner un plein pouvoir sur nous-mêmes, afin de pouvoir obtenir qu’Il règne dans les autres cœurs. Je vous assure que je ne vous oublierai point devant le Seigneur, vous et tous vos amis : nous ne devons être qu’un en Lui. Ce que Dieu n’accorderait pas à chacun de nous en particulier, Il l’accordera à cette union des cœurs pour Lui demander la même chose. Il me semble que nous devons mourir à tout intérêt propre pour n’avoir que Son seul intérêt en recommandation. Heureux celui qui s’oublie de tout intérêt propre pour ne penser qu’au seul intérêt de Dieu seul.

Pour ce que vous me demandez sur les Inspirésa, j’en ai déjà beaucoup écrit à d’autres qui me demandaient ma pensée sur cela. Je crois qu’il peut y avoir entre eux un grand nombre de bonnes personnes droites et sincères qui ne voudraient pas tromper, mais qui ne laissent pas d’être trompées. Il y a en cela une espèce d’obsession, car Dieu Se communique dans la paix et dans le silence du cœur et non point par des ardentes agitationsb. Lorsqu’Elie fut averti par un ange qu’il verrait le passage du Seigneur dans la montagne d’Horeb1, il se mit dans une caverne et se tenait à l’entrée ; il vint un grand tremblement mais Dieu, dit l’Ecriture, n’était point dans le tremblement ; il vint ensuite un vent impétueux et Dieu n’y était pas encore ; mais il vint enfin un petit zéphir doux et paisible, et la même Ecriture nous assure que c’est où Dieu était. Il y a beaucoup de ces personnes en Angleterre, mais ces agitations-là sont presque cessées et quelques-unes ont reconnu de bonne foi la tromperie. Je crois que tout cela est une tentation du démon pour retirer les âmes de cet intérieur paisible et tranquille et de cette foi ténébreuse que Dieu a choisie, comme dit l’Ecriture, pour Sa cachette2.

L’esprit de l’homme est toujours porté à l’extraordinaire et donne facilement là-dedans, au lieu de suivre l’humble et petit Jésus dans Sa retraite, dans Son humiliation et dans les souffrances, dans Sa vie cachée et toute commune. Il a passé trente ans sur la terre sans être connu, quoiqu’Il vînt pour sauver tous les hommes. Il n’est rien dit de Lui pendant ce temps, sinon qu’Il était soumis : Et erat subditus illis3. Lorsqu’Il a fait [f.1 v°] des miracles, Il l’a fait pour confirmer la nouvelle doctrine toute céleste qu’Il voulait établir. Cependant Son extérieur et Sa manière de vivre était toute commune. C’est pourquoi il faut bien se donner de garde de prendre le change. Demeurons cachés et inconnus comme Lui. Le vrai amour de Dieu voudrait non seulement être caché aux yeux des hommes, mais même à ses propres yeux. L’apôtre, voulant faire une véritable peinture de l’intérieur, dit qu’il est paix et joie au saint Esprit4. Ainsi vous voyez bien que toutes ces agitations empêchent le parfait repos de l’âme en Dieu. Il y a beaucoup de personnes de tous côtés qui désirent le règne de Dieu, mais quelques-unes des plus considérables et des plus avancées sont mortes depuis peu : ils sont allés à Celui qu’ils ont cherché, qu’ils ont trouvé et qu’ils ont aiméc.

Pour ce qui me regarde, j’ai eu de grands biens que j’ai crus incompatibles avec l’état que Dieu voulait de moi. Je m’en suis défaite et je me suis réservé peu de chose, mais de ce peu la Providence m’en a encore ôté. Cependant je vis très contente, le pur nécessaire suffit pour mon âge : j’ai soixante-six ans passés5 ; le mois qui vient, il y aura trente-neuf ans que je suis veuve. Pour ma santé je suis fort infirme et tous les hivers en danger de mort, mais Dieu ne me juge point encore digne de paraître devant Lui. J’ai été bien des années en prison. Je suis à cette heure en exil, mais il n’y a point d’exil pour un chrétien : tous lieux sont sa patrie. Si Dieu vous inspire de nous venir voir, vous pourrez le faire librement, car je ne suis point surveillée que les amis ne me voient quelquefois. Vous serez le bienvenu, mais que la curiosité ni l’envie de voir simplement ne vous le fasse point faire : Dieu est également partout. Il n’y a point de personnes intérieures dans le lieu où je suis, si ce n’est deux bons étrangers que j’aime fort et que je regarde comme mes enfants. J’ai des enfants naturels6, mais ils sont trop du monde pour convenir avec moi. Voilà tout ce que vous désirez de savoir.

Je vous prie de saluer de ma part tous vos bons amis : je prie Dieu qu’Il leur soit toutes choses et à vous aussi. Donnez-vous bien de garde d’affranchir vos lettres : cela les ferait perdre. Ne vous inquiétez pas pour la dame à qui vous les adressez, car c’est une bonne servante de Dieu. Il n’est pas nécessaire que vous lui écriviez, mais seulement sous une enveloppe adressée à elle votre lettre marquée de ces deux lettres N M sans nommer sexe ni lieu. Cette dame se fait un grand plaisir de recevoir toutes les lettres qui viennent des personnes comme vous, et elle me prie de vous saluer de sa part. Ce 8e de juin.

Les deux étrangers qui sont ici vous saluent cordialement et se recommandent à vos bonnes prières et à celles de tous vos amis. Ils sont les intimes amis de M. P[oiret] dont vous avez parlé dans votre première lettre, et que j’estime et aime beaucoup en Jésus-Christ. Je ne croisd point ce jeune enfant qui prêche, sinon qu’il a beaucoup d’esprit7 : il n’y a rien en tout cela qu’un génie et des talents purement naturels.

J’ai appris tous les ans à la Pentecôte de faire à tous mes amis en Jésus-Christ des billets composés des dons et des fruits du Saint-Esprit. J’y ajoute les vers qui me viennent au cœur et ensuite, après avoir invoqué le Saint-Esprit, j’en tire un pour chacun au sort. Voilà celui qui vous est échu :

Don de sapience, fruit de charité :

De Sapience, ô Verbe Esprit-Saint,

Tout amour,

Eclairez et brûlez nose cœurs en ce grand jour8.

- Manuscrit Lausanne TP 1136 C/1, « Copie de la seconde lettre que Mme Guyon a écrite » - Dutoit, t. IV, lettre 145, p. 558-562, sans attribution d’auteur dans l’Indice ; notre exemplaire comporte un ajout manuscrit, v. note (c) - Dans le manuscrit, l’écriture est différente de celle du copiste de la première lettre adressée à « l’abbé de Wattenville de Berne », aussi l’attribution est-elle incertaine, surtout si l’on tient compte de l’absence d’attribution de la part de Dutoit. Notre hypothèse est basée sur la réponse à une question : « ...me fait un grand plaisir [...] par le nombre de personnes de votre connaissance qui cherchent Dieu. » - Lettre de 1714 ? Mais « ...j’ai soixante-six ans passés ; le mois qui vient il y aura trente-neuf ans que je suis veuve... » est contredit par le copiste de l’ajout manuscrit ; nous le suivons et adoptons la date de 1715.

amis en italique par D

bde violentes agitations D

cfin de D ; notre exemplaire porte un ajout manuscrit intercalaire reproduisant de près toute la fin du ms. et débutant par : « prise d’une copie manuscrite de la bibliothèque Pétillet » (le disciple de Dutoit).

dconnais selon l’ajout ms.

ebrûlez nos cœurs selon l’ajout ms.

1III Rois, 19, 11-12.

2II Paralipomènes, 6, 1 : « Alors Salomon dit : Le Seigneur avait promis qu’il habiterait dans une nuée. » (Sacy). ; Ps. 17, 12 : « Et il est monté sur les chérubins, et il s’est envolé ; il a volé sur les ailes des vents. » (Sacy).

3Luc, 2, 51 : « Il s'en retourna néanmoins avec eux à Nazareth : et il leur était soumis, et sa mère conservait toutes ces choses en son cœur. » (Amelote).

4Rom., 14, 17 : « Car le Royaume de Dieu ne consiste pas dans le boire et dans le manger, mais dans la justice, dans la paix et dans la joie du saint Esprit. » (Amelote).

5Notre ajout ms apporte la note suivante : « c’est sans doute une faute du copiste. Il doit y avoir 67 ans passés […] la présente lettre étant du 8 juin 1715. » Nous adoptons cette année à la place de 1714.

6A changé de sens.

7Il s’agit probablement du prophétisme de camisards exilés, accompagné de trances, qui était le fait même d’enfants ; certains voyagèrent à Londres, à Edimbourg en 1709, et en d’autres lieux ; sur ces manifestations et sur l’intérêt que leur porta Ramsay et Lord Forbes de Pitsligo, v. Henderson, M. N. E., « The french prophets in Scotland », p. 191-199.

8« Cette année la Pentecôte a été le 9 juin, cette lettre a donc été écrite la veille de cette belle fête […] » note de l’ajout ms dont nous reproduisons la disposition selon les mètres – encore que le dernier « vers » fasse treize syllabes : faut-il rectifier en : brûlez nos cœurs ? Par ailleurs on s’attendrait à venez au lieu de Verbe. Mais il peut s’agir, en ce jour de Pentecôte, du Verbe-Esprit-Saint.

À l’abbé de Wattenville. 1715.

J’ai reçu, mon cher frère, votre lettre et votre lettre de change que je vous renvoie. Je sens comme je dois votre bon cœur, et je vous en ai la même obligation que si je la recevais [l’acceptais]. Je croirais offenser Dieu si, après avoir quitté ce que je possédais pour l’amour de Lui, je recevais le bien d’autrui, n’en ayant pas besoin. Votre simplicitéa et votre candeur me charment. Ce que vous me mandez de votre état me donne toujours plus d’opposition pour ceux qui font eux-mêmes la vocation de leurs enfants, avant qu’ils soient en état de le choisir eux-mêmes. Si vous pouviez vous défaire du ministère, et sans que cela vous attirât des persécutions, plusieurs raisons vous devraient porter à le faire, mais puisque c’est un état où vous êtes engagé et dont vous n’êtes plus libre de vous dégager, il faut tâcher d’en faire usage. Je ne crois pas que vous soyez obligé de prêcher souvent ; si cela était, je crains que cela ne préjudiciât à votre âme, de manière que pour faire bon état de cet état telb qu’il est, je voudrais observer plusieurs choses.

Premièrement de ne point prêcher de controverse, parce qu’outre que souvent l’on prêche par là le mensonge en croyant prêcher la vérité, c’est que rien ne dessèche tant le cœur que cela.

Je ne voudrais nonc plus prêcher pour faire parade de la science ni de l’éloquence, mais simplement l’Évangile, et en particulier celui du royaume de Dieu. Je ferais [f.1v°] comprendre que ce royaume est proche, qued la source de tous les désordres qui sont présentement dans le monde, c’est d’avoir oublié et négligé cette parole de Jésus-Christ intérieure. Sie on y avait fait attention, on se serait mis en devoir de chercher ce royaume et de le chercher dans le même lieu où Jésus-Christ nous a dit qu’il était, c’est-à-dire au-dedans de nous1, puisque, lorsqu’on lef cherche avec simplicité et une véritable conversion et retour au-dedans vers Dieu, on ne manque jamaisg de l’y trouver. C’est là le commencement des voies de Dieu qu’on devrait enseigner à tous chrétiens, comme aussi à se recueillir souvent en Dieu, à chercherh, comme dit David, la face du Seigneur2. Il y a peu de personnes qui, voulant bien chercher Dieu dans leur cœur d’une manière simple et sincère, ne l’y trouvent. Nous sommes tous les temples du Seigneur3, où Il désire encore plus d’habiter que dans les temples bâtis par la main des hommes : c’est ce temple qu’Il S’est bâti lui-même, où Il exerce un sacerdoce perpétuel.

Que les hommes sont à plaindre qui ignorent ces grandes vérités ! Ils honorent Dieu de leurs lèvres pendant que leur cœur est bien loin de lui4, étant presque tous tournés au-dehors. Ils ne connaissent ainsi que les sens, étant par là livrési à leurs ennemis, qui sont les démons de la concupiscence de la chair, la convoitise des yeux et la superbe de la vie : c’est pourquoi ils tombent presque tous dans [f.2r°] l’avaricej, la cupidité et l’ambition démesurée. Ils vivent sans Dieu et comme s’ils n’étaient créés que pour ce monde. Si dans cette disposition, ilsk rendent quelque culte à Dieu, il est si superficiel que, ne faisant en eux aucune impression, ils oublient toute leur vie ce même Dieu qui est si proche d’eux qu’ils pourraient en jouir et Le posséder à tout moment, car Dieu les a créé pour cela et pourl les rendre infiniment heureux par Sa possession. Là où ils se rendent infiniment misérables en voulant posséder toutes choses hors de Lui, c’est ce qui les rend malheureux, nem possédant rien dans les choses qu’ils croient posséder, parce que ce qui est hors de nous ne se possède point véritablement et que ce qu’on peut nous ravir et que nous pouvons perdre n’est point réellement à nous, mais bien ce qui est dans nous et dans lequel nous sommes. Ce bonheur de posséder Dieu estn si grand et cette possession si assurée, lorsqu’on y est fidèle, que Jésus-Christ assure Ses apôtres que nulle chose au ciel et en la terre ne la leur pourra ravir, non plus que leur joieo 5.

Quels biens ne feriez-vous pas ainsi, monsieur, par de pareils sermons ! Mais afin de les rendre efficaces, il faudrait que ces sermons fussent le fruit de votre amour et de l’abandon à l’Esprit de Dieu sortant d’un véritable intérieur, et nullement d’une étude sèche et purement spéculative, [f.2v°] qui fait que l’on se trompe soi-même par cette lueur qui sort ordinairement du propre esprit, et que l’on séduit aussi les autres sans le vouloir faire. Je prie Notre Seigneur de vous donner non seulement l’intelligence de ce que je vous dis, mais de plus de vous mettre dans la disposition qui est la plus convenable pour Sa gloire et pour votre propre bien. C’est une chose excellente de garder dans les commencements et assez longtemps une exacte solitude, afin de se laisser remplir de l’Esprit de Dieu afin de Le pouvoir ensuite communiquer aux autres, vu que nul ne peut donner à autrui ce qu’il n’a pas encore lui-même ; ou s’il a quelque chose, il donne de son nécessaire, n’étant pas encore arrivé dans la source pour toujours pouvoir puiser de nouveau sans se tarirp. Mais quand un homme veut prêcher avec fruit, il doit seulement se laisser mouvoir à l’Esprit de Dieu : alors quel fruit ne fait-il point, car quel bien surpasse celui de gagner des âmes à Dieu qui les a rachetées au prix de tout son sang ? Le malheur est de ce qu’on ne profite pas de ce que je viens de dire et qu’on n’en fait pas l’usage nécessaire.

Siq vous prêchez de cette sorte, je suis sûr que vous trouverez que vos sermons, loin de vous vider, vous rempliront [f.3r°] encore plus de Dieu et de Sa grâce, vu qu’Il Se plaîtr de donner abondamment ce qu’on répand abondamment pour Sa seule gloire, sans recherche de soi-même, recherche qui est plus à craindre que la mort même, étant l’écueil de la plupart des gens de bien d’aujourd’hui aussi bien que le propre intérêt. De là vient que fort peu se trouvent qui n’échouent tôt ou tard malheureusement, d’autant que l’amour de la propre excellence et la propre recherche est un poison si subtil et venimeux qu’il a rendu du premier des anges le premier des démons, outre qu’il y a une infinité d’autres péchés d’esprit dont on ne se défie pas, que l’on nourrit néanmoins souvent en soi et dont [sic] Dieu abhorre.

Il n’y a ainsi que la parfaite humilité jointe à l’entier désintéressement, qui nous puisse mettre à couvert de tous ces malheurs et inconvénients, car sitôt que l’on n’a que Dieu seul en vue dans tout ce que l’on fait et commet, et sans se plus regarder soi-même comme n’étant qu’un pur néant, il est sûr qu’alors Dieu donne à de tels Ses grâces en abondance, vu qu’aux humbles Il donne Sa grâce là où Il résiste au superbe. La pluies coule [f.3v°] seulement en abondance dans les vallées, mais ne s’arrête point sur les montagnes, étant certain que si nous étions bien convaincus du tout de Dieu et du néant de l’homme et de toute créature, nous ne ferions non plus d’état de toutes choses et de nous-mêmes que de la boue. Prenez donc courage, monsieur, et faites bonnement et en simplicité de cœur ce que Dieu voudra de vous. Si l’on ne veut vous décharger de votre ministère, abandonnez-vous à Dieu, confiez-vous à Lui et tout ira bien. Peut-être inspirera-t-Il à ceux dont vous dépendez de vous laisser une fois libre, et alors vous tâcherez de remplir votre vocation dans la solitude.

Par rapport aux sermons que les pasteurs de vos églises sont obligés de faire quand ils sont admis au ministère, c’est bien là une des plus grandes difficultés que j’y trouve, aussi bien que l’administration de la communion dans le siècle corrompu où nous vivons. Je prierai Dieu de tout mon cœur et mes amis, que l’on vous décharge de ce fardeau. Si vous n’aviez pas encore prêté ce serment, donnez-vous bien garde de le faire : je n’avais pas fait attention à cet [f.4r°] endroit de votre lettre. Il me paraît d’une grande conséquence. J’espère que Dieu vous assistera et vous délivrera d’un pas si dangereux.

Pourt votre disposition intérieure, je la trouve très bonne. Je prie le Seigneur de vous y faire persévérer. Vous pourrez dans la suite y avoir des vicissitudes et ne vous trouver plus une si grande facilité à vous tenir auprès de Dieu dans votre cœur. Mais il ne faudra pas vous en étonner, car comme dit le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, que c’est une grande chose de savoir porter l’exil du cœur6 ! Et l’Ecriture nous assure qu’il faut souffrir les suspensions et les retardements des consolations et attendre Dieu en patience afin que notre vie croisse et se renouvelle7, car plus Dieu fait des grâces à une âme, plus Il veut éprouver son amour et sa fidélité par des absences parentes. Il ne s’absente pas néanmoins, ce Dieu de bonté, Il Se dérobe seulement au sentiment et au goût et à la connaissance. Il s’enfonce plus profondément en nous, mais comme il n’y a rien que l’on puisse apercevoir, on croit souvent que tout est alors perdu, et c’est le contraire, car c’est dans ce temps-là qu’il faut témoigner à Dieu notre amour par une fidélité inviolable, encore qu’Il paraisse nous rebuter. Voilà pourquoi il est si nécessaire de s’accoutumer de bonne heure à un entier désintéressement et à Le servir uniquement pour Lui-même, Le comptant pour tout et nous pour rien, aimant le plaisir qu’Il prend à nous traiter comme il Lui plaît et non le plaisir que nous avons à L’aimer. Ceci est d’une si grande conséquence que tout notre bonheur dépend d’être bien informé de cela, pratiqué dans l’occasion, caru si nous mettons notre bonheur en [f.4v°] quelque perception, quelle qu’elle soit, nous ne serons jamais heureux. Mais si nous le mettons dans le contentement de Dieu, Il sera toujours un Dieu content et heureux, et nous serons heureux de Son propre contentement. C’est le pur amour, seul digne de Dieu.

Je crois que vous ferez fort bien de quitter toute lecture indifférente, et même celle qui serait pour l’étude et le travail. Mais il est bon de faire les lectures conformes à notre état, qui soient purement sur l’intérieur : cela réveille et empêche l’esprit de s’émousser par une trop grande application et le cœur de se dessécher. Quelquefois la simple ouverture du livre vous servira, ou quelque petit mot que vous lirez. Quand vous vous trouverez plus recueilli, cessez tout, mais quand vous vous retrouverez languissant et dissipé, vous reprendrez votre lecture. La lecture vous sera très utile dans le temps des sécheresses, surtout dans les commencements. J’espère que Dieu vous comblera de plus en plus de Ses grâces, et je m’intéresse beaucoup pour votre âme.

Pour ce qui me regarde, j’aurais bien de la peine à vous parler de mon intérieur. Il y a longtemps que je tâche de m’oublier moi-même. Dieu y fait ce qu’il Lui plaît sans que je m’en mêle. Le fond ne varie point, il me semble, depuis longtemps : il est toujours fort tranquille. Pour mon état extérieur, ce sont de grandes maladies et, dans le temps que je ne suis pas alitée, je ne suis pas pour cela en santé. Il me semble que tous états doivent être égaux : dans la volonté de Dieu, tout est égal à une âme qui ne veut rien pour soi. Si Dieu ne me chargeait pas du soin de quelques âmes, je serais trop heureuse, nonobstant mes croix et souffrances à parler naturellement, car à cet égard Dieu peut [f.5r°] faire de Sa petite créature ce qu’il Lui plaît : elle ne lui demandera jamais pourquoi et, quand je souffre des violentes douleurs, je les sens bien, mais cela ne fait rien pour le fond de mon âme. Comme je ne sors point à cause de mes maladies, je communie dans ma propre maison : si l’on ne me l’avait permis, je me serais contentée de l’ordre et direction médiate de Dieu à cet égard et d’autres.

Puis donc quev vous me parlez de dépouillement de tout le culte extérieur, je vous dirai que nous ne devons pas nous en dépouiller par nous-mêmes, mais je veux dire d’un dépouillement absolu, car l’on pourrait souvent manquer à suivre un tel attrait intérieur. Il est ainsi de conséquence que nous comprenions bien que ce n’est point affaire à nous de nous dépouiller entièrement de tout culte extérieur, c’est-à-dire à le faire afin que, comme dit saint Paul, qu’ils soient survêtus de Jésus-Christ8. Non, Dieu le doit faire de Lui-même, soit par l’impuissance où Il nous met de leur pratique par les infirmités corporelles, ou qu’Il nous fasse changer de situation, ou par quelques autres voies. Nous n’avons pas, nous autres, les mêmes embarras que vous avez, [n’]étant obligés ni à chanter ni à telles autres fonctions, pouvant assister à tous les offices sans changer notre situation intérieure, dans une pure adhérence à l’Esprit de Dieu. Si vous en pouviez faire de même pour votre particulier, vous feriez bien aussi de vous y abstenir de ces chants et autres telles prières vocales.

La raison pourquoi il ne convient de quitterw tout culte extérieur, est que, étant composé de corps et d’âme, l’on doit ainsi un double culte à Dieu, selon le dire de saint Paul, savoir de corps et d’esprit, ou de l’extérieur et de l’intérieur. Si néanmoins [f.5v°] le culte extérieur devait empêcher dans des certains temps l’intérieur, alors l’on doit préférer l’un à l’autre. Il ne faudrait pourtant pas en cela se rapporter simplement à nos goûts et sentiments, mais à une parfaite connaissance de la volonté et direction de Dieu à cet égard. Mais faute de cette connaissance, je ne crois pas que vous deviez vous exposer à essuyer les persécutions pour semblables choses, parce que par là-même vous donneriez seulement de l’horreur à un chacun pour la voie intérieure et ne seriez ainsi plus en état d’y introduire les autres. C’est pourquoi cachezx autant que vous pourrez à ceux qui n’en sont pas capables ce qui se passe au-dedans de vous. Votre Père qui voit dans le secret ce qui se passe en vous, ne laissera pas, malgré certaines petites choses qui vous paraissent des obstacles, de vous faire les mêmes grâces sans cela : Mon secret est à moi9, dit l’Ecriture, c’est-à-dire qu’il faut tenir caché tant que l’on peut ce qui se passe en nous, à moins que nous ne soyons avec des personnes qui sont dans la même voie. Lorsque vous ne ferez rien extérieurement qui puisse vous découvrir par rapport à cet extérieur non mauvais de soi-même, vous ne vous rendrez pas suspect aux autres et serez par conséquent plus à portée de les attirer dans la voie de l’intérieury.

Les apôtres mêmes, quoiqu’ils connussent bien que la loi ancienne allait finir et qu’il y avait un autre culte et une autre religion, que Jésus-Christ leur avait enseignée à pratiquer, ils ne laissaient pourtant [f.6r°] pas de vaquer encore longtemps dans la pratique ancienne et d’aller dans le temple pour y invoquer le nom de Dieu10, jusqu’à ce que le temps fût venu de faire autrement. Il ne faut jamais que notre piété trouble les sociétés dans lesquelles l’on est engagé par sa naissance, encore qu’elle serait en quelque manière plus corrompue et mauvaise que les autres, il ne faudrait pour cela troubler le monde, mais s’abandonner beaucoup à Dieu et faire son principal de conserver son intérieur pur et irréprochable, l’amour de Dieu devant toujours produire l’amour pour nos frères en tâchant de leur procurer le même bien que nous possédons nous-mêmes. Hors de là, il faut demeurer pour soi dans un siècle corrompu comme est celui d’aujourd’hui, sans participer à sa corruption.

Je salue cordialement tous vos amis. Je désire de tout mon cœur que Dieu les comble de Ses grâces et en accroisse le nombre. Pour Mlle de Pente, je vous prie de lui dire que je l’aime véritablement en Jésus-Christ, et que je vois bien qu’elle entend le mystère si caché de la communication des âmes et des esprits, sans qu’il soit besoin d’être en même lieu pour cela : la foi et l’amour opèrent ces sortes d’union. Je la prie de croire que je serai toujours unie à elle en Jésus-Christ, et je prie le même Jésus-Christ de Se répandre abondamment dans son âme. Monsieur P. Poiret a publié depuis peu quelque chose qui pourrait vous servir. Les étrangers qui sont ici vous saluent avec cordialité, et tous les amis. Ils sont ravis d’avoir avec vous une société spirituelle.

- Manuscrit Lausanne TP 1136 C/1 – Cette lettre serait adressée à M. de Wattenville, compte tenu de : « ...Si vous pouviez vous défaire du ministère et sans que cela vous attirât des persécutions... » ainsi que du renvoi de la lettre de change (qui pourrait avoir été envoyée en réponse à la précision biographique données par Jeanne Guyon précédemment : « ...j’ai eu de grands biens... je m’en suis défait... ») - Elle succéderait à la lettre du 8 juin 1715. - Dutoit, III, lettre 45, sans attribution, donne le texte à partir de : « votre simplicité… », et se termine avant la fin. Notre exemplaire a été « collationné et complété sur une copie de l’original appartenant à la bibliothèque Pétillet » (annotation marg.), et se conforme au texte du manuscrit. On sait que Pétillet était le jeune disciple de Dutoit. - Le manuscrit et l’ajout de notre exemplaire de l’édition Dutoit se terminent par : « L’enveloppe sera adressée à monsieur Dupuy, rue de l’Université, Faubourg saint Germain à Paris, et la lettre pour Mme G. sous la dite enveloppe sera N M cachetée de pain enchanté. » Enfin, notre exemplaire de l’édition Dutoit porte l’ajout séparé suivant : « Cette lettre a été probablement adressée à Mr de Wattenville, de Berne. Voyez ce qui lui a été écrit postérieurement, lettre LXXXIX, tome IV, page 260. » (seule lettre attribuée à l’abbé de Wattenville par Dutoit : « J’ai bien de la joie, mon cher frère en Jésus-Christ, d’apprendre que l’on vous a dispensé de votre serment… »).

adébut de Dutoit, t. III, lettre 45 (D3.45). Notre exemplaire a été complété manuscritement conformément au ms. de Lausanne (ce fond d’archives qui restent à exploiter doit donc provenir de la bibliothèque de Pétillet).

bétat de choisir. Puisque vous n’êtes plus libre de vous dégager de votre état, il faut tâcher d’en faire usage. Je ne crois pas que vous soyez obligé de prêcher souvent : cependant pour faire usage de l’état tel D3.45

cIl ne faut point non plus D3.45

dsimplement l’Évangile, surtout l’Évangile du Royaume de Dieu [Mc 1, 14-15]. Il faut faire comprendre que le Royaume de Dieu est proche ; que D3.45

eJésus-Christ intérieure. Si D3.45 ajout.

f nous. Lorsqu’on l’y D3.45

bpoint D3.45

hchrétiens comme aussi à se recueillir souvent en Dieu, à chercher D3.45

iconnaissent que les sens, et sont livrés D3.45

jvie. Ils sont livrés à l’avarice D3.45

kpour la terre. S’ils D3.45

lmoment. Dieu les a créés pour D3.45

mlui, et néanmoins ne D3.45

nbonheur est D3.45

oApôtres que nul ne pourra leur ravir leur joie. D3.4. Nous ne donnons plus dorénavant que les variantes affectant le sens profond, la réécriture par Dutoit entraînant de très nombreuses variantes mineures.

psource pour toujours pouvoir puiser de nouveau sans la tarir. D3.45

qLe malheur est de ce qu’on ne profite pas de ce sang précieux, faute d’en savoir faire usage. Si D3.45

rDieu qui Se plaît D3.45

sDieu seul en vue dans ce que nous faisons et omettons, sans nous regarder nous-mêmes, qui ne sommes que de purs néants. Dieu donne Sa grâce aux humbles et résiste aux superbes. [I P 5, 5] D3.45

tsolitude. Pour D3.45omission du paragraphe précédent.

udépend de là ; car D3.45 omission.

vvotre âme. Puisque D3.45 omission du paragraphe précédent.

wsaint Paul, nous soyons survêtus. Dieu le fait ou par l’impuissance où Il nous met, ou par les infirmités, ou en nous faisant changer de situation. Il ne faut point quitter D3.45 omission.

xsentiments. Cachez D3.45 omission.

yIci se termine D3.45.

1Luc, 17, 21.

2Ps., 104, 4.

3II Cor., 6, 16.

4Matthieu, 15, 4.

5Jean, 16, 22 : « Ainsi vous autres, vous êtes maintenant dans l’affliction ; mais je vous reverrai encore, et votre cœur se réjouira, et personne ne vous ravira votre joie. » (Amelote).

6Livre II, c. IX 5,1.

7Ecclésiastique, 2, 2 : « Humiliez votre cœur, et attendez avec patience ; prêtez l’oreille, et recevez les paroles de la sagesse, et ne vous hâtez point au temps de l’obscurité. » (Sacy).

8II Cor., 5, 4.

9Isaïe , 24, 16.

10Actes, 2, 46 : « Ils persévéraient aussi tous les jours dans le temple, unis de cœur et d’esprit entre eux… » (Sacy).

De « Frison ». 26 octobre 1716.

Le 26 octobre 1716.

Quoiqu’il y ait longtemps que vous n’avez pas reçu de mes lettres, ma chère mère, je crois que vous n’avez pas manqué de mes nouvelles. Vous m’êtes si présente que je ne m’aperçois ni de votre éloignement, ni du temps que je passe sans vous écrire. Vous devez bien avoir senti l’effet que votre très chère lettre a fait sur mon cœur. Je ne sais si elle a répandu par avance quelque bonne odeur dans mon âme avant qu’elle [ne] me fût rendue : j’étais quelques jours avant que de la recevoir dans de si heureuses dispositions que je goûtais véritablement le bien que Dieu me fait par votre entremise. J’ai eu d’autres intervalles depuis, qui m’ont fait connaître un peu plus moi-même par les distractions que j’ai eu à essuyer. Mais un soulagement souverain m’est venu par vos écrits, que j’ai tous reçus pendant ce temps. Oui, ma chère mère, la lecture que j’en fais tous les jours (et je ne lis point d’autres livres de dévotion) me tient lieu de tout ce que je pourrais souhaiter d’instruction pour la vie intérieure. Je ne trouve nulle difficulté, nulle demande à vous faire, auxquelles vos écrits ne satisfassent, hormis que je ne suis pas toujours également heureux à faire l’application quant à moi-même. Il me semble quelquefois que vous ne parliez que de moi dans un endroit, lorsque vous y ajoutez quelque chose, qui ne se trouvant pas ainsi en moi, gâte tout et me laisse dans l’incertitude. Cependant j’y trouve une certaine nourriture qui va au-delà de l’expression, qui me rappelle au-dedans, qui me fortifie et m’encourage même au milieu de mes défauts, enfin qui est ma ressource dans ce pays sec et désolé.

Je dois vous dire encore, ma chère mère, que j’ai été depuis quelque temps sujet à de grandes dissipations dans la prière que je fais le matin. J’y emploie une demi-heure avant que de rien faire autre chose, mais ce temps se passe pour l’ordinaire sans aucun fruit : je ne puis me recueillir en aucune manière, je fais tous mes efforts pour me représenter vivement la présence de Dieu hors moi et en moi, suivant le conseil que vous donnez dans un de vos discours, cependant je n’y réussis guère. Dieu m’est trop étrange, je ne sens et je n’aime qu’un Dieu inconnu. Il semble qu’Il ne Se soucie pas de moi. Quand après cela je me mets à lire vos écrits, il se répand assez souvent par toute mon âme comme un baume, qui parfume jusqu’au corps, et qui me donne une certaine tranquillité et assurance, [sic] qu’il semble que je n’ai rien à désirer. Il me reste pourtant toujours des soupirs et une grande impatience d’aimer Dieu et de l’avoir présent à mon âme. Je n’ai jamais plus de facilité de me recueillir que le soir vers les onze heures ou minuit, temps où je me couche d’ordinaire, mais le malheur est que le sommeil m’accable bien souvent au milieu de la prière.

Je vous dis cela, ma chère mère, non pour me plaindre, je n’en ai nulle envie, je ne saurais aussi le faire, quoiqu’il semble que j’en aie grand sujet. Je regarde ma misère d’un œil tranquille et indifférent : Dieu sait si je fais bien, mais je ne saurais faire autrement, parce que je suis persuadé que ce que j’en vois n’est pas encore la centième partie de ce qui est en moi, et que je ne puis le détruire moi-même. Je suis enseveli dans des ténèbres par rapport à Dieu et à moi-même. De fois à autre je suis effrayé d’entrevoir en moi à la faveur d’une [f. 1 v°] petite lueur, qui passe comme un éclair par-dessus mon âme, un fond de misère et de rébellion qui va jusqu’à l’infini, et je m’écrie : « Est-il possible, mon Dieu, que vous trouviez moyen de m’en délivrer ? »

Quand je considère la tendresse que ma chère mère a pour moi, j’en suis tout pénétré de honte et de joie en même temps. Je me dis à moi-même que ce m’est sans doute une marque que Dieu veut bien me tirer et me délivrer de moi, parce que autrement Il ne vous donnerait pas ces mouvements sur mon sujet. Il est vrai que j’ai tremblé un peu de voir que vous pourriez bien croire, à ce que vous m’écrivez, que vous n’agissez pas par le mouvement du petit Maître. Je fus d’abord tenté de craindre que Dieu n’eût permis que vous prissiez le change à mon sujet, pour vous préparer de nouveaux tourments, quand dans la suite vous verriez bien que je n’avance pas dans la voie du Seigneur. Mais je penche plus à espérer que vous ne vous tromperez point, et que Dieu ne discontinuera pas de vous mouvoir en ma faveur. Avec cela j’ai résolu que, quand même par une justice trop sévère de mon Dieu ma chère mère serait portée à m’abandonner, j’aimerais mieux mourir que de ne vouloir être à Dieu sans réserve, quoi qu’il m’en arrive. Plût à Dieu de me donner la force de Lui être plus fidèle que je ne le suis. J’ai la consolation qu’en cas que vous perdiez votre Frison, ma chère mère, vous ayez trouvé ici une Frisonne qui est mille fois plus digne de votre tendresse que moi.

C’est une demoiselle d’honneur de madame la princesse de ce pays-ci. Elle n’a pas encore dix-sept ans accomplis, et comme c’est une très belle personne et qu’elle est d’une des plus anciennes familles d’Allemagne, le prince de ce monde serait bien fâché qu’elle échappât de sa domination, passant au domaine de notre petit Maître. Elle en a pourtant grande envie. Il y a environ quinze mois que Dieu la toucha d’une manière très forte, lorsqu’elle dut pour la première fois approcher de la sainte communion. Elle forma dès lors le dessein de se donner entièrement à Dieu et n’a pas été infidèle jusqu’ici. Un pasteur qui fit l’aide de sa confirmation dans la religion luthérienne, lui avait, avec de bons sentiments de piété, inspiré en même temps une très grande aversion pour la religion catholique, n’en étant instruit lui-même que sur les abus, qui à la vérité sont extrêmement grands en Allemagne parmi les catholiques.

Par hasard elle fut un jour présente, lorsque avec deux autres demoiselles de très bonne volonté je m’entretenais de l’intérieur et du véritable esprit de christianisme. Elle en fut frappée et, après avoir été quelques semaines sans pouvoir, comme auparavant, me parler de hasard, elle souhaita que je lui ménageasse exprès une occasion de me demander mon avis sur quelques persécutions que des gens du monde lui faisaient à cause de la piété. Je n’eus garde d’y manquer, et je me servis de cette occasion de lui faire goûter les vérités essentielles de la religion catholique, telles que ma chère mère les enseigne dans ses écrits. Elle en fut toute pénétrée et comme une aveugle qui retrouve la vue, elle fut surprise de trouver si peu de solidité en ce qu’elle avait admiré autrefois. Les prédications de ce monsieur l’anti-catholique lui devinrent insipides : elle ne souhaita que d’entendre le français pour pouvoir lire les livres de ma mère. Je lui en traduisis quelque chose et lui donnai la Règle des [f. 2 r°] Associés à l’Enfance de Jésus de la traduction du bon baron de M[etternich] avec d’autres extraits de vos écrits. Elle la lisait plusieurs fois et me témoigna une extrême impatience d’être des petits enfants du petit Maître. Elle est entrée dans la pratique de cette règle. Je lui promis un jour de la recommander au cœur de ma chère mère, elle en tressaillit de joie et versa en même temps un torrent de larmes, se jugeant indigne de parvenir à votre connaissance. Depuis ce temps-là elle m’a fait souvenir très souvent de mes paroles, et je ne sais pourquoi j’ai été si longtemps à la satisfaire là-dessus. Il y a trois semaines que je reçus votre portrait, dont je lui avais parlé quelquefois. Je ne le lui fit pas voir plus tôt qu’elle s’écria avec un transport de joie : « Ah ! c’est ma chère mama », elle le prit, le serra contre sa poitrine et, le baisant mille fois, le baigna de ses larmes.

Comme elle avait pris beaucoup de goût pour la confession, chose inconnue parmi les protestants de ce pays-ci, et qu’il n’y a personne ici à qui elle se puisse ouvrir, elle me pria de me charger de sa conduite, d’entendre ses confessions et d’être son directeur. Me voilà bien embarrassé. Cependant je ne pus pas le lui refuser absolument, vu qu’elle n’a personne à qui elle pût ou voulût se confier. Je fis donc de nécessité vertu, considérant que la qualité de chrétien donne en quelque façon celle de prêtre au moins spirituel, appuyé encore d’un passage qui se trouve en saint Jacques, suivant lequel l’un doit se confesser de ses péchés à l’autre1. Je déférai donc à son désir, mais à condition que ce ne fût que pour deux mois, parce que, lui dis-je, que « je ne suis pas bien assuré si c’est dans le bon plaisir de Dieu qu’un homme qui voit à peine ses propres démarches, se charge de la conduite d’autres. Pendant cet intervalle j’en écrirai à ma chère mère. Elle nous dira les mesures que nous avons à prendre. Si je fais mal, continuai-je, de vouloir vous aider, Dieu voyant la simplicité de mon âme me pardonnera les deux mois ». Elle s’en contenta et déchargea son cœur par une confession générale, et je vis bien par le détail qu’elle faisait de sa vie, qu’elle en agissait de bonne foi. Je lui trouvai une grande innocence. Dès sa plus tendre enfance, elle a eu de grands attraits de Dieu, mais elle n’y a fidèlement répondu que depuis le temps de sa première communion, comme je l’ai déjà remarqué.

Voilà, ma chère mère, la bonne enfant dont j’ai résolu de me décharger entre vos bras. Heureuse si elle y est reçue ! Elle le sera si Dieu le veut, et ce me sera une marque qu’elle persistera dans l’amour de Dieu. J’en ai parlé un peu en détail pour vous la faire mieux connaître. Je vous supplie de nous communiquer ce que le petit Maître vous inspirera sur ce sujet. Que je souhaiterais que les deux autres enfants dont j’ai parlé à l’occasion de celle-ci, trouvassent place aussi dans votre cœur ! Elles vous aiment bien. L’une qui est petite et naturellement bonne et simple, a essuyé et essuie encore quelquefois de grandes anxiétés, mais elle est fort soulagée par les vérités que je lui ai fait comprendre [f. 2 v°] dans vos écrits. Elle entend le français, ainsi je lui fournis ceux de vos traités que je lui crois les plus convenables. L’autre, qui est grande et naturellement fière, affectée et sujette aux promptitudes, passe par de vives expériences de sa misère. Elle en est humiliée et a de la peine à croire qu’elle puisse jamais parvenir à l’amour de Dieu, cependant depuis peu elle commence à prendre un peu courage.

J’ai ces trois demoiselles sur le col, je les aide autant que je puis ; mais je crains qu’elles n’y perdent, et pour dire le vrai, je me défie un peu de moi-même, je crains que la chair ne s’en mêle : c’est pour cela que je ne les vois que quand elles le souhaitent et me font appeler, d’autant que ce n’est guère la manière de ce pays-ci que les hommes voient souvent les demoiselles. D’ailleurs ne pouvant voir les autres dames de cette cour, qui sont toutes mondaines, si je borne mes visites à ces trois, la jalousie et la malice fera les autres en prendre ombrage, qui nous soupçonneront du moins de quiétisme, ou, selon le langage du pays, de piétisme, dont je leur suis suspect. Je voudrais donc faire passer ces enfants au cœur de ma chère mère, tant pour leur bien que pour ma sûreté. Mais comme il n’en sera rien si Dieu ne vous en donne le mouvement, je prie ce bon Père qu’Il fasse selon Ses desseins éternels, et qu’Il y assujettisse tellement notre volonté qu’elle ne s’en égare jamais. Je suis et serai dans votre cœur, ma chère mère, qui est le cœur du petit Maître. Vous ne m’en chasserez pas, et je tâcherai et espère d’y être fidèle. Je vous baise bien humblement les mains.

Frison.

Pour M. R[amsay].

Voici, mon cher frère, une lettre pour notre chère mère. Je vous permets de la lire, si vous voulez prendre la patience. Je vous félicite de ce que vous avez été dans la maison maternelle. Que vous êtes heureux ! Mais le petit Maître n’a pas trouvé à propos de me procurer ce bonheur : je me contente. Ma chère mère ne m’en est pas moins connue et familière, Dieu merci ! Hier au matin j’étais convaincu malgré moi d’être celui qui, s’étant fourré parmi les conviés, manque de robe nuptiale (Matthieu 22), mais le soir Dieu me fit trop de caresses pour me laisser dans cette persuasion. Enfin je ne sais ce que je suis et je me passe aisément de le savoir. Je sais une chose, c’est de vouloir être ce que Dieu veut que je sois.

Je vous prie, mon cher frère, de vous charger de la lettre pour le perruquier. Je dois une réponse au cher monsieur Pit et au P… Ce sera pour une autre fois. Assurez-la, s’il vous plaît, de mon souvenir tendre et reconnaissant, de même que tous les autres de la famille du petit Maître quia me connaissent. J’ai oublié de remercier ma chère mère du présent qu’elle m’a fait des chansons, surtout de la nouvelle qu’elle a eu la tendresse de faire pour moi. Ayez la bonté de lui en témoigner de ma part une très parfaite et respectueuse reconnaissance.

- A.A.-S., pièce 7415, ms 2175.

a autres (qui sont biffé) de la famille du PM (et biffé) qui

1Jacques, 5, 16.

D’une demoiselle suisse. 29 octobre 1716.

Madame ma très chère et bien-aimée mère en Jésus-Christ Notre Seigneur. J’ai très bien reçu la chère vôtre ; mais comme j’étais alors à Bade, ensuite avec ma mère chez mon amie madame la générale Marnay pendant l’espace de trois mois, j’ai tardé jusqu’ici à vous répondre, ne pouvant alors le faire si commodément comme ici, où j’ai la commodité de vous faire venir sûrement mes lettres. Loué en soit Dieu.

Je vous dirai donc, madame, qu’il me semble tout comme à vous que le Seigneur me conduit et m’appelle à la perfection. Je le vois et je le sens. Mais permettez-moi, je vous prie, qu’en bonne mère je vous […]a tout mon cœur dans votre sein et que je vous dise tous mes sentiments et mon intérieur en toutes choses et sur toutes choses, puisque je n’ai qui que ce soit à qui j’ose me confier, ni dire le moindre de mes sentiments […]a Il est vrai que Dieu m’appelle à la perfection : je le crois. Mais il est vrai aussi qu’il me semble toujours que je n’atteindrai point cette perfection que je ne sois parmi vous et dans la communion de votre Église. Je suis entièrement détachée avec le cœur de toutes les religions extérieures, et encore plus de la nôtre que de pas une dans le monde ; et ayant réfléchi sur toutes les choses extérieures, j’ai trouvé que dans votre Église on avait les meilleurs moyens pour se sauver. J’espère parvenir à une véritable […]a perfection, ce qui me donne une grande envie, et des désirs bien ardents à pouvoir me joindre à cette Église, où il me semble que j’aurais les occasions et les moyens de m’unir avec Dieu, en quoi consiste la véritable perfection. Je vous avoue, ma très chère madame, qu’il y a déjà quelque temps que je sens ces désirs en moi ; mais il s’augmente si fort en moi [sic] qu’il me semble qu’il ne fera jamais rien de moi, et que je n’avancerai point dans mon intérieur, à moins que je ne sois hors d’ici, et unie avec votre Église pour pouvoir profiter des bons moyens que Dieu m’y suscitera pour ma perfection. Car je vous avoue, ma [f°1, v°] bien chère madame, que je regarde pour un grand moyen de perfection que celui de ne se point conduire soi-même, mais de soumettre son jugement et sa volonté aux personnes éclairées de Dieu, pour qu’elles vous conduisent en toutes choses selon la volonté de Dieu, en nous faisant renoncer à la nôtre propre. Ô Dieu, quels biens ! Quelle bénédiction, Seigneur, n’est-ce pas ceci que d’être conduite et aidée par des personnes plus expérimentées et plus éclairées dans les voies de la foi, que vous ? Ô Dieu, je regarde ceci pour le plus grand moyen de notre salut et de notre union avec Dieu.

Cependant ici nous n’avons point cela : chacun se conduit soi-même. Chacun qui a un peu de lumière intérieure est son propre guide et se conduit soi-même comme il veut, ou comme il croit le voir et le sentir être selon la volonté de Dieu dans son intérieur. Mais ceci est si sujet à tromperie, et notre volonté propre si mauvaise, que j’avoue qu’à moins d’une grande et longue expérience dans les voies de Dieu, je trouve qu’on est presque toujours trompé, et au lieu de faire la volonté de Dieu, nous voyons que nous ne suivons presque que la volonté propre, faute de lumière et d’assistance, ce qui est cause que je regrette extrêmement d’être où je suis, parce que je suis obligée de me conduire moi-même, et que je n’ai personne à qui je puisse me confier, parce qu’on ne trouve point ces choses nécessaires, ni utiles à salut. Mais je vous dirai que je les trouve si nécessaires qu’il me semble que véritablement je ne serai jamais sauvée que je ne puisse me soumettre à quelqu’un, parce que ma volonté estime […]a que je serai sûrement perdue, si je ne puis avoir l’occasion de la soumettre au bon guide qui soit plus éclairé et plus expérimenté que moi, qu’il puisse me conduire à Dieu, car pour moi je ne suis qu’une aveugle, et me perdrai moi-même sûrement si Dieu ne me conduit Lui-même hors d’ici, pour me remettre en de bonnes mains.

Et surtout j’ai de si grands attraits pour la vie religieuse, il me semble, que si je savais un monastère [pièce 7421(2), f°.1 r°] rempli de personnes saintes et éclairées comme vous, ma chère madame, je n’aurais point de repos que je n’y fusse. Mais n’en sachant point, je me contenterais de me rendre de votre communion, si j’en avais l’occasion et que je fusse bien persuadée que mes désirs sont véritablement de Dieu et non de la nature ou du démon qui cherchent à me tromper, puisque je vois tant d’autres personnes qui sont infiniment plus dévotes que moi (et vous en connaissez quelques-unes), qui ne pensent point à sortir de leur religion pour en embrasser une autre, qu’ils trouvent encore moins bonne que la nôtre par rapport à tant de cérémonies extérieures qui, disent-ils, ne servent qu’à distraire les gens de l’intérieur. Voyant donc de tels sentiments en tous ceux qui sont pieux et plus dévots et éclairés que moi, vous pouvez juger, madame, si je n’ai pas raison de craindre si je ne suis point trompée par de tels sentiments comme les miens, et si mes désirs ne doivent point me paraître suspects, puisque je ne les crois et ne les remarque en qui que ce soit par ici. Et c’est aussi la cause que je suis obligée de me cacher sans faire le moindre semblant à personne, crainte d’être reprise et blâmée comme folle et insensée. Mais j’ai beau cacher ces désirs, […]a ils deviennent si forts et si ardents qu’il me semble que jamais il n’y aura de perfection pour moi, si je n’accomplis ces désirs lorsque Dieu m’en fournira l’occasion.

Voilà, ma plus chère madame, les dispositions de mon cœur et mon véritable état. Je vous supplie, pour l’amour de Dieu, […]a plus pure de votre conscience de me dire votre sentiment là-dessus : si j’ai raison ou si j’ai tort, si ces désirs sont de Dieu ou du démon. Parlez-moi, je vous conjure au nom de Jésus-Christ crucifié. Parlez.

- A.S.-S., pièce 7421 ; en tête : « Copie d’une lettre d’une demoiselle suisse du 29o[cto]bre 1716. » 

a mots illisibles.


Correspondance de 1682 à fin juillet 1694 avec le Père Lacombe, le Duc de Chevreuse, quelques autres.



Contenu et plan 53.

Nous éditons ici pour la première fois la correspondance générale des années « parisiennes » de Madame Guyon (celle, datant de la même époque, qui porte sur sa direction de Fénelon, a été publiée dans l’ouvrage précédent). Elle couvre les dernières années du XVIIe siècle, avec une grande abondance de lettres entre 1693 et 1698. Ce second ouvrage révèle Madame Guyon comme l’indomptable animatrice de ses dirigés du cercle « quiétiste » parisien : Fénelon, puis le duc de Chevreuse et la « petite duchesse » de Mortemart, etc. Nous lui donnons pour titre Années de combat pour souligner l'interaction sociale ici dominante, alors que le volume regroupant des Directions spirituelles pouvait en quelque sorte ignorer leur cadre extérieur.

A la correspondance active et passive de Madame Guyon, nous ajoutons des pièces complémentaires, peu nombreuses si l'on se limite aux témoignages directs bien informés : protestations et soumissions de la main même de Madame Guyon, mémoires ou lettres provenant d’amis ou d’opposants qui furent en contact direct avec elle. Leur faible nombre permet de les joindre ici à la suite du corps principal des « lettres » proprement dites54.

On a ainsi regroupé l'ensemble des matériaux nécessaires pour une approche biographique complémentaire des éléments fournis par les troisième et quatrième parties de la Vie par elle-même et autres textes biographiques55. Aussi valait-il la peine de risquer ici une première mise en ordre chronologique, en incluant les éléments non datés. L'ensemble ainsi présenté constitue un samizdat ordonné de luttes et d'épreuves.

Les lettres et témoignages sont précédés d'un aperçu historique, « Madame Guyon et le quiétisme », d’un « récit de la querelle » rendant la vision du cercle guyonnien au début du XVIIIe siècle sur ces événements, ainsi que d’une « chronologie des années 1690-1698 » qui reprend plus finement la brève chronologie d’ensemble donnée dans l’ouvrage précédent56.

Après les suites chronologiques des lettres et les témoignages, un index biographique associe aux personnages rencontrés dans ce second volume ceux – beaucoup moins nombreux - qui apparaissent dans les deux autres volumes. Des notices regroupent autour de quelques sujets sensibles ce qui ne pouvait trouver place dans des notes de dimension raisonnable ou ce qui eût dû être répété. Elles précèdent l’index général et la table des matières.



Madame Guyon et le « Quiétisme ».

Son séjour à Paris.

Quand Madame Guyon arrive en 1686 à Paris, elle n’est pas une inconnue : le Moyen court a été récemment édité à Grenoble avec succès. Le cercle spirituel, formé par Monsieur Bertot autour du couvent de Montmartre, retrouve celle qui fut sa « fille aînée57 » : succédant à son maître, elle l’anime à son tour, avant de subir le contrecoup de la condamnation de la mystique par les Églises, qui se manifeste dans toute l’Europe.

Ce qui nous surprend n'est pas tant le désastre final, prévisible compte tenu de la disparité des forces en présence, que sa date tardive. En effet, plus de dix années séparent la condamnation Romaine de 1687 des propositions quiétistes de Molinos, de l'isolement complet de Madame Guyon dans une des huit tours de la Bastille : elle est enfin réduite au silence, pour un temps d’une durée à peu près égale, puisque les dernières lettres de la série chronologique constituant ce volume datent du mois de mai 1698, et que la fin de la rédaction de la Vie, qui ouvre une dernière période féconde, date de 1709.

La vie « parisienne » de Madame Guyon comporte trois périodes. Elle surmonte une première crise consécutive à la condamnation Romaine de 1687, où la jalousie d'un demi-frère, le P. Dominique de la Mothe, envers le P. Lacombe, tous deux appartenant au même ordre barnabite, conduit à un premier enfermement de la dirigée de ce dernier, à la suite d’obscures manœuvres permettant d’obtenir une première lettre de cachet (1686-1689).

Cette crise est suivie d'une période de liberté, où contre tout pronostic raisonnable, compte tenu de la condamnation du quiétisme italien, elle exerce une influence au plus haut niveau, auprès de Madame de Maintenon et à Saint-Cyr, en dirigeant Fénelon, le duc de Chevreuse, la « petite duchesse » de Mortemart, etc. (1689-1694).

Mais une opposition naît entre les deux dames. Madame Guyon est trop appréciée à Saint-Cyr et leur commune fréquentation de Fénelon, qui est dirigé de l'une et le confesseur de l'autre, accentue une compétition naissante, tandis que les lettres de direction sévères de ce dernier (ainsi peut-être que ses terribles critiques exprimées dans sa lettre au roi), gâtent la situation. Une insatisfaction spirituelle de Madame de Maintenon expliquerait, après le renvoi de Saint-Cyr de l’une et la nomination à Cambrai de l’autre, l’acharnement qui conduira Madame Guyon à la Bastille pour de nombreuses années. Il sera facile d’obtenir à cette fin le concours des puissants, exploitant la peur de tout désordre, ici provoquée par la liberté intérieure de la mystique.

Lorsque cette seconde crise est devenue publique, Madame Guyon ne peut l'emporter, malgré les soutiens discrets de Fénelon et des ducs. Le pouvoir clérical orienté par Madame de Maintenon est représenté par Bossuet et Noailles58 (1694-1698).

A la période publique suivront le grand silence (1698-1703) à la Bastille, se prolongeant à Blois jusqu’en 1709, puis une retraite active : mise en ordre de textes pour l’avenir, nombreuses directions spirituelles (1709-1717).

En réalité il ne s’agit pas d’une querelle d’idées, mais du trouble créé par une femme qui se mêle de diriger spirituellement dans un univers régi par des ecclésiastiques, une laïque qui refuse l’entrée en religion pour diriger des religieux, une femme de bonne famille qui sème le vent de la liberté chez les jeunes filles à Saint-Cyr, bourgeoise qui détourne des grandes familles du « couvent de la Cour », à savoir le cercle dévot désigné ainsi par Saint-Simon. Même Bossuet, au début, semble sous le charme et Madame Guyon espère que la communication divine se produira pour lui ; mais soucieux de sa carrière plutôt que de la grâce, il se fait l’exécuteur de l’épouse du roi. Fénelon voudra concilier les extrêmes, tentera d’expliquer l’expérience mystique, mais acculé, il restera fidèle à l’expérience intérieure révélée par Madame Guyon et choisira le parti de son initiatrice. D’autres adopteront un profil bas.

Pour comprendre ces crises et leur conclusion, il faut tenir compte des conditions concrètes de l’existence et de la mentalité de l’époque : l’adhésion au catholicisme, religion unique après 1685, et l’obéissance à un roi absolu, oint de Dieu, sont des évidences pour tous les Français de cette époque. L’individu est mis en échec par le système d’Inquisition en faveur, dans sa version « douce » : celle du confesseur obligatoire pour tout catholique depuis le concile de Trente. Nous sommes presque dans une société totalitaire, au moins dans une société du soupçon, à laquelle ne manquent que les moyens techniques récents d’action rapide : on ne remet jamais en cause ni le roi ni la religion ; ils ont le droit de connaître le fond des consciences.

Cet absolutisme s’exprime dans les lettres de cachet : il est souvent demandé de préciser « le fait » pour lequel Madame Guyon fut emprisonnée : serait-il inavouable ? Mais il n’est en rien nécessaire car il suffit d’encourir le déplaisir du roi : « Les lettres de cachet  sont une variante des lettres closes  (par opposition à patentes). Elles sont des « ordres du roi ». Or nul tribunal n’a le droit de connaître de ces ordres. En 1759, Louis XV déclarera encore aux représentants du Parlement de Paris : « Par des considérations ou des raisons d’Etat dont les magistrats ne peuvent être juges, le roi peut, sans donner atteinte aux lois, user du pouvoir qui réside en sa personne par des voies d’administration dont qui que ce soit ne doit se dire exempt dans son royaume ». Il faudra une révolution tardive, après celles de Hollande, d’Angleterre et d’Amérique, pour introduire en France une tradition démocratique59 ».

Pour Madame Guyon, le problème est encore plus profond : son état mystique la rend incapable de mentir ou de biaiser par omission, comme surent le faire, un demi-siècle plus tôt, les libertins60. De plus, chaque événement et chaque personne sont envoyés par Dieu, d’où, sur le point particulier le plus intime, l’obligation torturante pour Madame Guyon d’obéir au confesseur qui lui est dévolu. Il est intéressant de suivre son évolution dans les lettres : elle commence par obéir à l’envoyé de Dieu, mais des ordres contraires à son état mystique la désespèrent, enfin elle finit par penser que tel clerc est envoyé par le Tentateur, ce qu’elle hésite à assumer clairement puiqu’elle reste attachée à l’Église. Laïque et libre, elle pouvait cependant choisir son confesseur61, mais on sait que sa confiance dans le père Lacombe provoquera bien des persécutions. Emprisonnée, elle n’aura sur ce point, crucial pour ses geôliers, aucun choix possible, même celui de l’ordre religieux (à la Bastille, elle aurait préféré un jésuite).

La dépendance féminine vis-à-vis des proches est considérable à cette époque : les femmes étaient soumises au mari, au confesseur, à la famille. Après de douloureuses expériences de jeunesse que sa Vie nous décrit, Madame Guyon a su acquérir son indépendance au prix d’un large sacrifice (volontaire en ce qui concerne l’abandon de la plus grande part de sa fortune). Elle peut alors circuler librement et garde à son service deux « filles » remarquables et très fidèles, dont l’une au moins lui sera attachée mystiquement. Le statut féminin lui impose d’exercer une « influence » hors cadre, ce qui est ressenti comme une résistance plus ou moins secrète, donc suspecte, et comme une concurrence à l’égard de la médiation assurée par les clercs appuyés sur la discrétion sacramentaire. Même les moins combatifs sont agacés par la « Dame directrice »62.

La résistance est assurée matériellement grâce aux lettres, même si l’on est confiné dans quelque institution63. Mais dans cet Etat où l’individu n’a aucune liberté personnelle, la crainte perpétuelle est que le courrier soit intercepté : la solution est de disposer d’un porteur sûr. Heureusement, la situation sociale de la dame lui permet d’en bénéficier dans les échanges avec le duc de Chevreuse ; puis elle trouvera un humble porteur bénévole caché (il le reste à ce jour) lors des échanges avec la « petite duchesse » de Mortemart, peu avant l’emprisonnement final.

Cette résistance, qui tint en respect l’adversité pendant presque dix années, fut extérieurement facilitée par la fidélité de Fénelon, par celle des ducs et des duchesses de Chevreuse et de Beauvillier, par l'appui de personnages moins prestigieux, telles des religieuses converties par la droiture de leur prisonnière. Elle est due surtout à une étonnante fermeté intérieure. Moins accomplis intérieurement et plus durement traités car socialement moindres, le P. Lacombe et une fille à son service perdront leur équilibre psychologique.

Cette fermeté n'est en rien stoïque64 : son origine est tout intérieure, trouvant sa source dans la vie mystique, à laquelle s’abandonne, consciemment et entièrement, une nature par ailleurs volontaire. Il s'agit de se laisser entièrement conduire par la grâce divine : c'est le sens profond de la « méthode quiétiste », au-delà de la nature particulière d'une oraison dite passive. En fait il n'y a pas de méthode, mais dans chaque action, dans chaque état de la vie de tous les jours, il « suffit » de s’ouvrir à l'action de la grâce pour en être imprégné65. Toute la « querelle » est vécue par Madame Guyon de cette façon. De même elle donnait sa Vie à lire, non par narcissisme, mais pour que ses amis voient comment, à chaque instant, autant qu'on le peut, on lâche prise sur soi-même pour laisser Dieu agir.

Le « Quiétisme » historique.

Les circonstances de nature très personnelle que nous venons d’évoquer eurent un effet dévastateur par suite du contexte défavorable issu de la condamnation de Molinos et d’autres « quiétistes », dont celle de Bernières, le père spirituel de Bertot, par les Inquisitions italienne et espagnole.

Au delà de l’exposé décevant et complexe des rivalités humaines de surface qui se révèlent dans des affaires inquisitoriales, on soulignera l'incompatibilité entre l'expérience mystique individuelle et certaines pratiques de la vie religieuse collective66. L’expérience intime est mal vécue à une époque où l’on doit en rendre compte dans un cadre ecclésiastique, au confesseur pour commencer. Elle n'est acceptée qu'au prix d'un mode de vie réglé au sein de l’Église, où la sphère de liberté privée est réduite et contrôlée, ce à quoi Madame Guyon ne s'est pas résolue, refusant par exemple d’être supérieure des Nouvelles Catholiques de Gex.

Le « quiétisme » est le nom que prend au dix-septième siècle la résistance de nombreux mystiques dans le monde catholique. Il est symétrique du « piétisme » dans le monde protestant67. Des liens existent entre ces deux tendances vers un « christianisme intérieur » sans médiation humaine structurée. L'intolérance s’accroît des deux côtés, depuis la fracture entre protestants et catholiques, soutenue par le pouvoir civil et par une opinion qui veut éviter tout risque de retour aux terribles luttes d’origine religieuse si proches (décennies 1560 en France et 1630 en Allemagne). Il s'agit d’un phénomène de recherche de cohésion sociale plutôt que de véritables divergences dogmatiques, d’ailleurs difficiles à justifier :

Les catalogues d’erreurs dessinent pour la postérité les contours d’une doctrine et de pratiques « hérétiques » difficiles à découvrir dans les actes et dans les textes des mystiques eux-mêmes. Il est vrai, toutefois, que l’Église établie a rencontré à toute époque des mouvements caractérisés par le refus des institutions ecclésiales et par la valorisation de l’expérience individuelle, mystique ou prophétique, et que ces tendances antihiérarchiques ont entraîné une forte réaction…68

Nous ne résumons pas ici le quiétisme : il suffit de renvoyer le lecteur aux études remarquables de J. Le Brun et E. Pacho69. La première trace de « quiétisme » italien est ainsi décrite :

Au début de 1671, l'inquisiteur de Casale Monferato communique au Saint-Office la dénonciation concernant un médecin français Antoine Girardi (ou Grignon) ; il enseigne [...] « une nouvelle manière de faire oraison, qu'il appelle oraison de silence et de quiétude » [...] selon la manière que prône la religieuse ursuline Marie Bon du diocèse de Vienne en Dauphiné [...] le foyer ne disparut pas [...] il s'étendit [...] sur la Riviera à l'ouest de Gênes (1675)70.

Lorsque le quiétisme devient une cause controversée, après le succès retentissant de la Guia espiritual de Molinos dont huit éditions italiennes voient le jour de 1675 à 1685, un équilibre paraît encore possible, évitant un « crépuscule » des mystiques en terre catholique. Innocent XI cherche d’ailleurs un accord entre « méditatifs » et « contemplatifs » 71. Mais la situation favorable à Molinos se détériore assez brusquement, tout comme avait été rapide son ascension : il est emprisonné le 18 juillet 1685 tandis que sa Guia sera condamnée par l’Inquisition espagnole le 24 novembre de la même année72.

Ce quiétisme méditerranéen était connu de Madame Guyon. En effet elle passe par Marseille et rencontre Malaval. Elle décrit dans sa Vie comment la Mère Bon lui apparaît en songe avant son départ pour Gex. Plus tard elle séjourne près d’un an au Piémont, à Turin et dans le diocèse de Verceil, où, en compagnie du P. Lacombe, ce dernier maîtrisant mieux l’italien que le français, elle se lie avec l’évêque Ripa : ils entreprennent un apostolat commun73.

En ce qui concerne la France, déjà, en 1657, en attaquant Surin, Chéron « dénonçait les mystiques comme [...] donnant aux affections, passions, délectations et goûts spirituels ce qu'ils ôtaient à la raison et à la doctrine : vieille accusation d'irrationalisme [...] jadis lancée contre les alumbrados74. » Puis avaient eu lieu les affaires de Philibert Robert, curé de Seurre, de Claude Quillot et des « quiétistes » de Bourgogne, de Rouxel, prêtre de Besançon, et de femmes dévotes de Lyon… On retrouvera des contacts de Madame Guyon avec ces « quiétistes », dont un séjour de quinze jours en 1691 à Seurre75.

C’est dans ce contexte « international » troublé qu’en 1686 Madame Guyon arrive à Paris. En 1687, Molinos emprisonné depuis deux ans, est officiellement condamné à Rome comme « quiétiste », par la bulle Cœlestis Pastor. En même temps est condamné post-mortem Jean de Bernières, dont on n’ignorait pas à l’époque l’influence déterminante sur le cercle de Montmartre animé par le confesseur Jacques Bertot, puis repris par Madame Guyon à son retour de voyages.

Ainsi s’inscrit naturellement, en 1688, la première période courte d’enfermement de Madame Guyon évoquée plus haut : les ennemis jaloux de l’autorité spirituelle d’une femme, ainsi que du talent d’orateur du père Lacombe, trouvaient dans la condamnation papale et l’inquiétude des pouvoirs un solide argument conforté par quelques manœuvres.

Mais Madame Guyon sort victorieuse de cette première épreuve, auréolée du prestige du martyre : nous attribuons ce retour en faveur inespéré à l’aide de sa cousine de la Maisonfort à Saint-Cyr qui intervient auprès de Madame de Maintenon, et au soutien des membres du cercle de Montmartre qui faisaient partie du « couvent de la Cour » . Le pauvre P. Lacombe ne pourra, lui, rayonner que sur un cercle spirituel qu’il aura su constituer, emprisonné à Lourdes, et qu’il appelle « petite Église » dans les lettres à Madame Guyon, malheureusement saisies : l’expression est malheureuse et donnera bien du souci à celle-ci lors de ses interrrogatoires.

Le courant général de suspicion religieuse intimement lié au politique, fusion renforcée par l’intérêt que porte l’épouse secrète du grand roi au domaine religieux, s’oppose à la victoire de Fénelon sur Bossuet, dans la célèbre querelle qui sera tranchée par le bref Cum alias de 1699. Madame Guyon commence dès 1696 une terrible épreuve de sept années, dont cinq d’isolement à la Bastille.

Le « Quiétisme » mystique.

Tout ce combat pour quelles « idées » ? Que recouvre pour les critiques français l’étiquette de « quiétiste » ?

Une des références de l'antiquiétisme en France est le texte de la bulle Coelestis Pastor, imprimé en latin et en français dès l'automne 1687 [...] la thèse essentielle des quiétistes serait, d'après la bulle, une définition de la « voie intérieure », « voie unique », par l'annihilation des puissances [...] ni connaissance, ni souvenir de Dieu, ni de soi, ni rien de propre, ni images [...] la négation ne porte pas sur l'objet (récompense, châtiment, mort, éternité, salut, etc.) mais sur la démarche du sujet, démarche d'ordre psychologique, devant l'objet de la foi : il ne doit pas « penser » à ces objets, ne doit pas en avoir souci ou espérance [...] [ce qui exprimerait] un retour du sujet sur soi-même, une volonté propre, un amour-propre76.

Les protagonistes de la querelle ont comme perspectives la question de la cessation des actes, et celle de l'absence de pensées, reprochées aux mystiques. C’est alors que l’inaction prend son sens moderne de perte de temps, alors qu'il s'agit d'action intérieure, in-action77. Les uns s’attachent à une représentation intellectuelle, les autres, dans la tradition transmise par Benoît de Canfeld, font intervenir la volonté, la fine pointe de l’âme chère à François de Sales, ou « cœur », siège de la volonté :

Mme Guyon met l'oraison du cœur au-dessus de « l'oraison de seule pensée » (p.5 [du Moyen Court]), car la pensée est discontinue, l'esprit ne pouvant penser à une chose qu'en cessant de penser à une autre, tandis que l'oraison du cœur n'est point interrompue [...] tandis que Bossuet s'oppose, comme Nicole, à une foi nue et à un amour qui ne reposerait pas sur une connaissance, tout en refusant à la fois un retour sur soi et un retour sur une simple présence de Dieu. Les « actes intérieurs » sont produits par l'attention, et, selon Bossuet, disposent à l'attention [...] conception de l'abandon comme acte78.

Ainsi l’opposition naît de la diversité des expériences intérieures. L’on est tenté de distinguer des couches successives de conscience atteintes par des « plongées » plus ou moins profondes – avec le risque de se limiter à l’humain décrit au niveau conscient et suggéré par des effets provenant du niveau « inconscient » (rêves, comportements, etc.). Il vaut mieux y voir des expériences qui se succèdent dans le temps, liées à un « progrès » intérieur mû par la grâce, dont l’origine se situe au-delà de l’humain, ce que recouvre le terme maladroit, dualisant, de « Dieu ».

Au niveau sémantique, quiétisme renvoie à « l’oraison de quiétude » qui se distingue de « l’oraison discursive » : Quiroga, un disciple mystique de Jean de la Croix, trop peu connu, éclaire ces points :

La contemplation est parfaite, elle s'exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l'entendement connaît par la lumière divine les choses que n'atteint aucune raison humaine […] Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c'est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l'obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d'esprit, bien rares sont ceux qui s'y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l'intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l'intention de l'esprit, s'opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l'entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s'abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d'être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part79.

Mais ne nous arrêtons pas à distinguer des types d’oraison. Il s'agit d'y associer toute la vie, aussi bien extérieure qu’intérieure. Un grand calme déborde ainsi peu à peu des temps d’oraison, signe de l'imprégnation par la grâce, qui est une émanation de l’amour divin, « sous forme d’énergie », par in-action, attitude d’ouverture. Alors l’attention au chemin, aux étapes, aux ruptures, laisse place à l’état de grand large, le vaisseau ayant atteint l’océan sans rivage. Madame Guyon décrit « l’état apostolique » :

Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle Se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par Ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances, faisant par elles et avec elles…80



Un récit de la « querelle ».

Il faudrait un volume pour dialoguer avec - et très généralement confirmer - le remarquable exposé du Crépuscule des mystiques de Cognet. Ses quatre cents pages constituent une biographie vivante de Madame Guyon, couvrant la décade qui nous intéresse, 1686-1696. Nous préférons présenter un texte reflétant l’opinion des cercles guyonniens plutôt que d’ajouter un essai au dossier contradictoire bâti autour du « quiétisme ».

Le récit donné en 1738 dans l’Avertissement rédigé par le marquis de Fénelon à l’occasion de son édition des œuvres spirituelles de son oncle81 ne fut jamais réédité, peut-être parce qu’il donne, de manière un peu inattendue, une place majeure à Madame Guyon, plutôt qu’à Fénelon dont il souligne d’ailleurs la position ambiguë. C’était reconnaître par là la préséance de l’expérience mystique sur la pensée intellectuelle. L’information exacte dont ce texte témoigne, suggère le concours de Dupuy, fort estimé du cercle des disciples. En 1733, proche de la fin de sa vie, il apporta de précieux témoignages au marquis82.

Après avoir justifié l’édition des Œuvres spirituelles de Fénelon83, le marquis présente un historique de l’évolution de l’archevêque, citant longuement des lettres adressées au duc de Beauvillier, le mandement d’obéissance qui suivit la condamnation des Maximes des Saints, une réponse au P. Gerberon84… Puis cet Avertissement s’anime en présentant un exposé complet de la querelle à partir des événements subis par Madame Guyon. Ceci est très exceptionnel car l’on escamote souvent son rôle, jugé compromettant, afin de protéger la mémoire de Fénelon85. Ce caractère exceptionnel, joint à la véracité informée du récit, nous fait maintenant citer cette seconde partie sans coupures86 :

Avertissement.

« […] Il ne suffirait pas, pour le [Fénelon] disculper du reproche d’être tombé dans l’illusion des faux mystiques, que Madame Guyon, son amie, eût toujours marqué une docilité la plus entière sur ce qu’elle avait écrit, et que ceux qui avaient le plus cherché à la décrier, aient toujours fini par ne pouvoir se dispenser de rendre authentiquement témoignage à sa candeur et à l’innocence de ses mœurs. Si elle n’avait écrit que des extravagances, et si elle n’avait eu que le mérite de la soumission, pour confesser humblement des erreurs monstrueuses qu’elle aurait eues en effet, ce serait toujours une tache pour un homme de la trempe d’esprit de l’archevêque de Cambrai, et une faiblesse impardonnable d’avoir autant estimé, et laissé ses meilleurs amis donner leur confiance à une personne, [30] dans laquelle ils n’auraient dû voir que le fanatisme, joint à des mœurs pures et à un cœur docile. Il faudrait alors avouer de bonne foi que sa vénération pour elle a été une éclipse dans sa vie, qu’on ne pourrait justifier. Il ne sera donc point hors de sa place de donner ici une juste idée de cette dame.

Elle était née de parents nobles à Montargis, le 13 avril 1648. Elle fut prévenue d’une grâce singulière dès l’enfance. Elle tenta de se faire religieuse à un âge où elle ne pouvait pas disposer d’elle. Ses parents la promirent à un gentilhomme du pays, qu’ils lui firent épouser. Elle passa ses premières années, devant et après son mariage, dans l’exercice de toutes les vertus que l’on a coutume de regarder comme le comble de la perfection.

Les austérités les plus fortes et les plus dures macérations lui était devenues familières. L’esprit de mortification la rendait ingénieuse à se poursuivre en tout sans relâche, et à ne pas borner la pénitence à affliger son corps. Les croix domestiques se joignirent. La patience à le supporter et la charité sans mesure pour les pauvres furent, jusqu’à son veuvage, les compagnes de sa vie mortifiée ; mais ce n’était là que l’ébauche de l’épreuve par où elle devait passer. Des routes que nulle prévoyance humaine n’aurait pu imaginer, devaient la faire participer à la folie et à l’opprobre de la Croix. Elle joignait à un grand esprit beaucoup de raison. Le renversement de cette raison fut l’endroit délicat par où elle se vit attaquée. Veuve à vingt-huit ans, et mère de trois enfants en bas âge, dont elle avait la garde-noble87 , le bon usage de son bien et l’éducation de sa famille semblaient devoir faire désormais son unique emploi. Elle s’arrangeait sur ce pied-là, et elle avait mis dans ses affaires domestiques un ordre qui avait demandé une capacité peu commune, quand elle se vit tout à coup poussée par un puissant attrait à tout quitter, pour se destiner à ce qu’elle ne connaissait pas elle-même. Elle eut alors à [31] soutenir le pénible combat de la prudence humaine contre l’attrait qui la poursuivait. Des providences qui lui parurent marquées, la décidèrent. Elle passa de Paris dans le diocèse de M. d’Arenthon, évêque de Genève, à Annecy en Savoie, où ce prélat voulut se servir d’elle dans l’établissement qu’il faisait d’une maison de nouvelles Catholiques. Un pareil parti, dans les circonstances où elle se trouvait, ne pouvait manquer de lui attirer la condamnation de beaucoup de gens, et en particulier de tous ses proches. Elle partit, ayant fait à Dieu le sacrifice de sa propre raison. Des trois enfants qu’elle avait, elle n’amena avec elle que sa fille. Les parents lui écrivirent quelque temps après pour l’engager à se défaire de la garde-noble, qui passait quarante mille livres de rentes, et à donner tous ses biens à ses enfants. Elle le fit avec joie, et ne se réserva qu’une subsistance des plus médiocres. On inspira à M. d’Arenthon qui l’avait attirée dans son diocèse, le dessein de l’obliger à donner aux nouvelles Catholiques le peu de bien qui lui restait, et à se faire supérieure de la maison. Elle ne crut pas que ce fût là ce que Dieu demandait d’elle. Elle demanda à l’évêque de ne la point presser là-dessus. Sa résistance lui aliéna le prélat, et indisposa les nouvelles Catholiques. Elles la prièrent de quitter leur maison. Elle se retira d’abord à Thonon, où elle eut beaucoup de traverses à soutenir. Une suite de providences la fit aller de là en différents endroits, à Turin, à Grenoble, à Marseille, à Verceil, où l’évêque de cette ville l’avait invitée de venir et lui marqua toujours une singulière vénération, enfin la ramena à Paris en 1686, après cinq ans d’absence.

Pendant ces différents voyages, elle s’était sentie poussée à écrire sur les voies intérieures. Elle l’avait fait par obéissance à ce que des supérieurs avaient exigé d’elle. Des volumes de manuscrits sortirent de sa plume avec une rapidité inconcevable. Son traité du Moyen court et très [32] facile de faire Oraison fut une des productions de ce temps-là. Ce petit livre fut d’abord goûté par les personnes qui le lurent dans le même esprit de simplicité qu’il avait été écrit. Elles en procurèrent même l’impression, qui s’en fit à Lyon avec privilèges et approbations, ainsi que de son Explication Mystique du Cantique des Cantiques. La spiritualité de Madame Guyon était de l’espèce de celle qui ne laisse rien à l’homme et à l’intérêt propre pour donner tout à Dieu. Il n’en fallait pas tant pour soulever bien des sortes de gens. Le grand éclat contre ses petits livres ne se fit pas encore ; mais dès lors elle éprouva ce qui la suivit dans tous les lieux où elle se retira : d’abord la bonne odeur de ses mœurs irréprochables et de ses vertus gagnait beaucoup de gens ; et quantité d’âmes qui marchaient simplement, embrassaient la voie de la perfection par le recueillement et la prière. Le soulèvement suivait de près, et en chaque endroit l’issue ordinaire pour elle était le décri et la persécution.

Ce fut avec cet espèce de préjugé contre elle et contre des voyages peu conformes aux règles d’une prudence commune, qu’elle se retrouva à Paris. La croix et la persécution ne l’y abandonnèrent pas. On écrivit contre elle des provinces où elle avait voyagé, et contre sa spiritualité. Le bruit devint plus grand par ce que l’on suscita contre le père de La Combe [Lacombe], religieux barnabite, son confesseur. On voit l’opinion que M. l’évêque de Genève Arenthon lui-même en avait conservée : « Elle donne un tour à ma disposition à son égard qui est sans fondement, disait-il dans une de ses lettres, parlant de Madame Guyon. Je l’estime infiniment et par-dessus le père de La Combe ». Elle fut arrêtée elle-même au mois de janvier 1688, et enfermée dans le monastère des Filles de la Visitation de la rue Saint-Antoine, par lettre de cachet. Elle y fut sévèrement examinée par ordre de M. de Harlay, archevêque de Paris, pendant l’espace de huit mois. La rigueur de l’examen ne servit qu’à faire éclater davantage son innocence. Madame de Miramion, illustre [33] par ses établissements de charité, fit connaître la vérité à Madame de Maintenon, qui en parla fortement au Roi, et obtint un ordre sur lequel Madame Guyon recouvra sa liberté. Madame de Maintenon prit elle-même par la suite un goût tout particulier pour elle, et beaucoup de confiance. Ces dispositions de la personne qui était toute-puissante à la Cour, et de beaucoup d’autres d’un grand rang, aboutirent à de nouvelles disgrâces qui devaient surpasser de beaucoup les précédentes. Tel fut toujours le terme des conduites de la Providence sur Madame Guyon.

Quelque temps après qu’elle eut été élargie de chez les Filles de la Visitation, elle avait connu M. l’abbé de Fénelon, depuis archevêque de Cambrai. La connaissance s’était faite chez Madame la duchesse de Béthune. C’était une dame en recommandation pour sa grande vertu, et amie de l’abbé de Fénelon. Elle était fille de M. Fouquet, qui, après avoir été à la tête des Finances, tomba dans la disgrâce que tout le monde sait et qui lui a fait finir ses jours dans une prison. Madame la duchesse de Béthune, sa fille, avait passé les premières années de cette disgrâce en exil. Le lieu en avait été rapproché peu à peu de Paris, et enfin elle était venue à Montargis. Elle y avait connu Madame Guyon, s’étant trouvé logée chez M. son père. Elle avait conçu pour elle de l’estime, que le genre de vie qu’elle lui avait vu mener, devait inspirer à une personne aussi vertueuse que l’était madame la duchesse de Béthune. La connaissance s’était renouvelée, après le retour de Madame Guyon de ses voyages. M. l’abbé de Fénelon était prévenu contre elle par le préjugé naturel, après tout ce qui lui était arrivé. Dès qu’il l’eut entretenue chez madame la duchesse de Béthune, et connue par lui-même, le préjugé se changea en singulière vénération. Dès lors il se forma entre ces deux grandes âmes une union de l’espèce de celle de sainte Thérèse avec le bienheureux [34] Jean de la Croix, de saint François de Sales avec madame de Chantal, etc. Cette union fut la principale source des disgrâces qui suivirent. M. l’abbé de Fénelon avait été nommé précepteur des enfants de France, petits-fils du roi Louis XIV. Dès qu’il eut paru à la Cour, son caractère supérieur en tout genre lui attira une considération qui se tourna ensuite en une faveur décidée. Madame de Maintenon poussa plus loin que personne l’estime pour ce qu’elle voyait. C’était un phénomène, pour une Cour, qu’un homme qui, au plus vaste génie et à tous les talents de l’esprit, joignait la sorte de piété qui n’opère que renoncement et oubli de soi-même. Madame de Maintenon inspirait au Roi une partie de la même confiance qu’elle avait prise, et qui était au plus haut point sur toutes espèces de choses.

M. le duc de Beauvillier était l’exemple de la Cour par une vertu si respectée qu’elle l’a toujours été, même par la critique la plus maligne du courtisan. C’était lui qui, ayant été destiné par le Roi pour être gouverneur des princes, ses petits-enfants, avait indiqué l’abbé de Fénelon, son ami, et l’avait fait choisir précepteur. Ce seigneur et M. le duc de Chevreuse avaient épousé les deux sœurs, filles du célèbre M. Colbert. Mais ils étaient encore bien plus liés par la conformité de leurs sentiments. Les dames, leurs épouses, n’étaient pas moins qu’eux des exemples pour leur sexe, de piété et d’une vertu la plus respectée. La duchesse de Chevreuse, M. le duc de Beauvillier et l’abbé de Fénelon formaient en particulier le petit cercle dans lequel Madame de Maintenon renfermait sa plus grande confiance, et elle s’étendait à tout. La sincère piété rapproche ce qui semblerait pouvoir le moins aller ensemble. Des gendres et des filles de M. Colbert, qui était celui qui avait perdu M. Fouquet, devaient naturellement se trouver bien hors de toute liaison avec Madame la duchesse de Béthune, [35] sa fille. Cependant il s’en était formé une, et ce fut par là que les ducs de Beauvillier et de Chevreuse, et les duchesses leurs épouses, participèrent aussi à la connaissance de Madame Guyon. Elle s’étendit à d’autres personnes encore d’un grand rang à la Cour. Madame de Maintenon elle même, qui avait commencé, comme on l’a déjà dit, à la beaucoup estimer, dès le temps où elle avait procuré sa sortie de chez les filles de la Visitation, la goûta ensuite tout à fait, en recevait des lettres, et la faisait venir à la maison de demoiselles qu’elle avait établie à Saint-Cyr.

Il est aisé de juger du dépit de ceux qui avaient persécuté Madame Guyon et travaillé à la décrier, quand ils apprirent sa situation avec ce qui était le plus en crédit, et la vénération où on était pour elle. D’autres gens se joignirent au déchaînement. Parmi les jeunes dames de la cour que la connaissance de Madame Guyon avait d’abord gagnées à la piété, il y en avait qui avaient été le plus du monde. Elles avaient pris un parti décidé pour la piété ; quelques-unes même, qui étaient libres, s’étaient retirées de la Cour. Cela avait fait beaucoup de bruit. Les directeurs en vogue s’effarouchèrent de ces conversions opérées par l’entremise d’une femme. Il s’éleva un bruit sourd du danger où était l’Église par une secte qui insinuait son venin sous les belles apparences d’une spiritualité outrée. Madame de Maintenon avait pris M. Godet des Marais, évêque de Chartres, pour le directeur de sa conscience. C’était un prélat très pieux et très zélé contre tout ce qu’il croyait nouveauté. Il avait alors confiance en des personnes en qui il se défia depuis, quand il eut reconnu leur véritable sentiment qu’ils lui déguisaient. Ce fut de ces personnes dont on se servit pour animer l’évêque de Chartres contre la spiritualité de Madame Guyon, et lui faire regarder l’Église en péril. Il inspira les mêmes frayeurs à Madame de Maintenon, sa pénitente. Les gens qui veulent toujours trouver [36] du mystère dans tous les événements des Cours, crurent encore que, dans le même temps, cette dame s’était refroidie par d’autres motifs pour l’abbé de Fénelon. Cependant le changement ne se fit pas tout d’un coup. Il ne fut d’abord question que de Madame Guyon et que de la détromper de sa spiritualité, si on la trouvait répréhensible. Ses amis, voyant l’orage qui se formait contre elle, l’engagèrent à se remettre entre les mains de M. Bossuet, évêque de Meaux, connu par quantité d’ouvrages célèbres. Comme sa docilité était entière, elle suivit sans hésiter le conseil qu’on lui donnait. Quoiqu’elle ne connût M. de Meaux que par la réputation de savoir qu’il s’était acquise dans le monde, elle ne réserva rien, et débuta avec lui par lui faire remettre tous ses papiers les plus secrets, comme sa Vie qu’elle avait écrite par ordre de son confesseur, et où son intérieur était développé avec beaucoup d’ingénuité. Elle lui livra cette espèce de confession de toute sa vie, comme tous ses autres manuscrits, car il n’y avait encore eu jusque-là rien d’imprimé d’elle que les deux petits livres dont il a été parlé d’abord.

L’examen de M. Bossuet n’eut au commencement rien de passionné. Au contraire, il trouvait de l’onction à ce qu’il lisait. Ces dispositions ne durèrent pas. Celles qui suivirent ne vinrent cependant que par degrés. Le prélat avait pris du temps pour tout lire, après quoi il entra en matière avec la personne même. Il fallait qu’il fût bien éloigné d’avoir d’elle les idées désavantageuses que l’on voulut en donner depuis, puisque le jour même de la première conférence, il la communia de sa main. Il lui écrivit ensuite une longue lettre, pour lui marquer en détail les choses qui lui faisaient de la peine dans sa spiritualité. Il le fit, en lui ajoutant « qu’il ne devait pas aussi lui taire qu’il ne ressentit en elle quelque chose dont il était fort touché. C’était, disait-il, cette insatiable avidité de croix et d’opprobre, [37] et le choix que Dieu faisait pour elle de certaines humiliations et de certaines croix, où Son doigt et Sa volonté semblaient marqués ». Cette lettre avait été écrite par le prélat au mois de mars 1694, c’est-à-dire depuis le retour de Madame Guyon de tous ses voyages, et environ six ans depuis que, s’étant vue enfermée aux Filles de la Visitation, elle avait été ensuite élargie par ordre du Roi. C’était dans un renouvellement de déchaînement contre cette dame, et six ans après l’éclat de la première détention, que M. Bossuet, qui avait tout su et tout lu sur le passé, lui avouait ainsi qu’il reconnaissait « le doigt de Dieu marqué » dans ce qu’elle avait eu à souffrir ; qu’il y voyait « le choix » que Dieu « faisait pour elle de certaines croix et de certaines humiliations », et qu’il était édifié « de l’insatiable avidité qu’elle en avait ».

Cependant l’orage allait toujours croissant. On avait instruit le Roi que deux petits livres de Madame Guyon, qui avaient été imprimés, faisaient du bruit. Que de jeunes dames d’un rang distingué à la Cour, qu’elle avait retirées du monde en les portant à la piété, paraissaient prendre tant de goût à la lecture de ses écrits, et avoir tant de confiance en elle, qu’il serait à craindre que ses sentiments, si elle en avait de dangereux, ne se communiquassent ; qu’elle faisait profession d’une grande docilité ; qu’ainsi, il serait aisé de la redresser, si des gens d’un caractère à juger de ces matières, lui faisaient connaître qu’elle s’était écartée du droit chemin. Il fut résolu qu’on reprendrait l’examen, et il recommença. Madame Guyon connaissait par le récit de ses amis le caractère pieux de M. de Noailles, alors évêque de Châlons, et qui fut depuis archevêque de Paris et cardinal, et le regardant comme un prélat que cette piété rendait plus capable qu’un autre de juger des voies intérieures, elle souhaita qu’il fût associé à M. Bossuet. M. Tronson, supérieur général des Messieurs de Saint-Sulpice, fut encore joint [38] aux deux prélats. Enfin on proposa à M. l’abbé de Fénelon d’être le quatrième examinateur. Il eut de la peine à s’y résoudre, connaissant que l’estime que l’on savait qu’il conservait pour Madame Guyon, pourrait le faire regarder comme prévenu en faveur de ses sentiments. Cependant il céda à ce que l’on désirait de lui.

Pendant ce temps-là, Madame Guyon se retira volontairement dans une maison religieuse à Meaux, où M. Bossuet désira qu’elle vînt pour l’avoir plus à portée de lui. Il l’y retint six mois ; elle eut beaucoup à y souffrir. M. Bossuet ne la traita bientôt plus que comme une personne trompée qui devait reconnaître son illusion et s’en humilier. Et il n’oublia rien pour arracher d’elle des aveux dans cet esprit.

Pendant que cela se passait à Meaux, les questions sur la doctrine continuaient à se discuter théologiquement entre les quatre examinateurs. Ils tinrent des conférences à Issy près Paris, dans la maison de campagne des Messieurs du séminaire de Saint-Sulpice. M. Bossuet y produisit trente articles qu’il avait dressés, et qui formaient des espèces de canons sur la matière agitée. L’abbé de Fénelon qui venait d’être nommé à l’archevêché de Cambrai, consentit à les souscrire en y ajoutant trois autres qu’il dressa de son côté, et demanda qu’ils fussent insérés pour servir de correctifs aux trente de M. l’évêque de Meaux. Il y en eut un quatrième qu’il proposa encore, et qui fut pareillement adopté en signant. Avec ce tempérament88, les quatre examinateurs parurent d’accord, et signèrent les articles au nombre de trente-quatre. M. Bossuet et le nouvel archevêque de Cambrai avaient des idées tout opposées du fruit que chacun d’eux prétendait tirer de cette signature. L’évêque de Meaux se glorifiait déjà d’avoir retiré l’archevêque de ce qu’il appelait une dangereuse illusion. L’archevêque au contraire se flattait d’avoir amené M. l’évêque de Meaux à la nécessité de reconnaître tout son système sur l’amour [39] désintéressé par les conséquences qui se tiraient nécessairement des quatre articles qu’il lui avait fait admettre. C’est ainsi que les choses s’acheminaient à l’éclat qui suivit.

Ce qui n’avait d’abord paru commencer que par rapport à Madame Guyon uniquement, et pour la détromper si elle était dans l’illusion, s’étendit insensiblement à l’abbé de Fénelon devenu archevêque de Cambrai. On voyait déjà par la façon dont on s’y prenait contre Madame Guyon, que ce n’était pas seulement à elle qu’on en voulait. Ceux qui remuaient les ressorts secrets du déchaînement, et qui échauffaient M. l’évêque de Chartres contre elle, s’étaient flattés d’avoir pour eux l’abbé de Fénelon. On lui avait toujours vu de l’opposition pour la recherche des liaisons que le désir de parvenir faisait alors ambitionner à la multitude des ecclésiastiques. Il avait été appelé à la Cour sans avoir suivi cette route commune. L’indisposition fut grande quand ils eurent reconnu que son peu d’empressement pour le côté qui leur était opposé, ne venait que de détachement pour la fortune, et qu’il rassemblait les vertus et les talents les plus rares sans être dans leur sentiment. La faveur déclarée où ils le voyaient, augmentait encore le dépit. Le renouvellement de l’éclat contre une dame pour qui on lui connaissait un grand fond de vénération, devint une occasion de le pousser lui-même.

M. de Harlay, archevêque Paris, avait pénétré le secret qu’on lui avait fait d’un examen dont toutes les parties étaient également convenues de ne le point mettre. Il fut blessé de se voir exclu de ce qui se passait dans son propre diocèse. Il s’était hâté d’éclater, ne voulant point être prévenu. Il avait publié, le 16 octobre 1694, un mandement portant condamnation des deux petits livres imprimés de Madame Guyon, Le Moyen court, et son Explication du Cantique des cantiques.

C’était ce qu’il n’avait [40] point fait, lors même que, plusieurs années auparavant, il avait tenu cette dame enfermée aux Filles de la Visitation de la rue Saint Antoine, quoique dès lors ces petits livres fussent connus et imprimés. Quelques mois après la publication de cette censure, M. Bossuet et M. de Noailles, évêque de Châlons, condamnèrent pareillement, par des mandements publics, ces deux mêmes petits livres. M. l’évêque de Chartres, qui les censura de son côté, comprit encore dans le Mandement qu’il publia, la condamnation d’un autre écrit de cette dame, intitulé Les Torrents, qui n’avait point encore paru imprimé, mais dont le prélat avait recouvré un manuscrit dans son diocèse.

Cependant tout semblait devoir être fini pour Madame Guyon. La préférence du jugement d’autrui au sien, et son extrême facilité à ne tenir à rien de ce qu’elle avait écrit, lui avait fait souscrire, avec la soumission que M. Bossuet avait exigée d’elle, aux censures de ces deux petits livres. Il lui avait aussi fait souscrire les articles d’Issy. Le prélat lui avait dicté lui-même les termes de ces actes de soumission, dans lesquels on trouve ces paroles remarquables :

« Je déclare néanmoins …a sans préjudice de la présente soumission, que je n’ai jamais eu l’intention de rien avancer qui fut contraire à l’esprit de l’Église catholique, apostolique et Romaine, à laquelle j’ai toujours été et serait toujours soumise, Dieu aidant, jusqu’au dernier soupir de ma vie ; ce que je ne dis pas pour chercher une excuse, mais dans l’obligation où je crois être de déclarer en simplicité mes intentions […] Je n’ai jamais eu aucune des erreurs expliquées dans ladite lettre pastorale, (celle de M. de Meaux) ayant toujours eu l’intention d’écrire dans un sens très catholique, ne comprenant pas alors que l’on en pût donner un autre ».

C’est ainsi que le prélat avait lui-même fait parler et écrire Madame Guyon en lui dictant ces actes de soumission, après un examen de plus d’un an, commencé à Paris et repris à Meaux, [41] de la personne et de tous ses écrits, tant les publics que ceux qui ne l’étaient pas, et qu’elle lui avait fait remettre sans avoir rien réservé. Il y ajouta une attestation qu’il lui donna en date du 16 juillet 1695, portant que « au moyen de ces soumissions et du bon témoignage qu’on lui avait rendu depuis six mois qu’elle avait passés dans son diocèse, dans le monastère de Sainte-Marie de Meaux, il était demeuré satisfait de sa conduite, lui avait continué la participation des saints sacrements dans laquelle il l’avait trouvée, déclarant en outre ne l’avoir trouvée impliquée en aucune sorte dans les abominations de Molinos ou autres, condamnées ailleurs, et n’avoir entendu la comprendre dans la mention qu’il en avait été par lui fait, dans son ordonnance du mois d’avril précédent », qui était celle qu’il avait publiée pour censurer les deux petits livres imprimés.

La supérieure et les religieuses du couvent de la Visitation de Meaux, donnèrent de leur côté une autre attestation datée, comme celle du prélat, du mois de juillet 1695. Elle portait que « Madame Guyon ayant demeuré dans leur maison par l’ordre et la permission de leur évêque, l’espace de six mois, elle ne leur avait donné aucun sujet de trouble ni de peine, mais bien de grande édification, […] ayant remarqué en toute sa conduite et en toutes ses paroles une grande régularité, simplicité, sincérité, humilité, mortification, douceur et patience chrétiennes, et une vraie dévotion et estime de tout ce qui est de la foi, surtout au mystère de l’Incarnation et de la sainte Enfance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que si ladite dame voulait choisir leur maison pour y vivre le reste de ses jours dans la retraite, leur communauté le tiendrait à faveur et satisfaction, etc. »

Ces deux attestations du prélat et de la maison religieuse, où il avait tenu Madame Guyon pendant six mois à Meaux, ont été rapportées tout au long par le père dom Toussaint Duplessis, bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, dans son Histoire de l’Église de Meaux, imprimée à Paris en 1731. On peut les y voir dans leur entier, avec des anecdotes instructives sur ce qui précéda et suivit cette époque, et que ce religieux a eu la bonne foi de ne pas supprimer. [42]

Madame Guyon n’avait plus rien qui la retînt à Meaux après la fin de l’examen qui s’était terminé par les soumissions et les attestations que l’on vient de voir. Elle revint à Paris, ne pensant plus qu’à se faire oublier ; mais ceux qui avaient causé le bruit, ne lui en laissèrent pas le moyen. On publia qu’elle ne s’était logée à l’écart et ne paraissait avoir rompu commerce avec la plupart des personnes avec qui elle avait été en liaison, que pour pouvoir mieux couvrir, par une apparence de retraite et de grande séparation, tout ce qu’elle remuait secrètement pour continuer à répandre son fanatisme. Le bruit fut si grand, et les imputations poussées si loin, qu’il y eut un ordre de l’arrêter, sur lequel elle fut enfermée au château de Vincennes à la fin de l’année 1695. Cette captivité dura plusieurs années, avec des vicissitudes cependant. Elle avait été tirée de Vincennes pour passer à la garde des filles de saint-Thomas de Vaugirard. Lorsque les choses s’échauffèrent de plus en plus contre l’archevêque de Cambrai, de nouvelles rigueurs la firent transférer à la Bastille, qui fut sa dernière prison. Elle eut à soutenir une dure captivité et une longue suite d’interrogatoires, rien ne fut oublié pour la trouver coupable, si elle avait pu l’être. Son « avidité insatiable de croix et d’opprobres », dont M. Bossuet lui-même lui avait écrit dans les commencements qu’il se sentait fort touché, la soutenait contre les rigueurs de sa prison. Libre au milieu de ses chaînes, elle composait des chants où elle se livrait au transport que lui inspirait son amour pour Dieu.

L’archevêque de Cambrai l’avait vue opprimée sans se déclarer pour elle. Il s’était contenté de refuser de lui dire anathème avec ceux qui voulaient qu’il le prononçât comme eux, et qui avaient passé successivement jusqu’à provoquer les plus grandes rigueurs contre la personne même. La chaleur de la dispute et la passion de triompher de son adversaire avaient conduit de proche en proche l’évêque de Meaux jusqu’à se servir des extraits qu’il avait conservés et tirés des manuscrits que Madame Guyon lui avait confiés sans réserve d’aucun, pour l’examen auquel elle s’était soumise volontairement. L’on comprend aisément la facilité [43] de donner des tours odieux ou ridicules à des écrits de spiritualité, composés sans précaution par une dame, et aux récits de sa Vie où une conduite toute particulière de la Providence sur elle avait poussé l’épreuve jusqu’au sacrifice de sa propre raison, le plus pénible de tous pour la nature. Prendre sur soi la défense de toutes les voies de destruction par où une telle âme avait dû passer, eût été se livrer pour partager avec elle la folie et l’opprobre de la croix. Pour aller jusque-là, il aurait fallu avoir été longtemps à l’école de cette même croix, et elle ne faisait que commencer pour l’archevêque de Cambrai. Il suivit le parti que lui conseilla un reste de prudence humaine qu’il n’avait pas encore dépouillée. Il tint ferme pour ne pas blasphémer ce qu’il avait connu, respecté, et qu’il respecta toujours dans Madame Guyon. Il s’exposa même à une disgrâce qui l’éloigna pour jamais de la Cour, plutôt que de plier sur ce point-là ; mais ce fut sans s’engager dans la défense de la personne ni de sa spiritualité. Il s’en tint, pour tout ce qui la regardait, à l’abandonner aux soins de la Providence auxquels elle souhaitait elle-même qu’on la laissât. Il mit même toute son application à bien séparer sa cause de celle de son amie opprimée, et n’entreprit jamais de rien justifier dans les écrits, tant les imprimés que ceux qui ne l’étaient pas, et dont il y en avait beaucoup qu’il n’avait jamais lus. Il avouait même que les deux qui étaient alors les seuls imprimés, pris dans toute la rigueur théologique, lui paraissaient censurables. En se conduisant ainsi, il lui fut aisé de repousser avec avantage aux yeux du public tout ce que l’évêque de Meaux s’efforçait de faire rejaillir sur lui, du ridicule qu’il jetait sur Madame Guyon, et des erreurs étranges qu’il lui imputait. Il n’eut besoin que de demander à M. Bossuet d’être d’accord avec lui-même, et de concilier tout ce qu’il revêtait de couleurs si atroces à la charge de Madame Guyon, avec la conduite qu’il avait lui-même tenue à son égard, lorsque dans une première conférence, après avoir lu tous ses écrits, il l’avait communiée de sa main. L’ayant eue depuis dans son diocèse et dans sa propre ville, il avait souffert qu’elle continuât dans la fréquentation des sacrements où il l’avait trouvée, et il [44] avait fini un examen repris à deux fois pendant plus d’un an par les attestations qu’il lui avait données et laissé donner. D’où vient, répliquait l’archevêque à son adversaire, tant d’indulgence : a-t-elle précédé tant de rigueur et de décri ?

Les amis respectables de l’archevêque de Cambrai, dont la vertu et la piété au-dessus de tout reproche édifiaient la Cour, tinrent la même route que lui. Ils se contentèrent de ne se laisser aller à rien de contraire au fond de vénération qu’ils conservaient pour la personne de Madame Guyon, et qu’ils renfermèrent dans le secret de leur cœur. Cette prudence les mit à l’abri de la participation aux disgrâces. Elles fondirent sur l’archevêque, mais ce furent des disgrâces d’éclat où sa réputation s’accrut. L’exécution prompte et noble de ce qu’il avait toujours promis sur la soumission la plus entière au jugement que le Pape, son supérieur, prononcerait de son livre des Maximes des Saints, et la paix que la simplicité de son obéissance rendit à l’Église, achevèrent de le montrer grand dans la croix et les humiliations ; il parut tel aux yeux du monde même, qui, tout corrompu qu’il est, sentit le mérite d’une telle conduite.

Les disgrâces et les humiliations étaient d’une autre espèce pour Madame Guyon. Retenue dans une dure prison et subissant des interrogatoires comme une criminelle, nulle bouche n’osait s’ouvrir en sa faveur. Ce n’avait été même que par l’intérêt de sa propre défense que l’archevêque de Cambrai avait opposé à M. Bossuet les différences de sa conduite à l’égard de cette dame. Nulle des personnes distinguées ou en place à la Cour, et qu’on savait avoir été des amies de Madame Guyon, n’allait plus loin que de garder le silence sur son compte. Ce délaissement général donna un libre cours au préjugé qui devait s’établir aisément contre une femme extraordinaire, dont les écrits étaient représentés comme n’étant remplis que d’erreurs ou d’extravagances, et que l’on voyait poursuivie par des hommes en autorité, par des prélats respectés et respectables, sans que personne prît sa défense. La croix et son amertume fut donc accompagnée pour l’archevêque de Cambrai de tout ce qui rehausse l’éclat de la vertu. Mais elle n’eut [45] pour Madame Guyon qu’opprobre et décri, et que souffrances sans soutien pour la nature. Le monde s’accoutuma à la regarder comme une extravagante ; son attrait pour les plus fortes humiliations eut encore de ce côté-là de quoi se rassasier. Elle vit établir une espèce de tradition de cette extravagance par divers écrits qui se répandirent de son vivant, et qui parlaient du différend sur le livre des Maximes des Saints. Les plus favorables à l’archevêque de Cambrai d’entre ceux qui traitaient cette matière, ne comprenaient pas qu’ils pussent soutenir la haute idée qu’ils se formaient du prélat, sans éviter de le confondre avec une personne pour qui ils ne marquaient que du mépris. En se faisant ainsi à leur mode un plan de ce qu’ils traitaient sans avoir connu le fond des choses, autant ils élevaient l’archevêque de Cambrai, autant ils abaissaient Madame Guyon comme une visionnaire. Un seul exemple suffit pour montrer le peu de discernement et l’injustice de ces faiseurs du portrait imaginaire de cette dame : un auteur anonyme qui a écrit pour donner un catalogue des livres contre lesquels il veut précautionner le public, y a ajouté une liste de ceux qu’il qualifie [de] « quiétistes », et à l’occasion de cette liste et de tout ce qu’il fait entrer à sa guise, il rapporte les quatre vers suivants de Madame Guyon :

« Rien n’égale ma pauvreté ;

Je m’y complais, Seigneur, content[e] de tes richesses ;

Possède seul les biens, l’honneur, la sainteté ;

Je ne veux rien pour moi que mes faiblesses. »

Il ne faut que jeter les yeux sur les chapitres 11 et 12 de la deuxième lettre de saint Paul aux Corinthiens pour reconnaître dans ces vers les paroles et l’imitation de la pensée du saint Apôtre : Si gloriari oportet quae infirmitatis meae sunt, gloriabor. Pro me autem nihil gloriabor (II Cor 2, 30), nisi in infirmitatibus meis ( II Cor 12, 5). C’est cependant sur une telle situation que l’écrivain, parlant des lettres de Madame Guyon d’où il dit avoir tiré les vers qu’il cite, se récrie : « On y trouve, dit-il, en cent endroits les dogmes favoris des quiétistes, tels que sont l’abandon total, l’indifférence à tout, la résignation et la complaisance dans ses faiblesses et sa corruption : témoin ces quatre vers qu’on trouve dans la 59e lettre », et que l’écrivain rapporte tels qu’on vient de les voir. « Car la dame Guyon, ajoute-t-il de suite, qui avait beaucoup d’esprit, savait bien tourner un vers ». On voit ici un écrivain qui, voulant donner un mauvais sens aux paroles de Madame Guyon, ajoute le mot de corruption et, avec cette altération, lui fait dire ce qu’elle ne dit point.

Lorsque quelque livre nouveau, où cette dame se voyait représentée à la postérité sous ces idées humiliantes, lui tombait entre les mains, elle sentait la joie d’une âme nourrie dans le goût de demeurer avilie aux yeux des hommes, et qui tire de son abaissement de nouveaux sujets de glorifier les grandeurs éternelles de son Dieu. La dernière scène publique sur son compte fut la mention qui se fit encore d’elle dans l’Assemblée du Clergé de France, tenue à Saint-Germain-en-Laye, l’année 1700. L’affaire du livre des Maximes des Saints était terminée, mais il restait à transmettre dans les annales du clergé assemblé le récit de ce qui s’était passé. La province de Cambrai n’en était pas, ne faisant point corps avec le clergé de France. On a déjà vu que l’évêque de Meaux fut mis à la tête de la commission établie pour dresser ce récit, et que ce fut lui qui y tint la plume. Etant fait de cette main, Madame Guyon ne pouvait pas manquer d’y revenir sur le tapis. « Une femme, disait la relation, avait composé ces traités » (Le Moyen court et L’Explication Mystique du Cantique des cantiques). Quelque intéressé que fut M. Bossuet à montrer les choses suivant l’idée qu’il importait si fort à sa propre réputation d’établir, il accompagna ce qu’il faisait insérer sur Madame Guyon, de plusieurs aveux bien remarquables, étant faits par la partie même après tant de rigueurs exercées : « Car pour les abominations que l’on regardait comme les suites de ses principes, il n’en fut jamais question, et cette personne en témoignait de l’horreur. [47] […] Comme elle parut très obéissante, on se contenta de sa soumission, […] on lui laissa l’usage des sacrements ». Et encore quelques lignes plus haut : « Feu Monseigneur l’archevêque de Paris (de Harlay) l’avait mise dans un monastère, où il y avait fait faire contre elle quelques procédures dont il ne se trouve aucun vestige. »

De pareils aveux, faits dans une occasion si solennelle, portent avec eux leur réflexion. Les procédures faites par M. de Harlay étaient celles de la première détention de Madame Guyon depuis son retour à Paris de tous ses voyages. S’il en était résulté quelque chose à la charge de cette dame, auraient-elles disparu de l’Officialité de l’archevêque qui était intéressé qu’elles s’y conservassent, pour servir de témoignage contre une dame qu’il avait fait enfermer ? Et ne seraient-elles point à retrouver au moins sous le pontificat suivant, qui fut l’époque de la nouvelle captivité de Madame Guyon, où les plus grandes rigueurs exercées contre elle furent accompagnées d’interrogatoires sans nombre, et où le nouvel archevêque de Paris s’était joint à M. de Meaux contre l’archevêque de Cambrai ? Aurait-on ménagé sur le passé une dame qui n’aurait pu se montrer susceptible de la moindre apparence de soupçon contre la régularité de sa vie, sans qu’on s’en fût servi à montrer l’illusion où l’archevêque attaqué aurait paru être pour son amie ? On la traînait depuis cinq ans de prison en prison, d’abord à Vincennes, ensuite dans une maison de Filles à Vaugirard, enfin à la Bastille, où elle était encore enfermée comme une criminelle lorsque se tint cette Assemblée du clergé en 1700. Il fallait, après tout cela, que l’innocence de la personne se trouvât bien avérée pour que ceux qui avaient tant fait contre elle, ne pussent se refuser à de pareils aveux dans un dernier avis couché dans les Annales du clergé de France pour y servir de monument et de résultat de ce qui s’était passé.

Ce fut là la dernière époque de l’éclat concernant Madame Guyon. Sa captivité n’avait plus d’objet. Cependant elle dura encore quelques années ; mais enfin on prit de soi-même [48] le parti de la mettre hors de prison. Elle passa d’abord à un château appartenant à ses enfants, d’où on lui permit de se retirer à Blois qui était la ville la plus voisine. Les douze années qu’elle y passa jusqu’à sa mort, l’oubli entier dans lequel elle y vécut, et la vie uniforme et retirée qu’elle y mena le reste de ses jours, rendent un grand témoignage à sa mémoire que le bruit qu’elle avait fait dans le monde n’était venu d’aucune envie qu’elle eût eue d’en faire. Tous les jours de ce dernier âge de sa vie se passèrent dans la consommation de son amour pour son Dieu. Ce n’était pas seulement plénitude : elle en était enivrée. Ses tables, les lambris de sa chambre, tout ce qui lui tombait sous la main, lui servait à y écrire les heureuses saillies d’un génie fécond et plein de son unique objet. Ce qu’on a rassemblé de ces vers épars, qui échappaient ainsi de l’abondance de son cœur, forme aujourd’hui un recueil qui compose plusieurs volumes de Cantiques Spirituels ou d’Emblèmes sur l’amour divin.

Elle mourut le neuvième de juin 1717, âgée d’un peu plus de soixante-neuf ans, ayant survécu de près de deux ans et demi à l’archevêque de Cambrai, qui conserva pour elle jusqu’au dernier soupir une singulière estime. Le principe divin d’où partait l’union de ces deux grandes âmes, la rendit indissoluble. Un reste de prudence humaine entraîna pendant un temps l’archevêque dans un milieu qu’il chercha à prendre par rapport à la personne, mais qui ne servit qu’à lui faire faire une expérience de tout ce qu’il faut dépouiller avant que de parvenir au parfait dénuement ; et l’extrême circonspection qu’un évêque doit apporter pour ne rien autoriser en manière de doctrine que de correct et à l’abri de toute critique, l’éloigna jusqu’à la mort de vouloir prendre part à rien sur les écrits de cette dame, n’ayant jamais jugé de la personne et de sa spiritualité que par le fond des dispositions qu’il lui connaissait et qui causait sa vénération.

- Œuvres spirituelles de feu Monseigneur François de Salignac de la Mothe-Fenelon, [ …] Nouvelle édition revue et considérablement enrichie. A Rotterdam. Chez Jean Hofhout, 1738, 2 vol. in-4°. Le premier vol. comporte un « Avertissement pour servir d’introduction à la lecture des Œuvres spirituelles recueillies dans cette nouvelle édition », p. III-XLVIII, dont nous reproduisons la seconde partie en donnant entre crochets les références de cette pagination en chiffres arabes de préférence aux chiffres romains.




Chronologie des années 1690-1698.

Nous complétons la chronologie du premier volume qui couvrait l’ensemble de la vie de Madame Guyon par celle, plus affinée, couvrant la période parisienne des combats dont ce volume présente la correspondance ; elle reprend aussi celle que nous avons donnée dans l’édition critique de la Vie89. Des citations extraites de la Vie de Madame Guyon sont données en italiques, toutes les autres sont données entre guillemets.

Les informations sont rares pour les premières années, très abondantes ensuite. Cette abondance est à son comble avec la crise de 1694, la documentation couvrant alors les entretiens d’Issy et leur suite ; nous donnons dans la chronologie suivante toutes les informations relatives aux premières années, puis effectuons un tri lorsqu'elles prolifèrent. Ainsi établie, une chronologie permet de faire apparaître l’extrême disparité entre des années « silencieuses » et des années « publiques », dont l’histoire détaillée voile l’ignorance sur ce qui précède (les années de paix et de retirement) et sur ce qui suit (les années d’isolement à la Bastille).

1686 :

21 juillet. J’arrivai à Paris la veille de la Madeleine 1686, justement cinq ans après mon départ. Madame Guyon s’installe au Cloître-Notre-Dame. Sa conduite édifie le voisinage : « J’ai « questionné plusieurs personnes, qui se souviennent distinctement de l’avoir vue, lorsqu’elle demeurait dans le cloître de Notre-Dame. La peinture qu’on m’a faite de son visage est aussi peu avantageuse que ce qu’on m’a dit de sa vie est édifiant. Elle assistait jour et nuit aux offices de la cathédrale, au plus fort de l’hiver, et aux dépens de sa santé. Elle faisait subsister grand nombre de pauvres par ses aumônes abondantes90 ».

Elle continue son œuvre d’initiation mystique, entreprise avec succès à Grenoble, en reprenant, après son absence de cinq années en Savoie et en Piémont, le contact avec ses anciennes relations du cercle auparavant animé par Bertot91, en particulier avec la duchesse de Béthune-Charost. Celle-ci la secondera toujours, permettant par exemple la rencontre avec Fénelon à Beynes en 1688. L'enquête bien informée que nous venons de citer en note l’atteste : « Madame Guyon était, disait-il [il s'agit de « Bertot], sa fille aînée, et la plus avancée, et Madame de Charost était la seconde ; aussi soutient-elle à présent [en 1695, période d’épreuves] ceux qui doutent. Elle paraît à la tête du parti, pendant que Madame Guyon est absente ou cachée ».

Pour l’instant, en 1686, Madame Guyon se heurte au P. de la Mothe, qui paraît s’intéresser à la fortune échue à sa demi-sœur et se montre jaloux du succès des sermons du P. La Combe. Il lui tend un piège pour insinuer des attaches criminelles entre elle et ce père : elle le déjoue en refusant d’aller à Montargis accompagnée de ce dernier. Circulent des calomnies sur leur voyage de Turin à Paris. On tente de la brouiller avec le tuteur de ses enfants. Enfermée dans ma chambre à genoux, [...] je me trouvais liée de nouveau avec Jésus-Christ crucifié92.

C’est dans cette période que se situe un épisode qui sera repris par ses opposants : J’allai à la campagne chez Mme la duchesse de Charost [...] La plénitude que je sentais et que je savais m’être donnée pour communiquer aux autres, faisait que je ne pouvais parler, […] cela se répandait sur mes sens. M. me délaça […] ce qui n’empêcha pas que par la violence de la plénitude, mon corps [corset ou corps-de-jupe] ne crevât des deux côtés93.

Suivent les manœuvres des époux Gautier,  des « séides »  du P. de la Mothe contre le père La Combe94, puis des calomnies sur un supposé comportement scandaleux entre ce dernier et Madame Guyon à Marseille, auxquelles s’ajoutent des accusations de molinosisme. Le P. de la Mothe s’associe au Provincial et à l’Official. Il incite à s’enfuir tantôt le P. La Combe, tantôt Madame Guyon ; lui-même et l’Official attaquent M. Bureau, un vieil ami de Madame Guyon, au moyen de fausses lettres ; sa famille est prévenue contre elle, mais le tuteur des enfants, M. Huguet, rencontre l’archevêque de Paris, se rendant compte de l’attitude équivoque du demi-frère de Madame Guyon. Mgr d’Arenthon se serait également manifesté95.

1687 : 

L’orage s’annonce : le 23 janvier, l’avocat général Talon reproche vivement au pape Innocent XI son manque de vigueur dans la poursuite des quiétistes. Le 27 août, décret du Saint-Office contre Molinos.

Ils firent entendre à Sa Majesté que le P. La Combe était ami de Molinos, [...] sur le témoignage de l’écrivain [le faussaire Gautier] et de sa femme, qu’il avait fait des crimes. La Combe est interdit de sortie de son couvent, mais sans le savoir, si bien que sa sortie pour une urgence permet de le faire passer pour rebelle. On lui fait remettre des papiers qui auraient permis sa défense : on les supprima. Harlay, archevêque de Paris, interdit la prédication au P. la Combe qui passe outre (par ignorance ?) et prononce un sermon aux Augustins le 15 septembre. Le même Harlay demande et obtient la lettre de cachet qui ordonne son arrestation. Le 3 octobre, on le vint enlever pour le mettre aux pères de la Doctrine Chrétienne [de Saint-Charles]. Durant ce temps, les ennemis faisaient faussetés sur faussetés [...] pour le mettre à la Bastille [...] Sans le juger, on l’a enfermé dans une forteresse96.

Madame Guyon reçoit une attestation en faveur du Père, mais très malade en novembre, elle se la laisse enlever par le P. la Mothe. Après une entrevue, piège organisé avec l’Official Nicolas Chéron, « homme assez connu dans le monde par le dérèglement de ses mœurs »97, on fit entendre que j’avais déclaré beaucoup de choses [...] Ils se servirent de cela pour exiler tous les gens qui ne leur plaisaient pas [...] On m’apporta une lettre de cachet pour me rendre à la Visitation du Faubourg Saint-Antoine98.

Le 20 novembre, la condamnation de Molinos est confirmée par le Bref « Cœlestis Pastor. »

1688 :

Le 29 janvier, internée à la Visitation de la Rue Saint-Antoine, enfermée seule dans une chambre, [...] l’on m’arracha ma fille [elle est placée chez les visitandines de la rue Saint-Jacques] [...] L’on eut la dureté de défendre que l’on me dise nulle nouvelle d’elle [...] pour la vouloir marier par force. Son confesseur effrayé ainsi que ses amis l’abandonnent. Elle est tourmentée par une gardienne et interrogée par Nicolas Chéron et Edme Pirot. Sa fille est entre les mains de la cousine du cavalier à qui l’on la voulait donner, ce dernier appartenant à la famille de l’archevêque de Paris, Harlay, intéressée par la fortune de la famille Guyon99.

Le Moyen court semble avoir fait presque tous les frais des interrogatoires. Le quatrième et dernier interrogatoire a lieu le 8 février. « Chéron y montra à Mme Guyon une copie de la fausse lettre qui aurait provoqué son arrestation ; les invraisemblances qu’elle contenait étaient telles que la pauvre femme n’eut pas grand peine à démontrer qu’il s’agissait d’un faux »100.

Le Jeudi Saint, 15 avril, Chéron lui donna la permission de circuler librement dans le monastère : la communauté prit pour moi une très grande affection. « La lui devint extrêmement favorable, et, dans une circulaire du 25 mai 1689, les visitandines ne craignaient pas de dire : C’est une personne dont nous avons reçu tant d’édification que nous ne l’oublierons jamais, et dont la vertu nous a souvent fait rentrer en nous-mêmes101 ».

Mais à l’extérieur, les calomnies redoublent, et l’on exerce un chantage pour marier sa fille : au début de l’été, en présence de l’Official Chéron, du docteur Pirot, du P. de la Motte, du conseiller Huguet, de la Mère Louise-Eugénie, « il [Huguet] lui demanda de consentir au mariage de sa fille avec le marquis de Champvallon, neveu de l’archevêque. Madame Guyon refusa, en raison sans doute de la mauvaise réputation du prétendant. Quelques jours plus tard, à titre de représailles, on la fait de nouveau enfermer dans sa chambre ». La supérieure [...] leur représenta que la chambre où j’étais était petite, seulement ouverte d’un côté où le soleil donne tout le jour, et au mois de juillet, [...] on la fermait avec un bâton en travers, comme l’on met les chiens au chenil. Des lettres sont contrefaites ; on tente de trouver de faux témoins ; elle tombe malade102.

Vers le début d’août, prennent sa défense une cousine germaine, Marie-Françoise-Silvine Le Maistre de la Maisonfort, qui jouissait alors de toute la confiance de Madame de Maintenon, ainsi peut-être qu’un confesseur lazariste de celle-ci, puis Madame de Miramion qui avait d’abord montré de la méfiance, enfin une abbesse parente de Mme de Maintenon103. Madame Guyon sort de son enfermement, par ordre royal, autour du 13 septembre et continue la rédaction de sa Vie chez Madame de Miramion.

S’ouvre une seconde période plus paisible où Madame Guyon reprend son apostolat mystique et rencontre celui qui sera son principal disciple : Quelques jours après ma sortie, je fus à B[eynes] chez Madame de Charost [...] Ayant ouï parler de M. [l’abbé de Fénelon], je fus tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur [...] Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacles104.

1689 :

Elle souffre d’un abcès à l’œil pendant trois mois. Alors qu’elle est soignée dans la communauté fondée par Mme de Miramion, cette dernière découvre les calomnies du P. la Mothe105.

Le 16 août, Fénelon est nommé précepteur du duc de Bourgogne.

Le 25 août, Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à Valcourt.

Le 26 août, sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux, frère cadet de la duchesse de Béthune : Ma fille fut mariée chez Madame de Miramion et je fus obligée, à cause de son extrême jeunesse, (la mariée avait à peine treize ans), d’aller rester quelques temps avec elle. J’y restai deux ans et demi106.

Le 29 novembre, mise à l’index du Moyen court.

1690 :

Nous avons très peu de renseignements portant sur la période couvrant les années 1690 à 1693 : elles sont relativement paisibles. Depuis ma sortie de Sainte-Marie, j’avais continué d’aller à Saint-Cyr [...] [Mme de Maintenon] me marquait beaucoup de bontés [...] [ce qui dura] pendant trois ou quatre années107.

1691 :

« Premières inquiétudes » de Mme de Maintenon qui, dès l’été 1691, se préoccupe de faire venir à Saint-Cyr des Lazaristes, destinés peut-être à contrebalancer l’influence de Fénelon 108.

Retour de Mme Guyon de sa campagne, où elle habitait avec le jeune ménage. A Paris, elle loue une petite maison et vit retirée109.

1692 :

8 juillet : lettre violente de Mme de Maintenon contre la « nouvelle spiritualité » de Saint-Cyr110.

31 août : Bossuet consacre Godet des Marais évêque de Chartres ayant autorité sur Saint-Cyr. Il est « mis en action » contre le groupe guyonnien, peut-être avec la participation de jansénistes, irrités de voir que l’amitié de Fénelon pour Chevreuse avait détourné ce dernier de Port-Royal111.

A partir de l’automne, Godet utilise comme informatrices pour son propre compte Madame du Pérou et une autre religieuse, et leur fait espionner le « petit groupe » guyonnien des Dames de Saint-Cyr112.

1693 :

Une dévote attachée à M. Boileau113 calomnie Mme Guyon et entraîne ce dernier qui persuade à son tour l’évêque Godet. Mme de Maintenon tint bon quelque temps [...] Elle se rendit [...] aux instances réitérées de Mgr l’évêque de Chartres114.

En mars, rencontres avec M. Boileau et M. Nicole115 : les conversations portent sur le Moyen Court et Mme Guyon rédige une Courte Apologie qui précise quelques points116.

En mars, Mme de Maintenon prie Mme Guyon de ne plus venir à St Cyr 117.

En août : Quelques personnes de mes amies jugèrent à propos que je visse Mgr l’évêque de Meaux [Bossuet] : elle le rencontre chez le duc de Chevreuse en sa présence et lui remet tous ses écrits , Il lut tout avec attention, il fit de grands extraits et se mit en état [...] d’écouter mes explications118. Mme Guyon fait examiner ses écrits par Pierre Nicole, Boileau « de l’Archevêché »119 et Bossuet.

Ce même été, saisie des ouvrages de Mme Guyon à Saint-Cyr lors de la visite canonique de Godet, avec « une mise en scène un peu ridicule »120. L’attaque se concentre contre Mme de la Maisonfort. Le petit groupe guyonnien résiste tout l’automne ; en octobre, échange de lettres entre Mme Guyon et Bossuet : ce dernier est choqué par les communications en silence décrites dans la Vie et par l’oraison passive des mystiques121.

1694 :

Les événements se précipitent, ce qui nous oblige dorénavant à n’introduire dans cette chronologie que des repères ; outre le récit de la Vie, on dispose, depuis l’été 1693, de l’abondante correspondance qui circule par l’intermédiaire du duc de Chevreuse.

Le 30 janvier, entretien rue Cassette, chez les bénédictines du Saint-Sacrement122, avec Bossuet, qui avait terminé l’examen des écrits de Mme Guyon : Ce n’était plus le même homme. Il avait apporté [...] un mémoire contenant plus de vingt articles, [...] prétendait qu’il n’y a que quatre ou cinq personnes dans tout le monde qui aient ces manières d’oraison [...] Il y en a plus de cent mille dans le monde123.

Le 20 février, nouvelle conférence après un échange de lettres. L’échange se poursuit ensuite ; le 4 mars, longue lettre critique de Bossuet.

Le 2 avril, Mme de Maintenon est nommée supérieure de Saint-Cyr.

Le 7 juin, Madame Guyon écrit à Mme de Maintenon pour lui demander de justifier ses mœurs. Fin juin, une enquête est menée par Tronson. Maladie : c’était un poison fort violent qu’on m’avait donné. Madame Guyon prend les eaux à Bourbon l’Archambault124. Mort de M. Fouquet125.

On cherche des examinateurs. Le choix se porte sur M. de Meaux, Mgr de Châlons et M. Tronson. Madame Guyon prépare avec Fénelon les Justifications126. Ils formeront « quinze ou seize gros cahiers » qu’elle fera parvenir à Bossuet avec une lettre datée du 3 octobre. Fénelon lui a déjà fait parvenir, le 28 juillet, la première partie de son travail apologétique ; d’autre part il entreprend la rédaction du Gnostique127.

De fin juillet à septembre ont lieu les premiers entretiens d’Issy, abordant notamment la question du sacrifice conditionnel du salut. Le duc de Chevreuse est écarté des entretiens par Bossuet128. Madame Guyon ne peut empêcher la circulation de sa Vie que Bossuet a communiquée à Tronson et à Noailles.

Le 16 octobre, mandement de l’archevêque de Paris Harlay condamnant le Moyen Court et le Commentaire des Cantiques. Pendant cette période, elle institue l’ordre des Associés de l’Enfant Jésus, plaisante les Christofflets (qui pensent, tel Christophe traversant la rivière, pouvoir faire beaucoup par eux-mêmes) et recommande les Michelins129, ces courageux combattants de la cause mystique auprès de l’archange du pur amour !

Le 6 décembre, Mme Guyon rencontre enfin ses trois examinateurs à Issy, au logis parisien de Bossuet.

1695 :

Le 12 janvier, elle est interrogée par M. Tronson à Issy, en présence du duc de Chevreuse.

Le 13 janvier, elle parvient à Sainte-Marie de Meaux : Je partis […] dans le plus affreux hiver […] J’en eus une maladie de six semaines de fièvre continue. Libelles, fausse lettre de M. de Grenoble ; réponses qui la justifient du P. de Richebracque et du cardinal Le Camus. Stratagème des fausses confessions130.

Le 4 février, Fénelon est nommé archevêque de Cambrai par Louis XIV.

Le 9, le 12 et le 14 février, réunions des examinateurs.

Le 10 mars, signature par Bossuet, Tronson, Noailles et Fénelon des 34 articles d’Issy (publiés dans les instructions pastorales des 16 avril, 25 avril, 21 novembre), assortis d’une condamnation des écrits de Madame Guyon ainsi que d’un opuscule du P. Lacombe.

Le 12 avril, lettre du P. de Richebracque. Ce même jour, puis les 14 et 15 avril, visites de Bossuet. Le jour de l’Annonciation, il me dit qu’il voulait que je signasse que je ne croyais pas au Verbe incarné […] Je lui dis que je savais mourir mais je ne savais point signer de faussetés. Je lui montrai ma soumission […] il la prit […] et me dit qu’il ne me donnerait rien, que je n’étais pas au bout […] Les bonnes filles qui voyaient une partie des violences, n’en pouvaient revenir131.

Le 2 juillet, Bossuet lui remet une attestation d’orthodoxie. Attestation très favorable de la mère Picard et d’autres sœurs. Le 9 juillet, Fénelon est sacré à St-Cyr par Bossuet assisté par les évêques de Châlons et d’Amiens. Il quittera Paris le 31 pour arriver à Cambrai le 4 août.

Le 9 juillet, comme il y avait six mois que j’étais à Meaux, où je ne m’étais engagée d’y rester que trois, […] deux dames vinrent donc me quérir […] Il [Bossuet] débita que j’avais sauté les murailles du couvent […] je pris la résolution de ne point quitter Paris […] Je restai de cette manière environ cinq à six mois 132.

Le 6 août, mort de Harlay. Madame Guyon se réfugie au Faubourg Saint-Antoine puis près de St-Germain-l’Auxerrois. Le 14 (?), entretien avec Mme de Maintenon sur Mme Guyon. Le 21, ordonnance de Godet-Desmarets contre le quiétisme.

Le 30 novembre, Mme Guyon achète une petite maison à Popaincourt. Retour de Fénelon à Cambrai le 11 décembre.

Elle est arrêtée le 27 décembre : après trois jours en séquestre chez Desgrez, […] on me mena à Vincennes.

1696 

Pour les années suivantes on ne dispose que du témoignage de Mme Guyon qui rédigea un «récit des prisons» séparé de la Vie éditée par Poiret : Je ne parlerai point de cette longue persécution...133.

31 décembre au 5 avril : Enfin après neuf ou dix interrogatoires de six, sept et huit heures quelquefois, il [M. de la Reynie] jeta les lettres et les papiers sur la table et dit : «Voilà assez tourmenter une personne pour si peu de choses». Pirot lui succède : Il n’y a rien de plus violent que ce qu’il me fit, […] il voulut repasser […] les interrogatoires […] [d’] il y avait huit ou neuf ans. […] Je demandai un confesseur pour mourir en chrétienne…134

Le 9 juin, Fénelon, Chevreuse et Beauvillier rencontrent M. Tronson pour parler de Mme Guyon. Fénelon compose un projet de soumission. Echanges de visites à Issy…

Vers la fin du temps que je passai à Vincennes, l’on me proposa de voir M. le Curé de Saint-Sulpice [la Chétardie] […]Il se jeta à genoux sitôt qu’il fut entré, […] ce début et cette affectation me firent une certaine impression de crainte […] Elle supplie M. Tronson de me dresser une soumission qu’elle signe. On lui en apporte une autre sans laquelle on ne me donnerait pas les sacrements135.

Le 28 août, M. Tronson reçoit la duchesse de Charost, puis les jours suivants il reçoit à leur tour le P. Le Valois, M. de la Chétardie avant et après sa visite à Mme Guyon à Vincennes, et finalement Fénelon. Parallèlement il rend des comptes à l’archevêque de Paris Noailles, et louvoie… Ce dernier obtient enfin de Mme Guyon une soumission.

Le 24 septembre, Mme de Maintenon écrit à Noailles : J’ai vu notre ami [Fénelon]. Nous avons bien disputé, mais fort doucement […] Rien ne l’entame sur son amie.

Le 7 octobre, Noailles ordonne le transfert de Mme Guyon dans une maison de Vaugirard voisine de la maison de La Reynie et dépendant de la communauté des sœurs de St-Thomas-de-Villeneuve : M. le Curé m’avait proposé avant d’être mise à l’Hôpital Général, [...] mais ils n’osèrent à cause de ma famille […] Le 16 octobre, on me mit dans une chambre […] je pensai me rompre une jambe au travers du plancher […] on avait encore bouché une petite fenêtre qui donnait de l’air […] Cette fille qui me gardait […] venait m’insulter, me mettre le poing contre le menton136. Récit des tourments endurés.

1697 :

Le 27 janvier, parution des Maximes des Saints de Fénelon ; Bossuet répondra le 25 février par l’Instruction sur les états d’oraison, suivie le 26 juin de sa Relation sur le quiétisme. Fénelon répliquera plus tard par sa Réponse du 26 juillet 1698.

Pendant ce temps on exerce sur Madame Guyon des méthodes brutales et on tente de l’empoisonner : Je perdis presque la vue dans ce temps-là137. La servante de la sœur qui la garde, épouvantée de voir tout ce que l’on me faisait, […] ne put s’empêcher de le dire à son confesseur : celui-ci lui rend service autant qu’il le peut138.

La Chétardie rencontre, à son retour de Vaugirard, le duc de Chevreuse à la porte d’Issy. Le 12 février, Mme de Maintenon écrit à Noailles : Du moins Beauvillier devra condamner Mme Guyon sans restriction. Ce qu’il fera, suivant le conseil de Tronson139.

Le 1er août, Fénelon reçoit l’ordre du roi de se retirer dans son diocèse.

1698 :

Après avoir été environ vingt mois dans cette maison, je reçus une grande lettre de M. le Curé. Pressions exercées sur ses gardiennes140.

Le 20 mars, Bossuet transmet des lettres du P. La Combe à Rome. Le 26 avril, transfert du P. La Combe de Lourdes à Vincennes.

Le 14 mai, visite de M. de Paris qui lui montre une (fausse) lettre attribuée au P. La Combe et la menace en présence de M. le Curé141.

Le 4 juin, transfert à la Bastille. Visite de Degrez, gêné : Je fus donc mise seule à la Bastille dans une chambre nue, […] mais cela ne dura pas, car on me donna une demoiselle qui […] espérait faire fortune […] si elle pouvait trouver quelque chose contre moi […] On croyait que j’allais mourir 142.

M. d’Argenson vint m’interroger. Il […] avait tant de fureur que je n’avais jamais rien vu de pareil […] Plus de vingt interrogatoires, chacun de plusieurs heures : on l’interroge sur ses rapports avec le P. la Combe et Fénelon. Cet interrogatoire […] dura près de trois mois. On place près d’elle une pauvre femme qui meurt en se croyant damnée143.

1699 :

On lui attache une jeune filleule à laquelle M. du Junca promet mariage ; elle reste 3 ans, puis meurt quinze jours après son départ : étique […] elle soutenait la vérité avec un courage qui n’était pas d’une personne de son âge144. Suicide (manqué) d’un prisonnier voisin.

Le 12 mars, Bref Cum Alias condamnant en termes nuancés l’Explications des Maximes des Saints.

1700 :

M. d’Argenson [...] revint au bout de deux ans. Dernier interrogatoire après l’Assemblée du Clergé de juillet 1700, présidée par Bossuet ; déclaration officielle qui marque le terme de l’affaire du quiétisme. Madame Guyon ne sortira de la Bastille qu'en 1703

Présentation des lettres

Les lettres que réunit ce deuxième tome de la Correspondance ont un caractère propre qui les distingue de celles que nous avons précédemment éditées. Le sujet central n'est plus la direction spirituelle mais la réponse à des situations d’urgence.

La forme de longues missives qui alternent avec des mots brefs nous a fait penser souvent au style de la Vie. Madame Guyon jette sur le papier son message, sans souci d'introduction, ni de conclusion. Sa concision s’explique parfois même par la nécessité toute matérielle de se contenter du peu de papier dont on dispose et des encres improvisées que l'on se fabrique145. La période vécue est pénible, dramatique, la situation souvent périlleuse, Madame Guyon pense même sa vie menacée. Elle écrit vite et à la concision s'ajoute une spontanéité que l'on ne surveille pas parce que le temps manque, parce que l'émotion domine.

La langue employée réclamerait une étude approfondie : anacoluthes, tours négligés, archaïsme remarquable du vocabulaire souvent, voilà qui peut solliciter à juste titre l'attention d'un lecteur studieux placé devant une langue que l'on n'oserait dire ici classique, tant elle semble, dans cette fin du dix-septième, être encore au creuset. Des mots que Malherbe n'emploie plus que très rarement se rencontrent sous la plume de Madame Guyon.

Pénuries, urgence, émotion, voilà donc déjà des éléments d'explication de cette forme originale. Il faut ajouter une volonté que l'autobiographie déclarait hautement, de suivre sans repentir le mouvement de l'âme et du cœur. Mais ici, de plus, l'intimité des relations que la rédactrice entretient avec ses correspondants lui permet toutes les libertés, mieux elle la requiert. C'est un échange quasi oral, constate-t-on parfois146 : le portage est parfois quotidien ; la malheureuse, qui se voit perdue à certains moments, veut régler vite des affaires d'importance ; souvent aussi la confidence est nécessaire parce que la souffrance et la claustration appellent plaintes et élans contre le malheur dont elle ne voit pas de fin.

Nous trouvons en premier les deux correspondants que rend privilégiés leur rôle d’intermédiaires, le duc de Chevreuse et la « petite duchesse » de Mortemart. On n’oubliera évidemment pas la place centrale que conserve Fénelon, primordiale dans notre premier volume où il était encore un correspondant direct. Le P. Lacombe peut encore communiquer au début de son emprisonnement qui est aussi celui de la période couverte par ce volume147. Ensuite, et du côté adverse, nous trouvons Bossuet et Tronson, les examinateurs, les policiers. L’index des personnes, commun aux trois volumes, rappelle les éléments biographiques utiles de ces correspondants ainsi que des personnages souvent cités.

Plus précisément, les 536 lettres, mémoires, soumissions, attestations, témoignages, etc., de ce volume se répartissent comme suit, par ordre d'importance des destinataires :

1. Le duc de Chevreuse : 236 lettres,

2. La « petite duchesse » de Mortemart : 107 lettres,

3. Bossuet : 43 lettres148

4. Le P. Lacombe : 27 lettres,

6. Pontchartrain : 17 lettres,

7. Tronson : 11 lettres.

8. Mme de Maintenon. 9 pièces dont des lettres.

Les deux premiers correspondants représentent 65% de l’ensemble pour la raison que nous avons dite. Les huit noms de la liste couvrent 85% de l’ensemble. Ils représentent très bien le cercle des intimes - Chevreuse, Mortemart, Lacombe (et Fénelon, indirectement) - au sein d’un environnement difficile : Bossuet, Pontchartrain (la police), Tronson, Mme de Maintenon.

Les 15% restant se distribuent entre 43 « correspondants », répétés cinq fois (le couple des Beauvillier, La Reynie), quatre fois (les examinateurs d’Issy, la comtesse de Morstein, la mère Le Picart et des religieuses de Meaux), etc.

Nous présentons, toujours chronologiquement, autant que nous pouvons établir une suite sûre pour des documents souvent non datés, une répartition selon deux groupes :

1.Les lettres proprement dites : pièces 1 à 471, soit 88% (80% en volume textuel),

2.Les témoignages : pièces 468 à 536, soit 12% (20% en volume, certaines pièces étant longues).

Indiquons enfin quelques très belles lettres :


Avertissement 

Nous intercalons parfois dans la correspondance active et passive, et plus rarement celle qui roule entre tiers, quelques courts commentaires. Ils annoncent des groupes de lettres liés par l'identité du correspondant ou par un thème commun.

Au niveau des notes, nous donnons toutes les sources pour chaque lettre, car souvent deux sources nous ont été nécessaires pour obtenir une transcription correcte : ainsi de tel autographe guyonnien peu lisible et de sa copie par Dupuy ; et dans quelques rares cas où nous disposons d’un autographe et du texte de l’édition Poiret-Dutoit, les variantes éclairent le travail de toilettage accompli par ces derniers. Nous répétons l’intitulé de ces sources pour chaque lettre, facilitant ainsi leur étude indépendante. Certaines notes sont de même répétées - sous une forme abrégée après une première note plus étendue. Quand il s’agit des personnes, elles renvoient à : Index, noms.

Nous mettons dans le texte, entre crochets, les noms des personnes désignées par « N. » ou par des diminutifs de leurs noms ou de leurs surnoms, ce qui évite au lecteur de recourir à de trop nombreuses notes de bas de page. Nous n’avons pu préciser certains surnoms de personnes, particulièrement lorsqu’ils sont abrégés et peuvent ainsi prêter à confusion : nous le signalons, à la première occurrence dans une même lettre. On trouvera une liste de surnoms et abréviations, avec ou sans leurs équivalences, à la fin du volume, dans la notice : « Liste des abréviations et surnoms ».

D’autre part, en les complétant par des notices renvoyées à la fin du volume, nous avons pu alléger des notes qui auraient été fort longues, outre le fait que leur sujet déborde celui de la lettre à laquelle chacune est rattachée. D’autres notices, qui ne sont pas annoncées par les notes, développent des points secondaires pour le lecteur mais utiles au chercheur qui prendra la suite de notre travail, ainsi en est-il de la description de sources manuscrites qui faciliteront leur repérage aux A.S.-S.

Enfin, si l’orthographe ainsi que certaines incorrections ont été corrigées (par exemple « qu’ayant » en « que, ayant »), certaines particularités des sources, qui vont contre l’usage général , ont été conservées : Madame Guyon pour Mme Guyon ; les Enfants (disciples du petit maître) pour les enfants. Par contre nous avons en général complété les initiales (ainsi pour « P[ère] », « père », pour « Ma t[rès] ch[ère] », « Ma très chère », etc.).






Lettres du Père Lacombe


Les premières lettres du P. Lacombe, précèdent les années de combat. Elles indiquent une certaine fragilité du confesseur de Madame Guyon – évidente en particulier dans la toute première lettre. Il sera donc la première victime toute désignée en vue de la compromettre. Il est mis en prison en 1687, à quarant-sept ans, pour n'être délivré que par la mort, à l'âge de soixante-quinze ans.

Le volume s'ouvre sur neuf lettres dont deux qui sont adressées par Madame Guyon au P. Lacombe. Un second groupe de lettres date des années 1693 et 1695. La lettre isolée de 1698, qui devait convaincre Madame Guyon de turpitude, est fausse. Par la suite le silence ne sera rompu que par un rapport, de d'Argenson, qui clôt ce volume, livrant de rares informations sur l’état sénile du prisonnier et donne 1715 pour date de son décès149.

Du P. LACOMBE AU P. FABRY. 12 juillet 1682.

A Rome, ce 12 juillet 1682.

Mon révérend et très cher père,

Je suis toujours le même, c'est-à-dire le plus pauvre et le plus riche du monde, le plus persécuté bien qu'invisiblement, mais le plus protégé, le plus accablé de troubles et d'angoisses, mais le plus tranquille, et le plus consolé qui soit au [du]150 reste des hommes, en un mot je me vois autant que jamais le sujet du plus grand et mystérieux assemblage des deux souverains [f°1v°] contraires, le paradis et l'enfer, le tout et le néant, en telle sorte que je puis assurer que l'expérience dans laquelle je me trouve me fait toucher au [du] bout du doigt que l'âme de l'homme est un être correspondant en puissance à l'acte immense de l'amour éternel, et que, si Dieu, pendant une éternité, la voulait faire croître en amour, pendant une éternité elle croîtrait, et n'arriverait jamais à un tel point d'amour qu'elle ne restât toujours capable d'un amour infiniment [f°2] plus grand que celui dont elle se trouverait enflammée. Et c'est là justement la raison pour laquelle je ne vois point de fin aux cuisantes douleurs que me fait souffrir le combat inconcevable des deux contraires qui résident en moi, parce que l'amour qui s'augmente sans cesse dans mon cœur, ne peut recevoir d'accroissement qu'au milieu de la division que causent la grâce et le péché.

J'aurais bien des choses à vous dire sur ce sujet, mais elles conviennent plutôt à un [f°2v°] livre qu’à une lettre. Je vous dirais seulement que les progrès que je fais sont si cachés aux yeux de la raison que je ne vois pour l'ordinaire que des apparences de triomphe pour le péché, et une défaite si universelle du parti de la grâce qu'il ne reste plus en moi, je ne dirais pas, une étincelle de vigueur pour entreprendre la moindre chose contre les ennemis de mon salut, mais pas même le moindre désir de leur faire la guerre. Mais, ô Dieu, que ces [f°3] apparences sont fausses, que la réalité qu'elles couvrent est différente de l'éclat trompeur par lequel l'enfer s'efforce de me séduire, et qu'enfin il est doux de se croire perdu pour jamais et sans ressources, tandis qu'on jouit effectivement de la plus haute liberté des enfants de Dieu ! Ô mon père, qu'il est doux d'aimer Dieu sans en jouir, qu'il est glorieux de préférer aux splendeurs de la gloire même, l'obscurité de la foi ! Restez, restez dans les délices [f°3v°] et tabernacles sacrés, habitants fortunés de l'empyrée, soyez paisibles possesseurs des plaisirs immenses que nous cause l'extase perpétuelle de la lumière de la gloire, et que rien n'interrompe dans toute l'éternité le désir amoureux que nous fait souffrir l'ardeur inconcevable de l'amour éternel ! Mais ne pensez pas, ô membre glorieux du corps mystique de mon adorable Maître, que je vous puisse céder l'avantage d'être plus heureux que moi : Non, non, [f°4] je ne vous saurais céder, et je veux me flatter, dans les privations que je souffre, d'être aussi heureux que vous. Je veux même croire que si, dans l'état où vous êtes, il vous était possible de former des désirs, vous n'en pourriez avoir d'autre que celui de vous substituer en ma place pour pouvoir au moins aimer plus que vous ne faites. Brûlons, mon cœur, brûlons, abandonnons-nous entièrement à la plus haute ambition dont tu es capable, et n'en ayons pas moins que Lucifer [f°4v°] même, conscendam et similis ero altissimo1 : je monterai et serai semblable au Très Haut.


1Contraction d’Isaie, 14, 13-14 : …in caelum conscendam super astra […] ascendam super altitudinem nubium ero similis Altissimo. [Vulgata, Gryson] Je monterai au ciel au-dessus des astres […] Je me placerai au-dessus des nuées les plus élevées, et je serai semblable au Très-Haut. [Sacy].

Oui mon Dieu, puisque je ne puis Vous aimer autant que Vous m'aimez, je veux au moins en avoir le désir et souhaiter que tout ce qu'il y a de pures créatures sur la terre et dans le ciel cèdent au désir que j'ai de Vous aimer moi seul, plus qu'elles ne vous aiment toutes ensemble. Pardonnez-moi, mon père, je ne sais ce que je dis, car je parle d'aimer [f°5] Dieu sans mesure dans un temps que je ne sens pas même le moindre désir de L'aimer. Ô Majesté incompréhensible, Vous m'environnez de toutes parts, et une seule goutte de pluie dans le vaste océan y devient bien moins l'eau de la mer même que ma pauvre âme abîmée dans votre sacré sein y est changée en Vous-même, et cependant je ne Vous vois ni ne Vous sens, ne Vous connais ni ne Vous aime. Que ferai-je ? Que dirai-je ? Je meurs parce que je n'expire pas, et je peux dire que je ne vis plus que [f°5v°] parce que je suis plein de vie.

Il y a ici des personnes de toutes les conditions et de tout sexe, qui me donnent de l'admiration, et je ne saurais les voir sans me souvenir de ces paroles du Sauveur : novissimi erunt primi in regno Dei, et les derniers seront les premiers dans le royaume de Dieu2. En effet, il semble que dans ce siècle, et surtout dans le temps où nous vivons, l'éternelle Sagesse travaille plus que jamais à remplir les sièges des Séraphins, des Trônes, et il n'est pas [f°6] plus possible d'admirer la sainteté des plus grands saints des siècles passés lorsque je suis avec ces sortes de gens, qu'il est en soi difficile de voir les étoiles en plein midi. Je ne sais comme cela se fait, car je ne vois dans ces sortes de gens ni actions héroïques, ni prodiges, ni rien de tout ce qui fait paraître les hommes saints. Ce sont des âmes qui marchent par les voies scabreuses de la vie intérieure, et sur lesquelles Dieu permet [f°6v°] à l'enfer d'exercer ces [ses] abominations, mais l'on peut dire d'elles qu'elles sont les enfants les plus délicats de la Sagesse éternelle, qui en rend ce témoignage elle-même dans le prophète Baruc, chap. 4 : Delicati mei ambulaverunt vias asperas ; ducti sunt enim ut grex direptus ab inimicis3. Ce sont des âmes qui ne vont plus chercher dans les préceptes de la loi étroite les règles de leur conduite, car elles sont si intimement unies à l'éternelle Vérité, qui est la souveraine loi, qui leur prescrit [f°7] intérieurement, et d'un ton de voix efficace, tout ce qu'il [faut] qu'elles fassent pour demeurer en Dieu, qu'elles ne sont plus en état de mettre en peine d'autre chose que de Lui obéir en tout et partout. Aussi est-ce pour cela qu'elles ne se

µ raccorder !

2Matt., 20, 16 : sic erunt novissimi primi et primi novissimi. Multi enim sunt vocati, pauci autem electi . [Vulgate]. Ainsi les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers, parce qu’il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. [Sacy].

3Baruch, 4, 26 : Mes enfants les plus tendres ont marché en des chemins âpres ; ils ont été emmenés comme un troupeau exposé en proie à ses ennemis. [Sacy].

mettent nullement en peine des violences secrètes que le démon fait à leurs puissances extérieures, animales ou sensitives, qui sont tout un, encore que le diable les manie avec tant de délicatesse, qu'elles aient sujet de croire qu'elles se portent d'elles-mêmes aux [f°7v°] transgressions et abominations qu'il leur fait commettre, et qu'elles vont contre la lumière de la raison qui est le fondement de toute la loi. Cette même lumière les rend certaines de leur innocence et du peu de part qu'elles ont dans toutes ses misères, qu'elles n'y font pas même de réflexion. Au contraire, il semble que parfois elles ne veuillent pas même se flatter de l'intime connaissance qu'elles ont de leur pureté, et que, pour demeurer plus perdues en Dieu, [f°8] elles se font un plaisir de sembler à elles-même criminelles. Ô qu'heureux sont ceux qui marchent par ces voies, et qu'il y a de sûreté à aller contre la raison pour mieux obéir à la raison ! Hic liber mandatorum Dei, et lex quae est in aeternum. Convertere Jacob, et apprehende eam, ambula in [per] viam et [ad] splendorem eius contra lumen eius.4

- A.S.-S., fonds Fénelon, ms. 2043, copie intitulée : « Pièces concernant le père Lacombe ». La première de ces pièces est une lettre de Lacombe au père Fabry, en latin, paginée 1 à 47, que nous ne reproduisons pas. La seconde pièce est la lettre en français qui figure ici. Elle est suivie du commentaire moderne suivant :  « Voilà des discours abominables […] C’est en effet une lettre du père Lacombe au père Fabri. » La troisième pièce, « Doctrine du P. Lacombe », est une copie également soignée, mais d’une autre main et de format différent : elle est reproduite à la fin de ce volume, dans la section «Témoignages et opuscules», car elle éclaire sur le caractère mystique, excessif  dans sa forme, de l’enseignement de Lacombe. La quatrième et dernière pièce, de loin la plus importante, « Le Gnostique de Clément d’Alexandrie / mss. original du P. Lacombe », est la copie de l’œuvre très intéressante de Fénelon qui fut éditée par Dudon. On devine une circulation d'opuscules et lettres au sein du cercle guyonnien.

L'année de cette lettre, Madame Guyon est à Thonon où elle fait retraite avec le P. la Combe et écrit les Torrents, V. Vie 2.11.1-5. En juillet la sœur de Madame Guyon arrive de Sens « avec une bonne fille », V. Vie 2.9.1-9. A l'automne commencera « la grande maladie » de Madame Guyon, crise religieuse suivi d'un état d'enfance et de la découverte du « pouvoir sur les âmes », V. Vie 2.12.6-7. C'est donc toute une période « d'apprentissage sur le tas » et de crise spirituelle que reflète cette lettre ancienne. Elle nous semble par ailleurs



4Baruch, 4, 1-2 (contracté) : C’est ici le livre des commandements de Dieu, et la loi qui subsiste éternellement. [Tous ceux qui la gardent arriveront à la vie, et ceux qui l’abandonnent tomberont dans la mort.] Convertissez-vous, ô Jacob, et embrassez cette loi ; marchez dans sa voie à l’éclat qui en rejaillit, et à la lueur de sa lumière. [Sacy].

traduire une personnalité à tendance paranoïaque, à la limite du délire. Madame Guyon aura donc fort à faire. Elle réussira à rétablir un équilibre toujours fragile chez Lacombe. Il fut une épreuve dans sa direction spirituelle, V. Vie 2.7.

AU PERE LACOMBE. 1683.

«Pressentiment d’un extrême délaissement» (Poiret). 

J’ai été à la messe du matin dans la chapelle, où j’ai eu une impression que je devais avoir quantité de croix, et que celles que j’avais eues depuis que je suis sortie de France, étaient un repos et une trêve, et non des croix, en comparaison de celles que je dois avoir. Le cœur, et tout, était soumis et voulait bien n’être pas épargné, mais la nature en frémissait. Deux personnes qui m’en doivent le plus causer, m’ont été mises dans l’esprit, et elles me les doivent causer extérieures et intérieures tout ensemble. Il faut que l’ordre et la suprême volonté de Dieu s’accomplissent. Il fallut que je m’offrisse à les porter avec ou sans résignation et amour connus.

Toutes les croix que j’ai portées en France, je les ai portées tantôt avec amour aperçu, tantôt avec peine, mais quoique la nature se révoltât souvent sous leur poids et avec leur continuation, le fond était soumis, et estimait la croix ; et quoique la nature parût révoltée, sitôt que je cessais de souffrir, je souffrais de ne souffrir plus. Depuis que j’ai éprouvé l’état de consistance, toutes les croix m’ont été indifférentes : elles ne m’étaient ni douces, ni amères. Mais à présent, il faudra en souffrir d’extrêmes avec révolte et, ce qui sera de plus humiliant, c’est que ces croix ne seront que des croix de paille, qui ne seront compaties de personne, et qui seront la risée des uns et le mépris et la mésestime des autres. Voilà ce qui m’est venu, qui fait encore frémir la nature, à qui il ne sera donné nul secours ni du ciel, ni de la terre, car il me faut éprouver le délaissement réel, intérieur et extérieur de Jésus-Christ sur la croix, mais cela pour du temps.

O pauvre créature, à quoi es-tu destinée ? A être un sujet de honte, d’ignominie, d’abandon total. Ô Dieu, faites Votre volonté de cette créature et, après l’avoir rendue en ce monde la plus misérable qui fût jamais, faites d’elle dans l’éternité tout ce qu’il Vous plaira. Il n’y a rien à espérer de moi ni par moi, du moins de longtemps. Mon sort est l’ignominie et l’infamie, et le délaissement le plus étrange. Ô vous qui

êtes soutenu de lumières, vous avez un lieu de refuge ; vous n’êtes pas à plaindre quand vous seriez réduit à une prison perpétuelle ! Mais pour moi, Dieu ne veut pas que je retourne encore chez nous, pour me rendre vagabonde, la plus délaissée et abandonnée qui fut jamais, et décriée partout. Ô Dieu, les renards ont des tanières1, mais je n’aurai point de refuge ! Ceci vous paraîtra une imagination, mais quoique je n’en sache pas le temps, cela arrivera très assurément, et alors vous vous souviendrez que je vous l’ai dit. 1683.

- Première lettre éditée à la fin de la Vie, « Addition de quelques lettres qui ont relation à l’histoire de la Vie de Madame Guyon ». Poiret la fait précéder du résumé suivant que nous reprenons partiellement en tête du texte : « Pressentiment d’un extrême délaissement après plusieurs autres afflictions».

1Matthieu, 8, 20.

AU PERE LACOMBE. 28 février (?) 1683.

Le songe «scandaleux» de la lune sous les pieds. Prévision de persécutions qui ne détruiront pas l'union spirituelle.

Ce 28 février 1683a

Il me semble que jusqu’ici l’union qui est entre nous avait été couverte de beaucoup deb nuages, mais à présent, cela est tellement éclairci que je ne peuxc plus vous distinguer ni de Dieu ni de moi ; et la même impuissance que j’éprouve depuis longtemps de me tourner vers Dieu à cause de l’immobilité, je l’éprouve un peu à votre égard, quoique imparfaitement, quoique d’uned manière si pure, si insensible, si paisible, si profonde, que cela ne se peut dire. Ma fièvre s’opiniâtre étrangement, comment va la vôtre ? Ile me vient dans l’esprit que, lorsque votre anéantissement sera consommé en degré conforme par la nouvelle vie, [f°38v°] vous ne sentirez plus rien, ni ne distinguerez plus rien, et comme Dieu ne Se distingue plus dans l’unité parfaite, aussi les âmes consommées en unité en Lui ne se distinguent plus : celle des âmesf unies à Dieu ne se distinguent guère, quoique l’intimité du dedans opère une correspondance autant pure que divine. A mesure que vous perdrez toute distinction pour Dieu, vous perdrez toute distinction pour les âmes perdues en Lui, non par oubli comme des autres créatures, mais par intimité. Dieu a voulu vous la faire sentir dans les commencements, afin que vous n’en puissiez douter; et vous la connaîtrez dans la suite par la croix1.

1Ici commence le texte de la lettre donné par la relation de Phelipeaux. « Tout ce début, quoique signalé par Phelipeaux, manqu’à Deforis. Ici, Deforis place la note suivante, qu’il dit être de Bossuet lui-même : « Dans sa Vie, p. 503 [de l'édition Poiret], elle vit qu’elle était cette femme. Cela arriva en 1683. La lettre au P. La Combe est rapportée à la page 489 : elle ne suit pas les jours, mais les années. Elle parle de ce qui lui arriva le jour de la Purification, le P. La Combe étant alors avec elle : elle avait eu vingt-deux jours de fièvre continue, et, le jour de la Purification, elle était retombée plus dangereusement que jamais. Lui lisant cette lettre et lui parlant de cette femme délaissée, elle n’hésita point de dire qu’elle l’était : elle détermina le temps de l’accomplissement de sa prédiction au siècle qui court, sans déterminer si ce serait à la fin de celui-ci, ou au commencement de l’autre. Mme la duchesse de Chevreuse m’a dit que la paix et le commencement du changement arriverait en 1695. M. de Chevreuse n’en est pas disconvenu ». A propos de cette note, il faut remarquer que si, comme le dit Bossuet, Mme Guyon raconte dans cette lettre ce qui lui arriva le jour de la Purification (2 février), comme cette dame dit expressément qu’elle écrit le jour même qu’elle a eu son songe, la lettre serait faussement datée, dans les éditions, du 28 février. La Vie imprimée n’indique pour la date ni le jour ni le mois, mais seulement l’année 1683. / Mme Guyon a expliqué ailleurs (Vie, t. II, p. 149) sa vision, sans dire qu’elle se produisit le jour de la Purification : « Une nuit que j’étais fort éveillée, Vous me montrâtes à moi-même sous la figure, - qui dit figure ne dit pas la réalité : le serpent d’airain, qui était la figure de Jésus-Christ, n’était pas Jésus-Christ, - vous me montrâtes, dis-je, à moi-même sous la figure de cette femme de l’Apocalypse [...] J’écrivis tout cela au P. La Combe... » [UL].

Il y aura quantité de croix qui nous seront communes ; mais vous [f°39] remarquerez qu’elles nous uniront davantage en Dieu par une fermeté invariableg à soutenir toutes sortes de maux. Il me semble que Dieu me veut donner une génération spirituelle et bien des enfants de grâce ; que Dieu me rendra féconde en Lui-même. Vousgg aurez des croix et des prisons qui nous sépareront corporellement, mais l’union en Dieu sera ferme et inviolableggg. L’onh sent la division, quoique l’on ne sente pas l’union.

J’ai fait cette nuit un songe qui marque d’étranges renversements, si l’onij pouvait s’y arrêter. A mon réveil, mes sens en étaient tout émus. Il n’arrivera que ce que le Maître voudra. Il menace bien et la tempête gronde longtemps : je ne sais quelle sera la foudre, mais [f°39v°] il me semble que tout l’enfer se bandera pour empêcher le progrès de l’intérieur et la formation de Jésus-Christ dans les âmes. Cette tempête sera si forte qu’à moins d’une grande protection et fidélité, on aura peine à la soutenir. Il me semble qu’elle vous causera agitation et doute, parce que votre état ne vous ôte point toute réflexion. La tempête sera telle qu’il ne restera pas pierre sur pierre. Tous vos amis seront dissipés, et ceux qui vous resteront, vous renonceront et auront honte de vous, en sorte qu’à peine vous restera-t-il une seule personne. Ceci sera très long, et une suite et un enchaînement de croix si étranges, d’abjections, de confusions, quek vous en serez surpris. Et comme avant que la fin du monde qui est proprement le second avènement de Jésus-Christ, arrivel, il se passera d’étranges choses, à proportion de cet avènement, il en arrivera autant ici, et il semble même que dans toute la terre, il y aura troubles, guerres et renversements ; et comme le Fils de Dieu, ou plutôt Ses enfants, indivisiblementm avec Lui, seront répandus par toute la terre, il faut que le Prince de ce monde remue toute la terre de divisionsn, signes et misères, [qui]o plus elles seront fortes, plus la paix sera proche. Et comme Jésus-Christ naquit dans la paix de tout le monde, il ne naîtra pour ainsi dire spirituellement quep dans la paix générale, qui sera durable pour duq temps. L’Évangile sera prêché par toute la terre, mais comme (toutes) lesr vertus du ciel seront ébranlées1, croyez que vous le serez vous-même pour des [f°40] moments, et que le Démon attaquant les ciel de votre esprit, vous portera à vouloir tout quitter ; mais Dieu, qui vous a destiné pour Lui, vous fera voir la tromperie. Je vous avertis de n’écouter votre raisonnement et vos réflexions que le moins que vous pourrez, et j’ai un fort instinct de vous dire de garder cette lettre, même de la cacheter de votre main, afin que lorsque les choses arriveront, vous voyiez qu’elles vous ont été prédites lorsqu’elles arriveront. Net dites pas que vous ne voulez point d’assurance, car il ne s’agit pas de cela, mais de la gloire de Dieu. Rien ne pourra vous en donner alors.

Je ne sais ce que j’écris. Allons, il n’est plus temps ni pour vous ni pour moi d’être malades. Levons-nous, car [f°40v°] le Prince de ce monde approche. De même qu’avant la venue de Jésus-Christ, il s’était fait quantité de meurtresu des prophètes, de guerres, que le peuple juif avait été comme anéanti, aussi la véritable piété, qui est le culte intérieur, sera presque détruite : il sera persécuté [ce culte intérieur]v, en la personne des prophètes, c’est-à-dire de ceux qui l’ont enseigné, et la désolation sera grande sur la terre. Durant ce temps, la femme sera enceinte2, c’est-à-dire pleine de cet esprit intérieur, et le dragon se tiendra debout devant elle, sans pourtant lui nuire, parce qu’elle est environnée du soleil de justice, et qu’elle a la lune sous ses pieds, qui est la mobilité et l’inconstance, et que les vertus de Dieu lui serviront de [f°41] couronne ; mais il new laissera pas de se tenir toujours debout devant elle et de la persécuter de cette manière. Mais quoiqu’elle souffre longtemps de terribles douleurs de l’enfantement spirituel, qu’elle crie même par lax véhémence, Dieuxx protégera son fruit et, lorsqu’il sera véritablement produit, et non connu, il sera caché en Dieu jusqu’au jour de la manifestation, jusqu’à ce que la paix soit sur la terre. La femme sera dans le désert sans soutien humain, cachée et inconnue, l’on vomira contre elle les fleuves de la calomnie et de la persécution, mais elle sera aidée des ailes de la colombe3 ; ne touchant pas à la terre, le fleuve seray englouti, durant qu’elle demeurera intérieurement libre, [f°41v°] qu’elle volera comme la colombe et qu’elle se reposera véritablement sans crainte, sans soins et sans souci. Il est dit qu’elle y sera nourrie et non qu’elle s’y nourrira, sa perte ne lui permettant pas de faire réflexion sur ce qu’elle deviendra, etz de penser pour peu que ce soit à elle. Dieu en aura soin. Je prie Dieu, si c’est pour Sa gloire, de vous donner intelligence de ceci4. (1683.)

- A.S.-S., ms. 2043 : « Différentes pièces pour la justification de Madame Guyon / Sa justification par elle-même / affaire de M. de Fîtes [de Filtz] / Lettre du père Richebracque », quatrième pièce, f°38 à f°42, copie de la lettre adressée par Madame Guyon au P. Lacombe – A.S.-S., ms. 2179, pièce 7593, copie Chevreuse en deux feuillets - Deuxième lettre éditée à la fin de la Vie, « Addition de quelques lettres… » - Phelipeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 24 - Lettre éditée par Urbain-Levesque [UL], Correspondance de Bossuet, tome VI, app. III, 6°, p. 542-546.

La copie manuscrite est plus proche de l’original que ce n’est le cas du texte donné à la fin de la Vie, comme le montrent les variantes ci-dessous qui soulignent la fidélité de l’éditeur Poiret. Celui-ci se limite à une toilette éditoriale, probablement semblable pour les six autres lettres de la même addition.

Dans la pièce 7593, cette lettre est précédée de l'ajout suivant de la main de Chevreuse : « Nota. Cette copie a été corrigée sur l’original 26e août 1693. / Copie faite le 22e janvier 1691 d’une autre copie que l’on avait faite le 10e août de l’année 1690, sur la copie que M[onsieur] L[e] D[uc] D[e] C[hevreuse] avait faite par ordre de l’auteur sur l’original qui lui avait été donné par le même auteur avec d’autres lettres, lesquelles toutes avaient été envoyées [...] par celui à qui elles étaient écrites [il s'agit de Lacombe], lorsqu’il crut ne les devoir plus garder entre ses mains. Car l’auteur [Madame Guyon] ne les voulant pas garder non plus les remit à M. L[e] D[uc] D[e] C[hevreuse] qui, quelque temps après, renvoya celle-ci par l’ordre de l’auteur à celui pour qui elle avait été écrite... ». On voit ici le jeu compliqué des précautions prises dans le cercle guyonnien pour préserver des lettres jugées significatives - et l’on devine les tentations prophétiques auxquelles s'opposera Madame Guyon (cf. infra l'ajout contourné de Chevreuse).

Dans sa Relation sur le Quiétisme (Sect. II, n. 16, p. 23), Bossuet déclare : « J’ai transcrit de ma main une de ses lettres au P. La Combe, duquel il faudra parler en son lieu : j’ai rendu un exemplaire d’une main bien sûre qui m’avait été donné pour le copier. Sans m’arrêter à des prédictions mêlées de vrai et de faux, qu’elle hasarde sans cesse, je remarquerai seulement qu’elle y confirme ses creuses visions sur la femme enceinte de l’Apocalypse, et que c’est peut-être pour cette raison qu’elle insère dans sa Vie cette prétendue lettre prophétique. » Levesque commente : « C’est sans doute sur cette copie faite par Bossuet sur une autre copie, et non sur l’original, que Phelipeaux, puis Deforis ont imprimé cette lettre. Pourtant il y a entre ces deux éditeurs des différences assez sensibles. D’abord Phelipeaux nous avertit qu’il ne donne pas le début de la lettre ; Deforis ne semble pas avoir soupçonné l’existence de cette première partie…».

a date absente de la Vie (qui indique l’année à la fin de la lettre).

b beaucoup couverte de var. Vie (comme toutes celles données ci-après sans référence).

c puis

d quoique fort imparfaitement, mais d’une

e dire. Il omission.

f plus. / Les âmes

g inviolable

gggrâce, qu’elle me rendra féconde en ce monde ; vous Phelipeaux

gggsera inviolable Phelipeaux

h On

ij si on

k croix, d’abjections, de confusions si étranges que

l monde [qui est proprement le second avènement du Fils de l’homme] arrive

m enfants, qui sont indivisiblement Vie ou plutôt ce second enfant indivisiblement Phelipeaux

n terre par des divisions

o correction Vie

p naîtra [pour ainsi dire] spirituellement dans les âmes que

q un

r comme toutes les

s Démon, offusquant le

t prédites. Ne omission.

u un mot effacé, meurtres add. interl.

v [ce culte intérieur] addition Vie que nous adoptons.

w couronne. Cependant ce Dragon ne

x même avec la

xxlongtemps par de terribles douleurs de l’enfantement spirituel, qu’elle a crié même par la violence, Dieu Phelipeaux

y fleuve y sera

z ni

1Matthieu, 24, 14-29.

2Apocalypse, 12.

3L’Esprit-Saint.

4Cette lettre est suivie d’un ajout de Chevreuse après séparation par un trait horizontal d’une ligne : « Sur le dos de cette lettre, il y avait écrit de la main de la même personne :  « Cette lettre doit ce me semble être conservée, parce que la plus grande partie de ce qu’elle contient est déjà arrivé, et que le reste arrivera. Vous ferez pourtant ce qu’il vous plaira. » Elle le mandait à Mme la D[uchesse] de Cha[rost], il y a un an et demi [trait d’une ligne] / Jusques ici tout est copié mot à mot et même la rature ainsi qu’on l’a trouvée dans la copie faite sur l’original dont il est parlé dans le titre [trait d’une ligne] / Le 19e d’août 1691 j’ai appris de la personne qui a écrit la lettre ci-dessus en 1683, qu’elle n’eut aucune connaissance du contenu que dans le moment qu’elle l’écrivit dans le milieu de sa maladie de plusieurs mois après le songe dont il y est parlé. Cela se fit par un mouvement non prémédité. Le contenu de la lettre lui fut mis dans l’esprit à mesure qu’elle l’écrivait. Il ne fit proprement que passer par sa tête et par son esprit sans s’y arrêter. Tout ce qu’elle en peut dire maintenant, c’est que pour ce qui regarde les guerres et ensuite la paix générale, cela doit être pris à la lettre des guerres et paix extérieures dans l’Europe. Une partie est déjà assurément arrivé. Elle ne doute pas que le reste n’arrive de même. »

DU PERE LACOMBE. 1683.

Pressentiment d’abaissements.

Je1 suis pressé de vous écrire que j’ai un fort pressentiment que la conduite que Dieu veut tenir sur vous, du moins pour bien des années, sera bien éloignée des pensées des hommes, tant de ceux qui raisonnent humainement, que de ceux qui passent pour fort spirituels. Tout ce qui vous est arrivé d’humiliant jusqu’ici, est une grande gloire au prix des abaissements qui vous sont préparés. Les aventures les plus étranges seront votre partage ; un enchaînement de providences abjectes, crucifiantes, impénétrables, vous causera une grêle de croix. Il n’y aura point pour vous longtemps d’autre établissement que celui de votre fond perdu en Dieu avec Jésus-Christ. Ô que celui-là est bien établi, et que vous êtes en cela professe d’un grand ordre, qui est l’ordre éternel et invariable ! Mais pour l’extérieur, il sera aussi incertain et flottant comme l’était celui de Jésus-Christ. Je ne dis pas ceci par un esprit de prédiction, mais par une intime conviction que j’ai que votre état présent, et les démarches que Dieu vous a fait faire jusqu’ici, en sont un présage assez sûr. Car nous voyons bien que tout va en diminuant à l’égard des hommes, et que tout manque à leurs désirs et leurs sentiments ; mais rien n’échappera à l’ordre de Dieu.

O femme désolée ! ce n’est rien que votre délaissement présent eu égard à celui où vous devez être réduite lorsqu’on ne saura que faire de vous, ni où vous mettre, et que ceux qui espèrent maintenant, vous voyant inflexible, se retireront en branlant la tête sur vous, et s’écrieront : « Hélas ! C’est grande pitié : cette grande âme est perdue ! Mais c’est à son dam puisque c’est pour s’être attachée obstinément aux illusions de son nouveau directeur ». Votre état extérieur sera aussi peu compris que l’intérieur. Et comme si on savait la disposition de votre fond, on en serait effrayé, de même voyant les misères du dehors qui vous accableront, on en aura horreur. Je crois que ce sera là le désert où la femme sera nourrie de Dieu durant la persécution du Dragon ; et ce sera un désert, pour le grand délaissement des créatures où elle se trouvera, et y sera nourrie de Dieu, qui sera toute sa force.

Comme votre anéantissement intérieur est extrême, il faut que l’extérieur y réponde, car ce n’est pas en vain que Dieu S’est mis en vous pour être votre force divine. Dans tout cela, je ne saurais ni craindre pour vous, parce que Jésus-Christ pourra tout en vous, ni vous plaindre, parce que tout cela vous rendra d’autant plus transformée en Jésus-Christ, et tout cela même vous sera Jésus-Christ. Venez donc, croix, abjections, opprobres, disgrâces, inondations, déluges et abîmes de misères : fondez sur la femme forte. Dieu vous portera de Ses mains.

Je comprends fort bien que c’est pour cela que Dieu vous a adressée à moi, afin que mes imprudences et la pauvreté de ma conduite contribuent à vous détruire terriblement1, vous enfonçant d’autant plus dans la boue que plus je croirai vous en tirer. Mais je suis sûr que je ne vous tromperai jamais, car tout vous étant devenu Dieu, mes tromperies mêmes vous seraient Dieu, et une âme abandonnée au point que vous l’êtes ne peut rencontrer, quelque part qu’elle tombe, que Dieu et Son ordre. Je porte une profonde frayeur de tout ceci, et si j’osais demander quelque chose à Dieu, je Le prierais de ne pas permettre que je vous manque jamais. Offrez-moi à Lui sans réserve. Je vous sacrifie de bon cœur à Sa gloire. Ce serait grand dommage si le fond de grâce qu’Il a mis en vous était épargné. 1683

- Troisième lettre éditée à la fin de la Vie, « Addition de quelques lettres… », avec le résumé suivant de Poiret : « Il lui prédit les terribles croix et les délaissements tant de l’extérieur que de l’intérieur qui lui sont effectivement arrivés. »


1Allusion aux souffrances subies par Madame Guyon portant spirituellement le père La Combe ( Vie, 2.22).

DU PERE LACOMBE A D’ARENTHON d’ALEX. 12 juin 1685.

Monseigneur,

L'évêque que je sers1, ayant fort pressé Madame Guyon de venir dans son diocèse, l'y a accueillie avec de grandes bontés, et conférant souvent avec elle, il l'a goûtée extrêmement. Il voudrait lui associer quelques personnes de naissance et de piété pour faire un établissement en forme de congrégation séculière2 dans la ville de Bielle, auprès de la célèbre dévotion de Notre-Dame de l'Oropé ; mais ni elle ni moi n'avons aucun empressement pour cela, parce qu'il nous semble que sa vocation est pour le diocèse de Genève, quoique Dieu permette qu'elle en soit éloignée pour un temps, et je suis sûr qu'elle aimerait mieux y vivre particulière3, que d'être fondatrice en ces quartiers, hors que dans les conjonctures présentes elle ne saurait s'arrêter à Gex. Je ne m'étends pas sur nos dispositions passées, ni sur toutes les providences : tout est bon dans l'ordre de Dieu qui saura en tirer Sa gloire. Mais il est bon que Votre Grandeur sache les présentes, surtout s'il y avait lieu d'avoir un petit coin pour elle dans le quartier de Saint-Gervais 4 ainsi qu'on nous en donne de grandes espérances, et que Votre Grandeur ne la jugeât pas indigne de cette grâce. Elle serait, Monseigneur, toute à vous, nonobstant les instances qu'on lui fait sincèrement de s'établir ici. On ne doit pas croire pour cela, que je veuille me procurer un poste dans ma patrie5, Dieu qui m'a fait la grâce d'obéir à ses ordres encore pour venir ici, me la continuera par sa bonté infinie pour y demeurer, et partout ailleurs, autant qu'il lui plaira de m'y souffrir. J'oubliais, Monseigneur, de vous dire que la pieuse Dame est prête à vous obéir en toutes choses, pourvu que vous la teniez immédiatement sous votre conduite, et qu'elle n'ait à rendre compte qu’à Votre Grandeur6, ce que je promets de ne contrarier en aucune manière, etc.

Eclaircissement sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève […], Chambéry, 1699, p. 38. - Phelipeaux, Relation, 1732, t. I, p. 16.

Cette lettre accompagnait celle de Madame Guyon adressée de Verceil au même d’Arenthon d’Alex, le 3 juin 1685 (reproduite dans notre vol. I) , où elle demande de servir dans son diocèse : « Je ne pourrais être que de corps partout

1 « C'est l'évêque de Verceil dont il parle. » Eclaircissement sur la vie […]. Il s’agit de l’évêque Ripa, qui collabora avec Lacombe et Madame Guyon.

2Vie, 2.24.3 : « Il voulait tous nous unir et faire une petite congrégation. » (v. la suite du récit).

3A l’état laïque. Madame Guyon refusa précédemment de devenir supérieure des Nouvelles Catholiques de Gex.

4La ville de Saint-Gervais-les-Bains, près de Sallanches, dans la vallée de Chamonix, qui certes devait être à l’époque un « trou » - lequel signifie pour Madame Guyon : «  Une maison, une retraite où l’on s’isole (1592) » (Rey).

5Le P. Lacombe est né en 1640 à Thonon.

6V. l’expérience de démêlés avec un ecclésiastique qui fit entendre à M. de Genève « qu’il fallait, pour m’assurer à cette maison [des Nouvelles Catholiques, à Gex], m’obliger d’y donner le peu de fonds que je m’étais réservée, et de m’y engager en me faisant supérieure. » (Vie, 2.6.1). ailleurs qu’à Genève […] Si elle [Votre Grandeur] me veut donner un trou à Saint-Gervais, elle verra ma fidélité… » - Phelipeaux joint à ces deux lettres, une abjuration « d’un élève du père la Combe et de Madame Guyon ». Elle est intéressante par sa longue liste de propositions « quiétistes » : « Que les âmes qui veulent entrer dans la voie de la vie intérieure, doivent anéantir leurs puissances et s’abandonner à Dieu, se tenir en repos comme un corps mort ; que c’est offenser Dieu que de vouloir agir ; que l’activité naturelle est ennemie de la grâce… » (Relation, t. I, p. 18-20.)

DU PERE LACOMBE A D’ARENTHON d’ALEX. Juin 1685.

Monseigneur,

Votre Grandeur aura la satisfaction qu'elle a si fort désirée, de me voir hors de son diocèse, non pas par les voies que les hommes avaient tentées par leur adresse, mais par celles que la Sagesse éternelle avait choisies. J'en sors donc pour obéir à Dieu, comme j'y étais entré par Son ordre, sans avoir non plus contribué à ma sortie qu’à mon entrée. Mais, me permettez-vous bien, Monseigneur, de vous témoigner dans un profond respect, que j'en sors après avoir essuyé des traitements et inouïs et extrêmes, pour avoir livré mon âme à la mort, et sacrifié ma réputation à l'usage que vous feriez de ce que j'entreprenais sous le dernier secret pour la sanctification de la vôtre. Il y aurait trop à dire si je voulais me justifier sur cela, et surtout [sur] ce qui s'en est ensuivi, et aussi ne le prétends-je pas. Votre Grandeur l'aurait fait elle-même par sa bonté et par sa pénétration judicieuse, n'eût été qu'elle déféra trop à la passion de mes adversaires, qui s’érigent en maîtres de ce qu'ils n'ont jamais étudié, et qui condamnent les sciences mystiques dont ils ignorent les termes. Plût à mon Dieu, pour les intérêts de Sa gloire et de Ses âmes, que nous eussions autant d'accès auprès de Votre Grandeur qu'ils en ont, et qu’elle eût daigné nous accorder l'audience qu'elle leur donne : il eût été aisé de dissiper leurs nuages et de justifier le plus pur Evangile. Mais Dieu ne l'ayant pas permis, Sa cause est demeurée dans la souffrance, et un bon nombre d'âmes qui auraient dû être aidées dans les voies intérieures où Dieu les veut, sont privées de ce secours au grand et terrible jugement de ceux qui se sont déclarés les adversaires de ses plus chères princesses1 et qui, ayant pris la clef de la science, ne sont pas entrés eux-mêmes dans le Palais intérieur et empêchent les autres d’y entrer.

Ô mon très illustre seigneur, pardonnez cette saillie à ce pauvre religieux à qui Dieu, par Sa miséricorde, a fait un peu connaître les secrets de l'intérieur. Si vous saviez les pertes inestimables qui se font dans votre diocèse, pour ne pas permettre qu'on y cultive l'esprit intérieur, et le compte formidable qu’il vous faudra rendre à Celui qui a mérité ce trésor par la perte de Son sang, vous en trembleriez de frayeur. Dieu, par un excès de Sa bonté, avait envoyé dans votre diocèse des personnes qui pouvaient enseigner les voies les plus pures de l'esprit, entre autres celle qu’il avait ôtée à la France pour la donner à notre pauvre Savoie, capable sans doute d’embaumer tous nos monastères de l'amour de Dieu le plus épuré, bien loin de les gâter, et on ne les a pas voulu souffrir. Eh bien, ils en sortent. Ce Royaume intérieur sera porté à des gens qui l'accepteront. Mais ces pertes irréparables, qui vous les réparera ? Je n'en dis pas davantage parce que je n’en serai pas cru, mais le grand jour de Dieu mettra le tout en évidence. Tout ce que je puis assurer est que, comme une de ces âmes destinées à l'intime union est plus chère à Dieu que mille autres, de même qu'une Princesse est plus précieuse au souverain que mille bourgeoises, le compte qu'il faudra rendre de la perte d’une seule sera plus terrible que pour la perte de mille autres communes.

Ô mon seigneur illustrissime, que ne m’est-il permis de vous déclarer avec liberté mes sobres folies ! Je conjure votre bonté de ne pas s'offenser de ma sincérité. Dieu, voyant que vous aviez essuyé tant de travaux pour le salut des âmes et fait de si grandes choses pour Sa gloire, que vous aviez si bien réformé et les prêtres et les peuples, et mis en très bon ordre l'extérieur de votre diocèse, voulait couronner tant de biens par le plus grand de tous, qui était d’y faire régner le vrai intérieur, en envoyant ici des personnes qui pouvaient enseigner les plus pures voies de l'Esprit et faire connaître la vraie perfection chrétienne. Et ces personnes, dignes de l'envie des royaumes entiers, y en auraient attiré d'autres à leur secours, pour y fait régner Dieu sur les cœurs par une mission vraiment intérieure. Par quel malheur, mon très aimable seigneur, vous laissez-vous ravir cette couronne ? Ou pourquoi votre diocèse perdra-t-il un si rare don par la passion de ceux qui nous dépeignent à vos yeux comme des monstres ?

Pour mon particulier, Monseigneur, vous avez étendu votre bras sur moi, me frappant d'interdiction ; pour quel sujet ? Vous le savez, je n’avais changé ni de mœurs ni de doctrine, quoique Madame Guyon eût quitté les Nouvelles Catholiques, et cependant avant cela, j'étais propre à diriger toutes les communautés, et après je n'ai plus été capable d’en diriger aucune. Ah ! Monseigneur, vous avez frappé celui des religieux de votre diocèse, qui est, de tous, et le plus attaché à vos intérêts, et le plus soumis à vos ordres, et le plus jaloux de votre autorité. Mon cœur me rend témoignage que je voudrais perdre encore d'autres vies s'il fallait, en ayant déjà perdu une bien précieuse pour les intérêts éternels de votre âme, et pour vous faire ouvrir les yeux de l'esprit aux plus pures voies du christianisme, avant que la dernière heure ferme ceux de votre chair. C'est ce que nous avons demandé à Dieu depuis bien des années par beaucoup de vœux et de sacrifices, et que nous ne cesserons point de demander. Qui sait si nous ne serons point exaucés étant plus éloignés, n’ayant pas mérité de l'être étant auprès de vous ?

Eclaircissement sur la vie de Messire Jean d’Aranthon d’Alex, évêque et prince de Genève. Avec de nouvelles preuves incontestables de la vérité de son zèle contre le Jansénisme et le Quiétisme, Chambéry, 1699, p. 31-36 ; avec des commentaires ajoutés au cours de la citation du texte de la lettre ; nous respectons les passages en italiques - Reprise (avec de très légères variations) par Phelipeaux, Relation de l’origine, du progrès et de la condamnation du quiétisme répandu en France. Avec plusieurs Anecdotes curieuses, 1732, t. I, p. 9 ; il cite sa source en annotation marginale.

1Les âmes mystiques ?

A MADAME DE MAINTENON. 10 octobre 1688.

Paris, 10 octobre 1688.

Madame, après avoir remercié la divine providence de ce qu'elle m'a délivré de la prison où me tenaient mes ennemis, il est bien juste que je vous rende grâces, à vous, Madame, dont Dieu s'est servi pour me tirer, comme par miracle, des mains des grands de la terre. J'ai obéi à vos conseils, comme j'aurais obéi aux ordres de Dieu [...]

Edition par La Beaumelle - repris en note à la lettre 566, Mme de Maintenon, Lettres, pub. par M. Langlois, Paris, 1935. Cette lettre est-elle authentique ?

DU PERE LACOMBE AU GENERAL DES BARNABITES. 1er février 1689.

Benedicite pater. Je n’ai pu répondre à la dernière lettre dont votre Paternité Révérendissime1 m’a honoré, ainsi que l’eût exigé mon devoir, à cause des multiples occupations où j’étais alors comme englouti. De plus, peu de temps après, j’ai été incarcéré à l’improviste, et traité avec tant de rigueur que toutes relations me furent interdites, aussi bien avec nos religieux qu’avec toute autre personne.

Sans doute durant les quatre mois que je fus à l’île d’Oléron, j’ai joui d’un peu de liberté, et j’en ai profité pour de là envoyer une protestation au révérend père provincial. Toutefois, la peur de causer de nouveaux désordres vu l’interdiction qu’il m’était faite d’écrire, me retint alors et m’a retenu jusqu’à ce jour. Aujourd’hui cependant, ayant trouvé le moyen de faire passer ma lettre, j’estime que je ne dois plus différer l’accomplissement d’une obligation qui est mienne, puisque la loi divine et la loi humaine me font un devoir d’obéir en tout à Votre Révérence.

Je confesse tout d’abord, et j’en demande humblement pardon, que je fus extrêmement surpris d’apprendre les prohibitions rigides qui me furent infligées par vous, dont la bonté pour moi avait toujours été si grande, et aussi de savoir quelle mauvaise impression mes adversaires vous avaient donnée à mon sujet. D’autant plus que je n’avais été prévenu par aucun avis préalable, que rien absolument ne m’avait été interdit dans le passé, et que je n’avais, de ma vie, transgressé aucun ordre d’aucun supérieur.

En me voyant donc devenu tout d’un coup tellement suspect qu'il semble que je dusse infecter quiconque aurait en moi de la confiance, et cela avant même la tragédie survenue depuis lors, je pensais que la Congrégation sans doute serait bien aise de se débarrasser de moi, et de me voir déchargé d’un fardeau dont elle-même paraissait fort incommodée. Tout cela me poussa à demander un changement de religion2, mais non certes avec la pensée d’offenser la nôtre, qui est pour moi une mère très aimée et très vénérée, non plus que votre paternité (Dieu m’en garde !), et encore moins avec la pensée de vous causer la plus petite peine. Car j’aime et révère au plus haut point et la tête, et les membres, et le corps de notre saint Ordre, et me tiens pour très heureux et très honoré d’en faire partie. Mais, dès lors que Votre Paternité fut blessée de cette demande, j’avoue que j’espère de cette clémence un pardon que j’implore avec instante soumission.

Par la suite, je sus d’où venaient ces étranges rumeurs et tous ces horribles récits qui furent répandus sur mon compte, en Italie aussi bien qu’en France. Mais Dieu en soit loué ! C’est Sa gloire et Sa volonté souveraine en toutes choses que je veux servir, et de la manière qu’Il jugera plus expédiente.

J’envoie quelques détails au Révérend père Assistant, de qui Votre Paternité pourra entendre ce qui lui semblera plus à propos. Quant à moi, j’ai le devoir de ne pas vous fatiguer les yeux par la lecture de choses désagréables et tristes, d’autant plus que je tiens pour certain que diverses personnes vous ont mis au courant. Et encore que le plus grand nombre juge selon ses préjugés ou selon les apparences, je me remets de tout cela à la Providence divine, et par grâce du Seigneur, j’attends, en toute paix et tranquillité, le terme de la scène qui se déroule sous ses divins regards. Ce qui m’importe surtout, c’est que Votre Paternité me voie sous les traits où je me suis dépeint dans la protestation3 ci-jointe, que j’abandonne entre ses mains très prudentes, afin qu’il en dispose comme bon lui semblera.

De nouveau, je proteste de mon obéissance et de mon attachement indéfectible à la sainte Église et notre religion, tout prêt à me soumettre à ce que m’imposeront l’une et l’autre. C’est toujours avec leur acquiescement et leur concours que j’ai enseigné sur les choses intérieures. Il n’est personne qui puisse alléguer une prohibition quelconque par moi transgressée : je veux agir de même dans l’avenir, et avec plus encore d’attention et de diligence. Que si, plus tard, le Seigneur veut de nouveau m’honorer des saintes fonctions, ou bien au contraire si je suis destiné à mourir dans cette ignominieuse obscurité, je garderai dans mon cœur ces sentiments qui sont vraiment les miens, et me consolerai près de Sa divine Majesté, dont je préfère infiniment les adorables volontés, voire même les coups de Sa justice, à mille travaux, à mille honneurs et à mille vies.

J’ajoute que le premier qui lança la balle à Rome fut l’abbé Montani, ex-vicaire général de Monseigneur de Verceil 4, alors qu’il était au service de ce bon prélat. Cet homme, vindicatif jusqu’à l’extrême, fut chassé par l’évêque à cause de ses allures, et à cause de faiblesses trop peu en accord avec la dignité dont il était honoré. Déjà, il avait conçu contre moi une haine farouche, soit qu’il fût jaloux de la faveur et de l’honneur dont j’étais l’objet de la part de l’illustrissime prélat, soit que je l’eusse blessé, en faisant connaître confidentiellement à un prêtre tout dévoué à Monseigneur l’évêque de Verceil une censure encourue par lui. De plus, venu à Rome, il y apprit que le prélat l’avait dépeint sous ses plus vraies couleurs, en sorte que, finalement, il y déchargea sa colère à mon préjudice en me traitant de quiétiste. Et non content de cela, sachant que j’étais allé à Paris, il y écrivit sur moi en termes épouvantables à l’Eminentissime Ranuzzi 5, nonce près de Sa Majesté Très Chrétienne.

Cela, je le sais de source très sûre. Le feu mis à la mine, je devais sauter. A vrai dire, cet abbé commença de me tenir en mauvaise considération, après que les chanoines de Verceil eurent reçu certaines lettres venant de Genève, où il savait que, par la bonté du prélat, j’occupais un poste honorable.

Par la suite, mon évêque6 envoya à la cour de France d’effrayants rapports. Il est certain que si les accusations produites par lui eussent été prouvées, c’était assez pour me faire condamner comme hérétique consommé. Il y eut ensuite, à Paris, quelqu’un que je ne connais pas, mais dont j’ai bien quelque indice, qui recueillit les propositions erronées de Molinos, répandues en France et en Italie avant d’être condamnées, y joignit un billet où ces doctrines étaient dites les miennes propres, et envoya le tout à un monastère de moniales où j’étais allé deux ou trois fois appelé par l’abbesse.

Ainsi s’est répandu le bruit que j’étais un quiétiste de marque, venu tout exprès en France pour enseigner la doctrine perverse et lui donner cours dans ce royaume. Comme aucune des accusations ne pouvait être prouvée, on procéda à ex aequitate et ad cautelam7, en recourant à l’autorité souveraine du roi afin d’obvier à des désordres, lesquels, à dire vrai, étaient redoutés non sans graves apparences. Et me voilà ici !

Qu’on ait interdit mon petit livre Analysis8, je n’en suis point émerveillé. Je m’attendais à ce coup, sachant qu’on n’avait point pardonné à certain livre de l’Eminentissime Petrucci9, que je sais bien indemne pourtant de ces vilaines erreurs en ayant des preuves très certaines ; ce dont je rendrais volontiers témoignage, si j’étais en état de le faire. Et puis, lorsqu’on m’a vu condamné comme quiétiste par ce tribunal, avec raison on a pu croire que j’avais publié mon opuscule dans un but pervers.

Mais Dieu le sait, telle ne fut jamais ma pensée. J’aime mieux croire que la censure visait la personne du misérable auteur, bien plus que son modeste livre. Si j’en juge ainsi, c’est d’après des cas analogues, attendu que mon ouvrage, avant d’être imprimé, fut apprécié favorablement et recommandé par tant de personnages très doctes et vraiment qualifiés, voire même par des cardinaux. Quoi qu’il en soit, que Dieu soit loué, et qu’en dispose à son gré la toute-puissance de l’Enfant-Jésus à la protection duquel je l’avais confié.

J’aurais mieux fait de faire imprimer l’écrit, plus bref, qu’avait approuvé la Congrégation de l’Index, et, en y mettant en tête la lettre de cette Congrégation qui y avait donné l’imprimatur. Mais conseillé par un religieux distingué de notre Ordre de l’augmenter, j’y ajoutais une préface avec un plus grand nombre de sentences d’auteurs sacrés, et quelques réflexions de moi. À ce qu’il me semble et à ce qu'il a semblé à l’Inquisiteur et aux Consulteurs de Verceil qui ont examiné et approuvé le tout, je n’en ai altéré nullement la substance ni changé les dogmes. Pourrais-je connaître les points qui ont mérité la censure ? Ou bien faut-il perdre tout espoir d’une édition nouvelle où seraient faites les corrections nécessaires ?

Je termine, tout confus d'avoir tant retenu Votre Révérence, et je me jette à ses pieds, la priant de me bénir. Dom Frère La Combe. 1er février 1689.


1 « Le père Maurice Chiribaldi à qui cette lettre est adressée, était né en 1619, à Porto Maurizio (diocèse de Valdinga, en Ligurie). Il avait fait profession le 10 février 1636, chez les barnabites de Monza. Après avoir gouverné la province de Piémont- France de 1656 à 1659, et celle de Tasca de 1665 à 1668, il fut à la tête de son ordre de 1686 à 1692. Il mourut à Gênes, au collège de Saint-Paul in Campetto le 12 mars 1697. C’est lui qui fonda le collège de Bourg-Saint-Andéol (1659). » [UL]

2Quitter l’ordre barnabite.

3Une protestation longue en latin que nous omettons, est reproduite dans UL, IX, page 472 et suivantes.

4L’évêque de Verceil était Augusto Ripa, qui gouverna son diocèse de 1680 à 1691. Sur sa collaboration avec Lacombe et Madame Guyon, v. Index, Ripa.

5Angelo Maria Ranuzzi, Bolonais, archevêque in partibus de Damiette, puis évêque de Fano, et enfin archevêque de Bologne. Après avoir été nonce en Pologne, il fut nonce extraordinaire en France de 1683 à 1689. Créé cardinal en 1686, il mourut à Fano en 1689.

6D’Arenthon d’Alex se borna à prier l’archevêque de Paris et le père de La Chaise d’empêcher le retour du père La Combe à Thonon, à cause de sa mauvaise doctrine. Voici la lettre assez confuse qu’il écrivait le 16 janvier 1688 au père Général des barnabites : « [...] pour le père La Combe, il n’aura rien à me reprocher, car je lui aie prédit cent fois, et par écrit et de vive voix, qu’il se perd, sans que pourtant je lui aie jamais rendu aucun mauvais office, ni auprès de ses supérieurs majeurs, ni auprès des souverains, ni des magistrats ; et dans le dernier voyage qu’il fît à Rome, je lui fis encore une lettre qui contenait sept propositions sur lesquelles je le conjurai de se précautionner tandis qu’il serait dans la source [sens incertain]. Et la vérité est qu’il a été arrêté à Paris sans que j’y ai influé aucunement, n’en ayant jamais écrit, ni à la Cour, ni à Monseigneur l’archevêque, ni à qui que ce soit qu’au Révérend père Guyon Lamotte [sic] pour l’engager à retirer doucement sa sœur. Il est vrai que, depuis qu’il a été traduit à la Bastille, on m’a demandé trois choses : l’une, [s’il était vrai] que je l’eusse employé dans les missions et en la conduite de quelques monastères ; l’autre, s’il était vrai que je l’eusse vu partir de mon diocèse avec regret et que je le réclamais encore ; la dernière, si je ne m’étais point aperçu qu’il eût donné dans quelque désordre d’impureté. J’ai répondu sur le premier chef, qu’il était vrai, et que j’avais donné une grande confiance au père La Combe par un effet de la vénération que j’ai pour toute la Congrégation et des grandes impressions que j’avais au commencement de sa vertu ; sur le second, qu’il n’était nullement vrai que je l’eusse vu partir de mon diocèse avec chagrin, ni que je le réclame avec ardeur, parce que j’avais remarqué sur la fin quelque singularité dans sa doctrine et dans sa direction ; et, sur le dernier chef, j’ai répondu que je n’avais jamais découvert en sa conduite aucun vestige d’impureté, et que je me rendrai volontiers garant qu’il n’était point capable d’un si horrible égarement. Voilà, mon très Révérend père, la pure vérité en abrégé de la conduite que j’ai gardée à l’égard du père La Combe... ». [UL].

7Avec équité et précaution.

8Orationis Mentalis Analysis, Verceil, 1686.

9Petrucci (1636-1701), évêque de Jesi, créé cardinal en 1686 mais censuré comme quiétiste dans un climat de suspicion et de chasse au mystique. Auteur, il « domine tous les quiétistes et semi-quiétistes italiens par sa culture spirituelle… », v. DS, 12.1217-1227, art. « Petrucci ». L’évêque Ripa, qui reçut à Verceil Mme Guyon et le P. Lacombe, résida à Jesi.

A.-S.-S., pièce 7026, donne le texte italien : « Benedicite Pater, Non potei replicare all’ultima di cui restai honorate da V.F.M.R. […] » - UL, Correspondance de Bossuet, IX, Appendice II « Lettres du P. La Combe », p. 466-471 : « Traduit sur l’original italien. » Cette pièce a été communiquée à Levesque par les archives du général des barnabites qui doit donc contenir d’autres documents en italien (et en français ?) relatifs à Lacombe. Nous n’avons pas exploré cette source.

DU PERE LACOMBE. 1690 (?)

Je m’étonnais jusqu’ici pourquoi Dieu vous unissait si fort à moi et vous donnait à mon égard une dépendance incomparable, me voyant en tout si misérable, et plus qu’incapable de vous servir en rien. Maintenant j’en comprends le secret ; c’est que Dieu, voulant ajouter à votre intérieur très perdu un extérieur des plus anéantis, et vous conduire par des renversements étranges et par les plus profondes abjections, il m’a choisi pour en être l’organe, comme le plus insensé et le plus malhabile de tous les hommes, qui, par son imprudence et ses pauvretés (dans la pensée néanmoins de servir Dieu et de vous servir vous-même), vous précipitera dans les états les plus misérables selon l’homme, mais les plus divins devant Dieu. Je me vois maintenant comme un démon qui n’est bon qu’à vous exercer, quoique je n’aie pas de mauvaise volonté comme le Démon, mais je serai, à votre égard, un terrible instrument de providence, très propre à vous traîner par la boue et à vous crucifier.

Je ne puis en cela plaindre ni mon sort, ni le vôtre, parce que le vôtre en sera plus divin, et le mien est de servir, en quelque office que ce soit, aux desseins de mon Maître, qui s’accompliront tous infailliblement sur vous, quoique vous soyez conduite par un aveugle ; et dans tous les fossés où je vous ferai tomber, vous y trouverez indubitablement les bras de Jésus-Christ, qui vous recevront, et vous enfonceront d’autant plus dans le sein de Dieu Son Père avec Lui. Nous nous causerons l’un à l’autre beaucoup de larmes, et des maux réciproques nous feront sentir leurs contusions.

Les miennes d’hier au soir veulent recommencer, et je suis dans une douleur de mort, et de mort éternelle, que je ne puis vous celer, quoique

je ne veuille pas que vous les ressentiez. En voilà assez pour le peu de temps que j’ai. L’amour vous en dira davantage. Je suis autant convaincu de votre salut que je suis persuadé de ma perte1. Et je vous justifie devant Dieu de tout mon cœur, en même temps que je me vois condamné par Son juste jugement, non pour un seul, mais pour cent sujets que je ne puis m’exprimer à moi-même : Circumdedit me felle et labore et dedit me in manu de qua non potero surgere2.

Conservez cette lettre, et ne pressez point l’Epoux du ciel de me consoler, car cet état, quelque douloureux qu’il me paraisse, m’est très bon, d’autant plus qu’il est juste, et que sans doute Dieu en tirera Sa gloire. Commandez à N. de se bien porter, et d’aller demain avec vous à la messe. L’amour vous fait le même commandement. C’est maintenant que je puis commander en son seul nom, car le mien disparaît devant lui d’une distance infinie. Adieu.

- Quatrième lettre éditée à la fin de la Vie, « Addition de quelques lettres… », avec le résumé suivant par Poiret : « Où l’on voit d’un côté la grande humilité de ce père et le mépris qu’il faisait de soi-même; et de l’autre la vérité des événements qu’il prévoyait touchant la personne de Madame Guyon. » Nous supposons cette lettre postérieure à l’arrestation du père. Nous la situons alors en 1688 lorsque Madame Guyon est internée à la Visitation de la Rue Saint-Antoine.

1. Perte à soi-même Poiret

2. Lam. de Jér. 3, 5 : « Il m’a environné de fiel et de peines, il m’a livré à une main de laquelle je ne pourrai jamais me relever. » Poiret

DU PERE LACOMBE. 8 novembre 1690.

Ce 8 novembre 1690.

Dernièrement, il me fut dit le matin que c’était ce jour-là que la volonté de Dieu me devait être manifestée ; au soir je sentis par impression que je serais prisonnier jusqu’à l’an quatre-vingt-quinze, c’est-à-dire encore cinq ans, quoiqu’il me semble que ce ne doive pas être toujours dans le même lieu. Cette dernière particularité me paraît plus douteuse que l’autre. Quoi qu’il en soit, il a fallu vous mander ceci, parce que j’en était poursuivi. C’est une prodigieuse miséricorde que Dieu me fait que de me tenir si longtemps dans cet état, libre de tout emploi, séparé des créatures et débarrassé de tout afin de ne m’occuper que de Lui. C’est là que va...a

[verso]

...persécuteur...b

...bien dû à ma témérité et à ma folie, et qu’une conduite aussi pitoyable que la mienne l’a toujours été, devait avoir naturellement pour succès et pour terme la ruine et la perte où je suis tombé. J’en ai néanmoins de la joie, et beaucoup, avec un parfait contentement, par l’amour de l’ordre de Dieu. Cette disposition se raffermit et s’augmente en moi à proportion que mon état extérieur est plus désolant et plus désespéré selon l’homme. Pour ce qui est de mon illustre adversaire, s’il est vrai, comme il dit, qu’il a le plus contribué à me réduire où j’en suis, on peut dire qu’il m’a donné de cette sorte le coup de pistolet à la tête dont il me menaçait autrefois à Turin me ...c la mort civile, et me laissant la naturelle, afin que ...

A.S.-S., pièce 7250, autographe difficile qui se présente comme un fragment dont on peut déchiffrer les deux côtés, d’où l’interruption dans le texte ; au même numéro de pièce se trouve rattachée la transcription moderne par E. Levesque.

a fin du texte porté au recto.

b fin de ligne manquante.

c manque.





Lettres au Duc de Chevreuse et à d’autres destinataires

AU DUC DE CHEVREUSE (?) 1691 (?)

Comme vous voulez bien, monsieur, que je vous parle avec ma sincérité ordinaire, je vous dirai que votre cœur quoique petit, docile et plein de bonté, est étroit. Ce rétrécissement fait souvent que, sans le vouloir, on n’a pas assez d’ouverture pour les personnes qui n’ont point avec nous un certain rapport. Il faut, monsieur, dans la place où vous êtes, un extérieur ouvert, qui attire la confiance. Cela viendra à mesure que votre cœur s’étendra, et je crois que Dieu vous donnera une charité universelle.

Tant que nous nous rapportons quelque chose, soit même notre perfection, ce rapport des choses nous retient en nous-même, et, nous donnant des limites, empêche une certaine généralité qu’il vous est de conséquence d’avoir. Il semble même aux autres que l’on les oublie trop pour avoir trop de goût pour soi-même. [f. 1 v°] Je crois, monsieur, qu’il est tout à fait nécessaire que vous entriez là-dedans ; mais vous ne devez pas travailler trop activement à votre perfection. Je crois que si vous avez la bonté d’adhérer à ce que je vous dis, Notre Seigneur vous en réveillera le souvenir dans les occasions sans qu’il soit nécessaire de s’en faire une pratique anticipée.

C’est une étrange chose, monsieur, que d’être destiné à la solide perfection. Dieu est si pur que ce que nous avons regardé longtemps comme perfection, est rejeté de lui dans la suite comme défaut. C’est pourquoi toutes nos mesures sont bien courtes. Heureux celui qui a perdu toute mesure pour s’abandonner et aimer sans mesure, qui n’a plus d’autre règle que l’inconnu de Dieu. Les sentiments intérieurs ne s’accommodent guère de cela ; mais il suffit qu’ils soient au goût de Dieu pour nous contenter. Ce goût divin s’accorde avec le goût intime. Je ne fus jamais plus unie à vous que je le suis1.

- A.S.-S., pièce 7249, autographe sans adresse ; trace de cachet - La pièce 7258 est une transcription par Levesque annotée ainsi : « Le duc de Chevreuse la marque 2eme de 1691 ». La date nous apparaît incertaine : 1691 ou 1692 ? car « 2/1691 » en petits caractères, en tête de la pièce 7249, peut être interprété comme 2eme de 1691 ...ou comme 1691 corrigé en 1692. En effet le 2 est placé sur la ligne précédente précisément au dessus du 1 de 1691. - Edition Dutoit des Lettres chrétiennes et spirituelles sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme. Nouvelle éd. enrichie de la correspondance secrète de Mr. de Fénelon avec l’auteur. Londres (en fait Lyon), 1767-1768 : nous citerons désormais, dans ce tome et le suivant, cette édition en 5 vol. comme suit : « Mme Guyon, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition (par J. Ph. Dutoit-Mambrini), Londres [Lyon], 1768, n° de volume, etc. » ou de manière très condensée, plus particulièrement dans le tome III et dernier de notre édition : « Dutoit, n° de vol., etc. » Ici : Dutoit, I, lettre 195, p. 556, est très fidèle, à part des corrections mineures, justifiées, portant sur le style : « qu’on » en « que l’on », suppression de « monsieur », ponctuation modifiée (en général par ajout !)  On note seulement l’omission de la dernière phrase, trop personnelle.

1Formule révélatrice d’union mystique souvent utilisée par Madame Guyon.

DE MADAME DE MAINTENON. 25 février 1691.

A Versailles, ce 25 février1.

Je vois bien, Madame, par la conduite que vous voulez tenir avec les Dames de Saint-Louis, que ce sera par moi que passeront tous vos commerces ; je voudrais en profiter, j’ai déjà volé un traité sur l’humilité, que je n’ai pu laisser partir sans en prendre une copie, et j’ai cru que vous le trouveriez fort bon.

Je vous prie, madame, de vouloir bien convenir de toutes choses avec les filles de Sainte-Marie de Saint-Denis : j’espère y mener M[ademoise]lle de La Maisonfort1, et que vous serez de la partie, si votre santé vous le permet.

Mme de La Maisonfort fait de grands progrès : elle ne voit personne, elle ne demande plus de livres, elle ne se plaint plus de manquer de temps. Elle veut encore beaucoup de conférences, mais elle se calmera là-dessus comme sur le reste.

Vos instructions, madame, n’éloigneront pas nos dames de leur devoir. Dieu veuille répandre sur elles Son bon esprit.

Je suis, madame, votre très humble et très obéissante servante,

Maintenon.


La lettre présente est la seule qui nous soit parvenue de la correspondance directe avec Madame Guyon. On sait que Madame de Maintenon détruisit une partie de sa correspondance et que Madame Guyon n’était guère attentive à préserver la sienne. Nous éditons des fragments de lettres adressées à des tiers par Madame de Maintenon dans une section particulière en fin de ce volume, ce qui permet de mieux suivre la politique habile suivie par cette dernière.


-  Mme de Maintenon, lettre 658, vol. III p.1691, éd. Langlois, Letouzey, 1935. Le 25 février, Mme de Maintenon, accompagnée de Mme Guyon, conduisit la sœur de Mme de La Maisonfort à la Visitation de Saint-Denis : « Mlle de La Maisonfort, sœur de la dame du même nom dont j’ai parlé, qui prit l’habit de novice dans la maison de Saint-Louis, eut l’honneur d’être menée par Mme de Maintenon aux filles de Sainte-Marie de la ville de Saint-Denis, le lundi de la semaine sainte [9 avril], où elle [Mme de Maintenon] apprit par un courrier, que le Roi lui dépêcha, la réduction de la ville de Mons. » (citation de Manseau reproduite par Langlois). Ce dernier ajoute : « A cette époque, le bruit d’une disgrâce de la femme du roi se précisa dans le public... »

2Sœur de la cousine de Madame Guyon, Mme de La Maisonfort, citée au paragraphe suivant.

AU DUC DE CHEVREUSE. 14 juin 1691.

Je me suis sentie aujourd’hui, monsieur, une certaine union foncière pour vous que je n’avais pas encore remarquée. Votre âme m’est fort présente et je ne doute point que Dieu n’achève Son ouvrage en vous et par vous. J’ai trouvé mon cœur fort rempli pour vous et il se videra d’autant plus dans le vôtre que le vôtre sera plus étendu, et il ne peut l’être véritablement que par la petitesse de Jésus-Christ. David était selon le cœur de Dieu, quoiqu’il fût si petit que sa femme en eut même du mépris pour lui lorsqu’il dansait devant l’arche.

Je vous prie de lire tout au long le 6e chapitre du 2e livre des Rois et de vouloir bien [f. 1 v°] que nous soyons unis en Notre Seigneur. Il unit qui il Lui plaît, ce Dieu de bonté, et Il Se sert des moyens les plus vils pour marquer Son extrême indépendance. Il n’y a de véritable grandeur que celle qu’Il juge être telle, et s’Il a choisi la folie de la Croix pour Se communiquer aux hommes de telle manière que, sans ce moyen, nul ne peut être sauvé, Il choisit aussi en particulier des moyens les plus faibles du monde en apparence, mais dans lesquels Il est tout-puissant pour Se communiquer avec abondance. C’est ce même Dieu qui me fait être [f. 2 r°] à vous, monsieur, d’une manière singulière, et que Lui seul opère dans le fond de mon âme, où il me paraît, dans le moment que je vous écris, qu’Il prépare Ses grâces pour vous. C’est un réservoir que [dont]1 le Maître en use quand il Lui plaît, et alors Il répand dans les autres une eau vive qui jaillit jusqu’à la vie éternelle2. J’espère que Dieu vous donnera l’intelligence et l’expérience de ce que je vous dis et que tout ce qui est en vous dira : amen Jesus.

Ce jeudi 14e, c’est la première fois que je me suis trouvée avec cette plénitude pour vous, qui se recevra si votre cœur s’ouvre, comme je n’en doute pas.

- A.S.-S., pièce 7252, autographe - pièce 7256, copie moderne par Levesque avec l'annotation : « …M. de Chevreuse a écrit en tête : 1691. Le texte de la lettre dit : écrite le jeudi 14, ce qui ne se présente en 1691 que le 14 juin [jour de la Fête-Dieu] […] Il y est question du transport de l’arche à Jérusalem au début du règne de David. »

1Le « que » exclamatif est exclu par l’autographe : « cest un reservoir quele metre en use quand il luy plait… »

2Jean, 4,14.

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 novembre  1691.

Il n’y a pas moyen de ne vous point envoyer de bouquet au jour de votre fête. Je vous en donnerai un autre ici, ou plutôt mon petit Maître vous le donnera : c’est la petitesse. Ce n’est pas une petitesse active, mais passive que Dieu doit former en nous. N’arrangeons rien et ne dérangeons rien par nous-mêmes, mais laissons-nous déranger au Seigneur, qui ne fait cas que d’une souplesse infinie. La moindre chose dont nous sommes le principe, quelque bonne qu’elle paraisse, ne Lui peut plaire. Il n’aime jamais que Ses ouvrages, et Il ne regarde comme tels que ceux qui sont sans mélange. Que Dieu est pur, et qu’il faut que nous soyons purs pour n’ajouter rien à la grâce et pour la suivre avec fidélité, sans nul refus en quelque endroit qu’elle nous mène ! Je suis toujours unie à vous en Notre Seigneur.

Trois petits boutons purs et de bonne odeur.

- A.S.-S., pièce 7251, copie annotée d’une écriture assez ancienne : « Nota. J’ai donné en octobre 1823, avec l’agrément de M. Garnier, l’original de cette lettre... » - pièce 7257, copie plus moderne de Levesque, annotée : « L’original était dans la collection de M. Monmerqué. La fête de St Charles, patron du duc de Chevreuse, se célèbre le 4 novembre. »

AU DUC DE BEAUVILLIER. 1692.

Il faut que m[on] b[on] d[uc] s’élargisse le cœur et commence à faire hardiment des coups de cœur, ce que l’on appelle communément coups de tête. Sa docilité a tout fait jusqu’à présent, et a même suppléé à ce qu’il y avait de trop étroit pour Dieu. Mais il faut qu’il commence à présent à sortir de ce qui le tenait en brassières sous bon prétexte, qu’il s’accoutume à sentir et discerner son fond et à agir dans le moment présent avec confiance et hardiesse, sans admettre les hésitations. [f. 1 v°] Par exemple, il doit entendre lesa raisons des uns et des autres au C[onseil], et puisb dire ce qui le frappe d’abord, qui sera une vue droite, sans conserver même certaines règles et mesures qu’il aurait prises de loin.

Ceci est pour les choses qui doivent se décider sur-le-champ. Pour les autres, il a auprès de lui l’homme de Dieu1, qui le deviendra toujours plus par la perte de lui-même, qui lui donnera des conseils justes, surtout lorsqu’il sera assez mort, ainsi [f. 2 r°] qu’il arrivera bientôtc, pour ne suivre, dans les conseils qu’il lui donnera, nulle prévention et nulle impression qui lui puisse venir par dehors, ni même celle de suprême sagessed, mais une impressione prompte, hardie, soudaine, qui n’admet nulle hésitation, car le Seigneur dit de luif : C’est mon S[eigneu]r sur lequel mon esprit reposerag. Il n’a qu’à ne suivre nulle règle, quelle qu’elle puisse être, mais se laisser mouvoir au vent du Saint-Esprit, que j’espère qui viendra chasser le propre esprit [f. 2 v°] et s’emparer de tout lui-mêmeh.

L’on ne laisse pas d’être uni en Dieu encore plus intimement et de Le servir par l’écoulement de la grâce. Il faut, autant que l’on peut, retirer l’homme de la conduite de l’homme pour l’assujettir à celle de Dieu ; et la conduite des hommes n’est utile qu’autant qu’elle nous porte à connaître les vestiges2 du Seigneur et à les suivre. Tout dépend de discerner le mouvement de Dieu, et, quand une fois l’on est assez courageux pour le suivre sans mesure et sans hésitation, tout va bien. En le suivant, il éclaire pour se faire discerner et, quand une fois on est stylé à le suivre, les créatures sont inutiles.

- A.S.-S., pièce 7254, autographe sans adresse ni date - Mme GUYON, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition (par J. Ph. Dutoit-Mambrini), Londres [Lyon], 1768, III, lettre 142, p. 595. - Annotation d’une copie moderne de l’écriture de Levesque : « Le destinataire a écrit : 2eme de 1692 […] » : en effet l’autographe porte en tête, d’une main ancienne et en tout petit : « 2 », puis à la ligne suivante : «  1692 », d’une manière qui semble exclure une indication du mois de février.

a il entendra les D

b et [autres et] puis D

c Dieu (qui [...] lui-même), qui [...] mort (ainsi qu’il arrivera bientôt) parenthèses introduites par D

d de la plus grande sagesse D

e impulsion D

f de semblables D

g se reposera D Isaïe 42, 1.

h de [tout add.interl.] lui-même

1Fénelon.

2L’empreinte des pas !

AU DUC DE MONTFORT. 25 septembre 1692.

Oui, monsieur1, je connais fort bien et le caractère de votre main et celui de votre cœur, et votre lettre m’a fait un vrai plaisir, y voyant les démarches de la grâce. Je voudrais avoir plus de temps que je n’en ai pour vous faire voir que plus l’âme sera séparée des sentiments, plus vous éprouverez ce que [f. 2 r°] l’on dit de la mer : que le fond est d’autant plus calme que la superficie paraît plus agitée. Je suis arrivée si tôt que je ne peux répondre tout au long.

Les livres que j’ai à présent sont fort gros. Si vous ne partez pas devant sept heures du matin et que vous vouliez bien avoir la bonté de m’envoyer un laquais, je vous donnerai les Evangiles 2. Mais le livre est très gros. Voyez s’il vous accommodera [f. 1 v° en travers] pour un voyage, et faites-moi l’honneur de me le faire savoir. Si je l’avais eu ici, je vous l’eusse envoyé, et si vous n’en eussiez point voulu, l’on l’aurait rapporté. Mais je ne le peux avoir que demain au matin.

Je suis avec un profond respect, monsieur, votre très humble et très obéissante servante. Je n’ai pu avoir que ce morceau de papier : c’est ce qui m’a contrainte d’écrire si malhonnêtement. Le Seigneur excuse tout et vous aussi.

- A.S.-S., pièce 7267, autographe sans adresse ; en tête : « Du 25e septembre 1692 ».

1 Le duc de Montfort est le fils du duc de Chevreuse.

2 Le commentaire du Nouveau Testament par Madame Guyon.

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 septembre 1692.

Oh ! monsieur, que ce serait un grand plaisir pour moi d’user avec vous comme je fais avec nos autres amis où je ne dis pas un mot par-delà le nécessaire ! On sent le fond qui répugne à toute autre manière d’agir. Ne vous étonnez pas de vos défauts, ils sont de saison pour cacher la grâce du fond, [pour] tenir petit, rabaissé [f. 2 r°] et dépendant de Dieu. Corrigez, je vous prie, les fautes que vous trouverez en lisant. Il y en a des miennes et de celles de l’écrivain.

- A.S.-S., pièce 7268, autographe ; adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet noir armorié. Ajout en tête de la main de Chevreuse : « Du 26e septembre 1692 au matin «. La pièce 7269 donne la transcription par Levesque.

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 novembre 1692.

Je me trouve, monsieur, véritablement unie à vous au- dedans d’une manière singulière. Je ne puis douter que Dieu n’ait des desseins de miséricorde tout particuliers sur votre âme, mais comme Sa miséricorde est toute juste, Il n’en marque les effets que par la destruction de tout ce qui nous fait vivre en Adam. Cette vie d’Adam s’étend même sur les choses les plus spirituelles, de manière que Dieu Se sert des sentiments pour cacher à l’esprit ce qui se passe dans ce même esprit. Laissez-vous donc à Dieu, je vous prie, et vous [f. 1 v°] livrez à Lui afin qu’Il vous conduise Lui-même dans la voie qu’Il vous a choisie. Défiez-vous de votre propre raison qui pourrait vous faire écarter à droite ou à gauche. Plus vous aurez de raison naturelle et cultivée, plus Dieu veut que vous vous laissiez conduire en enfant, au-dessus de votre raison. Il veut que vous vous soyez un témoignage à vous-même. Comme les routes par lesquelles Dieu conduit Ses amis ne peuvent être connues par le raisonnement, mais bien par l’expérience, il vous est dit comme à saint Pierre : lorsque vous étiez jeune, vous [f. 2 r°] alliez où vous vouliez, mais à présent que vous êtes devenu vieux, vous irez où vous ne voudriez pas aller1. Il n’est pas toujours nécessaire du commerce des sens pour se connaître et être unis. L’on trouve ses amis en Dieu d’une manière ineffable : c’est [là] où l’on les sert sans qu’ils le sachent, où l’on les entend sans qu’ils parlent, où l’on se fait entendre à eux par une expérience inconnue à tous ceux qui, vivant dans les sentiments, ne se laissent point purifier par le feu consumant de la divine justice.

- A.S.-S., pièce 7271, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet noir armorié. En tête : « Reçue le 29e novembre 1692 ».

1Jean, 21, 18.

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er décembre 1692.

Je vous envoie, monsieur, le textea d’une Vie que vous avez désiré de voir. Ce n’est pas sans quelque répugnance que je vous donne ce qui reste : une vérité exacte peut peiner. Je l’avais empaquetée devant hier pour l’envoyer par monsieur le duc de Charost ; mais il était déjà parti lorsque je le lui envoyais. Je crois qu’il y a quelques redites, fautes de mémoire et quantité de choses omises. Il y a des lettres que j’ai effacées, car quoique je crus[se] alors qu’il pourrait être nécessaire pour l’intelligence de l’affaire de les mettre, elles me paraissent inutiles [f. 1 v°]. C’est le plus fort de ma Vie que ce qui reste à lire2. Jeb vous avoue que les expressions couvrent la vérité, loin de la manifester, à cause de leur faiblesses. Mais l’on ne peut parler d’une autre manière, quoique l’on puisse sentir tout autrement que l’on ne parle, parce que ce qui tombe sous l’expérience est tout autre que ce qui s’exprime. Quelque exagération dont on se serve pour exprimer une chose spirituelle, soit douleur, soit possession, l’on trouve que l’on ne dit pas assez, et c’est ce qui a causé les exagérations et termes si fort extraordinaires dans la plupart des personnes qui ont écrit. Je souhaite que vous puissiez faire le discernement par votre propre expérience et qu’il n’y ait rien en nous que Dieu ne détruise [f. 2 r°] pour y régner seul. Vous verrez les démarches de la grâce, et comme l’ouvrage de la perfection ne va pas si vite que l’on s’imagine, puisque après tant de coups et de miséricordes, vous me voyez cependant environnée de mille faiblesses. C’est dans ces faiblesses que je trouve ma force1 ; ce sont elles qui me conservent et me mettent à couvert de la connaissance des hommes. Ô que je les aimerais, si je pouvais pencher de quelque côté où l’on ne me penche pas!

Devinez. Je penche sans penchant et suis toujours flexible. A force d’être immuable, je suis incessamment mue. L’on m’incline sans cesse parce que je suis sans inclination. Ferme comme un rocher, je suis comme un roseau. [f. 2 v°] Ma force me rend faible ; je tiens à tout, à force de ne tenir à rien ; depuis que rien ne me possède, tout me possède ; à force d’être vide je suis pleine. L’excès de la sagesse m’a rendue folle et la grandeur a fait ma petitesse. Enfin la consommation de tout m’a fait devenir le plus petit enfant ; la consommation de toute vertu m’a réduite à n’avoir plus de vertud. Ce portrait est véritable et fort naturel. Voyons, après que vous l’aurez examiné, si vous vous connaissez en peinture…

- A.S.-S., pièce 7253, autographe ; les pièces 7259 et 7260 donnent le déchiffrement par Levesque - Mme GUYON, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition (par J. Ph. Dutoit-Mambrini), Londres [Lyon], 1768, IV, lettre 153, p. 590.

a lectures possibles : texte ou  reste - reste pour D et pour Levesque qui biffe sa première lecture texte.

b voir. Je D large omission

c où l’on ne penchât pas. D

d fin de D

1II Cor., 12, 10.

2Cette rédaction de la vie doit se terminer à la fin de l’an 1688, comme le signale le manuscrit d’Oxford, p. 299 (Vie, 3.10.15) : « Fin jusqu’en 1688 tout entière ». Elle couvre donc la première période de prison à la Visitation de la Rue Saint-Antoine, « enfermée seule dans une chambre, [...] l'on m'arracha ma fille… » Cette période va du 29 janvier au 13 septembre 1688. Madame Guyon continue à l’automne la rédaction de sa Vie chez Mme de Miramion. Elle sera suivie d’une suite rédigée seulement dix ans plus tard, en 1698.

AU DUC DE CHEVREUSE. 6 décembre 1692.

J’ai lu, Monsieur, avec un fort grand plaisir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, y voyant les progrès de l’amour pur, qui s’avance en vous malgré les sentiments et qui se sert même d’eux, tout faibles qu’ils sont, pour couvrir ses démarches.

Je suis assez peu capable de résolution d’une chose ou d’une autre. Je ne sais pas même choisir ce qui paraît le meilleur, mais je me laisse de moment à autre telle qu’on me fait être, prête à tout et à rien. Dieu S’est servi de moi comme d’un misérable instrument sans que j’y eusse aucune part. Dès qu’Il veut cesser de S’en servir, Il est le maître, Il peut le laisser et reprendre comme il Lui plaît. Celui qui ne prend intérêt à rien se laisse donner toutes les formes qu’on veut ; et plus sa volonté est souple sous la main de Dieu, plus elle perd toute consistance propre pour prendre à chaque instant la figure qu’il plaît à Dieu de lui donner. Il n’y a que l’eau qui puisse être de cette sorte. Tout ce qui fait un corps conserve toujours une forme et par conséquent une opposition à être faite ce qu’on veut. L’eau prend la forme de tous les vases où on la met, elle prend toutes les couleurs. Notre volonté doit être de même à l’égard de Dieu. Jusqu’à ce qu’elle en soit venue là, elle n’est pas entièrement propre au dessein de Dieu. Mais vous me direz : comment connaître que la volonté en est là ? C’est lorsqu’elle se laisse mener sans résistance et même sans répugnance où Dieu la veut, haut et bas, changeant incessamment de forme, sans que les changements lui causent aucune altération, émeuvent les désirs [f. 1 v°] ni les répugnances.

Comment parvenir là ? Par la mort continuelle de toute volonté, par le renoncement de tous désirs, par une soumission continuelle à tout événement, et enfin par une continuelle oraison simple, par se laisser conduire à l’aveugle, par une foi obscure, quoique très certaine. Ne vous étonnez point de la variété de vos sentiments : il est excellent pour vous d’éprouver ce que vous êtes et ce que vous seriez sans une assistance spéciale du Saint Esprit. Votre sens étant à Dieu, il est même affermi là-dedans. Il pourra arriver dans la suite que votre sens étant encore plus à Dieu et plus séparé des sentiments, les sentiments en paraîtront plus vifs, quoique faibles dans leur vivacité : ce n’est pas qu’ils soient plus vifs, mais c’est qu’étant sentiments imparfaits par leur nature, et n’étant plus soutenus de ce concours perceptiblea que le sens leur donnait lorsqu’il était mélangé avec eux, ils se font mieux sentir, cependant, quels qu’ils soient.

Vous discernerez fort bien qu’il y a quelque chose en vous qui en est entièrement séparé et qui est constamment à Dieu. Il est bon que vous soyez conscient de ceci, afin de ne vous pas accoutumer à juger de vous selon les sentiments, ce qui vous donnerait des hauts et bas à l’infini, au lieu que, méprisant les sentiments et ne vous attachant qu’à la vérité, vous poursuivrez votre chemin malgré les doutes et les incertitudes qui se lèvent dans les sens lorsqu’on suit une foi fort obscure qui ne conduit pas l’âme par des assurances aperçues, quoiqu’elle la conduise très assurément.

Lorsque vous vous trouverez porté à m’écrire, faites-le, je vous prie, sans façon. Je vous répondrai ce que Dieu me donnera. S’Il ne me donne rien, je ne répondrai rien. [f. 2 r°] Pour les écrits, je n’ai rien prétendu expliquer, mais en lisant j’ai écrit ce qui m’a été donné, Dieu Se servant de la lecture pour me donner Ses pensées. Il a tant été écrit sur les autres sens par des docteurs, que Dieu ne S’est pas servi de moi pour cela. Lorsque vous aurez lu ce que vous avez, l’on vous donnera le Pentateuque1 qui sera peut-être plus de votre goût. Corrigez simplement ce que vous trouverez qui ne sera pas comme il fautb.

J’écris souvent qu’il faut perdre la propre sagesse et la propre conduite : c’est que Jésus-Christ, sagesse incarnée, S’emparant de nous-même et voulant nous conduire selon Sa volonté, veut que nous perdions tellement toute vue de conduite que nous nous laissions conduire de moment à autre dans un abandon total. Or cette conduite est entièrement opposée à la sagesse humaine qui veut tout voir, tout prévoir et tout ranger, et cette sagesse prévoyante est opposée à l’abandon ; et c’est afin que l’âme reste abandonnée à son Dieu qu’Il la conduit à l’aveugle, voulant qu’elle reste comme un enfant sans soin ni souci de soi-même. Voyez un enfant entre les bras de sa mère : se met-il en peine des lieux où l’on le conduit, songe-t-il à sa nourriture, à ses habits, à ce qu’il deviendra ? Non, il repose dans le sein de sa mère. C’est ce que Dieu veut de nous, et lorsqu’on en use de la sorte, l’on est propre à tout.

Dieu veille pour nous lorsque nous nous reposons en Lui par un abandon total, ce qui n’exclut pas de faire de moment à autre ce qui est de notre état ; au contraire, n’étant point occupés de mille choses, l’on fait plus parfaitement ce qu’il y a à faire dans le moment présent. [f°.2 v°] Dieu nous réveille sur tout ce qu’il faut faire et dans le temps qu’il le faut faire, mais il faut suivre cet Esprit veillant comme l’appelle le prophète, un œil veillant avec une extrême promptitude2. C’est Lui qui vous réveillera de votre lenteur, vous incitant doucement à faire sans vous amuser ce que vous avez à faire. Si vous Le suivez d’abord, vous Le trouverez toujours prêt, et tout se fera en son temps. C’est cette divine sagesse toujours assise à notre porte. Mais si vous le négligez, il se perd, et l’on fait mille fautes ne faisant pas les choses à point nommé. Un enfant est simple dans ses pensées et dans ses actions, car il faut nous simplifier non seulement dans notre raison et dans nos paroles, mais aussi dans le raisonnement et dans les actions.

Je vous prie de ne vous pas inquiéter pour M. le d[uc] de M[ontfort]3. Faites-en le sacrifice à Dieu et le Lui abandonnez. Cela sera plus efficace que vos peines et vos paroles. Dieu veut vous détacher de tout, et même du bon ordre de votre famille. Il faut que la soumission s’étende sur tout aussi bien que le renoncement. Vous ne Le gagnerez, ce Dieu, qu’après que, convaincu de l’inutilité de tous vos efforts, vous Lui aurez abandonné toutes choses. Il sera un temps égaré, parce que vous et Madame avez trop compté sur vos soins et sur votre éducation, mais il ne se perdra pas. Dieu ne compte pas toujours comme nous, parce qu’Il est jaloux.

Pour ma santé, j’ai voulu [les] meilleurs médecins : ils me laissent après m’avoir bien tourmentée. Je suis actuellement entre les mains d’un qui dit me vouloir guérir. Lorsque je suis entre leurs mains, je leur obéis, quoique je voie bien que ce qu’ils m’ordonnent m’est contraire. Dieu ne permet pas qu’ils me soulagent.

- A.S.-S., pièce 7275, autographe sans adresse ni date ; en tête : « Cette lettre a été reçue à Versailles le samedi 6e décembre 1692 et répond à une du 2e du même mois. » Nous donnons souvent comme date de la lettre, celle de réception notée par le duc ; il faut donc l'avancer d’un jour ou deux pour connaître la date de composition. - Pièces 7272/4 : transcription Levesque.

a (sensible biffé) perceptible add.interl.

bseul alinea du ms. Nous créons les autres paragraphes. Madame Guyon écrit en général sans ponctuation ni paragraphes ni date.

1Les Explications du Pentateuque par elle-même.

2Jeremie, 1, 11-13.

3Fils du duc de Chevreuse. v. Index.

AU DUC DE MONTFORT. 1692.

O mon bon et cher enfant1, il faut mourir, mais ce n’est pas de la mort naturelle. Il y en a d’autres à passer avant ce temps. Vous êtes à Dieu et tout ce qu’Il vous a donné Lui appartient. Laissez-Lui tout reprendre, je vous en conjure. Nous en parlerons lorsque nous nous verrons. Ne laissez pas d’amener une autre fois mon grand fils, car je vous promets qu’après que je l’aurai un peu vu, je ne vous quitterai point pour lui. Nous dirons toutes choses. Laissez-vous tout au Seigneur. Ne savez-vous pas qu’une personne forte tient fortement ce qu’elle tient. Mais lorsque ces forces s’affaiblissent, elle lâche peu à peu prise, jusqu’à ce que l’extrême défaillance lui ouvre les mains et lui fait tout quitter tout à fait. C’est [ainsi] que vous vous vous relâchez insensiblement, mais que vous tenez encore2. La faiblesse viendra au point que vous ne pourrez rien retenir, quelque volonté que vous en ayez. Vos efforts seront les vains efforts d’un homme dont la défaillance ne lui permet qu’à peine de tenir la main à demi-fermée.

Vous êtes à Dieu et non à vous. Il est jaloux, laissez-Le reprendre Son bien et employez l’équité que vous devez avoir en la place où vous êtes, à Lui faire la première justice, à vous la faire à vous-même. Laissez-vous ôter ce que vous auriez assurément peine à rendre : Dieu vous fait grâce de tout prendre. Je vous déclare que je serai toujours de Son parti et que mon cœur, sans vous rien dire, vous dérobera bien des choses pour les rendre à qui il appartient. Je suis méchante, je vous aime néanmoins de tout mon cœur pour Lui. Je vous aimerais moins, vous seriez épargné. Ce n’est pas pour vous que Dieu vous a fait tant de grâce pour avoir le plaisir de jouer au vrai dépouillé. Laissez-Le faire. Hélas ! Il est si nu Lui-même et dans la [sic] et sur la croix ! Qui oserait vouloir une robe après cela, quelque froid qu’il fasse ? Je ne puis vous dire combien je suis à vous.

A.S.-S., pièce 7261, copie de la main de Levesque. Original non retrouvé.

1 Le duc de Monfort était fils du duc de Chevreuse.

2Phrase incorrecte ou incomplète : le sens en est l’appel à un lâcher prise intérieur.

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 janvier 1693.

[f. 1 r°] C’est monsieur Dup[uy] qui a le Penta[teuque]. Je croyais vous avoir dit qu’il a tout et moi rien. Je vais écrire, si vous voulez, à la prieure, pour avoir le livre, lui disant qu’il est à moi et lui promettant quelque chose.

Un mot là-dessus : la mère du Saint-Sacrement est celle dont je vous ai parlé, qui est l’ins[ti]tutrice de cet ordre, fut de mes amies et [est] une s[ain]te1. Le reste de la communauté est fort opposé à l’intérieur et mad[emoise]lle de Chevreuse fera bien de n’en pas parler, afin de ne se point attirer de croix mal à propos et de conserver son don. Elle pourra parler à la mère du Saint-Sacrement tant qu’elle voudra.

Je ne sais [f. 1 v°] si Dieu permettra que votre homme vive pour achever l’ouvrage. S’il vit, à la bonne heure. Pour vous, vous pourrez suivre cela sans empressement, que je crois, l’intention est bonne. Dieu fera voir par le succès s’Il veut vous faire mourir à cela en vous y faisant travailler sans la finir ou bien s’il a dessein que vous aidiez aux pauvres. Ne nous occupons de rien et faisons les choses néanmoins avec exactitude. Ma santé n’est pas bonne, mais Dieu est le maîtrea.

- A.S.-S., pièce 7141, autographe.

afin de page blanche ainsi que le f°.2.

1Catherine de Bar (1614-1698), devenue mère Mectilde du Saint-Sacrement fonda cet ordre de bénédictines. En relation avec Bertot et Archange Enguerrand, elle faisait partie du même « réseau » spirituel que Madame Guyon. V. Index, Mère Mectilde

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 janvier 1693.

[f. 1 r°] Ma santé est toujours la même, monsieur, et j’espère qu’à mesure que les murailles de ma prison se détrui[sen]t, que les moments avancés de la parfaite liberté de l’âme, qui ne craint néanmoins aucune chose, non plus qu’elle ne désire rien. Car c’est comme si l’on n’était point, et toutes les choses du monde sont de même. Je suis bien aise que Notre Seigneurb confirme en vous une disposition intérieure qui est le fondement du pur amour et de la pure gloire que Dieu peut tirer de Sa pure créature. Tout ce qui n’est point cela est si fort mélangé de nous-même que Dieu n’a que très peu de part. Je prie Notre Seigneurb d’achever en vous ce qu’Il a commencé et que madame de Ch[evreuse] entre dans Ses désirs. J’ai écrit où vous savez : sitôt que j’aurais réponse, je vous le manderai. Je ne vous dis pas combien Notre Seigneurc m’unit à vousd.

- A.S.-S., pièce 7137, autographe, datée à réception par le duc de Chevreuse.

bN.S. autographe.

cns autographe.

d fin de ligne blanche, f°. 1 v° et f°. 2 vierges.


 AU DUC DE CHEVREUSE. 20 janvier 1693.

20 janvier 1693.

Je crois, monsieur, que M. le c[uré] me connaît assez. Je l’estime fort, mais pour moi, je crois que Dieu veut que je vive inconnue sur la terre. Ainsi je vous demande par grâce de ne vous point mettre en peine de me justifier à son égard, et [de] ne parler point de moi, je vous prie, si ce n’est à M. l’abbé de Fénelon, qui me connaît assez et à qui mon cœur est entièrement ouvert.

Je dois aussi vous dire que ce n’est pas sur les choses extraordinaires qu’il faut juger des gens. Il y a une impression du fond, qui est très sûre, et qui porte grâce avec soi ; et c’est par celle-là qu’il faut juger, mais nullement par les choses extraordinaires, qui sont fautives, et qui peuvent [f°5v°] arriver aux âmes communes. Croyez-moi, au nom de Dieu, ne donnez point là-dedans : allez par la foi pure et nue. Lorsque je dis ou écris les choses, je ne les dis point par vue prophétique ; mais je les dis comme un enfant qui dit ce qu’il pense, sans qu’il n’en reste rien après. Je n’y fais même nulle attention, et je suis aussi contente que les choses n’arrivent pas comme qu’elles arrivent. Dieu seul et Son ordre divin suffit. Lorsque j’ai dit à mes amis ce qu’il m’est venu de leur dire, je n’ai jamais voulu qu’ils agissent en conséquence de cela, mais qu’ils laissent tout à la Providence, comme s’ils ne savaient rien. Lorsque les choses arrivent, cela sert à réveiller leur foi et leur confiance ; mais ils n’ont jamais rien fait en conséquence de cela. Obligez-moi de parler de tout cela à M. l’abbé de Fénelon ; et s’il vous dit autre chose, l’on vous donnera pour faire voir au curé ce qu’il vous plaira. Mais qui n’est pas convaincu par le témoignage intime du cœur, ne le sera pas pour longtemps, [f°6] quand bien même il verrait des miracles. Pour moi, Notre Seigneur m’a appris à ne pas juger par les apparences extérieures, mais de Le laisser juger Lui-même en moi et c’est ce goût sans goût intime du cœur qui passe ce jugement. L’on m’a quelquefois dit que de certaines gens me condamnaient absolument, qu’ils parlaient contre moi : pour moi, je les ai toujours estimés ni plus ni moins. Je comprenais qu’ils étaient prévenus, et qu’ils faillaient1 en se laissant prévenir ; mais j’éprouvais en même temps qu’ils agissaient de bonne foi, et je n’ai jamais diminué l’estime que j’ai eue pour eux. Nous sommes ce que nous sommes devant Dieu. Si je suis criminelle, l’approbation des hommes ne me rendra pas innocente ; si je suis innocente, leur condamnation ne me rendra pas criminelle. Au reste, je ne vous remercie point de votre charité à me défendre ; cela répugne à mon cœur. Ce que vous faites, vous le faites pour Dieu, et moi je ne prends part à rien.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°5, « 20 ou 21e janvier 1693 » ; Corr. de Fénelon, 1828, vol.7, lettre no. 8.

a en moi. L’on var. 1828 (omission).

1faillir de fallere, « manquer à ». (Rey).


AU DUC DE CHEVREUSE. 26 janvier 1693.

Je vous assure, monsieur, qu’on ne peut être plus contente que je [ne] le suis de madame de Chevreuse. Elle me paraît avoir un désir sincère de connaître la volonté de Dieu et de la suivre. C’est tout ce que l’on doit désirer. Le père spirituel est un homme. Je ne le connais pas ; je n’ai point eu de nouvelle de la prieure. Il n’a point écrit à ma belle-fille. Je lui avais mandé ...1 que j’aurais de joie que M. Bollau [Boileau ?] cédât tout à fait à la grâce, car c’est un homme que j’honore et aime en Notre Seigneurb tout à fait. Son cœur est excellent et j’espère dans le moment que je vous écris qu’il y viendra. Vous serez son apôtre. Le temporel ne doit point arrêter madame de Chevreuse, car tout marquerait qu’elle ne manquerait pas, mais Dieu, en l’appelant, la déterminera pour le choix. Mon cœur est très uni au vôtre dans l’unité divine.

- A.S.-S., pièce 7143, autographe en une feuille pliée en quatre, dont le premier quart est seul écrit, adressé à monsieur le duc de Chevreuse ; cachet fleur à pétales, éclairée ; date ajoutée à la réception.

aIllisible.

bN.S. ms ; nous transcrirons sans indiquer les formes abrégées manuscrites : N.S., ns, J.C., N.S.J.C., etc.

DU PERE LACOMBE. 28 janvier 1693.

Ce 28 janvier 1693

Epouse de Jésus-Christ,

Je prends la plume sans savoir que vous dire ni de quoi vous entretenir : toutes choses sont si peu qu’on n’a ni pouvoir ni volonté même de les regarder. Dieu est tellement tout qu’Il remplit, absorbe et épuise tout et, sans qu’on n’en sache rien dire, ni même qu’on le veuille ni qu’on y pense, on en est tellement plein, sans en sentir la plénitude, qu’on n’a ni force ni vigueur pour quoi que ce soit, quoique jamais on n’ait eu plus de force et de vigueur pour être mû, pour entreprendre et pour soutenir tout ce qu’un autre nous-même veut de nous. On est sans force, sans dessein, sans vue et sans désir par soi-même et de soi-même, non que l’on sente ou que l’on aperçoive ce soi-même : on n’en a pas même la moindre idée, pas plus que si jamais l’on n’avait eu de soi-même ou qu’on eût su ce que c’était. C’est une vie bien cachée aux sens et aux créatures.

Vous savez, chère amante de Jésus enfant, et l’unique délice de mon cœur, vous savez que l’esprit de l’homme, quelque grand et doué qu’il soit ou qu’il s’imagine d’être, n’est pas capable de comprendre par lui-même la millième partie de cette vie de Dieu dans l’âme. Et comment la comprendrait-on ? Ce ne serait plus ce que c’est, si on le comprenait. Il faut en être compris pour en apercevoir quelque chose, et encore, quand il nous est donné, et non autrement. Depuis que mon cœur a goûté le vôtre, il ne peut plus rien goûter sur la terre : il avait encore auparavant quelque reste de sentiment pour ces âmes que Dieu Se destine pour Lui-même et qu’Il attire à Lui, mais à présent il est tellement perdu dans le vôtre que je crois qu’afin qu’il sente ou goûte quelque chose, il faut que vous le sentiez et le [f°.1 v°] goûtiez auparavant. Comprenne cela qui voudra, mais cela ne laisse pas d’être. Il est surprenant, unique attrait de mon âme sans attrait, il est surprenant comment cette âme, bâtie de cette manière, peut être, agir, paraître au-dehors, et y avoir toute sorte de mouvement, comme si rien n’était. Il n’est pas moins surprenant qu’elle parle et écrive d’elle-même et de cet état, sans y penser et sans y réfléchir : elle y est, et elle en parle sans qu’elle s’y voie ni qu’elle s’y entende. Quel profond abîme que la divinité ! Jusqu’à ce qu’on y soit entièrement perdu et abîmé, mon Dieu, qu’on est quelque chose de pitoyable !

Encore un coup, chère épouse de Jésus-Christ enfant, que je goûte votre cœur ! Que mon âme est perdue dans la vôtre ! Oui, perdue, car elle ne s’y voit, ni ne s’y sent, et elle y est. Que de charmes sans charmes ! Que d’attraits sans attraits dans tout ce qui vient de vous ! J’ai lu vos Prophètes et vos Psaumes, je vois partout l’état de cette âme où Jésus-Christ S’est incarné et dont Dieu est devenu la résurrection et la vie. Il y a une si grande différence d’elle à elle, de ce qu’elle était avant cette résurrection et cette nouvelle vie, et ce qu’elle est après, que l’on voit bien que ce ne peut être que l’ouvrage de la main toute-puissante de Dieu. Vous voulez bien que je vous dise que je n’y ai rien vu que de très véritable, et que la bonté de Dieu a bien voulu faire expérimenter à un autre vous-même. Quoique tous les mystères qui y sont compris soient effectivement des mystères pour la chair et pour le sang, pour la raison et pour la science, ce ne sont que des premières vérités pour l’expérience et pour ces âmes qui, ne vivant plus en elles-mêmes, ont reçu, ou pour mieux dire, sont possédées d’une autre vie qui ne leur paraît pas distinguée de Dieu même.

Mais pourquoi vous parler de cet état, l’esprit de Dieu s’étant servi de vous pour en écrire si divinement ? Est-ce pour vous réjouir, et vous faire admirer les effets de la toute-puissance de votre petit Maître ? Il a fait des merveilles dans cette naissance, je suis témoin qu’Il a tellement charmé et attiré de certains cœurs qu’ils ne respirent que Jésus enfant. Remerciez-Le bien de ce qu’Il a la bonté de Se faire goûter aux cœurs de Ses créatures : elles en sont tellement charmées qu’elles ne se connaissent plus. Qu’il fait bon de L’avoir pour son petit Maître et de Lui servir de ballon pour Se divertir1 : c’est une de vos expressions qui ne se laisse pas facilement oublier. Vous avez donc été Son ballon depuis que je vous ai quittée : Il vous a fait souffrir [f. 2 r° en travers] mille maux, ce petit Maître, Il vous a fait crier dans des douleurs horribles comme un petit enfant et, quand vous Lui disiez : « Mon petit Maître, je n’en peux plus », Il vous fortifiait pour vous faire souffrir encore davantage. Qu’Il est aimable, ce cher petit Maître ! Que Ses coups sont agréables ! Il est bien maître chez vous, j’en suis bien aise. Je veux bien qu’Il soit aussi bien maître ici. S’Il vous tient dans la maladie et les douleurs, Il me tient dans une santé que rien n’altère : c’est un grand embonpoint et point de douleur ni d’infirmité. Nous voulons pourtant bien être Son petit ballon dont Il puisse Se jouer et Se divertir comme Il voudra. Faites-Lui bien des amitiés pour moi. On veut être bien petit, et non pas grand, on veut toujours être votre petit frère, et non plus votre grand frère. On ne laisse pas de paraître fier, ferme et grand au-dehors, quoiqu’en dedans on aime bien à être petit, et qu’on se sente bien éloigné de vouloir être grand.

Vous ne m’aviez pas dit le nom de votre abbé2, de cet abbé que je voulais déplacer pour me mettre en sa place. Je ne pouvais souffrir qu’il fût avant moi, vous vous en souvenez bien, et cela vous faisait rire : je ne fus pas même content quand on me mit dans le même rang. Vous savez comment on trouva le secret de me contenter sans pourtant le déplacer. Je suis bien aise qu’il conserve sa place, il n’est pas mal placé selon ce que j’ai connu que vous aviez pour lui. Il sera bien des amis du petit Maître, puisqu’il l’est tant des vôtres. Je sais son nom à présent, je sais qui il est : n’est-il pas vrai que c’est celui qui est allé cet automne où vous deviez aller et où l’on vous attend ce carême ?

Je n’aurais pas grande peine à faire à présent bien l’enfant. Il est bien juste qu’un Dieu enfant nous rende tous enfants. Je n’en ai point encore trouvé qui le fût tant que vous. Si nous étions ensemble, nous le deviendrions toujours de plus en plus. Que ces prudents et ces sages du siècle sont quelque chose de fade pour un cœur qui a goûté Jésus enfant ! Cet enfant est d’un trop bon goût pour vouloir jamais goûter autre chose.

J’ai lu bien souvent votre lettre, et je l’ai baisée bien des fois, mais aussi il m’est arrivé bien souvent, en le faisant, de rester sans parole, sans pensée, sans mouvement, dans un si grand repos et si profond silence qu’on reste tout abîmé et tout absorbé avec un grand plaisir et bien de la douceur, sans pourtant que l’on veuille ni le plaisir ni la douceur ni quelqu’autre chose que ce soit : on ne veut rien, mais on reste immobile, dans un si grand oubli de tout, que l’on ne sait pas si l’on se souvient encore que l’on soit. Qui aurait jamais cru que l’on peut être dans une si grande séparation de soi-même, être encore dans le monde, et n’être point ni à soi, ni dans soi ? [f. 2 v°]

Vous me dites que l’on vous persécute toujours, mais vous ne me dites pas les circonstances, ni qui en sont les auteurs. Et comment être une même chose avec Jésus enfant sans être persécuté ? Ce ne serait donc pas le même Jésus enfant qui est né il n’y a pas longtemps, car d’abord on L’a vu persécuté par les grands et les puissants du siècle, pendant que d’autres voix venaient de bien loin pour Le chercher et L’adorer : il faut que la même chose arrive encore à présent, que Jésus enfant soit méprisé et méconnu des siens, pendant que des étrangers viennent de loin pour se faire un plaisir de Le voir dans Son enfance. Vous me voyez devenu bien enfant et parler bien en enfant, une autre fois nous le serons encore davantage, et cela vous fera plaisir.

Celui qui ne vous avait vu qu’une fois pendant une si longue et si dangereuse maladie, m’écrivit d’abord que vous aviez été toujours à l’extrémité depuis que je n’y étais plus, me chargeant de prier Dieu pour vous : je ne lui ai pas répondu sur cet article. S’il devenait enfant, je serais un peu plus de ses amis ; je l’aime bien, mais je l’aimerais davantage. Si vous allez où l’on vous attend ce carême, et où je croyais que vous étiez allée dès cet automne, vous aurez bien de la satisfaction. Les choses vont bien, j’en suis très content, et je suis sûr que vous le serez : vous me le saurez dire à votre retour. J’espère toujours de voir cette Vie, et que votre petit Maître vous fournira quelqu’un pour l’écrire ; ne me l’envoyez pas que je ne le sache auparavant, pour vous donner une adresse fidèle, parce que les messages ne viennent pas jusqu’ici. Faites bien un petit enfant de votre abbé, que j’honore bien : il me suffit que j’aie vu l’estime et l’amitié que vous aviez pour lui. Ce ne sera pas une affaire quand il deviendra tout à fait enfant, puisque le Verbe a bien voulu être enfant. Plus il a d’esprit, plus il doit être enfant : vous me disiez quelque chose de fort bon là-dessus. Eh comment pourrait-on vivre en cette saison sans être enfant ?

Voilà bien du discours pour un enfant qui ne savait pas le premier mot qu’il devait dire quand il a commencé. Je ne vous quitte point, toutes les unions que j’ai avec d’autres me paraissent plutôt des désunions que des unions, il n’y a qu’avec vous que je suis bien un. Vous auriez trop d’affaire de lire tout de suite cette lettre : elle est un peu trop longue, vous pouvez la partager en plusieurs pièces jusqu’à ce qu’il en vienne une autre. Servez-vous en pour vous divertir et pour faire un peu l’enfant ensemble.

Quand vous ne serez plus malade, il faudra bien prendre un plus grand papier pour me répondre. Vous voyez comme je fais : quelque grand papier que je prenne, et quelque petit que soit le caractère, je ne finis que quand tout le papier est fini. Je suis bien à vous, quoique je ne sache pas encore quel nom je dois vous donner à mon égard. Je sais bien que je suis votre petit frère : c’est ainsi que vous m’avez toujours appelé. Mais pour moi, je n’ai pas encore pu vous donner aucun nom, je n’en vois point dans tout le monde qui puisse bien expliquer ce que vous m’êtes et ce que je vous suis. Je sais bien que vous êtes cette unique et l’épouse de Jésus-Christ, mais je ne saurais expliquer ce que vous m’êtes. Pour moi, je vous suis tout ce que vous voulez que je vous sois.

- A.S.-S., pièce 7276, copie ; pièce 7277 : résumé et bref commentaire de Levesque : « Il lui exprime les sentiments que Dieu lui inspire pour elle [...] Je crois que la malignité du monde trouverait un peu trop à s’égayer sur la mysticité de cette lettre » - « Lettre du P. Lacombe à Madame Guyon », Revue d’Histoire de l’Église de France, Janvier-Février 1912, p. 1-8 : « …transféré au château de Lourdes. Il y séjourna dix années. […] Il n’était pas en cellule ; il pouvait descendre au jardin, où il se délassait de ses oraisons par les soins de la culture des fleurs [une prison idyllique !]. Il ne tarda pas à gagner l’aumônier, l’abbé de Lashérous, si bien que celui-ci devint un fervent disciple. Grâce à lui, plusieurs dévotes du pays furent bientôt complètement gagnées… »

1Image classique de la balle livrée au jeu divin.

2Noter la belle franchise de l’aveu qui suit.

AU PERE LACOMBE. 1693 (?)

Je prie Dieu, mon cher père, d’être votre consolation, votre mort et votre résurrection. Nous ne perdons pas nos amis, quoiqu’ils meurent, si nous avons la foi : ils ne font que nous devancer, lorsqu’ils sont à Dieu comme l’était notre ami. S’il a souffert quelque peine après sa mort, son resserrement en est la cause : ne s’étant jamais parfaitement abandonné à Dieu, pour mille choses, il aurait cru se perdre s’il n’avait pas tenu son âme en ses mains. Cependant je ne doute point qu’il n’ait une grande gloire, il n’a fait que nous devancer de peu de moments. Vous me direz : « Ce qui m’afflige est de voir mourir ceux qui pourraient soutenir le bien ». Je vous dirai à cela que c’est le temps de la destruction, et que la colère de Dieu n’est point apaisée. Le torrent de l’iniquité est débordé partout et rien ne l’arrête : il s’enfle et se déborde de plus en plus. Et la colère du Seigneur … jusque sur les troupeaux de Sa bergerie : Il retire du monde ceux qui n’auraient pas la force d’être témoins de malheurs, et des lois que Sa justice lance sur la terre comme des flèches enflammées, Il fait entendre aux autres qu’ils ne doivent point s’opposer à Sa justice. Saint Paul, qui désirait d’être anathème pour ses frères, ne pouvait s’opposer à la colère de Dieu contre les Juifs. Il faut entrer dans Ses intérêts contre nous-même : c’est L’aimer plus que nous et plus que toutes choses.

Les hommes d’à présent sont trop corrompus pour que Dieu les épargne, et les autres ne sont pas assez purifiés pour servir au dessein de Dieu sans y rien prendre. L’homme se mêle en tout, c’est ce qui fait qu’on voit si peu de fruit. Ce que je vois et entends m’afflige. On croit heureux ceux qui ont des rois protestants : ils sont libres. On en espère un sans religion pour lequel l’Angleterre et la Hollande s’intéresseront. On a des intrigues secrètes dans ces pays. Les paroles données de part et d’autre, tout menace ruine. Ô Dieu, vous savez ce que Vous voulez faire dans cette destruction générale : ceux qui demeureront le verront. Il y en a qui paraissaient du bon parti, devant d’être en place, qui se font connaître ce qu'ils sont, sitôt qu’ils sont placés. On a inséré un mot, qui ne paraît rien, dans ce qu’on a envoyé à Rome qui, dans la place où il est inséré, détruit tout ce qu’on paraît y établir. En voilà beaucoup pour une lettre. Je prie le p[etit] M[aître] de la faire arriver à bon port. Consolez-vous, cher père, en ne voulant que la volonté de Dieu : Dieu purifie par là l’écume dès lors ... diminue et n’en restera guère lorsque l’écume en sera ôtée, mais ce qui restera sera pur pour le Seigneur. Je vous embrasse des bras du p[etit] M[aître].

- A.S.-S., pièce autographe.

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 février 1693.

Vous savez, monsieur, que la véritable disposition pour connaître la volonté de Dieu est la nudité de tout. Penchons, afin que Dieu penche Lui-même la balance. Il faut qu’elle soit dans un parfait équilibre. C’est ce qui me porta de conseiller à mad[emoise]lle de laisser toute pensée particulière sans dessein de vocation, toute occupation d’une chose ou d’une autre, mais qu’elle priât Dieu de l’éclairer de Sa pure lumière. Je lui ai écrit où je lui ai conseillé de faire dire quelque messe pour connaître la volonté de Dieu. Je lui ai dit que la vie religieuse était la plus pure. Je vois certaine chose1 en elle qui [qu’il] ne m’est pas encore permis de vous dire. La suite justifiera mes pensées. Elle est bonne et elle peut vivre saintement dans le monde.

La Vie de sainte Thérèse est bonne, mais le [f. 1 v°] Chemin de perfection est bien plus utile parce qu’il y est parlé d’une oraison simple, et la Vie n’est pleine que de dons extraordinaires. Toutes les personnes véritablement intérieures conseillent le Chemin de p[erfection]. La Vie est aussi très belle. Pour les écrits, vous donnerez vous-même, si vous le voulez après les avoir lus, ce que vous croirez qui conviendra ; mais si M. le c[uré] le sait, cela pourrait l’indisposer.

Que j’ai de joie que Notre Seigneur vous ait imprimé l’amour de Son enfance afin que vous soyez simple et petit. Ce n’est pas des images et des espèces qui vous conviennent. Elles vous feraient bien du tort, quelque bonnes qu’elles fussent, mais c’est la simplicité, la candeur, la petitesse de l’enfance de Jésus-Christ qui vous doit être imprimée par abandon total sans vues ni distinctions.

Je n’ai eu aucune réponse de Montargis. Je crois que la prieure se sert peut-être du secret.

- A.S.-S.,  pièce 7144, à : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet héliotrope. Ajout à réception : « du 15e au 18e février 1693 ».

1Au singulier.

AU DUC DE CHEVREUSE. 21 février 1693.

J’ai beaucoup pensé à vous depuis quelques jours, votre insensibilité est de grâce, et l’état d’indifférence marque une mort de volonté préférable à toutes choses. Quoique nous soyons remplis de misère, il ne s’ensuit pas pour cela que nous voyons le détail de nos fautes. Il ne faut pas même vouloir voir ce détail lorsque Dieu ne nous le montre pas, parce qu’il est nécessaire qu’Il nous le cache, sans quoi nous serions toujours occupés de nous-mêmes. Quoique avec bon prétexte, il faut tâcher de ne vous confesser que lorsque vous en aurez le mouvement ou un besoin marqué, sans quoi l’on se fait une routine de la confession. Plût à Dieu que vous fussiez en état de ne vous confesser jamais ! Vous éprouverez de plus en plus que les défauts de l’esprit et de l’amour-propre1, tout ce qui est essentiel, diminuera et s’en ira, mais il n’en est pas de même des défauts [f. 1 v°] purement naturels : souvent ils se fortifient, Dieu les laissant sans péché pour humilier et nous faire sentir ce que nous serions.

Quittez toute réflexion : ce que Dieu demande, c’est tomber de vous-même. Les personnes qui sont conduites par une multiplicité vertueuse doivent faire le contraire : elles doivent s’occuper de leurs défauts et les examiner pour y remédier entièrement. Mais pour vous, il faut que vous remédiez à l’essentiel de vos défauts par l’oubli de vous-même. C’est Dieu qui vous délivrera de ceux qui Lui sont désagréables, vous laissant sensiblement ceux qui, comme le fumier en hiver, conservent les fleurs tendres et délicates. Si nous étions exempts des défauts naturels, nous ne le serions pas d’amour-propre.

L’union ne dépend point du sentiment, mais d’une volonté droite et déterminée de suivre Dieu. Le sentiment est un fruit de l’union, mais ce n’est pas ce qui fait l’union. La plus grande marque que votre oraison est bonne, c’est l’effet qu’elle produit. Laissez-vous mener à Dieu comme il Lui plaît : plus elle sera simple et indistincte, plus elle sera pure. Je crois que vous êtes bien, il n’y a qu’àb vivre d’abandon et de foi.

Pour madame de Chevreuse, il serait difficile que je la visse sans que M. le curé le sût, et cela lui [f. 2 r°] ferait beaucoup de peine et réveillerait ses défiances. Pesez cela, s’il vous plaît. Notre Seigneur sait à quel point Il me fait être à vous.

Mon lion 2 retient le livre et ne veut point le rendre, il nie l’avoir. Je le lui ai fait demander comme convenu de par gens de sûreté, il a nié.

- A.S.-S. pièce 7145, autographe, adressée à « Monsieur le duc de Chevreuse » ; cachet armorié, daté à réception : « 21e février 1693 ».

b « il ni aqua vivre d’aban / donet defoi » : autographe très souvent phonétique, avec de nombreux mots liés, sauf lors du passage à la ligne suivante…

1Amour-propre est toujours écrit sans trait d’union par Madame Guyon – mais celle-ci n’en utilise quasiment jamais, ce qui ne permet donc pas d’en tirer conséquence.

2Il s’agit du P. Dominique de la Motte, son frère.

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 février 1693.

[f°.1 r°] Je vous prie de ne vous confesser que lorsque Dieu vous en donnera le mouvement : comme c’est un Dieu d’ordre, Il vous le donnera assez souvent pour ne point indisposer vos domestiques. Abandonnez-vous donc à Lui sans réserve, car Il veut prendre beaucoup de soin de vous.

Il est assez naturel de condamner ce qu’on n’éprouve pas car le raisonnement n’atteint jamais la science. Ainsi je ne suis point surprise de voir tant de gens de bien condamner les voies intérieures qu’ils ne connaissent point. Il faut que Dieu leur en donne l’intelligence par une expérience qui les fasse revenir de leur raisonnement qui, étant trop borné, ne peut jamais s’étendre par tout ce que Dieu opère. Dieu ne serait pas Dieu s’Il n’avait d’infinis moyens de Se communiquer à Ses créatures que Ses [f°.1 v°] créatures mêmes ignorent. O altitudo1, etc. Plus vous avancerez, plus vous trouverez un chemin inconnu à la raison, connu seul de la foi et de l’abandon en entier il se plaît de conduire dans ce secret ceux qui se livrent à Lui sans réserve.

Il y a le chemin pour le commun, mais il y a le secret sentier2 de l’Ami, connu seulement de l’amant et de l’aimé : plus l’on meurt d’esprit et de volonté, plus l’on le trouve. Il est parsemé d’épines, car l’Ami conduit son aimé longtemps sans lui faire éprouver ses aimables cruautés. Mais quand il s’agit absolument de le faire sortir de lui-même pour le faire passer en Luia par un état d’autant plus merveilleux qu’il est sans changement extérieur, et [état] durable, ah ! qu’il faut qu’il en coûte, il faut mourir à tout sans réserve. Les dons nous sont donnés pour nous faire mourir aux choses extérieures et sensibles, mais Dieu vient Lui-même nous faire mourir à ces mêmes dons et aux choses spirituelles pour nous faire passer en Lui. Mais que la passe [f°.2 r°] qui introduit à cette divine vie est étroite ! Il faut être nu pour y passer : c’est ce qui a fait dire à Jésus-Christ, d’une manière que peu entendent, qu’il serait plus facile qu’un chameau passât par le trou d’une aiguille qu’un riche au royaume des cieux. Ce royaume des cieux est la perte de nous-même en Dieu, mais cela ne se fait que par Dieu même. Aussi Jésus-Christ ajoute-t-Il : « Ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu3 ».

Je me trouve très unie à vous. Vous avez bien raison de dire que ces sortes d’union n’ont rien de rapportant à tout ce qui est dans l’extérieur. Il est impossible qu’elle soit divisée de Dieu puisqu’elle unit davantage à Lui [d’]autant moins [possible] qu’Il demande que nous soyons un et que tout se réduise à l’unité.

La vie intérieure est une vie évangélique. Les Evangiles s’expriment et s’expliquent dans les âmes intérieures sans qu’elles sachent comme cela se fait. Il me vient de vous dire, sans savoir pourquoi, de lire les faits que l’on m’a obligée d’écrire de ma vie : les [f°.2 v°] choses trop fortes pour vous ne vous scandaliseront point, je m’assure, à cause de votre droiture, les autres vous seront utiles.

Si Mme de Ch[evreuse] ne désire pas de me voir, ne lui inspirez pas. Il faut attendre le moment du Seigneur, tout ce qui est de l’industrie de la créature ne réussit pas, il faut que Dieu fasse Lui-même les choses. Il est revenu à ma belle-fille que madame de Chevreuse aurait eu la bonté de dire du bien d’elle. Elle me presse de l’y mener : que dois-je faire ? Je reculerai jusqu’à ce que j’ai un mot de vous. Toute à vous en notre divin Maître.

- A.S.-S., pièce 7146, autographe, de lecture très difficile, reçue « de Paris 23e février 1693 ». Le texte continu couvre la totalité de l’espace disponible à l’exception du dernier tiers du f°2 v°.

a lui-même (pour le faire passer en lui add.interl) par

1Romains,, 11, 33 : « O altitudo divitiarum sapientiae et scientiae Dei, quam incomprehensibilia sunt iudicia ejus… » [Vulgata, Gryson].

2Madame Guyon connaissait le mystique Constantin de Barbanson, auteur des Secrets Sentiers de l’Amour divin. Elle le cite longuement dans ses Justifications, clé 50, « Purification », vol. II, § 70, p. 346-370.

3Matt., 19, 24-26 : Je vous le dis encore : un chameau passera plus facilement par le trou d’une aiguille, qu’un riche n’entrera dans le Royaume du ciel. Les disciples ayant ouï ces paroles, en furent fort étonnés ; et qui sera-ce donc, disaient-ils, qui se pourra sauver ? Mais Jésus les regardant, leur dit : C’est une chose impossible aux hommes, mais tout est possible à Dieu. » (trad. Amelote).

AU DUC DE CHEVREUSE. 28 février 1693.

Je suis trop à vous, monsieur, en Notre Seigneur Jésus- Christa pour vous cacher quelque chose, et Dieu me pressant d’un autre côté de vous écrire, comment ne le pas faire ? Mais je vous prie que cette lettre soit pour vous seul, car j’aurais beaucoup de répugnance que vous la montrassiez à Mme de Ch[evreuse].

Lorsque vous me dîtes que mademoiselle de Ch[evreuse] voulait être religieuse, il me frappa tout d’un coup qu’elle ne le serait point et qu’elle n’en avait pas une véritable envie ; et quand vous me dîtes que la personne qui la recherche1 pourrait être pour sa cadette, je n’en crus rien. Je ne m’expliquais pas tout à fait, quoique quelques mots que je vous dis pussent vous faire connaître que je n’étais pas persuadée qu’elle voulût être religieuse, ni que Dieu lui appelât, lorsque ... Chb de la voir avant qu’elle fût au Saint-Sacrement2. Je la trouvai extrêmement combattue entre ce qu’elle avait dit sur la religion et les pensées du mariage, sans savoir, disait-elle, de quel côté pencher. Je lui [f°.1 v°] conseillai de ne penser ni pour ni contre, de peur que la nature et l’inclination naturelle ne fi[ssen]t sa détermination, mais de se mettre devant Dieu sans aucune vue particulière ni distincte, dans une entière indifférence pour tout état, Le priant même avec ardeur de faire pencher la balance du côté qu’il Lui plairait et de faire dire des messes pour cela. Je lui écrivis tout ce que je croyais de plus propre à la faire pencher du côté de la religion. Je lui mandai que le salut était là plus en sûreté, qu’on y tombait plus rarement, qu’on se relevait plus fréquemment : ce sont les termes de saint Augustin. Je lui fis voir les croix du monde avec beaucoup d’exagération, qu’il fallait cultiver la vocation religieuse lorsque Dieu y appelait. Avec tout cela, j’avais au cœur qu’il n’en serait rien. Il m’a passé par l’esprit que vous deviez lui parler vous-même, ne lui point cacher qu’on la recherche et l’obliger à vous parler avec une entière ouverture de cœur, lui en donnant toute la liberté et comptant qu’elle le peut faire. C’est une chose bien dangereuse qu’une religieuse sans vocation. Mademoiselle votre fille fait des pénitences pour connaître la volonté de Dieu, elle m’a même priée [f°.2 r°] de lui envoyer une haire3, elle veut être à Dieu, mais je crois qu’il faut que vous lui soyez doublement père en lui ouvrant le cœur.

Si je voulais faire ma cour à Mme de Ch[evreuse], je ne vous écrirais pas comme je fais, mais il faut que la vérité aille par-dessus tout. Rien n’est de plus grande conséquence que ce pas. J’espère que Dieu vous mettra au cœur ce que vous devez faire et vous fera entrer dans ce qu’Il veut de vous, sans aucune répugnancec.

- A.S.-S., pièce 7147, autographe, à : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », « reçue le 28 février 1693 ».

a N.S.J.C. autographe

b ce passage est peu compréhensible : « Lorsque Mme de Ch[evreuse] [me demanda] de la voir » ?

c reste une demi-page blanche.

1 En mariage.

2 Chez les bénédictines du Saint-Sacrement.

3 Chemise faite de crin, que l’on porte par esprit de mortification. (Rey).

AU DUC DE CHEVREUSE. 2 mars 1693.

Je vois de plus en plus en vous les démarches de la grâce et un de ses soins. Je me trouvais très unie à vous et à M. l’[abbé] de F[énelon]. Il me sembla que Dieu vous ferait aller jusqu’au bout et que, loin que votre course fût interrompue, vous attraperiez et surpasseriez même des personnes qui ont commencé longtemps devant vous.

L’on a peine à comprendre ce que c’est que la mort de la volonté et l’extinction des désirs : l’un[e] suit nécessairement l’autre. Comme les fonctions de la vie sont attachées à l’homme tant que nous vivons en nous-mêmes, nous avons une volonté forte, mais à mesure que cette volonté passe en son Dieu par l’union avec Lui, les désirs, qui sont les soutiens de la volonté, se perdent, jusqu’à ce que notre volonté passe tellement en celle de Dieu qu’elle soit faite une même chose avec la sienne. C’est en ce sens que la prière de Jésus-Christ1 : Mon père, qu’ils soient un s’entend car les volontés unies et passées en celles de Dieu ne font plus qu’une même volonté. C’est ce qui fait que l’on est si uni les uns avec les autres et qu’on [n’]a plus qu’une même volonté. Cela va même jusqu’à l’unité de pensée et de sentiments. [f°.1 v°]

Je crois que vous devez être moins rangé sur les communions, mais communier plus ou moins selon ce que le Seigneur vous y portera. Cette règle est excellente pour un temps, mais il faut dans la suite vous laisser mouvoir et conduire par votre divin possesseur pour faire ou ne faire pas les choses, en sorte que, si vous aviez attrait pour communier un jour qui ne vous serait pas marqué, il le faudrait faire. Accoutumez-vous à être aisément remué par l’impression de la grâce, et à ne vous déterminer à rien par vous-même.

Je suis ravie que mademoiselle de Chevreuse ait pris confiance en vous. Je lui avais fort exhortée. Je ne doute point que Dieu ne bénisse cela, j’en ai un véritable plaisir. Aidez aussi madame : nul ne le peut mieux faire que vous, et cela est de votre état. J’espère que Dieu y donnera grâce, que vous serez doublement père et époux. Ma belle-fille fera ce que vous ordonnez. Du moins je lui parlerai pour vous obéir, mais je peux bien l’y mener s’il fait beau.

Vous éprouvez une chose que toutes les âmes qui sont où vous en êtes éprouvent, qui est une [f°.2 r°] certaine stabilité causée par une foi gardée. C’est en abandon encore aperçu, en espérance que l’édifice se bâtit sur la roche vive « Jésus-Christ »b et qu’il n’est point sur un sable

mouvant comme les édifices des hommes. Ce n’est point à nous de penser comme nous serons dans un temps ou dans un autre, mais bien à nous laisser tels qu’on nous fait être de moment à autre.

Si mademoiselle de c Chevreuse veut venir demain au matin, c’est un temps où il ne vient aucun de mes enfants, ou bien après jardiner si cela l’accomode , mais je suis plus sûre d’être seule le matin. J’aurais bien des excuses à vous faire de ma mauvaise écriture. Et je ne vous en fais point et vous qui écrivez si bien, vous me parlez de la vôtre.

- A.S.-S. pièce 7148, autographe, de lecture difficile, adressée à : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse »; cachet ; «  De Paris le 2e mars 1693 ».

b« roche vive J°C° et » : l’autographe marque exceptionnellement et fortement les points en hauteur (traduits ici par « ° ») après «  J » et « C », majuscules par ailleurs liées entre elles, comme le permet l’ancienne écriture manuelle de ces capitales…

c autre, si mad(ame biffé)(demoiselle add. interl.) de  Dans l’autographe « si, etc. » est séparé de ce qui précède par un trait et barré verticalement d’une autre main pour éviter la copie – que nous n’avons pas retrouvée.

1Jean, 18, 21 : « Afin qu’ils soient tous un, ainsi que vous mon père êtes en moi, et moi en vous ; afin qu’ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m’avez envoyé. » (Amelote).

AU DUC DE CHEVREUSE. 3 mars 1693.

Je vous prie, au nom de Dieu, de ne vous gêner ni pour trois ni pour quatre communions par semaine ni pour plusieurs de suite. Il n’est plus question d’autre chose pour vous que de suivre les mouvements de la grâce sur tout, sans exception. L’usage d’un sacrement n’est pas un obstacle à un autre, vous m’entendez. Allez à l’abandon tête baissée et avec un courage sans interruption. Lorsque vous avez au cœur de me voir ou ne me voir pas, faites-le, et ne gênez point l’Esprit chez vous : lorsqu’on Le gêne, Il se retire. C’est une des choses que saint Paul a voulu dire lorsqu’il nous exhorte de ne point éteindre l’Esprit. La pratique de suivre les mouvements de la grâce est très lumineuse : plus nous la suivons, plus elle se manifeste.

L’Esprit de Dieu se tait lorsque nous Lui sommes infidèles : plus nous Lui obéissons, plus Il demande d’être obéi, en sorte qu’Il nous conduit comme par la main même dans les plus petites choses. Cet Esprit en nous devient aussi naturel que la respiration : plus Il va avant en l’âme dans Sa lumière, plus Il devient délicat et imperceptible, en sorte qu’Il en arrive comme j’ai dit qu’il arrive de la respiration. [f°.1 v°] Nous la sentons lorsqu’elle n’est pas aisée, mais lorsque nous

nous portons bien, nous respirons sans penser si nous respirons : il en est ainsi de la vie de Dieu en nous.

Dieu, après nous avoir fait mourir à nous-mêmes, devient notre résurrection et notre vie. Alors nous ne vivons plus mais Dieu vit Lui-même en nous de Sa vie. Pour parvenir là, il faut donc suivre Dieu avec autant de docilité que de promptitude. Cela vous ôtera insensiblement votre lenteur naturelle et vous rendra tout autre que vous n’êtes. Pour suivre Dieu, il faut mourir à bien des respects humains qui sont plus dans notre idée que dans la vérité, car le Seigneur couvre Lui-même ce qu’Il fait faire. Souvent la terreur des remarquesa nous empêche d’être fidèles à Dieu, et c’est une terreur panique, car plus nous sommes abandonnés, moins on remarque ce que nous faisons. Cela est si vrai que, dans les condamnations que l’on a faites de ma conduite, l’on a inventé ce que l’on a dit et l’on n’a point censuré ce qui était véritablement digne peut-être de censure aux yeux peu éclairés.

Je vous exhorte à suivre Dieu parce que je comprends Son dessein sur vous. Ne pressez point madame de Ch[evreuse] : il faut attendre Dieu. Elle pourra m’imputer le changement de mademoiselle de Ch[evreuse] sur la religion, quoique je n’aie [f°.2 r°] point de part, mais cela ne m’embarrasse nullement. M. de la Motte est mon frère, mais je sais d’un des frères de Moulin qu’il cache le livre et ne le montre pas.

- A.S.-S., pièce 7149, autographe ; adresse autographe : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse en son hôtel » et cachet : initiales et couronne ; en tête : « A Paris le 3e mars 1693 ». L’autographe ne comporte aucune division en paragraphes.

a lecture incertaine.

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 mars 1693.

J’ai beaucoup de joie que Dieu vous ait ouvert les yeux sur une affaire de si grande importance et qui fait tout le bien de notre vie. Il n’y a point de figure dans la prière d’un enfant qui pleure sa mère. Mais il commence ad majorem dei gloria[m]1. Ensuite il est écrit : les larmes de l’enfant seront environ trois cents, parlant du nombre des seaux d’eau. C’est tout ce que j’en peux dire ; je vous enverrai si je peux de ces écritures pareilles. Il n’y a pas d’autre figure que celle des chaudières et


1La devise des jésuites.

...a Je vous souhaite bon voyage, mais encore meilleur dans le chemin de la foi.

- A.S.-S., pièce 7150, autographe ; adresse autographe : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; cachet initiales et couronne ; en tête : « Le 4 ou 5e mars 1693 ». Nous ne savons pas interpréter cette lettre ! Peut-être un emblême, écriture symbolique cryptée.

a Quatre mots illisibles. Tout le texte, depuis : « Il n’y a point de figure » jusqu’à « chaudières et… » est barré de trois traits verticaux entre deux traits de séparation horizontaux, indiquant une préparation pour copie (non retrouvée).

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 mars 1693.

Il est aisé de répondre à une difficulté à laquelle vous répondez vous-même. Les mouvements de Dieu, outre qu’ils sont fort tranquilles, viennent immédiatement de Dieu et ne sont précédés ni de vue ni de pensée ni de rien d’extérieur. Les mouvements naturels commencent par les sens ou le raisonnement et remuent ensuite le fond de l’âme avec quelque espèce d’attache et d’empressement. Ceux de Dieu commencent tout à coup, sans être précédés de rien, et viennent jusqu’à troubler le sentiment lorsqu’on ne les suit pas. Il est vrai que les personnes qui ont perdu toute propriété dans la volonté, les suivent plus sûrement, mais l’on ne peut jamais perdre toute propriété dans la volonté qu’en les suivant, et il faut les suivre avec abandon, content d’y faire souvent des fautes et des méprises qui ne servent qu’à expérimenter. Si l’on était certain de ses mouvements, l’on serait infaillible et non pas abandonné. Je ne vous les donne pas pour infaillibles, mais je tâche de vous faire suivre Dieu avec souplesse et abandon, en foi et incertitude. M. l’[abbé] de F[énelon] vous expliquerait mieux [f°.1 v°] cela que moi et vous satisferait davantage. Souvenez-vous donc que les mouvements viennent directement du fond et ne sont point excités par rien qui ait précédé. Ils vont toujours à notre destruction, à fort arracher à l’homme pour rendre tout à Dieu. Ce mouvement ne doit jamais être examiné avec réflexion. Dès que vous l’examinez, il cesse d’être, il se perd et laisse l’âme dans l’irrésolution et l’incertitude. C’est quelque chose de plus subit que cela, qui se présente le premier et que l’on n’examine point. Il est d’une extrême conséquence pour vous d’aller à l’aveugle, sans quoi vous tomberiez dans le raisonnement, qui vous est très nuisible. Votre lenteur naturelle et votre indétermination venaient de votre raisonnement, mais si vous suivez bien avec abandon et petitesse, il vous donnera une déter

mination prompte, car l’opération de Dieu est comme l’éclair : il faut d’abord le suivre, son effet est produit en un instant, et tout ce qui est plus lent est de l’homme qui raisonne et ne se détermine pas aisément. Une volonté toujours dans l’équilibre est comme une balance : [ne] fusse qu’un grain fait pencher. Je crois donc que Dieu veut que vous Lui soyez abandonné comme un enfant. Allez donc [f°.2 r°] votre chemin, persuadé que tout ce qui vous arrive de moment à autre est ordre et volonté de Dieu sur vous. Faites avec promptitude tout ce que vous faites. Quel inconvénient de cesser une chose lorsqu’il vous vient de la cesser et ensuite de la reprendre ? Dieu veut une souplesse délicate.

Pour S[oeu]r Marie des Valléesb 1, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose.

Je vous prie, m[onsieu]r, de suivre Dieu : Il ne vous égarera pas, et quand Il le ferait, qu’importe !

- A.S.-S., pièce 7151, autographe, sans adresse ; «vers le 16 ou 17e mars 1693 commencement de la Semaine Ste ».

b des valée autographe

1Marie des Vallées (1590-1656), « la sainte de Coutances », exerça une profonde influence sur le groupe spirituel normand, en particulier sur saint Jean Eudes, sur Jean de Bernières et sur le baron de Renty. V. Index, Marie des Vallées.

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 mars 1693.

Je commence par la fin de votre lettre pour vous dire que la réflexion que vous y faites ne vaut rien du tout. Je vous connais non par le bien ou le mal que vous me dites, mais en Dieu, et c’est en Lui que je sais que, quand Il vous aurait fait toutes les grâces possibles, vous n’en seriez pas plus estimé de moi. Dieu est grand en Lui et pour Lui, et Il n’est grand en vous que pour vous rendre très petit. Toutes les misères que vous pourriez me dépeindre ne me feront pas non plus vous moins estimer. Dieu est tout et vous n’êtes rien. Y a-t-il quelque chose au-dessus et au-dessous de cela ? Ecrivez-moi donc simplement et sans réflexion tout ce

que vous éprouvez, et croyez qu’une réflexion d’humilité est contraire à la [f. 1 v°] parfaite humilité, qui est l’anéantissement.

Je reprends le commencement de votre lettre pour vous dire que vous devez vous ouvrir avec simplicité à M. l’[abbé] de F[énelon]a. Nul ne peut mieux vous convenir : il a la science, la droiture et l’expérience. C’est un autre moi-même, Dieu me l’ayant donné d’une manière bien singulière et par un coup de Sa droite. Et bien loin que l’ouverture que vous aurez avec lui puisse nuire à notre commerce, cela serrera notre union, car nous devons tous être un en Jésus-Christ. C’était la prière qu’Il faisait à Son père. Tant que mes lettres vous seront utiles, ne les épargnez pas ; lorsqu’elles ne le seront plus, le Maître saura bien en tarir la source. Je crois que vous devez me dire toutes les pensées qui vous viennent sur moi : [f. 2 r°] quelque désavantage qu’elles puissent être, elles ne me feront pas de peine. Il vous peut venir souvent des doutes sur moi ; mais en me les disant, sans que je lesb justifie, ils se dissiperont. Si vous les gardiezc, cela ferait des milieux qui vous feraient bien du tort et empêcheraient les progrès de la grâce en vous.

Laissons dire toutes les créatures. Dieu est un Dieu Emmanuel, Dieu avec nous, qui Se fait expérimenter. L’expérience est au-dessus de toutes raisons. Laissez-vous conduire en enfant : Il vous fera faire plus de chemin en un jour, que vous n’en feriez par vos propres pas en plusieurs années. C’est un géant dont la course rapide atteint les deux extrémités de la terre : C’est Lui qui élève le petit de la poussière et qui renverse les puissants de leur trône1. C’est Lui enfin qui fait en nous toutes nos œuvres2. Il ne veut qu’un aveu sincère et efficace de notre [f. 2 r°] impuissance. Je dis un aveu « efficace » de notre impuissance, car bien des gens la confessent de bonne foi qui n’agissent pas selon leur créance, car ilsd agissent comme si tout dépendait d’eux. Laissons tout faire à ce Dieu puissant ; et c’est confesser efficacement notre faiblesse, c’est suivre le conseil de saint Pierre qui est de nous humilier sous la main puissante de Dieu3. Comment sommes-nous humiliés sous Sa main? C’est lorsque nous nous laissons mouvoir et conduire par cette divine main. Quelle est cette main sinon la volonté de Dieu ? N’est-ce pas elle qui a tout fait au ciel et sur la terre ? C’est cette volonté divine qui dévore notre volonté et emporte tous nos désirs, comme le vent emporte avec impétuosité quelque chose.

Vous avez raison de ne rien craindre : [f. 3 r°] celui qui n’a plus que Dieu, ne saurait plus rien perdre. Quand je mourrais, quand tout périrait,

Dieu serait toujours le même ; et si Dieu a résolu de Se communiquer à vous par ce misérable canal, la mort n’empêcherait point cette communication, puisque l’âme par qui elle est faite est immortelle. Ces unions sont trop pures pour laisser des craintes et des désirs. C’est l’homme en nous qui attire ces choses, mais Dieu tout pur et indépendant les laisse. Plus vous irez en avant, plus vous éprouverez combien ces unions sont éloignées des idées des hommese.

J’ai de la joie du choix qu’a fait madame de Chevreuse. J’espère que Dieu la bénira : je l’eusse fait comme elle, et si elle m’avait demandé [f. 3 v°] mon sentiment, je lui eusse conseillé de faire comme elle a fait.

Je crois qu’il faut lire de suite la Vie parce que vous verrez une suite de conduite en Dieu qui ne se dément point, vous verrez qu’Il conduit aux enfers et qu’Il en retire. Serait-ce vous dire plus, c’est qu’on est content même qu’Il n’en retire pas, parce que Sa volonté est le paradis du paradis même et changerait l’enfer en paradis. Ô divine main, abaissez-nous dans l’abîme, élevez-nous aux nues et nous brisez tout entiers, que nous soyons votre ballon, il n’importe. Il n’est pas nécessaire qu’une lecture, pour nous procurer grâce, soit conforme à notre état présent : il suffit que Dieu veuille S’en servir pour cela et qu’elle ne soit pas contraire au dessein qu’Il a sur nous. C’est cette divine [f. 4 r°] parole qui, comme une semence, germe et fructifie en un cœur préparé. La parole de l’homme frappe l’oreille et nourrit l’esprit naturel, mais la parole de Dieu germe dans l’intime de l’âme et fait le même effet que l’oraison, puisqu’elle est la même chose dans l’oraison. C’est une parole muette dans la lecture, c’est une expression, mais qui sert aussi, muette, en nourrissant néanmoins. Nourrissez-vous donc de la bonne nourriture que Dieu vous présente et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. Ce mercredi au soirf.

- A.S.-S., pièce 7278, autographe, précédée de : « A Pâques ou environ. C’est le 22e mars », de l’écriture du duc de Chevreuse - Mme GUYON, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition (par J. Ph. Dutoit-Mambrini), Londres [Lyon], 1768, I, lettre 233, p. 657, omet la partie plus personnelle relative à Madame de Chevreuse et à la Vie.

a N. D

b me D

c gardez D

d car puisqu’ils D

e fin de D

f la fin de la page est restée libre.

1 Ps. 112, 7 - Luc 1, 52.

2 Isa. 26, 12.

3 I Pierre 5,6.

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 mars 1693.

J’ai pensé mourir l’autre nuit : ce que j’ai souffert ne se peut expliquer, je fus saignée, j’en ai encore beaucoup de douleur mais ce sont des répits auprès. Je prendrai tel médecin qu’il vous plaira. Je verrai demain madame et mademoiselle de Chevreuse. N’épargnez pas, quand Dieu le voudra, un reste de vie qui vous est consacrée en Notre Seigneurb.

- A.S.-S., pièce 7152, autographe, demi-feuille pliée ; adresse autographe : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse » ; cachet : initiales et couronne.

arépits auprès [de ce que j’ai souffert]. Lecture incertaine.

bns autographe.

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 avril 1693.

J’ai de la joie, monsieur, que Dieu Se serve de l’histoire qu’il m’a fait écrire1 pour vous faire du bien : quand Il ne Se servirait d’elle que pour cela seul, je croirais ma peine bien employée. Il faut vous attendre à une infinité de vicissitudes, qui n’altèrent pas le fond quoiqu’ils paraissent quelquefois l’altérer. Dieu est toujours le même, indépendamment de tout le reste. Accoutumons-nous à ne nous point regarder, ni ce qui se passe en nous, et tout ira le mieux du monde. L’intérêt de Dieu se trouve partout et en tout. Lorsque nous n’en aurons plus2, il y a en nous un consentement achevé, parce que tout tourne toujours fort bien, puisqu’il est comme Dieu veut.

J’ai de la joie que Dieu ait béni le mariage de madame la comtesse de Morsteina. J’espère qu’Il le bénira de plus en plus si elle Lui est fidèle. Pour madame de Chevreuse, vous la connaissez parfaitement. Il faut s’attendre à la voir toujours avec une bonne volonté et de la vertu, mais pour la voie de l’entière mort, elle n’y marchera pas que je crois. Cependant cela peut changer tout à coup, mais il faudrait pour cela qu’elle [f°.1 v°] se laissât conduire en enfant, sans chercher d’assurance en aucun autre lieu.

Puisque vous voulez que je vous parle simplement de moi, je le ferai ingénument et vous laisserai après cela décider vous-même, et je ferai aveuglément ce que vous voudrez.

J’ai deux sortes de maux. Les uns sont une infirmité habituelle depuis du temps, les autres sont des douleurs excessives. Je crois qu’on pourrait me soulager pour les premières, mais je doute qu’on le puisse faire pour les dernières. J’ai mon enflure qui augmente chaque jour. J’ai des rhumatismes, des oppressions de cœur, des maux de tête étonnants, des vomissements violents, et ils me sont utilesb. Je brûle et j’ai une altération insupportable, voilà, à ce que je crois, que l’on pourrait soulager. Je me trouve bien plus incommodée de l’enflure depuis un mois qu’auparavant. Mon régime est grand, car je ne fais qu’un repas très médiocre. Le soir je prends très peu de choses. J’ai éprouvé souvent qu’à l’approche du médecin, mes douleurs cessent et reprennent lorsqu’il n’est plus [là]. Comme je ne puis penser au mal passé et qu’il me voit toujours gaie et que la tranquillité de mon cœur sera [f°.2 r°] passée sur mon visage et passe même à mon pouls, il croit que je me moque et ne peut comprendre que l’on puisse vivre dans des maux aussi violents. Je ne puis, sur cela non plus que pour le reste, user de contrainte. Je suis comme un enfant : lorsque j’ai dit une fois mon mal, je n’en peux plus parler, et les médecins accoutumés à voir des personnes occupées d’eux-mêmes ne comprennent rien à cela. D’ailleurs mes maux violents et pressants me prennent toujours la nuit dans un temps. Je ne puis être secourue, je n’envoie donc quérir le médecin que dans une extrême nécessité, tant par l’habitude que j’ai au mal que parce que n’ayant simplement que le nécessaire de la vie, je ne crains pas que Dieu veuille que je donne tant d’argent à un médecin ne m’en ayant pas donné le moyen. Je vous écris ceci avec une entière simplicité. Si vous m’amenez Mr. Dodart, je le verrai avec plaisir et je l’aimerai mieux qu’un autre. Si Dieu vous inspire de me laisser à Sa pure providence, j’en serai très contente. Je suis grasse et toujours un visage content, cela n’attire guère la compassion d’un médecin ! L’on ne peut être plus unie à vous que je [le] suis en Notre Seigneur.

- A.S.-S., pièce 7153, autographe ; adresse autographe  : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; cachet armorié ; en tête : « 27e mars 1693 ».

1 La Vie.

2Sens probable : lorsque nous aurons perdu notre intérêt, cela sera signe d’un consentement achevé, selon l’image de la girouette au vent de la grâce !

a Morestain autographe

b lecture incertaine.

AU DUC DE CHEVREUSE. 17 avril 1693.

Je verrai, monsieur, demain, M. Dodart, à quelle heure il vous plaira du matin. Je suis mieux. Je lui dirai tous mes maux passés et présents puisque vous le voulez, et je ferai de tout cela l’usage que vous m’ordonnerez.

J’ai toujours bien cru que le commençement du mariage dérangerait madame votre fille, mais il faut espérer que Dieu Se servira même de ce dérangement pour la faire retourner à Lui. Elle m’avait promis de ne point porter de pierreries. Il les faut vendre pour [f. 2 r°] payer les dettes de son mari. Abandonnez tout à Dieu et dites-lui ce que vous pensez : si le Seigneur ne bâtit l’édifice, en vain travaillons-nous1.

Il n’y a rien qu’on n’ait inventé contre l’intérieur pour le détruire. Les persécutions qu’on a faites aux personnes qui suivent cette voie en font foi. Il faut sur cela tenir ses sentiments cachés, et ne point se découvrir pour ce qu’on est, sans une vraie nécessité. L’on a bien traité le christianisme de secte, pourquoi ne traitera-t-on pas de même l’esprit chrétien ? Mais je vous exhorte, avec saint Paul, de demeurer ferme dans cet esprit de foi dont Dieu vous a gratifié. Que vous êtes heureux [f. 1 v° en travers] qu’Il Se soit fait connaître à vous ! Combien peu de personnes Le connaissaient lorsqu’Il était sur terre, et qui étaient des personnes de pauvres pêcheurs, des femmelettes. Ô m[onsieu]r, soyons bien petits et nous serons enseignés du Seigneur. Il nous découvrira des secrets qu’Il cache aux grands et sages du siècle. A quoi cette sorte2 aboutit[-elle] ? Elle a fait quitter tout, perdre pour Dieu toutes sortes d’intérêts, quels qu’ils soient, afin que Son pur amour triomphe. Je ne m’étonne pas que les amateurs d’eux-mêmes condamnent ce renoncement total et ce sacrifice entier, qui est seul digne de Dieu. Sans ce renoncement parfait, nous ne faisons pour Dieu que ce que nous ferions pour une créature. Oh ! plût à Dieu que cette sorte s’étende par toute la terre ! Lorsque l’Esprit-Saint soufflera, elle sera renouvelée.

- A.S.-S., pièce 7154, autographe, à : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet armorié couronné ; autographe, souligné : « 17 avril 1693 ».

1Psaume 126.

2Cette sorte de personnes touchées par le véritable esprit chrétien.

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 avril 1693.

Poison?

Je ne sais pourquoi, je ne puis vous remercier de la bonté que vous avez de vous intéresser à ma santé. Elle m’est si fort indifférente que je ne puis penser si c’est un mal ou un bien de travailler à sa conservation. J’ai fait mettre les pousses1 à l’endroit de l’enflure, comme M. Dodard l’a dit, et ils y sont resté imprimés. Je me suis trouvée plus abattue le reste du soir que je ne parus et, pour avoir trop parlé, je ne pus parler le reste du soir. L’on a dit à M. Dodard que [f. 1 v°] je ne dormais point du tout ; il est vrai que je suis assez souvent sans dormir, soit par les douleurs violentes, soit par les oppressions, et enfin par des chaleurs excessives qui m’obligent, dans les plus grands froids, d’avoir les mains hors du lit. J’ai toujours beaucoup de feu dans les mains, mais pour l’ordinaire je dors assez bien. Le matin, je me porte assez bien, mais pour le soir il n’en est pas de même. Je voudrais que M. Dodard agisse librement sur ce qui me regarde. J’ai oublié de lui dire qu’à Bourbon2 les eaux remontaient et qu’il ressortait comme des flocons de neige, ou plutôt comme si elles bouillaient dans l’estomac par écumes blanchies, ce qui surprenait les médecins. De plus les eaux m’altéraient beaucoup, ce qu’elles ne font pas [habituellement] et montaient l’appétit, que je [f. 2 r°] n’ai jamais, car je me sens toujours fort pleine. Il m’est venu de dire tout cela, et je vous le dis aussi bien que la pensée de vous voir avant le voyage : il me semble que le Seigneur veut que nous nous voyions quelquefois.

- A.S.-S., pièce 7155, autographe, daté et souligné « du 18e avril 1693 ». Sans adresse.

1Ortographe sûre : s’agit-il d’une plante aux vertus médicinales ? ou bien d’un terme médical ayant un rapport avec les poucettes, corde ou chaînette dont on se sert pour attacher les pouces de certains prisonniers ?

2Bourbon-l’Archambault, petite ville d’eau située près de Moulins, fréquentée au XVIIe s. : « L’eau de ces bains ou puits est claire, limpide et si chaude, qu’on n’y peut tenir la main… » (Expilly).

AU DUC DE CHEVREUSE. 20 avril 1693.

Depuis que vous êtes parti, je suis restée dans une plénitude pour vous qui me rend toute languissante. Je n’ai point dormi et mon cœur n’est qu’à peine soulagé du temps que j’ai été avec vous. Ouvrez-moi donc tout votre cœur et demeurez uni à moi de plus en plus. Si vous ressentiez autant qu’il m’est donné pour vous, vous sentiriez les effets de cette abondance. Je vous écris par M. Dupuis: il a souvent des commodités. Je sens que Dieu vous [f. 2 r°] veut avancer et vous faire gagner le temps que vous avez été sans vous laisser posséder de Lui. Soyez-Lui bien docileb.

[f.1v°] Je rouvre pour vous dire que vous m’êtes donné avec une force et une impétuosité qui ne m’est pas ordinaire et que j’éprouve pour très peu. Je suis obligée de vous recevoir comme un enfant très cher dont on me fait être la véritable mère. L’office d’une mère est d’enseigner et de nourrir. Recevez la bonne nourriture que je vous présente et votre âme, étant engraissée, sera dans la joie. Si vous me recevez pour votre mère comme je vous accepte pour mon enfant, les grâces et les croix ne vous seront pas épargnées, ni à moi de souffrir pour vous.

Au lieu de rendre la Vie que vous lisez à M. Dupuy, vous me la rendrez en partant. Peut-être l’achevez-vousb ?

- A.S.-S., pièce 7156, autographe, à : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », fragment de cachet ; daté « 20 ou 21e avril 1693 ».

a par (M. Dupuis raturé) autographe

b fin de page vide, reprise sur le [f. 1 v° ] en travers.

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er mai 1693.

Je comprends aisément ce que vous me dites pour l’avoir éprouvé. Nos âmes sont les épouses de Jésus-Christ. Elles n’ont point de sexe différent, et c’est ce qui fait l’unité simple des âmes en Dieu sans retours ni réflexions. Abandonnez-vous bien à l’Esprit de Dieu afin qu’Il fasse en vous, de vous et par vous, tout ce qui Lui [f. 1 v°] plaira. Quoique l’âme soit toute passive et toute simple, elle ne laisse pas de se donner et de se sacrifier, et cette action n’est point multipliée, puisque Celui qui agit en nous nous meut. Pour agir de plus lorsque Dieu veut de nous de nouvelles choses, comme par exemple de nouveaux abandons, Il nous fait abandonner et livrer d’une manière distincte. Jésus-Christ ne Se livra-t-Il

pas lorsqu’Il dit : non point ma volonté mais la vôtre1, quoiqu’Il Se fût livré dès le moment de Son incarnation, [f. 2 r°] ainsi qu’il est écrit à la fin du livre, dit-il après David2, que je ferai votre volonté, etc. Je n’ai rien à vous dire de plus, sinon que vous ressentiez cette plénitude, qui ne vous est donnée, comme à Job, que pour vous appauvrir un jour ; mais il faut ressentir dans le moment présent tout ce qui s’opère. Nous nous verrons encore s’il plaît au Seigneur.

- A.S.-S., pièce 7158, autographe, adressée à « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet armorié couronné ; daté en tête du « 1er mai 1693 ».

1Matthieu, 26, 39 ; Marc, 14, 36 ; Luc, 22, 42 ; Jean, 12, 27.

2Psaume 39(40), 8-9.

AU DUC DE CHEVREUSE. 3 mai 1693.

Je crois qu’il sera bon de se voir puisque Dieu le permet. Le matin, j’ai une dame de votre connaissance, mais immédiatement après le dîner cela sera fort bien. J’espère que Dieu vous sera toujours plus fort en toutes choses.

- A.S.-S., pièce 7157, autographe, adressée à « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet armorié couronné.

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 mai 1693.

Je vous prie, monsieur, de voir cette lettre et d’y répondre vous-même. Je crois qu’il y a quelques considérations à avoir sur les raisons de madame de Morstein. Je ne répondrai rien que je n’aie de vos nouvelles. Je ne vous dis rien de plus. Vous savez ce que je vous suis en Notre Seigneura.

- A.S.-S., pièce 7159, autographe ; pas d’adresse ; fragment de cire.

a n. s. autographe

AU DUC DE CHEVREUSE. 8 mai 1693.

«…vous regarder comme une statue qui se pourrait voir ébaucher».

Je n’ai jamais pu répondre par votre laquais à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, étant avec deux hommes que vous connaissez bien qui s’en retournaient avec Jaille. Votre laquais ne pouvait attendre. Je ne puis [sais] que vous dire sur madame de Morst[ein]. Je crois que de vouloir exclure absolument tous les airs de l’opéra, c’est quelque [f. 1 v°] chose de trop fort. Il y en a qui sont même très propres à être bien formés. J’ai peur qu’une exactitude trop outrée ne la rebute. Demandez à M. l’[abbé] de F[énelon] sa pensée là-dessus. J’aime bien votre état et le trouve aussi bon et meilleur que celui qui l’a précédé. Je vous connais à fond. Il n’y a rien à faire pour vous à présent qu’à vous laisser marcher. Vos défauts que l’on voit, les fautes mêmes senties. Il faut tout recevoir [f. 2 r°] de la même sorte et vous laisser purifier au Seigneur notre Dieu : c’est à Lui à tout faire, et à vous de tout souffrir et vous regarder comme une statue qui se pourrait voir ébaucher. Elle aurait souvent peine à souffrir des traits mal polis et voudrait les voir adoucir, mais il faut tout souffrir et [il] faut laisser faire sans mettre la main à l’arche , quoi qu’elle penche, comme pour tomber1. [f. 2 v°] Je suis unie à vous comme Dieu connaît. J’espère vous voir encore une fois avant votre départ.

- A.S.-S., pièce 7160, autographe, sans adresse ; « 8e ou 9e mai 1693 ».

amot illisible.

1Samuel 6,6-7. Allusion à l’épisode d’Oza qui retient l’arche d’alliance.

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 mai 1693.

Venez quand il vous plaira. J’ai bien envie de rester en silence avec vous. Je ne saurais croire que l’écrit des Torrents pût convenir à M. Boileau1. Le commençement, je crois, lui conviendrait assez. De plus, j’en ai affaire pour envoyer à qui je vous ai dit. Vous pourriez lui faire lire le commencement. Enfin je laisse cela à votre disposition. Il me le faut pour vendredi. Nous parlerons de tout ce qui vous regarde. J’ai ici plusieurs personnes. Madame de Ch[evreuse] vous doit-elle empêcher de venir ? Ses visites sont fort courtes.

- A.S.-S., pièce 7161, autographe, datée du « 12e mai 1693 » ; pas d’adresse, cachet (soleil ou cœur avec rayons et fleur).

1 « Jean-Jacques Beaulaigue (dont Boileau est la forme francisée), 1649 - 1735, dit « Boileau de l’Archevêché », à ne pas confondre avec le grand Boileau ou avec le frère de ce dernier, Nicolas-Jacques. Voir Index, Boileau (Jean-Jacques). Il avait déjà examiné le Moyen court (v. Orcibal, préface à la réédition des Opuscules spirituels, Olms, 1978).

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 mai 1693.

Il n’y a aucun rapport de la seconde voie à la troisième et même, il est plus difficile d’entrer de la seconde dans la troisième que de la première. Je vous souhaite un voyage bon et saint dans la volonté de Dieu, et je serai fort unie à vous comme à une personne que Dieu m’a donnée singulièrement. Si j’en ai le mouvement, je verrai M. Boileau en votre absence.

- A.S.-S., pièce 7162, autographe, adressée à « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; cachet armorié couronné ; date : « 15e mai 1693 ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 juin 1693.

«…cet amour tout pur et tout dégagé des rapports à soi-même auquel vous êtes appelé».

Il m’est mis au cœur de vous écrire, monsieur. Je le fais simplement. J’ai recommandé ma lettre à Celui auquel je me confie entièrement et suis comme sûre qu’elle vous sera rendue. Je vous aime en Lui plus que jamais et je vous parle de loin. Dérobez quelques moments à vos occupations afin de m’écouter. Livrez-vous à l’amour, ou plutôt restez-y livré. C’est cet amour tout pur et tout dégagé des rapports à soi-même auquel vous êtes appelé. C’est l’essentiel pour vous. Tout le reste ne doit être regardé que comme des accidents et des suites de ce même amour. Dieu ne vous a prévenu avec une plénitude si grande que pour vous attirer dans le piège qu’Il vous tend. Vous le connaîtrez mieux, cet amour nu. Vous connaissez à présent cet amour fort et vigoureux qui semble, par son jardinier, devoir consommer toute l’âme, c’est à Lui qu’il vous faut laisser dévorer sans retour. C’est en Lui que je vous suis tout ce que le Seigneur m’a fait vous être. J’embrasse votre Compagnon de voyage, Celui avec qui vous êtes en même carrosse.

- A.S.-S., pièce 7163, autographe, adressée à « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; daté « 11e juin 1693 »; en tête : « Cette lettre a été reçue à

Rocroi ou Merderes [ce dernier mot de lecture incertaine] le 16 ou 17e juin 1693. Elle aurait sans doute été écrite le 11e ou 12e ». Les Chevreuses vont , comme d’autres, accompagnés d’un chirurgien, chercher un blessé après la bataille.

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 juin 1693.

«…que la volonté perde toute tendance, après avoir perdu tout choix».

Votre lettre m’a fait un fort grand plaisir. Vous n’éprouvez que ce que vous devez éprouver dans l’état où vous êtes. L’intérieur est un paradoxe continuel. Plus le sens se perd en Dieu d’une manière pure et nue, plus les sens sont comme laissés à eux-mêmes, et la faiblesse des sentiments est comme les peaux du tabernacle, qui le conservent en le couvrant. Je ne vous ai point oublié, et s’il y avait moins de vicissitude à votre état, il serait moins sûr.

Il faut vous accoutumer au pur amour et à la foi nue. L’un [f°.1 v°] est inséparable de l’autre. Plus la foi est pure, destituée de témoignages et de soutien, plus l’amour devient comme une flamme pure qui s’élève au-dessus de toutes matières. Plus l’abandon est pur, plus il est privé d’assurance. Il faut, afin que cela soit comme je l’ai dit, que la volonté perde toute tendance, après avoir perdu tout choix. Laissez-vous donc dans la main de l’Amour qui sera toujours le même, quoiqu’il vous fasse souvent changer de situation et de disposition. Ce Seigneur fait toutes les saisons, le froid et le chaud. Cela nous suffit pour être parfaitement contents. Celui qui [f°.2 r°] préfère une disposition à l’autre, qui aime plus la plénitude que le vide, aime les dons de Dieu et non pas Dieu, puisque, quand il y a plus de vide et de dépouillement, il y a plus de mort, et où il y a plus de mort, il y a plus de Dieu. Nous dirons le reste à la vive voix.

Je suis ravie du voyage. J’ai cru qu’il vous unirait de nouveau, et j’ai au cœur que Dieu vous fera servir jusqu’à ce que vous ayez attrapé mon bon1, afin de marcher ensuite dans une unité parfaite. J’ai de la joie de l’humiliation. J’espère toujours que Dieu ne rendra pas mon attente vaine. J’ai été voir le p.p.2 Je l’aime bien. Si vous y eussiez été, cela aurait augmenté le plaisir. Je ne puis écrire à madame de Ch[evreuse] à présent. Je ne m’en contrains.

- A.S.-S., pièce 7164, autographe, sans adresse ; en tête, de la main du duc : « Cette lettre a été reçue à Reims je crois le 19 ou 20e juin 1693. Elle a dû être écrite vers le 16e ou 17e ».

1 Le bon duc : Beauvillier.

2Le petit prince, le duc de Bourgogne.

AU DUC DE CHEVREUSE. 30 juin 1693.

« Il prend dans Son sein, Il rejette ensuite sur le sable, c’est-à-dire en nous-mêmes».

J’avoue, monsieur, que je reçois toujours un nouveau plaisir de voir en vous les démarches de la grâce. Je ne vous ai pas quitté d’un moment, et croyez que c’est le même Dieu qui fait la pluie et le beau temps, l’abondance et la sécheresse. Ce sont ces vicissitudes qui forment l’intérieur, comme les saisons différentes composent l’année.

O monsieur que je porte dans mon sein ! laissez-vous mener à Dieu, sans faire un moment d’attention sur vous-même, et tout ira à merveille. Dieu vous aime : Il vous a choisi pour Lui, mais Il veut seulement être le Maître chez vous. [f°7v°] Qu’Il n’y soit contrarié par quoi que ce soit ! Il met haut et bas en paix, et, dans les combats, Il prend plaisir de faire comme les vagues de la mer. Il prend dans Son sein, Il rejette ensuite sur le sable, c’est-à-dire en nous-mêmes. Soyons le ballon de notre bon Maître : Il garde Sa gravité avec les hommes, mais Il Se joue avec Ses enfants. J’ai bien de la joie de ce que vous me dites de Mme de Chevreuse : j’espère bien de Dieu pour elle. Pour M. le C[uré de Versailles]1, M. l’abbé de Fénelon m’a mandé ce qu’il lui avait dit : il est fort alarmant. Pour moi, je suis contente de tout ce qu’il plaira au Seigneur d’ordonner. Pour une seule âme, je serais pressée de souffrir non seulement la prison, mais la mort. Péril partout, et péril en aucun lieu, péril sur mer, sur terre, parmi les faux frères : tout est bon en Celui qui nous unit pour jamais2.


1 « Le curé de Notre-Dame de Versailles, de 1686 à 1704, était François Hébert, prêtre de la Mission, depuis évêque d’Agen. » v. UL, t. V, p. 310.

2II Cor., 11,26.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°7, autographe, adresse : « Monsieur le duc de Chevreuse à Versailles », ajout de Chevreuse : « 30e juin 1693 » ; Corr. de Fénelon, 1828, vol.7, lettre 11.

aSix mots biffés.

AU DUC DE CHEVREUSE. 2 juillet 1693.

Difficultés avec M. Boileau. Des ecclésiastiques trompés par des dévotes.

Il m’est venu fortement au cœur de vous prier, monsieur, d’éclaircir à fond l’affaire dont vous me parlâtes hier. Cela est le plus aisé du monde, et cela est nécessaire pour vous et pour l’abbé B1. Il est nécessaire que vous ne vous laissiez pas tromper dans un temps où l’ange de ténèbres se transfigure en ange de lumière afin de confondre la vraie piété avec le crime. Je ne trouve rien de plus mauvais que la malice des gens qui couvrent le désordre sous une piété feinte. Ils confondent tellement la vérité avec le mensonge qu’on ne la peut découvrir. J’ai toujours eu en horreur un nombre de filles exécrables qui courent dans Paris, qui étaient à un père a qui s’appelait Vautier supprimer2, et qui, selon le rapport que l’on m’a fait de lui, peut être appelé le chef de la synagogue de Satan. Il y a plusieurs années qu’un prêtre, qui demeurait auprès de M. l’abbé de Ch[arost], nommé M. de ville [Deville], me parlant de certaines dévotes prétendues qui l’étaient venu trouver, entre autres, cette créature nommée des roussaux [Desrousseaux] dont il s’agit, que je n’avais jamais vue, dont je n’avais jamais ouï parler, qui lui avait même caché son nom, je lui dis par une impression que j’eus au cœur, que cette fille le trompait. Il fut même un peu scandalisé [f°9v°] contre moi de ce que je jugeais d’une fille que je ne connaissais point. Il l’éprouva six mois : elle se contrefit toujours, et lui jura qu’elle n’était point de ces filles du père Vautier. Elle fit même une lettre qui aurait paru assez bonne à mon esprit, si mon cœur ne l’eût pas démenti. Je persistai toujours à lui soutenir que j’avais au cœur que cette fille le trompait. Etonné de ma fermeté, il me pria que je la pusse voir. Il me l’envoya chez M. Fouquet. Elle me dit qu’elle était dévote, qu’elle faisait une heure de méditation chaque jour. J’eusse été trompée par ses paroles, si mon cœur ne m’eût confirmé ce que je pensais. M. de ville [Deville] lui dit enfin de se retirer. Au désespoir de cela, elle lui écrivit une lettre pleine d’injures, où elle lui confesse qu’elle est des filles du père Vautier. Il garde encore cette lettre où elle le menace de le perdre. C’est leur manière de se confesser, et de se servir de la confession pour condamner ceux qui les condamnent. Mme de Ch[evreuse] sait cela, et M. de ville [Deville] pourrait faire voir la lettre.

A quelques temps de là, cette même fille, persuadée, comme elle le met dans la lettre qu’elle écrit à M. de ville [Deville]3, que c’est moi qui l’ai découverte, alla dire du mal de moi dans un endroit. J’oublie de dire qu’elle me vint trouver chez moi, me pria d’avoir pitié d’elle, qu’elle se voulait convertir. Je lui dis de faire une confession générale ; elle m’assura l’avoir faite. Je lui dis : « Vous me trompez ». Elle a fait avec une autre fille tout ce qu’elle a pu pour me tromper, Notre Seigneur m’a toujours éclairée. Elle a même dit à d’autres qu’il était impossible de me tromper. Elle fut aux Cent-Filles ; je sus [f°10r°] qu’elle y avait été. Je connaissais la supérieure que M. Fouquet4 m’avait fait voir. J’avais envie de la faire avertir qu’elle ne souffrît point cette fille. Comme j’étais dans cette pensée, l’on me dit qu’elle me demandait. Ce fut la première chose que je lui dis, qu’elle ne souffrît point cette fille, et que c’était une misérable qui perdrait sa communauté. Elle me dit que je lui faisais bien du plaisir de lui dire cela, parce qu’elle venait pour s’éclaircir avec moi de choses horribles que cette fille lui avait dites. Je lui conseillai de la faire enfermer. Elle me parla de ce missionnaire qui s’en est allé. J’en avertis même de sa part M. le curé de Versailles afin qu’on y mît ordre. Ils nièrent tout, mais depuis ce temps il n’y a sorte de maux qu’ils n’aient dit de cette supérieure, qui est une bonne fille. M. Nicole est de ses amis. Cette même supérieure m’avertit, à quelque temps de là, que cette des roussaux [Desrousseaux] était allée à Fontainebleau pour tâcher de corrompre certaines filles conduites par des missionnaires. Elle me pria de faire avertir ces missionnaires. Je priai M. de la Marvallière de les avertir sans que j’y fusse mêlée ; il y a deux ou trois ans à Fontainebleau, il b peut s’en souvenir.

Il y a un an qu’elle fut voir une sainte fille que je connais. J’empêchai cette fille de la voir, et même je fus du temps sans vouloir revoir cette bonne fille, à cause qu’elle l’avait vue dans ce temps-ci une personne sans s’informer de ce qu’elle était. M. l’abbé c Couturier5 et une parente, très sage fille, cette fille est fort de mes amies s’appelle Péchera6, conduite e par le père Robine7, augustin), qui est très sage, sont témoins du soin [f°10v°] que j’ai pris pour convertir cette fille, et de ce que j’ai fait pour qu’elle ne trompât personne. Un missionnaire nommé guilfon [Guyfon]7a est celui qu’elle voyait à Saint-Cloud, et dont je fus avertie par la supérieure de la Miséricorde, nommée les Cent-Filles, et dont j’avertis M. le curé de Versailles. Ce guilfon [Guyfon] que je n’avais jamais vu, me vint trouver et me pria de ne le pas perdre ; qu’il me jurait qu’il ne verrait jamais cette fille, qu’il ferait ce que je lui dirais. Il me parut tant d’ingénuité dans ses paroles que je le crus. Il me conta son voyage d’Italie, bien des désordres, qu’il avait été perdu parce qu’on l’avait poussé trop jeune dans les emplois. Je lui dis qu’afin de changer efficacement, se connaissant faible, qu’il devait quitter Saint-Cloud, où il y avait un frère de cette fille qui lui était un prétexte à la voir. Il me le promit. Il me proposa d’aller aux Invalides. Je n’y consentis point, le croyant trop exposé. Enfin je gagnai sur lui qu’il demanderait à être mis à Saint-Lazare, où il n’aurait point de liberté. Il me vint voir en allant à Saint-Lazare et me fit des protestations d’un changement de vie8. Son air ingénu, où l’on voit bien de la faiblesse et peu de malice, ce qu’il avait fait pour éviter l’occasion, firent que je lui promis de l’aider. Il m’écrivait de temps en temps, et me mandait qu’il se comportait à merveille, qu’on était très content de lui. Je le vis un jour d’une manière qui me fut suspecte. Je lui dis que je le croyais infidèle ; il me jura que non. Néanmoins une fille que je ne connais point, qui [f°11] me dit s’appeler La Vivier, demeurant dans une communauté de M. le curé de Saint-Sulpice, me vint trouver, et me dit : « Madame, je suis obligée de vous dire que M. Guyfon f a revu cette fille, ou du moins qu’il lui écrit. » Je fus fort fâchée contre lui et lui mandai par un billet qu’il eût à ne plus m’écrire. Il dit qu’il manda à M. le c[uré] de Vers[ailles] que je lui avais défendu de m’écrire. Je n’ouïs plus parler de lui, jusqu’à ce qu’un jour il vint en habit de prêtre me voir. J’en fus surprise. Il me dit qu’il avait quitté, du consentement de M. Joly, qu’il savait n’être pas propre à la Mission, mais qu’il ne prétendait pas être moins réglé, pour cela [parce] qu’il servait de vicaire à un curé d’un faubourg de Paris, dont il me montra un certificat. Je crus devoir lui représenter le danger où il était de tomber dans ses premiers désordres. Il m’avoua sa faiblesse, et me pria de l’aider à quitter Paris et les occasions. Je lui dis que s’il voulait changer véritablement, je le mettrais auprès d’un homme qui le veillerait de près. M. le marquis de Charost avait besoin d’un aumônier pour son régiment : je [le] lui recommandai. Je lui dis qu’il était faible, qu’il avait besoin qu’on veillât sur lui. Je le fis recommander à son écuyer, qui est un fort honnête homme, et je lui dis qu’à la moindre légèreté, l’on le mettrait dehors. Il est allé dans le dessein de mieux faire, il n’a point écrit à cette créature, et l’on en est content.

Il y a quelques jours que cette même fille de la communauté [f°11v°] de Saint-Sulpice me vint dire que cette Desrousseaux était enragée de ce que je lui avais ôté cet homme qui ne lui avait pas même écrit, qu’elle s’en vengerait en me faisant tout le mal qu’elle pourrait, que je la décriais et la rendais suspecte. Voilà, monsieur, toute l’histoire, qu’il vous est aisé d’éclaircir. Je dois à la bonté que vous avez pour moi de ne vous pas laisser tromper, et quand je ne serais pas à Dieu au point que j’y suis, je voudrais, par un certain honneur, que vous sussiez par vous-même la vérité. Il y a bien de la tromperie à présent, et les libertins se couvrent du manteau de la piété. Je prie Notre Seigneur qu’Il vous éclaire.

Ce qui a fait qu’il est plus aisé de m’imposer qu’à une autre, c’est à cause des affaires qu’on m’a faites, et ce sont ces mêmes affaires qui font croire à ces misérables que je pense comme elles. Elles avaient été prévenir contre moi feu M. l’abbé Robert, pénitencier. Je ne me suis jamais mise en devoir de me justifier mais une affaire sans mon su, dont il fut pleinement éclairci, lui fit bien changer de langage peu avant de mourir. Il s’en expliqua à mad[ame] dangeo [Dangeau], à qui il avait dit que j’étais suspecte. Il lui dit qu’il avait vu des faits si positifs qu’il m’estimait autant qu’il m’avait condamnée. Elle est encore vivante pour rendre ce témoignage. Il serait aisé que la supérieure des Cent-Filles éclaircît M. bolau [Boileau] et vous : cela est de conséquence.

Il est bon de vous dire que ce M. Guyfon n’est pas de ces gens qui veulent passer pour dévots, et qui se couvrent du masque de la piété pour commettre des crimes. Il a été libertin, il l’avoue de bonne foi, et c’est par cet esprit qu’il avait quitté Saint-Lazare la première fois.


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°9, autographe, « 6e juillet 1693 ou quelques jours devant » ; A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°2] : c’est la première lettre recopiée par Dupuy dans ce fort volume manuscrit (« Lettres de Madame Guyon à Mr. le duc de Chevreuse, copie de la main de M. Dupuy, Mme Giac »). Nous adoptons sa datation. - A.S.-S. ms. 2173 (La Pialière), [1] : cette lettre est recopiée également par La Pialière, dont la copie fut vérifiée par Dupuy  - Correspondance de Fénelon, 1828, vol.7, lettre 12.

a (home biffé)(père add.interl.)

bans ; il Dupuy (omission).

c avait vu dans ce temps-ci une personne, sans s’informer de ce qu’elle était. M. l’abbé omis par Dupuy.

e parente qu’il a, qu’on nomme Mlle Pécherat, conduite var. Dupuy qui omet : « cette fille est fort de mes amies ».

1 L’abbé Boileau.

2 « …un jésuite du nom de Vautier, qui fut vers ce temps-là l’une des bêtes noires des jansénistes ». COGNET, Crépuscule…, p. 160. Voir sur toute cette période, Vie 3.12. en particulier § 6 : « L’on m’avait engagée, comme j’ai dit, de voir M. Boileau au sujet du Moyen court… » - Orcibal analyse ainsi la situation : « Celui-ci [M. Boileau] était peu après devenu enthousiaste de sa quasi-compatriote (de Rouergate elle était devenue Toulousaine) Catherine Dalmeyrac, alors connue sous le nom de Mlle de la Croix (ou sœur Sainte Croix) et plus tard sous celui de mademoiselle Rose. On ignore qui ouvrit les hostilités : Mme Guyon avoua un moment avoir confondu la béate « tombée du ciel » avec une autre Toulousaine, la des Agues, qui avait trompé l’abbé de Ville. [...] Il est en tout cas certain que sœur Sainte-Croix persuada sans peine à son directeur que « la gloire de Dieu n’était point en Mme Guyon [...] dont elle avait appris du ciel l’iniquité. » Elle trouva pour l’appuyer une fille du P. Vautier [la D’Erous ou Desrousseaux ?] qui disait s’être convertie par son moyen. Boileau s’était donc déclaré contre Mme Guyon avant le 10 juillet 1693 : « Il se remua beaucoup du 4 septembre au 18 octobre [...] et agit par la suite en véritable chef d’orchestre de la campagne contre la quiétiste [...] entraînant à sa suite beaucoup de dévots, tels les Noailles [...] et même des sulpiciens » (Correspondance de Fénelon, Lettre 310A, note 2).

3 Identifié comme M. Deville par la Correspondance de Fénelon, édition de 1828.

4 Un des frères du surintendant ; il fut disciple de Bertot comme Madame Guyon, « un grand serviteur de Dieu et un ami fidèle » (Vie 3.15.3).

5L’abbé Couturier apparaît lors de l’emprisonnement de Madame Guyon et est alors interrogé les 3, 9 et 14 janvier 1696 par La Reynie, où il adopte un profil bas : « Il est âgé de 45 ans et d'une très faible complexion. Il a été religieux à la Trappe [...] la faiblesse de son tempérament le força de quitter ce lieu, il y revint encore il y a 14 ans, mais cette seconde tentative n'eut pas plus de succès que la première. Il n'a aucune littérature, c'est un homme obscur, sans talent, et Mme Guyon ne lui a donné aucun emploi où il fut nécessaire d'avoir de l'esprit […] » (Voir B.N.F., nouv. acq. fr. 5250 ; édité partiellement dans Documents d'Histoire, dir. E. Griselle, 1910).

6Mlle Pécherard est interrogée par La Reynie le 9 janvier 1696. Agée de « 54 ou 55 ans », elle ne livre rien de précis ni sur elle ni sur Mme Guyon : « ...qu'il est bien vrai qu'elle a eu un livre [...] Règle de l'enfant Jésus [...] qu'elle a pareillement acheté deux autres livres [...] Moyen court et facile et l'autre est une explication du Cantique des Cantiques. » On tente de lui faire reconnaître « des règles particulières pour ceux de la Société de ladite Dame Guyon, que l'on qualifie la petite Église. » Son second interrogatoire du 12 janvier fait apparaître plusieurs textes copiés de sa main, tiré du septième livre de l'amour de Dieu de François de Sales, d’une Conférence de Cassien…

7 « …Supérieur de la maison des Grands Augustins de Paris. […] Ayant communiqué au père Robine le petit livre des Règles de l'enfant Jésus, il [le Cal de Vendôme] lui marqua quelques endroits du dit livre, où il dit qu'il fallait prendre garde. » (Interrogatoire de Mlle Pécherard du 9 janvier 1696).

7a Guyfon ou Guifon, ce dernier nom cité comme opposant dans la lettre aux Examinateurs du 25 juillet 1694.

8 « M. Fouquet ayant un valet de chambre qui avait très bien étudié, et fort honnête homme, une fille qui demeurait dans le logis en devint éperdument amoureuse. […] Un jour, elle lui dit : « Malheureux, je me suis donnée au Diable afin que tu m’aimes, et tu ne m’aimes pas? » Il fut si effrayé de cette déclaration qu’il fut le dire à son maître, lequel, après avoir interrogé cette fille qui lui dit des choses horribles, la mit dehors. Comme le valet de chambre avait très bien étudié, l’horreur de ce qu’avait fait cette malheureuse le porta à se faire père de Saint-Lazare. » (Vie 3.12.3). S’agit-il du même G[uyfon] et de la Desrousseaux ?



AU DUC DE CHEVREUSE. 6 juillet 1693.

Il me vient, monsieur, de vous dire que M. Bollau [Boileau] parle lui-même à ces trois médecins, qu’il examine de près, qu’il ne s’en rapporte à personne, et il découvrira ce que c’est que cette fille. Mon cœur n’est point net. Ne pourriez-vous point me dire son nom ? Je crois qu’il servirait à faire voir clair, sinon je prie Dieu qu’il donne à M. B[oileau] la lumière de vérité pour discerner le faux du vrai. [f°14] Je vous prie d’être persuadé que tout ce qui est extérieur se contrefait ; mais ce qui pénètre le fond de l’âme ne peut venir que de Dieu. Ô Dieu, faites connaître votre vérité ! L’Antéchrist est levé : comment le discerner ? Je prie Dieu qu’Il vous fasse sentir par son impression intime que je dis vrai.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°13, autographe ; adresse autographe : « pour / Monsieur le duc de Chevreuse », cachet ; de l’écriture de Chevreuse : « Reçue à Paris dans la chambre de Mr Boill[eau] », date en tête : « 8e juillet 1693 », répétée au dessus de l’adresse : « 8e juillet au soir ». Sur le côté de l’adresse : « Lettre envoyée à M. B[oileau] ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°5] - A.S.-S. ms. 2173 (La Pialière), [4] - Fen 1828, vol.7, lettre 13. Nous adoptons la date de l’envoi indiquée par Dupuy.

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 juillet 1693.

J’espérais vous voir ce matin, monsieur, maisa comme cela n’est pas et que je vais dîner chez madame de Mortemart b, où je passerai toute la journée, si vous avez la bonté de me faire savoir quelque chose, ou que ce fût votre chemin, en vous en retournant, de passer chez elle, cela me ferait plaisir. Si vous aimez mieux que je retourne au logis, faites-moi la grâce de me le mander et à quelle heure. Cela ne paraîtrait pas chez Madame de [f°.1 v°] Mortemart : elle me donnerait une chambre pour vous parler. Je suis de plus en plus unie à vous. J’ai le cœur un peu serré de ce que je peux causer du mal aux personnes que j’honore le plus. Je prie Dieu qu’Il fasse connaître la vérité. Qu’Il règne et que je périsse.

Je sais que Madame de Chevreuse est fort peinée parce que vous vous confiez à moi. Ne serait-il point mieux de me laisser tout à fait ?

- A.S.-S., pièce 7168, autographe ; adresse autographe : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; cacheté ; en tête : « Ce mardi à (dix heures biffé) (midi add.interl.) » autographe ; ajout : « 7e juillet 1693 à midi ».

a matin, /M/, mais autographe

b Mortemare autographe ; même orthographe reprise par la suite.

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 juillet 1693.

Madame de Chevreuse étant chez madame de Mortemart, je m’en suis retournée au logis. Ainsi, ne vous donnez pas la peine d’aller chez elle, mais si cela est nécessaire, ayez la bonté de venir chez moi.

- A.S.-S., pièce 7176, autographe ; adresse autographe : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; en tête : « 7e juillet 1693 à 7 heures du soir ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 8 juillet 1693.

Je ne vous remercie point : c’est Dieu que vous servez et ce que vous faites est au-dessus de tout remerciement. Je suis unie à vous en Notre Seigneur autant que je l’ai jamais été à personne, et je ne doute point qu’Il ne fait Lui-même la récompense de ce que vous faites pour défendre Sa vérité. Je Le prie d’être de plus en plus votre lumière, votre force et votre amour.

- A.S.-S., pièce 7169, autographe ; adresse : « Pour / Monsieur le duc de Chevreuse » ; en tête : « 8e juillet au matin 1693 ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 8 juillet 1693.

J’ai été une partie du jour et de la nuit dans un esprit de prière afin que Dieu fît connaître Son esprit de vérité, si fort enveloppé dans celui du mensonge. Il m’est venu dans l’esprit que la bête avait les cornes de l’agneau1, mais le langage du dragon. Le langage du dragon craint pour soi ou se recherche, mais le langage de l’agneau est la simplicité, la sou

mission et l’entière désappropriation. Je souffre beaucoup depuis que je ne vous ai vu, afin que Dieu fasse connaître sa vérité. Je porte de cela une impression bien forte sans savoir pourquoi. Ô monsieur, je prie Dieu qu’Il vous fasse sentir Sa vérité jusque dans sa substance ! Que je suis [f. 2 r°] affligée de voir la vérité prête d’être accablée par le mensonge ! Il me semble que les choses [en] sont venues à la dernière périodea, qu’il faut que le règne de mon divin Maître arrive, que le diable fait ses efforts pour l’empêcher. Que mon Dieu règne et que je périsse ! Il ne me manque plus, pour rendre mes désirs contents, que de mourir comme Lui sur un gibet. Qu’Il règne et que je périsse. Il m’est venu dans l’esprit que vous consultiez sur [cela] L[«abbé] de F[énelon] sur cette dévote prétendue que je ne puis plus envisager sans frémir, et je suis persuadée que Dieu lui donnera l’esprit de discernement. Toute à vous en Celui qui nous doit être tout.

[f. 2 v°] Il me vient dans l’esprit que si l’on examine cette dévote de près, qu’on verra qu’elle a relation avec les autres, méfiez-vous en. Sancti spiritusb.

A.S.-S., pièce 7214, autographe, adresse : « Pour Monsieur le duc de Chevreuse » ; annotation : « Lettre envoyée à M. B. 9 juillet 1693 matin », cachet enlevé ; en tête : « Cette lettre doit avoir été écrite le 8e au soir ou le 9e de bon matin. Elle a été reçue à Vers[ailles] le 9e à 3 heures après midy ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°5] - A.S.-S. ms. 2173 (La Pialière), [4].

a venues au dernier période, que nous corrigeons.

b Cette dernière phrase, de lecture difficile, a été ajoutée après coup au coin de la page portant l’adresse et l’empreinte du cachet.

1 Apocalypse, 13, 11 : « Je vis encore une autre bête qui montait de la terre, et qui avait deux cornes semblables à celles de l’Agneau, mais qui parlait comme le dragon. » (Amelote).

AU DUC DE CHEVREUSE. 9 juillet 1693.

La maladie n’a point été véritable, mais feinte. L’on savait bien que l’on ne devait point mourir, puisqu’on n’était mal que par artifice. Il n’est pas nécessaire de consulter si l’on doit demander ce que Dieu inspire de demander, puisque la même impulsion divine qui fait connaître que, si l’on demande, l’on obtiendra, ne laisse pas balancer et fait demander. L’on dira peut-être que Dieu veut cela pour servir de témoignage. Il y a un témoignage bien plus réel, qui est l’impression du cœur, l’obéissance aveugle, sûre marque de la vérité d’un état, aussi bien que la simplicité. Ces retours continuels y sont contraires. La crainte exces

sive d’être trompée est affectée, comme le reste, afin de donner créance ; cette hésitation et ces maux entrecoupés [sont] affectation.

Je prie le Père des lumières d’éclairer l’esprit et le cœur, et de faire découvrir pour Sa gloire ce qui est faux d’avec Sa vérité divine. Un peu de patience et une épreuve exacte fera tout découvrir. Dieu est vérité.

Il m’est venu de vous mander cela, je le fais simplement. Vous comprendrez de qui je parle.

- A.S.-S., pièce 7215, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse à Versaille », cachet (triangle à deux cœurs accolés et rayons). En tête : « Cette lettre doit avoir été écrite le 9e au matin ou à midi, après celle qui paraît du 8e au soir ou du 9e matin. Elle a été reçue à V. le 9e après dîner et rendue seulement le 10e matin à M. par oubly » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°5v°] - A.S.-S. ms. 2173 (La Pialière), [5].

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 juillet 1693.

J’ai une impression qu’il s’agit de moi dans le stratagème de la dévote de M. Boileau1. Cette impression ne m’est venue qu’ensuite de quelques paroles que j’ai ouïes. Si cela est, comme je n’en puis presque douter, je vous conjure, monsieur, de ne point envoyer à M. Boileau les lettres que je vous ai écrites, de ne rien dire pour me justifier, mais de me laisser aux desseins de Dieu. S’Il permet que je succombe selon les menaces du démon, j’y consens de tout mon cœur. S’Il permet qu’elle soit crue et que tout le monde la croie, même ceux que Dieu paraissait m’avoir donnés d’une manière particulière, j’aurai la consolation d’être nue sur la croix comme mon cher Maître. Ainsi, monsieur, laissez le cours à tout cela. Je sais que le diable et la magie sont en règne. Cette fille peut être bonne. L’on doit plus aisément croire que je ne vaux rien. Pourvu que vous ne quittiez pas la voie de Dieu, je serai contente que Dieu règne et que je périsse. Je me retirerais tout à fait de ce pays, si je me pouvais résoudre d’éviter les derniers opprobres. Je ne fuirai jamais la croix. Je ne verrai point M. Boileau afin de n’entrer en rien, et de laisser toutes les impressions que le Seigneur permettra qu’on prenne. Comme personne ne sera compromis là-dedans, et que tout l’opprobre est pour moi, je suis bien aise d’en boire jusqu’à la lie. Que mon Dieu règne et que je périsse.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy) [f°.6 r°] - A.S.-S. ms. 2173 (La Pialière) [f°. 5] – Fen 1828, vol.7, lettre 14.

1 Catherine Dalmeyrac, alors connue sous le nom de Mlle de la Croix (ou sœur Sainte Croix) et plus tard sous celui de mademoiselle Rose.

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 juillet 1693.

Vous avez dû recevoir une lettre où je vous mandais la pensée que j’avais d’être mêlée dans la sainteté de cette fille par quelque mauvais endroit. Cela m’avait obligée de vous demander de ne rien dire à M. B[oileau] de ce que je vous mandais sur elle. Je vous conjure de tout mon cœur de laisser faire à Dieu toutes les impressions pour et contre qu’il Lui plaira. Qu’il règne et que je périsse : cela ne me sort point du cœur. Je verrai volontiers cette fille lorsque l’on le jugera à propos. Vous me défendez avec trop de bonté. Laissez-moi, si mon [f. 1 v°] Maître le veut, en proie à toutes les humiliations et à toutes les croix qu’il Lui plaira de m’envoyer. Il règnera, ce Dieu de bonté, Il règnera, Son règne est plus proche qu’on ne pense. Le prince de ce monde s’y oppose. Il fera paraître des signes dans la naissance de l’esprit intérieur pareils à ceux qu’Il fit paraître dans ce règne du christianisme. Rien ne s’opèrera que par la croix et la persécution, mais mon Maître règnera, je vous assure, et bientôt. Le démon fait ses derniers efforts, mais que sa puissance est faible contre la puissance de mon Maître ! Le démon veut paraître fort et grand dans ceux qui dominent, [f. 2 r°] mais mon Maître S’établit par la petitesse, la faiblesse et la folie de la croix.

Pour vous, monsieur, permettez-moi de vous appeler d’un nom que vous connaissez et de le deviner sans que je l’exprime, pour vous, dis-je, qui goûtez déjà les prémices de l’esprit de mon Maître, j’espère que vous serez témoin du triomphe de la vérité de mon Maître. Son empire s’étendra si loin que vous en serez ravi, mais il y a encore à souffrir quelque temps avant le triomphe de mon Maître.

- A.S.-S., pièce 7216, autographe d’une écriture large et très lisible, sans adresse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°6] - A.S.-S. ms. 2173 (La Pialière), [5].

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 ou 13 juillet 1693.

Ce que j’ai appris serait trop long à vous dire par écrit. La lettre où je vous mandais sur la maladie, était un raisonnement à éclaircir. Cependant je ne suis point tuée par cela et comme il y a plusieurs médecins qui ont vu cette fille, n’y aurait-il pas moyen que Monsieur Golau ouït

les autres, et qu’il les ouït sans l’entremise du directeur ? Ce qui me fait soupçonner plus que jamais, c’est que M. de Ville [Deville] me mande qu’une de ses prétendues dévotes, qui allait à lui, était de Toulouse, qu’elle lui [f. 1 v°] avait dit que sa mère était demoiselle. J’ai appris de plus, qu’une de ces filles de cet abbé a dit qu’il ne me pouvait rien faire par les preuves, mais qu’il trouverait une autre voie, et qu’il me perdrait s’il pouvaita. Ainsi cela paraît assez semblable. Il y a bien des tromperies dans le temps où nous sommes. Cette fille a de l’esprit comme un démon, si c’est celle-là. Si Dieu veut que Baraquin1 ait le dessus, j’y consens, et que les miracles vrais ou faux soient de la partie, je le veux de tout mon cœur. Tout [f. 2 r°] est bon. Je crois sûrement que le temps éclaircira tout. Si M. B[oileau] connaissait de visage le médecin et qu’il lui eût parlé lui-même, cela serait plus sûr. Je me veux du mal d’avoir cette fille pour suspecte. Je prie Dieu, si c’est pour Sa gloire, d’éclaircir la vérité, car après ce que j’ai su de l’écrivain Gautier2, déguisé en toutes sortes de personnages pour se faire croire, contrefaire toutes les écritures, je suis tout étonnée de l’artifice de Baraquin. L’on ne peut être plus unie à vous que je le suis en Notre Seigneur. Il y a encore quelque chose de nouveau sur cette fille de Baraquin.

- A.S.-S., pièce 7217, autographe, adresse : « M / Monsieur le duc de Chevreuse » ; cachet (initiales couronnées) ; en tête : « Je crois cette lettre entre celles du 11e juillet et du 14e juillet 1693 » – A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy) [f°.7] – A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [6].

a Singulier et pluriel sont mélangés dans l’autographe ; nous adoptons le singulier.

nom familier et moqueur donné au diable.

2 V. Vie 3.3.9 : « …une bonne fille dévote fut chez l’écrivain Gautier, et ne le trouvant pas, elle ne trouva que son petit garçon, âgé de cinq ans, qui lui dit : « Il y a bien des nouvelles, mon papa est allé chez Mgr l’archevêque porter des papiers… »

AU DUC DE CHEVREUSE. 14 ou 15 juillet 1693.

Pour vous parler tout simplement, monsieura, je vous dirai que je ne fais aucun jugement, mais je ne puis m’ôter l’impression qu’il s’agit en partie de moi. Sur les choses extraordinaires de cette fille, je vous dirai, lorsque je vous verrai, non ce qui cause cette impression, mais ce qui a donné lieu que le Seigneur fasse selon Sa volonté de toutes choses. J’admire la fermeté qu’Il vous donne, et j’adore sur cela comme sur le reste Son décret éternel. Vous ferez de mes lettres l’usage que Dieu vous inspirera. Je serais bien fâchée de me mêler de rien. Il ne se passe point de jour qu’il ne [f. 1 v°] me vienne de nouvelles croix, mais qu’elles sont bonnes venant d’une main si aimable !

Je vous porte dans mon cœur d’une manière bien intime, O mon cher f.1 Supposez toujours ce nom, car je ne puis plus vous appeler autrement, et lorsque je mets « monsieurb », c’est ce que je veux dire. Dieu me lie à vous, et j’espère qu’Il règnera en vous et par vous, que vous contribuerez avec mon bon2 à étendre Son règne. Les efforts du diable seront inutiles. Il a tant tourmenté cette créature dont je vous avais parlé, qu’il lui a fait promettre qu’elle ne me verrait plus et qu’elle ne ferait plus oraison. Il me menace fort qu’il me persécutera tant que je me [f. 2 r°] lasserai de tant souffrir. Lorsque je vois qu’on me menace tant de toutes parts de me faire enfermer, je dis en moi-même à tous ces gens : « Faites vitement ce que vous avez à faire3 ». Si l’on m’enferme, j’y vivrai en plus grand repos, soumise à la volonté de mon cher Maître. Si l’on me demande ce que je suis, je dirai : « Que veut-on que je sois ? », car je ne me connais plus moi-même, je ne connais que mon cher Maître, je sais que mon rédempteur est vivant4, qu’il va régner et cela me suffit. Que le prince de ce monde fasse son dernier effort, à la bonne heure. Ô Monsieur, ne soyez qu’un cœur et qu’une âme sacrifiée à mon divin Maître !

[f. 2 v° en travers] Cette lettre est pour votre compagnon de voyage. Si vous ne connaissez pas St B [Fénelon], il faut donner la lettre à mon bon [Beauvillier]. Il la lui donnera, c’est une réponse.

- A.S.-S., pièce 7218, autographe, sans adresse ; en tête : « 14e au soir ou 15e matin » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy) [f°.7v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [7].

a, b /M/ autographe.

1 frère ou fils.

2 Beauvillier (ce qui est attesté à la fin de cette lettre, où il est chargé de la remettre à Fénelon).

3 En référence à l’Evangile où Jésus s’adresse à Judas.

4Job, 19,25.

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 juillet 1693.

J’ai cru devoir à M. le marquis de Charost de l’avertir de ce qui s’était passé : il aurait sujet de se plaindre de moi si je le lui cachais. Je n’ai pu vous envoyer toute la lettre de M. le marquis de Ch[arost] parce

qu’il me parle de lui-même, mais ce fragment vous donnera quelque idée de son aumônier. Il ajoute qu’il promet de ne retourner plutôt jamais à Paris que de rentrer dans son engagement. Voilà aussi une lettre du jeune ecclésiastique. L’on en est très content : il fait bien, c’est tout ce qu’on peut souhaiter. J’avoue que j’eusse été mortifiée de compromettre M. le marquis de Ch[arost] qui l’avait pris sur ma parole. Les autres affaires me regardent seule et je ne m’en soucie pas. J’espère, ô mon cher Maître, [f. 1 v°] que Vous garderez ceux que vous m’avez donnés. Gardez-les en Votre nom, Père saint, que toute la vigueur de Votre justice tombe sur moi seule, je l’espère de Votre bonté. Il ne tombera pas un de leurs cheveux. Je ne puis vous exprimer, monsieur, combien je suis unie à vous en Celui qui nous est tout.

- A.S.-S., pièce 7219, autographe, sans adresse ; en tête : « 15e au soir ou 16e juillet au matin 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy) [f.° 8r°] - La lettre ne figure pas chez La Pialière.

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 juillet 1693.

Je n’ai point au cœur d’avoir une conférence avec cette créature si vous n’êtes présent, car ce sont des esprits artificieux et je suis très simple. Je ne puis faire autrement, c’est commettre le don de Dieu : sans vous je ne puis y aller. Dites-le à B.1 car je sens que j’irais contre la volonté de Dieu. Quelque droiture qu’ait M. B[oileau], il n’a nulle expérience des voies de Dieu.

Je viens d’apprendre une nouvelle qui [f. 1 v°] m’afflige au-delà de tout ce que je vous puis dire. Si vous saviez comme est mon cœur pour vous, vous verriez que je sens tout ce qui vous touche2. Mais vous savez, monsieur, que c’est dans les grandes douleurs qu’il faut marquer à Dieu son amour et Lui faire des sacrifices dignes de Lui. Dieu vous aime trop et vous a fait trop de grâces pour ne vous pas éprouver de toutes manières. Dieu vous a éprouvé [f. 2 r°] parce qu’Il vous a cru digne de Lui. N’êtes-vous pas trop heureux qu’il ne soit pas mort sur la place ? Je n’écris pas à Madame de Chevreuse, je le ferai sitôt qu’elle saura cette nouvelle. C’est M. le marquis de Charost qui l’a mandé et qui en prend soin : il a été confessé. J’espère que Dieu sauvera son âme, je n’en doute


1Fénelon ou Monsieur Boileau ?

2Il s'agit de la grave blessure de son fils, le duc de Montfort (v. la lettre ci-dessous du 29 juillet).

pas même3. J’ai empêché Madame de Ch[evreuse] d’écrire parce qu’on est pressé. Je prierai Dieu pour son salut.

- A.S.-S., pièce autographe 7221; en tête : « 18e juillet 1693 ». – A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°8v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [8].

3De même, dans la lettre du 20 septembre 1694 : « Ainsi à la mort du chevalier Colbert [le jeune frère des trois duchesses, v. Index], il me fut imprimé au cœur : « Il vivra 3 jours après » ; étant à la messe […] je compris qu’il m’avait été donné à connaître qu’il vivrait éternellement. » En fait le duc de Montfort se remettra de sa blessure.

AU DUC DE CHEVREUSE. 21 juillet 1693.

Recom[mandé] au p[etit] M[aître].

Je ne doute point que vous n’ayez fait tout l’usage que Dieu a prétendu de la croix qu’il vous a envoyée. L’on m’a assuré qu’il n’y aurait point de danger. Quoique je n’entende point parler de vous, l’on ne peut vous être plus unie en Notre Seigneur.

Je dois vous dire que la fille dont M. de V[ille] [Deville] m’a écrit, n’est point la même que celle de M. B[oileau], ainsi je lui dois réparation de toutes les conséquences que j’avais tirées1, car celle dont il parle est la même [que celle] de cet abbé qui est dans une communauté à Saint-Sulpice. Elle est du même pays et il y a les mêmes circonstances. Je sais qu’il y a un prêtre de Saint-Sulpice qui voit presque tous les jours celle de M. B[oileau] : n’y aurait-il point de la relation de l’une à l’autre, car la première paraît se vanter beaucoup d’achever ce qu’elle a commencé ? Je vous prie que ceci soit entre nous. Mon cœur n’est point net sur la dévote de M. B[oileau] : j’en ignore la cause. Je la verrai avec vous, si vous voulez, un jour. Je n’ai point été voir M. B[oileau] à cause de tout cela.

Vous savez jusqu’où a été la poursuite. Dieu a permis que vous ayez été absent dans le besoin, Il semble m’ôter toutes les ressources, Sa volonté soit faite. Je ne désire rien pour moi, mais tout pour Lui : quoi qu’il arrive, je serai contente. Comprendriez-vous que je ne suis point en peine de ce qui doit m’en causer davantage ? Ce qui m’en fait le plus, est ce que je ne sais quoi que j’ai dans le fond de mon âme, qu’il y a quelque chose en cette dévote de M. B[oileau], qu’elle peut être poussée par des gens et que, persuadée par eux, elle croit agir par zèle. [f. 1 v°] Je dirais volontiers à toutes ces personnes ce que David disait à Saül : « Si c’est Dieu qui vous pousse, le sacrifice Lui en soit agréable, mais si ce sont les hommes, ne les croyez pas parce qu’ils m’ont rejeté afin que je n’habite pas dans la maison du Seigneur2. »

Si j’avais osé, je vous eusse été voir, et madame la duchesse, à votre passage, mais cela n’était point à propos. Je prie Notre Seigneur de vous combler de plus en plus de Ses grâces et de vous faire sentir Sa vérité dans l’intime de vous-même. Si j’avais osé, j’eusse été voir M. B[oileau] et je l’eusse prié de rester en silence. J’espère que la vérité qui se serait insinuée par le dedans, l’aurait mis à couvert des surprises extérieures, mais je laisse tout faire à Dieu, je me contente de Le prier de manifester sa vérité. S’Il permet que cette vérité demeure encore quelque temps captive, à la bonne heure ; il saura un jour la faire triompher du mensonge. La vérité sera manifestée plus tôt qu’on ne pense, qu’importe ce qu’il en coûte. Je ne vous puis dire à quel point, monsieur, Notre Seigneur me fait vous être uni.

Cette première créature, dont je vous ai parlé autrefois, dit que Baraquin3 me menace fort et qu’il assure que j’aurai du dessous. Il ne peut rien par lui et j’aime trop mon Maître pour ne pas aimer Ses coups quels qu’ils soient. Je Le prie de vous faire sentir si je vous trompe ou non.

A.S.-S., pièce 7220, autographe, adressée à : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet rouge en bon état (deux cœurs rayonnants dans un triangle, légende « sainte union ») - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°8v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [8].

En tête de l'autographe : « Cette lettre doit être environ du 21e juillet 1693 car elle a été reçue à Namur le 26e et elle revenait de l’armée ». Le 20 juillet, le duc et la duchesse de Chevreuse étaient passés par Paris, pour se rendre à Namur auprès du duc de Montfort.

1Madame Guyon reconnaît, avec une parfaite honnêteté, une confusion entre Catherine Dalmeyrac, alors connue sous le nom de Mlle de la Croix (ou sœur Sainte-Croix) et plus tard sous celui de mademoiselle Rose, la béate « tombée du ciel », avec une autre toulousaine, la des Agues, qui avait trompé l’abbé de Ville [Deville].

2I Rois, 26, 19. Dans ce chapitre, Saül reconnaît enfin l’innocence de David (qui vient de l’épargner), après avoir cherché sa mort.

3Le diable.

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 juillet 1693.

J’ai cru que Dieu ne voulait pas perdre le fils d’un tel père et qu’Il le sauverait de façon ou d’autre par cette blessure. Mais qu’il soit fidèle à Dieu, car s’il le quitte encore, il sera surpris. Je suis bien aise que l’on ait exigé de vous un sacrifice qui vous a fait souffrir une partie de ce qu’Abraham sentit : il voulut sacrifier son fils de toute son âme, et ses sens ne laissèrent pas de souffrir tout ce que vous en pouvez imaginer. Votre souffrance sera la source de sa grâce de conversion, mais encore un coup, qu’il ne quitte plus Dieu, car Dieu S’irriterait et il en éprouverait des [f. 1 v°] suites funestes ! Vous n’avez jamais été éloigné de mon cœur. J’ai été avec vous dans votre souffrance et il me semble que je n’en serai pas séparée.

Du reste, je crois que pour tout ce qui regarde la dévote, il faut attendre votre retour. Ne commettons point l’ami avec cette personne : il y répugne et j’y répugne aussi. J’ai écrit un mot à M. B[oileau] sur une pensée qui m’était venue, je n’ai point eu de réponse ; je le crois fort persuadé en sa faveur, mais il faut tout laisser à Dieu. Je crois qu’il faut laisser penser à M. B[oileau] tout ce qu’il voudra. Il suffit que Dieu nous connaisse. J’ai beaucoup de répugnance intérieure pour elle, c’est peut-être moi qui suis trompée. Mon Dieu [f. 2 r°] est une souveraine Vérité qui ne se trompe jamais, et cela suffit pour me rendre pleinement contente. Les croix sont venues et continuent chaque jour à torrent, mais le Seigneur est tout puissant, Il appesantit Sa main et me rend une victime de toutes manières. Les souffrances d’impression, comme vous l’avez éprouvé par échantillon, sont tout autres que les autres. Vous me demandiez comment vous pourriez faire pour souffrir : lorsque Dieu S’en mêle, Il apprend bien cette leçon. Ô que la croix a de charmes, quoiqu’elle soit sans douceur ! Plus elle cause d’alarme, plus elle ravit mon cœur. Je suis à la veille de ne vous jamais voir [f. 2 v°] des yeux corporels, mais mon cœur vous verra toujours en Dieu. Ô monsieur, que vous m’êtes cher en Lui ! M. le c[uré de Versailles] n’était adouci, en apparence, que parce que ses coups étaient tirés. Tout est bon. Amen.

- A.S.-S., pièce 7222, autographe, sans adresse. En tête : « 29 juillet 1693. / Car elle est venue avec une lettre du 30e ». – A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°9v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [9].

AU DUC DE CHEVREUSE. Fin juillet ou début août 1693.

Donnez, Seigneur, la force à vos serviteurs d’enseigner votre parole avec une entière liberté1. Jusques à quand clochera-t-on des deux côtés1a ? Servez la simplicité ou la prudence. Ceux qui se conduisent eux-mêmes doivent suivre la prudence : c’est elle qui les mènera heureusement. Mais ceux que Dieu conduit doivent recevoir Son Royaume comme un enfant, ou ils n’y entreront point2. Il n’y a rien de caché pour Moi, dit Dieu. Je vois les motifs qui font agir un chacun. J’ai en horreur les détours. L’on veut faire un mélange de la prudence et de l’abandon ; cela est impossible. J’ai plus d’aversion d’une personne qui ayant connu la voie de l’abandon prend de loin des mesures de sagesse, que de ceux qui veulent toujours venir à leurs fins, [et] qui ont deux cordes à leur arc, que de tous les pécheurs. Il ne faut pas dire : « Peut-être la changerons-nous, nous lui inspirerons notre prudence ». Vous vous trompez, vous vous trompez, je n’aurai point votre prudence. Ne venez plutôt pas à moi. Car si je suivais votre prudence, je perdrais la grâce de mon Dieu. De quoi vous servirais-je puisque je ne puis jamais devenir aussi prudente que vous l’êtes ? Vous venez me tenter encore par une autre prudence et vous me dites : « Que faut-il faire pour n’être pas prudent,  car nous ne saurions rien faire ? ». Ne faites pas ce que vous faites pour l’être. Vous vous savez bon gré de votre prudence, vous vous en estimez plus que le reste des hommes. Oui, cela est vrai pour ceux qui doivent vivre comme les autres hommes, mais non pas pour les enfants du Seigneur. Vous dites : « J’ai fait des sacrifices au Seigneur ». [f°.1 v°] Il se soucie bien de vos sacrifices, si vous les comptez pour quelque chose, si vous faites votre volonté dans les petites occasions, si vous ne renoncez pas, tous tant que vous êtes, à votre propre conduite et à votre prudence ! Je planterai, dites-vous, si bien mon cordeau, j’accommoderai si bien mon arc que je ne serai point surpris. Insensés que vous êtes ! Celui qui craint la gelée, la neige le surprendra. Mais non, non, ne craignez point : il ne tombera pas un cheveu de votre tête, vous avez [quelqu’un] qui paye pour vous. Vous n’êtes pas digne de souffrir des opprobres pour le nom de Dieu.

Vous me dites : « Qui êtes-vous, vous qui nous parlez, et où sont les preuves de votre mission ? » Comment pourriez-vous croire, vous qui cherchez la gloire les uns des autres, qui craignez de n’être pas estimés ? Mais si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, il reconnaîtra si ma doctrine vient de Lui ou si je parle de moi-même. Celui qui parle de soi-même cherche sa propre gloire, mais celui qui cherche la gloire de Celui qui l’a envoyé est véritable, il n’y a point en lui d’injustice2a ». Je suis dans la douleur pour ceux qui, ayant connu la vérité, ne l’ont pas suivie toute nue et l’ont voulu couvrir.

Malheur à ceux qui, sachant que le Royaume est ouvert, disent : « N’y faites entrer personne, car nous craignons la foule. » Je leur réponds : « J’irai dans les places publiques, j’appelerai les pauvres et les enfants, je les contraindrai d’y entrer - Ce n’est pas pour nous que nous craignons, disent-ils, c’est pour vous ». Qui vous a donné de craindre pour moi si je ne crains pas moi-même ? Celui qui n’a plus rien doit-il craindre les voleurs ? Vous dites sans cesse : « nous voulons faire la volonté de Dieu », et vous [f°.2 r°] voulez prescrire des lois, vous voulez être plus sages que Dieu ? Vous voulez vous laisser conduire à Dieu, dites-vous, et vous voulez néanmoins Le conduire. Malheur à celui qui dit : « Je conserverai mon héritage et je le mêlerai avec l’héritage du Seigneur ». Le Seigneur lui répond : « Conservez votre héritage, mais pour Moi, je suis la possession de ceux qui quittent tout pour Moi. » L’évangile du Royaume ne sera jamais prêché qu’aux pauvres, et il est impossible qu’un riche entre dans ce Royaume. Comment voulez-vous être pauvres, vous qui êtes riches en prudence ? Comment entrerez-vous par la porte étroite si vous craignez la presse ?

Si les enfants du Royaume rougissent de l’Evangile, mon père me donnera d’autres enfants. Si ceux qu’Il a choisis pour établir Son règne veulent conserver prudence charnelle, Dieu saura bien Se préparer d’autres cœurs. Il peut en un instant faire des plus grands pécheurs les enfants du Royaume. Pourquoi veut-on empêcher les petits enfants de venir à moi, puisque le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent ? Pourquoi affligez-vous mon cœur ? Je suis plus affligée de vous que de la malice des hommes et des démons. Ou croyez tout à fait, ou laissez-moi tout à fait. Car comme vous êtes partagés en vous-mêmes, mon cœur est déchiré pour vous. Vous arrangez toutes choses pour plaire aux hommes, pour avoir leur estime ; vous rougissez toujours de moi, car je ne puis plaire au monde. Si j’avais été du monde, le monde m’aurait aimée ; mais parce que je ne suis pas du monde, le monde me hait3. Il est impossible de vouloir plaire aux hommes [f°.2 v°] sans cesser d’être serviteur de Jésus-Christ. Où est le pur amour, où est-il ? Il n’y en a presque point sur la terre. Vous dites : « Je l’ai dans le cœur ». Vous mentez s’il ne paraît point dans vos œuvres. Si Dieu avait fait pour les plus grands pécheurs ce qu’il a fait pour vous, ils seraient de grands saints. C’est amuser le tapis que de faire comme vous faites. Vous voulez que Dieu vous sache gré et que je sois contente de vous. Comment puis-je être contente de vos partages ? Quel gré Dieu vous saura-t-Il, si vous choisissez dans vos biens ceux que vous voulez Lui donner et si vous conservez les autres ? La teigne se mettra partout, elle rongera ce qui paraissait bon.

« Je sais que l’ange de l’Église du Seigneur est bon, qu’il a fait assez de choses pour Me plaire», dit Dieu. Mais j’ai quelque chose à lui reprocher. Plût à Dieu qu’il m’eût cru, qu’il eût tout sacrifié pour moi : j’eusse tout fait pour Lui et par Lui. J’aime le bon Nathanaël. Pour mon ange, comme j’étais plus aimé que nul autre, je lui demanderai jusqu’à la racine d’un cheveu ? S’il gâte son esprit, il énervera la force de son cœur ; je l’appelais à être le plus petit des hommes. « Hélas, Seigneur, ai-je dit, ayez pitié de Votre Église et de Votre peuple. Malheur à celles que l’esprit égare ou que la prudence entraîne. Malheur à la terre si mon Maître ne trouve point de cœurs qui soient à Lui sans partage ! - Je transporterai mon sanctuaire, ceux qui ne Me connaissaient pas recevront Ma vérité. Mais vous autres que J’ai choisis, que J’ai aimés comme mes très chers, si vous quittez tout pour Me suivre, vous serez véritablement…a »

- A.S.-S., pièce 7170, copie ; en tête, du même copiste, Chevreuse : « Copie d’une lettre écrite à la fin de juillet ou au commencement d’août 1693 par N. à M. L. D. D. C. [ Monsieur le duc de Chevreuse] » .

a lettre interrompue en bas de page.

1 souligné et add.marg. : « Ceci est écrit ainsi au commencement » ; référence fournie : « Actes, ch. 4, v. 29 ».

1aRois, 18, 21.

2Marc, 10, 15 : Je vous dis en vérité, que quiconque ne recevra pas en enfant le Royaume de Dieu, n’y entrera point. (Amelote).

2aJean 7, 17-18.

3Jean, 7, 7 : Le monde ne peut vous haïr, mais pour moi il me hait, parce que je rends témoignage contre lui, que ses œuvres sont mauvaises. (Amelote).

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er août 1693.

J’ai appris des choses sur la prétendue dévote de M. B[oileau] que je ne puis dire qu’à vous. Je vous demande même le secret sur ce que je vous en mande. Le démon est étrangement subtil, mais Dieu est toujours le même, immuable. Heureux celui qui ne s’attache qu’à Lui seul et qui, n’allant à Lui que par la foi et l’amour pur et non toujours sensible, ne cherche point les moyens éclatants, qui, ne faisant compte que de Dieu, ne recherche point Ses dons ; c’est en cela qu’il ne peut y avoir de tromperie, mais qu’i1 y en a en tout ce qui se passe dans les sentiments, dans les images sensibles, dans des paroles que l’imagination se forme. Ceux qui marchent par la foi se contentent de la sainteté de Dieu en Lui et pour Lui ; les autres s’attribuent même la sainteté de Dieu.

Que ne puis-je vous faire comprendre tout ce que je conçois et tout ce que je sais ! Il n’est point à propos que St B. [Fénelon] se mêle dans l’affaire de cette dévote, il faut attendre votre retour. Quand je vous aurai tout dit, vous en conviendrez et vous serez surpris. Dieu permet que M. B[oileau] en soit un peu prévenu ; mais tout cela est bon dans l’ordre et la volonté de Dieu. Tout est bien déchaîné. L’on a donné un petit mémoire : j’y répugnais beaucoup, j’aimais mieux la parole, mais qu’importe, Dieu tirera toujours [f. 1 v°] Sa gloire de tout. Que celui qui n’a plus rien à perdre pour soi est heureux ! Tous lieux sont bons. Les prisons sont des campagnes immenses, les calomnies sont des élévations, la mort la plus infâme serait des délices dont on est indigne. Ne pressez donc plus, je vous prie, ni conférence ni quoi que ce soit que vous ne soyez de retour. Si Dieu veut que M. B[oileau] soit entièrement prévenu contre moi, que m’importe ! J’ai même sacrifié à Dieu qu’Il vous entraînât dans ce sentiment, pourvu que vous n’en fussiez pas moins à Lui.

Oh ! monsieur, quand je serais la plus misérable et la plus décriée du monde, souvenez-vous, et ne l’oubliez jamais, qu’une voie qui arrache tout à la créature, qui donne tout à Dieu, qui fait qu’on ne veut rien pour soi mais tout pour Lui, une voie où il y a la véritable pauvreté d’esprit, la mort à toute volonté, une voie où il n’y a qu’humiliation et confusion pour celle qui la suit, une voie de renoncement continuel, qui est toute dans l’intime de l’âme, où les sens n’ont point de part, est la véritable voie, que la marque de Dieu dans un cœur est l’impression sur les autres cœurs. Enfin souvenez-vous que par là l’on expérimente le tout de Dieu et son propre néant.

Pour M. v[otre] f[ils] [f. 2 r°], je n’ai point douté que Dieu ne lui voulût faire miséricorde, ce fut la première chose qui me frappa. Il blesse le corps pour sauver l’âme : je vous en ai écrit ma pensée. Je suis comme sûre que mon Maître garde mes lettres, c’est par Lui que je vous envoie celle-ci. Ecoutez la voix de mon cœur et vous saurez ce que vous m’êtes en Lui. J’admire la fermeté qu’Il vous donne pour une misérable créature, qui par elle-même n’est qu’un chien mort. J’ai écrit un billet à M. B[oileau], il ne m’a fait aucune réponse ; je ne le verrai qu’avec vous, je vous en prie. Je prie Dieu qu’Il vous fasse éprouver de nouveau, en lisant ceci, où Sa vérité réside. Vous m’êtes bien intime.

- A.S.-S., pièce autographe 7223, sans adresse ; fragments de cachets -. En tête : « 1er aoust 1693. Car cette lettre est venue avec une du 2e aoust. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°10] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [10] - Levesque, revue Fénelon, p. 203.

AU DUC DE CHEVREUSE. 14 août 1693.

Il m’est venu dans l’esprit de vous envoyer la lettre de M. Bolau [Boileau] et une que je reçus hier du marquis de Cha[rost]. Je crois que vous devez voir M. Solan. Vous découvrirez assurément là quelque machine, et il pourra être prévenu et préparé par le c[uré de Versailles] à vous parler contre moi. J’ai au cœur que toutes les puissances de l’enfer sont émues. Il me semble que vous pourriez aisément surprendre vous-même cette dévote en contradiction, en lui demandant par exemple ce qu’elle pense d’une personne qui vous touche de près, qui veut être à Dieu, interrogeant sur moi comme si c’était de diverses personnes, chose différente. Il serait aisé de voir la méprise.

Je me suis souvenue encore d’une fille d’auprès de Toulouse à qui la mère du Saint-Sacrement1 faisait tenir des lettres : le confesseur faisait réponse en sa place et répondait de la part de Dieu. Ils reconnurent tant de méprises [f°.1 v°] mandant des choses différentes de la même personne, parce qu’on avait écrit ce qu’on consultait de deux écritures différentes. Elle avait fait mander qu’elle devait mourir il y a trois ans, et elle a toujours vécu depuis, et bien d’autres choses, ce qui obligea la mère du Saint-Sacrement de la rue Cassette de ne plus faire écrire : elle l’avait fait longtemps contre mon sentiment, car je lui avais fait comprendre qu’une fille de sa grâce ne devait pas s’arrêter à ces choses, mais bien se laisser au moment de l’ordre de Dieu sur nous, qui est infaillible. Si je savais que les choses que j’ai dites qui se sont trouvées véritables, servissent d’appui aux âmes que le Seigneur m’a données, et qu’au lieu d’aller par la foi et de s’arrêter à ce qu’ils éprouvent dans leur fond où le diable ne se peut point mêler, qu’ils se fondassent sur ces choses qui ne sont point extraordinaires en moi, mais qui viennent du fond comme tout le reste, je Le prierais de me les ôter tout à l’heure.

Mlle Sauvé se remue beaucoup. Je sais qu’elle est venue depuis peu à l’hôtel de Luynes. Pour cette fille dévote, ila n’est pas extraordinaire que, se défiant de M. Bolau [Boileau], crainte de surprise2, lorsqu’il lui a dit que M. votre [f°.2 r°] fils était mort, elle lui ait dit : « Il n’est pas mort » ; elle sait assez qu’un homme comme lui qui n’est pas tué sur la place, ne tarde pas à se confesser. Pour le mois de septembre, elle peut dire qu’elle souffre, et quoi qu’il arrive dans le monde, le mois d’octobre, l’attribuer à cela. Elle peut conjecturer dans la conjoncture des choses qu’il en arrivera quelqu’une de façon ou d’autre ; mais si elle avait fait un miracle positif en présence de M. B[oileau], si elle disait des choses positives où il n’y a point de conséquences à tirer, il serait plus aisé de conjecturer la vérité. Il y a eu des faux prophètes : la Sœur de Troyes, et celle de Crolle, a fait de fausses prophéties. M. Nicoleb sait l’histoire d’une autre sainte de Provence. Ô monsieur, qu’il est affligeant que Dieu soit si peu aimé ! Mais ce qui afflige le plus, c’est que l’ange de ténèbres se transfigure en ange de lumière.

J’ai souffert au-dedans une agonie de mort pendant un mois. Ma santé était assez bonne, cela s’est terminé par une faim, sans désir néanmoins, de souffrir le martyre de douleur et de confusion. Il me semble qu’il me manque cette conformité avec mon Maître. Ce qu’il me promit [f°.2 v°] autrefois, que je mourrai sur la croix, me donne une joie bien grande. Le règne de mon Maître arrivera ; trop heureuse qu’il m’en coûte ce qui me reste de repos et de vie !

Si l’on a dit mon nom à cette fille, elle me peut connaître, car il n’y a point d’endroit où l’on n’ait parlé de moi. Il me semble de voir, sans voir, le démon qui remue en même temps toutes ces machines : celle de M. le c[uré] est la plus dangereuse. Quelque chose que me dit hier le P. de la Motte, que je souhaite fort vous dire à la première vue, me fait voir qu’il n’est pas oisif non plus. A tout cela, il me paraît que le moindre mouvement pour moi est un crime, que je suis à Dieu non pas pour qu’Il me sauve, mais qu’Il me perde, s’Il en est glorifié. J’ai même eu quelques remords d’avoir consenti qu’on écrivît à Toulouse et de m’être mêlée de cela : il me semble que je mérite que mon cher Maître ne me justifie pas. Ô qui me donnera que je meure dans l’opprobre comme Lui et dans un total abandon des créatures ?

Dieu seul sait à quel point vous êtes cher à mon cœur. Si vous croyez que je doive voir cette fille avec vous, pourvu qu’elle ne sache pas qui je suis, je le veux bien ; mais si elle a vu mon portrait, il n’y a rien à faire, c’est-à-dire pour n’en être pas connue, car pour la voir, je la verrai tant que vous voudrez. Je n’ai rien à perdre, ayant tout sacrifié. Cette fille a beaucoup d’intrigue, elle connaît déjà bien du monde ici. Je vous prie d’embrasser mon bon [duc de Beauvillier] pour moi et St B. [Fénelon]. Qui ambulat simpliciter ambulat confidenter3.

[écrit à l’envers en tête de lettre :] Dieu vous destine à en attirer plusieurs, à servir Amour. Ô que l’amour nu et désapproprié est rare !

- A.S.-S., pièce 7224, autographe, sans adresse. En tête : « 14e (juillet biffé) (aoust add. marg.) 1693 au matin. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°11v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [11] - Levesque, revue Fénelon, p. 205, établie sur une copie avec quelques omissions.

a fille (dévote add. interl.), il autographe

bfait (de fausses prophéties add.interl.). Mr Nicolle

1 Mère Mectilde du Saint-Sacrement (Catherine de Bar). V. Index.

2[sic] : crainte d’être démasquée.

3Proverbes, 10, 10 : Celui qui marche simplement, marche en assurance… (Sacy).

AU DUC DE CHEVREUSE. 19 août 1693.

Vous voulez bien, monsieur, que je vous représente, avec ma simplicité ordinaire, que je sens une extrême répugnance que vous vous mêliez davantage de l’affaire de la dévote sous prétexte de ramener M. B[oileau]. Je crois connaîtrea clairement que c’est l’affaire de Dieu, qui saura bien détromper dans la suite. Tout ce qu’on fera sous bons prétextes ne servira qu’à embrouiller les choses et nullement à les éclaircir. Jusqu’à présent, cette fille n’a rien dit que l’esprit naturel et des informations exactes qu’elle peut faire, ne lui puissent découvrir. Si vous vous en mêlez, vous empêcherez Dieu de manifester Sa vérité. J’espère qu’Il le fera d’autant plus facilement que moins l’on mettra M. B[oileau] ni cette fille en défiance. Enfin, monsieur, je vous conjure au nom de mon Maître, que j’ai ce crédit en Son nom sur vous. Voilà un [f°.1 v°] mémoire de ce que la d[emoise]lle me dicta, dont elle se souvint : il n’y a rien là qui ne puisse s’excuser. Laissons à Dieu de démêler cela, je vous en prie, mais accordez-le moi.

Pour ce qui regarde ce que vous me demandâtes hier au soir, j’ai pensé que j’aurais bien pu lui dire ce que je dis à l’abbé Dupuy parce qu’on ne m’avait pas demandé le secret, mais j’ai songé que b je n’ai point pu lui dire de faire ce qu’elle a fait, ne sachant pas qu’elle connût une d[emoise]lle qui eut rapport aux Jacobins, ce que je ne puis avoir appris que d’elle. Je sais que c’est elle qui m’a appris son nom que je ne savais pas. Je le lui demanderai pour plus de sûreté, mais cela me paraît presque impossible. Je suis si étourdie que je ne sais plus ce que je fais. Je vous assure qu’on me ferait facilement, je crois, croire de moi tout le mal dont on m’accuse. Je ne sais comment la [f°.2 r°] cervelle ne me tourne pas.

Laissez cette fille en repos avec M. B[oileau]. Dans la suite Dieu est assez puissant pour lui faire voir les contradictions par lui-même. Ne peut-elle pas par révélation savoir ce nom ? Les jacobins sont tourmentés beaucoup et persécutés pour cela. Pour moi, hélas ! peut-être ai-je de la présomption ? Jusqu’à présent j’ai cru ne chercher que la gloire de mon Dieu aux dépens de toutes choses. C’est à Sa gloire que j’ai tout sacrifié, mais mon cher Maître est si pur qu’Il a pu trouver en moi du mélange. Ne vous mettez pas en peine de vouloir davantage détromper M. B[oileau]. Vous me permettrez de vous dire qu’avec toute votre bonne intention, l’activité naturelle s’y peut mêler. Dieu est jaloux : priez-Le et Le laissez faire. Qu’est-ce que cela fait ? Je suis prête à répondre à toutes les interrogations que me [f°.2. v°] fera M. B[oileau] sur ce qui me regarde, mais ne faisons point de mélange de ce qui me regarde avec la dévote. M. B[oileau] doit juger de moi par les règles de la science, et non par un discours comme celui-là. Ne vous prévenez point pour moi, mais laissant votre esprit vide, donnez à votre cœur toute la liberté nécessaire pour recevoir l’impression de la vérité divine. Ô mon Seigneur, Vous êtes cette vérité suprême qui ne trompe jamais ceux qui se confient à Vous sans réserve.

Demandez à Versailles, s’il vous plaît, qu’on vous fasse voir la conversation que j’ai eue avec madame de Nouaille [Noailles], que je leur ai écrite. Je prie Dieu qu’Il vous soit toute chose.

[Ecrit en travers :] Pour M. le D. de Ch[evreuse]. Priez M. B[oileau] de dire plusieurs messes, afin que Dieu lui découvre la vérité, qu’il se défasse de toute prévention.

- A.S.-S., pièce 7225, autographe, sans adresse. En tête : « 19e août matin, 1693». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°13] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [13] - Levesque, revue Fénelon, p. 207.

a Je (croy add. interl.) connaître autographe

b j’ai (changé biffé)(songé add.interl.) que autographe

AU DUC DE CHEVREUSE. 19 août 1693.

J’avais écrit ce paquet : je persiste dans la pensée qu’il faut tout laisser au Seigneur Dieu, croyez-moi cette fois. Il sait à quel point Il me fait être à vous. Je ne rouvre pas mon paquet, je vous envoie toutes les lettres ouvertes, vous les lirez. Je vous abandonne à Dieu comme tout le reste, et j’espère qu’Il ne permettra pas que vous preniez le change. J’ai encore eu de la terreur cette nuit à l’occasion de cette fille, mais je le regarde plus comme un frémissement de la nature pour les croix qu’elle me peut peut-être procurer, que comme un signe qu’elle ne soit pas bonne : car elle peut être bonne et mêler son imagination dans toutes ces choses qui ne sont pas de Dieu. Allons, comme dit saint Jean de la Croix, par le non-voir. Oh ! que mon Maître règne et que je périsse !

- A.S.-S., pièce 7226, autographe, sans adresse. En tête : « 19e août matin 1693 » - Levesque, revue Fénelon, p. 209.

AU DUC DE CHEVREUSE. 20 août 1693.

Je crois devoir vous dire que madame la duchesse de Charost a eu occasion de parler de moi à madame de Moussi [Moussy]1 sur madame de Nouailles [Noailles], que madame de Moussi est entrée en tout avec bien de la vivacité, qu’elle dit vouloir me soutenir. Elle doit me venir voir vendredi ou samedi, elle dit que, si elle trouve de la grâce, qu’elle se déclarera ouvertement. Cela ne me donne aucune joie. Dieu saura bien encore tourner ceci en croix, si c’est Sa volonté.

Je ne puis vous dire combien le Seigneur m’unit à vous. J’admire Sa bonté de vous donner tant de foi et de constance. Je Le prie qu’Il soit Lui-même la récompense de votre charité, mais je souhaite en même temps qu’Il ne vous laisse faire, pour me défendre, que ce qu’Il veut qui soit fait selon Ses desseins, sans regarder la créature, trop heureuse d’être le jouet de la Providence. Je suis à vous au début de tout ce qu’il peut vous dire. Je crois que vous pourrez vous ouvrir à M. de Meaux sur ce que vous croyez de moi, car il vous entendra mieux que M. B[oileau].

[f°.1 v° écrit en travers :] Ne serait-il point bon de dire à M. de Meaux, comme il est vrai, que c’est moi qui ai souhaité qu’il eut la bonté de me voir ? Je n’ai pu le faire. Envoyez-lui la duchesse.

- A.S.-S., pièce autographe 7227, adresse : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse à l’hôtel de Luine à Paris. » En tête : « 20e août matin. 1693. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°14] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [14]. - Levesque, revue Fénelon, p. 209. Les copistes et Levesque omettent le dernier fragment : « Je n’ai pu… »

Madame de Moussy, sœur du premier président Harlay et veuve de Armand-François le Bouteillier de Senlis, marquis de Moussy, « grande dévote de profession avec tous les apanages de ce métier, et tout aussi composée que lui, mourut sans enfants. » (Saint-Simon, éd. de Boislisle, t. XVIII, p. 248).

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 août 1693.

Vous voyez, monsieur, par ce billet que cette bonne dem[oise]lle n’a pu faire consentir son confesseur à ce qu’elle voulait. C’est à vous de voir s’il ne serait point mieux de laisser tout là, ou si vous la voulez voir ici. J’attends vos ordres pour tout ce que j’ai à faire. Comme j’étais avec cette bonne dem[oise]lle, il me vint qu’il fallait vous la faire voir pour vous- même. J’ai le cœur déchiré en deux pour m b. [Fénelon]. L’attaque ne se réduira pas à l’esprit, elle passera au cœur. J’ai plus de répugnance à l’interrogation de M. Tron[son] qu’à toutes les autres.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°14v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [14] - Levesque, revue Fénelon, p. 210.

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 août 1693.

Je suis bien aise que ce que vous avez trouvé en M. de M[eaux] ait du rapport avec l’impression que j’en avais au- dedans. Il faut plus d’une entrevue avec lui, et j’espère que Dieu achèvera en lui ce qu’Il a commencé. Vous verrez la d[emoise]lle. Je suis à vous d’une manière que Dieu seul fait et saita.

- A.S.-S., pièce 7228, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet rouge couronné. En tête : « 23e aout 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°14v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [15] - Levesque, revue Fénelon, lettre XIX, p. 210. Les copies et Levesque (qui utilise Dupuy) continuent par le billet suivant, « Voilà le seul écrit… », omettant « Je suis à vous […] sait. ». Ils regroupent ainsi les deux billets.

a Ici se termine la pièce 7228.

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 août 1693.

Voilà, monsieur, le seul écrit qui me reste ici, que j’ai eu mouvement de vous envoyer pour M. de Meaux. C’est assez jusqu’à ce que je le voie. L’on lui donnera après les Torrents. Pour la Vie, il faut, je crois, attendre que je l’aie vu. Lisez-le et le retirez s’il vous plaît, car je n’en ai aucune copie. Je veux du mal à baraquin1, car il empêche par toutes ses brouillesa que je ne reste en silence avec vous.

A.S.-S., pièce 7177, autographe, sans adresse ; en tête : « 24e août 1693 » de la main de Chevreuse. Au crayon : « 23 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°14v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [15] - Levesque, revue Fénelon, lettre XIX, p. 210.

abrouillards chez les copistes et Levesque.

1le diable.

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 août 1693.

Il m’est revenu dans l’esprit que vous donniez, s’il vous plaît, à M. de M[eaux], les Torrents. Lisez ce que je vous envoie auparavant de le donner. S’il y a quelque chose de trop fort dans les Torrents, je l’expliqueraia, et si je me suis trompée [f°15] dans ce que j’ai écrit, je suis ravie d’être redressée. J’ai un défaut, qui est d’oublier ce que j’ai écrit, de ne le comprendre plus [f°15v°] souvent lorsque je le lis, et il faut une nouvelle lumière pour m’expliquer, comme j’en ai eue pour écrire ; lorsqu’elle ne m’est pas donnée, je ne suis qu’une bête. J’ai quelque chose au cœur pour M. de M[eaux], qui me dit qu’il m’entendra. Je ne sais pourquoi Dieu me lie à vous, comme Il fait ; ce n’est pas mon affaire, c’est la Sienne. Je voudrais que M. de M[eaux] me dît simplement ce qu’il trouverait en moi de mauvais, car je ne tiens à rien. Je ne sais si je m’expliquai bien hier sur madame de Mortemart. Ce n’est pas que j’ai envie de la voir, mais c’est qu’il ne faut pas se servir de moi pour l’en empêcher, [f°16] parce que je ne puis en conscience la refuser.

A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°15, autographe ; adresse autographe : « pour / Monsieur le duc de / Chevreuse », cachet ; en tête, de l’écriture de Chevreuse : « 24e août 1693 ». -  A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°14v°] - ms. 2173 (La Pialière), f. [15] - Fen 1828, vol. 7, lettre 15 - Levesque, revue Fénelon, lettre XX, p. 211.

aje les expliqueray autographe que nous corrigeons comme Dupuy.

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 août 1693.

Je vous ai envoyé un écrit, par imprudence, sur l’humilité, et je n’ai pas fait attention qu’il avait été effacé parce qu’il n’a été copié qu’à demi, qu’il y a des fautes et des lignes omises beaucoup, qui en ôtent tout le sens. Si vous ne l’avez pas donné et que vous vouliez bien me le renvoyer, je le ferai écrire corrigéa. Il en manque plus de la moitié. Je vous le renverrai ensuite. Celui de l’état apostolique1 est mieux écrit. Je ne vous fais point d’excuses, ni ne vous dis plus combien Notre Seigneurb me fît être à vous : vous le savez, cela suffit.

Jec dois vous dire que mademoiselle Lestrange a envoyé quérir madame la comtesse de Guyche [Guiche] pour lui demander l’histoire de cette dévote de M. d’Argenson qu’elle avait nommée des Aguès et, l’ayant pressée, elle lui a avoué qu’elle me l’avait contée. [f°.1 v°] Sur cela mademoiselle Lestrange a paru très prévenue contre moi et fort pour la dévote. Il me paraît que vous vous ouvrez trop, monsieur, sur tout cela à M. B[oileau]. Vous ne le ramènerez pas, assurément, et il ne travaille qu’à me jeter tout. Je n’en suis pas fâchée puisque Dieu le permet. Ne dites rien de cela à M. B[oileau]. Je vous en prie, laissez-le venir. Ne lui dites rien non plus de la conversation que vous avez eue ici avec la demoiselle. J’ai toujours au cœur de vous tout dire et de vous prier en même temps de ne plus parler de cela à M. B[oileau]. Je vous en conjure même. Il se fait une vertu de me terrasser. Je prie Dieu qu’il S’en serve selon Sa volontéd.

- A.S.-S., pièce 7229, autographe ; adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse à l’hôtel de Luine à Paris » ; cachet rouge complet (armoiries couronnées). En tête : « 26e août 1693. » Une demi-page blanche à la fin de l’autographe - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°15] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [15] - Levesque, revue Fénelon, Lettre XXI, p. 211.

a mot incertain : « cor... » ; Copistes et Levesque paraphrasent en deux mots au lieu d’un seul en : « plus correct ».

b ns autographe (nous ne signalons pas toujours cette abréviation courante).

c reprise (changement d’encre et de graphie).

d Copistes et Levesque ajoutent : « Je vous prie de ne point dire à M. B[oileau] que vous me faites voir M. de M[eaux] : cela est nécessaire. J’ai bien des choses à vous dire qui vous surprendront. »

1 S’agit-il du texte édité par Poiret comme Discours spirituel 2.65 : « État apostolique. Appel à enseigner » ? Sa copie par Bourbon, secrétaire de Tronson, atteste d’un envoi à Bossuet. Texte à la suite de la lettre n°159.

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 août 1693.

Voilà une lettre que je vous prie de garder. Je vous l’expliquerai : ne la perdez pas. Car lorsque je vous aurai dit les choses, vous serez peut-être surpris. Voilà ce qui est omis au Traité de l’humilité1. Il y a même un endroit, en celui que vous avez, qui peut faire peine à cause d’une ligne omise ; tout le commencement n’y est pas. Je me suis souvenue que c’était pour cela qu’il était barré. Si je l’avais, je le ferais transcrire comme il [f°.2 r°] doit être. Je crus que vous le liriez avant que de le donner. Il y a derrière un écrit de la Vie apostolique2 qui a été trouvé beau. Il me semble que je n’ai point envie de tromper. Je donnerais pour vous jusqu’à la dernière goutte de mon sang, et cependant je ne voudrais pas vous retenir un moment s’il y avait quelque tromperie en moi, car je puis être trompée, quoique mon cœur soit très droit pour Dieu et pour vous. J’avais écrit ceci pour vous le donner, lorsque j’ai reçu votre lettre. J’ai bien des choses à vous dire. Cette lettre est de M. Fouquet.

- A.S.-S., pièce 7230, autographe, sans adresse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°15v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [16] - Levesque, revue Fénelon, Lettre XXII, p. 212.

1 Sans doute s’agit-il du Discours spirituel  2.28 (éditions Poiret / Dutoit, tome second, discours 28) : « De l’Humilité».  

2Voir la note à la lettre précédente et son texte reproduit à la suite de la  lettre n°159 adressée à Bossuet.

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 août 1693.

Ce 29e août.

Il m’est venu dans l’esprit, monsieur, que si monsieur de M[eaux] veut bien se donner la peine de m’examiner à fond, il serait assez à propos que, sans dire mon nom et sans que personne [ne] le sût que nos amis, il me permît de passer un mois à Meaux dans un couvent : là il aurait tout le loisir de vous éclaircir. De plus, étant dans son diocèse, il me semble qu’il y a une grâce de discernement attachée à cela. Ce qui serait d’autant plus facile que, devant aller ensuite aux couches de ma belle-fille, cela ne paraîtrait qu’un seul et même voyage. Ce n’est pas, du moins à ce qu’il me paraît, que je désire d’être justifiée, mais je suis bien aise de ne tromper personne. Si j’osais, je vous dirais que je suis même contente d’être trompée et qu’on se trompe sur moi si Dieu le permet.

Je souffris hier tout le jour à l’occasion de cette bonne fille et de M. B[oileau]. Elle peut être très bonne, quoiqu’elle se méprenne en quelque chose. S’il n’y avait point de méprise, elle serait infaillible : saint Bernard, sainte Catherine de Sienne se sont mépris en quelques choses. Peut-être ai-je de la présomption que je ne connais pas. Je [f°.1 v°] peux être trompée sans avoir dessein de tromper. Dieu sait si, lorsque je vous ai dit ce que j’ai appris de certaines dévotes qui pouvaient avoir quelque rapport avec elle, j’ai eu autre intention que de satisfaire à ce que vous m’avez dit que M. B[oileau] désirait d’être éclairci sur elle. Il n’était point alors question de moi, je ne songeais pas à la diffamer, puisque je n’en parlais qu’à vous, afin que M. B[oileau] prît des mesures et sût à quoi s’en tenir. Si j’avais voulu lui faire tort, sachant le nom qu’elle prend et où elle loge, il m’aurait été aisé d’en parler et de la décrier, mais j’aimerais mieux mourir. Je vous ai conté toutes les histoires de dévote sans en porter jugement et sans les lui appliquer. Je ne vous ai point dit que, dans celle que la comtesse de Guyche [Guiche] me rapporta, elle m’eut nommé de nom, car elle ne m’en nomma point : elle nomma seulement M. des Agués et Toulouse. Je la priai de l’informer si, véritablement, c’était Toulouse et des Agués. Elle vous rendit elle-même la réponse de sa méprise sur les noms. Je ne dis pas que [f°.2 r°] je n’ai pas eu envie que M. B[oileau] fût éclairci d’elle autant en bien qu’en mal. Je vous ai dit même sur cela ce que j’avais à me reprocher, et mes imprudences, ne croyant aucun mal d’elle dans ce temps, et ne sachant pas qu’il fallût garder le secret. Lorsque j’ai eu lieu de soupçonner qu’elle était la même qui avait trompé M. de V[ille], j’avoue que je me suis un peu déchaînée contre celle-là, connaissant sa malice, mais néanmoins toujours conformément à ce que vous m’aviez dit qu’on souhaitait savoir la vérité. J’ai dit tous les endroits par où il pouvait y avoir de la tromperie. Dès que M. B[oileau] est persuadé par une exacte recherche qu’elle est sincère, je la crois entièrement telle sur son témoignage. Je sais que je n’ai jamais vu les écrits de Mademoiselle Vigneron1, il est aisé de le vérifier ; mais ce fait-là, qui est une méprise, n’empêche pas qu’elle ne puisse être très bonne, même, il peut y avoir [f°.2 v°] beaucoup de simplicité et d’innocence à ce qu’elle a dit à la demoiselle qui est de mes amies, et qui certainement n’est pas menteuse. Elle pouvait ne se souvenir plus du rôtia, l’autre peut avoir mal ouï, et quand même cela serait tel qu’elle le dit, je ne crois pas qu’il fallût porter un jugement contre une personne pour des faiblesses. Il m’a toujours paru que ce n’est point aux choses extraordinaires qu’il faut s’arrêter, que c’est un amusement, et que c’est un grand malheur pour les âmes, lorsqu’on paraît faire cas de ces choses. Que conclure de là ? C’est que véritablement je puis être trompée, quoique mon cœur me rende le témoignage que je ne veux point tromper.

La sincérité à dire tout ce qui m’est arrivé et l’insulte de De[ville]2, dans le temps même qu’elle me fut faite, en est une marque. Je me rapporte encore aux personnes à qui il a conté lui-même le fait après ; s’il l’a dit autrement que moi, je m’en rapporte même à sa conscience à lui-même, persuadée que les travers de son esprit n’empêchent pas qu’il n’ait dans la volonté de dire vrai. Si l’on peut faire voir qu’une autre fille m’ait servie dans mes voyages que celle que j’ai, je souscris condamnation3 ; mais ilb me paraît qu’honorant M. B[oileau] comme je fais, il me doit cette charité de me faire connaître la vérité, si elle lui est manifeste, que je me suis trompée. Je suis pleine, ce me semble, de docilité, je ne suis pas sûre de n’être pas trompée. Qu’il se défasse de toute prévention, qu’il se mette devant Dieu en esprit de simple prière, qu’il Le prie de l’éclairer et de lui faire connaître ce qui en est. J’ai assez d’estime et de vénération pour m’en rapporter à M. B[oileau] contre ce que je sens moi-même, lorsque son cœur lui rendra témoignage d’être vide des préventions ni favorables ni contraires.

Vous savez que, sitôt que j’ai pu paraître douteuse, j’ai prié nos amis de ne me plus voir, non que je prétende éluder par là les recherches qu’on pourrait faire contre moi, puisque je me soumets à toutes sortes d’examens. Si je voulais encore conserver mes intérêts, je demanderais seulement une grâce [pièce 7232, f°.1 v°] qu’on ne refuse pas aux plus criminels, qui est que les accusateurs se déclarent tels qu’ils sont : car d’accuser sans se nommer et demander des secrets, il est de la gloire de Dieu de me condamner si je suis coupable. Je le puis être en plusieurs manières dans ma foi, et l’on peut l’examiner soit dans mes écrits soit dans mes paroles, et juger ensuite de ma soumission ou de mon opiniâtreté. Je la puis être en voulant tromper : pour tromper, on se déguise, on couvre la vérité, l’on flatte, l’on ménage, l’on cache ses défauts. Je la puis être dans mes mœurs : il faut voir les âges de ma vie, les endroits mêmes où j’ai été, ce que j’ai fait à Montargis jusqu’à trente-trois ans que j’en suis sortie, ce que j’ai fait dans la maison de Gex, aux Ursules de Thonon, chez la marquise de Prunay à Turin et chez la nièce de Mgr l’évêque de Verceil ; ce que j’ai fait à Grenoble où je demeurais chez une veuve ; [voir] M. Giraud, qui m’y a toujours vue, conseiller de Grenoble et conduit par les pères de l’Oratoire, M. Canelle [f°.2 r°] aussi, conseiller d’Église, demeurant à l’hôpital général, M. de Grenoble lui-même. Depuis que je suis à Paris, lorsque je cessai de demeurer avec mon fils aîné, ma vie était assez examinée : dans le cloître de Notre-Dame, à Sainte-Marie, chez Madame de Miramion, y a-t-on remarqué quelque chose ? Chez M. de Vaux, ici, il y a des voisins qui peuvent rendre témoignage des gens que je vois. J’ai des filles : qu’on les interroge ! L’on verra bien si elles se coupent ou hésitent le moins du monde. S’il y a des choses qui marquent le moindre dérèglement, l’on me fera un singulier plaisir de m’éclairer. Si l’on me croit moi-même dangereuse, qu’on m’ordonne de me mettre où l’on voudra, dans un couvent : tout m’est indifférent, je ne désire rien, je n’affecte rien, qu’on me condamne ouvertement si je suis condamnable.

Ne vous prévenez point vous-même en ma faveur : agissez en juge, [f°.2 v°] n’écoutez en ma faveur aucun témoignage que celui que Dieu vous donnera au même lieu où Il habite en votre âme, où Il Se fait sentir à vous, où Il fait l’office d’Emmanuel rejetant le mal et choisissant le bien. Je ne cherche pas à être excusée, mais à être condamnée si mon cher Maître me condamne. Je n’ai rien caché dans mes écrits. Ceux qui ont été faits les premiers, peuvent avoir des expressions plus fortes, faites de lumière. Plût à Dieu qu’on me condamnât tout à fait si je le mérite ! Que M. B[oileau] n’arrête donc pas son zèle, mais qu’il examine avec rigueur, et que ceux qui m’accusent se montrentb. Ils doivent soutenir la vérité. Ceux que je vois savent que je ne les ai jamais voulu arrêter un moment. Je n’ai point cherché à les appuyer, Dieu m’est témoin que, quoique mon cœur ne me reproche pas d’avoir jamais voulu tromper, je ne suis pas sûre de n’être pas trompée ; peut-être la suis-je pour Mademoiselle Lacroix. Si ce que je vous ai raconté lui a fait tort, si j’ai eu d’autre dessein que de vous éclairer, et M. Boileau, je prie Dieu qu’Il m’en punisse, et je vous assure devant Lui que, quand j’y fais réflexion, je me crois plutôt trompée qu’elle.

[même page, à l’envers, ajout :] Voilà un paquet pour St B. [Fénelon] et pour p[ut] [Dupuy]. Si vous faites venir le Penta[teuque], demandez Job4 et le lisez avant de le donner. Si quelque chose vous fait peine, vous me le direz, s’il vous plaît.


- A.S.-S., pièces 7231-7232, autographes sans adresse. « Ce 29e août » est un rare exemple de date autographe. L’ensemble de la lettre est d’une large et lisible graphie, du type de celle que l’auteur emploie pour des lettres destinées à être rendues publiques. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°16] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [16] - Reproduction partielle dans : Fen 1828, tome 7, p. 325 en note - Levesque, revue Fénelon 1911, Lettre XXIII, p. 213.

La reproduction partielle de cette lettre dans Fen 1828 est accompagnée de la note suivante : « […] Depuis cette époque, Mme Guyon a passé par bien des épreuves. Toutes ces dénonciations odieuses, auxquelles on avait donné tant de publicité et d’éclat, dit M. le cardinal de Bausset, aboutirent à une déclaration solennelle et positive de l’innocence de ses mœurs, faite par Bossuet lui-même, devant une assemblée du clergé [en 1700] ; pendant qu’elle était encore prisonnière à la Bastille, que ses ennemis étaient tout-puissants, et ses amis dans la disgrâce ». Hist. de Fénelon, liv. III, n. 95. […] » L'innocence de Madame Guyon était ainsi reconnue tôt : dès le début du XIXe siècle par le cardinal de Bausset, en 1828 par Gosselin.



a[sic] : étrange ! Levesque transcrit : « Rati », sans explication.

bIci commence la transcription de cette lettre dans Fen 1828, t.7, lettre 147.

b Fin de la transcription Fen 1828.

1 Madame Guyon fut accusée de plagiat : « …que je n'avais fait que transcrire dans mes écrits ceux de Mlle de Vigneron, et qu'il serait aisé d'en voir la conformité avec mes livres. Une personne d'une grande considération, à qui M. Boileau fit cette confidence, voulut approfondir le fait par lui-même. Il alla chez les minimes, et leur demanda ces écrits […] Il les examina lui-même et bien loin d'y voir aucun rapport à ce que j'avais écrit, il y trouva une différence entière. » Vie 3.12.6. Poiret indique qu’il s’agit du duc de Chevreuse qui suit ainsi la suggestion de Madame Guyon. Il ajoute que l’on ignorait sans doute que ces écrits étaient publiés avec approbation et permission en 1679, à Rouen, chez Bonaventure Le Brun, imprimeur-libraire dans la cour du palais, sous le titre : Vie et conduite spirituelle de la damoiselle Madeleine Vigneron, sœur du Tiers Ordre de S. François de Paule, suivant les mémoires qu’elle a laissés par l’ordre de son Directeur. Le tout recueilli par les soins d’un religieux minime.

2 Lecture incertaine ; v. lettre du 2 juillet 1693 : « …un prêtre, qui demeurait auprès de M. l’abbé de Charost… »

3 Il s’agit d’une autre calomnie, liée à la fausse déposition de la Maillard, (Vie 3.12.9.) ou de l’accusation relayée par dom Innocent Le Masson (v. Vie 2.23.5. ; Orcibal, Etudes…, « Le cardinal Le Camus », p.809.) : elles concernaient les mœurs aussi bien que la doctrine, par ex. chefs d’accusation : avoir passé « quinze nuits » à Marseille avec son confesseur le P. Lacombe, avoir perverti à Grenoble une des filles à son service…

4Le Pentateuque et Job expliqués par Madame Guyon : Les livres de l’Ancien Testament avec des explications et réflexions qui regardent la vie intérieure […], tomes I, II et VII, 1714.



AU DUC DE CHEVREUSE. 31 août 1693.

Il serait, monsieur, d’une extrême conséquence pour la gloire de Dieu que je puisse avoir l’honneur de vous voir : cela est absolument nécessaire. Ce lundi après-midi.

- A.S.-S., pièce 7171, autographe ; billet autographe adressé à « Monsieur / Monsieur de Chevreuse à l’hôtel de Luine à Paris » ; cachet armorié couronné ; en tête : « 31e août 1693 » (Chevreuse).

AU DUC DE CHEVREUSE. Fin août 1693.

Je ne doute point du tout, m[on] b[on] d[uc], de votre cœur, il me semble d’en être fort sûre. Plus vous êtes indifférent pour ce qui vous regarde, plus j’y dois entrer et vous prier au nom de Dieu de me laisser périr. Je ne saurais que bien tomber, puisque je trouverai les bras de mon Maître pour me recevoir. Je ne puis juger ma cause, je prie le Seigneur de la juger. Tout ce que je vous demande est que vous fassiez ce qui vous conviendra, si vous n’êtes pas engagé avec moi, et si vous pouvez vous tirer d’affaire sans moi, laissez-moi au torrent de la Providence. Si, en ne me justifiant pas, cela peut tomber sur vous, justifiez-moi, à la bonne heure. Comptez que je n’ai nul intérêt, quel qu’il soit, que les vôtres. Je ne puis souffrir, quoi qu’il arrive, que pour vous, car pour moi une prison, dans la situation où sont les choses, me serait un soulagement. Faites donc sans hésiter ce qui vous conviendra et que Dieu vous inspirera : vous serez toujours m[on] [bon], et mon cœur ne sera point séparé de vous.

- A.S.-S., pièce 7179 ; pas d’adresse ; en tête, d’une main moderne : « Sep. 1693 », et d’une autre main moderne : « Dupuy, août 93 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°17] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XXV, p. 1. 

AU DUC DE BEAUVILLIER. Fin août 1693.

Mon témoin est au ciel, et mon juge au plus haut des cieux1. Je ne prétends point, monsieur, vous assurer, si Dieu vous met en doute. Je vous ai toujours dit que je ne garantissais pas de n’être pas trompée, mais que mon dessein n’était pas de tromper. J’ai toujours parlé avec ingénuité et simplicité, je ne me suis point déguisée. J’ai laissé paraître toutes mes faiblesses. je n’ai point voulu qu’on me crût bonne. J’ai plus parlé en me taisant qu’en parlant. Je n’ai jamais cherché ni mon avantage ni ma gloire. Je n’ai flatté personne. Je n’ai rien demandé. C’est à vous-même à juger de ce que j’ai pu faire pour vous tromper, et par quel endroit. Du reste, je suis peu exacte dans mes lettres, parce que j’ai appris d’écrire simplement à des personnes qui m’entendent à demi-mot, et que je ne croyais pas écrire pour le public. ….a

Jeb ne demanderai point à Dieu qu’Il vous rassure sur moi, car s’Il veut qne vous soyez tous scandalisés en moi, j’y consens. Ce n’est point à présent le temps des demandes pour moi, mais des sacrifices. Peut-être Dieu ne veut-Il plus Se servir de moi. C’est un instrument usé : qu’Il le brûle ; je ne Lui dirai pas qu’Il S’en serve. J’ai pu être trompée, mais je n’ai jamais voulu tromper ; et, lorsqu’il m’est venu quelques moments de peine et de retour involontaire sur [f°17v°] la confiance dont vous m’honorez, j’ai toujours eu cette ferme foi, que, si j’étais trompée, vous étiez trop droit pour que Dieu ne vous le fît pas connaître. Ainsi laissez-vous à Sa lumière. Ne la combattez point. Si Dieu m’a rejetée, je me rejette moi-même, et je serais très affligée que l’on me ramassât. Toute méchante que je suis, je suis à Lui sans réserve. S’il se met de la partie, je ne contredirai point aux paroles du Saint2. Si j’adore Son jugement éternel, comment n’adorerai-je pas Son jugement temporel ? Lui seul est la suprême vérité. Tenez-vous attaché à Lui, Il ne vous égarera pas. Tout le reste n’est qu’erreur et mensonge.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°17, copie de l’écriture de Chevreuse ; en tête : «  Extrait d’une lettre escritte à M. L. D. D. B[eauvillier]. au mois d’aoust 1693. Vers la fin. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°18v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [19] - Dutoit, volume III, lettre 137 - Correspondance de Fénelon (1828), vol.7, lettre 16 - Griselle, revue Fénelon 1911, Lettre XXIV, p. 216.

aNombreux points de suspension dans la copie indiquant un passage omis.

b(Pour ce qui me regarde biffé) je

1Job, 16, 20.

2Job, 6, 10.

AU DUC DE CHEVREUSE. Fin août 1693.

Je suis très peinée que Madame de No[ailles] veuille mettre S.B.[Fénelon] en jeu : si elle savait comme moi le déchaînement qui est contre lui, et comme on ne cherche qu’à le perdre absolument, étant certaine même que Madame d[e] M[aintenon] le craint plus qu’elle ne l’aime et qu’elle indispose [le] R[oi] peu à peu contre lui, vous voyez de quel secret est ce que je vous mande. Cependant l’on ne veut rien croire, et l’on agit avec elle comme si elle était la mieux disposée du monde. Dieu permet tous ces aveuglements afin que je périsse : Sa volonté soit faite. C’était le pis qui me pouvait arriver que d’être réduite dans la plus grande rigueur où je suis, et l’on m’y a mise par prudence ! Dieu renverse tous les desseins des hommes, Il est jaloux de faire Lui seul son œuvre, laissez-le Lui bien faire en nous, je vous en conjure et soyez-Lui absolument dévoué. Je Le prie de toute mon âme d’établir si bien Son empire dans votre cœur que vous ne vous écartiez jamais de Lui.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°20] - ms. 2173 (La Pialière), [21].

AU DUC DE CHEVREUSE. Septembre 1693.

Je vous prie que tout l’orage tombe sur moi. Il faut qu’une périsse pour plusieurs. N. n’est pas menteur ; pourquoi l’en accuse-t-on ? Les violences de M. Boileau contre moi sont surprenantes, je ne les aurais jamais crues. Il a juré de me perdre et de prendre les biais les plus violents : pour cela il sollicite fortement. Ne dites pas, si vous parlez de cela, que c’est de moi que vous le savez, car il m’a été mandé par gens dont on ne se défie pas.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°20] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [20].

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 septembre 1693.

J’ai oublié de vous dire que madame de Moussi1 a encore dit à madame de Ch[arost] qu’elle savait qu’on avait donné de mes écrits à examiner à M. de Meaux ; que certaines personnes l’étant allées voir pour lui parler contre moi, qu’il le leur avait dit, et qu’il avait marqué ne les pas approuver, et que l’on lui avait fait de fortes sollicitations contre moi, tâchant de l’engager à se déclarer contre. Il n’arrivera que ce que le Maître en ordonnera. Je suis prête à être condamnée de tous les hommesa, si mon Maître le veut. [f. 1 v°] Ne le verrez-vous point ou ne lui écrirez-vous point avant votre voyage, afin que je prenne mes mesures pour aller aux couches de ma belle-fille, parce qu’elle me demande réponse sur cela ? Je vous demande surtout qu’il ne soit point parlé de madame de Moussi. M. P[irot] lui a encore dit que des gens de condition lui avaient dit qu’ils allaient poursuivre fortement pour me faire enfermer, qu’il avait tâché de les en détourner, qu’il ne savait pas ce qu’ils feraient. Qu’ils le fassent, j’en serai bien contente. Ils disent qu’il ne s’est jamais vu un pareil acharnement3. Mon Maître est assez fort pour me tirer de leurs mains. S’Il ne le veut pas, j’en serai bien contente. Je n’ai de peine que celle que vous prenez, que mon [f. 2 r°] Maître vous payera selon la magnificence de Sa grandeur et selon Sa bonté.

- A.S.-S., pièce autographe 7213, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse’, cachet armorié couronné. En tête : « 4e septembre 1693. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), f°22 r° - Griselle, revue Fénelon, XXVII.

a des [tous les add.interl] hommes

1Mme de Moussy. Voir la lettre du 20 août : « …Madame de Mou[ssi] […] dit vouloir me soutenir […] cela ne me donne aucune joie. »

3déchaînement dans la copie reprise par Griselle.

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 septembre 1693.

Il faut que je vous importune toujours, monsieur. Dieu veut que j’aie recours à vous en tout : il semble qu’il vous ait suscité pour cela. L’on a été parler à M. Pirot, mais l’on demande un grand secret. Je vous le demande au nom de Dieu. Ne dites rien à M. B[oileau]. On lui a parlé de l’aumônier du marquis de Ch[arost]1. Il vient de venir ici un père minime, qui est de mes amis depuis six ans ; il a entre les mains les originaux de Mademoiselle Vigneron, il ne les a que pour quelques jours2. Si vous vouliez avoir la bonté d’aller demain à la messe, aux Minimes de la Place royale, demander le P. Lempereur, il vous les donnerait. Si vous allez ce soir à Versailles et que vous vouliez les envoyer quérir par une personne sûre avec un billet, il vous les confiera. Mais il aimerait mieux vous les montrer, car c’est un dépôt. Ce bon père a vu de mes écrits, il dit qu’ils n’y ont aucun rapport. M. Pirot a dit qu’on se remuait comme gens qui voulaient me faire beaucoup de mal s’ils le pouvaient, et qu’il a lieu de croire que c’est de la part de M. B[oileau], parce que ces personnes sont de ses amis. L’on fait des ridicules étonnants sur ce que j’envoie à l’armée pour faire pénitence3. Avez-vous montré la lettre du jeune homme ? Pardon, [f. 1 v°] il me serait difficile de vous exprimer ce que j’éprouve dans l’intime de moi-même pour vous.

- A.S.-S., pièce autographe 7212, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse à lostel de Luines à Paris », cachet couronné. En tête : « 5e [août 16 biffé] septembre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°22] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [23] – Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XXVIII.

1M. Deville dont il a été question précédemment (lettre du 2 juillet 1693).

2Edités par un minime, le P. Mathieu Bourdin, sous le titre : Vie et conduite spirituelle de la demoiselle Madeleine Vigneron sœur du tiers Ordre de Saint-François de Paule... Rouen, 1679, In-8 et Paris 1689, in-8.

3Allusion à l’aumônier du marquis de Charost, M. Deville, écarté d’une liaison charnelle par une affectation aux armées.

AU DUC DE CHEVREUSE. 6 septembre 1693.

Voilà, mon très cher Enfanta en N[otre] S[eigneur], -permettez-moi pour cette fois ce mot, qui m’est échappé -, voilà, dis-je, les écrits de frère Jean de S[ain]t-Samson. J’ai marqué quelque endroit de son Cabinet mystique1 que vous trouverez aussi fort que ce que j’ai écrit, si l’on se veut donner la peine de les lire. M. de L’Es[chelle] 2 s’en est allé bien persuadé de la tromperie de la Maillard. Je suis à vous au-delà de tout.

- A.S.-S., pièce autographe 7210, adresse « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » cacheté armoiries couronnées - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°22v°], qui omet la dernière phrase « Je suis… » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [23], qui omet la première et la dernière phrase - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XXIX : en tête « 6e septembre 1693 ».

a E barré verticalement, pour « Enfant ».

1Jean de Saint-Samson (1571-1636) eut parmi ses nombreux disciples Maur de l’Enfant-Jésusconnu de Madame Guyon. Le « Cabinet Mystique adressé aux âmes plus illuminées » forme le deuxième livre des Œuvres spirituelles et mystiques, in-folio publié à Rennes en 1658-1659, v. p. 134-224.

2Gentilhomme de la manche (c’est-à-dire secrétaire) auprès du duc de Bourgogne.

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 septembre 1693.

Voilà une lettre de la part d’une fille qui a demeuré chez madame de la Viennea et chez Mme Orseau. Vous voyez ce qu’elle dit qu’elle a appris de madame Orseau même. Rien n’est plus aisé sur cela que de s’informer chez Mme Orseau. M. Dupuy le peut faire faire facilement. J’ai appris certaines choses dont on me demande le secret, qui vous surprendront. Mon cœur souffre de vous cacher quelque chose. Je vous prie, en attendant que je vous voie, de vous défier de M. B[oileau] sur mon chapitre, car son zèle l’emporte et l’oblige à se cacher de [f. 1 v°] vous, vous croyant presque ensorcelée par moi. Obligez-moi donc de ne lui plus parler de moi, car je sais des choses certaines et qu’il fait par affection pour vous. Notre Seigneur m’unit à vous d’une manière bien intime et bien forte. Vous avez dû le sentir. Oh ! qu’il fasse, ce Dieu de bonté, que nous soyons un en Luib.

- A.S.-S., pièce autographe 7211, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet initiales couronnées. En tête : « 7 ou 8e septembre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°22v°] – Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XXX.

a Madame de Laviene ms.

b uns en lui ms.

DE MONSIEUR QUILLOT. 7 septembre 1693.

Vous avez sujet de croire, madame, que vous me faites plaisir de me donner lieu de rendre service au pauvre père Lacombe, ayant conservé pour ce serviteur de Dieu toute l'estime et la vénération que je lui dois. J'étais mieux en état de le faire, lorsque j'eus l'honneur de vous le proposer que je ne puis à présent, parce que alors il y avait un orfèvre qui était près de donner son certificat qu'il avait vu cette méchante créature à Lyon, dans un mauvais lieu, où il avait eu commerce avec elle et que lui ayant proposé d'y passer la nuit, elle ne le voulut pas, disant qu'elle avait à soutenir la figure d'une dévote pour qui elle passait. Cet homme, indigné de lui voir faire la même figure à Dijon où elle communiait tous les jours, voulait lui couper le nez et déclara son dessein à quelques personnes alors.

Mais aujourd'hui il ne veut plus donner cette déclaration, de sorte que tout ce que je vois à faire en cela, c'est de s'adresser à la sœur Marie Flandres à Lyon, laquelle vit encore, à ce que l'on m'a dit. Elle sait toute son histoire, qui a fait de l'éclat en ce lieu-là. Elle est fille d'un marchand, elle a des parents riches à Lyon, mais son père ne l'était pas. Elle y faisait la dévote et se cachait sous ce voile comme une fort déréglée, elle avait un mauvais commerce avec [f°1v] un ecclésiastique qui était sacristain à Sainte-Croix. Un jour, de concert avec lui, elle obtint du Chapitre une permission qu'on lui porterait des chandeliers, des vases d'argent et autres meubles précieux de ladite église pour orner un oratoire public dont cette dévote avait le soin au jour que l'on y célébrait une fête. Elle prit la vaisselle d'argent, l'emporta et disparut. Cela fit un grand bruit dans la ville. Le sacristain, sous prétexte d'en faire la perquisition, l'alla trouver dans un rendez-vous sur le chemin de Genève, où ils furent trouvés avec tout le dépôt que l'on rapporta. On laissa évader le prêtre et l'on dépouilla la fille, et par le crédit de son oncle on la laissa échapper. Ce fut en sortant de cet accident qu'elle se réfugia à Dijon, où elle prit le nom de sœur Marie de la Providence. Elle sut si bien se dissimuler qu'elle trompa monsieur le grand vicaire Gontier1, qui lui confia le soin de quelques filles débauchées qu'il tenait enfermées alors à l'hôpital général jusqu'à ce qu'il eût installé la maison du Bon Pasteur dont il avait le dessein. Elle quitta cet emploi et se mit à enseigner des petits-enfants, et ne voyait en apparence que de grandes dévotes. Elle ne pouvait subsister de son emploi : on lui faisait quelques aumônes pour l'aider, mais elle eut bientôt des [f°2r] pratiques secrètes par le moyen desquelles elle s'agença bien et pour la personne et pour les meubles de sa chambre qu'elle fit très propres. La sœur Prudence avait un secret mouvement que cette créature était une hypocrite et, après avoir longtemps combattu, on en reçut ce sentiment dont elle était toujours poursuivie. Elle fut enfin pressée de lui en faire sa déclaration, ce qu'elle fit, et lui dit une partie de son histoire par lesquelles2 lumières qui lui étaient données de Dieu. Cette fille lui parut fort chancelante, et prit l'air d'une personne qui voulait se modérer sans se justifier. Elle se plaignit des outrages qu'on lui avait dits à plusieurs personnes sans nommer sœur Prudence ; néanmoins toutes les personnes auxquelles elle s'en plaignit convinrent toutes que ce ne pouvait être que Prudence qui lui avait ainsi parlé, et lui dirent, les unes après les autres, qu'il fallait que cela fût vrai, puisque Prudence lui avait fait ces reproches. Elle, se sentant convaincue par sa mauvaise conscience, rendit les meubles et s'en alla à Paris.

Vous voyez bien, madame, que l'on ne peut rien faire en ce fait-là à Dijon qui soit assez fort pour la détruire, et que la principale scène s'étant passée à Lyon, il y faut avoir recours : je ne doute point que ma sœur Marie Flandres qui, à ce que l'on dit, a beaucoup d'esprit et de savoir-faire, n'entre dans votre dessein et ne vous [f°2v] trouve les moyens de convaincre cette misérable de mensonges et de mauvaise vie. Je voudrais bien pouvoir contribuer : je ne m'y épargnerai pas, je vous assure, car j'ai bien à cœur de voir la confusion des méchants et la justification des gens de bien […]b

Je ne sais pas quelle fin aura l'entreprise de ses persécuteurs, mais elle est violente, il se confie beaucoup en Notre Seigneur : c'est ce qui fait mon espérance. Il faut prier Dieu qu'Il tire Sa gloire de tout : c'est en Lui, madame, que je suis, avec un très véritable respect,

le 7 septembre 93

votre très humble et très obéissant serviteur C. Quillot.

Ma sœur Cc. vous présente ses respects.

C'est la sœur Marie Flandres qui lui a raconté l'histoire ci-dessus.

(Ajout de la main de Madame Guyon :)

Cette lettre est bien d'un prêtre habitué de Saint-Pierre, confesseur de madame Longuet.


- A.S.-S., fonds Fénelon, pièce 5106, annotée : « 7 septembre 1693. Quillot au sujet d’une fausse dévote qui avait été à Lyon, nommée Grange ou Grangée et Maillard. »

Claude Quillot faisait partie du groupe des « quiétistes » de Bourgogne. Madame Guyon séjourna quinze jours, en 1691, à Seurre, près du curé Philibert Robert. Le groupe comprenait également Rouxel, prêtre de Besançon, (v. sur lui notre notice, Rouxel), et des femmes de Lyon. Voir DS, art. « Quiétisme », col. 2811 ; UL, tome XIV, append. II : « Le Quiétisme en Bourgogne ou le Quillotisme ».

1 L’abbé Gontier fut trésorier de la Sainte-Chapelle de Dijon et vicaire général de Langres, où il institua l’amende honorable au Saint-Sacrement et incita Mère Mectilde à établir l’adoration perpétuelle (J. Daoust, Catherine de Bar - Mère Mectilde du Saint-Sacrement, Téqui, 1979, p. 23). Mme Guyon écrivait le 10 janvier 1693 au duc de Chevreuse : « La Mère du Saint‑Sacrement est […] fort de mes amies et une sainte. »

2par lesquelles lumières : les lumières quelles qu’elles soient (nuance d’indétermination, tournure archaïque).

aLeone ou Leoni ? nom propre.

bDeux lignes raturées illisibles.

cTrois lignes raturées lourdement.

De la Duchesse de CHAROST au Duc de CHEVREUSE (?) 1693 (?)

Du Pré Saint-Gervais.

Voilà Monsieur la lettre de [16]83 dont je vous ai parlé, qui était écrite au père de L[a] C[ombe] et dans un temps qu'il n'était parlé ni de persécutions ni de guerre dans l'Europe. L'on en avait encore écrit d'autres qui regardaient l'avenir mais elles ont été perdues. J'y ai joint la copie d'une lettre qui pourra ne vous être pas inutile, car on dit qu'il est souvent parlé de cette femme.

A.S.-S., ms. 2043 : « Différentes pièces pour la justification de Madame Guyon / Sa justification par elle-même / affaire de M. de Fîtes [Filtz] / Lettre du père Richebracque », troisième pièce, f°37. Cet autographe est suivie d’une quatrième pièce, f°38 à f°42, constituée par une copie de la lettre adressée par Madame Guyon au P. Lacombe, « Ce 28me février 1683 / Il me semble que jusqu'ici l'union qui est entre nous avait été couverte de beaucoup de nuages [...] donner l'intelligence de ceci. » Il s’agit de la lettre n°3 de ce volume rapportant le songe « scandaleux » de la lune sous les pieds et la prévision de persécutions.

De la Duchesse de CHAROST  au Duc de CHEVREUSE. 8 septembre1693.

Le 8 septembre.

On m'a écrit une lettre, Monsieur, que j'ai copiée crainte que vous ne pussiez lire l'original, n'étant pas accoutumé à cette écriture, quoique meilleure que la mienne. Vous verrez par là son caractère, l'écrit de l'état apostolique1 ne vous déplaira pas à ce que je crois, vous verrez que l'on serait bien aise de vous voir, vous en ordonnerez comme il vous plaira, et j'obéirai. S'il y a une réponse, vous aurez la bonté de l'envoyer par un laquais qui ira jeudi savoir de vos nouvelles. Voilà encore un autre petit écrit [f°44v°] que je viens de trouver. Il est [illis.] pour être à une personne [illis.] qui disait qu'il fallait [deux mots illis.] en cette vie.

[Copie d’un billet :]

[f°46] De l'Apocalypse2, dans la Vie que vous avez au reste, je vous conjure de la lire préférablement à toute chose surtout depuis son mariage, en elle seule vous trouverez tout renfermé et dusse ma nièce à nous éclaircir3 sur tout ce qui vous peut embarrasser. Pardonnez-moi si je vous dis si librement ma pensée, j'avais hier bien des choses à vous demander sur mon compte mais Dieu permit que je les oubliais.

A.S.-S. ms. 2043 : « Différentes pièces pour la justification de Madame Guyon / Sa justification par elle-même / affaire de M. de Fîtes [Filtz] / Lettre du père Richebracque », cinquième pièce, f°44 à 46. Au verso du f°44 : « 1693 8 sept / Mr de Beauvillier et Mme la duchesse de Charost / Pour Mad. G. » ; au verso du f°46 : «1694 Mme de Charost / Mad Guion prophétesse. »

1Voir son texte reproduit à la suite de la  lettre n°159 adressée à Bossuet.

2L’Explication de l’Apocalypse par Madame Guyon.

3sens : et puisse ma nièce vous éclaircir ( ?)

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 septembre 1693.

Voilà une lettre de Dijon. J’ai écrit à Lyon pour avoir de plus amples informations. En voilà assez, ce me semble. La personne qui m’écrit est le confesseur de Mme Languet1, supérieure du Bon-Pasteur. C’est pour vous seulement que je l’envoie, car il sera mieux d’avoir les lettres de Lyon. Je vous prie d’écrire à M. de Meaux, et de lui mander que vous le priez de me recevoir pour quelque temps dans son diocèse, s’il a quelque doute sur moi, et que, le voyant souvent, il pourra mieux connaître la vérité. J’irai demain ou samedi voir le P. de Valois2. [f°19]

Pour M. Tronson, il ne juge pas à propos de me voir encore. Ainsi rien ne m’empêchera de me retirer à la campagne. C’est le parti le plus sûr pour contenter tout le monde, et ne voir plus personne, n’être plus persécutée de certaines lettres qu’on ne m’écrirait peut-être pas si j’avais la facilité d’y répondre. Obligez-moi donc de savoir de M. de Meaux s’il veut bien me faire cette grâce ; sinon, je partirai la semaine prochaine pour la campagne, sitôt que j’aurai reçu réponse de Lyon.

J’ai écrit à Mme de Mortem[art] pour ne la plus voir. L’obéissance, à ce que j’ai cru, que les gens pour lesquels j’en ai eue jusqu’à présent, désireraient de moi, m’a fait prendre ce parti. Mais comme il ne serait pas juste que je fusse [f°18v° en travers] ôtée à une personne à laquelle j’étais en quelque sorte utile pour en voir d’autres auxquelles je ne le suis point, je ne verrai plus personne du tout. Cela m’obligera peut-être à quitter Paris tout à fait, ce qui m’incommoderait beaucoup, n’ayant aucun refuge, ne pouvant aller où l’on me souhaite pour des raisons de répugnance. Il faudra, en me retirant, me laisser conduire à la Providence. Si l’on m’avait laissée en paix dans ma petite maison, j’y fusse restée sans peine ; mais puisque Dieu ne le veut pas, il faut être encore une fois errante, sans feu ni lieu, infirme, abandonnée de tout le monde. J’y consens de tout mon cœur. Je crois qu’il est bon, à cause de M. B[oileau], que je n’aie plus l’honneur de vous voir. Lorsqu’on est uni en Dieu, l’on l’est partout et en tout lieu. Mille fois toute à vous.

Je vous demande au nom de Dieu ceci : c’est de ne plus rien faire examiner. Laissez-moi telle que je suis, et prenez garde de suivre votre naturel approfondissant. [f°19v° en travers] Je vois que l’on est peiné des examens que vous faites faire, et de ce que vous voulez réduire M. B[oileau]. Cela est impossible dans la disposition où il est.


- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°18, autographe ; en tête, de Chevreuse : « 10e septembre 1693, de bon matin », répété en fin de lettre. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°23] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [24] - Correspondance de Fénelon (1828), tome 7, Lettre 17.

1Mme Guyon logea à Dijon chez Mme Languet, qui lui fut très favorable, distribua ses livres, lui fournit des renseignements sur la Maillard. (v. CF, t. IV, 108, note 33 d’Orcibal).

2Le P. Le Valois fut « le premier jésuite connu » par Fénelon, qui resta sous sa direction jusqu'à sa nomination à Versailles. V. Index, «Valois ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 septembre 1693.

Vous voyez bien qu’il n’a pas tenu à moi que je n’aie vu le père de Valois. Il semble que Dieu se mette de la partie et ne veuille pas que je sois justifiée. J’en suis très contente, c’est ce qui me confirme dans la résolution où je suis de me retirer tout à fait de ce pays ici, car si Dieu m’avait voulu justifier, il l’aurait fait. Si je ne vais pas à Meaux, je partirai la semaine qui vient. J’espère que Dieu aura soin de moi en quelque lieu que je sois. Il est mon Maître et mon Seigneur. J’ai encore été plus certaine des sollicitations de M. B[oileau]. C’est là le moindre de mes maux : les guerres intestines sont les plus terribles. Je ne puis plus soutenir d’écrire et de parler. Il n’y a plus de foi sur la terre. Il faut que je fuie dans mon désert où je serai tout le temps qu’il plaira à Dieu. Vous me trouverez toujours présente dans mon petit Maître.

- A.S.-S., pièce 7206, autographe, feuillet sans adresse. En tête : « 10e au soir ou 11e septembre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°24] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [25].

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 septembre 1693.

J’avais écrit ces lettres lorsque j’ai reçu la vôtre. Le père Le Valois n’approuvera jamais mon livre. Il fallait se contenter qu’il le vît. J’irai le voir par M. B[oileau]. Ce que je vous dis est certain, ce sont des sollicitations plus fortes que les informations. Dieu sur tout. Lorsque je ne serai plus ici, je ne leur ferai plus d’ombrages. Si Dieu me fait la grâce de m’accommoder de quelque communauté, je m’y retirerai pour toujours, sinon un village et un habit de paysanne me dérobera à jamais aux hommes. Je ne puis du tout écrire à la personne de laquelle vous avez demandé en détail. C’est plutôt pour éviter tout commerce [f. 2 r°] de ce côté-là que je me veux retirer, que pour aucune autre persécution. Si M. de Meaux veut bien me garder quelque temps dans son diocèse à cause de vous tous pour éclaircir ce qui lui paraîtrait douteux, j’y consens de tout mon cœur avant de m’en aller tout à fait. Quelque part où je suis, je serai entièrement à vous en N[otre] S[eigneur]. Mon cœur est affligé à la mort par ce peu de foi que je vois dans les hommes. J’enverrai samedi quérir les papiers.

- A.S.-S., pièce autographe 7209, adressée à : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachetée initiales couronnées. En tête : « 10e septembre 1693 / au matin, mais plus tard que l’autre de la même date » (Chevreuse) - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°23v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [25]. Les copies omettent la dernière phrase : « J’enverrai… »

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 septembre 1693.

Je vous ai mandé que le P. de Valois ne m’avait point voulu voir. Si vous obtenez de M. de Meaux que je passe quelque temps dans son diocèse, j’irai avant de me retirer ; sinon je partirai la semaine qui vient. M. Tronson et le P. de Valois ne voulant point me voir, je ne puis faire aucune chose pour me justifier : apparemment que Dieu ne le veut pas. Ainsi je persiste dans la pensée de me retirer tout à fait. Nous n’en serons pas moins unis en notre Seigneur. Ce ne sont pas les persécutions du dehors qui me chassent, mais l’impuissance de compatir avec l’amour-propre.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°20, autographe ; en tête, de Chevreuse : « 11e septembre 1693 après celle du du 10e au soir ou du 11e » ; A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°24v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [26] - Correspondance de Fénelon (1828), vol 7, lettre 18.

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 septembre 1693.

J’ai donné ordre à la fille qui reste au logis de m’envoyer vos lettres. Je serai encore quelques jours à la campagne, assez proche de Paris pour savoir si M. de Meaux veut bien que j’aille dans son diocèse, et je ne partirai point d’où je suis que je ne sache s’il le veut ou non. Ayez donc la bonté de me le faire savoir.

- A.S.-S., pièce 7572 - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°25] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [26] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XXXVI.

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 septembre 1693.

Il faut que j’obéisse à Dieu et que je me retire. Demain ce midi, je ne serai plus ici. S’il est nécessaire pour la satisfaction de tous que je sois examinée à fond par M. de Meaux, à la moindre lettre que vous enverrez au logis, je m’y transporterai. Je crois que tout le monde a raison et que j’ai tort, la vérité est captive. Mes paroles n’ont pu servir à lui donner aucun effet : je m’accuse moi-même ; peut-être ai-je tout mélangé. Mon silence et mes prières suppléeront à mon défaut. Vous savez [f°.2 r°] me chercher en Dieu, c’est où vous me trouverez toujours et où vous expérimenterez la force de la grâce que Dieu donne à ceux qui ont la foi comme vous l’avez. Malheur à moi si j’entre dans les mélanges de la politique et de la foi ! je me retirerai les mains nettes de ce crime et j’espère que Dieu m’exaucera. M. de B.1 n’est pas seule sur qui ceci roule. Il faut que le temps de mon désert s’accomplisse . Quand on se possède en Dieu, il n’y a jamais d’absence. C’est en Lui que je suis entièrement à vous.

- A.S.-S., pièce 7207, adressée à « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet initiales couronnées. En tête : « 12e septembre 1693 ». Lettre particulièrement difficile à déchiffrer. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°24v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [25].

1Probablement Madame de Béthune.

De Mademoiselle MATTON. 15 septembre 1693.

Lyon, ce 15e septembre 1693.

Madame. J’ai reçu l’honneur de la vôtre. Ce serait avec bien du plaisir que je ferais ce que vous désirez de moi, si je me pouvais promettre que cela tirerait de l’oppression la personne en question même, pour qui j’ai bien de la vénération à cause de sa vertu. Mais que fera mon témoignage, puisque personne ne peut m’appuyer ? Il n’y a à Sainte-Croix personne que celui qui était sacristain lors de l’affaire, mais il est parent de la coupable : ainsi il n’a garde de rien faire contre elle à cause de son propre intérêt et de la parenté de cette misérable, qui est grande et même très considérable. Elle était la moindre de toutes en considération, à cause qu’elle n’avait point de bien, et la parenté tâcha d’étouffer cette méchante affaire à cause du scandale ; et l’on évita que la justice n’en prît aucune connaissance parce qu’il y avait quatre personnes qui auraient été pendues, [à] savoir : la fille qui avait emprunté six chandeliers d’argent de son [f°1v°] dit parent par finesse et sous le prétexte d’une prise d’habit d’une fille dans le monastère de célestes de Sainte-Amour, où cette misérable a deux cousines germaines, dont elle donna ces chandeliers à un abbé suisse qui demeurait à Lyon, lequel fit ôter les armes de notre cathédrale par un graveur suisse son ami, et qui les vendit à un orfèvre. Voilà donc trois coupables qui méritaient la corde, et la fille qui faisait la quatrième.

Il est vrai que le tout passa par mes mains, avec la parenté, par un ressort de la providence, et dont nous fîmes une assemblée chez ce cousin sacristain qui travaillait pour recouvrer ses chandeliers, ou le prix, parce qu’il y en avait déjà quatre de fondus, et les autres deux furent rendus par le graveur dont je les trouvai chez lui. Enfin ce sacristain fut remboursé comme il put, et on les laissa tous fuir sans les punir, après pourtant que ce misérable abbé eut été reprendre la fille à trois lieues de Lyon, sur la route de Genève, où elle attendait son abbé pour l’y conduire après qu’il aurait reçu la somme de deux cents livres dont il était convenu avec l’orfèvre. Quand [f°2r°] il eut ramené la fille, elle fut fermée dans un lieu en la maison de sa mère, ne lui donnant que du pain et de l’eau, et dont elle trouva le moyen de se sauver ; et ce fut alors qu’elle s’en alla à Dijon, où elle a été reconnue pour une friponne et pour une hypocrite et fausse dévote, dont elle fut contrainte de s’enfuir. Une personne m’a dit qu’elle déroba une montre dans la maison d’un bon prêtre à qui elle se confessait. La dame à qui ce prêtre l’a dit, me promit hier en présence de Madame B[e]lofs de lui en écrire, et que j’enverrais sa lettre à ma sœur Prudence pour qu’elle lui parle, et que l’on vérifie si c’est la même. Puisque ladite sœur Prudence l’a vue et connue à Dijon pour une misérable, et qu’elle l’aida à la faire sortir de Dijon à ce qu’elle m’a dit ; ainsi vous pourriez avoir, madame, de plus fortes déclarations de ce côté-là que d’ici, à cause que tous ceux qui ont eu connaissance de cette affaire sont morts, hormis ceux qui sont intéressés en l’affaire. Cette misérable se nomme de son nom Grangée1 comme son père, et sa mère était du nom Rondet ; cette fille avait pris l’habit de religieuse au couvent de célestes [f°2v°] de Vienne en Dauphiné, d’où elle fut renvoyée. Ainsi on ne voit que faux pas en cette fille, et un tissu de misère, mais, madame, encore une fois, que ferait mon témoignage seul sans appui ? Il est vrai que ce misérable abbé fut pris après qu’on l’eut laissé aller, et fut mis prisonnier dans l’archevêché de Lyon, dont il me fallut aller le confronter en présence de M. de Ville, grand vicaire substitué, et le notaire de l’Officialité . Mais ce grand vicaire est mort, et le notaire aussi : ainsi tout mon dire ne peut en aucune manière être autorisé, car en matière d’affaire si importante, en peut-on croire à une petite fille comme moi ?

J’écrirai à ma sœur Prudence, vous pourrez aussi écrire puisqu’elle n’oubliera rien pour cela. Voyez, madame, ce que je pourrai faire de plus en cela, puisque je ne puis être appuyée ni secondée. La fille du graveur est encore vivante à Lyon. Mais sera-t-elle contre elle-même ? Enfin, madame, il faut finir avec mon papier et vous dire que je suis

Votre très humble et très obéissante servante. M. E. Matton.

- A.S.-S., pièce 7025, avec l’annotation (peu lisible) en tête : « Cette fille est une fille qui a employé toute sa vie à instruire gratis les jeunes et pauvres filles. Elle est très connue à Lyon. Madame B[e]lof la connaît. » Lettre intéressante par les noms propres de lieux et de personnes comme par le témoignage sur les « misérables »  du temps et le souci d’éviter l’extrême châtiment par réparation amiable.

1 « Grangée » est un autre nom de « la Maillard », la fausse dévote qui avait été à Lyon, puis accusa Madame Guyon. V. Vie 3.12.9.

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 septembre 1693.

J’ai oublié de vous dire, monsieur, en vous priant de savoir si M. de Meaux me veut examiner dans son diocèse, que je m’y rendrai. Que si vous désirez dans la suite, et que cela soit de quelque utilité pour les autres qui m’ont fait l’honneur de me voir, que je sois examinée du P[ère] de V[alois] et de M. Tronson, qu’en me marquant le jour, je m’y rendrai. Si le roi souhaite que je sois enfermée en quelque lieu connu, ou qu’on me veuille faire mettre en prison, je me rendrai dans la prison au premier ordre que l’on me fera savoir, car je ne prétends point me dérober à la justice de Dieu ni des hommes. Je suis à vous en N[otre] S[eigneur] plus que je ne puis vous l’exprimer. Je prie Dieu qu’Il vous consomme1 tous dans Sa charité. Les filles qui sont restées au logis me feront tenir les lettres où vous me marquerez ce que je dois faire. Qui est-ce qui nous séparera de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ ? Sera-ce la faim, la nudité, la persécution ? Non assurément2.

- A.S.-S., pièce 7208, autographe, adresse : « Pour Monsieur le duc de Chevreuse », cachetée. En tête : «16e septembre 1693, sans doute, car elle a été reçue le 17e septembre » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°22] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [22] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XXXVII, p. 7.

1 Sens  : consume.

2 V. Romains, 8, 39.

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 septembre 1693.

Voilà, monsieur, une lettre que je prends la liberté d’écrire à madame la duchesse de Chevreuse. Vous ne lui donnerez, s’il vous plaît, qu’autant que vous le jugerez à propos. Dieu assurément vous récompensera de votre charité et le changement prodigieux de madame de Montmorency est un fruit de votre foi. C’est ce changement admirable qui vous était une certitude qu’elle vivrait, puisque effectivement elle vivra éternellement. Cette paix singulière qu’elle a goûtée, avant que de mourir, est une marque qu’elle est morte dans le baiser du Seigneur, puisque Son baiser est toujours le baiser de paix. Je n’ai pu être affligée de sa mort, quoiqu’une réflexion involontaire que j’avais faite m’avait paru capable d’attirer le châtiment. J’étais déjà en quelque manière certaine que Dieu lui avait fait miséricorde, mais ce que vous me mandez me fait voir que sa mort, loin d’être une punition de ma faute, est un fruit de votre foi et de votre charité.


Je ne sais ce que veut dire M. Dupuy. Je n’ai aucune part aux lettres qui courent. Je suis à vous bien intimement en N[otre] S[eigneur]. Je vous prie de témoigner à madame la d[uchesse] de B.1 que je ne l’oublie pas devant Dieu.

- A.S.-S., pièce7329, autographe.

1 Beauvillier ou Béthune ?

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 septembre 1693.

Je ne suis point vagabonde, monsieur. Le même Dieu qui m’a fait éclipser1, m’a fourni un lieu de repos où j’espère vivre inconnue à toute la terre. Ceux avec qui je suis ne me connaissent point. Si ce nom odieux à toute la nature y était seulement nommé, il faudrait me retirer. Que je suis heureuse d’être dans ce désert ! Je ne puis me résoudre à écrire, et j’aurais même quelque peine à le faire. Je vous suis obligée de l’offre que vous me faites d’argent. Ne savez-vous pas qu’étant fille de Celui qui possède tous les trésors, je ne puis manquer de quoi que ce soit.

Je n’irai point chez mon fils. [f°.2 r°] Sa femme a pris d’elle-même le parti d’aller accoucher à Orléans chez son aïeule : ainsi je n’y ai que faire. Dieu, qui me voulait dans le désert, a accommodé toutes choses. Je n’écrirai que par la nécessité absolue, car il faut que le désert soit entier. J’irai à Meaux lorsque vous me l’ordonnerez. Je suis ravie de la résolution que M. de Meaux prend de suivre son cœur plus que sa raison dans cet examen, non pour moi, mais pour lui-même. Je n’ai donc aucune affaire. Ainsi je n’ai nul besoin que vous accourcissiez votre voyage. Vous me trouverez toujours au rendez-vous que je vous ai donné auprès du cœur de mon petit Maître.

Pour madame de B[éthune], ne vous ouvrez [f°.1 v° en travers] point à elle, je vous prie. L’amour-propre a sa vertu extérieure : elle ne pourrait souffrir sans révolte le retardement d’une réponse, et vous la trouverez très résignée pour ne me jamais voir ni n’entendre parler de moi pourvu que je n’aie aucun commerce avec St B [Fénelon], le b[on][Beauvillier], et madame de M[orstein], surtout les deux premiers. Elle est plus vertueuse que moi : c’est pourquoi je n’ai rien à dire sur elle. Je vous aime plus que je ne vous puis dire parce que c’est Lui qui vous aime en moi. Madame de M. a bien du bon et un fond de droiture

et de pureté d’amour qui plaît beaucoup à Dieu. Je vous prie qu’on ait bien soin des œuvres de frère Jean de St Samson: l’on les a empruntées avec bien de la difficulté. Donnez à M. de M[eaux] ce qu’il voudra des écrits3 [f°.2 v°] : les Juges, Job, l’Evangile de St Matthieu, tous l’un après l’autre. S’il juge à propos de les brûler, et la Vie, et qu’il en convienne avec St B, il n’y aura qu’à tout brûler. Si vous voyez St B embrassez-le pour moi, et le bona. Je n’écrirai plus à moins que vous n’ayez besoin de quelque réponse positive oub de quelque éclaircissement. Selon l’apparence, M. Bol n’a pas lu les papiers de Mademoiselle Vigneron ; l’on les a rendus tout cachetés de votre cachet, avec un dessus pour lui dont le nom était effacé : c’est le moyen de ne se pas détromper. Voilà encore une lettre de défensec à la louange de la Maillard ou de Grange[r]. Je vous prie que M. Tronson ne l’ignore pas. M. de la Marvalière peut la faire voir à M. de l’Eschelle. La dame qui m’écrit est fort connue. Monsieur Thomé son frère est associé à M. Dupré, receveur général du Trésor Royal, proche la porte Saint-Honoréd.

- A.S.-S., pièce 7202, sans adresse, autographe de lecture très difficile que nous complétons à l’aide des copies. En tête : « 22e septembre 1693 ou environ » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°25] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [26].

aPhrase omise des copies.

bquelque chose ou copies.

cDijon copies.

dfrère l’est encore plus à Paris. Copies (omission).

1 Au sens de reléguer au second plan (qqn) et en emploi pronominal  « s’en aller à la dérobée », familier, et « ne plus paraître aux yeux du monde ». (Rey).

2 Des œuvres de Jean de Saint-Samson furent publiées plusieurs fois entre 1651 et 1659 (à Rennes et à Paris), puis quelques textes repris par Poiret en 1697 et 1700 (v. Jean de Saint-Samson, L’Eguillon…, Hein Blommestijn, Rome, 1987, bibliographie, pp. 18 sq.) De très nombreux manuscrits restent à éditer. Madame Guyon reprendra de nombreux passages dans ses Justifications où Jean de Saint-Samson est le troisième auteur cité, après Jean de la Croix et Catherine de Gênes.

3Par Madame Guyon, qui seront publiés de 1713 à 1715 : Le Nouveau Testament… (Saint Matthieu, vol. 1 & 2), Les livres de l’Ancien Testament avec des explications…, vol. 3 (contient les Juges) & 7 (Job).

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 septembre 1693.

Voilà la lettre que je viens de recevoir de Lyon, où vous verrez l’histoire de cette femme assez au long ; je ne crois pas qu’il en faille davantage pour faire connaître ce qu’elle est. Je vous conjure de donner cette lettre en main propre à mon bon duc [de Beauvillier] ; et qu’elle ne soit vue de personne ! Croyez-moi entièrement à vous en Notre Seigneur.

- A.S.-S., pièce 7203. En tête : « Reçue en même temps que celle du 22 septembre 1693 », la lettre précédente : « Je ne suis point vagabonde... » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°26] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [27] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XXXIX.

AU DUC DE CHEVREUSE. 30 septembre 1693.

L’on me lie à vous d’une manière si intime et si forte qu’il me paraît que vous en devez apercevoir quelque chose. Oh ! monsieur, que j’engendre tous les jours à Jésus-Christ, ne soyons qu’un en Lui. Madame de M[aintenon] a dit à Saint-Cyr que l’on l’avait assurée que j’avais gâté une communauté1 entière, et que quand j’avais été en quelque lieu, que c’était comme une tache d’huile qui croît et ne s’en va jamais : cette comparaison, qu’on a dite en mal, me paraît si propre à l’opération de la grâce ! Votre nom, ô mon Seigneur, est comme une huile répandue: lorsque le cœur en est imbibé, il s’en sent toujours plus pénétré. Que je me trouve bien dans ma chère solitude ! Ouvrez-moi votre cœur et ne craignez pas cette huile mystérieuse ; elle [f°.2 r°] dilatera votre cœur, le fondra même pour le faire écouler en son divin principe.

J’aime toujours St B.3 de tout mon cœur. Quoiqu’il ait peu de foi, je donnerais mille vies pour lui, et il tient tellement chez moi le premier rang que rien ne le peut effacer. Je sens pourtant bien qu’il n’est pas tout à fait comme je le souhaite. Je ne m’en prends pas à lui, je me contente de l’aimer et de me sacrifier pour lui au Seigneur, et de Lui demander ou qu’Il me rejette ou qu’Il le reçoive en Lui. Les paroles me sont interdites sur lui, elles seraient sans effet à présent ; il n’y ferait pas même attention. J’espère que Dieu consommera en lui un jour Son ouvrage. J’aime toujours le p. p.4 malgré ses misères. Que l’on lui fasse craindre sur toutes choses l’artifice, rien n’est plus opposé à Dieu, les esprits artificieux se naturalisent si fort là- dedans qu’ils ne connaissent plus leur artifice, et il est presquea impossible de les changer. Soyons simples comme des colombes5. Exhortez votre compagnon à demeurer dans sa simplicité, dans un lieu où elle est inconnue et où l’artifice passe pour sagesse et prudence. Toute à vous.

[f°.1v° en travers] Voilà un billet de son écrit à une personne. J’ai appris à n’en pouvoir douter que M. de Meaux se déclare fort contre moi, qu’il dit que M. L.[’abbé] de F[énelon] est dans mes sentiments qu’il condamne comme très dangereux. Il est fort sollicité et fort prévenu contre moi. Dieu en soit béni. Il dit avoir vu un écrit des Torrents fort mauvais. Je ne m’attends plus à autre chose qu’à être condamnée de lui. Il trouve que Monseigneur l’archevêque m’a traitée trop doucement : ceci dans le dernier secret ! Vous seriez surpris de la batterie que l’on fait jouer. Je n’irai point plus loin que je suis jusqu’à ce que je sache si monsieur Tronson me veut voir, M. de Meaux et le Père de Valois. Après cela, je me retirerai à plus de cent lieues d’ici si Dieu me le permet. Je commence à croire que je suis trompée et une misérable comme on le dit, mais je ne sais quel remède y apporter. M. de Meaux ne s’ouvre pas à vous. Il y a d’autre personne à qui il s’ouvre. Je suis très fâchée que St B. [Fénelon] soit mêlé là-dedans, je voudrais souffrir mille morts pour l’en garantir. Je sais que Madame de Maintenon ne l’estime pas à beaucoup près comme elle faisait, qu’il lui est même suspect. Je crois que les choses seront poussées avec beaucoup d’extrémité ; vous devriez parler à M. de Meaux comme un homme qui veut connaître la vérité et lui dire que si après m’avoir vue il me trouve dangereuse, que je ne verrai plus personne ; que tout mon penchant est pour la retraite afin qu’il s’ouvrît à vous [f°.2 v° à droite de l’adresse] selon ce que je vois, parce qu’on m’a mandé [qu’] il y a quelque indisposition dans le cœur de Monseigneur L’Evêque de M[eaux] contre St B. [Fénelon]. Il est assez aisé de trouver à parler contre lui en confiance, rendant ses sentimens suspects. J’ai toujours appréhendé qu’il fût mêlé en quelque chose avec M. de M[eaux] et je peux dire que ce que je craignais le plus m’est arrivé. Je vous prie que St B. sache tout, que de bon cœur je lui ferai rempart de mon cœur et de ma vie. Je croyais que vous aviez demandé sur tout cela le secret à M. de M[eaux] ; examinant [f°.2 v° à gauche de l’adresse] mes écrits avec un esprit prévenu, jugez l’effet que cela fera ! Ceux du parti du [de] Port-Royal se remuent fort contre vous, en parlent même en mauvais termes, disant que vous avez quitté le parti6, que vous ne ressemblez pas à monsieur votre père qui était un esprit ferme, etc.


- A.S.-S., pièce 7204, autographe, adressée à : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; cachet « Amour ». En tête : « 29e ou 30e septembre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°26] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [28] - Griselle, revue Fénelon, 1912, lettre XL.

Nous donnons ci-après la transcription exacte de la seconde partie de l’autographe, débutant au f°1v° (et se continuant au f°2v°, de part et d’autre de l’adresse). On se reportera aux photographies du f°1v°écrit en travers et du f°2v° à droite de l’adresse, données en fin de volume.

« [f°.1v° en travers] Voilà un billet de son escrit à une personne. J ay appris a n’enb pouvoir doutter que Mr de meaux se déclare fort contre moy, quil dit que Mr L.[l’abbé] de F[énelon] est dans mes sentiments qu’il condamne commec très dangereux il est fort solicité et fort prévenu contre moy Dieu en soit béni il dit avoir veu un écrit des torans fort mauvais je ne mattans plus à autre chose qua etre condamné de lui il trouve que Mr larch[evêque] ma traité trop doucement ceci dans le dernier secret vous seriez surpris de labatrie [la batterie] que l’on fait joüer ie ni ray [Je n’irai] point plus loin que ie suis jusquace que ie sache si Mr Tronson me veut voir, M.de Meaux et le pere de valois apres cela je me retireray aplusde cens lieus dissi si Dieu me le permet ie comence a croire que ie suis trompée et une miserable come on le dit, mais ie ne scay quel remède y a porter Mr de meaux ne souvre pas à vous. Il y a dautre personne aqui il souvre ie suis très fachée que St B. [Fénelon] soit mellé ladedans ie voudrés souffrir mille morts pour lengarantir ie scay que madame de maintenon ne lestime pas abeaucoup pres comme elle fesait quil lui est meme suspect ie croy que les choses seront poussée avec beaucoup dextremité vous devriez parler à Mr de Meaux come un homme qui veut connaître la vérité et lui dire que si après mavoir veüe il metrouve dangereuse que ie ne veray plus personne que tout mon panchant est pour la retraite afin quil s’ouvrit à vous [f°.2 v° à droite de l’adresse] selon ce que je vois : parce qu’on m’a mandé il y a quelqu’in dis position dans le cœur de Mr L’E de M[eaux] contre St B. Il est assez aise de trouver aparler contre lui en confiance rendantses sentimens suspects. Jay toujours aprehendé quil fut mellé en quelque chose avec Mr de M[eaux] et je peu dire que ce que je craignois leplus m’est arivé. Je vous prie que St B. sache tout que de bon cœur je lui ferais rempart de mon cœur et de mavie. Je croyes que vous aviez demandé sur tout cela le secret à M. de M[eaux] examinant [f°.2 v° à gauche de l’adresse] mes escris avec un esprit prévenu, jugez l’effet que cela fera ceux du parti du port royal seremûe fort contrevous, enparle meme en mauvais termes, disant que vous avez quité le parti que vous ne ressemblez pas amr vostre père qu i estoit un esprit ferme etc ».

a presque add. interligne

b nen accentué

c come surligné

1 » Peut-être s’agit-il surtout de son séjour à Thonon avec le P. Lacombe durant deux années? Un document contemporain publié par M. E. Ritter dans la Revue Savoisienne, sept. 1893, montre combien le quiétisme de ces deux Apôtres s’était alors répandu dans ce pays » [G].

2 Cant. 1, 2.

3 Fénelon.

4 Le petit prince, le duc de Bourgogne.

5 Matthieu,. 10, 16.

6Le duc de Chevreuse avait été un élève des Petites Ecoles de Port-Royal, aux côtés de Racine. V. Index, Chevreuse.

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 octobre 1693.

Voilà une lettre que j’ai reçue de Mme la d[uchesse] de Cha[rost] a qui m’a obligée d’écrire à M. l’é[vêque] de M[eaux]. Je vous en envoie la copie. M. Fouquet m’a mandé que M. de la Marvalière lui avait témoigné qu’on était surpris que j’eusse quitté sans avoir satisfait à M. Tronson, que les choses étaient en bon train ; enfin il a fait entendre comme si je manquais à ce que je dois envers les personnes qui se sont entremises. Vous savez [f°.1 v°] que je vous ai toujours mandé que je me transporterais où l’on m’ordonnerait, au moindre signal ; ayez donc la bonté de le leur dire, et d’être persuadé que sitôt que vous me ferez la grâce de me le mander, je me rendrai ou chez M. de Meaux ou auprès de M. Tronsonb. Faites-leur voir, s’il vous plaît, ma lettre pour M. de M[eaux]. Je suis très fâchée de ce que M. de Meaux parle à M. Nicolec sur ce qui me regarde. Mais Dieu sur tout ! Il importe peu qu’on soit condamné des hommes si l’on ne l’est pas de Dieu. Vous savez à quel point je suis en Lui entièrement à vous. Il me semble qu’il eût été plus à propos de donner les écrits de suite à M. de M[eaux], commençant par le Pentateuque1, ensuite les Juges et le reste. Jed voudrais bien que vous fissiez comme cela, s’il vous plaît. Je croyais qu’il eût le Pentateuque.

- A.S.-S., pièce 7201, sans adresse. En tête : « Reçue le (8e biffé) (7e add.) octobre 1693 ». f°.2 v° : « Reçue – 7e octobre 1693 ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), f°.28r° - Griselle, revue Fénelon, XLII (avec variantes et omissions, donc d’après copie).

a Madame De Ch. Dupuy

b Troncon ms.

c Nicolle ms.

d Phrase omise par Dupuy.

1Les Explications du Pentateuque et des Juges par elle-même.

AU DUC DE CHEVREUSE. 6 octobre 1693.

Comme il ne m’est rien venu sur M. votre fils, je ne vous en ai rien mandé. Il le faut marier absolument, mais à qui ? C’est à Dieu de choisir. Mademoiselle des pernon [d’Epernon] me répugnerait moins que d’autres. Faites ce que vous aurez au cœur. Le prélat dont M. de Meaux vous a parlé est Monsieur de Chartres : il se déclare si fortement contre moi qu’il n’en fait pas de mystère. S’il y en a quelque autre, à la bonne heure, que Dieu soit béni ! C’est [f°.2 r°] toujours ma devise : qu’Il règne et que je périsse ! Je crois que vous pourriez faire faire attention à M. de Meaux que les gens qui se déchaînent si fort contre moi sont ceux qui ne me connaissent pas, et que ceux qui se déclarent pour moi me connaissent. Dieu fera ce qu’il Lui plaira. Je vous envoiea la copie de la lettre que j’ai écrite à M. de Meaux : vous en jugerez. Vous pouvez employer votre crédit auprès de lui afin qu’il veuille bien m’examiner à fond. Il est de conséquence de garder les lettres que je vous ai envoyées. Il faut être à Dieu, quoi qu’il coûte : à la queue le venin. Ainsi je ne doute pas que la [f°.1v° en travers] persécution ne soit forte. L’on m’a écrit de bon endroit que M. de C[hartres] avait donné de mauvaises impressions de St B.[Fénelon] à madame de Maintenon. Dieu veut établir sur le sang de Ses enfants Son règne ; si ce n’est pas en sang réel, c’est le sang de la confusion et de la douleur. Vous savez à quel point Notre Seigneur me fait être à vous. Je prie Dieu de vous faire connaître pourquoi je ne vous réponds pas sur madame de B[eauvillier].

- A.S.-S., pièce 7200 ; en tête : « Reçue le (8e biffé) 7e add. octobre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°29v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [31] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XLIII, s’écarte sensiblement du texte et omet « Mademoiselle d’Epernon [...] au cœur », « Vous savez [...] à vous ».

a(Voilà biffé) Je vous envoie add.interl.

A BOSSUET. 6 octobre 1693.

Monseigneur,

La confiance que Dieu m’a donnée en votre lumière et en votre discernement, me fait prendre celle de vous demander que Dieu soit votre seul conseiller dans l’examen que vous voulez bien vous donner la peine de faire. Qu’il se fasse entre Dieu et vous, Monseigneura, que ce soit Sa pure lumière qui vous donne le discernement du vrai et du faux, que Son onction1 vous enseigne les effets de cette même onction dans les âmes. Ce qui me fait vous parler de la sorte, Monseigneur, c’est que j’ai toujours trouvé mon compte avec mon Dieu et avec ceux qui se sont laissé guider à [par] Son Esprit. Je vous avoue ingénument que j’aime fort que mon sort soit entre Ses mains. Les personnes que vous pourriez consulter sur cela, n’auraient peut-être pas l’expérience et la lumière des états intérieurs, joint à ce que, n’étant employés par aucun caractère2 à cette recherche, Dieu ne leur manifesterait peut-être pas Sa vérité. Pour vous, Monseigneur, entre les mains duquel, après Dieu, j’ai remis toutes choses, j’espère de la bonté de Dieu qu’elle ne vous laissera pas prendre le change. Je n’ai point sollicité votre piété à m’approuver, puisque je ne désire que la vérité. Je ne prétends pas qu’aucunes considérations humaines rendent ma cause bonne : c’est celle de Dieu. S’il a permis que je me sois méprise, je n’ai jamais prétendu soutenir mes sentiments, mais condamner moi-même en moi ce que vous y condamneriez.

Je vous prie seulement, Monseigneur, de faire attention que je n’ai jamais mis la piété dans les choses extraordinaires, que ce sont celles dont je fais moins de cas, selon ce que j’ai eu l’honneur de vous dire. Si je les ai marquées dans ma Vie, ce n’a été que pour obéir, sans vouloir qu’on s’y arrêtât le moins du monde. Ce n’est donc point par là qu’on doit juger d’une âme, mais sur son état intérieur très détaché de tout cela, sur l’uniformité de sa vie et sur ses écrits.

Il y a de trois sortes de choses extraordinaires que vous avez pu remarquer, Monseigneur. La première, qui regarde les communications intérieures en silence : celle-là est très aisée à justifier par le grand nombre des personnes de mérite et de probité qui en ont fait l’expérience ; ces personnes, que j’aurai l’honneur de vous nommer lorsque j’aurai celui de vous voir, le peuvent justifier. Pour les choses à venir, c’est une matière sur laquelle j’ai peine qu’on fasse attention : ce n’est point là l’essentiel, mais j’ai été obligée de tout écrire. Nos amis pourraient facilement vous justifier cela, soit par les lettres qu’ils ont en main, écrites il y a dix ans, soit par quantité de choses qu’ils ont remarquées, et dont je perds facilement l’idée. Pour les choses miraculeuses, je les ai mises dans la même simplicité que le reste. J’ai écrit la vérité, telle qu’elle a paru aux autres et à moi ; mais je n’en ai jamais jugé, n’y faisant pas même d’attention. Judas a fait des miracles : ainsi je suis bien éloignée de fonder sur cela.

Toute la grâce que je vous demande, Monseigneur, est de suspendre votre jugement jusqu’à ce que vous m’ayez examinée à fond. Pour le faire avec succès, il faut, s’il vous plaît, que vous ayez la charité de me voir plusieurs fois et de m’entendre. Si vous vouliez me permettre d’aller dans votre diocèse, d’une manière inconnue, cela se ferait plus facilement et sans bruit : je me mettrais dans un couvent ou dans une maison particulière, telle qu’il vous plairait me l’ordonner, vous assurant que vous verrez en toute occasion des preuves de ma docilité, de ma soumission et du profond respect avec lequel je suis, Monseigneur, votre très humble et très obéissante servante.

DE LA MOTTE GUYON.

Sic vous voulez bien, Monseigneur, me dire vos difficultés et ce qui vous fait peine dans les écrits et dans la Vie, j’espère que Dieu me fera la grâce de vous les éclaircir. Je vous assure déjà par avance que je consens que vous les brûliez, sib Notre-Seigneur vous l’inspire. Je vous prie aussi de lire le Moyen court et facile de faire l’oraisonc.

Ce 6 octobre [1693].

- A.S.-S., ms 2179, pièce 7594, de la main d’une fille attachée à Mme Guyon - BNF, N.acq.fr. 16 313, f° 46-47 autographe - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°28] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [29] - Phelipeaux, Relation..., 1732, t. I, p. 80 - UL, lettre 921.

afaire, qui se passe entre Dieu et vous. M[onseigneur] Phelipeaux

bbrûliez tous, si Phelipeaux

doraison. Votre très humble et très obéissante servante de la Mothe Guyon, ce 5 octobre. Phelipeaux

1 Onction : le sacrement de l’onction par l’huile dans l’ordination d’un évêque ; également l’action intérieure de Dieu sur les âmes.

2 Sans mission, sans titre.

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 octobre 1693.

Je vous prie, monsieur, d’avoir la bonté de donner cette lettre à S. B [Fénelon]. Elle a été oubliée. C’est une réponse. Croyez-moi entièrement à vous en Notre Seigneur. Je suis toujours malade.

- A.S.-S., pièce 7167, autographe ; adresse « Monsieur le duc de Chevreuse en son hôtel à Paris » d’une autre main ; cachet. Edité par Griselle, revue Fénelon, lettre XLIV ; en tête : « Reçue le 8e octobre 1693 ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 9 octobre 1693.

Voilà une lettre que je viens de recevoir de M. de Meaux. Je vous prie, monsieur, de lui envoyer le Pentateuque1 sans retarder un moment. Il me paraît que c’est trop faire languir. Vous savez combien je suis à vous en Notre Seigneur. Il faut envoyer ensuite les Juges.


- A.S.-S., pièce 7166, autographe, sans adresse. En tête : « 9e au soir ou 10e octobre matin 1693 ».

1 Les Explications du Pentateuque et des Juges par elle-même.

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 octobre 1693.

J’ai reçu votre lettre longtemps après votre départ, monsieur : ainsi, quelque envie que j’eusse d’y répondre, je ne l’ai pu. Il m’est venu dans l’esprit qu’il fallait offrir à monsieur B[oileau] d’examiner les écrits de mademoiselle Vigneron aussi longtemps qu’il voudrait, il sera aisé de les avoir. Mais il me vient dans le moment qu’il faudrait plutôt les faire voir à monsieur de Meaux et lui dire sur cela la prévention de monsieur B[oileau]. La vérité lui paraîtrait très claire en les confrontant, et il pourrait la faire connaître.

Voilà une lettre que monsieur l’abbé de Nouailles [Noailles] écrit à madame sa nièce sur mon compte. Je vous l’envoie : [f°.1 v°] montrez-la au Bon [Beauvillier] et à St Bi [Fénelon], je n’ai pas intention de leur rien cacher, je les aime trop. Je suis bien aise que vous deviniez une petite partie de la vérité sur madame de B[eauvilliers?]. Je vous conjure d’aimer madame de Mi[ramion] : elle le mérite, sa droiture et sa fidélité pour Dieu doivent vous y engager. Je vous assure que vous m’êtes bien cher en Notre Seigneur. Lorsque je serai obligée de revenir pour monsieur de Meaux, j’espère de vous voir dans cet intervalle. Monsieur B[oileau] est ami particulier de monsieur l’ab[bé] de Noailles qui lui a sans doute dit cela, mais [f°.2 r°] vous savez comme j’avais écrit pour éclaircir le livre et qu’on n’a pas voulu se servir des éclaircissements à cause que je ne le pouvais, m’étant engagée à monsieur l’archevêque de ne point le faire. St Bi peut, s’il le juge à propos, l’éclaircir, ou vous ; cela m’est néanmoins indifférent. Je vous envoie la lettre de la bonne comtesse1 qui vous éclaircira ; brûlez-la après l’avoir lue, montrez les autres et point celle-là. Mon cœur sent la fidélité de madame de M[ortemart?] plus que je ne puis dire.

Madame de Ch[arost] craint extrêmement qu’il ne revienne à monsieur de Meaux ce qu’elle m’a mandé sur monsieur Nicole. Je [f°.2 v°] suis très contente de ce prélat comme vous avez vu par sa lettre pour vous. Vous savez trop ce que vous m’êtes, pour vous le répéter. Vous ferez voir, s’il vous plait, les lettres et la copie à St B. et à mon B[on]. Vous voyez qu’on a dit à monsieur l’ab[bé] de No[ailles] que j’avais refusé l’éclaircissement sur le Moyen facile, et vous savez que monsieur B[oileau] lui-même m’a conseillé de ne les produire pas. Qu’on les fasse imprimer ou mettre à la tête du livre sans que j’y aie part, on me fera plaisir. Je sens une répugnance extrême à faire avec vous nulle cérémonie. Il me semble qu’après que M. l’archevêque a fait examiner mes livres, les particuliers devraient vivre en repos dessus. Notre misère involontaire n’est pas un obstacle aux grâces de Dieu.

- A.S.-S., pièce 7198, autographe, sans adresse, «reçue le 14e octobre 1693» - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°29v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [31] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XLV.

1La Comtesse de Morstein.

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 octobre 1693.

Je vous avoue que la lettre que vous m’écrivîtes sur madame de B[eauvilliers?], me fit souffrir un fort grand tourment intérieur, voyant une telle comédie. Je ne peux vous entretenir cœur à cœur : je vous ferai toucher tout au doigt, mais il faut sur cela un secret inviolable. Voilà une lettre du P. Lempereur que je vous prie de lire. J’espère vous voir lorsque je retournerai pour monsieur de Meaux. Vous le pouvez faire fort secrètement.

A.S.-S., pièce 7199 ; en tête : « Reçue le 14e octobre 1693, cette lettre est sans doute postérieure à l’autre reçue le même jour » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°30v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [32] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XLVI.

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 octobre 1693.

Je ne sais rien sur monsieur de M[eaux] à l’égard de S. B. que ce que monsieur Fouquet m’a mandé que madame la d[uchesse] de Charost lui a dit et qu’il a dit lui-même à monsieur de la M[arvalière]. Je crois que monsieur de M[eaux] avait parlé sur le rapport que lui avait fait monsieur de Ch[arost] avant d’avoir vu S. B. [Fénelon], car je suis assez contente de la lettre de monsieur de Meaux. Je suis fâchée du retard du Pentateuque mais, puisque Dieu le permit, il faut en être contente. Vous pourrez adresser vos lettres à madame de Mortemare, elle me les fera tenir sûrement. Je lui avais mandé tout ce que j’avais pu afin qu’elle vécût bien avec madame de B. Je crois que le défaut ne sera pas de son côté, car son cœur est à Dieu et bien droit. Pour ce qui regarde madame de Ch[arost], quand je serais à Paris, il ne serait pas à propos qu’elle me vît à cause de madame de B. Il me vient que cet avis que vous me donnez de ne pas écouter les avis qu’on me donne de divers côtés, est de S. B. et non de vous. Comment écouterais-je des avis, [alors] que je ne parle à qui que ce soit sans exception ? Je reçois des lettres et je vous les envoie ; tirez-en telle conséquence qu’il vous plaira.

Je sais des choses très précises de monsieur de Chartres, de monsieur Boi[leau] et de monsieur le curé de Versailles que je ne dis pas, car je ne suis point crue ; ainsi je laisse tout aller comme il plaît à Dieu. [f°.1 v°] Je pourrais vous faire faire attention néanmoins qu’il faut que monsieur Boi[leau] soit et bien prévenu et bien irrité, puisqu’il dit des choses dont il sait le contraire. Car enfin, de dire à M. l’abbé de Nouailles [Noailles] que j’ai refusé l’explication du Moyen facile, lui à qui je l’ai donnée après l’avoir faite, et qui, sur les raisons que je lui dis, fut le premier à me conseiller de ne l’imprimer pas ! Si l’on voulait faire comme Jésus-Christ qui connaissait la vérité de ceux qui le persécutaient, mais qui ne laissait pas de les aimer et de prier pour eux, je crois que cela serait mieux que de vouloir toujours nier les faits. Cela fait qu’on ne se précautionne sur rien, qu’on n’ajoute foi à rien, et qu’on croit plutôt les gens qui se cachent, après avoir donné leur coup, que ceux qui disent vrai. J’ai un catalogue sur une infinité de faits sur lesquels ou l’on m’a tournée en ridicule, ou du moins l’on ne m’a pas crue, et cependant la suite ne se vérifiera que trop comme elle a déjà fait. Que voulez-vous qu’on fasse dès qu’il n’y a plus de foi parmi ceux qui en devraient le plus avoir ?

Je donnai un avis que le P. Lempereur me donna, il y a deux mois ; l’on me mande que c’est qu’on l’a dupé, et que cette supérieure, qui le lui a donné, s’est moquée de lui, et l’on aime mieux croire cela que la vérité. Quelle apparence que cette supérieure qui, depuis six à sept ans, n’a pas d’autre directeur que lui, qui lui demande avis de tout ce qu’elle a de plus secret, et qui le fait venir en l’absence de madame de M[aintenon] pour ses besoins, le dupe ! Je vous dis ce fait-là pour vous faire comprendre que tout ce que j’ai dit depuis [f°.2 r°] l’autre voyage de Fontainebleau a toujours été traité de même. Lorsque j’ai dit et mandé quelque chose, je l’ai fait par fidélité, sûre néanmoins qu’on n’en croirait rien.

Pour ce que vous me mandez des airs de l’Opéra, il y en a de très innocents, certaines symphonies qui rendent la voix belle et qui ne disent rien. On les faisait apprendre à ma fille, même à Sainte-Marie, où elles sont assez régulières. Je lui avais fait apprendre toutes les chansons spirituelles que j’avais pu, mais elle en marquait un tel dégoût et un si grand désir des autres que je crus la devoir contenter et effectivement, après son mariage, elle ne s’en soucia plus et n’a plus appris que peu de moi. Son naturel a toujours été violent pour les choses qu’on lui défendait, et indifférent pour celles qu’on lui permettait.

Je ne suis nullement en peine de votre intérieur, le connaissant comme je le connais. Dieu s’empare du dedans, Son feu amoureux fait chez vous comme le feu matériel sur le bois avant de le consumer : Il commence, en l’échauffant, d’en chasser l’humidité, et paraît salir le bois au dehors, mais un peu de patience, il deviendra feu. Oh ! M. C. F.a, la foi suit l’amour et l’augmente. La véritable foi naît de l’amour et elle le produit. Aimez, aimez.

Plus tout le monde est animé contre moi, plus les persécutions sont fortes, plus j’espère que mon Maître régnera. Le prince de ce monde remue toute la terre, parce qu’il voit que son pouvoir est limité, mais quand tout ce qui a été prédit sera accompli, alors le règne de Dieu sera manifesté. Mais hélas ! les plus gens de bien, loin d’agir toujours par la foi, se laissent aux objets [f°.2 v°] présents qui les frappent. Qui eût cru que Jésus-Christ, étant pendu à une croix, accusé de tous les Juifs, renoncé de ses disciples, eût établi par là le christianisme ? Ô mon cher Maître, vous l’avez bien dit. Pensez-vous que, lorsque le fils de l’homme viendra, il trouve de la foi dans le monde1 ?

J’espère vous revoir encore devant l’examen. Je vous prie d’envoyer plusieurs livres en même temps chez monsieur de Meaux, afin qu’il n’attende pas après comme il a fait. Il faut donner les Juges, les Rois et Job ; au moins il n’attendra pas. Nous ne trouverons jamais d’assurance en cette vie ; au contraire plus l’on vit, moins il y en a, car l’assurance est entièrement opposée à l’esprit de foi et d’abandon auquel vous êtes appelé. Que les hommes sont ignorants de contester des vérités plus claires que le jour ! Je voudrais, s’il m’était permis, assembler tous les docteurs et parler devant eux tous : il me semble que je les convaincrais tous pour le moment présent, mais la politique l’emporte sur tout. Il faudra que monsieur de B[eauvillier] ou vous, voyiez encore monsieur Tronson, ce me semble. J’ai bien envie, avant de quitter tout à fait, de vous ouvrir une fois mon cœur et de vous communiquer ce qu’il renferme : je ne crois pas qu’il soit à propos que vous disiez toutes les fois que je vous écris sur tout ce que je vous mande. Ce n’est point monsieur de la Mar[valière] qui m’a écrit : monsieur Fouquet m’a mandé seulement qu’il lui avait témoigné qu’on était fâché de ce que je m’en étais allée dans un temps où monsieur Tronson, qui était bien intentionné, m’aurait examinée, que cela faisait de la peine.

- A.S.-S., pièce 7197, autographe, sans adresse ; en tête : « Arrivée à Fontainebleau le 17e octobre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°30v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [32] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XLVII. 

1Luc, 18,8.

AU DUC DE CHEVREUSE. 17 octobre 1693.

Je ne puis en façon quelconque consentir à rien faire imprimer : ce serait le moyen de me faire d’étranges affaires. Je souhaiterais fort qu’on donnât de suite les écrits ; mais si monsieur de Meaux veut les Prophètes, il les lui faut envoyer avec Job. Monsieur de Meaux n’a point le Pentateuque. Lorsque vous serez de retour, je vous prie de l’envoyer par un exprès à Meaux.

Je me trouve assez unie à S. B. [Fénelon] et à mon bon [Beauvillier]. Encore plus au premier, car il est certain que Dieu m’a unie à lui pour Ses desseins d’une manière singulière. [f°.1 v°] Je ne doute point qu’Il n’accomplisse en eux Ses desseins. J’ose même dire que ses défauts seraient peu de chose pour un autre, mais les moindres taches paraissent bien plus sur un beau visage que sur un autre. Vous m’entendez. Nous parlerons de tout lorsque nous nous verrons. Aimez bien mon petit Maître, je vous en prie. Dites à S. B. et à mon bon de L’aimer bien, car on ne L’aime point, cela m’afflige ; mais dites-leur bien qu’Il me donne cette consolation de L’aimer, et vous aussi, je vous en prie. Plus je suis persécutée, plus j’espère, et plus j’ai de douleur de voir que mon Maître n’est pas aimé. Dites donc bien à mon cher B.[Fénelon] qu’il me fasse ce plaisir de Le bien aimer. Mais il ne Le peut bien aimer sans être bien petit : qu’il soit donc bien joli. Soyez-le aussi, je vous en [f°.2 r°] prie : plus jamais de vilain amour propre, plus jamais. Je suis entièrement à vous.

- A.S.-S., pièce 7196, « arrivée à Fontainebleau le 19e octobre 1693 » ; adresse autographe : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse en Cour » ; cachet armorié couronné - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°32v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [34] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XLVIII.

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 octobre 1693.

Je viens de lire la lettre que vous m’avez envoyée, dont je suis très contente. Je vous prie de l’assurer que, loin de donner lieu à aucun bruit, je me suis retirée, depuis que j’ai eu l’honneur de le voir, de tout commerce ; que je ne vois ni ne parle à personne. Plût à Dieu que par ma propre destruction Dieu régnât ! fusse ce[la] même en luia. Il est nécessaire qu’il sache ma retraite. Je vous prie [f°.1 v°] instamment d’envoyer dans un même paquet les Juges, Job et les Prophètes, mais n’envoyez pas sitôt L’Apocalypse ; faites-lui voir auparavant ceux-là et L’Evangile de saint Matthieu. Cela est nécessaire, mais faites-le, s’il vous plait, de manière qu’il paraisse tout naturel. Comme il lit fort vite, il ne faut pas tarder à envoyer les trois que je vous marque. Monsieur B[oileau] remue beaucoup. Quelque violence qu’ils veuillent [f°.2 r°] faire, mon Maître est toujours maître. J’ai assez d’envie de ne tomber pas entre leurs mains. Les messieurs font grand bruit sur vous, disant que je vous ai perverti.b

- A.S.-S., pièce 7194, adresse : « Monseigneur / Monseigneur le duc de Chevreuse / En Cour », de la main de Famille au service de Madame Guyon ; cachet armorié couronné ; en tête : « Reçue à Fontainebleau le 20e octobre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°33] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [35] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XLIX.

Alecture vraisemblable.

bfin de page blanche.

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 octobre 1693.

Voilà la lettre de monsieur de Meaux que je vous envoie, j’ai reçu les vôtres. Comme Mlle votre fille1 ne veut point être religieuse, je crois que vous ne devez pas refuser monsieur d’Egmont, n’y ayant point de répugnance, au contraire. Je vous avoue que je suis mortifiée que vous ne puissiez marier aussi aisément monsieur votre fils2.

Si vous pouviez venir mardi prochain à la petite maison, je m’y rendrais ; je ne puis plus tôt. Mais il faudrait envoyer quelque part votre équipage, et faire cela si secrètement que cela ne pût être découvert. [f°.2 r°] Il faudrait venir de bonne heure, afin que nous pussions être longtemps ensemble. Si cela ne se peut facilement et que vous ayez pris des mesures pour retourner ce jour-là à Versailles, n’y venez point et mandez-le moi ; ce sera pour le premier voyage que vous ferez à Parisa, en me le mandant deux jours devant. Je me rendrai chez mon petit Maître dans la petite maison que vous connaissez. J’espère que vous ne retournerez pas à jeun et que vous pourrez dire : Esurientes replet bonis3. [f°.2 v° en travers] J’ai bien plus d’espérance pour madame de Che[vreuse], l’aînée, que pour madame de B[eauvillier]4 : quoique ses défauts soient plus visibles, ils sont bien moins dangereux.

A.S.-S., pièce 7195, autographe, sans adresse, « reçue à Paris le 24e octobre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°33v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [35] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre L, la dernière qu’il édita.

a ferez (en ce pays biffé et corrigé) à Paris

1Marie-Françoise d’Albert, née 15 avril 1678 : elle n’épousa pas monsieur d’Egmont, mais Charles-Eugène de Levis le 26 janvier 1698 (Griselle).

2Honoré-Charles d’Albert, duc de Montfort, épousa, le 18 février 1694, Marie de Courcillon, fille unique de Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau (Griselle).

3Luc, 1, 53.

4Madame de Beauvillier est la cadette des deux sœurs.

A BOSSUET. 22 octobre 1693.

Comme je n’ai point d’autre désir, Monseigneur, que celui de vous obéir très exactement, je vous prie de m’ordonner ce qu’il vous plaît que je fasse. Je me retirai, le 13 du mois de septembre, à la campagne, dans un lieu où je n’ai de commerce qu’avec les filles qui me servent1. J’en ai laissé une à Paris chez moi, qui sait seule où je suis, et qui m’envoie les lettres qu’on m’écrit. J’en ai usé de la sorte pour éviter de donner des conseils à ceux qui m’en demandaient dans leurs besoins, jusqu’à ce que vous ayez connu, Monseigneur, si je suis trompée ou non. Ce n’est pas que je puisse me défier de mon Dieu, non, assurément. Mais j’ai un si grand respect pour ce qu’il vous plaira de juger, ou plutôt pour ce que Dieu vous inspirera de juger de moi, que j’en croirai ce que vous m’en direz, sans néanmoins que je puisse me donner aucun mouvement par moi-même. Je suis donc prête à m’exiler moi-même pour toujours, prête aussi à revenir chez moi pour y souffrir toutes les confusions imaginables, prête encore à subir la prison et même la mort.

Mais, Monseigneur, je vous demande d’avoir pitié d’une infinité d’âmes qui gémissent : les enfants demandent du pain, et personne ne leur en rompt2 . Le diable se sert de la malice de quelques-uns qui abusent de tout et qui, se disant intérieurs et ne l’étant point, causent beaucoup de mal, et, par le scandale qu’ils donnent, nuisent extrêmement à la vérité.

De tout temps, il y a eu une voie active et une contemplative ; c’étaient deux sœurs qui vivaient d’intelligence3. A présent, malgré le témoignage de Jésus-Christ, Marthe l’emporte sur Marie4 ; l’on veut même établir celle-là sur la ruine de l’autre. L’on travaille à détruire la vérité, croyant l’établir. C’est cette vérité, Monseigneur, qui a recours à vous. Vous l’avez si bien défendue contre les ennemis de la religion catholique, défendez-la encore, sitôt que Dieu vous la fera sentir. Je dis « sentir », car cette vérité n’est pas de simple spéculation comme bien d’autres : elle est d’expérience. Que je la souhaite pour vous, Monseigneur, cette heureuse expérience, qui rend l’amertume douce, qui change la douleur en félicité, qui fait d’heureux misérables, qui leur apprend qu’il n’y a de solide plaisir que dans la perte de tout ce que les hommes peu éclairés appellent de ce nom !

Je ne désire point, Monseigneur, être justifiée personnellement, mais je désire que quelqu’un fasse connaître que les sentiers de l’intérieur ne sont ni faux, ni chimériques, ni pleins d’erreurs. J’ose dire5 que l’ouvrage de l’intérieur est celui de Dieu : s’il n’était point son ouvrage, il se détruirait de lui-même, mais comme c’est le sien, il se multiplie, comme les Israélites, par l’oppression et la persécution6. Les personnes les plus grossières que Dieu instruit Lui-même, sont conduites par là ; il y en a qui souffrent des tourments inexplicables, faute de secours. Vous en gémiriez, Monseigneur, si vous le voyiez, car plus ces pauvres âmes sont combattues par les doutes et les incertitudes où l’on les met, plus Dieu les exerce7 d’une manière surprenante, Se servant même souvent des démons pour cela. Que je périsse, Monseigneur, comme une victime de la justice de mon divin Maître, mais ayez pitié de ces pauvres âmes ; cela est digne de vous. Qu’il sera glorieux à un prélat si plein de science, de zèle et de piété, de démêler le faux du vrai ! Vous verrez, par la lettre ci-jointe8, que je vous prie de brûler après l’avoir lue, la peine de certaines âmes ; il y en a de cette sorte bien plus qu’on ne pense. Je n’ose plus répondre à personne sur ces matières9. Il me semble que je serais prête de mourir pour une seule âme, et prête aussi de ne parler jamais à aucune. Condamnez mes méprises, Monseigneur, si vous en trouvez dans mes écrits ; je les condamne dès à présent moi-même. Mais démêlez la vérité de mes mauvaises expressions, et devenez son défenseur après m’avoir jugée sévèrement. J’espère, Monseigneur, que vous ne désagréerez pas ma liberté, puisqu’elle est produite par la confiance que Notre Seigneur me donne en vous, et que vous vous laisserez persuader de mon profond respect et de ma parfaite soumission. Ce 22eme octobre,

DE LA MOTTE GUYON.

Je ne vous importunerai plus, si vous avez la bonté de me faire savoir votre volonté.

- B.N.F., N.acq.fr. 16 313, f°48-49, autographe - UL, lettre 933 - Phelipeaux donne deux extraits de cette lettre (en italiques), p. 83 : « Pour éviter de donner […] ses écrits » « et J’ose dire […] ces matières. » ne serait pas longue… » [v. la lettre suivante]. Rien, remarque Phelipeaux, ne peut mieux que ce fragment « prouver le fanatisme des filles ou disciples de Mme Guyon. » Cependant Bossuet lui-même reconnaît que des âmes très vertueuses ont connu la tentation du désespoir (Lettre à Mme Cornuau, du 4 déc. 1694). » [UL].

1 V. Index, Famille [Marie Devau] et Marc. Elles furent très fidèles, comme le montre les deux lettres de Mlle Marc qui terminent ce volume (avant les témoignages).

2Parvuli petierunt panem, et non erat qui frangeret eis : Jérémie, Lamentations, 4, 4.

3D’intelligence : d’accord, en bonne intelligence.  « Vos désirs et les miens seront d’intelligence. » (Corneille, Rodogune, 4, 6).

4Luc, 10, 38-42.

5Ici commence la citation de Phelipeaux.

6Allusion à Exode, II, 10-20 : « Opprimez-les donc avec sagesse, de peur qu’ils ne se multiplient encore davantage […] Et le peuple s’accrut et se fortifia extraordinairement » (Sacy).

7Exercer, tourmenter, éprouver.

8« Lachat la donne pour inédite. Cependant Phelipeaux (p. 84) et Deforis (t. XIII, p. 40) l’avaient déjà imprimée : « Ma chère Mère, m’étant toujours flattée que votre absence

9Phelipeaux arrête ici sa citation.

D’UNE RELIGIEUSE (?) 22 octobre 1693.

Ma chère mère, m’étant toujours flattée que votre absence ne serait pas longue, je suis demeurée en paix au milieu de mes rages et de mes furies, en faisant un sacrifice à Dieu de tous les moyens qu’Il me donne pour aller à Lui, en m’abandonnant sans réserve, quoique le plus souvent sans aucun sentiment. Mais à présent, ma chère mère, je n’ai plus toute ces vues : je ne sens que des sentiments tout contraires au mouvement d’abandon et de soumission à la volonté du Seigneur que vous m’avez inspiré tant de fois par votre silence, qui m’a tout parlé avec tant de force qu’il est impossible de ne le pas entendre, étant auprès de vous. Mais ma chère mère, j’en suis trop éloignée pour l’entendre. Le Seigneur me veut dans un plus grand dénuement en me privant de tout secours et m’ôtant les moyens, Il veut que j’aille à Lui par une voie de ténèbre et d’abandon dans une foi nue. C'est ce qu’il demande de moi que cet abandon total. Mais Il y trouve tant d’opposition qu’Il ne peut achever Son ouvrage. Je suis aussi, ma chère mère, privée du révérend père Alleaumea. Cela m’apprend bien qu’il faut tout perdre et demeurer sacrifiée aux pieds du Seigneur tant qu’il Lui plaira, mais je suis bien éloignée de tout cela, ne sentant que des révoltes et des rages contre Dieu et nos mystères. Ma peine sur la communion est toujours de même : je n’ai que des pensées de blasphème et de désespoir quand il la faut faire. Je suis quelquefois dans de si grande furie contre moi que je suis prête à me donner le coup de la mort plutôt que de…b

- B.N.F., N.acq.fr. 16313, f° 50 ; en tête une annotation moderne (Levesque ?) : « Avec lettre du 22 oct. 1693 », v. note à la lettre précédente - Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 84 : «…rien ne peut mieux prouver le fanatisme des filles ou disciples de Madame Guyon… »

apère [mot biffé] [aleaume add. interl.]

bfin du feuillet détaché.

AU DUC DE CHEVREUSE (?) Octobre 1693.

La main du Seigneur n’est point raccourcie1.

Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à concevoira les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchieb où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrentc les uns les autres. C’est la même lumière divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce n’est pointd une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière ete d’amour. Le fer frotté d’aimantf attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleineg de Dieu attire les autres âmes à lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C’esth que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par elle les autres cœurs. Saint Augustin parle de ce silence dans ses Confessions2, où il dit que, parlant avec sainte Monique, ilsi furent enlevés dans ce silence ineffable, maisj qu’à cause de la faiblesse il en faut revenirk aux paroles. Plût à Dieu que nos cœurs fussent assez purs pour n’avoir point d’autre communication avec les créatures. Lorsqu’on est deux ou trois assemblés au nom du Seigneur, on éprouve si fort qu’Il y est, qu’il faut avouer que, s’il y a de la tromperie, Dieu S’en mêle, car il est certain que le diable ne peut entrerm ici. Il peut bien contrefaire tout ce qui a quelque forme, figure, espèces ou discours, mais non pas une chose qui n’a rien de tout cela et qui est d’une simplicité, pureté et netteté admirablesn.

B.N.F, N.acq.fr. 16313, f°51, autographe - Phelipeaux, p. 88 - A.S.-S., pièce 7175, autographe, feuillet sans adresse ni date - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°36] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [39].

Il y eut deux versions de cette lettre. L’une, version définitive, est parvenue à Bossuet et fut reprise par Phelipeaux ; l’autre, version primitive, resta aux mains de Chevreuse et des copistes du cercle quiétiste. Nous prenons pour leçon la version primitive (autographe A.S.-S. et copistes) mais indiquons toutes les variantes de la version définitive (B.N.F. et Phelipeaux). En effet le premier jet est parfois malhabile mais révèle plus précisément l’expérience de Madame Guyon.

Bossuet se livre à une longue critique de ce texte dans sa Relation sur le Quiétisme, sect. II, n. 9, p. 18-19. Elle est intéressante par le scepticisme - bien naturel – à l’égard d’une communication incompréhensible pour qui ne l’a pas éprouvée (communication qui demeure ensuite une expérience inexplicable pour ceux qui l’ont partagée) : « …Pour les communications en silence, elle tâcha de les justifier par un écrit qu'elle joignit à sa lettre avec ce titre : La main du Seigneur n'est pas accourcie. Elle y apporte l'exemple des célestes hiérarchies qu'elle allègue aussi dans sa vie en plusieurs endroits : celui des saints qui s'entendent sans parler ; celui du fer frotté de l'aimant ; celui des hommes déréglés qui se communiquent un esprit de dérèglement ; celui de sainte Monique et de saint Augustin dans le livre X des Confessions de ce père : où il s'agit bien du silence où ces deux âmes furent attirées, mais sans la moindre teinture de ces prodigieuses communications, de ces superbes plénitudes, de ces regorgements qu'on vient d'entendre […] Pour l'examen d'une si étrange communication on voit bien qu'il est inutile. [...] Leur état intérieur semblait, dit-elle, être en ma main [...] sans qu'ils sussent comment ni pourquoi ils ne pouvaient s'empêcher de m'appeler leur mère ; et quand on avait goûté de cette direction, toute autre conduite était à charge. [10.] Au milieu des précautions que je prenais contre le cours de ces illusions [...] ».

aIl n’y a nulle difficulté à concevoir autographe B.N.F. et copistes.

bles célestes hiérarchies autographe B.N.F.

cpenchent autographe B.N.F. et Dupuy seul.

dparler [n’]avaient point autographe B.N.F.

ed’illumination et autographe B.N.F. et copistes.

fL’on dit que le fer frotté de l’aimant autographe B.N.F. et Dupuy seul.

gsimple, pleine de autographe B.N.F. et copistes.

hà lui, sans qu’elle y ait de part, mais c’est autographe B.N.F. et copistes. (Omission des hommes déréglés.)

ioù il dit qu’étant appuyés sur une fenêtre, il parlait avec sainte Monique, qu’ils autographe B.N.F. et copistes.

jineffable qui dit tout sans rien expliquer ; mais autographe B.N.F. et copistes. (Ajout.)

kfaiblesse, il en fallût revenir autographe B.N.F. et copistes.

lLorsqu’on demeure en elle [la communication], [de cette sorte Dupuy] l’on approuve si bien que Dieu en est, qu’il faut avouer que s’il y a de la tromperie, c’est Dieu qui la fait ; car il est certain autographe B.N.F. et copistes.

m peut point entrer autographe B.N.F. et copistes.

nadmirable, qui fait de si grands effets sur les cœurs qu’il les change en un moment. autographe B.N.F. et copistes. (Ajout.)

1Isaïe, 59, 1 : La main du Seigneur n’est point raccourcie pour ne pouvoir plus sauver et son oreille n’est point devenue plus dure pour ne pouvoir plus écouter. (Sacy). La main du Seigneur n’est pas trop courte pour sauver… (TOB).

2Confessions, Livre IX, Chap. X, La contemplation ou l’extase d’Ostie : « En parlant ainsi de cette vie si heureuse, et en la recherchant avec ardeur, nous nous élevâmes jusqu’à la sentir et la goûter en quelque sorte par un prompt élancement de notre cœur [d’une poussée rapide et totale du cœur] […] notre propre faiblesse nous faisant bientôt retourner aux paroles extérieures et au son de cette voix qui se forme dans cette bouche [revenus au bruit de nos lèvres, où le verbe et se commence et se finit]… » (trad. Arnauld d’Andilly, 1649 [trad. Tréhorel et Bouissou, 1962] ).

AU DUC DE CHEVREUSE. Octobre 1693.

Il est certain qu’une chose mue et agitée qui ne se remue pas par elle-même, quelque active qu’elle soit, est passivement agissante. Elle est passive à l’égard de celui qui la meut puisqu’elle se laisse mouvoir selon sa volonté. Elle est active à l’égard de l’action qu’il lui fait faire. Le même Dieu qui veut quelque chose de l’âme, forme en elle le consentement ; elle trouve que ce consentement est formé aussitôt que la demande est faite. Cela vient de la mort de la volonté propre ; mais puisque tout cela est imaginaire, il n’y a qu’à le laisser tel qu’il est. Dieu saura bien Se faire aimer à Sa mode, quand tous les livres seraient brûlés.

- A.S.-S., pièce 7174, autographe, sans adresse - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°36v°], « octobre 93 » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [39]. -Selon UL il s’agirait d’un ajout à la lettre précédente. Mais tenant compte de la présentation de Dupuy, qui termine, comme pour la lettre qui précède, en indiquant la date d’ « octobre 1693 », et de même pour La Pialière, qui fait précéder et suivre les lettres de leur date et les sépare d’un sigle « $ », il s’agit d’un texte indépendant.

AU DUC DE CHEVREUSE. 28 octobre 1693.

Mon cœur n’a point été à son aise depuis hier. Je crains que ce que je vous ai dit n’ait diminué l’estime. Peut-être était-ce pour m’éprouver et, quand cela ne serait pas, je vous prie de n’y faire nulle attention. Pour ce qui me regarde, j’ai toujours plus envie de laisser penser et dire ce que l’on voudra ; ç’avait été jusqu’à présent ma coutume de ne me point justifier, cependant j’y ai consenti sous prétexte du tort que cela vous pourrait faire de m’avoir vue, mais je crois bien que Dieu n’y donne pas de bénédiction. Ma consolation est que, ayant sacrifié ma réputation, qui m’était si chère, je l’ai perdue sans péché dans une occasion que je ne pouvais pas prévoir et que j’avais fait tous mes efforts pour éviter. C’est donc à moi à laisser cette réputation dans la perte où elle est, et de ne rien faire pour la rétablir.

Je rendrai raison de ma foi à M. de Meaux, puis je me retirerai. Je ne puis vous conseiller d’avoir davantage de commerce avec moi, étant aussi suspecte que [f°.1 v°] je le suis même aux gens de bien et condamnée de tout le reste. Je vous proteste même que je suis suspecte à moi-même, que je me trouve un paradoxe, que j’ai plus de penchant à me croire tout ce qu’on me croit qu’autrement. Peut-être Dieu m’a-t-Il rejetée et m’a-t-Il livrée à l’esprit d’erreur et de tromperie à cause de mon orgueil. J’adore Ses ordres sur moi, quels qu’ils soient, pour le temps et l’éternité, mais je suis toujours plus résolue de ne voir qui que ce soit afin de ne tromper personne ; il me semble même que Dieu me demande à présent une retraite entière.

Accordez-moi la grâce de me faire expédier promptement par M. de Meaux, afin que s’accomplisse ce qui manque au dessein de Dieu sur moi, qui est d’être cachée à tout le monde. Je m’y sens encore plus portée depuis hier. Je ne vous puis rien cacher. Voilà ce que j’ai fait écrire, à part sur un papier, de la femme dont nous parlions hier, et que je n’ai pas mis dans le livre : gardez-le, s’il vous plaît. Et je crois que, lorsque vous [f°.2 r°] aurez lu l’Apocalypse, vous ne croirez pas qu’elle se puisse montrer. Vous en ferez ce qu’il vous en plaira néanmoins, car je n’attends que la condamnation des hommes. M. Dupuy m’a renvoyé ce papier avec l’Apocalypse. Je vous l’envoie afin qu’il soit serré.

- A.S.-S., pièce 7192, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse » ; cachet armorié. En tête : « 28e octobre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°34] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [36].

AU DUC DE CHEVREUSE. 28 octobre 1693.

Vous pouvez donner l’Apocalypse à M. de Meaux, si vous le jugez à propos, après l’avoir lue. Je n’y ai point de répugnance car je ne cherche point d’approbation. Dieu seul sait si c’est la vérité, et on le verra un jour. Lisez-la tout entière, je vous en prie.

- A.S.-S., pièce 7191, autographe, sans adresse. En tête : « 28e octobre 1693 ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°34v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [37].

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 octobre 1693.

Je vous prie instamment, monsieur, de demander à M. de Meaux qu’il lise les 6e, 7e et 9e livres du Traité dea l’Amour de Dieu de saint François de Sales. S’il ne l’a pas, prêtez-le lui. Je crois cela fort nécessaire pour lever bien des difficultés qui lui pourraient venir dans la lecture de mes écrits. Celle des désirs y est toute levée. Ayez donc cette bonté.

Voilà une lettre que le P. Guymond a écrite au P. Alleaume qui dit ne pas comprendre. Je crois que le tribunal dont il veut parler est celui de M. l’archevêque. Je suis à vous de tout mon cœur. Ferez-vous ce que je vous ai mandé pour mardi ou ne le ferez-vous pas ? Obligez-moi de donner à M. de Meaux le Traité du purgatoire comme de vous-même. Il est entre les mains de M. Dupuy, de mon écriture1. Tournezb

- A.S.-S., pièce 7193, autographe, adressée à « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet armorié couronné ; avec addition « il faut envoyer cette lettre chez madame la duchesse de Maintenon » ; en tête : « Reçue à Paris le 29e octobre ce me semble. 1693. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°33v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [36].

alivres [du Traité add.interl.] de

bEn bas de page, ce qui semble indiquer une suite. Les transcriptions des copistes diffèrent à la fin de la lettre :

1Il sera publié par Poiret sous le titre « Traité de la purification de l’âme après la mort, ou du Purgatoire », Opuscules spirituels, 1720, p. 283-314. « …le Traité du purgatoire et le priez de le lire. Ce que je vous mande de saint Fr[ançois] de Sales, il m’a fallu vous le redire encore, faites-le donc au nom de Dieu. »

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 octobre 1693.

Je voulais vous parler de M. le c[uré] de V[ersailles] : c’est ce que je croyais que vous devineriez. Je ne sais point d’autre adresse du P. Alleaume qu’à Vannes, mais madame de Mortemare, à qui il écrit, en doit être mieux informée. Je souhaiterais fort cette affaire et je crois que vous devez toujours en faire parler. Lisez l’Apocalypse tout entier avec attention, corrigez même les fautes, et puis faites-en ce qu’il vous plaira : [f°.2 r°] n’ayant plus rien à perdre ni à gagner, obligez-moi de suivre votre cœur en cela et de ne m’épargner en rien si je me suis trompée. Je n’ai pas envie de tromper. Pour le penchant de la retraite, il augmente, loin de diminuer.

[f°.1 v° en travers] La lettre pour M. de Beauvillier est fort pressée : il a envoyé un enfanta pour la réponse. Donnez-la donc, s’il vous plaît.

- A.S.-S., pièce 7190, autographe, adressée à « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet armes couronnées ; en tête : « 29e octobre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°34v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [37].

a Les copies omettent « La lettre… »

AU DUC DE CHEVREUSE. 30 octobre 1693.

Je crois, monsieur, qu’il ne faut pas montrer à M. de Meaux l’Apocalypse. Il n’y a qu’à la brûler avec le reste des écrits. Il me croit dans l’erreur de Luther et puisque des choses qui sont

d’une expérience réelle se trouvent fausses, que voulez-vous que je pense de moi ? Pour l’erreur de Luther dont il croit que j’approche, il me semble que j’en suis bien loin. Voilà sa lettre et la réponse que j’y fais que vous aurez la bonté de lui envoyer. Je vous prie de ne lui donner plus les Torrents : cela ne sert [f°.2 r°] qu’à le peiner davantage et ne produirait pas un bon effet. Je passe de bon cœur condamnation entière et de moeurs et de doctrine. Je n’ai plus rien à faire que de me retirer dès à présent, puisqu’il n’y a qu’à brûler mes écrits. Je n’ai rien à défendre, ni ma foi ni mon honneur. Je n’ai plus qu’à conserver mon amour, qui deviendra plus [fort] dans la séparation de toutes les créatures. Je ne vous oublierai point si Dieu le veut. Vous pouvez, si vous voulez, brûler dès à présent l’Apocalypse. M. de la Marvalière a les originaux : il n’y a qu’à tout brûler ensemble.

- A.S.-S., pièce 7189, autographe, sans adresse ; en tête : « 30e octobre 1693 au soir ou 31e matin » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°35] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [38].

A BOSSUET. 30 octobre 1693.

Je ferai exactement, Monseigneur, tout ce que vous me marquez1, et je ne verrai personne, ni n’écrirai point de lettre, comme j’ai commencé de faire depuis six semaines. Je n’aurai nulle peine à croire que je suis trompée, ayant bien mérité que Dieu me laissât à l’esprit d’illusion. Mais il me semble que mon cœur me rend témoignage qu’Il ne me laisse point à celui d’erreur, car il me semble qu’Il me donne une telle démission2 d’esprit pour tout, et une si grande foi pour tout ce qui est de l’Église, que je condamnerais au feu ma personne, aussi bien que mes écrits, si je trouvais en moi le moindre arrêt à aucune pensée particulière.

Lorsque j’appelle un consentement passif, je veux dire un consentement que le même Dieu qui le demande, fait faire. J’avais cru, jusqu’à présent, que Dieu était également auteur d’un certain silence qu’Il opère dans l’âme, et de certains actes qu’Il fait faire, où il paraît à la créature qu’elle n’a d’autre part que celle de se laisser mouvoir au gré de Dieu. Ils sont si simples que l’âme qui les fait ne les distingue pas. Mais si je me suis trompée, ce n’est pas une chose fort extraordinaire qu’une femme ignorante se soit trompée. S’il y a quelque chose de bon dans mes écrits, il vient de Dieu seul ; s’il y a du défaut, de la méprise et de l’erreur, il est de moi. Et je ne suis pas fâchée que cela ait servi à vous faire voir, Monseigneur, de quoi je suis capable. Dieu n’en est pas moins saint et Ses voies n’en sont pas moins admirables pour avoir été écrites par une personne qui se trompe dans ses expressions.

Mon dessein ne fut jamais d’imprimer, et je vous promets de ne plus ni écrire, ni parler de ces matières, ayant bien plus de penchant pour la solitude que pour toute autre chose. Comme ma Vie avait été écrite avec une grande simplicité, j’y avais mis tout ce que je croyais avoir senti ; mais, puisque je me suis trompée, il n’y a, Monseigneur, qu’à tout brûler. Si Dieu veut faire écrire sur ces matières dans la suite, il se servira de personnes moins mauvaises, et qui ne mêleront pas leur propre esprit avec Sa vérité. J’ai moi-même horreur de ce mélange. Ainsi, Monseigneur, il n’y a qu’à tout brûler : je n’en aurai, ce me semble, aucune peine, ni même de ma condamnation, pourvu que Dieu soit glorifié, connu et aimé.

Je ressens, comme je dois, Monseigneur, les obligations que je vous ai de la peine que vous voulez bien prendre de me redresser dans mes égarements, vous assurant qu’avec la grâce de Dieu, vous trouverez toujours en moi un profond respect et une entière soumission.

Il n’est pas parlé, ce me semble, du corps dans ces douleurs exprimées dans ma Vie, mais bien du cœur ; si cela est écrit autrement, c’est une faute de la copie.

- BN, N.acq.fr. 16 313, f°44-45 - UL, lettre 938, qui la commente ainsi : « On ne sait quel jour ni en quel endroit cette lettre fut écrite. Phelipeaux [t. I, p. 80] nous apprend que, pour faire preuve de docilité, Mme Guyon avait proposé à Bossuet de cesser toute direction et de se retirer à la campagne, ce qu’elle exécuta le 13 septembre. Or, d’après la présente lettre, six semaines se sont déjà écoulées depuis cette date. Elle paraît donc être de la fin d’octobre. D’autre part, elle semble bien être de la même époque qu’une note sur la main du Seigneur non raccourcie [lettre d'octobre 1693 à Chevreuse, « Il me semble… », donnée précédemment selon ses deux versions] qui a été citée par Phelipeaux et que le ms. Dupuy [f°36] place après une lettre du 30 octobre. [du 31 octobre : « Je crois bien que M. de Meaux… »] Mme Guyon avait fait remettre au prélat tous ses ouvrages, tant imprimés que manuscrits […] »

1v. Bossuet, Relation sur le quiétisme., à Paris, chez Jean Anisson, sect. II [indiquée dans la Table des sections puis en marge], n. 9, p. 18  : « Pour les communications en silence, elle tâcha des les justifier […] Elle y apporte l’exemple […] des saints qui s’entendent sans parler ; celui du fer frotté de l’aimant […] Pour l’examen d’une si étrange communication on voit bien qu’il est inutile. Ce qu’il y avait de bon dans cette réponse, c’est que la Dame promettait d’obéir et de n’écrire à personne ; ce que j’avais exigé pour l’empêcher de se mêler de direction… »

2Démission : humilité.

AU DUC DE CHEVREUSE. 31 octobre 1693.

Je vois bien que M. de Meaux prend du côté du corporel et du sensible des choses purement spirituelles. Une vive douleur intérieure se communique au cœur à cause de l’union de ce corps et de l’âme, mais son siège est dans l’âme. De même que la jouissance de Dieu par la foi, quoique très pure, donne au sentiment une tranquilité savoureuse, aussi une peine intérieure bien profonde et bien forte communique son amertume sur tousa les sentiments. Pour ce qui regarde les communications, je [f°.2 r°] ne trouve nulle difficulté à concevoir qu’étant ensemble en recueillement devant Dieu, Il Se plaise à Se communiquer d’une manière très intime. C’est quelque chose de fort qui invite au silence, comme il est dit dans l’Ecriture : Il se fit un grand silence et la majesté de Dieu parut remplir tout ce lieu1.

Mais puisque cela, qui me paraît une des choses les plus pures de la vie spirituelle et qui fait des effets dans l’âme d’amour de Dieu si particulier, est une tromperie, il n’y a rien à examiner davantage. Je me condamne moi-même, et de peur de tromper davantage, je me retire absolument. Je pars avec Famille1a et ne laisse plus au logis qu’une petite fille, à laquelle je donnerai de mes nouvelles à Pâques afin qu’elle vende mes meubles ou les transporte. Ne vous donnez plus, [f°.1 v° en travers] s’il vous plaît, la peine de m’écrire. Il n’y a qu’à me condamner, brûler mes écrits. Dieu a permis mes tromperies à cause de mon orgueil, quoiqu’il me parût que mes intentions étaient infiniment droites. Je vais assez loin et il serait difficile d’avoir réponse : ainsi ayez la bonté d’oublier une misérable, qui ne vous a causé que de la peine. J’en dis autant à S.B. et à mon bon2.

Il faut remarquer que ces communications en silence ne se font pas quand on veut ni à qui on veut, mais qu’elles viennent quand il plaît à Dieu.

- A.S.-S., pièce 7188, autographe, adressée à «Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachetée. En tête : « 31e octobre au soir ou 1er novembre matin 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°35v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [38].

a « Sur tout » que nous corrigeons en « sur tous ».

1Apoc., 8, 1 et 15, 8 (amalgame).

1aNom d'une fille au service de Madame Guyon. Nous introduisons la majuscule.

2Beauvillier. On note la lassitude de Madame Guyon. Elle accepte tout ce qui vient comme venant de Dieu, y compris Bossuet, donc elle obéit, tout en ne pouvant ne pas croire sa propre expérience. Remarquable ici est l’obéissance à Dieu, qu’elle explicite dans la lettre suivante.

A  UNE « ENFANT ». Novembre 1693.

Eh bien, ma bonne enfant, vous êtes donc malade : il faut guérir. Le démon muet sera-t-il le maître ? Non, il le faut vaincre. Moins vous parlerez et plus vous serez muette ; plus vous parlerez, moins vous la serez. Je souffre pour vous, je vous assure, car je crains qu’on ne vous entraîne, mais j’espère que Dieu vous aidera, si vous ne quittez point votre bon P[ère] A[lleaume ?] qui a l’expérience jointe à la science. Je l’aime véritablement et mon cœur est uni au sien. Je m’en vais jeudi encore beaucoup plus loin.

Je vous conjure que madame votre mère ne commette1 point M. l[‘abbé] de F[énelon] : il a déjà tant d’ennemis, et il aurait pu faire du bien, sans le tort qu’on lui fait à mon occasion. J’aime mieux que madame votre mère me regarde comme une trompeuse. Je ne ferai de mal à personne, puisque je ne vois qui que ce soit et que je me confine pour toujours dans le fonds d’une province, éloignée du commerce des hommes. Le déchaînement de toutes les créatures n’empêchera que Dieu ne Se fasse partout des adorateurs en esprit et vérité. Si c’est un ouvrage de Dieu, on ne pourra jamais l’empêcher, et il est sûr qu’on résistera à Dieu ; s’il est des hommes, il se détruira par lui-même. Vous savez que je vous ai dit, dès le commencement, que cela n’aurait pas un meilleur succès que celui que vous voyez, car lorsque Dieu veut qu’on périsse, il faut que cela soit. Mille fois toute à vous.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°20v°], suivie de « novembre 93 » - ms. 2173 (La Pialière), [21].

1Commettre : exposer mal à propos (fin XVIe s.). (Rey).

AU DUC DE CHEVREUSE.1er novembre 1693.

Il est de la politique de madame de M[aintenon], après la parole donnée à monsieur de C[hartres], d’empêcher le bon d[uc][Beauvillier] de parler pour moi, parce que, ayant donné parole qu’elle n’empêcherait pas que je fusse enfermée, elle fait bien de la soutenir. Et c’est à cause de cela que je crois que le bon ne se doit point déclarer pour moi, car il ne gagnerait pas le dessus sur madame de Maintenon, qui, sûrement, est plus opposée qu’elle ne fait paraître. Que mon bon [Beauvillier] me laisse là ; tout ce qu’il peut et doit faire entendre au roi et à madame de Maintenon est qu’il n’a rien vu que de bon et que, dès que j’ai cru être suspecte, je me suis retirée de moi-même [là] où je ne vois qui que ce soit. Il est nécessaire qu’on sache ma retraite entière. Je suis même résolue de ne plus écrire, et je pars le lendemain des morts pour m’éloigner tout à fait. Dès que je consens qu’on brûle tous mes écrits et que je ne parle à personne, il n’y a plus d’examen à faire. Si je suis trompée, je le suis seule, et je ne communiquerai point ma contagion.

J’aime fort S. B. [Fénelon] : [f°.2 r°] Dieu ne m’aurait pas donné une si forte union pour lui s’Il n’avait dessein de le consommer en Son amour. Lorsque le soleil a été occupé de brouillards, il en est plus ardent. Je sens bien que son cœur est droit, et je peux vous assurer qu’il est très excellent, mais je suis sûre qu’il le sera encore plus. Je ne cherche ni ne désire d’être justifiée, très contente d’avoir le visage couvert de confusion, mais vous savez, ô mon Dieu, que c’est pour l’amour de Vous que je souffre ces opprobres. J’ai bien plus de peine de la suspicion qu’on a sur S. B. que de tous les maux qui me pourraient arriver. Je prie mon bon de ne se point commettre et de ne point arrêter par là les desseins de Dieu sur le roi. Je n’ai pas au cœur de devoir être justifiée par les hommes. Mon Maître est mort condamné des docteurs et des pharisiens : qu’on ne m’ennuie pas de L’imiter.

Je suis entièrement à vous. Si vous voulez absolument que je vois M. de Meaux, faites-le moi savoir entre ci et jeudi, sinon je n’y serai plus. Je crois cette entrevue inutile. Tout ce qui retarde mon entière solitude m’est à charge.

- A.S.-S., pièce 7187, autographe, sans adresse. En tête : « Le 1er novembre 1693. Depuis celle qui est datée du même jour au matin » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°37] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [40].

AU DUC DE CHEVREUSE. 2 novembre 1693.

Non, monsieur, ne craignez pas que je me dérobe à l’examen de M. de Meaux. Je croyais que Dieu voulait de moi que je vécusse inconnue, et je ne puis croire que le parti pris depuis deux mois puisse passer pour une fuite. Mais enfin cela suffit, je resterai. Je vous promets qu’il n’y aura nulle justification car on ne veut que me condamner, Dieu le permettant ainsi, mais je souhaiterais seulement qu’on me condamnât en effet, et qu’étant enfermée, il ne fût plus [f°.2 r°] mention de moi en nul endroit. Je vous assure que si Dieu me continue les mêmes sentiments où Il me tient, l’on n’en entendra pas parlera.

- A.S.-S., pièce 7186, autographe, adresse : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; « 2e novembre 1693 » ajouté en tête. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°37v°].

a Fin de page blanche.

DU PERE LACOMBE. 16 novembre 1693.

Ce 16 novembre 1693

J’ai reçu votre lettre avec une nouvelle et vive joie, dans un temps où il semblait que je dusse être privé pour longtemps ou pour toujours de ce commerce si doux et si avantageux pour moi. Sortant de la lire, je fus poussé à ouvrir le Nouveau Testament. J’y trouve ces paroles : Jésus-Christ habite par la foi dans vos cœurs, étant enracinés et fondés dans la charité1. Plaise à la divine bonté que cela soit ainsi. Je n’ai point vu qu’il y eut de rupture dans le fond ni de changement quant au cœur. Comme je vous l’ai déclaré plus d’une fois, j’ai regardé cela comme un effet de la nature, laquelle, quoique domptée et bien soumise, ne laisse pas de faire quelques échappées à sa mode, surtout quand il plaît à Dieu de nous livrer à ces infirmités pour des fins qui servent à Sa gloire. Cette bourrasque que nous venons d’essuyer entre nous était nécessaire, à vous, pour rendre votre désolation plus extrême, à moi, pour être encore dépouillé de la douceur de l’avantage que je trouve dans notre union. Ce coup de retranchement fut le dernier, ce me semble, qui me disposa à ma mort mystique, laquelle s’acheva le 6 du mois passé, fête de saint Bruno. J’ai tout sujet de le croire par la manifestation intime et singulière qui m’en fut faite alors, et par les effets qui l’ont suivie et qui continuent ; daignez en rendre grâces et gloire à Dieu pour moi. Dès l’entrée de ma prison, je me trouvai tout naturel et tout animal. Qu’il a fallu donner de coups ! Qu’il a fallu faire avaler de poison à une si grosse et si vilaine bête pour la faire mourir. Cette mort entière et défaillance totale à soi-même et à tout le créé n’arrive pas si tôt que l’on pense. Elle n’avance qu’à proportion [f. 1 v°] des privations et des dépouillements qui la causent, et il paraît bien, par ce qui arrive à la suite, qu’elles n’étaient pas extrêmes ni complètes, lorsqu’on l’aurait pu croire.

Qu’est-ce qui vous a obligée de quitter Paris et de vous cacher ainsi ? Quoi ! tous vos anciens amis vous ont-ils abandonnée ? Il ne vous reste plus que M. f. pour vous conserver encore une petite porte de communication. J’ai peur que cela n’aille encore plus loin. J’ai vu en songe que nous faisions voyage vous et moi dans les montagnes de Savoie, avec une demoiselle qui m’est inconnue ; pendant qu’elle et moi allâmes voir l’église du village où nous devions dîner, je vis des prêtres étrangers, dont l’un me fut représenté sous le nom de Monsieur Vincent, qui disaient entre eux en parlant de vous : « Pauvre Française, devoir mourir ! » J’entrai dans l’église où cette demoiselle m’apporta à déjeuner et me fit manger et boire au balustre près de l’autel. Après quoi, étant rentré dans le logis pour vous rejoindre, je vous vis couchée sur un lit, à demi nue et à demi revêtue de méchants haillons, comme de toiles grossières à la manière des plus pauvres gens : accablée de mal comme mourante, le visage si gâté, hideux et contrefait qu’il eût été impossible de vous reconnaître2. Je vous dis qu’il ne me semblait pas que vous dussiez encore mourir. Vous me répondîtes qu’il fallait mourir, non une, mais mille fois. Que vous le vouliez de tout votre cœur, puisque Dieu le voulait. Après quoi, tout disparut. Je n’en ai pas l’intelligence. Si c’est le présage d’un nouveau martyre, ce sera la matière d’une haute gloire pour Dieu et d’une inestimable couronne pour vous.

Je suis tout confus de vos nouvelles libéralités. Je ne savais [f.2r°] pas que vous eussiez mis quatre louis dans le surplis, parce qu’on ne l’a pas encore reçu, quoique j’aie averti depuis longtemps de le faire chercher à Toulouse. Croyez que mon cœur est fort reconnaissant et que si le vôtre ne se dément point, comme il paraît par les preuves sensibles que vous m’en donnez, le mien lui répond de son mieux. Avec le secours que vous me donnez, je m’en vais, Dieu aidant, me bien habiller et me mieux nourrir. Ne m’envoyez rien de plus d’un an.

Quoique les espérances que l’on me donnait de ma prochaine délivrance fussent si bien fondées qu’elles ne pouvaient l’être davantage selon l’homme, néanmoins je n’ai jamais pu compter là-dessus. Si mes pressentiments ne me trompent point, je ne serai jamais rétabli parmi les barnabites, mes confrères. Il est arrivé deux obstacles à ce que l’on s’était promis en ma faveur : l’un est que le père Presset, supérieur de Tonon [Thonon]3, ayant tenu des discours séditieux (ainsi qu’on les appelle) au marquis de Sales, étant à table avec lui en présence de gens qu’il ne croyait pas suspects, tout fut rapporté à M. le Ma[récha]l de Catinat, qui en a informé le Roi ; c’est la cause pourquoi on n’a pas osé demander ma liberté à Sa Majesté. Ledit père est fugitif d’état pour ce sujet. L’autre obstacle est qu’on a fait à la Cour de nouvelles plaintes de ce que, dit-on, je reçois beaucoup de lettres. Sur quoi M. le marquis de Chateauneuf a écrit une seconde lettre à notre gouverneur, après la première de même style qui vint, il y a trois ans, lui ordonnant de la part de Sa Majesté de tenir soigneusement la main à ce que je n’écrive ni ne reçoive aucune lettre. Ce que l’on a sifflé encore contre moi étant faux et visiblement controuvé4, puisque je n’ai de commerce qu’avec vous et qu’aucune de nos lettres n’est tombée entre leurs mains. Aussi ne dit-on qu’en termes vagues que je reçois beaucoup de lettres sans en indiquer aucune en particulier. Il faut que ce soit un tour que m’ont joué mes adversaires de Paris : le dessein des pères de Lescar [f. 2 v°] étant venu à leur connaissance, ils ont auparavant pris ce biais pour empêcher que je ne sois élargi, ou pour me faire tirer de ce lieu, ou les confrères qui sont proches, Dieu me témoigne tant de bontés que ceux-là ne peuvent souffrir. Il est surprenant que, sur ce second texte de reproches, on ne m’ait pas aussitôt enlevé d’ici pour me transférer en une autre prison : Dieu avait d’étranges et infinis desseins sur ma longue détention dans cette place. Par dessus cela, le P. dom Cipry a été malade à l’extrémité : je n’ai encore pu savoir s’il est mort ou hors de danger. De plus, j’avais un petit commerce avec un confrère d’une des maisons de ces quartiers qui m’apprenait bien des choses. Mon disciple, neveu du gouverneur, s’en étant aperçu, l’a rapporté à son oncle : voilà sa reconnaissance. Sans la culture des jardins, je serais renfermé à la rigueur.

La chère sœur Septa souffre des maux de corps inconcevables avec un profond et sec délaissement intérieur. Elle est fidèle à l’abandon. Elle vous salue et embrasse de tout son cœur. Sur ce que je lui fais part de quelques-unes de vos nouvelles, elle en estime et goûte encore plus votre état, disant que plus la créature paraît créature par sa totale destruction, plus le Créateur paraît créateur. En effet, à bien concevoir la chose, rien n’est plus sanctifiant pour une âme que ce qui se fait en elle, de plus glorieux pour Dieu par la haute manifestation de Ses qualités divines, qui se fait par mille et mille dépouillements et sacrifices de la pauvre créature. Les autres amis de ce lieu sont fermes à merveille. Dieu me laisse encore ce soulagement que tout esprit loue le Seigneur. Si l’on venait à m’ôter d’ici, on vous le ferait savoir. Cependant je suis invariablement tout à vous, avec un tendre renouvellement d’estime et d’amitié. Traverses sur traverses cimentent notre union. Amen.

- A.S.-S., pièce 7280, autographe ; pièce 7279, copie. Nous n'avons pu déterminer les personnes citées selon une orthographe probablement fautive. Le père est enfermé dans la forteresse de Lourdes, où il a cependant pu établir un cercle ami.

1Ephésiens, 3, 17.

2Mort mystique ou prémonition d'épreuves à venir ?

3Les barnabites avaient une maison à Thonon, Savoie.

4Controuver : inventer une chose fausse.

DU PERE LACOMBE. Fin 1693.

Qui que vous soyez, vous qui m’avez fait un billet non moins édifiant qu’obligeant, sans que je puisse me figurer qui vous êtes, soyez persuadé que je réponds de tout mon cœur à l’honneur que vous me faites et à l’amitié sainte que vous me témoignez, me réjouissant avec vous du progrès que vous faites dans les voies de Dieu, ravi que je suis que Son règne paraisse en vous, et qu’Il S’y établisse dans toute l’étendue du divin conseil, par l’entière mort à vous-même et par l’absolu désintéressement du pur amour. Je n’ai que faire de vous connaître par votre nom ou par les traits de votre visage. Il me suffit de vous savoir touché de Dieu et résolu1 de Le suivre jusqu’à la consommation de Son éternel dessein. Comme tel, je vous embrasse en Lui-même et vous offre, en contre-échange de vos cordiales préventions, un cœur qui, quoique plein de misères et tout environné de ténèbres, vous est parfaitement acquis.

Mais pour ce que vous me demandez, hélas ! à qui vous adressez-vous ? Une roche sèche vous donnerait aussitôt des eaux. Je n’eus jamais de talent considérable pour cela, non plus que pour toute autre chose, et ce peu ou de génie ou d’envie que j’avais pour ces sortes de compositions, s’est tellement dissipé qu’il ne me reste que l’étourdissement pour tout partage, avec une impuissance entière d’entreprendre rien de semblable. Le violon et la harpe, le tambour et la flûte sont dans le silence. Tous les instruments de tels concerts sont pendus aux saules du lieu de mon exil2, où je suis de plus condamné aux mines3, étant réduit par une admirable providence à travailler à des jardins depuis le matin jusqu’au soir, n’ayant d’autre étude que de cultiver la terre, ni de plus ordinaire méditation que celle des plantes. Hors de là, tout est réduit à une espèce d’abrutissement. Priez Dieu, mon très honoré et très cher inconnu4, mais fort connu et bien-aimé du Très-Haut, qu’Il me fasse servir à Sa gloire, à laquelle il est trop juste que nous soyons sacrifiés, non par force et violemment, mais par le libre assujettissement de l’amour. Cependant je conjurerai l’amour même, par ses amabilités infinies, de vous rendre un fidèle ministre de sa parole et en tout point un homme selon son cœur, tel qu’il vous désire. Je vous envie un peu le bonheur de connaître la personne que nous connaissons5, mais ce n’est pas le seul des grands sacrifices que le saint abandon exige de ceux qui se dévouent à lui sans réserve. Vers la fin de l’an 16936.

- Vie, Add., Lettre 5. «Du père La Combe à Madame Guyon : Réponse du père La Combe à un billet que Madame Guyon lui avait fait parvenir dans sa prison sans se faire connaître».

1Madame Guyon est destinataire de la lettre, il faut donc souvent rectifier le genre masculin en féminin.

2Ps. 136 : « Nous avons suspendu nos instruments de musique aux saules qui sont au milieu de Babylone… » (Sacy).

3L’envoi au travail forcé dans les mines était l’une des peines infligées aux chrétiens sous l’empire romain, auxquels se compare Lacombe.

4Intermédiaire entre le père et Madame Guyon.

5Madame Guyon.

6Ajout de l'éditeur Poiret.

AU DUC DE CHEVREUSE. 17 novembre 1693.

Quoique je ne sache pas, monsieur, si vos sentiments sont changés pour moi et que, dans l’état où je suis, tout concourt à m’affliger sans l’ombre de consolation ni de Dieu ni des hommes, et sans trouver nulle ressource en moi-même, je ne laisse pas de prendre la confiance de vous dire qu’un de mes plus grands tourments après les violentes douleurs que je sens, esta de ne pouvoir suivre la raison des autres. C’est peut-être une tromperie comme tout le reste, et je voudrais de tout mon cœur pouvoir obéir en toutes choses à M. l’abbé. J’eusse été trop consolée si j’avais su votre sentiment sur tout cela, mais il faut que j’en sois privée comme de tout le reste. Quelque sentiment que Dieu permette que vous puissiez avoir, je n’en serai jamais moins unie à vous en Lui-même.

- A.S.-S., pièce 7185, autographe, adressée « pour / Monsieur le duc de Chevreuse » avec cachet, « reçue le 20e novembre 1693 et écrite peu de jours auparavant 3 ou 4 peut-être » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°37v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [41].

a tourments (après les violentes douleurs que je sens add. Interl) est 1de la Marvalière ?

AU DUC DE CHEVREUSE. 19 ou 20 novembre 1693.

Je vous ai écrit, il y a quelques jours, à tout hasard, ne sachant pas si vous n’aviez point changé de sentiment pour moi, Dieu ayant permis que tout ait été complet pour lui faire un sacrifice de tout ce que j’ai de plus cher. J’ai souffert des douleurs corporelles, c’est-à-dire dans le corps, pendant plusieurs jours, si violentes, que je n’ai cessé de crier. Avec cela un délaissement entier de Dieu et une assurance de réprobation en sorte qu’il me paraissait que je souffrais déjà les peines de l’enfer que je dois souffrir éternellement. Je vous prie que ce que je vous dis ici ne soit que pour vous. Par-dessus cela, Dieu permettait que je recevais des lettres de S.B. [Fénelon], surtout de la mar1, d’une dureté étonnante. Mais le pis était que le seul parti que Dieu me permettait de prendre était condamné d’eux comme une déraison outrée. L’on voulait que je fusse à la campagne ; je n’y ai pas un pouce de terre. Avec cela, la fièvre et des douleurs au-delà de toute expression. Enfin pour obéir, j’ai payé deux fois un carrosse de voiture sans pouvoir aller, car sitôt que mon argent était donné, je redevenais plus malade. Je voyais qu’on rejetait tout expédient et que le seul parti qu’on voulait accepter m’était impossible. L’on me mandait que [f°.1v°] je faisais perdre terre par ma déraison, et je ne pouvais trouver en moi nulle raison.

J’ai toujours eu le dessein de voir monsieur de M[eaux] s’il me veut voir, et c’est ce qui m’a empêchée en partie de m’éloigner autant que j’eusse fait. Ainsi en m’avertissant deux jours devant, je me rendrai à la petite maison où j’ai eu l’honneur de vous voir. Il n’y aura, s’il vous plaît, qu’à envoyer vos lettres à M. Fouquet, à l’hôtel d’Aumont, rue des Poulies. Dieu l’a comme contraint aussi de m’abandonner pour quelques temps, mais il a repris soin de mes affaires par le même ordre qui l’en avait empêché, de sorte que si Dieu vous inspire de m’écrire, vous n’avez qu’à lui envoyer les lettres. Mais que personne ne sache que je vous écris, car S. B. m’a mandé de ne recevoir de lettres de personne sans exception que de M. Fouquet. Sur ce pied, il n’est pas à propos que j’écrive pour madame la d[uchesse] de Ch[evreuse]. Dieu suppléera à tout, et elle est en bonnes mains que celles de S. B.

Pour monsieur le c[uré] de V[ersailles], il ne vous parlera jamais autrement, parce que, craignant que je ne dise à quelqu’un ce que je vous ai dit, il laisse, en parlant à mes amis, les choses suspendues, mais avec quelle force me condamne-t-il lorsqu’il parle à ceux qui me condamnent ! Ainsi ne vous arrêtez point, s’il vous plaît, à ce qu’il vous dit sur moi. Il ne me faut qu’une condamnation générale.

Je crois, si vous voulez donner l’Apocalypse à [f°.2 r°] monsieur de M[eaux] qu’il faudrait auparavanta retirer la Vie et les autres écrits, du moins la Vie. Vous verriez par là ses intentions, car il pourrait bien donner le tout à M. l’archevêque de P[aris]. Je ne désire point qu’on me justifie, et Dieu saura le faire un jour dans l’éternité, s’Il me rend digne de Ses miséricordes. Et si je dois être éternellement l’objet de Sa colère, de quoi me servira la justification des hommes ? Je suis donc contente sans contentement de rester dans l’abîme d’humiliation où il a plu à Dieu de me précipiter, consentant qu’elle soit éternelle sans y consentir néanmoins par rien qui m’assure que ce consentement y soit. Pour ce qui vous regarde, demeurez abandonné entre les mains de Celui qui vous a choisi et qui vous a conduit par la connaissance expérimentale de Dieu et de vous2. Ce sont ces alternatives continuelles d’abandon à Dieu, d’expérience de Sa protection et de délaissement à nous-mêmes, avec l’expérience de nos misères, qui forment en nous l’esprit de foi et d’amour pur, et par conséquent d’intérieur.

Je voudrais que l’on vous montrât les lettres qui marquent le parti que j’ai pris, et ce que j’ai écrit à Madame de Main[tenon], afin que vous en jugeassiez. Un conseil de vous dans l’abandonnement à moi-même et dans l’incertitude où je suis, m’eût été trop consolant. Si Dieu veut bien que nous soyons unis en Lui, j’en aurai de la joie. Si Dieu permettait que les nuages de la calomnie fissent un brouillard, j’en serais affligée et contente néanmoins. [f°.2 v°] Il me semble que rien ne me convient à présent que la surcharge de toutes les créatures, de moi-même, le comble des douleurs et l’appesantissement de la justice de Dieu. Ne croyez pas que je souffre en silence : je crie de toutes mes forces ! Après cela, que jugerez-vous de moi ? Rien que la misère. Et à Dieu seul toute gloire et toute bonté. Amen.

Ce qui fait que monsieur le c[uré] souhaite de m’entretenir malgré la prétendue suspension, c’est pour découvrir mes sentiments à son égard. Il n’est pas droit, je suis forcée de vous le dire, mais ne le dites à personne, s’il vous plaît.

- A.S.-S., pièce 7184, autographe, sans adresse, « reçue le 20+ novembre 1693./ Ecrite le 19e ou même le 20e novembre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°38] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [41].

a qu’il [voudrait corrigé en faudrait] auparavant

1noter la référence à l’expérience qui ne laisse place à aucun doute, puis la description qui suit de l’ alternative formatrice rencontrée dans toute vie mystique, « dilatation » et « resserrement » si bien décrits par Ibn Abbad de Ronda (v. Asin Palacios, « Un précurseur hispano-musulman de saint Jean de la Croix », Etudes Carmélitaines, avril 1932).

AU DUC DE CHEVREUSE. Novembre 1693.

Que ne me jetez-vous dans la mer pour apaiser l’orage1, m[on] b[on] d[uc] ! Je voudrais sortir de Paris et je ne puis sortir de ma chambre. Dieu me chasse et me retient. Je ne crains point l’orage, au contraire j’attends la foudre ! Nulles raisons humaines ne m’empêcheront jamais de faire la volonté de Dieu ; je sens en moi mille fois plus d’éloignement pour aider aux autres que l’on ne me demande. Cependant je n’ai point la résolution de résister aux instances que l’on me fait. Plus l’on persécute ceux qui me voient, plus sans leur dire rien ils se trouvent bien auprès de moi. Je ne vois qu’un moyen, qui est de fuir. Je le veux, je ne puis, mes maux m’en empêchent. Quand je fuirais, où irais-je ? La persécution me suivra partout. Je suis décriée en tous lieux, [f°.1 v°] je suis comme vomie de tous les êtres et toutes les créatures armées contre moi semblent exécuter par avance une justice divine qui doit durer éternellement. Je suis soumise à tout pour le temps et l’éternité. Je traîne une vie de douleur, et je ne sais même où traîner cette vie …a me donnez un asile non pour me dérober à la fureur des démons et des hommes, mais pour ôter à mes amis la peine d’entendre toujours parler de moi, et à moi celle de leur en causer et de les refuser. Que ne se contentent-ils tous que mon cœur leur soit ouvert ! Disposez vous-même, monsieur, à ne me plus voir. C’est tout le monde qui m’a priée de [f°.2 r°] ne la1 pas abandonner tout à fait. Je la remets entre vos mains à tous. Un peu de bonté gagnerait cette femme, elle a d’excellentes choses, et la manière crucifiée dont Dieu la traite m’en donne bonne espérance. Je vous recommande, monsieur, mille fois toute à vous. [f°.2 v°] Je vous prie que tout l’orage tombe sur moi et que …b il faut qu’une périsse pour plusieurs. …c n’est pas menteur pourquoi l’en accuse t-on ?

[adresse raturée]

- A.S.-S., pièce 7183, autographe, adressée à « mon bon Bi » (adresse raturée de lecture incertaine). En tête, d'une écriture moderne, « nov. 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°19v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [20] - Griselle, revue Fénelon, 1912, Lettre XXVI, date cette lettre du mois d'août. Il omet la fin : « Je vous prie […] accuse… »

a Cinq lignes raturées (d’une autre main) illisibles. Points de suspension sur les copies.

b Une ligne raturée.

c Un mot raturé illisible.

1Allusion à Jonas.

2 « cette femme », v. deux lignes infra.

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er décembre 1693.

J’ai au cœur, depuis quelques jours, que monsieur de Meaux écrira contre cette voie, et que mes écrits lui serviront de fondement à ce qu’il prétend écrire pour la condamner, car il me semble que je dois être dans une condamnation générale, que le ciel, la terre, l’enfer doivent m’être contraires, mes amis mêmes pour la plus grande partie, aussi bien que moi-même ; je vous assure sans voir aucun fait particulier.

Je sens en moi plus de mépris et de condamnation de moi-même que n’en peuvent avoir les créatures, quoique je voie très clairement le motif qui les fait agir. Si ce motif était la seule gloire de Dieu, que je serais contente ! Mais hélas ! elle sert seulement de prétexte. Et je vois que tout gauchit ou par intérêt particulier ou par intérêt de politique, ou parce qu’on entre par inclination plutôt que par justice dans les sentiments d’autrui. Enfin, je ne trouve point de vérité. Votre droiture, jointe à ce que Dieu ne vous éclaire peut-être pas d’une manière particulière sur cela, vous empêche de voir ce que je dis qui ne laisse pas d’être. Le soleil et la lune n’ont plus de lumière pour moi parce qu’Il permet que l’esprit des plus éclairés soit obscurci sur mon sujet et que leur volonté soit vacillante, que Dieu a donné pouvoir au dragon de faire ses efforts sur la terre ; ce qui [f°.1 v°] n’empêchera pas que Dieu ne punisse ceux qui servent d’instrument pour la persécution.

Pour M. le c[uré]1, c’est un grand abus de croire qu’en trahissant la vérité de ses sentiments, il servira aux desseins de Dieu. Dieu n’a pas besoin de pareils instruments, et comme Jésus-Christ ne Se ménagea pas, ni Ses apôtres, ni Ses martyrs pour établir la religion chrétienne, c’est par les larmes et les travaux de Ses saints qu’Il étendra Son règne, et non pas par leur politique. Il faudrait que la religion chrétienne fût renversée, si Dieu Se servait, pour établir la perfection de l’esprit de religion, de la politique, qu’il a toujours eue en horreur, puisqu’il est certain que cette politique, qu’on couvre de zèle, n’est composée que d’amour-propre, même assez grossier. Les apôtres n’abandonnèrent point Jésus-Christ par politique, mais par faiblesse : ils reconnurent leur faiblesse, s’en repentirent, et ils n’en furent pas moins apôtres, mais pour ceux qui agirent par politique, comme Pilate, ils firent fort mal. Il y a si peu d’amour de Dieu sur la terre que je ne m’étonne pas qu’il y ait tant de ménagement. Je ne vois nulle impossibilité que le trouble et le désordre puissent aller jusqu’en quatre-vingt- quinze car, quand on est une fois échauffé, le feu se communique et croît sans qu’il soit possible de l’éteindre [f°.2 r°] si facilement.

Quoi qu’il en soit, qu’on se soit trompé ou non, il n’arrivera que ce qui plaira au Seigneur. J’ai toujours au cœur qu’il faut que j’aille encore plus loin que le lieu où je suis et qu’on n’entende plus parler de moi. La parole donnée à M. de M[eaux] m’a arrêtée, mais quoique je veuille aller plus loin, ce n’est pas pour demeurer à la campagne, mais bien dans un lieu que Dieu semble me préparer pour cela. Je ne vois ni ne parle à personne sans exception, et quand je serais dans la Thébaïde, je ne serais pas plus solitaire. Je crois qu’il sera assez inutile que je voie M. de Meaux. Cependant s’il le souhaite, ayez la bonté de m’avertir quelques jours devant, environ trois jours.

J’ai quelque peine sur M. Dodart 2 le fils, car comme je suis partie assez brusquement, je ne sais ce qu’il pense de moi. J’ai pourtant donné ordre afin qu’il soit payé au plus tôt, mais je ne laisse pas d’imaginer qu’il sera surpris, surtout après l’opiniâtre résistance de Monsieur son père à ne me voir pas [f°.2 v°], mais qu’importe. Obligez-moi que je puisse avoir la Vie : j’en ai affaire - lorsque M. de Meaux vous l’aura rendue.

Je suis fort en repos sur ce qui vous regarde. Dieu prend un soin particulier de votre âme. Il saura bien, malgré l’orage, vous faire goûter la manne cachée. J’ai bien de la joie du progrès de madame de Chevr[euse]. Elle profite du débris de madame sa sœur3. La grâce de l’intérieur ne se perd point : elle se communique dans d’autres cœurs lorsqu’on la rebute. Si je pouvais écrire à quelqu’un sur cette matière, ce serait à elle, mais cela m’est interdit, et Dieu ne le veut pas. J’espère qu’Il vous donnera tout ce qui lui sera nécessaire. Et m[on] b[on] d[uc][Beauvillier], n’est-il pas toujours ferme dans la foi ? Soyez persuadé, monsieur, que je serai toujours à vous au-delà de tout, puisque c’est dans le tout même. Si Dieu vous ôte les moyens de marier monsieur votre fils, il faut Le lui laisser entre les mains ; Il sait quels sont Ses desseins et vous les verrez dans la suite.

- A.S.-S., pièce 7182, autographe, sans adresse, « du 1er décembre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°40] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [43].

1Hébert, curé de Versailles (v. lettre n° 136).

2M. Dodard (ici le fils) est le médecin qui apparaît dans la lettre précédente du 18 avril.

3Madame de Beauvillier.

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 ou 5 décembre 1693.

J’ai cru devoir vous avertir d’une chose dont on m’a donné avis dans le secret, et vous verrez de quelle conséquence il est que cela ne passe pas St B. [Fénelon], mon b. [Beauvillier] et vous. Je vous prie qu’ils le sachent tous deux, mais [personne d’autre] qui que ce soit sans exception. Il y a trois semaines que la supérieure de Chaillot écrivit à celle de la rue Saint-Antoine, où j’ai été mise en prison, pour l’interroger, elle et ses religieuses, sur quantité d’articles dont on envoyait un grand mémoire, avec ordre de répondre article par article. Elle manda que c’était de la part de madame de Maintenona qu’elle lui demandait cela. La supérieure a répondu à tous les articles d’une manière avantageuse pour moi. L’on lui a encore envoyé d’autres articles et fait les dernières instances de bien examiner la conduite que j’avais tenue. Elle a répondu en sa conscience ce qu’elle et sa [f°.1 v°] communauté avaient connu. Comme l’on n’a pu tirer aucun mal, un ecclésiastique est venu de la part de M. de Chartres à leur confesseur, disant que c’était par l’ordre de madame de Maintenon, afin de l’obliger d’interroger les religieuses dans la confession afin d’en tirer ce qu’il pourrait contre moi. Ce parti n’a cessé, puisque, surb ce que la supérieure a avancé que j’avais souffert avec beaucoup de patience les mauvais traitementsc d’une religieuse, ils ont espéré que celle-là dirait quelque chose contre moi. Ce procédé est si extraordinaired qu’il y en a peu de pareils. Que ne fait-on jeter un monitoire1 ? Comme le confesseur est un très honnête homme, il a cru en devoir avertir la supérieure ; il a même été blessé qu’on le crût capable de se servir de la confession à un pareil usage. Peut-être enverront-ils quelqu’un interroger les religieuses les unes après les autres. M. de Chartres dit qu’il a en main de quoi me convaincre de mensonge, mais comme selon les Ecritures tout homme est menteur, [f°.2 r°] je ne sais qui sera mon juge sur cette matière. Que Dieu règne, et que je périsse !

L’on m’a écrit une grande nouvelle qui est de la Chine. Si elle est vraie, j’ai de quoi me réjouir dans mes maux puisque mon Maître va régner dans un si grand empire. Je m’adresse à vous, monsieur, parce que j’ai déjà un commerce avec vous pour toutes ces affaires. L’on informe de tous côtés. Que ne viennent-ils s’informer à moi de moi ! je leur donnerai un bon expédient. Que ne me fait-on couper le cou ? L’on me ferait bien plaisir, quoique cela fasse bien mal durant la gelée! Dieu sur tout.

- A.S.-S., pièce 7181, autographe, sans adresse, « du 4 ou 5 décembre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°41] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [45].


aElle (dit biffé manda add.interl) que c’était de la part de [c’était par l’ordre de Dupuy et La Pialière] mad de Mintenon autographe c’était par l’ordre de mad de M. Dupuy et La Pialière

bparti n’a été pris que sur Dupuy et La Pialière

cles (mauvais add.interl.) traitements

d si (inouï biffé) extraordinaire

1Monitoire : lettre qui s’obtenait des juges ecclésiastiques et qu’on publiait au prône des paroisses pour obliger les fidèles de venir déposer des faits contenus dans ces lettres sous peine d’excommunication. (Littré).

2Ps. 116, 11.

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 Décembre 1693.

Voilà la copie d’une lettre que j’ai écrite à S. B. : je vous l’envoie. Je ne sais pourquoi je le fais, mais cela m’est venu en tête. Envoyez-en deux, une pour mon M.1, une pour M. B. [Beauvillier]. Croyez-moi bien inviolablement à vous.

- A.S.-S., p.7165, autographe, sans adresse, «reçu le (9e biffé 10e add.interl) décembre 1693. »

1 Mon Maître ? Fénelon ?

A LA « PETITE DUCHESSE » (?) Décembre 1693.

J’ai tous les sujets du monde de croire que monsieur de Meaux ne désire voir tant d’écrits que pour me condamner hautement, et ce qui me le fait croire est qu’il en a assez vu pour juger ; mais sûrement, il ne s’arrête pas à la chose, mais aux termes, afin de me condamner. Vous voyez l’état où l’on m’a mise, mais Dieu l’a permis1.

P.2 me mande qu’il m’envoie 50 livres. Vous les a-t-il données ? Il est vrai que je me retire tout à fait, voyant bien que tout tourne à me condamner, et s’il ne le fait pas d’abord, c’est qu’il garde des mesures. Mais Dieu saura bien Se faire aimer et connaître malgré tout le monde. Je crois qu’ils brûleront tous mes écrits. Je souhaiterais fort que l’Apocalypse, qui est à présent entre les mains de monsieur de Chartres, fût exempte du feu. Si b p3 voulait la redemander à monsieur de Chartres, et le prier au nom de Dieu, et vous aussi, de ne l’emporter pas à monsieur de Meaux ! car je suis certaine qu’il ne veut tout que pour le condamner au feu. Il dit que je suis dans l’hérésie de Luther. Et cependant monsieur de Chartres est content de lui ; il se flatte assurément sans en avoir de sujet, car je vous donne ma parole que je serai condamnée, comme mon Maître des docteurs de la loi. Si l’on avait voulu garder l’Apocalypse sans la brûler, on aurait vu que je mets tout cela. J’eusse [f°21 v°] été bien aise que monsieur de Meaux ne l’eût point vue ! Mais monsieur de Chartres la veut, je crois, montrer. Soyez certaine, encore un coup, qu’on ne cherche point à me justifier, mais à me perdre. Plus je serai perdue aux yeux des hommes, moins je le serai devant Dieu4.

Pour vous, ma très chère5, soyez persuadée que je vous aime toujours, que vous me trouverez toujours en Dieu et que je vous distingue beaucoup dans mon cœur. Je suis très contente des miséricordes que Dieu vous fait, j’espère qu’il les augmentera et aura un soin très particulier de vous. Vous me trouverez toujours dans le besoin. J’emmène Famille6. La petite Marc reste à la maison : vous pourrez y envoyer vos lettres, mais les réponses seront bien tardives. Obligez-moi de gagner sur monsieur de Chevreuse qu’il ne donne plus rien à monsieur de Meaux et qu’ils me laissent en repos. Telle que je suis, innocente ou coupable, Dieu est toujours Dieu, cela suffit. Laissons les hommes raisonner en hommes. Madame de Maintenon a donné parole qu’elle n’empêcherait point qu’on ne me mît en prison, ceci en secret. Le c[uré] de Vers[ailles] est une partie secrète bien forte.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°21], « dec. 93 » - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [21].

1Madame Guyon a repris confiance en son expérience.

2Put pour Dupuy (cf. les premières lettres du latin puteus, puits).

3Monsieur Tronson (« bon père ») ?

4Renouvellement de confiance en son expérience.

5« Ma très chère » désigne le plus souvent la « petite duchesse » de Mortemart.

6Fille de compagnie, Marie de Lavau, v. Index.

AU DUC DE CHEVREUSE. Peu avant le 20 décembre 1693.

La lettre de M. de Meaux est très bonne et je suis toujours disposée à le voir s’il le souhaite. Je suis véritablement dans le désert où je ne vois que des bêtes, sans parler à qui que ce soit, mais je fais mon compte d’aller plus loin ; ce n’est pas sans répugnance, car j’eusse mieux aimé finir mes jours au lieu où je suis que d’aller dans un autre lieu, mais comme il serait difficile que je puisse me cacher toujours, j’ai trouvé une maison religieuse où l’on m’aime, et l’on me promet un secret inviolable : leur propre intérêt les y engage ! Je ne verrai personne sans exception, même dans le couvent. J’y serai sans M. de Meaux, et je suis sensée y être pour tout le monde.

[f°.1 v°] Mais je n’ai pu partir. Vous aurez donc la bonté, s’il vous plaît, de me marquer le temps où il me voudra voir. Pour la Vie, il faut le prier de la rapporter avec lui, et vous aurez la bonté de me l’envoyer lorsque vous l’aurez.

Je vous prie, ne vous attachez pas trop au bien pour M. votre fils, si mademoiselle Dalegrea vous accommode ; d’ailleurs oùb il y a beaucoup d’enfants, il y a plus d’espérance d’en avoir dans la suite.

[f°.2 r°] Vous pouvez suivre sans hésiter la voix intérieure que Dieu vous a manifestée Lui-même, puisqu’Il S’est découvert dans cette partie de vous-même où Il réside, que vous avez désaccoutumé d’entendre, la voix de ce bon pasteur que ses faibles brebis entendent, qui le connaissent, et qui les connaît ; puisque vous êtes assez heureux d’être de ce troupeau chéri, laissez les vaines craintes et abandonnez-vous à la conduite de l’amour ; plus tout le monde est déchaîné contre, plus ceux qui sont assez heureux pour la connaître doivent la suivre avec fidélité. Et de l’heure qu’il est, quand, pour me tirer d’une mort infâme, il ne me [f°.2 v°] faudrait que de feindre un moment de n’approuver plus cette voie, je ne le ferais pas. Si le vieil Eleazar mourut pour ne feindre pas de manger de la chair de pourceau1, combien plutôt dois-je mourir pour la vérité de l’Intérieur ! Il y a des gens qui prennent, comme les caméléons, toutes sortes de figures : ils sont intérieurs lorsque l’Intérieur est applaudi, et cessent de l’être lorsqu’il est condamné ; ils sont les partisans de la gloire de cet état et non de sa vérité. Quand votre âme serait renversée pour des temps assez longs, il ne faudrait pas changer votre conduite ; c’est où l’abandon est plus difficile et plus nécessaire.

Peut-être Dieu Se contentera-t-Il en 1695 de donner la paix à l’intérieur sans le donner au reste, mais j’espère que la fin ne tardera pas et que l’autre siècle sera un renouvellement universelc.

J'espère bien de N. et il m'est revenu qu'elle, et la plus jeune, avaient profité des dépouilles de celle du milieu. Soutenez S.B. sans faire semblant de rien, car elle lui est très dangereuse pour l'esprit railleur et de raison ; ceci dans le dernier secret. Je vous avoue que je serais fort touchée s'il allait moins bien. Dieu le veut petit et simple et tout ce qui l'écarte de là est un dangereux poison. J'ai laissé périr ma famille pour son salut, car m'étant proposé un jour de consentir ou qu'il quittât sa voie ou que mes enfants se ruinassent, je choisis sans balancer. Depuis ce temps-là leurs affaires vont de mal en pis ; s'ils savaient cela, jugez le gré qu'ils en auraient. Il y a toujours quelque chose en moi qui hésite sur lui. Quoi qu'il soit bon, il ne l'est pas encore assez et ses défauts seraient des vertus en d'autres, mais pour lui mon coeur n'est point assez content. Vous voyez comme je vous parle confidemment. Si je vois M. de M[eaux] ne vous verrai-je pas ? J'ai fait payer M. d'o. : il n'a rien témoigné.

A.S.-S., pièce 7180, autographe, sans adresse, « reçue vers le 20e décembre 1693 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°42], « décembre 20 1693 ».- A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [46].

am. d’A copies

baccommode. Où copies

c fin le l’autographe ; suite dans Dupuy et La Pialière.

1II Macch., 6, 18-31.

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 ou 25 décembre 1693.

Pour répondre à ce que vous me demandez, je vous dirai que mademoiselle Dengeaua est fort sage. J’en sais les forts et les faibles ; elle a même une sorte de piété ; elle a de la douceur et du bon sens ; elle aime le monde, l’opéra, la comédie, la dépense ; elle a toujours été maîtresse d’elle-même, ce qui rend plus difficile à plier ; elle a de la raison ; c’est un esprit qui a pris son pli, où il n’y a plus rien à façonner. Pour le bien, il s’en faut bien que les choses ne soient comme vous pensez. Je sais qu’elle pense ses affaires être en très mauvais état, et qu’elle est persuadée qu’il s’en faudra beaucoup qu’elle n’ait le bien de M. Jame…b Son père ne lui a point rendu de carte1 et, loin d’avoir de l’argent, elle en manque. [f°.1 v°] Souvent vous n’avez son bien qu’en plaidant ; c’est, ce me semble, quelque chose de très désagréable. Elle a d’ailleurs bien du mérite, mais elle est faible, et je crois que madame de Ch[evreuse] n’en serait peut-être pas trop satisfaite. Pour mademoiselle d’Alègre, étant encore en âge d’être façonnée, peut-être la formeriez-vous plus aisément. Je prie Dieu qu’Il vous éclaire sur tout cela ; ne vous laissez point aller à votre raisonnement, défiez-vous en. Et aidez S. B. [Fénelon] car mon cœur le voudrait tout autre qu’il n’est.

Si M. de Meaux ne juge pas qu’il soit nécessaire de me voir, je vous prie de me le mander aussitôt. Il m’a fait être comme les païens s’imaginaient que faisaient les âmes de ceux qui n’avaient point de sépulture, qu’elles erraient [f°.2 r°] où étaient leurs corps, car sans lui je serais dans le tombeau : j’appelle ainsi le lieu de ma demeure pour la suite. Je suis bien à vous en Notre- Seigneur.

- A.S.-S., pièce 7172, autographe, sans adresse. En tête : « Reçue le 26e décembre 1693. Ecrite un ou deux jours plus tôt ».

aNous adoptons l'orthographe Dengeau, selon la lettre du 27 décembre.

b Fin du nom illisible.

cNon identifiée.

1Plusieurs sens possibles : (1) le sens ancien étymologique de document écrit, titre de propriété, etc., mais aucun emploi du mot en ce sens n’est attesté à l’époque moderne, (2) le sens géographique, d’où : « carte du pays » ou connaissance de ce qui meut, agite une société, (3) le sens de carte à jouer, d’où : « montrer son jeu et sauver les cartes ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 décembre 1693.

Ne vous laissez point aller à votre raisonnement1, défiez-vous en et aidez S B [Fénelon], car mon cœur le voudrait tout autre qu’il n’est. Si monsieur de Meaux ne juge pas qu’il soit nécessaire de me voir, je vous prie de me le mander aussitôt. Il me fait être comme les païens s’imaginaient que faisaient les âmes de ceux qui n’avaient point de sépulture, qu’elles erraient où étaient leurs corps, car sans lui, je serais dans le tombeau. J’appelle ainsi le lieu de ma demeure pour la suite.

- A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy) [f°43] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [47]. Ce billet a dû compléter la lettre précédente (qui se terminait par une fin de page laissée blanche)

1Saint-Simon parle « de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il [Chevreuse] se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres… » V. Index, Chevreuse.

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 décembre 1693.

J’ai plutôt du penchant que de la répugnance au mariage de mademoiselle Dengeau, et il n’y en a aucun auquel j’ai plus senti de pente. Mais comme vous m’avez demandé ce que j’en connaissais, je vous l’ai mandé pour l’avoir ouï dire ; c’est une fort bonne personne, commode, gaie, très propre à retenir un mari, appétissante, propre, fière, mais pourtant raisonnable et bonne. Une trop grande gêne l’affligerait car elle est très sage. Mais elle aime sa liberté et vous connaissez madame de Ch[evreuse]. J’ai du sens pour cette affaire plus que pour aucune. C’est tout ce que je vous peux dire. L’on ne me donne qu’un moment pour répondre. Vous savez combien Notre Seigneur me fait être à vous en Lui seul. Faites l’affaire de mademoiselle [mot barré].

- A.S.-S., pièce 7173, autographe, adresse « Monsieur /Monsieur le duc de Chevreuse ». En tête : « Reçue le 30 décembre 1693, écrite depuis le 27e décembre ».

AU DUC DE CHEVREUSE. 2 ou 3 janvier 1694.

Le secret à tous sans exception, sinon St B [Fénelon] et mon bon [Beauvillier].

J’ai une bonne amie chez madame Le Tellier, nièce de feu M. Sevin, évêque de Cahors. Elle m’a fait savoir avoir ouï dire chez madame Le T[ellier] par M. l’arch[evêque] de Reims qu’on va faire mon procès1 dans les formes, et que, sur ce que M. l’arch[evêque] de Paris a ouï dire qu’on voulait élargir le père la Combe, il doit faire voir le tort que cela ferait à l’Église. Il dit qu’il va faire voir nos interrogations qui se trouve[nt] horribles. Dieu sait la vérité de tout, et si elles ne seront pas falsifiées.

Il prétend qu’il y a de quoi me faire brûler, qu’il y a des témoins de sortilèges, qu’il y en a une positive. L’on en cherche d’autres encore. La positive est la Maillard, gantière, qui dépose que je lui ai donné une boule de cire pleine de cheveux, que sitôt qu’elle l’eut, elle sentit des douleurs horribles ; qu’étant allée voir le père la Combe, il lui aurait demandé, sur les cris qu’elle faisait pour ses extrêmes douleurs, si je ne lui avais rien donné pour lui, et qu’elle aurait tiré de son sein cette boule, que ses douleurs s’étaient apaisées, qu’il l’aurait prise et lui aurait dit qu’il n’y avait plus de mal, que [f. 1 v°] c’était cette boule qui le lui causait. [Il prétend] qu’il y avait des demi-preuves de gens qui avaient dit que je prédisais l’avenir et que c’était par sort, que je tenais école publique de toutes sortes de crimes et d’infamie, que M. Bolo [Boileau], s[ain]t homme, était un des plus zélés à ma perte et qu’il écrivait avec plusieurs autres contre mes abominations, que, s’il se trouve, comme on l’espère, encore quelques témoins, l’on me fera brûler, sinon il y en a assez pour passer ma vie dans un cachot.

Que le Seigneur soit béni de tout. L’on élève cette Maillard sur le pinacle : c’est une grande sainte, et c’est par conscience qu’elle dépose cela contre moi. J’ai cru qu’il était bon que vous sussiez cela. Ma plus grande peine est la longueur du procès ; le feu ne saurait être trop tôt allumé selon mon désir ! Si monsieur de Meaux ne me veut plus voir, mandez-le moi. Toute la terre est armée contre moi ; si ma perte peut apaiser le courroux du ciel, que j’aurai de joie ! Avez-vous reçu ma lettre ? J’embrasse mon bon [Beauvillier] et St B. [Fénelon]. L’on dit que j’ai porté l’abomination dans le lieu où je suis.


1Après la saisie, l’été 1693, des ouvrages de Mme Guyon à Saint-Cyr, le petit groupe guyonnien résista tout l’automne ; ainsi, en octobre, eut lieu un échange de lettres entre Mme Guyon et Bossuet, mais ce dernier fut choqué par les communications en silence décrites dans la Vie et par l’oraison passive mystique. Le 30 janvier 1694, aura lieu un entretien rue Cassette, chez les bénédictines du Saint-Sacrement, avec un Bossuet animé par Madame de Maintenon et devenu très hostile. Entre temps les informations parviennent à Madame Guyon sur le piège qui se prépare : les dépositions les plus diverses sont recherchées contre elle.

- A.S.-S., pièce 7281, autographe, adresse « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet armorié couronné rouge. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°47] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [47].

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 janvier 1694.

Il faut que pour vous réjouir je vous apprenne ce qui se dit dans le monde, moi qui ne suis point du monde. L’on dit que l’on travaille à force à faire mon procès, que Desgrez1 a ordre de me chercher. Les uns disent que je suis condamnée au pain et à l’eau et à une prison perpétuelle, d’autres disent qu’on me tranchera la tête, mais la plus commune opinion est qu’on me fera faire amende honorable devant Notre-Dame, qu’on me coupera le poignet, qu’ensuite on me tranchera la tête, puis qu’on brûlera mon corps et qu’on en jettera la cendre au vent. Voilà ce qui est le plus de mon goût et qui m’a régalée un jour entier, car enfin si cela arrivait, je serais véritablement un holocauste à mon cher Maître, et il ne resterait plus rien de moi, de sorte que je rendrais, par cet anéantissement si entier, un très parfait hommage à la souveraineté [f. v°] de mon Dieu. Si cela arrivait, je voudrais que tous mes enfants en fissent la fête, et qui ne la ferait pas ne ferait rien qui vaille. Si la volonté est réputée pour le fait, chez moi, de l’heure qu’il est, ma cendre vole : dame, cela serait bien joli. Mais je ne mérite pas une si grande faveur, c’est pourquoi je ne l’ose espérer. Ceci était écrit lorsque j’ai reçu vos lettres.

- A.S.-S., pièce 7312bis, sans adresse ni date - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°47v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [48].

1Lieutenant du guet, chargé de surprendre Mme Guyon. V. Index, Desgrez.

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 janvier 1694.

...faita le mariage de mademoiselle D.Db, c’est tout ce que je vous peux dire là-dessus. M. L. vous donnera les moyens d’aplanir les difficultés que vous fait M. Lebien : c’est son affaire. Mais pour moi, je n’ai rien [d’]autre à dire, sinon que vous fassiez ce mariage. Croyez-moi, M. votre fils n’est pas en voie de colère. Je vous l’ai toujours dit, laissez à Dieu de changer son cœur : ce n’est pas votre ouvrage, ni [celui] de madame de Ch[evreuse]. Mais lorsque le temps sera venu et qu’il plaira au soleil de justice de darder [f°.2 r°] un rayon sur cette bonne, elle s’embrasera d’elle-même. Reposez-vous-en sur mon petit Maître et sur sa petite fille.

Voilà une lettre que je vous avais écrite. Ce qui me paraît de plus plaisant est que des gens de bon sens, des prélats, donnent là-dedans et me croient sorcière. Defit en rapporte deux preuves : l’une que je fis cesser ses tentations, l’autre que je lui parus belle tout à coup. Ce bruit ne se sème que par artifice, pour préparer les esprits à croire que le peu de bien que Dieu a fait par ce vil instrument est par magie, car l’on dit aussi que je suis magicienne.

Je [f. 1 v° en travers] suis ravie de madame de Ch[evreuse]. J’espère bien de madame de Morstin [Morstein]. Le bon d[uc de Beauvillier] est bien bon et je l’aime bien. St B. n’est point joli d’être malade. Mille fois toute à vous. J’ai des affaires à vous donner.

- A.S.-S., pièce 7282, autographe, sans adresse, « 4e janvier 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°47v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [49]. Dupuy et La Pialière ne reproduisent que notre second paragraphe : « Voilà une lettre […] magicienne. » Mais l’autographe est continu et l’on a sur la même ligne : « Sur sa petite fille voyla une letre »

a La date « 4e janvier 1694 » de la main de Chevreuse est portée en tête de ce début abrupt, ce qui laisse penser qu’un feuillet précédent était égaré.

b Deux majuscules arrondies de lecture incertaine. De Dangeau ?

c Un mot illisible

1Monsieur de Fîtes ou Filtz.

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 janvier 1694.

10 janvier 1694

Je sais que M. de Meaux est de retour ; ayez la bonté, monsieur, de savoir de lui s’il me veut faire l’honneur de me voir ; quoique je sois fort incommodée et que la saison soit rude, je ne laisserai pas de me rendre à ses ordres. Je ne cherche point à être justifiée, je ne le désire pas même. Le torrent est trop rapide, et l’on invente tant de choses que je ne puis douter qu’il faut que je sois condamnée de tout le monde. Et qui pourrait pénétrer au travers d’une nuée de témoins ? [f. 2 r°] Tout ce que je demande donc, c’est d’obéir à ce prélat et de faire à la lettre ce qu’il ordonnera. Tout le soin et l’application de bien des gens est d’observer si je ne reparaîtrai pas pour m’imputer mille choses. C’est à vous à voir avec M de M[eaux] ce qu’il lui plaira de m’ordonner. Je suis, monsieur, avec bien du respect et de la reconnaissance vt tr h fi o sr [votre très humble fidèle obéissante servante].

L’on redemande les livres de frère Jean de Saint-Samson1 : l’on m’a écrit qu’on en est fort en peine. Je les ai fait emprunter. Ayez la bonté de les envoyer chez M. Fouquet.

- A.S.-S., pièce 7283, autographe, adresse « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse ». En tête : « 10e janvier 1694 ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°48] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [49].

1Des œuvres de Jean de Saint-Samson furent publiées plusieurs fois entre 1651 et 1659 (à Rennes et à Paris), dont le « Cabinet Mystique adressé aux âmes plus illuminées », apprécié de Madame Guyon (v. lettre du 6 septembre 1693), qui forme le deuxième livre de ses Œuvres spirituelles et mystiques, in-folio, Rennes, 1658-1659. Quelques textes seront repris par Poiret en 1697 et en 1700.

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 janvier 1694.

Donnez, monsieur, l’Apocalypse1 à M. de M[eaux], s’il la souhaite. Lorsque j’ai écrit dans ma Vie ce qui regarde la femme de l’Apocalypse2, cela ne veut pas dire que l’Apocalypse soit pour moi, car il est certain que saint Jean a entendu parler de la sainte Église et de la sacrée Vierge. Mais c’est que Notre Seigneur se plaît à comparer Ses serviteurs à mille choses qui ne conviennent proprement qu’à Lui, et il n’y a rien dans l’Église générale qui ne se passe en partie dans l’âme particulière. C’est donc une application qui est faite à l’âme, et Dieu fait remplir cette application, comme saint Paul achevait ce qui manquait à la passion de Jésus-Christ ; lorsque ce qui est dit de la sagesse est appliqué à la sainte Vierge, le dessein de Salomon n’a été que d’exprimer la sagesse, et ainsi du reste. C’est donc une comparaison que Dieu prend néanmoins plaisir de remplir, ainsi que vous avez vu en arriver en moi tout ce qui est dit de la femmea de l’Apocalypse, au sens qu’il a plu à Dieu de me l’attribuer. [f°24v°] Ces plénitudes ne sont pas dans le corps, elles sont dans l’âme, comme vous avez quelquefois éprouvé auprès de moi : il semble qu’on envoie un torrent de grâces. Lorsque le sujet est disposé, cela est reçu en lui ; lorsqu’il ne l’est pas, cela redonde sur nous. C’est ce que Jésus-Christ disait à Ses disciples : Ceux qui sont enfants de paix recevront la paix ; ceux qui ne le sont pas, votre paix retournera sur vous3. C’est cela à la lettre. Mais l’on explique de ces choses de son mieux, et non comme l’on veut. Pour les écoulements de grâce, il m’a été donné à entendre avec ces paroles de Notre Seigneur lorsque l’hémorroïsse l’eut touché : Une vertu secrète est sortie de moi, etc.4

Je ne prétends pas rendre tout cela croyable. J’ai écrit, pour obéir, tout ce qu’il m’a semblé. Je suis prête de croire que je me suis trompée si l’on me le dit. Dieu m’est témoin que je ne tiens à rien. Si M. de M[eaux] veut venir à ma petite maison, mandez-le-moi, s’il vous plaît, pour faire tendre une chambre. Je sais qu’on épie partout si je ne paraîtrai point, mais cela m’est indifférent. M. de M[eaux] n’a qu’à prendre sa commodité. Je ne cherche point à être justifiée, mais à lui obéir. Je ne vous remercie pas. Donnez, s’il vous plaît, l’Apocalypse, sans retardement.

A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°22, autographe ; adresse : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; en tête, de Chevreuse : « 11 ou 12e janvier 1694 », répété sur l’adresse. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°48v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [49] - Correspondance de Fénelon (1828), vol 7, lettre 23.

ala (sagesse biffé) femme autographe.

1Le ms. plus tard édité par Poiret : Le Nouveau Testament […] avec des explications […], t. 8 « L’Apocalypse […] », 1713, p. 3-409.

2 Vie, 2.14.2. Bossuet réagit vigoureusement dans sa Relation, II, n.11, p. 20, la citant : « Une nuit, dit-elle à Dieu, que j'étais fort éveillée, vous me montrâtes à moi-même sous la figure de cette femme de l'Apocalypse [...] Elle était grosse d'un fruit ; c'est de cet esprit, Seigneur, disait-elle, que vous vouliez communiquer à tous mes enfants [...] » On comparera les deux textes. Ensuite Bossuet expose les prophéties de la Dame - aisément ridiculisée ! Mais l’objectif n’est pas perdu de vue : « n.17. Je ramassais toutes ces choses que je crus utile pour ouvrir les yeux à M. l'abbé de Fénelon. » Il poursuit par le rêve et évoque « le lit de l’épouse… ». Le montage est efficace.

3Luc, 10, 5 ; Matthieu, 10, 12-13 : Entrant dans la maison, saluez-la, en disant : Que la paix soit dans cette maison ! Si cette maison en est digne, votre paix viendra sur elle, et si elle n’en est pas digne, votre paix reviendra à vous. (Sacy). La maison est ici l’intérieur, l’âme.

4Marc, 5, 30 ; Luc, 8, 46.

AU DUC DE CHEVREUSE. 13 janvier 1694.

13 janvier 1694

Il m’est venu plusieurs fois au cœur qu’il fallait donner incessamment l’Apocalypse à M. de M[eaux], que cela pourrait servir à le déterminer ou pour ou contre. Il serait bien nécessaire qu’il la vît avant que j’eusse l’honneur de le voir. Ne différez donc pas, je vous en conjure, à la lui donnera. Songez-vous à l’affaire de M D.Db. ? Vous ne m’en dites rien. La ferez-vous ?

- A.S.-S., pièce 7284, autographe, adresse « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse en cour en diligence » ; cachet rouge armorié couronné. En tête «13e janvier 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°49] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [50].

a Fin des copies.

b Lecture incertaine de ces majuscules, déjà rencontrées dans la lettre du 4 janvier: « mademoiselle D.D » : de Dangeau ?

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 ou 17 janvier 1694.

Je n’ai aucune véritable répugnance à voir monsieur de M[eaux], au contraire, mais bien à paraître, comme M. le marquis de Ch[arost] m’a proposé souvent, qu’il me pût voir. Mais au contraire je serai bien aise de voir M. de Meaux lorsqu’il aura lu l’Apocalypse, plus tôt que plus tard, afin d’aller dans un lieu plus sûr où je me dois retirer pour toujours. M. Boilau [Boileau] fait voir sa dévote à bien des gensa : il y a des médecins, elle fait des contorsions comme une possédée, et [dès] que M. Bo[i]laub lui a dit : « Ma sœur je vous commande de la [f. 2 r°] part de Dieu d’être guérie », que le médecin dit que les contorsions cessèrentc aussitôt. Je vous avoue que cela m’effraie. Je prie Dieu qu’Il soit glorifié en toutes choses et que le prince de ce monde Lui cède la place.

Je suis bien aise que vous mariiez M. votre fils. J’avais compris M. de M[eaux ?] et non madame [de Maintenon ?], et j’en ai toute la joie que je dois. Mlle Sauvéd est venue interroger une fille qui garde la maison avec une adresse incomparable : il n’a pas tenu à elle que le p p. Alleau[me] n’ait donné dans le panneau. Dieu l’a assistée1 admirablement bien. Vous savez, monsieur, combien je suis à vous en Notre Seigneur.

- A.S.-S., pièce 7285, autographe, «16 ou 17e janvier 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°49] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [50].

aà (tout le monde barré) bien des gens  Suit une description combien précise d’une scène d’hystérie !

b Orthographe variable des noms propres : Boilau, Bolau…

cguérie », les contorsions cessent copistes (correction de style et présent).

dplace. Mlle Sauvé copistes (omission des deux phrases précédentes).

1Il s’agit de la fille interrogée mais non du P. Alleaume.

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 janvier 1694.

Je crois que vous devez plutôt suivre la volonté et le penchant de madame de Ch[evreuse] que ce que je vous ai mandé. Je l’ai prévu d’abord, et vous savez que c’est la première difficulté que je vous ai faite. Cependant c’est un esprit fait : vous en voyez tout le mal et le bien. C’est d’ailleurs une fille très sage, et ce n’est pas une affaire que l’inclination de l'opéra pour une fille qui n’est pas dévote. Il faut lui inspirer la piété et le goût de Dieu, après quoi le reste se perd. L’on se fait souvent une idée de retranchement extérieur qui, n’étant pas soutenu du [f. 2 r°] dedans, ne sert qu’à rebuter de la piété au lieu que, gagnant peu à peu le cœur, l’on se sépare, de soi-même et sans chagrin, des mêmes choses que l’on se passionnait auparavant. Malgré tout cela, il faut contenter madame de Ch[evreuse]. Prenez garde, s’il vous plaît, que la vue d’autre parti qui frappe, déforme souvent. Si M. votre fils incline pour madame d1 , ne le contrariez pas : il faut une femme pour lui. Je vous ai dit ce qui m’est venu dans l’esprit, non que je désire qu’on y fasse aucun fond. Voilà pour cet article.

[7287 f. 1 r°] Pour ce que vous me mandez de M. de M[eaux], je n’ai aucun lieu où aller, ne voulant commettre personne, et mes amis ayant trop de train pour n’être pas remarqués. J’irai donc où il plaira à ce prélat. Je vous ai déjà mandé, que je croie, que je ne veux que lui obéir.

Je vous ai dit, monsieur, que j’avais écrit sans réflexion [que] ce qui me fut montré de la f[emme] de l’Apocalypse ne regardait que les écrits qui devaient être fort combattus, mais que Dieu en prendrait soin2. Cependant quoique j’aie écrit tout cela avec simplicité, j’ai [f. 1 v°] toujours laissé la liberté de les brûler. Il y a peu d’imagination dans ce que j’écris, car j’écris souvent ce que je n’ai jamais pensé, mais je n’ai point envie de tromper M. de M[eaux]. Je lui répondrai simplement sur tout ce qu’il me demandera. Je souhaiterais seulement qu’il ne jugeât pas de moi par la raison, mais par son cœur, car j’ose dire que si la raison me condamne, j’appellerai de la raison à son cœur : si son cœur me condamne, je n’en appellerai point, étant toute prête à penser de moi ce qu’il m’ordonnera d’en penser. Je voudrais qu’il eût la bonté de dire la messe pour cela le [f. 2 r°] jour qu’il me voudra bien faire la grâce de m’examiner.

Je me trouve pour moi-même comme est ce prélat : quoique ma conscience ne me condamne point, je ne me crois pas pour cela justifiée. Je puis l’assurer que je ne préméditerai aucune réponse. La seule vérité ingénue sera toute ma force, étant aussi contente que mes méprises soient connues que les grâces de Dieu. Il est assez vraisemblable que Dieu aura peut-être permis que mes misères se soient mêlées avec Ses pures lumières, mais la boue peut-elle ternir le soleil ? Et mes fausses imaginations n’empêcheront pas ce prélat si éclairé de connaître ce qui est [f. 2 v°] de Dieu. Qu’il ait donc la bonté de séparer l’or de sa terre grossière, et l’expérience fera voir que le même Dieu qui fit autrefois parler une ânesse, peut faire parler une femme qui souvent ne savait pas plus ce qu’elle disait que l’ânesse de Balaam. Pourvu que je sois avertie deux jours devant, que je sache le lieu, la rue, à peu près la porte du lieu où il faut aller, je m’y rendrai, s’il plaît à Dieu, quoi qu’il m’en puisse arriver. Vous ne sauriez croire combien je suis reconnaissante des peines que ce bon prélat prend. J’espère [7287suite, f. 1 r°] que Notre Seigneur ne laissera pas cela sans récompense.

Quoi qu’il arrive de ce que je suis trompée ou non, mon parti de retraite ne sera pas révoqué, car je crois que c’est ce que Dieu veut de moi à présent. L’on croit qu’on me doit mettre dans une prison perpétuelle : j’attends l’ordre de Dieu qui me fera toujours plaisir. Il règnera toujours, quoi que je devienne, et les hommes, avec tout leur bon zèle aussi bien que les pécheurs par leurs crimes, n’empêcheront pas que Son règne n’arrive et bientôt. Si je n’était pas si fort observée ni si décriée, j’aurais prié M. de M[eaux] de me communier à sa messe, mais cela est impossible. [f. 1 v°] Il faut laisser M. de M[eaux] maître de vous avoir pour témoin. Pour moi, je parlerai devant vous avec la même ouverture et simplicité que si vous n’y étiez pas, car je me confesserais bien à vous. Mais il faut qu’il soit libre du pour et du contre.

- A.S.-S., pièces 7286, 7287, 7287suite, autographes, sans adresse. En tête de la première pièce : « 24e janvier 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy),[f°49v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [50]. Les copies débutent avec la pièce 7287, « Pour ce que vous me mandez… »

1S'agit-il de mademoiselle D.D ?

2Phrase éclairée par ce passage de la Vie 2.14.2 : « …vous me montrâtes à moi-même sous la figure de cette femme de l'Apocalypse […] que j'étais grosse d'un fruit qui était cet esprit que vous vouliez que je communiquasse à tous mes enfants, soit de la manière que j'ai dit, soit par mes écrits […] que vous conserveriez ce fruit dont j'étais pleine en vous-même, qu'il ne se perdrait point : aussi ai-je la confiance que, malgré la tempête et l'orage, tout ce que vous m'avez fait dire ou écrire sera conservé. »

A BOSSUET. 25 (?) janvier 1694.

25 (?) janvier 1694

J’attends vos ordres, Monseigneur, pour me rendre où il vous plaira, vous assurant que je n’ai point d’autre désir que de vous obéir, non seulement comme à un évêque pour lequel j’ai un fort grand respect, mais comme à une personne pour laquelle Notre-Seigneur me donne une entière confiance. Je conserve dans mon cœur toute la reconnaissance que je dois de la peine que vous prenez pour éclaircir la vérité sans prévention. J’ose vous assurer, Monseigneur, que Dieu vous en récompensera dès cette vie par l’abondance de Ses grâces. Jésus-Christ et Bélial ne sont jamais en même lieu : il faut que l’un cède la place à l’autre. Où Jésus-Christ Se fait sentir, il est aisé de conclure que le démon n’y a pas de part ; cependant Dieu permet qu’on ne puisse le discerner en moi. J’attends de vous, Monseigneur, la connaissance de la vérité, résolue de croire de moi ce que votre cœur vous en dira. C’est ce cœur vide1 que je prends pour mon juge, espérant que Dieu le fera sortir de cet équilibre où vous l’avez tenu avec tant de droiture et de fidélité, ce que je vous proteste n’avoir point encore trouvé jusqu’à ce que Notre-Seigneur m’ait adressée à vous, Monseigneur, pour lequel je conserverai toute ma vie un respect inviolable et une soumission entière.

DE LA MOTTE GUYON.

Ayez la bonté de me faire savoir le lieu et le temps où il vous plaît que j’aie l’honneur de vous voir2, afin de m’y rendre : il faut que je sois avertie quelques jours devant, à cause d’une voiture. Si vous avez cette bonté, et que M. de Chevreuse ne soit pas à Paris3, vous aurez, s’il vous plaît, celle d’envoyer chez Mme la duchesse de Charost4, qui me le fera savoir.

- B.N.F., N.acq.fr. 16 313, f°52-53 - UL, Lettre 986 : « Deforis date cette lettre du 25 janvier, et Phelipeaux (Relation, t. I, p. 92), du 23. »

1Vide de préventions.

2L’entrevue eut lieu, le 30 janvier 1694, chez l’abbé Jannon, rue Cassette, en face des Filles du Saint-Sacrement. Cet ecclésiastique est sans doute le même que l’abbé « Jannot », demeurant « près les Filles du Saint-Sacrement du faubourg Saint-Germain », qui figure parmi les personnes dénoncées comme quiétistes à Mme de Maintenon par le curé de Châteaufort, le fameux éditeur des Lettres de la Solitaire des Rochers (Cf. E. Griselle, Documents d’histoire, juin 1910, no 2, p. 305). [UL].

3Mme Guyon était donc encore à la campagne, et un intermédiaire lui faisait parvenir sa correspondance.

4Marie Fouquet, fille du surintendant, avait épousé, le 22 février 1657, Armand de Béthune, duc de Charost. V. Index, Charost (duchesse de -).

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 janvier 1694.

Il m’est venu dans l’esprit, monsieur, que vous deviez montrer à M. de M[eaux] la lettre écrite en [16]83. Cela ne fera qu’un bon effet, étant disposé comme il est. Le P. de l[a Mothe] a envoyé deux fois au logis à ce qu’on m’a mandé. Ses pénitentes roulent partout pour me découvrir. Est bien gardé qui Dieu garde. M. votre fils me tient au cœur, je l’aime véritablement et je serais fâchée que des raisons humaines qu’on qualifie de piété, [f. 2 r°] empêchassent son repos : l’affaire le touche assez pour lui laisser choisir. Mille fois toute à vous. Je me suis senti au-dedans un je ne sais quoi pour M. de M[eaux] que je n’avais jamais éprouvé : sa bonne foi lui attirera des grâces du Seigneur, et je le souhaite beaucoup.

A.S.-S., pièce 7288, autographe, adresse : « Monsieur/ Monsieur le duc de Chevreuse », cachet armorié couronné rouge. En tête : « Reçu le 31 janvier 1694 écrit 3 ou 4 jours auparavant » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°50] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [53].

Cette lettre est précédée dans la copie par La Pialière (mais non dans celle de Dupuy qui ne comporte que la version courte ci-dessus) d’une lettre barrée à grands traits qui constitue peut-être une première version longue : « 27 janvier 1694. Il m’est venu dans l’esprit, monsieur, que vous deviez montrer à monsieur de M[eaux] la lettre de 1683, cela ne fera qu’un bon effet étant si pauvre, si indigne des miséricordes de Dieu… » Cette version longue est incluse dans une des lettres du 5 février, n°157, « Je désire fort voir M. de M[eaux]… », donnée ci-dessous, dont elle constitue la plus grande partie.

AU DUC DE BEAUVILLIER. Janvier 1694.

Que vous dirai-je, m[on] b[on] d[uc], sur l'état où vous vous trouvez à mon égard ? Je n'ai nul mouvement ni pour vous rassurer ni pour vous retenir. Laissez-vous à Dieu. Il ne vous trompera pas. Est-ce sur la créature que vous êtes appuyé en moi, ou sur Lui? Si c'est sur la créature, c'est un roseau brisé qui vous percerait la main. Si c'est sur Dieu, demeurez attaché à Lui, Il est immuable, Il ne changera point. Il peut se servir d'instruments et puis les rejeter. Si Dieu vous veut ôter de moi, comment vous retiendrais-je ? Oh ! à Dieu ne plaise! Laissez votre esprit avide de préventions ni pour ni contre, et laissez votre cœur ouvert à Dieu afin qu'Il le tourne comme il Lui plaît. Ne cherchez d'assurances ni en vous ni dans la créature. La vraie certitude est en Dieu. Dieu peut permettre tout ceci pour faire mourir à l'attachement que vous avez aux certitudes ; Il peut le permettre aussi, parce qu'il peut ne Se vouloir plus servir de moi pour vous. Je peux avoir mélangé Sa pure lumière de mon impureté, c'est à Lui à démêler tout cela dans votre cœur. Ne désirez donc point de continuer d'être lié à moi si Dieu vous délie. Il vous avait lié à un faisceau d'épines [54] pour vous purifier en vous piquant ; il veut peut-être les jeter au feu. Oh! ne soyons pas assez téméraires pour l'en empêcher. Qui suis-je qu'un chien mort ? Je peux être trompée, ce n'est pas une chose extraordinaire. Quand je le serais, la voie est bonne en soi, et si Dieu permet en moi de l'illusion, c'est à cause de mon orgueil. Mais allant droit comme comme vous allez, Dieu ne vous trompera pas. La voie est bonne et droite, pure et sans tache. Mais combien de méchants marchent-ils par la voie des saints ? Je n'ai jamais voulu vous tromper, mais je ne vous ai jamais donné de certitude sur moi. Je vous en ai donné sur vous et sur la voie. Plût à Dieu que par tout mon sang je vous la pusse faire suivre jusqu'à la mort, mais pour moi, laissez-moi, m[on] b[on] d[uc]. Laissez-moi, ne vous liez qu’à Dieu seul. Les moyens sont bons tant qu'ils sont dans l'ordre de Dieu, ils nous nuiraient si nous les retenions un moment contre Sa volonté. J'espère que quand vous serez arrivé en Lui, vous trouverez cette misérable gouttelette dans cet océan divin. N'ayez nulle peine de vous sentir retiré de moi si Dieu le veut, je vous en conjure, et croyez qu'en mon cher Maître, quoi qu'il arrive, vous me serez toujours infiniment cher. Je crois qu'il ne faut point parler que vous ne m'ayez fait examiner afin de ne vous pas tromper et de ne rien avancer que de juste. Si vous saviez ce que c'est que les femmes en général ! Soyez une fois sûr de la vérité ou du moins des apparences avant de parler. Si je suis trompée, ayez assez d'humilité pour avouer que vous vous êtes laissé tromper par la personne et non par la voie, car vous devez soutenir la voie de Dieu, il ne faut pas avoir honte de se dédire. Tant de grands hommes ont été trompés par des femmes ! Bon courage, que cela ne vous arrête pas un moment ! Augmentez votre foi que Dieu saura bien vous tirer de l'erreur et du mensonge pour vous mettre dans la vérité. Allez à Dieu sans crainte et sans hésitation avec un cœur étendu. Ne vous rétrécissez point par la crainte de mal faire en me quittant. Faites avec générosité ce que Dieu voudra de vous sans égard humain. C'est aux hommes à soutenir avec opiniâtreté leurs opinions, mais c'est aux enfants de Dieu à se laisser éclairer avec simplicité. Défiez-vous de votre naturel timide dans ce rencontre1. Si Dieu me rejette, rejetez-moi avec une fermeté digne de Lui. Ne comptez la créature pour rien. Mille fois toute à vous m[on] b[on] d[uc] en celui qui est tout en toutes choses.

A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [53] - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°50v°].

1 Archaïsme : sens classique de « circonstance, occurrence » (fin XVIe siècle). (Rey).

A BOSSUET. 29 janvier 1694.

Ce 29 janvier 1694.

Permettez-moi, Monseigneur, avant d’être examinée, que je vous proteste que je ne viens point ici ni pour me justifier, ni pour me défendre, ni même pour expliquer des termes qui pourraient avoir une interprétation favorable, si je les expliquais comme je les entends, et qui pourraient faire peine, étant pris à la lettre. Je ne viens point, dis-je, pour cela, mais pour vous obéir, pour me condamner moi-même sans qu’il soit besoin d’examen, à moins que vous ne le jugiez nécessaire, vous protestant que je condamne de tout mon cœur, sans aucune restriction, en présence de mon Dieu, tout ce que vous condamnez, ou en ma conduite, ou en mes écrits. Mon cœur me rend ce témoignage que je ne tiens à rien du tout. J’ai désiré, j’ai demandé qu’on m’éclairât dans mes égarements ; mais l’on s’est toujours contenté de crier contre moi que j’étais hérétique, méchante et abominable, sans vouloir me montrer mes égarements et me prêter une main secourable pour m’en tirer. Mon cœur m’a adressée à vous, Monseigneur, il y a longtemps, mais ma timidité me retenait. Nos amis me proposèrent d’être examinée par trois personnes : j’y consentis par soumission, et je pris la liberté de leur mander que je me ferais examiner par qui il leur plairait, mais que mon cœur n’avait de penchant que pour vous. Dieu a fait voir que je ne me suis point trompée : aucun des autres n’a voulu ni me voir ni m’entendre. Vous seul, Monseigneur, avez eu cette charité, sans faire attention au décri dans lequel je suis. Je ne doute point que Dieu ne récompense votre charité : aussi ma soumission et ma confiance est-elle entière. Ordonnez de moi ce qu’il vous plaira. Quoique je n’aie point un jour de santé, je suis prête à faire tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner, espérant que Dieu me donnera la force de vous obéir.

Il y a deux choses à regarder dans mes écrits : ce qui regarde l’avenir, et le sens de la doctrine. Pour les choses extraordinaires, outre que je n’en ai jamais fait de cas, que je ne les ai écrites que par simplicité et obéissance1, l’événement en fera voir la vérité. Dans le sens de la doctrine, il y a ce qui est essentiel et ce qui n’est que d’expression. Pour l’essentiel, comme j’avais écrit sans savoir ce que j’écrivais, j’ai pu être trompée en tout ; pour l’expression, je n’y ai jamais fait attention, non plus qu’à la diction, Notre-Seigneur m’ayant fait comprendre alors qu’Il me susciterait une personne qui les mettrait comme ils doivent être, et pour l’un et pour l’autre.

Je suis donc toute prête, Monseigneur, à vous éclaircir sur toutes mes pensées, et du sens auquel j’entends les choses, prête à tout condamner sans nul examen, contente que vous mettiez tout au feu. Faites-vous remettre en main les originaux et les copies : je vous les résigne si absolument que, quoi que vous en puissiez faire, je ne m’en informerai jamais. J’ai une reconnaissance que je ne vous puis exprimer de toutes vos bontés, Monseigneur. Je serai demain à huit heures, s’il plaît à Dieu, aux Filles du Saint-Sacrement2. Offrez-moi, s’il vous plaît, à mon divin Maître, comme une victime consacrée à toutes Ses volontés, et faites-moi la grâce de me regarder comme la personne du monde qui est, avec le plus de respect et de sincérité, Monseigneur, votre très humble et très obéissante servante.

DE LA MOTTE GUYON.

- Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 92 - UL, Lettre 992.

1A son directeur (il s'agit de la Vie).

2V. Vie 3.13.5 : « Il souhaita de me voir chez un de ses amis qui demeurait auprès des Filles du Saint-Sacrement. Il dit la messe en cette communauté et m'y communia. On dîna ensuite. Cette conférence, qui selon lui devait être si secrète, fut sue de tout le monde. […] Ce n'était plus le même homme. Il avait apporté tous ses extraits et un mémoire contenant plus de vingt articles à quoi se réduisaient toutes ses difficultés. Dieu m'aida, de sorte que je le satisfis sur tout ce qui avait rapport au dogme de l'Église et à la pureté de la doctrine, mais il y eut quelques endroits sur quoi je ne pus le contenter. Comme il parlait avec une extrême vivacité et qu'il ne me donnait pas presque le loisir de lui expliquer mes pensées, il ne me fut pas possible de le faire revenir sur quelques-uns de ces articles comme j'avais fait sur les autres. Nous nous quittâmes fort tard et je sortis de cette conférence la tête si épuisée et dans un si grand accablement que j'en fus malade plusieurs jours. » Voir aussi Phelipeaux.

A BOSSUET. 30 janvier 1694.

30 janvier 1694

Je prends encore la liberté, Monseigneur, d’écrire à Votre Grandeur, pour lui dire qu’il est impossible qu’une âme aussi droite que la sienne ne soit pas éclairée de la vérité de l’intérieur. Car pour moi, Monseigneur, je me regarde comme un chien mort. Quand je serais la plus misérable du monde, il n’en serait pas moins vrai que Dieu veut établir Son règne dans le cœur des hommes, qu’Il le veut faire par l’intérieur et l’oraison, et qu’Il le fera malgré toutes sortes d’opposition. J’ose même vous assurer que vous sentirez la force de cet Esprit tout d’une autre manière que vous ne l’avez sentie ; et, malgré le mépris que j’ai pour moi-même, je ne puis m’empêcher de m’intéresser infiniment auprès de Dieu pour vous, Monseigneur. J’espère que ma liberté ne vous offensera pas et que vous la regarderez comme un effet de ma reconnaissance et de l’entière confiance que Notre Seigneur me donne en vous, qui ne diminue point le profond respect avec lequel je serai, toute ma vie, votre très humble et très obéissante servante.

DE LA MOTTE.

Comme M. le duc de Chevreuse n’est pas toujours à Paris, si vous voulez bien me faire savoir votre volonté, lorsque tout sera préparé, il n’y a qu’à m’envoyer vos ordres chez Mme la duchesse de Charost.

Ce samedi au soir, 30 janvier.

Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 96 - UL, Lettre 993 : « L[ettre] a[autographe] s[igné] Bibl. Victor Cousin, à la Sorbonne. Collection d’autographes, t. III, Affaires religieuses, p. 98. »

Selon Levesque, cette lettre fut écrite le jour même de l’entrevue avec Bossuet. Ce dernier la rapporte dans sa Relation du quiétisme, section II, n. 20 : « [...] Quoi, lui disais-je, vous ne pouvez rien demander pour vous ? - Non, répondit-elle, je ne le puis. [...] - Quoi, vous ne pouvez pas demander à Dieu la rémission de vos péchés ? - Non, répartit-elle : Hé bien, repris-je aussitôt [...] je vous ordonne, Dieu par ma bouche, de dire après moi : « mon Dieu je vous prie de me pardonner mes péchés » - Je puis bien, dit-elle, répéter ces paroles, mais d'en faire entrer le sentiment dans mon cœur, c'est contre mon oraison. [...] »

AU DUC DE CHEVREUSE. Février 1694.

a Nous sommes tous faits à l’image et semblance de mon petit Maître : les uns sont peints en huile et en grand volume, d’autres en miniature, quelques-uns au crayon. Pour moi, je suis poncée. Si vous ne savez pas ce que c’est, je vous l’apprendrai : pour poncer une image, l’on la pique, et à force de coups d’aiguille, on la tire sur l’original ; après quoi, l’on prend du charbon battu et l’on la barbouille, de telle sorte qu’elle fait par ce pendant1. Ce barbouillis plein de trous d’aiguille sert à en tirer une [f. 2 r°] infinité : n’ayez donc pas mal au cœur, ni mon Bi [Fénelon] ni tous mes enfants, de me voir si barbouillée. Je ressemble aussi à Peau d’âne : si un jour mon petit Maître m’ôte cette peau, je serai jolie à merveille. A présent, tous les valets de mon petit Maître me donnent des nasardes, mais si un jour il me débarbouille, dame, ils seront bien étonnés. C’est une petite carte pour vous divertir un dimanche [en] buvant à ma santé.

- A.S.-S., pièce 7289, autographe, sans adresse, «février 1694 ».

a Raturé.

1 Technique de reproduction, les coups d'aiguille créant des repères sur la ou les feuilles placée[s] sous l'original. Puis frottant chaque feuille, le charbon remplit ses trous, qui sont ainsi rendus visibles. La fin de la phrase (vérifiée !) demeure obscure.

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 février 1694.

5 février 1694

J’ai oublié à vous dire qu’une des raisons pour lesquelles Dieu a bien voulu Se servir d’une femme, et d’une femme destituée de toute sortes de qualités, c’est afin que la gloire ne Lui en fût pas dérobée. Il a choisi les choses faibles pour confondre les fortes. Il semble que Dieu, jaloux de l’attribution que l’on fait aux hommes de ce qui n’est dû qu’à Lui, ait voulu faire un paradoxe d’une créature qui est hors d’état de Lui rien ravir de Sa gloire. Voilà mes pensées, que je soumets comme le reste, étant prête à croire que mes imaginations se sont mêlées comme des ombres à la vérité divine ; ce qui peut bien la couvrir, mais non pas l’endommager.

Je prie Dieu de tout mon cœur qu’Il m’écrase par les moyens les plus terribles [plutôt] que de lui dérober la moindre [f. 2 r°] gloire. Je ne suis qu’un pur néant, mon Dieu est tout-puissant qui Se plaît d’exercer Son pouvoir sur le néant. J’eusse été bien aise de communier à la messe de ce bon prélat. N’y a-t-il pas moyen ? Ses gens ne me connaissent point : il n’aurait qu’à me faire dire le lieu et l’heure, et tenant mes coiffes basses, il n’y a que celui qui communie qui voit le visage. Ayez la bonté de me faire savoir si cela se peut.

- A.S.-S., pièce 7291, autographe, adresse « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse en cour », cachet. En tête : « 5e février 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°52v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [56].

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 février 1694.

5 février 1694

Voilà pour la troisième lettre que je vous écris, monsieur, vous verrez par la lettre de Madame de Ch[evreuse] toutes choses : ayez la bonté de la lire. J’ai oublié de vous dire que la première fois que j’écrivis ma Vie, elle était très courte. J’y avais mis en détail mes péchés et n’y avais que très peu parlé des grâces de Dieu. L’on me la fit brûler, et l’on me commanda absolument de ne rien omettre et d’écrire sans retour tout ce qui me viendrait : je l’ai fait1. S’il y a quelque chose de trop orgueilleux, je ne suis capable que de misère, mais j’ai cru qu’il était plus à propos d’obéir sans retour que de désobéir et cacher les miséricordes de Dieu par une humilité propriétaire. Dieu peut avoir Ses desseins en cela. C’est un mal de publier le secret de son roi, mais c’est bien fait de déclarer les grâces du Seigneur et de rehausser Ses bontés2 par la bassesse du sujet sur lequel Il les exerce. Si j’ai failli, le feu purifiera tout, il n’y a qu’à tout brûler.

Si M. de M[eaux] me commandait encore d’écrire le reste des grâces de Dieu et que la facilité m’en fût donnée, je ne pourrais me défendre de lui obéir ; ainsi je suis toute prête à refaillir de nouveau, et prête aussi à tout brûler. [f. 1 v°] Que ce bon prélat tire du miel de la gueule du lion mort3, c’est-à-dire qu’il tire ce qui est de Dieu dans mes écrits et que je reste dans ma mort et ma condamnation générale. Il me semble que, quoi que le Seigneur lui fasse connaître de moi, je ne puis avoir un sentiment de plus grande condamnation que celui que je porte de moi-même, ni être soutenue par nulle approbation. Je suis même indifférente de savoir le jugement qui sera rendu. Mais que M. de M[eaux] m’ordonne tout ce qu’il lui plaira que je fasse, je suis prête à lui obéir aveuglément, sans m’informer des raisons ni des motifs : voilà ma disposition.

- A.S.-S., pièce 7290, autographe, adresse « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse », trace de cachet de cire rouge. En tête « 5e février 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°53] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [56].

1Voir l’ouverture de la Vie : « Puisque vous souhaitez de moi que je vous écrive une vie aussi misérable et aussi extraordinaire qu'est la mienne, et que les omissions que j'ai faites dans la première vous ont paru trop considérables pour la laisser de cette sorte, je veux de tout mon cœur, pour vous obéir, faire ce que vous désirez de moi, quoique le travail m'en paraisse un peu pénible dans l'état où je suis, qui ne me permet pas de beaucoup réfléchir… »

2Tobie, 12, 11.

3Juges, 14, 8 sv.

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 février 1694.

Je désire fort voir M. de M[eaux], pour l’éclaircir de bien des choses qui ne font aucune difficulté. La première, lorsque je parle de n’avoir plus de grâce pour moi, je n’ai jamais prétendu parler de la grâce sanctifiante, dont on a toujours besoin, mais des grâces gratuites, sensibles, distinctes et aperçues, qui s’éprouvent dans des états inférieurs. Je ne contribue au règne de Dieu par rien d’éclatant, mais en gagnant quelques âmes à présent par les opprobres, les ignominies et les confusions, où, si j’osais, je dirais avec saint Paul : J’achève ce qui manque à la passion de Jésus-Christ1. J’espère que mes écrits, si M. de M[eaux], pour qui Notre Seigneur me donne beaucoupa de confiance, ne les brûle pas, y pourront servir ; mais j’ai si peu d’attache à tout cela que je suis indifférente que cela soit ou non. J’ai écrit simplement ce qu’il m’est venu d’écrire ; mais sitôt que je puis retourner sur moi, ou que ce qu’on me dit m’oblige de le faire, je me trouve si pauvreb, si indigne des miséricordes de Dieu, que les croix et les opprobres, que j’aime, me paraissent comme de justes châtiments. Je ne trouve pas en toute la terre un lieu [f°1v°] de refuge, et il me paraît que je suis vomie de tous les êtres comme un vil excrément. D’un autre côté, ma joie et mon contentement est parfait d’être le ballon de la Providence, sans feu, sans lieu, errante, sans ressources.

Je ne comprends pas ce que veut dire : « sentir une impression dans le sein », mais il est vrai que j’ai senti, dans le cœur, lorsque Dieu me donnait quelques âmes, des douleurs inexplicables et intolérables. Et il me fut donné une impression que Jésus-Christ, en faisant ouvrir Son côté sur la croix, avait enfanté les prédestinés : Il fit ouvrir son cœur, comme pour faire voir qu’ils sortaient de Son cœur ; et il me fut donné à connaître que Jésus-Christ souffrit, au jardin des Olives1a, la douleur de la séparation des réprouvés qui ne profitaient pas du sang qu’Il devait répandre pour eux. Ce fut une excessive douleur en Jésus-Christ, et telle qu’il fallait toute la force d’un Dieu pour la porter sans mourir. J’ai expliqué tout cela dans l’Evangile de saint Matthieu à la Passion2. Lorsqu’il me fallut délacer, c’était à B[eynes], Madame de Charost y était, et mon corps creva : je sentis alors comme une rivière, qui, trouvant une digue, surmontec du côté de sa source3. J’écris cela simplement, je suis prête de [f°27] croire que je me trompe. Pour la communication aux autres, vous savez ce que vous en avez éprouvé vous-même, et il y a tant d’autres personnes qui l’ont éprouvée comme vous, que vous pouvez le dire à M. de M[eaux], et mon bon4 aussi, car cela est nécessaire pour la gloire de Dieu. Pour moi, je n’y prétends rien que de vivre inconnue, tant qu’il plaira à mon cher Maître, et de finir même sur un échafaud, s’Il voulait bien me faire cette grâce.

Il serait bon que M. de M[eaux] sût que l’on dit que j’ai copié les écrits de Mlle Vigneron : il a assez de charité pour l’examiner. Vous savez où ils sont. L’on a semé ce bruit dans tout Paris. L’on y ajoute que je les ai corrompus en parlant de l’oraison. Il est certain que j’ai une reconnaissance extrême de la charité de ce bon prélat, et je ne puis douter que Dieu ne l’en récompense. Je souhaite que le Seigneur achève en vous Son ouvrage ; je l’espère de Sa bonté, et qu’Il nous consommera tous en lui.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°26, autographe ; en tête, de Chevreuse : « 5 février 1694 ». - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°51v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), deux fois : page [52], lettre partielle, barrée à grands traits, qui commence comme la lettre antérieure du 27 janvier : « Il m’est venu dans l’esprit, monsieur, que vous deviez montrer à monsieur de M[eaux] la lettre de 1689, cela ne fera qu’un bon effet étant si pauvre, si indigne des miséricordes de Dieu… » et page [54] la lettre entière : « Je désire fort voir… » - Correspondance de Fénelon (1828), vol.7, lettre 24.

apour qui j’ai beaucoup Dupuy.

bDébut de la lettre barrée chez La Pialière.

csur monte autographe (monte au-dessus, déborde).

1Colossiens, 1, 23-24 : Pourvu néanmoins que vous demeuriez fermes et inébranlables sur le fondement de la foi […] et au ministère duquel moi Paul j’ai été élevé - Qui me réjouit maintenant dans les maux que j’endure pour vous, et qui accomplit en ma chair ce qui manque aux souffrances de Jésus-Christ pour son corps, qui est l’Église. (Amelote). Noter la longue note d’Amelote : « …Tous les saints qui souffrent de différentes persécutions [...] accomplissent ce que Jésus-Christ a souffert dans son esprit… »

1aVoir dans le tome III, la section des Témoignages spirituels, pièce : « Différentes manières de voir en esprit les choses ».

2Le Nouveau Testament de Notre-Seigneur Jésus-Christ avec des explications […], Tome II : Suite du Saint Evangile de Jesus-Christ selon Saint Matthieu […], 1713, p. 607sq., sur les trois prières de Jésus : abandon par les créatures, séparation de lui-même [de sa nature divine], abandon par Dieu. « Ce sont là les trois sacrifices que Jésus-Christ fit pour nous au Jardin des Oliviers, jusqu'à ce qu'il fît ses sacrifices lui-même en nous... » (p. 614).

3Dans la Vie, 3.1.9, l’ajout du ms. de Saint-Brieuc : «  la plénitude que je sentais et que je savais m’être donnée pour communiquer aux autres, faisait que je ne pouvais parler, et j’en crevais même…». Compléter par la note 3 à la lettre à Bossuet du 30 octobre 1693, n°125.

4Le duc de Beauvillier.

AU DUC DE CHEVREUSE. 9 ou 10 février 1694.

9 ou 10 février 1694

Il me vient fortement au cœur de vous envoyer une préface que M. le marquis de Ch[arost?] m’a envoyée. Elle est de son écriture, il l’a tirée d’un livre comme vous le verrez. Je ne serais pas fâchée que vous la fissiez voir à M. de M[eaux].

Je souhaite toutes les bénédictions du Seigneur au mariage de M. votre fils. Si Dieu le veut, rien ne l’empêchera ; s’Il ne le veut pas, votre foi est trop entière pour être déçue, et Dieu saura bien le rompre. Celui de M. le marquis de Ch[arost?] y trouva beaucoup d’obstacles, mais Dieu l’acheva. Pour moi, je ne suis pas sûre moi-même de ce que je dis. Je dis mes pensées dans une grande simplicité. Je voulais même encore une autre personne car j’avais été prévenue contre mademoiselle Dan[geau], mais je fus arrêtée tout court sans oser passer [f°.2 r°] outre. Ne vous arrêtez pas à ce méchant néant1 mais suivez votre cœur en tout. Il est vrai que j’aime M. votre fils sans le connaître, que je m’intéresse à son salut et que j’espère que le Seigneur lui fera miséricorde. Le Seigneur, qui prend le péché des pères sur les enfants2, récompense avec bien plus de plaisir la vertu des pères en leurs enfants. L’état des miens vous doit faire voir ce que je suis : il est pourtant vrai que Dieu m’a fait renoncer à ceux-là pour d’autres. Tout à vous en Lui-même. Je n’ai point assez parlé de M. de M[eaux].

- A.S.-S., pièce 7292, autographe, sans adresse, «9e ou 10e février 1694’.

1elle-même.

2 Ezechiel, 18, 2-4 : « …les pères ont mangé des raisins verts, et les dents des enfants en sont agacées ? … cette parabole ne passera plus … L’âme du fils est à moi comme l’âme du père… » (Sacy).

A BOSSUET. Vers le 10 février 1694.

L’état d’égalité, le sans-limite et les désirs particuliers dans cet état.

Il me semble, Monseigneura, qu’il est aisé de concevoiraa qu’une personne qui met son bonheur en Dieu seul ne peut plus désirer son propre bonheur. Nul ne peut mettre tout son bonheur en Dieu seul que celui qui demeure en Dieu par la charité. Lorsqu’il en est là, il neab désire plus d’autre félicité que celle de Dieu en Lui-même et pour Lui-même. Ne désirant plus d’autre félicité, toute félicité propre, même la gloire du ciel pour soi, n’est plus ce qui le peut rendre heureux, et parac conséquent l’objet de son désir. Le désir suit naturellementb l’amour. Si mon amour est en Dieu seul et pour Dieu seul sans retour sur moic, mon désir est en Dieu seul sans rapport à moi1. Ceca désir en Dieu n’a plus la vivacité d’un désir amoureux qui ne jouit point de ce qu’il désire, mais il a le repos d’un désir rempli et satisfait. Car Dieu étant infiniment parfait et heureux, et le bonheur de cette âme étant dans la perfection et le bonheur de son Dieu, son désir ne peut avoir l’activité du désir ordinaire, qui attend ce qu’il désire, mais il a le repos de celui qui possède ce qu’il désire. C’est donc là le fond de l’état de l’âme, quicb fait qu’elle n’aperçoit plus tous les bons désirs de ceux qui aiment Dieu par rapport à eux-mêmes, ni de ceux qui s’aiment et se recherchent eux-mêmes dans l’amour qu’ils ont pour Dieu.

Ce qui n’empêche pas que Dieu ne change les dispositions, faisant que l’âme sentira pour des moments le poids de son corps, qui lui fera dire : Cupio dissolvi, etc.2 D’autresd fois, ne sentant plus qu’une disposition de charité pour ses frères, sans retour ni rapport à soi-même, elle désirera d’être anathème et séparée de Jésus-Christ pour ses frères3. Ces dispositions, qui paraissent se contrarier, s’accordent fort bien dansda un fond qui ne varie point, de manière que, quoique la béatitude essentielle de cette âme soit la béatitude de Dieudb en Lui-même et pour Lui-même, dans laquelle les désirs sensibles de l’âme sont comme éteints et reposés4, Dieu ne laisse pas dedc réveiller Lui-même ces désirs lorsqu’il Lui plaît. Ces désirs ne sont plus de ces désirs d’autrefois qui sont dans la volonté propre, mais des désirs remués et excités de Dieu même, sans que l’âme réfléchisse sur soi, parce que Dieu, qui la tient directement tournée vers Lui, rend ses désirs comme ses autres actes, sans réflexion, de sorte qu’elle ne les peut voir s’Il ne les lui montre, ou si Ses paroles ne lui en donnent quelque connaissance en la donnant aux autres. Il est certain que pour désirer pour soi, il faut vouloir pour soi. Or, tout le soin de Dieu étant d’abîmer la volonté de la créature dans la Sienne, Il absorbe aussi tout désir connu dans l’amour de Sa divine volonté.

Il y a encore une autre raison qui fait que Dieu ôte et met dans l’âme les désirs sensibles comme il Lui plaît : c’est qu’Ildd exauce les désirs de cette âme et la préparation de son cœur5, de sorte que, l’Esprit désirant pour elle et en elle6, ses désirs sont des prières et des demandes. Or il est certain que Jésus-Christ dit dans cette âme : Je sais que vous m’exaucez toujours8. Un désir véhément de la mort, dans une telle âme, serait presque une certitude de la mort. Désirer les humiliations est bien au-dessous de désirer la jouissance de Dieu ; néanmoins lorsqu’il a plu à Dieu de me beaucoup humilier par la calomnie, il m’a donné une faim de l’humiliation - je l’appelle faim pour la distinguer du désir. D’autres fois, Il met dans cette âme de prier pour des choses particulières. Elle sent bien dans ce moment que la prière n’est point formée par sa volonté, mais par la volonté de Dieu, car elle n’est pas même libre de prier pour qui il lui plaît, ni quand il lui plaît ; maise lorsqu’elle prie, elle est toujours exaucée. Elle ne s’attribue rien pour cela, mais elle sait que c’est Celui qui la possède qui s’exauce Lui-même en elle. Il me semble que je conçoisf cela infiniment mieux que je ne l’explique.

Il en est de même pour la pente sensible, ou même l’aperçue, qui est bien moins que sensible9. Lorsqu’une eau est inégale à une autre qui se décharge en elle, cela se fait avec un mouvement rapide et un bruit aperçu ; mais lorsque les deux eaux sont de niveau, la pente ne s’aperçoit plus. Il y en a une néanmoins, mais elle est insensible et imperceptible, en sorte qu’il est vrai de dire en un sens qu’il n’y en a plus. Tant que l’âme n’est pas unie intimement10 à son Dieu d’une union que j’appelle permanente pour la distinguer des unions passagères, elle sent sa pente pour Dieu. L’impétuosité de ce penchant, loin d’être une chose parfaite comme des personnes peu éclairées le pensent, en estg le défaut, et marque la distance de Dieu et de l’âme.

Mais quand Dieu S’est uni l’âme de telle sorte qu’Il l’a reçue en Lui, où Il la tient cachée avec Jésus-Christ11, l’âme trouve un repos qui exclut toute pente sensible, et tel que la seule expérience le peut faire comprendre. Ce n’est point un repos dans la paix goûtée, dans la douceur et dans la suavité d’une présence de Dieu aperçue, mais c’est un repos en Dieu même, et qui participe à Son immensité, tant il a d’étendue, de simplicité et de netteté. La lumière du soleil qui serait bornée par des miroirs aurait quelque chose de plus éclatant que la pure lumière de l’air ; cependant ces mêmes miroirs qui rehaussent son brillant la terminent et lui ôtent sa pureté .Lorsque le rayon est terminé par quelque chose, il s’emplit d’atomes et il se fait mieux distinguer que dans l’air, mais il s’en faut bien qu’il n’ait sa pureté et simplicité. Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C’est ce que j’éprouve dans monh âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune. Vous lui diriez : « Mais je vous ai vue rouge ! - Je le crois, mais je ne suis point rouge : cei n’est pas ma nature ; je ne pense pas même à ce qu’on fait de moi, à tous les goûts et à toutes les couleurs qu’on me donne. »

Il en est de la forme comme de la couleur. Comme l’eau est fluide et sans consistance, elle prend toutes les formes des lieux où on la met, d’un vase rond ou carré. Si elle avait une consistance propre, elle ne pourrait prendre toutes les formes, toutes les odeurs, tous les goûts et toutes les couleurs. Les âmes ne sont propres qu’à peu de choses tant qu’elles conservent leur consistance propre. Tout le dessein de Dieu est de leur faire perdre, par la mort d’elles-mêmes, tout ce qu’elles ont de propre, afin de les mouvoir, agir, changer et imprimer comme il Lui plaît, de sorte qu’il est vrai qu’elles ont toutes les formes, et il est vrai qu’elles n’en ont aucune ; ce qui fait que, ne sentant que leur nature simple, pure et sans impression singulière, lorsqu’elles parlent ou écrivent d’elles-mêmes, elles nient toutes formes être en elles, parce qu’elles ne parlent pas conformément aux dispositions variables où on les met, auxquelles elles ne font nulle attention, mais au fond de ce qu’elles sont, qui est leur état toujours subsistant.

Je vous conjure, Monseigneur, d’excuser les expressions, et, si je dis mal, redressez-moi12. Sij l’on pouvait montrer l’âme comme le visage, je ne voudrais, ce me semble, cacher aucune de ses taches. Je soumets le tout. J’ai13 encore ce défaut, quek je dis les choses comme elles me viennent, sans savoir si je dis bien ou mal. Lorsque je les dis ou écris, elles me paraissent claires comme le jour ; après cela, elles me paraissent commel des choses que je n’ai jamais sues, loin de les avoir écrites : il ne reste rien dans mon esprit qu’un vide, qui n’est point incommode ; c’est un vide simple, qui n’est incommodé ni par la multitude des pensées ni par leur stérilité.

Je prie Dieu, s’Il le veut, de faire entendre ce que je ne puis mieux exprimerm.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°53v°] que nous suivons - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [57], - A.S.S., ms. 2057, f°16 à f°21, « Divers écrits de Madame Guyon », copie par M. Bourbon, est antérieure mais très proche de Dupuy / La Pialière ; nous en donnons les quelques variantes qui montrent une forme un peu moins achevée - Vie, 3.13.6 à 10 puis 3.14.1 (ce qui confirme le déplacement par Poiret, v. notre édition p. 800), où l’on a inséré ce texte en lui retirant certains traits caractéristiques de la forme épistolaire : « …il [M. de Meaux] croyait que je rejetais et condamnais comme imparfaits les actes distincts, comme les demandes, les bons désirs, etc. Ce que j’étais bien éloignée de faire, puisque le contraire se trouve répandu dans tous mes écrits pour peu qu’on y veuille faire d’attention. Mais, comme j’avais éprouvé des impuissances de faire ces actes discursifs, impuissances communes à certaines âmes, et sur lesquelles elles avaient besoin d’être précautionnées pour être fidèles à l’Esprit de Dieu qui les appelait à quelque chose de plus parfait, j’ai tâché, autant que j’ai pu, de les aider dans ces détroits de la vie spirituelle, où, faute d’un guide qui y ait passé, les âmes sont souvent arrêtées et exposées à prendre le change de ce que Dieu veut d’elles. Il est aisé, ce semble, de concevoir… [suit le texte de la lettre] …ni par leur stérilité. C’est ce qui faisait une de mes plus grandes peines en parlant à M. de Meaux. Il m’ordonna de justifier mes livres… » - UL, lettre 995.

Nous donnons ci-dessous, sous le titre  « État Apostolique. Appel à enseigner », la suite de la copie faite par Bourbon qui était le secrétaire de Tronson.

1 « Nul ne peut mettre tout son bonheur en Dieu seul que celui qui demeure en Dieu par la charité. Lorsque l'âme en est là, elle ne désire plus d'autre félicité que celle de Dieu en lui-même et pour lui-même, ne désirant plus d'autre félicité ; toute félicité propre, même la gloire du ciel pour soi, n'est plus ce qui peut la rendre heureuse, ni par conséquent l'objet de son désir. Le désir suit nécessairement l'amour. Si mon amour est en Dieu seul et pour Dieu seul, sans retour sur moi, mon désir est en Dieu seul sans rapport à moi. » (Vie, 3.13.6). V. la première des propositions condamnées dans les Maximes des Saints de Fénelon : « Tout chrétien en tout état, quoique non à tout moment, est obligé de conserver l’exercice de la foi, de l’espérance et de la charité, et d’en produire des actes comme de trois vertus distinguées. » (Fénelon, Œuvres I, Pléiade, p. 1534).

2 Cupio dissolvi et esse cum Christo (Phil., I, 23). Les auteurs mystiques citent souvent cette phrase,que l’on trouve dans la Vulgate sous cette forme : Desiderium habens dissolvi, etc.

3Romains, 9, 3.

4 « …Ces dispositions qui paraissent se contrarier, s'accordent dans un fond qui ne varie point, de manière que, quoique la béatitude de Dieu en lui-même et pour lui-même dans laquelle les désirs sensibles de l'âme sont comme écoulés et reposés, fasse le bonheur de l’âme, Dieu ne laisse pas de réveiller lui-même ce désir lorsqu'il lui plaît. Ce désir n’est plus de ces désirs d'autrefois… » (Vie, 3.13.7). Très légères variantes entre le texte de la lettre et celui donné dans la Vie, souvent tissé à partir d’un  « cahier de lettres » ?

5Psaume, 9 , 17 “…le pécheur a été pris dans l’œuvre de ses mains.” (Sacy).

6Romains, 8, 26.

8Jean, 11, 42.

9Sur les actes et les sentiments directs ou réfléchis, aperçus ou non aperçus, voir Bossuet, l’Instruction sur les états d’oraison, liv. V.

10Vie : entièrement.

11Col., 3, 3.

12Bossuet relève en effet bon nombre de points dans ses États d’oraison.

13Cette fin n’a pas été transcrite dans la Vie.

aMonseigneur absent du ms. 2057.

aaIl est aisé, ce semble, de concevoir début du texte de la Vie selon le ms. d’Oxford.

abLorsque l’âme en est là, elle ne Vie Poiret tandis que le ms. d’Oxford respecte ses sources.

acce qui peut la rendre heureuse, ni par Vie Oxford.

bnécessairement ms. 2057 et Vie Oxford.

csoi ms. 2057.

caLe ms. 2057 et Vie Oxford.

cbl’âme, et ce qui Vie Oxford.

ddire «Cupio», et d’autres ms. 2057. Dire : Cupio dissolvi, et esse cum Christo. D’autres Vie Oxford.

das’accordent dans Vie Oxford - s’accordent très bien dans Vie Poiret

dbquoique la béatitude de Dieu Vie Oxford. Omission.

dccomme (éteints et reposés biffé)(écoulés et reposés fasse le bonheur de l’âme add. marg.) Dieu ne laisse (point biffé)(pas add.interl.) de Vie Oxford. comme écoulés et reposés, fasse le bonheur essentiel de cette âme, Dieu ne laisse pas de Vie Poiret.

dd Accord avec Oxford, mais non avec l’ajout de Poiret.

equi il lui plaît. Mais ms. 2057. Omission.

fconnais ms. 2057.

gcomme croient des personnes peu éclairées, la pente en est ms. 2057.

hj’éprouve de mon ms. 2057 et Vie Oxford.

irouge ! – Ce Vie Oxford. Omission.

jsubsistant. Si Vie Oxford. Omission.

kc’est que Vie Oxford.

laprès cela, je les vois comme Vie Oxford.

m Cette dernière phrase est omise dans la Vie.

PIECE JOINTE : ETAT APOSTOLIQUE, APPEL A ENSEIGNER.

Ordinairement les personnes peu avancées veulent se mêlera de conduire les autres avant que Dieu les appelle à cet emploi, elles croient même le pouvoir mieux faire que celles que Dieu appelle à cela par vocation singulière. C’est un abus dans la vie spirituelle, et qui s’y glisse même dès son commencement, que de vouloir travailler pour les autres à contretemps. Et ce n’est que par une fausse ferveur que l’on entreprend de les aider par soi-même avant d’en avoir reçu la mission. Plusieurs se croient capables de conduire dans la voie des saints qui n’y sont pas encore bien entrés eux-mêmes, et voulant faire part aux autres des grâces qui ne leur sont données que pour eux, ils en perdent eux-mêmes le fruit et ne peuvent en aider les autres. Il ne se faut point porter à aider le prochain tant qu’on le désire et que l’on n’a pas l’expérience des choses divines et la vocation. Il faut être établi auparavant dans la vie intérieure.

Jésus-Christ, notre parfait modèle, a passé trente ans dans la vie cachée, s’appliquant à une oraison continuelle et demeurant anéanti devant Son Père pendant un si long temps, avant que de S’employer visiblement au salut des hommes, pour nous apprendre par Son exemple à laisser mourir tout empressement d’aider au prochain et à demeurer dans le silence et dans le repos jusqu’à ce que le temps et les moments soient venus, auxquels Dieu nous donnera Sa parole et Son ordre pour travailler au salut des âmes, s’Il a dessein de Se servir de nous pour cela. J’ose assurer que la vie apostolique par état permanent ne peut être donnée que lorsque l’âme est arrivée en Dieu, et en degré éminent, ce qui n’empêche pas que l’obéissance n’y engage plus tôt. Mais lorsque c’est par obéissance, ou par le devoir indispensable, Dieu supplée à ce qui manque à l’état.

Quelques personnes, même fort spirituelles, m’entendant parler de la vie apostolique par état, prendraient cela pour une certaine ardeur que les âmes nouvellement entrées dans la voie passive ont d’aider aux autres. Elles jouissent au-dedans d’elles d’un si grand bien qu’elles voudraient le communiquer à toute la terre. Mais ces personnes sont infiniment loin de l’état dont je parle, qui ne peut jamais arriver que l’âme ne soit morte et ressuscitée en Dieu, et fort avancée en Lui seul, où tout se trouve en unité divine. Alors elle entre dans la vie apostolique par état, par infusion substantielle et par union essentielle, où c’est Dieu qui agit et qui parle en elle sans qu’elle prévienne Dieu ni qu’elle Lui résiste ni qu’elle participe à ce qui se dit ou se fait par elle en rien qui lui soit propre, imitant en cela la façon de parler et d’agir de Jésus-Christ : Je ne puis rien faire de Moi-même, dit-il, et je juge selon que J’entends; et celle dub Saint-Esprit, duquel il assure qu’Il ne parlera pas de Lui-même, mais qu’Il dira tout ce qu’Il aura entendu2. Ce qui se doit entendre de cette sorte : les Personnes de la Trinité, comme unies dans l’essence, y ont tout également, et Elles parlent et agissent par Elles-mêmes comme parlant et agissant au-dehors par une même essence en unité parfaite ; mais comme Personnes distinctes, Elles reçoivent les unes des autres : le Fils reçoit du Père, et le Saint Esprit reçoit du Père et du Fils par Son émanation éternelle d’Eux.

Orc je dis qu’il faut que l’âme passe par Jésus-Christ et par la Trinité en distinction avant qu’elle arrive en Dieu seul qui est la Trinité essentielle et indivisible, tout se trouvant réuni dans l’Essence unique en Unité parfaite, de sorte qu’après avoir été unie à Jésus-Christ distinctement et à la Trinité personnelle selon les opérations qui sont appropriées aux Personnes divines, il faut que tout se trouve réuni dans le point de l’Unité essentielle, où toute distinction personnelle se perd et où nous demeurons cachés en Dieu avec Jésus-Christ3 qui est notre Vie4 ainsid que saint Paul l’avait éprouvé. La raison de cet ordre qui s’observe dans le retour de l’âme à son principe est que, l’âme étant sortie de l’Unité de l’Essence divine par la Trinité des Personnes et cette Trinité s’étant communiquée à elle par les grâces et par les mérites de Jésus-Christ, il faut aussi que pour rentrer pleinement dans son origine, elle aille par Jésus-Christ, son Médiateur et son chef, à la Trinité des personnes, et par elles à l’Unité de l’Essence où tout se réduit en parfaite Unité dans la plénitude de la Vie divine et dans le repos inaltérable.

Mais l’âme étant réunie dans ce point essentiel de Dieu seul, elle sort au-dehors par les effets, comme les divines Personnes par Leurs opérations, et ainsi elle se multiplie dans ses actions, quoi qu’elle soit une et très simple et indivisible en elle-même, de sorte qu’elle est une et multipliée sans que la multiplicité empêche l’unité ni que l’unité interrompe la multiplicité. Ceci ne se doit entendre ni selon la seule pensée, vue et sentiment, conformité ni ressemblance connue comme telle par la créature, mais par état réel et permanent quoique, pour l’ordinaire, il ne soit pas connu de l’âme qui a le bonheur d’y être arrivée, comme en elle-même et pour elle-même ; mais il lui est donné de le connaître et exprimer comme dans les autres et pour les autres.

Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle Se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par Ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances, faisant par elles et avec elles tantôt l’office du Verbe instruisant, agissant et conversant, tantôt l’office du Saint-Esprit sanctifiant, embrasant d’Amour, sondant ce qu’il y a de plus caché dans les cœurs et parlant par la bouche de cette créature qui demeure très passive à tout ce que Dieu-Verbe et Dieu-Saint-Esprit opère en elle et hors d’elle par son organe - durant que cette âme, vide de toute propriété et distinction non seulement des personnes mais d’elle-même, demeure essentiellement unie à Dieu dans le fond qui est Dieu même, où tout est dans le repos parfait de l’Unité essentielle de Dieu pendant néanmoinse que le même Dieu agit par elle en distinction de personne. Tout cela s’opère sans le vu ni le su de cette créature, qui est entièrement incapable de faire ce discernement et qui ne connaît ses paroles et ses actions que lorsqu’elles paraissent, ainsi qu’elle ferait à l’égard de celles d’une autre personne. Mais Dieu révèle ce mystère à qui il Lui plaît.

L’âme arrivée à ce degré est immuable quant au fond, Dieu lui faisant part de Son immutabilité. Elle est si pure, si nette et si dégagée de toutes sortes d’espèces qu’il ne lui vient pas quelquefois en tout un jour une seule pensée. Son esprit est comme une glace pure, qui ne reçoit aucune impression que celle qu’il plaît à Dieu de lui donner. Un entendement purifié de cette sorte est toujours illuminé, mais c’est une lumière générale, immense et pure : c’est un commencement de la lumière éternelle. Cette lumière dans sa pureté et netteté ne cause point de faux brillants, comme desf révélations particulières. C’est pourquoi elle n’est pas sujette à l’erreur : c’est la Révélation de Jésus-Christ, Lumière et Vérité, qui, ne laissant nulle distinction à l’âme qui La possède, lui manifeste les secrets tels qu’ils sont et lui communique tout sans lui rien donner et sans l’entremise de la raison. Cette Lumière absorbe dans son sein tout ce qui se peut distinguer, connaître et nommer. Et en laissant l’esprit dans sa pureté et clarté que rien ne termine, Elle ne lui laisse pas ignorer ce qui se peut nommer, distinguer et connaître. Elle a d’une manière infuse, pure et séparée de toutes espèces ce que les autres ont par l’entremise des idées, de l’étude et du raisonnement, et cela sans erreur et tromperie parce que c’est la Lumière de Vérité, qui dissipe par Sa clarté tous les brouillards de l’erreur et du mensonge.

La volonté est tellement purifiée qu’elle jouit sans apercevoir sa jouissance. Elle goûte sans saveur, elle a tout sans rien avoir, rien ne lui manque et elle ne possède rien. Il semble que la même pureté et netteté qui est dans l’Esprit soit en elle : c’est tout la même chose. De même que le soleil échauffe et éclaire en même temps et que sa lumière est chaleur et sa chaleur lumière, de même Dieu est la Lumière et l’Amour de cette créature transformée en Lui, qui fait tellement une même chose avec Lui qu’elle ne peut Le distinguer ni se distinguer elle-même. Dieu est elle et elle est Dieu5, puisqu’Il est sa vie et son mouvement ; tout le reste lui est étranger et elle est étrangère à elle-même. Elle ne se trouve ni être, ni subsistance, quoiqu’elle ait une vie toute divine. Il lui semble qu’elle est si séparée d’elle-même que son corps est comme une machine qui se remue, qui vit et qui parle par ressorts.

Dans cet état, l’on connaît ce qui est de l’intérieur des personnes pour lesquelles Dieu applique, et cela dans la même Lumière. C’est là que l’on fait tout sans faire rien, c’est là que le Père engendre son Verbe dans l’âme et que le regard mutuel du Père et du Fils, qui est un regard de complaisance, produit le Saint-Esprit. C’est là que les merveilles du temps et de l’éternité sont découvertes sans nulle manifestation particulière : le moment qui fait parler ou écrire en fait tout le discernement.

Or quand le Verbe parle par cette âme, Il ne peut parler par elle que [de] ce qu’Il a parlé Lui-même étant sur terre, ce qui fait que cette personne se sert des paroles de Jésus-Christ et de l’Écriture sans chercher à s’en servir et sans penser qu’elle s’en serve : c’est que Jésus-Christ étant Lui-même sa parole, elle ne peut jamais parler que ce dont Jésus-Christ a parlé. Et cette parole multipliée au-dehors se trouve réunie dans le Verbe et le Verbe en Dieu sans distinction ni multiplicité personnelle mais dans l’unité parfaite de l’Essence, ainsi que saint Jean l’explique : Le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Le Verbe était en Dieu : voilà la distinction personnelle ; et le Verbe était Dieu6 : voilà l’Unité de l’Essence.

C’est donc là ce que j’appelle la vie apostolique, savoir l’état où l’âme étant morte à tout et parfaitement anéantie, ne retenant plus rien de propre, Dieu seul demeure avec elle et en elle ; et elle est abîmée et perdue en Lui, ne vivant dans son fond que de sa vie essentielle, mais sortant sans sortir au-dehors par sa vie personnelle en distinction d’effet et non de connaissance. Ce qui nous est marqué dans les Apôtres qui ne furent confirmés dans l’état permanent de la vie et des emplois apostoliques qu’après la réception du Saint-Esprit avec plénitude, qui causa en eux un vide entier d’eux-mêmes et une si grande souplesse à tout ce que Dieu voulait opérer par eux qu’il est dit que ce n’était pas eux qui parlaient mais l’Esprit de leur Père céleste qui parlait par leur bouche7 et que saint Paul proteste que c’était Jésus-Christ qui parlait en lui8. Toute personne qui aura lumière ou qui sera parvenue à ce degré m’entendra.

Je dis de plus que peu de personnes arrivent à cet état et que de très saintes âmes meurent dans la consommation en Dieu seul, sans que Dieu soit sorti personnellement et par les effets en elles. Il faut une vocation particulière pour que cela soit et, quand cela arriverait, il [l’état] ne tire en rien l’âme de son unité parfaite en Dieu seul de même que Jésus-Christ n’en fut jamais tiré, ni le Saint Esprit non plus, quoiqu’ils agissent différemment au-dehors, étant assurég qu’à cause de l’Unité essentielle et indivisible, lorsque le Verbe agit au-dehors, le Père et le Saint-Esprit agissent aussi indivisiblement avec Lui. Et lorsque le Saint-Esprit agit, le Père et le Fils le font aussi parce qu’Ils sont indivisibles dans Leurs opérations à l’égard de la créature, ce qui n’empêche pas pourtant que cette unité parfaite enh Dieu seul ne change de nom selon les effets multipliés qui en sortent et qu’il n’y ait une distinction aussi véritable des Personnes comme il est vrai que l’Essence est une en Elle-même. Selon le rapport qu’ont les opérations ou les propriétési des Personnes divines, elles sont attribuées différemment à ces mêmes Personnes : la Féconditéj et la Puissance au Père, la Sagesse et la Providence au Fils, la Bonté et l’Amour au Saint-Esprit ; et tout cela se trouve réuni en Dieu seul, où tout est Puissance, tout Sagesse, tout Amour.

Les âmes apostoliques en qui cela s’opère, n’ont ni mouvement ni tendance, pour petite qu’elle soit, à aider et parler au prochain, mais Dieu leur fournit tout par Providence et leur met en bouche des paroles comme il Lui plaît et quand il Lui plaît. Ceci supposé, il est aisé de voir que très souvent il en est qui font de semblables fautes que celle qui a été remarquée lorsque, se trouvant dans la passiveté de lumière et d’amour, ils prennent souvent comme de Dieu ce qui ne vient que de leur ferveur, et il y a souvent de la tromperie. Mais dans l’état dont je parle ici, il n’y en a point et il n’y en peut avoir à moins de sortir de l’état. Ces autres personnes disent souvent comme Coré : nous sommes aussi propres que les autres à aider le prochain puisque tout ce qui est en nous est saint9. Mais la suite et l’expérience fera bien voir que s’ils sont saints en eux et pour eux, ils ne le sont pas encore pour faire l’office de Prêtre et de Pasteur en faveur des autres, cela étant réservé à ceux que Dieu a choisis pour cet emploi.

On peut aussi connaître par cela même pourquoi tant d’ouvriers qui travaillent beaucoup dans l’Église de Dieu font très peu de fruit : c’est parce qu’ils s’ingèrent d’eux-mêmes sans être appelés, ou parce qu’ils ne sont pas assez établis en Jésus-Christ ni unis à Lui, pour rapporter par Lui-même un grand fruit.

- A.S.S., ms. 2057, f°22 à f° 28, copie de Bourbon, secrétaire de Tronson, auquel il fut très probablement communiqué en cette période du début de l’année 1694. V. la lettre précédant ce texte spirituel et notre notice, en fin de volume, intitulé « Divers écrits de Madame Guyon, ms. 2057 ».

Il s’agit du texte auquel Madame Guyon renvoie dans ses lettres des 26 et 27 août 1693 adressées au duc de Chevreuse (lettres n°76 et n° 77), et dont parle aussi la duchesse de Charost dans sa lettre du 8 septembre 1693 (lettre n° 90).

Nous n’avons pas voulu faire attendre au lecteur la parution du volume III de cette correspondance (qui comportera une section consacrée à de tels « Témoignages spirituels ») pour connaître cet écrit important que l’on peut de plus dater (1693). Nous prenons pour leçon l’édition des Discours chrétiens et spirituels…, 1716 (réédités pour la moitié d’entre eux - dont celui-ci - dans Madame Guyon, De la vie intérieure, La Procure / Phénix, 2000). Les variantes de la copie Bourbon, données ci-dessous, sont rares et n’altèrent pas le sens.

aavancées se voulant mesler Bourbon (B)

bet du B

cpar leur émanation éternelle. / Or B

dvie en Dieu, ainsi B

eaussi B

fcomme les lumières des révélations B

gau dehors. De sorte qu’il est assuré B

hparfaite réduite en B

iopérations aux propriétés B

jelles leur sont attribuées diféremment la fécondité B

1Jn 5, 30.

2Jn 16, 13.

3Col 3, 3.

4Ga 2, 20.

5Ga 2, 20 ; Col 3, 11. ; Sainte Catherine de Gênes : « Mon moi est Dieu, je n’en connais pas d’autre, hors mon Dieu lui-même … Le vrai amour ne peut supporter de ressembler ainsi aux autres créatures mais avec un grand élan d’amour il dit : Mon être est Dieu, non par simple participation, mais par vraie transformation et annihilation de l’être propre. » (trad. Debongnie, La Grande Dame du Pur Amour.

6Jn 1, 1.

7Mt 10, 20.

8II Co 13, 3.

9Nb 16, 3.

AU DUC DE CHEVREUSE. 13 février 1694.

13 février 1694

Je me suis méprise, monsieur, et je vous ai envoyé un papier pour l’autre. Il faut que j’aie perdu le sens. Je n’en avais guère déjà ! Il me paraîta que M. de M[eaux] est assiégé par les gens qui lui parlent, que sa raison me condamne, qu’il l’écoute : s’il écoute sa raison et ce qu’on lui dit, il me condamnera. Tout ce que je lui réponds ne fait nul effet, car lorsqu’il parle, il fait toujours les mêmes difficultés, comme un homme qui veut condamner ou du moins être maître de le faire. Cela ne me fait rien, car je ne me soucie pas d’être condamnée du fait. Jeb n’entends parler de rien. [f. 1 v°] Je souhaiterais que M. de M[eaux] vit ce papier ci-joint.

- A.S.-S., pièce 7293, autographe. En tête « 13e février 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°56] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [60].

aJe n’ai point ouï parler de monsieur de Meaux. Il me paraît Dupuy et La Pialière (omission).

bcondamnée. Je n'entends parler de rien. Dupuy et La Pialière omettent du fait et Je souhaite…

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 février 1694.

18 février 1694

Je ne manquerai pas samedi de faire ce que vous me mandez. Je ne désire que la volonté de Dieu et il me semble que ce serait un beau coup de Sa main que d’enlever M. de M[eaux]. Je ne me soucie point de ce qui peut arriver de moi, car, enfin, de quoi me servirait d’être un peu moins condamnée ? Mais il me paraît qu’un homme si droit est vraiment propre pour le royaume de Dieu.

Je ferai maigre : il me l’a fallu faire bien souvent, et Dieu qui me réduit dans la nécessité d’être cachée, me fait faire ce qui convient. Je dirai à M. de M[eaux], avec une grande simplicité, l’affaire de defit [de Fîtes ou Filtz]1. Je lui dirai que vous la savez, et S.B., et qu’il l’a déclarée lui-même de la même sorte à M. de la Marvalière. Ce qui anime plus contre moi, c’est la dévote de M. B[oileau]. L’on dit ouvertement qu’elle a [re]connu que ce que je faisais passer pour de mes écrits a été copié de mademoiselle Vigneron. J’eusse été bien aise que M. de M[eaux] les eût vus, parce qu’il aurait jugé par là du fond qu’il faut faire sur ces choses. Je laisse néanmoins le tout entre les mains de Dieu et les vôtres. Comme je n’ai rien ni à gagner ni à perdre, je ne puis rien désirer. Je ne laisse pas d’être pleine de reconnaissance des peines de M. de M[eaux]. Je n’ai pas intention de lui rien cacher. Si je ne lui dis pas tout, ce sera oubli et non volonté. Mon Dieu sait que je n’ai jamais voulu tromper, quoique je puisse être trompée. Je ne prétends pas voir ce prélat pour me justifier, mais pour lui obéir.

Pour vous, monsieur, soyez persuadé que je ne vous oublierai jamais. J’espère que [f. 1 v°] nous serons toujours unis en Dieu. Car comment pourrions-nous être désunis si nous demeurons dans ce divin Tout qui consomme toute chose dans Son unité divine ? Je vous dis donc adieu sans adieu : vous me trouverez toujours dans mon divin Maître lorsque vous m’y chercherez. Je souhaite à madame de Ch[evreuse], à vos nouveaux mariés et à toute votre famille les bénédictions du ciela.

- A.S.-S., pièce 7294, autographe, adresse «Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse en son hôtel à Paris », fragment de cachet armorié cire noire. En tête «18e février 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°56v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [60].

a La plus grande partie de la page est demeurée blanche.

1L'affaire de M. de Fîtes [Filtz]. Voir à la fin de ce volume la Protestation de 1695 (?) sur ce personnage entreprenant ainsi que l’enquête adressée à Mme de Maintenon : « Monsieur de Filtz, officier chez Monsieur, pour une insulte qu'il fit à Madame Guyon, qu'elle souffrit très patiemment, et plusieurs libertés qu'elle lui permettait. »

AU DUC DE CHEVREUSE. 21 février 1694.

Vous m’avez témoigné, monsieur, tant de bontés, que je crois que vous me les continuerez encore pour m’accorder ce que je vous demande. J’ai vu M. de Meaux, et l’on ne peut être plus reconnaissante que je le suis de sa charité. Je crois qu’il a la tête fendue non seulement par sa mitre, mais par la peine qu’il a prise ; pour moi, je l’ai en quatre ! J’avoue de tout mon cœur que mes écrits ne valent rien, ainsi que M. de Meaux me l’a fait voir. La prière que je vous fais est que l’on jette au feu sans retard les originaux et les copies. Comme je ne dois plus parler à personne, les écrits étant tous brûlés, je ne pourrai [f°29] plus nuire, et ainsi je n’aurai plus besoin d’examen, car je n’en puis plus soutenir. Je ne sais ce que je dis, je ne me puis plus énoncer. Je ne sais ce que j’ai voulu dire : il y a des fautes de copistes, et des choses que je n’ai jamais pensées. J’ai pensé de moi en folle qui ne sait ce qu’elle dit ; je me suis imaginée des états qui ne peuvent être. J’ai cru ne pouvoir ni demander ni désirer, et c’est une erreur. Ce qui m’afflige inconsolablement, est que je voudrais de tout mon cœur désirer et demander : tout roule là-dessus, et je ne le puis. M. de M[eaux] a la bonté de ne me croire ni sorcière ni vilaine. Je lui ai dit avec assez de peine l’affaire de Defitte. J’ai satisfait à ce qu’on a désiré.

Obligez-moi, [f°28v° en travers] pour l’amour de notre Seigneur, de faire brûler tout ce qui est de moi, et qu’il n’en soit plus fait mention. Je m’aperçois que la mort me serait bien plus douce que la vie. Je ne la puis désirer. Enfin, monsieur, regardez-moi comme une misérable orgueilleuse qui vous a trompé, et qu’il ne soit pas même fait mention de moi parmi les hommes. Je vous prie de donner cette lettre1 à M. de M[eaux]. Il n’est point nécessaire de réponse : je ne la recevrais pas, car je ne recevrai plus aucune lettre, de peur d’être tentée d’y répondre. Je vous remercie de votre charité.

A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°28, autographe ; adresse : « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse » ; en tête, de Chevreuse : « Le 20e au soir ou le 21e février au matin 1694 », répété sur l’adresse. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°57] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [60] - Fénelon 1828, vol 7, lettre 25. Dupuy ajoute et La Pialière fait suivre par : « Février 1694. 21e. Le lendemain de la conférence. »

Cette lettre est un témoignage de l’état dans laquelle Bossuet a réussi à plonger Madame Guyon. L’écriture de l’autographe diffère de l’ordinaire, trahissant une grande émotion par son aspect anguleux et des traits en pointe à la fin des mots.

1La lettre qui suit : « Je vous avais prié… »

A BOSSUET. 21 février 1694.

Je vous avais prié, Monseigneur, de m’aider de vos conseils pour me tirer de mes égarements ; mais ce serait abuser de votre bonté, ce serait vous tromper que de feindre ce qui n'est pas en ma puissance, et j'aimerais mieux mourir de la manière la plus honteuse que de vous tromper un moment. Lorsque vous m'avez dit, Monseigneur, de demander et de désirer, j'ai voulu essayer de le faire, et je n'ai eu qu'un plus grand témoignage de mon impuissance. Je me suis trouvée comme un paralytique à qui l'on dit de marcher parce qu'il a des jambes. Les efforts qu'il veut faire pour cela ne servent qu’à lui faire sentir son impuissance. L'on dit, dans les règles ordinaires, tout homme qui a des jambes doit marcher : je le crois, je le sais, cependant j'en ai et je sens bien que je ne m’en puis servir, et ce serait abuser de votre charité que de promettre ce que je ne puis tenir. Il y a des impuissances spirituelles comme des corporelles. Je ne condamne point les actes ni les bonnes pratiques, à Dieu ne plaise ; je ne donne point de remède à ceux qui marchent, mais j'en donne pour beaucoup qui ne peuvent faire ces actes distincts. Vous dites, Monseigneur : ces remèdes sont dangereux et l'on en [f°58] abuse. Il n'y a qu’à les ôter, mais ceux qui en ont besoin ne trouvent personne qui leur en donne. Vous dites, Monseigneur, qu'il n'y a que quatre ou cinq personnes en tout ayant ces manières d'oraison et qui soient dans cette difficulté de faire des actes, et je vous dis qu'il y en a plus de cent mille dans le monde. Ainsi l'on a écrit pour ceux qui étaient dans cet état. J'ai tâché d'ôter un abus (et c'est ce qui a fait l'excès de mes termes) qui est que des âmes qui commencent à sentir certaines impuissances, ce qui est fort commun, croient être au sommet, et j'ai voulu en relevant ce dernier état, leur faire comprendre leur éloignement. Pour ce qui regarde le fonds de la doctrine, je suis une ignorante. J'ai cru que mon directeur ôterait les termes mauvais, qu'il corrigerait la doctrine. Je crois, Monseigneur, tout ce que vous me faites l'honneur de me dire. J'aimerais mieux mourir mille fois que de m'écarter des sentiments de l'Église. Je rétracte donc, je désavoue, je condamne tout ce que j'ai dit et écrit qui y peut être contraire. Je m'accuse de témérité, d’illusion, de folie1. Je dois dire à votre Grandeur que lorsque j'ai parlé de cette concupiscence ou propriété, je n'ai entendu parler que d'une dissemblance qui empêche l’âme d'être unie à Dieu. J'ai cru éprouver tout cela. J'accuse ma tromperie et vous demande, Monseigneur, de brûler tous mes écrits ; qu'il soit fait défense d’imprimer davantage des livres, défendre [la lecture de] ceux qui le sont. Je les abjure et déteste comme de moi. C'est tout ce que je puis. Du reste je suis indigne des peines que vous avez prises et je vous proteste, Monseigneur, que j'en aurai une reconnaissance éternelle. Je vous promets devant [f°58v°] Dieu de ne jamais écrire que pour mes affaires temporelles et de ne parler jamais à personne. Je crois, Monseigneur, que cela est suffisant pour réparer tous les maux que j'ai faits. Agréez donc que ne pouvant faire ce que vous croyez que je dois faire, qui sont des demandes et des prières pour moi, et me trouvant impuissante de vous obéir, je me regarde comme un monstre qui doit être effacé du commerce des hommes et qui ne doit plus abuser un prélat si plein de charité et pour lequel j'aurais tout ma vie un profond respect et une extrême reconnaissance. Votre très humble et très obéissante servante de la M[otte] Guyon. J'ai une si grande fièvre que j'ai peine à écrire. Excusez mes expressions, Monseigneur, et agréez la sincérité de mon cœur.

A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°57v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [61] - Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 98 – UL, tome VI, lettre 1000 : « …Peu de temps après son entrevue avec Mme Guyon, Bossuet en avait eu une autre dans son appartement à Versailles, avec l'abbé de Fénelon, en présence des ducs de Beauvillier et de Chevreuse : là, il s'était inutilement efforcé de lui faire comprendre que son amie était dans l'erreur… » [UL].

1Ecrivant sans fièvre, Madame Guyon s’explique ainsi : « Pour l’écoulement de grâces, c’était une autre difficulté de M. de Meaux, il m'a été donné à entendre avec ces paroles de Notre-Seigneur, lorsque l'hémorroïsse l'eut touché : Une vertu secrète est sortie de moi. Je n'ai jamais prétendu rendre tout cela croyable : j’ai écrit pour obéir et ai dit les choses comme elles m'étaient montrées. J'ai toujours été prête de croire que je m'étais trompée si on me le disait. […] Ce que j'aurais souhaité de M. de Meaux était qu'il ne jugeât pas de moi par sa raison, mais par son cœur. » Vie, 3.14.4. « J'aimerais mieux mourir mille fois que de m'écarter des sentiments de l'Église, et j'ai toujours été prête de désavouer et condamner tout ce que j'aurais pu dire ou écrire qui eût pu y être contraire. » Vie, 3.14.13.

A BOSSUET. Février 1694.

Février 1694

Lorsque je pris la liberté de vous demander de m’examiner, c’était avec une disposition sincère de vous obéir aveuglément et de suivre ce que vous m’ordonneriez comme Dieu même. J’ai tâché de le faire jusqu’à présent, vous ayant obéi avec une extrême ponctualité, ainsi que nos amis pourront vous en assurer. Ce fut par excès de confiance que je vous donnai la Vie que j’étais prête à brûler comme le reste, si Votre Grandeur me l’avait ordonné. Vous voyez bien que cette Vie ne se peut montrer que par excès de confiance. Je l’ai écrite, ainsi que mon Dieu est témoin que je ne mens point, avec une telle abstraction d’esprit, qu’il ne m’a jamais été permis de faire un retour sur moi en l’écrivant. Quoique cela soit de la sorte, peu de personnes sont capables de comprendre jusqu’où vont les caresses de Dieu et de l’âme, et Ses communications intimes. La confiance que Notre Seigneur m’a donnée en Votre Grandeur, m’a fait croire que vous les sentiriez si elles étaient incompréhensibles, et que le cœur serait frappé des mêmes choses qui répugnaient à l’esprit. Quand cela ne serait pas, cela ne diminuerait rien de ma confiance et du désir de vous obéir. C’est à vous, Monseigneur, à voir vous-même si cette Vie peut être communiquée à d’autres qu’à Votre Grandeur. Je la dépose de nouveau en vos mains pour en faire tout ce qu’il vous plaira, vous protestant que, de quelque manière que les choses tournent, je ne me désisterai jamais du respect, de la soumission et du désir sincère que j’ai de vous obéir singulièrement, et que vous fassiez tout l’usage qu’il vous plaira de mon obéissance. C’est, Monseigneur, votre très humble et très obéissante servante.

DE LA MOTTE GUYON.

Je vous prie, Monseigneur, de faire attention que j’ai écrit par obéissance, sans réflexion, que, quoique cette obéissance m’ait coûté bien des traverses, je serais encore prête à écrire les mêmes choses si l’on me l’ordonnait, quand il m’en devrait arriver plus de maux.

- UL, lettre 994 : « L[ettre] a[utographe] s[ignée] Bibl. Victor Cousin, à la Sorbonne. Collect. d’autogr., t. III, p. 100».

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 février 1694.

22 février 1694

Je suis obligée, monsieur, avant de me retirer tout à fait, pour la décharge de ma conscience, de vous prier que M. de M[eaux], que je n’ose tant importuner, sache que le P. de la Combe n’a jamais lu mes écrits : il n’a vu que l’Evangile de St Matthieu, le Cantique et le Moyen court. S’il les avait vus, il aurait corrigé mes erreurs, étant trop bon théologien pour en laisser.

C’était cette confiance qui m’avait empêchée de m’attacher à rien : j’écrivais, sans penser et sans précaution, comme pour lui ; je n’ai jamais pensé à moi en écrivant. J’ai écrit comme une folle qui ne sait ce qu’elle écrit. C’est ce qui fait qu’ignorant ce que j’ai écrit et ce que j’ai lu depuis, il m’est impossible de dire ce que j’ai voulu dire. M. de M[eaux] m’a proposé un endroit qui regarde Eliud1 : je ne sais ce que j’ai voulu dire du tout. Il y a des fautes d’écriture qui sont des erreurs que je suis sûre n’avoir pu écrire, car je ne les ai jamais pensées, sachant le contraire, comme de dire qu’il n’y a qu’une volonté en Jésus-Christ, puisqu’étant Dieu et homme, il faut qu’il y ait la volonté de Dieu et la volonté de l’homme. J’ai écrit « personne », et c’est une faute d’écriture.

Pour ce qui regarde l’innocence dans laquelle on vient, il me paraît proprement que c’est l’état des petits enfants : ils ont en eux la concupiscence et le fond du [f. 1 v°] péché, et cependant ils sont innocents et ne sentent point cette corruption, Dieu les faisant renaître en Jésus-Christ, elle ne leur nuit pas même. Jea n’ose plus dire ce que je pense, disant toujours des erreurs.

Je crois que ce qui fait que l’âme ne peut rien désirer, c’est que Dieu remplit sa capacité. L’on me dira qu’on dit la même chose du ciel. Il y a cette différence que non seulement dans le ciel la capacité de l’âme est remplie, et de plus que cette capacité est fixée et ne peut plus s’accroître : si elle croissait, les saints augmenteraient en sainteté et en mérite. Dans cette vie, lorsque Dieu a purifié une âme par Sa bonté, Il emplit cette capacité. C’est ce qui fait un certain rassasiement. Mais Il augmente et dilate cette capacité ; en la dilatant il la purifie. C’est ce qui fait la souffrance et la purgation intérieure ; dans cette souffrance et purgation, la vie est pénible, le corps à  charge. Dans la plénitude, rien ne manqu’à l’âme, elle ne peut rien désirer.

La seconde raison, c’est que l’âme est comme absorbée en Dieu dans une mer d’amour, en sorte que, s’oubliant elle-même, elle ne peut penser qu’à son amour, tout soin d’elle-même lui est à charge. Un objet qui excède infiniment sa capacité l’absorbe et l’empêche de se tourner vers soi. Il faut dire de ces âmes ce qui est dit des enfants de la Sagesse : c’est une nation qui n’est qu’obéissance et qu’amour1a. L’âme est incapable d’autre raison, d’autre vue et d’autre pensée que l’amour et l’obéissance. Ce n’est pas qu’on condamne les autres états, nullement.

Pour ce qui est de l’état apostolique, ce que [f. 2 r°] j’ai peut-être voulu dire est que les personnes que leur état et leur condition, comme les laïcs et les femmes, éloignent d’aider aux âmes, il ne fallait pas qu’ils s’y ingérassent ; mais quand Dieu voulait S’en servir par Son autorité, il fallait qu’ils fussent mis par état dans ce que j’ai décrit. J’ai, ce me semble, écrit cela à l’occasion de quantités de bonnes âmes qui sentant les prémices de l’onctionb de la grâce, cette onction dont parle saint Paul qui enseigne toute vérité, lors, dis-je, qu’ils commencent à sentir cette onction, ils en sont si charmés qu’elles2 voudraient faire part de leur grâce à tout le monde ; mais comme elles ne sont pas encore dans la source, et que cette onction leur est donnée pour elles-mêmes et non pour les autres, en se répandant au-dehors, elles perdent peu à peu l’huile sacrée, imitant les vierges folles, au lieu que les sages gardèrent leur huile pour elles jusqu’à ce qu’elles fussent introduites dans la chambre de l’époux3. Alors, elles peuvent donner de leur huile, parce que l’Agneau est la lampe qui les éclaire.

Vous voyez comme je ne dois plus écrire, car insensiblement je retomberais dans mes premiers égarements. Je vais brûler mes plumes de peur qu’il me vînt à écrire. J’attraperai mon petit Maître, puisqu’Il m’a attrapée. M. de M[eaux] dit qu’il faut Lui demander. Il me donne plus de biens [f. 2 v°] que je n’en veux, que Lui demanderais-je? Il prévient mes demandes, Il me fait oublier moi-même afin de penser à Lui. Il S’est oublié pour moi ; comment ne m’oublierais-je pas pour Lui? Celui à qui l’amour laisse assez de liberté pour penser à soi n’aime guère, ou du moins peut aimer davantage. Celui qui ne pense point à soi ne peut ni demander ni prier pour soi : son amour est sa prière et sa demande.

O divine charité, vous êtes toute prière, toute demande, toute action de grâces, et si vous n’êtes rien de cela, vous êtes une prière substantielle qui renfermez éminemment toutes prières distinctes et détaillées ! Ô amour, vous êtes ce feu sacré qui rendez pures et innocentes vos victimes, sans qu’elles pensent à leur pureté ; elles parlent d’elles hors d’elles, en vous comme de vous sans distinction. Je ne m’étonne pas, ô David, de ce que vous parliez de vous comme du Christ dont vous étiez la figure : vous étiez tellement devenu une même chose avec lui ! Dans les mêmes endroits, vous parlez de vous et de Lui sans changer de style ni de personne4.

Eh bien, ne voilà-t-il pas que je rentre encore dans mes premières extravagances ? Mon petit Maître me trompe toujours. Adieu, monsieur, qui est-ce qui nous séparera de la charité de Dieu en Jésus-Christ : ni la faim, ni la nudité, ni la persécution, etc.5 Je voudrais bien que M. de M[eaux] vît la vie et les écrits de Ste Catherine de Gênes, son Purgatoire : c’est un livre assez court. Obligez-moi de le lui donner et de l’en presser.

- A.S.-S., pièce 7295, autographe, sans adresse. En tête « 22e février 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°58v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [63].

a Jésus-Christ (elle ne leur nuit pas même add. interl.). Je

b sentant (les prémices de add.interl.) l’onction

1Job, 32 à 37 : Dans ces chapitres qui prennent la suite des paroles de Job, Eliud se fâche contre Job, de ce qu’il assurait qu’il était juste devant Dieu (32, 2), accuse Job de blasphème (34, 37), etc.

1aSur l’obéissance d’amour : Exode, 20, 6 ; Deutéronome, 11, 13-22 ; Psaume 19, 8-11 ; Psaume 119 ; I Corinthiens 2 et 3.

2ils ou elles utilisés indifféremment conformément aux habitudes d’époque.

3Matthieu, 25, 1-13.

4Matthieu, 22, 42-45 qui renvoie à Psaume 110 (109). Psaume 89 (88), etc. Dans le Nouveau Testament Jésus récite avec ses disciples les chants du « Hallel » (Psaumes 113-118) qui clôturaient le repas pascal ; sur la croix, il prononce le début du psaume 22 (« Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ») ; il meurt en murmurant un verset du psaume 31 (« Père, entre tes mains, je remets mon esprit »)…

5Rom., 8, 35.

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 février 1694.

23 février 1694

Il me vient toujours dans la tête, malgré moi, qu’Eliud est un personnage mystérieux dans Job, qu’il était de la part de Dieu, et que ce que j’ai mis est bien1. J’ai été si tourmentée de cela que, pour être en repos, je vous le dis. Cependant ce que j’ai écrit sur cela paraît mauvais à M. de M[eaux]. Je n’ai plus du tout de papier afin de n’être plus obligée à écrire. S’il plaît à Dieu, ce sera la dernière [f. 2 r°] fois. Excusez, c’est que je ne veux point tromper. Si j’avais du papier2, mon petit Maître me ferait peut-être encore écrire, mais Il n’aura rien à me dire lorsque, n’ayant plus de quoi écrire, je ne le pourrai plus faire. M. de M[eaux] m’a dit de ne pas partir de huit jours. J’ai perdu mes arrhes, et j’ai retenu les places pour huit jours plus tard afin de ne pas désobéir. J’avais bien à faire qu’Eliud me vînt dans la tête !

- A.S.-S., pièce 7296, autographe, adresse « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse à Versailles » ; cachet armorié couronné bien conservé. En tête « 23e février 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°60] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [65].

1Job, 32 à 37 : Ces chapitres prennent la suite des paroles de Job, où Eliud se fâche contre Job.

2Cette lettre est en effet écrite sur un très petit format (moins de 10 cm sur 10 cm de côté).

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 février 1694.

23 février 1694 au soir

Voilà ma réponse à monsieur de Meaux. Je n’ai point prétendu m’en aller puisque j’ai perdu mes arrhes, mais ne le voulant pas tromper, je lui ai mandé que je ne pourrais ni désirer, ni faire d’actes, ni demander. Je vous prie de lui faire voir la vie de Sainte Catherine de Gênes : elle était de même et tranche même que le désir est une imperfection, je le viens de voir. Je vous l’envoie, mais qu’il ne soit pas perdu. Il y a aussi le Purgatoire de Ste Catherine de Gênes. J’ai été effrayée moi-même de ce que j’ai dit de moi : il faut que j’aie été folle, car je ne pense rien moins que cela de moi. J’ai vu que j’avais écrit mille choses mal à propos, c’est ce qui me faisait vous prier de tout brûler, [f. 2 r°] mais qu’on fasse tout ce qu’on voudra, car je veux tout et ne veux rien.

Je n’ai plus de papier pour écrire à personne et ne suis pas en lieu d’en pouvoir trouver ; je n’ai trouvé que ce morceau bien gâté sur lequel je n’ai osé écrire à M. de M[eaux]. Je l’ose avec vous, je ne sais pourquoi. Faites mes excuses à ce bon prélat, s’il vous plaît, à qui j’ai des obligations très grandes. Je ne partirai point d’ici qu’il ne me l’ordonne. Je n’écrirai non plus à personne, car je crains de recommencer d’écrire ; c’est ce qui fait que je me suis défaite de mon papier et que je n’ai plus rien que ce morceau. Si l’on veut que je récrive encore, l’on n’a qu’à m’ordonner, car je ne sais ce qui est le mieux pour moi et ne puis rien vouloir. Lorsqu’on me fait voir que j’ai tort, loin d’avoir peine à le croire, j’y entre d’abord comme par la [f. 1 v° en travers] porte cochère. Si M. de M[eaux] veut que je réponde à quelques difficultés par écrit, je le ferai. Je lui obéirai en tout point ; en ce cas je ferai acheter d’autre papier. Je n’ai pu même écrire un mot à madame de Ch[evreuse] qui m’en presse, parce que je n’ose plus du tout écrire.

Je ne prie point pour moi, mais je prie pour les autres. Je ne cesse de prier depuis hier pour M. de M[eaux]. Je sens une amitié reconnaissante et quelque chose qui fait que je donnerais ma vie afin qu’il fût encore plus à Dieu. Sa droiture, sa bonté, sa patience et sa charité sont au-delà de tout. Je ne puis écrire non plus à mon b.[Beauvillier] ni à St B[Fénelon] : je prie mon cher Maître d’imprimer dans leur cœur les caractères ineffaçables de Sa plus pure charité. J’espère qu’elle nous unira tous de plus en plus. Je viens de trouver ce morceau de papier : j’écris à M. de M[eaux]. [f. 2 v°]

Il ne faut pas croire que le renouvellement vienne tout à coup comme un événement extraordinaire, cela vient peu à peu. Il est déjà venu, et il y a maintenant sur terre les deux extrémités de dérèglement, d’infidélité et de pureté d’amour. Je me sens un commencement d’union pour M. de M[eaux] fort intime. Le papier où j’ai écrit à M. de M[eaux] est bien vilain.

- A.S.-S., pièce 7297, autographe, sans adresse, « 23e février 1694 au soir » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°60v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [65].

AU DUC DE CHEVREUSE. 25 février 1694.

25 février 1694

Voilà une lettre qu’il m’a fallu écrire à M. de Meaux. Il faut bien dire que Dieu fait faire ce qu’il Lui plaît : la simplicité l’a dictée, et non la prudence. Il ne faut pas que la prudence la combatte. Mon petit Maître m’a fait acheter ce papier pour écrire cette lettre ; vous me direz, s’il vous plaît, l’effet qu’elle a fait. J’abandonne et risque tout plutôt que de désobéir. Celui [f. 2 r°] qui fait écrire saura bien la faire recevoir. Si M. de M[eaux] n’est plus à Versailles, envoyez-la lui à Paris. Je crains que St Bi [Fénelon] ne me gronde, mais dites-lui qu’il ne doit attendre de moi que des folies, car je suis folle pour détruire la sagesse des sages1. Il est pourtant bien excellent, ce pauvre St Bi, et je l’aime biena. Je crois inutile de vous dire à quel point je suis à vous en n[otre] S[eigneur] : vous le savez.

A.S.-S., pièce 7298, autographe, adresse « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse en Cour », cachet armorié couronné ; en tête : « 25 février 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°61v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [67].

1 I Corinthiens, 3, 18 : Que nul ne se trompe soi-même, si quelqu’un d’entre vous se croit sage selon le monde, qu’il devienne fou pour être sage. (Amelote).

a fin de la copie Dupuy.

A BOSSUET. Fin février 1694.

J'éprouve, Monseigneur, depuis quelques jours une union très réelle avec votre âme. Comme cela ne m'arrive jamais sans quelque dessein particulier de Dieu, je vous conjure de vous exposer à ses yeux divins, l'esprit et le cœur vide, afin que Dieu y mette ce qu'il Lui plaira. Livrez-vous à Ses désirs éternels sur votre âme, et consentez, s'il vous plaît, à tous les moyens dont Il voudra Se servir pour régner plus absolument en vous qu'il n'a encore fait.

Je ne sais, Monseigneur, si je fais bien ou en mal de vous écrire comme je fais, mais j’ai cru qu'il valait mieux faillir par excès de simplicité à votre égard, assurée que vous me redresserez lorsque je m'égarerai, que de risquer de désobéir à Dieu. Je me suis offerte à Sa divine Majesté pour souffrir tout ce qu'il Lui plaira pour votre âme. Je ne vous fais point d'excuse de ma liberté, car j'ai cette confiance en la bonté de Dieu, que si c'est Lui qui me fait vous écrire, il mettra dans votre cœur les dispositions nécessaires pour connaître et goûter le motif qui me fait agir, sinon elle servira du moins à vous faire comprendre mes égarements, à exercer votre charité, et vous faire voir ma confiance, qui ne diminue point le plus profond respect avec lequel je suis votre très humble et très obéissante servante, de la Motte Guyon.

Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 99. Il ajoute : « Monsieur le duc de Chevreuse fut chargé de rendre cette lettre. Ce Seigneur était si persuadé que Madame Guyon avait le pouvoir de communiquer la grâce, qu’en rendant la lettre, il pria très sérieusement Monsieur de Meaux de ne résister point aux mouvements de la grâce qu'il ressentirait en la lisant. Le prélat accepta la condition, et après l'avoir lue attentivement, il l'assura qu'il n'avait rien senti d'extraordinaire. « Bien, répliqua le duc de Chevreuse, quand vous serez assis « auprès d'elle, vous ressentirez infailliblement les mouvements de la grâce, si « vous n'y mettez point d'obstacle ». Quelques jours après, il eut la simplicité d'en demander au prélat des nouvelles. « J'ai eu, répondit le Prélat, de grands « mouvements, mais d'horreur et d'indignation pour ses erreurs et ses « illusions. » - UL, tome VI, lettre 1001.

AU DUC DE CHEVREUSE. Mars 1694.

Je ferai tout ce que vous m’ordonnez. Je vous demande une grâce qui est que, quelque chose qui m’arrive, ni vous ni les autres ne vous mettiez point en peine de me justifier ; cela serait inutile. Lorsqu’il plaît à Dieu de terrasser, qui pourrait relever ? Avec cette promesse, je serai très contente de mon sort et, si je souffre seule, je ne souffrirai guère. Conservez-moi vos bontés dans le secret de Dieu. Ayez soin de N.a, et me croyez toute à vous pour toute l’éternité. Vous ferez bien de le faire communier avec foi, respect et amour…b. Je n’ai pas un moment de santé.

- A.S.-S., pièce 7299, autographe, sans adresse. En tête : « Mars 1694 » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°63v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [69].

aNom biffé.

bPhrase biffée.

AU DUC DE CHEVREUSE. 3 ou 4 mars 1694.

3 ou 4 mars 1694

Je ne puis plus écrire : l’on m’a mal soignée1. J’obéirai en tout à M. de Meaux. Je veux bien qu’on me croie trompée. Je ne sais ce que j’ai voulu dire de moi, car je ne crois rien moins que ce que j’en ai dit. J’en ai …a M. de M[eaux] est combattu par ce qu’on lui dit. C’est M. Tronson qui a donné l’Etat Apostolique2 à l’abbé de Noailles. Je vais dans ma chère retraite ...b Adieu.

- A.S.-S., pièce 7300, autographe, sans adresse, « 3e ou 4e mars 1694 ». La lettre est rédigée en écriture inversée devant une glace ; sur le même papier, en second folio, figure une transcription qui a dû être faite au moment même, avant l’envoi ; sur ce second folio, à l’envers, de la même plume, de la main de Chevreuse : « il faut lire derrière du papier ou dans un mirouer. » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°64] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [69]. Ces copistes ne peuvent nous aider à déchiffrer, omettant le passage illisible « J’en ai… » et les points de suspension précédant « Adieu ». Ils ajoutent le commentaire suivant : « ceci est écrit de la main gauche et le suivant [la suivante] », qui désigne la lettre du 10 mars suivant adressée au même Chevreuse.

a Deux mots illisibles.

b Un ou deux mots illisibles : «  à B » ?  

1« C'était un poison fort violent qu'on m'avait donné. On avait gagné un laquais pour cela. […] Lorsque je fus à Bourbon, l'eau que je vomissais brûlait comme de l'esprit de vin. Comme je ne m'occupe guère de moi, je ne pensais pas qu'on m'eût empoisonnée si les médecins de Bourbon ayant fait jeter au feu l'eau que j'avais vomie, ne m'en eussent assurée. » (Vie, 3.11.9, variante Poiret, p. 778 de notre éd.). Madame Guyon prendra les eaux à Bourbon l’Archambault à partir de juin. Les dates posent toutefois problème.

2Il s’agit du texte donné en pièce jointe à la longue lettre n°159.

De BOSSUET. 4 mars 1694.

A Paris, 4 mars 1694.

J’ai reçu, madame, la lettre que M. de Chevreuse m’a rendue de votre part. Je n’ai pas eu besoin de changer de situation pour me mettre en celle que vous souhaitiez. Comme je sens le besoin extrême que j’ai de la grâce de Dieu, je demeure naturellement exposé à la recevoir, de quelque côté qu’Il me l’envoie. Je suis très reconnaissant de la charité que vous avez pour mon âme, et je ne puis mieux vous en marquer ma reconnaissance qu’en vous disant en toute simplicité et sincérité ce que je crois que vous avez à faire, en quoi je satisferai également et à votre désir et à mon obligation1. Je ne dois pas aussi vous taire que je ne ressente en vous quelque chose dont je suis fort touché : c’est cette insatiable avidité de croix et d’opprobres, et le choix que Dieu fait pour vous de certaines humiliations et de certaines croix, où Son doigt et Sa volonté semblent marqués. Il me semble qu’on doit être excité par là à vous montrer, autant qu’on peut, ce qu’on croit que Dieu demande de vous, et à vous purifier de certaines choses dont peut-être Il veut vous purger par la coopération de Ses ministres ; les grâces qu’Il fait aux âmes par leur ministère, quelque pauvres qu’ils soient d’ailleurs, sont inénarrables.

Pour commencer donc, je vous dirai que la première chose dont il me paraît que vous devez vous purifier, c’est de ces grands sentiments que vous marquez de vous-même. Ce n’est pas que j’aie peine à croire qu’on puisse dire de soi, comme d’un autre2, certaines choses avantageuses, surtout des choses de fait quand il y a raison de les dire et qu’on y est obligé par l’obéissance ; mais celles que je vous ai montrées sont sans exemple, et outrées au-delà de toute mesure et de tout excès. Ce qui me rassure un peu, c’est que j’ai vu dans une de vos lettres à M. de Chevreuse que vous êtes vous-même étonnée d’avoir écrit de telles choses, étant très éloignée d’avoir de vous ces sentiments. Apparemment Dieu vous fait sentir que telles manières de parler de soi et une si grande idée de sa perfection serait une vraie pâture de l’amour-propre. Déposez donc tout cela et suivez le mouvement que Dieu vous en donne, d’autant plus que l’endroit où vous dites : « Ce que je lierai sera lié, ce que je délierai sera délié3 », et le reste, est d’un excès insupportable, surtout quand on considère que celle qui parle ainsi se croit dans un état apostolique, c’est-à-dire se croit un apôtre par état. Je ne crois pas qu’il vous soit permis de retenir de telles choses. Déposez-les donc, et exécutez la résolution que Dieu vous inspire de vous séquestrer, de ne plus écrire, de ne plus exercer ni recevoir ces communications de grâces que vous expliquez d’une manière qui n’a point d’exemple dans l’Église, surtout quand vous les comparez à la communication qu’ont entre eux les saints anges et les autres bienheureux esprits, et quand vous marquez en vous une plénitude, que vous appelez infinie, pour toutes les âmes, qui cause un regorgement dont je n’ai jamais ouï parler qu’à vous, quelque soin que j’aie pris d’en chercher ailleurs des exemples. Vous remédierez à tout cela en vous retranchant toute communication, comme vous m’avez témoigné que vous y étiez résolue.

Je ne prétends pas vous exclure d’écrire pous vos affaires, ni pour entretenir avec vos amis une correspondance de charité ; ce que je prétends, c’est l’exclusion de tout air de dogmatiser ou d’enseigner, ou de répandre les grâces par cette si extraordinaire communication qu’on pourrait avoir avec vous.

Je mets encore dans le rang des choses que vous devez déposer, toutes prédictions, visions, miracles et, en un mot, toutes choses extraordinaires, quelque ordinaires que vous vous les figuriez dans certains états ; car tout cela est au rang des pâtures de l’amour-propre si l’on n’y prend beaucoup garde. Dieu est indépendamment de tout cela ; c’est à quoi vous devez vous attacher, même selon les principes de votre oraison. Que s’il vous vient des choses de cette nature que vous ne croyiez pas pouvoir empêcher, laissez-les écouler, autant qu’il est en vous, et ne vous y attachez pas. En voilà assez sur ce point, et je n’ai point de peine sur cela, parce que vous m’avez dit et écrit que vous étiez disposée à vous conformer au conseil que je vous donne en Notre-Seigneur.

Il y aurait beaucoup de choses à vous dire sur vos écrits. Je puis vous assurer qu’ils sont pleins de choses insupportables et insoutenables, ou selon les termes, ou même selon les choses et dans le fond. Mais je ne m’y arrêterai pas quant à présent, puisque vous consentez qu’on les brûle tous ; ce qu’on fera, s’il le faut. A l’égard de ceux qui sont imprimés et qu’on ne saurait brûler, comme je vous vois soumise à consentir et à vous soumettre à toute censure, correction et explication qu’on y pourrait faire, aimant mieux mourir mille fois et souffrir toutes sortes de confusions que de scandaliser un des petits de l’Église ou donner le moindre lieu à l’altération de la saine doctrine, vous n’avez qu’à persister dans ce sentiment, et vous soumettre à tout ce qu’il plaira à Dieu inspirer aux évêques et aux docteurs approuvés, pour réduire vos expressions et vos sentiments à la règle de la foi et aux justes bornes des traditions et des dogmes catholiques.

Ma seule difficulté est sur la voie4 et dans la déclaration que vous faites que vous ne pouvez rien demander pour vous, pas même de ne pécher pas et de persévérer dans le bien jusqu’à la fin de votre vie, qui est pourtant une chose qui manque aux états les plus parfaits, et que, selon saint Augustin5, Dieu ne donne qu’à ceux qui la demandent. Voilà ce qui me fait une peine que jusqu’ici je ne puis vaincre, quelque effort que j’aie fait pour entrer, s’il se pouvait, dans vos sentiments et dans les explications des personnes spirituelles que vous connaissez, avec qui j’ai traité à fond de cette disposition.

La raison qui m’en empêche, c’est qu’elle paraît directement contraire aux commandements que Jésus-Christ nous fait tant de fois de prier et de veiller sur nous ; ce qui regarde tous les chrétiens et tous les états. Quand vous me dites que cela vous est impossible, c’est ce qui augmente ma peine; car Dieu, qui assurément ne commande rien d’impossible, ne rend pas ses commandements impossibles à ceux qu’il aime, et la prière est ce qui leur est le moins impossible, puisque c’est par elle, selon le concile de Trente (Sess. VI, chap. xi), que ce qui était impossible cesse de l’être.

Je n’ignore pas certaines impuissances, que des personnes très saintes ont observées et approuvées en certains degrés d’oraison ; mais ce n’est pas là ma difficulté. On sait que des préceptes affirmatifs6, tels que celui de prier, ne sont pas obligatoires à chaque moment ; mais qu’il y ait un degré où permanemment7 et par état on ne puissea pas prier pour soi, c’est ce qui me paraît opposé au commandement de Dieu, et de quoi aussi je ne vois aucun exemple dans toute l’Église. La raison de cette impossibilité me paraît encore plus insupportable que la chose en elle-même. A l’endroit où vous vous objectez à vous-même qu’on a du moins besoin de prier pour soi afin de ne pécher pas, vous faites deux principales réponses : l’une, que c’est quelque chose d’intéressé, où une âme de ce degré ne peut s’appliquer, que de prier qu’on ne pèche pas ; l’autre, que c’est l’affaire de Dieu, et non pas la nôtre. Ces deux réponses répugnent à la règle de la foi autant l’une que l’autre.

Que ce soit quelque chose d’intéressé de prier Dieu qu’on ne pèche pas, c’est de même que si on disait que c’est quelque chose d’intéressé de demander à Dieu son amour. Car c’est la même chose de demander à Dieu de L’aimer toujours, et de Lui demander de ne L’offenser jamais. Or Jésus-Christ ne prétend pas nous ordonner un acte de propriété et d’intérêt, quand Il commande tant de fois de telles prières, qui au contraire font une partie très essentielle de la perfection chrétienne.

On dit que l’âme, attirée à quelque chose de plus parfait et de plus intime, deviendrait propriétaire et intéressée, si elle se détournait à de tels actes, et que, sans les faire, elle est assez éloignée du péché. Mais c’est précisément où je trouve le mal, de croire qu’on en vienne dans cette vie à un degré où, par état, l’on n’ait pas besoin d’un moyen aussi nécessaire à tous les fidèles que celui de prier pour eux-mêmes comme pour les autres, jusqu’à la fin de leur vie. Ce qui rend la chose encore plus difficile et plus étrange, c’est que ce n’est pas seulement par une impuissance particulière à un certain état et à certaines personnes, qu’on attribue cette cessation de toutes demandes pour soi, ce qui du moins semblerait marquer que ce serait une chose extraordinaire, mais au contraire on éloigne cette idée : on veut que ce soit une chose ordinaire et comme naturelle au dernier état de la perfection chrétienne ; on donne des méthodes pour y arriver, on commence dès les premiers degrés à se mettre dans cet état, on regarde comme le terme de sa course d’en venir à cette entière cessation, et c’est là qu’on met la perfection du christianisme. On regarde comme une grâce de n’avoir plus rien à demander dans un temps où l’on a encore de si grands besoins ; et la demande devient une chose si étrangère à la prière, qu’elle n’en fait plus aucune partie, encore que Jésus-Christ ait dit si souvent : Vous ne demandez rien en mon nom ; demandez et vous obtiendrez ; veillez et priez ; cherchez, demandez, frappez ; et saint Jacques : Quiconque a besoin, qu’il demande à Dieu8 ; de sorte que cesser de demander, c’est dire en d’autres termes qu’on n’a plus aucun besoin.

L’autre réponse, qui est de dire qu’on n’a point à se mettre en peine de ne plus pécher, ni à faire à Dieu cette demande, parce que c’est l’affaire de Dieu, ne me paraît pas moins étrange ; puisque, si c’est véritablement l’affaire de Dieu, c’est aussi tellement la nôtre, que si nous nous allions mettre dans l’esprit que Dieu fera en nous tout ce qu’il faudra, sans que nous nous disposions à coopérer avec Lui et même à exciter notre diligence à le faire, ce serait tenter Dieu autant et plus que si l’on disait qu’à cause que Dieu veut que nous abandonnions à Sa Providence le soin de notre vie, il ne faudrait, ni labourer, ni semer, ni apprêter à manger ; et je dis que, s’il y a quelque différence entre ces deux sortes de soins, c’est que celui qui regarde les actes intérieurs est d’autant plus nécessaire, que ces actes sont plus parfaits, plus importants, plus commandés et voulus de Dieu que tous les autres. La nature du libre arbitre est d’être instruit, conduit, exhorté ; et non seulement il doit être exhorté et excité par les autres, mais encore il le doit être par lui-même ; et tout ce qu’il y a à observer en cela, c’est que, lorsqu’il s’excite et s’exhorte ainsi, il est prévenu9, et que Dieu lui inspire ces exhortations qu’il se fait ainsi à lui-même. Mais il ne s’en doit pas moins exciter et exhorter au-dedans, selon la manière naturelle et ordinaire du libre arbitre, parce que la grâce ne se propose pas de changer en tout cette manière, mais seulement de l’élever à des actes dont on est incapable de soi-même. Ce sont ces actes qu’on voit perpétuellement dans la bouche de David, et non seulement de David, mais encore de tous les prophètes. C’est pourquoi ce saint prophète se dit à lui-même : Espère en Dieu ; élève-toi, mon esprit10, et le reste.

Que si l’on dit qu’il le fait étant appliqué, j’en conviens ; car aussi ne prétends-je pas qu’on puisse faire ces actes de soi-même, sans être prévenu de la grâce. Mais comme il faut s’exciter avec David, il faut aussi en s’excitant dire avec lui : Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu, parce que c’est de Lui que vient mon salut? Et encore : Que mon âme soit soumise à Dieu, parce que c’est de Lui que vient ma patience11. Par de tels actes, l’âme en s’excitant reconnaît que Dieu agit en elle et lui inspire non seulement cette sujétion, mais encore l’acte par lequel elle s’y excite. Et si Dieu en faisant parler David et tous les prophètes, aussi bien que les Apôtres, selon la manière naturelle d’agir du libre arbitre, n’avait pas prétendu de nous insinuer12 cette manière d’agir, dont nous voyons en tous ces endroits une si vive et si parfaite représentation, il nous aurait tendu un piège pour nous rendre propriétaires. Mais, au contraire, il est clair qu’il a voulu donner, dans un homme aussi parfait que David, un modèle de prier aux âmes les plus parfaites. On se trompe donc manifestement quand on imagine un état où tout cela est détruit, et qu’on met dans cet état la perfection du culte chrétien, sans qu’il y ait aucun endroit de l’Écriture où on le puisse trouver, et y ayant tant d’endroits où le contraire paraît.

On ne se trompe pas moins, quand on regarde comme imperfection de réfléchir et se recourber sur soi-même. C’est imperfection de se recourber sur soi-même par complaisance pour soi ; mais au contraire, c’est un don de Dieu de réfléchir sur soi-même pour s’humilier, comme faisait saint Paul lorsqu’il disait : Je ne me sens coupable de rien; mais je ne suis pas pour cela justifié; ou pour connaître les dons qu’on a reçus, comme quand le même saint Paul dit que nous avons reçu l’esprit de Dieu pour connaître ce qui nous a été donné13, et cent autres choses semblables. C’est encore, sans difficulté, un acte réflexe14 et recourbé sur soi-même que de dire : Pardonnez-nous nos péchés, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Mais l’Église a défini dans le concile de Carthage qu’un acte qui est réfléchi en tant de manières, peut convenir aux plus parfaits, comme à l’Apôtre saint Jean, comme à l’Apôtre saint Jacques, comme à Job, comme à Daniel, qui sont nommés avec Noé par Ézéchiel15 comme les plus dignes intercesseurs qu’on peut employer auprès de Dieu ; et néanmoins ces actes réfléchis ne sont pas au-dessous de leur perfection. Mais celui qui fait cet acte réfléchi : Pardonnez-nous, peut bien faire celui-ci : Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal 16 ; et ces demandes ne sont pas plus répugnantes à la perfection que cette autre : Pardonnez-nous.

Voilà donc des actes réfléchis et très parfaits ; ce qui me fait conclure encore que les actes les plus exprès et les plus connus17 ne répugnent en aucune sorte à la perfection, pourvu qu’ils soient véritables. Car il est vrai qu’il y a des actes qu’on appelle exprès, qui ne sont qu’une formule dans l’esprit ou dans la mémoire ; mais pour ceux qui sont en vérité dans le cœur et se produisent dans son fond, ils sont très bons, et n’en seront pas moins parfaits pour être connus de nous, pourvu qu’ils viennent véritablement de la foi, qui nous fait attribuer à Dieu et reconnaître de lui tout le bien qui est en nous. Il ne faut donc pas rejeter les actes exprès ; et c’est le faire que de mettre la perfection à les faire cesser : ce qui fait dans le fond qu’on exclut tout acte, puisqu’on n’ose en produire aucun, et qu’on ferait cesser les moins aperçus, si on pouvait les apercevoir en soi. Mais cela ne peut pas être bon, puisque, par un tel sentiment, on exclut l’action de grâces tant commandée par saint Paul18, cet acte n’étant ni plus ni moins intéressé que la demande.

De là suit encore qu’il ne faut pas tant louer la simplicité19, ni porter le blâme qu’on fait de la multiplicité jusqu’à nier la distinction des trois actes dont l’oraison, comme toute la vie chrétienne, est nécessairement composée, qui sont les actes de foi, d’espérance et de charité. Car, puisque ce sont trois choses, selon saint Paul 20, et trois choses qui peuvent être l’une sans l’autre, leurs actes ne peuvent pas n’être pas distincts ; et, encore qu’à les regarder dans leur perfection, ils soient inséparables dans l’âme du juste, il n’y aura rien d’imparfait de les voir comme distincts, puisque ce n’est que connaître une vérité ; non plus que de les exercer comme tels, puisque ce n’est que les exercer selon la vérité même. Il ne faut donc pas mettre l’imperfection ou la propriété à faire volontairement des actes exprès et multipliés, mais à les faire comme venant de nous.

Tout cela me fait dire que l’abandon ne peut pas être un acte si simple qu’on voudrait le représenter, car il ne peut pas être sans la foi et l’espérance ou la confiance, étant impossible de s’abandonner à celui à qui on ne se fie pas, ou de se fier absolument à quelqu’un sans s’y abandonner autant qu’on veut s’y fier, c’est-à-dire jusqu’à l’infini. Ainsi il ne faut pas séparer l’abandon, qu’on donne, et avec raison, pour la perfection de l’amour, d’avec la foi et la confiance : ce sont assurément trois actes distincts, quoique unis ; et c’est aussi ce qui en fait la simplicité.

Il ne faut donc point se persuader qu’on y déroge, ni qu’on fasse un acte imparfait et propriétaire quand on demande pardon à Dieu ou la grâce de ne pécher plus ; et la proposition contraire, si elle était mise par écrit, serait universellement condamnée comme contraire à un commandement exprès, et par conséquent à une vérité très expressément révélée dans l’Évangile.

Ce qu’on dit de plus apparent contre une vérité si constante, c’est qu’il y a des instincts et des mouvements divins certainement tels, qui sont clairement contre des commandements de Dieu, tel que l’instinct qui fut donné à Abraham d’immoler son fils. On ne peut douter que Dieu ne puisse inspirer de tels mouvements, et en même temps une certitude évidente que c’est lui qui les inspire; et ces certitudes se justifient par elles-mêmes dans l’esprit du juste qui les reçoit. Il ne faut donc pas les rejeter sous prétexte qu’elles seraient contraires au commandement de Dieu, puisque celle qui fut donnée à Abraham, qu’il fallait immoler son fils et que Dieu le voulait ainsi, était contraire au commandement de ne tuer pas, et encore contraire en apparence à la promesse que Dieu avait faite de multiplier la postérité d’Abraham par Isaac. Il n’y a donc plus qu’à examiner si elles sont de Dieu ou non, ou, en d’autres termes, si ceux qui reçoivent de semblables impressions sont de ceux que Dieu meut spécialement, ou qu’on appelle mus de Dieu.

Voilà, madame, ce qu’on pourrait dire de plus apparent pour soutenir cet état qui fait dire qu’on ne peut rien demander à Dieu. Mais cela ne résout pas la difficulté ; car c’est autre chose de recevoir une fois un pareil instinct, comme Abraham, autre chose d’être toujours dans un état où l’on ne puisse observer les commandements de Dieu. D’ailleurs cet état qui vous fait dire en cette occasion : «Je ne puis », selon vous n’est pas un état extraordinaire, mais un état où l’on vient naturellement avec une certaine méthode et de certains moyens, qui sont même qualifiés courts et faciles21. C’est donc dire qu’on doit travailler à se mettre dans un état dont la fin est de ne pouvoir rien demander à Dieu, et que c’est là la perfection du christianisme. Or c’est là ce que je dis qu’on n’exposera jamais au jour sans encourir une censure inévitable.

Et si l’on demande en quel rang je mets donc ceux qui douteraient de mon sentiment, ou qui en auraient de contraires, je répondrais que je demeure non seulement en union, mais encore en union particulière avec eux, conformément à ce que dit saint Paul : Demeurons dans les choses auxquelles nous sommes parvenus ensemble ; et s’il y a quelque vérité où vous ne soyez pas encore parvenus, Dieu vous la révélera un jour22. C’est, madame, ce que je vous dis. Vous avez pris certaines idées sur l’oraison : vous croiriez être propriétaire et intéressée en faisant de certains actes, quoique commandés de Dieu ; vous croyez y suppléer par d’autres choses plus intimement commandées, soit faiblesse, ou habitude, ou ignorance, ou aheurtement23 dans votre esprit ; je n’en demeure pas moins uni avec vous, espérant que Dieu vous révélera ce qui reste, d’autant plus que vous demandez avec instance qu’on vous redresse de vos égarements ; et c’est ce que je tâche de faire avec une sincère charité.

Déposez donc, madame, peu à peu ces impuissances prétendues, qui ne sont point selon l’Évangile. Croyez-moi, la demande que vous ferez pour vous-même, que Dieu vous délivre de tout mal, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’Il vous fasse persévérer dans Son amour, n’est pas l’Isaac qu’il faut immoler. Que voyez-vous dans cet acte qui en rende le sacrifice si parfait? Quand Abraham entreprit, contre la défense générale de tuer, de donner la mort à son fils, Dieu lui fit voir, ce qui est très vrai, qu’Il était le maître de la vie des hommes, que c’était Lui qui lui avait donné cet Isaac, qui avait droit de le lui redemander, et qui pouvait le lui rendre par une résurrection, comme saint Paul le remarque24. Dieu par là ne faisait point cesser en Abraham des actes saints ; mais Il en faisait exercer un plus saint encore, qui néanmoins, après tout, n’eut point son effet.

Mais quelle perfection espérez-vous dans la cessation de tant d’excellents actes de la demande, de la confiance, de l’action de grâces ? C’est de demeurer défaite25 d’actes intéressés. Mais c’est l’erreur26, de prendre pour intéressés des actes commandés de Dieu comme une partie essentielle de la piété, tels que sont ceux qu’on vient de marquer, ou d’attendre à les faire que Dieu vous y meuve par une impression extraordinaire, comme si ce n’était pas un motif suffisant de s’exciter à les faire qu’ils soient non seulement approuvés, mais encore expressément commandés. L’excuse de l’impuissance n’est pas recevable pour les raisons qu’on a rapportées; celle du rassasiement poussé jusqu’au point de le trouver assez grand en cette vie pour n’avoir plus rien à demander, s’il devient universel pour tout un état, c’est-à-dire pour toute la vie, est une erreur : on ne voit rien de semblable dans l’Écriture, ni dans la tradition, ni dans les exemples approuvés. Quelque mystique, quelque âme pieuse, qui, dans l’ardeur de son amour ou de sa joie, aura dit qu’il n’y a plus de désir, en l’entendant des désirs vulgaires, ou en tout cas des bons désirs pour certains moments, ne feront pas une loi, et plutôt il les faut entendre avec un correctif ; mais en général, je maintiens que mettre cela comme un état27, ou comme le degré suprême de la perfection et de la pureté du culte, c’est une pratique insoutenable.

Quand on n’attaque que ces endroits de l’intérieur, ce n’est point l’intérieur qu’on attaque, et c’est en vain qu’on s’en plaint; car les personnes intérieures n’ont point eu cela. Sœur Marguerite du Saint-Sacrement 28 était intérieure ; mais après qu’elle eut été choisie pour épouse, comblée de grâces proportionnées et élevée à une si haute contemplation, elle disait : « Sans la grâce de Dieu, je tomberais en toutes sortes de « péchés; et je la lui dois demander à toute heure, et lui rendre « grâces de la protection qu’il me donne ». (Dans sa Vie, liv. VI, chap. VIII, n° 2, p. 244). Sainte Thérèse était intérieure ; mais elle finit son dernier degré d’oraison, où elle est absorbée en Dieu, en disant : « Bienheureux l’homme qui craint Dieu : notre plus grande confiance doit être dans la prière, que nous sommes obligés de faire continuellement à Dieu, de vouloir nous soutenir de sa main toute-puissante, afin que nous ne l’offensions point » (Château de l’âme, septième demeure, ch. IV, p. 822)29. On n’a qu’à lire ses lettres, on trouvera que l’état d’oraison où elle fait cette prière, est celui où elle était après quarante ans de profession et vingt-deux années de sécheresse portées avec une foi sans pareille parmi des persécutions inouïes. Si on veut remonter aux premiers siècles, saint Augustin était intérieur ; mais on n’a qu’à lire ses Confessions, qui sont une perpétuelle contemplation, on y trouvera partout des demandes qu’il fait pour lui-même, sans qu’on y puisse remarquer le moindre vestige de la perfection d’aujourd’hui. Saint Paul était intérieur ; mais non seulement il prie pour lui-même, mais il invite les autres à prier pour lui : Priez pour moi, dit-il, mes frères30. Sans doute qu’il faisait lui-même la prière qu’il faisait faire pour lui.

Je me souviens à ce propos de l’endroit31 où il est dit que vous ne pouvez invoquer les saints en aucune sorte. Cela déjà est assez étrange ; mais la raison est encore pire : Il me vint, dit-on, dans l’esprit que les domestiques ont besoin d’intercesseurs ; mais les épouses, non. Sur quoi se fonde cette doctrine ? Sur rien, si ce n’est seulement sur le mot d’épouse. Mais toute âme chrétienne et juste est épouse, selon saint Paul32, nul ne doit donc invoquer les saints, et Luther gagne sa cause ; et l’âme de saint Paul était épouse dans le degré le plus sublime, sans cesser de se procurer des intercesseurs. Enfin, qu’on me montre dans toute la suite des siècles un exemple semblable à celui dont il s’agit, je dis un exemple approuvé, je commencerai à examiner la matière de nouveau, et je tiendrai mon sentiment en suspens ; mais, s’il ne s’en trouve aucun, il faut qu’on cède.

Je n’ai jamais hésité un seul moment sur les états de sainte Thérèse, parce que je n’y ai rien trouvé que je ne trouvasse aussi dans l’Écriture, comme elle dit elle-même que les docteurs de son temps le reconnaissaient. C’est ce qui m’a fait estimer, il y a trente ans, sans hésiter, sa doctrine33, qui aussi est louée par toute l’Église ; et, à présent que je viens encore de relire la plus grande partie de ses ouvrages, j’en porte le même jugement, toujours sur le fondement de l’Écriture ; mais ici, je ne sais où me prendre : tout est contre et rien n’est pour.

On dit: L’Esprit prie pour nous34, il faut donc Le laisser faire. Mais cette parole regarde tous les états de grâce et de sainteté. D’ailleurs, la conséquence n’est pas bonne. Au lieu de dire : Il prie en nous, donc il Le faut laisser faire, il faut dire: Il prie en nous, donc il faut coopérer à Son mouvement, et s’exciter pour le suivre, comme la suite le démontre. On dit que selon le même saint Paul, le chrétien est poussé par l’Esprit de Dieu, que Jésus-Christ dit que le chrétien est enseigné de Dieu35. Cela est vrai, non d’un état particulier, mais de tous les justes; et Jésus-Christ dit expressément : Tous seront enseignés de Dieu. On ne prouve donc point par ces paroles cette surprenante singularité qu’on veut attribuer à un état particulier. On dit : « Il est écrit : Qu’on se renonce soi-même36. ». Est-ce à dire qu’il faut renoncer à demander ses besoins à Dieu par rapport à son salut ? Ce serait trop visiblement abuser de la parole de Jésus-Christ. On dit : « Dieu est amour, et qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu et Dieu en lui37 », donc il n’y a qu’à demeurer, et il n’y a rien à demander. Mais cela serait contre Jésus-Christ même, qui, après avoir dit à Ses Apôtres : Nous viendrons à Lui, et nous ferons en Lui notre demeure ; et encore : Demeurez en moi et moi en vous ; et encore : Le Saint-Esprit viendra en vous, et il y demeurera38, inculque plus que jamais le commandement de la prière.

Je ne sais donc, encore un coup, à quoi recourir : je ne trouve ni Écriture, ni tradition, ni exemple, ni personne qui pût ou qui osât dire ouvertement : « En cet état, ce serait une demande propriétaire et intéressée de demander pour soi quelque chose, si bonne qu’elle fût, à moins d’y être poussé par un mouvement particulier ; et la commune révélation, le commandement commun fait à tous les chrétiens ne suffit pas ». Une telle proposition est de celles où il n’y a rien à examiner, et qui portent leur condamnation dans les termes.

J’écris ceci sous les yeux de Dieu, mot à mot, comme je crois l’entendre de lui par la voix de la Tradition et de l’Écriture, avec une entière confiance que je dis la vérité. Je vous permets néanmoins de vous expliquer encore ; peut-être se trouvera-t-il dans vos sentiments quelque chose qui n’est point assez débrouillé, et je serai toujours prêt à l’entendre. Pour moi, j’ai voulu exprès m’expliquer au long et ne point épargner ma peine pour satisfaire au désir que vous avez d’être instruite.

Je vous déclare cependant que je loue votre docilité, que je compatis à vos croix, et que j’espère que Dieu vous révélera ce qui reste, comme je l’ai dit après saint Paul. J’aurai encore beaucoup de choses à vous dire sur vos écrits ; et je le ferai quand Dieu m’en donnera le mouvement, comme il me semble qu’Il me l’a donné à cette fois. Au reste, sans m’attendre trop à des mouvements particuliers, je prendrai pour un mouvement du Saint-Esprit tout ce que m’inspirera pour votre âme la charité qui me presse, et la prudence chrétienne. Je suis dans le saint amour de Notre-Seigneur très parfaitement à vous, et toujours prêt à vous éclaircir sur toutes les difficultés que pourra produire cette lettre dans votre esprit.

J. BÉNIGNE, é. de Meaux.

Pendant que je ferme ce paquet, Dieu me remet dans l’esprit le commencement de l’action du sacrifice39, qui se fait par ces paroles du pontife : Sursum corda, « le cœur en haut » ; par où le prêtre excite le peuple et s’excite lui-même le premier à sortir saintement de lui-même pour s’élever où est Jésus-Christ. C’est là sans doute un acte réfléchi, mais très excellent, et qui peut être d’une très haute et très simple contemplation. A quoi le peuple répond avec un sentiment aussi sublime : Nous l’avons [notre cœur] à Notre-Seigneur ; c’est-à-dire nous l’y avons élevé, nous l’y tenons uni ; ce qui emporte sans difficulté une réflexion sur soi-même, mais une réflexion qui en effet nous fait consentir à l’exhortation du prêtre, qui, en s’excitant soi-même à ce grand acte, y excite en même temps tout le peuple pour lequel il parle et dont il tient tous les sentiments dans le sien, pour les offrir à Dieu par Jésus-Christ. Le prêtre donc, ou plutôt toute l’Église et Jésus-Christ même en Sa personne, après avoir ouï de la bouche de tout le peuple cette humble et sincère reconnaissance de ses sentiments : Nous avons le cœur élevé au Seigneur, la regarde comme un don de Dieu ; et afin que les assistants entrent dans la même disposition, il élève de nouveau sa voix en ces termes : Rendons grâces au Seigneur notre Dieu, c’est-à-dire : rendons-Lui grâces universellement de tous Ses bienfaits, et rendons-Lui grâces en particulier de cette sainte disposition où Il nous a mis, d’avoir le cœur en haut ; et tout le peuple y consent par ces paroles : Il est raisonnable, il est juste. Après quoi, il ne reste plus qu’à s’épancher en actions de grâces, et commencer saintement et humblement tout ensemble40, par cette action, le sacrifice de l’Eucharistie.

Voilà sans doute des actes parfaits, des actes très simples, des actes très purs, qui peuvent être, comme je l’ai dit, d’une très haute contemplation, et qui sont très assurément des actes d’une foi très vive, d’une espérance très pure, d’un amour sincère, car il est bien aisé d’entendre que tout cela y est enfermé : ce sont pourtant des actes de réflexion sur soi-même et sur ses actes propres. Et si le retour qu’on fait sur soi-même pour y connaître les dons de Dieu était un acte intéressé, il n’y en aurait point qui le fût davantage que l’action de grâces. Mais ce serait une erreur manifeste de le qualifier de telle sorte, et encore plus d’accuser l’Église d’induire ses enfants à de tels actes, quand elle les induit à l’action de grâces. Il en faut dire autant de la demande, qui, comme nous avons dit, n’est ni plus ni moins intéressée que l’action de grâces.

Toutes ces actions sont donc pures, sont simples, sont saintes, sont parfaites, quoique réfléchies et ayant toutes un rapport à nous. Il faut que tous les fidèles se conforment au désir de l’Église, qui leur inspire ces sentiments dans son sacrifice, ce qu’on ne fera jamais, mais plutôt on fera tout le contraire, si on regarde ces actes comme intéressés, car c’est leur donner une manifeste exclusion.

Il faut donc entrer dans ces actes ; il faut qu’il y ait dans nos oraisons une secrète intention de les faire tous, intention qui se développe plus ou moins, suivant les dispositions où Dieu nous met, mais qui ne peut pas n’être pas dans le fond du chrétien, quoiqu’elle y puisse être plus ou moins cachée, et quelquefois tellement, qu’on ne l’y aperçoit pas distinctement. Ce sera là peut-être un dénouement de la difficulté ; mais pour cela, il faut changer non seulement de langage, mais de principes, en reconnaissant que ces actes sont très parfaits en eux-mêmes, soit qu’ils soient aperçus ou non, excités ou non par notre attention et par notre vigilance, pourvu qu’on croie et qu’on sache qu’on ne les fait comme il faut qu’autant qu’on les fait par le Saint-Esprit ; ce qui n’est pas d’une oraison particulière, mais commun à tous les états du christianisme, quoique non toujours exercé avec une égale simplicité et pureté. Si on entre véritablement dans ces sentiments, la doctrine en sera irrépréhensible.

J. BÉNIGNE, é. de Meaux.

Pour m’expliquer mieux sur les actes réfléchis, en voici un de saint Jean (Ire Épître, 3, 18): Mes petits enfants, n’aimons pas de parole ni de langueb, mais par œuvres et en vérité. C’est par là que nous connaissons que nous sommes de la vérité, (ses enfants et animés par elle)40a, et que nous en persuaderons notre cœur en la présence de Dieu, parce que, si notre cœur nous reprend, Dieu est plus grand que notre cœur, et Il connaît tout. Mes bien-aimés, si notre cœur ne nous reprend pas, nous avons de l’assurance devant Dieu ; et quoi que ce soit que nous Lui demandions, nous l’obtiendrons de Lui. Voilà des actes manifestement réfléchis sur soi-même, et un fondement de confiance établi sur la disposition qu’on sent en son cœur. Je demande si ce sont là des sentiments des parfaits ou des imparfaits. S’ils sont des parfaits, ils ne sont donc ni intéressés ni propriétaires. On ne peut pas dire qu’ils n’en soient pas, puisque saint Jean les connaît en lui comme dans les autres, D’ailleurs, on les voit expressément dans saint Paul, lorsqu’il dit, prêt à consommer son sacrifice et dans l’état le plus parfait de sa vie : J’ai bien combattu, et le reste41. On voit qu’il s’appuie sur ses œuvres, mais comment ? Il est sans doute que c’est en tant qu’elles sont de Dieu, et un effet comme une marque de son amour.

Il ne faut donc point tant blâmer ces actes réfléchis, qui sont, comme on voit, des plus parfaits, et en même temps des plus humbles, et qui néanmoins, bien loin d’étouffer en nous l’esprit de demande, sont, selon saint Jean, un des fondements qui nous fait demander avec confiance.

Au reste, je ne veux pas dire que toutes les âmes saintes doivent toujours être expressément dans la pratique de ces actes ; ce que je veux dire, c’est que ces dispositions sont saintes et parfaites, et que c’est combattre directement le Saint-Esprit que de les traiter, non seulement d’imparfaites, mais encore de propriétaires et d’impures, ou de faire comme une espèce de règle pour les parfaits des dispositions différentes42.

J. BENIGNE, é. de Meaux.

- BNF, N.acq.fr. 16313, f°23-30 : ne comporte pas l’addition: « Pendant que je ferme ce paquet... » - A.S.-S., pièce 7573, copie en douze feuillets ; A.S.-S., pièce 7574, copie Bourbon en 9 feuillets - Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 100-123 - UL, Lettre 1004 : « D’après une copie authentique, revue par Ledieu et conservée au séminaire Saint-Sulpice. Le texte publié d’abord par Phelipeaux avec quelques fautes d’impression (t. I, p. 100-123) a été reproduit dans le tome IV, p. xxii et suiv. de l’édition Pérau, et dans le t. II, p. 18-49, des Lettres et opuscules de 1748. Deforis y a fait des corrections, les unes pour enlever les fautes, les autres, suivant son habitude, pour rajeunir le style. Il n’a pas daté cette lettre, bien que Bossuet (Relation, sect. II, n. 21) eût dit qu’elle était du 4 mars. »

aPhelipeaux : degré ou permanent ou par état, où on ne puisse.

bni de la langue : nous corrigeons en supprimant la pour garder distinctement le parallèle.


1Beau début exprimant l'agacement éprouvé par l'évêque face à une femme qui s'oppose à son autorité par une autre, tout intérieure.

2Comme s’il s’agissait d’une tierce personne.

3Quaecumque alligaveritis super terram, erunt ligata et in caelo, etc. (Matth., 18, 18 ; v. 16, 9). La phrase citée par Bossuet est tirée d’un passage de la Vie de Mme Guyon qui ne se trouve point dans l’imprimé. Cette dame, en effet, avait fait retirer après coup du manuscrit soumis au prélat plusieurs pages qu’elle jugea compromettantes pour Fénelon ; néanmoins Bossuet s’en est servi dans la Relation du quiétisme. [UL] - « …Oui, je serai en lui dominatrice de ceux qui dominent ; et ceux qui ne sont assujettis pour quoi que ce soit, seront assujettis en moi par la force de son autorité divine dont ils ne pourront jamais se séparer sans se séparer de Dieu même : ce que je lierai sera lié [v. Vie, 3.14.9], ce que je délierai sera délié [nos italiques], et je suis cette pierre fichée par la croix, rejetée par tous les architectes qui sont les forts et les savants, qui ne l’admettent jamais, mais qui servira cependant à l’angle de l’édifice intérieur. » Vie, 3.10.1 : ce sont les pages retirées sur la demande de Mme Guyon, notre éd. p. 757.

4La voie intérieure.

5De dono perseverantiae, 2, 3 ; 5, 9 (P. L., t. XLI, col. 996-999).

6Pour les théologiens, un précepte affirmatif est celui qui commande de faire quelque chose.

7Permanemment. Ce mot, dont le sens est clair, ne figure pas dans les dictionnaires.

8Matth., 26, 41 ; Luc, 11, 9 ; Jacques, 1, 5.

9Prévenu, devancé ; sollicité et mû préalablement par la grâce, dite prévenante. Expression de la langue théologique. [UL].

10Psaume 36, 3.

11Psaume 61, 2, 6.

12Prétendre, avec l’infinitif, n’est plus suivi de la préposition de ; il en était autrement au XVIIe siècle. « Ne prétendez donc pas de faire accroire au monde que… » (Pascal, Provinciales, XI).

13I Corinthiens, 4, 4 et 2, 12.

14Réflexe : réfléchi.

15Ezéchiel, 14, 14.

16Matthieu, 6, 12.

17Les plus exprès, explicites, et les plus reconnus de celui qui les fait.

18Ephésiens, 5, 4-20 ; Philippiens, 4, 3 ; I Thessaloniciens, 5, 18.

19En matière d’oraison.

20I Corinthiens, 13, 13.

21Allusion au Moyen court et facile de faire oraison.

22Philippiens, 3, 15-16.

23Aheurtement : attachement opiniâtre.

24Hébreux, 11, 19.

25Défaite : débarrassée.

26V. l’article XVI des conférences d’Issy.

27État : disposition permanente.

28Marguerite Parigot (1619-1648). Bossuet va citer la Vie de Sœur Marguerite du Saint-Sacrement, religieuse carmélite du monastère de Beaune, composée par un père de la congrégation de l’Oratoire [le P. Amelote], Paris, 1654, in-8.

29Bossuet cite ici les Œuvres de sainte Thérèse, trad. d’Arnauld d’Andilly, Paris, 1670, in-4. Il corrige seulement, pour la rendre plus littérale, la traduction du passage du Psaume CXI. Pour les Lettres de la sainte, il se servait de la traduction du P. Général des Carmes déchaussés, publiée à Paris en 1688, in-8°. [UL].

30I Thessaloniciens, 5, 25 ; II, Thessaloniciens, 3, 1.

31Dans le texte imprimé de la Vie 3.8.7 on lit : « Il me fut mis dans l’esprit que les domestiques avaient besoin de crédit et d’intercesseurs ; mais que l’Épouse obtenait tout de son Époux, même sans lui rien demander: il la prévient avec un amour infini. »

32Allusion à 2 Corinthiens, 11, 2 : « Car je suis ému pour vous de la jalousie de Dieu ; parce que je vous ai fiancés, comme une chaste vierge, avec l’unique époux Jésus-Christ » (Amelote).

33 « Bossuet n’avait donc pas attendu la querelle du quiétisme pour lire les mystiques. Vers 1664 ou 1665, Bossuet avait pour confesseur et directeur à Paris le P. René de Saint-Albert, religieux carme formé à l’école de sainte Thérése et de saint Jean de la Croix, et qui parait avoir insisté dans sa direction sur l’oraison de simplicité et d’abandon. C’est sous son inspiration que le prélat composa alors des notes sur l’oraison, d’une haute mysticité, qu’on peut voir dans la Revue Bossuet de décembre 1906, p. 244 et suiv. Bossuet pouvait alors, sans attendre la traduction d’Arnauld d’Andilly, qui est de 1670, étudier les œuvres de sainte Thérése dans la traduction latine, Opera sanctae Matris Theresae, Cologne, 1626, in-4, ou dans la traduction française du P. Cyprien, Œuvres de la sainte Mère Thérèse de Jésus, Paris, 1657, in-4. Il pouvait trouver encore en français le Traité du château ou demeure de l’âme, Paris, 1601, in-12, et les Lettres traduites par l’abbé Pélicot, Paris, 1660, in-4». [UL]

34Romains, 8, 26.

35Romains, 8, 14, et Jean, 6, 45.

36Matthieu, 16, 44.

37I Jean, 4, 16.

38Jean, 14, 23 ; 15, 4 ; 14, 17.

39La préface, par où commence vraiment le sacrifice de la messe, ce que les liturgistes appellent aujourd’hui le canon, et dont le nom ancien était action. [UL].

40Tout ensemble, tout à la fois.

40aAjout entre parenthèses qui n’existe pas dans l’Epître.

41II Timothée, 4, 7.

42La doctrine exposée dans cette longue lettre se retrouve tout entière dans l’Instruction sur les états d’oraison, dont la composition ne commença qu’un an plus tard, et qui ne fut publiée qu’en 1697. [UL]

A BOSSUET. 8 mars 1694.

Je n’ai nulle peine, Monseigneur, à croire que je me suis trompée ; mais je ne puis ni m’en affliger ni m’en plaindre. Quand je me suis donnée à Notre-Seigneur, ç’a été sans réserve et sans exception ; et quand j’ai écrit, je l’ai fait par obéissance, aussi contente d’écrire des extravagances que d’écrire de bonnes choses. Ma consolation est que Dieu n’en est ni moins grand, ni moins parfait, ni moins heureux pour tous mes égarements1. Je croirai de moi, Monseigneur, tout ce que vous m’ordonnerez d’en croire, et je dois vous dire, pour obéir à l’ordre que vous me donnez de vous mander simplement mes pensées, que je ne sais pas comme j’ai écrit cela, qu’il ne m’en est rien resté dans la tête, et que je n’ai nulle idée de moi, n’y pensant pas même. Lorsque je puis réfléchir, il me paraît que je me trouve au-dessous de toutes les créatures et un vrai néant2. J’ai donc l’esprit vide de toute idée de moi. J’avais cru que Dieu, en voulant Se servir de moi, n’avait regardé que mon infinie misère, et qu’Il avait choisi un instrument destitué de tout afin qu’il ne Lui dérobât point Sa gloire ; mais, puisque je me suis trompée, j’accuse mon orgueil, ma témérité et ma folie, et je remercie Dieu, Monseigneur, qui vous a inspiré la charité de me retirer de mon égarement.

Le mot de lier et de délier ne doit pas être pris au sens qu’il est dit à l’Église ; c’était une certaine autorité que Dieu semblait m’avoir donnée pour tirer les âmes de leurs peines et les y replonger3. Mais, Monseigneur, c’est ma folie qui m’a fait croire toutes ces choses, et Dieu a permis que cela se trouvât vrai dans les âmes, en sorte que Dieu, en me livrant à l’illusion, a permis que tout concourûta pour me faire croire ces choses, non en manière réfléchie sur moi, ce que Dieu n’a jamais permis, ni que j’aie cru en être meilleure ; mais j’ai mis simplement et sans retour ce que je m’imaginais. Je renonce de tout mon cœur à cela. Je ne puis m’ôter les idées, car je n’en ai aucune : ce que je puis est de les désavouer. C’est de tout mon cœur que je prends le parti de me retirer, de ne voir ni écrire à personne sans exception. Il y a six mois que je commence à le pratiquerb 5 : j’espère que Dieu me fera la grâce de l’achever jusqu’à la mort.

Je consens tout de nouveau qu’on brûle tous les écrits, et qu’on censure les livres, n’y prenant nul intérêt ; je l’ai toujours demandé de la sorte. Il me semble, Monseigneur, que l’exercice de la charité contient toute demande et toute prière ; et comme il y a un amour sans réflexion6, il y a aussi une prière sans réflexion ; et celui qui a cette prière substantielle, satisfait à toutes les autres, puisqu’elle les renferme toutes. Elle ne les détaille pas, à cause de sa simplicité. Le cœur qui veille sans cesse à Dieu, attire la vigilance de Dieu sur lui. Mais je veux bien croire encore que je me trompe en ce point.

Il y a deux sortes d’âmes : les unes auxquelles Dieu laisse la liberté de penser à elles, et d’autres que Dieu invite à se donner à Lui par un oubli si entier d’elles-mêmes, qu’Il leur reproche les moindres retours. Ces âmes sont comme des petits enfants qui se laissent porter à leurs pèresc, qui n’ont aucun soin de ce qui les regarde. Cela ne condamne pas celles qui agissent ; mais pour celles-là, Dieu veut d’elles cet oubli et cette perte d’elles-mêmes. Du moins, je le croyais de la sorte, mais puisque cela ne vaut rien, je le désavoue comme le reste.

Il me paraît, Monseigneur, par tout ce que vous dites, que vous croyez que j’ai travaillé à étouffer les actes distincts, comme les croyant imparfaits7. Je ne l’ai jamais fait ; et quand je fus mise intérieurement dans l’impuissance d’en faire, que mes puissances8 furent liées, je m’en défendis de toutes mes forces, et je n’ai cédé au fort et puissant Dieu que par faiblesse. Il me semble même que cette impuissance de faire des actes réfléchis ne m’ôtait point la réalité de l’acte ; au contraire, je trouvais que ma foi, ma confiance, mon abandon ne furent jamais plus vifs, et mon amour plus ardent. Cela me fit comprendre qu’il y avait une manière d’acte direct et sans réflexion, et je le connaissais par un exercice continuel d’amour et de foi, qui rendait l’âme soumise à tous les événements de la Providence, qui la portait à une véritable haine d’elle-même, n’aimant que les croix, les opprobres, les ignominies. Il me semble que tous les caractères chrétiens et évangéliques lui sont donnés. J’avoue que sa confiance est pleine de repos, exempte de souci et d’inquiétude ; elle ne peut faire autre chose que d’aimer, et se reposer en son amour. Ce n’est pas qu’elle se croie bonne : elle n’y pense pas, elle est comme une personne ivre, qui est incapable de toute autre chose que de son ivresse. Il me semble que la différence de ces personnes et des autres est que les premiers mangent la viande9 pour se nourrir, la mâchent avec soin, et que les autres en avalent la substance. Si je dis des sottises, vous me les pardonnerez, Monseigneur, ne devant jamais plus écrire.

Je n’ai garde, Monseigneur, de vous faire des difficultés sur votre lettre ; je crois tout sans raisonner, et je vous obéirai avec tant d’exactitude que je pars demain dès le matin. Je n’aurai plus de commerce qu’avec les filles qui me servent ; et afin de ne plus écrire à personne sans exception, personne ne saura où je suis. J’enverrai de six en six mois quérir ma pension ; si je meurs, l’on le saura. Si Dieu vous inspire, Monseigneur, de le prier pour ma conversion, j’espère que vous aurez la charité de le faire. Je ne perdrai jamais le souvenir de votre charité et des obligations que je vous ai, étant, avec beaucoup de respect et de soumission, votre très humble et très obéissante servante.

Je pourrais vous faire remarquer, Monseigneur, qu’il y a eu en beaucoup d’endroits de mes écrits, des expressions qui sont des actes très distincts. Il serait facile de faire voir qu’ils coulent alors de source, et pourquoi l’on exprime alors son amour, son abandon et sa foi d’une manière très distincte ; qu’on le fait de même dans les cantiques ou chansons spirituelles, et qu’on ne le peut faire à l’oraison. Il y a bien des raisons de cela. Mais il ne s’agit plus d’éclaircissement10, il ne faut que se soumettred : c’est ce que je fais de tout mon cœur.

A.S.-S., pièce 7577, copie Bourbon en 2 feuillets, datée de décembre 1694, intitulée : « Réponse de Madame Guyon à Mgr l’Evêque de Meaux » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°61v°], datée de février 1694 - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [67], datée de même - Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 123-127 - UL, Lettre 1007 : « C’est une réponse à la lettre du 4 mars : « La réponse, qui suivit de près, est très soumise et justifie tous les faits que j’ai  avancés sur le contenu de ses livres ». (Bossuet, Relation, sect. II, no 21).

a en sorte qu’en me livrant à l’illusion, tout a concouru. Ms. Dupuy.

bque je le pratique. Ms. Dupuy.

cmères. Vie.

dd’éclaircissement, mais bien de soumission. Ms. Dupuy.

1Ce début de lettre est repris dans la Vie, 3.14.8 : « […] Je n'ai nulle peine à croire que je me sois trompée, mais je ne puis ni m'en plaindre, ni m'en affliger. Quand je me suis donnée à Notre Seigneur, ç'a été sans réserve et sans exception : et comme je n'ai écrit que par obéissance, je suis aussi contente d'écrire des extravagances que de bonnes choses. Ma consolation est que Dieu n'est ni moins grand, ni moins parfait, ni moins heureux pour tous mes égarements. »

2Le texte de la Vie, 3.14.8, continue : « Les choses sont-elles écrites, il ne m'en reste rien dans la tête, je n'en ai nulle idée. Lorsque je puis réfléchir, il me paraît que je suis au-dessous de toutes créatures et un vrai néant. »

3Le texte de la Vie, 3.14.9, poursuit : « Lorsque j'ai parlé de lier et de délier, ce mot ne doit point être pris au sens qu'il est dit de l'Église. C'était une certaine autorité que Dieu semblait me donner pour tirer les âmes de leurs peines et les y replonger, Dieu permettant que cela se trouvât vrai dans les âmes… »

Selon UL, « un sens différent ressort du passage du manuscrit que Bossuet avait sous les yeux. » Il en cite le passage suivant (Vie, 3.10.1, passage absent du ms. d’Oxford, présent dans celui de Saint-Brieuc et dans le ms. 2055 des A.S.-S., cité pour la première fois par Masson, reproduit p. 752 de notre éd.) que nous étendons ici très légèrement : « Je crois que Dieu me l’a donné de cette sorte, pour l’exercer et le faire mourir par l’opposition de son naturel […] Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche et c’est à quoi il me paraît que Dieu me destine. Il me semble qu’il m’a choisie en ce siècle pour détruire la raison humaine et faire régner la sagesse de Dieu par le débris de la sagesse humaine et de la propre raison. Le Seigneur fera un jour éclater sa miséricorde, il établira les cordes de son empire en moi […] Oui, je serai en lui dominatrice de ceux qui dominent ; et ceux qui ne sont assujettis pour quoi que ce soit, seront assujettis en moi par la force de son autorité divine dont ils ne pourront jamais se séparer sans se séparer de Dieu même : ce que je lierai sera lié, ce que je délierai sera délié, et je suis cette pierre fichée par la croix, rejetée par tous les architectes qui sont les forts et les savants, qui ne l’admettent jamais, mais qui servira cependant à l’angle de l’édifice intérieur que le Seigneur s’est choisi pour composer cette Jérusalem descendue du Ciel, pompeuse et triomphante, comme une épouse qui sort de son lit nuptial. » UL ajoute : « Bossuet (Relation, II, § 13) a reproduit ce passage, en omettant de dire qu’il ne le citait pas textuellement. »

4 « Je rompis tout commerce avec les uns et les autres, en les assurant néanmoins que, toutes les fois qu’il s’agirait de rendre raison de ma foi, je reviendrais au premier signal qu’on me donnerait par la voie de celui qui était chargé de mon temporel. M. Fouquet fut le seul à qui je confiai le lieu de ma retraite... » (Vie 3.15.1-2).

5 Vie 3.14.12.

6Sans réflexion de l’âme sur elle-même.

7Vie 3.14.10.

8Puissances : facultés.

9Viande : toute sorte de nourriture.

10 « M. de Meaux insistait toujours [à dire] que je travaillais à étouffer les actes distincts comme les croyant imparfaits. Je ne l'ai jamais fait, et quand je fus mise intérieurement dans l'impuissance d'en faire, que mes puissances furent comme liées, je m'en défendis de toutes mes forces, et je ne cédai au fort et puissant Dieu que par faiblesse. » (Vie, 3.14.10).

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 mars 1694.

10 mars 1694

Je me sers de la main d’une fille pour vous écrire encore ce billet, monsieur. Je vous avais mandé que vous auriez de mes nouvelles de trois en trois mois, mais la lettre de M. de Maux [sic] a renversé tout cela. Je vous dis donc le dernier adieu. Je ne sais si l’esprit s’affaiblit par les violentes douleurs de tête dont je suis tourmentée, mais la moindre raison m’épuise la tête et en dissipe tous les esprits. Il me fallut mettre au lit après avoir lu la lettre de M. de Meaux, et je suis restée dans un épuisement d’esprit et de tête que je n’ai jamais éprouvé, qui a duré jusqu’au lendemain et qui dure encore, sans que je les aie pu recueillir un moment, quoique les yeux fermés et sans penser à rien. Je ne conçois pas même les raisons qu’on me dit, et excepté quelques-unes auxquelles j’ai répondu, je suis étonné que le reste est pour moi comme du grec, que rien n’entre dans cet esprit hébété. Plus je m’y applique et moins je conçois. Je crois en général que j’ai tort, que je suis dans l’égarement, mais je suis comme un enfant à qui l’on commence à montrer les règles du rudiment en latin, qui veut les apprendre de tout son cœur, mais qui n’y conçoit pas la moindre chose, ou comme un petit enfant que l’on gronde et qui ne conçoit pas la nature de sa faute. Je n’ai jamais été si hébétée, il ne me peut rien entrer par dehors dans la tête. St B [Fénelon] m’avait écrit trois raisons qui me paraissaient fort belles ; je les ai lues vingt fois sans les pouvoir retenir. Je pars donc vraiment malade et j’obéis à M. de Meaux. Je crois de moi tout le mal possible, je soumets tout : c’est tout ce que je puis faire. [f. 1 v°] Il veut brûler mes écrits et censurer mes livres. Tout cela ne me touche point. Je n’y prends point d’intérêt. Si cette oraison est de Dieu, Il saura bien l’insinuer dans le cœur de qui il Lui plaira sans moyens et malgré toutes sortes d’obstacles. Si elle est de mon invention, comme ce bon prélat le croit, qu’elle périsse avec moi. Je lui suis bien obligée de sa charité. Je voudrais que vous vissiez ma réponse qui est courte, ma tête ne concevant que cela.

J’ai des vertiges dans la tête. J’embrasse de tout mon cœur mon B [Beauvillier] et St B [Fénelon], et suis à vous en Notre Seigneur pour toute l’éternité.

- A.S.-S., pièce 7303, adresse « Monseigneur / Monseigneur le duc de Chevreuse A Versailles » de la main d’une fille de compagnie de Madame Guyon. En tête : «10e mars 1694 au soir », de la main de Chevreuse. - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°64] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [70].

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 mars 1694.

10 mars 1694 matin

M. Fouquet pourra toujours me faire tenir les lettres de M. de Meaux et les vôtres. S’il meurt, étant assez mal, j’enverrai tous les trois mois pour recevoir ma pension. J’écrirai par ce moyen, je dicterai à une fille sûre la réponse à sa grande lettre. Je vous remercie de la charité que vous m’offrez. Ma pauvreté fait ma richesse. Je ne ferai pas ce tort à mon Maître de recevoir de l’argent. Je ne laisse pas de vous en avoir la même obligation ; je ne vous oublierai jamais. Je pars demain. La fille qui reste m’apportera la lettre de M. de M[eaux] si je suis partie. Je vais à la garde de Dieu, sans savoir où. J’ai au cœur qu’on donne à M. de Meaux l’Evangile de saint Matthieu ; il aura la bonté de le lire entier, il a assez de charité pour cela. Je le crois nécessaire. Mme de Mortemart l’a lu.

- A.S.-S., pièce 7301, transcription de la main de l’en-tête (celle du duc de Chevreuse) de la pièce autographe 7302 en écriture inversée (qui ne comporte cette fois pas la transcription incluse). Cette transcription commence par :  « Copie de la lettre cy jointe du 10e mars 1694 au matin » ; en tête de l’autographe « 10e mars 1694 au matin » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°64] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [69].

A M. FOUQUET & Mme DE CHAROST. Fin mai 1694.

J’ai toujours cru que vous mourriez de cette maladie, et même j’avais au cœur que vous ne passeriez pas la fête de Dieu. Je perds en vous le plus fidèle et même l’unique ami sur lequel je pouvais fonder. Je sens ma perte, mais cela ne m’empêche pas de me réjouir de votre bonheur : je vous porte envie et il me semble depuis quelquea temps que notre Seigneur a mis une grande conformité entre nous. Il vous a réduit au point où vous êtes pour cela. M. Bertaut 1 disaitb que nous étions semblables.

Je vous envoie la bénédiction du petit Maîtrec. Partez, âme bienheureuse, et allez recevoir la récompense réservée à tous ceux qui, comme vous, seront à Lui sans ménagement ni retour. Allez entre Ses bras, préparez le lieu, priez pour les enfants et pour la mère : qu’ils ne s’écartent jamais ni pour le temps ni pour l’éternité de lad volonté suprême et adorable. Allez, partez au nom du Seigneur, et que nous soyons unis dans l’éternité comme nous l’avons été dans le temps. J’espère [f. 1 v°] de la bonté de Dieu que je serai présente au moment de votre mort en esprit et de cœur pour vous recevoir avec le petite Maître qui vous attend. Soyez mon ambassadeur auprès de Lui pour Lui dire que je L’aime.

Les derniers jours de mai 1694.

Il est mort le 8e juin.

[Lettre à] Mme de Charost :

Je suis persuadée que M. Fouquet ne saurait plus guère vivre. Je m’adresse à vous, ma chère bonne, pour vous dire que Dieu regarde comme fait à Lui-même ce que vous lui faites. C’est un vrai serviteur de Dieu ; son âme est encore plus consommée que son corps, il a achevé sa carrière avec une fidélité sans égale, son âme est un fruit mûr pour le ciel. Je vous prie de faire mettre dans son cercueil une lame de plomb où son nom soit gravé et le jour de sa mort. Je perds un bon et fidèle ami, mais je ne saurais m’en affliger : je me réjouis au contraire de ce qu’il va voir mon Maître, je lui porte envie. Pour vous, [f. 2 r°] ma bonne, soyez persuadée que je vous aime de tout mon cœur, et le bon marquis aussi bien que M. l’abbé. S’il m’était permis de vous écrire autre chose, je le ferais, mais vous savez que M. de M[eaux] m’a défendu de parler de Dieu. De qui parler ? De moi ? Je n’en vaux pas la peine. J’enverrai quérir dans un mois ma pension. Si vous voulez m’écrire par cette voie, vous me manderez les circonstances de la mort de M. Fouquet. Je vous embrasse, et tous les enfants du Seigneur.

Les derniers jours de mai 1694.

- A.S.-S., pièce 7304, copie Dupuy - Mme GUYON, Lettres chrétiennes et spirituelles. Nouvelle édition (par J. Ph. Dutoit-Mambrini), Londres [Lyon], 1768, t. I, Lettre 228, p. 646. Nous donnons les quelques variantes de Dutoit (D) qui, très exceptionnellement, édite cette lettre (pour la seule partie adressée à M. Fouquet). Il est assez fidèle.

aquelques D pluriel.

bM. disait D

c du divin Maître D divin au lieu de petit et croix absente.

dsa D

edivin D

1Importante référence à leur maître commun, Jacques Bertot.

AU DUC DE CHEVREUSE. Juin (?) 1694.

Je vous prie d’envoyer ces lettres à M. Vous verrez de quoi il s’agit. J’ai cru devoir faire cela, ne différez pas s’il vous plaît, et croyez que je suis à vous plus que jamais. Dieu tirera la vérité du mensonge, la lumière des ténèbres, si l’on veut bien me mettre en justice. Je ne demande que la vérité : que cela ne vous fasse pas de peine, car le Seigneur est ma force. Dominus illuminatio mea et salus mea quem timebo, Dominus protector vitae meae a quo trepidabo1. J’enverrai quérir la réponse. J’embrasse tous les enfants du Seigneur. Qu’ils prient tous afin que la volonté de mon Dieu s’accomplisse. Il faut envoyer le tout à M. le duc de Beauvillier.

A.S.-S., pièce 7330, autographe - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°72] avec le commentaire suivant : « cette lettre est ici mal placée, elle doit être de juin lorsque M. G[uyon] offrit à Mad. de M[aintenon] de se rendre dans huitaine en telle prison qu'on lui prescrirait pourvu qu'on lui promit de lui faire son procès dans les règles ordinaires de la justice. Elle précède la lettre du 18 juillet 1694 ». - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [89].

1Psaume 26, 1 : Le Seigneur est ma lumière et mon salut ; qui est-ce que je craindrais ? Le Seigneur est le défenseur de ma vie ; qui pourra me faire trembler ? (Sacy).

AU DUC DE BEAUVILLIER. Juin 1694.

Je prends, monsieur, la liberté de vous adresser cette lettre pour Mme de Maintenon. Je crois devoir me livrer à la justice, pour donner la connaissance de la vérité, et surtout à vous. Si je suis innocente, vous aurez la consolation de voir que je ne vous ai point trompé. Si j’ai fait les maux dont on m’accuse, une personne si méchante peut aisément tromper des personnes de bonne foi, et ainsi vous seriez justifié par ma malice. Toute la grâce que j’ai à vous demander, est qu’on me donne des gens droits, incapables de prévention, et qui approfondissent toutes les choses. La première fois que l’on m’interrogea, il se trouva des lettres reconnues fausses. Si l’on m’avait fait justice, ces mêmes personnes, qui continuent de me faire de la peine, n’eussent osé le faire. Mais Dieu tirera Sa gloire de tout, et la vérité des ténèbres. Je suis, avec bien du respect, etc.

Je prends encore la liberté, monsieur, de vous prier de dire à Mme de Maintenon que je demande des juges séculiers, parce que les ecclésiastiques, ne pouvant point juger des matières criminelles, ne les approfondissent jamais. Il ne s’agit point du spirituel, puisque j’ai soumis, avec toute la bonne foi possible, mes écrits, que je les ai donnés pour les brûler si l’on le juge à propos, et que, si je me suis méprise ou trompée, je désavoue et me soumets. Pour les crimes, il faut des juges séculiers ; je les demande gens de probité et droits, incapables de fléchir à la cabale. Si l’on veut bien m’accorder des juges tels que je dis, je me rends incessamment. Si l’on me les refuse, qu’on ne trouve pas mauvais si je demeure cachée. Ce que je demande est une justice qui ne se peut pas refuser.

- A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°30, copie ; en tête : « (Copie de letttre de M. G. à M. le biffé) De Mme Guyon au add. marginale d’une autre main)  Duc de Beauvilliers. Juin 1694. (Elle lui adresse une lettre pour Mme de Maintenon et le prie d’appuyer sa demande. Juin 1694. add. marg. de l’autre main) ». - Fénelon 1828, t. 7, lettre 29.

A MADAME DE MAINTENON. 7 juin 1694.

Madame,

Tant qu’on ne m’a accusée que d’enseigner à faire l’oraisona, je me suis contentée de demeurer cachée, et j’ai cru, ne parlant ni écrivant à personne, que je satisferais tout le monde et que je tranquilliserais le zèle de certaines personnes de probité, qui n’ont de la peine que parce que la calomnie les indispose, et que j’arrêterais par là cette même calomnie.

Mais à présent que j’apprends qu’on m’accuse de crimes1, je crois devoir à l’Église, aux gens de bien, à mes amis, à ma famille etaa à moi-même, la connaissance de la vérité. C’est pourquoi, madame, je vous demande une justice qu’onb n’a jamais refusée à personne, qui est de me faire donner des commissaires, moitié ecclésiastiques, moitié laïquesc, tous gens d’une [62 v°] probité reconnue et sans aucune prévention, car la seule probité ne suffit pas dans une affaire où la calomnie a prévenu une infinité de gens.

Si l’on veut bien m’accorder cette grâce, je me rendrai dans telle prison qu’il plaira à Sa Majesté et à vous, madame, de m’indiquer. J’irai avec la fille qui me sert depuis quatorze ans. L’on nous séparera et l’on me donnera, pour me servir dans mes infirmités qui l’on voudrad.

Si Dieu veut bien que la vérité soit connue, vouse verrez, madame, que je n’étais pas indignef des bontés dont vous m’honoriez autrefoisg. Si Dieu veut que je succombe sous l’effort de la calomnie, j’adore Sa justice eth m’y soumets de tout mon cœur, demandant même la punition que ces crimes méritenti.

Des grâces de cette nature ne se refusent jamais, madamej. Si vous avez la bonté de me l’accorder2, j’enverrai dans huit jours chez M. le duc de Beauvillier quérir la réponse ou l’ordre qu’ilk vous plaira de me donner, et je me rendrai incessamment dans la prison qu’il vous plaira de m’indiquer, étant toujours, avecl le même respect et la même soumission, madame, Votre…m

BNF, N.a.fr. 16 316, Papiers Bossuet IV, f° 62-63, autographe sans paragraphes séparés - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°65] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [71] - A.S.-S., Fénelon, Correspondance, XI1, f°30v°, copie, et f°31,

1 « […] Outre la fameuse sœur Rose, dont le nom reviendra plus tard, elle [Madame Guyon] cite la Desrousseaux et la femme Gauthier ; elle se plaint surtout des pénitentes du P. Vautier, jésuite (Vie 3.18). […] elle les a vues en songe « sous la forme, dit-elle, d’une multitude de pigeons qui se sont convertis en baraquins [diables] et témoignaient une grande activité pour me perdre. » Elle assure qu’elles ont accès auprès du P. La Chaise qui les croit et fait écrire leurs dépositions afin d’en informer le Roi (Ms. Dupuy, 24 et 28 octobre 1694). » [UL].

2Voici la réponse que fit Mme de Maintenon à Beauvillier, d’après la Vie 3.15.2 : « qu’elle n’avait jamais rien cru des bruits que l’on faisait courir sur mes mœurs ; qu’elle les croyait très bonnes, mais que c’était ma doctrine qui était mauvaise ; qu’en justifiant mes moeurs, il était à craindre de donner cours à mes sentiments ; que ce serait en quelque façon les autoriser, et qu’il valait mieux approfondir une bonne fois ce qui avait rapport à la doctrine ; après quoi, tout le reste tomberait de lui-même... ». UL commente : « Dans son rapport à l’Assemblée de 1700, Bossuet dit que les mœurs de Mme Guyon n’avaient jamais été en question […] en réalité il fut parlé de sa conduite dans les correspondances du temps, par exemple par Mme de Maintenon (t. IV, p. 253, éd. Lavallée). De son côté, M. Tronson fit sur ce sujet une enquête officieuse, qui ne donna aucun résultat (Voir sa Correspondance, t. III, p. 469, 474, 481, etc.). Rappelons aussi que la procédure faite contre Mme Guyon par l’Officialité, lors de sa première détention, avait disparu de l’archevêché dès l’année 1700, d’où il faut conclure qu’elle n’avait pas établi les écarts de conduite qui lui étaient reprochés […] »

autre copie. - Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 128-129 - UL tome VI, appendice III : « Mme Guyon avait envoyé à Bossuet une copie de cette lettre, qu’elle écrivait à Mme de Maintenon, et elle y avait joint un long mémoire […] ». Outre les indications de nombreuses reprises manuscrites, nous donnons les variantes de Dupuy reprises par UL : elles modifient le sens.

On connaît par ailleurs un texte très probablement « inventé » par La Beaumelle et publié dans sa correspondance de Mme de Maintenon. Langlois la reprend dans son édition, en note 891, précédant le texte que nous retenons, qu’il donne également en le situant « vers le 12 juin ». Il admet ainsi deux lettres consécutives. Texte de La Beaumelle :

De Mme Guyon à Mme de Maintenon :

Paris, 7 juin 1694.

Madame, permettez-moi de me jeter à vos pieds, et de remettre entre vos mains le soin de mon salut et de mon honneur. Depuis dix-huit ans je m'occupe sans cesse à aimer Dieu, je ne vois que des gens de bien, je ne parle et je n'écris qu'à mes amis, dont toute la terre connaît le zèle et la vertu, je n'ai aucune liaison avec les gens suspects à l'Église ou à l'Etat. Cependant, on me charge de calomnies de tous côtés, on se déchaîne contre moi, on noircit mes mœurs, on jette des soupçons sur ma conduite passée et présente ; on dit que je suis rebelle à l'Église, que je veux faire une religion à ma mode, que je me crois plus éclairée que la Sorbonne, moi qui ne sais autre chose que Jésus-Christ crucifié.

M. Bossuet sait combien je suis soumise à mes directeurs ; il m'a dit que j'avais la simplicité d'une colombe, et m'a offert un certificat que je suis à présent bonne catholique. Il m'a défendu l'approche des sacrements ; je m'abstiens depuis trois mois du pain céleste ; et, quoique mon âme soit dans le déchirement, je ne murmure point contre cette décision. Ma vie a été jusqu'ici irréprochable, et l'on m'accuse de vices scandaleux.

Je vous supplie, Madame, par ce pur amour que Dieu a témoigné aux hommes en mourant pour eux, je vous supplie de demander au roi des commissaires pour informer extraordinairement de mes vie et moeurs, afin qu'étant purgée et justifiée des crimes atroces dont on m'accuse, on procède avec moins de partialité à l'examen de la doctrine. Ne me protégerez-vous point, Madame, contre la justice des hommes, vous qui connaissez toutes leurs malices ?


UL donne les indications suivantes sur la lettre beaucoup plus forte que nous retenons : « Publiée d’abord par Phelipeaux, Relation, p. 128 (Cf. Bossuet, Relation, sect. III). Dans sa Vie, 3.15.2, Mme Guyon a résumé cette lettre, qui fut remise par le duc de Beauvillier et dont elle explique ainsi l’occasion : « M. Fouquet fut le seul à qui je confiai le lieu de ma retraite. Il me manda au bout de plusieurs mois que le changement de Mme de Maintenon pour moi étant devenu public, les personnes qui m’avaient déjà tant persécutée, ne gardaient plus de mesures, que c’était un déchaînement horrible et qu’on débitait des histoires où l’on attaquait mes mœurs d’une manière très indigne. Cela me fit prendre le parti d’écrire à Mme de Maintenon une lettre qui aurait dû, ce semble, faire tomber sa prévention ou du moins la mettre, aussi bien que le public, à portée de connaître la vérité... » Phelipeaux (ibid.) juge cette lettre artificieuse. De son côté, Bossuet (Relation, sect. III, 1) écrit que Mme Guyon insinuait « adroitement qu’il fallait la purger des crimes dont elle était accusée, sans quoi on entrerait trop prévenu dans l’examen de sa doctrine. Mais il n’est pas si aisé de surprendre une piété éclairée. La médiatrice qu’elle avait choisie vit d’abord que le parti des commissaires, outre les autres inconvénients, s’éloignait du but, qui était de commencer par examiner la doctrine dans les écrits qu’on avait en main et dans les livres dont l’Église était inondée. Ainsi la proposition tomba d’elle-même. Mme Guyon céda... »

aaccusée que de faire oraison Dupuy (qui atténue le sens).

aa amis, (à ma famille add.interl.) et

b une (grâce biffé)(justice add. interl.] qu’on

claïques souligné.

dquatorze ans ; on pourra l’éloigner et me donner qui on voudra pour me servir dans mes infirmités. Dupuy et UL

eSi Dieu fait connaître la vérité, vous Dupuy et UL

f pas tout à fait indigne Dupuy et UL

gbontés (que vous avez eu la bonté de me marquer biffé)(dont vous m’honoriez add.interl.) autrefois

h justice (sur moi biffé) et

i(même add. interl.) la punition que (mes biffé)(ces add. interl.) crimes méritent(rais biffé).

j refusent guère, madame Dupuy et UL

kquérir l’ordre qu’il Dupuy et UL

l toujours, (madame biffé, repris par Dupuy et UL), avec

msoumission, votre.... Dupuy et UL


Ici prennent place un mémoire et une soumission (v. la série des documents à la fin du volume) : « A BOSSUET (Mémoire). Fin juin ou début juillet 1694». et «A BOSSUET (Soumission). Juillet 1694. »

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 juillet 1694.

µµ18 juillet 1694.

Je prends le temps que je ne suis plus dans le fort de mon accès pour vous écrire : j’en attends un autre. Je ne vous puis exprimer combien je serais sensible à tous les maux que je cause, si je pouvais les regarder autrement que dans la volonté de Dieu, dans laquelle les plus grands maux deviennent des biens. Je crois avoir fait tout ce qui dépendait de moi pour faire connaître la vérité lorsque j’ai offert de me mettre en prison et qu’on me donnât des commissaires pour faire l’examen de ma vie, qu’on m’informât à charge et à décharge. L’on ne [pièce 7306, f. 1 v°] le veut point ; je reste en paix. S’il n’y avait que moi, je n’en aurais pas de peine et je vous assure que c’est la considération des autres qui m’a fait le demander. Car comment imaginer qu’une offre de cette nature ne fasse pas tomber la prévention ? Mais je savais bien néanmoins qu’on ne l’accorderait pas, et que M. le c[uré] de Vers[ailles] seul s’y fût opposé si on lui demandait son avis quand les autres ne l’auraient pas fait, parce qu’on craint trop qu’on ne voie mon innocence [f. 2 r°]a et les machines dont on s’est servi pour la ternir.

[La Pialière, Dupuy] D’autres craignent d’être accusés, mais grâce à Dieu, je n’ai envie d’accuser aucun de mes persécuteurs. Mes vues ne s’attachent pas si bas. Il y a une main souveraine que j’adore et que j’aime, qui se sert de la malice des uns et du zèle sans connaissance des autres afin de faire son œuvre par ma destruction. Il me semble que je vois assez clairement que Dieu S’en sert aussi pour arracher les secrets appuis que vous aviez en des personnes hors de Dieu, sur vos goûts pour ces personnes et vos correspondances, un certain discernement de confiance. Dieu vous veut trop pur pour vous laisser tout cela. Vous recevrez beaucoup plus de mal par cette personne que vous n’en avez reçu de bien. Dieu n’a garde de se servir d’elle pour vous, ayant pris le change comme elle a fait. Les écarts paraissent petits d’abord, puis enfin ils paraissent ce qu’ils sont.

Dieu n’a besoin de l’entremise de personne pour faire Son œuvre. Il ne bâtit que sur les débris. Mais que personne ne quitte son poste par soi-même : ce serait lâcheté ; que la timidité ne gagne point le dessus, qu’on agisse toujours avec la même hardiesse malgré le froid, et qu’on témoigne me regarder comme une chose oubliée et pour laquelle on n’a parlé que dans le désir de connaître la vérité. C’est Dieu qui change les cœurs en un moment et, quand Il ne le fera pas, le monde est un flux et un reflux. Qu’est-ce que les hommes, les biens, la fortune et la vie? La qualité des enfants de Dieu n’est-elle pas au-dessus des honneurs de la terre? Qu’on ne se laisse point aller à la tentation de juger de la volonté de Dieu sur le succès apparent des choses ! Non. Lorsque j’ai écrit, j’ai fait ce que j’ai cru devoir faire pour l’âme de mes frères, je suis restée en paix sur l’événement. J’ai connu même qu’on se servirait de ma lettre pour avoir l’occasion de parler contre moi, qu’on le fait avec un bon motif dans la fausse persuasion où l’on est, parce que, comme l’on avait contribué à me délivrer, l’on croit devoir s’employer à m’accabler, et l’on juge des autres par l’impression que l’on a contre moi. Toutes ces connaissances et quelques songes que je vous manderai ne m’ont point fait changer de résolution.

[pièce 7306, f. 2 r°] Je suis restée dans la même tranquillité, attendant l’événement de la Providence. Je ne fais point d’excuses, je ne demande point pardon des maux que j’ai faits car je suis trop peu de chose pour m’attribuer ni mal ni bien. Il n’y a qu’un mal qui me soit justement attribué : c’est le mal de coulpe, car quoique par la miséricorde de Dieu je n’ai point fait les maux qu’on m’attribue, j’ai assez offensé Dieu d’ailleurs par mes infidélités. Il est si pur [f. 2 v°] qu’après tant de feux, de tribulations, je me trouve encore bien impure devant Lui lorsqu’Il me montre à moi-même. Ce n’est pas que je ne voie bien que Sa bonté infinie arrache chaque jour ces impuretés, car nous ne sommes impurs que par nos attaches ; l’attache même à procurer la gloire de Dieu nous rend indigne qu’il Se serve de nous pour cela. Il faut être toujours comme ceux qui mangeaient l’agneau pascal, prêts à partir et cependant demeurant debout et appuyés. La tribulation présente offre souvent la vue de l’avenir et du passé et, comme on arrange dans sa tête des moyens vraisemblables par lesquels Dieu veut [pièce 7309 f. 1 r°] être glorifié, lorsqu’Il détruit ces moyens, l’on compte qu’Il ne le sera point. Dieu ne peut jamais être glorifié que par Son fils et dans ce qui a le plus de rapport à Son fils : toute autre gloire est selon l’homme et non pas selon Dieu. Vous me direz : « Mais de passer pour hérétique ? » Qu’y puis-je faire ? J’ai écrit simplement mes pensées, je les soumets de tout mon cœur. L’on dit qu’elles peuvent avoir un bon et un mauvais sens. Je sais que je les ai écrites dans le bon, que j’ignore même le mauvais, et je soumets l’un et l’autre ; que puis-je faire de plus ? Lorsque j’ai écrit, j’ai toujours été prête de brûler ce que j’écrivais au moindre signal. Qu’on le brûle, censure, je n’y prends point de part. Il me suffit [f. 1 v°] que mon cœur me rende témoignage de ma foi, puisqu’on ne veut point du témoignage public que j’offre d’en rendre.

L’on veut corrompre mes mœurs pour corrompre ma foi. J’ai voulu justifier les mœurs pour justifier la foi, l’on ne le veut pas ; que puis-je faire de plus ? Si l’on me condamne, l’on ne peut pas m’ôter pour cela du sein de l’Église ma mère, puisque je condamne ce qu’on condamne en mes écrits. Je ne puis point avouer avoir des pensées que je n’eus jamais, ni avoir commis des crimes que je n’ai pas même connus, loin de les commettre, parce que ce serait mentir au Saint-Esprit. Et de même que je suis prête de mourir pour la foi et les décisions de l’Église, je suis prête de mourir pour soutenir que je n’ai point [f. 2 r°] pensé ce qu’on veut que j’ai pensé en écrivant, et que je n’ai point commis les crimes qu’on m’impute. Je suis même persuadée qu’on contrevient absolument à l’Evangile dans la manière, même réglée, dont on a usé à mon égard ; je ne parle pas de la manière passionnée qui est sans exemple, je dis dans la manière « réglée », parce que selon l’Evangile il faut m’appeler, me demander quelle a été ma pensée en écrivant ce que j’ai écrit, me faire voir l’abus qu’on en peut faire. Alors moi, condamnant de tout mon cœur le mauvais sens qu’on peut donner, déclarant que [f. 2 v°] je ne l’ai jamais compris, priant même qu’on brûle tout, quand même il serait bon, si l’on en peut faire un mauvais usage, ne doit-on pas me faire justice et dire que m’étant méprise dans mes expressions, que n’ayant qu’une bonne intention en ce que j’ai écrit, l’on condamne mes livres sans me condamner moi-même, au contraire approuver ma bonne foi et ma soumission.

Pour ce qui est de ceux qui sont de mes amis, ils doivent être les premiers à condamner tout mauvais sens qu’on peut donner à mes écrits, à les détester comme je fais. Mais comment pratiqueront-ils l’Evangile s’ils me retranchent de leur [pièce 7347, f . 1 r°] commerce lorsque je suis aussi soumise qu’eux à l’Église ? Ce que j’ai dit ici n’est que pour les règles ordinaires de l’Église. Mais comme il est à propos de n’avoir plus aucun commerce afin de ne scandaliser personne - pour pratiquer cet autre endroit : si votre œil est un sujet de scandale, arrachez-le 1 - je vous dis à tous le dernier adieu. Soit que je meure de cette maladie, soit que je vive, je suis également morte pour tous ; c’est à Dieu à achever en vous tous l’œuvre qu’Il a bien voulu y faire. Si ce méchant néant y a contribué, par la grâce, quelque chose de bon, Il saura bien y conserver ce qui est de Lui.

Que si j’avais semé l’erreur par mon ignorance - ce [f. 1 v°] que je ne crois pas puisque nous n’avons jamais parlé ensemble que de renoncer à nous-mêmes, porter notre croix et suivre Jésus-Christ, L’aimer par-dessus toutes choses, L’aimer sans intérêt et sans rapport à soi - vous comprenez bien que c’est pour vous et non pas pour moi que je me prive de tout commerce avec vous tous, puisque vous m’avez tous édifiée et été utiles, et que je vous ai pu nuire sans le vouloir et être occasion de scandale. Ne croyez pas, s’il vous plaît, que je rompe tout commerce pour ne répondre point de ma foi ; nullement : je serai toujours prête par la voie de mon temporel de me rendre partout où l’on voudra, endurer toutes sortes de supplices pour la vérité.

Je crois que vous avez trop de foi pour [f. 2 r°] imputer à autre chose qu’à la Providence ce que vous souffrez. Cependant je veux bien m’en charger devant Dieu et devant le monde, je consens que vous vous déclariez tous contre moi devant Dieu. Je le prie de tout mon cœur : que je porte moi seule la peine de tout. Ô mon Seigneur, exercez sur moi en cette vie et en l’autre si Vous le voulez, une justice sans miséricorde, mais faites miséricorde à ceux-ci en cette vie et en l’autre. Que je sois le bouc émissaire chargé de l’iniquité de votre peuple, que tout tombe sur moi seule. Ô mon Dieu, épargnez-les tous, mais ne m’épargnez pas, je vous en conjure par Votre sang. Vous savez, Seigneur, que je n’ai point cherché ma [f. 2 v°] gloire propre ni ma justification avec ce que j’ai fait et demandé ; j’ai cherché Votre seule gloire ; j’ai voulu me justifier pour eux. Cela n’a pu être : soyez Vous-même leur justification et leur sanctification. A Dieu. Ma tête ne me permet plus d’écrire.

- A.S.-S., pièces 7306, 7309, 7347, autographes - pièce 7310, copie Dupuy, datée du 12 juillet ; cette date demeure incertaine - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°66] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [71].

aLe folio 2 r° de la pièce 7306 commence par deux lignes et demi raturées, puis continue par : « je suis versée...» que nous retrouverons après le passage préservé sur les copies.

1Matthieu, 5, 29 ; 18, 9 ; Marc, 9, 47.

AU DUC DE CHEVREUSE. 25 juillet 1694.

25 juillet 1694

Vous avez eu la charité jusqu’à présent de vous mêler de ce qui me regarde, monsieur. Je pourrais dire que c’est l’affaire de Dieu et non la mienne. Je vous conjure, par Son amour, de donner à Mgr de Meaux cette lettre et les autres qui l’accompagnent, d’en faire faire des copies pour Mgr de Noailles et pour monsieur Tronson. Si ma santé me l’avait permis, je les eusse faites moi-même, mais je ne puis. Ne me refusez pas cette grâce, et au plus tôt, je vous prie. Que nulle considération ne vous arrête. Si néanmoins vous avez changé [f. 1 v°] de sentiment pour moi et que vous croyez ne vous devoir plus mêler de ce qui me regarde, faites-la donner à madame la d[uchesse] de Charost, car je souhaite et prie instamment que cela soit donné à ces messieurs. J’attends en paix tout ce que la divine Providence ordonnera de moi. Prison, mort ; mon cœur est préparé à tout, et toute perte m’est gain, pourvu que j’achève ma course dans la volonté de mon Dieu.

A.S.-S., pièce 7308, autographe, adresse « Monsieur / Monsieur le duc de Chevreuse ». En tête « 25 juillet 1694 ». Cette pièce est suivie de la lettre (au même format, numérotée de 1 à 6) : « Comment pourrais-je, Messeigneurs, paraître devant vous... » - A.S.-S., ms. 2055 (Dupuy), [f°68v°] - A.S.-S., ms. 2173 (La Pialière), [75] - UL,VI, 364.


Ici prend place la déclaration (v. la série des documents à la fin du volume) : «A BOSSUET, NOAILLES... 25 juillet 1694».

A BOSSUET. 28 juillet 1694.

A Versailles 28 juillet

Je vous envoie, Monseigneur, une partie de mon travail en attendant que le reste soit achevé. Il le sera demain ou après-demain au plus tard. Je fais des extraits des livres et des espèces d’analyse sur les passages pour vous éviter de la peine et pour ramasser les preuves.

Ne soyez point en peine de moi. Je suis dans vos mains comme un petit enfant : je puis vous assurer que ma doctrine n’est pas ma doctrine. Elle passe par moi, sans être à moi et sans y rien laisser. Je ne tiens à rien, et tout cela m’est comme étranger. Je vous expose simplement, et sans y prendre part, ce que je crois avoir lu dans les ouvrages de plusieurs saints. C’est à vous à bien examiner le fait et à me dire si je me trompe. J’aime autant croire d’une façon que d’une autre. Dès que vous aurez parlé, tout sera effacé chez moi. Comptez, Monseigneur, qu’il ne s’agit que de la chose en elle-même et nullement de moi. Vous avez la charité de me dire que vous souhaitez que nous soyons d’accord, et moi je dois vous dire bien davantage : nous sommes par avance d’accord de quelque manière que vous décidiez. Ce ne sera point une soumission extérieure, ce sera une sincère conviction. Quand même ce que je crois avoir lu me paraîtrait plus clair que deux et deux font quatre, je le croirais encore moins clair que mon obligation de me défier de mes lumières et de leur préférer celles d’un évêque tel que vous. Ne prenez point ceci pour un compliment : c’est une chose aussi sérieuse et aussi vraie à la lettre qu’un serment. Au reste, je ne vous demande en tout ceci aucune des marques de cette bonté paternelle que j’ai si souvent éprouvée en vous. Je vous demande, par l’amour que vous avez pour l’Église, la rigueur d’un juge et l’autorité d’un évêque jaloux de conserver l’intégrité du dépôt. Je tiens trop à la Tradition pour vouloir en arracher celui qui en doit être la principale colonne en nos jours.

Ce qu’il y a de bon dans le fond de la matière, c’est qu’elle se réduit toute à trois choses. Le premier est la question de ce qu’on nomme l’amour pur et sans intérêt propre. Quoiqu’il ne soit pas conforme à votre opinion particulière, vous ne laissez pas de permettre un sentiment qui est devenu le plus commun dans toutes les écoles, et qui est manifestement celui des auteurs que je cite. La seconde question regarde la contemplation, ou oraison passive par état. Vous verrez si je me suis trompée en croyant que plusieurs saints en ont fait tout un système très bien suivi et très beau. Pour la troisième question, qui regarde les tentations et les épreuves de l’état passif, je crois être sûre d’une entière conformité de mes sentiments aux vôtres. Il ne reste donc que la seule difficulté de la contemplation par état : c’est un fait bien facile à éclaircir. Quand vous serez revenu ici, j’achèverai de vous donner mes extraits et mes notes. Je ne vous demande qu’un peu d’attention et de patience. Je suis infiniment édifiée des dispositions où Dieu vous a mis pour cet examena.

- BN, N.acq.fr. 16 313, f° 36-37 - Phelipeaux, Relation ..., 1732, t. I, p. 137-139.

a Fin du feuillet.

Ici prend place la déclaration (v. la série des documents à la fin du volume) : «Aux Examinateurs. Août 1694».





Annexes




Glossaire (thèmes spirituels). 

Les lettres de directions de ce volume utilisent un vocabulaire dont on trouvera parfois les occurrences dans l’index général. Des définitions à la fois brèves et précises sont illusoires, car les mots utilisés par Madame Guyon sont toujours empruntés au vocabulaire le plus courant151.

Nous avons par contre retenu des éclaircissements que prête Madame Guyon à des thèmes spirituels qui lui sont chers. A mi-chemin entre la stérilité d’un dictionnaire par mots et l’abondance que demande une étude approfondie des thèmes, nous avons opté pour quelques citations reproduites assez largement. Le « glossaire » ainsi constitué forme un florilège qui peut être lu pour lui-même.



Abandon, passiveté. L'abandon bien entendu est un exercice continuel de notre liberté, pour la délaisser à tous les mouvements du Saint-Esprit : ainsi, ce qu'on appelle passiveté, n'est jamais une absolue cessation d'action, mais c'est un usage très libre de notre volonté, pour la laisser conduire par celle de Dieu. Un homme qui se laisse faire par un chirurgien une incision profonde et douloureuse, fait sans doute une action très libre et courageuse, en ne se remuant pas, pour laisser faire le chirurgien. (L. 117, mars 1689).

Ames propriétaires, mouvement à leur égard. Si leur disposition change je me trouve tout à coup tournée vers elles avec beaucoup d'affection, et cela sans que j'y mette rien de ma part ; en sorte que sans que j'aie de choix, de penchant et d'amitié pour personne, je me trouve nécessairement liée avec celles qui sont plus désappropriées [...] Cette union ne passe point par l'entremise des sens, et il me serait impossible de donner un autre rang à ces personnes dans mon cœur que celui que Dieu y donne Lui-même, sans que je me règle ni sur les défauts, ni sur les qualités extérieures, ni sur l'amitié que l'on a pour moi, car il y a de ces personnes propriétaires qui m'aiment beaucoup, et leur témoignage m'en est insupportable, au lieu que je me sens portée à en donner moi-même aux personnes simples, droites et vides d'elles-mêmes. Je n'aime point par le cœur, mais par un certain fond qui accepte ou rejette ce qui lui convient, ou plutôt, ce qui convient à Dieu. (L. 255, avril 1690). J'ai éprouvé que l'on ne me donne rien pour les âmes empressées et désireuses : [...] plus sont-ils morts à toute sorte d'envie et d'empressement, plus a-t-on de mouvement à leur égard. Ce mouvement qui paraît vie et l'est en effet, n'est pas un mouvement vivant par la nature, mais un mouvement que Dieu, devenu le principe de l'âme, opère. Il est plus puissant, plus fort et plus efficace que ceux de la nature. Il vient du fond où réside cette vie divine, et non des sens qui n'ont nulle part à ces choses.(L. 177, 27 juillet 1689). C'est comme un regard de complaisance non distinct de Dieu, qui produit grâce et écoulement dans ces âmes. Au contraire, celles qui sont propriétaires et qui résistent à Dieu, étant appelées à Son union, sont rejetées de ce fond sans que je puisse faire autrement, quelque volonté que j'en eusse, et lorsque je suis appliquée à elles je sens comme un mur entre Dieu et elles. (L. 107, mars 1689).

Claivoyance dans la communion. Dieu me presse encore plus que devant, me tenant sans cesse dans Sa présence pour vous avec bien de la force et de la douceur [...] Il y a des âmes qui ne m'appartiennent point, auxquelles je ne dis rien de tout cela ; mais celles qui me sont données, comme la vôtre, Dieu, en me les appliquant très intimement, me fait aussi connaître ce qui leur est propre et le dessein qu'Il a sur elles. (L. 85, octobre-novembre 1688). Dieu me donne une connaissance du particulier de votre état, de votre disposition et de ce qui en fait le fond et l'essentiel... Cela sera même plus dans la suite, lorsque la déroute intérieure commencera. (L. 124, avril 1689).

Communication, communion des saints. (Madame Guyon l’aborde franchement, insiste sur son rôle central, par contraste avec celui secondaire des pratiques ou rites.) Ne vous étonnez pas de la joie et de la paix que vous goûtâtes l'autre jour avec moi. C'est une opération de Dieu, aussi bien que les autres que vous expérimentâtes…(L. 95, janvier 1689). J’ai été éveillée longtemps avant quatre heures avec une douce et suave occupation de vous en Dieu. [...] Je sens quelque secrète inclination de rester avec vous une demi-heure en silence. (L. 116 de mars 1689) Je vous assure que votre âme est tellement une même chose avec la mienne. Car, pour la mienne, elle est disparue quant à moi et je ne la découvre plus que par l'étroite union où Dieu la met avec la vôtre.(L. 192, 25 septembre 1689). Hier matin, étant à la messe prête à communier très serrée à Dieu, tout à coup votre âme me fut présente et l’on la serrait à la mienne, cela en réalité intime, en foi nue, sans distinction ni objet. [...] Celui qui le faisait en moi [...] me chargea des croix et des humiliations que vous auriez dû porter afin que j’en busse jusqu’à la lie. (L. 223, décembre 1689).

Destruction (« mort »). Laissez-vous donc conduire par Celui qui vous aime avec tendresse. Plus ce qui est de vous chez vous sera détruit, plus Il vous possèdera. Ce n'est pas vous qui le détruirez, mais, en demeurant fidèle dans la privation de toutes les vies dont Il n'est pas l'unique principe, Il fera en vous tout cet ouvrage. (L. 132, mai 1689).

Direction spirituelle. Je sens en moi dans le moment que je vous parle, un Maître infiniment puissant et infiniment petit qui me donne un droit sur vous pour vous rendre petit, et ce droit me donne celui de disposer de vous ; et sur cela je me trouve beaucoup de liberté que rien ne rétrécit, sans envie de vous faire des compliments ni de vous donner même ce qu’il semblerait que vous auriez raison de me demander. Je n’aime que Dieu seul et je vous aime en Lui plus que personne du monde, non d’une manière distincte de Dieu, mais du même amour dont je L’aime, et dont Il S’aime en moi ; et cet amour est éternel et la mort n’y fera nulle altération, au contraire. Je suis cependant certaine que je ne mourrai point à quelque extrémité que je puisse aller, si je vous suis encore utile ; et si je ne vous la suis plus sur terre, j’ai cette confiance que si vous voulez bien rester uni à mon cœur, vous me trouverez toujours en Dieu et dans votre besoin. (L. 248, avril 1690).

Etat invariable (de foi nue, de calme serein). Mon état est invariable et toujours le même depuis plus de huit ans. Son étendue est aussi grande que sa simplicité et nudité est pure. (L. 89, décembre 1688). Il y a en moi deux états, qui n'en composent cependant qu'un : l'essentiel qui est toujours une foi nue, pure, ou plutôt un anéantissement total qui exclut toute distinction, tout ce qui est et subsiste, en quelque chose que ce soit, tout aperçu, tout ce qui se peut dire et nommer, l'âme subsistant en Dieu en pure perte, ou plutôt en total anéantissement. Il y a aussi un état accidentel qui est ce que j'éprouve pour les autres, qui me fait goûter et connaître leur état et tout ce qui les concerne, ce qui donne des distinctions, songes, connaissances, etc. Mais cela est séparé du fond immobile et n'a nul rapport avec lui, de sorte que ces connaissances ne sont point des lumières et illustrations qui donnent une disposition particulière à l'âme. Au lieu que les autres opérations viennent de la tête, et qu'elles se répandent sur les parties du corps, celles-là viennent du fond proche du cœur et se distribuent dans l'esprit par un vide fécond, car la mémoire ne représente rien et cependant n'est pas stérile pour cela, mais claire, sans nul terme ni objet. L’esprit de même n'a nulle agitation, mais son calme est serein et lumineux. Ce n'est pas un vide d'abrutissement : au contraire, c'est une pure, simple et nue intelligence, sans espèce ni rien qui borne. La volonté est aussi nue et vide, mais sans disette, et avec une plénitude qui dilate toujours plus le cœur qui trouve tous ses désirs parfaitement contents et remplis, sans rien distinguer de ce qui contente et remplit. (L. 199, 25 octobre 1689).

Filiation. Madame Guyon est consciente de sa responsabilité liée au rôle éminent qui lui est confié dans la filiation.  Il m'est venu dans l’esprit ce matin que M. B[ertot], en mourant, m’ayant laissé son esprit directeur pour ses enfants, ceux qui se sont égarés aussi bien que ceux qui sont restés fidèles, n'auront la communication de cet esprit que par moi, mais dans votre union. (L. 276, été 1690). Je vous prie de poursuivre la carrière sans crainte et sans scrupule, d’être persuadé que Dieu vous veut par la plus extrême pauvreté, que c’est la voie de la justice où il ne règne que le seul honneur et la seule gloire de Dieu. Plus la créature perd ses intérêts, plus Dieu trouve les Siens. Ne craignez point une saleté apparente, mais soyez persuadé que la vraie pureté consiste dans l’entière désappropriation. Je vous laisse l’esprit directeur que Dieu m’a donné. (L. 248, avril 1690).

In-action (action de la grâce par l’intérieur). Vous n'avez garde d'avoir goûté jusqu'à présent la délicatesse de Sa pure opération, puisque vous l'avez toujours extrêmement mélangée de la vôtre, ne vous tenant jamais ferme et invariablement attaché au conseil que l'on vous a donné sur cela. Combien de fois avons-nous éclairci cet article, où je vous ai dit que, lorsque Dieu opérait, il fallait quitter tout opérer pour Le laisser faire ? Non seulement vous ne mourez pas à cette activité intérieure (ce qui est un effet de votre crainte, et la source du peu de mort extérieure qui est en vous), mais de plus, vous allez chercher des sujets lorsque Dieu vous occupe de Lui-même. […] Vous vous conduisez non par la foi, mais par le goût, la connaissance et l'assurance. […] Sitôt que la sécheresse s'empare de votre cœur et l'incertitude de votre esprit, vous croyez devoir trouver dans vos efforts les assurances que vous ne trouvez pas dans vos dispositions. (L. 99, février 1689).

Acquiescement. La pratique de tout laisser tomber est admirable, mais c'est cependant une action […] Acquiescez simplement, car il y a des temps que Dieu veut cet acquiescement ; et c'est la seule et unique activité, - si l'on peut appeler de cette sorte une chose si simple,- que Dieu veut de vous. (L. 158, 25 juin 1689).

Nuit (se perdre soi-même). Quand Dieu vous met dans la nuit impénétrable, qui est Sa volonté inconnue, on ne peut plus voir la main de Dieu qui nous mène, parce qu'on a besoin de perdre cet appui, pour se perdre soi-même (18 juillet 1689). Le plus grand avancement de l’âme n’est pas de se posséder en paix, à quelque haut degré d’élévation que cela puisse monter, mais d’être banni de chez soi par la découverte journalière et l’expérience foncière de ce que l’on est. Car de savoir par vertu et humilité pratiquée que l’on n’est bon à rien, c’est se croire quelque chose, quoique l’on ne se persuade pas de le croire, mais approfondir son néant jusques au plus profond, c’est tout. Lorsque l’on rapporte encore quelque chose à soi, l’on est imparfait, quoique l’on paraisse très parfait.(L. 231, février 1690) Dieu ayant pris ce qui est Sien, il ne nous reste que le néant et le péché. Ceci est réel, mais très réel. Plus tôt on en est logé là, plus tôt est-on affranchi de l’incommodité de se voir tout ôter l’un après l’autre.(L. 238, mars 1690)

Passiveté. Vous ne sauriez être trop passif selon les desseins de Dieu sur vous ; mais votre cœur doit toujours être également ouvert pour recevoir les opérations de Dieu sans y rien mettre du vôtre. Ce serait même une action que d'outrepasser une disposition, soit parce qu’elle est sensible et par conséquent moins pure, ou parce que l'impression en reste. Il faut vous laisser comme une chambre qui laisse tout entrer et sortir, fermer et ouvrir la porte2. (26 décembre 1689). V. aussi : Abandon.

Perte de la volonté. (Par acquiescement à l’opération divine. L’opération divine dans la prière s’étend à tout le déroulement de la vie ; la volonté propre s’y conforme puis s’efface). Le vrai humble ne prend rien pour lui dans l'élévation ni dans l'abaissement : il se laisse en la main de Dieu comme un instrument destitué de sa propre vie. (L. 104, mars 1689). On éprouve que cette volonté, qui se délaissait avec tant de souplesse à tous les vouloirs divins pour vouloir ou ne vouloir pas qu'autant qu'elle était mue, se perd ; et qu'une volonté, autant divine qu'elle est profonde et délicate, est substituée en la place de la nôtre. Mais volonté si propre et si naturelle à l'âme qu'elle ne voit plus que cette seule et unique volonté, qui lui paraît être la sienne, n'en trouvant plus d'autre. (L. 101, février-mars 1689).

Perte en Dieu. (Au-delà de la sainteté). Nous voulons cesser d'être et d'agir, même vertueusement […] Non seulement c'est en Dieu, comme dit saint Paul, que nous agissons et que nous sommes, mais il faut que nous cessions d'être et d'agir afin que Dieu seul soit. Le recueillement sert infiniment pour les personnes que Dieu veut attirer à Lui dans leur fond, mais ce même recueillement se perd en ce qu’il a d’aperçu lorsque Dieu perd l’âme en Lui. Elle n'est plus alors recueillie ni resserrée en elle-même, elle entre dans le large et dans des espaces infinis. Dieu devient l'âme de son âme d'une manière aussi naturelle que notre âme nous fait agir, et que 1'air nous fait respirer. Vous êtes à Lui : qu’Il vous jette dans la boue ou qu’Il vous élève sur le trône, ce n'est plus votre affaire. Votre affaire seule et unique est de ne point vous reprendre, de vous oublier, de ne pas plus vous regarder si l'on vous jetait dans l'abîme que s'Il vous élevait sur le trône. Vous n'êtes plus à vous. Dieu seul est et cela suffit. S'il vient à perdre quelque chose de ce qu’Il est, cela seul peut et doit vous occuper. Dieu est un Dieu fort jaloux. Comptez qu’Il met tout en usage pour n'avoir point de compagnon. (L. 265, mai 1690)

Présence de Dieu (cachée). Lorsque vous dites que la présence de Dieu vous est moins facile, vous vous trompez ; car, quoique vous l'aperceviez moins, elle est bien plus continuelle, son opération sur votre âme n'est jamais interrompue. Deux choses vous feront remarquer cette présence cachée et desséchante : la première, cette inclination secrète pour la solitude, qui marque une opération secrète, quoique dérobée aux sentiments de l'âme ; et ces opérations abattent plus le corps que celles qui sont sensibles, car les premières semblent tout dessécher, et les secondes fortifient. L'autre preuve de l'opération continuelle qui se fait en vous, sans que vous la connaissiez, est cet amen continuel pour toutes choses, cet abandon, cette simplicité et petitesse, que je vois s'accroître chaque jour, et qui me sont des preuves évidentes (quand je ne le connaîtrais pas par le sentiment intérieur que j'en ai), que le Maître vous rend tous les jours plus conforme à Lui, et perd chaque jour votre volonté en la Sienne. (L. 164, juillet 1689) Mais, comme l'on ne veut de vous d'autre action que celle de recevoir ce que l'on vous donne et de vous laisser détruire, selon toute l'étendue des desseins de Dieu, on ne veut aussi de vous que l'acquiescement et la docilité que Dieu vous donne, pour ne rien ajouter ni ôter à ce que Dieu fait en vous. (L. 177, 27 juillet 1689).

Pur amour. (Sans concession ni à l’amour fervent, ni à l’amour recourbé sur le sujet ou amour propre). Quand je parle du pur amour, je ne parle pas de l'amour fervent, qui ne travaille qu'à embellir celui qui le possède et qui semble n'être appliqué qu'à lui : cet amour-là, je l'appelle imparfait, quoique ce soit celui que les hommes ignorants regardent comme le comble de la sainteté. Je ne regarde comme pur amour que l'amour impitoyable, destructeur, qui loin d'embellir et d'orner son sujet, lui arrache tout sans miséricorde, afin que rien ne restant dans ce même sujet, rien ne l'empêche de passer dans la fin. (L. 210, automne 1689).

Purification, purgatoire. Il faut souffrir la douleur que vos fautes vous causent, pourvu que vous ne fassiez nulle action, ni pour diminuer la douleur, ni pour y remédier : c'est une espèce de brûlure qui sert de purgatoire. (octobre 1689).

Résistance. Ce qui fait les peines des âmes non éclairées, c'est la résistance, qu'elles ne connaissent souvent pas. Comme la délicatesse de Dieu est infinie et qu'Il ne fait souvent que présenter à l'âme ce qu'Il veut d'elle, elle, qui n'est pas accoutumée à la délicatesse de l'esprit, se sert de sa raison pour échapper à ce qui lui est proposé, parce qu'elle craint même de se tromper ; et alors elle entre dans l'obscurité et dans le trouble [...] Elle porte ce trouble comme les autres peines, du moins elle tâche de le faire. Mais tout cela ne la remet point en la situation ordinaire, jusqu'à ce que Dieu, par une lumière supérieure ou par quelque personne fort éclairée, lui fasse comprendre sa résistance et la fasse entrer dans l'acquiescement, non d'acte mais d'effet... (L. 124, avril 1689 ; v. L. 415 à Metternich sur la même délicatesse divine). Rien ne souffre chez nous que la résistance : qui a pu résister à Dieu, et vivre en paix ? Ne résistez jamais, vous ne souffrirez jamais...(L. 126, avril 1689).

Rêves ayant un sens mystique. En même temps que je vous voyais et moi aussi, comme des enfants simples qui jouions, et qu'en vous serrant contre mon cœur, je vous rendais toujours plus simple et plus enfant, plus pur et plus innocent, je voyais en même temps des gens pleins d'artifice et fausse sagesse qui faisaient tous leurs efforts pour vous retirer de votre simplicité. (L. 140, 18 mai 1689). Il m'a semblé qu'il y avait une vallée d'une profondeur extraordinaire. Vous étiez presque sur le haut. Vous veniez du haut en bas [...] Nous ne faisions rien autre chose que de nous laisser couler en bas ; je vous tenais fortement, ayant passé ma main gauche derrière vous, d'une manière que je vous embrassais. Et je sentais même en dormant que mon cœur penchait vers le vôtre et semblait vouloir attirer le vôtre à soi. Vous me disiez que vous éprouviez une douce correspondance. Vous me disiez même d'une manière très contente : il n’y a rien de plus doux au monde. Ce qui était extraordinaire à cette vallée est qu'elle était faite en sillons comme par degrés. Cela facilitait ceux qui montaient ; cela devait, ce me semble, nous arrêter, puisque nous ne faisions d'autres mouvements que de nous laisser couler en bas, étant assis, comme je vous l'ai dit, d'une manière presque imperceptible. Ce qui faisait que les sillons ou degrés ne nous arrêtaient point et ne faisaient nulle violence à la douce pente qui nous entraînait en bas, c'est que cette vallée était flexible et qu'elle prenait elle-même le mouvement qui était nécessaire pour faciliter notre descente et se baissait par endroit, comme les ondes de la mer ; et cela nous faisait couler toujours plus dans le fond... (L. 143, fin mai 1689). [...] La sagesse humaine est le Goliath que le simple David doit détruire, non avec les fortes armes de la nature, mais avec la fronde de l'abandon et de la simplicité de Jésus-Christ, représentée par ces cinq pierres très claires du torrent. Vous ne sauriez vous imaginer, mon enfant (je me sens pressée dans le plus intime de mon cœur de vous donner ce nom et de franchir les obstacles de ma raison), vous ne sauriez, dis-je, vous imaginer combien j'ai de joie de voir que vous ne voulez être arrêté ni rétréci... (5 juin 1689). J’ai vu en songe un oiseau d’une beauté extraordinaire. Tout le monde était empressé pour l’avoir, il est venu entre mes mains sans que je fisse rien pour le prendre et c’est à vous que j’en ai remis la charge. (L. 225, décembre 1689).

Science des saints et science de Dieu. (Distinction entre la voie de lumière et de sainteté et la voie mystique - cachée - de foi nue.) Il y a la science des saints et celle des hommes, et elles sont très différentes l'une de l'autre ; mais il faut perdre l'une et 1'autre, pour n'avoir que la science de Dieu […] Il vous arrivera aussi de perdre souvent la trace de la conduite de Dieu sur vous, ce qui sera accompagné de dégoût et de sécheresse. Vous serez souvent comme un oiseau qui voltige sans trouver où poser son pied ; mais tout cela ne servira qu'à vous faire comprendre l'extrême dépendance où vous êtes de Dieu et la différence qu'il y a de vous à bien d'autres.(L. 137, mai 1689).

Silence. (Laisser toute la place à l’opération divine en commençant par la manière de prier où toute opération propre est nuisible dès qu’elle se manifeste). Votre oraison doit être entièrement indépendante et même détachée de votre esprit […] Quand il plaît à Dieu de rappeler les sens et les puissances au-dedans, comme par un coup de filet, Il met tout dans un profond silence (L. 194, octobre 1689).

Union des puissances. Dieu, attirant l'âme à Lui, le fait d'ordinaire par le moyen de la volonté. Cette volonté, se laissant entraîner à un je ne sais quoi qu'elle goûte sans pouvoir ni l'exprimer, ni même le comprendre, attire à elle les autres puissances, et réduit comme à un seul acte simple et indivisible les opérations des autres puissances, en sorte que toutes ses opérations réduites en un ne font plus qu'un seul et même acte, qui est également lumière et chaleur, connaissance et amour. C'est ce qui s'appelle union des puissances. (L. 91, décembre 1688).

Unité. Après quoi, Il la transforme en Lui-même. Cette âme vivrait contente quand tout serait détruit ; et quand tout usage de la religion lui serait interdit, elle ne trouverait pas qu'il lui manquât rien. Il paraît à cette âme réduite en unité et dans l'entière simplicité, que tout ce qui la concerne, même ses défauts, ne mérite plus son application qui la détournerait de sa dernière fin. (L. 94, janvier 1689). Je connus, dis-je, la pureté de Dieu être si infinie et celle qu'Il exige de l'âme pour y opérer avec plaisir être telle, qu'Il ne veut pas la moindre action de l'âme [...] La plus délicate de ces fautes est une haleine qui ternit la glace de ce beau miroir et il faut que cela soit essuyé. (L. 209, automne 1689). Un bon appui est aussi bien un appui qu’un mauvais et sert d’entre-deux, mais lorsque tout est ôté et que l’âme est réduite en unité, cet Amour clairvoyant ou ce Regard d’amour sur l’âme la consomme toujours plus en Soi, et c’est ce qui s’appelle transformation. Alors l’âme jouit d’une paix et d’une liberté infinie, étant dans sa fin. (L. 217, 1er décembre 1689).

Vie en Dieu. Lorsque l'homme est encore en lui-même, il rapporte tout à soi et attire tout en soi-même : toutes les créatures sont pour lui-même en manière spirituelle, ou en vue de perfection ou de salut. Mais par le transport qui est fait de cette âme en Dieu par une extase d'autant plus éminente qu'elle est plus continuelle - puisqu'elle commence dès cette vie ce qui doit durer éternellement, où l'âme ne sortira plus de Dieu pour retourner à elle-même - alors elle transporte avec elle toutes les créatures en Dieu, de sorte que Dieu est son seul objet et sa seule vie : elle voit tout en Dieu et tout Dieu, rien hors de Dieu ni distinct de Dieu. (L. 208, automne 1689).

Glossaire (vocabulaire classique).



Absorbement : rare, synonyme d’absorption  pour « extase, ravissement » chez Suso (trad. 1586).

Apetisser : Rendre plus petit. Apetisser un manteau. On dit plus ordinairement rapetisser. (Littré).

Assaisonnement : manières agréables qui accompagnent ce qu’on dit.

Bélial : le malin esprit, le démon ; mot hébreu signifiant qui ne vaut rien. (Littré).

Bonace : état d’une mer très tranquille.

Caractère : mot repris du latin chrétien dans sa spécialisation :  « marque spirituelle et ineffaçable qu’impriment les sacrements ».

Considération : représente le latin consideratio « examen attentif. »

Consistance : d’abord synonyme de « matière », est attesté depuis 1580 au sens d’ « état de ce qui est ferme, solide », d’abord avec la valeur d’  « immobilité, stabilité », puis en parlant d’une chose abstraite.

Correspondre : être en rapport de conformité avec.

Coulpe : le mot demeure un terme de théologie désignant la faute.

D’abord : Dès l’abord, tout de suite. « incontinent, aussitôt ».

Déchet : premier sens de perte. Littré cite Bossuet : « Sans [la retraite], vous ne trouverez jamais que du déchet en votre âme, du désordre dans votre conscience… »

Dévoiement : un vomissement, une indigestion (1538), la diarrhée (1680), acceptions médicales sorties d’usage.

Enlever : signifie aussi (1655) « priver de (qqch.) » avec un complément nom de personne, et aussi « enthousiasmer ». Signer : par extension, signer s’emploie aussi pour « approuver ».

Ennui : s’est dit jusqu’à l’époque classique pour « tristesse profonde, dégoût », d’où ennui de vivre.

Ennuyer : « causer des tourments, être insupportable », sens dominant jusqu’à l’époque classique .

Entretenir : dans son premier emploi « se soutenir mutuellement », puis « tenir dans le même état, faire durer, maintenir »

Espèces : Furetière 6e entrée – sens général de « catégorie, sorte », d’où en philosophie espèces sensibles, espèces intelligibles. Et par extension, représentation  ; v. latin classique, species « vue, regard ».

Etrange : épouvantable, terrible, scandaleux ; hors de la réalité habituelle.

Faire l’amour (à qqn) : après l’ancien provençal far amor (ad alcun), signifie « courtiser », sens encore normal dans l’usage classique (XVIIe- XVIIIe s.).

Flatter : d’abord, au figuré, a signifié « chercher à tromper en déguisant la vérité » d’où à l’époque classique se flatter, « se bercer d’illusions » (av. 1559) ; aujourd’hui flatter qqn de qqch. « laisser qqn faussement espérer » (1669).

Grief : douloureux, motif de plainte.

Lisière : Dans les premières attestations, lisière désigne le bord d’une étoffe. On l’attacha au vêtement d’un enfant pour le soutenir quant il apprend à marcher (1680). D’où aux siècles suivants : tenir qqn en lisières.

Longanime : patient avec indulgence, magnanime.

Mouvement : au sens moral, « impulsion qui pousse à agir d’une certaine façon », également en emploi qualifié dans bon mouvement (1690).

Observer : en langue classique, « veiller à » (1677).

Opérer : « agir, produire un effet conforme à sa nature » (1470), aujourd’hui archaïque sauf dans une acception religieuse, en parlant de la grâce.

Outrepasser : A eu le sens concret de « dépasser » (une ville), et sur le plan temporel « passer », sans y ajouter le sens abstrait de « transgresser  (une limite). »

Propriétaire : Les mots « propriétaires », « propriété » ont une grande importance pour Madame Guyon. Elle transpose l’ascèse en une remise totale à Dieu par désappropriation.Voir l'article de J.-L. Goré sur la désappropriation dans le Dictionnaire de spiritualité, t. III, 1957, col. 518-529.

Prospect : Manière de regarder un objet. (Littré).

Rebut : action de rebuter, repousser.

Réprobation : d’abord employé dans le langage religieux, il désigne l’acte par lequel Dieu exclut un pécheur du bonheur éternel. Ce n’est que fin XVIIIe s. que le mot s’est répandu dans l’usage courant pour « blâme ».

Subsister : apparaît avec le sens de « demeurer en vigueur », plus généralement « continuer d’exister », « se maintenir en vie ». Ces acceptions ont disparues au bénéfice du sens moderne de « pourvoir à ses besoins. »

Timide : apparaît d’abord comme un mot d’emprunt lettré dans son sens latin originel « qui a peur ». La généralisation de son emploi entraîne, après le milieu du XVIIe siècle, un affaiblissement sémantique progressif en « craintif, plein d’appréhension » (1660).

Viande : au XVIIe siècle, viande conserve encore le sens général de nourriture mais l’emploi moderne spécialisé se développe. Le mot s’emploie aussi figurément au sens de « nourriture pour l’esprit. »

Vers : « à l’égard de ». « Et vers l’un ou vers l’autre il faut être perfide » Cinna, v. 818.

Index de citations bibliques



Cet index donne la liste de 311 citations bibliques explicites ou implicites, relevées dans cla première partie consacrée à des directions spirituelles. Il couvre successivement l’Ancien Testament (136 citations), les Evangiles (103 citations), les Epîtres (72 citations)152. Les citations se répètent rarement - elles portent sur un peu plus du tiers des occurrences - car son intime connaissance de la Bible permet à Madame Guyon de choisir le verset exactement adapté au contexte.

On fait suivre cette liste, reprenant son ordre, des versets répétés ainsi que d’extraits du commentaire qu’en donne Madame Guyon, car la lecture de ce florilège éclaire sur la vision du « christianisme intérieur ».

Nous avons repris les versets cités plus d’une fois dans ce premier volume : trente-trois sont cités deux fois (2x), douze le sont trois fois, trois le sont quatre fois. Nous donnons en premier lieu les traductions de Sacy pour l’Ancien Testament et d’Amelote pour le Nouveau respectivement connue et adaptée par Madame Guyon153. Nous répétons le texte biblique, sous l’adaptation par Poiret donnée dans son édition des Explications de Madame Guyon, lorsqu’elle diffère sensiblement de Sacy ou d’Amelote. Parfois Poiret omet un élément jugé peu significatif ; rarement, le numéro de verset est décalé d’une unité154 ; enfin la césure entre deux versets peut varier.

La comparaison avec les citations bibliques propres aux Discours spirituels de Madame Guyon, indique une préférence distincte dans le choix des versets155. Ceci suggère une évolution entre 1689-1690 (années de la direction de Fénelon, qui prédomine dans ce volume) et les années postérieures à 1703 (date de sortie de la longue période d’incarcération à la Bastille ; entre 1703 et 1717, à Blois, furent fixée la majorité des opuscules formant les Discours). L’absence, dans les Discours, de toute reprise des thèmes développés dans les Explications, suggère également une telle évolution.

Nous présentons, à la suite de chaque citation biblique donnée sous ses deux adaptations françaises de la Vulgate, de courts extraits des Explications… Ils éclairent sur le sens profond que Madame Guyon découvrit dans sa lecture biblique.

La lecture de ce qui forme une brève anthologie biblique commentée mystiquement, peut donner envie de méditer quelques pages choisies parmi les milliers qui furent écrites quatre années avant la rencontre avec Fénelon156.



Ancien Testament :

Cantique, 1, 3. ; (2x157) 1, 4. ; 1, 5. ; 1, 7. ; (2x) 2, 4. ; 4, 9. ; (3x) 8, 6. ; (3x) 8, 7 ; (14)

Deutéronome, 6, 5 & 15. ; 32, 10-11. ; (2)

Ecclésiaste, (2x) 9, 1. ; (2)

Ecclésiastique, 2, 2. ; (4x) 2, 3. ; 3, 1 ; 34, 9. ; (7)

Exode, 3, 14. ; 14, 14. ; (2)

Ezéchiel, 8, 14 & 16. ; (2x) 9, 4-6. ; (3)

Genèse, 17, 1. ; 21, 19. ; (2)

I Maccabées, 2, 20 & 37. ; (1)

I Rois, 2, 9. ; 8, 7. ; 15, 23. ; 19, 12. ; 24, 15. (5)

II Rois, (2x) 6, 6-7 ; (2)

III Rois, 3, 9. ; 4, 29. ; 8, 12 ; (2x) 19, 11-12. ; (5)

IV Rois,, 2, 12 ; 2, 15 ; (2x) 4, 27. ; 4, 34-35.  (5)

II Paralipomènes, (2x) 6, 1 ; (2)

IV Esdras, ch. 14 ; (1)

Isaïe, (3x) 1, 18. ; 9, 6. ; 24, 16. ; (2x) 26, 12 ; 38, 17. ; 40, 2. ; 55, 8-9. ; 57, 10. ; (11)

Jeremie, 1, 7-10. ; 12. ; (2)

Jeremie, Lament., 3, 9. ; (1)

Job, 7,16. ; 9, 4. ; (3x) 9, 30-31 ; 13, 15. ; 15,15. ; 19, 9. ; 28, 22 ; 41, 21. ; (10)

Joël, 2, 3. ; 2, 13. ; (2)

Juges, (2x) 5, 16. ; (2x) 14, 9 ; (4)

Michée, 5, 2. ; (1)

Nombres, 21, 8-9. ; 22, 28 et sv. ; (2)

Osée, (2x) 2, 14. ; 2, 19-20. ; 6, 3 ; (4)

Prov., 8, 30-31. ; 9, 4. ; (3x) 10, 9. ; (5)

Ps., 1, 3 ; Ps. 3 ; 8, 3. ; 15, 3. ; 15, 6. ; 16 ; (4x) 17, 12-13. ; 26. ; 30, 16. ; 30, 27 ; 32, 18. ; 33, 9. ; 37, 5. ; (2x) 39, 2. ; 39, 9-10. ; 62, 3. ; 67, 36. ; 68. ; 72, 21-22. ; 85, 12. ; 89, 6 & 102, 15. ; 91, 12 (hébr.). ; 104, 4. ; 109, 1. ; 109, 7. ; (2x) 118, 32. ; 120, 1-2. ; 126, 1. ; 138, 11 ; 143, 6. ; (35)

Sagesse, (2x) 1, 1. ; 16, 20-21. ; (3)

Tobie, 5, 5. ; 6 & 8. ; 12, 19. ; (3)

Evangiles :

Jean, 1, 5 ; (3x) 1, 12-13.  ; 3, 8. ; 3, 14-17. ; (2x) 4, 23. ; (2x) 9, 6-7 ; 10, 27. ; 10, 30 ; 12, 3. ; 12, 8. ; 12, 25 ; 14, 2. ; 14, 16. ; 16, 8-10 ; 16, 22. ; 17, 3. ; (3x) 17, 21-23 ; 17, 3. ; (2x) 17, 22. ; 18, 36. ; 18, 37. ; 19, 30. ; 21, 18. ; (30)

Luc, (3x)1, 37. ; 1, 47-48. ; (2x) 1, 48. ; 1, 69.71.77 ; 2. ; 2, 14. ; 2, 19. ; 2, 44. ; (3x) 2, 51. ; 3.6. ; 3, 22. ; 8, 19. ; 9, 60. ; 9, 62. ; 14, 26. ; 14, 28. ; (2x) 14, 33 ; 15, 20. ; (4x) 17, 21. ; 17, 23. ; 18, 8. ; 21, 6. ; (2x) 21, 19. ; 22, 32. ; (30)

Marc, 3, 31 ; 6, 3. ; 8, 23. ; 8, 35. ; 10, 14. ; 10, 15. ; 13, 32. ; 14, 36 : le cri (Hébr. 5, 7). ; (8)

Matthieu, 4, 4. ; 4, 18-22 ; 5. ; (2x) 5, 3. ; 6, 23. ; (2x) 6, 34. ; 6, 6. ; 7, 33. ; 8, 24-25. ; 10, 16. ; 10, 23. ; 11, 12. ; 11, 30. ; 12, 47 ; 14, 29-30. ; (2x) 14, 31. ; 15, 4. ; (2x) 16, 24. ; (2x) 18, 3. ; 18, 20. ; 19, 14 ; 19, 27-28 ; 21, 18-19. ; 22, 30 ; 24, 2 ; 24, 24. ; (31)

Epîtres :

Actes, (2x) 2, 3-4, 42  ; 2, 46. ; (3x) 4, 32. ; 13, 2-3. ; (2x) 17, 28. ; (9)

Apoc., 3, 15-16. ; 3, 21 ; 4, 5. ; 7, 14. ; 13, 11. ; 18, 4. ; 18, 6. ; (7)

Colossiens, 1, 24. ; 3, 3. ; (2)

Ephésiens, 4, 22. ; (1)

Galates, 2, 16-20 ; (2x) 2, 20. ; (3)

Hébreux, 1, 9 ; 10, 7 ; 11, 8-20. ; (3)

I Corinthiens, 1, 23. ; (2x) 2, 11. ; 3, 2 ; 3, 13. ; 5, 5. ; 6, 17. ; 6, 19-20. ; 12 & 13. ; 13, 11. ; 13, 5. ; 13, 18. ; 15, 28. ; (12)

II Corinthiens, 1, 19 ; 3, 18. ; 4.7. ; 4, 17. ; 5, 2-3 ; 5, 4. ; 5, 17. ; 6, 16. ; 10, 10. ; 11, 1. ; 11, 14. ; (2x) 12, 9. ; (12)

I Jean, 2, 27. ; 4, 7. ; 4, 18 ; (3)

I Pierre, 5, 6. ; (1)

I Thess., 5, 8. ; (1)

Jacques, 5, 16. ; (1)

Philippiens, 2, 7. ; (1)

Rom., (2x) 5, 20. ; 6, 4. ; 8, 5-8 ; (2x) 8, 26 ; 8, 35. ; 8, 36 (réf. Ps. 43, 23. ; 8, 39) ; 9, 3 ; 9, 20/21 ; 11, 14. ; 11, 33-36. ; 13, 1. ; 14, 17. ; (14)



Textes commentés de versets cités plusieurs fois 



Cant., 1, 4. Je suis noire, mais je suis belle, ô filles de Jérusalem, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon.

4158. Ô filles de Jérusalem ! Je suis noire ; mais belle, comme les tentes de Cédar, comme les pavillons de Salomon.

Comm. : …Je suis noire, dit-elle, parce que j’aperçois à la faveur de mon divin soleil quantité de défauts159, […] belle , parce que je suis au-dedans exempte de malice.



Cant., 2, 4. Il m'a fait entrer dans le cellier où il met son vin, il a réglé dans moi son amour.

4. Il m'a fait entrer dans le cellier du vin, il a réglé en moi la charité.

Comm. :…elle prie ses compagnes de ne pas s’étonner de la voir dans un état [d’ivresse] si extraordinaire. […] L’ordre de la charité : […] son amour est devenu parfaitement chaste : […] elle les veut toutes pour son Dieu, et n’en veut aucune pour soi.



Cant., 8, 6. Mettez-moi comme un sceau sur votre cœur, comme un sceau sur votre bras, parce que l'amour est fort comme la mort, et que le zèle de l'amour est inflexible comme l'enfer : ses lampes sont comme des lampes de feu et de flammes.

6. Mettez-moi comme un cachet sur votre cœur, comme un cachet sur votre bras ; car l'amour est fort comme la mort, et la jalousie est dure comme l'enfer ; ses lampes sont des lampes ardentes de feu et de flammes.

Comm. : …comme un cachet sur son extérieur et sur ses opérations […] [si] elle venait à se retirer de sa dépendance, elle serait dès ce moment rejetée de lui comme dans un enfer160



Cant., 8, 7. Les grandes eaux n'ont pu éteindre la charité, et les fleuves n'auront point la force de l'étouffer. Quand un homme aurait donné toutes les richesses de sa maison pour le saint amour, il les mépriserait comme s'il n'avait rien donné.

7. Les plus grandes eaux n'ont pu éteindre la charité ; et les fleuves ne la submergeront point. Quand un homme aurait donné tout ce qu’il a de bien, il ne l’estimerait rien au prix de l’amour.

Comm. : …Si l’homme a eu assez de courage pour abandonner tout ce qu’il possédait, et tout son soi-même […] il ne faut pas croire qu’après un effort si généreux pour acquérir un bien [la charité] qu’il estime plus que tout autre, et qui effectivement vaut mieux que tout l’univers, il vienne ensuite à le mépriser, jusqu’à reprendre ce qu’il avait quitté. Cela n’est pas possible ; Dieu nous fait connaître par là, la certitude et la consistance de cet état.



Ecclésiaste, 9, 1. J'ai agité toutes ces choses dans mon cœur, et je me suis mis en peine d'en trouver l'intelligence. Il y a des justes et des sages, et leurs œuvres sont dans la main de Dieu, et néanmoins l'homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine.

1. Il y a des justes et des sages, et leurs œuvres sont dans la main de Dieu ; et néanmoins l'homme ne sait s'il est digne d'amour ou de haine.

Comm. : …Toute la certitude de ces âmes [de foi] est qu’elles sont dans un si grand oubli d’elles-mêmes, qu’elles ne pensent ni à être assurées ni à n’être pas assurées […] O Dieu, Votre seule gloire et cela suffit : Vous serez toujours glorifié, soit dans ma perte, soit dans mon salut […] Je suis entre Vos mains pour faire Votre volonté, et cela suffit161.



Ezéchiel, 9, 4-6. Et le Seigneur lui dit : Passez au travers de la ville, au milieu de Jérusalem, et marquez un thau sur le front des hommes qui gémissent, et qui sont dans la douleur de voir toutes les abominations qui se font au milieu d'elle. - Et j'entendis ce qu'il disait aux autres : Suivez-le et passez au travers de la ville, et frappez indifféremment [...] - mais ne tuez aucun de ceux sur le front desquels vous verrez le thau écrit ; et commencez par mon sanctuaire [...]

4. --162 Marquez un Thau sur le front des hommes qui pleurent et gémissent. -- 6. Tuez tout sans qu’aucun échappe, vieillards, jeunes hommes, vierges, femmes et enfants ; mais (a) ne tuez aucun de ceux sur le front desquels vous verrez le Thau écrit. (a) : Exode, 12, 23 ; Apoc., 7, 2.

Comm. : Ceux qui sont marqués de ce signe sont les âmes qui appartiennent entièrement à Dieu […] par un abandon total, qui ont déjà passé par les pleurs, le deuil et les gémissements…



II Rois, 6, 6-7. [...] Oza porta la main à l'arche de Dieu, et la retint ; parce que les boeufs regimbaient, et l'avaient fait pencher. - En même temps la colère du Seigneur s'alluma contre Oza, et il le frappa à cause de sa témérité ; et Oza tomba mort sur la place devant l'arche de Dieu.

6. Mais Oza porta la main à l'Arche de Dieu, et la retint ; parce que les boeufs regimbaient, et l'avaient fait pencher. 7. En même temps la colère de Dieu s'alluma contre Oza, et il le frappa à cause de sa témérité : et Oza tomba mort au même lieu devant l'Arche du Seigneur.

Comm. : …un exemple pour nous. On ne saurait étendre sa main sur la sainteté de Dieu pour se l’approprier comme son bien […] C’est la raison pour laquelle Dieu détruit la créature par tant de renversements étranges, et qu’Il ne vient pas en elle qu’elle ne soit dépouillée de toute sainteté propre ; afin que la seule sainteté de Dieu règne et subsiste en elle.



III Rois, 19, 11-12. Le Seigneur lui dit : Sortez et tenez-vous sur la montagne devant le Seigneur. En même temps le Seigneur passa, et on entendit devant le Seigneur un vent violent et impétueux, capable de renverser les montagnes et de briser les rochers; et le Seigneur n'était point dans ce vent. Après ce vent, il se fit un tremblement de terre; et le Seigneur n'était pas dans ce tremblement. Après le tremblement il s'alluma un feu ; et le Seigneur n'était point dans ce feu. Après le feu on entendit le souffle d'un petit vent.

11. Et alors le Seigneur passa avec un grand vent violent et fort impétueux, renversant les montagnes et brisant les pierres, devant le Seigneur ; et le Seigneur n'était pas dans ce vent. Après le vent, il se fit un tremblement ; et le Seigneur n'était pas en cette agitation. - Après le tremblement il s'alluma un feu ; et le Seigneur n'était pas dans le feu. Après le feu on entendit le souffle d'un petit Zephir.

Comm. : …Vent qui renverse les montagnes d’orgueil, il brise […] tout ce qu’il y a de plus dur et qui fait quelque résistance ; rien ne s’oppose à son passage […] : Dieu n’est point dans le tracas et le tumulte. Quoique rien ne paraisse si grand et si admirable que ce zèle et cette ardeur qui émeut toute l’âme […] : Dieu Lui-même n’est point dans ces choses qui émeuvent. […] Il s’allume un si grand feu dans la volonté […], les côtes s’enlèvent de la véhémence de ce feu[…] : Dieu n’est point en tout cela. […] Ce Zephir est une caresse délicate et subtile, […] un air tranquille, serein, agréable et doux, qui succède à ces états impétueux […] vraie communication de Dieu…

IV Rois, 4, 27. La femme Sunamite étant venu trouver l’homme de Dieu sur la montagne, elle embrassa ses pieds ; et Giezi s’approcha d’elle pour la retirer. Mais l’homme de Dieu lui dit : Laissez-là ; car son âme est dans une extrême amertume, et le Seigneur m’en a caché la cause.

Comm. : Cette Sunamite qui vint chercher Elisée, représente bien une pauvre âme affligée, qui ayant reçu des dons de Dieu qu’elle n’avait point demandés, et s’en voyant privée ensuite, s’afflige démesurément […] On veut ôter Madeleine des pieds de Jésus-Christ, le pharisien se scandalise […] Jésus-Christ défend Madeleine, Elisée défend la Sunamite.



II Paralipomènes, 6, 1. Alors Salomon dit : Le Seigneur avait promis qu'il habiterait dans une nuée163.



Isaïe 1, 18. Et après cela venez et soutenez votre cause contre moi, dit le Seigneur. Quand vos péchés seraient comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige; et quand ils seraient rouges comme le vermillon, ils seront blancs comme la laine la plus blanche.

18. Quand vos péchés seraient rouges comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige.

Comm. :…L’âme […] quoiqu’elle ne pèche pas, il lui paraît qu’elle n’est que péché […] Dieu saura bien Se servir de sa propre misère et de la rougeur et confusion que lui causent ses péchés apparents, pour la blanchir […] Dieu parle ici aux pécheurs : s’ils veulent L’écouter, Il les comblera de biens…



Isaïe, 26, 12. Seigneur, vous nous donnerez la paix, car c'est vous qui avez fait en nous toutes nos oeuvres.

12. Seigneur, vous nous donnerez la paix ; parce que c'est vous qui avez fait en nous toutes nos œuvres.

Comm. : L’âme qui a cessé toute action propre pour laisser agir son Dieu en elle, se réjouit […] Sitôt que Dieu fait tout dans l’âme, elle est nécessairement en paix…



Job 9, 30-31. Quand j'aurais été lavé dans l'eau de neige, et que la pureté de mes mains éclaterait, - Votre lumière, Seigneur, me ferait paraître à moi-même tout couvert d'ordure, et mes vêtements m'auraient en horreur.

30. Quand j'aurais été lavé dans l'eau de neige, et que la blancheur de mes mains éblouirait les yeux par leur éclat - Néanmoins vous me plongerez dans l’ordure, et mes vêtements m'auront en horreur.

Comm. : … Job parle ici de la purification superficielle des sens et des puissances et non de la purification centrale […] Quand j’aurais fait des actions les plus éclatantes, […] Vous ne laisserez pas de me plonger dans ma boue […] afin de m’arracher à l’amour de moi-même. […] Tous ces dons et ces grâces dont j’étais vêtu, me laisseront […] Heureuse boue qui fait sortir l’âme de la captivité qu’elle avait en elle-même, pour la mettre dans la liberté de Dieu !



Juges 14,9. [...] [Samson, qui déchira le lion] ne voulut point non plus leur découvrir qu'il avait pris le miel dans la gueule du lion mort.

6164. Mais l’Esprit du Seigneur se saisit de Samson, qui déchira le lion comme il aurait fait un chevreau, et le mit en pièces sans avoir rien dans la main. - 14. Samson leur dit : La nourriture est sortie de celui qui mangeait, et la douceur est sortie du fort.

Comm. : …L’Esprit de Dieu […) fait déchirer et chasser le démon comme une mouche […] La toute-puissance même s’est faite petit enfant pour nous communiquer sa douceur.



Osée, 2, 14. Après cela [je me vengerai sur elle des jours qu'elle a consacrés à Baal] néanmoins je l'attirerai doucement à moi ; je la mènerai dans la solitude, et je lui parlerai au cœur.

14. Je l'attirerai doucement à moi ; je la mènerai dans la solitude, et là je lui parlerai au cœur.

Comm. : Dieu commence par mener l’âme en solitude, l’attirant par le recueillement […] Le malheur est que l’on ne se laisse pas à Dieu lorsqu’Il parle : on se défend sous prétexte d’humilité…



Prov., 10, 9. (10, 10 dans Sacy). Celui qui marche simplement, marche en assurance.

Comm. : …celui qui, sans chercher tant de choses, se contente de marcher dans la voie de la simplicité, allant droit à Dieu, s’abandonnant à Lui, et se tenant simplement auprès de Lui, marche en assurance. Il suffit pour l’intérieur d’être simple, tâchant de tout réunir dans l’unité et simplicité ; et d’être pour l’extérieur, sans déguisement…



Ps., 17, 12. Et il est monté sur les chérubins, et il s'est envolé ; il a volé sur les ailes des vents.

11. Il est monté sur les chérubins ; et a pris son vol ; il a volé sur les ailes des vents.

Comm. : …s’élevant au-dessus de toutes connaissances.



Ps., 39, 2. Il a exaucé mes prières, et m'a tiré de l'abîme de misère et de la boue profonde où j'étais.

3. Il a entendu mes prières : il m’a tiré du fond de la misère, et d’un abîme de boue.

Comm. : Ces prières sont la résignation, un nouvel abandon, et une simple exposition de ses maux165.



Ps., 118, 32. J'ai couru dans la voie de vos commandements, lorsque vous avez élargi mon cœur.

Comm. : Tant s’en faut que cette largeur et liberté dans laquelle Dieu met l’âme soit opposée à l’observance de la loi de Dieu : c’est tout le contraire. […] Elle court si vite et avec tant d’agilité dans la voie des divins préceptes que l’on ne s’aperçoit pas même de la voie que l’on tient. […] Il l’a rendue propre à être élargie par la perte de toute sureté, propriété et restriction.



Sagesse, 1, 1. Aimez la justice, vous qui êtes les juges de la terre. Ayez du Seigneur des sentiments dignes de lui et cherchez-le avec un cœur simple.

1.Ayez du Seigneur des sentiments dignes de lui et cherchez-le avec un cœur simple.

2.Comm. : …dans le silence respectueux […] Lui remettre notre liberté, persuadés qu’Il en usera mieux que nous […] L’on arrive à la perfection en peu de temps.



Jean, 1, 12-13. Mais il a donné le pouvoir à tous ceux qui l'ont reçu, de devenir enfants de Dieu, à tous ceux qui croient en son nom, - Qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais qui sont nés de Dieu.

12. Mais il a donné le pouvoir à tous ceux qui l'ont reçu, de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom. 13. Qui ne sont point nés du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme ; mais qui sont nés de Dieu.

Comm. : …Enfants de Dieu […] étant devenus un même esprit avec lui, ils sont transformés en Son image. […] Cet esprit n’est pas un esprit de servitude, […] il nous met en liberté. - … Les opérations qui viennent de la nature […] ni même celles qui partent de la volonté de l’homme, quoiqu’elles soient bonnes, ne portent pas la qualité d’enfants de Dieu, mais de fidèles serviteurs […] Il faut que l’intérieur soit opéré par Dieu même…



Jean, 4, 23. Mais l'heure viendra, et elle est même déjà venue, que les vrais adorateurs adoreront mon Père en esprit et en vérité. Car ce sont là les adorateurs que mon Père désire.

Comm. : …L’adoration de l’esprit est une adoration générale, qui se peut faire par tout le monde, en tous temps et en tous lieux : les malades, ceux qui sont dans le négoce et dans le travail, tous peuvent faire cette adoration. […] En matière d’adoration, l’extérieure n’a de valeur qu’a utant qu’elle participe de l’intérieure : il en est de même de la prière… […] Dieu veut accoutumer l’âme à ne rien voir que Lui, et à tout voir en Lui, Il lui fait perdre de vue tous les objets qui la détournent de Lui sous un bon prétexte, jusqu’à ce qu’enfin étant toute réunie en Dieu et ne pouvant envisager que Lui, elle retrouve en Lui une unité […] Alors Dieu les unit à des saints selon Ses volontés. […] On ne peut adorer en vérité Son souverain Etre qu’en cessant d’être, afin qu’Il soit toutes choses en nous.[…] Nous voulons être quelque chose, et usurper ce qui est sien ; et c’est en quoi l’on fait consister la perfection, au lieu qu’elle ne doit consister qu’à nous rendre ce que nous sommes, c’est-à-dire rien…



Jean, 9, 6-7. Ayant dit ces paroles, il cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, et l'étendant sur les yeux de l'aveugle,- Il lui dit : Allez vous laver dans le lavoir [la piscine, chez Amelote] de Siloé, qui signifie, envoyé. Il y alla, se lava, et en revint voyant clair.

Comm. : Cette boue […] est une expérience de sa propre bassesse […] Dieu unit à cela l’écoulement de Sa propre sagesse…



Jean, 17, 21-23. Afin qu'ils soient tous un, ainsi que vous, mon Père, êtes en moi, et moi en vous ; afin qu'ils soient aussi un en nous, et que le monde croie que vous m'avez envoyé. - Je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient un, comme nous sommes un. - Je suis en eux, et vous êtes en moi, afin qu'ils soient consommés dans l'unité, et que le monde connaisse que vous m'avez envoyé, et que vous les avez aimés comme vous m'avez aiméa. aidentité parfaite avec Amelote.

Comm. : …afin que Dieu soit dans l’âme, il faut que l’âme soit vide. Et afin que l’âme soit en Dieu, il faut qu’elle se quitte elle-même… - - …à mesure qu’Il s’écoule, Il vide cette âme, l’anéantit, la détruit et la consomme […] Elle est alors réduite à l’unité.



Luc, 1, 48. [Parce que, Amelote] Le Tout-puissant a fait en moi de grandes choses ; et son nom est saint.

Comm : …C’est Lui seul qui est saint en moi ; pour moi je suis dans l’anéantissement le plus profond où une pure créature puisse être […] Dieu est tout, et en tout ; et cela suffit. L’âme est alors entièrement exempte de propriété.



Luc, 2, 51. Il s'en retourna néanmoins avec eux à Nazareth : et il leur était soumis, et sa mère conservait toutes ces choses en son cœur.

51. Il s'en retourna néanmoins avec eux à Nazareth, et il leur était soumis. Or sa mère conservait dans son cœur toutes ces paroles.

Comm. :…Il faut être fondé dans la retraite avant que de donner aux autres. A moins de cela nous donnons notre nécessaire […] Soyons persuadés que nous n’avons que deux choses à faire : être soumis à Dieu pour le dedans, suivant les mouvements de Son Esprit ; être soumis aux mouvements de Sa Providence…



Luc, 14, 33. Quiconque d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il possède, il ne peut être mon disciple.

Comm. : …Nous ne renonçons pas plutôt à nous-mêmes, que Dieu vient Lui-même en nous nous posséder.



Luc, 17, 21. Et l’on ne dira point : Il est ici, ou, il est là. Car voici [sachez, Amelote] que le Royaume de Dieu est au dedans de vous.

Comm. :…je ne ferai rien autre chose que de me tenir dans mon fonds en silence et en paix, attendant que Vous me commandiez quelque chose.



Luc, 21, 19. Par la patience vous posséderez vos âmes.

Comm. : …La patience que l'on doit avoir envers Dieu est de souffrir Ses absences, Ses rigueurs, le poids de Sa justice […] La patience avec Dieu est la plus difficile à avoir. Il faut avoir la patience avec le prochain, […] beaucoup de patience avec nous-mêmes, nous souffrant avec nos faiblesses...

Matthieu, 5, 3. Bienheureux sont les pauvres d'esprit : Car le Royaume du Ciel est à eux.

Comm. : [Dieu dépouille les sens intérieurs, passions, entendement, mémoire, volonté : c’est la mort de l’âme qui] recoule dans le Souverain Etre, où tous les êtres possibles sont renfermés lorsqu’ils n’ont point d’opposition à n’exister qu’en Dieu.



Matthieu, 6, 34. Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain. Car le lendemain sera en peine pour lui-même. A chaque jour son chagrin suffit;

34. C’est pourquoi, ne vous mettez point en peine pour le lendemain. Car le lendemain se mettra en peine pour lui-même. A chaque jour suffit son mal.

Comm. : …Nous ne saurions penser d’un quart d’heure à l’autre pour savoir ce que nous ferons dans ce temps-là, et nous en faire un dessein, que ce ne soit amour propre166.



Matthieu, 14, 30-31. Et aussitôt Jésus étendant la main, le [Pierre] prit et lui dit : Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté ? - Et lorsqu’ils [Et quand ils, Amelote] furent montés dans la barque, le vent s'apaisa.

Comm. : Mais que fait Pierre ? Au lieu de demeurer ferme dans son abandon, qui est la barque qui conduit l’âme à Jésus-Christ, ou à laquelle Jésus-Christ vient Lui-même pour la secourir au plus fort de la tempête, il en sort, et se jette en mer. Il marche pourtant quelques moments sur les eaux, parce qu’il lui reste quelque confiance […] Le seul soutien […] doit être l’abandon et la foi - …L’on en voit qui souffrent pendant de longues années des tentations étranges, faute de savoir s’abandonner à l’unique Sauveur…



Matthieu, 16, 24. Alors Jésus dit à ses disciples : si quelqu'un me veut suivre, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix, et qu'il marche sur mes pas.

24. Alors Jésus dit à ses Disciples : si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, et qu'il porte sa croix, et me suive.

Comm. : [exposé sur les renoncements] …évacuer notre esprit pour entrer dans la vie de Dieu […] Ceci néanmoins ne se peut opérer que passivement de notre côté. […] Deux choses à faire : l’une est de se renoncer, […] l’autre de porter sa croix, […] douce et agréable à qui a le goût de Dieu, mais croix amère et fâcheuse à qui n’a que le goût de l’homme.



Matthieu, 18, 3. Je vous dis en vérité que si vous ne vous convertissez, et ne devenez semblable à de petits enfants [aux enfants, Amelote], vous n'entrerez point dans le Royaume des Cieux [du ciel, Amelote].

Comm. : ...sans cette conversion [...] du dehors au dedans, personne ne peut entrer dans le Royaume intérieur. Mais après cela, il faut entrer dans la petitesse et dans le dépouillement, afin de devenir enfant.



Actes, 2, 3-4. Il leur parut comme des langues de feu, séparées les unes des autres, qui s'arrêtèrent sur chacun d'eux : - Ils furent tous remplis du saint Esprit, et commencèrent à parler diverses langues, selon que le saint Esprit leur donnait la grâce de parler.

Comm. :…séparées, pour faire voir que Dieu leur donnait à tous une mission particulière […] feu de la charité.



Actes, 4, 32. Toute la multitude de ceux qui croyaient, n'était qu'un cœur et une âme, et aucun d'eux ne regardait rien de ce qu'il possédait comme étant à lui [comme lui appartenant, Amelote] en particulier, mais ils mettaient tout en commun.

Comm. : …Toutes les âmes d’une grande foi ont entre elles une union admirable…



Actes, 17, 28. Car c'est en lui que nous vivons, et que nous nous mouvons, et que nous sommes [avons l'être, Amelote] ; ainsi que quelques-uns même de vos Poètes ont dit : Car même nous sommes de sa race.

Comm. : …Si l’homme […] se mouvant dans l’eau […] dit qu’il a peine à la trouver, qu’elle lui est inacessible, ne dirait-on pas qu’il serait un fou ? [De même] ignorer Dieu, dans lequel il se meut, qui est en lui, qui l’anime…



I Cor., 2, 11. Car qui est l’homme qui sache ce qui se passe dans le cœur d’un homme ? Son esprit seul qui est en lui [le sait.] Aussi ce qui se passe dans le cœur de Dieu, n’est connu que de l’Esprit de Dieu.

11. Car qui des hommes connaît ce qui est en l’homme sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? Ainsi nul ne connaît ce qui est en Dieu, que l’Esprit de Dieu.

Comm. :…l’homme étant perdu en Dieu, est devenu un même esprit avec lui ; alors cet Esprit un et unique connaît ce qui se passe en Dieu : c’est ce qui fait la différence de l’union à l’unité.



II Corinthiens, 12, 9. Mais il m'a dit : Ma grâce vous suffit ; car la force se perfectionne dans la faiblesse. Je me glorifierai donc librement de mes faiblesses, afin que la force de Jésus-Christ demeure en moi.

9. Mais il m'a dit : Ma grâce vous suffit ; la vertu se perfectionne dans la faiblesse. Je me glorifierai donc volontiers dans mes faiblesses ; afin que la force de Jésus-Christ habite en moi.

Comm. :…Cette faiblesse […] arrache toute propriété.



Gal., 2, 20. Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi du Fils de Dieu, qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi. 

20. Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, c’est dans la foi du Fils de Dieu qui m’a aimé, et qui s’est livré lui-même pour moi à la mort, que je vis. 

Comm. :…si je suis mort aux inclinations de la nature, je suis aussi mort à la loi qui me défend de suivre les inclinations de la nature.



Rom., 5, 20. Or la loi étant survenue, elle a fait augmenter le péché. Mais Dieu a répandu une plus grande abondance de grâce, où il y avait un surcroît de péché.

20. La loi est survenue pour multiplier le péché. Mais où il y a eu une abondance de péché, il y a eu ensuite une surabondance de grâce.

Comm. :…Il vient un temps où Jésus-Christ veut mettre l’âme en liberté […] Il lui est donné dans la liberté une pureté mille fois plus grande…



Rom., 8, 26. L'Esprit aussi aide notre faiblesse : car nous ne savons ce qu'il faut demander, ni nous ne le savons pas demander comme il faut ; mais l'Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables.

26. L'Esprit aussi nous aide dans notre faiblesse. Car nous ne savons pas ce que nous devons demander, ni le demander comme il faut ; mais l'Esprit même le demande pour nous avec des gémissements ineffables.

Comm. :…cet Esprit du Verbe […] fait en nous tout ce que nous devons faire …




Table générale des matières



Table des matières

Avertissement 5

Directions mystiques de 1711 à 1716 du marquis de Fénelon, d’autres ‘cis, de disciples ‘trans’ en Europe et en Ecosse. 7

La direction du marquis de Fénelon. 9

Un jeune mousquetaire. 9

Lettres 11

Au marquis de Fénelon. Septembre 1711 ? 11

Fraternité spirituelle ; la ferveur n’est pas la perfection de la dévotion. 11

Au marquis de Fénelon. Septembre 1711. 14

« Vous êtes avec Jésus-Christ sur la croix… » 14

Au marquis de Fénelon. Octobre ( ?) 1711. 15

Conseils pour se recueillira. 15

Au Marquis de Fénelon. 26 mars 1714. 16

« …de la fidélité ou de l’infidélité à l’oraison dépend tout le bien et le mal de notre vie. » 16

Au marquis de Fénelon. 21 mai 1714. 17

[Billets de Pentecôte]1 17

Au marquis de Fénelon. 27 mai 1714. 20

Ne pas s’occuper de soi. Conseils pour l’oraison. 20

Au marquis de Fénelon. 26 juin 1714. 21

«…Le prier de commander absolument en vous…» 21

Au marquis de Fénelon. 9 juillet 1714. 23

« … un Dieu dont la bonté est immense, qui ne chicane point avec nous … Il a une infinité de sentiers… » 23

Au marquis de Fénelon. 7 août 1714. 25

Au marquis de Fénelon. 29 septembre 1714. 28

Rendez-vous caché ; conseils spirituels. 28

Au marquis de Fénelon. 25 novembre 1714. 30

Au marquis de Fénelon. 1715 ? 31

Du marquis de Fénelon ? 31 mars 1714 ? 32

Au marquis de Fénelon. 7 décembre 1714. 34

Conseils de discrétion. « Je suis souvent occupé de vous de la manière du monde la plus cordiale… » 34

Des duchesses de Mortemart et de Guiche au marquis de Fénelon. Entre le 11 décembre 1714 et le 7 janvier 1715. 36

Au marquis de Fénelon. Début janvier 1715. 37

Fénelon malade. 37

Au marquis de Fénelon. 11 janvier 1715. 38

Lettre de consolation1. 38

Au marquis de Fénelon. 1715. 40

Au marquis de Fénelon. 20 janvier 1715. 42

Sur les écrits de Fénelon. 42

Au marquis de Fénelon. 9 février 1715. 43

Au marquis de Fénelon. 11 février ? 1715. 44

Sur un mariage. 44

Au marquis de Fénelon. 18 février 1715. 45

« …vous accoutumer à plus de silence… » 45

Au marquis de Fénelon. 16 mars 1715. 45

Au marquis de Fénelon. Après le 16 mars 1715. 46

Au marquis de Fénelon. Après le 17 mars 1715. 47

Au marquis de Fénelon. 22 mars 1715. 47

Se relever après les chutes. 47

Au marquis de Fénelon. Après le 26 mars 1715. 50

« Prenez courage… » 50

Au marquis de Fénelon. 30 avril 1715. 51

« La source de tous vos défauts vient de votre indolence, de votre paresse… » Tenir l’oraison. 51

Au marquis de Fénelon. 20 mai 1715. 54

Conseils de direction. 54

Au marquis de Fénelon. Après la fin mai 1715. 56

La malle précieuse. 56

Au marquis de Fénelon. 28 juin 1715. 57

Fidélité à l’oraison. « Une personne fort maigre ne sent pas d’abord le profit que lui fait la nourriture… » 57

Au marquis de Fénelon. 5 août 1715. 60

Au marquis de Fénelon. 2 septembre 1715 ? 63

Discrétion, oraison, sevrage. 63

Au marquis de Fénelon. Entre le 2 septembre et le 1er octobre 1715. 64

« Je suis bien aise que Dieu vous fasse goûter sa présence. » 64

À ? 1er octobre 1715. 65

Ouverture et prudence. 65

Au marquis de Fénelon. 20 octobre 1715. 66

Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre et le 4 mars 1716. 67

Ne pas se retourner sur soi-même, porter sa croix avec agrément. 67

Au marquis de Fénelon. Septembre 1716 ? 68

Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre 1715 et le 4 mars 1716. 70

Au marquis de Fénelon. Entre le 20 octobre 1715 et le 4 mars 1716. 70

Au marquis de Fénelon. 71

« Je voudrais bien savoir si je puis compter que vous serez ici… » 71

Au marquis de Fénelon. 71

« Il est jaloux, laissez-Le reprendre son bien. » 71

Au marquis de Fénelon. 72

Au marquis de Fénelon et à Ramsay.  73

Au marquis de Fénelon. 73

« Nous sommes du naturel des crapauds… » 73

Au marquis de Fénelon. 75

Au marquis de Fénelon. 75

Ne rien faire de nouveau, éviter toute dispute. 75

Au marquis de Fénelon et à Ramsay. 76

« …un grand vide dans la tête pour causer une si grande plénitude. » 76

Au marquis de Fénelon et à Ramsay. 77

« … je voyais tant de têtes et point de cœurs… » 77

Au marquis de Fénelon. 78

Au marquis de Fénelon. 3 février. 78

De Ramsay au marquis de Fénelon. 6 février 1716. 79

Au marquis de Fénelon. 80

Au marquis de Fénelon. 20 mars. 81

Le vrai humble. 81

Au marquis de Fénelon. 82

« Ma santé est un peu plus mauvaise… » 82

Au marquis de Fénelon. 1716 ? 83

« Il faut que ces bons Evêques aient perdu l’esprit… » 83

Au marquis de Fénelon. 84

Au marquis de Fénelon. 85

« Dieu ne donne par Ses instruments que ce qu`Il donne par Lui-même… » 85

Au marquis de Fénelon. 4 mars. 87

« Nous ne pouvons pas réformer le genre humain. … Pourquoi clocher ainsi tantôt du côté de Dieu, tantôt du côté des hommes ? » 87

Au marquis de Fénelon. 10 mars. 89

Au marquis de Fénelon. 20 mars. 91

Au marquis de Fénelon. 26 mai. 92

Au marquis de Fénelon. 1er juin 1716. 93

« …il est nécessaire que vous soyez vidé… » 93

Au marquis de Fénelon. 6 juin. 95

Au marquis de Fénelon. 21 juin 1715. 96

Abandon. Nouvelles écossaises. Conseils pratiques. 96

Au marquis de Fénelon. 6 août 1716. 98

« Plus je vois de gens sages, plus j’ai envie d’être folle… » 98

De Ramsay au marquis de Fénelon. 30 mai 1723. 99

De Dupuy au marquis de Fénelon. 8 février 1733. 100

De Dupuy au marquis de Fénelon. 4 mars 1733. 103

Complément 106

 29. DE FENELON AU MARQUIS DE FENELON. 1714 (?) 106

 30 [D.4.132]. AU MARQUIS DE FENELON. Eviter la scrupulosité, etc. 108

 31 [D.4.134]. AU MARQUIS DE FENELON. Divers avis. 110

Direction de ‘cis’ 113

Mlle de la Maisonfort, Mgr Colbert de Rouen, autres destinataires. 113

 32 [D.1.5] A Mlle DE LA MAISONFORT. 113

 33 [D.1.168] A Mlle DE LA MAISONFORT. 118

 34.   A L’ARCHEVEQUE COLBERT DE ROUEN. 118

 35.  AU DUC DE CHEVREUSE ( ?).   121

L’abandon, clef de tout l’intérieur. 121

 36.     AU FILS DU VIDAME ( ?) 1715 (?) 123

 37 [D.2.22]. 1691. Ne pas se chagriner de ses défauts. 125

 38.  Janvier 1707. 127

 39 [D.4.164]. 1716. Vérité non reçue. 128

 40.    D’une âme désolée. 4 et 7 décembre 1716. 129

 41 [D.4.165]. 1717. Acquiescement à souffrir. 132

Directions de ‘trans’ 135

I. Poiret & Homfelt 136

II. Metternich 137

De la tête au cœur. 138

III. Les Ecossais 140

IV. Les Suisses. 145

I.   Poiret & Homfelt 147

À Poiret. 147

À Poiret. 1715. 148

À Poiret. 149

À Poiret. 150

À Poiret. Après janvier 1715. 150

À Poiret ? et Homfeld. [D.4.82]. 151

À Homfeld. [D.1.81] 152

À Homfeld. 155

À Homfeld. [D4.62] 159

À Homfeld. [D4.73] 160

À Homfeld. [D4.75] 162

À Homfeld. [D4.78] 162

À Homfeld. [D4.80] 163

II  . Metternich 166

Au baron de Metternich. 166

Du baron de Metternich. 8 septembre 1714. 167

Au baron de Metternich. 171

Du baron de Metternich. Janvier 1716. 173

Au baron de Metternich 175

Au baron de Metternich. 178

Au baron de Metternich. 181

Au baron de Metternich. 183

Au baron de Metternich. 186

Au baron de Metternich. 187

Du baron de Metternich. 31 mars 1716. 193

D’une demoiselle amie. 197

Au baron de Metternich. 201

Au baron de Metternich. 205

Au baron de Metternich. 206

Au baron de Metternich. 207

Au baron de Metternich. 209

Au baron de Metternich. 210

Au baron de Metternich. 212

Au baron de Metternich. 215

Au baron de Metternich. 217

Du baron de Metternich. 26 mai 1716. 220

Au baron de Metternich. 223

Au baron de Metternich. 227

Au baron de Metternich. 235

Au baron de Metternich 236

Au baron de Metternich. 238

Au baron de Metternich. 241

Au baron de Metternich. 244

Au baron de Metternich. 252

Au baron de Metternich. 257

Au baron de Metternich. 259

Au baron de Metternich. 260

Du baron de Metternich. 19 août 1716. 261

Du baron de Metternich. 27 octobre 1716. 265

Du baron de Metternich. 17 novembre 1716. 268

Du baron de Metternich. 15 décembre 1716. 270

Au baron de Metternich. 1717. 273

Au baron de Metternich. 1717. 274

III.  Ecossais 275

À Ramsay ? Hiver 1709. 275

À Milord Duplin. 1714 ? 277

À Milord Duplin. 1714 ? 277

De Lord Deskford. 24 octobre 1714. 280

À Lord Deskford. Après le 24 octobre 1714. 283

De Lord Deskford. 288

De Lord Deskford. Fin 1714 ou début 1715. 289

À Lord Deskford. 12 janvier 1715. 293

À Lord Deskford. 13 mars 1715. 297

À Lord Deskford. 15 avril 1715. 299

De Lord Forbes au marquis de Fénelon. Début 1715. 302

De Lord Forbes au marquis de Fénelon. 303

Au Dr James Keith. 22 août 1715. 306

De mademoiselle Fissec. 1715 ? 309

À Lord Deskford. 17 mars 1716. 310

« Tenez votre cœur dans la joie… » 310

À Lord Deskford. 3 juin 1716. 311

De M. le Dr Garden. 314

À Ramsay. Début 1717 ? 315

Au Dr. James Keith 19 mars 1717. 316

Du Dr. Keith à Lord Deskford. 11 juin 1717. 316

Du marquis de Fénelon à Lord Deskford. 29 juin 1717. 317

Du Dr. Keith à Lord Deskford. 2 juillet 1717. 318

Du Dr. James Keith à Lord Deskford. 10 septembre 1717. 319

De Lord Forbes ( ?). 16 mai 1723. 321

IV.   Suisses   324

À monsieur Monod. 324

À Mlle de Venoge. 328

À l’abbé de Wattenville. 330

À l’abbé de Wattenville. Mai 1714. 333

À l’abbé de Wattenville. 8 juin 1715. 336

À l’abbé de Wattenville. 1715. 339

De « Frison ». 26 octobre 1716. 347

D’une demoiselle suisse. 29 octobre 1716. 352

Correspondance de 1682 à fin juillet 1694 avec le Père Lacombe, le Duc de Chevreuse, quelques autres. 357

Contenu et plan . 359

Madame Guyon et le « Quiétisme ». 361

Son séjour à Paris. 361

Le « Quiétisme » historique. 365

Le « Quiétisme » mystique. 368

Un récit de la « querelle ». 372

Chronologie des années 1690-1698. 389

Présentation des lettres 402

Avertissement  404

Lettres du Père Lacombe 408

Du P. LACOMBE AU P. FABRY. 12 juillet 1682. 408

AU PERE LACOMBE. 1683. 413

AU PERE LACOMBE. 28 février (?) 1683. 414

DU PERE LACOMBE. 1683. 419

DU PERE LACOMBE A D’ARENTHON d’ALEX. 12 juin 1685. 421

DU PERE LACOMBE A D’ARENTHON d’ALEX. Juin 1685. 422

A MADAME DE MAINTENON. 10 octobre 1688. 424

DU PERE LACOMBE AU GENERAL DES BARNABITES. 1er février 1689. 425

DU PERE LACOMBE. 1690 (?) 430

DU PERE LACOMBE. 8 novembre 1690. 431

Lettres au Duc de Chevreuse et à d’autres destinataires 434

AU DUC DE CHEVREUSE (?) 1691 (?) 434

DE MADAME DE MAINTENON. 25 février 1691. 435

AU DUC DE CHEVREUSE. 14 juin 1691. 436

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 novembre  1691. 437

AU DUC DE BEAUVILLIER. 1692. 437

AU DUC DE MONTFORT. 25 septembre 1692. 439

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 septembre 1692. 439

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 novembre 1692. 440

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er décembre 1692. 441

AU DUC DE CHEVREUSE. 6 décembre 1692. 442

AU DUC DE MONTFORT. 1692. 445

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 janvier 1693. 446

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 janvier 1693. 446

 AU DUC DE CHEVREUSE. 20 janvier 1693. 447

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 janvier 1693. 448

DU PERE LACOMBE. 28 janvier 1693. 449

AU PERE LACOMBE. 1693 (?) 453

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 février 1693. 454

AU DUC DE CHEVREUSE. 21 février 1693. 455

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 février 1693. 457

AU DUC DE CHEVREUSE. 28 février 1693. 458

AU DUC DE CHEVREUSE. 2 mars 1693. 461

AU DUC DE CHEVREUSE. 3 mars 1693. 463

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 mars 1693. 465

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 mars 1693. 467

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 mars 1693. 468

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 mars 1693. 472

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 avril 1693. 472

AU DUC DE CHEVREUSE. 17 avril 1693. 475

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 avril 1693. 476

AU DUC DE CHEVREUSE. 20 avril 1693. 477

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er mai 1693. 477

AU DUC DE CHEVREUSE. 3 mai 1693. 479

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 mai 1693. 479

AU DUC DE CHEVREUSE. 8 mai 1693. 480

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 mai 1693. 480

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 mai 1693. 481

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 juin 1693. 481

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 juin 1693. 482

AU DUC DE CHEVREUSE. 30 juin 1693. 483

AU DUC DE CHEVREUSE. 2 juillet 1693. 484

AU DUC DE CHEVREUSE. 6 juillet 1693. 490

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 juillet 1693. 490

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 juillet 1693. 491

AU DUC DE CHEVREUSE. 8 juillet 1693. 491

AU DUC DE CHEVREUSE. 8 juillet 1693. 491

AU DUC DE CHEVREUSE. 9 juillet 1693. 492

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 juillet 1693. 493

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 juillet 1693. 495

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 ou 13 juillet 1693. 495

AU DUC DE CHEVREUSE. 14 ou 15 juillet 1693. 496

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 juillet 1693. 497

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 juillet 1693. 499

AU DUC DE CHEVREUSE. 21 juillet 1693. 500

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 juillet 1693. 501

AU DUC DE CHEVREUSE. Fin juillet ou début août 1693. 502

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er août 1693. 505

AU DUC DE CHEVREUSE. 14 août 1693. 507

AU DUC DE CHEVREUSE. 19 août 1693. 509

AU DUC DE CHEVREUSE. 19 août 1693. 510

AU DUC DE CHEVREUSE. 20 août 1693. 511

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 août 1693. 511

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 août 1693. 512

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 août 1693. 512

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 août 1693. 513

AU DUC DE CHEVREUSE. 26 août 1693. 513

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 août 1693. 514

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 août 1693. 515

AU DUC DE CHEVREUSE. 31 août 1693. 520

AU DUC DE CHEVREUSE. Fin août 1693. 520

AU DUC DE BEAUVILLIER. Fin août 1693. 521

AU DUC DE CHEVREUSE. Fin août 1693. 522

AU DUC DE CHEVREUSE. Septembre 1693. 522

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 septembre 1693. 522

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 septembre 1693. 523

AU DUC DE CHEVREUSE. 6 septembre 1693. 524

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 septembre 1693. 524

DE MONSIEUR QUILLOT. 7 septembre 1693. 525

De la Duchesse de CHAROST au Duc de CHEVREUSE (?) 1693 (?) 528

De la Duchesse de CHAROST  au Duc de CHEVREUSE. 8 septembre1693. 529

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 septembre 1693. 529

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 septembre 1693. 532

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 septembre 1693. 532

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 septembre 1693. 533

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 septembre 1693. 533

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 septembre 1693. 533

De Mademoiselle MATTON. 15 septembre 1693. 534

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 septembre 1693. 536

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 septembre 1693. 536

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 septembre 1693. 537

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 septembre 1693. 539

AU DUC DE CHEVREUSE. 30 septembre 1693. 539

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 octobre 1693. 542

AU DUC DE CHEVREUSE. 6 octobre 1693. 543

A BOSSUET. 6 octobre 1693. 543

AU DUC DE CHEVREUSE. 7 octobre 1693. 545

AU DUC DE CHEVREUSE. 9 octobre 1693. 546

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 octobre 1693. 547

AU DUC DE CHEVREUSE. 12 octobre 1693. 548

AU DUC DE CHEVREUSE. 15 octobre 1693. 548

AU DUC DE CHEVREUSE. 17 octobre 1693. 551

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 octobre 1693. 551

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 octobre 1693. 552

A BOSSUET. 22 octobre 1693. 553

D’UNE RELIGIEUSE (?) 22 octobre 1693. 555

AU DUC DE CHEVREUSE (?) Octobre 1693. 556

AU DUC DE CHEVREUSE. Octobre 1693. 558

AU DUC DE CHEVREUSE. 28 octobre 1693. 559

AU DUC DE CHEVREUSE. 28 octobre 1693. 560

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 octobre 1693. 560

AU DUC DE CHEVREUSE. 29 octobre 1693. 561

AU DUC DE CHEVREUSE. 30 octobre 1693. 561

A BOSSUET. 30 octobre 1693. 562

AU DUC DE CHEVREUSE. 31 octobre 1693. 563

A  UNE « ENFANT ». Novembre 1693. 564

AU DUC DE CHEVREUSE.1er novembre 1693. 565

AU DUC DE CHEVREUSE. 2 novembre 1693. 566

DU PERE LACOMBE. 16 novembre 1693. 566

DU PERE LACOMBE. Fin 1693. 569

AU DUC DE CHEVREUSE. 17 novembre 1693. 571

AU DUC DE CHEVREUSE. 19 ou 20 novembre 1693. 571

AU DUC DE CHEVREUSE. Novembre 1693. 573

AU DUC DE CHEVREUSE. 1er décembre 1693. 575

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 ou 5 décembre 1693. 577

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 Décembre 1693. 578

A LA « PETITE DUCHESSE » (?) Décembre 1693. 578

AU DUC DE CHEVREUSE. Peu avant le 20 décembre 1693. 580

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 ou 25 décembre 1693. 581

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 décembre 1693. 582

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 décembre 1693. 583

AU DUC DE CHEVREUSE. 2 ou 3 janvier 1694. 583

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 janvier 1694. 584

AU DUC DE CHEVREUSE. 4 janvier 1694. 585

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 janvier 1694. 586

AU DUC DE CHEVREUSE. 11 janvier 1694. 587

AU DUC DE CHEVREUSE. 13 janvier 1694. 588

AU DUC DE CHEVREUSE. 16 ou 17 janvier 1694. 588

AU DUC DE CHEVREUSE. 24 janvier 1694. 589

A BOSSUET. 25 (?) janvier 1694. 591

AU DUC DE CHEVREUSE. 27 janvier 1694. 592

AU DUC DE BEAUVILLIER. Janvier 1694. 593

A BOSSUET. 29 janvier 1694. 594

A BOSSUET. 30 janvier 1694. 596

AU DUC DE CHEVREUSE. Février 1694. 597

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 février 1694. 598

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 février 1694. 598

AU DUC DE CHEVREUSE. 5 février 1694. 599

AU DUC DE CHEVREUSE. 9 ou 10 février 1694. 601

A BOSSUET. Vers le 10 février 1694. 602

PIECE JOINTE : ETAT APOSTOLIQUE, APPEL A ENSEIGNER. 608

AU DUC DE CHEVREUSE. 13 février 1694. 614

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 février 1694. 614

AU DUC DE CHEVREUSE. 21 février 1694. 615

A BOSSUET. 21 février 1694. 616

A BOSSUET. Février 1694. 618

AU DUC DE CHEVREUSE. 22 février 1694. 619

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 février 1694. 622

AU DUC DE CHEVREUSE. 23 février 1694. 623

AU DUC DE CHEVREUSE. 25 février 1694. 624

A BOSSUET. Fin février 1694. 624

AU DUC DE CHEVREUSE. Mars 1694. 625

AU DUC DE CHEVREUSE. 3 ou 4 mars 1694. 626

De BOSSUET. 4 mars 1694. 626

A BOSSUET. 8 mars 1694. 642

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 mars 1694. 646

AU DUC DE CHEVREUSE. 10 mars 1694. 647

A M. FOUQUET & Mme DE CHAROST. Fin mai 1694. 647

AU DUC DE CHEVREUSE. Juin (?) 1694. 649

AU DUC DE BEAUVILLIER. Juin 1694. 649

A MADAME DE MAINTENON. 7 juin 1694. 650

De Mme Guyon à Mme de Maintenon : 652

AU DUC DE CHEVREUSE. 18 juillet 1694. 654

AU DUC DE CHEVREUSE. 25 juillet 1694. 657

A BOSSUET. 28 juillet 1694. 658

Annexes 661

Glossaire (thèmes spirituels).  663

Glossaire (vocabulaire classique). 671

Index de citations bibliques 675

Textes commentés de versets cités plusieurs fois  679

Table générale des matières 693

Table réduite aux principaux titres 703

Fin du tome 704





Table réduite aux principaux titres



Table des matières

Avertissement 5

Directions mystiques de 1711 à 1716 du marquis de Fénelon, d’autres ‘cis, de disciples ‘trans’ en Europe et en Ecosse. 7

La direction du marquis de Fénelon. 9

Un jeune mousquetaire. 9

Lettres 11

Direction de ‘cis’ 113

Mlle de la Maisonfort, Mgr Colbert de Rouen, autres destinataires. 113

Directions de ‘trans’ 135

I.   Poiret & Homfelt 147

II  . Metternich 166

III.  Ecossais 275

IV.   Suisses   324

Correspondance de 1682 à fin juillet 1694 avec le Père Lacombe, le Duc de Chevreuse, quelques autres. 357

Contenu et plan . 359

Madame Guyon et le « Quiétisme ». 361

Un récit de la « querelle ». 372

Chronologie des années 1690-1698. 389

Présentation des lettres 402

Avertissement  404

Lettres du Père Lacombe 408

Lettres au Duc de Chevreuse et à d’autres destinataires 434

Annexes 661

Glossaire (thèmes spirituels).  663

Glossaire (vocabulaire classique). 671

Index de citations bibliques 675

Textes commentés de versets cités plusieurs fois  679

Table générale des matières 693

Table réduite aux principaux titres 703




Fin du tome




Quatrième de couverture


La correspondance de Madame Guyon complète la connaissance biographique apportée par la Vie par elle-même. Elle situe leur auteur comme la représentante par excellence du christianisme intérieur et explique des comportements inattendus, telle la fidélité de son disciple Fénelon, qui ne la renia jamais.

On ne disposait jusqu’ici que des éditions faites par deux pasteurs protestants au XVIIIe siècle, couvrant la moitié environ du corpus. Il est extraordinaire que personne n’ait entrepris une édition à la fois critique et complétée par l’apport des nombreux autographes ou de copies fidèles. Les témoignages intimes sur la formation de la jeune Madame Guyon, sur l’approfondissement de sa direction de Fénelon durant l’année 1690, puis sur le lien constant maintenu avec le cercle quiétiste par l’intermédiaire du duc de Chevreuse, sont restés inédits.

Cette correspondance est nécessaire à toute étude sérieuse de la « querelle du quiétisme » et témoigne d’une vie mystique mise à l’épreuve dans les tribulations, caractérisée par une entière disponibilité à la grâce. Le lecteur découvrira une très belle écriture, d’une grande précision psychologique, et un guide sûr.

Le premier volume est consacré aux Directions spirituelles, séries de correspondances actives et passives couvrant les deux volets d’une vie achevée : formation reçue puis transmise. Ce volume sera prochainement complété par : II Combats et III Mystique.



Dominique Tronc a assuré la première édition critique de Jeanne-Marie Guyon, La Vie par elle-même et autres écrits biographiques dans la collection « Sources Classiques ». Il a publié : Madame Guyon, De la vie intérieure, Discours chrétiens et spirituels, ainsi que : Monsieur Bertot, Directeur mystique de Madame Guyon, dans la collection « La Procure ». Il étudie les filiations spirituelles au XVIIe siècle.





1Je limite à douze le nombre de tomes d’écrits de Mme Guyon [12 x ~ 600 pages, cela suffit ? - s’y ajoutent deux tomes référents].

2Mettant en évidence l’absence – exceptionnelle - de positionnement chronologique. Regrouper les directions ciblées et connues m’a paru primer le souci chronologique (et permettre l’équilibre en deux blocs séparés des correspondances ainsi que d’uniformiser les tailles des tomes à 640 ± 60).

Il s’agit du dernier tiers de Correspondance I Directions spirituelles, Champion, 2003. Reprises dans DT, Etudes III, 223-252.

3 & v. Dominique Tronc, Synthèses et Etudes I., 471 sq.

4& DT Etudes IV, 75-77.

5Correspondance II années de Combat, 2004, jusuq’à fin juillet 1694, Guyon et Fénelon préparent des « Justifications ». Elles vont couvrir les tomes suivants 6 et 7. Bientôt ont lieu les « Entretiens » d’Issy – procès des mystiques.

Le tome 8 livrera la suite et fin de la Vie par elle-même et les Prisons, la correspondance ne reprenant qu’aux tomes 9 « de 1694 à la Bastille » et 10. « Voie mystique » ou directoire de lettres non datées ni destinataires assemblé par les disciples.

6& DT Etudes IV, 43-54

7& DT Etudes IV, 55-66.

8& DT Etudes IV, 67-68. [les paginations corrrespondent à la première édition 2020 d’Etudes I à IV.]

9« J’espère que vous vous trouverez bien d’entrer en société spirituelle avec M. N. Vous vous aiderez mutuellement dans le chemin de la foi et de l’amour. Je veux bien y entrer en tiers en esprit. » (Première lettre de Madame Guyon). 

10A. Delplanque, Fénelon et ses amis, Paris, 1910, VI, 167ss.

11R. Faille, « Autour de l’Examen de conscience pour un roi de Fénelon », Revue Française d’Histoire du livre 1974, page 7, note 1.

12 Œuvres spirituelles de feu Monseigneur François de Salignac de La Mothe-Fenelon, …, nouvelle édition revue et considérablement enrichie [par rapport à celles de 1718 et 1723], À Rotterdam, Chez Jean Hofhout, 1738 in-4; réédité sans nom d’éditeur, mais précédé d’un “Avis de l’imprimeur” qui s’étend sur “l’amour de Dieu pour Lui-même”, 1740, 4 vol. in-12.

13Pages III-XLVIII de l’édition de 1738. Nous éditerons dans le vol. II Combats cet exposé clair et précis de la Querelle. Le texte du marquis reflète en effet fidèlement la vision du cercle guyonien, représenté dans le Complément à la Vie de Lausanne, précédemment édité à la suite de la Vie.

14La plus grande partie est en fait consacrée à Madame Guyon : pour cette raison nous l’éditons dans le volume II Combats.

15Sauf pour la trente-huitième et dernière, que nous avons placée en tête, et deux interversions justifiées par les dates.

16Lettres datées issues de Correspondance III Chemins mystiques, Champion, 2005.

17Lettres datées ou de destinataires connus issues de Correspondance III Chemins mystiques, Champion, 2005.

18Le directeur Mystique…, vol. II à IV, 1726.

19 M. Chevallier, Pierre Poiret 1646-1719, Du protestantisme à la mystique, Labor et Fides, 1994.

20 Supplément à la vie de Madame Guyon écrite par elle-même, ms. de Lausanne TP1155, édité dans : Vie, « Compléments biographiques ».

21 CHEVALLIER, Marjolaine, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, tome V, Koerner, Baden-Baden, 1985.

22 M. Chevallier, Pierre Poiret…, p. 76.

23 ANDERSON, Mystics of the N.-E., 1934.

24 Lettre du 10 novembre 1739, citée par M. Chevallier, Pierre Poiret…, p. 118.

25Adaptation de la courte notice parue dans : Biographisch-Bibliographisches Kirchenlexicon, Verlag Traugott Bautz, Herzberg 1993, V. band, p. 1399. Bibliographie jointe : La joie permanente de l’esprit et une collection d’écrits théosophiques parus en 1729.

Le catalogue de la B.N.F. en donne le résumé suivant : « Alethophili Meditationes aliquot sacrae et philosophicae : I. de existentia Dei, immortalitate animae … II. de Sacrosancta Trinitate ; III. de activitate creaturarum propria … IV. de aparitionibus spirituum ; V. de una, vera et catolica fie … VI. de fide falsa … VII. de transmutatione metallorum … VIII. de artibus philosophorum ad occultandam artem …, Francofurtiae, 1729, In-8°, 119 p. » (Catalogue des livres, Auteurs, no. 113, « Metternich (Bon Wolf von) pseud. Alexophilus… »).

On voit que le baron continua à s’intéresser à la « chimie », malgré les conseils de Madame Guyon : « Votre application à la chimie peut vous divertir quelques moments, mais je ne voudrais pas en faire mon application : vos affaires, le temps qu’il faut donner à Dieu doivent être préférés à tout. » (lettre 389).

26 M. Chevallier, Pierre Poiret…, p. 135-136.

27 Henderson, G. D., Mystics of the North-East, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club (serie of nearly vol.), 1934 ; outre la correspondance éditée, la remarquable Introduction (p. 11-73) fait revivre le groupe quiétiste.

28 Scougal, Life of God in the soul of man, 1677 ; réédité de nos jours : Christian Heritage, 1996.

29 Henderson, p.61.

30 Prophétesse mystique née à Lille en 1616, morte exilée et persécutée en 1680 ; v. M. Chevalier, Pierre Poiret, op.cit., chap. III.

31 Henderson, p. 38 & 60.

32 Henderson, p. 67.

33 Henderson, p. 34.

34 Henderson, p. 85, relève la confusion qui s’ensuit chez Cherel ; la corruption en «milor  Exford » est présente dans le cahier de lettres du marquis de Fénelon.

35 Il existe une branche suédoise guyonienne dont le lien pourrait ainsi provenir des Forbes. Mais deux autres contacts s’avèrent possibles, l’un suisse, passant par le chevalier de Klinkjoström, et l’autre hollandais, passant par le compagnon suédois de Poiret, I. Norraüs.

36 The House of Forbes, ed. by A. & H. Tayler, Aberdeen, printed for the Third Spalding Club, 1937, v. p. 239ss. & 348ss. ; paru postérieurement à l’étude d’Henderson.

37 id., p. 348.

38 The House of Forbes, p. 349-350.

39 Henderson, p. 46.  

40 Henderson, p. 50.

41 A. Chérel, Un aventurier religieux au XVIIIe siècle, André-Michel Ramsay, Paris, 1926 – G. D. Henderson, Chevalier Ramsay, Aberdeen, 1952.

42 Chérel, Un aventurier…, p. X.

43 Encyclopédie de la Franc-Maçonnerie, art. « Ramsay », 2000, p.697.

44 Cahiers de la grande loge de France, 1982, VIOT, M., « Inquiétude mystique et quête de la réintégration : les origines de l’Ecossisme. »

45 Chérel, Un aventurier…, p. 63 ; Henderson, op. cit., 233.

46 Chérel, Un aventurier…, p. 106-107.

47 Henderson, p. 235.

48 Henderson, p. 110. Elle réagira aussi en 1732 à la Relation du quiétisme de Phelippeaux.

49 Vie, 2.14.8.

50 Voir Chavannes, J.-Ph. Dutoit, sa vie, son caractère et ses doctrines, Lausanne, 1865 ; un large fonds guyonien reste à exploiter à la bibliothèque universitaire de Lausanne, dont de très nombreuses lettres (en allemand) de Fleischbein ; de nombreux documents concernent Lacombe, Dutoit, etc. Nous avons publié le ms. TP1155 dans Vie « 5. Compléments biographiques. » 

51 V. notre note étendue sur Fleischbein, La Vie…, p. 1008.

52Chavannes, J.-Ph. Dutoit…, op.cit. ; Favre, J.-Ph. Dutoit, Genève, 1911.

53Madame Guyon, Correspondance II Années de combat, Champion, 2004.

54 S’y ajoutent évidemment des “relations”, plus étendues, mais relativement faciles d’accès ; nous en proposons au lecteur (passionné) un court inventaire : v. notice, Relations et autres pièces biographiques.

55 Ce qui est notre but : la Vie et la Correspondance achèvent le volet de l’œuvre portant sur le vécu, que l’on est en droit de scruter en premier. Les deux autres volets de l’œuvre, formant une assise stable, porteront sur l’appui envers les traditions (Explications des Ecritures puis Justifications par les mystiques) et l’enseignement (les divers Traités, opuscules et Discours).

56 Elle améliore et corrige même parfois la chronologie figurant dans notre édition de la Vie.

57 A. S.-S., pièce manuscrite 2072 du fonds Fénelon, intitulée : Mémoire sur le Quiétisme adressé à Madame de Maintenon, éditée dans la seconde partie de ce volume.

58 V. la série extraite de la correspondance de Mme de Maintenon, présentées dans les documents de ce volume, où Noailles, archevêque de Paris ayant succédé à Harlay, est remarquablement manipulé.

59Ph. Nemo, Histoire des idées politiques, P.U.F., 2002, p.131. v. aussi son analyse des républiques de 1588-1621 et de 1650-1672 dans les Provinces-Unies, de 1641-1660 puis de 1688 en Angleterre, de 1776 en Amérique, dont les éléments sont repris en 1789 en France.

60 Le mot d’ordre de Guy de la Brosse, « la vérité et non l’autorité », n’est pas réalisable en pratique ; voir la description de ravages occasionnés par le mensonge obligé dans R. Pintard, Le Libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, 1943 ; rééd. Slatkine, Genève, 2000.

61 Il n’en est pas de même chez les religieux, comme le montre par exemple la lutte des carmélites centrée sur ce point précis du choix du confesseur, au résultat finalement incertain malgré les instructions fermes et écrites de leur fondatrice.

62 C’est le nom que lui donne l’honnête Tronson, en qui elle plaçait en dernier recours sa confiance (par ex. lorsqu’il écrit au général de la Grande Chartreuse le 9 août 1697 : « …La Dame directrice est toujours renfermée dans une communauté… », le 14 février 1698 : « Ce que vous me mandez des sectateurs du P. Directeur et de la Dame Directrice… », etc.).

63 Successivement : Visitation de la Rue Saint-Antoine, Sainte-Marie de Meaux, Vincennes, maison de Vaugirard dépendant de la communauté des sœurs de St Thomas-de-Villeneuve, Bastille.

64 Ce qui limite la portée des interprétations psychologiques.

65 Il faut pour cela croire à l’existence de la grâce, et donc en avoir fait l’expérience. Ce dernier point est fort gênant puisque Madame Guyon, qui s’appuie sur elle seule, ne peut guère l’invoquer vis-à-vis de ses ennemis. Par ailleurs on se moquera à la Cour de la « naïveté » du bon duc de Chevreuse qui en fera état (v. son résumé de la vie de Mme Guyon et la pièce 13 du choix dans la correspondance de Mme de Maintenon).

66 On est donc conduit à risquer une approche de l’expérience spirituelle sous ses divers aspects, comme l’entreprit L. Cognet, par exemple dans le Crépuscule des mystiques.

67 Laissant de côté un troisième monde, d’une extrême diversité, celle des anabaptistes, quakers, etc.

68J. Le Brun, notice « Le quiétisme », Fénelon, Œuvres I, Bibl. de la Pléiade, p.1531.

69V. la notice « quiétisme » à la fin du second tome de l’édition de Fénelon dans la Bibliothèque de la Pléiade, par J. Le Brun ; cette notice introduit en outre à la Métaphysique des saints, texte fondamental qui résume la controverse vue par le cercle guyonnien. V. les articles « quiétisme » du Dictionnaire de spiritualité, par E. Pacho et J. Le Brun, qui couvrent l’Espagne, l’Italie et la France.

70 DS, art. « Quiétisme » par E. Pacho et J. Le Brun, col. 2762.

71 Id., col. 2774

72 Id., col. 2775.

73 En 1686, Lacombe fit imprimer son Orationis mentalis analysis… , Madame Guyon son Explication de l’Apocalypse, Ripa son Orazione del cuore facilitata…, « fruits de cette association spirituelle ».

74 Id., col. 2818

75 Id., col. 2809 et 2811.

76 DS, art. « Quiétisme » par J. Le Brun, col. 2806 – Le plus souvent amour-propre est écrit sans trait d’union par le copiste Dupuy, ce que nous corrigeons en accord avec l’orthographe moderne, mais cette absence de trait d’union rend bien compte du sens profond qu’en donne Madame Guyon : l’amour recourbé sur lui-même, bien au-delà d’une « tendance à la fierté » (1640) ou du « sentiment de sa valeur, de son honneur » (aujourd’hui). (Rey).

77 Id., col. 2817

78 Id., col. 2820 et 2821.


79 Quiroga [José de Jésus-Maria, 1562-1629], Apologie mystique[…], Chap. 6, « Où l'on expose plus à fond cette quiétude de la contemplation… », Krynen, Thèse secondaire, A.S.-S., gV-189 ; M. Huot de Longchamp, FAC, 1990.

80 Discours Chrétiens et Spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure…[1716], 2.65 État Apostolique. Appel à enseigner. (Madame Guyon, De la vie intérieure…, La Procure, Phénix, 2000, p. 384).

81 Œuvres spirituelles de feu Monseigneur François de Salignac de la Mothe-Fenelon, […] ; la référence complète est donnée en fin du texte reproduit, comme nous le ferons pour chacune des pièces de ce volume.

82 Extraits des lettres de 1733, publiées dans notre vol. I.

83 P. III-VIII.

84 P. VIII-XXVIII.

85 Jusqu’à Cognet (cf. Crépuscule…), qui éclaire le rôle de Madame Guyon.

86 P. XXIX à XLVIII. Nous utilisons le même corps, sans retrait, compte tenu de la longueur de la « citation » de cet Avertissement.

87Garde-noble : droit qu’avait le survivant de deux époux nobles, de jouir du bien des enfants , jusqu’à un certain âge de ceux-ci. (Littré).


88Tempérament : en relation avec le verbe « tempérer », prend le sens d’une modification qui tempère, adoucit (Rey).


89 Deux sources sont particulièrement précieuses : le Crépuscule des mystiques de L. Cognet et la chronologie établie par Orcibal pour la Correspondance de Fénelon.

90Seconde lettre sur la relation du Quiétisme, de l’abbé de la Bletterie, 1733, Corrrespondance de Fénelon (1829), p. 102.

91 « Il y a plus de vingt ans que l'on voit à la tête de ce parti M. Bertau [Bertot], directeur de feu madame de Montmartre [Françoise-Renée de Lorraine, 1629-1682]. […] Cet homme était fort consulté ; les dévots et les dévotes de la Cour avaient beaucoup de confiance en lui… » (Enquête adressée à Mme de Maintenon, v. Pièces judiciaires à la fin de ce volume).

92Vie, 3.1.7. Tout le chapitre 3.1. décrit ces difficultés et une grande angoisse intérieure. 

93Vie, 3.1.9, notre éd., p. 663-664 (add. du ms. de Saint-Brieuc). Ce qui ne manqua pas d’être repris avec malice par Bossuet dans sa Relation. Voir Cognet, Crépuscule…, p.178.

94 Cognet, Crépuscule…, p.108.

95Voir Cognet, Crépuscule…, p.108 et suiv. ; Vie 3.1.10-15 et 3.2.

96Vie, 3.3.1-5.

97 Le théologal Pierre Courcier, « dont les compromissions avec le parti janséniste sont bien connues » (Cognet, Crépuscule…, p.112), joue également un rôle important.

98Vie, 3.4.

99Voir Vie, 3.5. Madame Guyon s’est défaite de toute fortune propre mais non sa fille.

100Voir Vie, 3.9. Citation : Cognet, Crépuscule…, p.113.

101Cognet, Crépuscule…, p.115. V. l’extrait complet que nous citons à l’occasion de la déposition des sœurs visitandines de Meaux du 7 juillet 1695.

102Vie, 3.7.1 et Var B (Saint-Brieuc), 3.7.3-4 ; Citation : Cognet, Crépuscule…, p.116.

103Vie, 3.9.10, voir notre éd., p. 750, note 105 : pour sa défense, « Sa Majesté fut informée [par l’abbesse] que cette Dame avait sacrifié par charité une somme considérable en faveur d’une Demoiselle qui se trouvait en péril dans le monde… » ; v. Phelipeaux, Relation, t. I, p. 33 : « M. Jasseau, Prêtre de la Mission, et confesseur de Madame de Maintenon, écrivit à la Maisonfort qu'elle devait travailler à secourir sa parente… [et la suite] » ; v. Cognet, Crépuscule…, p. 116-117.

104 Vie, 3.9.10. ; sur les circonstances de l’entrevue et de sa suite, sur l’estime du cercle pour François de Fénelon, v. Cognet, Crépuscule…, p. 119 à 124 ; pour une analyse fine de la sécheresse fénelonienne et de la sagesse de Mme Guyon, ibid., p. 126 à 128.

105 Vie, 3.11.1-2.

106 Vie, 3.11.3.

107 Vie, 3.11.5.

108 Cognet, Crépuscule…, p. 146.

109 Vie, 3.11.5.

110 Maintenon, Lettres, t. IV, p. 63 : « On y ferait des livres sur le pur amour […] Chacun croit être dans l’état qu’il s’imagine ».

111 Cognet, Crépuscule…, p. 132 à 134, sur toute cette période où Mme de Maintenon travaille à éliminer doucement Mme Guyon et Fénelon.

112 Cognet, Crépuscule…, p. 134.

113 Il s'agit du «Boileau de l'hôtel de Luynes», Jean-Jacques Beaulaigue d’Agen, qui subit l’influence d’une trouble sœur Rose, violemment hostile à Mme Guyon. V. l’index biographique.

114 Vie, 3.12.10.

115 Vie, 3.11.6-8.

116 Cognet, Crépuscule…, p. 162-163.

117 Vie, 3.12. ; dès le mois de mars selon Cognet, p. 155 :  « Fénelon, dans une lettre du 2 mai 1693 à Mme de la Maisonfort, approuva cette mesure, qu’il estimait prudente… ».

118 Voir Vie, 3.13.1-4.

119 Jean-Jacques Beaulaigue à ne pas confondre avec le grand Boileau ou avec le frère de ce dernier.

120 Cognet, Crépuscule…, p. 170.

121 Cognet, Crépuscule…, p. 179 : « On saisit bien […] l’opposition entre l’ontologisme de Bossuet et le psychologisme [nous préférons : la description expérimentale] de Mme Guyon… ».

122Leur supérieure et fondatrice, Mère Mectilde, était une correspondante de Jean de Bernières  et fait partie du « réseau mystique » auquel se rattachent Bertot et Mme Guyon.

123 Vie, 3.13.5-11 ; 3.14.3-13.

124 Vie, 3.11.9 Var. Poiret (ne se trouve pas dans le ms. O) ; Cognet, p.225, note 2, situe cette tentative vers mai-juin 1694.

125 Gilles Fouquet, frère du surintendant, compagnon et disciple de Bertot, très proche spirituellement de Mme Guyon.

126 Les Justifications seront publié par Poiret en trois volumes (avec des modifications par rapport au ms. de la B.N.F.).

127 Le Gnostique, éd. Dudon, Beauchesne, 1930. Texte fondamental pour comprendre la spiritualité de Fénelon et de Mme Guyon.

128 Vie, 3.15 à 3.17. On doit à Louis Cognet l’étude détaillée de toute toute cette période, dont les manœuvres souterraines de Mme de Maintenon, v. Crépuscule…, Chapitres IV à VI.

129 Saint Christophe porta difficilement l’enfant Jésus, tandis que saint Michel domine de haut le Dragon par sa lance.

130 Vie, 3.18.

131 Vie, 3.18.9-11 ; 3.19.1-4.

132 Vie, 3.19.6-9.

133 Vie, 3.20. Ce récit constitue, dans notre édition critique, la quatrième partie des textes autobiographiques.

134 C 10-15 (C pour le ms. de Chantilly/ Sèvres, pages 10 à 15, reprises entre crochets dans notre édition : Vie, 4.1, p. 887-892).

135 C 17-27.

136 C 30-37.

137 C 58-61, 63.

138 C 80.

139 Tronson, A.S.-S. ms. Correspondance, vol. 34, pièce 326, 16 avril 1697, annotation marginale.

140 C 80-106.

141 C 107-123.

142 C 130-133.

143 C 135-152.

144 C 155-168.

145 « …Je n’ai pu avoir que ce morceau de papier : c’est ce qui m’a contrainte d’écrire si malhonnêtement. Le Seigneur excuse tout et vous aussi. » (Au duc de Montfort, 25 septembre 1692)

146Un linguiste trouvera dans cette correspondance une transcription sans retenue littéraire de la langue de la fin d’un siècle qui n’avait ni moyens ni volonté d’enregistrement brut (ce dont témoignent les pièces judiciaires).

147 Ses lettres apportent leur contribution aux événements vécus par leur destinataire - pas toujours dans un sens favorable : ainsi l'allusion à la «petite église» posera bien des tourments à Madame Guyon lors de ses interrogatoires. Nous avons, pour de tels effets d'interactivité malgré un isolement physique précoce, décidé de les distribuer chronologiquement au sein des autres correspondants (nous pensions initialement les regrouper). Nous avons fait le même choix pour les lettres et notes «techniques» définissant les conditions de détention, que l'on trouvera concentrées à la fin de ce volume.

148 En comptant dix mémoires, soumissions, attestations ; et l’on ajouterait quatre pièces si l’on s’arrêtait à son rôle d’examinateur.

149 Il existe des lettres en italien de Lacombe, non reproduites ici. Il manque une monographie consacrée à ce personnage secondaire mais vénéré dans les cercles guyonniens du XVIIIe siècle. V. DS, art. Lacombe.

150 Nous proposons souvent entre crochets une correction au style de Lacombe.

151 On peut toutefois consulter l'index du vocabulaire mystique donné à la fin de Maurice Masson, Fénelon et Mme Guyon. Documents nouveaux et inédits, Paris, 1907.

152 Pour chacune de ces trois parties nous suivons l’ordre alphabétique des livres. Les citations assez peu nombreuses de Maur (4), Bertot (16) et Fénelon (18), ne sont pas prises en compte.

153 Voir Madame Guyon, De la Vie Intérieure, La Procure-Phénix, 2000, « Annexe V : Sources bibliques. », p. 473-476. - On sait que Sacy recouvre le travail du groupe de Port-Royal (Bible de Mons), tandis que le jésuite Amelote modernisa l’ancienne traduction reconnue des catholiques, (Bible de Louvain). Un travail plus approfondi demanderait le recours à la version adaptée par Poiret dans son édition des Explications bibliques de Madame Guyon, couvrant vingt volumes ; elle est proche d’Amelote pour le Nouveau Testament, mais sa source reste indéterminée pour l’Ancien.

154Ce qui peut entraîner une erreur fatale ! nous n’avons pas vérifié toutes les références données par Poiret/Dutoit et reproduites dans ce volume.

155 Voir Madame Guyon, De la vie intérieure…, op. cit., annexe V : « Sources bibliques », p. 473-476.

156Nous en avons préparé un choix, qui représente un dixième environ de ce vaste ensemble, soit environ 400 pages à publier au format du volume présent.

157 Cant., 1, 4 cité deux fois : (2x).

158Numéro de verset répété, car il diffère parfois de Sacy ou d’Amelote et les césures entre versets peuvent varier.

159Expérience intérieure, intense et rigoureuse.

160Expérience intérieure (à ne pas prendre comme un quelconque développement « lyrique »).

161« Je tâche aussi de me tenir à ce point où nous laissons Dieu régner en nous et hors de nous, tandis que nous cessons, pour ainsi dire, d’exister […] Demeurer en chartreuse est impossible : il faut en sortir, soit par l’extérieur, soit dans l’intérieur. Malheureux dans le premier cas, bienheureux dans le second. » (Un Chartreux [Dom Porion] : Ecoles de silence, p. 145) - On sait que Madame Guyon s’entendait bien avec son frère chartreux âgé (il meurt en 1698), dom Grégoire Bouvier. Il y a une similitude mystique entre l’esprit chartreux et celui de Madame Guyon.

162 Poiret introduit un tiret long (ici : --) pour indiquer qu’il néglige une partie de verset.

163Aucune traduction ni commentaire guyonien pour II Paralipomènes.

164 Les versets 7 à 13 sont absents des Explications.

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